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Lorsque j’avais vingt ans, j’avais un ami qui buvait beaucoup, et pas
seulement à l’occasion de moments festifs et collectifs. Il buvait seul, il
buvait quand il se sentait seul, quand il allait mal, il buvait tout le temps.
Seuls ses maigres moyens financiers ont pu le freiner dans cette
vertigineuse descente aux enfers. Il était alcoolique, cela ne faisait aucun
doute, même pour nous, qui n’avions guère de connaissances sur la
question à cette époque. Le petit clan d’amis que nous formions l’avait
accepté tel qu’il était, même si chacun s’autorisait parfois à lui faire part
de l’inquiétude générale sur cette « étrange » façon de s’alcooliser.
L’identité alcoolique ne semblait d’ailleurs pas le gêner. Il la revendiquait
même haut et fort, à défaut d’une identité qu’il vivait comme beaucoup
plus incertaine, et surtout comme beaucoup plus douloureuse.
Devons-nous croire que l’alcool aide à créer, que l’alcool révèle le génie de
l’artiste comme il révèle pour Platon la véritable personnalité du
philosophe ? Devons-nous croire que l’alcool et ses vertus désinhibitrices
permettent qu’une partie de la personnalité de l’artiste puisse s’exprimer,
et qu’à défaut, la sobriété n’autorise qu’une œuvre de moindre créativité ?
Nous pouvons également penser que dans son effet pervers, la
consommation d’alcool éloigne de la raison, et que c’est précisément ce
que l’artiste attend du produit, qu’il lui retire sa peur de s’exprimer
totalement, et qu’il ouvre la voie à l’irraisonnable, qu’il permette à cette
partie inexplorée de sa personnalité de voir le jour. L’opium, écrivait
Cocteau durant une cure de désintoxication, change nos vitesses, nous
procure l’intuition très nette de mondes qui se superposent, se
compénètrent, et ne s’entre-soupçonnent même pas.
N’est-ce pas cette double représentation qui pèse aussi sur la figure du
philosophe et qui est tellement critiquée par Nietzsche : « … la foule a
longtemps confondu et méconnu le philosophe, en le prenant soit pour le
scientifique et le savant idéals, soit pour l’exalté plein d’élévation
religieuse, désensualisé, « démondanisé », l’ivrogne de Dieu ». D’une
représentation à l’autre, nous parcourons l’immense distance qui peut
exister autour de la figure de l’artiste entre ce qu’il est vraiment et ce que
l’on veut voir de lui, tantôt expert de son art, tantôt l’illuminé perdu dans
sa folie.
Le discours de ces artistes sur l’alcool autant que leurs expériences ont
des résonnances tout aussi disparates. Tantôt affirmés, tantôt niés, le plus
souvent banalisés, et parfois totalement inexistants. Mais l’on ne saurait
nier l’impact de ce que ces figures, ces icônes, représentent dans
l’inconscient collectif, et qui perdure par-delà les générations, autorisant
dans la mythification un certain nombre de croyances et de
comportements.
Verlaine, perdu lui aussi dans les affres de l’absinthe, n’affirmera pas
autre chose en clamant à propos de l’effet de l’alcool que « C'est le plus
délicat et le plus tremblant des habits, que l'ivresse par la vertu de cette
sauge des glaciers, l'absomphe ! Mais pour, après, se coucher dans la
merde ! ».
Le génie est-il révélé par l’alcool ? Cette singularité de l’œuvre, qui nous
permet de crier au génie, tient-elle d’abord à la sensibilité de l’artiste, ou
l’alcool permet-il d’une façon ou d’une autre, de l’exprimer ? Plus tard,
Cocteau reprendra à son compte cette attractivité des drogues chez
l’artiste, écrivant à propos de l’opium qu’il inscrit son consommateur dans
le drame du confort et de l’inconfort, le confort qui tue contre l’inconfort
qui créé.
L’alcool fait-il craquer la carapace de l’artiste, qui peut dès lors enfin
libérer un génie comprimé par la bienséance sociale, quitte à être le plus
souvent en décalage avec son temps comme l’est le philosophe selon
Nietzsche ? Ou au contraire, le regard de l’artiste est-il à ce point
anachronique qu’il est contraint de boire, pour étouffer son Moi, son talent
s’exprimant, de toute façon, avec ou sans alcool ? Peut-être avons-nous
une infime réponse avec Cocteau, qui affirme que sous emprise de
l’opium, on devient le lieu de phénomènes que l’art nous envoie du
dehors. Le poète, même contraint à la désintoxication, demeurera un
fervent adepte de l’opium, qu’il juge plus favorablement que l’alcool.
L’alcool provoque des accès de folie, écrit-il, là où l’opium provoque des
accès de sagesse.
Baudelaire, lui, ne cherche pas à répondre à cette question, peu
préoccupé comme la plupart de ses contemporains, de créer avec l’aide de
l’alcool. Dans son essai sur les paradis artificiels, il tente en vain de
dénoncer l’artifice de ces expériences qui ne mènent qu’un temps au
paradis. Pour le poète, l’utilisation de l’alcool est proprement
médicamenteuse, elle vise à soulager l’homme de ses maux, qu’il soit ou
non artiste ; il y a sur la terre tant et tant de souffrances humaines que
d’aucun sommeil ne parviendra jamais à les endormir suffisamment. Le
vin, écrit Baudelaire, compose pour ces affligés, des chants et des
poèmes. Cette fonction médicamenteuse est également revendiquée par
Cocteau : j’affirme, écrit-il sur son lit d’hôpital, qu’un jour on emploiera
sans danger les substances qui nous apaisent, qu’on évitera l’habitude,
qu’on rira du loup-garou de la drogue, et que l’opium apprivoisé adoucira
le mal des villes où les arbres meurent debout.
Son propos est de toute évidence plus complexe à l’égard du vin qu’il ne
l’est à l’encontre de l’opium ou du hachisch. Tout d’abord parce que le
poète souffre de syphilis et qu’il est contraint à un usage toxicomaniaque
du laudanum, à l’époque très facile à obtenir dans n’importe quelle
pharmacie. Mais aussi parce que dit-il, le hachisch comme l’opium sont
méconnus alors que le vin, c’est toute notre histoire, « le vin, la plus
aimable des boissons, soit qu’on le doive à Noé, qui planta la vigne, soit
qu’on le doive à Bacchus, qui a exprimé le jus du raisin, date de l’enfance
du monde… ». Il convient de se méfier de ce que l’on ne connaît pas, tel
est bien son propos. Telle est bien aussi la croyance qui perdure dans
beaucoup d’esprits…
A bien des égards, avant que ne germe cette croyance que l’alcool aide à
créer, nous l’avons vu avec Baudelaire et Cocteau, le produit est d’abord
utilisé pour faire taire une souffrance. Celle-ci est-elle spécifiquement
attachée à la personnalité douée de génie, ou ne doit-on y voir qu’une
histoire individuelle comme tant d’autres, à l’exception du fait que la
personne en question est également un artiste ?
Certains organismes, affirme Cocteau, exigent un correctif, sans lequel ils
ne pourraient prendre contact avec l’extérieur. Ils flottent, végètent entre
chien et loup. Le monde reste fantôme avant qu’une substance lui donne
corps.
Nous pouvons tout aussi bien considérer l’artiste comme une singularité
souffrante qui a du mal à se vivre dans une identité incertaine. Il
appartiendra au destin de le doter ou pas d’un certain génie, qui ne le
consolera pas pour autant de sa souffrance d’exister. L’alcool lui servira
alors d’écran, de béquille, pour ne pas sombrer plus profond encore. Mais
il ne s’agit là que d’un pansement, lequel s’il est utilisé durablement, on le
sait bien, empêche la plaie de cicatriser…
Références bibliographiques