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Communications

Deux arts du vraisemblable : II. Le courier du coeur


Jules Gritti

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Gritti Jules. Deux arts du vraisemblable : II. Le courier du coeur. In: Communications, 11, 1968. Recherches sémiologiques le
vraisemblable. pp. 115-121;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1968.2212

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1968_num_11_1_2212

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IL Le courrier du cœur

Cet essai * faisant suite à l'étude de la casuistique, inévitablement certaines


procédures comparatives vont jouer : « à la différence de » ... « comme pour »...
une tripartition analogue s'impose : la délimitation du cas — son évaluation —
les instances. Elle vise la recherche du vraisemblable référentiel — logique —
topique.

I. LA DÉLIMITATION DU CAS.

Peu nous importe que le courrier des lecteurs soit « réel », fictif ou « arrangé »,
totalement ou partiellement retenu. Les signes manifestes de sélection nous
suffisent. Un premier tracé circonscrit le champ le plus large : l'élimination du
« tératologique » et du pleinement régulier. Dans sa préoccupation, avérée,
d'esquiver le « canular » et d'éviter toute apparence ludique — à la différence du
casuiste qui n'hésite pas à raffiner, à jouer avec les complexités rares — la
courriériste du cœur ne retient les cas « suspects » que dans la mesure où elle peut
les « naturaliser » en leur conférant ou leur supposant une certaine extension.
Le cas trop artificiel ne mérite pas crédibilité : « Mère de deux jumelles, je suis
une épouse trompée. Mon mari aime sa secrétaire qui a mis au monde deux
jumeaux du même âge que mes filles » (...) Amour entre ces jumeaux et ces jumelles,
crainte de la mère d'avoir des petits enfants tarés (...) En pareil cas, élimination
d'une question farce, émanant sans doute d'une correspondante de « quatorze ans»
(nous retrouverons la question d'âge). (Elle, 24 août 1967). Le pleinement régulier
par exemple l'amour fidèle et réciproque de deux conjoints, celui entre enfants
et parents, ne donne pas lieu au courrier ; sauf par le biais et la connotation de
l'édifiant : après une adolescence orageuse, deux jeunes gens connaissent l'amour
presque parfait et préparent soigneusement leur foyer : « Les deux passés seront
ensevelis sous le poids d'un avenir plein d'amour et d'espoir (...) Bonne chance
à toutes »... Réponse : « Merci, Aphrodite, au nom de celles qui traînent un passé »
(9 mars).
Ce dernier exemple-limite restait tout de même un « cas » notable de par une

1. Le corpus utilisé se limite au « Courrier du cœur » de Marcelle Segal, dans Elle,


de janvier à août 1967 : une bonne centaine de « cas ».

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certaine présence du passé. En deçà des limites du tératologique et du pleinement


régulier, les cas présentent à la fois un caractère d'« infraction » par rapport à
des normes socialement et communément reçues (cf. les Instances en III) et une
relative généralité par extension : amours contrariées, difficultés de ménage,
tromperies d'un conjoint ou des deux, solitude affective, etc. D'où une atmosphère
habituellement doloriste.
A l'intérieur de ce tracé plus large, il en est un second, plus restreint et plus
subtil qui ressortit aux « usages » ; à la sociologie du journal *. Il s'agit de la prise
« au sérieux » du cas retenu : ici l'âge joue un rôle déterminant ; les enfants et
les vieillards signalent les limites ; à un enfant de 12 ans, dont la « maman
célibataire » est calomniée, il est répondu : « Voulez-vous suggérer à votre maman
de nous écrire ? » L'adolescence, la jeunesse et les divers âges mûrs présentent des
cas dignes d'intérêt. Mais la prise au sérieux diffère : les 16-17 ans s'offrent plutôt
à un redoublement d'analyse, les-au-delà-de-1'adolescence à des réponses
motivées. Les adultes sont habilités à écrire pour leur propre cas, mais ils se voient
déboutés s'ils exposent ceux de leurs enfants devenus majeurs : « Les parents
tiennent beaucoup de place dans cette affaire. Ne pourraient-ils se retirer au
second plan et laisser les deux amoureux prendre leur décision » (10 août).
A la différence des cas instaurés par la casuistique, ceux retenus et délimités
par le courrier du cœur se caractérisent par une prédominance du descriptif sur
le fonctionnel, par une redondance d'« indices » destinés à créer un « climat »,
indices qui supportent des connotations dramatisantes 2. Le découpage en unités
dénotées et l'analyse de leurs combinaisons aboutiraient à des systèmes pauvres :
mariage et tierce personne — mariage et double tromperie — amour juvénile
contrarié du côté parents, du côté rivalité — solitude comparée à d'autres
situations etc. Par contre, les variations, apparemment multiples, seraient à
inventorier et structurer au niveau des indices et de leurs connotations. De ce
fait, l'analyse du courrier du cœur serait plus proche de celle de la littérature
ou de la mode que de la casuistique. « II a vingt-deux ans et me plaît sous toutes
les coutures. Cependant, il y a quelque chose que je ne peux pas encaisser, c'est
la peur qu'il a de ses parents. Il les aime cependant beaucoup. Un jour son père
nous a vus ensemble. D'aussi loin qu'il a vu son père, il a pris la fuite pour ne me
retrouver qu'une heure après, tout danger écarté. Si cela se reproduisait, je le
laisserais tomber pour quelqu'un qui soit plus diplomate et moins couvé. C'est
peut-être à cause de cela que je le trompe avec un autre mais ce n'est pas la
solution puisqu'il ne le sait pas » (17 août). Dans cet exemple, pour trois unités
dénotées (amour juvénile — amour contrarié par la peur des parents — tromperie),
quantité de variants et d'indices « psychologiques » : jeune homme plaisant sous
toutes les coutures, mais couvé, peu diplomate, aimant ses parents, peureux,
amoureux quand même (irrésolu), etc.
Cette redondance d'indices est loin d'être inutile (et totalement extensible).
Elle assure une fonction bien déterminée. Sur un support stéréotypé, elle
manifeste « l'originalité » de la « situation » et des personnages (on serait tenté de dire,
avec Aristote, de la « fable » et des « caractères »). Le correspondant ne s'expose
pas à une morale normative mais plutôt à un diagnostic et une thérapeutique

1. On pourrait aisément comparer, à ce propos plusieurs journaux destinés à des


publics de condition sociale et surtout d'âge différents.
2. En regard de quoi le langage casuistique paraît tendre à une dénotation
comparable à celle des langages « logiques ».

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ajustés à sa situation particulière. Ainsi cette jeune fille fort régulièrement fiancée:
« Suis-je sage, lucide ou folle à lier? » (23 mars). Ou cette maman préoccupée
de « régulariser » la situation de sa fille enceinte : « Suis-je tellement vieux jeu?
Je n'ai que quarante ans » (10 août). Le cas s'instaure précisément au moment
où les indices individualisent, naturalisent suffisamment un stéréotype.

il. l'évaluation.

S'exposer à une thérapeutique correspondant à la situation, met déjà en jeu


le vraisemblable « logique » du courrier du cœur. La lecture des « réponses » nous
permet d'analyser les principales figures de cette logique.
— Le réajustement des indices. Expresse ou informulée la question ; « Comment
me trouvez-vous? » est inséparable des problèmes éthiques. Elle est sous-jacente
à tous les indices exposés, elle les réunit en un faisceau obsessionnel. Dès lors,
dans la logique de la réponse, prend place une sorte de jeu de miroir, avec tout
ce que cela implique de réajustement, c'est-à-dire de confirmation et de
rectification à la fois. Des rudiments de psychanalyse s'en mêlent : « Tous les adolescents
se sentent incompris alors que c'est eux qui ne se comprennent plus. Ils ont changé
et changent si vite (...) Comme s'ils abritaient un intrus encombrant, tyrannique,
qui n'aime pas ce qu'ils aimaient, leur impose un nouveau visage, les force à
parler avec une nouvelle voix » (15 juin).
— La normalisation des originalités : La redondance des indices tendait à
conférer à la situation un caractère d'originalité, voire d'exception. La réponse
va octroyer à ces indices variables, la portée d'une règle commune (extensivement),
et par là les élever à la généralité de stéréotypes ; si bien que le cas reposant au
point de départ sur quelques unités stéréotypées s'enrichit, au point d'arrivée,
par la transformation des indices « originaux » en stéréotypes nouveaux.
L'exception prétendue devient pour le moins le cas d'une « minorité » et pour le maximum,
règle commune. Une épouse se plaint que son mari, représentant de commerce,
après avoir rompu une liaison, conserve néanmoins un penchant à courtiser les
serveuses de café ; faut-il le croire lorsqu'il prétend que ce n'est là que
plaisanterie ? Réponse : « II faut le croire ou renoncer à être la femme d'un représentant
de commerce » (27 juillet). Une jeune fille habitant chez une amie plus âgée se plaint
du caractère tyrannique de celle-ci... Réponse : « Voici un petit truc : considérer
votre amie comme une comédienne chargée de rôles divers à laquelle vous auriez
à donner la réplique (...) (rôle des) belles-mères terribles (...) belle-sœur jalouse
(de) monsieur votre futur mari... » (22 juin). Une « catherinette » peu empressée
au mariage demande si elle est anormale ; réponse : « Non. Votre situation est
minoritaire » (23 février).
— La justification des options prises : Nous retrouverons ici, le jeu de miroir.
La correspondante après avoir exposé ses problèmes, dit comment elle les a
résolus. L'évaluation a déjà fonctionné, mais elle reste enfouie, incertaine quant
aux motifs et à leur « valeur ». La réponse devient alors dévoilement de
l'implicite et justification du douteux. Après 24 ans de mariage heureux, une épouse
s'inquiète de voir une jeune voisine tournoyer autour de son mari, mais elle est
bien résolue à ne pas divorcer ; réponse : « La maison est à vous, jamais vous ne
divorcerez (...) (Laissez passer) le démon de midi... un peu de patience et il sera
quatorze heures, l'heure des retraites. De toutes les retraites... Votre mari sera

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tout à vous » (25 mai). Une jeune fille, amoureuse et maîtresse d'un garçon plus
âgé — qui l'aime en retour — se tourmente de ne pouvoir encore faire accepter
le mariage ; que faire ? Réponse : « Souffrir. Il vous épousera... et ne souffrira
pas autant qu'il le redoute (...) Allons, il sera sans doute très content » (20 avril).
— La contradiction « exemplaire ». La correspondante peut offrir manifestement
des « bâtons pour se faire battre », rechercher implicitement (d'un implicite
suffisamment lisible) la contre-proposition — auquel cas on pourrait parler de
masochisme — ; elle peut encore attenter par ses contestations à des normes
intouchables (cf. Instances en III). A l'inverse de la figure précédente qui serait une
manière d'« absolution », ici va jouer la réprobation. La réponse réprobatrice
porte, en tout état de question, la marque d'exemplarité. Ce qui confirme
finalement les figures précédentes : au lieu que l'anomalie soit réintégrée dans une règle
commune, elle est signalée, expulsée, pour que soit reconnue et fortifiée la règle
commune négligée. Un foyer en crise ne devrait-il pas en venir tôt au divorce
pour éviter que les enfants subissent les scènes de désaccord, pour veiller à ce qu'ils
gardent le souvenir des jours heureux? Réponse : « Votre exemple n'est pas
convaincant ni général (...) Et pourquoi (les enfants) ne croiraient-ils plus au bonheur ?
Il serait plus normal que, las des querelles, ils décident de fonder un foyer paisible.
Aspirer au bonheur, prendre le contre-pied de papa et de maman sont deux
tendances naturelles. A père avare, fils prodigue. A père braillard, fils pacifique »
(27 avril). Une adolescente (17 ans) se plaint amèrement d'être sévèrement tenue
par ses parents et par contre-coup d'être la risée de son entourage de copains ;
réponse : « D'abord, changer d'entourage. Il ne vaut rien l'entourage qui se moque
d'une fille moins bien habillée que les autres. Quant aux parents il faut faire la
paix avec eux. La guerre ne paie pas » (16 mars).
— La tierce solution. Que se passe-t-il lorsque les questions réclament une
réponse tranchante? en d'autres termes, lorsque le cas ouvre une alternative?
Une figure logiquement vraisemblable est le ni... ni, le recours à la tierce solution.
Ce peut être le statu-quo : Une maîtresse doit-elle contraindre son amant à
divorcer ou en arriver à une violente rupture ? Réponse : « Vous oubliez qu'un homme
parfaitement satisfait entre sa femme et sa maîtresse n'aime pas voir sa quiétude
troublée. Il supporte aussi mal les larmes de la première que les exigences de la
seconde » (23 février). Une jeune épouse expose longuement les difficultés entre
sa famille et son époux, elle est partagée : garder contact avec les siens, conserver
son époux? Réponse : « Si j'osais, je soufflerais à tous les jeunes ménages de tenir
au début leurs familles à distance. La vie à deux s'apprend à deux. Si les familles
s'en mêlent, c'est la mêlée » (16 février).
— La relation vel : Nous touchons ici à la principale différence entre casuistique
et courrier du cœur. Tandis que la casuistique tend à bannir la relation vel — qui
consisterait à légitimer à la fois les deux termes de l'alternative — pour trancher
en faveur de l'un des deux termes (relation aut), le courrier du cœur fait jouer le
plus possible la relation vel, c'est-à-dire l'admissibilité égale des hypothèses
contraires. Le procédé devient signe de « prudence » et d'expectative. Une jeune
fille est partagée entre un beau jeune homme qui ne manifeste pas des signes
d'amour et un garçon fragile (« un fauteuil ») qui l'aime ; courir après le premier,
accepter le second ? Réponse : « Courir après un homme ? Non mais ... courir
votre chance ? Faire naître les occasions de le revoir ? S'il ne les saisit pas, il sera
toujours temps de renoncer et de vous tourner vers le fauteuil » (19 janvier).
Un ménage doit-il divorcer à temps, pour épargner aux enfants le spectacle
de disputes intestines ? Réponse : « Tout dépend de ce que les époux sauront

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faire de leur liberté retrouvée ou de leur mariage consenti. Un mariage peut être
favorable aux enfants. Ou défavorable. Un non-remariage également... Tout
comme il y a des mariages heureux, d'autres malheureux, il y a des séparations
heureuses, d'autres malheureuses. Et d'autres enfin — les plus nombreuses —
qui sont couci-couça » (27 avril).
— Le nœud gordien : II faut aussi recourir à la relation aut, c'est-à-dire trancher
entre l'un ou l'autre des termes de l'alternative. L'opération nécessite alors des
connotations héroïcisantes. Un amateur de théâtre qui embrasse les comédiennes
— par obligation professionnelle — est écartelé entre pareille obligation et la
jalousie de son épouse ; réponse : « II faut choisir. C'est du Corneille tout pur»
(27 avril).

III. LES INSTANCES.

Au nom de quelles normes, à partir de quelles instances, les cas soumis au


courrier du cœur sont-ils évalués et tranchés. Ces questions touchent au
vraisemblable topique du courrier du cœur. Comme pour la casuistique, nous pouvons
établir trois niveaux d'analyse : la courriériste au-dessous des instances — la
courriériste parmi les instances (concurrentes) — la courriériste-instance.
1. Au-dessous des instances : Le cas exposé avons-nous vu, présente de multiples
indices de situation particulière. En un premier temps, la courriériste qui
réajuste les indices, paraît devoir épouser la situation en ce qu'elle a d'original ;
mais pour évaluer le cas et proposer des solutions, elle transforme les indices
spéciaux en traits généraux, stéréotypés. Dès lors affleurent des normes auxquelles
la courriériste se réfère et se soumet... Voici un inventaire qui n'a rien d'exhaustif:
— Les « Caractères » archétypiques : L'adolescence incertaine et troublée, la
jeunesse passionnée et partagée, l'âge mûr éprouvé, l'homme extraverti vers
l'aventure (et tenté de polygamie), la femme introvertie sur la fidélité ou la
culpabilité, le célibat doulo'ureux, la vieillesse apaisée (et monogame)... autant de
traits typologiques qui fonctionnent comme des lois qu'il est impossible
d'enfreindre de front et fort difficile de tourner. Il importe de les rappeler. Mieux vaut
les subir et si possible les assumer :
« Partout et à toute heure, l'adolescent joue un personnage dont il est
prisonnier : bébé, affreux Jojo, crack, cancre, révolutionnaire, champion, don Juan,
grosse tête, minus, jeune voyou, scout » (15 juin).
<c II aura raté sa jeunesse comme on rate le printemps en arrivant à la
campagne fin mai, après les narcisses, les lilas et les pommiers en fleur. Il en sera quitte
pour être jeune à retardement, faire des gamineries à quarante-cinq ans, après
avoir fait le barbon à vingt-cinq (Î2 janvier).
a Chaque jour d'innombrables époux infidèles s'efforcent d'allier le bonheur
à l'infidélité. Malheureusement ça ne marche pas. Madame, n'est pas d'accord
et la maîtresse non plus. Chacune veut l'exclusivité » (23 mars).
« Soyez logique. Soyez calme, soyez fort. Soyez un homme » (24 août).
« A votre âge, on commence à tenir ses habitudes bonnes ou mauvaises. A
préférer la vieille robe de chambre à la neuve, et le vieil aspirateur, le vieux
fauteuil. Le vieux mari... » (8 juin).
« Une fille seule se débrouille mieux... Il faut rappeler cela à celles qui, une
fois pour toutes, ont décidé que le mariage est un paradis et le célibat un enfer »
(15 juin).

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— La loi du fait : Transformer les indices particuliers en traits généraux
implique la reconnaissance de l'ordre établi (en fait) dans les sociétés humaines.
D'où résignation, sagesse moyenne, prudence. « Si vous le forciez à la révolte,
vous feriez de lui un petit garçon révolté. Or il vous faut un homme » (17 août).
« Les ratés rêvent au-dessus de leurs moyens, les heureux selon leurs moyens »
(10 août). On remarquera, en cette dernière formule, la tendance à ériger le fait
répandu en dicton.
— La galanterie du temps : Le courrier du cœur comporte une manière de dia-
chronie : le temps joue en faveur de la tierce solution, de la relation v el ; il amortit
la relation aut. En tout cela, nous retrouvons la grande loi du fait (prévisible) ;
adolescent grandira — jeunes gens mûriront — adulte s'assagira... « Que devient-
il ? (l'adolescent). Ce que fait le papillon dans sa chrysalide, le poussin dans son
œuf. Il grandit, se développe, il attend son heure » (15 juin).
« Si votre cœur est capable d'attendre quatre ans, pourquoi pas le sien »
(23 mars).
« Une vie de famille ou une B. A. ? A vous de voir. Et... si ces deux garçons
ne conviennent pas, d'attendre calmement le troisième » (19 janvier).
— Les principes intouchables : Les grandes lois typologiques, les lois du fait
et du temps commandant à des évaluations et des solutions larges, compréhen-
sives. A une condition, toutefois, qu'au plan des principes, certaines normes
morales ou légales restent sauves. Si bien qu'une sorte de rigueur normative et
théorique se superpose à une sagesse pratique (et statistique). Le correspondant
qui demande comment tourner la législation se fait rabrouer. Le patriotisme ne
se discute pas, les « apatrides » sont suspects. Les jeunes gens en révolte sont
priés d'attendre la maturité. A ceux qui dénoncent le conformisme et réclament
une morale « individualiste », il est répondu au nom de la bonne entente sociale.
Le cas le plus délicat est celui de l'institution familiale, puisque la plupart des
situations ressortissent à celle-ci. Tout peut être pratiquement envisagé au nom
du bonheur, de la sérénité, du moindre mal : séparation, ménage à trois,
tromperie silencieuse, etc. Mais les devoirs des mamans pour les enfants restent
intangibles. « Allons donc! Partir? Quitter la maison? Il faut le pouvoir et le vouloir.
Une maman de quatre marmots ne le peut pour ainsi dire jamais et elle ne le
veut pas à cause des petits » (13 avril). Le signe qui manifeste le respect du
principe, est ici le passage du verbe pouvoir à vouloir. Pour le père, ce sera plutôt
la profession qui prendra la connotation de « devoir sacré ».
— Le bonheur et la sérénité : Tandis que les principes intouchables de la morale
sociale et de la légalité doivent être 'respectés, le bonheur et ce mixte de
résignation et de bonheur (relatif) qu'est la sérénité sont à la fois respectables et
désirables. Le vraisemblable devient ici crédibilité permanente et universelle.
Hédonisme et lucidité (stoïcisme) se mêlent selon divers dosages, mais restent
nécessaires à la fois : bonheur sans illusions, sérénité sans cynisme. « Votre mal, c'est
la tiédeur. Un feu dormant n'enflamme rien, ni bois, ni charbon, ni papier. Il
vous faut de la flamme » (15 juin). « Eh bien oui, je suis trompé. Et après ?
Cela ne vous empêche pas d'avoir de très bons amis (...) de vivre » (24 août).
« La haine, voilà l'ennemi. Elle empoisonne tout, nous suit partout et elle fait
des petits. Il faudrait l'étouffer dans l'œuf. Si on le pouvait, on n'aurait pas
besoin d'en venir au divorce. Quand la haine prend le dessus, la vie commune
devient si intenable qu'elle paraît n'avoir plus de sens » (27 avril).
2. Parmi les instances : La courriériste fait périodiquement appel aux données
de la psychanalyse, à celles surtout de la graphologie et les utilise : la norme « scien-

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tifique » est donc implicite. Par ailleurs certaines normes culturelles sont
invoquées à titre d'appoint. A un mari trompé, pour qu'il se comporte davantage
en homme sans petitesse : « Cela ne vous empêche pas d'aimer Mozart, Bach, le
bridge » (24 août). A une jeune fille peu enthousiaste : « II vous faut de la flamme.
Prendre feu pour quelque chose qui vous semble beau, juste... la lutte contre
la faim, la protection des oiseaux, des chefs-d'œuvre en péril, la musique atonale,
le roman averbal, la culture des morilles » (15 juin).
Plus révélatrice est la lutte contre les normes concurrentes, ou les morales
subversives. Allusion à Sartre : « J'ai justement besoin d'un jardinier. Il fera
certainement l'affaire, la culture ça le connaît » (24 août). Les snobismes
périodiques (« tous les six mois »), le sensationnel de la « une », sont réprouvés. Au mari
trompé : « Cela ne vous empêchera pas de vivre. A moins évidemment que vous
ne préfériez la une des journaux, la prison, le remords » (24 août). «
L'intel igentsia » des sociologues modernes devient elle-même suspecte : « La femme objet,
n'est-ce pas? Dernière en date des trouvailles de notre intelligentsia, après le
mal des grands ensembles, les bandes dessinées, la démission des parents et la
presse du cœur » (13 juillet).
3. La courriériste-instance. Le courrier du cœur est fréquemment jalonné par
des manifestations de sollicitude à la première personne : « Je serais heureuse de
vous connaître si vous passez à Paris » (23 mars). « Nous voudrions vous aider. '
Voulez-vous venir nous voir, en téléphonant quelques jours à l'avance pour
prendre rendez-vous » (8 juin ). Évidemment, cette sollicitude marque les cas
les plus douloureux, désespérés. Elle est une manière de superlatif. Il est
également un Je faisant fonctionner la confidence, la sympathie : allusion à sa propre
expérience, à ses difficultés (passées)...
Le Je fonctionne enfin pour instaurer une sorte de métàlangage sur son propre
courrier. « Refoulée ? Je le suis comme tout le monde, et c'est heureux... Quant à
répondre au courrier du cœur par vengeance, ça non. Je réponds parce que c'est
mon métier. Pour gagner ma vie » (4 mai).
Accord final.
Entre la politesse surannée et la camaraderie moderne, il est une solution
(tierce ou mixte ?) universelle : « A moins qu'elle ne préfère — comme moi — les
gens tout simples qui n'en font ni trop ni trop peu ; qui ne choquent personne,
ne mettent personne dans l'embarras ; qui sont partout à leur place ; dans la
tenue qui convient (...) Les gens bien élevés sont comme les bons pianistes. Ils
jouent juste, sans fausse note quel que soit le morceau, grande musique ou
musiquette, prélude de Bach ou valse musette » (30 mars).
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