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Collection "Le corps commun"

déjà paru :
J.-P. Caillot - G. Decherf
PSYCHANALYSE DU COUPLE
ET DE LA FAMILLE
ANTŒDIPE
et ses destins
Du même auteur :
Le psychanalyste sans divan
(avec R. Diatkine, S. Lebovici, Ph. Paumelle et al.)
Paris: Payot ("Sciences de l'Homme"), 1ère édition 1970
De psychanalyse en psychiatrie
Paris: Payot ("Sciences de l'Homme"), 1979
Les schizophrènes
Paris: Payot ("Petite bibliothèque Payot"), 1ère édition 1980
PAUL-CLAUDE RACAMIER

ANTŒDIPE
et ses destins

APSYGEE
EDITIONS
Le présent ouvrage a été écrit grâce au soutien
du Fonds de Recherche de l'Association EnFaSa
(La Velotte) à Besançon.
Illustration de couverture :

"Le parc des Enfers : la fleur d'engourdissement"


(Der Inferner Park: "die Blüte zur Betäubung")
Dessin de Paul KLEE (1939)

Fondation Paul Klee, Musée des Beaux-Arts, Berne.


Reproduit avec l'autorisation de la Fondation
© Cosmopress à Genève et ADAGP à Paris

© A.PSY.G. Editions, 1989


5 me Edmond-Gondinet, 75013 Paris
Tous droits réservés
ISBN : 2-907874-02-0
Je dédie ce livre avec émotion
à la mémoire d'Etiennette Roch,
fée à qui je dois
d'avoir pu l'écrire
P.-C. R.
PRÉAMBULE

Longtemps j'ai pensé, comme tout le monde, qu’avant l'œdipe,


seul se trouvait le pré-œdipe. Le pré-œdipe n'avait pas de fin : plus
on remontait, plus il fallait s'enfoncer loin. On plongeait dans
l’archaïque. On arrivait au pré-objectal. L'œdipe s'y trouvait
encore, ou bien même il s’y trouvait déjà. On continuait donc. On
tombait dans l'anobjectal. On venait de naître - ou peut-être, ou
plutôt n'était-on pas encore né.
C’était le chaos. On nous le décrivait tantôt sous les couleurs
suaves de la première et plus tendre chambre à coucher du monde
(l'intérieur de l’utérus), tantôt sous l'aspect terrifiant d'un magma
informe et grouillant, une caverne des monstres. À moins que,
plus probable hypothèse, l'introuvable bébé que nous fûmes n'ait
oscillé d'un bord à l’autre et de terreur en félicité, dans
l’énigmatique entre-deux de la vie et de la non-vie.

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Il ne faut pas abuser du chaos. Nous autres nous le
pressentions depuis longtemps, et les observations contemporaines
du nourrisson l'ont bien confirmé: le bébé n'est pas si bête que ça.
Terriblement démuni, mais remarquablement compétent.
Remettre l'œdipe en cause, il n'en est évidemment pas
question. (Notez pourtant que cela se fait insidieusement de-ci, de-
là). Se priver des ressources cliniques du pré-œdipe : certes pas.
Se contenter du chaos : non plus.
C'est dans ce flou, ce manque, ces brèches, que ces drôles de
machines à penser sans penser que sont les schizophrènes m'ont
mis naguère sur la voie d'une notion nouvelle : celle de l'antœdipe.
Elle pouvait paraître étrange : ce qui est nouveau l'est toujours.
Elle ne m'avait pourtant pas été parachutée : j’y étais parvenu.
Depuis lors, elle a forci et pris racine en mon esprit, s’est étoffée
et étendue. Elle a reconnu ses connexions, a reçu des échos et
trouvé des prolongements, en particulier auprès de mes collègues
en recherches psychanalytiques familiales.
Longtemps j’ai pensé que la marque de l'antœdipe était d'assez
mauvais augure pour l'avenir de la psyché ; le délire
schizophrénien me l'avait fait découvrir ; le délire restait son
horizon. Cependant on mûrit. (Même n'est-il, dit-on, jamais trop
tard...). Peu à peu, j'ai compris que l’antœdipe

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a des pentes d'ombre, et des trouées de lumière. Après tout - avant
tout - Freud n'avait-il pas commencé par trouver que les fantasmes
de séduction précoce sont germes de névroses? Et ne les avait-il
pas ensuite situés dans leur véritable place, parfois pathogène,
mais foncièrement universelle. Il en va de même de l'antœdipe et
de ses destins.
Ainsi, à partir de l'observation individuelle dans un registre
pathologique, nous sommes parvenus au plan familial ainsi qu'au
registre général de la vie psychique. N’en va-t-il pas ainsi pour
tout concept psychanalytique de bonne tenue ?
Centré sur le conflit des origines ; organisé (pour le meilleur
ou bien pour le pire) dans un rapport de balancier avec l'œdipe,
l’antœdipe n’est-il pas apte, et lui seul, à tempérer cette course à
l'archaïque où la psychanalyse, à la recherche de l’indicible,
s'engage parfois jusqu'à se laisser gagner par l'ivresse des
profondeurs ?

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PRÉSENTATION

Déclarations liminaires - Une définition - Pour plus de


complexité ou pour plus de justesse - Constellation
originale pour conflit originaire - Une foncière ambiguïté

"Avant moi, il y avait... il y avait moi " A.

"Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils,


mon père, ma mère
Et moi
Niveleur du périple imbécile où s'enfonce
L'engendrement
…" A. A.

"Ma maman est venue au monde quand j'avais


cinq ans " Z. (8 ans).

Sous la dénomination d'antœdipe je décris (et décrirai) une


constellation psychique originale, occupant une place centrale au
sein du conflit des origines, et exerçant au regard de l'œdipe une
fonction d'autant plus complexe qu'elle présente

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deux faces opposées : prélude, frayage et contrepoint dans les
meilleurs des cas (les plus discrets), mais très puissant antagoniste
dans les cas adverses (qui sont aussi les plus visibles). C'est
pourquoi je tiens à l'orthographe du terme antœdipe en sa féconde
ambiguïté puisqu'il désigne une organisation douée d’une double
nature et d'un double potentiel : anté-œdipien et anti-œdipien1.
Anté ? Peut-être : l’antœdipe ne remonte-t-il pas au-delà (ou en
deçà) de la situation œdipienne, jusqu'au niveau de la génération
même ? Mais il ne se réduit pas au pré-œdipe.
Anti ? Peut-être : l'antœdipe tend à faire opposition aux
poussées et aux angoisses inhérentes à l'œdipe, à tout le moins il
les contrebalance. Donc : anti, dans le double sens du préfixe : à
l'encontre et en face.
Décidément Antœdipe ne se confond avec personne. Il est vrai
qu'à l’origine et pendant quelque temps, l'antœdipe m'est apparu
sous l'aspect d'une machine défensive écrasante, douée d’un
formidable potentiel psychopathologique.

1 Comme j'en ai adopté la discipline depuis des années, je m'abstiendrai de


déposer des notes au bas des pages, qui sont des commodités pour l'auteur, mais
des ruptures de rythme pour le lecteur. Je fais exception à cette règle pour
signaler dès maintenant que j’écris Œdipe et Antœdipe avec une initiale
majuscule pour désigner les person-nages, et avec des minuscules pour désigner
les concepts..

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C'était une vue simple ; elle était incomplète ; ma vision a perdu
en simplicité ce qu’elle a, me semble-t-il, gagné en justesse. Mais
qu'il soit tourné vers les désastres ou qu’il travaille à la trame de
l'être, en tout cas l'antœdipe ne saurait se réduire à rien de ce que
l’on connaît : ni au pré-œdipe ; ni au contre-œdipe ; ni à l'œdipe
inversé. Constellation originale, il présente donc une organisation
propre ; des prémices et des précédents ; des conditions
d'émergence ; une angoisse spécifique ; une économie
particulière ; un fantasme central, spécifique à la fois par son
texte et par sa texture ; des fantasmes dérivés et complémentaires
; un potentiel défensif et des résidus vitaux ; des formes de
transfert et de pensée individuelles et familiales; des variantes et
des formes d’accommodements ; deux versants, et des issues
diverses.
Je commencerai par situer ses origines, son territoire et son
économie ; je présenterai ensuite son fantasme central et son
fantasme dérivé ; nous pourrons alors examiner ses destins
contrastés ; et dégager enfin quelques notations thérapeutiques.
Si d’un seul mot je cherchais à guider le lecteur dans les
méandres de l'antœdipe, alors je reparlerais d’ambiguïté : en
effet, la constellation antœdipienne se trouve à la jointure de
l'objectal et du narcissique ; de l'individuel et du familial ; de la
vie et de la non-vie.

15
Si dans le cours de ce texte, le lecteur aperçoit courants et
contre-courants, hésitations ou reprises, qu'il me les
pardonne : il en trouvera raison dans les va-et-vient de ma
recherche et l’ambiguïté de son objet

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LES CHEMINS
DE L'ANTŒDIPE

Une paternité incertaine - Du côté de Freud - Quelques parcours -


Une pléiade d'auteurs visités à grands pas - Le mal de l'objet -
La première des séductions - Une fourche à deux voies - De
Narcisse à Antœdipe en passant par l'inceste

Comme chacun sait, la paternité est toujours incertaine... et


celle d'Antœdipe a de quoi l'être plus que toute autre. Je crois
pourtant être le père de cet enfant, qui par nature répugne tant à se
reconnaître des parents. Au demeurant, je n'ignore pas qu’on n’est
jamais tout à fait l'inventeur de quoi que ce soit : toute invention
créative présente une ambiguïté foncière qui fait qu'étant de vous
elle n'est pas de vous (on se dit au passage que, sauraient-ils un
peu ce qui précède, les patients qu'étreint la fureur de l'auto-
engendrement s'en trouveraient moins grands sans doute, et
certainement plus à l’aise...). Vice versa, nous arriverons peut-être
à

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découvrir au terme de notre voyage que nous sommes depuis
toujours et sans le savoir les coauteurs de la vie qui nous est
donnée…

Quelques chemins, quelques regards

On le sait : il ne suffit pas de naître. La naissance psychique


est un labeur. La psychanalyse travaille inlassablement sur ce
labeur : elle a toujours cherché du côté des origines.
Freud, bien sûr. Il est vrai - et on le sait - qu'Antœdipe n'est
pas dans son oeuvre, du moins n'y figure pas explicitement. Il n'y
a pas de quoi en éprouver de fierté, ni de honte - et pas non plus de
quoi chercher à tirer sur son oeuvre comme sur un élastique afin
de lui faire dire de force ce qu'il n'a pas dit. Je n’aurai pas non plus
la pédanterie de désigner du doigt tous les points qui m'ont -
comme à tout un chacun - servi de contreforts. Il faudrait le suivre
auprès du bébé ; dans les méandres du narcissisme et dans les
retraites du moi. Deux remarques, cependant. Il y a quelque chose
de fascinant dans sa recherche de l'au-delà des origines : la théorie
des traces mnésiques pourrait bien encore receler des secrets et des
ressorts. Plus important encore : Freud n'a jamais cessé de
concevoir la psyché en termes de couples

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de formes et de forces opposées et complémentaires ; et pour ma
part je ne saurais dire combien cette méthode a soutenu et dirigé
ma recherche. En deçà de l'œdipe, on connaît la question ; mais en
face ? ...
Quelle que soit votre expérience clinique ou votre préférence
théorique, votre hardiesse ou votre témérité, vous en viendrez
toujours à réfléchir sur la théorie des origines. Tous les chemins y
mènent, tous les chemins en viennent. Vous partirez peut-être
(comme Rank) à la recherche du primum movens : ce sera la
naissance, tout bêtement. Ou bien vous plongerez dans les
courants indicibles du narcissisme, comme Ferenczi ou, plus
proche, Grunberger. Vous naviguerez peut-être dans les zones
ultra-prégénitales de la créativité primaire et de l'engendrement
présexuel, comme l'ont fait M. Balint ou Ida Macalpine. Vous
partirez des limites comme P. Federn ; des interfaces comme F.
Pasche ; ou de la peau comme D. Anzieu. Vous en partirez et vous
y parviendrez, et là encore vous toucherez aux origines.
Vous remonterez vers la source des fantasmes, et au-delà, en
suivant la piste de Mélanie Klein et en vous laissant conduire par
Meltzer ou par Bleger. À moins que vous n'ayez voyagé avec
Laplanche et Pontalis. À moins encore que vous n'ayez entrepris
avec Piera Aulagnier et Micheline Enriquez, à partir du
cheminement avec les

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psychotiques, la conquête épineuse des processus originaires.
Vous observerez l’enfant, voire le bébé, dans son interaction
avec sa mère, et ferez ainsi, avec Winnicott, avec Lebovici et avec
d'autres, de jolies découvertes sur les origines.
Bref, vous serez parti des enfants ; vous serez parti des
psychotiques ; vous serez parti des créateurs ; ou bien enfin,
psychanalyste, vous serez parti des familles : dans tous les cas
vous verrez à l'oeuvre le véritable travail des origines. Dans tous
les cas vous aurez marché vers les limites ; rencontré des passages
incertains et fluctuants ; côtoyé des énergies douces ; vous aurez
connu la réversibilité des choses de la psyché...
Bien entendu, vous pouvez encore cheminer en ma compagnie
dans les pages suivantes. J’y balise brièvement le chemin de
l'antœdipe.

À partir de la séduction narcissique

Dans la séduction
Nous avons ici deux points de départ possibles : le
psychotique ou le bébé. Non pas qu'ils se confondent. Non pas
même que je trouve du

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psychotique en-tout bébé, ni du bébé en tout psychotique. (Deux
thèmes qui reviennent assez régulièrement sur le tapis, et certes
n'ont rien d’absurde, mais, voyez-vous, je ne peux m'empêcher
de leur trouver un rien de romanesque). Ce que je crois en
revanche (je le sais pour le psychotique, et nous avons de
bonnes raisons de le penser pour le bébé), est qu’ils ont tous
deux à faire avec la même sorte de difficulté : parer à l'attraction
excessivement excitante de l'objet, sans pour autant le perdre :
tempérer ce que j’appellerai le mal de l'objet.
Autre objectif, et corrélatif : préserver l'unisson avec l'objet
(énormément investi mais a peine encore distinctement situé)
tout en sauvegardant une chance de différenciation. Le problème
est symétrique chez la mère, qui désire et qui redoute que son
bébé, lui qui déjà s'est corporellement séparé d'elle, s'en sépare
psychiquement.
C'est dans ce contexte que s'organise la séduction
narcissique. Je la comprends (et l'ai décrite naguère) comme un
processus actif, puissant, mutuel, s'établissant à l’origine entre
l'enfant et la mère, dans le climat d'une fascination mutuelle de
nature foncièrement narcissique. Sous-tendant cette séduction :
un fantasme d'unisson, de complétude et de toute-puissance
créative. Une devise : "ensemble à l'unisson, nous faisons le
monde, à

21
chaque instant et à jamais". Au demeurant la séduction narcissique
n'est pas seulement dans le fantasme. Elle est dans l'interaction.
Elle passe par les corps. Ses instruments : le regard et le contact
cutané.
J'y insistais naguère, j'y insiste encore aujourd'hui (et les
decouvertes récentes me renforcent dans cette perspective) : il
s'agit bien d'une séduction, elle est mutuelle, et de nature
narcissique. (L’idée du narcissisme à deux ou à plusieurs ne doit
plus, je l'espère, effrayer personne).
Il est clair à mes yeux (et plus clair aujourd'hui que
naguère) que dans son cours naturel la séduction narcissique :
- vise à équilibrer, à contrebalancer dans les deux partenaires ce
que j'ai appelé plus haut le mal d'objet ;
- travaille donc comme actif pare-excitant : un pare-feu libidinal;
- travaille en même temps à la mise au point des origines;
- s’exerce dans un autre registre que celui du désir (tel celui du
sein);
- est normalement destinée à se fondre dans le moi;
- mais ne saurait accomplir sa mission que si d'abord elle a été
nourrie au sein des échanges mère-enfant (non pas au sein de la
mère, mais au sein des échanges ...).

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Fragments (1978)

On me permettra de citer quelques fragments de ce que


naguère j'écrivais à ce sujet.

"Au combat avec l'objet, il est un compromis : c'est la


relation de séduction narcissique. Celle-ci va prendre, pour
la pathologie psychotique, la valeur qui est celle de la
séduction sexuelle, réelle ou imaginaire, en pathologie
névrotique. Le but de la séduction narcissique est de
maintenir dans la sphère narcissique une relation
susceptible de déboucher sur une relation d'objet désirante,
ou de l’y ramener.
(...)
Entre le bébé et sa mère, dans cette phase improprement
appelée symbiotique, s’instaure une fascination mutuelle.
Cette fascination narcissique primaire vise à préserver un
monde à l'abri des excitations internes et externes, étale2,
stationnaire et indéfini. Cet ordre narcissique étale est
troublé par (...) l'impact du monde extérieur, par les forces
de croissance de l'enfant, et surtout par les pulsions et les
désirs : désirs de l’enfant, désirs de la mère pour l'enfant et
désirs de la mère pour le père. " (R., 1978, 80, p.121-122.)

2 Les italiques sont de l'auteur, mais en 1989...

23
Vers l'inceste

Sur le chemin d'Œdipe il y avait une fourche célèbre. Il en


est une sur celui d'Antcedipe. Cette fourche se dessine dès les
premiers temps de la séduction narcissique.
J’ai décrit le cas où celle-ci équilibre le feu des pulsions ;
puis se fond dans le moi, qu'elle contribue ainsi à fonder.
L'autre voie est plus ardue. Nous la connaîtrons mieux : elle
finit mal. D’emblée la séduction est ici ultra-défensive, pauvre
et rigide ; d’emblée elle vise à rendre l'unisson irréversible.
J’en avais naguère décrit l’une des raisons (mais ce n'est
sans doute pas la seule).

"Supposons une mère hostile à ses propres désirs ; toujours attachée


à la sienne ; empêtrée dans son œdipe ; ayant en horreur les désirs
libidinaux que l'enfant manifeste, qu’il inspire, et qu'il représente ;
et toujours enfin menacée de dépression : il faudra que son enfant la
complète ou plus exactement qu’il demeure partie intégrante d'elle-
même, au titre d'un organe vital. Cette mère entend donc réinclure
l'enfant en elle-même une fois pour toutes : cet enfant
narcissiquement séduit soit être comme s'il n'était pas né."
"Il ne faut pas qu'il opère cette seconde naissance qu'est la
naissance psychique ; il ne faut pas qu'il croisse ; qu'il pense ; qu'il
désire ; qu'il rêve." (Ibid).

24
Pour qu'une relation de séduction narcissique s'éternise, pour
qu'elle résiste aux poussées de l'œdipe, un secret et un seul :
l'inceste. Et plus encore que l'inceste : les équivalents d'inceste.
Étrange et grave subversion : je l'ai décrite et n'y reviendrai pas. À
partir du moment où elle s'organise, la psychose se met en route.
Vous dirai-je cependant qu'à partir du moment où vous tenez dans
les mains les deux notions de la séduction narcissique et de
l'inceste, un pas vous reste à faire, mais un seul, pour parvenir à la
conception de l’antœdipe ; tout en intégrant les notions qui l'ont
fait naître, celle-ci va constituer un corps nouveau.
Dans cette perspective, Antœdipe tourne le dos à Œdipe.
C’est ce que l'on va d'abord préciser, serait-ce au prix d’un
schématisme dont la suite arrondira sans doute les angles.
Tout au long de ce travail nous retrouverons cependant la
trace récurrente de cette fourche originaire : image d'une
bipolarité fondamentale.

25
LES TERRITOIRES DE L'ANTŒDIPE

Un quadrilatère à Bordeaux - 1, 2, 3 - Le corps psychique et la


capacité du moi - L'Antœdipe face à l'Œdipe - Une formidable
prévention... mais à quel prix?

Perspective

Permettez-moi, pour fixer les idées, de reprendre ici le dessin


d’une perspective, qu'en l'honneur de la ville où je l'ai d'abord
présentée (1987), j'appelle depuis lors en mon for intérieur le
Quadrilatère de Bordeaux.
C'est la perspective d’un développement qui vaut pour la
famille tant que pour l'individu : celle de l'accession à l'œdipe, par
l’acquisition psychique du nombre 2, puis du nombre 3, et de ce
qui s'ensuit.
On y voit poindre au sein du conflit originaire l'invention de
l'objet, (celle qui aboutit au nombre 2) ; elle ne s'effectue qu'au
prix du deuil fondamental et

27
de l'angoisse du désêtre ; c'est elle qui permet l'intégration de la
différence des êtres et le premier tissage de l'ambivalence.
De là procède la passage au conflit œdipien et à la
triangulation ; elle permet d'accéder au nombre 3, elle s'effectue
au prix de l'angoisse de castration, elle permet l'intégration de la
différence des sexes et le tissage de la bisexualité.
À partir du 3 va s'instaurer la séquence illimitée des nombres
successifs.
Cette perspective - un schéma comme on le voit - permet de
situer à la fois les pouvoirs et les limites de la psyché : autrement
dit sa capacité. (Il nous est assurément permis de nous représenter
ici la capacité d'un récipient ou celle d'un montage électrique). On
sait déjà l'importance que j'accorde à cette notion de capacité de la
psyché : l'étendue que la psyché peut atteindre, les limites qu'elle
ne saurait dépasser.

Cette notion de capacité psychique comprend, me semble-t-il, et


dépasse celle de la force du moi, assurément plus courante, et
cependant plus rigide.
Au demeurant, il n'est pas que le corps physique pour détenir une
capacité : le "corps psychique" aussi ; on pourrait inventorier l’aire et
les limites de la capacité du corps ; on sait que nous les occupons
rarement tout entières ; on sait aussi qu'elles ne sont pas indéfiniment
extensibles.

28
LE QUADRILATÈRE DE BORDEAUX

Schéma : automne 1987, revu et complété : 1989

29
La "capacité psychique" varie (dans une certaine mesure) au cours du
développement, selon les individus et même d'après les situations. Il
est évident que la psyché se trouve en état de souffrance dès lors que
sa capacité se trouve outrepassée.
Capacité outrepassée : on pense évidemment aux situations
traumatiques. Toutefois la notion de traumatisme (évidemment
entendue en son acception psychanalytique) n'est pas seule à
caractériser les outrepassements de la capacité psychique. C’est ainsi
que les situations étroitement paradoxales et fortement discréditives,
lorsqu'elles sont imposées par un parent, dépassent ce que le moi d’un
enfant est capable d'intégrer.

Revenons cependant aux limites. Celles du corps ; de la


famille ; de la pensée, du conscient : on sait combien ces limites
(elles sont diverses, mais entre elles étroitement connexes) sont
essentielles non seulement pour cerner des territoires mais aussi
pour garantir en leur sein un fonctionnement vivant et vivable.
Sans elles, pas de perspective et de profondeur, pas de topique et
pas de dynamique au sein de la psyché, qu'elle soit individuelle ou
familiale.
(Après Freud, pour ne penser qu'à sa définition du moi,
comme à ses pages sur le bloc-notes magique, P. Federn puis D.
Anzieu sont, on le sait, de ceux qui ont le mieux montré que la vie
des limites est une condition de la vie du dedans).

30
Contraste

Nous pouvons énoncer maintenant que l’œdipe est ce qui


travaille au sein des limites imparties à la psyché, tandis que
l'antœdipe est ce qui travaille sur ces limites mêmes (et qui,
parfois, va les outrepasser). Nous pouvons donc, dans une
première approche, opposer par contraste la trajectoire de l'œdipe
et le territoire de l'antœdipe.
Du côté de l'œdipe sont, on le sait : l'objectalité ;
l'ambivalence ; la bisexualité ; la scène primitive ; la chaîne
fantasmatique ; la castration et le surmoi. Tandis que du côté de
l’antœdipe se trouveront le narcissisme outrepassé le régime
paradoxal ; l’auto-engendrement ; la blancheur fantasmatique ;
l'omnipotence et l'idéal du moi.
Quand à la scénographie de l'œdipe, je dirai comme naguère :

"Quoi que fasse ordinairement le moi, et si transformable, si


régressive même que puisse être l'imagerie fantasmatique œdipienne,
cette chorégraphie de la psyché ne laisse pas de se déployer dans les
limites d'une scène qu'elle ne transgresse pas. Dans ce cadre sont
inscrites la scène primitive ainsi que la différenciation des sexes.
Névrosé, voire même pervers, on ne sort pas de là. Un des sens de
l'article de Freud sur le clivage du moi dans le fétichisme (1927,
1938-1940) est que le moi a beau nier d'une part qu'il

31
existe une castration féminine, il ne peut faire que d'autre part il ne la
reconnaisse. Si donc le moi se clive, c'est parce qu'il ne saurait tout à
fait sortir du cadre où sont consubstantiellement inscrites ses
évolutions fantasmatiques. Car le moi est fondé sur les fantasmes qui
lui sont promis : sur tous ceux-là, mais sur ceux-là seuls.
"Or, cette toile œdipienne où se tisse le moi, c’est le propre des
schizophrènes que d'en franchir le cadre. L'œdipe schizophrénien est
moins une incursion dans les couches les plus primitives de l'œdipe
qu'une excursion hors du tissu œdipien ; le moi s'ouvre alors à des
horizons tellement éloignés qu'ils en sont abolis."
(R. 1970 ; 1980, p. 135).

Antœdipe à l'encontre d'Œdipe

L'œdipe dans son cadre ; l'antœdipe hors du cadre et du tissu


œdipien : cette opposition (qui fut la mienne) est certes un schéma
et il nous servira jusqu'au moment où nous nous apercevrons qu'il
est à remodeler.
Ce qui nous apparaît de prime abord, c'est bien le versant anti-
œdipien de l'antœdipe.

À maints égards ma propre élaboration rejoint donc ou recoupe les


importants travaux de Bela Grunberger sur la fonction anti-
œdipienne exercée dans certains cas par le paléonarcissisme

32
exacerbé, (cf. Grunberger : Narcisse et Anubis, 1989).

Sous cet angle, l'antœdipe constitue la construction psychique


destinée à pérenniser la séduction narcissique et à barrer
activement la route de la psyché vers l'émergence œdipienne.
Il s'agira de prévenir le deuil fondamental et de parer par avance
aux angoisses de séparation ; de préserver cette omnipotence
primordiale qui est cultivée en indivision avec la mère ; de
perpétuer la protection para-traumatique précoce du moi et de la
transformer en une puissante muraille défensive dressée contre la
poussée des excitations pulsionnelles, l'assaut des excitants
extérieurs, les poussées propres de la croissance, la conflictualité,
œdipienne en particulier (laquelle est à la pointe de toute
conflictualité). Comme défense préventive, elle aura, quant à
l'œdipe, à prévenir les désirs œdipiens, l’inscription fantasmatique
de la scène primitive, l'émergence de l'angoisse de castration ; il
s'agira de faire obstacle aux angoisses activées par les trois
différences essentielles de la vie : celle des générations, celle des
sexes, et celle des êtres.
À cet égard, l'antœdipe en son absolu constitue sans doute une
des formes ultimes de la défense contre la blessure (narcissique) et
l’excitation (pulsionnelle) engendrées au sein du conflit des
origines par l'attraction (anti-

33
narcissique) de l'objet et par la reconnaissance de la différence des
sexes et des générations.
Formidable programme que celui-là ! quelle force pour le mettre
en oeuvre ; quelles puissances pour le faire avancer ; pour quels
immenses enjeux défensifs et narcissiques ! Mais aussi, au prix de
quels sacrifices ! Et enfin, à quelles conditions ? Elles sont
familiales; réservons-nous de les examiner plus loin.

34
L'ANTŒDIPE : UN STYLE

Une question en principe indécidable - Un secret d'Antœdipe -


Regard sur un regard - En se faisant la peau - Anorgastiquement
vôtre... - Contre-poids ou gardien - Un héritage, ou deux.

La capacité défensive de l'antœdipe, nous l'avons aperçue, mais


nous aimerions maintenant nous en distraire ; nous aimerions
saisir le registre spécifique de l'antœdipe : son style. Le lecteur me
pardonnera de le tracer à grands traits ; je distingue ces traits, mais
ils forment un tout ; je les distingue, mais ils gardent et garderont
toujours un certain flou : leur cachet d’ambiguïté.

Origine : origines

L'antœdipe est né au sein du conflit des origines. Celui-ci, on le


dit et on l'a dit, a pour fonction d'organiser entre elles les
tendances

35
adverses à la différenciation et à l'indifféren-ciation. On sait
également que ce n'est pas un simple moment du développement,
destiné à s'effacer après usage, comme un échafaudage (hormis les
cas de persistance rebelle et patho-logique). Non : c'est une
constante, et toujours il conservera ses propriétés foncières.
Il s'agit des origines du moi, de l'objet et du monde. Tout nous
prouve qu’elles sont corrélatives (et elles le restent tout au long de
la vie de la psyché). La question des origines est celle de savoir
qui a commencé. Le premier secret de l'antœdipe réside en ceci
que la question des origines ne connaît pas de réponse unique :
elle en connaît plusieurs. À l'extrême, elle est indécidable :
ambiguë, vous dis-je. Il est dans la nature du moi, s'il est sain, de
ne pas se contenter d'une seule réponse ni d’une seule construction
fantasmatique. Il ne se contentera pas non plus des seules réalités
de la biologie ni des seules constructions de la généalogie.

Création

Ainsi l'antœdipe a-t-il moins affaire avec le désir et la


possession qu'avec la découverte et la création ; moins avec des
objets partiels procurant apaisement ou jouissance, qu'avec un
monde à

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construire, c'est-à-dire à créer. Nous rejoignons ici l'aire de
créativité à laquelle tant d'auteurs se sont intéressés. Mais
pouvons-nous le dire une fois encore : l'autre secret d’Antœdipe
est que la psyché reçoit ce qu'elle invente et crée ce qu'elle trouve.
Que les deux mouvements coexistent, et ce sera, pour le meilleur
de l’âme, ce que nous appellerons plus loin l'antœdipe bien
tempéré ; mais que l'un de ces mouvements cherche à toute force à
l'emporter, et ce sera alors ce que nous avons aperçu déjà dans le
combat parfois acharné d'Antœdipe contre Œdipe.
C'est ici que nous retrouvons en pleine puissance et profondeur
le couple complémentaire repris par Freud, entre l'alloplastie et
l'autoplastie. C'était à propos de délire : c'est à propos de création.

Une remarque, au passage, à propos de création. On ne connaît


jamais tout à fait cela même que l'on crée : une part d'incertitude
s'attache à toute chose créée, et sans doute faut-il délirer pour être
convaincu du contraire. L’expression populaire : "Je le connais
comme si je l’avais fait" recèle donc une belle part d'illusion.

Quant à concevoir toute création comme une réparation, je le


laisse à d'autres.

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Regards sur le bébé

Reprenons maintenant le pèlerinage habituel auprès du bébé. Si


nos remarques précédentes ne sont pas de pure et simple
philosophie, alors nous allons voir leurs forces à l’œuvre sur le vif,
et corporellement.
Il y a, rappelions-nous, nuance et complément entre
l'hallucination du désir du sein et l'invention globale du réel. L'une
et l'autre se retrouvent lorsqu'on observe ce qui se passe d'à la fois
différent et complémentaire entre la bouche suceuse du bébé et
son regard plongé dans celui de la mère, qui le regarde.
On a longtemps voulu voir dans ce regard du nourrisson plongé
dans le visage et l'œil de la mère une succion (comme celle du
sein), et dans ces yeux une autre bouche aspirante. Erreur, à ce que
je crois : l'œil et la lèvre n'ont pas les mêmes tâches. La pulsion
passe par la bouche, mais l'investissement antœdipien originaire
passe ailleurs : par le regard ; et aussi par la peau. La peau
enveloppe, et le regard aussi : le regard du nourrisson s’emploie à
envelopper plus qu'à sucer ou à pénétrer. Le regard et la peau
constituent dans le corps ce qui s'occupe le plus du travail des
origines. (Je crois que ni F. Pasche, ni surtout D. Anzieu ne me
contrediraient sur ce point). Il sera d'ailleurs intéressant de vérifier
si les fantasmes originaires

38
sont bien reliés aux configurations corporelles de l'enveloppe et du
regard.
Quoi qu'il en soit, ces trop brèves remarques pourraient nous
conduire à dire que : l o r s q u e l a b o u c h e d u b é b é t r a v a i l l e
au sein, son œil travaille au monde.

Zones, limites et zones-limites

Toute organisation psychique, on le sait, a ses zones corporelles


de prédilection : références originaires... Au registre des origines
reviennent ces zones et fonctions que nous venons de rencontrer.
La peau, d'abord : contact et moi-peau. L'enveloppe cutanée sert
également de modèle pour l'enveloppe familiale. Même
l'identification adhésive, dont la notion a sans doute été gonflée,
pourrait venir alimenter notre propos.
Quant au regard, le nourrisson, comme on l'a vu, le relie à la
peau. La mythologie aussi : voyez Méduse, tour à tour visitée par
Freud, par Pasche... et par Racamier, Méduse avec sa carapace
d'écailles si contraire à une peau prête à la caresse et au contact, et
avec son regard qui, loin d'envelopper, pénètre et pétrifie : l'anti-
peau et l'anti-regard d'une anti-mère.

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J'ajouterai la respiration. Ne joue-t-elle pas, du début jusqu'à la
fin de la vie, un rôle d'échanges essentiel entre le dedans et le
dehors? (Il y a fort longtemps, m'intéressant à l'étude
psychanalytique de la respiration, je la reliais, me souvient-il, à
l'oralité ; mais ça ne suffi: pas).
Comme souvent, c'est la pathologie qui nous éclaire.
Souvenons-nous que troubles cutanés et troubles respiratoires se
trouvent souvent associés. Je crois une chose de plus : je crois que
ces souffrances-là vont de pair avec une altération subtile et
profonde du sens de soi et de l'ancrage dans les origines. En sera-
t-on surpris ?
Les différentes fonctions du corps que l'on vient d'évoquer - et
sans doute y reviendrons-nous - présentent trois ou quatre
particularités en commun.

- Les investissements essentiels sont, on l’a vu, des


investissements de contact : évident pour la peau ; démontrable
pour le regard ; plus difficilement discernable (plus aérien...) et
cependant probable pour la respiration.
- Ces investissements travaillent sur les limites : limites du
corps, limites entre un dehors et un dedans, limites de la psyché.
- Également travaillent-ils au service du sens du réel et du sens
de soi. Rien de surprenant, par suite, à ce qu'en étudiant comme
Federn les limites

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du moi, du même coup on embrasse l’investissement du réel.
- Tant que l'antœdipe travaille sur son registre d'origine, qui est
celui des limites, il soutient le moi ; c’est lorsque, débordant ces
limites, les outrepassant, les transperçant, il s'en évade, qu'alors il
déracine le moi.
Enfin ces investissements ont tous ensemble une qualité
évidente: ils ne prêtent pas à l'orgasme.

Des investissements étales :


une énergie narcissique ?

C’est qu'ils sont tous d'une qualité particulière : moins centrés


que diffus ; moins tournés vers l'avoir que vers l'être (encore le
contraste entre le sein et le regard...) ; et moins orientés vers la
décharge que vers le maintien d'une tension étale, aux variations
d’assez faible amplitude. Et d'intensité modérée : une énergie sans
visée et sans pouvoir orgastique.
Essentiel : le régime économique de l'antœdipe est un régime en
principe anorgastique. (Disons cependant au passage que lorsque
l'orgasme vient s'y mettre et lorsque l'inceste s'insinue dans la
séduction narcissique, alors la

41
porte s'ouvre toute grande sur les pires escalades de l'antœdipe
malade).
Pourra-t-on parler d’investissements d'étayage ? Cette notion
reste, il est vrai, passablement floue et fluctuante, au moins tant
qu'elle n’est pas rattachée à ses correspondants corporels : la peau,
justement, le regard et le contact.
Plus probablement nous les rattacherons aux investissements
narcissiques - si toutefois nous admettons (avec Grunberger, et
cela me paraît évident) que le narcissisme désigne moins
l’orientation des investissements (centripète) que leur qualité
(étale, justement).

Extension - polarisation

De ce qui précède il résulte tout naturellement que l’antœdipe


(avec son singulier "appareil" fantasmatique dont nous ferons
bientôt connaissance), a énormément tendance à se propager, à se
diffuser, à se répandre. Nous le verrons gagner des familles
entières : nous le verrons se familialiser. Toute famille elle-même
est un objet. Elle ne l’est jamais avec autant de plénitude (et
parfois d’obscur acharnement) qu’autour de ses constructions
antœdipiennes. Et

42
celles-ci de se montrer capables d'exercer une fascination quasi-
contagieuse.
Cette tendance extensive a ses contrepoids naturels. (Double
correctif : j'ai cru qu'il n'y en avait qu'un, je m'aperçois à la
réflexion qu’il y en a deux ; et nous laisserons en suspens la
question de savoir s'ils ont vraiment fonction de contrepoids, au au
contraire de gardiens). En premier vient sa tendance à la
polarisation : le fantasme antœdipien, s'étant répandu tout au
travers de la famille (et parfois d'un groupe entier), sera
représenté, incarné, par l'un de ses membres ; je décrirai cette
vedette (vedette parfois souffrante, mais quand même vedette)
sous l'appellation de figurant prédestiné.
L'autre tendance venant faire pièce à la propagation de
l'antœdipe consiste dans l'épaississement et le durcissement de
l'enveloppe familiale au sein de laquelle il s'épanche, et s'enferme.
Ne soyons pas surpris si l'observation nous montre que plus
l’antœdipe manifeste de virulence à se propager, plus seront
vigoureux les processus de polarisation et d'emmurement ; et je ne
saurais dire si ces processus contiennent l'antœdipe ou si plutôt ils
le préservent...

43
Conflit d'Antœdipe ? Héritage...

Saurons-nous à la fin si Antœdipe est à proprement parler l'objet


d’un conflit ? Ce qui distingue l'organisation antœdipienne du
conflit œdipien, nous l'avons précédemment indiqué ; voire même
ai-je forcé la note en montrant l'antœdipe sous sa face la plus
défensive. (Mais nous avons compris maintenant qu'Antœdipe est
à l’image de l'éternel Janus...).
Même s'il est vrai que l'antœdipe organise des relations binaires
et non foncièrement triangulaires ; même s’il est vrai qu'il s'exerce
sur le cadre de la psyché plus que dans son arène ; et même enfin
s'il est vrai que l'antœdipe est capable d'œuvrer à l'encontre de la
conflictualité, il n’en reste pas moins qu’à sa manière, avec son
style et son économie, ses origines et ses visées, ses buts et ses
moyens, l’antœdipe constitue une forme spécifique de conflit : le
seul, disais-je, dont la reconnaissance nous permette de
comprendre et les racines naturelles du moi et ses expédients les
plus acrobatiques, sans avoir à plonger dans une escalade sans fin
vers les profondeurs.
Une preuve s'il en fallait une : tandis que l'œdipe a son héritier
bien connu, qui est le surmoi, l'antœdipe a lui aussi son héritier : le
sentiment du moi.

44
Et s'il nous faut évoquer la pathologie, ce sera vite fait : l'héritier
d'un œdipe insatisfaisant est un surmoi sauvage ; l'héritier d'un
antœdipe bancal est une idée du moi monstrueuse. L’observation
montre d’ailleurs qu’un héritage n’empêche pas l'autre…

45
DU FANTASME
D'AUTO-ENGENDREMENT

Une famille idéalement auto-engendrée - Des parents non


combinés - Des origines renversées - Une navette cosmique - Un
fantasme-non-fantasme - Dénoncé par son énoncé - Déni
contagieux et dévastateur - Un fleuve en crue - Ces deux choses
que l'on sait de la vie - Eine Urfamilie... - Redoutable vedettariat
- Rencontre d'Antœdipe en personne - Illuminations et lueurs -
Ivresses, extases et blancheurs - Etonnements et conquêtes.
Le pressentiment d’une ombre – Le pressentiment d'une lueur.

Toute la famille était réunie. Y compris celui dans cette famille


qui manifestement se trouvait en état de souffrance.
L'unisson paraissait sans faille. Pas une fausse note. On aurait
dit d'une machine parfaitement huilée. On ronronnait dans le
factuel. On rapportait des souvenirs dont il était impossible de
discerner à qui précisément ils revenaient. Au passage, on

47
"descendait" quelques thérapeutes, qui s'étaient montrés, paraît-il,
incapables.
Des faits. Quelques fautifs. Et encore des faits. Pas un seul
fantasme à l'horizon : le désert. Et rien sur le "malade".
Un sourd malaise s'élevait en nous comme une brume.
Insensiblement nous en venions à nous demander qui dans cette
famille était d'une génération et qui d'une autre. Les attributions
semblaient changer dans la même phrase ou dans le même souffle,
en vertu d’une sorte de dérapage qui bouleversait sans coup férir
le relief des générations.
D'où cette famille venait-elle ? Il semblait qu'elle ne vînt de
nulle part ; qu'elle ne vînt que d’elle-même. S'adressait-elle
seulement aux thérapeutes ? On eût dit qu'elle ne parlait qu'à elle-
même.
C'était la famille de l’auto-engendrement...
On n'y décelait pas de fantasme en circulation. Mais en était-il
un, occulte, qui les occultait tous ? …

Un fantasme original

Organisation complexe, l'antœdipe sera-t-il doué de fantasmes ?


Ils seront singuliers ; ils le

48
seront à la fois par leur texte et par leur texture. Nous
commencerons par leur versant le plus escarpé.
Leur fonction essentielle nous est déjà connue: apaiser dans le
sujet les blessures liées au conflit des origines (le "mal de
l'objet"). Leur visée commune : lui assurer la maîtrise de ses
origines.
J'en parle au pluriel. En vérité il est un seul fantasme central :
celui de l’auto-engendrement. Ce fantasme central comporte un
complément qui sera comme son ombre.
Rien de plus simple à définir - du moins à première vue - que
l'auto-engendrement : il consiste dans le fantasme d'être à soi-
même son propre et unique engendreur. On aperçoit bientôt sa
singularité : il ne se réduit à rien de connu. Car il nivelle, voire
annule la différence des générations : le sujet se met à la place de
ses propres géniteurs. Les deux confondus en un : la différence des
sexes est abolie à l’instar de celle des générations. Faudra-t-il
penser au fantasme des parents combinés ; au risque de le répéter
plus loin, j’affirme d’ores et déjà que le f.a.e. (pour l’initialiser) va
plus loin : il ne combine pas, il renverse : les générations sont
retournées comme des gants.
De plus, il se propage ; va plus loin dans le temps, et dans
l’espace. Peu résistibles extensions. (On a bien compris que de
limites il n’y en a plus guère ici qui tiennent). Extension dans le
passé : les

49
générations sont abolies ; absorbées. De par cette sorte de
phagocytose qui est propre aux investissements narcissiques, les
parents (leur ombre rôde quand même dans les parages) sont
inclus dans l’auto-engendrement : eux-mêmes en viennent
également. Quant à l'extension dans l'espace, elle va de soi : qui
s'est créé a créé le monde. On ne peut songer qu'à Dieu. Et
mesurer ainsi toute l'omnipotence qui s'exerce dans l'auto-
engendrement.

Entracte

Mais prenons un instant de répit. Depuis le temps que la notion


de l'antœdipe et de l'auto-engendrement m’est venue à l’esprit, j’ai
pu non seulement la mettre à l’épreuve et la serrer de plus près,
mais aussi, l’avouerai-je tout simplement, m'y faire. Car ses
premières apparitions m'ont fait ressentir avec force ce curieux
amalgame d'étrangeté et de familiarité qui s'attache aux notions
nouvellement découvertes, et à celle-ci plus qu'à toute autre. Aussi
bien ne serais-je pas surpris que le lecteur l’éprouve à son tour. Je
ne serais pas surpris qu'il s'étonne ; ou qu'il s'indigne ; qu'il
repousse ce petit monstre ; ou qu’il cherche à le réduire à quelque
animal plus familier. Ne s'agirait-

50
il pas du fantasme bien connu de parthénogenèse ? (Mais ceci,
c'est le fait d'une femme qui entend se passer du pénis d'un mâle).
Ou bien tout bonnement du fantasme œdipien de l'enfant, prenant
la place du père ou de la mère. Mais non ! Le fantasme de
l'antœdipe n'est pas de prendre la place des parents, c'est de se
mettre avant ; de les rendre inutiles. Ce n’est pas non plus de
changer la scène primitive, non : c’est de l’annuler ; et ce n'est pas
non plus d'intervenir rétroactivement dans la scène primitive afin
de la diriger (comme cela se produit dans un film récent et
astucieux où l'on voit l’enfant, remontant dans le temps, provoquer
lui-même la rencontre aléatoire de ses parents afin qu'ils ne
manquent pas de s'unir et que lui-même ne manque pas de naître -
mais cela n'est qu'une façon imaginairement rétrocessive de
s'introduire dans le lit des parents).
Non! Le f.a.e. ne saurait se réduire à aucune des figures
imaginaires du roman familial. De ce cadre, il s’évade, il s'exclut.
Il faut donc bien le dire : ce fantasme est fou. Mais c'est
justement en cela qu’il est vrai. Il faut être fou - et cela rend fou -
pour le nourrir par-dessus tout.

51
Retour à la source

On me permettra peut-être de citer ce que je disais de l'antœdipe


lorsque je le présentai pour la première fois. Nul n'en connaissait
rien encore. Je le croyais alors tout entier voué à la schizophrénie.
(Je me trompais). Je l'introduisais avec ardeur, et avec prudence.
Qu'on en juge.
Je mentionnais tout d'abord (nous le savons maintenant) que
"l’antœdipe sera plus, et moins, qu'une régression. En un mot, il est
une transgression : un œdipe subverti par la séduction narcissique -
un œdipe fou". J'ajoutais : "Il faut maintenant inviter le lecteur à
s'imaginer l'inimaginable ; à tenter une hypothèse clinique
aventureuse, incertaine et enfin discutable ; à se représenter un
tableau qui aurait pour propriété de disqualifier la représentation ; un
œdipe travaillant à la neutralisation de l'œdipe ; un fantasme, enfin,
qui tarit la source des fantasmes : un fantasme antifantasmes, ou
l'antimatière des fantasmes. C'est le suivant : le sujet, mâle, se met à
la place de son père l'engendrant lui-même.
Et encore : "Père de l’enfant qu'il est, créateur et créature, Antœdipe
est auto-engendré. N'avais-je pas averti que l'antœdipe est un œdipe
fou ?" (R., 80, p. 138).
(Voyez d'ailleurs comme j'avais - encore - tendance à ramener le
f.a.e. à un dénominateur familier : je parlais de père. Mais s’agit-il
seule-ment de père ? De mère, peut-être ? Et encore...).

52
Un fantasme indicible

Non seulement le fantasme d'autoengendrement est fou, mais il


est inimaginable : au-delà de l'imaginable. Et même proprement
indicible. À quelques exceptions près, et mis à part des cas
thérapeutiques, le fantasme d'auto-engendrement ne se formule
pas. Peut-être n’a-t-il pas de mots pour se penser. Refoulé ? Je ne
crois pas. Dénié ? Peut-être. Il ne se décèlera qu'à distance. Il ne
sera jamais dit. Nous n'en percevrons que des échos, des surgeons,
des dérivés assortis eux-mêmes de compromis avec d'autres
fractions de la psyché individuelle ou familiale. Son royaume :
l'occulte. Son régime de prédilection : le secret.
Cependant la célèbre déclaration d'autoengendrement formulée par
Antonin Artaud (dans Ci-gît), tellement illustrative que je la cite en
épigraphe, pourrait bien contredire ce que j'affirme. Voilà un
fantasme d’auto-engendrement qui émerge et se découvre, sans fard
et sans séisme. Ou donc est l'indicible ?
Des séismes, Antonin Artaud en aura pourtant connus. On peut parier
qu'en écrivant cette profession de foi (la foi antœdipienne...) il faisait
usage de ce qu'il avait pu vivre au plus profond de lui-même, mais
s'étant alors dépris de cet éblouissement. Vous pensez bien qu'on
n’écrit pas lorsqu'on baigne en plein dans la marmite bouillonnante
de l'auto-engendrement. Non seulement on ne saurait écrire, mais
même pas

53
penser. Et si l'on écrit, c’est qu'on a réussi à se mettre au sec. Au
demeurant, les mystères de la création poétique sont bien dans cette
possibilité de va-et-vient, de navette, entre l’ineffable et l'écrit.

Un fantasme-non-fantasme

La question maintenant se pose : l'auto-engendrement forme-t-il


un véritable fantasme ? Je ne le crois pas ; je ne crois pas qu'il en
ait la texture. Dans l'acception à laquelle nous restons attachés, le
fantasme est une production inconsciente de la vie psychique ; il y
est contenu. Il émet des dérivés ; produit des descendants ;
évolue ; les fantasmes s'organisent en un réseau dont l'équilibre
change, dont certains nœuds sont activés (investis) tour à tour, au
gré de la croissance, des rencontres et des événements (activés, ils
le seront parfois sur le coup, mais plus souvent dans l'après-coup).
Enfin nous pouvons adhérer à la thèse défendue jadis par
Laplanche et Pontalis, thèse que je condense à mon profit en
énonçant que le fantasme des origines, lui-même centré sur la
scène primitive, est à l'origine des fantasmes successifs.
Or, l'auto-engendrement tend naturellement à outrepasser les
limites de la vie psychique ; s'il

54
porte sur les origines, ce n'est pas pour les reculer, c'est pour les
outrepasser. De sorte qu'au-delà de l'auto-engendrement, il n'y a
plus rien. Au demeurant nous pourrons d'autant plus aisément
concevoir que l'auto-engendrement outrepasse l'aire de séjour des
fantasmes, que sans doute il n'y est jamais entré. Il est au-dessous
du niveau des fantasmes : subliminaire. Il nous faut pourtant le
situer. Ne pouvant ni lui accorder pleinement la qualité de
fantasme, ni la récuser tout à fait, je propose ici de le considérer
comme un fantasme-non-fantasme.

Comme je viens d’affirmer successivement que l'auto-engendrement :


- n’est pas un fantasme déjà connu,
- et n'est pas un véritable fantasme,
je dois évidemment m'attendre à ce que les esprits conformistes
m’objectent qu'il n'existe pas…

Un déni d'origines

Il est temps d'expliquer l’indicible et de lever une énigme : ce


fantasme d'auto-engendrement, dans ses affirmations littéralement
déconcertantes (ne sortent-elles pas du concert de la psyché ?), est
avant tout le produit d'un déni. (C'est d'ailleurs une

55
loi générale, que toute affirmation d'ordre catégorique procède du
non plus que du oui).
Ce que l'auto-engendreur dénie, c'est que ses propres origines lui
soient extérieures ; c'est qu’il ait une dette, une dette vitale : c'est
qu'il doive la vie à d'autres qu’à lui-même : il la doit à ses parents,
elle a germé au sein d'une scène primitive.

On n'aurait certes pas tort d’objecter ici que l'enfant n'a aucune
connaissance des processus biologiques de la procréation ; à ce sujet,
quelques adultes n'en savent pas lourd non plus. Mais qu'importe !
On n’aurait pas raison non plus de soulever cette objection. Ce qui
compte n'est évidemment pas la connaissance anatomo-
physiologique. Ce qui compte en vérité est cette sorte de prescience
qui normalement vient à l'enfant, car normalement elle circule au
sein des familles et dans l'esprit des mères. Cette prescience admet
deux choses essentielles :
- chacun doit sa propre vie à d'autres ;
- aucune vie n'est due qu'à une seule personne.

Or, devoir sa vie à d'autres qu'à soi, tel est bien le centre, le cœur
du déni dont émane le fantasme d'auto-engendrement. Fruit
glorieux (et dévastateur) du déni des origines, Antœdipe trônera,
sur une table rase. On comprend alors pourquoi c'est un non-
fantasme ; pourquoi il

56
remonte irrésistiblement l'échelle (abolie) des générations.
Et pourquoi enfin, dans certaines familles, il est l'objet d'une
diffusion tellement foudroyante. Contagion, certes, mais
souterraine. Nous le savons déjà : l'auto-engendrement ne travaille
pas à ciel ouvert. Il agit mais ne se dit pas. S'il s'énonce, il se
dénonce. C'est bien en cela qu’il n'est pas un véritable fantasme ;
c'est aussi pourquoi les sujets et les familles qui le nourrissent le
préservent à tout prix : le secret garantit sa survie ; et c'est enfin
pourquoi son économie se met à changer dès lors que l'on
parvient à le mettre à jour.
Il se traduira donc plus qu'il ne se dira. Il se traduira par des
blancheurs. Des vacuités. Des pans essentiels de la vie psychique
individuelle et familiale se trouveront, de ce fait, occultés et
brouillés : à commencer par l'ordre et la différence des
générations.

Familles auto-engendrées :
clôture et diffusion

Nous venons tout naturellement de pénétrer dans le cercle


familial. Restons-y pour observer comment s'y manifestent les
deux tendances complémentaires - extension et focalisation - que
nous avons assignées à l'antœdipe.

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La fascination narcissique (et collective) exercée par le fantasme
d'auto-engendrement est telle qu'il se propage comme un fleuve en
crue. Il ne faudrait cependant pas se laisser abuser par les images :
parce que j'évoque le pouvoir contaminant de l'antœdipe, il ne
faudrait pas pour autant le prendre pour un virus. Il n’envahit
évidemment pas n'importe qui, ne saisit pas n'importe quelle
famille: il n'envahit que des individus dont le moi (pour les raisons
que j'ai dites) disposent d'une faible marge de "manœuvre" ; il ne
saisit que des familles fermées. La similarité de ces familles avec
les individus est elle-même surprenante et significative : il n'est
pas courant en effet, il n'est pas ordinaire et pour tout dire il n'est
pas normal qu'une famille tout entière fonctionne entièrement,
exclusivement, à la façon d'un individu. (Ce que j'affirmais ainsi
en 1973, et que, pour l'essentiel, je pense encore, n'invalide
aucunement les lois reconnues de la dynamique familiale : toute
famille est un tout ; les familles antœdipiennes sont des blocs).
Non moins remarquable et symptomatique : l'unisson qui règne
entre les membres de ces familles et les soude en une sorte de
magma. "Serrons nos rangs, semblent-elles dire, pour affirmer que
nos rangs ne viennent de nulle part. Confondons-nous les uns avec
les autres afin de préserver l'illusion que tous ensemble nous et
nous seuls existons depuis toujours et à jamais". (Sur les

58
familles antœdipiennes et sur leur mythologie fondamentale, il
faut aussi se référer aux recherches de Caillot et Decherf, 1989).
Ces familles, encloses dans leur peau épaisse, sont comme
tassées, accroupies sur le trésor d'un auto-engendrement qui se
veut sans défaut ; seules maîtresses de leurs origines (au-delà : le
néant), elles n'ont, dirait-on, pas d'ancêtres ; ou bien au contraire
paraissent les connaître comme si elles les avaient faits : subtile
manière de les engloutir...
Il est tacitement entendu en son sein qu'une telle famille est
originaire, c'est-à-dire dénuée de scène originaire ( " E i n e
U r f a m i l i e o h n e Urszene"). Personne ne l'affirme et personne
ne le conteste : une mythologie qui se tait.
L'économie d'une telle famille (son homéostasie) est à la fois
rigide et fragile. Le maintien de son équilibre est aléatoire ; son
sentiment de force intérieure, qui peut être immense, est exposé
aux avaries ; il dépend de conditions terriblement impératives : le
cocon familial ne doit pas laisser de constituer une clôture sans
faille ; le fantasme d'auto-engendrement familial doit rester
unanime et sans défaut. Ainsi, et ainsi seulement, sera préservé le
sentiment d’unité de la famille, et d'identité de ses membres.
Mais à cet appareillage il faut encore un verrou. Nous allons
faire sa connaissance.

59
Familles auto-engendrées :
le figurant prédestiné

Tous les membres de cette famille sont habités par le même


fantasme d'auto-engendrement, mais un des membres est
implicitement chargé de l'incarner : il en sera le porteur électif, le
figurant-vedette il sera ce que j’appelle le figurant prédestiné.
Qu'il soit, ce figurant prédestiné, le héros des origines
(narcissiques) de la famille, le porteur du "gène" familial, le héraut
du génie familial, ni lui-même ni personne dans la famille n'en est
conscient ni ne l'énonce ; nul ne l'affirme et nul ne le conteste ; nul
ne le sait et nul ne s'en étonne : tout est non-dit, voire même non-
pensé. Vedette occulte, héros sans le savoir, le figurant électif se
sent pourtant dans la peau d’un héros ; on le dirait hissé sur ses
propres épaules ; il est unique ; mais porté par le seul pouvoir
familial : figurant, certes, mais figurant...
Il arrive à ce figurant d'accomplir une carrière éclatante : on le
dirait alors porté par l'idéal familial dont il est lui-même porteur. Il
lui arrive aussi de déchoir ; nous connaissons des sujets qui
passent (en schizophrénie) de l’un à l'autre cas de figure. ("Il est
malade, docteur, mais c'était le meilleur de la famille... et il l'est
peut-être encore..."). Mais qu'importent alors les apparences : quoi
qu'il devienne, le figurant reste prédestiné ; il continue

60
d'incarner l’idéal et le génie des origines d'une famille qui se veut
toute auto-suffisante et auto-engendrée. Comment s'étonner que
cette famille, quoi qu'il fasse, ait besoin de lui : sa fonction ne
compte-t-elle pas plus que sa santé ?...
Nous retrouverons plus loin le figurant prédestiné, dans les
fêlures de l'unisson familiale ; c’est là que les malheurs l'attendent.
Demandons-nous d’abord : prédestiné, pourquoi ? Un choix
mutuel inconscient s’est opéré dans la famille. Ce choix obéit à la
fantasmatique maternelle. La mère a une idole, apparemment
œdipienne : son père ; ce héros paternel a défailli : il a faibli, il est
mort ; il n'en a été que plus idéalisé ; cette mère a un fils ; il est
l’unique, ou l’aîné ; il lui appartient ; c’est alors que pour elle il va
occuper la place à la fois du père, du père du père, du fils, et du
mari. Ainsi le figurant sera-t-il intronisé : Antœdipe, c'est lui. Rôle
écrasant, qui pourra lui coûter la santé, et la vie.
Prédestiné, il l’était donc, dès avant de naître, à devenir le héraut
des origines de la famille.

Processus d'allumage

"Et l’économie, me demanderez-vous, où va donc l'économie


dans cette affaire ?"
- Je vais vous faire un aveu : elle est essentielle. Individu ou
famille : il est essentiel

61
d’évaluer l'économie du fantasme d'autoengendrement. À quelle
hauteur, quelle puissance et quelle température est-il investi ? Car
l’écart est immense entre le brin de fantasme qui sommeille et la
flambée d'auto-engendrement qui fulmine. Bien entendu, l’auto-
engendrement peut demeurer très longtemps tapi dans l'ombre de
la psyché avant que de recevoir soudain une poussée qui le fait
flamber. Pensera-t-on, lorsqu’il sort de l'ombre, qu'il n'existait pas
auparavant ? Non pas : il était évidemment là ; c'est son
investissement qui a changé.
Rien de nouveau, à la vérité, dans ce processus ; voilà bien
longtemps que nous connaissons ce phénomène d’allumage à
propos du fantasme de castration : germe quelque temps inactif,
jusqu'au moment où le déferlement pulsionnel le porte à son acmé.
De même verrons-nous bientôt le fantasme d’auto-engendrement
s'enflammer chez son figurant prédestiné.
Mais laissons celui-ci somnoler tant qu’il ne connaît pas encore
le destin qui l'attend. (Qui lui est promis ?). Quant à la force
propulsive du fantasme, elle provient du sursaut narcissique et de
l'énergie du déni que soulève, au sein des familles auto-
engendrées, toute faille de leur idéal. Une telle violence ne se
retrouve pas là où le déni ne règne pas, et c’est ce que nous
connaîtrons avec l'antœdipe bien tempéré.

62
Un fantasme sans limite
et sans descendance

Il est temps de s'interroger sur le vécu correspondant à


l'investissement (individuel ou familial) du fantasme d'auto-
engendrement. Quel sera le sentiment dont la nature est
narcissique ; dont l'économie (comme nous l'avons vu) est étale et
irradiante ; dont le potentiel est mégalomaniaque ; et dont
l'indicible fantasme fait remonter aux origines du monde ?
Ce sera l'ivresse : une ivresse auto-suffisante.
Un degré de plus dans l'investissement de l'auto-engendrement
(et dans la fuite éperdue de l'angoisse et des conflits), et ce sera
l'extase. Quelque chose, en effet, comme le Nirvana : la lutte
antœdipienne contre la conflictualité aura produit le fruit vénéneux
d'une sorte de mort (une toxicomanie gratuite ? ...).
Un schizophrène très discret, au maintien rigide, au regard pointu
lorsqu'il réussit à vous immobiliser dans un paradoxe bien ficelé,
formidablement soudé à sa mère, errant à journées faites à travers des
rues inconnues, m'assure qu’il en a assez de sa mère, depuis, dit-il, 22
ans qu'il la connaît.
- Mais, dis-je avec une feinte innocence, et sachant qu'il a 27 ans,
voilà 27 ans qu'elle est votre mère.

63
Il me regarde sans répondre, de l'œil qu'on jette à qui ne comprend
rien. Puis son regard s'étale longuement, s'absente, se liquéfie :
insondable, avec un rien d'extase.
Le regard d'Œdipe à 5 ans pour sa mère ? Ou plutôt le regard
d'Antœdipe à l'aube indicible du monde...
Un degré de plus que l'extase : à cela nous viendrons plus loin.

Blancheur et dégradation
fantasmatiques

Tueur de fantasmes, ai-je dit du fantasme de l'antœdipe : l'auto-


engendrement n'a pas de descendance et n'en admet pas. En effet,
de par la puissance propulsive (illimitée, pourrait-on croire) qu'il
doit à l'omnipotence et au déni qui lui servent de carburant, le
f.a.e. tend à tarir la source des fantasmes, à stupéfier la vie
fantasmatique.
Quelque chose de malaisé, de dérangeant se dégage d'une telle
vacuité. Individu ou famille : on dirait d'une caisse qui sonne le
vide. Rien de plus inquiétant à côtoyer que ce silence. Rien :
même pas les fantasmes les plus violents et les plus crus. Or ce
sont justement ceux-là qui échappent à la sidération fantasmatique
induite par l'antœdipe. Mais

64
fantasmes non élaborés, fantasmes dégradés, déboulant, isolés,
étranges et crus sur la scène déserte de la psyché : ce n'est pas
l'œdipe, c'est l'inceste ; et ce n'est pas la castration, c’est
l'émasculation.
On notera :
- que cette dégradation du registre fantasmatique (typique, à
mon sens, du règne antœdipien) se montre flagrante en cas de
psychose ;
- qu'elle peut opérer au sein d'une famille tout entière.

Ce qui précède nous a fait apercevoir sous un œil nouveau l'évasion


fantasmatique souvent décrite (chez les psychotiques) et trop
simplement attribuée à une sorte d'incontinence de l'inconscient.
Par ailleurs, une confirmation de notre argument est à retenir de
l'observation et de la réflexion effectuées par Donnet et Green dans
l'Enfant de Ça : on y voit que le flou d’origine incestueuse porté sur
les géniteurs du sujet tend à stupéfier sa propre vie psychique, et cette
stupéfaction est si puissante qu'elle tend à son tour à déteindre sur
l'activité mentale de l'observateur clinique.

65
Autour d'Antœdipe

Nous avons regardé la blancheur sidérante des auto-engendrés


(individus et familles). Qu'aperçoit-on encore ? Trois absences :
celle des générations, celle de la dépendance et celle du transfert
vrai.
Un phénomène découle tout naturellement de la prédominance
écrasante de l'auto-engendrement et plus précisément du déni des
origines qui le propulse : celui de la confusion des générations.
Dans les propos d'un sujet tout comme d'une famille (dans leur
discours, diraient les faquins...), s'exerce une insidieuse et diffuse
subversion de l'ordre des générations. Dans la vie psychique
habituelle d'une famille ou d'un individu, le franchissement en
fantasme de la frontière des générations est organisé et vécu
comme une effraction, une transgression. Celle d'Œdipe n'a-t-elle
pas fait toute une histoire ? Rien de semblable ici : admettons que
dès lors que les origines sont déniées, les générations deviennent
tout naturellement interchangeables. La généalogie restera certes
connue, mais n'aura point de sens... ni de portée.
De là vient encore et vient enfin que ni les sujets ni les familles
chez qui l’antœdipe règne sans partage n’admettent de faire un
transfert. Ils effectueront un investissement, établiront une
relation, exerceront des interactions, mais rien de

66
toute cette agitation ne prendra forme de véritable transfert. Du
transfert, en vérité, ils se défendent : ainsi le veut l'auto-suffisance
de l’auto-engendrement. (Ne croyez-vous pas que nous tenons là
l'un des secrets du transfert-non-transfert des psychotiques ?).
Des o n d e s d e b l a n c h e u r t o u t a u t o u r d ' u n c œ u r
indicible : cela ne s'entend pas, mais ça fait du
b r u i t . Aussi bien l'entourage réagit. Il ne discerne pas, mais il
pressent. Des "réponses" se dessinent autour de l'épicentre de ce
fantasme étrange, à demi fou, et pas vraiment fantasme. J'en
connais de deux sortes, qui vont aux extrêmes. Ou bien l'entourage
(celui du sujet ou celui de la famille) est séduit, conquis, envahi,
fasciné ; le voilà prêt à entrer à son tour dans le rayon d'irradiation
de l'auto-engendrement. Ou bien au contraire il est imperméable ;
il rejette, repousse, fait le mur ; met le sujet ou la famille en
quarantaine. Serait-ce la réponse donnée par le commun des
mortels à l'illusion d'auto-génération qu'entretiennent ceux qui se
situent hors du lot ? "Après tout, se dira-t-on, qu’ils se débrouillent
! Ne l’ont-ils pas voulu, et ont-ils jamais fait autre chose ?". On ne
sait en vérité s’ils ont voulu les malheurs, mais assurément ils ont
voulu l’autarcie, et cette réponse en forme de réplique a quelque
chose d’une revanche...

67
Je ne connais, disais-je, que deux réponses. Ce n’est pas tout à
fait exact. Il en est une troisième, et c'est la meilleure : elle est
faite d'un peu définissable sentiment de malaise et d'étrangeté.
C’est la meilleure et c'est la plus juste, car, dans son incertitude et
son balbutiement, c'est bien celle qui prélude à la connaissance du
fantasme central de l'antœdipe.
En aurons-nous ainsi terminé avec l’auto-engendrement ?
Assurément non. D'abord parce qu’il est d'autres processus
associés, que j'ignore encore aujourd’hui et qui se dévoileront un
jour. Et aussi pour deux raisons que je connais : 1) il est une
ombre au fantasme d’auto-engendrement, et nous allons la
rencontrer ; 2) il est à l'antœdipe un versant fécond, et nous le
découvrirons aussi (mais un peu plus loin).

68
DÉSÊTRE
ET SE DÉSENGENDRER

Une d é n o m i n a t i o n l a b o r i e u s e - U n c a d r e f o r c é m e n t e m p l i
de vide - Mort et non-vie - De l'engendrement - Un
après-coup à forme d'avant-coup - L'hallucination
négative remise à sa place - Allégorie du
désengendrement - Du retrait des origines au déferlement
des paradoxes.

Présentation

Qui s’est créé peut aussi bien se décréer ; qui s’est fait, se
défaire; et qui s'est engendré, se désengendrer. La question
fondamentale reste la même : il s'agit toujours pour le sujet de se
conférer (en fantasme) la maîtrise de ses origines.
L'auto-engendrement aura donc son contraire, son envers, son
ombre portée : ce sera l'auto-désengendrement. Je ne pourrai guère
en parler sans répéter ce que nous venons d'apprendre.

69
Je n'ignore pas non plus que ce terme est excessivement
compliqué. Pire : il n'est pas joli. Je le regrette. Je dois prier qu'on
me le pardonne. Mes néologismes sont d'ordinaire mieux fagotés.
Aurais-je seulement la ressource d'user d'une abréviation : f.a.d.e.,
par exemple...
Cependant, l'auto-désengendrement est le complément naturel
de l'auto-engendrement. Tous deux propriétés de l'antœdipe, l'un et
l'autre vont la main dans la main. C'est une production originale ;
secrète, difficile à concevoir et pour cela méconnue ; douée de
visées et de fonctions ; déséquilibrable en son économie ;
redoutable en ses excès tout comme en ses défaillances.
Pourquoi, pour le présenter simplement, ne pas dire qu'il est à
l'antœdipe ce qu’à l'œdipe est le fantasme de castration ? Ne
consiste-t-il pas dans le fantasme d'annuler sa propre existence :
de se dé-créer. Fantasme actif d'être non-né, voire même non-
naissable, il traduit le déni de l'origine propre du sujet. (Sans
doute un des aspects du complexe de désêtre, que j’évoquais
naguère : R. 1980).
Remonter au-delà de son être, non plus pour commander sa
propre conception (quoique...), mais afin de l'annuler ; remonter
non tant dans l'œuf, mais au-delà ou en-deçà de l'œuf : autant
imaginer de remonter au-delà de la naissance du monde afin de
défaire la conjonction singulière qui le fait naître : comment ne
pas vérifier une fois

70
encore que l'antœdipe n'est que trop enclin à outrepasser les
ressources usuelles de la connaissance et plus encore du
fantasme ?
Cependant, le creux marque plus que le plein ; le
désengendrement se montre un peu moins obscur et moins
insaisissable que l’auto-engendrement. De là vient que souvent
c'est lui qui nous met sur la piste.

Un de mes patients, que je cite quelquefois et qui m’a beaucoup


appris (je l'appelle Jacques) s'évertuait, semblait même s'acharner à
me montrer que lui, oui, lui, là, non seulement n’existait pas, mais
n'avait jamais existé ; et de tracer dans l'air autour de son buste un
cadre imaginaire tout en martelant : "Là-dedans, voyez, il n'y a rien !
Jamais rien".
Lorsque j'y repense, je crois bien que, d'avoir pu penser ça, d'avoir pu
me le dire et d'avoir été écouté, lui a évité de se tuer.
(Avez-vous, en passant, pensé au Chevalier inexistant d'Italo Calvino
?)

Pas plus que l’auto-engendrement, son envers n'est un fantasme


à proprement parler : plutôt, une fois encore, un fantasme-non-
fantasme. Même toute-puissance, au demeurant : qui se crée ou
qui s’efface ne peut qu'être Dieu. Le monde croule dans le déluge :
et tel est encore le fait de Dieu.

71
Précisions

Plutôt que l'appel du vide, le désengendrement tâche à donner


forme au vertige d'avant la vie. Est-il vraiment à nul autre
réductible ? Ne serait-il pas légitime, et plus simple, de le prendre
pour l’expression d'un désir de mort ? Je n’en crois rien. Nous le
savons (mais le sait-on ?) : la non-vie n'est vas la mort ; avant-la-
vie n'est pas non plus la mort ; je crois plutôt que si l'on est ici
tenté de recourir à l’idée de la mort (en dépit de l'adage - rappelé
par Freud - admettant que la mort ne se représente pas), c'est par
facilité de l'esprit : la mort est un peu moins inconcevable que
l'impensable non-vie d'avant la vie.
La vérité clinique m'apparaît presque opposée: l'idée de la mort,
la pensée et l’acte même du suicide viendront s’imposer dans les
âmes où le désengendrement imaginaire manque à jouer ce rôle de
balancier qui lui est dévolu dans l’ombre d’une psyché
suffisamment assise en son propre sein.
S'agirait-il alors d'un désir et d’un fantasme de retour au ventre
maternel ? Non plus. Ce que vise un tel fantasme, on le sait, c’est
l'accomplissement narcissique étale et élationnel : un fantasme
antitraumatique par excellence. Or, le désengendrement semble
avide d’aller plus loin. En revanche, le fantasme d’être non-né,
finement décrit

72
par Claudine Cachard, est ce qui s’approche le plus du
désengendrement que je décris.
En effet, la visée évidente du désengendrement, (qui est déjà
celle de l'auto-engendrement) est d'intervenir préventivement dans
la vie sexuelle des parents géniteurs : un saisissant après-coup à
forme d'avant-coup.
Le déni de la naissance propre, et des origines propres, est bien
un déni de la sexualité des générations antérieures : un anti-roman
familial ; les parents ne sont pas remplacés, et pas non plus
déplacés : encore une fois, ils sont exclus.
Désengendrement, auto-engendrement : ces deux fantasmes, qui
vont de pair, exercent donc la même fonction. Nous allons bientôt
voir qu'en leur version bien tempérée, elle contribue au sens
profond de l’existence du monde et de soi. Il arrive au contraire
que le désengendrement, sans plus rien tempérer, sans plus rien
porter, se mette à tourner à vide à l'instar d'une roue folle.
Tentative de retour à l'inanimé et prédominance de l'instinct de
mort, aurait peut-être dit Freud. Excès d'agression innée et
prédominance de l’instinct de mort, aurait certainement dit
Mélanie Klein. Peut-être... et même sans doute, si l'on reconnaît à
l’instinct de mort (qui pourrait alors se dénommer autrement) la
fonction de gardien des limites et de contrepoids à l'expansion
indéfinie de l'Éros : alors le désengendrement émerge à nos

73
yeux en un rôle de balancier modérateur de la prolifération infinie
par auto-génération...
Il me semble en tout cas que ce vertige du vide, cette pompe à
vide (elle-même traduisant la déstabilisation globale de
l'antœdipe) provient en effet d’un vide et un vrai : il s'agit du vide
produit par l'escamotage des générations dans la vie psychique
familiale. Là où les paternités sont déniées, où les incestes
dévalent à fleur de peau, là où le fantasme des origines est
escamoté, là où prévaut enfin l’inengendrement (lequel est loin de
désigner un processus, mais bien au contraire traduit l’absence de
processus et la vacuité fantasmatique), c’est là et c’est alors que le
désengendrement devient fou ; il ne lui reste qu’à sévir dans des
familles entières.

Distinctions imprévues

Quelques remarques, enfin, sur certaines des traductions


cliniques du désengendrement.
J’ai parlé du suicide : tel est bien le cas extrême du
désengendrement déchaîné et vertigineusement défiguré : qui se
donne la mort se la doit, et entend démontrer une fois pour toutes
qu'à lui seul il doit la vie. L’acte compte seul, le fantasme ne
faisant pas le compte : qui cherche à se tuer ne peut même pas se
désengendrer en fantasme. (Si bien que le remède à

74
la suicidose serait moins d'insuffler le goût de la vie - un projet de
toute manière irréaliste - que de ranimer le fantasme inoffensif de
se dé-créer...).
Moins dramatique, l'hallucination négative ne constitue à mes
yeux rien d'autre que la traduction sensorielle du
désengendrement. Ce qui se décrit sous le registre du narcissisme
négatif s'y trouve évidemment inclus : ce que je décris lui prête
forme.

On sait que l'humeur est aujourd'hui au négatif. Indispensable. Les


pouvoirs du négatif s'étendent à vue d'œil. On voit que je les vois à
ma façon...

Il me semble de surcroît que les brefs moment de


"surdépersonnalisation", si ce n'est même de dépersonnation, ces
instants de "fading" existentiel décrits comme normaux (bien que
souvent refoulés) tant par P. Aulagnier que par moi-même (R.
1980) ne sont autres que de fugitives activations du fantasme de
désengendrement ; pas de quoi s'effondrer, si toutefois l'on
supporte la pensée de se dé-créer fugitivement : le temps d'un
soupir.

Une allégorie

Il nous plaira de terminer ce chapitre par l’évocation d'une


remarquable allégorie du

75
désengendrement. Un homme remonte dans le temps. Il y
rencontre son ancêtre. Il le supprime. D'un seul coup, il cesse
d'exister : il s’est décréé. Mais, s'il n'existe pas, comment aurait-il
pu s'en aller dans le passé tuer son ancêtre ? Celui-ci a donc vécu ;
il a donc procréé ; si bien que notre héros a pu naître, est né, et est
vivant ; et c'est alors... etc... etc.

Comme on sait, cette histoire constitue la trame d'un roman de R.


Barjavel: Le Voyageur imprudent. Je me suis moi-même amusé à
relater une telle histoire (n'en ayant retenu que le filigrane) en la
présentant comme celle d'un ancêtre personnel, qui avait fait les
guerres de Napoléon. (C'est l'histoire du Grenadier Racamier).
L'ayant relatée à Lausanne en 1986, à Modène et à Bordeaux en
1987, je ne saurais la reprendre à nouveau...

On a vu cette histoire déboucher sans coup férir sur un circuit


paradoxal indéfini. Rien d'étonnant à cela, dès lors que le régime
paradoxal est précisément basé sur le déni de toute possibilité
d'origine. Nous venons ainsi de relater une illustration fictive de la
nature antœdipienne de l'organisation paradoxale centrale de la vie
psychique, telle qu’elle s'observe en particulier dans les
schizophrénies.
Il n'est au demeurant pas étonnant que les fantasmes de dé-
création qu'illustre le désengendrement soient propres à stimuler la
veine créatrice : quiconque se raconte cette fiction de

76
désexistence ne laisse pas de jouir délicatement d'être en vie…
Rien de tel pour exister que de songer désêtre.

77
FACHEUX DESTINS
DE L'ANTŒDIPE

Deux affirmations contra ires - Fureurs et mélodie - Une


poignée d’adjectifs - Les chemins du désert - Des hauteurs
asphyxiantes - Tourbillons et vertiges - De discrédits en
dénis - Origines du délire, et paradoxe des origines -
Des rangs serrés - Trois générations, mais pas une de plus -
Famille en péril cherche persécuteurs - Hypothèse
reconfirmée pour figurant prédestiné - Un antœdipe chauffé à
blanc - Vers la catastrophe - Vastes sédiments
métacatastrophiques.

Présentation d'un diptyque

Nul besoin de cultiver la contradiction pour énoncer les deux


affirmations suivantes.
1. Antœdipe et auto-engendrement sont des dangers pour la vie
psychique (individuelle et familiale).
2. Antœdipe et auto-engendrement sont des nécessités de la vie
psychique (individuelle et familiale).

79
Deux propositions également vraies, pour deux destins
adverses, constituant les deux versants opposés de l'antœdipe :
celui des fureurs, et celui de la mélodie.
Sur son versant négatif, l'antœdipe, issu de disqualifications et
d’occultations précocement subies, bâti à coups violents de
défenses et de dénis, débouchera sur des incidences
psychopathologiques majeures. Tandis que sur son versant positif,
basé sur des affirmations tempérées, à partir d’une coexistence
précoce suffisamment harmonieuse, il débouchera avec discrétion
(comme tout ce qui tourne rond) sur une assez souple aisance de
l'être.
Commençons par les déserts et les précipices, puisqu'aussi bien
les dangers sont plus faciles à percevoir, et les premiers aperçus :
nous savons bien que le pathologique se démontre mieux que le
bénéfique ; de même l'œdipe qui dérape est-il plus voyant que
l'œdipe heureux…

Origines et voies d'une escalade

Sans vouloir du tout jouer au papa promenant son bambin


(Antœdipe) à travers toutes les allées de la pathologie (est-il rien
pour diluer un visage comme de l’exposer partout ?), il me faut

80
pourtant bien dire que la préséance absolue d'un antœdipe mal
tempéré se révèle grosse de risques psychiques majeurs, et cela
tant pour des familles entières que pour des individus. Faudra-t-il
parler d'antœdipe toxique ; intempérant ; vicié ; délétère ; furieux ;
mégalomaniaque ? Faudra-t-il parler de l’antœdipe comme d'une
machine de guerre ? C'en est une. Il faut la voir à l'œuvre.
Nous avons déjà fait connaissance avec quelques-uns des
rouages antœdipiens de l'appauvrissement du moi : la blancheur et
la dégradation fantasmatique anémient la psyché ; la défense
épuise le moi, (et l'épuise d'autant plus qu'elle est puissante) ;
enfin la mégalomanie l'accable en le poussant vers des hauteurs à
peine respirables : l'anoxie des sommets.
Nous avons également fait connaissance avec deux propriétés
économiques de l’antœdipe : sa tendance extensive et sa tendance
à la spirale autoentretenue. Nous allons les voir prendre des
proportions redoutables.
Processus connu : plus le moi s’épuise, plus il aspire à
l’omnipotence, et plus alors il s'appauvrit, et plus encore cherche à
grimper, etc... On dirait d’un ballon gonflé à l'hélium : son pouvoir
ascensionnel augmente avec la hauteur ; hélas, si l'hélium porte à
la lévitation, c'est un gaz inerte, aux capacités nutritives nulles :
ainsi le moi détaché de ses origines s'élève, en dépérissant, vers le
grandiose.

81
La vacuité fantasmatique s’auto-entretient tout en s’aggravant,
entraînant une sorte de désertification progressive : de même que
les fantasmes nourrissent les fantasmes, de même (et à l'inverse)
l'absence de fantasmes se perpétue et s'accroît d'elle-même. Le
caractère étale que nous avons remarqué dans l'économie
antœdipienne prend un aspect tourbillonnaire : on dirait que rien
n'arrête l'énergie psychique ainsi soumise au seul régime
antœdipien. Nous savons comme il se répand ; se dissémine ; se
familialise.
Nous reviendrons aux familles. Un regard, d'abord, sur les
origines du déni des origines. Un discrédit a été porté tôt sur les
assises du moi, ses premiers pas, ses premières émergences : un
moi a dû se forger tout seul, qui n'a pas été tenu par la main (la
main maternelle). On dirait d'une viciation originelle. Le moi ne
peut que se nourrir de cet air vicié ; c'est ainsi que sur les talons
du discrédit survient, pour en prendre le relais, le déni ; et sur les
talons du déni, s’élance l’omnipotence ; démarre alors la
redoutable spirale auto-engendrée.

82
Suite des aventures
du figurant prédestiné :
hypothèse nouvelle pour une séquence
catastrophique

Je me propose de présenter pour la première fois une hypothèse


que je crois nouvelle sur l'émergence, au sein d'une famille, d'une
psychose individuelle. Cette hypothèse réunit l'étude individuelle
et l'étude familiale ; elle complète et elle achève mes précédentes
recherches sur la psychose et le délire ; elle s'inscrit naturellement
dans le fil de notre actuel parcours.
Revenons à la famille antœdipienne que nous avons
précédemment rencontrée. Et revenons à son figurant prédestiné.
C'est une famille originaire ; elle se voudrait autarcique, elle se
veut auto-engendrée. Nous connaissons maintenant son unisson
sans faille et sans conflit ; son enveloppe imperméable ; son
besoin d'invariance. Nous avons aperçu ses ancêtres : nuis ou
privés de tout mystère. Ce qui nécessite une remarque.
On dit quelquefois, pensant en fait à de telles familles, qu'il faut
trois générations pour "faire" un schizophrène. Trois, sans doute :
cela va de soi. Mais pas une de plus : tel est leur secret. Voyons
comment il fonctionne.
Survient, dans la famille, une fêlure : l'enveloppe se fissure ;
l'unité interne vacille. La

83
famille se sent menacée par quelque changement externe risquant
d’affecter sa stabilité ; par quelque germe d'émancipation levant
en son sein ; par quelque immixtion se pressant au dehors ; ou
enfin et plus encore par un deuil. C'est alors que l'unisson se
renforce ; que les rangs se resserrent. On assiste à ce que (en
mémoire de la clôture du Grand Conseil édictée jadis par la
République de Venise - cette prospère affaire de familles - afin de
préserver son efficace et son unité) je me plais à appeler la Serrata
d’Antœdipe.
D'abord silencieux, le changement qui survient va se faire à
grand fracas. Incarné par le figurant prédestiné, le fantasme
collectif d'autoengendrement familial se trouve déstabilisé, puis
discrédité, voire enfin dénoncé et démenti.
C'est alors qu'intervient le figurant prédestiné. Son rôle va se
renforcer, à l'instar du besoin familial d'unisson menacée. Vous
allez peut-être penser que l'avenir de cette vedette de famille est
aléatoire. Vous n’aurez pas tort...
Commence en effet une irrésistible escalade. Le figurant
prédestiné, depuis toujours porté en première ligne (et pas
mécontent de l'être...) va se trouver aux prises avec l’effondrement
; confronté à une insupportable solitude d’individu particulier :
l'inceste brisé, l'œdipe le menace ; la séduction trahie, le désir
l'attend : monstrueux.

84
Seule réplique possible et seule alternative à l'effondrement :
l'activation forcenée de l'antœdipe et de l'auto-engendrement. Ce
n'est plus l’ivresse ; ce n'est même plus l'extase : plus haut, plus
fort, toujours plus haut... Le malheur est que c'est passer d'un
effondrement (vers le bas) dans un éclatement (vers le haut).
Voici que l'embrasement narcissique atteint chez le patient des
températures critiques. Et voici que nous rejoignons mes travaux
précédents sur l’arrivée au délire (1986). La suractivation (le
surinvestissement) de l'auto-engendrement aboutit dans la psyché
à ce que j'ai appelé l'événement psychique blanc : illumination
aveuglante, glorieuse et dévastatrice. L’ é v é n e m e n t p s y c h i q u e
b l a n c , c ' e s t l ’ a n t œ d i p e c h a u ff é à b l a n c . Triomphe de
l'antœdipe : aveuglante fulgurance.
La catastrophe est là. Pour le sujet, plus rien ne sera jamais
comme avant. Il vient en effet de traverser l'acmé d'un épisode
psychotique. Il va tenter de se reconstruire. Arrive le délire : avatar
naturel d’un antœdipe éclaté.
Quant à la famille, elle s'inquiète, mais s'apaise ; elle retrouve
une assiette ; resserre le cercle ; le figurant incarné est désormais
désigné ; on portera le blessé ; on ne le perdra pas ; hormis celui-
là, chacun dans la famille pourra désormais suivre sa propre voie
sans trop d'encombres ; et si

85
pour faire bonne mesure et solide défense il faut des persécuteurs,
on en trouvera quelques uns dans le corps médical : n'est-ce pas
les thérapeutes qui font intrusion (un peu...) dans le cercle familial
par la brèche ouverte en son enveloppe par l’éclatement de l'abcès
psychotique ?...
(Il me semble évident que le parcours que je viens de tracer dans
la carrière d'une famille et de son psychotique ainsi que dans ma
propre intelligence de ces processus, que ce parcours croise dans
ce qu’elles ont de meilleur les élaborations présentées par Piera
Aulagnier, ainsi que certaines observations décrites par les
transactionalistes, qui ont parfois bon œil, même lorsqu'ils ont
mauvais esprit...).

Délires et paradoxes

Recueillant la récompense de nos efforts, nous allons, grâce à


notre connaissance des processus de déni des origines, voir deux
organisations cliniques aussi célèbres que méconnues trouver
enfin leur véritable place et prendre leur forme naturelle.
L'une est le délire. La connaissance de l’auto-engendrement et
de son moteur : le déni des origines, nous permet d'éclaircir l'un
des problèmes les plus controversés de la psychopathologie : celui

86
de savoir ce qu'est le délire. Or l’objet-délire (lequel englobe à la
fois l'objet du délire et la pensée du délire comme objet), l'objet-
délire est un objet dont les origines sont activement déniées. (Un
objet qui ne s'autorise, comme disent à tout autre propos les
faquins, que de lui-même). Radicalement, le délire est ce qui ne
vient de nulle part ; ses origines ne sont pas à discuter ; les
origines du délire se trouvent donc dans un déni des origines.

À la vérité, c’est à la connaissance de l’antœdipe que je dois d'avoir


pu trouver cette définition du délire, qui se dérobait à moi depuis fort
longtemps. (L'ayant énoncée en 86-87, je lai précisée en 88-89).
Comme on le sait en effet, il n’existait aucune définition correcte du
fait délirant : la psychopathologie traditionnelle donnant des
indications sans valeur et sans cohérence ; la psychanalyse, le plus
souvent, s'abstenant ; les beaux esprits se livrant à des pirouettes ; et
les lacaniens, comme d'habitude, parlant lacanien.

Autre type : le paradoxe. Et plus intéressante, l'organisation


défensive et relationnelle fondée sur la paradoxalité (cf. 1978,
1980 et 1985). On ne le sait guère, on ne le sait pas assez : le
paradoxe n'est pas qu’une invention des rhétoriciens de la Grèce
antique ; il n’est pas qu’un gadget lancé par les palo-altistes. Le
paradoxe et la paradoxalité

87
existent ; ce sont des notions qui doivent appartenir à la clinique
psychanalytique ; les beaux esprits ont beau passer à côté d'un air
digne, cela n'empêche que leur importance clinique est capitale.
L'Église n’y pourra rien : ça tourne...
Mais ça tourne sans connaître sans début ni fin. Car le paradoxe
est lui aussi dérivé du "désengendrement". En effet, au-delà de la
définition logique ou rhétoricienne du paradoxe (deux
propositions inconciliables et inséparables se renvoyant
indéfiniment l'une à l'autre sans jamais s'opposer), la paradoxalité
se définit comme un système dont a priori les origines et les fins
sont foncièrement indétectables. Non pas que ces origines soient
déniées, c’est l'existence même d'origines quelconques qui est
évacuée : la paradoxalité est ce qui organise des circuits
psychiques et relationnels aux origines introuvables..
Cette distinction et proximité entre délire et paradoxe, si subtile
qu'elle puisse paraître, devient claire ; nous y sommes préparés par
la connaissance des modalités graduées du déni. Quoi qu'il en soit,
le paradoxe et le délire vont tout naturellement prospérer dans les
familles et les individus adonnés à l'antœdipe : le délire y fleurira,
et les transactions paradoxales y régneront.

88
Infiltrations et sédiments de catastrophes

Après l'escalade aux sommets tuants de l'antœdipe, la suite ne


sera pour nous qu’une promenade. N'en soyons pas surpris : les
plus insidieuses des perturbations mijotent au coin du feu des
familles, et les orages éclatent à gros bouillons sur la tête des
individus.
Un tour d'horizon nous donne en effet à distinguer trois registres
: les catastrophes, les métacatastrophes et les anticatastrophes (ce
terme de catastrophe, je le prends dans l'acception que lui a
donnée René Thom).
Catastrophes. Nous avons vu éclater les délires ; nous avons vu
des actes suicidaires surgir comme mises en action de fantasmes
(insuffisamment élaborés et contenus) de désengendrement : nous
passions de l'antœdipe couvant en famille à son éclatement
catastrophique.
Métacatastrophes. Sur les traces (ou décombres) des
catastrophes, se déposent leurs sédiments : la vie dans les ruines.
Commençons par le principal. Une schizophrénie ne saurait se
comprendre hors de l’antœdipe, dont elle constitue
psychopathologiquement l'un des avatars majeurs : elle est
construite sur les reliquats d'un antœdipe qui a été

89
suractivé, éclaté puis recomposé - et recomposé grâce aux
instruments tenaces de la paradoxalité.

En toute justice les schizophrénies mériteraient ici une place plus


éminente, puisque c’est à travers leur étude que j'ai compris
l'évidence et la nécessité du concept de l'antœdipe ; mais pour les
schizophrènes, justement, on sait où s'adresser…

On ne sera pas surpris de trouver des fantasmes d'auto-


engendrement régner en maîtres absolus sur les déserts de
l'anorexie mentale. (Ce phénomène a d'ailleurs été signalé par
Évelyne Kestemberg : ne disait-elle pas que les anorectiques se
veulent nées d'elles-mêmes : entièrement et exclusivement d'elles-
mêmes ?).
Que dire encore des états-limites, que la clinique de l'antœdipe
éclairera sans doute d'un jour nouveau, et contribuera peut-être à
démanteler ?
Anticatastrophes. Il s'agit id d'éviter à tout prix que rien ne
change et que l'illusion de l'antœdipe ne soit entamée. L'opération
se mène en silence, et en famille ; elle est coûteuse ; mais ce sont
les autres qui la payent.
Deux formes sont organisées sur cette base : la paranoïa
rampante et la perversion narcissique. Toutes deux peuvent passer
peu aperçues; toutes deux se cultivent ou prospèrent en famille ;
et toutes deux

90
mériteraient évidemment d'être étudiées plus en détail ; on ne peut
mieux faire ici que de les évoquer.
Aurons-nous suffisamment parcouru les taillis de l'antœdipe ? Je
ne sais. En vérité je ne le crois pas: l'intérêt clinique de l'antœdipe
est loin d'être entièrement exploré. Mais il est temps de nous
tourner vers son versant positif.

91
VERS UN MONDE
HABITABLE
OU
L’ANTŒDIPE BIEN TEMPÉRÉ

Double contraste - Couple de forces, couple de formes - Les


uniques auteurs d'une vie qui n’est pas la leur - Où l'on
retrouve l'ambiguïté - Un antœdipe bien te mpéré - Une
invention une fois encore tombée dans le domaine public -
Un vrai fantasme - Un critique acerbe à ne pas écouter - Au
plaisir d'exister.
Entre la source et le monde - Où le fanta sme recrée la vérité
- Bébé qualifié par sa mère et vice versa - Auteurs assoc iés
d'une coproduction mondiale - Tableau pour un diptyque.
La nuit des temps.

Nouveau rappel

Notre second axiome, on s'en souvient, propose que l'antœdipe


non seulement ne met pas la psyché à mal, mais même lui est
vital. Une fois

93
passés les escarpements, il nous reste donc à faire le meilleur de
notre parcours.
Disons-le sans tarder : l'antœdipe dont je vais parler n'est pas
celui que nous venons de quitter. Celui-là s'opposait absolument à
l’œdipe ; ici, il s'y oppose sans doute, mais en contrepoint ; par ce
versant qui se découvre à nous, l'antœdipe se conforme donc au
principe voulant qu'il n'est pas en psychanalyse de notion qui
vaille, qui ne présente un couple de forces contrastées et de
formes complémentaires.
Il nous faut donc adopter maintenant la vision plus complexe et
plus juste d'une organisation dont les pôles opposés se complètent
et s'équilibrent sans pour autant se détruire : je les ai suffisamment
opposés pour pouvoir maintenant les accoupler.
Tandis que l'œdipe est dans la différence et l'attraction, dans
l'antagonisme et le désir, le conflit et la tension ; que l'antœdipe
ultradéfensif est dans l'inceste ; dans le rejet de l’œdipe et du
conflit, du désir, des différences et des origines ; dans les énergies
sans contre-poids, parfois fulgurantes ; et débouchant, parfois sans
retour, sur des prouesses exorbitantes, l'antœdipe vital et bien
tempéré sera toujours dans la différence, mais dans l'unisson ;
toujours dans les énergies étales, mais modérées ; et toujours dans
l'ambiguïté des origines , mais il débouchera sur une familiarité
sans confusion avec l'objet comme avec le monde.

94
Réalités

Revenons pour une minute aux schizophrènes, comme à tant


d'autres de ces patients qui s'auto-engendrent avec une énergie
désespérée. Selon leur "fantasme" antœdipien, ce monde leur doit
tout ; ce monde n’est cependant pas le leur ; sans cesse ils ont à
l'éprouver ; armés, ils ont à l’embrouiller (les paradoxes) ;
cuirassés, ils ont à l’écrabouiller (l’autisme et le suicide) ; et ils ne
l’habitent pas.
Ils sont les uniques auteurs de leur existence ; et ce n'est pas la
leur.
Tout autrement va l’antœdipe fondateur, et c’est ici qu’il nous
faut admettre d’entrer dans l'ambiguïté. Présentons ici un (autre)
couple de vérités coexistentes :
1. La vie nous a été donnée : c’est ce qu’atteste le fantasme de
la scène primitive.
2. Incessamment et depuis toujours, nous sommes les créateurs
de notre vie : c’est ce qu’atteste le fantasme d'auto-engendrement.
Il serait plus juste d'inverser l'ordre de ces énoncés : le conflit
originaire prélude au conflit œdipien, l'auto-engendrement à la
scène primitive. C'est assurément celle-ci qui fait le plus de bruit
dans la psyché ; mais la psyché, pourrait-elle faire façon des
orages qui lui sont promis par l'œdipe, si elle ne peut s'appuyer sur
l'assise d'un conflit

95
originaire résolu sans drame et débouchant sur une auto-création
bien tempérée ?
Croyez-vous que nous puissions une seconde nous sentir chez
nous dans la peau du monde si nous n'avions jamais vécu l'illusion
de l’avoir inventé nous-même ? Il faut avoir vécu cette illusion
pour en conserver le goût sans avoir besoin d'en soutenir à tout
prix la conviction.
Un auteur que je ne suis pas sans connaître écrivait naguère :
"Chacun de nous quant au monde en sa réalité est
l'auteur oublié d'une invention tombée dans le
d o m a i n e p u b l i c " . Cette affirmation, que je me réserve de
compléter dans un instant, a déjà le mérite de nous rappeler que
dans l'antœdipe fondateur, l'illusion d'autoengendrement se dilue
discrètement dans l'organisation fondamentale du moi. Aurons-
nous ainsi découvert l'auto-engendrement comme fantasme à
proprement parler ? Une construction de la psyché, née de son
besoin propre et de son expérience, nourrie à la fois de réalité et
d'illusion, promise à se transformer et peut-être à se fondre mais
non pas à se détruire, n'est-ce pas un fantasme ?
Il apparaît alors que l'antœdipe, dans cette heureuse version du
conflit des origines, prélude à l’organisation du monde
fantasmatique : des fantasmes il devient maintenant le placenta.
De même allons-nous d'ici peu et sans surprise voir

96
entrer en jeu l'essentiel : le corps en son cœur et en ses
membranes.

Un critique acerbe s'élèverait peut-être ici pour objecter que le


fantasme d'auto-engendrement n'est guère saisissable puisque, dans
sa version orageuse, il n'a pas forme de fantasme, tandis que dans sa
forme de fantasme, il est destiné à se fondre et à disparaître dans les
assises du moi. Mais avec des critiques de ce genre, que resterait-il
de la psychanalyse ?

Le simple plaisir d'exister ; la vie en soi ; le sentiment diffus que


notre moi est de plain-pied avec le monde ; l'investissement étale,
diffus et discret du monde et de soi vivant : ces évidences vitales
(sur lesquelles j'insiste depuis longtemps) sont bien les vivantes
héritières de l'antœdipe.
Comme tout ce qui est doué de vie psychique, l’antœdipe a des
sources corporelles. La source corporelle première de l'antœdipe
bien tempéré (et de son fantasme) se trouve dans la simple donnée
biologique d’être en vie. Source complémentaire : les limites du
corps.
A n t œ d i p e n ' a t t e n d r i e n : i l l u i s u ff i t d ' e x i s t e r.

97
Une précoce réalité interactive

Antœdipe ira-t-il cependant jusqu'à se croire le créateur de sa


propre mère ? Son fantasme le veut ainsi. Rappelons-nous le
caractère global des fantasmes antœdipiens ; d’où l’importance,
déjà dite et redite, des enveloppes corporelles ; ce caractère global
s'accorde parfaitement avec la nature foncièrement étale (parce
que narcissique) de l'investissement antœdipien ; quant aux
fantasmes de l'antœdipe, ils portent, on l'a vu, sur l’existence plus
que sur la satisfaction ; le bébé qui a faim crée le sein qui lui est
donné : il halluciné la satisfaction du désir ; le fantasme
antœdipien , ne l'avons-nous pas déjà dit ?, est moins occupé de
faire jaillir une source que de construire un monde et de créer des
personnes.
De même avons-nous évoqué déjà le duo bien connu de la mère
et du bébé. Deux regards se croisent. La mère crée le bébé ; le
bébé crée la mère. C'est son fantasme ; c'est leur fantasme. Et c'est
la vérité. Sur quelle réalité interactive la réalité interne va-t-elle
reposer ?
On savait assez que la mère, physiquement et psychiquement,
crée son bébé. Aujourd'hui nous connaissons la réciproque. (Ainsi
se confirme la loi de réciprocité que j'assigne à la séduction
narcissique depuis que je l'étudie : c'est bien dans

98
ce courant que nous naviguons ici). À sa formule célèbre de 1960 :
"La mère est investie avant que d’être perçue", S. Lebovici a pu
ajouter en 1983, se basant sur des observations très concordantes :
"... et elle est créée par le bébé".
Car c'est le bébé qui, par ses appels, ses regards et ses réponses,
c’est lui qui la fonde, la confirme et la qualifie en tant que mère.
Elle l'a qualifié en tant qu'être nouveau. À son tour et par lui, elle
est qualifiée comme mère, et elle accepte de l'être : ne dirait-on
pas ici que se vérifie le fantasme précoce de l’engendrement de la
mère par le bébé ?
Un fantasme, alors, l'antœdipe ? Pourquoi pas, s’il s'est réalisé
dans l'interaction précoce. Ainsi se vérifie en sa faveur une autre
des propriétés essentielles des notions psychanalytiques de bon
aloi : r i e n n ' e s t d o n n é à l ’ i n d i v i d u , q u ’ i l n ’ a i t à
construire ; et rien ne se construit dans la psyché
qui n'ait son répondant de vérité interactive et
biologique.

Pour une coproduction du vivant

À mon tour je vais maintenant pouvoir compléter mon


aphorisme précédent. Une inven-

99
tion, disais-je, tombée dans le domaine public ? L'heureuse issue
du conflit des origines est de sentir intimement qu’on est soi-
même avec les parents, quant au monde et aux personnes, les
auteurs associés d'une coproduction vivante et vivable.
Et ceci nous permet de mieux situer les issues respectivement
heureuse et malheureuse de l'antœdipe.
Cette coproduction originaire et fondatrice est ce qui permet
d'entrer avec le monde dans une relation de familiarité créative, et
cela sans préjudice des horizons œdipiens. Elle est le fruit de la
qualification réciproque de la mère par le bébé et du bébé par la
mère. Ainsi l'illusion créatrice originaire est-elle suffisamment
étayée par l'investissement maternel.
"Auteur de ma vie, enfant des auteurs de mes
j o u r s " pourrait-on dire pour désigner cet antœdipe réussi.
Au demeurant, l'illusion créatrice - cette illusion qui d'ordinaire
permet au bébé de soutenir la violence (formulée par P. Aulagnier)
des intrusions du corps, ainsi que du monde parlé des adultes -
n'est pas exclusive : la mère contient l'investissement de l'imago
paternelle, elle contient le monde œdipien ; c'est à travers ce
patrimoine qu’elle apporte au bébé antœdipien la promesse de
l'œdipe.

100
(Une remarque, en passant : on sait que D. Braunschweig et Fain ont
présenté la mère et l'amante comme alternatives et même comme
antagonistes ; cet antagonisme ne serait-il en vérité que l'un des cas
de figure : ce cas se trouve sans doute aux origines des évolutions
"prépsychotiques" ; pour les pervers et les psychotiques, la mère a été
tout dans l’antœdipe et dans l'inceste, et non point dans l'œdipe ;
quant à la mère satisfaisante, serait-elle à la fois la mère et
l'amante ?).

Ainsi se complète à nos yeux une double image: celle d'une


séquence et celle d'un diptyque. La séquence est celle qui conduit
d’antœdipe en œdipe. Plus encore qu’une séquence, elle introduit
un équilibre, une balance délicate et nécessaire. Est-il seulement
d'œdipe possible sans antœdipe satisfaisant ?
Quant au diptyque, il oppose la lignée conduisant de la
disqualification de la mère à l'àctivation éperdue du "fantasme"
d'autoengendrement au travers du déni des origines, et la lignée
plus heureuse qui, à partir du crédit donné et reçu par la mère,
permet à l'enfant de construire dans une ambiguïté créatrice la
coproduction discrète et fondamentale du monde, de l'autre et de
soi.

101
Ce diptyque mériterait un tableau ; on le trouvera tout à l’heure
("Le Pendule d'Antœdipe", tableau n°2).

Familles et ancêtres

Je le sais bien, et nous l’avons vérifié : les chemins que nous


avons parcourus s'ouvrent naturellement sur les horizons familiaux
; je le sais par expérience personnelle, et je le sais de par les
travaux (en psychanalyse familiale) de ceux qui me suivent. Il en
est d'ailleurs dans les familles comme chez les individus : c'est
l'antœdipe non résolu, celui qui débouche sur l'auto-engendrement
le plus absolu, dans l'acception la plus typique du fantasme-non-
fantasme, c'est celui-là, nous le savons déjà, qui se voit le mieux.
À l'inverse des familles fermées, tassées sur leur unisson, limitées
à deux ou trois générations qui se désignent mais ne se distinguent
pas vraiment, les familles à antœdipe ouvert accueillent en leur
sein toutes sortes de fantasmes et de légendes ; parfois
explicitement et toujours implicitement, elles se reconnaissent des
ancêtres ; elles en sont issues; elles les imaginent, les retouchent ;
les parent ou les noircissent. Ils sont (comme les parents) taillés à
coups d'histoire et d'imaginaire ; jamais complètement créés, ils ne

102
sont jamais complètement connus. Leurs origines se perdent dans
la nuit des temps: belle expression pour désigner ce rien de
mystère et d'indéfini qui marque à tout jamais le fond de nos
origines...
Vo i l à d o n c A n t œ d i p e - l e - b i e n - t e m p é r é , a v e c s a
réalité psychique propre ; son fantasme original ;
ses sources corporelles ; sa réalité interactive
précoce ; son destin ; son registre familial ; et
c u l t u r e l : que lui faudrait-il de plus ?...

103
LE PENDULE D'ANTŒDIPE
DEUX DESTINS ADVERSES POUR L'ANTŒDIPE
ET L'AUTO-ENGENDREMENT

104
REGARDS
SUR LA THÉRAPIE

Quelquefois, jadis... - Quelque modestie - Freud, lui-même...


Réponse du troisième type - Un tiers observant - Un brin
d'écoute - Une voix différente : un espoir de changement.
Une place pour Œdipe - Le Je et le corps, le détail et le s
histoires - Une douloureuse identité - Une haine à peine
supportable - Quelques précautions du re tour au sol -
Cosmonautes de l'antœdipe - Un réengendre ment respectable
- Le goût de la vie ou le goût du déni ?
Quelle fin pour une analyse ?

Illusions de jadis, illusions de naguère

Quelquefois, jadis, j'ai pensé qu’au terme d’une "bonne"


analyse, le complexe d'Œdipe se liquide. Le pensais-je en vérité ?
Du moins je l’entendais dire ; car c'est ce que l’on croyait à
l'époque.

105
Depuis ce temps-là, j'ai vu sur mon divan bien des complexes
d'Œdipe mûrir et muer. Je n'en ai jamais vu. Dieu merci, qui se
liquident. (Je n'en ai vu de liquides que chez des psychotiques, et
c'était pour leur malheur). Tout le monde sait aujourd'hui qu’un
complexe d'Œdipe peut se résoudre, et non se liquider.
Comme l'histoire se répète ! Quelque temps, j'ai cru que le
mieux qui pût se produire avec l'antœdipe était qu'il disparût.
C'était la friche ; la végétation en folie. Qu'elle s'efface ! Qu'elle se
fane ! À sa place pousseraient les floraisons de l'œdipe.
J'ai perdu de telles certitudes. La vérité, nous le savons bien, est
plus complexe : il est à l'antœdipe un versant nécessaire, un mode
bien tempéré. Je ne crois donc pas opportun d'attendre à tout prix
que nos patients déposent à nos pieds - sacrifice ou tribut - la
dépouille de leur antœdipe, si fou soit-il.
Il faut se souvenir de Freud : il déplorait qu'il fût si difficile de
faire renoncer les femmes à l'envie du pénis. Mais n'y mettait-il
pas un peu trop d'ardeur ? N'en mettons pas non plus pour tirer à
vue sur l'antœdipe aperçu chez nos patients et dans les familles...

106
Voies nouvelles

Auprès du fantasme d'auto-engendrement lorsqu'il déborde, on a


vu que les réponses les plus communes vont aux extrêmes : soit on
reste énergiquement imperméable ; soit on se laisse absorber. Dans
l'un et l'autre cas on ne peut rien voir.
La position du clinicien thérapeute est évidemment du troisième
type, et nous la connaissons : elle consiste à percevoir et à
comprendre, à s’identifier sans pour autant se confondre. Cette
position nouvelle - celle du tiers observant - modifie les données
du jeu, et cela avant même que nous en ayons tiré des déductions
techniques importantes : une remarque, une question, une écoute
peuvent-elles déjà suffire à nous "placer" et déjà changer le jeu ?
Pour commencer, le tiers observant ne fuit pas ; ne se laisse pas
absorber ; il regarde ; on voit qu'il voit, on voit qu'il pense. Dès
lors, chez les familles ou chez les sujets adonnés à l’antœdipe, se
produit comme un frémissement ; les uns feront preuve d’un brin
d'écoute : on sait que cette toute première (et toujours discrète)
réponse est plutôt de bon augure ; d'autres resteront sourds ; ne
feront même qu'accentuer la pression pour exclure l'intrus ou pour
l'absorber : ici, l'avenir serait-il bouché ?

107
Notons que ce "brin d'écoute" qu'on vient de mentionner peut
s'apercevoir soit chez un sujet, dans une réponse inédite,
surprenante et peut-être passagère ; soit dans une famille, dans
quelque réponse d'un des membres qui contraste avec celle de tous
les autres ; bref, sujet ou famille, l'indice qui compte le plus à nos
yeux est celui qui fait contraste ; l'important, c'est le "couac" ; c'est
que l’unisson n'apparaisse pas totale : une voix différente s'élève
parmi d'autres dans la famille, ou pour un instant dans un sujet ;
tel est le révélateur singulier ; alors nous savons qu'une voie nous
reste ouverte ; et j'espère que notre clinique pourra s’affiner au
point que nous devenions aptes à évaluer assez tôt et assez
précisément les possibilités individuelles ou familiales d’ouverture
thérapeutique.
Entrons cependant au sein de l'action. De recette, il n'en est
évidemment pas. La méthode qui nous est la plus familière
consiste à opérer le passage du non-fantasme au fantasme, et c’est
l'interprétation qui nous sert en premier lieu. Ce passage n'est pas
impossible ; sans doute est-il moins difficile dans une thérapie
familiale. On a vu (J.-P. Caillot et G. Decherf (1989) qui m'ont
parlé de la fillette qui parle dans mon épigraphe) des enfants
expliciter en clair leur fantasme d'autoengendrement, et des
parents ne pas les faire taire. (Je crois bien que le fantasme devient
alors comme

108
un jeu ; mais les familles qui jouent peuvent-elles demeurer des
familles fermées ?).
Ainsi, d’interprétation en interprétation, peut-on parvenir non
pas à liquider l'antœdipe, mais à modifier son régime économique
jusqu'à le rendre moins écrasant, et son "placement topique"
jusqu'à le rendre moins exclusif.
Je l'ai dit déjà : nous n'allons pas jusqu'à solliciter qu'Antœdipe
quitte l'arène, nous demandons seulement : Une p l a c e p o u r
Œdipe.

Auprès du corps

Au demeurant, les voies de l'interprétation ne sont pas les seules


possibles ni mêmes les seules souhaitables. Je vais maintenant
m'occuper de ces sujets qui sont tellement immergés dans
l'antœdipe des hauteurs qu'ils en ont perdu le sens du Je et du
corps, du détail et des histoires. Ce serait un réel danger que de
grimper à leur suite vers ces altitudes éthérées d'où le monde
s'amenuise mais où l'air vous manque. Avec eux au contraire, je
plaide en faveur de l'intérêt pour les détails ; de l’intérêt pour le
vécu corporel ; de l’intérêt pour les contes, les histoires et les
allégories.. Cet intérêt se manifestera soit dans les interventions en
séance,

109
soit encore dans le soin (pour les patient qui en ont le besoin).
Je dis quelquefois, et je vais l'écrire ici :
Tout ce qui est gagné pour quelque coin du corps, quelque
détail de la vie, quelque histoire inventée, tout cela se gagne
sur la mégalomanie asphyxiante de l'antœdipe ascensionnel.

Réparation et ré-engendrement

S'il est vrai qu'au terme du travail sur l'antœdipe fou le patient -
ou la famille avec le patient - peut trouver quelque place et confort
de vivre, il n'en reste pas moins que le chemin est ardu, semé
d'embûches. Regardons-en quelques unes.
Trouver un semblant d'identité dans le déni de ses propres
origines est une constante acrobatie. Un leurre, dites-vous ?
Certes, mais le quitter, c'est perdre le peu que l'on a. C’est ainsi
que j'ai vu des patients pris de vertige devant le vide existentiel
qu'ils rencontrent lorsqu'ils commencent à déposer les frusques de
leur faux-moi. Il serait déraisonnable de trembler avec eux, mais
désinvolte de les pousser en avant sans mesurer leur peur.

110
Et cela, d'autant que ce sujet qui descend à la recherche de soi,
non seulement abandonne le manteau de la grandiosité, mais va
devoir reconnaître que ses parents l'ont trompé. Il va prendre la
mesure d'une mère qui l'a discrédité tout en le hissant sur un trône
illusoire. Une immense rage l'habite, qui l'épouvante. Cette rage
meurtrière lui fait d'autant plus peur que la mère implacable qui l'a
nourrie se donnait incessamment pour fragile. Et tout cela de
revenir violemment dans le transfert.
Quand on a volé aux altitudes de l'antœdipe enivrant, non
seulement les générations paraissent futiles ou effrayantes, et les
détails de la vie inconsistants ou monstrueux, mais les affects les
plus communs peuvent souffler comme des ouragans dévastateurs.

D’aucuns nous démontreraient ici que cette dévastation redoutée


vient de l'instinct de mort qui les infiltre ; je n'en suis pas si sûr ; sans
entrer à mon tour dans une pesante polémique, je veux seulement
rappeler qu'un sujet qui a longtemps vécu dans l'obscurité ressent la
lumière du jour, lorsqu'il y revient, comme une douleur ; et c'en est
une, c'est une agression ; est-ce la mort qui vient dans le soleil ?

On aimerait trouver quelques filtres et quelques précautions afin


de faciliter le retour sur terre des cosmonautes de l’antœdipe...

111
Des patients qui ont jadis été gravement discrédités et
disqualifiés, dans de ces familles où l'antœdipe règne en tyran, où
le sens des générations est aboli ou plutôt subverti, en viennent à
se refaire des ancêtres. Cette recherche intérieure se place dans un
registre solidement imaginaire, et ne le quitte pas. Comme
ingrédients elle utilise : l'image de l’objet du transfert ; et des
souvenirs ou légendes familiales sur les aïeux. Il s'agit ni plus ni
moins que d'un travail de réengendrement. Travail réparateur. J'ai
cru comprendre qu'il commence de préférence par les grands-
parents : cela ne saurait nous surprendre. On serait fort mal avisé
de le prendre pour réactivation d'antœdipe. C'en est le contraire :
c'est un retour aux générations.
Nous-mêmes, après tout, ne sommes-nous pas toute notre vie
occupés à remanier, retravailler notre propre histoire ? (Évelyne
Kestemberg avait très joliment écrit sur ce thème).
J’ai ouvert les aperçus thérapeutiques. S’il me faut les clore, ce
sera à regret ; et ce sera sur un rappel à la modestie. Il faut se
rappeler qu'il est des sujets ou des familles qui jamais ne
supporteront de revenir des hauteurs de l’antœdipe. Jamais chez
ceux-là, jamais hélas le goût de la vie ne saura prévaloir sur celui
du déni...
Pour terminer sur une perspective plus ouverte, je me demande
s'il n'est pas dans la nature

112
de toute véritable terminaison d'analyse que de poser à chacun le
problème de ses origines.
Au t e r m e d u p a r c o u r s a n a l y t i q u e , A n t œ d i p e e s t
encore là, qui nous attend.

113
CONCLUSION

Au cours de ce travail le lecteur, je l'espère, aura vu s'élargir la


conception que l'on peut se faire de l'antœdipe. Je le croyais taillé
d’un seul bloc, tout entier voué au déni, et tout entier tourné vers
la pathologie. Cette vue reste vraie. Elle n'est pas la seule vraie.
L'antœdipe a plus de complexité. Nous lui avons découvert une
autre face, discrète, universelle et fondamentale. Ambiguë, elle
l'est comme le sont nécessairement les origines. On a pu
comprendre que ces origines ne paraissent d'une seule pièce que
lorsqu'elles sont intrinsèquement déniées...
Ainsi complété, le concept d'antœdipe est-il apte à remplir
l'ensemble des qualités requises pour qu'un concept
psychanalytique soit de bonne tenue ? Je l'espère. Je lui souhaite
bonne vie. Je ne peux cependant rien lui promettre : la vie des
concepts n'est pas toujours rose ; ils naissent dans la sueur ; ils ne
manquent pas d'aventures.

115
J’aimerais qu'il soit utile ; j'aimerais qu'il soit de bon usage. Je
détesterais qu'il soit galvaudé ; défiguré ; dévitalisé. On a vu
quelques bons et braves concepts perdre forme à force d'être
employés sans discernement : assassinés par le mésusage. Auprès
du lecteur qui m’a suivi jusqu’ici, je n'ai rien à craindre de tel. Je
ne vais donc pas faire comme ces mères de schizophrènes qui
auraient tant aimé que leur enfant vécût sans naître...
J'espère surtout que le lecteur aura éprouvé autant d'intérêt à
m’accompagner que j'en ai eu à tracer la voie. Peut-être, qui sait ?
aura-t-il été séduit au point d'avoir envie d'engendrer lui-même de
nouveaux développements. Car la voie reste ouverte, et je crois
fermement que l'antœdipe est loin d'avoir dit son dernier mot.

Jouxtens (La Louvière)


et Besançon (Le Piano d'eau verte),
1er janvier-20 mai 1989

116
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

Nous avons fait un bien long parcours. Pour cette raison, et pour une
fois, je ne chercherai pas à présenter de bibliographie complète. Mes dettes
sont nombreuses, mes références le seraient beaucoup plus encore.
De FREUD, il faut au moins se référer à l'Introduction au narcissisme,
qui est de 1915 ; à La névrose et la psychose et au Bloc magique, qui sont
de 1925.
Cueillons au fil de notre parcours quelques branches, quelques fleurs
parmi d'autres :
P. FEDERN a traité du moi et de ses limites dans la Psychologie du moi
et les psychoses, publié par Imago à Londres en 1953.
De F. PASCHE, "le Bouclier de Persée", paru dans la Revue Française
de Psychanalyse, et dans Le sens de la psychanalyse, publié aux PUF à
Paris en 1988.
Le moi-peau, de D. ANZIEU, est de 1985 et de chez Dunod à Paris.
De B. GRUNBERGER, Narcisse et Anubis a été publié en 1988 à Paris
par les Editions des Femmes.
Promotrice de la notion de fantasmes de génération pré-sexuels, Ida
MACALPINE a publié Schizophrenia 1677, où elle s'en explique avec R.
HUNTER, à Londres chez Dawson en 1956.
J.-P. CAILLOT et G. DECHERF (qui avaient déjà publié leur Thérapie
familiale psychanalytique et

117
J.-P. CAILLOT et G. DECHERF (qui avaient déjà publié leur Thérapie
familiale psychanalytique et paradoxalité en 1982) ont édité la
Psychanalyse du couple et de la famille en 1989 à Paris, par A.PSY.G.
Le Narcissisme de vie, narcissisme de mort, d'A. GREEN, date de 1983
(Minuit, à Paris).
De C. CACHARD : L'autre histoire sort en 1987 à Paris aux Editions
des Femmes.
La violence de l'interprétation de P. AULAGNIER était sortie en 1975
aux PUF à Paris.
Un peu avant (1973), J.-L. DONNET et A. GREEN avaient publié
L'enfant de Ça aux éditions de Minuit.
Egalement aux Editions de Minuit, en 1972, avait paru Capitalisme et
schizophrénie, l’Anti-cedipe, de DELEUZE et GUATTARI, mais est-il
besoin de dire que mon Antœdipe n'a jamais rencontré cet anti-œdipe-là.
Quant à S. LEBOVICI, sa "Relation objectale chez l'enfant" a paru en
1961 dans La psychiatrie de l'enfant (n°l), et Le bébé, la mère et le
psychanalyste a été publié en 1983 à Paris par Le Centurion.
Évelyne KESTEMBERG, enfin (et en mémoire) : son travail sur "la
psychose froide et la relation fétichique" a paru dans la Revue Française
de Psychanalyse en 1978 (n°2) et ses réflexions sur "Construire,
aimanter..." dans le n° 23 des Cahiers du Centre de Psychanalyse et de
Psychologie qu'elle avait fondés et que publie le Centre de S.M. du 13ème.
Charité bien ordonnée finit, dit-on, par soi-même : il me reste à signaler
au lecteur :
- qu'il trouvera Les schizophrènes édités à Paris chez Payot en 1980 et
1983 (mais attention ! ce livre va devenir introuvable...) ;
- que les remarques sur "Les schizophrènes et leurs familles" ont paru
dans l’Évolution psychiatrique en 1975 (n°2);

118
- que la Revue Française de Psychanalyse a publié "L'œdipe
chez les psychotiques" en 1966 (n° 5-6) ;
- que la revue GRUPPO a publié "La paradoxalité et
l'ambiguïté" en 1985 (n°l) et "La perversion narcissique" en 1987
(n°3) ;
- que deux études sur le délire ont paru, l'une en 1987 dans les
Cahiers du Centre de psychanalyse et de psychothérapie (n° 14 :
"À la recherche du nouveau monde") et l'autre en 1989 dans la
Revue de neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence (n°2 :
"Délire d'adulte, délire d'enfant) ;
- qu'on pourra trouver des travaux anciens (1953,54) sur "Les
frustrations précoces" et plus récents sur "La frustration du moi"
dans De psychanalyse en psychiatrie, paru chez Payot en 1979 ;
- dans le même ouvrage un chapitre sur "La maternalité
psychotique", issu de travaux de 1961 ;
- voire enfin une étude sur "Les troubles de la sexualité
féminine et de la maternité" dans le Bulletin de psychoprophylaxie
obstétricale, n° 32, en 1967 ;
- et sur "La fonction respiratoire" (avec GENDROT) dans
l'Évolution psychiatrique en 1951, n° 3.

119
ANTŒDIPE II

La découverte d'un héros

Il est des îles enchantées.


J'en ai fréquenté une, naguère, où Rome, jadis, élevait des
murènes dans une grotte marine à l'intention de la plus
incestueuse de ses impératrices; où les falaises de pierre ponce
gravées par les vents et les volcans, semblaient d'immenses
aquatintes d'ocre et de neige ; et où le soleil se couche deux fois
chaque soir, une première fois sur le sein d'une colline, d'où il
caresse la courbe du port ; et une autre fois, d'une autre côté, sur
la mer, d'où il fait chanter la falaise.
C'est en flânant le long du port, dans une boutique creusée dans
la pierre, qu'au milieu d’un fouillis d'objets d'avant le déluge et de
livres d'avant les guerres, je découvris un grimoire qui me fit une
surprise inoubliable. Traduit du grec dans un italien douteux, il
consacrait quelques pages à un héros dont je n'avais jamais
encore entendu parler. Il y manquait des pages. Je pris des notes.
J'égarai le grimoire. J'oubliai l'affaire.
Jusqu'au jour où j'eus à présenter le thème antœdipien entre les
paradoxes des schizophrènes. Antœdipe : ce nom me disait
quelque chose. Je retrouvai mes notes et, grâce à elles, je pus tant
bien que mal reconstituer une histoire d'Antœdipe. Elle se
terminait sur un grillon ; ça tombait bien : ça tombait le jour qui

121
est à Florence celui de la fête aux grillons. (Plus tard, bien plus
tard, j'appris qu'une expression allemande, avoir les grillons - die
Grillen - veut dire être fou : ne trouvez-vous pas aussi que ça
tombe bien ?).
Il en va pour les mythes comme pour l'histoire intime des
personnes : comme elle change, ils se transforment ; semblables
et cependant différents. Depuis Florence, celui d'Antœdipe a
changé lui aussi. Certains traits lui sont restés et plusieurs se sont
modifiés : quelques-uns ont disparu, et d’autres sont venus : ainsi
va la vie des mythes.
Il est vrai qu'entre-temps j'avais changé d'île. (celle-ci n'avait
pas été la résidence d'une impératrice, mais celle d'un dieu : celui
des vents) ; et dans cette île j'avais encore (quelle coïncidence,
une fois de plus) trouvé une échoppe encore un peu plus obscure ;
et dans cette échoppe déniché encore un autre grimoire ; et dans
ce grimoire trouvé à nouveau l'histoire d'Antœdipe : voilà bien la
preuve, s’il en fallait, qu'elle est authentique.
Je n'en ai cette fois-ci pas changé une ligne. Voici donc la très
véridique histoire d'Antœdipe, le héros des origines.

La dernière et véritable histoire d'Antœdipe

Antœdipe était d'un pays que ne mentionnait aucun livre, et


d'indiquait aucune carte. Non pas qu'il fût plus souterrain qu'un
autre : il était ailleurs.
Fort rares étaient les nouvelles émanant de ce

122
royaume, et toujours brouillées ou absurdes : incompréhensibles.
Pas question non plus, pour les étrangers, d'y pénétrer. Non pas
que ce fût interdit : c'était à peu près impossible ; les frontières
n'étaient pas signalées ; elles n'étaient pas non plus visibles ; si
toutefois, par mégarde, on s'en approchait, elles opposaient une
résistance insurmontable. Quelques aventuriers, quelques fous
peut-être, par on ne sait quelle ruse avec l'espace, avaient quand
même réussi à s'y glisser. Ils ne savaient même pas au juste où ni
depuis quand ils y étaient entrés ; ils en ignoraient presque tout.
Une fois dans la place on ne pouvait pourtant pas s'y tromper ;
car il y régnait une lumière et des manières inimitables.
Sous un ciel pâle et sans nuages, une lumière uniformément
blanche, venue de nulle part et de partout, éclairait un monde
sans relief et sans limites, sans profondeur et presque sans
couleurs. Que les objets fussent proches ou lointains ne faisait
guère de différence; On ne pouvait donc savoir s'ils allaient en
s'approchant ou bien en s'éloignant. D'ailleurs, leurs formes
flottaient, tantôt infimes et tantôt géantes, aplaties comme des
feuilles ou gonflées comme des ballons. On serrait des mains qui
vous passaient au travers du corps ; on approchait des corps qui
se dissolvaient ou volaient en éclats ; on croisait des ombres qui
ne portaient pas d'ombre. Tout cela, toujours, dans un silence
étourdissant.
Quant à quitter le royaume, il n'en était pas question non plus.
Non pas qu'il y eût murs, enceintes ou barbelés ; non : les
frontières, quand de l'intérieur on croyait les atteindre, se
dérobaient, reculaient

123
infiniment : l'espace était courbe, mais Einstein n'y était pour
rien.
À l'instar du proche et du lointain, instant et éternité se
confondaient au pays d’Antœdipe. On y pouvait apercevoir de-ci
de-là de bizarres objets arrondis. Et vides. Les vieilles gens - si
toutefois il s'en trouvait encore en ce royaume où les êtres sans
sexe étaient aussi sans âge - les vieilles gens disaient qu'une fois,
jadis, ces cercles avaient été des horloges. Elles n'étaient même
pas absurdes : elles étaient muettes.
Mais il est grand temps de parler d'Antœdipe, et de la
prédiction. Car le plus grand mystère de ce mystérieux royaume
portait sur les origines même d'Antœdipe.
Jadis un devin avait formulé une prédiction sur les origines de
l’enfant et sur son destin magnifique et funeste ; mais, ce devin
ayant également prédit de grands malheurs si la vérité venait à se
découvrir, on l'avait promptement fait taire et disparaître. Dans la
crainte que néanmoins la vérité ne transpirât, le Conseil du
Royaume (ce Conseil était évidemment dirigé par la Reine) avait
édicté une loi draconienne, qui exigeait qu'aucune vérité ne fût
jamais reconnue comme telle. Soumis à cette loi, les sujets de la
reine avaient, pour la plupart, pris le pli de s'exprimer de la façon
la plus absurde ; d'autres faisaient comme les horloges, et se
taisaient. Or, le bruit courait - ou rampait... - qu'Antœdipe fût né
des œuvres de Zeus. La mère d'Antœdipe, enfin... la Reine, aimait
accréditer cette rumeur - sans que l’on pût savoir si cette version
cachait une vérité tout autre, ou bien encore si, par un
déguisement suprême, elle ne disait la vérité que pour

124
faire accroire qu'elle fût erronée. L'affaire était d’autant plus
complexe que cette Reine passait pour être elle-même née de
Zeus, qui l’aurait ensuite fécondée en prenant la forme d’un
garçonnet.
Laissez-moi vous dire que tout cela est complètement faux.
Une version plus étrange, et par conséquent plus vraisemblable,
disait que l'un des yeux de la mère, qui en effet n’avait qu'un œil,
avait été métamorphosé en fontaine. Le géniteur se serait uni à
elle, métamorphosé en pluie. Le fait est qu'il existait aux abords
du palais une fontaine qui passait pour être l’œil de la
fécondation. Cette source avait la propriété de ne réfléchir ni
arbres, ni visage, ni aucune autre sorte d'image ; quiconque se
penchait sur elle s’y perdait aussitôt.
Quiconque - sauf Antœdipe lui-même, Car il venait souvent se
pencher sur l'œil de la fontaine ; lui seul, après avoir disparu,
refaisait surface, auréolé d'extase. C’est alors que dans le plus
étonnant silence, une immense lumière éblouissante et blanche
traversait un ciel que les deux ne connaissaient plus.
Et le roi, dites-vous : y avait-il un roi en ce royaume ? On le
dit ; rien n’était moins sûr. Car s'il y avait un roi, on ne le voyait
jamais : tantôt repoussé au-delà des limites du royaume et
condamné à errer dans les limbes comme un fantôme ; tantôt au
contraire, caché dans le palais, mais fluet, transparent, répété en
une infinité d'exemplaires emboîtés les uns dans les autres, de plus
en plus minuscules, de plus en plus proches du néant : ce roi
n’existait qu'en inexistant.
Jusqu'au jour où le devin, que l'on croyait disparu, revint au
royaume…

125
Tirésias - car c'était lui - avait déjà parcouru cinq ou six de ses
vies ; il lui en restait à peine une ou deux à vivre ; il s’en
contentait : car lui qui, déjà, connaissait la bisexualité, il avait
encore appris à connaître la bigénérie.
On sut enfin ce qu'il avait prédit : Antœdipe avait été de toute
éternité destiné à naître de lui-même. Il serait, lui et lui seul, son
propre géniteur, et du même coup de toute personne au monde,
mais il devrait à jamais l'ignorer. Il ne resterait intact (et sa mère
avec lui) qu'à la double condition d'ignorer le secret de ses
origines et de découvrir celui de l'interchangeabilité des êtres.
Ainsi, sa grandeur et son extase ne connaîtraient point de limites.
Ces révélations eurent des effets étonnants. Le plus étonnant est
qu'elles ne furent catastrophiques pour personne. C'est ainsi que
la source du palais n'engloutit plus personne, mais on la vit de
nouveau réfléchir des images : la source réfléchissait. Antœdipe
s'y baignait toujours, mais il n'y disparaissait plus : il en sortait
ruisselant de désirs, et de soucis. La mère d'Antœdipe perdit sa
toute-puissance, mais elle récupéra son œil. Quant au roi, il sortit
de son exil et de ses boîtes, et regagna son royaume.
Zeus, comme d'habitude, ne disait rien.
Cependant, le royaume changeait à toute allure, les formes se
mirent à prendre corps, les ombres à s'épaissir, les lointains à
s'estomper. Les horloges se remirent à tourner, et les visages à
sourire.
Il y eut moins d'énigme. Il y eut plus de conflits.
Il y eut moins de lumière ; il y eut plus de contrastes.

126
Il y eut moins de folies au royaume. Mais il y flottait parfois
comme un air de tristesse.
Et le ciel reprit des couleurs : roses, et bleues, et noires.
De ce ciel provenaient parfois des grondements lointains. Alors
les passants s'arrêtaient dans les rues, les ouvriers dans les
usines, les pêcheurs dans les rivières et les paysans dans les
champs. Ils écoutaient. Les psychanalystes eux-mêmes et leurs
patients, pour un instant, n'avaient d'oreille que pour ces bruits
venus du fond du ciel et du fond des âges.
Les vieilles gens - encore eux... - disaient de ces bruits qu'ils
étaient produits par les dieux et les déesses lorsqu'ils s'adonnaient
à la dispute et à la caresse.
Et lorsque la rumeur s'éteignait, tous, passants et pêcheurs,
ouvriers et paysans, psychanalystes et patients, tous, reprenant
leurs occupations, se disaient confusément qu’un jour, un jour
d'avant leur vie, ils étaient nés de ces dieux et déesses-là…

Paris, octobre 1988, juin 1989

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