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Quand l'âme a soif, il faut qu'elle se désaltère.

Fût-ce dans du poison !"

Victor Hugo, Ruy Blas

Là où il y a œuvre, il n’y a pas de folie

Lorsque j’avais vingt ans, j’avais un ami qui buvait beaucoup, et pas
seulement à l’occasion de moments festifs et collectifs. Il buvait seul, il
buvait quand il se sentait seul, quand il allait mal, il buvait tout le temps.
Seuls ses maigres moyens financiers ont pu le freiner dans cette
vertigineuse descente aux enfers. Il était alcoolique, cela ne faisait aucun
doute, même pour nous, qui n’avions guère de connaissances sur la
question à cette époque. Le petit clan d’amis que nous formions l’avait
accepté tel qu’il était, même si chacun s’autorisait parfois à lui faire part
de l’inquiétude générale sur cette « étrange » façon de s’alcooliser.
L’identité alcoolique ne semblait d’ailleurs pas le gêner. Il la revendiquait
même haut et fort, à défaut d’une identité qu’il vivait comme beaucoup
plus incertaine, et surtout comme beaucoup plus douloureuse.

Ce garçon buvait sa solitude, son sentiment d’abandon. Il vivait seul dans


une petite pièce, délaissé par ses parents. De boire, il avait donc ses
raisons. Mais il noyait aussi beaucoup sa timidité, sa difficulté à rencontrer
l’autre. Il se montrait dans une telle demande affective que je crois qu’à
l’époque, il a fait fuir toutes les jeunes femmes qui lui plaisaient. Il était,
tel l’ours mal léché, beaucoup plus en demande de tendresse et de
sécurité affective que d’une véritable relation amoureuse.

Ce garçon était également poète. Il écrivait de façon magnifique. Il puisait


ça et là, dans le lot de ses amies, des figures d’égéries ponctuelles et
insatisfaisantes, à défaut de grand amour, pseudo-muses pourtant
nécessaires, j’imagine, pour écrire sa souffrance et sa solitude profondes
sous le couvert d’amours de jeunesse malheureuses.

Je le perdis de vue à la fin de mes études universitaires. Puis, aux


alentours de la Sorbonne, je le croisais quelques années plus tard au bras
d’une jeune personne. Il était tout simplement métamorphosé, le visage
frais et rayonnant d’un bonheur à deux. Il m’annonça sans sourciller qu’il
n’écrivait plus. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’au travers de cette
affirmation, ce qu’il me disait en vérité, c’était : je ne bois plus. Il avait
choisi de vivre sa vie plutôt que de la fantasmer dans ce costume étriqué
de poète maudit. Etait-ce si important, si grave qu’il n’écrive plus ? A
l’époque, l’amélioration de sa santé m’avait semblé primordiale.
Bien des années plus tard, je continue de m’interroger. Pour autant, la
question peut se poser différemment. Si Amadeo Modigliani, Vincent Van
Gogh, Edouard Manet, Edgar Degas, William Faulkner, Tennessee
Williams, Edgar Poe, Guy de Maupassant et tant d’autres avaient cessé de
boire, auraient-ils, comme cet ami, été incapables de créer, nous privant
dès lors d’œuvres magistrales ? Que seraient devenus Les Rougon-
Macquart de Zola, sans l’alcoolisme de Gervaise ?

L’inconscient collectif est peuplé de cet imaginaire qui reconnaît l’artiste


comme un être à part. De fait, on lui pardonne plus volontiers ses
frasques, ses travers, puisqu’en retour, nous sommes payés en chefs
d’œuvre. Notre histoire de l’art est incontestablement aussi une histoire
de l’alcool, de la place de l’alcool dans l’imaginaire du néophyte qui voit
dans l’artiste celui qui est implicitement autorisé à user de tous les
moyens pour créer. Voilà bien le sens du propos de Michel Foucault, quand
il affirme que là où il y a œuvre, il n’y a pas de folie ! Il n’y a pas de folie
pour Foucault, dans le sens où l’œuvre, à elle seule, suffit à transcender, à
« oublier » l’altérité de l’artiste, sa singulière singularité. Il n’y a pas de
folie, puisque par définition, c’est le privilège douloureux de l’artiste que
d’être en avance sur son temps. D’une certaine façon, Foucault nous invite
à ne pas les juger.

Non seulement cette représentation de l’artiste est étroitement liée à la


nécessité de l’art, il faut très certainement payer de sa personne pour
créer, mais elle sera partagée par un certain nombre de personnalités
elles-mêmes, attribuant à l’alcool ou à toute autre substance psychoactive
des vertus magiques de création.

Ce sera d’ailleurs le témoignage de Gilles Deleuze, « Alors, toujours parler


de la blessure de Bousquet, de l’alcoolisme de Fitzgerald et de Lowry, de
la folie de Nietzsche et d’Artaud en restant sur le rivage ? Devenir le
professionnel de ces causeries ? Ou bien aller soi-même y voir un petit
peu, être un peu alcoolique, un peu fou, un peu suicidaire, un peu
guérillero, juste assez pour allonger la fêlure, mais pas trop pour ne pas
l’approfondir irrémédiablement ? Où qu’on se tourne, tout semble triste ».

Deleuze fera cette expérience singulière de beaucoup d’alcool pour


finalement en revenir, persuadé à une époque que le produit peut lui
permettre de mieux penser, de travailler autrement, d’adopter finalement
une posture nietzschéenne du philosophe qui a pour fonction, et peut-être
même pour mission, d’être là où l’on ne l’attend pas, d’assumer cette
tâche d’être la mauvaise conscience de son temps.

Notre histoire de l’art est peuplée de peintres, d’écrivains, de poètes qui


ont été accompagnés dans leur création par l’alcool, qui ont aussi connu
l’alcoolisme, sans que pour autant, dans l’imaginaire collectif, ils y soient
spécialement, individuellement associés. Une exception peut-être avec
Marguerite Duras, laquelle pour avoir toujours adopté un discours limpide
sur son « penchant » pour l’alcool, a longtemps vu son « personnage »
réduit à sa pathologie.

Devons-nous croire que l’alcool aide à créer, que l’alcool révèle le génie de
l’artiste comme il révèle pour Platon la véritable personnalité du
philosophe ? Devons-nous croire que l’alcool et ses vertus désinhibitrices
permettent qu’une partie de la personnalité de l’artiste puisse s’exprimer,
et qu’à défaut, la sobriété n’autorise qu’une œuvre de moindre créativité ?
Nous pouvons également penser que dans son effet pervers, la
consommation d’alcool éloigne de la raison, et que c’est précisément ce
que l’artiste attend du produit, qu’il lui retire sa peur de s’exprimer
totalement, et qu’il ouvre la voie à l’irraisonnable, qu’il permette à cette
partie inexplorée de sa personnalité de voir le jour. L’opium, écrivait
Cocteau durant une cure de désintoxication, change nos vitesses, nous
procure l’intuition très nette de mondes qui se superposent, se
compénètrent, et ne s’entre-soupçonnent même pas.

N’est-ce pas cette double représentation qui pèse aussi sur la figure du
philosophe et qui est tellement critiquée par Nietzsche : « … la foule a
longtemps confondu et méconnu le philosophe, en le prenant soit pour le
scientifique et le savant idéals, soit pour l’exalté plein d’élévation
religieuse, désensualisé, « démondanisé », l’ivrogne de Dieu ». D’une
représentation à l’autre, nous parcourons l’immense distance qui peut
exister autour de la figure de l’artiste entre ce qu’il est vraiment et ce que
l’on veut voir de lui, tantôt expert de son art, tantôt l’illuminé perdu dans
sa folie.

Le discours de ces artistes sur l’alcool autant que leurs expériences ont
des résonnances tout aussi disparates. Tantôt affirmés, tantôt niés, le plus
souvent banalisés, et parfois totalement inexistants. Mais l’on ne saurait
nier l’impact de ce que ces figures, ces icônes, représentent dans
l’inconscient collectif, et qui perdure par-delà les générations, autorisant
dans la mythification un certain nombre de croyances et de
comportements.

Eloignons-nous quelques instants de l’écriture et de la peinture pour


plonger dans l’univers musical et les traces qu’ont laissées des figures
aussi emblématiques que Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Sid
Vicious, Ian Curtis ou plus récemment Kurt Cobain dans l’esprit de leurs
fans, toutes accrocs aux paradis artificiels : médicaments, héroïne, alcool,
etc. Prisonniers, dépassés par leurs consommations de drogues multiples,
ils n’en deviennent pas moins les héros d’un public en mal de vivre, qui
s’identifie et se conforme à un mode de vie où seul ressort l’idée qu’il faut
vivre à 100 à l’heure pour oublier ce qui fait mal. Ces personnalités
continuent de fasciner jeunes et adultes, la vie de chacun ayant d’ailleurs
été portée, sans exception, sur grand écran, comme si le public avait soif
de cette illusion d’une vie courte mais bien remplie, d’une vie intense, fut-
elle totalement déconnectée de la réalité.
Baudelaire a lui aussi laissé l’empreinte indélébile du poète maudit,
fascinant, talentueux et provocateur. Pourtant, le célèbre buveur
d’absinthe, mangeur d’opium aussi par nécessité, s’est intéressé de près,
en véritable précurseur, à la figure du consommateur de drogue,
s’inspirant du journal de Thomas de Quincey, Les confessions d’un
mangeur d’opium anglais.

Il fut, on l’oublie toujours, un grand critique des paradis artificiels, critique


éclairé, pratiquant il est vrai, mais critique tout de même. Le propos du
poète demeura certes ambigu, puisque tout en dénonçant les propriétés
hallucinogènes de la plante, il ne s’en pliait pas moins aux vertus
apaisantes du laudanum. Peut-être aussi son talent à conter les effets de
l’opium l’a-t-il desservi, car bien que son propos se voulait dissuasif, plus
d’un, en réalité, guidé par lui dans l’expérience, a voulu aller vérifier.

Baudelaire n’en témoignera pas moins, et avec beaucoup de clarté, de ce


qui constitue le cœur de notre réflexion, l’ambivalence qu’entretient tout
un chacun au produit, faisant écho à l’ambivalence de l’être humain lui-
même ; le vin est semblable à l'homme, écrit-il : on ne saura jamais
jusqu'à quel point on peut l'estimer et le mépriser, l'aimer et le haïr, ni de
combien d'actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable.

Verlaine, perdu lui aussi dans les affres de l’absinthe, n’affirmera pas
autre chose en clamant à propos de l’effet de l’alcool que « C'est le plus
délicat et le plus tremblant des habits, que l'ivresse par la vertu de cette
sauge des glaciers, l'absomphe ! Mais pour, après, se coucher dans la
merde ! ».

Le génie est-il révélé par l’alcool ? Cette singularité de l’œuvre, qui nous
permet de crier au génie, tient-elle d’abord à la sensibilité de l’artiste, ou
l’alcool permet-il d’une façon ou d’une autre, de l’exprimer ? Plus tard,
Cocteau reprendra à son compte cette attractivité des drogues chez
l’artiste, écrivant à propos de l’opium qu’il inscrit son consommateur dans
le drame du confort et de l’inconfort, le confort qui tue contre l’inconfort
qui créé.

L’alcool fait-il craquer la carapace de l’artiste, qui peut dès lors enfin
libérer un génie comprimé par la bienséance sociale, quitte à être le plus
souvent en décalage avec son temps comme l’est le philosophe selon
Nietzsche ? Ou au contraire, le regard de l’artiste est-il à ce point
anachronique qu’il est contraint de boire, pour étouffer son Moi, son talent
s’exprimant, de toute façon, avec ou sans alcool ? Peut-être avons-nous
une infime réponse avec Cocteau, qui affirme que sous emprise de
l’opium, on devient le lieu de phénomènes que l’art nous envoie du
dehors. Le poète, même contraint à la désintoxication, demeurera un
fervent adepte de l’opium, qu’il juge plus favorablement que l’alcool.
L’alcool provoque des accès de folie, écrit-il, là où l’opium provoque des
accès de sagesse.
Baudelaire, lui, ne cherche pas à répondre à cette question, peu
préoccupé comme la plupart de ses contemporains, de créer avec l’aide de
l’alcool. Dans son essai sur les paradis artificiels, il tente en vain de
dénoncer l’artifice de ces expériences qui ne mènent qu’un temps au
paradis. Pour le poète, l’utilisation de l’alcool est proprement
médicamenteuse, elle vise à soulager l’homme de ses maux, qu’il soit ou
non artiste ; il y a sur la terre tant et tant de souffrances humaines que
d’aucun sommeil ne parviendra jamais à les endormir suffisamment. Le
vin, écrit Baudelaire, compose pour ces affligés, des chants et des
poèmes. Cette fonction médicamenteuse est également revendiquée par
Cocteau : j’affirme, écrit-il sur son lit d’hôpital, qu’un jour on emploiera
sans danger les substances qui nous apaisent, qu’on évitera l’habitude,
qu’on rira du loup-garou de la drogue, et que l’opium apprivoisé adoucira
le mal des villes où les arbres meurent debout.

La démonstration de Baudelaire sur les dangers des drogues demeure


cependant ambigüe : si les risques sont parfaitement énoncés, ils n’en
suscitent pas moins autant d’envies d’aller y voir de plus près et de
s’essayer à ce que le poète laisse entrevoir en termes d’expansion de
conscience. Dans les paradis artificiels, il y a aussi le paradis (sur terre) !
Je préfère un équilibre artificiel, disait Cocteau, à pas d’équilibre du tout !

Les paradis artificiels continuent d’ailleurs de véhiculer un certain nombre


de croyances erronées sur le sujet. A bien des égards, Baudelaire
demeure le buveur d’absinthe qui a rendu grâce aux paradis artificiels bien
plus qu’il ne les a dénoncés.

Son propos est de toute évidence plus complexe à l’égard du vin qu’il ne
l’est à l’encontre de l’opium ou du hachisch. Tout d’abord parce que le
poète souffre de syphilis et qu’il est contraint à un usage toxicomaniaque
du laudanum, à l’époque très facile à obtenir dans n’importe quelle
pharmacie. Mais aussi parce que dit-il, le hachisch comme l’opium sont
méconnus alors que le vin, c’est toute notre histoire, « le vin, la plus
aimable des boissons, soit qu’on le doive à Noé, qui planta la vigne, soit
qu’on le doive à Bacchus, qui a exprimé le jus du raisin, date de l’enfance
du monde… ». Il convient de se méfier de ce que l’on ne connaît pas, tel
est bien son propos. Telle est bien aussi la croyance qui perdure dans
beaucoup d’esprits…

La question de l’alcool, si elle est effectivement intimement liée à la figure


de l’artiste, doit-elle nécessairement être reliée avec la création ? On peut
en effet se demander si, véritablement, l’artiste crée mieux sous l’emprise
d’alcool, voire si le produit lui est indispensable, et à quelle fin ?
La réalité ici encore foisonne d’exemples multiples et disparates :
Marguerite Duras, Georges Simenon ou encore Françoise Sagan n’ont
jamais été gênés par l’alcool pour écrire, qui ne les a pas non plus aidés à
écrire, contrairement à un Antoine Blondin, lequel lorsqu’il devient
abstinent d’alcool, devient aussi abstinent d’écriture. Le lien qui unit ces
écrivains, en dehors de l’alcool qu’ils consomment, s’incarne dans le
besoin, la nécessité de le mettre en scène, d’en faire un personnage à part
entière, comme si cette vaine tentative à l’extraire de soi dans l’acte
d’écrire leur avait donné l’illusion d’une certaine maîtrise, d’un certain
contrôle, alors même que cette relation de dépendance s’imposait aussi
dans l’écriture. Prenons l’exemple de Moderato Cantabile, où la distance
de Duras à l’égard de toute expression des affects n’est en fait que la
traduction de son mode de fonctionnement, y compris donc dans
l’écriture. Elle est cette femme, Anne Desbaresdes, son personnage
principal, que la vie ennuie et qui un jour s’autorise à franchir le seuil de
ce café où elle va pouvoir enfin boire son amertume, sa solitude, son vide
existentiel, et en définitive ravaler son chagrin dans chaque verre de vin.

Quand il n’est pas le personnage principal, mis en scène de façon brute et


non travaillée, l’alcool peut aussi libérer l’écrivain de toute contrainte
castratrice, l’autorisant dans la multitude de ses fantasmes. Si l’on veut
croire que l’alcool modifie l’écriture, ce n’est jamais dans son versant le
plus positif. Si la création peut se déployer, c’est pour plonger son
consommateur au plus loin de l’abîme, dans ses profondeurs obscures.
Charles Bukowski comme Georges Bataille nous l’ont fait partagée au
travers d’œuvres noires, où plus rien, plus aucune loi, plus aucune limite
n’est là pour s’opposer à ce qui traverse leur esprit embrumé et torturé.
La figure de la femme, et par-delà de la mère, fascinante car inaccessible,
y est malmenée, salie, détestée, jusque l’humiliation la plus totale.

Autre expression de l’alcool, celle qui autorise dans l’écriture l’exorcisation


des angoisses les plus profondes. Le choix de Sophie de William Styron en
est un exemple. Le personnage de Sophie est hanté par ce choix inhumain
d’avoir dû décider lequel de ses deux enfants irait mourir à la chambre à
gaz. Styron, alcoolique, la fait boire jusqu’au suicide dans son livre, une
mort lente qui lui fait expier sa culpabilité. L’œuvre toute entière de
l’écrivain américain interroge d’ailleurs cette éternelle question de la
rédemption de l’homme, et de l’homme alcoolique aussi. Peut-on, et
comment, racheter ces fautes qui nous tourment une vie durant ?

A bien des égards, avant que ne germe cette croyance que l’alcool aide à
créer, nous l’avons vu avec Baudelaire et Cocteau, le produit est d’abord
utilisé pour faire taire une souffrance. Celle-ci est-elle spécifiquement
attachée à la personnalité douée de génie, ou ne doit-on y voir qu’une
histoire individuelle comme tant d’autres, à l’exception du fait que la
personne en question est également un artiste ?
Certains organismes, affirme Cocteau, exigent un correctif, sans lequel ils
ne pourraient prendre contact avec l’extérieur. Ils flottent, végètent entre
chien et loup. Le monde reste fantôme avant qu’une substance lui donne
corps.

La question n’est pas nouvelle de ce binôme éternel que forment l’artiste


et sa singularité, homme de génie, homme de folie ! Aristote en son
temps eut besoin de l’écrire, s’interrogeant sur la figure du génie, souvent
mélancolique (que l’on pourrait traduire aujourd’hui par des phases
maniaques et des phases dépressives). Aristote compare même les effets
de la bile noire (la mélancolie) à ceux produits par le vin, affirmant que les
deux sont générateurs de multitudes de caractères. « On peut voir que le
vin transforme les individus de différentes façons, si l’on observe
comment il change graduellement ceux qui le boivent. Car s’il s’empare
des gens qui sont, quand ils s’abstiennent de vin, froids et silencieux, bu
en un peu trop grande quantité, il les fait plus bavards ; encore un peu
plus et les voilà éloquents et confiants ; s’ils continuent, les voilà
audacieux à entreprendre ; encore un peu plus de vin absorbé les rend
violents, puis fous ; et une extrême abondance les défaits et les rend
hébétés, comme ceux qui sont épileptiques depuis l’enfance, ou encore les
personnes affectées des maladies de la bile noire au dernier degré ».

Le philosophe souhaite surtout interroger l’exception du génie, en faisant


l’hypothèse d’une nature mélancolique, laquelle n’est pas nécessairement
malade, mais conduit à être plusieurs à la fois, car la bile noire est tantôt
chaude, tantôt froide, facteur d’instabilité et d’inconstance. Le génie est
pour Aristote un homme multiple, et c’est ce tempérament qui rend sa
créativité exceptionnellement géniale. Mais l’excès de bile noire chez un
sujet qui en est déjà porteur le rend plus vulnérable encore aux maladies
de la bile noire, tantôt la folie, tantôt l’hébétude, obligeant le « malade » à
rééquilibrer artificiellement ce trop de chaud ou de froid. Aristote ne
questionne d’ailleurs pas dans ce cours texte qu’on lui attribue, Problème
XXX, ce que pourrait produire l’excès de vin sur une nature mélancolique,
vaine tentative pour recouvrer un état stable sur une personnalité par
nature inconstante, mais nous avons un élément de réponse quand il
affirme que la chaleur du vin est amenée du dehors. Non seulement elle
éteint la chaleur naturelle, mais quand la chaleur du vin elle-même a
disparu, c’est là que l’affection survient.

Le génie mélancolique, porteur de bile noire, est par nature constitué de


cette instabilité chaud-froid. Ce que ne dit pas Aristote, c’est que l’excès
de fausse chaleur produite par l’alcool, loin d’aider le génie à créer, va au
contraire l’inscrire définitivement dans un processus artificiel pour
rééquilibrer vainement son inconstance, excès de vin qui provoquera un
excès de chaleur, conduisant progressivement le sujet vers la folie ou la
prostration, puisque l’excès d’alcool ne produit jamais qu’une fausse
chaleur, laquelle se traduit toujours rapidement par un véritable
refroidissement du corps. Le poète-génie qui abuse du vin sera donc
rapidement pris dans un engrenage pour tenter de se rééquilibrer toujours
et toujours. Aristote nous le confirme d’ailleurs violemment : le sortir de
l’ivresse conduit fréquemment à la mort.

Cette interrogation qui lie si intiment le génie à la folie, et donc à la


souffrance, continue de hanter le monde moderne. Elle a d’ailleurs donné
lieu, du 13 octobre 2005 au 16 janvier 2006, à une superbe exposition au
Grand Palais, à Paris, Mélancolie : Génie et folie en Occident. Plus de 250
œuvres y furent présentées, couvrant toutes les époques, de l’Antiquité à
la Renaissance, des Romantiques à la modernité, interrogeant le mystère
de la mélancolie et ses différentes acceptions, poétique, philosophique ou
encore psychiatrique. C’est ainsi que l’on retrouve avec bonheur des
œuvres aussi célèbres que Le penseur de Rodin, La mort de Sardanapale
de Delacroix, les superbes lithographies d’Odilon Redon, les paysages
sombres et désertiques de Caspar David Friedrich, ou que l’on fait
connaissance avec cet homme nu aussi énorme que réaliste sculpté par
l’Australien Ron Mueck. Nietzsche et Artaud sont également présents sous
la forme de portraits, et tant d’autres, célèbres et inconnus.

La souffrance aiguise-t-elle alors l’acuité sensorielle, au point qu’elle exige


parfois, en fonction de son intensité, d’être élaborée dans une forme
artistique ? Ou tout simplement, dans son versant psychanalytique, la
création n’est-elle qu’une sublimation (réussie) d’une souffrance
psychique ?

Si nous reprenons l’exemple de cet ami de jeunesse, l’alcool lui a


longtemps permis d’appréhender sa vie comme un spectateur englué dans
ses tourments inélaborables, indicibles, dans une douleur contre laquelle il
n’a trouvé que cette artificielle solution, l’alcool. Comme il est doué
d’écriture, il s’exprime et se soulage aussi dans la création. Quand le
destin lui offre une chance d’être pleinement acteur de sa vie, et qu’il la
saisit, ne peut-on faire ici l’hypothèse que la vie dont il rêvait prend enfin
corps, et que désormais il n’a plus besoin, ni de l’alcool, ni de l’écriture ?

Beaucoup d’artistes ont continué de créer, ont continué de vivre aussi,


après avoir arrêté de boire. Peut-être leur œuvre s’en est-elle trouvée
modifiée, il n’en demeure pas moins que nous devons comprendre que
l’alcool n’est pas indispensable à la création. L’alcool ne fait pas le génie,
pas plus que la souffrance. Pourtant, ils sont souvent les compagnons de
route de personnalités à la sensibilité extrême. La difficulté de l’artiste
consiste peut-être à s’exprimer pleinement dans sa création, tantôt en
décalage de ses contemporains, tantôt en avance, exposé au regard de
l’autre, attendant enfin un assentiment, ou mieux encore, de la
reconnaissance. N’est-ce pas là le propos de Cocteau, quand il affirme que
ce que veut le poète, ce n’est pas l’admiration. Ce qu’il veut, c’est être
cru. Cru, dans ce qu’il dit, dans ce qu’il écrit, dans ce qu’il peint, dans ce
qu’il voit et qu’il ressent, et qui échappe au commun des mortels, à la
masse.

Nous pouvons tout aussi bien considérer l’artiste comme une singularité
souffrante qui a du mal à se vivre dans une identité incertaine. Il
appartiendra au destin de le doter ou pas d’un certain génie, qui ne le
consolera pas pour autant de sa souffrance d’exister. L’alcool lui servira
alors d’écran, de béquille, pour ne pas sombrer plus profond encore. Mais
il ne s’agit là que d’un pansement, lequel s’il est utilisé durablement, on le
sait bien, empêche la plaie de cicatriser…

Références bibliographiques

- Aristote, Problème XXX 1, l'Homme de génie et la mélancolie, Paris,


Rivages, 1991, p. 85, 101, 103, 105.
- Baudelaire Charles, Les paradis artificiels, Paris, Gallimard, Folio Poche,
1977, p. 57, 61, 65.
- Clair Jean, Mélancolie : Génie et folie en Occident, Paris, Gallimard, 2008.
- Cocteau Jean (1930), Opium, Paris, Stock, Le livre de poche, 1995, p. 16,
30, 31, 37, 46, 116, 121, 150.
- Deleuze Gilles, Logique du sens, Paris, Ed. de Minuit, coll. Critiques, 1969,
p. 184.
- Foucault Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard,
1972, p. 269.
- Nietzsche Friedrich (1886), Par-delà bien et mal, Paris, GF – Flammarion,
2000, p. 169, 182.
- Rimbaud Arthur, Poésies complètes, Paris, Le livre de poche, 1998, p. 245.

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