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Claire Basquin
diplômée d’études approfondies
ROMAIN ROLLAND
ET
Thèse
/(B XX9111
ECOLE NATIONALE DES CHARTES
Claire Basquin
diplômée d'études approfondies
ROMAIN ROLLAND
ET
(1914-1916)
Thèse
l’École des chartes, qui a bien voulu accepter de diriger mes recherches et me donner de
Bibliothèque nationale de France, qui m’a donné l’idée de ce sujet et qui a bien voulu mettre à
gentillesse.
Avant-propos
l’incompréhension. Il attend la réaction des autorités morales qu’il pensait garantes de la paix
(le socialisme international, les Églises, les intellectuels). Mais aucune voix ne s’élève. C’est
donc lui qui, un des premiers, se fera entendre. Après avoir adressé au plus grand auteur
dramatique allemand, Gerhart Hauptmann, une Lettre ouverte, qui est publiée dans le Journal
attendre. Dès octobre 1914, des attaques passionnées se déchaînent dans la presse française.
C’est au même moment qu’il décide de se mettre, pour un temps, au service d’une
Genève.
l’aspect le plus connu de la vie de cet écrivain, et peut même paraître surprenante. C’est
notoriété, pour devenir au sortir du conflit la figure emblématique que l’on sait, l’intellectuel
qui sera de tous les combats de l’entre-deux-guerres. Ce que l’on retient surtout de lui, c’est
l’image d’un homme demeuré solitaire, en pays neutre, loin des cris belliqueux d’un Maurice
Barrés ou d’un Paul Bourget, loin des champs de bataille et des tranchées où les soldats
s’enlisent : « au-dessus de la mêlée ». Mais que sait-on de son engagement auprès de la Croix-
Pourtant, cet épisode méconnu n’est peut-être pas aussi anodin qu’il y paraît tout
d’abord. Le combat mené à l’Agence des Prisonniers n’est pas bien différent, semble-t-il, de
celui mené dans les journaux : il se fait contre la haine, contre le déchaînement de violences
entraîné par la guerre, pour tenter de préserver, au milieu d’un conflit sanglant et stérile, une
lueur d’espoir en l'humanité. Mais si l’on attend d’un écrivain qu’il prenne position par ses
écrits, en revanche, sa place ne semble pas devoir être sur les bancs d’une agence de
3
Une étude détaillée des rapports de Romain Rolland avec l’Agence des Prisonniers de
Genève permettrait de mieux comprendre cet engagement pour le moins inattendu, et peut-
être même de porter sur le rôle joué par cet intellectuel au cours de la guerre - rôle auquel rien
4
Introduction
1. État de la recherche
Sans vouloir remonter trop loin, il importe cependant de replacer le sujet envisagé
dans le champ d’études auquel il se rattache, c’est-à-dire dans le cadre de l’histoire culturelle
de la Première Guerre mondiale. Pendant longtemps, les études consacrées à cet événement
majeur du XXe siècle se bornaient à en aborder les aspects proprement militaires, ou tout au
moins les aspects liés à cette histoire militaire (les relations diplomatiques entre les différents
Etats belligérants, les causes de la guerre, la stratégie des combats, les gouvernements de
guerre, l’économie de guerre, etc.). Mais cette historiographie - par ailleurs bien souvent
teintée d’un certain patriotisme - s’est renouvelée, s’intéressant désormais plus volontiers aux
Depuis quelques années déjà, la recherche s’oriente dans cette voie. On cherche à
comprendre comment la guerre a été perçue à l’époque par ceux qui en furent finalement les
principaux acteurs : les soldats mobilisés, bien sûr, mais aussi les civils1 2. On s’intéresse à
l’opinion publique, avec notamment l’ouvrage de Jean-Jacques Becker, 1914, Comment les
Français sont entrés dans la guerre (Contribution à l'étude de l'opinion publique, printemps-
été 1914), paru aux Presses de la Fondation nationale des sciences politiques en 1977.
Il faut signaler particulièrement les récents travaux menés par Annette Becker et
Guerre Humanitaire et culture de guerre (1914-1918), Paris: Noêsis, avril 1998, fait le
point sur une question jusqu’ici fort peu étudiée : le sort des populations occupées, des
1 Le « front » ne se limite plus à la ligne des tranchées, « l’arrière »aussi devient objet d’étude. Voir à ce sujet
l’étude menée sous la direction de Patrick Fridenson : 1914-1918. L 'Aulre Front, Paris : Éd. Ouvrières, 1977.
2 Se reporter à la bibliographie.
5
Introduction
écrivains morts au front (Charles Péguy, Henri Alain-Fournier, Louis Pergaud, etc.). Par
ailleurs, deux thèses publiées chez Klincksieck, déjà anciennes, ont abordé la question des
Trois études particulièrement intéressantes donnent un bon aperçu, très complet, des
différents choix faits par les intellectuels au moment de la guerre : l’article de Jean-Jacques
Becker et Geneviève Colin, « Les écrivains, la guerre de 1914 et l’opinion publique », dans
La personnalité de Romain Rolland est intéressante à plus d’un titre. Tout d’abord, la
pensée de son temps. Parmi ses correspondants, il n’est qu’à citer les noms de Louis Gillet,
Jean-Richard Bloch, Albert Einstein, Maxime Gorki, Bernard Shaw, Frédérick van Eeden,
H.G. Wells, Ellen Key, Stefan Zweig, André Gide, Émile Verhaeren, Hermann Hesse, Pierre
Jean Jouve, Roger Martin du Gard, etc., pour témoigner de la diversité et de la richesse de son
extraordinaire réseau épistolaire, qui dépasse d’ailleurs les frontières de l’Europe et s’étend
jusqu’aux États-Unis et au Japon. Il est en contact également avec les milieux pacifistes de
plusieurs pays. De plus, sa position privilégiée en Suisse, pays neutre, lui permet d’avoir
accès aux principaux titres de la presse européenne. Par ailleurs il veut, au cours de la guerre,
6
Introduction
« faire office de simple scribe », en amassant des « notes et documents pour servir à l'histoire
morale de l'Europe de ce temps » (c’est le sous-titre de son Journal des années de guerre').
Enfin, il prend position, par ses articles, contre la guerre, et fait figure de chef de file des
mouvements contestataires.
A côté d'ouvrages assez généraux sur la Première Guerre mondiale, où l’on accorde à
Romain Rolland une place de choix, il existe de nombreuses études centrées plus
bibliographie.
l’écrivain soit déjà bien connue. Pourtant, un aspect a quelque peu occulté, dirait-on, le reste
de l'action de Rolland : c’est bien sûr sa prise de position avec Au-dessus de la mêlée, qui fait
de lui l’une des grandes figures pacifistes de ces années de guerre. Son activité à l’Agence des
ces ouvrages, comme un fait secondaire, presque anecdotique, sur lequel on passe rapidement
- quand on en parle ! Car plusieurs ouvrages n’y font aucune allusion, y compris dans des
Dans les ouvrages mentionnant cette collaboration, cet épisode tient en général en
quelques lignes, toujours les mêmes. On se contente de dire que Romain Rolland s’est mis à
Croix-Rouge internationale, avant d’insister sur sa véritable action, que seule a retenu la
Presque tous les ouvrages avancent les mêmes dates : Rolland est au service de
l'Agence internationale des Prisonniers de guerre du 3 octobre 1914 au 3 juillet 1915 - soit
neuf mois seulement (ce qui donnerait à comprendre pourquoi cette collaboration n’est que
rarement, et encore, bien chichement, évoquée). Seul Jean Albertini, dans son introduction
aux Textes politiques, sociaux et philosophiques de Romain Rolland (Paris : Ed. Sociales,
1970), laisse à entendre que la collaboration aurait pu se poursuivre au-delà du mois de juillet
Journal des années de guerre, Paris : A. Michel, 1952, 1907 pages. - « Je m'astreins, aillant que possible, dans
7
Introduction
1915. Pour lui, le départ de Romain Rolland en juillet n’est qu’une interruption, et il
reprendrait son service dès octobre, jusqu’à la fin de l’année. Par la suite, il semblerait qu’il
continue de travailler à l’Agence jusqu’en juin 1916, mais de façon moins constante, avant de
quitter Genève pour n’y revenir que par intermittence (mars 1917).
On trouve tout d’abord, dans la biographie de Romain Rolland écrite par Stefan Zweig au
l’humanité entière » et à « lutter contre la souffrance et ses mille tourments » - ces propos
n’engageant d’ailleurs que Zweig, et pas nécessairement Rolland. Puis il décrit de façon
bureau et un siège de bois brut dans une simple baraque construite en planches »...). Il précise
également que lorsque le prix Nobel lui fut décerné, il en consacra la somme « au
Vient ensuite la thèse de Ursula Pieper-Reutimann, Die Roile der Schweiz in Romain
Rollands politischen Schriften zum Ersten Weltkrieg [Le rôle de la Suisse dans les écrits
politiques de Romain Rolland sur la Première Guerre mondiale], Zurich : Zentralstelle der
Studentenschaft, 1983. Elle consacre un chapitre, «Die Tâtigkeit beim Roten Kreuz
Cette étude est la plus intéressante ; d’autres sources viennent en effet compléter les premiers
apports du Journal des années de guerre (qui demeure toutefois le plus abondamment cité) :
ainsi que deux ou trois documents publiés sous la direction du Comité international de la
Enfin, Pierre Sipriot, dans son récent ouvrage, a aussi consacré un chapitre à cette
ces notes impersonnelles, à faire office de simple scribe, sous la dictée du temps. », Journal p. 725.
6 Stefan Zweig, Romain Rolland, sa vie, son œuvre, trad. française, Paris: Les Éditions Pittoresques, 1929,
p. 206-207. - L’ouvrage est paru en allemand en 1920.
7 Chapitre 2.3, p. 109-126.
s Pierre Sipriot, Guerre et paix autour de Romain Rolland Le désastre de l'Europe (1914-1918), Paris:
Bartillat, 1997, p. 173-182.
8
Introduction
différentes remarques concernant l’Agence consignées par Romain Rolland dans son Journal,
Il faut signaler également deux études publiées sous les auspices du Comité
Richard Deming, dans son livre Heroes of the International Red Cross [Héros de la Croix-
soldat.10
Tous ces ouvrages, ou presque, partent d’une seule et même source - le Journal des
années de guerre : tous citent donc les mêmes extraits, répètent les mêmes anecdotes, laissent
Le fait de ne fonder son étude que sur une seule source est fort contestable. D’une part,
le risque est grand de voir se colporter les mêmes inexactitudes, les mêmes incertitudes. C’est
le cas, par exemple, pour les dates : on semble s’accorder à limiter la collaboration de Rolland
au mois de juillet 1915, or l’information en a été trouvée dans le Journal, qui a peut-être été
mal compris. D’autre part, bien des points demeurent obscurs. Certains aspects de la
collaboration, qui ne sont pas mentionnés dans le Journalf, demeurent absents de toute étude -
d’autres témoignages.
9
Introduction
Les sources à étudier sont de trois ordres : les sources concernant Romain Rolland, les
Le Journal des années de guerre présente un très grand intérêt. On a parlé, déjà, de la
valeur documentaire que lui conférait son auteur ; ce document, conçu en quelque sorte pour
précis), se veut une relation objective des événements. Sa lecture a été privilégiée à celle
d’autres écrits autobiographiques, plus tardifs (comme Le Voyage intérieur), qui donnent des
choses une vision peut-être faussée par le temps. Il faut préciser toutefois que le texte du
Journal a été, sinon retravaillé, du moins recopié à plusieurs reprises par Rolland lui-même,
au cours de la guerre. On peut craindre alors que certains détails, jugés peut-être sans grand
intérêt, aient disparu. Il faut signaler également que la seule édition qui existe aujourd’hui du
Est-il besoin de préciser qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant tous les propos
de Rolland, même si l’on dénote de sa part un réel souci de sincérité ? Il est souhaitable de
confronter les renseignements fournis par le Journal à ceux que l’on trouve dans les lettres
b) la correspondance
département des manuscrits occidentaux. Une grande partie en a déjà été publiée, du moins en
ce qui concerne sa correspondance avec les personnalités les plus célèbres, dans la collection
11 Voir à ce sujet YAvertissement au Journal des années de guerre, op. ci/., p. 1835-1836.
10
Introduction
des Cahiers Romain Rolland (chez Albin Michel)12. Quelques rares Cahiers présentent une
véritable édition critique, avec introduction, notes, etc. (c’est le cas par exemple du Cahier
n° 27, établi et présenté par Bernard Duchâtelet). Quelques-uns présentent, en plus des lettres
de Romain Rolland, les lettres en réponse de ses destinataires (le Cahier n° 2, le Cahier n° 15,
etc.). Cependant, il ne s’agit en général que d’un choix de lettres, présentées sans aucune
annotation, voire parfois avec de nombreuses coupures non signalées. Aussi s’avère-t-il
parfois nécessaire de consulter les originaux. Par ailleurs, il reste encore un grand nombre
d’inédits.
des lettres. Romain Rolland écrivait le plus souvent sur du papier à lettre à l’en-tête des hôtels
guerre. Ces détails, qui ne figurent pas toujours dans les éditions de lettres, permettent de
connaître le lieu de séjour de l’écrivain à un moment précis. Certaines enveloppes ont été
conservées, ce qui peut fournir la date ainsi que le lieu d’envoi, pour le cas où ceux-ci
viendraient à manquer sur la lettre elle-même, ou alors en cas d’erreur de date manifeste.
La correspondance de Romain Rolland est une source de tout premier ordre. Elle est
généralement datée (temps et lieu), mises à part quelques rares exceptions. Comme le
Romain Rolland s’en plaint beaucoup, y compris même dans ses lettres. Il est en effet très
étroitement surveillé13 ; mais si beaucoup de ses lettres sont ouvertes par l’autorité militaire, à
la frontière, il est très rare que des passages en soient censurés, ou que des lettres soient
saisies. Rolland, cependant, sachant que ses lettres courent le risque d’être lues en cours
12 Trente Cahiers ont été publiés à ce jour La liste complète de la collection figure dans le dernier volume . I. ’////
et l'autre - Romain Rolland et Alphonse de Chdleaubriant. Choix de lettres (1914-1944), Paris : A. Michel,
1996 (iCahier Romain Rolland n° 30).
Une partie de sa correspondance est systématiquement contrôlée. - Voir à ce sujet Lanecdote que rapporte
Rolland dans son Journal, à la p. 952 : « Comme Mesnil [l'un de ses rares amis parisiens] me défendait contre
les attaques de Berthelot [chroniqueur en chef de La Vie Parisienne, que Rolland soupçonne de travailler au
service des renseignements du Ministère des Affaires étrangères!, en alléguant mes sentiments, Berthelot lui
répondit : « Ses sentiments, on les connaît, par ses lettres à sa sœur ! » »
11
Introduction
La correspondance familiale, tout d’abord, est très riche.14 Rolland écrivait en effet
secondaire (comme la santé de l’un et l’autre correspondants, les bavardages sur les
pensionnaires des hôtels où il séjourne, etc.), ces lettres présentent un compte-rendu quasi
exhaustif de toutes les visites et lettres reçues. Mais elles représentent également une mine de
collaborateurs, parle des lettres ou des rapports lus à l’Agence, fait part de ses déceptions, de
ses critiques. Ces lettres quotidiennes, d’un caractère plus anecdotique que le Journal,
viennent compléter les renseignements que celui-ci nous livre. Aucune lacune n’est à signaler
pour cette partie du fonds, l’absence de lettres pour une période précise étant due aux séjours
que Mme Rolland venait faire de temps à autre en Suisse, auprès de son fils.
Cette source, bien que capitale, ne saurait suffire. Les lettres de Rolland à sa sœur
Madeleine sont un complément indispensable aux lettres envoyées à sa mère ; il y aborde plus
volontiers, par exemple, des discussions à caractère politique. Les lettres en réponse de
Madeleine sont également intéressantes, car celle-ci séjourne à Paris et a donc sur les
événements un point de vue différent de celui de son frère . Quelques lacunes sont
Les lettres adressées par Rolland à ses amis constituent un complément intéressant à la
correspondance familiale : elles présentent en effet une autre approche des faits et du
personnage ; bien qu’il s’agisse le plus souvent d’amis intimes, il ne se livre pas à eux de la
même manière. Ces lettres sont plus épisodiques, et donnent donc une vision plus synthétique
des choses, car écrites avec plus de recul. Elles présentent de manière succincte, mais précise,
Il faut tenir compte, toutefois, des différences liées à la situation particulière de chacun
des destinataires : aussi Romain Rolland ne met-il pas en valeur les mêmes aspects de la tâche
qu’il accomplit auprès de la Croix-Rouge, selon qu’il s’adresse à un ami cher exposé sur le
front (comme Louis Gillet ou Jean-Richard Bloch), à une personne - provisoirement - à l’abri
des combats (comme Sofia Bertolini, son amie italienne), ou à un ami d’un pays « ennemi »
(on devine ainsi dans ses lettres à Stefan Zweig, le grand écrivain autrichien, une certaine
14 Cette correspondance est inédite, à l’exception d’un choix de lettres publié dans le Cahier n° 20, non sans de
12
Introduction
D’autres lettres ont également été consultées : il s’agit de missives adressées à des
personnes moins proches, de façon épisodique ; certaines d’entre elles présentent des détails
très intéressants.
articles. Dans certains d’entre eux, son activité à l’Agence des Prisonniers de Genève est
mentionnée.
D’autres fonds ont été consultés, notamment celui concernant l’Agence des
Croix-Rouge, à Genève (Suisse). Certains dossiers concernant le Service des civils ou son
CICR pour la durée de la guerre, comme par exemple le Bulletin international des sociétés de
la Croix-Rouge. Il est en effet nécessaire de confronter les témoignages laissés par Romain
nombreuses coupures. Ce sont donc les lettres originales qui ont été consultées.
13
Introduction
3. Présentation du plan
L’étude, menée à partir de l’ensemble de ces sources, cherche à présenter les rapports
complexes de Romain Rolland avec l’Agence des Prisonniers de Genève. La première partie,
chronologique, replace l’épisode de l’Agence dans un contexte biographique plus large, non
deuxième partie se veut plus thématique, et tente de comprendre les raisons qui ont pu pousser
Romain Rolland à se mettre au service de la Croix-Rouge - sans oublier que cet engagement
reste lié à celui <¥ Au-dessus de la mêlée. La troisième partie, enfin, dresse le bilan de cette
courte collaboration.
14
Sources inédites
fonds n’est pas coté, à l’exception des correspondances microfilmées ; il est classé par
destinataire. 11 existe un inventaire, établi en septembre 1993 (415 p.), dressant la liste
alphabétique des noms de correspondants, avec en général les dates extrêmes de l’échange,
Louise Cruppi :
MF 6863)
Famille Ferrière :
Henri Guilbeaux :
El se Hartoch :
Hermann Hesse :
15
Sources inédi tes
Marie Courot-Rolland :
Madeleine Rolland :
Stefan Zweig :
Il s’agit des correspondants avec qui Romain Rolland n’a échangé que quelques lettres
(d’une seule à une vingtaine environ). Celles-ci sont rangées en continu, par ordre
alphabétique du destinataire, dans une très importante série de classeurs. Elles se présentent
On y trouve, notamment, les copies des lettres de Romain Rolland à Gustave Ador, à
Paul Colin, à Jacques Copeau, à Albert Einstein (ainsi que les lettres en réponse d’Einstein), à
André Gide, à Émile Masson, à Paul Fort, à Georges Pioch, à Gaston Thiesson, à Charles
Ce dossier comporte des lettres écrites par des familles françaises, s’enquérant de
Certaines de ces lettres (une soixantaine) sont adressées à Romain Rolland ; les autres
16 Les lettres originales de la correspondance Stefan Zweig - Romain Rolland sont conservées à la Bibliothèque
nationale et universitaire hébraïque de Jérusalem (Israël).
16
Sources inédites
Genève
Comité international de la Croix-Rouge, et sont gérées par sa Division des archives. Elles
protection des prisonniers de guerre, mais contiennent également des dossiers relatifs à
- les archives des services de recherche : relatives aux cas individuels de victimes de
guerre, elles contiennent notamment d’importants fichiers nominatifs. Elles sont soumises à
un délai de consultation de 100 ans pour des raisons de protection des données personnelles.17
25 juin 1917
17 D’après Jean-François Pitteloud, « Un nouveau Règlement d’accès ouvre les archives du Comité international
de la Croix-Rouge à la recherche historique et au public », tiré à part de la Revue internationale de la Croix-
Rouge, n° 821, septembre-octobre 1996, p. 595-605. - La Division des archives se trouve dans les bâtiments du
Comité international de la Croix-Rouge, 19 avenue de la Paix, à Genève (Suisse).
17
Sources inédites
408/111 : Injures
Rouge
480 Divers
secrétariat (1919-1950)
18
Sources publiées18
Clerambault, histoire d'une conscience libre pendant la guerre, Paris : Ollendorff, 1920
Jean-Christophe, éd. originale aux Cahiers de la Quinzaine, 1904-1912 ; éd. définitive, Paris :
A. Michel, 1931
Carré, 1946
Journal des années de guerre (1914-1919) - Notes et documents pour servir à l'histoire
Le Voyage intérieur - Songe d'une vie, Paris : A. Michel, 1942 ; nouvelle éd., enrichie de
ls La séparation entre sources publiées et bibliographie s’est avérée délicate La répartition qui a semblé la plus
juste, en regard du sujet d’étude, est la suivante : relèvent des sources l’ensemble des écrits de Romain Rolland
(quelle que soit leur date), ainsi que tous les documents contemporains à la période 1914-1918, qu’il s’agisse de
documents de la Croix-Rouge ou d’articles de journaux. Tous les écrits postérieurs à 1918 sont présentés dans la
partie bibliographie.
1 > Ne sont cités ici que les ouvrages touchant au sujet de la thèse : œuvres écrites pendant la guerre (ainsi que
Jean-Christophe, œuvre majeure de Romain Rolland), écrits de type autobiographique, correspondance et
articles de guerre. Pour une bibliographie complète des œuvres de Romain Rolland, on se référera par exemple à
celle présentée par René Cheval dans Romain Rolland, l’Allemagne et la guerre, Paris : PUF, 1963, p. 739-741,
qui offre l’intérêt d’être présentée de manière chronologique.
20 Albin Michel reprend le fonds Ollendorff en 1925.
19
Sources publiées
3. La correspondance
Bernard DUCHATELET a établi un très utile Répertoire chronologique des lettres publiées de
2. Correspondance entre Louis Gillet et Romain Rolland - Choix de lettres (1897-1944), 1949
7. Une amitié française - Correspondance entre Charles Péguy et Romain Rolland, 1955
11. Chère Sofia - Choix de lettres de Romain Rolland à Sofia Bertolini Guerrieri-Gonzaga
(1909-1932), 1960
13. Ces Jours lointains - Alphonse Séché et Romain Rolland. Lettres et autres écrits, 1962
Journal, 1966
17. Un beau visage à tous sens - Choix de lettres de Romain Rolland (1886-1944), 1967
20. Je commence à devenir dangereux - Choix de lettres de Romain Rolland à sa mère (1914-
1916)
21. D'une rive à l'autre - Hermann Hesse et Romain Rolland. Correspondance, fragments du
22. Pour l'honneur de l'esprit - Correspondance entre Charles Péguy et Romain Rolland
(1898-1914), 1973
21 Seuls sont présentés ici les Cahiers concernant la période 1914-1918 ; la liste complète de la collection se
trouve dans le Cahier n° 30. - Cf. Jacques Robichez, « Les Cahiers Romain Rolland », dans la Revue d'Histoire
littéraire de la France, novembre-décembre 1976, p. 947-957.
20
Sources publiées
27. Romain Rolland et La NRF - Correspondances avec Jacques Copeau, Gaston Gallimard,
André Gide, André Malraux, Roger Martin du Gard, Jean Paulhan, Paul Sch/umberger et
30. L ’un et l'autre - Romain Rolland et Alphonse de Châteaubriant. Choix de lettres (1914-
1944), 1996
BACHELIN Henri, Correspondances avec André Gide et Romain Rolland, Brest : Centre
Hesse Hermann et Rolland Romain, Briefe, Zürich : Fretz & Wasmuth Verlag, 1955
« Lettres de Romain Rolland à Paul Landormy », dans Fontaine [Paris], n° 41, avril 1945
voir également Pierre Hirsch, « Quelques lettres de Romain Rolland à Edmond Privât »,
« Correspondance Rilke-Romain Rolland », dans Rainer Maria Rilke, Les Lettres, 1952
21
Sources publiées
de Romain Rolland
Ces documents peuvent être consultés dans la salle de lecture de la Division des
CICR.
22
Sources publiées
sur leurs visites aux camps de prisonniers], Genève : CICR, mars 1915 - janvier 1920. 24
volumes
1915, p. 81-114
Le Clamecycois : articles dans les numéros des 4 octobre, 1cr novembre et 20 décembre 1914
Dumur Louis, « L’Agence internationale des Prisonniers de guerre à Genève », dans la Revue
ROLLAND Romain, « Inter arma caritas », dans le Journal de Genève, supplément au numéro
Zweig Stefan, « Das Herz Europas - Ein Besuch im Genfer Roten Kreuz », dans la Neue
Freie Presse [Vienne], 23 décembre 1917 ; Le Cœur de l'Europe - Une visite à la Croix-
23
Sources publiées
Albert Charles, Au-dessous de la mêlée. Romain Rolland et ses disciples, Paris : M. Rivière,
1916
ANQUETIL Georges, Essai sur Romain Rolland, la beauté de son œuvre et ses erreurs, Paris :
d’une méthode simple de suggestion collective », dans les Cahiers du Carmel [Genève],
n° 4, août 1918
Benda Julien, « Lettre ouverte à M. Romain Rolland », dans L 'Opinion, 19 février 1916
Bodin Louise, « Henri Heine et Romain Rolland », dans La Forge, 8e cahier, juillet 1918
DAUZAT Albert, « Romain Rolland », dans Les Cahiers idéalistes français, n° 6, juillet 1917
Divoire F, « Stratégie littéraire : être martyr ou le cas Romain Rolland », dans Les marges,
15 octobre 1918
1914
Flat Paul, « Romain Rolland et sa bande », dans la Revue Bleue, 25 mars - 8 avril 1916
novembre 1914
Hollande Eugène, « Lettre ouverte à Romain Rolland », dans Le Radical, 10 décembre 1914
JOHANNET René, « Ainsi parlait Romain Rolland », dans Les Lettres, 15 juin 1914, p. 457-503
23 XT , r • •
Ne sont présentés ici que les articles de langue française, parus en France ou en Suisse. On trouvera la
bibliographie des articles allemands parus sur Romain Rolland en 1914-1918 dans René Cheval, Romain
Rolland, l'Allemagne et la guerre, op. cil. , p. 746-747.
24
Sources publiées
JOUVE Pierre Jean, « La pensée présente de Romain Rolland », dans Les Tablettes, mai 1917
Key Ellen, « Romain Rolland », dans la Revue des revues, n° 106, 1914
Avec une lettre-préface de Émile Verhaeren [Recueil réunissant les articles de l’auteur
MAEDER August, « Lettre ouverte à M. Romain Rolland », dans Wissen und Leben [Zurich],
1913
SÉAILLES Gabriel, « Lettre ouverte à Romain Rolland », dans La Guerre Sociale, 9 janvier
1915
Selppel Paul, « Romain Rolland pendant la guerre », dans le Journal de Genève, 10 octobre
1915
VERGNET Paul, « Les trente deniers », dans La Libre Parole, 10 novembre 1916
VOGT William, A propos du moins Romain des Roilands furieux, Paris : chez l’auteur, 1916
WALEFFE (de) Maurice, « Les trente deniers de Romain Rolland », dans Paris-Midi,
[novembre 1915]
ZÉVAÈS Alexandre, « Les trente deniers de M. Romain Rolland », dans Le Petit Dauphinois,
16 novembre 1915
25
Sources publiées
Les Hommes du Jour présente des témoignages en faveur de l’écrivain : « Le cas Romain
Rolland », numéros des 21 août, 27 novembre, 4, 11, 18 et 25 décembre 1915 ; 1er janvier,
6, 13 et 20 mai 1916.
La revue de Maurice Wullens, Les Humbles, consacre également un numéro spécial à Romain
La Revue de Hollande présente une Enquête sur l'attitude de M. Romain Rolland pendant la
Enfin on trouve, dans la Revue mensuelle de Genève, une Enquête sur M. Romain Rolland :
Par ailleurs, Henri Guilbeaux, dans sa revue Demain, se fait souvent le défenseur de Romain
Rolland.
4. Sources additionnelles24
Destin du siècle. Second essai pour mieux comprendre mon temps, Paris : Rieder,
Naissance d'une culture. Quatrième essai pour mieux comprendre mon temps, Paris :
Rieder, 1936
Jean-Richard Bloch, cahier n° 1, et dans les Cahiers de l'Abbaye de Créteil, n° 17, juin
1996
24 On s’est limité aux intellectuels plus particulièrement en relation avec Romain Rolland, ou pour qui il a dû
effectuer des recherches à l’Agence ; sont classés ici des ouvrages postérieurs à 1918, mais qui présentent des
correspondances échangées pendant la guerre, ou des ouvrages de type autobiographique où l’on parle de
l’action de Romain Rolland durant le conflit.
26
Sources publiées
Attinger, [s.d.j
Le pouvoir nu: propos sur la guerre et la paix (1914-1955), Paris : Hermann, 1991
Gide André et Bloch Jean-Richard, Correspondance (1910-1936), Brest : Centre d'étude des
Hommage à Jacques Rivière (1886-1925), numéro spécial de La NRF, n° 139, avril 1925
Martin DU Gard Roger, Correspondance générale, Paris : Gallimard, 1980. Tome II: 1914-
1918
PROUST Marcel, Correspondance, Paris : Plon, 1985. Tome XIII (1914) et tome XIV (1915)
Rilke Rainer Maria et Gide André, Correspondance (1909-1926), Paris : Corrêa, 1952
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Wohl Robert, The Génération of 1914, Cambridge (Ma) : Harvard University Press, 1979
2. Romain Rolland25
Deux synthèses bibliographiques existent. Ces deux ouvrages fort utiles (malgré quelques
VAKSMAKHER M. N., PAÏEVSKAYA A. V., Galperina E. L., Romain Rolland, Index bio-
Seuls sont donnés ici les ouvrages traitant des aspects se rapprochant du sujet étudié : ouvrages centrés sur
Romain Rolland et la Première Guerre mondiale, sur ses relations avec les milieux intellectuels européens, sur
son engagement politique, sur ses rapports avec la Suisse, avec la Croix-Rouge, etc., ainsi que les ouvrages
biographiques de référence.
30
Bibliographie
dans Colas Breugnon, [s. 1.] : Éd. Rombaldi, 1969 ÇPrix Nobel de littérature), p. 9-28
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3. La Croix-Rouge internationale
34
Bibliographie
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Rapport général du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité de 1912 à 1920,
35
Remarques liminaires
Les principaux documents cités sont les lettres de Romain Rolland, inédites ou
Sources inédites
Bibliothèque nationale, département des manuscrits occidentaux. Elles sont indiquées en note
de la façon suivante:
Sources publiées
Les lettres éditées proviennent pour l’essentiel de la collection des Cahiers Romain
Rolland, publiée chez Albin Michel. Elles sont citées selon l’exemple suivant :
JAG, pour : R. Rolland, Journal des années de guerre, Paris : A. Michel, 1952.
Les titres des articles de Romain Rolland sont donnés en italique, à la différence des
Les extraits de, Jean-Christophe sont cités à partir de l’édition parue en Livre de Poche
(3 volumes), 1961-1969, qui reprend le texte de l’édition définitive, Paris : A. Michel, 1931.
L’usage des majuscules varie, dans les lettres de Romain Rolland, notamment
36
Première partie
37
Chapitre I : Romain Rolland - Aperçu biographique
« Ilfaut bien se garder de voir dans ce que j'écris, des mémoires autobiographiques. Maisje mêle
inconsciemment des éléments de vie au rêve du récit que file la pensée. Et ce qui est le plus exact, c’est la vie
intérieure, ce ne sont pas les événements. » - Lettre de Romain Rolland à Anna Maria Curtius*, 6 juillet 1927.
cours de sa vie. En plus de son journal26, qu’il tient depuis l’âge de seize ans, il laisse une
inachevés. Les Mémoires, commencés en 1938, reprennent les cahiers du Journal, qu’ils
citent abondamment. Achevés pour les années de jeunesse (1866-1900), ils ne seront publiés
qu’en 1956. Le second ouvrage, Le Voyage intérieur, est de conception plus originale :
Rolland en rédige plusieurs chapitres de 1924 à 1926, alors que, très malade, il se croit
itinéraire spirituel, prend parfois des allures de testament. Il s’y livre à une véritable
introspection, sans plan apparent. Il ne cherche pas tant à reprendre le fil chronologique de sa
vie qu’à l’aborder à travers différents thèmes, en des chapitres aux titres parfois obscurs.27
C’est le Songe d'une vie qu’il veut conter28 - pour lui, mais aussi pour les autres, ainsi qu’il
« Une longue vie réfléchie est une grande expérience. Elle est même parfois le terme
des expériences d'une famille ou d'une race, la réponse donnée à l'énigme de sa marche
séculaire, le fruit mûr de sa lente poussée, et qui porte la marque de ses erreurs, de ses
26 Dès 1882, Romain Rolland prend l’habitude de tenir un journal sur de petits carnets ; 117 ont été conservés,
dont certains sont encore sous scellés. Différents fragments en ont été publiés, de façon plus ou moins intégrale.
Les publications les plus importantes ont été : en 1946, De Jean-Christophe à Colas Breugnon (octobre 1912-
oclobre 1913), Paris: Éd. du Salon Carré ; en 1951, Inde Journal (1915-1943), Paris-Lausanne-Bâle: Éd.
Vineta ; en 1952 , le Journal des Années de Guerre (1914-1919) et Le Cloître de la rue d'illm (iCahier Romain
Rolland n° 4), tous deux chez Albin Michel, à Paris.
27 La première édition du Voyage intérieur, publiée en 1942 du vivant de l’auteur, ne comporte que cinq
chapitres : La Ratoire, Les Trois éclairs, L’Arbre, Le Sagittaire et Les Amies. La seconde édition, posthume, de
1959, présente en plus quatre autres chapitres, dont trois avaient déjà été publiés {Le Périple, Paris : E. Paul,
1946 ; Le Seuil, précédé du Royaume du T, Genève : Éd. du Mont-Blanc, 1945 ; La Ceinture, inédit), ainsi que
les amorces des chapitres inachevés et les notes devant servir à des chapitres jamais écrits.
28 Voir Le Voyage intérieur, Paris : A. Michel, 1959, p. 12.
38
Romain Rolland - Aperçu biographique
Romain Rolland est né le 29 janvier 1866 à Clamecy, petite ville de la Nièvre, proche
de Vézelay. 11 se réclamera toujours, non sans quelque fierté, de ses origines bourguignonnes ;
il se plaira notamment à revendiquer son enracinement dans ce qu’il considère comme le cœur
« Quand je me remémore les insultes que j'ai, au long de mon chemin, récoltées de
claironne pas avec eux, - je souris : qui de vous, mes amis, est aussi Français que moi ?
nargue les fanatiques, a voulu que l'homme qui refusa de prendre part à la Mêlée, toujours
affirma sa fraternité avec l'Allemand, l'Anglais, avec tout l'univers, fût, depuis des siècles,
implanté par sa race au cœur de la province la plus centrale de France, - et, dans celte
province, depuis des siècles, enfonçât ses racines en un champ d'un périmètre carré d'une
29 Ibid, p. 13.
30 Ibid, p. 48.
31 Ibid., p. 48-49. - Voir l’annexe 1.
39
Romain Rolland - Aperçu biographique
Émile Rolland (1836-1931), notaire à Clamecy, épouse en 1865 Marie Courot (1845-
1919), elle-même fille de notaire. Romain est leur premier enfant. Puis naît, en 1868, une
première fille, Madeleine, qui meurt trois ans plus tard. En 1872 naît Madeleine, deuxième du
nom.
puritaines j'... J. Du côté paternel, la forte vitalité, et l'optimisme foncier, instinctif, invincible,
malgré toutes les raisons de tristesse et les accablements passagers, - la vie bonne malgré
tout, f... j Combien il est heureux que cette joyeuse et saine vitalité ait fait équilibre chez moi
tiens peut-être le meilleur de ma personnalité artistique et morale32, c'est pourtant l'autre qui
m'a sauvé, plus d'une fois dans la vie. [... j »33
C’est pourtant de sa mère que Rolland est le plus proche, et elle a sur lui une influence
capitale. Profondément catholique, elle unit à une parfaite rectitude de principes une
sensibilité dévorante qui entoure, emprisonne le petit garçon, maladif34. C’est à elle qu’il doit
sa ténacité, son insatiable exigence de pureté et de droiture. Elle restera toujours, avec sa sœur
Madeleine, sa principale confidente ; quand il est éloigné d’elle, il lui écrit quotidiennement.
En revanche, il n’a jamais été très proche d’Émile Rolland35, et l’on ne trouve guère de
L’enfance provinciale
Romain Rolland passe toute son enfance à Clamecy. La plus belle description qu’il en
fit est certainement celle que l’on trouve dans le premier chapitre de son roman, d’inspiration
bourguignonne, Colas Breugnon. Le héros contemple la petite ville, depuis une hauteur
environnante :
32 « Je lui dois le meilleur de ce que je suis, la musique et la foi. », cité dans Jean-Bertrand Barrère, Romain
Rolland par lui-même, Paris : Le Seuil, 1955, p. 183.
33 Lettre de Romain Rolland à Louis Gillet, 19 mars 1914, citée ibid., p. 80-81.
34 À moins d’un an, il est oublié dans le froid par une jeune servante : sa santé en est ébranlée, et il en gardera
toujours des bronches affaiblies et le souffle oppressé.
35 « Encore à l'heure actuelle, il est très peu de moi que j’aie livré à mon père. Il n’y a entre nos pensées
presque aucune parenté. », dans Le Voyage intérieur, op. cil, p. 51.
40
Romain Rolland - Aperçu biographique
Ville des beaux reflets et des souples collines... Autour de toi, tressées, comme les
pailles d'un nid, s'enroulent les lignes douces des coteaux labourés. Les vagues allongées des
montagnes boisées, par cinq ou six rangées, ondulant mollement ; elles bleuissent au loin : on
dirait une mer. Mais celle-ci n 'a rien de l'élément perfide qui secoua l'Ithacien Ulysse et son
escadre. Pas d'orages. Pas d'embûches. Tout est calme. À peine ça et là un souffle parait
gonfler le sein d'une colline. D'une croupe de vagues à l'autre, les chemins vont tout droit,
sans se presser, laissant comme un sillage de barque. Sur la crête des flots, au loin, la
Madeleine36 de Vézelay dresse ses mâts. Et tout près, au détour de l'Yonne sinueuse, les
roches de Basserville pointent entre les fourrés leurs dents de sanglier. Au creux du cercle
des collines, la ville, négligente et parée, penche au bord de ses eaux, ses jardins, ses
masures, ses haillons, ses joyaux, la crasse et l'harmonie de son corps allongé, et sa tête
-77
Christophe, un peu de l’ennui, de la monotonie qu’il devait ressentir à Clamecy, que l’on
devine à travers la description qu’il y fait d’une « vieille petite ville endormie, qui mire son
« /... JNul site, nul monument, nul souvenir. Rien n'est fait pour attirer. Tout est fait
pour retenir. Il y a dans cette torpeur et cet engourdissement une secrète force. L'esprit qui
les goûte pour la première fois en souffre et se révolte. Mais celui qui, depuis des générations,
en a subi l'empreinte, ne saurait plus s'en déprendre ; il en est pénétré ; cette immobilité des
choses, cet ennui harmonieux, cette monotonie, ont un charme pour lui, une douceur
profonde, dont il ne se rend pas compte, qu'il dénigre, qu'il aime, qu’il ne saurait
oublier.3* »39
Ses années d’enfance sont marquées par la solitude, le repli sur soi ; l’impression qu’il
en garde est celle - déjà - d’un isolement, d’un combat. Il souffre de sa santé toujours
menacée, qui l’empêche de se lier à d’autres enfants de son âge. Il reste de plus marqué par la
mort de sa petite sœur, survenue alors qu’il avait cinq ans. Sa mère ne devait jamais accepter
36 La basilique Sainte-Madeleine.
37 Colas Breugnon, [s.l.] : Éd. Rombaldi, 1969 {Prix Nobel de littérature), p. 69.
38 Aussi, quelques années plus tard, Rolland aura-t-il à cœur de trouver une bibliothèque française à laquelle il
pourrait léguer les manuscrits de ses romans d’inspiration nivernaise : « Il est tout de même triste que les
manuscrits de Colas et d'Antoinette .v 'en aillent à l'étranger ! Non qu 'il y ait un « étranger », pour moi /.../.
Mais, à défaut de la parenté des âmes, il y a celle de la terre, et du ciel, et des eaux. Et Colas, Antoinette, sont
des fleurs et desfruits de nos jardins, de nos vergers Hivernais... » (lettre à Jean Bonnerot*, 19 février 1926).
39 Jean-Christophe, éd. en Livre de Poche, vol. 2, p. 269-270.
41
Romain Rolland - Aperçu biographique
ce deuil, et il en portera toujours, lui aussi, une part de chagrin. Dès le premier chapitre du
« D'où vient que le premier sentiment, le plus fort, persistant, de ma petite enfance,
dès l'entrée dans la vie, soit - obscur, obsédant, et tantôt révolté, et tantôt résigné :
maléfique de la mort, poussa ma première conscience d'enfant, sous les regards inquiets de la
tendresse maternelle. »42
Le collège de Clamecy lui est également une prison. Rolland y entre en 1873, et il y
reste jusqu’à la fin de sa seconde, en 1880. Il déplore les insuffisances du collège provincial,
qu’il compense par des lectures dans la bibliothèque de son grand-père. Il aime en effet à
s’évader, en lisant Jules Verne, Chateaubriand, Corneille, dont il a lu avec exaltation tout le
théâtre.
Mais c’est surtout dans la musique qu’il trouve refuge - et d’abord dans les sonorités
profondes, étemelles, de la nature. C’est à leur contact que son âme s’éveille, s’élève.
« Si profonde qu'ait été en mon âme d’enfant la vibration des cloches, - ce n 'est pas
elle qui fut la vibration initiale, - celle qui remua les plus lointains échos de l'être :
Celle qui fut au commencement (et quand je la retrouve, elle m'apparaît toujours
première), c 'est le lent soupir du vent dans les cimes des sapins. Ce murmure océanique, qui,
ù chaque fois que je l'entends, me possède au point de me faire oublier que je l'entends, me
possède au point de me faire oublier tout le reste de la vie, est chez moi fondamental.
/...y - Tant d’autres impressions, plus fréquentes et plus fortes, auraient dû primer
celle-là ! Mais celle-là touchait en moi à d’indicibles souvenirs, surgis de la nuit des
siècles, chargés d’une mélancolie prénatale. Une grande voix de la mer. - [...] - Notre
océan, à nous, venus du Nord, est celui du vent grave, qui passe dans les cimes des forêts, - ce
flux et ce reflux du Souffle Eternel dans la Nuit. L'orgue des sphères. »43
40 « François 1er, entrant dans ta nef dangereusement équilibrée de mon vieux Saint-Martin de Clamecy, dit
(rapporte la légende) : - « Voilà une belle ratoire ! » - J’étais dans « la Ratoire ». », dans Le Voyage intérieur,
op. cit., p. 19.
41 Ibid., p. 19.
42 Ibid., p. 21.
43 Ibid., p. 342-343.
42
Romain Rolland - Aperçu biographique
Et l’on trouvera dans son œuvre des pages magnifiques, où il évoque cet éveil des
1880 : Paris
En automne 1880, toute la famille Rolland quitte Clamecy pour Paris, afin de
permettre au jeune Romain de poursuivre des études supérieures. Sa mère voulait lui éviter -
ainsi qu'à elle-même - une séparation douloureuse, et les contraintes de l’internat. L’étude
notariale paternelle est vendue, et Émile Rolland trouve à Paris un emploi modeste au Crédit
Foncier. La famille s’installe d’abord 16 rue de Toumon, puis bientôt au 31 de la rue Monge ;
l’École Normale supérieure (1882-1886). Ces années sont pour lui des années difficiles, où il
doit se mettre au niveau de classes plus nombreuses et plus fortes qu’à Clamecy43. Il subit
deux échecs, en 1884 et 1885, avant d’être finalement reçu au concours de l’École Normale
en 1886.
43
Romain Rolland - Aperçu biographique
Il étudie bien sûr la littérature classique ; mais ce sont surtout les œuvres de
premiers échecs au concours d’entrée de l’École Normale, il dira : « Le temps que j'ai perdu
Cependant, Paris n’est pour le jeune Romain Rolland qu’une nouvelle épreuve.
nivernaise dans l’asphalte de Paris, où l’on fait aux arbres, ainsi qu’aux poissons sous la
glace, des trous pour respirer, mes racines meurtries cherchaient, sans force, où se prendre.
A cette impression de dépaysement vient se greffer un profond dégoût pour Paris. Peu
d’écrivains français ont en effet éprouvé une répulsion aussi forte que Rolland pour
l’atmosphère parisienne. Elle ne lui semblera jamais aussi malpropre et irrespirable que
lycée, cette caserne d’adolescents en rut, la fermentation du Quartier latin, la fièvre gluante
des rues, la Ville hallucinée, me soulevaient le cœur. Et je n 'avais plus la ressource, contre le
matérialiste, plat et gras, étalait son huile rance sur l'étang aux poissons. »47
lesquels se trouvent Paul Claudel, Léon Daudet, André Suarès, Georges Dumas, Joseph
Bédier, Victor Bérard. Tous ont à souffrir de l’ambiance parisienne, de ce mal fïn-de-siècle,
que les Décadents vont mettre à la mode, et tous se sentent menacés par une sorte de
pessimisme moral, amer et désespéré. On pense par exemple à Paul Claudel, à qui
douloureux malaise.
46 Ibid, p. 90.
47 Extrait des Mémoires de Romain Rolland, cité dans Jean-Bertrand Barrère, Romain Rolland par lui-même, op.
cil., p . 18.
4S Après une enfance passée en Champagne, Paul Claudel était venu en 1882 s’installer à Paris, où il était entré
comme externe à Louis-le-Grand.
44
Romain Rolland - Aperçu biographique
Pour Romain Rolland, la crise morale, qui vient s’ajouter à la crise intellectuelle, va
jusqu’à la tentation de la mort, et il goûte un plaisir morbide, en lisant Hamlet, à trouver chez
a abandonné la pratique religieuse, après avoir perdu la foi ; «Dieu était mort»*0 ... On
trouve déjà dans son reniement une certaine fierté intransigeante, ce refus du mensonge et de
C’est dans ces mêmes années que le jeune Rolland se forge son propre credo, qui vient
remplacer la croyance disparue, en prenant conscience de ce que sont ses « supports sur
/ ’abîme »32 : les « trois éclairs », et la musique. Un chapitre complet du Voyage intérieur,x? est
consacré à la relation de ce que furent ces expériences mystiques, ces trois révélations qui
« J'ai noté trois de ces jets de l'âme, trois de ces Eclairs, qui remplirent mes veines du
feu qui fait battre le cœur de l'univers. La trace de leur brûlure est restée aussi vive en mon
vieux corps que l'épreuve a depuis roulé comme un galet, qu 'à la minute lointaine où elle
Trois de ces instants sacrés - fulgurations presque aussitôt parues et disparues, - dont
La terrasse de Ferney ;
4; Voir Jacques Robichez, Romain Rolland, Paris : Hatier, 1961, p. 13-14. - Hamlet, incarné successivement
dans ces années par Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, était alors le héros favori de cette génération.
Voir également Le Voyage intérieur, op. cil., p. 32: « Seule, tandis que je sombrais, la tempête de
Shakespeare, soulevant les couches profondes du morne océan, ramenait, par remous, mon épave à la surface,
pour la replonger dans ta nuit. Je dirai le compagnon que me fut alors Hamlet, et le commentaire, agrippé à
chaque mot comme un lierre, que je lui ai consacré... »
50 Le Voyage intérieur, op. cit., p. 93.
? 1 « Mon premier acte d ’énergie, à cette heure d'adolescence où je sombrais sans Dieu, fut de rompre avec ma
religion. - Ce fut mon acte le plus religieux. [... J Par respect pour moi-même et pour le Dieu caché, je n 'ai pas
voulu feindre, mimer le semblant de croire, recrépir la façade, m'obstiner à pratiquer. Dieu ! je suis franc avec
toi ! Je ne vais plus à ta Messe. Je la sais trop auguste, pour agenouiller devant ton sanglant sacrifice un corps
veuf de son âme, et dont la bouche remue des oraisons à vide. Je ne crois pas en toi. », ibid., p. 94.
52 Ibid., p. 333.
53 Ibid., p. 27-45.
54 Ibid., p. 28.
45
Romain Rolland - Aperçu biographique
Le premier «éclair» date de l’été 1882. Cette année-là, Romain Rolland est à
Allevard, dans le Dauphiné, pour des raisons de santé. Avant le retour sur Paris, Madame
Rolland fait à ses deux enfants la surprise de les mener en Suisse, pour une courte excursion,
sur les bords du lac Léman. Pourtant, ce n’est pas en Suisse, mais à sa frontière, à Femey,
qu’a lieu le choc décisif : la révélation physique de la Nature. Rolland retrace en quelques
«Qu'ai-je vu? Le paysage, fort beau, n'est pas exceptionnel. [...] Nulle trace de
calme, aux accords consonants, finement instrumentée, sans cuivres inutiles, bois et cordes,
vision claire, dessin net, et raison voluptueuse... Pourquoi donc est-ce ici que la révélation
m'est venue, ici, et non ailleurs ? Je ne sais. Mais ce fut un voile qui se déchire. L'esprit,
vierge violée qui s'ouvre sous l'étreinte, sentit se ruer en lui la mâle ivresse de la nature. Et,
pour la première fois, il conçut... Toutes les caresses d'avant, l’émotion poétique et sensuelle
des paysages nivernais, le miel et la résine au soleil des jours d'été, et l'oppression d'amour
et d'effroi des nuits étoilées, - tout prit son sens, tout s'expliqua ; et dans cette même seconde,
où je vis nue la Nature et où je la « connus », je l'aimai dans mon passé, car je l y reconnus.
Je sus que j 'étais à elle, depuis mes premiers jours, et que j'enfanterais...
vie éternelle »56. Cette lecture rétablit en son esprit la communication perdue entre la Nature,
Dieu et lui-même. Ce n’est qu’un refuge provisoire, mais qui le sauve d’un pessimisme où il
«[...] Point d'abstractions. Des Essences. Des Êtres. Tout est être : - et les Modes
innombrables et finis ; et l'infinité des Attributs infinis ; et l’Etre des êtres, la Substance,
« l’Être unique, infini, l’être qui est tout l’être, et hors duquel il n’y a rien. »yj
-3 Ibid., p. 30-31.
56 Ibid., p. 33.
« Je n ’oublierai jamais que, dans le cyclone de mon adolescence, j 'ai trouvé mon refuge au nid profond de
b Éthique... », ibid., p. 33.
58 «/.../ c'est par le panthéisme que Spinoza m'a pris alors, pas du tout par la grandeur morale. Je n'avais
alors aucun souci de moralisme. Mais le panthéisme était chez moi un instinct, une passion mystique, musicale,
que Spinoza rendit claire. », lettre à Paul Colin*, 11 juin 1920.
9 Œuvres de Spinoza, traduites par Émile Saisset, Charpentier, 1872, tome III, p. 329.
46
Romain Rolland - Aperçu biographique
Vertige !... Vin de feu !... Ma prison s 'est ouverte. Voilà donc la réponse, obscurément
conçue dans la douleur et dans le désespoir, appelée par des cris de passion aux ailes brisées,
obstinément cherchée, voulue, dans les meurtrissures et les larmes de sang, la voilà
accablante entre l'immensité de mon être intérieur et le cachot de mon individu, qui
m'humilie et qui m'étouffe !... [...] « Tout ce qui est, est en Dieu. »60 Et moi aussi, je suis en
La troisième révélation, qui survient peu de temps avant son entrée à l’École Normale,
en 1886, est du même ordre. Il a l’invincible certitude, sous la menace d’un accident, d’être
infiniment plus qu’un corps périssable 62. Il retrouvera, non sans étonnement, cette même
sensation sous la plume de Tolstoï, en lisant, environ un an après, Guerre et paix : Pierre
Bezoukhov, un des personnages principaux, fait prisonnier des Français et traîné à leur suite
dans la retraite de Moscou, découvre soudain l’impossibilité pour ses détenteurs d’enfermer
A côté de ces « trois éclairs », c’est dans la musique qu’il trouve un véritable
réconfort, en ces années difficiles.63 On ne saurait exagérer l’importance qu’a eu, dans sa vie,
la musique.64 C’est sa mère qui l’y a initié, et c’est d’elle qu’il tient sa sensibilité musicale. Il
apprécie Mozart, Bach, Berlioz, Rameau, Haendel, Glück, et plus particulièrement Beethoven.
Avec son camarade de classe à Louis-le-Grand, Paul Claudel, il fréquente des concerts et
s’enthousiasme, chez Colonne, au Châtelet, pour Wagner. Lui-même joue du piano, et n’a
qu’une hâte, les cours finis : rentrer chez lui, pour pouvoir enfin se livrer à sa passion.65 Sa
60 Ibid, l 15
61 Le Voyage intérieur, op. cit., p. 36.
62 «/.../ Je songeais... Et ce fut comme si le tunnel s'ouvrait. Je voyais, au-dessus, les champs dans le soleil, les
luzernes ondulantes, les alouettes qui montaient. Je me dis :
- « C 'est à moi. Je suis là. One mefait ce wagon dans la nuit, où, dans quelques secondes, je serai broyé, [)eut-
être ? Moi ? - Non ! l’on ne me tient pas. [...] Je suis ici et là, partout, et je suis tout... »
Et blotti dans le coin sombre du wagon immobile, mon cœur rit d’allégresse... », ibid., p. 44.
63 « Elle fut, en ces années, mon vrai culte religieux. », ibid., p. 95.
64 Voir le chapitre consacré à Romain Rolland et la musique, dans Jean-Bertrand Barrère, Romain Rolland par
lui-même, op. cit., p. 21-24.
65 Voir Jean-Christophe, op. cit., vol. 1, p. 150-151 : « Il est à son vieux piano, dans sa mansarde, seul. La nuit
tombe. La lueur mourante du jour glisse sur le cahier de musique. Il se brise les yeux à lire, jusqu ’à la dernière
goutte de lumière, lxi tendresse des grands cœurs éteints, qui s’exhale de ces pages muettes, le pénètre
amoureusement. ...»
47
Romain Rolland - Aperçu biographique
véritable vocation aurait été de mener une carrière musicale, mais sa famille s’opposa à ce
projet.
En juillet 1886, après deux échecs, Romain Rolland est reçu dixième au concours de
l’École Normale supérieure. Sa première année est consacrée à sa licence ès-Lettres. Les
C’est durant cette première année qu’il rend visite à Ernest Renan. L’écrivain et
philosophe français, après avoir renoncé à une vocation ecclésiastique, s’était fait connaître
par ses études sur les langues sémitiques et sur l’histoire des religions. Ses travaux d’exégèse,
s’était vu confier en 1862 la chaire d’hébreu au Collège de France, mais le cours fut suspendu
par le gouvernement de Napoléon III, avant de reprendre en 1870. Quand Rolland va lui
rendre visite, le 26 décembre 1886, il est alors depuis quelques années à l’apogée de sa
carrière. Comme souvent, un jeune élève cherche la réponse aux questions qui le tourmentent
' ? a 67
auprès d’un maître plus âgé , et il n’est pas surprenant que Rolland se soit senti attiré par ce
relataient les circonstances qui le conduisirent à perdre la foi. Le jeune normalien n’oubliera
jamais cette rencontre, où il recueille à la fois la leçon d’espoir du vieux maître, dont le
symbole, « la route qui monte en lacets », ne devait plus le quitter, mais aussi des propos plus
désabusés et plus durs. Rolland lui fait part notamment, au cours de la discussion, de la
compassion qu’il éprouve pour les personnes souffrant d’avoir perdu leur foi, mais la réponse
n’est pas celle qu’il attend, et il gardera toujours le souvenir du « petit rire méchant » avec
lequel Renan lui a répondu: « Tant pis pour elles, si elles sont faibles, si elles sont accablées
dénouement de sa crise morale : sa nouvelle profession de foi, le Credo quia verum, date du 4
66 Voir Le Cloître de la rue d’Ulm - Journal de Romain Rolland à l'École Normale (1886-1889), Paris A.
Michel, 1952 (Cahier Romain Rolland n° 4).
67 On pense à un épisode des Thibault, de Roger Martin du Gard : la visite de Jacques Thibault, peu de temps
avant son entrée à l’École Normale, à un professeur, Jalicourt - visite qui va avoir une influence déterminante
sur le jeune Thibault.
68 L’expression est de Michel Mourre, dans la notice qu’il consacre à Renan, dans le Dictionnaire des auteurs,
Paris : R. Laffont, 1985.
69 Cité dans Jean-Bertrand Barrère, Romain Rolland/>ar lui-même, op. cit., p. 37.
48
Romain Rolland - Aperçu biographique
70
mai 1888. C’est un texte encore fortement inspiré de Spinoza, qui couronne des années de
recherche tourmentée, mais ouvre aussi de nouveaux horizons : l’amour, l’action, la création
littéraire. « Le philosophe y cède le pas à l’artiste. [...] Le Credo donne son unité à l’effort
que Romain Rolland va tenter pour rénover le théâtre. Tout comprendre par le cœur et tout
concilier par l’art : telle était la conséquence qui s’en dégageait directement. »71 Le Credo
propose également un idéal de vie, qui serait la synthèse de trois éléments : l’ironie à la
de cette synthèse, mais tenter d’unir les contraires a toujours été la première, ou du moins la
Dès les premiers jours passés à la rue d’Ulm, Romain Rolland fait la rencontre
d’André Suarès. Celui-ci, né en 1868 à Marseille, était venu poursuivre ses études à Paris ;
Ce n’est pourtant qu’à l’École Normale qu’il se lie avec Romain Rolland. Une commune
passion pour la musique, un même amour de Shakespeare et de Spinoza, ainsi qu’une même
haine de l’Université, les rapproche dès la première semaine. Tous deux, accompagnés de
Paul Claudel, fréquentent les concerts. André Suarès sera, durant ces trois années, l’ami le
On lui connaît peu d’autres amis, à l’exception de Georges Mille, jeune homme plein
de talent, qui meurt de façon précoce, en septembre 1888. Rolland, en effet, paraît à ses
camarades assez distant, intimidant. 11 souffre que sa véritable personnalité soit méconnue74 ;
c’est un reproche qu’il fera aussi plus tard à ses amis, à ses lecteurs, qui ne percevront pas tout
70 Le texte du Credo quia verum - je pense (ou je sens), donc II est - est donné en appendice au Cloître de la rue
d'Ulm, op. cil., p. 353-379. - Voir l’analyse très poussée qu’en donne Jacques Robichez, dans son Romain
Rolland, op. ci/., p. 17-20.
71 Ibid., p. 18-19.
72 Romain Rolland avait fait sienne la devise du philosophe grec Héraclite : «Avec les dissonances, tresser la
plus belle harmonie. »
73 « Celui de mes camarades qui, depuis mon entrée à l'Ecole [...] m'est te plus sympathique, de beaucoup ; et je
sais que cette amitié est réciproque. /... /
/ . . . / Pourtant, je ne crois pas que dans toute la promotion on aurait pu trouver deux caractères plus différents
que les nôtres. Il était tout le Midi, exubérant et sensuel, et j'étais tout le Nord, mystique et concentré /.../. »,
dans Le Cloître de la rue d'Ulm, op. cit., p. 29-30.
Une partie de la correspondance échangée entre les deux amis a été publiée : Celte Âme ardente - Choix de
lettres de André Suarès à Romain Rolland (1887-1891), Paris : A. Michel, 1954 (Cahier Romain Rolland n° 5).
74 « On ne me connaît guère, à l'École Normale. /...] Rue d'Ulm, on ne voit de moi que la correction de
conduite, la régularité du travail, la probité laborieuse, l'honnêteté froide de la vie intellectuelle, sans se
douter de la contrainte dure que j'impose à tout ce qui bondit en moi, hurle même quelquefois contre les autres
et contre moi. », dans Le Cloître de la rue d'Ulm, op. cit., p. 301.
49
Romain Rolland - Aperçu biographique
ce qu’il y a en lui de passions contenues, d’élan, de forces vives, derrière le masque peut-être
Le Journal nous fait connaître ses goûts, en matière de lecture, de théâtre, ainsi que ses
projets, où se dessinent déjà les premières traces d’une vocation littéraire. Romain Rolland
continue de lire beaucoup : Shakespeare, toujours, mais aussi Dickens, les épopées religieuses
de l’Inde dans la traduction de Bumouf, Ibsen. Il aime Balzac, Stendhal, dont il admire le don
d’analyse, et pour qui il gardera toujours une certaine préférence ; il apprécie également le
théâtre de Musset. En revanche, il semble peu sensible aux influences les plus
Loti ou Huysmans, ne dit rien de Zola. Il se soucie peu également de l’évolution de l’art
dramatique, et s’il est partisan d’une rénovation morale du théâtre, il se satisfait en revanche
d’une technique traditionnelle. Il ne s’intéresse guère aux recherches d’André Antoine, qui
venait de créer, en 1887, le Théâtre Libre, afin de rénover le spectacle par une mise en scène
Il faut noter toutefois son goût pour la littérature étrangère. Il découvre la littérature
surtout Tolstoï ; il introduit Guerre et paix à l’École Normale, en le faisant connaître à ses
camarades. À la Pentecôte de 1887, il adresse une première lettre à Léon Tolstoï ; n’ayant pas
condamnation de l’art prononcée par Tolstoï le heurte, et c’est le thème central des deux
lettres qu’il se permet de lui écrire. Il reçoit, le 21 octobre, la réponse de Tolstoï, datée du 4 :
vingt-huit pages qui, si elles ne donnent pas de solution définitive au problème, constituent un
On a souvent prêté au grand écrivain russe, à tort, un rôle déterminant dans la vie, du
moins dans l’éveil de la vocation, du jeune Rolland. Celui-ci, toutefois, se défendra toujours
75 Pour les rapports entre Romain Rolland et Tolstoï, voir Monsieur le Comte - Romain Rolland et Léon Tolstoy,
Paris : A. Michel (Cahier Romain Rolland n° 24).
76 Le Voyage intérieur, op. cit., p. 41-44.
50
Romain Rolland - Aperçu biographique
«J'ai dit, en plus d'un livre, mon émotion de gratitude passionnée, à ce geste de bonté
du vieux grand homme, qui me donnait ses conseils et m'appelait son « frère ».
9 77 r
Mais l'influence de Tolstoy sur moi a été mal appréciée. Très forte esthétiquement,
formée, où il vient de façonner son propre Credo. Il n’en reste pas moins que l’influence de
l’écrivain russe sur le jeune normalien fut tout de même assez importante, et Rolland ne la nie
nullement ; pourtant, ce n’est pas tant les idées de Tolstoï que Rolland fait siennes, que ses
propres idées qu’il retrouve dans ce qu’écrit Tolstoï. Et la réponse du vieil écrivain russe lui
Romain Rolland se destinait à l’origine à la philosophie, mais il est rebuté par les
doctrines officielles, par le « spiritualisme papelard »79 qui règne au concours d’agrégation, et
refusant de mentir, il opte dès la seconde année pour la section d’histoire, dont il aime les
nous a appris les stricts devoirs dans la recherche de la vérité. »8Ü Sous la direction de
Gabriel Monod, qu’il estime beaucoup, il s’oriente définitivement, en troisième année, vers
comme métier. [...] Je prétendais y satisfaire tout à la fois à mes besoins de rigoureuse
recherche des faits, et d'intuitionnisme qui fait revivre - qui revit l'âme - les âmes mortes, du
r 81
passe. » .
L’histoire répond également à ses premiers projets littéraires. Il envisage alors d’écrire
« / 'histoire psychologique de la seconde moitié du XVIe siècle français, des temps de la Ligue
et des Guerres de Religion, [se disant/ fasciné par le brasier de passion et d'action, où
crépitaient, par brassées, des personnalités puissantes, et troubles. »82 Son mémoire de
seconde année, consacré à Claude Haton, curé de Provins au XVIe siècle, l’a conduit vers ce
sujet, et la lecture de Guerre et paix l’a peut-être poussé plus encore dans cette voie. Il fait
part, dans ses notes, de son goût pour les périodes troublées et, surtout, de sa volonté à
77
Romain Rolland a toujours adopté cette orthographe pour transcrire le nom de l’auteur russe.
78
Le Voyage intérieur, op. cit., p. 41.
79
Cité dans Jean-Bertrand Barrère, Romain Rolland fxir lui-même, op. cil., p. 179.
80
Ibid.
81
Extrait des Mémoires, cité dans ibid., p. 104-105.
82
Ibid.
51
Romain Rolland - Aperçu biographique
embrasser, revivre du dedans et comprendre tous les fanatismes ; déjà se profile l’attitude
En août 1889, il est reçu huitième à l’agrégation d’histoire. Mais il n’a qu’une idée,
échapper au professorat. Un poste est libre à l’École française de Rome : il l’accepte, et quitte
un mémoire sur le cardinal Jean Salviati, nonce à la cour de François 1er. Ses recherches ne le
passionnent guère, et il s’empresse de les finir, afin de pouvoir s’offrir deux années de
flâneries et de rêveries. C’est qu’il s’intéresse bien davantage à l’Italie, et à lui-même, et ses
deux années à Rome lui donnent l’occasion de réfléchir à sa vocation, et de découvrir l’art
également Florence, Sienne, Venise, la Sicile, et goûte avec plaisir à la dolce vita. Il gardera
toute sa vie un amour profond pour l’Italie - et plus particulièrement pour Rome. Dès les
premiers jours, il est tombé sous le charme de ce pays enchanteur, au climat doux, à la
« Rome a laissé dans ma vie un tel rayonnement que j'ai toujours été enclin à lui
attribuer le rôle décisif dans mon développement. Peu s’en faut que je ne date d'elle ma
C’est que Rome est aussi la ville des grandes « révélations ». Il y fait notamment la
rencontre de Malwida von Meysenbug85, à qui il a été présenté par son maître de l’École
Normale, Gabriel Monod. C’est la musique qui rapproche le jeune homme et la femme de
lettres allemande, alors septuagénaire, que l’on connaît pour ses Mémoires d’une idéaliste,
parus en 1876. Bien que d’origine aristocratique, Malwida von Meysenbug n’avait pas été
insensible aux courants de pensée qui avaient conduit aux mouvements de 1848. En 1852, elle
quitte sa famille et l’Allemagne pour Londres, où elle fréquente les milieux proches des
X3 Voir Printemps romain - Choix de lettres de Romain Rolland à sa mère (1889-1890), Paris : A. Michel, 1954
{Cahier Romain Rolland n° 6), et Retour au Palais Famèse - Choix de lettres de Romain Rolland à sa mère
(1890-1891), Paris : A. Michel, 1956 {Cahier Romain Rolland n° 8).
84 Extrait des Mémoires, cité dans Jean-Bertrand Barrère, Romain Rollandpar lui-même, op. cil., p. III.
85 Voir les pages qu’il lui consacre dans le chapitre « Les Amies », dans Le Voyage intérieur, op. cil., p. 139-173,
et notamment son portrait, p. 142-143.
52
Romain Rolland - Aperçu biographique
allemand Richard Wagner, rencontré lors d’un voyage à Paris, et dont elle défendit, parmi les
compositeur et pianiste hongrois Franz Liszt. En 1870, elle se fixe définitivement à Rome, où
elle se lie avec Garibaldi, Minghetti, Sonnino, et avec les milieux culturels de la capitale
italienne. Lejeune Rolland lui rend souvent visite à son appartement, Via délia Polveriera, où
« Oui, toutes les tragédies avaient passé ici. Et celles des destinées individuelles, et
celles des destins des peuples, les guerres, les Révolutions, l'immense espoir brisé et outragé
de 1848, la faillite du rêve Mazzinien, et celle, plus secrète, du rêve Wagnérien /... ] : - toutes
Grande école d'héroïsme. Et sans leçons, sans phrases. C'est là que j'ai appris le
secret des maîtres du monde : les grands Vaincus. Ceux de l'action et ceux de la pensée.
A-;»89
La vieille dame est pour son jeune ami une sorte de médiatrice vers les « héros », ses
amis d’autrefois, dont elle l’entretient souvent. Elle lui fait découvrir également « un autre
secret [...]: la clef d'un trésor perdu - la vieille Allemagne. »90. Et, surtout, elle l’encourage
profondément.91 Elle est la première à comprendre sa volonté de renoncer à faire carrière dans
l’Université, et en prévient sa famille et son maître, Gabriel Monod. Romain Rolland sera
toujours reconnaissant à sa vieille amie pour la confiance qu’elle a su, dès le début, lui
86 Louis Blanc, historien et homme politique français (1811-1882). Gagné aux idées socialistes, il fut l’un des
acteurs des Révolutions de 1848. Exilé après les Journées de Juin, rentré en France en 1870, il fut député
d’extrême-gauche à l’Assemblée nationale.
87 Alexandre Ledru, dit Ledru-Rollin, homme politique français (1807-1874). Avocat démocrate et député, il
lança la Réforme, organe du radicalisme. Il fut également l’un des acteurs des mouvements de 1848. Exilé en
1849, il ne rentra en France qu’en 1870.
88 Giuseppe Mazzini, patriote italien (1805-1872). Un des acteurs du Risorgimento, qui visait à l’établissement
d'une république italienne unitaire. Après avoir joué un rôle dans la révolution de 1848, il fit proclamer, en mars
1849, la république à Rome et fit partie du triumvirat qui la dirigeait. Mais l’expédition française de juillet
l’obligea à s’exiler.
89 Le Voyage intérieur, op. cil., p. 148.
99 Ibid., p. 149.
« La question se posait, pressante, de mon avenir. J'avais, pendant des années, travaillé opiniâtrement pour
entrer dans une carrière, où la gêne de ma famille et l'attente de mes parents, bien plus que mon propre goût,
m'avaient acculé. J'avais sacrifié mon adolescence à ces arides examens qui, d'échelon en échelon, par l'Ecole
Normale, la licence et l'agrégation, m'amenaient au professorat. Et maintenant que tout le gros de l'effort était
fait, que la porte s'ouvrait, je n 'y voulais plus entrer. Ixi subite poussée de la création m'avait révélé, non mon
être véritable (je le connaissais), mais sa force et ses droits. Il ne se contentait plus de désirer, il exigeait. Il
exigeait que je lui fusse tout livré. », ibid., p. 155.
53
Romain Rolland - Aperçu biographique
témoigner, et il n’est pas loin de lui attribuer un rôle décisif dans sa décision d’entreprendre
« ...je vous dois de m 'être éveillé plus clairement à moi-même. Ce que vous avez été
alors pour moi, nul autre ne l ’aurait pu être ainsi. Vous m 'avez donné la conscience de mes
forces ; vous m'avez donné foi dans mon œuvre, - sinon dans ce que j'avais fait, dans ce que
j'avais à faire ; - je sentais en votre cœur un écho de mon cœur, je sentais donc que j'avais
raison d'être ce que j'étais, de sentir ce que je sentais, et que si d'autres ne me comprenaient
i <1?
pas, ils avaient tort, et moi raison. »
Malwida von Meysenbug demeure, après le retour de Rolland à Paris, une confidente
fidèle, et un soutien précieux ; ils entretiennent tous deux, jusqu’à la mort, en 1903, de la
« Soleil couchant. À mes pieds, flambait la Ville, rouge sombre en hémicycle. [...] Le
moment revit en moi, je revois le lieu exact où commença pour mon esprit la nouvelle vie.
!... J Le front d'abord sortit du sol. Et le regard. Les yeux de Christophe. Le reste du
corps, lentement, sans se presser, émergea, au long des années. Mais de ce jour date pour
/... J Je vis de loin mon temps, mon pays, mes préjugés, moi-même. Je fus libre, pour la
En cet instant, où le destin s’est éveillé, mis en marche9:>, ce n’est pas tant l’œuvre
qu’il porte en lui, qu’il découvre, que lui-même. Il se sent libre, c’est-à-dire maître de lui.
« Ici, le destin d'action a parlé. Jusque-là, il balbutiait. Seul s'était constitué, depuis
C’est durant son séjour à Rome que Rolland écrit ses premiers drames : Empédocle
(1890), Orsino (1890), Les Baglioni (1891), les deux derniers étant consacrés à la
n Lettre à Malwida von Meysenbug, [27 août 1893], dans le Cahier Romain Rolland n° I (voir ci-dessous),
p. 90.
3 Seule une petite partie de cette correspondance a été publiée : Choix de lettres à Malwida von Meysenbug,
Paris : A. Michel, 1948 {Cahier Romain Rolland n° 1).
94 Le Voyage intérieur, op. cit., p. 133.
95 Voir ibid., p. 333.
96 Ibid., p. 334.
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Romain Rolland - Aperçu biographique
Renaissance italienne, dans laquelle il cherche des modèles d’exaltation et de vie héroïque. Il
s’expliquera sur ces premiers projets dans une lettre à Paul Colin :
« Mon point de départ, quand j'étais encore à l'Ecole française de Rome, c 'était
d'écrire une série de drames incarnant (prétendant incarner) chacun une forme différente de
ce que je nommais le « divin », - la Vie intense : - le grand croyant, le grand athée, l'artiste,
Mes premiers drames italiens fOrsino, les Baglioni) exprimaient un nietzschéisme, qui
par Bayreuth, avant de rentrer « dans l'arène de Paris »." S’il déplore sa « méconnaissance
presque totale de la nouvelle poésie française », à son retour à Paris, il se félicite en revanche
de sa « très forte culture encyclopédique », de son « esprit (plus que culture) cosmopolite »100
scolaire 1891-1892. Il poursuit alors l’œuvre ébauchée à Rome, la « Divine Tragédie » : après
les trois premiers drames écrits en Italie, il rédige Niobé, au début de l’année 1892, et
commence Caligula. C’est à cette époque qu’il rencontre le grand acteur Mounet-Sully, qui
s’est pris d’admiration pour Orsino et Les Baglioni ; mais, malgré son appui, les deux drames
En octobre 1892, Romain Rolland épouse Clotilde Bréal, fille de Michel Bréal,
nonchalants de son gendre, le convainc de mener à bien une thèse de doctorat. Aussi, dès le
mois de novembre, le jeune couple part pour Rome. En quelques mois, Rolland a réuni la
documentation nécessaire à ses recherches sur les origines de l’opéra, en fouillant dans les
;7 On remarquera la recherche essentielle de Rolland, tant dans sa vie que dans ses œuvres : savoir concilier en
un seul élément toutes les forces contradictoires. Sans doute faut-il voir dans ce souci constant de l’harmonie un
55
Romain Rolland - Aperçu biographique
partitions inédites de la bibliothèque Sancta Ceci lia, notamment dans celles de Monteverdi.
avant Lully et Scarlatti, est bien évidemment consacrée à la musique101 ; quant à sa thèse
complémentaire, en latin, elle porte sur Les Causes du déclin de la peinture italienne au
seizième siècle (Cur ars picturae apud halos XVI saeculi deciderit)102. Il les soutient devant
juin 1895, il est reçu docteur ès-Lettres, avec la mention « Très Honorable ».
Ce succès lui vaut d’être chargé du cours complémentaire d’histoire de l’art, à l’École
Normale supérieure : il y débute en novembre 1895. Par ailleurs, il donne, depuis octobre, des
cours de morale à l’École Jean-Baptiste Say, qui l’ennuient autant que ses élèves. Il ne se sent
décidément aucun goût pour une carrière professorale, et c’est bien toujours l’écriture qui
l’attire.
Le théâtre103
Sa carrière littéraire commence par le théâtre, qui est sa première vocation. Romain
Rolland poursuit en effet ses projets dramatiques, amorcés à Rome : toujours dans le cadre de
composé en 1894 Le Siège de Mantoue. Il termine en 1895 Saint Louis, qui paraîtra dans la
Revue de Paris (mars-avril 1897), et après Savonarole, inachevé, compose Jeanne de Piennes
1898 marque les débuts au théâtre de Romain Rolland : Aërt, pièce écrite en 1897,
dernière de la série de la « Divine Tragédie », d’abord publiée par la Revue d’Art dramatique
(mars à mai 1898), est montée par Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre.105 La pièce est donnée,
selon l’usage de L’Œuvre, pour une seule représentation, le 3 mai 1898, et connaît un succès
honorable. Elle raconte l’histoire d’un jeune prince dépossédé, tombé aux mains du
101 Romain Rolland est d’ailleurs l’un des premiers à soutenir en Sorbonne une thèse traitant d’histoire de la
musique.
102 De la décadence de la peinture italienne au XVIe siècle (Thèse complémentaire de Romain Rolland ), Paris :
A. Michel, 1957 (Cahier Romain Rolland n° 9).
103 Se reporter à l’annexe 2, qui présente la bibliographie des œuvres publiées de Romain Rolland de 1895 à
1914.
104 Jacques Robichez présente, dans son ouvrage, le sujet de chacune de ces pièces : voir Romain Rolland, op.
cil., p. 109-115.
105 On peut consulter à ce sujet la correspondance échangée entre les deux hommes, présentée et annotée par
Jacques Robichez : Romain Rolland et Lugné-Poe - Correspondance (1894-1901), Paris : L’Arche, 1957.
56
Romain Rolland - Aperçu biographique
Dans le contexte de l’affaire Dreyfus, il écrit ensuite Les Loups, pièce qui inaugure un
cycle d’œuvres consacrées à la Révolution française.107 Elle est représentée le 18 mai 1898,
toujours au Théâtre de l’Œuvre, sous le titre Morituri. Dédiée à Charles Péguy, elle est
publiée par celui-ci aux Éditions Georges Bellais, sous le pseudonyme de L. Saint-Just.
raison, drame consacré à la chute des Girondins, publié en 1899 dans la Revue d’Art
dramatique, est représenté à L’Œuvre le 21 juin. Danton, qui paraît dans la même revue, est
joué à la fin de l’année 1900 ; c’est la première œuvre publiée (en seconde édition), aux
Cahiers de la Quinzaine, en février 1901. Péguy publiera ensuite Le Quatorze Juillet (1902),
L’ambition de Romain Rolland est de renouveler le genre tragique, par ces épopées
réaliser une vaste fresque historique, fondée sur une rigoureuse documentation scientifique.
Mais il tient surtout à ce que l’histoire y soit animée par la sympathie : il a en effet le souci
constant de rapprocher les hommes, de parvenir à une communion intime des âmes, y compris
à travers les siècles. Dans la suite de la lettre à Paul Colin, déjà citée plus haut, il écrit :
« Cette Vie intense crut trouver, pendant une période, son expression supérieure dans
un Théâtre du Peuple, où seraient évoquées, concentrées, les passions sages et folles, des
mois. (Ce Théâtre de la Révolution devait comprendre 10 pièces, - toutes esquissées, quatre
106 Jean-Bertrand Barrère y voit l’influence du théâtre de Musset, de Lorenzaccio notamment. Aërt serait un
« Lorenzo sain ».
107 Le goût de Romain Rolland pour la Révolution française s’est nourri de la lecture, tout enfant, dans la
bibliothèque du grand-père, de VHistoire des Girondins de Lamartine et de Quatre-vingt-treize de Hugo.
Voir également une lettre de Romain Rolland à Paul Bourget*, en date du 17 octobre [1898] :
«/. . ./ La lecture de votre lettre au Figaro me met malgré moi la plume en main. Je respecte vos opinions ;
mais je ne puis laisser sans protestation votre prétention d’enfermer la jeunesse contemporaine dans vos
propres sentiments -[. . .]
Nous [une partie de la jeunesse] revendiquons la Révolution de 89 qu ’il vous plaît de mépriser en notre nom.
Certes elle fut incomplète, déformée par les circonstances extérieures, trahie par les hommes ; mais elle fut la
floraison naturelle et saine de notre histoire, et le point de départ de développements nouveaux. Elle a renouvelé
l 'âme du monde /.../. »
108 Jacques Robichez analyse en détail ce Théâtre de la Révolution, dans Romain Rolland, op. cit., p. 119-130. -
Ce cycle, poursuivi après la guerre, ne sera achevé qu’en 1939 : Le Jeu de l’amour et de la mort (1925), Pâques-
Fleuries ( 1926), Les Léonides ( 1928), Robespierre ( 1939).
57
Romain Rolland - Aperçu biographique
Si quelques-unes de ses premières pièces ont été représentées (Aërt, Les Loups, Le
pourtant, à s’imposer comme dramaturge. « De 1890 à 1900, j'ai été muré ; j... J. Dix drames
non publiés. Point d'éditeur. »'10 II évoque ses « durs contacts avec la Foire sur la Place //y»,
Y «hostilité des groupes littéraires», et fait état de Y «appui (non cherché) de l'Ecole
1 1 9
Le professorat lui permet en effet de subsister, ainsi que les articles qu’il écrit pour
différentes revues. En plus du cours complémentaire d’histoire de l’art dont il est chargé à
l’École Normale, il donne, à partir de mai 1902, des cours d’histoire de la musique à l’École
des Hautes Études Sociales, rue de la Sorbonne.113 De 1898 à 1904, il collabore à la Revue de
de Critique musicale. Par ailleurs, il écrit un ouvrage sur François Millet, qui paraît en
Son divorce, en février 1901, est une nouvelle épreuve. À un ami, il écrit : « Il s’agit
de me séparer de qui j'ai aimée, et que j'aime encore, parce que, de nos deux vies, aucune ne
veut se sacrifier à l’autre, et qu’elles vont toutes deux à des buts opposés. »115 II s’installe, à
« C’est alors, de 1902-3 à 1911-12, l'époque seule connue de ceux qui me jugent : le
117
« Durch Leiden Freude », l’idéalisme héroïque, intérieur, non sans puritanisme, des Vies et
de Jean-Christophe. »118
58
Romain Rolland - Aperçu biographique
J'avais alors trente-sept ans. J'écrivais depuis quinze ans. J'avais composé vingt œuvres
(sans compter les articles de revues) : sur le nombre, plus de la moitié publiée, et quatre
drames représentés. Le tout, dans l'inattention. [...] Le seul Péguy m'avait tendu la main ; il
avait été frappé par la lecture en manuscrit de mes Loups, et les avait aussitôt publiés dans
une de ses belles éditions d'avant les Cahiers719, - ainsi qu'il publia, dans les années qui
suivirent, Danton, Le Temps viendra et Le Quatorze Juillet. Mais Péguy était en ces temps
plus inconnu encore que moi. Et il fallut le succès foudroyant de ma Vie de Beethoven, elle
aussi publiée en un de ses Cahiers de la Quinzaine, où nous combattions côte à côte, pour
C'est en janvier 1903 que Romain Rolland publie, aux Cahiers de la Quinzaine, une
Mie de Beethoven, qui révèle ses talents de musicologue et de biographe, qui seront
inaugure une série, inachevée, de Vies des hommes illustres122, marque véritablement pour
Romain Rolland le début de la notoriété. L’émotion suscitée par ce Cahier est évoquée par
Charles Péguy lui-même, en 1910: «Nos abonnés se rappellent encore quelle soudaine
révélation fut ce cahier, [...], comment il fut soudainement, instantanément, dans une
révélation, aux yeux de tous, dans une entente soudaine, dans une commune entente, non
littéraire des Cahiers, mais infiniment plus qu'un commencement de fortune littéraire, une
59
Romain Rolland - Aperçu biographique
demeurées célèbres :
« L 'air est lourd autour de nous. La vieille Europe s'engourdit dans une atmosphère
pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée... Le monde meurt
d'asphyxie dans son égoïsme prudent et vil. Le monde étouffe. - Rouvrons les fenêtres !
Il s’explique plus loin sur ce qu’il entend par « héros » : « Je n 'appelle pas héros ceux
qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J'appelle héros, seuls, ceux qui furent grands
125 • ,
par le cœur. » . Il voit en Beethoven « le héros de notre temps », « la force la plus héroïque
de l'âme moderne. Il est le plus grand et le meilleur ami de ceux qui souffrent et qui
luttent. »126
livre de toute une génération, la génération issue de la foi dreyfusiste, brûlante et blessée127.
Mais la célébrité de Romain Rolland demeure relative, ne touchant que le public - restreint -
des Cahiers de la Quinzaine. Toutefois, c’est le début de la notoriété, et Rolland est désonnais
connu.
Le rôle de Charles Péguy est déterminant dans la carrière littéraire de Romain Rolland.
C’est avant la fondation des Cahiers, dès 1898, que Péguy, ainsi qu’il a été vu plus haut,
accepte d’éditer Les Loups. Dès lors, et jusqu’en 1912, il sera l’éditeur, soit en originales, soit
en secondes éditions, non pas de toutes les œuvres de Romain Rolland, mais de la plus grande
Né à Orléans en 1873, Charles Péguy est entré à l’École Normale supérieure en 1894 ;
mais d’un caractère trop indépendant pour se plier aux routines universitaires, il demande son
congé au bout d’un an d’études et rentre à Orléans, où il fonde un groupe d’études socialistes.
124
Vie de Beethoven, aux Cahiers de ta Quinzaine, 10e Cahier de la 1V° série, 1903, premières lignes.
125
Ibid..
126
Ibid..
127
« D'où sortait cette génération de 1903, qui m'a élu, adopté [...] ? », Le Voyage intérieur, op. cit., p. 243.
60
Romain Rolland - Aperçu biographique
d’histoire de l’art, il a pour camarade de promotion le futur romancier Jérôme Tharaud, ainsi
que le futur écrivain et critique d’art Louis Gillet ; élève de Rolland, ce dernier lui fera
automne 1897, sans avoir obtenu de diplôme. Leurs rapports d’auteur à éditeur commencent
dès l’année suivante. Rolland, qui vient de faire jouer au Théâtre de l’Œuvre Les Loups, ne
parvient pas à trouver d’éditeur. Péguy vient de débuter dans les affaires de librairie, en
s'associant à l’éditeur Georges Bellais, rue Cujas - il a ouvert une librairie socialiste le 1er mai
1898 - , et il fait paraître la pièce de Rolland. Dans le même temps, il édite sa première
Jeanne d’Arc. Mais bientôt sa librairie connaît des difficultés, et l’entreprise est transformée
en une société anonyme dont Péguy n’est plus que le gérant. Les suites de l’affaire Dreyfus,
décembre 1899, avec ses amis socialistes, parmi lesquels Jaurès, Herr, Blum. Reprenant sa
liberté entière à l’égard de toute consigne de parti, il fonde en janvier 1900 les Cahiers de la
Aux débuts de l’entreprise, Rolland est associé d’assez près aux plans et projets de
r 128 • > * /s.
Péguy . Deux de ses pièces paraissent bientôt aux Cahiers de la Quinzaine : Danton en
février 1901, Le Quatorze Juillet en mars 1902. Il donnera, en 1918, une description de ce que
rez-de-chaussée du 8, rue de la Sorbonne, en face et aux pieds des hauts murs de la sept fois
séculaire Sorbonne, réunit, pendant une dizaine d'années, entre quatre et sept heures, une
société fidèle et pérorante. Le centre des discoureurs était presque toujours le philosophe et
sociologue Georges Sorel, que rapprochait alors de Péguy une révolte commune contre les
idoles officielles et le culte de la vieille France, tenace, persistante, éternelle. Péguy lui-même
parlait peu, le front plissé, soucieux, toujours occupé de son labeur, de ses Cahiers, comme un
i 129
paysan de sa terre. »
Parmi les collaborateurs, on trouve Louis Gillet, qui débute aux Cahiers de la
Quinzaine avec une étude sur les primitifs français, ou encore André Suarès, l’ancien
128 C’est même chez lui qu’aurait été décidée la fondation des Cahiers. - Voir Le Voyage intérieur, note 1
p. 242.
129 Lettre à Henry M. Andrews*, 8 août 1918. - Cet Anglais avait demandé à Rolland des renseignements sur
Péguy.
61
Romain Rolland - Aperçu biographique
« cotume » de Romain Rolland à l’École Normale, qui donne aux Cahiers une suite d’œuvres
sincérité. Il est heureux de constater que les nombreux abonnés de ses Cahiers sont des isolés,
des indépendants :
«C’est donc une élite, moins intellectuelle que morale, et une avant-garde de la
Société en marche vers des formes nouvelles de la civilisation. Il y a plaisir à être ainsi en
relation avec ces humbles et libres individualités où brûle ce qu'il y a de plus pur dans la
silencieuses, sans se douter même de leur existence ; et pourtant, c 'est en elles que dort
l'avenir. »130
Le succès en janvier 1903 de la Vie de Beethoven concourt, ainsi qu’il a été dit plus
haut, à celui des Cahiers de la Quinzaine, et la collaboration des deux hommes se poursuit.131
En mars 1903, Péguy publie Le Temps viendra, inspiré par la guerre des Boers.132
Pour la première fois, Rolland traite dans une de ses pièces un sujet contemporain.133
essai d’esthétique d’un théâtre nouveau, dont une bonne partie rassemble des articles qu’il
avait donnés à la Revue d’Art dramatique. Les projets pour un théâtre populaire sont alors à
l’ordre du jour dans le monde de la scène, et son ami Maurice Pottecher134 en a déjà donné, à
Bussang, dans les Vosges, une première réalisation. Rolland a songé, dès mars 1899, à
projet a avorté, de même que son projet de fonder à Paris un théâtre populaire subventionné.
pour le Peuple. Il s'agit de fonder un art nouveau pour un monde nouveau. »|:° On retrouve
130 Cité dans Emmanuel Bondeville, Romain Rolland à la recherche de l’homme dans la création artistique
[séance publique annuelle du 9 novembre 1966, Académie des beaux-arts, Institut de France], Paris, n° 29, 1966,
p. 11-12.
131 Voir Une amitié française - Correspondance entre Charles Péguy et Romain Rolland\ Paris : A. Michel,
1955 (Cahier Romain Rolland n° 7). - Romain Rolland a par ailleurs consacré un ouvrage en deux volumes à
Péguy, paru chez Albin Michel quelques mois après sa mort, en 1945.
132 Les boers sont des colons de l’Afrique australe, d’origine néerlandaise, habitant le Transvaal et l’Orange. Une
guerre les opposant aux Anglais se termina par la victoire de ces derniers, en 1902, après deux ans et demi de
luttes.
Dès 1901, il fait part de ce projet à un correspondant : « /.../ j'ai, entre autres choses, sur le chantier, une
pièce sur le Transvaal », lettre à Jean Vignaud*, [été] 1901. - Voir Jacques Robichez, Romain Rolland, op. cit.,
p. 130-132.
134 Rencontré par l’intermédiaire d’André Suarès, ancien condisciple de Pottecher au lycée Sainte-Barbe.
135 Le Théâtre du peuple, aux Cahiers de la Quinzaine, 4e cahier de la 5e série, 1903, XII.
62
Romain Rolland - Aperçu biographique
dans cet essai la volonté constante de Rolland de mettre en œuvre les facteurs d’un
renouvellement moral :
« C 'est le rôle du drame social de jeter dans la balance indécise du combat le poids de
l'intelligence et la forme impérieuse de la raison. /... ] L'Art a pour but de centupler la vie, de
la rendre plus forte, plus grande et meilleure. [...] Vous voulez un art du peuple ?
Commencez par avoir un peuple, un peuple qui ait l'esprit assez libre pour en jouir, un
peuple qui ait des loisirs, que n 'écrasent pas la misère, le travail sans répit, un peuple que
n'abrutissent pas toutes les superstitions, les fanatismes de droite et de gauche, un peuple
On remarquera le souci d’indépendance moral, que l’on retrouve dans toutes ses
œuvres, et ce constant refus d’un sectarisme, qu’il soit de gauche ou de droite137, ainsi que le
thème inhérent à tous ses écrits, celui du combat à livrer.
public, ni acteurs, ni metteur en scène, qui sauraient s’intéresser à ses projets. C’est donc une
autre œuvre qui va désormais l’occuper. Dorénavant, il va se consacrer à son projet de roman,
Jean-Christophe (1903-1912)
De 1903 à 1912, soit durant presque dix ans, Romain Rolland se consacre à la
rédaction de son œuvre majeure, Jean-Christophe. Ce vaste cycle romanesque narre, en dix
héros est Beethoven dans le monde d'aujourd'hui. C'est le monde vu du cœur d'un héros,
118 i
comme centre. » Il s'agit, selon la formule célèbre de l'auteur, qui va être amenée à
principal s'apparente en effet au cours ombrageux du Rhin, dont la vue a bercé ses rêves
Ibid, p. 169.
137 à •
« Avant tout, nous voulons empêcher que le théâtre populaire soit un théâtre étroit de classe, pas plus du
prolétariat que de l'élite intellectuelle ; mais le théâtre de tous, d'un peuple réuni dans un même spectacle. »,
ibid..
138 Lettre à Malwida von Meysenbug, dans Choix de lettres à Malwida von Meysenbug, op. cit..
13; Avec Jean-Christophe, Romain Rolland introduit en France le roman-cycle, ouvrant ainsi la voie à Roger
Martin du Gard (Les Thibault, 1922-1940) et à Jules Romains {Les Hommes de bonne volonté, 1932-1947).
140 « Le Rhin coulait en bas, au pied de la maison. De la fenêtre de l'escalier, on était suspendu au-dessus du
fleuve comme dans un escalier mouvant. Christophe ne manquait jamais de le regarder quand il descendait les
marches en clopinant ; mais jamais il ne l'avait vu encore, comme aujourd’hui. [..J Le fleuve apparut à l’enfant
63
Romain Rolland - Aperçu biographique
Né en Allemagne, dans une petite ville des bords du Rhin, le jeune Christophe, fils et
violent, s’élève avec âpreté contre la musique contemporaine allemande, qu’il juge médiocre ;
ses œuvres, quant à elles, ne sont pas appréciées. À la suite d’une rixe, où il blesse un soldat,
il est forcé de fuir et de s’expatrier. Il part pour Paris, où il découvre tout d’abord un univers
factice, méprisable, « La Foire sur la place » ; corruption et mensonge régnent sur la musique,
Olivier Jeannin, timide et épris de pureté, d’une sensibilité extrême, qui devient son ami.
Celui-ci lui fait entrevoir le visage de la vraie France, éprise de liberté et idéaliste, mais
ouvrier ; un 1er mai, au cours d’une échauffourée, Olivier est tué, et Christophe, qui a tué un
policier, doit se réfugier en Suisse. Le compositeur, dont la valeur musicale a été reconnue,
vieillit, dans une gloire qui lui devient de plus en plus indifférente. Le roman, qui s’était
ouvert sur la naissance du musicien, se termine par sa mort ; le fleuve a rejoint la mer, et s’y
fond. Mais cette mort est annonciatrice d’une vie nouvelle, d’une résurrection, car le combat
parties du roman sont publiées, au fur et à mesure de leur rédaction, dans les Cahiers de la
Quinzaine142, contribuant ainsi à leur succès, ainsi qu’à celui de leur auteur. Mais ce succès ne
doit pas faire oublier que ces années sont pour Rolland très difficiles. Il mène en effet une vie
de pauvreté (ses conditions matérielles, après son divorce, ont empiré) et de solitude, en
marge des milieux littéraires et mondains ; son seul luxe est de s’échapper, les vacances
venues, vers la Suisse ou l’Italie. Il doit continuer à enseigner: en novembre 1904, il est
chargé d’un cours complémentaire d’histoire de l’art à la Sorbonne, par suite du transfert des
comme un être, - inexplicable, mais combien plus puissant que tous ceux qu 'il connaissait ! Christophe se
pencha pour mieux voir: il colla sa bouche et écrasa son nez sur la vitre. OU allait-il ? Que voulait-il ? 11 avait
l’ait sûr de son chemin... Rien ne pouvait l'arrêter. A quelque heure que ce fût du jour ou de ta nuit, pluie ou
soleil au ciel, joie ou chagrin dans ta maison, il continuait de passer ; et l'on sentait que tout lui était égal, qu ’il
n’avait jamais de peine et qu ’il jouissait de sa force. Quelle joie d’être comme lui, de courir à travers les
prairies, les branches de saules, les petits cailloux brillants, le sable grésillant, et de ne se soucier de rien, de
n 'être gêné par rien, d'être libre !...
L'enfant regardait et écoutait avidement ; il lui semblait qu'il était emporté par le fleuve...», dans Jean-
Christophe, op. cit., vol. 1, p. 77-78.
141 On peut compléter cette courte présentation par la lecture de Jacques Robichez, Romain Rolland, op. cit.,
p. 137-160. Voir également Bernard Duchâtelet, Im Genèse de Jean-Christophe de Romain Rolland, Paris:
Minard, 1978.
142 Les dates de publication des différents tomes sont données dans l’annexe 2.
64
Romain Rolland - Aperçu biographique
cours de l’École Normale à l’Université ; il y fait place peu à peu à la musique, inaugurant
ainsi l’enseignement d’histoire de la musique dans cette faculté.143 Par ailleurs il poursuit,
depuis 1902, ses cours d’histoire de la musique à l’École des Hautes Études Sociales. Ses
amis, en qui il trouve le meilleur soutien, sont alors Louis Gillet, collaborateur épisodique aux
Cahiers de la QuinzaineI44, et Sofia Bertolini, une jeune Italienne rencontrée chez Malwida
Romain Rolland trouve aussi un certain réconfort dans les témoignages de sympathie
que lui adressent des lecteurs inconnus, anonymes, de.Jean-Christophe, avec qui il se sent en
étroite communion de pensée. Car cette œuvre, aujourd’hui plus méconnue, a véritablement
marqué à l’époque toute une génération de jeunes lecteurs, dont certains croient se reconnaître
dans les traits de Jean-Christophe, ce jeune homme volontaire et intransigeant, qui mène toute
sa vie un combat héroïque et solitaire contre toute compromission, contre toute fonne de
médiocrité, qui ne craint pas de sacrifier son repos et sa carrière à son idéal de grandeur
« Pendant huit ans, le fleuve coula. De 1904 a 1912, sans arrêt, le grand flux de vie,
d'amour, de création s'épanche, alternant les crues limoneuses et les filets d'eau pure. Nous,
pendant ce temps, nous grandissions, nous achevions de nous former, nous débouchions dans
la vie.
Chaque saison, un fascicule nous arrivait, scandant notre marche, nos amitiés, nos
amours. Nos défaites et nos victoires se mêlaient intimement à celles du pauvre et rude héros.
Nous ne faisions plus de différence entre nos aventures et les siennes. Les deux destins
Ce livre, que l’auteur a dédié « Aux âmes libres de toutes les nations, qui souffrent, qui
sociaux, cadavre du passé rongé par la vermine, « La Loire sur la Place ») l'étouffe et
l'empuantit de son embrassement. Et cette Révolte montait aussi de cette génération /d'après
143 II décide notamment de jouer du piano pour illustrer ses cours, et de créer un quatuor vocal
144 Voir Correspondance entre Louis Gillet et Romain Rolland - Choix de lettres, Paris: A. Michel, 1949
(Cahier Romain Rolland n° 2).
145 La correspondance a été éditée en deux volumes, toujours chez Albin Michel : Chère Sofia Choix de lettres
de Romain Rolland à Sofia Bertolini Guerrieri-Gonzaga, tome I (1901-1908), 1959 (Cahier Romain Rolland
n° 10), et tome II ( 1909-1932), 1960 (Cahier Romain Rolland n° 11).
65
Romain Rolland - Aperçu biographique
1900]. [... ] Cette poussée de la vie, débordante et aveugle, qui travaillait la jeune Europe (la
vieille Europe rajeunie), entre 1900 et 1914, et qui la menait au gouffre, a son expression
voulue dans mon Jean-Christophe : par sa dédicace de 1912, il s'adresse à une génération
C’est en effet cette génération de jeunes lecteurs qui sera appelée sous les drapeaux en
août 1914.149
« Ilfaut rattacher ]à Jean-Christophe/ les trois Vies d’Hommes Illustres qui sont de la
même période : car ce sont, pour ainsi dire, des esquisses de l'œuvre centrale ; elles ont
entretenu autour de moi l'atmosphère dontj'avais besoin pour vivre en mon héros. »i5°
publié de nouvelles biographies151 : deux ouvrages sur Michel-Ange (un Michel-Ange chez
Plon en 1905, et une Vie de Michel-Ange en 1906, aux Cahiers de la Quinzaine), un Haendel
en 1910 (un de ses plus beaux et plus savants livres sur la musique), ainsi qu’une Vie de
Tolstoï en 1911.152
Romain Rolland cherche à y dépeindre la vie des grands artistes, ces « Hommes
illustres », auxquels il demande une leçon de courage, une leçon d’héroïsme.153 Peut-être faut-
il déjà voir les prémices de ce projet dans une lettre à Sofia Bertolini, datant de 1901 :
« C'est un pouvoir étonnant que celui que l'histoire met à la disposition de l'esprit :
66
Romain Rolland - Aperçu biographique
les plus grandes, et qui sont arrivées à ce résultat par des années et des années de
Car c’est bien toujours le même souci d’honnêteté et de grandeur morale, qui anime
l’écrivain. Et où en trouver un meilleur exemple que chez ces hommes qui, chacun, a marqué
son époque ? Toutefois, Rolland ne cherche pas tant à les donner comme modèles, qu’à
montrer ce que peut une âme libre, volontaire. Dans la lutte qu’il mène depuis toujours, les
«Depuis 1901, vie intérieure avec ceux qui furent l'aliment de mes œuvres:
Un seul est resté pour moi l'aliment permanent, que je n 'ai jamais réussi à assimiler
complètement, parce qu 'il m'apporte sans cesse des éléments nouveaux : Goethe.155 »156
En ce sens, Jean-Christophe - qui date de la même époque - peut apparaître, lui aussi,
Dans le même temps paraissent, en 1908, ses deux grandes séries d’études sur les
Musiciens d'aujourd'hui (une étude sur Berlioz, Saint-Saëns, Vincent d’Indy) et les
Musiciens d'autrefois, qui rassemblent en fait ses articles de critique musicale. Il groupe
Dès 1911, il a cessé ses cours d’histoire de la musique à l’École des Hautes Études
Christophe. Dès 1905, la Librairie Ollendorff commence à publier l’ouvragebX, qui ne tarde
obtient le Prix Femina - Vie heureuse, pour les trois premiers volumes du roman.
158 Concurremment avec les Cahiers de la Quinzaine, ce qui n’est pas sans provoquer une grave querelle entre
Péguy et Rolland.
67
Romain Rolland - Aperçu biographique
l’incompréhension du public face à son œuvre. Chacun en effet cherche à s’accaparer Jean-
emprisonné, et a peur de sa gloire soudaine. Dès 1911, il est cité dans les manuels de
littérature160. C’est lui, et non plus Barrés, qui est maintenant, aux yeux de Lucien Maury, le
« prince de la jeunesse ».161 L’achèvement de Jean-Christophe est salué par la critique à peu
près unanime comme un événement littéraire de tout premier ordre. Même les récompenses
officielles lui sont décernées. N’obtient-il pas, en juin 1913, le Grand Prix de Littérature de
où il se sent trop à l’étroit. Car le roman n’est qu’une étape, et il lui faut avant tout conserver
son indépendance, sa sacro-sainte liberté, et s’affranchir des limites de son public, tout autant
que de celles de son héros. Son vaste roman achevé, il se sent renaître à une vie nouvelle. Le 2
octobre 1912, il note dans son Journal : « En me séparant de Christophe, je n'éprouve I... j
nouvelleV63
religieuse. »165
68
Romain Rolland - Aperçu biographique
C’est là qu’il commence à rédiger Colas Brugnon, dont la verve bourguignonne doit faire
l’histoire, au début du XVIIe siècle, d’un joyeux Bourguignon, bon vivant, à la langue rustique
En 1914, Romain Rolland semble bien être au sommet de sa carrière. Il a atteint, grâce
à Jean-Christophe, à une formidable notoriété, en France, bien sûr, comme on l’a vu, mais
aussi dans d’autres pays. Le roman se répand en effet à l’étranger - en Angleterre tout d’abord
(dès 1910), puis aux États-Unis, en Scandinavie, en Italie, et finalement en Allemagne (la
première traduction allemande ne voit le jour qu’en 1914)166 - , où il connaît très vite un vif
succès. Le Grand Prix de Littérature, décerné en juin 1913, pourrait bien lui ouvrir la voie de
l’un des prochains fauteuils vacants de l’Académie française. Lavisse, qui dès 1911 l’a
proposé pour ce prix, et qui est en 1913 l’un de ses plus ardents partisans, lui demande de
donner Colas Brugnon à la Revue de Paris qu’il dirige ; Louis Gillet doit également y faire
paraître la préface d’un recueil de morceaux choisis de Rolland, qu’il va publier chez
Par ailleurs, il a l’habitude maintenant de parcourir l’Europe. Chaque été, ainsi qu’aux
vacances de Pâques, il fuit Paris et part pour l’étranger. En dehors de la Suisse et de l’Italie,
commune. Aussi son roman, qui met en scène aux côtés du héros allemand, Jean-Christophe,
prophétique à l’entente entre ces deux nations sœurs que sont l’Allemagne et la France.
166 Voir Pierre Jean Jouve, Romain Rolland vivant, Paris : Ollendorff, 1920. L’auteur y donne, p. 319-333, une
bibliographie fort exhaustive des ouvrages de Romain Rolland. On y trouve notamment la mention de toutes les
traductions étrangères de Jean-Christophe, ainsi que celle des autres œuvres.
69
Romain Rolland - Aperçu biographique
confortable, 3 rue Boissonade.167 Ce quartier Montparnasse lui est cher, et il y côtoie Rilke,
Ramuz, Zweig168.
Fin février, il est à Bruxelles, où est joué au Théâtre du Parc l’une de ses pièces, Aërt,
manuscrit de son nouveau roman, Colas Brugnon, qui doit paraître en octobre, et s’apprête à
« Voilà encore une page de ma vie qui est tournée ! Je vais voir ce qu 'il y a, de
171
/ 'autre côté. »
l<>7 Lettre à Louise Cruppi*, 21 février 1914. - Louise Crémieux, apparentée à Marcel Proust, était l’épouse de
Jean Cruppi, ancien ministre français des Affaires étrangères.
16S Stefan Zweig a conté, dans Le Monde d'hier Souvenirs d'un Européen (Paris : Belfond, 1993, p. 254), sa
première rencontre avec Romain Rolland, à Paris, en 1913 : « Au premier coup d'œil je reconnus en lui et le
temps m'a donné raison - l'homme qui, à l'heure décisive, serait la conscience de l'Europe. »
169 Lettres à sa mère*, 25 février, 26 février et 7 mars 1914 , lettre à Louise Cruppi*, Ier mars 1914.
170 > . . . . rr
Lettre à Louise Cruppi*, 17 mai 1914. - Voir également une lettre à Stefan Zweig*, du 18 mai 1914 : « Je
quitte Paris, cesjours-ci, allégé de mon œuvre nouvelle. Je vais me renouveler dans les voyages et la solitude. »
71 Lettre à Louise Cruppi*, 17 mai 1914.
70
Chapitre II : Romain Rolland à la veille de la guerre
« Im guerre éclate. Elle brise avec mon public de Jean-Christophe des liens que, de toute façon, je voulais briser,
car ils m 'entravaient. Mais je ne prévoyais pas que ce serait de cette façon ; et certes, ce ne fut pas pour mon
plaisir que j'écrivis Au dessus de la Mêlée. » - Lettre de R. Rolland à Paul Colin*, 23 février 1920.
La Première Guerre mondiale représente, dans la vie de Romain Rolland, une véritable
coupure. Le rôle qu’il va y jouer peut sembler, de prime abord, fort surprenant, notamment au
vu des années écoulées, qui ne paraissent pas le prédestiner à devenir l’une des figures des
mouvements pacifistes, ni même à s’engager au sein d’une organisation humanitaire telle que
la Croix-Rouge. 11 est donc important de faire le point sur la situation de l’écrivain, à la veille
Rolland a atteint, en 1914, à une certaine notoriété, aussi bien en France qu’en Europe.
Rolland avant la guerre ? Qu’en est-il exactement de son séjour en Suisse, et quelle attitude
Il importe tout d’abord de préciser ce que l’on entend par engagement politique.172
Celui de Romain Rolland peut être perçu sous différents aspects, en regard de l’étude
envisagée : il faut d’abord prendre en compte la manière dont l’écrivain s’est intéressé aux
grandes crises de la fin du XIXe siècle, comme le boulangisme, ou l’affaire Dreyfus, et quelle
a été l’attitude qu’il a alors adoptée ; il faut se demander également quels ont été ses rapports
avec le mouvement socialiste, et plus précisément avec les quelques socialistes qu’il a eu
172 Voir à ce sujet l’article de Sven Stelling-Michaud, « Romain Rolland et son temps», dans Sven Stelling-
Michaud et Janine Buenzod (dir.), Romain Rolland, Neuchâtel : À la Baconnière, 1969, p. 101-120. M. Stelling-
Michaud donne, quant à lui, la réponse suivante, p. 103 :
« Une certaine ambiguïté subsiste plus ou moins inconsciemment dans la manière dont on se représente
l’attitude - certains disent le mépris - de Romain Rolland à l’égard de la politique. 11 convient de distinguer.
Romain Rolland méprisait, sous le nom de politique, les combinaisons électorales, les compromis, la corruption
et les hypocrisies dont les démocrates bourgeois offraient le spectacle et qu’il a stigmatisés dans la Foire sur la
Place. Mais si l’on donne au mot politique son noble sens de participation à la vie de la cité et de combat pour
une vie meilleure, on peut affirmer que Romain Rolland fut un écrivain politique. »
71
Romain Rolland à la veille de la guerre
l’occasion de côtoyer (Lucien Herr, bibliothécaire de l’École Normale ; Jean Jaurès ; Charles
Péguy, aux Cahiers de la Quinzaine) ; il faut faire état, enfin, de ses écrits, où Ton devine une
C’est sans doute durant les années passées à l’École Normale que Rolland forge sa
première conscience politique. C’est alors l’époque du boulangisme, et les discussions vont
bon train, à la rue d’Ulm. Le général Boulanger, devenu ministre de la Guerre en janvier
1886, avait su rallier à lui tous les opposants au régime républicain. Romain Rolland, comme
nouveau conflit sont grands, et Rolland ne doute pas de la mobilisation imminente : « Depuis
1875, le pays vit dans l'attente de la guerre. Depuis 1880, la guerre est certaine ; elle est
imminente. Soldats sacrifiés d'avance, nous sommes campés, partout où nous sommes, nos
sacs ne sont pas entièrement défaits ; à tout moment, nous attendons l'ordre de partir.
parce qu’elle préfigure celle qu’il adoptera en 1914, mais aussi pour la pièce qui en fut le
témoignage : Les Loups. Par son mariage - la famille de sa femme était juive - et par ses
observe, chez les protagonistes des deux camps, celui de la justice et celui de la patrie, le
même degré de sincérité, la même foi en l’idéal qu’ils défendent, mais également, de part et
d'autre, des hommes plus hypocrites. Il se montre critique envers son propre « camp », avec
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Romain Rolland à la veille de la guerre
lequel il a plus de contact, et se montre peut-être plus indulgent envers ses adversaires, à qui il
Il compose, en mars 1898, Les Loups, transposant dans cette pièce l’Affaire dans
l’armée républicaine de 1793. Ce drame, écrit d’abord « tout d'une haleine, en moins de
1 -js
quinze jours, - dans la tourmente de l'Affaire Dreyfus » , est ensuite repris et équilibré.
Rolland a voulu y dépeindre la grandeur qui anime aussi bien les avocats de la patrie que ceux
de la justice ; de même, il montre que l’injustice, loin d’être le monopole d’une armée
réactionnaire, peut être également le fait d’une armée révolutionnaire. Les Loups sont
représentés à L’Œuvre le 18 mai, devant une salle surexcitée177 ; on en avait fait, sans raison
On retrouve ici, déjà, son refus de l’esprit de parti, sa volonté de rester « / 'indépendant
association d'hommes corrompt les idées pour lesquelles elle s'est assemblée, les fait dévier
de leur vrai sens. Je suis et veux demeurer libre. Et si je fais la guerre, en marge d'un camp,
2 - « Règle morale : n 'être jamais passif en rien, même dans l'acceptation. Se soumettre,
Et, début 1899 : « ALa pensée tâche de s'élever au-dessus de l'obscure mêlée ».181
Deux lettres inédites, adressées à Lucien Herr182, viennent encore confirmer la volonté
de Rolland de conserver cette attitude intransigeante, quelles que soient les pressions exercées
par un groupe d’amis. Lucien Herr lui a fait savoir qu’il est irrité de son refus de prendre part
à une manifestation en faveur de Zola et Dreyfus, et qu’il trouve qu’il est trop facile de ne pas
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Romain Rolland à la veille de la guerre
prendre parti. Rolland, doutant de la sincérité réelle de certains des défenseurs de Dreyfus,
réaffirme clairement son refus : « je ne prendrai point part à une manifestation, ni pour
défendre une cause qui m'est aussi suspecte /que la cause adversej, ni pour rendre hommage
à un écrivain dont je n 'ai jamais estimé le caractère. »183 II tient avant tout à pouvoir garder,
en toute occasion, son indépendance de jugement et d’action, et s’en explique une nouvelle
fois, dans la seconde lettre à Herr : «/...y, vous avez tort de me taquiner au sujet de la
différence de nos opinions. - Si je n 'ai pas de sympathie pour Picquart ni pour Zola, il ne
J. Reinach et Gohier,je n 'en méprise pas moins Lemaître, — et de tout mon cœur. Souffrez que
je reste indépendant au milieu de partis qui me semblent absurdes, - (allant l'un et l’autre, à
leur insu, directement contre ce qu’ils veulent défendre), - et que souillent également des
hommes infâmes. »184 C’est cette attitude que l’on retrouvera, au moment de la Première
Guerre mondiale.
seconde interrogation, à savoir quels ont été les rapports de Romain Rolland avec le
mouvement socialiste.
Par ses origines familiales, Romain Rolland semble peu porté sur le socialisme. Son
père, issu d’une petite bourgeoisie bourguignonne, faite de plusieurs générations de notaires,
chauvin, Déroulédiste, absorbant sans critique toutes les bourdes des journaux, il ne
laissait pas de m'aimer tout autant, malgré mes hérésies, et de rire, et - je crois bien, Dieu lui
Rolland ne peut pourtant ignorer les progrès du socialisme, qu’on avait pu croire
écrasé après la défaite de la Commune. Sa renaissance avait d’abord été laborieuse et lente.
Mais grâce à l’action de Jules Guesde, les idées socialistes - et plus précisément les idées
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Romain Rolland à la veille de la guerre
marxistes - s’étaient peu à peu répandues dans les milieux populaires et ouvriers. La diffusion
du socialisme s’était encore accrue après 1889186, grâce notamment aux progrès rapides du
mouvement syndical, et au ralliement de deux députés déjà connus, Jaurès et Millerand. Aux
élections législatives de 1893, son succès est important : près de cinquante députés socialistes
sont élus.
C’est en été 1895 que Romain Rolland commence à s’intéresser aux idées socialistes.
Les notes et la correspondance datant de la seconde moitié de cette année témoignent de cette
soudaine attirance, qui n’est pas à proprement parler surprenante. Rolland est toujours hanté
par l’idée de la décadence d’une société veule, viciée, hypocrite, et il voit dans le socialisme
le seul espoir de sauver l’Europe, sa société et son art: «Dans cent ans, l'Europe sera
socialiste, ou elle ne sera pas. »187 II est séduit essentiellement par le bouillonnement ardent
et passionné de ces forces neuves. Romain Rolland ne vient pas, en effet, au socialisme par
les théoriciens - il n’a jamais lu Karl Marx - , mais par un besoin de franchise, de sincérité,
Cependant, il précise dès le début : «L'action politique ne saurait être mon fait ; je
m'y associerai quand il sera nécessaire, sans m'affubler d'une tâche que je porterais mai
Mon rôle, tel que je le conçois, sera d'abord de faire rentrer le divin dans la révolution
socialiste, qui s'en est dépouillée, dans les années de découragement qui ont suivi 1848. »188
Pas question, en effet, d’adhérer à l’un des partis socialistes. Son socialisme est, comme il le
véritable engagement.
moindres. Ce n’est pourtant pas par Péguy, qu’il ne rencontre qu’en 1898, comme on l’a vu
plus haut, qu’il en vient à s’intéresser au socialisme. Mais il est très sensible à la brûlante foi
18<> La Deuxième Internationale s’est constituée à Paris en 1889 ; elle reçoit bientôt l’adhésion de la plupart des
mouvements ou des partis socialistes nationaux.
187 Souvenirs de jeunesse (1886-1900), Lausanne : La Guilde du Livre, 1947, p. 153
188 Ibid, p. 253.'
189 Ibid, p. 254.
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Romain Rolland à la veille de la guerre
Révolution ».uo « À cette époque où débutèrent mes relations avec Péguy, il était violemment
socialiste, dreyfusiste, antimilitariste /...] Il avait une admiration ardente et familière pour
Jaurès et pour un ami Normalien, camarade de Jaurès et plus âgé que moi, qui exerça une
assez grande influence sur les jeunes Normaliens de ce temps, Lucien Herr f... J »191 Ces deux
hommes sont aussi connus de Rolland.
Lucien Herr, qui a été nommé bibliothécaire de l’École Normale en 1889, soit l’année
du départ pour Rome de Rolland, n’a pas eu sur lui l’ascendance qu’il aura par exemple sur
Jean Jaurès ou Léon Blum, qu’il mène au socialisme. Toutefois, Rolland a sans doute eu
l’occasion de le fréquenter, lors de la rédaction de ses thèses, lorsqu’il donne ses cours à
l’École, ou par l'intermédiaire de Péguy ; de plus, Herr est secrétaire de la Revue de Paris, à
laquelle Rolland collabore à partir de 1898. Leur dissension au sujet de l’affaire Dreyfus,
évoquée plus haut, ne doit pas faire oublier leur « amitié »192, et Rolland conclut : « Je vous
regarde comme un fanatique généreux, pour qui j'ai une estime sincère. »193
Romain Rolland a une profonde admiration pour Jean Jaurès, qui devient, à la fin du
siècle, l’un des grands meneurs du mouvement socialiste.194 Né en 1859 à Castres, Jean Jaurès
est entré à l’École Normale supérieure, premier, en 1879.193 Professeur de philosophie à Albi,
puis à Toulouse, il se lance bientôt dans la politique ; il est élu à 26 ans député
thèses196, qu’il soutient en 1891, qu’il se convertit au socialisme, en grande partie sous
l’influence de Lucien Herr. En 1893, il est élu député socialiste de Carmaux. Rolland ne peut
qu’apprécier cet orateur brillant, qui défend un socialisme ouvert et humaniste, qui conçoit le
le génie de voir « l’humain » en toute chose. »197. L’une des pièces de Rolland, Danton, jouée
au Théâtre civique le 30 décembre 1900, avait été introduite par une conférence de Jaurès.
Toutefois, leurs relations s’arrêtent là, et les deux hommes n’ont jamais été particulièrement
proches.
1 90 Lettre à M. von Meysenbug, 10 avril 1900, dans Choix de lettres à Malwida von Meysenbug, op. cit. , p. 281.
191 Lettre à Henry M. Andrews*, 8 août 1918.
Cf. les lettres de Romain Rolland à Lucien Herr*, 15 décembre [189?] et 1er février [189?].
193 Lettre à Lucien Herr*, 1er février [189?].
,M II lui rendra hommage dans un article écrit pour l’anniversaire de sa mort, qui paraîtra dans le Journal de
Genève du 2 août 1915 : Jaurès, dans L'Esprit libre, Paris : A. Michel, 1931, rééd. 1953, p. 171-178.
195 Dans Le Cloître de la rue d'Ulm, op. cil., Rolland en fait mention une fois, p. 12. Jaurès est présent parmi les
anciens élèves, « archicubes » ou professeurs, venus assister au « canular » de rentrée.
1 )h Sa thèse principale porte sur La réalité du monde sensible, et sa thèse complémentaire, en latin, sur Les
origines du socialisme allemand.
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Romain Rolland A la veille de la guerre
Le terme d’écrit politique est peut-être un peu ambitieux, et l’on hésite à l’employer
concernant Romain Rolland. Pourtant, une certaine sensibilité politique n’est pas absente de
son œuvre, sensibilité que l’on observe notamment au travers de son intérêt pour l’histoire, et
On ne saurait trop insister sur le fait que Romain Rolland avait reçu, avant tout, une
d’histoire, ont laissé sur lui une empreinte indélébile. Il a une prédilection toute particulière
pour les périodes troublées, riches en passions (la Renaissance italienne, le XVIe siècle
Mais si Rolland situe ses pièces dans des époques révolues, c’est bien souvent la
réalité de la société contemporaine, du moins ce qu’il en perçoit, qu’il transpose dans le passé.
Le thème de la décadence, par exemple, l’obsède - il n’a que dégoût pour l’atmosphère
moralement viciée de Paris, ainsi qu’on l’a vu plus haut - , et ce thème se retrouve dans
de guerre : la France et l’Allemagne sont en quelque sorte les deux piliers de la civilisation
Voilà pourquoi pendant la guerre il enjoindra les deux nations belligérantes à se réconcilier.
Mais voilà aussi pourquoi, une dizaine d’années plus tôt, il a écrit Jean-Christophe :
réagit contre la vue de cristal sans défaut d'Olivier désabusé. - Avec Christophe j'ai lutté
contre le destin que je voyais venir. Et j'ai appelé à la lutte les jeunes générations. »20()
Dans Jean-Christophe, ainsi que dans les autres œuvres - le théâtre, les Vies des
hommes illustres - , on peut trouver la trace d’un engagement politique, dans le sens où
Rolland y encourage la jeune génération à se révolter contre une société décadente, à se battre
pour un monde meilleur, en prenant modèle sur des « héros » fictifs (Jean-Christophe) ou
77
Romain Rolland à la veille de la guerre
réels (les personnages historiques de ses drames, Beethoven, Michel-Ange, etc.). « Je veux
On peut trouver, dans ses écrits, un engagement plus concret encore. Les événements
les plus contemporains sont évoqués, on La vu, dans Les Loups et Le Temps viendra, mais
également dans Jean-Christophe. Alors que l’histoire se situe, au début, à une époque
l’écriture des différentes parties, comme ces lignes de Dans la Maison, écrites en 1908,
entre la France et l'Allemagne s'étaient brusquement aigries. [...] Un conflit s’était élevé
pas prendre parti ; ses insolents journaux la sommaient de se déclarer pour l'Allemagne, ou
sinon menaçaient de lui faire payer les premiers frais de la guerre ; [... J. »202 L’épisode
dépassé, par l’histoire contemporaine. En tout cas, l’attitude qu’adopte alors Olivier, l’ami
français de Christophe, est bien celle que choisira, en 1914, Romain Rolland :
« /Olivierj était le seul qui semblât rester a l’abri de la contagion. Si oppressé qu'il
fût par l'attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu'il
prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se
livrer bataille ; [...]. Four lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet
entr’égorgement de la civilisation, il eût redit la devise d'Antigone : «Je suis fait pour
l’amour, et non pas pour la haine. » - Four l'amour, et pour l'intelligence, qui est une autre
forme de l'amour. [...] A cette heure où des millions d'êtres s'apprêtaient à se haïr, il sentait
que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe,
était de garder leur amour et leur raison intacts, dans la tourmente. »205
Rolland, n’est donc pas aussi inattendue qu’on l’aurait cru tout d’abord. Rolland s’est toujours
201 Cité dans Jean-Bertrand Barrère, Romain Rolland [Kir lui-même, op. cil., p. 55.
202 Jean-Christophe, op. cil., vol. 2, p. 476.
203 Incident diplomatique survenu en 1905, entre la France et l’Allemagne, à propos de la possession de terres
marocaines.
204 En 1911, l’envoi d’une canonnière allemande dans le port marocain d’Agadir est à l’origine d’un nouvel
incident franco-allemand.
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Romain Rolland à la veille de la guerre
voulu au dessus de la mêlée ; il a su rester indépendant, aussi bien par rapport aux événements
que par rapport aux partis politiques, et il mène dans ses œuvres le même combat que dans sa
vie. Au-dessus de la mêlée est déjà annoncé par tous ses écrits, et l’action engagée pendant la
guerre ne vient pas en rupture, mais en continuité de l’action menée depuis toujours.
2. Le séjour en Suisse
On a beaucoup glosé sur le séjour de Rolland en Suisse, dont on a dit parfois qu’il
s’agissait d’une désertion. La réalité est tout autre : depuis longtemps, Rolland entretient avec
première excursion sur les bords du Léman, en septembre 1882, il a toujours gardé un
Il y découvre avec enchantement la montagne, dont il goûte, ébloui, les paysages, mais
aussi les vertus thérapeutiques209. Il vient y soigner une santé toujours chancelante, et
reprendre des forces, au contact de son air vivifiant.210 Il séjourne parfois dans les Alpes
vaudoises, ainsi qu’à Zürich, à Bâle, à Genève, à Lausanne, à Soleure, mais sa préférence va à
79
Romain Rolland à la veille de la guerre
quelques petits coins de Suisse alémanique : Spiez, sur le lac de Thun, Schoenbrunn, sur le lac
C’est en Suisse qu’il écrit une grande partie de ses œuvres, notamment Jean-
Christophe, presque entièrement composé pendant ses vacances d’été. Chaque année, il fuit
avec soulagement Paris - «ayant par [sesJ écrits conquis l’indépendance matérielle
suffisante pour vivre sans luxe, mais à l’écart (le plus grand des luxes) »211 - , et reprend le
suit avec intérêt ses récentes réalisations artistiques, notamment dans le domaine du théâtre
populaire. En juillet 1903, il est à Lausanne, où Gémier213, qui a monté à Paris une de ses
pièces {Le Quatorze Juillet), dirige les représentations pour le Centenaire de l’Indépendance
s’enthousiasme pour Orphée, de Glück, monté par son ami Morax à Mézières, sur son théâtre
du peuple.
Cet intérêt est d’ailleurs réciproque, et Rolland est apprécié en Suisse. Deux de ses
pièces y sont jouées, dans les années qui précèdent la guerre. Les 28 février, 1er et 8 mars
1910, Les Loups sont joués à la Maison communale de Plainpalais, à Genève, avec beaucoup
de succès214 ; la pièce est montée par l’Union pour l’Art social, qui a pour but essentiel de
mettre l’art à la portée de tous, ce qui s’accorde avec les idées professées par Rolland dans
son Théâtre du peuple. Les 2 et 9 avril 1914, la Comédie de Genève joue Aërt, pièce
Pendant l’hiver 1912-1913, Rolland accepte de donner chaque mois une chronique
80
Romain Rolland à la veille de la guerre
Rolland apprécie notamment Charles Ferdinand Ramuz, alors à Paris, qu’il rencontre
rue Boissonade. Très tôt, il a découvert le talent du jeune écrivain vaudois - « le premier à
faire vivre dans ses œuvres l'âme populaire des pays romands »216 - , qui pourtant n’obtient
avec ses premiers romans {Le Petit Village, Aline, La Grande Guerre de Sonderbond, Les
Circonstances de la vie, ...) qu’un maigre succès. Dès 1911, Rolland écrit : « Je lis un certain
actuelle. Parmi les Romands, je suis surtout frappé par les œuvres de Ramuz (un jeune). »217
Mais l’homme de lettres romand dont il est le plus proche est Paul Seippel : « Mon
ami le plus ancien, le plus fidèle de mes amis de Suisse, mon compagnon de lutte et
d'épreuve. Il fut le premier qui vint me tendre la main, dans ma solitude du Boulevard
publics européens. Depuis, cette main loyale n 'a pas lâché la mienne. »218
plusieurs publications : La Suisse au XIXe siècle, Les deux Prances et leurs origines
historiques (1905), La critique des deux Prances (1906), La littérature française dans la
seconde moitié du XIXe siècle (1911). D’un voyage autour du monde, en 1895, il a ramené
Rolland ; en octobre 1911, celui-ci écrit : «La Bibliothèque universelle vient de publier un
long article sur moi. C’est le meilleur qu 'on ait jamais écrit... L'auteur est un écrivain connu
en Suisse : Paul Seippel. »219. Les deux hommes, devenus amis, se rencontrent lors des
séjours en Suisse de Rolland.220 Seippel fait paraître, en 1913, un important volume sur
d’amitié, Romain Rolland lui a fait don du manuscrit du Buisson ardent, neuvième tome de
Jean-Christophe.
216 Cité dans André Chavanne, « Romain Rolland et la Suisse », art. cit., p. 122.
217 Cité dans Romain Rolland et la Suisse, op. cit., p. 10.
2|8 . , , Z 1
Cité dans André Chavanne, « Romain Rolland et la Suisse », art. cit., p. 122-123.
a]) Cité dans Romain Rolland et la Suisse, op. cit., p. 10.
"20 En 1912, Rolland passe quelques jours à Zürich, chez l’écrivain suisse.
81
Romain Rolland à la veille de la guerre
Début juin 1914, Rolland se rend en Suisse, pour y passer, comme presque chaque
année, les mois d’été, et s’y reposer de Colas Brugnon, qu’il vient d’achever. La
correspondance avec sa mère, inédite pour les mois précédant la guerre222, nous présente un
homme comblé, heureux. L’été s’annonce serein, tranquille, sans véritable projet, avec des
Le 2 juin, il arrive à Vevey, petite ville sur les bords du lac Léman, où il va passer une
quinzaine de jours, à se promener en ville, où il est désormais célèbre (les libraires présentent
Zermatt, où il passe trois jours. Il se rend ensuite, le 20 juin, à Spiez, sur le lac de Thun, pour
retouches à son roman et, le 22 juin, il peut écrire à sa mère : « J'ai à peu près terminé ma
correction du manuscrit de Colas Brugnon. Je suis dans un état de liberté d'esprit. »225 II fait
abondant, où les lettres de lectrices forment la majorité. »226 II passe une journée à
l’Exposition Nationale suisse, à Berne227, et quitte avec regret Spiez pour Genève, où il doit
retrouver plusieurs amis, dont Alphonse de Châteaubriant228
82
Romain Rolland à la vrille de la guerre
Jura vaudois, sans avoir encore de projet bien défini pour l’été231 ; après une quinzaine de
Rolland n’est toutefois pas coupé du monde, et il suit avec intérêt le procès qui
mars 1914, Henriette Caillaux, épouse de Joseph Caillaux232, a tué de plusieurs coups de
revolver Gaston Calmette, directeur du Figaro, dans son propre bureau233. Le procès, qui
s’ouvre le 20 juillet, se termine par l’acquittement, neuf jours plus tard, de Mme Caillaux.
La présence en Suisse de Romain Rolland - une habitude estivale - n’a donc rien de
bien surprenant. Mais le déclenchement du premier conflit mondial vient bouleverser tout
ceci. Quelle attitude va adopter Romain Rolland dans les premières semaines de la guerre ?
Le déclenchement du conflit
Le début du XXe siècle est une période troublée. Les rivalités économiques et
1870, la montée des nationalismes, l’antagonisme austro-russe dans les Balkans, ainsi que la
course aux armements conduite par les deux blocs de la Triple-Alliance (Allemagne,
231 « // s 'agit de trouver ci occuper les deux mois de I ’é/é », lettre à sa mère*, [8] juillet 1914.
2,2 Joseph Caillaux (1863-1944), membre du parti radical, ancien ministre des Finances (1899-1902 et 1906-
1909), ancien Président du Conseil (1911-1912). Lors du «coup d’Agadir», en 1911, il est partisan d’une
entente avec l’Allemagne, et négocie la convention franco-allemande sur le Maroc. En 1914, il est à nouveau
ministre des Finances.
233 Calmette s’était procuré des lettres de Caillaux, sur des sujets financiers, diplomatiques, politiques et privés,
dont une lettre adressée à sa première épouse, qu’il publie dans Le Figaro du 14 mars, en donnant à entendre que
d’autres lettres, adressées à la seconde épouse, Henriette, suivraient. - On a estimé que le chantage de Calmette
était un coup monté par les bellicistes, pour écarter du gouvernement une personnalité germanophile.
234 Cf. la lettre à sa mère du 27 juillet [I9I4J* : « I.is-tu t'affaire Caillaux ? Je la suis attentivement, et toutes
mes sympathies sont pour Caillaux et surtout pour Mme Caillaux. Ces journaux sont hideux. Une bande de
chiens lâchés sur une proie. », et la lettre à Louis Gillet du 30 juillet [1914], dans le Cahier // : « Je n'ai rien
perdu de J'affaire Caillaux, dont les deux protagonistes me semblent plus clairs qu 'à vous (et probablement
aussi, plus sympathiques) ». Déjà le 27 avril, il écrivait à Sofia Bertolini : « Je n 'avais aucune sympathie pour
Caillaux ; mais je ne suis pasfâché qu 'un de ces rois de la presse à chantage ait reçu son châtiment de la main
83
Romain Rolland à la veille de la guerre
en Europe un état de tension croissante, que la question du Maroc et les guerres balkaniques
(1912-1913) viennent encore accentuer. Désormais, la paix est à la merci du moindre incident
alliances entraîne successivement les différents pays dans la guerre: l’Allemagne déclare la
guerre à la Russie (1er août) et à la France (3 août). La Belgique, pays neutre, refuse
l’ultimatum allemand demandant le libre passage de son armée sur le territoire belge (2 août) :
elle est envahie par l’Allemagne (3-4 août). Répliquant à l'entrée en Belgique de troupes
neutralité belge. Devant le refus de l'Allemagne, il lui déclare la guerre le jour même.
France à l’Autriche (11 août), ainsi que le Royaume-Uni (12 août). En deux semaines, les
principales puissances d’Europe sont entrées en guerre, et le conflit va dès lors se dérouler sur
plusieurs fronts.
Je suis accablé. Je voudrais être mort. Il est horrible de vivre au milieu de cette
européenne est la plus grande catastrophe de l'histoire, depuis des siècles, la ruine de nos
Il séjourne alors à Vevey. La déclaration de guerre est pour lui comme un réveil brutal,
«... Je sortais d'un long rêve, qui m'enivrait. Les mains de l'amour, où s'appuyaient
mes yeux, m'avaient caché les nuages s'amassant en ces juin et juillet du merveilleux été...
(En fut-il un plus beau ? Déchirante splendeur de ces jours, où le meurtre de l'Europe se
d’une femme. ».
235 JAG, p. 32-33.
84
Romain Rolland à la veille de la guerre
décidait !...) Quand s'écartèrent les doigts de la bien-aimée2^, c'était la nuit du monde. La
Pourtant, Rolland n’a pas été aussi surpris par l’éclatement du conflit qu’il semble
encore écrire à son amie Louise Cruppi : « Jusqu'à l'apparition en librairie de Colas
Mais le cours que prennent les événements ne lui laisse bientôt plus aucune illusion.
La correspondance avec sa mère nous livre un homme inquiet, lucide, nullement indifférent à
ce qui se passe autour de lui. A la gaieté optimiste du début du mois de juillet vient répondre
une inquiétude qui va croissante. Son ami Alphonse de Châteaubriant est alors avec lui à
Gimel , et ils se rendent ensemble à Vevey . Les deux hommes sont d’autant plus attentifs
aux événements que Châteaubriant serait concerné par une mobilisation générale de la France.
sont terriblement inquiétants ce matin.241 Il se pourrait que ce fût, cette fois, la guerre pour de
bon. Si elle éclatait, n 'attends pas un jour pour venir en Suisse. Pars tout de suite. »242
Faut-il comprendre à cette affirmation que Rolland avait prévu de demeurer en Suisse
en cas de guerre, afin d’y être en lieu plus sûr ? Sans doute faut-il plutôt y voir l’inquiétude
légitime d’un fils dont la mère est alors seule en France243, et qu’il préférerait savoir à ses
236 On sait peu de choses de cette jeune femme, une actrice américaine, Helena Van Brugh de Kay - que Rolland
appelle Thalie - , sinon que leur liaison a débuté en automne 1912. Il n’en parle guère dans son Journal, et n’y
fait que quelques rares et discrètes allusions dans des lettres à sa mère ou à sa sœur.
237 L ’Esprit libre, op. cil., p. 18. - L’introduction de Rolland est une sorte d’essai critique sur son action au cours
de la Première Guerre mondiale ; si elle en présente une vision claire et synthétique, il ne faut pas oublier qu’elle
a été écrite plus de 15 ans après les faits, et qu’il faut donc les considérer - sinon les événements eux-mêmes, du
moins les jugements portés à leur égard - avec une certaine réserve.
23S Lettre à Louise Cruppi*, 29 juin [1914],
239 Lettre à sa mère*, [8] juillet 1914.
240 Lettre à sa mère*, 24 juillet 1914.
241 Le 23 juillet, l’Autriche avait lancé un ultimatum à la Serbie, laquelle avait 48 heures pour y donner réponse.
Cet ultimatum, conséquence de l’attentat de Sarajevo, ordonnait à la Serbie de condamner publiquement la
propagande serbe contre la monarchie austro-hongroise, d’insérer cette condamnation dans son Journal officiel,
de dissoudre la société nationaliste Norodna Obrana, et de rayer des cadres de l’armée les officiers jugés
suspects d’une action anti-autrichienne. Le 25 juillet, la Russie avait annoncé qu’elle soutiendrait la Serbie en
cas de conflit.
85
Romain Rolland à la veille de la guerre
effet à son terme, et T opinion suisse est très pessimiste quant à son dénouement. Dans l’après-
guerre est déclarée entre l'Autriche et la Serbie244. Demain, ce peut être la Russie, et, par
suite, la France qui entrent en branle. Châteaubriant part, cet après-midi, directement pour
Piriac [... /. Il se peut en effet que, dans les dewc ou trois jours, il soit appelé par la
Pour moi, je suis encore incertain sur ce que je ferai plus lard. Pour le moment, je
n’ai qu'à rester où je suis, - rien ne me rappelant d'une façon immédiate. »245
Cette seconde lettre laisse à entendre que Rolland, s’il a sérieusement envisagé
l’éventualité d’un conflit généralisé, ne paraît pas en revanche fixé sur l’attitude à adopter si
ce qu’il redoute venait à se réaliser. Il faut préciser ici que Rolland n’était pas astreint à la
mobilisation générale, et ce pour trois raisons : de par son âge, tout d’abord (il a alors 48 ans),
de par sa condition d’ancien normalien (les élèves de l’École Normale supérieure, qui
obligation militaire), de par sa santé enfin (un accident, survenu en 1910, l’avait laissé avec
un bras à demi infirme). Il n’a ainsi aucune raison particulière de retourner à Paris, et c’est
donc en Suisse qu’il choisit d’attendre la suite des événements.246 Sa mère, qui finit par se
laisser convaincre, vient finalement l’y rejoindre le 1er août247.
~44 La réponse serbe à l’ultimatum autrichien, qui a pris fin le 25 juillet, accède à presque toutes les exigences de
l’Autriche, et ne contient que d’infimes réserves, qui ne peuvent donner matière à grief. Toutefois, la réponse
serbe est jugée insuffisante, et le jour même a lieu la rupture de toute relation diplomatique entre la Serbie et
l’Autriche. Le fait est grave, et signifie, à n’en plus douter, que l’Autriche veut la guerre. Cependant, la
déclaration de guerre officielle de l’Autriche à la Serbie date en réalité du 28 juillet, et non du 26.
245 Lettre à sa mère*, [26 juillet 1914],
"46 « Je n 'ai aucunement l'idée de quitter Vevey, oitje me trouve fort bien », lettre à sa mère*, [29 juillet 1914]
Il faut préciser, toutefois, que le retour sur Paris aurait été possible, du moins à ce moment. Le 28 juillet, en
effet, Rolland part pour la capitale française, afin d’y mettre ses affaires en sûreté, et d’en ramener quelques
titres, qui devraient permettre à sa famille de subsister, dans l’éventualité d’un conflit. Il est à Paris le 29 juillet,
et en repart immédiatement, dans l’après-midi ; il est de retour la nuit même à Vevey. - Voir les lettres à sa mère
des 28, 29 et 30 juillet 1914*.
247 « Samedi lLr Août. [...] Ma mère arrive le soir, à lOh 30, par le dernier train qui vient de France. Ixi
mobilisation française a été décrétée ci 4h 30 de ! 'après-midi, et la déclaration de guerre de l’Allemagne à la
Russie est remise à 7 heures du soir », ,JAG, p. 32.
86
Romain Rolland à la veille de la guerre
La veille au soir, Jean Jaurès a été assassiné par un jeune exalté, Raoul Villain, au café
l... j. - Jaurès n'était pas seulement un grand esprit et un grand cœur ; il était l'homme le
plus capable de maîtriser les violences de son parti : en le tuant, on ne fait que déchaîner les
Quelques jours avant la crise de juillet 1914, les socialistes avaient voté, lors de leur
congrès tenu à Paris, une motion préconisant la grève générale en cas de guerre ; cette motion
devait toutefois être soumise au congrès de L Internationale, qui devait se tenir le mois
suivant. Les syndicalistes révolutionnaires de la CGT, quant à eux, avaient toujours annoncé,
depuis plusieurs années, qu’ils saboteraient la mobilisation dès son déclenchement. Lorsque la
juillet, imités bientôt par les socialistes. Le 30 juillet, une réunion commune est tenue par les
responsables syndicaux et socialistes. Mais la mort de Jaurès, le 31 juillet, vient sonner le glas
des derniers espoirs pacifistes, tant il apparaissait, aux yeux de l’opinion, comme le seul
rallient, de façon à peu près unanime, à la défense nationale. Le gouvernement n’a même pas
2tx Lettre à sa mère*, lor août 1914. - La venue de sa mère en Suisse n’étant pas certaine, Rolland lui a écrit,
comme à l’accoutumée.
249 Roger Martin du Gard donne, dans son roman Les Thibault, une relation très détaillée et très fidèle des
incertitudes et des espoirs qui soulevèrent alors les milieux socialistes et pacifistes, entre le 28 juin et le début du
mois d’août 1914 : « L’Eté 1914 » narre l’errance, entre Genève, Anvers, Berlin, Bruxelles et Paris, du jeune
Jacques Thibault, affilié à un groupement révolutionnaire. - R. Martin du Gard, « L’Eté 1914 », Les Thibault,
[Paris :] Gallimard, 1936.
87
Romain Rolland à la veille de la guerre
Sembat, Renaudel annoncent qu’ils feront leur devoir.250 Le 4 août, les socialistes votent à
l’unanimité les crédits militaires ; aux obsèques de Jaurès, Léon Jouhaux, secrétaire général
Les premiers temps, Rolland demeure frappé par le caractère de démence du conflit
(cette idée de folie de l’Europe, une folie incompréhensible, contagieuse, qui n’épargne
personne, même les personnes les plus mesurées et les plus hostiles à toute forme de violence
avant la guerre, revient constamment sous sa plume). Il attend une réaction de ce qu’il
considère comme les grandes autorités morales : les Églises, dont le message évangélique ne
semblerait pas pouvoir justifier des combats meurtriers, le socialisme international, qu’il
croyait être le garant de la paix251, les intellectuels, dont le rôle est selon lui de guider ceux
qui se méprennent, et de mener un juste combat pour défendre la raison et la vérité. Non qu’il
croie véritablement que ces puissances morales puissent encore empêcher la guerre, mais du
moins auraient-elle ainsi accompli leur devoir, en demeurant fidèles à leurs convictions
premières. Mais pas une voix ne s’élève contre le drame qui se joue.
Solitude complète. Les premières semaines d'août ne furent qu'un tragique dialogue
avec moi-même, un examen de conscience, une retraite en Dieu. Il me fallait constater que de
nos deux Déesses, Patrie, Humanité, l'une avait tout dévoré. Et l'autre était oubliée... Suis-je
seul à y croire encore ? Et puisqu 'aucun ne parle, aucun de ses dévots de la veille, faudra-t-il
que je parle ? Mais que dirai-je ? De quel droit ? Et qui voudra m'entendre ? ... »252
Il se fera entendre, pourtant. Le 2 septembre, par l’entremise de son ami Paul Seippel,
il publie dans le Journal de Genève une Lettre ouverte à Gerhart Hauptmann, écrite après
avoir appris la nouvelle de la dévastation par les Allemands de la ville de Louvain253. Il est
250 «N'est-il pas inouï que tes socialistes d'Allemagne, de France, de Belgique, d'Angleterre, aient cru non
seulement devoir accepter cette guerre, mais déclarer publiquement qu 'ils y prendraient part ! », lettre à son
amie italienne Sofia Bertolini, 5 août 1914, Cahier XI, p. 204.
2^1 . „ -y r
« Des socialistes ! Des prêtres ! [.../ Ces frères ennemis, ces champions d’un double idéal de paix et de
fraternité humaine, s'accordant pour réclamer leur place dans la grande boucherie ! », ibid..
2'* 2 Introduction à L 'Esprit libre, op. cit., p. 19.
253 « La nouvelle de la destruction de Louvain me rend malade. Quelle folie emporte ces Allemands à leur ruine
morale ? Chaque pas qu 'ils font creuse un abîme de haine. Veulent-ils donc régner sur des décombres ? Ils
légitiment d’avance les pires représailles [...J. Ce crime me force à sortir de mon silence. J'écris à Gerhart
Hauptmann (samedi 29 août 1914). Comme il y a peu de chances que cette lettre lui parvienne, j’en adresse
88
Romain Rolland à la veille de la guerre
intéressant de constater que ce premier article (une protestation contre les crimes commis par
d’une valeur inestimable) s’adresse à Gerhart Hauptmann - qui était alors le plus grand auteur
dramatique allemand, prix Nobel de littérature en 1912, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas
Rolland ne cherche à sortir du champ qui est le sien, celui du milieu intellectuel européen, et
c’est donc à un autre intellectuel qu’il adresse cette formule: « Êtes-vous les petits-fils de
Puis vient un second article : Au-dessus de la mêlée, écrit le 15 septembre, paraît dans
l’objet. La guerre y est simplement dénoncée comme un malheur pour l’Europe, dont tous les
pays belligérants ne peuvent que sortir ruinés ; cet appel à la « jeunesse héroïque du monde »,
9 S7
s’il déplore le massacre monstrueux de tant de jeunes gens“ , la vanité de leur sacrifice, par
ailleurs admirable - en tant qu’il révèle leur grandeur d’âme et leur valeur morale - n’appelle
Cet article connaîtra un certain retentissement, et vaudra à son auteur autant de lettres
d’insultes que de témoignages de sympathie. Dans la presse française, l’article sera très mal
reçu : on a vite fait de jeter le discrédit sur les propos de cet écrivain français, bien à l’abri
derrière les montagnes suisses, qui se permet de tenir la balance égale entre les torts des
différents belligérants. Pourtant, dans cet article, Rolland ne fait que défendre la cause qu’il a,
copie au Journal de Genève, au Times et à La Voce de Florence », JA G, p. 43. - Le texte de l’article se trouve
dans L'Esprit libre, p. 63-65. Une note, p. 65, précise que cette lettre « a été provoquée par un article
retentissant d'Hauptmann, paru peu de jours avant. Il y repoussait l'accusation de barbarie tancée contre
l'Allemagne, et la retournait... contre ta Belgique. »
254 Lettre ouverte à Gerhart Hauptmann, dans L Esprit libre, op. cil., p. 64.
255 « De ma phrase à Hauptmann : « Etes-vous les fils de Goethe ou les fils d'Attila ? », la presse française a
retenu : « Il les appelle fils de Goethe ! », et la presse allemande : « Il nous appellefils d'Attila ! » », JAG p. 96.
256 Voir L 'Esprit libre, op. cit., p. 76-89.
257 « Toute celle fleur de l'humanité jetée dans quels combats ! », lettre à Louise Cruppi*, 3 septembre 1914.
89
Romain Rolland à la veille de la guerre
Après ces premiers articles, c’est pour Romain Rolland une autre forme
d’engagement, qui n’est pas sans surprendre : deux mois après la déclaration de guerre, il se
90
Chapitre III : La Croix-Rouge internationale en 1914
l’instigation d’Henry Dunant, à Genève, en 1863, pour venir en aide aux blessés et aux
victimes de la guerre.
1. APERÇU HISTORIQUE
guerre qui oppose la France et l’Italie à la Prusse, l’homme d’affaires genevois Jean-Henry
Dunant est horrifié par la situation des blessés, et décide d’y remédier. Son idée est de
« susciter, dans chaque pays, la création d'une société de secours aux blessés militaires
susceptible, en cas de conflit, d'aider les services de santé de l'armée à s'acquitter de leur
^ ^58 , A .
tâche. >r De retour à Genève, il trouve un soutien précieux en la personne du juriste Gustave
Moynier, président de la Société genevoise d’Utilité publique, qui se montre très intéressé par
ses récits et ses suggestions. L’ouvrage que publie Dunant en 1862, Un souvenir de Solferino,
C’est pourtant Moynier, esprit plus méthodique et plus rigoureux, qui comprend que
l’idée de Dunant ne saurait se réaliser sans une sérieuse organisation internationale, ni sans
une direction ferme et efficace. Il forme un Comité de cinq personnes, siégeant à Genève, qui
258
Cité dans Henri Coursier, La Croix-Rouge internationale, Paris : PUF, 1962 (Que sais-je ? n° 83 1), p. 16.
La Croix-Rouge internationale en 1914
Le Comité des Cinq comprend, outre Dunant et Moynier, trois autres Genevois : le
général Dufour, ainsi que deux médecins, Louis Appia et Théodore Maunoir ; il se réunit, à
aux Blessés militaires ». Il organise à Genève, dans la salle de l’Athénée, en octobre 1863,
une première conférence internationale, à laquelle assistent les délégués officieux - médecins
Les suggestions du Comité sont approuvées ; les délégués votent, le 29 octobre 1863,
une sorte de charte, qui contient les bases fondamentales et uniformes de la Croix-Rouge : les
Etats doivent favoriser la création, sur leur territoire, de Sociétés privées solidaires les unes
ultérieur doit consacrer la neutralité des blessés et du personnel appelé à les soigner ; ce
personnel, ainsi que le matériel nécessaire aux soins à donner, seront protégés par un signe
distinctif unique, l’emblème de la croix rouge sur fond blanc. Mais ces résolutions demeurent
dans le domaine privé. Aussi faut-il organiser une autre conférence, composée cette fois de
plénipotentiaires, ayant compétence pour souscrire des engagements précis au nom des
gouvernements.
Cette seconde conférence, tenue avec les représentants de douze nations, permet la
signature de la première convention de Genève (22 août 1864), qui établit des règles pour le
sauvegarde et respect aux habitants du pays qui porteront secours aux blessés ; obligation de
soigner tous les malades et blessés sans distinction de nationalité ; institution de la croix rouge
sur fond blanc comme signe distinctif et marque d’immunité. Les belligérants sont donc
désormais tenus de protéger les blessés de guerre et de leur assurer les soins médicaux
nécessaires ; mais le mérite et l’originalité de cette convention est surtout qu’elle ne se limite
universelle et permanente.
92
La Croix-Rouge internationale en 1914
la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Suisse, ainsi que par plusieurs États de la
Confédération germanique ; tous ces pays possèdent leur Société de secours. Les progrès de la
Genève (Autriche, Bavière, Turquie, Russie, États-Unis, Japon, Siam, Chine, pays
d’Amérique latine, etc.), et par la constitution de leurs Sociétés nationales de secours, bientôt
Les principes énoncés dans la première convention de Genève sont par la suite révisés,
coutumes de la guerre sont également codifiées par les deux conférences de la Paix, tenues à
déclarer Comité international de la Croix-Rouge ; son siège demeure à Genève. C’est lui qui
entier (il reconnaît les sociétés nouvelles, et assure l’uniformité des principes), d’autre part,
d’amener successivement tous les États à signer la convention de Genève. Il est à la fois
international humanitaire. Il est présidé, pendant plus de quarante ans, par Gustave Moynier.
À sa mort, en 1910, il est remplacé par Gustave Ador ; né à Genève en 1845, celui-ci a mené
Dès 1864, et dans toutes les guerres, en vertu du principe de solidarité internationale,
toutes les Sociétés nationales viennent au secours des Croix-Rouges des belligérants, par des
blessés, lors de la guerre de 1870. Une nouvelle agence est mise en place à Trieste, en 1877,
259 Pour plus de détails, on peut se reporter à l’ouvrage de Pierre Boissier, Histoire du Comité international de la
Croix-Rouge De Solferino à Tsoushima, rééd. Genève : Institut Henry-Dunant, 1978.
260 Une biographie lui a été consacrée par son gendre : Frédéric Barbey, Un homme d'Ètat suisse, Gustave Ador
(1845-1928), [1945], rééd. Genève : Comité Gustave Ador, 1995. - Voir l’annexe 4.
93
La Croix-Rouge internationale en 1914
lors de la guerre des Balkans ; à Vienne, en 1885, pendant la guerre serbo-bulgare ; enfin à
suite de la constituante de 1863 : Paris (1867), Berlin (1869), Genève (1884), Karlsruhe
(1887), Rome (1892), Vienne (1897), Saint-Pétersbourg (1902), Londres (1907). Pour la
première fois, en 1912, une conférence se déroule hors du sol européen : elle a lieu à
Washington.
Le cinquantième anniversaire
Fallait-il célébrer glorieusement et avec éclat cet anniversaire ? Cela n 'eut pas correspondu
aux sentiments de modestie des hommes de bien, qui étaient en même temps des hommes de
foi, grâce auxquels la Croix-Rouge a vu le jour. Leur œuvre, assise sur des bases sobres et
empreintes de sagesse, qui sont demeurées les principes fondamentaux et quasi immuables de
cette institution devenue puissante et considérable par ses ramifications dans tous les Etats
sur les cinq continents, et chaque année voit la naissance de nouvelles sociétés.
261 Bulletin international des sociétés de la Croix-Rouge, n° 176, octobre 1913, dans le tome 44, 1913, p. 273.
94
La Croix-Rouge internationale en 1914
Le 15 août 1914, les neuf membres du CICR se réunissent rue de l’Athénée, à Genève,
collaboration des trente-huit Sociétés nationales est lancé ; la première circulaire de la guerre
voit le jour.
« L'état de guerre est actuellement proclamé dans la plupart des nations européennes
[...]. Dès maintenant l'œuvre de la Croix-Rouge est appelée à une activité intense telle
fera tout ce qui sera en son pouvoir pour provoquer l'aide de toutes les associations existant
dans les pays non belligérants, mais il tient à faire ressortir les difficultés que crée l'énorme
extension du conflit.
[... / Le Comité international consacrera toute son activité à l'exécution des mesures
permises par les circonstances. Il adresse dès maintenant un pressant appel aux Comités
centraux des pays neutres pour qu 'ils participent de toutes leurs forces à l'œuvre humanitaire
du soulagement des blessés et des malades, victimes des combats sanglants qui se préparent.
Il étudie la possibilité de la création d'agences internationales analogues à celles qui ont déjà
Il veillera de tout son pouvoir à la réalisation des résolutions prises par les
Les besoins seront immenses, mais le Comité international a la ferme assurance que le
zèle charitable de toutes nos Sociétés sera à la hauteur des dévouements nécessaires.263 »
La mesure la plus urgente, décidée ce même jour, est la création d’une Agence
centrale des prisonniers de guerre, destinée à rechercher les disparus et à faciliter les rapports
262 L’annexe 5 présente une séance du CICR, avec huit de ses membres.
263 Circulaire du CICR, 15 août 1914.
95
La Croix-Rouge internationale en 1914
des prisonniers avec leurs familles. Le 21 août, l’Agence internationale des Prisonniers de
guerre est mise en place à Genève, dans les locaux de l’Athénée. Elle est organisée et présidée
par Gustave Ador, président du CICR, et concerne l’ensemble du front occidental. Une
96
Chapitre IV : Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
« Je me trouve à Genève /.../ et j'y travaille à /'Agence Internationale des Prisonniers de Guerre qui vient d'être
fondée sous la direction de la Croix-Rouge. On y voit défiler toutes tes misères de l'Europe, 4000 lettres pat-
jour, et des centaines de visites éplorées. » - Lettre de Romain Rolland à Paul Fort*, 13 octobre 1914.
Bien des question se posent au sujet de cette collaboration : quand Romain Rolland se
met-il au service de F Agence internationale des Prisonniers de guerre ? Qui l’y introduit?
Les dates
C’est au début du mois d’octobre 1914 que Romain Rolland, qui jusque là séjournait à
Vevey, vient s’installer à Genève, afin de se mettre au service de l’Agence des Prisonniers de
Guerre. La date précise demeure incertaine : dans son Journal, il note son départ de Vevey à
la date du 5 octobre264, mais son installation à Genève, Champel, Hôtel Beauséjour, à celle du
3 octobre"65. Dans Y Introduction de L'Esprit libre, il s’agit alors du 6 octobre. La
correspondance n’est pas plus précise : 3 octobre dans une lettre266, 5 octobre dans une
autre“67, pourtant datée du même jour, ou encore 2 octobre dans une troisième268. Mais si la
l’est point. C’est bien pour se mettre au service de l’Agence qu'il a quitté Vevey, ainsi qu’en
JAG, p. 69.
265 Ibid , p. 73
266 « Je suis à Genève, où je travaille à /’Agence internationale des prisonniers de guerre... », lettre à Louis
Gillet, 3 octobre 1914, Cahier II, p. 295.
A>1 «Je vais m'installer, lundi /5 octobreJ, à Genève, où je m'emploierai à /’Agence internationale des
prisonniers de guerre... », lettre à Sofia Bertolini, datée du samedi 3 octobre 1914, Cahier XI, p. 217.
«Je m'emploie ici à /’Œuvre Internationale des Prisonniers de guerre... », lettre à Jean-Richard Bloch, 2
octobre 1914, Cahier XV, p. 277. - Jean-Richard Bloch, fondateur de la revue L’Effort libre ; en 1914, il a déjà
publié plusieurs ouvrages, dont un roman, Lévy, et une pièce de théâtre, L 'Inquiète.
97
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
témoignent VIntroduction déjà mentionnée : «Le 6 octobre, quittant Vevey pour Genève, où
Prisonniers de guerre, qu 'elle fondait en ces jours... »269 et, surtout, le Journal :
« Mon intention, en venant ici, est de m'employer à une œuvre qui m'attire par son
caractère humain, plus que national : l’Agence des Prisonniers de Guerre, qui vient d'être
fondée sous la direction de la Croix-Rouge internationale. Elle sert d'intermédiaire entre les
prisonniers de toutes nations et leurs familles. Il y a quinze jours, j'ai écrit au Président de la
Croix-Rouge, Gustave Ador, pour lui demander de m'utiliser. Il m'a répondu (24 septembre),
en me remerciant, « qu 'il se ferait scrupule de recourir à mon concours, estimant que je rends
par mes articles des services plus importants à la cause du libéralisme et au triomphe final
des idées de justice et de progrès social. » J'ai insisté et reçu ma convocation. Une heure
C’est pourtant quelques jours plus tôt que Rolland a commencé son service auprès de
cette ville : «Je suis encore en Suisse, et j'y resterai, peut-être, à Genève, où je m'occupe,
avec ma sœur, d'une œuvre des Prisonniers de guerre, sous les auspices de la Croix-Rouge
271
Internationale. » Une lettre à son amie Louise Cruppi, datée du même jour, vient confirmer
ces propos : « Ma sœur et moi, nous nous occupons, à Genève, de l'œuvre des Prisonniers de
Guerre, qui est sous les auspices de la Croix-Rouge internationale. [...J Un peu souffrant,
fatigué, (tous ces événements me rongent), j'ai prolongé mon séjour à Vevey ; mais je compte
Ces deux lettres sont doublement intéressantes : d’une part, elles permettent de
Cependant, faut-il penser qu'il se rendait chaque jour de Vevey à Genève, jusqu’au début du
98
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
effectivement travaillé à l’Agence durant toute la fin du mois de septembre, ou s’il a préféré
D’autre part, ces lettres apportent un élément de réponse à une autre interrogation, à
savoir, qui a intéressé Rolland à cette Agence de Prisonniers. On pourrait penser de prime
abord que c’est Rolland lui-même qui a soudainement décidé de se mettre à la disposition de
la Croix-Rouge. Et pourtant, il semblerait bien que cette idée ne soit pas sienne.
Il est fort probable que ce soit Madeleine Rolland273, la sœur de l’écrivain, qui soit
l’instigatrice de cette idée. Lorsque la guerre éclate, elle se trouve elle aussi en Suisse, dans la
région de Zug, plus exactement à Schoenbrunn, où elle passe chaque année les mois d’été. La
lacune fort regrettable : aucune lettre de Madeleine à son frère ne figure dans le fonds Romain
Rolland, pour la période du 11 août au 9 novembre 1914. Mais des lettres adressées par
Romain Rolland à sa sœur, il ressort que celle-ci a voulu, une fois la guerre déclarée, rentrer
en France, afin de s’y employer à quelque œuvre de bienfaisance ; ce à quoi il répond qu’elle
beaucoup mieux, d'ici peu, à Genève. Il n 'est pas douteux que les grandes batailles, qui sont
prévues pour la fin du mois, feront refluer sur la Suisse une quantité de blessés et de
prisonniers, comme en 1870. C'est alors que les soins et l’argent de Français seront utiles
pour accueillir ces pauvres gens en pays étranger. /... J Pour qui n 'est pas enrégimentée dans
un cadre régulier d’infirmières, il y aura peut-être plus à faire ici qu 'en France. »274
Sa sœur, sans doute, se laisse convaincre, et, plutôt que de rentrer à Paris, elle vient le
rejoindre sur les bords du lac Léman, probablement vers la fin août. Tous deux envisagent
alors de s’installer à Genève, afin d’y trouver quelque occupation. Dans une lettre à Sofia
Bertolini, en date du 29 août, Romain Rolland explique : « Nous comptons nous installer
prochainement à Genève (le retour à Paris ne semble plus possible) ; nous y trouverons
l'occasion de nous rendre utiles, ma sœur et moi. La misère est grande dans la nombreuse
~iy Voir la notice de Marie-Laure Prévost sur Madeleine Rolland, dans Jean Maitron, Dictionnaire biographique
du mouvement ouvrier, Paris : Éd. Ouvrières, 1992.
274 Lettre à Madeleine Rolland*, 11 août [1914],
99
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
colonie française ; el je compte me mettre à la disposition du consulat, qui est débordé. »275
(Madeleine Rolland a-t-elle influencé son frère ? Toujours est-il qu’il cherche également,
désormais, à se « rendre utile »...) Quelques jours plus tard, il fait une nouvelle allusion au
fait qu’il ne pourra peut-être pas rentrer à Paris ; s’il doit rester en Suisse, il ne peut rester
inactif: « Si je ne rentre à Paris, dont les chemins sont peut-être déjà fermés, à l'heure qu'il
est, je resterai à Genève, où le travail ne manque point : la colonie française y est nombreuse
' 276
et misérable. » C’est donc d’abord au consulat de France que Rolland songe à offrir ses
Madeleine Rolland, quant à elle, se trouve dès le 7 septembre à Genève, où elle espère
trouver à s’occuper, « soit dans la ville même soit dans la zone frontière à St-Julien ou à
Annemasse qui sont remplis de ré/ugiés. »277 Le 9, elle écrit à Louise Cruppi : « Des amies
genevoises me prient d'attirer votre attention sur l'agence des prisonniers de guerre à Genève
qui peut rendre de grands services en soulageant les angoisses de tant de familles
européennes. Je vous envoie la coupure de journal qui donne tous les renseignements. »27S
Mais elle-même ne semble pas y travailler, car elle poursuit : « Je viens de me mettre en
rapport avec une jeune femme française, établie à Genève, Mme Kaltenbach, qui s'occupe
des réfugiés à Annemasse et dans la zone frontière où l'on a établi également des hôpitaux.
Par elle, j'espère n 'être pas absolument inutile. »279 Sans doute s’engage-t-elle tout d’abord
dans cette direction, ainsi que semble le confirmer une petite note de Romain Rolland, dans
l’une de ses lettres : « Ma sœur est a Genève, et s'occupe, à Annemasse. », écrit-il à Louise
Cruppi le 17 septembre.280
laquelle on n’a malheureusement pas plus d’informations.281 Tout porte à croire, cependant,
qu’il s'agit là de l’Agence des Prisonniers de guerre : Romain Rolland demande en effet à sa
sœur de s’informer si, par son œuvre, elle ne pourrait retrouver la trace d’un de ses amis qu’il
croit prisonnier - ce qui répond aux compétences de l’Agence. La pièce justificative I vient
confirmer cette hypothèse : il s’agit d’une liste des collaborateurs de l’Agence, se trouvant
100
Romain Rolland A l’Agence des Prisonniers de Genève
Croix-Rouge au lendemain de la guerres82 Parmi les quelques 3100 noms cités, on trouve
celui de Madeleine Rolland - ainsi, bien sûr, que celui de son frère. De plus, les deux lettres
citées plus haut prouvent que Rolland et sa sœur ont travaillé ensemble à l’Agence. Il
semblerait donc bien que ce soit Madeleine qui, la première, vers le 19 septembre, se soit
Les amies genevoises ayant intéressé Madeleine à l’Agence des Prisonniers - amies
dont elle parle dans la lettre à Louise Cruppi citée à la page précédente - sont
l’Agence, et Rolland en fera parfois mention dans ses lettres.286 Blanche Hentsch y occupe
même une place importante : elle est l’une des responsables du Service de la réception.287
On sait toutefois qu’elle n’y reste guère plus d’un mois (en admettant qu’elle ait débuté aux
alentours du 19 septembre), étant de retour à Paris vers le 22 octobre.288 Après son départ,
l'activité exercée par l’Agence. A ses destinataires, il donne en effet tous les renseignements
sur cette œuvre à laquelle il s’emploie, afin de leur permettre de s’adresser à elle en cas de
qui s'est fondée, dans la première quinzaine, sous les auspices de la Croix-Rouge
2X2 L 'Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, 122 pages,
150 illustrations. La liste figure aux p 113-122 de l’ouvrage (voir pièce justificative 1).
2X3 Lettres du 24 septembre 1914 à Jean-Richard Bloch et à Louise Cruppi.
2X4 Lettre de Madeleine à Romain Rolland* du 3 1 juillet 1914, où il est question de son amie de Genève, Hélène
Fulpins.
~x^ Lettre de Romain Rolland à Louise Cruppi* du 21 décembre 1914, où il parle de Blanche Hentsch, une amie
de sa sœur.
2X6 Notamment dans plusieurs lettres à sa mère* (22 novembre 1914, 6 décembre 1914, 16 janvier 1915, etc ).
2X7 Archives du CICR, 402/1 : affiche de l’Agence des Prisonniers de guerre (musée Rath, Genève, 1914-1915),
présentant les noms des responsables de service.
« Croirais-tu que nous avons reçu seulement ce matin ta lettre, écrite à Lyon et mise à la poste en arrivant /à
Paris/, il y aura demain 8 jours ! », lettre à Madeleine Rolland*, 29 octobre 1914.
101
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
internationale. Vous savez que cette agence sert d'intermédiaire entre les prisonniers des
diverses nations et leurs familles qui les recherchent. À l'occasion, n 'oubliez pas qu 'elle
Dans chacune de ses lettres, comme ici, il prend soin de préciser qu’il s’agit d’une
agence « fondée sous la direction de la Croix-Rouge »290 : mentionner le nom de cette autorité
de tutelle, qui jouit d’une solide réputation à l’échelle internationale, n’est pas sans donner à
D’autre part, il tient à signaler qu’il s’est mis à sa disposition dès ses débuts291. Le
CICR a décidé de la création d’une agence s’occupant des prisonniers de guerre le 15 août
1914, comme il a été vu plus haut, et celle-ci se met en place le 21 août. À cette date,
pourtant, l’Agence n’a pas encore d’administration ; le secrétariat est installé dans le bureau
de l’avocat genevois Paul Des Gouttes, secrétaire du Comité depuis 1898. Il faut donc en
premier lieu donner à l’Agence un appareil administratif et des moyens suffisants, ainsi que
des locaux et du personnel. Dès les premiers jours se présentent des collaborateurs
volontaires, qui se mettent aussitôt au travail. Le 16 septembre, ils sont une trentaine. Un
deuxième local a été ouvert dans le bureau du président du Comité, Gustave Ador, au 8 rue de
l’Athénée. Cependant, les demandes et les lettres affluent, allant jusqu’à 2000, 3000 par jour.
Il faut trouver de plus vastes locaux, engager en hâte du personnel. L’Agence se déplace le 21
Quand Rolland entre à l’Agence, le 24 septembre, celle-ci vient juste d’être installée
d'intermédiaire entre les prisonniers de toutes nations et leurs familles qui les
292 . *
recherchent ». Mais la tâche est immense, et le nombre de collaborateurs insuffisant :
102
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
l’Agence est débordée.293 Dans son Journal, il consigne quelques remarques concernant son
cet esprit qui lui est propre et qui semble s'appliquer à rendre tout ce que Ton fait plus
difficile et plus lent. Les 80 pour 100 des réponses sont des fins de non-recevoir, adressées
aux malheureuses gens qui ne donnent pas (et pour cause) toutes les indications désirables
sur les disparus. Comment le pourraient-ils ? C'est justement parce qu 'ils ne savent pas où ni
quand les leurs ont disparu qu 'ils s'adressent à l'Agence. La première tâche m'eût semblé de
réunir toutes les listes de prisonniers en Allemagne et en France et de les dresser par ordre
alphabétique. Après quoi, il serait facile de répondre aux demandes : « Nous avons » ou bien
La principale utilité de l'Agence, pour le moment, c 'est qu 'elle transmet les lettres des
Ce premier jugement paraît bien sévère. Car la tâche de l’Agence est véritablement
considérable, et nullement facilitée par les gouvernements des pays en guerre. De plus, c’est
Comité en assume lui-même la direction. Si la plupart de ses membres gardent le souvenir des
expériences passées29^, il se trouve désonnais devant des conditions très différentes par suite
de l’extension de la guerre et de l’ampleur des opérations. L’objectif général est clair : il s’agit
de retrouver des personnes séparées par la guerre, et de rétablir entre elles la communication.
Mais il faut définir les principes de base, inventer les méthodes et, surtout, en assurer
l’application immédiate.
Dans les premiers temps, c’est l’improvisation. Dans l’introduction au recueil L'Agence
« [Quand la guerre éclate, le Comité n’hésite pas un instant à fonder une agence de
recherches, dont le siège est fixé à Genève.] A celle époque, il faut l'avouer, nous nous
Dès le 24 septembre, il écrivait à Louise Cruppi, dans la lettre déjà citée* : « Des centaines Je lettres arrivent,
tous les jours, et l'on est débordé. » Et deux semaines plus tard, dans une lettre à Alphonse Séché, c’est de 3 à
4000 lettres par jour qu’il est question ! ( voir Cahier XIII, p. 87).
294 JAG, p. 73-74, en date du 3 octobre 1914.
295 , *
Notamment de la récente Agence de Belgrade, durant les guerres balkaniques.
103
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
bercions d'illusions et nous ne mesurions pas la grandeur de l'œuvre ainsi entreprise. Deux
salles, rue de l'Athénée, l'activité des membres du comité, assistés peut-être de quelques amis
ayant du loisir, voilà ce qui nous paraissait suffire comme local et comme personnel.
toutes parts des cris d'angoisse ont été poussés vers nous. Ainsi débordés, que faire ?
Abandonner une tâche trop lourde, le comité n'y a pas songé une minute. Mais il fallait
s'adapter aux circonstances, il fallait faire face aux besoins ainsi révélés. Voilà pourquoi
nous avons envahi le musée Rath296, voilà pourquoi l'armée de travailleurs recrutée par nous
s'est peu à peu chiffrée par milliers, voilà comment notre petite agence est devenue comme
une usine où les machines s'ajoutent aux machines à mesure que la besogne grandit. »297
L’Agence a effectivement fort à faire. Il lui faut, d’une part, obtenir des
renseignements sur les disparus, prisonniers et internés civils des pays en guerre, d’autre part,
diriger un service de transmission de nouvelles pour les familles des régions envahies.
prisonniers de toutes nations et leurs familles qui les recherchent », pour reprendre
l’expression employée par Romain Rolland, est un travail fastidieux. Il s’agit à la fois de
gouvernements des listes de prisonniers, elle établit sous forme de fiche le nom de chacun
d’entre eux, avec les détails nécessaires à son identification (nom, prénom, grade, régiment, et
d’une famille arrive, une nouvelle fiche est établie (la fiche-demande), d’une couleur
différente, qui sera confrontée avec les fiches-renseignement déjà existantes. Si la personne
recherchée est présente dans le fichier, une réponse est envoyée à la famille, lui fournissant les
contraire, la famille est avertie que l’on est sans nouvelles de la personne recherchée ; la
2)6 Le 12 octobre, l’Agence s’est installée - définitivement - au musée Rath, ancien palais des Beaux-Arts de la
ville
297 Introduction d’Alfred Gautier à L’Agence internationale des Prisonniers de guerre Genève (1914-1918),
op. cil., p. 7-8, à la p. 7.
2v8 . , . 1 . ^
Voir à ce sujet deux petits ouvrages très détaillés et très précis : Organisation etfonctionnement de l'Agence
internationale des Prisonniers de guerre à Genève, Genève : CICR, février 1915, 52 pages, et Étienne Clouzot,
« Disparus et prisonniers - L’Agence internationale des Prisonniers de guerre à Genève », tiré à part du Mercure
de France, juin 1916, p. 389-410, présenté en annexes 6 et 6 bis. - É. Clouzot, ancien élève de l’École des
104
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
fichiers existent, pour les différents pays (fichier français, fichier allemand, etc.). Sont
présentés en annexes deux articles de L'Illustration, ainsi que plusieurs documents tirés de
Onze millions de fiches de prisonniers seront ainsi établies durant les quatre années
300
du conflit ; toutefois, seuls deux millions environ de prisonniers seront identifiés ou
secourus. Car les difficultés sont nombreuses : renseignements fournis par la famille
manquant de précision, fausses pistes dues à des erreurs de graphie ou à des noms de même
consonance (les Lefevre, Lefebvre, Lefébure, Lefièvre, ... pour les soldats français par
exemple), listes de prisonniers non fournies par les États ou les autorités responsables, faux
témoignages de soldats (qui croient avoir vu tué ou emmené prisonnier tel camarade ), retards
de correspondance, etc.
Dans ces conditions, les premières critiques formulées par Rolland dans son Journal,
doivent pas nous tromper : Rolland est bien conscient, en réalité, de toutes les difficultés
auxquelles l’Agence doit faire face - difficultés auxquelles il essayera d’ailleurs de remédier,
par Romain Rolland au sein de l’Agence des Prisonniers : c’est plus précisément au Service
«Al 'Agence des Prisonniers de guerre, je travaille dans le service des Civils. Il a
fallu la ténacité charitable du If Ferrière pour créer cette section. La Croix-Rouge refusait
105
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
de s'en occuper : elle était débordée par la multitude des prisonniers militaires. Les pauvres
civils, que rien ne préparait à ces épreuves, ont été brusquement emmenés de chez eux, sans
ils ? Personne ne le sait. On a pris les gens de tout âge, femmes, enfants, vieillards. Des
villages entiers ont été raflés. À Amiens seulement, on a enlevé 1.500 personnes. La Belgique
semble avoir été plus éprouvée encore. Là, toute nouvelle manque . Depuis deux mois, on ne
sait rien./... J
Il ne faut pas croire d'ailleurs que les Allemands aient été les seuls à employer des
procédés barbares, qui rappellent les razzias d'esclaves antiques. Dès la déclaration de
guerre, tous les Allemands, hommes, femmes, enfants, qui se trouvaient en France (et ils
étaient nombreux), ont été faits prisonniers et expédiés çà et là dans des camps de
concentration. Ils n'y sont pas brutalisés ; mais des jeunes filles du monde, des hommes
distingués, des vieillards, doivent depuis deux mois coucher sur la paille (je le sais par des
lettres), et les prises sont à peu près égales, des deux côtés. »301
Des extraits de lettres viennent s’ajouter à ces lignes du Journal. Dans une lettre à
« Nous sommes 150, et nous sommes débordés. (Je m'occupe spécialement des
prisonniers civils, les plus lamentables de tous, car leur cas n 'est prévu par aucun
règlement international ; ils sont comme hors la loi de guerre, qui protège au moins les
prisonniers militaires, et cette guerre nouvelle, à l'instar de celles de l'antiquité, en a fait des
razzias : ce sont des villes entières emmenées comme butin, on ne sait où, et dans quel
« Une situation particulièrement cruelle est celle des prisonniers civils ; car elle n'a
été prévue par aucun règlement antérieur, et les Croix-Rouges303 refusent de s'en occuper.
Vous savez que, depuis le début de la guerre, on a pris de tous côtés des milliers de ces
pauvres gens, qu'on a arrachés subitement à leurs familles, sans môme leur donner le temps
de se munir d'aucun argent ni de vêtements de rechange. /... / Et l'on ne sait rien d'eux, on ne
301
JAG, p. 76.
302
106
Romain Romand à l’Agence des Prisonniers de Genève
« Mais si malheureux que puissent être les soldats, les civils le sont incomparablement
plus. Personne ne s'occupe d'eux. Les Croix-rouges (de tous les pays), déjà trop surchargées
par leur tâche officielle (limitée aux prisonniers militaires), ont refusé d'y adjoindre la
protection des civils. Or, comme vous le savez, la guerre actuelle a rétabli, dans de vastes
proportions, l'usage de véritables razzias d'esclaves, après chaque ville conquise. Qui en a
pris l'initiative Y Naturellement, aucune nation ne consent à se l'attribuer. Il semble bien que
l'Allemagne ait débuté, dès le 25 ou 26 juillet, en mettant la main sur un grand nombre de
prisonniers tous les Allemands qui étaient en France, et elle les a expédiés dans des camps de
concentration. (Dans le nombre, se trouvent d'ailleurs pris depuis deux mois de malheureux
Suisses ou Danois, comme ceux dont j'ai lu, aujourd'hui, les appels suppliants). L'Allemagne
a redoublé. Et depuis, c'est à qui raflera le plus de bourgeois inoffensifs. [...] - Que dire de
la Belgique ? Là, ce sont des villages, ou des couvents entiers qui ont disparu. Où les
Que faut-il penser de cette présentation apocalyptique ? La réalité des faits est-elle
véritablement semblable à ce que nous décrit Rolland ? Les ressortissants d’un pays ennemi
mis en captivité dans des camps de concentration, des représailles s’exerçant sur les
populations civiles ? Des habitants de villages entiers déportés on ne sait où, sans pouvoir
donner aucune nouvelle, sans qu’aucune législation ne les protège, sans qu’aucune œuvre
Le sort des civils est véritablement peu enviable. Pour les prisonniers militaires, le
CICR peut, du moins, s’appuyer sur la convention de La Haye de 1907, qui permet à des
agents dûment accrédités de visiter les lieux d’internement en vue de distribuer des secours,
pour améliorer leur sort. Le Règlement annexe à la convention de La Haye énumère, dans les
traitement qui doivent leur être appliquées. Le principe fondamental, repris du Règlement
annexe à la convention de La Haye de 1899, est que les prisonniers de guerre sont au pouvoir
du gouvernement ennemi, mais non des individus ou des corps qui les ont capturés, et qu’ils
305
Lettre à Louise Cruppi*, 11 octobre 1914.
107
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
La protection des civils, quant à elle, ne peut s’appuyer ni sur des règlements, ni sûr
des conventions. Seul le Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre3 '6, qui traite
certains abus, concerne quelque peu cette catégorie. iVIais il apparaît vite, dès les premiers
jours de la guerre, que la protection des civils ne sera pas suffisamment assurée : invasion
France par les armées allemandes, destructions de villes et de villages par les bombardements
et les combats, évacuation forcée des habitants, séparation des familles, absence de nouvelles,
etc. Les civils se trouvant en territoire ennemi sont, même s’ils ne résident pas dans des zones
militaires, généralement internés. Ceux retenus dans les territoires occupés sont isolés de leurs
Ceux, enfin, qui ont pu s’échapper, se trouvent réfugiés en pays alliés ou neutres, ou dans
leur propre patrie. Ce sont donc plusieurs millions de personnes qui se trouvent isolées30 ,
guerre, à étendre aux civils la protection dont il essaye de faire bénéficier les prisonniers
militaires : sa première initiative en ce sens est de créer, au sein de l’Agence des Prisonniers,
une Section civile, chargée de répondre aux demandes concernant toutes les victimes civiles
cette section, et qui s’est battu pour en assurer la réalisation - ainsi que le précise Romain
Rolland dans l’extrait du Journal cité plus haut. C’est lui qui la dirigera, avec un grand
La première difficulté est la suivante : les Commissions spéciales constituées dans les
Sociétés nationales ne s’occupent en principe que des prisonniers militaires, et le Comité n’est
désigné que pour centraliser ou distribuer les secours' qui leur sont destinés. Or, la
collaboration des Sociétés nationales est indispensable : le Comité leur propose donc, en date
108
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
Le Service des civils peut désormais se mettre en place. La tâche qui l’attend est
gigantesque :
principe humanitaire qui considère comme prisonniers de guerre tous ceux, quels qu'ils
soient, qui sont retenus et internés comme ressortissants de la nation ennemie. Par extension,
ce bureau a été amené ù s'occuper aussi des personnes retenues dans les pays envahis et qui
Il arrive journellement au Bureau des civils une moyenne de 1.000 à 1.500 lettres
il- »109
l’Agence. C’est tout d’abord au domicile du Dr Ferrière qu’elles sont recueillies et traitées,
avec l’aide d’une petite équipe de collaborateurs310, puis au musée Rath, lorsque l’Agence s’y
installe. Mais la Section civile va garder, tout au long de la guerre, sa personnalité propre,
Romain Rolland, simple collaborateur bénévole, passe à l’Agence toutes les après-
ma lettre ù la poste, en allant à l Agence, vers 2 heures »3!1, et encore : « Je suis toujours à
l'Agence, musée Rath, l'après-midi, jusqu'à 5 heures. »312 Ces horaires sont confirmés par la
pièce justificative II; C’est une liste des collaborateurs, précisant leurs horaires de travail,
établie en octobre 1914 : Romain Rolland y figure (ils sont alors 123 inscrits), et ses horaires
Ce travail, ajouté à ses occupations du matin (lire le volumineux courrier qui lui arrive,
y répondre, prendre en note ce qui lui semble intéressant à la lecture de ces lettres ou des
principaux journaux européens), occupe la plus grande partie de ses journées, ainsi qu’il s’en
309 Organisation et fonctionnement Je l'Agence internationale des Prisonniers de guerre à Genève, op. cit.,
p. 43.
310 On peut voir à ce sujet l’ouvrage écrit par l’un des fils du Dr Ferrière, Adolphe, qui y relate ses souvenirs de
la création de la Section des civils : Le docteur Frédéric Ferrière - Son action à la Croix-Rouge internationale
en faveur des civils victimes de la guerre, Genève : Suzerenne, 1948. - La présence de Romain Rolland y est
brièvement évoquée.
3,1 Lettre à sa mère*, 10 mars 1915.
312 Lettre à Louise Cruppi*, 24 novembre 1914
313 • 11
Archives du CICR, 402/1 : liste dactylographiée des collaborateurs, établie en octobre 1914, feuillet 6. - Se
reporter à la piècejustificative II.
109
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
explique dans plusieurs lettres : à Gustav Schneeli (« Veuillez excuser la hâte avec laquelle
est écrite cette lettre. Je suis surchargé d’ouvrage, à l’Agence des Prisonniers »314) ; à Sofia
Bertolini (« Voici longtemps que je veux vous écrire ; mais je suis « bu » tout entier par le
une partie de mes journées, et surtout j’ai une correspondance extrêmement étendue avec des
esprits de toutes les nations y>315) ; à Louise Cruppi (« Je suis passablement pris par PAgence
et par mes travaux ; je n ’ai guère de liberté que le soir. »316) ; à Jean-Richard Bloch {«Je ne
manque pas d'ouvrage à Genève. J'en ai, de toutes sortes, en veux-tu, en voilà. D'abord, à
l'Agence des Prisonniers de Guerre oùje passe une partie de ma journée. »317) ; etc.
tarit pas d’éloges sur cet homme, qui dirige le Service des civils, avec qui il va bientôt nouer
des relations non seulement professionnelles, mais également amicales. Rolland éprouve en
effet une grande sympathie pour Ferrière. Le 1er janvier 1915, il lui écrit, à l’occasion de la
nouvelle année :
«... Depuis trois mois que je suis à Genève, j'ai appris non seulement à admirer et à
aimer votre œuvre et votre cœur, mais à sentir la rareté, même dans ce milieu que je croyais
très libre, de vos idées, qui sont aussi les miennes. Je me réjouis que le hasard (aidé, je crois,
un peu, par votre volonté) m'ait appelé à collaborer, bien modestement, à votre tâche de
/ 'Agence des prisonniers et à devenir ainsi votre ami, -je l'espère du moins. »319
« Je suis extrêmement sensible à vos aimables lignes et tiens à vous le dire avant que
le travail commun nous réunisse de nouveau. Il y a longtemps que votre besoin de sincérité
malgré tout, sans parler de votre talent, m 'avait et nous avait en famille attiré à vous ; vous
avez trouvé en nous ce même besoin et c 'est un point de contact plus précieux que beaucoup
d'autres : merci donc de votre amitié et de votre bienveillante collaboration [.. j. »320
110
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
Rolland parle également, dans son Journal, et surtout dans la correspondance qu’il
échange avec sa mère, des autres collaborateurs. Parmi eux, toute la bourgeoisie genevoise :
« Et il est beau de voir les grands noms de Genève : les Navilie, les Ador, les Micheli, etc.,
(les Barbey, les Cramer, les Ferrière, les Hentsch, etc.). La collaboratrice la plus proche du Dr
Ferrière est Mlle Hélène Appia, de la famille de l’un des membres du premier Comité des
Cinq.323
Une photographie, qui sera très diffusée dans la presse, représente l’ensemble des
collaborateurs de l’Agence - cette photographie est donnée en annexe 18. Mais Rolland n’y
musée Rath. Mais il y avait une telle cohue, et il faisait une bise si glacée que je ne suis pas
resté. Tant pis pour les journaux américains ! Ils n 'auront pas mon portrait. »32'’
Romain Rolland s’applique avec sérieux à ce qu’il appellera un an plus tard, non sans
humour, son « travail de fourmi »325 : il lit les lettres envoyées par les familles pour demander
quelque renseignement au sujet d’une personne disparue, y donne les réponses nécessaires,
« {L'Agence] transmet les lettres des prisonniers à leurs familles. Pour mes débuts-,
j'ai rendu ce service a des prisonniers allemands et autrichiens internés au Frioul, près de
Marseille. »326
A partir des lettres envoyées par les familles pour s’enquérir de quelque soldat fait
prisonnier ou porté disparu, il remplit des fiches rassemblant les principales informations
permettant de retrouver te soldat. Il subsiste dans les archives du CICR, dans les fichiers de
l’Agence internationale des Prisonniers de guerre, plusieurs fiches rédigées par Romain
111
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
s’est attaché à décrire les conditions de travail de l’écrivain à l’Agence, non d’ailleurs sans
quelques erreurs :
« Romain Rolland fut un des premiers alors à offrir son aide [à la Croix-Rouge]. Sans
plus s'occuper des événements et de son propre travail, il vint, pendant plus d'un an et demi,
s’asseoir six à huit heures par jour derrière le petit abri en planches dressé au milieu du
Musée liath, qui avait été rapidement évacué ; parmi une centaine de femmes, de jeunes filles,
d’étudiants, aux côtés du directeur, l’admirable docteur Ferrière, dont la bonté secourable a
abrégé pour des milliers d'inconnus les angoisses de l'attente, il a classé des lettres, il en a
écrit, fait une simple besogne bien insignifiante en apparence. Mais de quelle importance
était chaque mot pour tout individu qui, dans cet immense univers du malheur, ne ressentait
pourtant que sa propre détresse, grain de poussière ! Un grand nombre d'entre eux
conservent encore aujourd’hui, sans le savoir, des renseignements au sujet de leur père, de
Un petit bureau et un siège de bois brut dans une simple baraque construite en
planches, a côté du martellement des machines à écrire, au milieu du va-et-vient de gens qui
se pressent, appellent, se hâtent, interrogent, tel fut le poste de combat occupé par Romain
Rolland pour lutter contre les misères de la guerre. C’est là qu 'il tenta de réconcilier, par des
soins attentifs, ceux que les autres intellectuels excitaient par des paroles de haine, et
d’adoucir par un réconfort approprié et une consolation humaine, une partie au moins de ce
tourment aux mille visages. Il n ’a pas occupé ni recherché une place de dirigeant à la Croix-
Rouge, mais comme tant d’inconnus, y travailla chaque jour à assurer la transmission des
nouvelles. Son action s'exerça d'une façon obscure ; c’est une raison de plus pour qu’on ne
C’est donc à une tâche fastidieuse et ingrate que s’emploie Romain Rolland, ce qui
n’est pas sans surprendre. On a bien essayé de montrer, au cours de ce chapitre, quelques-unes
des premières raisons qui ont pu pousser Romain Rolland à prendre place parmi les centaines
suspens : n’y aurait-il pas eu moyen pour lui de trouver une occupation peut-être mieux
ni Stefan Zweig, Romain Rolland, sa vie, son œuvre, trad. française, Paris: Les Éditions Pittoresques, 1929,
p. 206-207. - L’ouvrage original date de 1920.
112
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève
adaptée à ses compétences ? Se contenterait-il d’un poste subalterne au sein de cette Agence,
Il ne faut en effet pas oublier que Romain Rolland est en 1914 un écrivain de renom :
administratif? Et avant tout, quelles sont exactement les raisons pouvant expliquer cet
113
Deuxième partie
114
Chapitre I : Les motivations premières
« Vous savez combien je voudrais contribuer un peu, si peu que ce soif, à adoucir les conditions de ceiie
Romain Rolland à l’Agence des Prisonniers de Genève, a montré que le choix de l’écrivain ne
répondait pas véritablement à une volonté délibérée de celui-ci : Romain Rolland avait
d’abord songé, on l’a vu, à se mettre à la disposition du consulat de France, avant d’offrir ses
sœur Madeleine.
Pourtant, il n’hésite pas à quitter Vevey et à se rendre tout spécialement à Genève, afin
de travailler à l’Agence de recherches que le CICR a fondée en cette ville. Car s’il semble
entrer à l’Agence un peu par hasard, bien des raisons viennent sans doute expliquer qu’il
choisisse d’y rester, et ce, malgré la besogne insignifiante dont il est chargé, qui semble à
Rolland à l’œuvre de la Croix-Rouge recouvre des réalités plus complexes, et des motivations
On a vu, dans le chapitre précédent, que dès le mois d’août 1914, Romain Rolland
avait envisagé de se rendre à Genève, afin d’y trouver quelque occupation. Peut-être a-t-il
mauvaise conscience à demeurer loin du drame qui se joue, à rester inactif alors que les
premiers combats sont engagés. Car s’il n’est plus en âge d’être mobilisé, ses jeunes amis le
dans les premiers temps, aucune nouvelle. C’est avec inquiétude qu’il suit les événements
328
Il pense en effet, du moins à ce moment, que la cause française est plus juste que la cause allemande, et que
115
Les motivations premières
(6-13 septembre), qui permet à Joffre de stopper l’invasion allemande et, ce faisant, de sauver
momentanément la France, qu’il écrit Au-dessus de la mêlée. Mais son message, dans
l’ensemble mal compris, n’a qu’une faible portée, du moins dans les premiers jours.
De plus, Rolland est abasourdi, ainsi qu’il a été montré, par la faillite du mouvement
socialiste, qui n’a su s’unir à temps pour empêcher la guerre, et déplore le silence des Églises.
Mais surtout, ce qui le choque, c’est l’unanimité avec laquelle tous ont su se rallier à l’idée
d’une guerre juste et nécessaire329. À cette idée, il ne peut se résoudre à prendre part, et il
porte, sur sa propre attitude, un jugement lucide :
« Je me trouve seul, exclu de celte communion sanglante. /... / Une fois de plus, je me
sens, comme dans l'Affaire Dreyfus, isolé du reste des hommes. »33(>
des derniers endroits - le seul, peut-être - où l’on soit resté fidèle à l’idéal d’humanité, auquel
Ainsi, le 24 septembre, premier jour connu de son travail à l’Agence, il écrit à un ami,
plus utile en France, ni d'une façon qui réponde davantage à mon cœur. »331 Et le 2 octobre il
écrit encore, au même ami, toujours au sujet de l’Agence : « Je ne pourrais trouver un emploi
Car la fonction que remplit la Croix-Rouge internationale peut lui sembler répondre,
Rolland a bien compris que, s’il ne peut rien contre la guerre, il peut contribuer, du
misere présente »' . Et où pourrait-il mieux le faire qu’au sein de l’Agence de Genève, seul
l’impérialisme prussien est le principal responsable de la guerre, même si tous les belligérants ont leur part de
responsabilité dans le déclenchement du conflit. Mais il se refuse - et c’est là le sens de son action - à rendre
toute la nation allemande responsable des crimes de ses chefs.
32; «Le fait le plus caractéristique de cette convulsion européenne est [...] « l'unanimité » pour la guerre, -
unanimité des partis même les plus opposés à la guerre nationale, par définition même et par essence morale :
tels les socialistes et les catholiques. », JAG, p. 34.
330 Ibid
116
Les motivations premières
îlot qui semble alors demeurer à l’abri de la contagion morale du reste de l’Europe, cette
Europe qui paraît tout entière submergée par une vague de haine et de folie meurtrière ? La
mission dont s’est chargée la Croix-Rouge n’est-elle pas de porter secours à toutes les
Car Rolland ne peut se résoudre à voir les soldats des nations adverses comme des
ennemis qu’il faut haïr. D’un côté comme de l’autre, il ne voit que des soldats convaincus de
combattre pour une cause juste, que des hommes qui souffrent, que des familles également
touchées par la guerre et le malheur. Dès le mois d’août, il écrivait à sa sœur, qui lui faisait
« - Et puis, je te dirai (à toi, - il est inutile de le répéter à ceux qui t'entourent : ils
ses soins à des blessés (ou des malheureux) français et allemands, indistinctement. Cette
monstrueuse guerre ne parvient pas à changer mes sentiments de pitié profonde pour tous les
internationale des Prisonniers de guerre, qui « sert d'intermédiaire entre les prisonniers de
toutes nations et leurs familles qui les recherchent », lui permet, en servant toutes les nations,
de façon si modeste. Car il a une grande admiration pour le travail accompli, dû à la patience,
117
Les motivations premières
« Il faut aimer Genève, pour cette œuvre sacrée et le dévouement qu 'elle y apporte. Il
n 'en est pas de plus humaine en Europe et de plus désintéressée. C 'est beau de voir le zèle de
tous ces gens pour des patries blessées, qui ne sont pas la leur. »337
tous les déchirements de la guerre, il existe encore des sentiments généreux : les
De plus, les premiers résultats obtenus, bien qu’encore insuffisants, sont très
prometteurs : l’œuvre réalisée est considérable, et Rolland y est sensible. Dans son.Journal, il
note : « Grande chose, cette œuvre nouvelle des prisonniers de guerre ! Unie à la Croix-
Rouge dont elle est un rameau, elle entoure d'une gloire admirable le nom de Genève. Elle le
Cet extrait nous livre une autre raison qui a pu pousser Rolland à travailler à l’Agence
des prisonniers de guerre : l’action de cette dernière s’étend «jusqu'au fond des campagnes
françaises et allemandes ».
Car le travail à l’Agence est peut-être pour Rolland une manière - la seule - d’entrer
en communion avec les souffrances des familles désunies par la guerre, inquiètes du sort des
dépouillé, de lettres provenant de sa région natale, dont les malheurs le touchent peut-être plus
encore : « Les lettres que je dépouille proviennent de petits hameaux perdus, plusieurs de mon
pauvres gens (4000 lettres par jour) de toutes les nations, qui cherchent ceux qu'ils aiment et
qui sont disparus. En deux à (rois semaines, son renom s'est répandu jusque dans les plus
petits recoins de nos provinces. J'ai dépouillé des lettres de hameaux du Morvan, de gens du
peuple de Clamecy, qui se trouvaient par hasard, dans le tas, près de moi. »340
118
Les motivations premières
« Il est bien curieux que la première lettre que j'aie eue à écrire à l'Agence, pour
aviser une famille française que celui qu'elle cherchait venait d'être retrouvé, ail dû être
Cet extrait laisse deviner la joie qu’il a dû éprouver, à l’occasion de cette annonce.
Rolland est très touché par la lecture quotidienne, à l’Agence, de ces lettres reçues de
familles françaises, qui font part de leurs angoisses, de leurs inquiétudes, de leurs espérances
parfois naïves. Au travers de ces lettres, il redécouvre, non sans émotion, une certaine
grandeur morale de la France, dont il note, dans son Journal ou sa correspondance, bien des
exemples.
poésie de la race. Elle est sa vertu et sa faiblesse. J'en suis profondément frappé, en lisant des
famille. »342
Il est sensible, également, à la poésie des noms français : «Les jolis noms français :
Et bien d’autres exemples pourraient être donnés, où l’on devine la trace d’une
Rolland apprécie aussi le fait que l’Agence vienne en aide à toutes les personnes
touchées par le conflit : prisonniers militaires, mais aussi populations des régions envahies par
familles sans nouvelles de leurs proches mobilisés (blessés, faits prisonniers ou portés
militaires, puisqu'il mentionne dans ses premières lettres son travail au palais Eynard, où la
Section civile n’a jamais été installée. Cependant, s’il n’est nullement indifférent aux
119
Les motivations premières
souffrances des soldats, il ne tarde pas à se mettre au service de cette Section des civils - dès
Ce choix de s’occuper de civils plutôt que de militaires n’est pas innocent, et répond
déportées qui sont, sinon les plus touchées, du moins les plus démunies. On trouve parmi eux
aussi bien des femmes que des vieillards ou de tout jeunes enfants, qui ont été emmenés de
chez eux sans pouvoir rien emporter. Et, à l’inverse des soldats, aucune convention ne les
protège. La priorité est donnée au militaire, et les civils sont laissés pour compte. Ce sont les
victimes les plus innocentes de la guerre, d’une guerre à laquelle ils n’ont pas pris part, estime
Romain Rolland.
donc pas aussi surprenante qu’il peut sembler au premier abord. Bien des raisons viennent
expliquer qu’il participe à cette œuvre, qu’il juge admirable, et qui répond à la fois à ses
Aussi, dans une lettre adressée à son amie Louise Cruppi, il peut affirmer :
«... le travail que je fais ici jà l'Agence de GenèveJ, je n 'en ai jamais eu dont j'aie
2. Un intérêt documentaire
de mener une sorte d’étude sur la guerre, dans la perspective de ce qui deviendra le Journal
des années de guerre (1914-1919), dont le sous-titre est Notes et documents pour servir à
345
Lettre à Louise Cruppi*, 13 novembre 1914.
120
Les mot ivations premières
/ 'histoire morale de l'Europe de ce temps,346 II s’attache dans ses carnets de notes à consigner
tout ce qu’il apprend ici ou là, ainsi qu’il l’écrit à Sofia Bertolini :
« Afin de n 'en rien perdre, j'enregistre dans mes notes le principal de ce que je vois,
entends, lis, et réponds : quelle collection de documents moraux pour qui voudra plus tard
L’Agence doit donc lui apparaître, par la masse de documents qui y défile chaque jour,
Rolland recopie à l’Agence les lettres qu’il juge intéressantes, pour une raison ou pour
une autre, et son Journal\ mais aussi sa correspondance à sa mère et à sa sœur, fourmillent de
mille exemples, allant du plus comique au plus grave. À propos d’une de ces lettres qu’il
prend en note, il écrit un jour à sa mère : « Cela fait partie de mon musée. »348
recenser les erreurs dans l’énoncé de l’adresse de l’Agence, plus fantaisistes les unes que les
autres :
Les confusions au sujet de l’Agence sont également nombreuses, ainsi qu’il le relate
dans une lettre adressée à ses parents : « Croiriez-vous qu 'il y a des Français qui croient que
Genève est en Allemagne, et que l'Agence des prisonniers est un grand entrepôt, où nous
tenons captifs tous les prisonniers de la guerre ! »350 Et encore, un mois plus tard : « Encore
un correspondant (un soldat français) qui, s'adressant à l'Agence, nous prend tous pour des
prisonniers, une sorte d'internationale des prisonniers, et nous demande si son frère est avec
, 351
nous ! »
346 Peut-être faut-il rappeler que Rolland avait une formation d’historien...
447 Lettre à Sofia Bertolini, 8 décembre 1914, Cahier XI, p. 220. - Le Journal des années de guerre, déjà
volumineux, ne rassemble pourtant qu’une partie seulement des nombreuses notes prises par Rolland au cours du
conflit.
121
Lhs motivations premières
doivent pas faire oublier que la part la plus importante de son recensement concerne des faits
plus sérieux. Dans une lettre à un cousin, évoquant son travail à l’Agence, il écrit :
éléments d'information pour plus tard, quand les passions seront un peu calmées. »352
Il est vrai que son travail à l’Agence lui permet de recueillir de très nombreuses
informations, aussi bien par les lettres qu’il lit que par les visiteurs qui passent au musée
Rath3x\ Mais ce sont surtout les relations amicales qu’il ne tarde pas à nouer avec son voisin à
l’Agence, le D' Ferrière, qui vont lui permettre d’avoir accès à de nombreux documents, plus
intéressants ; un respect mutuel, une sympathie d’idées, ont rapproché les deux hommes, et
On ne saurait trop insister sur le fait que Rolland a un intérêt véritable pour l’ensemble
Genève, bien sûr, mais aussi l’envoi en missions de délégués chargés de visiter les camps de
prisonniers. Il fait parfois état, dans son Journal ou dans les lettres qu’il adresse à ses proches,
de « rapports officiels » dont il a pris connaissance, concernant différents sujets04, sans que
l’on sache très bien s’il s’agit de rapports qu’il a eu l’occasion de consulter au courant de son
travail quotidien au musée Rath, ou de consultations qui lui auraient été accordées par faveur
exceptionnelle. Dans le cas précis des missions de délégués de la Croix-Rouge, il est certain
que ces dossiers sont mis à sa disposition par le D1 Ferrière, et qu’il s’agit là de documents
confidentiels remis au Comité de la rouge par les deux délégués chargés de visiter les
répéter : «je n’avais pas le droit de lire ces rapports ; et c’est une faveur spéciale qui me les a
122
Les motivations premières
f 356 • • a
confiés ». Ce dossier devait être réservé aux membres du Comité international de la Croix-
Trois semaines plus tard, il prend connaissance du rapport des délégués de la Croix-
Rouge sur les camps de prisonniers allemands en Angleterre, de la suite du rapport d’un
délégué suisse sur les camps de prisonniers allemands en France, du rapport d’un délégué
confidentiels, qu’il semble prendre en note.3>7 Cependant, ces rapports ont été publiés par le
CICR peu de temps après, et l’on peut penser qu’il en aurait eu connaissance, de toute façon,
à ce moment-là.oX
De plus, tous les documents qu’il rassemble sont des documents dont la véracité ne
saurait, lui semble-t-il, être mise en doute. Car à l’Agence, il est à la source - directe - de tous
les renseignements concernant le sort des prisonniers, voire des soldats, et ce sont des
témoignages bien précis qu’il recueille. Il n’y a pas d’ouï-dire : il fonde chacune de ses
affirmations sur des témoignages de gens qu’il a rencontrés, sur des rapports dont il a pris
connaissance, ou, le plus souvent, sur des lettres qu’il a lues. Dans son Journal', il consigne
par exemple : « Il faut reconnaître, à regret, que les razzias de prisonniers civils par les
Allemands à Amiens, etc., ont été précédés d'actes du même genre, accomplis par les
Français. ... » Cette remarque s’appuie sur une lettre qu’il vient de lire : « ... À l’Agence, j'ai
dans les mains la plainte d’une famille d’Alsace, qui raconte que... »359 Et l’on peut citer un
découragement en Allemagne. Par les lettres lues a l'Agence, j'ai acquis la certitude que
l’Allemagne n’a encore appelé aucun homme de plus de 45 ans. (En revanche, elle a appelé
les jeunes gens depuis 18 ans). Ce sont donc de très grosses réserves qu 'elle lient encore. »36()
356 Lettre à Madeleine Rolland*, Lr février 1915. - C’est Rolland qui souligne
357 Lettres à sa mère*, 20, 23 et 27 février 1915, - Ces dossiers sont conservés à la Division des archives du CICR,
cote 432 (Visites de camps).
358 Voir dans la collection des Documents publiés à l'occasion de ta guerre européenne (1914-1915), Genève :
CICR, les Rapports de MM FA Naville & V. van Berchem, U C. de Marval A. Eugster sur leurs visites aux
camps de prisonniers en Angleterre, France et Allemagne, Ie série, mars 1915. - Cet ouvrage peut être consulté
dans la salle de lecture de la Division des archives du CICR.
123
Les motivations premières
de position, qui va à contre-courant de ce qu’on peut lire dans les journaux, il peut répondre :
« ( soyez bien que je suis placé ici au meilleur endroit pour juger de l 'exactitude des
faits (autant qu'il est possible) : car c'est par nos mains que passent toutes les lettres de
leur passage par la Suisse, les intéressés de France et d'Allemagne qu'on rapatrie. Ainsi,
nous arrivons, je crois, ù avoir une vue plus complète qu 'on ne le peut, en Allemagne ou en
France, où les journaux publient seulement ce qui doit être agréable à leurs lecteurs. »361
Cependant, peut-il vraiment prendre pour argent comptant tout ce qu’il voit ou entend
au musée Rath ? Les plaintes exprimées dans les lettres adressées à l’Agence, notamment,
Il importe de préciser d’abord que Rolland se montre en général assez prudent vis-à-
vis des documents consultés : « Je résume la curieuse déposition allemande d'une religieuse,
qui a assisté, dans la cathédrale de Reims, au premier bombardement (d'après le rapport, qui
me passe sous les yeux, ù l'Agence des prisonniers) : f... f (Il va de soi que je transcris ceci
comme simple document, sans en apprécier l'exactitude). »362 ; ou encore : « J'ai tout un
dossier, adressé f. . . j par le Freiburger Ortsausschuss vom Roten Kreuz, pour se plaindre des
mauvais traitements, essuyés par le personnel sanitaire allemand en France. /... / Les faits
Mais peut-être se montre-t-il moins critique au sujet des lettres, qui paraissent plus
véridiques du fait qu’il s’agit là d’informations de première main, et non de rapports rédigés
après coup, susceptibles alors d’avoir perdu de leur authenticité ; car il semblerait, à la façon
dont il en parle à ses destinataires (sans usage du conditionnel, notamment), qu’il n’émet pas
361 Lettre à Ida Kaulhausen*, 7 décembre 1914. - Voir aussi JAG, p 307.
362 Ibid., p. 106-107.
363 Ibid., p. 119.
124
Les motivations premières
Pourtant, ces lettres peuvent être trompeuses, et Rolland en est conscient, ou en a été
averti :
Rouge visitant un camp en France! a Pris sur le fait certains de ces mensonges ; et l'on
Quant aux rapports des délégués, sont-ils plus fiables ? À sa famille qui semble se
montrer critique à l’égard d’un de ces rapports, dont il leur a fait part, il répond :
« Votre observation, au sujet des camps de prisonniers, est juste. Il faut toujours se
méfier qu 'on truque la visite, à l'avance. On y pense bien, à la Croix-Rouge. - Mais pour les
été, aux jours, aux heures qu'il lui a plu, où il lui a plu, sans prévenir personne ; et c'est un
homme débrouillard, qui sait voir. Il n'en est pas tout à fait de même pour le délégué en
Allemagne, — très consciencieux, mais trop respectueux de ce que lui disent les autorités.
Aussi, va-t-on envoyer un autre, à sa place, pour continuer ces visites. »365
« Le récit de la visite aux camps de prisonniers est un résumé atténué du rapport, dont
je vous ai parlé récemment. Je n 'en suis dupe que jusqu 'à un certain point. Le visiteur a été
3. Un engagement pacifiste ?
Un dernier point demande à être précisé. Il a souvent été fait état du pacifisme de
Romain Rolland - ses détracteurs, qui le lui reprochent, ou, à l’inverse, des personnes proches
organisations officielles, et de leur action trop souvent bavarde et inutile ; il parle, dans une
125
Lf:s motivations premières
lettre, de ces pacifistes, « leur activité se réduisant à de bons dîners, des congratulations, et
des décorations. La guerre arrive... Motus, il n’y a plus personne... Ou bien si l'un d'eux
parle, c 'est pour se proclamer plus belliqueux que les autres, - afin de faire oublier leurs
De plus, jamais il ne militera pour un arrêt immédiat des combats ; il ne veut pas d’une
paix à tout prix, d’une paix tout de suite, sans conditions. Son action est autre. La guerre est, il
ne peut l’empêcher. Il s’agit donc de sauver ce qui peut encore être sauvé, d’empêcher, du
moins, l’Europe entière de sombrer dans une folie meurtrière ; il veut conserver un peu de bon
Au-dessus de la haine
Rolland est avant tout contre la haine. Son véritable combat ne se fait pas, comme on
pourrait le croire, contre la guerre, mais bien plutôt, en effet, contre ce culte de la haine que
etc., et la soudaine et inattendue notoriété de son appel a fait oublier que le titre original en
me paraît impossible, et ce serait mal à propos, injuste même, si elle devait cesser
milieu de la guerre, une lueur de raison, de justice, de pitié. C'est une œuvre religieuse que je
Dès les premiers mois de la guerre, il faisait part à sa sœur de ses sentiments :
puisse) à rendre cette guerre moins âpre, en n 'exprimant jamais que des sentiments
humains. »369
126
Les motivations premières
la guerre (l’idée de guerre), mais s’emploie à « rendre cette guerre moins âpre ». Inter arma
a cru en l’homme, en un homme qui saurait être - et demeurer, envers et contre tout - libre,
mensonge. Par ses œuvres d’avant la guerre, il a voulu secouer la torpeur de la civilisation
occidentale, qu’il voyait décadente, avilie. Avec Au-dessus de la mêlée, il poursuit le même
370
combat - combat contre le mensonge, contre la propagande de haine qui risque d’empêcher
à tout jamais la réconciliation de ces deux nations sœurs que sont la France et l’Allemagne,
Romain Rolland. Là est le sens de son action : combattre la haine, pour défendre l’homme, la
dignité de l’homme.
Le travail à l’Agence peut s’expliquer par cette idée ; un extrait déjà cité a montré que
Rolland voyait en elle « une œuvre qui /lj 'attire par son caractère humain, plus que
national »371. Là, il peut servir, comme il le souhaite, la cause de l’humanité.372 Et servir la
cause de l’humanité, c’est servir la cause de la France, en défendant les valeurs éternelles pour
s’insurgeait contre la destruction de Louvain, et qu’il déplorait la perte d’œuvres d’art plus
que la mort d’hommes374, son engagement auprès de la Croix-Rouge témoigne que l’homme a
127
Les motivations premières
retrouvé ses droits, et que l’écrivain peut quitter le domaine de l’abstraction intellectuelle et
servir l’humain.
Rolland a donc fait choix d’un engagement humain plus que politique, humaniste plus
que pacifiste, et son travail à l’Agence s’accorde bien avec ses idées : atténuer les souffrances
128
Chapitre II : « Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
« ... ne me demandez pas de limiter ma pitié à ceux qui soufrent chez nous ! Tout ce qui souffre est ma patrie.
Tout ce quifait souffrir est mon ennemi. » - Lettre de R. Rolland à Mme Avril de Ste-Croix*, 21 avril 1915.
Si Romain Rolland avait envisagé dès le début l’éventualité d’un séjour prolongé en
Suisse, il n’avait jamais prévu, toutefois, d’y passer toute la guerre. Il aurait pu rentrer en
France avec sa sœur Madeleine, qui dès la fin du mois d’octobre est de retour à Paris, comme
il a été montré plus haut. Mais le travail à l’Agence le retient momentanément à Genève.
Sans doute l’écrivain pensait-il au début ne rester que quelques semaines à Genève. Si
moment, je suis à Genève »375, ce qui laisse à entendre qu’il n’a pas prévu alors d’y rester, et
qu’il est encore incertain sur ce qu’il va faire. Et en effet, il ne cessera jamais d’évoquer un
éventuel retour à Paris, même s’il le remet toujours à plus tard. L’Agence des Prisonniers est
l’une des raisons primordiales qui le pousse à retarder son retour dans la capitale française.
Dès le 24 septembre, il écrivait à Jean-Richard Bloch, dans la suite de l’extrait déjà cité plus
haut : « Je ne pourrais trouver à me rendre plus utile en France, ni d'une façon qui réponde
davantage à mon cœur. Aussi, à moins d’événements imprévus, je retarderai mon retour ù
Paris. »376
375 '
Lettre à Mme Paul Landormy, 3 octobre 1914, dans Fontaine, Paris, n° 41, avril 1945.
,7<> Lettre à Jean-Richard Bloch, 24 septembre 1914, Cahier XV, p. 274-275.
}77 Cette hypothèse est également celle de René Cheval, dans Romain Rolland, l'Allemagne et la guerre, op. cit.,
p. 241 : il pense - mais sans donner aucun argument de justification - que c’est la collaboration de Rolland à
l’Agence qui l’amène à reporter constamment ses projets de retour en France.
129
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
l'hiver, dès que ma tâche sera un peu plus avancée. Elle me prend tout entier. Il se trouve que
lorsque j’aurai fini (ou mis en bonne voie) certaines affaires urgentes, à l’Agence des
prisonniers. »379
«Je continue de travailler à l’Agence. Je suis toujours très pris. - Je ne compte pas
« Ma famille, mes amis, m'invitent à rentrer à Paris (...]. Toutefois, rien n 'est encore
décidé. Je me sens trop bien à ma vraie place, ici, pouvant m'entretenir avec l'Europe entière
Car l’Agence n’est pas, en réalité, le seul obstacle à son retour à Paris. Dans la suite de
« Je considère aussi comme un devoir pour moi de rester en communion directe avec
la pensée de toute l'Europe ; je ne crois pas qu 'il y ait beaucoup de Français qui sache,
comme moi, ce qui se passe dans la conscience des meilleurs de l’Allemagne, de l’Autriche et
f Tü') 'îft'î
des pays voisins. J'ai amassé un curieux dossier, pour l'histoire morale de ce temps. »
Il est vrai que le fait de séjourner en Suisse, pays neutre, lui permet d’entretenir des
relations épistolaires avec des personnes du monde entier (anciens amis, ou inconnus voulant
lui exprimer leur sympathie pour ses articles), essentiellement en Europe, mais également aux
130
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
r % 385 • 386
Etats-Unis , au Japon , et jusqu’en Afrique . Sa correspondance européenne concerne
aussi bien les pays belligérants, alliés ou ennemis, que les pays neutres, alors qu’en France il
lui serait impossible d’entretenir une correspondance aussi vaste, ainsi qu’il l’explique dans
« ... j'ajourne toujours ma décision fde rentrer à Paris], à chaque courrier qui
m'apporte une quantité de lettres de tous les pays. Jamais je ne me suis senti plus
immédiatement en relations avec le cœur du monde, - du moins avec l'élite ; et quandje serai
à Paris, je conserverai sans doute mes rapports avec les pays anglo-saxons (qui promettent
de devenir de plus en plus étroits) ; mais je perdrai presque absolument ceux avec les pays
effet à Rolland d’entretenir une correspondance d’une grande ampleur : il est en contact avec
l’Italie, par l’intermédiaire de son amie Sofia Bertolini, et par des personnalités du monde
1• r • 388
littéraire et politique ; avec l’Autriche, par Stefan Zweig et Paul Amann ; avec
Control ; avec les Pays-Bas, par son ami Frédéric van Eeden et le Nederlandsche Anti-Oorlog
Racuf*) ; avec la Suède, par son amie l’écrivain Ellen Key ; avec le Danemark, par Georg
Brandes ; avec l’Espagne, par Eugenio d’Ors et les écrivains et penseurs catalans ; etc.
131
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
réseau d’informations :
« Les nouvelles ne nous manquent pas ici. Elles arrivent de toute l'Europe. La Suisse
est le seul pays qui, au cœur de la mêlée, reste en rapports réguliers avec tous les pays en
guerre. J'apprends ainsi sur l'un et l'autre des adversaires bien des choses qu 'on ignore, à
Non que Rolland se fasse des illusions sur l’objectivité de la Suisse'91, « mais toutes
censure militaire, instituée depuis la guerre, ne s'applique qu'aux faits relatifs à l'armée
helvétique, et non aux événements militaires chez les belligérants. Les journaux proviennent
donc de partout, et Rolland peut ainsi se tenir au courant de tous les faits du conflit :
« Je lis, chaque jour, depuis un mois et demi, deux ou trois journaux allemands
autant de journaux français, plus les journaux suisses (suisses-allemands et français), et les
journaux anglais, j... / Je suis donc assez bien placé pour me faire une opinion ; et je n'y
De plus, Rolland est abonné à XArgus Suisse de la Presse, qui lui envoie chaque jour
géographique privilégiée394 lui permet donc de recueillir une documentation tout à fait
132
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
De nombreuses visites
milieux politiques bien sûr3%, mais également pour les milieux intellectuels (hommes de
guerre (déserteurs, réfractaires, ...), et c’est sur son territoire que vont se tenir les deux
De ce fait, Rolland entre en relation avec un grand nombre de ces personnes qui, pour
des raisons diverses, séjournent ou sont de passage en Suisse. Une liste de toutes ces
personnes, dont il mentionne les visites dans son Journal ou sa correspondance, serait trop
longue à établir, et il ne sera cité ici que quelques noms, parmi les plus représentatifs : durant
les deux premières années de son séjour en Suisse, il recevra notamment la visite de deux
éminents membres du parti socialiste français, Jean Longuet et Pierre Renaudel ; d’une jeune
Nobel pour la paix 1911, l’Autrichien Alfred Fried ; d’un représentant de la mission Ford
pour la Paix, ainsi que de nombreuses militantes féministes ou pacifistes, de passage en Suisse
des deux seuls Français à participer à la conférence de Zimmerwald, lui fait parvenir une
adresse de sympathie, rédigée par une fraction minoritaire de la CGT. Il reçoit aussi de
nombreux journalistes, comme par exemple Korrodi, rédacteur en chef de la Neue Zürcher
Il est aussi en contact avec des exilés russes séjournant en Suisse, parmi lesquels Paul
Birukoff, l’ami et biographe de Tolstoï, installé à Onex près Genève, l’écrivain socialiste
reçoit la visite de nombreux émigrés d’Europe orientale, dont le Polonais Kozakiewicz, ami et
traducteur de Sienkiewicz.
395 « J ai honoré en celte terre l'asile sacré des illustres proscrits de toute / ’Europe, depuis les Réformateurs du
XVle Siècle jusqu ’aux héros du Risorgimento, et de Wagner à Courbet et à Elisée Reclus. », lettre à Paul
Seippel, octobre 1915, citée dans le catalogue d’exposition Romain Rolland et la Suisse, op. cit., p. 4.
396 Voir les premiers chapitres de « L’Été 1914 », dans Les Thibault de Roger Martin du Gard : Fauteur y met en
scène les membres de divers mouvements révolutionnaires européens, socialistes, syndicalistes et anarchistes,
regroupés en exil à Genève, en 1914.
133
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Hesse, pour qui il éprouve une grande sympathie, qu’il va voir à Berne397 ; de l’écrivain
polonais Henryk Sienkiewicz, qu’il rencontre à Vevey ; de l’écrivain suisse Cari Spitteler,
qu'il estime beaucoup, à qui il va rendre visite à Lucerne, et qu’il revoit à Lausanne. 11 a
extérieur, au drame qui se joue, qu’il veut étudier avec lucidité et objectivité : « ... je vois
avec douleur de tous côtés (saufpeut-être en Autriche) le même héroïsme, la même foi dans la
sainteté de la cause, la même soif du sacrifice. »399 Et s’il reconnaît que « l'impérialisme
prussien est le fléau le plus dangereux pour le monde (et pour l'Allemagne elle-même) »4()0, il
est certain que, comme la France, « l'Allemagne croit combattre non seulement pour sa vie,
Aussi est-il persuadé qu’il a un rôle à tenir, et qu’il doit faire part de tous les
journaux), ainsi que de tous ses entretiens ; c’est le Journal de Genève qui lui permet de
s’exprimer.
C’est par son ami Paul Seippel, lui-même rédacteur au Journal de Genève, que
Romain Rolland a eu accès, on l’a vu, au quotidien genevois. Après avoir donné la Lettre
3ri Voir D'une rive à l'autre - Hermann Hesse et Romain Rolland. Correspondance, fragments du Journal et
textes divers, Paris : Albin Michel, 1972 (Cahier Romain Rolland n° 21). - Romain Rolland rendra hommage à
Hermann Hesse dans son article Littérature de guerre, dans le Journal de Genève du 19 avril 1915.
398 > • c
Lettre à Jean-Richard Bloch, 2 octobre 1914, Cahier XV, p. 277. - Voir Albert Dauzat, Impressions et choses
vues (juillet-décembre 1914), Paris-Neuchâtel : Attinger, [s.d.j, p. 232 : « ... c’est en Suisse qu’ilfaut chercher
les manifestations vigoureuses et indépendantes de la pensée française. Ici, l'atmosphère permet de réfléchir, de
discuter, de juger, d'échapper aux entraînements de la passion, de se tenir à l'écart des généralisations
simplistes et des sophismes puérils. » Il rend hommage, plus loin, à Romain Rolland.
399 Lettre à Jean-Richard Bloch, 2 octobre 1914, Cahier XV, p. 277.
400 Lettre à Jean-Richard Bloch, 2 octobre 1914, ibid., p. 277-278.
401 Lettre à Jean-Richard Bloch, 2 octobre 1914, ibid., p. 278.
134
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
« Le temps viendra bientôt s'il n 'est déjà venu - où le Journal de Genève sera le seul
refuge pour les pensées qui se refusent à la passion aveugle et à la haine. Béni soit votre
Jamais en effet Rolland n’aurait pu écrire ses articles dans des journaux français. Le
Temps avait refusé de publier sa lettre à Gerhart Hauptmann, que lui avait télégraphiée le
Journal de Genève, la trouvant « trop tiède ».403 Un « ami inconnu »404, officier d’artillerie,
déplore cet état de fait : « Sur notre front, nous sommes assez privés de nouvelles, et les rares
journaux que nous recevons sont Le Petit Parisien et Le Matin. Pourquoi ces deux-là
seulement ? Je n 'en sais rien, mais c 'est un fait. Et alors, je viens vous demander s'il ne vous
serait pas possible d'écrire quelquefois pour ces deux journaux. »4<b Et Rolland note dans son
Journal\ avec amertume : « Le brave garçon ! Que dirait-il, s'il savait que tous les journaux
français me sont fermés, sauf deux feuilles socialistes ! »406 Car seuls ces deux journaux, en
mêlée.
C’est donc dans le Journal de Genève que Rolland va continuer de « combattre [... /
pour la cause européenne, - pour la grande cause humaine »407 - même s’il regrette le
manque d’impartialité du quotidien romand : « Le Journal de Genève est partagé entre deux
courants : deux directeurs, Bonnard, qui est plus Français que les Français, et Wagnière, qui
Durant les premiers mois passés à l’Agence, il donne au journal de nombreux articles,
qui sont présentés dans l’annexe 19. Après la Lettre à Gerhart Hauptmann et Au-dessus de la
mêlée, viennent, pour la fin de l’année 1914, De deux maux le moindre: pangermanisme,
402 '
Lettre à Georges Wagnière*, 29 septembre 1914
403 Voir une lettre à Louise Cruppi*, 13 novembre 1914.
404 JAG, p. 175.
403 Lettre citée dans leJAG, p. 175.
406 JA G, p. 176.
407 Lettre à Sofia Bertolini, lor janvier 1915, Cahier XI, p. 221-222.
408 r
Lettre à sa mère*, 21 décembre 1914. - Et encore : « J'ai vu Seippel hier. Il dit que A/hène Bonnard /.../
revient de Paris, où il a été entouré, adulé, etc. par le monde officiel, dont il seconde les vues, - mais qu 'on
commence à trouver à Genève même qu'il donne ci son journal une allure trop conforme à /’Écho de Paris et
autres journaux de combat. », lettre à sa mère*, 4 janvier 1915.
135
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Idoles ( 10 décembre)411.
Puis il donne, en 1915, quatre nouveaux articles : Noire prochain, l'ennemi (15 mars),
Littérature de guerre (19 avril), Le meurtre des élites (14 juin) et Jaurès (2 août). Par ailleurs,
il présente aux lecteurs du Journal de Genève deux manifestes, en une courte introduction :
1915), et Pour l'Europe : Un appel de la Hollande aux intellectuels de toutes les nations (15
février).
Ces articles, ainsi que des articles parus dans d’autres journaux ou revues, seront
regroupés dans la brochure Au-dessus de la mêlée, qui est enfin autorisée de publication en
Il faut signaler également une traduction et un article, qui ne seront pas réunis en
Rolland est également en relation avec un autre organe romand, les Cahiers Vaudois,
de l’éditeur lausannois Edmond Gilliard. Avec son ami René Morax, il groupe des
Louvain. Lui-même donne un article, Pro Aris, écrit le 25 septembre. Ces témoignages (deux
fascicules) sont publiés dans le 10L cahier des Cahiers Vaudois, qui ne paraîtra qu’en janvier
1915, à Lausanne.412
Suisse, où il se sent résolument au cœur de l’Europe en guerre. Outre l’occupation utile qu’il
trouve à l’Agence (au point de ne vouloir y renoncer), il peut poursuivre ses relations
épistolaires avec l’Europe tout entière, avoir accès aux journaux des principaux pays
402 « Dans le 3° /.../, j’ai montré ta supériorité intellectuelle et morale de la Russie moderne sur l'Allemagne
moderne. », lettre à Maxime Courot*, 28 décembre 1914.
410 Article consacré à faire connaître l’activité de l’Agence internationale des Prisonniers de guerre. - Voir le
chapitre 111 de cette deuxième partie.
411 « Enfin le 5° /. . ./ est pour qui le lira de sang froid un réquisitoire violent contre les intellectuels
allemands. », lettre à Maxime Courot*, 28 décembre 1914.
412 Tous ces articles sont réunis dans un ouvrage déjà mentionné, qui rassemble l’ensemble des articles de guerre
de Romain Rolland : L'Esprit libre, op. cit..
413 . £ 1
« 16 Janvier [1915] . Avec plus de trois mois de retard, paraît notre Cahier de protestation pour Reims et
Louvain (Xe Cahier Vaudois). », JAG, p. 225.
136
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
politiques ou intellectuelles ; surtout, le Journal de Genève lui offre la tribune qu’il souhaitait,
en acceptant de publier ses articles. Aussi ne voit-il aucun inconvénient à y prolonger son
séjour.
reprocher à l’écrivain sa présence en Suisse, ainsi que ses écrits. De quel droit cet homme, qui
« Un mot seulement pour vous dire que votre ami Rolland est devenu l'ennemi public,
en France. Les articles que vous avez lus, surtout Au-dessus de la mêlée, me valent les
outrages les plus abominables de la presse parisienne. C'est une campagne de haine, où se
trouvent associées toutes les passions chauvines avec toutes les rancunes de mes vieux
ennemis de la Foire sur la Place. Vous ne pouvez vous imaginer à quel degré de basse injure
on en est venu avec moi. Et il m'est impossible de répondre ù ces furieux. Tous les journaux
français me sont fermés. Ils ne me pardonnent pas d'avoir dit que rien ne me ferait renier mes
amitiés allemandes, ni surtout d'avoir exprimé le regret qu'on ait fait intervenir les
La « campagne de haine » dont parle Rolland a été déclenchée, quelques jours plus
tôt, par le professeur Aulard, son ancien collègue à la Sorbonne, un historien de la Révolution
déplacée » de Rolland. Des journaux de droite comme de gauche prennent le relais, et Rolland
est bientôt attaqué dans L'Action Française, dans L 'Intransigeant, dans La Croix, etc.415.
137
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Les accusations sont nombreuses. René Cheval en donne un très bon aperçu dans son
compte l’ensemble des attaques dont Rolland fut l’objet, pour se cantonner ici à celles
Rolland semble croire, ainsi qu’il le note dans la lettre à son amie Sofia, que les
rancunes amassées par ses « vieux ennemis de la Foire sur la Place » sont en partie à l’origine
de la campagne de presse qui vient d’être déclenchée ; cette hypothèse revient d’ailleurs
souvent dans sa correspondance, ainsi que dans son Journal. Peut-être faut-il rappeler que
dans La Foire sur la Place, le cinquième tome de Jean-Christophe, Romain Rolland avait
Aussi l’écrivain pense-t-il que les personnes visées, sous couvert d’un nationalisme outragé,
Il est vrai que les premières attaques, d’ordre littéraire, sont antérieures à la guerre.
Dès 1913, Henri Massis avait donné, dans L'Opinion du 30 août, un article intitulé « Romain
Rolland ou le dilettantisme de la foi ». C’est un article assez virulent, où Massis dénonce chez
Le 2 juillet 1914, Rolland signale à sa mère : « On m'apprend que la revue Les Lettres
vient de publier un pamphlet contre moi. »418. Il s’agit d’un article de René Johannet, « Ainsi
parlait Romain Rolland », paru le 15 juin 1914 ; le 4 juillet, sa sœur, alors à Paris, lui fait
parvenir la revue, évoquant la « violence rare » de l’article en question, qui reprend, en les
exagérant encore, et sur un ton souvent plus grossier, les critiques formulées par Massis.419
Rolland en fait encore mention dans une lettre du 8 juillet, et semblerait soupçonner que
Péguy en soit l’instigateur.420 Il faut préciser qu’une brouille était survenue entre les deux
u<) René Cheval, Romain Rolland’, l'Allemagne et la guerre, op. ait., p. 15-55. - René Cheval insiste plus
spécialement sur les attaques centrées sur la soi-disant germanophilie de Rolland.
417 Voir ibid., p. 17-20.
418 Lettre à sa mère*, 2 juillet 1914.
417 Lettre de Madeleine à Romain Rolland*, 4 juillet 1914. - Voir René Cheval, Romain Rolland, l'Allemagne et
la guerre, op. cit., p. 20-24.
138
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
à celle des Cahiers de la Quinzaine ; de plus, c’est contre Péguy que Rolland avait obtenu le
conflit, Johannet et Massis ne sont pas en reste. Dans son Journal, au moment de la campagne
déclenchée par Aulard, Rolland mentionne: «L’Action Française /.../ publie f... J une
nouvelle note injurieuse de René Johannet. »422 Cependant, l’une des attaques les plus
virulentes menées contre l’écrivain est bien la brochure d’Henri Massis, Romain Rolland
contre la France, qui paraît à Paris, chez Floury, en juin-juillet 19 1 5.423 Cette brochure, d’une
quarantaine de pages, ne fait en réalité que reprendre un article donné par Massis à L ’Opinion,
dans le numéro du 24 avril 1915, intitulé «Romain Rolland parle», auquel est joint son
un chacun de prendre connaissance de l’article diffamé. C’est d’ailleurs cette brochure qui
époque la publication en brochure des articles de Rolland n’avait pas encore été autorisée par
la censure.
S’il est donc possible que les premières attaques soient le fait de rancunes littéraires,
les détracteurs de Rolland n’ont aucun mal à trouver bientôt de nouvelles critiques à formuler
à son encontre.
La désertion
« M Romain Rolland parle et la France se bat. Dès les premiers mois de la guerre,
alors que son pays souffrait, que ses frères allaient à la mort, M. Romain Rolland, fuyant sa
patrie, se réfugia sur les « hauts plateaux de la Suisse »424, pour que sa conscience ne fût
point troublée par les passions qui naissent au centre des combats et qu 'elle demeurât « à
139
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
/ ’abri de la contagion morale ». Et de sa solitude de penseur, cet ami du genre humain blâme
seule les principales accusations portées contre Romain Rolland. Tout est présent dans ce
texte, à commencer par l’accusation de désertion : Rolland aurait fui en Suisse, une fois la
guerre déclarée, afin d’y chercher refuge, loin des combats meurtriers. Cela est faux, on l’a vu
(Rolland séjournait en Suisse depuis le début du mois de juin, et n’était pas mobilisable), mais
s’ajouter le fait que la Suisse a toujours eu cette image d’un pays un peu idyllique, détaché de
la réalité, avec ses somptueux paysages et ses hôtels ; on peut imaginer de quelle manière elle
devait être perçue en temps de guerre. Il est certain que pour les soldats, ou même pour les
Français non mobilisés, mais ayant à souffrir des conséquences de la guerre, la situation d’un
Romain Rolland, installé dans un hôtel genevois, à mille lieux des réalités de la guerre, prête
aisément le flanc à la critique. L’écrivain en est d’ailleurs conscient, et dans une lettre à son
amie Louise Cruppi, où il lui fait part de la méconnaissance qu’ont ses anciens amis de son
activité à Genève, il remarque, avec dépit : « On croit peut-être que je me prélasse dans un
Un isolement hautain
Dans l’article de L 'Opinion, Massis lui reproche également l’isolement qu’il s’impose,
c’est-à-dire, au-dessus des gens impliqués dans le conflit. Rolland se retranche du reste du
monde en guerre, afin que « sa conscience ne fsoit] point troublée par les passions qui
naissent au centre des combats », et semble n’avoir que mépris hautain pour ceux qui sont
« dans la mêlée ». De plus, Massis insiste volontiers sur l’apparent désintérêt qu’éprouve
Rolland pour les souffrances de la nation française (« alors que son pays souffrait, que ses
frères allaient à la mort... »). Il est d’ailleurs étonnant de constater que même Madeleine, sa
sœur, qui est à Paris, semble lui faire le même reproche, à en croire une lettre adressée par
425 « Romain Rolland parle », article du 24 avril 1915, dans Henri Massis, Romain Rolland conlre la France,
Paris : Floury, juin 1915, p. 5-14, à la p. 5.
426 Lettre à Louise Cruppi*, 13 novembre 1914.
140
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Rolland à sa mère : « Madeleine me dit /... / de n 'être pas trop dur pour « les bêtises de nos
Il est vrai que son séjour prolongé à Genève peut paraître suspect, et sa sœur, une
nouvelle fois, n’est pas la dernière à lui en faire la remarque. Ses détracteurs ont beau jeu de
lui reprocher son isolement : Rolland, loin de Paris, ne sait rien de la France en guerre.
étais sur place ; il est si facile de perdre contact. - Tu vois un Paris, une France belliqueux et
bouillonnant de haine. Que certains journaux en regorgent, que des réfugiés, des habitants
ayant personnellement souffert, l'attisent, soit ; mais non les journaux officiels ; et ce n 'est
Genève, mais lui qui ne recule pas devant les voyages devrait, à mon avis, se montrer
quelques semaines à Paris, aller voir ses amis. [...J Puis sa persistance à rester éloigné de
Paris peut trop facilement être interprétée comme de l'indifférence ou de la répugnance. /... J
Il retournerait ensuite à Genève, pouvant dire - et cela ne fait pas de doute - que
Paris n 'a pas besoin de son aide et qu 'il fait plus de bien là-bas. Mais du moins, il aurait
à l’égard de Paris et de la France. En un mot, son orgueil. « Orgueil et déraison : voilà le fond
d'une telle attitude », écrit Massis dans son article.430 Et c’est le reproche également formulé
par Maurice Barrés, dans ses Cahiers. Barrés y mentionne à deux reprises l’attitude adoptée
par Rolland, et c’est à chaque fois pour exprimer le même jugement. Une première fois, il
écrit : « Romain Rolland a l'orgueil d'être au-dessus des conflits, eh bien ! non, il est au-
dessous. »431 ; et la seconde fois, évoquant la faillite des intellectuels : « Ils n 'ont pas cherché
à dégager les directives. Un seul, Romain Rolland, osa. Il pécha par orgueil, les autres par
humilité. »432
141
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
On peut penser d’ailleurs que, par son refus de rentrer à Paris, Rolland a sans doute
contribué à forger le mythe de sa propre désertion. En outre, ses paroles auraient peut-être eu
Là est précisément le cœur du problème : de quel droit Rolland prend-il la parole, lui
qui ne combat pas ? Et si encore il ne faisait que prendre la parole, mais non, il s’arroge le
droit déjuger les autres, de « /blâmer] l'humanité » ! « M Romain Rolland parle et la France
se bat » : Henri Massis a clairement compris quel profit il pouvait tirer d’une telle formule.
Rolland, en effet, ne combat pas. De cela, on ne saurait lui en tenir rigueur. Il n’est
plus mobilisable. Pourtant, d’autres écrivains non mobilisables ne s’en sont pas tenus quittes
pour autant : Anatole France, malgré ses 70 ans, a écrit au Ministère de la Guerre pour lui
demander de l’enrôler433 ; Henri Barbusse, bien que dégagé des obligations militaires par son
âge de 41 ans et ses problèmes de santé, s’engage comme simple soldat dès la mobilisation
générale du 1er août 19 1 4434 ; Maurice Barrés, quant à lui, visite les premières lignes : il est le
19 septembre sur les champs de bataille de la Marne, début octobre en Alsace et en Lorraine,
le 21 novembre dans les tranchées de la Somme, ... Du moins Rolland, qui lui-même ne
prend aucune part à la guerre, qui est bien à l’abri en Suisse, dont la vie n’est pas en danger,
Ses détracteurs lui reprochent ses articles du Journal de Genève, écrits en Suisse : les
attaques menées contre lui laissent à entendre qu’il ne sait rien des réalités du conflit, et qu’il
a donc beau jeu de fustiger l’attitude de ceux qui y sont directement confrontés. Il ne sait rien
combattre la haine, d’affirmer que jamais il ne reniera ses amitiés allemandes. A l’heure du
vrai qu’on pensait alors qu’il fallait, pour vaincre l’Allemagne, mobiliser toute la puissance de
433 « Anatole France est heureux enfin. On t’accepte comme soldat. », JAG, p. 85.
434 Voir sa « Lettre au directeur de L’Humanité », publiée le 9 août 1914 : « Voulez-vous me compter parmi les
socialistes antimilitaristes qui s'engagent volontairement pour la présente guerre ? Appartenant au service
auxiliaire, j ’ai demandé et obtenu d’être versé dans le service armé comme simple soldat d’infanterie. I... J Cette
guerre est une guerre sociale qui fera faire un grand pas - peut-être le pas définitif - à notre cause. ». - Citée
dans Henri Barbusse, Paroles d’un combattant, Paris : Flammarion, 1920.
142
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
haine dont la France était capable. Or, Rolland, en cherchant à excuser les crimes allemands,
brise le moral de la France combattante435. Ces accusations, qui dénotent une certaine
outrancières. Mais Rolland est bien trop à l’écart de la guerre, bien trop épargné, pour pouvoir
rôle est plus délicat. Hélas, la voix de Romain aurait autrement d'autorité s'il avait un fils sur
Un mauvais patriote
Une dernière accusation est portée contre Rolland, celle d’« ennemi de la patrie »437.
Installé à Genève, l’écrivain a dès le début été en butte aux attaques qui font de lui un Suisse,
le cas également de La Croix, dans son article « Un pilier de la civilisation » : elle parle du
« Suisse Romain Rolland, qui a professé naguère en Sorbonne, à titre étranger... »439
aux yeux de ses détracteurs, à une trahison : « Une proclamation de neutralité par un citoyen
d'une nation belligérante n 'est pas un acte neutre, mais hostile. »440
Une fois de plus, Henri Massis, dans Romain Rolland contre la France, n’est pas en
« ... M Romain Rolland, de qui c 'est le métier d'aimer les hommes, ne se mêle point à
leur troupe héroïque. Il s'isole et se lamente de ce que l'humanité n 'ait point l'idéal de M. R.
Rolland, le cœur, la noblesse, la « conscience » de AJ. R. Rolland ; et n 'y eut-il que lui, sur les
435 « L'Allemagne essaie d'assassiner la France : M. Romain Rolland cherche, en artiste, des excuses pour
l'Assassin. », extrait d’un article d’Aulard, paru dans L'Information du 16 janvier 1915, cité dans le JA G, p. 260.
36 Lettre de Madeleine Rolland à sa mère*, [10 novembre 1914],
437 Voir la lettre à Sofia Bertolini citée plus haut.
438 JAG, p. 95.
439 Cité dans ibid., p. 95.
440 Cité dans ibid., p. 796. Cette idée est développée dans l’ouvrage de P. H. Loyson, Êtes-vous neutres devant le
crime ?, op. cit..
441 Henri Massis, Romain Rolland contre la France, op. cit., p. 8.
143
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Et, plus loin : Romain Rolland est un « neutre » , un « citoyen du monde », atteint de
en exergue ces mots d’Albert Guinon : « Pendant une guerre, tout ce qu 'on donne d'amour à
l’humanisme de Romain Rolland. C’est cet humanisme qu’on lui reproche, précisément : « Ce
malheureux continue, hors de France, à donner son amour à l'humanité, ce qui est
proprement servir contre la France. »442 Car Rolland a fait état, dans ses articles, de sa
position : il n’hésite pas à dire qu’il faut placer l’idéal d’humanité au-dessus de celui de
patrie. En prenant parti pour l’humanité, Rolland porte atteinte à la cause française.
Les accusations portées contre Rolland sont donc nombreuses : on lui reproche de
guerre ; demeurant en Suisse, sans prendre part au conflit, il n’a pas droit à la parole. Et son
dans le premier chapitre, essentiellement motivé par des raisons d’ordre idéologique - va
bientôt devenir, dans ce contexte, un moyen de fournir des réponses aux accusations diverses
dont il est victime. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper : cette raison n’est nullement à
Cependant, il est vrai que le travail accompli à l’Agence permet de répondre point par
point aux attaques dont il est l’objet, aussi Rolland ne va-t-il pas hésiter à faire savoir ce à
144
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
nettement ma défense [...f44. Quoi qu'il arrive, j'ai de nombreux amis qui se passionnent
d'autant plus pour ma cause que je serai plus injustement attaqué ; et comme ils savent
exactement et ce que j'ai écrit, et ce que je fais à Genève, nul ne pourra plus l'ignorer, à
Rolland s’élève, à juste titre, contre l’injustice des attaques dont il est l’objet. Il n’a pas
déserté en Suisse, comme on le lui reproche, et son séjour à Genève s’explique par son travail
détracteurs, peut-être d’ailleurs de bonne foi. Il lui faut donc le faire savoir. La veille, déjà, en
écrivant à son amie Louise Cruppi, il lui avait fait part de son regret de ce que ses anciens
amis (en l’occurrence, Lavisse, qui l’avait vigoureusement soutenu lors du Grand Prix de
Littérature de l’Académie Française) ignorent tout des raisons de son séjour en Suisse :
« Expliquez-lui aussi, au cours de l'entretien, ce que je fais à Genève. Je ne sais pas s'il s'en
doute. »446
est paru dans L'Humanité un article de Jean Longuet, consacré à « L’œuvre suisse ». Après
« Parmi ceux qui s'y dépensent sans compter, nous avons eu la joie d'y trouver un
compatriote, notre cher Romain Rolland qui a le grand honneur de se voir actuellement
traîné sur la claie par les chauvins déchaînés et enragés de carnage, dans les deux camps.
Une œuvre comme celle de la Croix-Rouge est la plus belle réponse de l'humanité
. r 447
outragée. »
444 Le 26 octobre, Amédée Dunois a donné à L 'Humanité « Un intellectuel français s’élève éloquemment contre
l’impérialisme » (suivi d’un extrait déAu-dessus de la mêlée) ; le 13 novembre, Henri Guilbeaux a fait paraître
dans Ixi Bataille Syndicaliste une « Lettre ouverte à Romain Rolland » (« la plus vigoureuse défense qu 'on ait
faite de moi », JAG, p. 129).
44' Lettre à Madeleine Rolland*, 14 novembre 1914.
446 Lettre à Louise Cruppi*, 13 novembre 1914.
447 Cité par Romain Rolland dans 1 eJAG, p. 110.
145
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Dans le même temps, Rolland a reçu de ses amis parisiens des lettres affolées, le
suppliant de se taire ou de se rétracter, quant à la position adoptée dans ses articles du Journal
de Genève. Son éditeur parisien, Humblot, s’est joint à ces requêtes, des libraires le menaçant
pensées sur la situation actuelle, et sur ce qu’il pense de l’état de l’Allemagne. Alfred Capus,
rédacteur au Figaro, s’est offert de le publier dans son journal, avec quelques lignes de
présentation. Rolland, toutefois, hésite. Il craint en effet d’envenimer les choses en écrivant au
Figaro, et en l’obligeant à prendre parti ; car, à l’instar des autres « grands journaux qui se
respectent »448, le Figaro n’a jusqu’alors fait aucune allusion à la polémique entretenue autour
de Rolland, et il est fort probable qu’il prenne alors parti contre lui. De plus, Humblot semble
à présent rasséréné : la menace des libraires se fait moins pressante. Et surtout, « la nouvelle
de [ses] occupations à l'Agence des prisonniers [produitj très bon effet. »449
Il écrit cependant son article: c’est la Lettre à ceux qui m'accusent, datée du 17
novembre 1914, qui doit éclairer l’opinion française, et répondre aux attaques dont il est
parvenu tardivement l'écho des attaques suscitées contre moi dans certains journaux par les
articles que j'ai publiés au Journal de Genève, ou plutôt par deux ou trois passages
artificieusement choisis dans ces articles (car ceux-ci ne sont connus de presque personne, en
France). Ma meilleure réponse sera de les réunir en brochure et de les publier, à Paris. Je
n 'y ajouterai pas un mot d'explication, car il n 'est pas une ligne que je n 'estime avoir eu le
droit et le devoir d'écrire. Et je pense que, d'ailleurs, il y a mieux à faire, en ce moment, qu 'à
se défendre soi-même ; il y a à défendre les autres, les milliers de victimes que fait chez nous
la guerre ; le temps que l'on consacre à répondre à un adversaire est comme un vol que l'on
fait à ces malheureux, à ces prisonniers, à ces familles, dont nous lâchons, à Genève, de
On voit que Rolland met résolument l’accent, dès le premier paragraphe - dès la
première phrase - sur ce qui le retient à Genève : son travail à l’Œuvre internationale des
146
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Prisonniers de Guerre. Il ne répondra pas aux attaques dont il est l’objet : que l’on prenne
connaissance de ses articles, dont il ne renie pas une ligne. Et l’on voit qu’il pose son travail à
l’Agence comme la raison qui lui fait renoncer à se défendre : « le temps que l'on consacre à
répondre à un adversaire est comme un vol que l'on fait à ces malheureux... ». On
remarquera également que Rolland, pour une fois, ne mentionne pas le fait que l’Agence
s’emploie à secourir les malheureux de toutes nations. Il doit, dans cet article destiné au
Figaro, demeurer prudent : aussi va-t-il dans le sens de ses lecteurs potentiels, en se
contentant de faire allusion aux « victimes que fait chez nous la guerre ». Et son premier
Rolland revendique donc clairement, et non d’ailleurs sans une fierté un peu hautaine,
son séjour à Genève (le paragraphe est encadré par cette mention, « à Genève »), qu’il estime
avoir suffisamment justifié par l’annonce de son travail auprès de la Croix-Rouge - travail
L’article est envoyé à Capus et à Humblot, Rolland leur laissant le soin de juger de
publiable. L'effet serait déplorable. D'accord avec Capus et avec les amis que j'ai voulu
consulter, l'article est de beaucoup plus dangereux que ceux qui ont mis le feu aux
poudres. »451
écrit dans les articles incriminés (il maintient ses amitiés allemandes, et refuse d’englober
dans la même réprobation le peuple allemand et ses chefs), et la Lettre à ceux qui m'accusent
ne sera pas publiée par le Figaro 452 Madeleine Rolland, d’ailleurs, s’en réjouit, car si elle
partage les opinions de son frère, elle estime que la publication, à ce moment précis, de
451 Lettre d’Humblot à Romain Rolland, citée par Rolland dans Y Introduction à L 'Esprit libre, p. 29.
4'2 L’article ne sera publié qu’en novembre 1915, dans la brochure Au-dessus de la mêlée, chez Ollendorff, qui
rassemble l’ensemble des premiers articles de Rolland.
453 Lettre de Madeleine à Romain Rolland*, 28 novembre 1914.
147
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
Rolland peut rétorquer que, bien au contraire, son séjour en Suisse lui permet, mieux qu’à
reproche de demeurer insensible aux souffrances de la France en guerre, il peut faire état de
communion avec les familles touchées par la guerre. À l’Agence où il est, de façon indirecte,
en contact avec les réalités douloureuses du conflit, il apprend la souffrance endurée dans les
d'admiration et de pitié que moi pour ces pauvres soldats. Je lis d'eux, chaque jour, à
l'Agence, des lettres poignantes. », écrit-il à sa mère.454 De nombreuses lettres défilent sous
ses yeux453, et il en prend connaissance avec respect, avec émotion - même des plus ingénues.
Dans les tout premiers temps de son travail à l’Agence, prenant en note une de ces lettres, il
remarque : « On reçoit quelquefois des lettres bien naïves. En voici une qui ne saurait guère
être dépassée dans ce genre. Ellefait rire ces messieurs, elle me touche. »456
Aussi, à une amie, Mme Avril de Ste-Croix, qui laisse à entendre que, loin de Paris, il
« Voici sept mois que je passe mes journées à l'Agence des Prisonniers, plongé dans
cette mer de douleur et de deuil, ces cris d'êtres qui se cherchent, de blessés, d'agonisants,
ces lettres de champ de bataille trouvées sur les cadavres. Je me suis entretenu avec les
grands blessés, avec les évacués civils des prisons d'Allemagne et des départements envahis.
J'ai vu des Juifs galiciens, des Polonais, des Belges, des misérables de toutes les nations. Je
Et il est vrai que Rolland prenait à cœur toutes ces misères, qu’il consignait dans son
Journal (lettres recopiées, récits des visiteurs reçus chez lui ou croisés à l’Agence), afin de
pouvoir un jour faire connaître ces témoignages anonymes. À son amie Sofia, il écrit :
«Je voudrais pouvoir vous montrer un jour mes petits cahiers de notes... Toutes ces
âmes, dont j'ai transcrit les lettres, ou les derniers cris, (car j'ai constamment à l'Agence des
148
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
papiers, des reliques trouvés sur le corps des Français ou des Allemands morts dans la
bataille, et qu 'on transmet aux familles), toutes ces âmes sont pleines de Dieu ou du Diable. -
« Beaucoup d'amour, et une grande pitié fraternelle »... Ces derniers mots laissent à
entendre que la position adoptée par Rolland dans ses articles n’est pas aussi chimérique qu’il
y paraît. On lui reproche de ne rien savoir de la haine qu’éprouvent les soldats, directement
impliqués dans le conflit, pour leurs adversaires qu’ils combattent. Or Rolland sait de quoi il
parle, au contraire, et tout ce qu’il lit, à l’Agence, l’encourage à poursuivre la lutte. Car
certaines lettres lues pendant son travail sont bien la preuve que la fraternité, l’humanité,
toutes les valeurs auxquelles il croit, ne sont pas mortes, même au sein des armées. Tant de
récits de rapprochements fraternels entre des soldats de deux nations ennemies, tant de blessés
qui refusent d’être pansés avant que leur adversaire le soit, tant de combattants ramassant les
effets d’un soldat de l’armée adverse tué, afin de les faire parvenir à sa famille, tout en
s’excusant du chagrin qu’il vont causer ! Le Journal fourmille de telles anecdotes, que
Rolland consigne avec soin. Et si certains combattants, sur le front, ne connaissent pas la
haine, c’est bien une nouvelle raison de s’affirmer face aux propagandistes belliqueux de
l’arrière.
Son travail auprès de la Croix-Rouge l’encourage à écrire et, dans le même temps, lui
permet de s’exprimer, lui donne le droit de prendre la parole. Il ne reste pas à ne rien faire, il
prend part, même indirectement, à la guerre. Cet engagement humanitaire légitime donc ses
On a vu déjà que Rolland prenait soin de signaler à tous ses correspondants qu’il
travaillait à l’Agence des Prisonniers dès sa création, ou presque. Mentionnait-il cela pour se
149
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
défendre d’éventuels soupçons qui auraient pu peser sur sa présence en Suisse ? On peut le
penser, même si cela n’est pas certain, car c’est un usage antérieur aux attaques menées contre
lui. Par contre, le fait d’utiliser le papier à lettre de l’Agence pour sa correspondance
privée460, s’explique peut-être par cette volonté de donner - ici, de façon concrète - plus de
poids à ce qu'il écrit, de rappeler, de façon détournée, l’une des raisons de son séjour en
Suisse. Cette hypothèse semblerait confirmée par la remarque suivante. Si l’on observe, par
exemple, les lettres adressées à sa sœur, on remarque qu’elles sont toutes écrites sur du papier
concernant les lettres envoyées à sa mère. En revanche, quand il écrit à son ami Jean-Richard
Bloch, mobilisé, il le fait quasiment toujours sur du papier à l’en-tête de l’Agence ; c’est le
cas également avec Stefan Zweig, ou avec son ami Émile Masson ; ce papier est également
employé, mais de façon moins fréquente, quand il écrit à ses amies Sofia Bertolini ou Louise
Cruppi, etc. Les exemples sont nombreux... Une grande partie de sa correspondance, hormis
international de la Croix-Rouge, sans que l’on sache d’ailleurs si les lettres ont été écrites à
par son lieu de résidence (« Beauséjour, Genève-Champel ») ; le nom de l’hôtel est aussi
parfois simplement rajouté, sans que l’en-tête de l’Agence soit rayé. Il est cependant délicat
Quand une polémique l’oppose à quelque adversaire, toutefois, ce fait n’est peut-être
pas innocent : on peut penser que Rolland cherche ainsi à se prévaloir - indirectement - de la
caution de la Croix-Rouge internationale. Car on a vu, déjà, que l’Agence des Prisonniers est
pour Rolland le moyen de se défendre contre les attaques de ses adversaires. À la diffamation
d'un certain Marius André, agent diplomatique français en Espagne, qui fait de lui un
« Je pense, Monsieur, que si vous aviez connu l 'œuvre que nous faisons ici, si vous
aviez pu voir nos travaux et nos peines et les luttes qu 'il nous faut livrer depuis six mois pour
tâcher d'adoucir les horreurs de la guerre462 et pour défendre opiniâtrement les derniers
150
« Au-dessus de la mêlée » ou au cœur de l’Europe en guerre ?
lambeaux des droits des gens, qui subsistent encore, - vous auriez regret de ces paroles.
Qu 'en penseraient toutes ces familles de France et leurs fils ou pères prisonniers militaires
ou civils, qui s'adressent journellement à nous et que nous avons pu quelquefois aider ou
consoler ? Ce que je puis faire ici pour mon pays, je ne puis le faire qu 'ici ; et l'on verra plus
lard comment je l'ai servi. Je ne cherche pas à me défendre ; les faits parleront d'eux-
463
memes. »
Cette lettre présente également un autre aspect : en secourant les « familles de France
et leurs fils ou pères prisonniers », Rolland sert, du mieux qu’il peut, son pays. Par son travail
à l’Agence, il estime donc faire œuvre de bon Français, et mériter un jour la reconnaissance
présence en Suisse, devient donc bientôt un moyen de parer aux attaques dont il est l’objet.
D’un autre côté, les lettres ou les faits dont il prend connaissance à l’Agence, en prouvant que
ce en quoi il croit n’est pas mort, le confortent dans ses convictions, et l’encouragent à
poursuivre l’écriture de ses articles. Sa place est donc bien là, aussi va-t-il chercher à
463
Lettre à Marius André*, 24 mars 1915.
151
Chapitre III : Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
« Je viens de porter au Journal de Genève un nouvel article, intitulé : Inter arma caritas, où j'expose l'œuvre de
l’Agence des prisonniers, en défendant la cause de l’humanité. » - Lettre de Romain Rolland à Madeleine
En plus de son travail quotidien à l’Agence des Prisonniers, qu’il prend à cœur,
va donc s’appliquer à faire connaître la cause qu’il défend par des articles : Inler arma carilas
dans le Journal de Genève, ainsi qu’un petit article dans un journal local français, Le
Clamecycois. Par ailleurs, il va faire don à la Croix-Rouge d’une partie de ses droits d’auteur
obtenus pendant la guerre, ainsi que d’une part importante du prix Nobel de littérature, qui lui
Romain Rolland suit avec intérêt l’action menée par la Croix-Rouge internationale,
qu’il défend avec ardeur dans sa correspondance privée. Mais il estime, et ce les premiers
jours déjà, que cette action est par trop méconnue, et bien mal secondée par les
gouvernements. « C 'est une bonne et belle œuvre ; mais on ne suffit pas à la tâche qui n 'est
pas facilitée toujours par l'empressement des gouvernements», écrit-il par exemple à
l’épouse d’un ami, le 3 octobre 19 1 4.464 Aussi faudrait-il passer par-delà les autorités
officielles, et tenter de faire connaître à un vaste public les efforts entrepris par la Croix-
Rouge. C’est à cela qu’il va s’employer. Il a alors déjà acquis, par ses trois premiers articles
du Journal de Genève, une audience non négligeable, qu’il veut mettre au profit de l’Agence
de Genève.
suffire ; et toute tâche nouvelle l'effraie. Je crois d’ailleurs que ses avances, en pareil cas, ne
464 Lettre à Mme Paul Landormy, 3 octobre 1914, publiée dans Fontaine, Paris, n° 41, avril 1945.
152
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
sont pas toujours bien accueillies des gouvernements. C'est sur l'opinion qu'il faut agir
sensible à un autre aspect : les journaux autrichiens reproduisent volontiers des entrefilets
découpés dans certains journaux français, dès lors qu’ils relatent des mesures vexatoires, voire
criminelles, infligées aux prisonniers ou aux blessés allemands ; par contre, ces mêmes
l’ensemble du personnel soignant de traiter avec équité tous les blessés, y compris ceux des
nations ennemies. Mais cette pratique peut s’observer aussi du côté français, dont les journaux
notamment le récit de cruautés commises par les Allemands contre les blessés ou les
Rolland déplore amèrement le mal que peuvent faire ces articles : en ne citant que des
de la majorité des cas, où les blessés et les prisonniers sont traités de façon juste et humaine,
ils créent des « malentendus meurtriers entre les nations »468. Quelles représailles risque
d’entraîner un seul de ces articles, dont les prisonniers ou les blessés des deux pays seraient
alors les premiers à pâtir !467 Aussi aimerait-il à écrire ce qu’il pense du rôle néfaste joué par
une presse qui, en quelques lignes, peut anéantir tous les efforts entrepris par ceux qui tentent,
« La presse des deux partis fait un mal atroce. Je reçois une longue [...] lettre de
Stefan Zweig, qui me dit la douleur et le saisissement qu 'on éprouve en Autriche, en lisant des
extraits dejournaux français qui engagent à ne pas soigner les blessés allemands. [...]
44.7 « La moitié sont desfaits, relatés par des Petit Journal, Dépêche de Toulouse, et autres usines à mensonges, -
dont j 'ai lu les démentis formels dans les journaux allemands ou suisses, - démentis cjui jamais ne sont
reproduits dans les journaux français. Il est certain qu 'il y a des faits abominables ; mais il y en a
malheureusement dans les deux camps. Le devoir me semble de ne pas les généraliser par haine et d'y ajouter
des inventions monstrueuses, comme cet idiot de Richepin, qui vient d'écrire dans le Petit Journal que les
Allemands ont coupé la main droite à 3000 jeunes garçons, de 15 à 17 ans ! J’estime que de tels articles sont
des crimes : car ils risquent d’en provoquer, qui déshonorent la France. », lettre à Madeleine Rolland*, 29
octobre 1914.
153
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
presses des deux pays : leur effet peut être redoutable. Songez aux représailles dont nos
blessés pourraient souffrir, pour quelques abominables paroles d'un hurleur de l’Écho de
Paris470 ou... de l’Homme déchaîné471. »472
Inter arma caritas répond donc à ces deux exigences : faire connaître l’œuvre
à la haine de nombreux journaux, en faisant savoir qu’il subsiste encore, de part et d’autre,
bien des actes de bonté et de générosité. Tandis que Barrés, dans L'Echo de Pans, « module
sur la mort et les meurtres ses plus mélodieux chants de flûte » - « il est le rossignol du
carnage »473 -, Rolland met sa plume au service d’une autre cause, celle de l’humanité.
Le 29 octobre, Rolland porte l’article au Journal de Genève, qui le publie dans son
supplément au numéro du 4-5-6 novembre, dont une reproduction est donnée en pièce
justificative IV. Inter arma caritas, dont le titre reprend la devise de la Croix-Rouge, est un
hommage à l’œuvre de l’Agence des Prisonniers de guerre de Genève, dont Rolland a à cœur
Après une introduction critique contre l’Allemagne, et contre « ceux qui chantent /la
guerreJ sans la faire », Rolland évoque d’abord, dans une première partie, la situation des
prisonniers militaires, afin de rassurer les familles inquiètes de leur sort. Car, poursuit-il,
« d'un côté comme de l'autre, circulent trop facilement des légendes odieuses, propagées par
une presse sans scrupule, qui tendent à faire croire que les lois les plus élémentaires de
l'humanité sont foulées aux pieds par l'adversaire »474 ; on voit que Rolland tient à combattre
les articles dont il dénonçait, dans sa correspondance privée, l’influence néfaste. La condition
des prisonniers n’est nullement celle décrite par ces articles (blessés allemands laissés dans
l’abandon, ou blessés français maltraités en Allemagne) ; les gens amenés à recevoir des deux
camps des renseignements dignes de confiance - comme c’est le cas de ceux qui collaborent à
470 L'Echo de Paris est, avec Le Malin, l’un des journaux parisiens les plus belliqueux. Maurice Barrés y donne
un article quotidien, pour soutenir le moral des combattants ; ces articles seront rassemblés dans les Chroniques
de la Grande Guerre (1914-1920 ).
471 Allusion de Rolland à L'Homme enchaîné. - Journal fondé en 1913 par Clemenceau, sous le titre de
I/Homme libre, il devient en 1914, à l’instauration de la censure, L'Homme enchaîné. Clemenceau y dénonce
avec vigueur les scandales et la mollesse de la conduite de la guerre.
472 Lettre à Louise Cruppi*, 11 octobre 1914.
473 JA G, p . 131.
474 Tous les passages cités dans les paragraphes à venir sont extraits de la pièce justificative IV.
154
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
la Croix-Rouge de Genève - ont pour devoir d’affirmer que prisonniers et blessés sont, en
Il met également en avant les efforts accomplis pour « concilier l'humanité avec les
exigences de la guerre », en Allemagne comme en France, en s’appuyant pour cela sur les
rapports ou documents auxquels il a eu accès, dans les journaux suisses ou au cours de son
travail à l’Agence. Et il conclut que la situation des prisonniers militaires n’est pas aussi
navrante qu’on pourrait le croire: « il n’est pas totalement abandonné à l’ennemi; les
règlements internationaux le protègent, les Croix-Rouges veillent sur lui, et l ’on n ’est pas
(plus de 300), l’activité quotidienne (plus de 15.000 lettres par jour transitant par l’Agence,
renseignements précis communiqués par jour... ), ainsi que les démarches plus occasionnelles.
La seconde partie de l’article - sans doute pour Romain Rolland la plus essentielle -
vise à faire connaître la situation dramatique d’une seconde catégorie de prisonniers, celle des
prisonniers civils, qu’aucun règlement international ne protège. On a vu, déjà, que c’est à la
Section civile que Rolland travaille, et que la volonté de venir en aide à ces malheureux
semble lui tenir particulièrement à cœur. Or, le sort qui leur est réservé est souvent méconnu :
bien des gens ignorent qu’à côté des prisonniers militaires, de nombreux civils ont à souffrir
de l’occupation allemande, ou ont été emmenés en déportation. Rolland, par les lettres lues
une longue partie de son article à faire savoir aux lecteurs du Journal de Genève ce qu’il y a
appris, en donnant de nombreux exemples affligeants, pris dans les lettres parcourues au cours
de son travail. C’est donc un bien triste tableau qu’il brosse, mais un tableau véridique, face
aux articles mensongers d’une partie de la presse. « Quelle misère nous révèlent les premières
lettres qui nous sont parvenues des familles internées, en Allemagne ou en France l... j !» Et
ces cris de misère, n’y aura-t-il jamais personne pour les entendre ?
qui s'émut du malheur de ces parias de la guerre. Avec une ténacité patiente et passionnée, il
s’obstina à construire, dans le grand rucher de la Croix-Rouge, une ruche spéciale pour
l’aide à ces malheureux» : la Section civile de l’Agence des Prisonniers de Genève, dont
155
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
Rolland termine son article comme il l’a commencé, par une critique du rôle néfaste
de certains journaux :
reposant de large humanité et qu 'on se retrouve ensuite au milieu de la mêlée, les cris de
haine des journaux aboyants font horreur et pitié. Quelle besogne croient-ils faire ? Ils
veulent punir des crimes et sont eux-mêmes des criminels ; car les mots meurtriers sont les
semences de meurtres. »
Les mots peuvent inciter à la haine, mais ils peuvent aussi la combattre. Et il conclut,
en rappelant que « pour ceux qui continuent d'écrire, il y aurait mieux à faire qu 'à brandir
« Il ne dépend pas de nous que la guerre s'arrête ; mais il dépend de nous qu'elle
devienne moins âpre. Il y a des médecins du corps. Il en faudrait de l'âme pour panser les
blessures de rancune, de vengeance, dont nos peuples sont empoisonnés. Que ce soit notre
Rolland a cherché, par cet article, à alerter l’opinion sur les difficultés que connaît la
Croix-Rouge internationale, dans l’œuvre de paix qu’elle réalise, et les premiers résultats ne
« J'ai eu, en rentrant à l'Agence hier, la preuve immédiate de l'utilité de mon séjour
ici. - D'abord la lettre d'une lectrice de Grandson (anonyme), qui m'envoyait 100 francs
comme remerciement de mon Inter arma caritas, en me priant d'en disposer, au mieux, pour
tour la parole. Dans le Journal de Genève du 13 novembre, un infirmier français, Jean Breton,
cite des traits touchants de fraternité entre soldats allemands et blessés français, qu’il a
recueillis à son hôpital. Et il ajoute : « Je veux dédier cette histoire à Romain Rolland pour le
156
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
remercier d'avoir réussi à faire entendre par-dessus le tumulte de rage dont les journaux des
A côté de son article du Journal de Genève, Romain Rolland donne également une
Clamecy, Brinon-sur-Beuvron, Corbigny, Lormes, Tannay & Varzy ». Rolland est alors en
relation épistolaire avec Léon Mazetier, le directeur de ce petit journal local, de la région de
Dans le numéro du Clamecycois du 27 septembre 1914, une première allusion est faite
à Romain Rolland, à l’occasion de la mort au combat du commandant Boidot, son ancien rival
au collège de Clamecy :
«Il nous souvient de Marcel Boidot, encore enfant, assis sur les bancs de la classe de
cinquième au collège, aux côtés de Romain Rolland, un autre enfant de Clamecy, qui a fait,
lui aussi, quelque bruit dans le monde. Marcel, tout petit, vif, nerveux, remuant, faisait
présager l'homme d'action qu'il fut toute sa vie. Romain, grand, déjà sérieux, penseur
précoce, s'annonçait déjà comme l'écrivain rêveur et artiste, épris des grandes théories
humanitaires, qui écrivait à l'allemand Gerhardt Hauplmann la lettre que tout le monde a
lue, où il s'obstinait à espérer que, malgré toutes les apparences, les intellectuels d'Outre-
« Je reçois une carte de Mazetier, avec ses vœux de Nouvel An, et la prière de vouloir
bien réserver à son Clamecycois quelques pages de mon prochain roman nivernais479, - qu'il
a l'air de croire sur le point de paraître (Ô quiétude de notre Centre français !) »48ü
157
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
Et ce même jour, il adresse une lettre à Léon Mazetier, qui sera publiée dans Le
Clamecycois du 31 janvier - dont une reproduction est donnée en pièce justificative V - , sous
le titre « L’Œuvre de Romain Rolland ». La lettre concerne son « roman clamecycois », Colas
Brugnon, dont la guerre a interrompu la parution : celle-ci aura lieu après la guerre, et Rolland
lettre :
rendre quelque service à un de mes concitoyens, je le ferais de grand cœur, dites-le leur, je
481
vous prie. »
Et deux jours plus tard, il peut se réjouir de ce que sa note du Clamecycois ait déjà
« Ma note dans le Journal de Clamecy m'a déjà valu deux lettres de Clamecycois, -
l’une de Beaurneau [...] qui me demande de faire des recherches sur son fils, blessé le 13
août, dans les Vosges ; - l'autre de Baron jeune fils [... ], qui me demande des renseignements
sur la situation du commandant Mathé (56 ans, vieux colonial), qui est prisonnier à Torgau.
Pour ce dernier, je puis déjà répondre que Torgau est un des meilleurs camps de prisonniers
s'adresse à moi : Charles Maupetit, à Trucy-l 'Orgueilleux, par Corvol. »485 Le 10 février, il
remarque : « Chaque jour m’apporte une lettre nouvelle de Clamecycois ».486 Et l’on pourrait
481 Le Clamecycois, numéro du 31 janvier 1915, p. 1 ; voir pièce justificative V. - On se rappelle la compassion
toute particulière qu’éprouve Rolland pour les lettres reçues de son Nivernais natal (voir chapitre premier de
cette deuxième partie).
182 Rolland veut dire Le Clamecycois.
484 Lettre à sa mère*, 4 février 1915.
484 Lettre à sa mère*, 6 février 1915.
485 Lettre à sa mère*, 8 février 1915.
486 Lettre à sa mère, 10 février 1915, Cahier XX, p. 98.
487 Lettre à sa mère*, 6 mars 1915 ; lettre à sa mère, 11 mars 1915, Cahier XX, p. 117 ; etc..
158
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
On voit qu’ici ce n’est pas tant l’œuvre accomplie par l’Agence de Genève que
Rolland tient à faire connaître, que la place qu’il y occupe ! Ceci n’est d’ailleurs pas sans
surprendre, car cette place est bien modeste, et Rolland ne peut entreprendre aucune démarche
particulière pour les personnes qui s’adresseraient à lui. Mais peut-être veut-il simplement
faire savoir à ses concitoyens nivemais que l’Agence existe, et faire bénéficier celle-ci de la
notoriété de son nom : en un mot, n’être qu’un « obligeant intermédiaire », ainsi que l’écrit
Léon Mazetier, entre les familles et la Croix-Rouge. De l’existence de l’Agence, pourtant, ces
familles ont déjà été informées : Le Clamecycois, comme beaucoup de journaux français488, a
signalé à plusieurs reprises les attributions d’une Agence de Prisonniers installée à Genève, et
Toutefois, l’annonce de Rolland n’est pas inutile. Dans le premier exemple qu’il donne
à sa mère, il cite le cas d’un soldat blessé le 13 août 1914, soit près de six mois plus tôt, dont
le père demande à présent des nouvelles. Sans doute cet homme n’a-t-il pas eu l’idée
de son fils, et la note de Rolland, son « distingué compatriote », l’y encourage ; mais l’on peut
penser aussi qu’il réitère sa demande, imaginant que Rolland pourra, cette fois, la faire
aboutir.
Rolland, ainsi qu’il a été dit plus haut, est d’abord défendu par plusieurs socialistes.
Parmi eux se trouve Amédée Dunois-Catonné. Le 31 octobre, il écrit une longue lettre à
Rolland, que celui-ci reproduit dans son Journal : Dunois lui fait savoir quel réconfort furent
pour lui les paroles prononcées dans ses articles du Journal de Genève, et lui fait part de sa
déception, quant à l’attitude adoptée par le parti socialiste français, au moment où éclata la
guerre. Et il conclut :
«... c'est ainsi que vous avez eu l'honneur, vous qui n’êtes pas un militant, de faire
159
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
On ne vous a point entendu. Le Journal de Genève est peu répandu en France490, et nos
journaux français se sont bien gardés naturellement de reproduire vos articles. Ne pensez-
vous pas, en conséquence, qu'il serait nécessaire d'en faire une brochure à dix centimes ? Si
L’idée de Dunois de publier en brochure les textes de Rolland ne peut que séduire
celui-ci : ses articles en effet, publiés dans un journal suisse, ne sont pas disponibles en
articles incriminés. Amédée Dunois, toutefois, a fort à faire avec la censure militaire, qui tarde
La brochure qui doit réunir ces deux articles sera vendue au profit de l’Agence des
Prisonniers, ainsi que l’explique Romain Rolland à sa mère et à sa sœur.493 Cependant, la date
de parution est sans cesse repoussée. Rolland reçoit les premières épreuves en janvier 1915,
mais plusieurs mois passent, sans que Dunois n’obtienne le visa de la censure.494 Fin mars
1915, le journaliste est mobilisé, à Nevers, comme employé aux écritures dans un hôpital, ce
La petite brochure éditée par Amédée Dunois finit toutefois par paraître, en juin 1915,
non sans de graves mutilations ; les deux articles, Au-dessus de la mêlée et Inter arma caritas,
ainsi que la préface de Dunois, ont subi plusieurs coupures. Au même moment, pourtant, la
censure a laissé passé le pamphlet de Massis, Romain Rolland contre la France, qui donne en
4;o C’est par un jeune ami protestant que Dunois a eu connaissance des numéros où figurent les articles de
Rolland.
493 Lettre à sa mère*, 19 décembre 1914, et lettre à Madeleine Rolland*, 26 décembre 1914.
494 Cahier XX, p. 69 et 126 ; lettres à sa mère* des 2 et 18 février 1915.
495 Voir JA G, p. 421-422, et p. 461.
160
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
On peut s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser Rolland à faire don de ses droits
surtout à une volonté délibérée de Rolland de ne pas obtenir de profits, quels qu’ils soient, par
ses textes écrits pendant la guerre, de ne pas s’enrichir en raison d’une prise de parole qui se
voulait généreuse. Pouvait-il d’ailleurs agir autrement ? La présence dans la brochure d'inter
arma caritas l’encourage peut-être plus encore à offrir ces quelques revenus à l’Agence de
Genève, revenus dont il n’a d’ailleurs nul besoin ; depuis le début de la guerre, Rolland a pu
vivre uniquement sur les droits d’auteur des éditions nouvelles de Jean-Christophe.4% Mais
Rolland a toujours refusé, durant tout le conflit, toute nouvelle offre de traduction497, ce qui
pourrait confirmer l’hypothèse selon laquelle il aurait également renoncé aux profits des
Il faut préciser cependant que ce don n’est pas nécessairement lié à son travail au sein
de l’Agence. Le geste de Rolland n’est pas, en effet, un exemple isolé. D’autres écrivains
font, au cours de la guerre, de tels dons, à d’autres œuvres humanitaires. Ainsi, la première
représentation, le 5 mai 1915, de la pièce de Maurice Barrés, Colette Baudoche, est donnée au
Raymond Poincaré. Mais il est vrai que les bénéficiaires de ces dons sont toujours des
organismes dont les idées répondent à celles du donateur, ou dont ils se sentent proches. Et les
Outre ceux de la brochure, Rolland fait également don des droits d’auteur obtenus
Une lettre de Stefan Zweig, datée du 4 octobre 1915, fait savoir à Rolland que sa pièce
Les Loups, qu’on jouait à Vienne avant la guerre, pourrait être à nouveau représentée. Zweig,
4;6 Lettre à sa mère*, 19 février 1915. - En mars 1916, il vit encore sur les revenus de ses ouvrages, sans avoir
entamé ce qu’ils lui ont rapporté avant juillet 1913 (lettre à Madeleine Rolland*, 1er mars 1916).
U7 Voir par exemple une lettre à Stefan Zweig*, du 17 décembre 1917 : « Je viens de recevoir une demande de
traduction de Jean-Christophe en langue hongroise / ...J -Je ne veux accepter aucune demande de ce genre, tant
que durera la guerre. ».
478 II envisagera également un nouveau don, en décembre 1917, après la traduction par Zweig de son article Aux
Peuples assassinés : « S'il y avait quelques bénéfices (et pourquoi n ’y en aurait-il pas ?) on pourrait indiquer
sur la couverture de la brochure qu 'ils seront versés à une œuvre de bienfaisance internationale, comme la
161
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
capitale autrichienne499, craint que ce spectacle ne soit mal interprété, et propose de s’y
opposer, au nom de son ami. Rolland est de cet avis, et accepte volontiers sa proposition : il
lui serait fort reconnaissant de bien vouloir convaincre le directeur du théâtre de remettre ces
soit bien entendu, tout au moins, que je n'y suis pour rien, et que tous les droits d'auteur
Rolland craint en effet - et à juste titre - que cette pièce jouée en pays ennemi ne soit
« qu ’/il n y est] pour rien » ! Et le meilleur moyen de couper court - de façon préventive - à
toute critique est, lui semble-t-il, de faire don de tous les droits d’auteur éventuels à une
œuvre de bienfaisance.
« Une note perfide du Matin m'a appris que mes Loups auraient été représentés à un
théâtre de Vienne. Cela me surprendrait, car il me semble que j'en eusse été informé d'autre
. 501
part. »
Cette représentation, qui aurait été antérieure au 14 février, n’est pas mentionnée dans
d’autres lettres. Sans doute l’article signalait-il que Les Loups allaient être représentés
prochainement dans la capitale autrichienne, car ce n’est que le 25 février que la pièce est
jouée à la Volksbühne de Vienne.502 Comme il l’avait annoncé, Rolland abandonne ses droits
d’auteur à la Croix-Rouge.
Ce don est en effet pour lui le seul moyen de défense. Car il a beau répéter qu’il n’a
pas voulu cette représentation, et que d’autres écrivains français ou belges ont été publiés
dans des revues allemandes503, il est fort à craindre qu’on lui reproche de gagner de l’argent
162
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
pendant la guerre, et surtout - ce qui est pire - de l’argent obtenu pour une pièce jouée en
territoire ennemi.
Volksbühne de Vienne. C 'est contre ma volonté, et j'ai protesté auprès de Zweig, mais je n ’y
puis rien [...]. Tout ce que j’ai pu faire, c’est de faire reporter intégralement mes droits
Pourtant, Rolland se fait peu d’illusions, même sur ce don. À un ami, il écrit, le même
jour:
« On vient de jouer mes Loups à la Volksbühne de Vienne. Ceux (les loups) de Paris
vont hurler. Bien que les droits d’auteur doivent être versés intégralement à la Croix-Rouge
Cette affaire est reprise par certains détracteurs de Romain Rolland. Ainsi, un article
d’Alvan Sanbom506, paru dans le Boston Evening Transcript du 10 mai 1916, faisant état de la
germanophilie notoire de Rolland, donne en exemple le fait que le théâtre de Vienne fasse, en
faveur des Loups, exception à la règle de ne rien représenter des auteurs ennemis.307
littérature, présentés dans la bibliographie. Aussi, il serait inutile d’entrer trop dans les détails,
Nobel de littérature de l'année 1915 ù Romain Rolland pour lui rendre hommage de
506 Que Rolland suppose inspiré par son principal adversaire, l’écrivain français Paul-Hyacinthe Loyson, qui l’a
notamment attaqué dans Etes-vous neutres devant te crime ?, op. cit..
507 JAG, p. 798.
163
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
mêlée que celui de Jean-Christophe, œuvre européenne majeure des dix années passées. Sans
vouloir entrer dans le détail de ces controverses, il faut cependant préciser que Rolland aurait
dû obtenir le prix en 1915, et que, suite à de violentes attaques, l’Académie aurait reporté la
remise du prix d’un an.509 Car les détracteurs de Rolland, dans la presse française, ne
craignaient pas de s’attaquer également à l’Académie Suédoise et, au travers d’elle, à toute la
Suède, que sa neutralité rendait déjà suspecte. Dans un article du Matin, par exemple,
« C'est de là /GenèveJ qu'il adressa au monde les élucubrations pacifistes que l'on
sait.
bochophiles. »510
m'attribuait le grand Prix Nobel de littérature pour 1915. Je ne sais ce qu 'ily a d'exact dans
celte nouvelle. Si elle se confirme, je tiens à déclarer dès à présent que mon intention formelle
Il faut dire que Rolland se serait bien passé de cette prestigieuses récompense, qui
défaire au plus vite du montant du prix, avant qu’on ne puisse l’accuser d’avoir gagné de
l’argent grâce à Au-dessus de la mêlée. En 1915 déjà, alors que sa candidature n’était alors
que pressentie, les premières attaques s’étaient déchaînées : l’article du Matin, bien sûr, qui
lui reprochait de recevoir de l’argent des « Suédois bochophiles », mais aussi un article de
508 La médaille d’or et le diplôme ne parviennent à Rolland qu’en 1917 ; le texte du diplôme, cité ici, est daté du
1er juin de cette même année. Voir JAG, p. 1223-1224.
\0) C’est du moins la principale hypothèse expliquant le report du prix de 1915 à 1916.
510 Le Matin, [8 novembre 1915], - Pour des Français, la neutralité qu’affecte Rolland doit s’expliquer par sa
sympathie pour l’Allemagne ; la Suède, en le récompensant, se rend également coupable de germanophilie. Car
les détracteurs de Rolland estiment que c’est Au-dessus de la mêlée qui lui vaut le prix Nobel, et non son œuvre
littéraire.
11 C’est en effet par la presse que Rolland apprend qu’il a obtenu le prix Nobel, avant d’en avoir confirmation
officielle par un télégramme du Ministère des Affaires étrangères de Suède.
512 Lettre à Georges Wagnière*, 13 novembre 1916. - Cette lettre sera publiée dans le Journal de Genève du 16
164
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
Maurice de Waleffe, amené à connaître un franc succès dans les milieux hostiles à l’écrivain -
« Cette année, le prix Nobel ne sera pas de deux cent mille francs, mais de trente
deniers, puisque c'est M. Romain Rolland qui l'obtient. Trente deniers, n’est-ce pas le prix
dont les Pharisiens payèrent l'apôtre qui avait livré son Dieu ? »513
Ganelon, ou lui faisaient savoir que, s’il acceptait le prix, il n’aurait plus le droit de poser le
On comprend donc que Rolland ait envisagé, dès le début, de se défaire du montant
obtenu, en en offrant la somme à diverses œuvres de bienfaisance. Parmi ces œuvres, bien sûr,
décembre 1915, une fois la question du prix Nobel écartée, Rolland écrivait en effet à sa
sœur : « ... pour ma part, je n 'y perds rien, puisque j'étais décidé à en donner la totalité à la
don n’est pas uniquement motivé par le souci de se défendre contre ses adversaires, à en
croire une lettre adressée à un ami : « Naturellement, je ne veux rien garder de la somme :
S 17
Une fois la somme reçue, en juin 1917, Romain Rolland fait don d’un quart du
international de la Croix-Rouge, Gustave Ador, afin de lui faire part de ce don. Une copie de
novembre 1916.
513 Maurice de Waleffe, « Les trente deniers de Romain Rolland », dans Paris-Midi, [novembre 1915], D’autres
articles reprendront ce titre : celui d’Alexandre Zévaès dans Le Petit Dauphinois du 16 novembre 1915, ou celui
de Paul Vergnet, un an plus tard, dans La Libre Parole du 10 novembre 1916.
r'14 Le 9 novembre 1915, L'Œuvre de Gustave Téry porte en manchette : « Si Romain Rolland a le prix Nobel
pourra-t-il rentrer en France ? »
515 Lettre à Madeleine Rolland*, 12 décembre 1915.
516 Voir la lettre au maire de Clamecy*, 18 août 1917.
517 ',*i J '
Lettre à Emile Masson*, 17 novembre 1916. - Emile Masson, écrivain français, traducteur de Carlyle,
collaborateur des Cahiers de la Quinzaine.
165
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale
cette lettre, dont l’original est conservé à la Division des archives du CICR, est présentée en
Cette lettre est un très bel hommage rendu par Rolland à l’action de la Croix-Rouge
Prisonniers de guerre, « cette œuvre sainte qui aura rendu chers dans le monde entier les
noms de la Suisse et de Genève ». Sur la somme offerte, dix mille francs doivent être mis à la
l'honneur de collaborer.
Édouard Naville (27 juin), enfin du président, Gustave Ador (29 juin). Ce même jour, Ador
prend congé de l’Agence des Prisonniers ; il vient en effet d’être nommé Conseiller fédéral,
chargé du Département politique, et quitte Genève pour Berne.519 Il prend toutefois le temps
de remercier Rolland, par une lettre personnelle, de ce don fait « par un homme dont [il/
attachement à la Croix-Rouge, estime l’auteur d’un article paru dans la Revue internationale
montre à quel point l’homme se sentait solidaire de la cause à laquelle l’écrivain avait offert
dons de droits d’auteur ou d'une partie du prix Nobel de littérature. Rolland, en effet, veut
166
Chapitre IV : L’action personnelle engagée par Romain Rolland
« Il se trouve que je ne suis pas inutile à l'œuvre des prisonniers ; mes relations internationales me permettent,
en bien des cas, d’obtenir rapidement des renseignements que les voies officielles sont impuissantes ou trop
internationale : il voudrait que celle-ci puisse également bénéficier de son vaste ensemble de
correspondants, originaires de tous les pays européens impliqués dans le conflit. Aussi
l’écrivain va-t-il chercher à intéresser ses amis à l’action menée par l’Agence de Genève, afin
de mettre en place son propre réseau d’informations, qui pourrait, peut-être, seconder
la situation critique où se trouvent les prisonniers, et rend hommage aux premiers efforts
entrepris par le Comité international de la Croix-Rouge pour venir en aide à ces malheureux.
Mais la Croix-Rouge doit faire face à des difficultés quasi insurmontables, ainsi qu’il
« ... le plus gros obstacle est que, lundis que l'Allemagne fournil 1res exactement les
listes des prisonniers qu'elle a faits, on ne peut obtenir de la France ces listes qu'avec une
extrême lenteur, - car elles ne sont pas régulièrement tenues : or on ne peut arriver à rien,
522
Lettre à Louise Cruppi*, 24 septembre 1914.
167
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
établir et à fournir les listes des prisonniers qu’elles détiennent, ne vient pas faciliter la tâche,
ou de presser son zèle, vous rendrez service à bien des pauvres familles inquiètes. »523
Cette requête s’explique par le fait que l’amie de Romain Rolland est l’épouse de Jean
croire les nombreux voyages qu’il fait à l’étranger, accompagné parfois de son épouse. Sans
doute Mme Cruppi a-t-elle de nombreuses relations dans les milieux politiques, voire dans
l’actuel gouvernement, et peut-être pourrait-elle leur signaler les difficultés rencontrées par
l’Agence.
Toutefois, le cas le plus alarmant est celui des prisonniers civils, et Rolland a à cœur
de le faire savoir à ses amis, afin de les rendre sensibles à cette situation dramatique. Le
problème est le même que pour les prisonniers militaires : il est bien difficile de réunir les
listes de prisonniers, et la Croix-Rouge, dans cette tâche, ne peut guère compter sur l’appui
des autorités officielles ; tous les efforts accomplis par les collaborateurs de l’Agence (ces
seconder celle-ci dans son action charitable, en faisant appel aux gens de bonne volonté des
« Les autorités officielles toutes se dérobant, on ne pourrait agir que par l'initiative
privée, - de bonnes gens des deux nations aux prises / .. ./. »524
C’est pour chercher à remédier au plus vite à la situation catastrophique des civils que
Romain Rolland souhaite faire appel à ses nombreux amis, en France ou à l’étranger : il pense
168
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
en effet pouvoir, par son propre réseau d’amitiés, acquérir des renseignements que la Croix-
Rouge internationale tarde à obtenir par les voies officielles, inefficaces ou, du moins, trop
lentes.
Le 12 novembre, faisant une nouvelle fois part à Louise Cruppi de son activité au sein
Allemagne. Si vous pouvez m'en procurer, dans votre région, je vous en remercie
d'avance. »525
Il s’adresse également à des amis allemands, qui acceptent sans hésiter sa proposition
«A mon appel pour prendre part à l'Œuvre des Prisonniers, mes amis d'Allemagne
répondent avec enthousiasme, f... / Mme Lili du Bois-Reymond m'écrit : « ... Votre lettre m'a
apporté la première joie, depuis que cette guerre existe. L'idée de travailler en commun avec
vous à l'adoucissement de la misère présente me ressuscite... J'ai aussitôt fait des démarches,
et je vous en dirai le résultat dans quelques jours. Pour aujourd'hui, je veux seulement vous
dire : je m'offre à vous avec toute ma force, mon influence, mes ressources pécuniaires, ma
sympathie la plus entière, pour diminuer cette souffrance humaine ; je n'épargnerai aucune
premières démarches. Elle a vu l'ambassadeur d'Espagne, qui se charge des intérêts des
prisonniers civils, et qui s'offre à communiquer les renseignements, que nous désirerons. Elle
l'Angleterre, elle s'est mise en relations avec l'écrivain Jerome K. Jerome, « qui semble être
humain et objectif », et qui promet de veiller sur le sort des civils allemands prisonniers. »527
C’est donc un véritable réseau international qui, peu à peu, de relations en relations, se
met en place.
524 ,
Lettre à Louise Cruppi*, 11 octobre 1914.
525 * • * .
Lettre à Louise Cruppi*, 12 novembre 1914.
JAG, p. 86. - Au sujet de Lili du Bois-Reymond, on peut se reporter à De Jean-Christophe à Colas Breugnon
- Pages du Journal (1912-1913), op. cil., p. 38-39 (d’après la note 1, Cahier XXVII, p. 152).
527 JAG, p. 99.
169
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
De son côté, Romain Rolland a également averti son ami autrichien, Stefan Zweig, de
« Je lui parle de l'Agence des Prisonniers de guerre, et lui suggère l'idée de faire agir
l'initiative privée, pour dresser dans chaque pays la liste des malheureux civils internés et la
l'activité des grands intellectuels dans les quatre nations aux prises. >f2X
conflit : puisqu'ils ne peuvent combattre la guerre, ils doivent s’efforcer du moins d’atténuer,
tant que possible, les misères et les souffrances qu’elle provoque. Et une autre idée lui tient à
cœur - la réciprocité du service qu’il sollicite. Dans la lettre qu’il résume plus haut, il
explique à son destinataire, au sujet de la « grande œuvre humaine » qu’il s’agit de réaliser :
« ... je ne vois pas en quoi elle pourrait contrarier les desseins de nos gouvernements, -
puisque il y aurait toujours dans l'échange de ces renseignements une exacte réciprocité. »529
Cette idée répond autant à ses motivations idéologiques qu’à des considérations plus
pratiques : ainsi qu’il l’explique à Louise Cruppi dans la lettre citée plus haut, « on ne peut
arriver à rien, sans une parfaite réciprocité entre les deux pays. »
Rolland réitère encore sa demande auprès de Stefan Zweig trois jours plus tard, de
«Je vous récris de l'Agence où je travaille. Il faut absolument que vous nous aidiez
dans notre œuvre d'humanité. [...] L'intérêt de tous les pays est, en attendant qu'on arrive à
pouvoir correspondre avec eux, leur envoyer des secours. Pour suppléer à l'action officielle,
internés dans ces deux pays ? Je fais faire les mêmes recherches en France, pour les
Ainsi, aux recherches de Zweig en faveur des prisonniers français, répondraient les
528 JAG, p. 78. - La lettre dont il est question est la lettre à Stefan Zweig* du 10 octobre 1914.
529 Lettre à Stefan Zweig*, 10 octobre 1914.
530 Lettre à Stefan Zweig*, 13 octobre 1914.
170
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
Stefan Zweig va suivre avec intérêt faction menée par la Croix-Rouge internationale,
il peut bientôt assurer à Rolland, dans une lettre du 19 octobre, que ceux-ci sont fort peu
Plus tard, à l’occasion d’un séjour en Suisse, il visitera l’Agence des Prisonniers, et
donnera un compte-rendu de cette visite dans un journal viennois, la Neue Freie Presse du 23
décembre 1917, sous le titre « Das Herz Europas - Ein Besuch im Genfer Roten Kreuz » ; une
traduction française paraîtra en 1918, aux éditions du Carmel : Le Cœur de l'Europe - Une
visite à la Croix-Rouge internationale de Genève. Des extraits de l’article original, ainsi que
la couverture de la brochure du Carmel, sont présentés en annexes 20 et 21. On voit que cette
mêlée et Inter arma caritas, est vendue au profit de l’Agence des Prisonniers de la Croix-
Rouge. Il est également donné, en annexe 22, un extrait de la traduction française, où est
« Il y avait une autre place encore à cette table de bois étroite et à peine rabotée. On
me la désigna avec un certain respect. C'est ici que Romain Rolland s'est assis durant deux
années, jour après jour, travailleur volontaire au service de l'échange des prisonniers franco-
SI 7
allemands. ... » '
Par ailleurs, Rolland a aussi fait appel à l’écrivain néerlandais Frederik van Eeden.
Celui-ci lui répond, le 21 octobre, qu’il fera tout pour l’assister dans l’œuvre des prisonniers
L’initiative prise par Rolland - faire appel à l’action charitable privée - trouve donc de
nombreux échos, dans tous les milieux intellectuels européens auxquels il s’adresse. Les
contactent elles-mêmes d’autres personnes. Dès le mois d’octobre, Rolland est parvenu à
mettre en place, pour seconder l’Agence de Genève, une sorte d’« Internationale » des
intellectuels, au service de la Croix-Rouge. Il peut bien s’en féliciter, dans Inter arma caritas :
171
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
« En pareil cas, comme en bien d'autres, il y a plus à attendre du zèle charitable des
particuliers que de celui des gouvernements. Les amis auxquels nous nous sommes adressés
en Allemagne, en Autriche, comme en L'rance, nous ont répondu avec empressement, tous
montrant le désir généreux de concourir à notre œuvre. [...] Ah ! comme on se sent tout
proches, amis, ennemis, tous unis, - devant la souffrance commune, que tous les bras
Pierre Renaudel, qui lui sont amenés par Edgar Milhaud, professeur à l’Université de Genève,
lui aussi membre du parti socialiste français. L’écrivain profite de l’entretien pour intéresser
ses visiteurs à l’œuvre des prisonniers civils, qui lui promettent d’obtenir de Malvy, le
Ce ne sera pas Malvy, pourtant, qui leur fournira ces listes ; Renaudel et Longuet vont
plutôt mettre en œuvre le réseau socialiste, ce qui va leur permettre d’obtenir bien plus
rapidement les renseignements souhaités. Le 12 novembre déjà, Rolland reçoit un paquet qui
« À la suite de la visite que m'ont faite Longuet et Renaudel, et de ce que je leur avais
demandé pour les prisonniers civils, ils ont, avec un bel empressement, écrit à tous les maires
des communes françaises où je leur signalais des lieux d'internement, afin de réclamer les
listes de prisonniers. Ils ont reçu déjà et m'envoient celles de deux ou trois pays : Moulins,
n 'avait pu obtenir par les voies officielles, je l'ai eu, du premier coup, par les amitiés
socialistes. »536
Rolland fait part avec fierté du résultat obtenu. Sans être lui-même membre du parti
entreprise par les deux députés a permis d’obtenir, et rapidement, des renseignements que la
Croix-Rouge internationale était impuissante à obtenir par ses propres moyens, c’est-à-dire
par l’intermédiaire des voies officielles. Rolland peut donc doublement se réjouir : d’abord,
172
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
ces premiers résultats lui prouvent qu’il est véritablement utile au sein de l’Agence, et qu’il
n’a pas à se reprocher son séjour à Genève ; ensuite - surtout - , l’influence dont il dispose,
qu’il tenait à mettre au service du Comité international, vient seconder, et avec efficacité, les
efforts de celui-ci, en faveur des internés civils. Car c’est pour eux que Rolland agit, et les
« Et cela peut avoir une assez grande importance pour nos civils internés en
Allemagne. Car lorsque nous aurons les listes de France assez complètes, nous piquerons
l'amour-propre allemand, en lui annonçant que la France a pris les devants, en générosité
(jusque-là, nous gardons les listes, nous ne les communiquons pas à l'Allemagne) ; je suis
certain qu 'ils voudront alors faire aussi bien, ou mieux, et que nous saurons enfin où sont ces
La CGT a également pris part aux recherches effectuées par le parti socialiste. Et le 17
novembre, Rolland écrit à sa mère : « La C.G.T. continue de chercher à dresser les listes de
prisonniers civils allemands en France, et elle réussit à m'en envoyer quelques-unes, pour
l'Agence. »538
L’idée de Romain Rolland - mettre au service de l’Agence ses relations dans les
milieux intellectuels européens, ainsi que dans les milieux socialistes - permet donc d’obtenir
des résultats bien concrets. Mais il ne se limite pas à cette action menée en faveur des civils,
bien que ce soit dans ce service qu’il s’emploie, à l’Agence : il cherche aussi à faire connaître
Il a été montré plus haut, dans le premier chapitre de cette seconde partie, que Romain
Rolland suivait avec beaucoup d’intérêt les missions des délégués de la Croix-Rouge, dont il
toujours chez le Dr Ferrière, un de ces délégués, qui lui fait une très bonne impression.
517 , »
173
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
«J'ai entendu hier une conférence qui m'a intéressé f ... J : du lieutenant-colonel
suisse de Marval, qui vient de visiter, comme délégué de la + rouge, les camps de prisonniers
J'ai dîné, le soir, avec A4, de Marval chez le docteur Ferrière [...]. J'ai eu plaisir à
connaître cet homme, qui est vraiment fort intelligent, et d'une vitalité, d'un entrain et d'une
décision, qui ont dû être précieux dans la tâche dont on l'a chargé. >f39
Il ressort de la conférence du délégué suisse que les conditions de vie des prisonniers
militaires, dans les camps visités, sont loin d’être aussi lamentables qu’on pourrait le craindre.
« A part quelques exceptions isolées, - des brutes (des médecins militaires surtout, un
ou deux qui sont des misérables), - exceptions qui ont été impitoyablement châtiées par le
chez tous les chefs une bonne volonté évidente et un esprit d'humanité, parfois même des
négatifs sur le sort des prisonniers allemands retenus en France : il faudrait donc faire savoir
qu’il ne s’agit là que d’exemples isolés, et que, dans l’ensemble, les prisonniers n’ont pas trop
à souffrir des conditions matérielles de leur captivité. Aussi, Rolland va s’adresser aussitôt à
son ami autrichien, Stefan Zweig. Après lui avoir parlé de la conférence du délégué de la
Croix-Rouge, il poursuit :
Allemagne et en Autriche. Je crois qu'elle contribuerait largement à apaiser les esprits. Four
moi, elle m'a été un soulagement. Il m'a apporté la preuve irréfutable de la bonne volonté de
toutes les autorités civiles et militaires à l'égard des prisonniers, et de leurs relations
Le même jour, Rolland écrit aussi à Albert Einstein, et va profiter de cette occasion
Einstein s’est adressé à lui quelques jours plus tôt, afin de lui exprimer son « admiration sans
174
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
mettant à la disposition de l’écrivain français: «Je mets à votre disposition mes faibles
forces, pour le cas où vous penseriez que je puis vous servir d'instrument soit par ma
situation, soit par mes relations avec les membres allemands et étrangers des sciences
, 542
exactes. »
Rolland répond à Einstein que la guerre aura été effectivement une rude leçon pour les
« Je crois qu 'une de nos tâches les plus efficaces doit être de répandre les documents
qui peuvent s'opposer à l'esprit de haine. - Dans ce sens, je me permets d'attirer votre
attention sur le rapport (qui va être publié543) du lieutenant-colonel suisse de Marval, délégué
visiter en France, en Corse, en Algérie et en Tunisie . J'ai entendu hier une conférence de lui
(avec projections), et j'aurais voulu que beaucoup d'Allemands puissent l'entendre aussi. Il
serait très bien que M. de Marval refit sa conférence en plusieurs villes d'Allemagne. Son
témoignage ne saurait être suspect : car un de ses frères est officier dans l'armée
allemande. »544
actions de la Croix-Rouge internationale, comme les visites de camps de prisonniers par ses
délégués. Ces rapports de missions, qui permettent de mieux connaître les conditions de
témoignages mensongers.
175
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
Rouge : Rolland, une nouvelle fois, alerte ses amis allemands, Mme du Bois-Reymond, Mme
« Après des mois d'instances de la part de notre Croix-Rouge Internationale (ou plus
D’autre part, Rolland va être lui-même sollicité : il est notamment chargé de retrouver
la trace de plusieurs intellectuels portés disparus, par des amis de ces derniers.
Dès le début, Rolland s’est attaché à signaler à tous ses correspondants sa présence à
l’Agence, afin qu’ils puissent, en cas de besoin, s’adresser à lui. Dans une lettre à Louis Gillet
déjà citée, il écrivait : « ... je travaille à /'Agence internationale des prisonniers de guerre
[...]. A l'occasion, n'oubliez pas qu'elle existe, et que j'y suis. Adresse: Palais Eynard,
Genève. »Mr> Avec Stefan Zweig, lors de la première mention de son travail à l’Agence, il
termine sa lettre par cette précision : « L'adresse de l'Agence internationale des Prisonniers
de guerre est au Musée Rath, Genève. »M7 Au romancier nivemais Henri Bachelin, qui lui
demande s’il est vrai qu’une fois prisonnier on ne peut donner de ses nouvelles qu’après
cinquante jours, il répond : « En tout cas, la première chose à faire, si cette aventure vous
arrivait, devrait être de m'écrire, a l'Agence, (Musée Rath). »54X Et il écrit encore, à Mme
Louis Gillet : « Si je puis vous rendre quelque service, à l'Agence internationale des
176
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
famille jusqu’à des connaissances plus lointaines. Son oncle Maxime Courot lui envoie des
demandes de renseignements pour des gens de son village, son oncle Edmond Courot le prie
de faire des recherches pour le parent d’un ami, un collègue de son père lui envoie des lettres
à transmettre à son fils prisonnier.550 Le consul général de Suède à Genève lui demande de
Sorbonne.551 Le 9 octobre 1915, c’est Roger Martin du Gard qui fait appel à lui, au sujet du
capitaine Jacques Margaritis, porté disparu le 25 septembre : « Vous qui êtes à la source de
Dans la plupart des cas, Rolland ne peut pas grand chose. Lorsqu’il s’agit de retrouver
un soldat porté disparu, il ne peut guère que remplir la fiche de demande, et consulter
de voir si l’on est parvenu à retrouver sa trace. C’est le cas pour le fils de Louise Cruppi, porté
disparu vers le 17 novembre ; à son amie qui le prie de bien vouloir effectuer des recherches à
« J'ai reçu votre lettre hier. J'ai fait aussitôt la fiche, et chargé deux services
temps avant que les premières listes n arrivent, envoyées par l’Allemagne. Tout ce qu’on
Très touché par la disparition qui affecte son amie, il va prendre particulièrement à
cœur cette recherche, et suivre de plus près le cas de Jean Cruppi : « J’ai fait toutes les
démarches nécessaires, et j’aurai soin de réveiller l’attention, de jour en jour. »554 Pour cela,
il va faire une recommandation particulière auprès d’un chef de service : « Je fais, tous les
huit jours, reviser de nouveau les listes reçues, pour y chercher votre cher disparu.
177
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
D 'ailleurs, une amie de ma sœur, Mlle Blanche Hentsch, qui est préposée à ce service, s'en
occupe très diligemment et me préviendrait aussitôt qu 'elle trouverait quelque chose. »555
En revanche, quand il s’agit de personnes que l’on sait prisonnières, et dont le lieu
d’incarcération est connu, les démarches sont plus aisées : Rolland peut faire intervenir le Dr
est de Trieste, par conséquent de nationalité autrichienne, bien que de cœur passionnément
maison de prison militaire à Lambèse, près Batna, où il languit depuis six mois, suppliant
vainement qu 'on l'emploie dans une ambulance française. [... / J'ai fait télégraphier par le If
Cependant, Romain Rolland ne parvient pas toujours à obtenir les résultats qu’il
souhaite. Les démarches qu’il entreprend pour le poète allemand Max Dauthendey, par
Dauthendey, grand voyageur, a été surpris par la guerre alors qu’il se trouvait en
Nouvelle-Guinée ; pour échapper aux Anglais, il est passé aux Indes néerlandaises, à Sumatra,
puis à Java. Il a alors 48 ans, et est très malade ; il souhaite rentrer en Allemagne, mais ne le
Max Dauthendey [...]. Sa femme, qui est suédoise, prie Herzog de m'écrire. Je fais des
ofPenwith. »5r)1
178
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
Max Dauthendey ne se fait pas attendre ; dès le 3 août, elle lui fait savoir qu’elle a entrepris
quelques démarches, mais qu’elle est très peu sûre de réussir : « Le ministre des Affaires
Marine, et qu 'il était fort douteux que le poète obtînt un traitement de faveur. Néanmoins, le
t'envoie une nouvelle lettre de lady Courtney à traduire. Je vois qu 'elle n 'a pas réussi. »56() Et
« Lady Courtney te dit en effet qu 'à son grand regret elle n 'a pu obtenir de sauf
conduit pour le poète de Java, tout dépendant de l'autorité militaire, et les poètes allemands
ayant une fort mauvaise presse depuis l'hymne à la haine. Elle termine en disant qu'elle te
souhaite de mieux réussir auprès de ton propre gouvernement, et envoie ses compliments à
s’avère impossible, et celui-ci va mourir à Malang, sur l’île de Java, le 4 septembre 1918.
Dans son Journal, l’écrivain note avec amertume : « Mort du pauvre Max Dauthendey, dont
je m'étais vainement occupé. On l'a laissé périr de nostalgie a Java, sans lui permettre
(l'inoffensif artiste !) de venir, depuis quatre ans, retrouver son pays, sa femme et les
562
siens. »
D’autres démarches, heureusement, s’avèrent plus positives. C’est le cas pour Jacques
Rolland va solliciter le concours de personnes qu’il connaît, dans les pays où les deux
hommes sont détenus, ainsi qu’il l’avait fait en faveur des prisonniers civils. En outre,
558 Le Comité d’assistance aux Allemands, Autrichiens et Hongrois dans le besoin. - Voir à ce sujet l’article de
Rolland, Notre prochain, l’ennemi, fans L’Esprit libre, op. cil., p. 143-144.
JAG, p. 467. - Voir aussi la lettre à Madeleine Rolland*, du 7 août [1915]; c’est Madeleine, agrégée
d'anglais, qui a l'habitude de traduire pour son frère les lettres reçues de correspondants anglophones.
’6<> Lettre à Madeleine Rolland*, 20 août 1915.
561 Lettre de Madeleine à Romain Rolland*, 21 août 1915.
562 JAG, p. 1596. - Voir également une lettre que Rolland adresse à Vildrac*, le 24 mai 1929, au sujet d’une
exposition d’aquarelles réalisées par Dauthendey à Java, que son épouse a l’intention d’organiser.
179
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
Rolland va également chercher à mettre en œuvre, dans le cadre de ces deux recherches, un
principe de réciprocité. Car là est l’idée fondamentale de Rolland : s’il entreprend des
démarches en faveur d’un prisonnier français, il s’engage dans le même temps à entreprendre
Jacques Rivière
Ayant appris que Romain Rolland travaille à l’Agence des Prisonniers de guerre,
Jacques Copeau, un des fondateurs de La Nouvelle Revue française, lui écrit pour lui
« Cher Monsieur, en lisant que vous étiez attaché à l'Agence Internationale des
prisonniers de guerre, j'ai poussé un cri de joie. Vous allez donc pouvoir m'aider ! Mon jeune
ami Jacques Rivière, secrétaire de La Nouvelle Revue Française, a disparu. Voici les
Section A dû être fait prisonnier le 24 août, vers 5 heures, à Eton (6 kilomètres d'Étain) à la
bataille d'Etain. Un caporal blessé de son régiment, rencontré par Mme Rivière à Bordeaux,
affirme que 450 prisonniers du 22(f sont internés à Stuttgart. C'est donc là qu'il faudrait
jàire porter les premières recherches. Si Rivière n 'est pas à Stuttgart, tâchez d'avoir une piste
Cet exemple est particulièrement représentatif des lettres reçues quotidiennement par
l’Agence de Genève - bien qu’il s’agisse ici d’une sorte de modèle du genre. Les
renseignements sont en effet très précis : nom et prénom du soldat, grade, unité à laquelle il
appartient, date et lieu supposés de la capture. Il est même fournie une première piste,
recueillie par Isabelle Rivière elle-même : d’après un soldat du même régiment, les
prisonniers auraient été emmenés à Stuttgart. Ce renseignement supplémentaire fait état, par
ailleurs, de l'inquiétude et de l’angoisse des personnes restées sans nouvelles de leurs proches
disparus. Isabelle Rivière - comme beaucoup d’autres - cherche par tous les moyens à
retrouver la trace de son mari, en allant pour cela rencontrer des camarades de régiment, afin
d’en obtenir quelques renseignements, aussi minimes soient-ils. Cela n’est d’ailleurs pas sans
M’3 Concernant les rapports de Romain Rolland avec le milieu de La Nouvelle Revue française, on peut consulter
le Cahier Romain Rolland n° 27, présenté et annoté par Bernard Duchâtelet ; voir notamment l’introduction.
Pour la correspondance échangée entre Jacques Copeau et Romain Rolland, depuis la déclaration de guerre
jusqu’à leur brouille en novembre 1915, se reporter aux p. 132-174. On y remarque que Copeau signale à
Rolland de très nombreux cas d’amis ou connaissances portés disparus : on se limitera ici au cas de Jacques
Rivière et, plus loin, à celui d’Alain-Fournier.
180
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
danger, car bien souvent ces renseignements n’ont que peu de valeur (chaque camarade
profite pour essayer de le rassurer : si son ami est réellement à Stuttgart, il n’aura pas trop à
souffrir, car les prisonniers français sont en général assez bien traités dans l’Allemagne du
Sud.365 Une fois les premières démarches faites au sein de l’Agence, Rolland va à présent
essayer d’obtenir quelques renseignements par une voie moins officielle, celle de ses relations
Wolfskehl ; il ne partage pas, d’ailleurs, ses idées, par trop belliqueuses, mais il estime que,
« Laissons ces sujets /dont l'avait entretenu l'écrivain allemand dans sa dernière
lettreJ sur lesquels il n'est pas d'entente possible entre nous, et cherchons, Monsieur
Wolfskehl, un autre terrain d'union. - Un jeune écrivain français, Jacques Rivière, secrétaire
d'Etain (Meuse), et l'on croit qu'il est interné à Stuttgart. Pourriez-vous, par vos
connaissances, vous informer s'il s y trouve en effet, et dans quel état ? [... j - Et si, de votre
côté, vous recherchez un des vôtres, dites-le moi : nous ferons tout le possible, pour le
. 566
retrouver. »
On voit ici que Rolland tient à ce que le service que pourrait lui rendre son destinataire
ainsi que celui-ci le fait savoir à André Gide, qui a joint, le 20 octobre, sa requête à celle de
Copeau :
« Je ferai tout pour tâcher de retrouver Jacques Rivière [... J. [À son sujet], je m'aide
(en dehors de la Croix-Rouge) de relations personnelles. Et voici le mot que j'ai reçu, ce
matin, d'un des jeunes intellectuels allemands les plus mégalomanes, avec qui j'essaie de
discuter: «Ce que vous m'écrivez de Jacques Rivière m'émeut profondément. Je dois
beaucoup à La Nouvelle Revue française, et tout ce qui concerne ceux qui en font partie me
touche aussi de près. J'ai pleuré avec vous, avec beaucoup de mes amis, la mort de Charles
564 Lettre de Jacques Copeau à Romain Rolland, 7 octobre 1914, Cahier XXVII, p. 135.
565 Ibid., p. 139.
566 Lettre de Romain Rolland à Karl Wolfskehl*, 18 octobre 1914.
181
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
Péguy.567 Merci de vous adresser à moi pour une tâche de ce genre. J'ai beaucoup d'amis à
Stuttgart, et ils m'aideront à retrouver Rivière, s'il est dans la région. » »568
Une fois de plus, Rolland peut donc se féliciter de Faction entreprise, qui lui fait
espérer que toute entente n’est pas impossible entre la France et l’Allemagne - entre les
son côté, a mené de nouvelles recherches. Elle rencontre Paul Claudel, qui est alors employé
listes de prisonniers qui viennent de parvenir, où figurent les noms de soldats de la 20e
Compagnie du 220e . Elle y trouve trace d’un certain Jean Rivière, qui pourrait être son mari,
dont le prénom complet est Jean-Jacques. Elle fait part de cette nouvelle piste, qui semble
sérieuse, à Jacques Copeau, qui en avertit Rolland ; il joint une lettre adressée à ce Jean
Rivière qui, blessé, se trouve dans un lazaret, à Xivry Circourt, à la frontière lorraine, pensant
que Rolland pourrait faire parvenir cette lettre de façon plus rapide et plus sûre.570
Cette précaution n’est pas inutile. Il est en effet très difficile de correspondre avec
ceux qui se trouvent sur le théâtre des hostilités, dans la zone frontière, mais Rolland va tâcher
de faire passer la lettre. D’autre part, il écrit, une nouvelle fois, à Lili du Bois-Reymond, son
amie de Berlin, qui a des relations avec le haut personnel sanitaire, pour la prier de bien
Rivière a en effet reçu une lettre de son mari, datant du 27 août, trois jours après sa
disparition : Jacques Rivière est retenu prisonnier au camp de Koenigsbrück, en Saxe. Copeau
en informe aussitôt Rolland, sa lettre se croisant sans doute avec celle que Rolland lui envoie
le 30 octobre.572
M’7 On sait que celui-ci a été tué au cours de la bataille de la Marne, à Villeroy, le 5 septembre 1914.
^ Lettre de Romain Rolland à André Gide, 26 octobre 1914, Cahier XXVII, p. 147. - Voir aussi JAG, p. 94.
569 Le gouvernement français s’est transporté à Bordeaux dés le 2 septembre 1914.
570 Lettre de Jacques Copeau à Romain Rolland, 21 octobre 1914, Cahier XXVII, p. 145-146.
’71 Lettre de Romain Rolland à Jacques Copeau, 30 octobre 1914, ihid, p. 151-152. - Le texte de la lettre que
Rolland adresse à Lili du Bois-Reymond, le jour même, 30 octobre, est donné dans la note 1, p. 152.
’72 Lettre de Jacques Copeau à Romain Rolland, 27 octobre 1914, ihid., p. 150.
182
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
« En même temps que votre lettre m’arrive une lettre d’Allemagne du 29 octobre
m'annonçant que Jacques Rivière est, en ce moment, à Stuttgart (et non à Kônigsbrück) et
que selon toutes les probabilités, il est en bonne santé. Vous pouvez lui écrire directement,
(ou, par notre entremise ce qui est encore plus sûr, mais non pas indispensable), à l’adresse
suivante :
Cette piste paraît plus sérieuse que la piste du Jean Rivière du lazaret de Xivry
Circourt, qui lui n’était que soldat. Ici, tous les renseignements concordent avec la situation
du jeune secrétaire de La NRF. Aussi, Rolland n’hésite pas à envoyer également une dépêche,
afin d’avertir Copeau de manière plus rapide : « Rivière actuellement Stuttgart Berg deuxième
qu’en contradiction avec de nouvelles lettres reçues par celle-ci, venant toujours de
Koenigsbrück, il est à prendre en compte en priorité, car il s’agit d’un renseignement plus
Rolland, quant à lui, n’a pas oublié que ce renseignement lui a été fourni par l’écrivain
allemand dont il a sollicité l’aide, Karl Wolfskehl, et il tient à ce que les efforts entrepris par
celui-ci, sur sa demande, soient payés en retour. Le 2 novembre, après avoir donné à Copeau
l’adresse présumée de Jacques Rivière à Stuttgart, il lui fait part de la requête qui lui a été
adressée :
obligeamment ce renseignement, s’informe en revanche de la santé d'un ami qui lui est très
573 Lettre de Romain Rolland à Jacques Copeau, 2 novembre 1914, ibid., p. 152-153.
74 Dépêche de Romain Rolland à Jacques Copeau, [3 novembre 1914], ibid., p. 154.
375 Lettre de Jacques Copeau à Romain Rolland, 4 novembre 1914, après réception de la dépêche, ibid., p. 154-
155. - La captivité de Jacques Rivière en Allemagne, et son internement en Suisse en 1917, sont très bien
connus, grâce notamment à son propre témoignage : Jacques Rivière, L 'Allemand Souvenirs et réflexions d'un
prisonnier de guerre, Paris : Éd. de la NRF, 1918, ainsi que ses Carnets (1914-1917), Paris : Fayard, 1974, et sa
correspondance (« Correspondance de Jacques et Isabelle Rivière (1914-1917) », dans le Bulletin des Amis de
Jacques Rivière et d'Alain-Fournier, n° 51, 1989). Voir également Hommage à Jacques Rivière, dans La NRF,
n° 139, avril 1925, p. 313-316 et p. 387-391, et «Jacques Rivière et ses amitiés suisses», dans la revue
lausannoise Etudes de Lettres, numéro d’octobre-décembre 1976; ce numéro présente plusieurs documents,
reproduits en fac-similé, concernant la captivité de Rivière : fiche de recherche, fiche de situation et fiche de
rapatriement, établies par l’Agence des Prisonniers de guerre de Genève.
183
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
Rainer Maria Rilke est aussi l'ami de Pretzfelder. Si vous pouviez par vos amis, avoir
cela encouragerait nos correspondants allemands à nous aider dans nos recherches, >f76
« Je vais de mon côté faire tout ce qu 'il me sera possible pour avoir des nouvelles de
Max Pretzfelder. Je suis tout à fait avec vous pour tâcher d'adoucir, autant que cela nous est
aux prises, par Y intermédiaire de l’action menée par la Croix-Rouge internationale - est donc
sert d’intermédiaire à l’envoi d’un ouvrage à un ami de l’écrivain allemand, peut-être Max
Pretzfelder : «J'ai fait expédier par la Croix-Rouge, sous pli recommandé, le volume à votre
Fin 1916 - début 1917, il note dans son journal : « Karl Wolfskehl de Munich me
demande de bien vouloir l'aider à rechercher un ami, disparu aux récents combats devant
Verdun, le lieutenant Norbert von Hellingrath, éditeur de Hôlderlin. »579 II lui répond sans
tarder :
« Cher Monsieur Karl Wolfskehl, je suis absent de Genève, mais j'ai aussitôt écrit, au
sujet de votre ami disparu ; et l'on fait des recherches. Espérons qu 'on le retrouvera sans
Rolland effectue le même type de démarche en faveur d’un critique d’art allemand,
Julius Meier-Graefe, suite à la demande qui lui a été formulée par Mme Meier-Graefe. Une
fois encore, Rolland va contacter une personne qu’il connaît, dans le pays concerné.
576 Lettre de Romain Rolland à Jacques Copeau, 2 novembre 1914, Cahier XXIII, p. 153.
377 Lettre de Jacques Copeau à Romain Rolland, 5 novembre 1914, ihid, p. 156.
578 Lettre à Karl Wolfskehl*, 11 février 1915.
579 JAG, p. 1037-1038.
580 Lettre à Karl Wolfskehl*, 3 janvier 1917. - Mais le JA G, p. 1399, fait malheureusement état de la mort du
jeune Hellingrath.
184
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
«J'ai reçu ce matin une dépêche de Berlin. Elle m'est adressée par la femme d'un
écrivain d'art très connu en Allemagne, Julius Meier-Graefe /.../, qui vient d'être fait
prisonnier par les Russes, le 10 février. Il dirigeait une colonne de sanitaires et d'infirmiers
Pour cela, la personne recherchée ayant été fait prisonnière en Russie, il va s’adresser
L'écrivain d'art très connu en Allemagne, Julius Meier-Graefe, vient d'être fait
infirmiers volontaires. On dit qu 'il a été conduit à Moscou. Sa femme, que je ne connais pas,
demander de tâcher d'apprendre dans quel endroit il est détenu. Si vous aviez quelque moyen
de le savoir, je vous serais infiniment obligé de me le faire dire, ainsi que d'obtenir tous les
adoucissements possibles pour le sort de M. Meier-Graefe. C 'est un large et vivant esprit, qui
Les démarches de Rolland finissent par aboutir, sans que l’on sache toutefois si
Tatiana Tolstoï y a joué un rôle particulier : fin octobre, Meier-Graefe rentre à Berlin, après
Rolland au sort du frère du peintre Henri Matisse, Auguste, prisonnier civil à Havelberg, et
« J'avais fait des démarches pour la libération d'un critique d'art allemand, Meier-
Graefe I ...J. On vient de l'échanger contre un médecin russe5*4 ; et à peine revenu de Sibérie
à Berlin, il m'écrit pour me remercier et me dire qu'il s'est aussitôt employé en faveur d'un
Français prisonnier, dont je m'occupais aussi, le frère du peintre Matisse. Sa femme lui a
envoyé des paquets de provisions ; lui-même va aller le voir à son camp, aussitôt qu 'il pourra
marcher, et il se met à ma disposition pour tout ce que je lui demanderai en faveur de tel ou
tel prisonnier français. Morale : « Un bienfait n 'est jamais perdu. » Si ce système était
185
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
davantage adopté, tout le monde s'en trouverait mieux. Mais par malheur, c 'est le système
contraire, celui des représailles, qui fleurit plus que jamais, »585
1916, Rolland reçoit une première lettre d’Anna Meier-Graefe, à son sujet, et il note dans son
Journal, en avril :
« Mme Anna Meier-Graefe nous communique (30 avril, Berlin) une carte d'Auguste
Matisse, frère du peintre (camp de Havelherg, 30 janvier), disant que, la semaine suivante, il
était remis en liberté, ainsi que les 300 prisonniers civils Bohainois. Nos démarches ont donc
586
réussi. »
Les résultats obtenus par Romain Rolland sont donc tout à fait probants. Pour
terminer, on fera état d’une dernière recherche qui lui a été confiée, celle de l’écrivain Henri
Alain-Fournier.
Henri Alain-Fournier
Cette demande a été adressée à Rolland par Jacques Copeau, le 15 octobre 1914 :
« Il me faut encore avoir recours à vous, et sans doute hélas ne sera-ce pas la dernière
fois...
Lieutenant Fournier
288e d'infanterie
3e groupe
disparu le 22 septembre »
Cette demande est incomplète (le lieu de disparition n’est pas mentionné), et Rolland
demande à être mieux informé. Le 21 octobre, Copeau lui envoie des renseignements
585 ''if
Lettre à sa mère, 6 novembre 1915, Cahier XX, p. 205. - Voir aussi une lettre au peintre Gaston Thiesson*, en
date du 6 novembre 1915, qui relate la même chose. C’est vraisemblablement Thiesson qui a intéressé Rolland
au sort d’Auguste Matisse. Voir également JAG, p. 574.
586 Lettre à Gaston Thiesson*, 4 janvier [1916], et JAG, p. 735. - La correspondance et le Journal ne donnent pas
plus de renseignements sur ces 300 prisonniers civils.
’87 Lettre de Jacques Copeau à Romain Rolland, 15 octobre 1914, Cahier XXIII, p. 137-138.
186
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
supplémentaires, obtenus par Isabelle Rivière, sœur du disparu. Ces renseignements ont été
« fournis par un de ses anciens camarades de régiment, capitaine, qui a pris part avec lui au
combat du Bois de St Rémy (devant Verdun), le 21 septembre dernier ». Celui-ci relate que le
extrêmement violente, lorsqu’il fut blessé ; ses hommes ont dû se retirer sans pouvoir
l’emmener, mais le témoin assure qu’une ambulance allemande était postée près de l’endroit
où il est tombé. Sans doute a-t-il été alors ramassé par elle, et est-il actuellement
prisonnier.
C’est à partir de cette lettre que Rolland remplit la fiche au sujet du jeune écrivain, qui
est présentée en pièce justificative III. On remarque qu’il a donné sa propre adresse (« prière
de répondre à Romain Rolland hôtel Beauséjour, Champel »), afin peut-être de pouvoir
prévenir plus rapidement Jacques Copeau, par un télégramme, au lieu du courrier officiel de
l’Agence, qui peut mettre plusieurs jours à arriver, en raison des complications postales dues à
la guerre. Peut-être aussi veut-il, une fois prévenu, entreprendre sur le champ de nouvelles
démarches.
prie également de rechercher « un jeune romancier soldat blessé et disparu : Henri Alain-
recommandation tombait en effet mal à propos ; mais sans doute l’actrice ignorait-elle la
rencontrer, à plusieurs reprises, Charles Péguy, qui lui avait exprimé son soutien, deux ans
(19 novembre) qu 'Alain-Fournier a été tué », note Rolland dans son Journal,592
588 Lettre de Jacques Copeau à Romain Rolland, 21 octobre 1914, ibid., p. 146. - C’est sans doute Isabelle
Rivière elle-même qui a interrogé le capitaine, tentant pour son frère les mêmes démarches que pour son mari.
5X9 Le Grand Meaulnes avait été publié, de juillet à novembre 1913, à La Nouvelle Revue française, et avait
manqué de peu obtenir, en décembre de la même année, le prix Goncourt.
590 JAG, p. 97.
« Vous irez loin, Fournier, vous vous souviendrez que c 'est moi qui vous t’ai dit. », lettre de Charles Péguy à
Alain-Fournier, septembre 1911, citée dans Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes Miracles, Paris: Garnier,
1986, p. XL.
592 JAG, p. 136. - Un « dossier de la disparition du lieutenant Henri Alain-Fournier», rassemblant notamment
des témoignages de soldats de sa compagnie, figure dans Au pays d Alain-Fournier, Viroflay : Association des
Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, 1979, p. 58-65. La communication de Michel Algrain, lors d’un
colloque consacré aux écrivains morts à la guerre, tenu à la Sorbonne le 7 novembre 1996, a permis de faire le
187
L’action personnelle engagée par Romain Rolland
contactant ses correspondants ici et là, afin de les intéresser à ce problème et, surtout, de les
faire intervenir personnellement. 11 met en place une sorte de réseau parallèle, privé, qui
Mais comment son action est-elle perçue par la Croix-Rouge ? Que pense-t-elle de ce
collaborateur et de toutes ses initiatives, celles abordées dans ce chapitre, mais aussi celles
188
Troisième partie
189
Chapitre I : Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au
« Je me sens étouffé, serré aux coudes, dans ce milieu où l'on a peur des personnalités, où la mienne a peut-être
gêné déjà : car je lis, aujourd’hui, bien en vue, dans la salle où nous travaillons, un écriteau nouveau qui
interdit à tous de signer aucune lettre et d’y introduire aucun mot personnel ; ce quejefais constamment...
Comment donc ! Si je dispose d'une autorité personnelle, je ne devrais pas enfaire profiter la cause que je
Rouge sur la présence de Romain Rolland à l’Agence : était-ce pour lui un titre de fierté, ou
atteinte à sa réputation ?
Les sources auxquelles on peut se référer à ce sujet sont très peu nombreuses ; on ne
peut guère citer que le Bulletin international des sociétés de la Croix-Rouge, qu’édite chaque
Il faudra donc laisser une large part, une fois encore, à ce qu’en dit Romain Rolland lui-
même, au risque d’en avoir peut-être une appréciation quelque peu déformée.
éventuelle collaboration de Romain Rolland ; l’extrait du .Journal, déjà cité plus haut593, disait
en effet ceci :
pour lui demander de m ’utiliser. Il m 'a répondu (24 septembre), en me remerciant, « qu'il se
ferait scrupule de recourir ù mon concours, estimant que je rends par mes articles des
services plus importants à la cause du libéralisme et au triomphe final des idées de justice et
190
Comment i.a collaboration de: Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
de progrès social. » J'ai insisté et reçu ma convocation. Une heure après mon arrivée à
Rolland aurait donc écrit une première lettre à Gustave Ador, aux alentours du 19
septembre, afin de lui proposer ses services593 ; on a montré qu’à cette date Madeleine
Rolland avait certainement déjà commencé son travail à l’Agence, et qu’elle était pour une
part à l’origine de la décision de son frère. Cette première lettre n’a malheureusement pas été
retrouvée, au cours des recherches effectuées, non plus que la réponse de Gustave Ador, datée
du 24 septembre. Celui-ci, nous dit Rolland, commence par refuser son offre.
Peut-être Gustave Ador se trouve-t-il intimidé, voire embarrassé, par cette proposition
que lui fait un écrivain dont la notoriété n’est plus à faire. Il ne sait pas trop de quelle manière
il pourrait l’employer, n’ayant que des tâches modestes, subalternes, ingrates, à lui offrir.
Aussi, il n’ose accepter sa demande. Il faut dire que la veille de cette réponse, Au-dessus de la
mêlée, second article de Rolland, paraissait dans le supplément au Journal de Genève, et Ador
en avait certainement pris connaissance. Il estime donc que Rolland pourrait se rendre plus
utile par la rédaction de ses articles - ce qui semble d’ailleurs mieux répondre à sa fonction
d’écrivain.
Romain Rolland doit réitérer sa demande, et il est, cette fois-ci, accepté. Il devient
alors l’un des nombreux collaborateurs bénévoles de l’Agence des Prisonniers de Genève.
Rouge, premier numéro de la guerre, une vingtaine de pages sont consacrées à la fondation à
Genève d’une Agence internationale des Prisonniers de guerre.596 Trois pages décrivent le
Service des civils :
d'internés et en fit son champ d'action spécial. Il se mit à la tête d'un service bientôt fort
191
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
normes, consistait à renseigner, à transmettre des nouvelles ou des secours, à aider de toutes
les assimiler aux prisonniers proprement dit ressortissants de leur « Commission spéciale ».
Les autres trouvèrent le travail trop considérable et trop dépourvu de base légale pour s'en
pouvoir charger. M. le Dr Ferrière, à la tête d’un département fort bien outillé quant aux
entières à dépouiller la correspondance et à chercher à venir en aide par des conseils ou des
indications ne se laissa point rebuter par ces difficultés ou ces refus, et son dicastère rend
de l’écrivain français - présence d’autant plus notable que c’est à un travail modeste que
s’astreint, comme les autres, « M Romain Rolland lui-même ». C’est le seul nom de
collaborateur qui est cité : Romain Rolland, plutôt que bien des personnalités genevoises.
Pourtant, deux ans et demi plus tard, c’est bien froidement qu’il est remercié pour son
don - pourtant considérable - d’un quart du montant de son prix Nobel de littérature. Une
seule mention en est faite, dans le numéro du Bulletin de juillet 1917, dans la rubrique
« Trésorerie et dons » :
« Parmi les dons reçus, et dont nous donnons ci-dessous la liste, nous désirons en
relever deux : l'envoi touchant des Églises protestantes du Boïna jà Madagascar/, produit de
collectes organisées par le missionnaire genevois Rusi/lon, qui montre jusqu 'où s'étend
l'intérêt suscité par notre Agence internationale, et le don princier de M. Romain Rolland,
dont la lettre d'accompagnement, déjà reproduite par la presse, mérite de prendre place ici.
façon fort laconique, plus brièvement que le don des paroisses malgaches, et il n’est même
pas relevé que Rolland est un ancien collaborateur de l’Agence599. Il n’est pas précisé qu’il
s’agit d’un don d’une partie de son prix Nobel de littérature, pour lequel il n’est pas félicité.
192
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
Rolland n’est pas vraiment remercié : on se contente de signaler son don, dans la rubrique la
plus sèche du Bulletin, qui n’est qu’une liste des différents donateurs ; sans aller jusqu’à en
faire l’objet d'un petit article dans une autre rubrique, on aurait pu au moins ajouter quelque
commentaire. Bien sûr, la lettre de Rolland est reproduite, mais elle ne pouvait pas ne pas
Faut-il s’étonner de cette évolution ? Peut-être faudrait-il voir à présent plus en détail
La participation de Romain Rolland au travail de l’Agence n’est pas évoquée dans les
guerre à Genève en 1915 et 1916 (Genève, mars 1916). Il est vrai que ces documents sont
destinés à décrire la mise en place de l’Agence, son activité quotidienne, ses difficultés, les
Il faut donc se reporter à des témoignages plus indirects, comme ceux que consigne
Rolland dans son Journal ou sa correspondance, quant au regard porté par le CICR sur sa
collaboration.
à cœur, dès les premiers jours, son engagement auprès de la Croix-Rouge internationale : il
signale à tous ses correspondants l’œuvre accomplie par l’Agence des Prisonniers de Genève,
il mène auprès d’eux, et même au travers d’un article du Journal de Genève, une véritable
campagne en faveur des prisonniers civils, il cherche à faire intervenir ses amis ou
connaissances en faveur de tel ou tel prisonnier ou soldat porté disparu, etc.. Tout cela n’est
pas sans faire à la Croix-Rouge une certaine publicité, certes, mais en avait-elle vraiment
193
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
concernant. Dans le cas & Inter arma caritas, on sait qu’il en avertit au préalable le Dr
« Merci de penser à un article sur nos internés, je suis convaincu que l'action sur les
Ferrière semble tout à fait favorable au projet de Romain Rolland : aussi celui-ci, fort
de ce soutien, rédige son article, qu’il porte à la rédaction du Journal de Genève le 29 octobre.
Près de deux ans plus tard, il demande une nouvelle fois conseil au Dr Ferrière :
« [... J Je vais recevoir, ces jours-ci, le montant de mon prix Nobel. Je désire que le
premier usage que j'en ferai soit au profit de cette Agence Internationale des Prisonniers de
Genève, dont j'ai pu apprécier, comme humble collaborateur, l'admirable dévouement. Mon
intention est de lui offrir cinquante mille francs, et j 'ai tenu à ce que vous en fussiez le
premier informé. En attendant que j'écrive à M. Ador, pour lui faire part officiellement de
cette intention, je voudrais vous demander conseil. Est-il mieux d'offrir cette somme à
civils, à laquelle je garde, grâce à vous, une sympathie spéciale, n 'aurait-elle pas
Je vous serai très obligé, cher Monsieur, de me répondre un mot à ce sujet, j. . . j »601
« Votre projet de don à l'Agence est très généreux et je vous en exprime, en mon nom
pour l'Agence internationale des prisonniers de guerre de Genève. Si vous voulez, comme
vous me le proposez généreusement, mettre une partie de cette somme à la disposition de mon
service civil, vous pourriez indiquer dans votre lettre : « dont « tant » (une petite partie
analogue. »602
Ces conseils seront suivis par Rolland, dans la lettre officielle adressée à Gustave
603
Ador. Ainsi, ces deux exemples prouvent que Rolland tenait en général à consulter au
194
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
préalable son ami Ferrière, membre du CICR, quand bien même il s’agissait de rendre
De nombreuses initiatives
Toutefois, il n’est pas certain que Rolland ait toujours trouvé un écho aussi favorable.
On a vu que, les premiers jours, il s’était montré assez critique vis-à-vis de l’organisation
numéro d’octobre 1914, cité plus haut, ne disait-il pas que Rolland « [cherchait] à venir en
aide par des conseils ou des indications » ? Si au début, la Croix-Rouge s’en réjouit encore, il
Rolland semble en effet avoir de nombreuses idées, qui ne sont pas toujours accueillies
comme il le voudrait. Dans la correspondance qu’il échange avec Stefan Zweig, au sujet du
sort tragique des prisonniers, qu’il faudrait améliorer, il note avec regret :
« Pour l ’échange de prisonniers grièvement blessés, j ’en ai déjà parlé, sans trouver
Non pas que ses idées soient d’ailleurs forcément mauvaises, ou complètement
utopiques, mais sans doute n’a-t-il pas la même vision des choses que le Comité directeur de
la Croix-Rouge qui, depuis cinquante ans, est de toutes les guerres européennes. Ayant déjà
mis en place plusieurs agences de recherches, celui-ci connaît bien les difficultés et les
Aussi, l’ensemble des initiatives prises par Rolland pour seconder l’action de la Croix-
Rouge - comme la mise en place d’une sorte de réseau parallèle, faisant intervenir ses
relations dans les différents pays belligérants - n’est pas forcément appréciée par le CICR, qui
Par ailleurs, l’Agence reçoit parfois des lettres adressées personnellement à Romain
Rolland, lui demandant d’effectuer quelques recherches. Certaines de ces lettres lui sont
195
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
envoyées par des amis, d’autres par des inconnus. Le 13 décembre, par exemple, Rolland fait
savoir à sa mère :
personnellement à moi pour faire des recherches. ]... J Ainsi, il est déjà bien connu que je suis
«J'ai reçu hier, à l'Agence, une lettre /datée du 26 novembre] qui m'était
directeur de l'École supérieure de garçons de Givet, Émile Gerney. (Comment est-on parvenu
Ce fait est confirmé par un dossier concernant l’Agence internationale des Prisonniers
une soixantaine de lettres écrites par des familles françaises, pour demander des nouvelles de
proches disparus ; certaines de ces lettres sont adressées personnellement à Romain Rolland,
de Genève, ou, dans une bien moindre mesure, par la note donnée au Clamecycois, où est
mentionné son travail à l’Agence. Toutefois, dans le cas de la lettre provenant d’un camp de
prisonnier, le fait est plus surprenant, et l’étonnement qu’en éprouve Rolland semble assez
légitime.
Il semblerait, au vu de ces exemples, que l’on finisse par attribuer à Rolland une
certaine influence - qu’il n’a pas - au sein de l’Agence. L’écrivain en a fait l’expérience lui-
même :
« Thomas /un ami de son père] m'avait écrit, il y a quelque temps, pour me prier de
m'occuper de deux soldats disparus. J'ai fait les démarches nécessaires. Il me récrit
Allemagne. Hélas ! ces braves gens me croient plus influent que je ne suis. »607
196
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
Il n’est certainement pas habituel que l’on s’adresse à une personne précise au sein de
la Croix-Rouge, pour lui demander d’effectuer quelque recherche. N’est-il pas à craindre que
Car il semblerait qu’on lui attribue un rôle trop important, au détriment de l’action, plus
discrète, des autres collaborateurs - ce dont certains pourraient prendre ombrage. N’y aura-t-il
pas une journaliste australienne qui ira jusqu’à faire de Rolland le directeur de l’Agence ?
de Mme Senac : Switzerland and the War, où l'on me représente ridiculement comme
En outre, Rolland ne se plie pas toujours aux contraintes de l’Agence. Il tient par
exemple à faire bénéficier la Croix-Rouge de la notoriété de son nom - ce qui témoigne bien
sûr d’un bon sentiment, mais ce qui risque surtout de déplaire à celle-ci. Car ce refus de
l’anonymat n’est pas nécessairement bien vu par le CICR, et Rolland en est d’ailleurs
« Tu t'étonnes que l'Agence ne parle pas de moi davantage. Je t'ai écrit, je crois,
qu'elle est si timorée qu'elle doit bien plutôt craindre que je ne la compromette par mon
indépendance ; etj'imagine que c 'est un peu a mon adresse qu 'on a affiché dans les salles un
écriteau rappelant qu'aucune lettre ne doit être signée d'un nom individuel. Mais je n'en ai
cure, lorsque je sais que je puis seulement obtenir, par mon action individuelle, un effet que
Les craintes - supposées - du CICR peuvent sembler tout à fait justifiées, même s’il
n’est pas certain que l’écriteau nouvellement affiché vise plus particulièrement Rolland.
rapportée à sa mère est bien la preuve qu’il refuse de respecter le règlement édicté, qui
recommande l’anonymat le plus formel. L’écrivain n’en fait qu’à sa tête : comme il estime
pouvoir obtenir, par son nom, de grands résultats, il prend donc toute liberté avec les
608
JAG, p. 1029.
197
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
Il est vrai que Rolland n’a pas tout à fait tort. L’aide qu’il apporte à la Croix-Rouge est
sans doute plus précieuse que celle de bien des collaborateurs anonymes. Il est possible,
d’abord, que sa présence, parmi les nombreux bénévoles, donne quelque notoriété
supplémentaire à l’Agence. De plus, il cherche à rendre bien des services, en faisant jouer son
personnelle a permis d’obtenir des résultats que la Croix-Rouge n’aurait pas obtenus sans lui,
comme les listes de prisonniers fournies par les députés socialistes Renaudel et Longuet, par
exemple. Il est donc certain qu’il joue un rôle particulier au sein de l’Agence. Aussi, n’est-il
pas à craindre, justement, qu’il ne prenne trop d’importance, au sein d’un organisme dont il ne
connaît pas nécessairement les principes fondamentaux, ni les visées à long terme ?
On a montré plus haut que Rolland mène une action, en son nom propre, tout en se
partie de sa correspondance privée sur du papier à lettre à en-tête du CICR610. Il semble ainsi
parler en leur nom, ce qui ne serait sans doute pas apprécié par le Comité. Par ailleurs, il a
souvent tendance, lorsqu’il parle des affaires de la Croix-Rouge, à employer un « nous » qui
peut laisser à entendre, pour des correspondants mal informés, qu’il occupe une place
importante au sein du Comité directeur, ou que ses idées sont aussi les leurs.
Ces pratiques, ainsi que les libertés qu’il prend avec le règlement, ne peuvent-elles
s’avérer encombrant, dès lors que les premières attaques se déchaînent contre lui ?
Un collaborateur compromettant ?
On a vu plus haut les attaques dont Rolland a à souffrir, à compter du 23 octobre 1914.
Le choix de rester « au-dessus de la mêlée », que certains de ses compatriotes lui reprochent,
198
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
est, en Suisse romande également, interprété parfois comme un signe de germanophilie. Ici
aussi, il « commence à devenir dangereux ».611 De plus, il reçoit de très nombreuses lettres
d’insultes, et parmi elles, l’une au moins est envoyée à l’Agence : « Une carte postale,
expédiée par M. Perrin, à Paris, 210 rue Rivoli, à M. Maurice [sicJ Rolland, à la Croix-
Vous écrivez de très vilaines histoires dans un style remarquable, comme Français
vous vous rendez méprisable. Un Français qui ne vous salue pas. Perrin. »612
une réponse à donner. Il estime en effet que la Croix-Rouge se refuse à faire état de sa
tableaux qu'ils ont fait imprimer du personnel de l'Agence. Mon nom n'y figure pas au
Bureau des Prisonniers civils, oùje travaille chaque jour depuis trois mois. »613
D’un autre côté, on a vu qu’il ne craint pas de raconter, dans son courrier, les lettres
lues à l’Agence, ou, surtout, les rapports confidentiels auxquels il a eu accès, ce qui n’est pas
toujours très prudent. Il écrit en effet, au sujet d’un article que vient d’écrire son ami Raoul
moi, en citant certains passages de mes lettres. Je souhaite qu'il n'ait commis aucune
indiscrétion : car il faut prendre garde avec l'esprit timoré de l'Agence et les susceptibilités
priât de quitter l'Agence. (Ils ont une peur de se compromettre !) C’est pourquoi, vous, de
votre côté, gardez pour vous ce que je vous écris des camps de prisonniers. »614
L’Agence aurait pourtant toutes les raisons d’être inquiète, quand on sait que la
199
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
On a vu, également, que Rolland faisait parfois valoir son séjour à l’Agence pour
justifier son séjour en Suisse, voire ses prises de position, face à ses détracteurs.613 Et si cela
Il semblerait, de prime abord, qu’on ne puisse reprocher à Romain Rolland son travail
à l’Agence, à la différence de ses articles. Et pourtant, cet argument sera, lui aussi, utilisé par
ses détracteurs. Que dit-on en effet, dans la presse française, de son engagement auprès de la
Croix-Rouge internationale ?
novembre 1914, qui termine son article sur l’Agence en signalant la présence, parmi les
Parfois aussi, on n’en dit rien. Louis Dumur, par exemple, consacre un article à
« L’Agence internationale des Prisonniers de guerre à Genève », dans la Revue Bleue, numéro
du 31 juillet-7 août 1915.617 On est surpris de ne pas trouver, dans la liste des notabilités
parisien ne pouvait pourtant pas ignorer. Une lettre de Romain Rolland à sa mère vient
expliquer cela : « Avez-vous vu dans le même numéro /des Hommes du jour/ que Fiat n'a
voulu publier dans la Revue Bleue un article de Dumur sur l’Agence des prisonniers de
guerre qu 'à la condition que mon nom n y serait pas prononcé ! »619
1915.
615 Et pas seulement les détracteurs de la presse parisienne. Fin septembre 1915, à l’occasion d’un retour à
Clamecy de sa mère, voulant lui éviter d’avoir à affronter d’éventuelles critiques, il lui recommande : « Je pense
que tu verras peu de personnes. Parle-leur peu ou point de moi. C'est un sujet incommode de conversation ; et si
l'on t'en parle, tâche de te cantonner dans le sujet : Agence internationale des prisonniers /.../», Cahier XX,
p. 154.
616 Concernant l’article de Jean Longuet, voir le chapitre II de la deuxième partie.
617 Un exemplaire est conservé aux archives du CICR, cote 401/V (Correspondance à propos d’articles parus
dans la presse).
6,8 P. 337-338 du tiré à part.
6U Lettre de Romain Rolland à sa mère, 6 octobre 1915, Cahier XX, p. 174-175. - Paul Fiat écrira par la suite un
article hostile à Rolland, « Romain Rolland et sa bande », dans la Revue Bleue, dont il est le directeur, numéro du
25 mars - 8 avril 1916.
200
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
Il se trouve aussi quelques détracteurs pour reprocher à Rolland son travail à l’Agence,
et il n’est qu’à voir à ce sujet la « polémique républicaine » opposant, dans Le Bonnet Rouge,
le jeune Jean-Marie Renaitour, qui prend la défense de Rolland, à Stéphane Servant et Paul-
prend la défense de Rolland, notamment contre la brochure de Massis qui vient de paraître,
Romain Rolland contre la France. Cinq articles vont suivre ; dans le dernier, face aux
rétorque, le 8 septembre :
« L 'attitude de Romain Rolland est de plus en plus commentée partout. Mais une
fâcheuse surprise nous était réservée : nous venons de lire une lettre ouverte de Paul-
Hyacinthe Loyson, qui est un virulent blâme des articles du Journal de Genève : [il] reprend
contre Romain Rolland les arguments qu'en janvier dernier avait déjà présentés avec
attaquée ?... » Et il renouvelle l'expression de ces griefs qui n 'en sont pas. Car enfin, qu'est-
ce que cela veut dire ? Est-ce tout ce dont on trouve à accuser maintenant Romain Rolland,
de s'être retiré quelque temps en Suisse ? Lui qui n'est pas mobilisable, n'aurait-il pas le
droit de voyager où et comme il lui plaît ? Loyson sait-il les raisons personnelles qu'il a eues
sans doute pour se rendre la plutôt qu 'ailleurs ? Et Loyson ne sait-il pas en tout cas qu 'il s y
est occupé avec un magnifique dévouement de cette œuvre éminemment utile qu 'est la Croix-
Rouge de Genève, grâce à laquelle tant de prisonniers civils sont déjà rentrés en
France ? »622
L’article de Renaitour, qui se veut une réplique à la lettre ouverte de Loyson, va être
lui-même attaqué, par un nouvel article, écrit par Stéphane Servant, « bras droit de P. H.
!,2° Une brochure rassemble les articles parus dans Le Bonnet Rouge : Jean-Marie Renaitour, Stéphane Servant,
Paul-Hyacinthe Loyson, Au-dessus ou au cœur de la mêlée ? - line polémique républicaine, Paris : Éd de la
revue L'Essor, 1916. - Paul-Hyacinthe Loyson est un auteur dramatique d’origine genevoise, fils du R. P.
Hyacinthe, célèbre prédicateur de Notre-Dame de Paris, qui sortit de l’Église pour fonder un culte très proche du
jansénisme.
621 Gabriel Séailles, « Lettre ouverte à Romain Rolland », dans La Guerre Sociale, 9 janvier 1915. - Quant à la
lettre ouverte de Loyson, elle a été publiée dans La Revue du 1er septembre 1915.
622 Jean-Marie Renaitour, Stéphane Servant, Paul-Hyacinthe Loyson, Au-dessus ou au cœur de la mêlée ? Une
polémique républicaine, op. cit., p. 27. - On remarque que Renaitour semble ignorer que Rolland se trouvait en
Suisse avant la déclaration de guerre.
201
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
623 • A
Loyson » , et qui paraît dans Le Bonnet Rouge du 18 septembre. Servant y démonte point
par point les excuses invoquées par Renaitour pour défendre Rolland, et son travail à
«[...] J’en viens d'abord à la question de l'opportunité qu'il pouvait y avoir pour R.
Rolland de s'expatrier pendant la guerre. Quoi qu 'en dise M. Renaitour, il ne me paraît pas
qu'il soit loisible à un Français non mobilisable d'aller faire un voyage en Suisse. [...] De
raisons valables à cet étrange exode, ces raisons dont on fait mystère, moi, je n 'en verrais
ce motif Mais, en ce cas, il fallait laisser sa plume en France. Il fallait se taire, comme le lui
a dit M. Paul Souday624. Il ne fallait certainement pas aller se mettre aux ordres d'une agence
C’est le premier de trois articles écrits par Stéphane Servant à l’encontre de Romain
Rolland. En réponse, deux nouveaux articles de Renaitour viennent défendre Rolland. Puis, à
rallumer la controverse qui l’oppose à Renaitour, en faisant remarquer à celui-ci qu’il a omis
« M. Renaitour s'est dérobé à la discussion des points suivants, qu 'il qualifie en bloc
de « griefs de détail » :
fait qu’une façon de masquer sa germanophilie. Ne se met-il pas au service - « aux ordres » -
d’une agence « internationale », afin de pouvoir tenir la balance égale entre Allemands et
Français ; son crime est de vouloir s’occuper tout autant de prisonniers allemands, ennemis,
623 JA G, p. 529.
024 Sans doute dans « Le cas de M. Romain Rolland », article paru dans Le Temps du 30 juillet 1915.
625 Jean-Marie Renaitour, Stéphane Servant, Paul-Hyacinthe Loyson, Au-dessus ou au cœur de la mêlée ? - Une
polémique républicaine, op. cil., p. 38-39. - Voir le JA G, p. 529 : « Parmi les plus outrageantes accusations qui
me sont adressées, le reproche de m'être mis «aux ordres d'une agence internationale de prisonniers, de
prisonniers français et allemands... » ».
626 Jean-Marie Renaitour, Stéphane Servant, Paul-Hyacinthe Loyson, Au-dessus ou au cœur de la mêlée ? Une
polémique républicaine, op. cil., p. 64. - Suivent des points consacrés à d’autres aspects de la polémique.
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Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
que de prisonniers français, « en temps de guerre ». On voit que ce sont ici les mêmes
On remarque aussi que l’Agence est ici présentée comme la raison ayant poussé
Rolland à se rendre en Suisse, à « déserter ». Même si elle n’est pas directement attaquée, on
Cependant, la polémique n’est pas finie : d’autres articles paraissent dans Le Bonnet
Rouge, dont quatre de Loyson. Mais Renaitour ne donne aucune réponse à ses contradicteurs,
La réponse, pourtant, sera donnée, mais par un autre défenseur de Rolland, peut-être le
plus ardent, Henri Guilbeaux. Celui-ci avait déjà écrit, dans La Bataille Syndicaliste du 13
novembre 1914, une « Lettre ouverte à Romain Rolland». Le 12 novembre 1915, il publie
une nouvelle brochure, qui est une vigoureuse défense de l’écrivain : Pour Romain Rolland.
Dans cette brochure, il tient à répondre aux accusations diffamatoires portées contre
plus exactement). Il n 'eut donc pas à se réfugier là quand commença à gronder l'orage. Alors
que les plus fanatiques patriotes demeuraient dans les agréables casemates des salles de
rédaction, aurait-on voulu que Romain Rolland qui, toute sa vie, lutta pour l'Europe,
l'entente universelle et fut toujours antiguerrier, accomplit le geste quelque peu théâtral
d'Anatole France et de M. Gustave Herve27 ? Ne pouvant panser les plaies matérielles ainsi
que l’avait fait le grand Walt Whitman durant la guerre de Sécession, le grand Romain
Rolland tenta de soigner les innombrables et béantes blessures morales. Il s’en vint à
l'occasion de rendre des services en partie aux amis de ceux-là même qui, de leurs propos
Et il poursuit, visant cette fois-ci plus particulièrement la critique lancée par Stéphane
Servant :
627 On connaît le revirement spectaculaire, une fois le guerre déclarée, de l’écrivain pacifiste et du plus fervent
des socialistes antimilitaristes.
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Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
d'écrire: «Il ne fallait certainement pas aller se mettre aux ordres d'une agence
rien des hommes dévoués qui lui consacrent tout leur temps et leurs efforts, et il ne soupçonne
pas les incomparables services qu'elle a rendus à des milliers des Français. Comme la
plupart des accusateurs de Romain Rolland, M. Servant pêche par ignorance. »628
Henri Guilbeaux tient ici à réhabiliter l’action de l’Agence. Et il parle d’autant mieux
de cet « admirable organisme » qu’il en est lui-même l’un des collaborateurs, ainsi qu’on va
Avant d’aborder ce point, il faut signaler une dernière controverse exprimée dans la
presse, qui concerne plus directement encore l’Agence des Prisonniers. En octobre 1915,
« Vraiment, l'hypocrite perfidie d'un article comme celui de la Revue du 15 août (que
je viens seulement de lire intégralement) dépasse tout ce qu 'on a fait contre moi ; il y a là une
connaissance plus tôt ; [... /. Le comble est que Loyson s'appuie sur la lettre qu'il dit avoir
reçue d'une certaine Marie Milliel, travaillant à l'Agence de Genève. Cette Marie Milliet
prétend que je lui ai tenu des propos en faveur de l'Allemagne. Or, non seulement je suis
incapable de raconter ma pensée à des gens qui ne sont pas mes intimes, mais je ne connais
cette Marie Milliet, ni de vue, ni de nom. Je m'en vais faire une enquête discrète, mais ferme,
collaborateur peut-être trop célèbre, et à qui certains reprochaient, en même temps que son
séjour en Suisse et ses sympathies germanophiles, son travail à l’Agence des Prisonniers. Le
fait d’être impliqué dans des polémiques de presse ne facilite certainement pas la tâche, déjà
628 Henri Guilbeaux, Pour Romain Rolland', Genève : Jeheber, 1915, p. 39-40
629 Lettre à sa mère, 23 octobre 1915, Cahier XX, p. 187. - Voir aussi la lettre à Louise Cruppi* du 25 octobre
1915, où il relate également ce « vil espionnage mensonger », et la lettre à sa mère* du 1er novembre 1915, où il
l’informe des résultats de son « enquête ».
204
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
collaborateur gênant.
Aussi, lors du don d’une partie du prix Nobel fait au CICR, le Dr Ferrière, que Rolland
a consulté à ce sujet, n’envisage pas sans crainte le risque d’une nouvelle controverse :
« Vous avez tenu à vous montrer avant tout humanitaire dans le sens le plus large ;
combien il est dur pour vos amis de sentir qu 'on vous en fait un grief comme si la générosité
devait normalement être dictée par l'égoïsme des intérêts plus rapprochés. A cet égard je
n 'envisage pas sans angoisse l'accueil qui sera fait dans le public français à votre beau don à
l'Agence internationale de Genève. Mais vous avez renoncé depuis longtemps à suivre une
autre voie que celle que vous estimez juste et généreuse et, pour ce qui me concerne, je ne
saurais vous blâmer d'avoir pitié de toutes les souffrances où qu 'elles se produisent. »630
Par ailleurs, Rolland introduit à l’Agence un de ses amis, Henri Guilbeaux, dont la
Au début de la guerre, Henri Guilbeaux est à Paris, où il évolue dans les milieux
syndicalistes et socialistes proches de Romain Rolland. En avril 1915, il est appelé par le
service auxiliaire, avant d’être définitivement réformé ; il cherche alors à se rendre en Suisse,
où il pense pouvoir trouver une place dans un journal ou dans l’enseignement, et sollicite
l’aide de Rolland.631 Il semblerait que Rolland lui propose un emploi rémunéré à l’Agence632,
« Ah ! si la chose que vous m'annoncez pouvait se réaliser ! Quelle joie pour moi de
vous revoir et d'être à vos côtés. Oui cette chose dont vous parlez me conviendra en tous
points. Je crois être suffisamment actif et débrouillard et je pense bien faire en écrivant par le
même courrier au lf Ferrière pour lui offrir mes services. Si je peux avoir 200 ou 250francs
le petit complément que je pourrai acquérir là-bas par une collaboration si peu payée soit-
elle, ce sera très bien, ce sera parfait. Au reçu de ces lignes ayez l'obligeance, je vous prie, de
dire ou d'écrire un mot au Dr Ferrière afin qu'il accepte mes services. Je lui propose de
i ier - 633
commencer des le 1 juin. »
205
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
Dès réception de la lettre, Rolland écrit au Dr Ferrière, à qui il avait déjà parlé de
l’affaire :
« L 'ami dont je vous avais parlé, Henri Guilbeaux, m'écrit que s'il pouvait convenir, à
l'Agence des Prisonniers, dans le poste et aux conditions que vous m'aviez dites, il en serait
très heureux. Il a dû vous écrire que si cela s'arrangeait, il se mettrait à votre disposition, à
partir du 1erjuin.
Sans pouvoir répondre absolument (c 'est toujours hasardeux) qu 'il vous satisfasse, je
puis dire que c'est un garçon loyal, actif et débrouillard, habitué au travail de bureau, [...],
connaissant l'allemand et ayant conservé dans cette guerre un esprit assez impartial.
/-y»634
« Merci infiniment de votre lettre. J'ai reçu en même temps que votre mot un
télégramme du If Ferrière me disant qu 'il était d'accord avec moi et me priant de faire mes
préparatifs.
[-]
Je comprends et approuve totalement tout ce que vous me dites au sujet du poste que
je vais occuper au Bureau des prisonniers civils. Vous pouvez avoir toute confiance en
compliquées, et Guilbeaux prend quelques jours de retard. Toutefois, le 3 juin, Rolland fait
savoir à sa sœur :
« Guilbeaux est arrivé à Genève, où je lui ai trouvé, à l'Agence, une place rétribuée
de secrétaire du lf Ferrière. Mais je ne suis pas sûr que cela réussisse. Car il est bien jeune
et bouillant ; et quoique je l'aie averti de tenir sa langue et qu 'il me l'ait promis, le terrain est
C’est donc un poste important que Rolland lui a trouvé, dans la Section des civils où
lui-même travaille. Il n’est pas d’ailleurs sans craintes, quant à d’éventuelles imprudences que
pourrait commettre Guilbeaux. On remarque qu’il ajoute, après avoir dit que « le terrain est
brûlant », qu’il en sait quelque chose, ce qui pourrait laisser à supposer que lui-même aurait
<>34 Lettre de Romain Rolland à Frédéric Ferrière, 22 mai [1915], citée dans Marc Reinhardt, « Romain Rolland et
les Ferrière : Visages d’une correspondance », art. cil., p. 146. - Rolland n’était pas alors à Genève, mais à
Chamby, près de Vevey, où il prenait une semaine de repos. •
635 Lettre de Henri Guilbeaux à Romain Rolland*, 27 mai 1915.
636 Lettre à Madeleine Rolland*, 3 juin 1915. - Voir aussi JAG, p. 386.
206
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
eu quelques dissensions avec le personnel de l’Agence - ce qui ne serait vraiment pas pour
Les craintes de Rolland sont justifiées. Le 22 août, Ferrière informe Rolland, alors à
Thun637, qu’il devra bientôt se passer des services de Guilbeaux, à compter du 15 septembre.
Guilbeaux n’a pas les qualités requises pour la fonction de chef de bureau qui lui a été
confiée, et de plus son emploi est rémunéré, alors que les finances de l’Agence sont
précise que Guilbeaux a eu quelque accrochage avec sa secrétaire, mais que cette circonstance
Rolland fait part à sa mère de cette nouvelle, dans une lettre qui en dit long sur ses
« J'ai la conviction que, pendant l'absence du docteur 39, s'est organisée une petite
cabale pour se débarrasser de Guilbeaux, à cause de ses opinions et surtout de ses articles. Il
y a à l'Agence une séquelle de méchants nationalistes (dont le pire est peut-être Max Dollfus),
qui ont été furieux de me voir installer là ce témoin gênant. Ne pouvant s'en prendre à moi,
ils s’en sont pris à lui. Le bon docteur est faible. Je ne crois pas qu’il dise tout. Je serais
surpris que s’il n’y avait eu vraiment que la question d’économie, il eût cédé : car enfin, il
s'était moralement engagé vis à vis de Guilbeaux ; il pouvait le faire savoir au Comité, qui
n 'en est pas à quelques billets de cent francs. Il sait que Guilbeaux n 'a rien ; il lui donne son
mois : je trouve cela un peu raide, s'il n'y a pas d’autres raisons plus fortes qu 'une prise de
bec avec une subalterne de l 'Agence. Je me demande si Ador, Dollfus etc. n 'ont pas dit au
docteur que Guilbeaux compromettait l 'Agence ; le docteur, qui n 'aura pas eu la force de
aimeraient à le voir quitter l’Agence. Furieux de voir son ami occuper un poste important, ils
s’en prennent alors à lui. On note aussi qu'il fait au sujet de Guilbeaux la même remarque
qu’il faisait à son propre sujet : le CICR craint que Guilbeaux ne compromette l’Agence,
637 Rolland avait quitté Genève pendant l’été, ainsi qu’il sera montré plus loin.
638 Voir la lettre de Frédéric Ferrière à Romain Rolland*, 22 août 1915.
639 Ferrière avait pris quelques jours de repos en juillet.
640 Lettre à sa mère*, 24 août 1915.
207
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
Il faut prendre garde, toutefois, à ce jugement un peu hâtif, peut-être écrit sous le coup
de la colère ou de la déception qu’il éprouve à l’annonce du renvoi de son ami. Cependant, les
rancunes qu’il expose dans cette lettre sont certainement, en partie du moins, fondées - ce qui
viendrait à confirmer les hypothèses faites plus haut : Rolland est perçu, au sein du Comité
paradoxale révoltée, qui est bien française (et juvénile), mais qui est un danger, en ces temps
d'aliénation mentale et de basse haine. Je sais que Guilbeaux est observé de près. Il y a deux
jours, à l'Agence des Prisonniers, un agent de police est venu s'informer à son sujet, disant
répondu vigoureusement que Guilbeaux faisait partie de l'Agence et avait par conséquent le
droit de correspondre avec l'Allemagne ; ce que le policier a aussitôt admis. Mais on voit à
« Giuilbeaux continue d'être filé. L'autre jour, a l'Agence, les poches de son manteau
avec des Français suspects de propagande pacifiste ou avec « quelques faux esprits demeurés
internationalistes malgré le conflit actuel », d’être en rapport avec des déserteurs français.644
En novembre 1915, Guilbeaux doit faire une conférence sur Romain Rolland à
Genève, ce qui n’est pas sans inquiéter ce dernier, ni le Dr Ferrière ! Rolland confie à un ami
commun :
641 « Et je suis à présent persuadé que si je reste à t'agence, je te dois à votre généreuse intervention f j »,
lettre de Henri Guilbeaux à Romain Rolland*, [17 septembre 1915], - D’autres lettres, datées de décembre,
prouvent qu’il poursuit alors son travail à l’Agence.
(A2JAGj, p. 558.
643 Ibid. , p. 583.
644 D’après une note de police confidentielle sur Henri Guilbeaux, 25 mai 1918, dont une copie figure dans le
dossier de la correspondance de Guilbeaux à Rolland, à la Bibliothèque nationale. L’original est aux Archives
nationales : cote F7 13373, dossier Guilbeaux.
208
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
« J'accepte votre proposition d'écrire à Guilbeaux, en votre nom propre, pour lui
conseiller de renoncer à sa conférence, si c 'est encore possible sans inconvénient pour lui.
Sinon, qu 'il soit très prudent et lui donne un caractère plus littéraire que politique. (Je dois
vous avouer que le If Ferrière m'a dit confidentiellement ses inquiétudes à ce sujet). »645
paraître Pour Romain Rolland, brochure dont il a déjà été question plus haut.
Genève, chez l’éditeur Jeheber, la revue mensuelle Demain, dont le programme, annoncé dans
l’appel préliminaire, est le suivant : au-delà de la guerre, « préparer dès à présent la reprise
des rapports entre les peuples ». Cette revue pacifiste et socialiste kienthalienne647 est bientôt
avec des articles politiques, mais aussi littéraires, bien que l’outrance de ton de Guilbeaux, et
les éloges démesurés qui y sont faits de lui, ne soient pas de son goût ; il essaie de modérer
Le nom d’Henri Guilbeaux ne figure pas dans les listes du personnel de l’Agence,
conservées aux Archives du CICR, bien qu’il ait été un collaborateur rémunéré. Son nom
n’est pas mentionné non plus dans la liste des collaborateurs donnée dans le recueil publié par
le CICR en 19 1 9.648 Faut-il penser que le CICR, au vu de ce qu’il vient d’être dit, ait
ajouter que Guilbeaux est de plus lié aux bolcheviks de Suisse, et ami de Lénine. Il est arrêté
et incarcéré en Suisse, en 1918 ; la même année, en France, il est condamné à mort par
contumace, à la suite d’un procès truqué. Relâché par la Suisse, il gagne la Russie, où il aura
des responsabilités dans l’Internationale communiste.649 Tout ceci vient peut-être expliquer
l’absence du nom de Guilbeaux dans les documents du CICR, y compris ceux postérieurs à la
guerre.
209
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?
début, sans doute, il est flatté, et se félicite de cette collaboration exceptionnelle, et des
résultats qu’obtient, pas son action personnelle, Romain Rolland. Mais celui-ci ne tarde pas à
mener une action par trop individuelle. En outre, il devient bientôt la cible de nombreuses
attaques, et l’Agence qui l’accueille est indirectement mêlée à des polémiques de presse. Tout
ceci n’est pas sans inquiéter le CICR, dont la discrétion ne saurait s’accorder avec ce
collaborateur finalement peut-être un peu trop présent. De plus, des dissensions politiques
210
Chapitre II : Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge
INTERNATIONALE
« Que je regrette de n 'être pas à leur place ! Quej'aimerais à imposer le respect de la Croix-Rouge
internationale, aux puissantes nations qui ne peuvent se passer d’elle ! Et ce serait l’intérêt de tous ». - Journal
aspirations profondes, aux valeurs d’humanité auxquelles il croit, et l’on a montré à plusieurs
reprises l’admiration qu’a l’écrivain pour les résultats obtenus, malgré les nombreuses
difficultés auxquelles doit faire face l’Agence, et pour le remarquable travail accompli par ces
pour la cause qu’il sert, mais laisse deviner, en revanche, sa déception, dès lors qu’il prend
Toutefois, leurs idées sont-elles vraiment faites pour s’accorder ? Rolland a-t-il perçu
La première déception vient peut-être du fait que Rolland pensait sincèrement que
c’est au sein de la Croix-Rouge internationale qu’il pouvait se rendre le plus utile. Or, il
On peut penser, en effet, que Rolland aurait souhaité jouer à l’Agence un rôle plus
important, y avoir une place à la hauteur de ses compétences. Peut-être avait-il même songé à
faire partie du CICR, mais il lui faut vite renoncer à cette idée, ainsi qu’il s’en explique dans
211
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
«Quant à m'inscrire dans leur Comité, je ne le crois pas possible : car il n 'est
travail de dépouillement ? Même s’il s’applique avec sérieux à cette tâche, il n’est pas sans
l’aide potentielle qu’il pourrait fournir. Dans une lettre adressée à sa sœur, le 9 décembre
1914, il écrit :
« Je vois avec peine, mais sans étonnement, que tu trouves à Paris peu d'occupation.
[...] - Ce qui me surprend le moins, c'est que tu ne trouves dans les œuvres même de
bienfaisance gratuites que des besognes insignifiantes, qui pourraient être remplies par le
premier venu. Remarque que c 'est exactement ce qui m'arrive, à moi aussi. A quoi m'occupe-
impersonnelles, que n 'importe quel petit employé pourrait faire. Ils se gardent bien de
m'introduire dans leur sanctuaire ; et pourtant, je pourrais, avec mon nom, mon activité, mes
On a vu plus haut que Rolland, avec « [son/ nom, [son] activité, [ses/ relations », a
pas comme il le souhaiterait, et ce n’est pas tant pour lui qu’il le regrette que pour les
personnes qu’il aurait pu ainsi aider. Cette critique — ne pas savoir profiter de l’aide qu’il
fortuite à Genève d’un jeune diplomate français, Laporte, attaché à l’ambassade de Berne :
«/...y j'ai constaté que je connaissais beaucoup mieux l'Allemagne que ces
diplomates, avec leurs agents secrets. Et pas seulement l'Allemagne intellectuelle, mais même
l'Allemagne politique (et même, sur certains points, l'Allemagne économique). Je lui ai
appris bien des choses, capitales, qu'il ignorait. - Comme on aurait pu m'utiliser, à une
212
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
Et Rolland poursuit, dans la lettre à sa sœur du 9 décembre, par une critique amère :
rend compte qu 'à part un petit nombre de cœurs généreux, le sentiment qui y règne le plus
n 'est pas l'amour des hommes et la volonté sincère d'améliorer leur sort, mais une certaine
satisfaction d'activité facile, un besoin de se donner de l'importance, et, chez les chefs, une
ambition polie, diplomatique, enfantine des titres et des honneurs qui ne signifient rien. »654
Croix-Rouge les idées qui lui sont chères : « / 'amour des hommes », « la volonté sincère
d'améliorer leur sort ». Mais ce dévouement désintéressé n’est le fait que d’« un petit nombre
de cœurs généreux ». Pour la plupart, il n’y a que la volonté de se donner bonne conscience,
n’est mu que par « une ambition polie, diplomatique, enfantine des titres et des honneurs qui
ne signifient rien. »
Parmi les « cœurs généreux », il est certain que Rolland compte le Dr Ferrière, bon et
humain. Il n’est qu’à citer, un exemple parmi tant d’autres, la description élogieuse qu’il en
fait à Stefan Zweig : « Je ne connais pas, dans toute la Suisse française, un esprit plus juste et
un cœur plus généreux. C'est un homme d'une modestie excessive, dont le renom est inférieur
à sa valeur. »655 Le 21 décembre 1914, Ferrière a invité Rolland chez lui, afin de pouvoir lui
raconter en toute tranquillité les impressions de son récent voyage à Berlin, qu’il a fait en
compagnie de Gustave Ador.656 Des relations amicales avec la famille Ferrière se nouent à
l’occasion de ce dîner et, par la suite, Rolland sera à plusieurs reprises l’hôte du docteur, ou
précieux de Ferrière, et que celui-ci n’hésitait pas à lui laisser prendre connaissance des
entretient avec le directeur du Service civil viennent donc heureusement contrebalancer le peu
213
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
Romain Rolland découvre également que la Croix-Rouge n’est peut-être pas aussi
patriotiques. Dans une lettre à sa sœur, Rolland signale avec regret la partialité genevoise en
aux Allemands ; mais (je te le dis, en confidence, je ne voudrais pas que cela sortît de chez
nousj, la Croix-Rouge de Genève ferme volontiers les yeux sur les plaintes allemandes ; elle
cherche quelque prétexte d'ajourner, de ne pas répondre ; et cela m'a quelquefois serré le
cœur, lorsqu'il s'agissait d'un fait précis et d'un individu coupable, qui peut continuer à
exercer sa malfaisance. Les derniers convois d'internées civiles, qui venaient de l'ouest
français semblaient avoir vraiment beaucoup souffert. Cela me fait de la peine. Je ne dis
« [La censure françaiseI laisse passer toutes les lettres de prisonniers en France, qui
écrivent en allemand ; et ces lettres sont souvent du ton le plus injurieux ou le plus
impertinent pour la France. Nous sommes souvent très gênés d'avoir à transmettre de pareils
opinions. (Mais je sais des collègues français de sang ou de sympathies, qui ne se gênent pas
pour les apprécier - et pour les supprimer, au passage. Ceci, tout à fait entre nous.) »659
Bien sûr, ce ne sont que quelques cas isolés, mais ces rares exemples suffisent à
impartial.
Ce sont ses propres idées que Rolland cherche à retrouver au sein de la Croix-Rouge
internationale. Par exemple, il voit en elle un organisme qui cherche à discerner, au milieu des
combats, ce qu’il reste d’humain, de fraternel - car c’est ce qu’il cherche, lui. Dans l’article
214
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
« Elle n 'est pas seulement bienfaisante, en renouant les liens brisés par la bataille
entre le soldat prisonnier et les siens. Par son œuvre de paix, par sa connaissance impartiale
des faits dans les pays en lutte, elle peut contribuer à détendre un peu la haine, exaspérée par
des récits hallucinés, et à montrer chez l'ennemi le plus acharné ce qui reste d'humain. »660
chez l'ennemi le plus acharné ce qui reste d'humain ». Sa mission est de venir en aide à
toutes les personnes touchées par la guerre, mais pas de réconcilier les deux camps ennemis.
Aussi, les idées de Rolland ne sont peut-être pas toujours en accord avec celles de la Croix-
Rouge.
dont l’action se heurte au mur officiel de l’administration. Bien souvent, en effet, les lenteurs
de cette dernière viennent étouffer les efforts entrepris par l’organisme ; dans son Journal, par
diplomatique français. Il savait qu'une quantité d'effets pour l'hiver avaient été envoyés
d'Allemagne en France, pour les prisonniers allemands, et que les envois s'amoncelaient
sans qu'on les distribuât. Il demandait qu'on se hâtât. Le personnage répondait que c'était
la Croix-Rouge allemande, pour hâter l'accomplissement de ces formalités. Mais l'autre s'y
refusa sèchement, déclarant qu 'on devait laisser l'administration suivre son cours. »661
215
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
« Nous remarquons que les commandants militaires allemands, (surtout des territoires
occupés) sont en général humains. Ils cherchent autant qu 'ils peuvent à nous transmettre les
lettres des Français du pays. Ce sont les ordres d'en haut qui empêchent la transmission. -
Même le consul d'Allemagne en Suisse fait ce qu'il peut pour faire passer les lettres. Mais
D’autre part, les démarches engagées par la Croix-Rouge ne sont pas toujours suivies
d’effets :
« Hélas ! on ne répond pas, de France ni d'Allemagne, neuf fois sur dix, aux
observations que l'on fait. La Croix-Rouge internationale n’est pas une institution officielle.
On s'en sert, quand on pense qu 'elle peut vous être utile. Mais quand elle vous embête, on
La Croix-Rouge n’a en effet aucun moyen concret de faire appliquer les remontrances
de Genève, des médecins prisonniers depuis des semaines (ou des mois). Mais, pour un cas de
ce genre en France, il y en a dix en Allemagne. Or, nous nous sommes convaincus que la
Croix-Rouge de Berlin ignore ces abus allemands, ou ne peut rien contre eux. (On va tâcher
de I'éclairer par une délégation prochaine de Genève à Berlin664 - ceci, entre nous). Contre
les ordres officiels de l'empire, il arrive que des commandants de place s'arrogent le droit
Internationale. »665
<l62 Lettre à sa mère*, 15 janvier 1915. - Voir aussi la lettre à Louise Cruppi* du 22 janvier 1915 : « Quand on
arrive à faire passer un pli à un commandant de place, il est bien rare qu 'il ne réponde pas avec humanité. C 'est
la chaîne officielle, bureaucratique, qui est impitoyable, ici et là. »
663 Lettre à sa mère, 8 janvier 1915, Cahier XX, p. 68.
664 Le voyage de Ferrière et Ador à Berlin, dont il a été brièvement question plus haut.
665 Lettre à Jean-Richard Bloch, 7 décembre 1914, Cahier XV, p. 303. - Voir également les lettres à sa mère* et à
Louise Cruppi* du 6 décembre 1914, et le JAG, p. 153.
216
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
Croix-Rouge internationale devrait réagir, et protester publiquement. Or, il n’en est rien, et
Rolland formule de nombreuses critiques au sujet du Comité directeur, qui se refuse à faire
entendre sa voix.
« Le même jour, nous avons affaire à la dureté inhumaine des chefs. Les Allemands
Commandant de place d'ingolstadt. Les télégrammes sont retournés refusés. Ce qui est un
Idem a Grafenhurg. Le If Ferrière, indigné, dit que la Croix-Rouge de Genève doit fermer
ses portes, et le déclarer au monde, si elle n 'obtient pas réparation. Mais le Comité qui la
dirige est conduit par des politiques qui veulent tout ménager. Quelle puissance aurait à sa
Si Rolland sait parfois louer « la diplomatie de Ador, sa maîtrise de soi, son habileté et
r > 667
sa fermeté à la fois » , il se montre le plus souvent très critique. Au sujet du rapport d’un
officiellement et publiait dans les journaux ses réclamations contre les détentions arbitraires
mission : il méconnaît la véritable influence qu’il pourrait avoir, et ne prend pas son rôle au
217
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
par lettre, auprès du ministre de la Guerre ; mais il ne nous répond même pas. — Et vous
l'acceptez ! lui dis-je. Mais ce n 'est pas auprès de lui, c 'est auprès de l'opinion publique des
pays neutres de l'Amérique, du monde entier qu 'il faudrait protester ! — Mais que sommes-
nous ? dit-il. La Croix-Rouge internationale n 'a même pas une existence officielle. Elle est
officieuse. Elle n'est pas une personnalité juridique. Elle n'existe qu'à l'ombre des États, et
par leur bienveillance. — Elle existe, en fait, depuis 50 ans, lui dis-je. C'est une vie plus
longue que celle de beaucoup de gouvernements. Elle a fait ses preuves dans de célèbres
campagnes ; elle a de glorieux états de services ; tous les peuples la connaissent ; elle devrait
avoir une conscience plus ferme de sa force. Vous vous plaignez qu'elle manque d'autorité.
C'est votre faute. Il faut d'abord croire en soi pour que les autres y croient. » Le bon F.
paraît affecté, un peu gêné. « Oui, vous avez raison, dit-il. Je crois bien que vous avez raison.
Mais je vais vous dire : nous ne sommes pas assez forts. M. Ador est un homme de grand
mérite, très habile, très intelligent, qui a des qualités de premier ordre, et qui l'a bien
montré ; mais c 'est un parlementaire : il a horreur de tout acte d'autorité ; il évite à tout prix
les difficultés graves ; il les tourne ; parfois, il les résout, par son adresse ; il dit que nous ne
sommes rien, à la Croix-Rouge internationale, rien que les intermédiaires entre les diverses
Croix-Rouges nationales ; nous n'existons pas au-dessus d'elles, mais entre elles comme
simple lien. Les autres membres du Comité de direction ne sont pas des personnalités qui
s'imposent... Alors on se sent faible, on veut surtout ne pas avoir d'histoires... »[...] »67ü
Et Rolland conclut, après avoir abordé une nouvelle fois l’idée de remuer l’opinion
américaine, au moyen de la Croix-Rouge des États-Unis, idée rejetée dans l’immédiat par son
interlocuteur :
« Ces hommes sont bons, dévoués, d'une honnêteté admirable ; mais si timides, si
timorés, sans foi - sans foi dans les principes qu 'ils représentent, sans foi en eux-mêmes ! Ils
sont comme écrasés par le sentiment de leur faiblesse et par le poids des événements. /... / Et
rôle à jouer, et comme je saurais le tenir ! Je ne permettrais pas un seul acte de violation des
gouvernements des grands Etats oseraient y faire face ! Je suis convaincu que si la Croix-
669
Probablement le Dr Ferrière.
218
Le jugement porté par Romain Rolland sim la Croix-Rouge internationale
détention arbitraire des médecins et infirmiers, une semaine ne se passerait pas sans qu 'ils
comprendre le silence des membres du CICR à ce sujet, et Ton voit de quelle façon il
Au sujet d’une autre affaire, mettant en exergue la mauvaise volonté évidente des
République ». Et ils ne voient pas que cette timidité est précisément une raison pour les faire
moins respecter, et enlève toute autorité à leurs réclamations contre les abus de pouvoir de
l'Allemagne. »672
Romain Rolland, qui reproche à la Croix-Rouge son silence, n’a peut-être pas pris
suffisamment en compte les délicates exigences du CICR, qui mène un combat à long terme,
nécessitant une absolue neutralité, et ne pouvant se concilier avec une action plus politique.
l’accusation portée par Rolland contre le CICR, quant à l’attitude adoptée par ce dernier en
du CICR et son adjoint virent sans doute plus loin que la libération immédiate de quelques
Ferrière. Max Huber, avec toute l’expérience acquise par la Croix-Rouge au cours des deux
guerres mondiales, a confirmé cette attitude lorsqu’il a rappelé, dans Le bon samaritain,
219
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
renseignement paulinien : « Le Comité doit aussi savoir se taire. Ses tâches les plus
importantes et les plus pénibles, il ne peut souvent les accomplir que par un travail acharné,
effectué en silence. Le cas échéant, il doit supporter le reproche d’inactivité... [...]» »673
fournis par la correspondance échangée entre Romain Rolland et le Dr Ferrière. À une lettre
de Rolland, qui offre à Ferrière de faire partie d’un quelconque comité, le docteur répond en
effet :
j'espère que ni lui ni vous ne verrez dans cette restriction une lâcheté, mais bien un point de
vue légitime, - je préférerais que, tant que je travaille à l'Agence, mon nom ne figure pas à
propos d'une œuvre qui a une figure politique ou sociale quelconque. J'ai tous les jours à
solliciter le bon vouloir d'autorités diverses, fillisibleJ, ministères, etc., et je tiens à ce qu'on
ignore mon opinion et mes sympathies à cet égard ; je crois que cela a une certaine
La réponse de Ferrière fait état de la nécessité, pour les membres du CICR, de ne pas
prendre parti ouvertement, tant dans le domaine politique que social. Concernant l’usage de la
« Nous répugnons beaucoup à entretenir la presse de notre activité ; sans doute nous
en retirerions des louanges, mais aussi de la défiance de la part de ceux qui nous font leurs
confidences ou de ceux qui ont les responsabilités et se servent de nous pour [abréger ?J le
grand circuit de la voie diplomatique. Ceux auxquels nous cherchons à rendre service nous
connaissent, du reste, et c 'est là l'essentiel ; c 'est au nombre de bien des centaines que,
« Monsieur Ador prend congé de nous demain, je ne le vois pas partir sans
673 Paul-Émile Schazmann, « Romain Rolland collaborateur de l’Agence internationale des prisonniers de
guerre », art. cil., p. 141.
674 Le peintre et écrivain parisien Gustave Dupin, dont Rolland a fait publier La Guerre infernale à Genève, chez
Jeheber, au courant de l’année 1916.
675 Lettre de Frédéric Ferrière à Romain Rolland*, 26 octobre 1916.
676 Lettre de Frédéric Ferrière à Romain Rolland*, 13 septembre 1917.
220
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
précise, sa pensée rapide, son expérience politique de 40 ans en arrière, donnaient à notre
Comité une grande autorité. Les collègues sont, hélas, bien au dessous de lui à cet égard et je
crains que nous naviguions désormais dans une barque sans pilote. Or nos responsabilités ne
sont pas toujours faciles à porter, loin de là, quand même nous ne sommes pas « officiels ».
[ i »677
Les difficultés et les exigences du CICR sont assurément bien plus complexes que ne
pas clairement position dans le conflit, ainsi que le lui permettrait son statut d’organisme
Romain Rolland, dont on a vu plus haut qu’il aurait souhaité pouvoir s’exprimer en
tant que citoyen neutre, Suisse ou Américain - quelle portée alors aurait eu son action ! - , se
montre très critique à l’égard des pays neutres, et de leur non-intervention dans le conflit. Les
neutres ont en effet, d’après lui, une mission à remplir, qui est de proclamer haut et fort la
vérité ; leur neutralité leur offre le moyen de prendre position, sans avoir à craindre qu’on ne
Toutefois, « à l’image un peu idéale de la Suisse, telle que Romain Rolland l’avait
cristallisée dans La Nouvelle Journée (« au milieu de l'Europe avide, l'îlot des 24 cantons »),
[vient] se substituer la réalité, souvent décevante, de la Suisse officielle, qui lui réserve un
221
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
Les premières déceptions sont déjà anciennes. Dès la fin du mois de juillet, soit avant
la déclaration de guerre, Rolland critique la neutralité suisse, trop étouffante, dans une lettre
adressée à sa sœur :
De plus, la Suisse est en réalité « écartelée entre ses deux races ennemies »680. Ce pays
placé entre les belligérants ne peut échapper à la tornade européenne : aux sympathies de la
Suisse romande pour la France répondent les sympathies de la Suisse alémanique pour
l’Allemagne, et la guerre secrète que se livrent « les deux Suisses» est révélée à plusieurs
sais très bien que c 'est un simple épisode de la haine des cantons romands pour Berne, haine
causée par le rude pouvoir et le mépris de Berne pour les cantons romands. On a beau
s'efforcer, depuis dix-huit mois, de donner le change sur la guerre secrète engagée entre les
deux Suisses. Tôt ou tard, elle éclatera au grand jour. Tout incident dévoile l'amas de
d’impartialité :
« Je continue d'amasser les documents. Je crève de tout ce que je ne puis pas dire.
Car il ne faudrait pas croire que, même ici à Genève, il me soit possible et permis de tout
dire. J'estime (entre nousj que la Suisse française aura beaucoup contribué à égarer
l'opinion française ; car elle est aussi passionnée que la France ; et s'il faut lui en savoir gré,
patriotiquement, - ce n'est certes pas une aide dans la recherche de la vérité. Pauvre
r .., , 682
vente ! »
Car pour Rolland, le rôle moral de la Suisse est de dire, dans ses journaux, la vérité.
Or, le Journal de Genève, par exemple, manque à cette mission. Dès janvier 1915, Rolland
222
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
« Mais la situation est étouffante pour un esprit libre. Il n'y a aucun doute qu’ici
même, au Journal de Genève, je suis le plus libre, le seul libre, - et que je gêne. Je reçois
chaque jour d'admirables documents, d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre, des pays du nord,
qui montrent d'ardentes aspirations vers une sorte d'union des esprits européens. Le Journal
de Genève se rendrait à jamais glorieux en se faisant la tribune de ces voix venues de toutes
les parties du monde. Mais il n 'en a pas la grandeur. Il est petit-bourgeois timide et
« J'ai eu l'occasion de dire à Seippel avant-hier ce que j'avais sur le cœur, à propos
de la Suisse romande. Il en a été gêné, mais n 'a pu me répondre : car il est trop évident que
ces gens voudraient avoir tous les bénéfices matériels et moraux de l'impartialité, sans en
« cuisiner » les nouvelles de l'étranger, qui est un modèle de duplicité. Tous les efforts des
modérés hollandais et américains se sont heurtés ici à la plus insigne mauvaise foi. »684
Car toutes les critiques formulées par Romain Rolland à l’encontre du CICR ne
doivent pas faire oublier que l’œuvre de la Croix-Rouge demeure tout de même véritablement
Temps qui lui est hostile, où l’on estime notamment que ses articles « s'accordent mal avec la
ligne générale suivie par notre excellent confrère genevois »686, Rolland note :
223
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
encouragement pour ma lutte, au Journal de Genève. Ces nigauds, qui devraient être fiers de
s’associer à une œuvre de réconciliation européenne, ont peur des polémiques qu’elle
soulève ; ils craignent que je ne les compromette auprès de la presse française. Même ceux
qui, dans le fond du cœur, sympathisent avec moi, évitent de me le dire. Et les autres se font
n 'ai pas appris à estimer beaucoup, depuis cinq mois, la position prise par la Suisse, dans la
guerre européenne. Elle met tout son héroïsme à ne pas se compromettre. »687
la Suisse romande. Si elle n 'avait, pour la racheter, le saint dévouement de quelques justes,
qui travaillent à la Croix-Rouge, il faudrait dire qu'elle a joué (avec les États-Unis, gras de
la mort de l'Europe), le rôle le plus détestable ; elle excite haineusement à la haine, sans
risques et sans intérêts : on dirait méchanceté de vieille fille qui s'ennuie. »688
« Que désirez-vous au juste que je vous écrive sur la Suisse. Vous savez qu 'en dehors
de son admirable œuvre de charité internationale, je trouve qu'elle n'a pas rempli son vrai
devoir de médiation intellectuelle et morale, dans cette guerre. Mais ce n’est pas à moi, qui
Citons enfin un dernier exemple. En mai 1916, Rolland reçoit la visite d’un député
russe, de passage à Genève ; après cette visite, il note dans son Journal :
« Ce Russe est convaincu, comme la plupart des Français, que du moins les journaux
suisses disent la vérité. /... j Je vois d'autant mieux la responsabilité morale du Journal de
meurtrières des peuples. Le vrai droit moral de la Suisse à l'existence était la vérité. Elle n 'a
Non ! La Suisse a une autre raison d'être : la charité. Et celle-là, elle la réalise
687 JAG, p. 182. - Voir aussi ibid., p. 206: « Les Suisses craignent de se compromettre et que je ne les
compromette. »
688 Ibid., p. 483.
689 Lettre à Paul Seippel, 6 octobre 1915, citée dans Ursula Pieper-Reutimann, Die Rolle der Schweiz in Romain
Rollandspolitischen Schriften zum Erslen Weltkrieg, Zürich : Zentralstelle der Studentenschaft, 1983, p. 137
690 JAG, p. 805. - Voir également ibid., p. 985 : « Je crois qu 'en effet la Suisse est mieux placée que quiconque
224
Le jugement porté par Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale
dont il loue l’œuvre admirable, mais sa place reste celle d’un modeste collaborateur ; on ne
sait pas l’employer à sa juste valeur. En outre, il formule des critiques sévères à l’encontre de
pour travailler au rapprochement futur des nations. Mais je constate qu 'elle fait bien peu, en dehors de la
charité où elle est admirable, et qu 'au contraire sesjournaux trop souvent enveniment le mai », et p. 1217.
Chapitre III : Un départ précoce
« Hier, il faisait si beau que j'ai fait l'école buissonnière. Parti pour l'Agence je suis allé dans les
champs. C’était une journée merveilleuse, un ciel presque italien, une douceur printanière. J'ai été dans des
prairies, au bord de l'Arve. Le soleil était chaud. Les arbres ont des bourgeons gonflés. » - Lettre de Romain
fin de la guerre : dès 1916, Rolland cesse de s’employer au musée Rath. Cependant, ce départ
demeure mal connu, et la date précise en est incertaine, de même que les motifs. Bien des
raisons viennent sans doute expliquer que Rolland interrompe si tôt sa collaboration.
Romain Rolland quitte une première fois l’Agence à l’été 1915 : il ne s’agit que d’une
interruption momentanée, mais qui a souvent été prise pour le départ définitif. En réalité, dès
la fin de l’hiver 1914-1915, l’écrivain éprouve une certaine lassitude, après l’enthousiasme
Ceux-ci apparaissent dès février 1915. Rolland propose en effet à sa mère de venir le
problématique. Viens dès que tu le pourras, dès que la saison sera un peu attiédie et que
commencera le premier printemps. Alors, je n 'hésiterai pas à lâcher pour quelque temps
l'Agence, pour respirer l'air des champs. Vraiment, j'y aurai un peu droit. J 'ai travaillé
bien sagement, cet hiver, pour les autres ; je n 'ai presque pas manqué un jour. Je serai bien
691
content que tu viennes. »
226
Un départ précoce
beaux jours, et que je suis bien décidé à prendre alors la clef des champs. J'y aurai droit,
après six mois d'Agence et de travail acharné. Oh ! comme ce sera bon de respirer un peu, -
si les événements ne viennent encore jeter un nouveau trouble dans nos projets ! »692
il de se retirer :
« Mais où pourrais-je aller ? Puisque l'Europe entière est folle. Dans les montagnes ?
Peut-être. J'attends le printemps, pour y faire une cure de repos et d’oubli. - Jet 'assure qu 'il
y a des moments, quandje lis, quandj'acquiers la preuve de plus en plus profonde qu 'aucun
des peuples en guerre ne voulait la guerre, que tous se croient attaqués, que tous sont
exploités et croient imbécilement à toutes les impostures que leur disent leurs exploiteurs, - il
y a des moments où j'en pleurerais ; j'ai le dégoût ou la pitié des hommes, - cette pauvre
espèce humaine, à qui il suffirait d'un petit peu de bon sens pour avoir le bonheur, et qui met
toute sa force, sa vertu, son génie, à se faire souffrir. - Il faudra qu 'au printemps je
m'arrache à ce triste spectacle, oùje me sens impuissant àfaire le moindre bien. »693
Il semble alors bien décidé à prendre congé de l’Agence, peut-être même de façon
définitive.
« Nous allons être expulsés du musée Rath, - nous, les civils. Le militaire continue de
s’étendre. Dieu sait où nous serons relégués, en ville ! [...J Pour moi, cela m’est assez
indifférent, puisque je suis à peu près résolu à prendre mon congé, au printemps. »694
Il ne paraît pas ici envisager un retour ultérieur. Il légitime son départ par le fait qu’il
est devenu moins indispensable à l’Agence : « ... je me ferai d’autant moins scrupule de
prendre congé, au printemps, que le travail a beaucoup diminué, à l’Agence. »695, et qu’un
temps de repos lui serait nécessaire : « Il sera bon que je puisse, au printemps, me reposer et
oublier presque tout àfait, pendant quelques semaines, afin de retremper mes forces. »6%
227
Un départ précoce
La mère de Rolland arrive dans les premiers jours du mois d’avril. Pourtant, il ne
prend pas congé de l’Agence, comme il l’avait prévu, et tous deux restent à Genève, à
l’exception de six jours de repos, fin mai, à la Pentecôte, passés à Chamby, au-dessus de
Vevey.697 Ce n’est qu’en juillet, finalement, que l’écrivain va quitter Genève pour plusieurs
semaines.
La majorité des ouvrages sur Romain Rolland indiquent comme date finale de la
présence de l’écrivain à l’Agence le 3 juillet 19 1 5698. Cette erreur est sans doute imputable, de
façon bien involontaire, à Romain Rolland lui-même. On trouve en effet dans son Journal, en
date du 3 juillet 1915, cette mention laconique : «Samedi 3 Juillet. Mon dernier jour de
travail à l'Agence. »699 Dans Y Introduction à. L'Esprit libre, où il reprend visiblement les
dates du Journal, il fait allusion à ses notes du 3-7 juillet 1915 - «derniers jours de mon
Or, il faut comprendre, par ces « derniers jours de travail », les dernières journées
passées par Romain Rolland à l’Agence à ce moment précis, c’est-à-dire avant son départ
imminent de Genève, et non les derniers jours pour toute la guerre. Car il n’est alors
nullement question d’interrompre définitivement son travail à l’Agence, ainsi que le prouve
Guerre, je voudrais vous dire combien j 'ai été heureux de vous connaître et de travailler
auprès de vous depuis neuf mois. Certes, ma collaboration vous a été d'une aide bien
médiocre ; et d'autre part, nous n'avons jamais pu échanger, au milieu du travail, que des
faisant connaître votre large esprit de justice et d'humanité, a la fois sensible à toutes les
iniquités et indulgent à toutes les faiblesses de cette pauvre espèce humaine [...]. A une
époque où presque tous les esprits sont entraînés par les passions de partis, même dans les
697
Voir JAG p. 371 et p. 377.
Dans la chronologie en fin du Romain Rolland par lui-même de Jean-Bertrand Barrère, op. cil. ; dans la thèse
de René Cheval sur Romain Rolland, l'Allemagne et la guerre, op. cil. ; dans Paul-Émile Schazmann, « Romain
Rolland collaborateur de l’Agence internationale des prisonniers de guerre», art. cit. ; dans le récent Romain
Rolland de Pierre Sipriot, Paris : Bartillat, 1997 ; etc.
699 JAG, p. 426.
228
Un départ précoce
pays neutres, ce m'a été un réconfort de trouver une pensée comme la vôtre, avec laquelle je
Il joint à cette lettre la collection de ses Jean-Christophe. Ferrière lui répond par retour
du courrier, pour le remercier de ses affectueuses lignes et de son beau cadeau, et il ajoute :
« [...] J'ai beaucoup joui de nos courts échanges à l'Agence à propos des mille
détails journaliers ; j'ai été parfois un peu honteux de vous avoir offert un interlocuteur d'une
culture si médiocre, mais vous avez bien voulu ne jamais me le laisser sentir. Je suis heureux,
de mon côté, d'avoir pu contribuer pour une faible part à atténuer pour vous l'énorme
tristesse de ce temps. En ce qui me concerne qu'il me suffise de vous dire que je risque de
travailler avec moins de courage en voyant votre place vide à côté de moi. Vous m'avez plus
aidé que vous ne le pensez et votre généreux bon sens m'a été d'un grand appui, aussi le mot
« temporairement » que je trouve dans vos lignes ne me laisse-t-il pas indifférent, croyez-le
bien, lors même que bien souvent je me suis dit que ce petit travail terre à terre était pour
pitié fraternelle dans la tête de ces exaltés. J'ai beau user de ménagements et panser les
blessures, de la main la plus douce que je puis. Je ne réussis qu'à me faire accuser par
chaque parti d'être gagné à la cause de l'adversaire. Je ne m'affecte pas beaucoup d'être
injurié ou condamné par tous. Mais, en vérité, je perds mon temps : je n 'ai pas conquis une
Or donc, je me retire : rien à faire contre le fléau, qu 'à le laisser s'épuiser de lui-
même. Je n'écris plus d'articles. Je sens se réveiller en moi le besoin impérieux de la vie
intérieure, - de l'art, que j’ai refoulé depuis un an703. [...]- Bref, je quitte Genève, dans une
229
Un dépar t précoce
huitaine, et je vais chercher, dans quelque haut vallon fermé de la Suisse allemande, auprès
d'un frais ruisseau pour compagnon, le tête ù tête avec l'impassible nature et avec le démon
inconnu, que chacun porte en soi. Il me mord les flancs, en ce moment. Neuf mois de
droit, qu'il réclame, de montrer son museau à la lumière. Je m'en vais faire mes couches...
Quelle chose singulière que cette force de la vie, indépendante du cœur, plus forte que la
volonté ! »704
Le 7 juillet, il fait savoir à son amie Louise Cruppi qu’il compte s’isoler un peu pour
travailler :
« Je laisse l'Agence des Prisonniers, pour quelques mois. Voilà neuf mois en somme
que j y travaille. Je puis m'accorder un peu de temps pour mon travail personnel. Je le sens
lui prenait, avec le dépouillement de son courrier et la lecture des journaux, l’ensemble de ses
journées, ne lui laissant guère de temps à lui ; à Stefan Zweig, il fait état de « neuf mois de
travail quasi-ininterrompu ». On voit aussi que le travail à l’Agence est la seule raison qui le
retient à Genève, et qu’il se sent tenu de se justifier de son départ : il n’a pas cessé son travail
plus tôt, mais maintenant, après neuf mois, il lui semble bien qu’il a droit à faire œuvre plus
égoïste, et à cesser de travailler pour les autres à l’Agence. Il a fait son dû, il peut à présent
quitter Genève.
pour quelques mois ». Rolland prévoit de revenir, ce qui est confirmé par le Journal, dans une
note du même jour : « Je me retire, dans quelques jours, de Genève. Je suspends mon travail,
à l'Agence des Prisonniers, où pendant neuf mois, chaque jour, je m'asseyais à côté du bon
If Ferrière. »707, et par une lettre au peintre Simon Bussy : « Je quitte Genève, je vais un peu
dans la montagne ; je suis fatigué, et je suis pris brusquement d'un besoin d'accoucher. De
quoi ? Je n 'en sais rien. Mais je sens je ne sais quelle œuvre qui me travaille la tête. Il faut
230
Un dépar t précoce
Cette volonté de travailler à nouveau pour lui s’explique aussi par la lassitude qu’il
éprouve quant à la vanité de son action707 : aussi, il veut « oublier [...], pour un temps, ces
folies et ces fous, afin de faire retraite, quelques mois, dans l'art éternel. [...] J'ai assez vu le
monde des autres. J'ai le droit, à présent, de rentrer dans le mien. »71l>
paraître, début juillet ; et une nouvelle accusation diffamatoire - Rolland serait adhérent d’une
ligue patriotique allemande - est portée contre Romain Rolland, dans Le Temps du 7 juillet.711
Rundschau de Zürich une diatribe contre Rolland, qu’il termine en déclarant que celui-ci se
C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Rolland est excédé : «Je commence à
en avoir assez de tous ces fous, et je me décide à les envoyer tous paître. »713 Le 17 juillet, il
adresse au directeur de Y Internationale Rundschau une lettre où il fait savoir qu’il renonce
« [... / Je me retire avec lassitude d'une aveugle mêlée, où chacun des combattants
n 'écoute que sa propre passion et redit à tue-tête ses propres arguments, sans chercher le
moyen de les rendre progressivement accessibles aux autres. J'ai voulu le faire pour eux : j'ai
tenté l'impossible. Je ne m'en repens pas, c 'était mon devoir de le tenter ; mais je sens
« Jeudi, 22 Juillet. Je quitte Genève, où je vis depuis dix mois. Je suis dans un état de
très grande fatigue nerveuse. /. . . j Je vais chercher un peu de repos et de recueillement dans
Rolland reste une dizaine de jours à Château d’Œx, dans le canton de Vaud. Le 30
juillet, il écrit à son ami Gaston Thiesson : « J'ai quitté Genève et l'Agence. J’étais écrasé de
1{)) «Je ne me lasse point Je croire. Pas une minute, depuis douze mois, ma foi n’a été ébranlée. Mais je sens
l ’inutilité de la répéter à des hommes qui se sont bouché les oreilles pour ne pas entendre.», JAG, p. 43 1.
710 Ibid., p. 431-432.
711 Voir ibid, p. 440.
712 Ibid., p. 442.
713 Ibid., p. 442,
714 Ibid., p. 442-443. - La lettre est publiée dans le numéro de la revue zurichoise du 20 juillet : « Et aussitôt, les
journaux anti-pacifistes le reproduisent, en jubilant. », ibid., p. 447.
715 Ibid, p. 446.
231
Un départ précoce
fatigue, suffoqué par la bêtise humaine. J'avais besoin de me retrouver seul à seul avec la
nature et avec la source de vie. Il me faut pendant quelque temps respirer et créer. »716
l’Agence trois semaines plus tôt, le 3 juillet. Cette retraite momentanée, après neuf mois de
travail, est essentiellement due à la lassitude qui s’empare alors de Rolland : il a besoin de se
retirer quelque temps, de cesser d’écrire ses articles, de se réfugier dans l’art ; c’est le départ
de Genève qui s’avère indispensable, et ce départ implique que Rolland suspende également
son travail à l’Agence. Ses légers désaccords avec la direction de la Croix-Rouge ne semblent
pas entrer ici en ligne de compte ; toutefois, il est vrai que le sentiment de lassitude qui
Après Château d’Œx, Rolland séjourne à Thun, en Suisse alémanique (1er août - [6]
septembre), puis à Vevey, sur les bords du lac Léman ([7] septembre - 23 octobre). Sa
vient de partout, de France comme d'Italie (et du front italien). Beaucoup de ceux qui se
taisaient, tandis que j'écrivais, se décident à parler, maintenant que je me tais. - J'ai aussi
plusieurs visites annoncées de jeunes écrivains français connus, qui veulent m'apporter leur
sympathie et celle de leurs amis.719 - Et je crains bien d'en avoir davantage encore, par la
suite (de visites et de lettres), car les journaux de Suisse allemande viennent d'annoncer mon
232
Un départ précoce
Rolland reste donc absent de Genève pendant trois mois, durant lesquels il reste
quand Wilhelm Herzog lui signale le cas de Max Dauthendey721, il soumet la requête à son
ami, qui lui répond :
« II est difficile a l'agence de s'occuper de Max Dauthendey. j... ] J'ai soumis le cas
au Dr Ferrière. Celui-ci me dit que le climat de Java n 'est pas très mauvais. Pour pouvoir
retourner chez lui - il faudrait que Max Dauthendey ait l’autorisation de l’Angleterre, de la
h rance et de l'Italie pour pouvoir voyager sur le bateau d'un pays neutre. Je prends note en
tout cas de la carte de M. Herzog et j'ai fait une fiche. Peut etre trouvera t on quelque moyen
/illisibleJ. »722
En septembre, à une demande de renseignement qui lui est adressée par la directrice de
« Absent de Genève pour un peu de temps encore, j'ai prié mon ami Henri Guilbeaux,
qui me supplée à l'Agence internationale des prisonniers de faire aussitôt les recherches
nécessaires au sujet du lieutenant Jacques Kahn. Aussitôt rentré à Genève, je m'en occuperai
également. » '
avec l’Agence. Le 26 juillet, il lui signale : « Je vous enverrai chaque jour la Gazette des
Ardennes que me remettra pour vous Mlle Happia,724 »72:) Et encore, trois jours plus tard :
« J'ai remis à Mlle Appia la lettre que vous m'avez transmise. C 'est entendu pour la lettre
Romain Rolland reste aussi en relation épistolaire avec le D1 Ferrière. Le 31 août, il lui
233
Un départ précoce
« [... ] Et je viendrai sans doute vous redemander, en octobre, une petite place à votre
table de l'Agence, où vous distribuez depuis un an aux malheureux de toutes les nations en
« Mille merci de me faire espérer votre collaboration si dévouée pour l'automne, cela
me et nous fait plus plaisir que vous ne pensez. Mais ce travail n 'est-il pas bien monotone et
728
terre à terre pour vous ? »
d’amitiés européen. Sachant que Ferrière s’apprête à partir, en tant que délégué de la Croix-
« Je sais que vous devez partir pour Vienne, ces jours-ci. Si vous avez quelque
occasion d'y rencontrer mon ami, l'écrivain Stefan Zweig (VIII. Kochgasse 8), veuillez lui
transmettre mes affectueux souvenirs. C 'est un cœur généreux et un esprit vraiment européen.
Il sait beaucoup de choses de la situation actuelle, et je crois que vous pourrez avoir intérêt à
causer avec lui. Il vous connaît et vous respecte ; et je suis sûr qu 'il se mettrait tout à votre
disposition, autant que le lui permettent les exigences de son service : car il doit être occupé,
79Q
au ministère de la guerre. »
De retour à Genève, Ferrière relate à Rolland, avec beaucoup de détails, son voyage en
Zweig.730
continue donc d’être informé, par l’intermédiaire de Ferrière, de l’essentiel de son activité.
A aucun moment, alors, Rolland envisage de ne pas reprendre son travail à l’Agence,
de retour à Genève.
“* * * 7 Lettre à Frédéric Ferrière, 31 août 1915, citée dans Marc Reinhardt, «Romain Rolland et les Ferrière:
Visages d’une correspondance », art. cil., p. 146.
728 Lettre de Frédéric Ferrière à Romain Rolland*, 2 septembre 1915.
7 ’ Lettre à Frédéric Ferrière, 31 août 1915, citée dans Marc Reinhardt, «Romain Rolland et les Ferrière.
Visages d’une correspondance », art. cit., p. 138. - Le 3 septembre, Rolland écrit à l’écrivain autrichien : « Vous
verrez sans doute prochainement à Vienne mon excellent ami (et mon chef de service, à l’Agence des prisonniers
de guerre, bureau des civils) le Dr F. Ferrière. [...] Je crois que vous aurez plaisir à causer avec lui. » (lettre à
Stefan Zweig*, 3 septembre 1915).
730 Voir la lettre de Frédéric Ferrière à Romain Rolland* du 26 septembre 1915. - On peut se reporter également
à la collection des Documents publiés à l’occasion de la guerre européenne (1914-1915) : Rapports de MM G.
Ador, Dr F. Ferrière et Dr de Schultess-Schindler sur leurs visites à quelques camps de prisonniers en Autriche-
Hongrie, 4e série, novembre 1915.
234
Un départ précoce
la mêlée, grâce à la brochure de Massis, Romain Rolland contre la France, adresse à Rolland
Musée Rath. G 'est là que vous pourrez m'écrire cet hiver. Pour l'instant, je prends un peu de
' i 733
repos à Vevey, Hôtel Mooser. »
Par ailleurs, Rolland écrit à son amie italienne, Sofia Bertolini, le 19 septembre :
« j... J Je vais rester à Vevey encore un mois, puis j’irai reprendre, à Genève, mon
Dans cet extrait, il semblerait même que l’Agence soit la raison qui pousse Rolland à
retourner à Genève.
2 Le départ définitif
Mardi, j 'irai voir le bon docteur et les Guilbeaux. » En attendant, il reçoit la visite, à son
hôtel, d’un jeune Français, Charles Baudouin, alors professeur à l’Institut J.-J. Rousseau.
731 La brochure de Massis comportait en annexe le texte, quelque peu tronqué, d'Au-dessus de la mêlée.
732 Lettre de Roger Martin du Gard à Romain Rolland, 25 août 1915, Cahier XXVII, p. 162.
733 Lettre à Roger Martin du Gard, 4 septembre 1915, ibid., p. 164.
34 Lettre à Sofia Bertolini, 19 septembre 1915, Cahier XI, p. 235.
735 Lettre à sa mère*, 24 octobre 1915.
235
Un départ précoce
« D'abord la première rencontre. J'ai 20 ans, ou guère plus. C'est pendant l'autre
demain le service qu 'il a voulu s'imposer à l'Agence des prisonniers de guerre. »736
On note toutefois chez Rolland quelque hésitation, quant à la reprise de son service :
« Demain, je retournerai à l'Agence, sinon pour travailler, du moins pour revoir le docteur et
73*7
les autres. » Le même jour, pourtant, il écrit à son amie Louise Cruppi : « Me voici
il passe une première fois à F Agence739, et le 27, il reprend son travail - dans des conditions
quelque peu différentes :
local où j'étais. Au lieu de la haute salle, on l’a coupée en deux étages, et je suis dans celui
du dessous (qui reste naturellement un premier, par rapport au sous-sol où sont les fiches).
On y gagne ainsi le double de place, et peut-être plus de chaleur, moins de courant d'air. - Je
suis toujours ù la même table entre le U Ferrière et sa fille. Et j'ai déjà reçu les doléances du
bon docteur sur les difficultés qu 77 a en France. Cela devient presque impossible. - Savez-
vous qu 'on exige des docteurs suisses qui offrent leurs services et leur dévouement gratuits,
« Pour la première fois, hier, j'ai eu dans les mains, ù l Agence, une enveloppe avec le
timbre : Maubeuge, Frankreich. Jusque-là, on mettait : Maubeuge (ou telle autre ville des
allemande ? »741
Il fait également des remarques sur les collaborateurs : « Nous avons maintenant ù
notre table de l'Agence, comme nouvelle collègue, la fille aînée de Spitleler. »742
736 Charles Baudouin, « Rencontres de Romain Rolland », dans Hommage à Romain Rolland, Genève Éd du
Mont-Blanc, 1945, p. 14. - Voir également JAG, p. 557.
717 r
Lettre à sa mère, 25 octobre 1915, Cahier XX, p. 189.
73x Lettre à Louise Cruppi*, 25 octobre 1915.
739 Cahier XX, p. 191.
740 Lettre à sa mère, 28 octobre 1915, ibid, p. 195.
741 Lettre à sa mère, 31 octobre 1915, ibid., p. 198.
742 Lettre à sa mère, 2 novembre 1915, ibid., p. 200.
236
Un départ précoce
Le travail a donc bien repris, de façon régulière semble-t-il : durant tout le mois de
novembre, Rolland fait référence à son travail à l’Agence, de façon assez fréquente.743
Ses relations amicales avec la famille Ferrière ont également repris. Le dimanche 7, il
est l’hôte du docteur : « J'ai déjeûné hier chez le docteur, où l'on se réjouit de voir bientôt
maman. J'étais tout à fait en famille, - en toute petite famille : il n'y avait que deux des
enfants. L'aîné est dans son chalet des Pléiades, et le second (le jeune docteur) à Taschkend,
On ne saurait trop insister sur l’amitié et la sympathie qui unit Rolland au Dr Ferrière :
cette amitié est sans doute la raison essentielle qui pousse l’écrivain à continuer son travail à
régulièrement à l’Agence, par la suite, son travail est plus difficile à suivre. La collaboration
voient-elles le jour.
Il semblerait en effet qu’il y ait quelques tensions, au niveau du courrier par exemple.
Début décembre, Rolland fait savoir à son ami autrichien, qui a l’habitude de lui adresser ses
Croix-Rouge, où l'on ouvre souvent mes lettres. »745 Déjà, lors de sa « retraite » de l’été 1915,
Guilbeaux lui faisait savoir : « Je fais suivre votre courrier arrivé à l'agence et le fais avec
suspendre son travail. Déjà, il n’est pas certain qu’il y travaille encore tous les jours, comme il
en avait l’habitude avant juillet. Peut-être finit-il pas se décourager. De plus, sa position à
Genève se dégrade.
70 Lettre à Émile Masson* du 3 novembre 1915 ; lettres à sa mère des 6 et 9 novembre 1915, Cahier XX, p. 205
et p. 207 ; lettre à Madeleine Rolland* du 10 novembre 1915 ; lettre à Alphonse Séché du 17 novembre 1915,
Cahier XIII, p. 99; lettre à Gaston Thiesson* du 22 novembre 1915; lettre à Madeleine Rolland* du 27
novembre 1915 ; lettre à Paul Dupin* du 30 novembre 1915 ; etc.
744 Lettre à Madeleine Rolland*, 8 novembre 1915. - Madame Rolland avait eu l’occasion de rencontrer la
famille Ferrière à son dernier séjour à Genève.
745 Lettre à Stefan Zweig*, 6 décembre 1915.
74<> Lettre de Henri Guilbeaux à Romain Rolland*, 13 août 1915.
237
Un dépar t précoce
littérature, qui serait attribué à Rolland ; celui-ci est l’objet de nombreuses attaques dans la
presse, y compris à Genève : « Ici, le Genevois, organe du parti radical, qui est au pouvoir,
m'a déclaré « indésirable » et compromettant pour le bon renom de Genève. »747 Les attaques
de journaux suisses ne concernent pas que le prix Nobel ; début décembre, l’écrivain signale à
sa sœur : « La Suisse ne laisse passer aucun jour, sans me décocher un entrefilet perfide,
Les dissensions avec Genève sont pourtant plus anciennes. Rolland notait déjà, par
« Je fais une remarque : pas une lettre de France ne m'arrive ici, ouverte ; et il y en a
pourtant sur l'enveloppe desquelles est inscrit : « Maison des syndicats » etc. Au lieu que
les lettres qui m'arrivaient à Genève (ou qui me viennent encore via Genève) sont encore
ouvertes. — Cela laisserait croire, comme on me l'a dit, que c'est au consulat de France
qu'elles passaient toutes, à Genève. Au lieu qu’ici, l'ambassade de Berne me fait confiance. -
En tout cas, la différence de régime est frappante. On devrait pourtant suspecter davantage
L’inimitié est réciproque. Le 3 novembre, il écrit à son amie Louise Cruppi : « ... il se
peut que je m'en aille passer quelque temps, cet hiver, dans la haute montagne. J'ai peine à
croire que je pourrai rester à Genève, tout l'hiver. Il y a ici trop de commérages, de
médisances - et d'espionnages. /... / »7M) Et encore, fin décembre, à son amie italienne : « [... /
Ce n'est pas seulement le climat, mais l'esprit de Genève qui m'est profondément
antipathique : d'honnêtes gens, certes, mais raidis et durcis par leur pharisaïsme calvinien,
l'odieuse conscience de leur droit, de leur vérité, de leur raison, de leur justice. Aucune
Rolland semble envisager sérieusement de quitter une nouvelle fois Genève. Est-ce
238
Un départ précoce
Il semblerait que la possibilité d’un nouveau départ devienne sérieuse dès le mois de
décembre 1915. Le 19 décembre par exemple, à un ami qui lui pose quelques questions
«/.../ S’agit-il d’un prisonnier militaire ou civil ? Et dans quel camp ? Pour toute
recherche qu 'on pourrait faire, voulez-vous envoyer les indications précises a Henri
Gui/beawc, à l'Agence internationale des Prisonniers, musée Rath, Genève. (Je ne vous dis
pas : à moi, parce qu 'il est possible que je m'absente de Genève, le mois prochain, que les
lettres qui me suivront toujours - pourraient subir du retard. Mais où que les lettres
Il n’oublie pas, donc, son travail à l’Agence. Mais celui-ci ne le retiendra pas à
Genève.
dernière référence sûre à son travail au musée Rath date du 1er décembre 1915, où il raconte à
décembre, celui-ci lui fait savoir : « Je me suis occupé de la demande de Jouve. Les résultats
l'agence. »754 Et encore, une semaine plus tard: «Pouvez-vous me téléphoner demain
l'adresse (incorporation) du soldat dont votre mère m'a remis la lettre ? »733
l’Agence. Peu d’indices permettent de nous renseigner. Les lettres à Stefan Zweig et Jean-
Richard Bloch continuent d’être écrites sur du papier à l’en-tête de l’Agence, mais cela ne
prouve pas qu’il y continue son travail736 ; il peut s’agir de papier pris à l’Agence avant son
départ.
239
Un dépar t précoce
Les mêmes problèmes se posent pour l’année 1916 : une nouvelle fois, on ne dispose
formuler toute hypothèse, car le fait que Rolland ne parle plus de l’Agence ne signifie pas
Il fait toutefois encore référence à quelques recherches qu’on lui demande de mener,
dont il continue de s’occuper. Le 12 février, par exemple, il fait savoir à sa mère qu’il s’est
occupé d’une demande envoyée par une personne de la famille : « Voulez-vous dire à Mme
Paul Courot que j 'ai remis sa note à Mlle Appia, et qu 'on fera les démarches relatives à la
famille du soldat Armand Gaston. »7:,s Mais l’on voit que ce n’est plus lui qui fait les
Mlle Appia.
Le 6 mai, suite à une demande que lui a adressée Marc Elder, il répond :
« Assurément, vous avez très bien fait de vous adresser à moi pour cette recherche.
J'ai pris note aussitôt de vos indications, et on fait une enquête. Si l'on apprend quelque
Pourquoi ne précise-t-il pas dans cette lettre qu’il ne se trouve plus à l’Agence ? Y
collaborerait-il encore de façon épisodique ? Cela est pourtant peu probable, car on peut
penser qu’il a très vraisemblablement cessé son travail en décembre 1915, et qu’il ne reprend
En tout cas, il a des relations suivies avec les Ferrière. Mais il leur rend visite chez
eux760, les reçoit chez lui761, ou en a des nouvelles par téléphone762, ce qui semblerait
confirmer que Rolland n’a plus l’occasion de voir le docteur à l’Agence ; il ne s’agit plus que
de relations privées.
Rouge : il est notamment invité à l’occasion du retour d’une mission de quatre mois en Russie
Lettres à Stefan Zweig* des 7, 17 et 30 janvier, et des 18, 24 et 27 février 1916 ; lettre à Jean-Richard Bloch,
19 mars 1916, Cahier XV, p. 345 ; lettre au jeune écrivain, prix Goncourt 1913, Marc Elder*, datée du 3 avril
1916 ; etc.
, s's Lettre à sa mère, 12 février 1916, Cahier XX, p. 240.
759 Lettre à Marc Elder*, 6 mai 1916.
760 Lettre à sa mère* du 19 janvier 1916 ; lettre à sa mère du 8 février 1916, Cahier XX p . 234 , etc.
« Je demanderai au Dr Ferrière, quand je le verrai. Il n'est pas encore venu voir maman. », lettre à
Madeleine Rolland*, 7 mars 1916. - Madame Rolland vient d’arriver à Genève.
762 « Mme Ferrière m'a téléphoné hier soir pour me demander de tes nouvelles. Ce sont bien les plus
affectueuses gens de Genève, à notre égard. », lettre à sa mère, 15 février 1916, Cahier XX, p. 244.
240
Un départ précoce
du jeune Dr Frédéric Ferrière, qui lui relate son voyage.763 Et Ferrière l’informe toujours des
« Le Dr Ferrière me confie (28 mai 1916) que la Croix-Rouge internationale passe par
des jours critiques. On a été informé que les Croix-Rouges d'Autriche et d'Allemagne, qui
guerre des deux pays, rompre officiellement tous leurs liens avec la Croix-Rouge de Genève.
Il y a longtemps que la tension existe ; et elles ont dressé une liste de leurs griefs, qui tendent
tous à reprocher à Genève sa francophilie et son intrusion inadmissible dans les droits des
scandaleux qui existe entre les deux Suisses. Chacune d'elles ne veut plus admettre la
véracité que du ou des délégués qui sont de chez elle [...]. Si la rupture avait lieu, le dernier
Rolland n’est donc pas véritablement coupé de la Croix-Rouge. S’il ne travaille plus à
l’Agence, ses relations avec le Dr Ferrière font qu’il peut continuer de s’intéresser à son
action.
Le travail de Rolland à l’Agence prêtait à polémique ; le fait qu’il n’y travaille plus
également :
toujours. [... / il est clair que c 'est à ma personne qu 'on en veut, beaucoup plus qu 'à la cause
que je défends. Dès lors, tous les moyens sont bons. Si je parle, je suis malfaisant et mauvais
l'Agence, je fais un métier de petite fille. Si je n y travaille pas, je suis ù Genève uniquement
Dans son Journal, au même moment, Rolland note : « Ador, le président de la Croix-
Rouge internationale, dans une conférence qu'il a faite à Paris sur l'Agence des Prisonniers,
ayant évité de prononcer mon nom, on en tire parti pour affirmer que je n 'ai jamais travaillé
à l'Agence. »766
Voir Cahier XX p. 234-235, et p. 238-239 ; lettre à Louise Cruppi du 12 février 1916* ; JAG, p 651-653. -
On peut voir également les Documents publiés à l’occasion de la guerre européenne (1914-1916) : Rapport de
MM F. Thormeyer et Dr F. Ferrière junior sur leurs visites aux camps de prisonniers en Russie (octobre 1915 à
février 1916), 8e série, mars 1916 ; cf. archives du CICR, 432/II/11.
764 JA G, p. 811.
765 Lettre à Madeleine Rolland*, 3 mars 1916. - Les articles dont il est question n'ont pas été identifiés.
241
Un départ précoce
correspondance, sur la date de son départ de l’Agence, ou sur les raisons qui ont pu le pousser
à ce départ. Celles-ci sont à chercher dans tout ce qui a été dit jusqu’à présent : il ne s’agit
sans doute pas d’une raison particulière, mais de plusieurs raisons mises bout à bout.
Le départ de Rolland est surtout dû, semble-t-il, à une certaine lassitude, qui s’installe
peu à peu - peut-être en raison d’un travail finalement trop « terre à terre », ainsi que le
efforts n’ont pas été pris au sérieux, ses initiatives n’ont pas été soutenues. Il a voulu vraiment
contribuer à soulager les maux de l’humanité, mais la tâche est bien vaste. Peut-être préfère-t-
il, après tout, suivre les premiers conseils de Gustave Ador, et se consacrer essentiellement à
la rédaction de ses articles, qui ont plus de portée, et qui lui permettent de se rendre
véritablement utile.
reprises, peuvent également expliquer ce départ précoce. Mais il faut aussi mettre en cause la
personnalité particulière de Rolland, qui se fait une certaine idée de la place qu’il devrait
occuper; il ne peut se lier longtemps avec un groupe, quel qu’il soit. La présentation
biographique a en effet montré un Romain Rolland indépendant, solitaire, hostile à tout parti.
Comment pourrait-il alors s’accorder longtemps avec la Croix-Rouge, lui qui tient, en mars
1916, ces propos : « /On ne peutj comprendre que je sois, que je puisse être, que je veuille
être et rester indépendant et isolé, sans attaches avec aucun groupe. »767 Sans doute Rolland
242
Conclusion
s’étend pas à toute la durée du conflit. Est-ce à dire pour autant que cette collaboration se
solde par un échec ? Certainement pas. D’une part, l’écrivain reste en relation, après avoir
quitté l’Agence, et même après son départ quasi définitif de Genève, qui se fera le 3 juin
1916, avec le Dr Ferrière et, par son intermédiaire, avec l’Agence. Ces rapports ultérieurs,
pouvant faire l’objet de nouvelles recherches, peuvent pourtant être brièvement évoqués.
Tout d’abord, Rolland continue d’être sollicité par des amis ou d’autres personnes, qui
lui demandent de bien vouloir s’occuper des recherches au sujet de proches prisonniers ou
portés disparus - et ce jusqu’à la fin du conflit ; sans doute ces personnes n’ont-elles pas eu
connaissance que Rolland a cessé de travailler à l’Agence. Rolland transmet ces requêtes,
ces démarches.
Par les messages et les visites du Dr Frédéric Ferrière, Romain Rolland continue,
Salonique, en 1919.
russe établi en Suisse, avec qui il était en relation : celui-ci a élaboré un plan pour retourner en
lui fournir une lettre de recommandation, l’écrivain lui envoie une lettre d’introduction auprès
du Dr Ferrière.769
En juin 1917, on Fa vu, c’est à la Croix-Rouge internationale qu’il choisit d’offrir une
part importante - un quart - du montant de son prix Nobel de littérature. Et lorsque le Comité
international de la Croix-Rouge obtient à son tour un prix Nobel, de la paix cette fois, en
novembre 1917, Rolland écrit au Dr Ferrière pour l’en féliciter, déclarant notamment que le
768 Voir notamment les lettres de Romain Rolland à Marianne Ferrière* des 25 et 26 septembre 1917, ou du 28
août 1918.
767 Cf. JAG p. 1119, et René Cheval, Romain Rolland, l’Allemagne et la guerre, op. cit., p. 630.
770 Lettre de Romain Rolland à Frédéric Ferrière, 12 décembre 1917, citée dans Marc Reinhardt, «Romain
243
Conclusion
Toujours en 1917, au mois d’août, Rolland doit intervenir en faveur d’une Œuvre de
Secours des Alliés aux Prisonniers Russes, sur la demande de Wladimir Grunwaldt. A ce
avis. Mais la Croix-Rouge Internationale me prie de ne rien faire. Elle tient à traiter elle-
même cette question, comme toutes les autres du même genre. (Elle y met son amour-propre,
bien compréhensible, mais peut-être pas très pratique : son tort, à mon avis, est toujours de
' i 771
décourager les initiatives privées [...]»
collaborateur de la Croix-Rouge, on note également qu’il formule toujours les mêmes griefs à
son encontre !
lorsque la Croix-Rouge internationale lance une protestation contre l’emploi de gaz toxiques
par les armées, et que son appel est critiqué par certains journaux, Rolland prend alors sa
défense. En outre, l’écrivain est une nouvelle fois attaqué pour avoir occupé une place à
Rolland continue d’entretenir des relations amicales avec la famille Ferrière, même
après la mort, en 1924, du « bon docteur ». Il correspond avec ses trois enfants (Frédéric,
également médecin, Adolphe, célèbre pour ses recherches dans le domaine de la pédagogie, et
mention de l'activité de l'Agence des Prisonniers, de façon laconique, dans ses romans de
244
Conclusion
pour la défense des intérêts des gens sans nationalité reconnue », cherche à intéresser Romain
* * *
D’autre part, l’action menée par Romain Rolland à l’Agence n’est pas sans faire porter
un regard nouveau sur le rôle joué par l’écrivain durant le conflit. Face à l’image d’un homme
demeuré « au-dessus de la mêlée » se profile, au travers de cette étude, celle d’un homme plus
impliqué dans la guerre, qui a tenu à se rendre utile du mieux qu’il pouvait, en s’employant à
aussi bien l’opinion que ses amis à la tâche gigantesque dévolue à la Croix-Rouge
internationale.
Déclaration d'indépendance de l'esprit (26 juin 1919), manifeste publié dans L'Humanité et
qu’il aimerait faire bénéficier de la notoriété de son nom, au moyen notamment d’appels
lancés en leur faveur. Un exemple parmi d’autres peut être ici donné. Le 2 décembre 1923, il
« Voici un Appel que je vous soumets, pour les malheureux d'Allemagne. .Je l'ai rédigé
dans un esprit plus spécialement français que ne l'est devenu le mien; - (en vérité, je ne me
sens plus d'autre patrie que l'humanité). - Mais j'ai cherché à le rendre accessible au plus
grand nombre de Français. Car, en ce moment, il ne s'agit pas d'affirmer des principes; il
a y
772 Trois lettres autographes de Romain Rolland (12 octobre, 3 novembre, 28 novembre 1928) sont conservées à
245
Conclusion
les souscriptions pourront être centralisées. Cette adresse doit /'] être celle d'une œuvre au
773
dessus des partis. /.../»
On sait que Rolland sera, durant l’entre-deux-guerres, l’une des figures de proue des
mouvements pacifistes ; il lance notamment avec Henri Barbusse un appel pour un congrès
s’inscrit en continuité de celui de la Première Guerre mondiale : ses articles, bien sûr, mais
également son implication auprès de la Croix-Rouge internationale, qui a donné à son action
plus de poids.
246
Pièces justificatives
guerre (août 1914 - décembre 1918)», dans L'Agence internationale des Prisonniers de
guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 113 et p. 121. - Archives du CICR.
III. Trois exemples de fiches établies par Romain Rolland. - Archives du CICR,
IV. Romain Rolland, Inter arma caritas, dans le supplément au Journal de Genève du
247
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DES PERSONNES AYANT TRAVAILLÉ A L’AGENCE INTERNATIONALE
.O: r: f.'ifnrt' lis:’( forcement incomplète, becu.. de nos collabo :ctci.'< Ji: de nr
V'e^£. I.-H Armleder. Lucy (Mlle) Bannu art. Fanny (Mlle) Bazaine. Achille (Mme)
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Achard. Caîrrieüe (M’de) '.rrandel. i li-e. Barhev Ad t. C. (Mme) ' Beau mont (de). A. (Mme)
A. Vr ^ •• Barbe' -A i r. F. (Mme)
Art. Emilie (Mme) ' Üeaum-'nt (de). A. (Mlle)
•*- c : ;rv i • m>1. i \r* A^arpuerite (Mlle) Barhev . André. . Bea.m-n! (de). B! (Mlle)
A-hurd. ! . e .V.Be) Arthur, ioitn Barbe* . Georges (Mme» Beat n: (de), Gustave.
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Achard. V. .r.rtc ( M-le) \ \ K’CtluiU. Barbe* . Kavmord Beaumont (de). M (Mlle»
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Adhentar (J .• !' A- bers r. iaeques. Barbie:r. Alice (Mile) B-. a;n erd Bordel ( Mine )
Adcr. Emiie Aubert ilenr*. Barbie:r E. Becker. Ei-a (Mlle)
Ad r. \?•> (.Mlle) Aubert. HippoKte Barbie:r Juliette t.Mliej Beddoe. Alan Brookman
Aeberhardt. i. (Mite» Aubert. Louis. Barbu: ti (Mlle» Be-dot. Unie (Mlle)
Aeschümann. M. (.Mlle) Aubert. F’atil. Baree’i •ni. Mie (Mlle) Bedot. Marg. (Mlle)
Apuet. Adeline (Mlle) v Aubert Théodore. * Bard. Alice (Mlle) Bedot. Maurice.
Apusrin (d‘). Franco. Aubert. Théodore (Mme) % Bard. i . (Mlle) , BeJot-Diodati. M. (Mme!
Alarv. Jeanne (Mlle) Aubin. Jeanne (Mlle) Bard. EI«sa (Mlle) Bedouret. Félix.
Alhert'ni. P. Audemars. Hélène (.Mme) Ha.rd. Mrrtr. 1 Mme » Beplarian. Nina (Mlle)
Albrecht. Aiice (Mlle) * Audemars. Louise (.Mile) Bard. Vr.’entû'.e (Mme) Beguet. Victor.
Alhrecht. Maurice. Audéoud. EL (Mlle) Barde-. Pr-’ ne ( Mlie) Bckass;' (de). Eva (Mllei
Albrecht. Renée (Mlle) Audéoud. Emilie (Mlle) Barde William (Mme) ‘ Béiart Hélène (Mlle)
A'iaif Paulette (Mlle) Audéoud, Marcelle (Mlle) Bardsb y• J- Belaieff Lvelyn (Mlle)
AMamattd. Albert, appt. Audéoud. Simone (.Mlle) Parel. Alice (Mlle) Belev. .Madeleine (Mlle)
Alioth. 1er lieutenant Audouin. Marcel. B'rlie. rdo’nard. serg niai Reüaielie. Charles.
A Porter Oern.. (Mlle) AumasCoulin. R (Mme) Barnev Aslibcl. Beüeville. losép. (Mlle)
Alvin. F rédvric. Aumont-Dhupuet. S. Mme Bnroliber ! panne (Mlle) \ Belli. A. (Mme)
A rua citer Utîes. A.ur'o! (d'), llenri (Mnie) Barre! Emile Belot. Maurice
Amher-ti. '•m n. (Mlle) Auriol id') .Marie (Mlle) Bar; h. G.--marne (Mlle) Bénard. Théophile.
Amnmna ^a ; Mlle) M:»ran Ruffet. i (Mme) Rart!: ' -'.cne (Mme) Benoit I ueienne ( Mlle)
A n’.'ten i. Ativerpne. Amélie ( .Mlle ) Barth-Î -t reçois. Otarie? Birand. Marp. (Mlle)
Ar.dré Truie. (.Mme) Axtmann. Ch. (Mme) Barth- 'oui. lean. Beiechovirch. Ol. (Mme)
André, flé’ène (.Mlle) Artmann Fréd. Bartho lorti. lean (Mme) Perjrer. Rettv i Mme)
André-M chel. R (Mme) A'imer. R f’artholoni. Renée (Mme) Berperon-Oondet ( Mme)
And res lui le (Mlle) . monier. Fdouard. Barton . A lev and (Mme) FU-rpuer. O. (Mme)
AnpeleM' Jiries-E. Bander Henriette (Mlle) Harv ( de » R Bsrpuer. Renée (Mlle)
Anne*elle. Andrée (A'lie) P.-be! leanne (Mlle) Basile. ! mbse \ Mlle) Berüe ? (M!ie)
Attsernt' z Üeu.r. (A*lie) Eacliebrd (Mme) Basset M Bercer. R., comte.
Anthonv. -S (.Mme) Bichuicn Flvine (Mlle) Passin . H-»iri R-’-hncrhhu. !.. (M»e)
Apoclner <’ i. lean. Vt- • B-clu-fen .Marie (A)me) Pa.-tar ti i P-ari ( A* me » Bernr’iid. Elise (.'Une)
•, r- •>; n * 1 P l\ . « 0 r d Wi’imm Bvni.-üui. Mathi! ( Mlle)
• « l . c. . V . ' 'i | . •V . B-••'h «en 1 nuise (Mlle)
App:a. ( jvncv RM e (A* lie) RîichtoW Oeorp. fusilier Bn’tu i : t «éria (Mme) Bernard A-M ( Mme)
•Vpp:a. Hé’-.,,e (A*lie) BaJ«î. ! ié’ène (Mlle) Ratau! «. Hélène (Mlle) Bernard. AF-v (Mlle)
Arp:;i. P : -i P d«.l 1-betto (Mlle) Batelli . iear. (Mme) Bernard. Gabriel.
'p’^a B.i ’e! ! é<'ii. p.at’ic A'r.-'dîe (Mile) Bernard. Mathilde (Mlle)
*ra;p>na «d ). /un. B n’el ! «mum* ( .NA!ic) ;* «• 1 Berrard V- iF-am.
'rai'io i -i AK < A A11 » P.; ’er. H.mr c-ttv (.Mlle) Bau-.i iennne «Mlle) Berner. Sophie (Mlle)
Arb’pin i B (Mii-, ) B" .Jer. Léon B'-u (1 >i>- • Daniel ( A’ me i Berne*. ( lari-.-e (AfPp)
\i binard Alfred. B;1 i -l!et. 1 'na (Mlle) M.-udr; !" 5 Mar* (Mme) P'rniieim AI set* (Mlle)
' -c,-.: parti ' douar J \^:Minro Pnom. cMMt-l !•••!•;!• nul Ciernt. (Mlle)
Atvkinmd Iran!.. l'a; rati >;i '.• • *\. prince Tî-rmn r;r » b-c.b. (Mlle» v *!»•...ull:. Cn-1.
Ardue: -u Mari (A’iie: 1 ‘ 'f-'iinu ('«-rtr ( Ml’v) R-i-ma n:.. 1 lél'-ne ( Mlle « :ili; I «bannes
'.t t •• (J : • :r;i-n i a- ( iv:»*-pes P.-riMiie < «e-ri.um- (Mlle)
' r. m. • • - / Mîici B- *.t (Mil,.) Rai me 1 V*. ••!. B- - ( \*,!ic)
N r ,:n ’• • * i B .V— • dix ».M1I,m P* ». . Vni-i'ne B -•*•!<•: \ ( Mlle i
'ru; B • : : . r,. ; .VU- , ’1 vu- ( Mlle > V; .... b'eni-e Ai"': f •••' . • H -M ( Mil- i
* * ’ Il. ' ! : • * B d:!vu-!, B -he ( Mlle) : Dudlcv ( •••>, .i. i Madel (Mîl-i
ht::'!;' it.Bbz-'T - :t >\ \ • '•>('• l Mile 1 !: ••*}' m i Mann ( Mlie )
\rrau! 1 • " n.-. "-'ünti ' m < (Mlle) ; ' •» * A r i N'..".rie (Mlle» P - (MD t
\rm Ilenn l'alldd cr r-miM Md" ; Ga -(• ;• H Vw.lH-, ( M;-t
A rntand-D •hlie ( AMlej Bnllendier ( Mme) % R:: « l"t; I nrb. ( Mme) » Bertrand. Cécile (MB-'
Armao. Irène (Mme) % Bnlmer. N’iolette (Mlle) Ba/tiine A bille. Bertrand-Olivier (Mme)
ï.
,jj . V* r~~r — , i
Roethlisberger, Y/. (Mlle) ^Saran, Renée (Mlle) Schutz-Benoit, J. (Mme) Stauffer, Léa (Mlle)
Rognon (Mme) \ Sarasin, Augusta (Mlle) Schutzle, René Stedter, Elisab. (Mlle)
Rogovine, Israël Sarasin, Bernhard Schwarz-Roumieux, (Mme) Steel, H.-D. (Mrs.)
Roggen, Madeleine (Mlle) Sarasin, Charles (Mme) Schwitzguebel, H. (Mlle) Steffen, Ernest
• Roguin, Juliette (Mlle) \Sarasin, Jean Schwitzguebel, Odette-V. Steffen, Henri
-rRôjoux, Jeanne (Mlle) VSarasin, Marie (Mlle) (Mlle) Steffen, Marie (Mlle)
^ Rolland,.Madeleine (Mlle) Sarasin, Paul (Mme) Schwitzguebel, R. (Mlle) Steffer, E.
V;;:RolIand, Romain Sartoris, A. (Mlle) Scolan, Jeanne-M. (Mlle) Steiger (de), B. (Mlle)
".Royer, Augusta (Mlle) Sartoris, Laure (Mlle) Secretan, Etienne (Mme) Stein, Ottilie (Mlle)
^iRomahn, Elisabeth (Mme) Sartorius, Elisabeth (Mlle) Secretan, Marthe (Mlle) Stempel, baronne
‘^ÉSorméüx^ Anne (Mlle) Saugy (de), Jules Segesser, Marie (Mlle) Stendler, Léonie (Mlle)
leux, Henriette (Mlle) Saugy (de), Jules (Mme) Segond, Alice-F. (Mlle) Stephain, R.
,v Lydie (Mlle) Saulmer, Alice (Mlle) Segond, Clément. (Mlle) Sterckeman, Lucien
Berthe (Mlle) Saussaz, Mande (Mlle) Seguier, Pierre (Baron) Stern, Frédéric
Eugène Saussure (de), F. (Mme) Seguier, Pierre (Baronne) Stern, Hélène (Mlle)
Lydia (Mine) Sautter, Arthur Seguier (Mlle) Stetter, E.-A. (Mlle)
Rondeau, Marcelle (Mlle) Sautter, Arthur (Mme) Seidel, Daisy (Mlle) Stettler, Georges (Mme)
• Ronzière, Angèle (Mlle) Sauvin, Edouard (Mme) Seippel, Charles (Mme) Stevens, S. (Mrs.)
Rosenthal-d’Albert (Mme) Sauvin, Jeanne (Mlle) Seitz, Aline-Marie (Mlle) Stoll, Marian (Mme)
Rosselet, Ida (Mlle) Sauvin, Marthe (Mlle) Selhorst, Dora (Mlle) Stoehr, Max
Rosier, Charlotte (Aime) Savary, Jules, caporal Selliers (de), Gab. (Mlle) Stoutz (de), Edmond
Rosier, Sola (Mlle) Savary, Elisa (Mlle) Selliers (de). L. (Mlle) Stoutz (de). H. (Mlle)
Rosset, Elise (Mlle) Scartaggini, (Aime Vve) Selva. Joséphine (Aille) Stouvenel, Eugène (Mme)
Rossiaud, Marg. (Mlle) Schaerer, Hans Semon, Olga (Mlle) Straessle de Mangell, %
Rossier, Edmond (Mme) Schaffner, Louisa (Mlle) v Senarclens (de), V. Irma (Mme)
Rossier, Edouard Schaller, Ernest v Senarclens (de), V. (Mme) Strasse, Frédérica (Mlle)
• Rossier. Edouard (Mme) Schatz, René Séné, L. (Mlle) Strauss, Otto
Rosso (Mme) Scliazmann, Auguste Senger (de), Ernest Strecker. Xénia (Mlle)
Rosso, Maria (Mile) Scheinmann. Claire (Mlle) Senneville (de), Aymard Streuli, Cécile (Mlle)
... Rosu. Anna (Milç) Schelling, Ernest Sergueyeff, Boris Stricker (Mme)
' Rotach, Otto Schelling, Ernest (Mme) Sergy, Edouard Strohl, E. (Mlle)
Roth, Jeanne (Mile) Schulling, Martha (Mlle) % Serment-Monnier (Mme) Strub, Rosa (Mlle)
Roth, Marguerite (Mlle) Scherrer. Blanche (Mlle) Sesseli, Marie (Mlle) Sturman, Solange (Mlle)
yRoth, Wemer Scheuble, Robert Seton, Remy-D. Studer-Isler. L.
Rotschy, Adolphe Scheuer, Katie (Mme) Sexauer, Lopisa (Mile) Suddaby, William
...Rougemont (de), Louis Schéuer, Alice (Mlle) Shelley, Miss Sués, Marguerite (Mlle)
''•Rouget, Paul (Mme) Scheuer, Martha (Mme) Sick, Marie (Mlle) Sugnaux. Maurice, fusil.
, rf./i Roulet (de), Aïh. (Mme) Scheunig, Charles Sieber, Marie (Mme) Sulzer, R.
^v’R<mlet (de), Hél. (Mlle) Schindleri Clara (Mlle) Siebenmann, J. (Mlle) Surf- (de), Robert
RoufieJ; (de). J. (Mme) Schira, Renée (Mlle) Siegenthaler, Walt., fusil. Suttèr, Efcecl
^fi. Roulfn, Hélène (Mlle) Schlagenwarth, L. (Mlle) Siegrist, James-R. Sutu, Nathalie (Mlle)
V ' Roussin. Gaston Schlesinger-Thurry, (Mlle) Siegrist. Marg. (Mlle) Swift, Lucy (Mlle)
RdùX, Alice (Mlle) Schlumberger, C. Sigg, Ernest Syz. Marie (Mme)
5 AîRoux, Cécile (Mlle) Schlumberger, C. (Mlle) Silberfarb, Israël Szilassy (de). K. (Mlle)
‘^'Roux, John (Mme) Schlumberger, Charles Simon, Emile, fus. Szymanska, H. (Mlle)
•vSRoux, Louis Schlumberger, Edmond Simon, Franç.. fus. Tabarin, Léon
^Powntree, James-Henry Schlumberger, Emmanuel Simon, M.-H. (Mme VveJ Taberlet, Eveline (Mlle)
tubia, Marguerite (Mme) Schlumberger, E. (Mme) Simond, Henriette (Mlle) Tachauer, Fanny (Mlle)
Jhckji, Karl, caporal Schlumberger. J.-C. (Mlle) Simonin, Edgar Tack, Edgard
; Rueff, T. Schmid, Daidy (Mlle) Sinclair, John (Mme) Tapponnier. Albert
>f$' Rueff, Marcelle (Mlle) Schmid, Elisabeth (Mlle) Sinclair. W.-H. Tardy, Hélène (Mme)
• Rueg, G.-L. Schmid, M. Soi ni, René Tasset, Suzanne (Mlle)
Ruegg, Erica (Mlle) Schmidheini. Eisa (Mlle) Sokoloff, Gabr. (Mlle) Taylor, John-Freer
iRuegsegger, J. (Mlle) Schmidt, Marie (Mlle) Soldano, Jane (Mlle) Taylor, Alice (Mlle)
•iRuesch. Nelly (Mlle) Schmuth, Marga (Mlle) Sordat, Alphonse Teding van Berkhout, P.
Rufenacht, Ida (Mlle) Schmutz, Léonie (Mlle) Sordet, Adda (Mlle) ' Teding van Berkhout, P.
. V'Ruff, Théodore Schnaidt. Eisa (Mlle) Sordet, Emma (Mlle) (Mme)
y^Ruh, Oswald • Schneider, E.. sergent Sordét, G. (Mme) ^ Temmel, Marly (Mlle)
• RuSsenberger. Ed. Schneider (Mlle) Soulié, Henry (Mme). Terrier, Aline (Mlle)
Rütishause-, Marc. (Mlle) Schneider-Gobeli, (Mme) Souza (de). J.-P. (Mme) Testaz, Marg. (Mlle)
Rutschmann, Thér. (Mlle) Schneier, Isak Spengler, Anna (Mlle) Teste, Augustine (Mlle)
Ruzicka, Paul Schnyder, Clém. (Mme) Spiegel, Félix Testuz, Laure (Mlle)
Ryhiner. Marguer. (Mlle) Schnyder. Marg. (Mlle) Spiess, Henry (Mme) Teuschcr. Alarie (Mlle)
Ryser, M. Schoch, Emmanuel Spitteler, M. (Mlle) Thévenaz. Jeanne (Mme)
Rÿthner. Auguste, serg. Schoch, Marguer. (Mlle) Spoerri, Irma (Mlle) Théodoroff, Pécha (Mlle)
Sachs-Riboni. Abraham Schcen, Henriette (Mlle) Sprecher (de). H. (Mlle) Théodorovitch. Georges
Sage, Georgette (Mlle) Schoen. René Sprengel. L.-B. (Mlle) Thibaud, C.-Y. (Mlle)
Sagne, Mathilde (Mlle) Schœniaub. J. Stahl-Badel (Mme) Thibaud, Marcelle (Mlle)
Sahli, Louise (Mlle) Schcerer, Hans Stahl, Louisa (Mlle) Thibault. Louise (Mlle)
Saidra-Bally. Sim. (Mme) Scholten, Alfred Stahl, Maria (Mme) Thiemann. Henri
Salathe, Cécile (Mlle) Scholten, Edouard Stamm, Henri Thioly. Pierre
Sallaz', Berthe (Mlle) Schoop. Claire (Mlle) Stammo, Angèle (Mlle) Thomas - Amiet, E. (Mme)*
Salzmann. William Schradin, Henri, fus. Stanga (Mme) Thomas, Emile
Sambuc, Théophile (Mme) Schreiber, Alfred Stanhart. Giv. (Mlle) ' Thomas - Coulin (Mme)
Sanchez, M. Schrietzer. Cécile (Mlle) Stanicheff, Olga (Mlle) Thomas, Gabrielle (Mme)
Sanchez. Pedro Schrodin, H. Starh, R. Thomman, Germ. (Mme)
Sandol-Roy (de), J.-Henri Schugman, Marie (Mlle) Stattelmann, A. (Mme) Thoni, Marie (Mlle)
Sanglerat. Louise (Mme) Schule, G Stauber, H. Thony, Marg. (Mlle)
Sanguinède, Jul. (Mlle) Schulz. Marthe-E. (Mlle) Stauffer, Emma (Mlle)' Thuillier, Ella (Mlle)
Sannet, Oermaine (Mlle) Schulz-Chantre, C. (Mme) Stauffer, Fritz - Thurig, René l ;Vfc
COMITÉ INTERNATIONAL OE LA CROIX-ROUGE
ARMA CARITAS
le
octobre* 14. ^
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A Monsieur Gustave Ador
Cher Monsieur,
(S) R.R
Annexes
7. Édouard Herriot, « Pour nos soldats prisonniers », dans L ’Illustration du 31 octobre 1914.
1914.
20. Stefan Zweig, « Das Herz Europas - Ein Besuch im Genfer Roten Kreuz », dans la Neue
21. Couverture de la brochure de Stefan Zweig, Le Cœur de l’Europe - Une visite à la Croix-
Les annexes 4, 5, 9 à 18, 20, 21 et 22, proviennent de la Division des archives du CICR.
259
Annexe 1
1895 — Les Origines du théâtre lyrique moderne - Histoire de l ’opéra en Europe, avant Lully
— Cur ars picturae apud halos XVI saeculi décident, Paris : Fontemoing (thèse
complémentaire de doctorat).
1897 — Saint Louis, dans la Revue de Paris (1er mars, 15 mars, 1er avril).
1898 —Aërt, dans la Revue d’Art dramatique, représenté au Théâtre de l’Œuvre le 3 mai.
l’Œuvre le 21 juin.
1900 — Danton, dans la Revue d’Art dramatique, représenté au Cercle des Escholiers le 29
1903 — Vie de Beethoven, aux Cahiers de la Quinzaine (janvier) ; nouvelle édition, Paris :
1906 — Vie de Michel-Ange, aux Cahiers de la Quinzaine (1er juillet et 21 octobre) ; nouvelle
Hachette.
1913 — Les Tragédies de la foi {Saint Louis, Aërt, Le Triomphe de la raison), Paris :
Hachette.
d’après René Cheval, Romain Rolland, l’Allemagne et la guerre, Paris : PUF, 1963,
L’été 1914
Vevey
17 juin
Riffelalp, Zermatt
20 juin
2 juillet
Genève
8 juillet
Gimel
26 juillet
28 juillet : déclaration de guerre de
28-29juillet : aller-retour à Paris
l'Autriche à la Serbie
3 août : de l Allemagne à la
France
Gustave Ador
L !Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : cicr, 1919, p. 9.
Annexe 5
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre — Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 11.
Annexe 6
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DISPARUS ET PRISONNIERS
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L’AGENCE INTERNATIONALE
DES
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JUIN 1916
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Annexe 6 bis
BIBLIOTHÈQUE
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DISPARUS ET PRISONNIERS
-- -Y)
>
Annexe 7
POUR NOS SOLDATS PRISONNIERS blessé, il convient que les familles des soldats recherchés éta
blissent elles-mêmes les fiches confiées aux soins du deuxième
M. Edouard Herriot, maire de Lyon, sénateur du Rhône, a groupe. Ces fiches doivent être conformes au modèle réglemen
taire établi par l’agence genevoise. Il suffit de découper un
publié dans le Journal l'article suivant, dans lequel il a exposé
morceau de carton ayant pour dimensions : 8 centimètres et
le fonctionnement de VAgence des prisonniers de guerre, créée à
Genève sur l'initiative de M. Gustave Ador, conseiller national ; demi sur 12 centimètres et demi. Le questionnaire portera,
dans l’ordre, les indications suivantes :
Il arrive souvent que des familles nous demandent par quels 1° Nom du militaire.
moyens elles pourront obtenir des nouvelles de soldats retenus 2° Prénoms.
en Allemagne. On sait, en effet, que des philanthropes dignes de 3° Grade.
notre reconnaissance ont institué à Genève, dans les locaux du 4° Unité à laquelle appartient le militaire : régiment, section,
Musée Rath, une Agence des prisonniers de guerre. Des Fran batterie, etc.
çais établis en Suisse et collaborateurs de cette œuvre ont pris 5° Numéro matricule (autant que possible).
ia peine de venir à Lyon pour nous communiquer les renseigne 6° Date et lieu de la disparition. Faire connaître si le prison
ments qui sont de nature à faciliter les recherches souhaitées nier a été blessé.
par tant de parents ou d’amis inquiets. Nous espérons être 7° Nom et adresse de la personne à renseigner.
utile en publiant ces indications. Aucune mention ne doit être inscrite au verso de la fiche. Cette
L’Agence des prisonniers de guerre a commencé ses opéra carte, une fois remplie, il suffit do la mettre à la poste, sous
tions dans les premiers jours du mois do septembre. Au début, enveloppe, avec l’adresse suivante : Comité international de la
un petit nombre de personnes suffisait à assurer son fonction Croix-Rouge, Agence des prisonniers de guerre, Genève.
nement. Depuis, l’acoroissement de la correspondance l’a Au reste, la mairie de Lyon fera établir une série de cartes
obligée à solliciter toutes les bonnes volontés. Actuellement, du modèle type qui seront mises gratuitement à la disposition
deux cents volontaires environ travaillent dans les vastes des intéressés, à l’Hôtel de Ville (deuxième bureau). Nous en
locaux du Musée Rath. Un premier groupe, de cent vingt-cinq adresserons même très volontiers aux municipalités françaises
personnes, classe les lettres reçues ; un second groupe, de trente qui nous en feraient la demande.
personnes, dresse des fiches pour les prisonniers au sujet des Je suis bien sûr d’être l’interprète de tous mes concitoyens
quels les renseignements fournis sont suffisants ; un troisième en remerciant les hommes de cœur qui ont voulu épargner aux
groupe, de quarante personnes, s’occupe uniquement de classer familles, dans la mesure de leurs moyens, les angoisses d’une
les fiches et de les confronter avec les listes de prisonniers four longue séparation sans nouvelles. Une fois de plus, notre voi
nies soit par les gouvernements belligérants, soit par des sine genevoise aura prouvé ses sentiments de sympathie pour
infirmiers ou infirmières, des curés, des pasteurs ou rabbins. la grande nation dont elle parle la langue et honore la culture.
L’organisation est irréprochable, la division du travail par Nombreux sont les Genevois qui travaillent à défendre notre
faite. Cependant, malgré son effort, l’Agence déclare ne pou patrie contre la campagne de fausses nçuvelles et d’imputa
voir suffire à sa besogne si elle n’est aidée par les intéressés tions calomnieuses dont une partie de Ta Suisse est envahie.
eux-mêmes. Pour le même prisonnier, il arrive plusieurs de Ayant elle-même lutté pour son indépendance, la Suisse con
mandes. Le nombre des lettres reçues chaque jour dépasse, naît le prix de la liberté. Il est des nations plus ambitieuses.;
nous dit-on, dix mille. Pour simplifier les difficultés qu’une telle L’Agence des prisonniers de guerre, au Musée Rath, à Genève. il n’en est pas de plus noble, de plus fidèle à la justice et au
accumulation de travail peut créer, pour accélérer les répon droit.
Phot. Detraz.
ses, pour abréger les angoisses de toui ceux qui ont un parent Edouard Herriot, maire de Lyon, sénateur du Rhône.
TOUS LES AMPUTÉS doivent adopter la nouvelle Kl M | m SOUPLE, LÉGÈRE, SILENCIEUSE, IMPERCEPTIBLE sous les vêtements. MM. G. BOS & L. FUEL
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^Le Directeur: René BaschTT. Imprimerie de L’Illustration, 13, rue Saint-Georges, Paris (9 ). — L’Imprimeur-G^mni : A. Chatenet.
Nous avons déjà exposé,' dans le numéro du 31 octobre (couverture), l'œuvre de Y Agence dis prisonniers de guerre, installée au musée Rath, à Genève : « Plus do cent personnes,
nous écrit M. Baud-Bovy, se reiaienbMans la salle centrale pour dépouiller une correspondance qui atteint actuellement un total de 25.000 plis par jour. Dans une autre partie du
musée s'établissent les fiches qui sont classées dans les galeries du sous-sol. L’agence, chaque jour, correspond avec 500 personnes, envoie 1.000 paquets; elle a déjà permis à
17.000 prisonniers de correspondre avec leurs parents... >
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Le dépouillement du courrier oc fait dan» un local roiain The sorting of lhe letter» takes place in an annexe ol Das Ocflnen der Poat getchieht in einem Raume. der
du Mutée Rath. Le» lettre» annt ouverte», et, suivant the “ Musée Ralb. Letter* are opened and, accotding sich in der Nïhe de» Musée Ralh belindet. Die Btiele
leur contenu, dirigées toit ver» le» «ervice* de dactylo lo lheir contenta, handed over to lhe typista (or the werden geôlfnet und je luch ibrem Inhalt in die Scbteib-
graphie en vue de rétablistement de» fiches, «oit ver» le* purpose of mailing index catda, or to lhe spécial services msscbinenabteilung befôrdert, wo die entsprechende
services spéciaux qu'elles concernent. which lhey concern. ICarte hergeatellt wird, oder aie gelangen in andere Spe-
zialabteilnngen, die mit ibrer Erledigung betraul aind.
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 35.
Annexe 10
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 21.
Annexe 11
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S.302427
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Fiche-remeignemenl, La hche-iensoi- Fiche-demAPda. - Lorsqu'une (iche-demande
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gie.Tient ne porte que '-le* nom, prénom», rencontre au iicbier ta liche*renaeignemcnt(
gtade, régiment el compagnie.du prisonnier «l correspondante. le numéro de page figurant ri •
l’indication de U page de la.liste ou ae trouve aur cette dernière est simplement ajouté au
le renseignement proprement'dit. Si l'on veut crayon sur ta lie lie-demande qui eji envoyée Fiche-danvanda annotia. — La licha-dcnasde eai
avoir où est interné le prisonnier Caston ainsi annotée au service des listes- «nmplcict pat Ist isdicatia aa parlera la/ U Laa
•Icmanit caramum {dans le eaa piraroi : nom. piano*.
Petit du 5>ne cuirassiers, il iaut se reporter •
Demand-cnrd. - When a demand-card meeta t«gint«&r. ciatsc. liai et dtlc Jf -.«»ui>e) annt toaligaâi.
U page 94.066 dea hile» officielle» allemande». Let ,ndicaliae> auurcllfa - lira ri l*i# À* niiuâact —
ao inlormition-catd in the c»rd-index, the
aanl siautet s-ce *« ien«»i gn##irni propierarat dit —
nformation-card. — The Inlormation-card number ol lhe page il written in pencil oo the siQcovrni — al la data da la
bears noly the aurname, Christian tiame and denaand-card, which >s paaaed un to the List
regimental oarticulara, togeth;er with tha num- section.
Àmnourad d«rnand-card. -- T'rn dcnaad-caid u
ber of lhe page of the liât Where the iniotm- complOed bf ih« mlMnanaii en iha lista. In ihis casa
ation i» to br lound. If the' mine of the place Anfragakarte. — W«nn eine Aniragekarto lha o'if.rw/ ptmculart. t a . turnamc. Chnaiiae n*sv«.
oi internaient ol :he pnaoher Caatan Pstit in der Karlhotek emer enlaprechenden Aua- rrgiracai, clasa, plaça and dii(a ol capture — are efldar-
oi the 3»h Cuirassiers it\Vequsred. relerencc kunftakatte begegnet. »o wird die Seite die tined. - I ha naw piMmUr • place #ad d*i# r*l buth—
Sia sddrd with lha m» itwalia n p-opri. lormur sud presrnl
auf der Letzleren eingetragen ist, sut die
mgsl bc made to page 94,066 of the official plaça a( micrnmtnl—and ihr data whea camatuaicaiad
Geiraan lista. Fiagekarta vermerkt. Diese wird mit de» neueo ikr *»01iJy.
Xagabe an den Listeodieül weitergegeben.
Au»kunftak*rte. — Dieae Karie gibt aur dio Mit £iotragunf«ft «tri»ba#ie Frajakmrt*. Die Fi»|»-
k«rtc wud durci d.< Anfahen d*i L.stan vei*allttandi|t
\ame.Voiname. Kaag. miiit-anache EUnceilung Di* Haaptpanlr* FaU*. Narac. V»#»**«nn. Re-
und Liitenseite an. auf der.sich die Auskunft liment. Jahiga.tg. Ort and Oaira der Olm»i3»kn».
betindet Un z. B. zu ctlahren. wo det Kriega- «•nJen un?rr*iii<h«s. Nrue Aagabeft. GebatUait uro
gelangene Gaatoo Petit vorn 5. Kurasaierzegi- Datum. Iniherci ode» ircxiger Inlanucrwngeait und é*i
D»iu*j d«c Mitlcduag as dia Aai/lgcndea *e«rdan
ment inteioiert iat, wird die Seite 94.066 der
oliuiellca deutachen Lislen nachgeachlageo
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L ‘Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 38.
Annexe 12
~ m m
Work nt the tard-index, — Comparison between enquiry-card (wbite) and information-card (coloured).
Annotation de la fiche-demande. - La (iche-demande est comparée au renseignement porté sur la liste. Si le rensei
gnement ne s’applique pas au disparu recherché, le chiffre noté au crayon sur la fiche-demande est simplement biffé d'ur.
irait. Si tout concorde, le renseignement est reporté sur la fiche-demande et communiqué au* demandeurs.
Annotation of the enquiry-card. — The enquiry-card is compared with the information on the list. If thts doe» nui
apply to the roiasing man asked (or. the number matked in pencil on the enquiry-card rs simply crossed ont. 1( everything
coïncides the information is noted on (fie enquiry-card and communicated to the enquirers.
Anmerkungen auf der Anfragekarte. Dir Anfragekarte wird mil der Auskunft der Liste vcrglichen. Wenn di«
Auskunft sich mcht auf den Gesuchten bejtieht, so wfrd die auf der Karte mit Bleiatift eingelragcne Nummer gestnehen
Wenn dagegen «Iles ubereinstiromt, so wird die Auskunft auf die Fragekarle eingetragen und daim dem Anftagende.r
mitgeteilt.
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 39.
Annexe 13
Quatre année» durant de» eolUborateut» bcncvoïc* »e For more thnn leur ycara a numbei ol volustaty worker» Seit vîet Jahten bat eine Rethé Irtiwilliger Hîllakrâfte
• ont astreints » la tâche si ingrate du classement de» hâve devoted their apare lime to claaaing lhe card-index, eincr langwierigen Atbeit in der Karlothek mehrere
fiches, s'attachant chacun à la tranche alphabétique qui each persan keeping to the partieular section o( the Stuodea tiglieh gewidmet. Jeder Peraon wurde ein be-
lui était dévolue. alphabet lirai allotted hitn. stimroter Abschnitt de* Alphahele anvertraut.
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 49.
Annexe 14
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 47.
Annexe 15
Ljc* listes de prisonniers irançat* en Allemagne tor- i ne Usts ot rreoch prtaoners toUerman/ torm «collection Die Listen der lianzôsischen Gefangeneu in Deutsch-
roent une collection d’environ 500 volumes de 200 pages of about 500 volumes of 200 pages each. Thèse liste Uod sind in ungeUKr 500 Bander unterbracht, xu je
chaque. Cea liste» mentionnent non-seulement la cap- mention not onljr new captures, but aUo prisoners Iran»* 200 Seiten. Sic geben ntcht nur die Gefangeimahiae an»
tore, mais encoie les transferts d'un camp dans un autre fericd Irom one camp to another or repatriated. sondera «uch die VersetZungen von einem Lager in das
et les rapatriements.
andeie uod die Zutùckbeiôrderungcn in die Heimat.
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 29
Annexe 16
Director of the Civil and Medical Deparimenls LtUung der Zioil- and Sanitàtsabteilungen
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 19.
Annexe 17
L ’Agence internationale des Prisonniers de guerre - Genève (1914-1918), Genève : CICR, 1919, p. 97
Annexe 18
HÉjMMMf
ctva.s
*. *$+£*'*- *
With headquarters in Geneva, a benefirent and very uséiul body, the Prisoners-of-War Agency, and its twelve hundred voluntary helpers,
are doing a kindJy and much-needed work, It was opened in August iqrq, by the Internationa! Committee oi the Red Cross, its
mission bcing to search for missing soidiers of ail grades, civilians, and members of the Sanitary Corps, prison*'rs of war in the
enemy's country. This work involves an enormous arnount of correspondence, thousands oi letters. parcels. and remittances being
deait with daily. M. Paul des Gouttes is the General Secretary, and the address of the Agency is simply Geneva. Our photograph shows
a large number of the 1200 voluntary {Photo, ty PiéU, fMssountiis.)
" ''v' * V; '***•* • ‘ l • •" * *< XARmSKe **
(1914-1915)
2. Pro Aris. - Cahiers Vaudois, Lausanne, 10e cahier, 1914 [paraît en janvier 1915].
octobre 1914.
6. Au peuple qui souffre pour la justice. - Publié en anglais dans le « King Albert’s Book »,
9 janvier 1915.
9. Pour l Europe : Un appel de la Hollande aux intellectuels de toutes les nations. - Journal
10. Lettre à Frédéric Van Eeden. - Publiée en néerlandais dans De Amsterdammer, Weckblad
12. Lettre au Journal Svenska Dagbladet. - Publié en suédois dans Svenska Dagbladet,
Ces articles, avec une Lettre à ceux qui m ’accusent (adressée à un quotidien de Paris,
en date du 17 novembre 1914, mais jamais publiée), une Introduction et quelques notes, sont
réunis en un volume :
Au-dessus de la mêlée et Inter arma caritas. Avec une préface par Amédée Dunois. Paris, juin
de guerre.
juillet 1915.
d’après Pierre Jean Jouve, Romain Rolland vivant, Paris : Ollendorff, 1920.
Annexe 20
-nmrijcçi . _
Ç a r i », 21, ,* cgedjifdjçn SPartelèn , n^^^ir^fh^aeâ^anntibltdi Qnf,cm^ffbepnnbtc:
auSgafpiçdjen.'. > :©ie ttitbrben grangofeit mit ber )iefe$ Ccfterrcic^. Aeitie ^o^fdjule ’^ein' bônnte, “:tpo ’allc
aïjrljeiÇg^glfdjen. gtanûtcidj' Staatcn 'ber ;S3clt leriien, mie nalional.gemifdjte 22nbet.
bâ&’ biê^ ^]touTia;bi]Jn '©càen unb beten regiext njerben. î)ie. mûbnic^en 5inri^tnngcn fmb nid#
le?; m^txLiObtxi ODimanbo S, bie untçr eigenetgaljnc ^n&Jupgftbeifc.’- nue cin’ ©eifpteX fn,.ba3 mcitere ^c^tüffe • unbcndjtct gcblicbcn unb PCe, bic $cute an bér ^olitib teil»
—’ i fl ftB^i e .SK i 11 e 1 m 2 dj t c ï 2 m p f e u mitb, mtaffe* ; ©ie .Çgçd#n bürfen'nidjt gügebcn, bafj bic.geinbc nebnicn, roürbcn l'tolg feiri, roenn 'lie ' auf uip.OJQtber1 bcj
oet SJlotwrdjie, roeldje biefeô alte SReidj nidjt blo| gcrftüdicln. ttetenèu ffiîegcn gu bvaucÇbareri CSmbniffen au^tn'.S5^meit
ftfiditrilt fiûlfDius. fonbern aud) roirtfdjaiftli.d) berbcttêln tboüen, gu einer (tonnneu folitcu. Slber bie' cgec^ifcfe Çolitib wrf R^^ùiét.
Ülteinuug gcbtaeïjt »be$en, bie ben &rieg oerldngern mufi. ocr{d)lampen, nidjt unburc^fictjtig luerben uni), burdj
'Smftetbam, 22. îxjemba.
3>ie grangofrn bûrften ou3 ben Œtfa6nmgeu non giueiunb- Jdnbclcicn beu CSrnft unb bie $>erffifclid)hcu cinbilèen. ïie
Jfc- 2Xc .îimcS" ‘mclbeu oui ^cteraburg: 55 a l c b lu uictgig SRonaten roiffen, bab folc^c S?tigabcu cin nidjtigeS Stedien miijicn grüubli(f abredjncu mit unlKimlicf):n
•'çrtKirte, bafj ec ficO tvcgeu feinec. Unocliebttieit «SrOaùftûxh finb unb. ba& bie ïïtonatdpV' auè ben fdjiuerîtcu SJlcujdjcu, bu- djr ikrljfingnié gu merben broljen. $>ic
f -b e n. ' g t o n 11 r u p p e tt, bit ben © c I) o r j a m unb blutigjten Stampfen mit. > unberfef)rtem‘ SBcîijjftanbe aJtonnrdjic mill cincn cljrenuollcn griebdf. Sine- 'Çolitih, i.~
fi.
^eigern, iurüdgiettc. t)cruorgef)c.' SCbcr bie Stnbilburw8braft be3 frangfli'ildjcn bie fid) biejer allgemcinen Sct)nfud|t nid# untfrorbnct,
95adj cinet anbeten dttclbung f)ûbcn ftalebjn unb bie ^olbeô ift lebenbig, bie So^^eifc&bie bet SWiniftecpvâiibcnt ' uergifit ba8 SBort ÎDantcS: 2Ue^e bem, ber^^.baÿ fccriUjrt l
’lrregictung bct Stofalcn abgcbauft, um bie SBilbung CSlemenceau .cn bec SRonatdjie pitjcûbt tjût, 63nntc troÿbcm
jfc.;a t X*e n u f t a i n i f dj e n Soifs*
rt’u n g. 3U etmôglidjen.
?xt4 TVjCA^C üon ement Gnbe gum anbeten unierer SSklt, blutet au» un^
gübligeu ïBunben ber gebreugiate 2eib ©utopaê.. $ier aber V t
fpiptfn iifutë jFriebcnfiànbot ber Ülittclmnibte. ut. Jcblfigt nod) fem |>erg. ®enn çi« antmortet bern roaljrtjaft
unmcnfdjlidjen Seiben bet l,0<^ e'n ©cfüljl:
:sv.
v. il b l n, 22. SDejerabet. ; ^erü'@urop
v.* 8on ®iefan âtûeig. baô mcnfd)lid)c 3Jlitleib.
Jlôltiîfdje Scitung* melbet aus ©etlin':\ 3n bet Unb barum loti Doit biefem .Cjaufe bict crg3bft merben,
l \vf ^attÿfr*biWeii greffe teitb bas ©eriidjt berbrcitet, bajj.rin SJtôgen anbexe. bie . ^ia^ten f^ilbeni, geî^etttn 'i>on bem SRufee Kntl) unb feiner ©cfc^ic^tc im tfrieg. •"r
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i t\ n'eueSrgrtebenSangebot unfctcrjeits üebotiiftubc. bcjubtln, Jî.aifeT^unb^etgo'ge'ÇÜ^mcn— ic^ ^abë * nfc^d * .* • • •
*' gen übcr jei mit allée Isutidjlcbcn.tjcit runb ijctauS gcfetjen in biefeht &riege, waè mit mic^tiger fcf)ienc, ;u m
:<£Véritàit£' -baf} bieS nidjt bec g a i l ift. ©cutfàlaub |'d)itbccn, roürbigct, ct^oben gu roerbeu, alé baé bleine ;.î>auô ©io ©c[cf)idjte be» Diotcu 55veuge8 i[t beinem ©cbilbeien
un^t^fme.S ex b ü n b e t e u Ijabcn nirijt ben. gctingften nuf ber Salace 9icuue m ©enf, bai eljemaligc 3Jlufée UlatlJ. gang fremb. gebet îüeifj, fo glaubc idi, ba& nact) ber 0r^lad#
•-» -^Jtfulaè, i()t fjodjljergiges griebemSaugebot gu luicbctfjolcm ®ie. SBilbçr - finb 'foctgcfdjafft, -aller Sdjmucû ift iljm bei «Solfcrino auf bie Slntcgung bcô ©enfet’Sürgerl îunant
genommeii.'9iur oben auf bem'gttcd)iî^en ©cbfllbe rnc^t cm interuationaler Slîcrein acgrünbet murbe, um |m flriegè»
Sic gncbcnêfccbtngungcu Sanfingë. fade bie 2'cnüunbetcu gu fdjü{jen unb innertjalb ber fcini^>
bie glogge beS SRoten SîreùgeS unb um fcme ©iebcl[tirn
SB a | f) t n fl t o n, 21. Xeiembrr.
fdjlingt jid) au§ blutfarbencn ®uc^ftaben cin gries : JfAgence
lidjcn vlnut’cu cinc neutrale lip^ûte be8*,$)ilfébienftc-J gu
... .. ; SÇeutct’# • melbet : «Slaatèfclictfo Si a n f i n g na.m. Internationale des Prisonniers de Guerre." fr^affrn. 1870 Ijat bicfe gnftitution fid) :l'd)pn bemâljrt unb
Çeuie 311 ben ©efudjtcn non cincm n e u e n b c U t f ci) e n dp :i[t- ein .^auS/--' nid)t grbber'ûlâ aile anbeten bet :m.aitcn.fpatereu .'triegen. îlbcr benuo<4 mer ^at itjrcr fu^
. .. g cl c b e n 8 an b o t gu Sïïeiïjn. djtcn 6teUitng uub ce»; étabt,: nic^t- etftaunlidfj' fonft bur^' éincit Sinn ober cinc bann nod). crinnert ‘ ini grieben ? • 2Bir-finb aüc .— Ijeute,
ntttte4|;bo& paS.ÈtaatSbcpartemcut ba&ou t c i n c St c n n i.- Sdjdnljeit. ,?l6e^ jcljt, in biefetr brei/Sû^tnt; nmr c8 .bie : ipiffcn :»it c» fdjmctglid) urjb tragen biefe Grbenntnié dlô
^ ' n Ps erfjhltlii' Ijabe. ©ie Jgaftuug bet Screinigteu 6taatctf <Scclc, ^ar eôliipô ®‘ûwpa8/3n:unfid)t6arér Sranbuog ; îmfcrc 0d)ulb — feljr ucrgc&îid) gemefen, fe^t Uic^tfcrtig,
fei un»efânbett unb bleibe im Ginllaug mit ‘ben ï)e-: ftrbmt-£)ier jeben ïag bie îingft1 bfe Sorge^ bic ftagenbe .unb feljr glcidjgtiltig. SKtx rnaten nic^t mi&traui’d)'gehug
bingungen .bec Çllliiertcn, baf, © c u t {ü) l a n b SS i c b e ry Üiot, ber fcfjrnenbc «sdirediéh bon SliiOionen silôlbern ferait. bei beu
c •gufanunen&ünften
^ r— “ ber* ©ro&eu, toaren gu .lacmi^tig
-jrt:-CLl~
Jl'e r ft c riu.n g unb <£ dj a b J o 8 lj n 11 u u g g c» 3»i unîidjtbûtet Gbbe ftrômt l)iet tfiglic^ .^offpuug, îroft, jiir bie .vilcincn, bie .^>cj}cr unb Sdjmâ^er, bic oom Sniege
jolie. 9jnt[aî}(ag unb 95ait)rie()t gu ben SJtilliùnrn jutiirii. ©Ta.ufjni, tm grieben rebeten lotc bon cincm gujibartmatrii, uub mit
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Neue Freie Presse, numéro du 23 décembre 1917.
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le^ten ^ranc* bem ^ilfSmerb gur vcrfügung, bamit fein 2i5ort 30lan tritt auS bem Saufc. .fjed ergldngt bic ©rabt. STuf
mafdjntenge&lappcr, unb über ben iÊüpfcn, auf eiitcnt e;ttr
bielîat unb bie îat fein îtfort begeuge. Ecce homo 1 Eew bem ^|Mnp fdjicfjcn bie Sagcn oorbei, 3){cnfrfjcn fd)rodrmen,
îûdjen, Hiiflcftiidjcncn .'polggeriift nod) ente jmeite (Stage, gu
poetu î
oer ntan auf .fjulgtreppeu bmauffteigt. (îiu ÜtfanbergirïmS lefeu jV’itun9/ Iacfjen, plaubern. Srf)on fpürt. man
.. 5# * ns mieber nidjts pou bem ungebeuren Unalürft', aiiv,
Ijat mebr ft'omjort. UiirgenbS eiu fauteuil, nirgenbs bie
gertugîte, primitiüftc ^xauentlidjlieit. 2>aS Cwngc mie in §qbe bislang bie 9îameu ber 9}lcnfd)en nidjt genannt, beffen Sdjatten man foeben getreten. Î5ic sJîat)e Pergujc
einer lUadjt fyiftig aufgcbaut unb mtr fiir eitten cingigen bie biet in ftitter Slufopferung feit met)r als brei Sobrctt it)t Bic perne, bie ^erne Dergifjt bic 9èdbe. ®S gibt hcinc mtrb> N ""i
îog. Slud) t)ier ift îrgenbiuic tuieber ber glcidjc falfd)e iBerb für bie 'JWenfd)i)<it tun. Slbet id) glaube, mon foüte fie lirfjc 9èad;barfd)aft iii unfeter 3)oppelmdt non b^utc als bas
t&ebanbc fid)tliri), uon ben mtr aile feit 3aj)reii leben, ba& hennen non einem bis gum anbetn ©nbe ber ©tbe. Soit tnnn ©efilbl. ^ur menn mir -nidjt wrgeffen modeit, in (tenant ,-îv;
biefer iftrteg nur ein '4kob.forium jet, ctmaS plücbtiges, 5>or» mirltlidb nur bie SRamen ber Orte unb ber jjelber mifjenf bie ïlugettblich, in beiner ©ebunbe, finb mit pnS pnb ber S53e.fi
;• übergcbcnbçs. îag es nidjt notroenbi^ fei, fid) auf ^at)rc iSlut gctrunben baben bis unter bie là$urgel bes QJetreibes, gere^t. 9iur bann fibnnen mir fie oerffebeu. Unb roit^moJIçn ‘V- SI
,->J' ftut, fiir bic beften 0al)te bes üebenô auf i^n ein^uftellen unb nur bie ber ©ein^dufer ber europdifeben îiugenb ? Unb. nut niebt nergeffeit, mcbtè unb niemanfien im ©uteu unb un
• ïù Wèuri^teu. SDaiilt biefeS fdjoiKn uub futdjtbaren Orttumd bie ionien ber gelbbetrn, bie an affeh StrafeenecUen, auf SBüfen, bamit mir biefe unfere Selt einft fo f^tlbern ^urcïv :i
v.^ vY aibéiten biefe IjUfr^idjen Samaritec t)ier feit brei ^aljren alleu fpia&aten u.nb fàon auf. ben ^tgarrenfc^ac^teln mie fie mirlilicfj roar unb nirfjt, mie fie uns jc^t Dorgetdufcbt
i ;^f ïintçr;Sçî)iitgiingeii, bie ber ntcbrigfle JJJureaufdfreiber cmer prangen ? 9hd)t aud) bie inamen béret, bte un gegenffi&licbcn mirb. ' . ,«)• i
ober eineS licites mit Gmpbnmg jurüàmcifen rolirbe. 0innc aearbêitet baben, miigliibft oiel gu Dereinigen, mo bic © e n f, 2>ejeniber 1917. ... , j • » m
LE CARMEL
REVUE FRANÇAISE ET INTERNATIONALE j
DE LITTÉRATURE, DE PHILOSOPHIE ET D’ART
Le Cœur de l’Enrope
tions du présent peuvent diviser dans la pratique ; v
pour affirmer le droit d’aînesse de la Pensée par opposifro
doctrines de la force brutale.
PRIX : 50 CENTIMES
— 23 -
rire. Mais lorsqu’on me conduisit à lui, lorsque je vis lement les noms des localités dont le sol est saturé de
travailler ici le chef suprême de cette section, image sang jusque plus profond que les racines du blé, de ces
réduite et complexe de l’Agence entière, dans une vaste ossuaires de la jeunesse européenne? Ou ceux seule
salle, au milieu du tumulte des autres gens, à une table ment des généraux qu’on trouve étalés à tous les coins
grossièrement charpentée où travaillaient cinq autres de rue, sur toutes les affiches et jusque sur les boîtes à
personnes, sans un tiroir pour son usage particulier, cigares ? Pourquoi ne proclamerait-on pas aussi le nom
avec une simple cassette mal dégrossie pour y ranger des hommes qui ont travaillé en sens inverse, dans le
les plus précieux de ses documents, quand je vis cela but d’unir le plus possible là où les autres ont divisé ;
et que je le comparai mentalement à l’élégance et au qui, dans I obscurité, ont accompli leur besogne secou-
confort du moindre bureau privé, c’est alors que je réa rable et active avec la même puissance d’organisation,
de conviction et de décision ?
lisai la grandeur et le sacrifice de ces hommes qui œu
vrent ici, invisibles et inconnus, pour d'autres hommes C’est Gustave Ador que je dois nommer le premier,
inconnus et invisibles. en sa qualité de président. Entre temps il a été élevé
Il y avait une autre place encore*à cette table de bois au poste de chef de la politique extérieure de la Suisse.
étroite et a peine rabotée. On me la désigna avec un M. Edouard Naville, premier vice-président, lui a suc
22An ex certain respect. C’est ici que Romain Rolland s’est assis
durant deux années, jour après jour, travailleur volon
taire au service de l'échange des prisonniers franco-
cédé dans la tâche si lourde et si pleine de responsabi
lités de directeur de la vaste Agence des Prisonniers
militaires.
Avant-propos 3
Introduction 5
Sources inédites 15
Sources publiées 19
Bibliographie 28
Remarques liminaires 36
Le séjour en Suisse 79
Aperçu historique 91
internationale 211
Conclusion 243
Annexes 259