Вы находитесь на странице: 1из 745

1

Université de Cergy-Pontoise
École doctorale Droits et Sciences humaines ED284

ÉCRIRE
Tracer pour habiter le monde,
de la Préhistoire à nos jours
Thèse de Doctorat en Littérature française et comparée

présentée et soutenue par Alina Reyes le 24 septembre 2018

Directeur de thèse : Rémi Astruc

Jury :

M. Rémi Astruc, professeur, Université de Cergy-Pontoise


Mme Chantal Lapeyre, professeure, Université de Cergy-Pontoise
Mme Frédérique Toudoire-Surlapierre, professeure, Université de Haute-Alsace
M. Thierry Tremblay, professeur, University of Malta
2
3

À mes proches, grâce auxquels Paris, les Pyrénées, Édimbourg et tous


lieux marqués de leur présence me sont pleinement habitables,
paradisiaques
4
5

Je remercie Rémi Astruc d’avoir accepté d’assumer, avec beaucoup d’ouverture


d’esprit, de justesse et de compréhension, la direction de cette thèse singulière.

Merci aussi à Jean-Yves Masson pour son accueil et ses conseils lors du premier
temps de mon projet.

Merci à Eddie Breuil, qui m’a aimablement communiqué des éléments de ses
recherches importantes sur les manuscrits et l’histoire des Illuminations.

Merci à Claire Cayron qui, il y a longtemps, par son exemple participa à vivifier
mon goût de la traduction.

Merci à Benoît Reeves et à tous les chefs de chœur, hommes et femme, avec qui
j’ai pu chanter, depuis mes années de collège jusqu’à ces dernières années ; la
musique imprègne cette thèse pleine d’auteur·e·s comme autant de choristes.

Merci aux scientifiques qui ont accepté de me rencontrer : Henry de Lumley, André
Langaney, Anne Dambricourt, Jean Clottes, Huvert Reeves.

Je rends grâce aux lycéens et collégiens auxquels j’ai eu la joie d’enseigner, durant
quelques semaines ou quelques mois, et aux étudiants pour lesquels j’ai animé un
atelier d’écriture, un jour dans une université « occupée » - habitée autrement, un
temps : tous ont contribué à donner puissamment chair à la littérature.

Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers les universités et autres institutions,


écoles, sociétés ou associations savantes où j’ai pu suivre des cours ou assister à
des colloques et journées d’étude de différentes disciplines, qui ont nourri,
directement ou indirectement, mon travail : Collège de France – où j’ai suivi des
cours notamment de Jean-Jacques Hublin, Roger Chartier, Michel Zink -,
Université Bordeaux-Montaigne, Sorbonne Université, Université Sorbonne-
Nouvelle, Université de Cergy-Pontoise, Université Paris-Descartes, Université
Paris-Diderot, École Normale Supérieure, Muséum national d’Histoire naturelle,
École Pratique des Hautes Études, Fondation Singer-Polignac, Centre Alexandre-
Koyré, Centre André Chastel, Institut de Paléontologie humaine, Association pour
la Recherche et l’Étude du surréalisme, Société internationale Christine de Pizan –
et d’autres. En espérant que l’accès généralisé à un enseignement de haute qualité,
ainsi qu’au réseau de bibliothèques de toutes sortes où emprunter des livres et
travailler, demeurera toujours une réalité vivante en France.

Ma reconnaissance aussi envers tous ceux et toutes celles qui partagent


gracieusement le fruit de leurs recherches sur Internet, par la mise en ligne
d’articles, de mémoires, de thèses, ou de conférences, de cours, d’entretiens.

Enfin je remercie le Centre National du Livre, qui m’a accordé une aide pour
l’écriture d’un projet de fiction intitulé Histoire de l’être, dont la réalisation se
trouve finalement partie intégrante de cette thèse.
6
7

ÉCRIRE
Tracer pour habiter le monde, de la Préhistoire à nos jours

Résumé :
Que signifie « habiter poétiquement le monde », selon la formule de
Hölderlin ? Cette thèse se propose d’étudier comment le fait d’écrire ou d’inscrire
des traces, dans un geste préexistant à l’écriture au sens moderne du terme, permet
à l’humain de s’inscrire dans le monde, de faire du monde un monde habité de
représentations comme d’autant de repères pour baliser le chemin et en faire une
habitation possible. Une habitation vivable malgré toutes les forces de mort à
l’œuvre, que l’écriture sous toutes ses formes conjure.
À travers les structures anthropologiques de l’imaginaire, et à travers certains
faits historiques, apparaissent, dès avant Homo sapiens et jusqu’à nos jours, des
invariants et des variations de ce qui fonde notre humanité, telle qu’elle s’exprime
à travers ses constructions et élaborations poétiques. Qu’il s’agisse d’un cercle de
stalactites dressées par des Néandertaliens dans la grotte de Bruniquel ou de
mystères que nous éclairons dans les Illuminations de Rimbaud, qu’il s’agisse de
l’expérience de dépassement de l’humain par l’humain dont témoignent une Vénus
préhistorique, un sonnet de Shakespeare, des textes de Victor Hugo ou d’Edgar
Poe, l’Odyssée ou les Mille et une nuits, une peinture de Vélasquez ou un tableau
de Magritte…
De très nombreuses productions de l’imaginaire humain sont convoquées,
analysées, comparées, à la lumière notamment de la pensée des Présocratiques, et
de toutes disciplines et sciences susceptibles d’éclairer cette recherche. Sont
interrogés successivement les mythes convoqués aussi bien par Freud que dans la
Bible ou le Coran, comme en écho à la découverte de très anciens carnages
anthropophages ; puis, à travers des exemples choisis, diverses formes du mal à
l’œuvre dans l’Histoire, passée ou contemporaine, comme dans la littérature de
nombreux siècles ; enfin les explorations de poètes aptes à transcender la
malédiction de la violence par illuminations et bonds « hors du rang des
meurtriers », selon la formule de Kafka.
Ce travail aboutit à une mise en évidence et en action de la relation entre
écriture et lecture, par une deuxième partie constituée de lectures sous forme de
traductions de divers textes (du grec, de l’hébreu, du latin, de l’anglais, de
l’allemand, de l’espagnol, de l’italien, du portugais, de l’ancien français) ; et par
des textes de fiction de l’auteure qui reprennent la recherche sous une autre forme,
témoignant que fond et formes s’associent étroitement dans la quête et la
découverte.

Mots-clés :
Poésie ; Écriture ; Dessin ; Poétique ; Littérature ; Préhistoire ; Histoire ;
Anthropologie ; Présocratiques ; Parménide ; Héraclite ; Socrate ; Antigone ; Chrétien de
Troyes ; Christine de Pizan ; Montaigne ; Camille Claudel ; Antonin Artaud ; René Char ;
Molière ; Victor Hugo ; Yves Bonnefoy ; William Shakespeare ; Edgar Allan Poe ; Arthur
Rimbaud ; Germain Nouveau ; Franz Kafka ; Marcel Schwob ; Jorge Luis Borges : Pitié-
Salpêtrière ; Nuit Debout
8

WRITING
Tracing to inhabit the world, from Prehistory to nowadays

Summary :

What does it mean to « inhabit the world poetically », according to


Hölderlin's words ? This thesis shows how writing allows humans to make the
world their home.
Through the anthropological structures of the imaginary, and through some
historic facts and events, even before Homo sapiens to these days, invariants and
variations of what makes our humanity, as it is expressed through the poetic
constructions, appear. Whether it be a circle of stalactites erected by Neanderthals
in Bruniquel's cave or mysteries we can highlight in the Illuminations of Rimbaud,
or what is meant by a prehistoric Venus, a Shakespeare sonnet, texts by Victor
Hugo or Edgar Poe, Kafka or Borges, Homer or from Sacred Books, a painting by
Velasquez or by Magritte... as well as the story of an hospital or of a recent
revolutionary movement.
Numerous examples of the human imagination and history are analyzed and
compared, in the light also of the Presocratics, and of several disciplines and
sciences which are likely to enlighten this research, which concludes with
translations (from greek, hebrew, latin, english, spanish, italian, deutch, portuguese,
ancient french) and an original creation by the author.

Keywords :
Poetry ; Writing ; Drawing ; Poetics ; Litterature ; Prehistory ; History ;
Anthropology ; Presocratics ; Parmenides ; Héraclitus ; Socrates ; Antigone ; Chrétien de
Troyes ; Christine de Pizan ; Montaigne ; Camille Claudel ; Antonin Artaud ; René Char ;
Molière ; Victor Hugo ; Yves Bonnefoy ; William Shakespeare ; Edgar Allan Poe ; Arthur
Rimbaud ; Germain Nouveau ; Franz Kafka ; Marcel Schwob ; Jorge Luis Borges : Pitié-
Salpêtrière ; Nuit Debout
9

NOTA BENE

Les traductions incluses dans le développement de cette thèse sont créditées du


nom de leur auteur dans les notes ‒ sauf quand elles sont miennes.

Toutes les traductions présentes dans la section Traductions sont les miennes.

Lorsque les traductions sont les miennes, j’indique pour chacune l’édition
originale, puis, éventuellement, une autre édition en langue source à laquelle je me
réfère.

Pour les éditions d’autres traductions en français, plutôt que d’en choisir une parmi
les nombreuses qui existent, je signale chaque fois que possible l’adresse de
traductions disponibles sur Internet. Par exemple, pour mes traductions d’Edgar
Poe, je renvoie à d’autres traductions, dont celles de Baudelaire et de Mallarmé,
disponibles en français sur wikisource.org ; pour mes traductions des
Présocratiques je donne le numéro du fragment dans le recueil Diels-Krantz,
disponible en ligne sur archive.org, et quand c’est le cas je renvoie au texte grec,
accompagné de traductions en anglais et en français, disponibles sur le site
philoctetes.free.fr (ou autre). Les adresses internet complètes sont données dans la
bibliographie.

Pour mes traductions des différents livres de la Bible (Torah, Évangiles) ou du


Coran, je donne le nom du livre (pour la Bible) et les numéros du chapitre ou de la
sourate et ceux des versets, qui permettent de les retrouver dans n’importe quelle
édition papier ou numérique (à noter qu’il peut y avoir de légères variations dans la
numérotation des versets de la traduction Kazimirski du Coran) ; un choix des
traductions de ces œuvres disponibles en ligne figure dans la bibliographie.

Pour les pièces de théâtre, le plus souvent, plutôt que d’indiquer une édition
contemporaine particulière, je donne le numéro de l’acte et de la scène qui
permettent de retrouver le passage dans n’importe quelle édition, papier ou
numérique.

De façon générale, chaque fois que possible, j’ai indiqué, en plus de l’édition
papier, les adresses de sites internet où les textes sont disponibles, pour permettre
de retrouver rapidement les passages cités et leur contexte.
10
11

GRILLE HARMONIQUE

Exposition...……………………………………………………………………. 17
Tracer, imprimer sa trace

FACE A : POÉTIQUE

Prélude…………………………………………………………………………. 23
Méthode de travail et poétique du trait : habiter pour écrire, écrire pour habiter

Premier mouvement
TRAITS D’UNION : LES ASTROLOGUES RENVERSÉS

I. Écrire, construire. Le geste originel………………………………………... 59


Où, pour commencer, l’on voit comment poètes, astronomes, chercheu·r·es,
rêveu·r·es, « simples » ou « primitifs », déchiffrent l’univers à même ses vivants,
ses étoiles et ses pierres. Où, de coquille en grotte en passant par un djembé
parlant, l’on contemple de quelle profondeur partent l’être et l’écriture, dans leur
développement spiralant. Où l’on perçoit la lune et les astres, de pierres et de
cavernes en ciels, comme signes des destins.

II. Trouer la muraille de la mort, de la nuit, du destin………………………...83


Où, ayant chanté en I les profondeurs terrestres et célestes originelles, l’on s’en va
voir de plus près quelques espèces d’hommes préhistoriques et autres cannibales
ancestraux ou contemporains. Où l’on examine le phénomène du sacrifice
d’enfants dans la Bible et le Coran comme chez Freud. Où l’on s’effare avec Victor
Hugo dans la traversée du tombeau. Où l’on erre avec Yves Bonnefoy, en
empirique transcendant d’ici, autour du château de l’âme.

III. Franchir les horizons, entre visible et invisible…………………………..107


Être ou ne pas être ? Où, ayant chanté en II les traversées de la mort, l’on explore
la bête et l’homme, le cannibalisme et la sexualité, d’un continent à l’autre, d’un
peuple à l’autre. Où l’on approche le masculin et le féminin, d’une Vénus
paléolithique à Shéérazade en passant par la Dame à la licorne, Héraclite et la
grande déesse d’Éphèse, Homère, Chrétien de Troyes, Christine de Pizan,
Velasquez, Claude Simon, Antonin Artaud, Ronsard entre Apollon et Dionysos, et
d’autres encore.
12

IV. Être ou ne pas être : Grecs et théâtre des astres à secrète influence…….167
Où, ayant chanté en III la quête des essences, l’on poursuit le chemin en
chevauchant avec Parménide et Montaigne ; en se déplaçant dans la langue et
dans l’espace avec les Aborigènes ; en s’essayant de là à penser, donc à vivre et à
mourir, avec Antigone et Socrate ; et à aller vers le topos commun, l’ordre
universel, le courage de la vérité, avec les dés du réel d’Héraclite et de René Char.

Deuxième mouvement
TRACES ET EFFACEMENTS. DÉRÉLICTION, DESTRUCTION, EXIL

I. L’empire du mal : à travers l’Histoire…………………………………….. 203


Où, ayant effectué dans le Premier mouvement une traversée des mondes
symboliques, l’on examine maintenant quelques histoires de l’Histoire : l’existence
persécutée ou persécutrice du meunier de Ginzburg, de Melmoth et d’Achab, de
Camille Claudel, de Beauvoir et de Sartre ; l’effroi de l’espace et du voyage, de
Pascal à Heidegger ; l’errance de Modiano ; les souffrances du peuple et une
tentative de révolution à travers l’histoire de la Pitié-Salpêtrière et celle de Nuit
Debout

II. Le mal aux œuvres…………………………………………………………. 277


Où, après avoir parcouru en I des destins individuels et collectifs marqués par
l’Histoire, l’on se penche sur la manière dont des auteurs ont rapporté les
différentes morbidités de leur temps : avec Molière, Diderot, J.Roth, Proust,
Lampedusa, Beckett, Ellis, Houellebecq, Khadra, Sorokine, Laferrière, Ôé,
Échenoz, Byatt.

Troisième mouvement
TRAITS DE GÉNIE. FULGURANCES, ILLUMINATIONS,
CIRCULATIONS, ÉLUCIDATIONS

I. Poe, l’être volé et le secret trouvé…………………………………………... 313


Où, après avoir dans le Deuxième mouvement contemplé le mal à l’œuvre dans
l’histoire des hommes, l’on considère comment Edgar Allan Poe, le premier à
avoir compris pourquoi la nuit est noire, peint les hantises de l’Américain ; et
comment, écrivant sur une sorte de ruban de Möbius, il présente, par phénomènes
de réflexions, une démultiplication infinie du sujet, génératrice d’une nouvelle
appréhension du réel et d’un passage dans une autre de ses dimensions.
13

II. Rimbaud et Nouveau, inventeurs d’une maison commune……………… 329


Où, après être entrés en I dans les arcanes des textes d’Edgar Poe, l’on continue
l’étude de l’alchimie du verbe en relisant les Illuminations, suite aux travaux
d’Eddie Breuil, à la lumière d’une possible collaboration entre Germain Nouveau
et Arthur Rimbaud. Et où l’on découvre à l’occasion quelques sens restés secrets
depuis la parution de poèmes tels que « Après le déluge », « Parade »,
« Barbare », « Hortense », avant de reconsidérer la méthode que les poètes ont pu
inventer pour sortir de toute saison en enfer.

III. Kafka, le salut par le bond………………………………………………... 347


Où, après avoir déchiffré en I et II les verbes d’aventuriers de l’esprit et de la
poésie, l’on continue à embrasser les textes sous leurs voiles amassés en relevant
avec Franz Kafka la honte immémoriale qui pèse sur l’humanité. Où de la lettre se
dégage l’image, de l’humain se dégage l’animal, de l’abandon se dégage la
jouissance, de l’accusé se dégage l’innocent, de l’individu se dégage l’autre, de la
mort se dégage la vie.

IV. Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, fils d’or dans le labyrinthe……….. 355
Où, ayant appris en I, II et III, à faire par la littérature un bond hors du rang des
meurtriers, l’on se retrouve à l’entrée du paradis de la bibliothèque, où l’on suit
les guides Marcel Schwob et Jorge Luis Borges dans le dédale des textes, de la
langue et des phrases. Où l’on refait le monde en marchant dans la neige nouvelle,
libérant les couleurs des saisons, passant de l’autre côté du miroir, changeant le
sens des lignes, passant des tropes du poème à une autre réalité, celle qui n’est ni
seulement poésie ni seulement réalité : la réalité poétique.

V. Recherche du blanc…………………………………………………………. 361


Où, ayant trouvé, par tous les chemins précédemment suivis, la paix du texte, l’on
se dégage aussi de la parole en accompagnant l’instant par des séries de haïkus,
transposés de l’Orient à l’Occident, d’une langue inconnue à une langue
pratiquée ; et en évoquant les déplacements et les actes de présence poétique et
muette de Madame Terre, mesure réinventée de l’amour.

Coda…………………………………………………………………………….. 399
Où, après ce long voyage, sommes-nous arrivés ?

FACE A’ : POÏÉTIQUE

Traductions : physiciens en poésie……………………………………………. 413


Où, après avoir sur la face A de notre thèse en ruban de Möbius, parcouru nombre
de symboles, d’histoires et de textes, nous nous unissons aux auteurs eux-mêmes en
faisant vivre et jouer leur langue dans la nôtre. De fragments des Présocratiques et
autres penseurs grecs à un extrait d’Orwell, de versets des Écritures sacrées à un
14

poème de Borges, en passant par des lignes de Sophocle, Plutarque, Platon, Ovide,
Renart, Shakespeare, Leopardi, Blake, Poe, Thoreau, Rilke, Whitman, Henley,
Garcia Lorca, Plath, Ritsos, Rosa, Corso, glorieux ou plus humbles représentants,
comme nous, du génie humain perpétué physiquement par la chair poétique des
hommes, des femmes et de leurs textes dans l’espace et le temps.

Fiction(s) : Histoire de l’être (Sur la marelle du monde)…………………….. 477


Où, redescendant des sommets de la littérature, munis de nos splendides lectures,
nous reprenons le chemin en errant habité, en solitaire nombreux, en auteur
augmenté, déposant sur les sentiers dégagés ou touffus des cailloux de Poucet, des
textes-cairns sur la route de l’humain, dont le voyage n’a jamais de fin.

Bibliographie…………………………………………………………………... 711
Où aller voir ailleurs

Table des matières…………………….………………………………………...741


Où s’y retrouver
15
16
17

EXPOSITION

Il s’est endormi dans sa grotte, face à la mer, parmi les sables


dorés de la plage. (…) Il lui montre la pierre. Et cette pierre,
curieusement, est la Géométrie d’Euclide sans cesser pour
autant d’être une pierre. Puis il lui tend le coquillage et le
coquillage est aussi un livre, c’est le livre qui lui a annoncé ces
choses terribles. Le coquillage est aussi toute la poésie du
monde y compris, pourquoi pas ? le poème de Wordsworth. Le
Bédouin lui dit : « Je dois sauver ces deux objets, la pierre et le
coquillage, ces deux livres. » Jorge Luis Borges1

Tracer, imprimer sa trace.


L'homme est un être qui trace : qui suit à la trace, et qui trace ce
faisant des lignes, de ses doigts sur toutes sortes de parois comme de tout
son corps dans l’espace où il se déplace (j’aime spécialement l’emploi
intransitif du verbe tracer pour exprimer le fait de marcher à vive allure, ou,
en botanique, l’action de ce qui est traçant : des racines notamment). Ce
geste immémorial et toujours actuel, dans sa pulsion sauvage comme dans
sa sophistication, ce geste d'inscrire, aussi ou plus ancien peut-être que la
parole, plus ancien que l'écriture et qui trouve son accomplissement dans
l'écriture, signe la conscience d'être au monde, d'habiter poétiquement le
monde.
Le tracé peut servir de repère spatial : marquer une direction, un objet
pour le destiner ou en faire un témoin. Flécher l’espace, flécher le temps.
Projection, geste existentiel de pénétration du réel à la fois physique et

1
Le rêve raconté par Wordsworth au début du livre V de son poème The Prelude (1850 ;
bartleby.com) est évoqué par Borges lors de l’une des sept conférences qu’il prononça au
Théâtre du Colisée de Buenos Aires entre le 1 er juin et le 3 août 1977. Jorge Luis BORGES,
« La Pesadilla », Siete Noches, Fundo de cultura económica, 1980 ; biblio3.url.edu.gt ; trad.
de Françoise Rosset revue par Jean-Pierre Bernès : « Le Cauchemar », Sept Nuits, in
Œuvres complètes, t. II, éd. Jean Pierre Bernès, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, 1999, p. 666-667
18

psychique, social et intime. Fondamentalement le geste d'inscrire, de donner


une forme concrète à une forme mentale, est la manifestation d'une prise de
conscience de l'être. La naissance de la pensée, la conceptualisation, fait
concevoir le trait, la forme.
Où se trouve la mémoire de ce geste originel dans la littérature ? En ce
qu'il constitue la poésie comme situation, marque et conscience dans le
monde, comme affirmation de la conscience, maison, habitation, et comme
mouvement, viridité, accroissement, dépassement. Chaque poète bâtit de sa
langue sa maison, une maison pour tous, et chacune de ces universelles
maisons est à la fois miroir, autre côté du miroir de l’humain, et habitation
singulière, à nulle autre pareille, où il peut croître et se développer.
Inscrire (dans une proto- ou méta-écriture pratiquée par le tagueur des
murs de nos villes modernes comme par les tout premiers humains gravant
des traits abstraits sur les parois des grottes), c'est s'inscrire dans le monde.
La poésie, une fois la langue et l'écriture advenue, gardera cette fonction.
(Une professeure de lettres me dit un jour : « Nous formons les personnes
dont le monde a besoin ». Et je lui répondis : « Nous devons au contraire
former des personnes capables de faire elles-mêmes le monde ». La poésie,
étymologiquement, c’est le faire). La poésie bâtit la maison de l'être, son
armature. Elle fait du monde une habitation possible pour l'homme, une
habitation qui est en même temps acte et croissance. L'homme y grandit
avec elle, et son habitation est parcours, avancée. Née d'un geste physique,
la poésie demeure physique, témoin du physique et du psychique, en ce
qu'elle révèle et fait se produire le vrai réel de l'homme.
Quelles structures mentales, quelles façons d’habiter présidant aux
proto-ou pré-écritures préhistoriques se trouvent transposées dans la poésie
écrite de l'homme moderne (Sapiens), et comment ? Comment la poétique
des œuvres littéraires répond-elle à la même nécessité ontologique que la
19

poétique de l'art pariétal ? Pourquoi l'humain est-il l'être qui « habite en


poésie », selon le mot du poète ?1 Nous y réfléchirons en contemplant des
œuvres d’art, des œuvres littéraires surtout, mais aussi en interrogeant,
notamment à travers la littérature, l’Histoire, passée ou en train de se passer.
Comme une feuille de papier, ce texte a deux faces, deux
pages écrites: l’une de poétique, l’autre de poïétique. Entendons par
poétique l’étude de la nature de la littérature. Et par poïétique, la pratique de
la littérature. L’insertion de ce ï (d’après le verbe grec poïein, faire) est
moins le signe d’un gain de l’un à l’autre mot que l’indice d’un passage qui
a été ouvert entre l’étude et la pratique. Ni armée de Pharaon d’un côté ni
Terre promise de l’autre : ce passage, d’autant plus miraculeux qu’il est
présence pacifique, poélitique comme on le voit au bout de la première face,
reflète, expose, présente, le simple et ordinaire prodige par lequel l’étude
peut être création, et la création, étude, réflexion.

1
« dichterisch, / wohnet der Mensch auf dieser Erde », « Poétiquement toujours, / sur terre
habite l’homme ». Friedrich HÖLDERLIN, « In lieblicher Bläue », 1823 ; trad. par André
du Bouchet : « En bleu adorable », in Œuvres, éd. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1967 ; rééd.1989, p. 939
20
21

FACE A : POÉTIQUE
22
23

PRÉLUDE

La poésie ? Elle n'est pas où on la croit. Elle existe en dehors


des mots, du style, etc. André Breton1

Le poète, il est le plus sensible des clavecins sensibles, donc, de


ce fait, le moins facile d’entre eux. Ses recherches, son
alchimie, si verbale puisse-t-elle paraître, ne font point de lui un
de ces spécialistes que la société volontiers protège (…) la
poésie, ainsi, lance des ponts d’un sens à l’autre, de l’objet à
l’image, de l’image à l’idée, de l’idée au fait précis. Elle est la
route entre les éléments d’un monde que des nécessités
temporelles d’étude avaient isolés (…) Elle est la route de la
liberté. René Crevel2

1
André BRETON, entretien avec Roger Vitrac, Le Journal du peuple, 7 avril 1923
2
René CREVEL, Le Clavecin de Diderot, Paris, Éditions surréalistes, 1932, p.154 ;
wikisource.org
24
25

Méthode de travail et poétique du trait : habiter pour écrire, écrire


pour habiter

1. Méthode : implication, explication

L’écriture court dans mon sang, littéralement. C’est dans mon sang
que je pars à sa recherche, et je ne peux chercher dans mon sang que
l’essence de l’humain, l’ADN qui nous précède et que nous avons enterré
sous des tonnes de graisses et d’artificielles peaux. C’est dans l’arrachement
à la terre que je le cherche, dans l’humain sans feu ni lieu, dans la précarité
de notre être, dans l’échassier en tout être qui lit, debout sur une seule
gracile jambe, avançant sur ses graciles jambes, c’est par ma rectitude
dressée entre terre et ciel que je cherche à extraire l’humain des chemins
tortueux où il perd le sens de son habitation.
Poétique du trait. Que font les enfants dans les communautés où ils ne
disposent ni de crayons ni de papier, ni de jouets industriels ni de jeux
vidéos ? Avec un bâton ou bien au doigt, ils tracent des traits par terre.
Pourquoi ? L’humain se projette. Quelque chose d’enfoui dans la matière
humaine doit se projeter en géométrie (en « mesure de la terre », mesure en
laquelle l’homme prend sa propre mesure, tel l’arpenteur du Château de
Kafka ; selon la tradition, Platon affichait au fronton de son Académie :
« nul n’entre ici s’il n’est géomètre » - le fait est en tout cas qu’il prône au
chapitre VII de la République la nécessité pour le philosophe d’étudier la
géométrie, l’astronomie et l’harmonie). L’homme se projette en géométrie et
en images. Aussi sûrement que l’abeille doit construire sa ruche, l’araignée
sa toile, l’oiseau son nid, le lièvre son gîte, le fauve son repaire, l’humain
26

doit élaborer autour de lui une forme où sa pensée puisse habiter et


prospérer.
Je tourne et retourne autour de mon sujet, je veux le faire partir du
centre, et de là, se dérouler. Je pourrai alors dire : tu es coquille et je veux te
bâtir en t’émanant de moi, spiralante structure. Une thèse c’est,
étymologiquement, une position. Argumentée. Si je veux développer une
pensée de la poétique, de la poétique de la poésie à partir de la poétique du
trait inaugural, une pensée de la langue profonde, il me faut partir moi-
même d’une position profonde. Mon explication, autrement dit mon
dépliement, doit venir de mon implication, de mon pliement dans le sujet.
Que je sois le sujet, que le sujet m’enfante, et que j’enfante, que je mette au
monde le sujet. (« Se replier sur soi-même, dit Husserl, et, au-dedans de soi,
tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les
reconstruire »)1.
Je n’ai pas l’intention d’élaborer un poème à thèse, mais peut-être,
habitant en poète, construirai-je une thèse habitée, habitable. Une thèse à
fonction poétique, laquelle selon Roman Jakobson « projette le principe
d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison »2 - c’est-
à-dire une fonction dans laquelle la forme physique du texte a autant de
valeur que les articulations de sa seule fonction sémantique. Ceci, pour mon
travail, à un niveau essentiellement macrostructural : où Jakobson se penche
sur la poésie au niveau microstructural en évoquant les séquences
syllabiques et rythmiques, le vers, ses rejets, ses enjambements etc.,
j’indiquerai que la fonction poétique est sans doute à l’œuvre dans mon
écriture même (Mallarmé ne disait-il pas que « toutes les fois qu’il y a effort

1
Edmund HUSSERL, Méditations cartésiennes, cité par Philippe DESCOLA, Par-delà
nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 133
2
Roman JAKOBSON, Closing Statement : Linguistics and Poetics, Massachusetts Institute
of Technology, 1960. Essais de linguistique générale, trad. de l’anglais et préfacé par
Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1963, p. 220
27

au style, il y a versification » ?1), mais aussi et surtout dans la composition


de ma thèse, dans le tissage entre données du réel (dans les champs de
l’intime comme dans ceux de l’Histoire) et données de l’art et de la
littérature, dans l’agencement de ses blocs de textes, de ses registres, de ses
thèmes, de ses citations, de ses références, de leurs correspondances
physiques, dans leurs reprises au rôle semblable à celui des rimes, des
sonorités et des tempi de la versification, dans sa polyphonie
kaléidoscopique et son ensemble symphonique.
Et commençant d’écrire au stylo sur une feuille de papier A4 à petits
carreaux, je vois se former en moi le projet de poser trois gestes à la fois et
en équivalence : scientifique, littéraire, plastique. Si, au fil des jours, je
remplis ce classeur blanc de centaines de pages manuscrites ou
dactylographiées, brouillons et appendices, collages et documents, éléments
pour bricolage de pensée sauvage dirait Claude Lévi-Strauss, avec leurs
inévitables retouches et gribouillis en marge ou entre les lignes, avec les
couleurs que j’apposerai ici et là, l’ensemble ne constituera-t-il pas une sorte
d’œuvre d’art brut, voire un totem, l’un de ces « poteaux de couleurs »
auxquels Rimbaud dans « Le Bateau ivre » cloue « les haleurs », ces guides
dont il se défait afin de pouvoir dire « Les Fleuves m’ont laissé descendre
où je voulais » ?2 J’ai choisi d’écrire cette thèse d’abord à l’encre qui coule
du stylo comme directement des fleuves-veines parce que pour étudier le
sens du geste de poésie depuis sa source, il me faut moi-même accomplir un
tel geste, élaborer et dresser un objet qui soit à la fois trace, carte,
manifestation d’une maison commune du vivant. Je veux une théorie
poétique qui ne soit pas seulement une théorie, une opération mentale
uniquement, mais qui soit elle-même ce qu’elle dit. Une théorie poétique
1
Stéphane MALLARMÉ, in Jules HURET, Enquête sur l’évolution littéraire, Bibliothèque
Charpentier, Paris, 1891, p. 57 ; wikisource.org
2
Arthur RIMBAUD, « Le Bateau ivre », Poésies complètes, préface de Paul Verlaine et
notes de l’éditeur, Paris, Vanier, 1895, p. 17-22 ; wikisource.org
28

incarnée, en train d’avoir lieu, de se réaliser : en train d’effectuer une


recherche et d’avancer vers ses résultats.
Le verbe grec theorein signifie contempler. Je veux une thèse qui ne
soit pas seulement une vision selon l’autre verbe grec idein, d’où vient le
mot idée. Je ne veux pas d’une thèse qui soit comme une représentation
d’idées platoniciennes au fond de la grotte, à laquelle nous assisterions en
tournant le dos au réel. Je veux une thèse qui soit une contemplation, c’est-
à-dire, comme l’exprime clairement ce mot avec son cum, « avec », qui le
préfixe : action de faire temple avec. Faire temple avec le réel, comme on
bâtit sa maison avec des pierres ou tout autre matériau concret.
Que ce soit comme si toute ma pensée depuis l'enfance, tout l’océan
de cette pensée, la mienne et celle de toute l'humanité, se rassemblait pour
remonter à la source – et cette connaissance s’obtient par des méthodes
expérimentales et inductives. Remonter à la source du Nil, et faire la carte.
Au fond du fleuve coule la source, et jusque dans l’océan, jusque dans le
ciel où elle remonte en nuée, jusque sur la terre où elle redescend, jusque
sous la terre où elle nourrit les racines toujours nouvelles, jusque dans la
plante, dans le vivant par où elle remonte et prend conscience, se trouve la
source. Bateau ivre que l’enfant Arthur Rimbaud lâche sur le « Poème/De la
Mer, infusé d’astres, et lactescent », où il se baigne, l’être est la source, dans
tous ses états, ses temps, ses lieux. Aller à la source, aux noces de la poésie
et de la science, chercher un surplus de conscience, une croissance de l’être :
tel est le travail poétique, le travail de l’humain, du vivant.
C'est le devoir de tout humain de chercher, quel que soit le domaine de
recherche, si humble soit-il. Toute recherche est humble, puisqu'elle place
l'être humain en face de ce qui le dépasse. Il faut constamment continuer à
chercher, avancer, donc révéler que l'inconnu nous dépasse et nous fait nous
dépasser nous-mêmes. Aujourd'hui nous ne pouvons pas nous contenter de
29

savoir que les lois de la physique quantique dépassent notre entendement.


Même le profane peut chercher à comprendre ce qu'il en est. C'est après tout
un écrivain, Edgar Poe, qui a compris le premier pourquoi la nuit est noire :
parce que les étoiles ne sont pas fixes, auquel cas elles envahiraient l’espace
de lumière, mais s’éloignent. Commentant la dernière œuvre du poète,
Eurêka, l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet écrit :

On trouve dans Eurêka plusieurs intuitions fulgurantes qui semblent


anticiper plusieurs découvertes de la physique du XXe siècle : l’âge fini des
étoiles comme explication du noir de la nuit, les trous noirs et les trous de
ver, la théorie du chaos, la matière sombre, l’existence des nébuleuses
extragalactiques et leurs regroupements en amas de galaxies, l’expansion de
l’espace, l’atome primitif, le Big Crunch et les univers-phénix… 1

De même que pour le penseur présocratique Démocrite ou pour le


poète mystique Rûmî qui eurent, chacun en leur temps et leur civilisation,
l’intuition de l’atome, les voies de la connaissance ont leurs cheminements
au grand jour mais aussi leurs cheminements souterrains, nocturnes,
autrement éclairés. L’étoile est La Lointaine, pour reprendre le titre d’une
nouvelle de Julio Cortazar2, et c’est cette distance qui permet le trajet de
l’humain à l’humain, d’Œdipe en Œdipe, d’Ulysse en Ulysse, comme, dans
un tableau de Van Gogh, la distance entre l’adulte tendant les bras et le petit
enfant, lui permet d’apprendre à marcher3. « L’opposition n’est pas dans les
choses, écrit Philippe Descola ; elle est construite par l’appareillage
permettant de les discriminer » (c’est moi qui souligne).4La distance crée la

1
Jean-Pierre LUMINET, « Douze petites cosmologies d’Edgar Poe », Europe, août-
septembre 2001, p. 158-174
2
Julio CORTAZAR, « Lejana », Bestiario, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1951 ;
https://ucaecemdp.edu.ar/wp-content/uploads/2016/09/julio-cortazar-bestiario.pdf. Traduit
de l’espagnol (Argentine) par Laure Guille : « La Lointaine », Les armes secrètes, Paris,
Gallimard, 1963 ; rééd. Gallimard, coll. Folio n° 448, 1973, p. 91-105
3
Vincent VAN GOGH, Les premiers pas (d’après Millet), 1890, huile sur toile, 91,2 x 72,4
cm, The Metropolitan Museum of Art, New York
4
Philippe DESCOLA, Par-delà nature…, op.cit., p. 18
30

nuit (l’appareillage), et la possibilité de la traverser en se fiant à ce que la


nuit permet de distinguer : les étoiles, dont le mouvement crée la nuit grâce
à laquelle on peut les voir. Si la source est trop pleine de lumière pour qu’il
soit possible d’y faire rien d’autre que d’y être, que d’en être, c’est à partir
d’elle que la nuit se déploie et que la lumière se (re)fait : se voit, dans une
réflexivité qui donne naissance au miroir, et au regard qu’il contient. Le
mien, le vôtre, le leur, le nôtre.
Avancer.
Pour commencer une œuvre, et pour l'accomplir, je dois être d'une
certaine façon en état d'enfance. Je n'aime pas partir de « là où on en était ».
J'aime partir du début, et même d'avant le début connu. Aller à la source qui
est en moi, comme en chacun, comme en tout.
Héraclite le dit, phusis, « la nature » au sens de ce qui croît, la nature
en sa sève, en sa source d'où proviennent fleuve et terres irriguées, en sa
source comme océan promis et joie immédiate pour la soif, « aime à se
cacher »1. La phusis, que la physique étudie, a ses langues qu’il nous faut
apprendre, traduire, comprendre. « Einstein commence en rappelant que
bien que les mathématiques servent d’instrument à la physique, il ne suffit
pas de mettre la physique en équations et de jongler avec celles-ci », écrit
Thibault Damour, racontant l’entrée d’Einstein au Collège de France le 31
mars 1922. Et il poursuit en citant Einstein ce jour-là : « Encore faut-il
confronter les équations avec le réel et savoir quels faits cachent les
mathématiques. »2

1
HÉRACLITE, fragment 123 (Proclus, Commentaire de La République II) ;
philoctetes.free.fr. La classification retenue ici pour tous les fragments des penseurs grecs
présocratiques cités est celle de Hermann DIELS, Walther KRANZ, Die Fragmente der
Vorsokratiker griechisch und deutsch, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1903 ;
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/thales/table.htm
2
Thibault DAMOUR, Si Einstein m’était conté, Paris, Cherche-Midi, 2005, début du chap.
II, « L’échiquier du monde », portant cette épigraphe d’Héraclite : « Le Temps est un enfant
qui joue aux échecs » (sentence que j’ai traduite plus près du grec, voir section Traductions)
31

C'est dans le temps que la phusis se cache. Les épaisseurs du temps


qui s'accumulent sur notre être, voiles qu'il faut déchirer par soi et de soi
pour retrouver la pure paix, la pure lumière, la pure interrogation originelle.
Retourner à la source ne signifie pas ignorer celles et ceux qui vous ont
précédé·e dans l'aventure, mais oblige au contraire à passer par eux dans
leur démarche d'exigence de vérité.
Marchant, il me semble écrire pour ma thèse. Pédalant dans la côte
contre le vent, également. Je dis il me semble : je sens que je fais cela dans
ce mouvement de ma pensée en train de commencer un nouveau voyage.
« Dites : djahan (le monde) ou sharah (la grand-route) », écrit Nicolas
Bouvier, et « tout musulman » « se voit déjà libre de tout, cherchant la
Vérité et foulant la poussière sous un mince croissant de lune. »1 Ulysse une
fois arrivé ne reste guère. Du voyageur en son lieu, le voyage est sans fin,
car le lieu aussi se déplace. Ici et là, en telle et telle discipline, j'écoute de
savants professeurs, des hommes et des femmes sûres, je lis lentement, je
remodèle, sculpte mon cerveau, y compris en marchant, en dansant, en
faisant du vélo, des photographies. En accomplissant des actions de
déplacements sémantiques et dans le réel que j’appelle poélitiques (nous y
reviendrons à la fin de ce travail). Repérages. Préparer le matériau. Je suis
mon propre matériau. Je prépare mon corps, ma pensée, pour la longue nuit
d'amour et l'aube avec ma promise, la poésie (les textes – œuvres et extraits
d’œuvres - de notre corpus, en partie prévu, en plus grande partie imprévu,
attendu comme devant se révéler sous l’effet du travail et tout simplement
de la vie). Je pars d'une certaine façon de la mort de l'homme annoncée par
Michel Foucault2. Je pars de la mort des humanités, au sens de « études

1
Nicolas BOUVIER, L’Usage du monde, Paris, Librairie Droz, 1963, avec illustrations de
Thierry Vernet ; in Œuvres, éd. Éliane Bouvier avec la collab. de Pierre Starobinski, préf. de
Christine Jordis, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004, p. 361
2
Michel FOUCAULT, Les mots et les choses.Une archéologie des sciences humaines,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1966
32

classiques, littéraires et philosophiques », assassinées par l’industrialisation


de la culture et de la littérature qui caractérise notre temps. Du crime
perpétré par moi-même, à coups de poésie, contre la scolastique de
l’époque. En fait c'est un dépassement. Je pars de mon propre dépassement,
et du dépassement de l'homme accompli dans les précédents voyages – ceux
d’Œdipe dont chaque départ délivre d’un fléau, sphinx ou peste, ou ceux
d’Ulysse s’encalypsant et se décalypsant comme saint Jean s’apocalypse,
au-delà des fracas de la guerre, via la grotte de Calypso ou celle de Patmos
traversant les secondes vies du rêve... Je repars de Corinthe, de Thèbes et de
Colone, je repars d’Ithaque, de Troie, d’Ogygie et d’Ithaque une nouvelle
fois… Je vois les choses autrement. Autrement qu'elles ne sont approchées
d'habitude. Ma méthode est autre. Elle œuvre en moi, il faut encore évider le
bloc de pierre avant de songer à ciseler vraiment la forme, cette forme que je
ferai apparaître à partir du dépassement de l’homme par l’homme.

2. Nature et fonction du langage profond

Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces


capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter
victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les
capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au
contrôle de notre raison.1

Sanguinet, un dimanche après-midi de printemps dans les Landes, par


grand vent. Sur le lac, à toute allure, des dizaines de taches multicolores se
croisent, filent. Ballet. Au bord, avec des gerbes d’eau, des planches
s’arrêtent en virant brusquement dans leur course, les voiles tombent, des
êtres en combinaison de dauphin bleue, jaune, rose, avec des harnais
bariolés, s’enfoncent dans l’eau jusqu’aux hanches, marchent en tirant
1
André BRETON, Manifeste du surréalisme, Paris, Éditions du Sagittaire, 1924 ; in
Œuvres complètes, t. I, éd. de Marguerite Bonnet avec la collab. de Philippe Bernier,
Étienne-Alain Hubert et José Pierre Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade,
1988, p. 316
33

derrière eux la planche qui avance avec des clapots, le nez levé, la voile
couchée comme après l’amour, doucement caressée, encore, entre liquide et
air. Des Vénus sans sexe, à peau de caoutchouc, émergent.
Sur la plage, entre pins et eau, jeans et K-way, partout, des enfants, des
femmes, assis entre des wishbones et des bottines en attente sur le sable, des
combinaisons séchant sur des branches basses, des voiles enroulées sur leur
mât, d’autres debout, dépliées et claquant. Supporters silencieux.
Sanguinet, le lac, par cinq mètres de fond. Losa : sur un hectare, des
vestiges gallo-romains, éparpillés autour d’un fanum, petit temple en
garluche, pierre ferrugineuse du pays. Un village occupé du début de l’ère
chrétienne jusqu’à la fin du IIIe siècle. De nombreuses céramiques, pièces de
monnaie, bijoux, objets divers : poids de tisserands ou de pêcheurs,
fusaïoles, mortiers, biberon, lampe à huile, ont été retrouvés sur le site. Des
vases sigillés fabriqués à Montans, dans le Tarn, témoignent des échanges
commerciaux dans la Gaule romaine. De très grandes jarres, encore
incrustées de goudron, révèlent l’existence d’une industrie du goudron par
distillation du bois – goudron qui, envoyé à Bordeaux, servait à l’industrie
navale romaine. L’emploi de ces grandes jarres s’est perpétué dans la région.
Au début du siècle on en utilisait de semblables dans l’industrie de la résine.
Avant la guerre, les lavandières de Sanguinet se servaient d’immenses
cuviers, de forme similaire, sur les bords du lac. À un kilomètre et demi
environ au large de Losa, par sept mètres de fond, s’étend un site du
deuxième âge du fer (480-450 ans avant J-C), dit de l’Estey du large. On y a
trouvé les vestiges d’une double palissade en bois, autour des quelques
restes d’un habitat : céramiques et jattes singulières, avec leurs anses
intérieures permettant de les suspendre au-dessus du feu.
Je vois les planches qui filent sur l’eau, multicolores, les corps arqués
contre la voile, dans la vitesse, la lumière, l’oubli de soi, la jouissance
34

immédiate. Je sais les cités englouties, plongées dans l’ombre, hantées par
les brochets, les hôtes silencieux des eaux, et aussi, de temps en temps, des
hommes en combinaison sombre, munis de masques et d’oxygène, pour ce
monde où l’on ne respire pas comme là-haut. Et le sentiment me vient que
ce lac est un texte, dont la surface est la page, dont les mots sont des voiles
où je peux m’accrocher et jouir dans le souffle des phrases. Et au fond… Au
fond du texte sont des royaumes… Avant les recherches archéologiques,
dans quelque nuit des temps, le bruit errait à Sanguinet qu’au fond du lac
gisaient une ville et une statue d’or. La science y a trouvé d’autres
merveilles. La critique universitaire s’est attachée à l’importance de la forme
du texte. Mais au fond, qu’est-ce que le fond ? N’est-ce pas bien davantage
que le contenu du texte, maintenu dans les limites de la forme ? Que nous
dit la surface, sinon qu’il est tellement grisant de s’y laisser glisser
seulement parce qu’on ressent, en-deçà, une vertigineuse étrangeté ?
L’image du lac-texte, surgie par elle-même, s’évanouit aussi d’elle-même à
la réflexion. On pourrait encore jouer sur la métaphore de l’eau et de la page
miroirs. Mais ce qui m’intéresse, c’est le fond. Le fond, il me semble,
englobe la forme, la surface, les bords, le texte tout entier. Le fond dépasse
la volonté de celui qui écrit, le fond est celui qui écrit. Il l’est, très
mystérieusement.
« La vérité est dans le fond », a dit Démocrite. Je traduis encore au
plus près du grec une autre de ses paroles ainsi : « Toute la terre écarte les
jambes pour l’homme sage : la vie bonne, c’est d’avoir pour famille
l’univers tout entier. »1 Et je la fais suivre par la première, entière : « En
réalité nous ne voyons rien, car la vérité est dans le fond. »2 L’inventeur de
l’atome ignorait encore le noyau de l’atome mais son intuition de génie
continue à éclairer le mouvement de l’esprit qui poussa les hommes à
1
DÉMOCRITE, fragment D354 ; remacle.org
2
Ibid., fragment B117
35

s’enfoncer dans les entrailles de la terre pour aller y inscrire, y écrire,


comme le feraient leurs successeurs poètes, philosophes et scientifiques en
s’enfonçant dans les entrailles du réel et du savoir, leur quête de la vérité,
quête toute particulière à la lignée humaine.
Pour pouvoir théoriser, c’est-à-dire donner à contempler, selon
l’étymologie grecque du terme, pour pouvoir dresser une poétique, c’est-à-
dire dévisager, envisager le destin de la poésie tel qu’il s’est exprimé jusqu’à
présent, il nous faut d’abord nous interroger sur la nature du langage. « Le
langage est créé comme un flocon de neige, selon les lois de la nature », dit
Noam Chomsky, qui ajoute dans la même conférence :

Le langage ne serait pas du son porteur de sens, mais plutôt du sens


exprimé par une certaine forme d’externalisation – cela peut être du
son mais il y a plusieurs modalités d’externalisation. 1

Considérant que le trait, et par extension l’écriture, font partie de ces


modalités d’externalisation, nous dirons que la nature de l’écriture, c’est
d’écrire la nature – et que la nature du trait tracé par l’humain c’est
d’externaliser l’humain, que la nature de l’écriture humaine, c’est
d’externaliser les traits de l’esprit humain. Ces pistes du langage comme
externalisation et création sont aussi celles que prend le mathématicien
Alexandre Grothendieck dans son essai La Clef des songes :

On ne connaît le goût d'un aliment, tel le lait, que pour y avoir goûté,
et d'aucune autre façon. Même celui qui le connaît ne saurait
l'exprimer d'une autre façon que par une tautologie : “le goût du lait”.
En fait, l'expérience charnelle et la connaissance charnelle qu'elle
impartit précède le langage, lequel s'enracine en elles.
Il semblerait par contre que toute connaissance puisse être
exprimée, et qu'il n'y ait connaissance qui ne s'exprime. Mais ce n'est
qu'exceptionnellement que l'expression se fait au moyen de la parole.
Souvent, l'expression la plus adéquate (voire la seule) de la
connaissance qui se forme et s'approfondit par un travail créateur, se
1
Noam CHOMSKY, « Qu'est-ce que le langage, et en quoi est-ce important ? », conférence
donnée le 25-7-2013 à l'Université de Genève, youtube.com
36

trouve dans l'œuvre créée. Par exemple, pendant qu'un peintre peint un
paysage, une nature morte ou un portrait, et par l'effet de son travail et
en symbiose avec lui, s'approfondit et s'affine sa connaissance de ce
qui est peint. Cette connaissance, ni lui ni même Dieu en personne qui
y participe pleinement ne pourrait la “formuler” en paroles. Seule
l'œuvre créée peut exprimer pleinement cette connaissance, sans la
déformer ou la transformer. Et c'est seulement par la création de cette
œuvre que celle-ci pouvait apparaître et s'approfondir et devenir ce
qu'elle est, dans sa singularité totale, dans son unicité. 1

En somme, le langage, verbal ou plus souvent encore non verbal,


serait à la fois postérieur à l’expérience du créé et en lui-même expérience
créatrice de connaissance, comme selon Humboldt « les langues sont moins
des moyens de représenter la vérité déjà connue que de découvrir la vérité
encore inconnue ».2 Le langage est finalement moins une représentation, une
imitation ou une traduction, qu’une présentation, une externalisation, une
exposition en soi de ce qui est. Selon Walter Benjamin,

le langage de la nature doit être comparé à un secret mot d'ordre que


chaque sentinelle transmet dans son propre langage, mais le contenu
du mot d'ordre est le langage de la sentinelle même. 3

Chez les Aborigènes, « chaque ancêtre ouvrit la bouche et cria : « JE


SUIS ! », rapporte Bruce Chatwin4. Jean-Marc Ferry évoque des
« grammaires profondes non linguistiques » en rapport avec « la complexion
du monde vécu ».5 Le terme « complexion » renvoie au champ sémantique
1
Alexandre GROTHENDIECK, La Clef des songes, manuscrit non publié sur papier à ce
jour, http://matematicas.unex.es/~navarro/res/clefsonges.pdf, p. 179 du manuscrit (p. 185
du PDF), en note ***
2
Éliane ESCOUBAS, « La Bildung et le “sens de la langue” : Wilhem von Humboldt »,
Littérature, année 1992, volume 86n numéro 2, p. 60 ; persee.fr
3
Rédigé à Munich en novembre 1916 sous forme de lettre à Gershom Scholem, inédit du
vivant de l’auteur : Walter BENJAMIN, « Sur le langage en général et sur le langage
humain », in Œuvres I, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et
Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais n° 372, 2000, p. 165
4
Bruce CHATWIN, The Songlines, Londres, Jonathan Cape, 1987. Traduit de l’anglais par
Jacques Chabert : Le Chant des pistes, Paris, Grasset, 1990 ; Le Livre de Poche, 2007, p.
108
5
Jean-Marc FERRY, Les grammaires de l’intelligence, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 15
37

du corps, de même que « la bouche » des ancêtres totémiques (animaux


fabuleux) d’Australie, ou « l’organisme » qu’est pour Humboldt le langage1,
ou encore l’engendrement, l’enfantement évoqué par Nietzsche : « De sa
propre substance, la mélodie engendre le poème, et sans cesse elle
recommence. »2 Nous sommes là dans l’intuition que l’art et la langue sont
tout à la fois des extensions de la nature, de notre corps, et eux-mêmes
nature et corps.
Comme chez les Aborigènes, la nature du langage profond
(j’appellerai ainsi la fonction poétique, le langage source), langage venu des
profondeurs de l’être, chez les Achuar et dans les traditions nombreuses
étudiées par Philippe Descola, n’est pas séparée de l’être. Et l’être s’entend
dans une très large acception, dont rendent compte des cosmologies qui,
écrit-il,

ont pour caractéristique commune de ne pas opérer de distinctions


ontologiques tranchées entre les humains d’une part, et bon nombre
d’espèces animales et végétales, d’autre part. 3

Si cette vue de l’esprit semble très éloignée de la pensée moderne, la


pensée post-moderne s’en rapproche, dans des courants comme
l’antispécisme mais aussi à travers différentes recherches scientifiques qui
désapproprient l’humanisme de ses « propres de l’homme » en
reconnaissant à nombre d’espèces des pratiques de langage, de fabrication
d’outils, de mémoire, de culture, voire même de rites, voire aussi le rire. Par
ailleurs, remarque Noam Chomsky, « beaucoup de biologistes pensent qu’il

1
In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung... », art.cit.
2
Friedrich NIETZSCHE, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872.
Traduit de l’allemand par Jean Marnold et Jacques Morland : L’Origine de la Tragédie
dans la musique, Paris, Mercure de France, 1906, § 6, p. 61, wikisource.org. Autre
traduction, par Philippe Lacoue-Labarthe : « La mélodie enfante, et à vrai dire ne cesse
d’enfanter la poésie », in La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais,
1986, p. 48
3
Philippe DESCOLA, Par delà nature…, op.cit., p. 27
38

n’y a qu’un seul animal dans le monde, y compris la végétation. »1 Les


Contemplations de Victor Hugo présentent déjà un puissant exemple
d’intuition de l’unité du vivant. Tout parle, y montre le poète, qui affirme
aussi avec force la nature vivante du langage. « Ô nature, alphabet des
grandes lettres d’ombre ! »2 Et : « Car le mot, qu’on le sache, est un être
vivant. »3
Réciproquement, dans l’esprit du poète, le vivant est écriture. John
Berger, parlant de l’une de ses esquisses, écrit :

C’est ce que j’appelle un texte : une rose blanche du jardin (…) Est-il
possible de lire les apparences naturelles comme des textes ? 4

La nature du langage profond ressortit à celle de la nature, comme


processus dans lequel le locuteur, l’acte illocutoire et le discours, le sens, ne
sont pas séparés mais engagés dans un même mouvement de transformation,
de dépassement des formes. Dans la nature, écrit Hegel,

Le bourgeon disparaît dans l'éclosion de la floraison, et l'on pourrait


dire qu'il est réfuté par celle-ci, de la même façon que le fruit dénonce
la floraison comme fausse existence de la plante, et vient s'installer, au
titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur. 5

Et : « Le vrai est le devenir de lui-même. »6


Selon Humboldt,

1
Noam CHOMSKY, « Qu’est-ce que le langage... », conférence citée
2
Victor HUGO, « À propos d’Horace », Les Contemplations, Livre premier, XIII, Paris,
Pagnerre et Michel Lévy, 1856 ; Paris, Nelson Éditeur, 1911, p. 52, wikisource.org
3
Ibid., « Suite », Livre premier, VIII, p. 36
4
John BERGER, lettre à son fils, lue dans le documentaire de Cordelia Dvorák John
Berger ou la mémoire du regard, Arte, 2016
5
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, System der Wissenschaft. Erster Theil : Die
Phänomenologie des Geistes, Bamberg/Würzburg, Goebhardt, 1807 ; trad. de l’allemand
par Jean-Pierre Lefebvre : Phénoménologie de l'esprit, Paris, Flammarion, coll.
Bibliothèque philosophique (Aubier), 1991, p. 28
6
Ibid., p. 38
39

le langage, considéré dans sa nature réelle, est une chose en


permanence et à tout moment transitoire. En lui-même ce n'est pas un
produit (ergon) mais une activité (énergie).1

S’il n’y a pas de séparation ontologique entre l’être et le langage, sa


vérité est moins dans le bourgeon, la fleur ou le fruit, que dans le
bourgeonnement, l’éclosion, la fructification.
Et quand les éléments naturels se transposent en éléments mythiques,
il se produit que comme dans l’art brut ou naïf, dans les constructions d’un
Facteur Cheval ou les décors d’un Georges Méliès, dit Claude Lévi-Strauss,

dans cette incessante reconstruction à l'aide des mêmes matériaux, ce


sont toujours d'anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de
moyens : les signifiés se changent en signifiants, et inversement. 2

C’est dans ce travail, dans ce jeu, dans ce miroir qui se traverse, dans
cette poétique, through the looking-glass dirait Lewis Carroll, que l’être se
cherche et se trouve3.
Dans la nature, écrit Noam Chomsky,
l'œil perçoit, mais l'esprit peut comparer, analyser, saisir des relations
de cause à effet, des symétries etc. (...) Le “livre de la nature” est donc
“lisible seulement pour un œil abstrait”, selon Cudworth, tout comme
un homme qui lit un livre (...) est capable d'apprendre quelque chose à
partir de “traces noires sur une page”4.

Et :
Gregory (...) suggère qu'il doit exister une “grammaire de la vision” un
peu comparable à celle du langage humain. (…) Ils peuvent donc

1
In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung... », art.cit.
2
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962 ; in Œuvres, éd.
de Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, préf. de Vincent
Debaene, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n°543, 2008, p. 577
3
Lewis CARROLL, Through the Looking-Glass, Londres, Macmilan,1871
4
Noam CHOMSKY, Reflections on Language, New York, Pantheon Books, 1975. Trad. de
l’anglais (américain) par Béatrice Vautherin, Pierre Fiala, Judith Milner : Réflexions sur le
langage, Paris, François Maspero, 1977 ; Paris, Flammarion, coll. Champs Essais, 2011, p.
20
40

classer des objets selon une grammaire interne et déchiffrer la réalité à


partir de leur organe visuel 1

Or, prévient Claude Lévi-Strauss,


les rapports de l'homme avec le milieu naturel jouent le rôle d'objets
de pensée : l'homme ne les perçoit pas passivement, il les triture après
les avoir réduits en concepts, pour en dégager un système qui n'est
jamais prédéterminé.2

Le paradoxe de la pensée totémique tient dans le fait qu’en


prédéterminant l’homme par son totem elle le libère des liens du sang : ce
n’est pas à une famille humaine, trop humaine, qu’il appartient, mais à une
famille spirituelle, qui dépasse à la fois la tribu et l’homme. Nous pouvons
continuer à suivre Hegel pour le commenter philosophiquement ainsi :

« Le spirituel seul est l'effectif (...) cet auto-engendrement, le pur


concept, est à ses yeux en même temps l'élément objectal au sein duquel
il a son existence ; et de cette manière il est pour soi-même dans son
existence objet réfléchi en lui-même. - L'esprit qui se sait ainsi
[développé] comme esprit est la science. Elle est son effectivité et le
royaume qu'il s'édifie dans son propre élément. La pure connaissance de
soi dans l'être-autre absolu, cet éther en tant que tel, est le sol, le terroir de
la science, ou encore, le savoir en général. »3

La pensée totémique a ses contraintes, ses tabous, mais elle reste une
pensée en mouvement, celle de peuples souvent nomades, une pensée qui
unifie le réel en l’homme et permet un constant dépassement de ses limites,
un moyen de « découvrir la vérité encore inconnue », comme le dit
Humboldt des langues, comme, selon Lévi-Strauss,

cette « pensée sauvage » qui n'est pas, pour nous, la pensée des
sauvages, ni celle d'une humanité primitive ou archaïque, mais la
pensée à l'état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée
en vue d'obtenir un rendement.4
1
Noam CHOMSKY, Reflections…, op.cit., p. 17-18
2
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 658
3
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Phénoménologie…, op.cit., p. 42
4
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 289
41

Sachant que :

la pensée mythique n'est pas seulement la prisonnière d'événements et


d'expériences qu'elle dispose et redispose inlassablement pour leur
découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu'elle
élève contre le non-sens, avec lequel la science s'était d'abord résignée
à transiger.1

Mieux encore, contrairement à ce qu’a cru l’école naturaliste, ajoute


Lévi-Strauss, les mythes ne cherchent pas à expliquer ce que sont les
phénomènes naturels, ils sont plutôt des moyens pour « expliquer des
réalités qui ne sont pas elles-mêmes d'ordre naturel, mais logique. »2 Nous
sommes bien là dans le domaine de la pensée pure, qui rejoint la littérature
en ce qu’elle s’élève contre le non-sens, manifestant ainsi, de façon plus ou
moins implicite ou revendiquée, que « l’entendement c’est la pensée, le Je
pur, tout simplement ».3
De même que Rousseau prônait une connaissance sans violence de la
nature, je cherche une critique non violente de la littérature. Littérature et
nature sont de même nature, l’une des preuves en est que leur sort est le
même, l’une et l’autre étant également polluées et violentées, par l’industrie
d’abord qui met sur le marché des produits frelatés, fabriqués, pollueurs des
corps et des esprits, mais aussi par les formes de culture violenteuses, par
leurs méthodes d’exploitation de la terre et de la lettre, méthodes dénuées
d’empathie qui transforment terres et lettres vivantes en terres et lettres
mortes. Je cherche à être de celles et de ceux qui ouvrent d’autres voies pour
l’approche de la littérature, voies sans violence dogmatique, non
préfabriquées. Le viol de l’intégrité de la nature et de la littérature est un
crime qui se retourne contre l’homme. Car il sème la division morbide,

1
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 582
2
Ibid., p. 658
3
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie…, op.cit., p. 35
42

répand l’esprit de mort, la mort de la pensée, le règne de la fausse pensée, de


la pensée faussée, ouvrant un boulevard à toutes les infamies. Seul l’amour
– et ne mettons aucune fausse grandeur dans ce mot, aucune religiosité,
aucun romantisme : sa vraie grandeur est d’être tout simplement respect –
permet de donner à la vie l’immense douceur de l’union entre nature et
littérature, entre corps et esprit, relation à soi et relation à autrui, univers et
humanité. Non par l’application de recettes, mais par la réinvention
permanente, pure, propre de la nature et de la (vraie) littérature, à savoir du
vivant.

3. Poétique du trait : une habitation

3.1. Écriture et dessin


Les foules se pressent sans discontinuer au musée du Louvre devant la
Joconde. Les années, les siècles n’effacent pas la fascination exercée par le
chef-d’œuvre de Léonard de Vinci. Des vidéastes l’animent, son visage est
décliné à l’infini selon toutes les variantes de la fantaisie autorisées par les
techniques plastiques traditionnelles et plus encore par les logiciels de
l’univers numérique. Le dessin, la peinture de Mona Lisa, contredisent-ils le
jugement de Gustave Flaubert sur l’illustration picturale, tel qu’il l’exprima
dans une lettre du 12 juin 1862 à Ernest Duplan ? « Jamais, moi vivant, on
ne m’illustrera », écrivait-il,

parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus
piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce
caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus
qui font dire au lecteur : “J’ai vu cela” ou “Cela doit être”. Une
femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors
fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une
43

femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question
d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. 1

L’insistance donnée au dessin comme illustration dans cette citation


nous oblige à préciser la question. Ce n’est pas le dessin qu’il refuse, mais
le dessin comme illustration : car même médiocre, il fixe des traits que la
description littéraire ne donne pas en représentation, mais offre à se
représenter. Là où l’écriture ouvre l’imagination du lecteur, selon Flaubert,
le dessin la ferme : d’un côté une image à composer en propre, de l’autre,
une image toute faite. Quelles esthétiques, pour reprendre le mot du
romancier, sont-elles en jeu dans l’opposition faite ici de ces deux arts, dans
lesquels l’inconscient se cherche et peut se dire par divers traits, diverses
formes de traits ?
« Madame Bovary, c’est moi. » Le mot légendaire de Flaubert (qu’il
aurait prononcé mais jamais écrit) constitue une remarque fort intéressante,
notamment en regard de cette autre remarque faite dans sa lettre à Duplan :
« une femme écrite fait rêver à mille femmes ». Faut-il en conclure que
Gustave Flaubert, c’est mille femmes ? Et que si Don Juan a depuis des
siècles revendiqué sur toutes les scènes du monde mille et trois femmes,
c’est qu’il est lui-même ces mille femmes au moins, et que Don Juan aux
milles visages de femmes, c’est aussi Molière, Da Ponte, tous ses auteurs et
librettiste ? La question de la littérature est posée d’emblée dans ce rapport
entre l’être écrivant, l’être de fiction et l’être lisant. Il est remarquable que
Flaubert ne dise pas qu’il refuse que ses personnages soient illustrés, mais
qu’il « refuse formellement » d’être illustré lui-même : « Jamais, moi
vivant, on ne m’illustrera. » Baudelaire qui disait ne pas aimer la

1
Gustave FLAUBERT, lettre à Ernest Duplan, 12 juin 1862, Correspondance, éd. par Jean
Bruneau, et par Yvan Leclerc pour le dernier vol., Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, 1973-2007, t. III, p. 221-222.
Le Centre Flaubert de l’Université de Rouen a numérisé les œuvres de l’auteur, dont sa
correspondance : flaubert.univ-rouen.fr
44

photographie, se fit pourtant portraiturer souvent, et avec talent, notamment


par Carjat1. Mais le rejet de Flaubert est plus profond : c’est surtout à
travers ses personnages qu’il refuse d’être représenté. Essayons de
comprendre un peu ce que cela signifie.
Qu’est-ce qu’un personnage pour un auteur ? « Une femme dessinée
ressemble à une femme, voilà tout », dit Flaubert. Il ne veut donc pas
ressembler à ce que Nietzsche appellerait un « humain, trop humain »2.
Zarathoustra était le surhomme de Nietzsche. Illustré d’animaux par
l’écriture, c’est une puissance sauvage, mue à la fois par l’instinct (dont
Nietzsche disait qu’il est la plus intelligente des intelligences) et un haut
raffinement intellectuel3. Une puissance poétique, comme la forme du livre
dans lequel elle s’exerce et se développe. Il est également possible
d’interpréter Don Juan comme une forme avant l’heure du surhomme de
Molière4. Un être absolument libre – dût-il payer cette liberté par quelque
condamnation sociale qui peut toucher le personnage et même la personne
de l’auteur. Les personnages de théâtre antique étaient comme dans les
mythes condamnés par leur hubris, leur désobéissance volontaire ou
involontaire aux dieux. Si l’on suit Camus et son interprétation du mythe de

1
« Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu
à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit
français. (…) À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse,
pour contempler sa triviale image sur le métal. » Charles BAUDELAIRE, Salon de 1859 in
Œuvres complètes de Charles Baudelaire, t. II, Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy
Frères, 1868 ; Salon de 1859, Lettres à M. le Directeur de la Revue française , chap. II « Le
public moderne et la photographie », wikiwource.org, p. 258-259
2
Friedrich NIETZSCHE, Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister,
Chemnitz, Ernst Schmeitzner, 1878 ; trad. de l’allemand par Henri Albert et Alexandre-
Marie Desrousseaux : Humain, trop humain, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche,
vol. 5 et 6, Paris, Mercure de France, 1902, wikisource.org
3
Friedrich NIETZSCHE, Also sprach Zarathustra. Ein Buch für Alle und Keinen,
Chemnitz, Ernst Schmeitzner, 1883-1885 ; trad. de l’allemand par Henri Albert : Ainsi
parlait Zarathoustra, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, Paris, Mercure de
France, 1903, wikisource.org
4
Voir Deuxième mouvement, chapitre II, 1, « Molière et la morbidité des puissances
sociales »
45

Sisyphe, il pouvait s’agir là d’une résistance au fatum et même d’un


humanisme1. Œdipe (dans Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle) finit
aveuglé, Dom Juan finit avalé par le gouffre, Madame Bovary finit
empoisonnée… Molière est victime de la cabale des dévots, Nietzsche
sombre dans la folie, Rimbaud qui était lui-même son personnage finit
amputé, mourant dans sa jeunesse. Il serait aisé de multiplier les exemples
où la malédiction s’abat sur les personnages comme la persécution ou
l’incompréhension sur les auteurs. Quelle est donc la place de la liberté
revendiquée par Flaubert à travers l’écriture ?
Le romancier oppose dans sa lettre l’unicité de l’image donnée par le
dessin à la multiplicité des représentations autorisées par l’écrit. C’est
contre une restriction de lecture qu’il s’élève. Quand il vante le « caractère
de généralité » de la description littéraire, il s’agit d’une généralité
extensive, comprenant « mille objets » aussi bien que « mille femmes ».
Loin d’être une généralisation, c’est un universalisme. « L’universel, c’est
le local moins les murs. C'est l'authentique qui peut être vu sous tous les
angles et qui sous tous les angles est convaincant, comme la vérité »,
déclara Miguel Torga lors d’une conférence au Brésil en 1954 2. L’écriture
crée des tableaux et des personnages sans murs au sens où, pour exister, ils
doivent être recréés par chaque lecteur, sous différents angles. Le lecteur
fait le personnage, la situation, le livre, « à son image », pourrait-on dire en
paraphrasant la Genèse où Dieu fait l’humain : « homme et femme, à son
image il le fit »3. L’auteur par l’écriture octroie au lecteur la même liberté,
ou une liberté comparable à celle qu’il s’est donnée. À partir de sa propre

1
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. Les Essais, 1942
2
« O universal é o local sem muros » : Miguel TORGA, Diário XV, Coimbra, Edição do
Autor, 1990. Aphorisme repris dans ce titre : Miguel TORGA, L’universel, c’est le local
moins les murs, trad. par Claire Cayron, Bordeaux, William Blake & Co, 2012
3
Genèse, 1, 27. Pour les citations de la Bible, se référer aux différentes sources indiquées
dans la bibliographie
46

existence, de ses propres « objets connus », le lecteur, chaque lecteur, se


projette à travers le texte dans son propre univers. L’auteur lui ouvre les
portes d’un monde qui était en lui mais qu’il ne connaissait pas encore, ou
qu’il avait vu mais confusément. Le déploiement des « phrases » dont parle
Flaubert, grâce à leur multiplicité sémantique, elle-même multipliée par la
multiplicité sémantique et évocatoire de chaque mot, opère comme
l’ouverture des rideaux d’un théâtre intérieur à la fois universel et
éminemment personnel.
Une madeleine est à l’origine de À la recherche du temps perdu.1 Le
mot n’est-il pas comme le parfum de la chose ? L’écrire ou le voir écrit,
c’est susciter une image qui à son tour entraîne l’apparition de mille et mille
autres images. Comme l’écrivait Victor Hugo songeant à la goutte qui avait
creusé au cours du temps l’énorme trou du cirque de Gavarnie :

La goutte d’eau travaille, et, terrible ouvrière


Tord en cercles profonds l’énorme fondrière. 2

Une toute petite évocation, une simple image mentale peut suffire,
comme pour Proust, à ouvrir et dégager un immense espace, à y faire la
lumière. Mais si l’image évoquée par un mot peut le faire, pourquoi l’image
dessinée ne le pourrait-elle pas ? « Ceci n’est pas une pipe », a écrit René
Magritte sur un dessin de pipe3. N’est-ce pas une façon de dire que le
dessin, lui non plus, n’est pas la chose, mais son évocation, son parfum ? La
pipe du tableau n’évoque-t-elle pas en chaque personne qui la voit des
impressions, des souvenirs, des réflexions différentes ? N’est-elle pas aussi
à l’origine de mille et mille pipes ? Et la pipe de Gauguin peinte sur la

1
Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, 13 vol., Paris, Grasset & NRF, 1913-
1927 ; wikisource.org ; ebooksgratuits.com
2
Victor HUGO, Dieu, Paris, Hetzel et Quantin,1891 (posthume ); wikisource.org
3
René MAGRITTE, La Trahison des images, 1928-1929, huile sur toile 59 x 65 cm, Los
Angeles County Museum of Art
47

chaise de Gauguin par Van Gogh n’ouvre-t-elle pas aussi à mille et mille
autres représentations ?1 L’histoire de l’art montre que l’écriture et le dessin
sont en fait deux branches d’un même arbre, celui de la représentation et de
l’expression symboliques.
À l’aube de l’humanité, au paléolithique, les êtres humains se sont
distingués en commençant par dessiner. Comme nous le faisons pour l’art
de toutes les époques, nous avons tendance à séparer leur art entre
abstraction et figuration. Cependant, en figurant de façon fort réaliste une
pipe dont il nous dit par l’écriture qu’elle n’est pas une pipe, l’artiste tend,
lui, à nous mettre en garde contre des classifications abusives. Un aurochs
peint sur la paroi d’une grotte est certainement tout aussi symbolique et ni
plus ni moins abstrait que les séries de points et de traits qui
l’accompagnent. Dans le christianisme orthodoxe, les peintres d’icônes sont
dits non pas peindre ni dessiner, mais écrire des icônes. Lesquelles associent
des signes (dont des lettres) et des dessins, comme le faisait l’art pariétal de
nos ancêtres, ou, de nos jours, les graffeurs et autres artistes d’art urbain.
L’essentiel est de faire signe, de faire appel à ce qui est humain en l’homme,
à sa capacité à réfléchir, interpréter, lire, et ce faisant, d’ouvrir le champ,
même dans des espaces aussi confinés que des grottes, des villes pleines
d’immeubles, des musées. Même dans l’espace étroit de chaque existence
humaine.
La littérature et le dessin existent par eux-mêmes, indépendamment
l’un de l’autre, mais l’histoire n’a cessé de jeter des ponts entre eux, et
même entre la « description littéraire » et son « illustration ». Peut-être
Flaubert serait-il courroucé de voir les films qui ont été tirés de ses œuvres,
comme de celles d’une multitude de romanciers. Et si le cinéma peut donner
des chefs-d’œuvre comme des adaptations médiocres, révéler au grand
1
Vincent VAN GOGH, La chaise de Gauguin, 1888, huile sur toile 90,5 x 72,5 cm, Van
Gogh Museum, Amsterdam
48

public les grands romans ou même, parfois, transformer des livres mineurs
en films majeurs, même les plus cinéphiles sont en général d’accord sur le
fait qu’il vaut mieux avoir lu une œuvre avant de voir le film qui en a été
tiré, ou bien qu’on peut éprouver un sentiment de perte ou de dépossession
en assistant à une autre représentation que celle qu’on s’était forgée
intérieurement à la lecture du roman. Cet inconvénient, dont il ne faut pas
nier la force, est pourtant plus faible dans le cas des adaptations théâtrales
ou même des adaptations en bandes dessinées – comme il s’en fait de plus
en plus, à l’instar de celle du Voyage au bout de la nuit de Céline par Tardi1.
Pour ce qui est du théâtre, il est depuis l’Antiquité lié à la littérature. Il
s’agit d’un texte écrit pour être mis en scène. Cette convention est bien
intégrée et profite aux adaptations de textes non écrits pour le théâtre. C’est
un spectacle vivant, éphémère, et s’il reste en mémoire c’est sans s’imposer
à la rétine comme les films projetés sur écran. Même une adaptation
complètement libre et délirante de L’Idiot de Dostoïevski par Vincent
Macaigne, par exemple, est bien acceptée parce qu’elle ne semble pas
défaire la représentation intérieure de chacun, elle ne semble pas malgré ses
excès la dévorer, pour reprendre le terme de Flaubert, mais y ajouter. 2 Et il
en va de même pour la bande dessinée ou pour le film d’animation, où le
symbolisme du dessin, du trait, loin de donner corps aux personnages
comme le corps des acteurs fixés sur l’écran, permet l’échappatoire vers
l’imaginaire et la projection de chaque lecteur ou spectateur vers des objets
connus de lui seul.
« Une femme écrite fait rêver à mille femmes », dit Flaubert. Nous
l’avons évoqué, une femme peinte, telle la Joconde, peut elle aussi faire
rêver à mille femmes. Et dans un autre registre, quoique tout aussi

1
Louis-Ferdinand CÉLINE, TARDI, Voyage au bout de la nuit, Paris, Futuropolis, 1988
2
Vincent MACAIGNE, Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer, pièce créée en 2009
au Théâtre national de Chaillot
49

populaire, une femme dessinée, telle la Mary Poppins de Walt Disney, peut
aussi évoquer mille autres femmes, de même qu’Emma Bovary évoque
encore un autre type de mille femmes. Contrairement à Mona Lisa ou à
d’autres célèbres figures de femmes peintes dont on ignore tout ou à peu
près tout, Mary Poppins et Emma Bovary sont soutenues par un récit, une
histoire. Mais il arrive aussi que ce soient des femmes peintes, comme la
Jeune fille à la perle de Vermeer, qui inspirent des livres, des histoires, des
films. Ou bien que des femmes réelles inspirent des statues, comme les
reines du jardin du Luxembourg à Paris. Tous les cas de figure sont
possibles, les passages et les échanges se font dans tous les sens. Dans le
théâtre antique, les personnages portaient des masques : on sait que telle est
l’origine du mot personnage (du latin persona, masque). Dans les échanges
entre l’art et la vie, le réel et sa représentation, tout devient personnage,
même les animaux (dans Le Roman de Renart, dans les fables d’Ésope ou
de La Fontaine, dans les contes de Perrault comme dans ceux de toutes les
traditions), et aussi des monstres, des chimères nées de l’imagination
d’auteurs ou de dessinateurs. C’est que le personnage, ce masque qui
renvoie chacun à son propre imaginaire, est aussi chargé d’incarner l’Autre.
« Je suis l’autre », écrivit en 1854 Gérard de Nerval au bas de l’un de
ses portraits, gravé par Eugène Gervais à partir d’un daguerréotype 1. Et
Rimbaud, en 1871 : « Je est un autre »2. Telle est l’expérience que nous
faisons dans l’écriture, dans la lecture. D’où le succès du mot attribué à
Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ». Dans l’une des nouvelles de Julio
Cortazar, le narrateur finit par s’identifier à un axolotl 3. Dans La Chute de
la Maison Usher d’Edgar Poe, Roderick fait corps avec sa sœur Emeline
1
Portrait annoté reproduit pour la première fois dans Maurice TOURNEUX, Gérard de
Nerval, prosateur et poète, Paris, Monnier, 1887
2
Arthur RIMBAUD, Lettre à Paul Demeny, dite Lettre du Voyant, 15 mai 1871 ;
wikisource.org
3
Julio CORTAZAR, « Axolotl », in Les armes…, op.cit, p. 27-36
50

comme la vie avec la mort. L’Autre est porteur de tout ce qu’on est et de
tout ce qu’on n’est pas, c’est pourquoi il peut devenir secrètement sacré, au
point de ne pouvoir parfois supporter la représentation, ou qu’une
représentation absolument stylisée, symbolisée – comme dans beaucoup de
religions ou dans l’esprit de Flaubert.
L’art et la littérature étant très majoritairement le fait des hommes –
encore aujourd’hui, même si les femmes commencent à pouvoir y prendre
leur place – il n’est pas étonnant que la figure de l’Autre y soit souvent
portée par celle d’une femme. Les mille femmes en fait non saisies de Don
Juan, les mille femmes imaginaires de Flaubert, la femme interdite (comme
l’Ondine de Giraudoux1) et fantomatique d’Edgar Poe, sont autant de
fantasmagories autour de la séparation des sexes. Au début de Nadja, André
Breton évoque l’adage selon lequel « dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu
es »2. En ouvrant délibérément, à la suite de Freud, la littérature à
l’inconscient, il révèle que, de même que l’on peut dire de tel dessin de pipe
« ceci n’est pas une pipe », on pourrait dire de Madame Bovary comme de
La Princesse de Clèves, d’Anna Karénine ou de Nadja : ceci n’est pas une
femme. Car même les femmes qui écrivent sur les femmes, comme
Madame de Lafayette, écrivent en fait moins sur les femmes que sur les
représentations des femmes dans leur société. Marie de France dans son Lai
du Chèvrefeuille peint Yseut parce qu’il s’agit alors d’un type, d’un
archétype, comme Madame Bovary est l’archétype de l’adultère ou Don
Quichotte celui du fou. L’adultère et le fou ayant en commun la rêverie, le
rêve, le désir de sortir de l’ordinaire de l’ « humain, trop humain », que l’on
assouvit si bien par la littérature.

1
Jean GIRAUDOUX, Ondine, pièce de théâtre créée le 4 mai 1939 au Théâtre de l’Athénée
à Paris dans une mise en scène de Louis Jouvet ; Paris, Grasset, 1939
2
André BRETON, Nadja, Paris, NRF, 1928 ; in Œuvres..., t. I, op.cit., p. 643
51

Nous avons tous en esprit les images d’Ulysse sur des vases grecs, de
Gavroche par Hugo, du Chevalier et de la Mort par Dürer, du Christ au
visage aussi changeant que les temps par maints artistes, de Don Quichotte
par Picasso, de Marilyn Monroe par Andy Warhol… Autant de personnages,
autant d’icônes au sens où nous l’avons montré. Il est remarquable que le
mot icône, qui se conjugue avec le verbe écrire, désigne aussi bien la chose
(le personnage) que sa représentation, le dessin qui en est fait, soit au sens
premier et matériel, soit au sens second, dans les esprits. Si le dessin et
l’écriture ne sont pas interchangeables, si l’écriture s’illustre suffisamment
en elle-même et par elle-même pour pouvoir se passer d’autres illustrations,
ces dernières, qu’on pense au dessin, aux arts de l’image ou à la musique,
ne lui sont pas nécessairement néfastes. Des poètes comme Ronsard ont
souhaité que leurs textes soient accompagnés par la musique (et tous les
compositeurs importants de son siècle firent de ses poèmes de délicates
chansons), d’autres comme Henri Michaux ou Gao Xinjiang ont été ou sont
eux-mêmes dessinateurs autant qu’auteurs de littérature. Le regard intérieur,
celui de l’esprit, et le regard extérieur, celui des yeux, peuvent se marier
admirablement et ouvrir l’art et la pensée à de nouvelles formes, de
nouvelles perspectives. Comme en toutes choses, il y faut seulement
beaucoup d’honnêteté et de respect.

3.2. Tracer sa maison


L’homme n’est pas prédéterminé par ses mythes, son langage. La
pensée est première, attestent nombre de penseurs et scientifiques de l’ordre
« logique », tels Albert Einstein, qui disait penser sans mots 1. « Je suis
1
« Les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon
mécanisme de pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à la pensée sont, dans
mon cas, de type visuel et parfois musculaire. Les mots conventionnels ou autres signes
doivent être recherchés laborieusement dans un second stade… » Albert EINSTEIN, cité
dans Jacques HADAMARD, Essai sur la Psychologie de l’invention dans le domaine
52

certain qu’il y a des pensées sans langage », dit aussi Noam Chomsky1.
Nous essaierons ici d’approcher dans notre langue des pensées qui ont pu
s’exprimer non sans langage sans doute mais du moins dans un langage dont
nous ne possédons pas les clés, en particulier des pensées des époques dites
préhistoriques. Nous le ferons en les confrontant à des œuvres de poètes et
de penseurs qui ont vécu de l’Antiquité à nos jours, et dont nous espérons
éclairer en retour ces œuvres depuis l’autre regard, celui qui nous vient du
fond des temps à travers des traces indéchiffrables mais vivantes : de même
deux étrangers parlant des langues très différentes peuvent-ils réussir à se
comprendre par le langage du corps. Notre corps est ici notre corpus.
De nombreux poètes composent notre corpus. Car chez les poètes
l’unité de la langue et du réel, de l’être, perdure. Michel Foucault, dont on
connaît la thèse selon laquelle les mots et les choses se sont séparés après la
Renaissance, écrit que « Vigenère et Duret disaient l'un et l'autre - et en
termes à peu près identiques - que l'écrit avait toujours précédé le parlé » ;
qu’à la Renaissance le langage « existe d'abord, en son être brut et primitif,
sous la forme simple, matérielle, d'une écriture, d'un stigmate sur les choses,
d'une marque répandue par le monde » et que, après la séparation,

de Hölderlin à Mallarmé, à Antonin Artaud -, la littérature n'a existé


dans son autonomie (...) qu'en formant une sorte de “contre-discours”
et en remontant ainsi de la fonction représentative ou signifiante du
langage à cet être brut oublié depuis le XVIe siècle. 2

Remonter à cet être brut. Éclairer le point devenu aveugle du langage


courant. Adopter le point de vue selon lequel l’écrit a précédé le parlé, c’est
lever le voile sur le fait que quelque chose a précédé le langage comme
fonction de communication. L’écriture n’est pas la langue, les linguistes

mathématique, Paris, Blanchard, 1959, p.75


1
Noam CHOMSKY, « Qu’est-ce que le langage... », conférence citée
2
Michel FOUCAULT, Les mots et les…, op.cit., p. 53, p. 54 et p. 59
53

distinguent l’une et l’autre. Tout trait, tout tracé peut être considéré comme
une écriture, d’autant plus s’il est délibéré. Un stigmate sur les choses, une
marque répandue par le monde. Avec un souci de réciprocité : « Plus que
m’exprimer davantage, témoigne Henri Michaux, grâce au dessin, je
voulais, je crois, imprimer le monde en moi. Autrement et plus fortement. »1
Pourquoi plus fortement que par l’écriture ? À cause du lien de l’écriture
avec la langue et son emploi menteur, si répandu, son caractère séparé de
l’être, du réel, de la vérité.
« Sous la poésie des textes, il y a la poésie tout court », dit Artaud.2 La
recherche de la poésie réunifie le vivant. Dessin et poésie sont des
habitations pour l’homme dans le monde. Un Aborigène déclare à Bruce
Chatwin : « Tous les mots que nous utilisons pour dire “pays” sont les
mêmes que les mots pour “lignes”. »3 Bachelard lie également à l’habitation
les traits, et aussi les mots :

La maison représentée en une estampe sollicite aisément le désir d’y


habiter. On sent qu’on aimerait vivre là, entre les traits même du
dessin bien gravé. (…)
Joubert, le sage Joubert, n’a-t-il pas connu le repos intime dans le mot
quand il parle curieusement de notions qui sont des « huttes ». Les
mots – je l’imagine souvent – sont de petites maisons avec cave et
grenier.4

Réciproquement, « le geste de construire est le geste de la poésie, il


délivre ce qui en nous est plus que nous, il rédime dans la précarité la
confiance, il maintient l'esprit d'enfance », écrit Pierre Dhainaut.5 Le thème
1
Henri MICHAUX, Émergences-Résurgences, Genève, Éditions d’Art Albert Skira, coll.
Les sentiers de la création, 1972, p. 29
2
Antonin ARTAUD, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. Métamorphoses,
1938 ; in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, éd. d’Évelyne Grossman 2004, p. 552
3
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op.cit., p. 85
4
Gaston BACHELARD, La Poétique de l’espace, Paris, Les Presses universitaires de
France, coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1957, p. 137 et p. 139
5
Pierre DHAINAUT, Habiter poétiquement le monde, Villeneuve d’Asq, LaM/Lille
Métropole Musée d’art moderne, 2010, p. 27
54

de l’habitation dans la poésie, verbale ou non verbale, est universel. Après


Hölderlin et son « l’homme habite en poète », citons encore deux auteurs.
Virginia Woolf, précisant l’habitation dans la lecture : en lisant, « il nous
semble seulement que nous continuons à vivre mais dans une autre maison,
ou un autre pays peut-être », et « à mesure que nous tournons les pages un
édifice s'élève, qui n'est pas l'histoire elle-même ».1 Tandis que Jón Kalman
Stefánsson témoigne pour le peuple islandais : « En Islande nous n'avons
pas de monuments anciens, pas de cathédrales. Les sagas des Islandais
tiennent lieu de cathédrales. »2
Borges parle de la « cathédrale de pierre » et de la « cathédrale
typographique », qui sont toutes deux des « copies temporelles et
mortelles » d’un archétype infini3. La poésie tout court, comme dit Artaud,
le langage en son être brut et primitif, comme dit Foucault, est une
habitation. Une maison pour l’individu, le groupe, l’humanité. À travers
notre corpus, c’est cette fonction de la poésie que nous chercherons, c’est
cela que nous interrogerons : les façons d’habiter le monde, toujours
uniques et toujours communes, les pays, les régimes mentaux, des empires
du mal aux paradis, qu’elle révèle, et, d’opérations apocalyptiques en
opérations cathartiques, les maisons, les abris contre la mort qu’elle
construit ainsi.
Les textes de mon corpus sont indicatifs, représentatifs – et pour la
plupart écrits dans des langues qui me sont à ce jour accessibles. Ce sont
1
Virginia WOOLF, L'Art du roman, conférences et articles divers (dont inédits) réunis et
traduits de l’anglais par Rose Celli, Paris, Éditions du Seuil, 1979 ; rééd. avec une préface
d'Agnès Desarthe, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Signatures, 2009, p. 162 et p. 164
2
Jón Kalman STEFANSSON, documentaire dans la série L'Europe des Écrivains :
« l'Islande », réal. Sylvie Deleule, Arte
3
Jorge Luis BORGES, « Las dos catedrales », Buenos Aires, La Nación, 18-6-1978 ; La
Cifra, Buenos Aires, Emecé Editores, 1981 ; trad. de l’espagnol (Argentine) par Roger
Caillois : « Les deux cathédrales », Treize poèmes, édition bilingue illustrée par Pierre
Alechinsky, Montpellier, Fata Morgana, 1978 ; trad. par Claude Esteban : Le chiffre in
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, éd. Jean-Pierre
Bernès, t. II, 1999, p. 789
55

quelques pages ouvertes dans le livre de sable borgésien que constitue la


littérature mondiale, et dont notre lecture peut être signifiante pour
d’innombrables autres textes de cette bibliothèque sans fin. « La littérature,
peut-être, ne fait-elle que répéter les mêmes choses avec une accentuation,
avec une modulation, légèrement différentes », dit Borges.1 Peut-être est-ce
aussi l’une des raisons pour lesquelles les grottes préhistoriques ornées
comptent nombre de gravures démultipliées ou enchevêtrées ? Les
procédures de datation ne permettent pas de préciser si tel trait fut tracé le
même jour que tel autre, ou quelques décennies plus tard. Et si les traits ont
été superposés dans un même instant, une même heure, le sens de cette
superposition peut rester le même : l’humain s’ajoute à l’humain, telle est sa
façon de faire partie de la phusis, c’est-à-dire de ce qui croît. Cette thèse
constitue elle aussi quelques lignes ajoutées à toutes celles que nous
traçâmes depuis les plus anciens temps de l’humanité, dans un geste unique
qui donne aux poètes le sentiment d’être un·e même unique poète à travers
les espaces et les âges.

1
Jorge Luis BORGES, Borges en diálogo, Barcelone, Editorial Grijalbo, 1985 ; trad. de
l'espagnol par René Pons : Jorge Luis BORGES, Osvaldo FERRARI, Dialogues I, Paris,
Pocket, collection « Agora », n° 360, 2012, p. 16
56
57

PREMIER MOUVEMENT

TRAITS D’UNION : LES ASTROLOGUES RENVERSÉS

L’éternité est un enfant faisant l’enfant avec des petites pierres


sur un échiquier ; enfance est royauté. Héraclite 1

C’est donc sans les arrêter le moins du monde que les pierres
laissent passer l’immense majorité des êtres humains parvenus à
l’âge adulte mais ceux que par extraordinaire elles retiennent, il
est de règle qu’elles ne les lâchent plus. Partout où elles se
pressent, elles les attirent et se plaisent à faire d’eux quelque
chose comme des astrologues renversés. André Breton 2

1
HÉRACLITE, fragment 52 (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 4)
2
André BRETON, « Langue des pierres », Le surréalisme, même, n° 3, automne 1957 ; in
Œuvres..., op.cit., t. IV, 2008, p. 959
58
59

I. Écrire, construire. Le geste originel

Où, pour commencer, l’on voit comment poètes, astronomes,


chercheu·r·es, rêveu·r·es, « simples » ou « primitifs », déchiffrent l’univers à
même ses vivants, ses étoiles et ses pierres. Où, de coquille en grotte en
passant par un djembé parlant, l’on contemple de quelle profondeur partent
l’être et l’écriture, dans leur développement spiralant. Où l’on perçoit la
lune et les astres, de pierres et de cavernes en ciels, comme signes des
destins.

1. Traduire la langue des pierres

J’écoute avec soin les paroles des humains, et pas seulement celles des
poètes ou des savants renommés. Cela ne fait-il pas partie de la recherche ?
« Les choses vues, entendues, apprises, sont pour ma part celles que j’estime
le plus », dit Héraclite1. Une vieille femme française, citadine disposant d’un
petit jardin, me soutint que les cailloux poussaient et croissaient sous terre,
comme les végétaux – elle l’avait constaté, disait-elle, de ses propres yeux.
Un jeune habitant des Pyrénées m’assura qu’on avait trouvé dans la
montagne, sous terre, des ossements humains géants. Dans sa nouvelle Le
message trouvé dans une bouteille, Edgar Poe fait dire à l’un de ses
personnages, un marin hollandais : « il y a une mer où les bateaux eux-
mêmes poussent et prennent de la corpulence comme le corps vivant du
marin. »2
1
HÉRACLITE, fragment 55 (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 15)
2
Edgar POE, « MS found in a Bottle », Baltimore, Saturday Visiter, octobre1833 ; in
Complete Tales and Poems, New York, Vintage Books Edition, 1975, p. 123. Les
traductions de Poe données ici sont les miennes. Celles de Baudelaire, Mallarmé et
d’autres : wikisource.org
60

Comme la poésie, poètes et savants ne sont pas nécessairement où on


les croit. J’ai connu au moins un astrologue renversé : l’homme le plus
humble d’un village de haute montagne, handicapé par une élocution
difficile et d’autres problèmes, vivant seul dans une vieille maison, et qui
montait chaque semaine plusieurs heures dans les hauteurs, chercher des
pierres. Pyrites, hématites, tourmalines, calcites, quartz, malachites, schistes,
granites, barytes... Un jour, en redescendant, il s’arrêta et m’en offrit, en me
précisant, malgré sa langue trébuchante, le nom de chacune. Il me parla
aussi des étoiles, des constellations, des quasars, du ciel qu’il observait la
nuit et de ce qu’il en savait grâce au magazine auquel il était abonné. Il me
parla des isards qu’il observait sur les sommets, à l’aube. Enfin il me raconta
l’un de ses rêves, une vision hallucinée de vache dans les hauts pâturages,
qui me parut à la fois préhistorique, violemment expressionniste et
surréaliste. Les animaux gravés ou peints dans les grottes au Paléolithique
étaient-ils des représentations d’animaux vus en rêve ? Même dans notre
siècle citadin et technologique, qui n’a vu des animaux en rêve ? J’en ai vu
très souvent, parfois j’étais même l’un d’eux, baleine blanche, fauves
flamboyants, éléphant bouillant, hippopotame vert, élan géant, grands
oiseaux… Puis je l’ai écrit, comme je le fais ici. Une fois je me trouvais
dans une forêt vierge, dans une cabane. Une source coulait à l’intérieur et j’y
faisais ma toilette intime quand je vis arriver, par l’ouverture en forme de
fenêtre, les animaux. En long défilé, parmi la végétation luxuriante, ils
venaient vers ma cabane, extrêmement dignes et nobles : d’abord les
éléphants, puis les singes, appuyés sur des cannes sculptées par leurs soins,
enfin les hommes.
La poésie/l’écriture n’est-elle pas l’arche qui abrite, différenciés mais
indissociés, l’humain et tous les animaux ? Si, selon la Bible, l’humain a été
fait d’argile, ne s’agit-il pas de cette argile dont on fait les tablettes où s’écrit
61

l’humain ? Les plus anciennes écritures retrouvées à ce jour ont été tracées
sur des tablettes d’argile, dont l’une, retrouvée par Irving Finkel et datant de
près de quatre mille ans, raconte en sumérien le mythe mésopotamien, repris
par la Bible, du Déluge, la construction de l’Arche et les animaux qu’elle
abrita1. À moins qu’il ne faille reconnaître comme écritures plus anciennes
encore les traits gravés dans la pierre de ces bouteilles à la terre que sont les
grottes ornées préhistoriques. « Dans certaines cavités européennes, écrit
Michel Lorblanchet, une véritable imbrication des griffades [d’ours], des
tracés digitaux [humains] et des gravures a été enregistrée ; des relations
évidentes apparaissent entre ces diverses traces ».2 La mer est souvent un
équivalent du monde souterrain, l’une et l’autre figures de l’univers mental
immergé, de l’inconscient dont surgissent, telles des bouteilles à la mer ou à
la terre, des messages sibyllins de cet inconnu, cette phusis, cette nature en
croissance qui aime à se cacher (même si bien souvent, comme le dit Poe
dans la même nouvelle, « me cacher est pure folie de ma part, car les gens
ne veulent pas voir »3).
Cette phusis est le trésor caché sous la maison de l’homme. L’histoire
de l’homme qui part de chez lui en quête d’un trésor puis au bout de son
voyage se rend compte que le trésor est en fait dans sa propre maison, se
trouvait, avant que Paulo Coelho n’en fasse un best-seller mondial 4, dans Le
conte des deux rêveurs de Borges5, et avant encore dans les Mille et une
nuits6, et aussi, au XIIIe siècle en Perse, dans le Mathnawî de Rûmî, qui la
1
Genèse 7, 1-12
2
Michel LORBLANCHET, La Naissance de l’art. Genèse de l’art préhistorique, Paris,
Éditions Errance, 1999, p. 11
3
Edgar POE, MS found..., op.cit., p. 123
4
Paulo COELHO, O Alquimista, Rio de Janeiro, Rocco, 1988
5
Jorge Luis BORGES, « Dos que soñaron », in Revista Multicolor, supplément de la revue
Critica, 22 juin 1934 ; in Obras completas, Buenos Aires, Emecé Editores, 1978, p. 338 ;
mit.edu
6
« Histoire du prince Zeyn Alasnam », Les Mille et une Nuits, t. V, trad. Antoine Galland,
Paris, Le Normant, 1806, p. 59 ; wikisource.org
62

résume ainsi, en très peu de mots mais avec un déploiement de sens


infiniment plus riche que dans le best-seller :

Histoire de la personne qui rêva que ses désirs de richesse seraient


exaucés au Caire, et qu’il se trouvait un trésor enfoui dans une
certaine maison d’un certain quartier de cette ville. Lorsque cet
homme arriva dans cette ville, quelqu’un lui dit : « J’ai rêvé d’un
trésor dans tel ou tel quartier et telle ou telle maison à Bagdad » ; et
il nomma le quartier et la maison où vivait cette personne. Cette
dernière comprit, cependant, que l’information concernant le trésor
du Caire lui avait été donnée afin de lui faire comprendre que, bien
qu’elle ne dût chercher autre part que dans sa propre maison, ce
trésor ne serait véritablement et réellement obtenu qu’au Caire. 1

C’est une histoire qui repose sur le rêve, le rêve de l’homme d’ici et
celui de l’homme de là-bas, qui grâce au trajet accompli se rencontrent et
débouchent sur la vérité. Cependant si le trésor est dans la maison de même
que l’humble chercheur d’étoiles et de pierres habite une maison en pierres
de la montagne, c’est seulement parce qu’il se trouve, à tous les sens du
terme, dans le geste fait pour le trouver. Geste comparable à celui des
hommes préhistoriques descendant au fond des grottes pour y tracer des
points, et des lignes, c’est-à-dire des trajets de points en points. La nature ne
se cache pas, elle s’expose en pleine lumière, mais l’homme la considère
comme cachée parce qu’il a le désir toujours renouvelé de la découvrir, de la
connaître. Ce n’est pas dans les mondes marins ou souterrains que se trouve
l’inconnu, ce trésor, mais dans le geste que l’humain fait pour les rejoindre à
travers le rêve, les deux faces d’un même rêve qui ne devient opérant, à
l’instar de ce qui se passe pour le symbole, que lorsqu’elles sont réunies.
C’est pourquoi, dit Rimbaud, le poète doit se faire voyant 2, et, dit
1
Djalâl-od-Dîn RÛMÎ [1207-1273], Mathnawî. La Quête de l’Absolu, trad. Éva de
VITRAY MEYEROVITCH et Djamchid MORTAZAWI, Paris, Éditions du Rocher, 1990 ;
rééd. 2004, Livre sixième, p. 1638
2
« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long,
immense et raisonné dérèglement de tous les sens » Arthur RIMBAUD, Lettre à Paul...,
op.cit.
63

Rûmî, « seul le voyant est sauvé.1 »


« La conscience imaginante se trouve être, très simplement mais très
purement, une origine », écrit Bachelard.2 Et l’astronome Gérard
Jasniewiecz déclare : « Je pense que la première maison de l'homme c'est le
ciel. Il habite sur terre et il lève les yeux vers le ciel. »3 La conscience
entraîne une transformation de l’habitation, une faculté d’imagination qui
agrandit le réel, le fait croître, et même le crée. La langue ne vient pas du
néant mais du fait d’habiter, c’est-à-dire d’être, de naître conscient,
d’accéder à la capacité de se former une image du monde et du soi malgré et
à travers leur opacité. Dans « Langue des pierres », Breton écrit :

Lotus de Païni soutient que la phase de l'Intuition s'ouvre


historiquement à l'espèce humaine de l'instant « où l'âme pénètre
jusqu'au fond de la pierre et en acquiert définitivement les puissances
du MOI ».4

Et tout se retrouvant en fin de compte dans la langue, la langue est en


définitive matrice. À l’intérieur de cette matrice se trouve l’infinité des
images et des sens possiblement produits par la conscience imaginante.
(Inversement, face à la mort, le sens, même porté par l’écrit, s’absente. Le 7
mai 1906, Marie Curie note : « Hier, au cimetière, je n'arrivais pas à
comprendre les mots “Pierre Curie” gravés sur la pierre. »5). Du fait de cette
infinité d’interprétations, de lectures, de traductions possibles, chaque texte
(ou chaque pré- texte, ou pré- écrit, comme les gravures préhistoriques) est
un écrit en langue étrangère, même pour le lecteur dont la langue maternelle
est la même que celle de l’auteur, et même pour l’auteur qui se lit ou relit
1
Djalâl-od-Dîn RÛMÎ, Mathnâwî, op.cit., II, 900
2
Gaston BACHELARD, Poétique de…, op.cit., p. 15
3
Gérard JASNIEWIECZ, astronome au CNRS, dans le documentaire Arts, Palettes-
Lascaux, le ciel des premiers hommes, réal. Stephane Begoin et Vincent Tardieu, Arte 2007
4
André BRETON, « Langue des pierres », in Œuvres, op.cit., p. 965
5
Marie CURIE, citée dans Ève CURIE, Madame Curie, Paris, Gallimard, 1938, ; rééd.
Paris, Gallimard, coll. Folio n° 1336, 1981, p. 353
64

lui-même. « Dessiner : comme aller loin, dans les pierres », écrit Yves
Bonnefoy.1 « Chaque mot se présente avec toutes ses connotations », dit
Claude Simon, qui a intitulé « Page d’écriture » l’une de ses photographies
d’un mur fait d’alignements de galets 2. De même que Michel-Ange disait
que « tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, le marbre le renferme en
son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante et la pensée qui puissent l’en
faire éclore »3, il faut à l’auteur et au lecteur dégager le sens du bloc du
texte, du bloc du mot, a priori étranger et clos sur lui-même comme une
pierre, un calme bloc ici-bas chu – dira-t-on pour, comme Stanley Kubrick
au début de 2001 Odyssée de l’espace, paraphraser (involontairement ?)
Mallarmé4.
Le texte en langue étrangère, tout texte donc, nous appelle comme
peut nous attirer une personne inconnue en nous, c’est-à-dire un être en qui
repose la personne inconnue en nous, au fond de notre cœur de pierre, qui
s’offre à la révélation à travers un autrui inconnu ou une autre langue. Et
nous désirons aller ici aux textes le cœur battant, avec délicatesse, avec
audace, avec amour. Seul l’amour permet de franchir le fossé du non-sens
qui nous sépare du texte en langue étrangère. La langue étrangère ne se
laisse pas approcher seulement par une connaissance technique – ou bien la
traduction la transformera en langue morte. Pour conserver la vie dans le

1
Yves BONNEFOY, Remarques sur le dessin, Paris, Mercure de France, 1993 ; La vie
errante, suivi de Une autre époque de l’écriture et de Remarques sur le dessin, Paris,
Gallimard, coll. Poésie n° 313, 1997, p. 206
2
Les arts , « Claude Simon photographe », France Régions 3, 16 mars 1992, ina.fr
3
Michel-Ange BUONARROTI, « Sonnet I », Poésies, éd. bilingue, trad. M.A. Varcollier,
Paris, Hesse et Cie, 1826, p. 2-3
M.A. Varcollier dit à la page VII de sa préface à cet ouvrage que les poésies de Michel-
Ange furent publiées pour la première fois à Parme en 1538, puis à Venise en 1544, et à
Paris par Nicolas Biagioli en 1821
4
Le monolithe noir du début du film de Kubrick (1968), semblable à une stèle funéraire,
peut évoquer le vers de Stéphane MALLARMÉ, « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre
obscur » dans « Le tombeau d’Edgar Poe », Poésies, Paris, La Revue indépendante, 1887,
p. 74 ; wikisource.org
65

passage d’une langue à l’autre, d’une vie à l’autre, il faut l’amour, seul
capable de la transporter indemne. La langue, le texte en langue étrangère,
se laissent approcher par le corps intuitif. Le corps du traducteur quand il
traduit doit être tout entier tourné vers sa traduction, à l’écoute, dans
l’émerveillement de la découvrir, à son rythme, comme on découvre, comme
on dévoile, un corps désiré.
La Préhistoire1 a des âges et des langages, tout en n’ayant ni âge ni
langage : comme ses grottes ornées, elle est intérieure, elle repose et vit en
nous, à l’ombre de nos façades, de nos cloisons, de nos murs. Ceux qu’on
appelle peuples primitifs ou premiers alors qu’ils sont nos contemporains
sont simplement ceux en qui nous croyons apercevoir l’enfance de notre
humanité, toujours active en nous même si la technologie nous la cache.
Chez ces peuples souvent à demi-nus sans doute nous paraît-elle moins
voilée mais leur familière étrangeté, ainsi exposée, finit par jeter un autre
voile, mettre en évidence un mystère qui nous interroge sur notre propre
humanité.
Les humains parvenus à l’âge adulte, dit André Breton, pour la plupart
ne s’intéressent pas aux pierres. Le fondateur du surréalisme, lui, était de
ceux qu’elles « attirent » et transforment en « astrologues renversés ». Il les
recherchait le long de la rivière, sur la rive du Lot lors de ses séjours à Saint-
Cirq Lapopie, et les déchiffrait, les lisait. Comment faire qu’un couteau sans
lame, et auquel manque le manche, puisse être pris en main, et couper ?
1
Un intérêt ancien pour la paléontologie m’a conduite à visiter plusieurs sites
préhistoriques, dont des grottes ornées ; à conduire sur l’invitation de son conservateur
Yoan Rumeau une visite poétique de la grotte de Gargas ; et à rencontrer pour converser
avec eux les éminents paléontologues Henry de Lumley, Anne Dambricourt, Jean Clottes,
ou encore le généticien des populations André Langaney. J’ai également suivi au Collège de
France un cours, sur deux années, de Jean-Jacques Hublin sur les Néandertaliens, et les
séminaires de spécialistes invités dans ce cadre, Antonio Rosas, Bence Viola, Patrick
Auguste ; et à l’Institut de Paléontologie humaine une conférence de Robert Sala Ramos sur
Atapuerca et d’autres sites ibériques. De l’expérience de ces visites et des enseignements de
tous ces chercheurs, ainsi que de la lecture d’articles scientifiques, mise en rapport avec
mes lectures littéraires, viennent ces pages et réflexions sur la Préhistoire.
66

C’est simple : c’est l’une des premières choses que firent les hommes en
devenant des hommes : prendre deux pierres et tailler un biface. Les temps
que nous appelons préhistoriques sont ceux des pierres taillées – à des fins
utilitaires mais aussi à des fins cultuelles : certaines, parmi les plus belles et
n’ayant pas servi, ont été déposées dans des tombeaux – et ceux des grottes
ornées, ces autres pierres, habitables.
En 2003, lors d'un entretien télévisé avec Philippe Lefait, Jim Harrison
raconte avoir donné au poète amérindien Lance Henson La poétique de
l'espace de Bachelard. « C'est curieux, lui a-t-il dit après l'avoir lu,
Bachelard pense comme un Amérindien. » Et Harrison ajoute : « Je ne
connais pas un auteur amérindien qui n'écrive pas pour construire une
maison pour son âme. »1
La langue des pierres, pour reprendre le beau titre de l’essai de
Breton, est de celle dont on fait des maisons, dont le sol est la terre et les
parois, les plafonds, le ciel nocturne, avec son bestiaire zodiacal réinventé,
selon l’esprit de mystère et de beauté du ciel réel que les hommes, dehors,
avaient tout le temps de contempler dans toute sa splendeur et son énigme.
Contempler et ainsi faire temple, maison pour son âme propre, maison pour
l’universel trésor. Écrire comme construire.

2. De coquille en grotte

Ainsi que le note Paul Claudel :


« Toute écriture commence par le trait ou ligne, qui, un, dans sa
continuité, est le signe pur de l’individu. Ou donc la ligne est horizontale,
comme toute chose qui dans le seul parallélisme à son principe trouve une
raison d’être suffisante ; ou, verticale comme l’arbre et l’homme, elle
indique l’acte et pose l’affirmation ; ou, oblique, elle marque le mouvement

1
Des mots de minuit, France 2, 19 mars 2003
67

et le sens. »1

Ici l’écriture est envisagée comme acte et signe de l’être et de


l’existence. L’écrit, et donc l’écriture qui a lieu ou a eu lieu, prouve
l’homme. Prouve que l’homme a lieu et a eu lieu.
Tout le vivant, humains compris, laisse des traces, des écritures
involontaires dans lesquelles on a pu voir une origine de la lecture et de
l’écriture.

« Déchiffrer » ou « lire » les traces des animaux sont des métaphores.


On est cependant tenté de les prendre à la lettre, comme la
condensation verbale d'un processus historique qui a conduit, dans un
laps de temps peut-être très long, à l'invention de l'écriture. Cette
même connexion est formulée, sous forme de mythe étiologique, par
la tradition chinoise qui attribuait l'invention de l'écriture à un haut
fonctionnaire qui avait observé les empreintes laissées par un oiseau
sur la rive sablonneuse d'un fleuve.2

Les humains impriment volontairement des traces. Traces qui sont à la


fois pour eux et pour les autres (dans l'espace et dans le temps), des preuves
de leur humanité, de leur capacité à dépasser l'utilitaire – même si l'écrit est
aussi un outil de communication, de recension, de comptage. L'écriture ne se
limite pas à servir de signifiant d'un objet extérieur, elle est identifiée par
tout humain qui la rencontre même sans pouvoir la déchiffrer comme la
manifestation qu'il y a, à sa source, un objet intérieur, un protosujet que telle
une matrice elle contient et transforme de sujet en sujet. Originellement,
l'écriture dépasse le signe : elle est construction, maison pour l'âme qu'elle
abrite et engendre dans un même mouvement.
Les plus anciens signes gravés à ce jour datent d'environ 500 000 ans.
Leur découverte, en 2014, fut un coup de tonnerre dans la science

1
Paul CLAUDEL, Connaissance de l’Est. Religion du signe, Vienne, Larousse, 1920, p.
48 ; wikisource.org
2
Carlo GINZBURG, « Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice », Le
Débat, 1980/6 n° 6, p. 3-44
68

tempétueuse de la paléontologie.1 Il s'agit d'un zigzag, fort bien tracé dans


l'épaisseur d'une coquille. Il nous est impossible de connaître le sens donné
par nos lointains ancêtres à leurs gravures et peintures. Mais de même que
nous pouvons lire Homère sans qu'il nous ait jamais confié ses intentions,
nous pouvons toujours lire les traces d'eux-mêmes que nous ont laissées les
hommes dits préhistoriques. Une coquille est le contenant, la maison d'un
vivant. L'analogie est universelle. Quand une telle « maison » naturelle est
transformée par l'homme, par son esprit et par sa main, elle devient maison
de l'âme : Ghost in the shell, comme le dit le titre d'un célèbre manga de
science-fiction.2 Une coquille gravée il y a cinq cent mille ans, avant que
l'homme ne soit Homo Sapiens, transforme la maison d'un vivant (le
mollusque) en maison d'une âme (humaine). Par-delà le sens (ou l'absence
de sens) que voulait donner à ces traits l'être qui les fit, que ces traits fussent
ou non des signes, le seul fait qu'ils aient été tracés est une preuve de
l'humanité de celui ou celle qui les traça.
« Nous sommes parti d’une conception symbolique de l’imagination,
c’est-à-dire d’une conception qui postule le sémantisme des images, le fait
qu’elles ne sont pas des signes, mais contiennent matériellement en quelque
sorte leur sens », écrit Gilbert Durand.3 L’écriture est image en tant qu’elle
est dessin donc forme, que cette forme soit abstraite ou figurative. Et image
qui porte en elle-même, comme toute image, la multiplicité d’images
générées par l’imaginaire. L’écrit est la maison/image de
l’âme/imaginaire/sens.

1
J.C.A. JOORDENS et al., « Homo erectus at Trinil used shells for tool production and
engraving » Nature, 3-12-2014 ; n° 518, 12-2-2015, p. 228–2311
2
Masamune SHIROW, Ghost in the Shell, Tokyo, Young Magazine, 1989 ; Tokyo,
Kōdansha, 1991 ; Grenoble, Glénat, 1996
3
Gilbert DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, P.U.F, 1960 ; Paris,
Dunod, 10e éd., 1984, p. 60
69

« La poésie est une langue intérieure à la langue. Elle est dans le


langage ordinaire », écrit Émile Benveniste.1 La tradition chrétienne
représente la naissance de Jésus, Verbe de Dieu, dans une grotte. Le
prophète Mohammed alla chercher la langue intérieure à l’intérieur de la
grotte de Hira. N’est-ce pas aussi ce qu'allèrent faire nos demi-frères
néandertaliens lorsque, il y a à peu près 176 000 ans, ils descendirent et
cheminèrent longuement dans l'étroit labyrinthe souterrain de la grotte de
Bruniquel puis, au creux d'une salle profonde, cassèrent et disposèrent en
cercles, dressées telles des bâtonnets primaires d’écriture, des stalagmites ?
La découverte de constructions humaines aussi anciennes provoqua lors de
son annonce en 2016 un séisme chez les paléoanthropologues2. Jamais
personne n'avait imaginé que des humains aussi anciens, a fortiori ancêtres
des Néandertaliens réputés moins culturellement développés que les
Sapiens, étaient capables de penser et bâtir un tel ouvrage. À quel usage,
dans quel but ? C'est ce que nous ne saurons pas. Mais encore une fois cela
ne signifie pas que leur geste, et le résultat de leur geste, soit illisible.
Dans l’actuel désert de Nubie, qui était au Néolithique un territoire
verdoyant abritant une faune importante et un peuple d’éleveurs, demeurent,
datant de sept à huit mille ans, des gravures rupestres d’animaux stylisés et
des gongs en pierre qui, selon les archéologues, devaient servir, comme
aujourd’hui les tambours africains, à transmettre des messages. Ici se trouve
donc un fort indice d’un usage concomitant de la parole (quel que soit son
mode d’expression, comme là les gongs) et du dessin. Ces gongs demeurent
parce qu’ils sont en pierre, comme le support des gravures et peintures de la
même époque. Ni la voix humaine ni les éventuels instruments de bois, de

1
Émile BENVENISTE, « Préliminaires » de ses notes manuscrites « sur le langage
poétique », folio 80. Cité par Gérard DESSONS, « Le Baudelaire de Benveniste entre
stylistique et poétique », Semen n° 33, 2012
2
Jacques JAUBERT et al., « Early Neanderthal constructions deep in Bruniquel Cave in
southwestern France », Nature, n° 534, 25-5-2016
70

peaux et d’autres matières dégradables ne peuvent franchir les millénaires


comme la pierre, mais ces gongs constituent une archive sérieuse pour
l’hypothèse de rites et de récits effectués à la fois par la représentation
graphique et par le langage parlé. Aujourd’hui encore, un joueur de djembé
formé en Afrique de l’Ouest sait que l’instrument est utilisé pour former des
phrases musicales mais aussi « dire » des « mots ». Ces sons et rythmes
accompagnent la vie agraire et quotidienne de façon tout à fait triviale et
pratique :

Quand les agriculteurs sont penchés sur la terre à peiner pour la


remuer, le djembé leur parle : bidi-na-na, « courbe-toi », ce n'est pas le
moment de se relever pour souffler ! Puis il leur dit, « bon, les gars
faut se dépêcher un peu, là » : bidi-na-na-bidi... Puis il les encourage,
il leur dit « bientôt c'est fini, vous allez pouvoir relever vos reins
fatigués » : bidi-badaban-badaban... puis bidi bidi bidi... balado-kini-
badaban : « le riz du travail est prêt », « le riz est fini » lakoudou-
lakoudou-ba, « les boulettes de poisson ». Le djembé les accompagne
ainsi pendant tout le travail. Il peut leur dire aussi « t'es un homme
fort ». Cela pour labourer le champ, et aussi pendant la récolte. (…) Le
Blanc joue le djembé pour faire des phrases (musicales). Mais les
Africains, non, ils disent des mots. Et s'ils veulent faire des phrases, ils
font des phrases aussi bien sûr. (…) Par exemple un de mes amis un
jour, au Burkina Faso, était dans la cour à côté d'un batteur, qui voit
son frère passer en vélo. Il joue, son frère lui répond avec sa voix : « je
m'en vais en ville ». Le djembé lui avait demandé : « où tu vas ? » 1

L’usage des tambours est traditionnellement lié à certaines autres


pratiques. Le djembé servait au féticheur à appeler les esprits. Après
l’islamisation, il continue à accompagner des rites comme ceux de la
circoncision, du passage à l’âge adulte, du mariage. Dans la grotte de
Bruniquel, les stalagmites dressées en rond par nos lointains cousins
néandertaliens ne pouvaient-elles leur servir, non seulement à élaborer une
figure géométrique, mais aussi à produire des sons et des rythmes, comme
sur une sorte de xylophone minéral, circulaire et vertical ? Ou bien à émettre
1
Interview (par nous) du djembefola Jean-Claude NARDONE, sur son site internet
djembeinitie.com
71

des sons, chantés ou autres, en cercle autour d’elles ? La grotte bénéficie


d’une acoustique spéciale, et comme les autres grottes ornées, comme aussi
d’autres lieux de la Préhistoire ou de l’Histoire, elle pourrait avoir servi de
lieu de pèlerinage et de rassemblement – peut-être, comme au Néolithique,
les cercles de pierres dressées, tel le monument mégalithique de Stonehenge,
ont été des lieux où aller rendre un culte aux morts, aux ancêtres.
La coquille et la grotte sont toutes deux des contenants, qui
« contiennent matériellement en quelque sorte leur sens ». L'un porteur
d'une gravure sur sa face extérieure, l'autre d'une sculpture, d'une installation
au sens moderne du terme, dans son intérieur. La coquille a été transformée
en bas-relief, la grotte en une sorte de haut-relief où les formes n’ont pas été
inscrites par creusement mais par construction, par élévation. Une âme se
cache à l'intérieur de la coquille gravée. Une âme se dresse à l'intérieur de la
grotte, écrin du geste et de l'œuvre. D'un côté la conscience du contenant, de
l'autre celle du contenu. Gilbert Durand parle de « l’isomorphisme de la
grotte, de la coquille, de l’œuf et du Poucet ».1 (Remarquons que le Poucet
s’oriente à l’aide de cailloux, de petites pierres, et remarquons qu’une
étymologie possible du nom d’Ulysse serait le radical olig-, proche de
« Poucet » en ce qu’il signifie « peu », induisant une idée de petitesse qui
sied bien au héros grec dans son parcours initiatique, ballotté par les flots et
passant notamment par la grotte de Calypso avant de pouvoir rentrer à la
maison).
Traits en zigzags et stalagmites en cercles témoignent d'une vision
géométrique, d'une aptitude à la mathématique, à l'abstraction. Grothendieck
a montré que des équations pouvaient être retranscrites en dessins d'enfants 2.
Et Jean-Pierre Vernant, à propos du monde grec, rappelle que « les
1
Gilbert DURAND, Les structures…, op.cit., p. 240
2
Alexandre GROTHENDIECK, Esquisse d’un programme, écrit en 1984. Première
publication : Cambridge University Press, 10 juil. 1997 ; le texte en ligne :
https://webusers.imj-prg.fr/~leila.schneps/grothendieckcircle/EsquisseFr.pdf
72

physiciens recherchent d'où et par quelle voie le monde est venu à l'être » et
opèrent une « géométrisation de l'univers physique. »1 Tandis que Platon dit
à Gorgias : « tu ne vois pas que l’égalité géométrique a beaucoup de pouvoir
chez les dieux et chez les hommes »2
Quels qu'aient pu être les usages de ces élaborations – que nous
continuerons à ignorer malgré toutes les supputations -, elles demeurent en
tant que telles, et en tant que telles continuent à parler. Albert Einstein disait
qu’il pensait sans les mots, en amont du langage, et que les équations
mathématiques étaient pour lui de l’imaginaire refroidi. 3 Les gravures sur le
coquillage et les sculptures de la grotte sont en quelque sorte de l’imaginaire
refroidi – et c’est justement ce qui est brûlant. Car, comme le buisson où
Moïse fut appelé, ça parle.4 Depuis ailleurs, et depuis le fond du temps. La
grotte ornée ne se limite pas à être une profondeur géologique, la coquille
gravée n’est pas qu’un contenant biologique. Elles sont, concrètement, des
lieux immémoriaux de la profondeur de l’être, des lieux d’habitation
physique et métaphysique de l’être dans le monde.
Que cette première architecture ait eu ou non un usage, et quel qu'il ait
pu être, ne change rien au fait qu'à un niveau plus profond, et plus élevé,
l'être de cette construction souterraine de la nuit des temps fut et reste d'être
un maison pour l'âme. Ce fut et c'est de dire la présence de l'âme, comme les
traits sur la très ancienne coquille. Selon Bachelard,

L'être qui se cache, l'être qui « rentre dans sa coquille », prépare « une
sortie ». Cela est vrai sur l'échelle de toutes les métaphores depuis la
résurrection d'un être enseveli jusqu'à l'expression soudaine de
1
Jean-Pierre VERNANT, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, coll. Mythes et
Religions, 1962 ; rééd. Paris, PUF, coll. Quadrige, 1992, p. 132
2
PLATON Gorgias, in Œuvres, t. III, trad. Victor Cousin, Paris, Bossange Frères, 1822, p.
365 ; wikisource.org
3
Cité par Roman JAKOBSON, « Einstein et la science du langage », Débat, n° 20, mai
1982, p. 132
4
Exode 3, 1-8
73

l'homme longtemps taciturne (…) il semble qu'en se conservant dans


l'immobilité de sa coquille, l'être prépare des explosions temporelles
de l'être, des tourbillons d'être.1

L'être s'extrayant du primate signe sa sortie, son être humain, sur une
coquille puis dans une grotte. « Le plus beau singe est disgracieux, rapporté
à l’humain. »2 Il ne se singe pas lui-même, il ne singe pas le monde non
plus, il ne fait pas du monde un monde, comme le dit Dom Juan, de singes et
de dupes3, il le transforme en y imprimant sa marque, son point de départ.
La coquille et la grotte disent l'intériorité et l'extériorité. L'être qui y apporte
son sceau par ce geste affirme sa conscience et conçoit sa liberté. Il ajoute
dans ces ossements du monde, dans l'os du monde, dans « l’os de ce jour »4,
l'antériorité et la postériorité, et même la postérité. Par la gravure comme par
la découpure des stalagmites, il fait une entaille dans le temps grâce à
laquelle le temps cesse d'être un cercle fermé, grâce à laquelle il ne se clôt
pas sur le passé et s'ouvre aux possibles.
L'homme écrit, ou commence par tracer des traits, pour s'inscrire dans
l'espace et dans le temps : il écrit pour habiter. Cette inscription, cette
écriture, qu'elle soit faite de bâtonnets géométriquement tracés dans une
coquille ou de bâtons de stalagmites géométriquement dressés dans une
grotte, devient habitation au sein de laquelle une autre écriture peut mûrir,
qui rassemble et rassemblera toujours de nouveau le geste et la mémoire du
geste, qui se rebâtira en permanence, chaque fois unique et neuve, par et
pour chaque nouveau lecteur, et via chaque lecteur par chaque nouvelle
lecture. Nous ne sommes pas condamnés à tout ignorer de la langue de nos
si lointains ancêtres : car c'est celle des poètes de tous les temps et de tous

1
Gaston BACHELARD, Poétique de…, op.cit., 3e éd, 1961, p.110
2
HÉRACLITE, fragment 82 (Platon, Hippias majeur, 289 a.)
3
MOLIÈRE, Dom Juan (voir bibliographie), V, 2 ; toutmoliere.net
4
Genèse, 7, 13 et 17, 23 (dans ma traduction littérale, qui peut être aussi : « dans le corps
du jour », une expression pour dire, en hébreu biblique, « ce jour même »)
74

les univers. C'est la nôtre, aussi profond en nous que la grotte de Bruniquel.
Et il nous suffit d'y descendre pour l'entendre résonner et nous inciter,
encore et toujours, à nous extraire de là, puisque nous nous y sommes
reconnus, comme l'enfant s'extrait de la matrice. Afin de devenir un homme,
un être humain, un être toujours en redevenir – non ce qu'il fut, mais ce qu'il
envisagea confusément d'être. Les stalagmites dressées en cercles et
ébauches de spirales dans la grotte de Bruniquel se présentent à nous comme
un miroir où nous ne nous reconnaissons pas clairement lorsque, abasourdis,
comme dans tout chef-d’œuvre nous n'y sommes pas encore.
Et puisque nous désirons y aller, cette thèse cherche à s’écrire en
spirales plutôt que par étages ou autres découpages. À se laisser emmener
par le mouvement de l’être à travers le travail de l’écriture. À confier à notre
écriture les rênes de notre être afin de voir, tel Parménide sur ses juments, où
elle nous conduira. Vers quel lieu encore inconnu, inexploré. L’écriture étant
ici celle des hommes dans le temps autant que la nôtre – si humble soit ici le
lieu d’être du pronom personnel. Car, ainsi que le dit aussi Bachelard :

Il faut y réfléchir à deux fois avant de parler, en français, de l’être-là.


Enfermé dans l’être, il faudra toujours en sortir. À peine sorti de l’être,
il faudra toujours y rentrer. Ainsi, dans l’être, tout est circuit, tout est
détour, retour, discours, tout est chapelet de séjours, tout est refrain de
couplets sans fin.1

Ainsi veut être notre thèse, c’est son sujet qui le commande. L’écrire
selon l’être, en tournant, non sur soi mais vers, aller du geste au sens, dans
une époque trop avide où tout geste est aussitôt récupéré sans que son sens
ait le temps d’en émaner. « La grandeur progresse dans le monde à mesure
que l’intimité s’approfondit ».2 La descente d’Edgar Poe dans le vortex

1
Gaston BACHELARD, Poétique…, op.cit., p. 193
2
Ibid., p. 178
75

intime1 est la condition de l’éclatement de sa grandeur, de son génie, le


génie humain manifesté par l’écriture comme par la peinture. Léonard de
Vinci écrit :

Tiré par mon ardent désir, impatient de voir des formes variées et singulières
qu’élabore l’artificieuse nature, je m’enfonce parfois parmi les sombres
rochers ; je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un
moment – sans savoir pourquoi - frappé de stupeur : je plie mes reins en arc,
appuie ma main sur le genou et, de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et
en serrant les paupières et je me penche d’un côté et d’autre pour voir si je
peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité qui y règne m’en
empêche. Au bout d’un moment, deux sentiments m’envahissent : peur et
désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme
pas quelques merveilles extraordinaires.2

« L’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant », écrit


Gaston Bachelard3, évoquant aussi « cette profondeur où doit prendre son
départ le phénomène poétique primitif. »4 Nous sommes ici au cœur de notre
sujet. De quelle profondeur part l’être, ou l’écriture, dans son
développement spiralant ? Bernard Palissy, ayant observé « les forteresses
des poissons » (les coquillages – « j’avisai de me transporter sur le rivage et
rochers de la mer Océane, où j’aperçus tant de diverses espèces de maisons
et forteresses », écrit-il)5 et ayant fort médité, entreprit d’inventer une ville
1
Edgar POE, A Descent into the Maelström, Philadelphie, Graham’s Magazine, vol. XVIII
n° 5, 1841, p. 235-241 ; en.wikisource.org. Voir aussi un extrait dans la section Traductions
2
LEONARD DE VINCI, Codex Arundel, cité par Daniel FABRE, Bataille à Lascaux.
Comment l’art préhistorique apparut aux enfants, Paris, L’Échoppe, 2014, ill. ; et cité par
Daniel FABRE, « Le poète dans la caverne », in Claudie VOISENAT, Imaginaires
archéologiques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015, p. 98
3
Gaston BACHELARD, Poétique…, op .cit., p. 7
4
Ibid., p. 7
5
Bernard PALISSY, Recepte veritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront
apprendre à multiplier et augmenter leurs thresors, La Rochelle, Imprimerie de Barthelemy
Berton, 1563 et 1564 ; Recette véritable, éd. et préface de Franck Lestringant, Paris,
Éditions Macula, 1996, p. 226
76

imprenable, hélicoïdale : « je commençai à marquer le plan de la première


rue près de la place, en vironnant à l’entour », et en ayant décrit
l’architecture, expliqua qu’elle était conçue de sorte à ne pas laisser de prise
à quelque agression que ce fût. Il n’est pas interdit de s’inspirer de sa ville
imprenable comme structure de pensée et d’action. Car

Lors ayant ainsi fait mon dessein, il me sembla que ma ville se


moquait de toutes les autres : parce que toutes les murailles des autres
villes sont inutiles en temps de paix, et celles que je fais serviront en
tous temps pour habitation à ceux mêmes qui exerceront plusieurs arts,
en gardant ladite ville.1

Palissy est aussi l’auteur d’habitations troglodytiques.


Dans les profondeurs du temps de l’homme nous trouvons cette
première gravure, le plus ancien dessin, la plus ancienne écriture connue à
ce jour, tracée sur une coquille datant d’avant Homo Sapiens (à moins que
les classifications n’en viennent à être révisées ?), dans les profondeurs du
temps et de l’espace nous trouvons ce plus ancien bâti connu à ce jour, ces
ronds de stalagmites au fin fond d’une grotte, datant d’une autre espèce
humaine que la nôtre. D’hommes désireux déjà d’habiter le monde en
poètes, c’est-à-dire en franchissant ses limites : d’habiter non le fini, mais
l’infini – et au-delà, comme le clame un héro pour enfants.

3. De caverne en ciel

En août 2006, invitée à faire une intervention poétique dans la grotte


de Gargas, j’ai inventé sur place que les peintures pariétales préhistoriques
figuraient un ciel nocturne, avec son bestiaire, dans le noir des grottes. La
vérité poétique a lieu dans un tout autre univers, tenant plutôt de celui dont

1
Bernard PALISSY, Recepte…, op. cit., p. 233 et 235
77

témoigne l’archéologue Sergio Gomez à propos d’une découverte plus


récente dans la cité pré-aztèque de Teotihuacan :

Cette voie courait au niveau de la nappe phréatique parce que selon les
mythes, l’inframonde a sa propre géographie métaphorique: ses
rivières, ses montagnes, ses lacs et même son propre ciel », a expliqué
le scientifique. Son équipe a relevé sur «les murs et les voûtes du
tunnel une poudre d’un minéral métallique, fait d’hématite et de
magnétite, ce qui révèle qu’on y entrait avec des torches et que tout
s’illuminait comme un ciel d’étoiles scintillantes. 1

Ayant vu dans les cavernes un ciel d’étoiles et dans les pierres des
astres sur terre, les « astrologues renversés » peuvent converser avec les
astres du ciel. Si la demeure céleste de la déesse que visite Parménide n’est
pas nommée, elle n’en est pas moins splendide que la lune, le soleil et les
étoiles, « ces bougies d'or fixées dans l'air des cieux », dit Shakespeare,2 tous
astres auxquels font référence quantité de poètes à travers le temps. « Tu
apprendras les périples de la lune circulaire », lui dit-elle, et

Comment la terre, le soleil et la lune,


l'éther commun, la Voie Lactée, l'Olympe
ultime et l'âme ardente des astres, se sont élancés
dans le devenir.3

Sans ce savoir, la peur fait des ravages : Nicias, général athénien, par
crainte de l'ombre d’une éclipse de lune, se laissa encercler par ses ennemis,
et ses quarante mille hommes périrent ou furent pris vivants, raconte
Plutarque.4 Habiter entre terre et ciel, entre profondeurs et hauteurs, entre
1
Éric BIETRY-RIVIERRE, « Mexique : un trésor au bout du tunnel », Le Figaro, 30-10-
2014, lefigaro.fr
2
William SHAKESPEARE, Shake-speares Sonnets, Londres, G. Eld (imprimeur), Thomas
Thorpe (éditeur), 1609, sonnet 21 ; shakespeares-sonnets.com. Voir le poème entier dans la
section Traductions
3
PARMÉNIDE, Autour de la nature. Texte en grec, en français (trad. Tannery) et en anglais
(trad. John Burnet) sur philoctetes.free.fr. Voir le poème entier dans ma traduction dans la
section Traductions
4
PLUTARQUE, De la superstition. En bilingue grec-français (trad. D. Richard) sur
remacle.org. Voir passage dans la section Traductions
78

vertiges et merveilles, conscient des unes et des autres, peut générer de


grandes inquiétudes ou de grands dangers. Blaise Pascal s’avoue effrayé par
« l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent ».1 Dans le
maelström, sorte de caverne superlative où descend le personnage d’Edgar
Poe, « les rayons de la pleine lune ruisselaient en un flux de gloire dorée le
long de ses murs noirs, et bien en-deçà dans les replis reculés de l’abîme. »2
Mais l’épouvante est peut-être pire encore quand, dans la nuit de tempête
autour de la maison Usher, tout en percevant le fracas des éléments, on ne
peut apercevoir « ni la lune ni les étoiles » ou quand, juste avant l’issue
fatale, la pleine lune se couche, « rougeoyante comme le sang », son
rayonnement brillant vivement à travers la fissure de la maison dont les
pierres vont tomber en chaos.3
Salomé, elle, parle des « longues nuits noires, les nuits où la lune ne se
montre pas, où les étoiles ont peur », et Iokanaan, apocalyptique, reprend :

En ce jour-là le soleil deviendra noir comme un sac de poil, et la lune


deviendra comme du sang, et les étoiles du ciel tomberont sur la terre
comme les figues vertes tombent d'un figuier, et les rois de la terre
auront peur4

avant qu’Hérode n’essaie de convaincre Salomé d’accepter, plutôt que


la tête du saint, des trésors de pierres et d’astres :

J'ai des améthystes de deux espèces. Une qui est noire comme le vin.
L'autre qui est rouge comme du vin qu'on a coloré avec de l'eau. J'ai
des topazes jaunes comme les yeux des tigres, et des topazes roses
1
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, dite édition de Port-
Royal, Paris, 1670 ; Blaise PASCAL, « Misère » n° 102, Pensées, éd. de Philippe Sellier,
Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 189. Les numéros des fragments selon les différentes
éditions savantes sont répertoriés pour chaque fragment sur le site penseesdepascal.fr
2
Edgar Poe, A Descent…, op.cit.. Passage plus long dans la section Traductions
3
Edgar POE, The Fall of the House of Usher. Philadelphie, Burton’s Gentleman’s
Magazine, sept. 1839. Texte entier en français dans la section Traductions
4
Oscar WILDE, Salomé, Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1893, p. 56 ; wikisource.org.
Premières représentations le 11 février 1896 au théâtre de l’Œuvre à Paris et le 10 Mai 1905
au New Stage Club à Londres
79

comme les yeux des pigeons, et des topazes vertes comme les yeux
des chats. J'ai des opales qui brûlent toujours avec une flamme qui est
très froide, des opales qui attristent les esprits et ont peur des ténèbres.
J'ai des onyx semblables aux prunelles d'une morte. J'ai des sélénites
qui changent quand la lune change et deviennent pâles quand elles
voient le soleil. J'ai des saphirs grands comme des œufs et bleus
comme des fleurs bleues. La mer erre dedans, et la lune ne vient
jamais troubler le bleu de ses flots. J'ai des chrysolithes et des béryls,
j'ai des chrysoprases et des rubis, j'ai des sardonyx et des hyacinthes,
et des calcédoines...1

Puissance destinale de l’astre chez Borges également, qui évoque le


« tigre fatal » allant, sous « la lune variante », accomplir « sa routine
d’amour, de loisir et de mort. »2 Leopardi s’interroge aussi dans sa
contemplation : « Que fais-tu, lune, dans le ciel ? » Et comparant ses
« sempiternels chemins » à ceux du berger, il demande :

Dis-moi, lune : à quoi sert


Au berger sa vie,
Votre vie à vous ? Dis, vers où tend
Ma brève errance, vers où
Ta course immortelle ?3

Immémoriale question sans doute, posée dans le secret des cœurs


depuis que les humains savent lever la tête vers le ciel et enterrer leurs
morts. Garcia Lorca a consacré un poème à cet astre aussi inquiétant
souvent, que familier et rassurant dans sa régularité et son rôle de lampe
dans la nuit. « Romance de la lune, lune » dit son ambiguïté en la qualifiant
de « lubrique et pure », fascinante pour l’enfant qui « la mire, la mire », et
qu’elle finit par emporter :

1
Oscar WILDE, Salomé, op.cit., p. 76
2
Jorge Luis BORGES, « El otro tigre », in El hacedor, Buenos Aires, Emecé Editores,
1960. « L’autre tigre », texte entier en français dans la section Traductions
3
Giacomo LEOPARDI, « Canto notturno di un pastore vagante dell’Asia », Canti, éd.
Firenze, 1831 ; bibliotecaitaliana.it. Texte en français dans la section Traductions
80

À travers ciel, un enfant


à la main, la lune va.

Dans la forge les Gitans


crient, les Gitans pleurent, las !
Le vent la veille, la veille.
L'air et le vent veillent là.1

La lune est présente dans tout le Romancero gitano. Dans un autre


poème, « Romance somnambule », telle une déesse de la mort elle trône
également dans la chute du texte :

Dessus la face du puits,


se balançait la gitane.
Chair verte et verts cheveux,
pupilles d'argent glaciales.
Des stalactites de lune
la tiennent sur l'eau en nappe.2

Dans la Bible et dans le Coran, le patriarche Joseph voit en rêve onze


étoiles et la lune se prosterner devant lui (ce qui lui vaut d’être vendu par ses
frères, jaloux)3. La lune n’est pas nécessairement morbide. Nous l’avons vu,
« tout musulman » s’imagine volontiers « libre de tout, cherchant la Vérité et
foulant la poussière sous un mince croissant de lune » (N. Bouvier). Elle est
aussi cette compagne des nomades qui anime les paysages désertiques, aide
à mettre de l’ordre dans l’errance d’un temps, d’une vie. Il en est ainsi sous
toutes les latitudes, et à toutes les époques, particulièrement les plus
lointaines où l’humain ne disposait d’autres éclairages que naturels. Et

1
Federico GARCIA LORCA, « Romance de la Luna, luna », Romancero gitano (1924-
1927), Madrid, Revista de Occidente,1928. « Romance de la lune, lune », texte entier en
français dans la section Traductions
2
« Romance Sonámbulo », in Romancero…, op.cit..« Romance somnambule », texte entier
en français dans la section Traductions
3
Genèse 35, 5-28 ; Coran 12, 4-20. Comme pour celles de la Bible, voir dans la
bibliographie les différentes traductions du Coran disponibles en ligne
81

parfois même elle participe, avec les étoiles, à des éblouissements, comme
dans cette chanson brésilienne extrêmement populaire :

Un jour je suis resté dormir là sur la plage


Et là j'ai rêvé que du ciel descendait
Un essaim d'étoiles et la lune argentée
Les vagues de la mer éclaboussées de sa lumière
Sur la mer je vis, je vis une cumbiamba
Qui au son des tambours tournoyait sur l'eau
Les couples d'étoiles en attendant portaient
Un carrousel de couleurs comme d'une cumbiamba.

Et soudain a surgi une reine attendue


C'était Marta, la reine, que mon esprit rêvait
À ses pieds je vis la lune, la bouillie des étoiles,
Et les palmiers chantaient une hymne de fête

Ayy amor...1

Les étoiles, ces refuges pour les enfants malheureux de Bret Easton
Ellis ou de Georges Hyverneaud (« seul toute la nuit et toute la campagne,
avec leurs bêtes et leurs étoiles ») comme pour le Guépard de Tomasi di
Lampedusa, ces « trous du noir plafond » selon Victor Hugo, « clignotent
comme des chiffres terribles » selon Sylvia Plath. Mais Germain Nouveau
veut « la Vérité qui ne voile / Pas plus la femme que l'étoile » et Rainer
Maria Rilke l’annonce aux bergers :

Levez les yeux, vous, hommes ! Hommes, là, au feu,


vous qui connaissez le ciel infini,
interprètes des étoiles, par ici ! Voyez, je suis une nouvelle
étoile montante. Toute mon essence brûle
et rayonne si fort, elle est si extrêmement
complètement lumière, qu’à moi le profond firmament
ne suffit plus. Laissez ma splendeur entrer
dans votre existence2

1
Cumbia sobre el Mar ( Bal sur la mer ), chanson de Rafael MEJIA (Colombie), 1962 ;
version originale et reprises sur youtube.com
82

Pour le Bateau ivre de Rimbaud, le Poème est « infusé d’astres, et


lactescent ». Parménide parle de « l'âme ardente des astres », Shakespeare
des « astres à secrète influence », et Basile de Césarée les évoque ainsi :

Si donc une fois, dans l’air pur d’une nuit, fixant les yeux sur les
beautés inexprimables des astres, vous avez porté votre pensée jusqu’à
l’Artisan de l’univers, celui qui a fleuri le ciel de ces habits brodés,
afin que dans le visible le nécessaire soit plein de joie ; en outre si, de
jour, vous avez considéré en un raisonnement sobre les merveilles du
jour, et avez atteint par analogie, via le visible, l’invisible – alors, vous
en êtes venus à être un auditeur prêt, approprié au contenu de ce noble
et bienheureux théâtre.1

2
Voir Deuxième mouvement, II, 4.2 ; I, 5.2 ; II, 3 ; Premier mouvement, II, 3 ;
Traductions ; Troisième mouvement, II ; Traductions
1
« Sixième homélie : sur la création des corps lumineux », dans ma traduction, du grec, de :
BASILE DE CÉSARÉE, Homilíai ei̓s tìn Hexaímeron, recueil de 9 homélies sur le récit de
la création d'après la Genèse, prononcées pendant le carême à Césarée de Cappadoce en
378. Traductions en français en ligne : abbaye-saint-benoit.ch ; en librairie : Homélies sur
l'Hexaéméron, introd. et trad. de Stanislas Giet, Paris, Éditions du Cerf, coll. Sources
chrétiennes, 1950
83

II. Trouer la muraille de la mort, de la nuit, du destin


Bien sûr que le poète broie du noir,
Cette pâte tirée de la brûlure
Des os, depuis la nuit des temps peinture
Pour hommes des cavernes du savoir.

Bien sûr que la lumière éclaire, appelle


À elle le poète, son bien-aimé
Qui la pénètre, la peint, lui promet
L’enfantement de l’autre, la vie belle

Du jour, conçu, venu dans les brisures


De leur lien. Broyée je fus, pauvre pain
Enfourné dans la nuit, le lendemain
Livré, brûlant, aux mystiques figures.1

- Quel est votre processus de travail avec Mark Frost, le coscénariste ?


- David Lynch : Eh bien, au départ, il y a plusieurs années, Mark et moi
étions perdus dans un monde sauvage, comme c’est toujours le cas au
début. Ensuite, nous avons trouvé une montagne et commencé à grimper
et, une fois dépassée la montagne, nous sommes entrés dans une forêt
profonde. Au bout d’un moment, les arbres ont commencé à s’éclaircir et
en sortant de cette forêt nous avons découvert la petite ville de Twin
Peaks. Il fallait que nous fassions connaissance avec les gens de Twin
Peaks et leur mystère… Nous avons découvert ce monde. Et dans ce
monde, il y a d’autres mondes. C’est comme ça que ça a commencé. 2

Où, ayant chanté en I les profondeurs terrestres et célestes originelles,


l’on s’en va voir de plus près quelques espèces d’hommes préhistoriques et
de cannibales ancestraux ou contemporains. Où l’on examine le phénomène
du sacrifice d’enfants dans la Bible et le Coran comme chez Freud. Où l’on
s’effare avec Victor Hugo dans la traversée du tombeau. Où l’on erre avec
Yves Bonnefoy, en empirique transcendant d’ici, autour du château de
l’âme.

1
Alina REYES, « Chanson du poète à l’aurore », Voyage, alinareyes.net, 2013, p. 453-454
2
« Twin Peaks : l'intégralité du question-réponse de David Lynch » par Phalène de la
Valette, Le Point, 10-1-2017, lepoint.fr
84

1. Préhistoire : qui sont « ces gars », ces hommes et ces femmes ?

Pour comprendre leur subtilité, il faut comprendre qui sont « ces


gars », comme les appelle Jean Clottes quand il parle de vive voix de nos
ancêtres préhistoriques, dont il estime qu’ils pratiquèrent au fond des grottes
ornées des activités chamaniques.
Qui sont-ils, ceux qui nous précédèrent, ceux qui nous ressemblèrent
même s’ils ne furent pas exactement de notre espèce ? Un indice se trouve
au fond de la Sima de los Huesos (le « Gouffre aux Ossements »), dans les
montagnes d’Atapuerca. C’est là, au fond d’un puits de quatorze mètres de
profondeur, qu’ont été trouvés vingt-huit squelettes d’hominidés datés de
430 000 ans et classés comme Homo heidelbergensis ou Prénéandertaliens.
Ce site, à l’inverse des sites archéologiques ordinaires, qui comprennent
beaucoup d’ossements animaux et d’artéfacts mais pas ou peu d’ossements
humains, ne comprend quasiment que des ossements humains, à l’exception
de traces (griffures) du passage d’ours, et d’un biface de luxe, taillé avec
soin dans un bloc de quartzite rouge et jaune, et neuf, n’ayant pas servi. Il
pourrait donc être le plus ancien site connu témoignant d’un comportement
funéraire : les corps des morts y auraient été jetés, peut-être avec cette pierre
sculptée en guise d’offrande.
L'homme de Néandertal est issu d'une migration de nos ancêtres
africains sur le continent européen il y a environ quatre cent mille ans. Il a
ensuite voyagé au Proche Orient et en Asie Centrale, et vécu jusqu'à il y a
environ trente mille ans, laissant 1 à 3% de ses gènes à l'homme moderne,
sauf en Afrique. Il a vécu en Eurasie depuis au moins quatre cent mille ans
et jusqu'à il y a trente à quarante mille ans. Un long temps, partagé entre
plusieurs périodes de glaciation et des intervalles interglaciaires (nous en
85

vivons un en ce moment, la fin de l'Holocène). Au cours de ces périodes les


paysages changeaient considérablement en fonction du climat, pouvant
compter près de deux tiers de forêt et plus d'un tiers de prairie en période
tempérée, alors qu'en période glaciaire il pouvait ne plus y avoir de forêt,
seulement des paysages arctiques et de la prairie.
Les Dénisoviens sont un groupe frère des Néandertaliens, découvert
dans la grotte de Dénisova, dans l'Altaï, au cœur de l'Eurasie, et identifié
génétiquement en 2010. L'homme de Dénisova, qui doit son nom au saint
ermite qui habita la grotte, est surtout une petite fille de cinq ou six ans, dont
le seul reste trouvé, un minuscule bout de phalange, a permis une analyse
génétique précise. La petite fille de Dénisova aurait vécu il y a environ 80
000 ans. Son ADN mitochondrial ne ressemble en rien à celui de l'homme
de Néandertal, ni à celui de l'homme moderne – mais à celui d'un ancêtre
séparé depuis un million d'années. Son ADN nucléaire donne des résultats
complètement différents de son ADN mitochondrial, et montre que
Dénisoviens et Néandertaliens sont des groupes frères, séparés peu de temps
après la séparation des ancêtres de l'homme moderne et des ancêtres des
Néandertaliens il y a 381 000 à 473 000 ans. Environ 6% de l'ADN des
Dénisoviens est présent aujourd'hui chez les Papouasiens, en Nouvelle-
Guinée, et 3 à 5% chez les Australiens, chez les peuples de l'est de
l'Indonésie, des Fidji, de Polynésie, des Philippines. Il est probable que les
hommes modernes, en allant vers l'Australie il y a environ 50 000 ans, aient
rencontré les Dénisoviens sur leur chemin, et emporté avec eux un peu de
leur matériel génétique. Car les espèces paléontologiques ont été
interfécondes, avec degrés d'introgression du matériel génétique faibles. Il
pourrait y avoir eu des Dénisoviens ailleurs en Asie, les recherches n'en sont
qu'à leurs débuts et l'identification des restes trouvés par le passé n'est pas
facile car on ne connaît les Dénisoviens que par leur génome, et non par leur
86

morphologie. L'Asie centrale, entre Himalaya et taïga, déserts, montagnes


immenses, steppe, marais de Sibérie... est souvent considérée comme une fin
du monde, mais c'est aussi un grand carrefour du monde, connexion entre
l'Est et l'Ouest par où passe la route la soie, notamment par Samarkand, en
Ouzbékistan. (Et je pense à La prose du Transsibérien de Blaise Cendrars :
l’homme habite en voyageur, aussi)1. Les Dénisoviens y étaient sans doute
déjà présents quand sont arrivés les Néandertaliens, il y a plus de 100 000
ans. Ces derniers étaient mobiles et avaient un taux d'occupation des sites
très faibles. À Dénisova, ils mangeaient les poissons de la rivière, comme le
révèlent les restes trouvés sur place, et l'analyse du tartre sur leurs dents, qui
compte des isotopes d'azote élevés. D'autres recherches sont menées dans
des grottes proches, celles de Chagyrskaya, qui témoigne d'une occupation
intense, et celle d'Okladnikov. Des outils du Moustérien y ont été trouvés,
sans doute œuvres de Néandertaliens.
Un beau bracelet trouvé dans la couche 11 de la grotte, celle des
Dénisoviens, interroge : ces gens étaient-ils capables, déjà, il y a 80 000 ans,
des dizaines de millénaires avant Chauvet et Lascaux, d'un tel art ? Ou bien
est-il l'œuvre d'hommes plus récents, mélangée à leurs restes ? C'est une
belle question, et ce qui est aussi très beau, ce sont les cartes de la terre,
magnifique, avec ses habitants d'il y a quelques dizaines de milliers d'années
encore : homme moderne en Afrique, homme de Néandertal en Europe,
homme de Dénisova en Eurasie, et les trajets de leurs déplacements, de leurs
migrations, de leurs rencontres.
Les Néandertaliens étaient d’excellents chasseurs, qui savaient
s’adapter parfaitement à leur milieu, à leur territoire. Les reconstitutions
d'artistes montrent leur musculature particulièrement puissante. Ils vivaient
par petits groupes, très peu nombreux en tout, vraisemblablement pas plus
1
Blaise CENDRARS, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, Paris,
Les Hommes Nouveaux, 1913
87

de quelques milliers dans toute l'Eurasie - huit cents par exemple pour toute
la moitié nord de la France. Et ils étaient entourés d'un bestiaire
extraordinaire. Un garde-manger, certes, mais qu'il fallait mériter. Car les
bestiaux de cette époque étaient de tailles impressionnantes. L'aurochs, leur
principal gibier, faisait deux mètres au garrot. Chasser un tel animal
demandait une excellente coordination des chasseurs, donc probablement un
langage, et une très bonne connaissance de l'animal. Et puis il y avait tous
les autres, une gigantesque diversité animale. En période interglaciaire des
hippopotames se baignaient dans la Tamise (les actuelles îles britanniques
n'étant pas encore séparées du continent européen), et voisinaient en Eurasie
cerfs, daims, macaques, éléphants de forêt, aurochs, rhinocéros de prairie,
rhinocéros de forêt, sangliers... En période glaciaire, c'étaient mammouths
laineux, rhinocéros laineux, rennes, bisons des steppes, chevaux des steppes,
bœufs musqués, antilopes saïga... Et la faune ubiquiste, qui s'adaptait à
différents paysages : petits équidés, cerfs mégacéros (deux mètres au garrot,
bois pouvant atteindre 3,50 mètres d'envergure), chats sauvages, ours des
cavernes, loups, lions des cavernes (ressemblant plutôt à des tigres mais
avec près de 2 mètres au garrot !) Oublions l'imagerie des mammouths au
milieu des glaces, chacun de ces animaux a besoin de 500 kg de fourrage par
jour, ils vivaient dans la steppe. Voilà dans quelle splendeur et dans quelle
liberté se mouvaient les Néandertaliens – et les Sapiens modernes, nos
ancêtres directs, quand ils arrivèrent d’Afrique -, d'un campement à l'autre.
Cette mémoire coule dans nos veines, notre sang et notre cerveau la gardent,
ils continuent à vivre en nous. Évidemment leur petit nombre les rendait
fragiles, mais ils ont quand même traversé plusieurs centaines de milliers
d'années. Ils devaient avoir une connaissance extrêmement fine de leur
extraordinaire environnement, éprouver des sensations extrêmement
précises aussi à son écoute.
88

Là, dans ces profondeurs où se révèle la vie, passe aussi la mort. Où se


révèle l’humain, apparaît aussi l’inhumain. Dans la grotte d’El Sidron, en
Espagne, ont été retrouvés les ossements de sept adultes, femmes et
hommes, trois adolescents, trois enfants. Des Néandertaliens d’environ 49
000 ans. Les restes trouvés dans une cavité des galeries de la grotte d'El
Sidron, ossements et morceaux d'os de cette famille, portent de très
évidentes traces de boucherie et de dents humaines qui les ont mâchonnés.
Que s'est-il passé ? Étaient-ils morts avant, dans quelque accident par
exemple ? Il semble plus vraisemblable qu'ils aient été massacrés, puis
mangés rapidement – certains morceaux ont été laissés, d'autres emportés –
après avoir été découpés avec des outils taillés sur place dans un même bloc.
Aucune trace de feu, ils ont été dévorés crus.
Le fait qu'il n'y ait quasiment pas de restes d'animaux indique que le
lieu n'était pas celui d'un campement, seulement celui de ce repas cannibale.
Le cannibalisme semble avoir été largement pratiqué par nos ancêtres – on
en trouve des indices sur d'autres sites, quoique moins spectaculaires qu'à El
Sidron. D'après ce qu'on a pu observer des formes plus récentes de
cannibalisme, on distingue l'endocannibalisme, cannibalisme à l'intérieur du
groupe souvent motivé par des pratiques funéraires ou des rituels, et
l'exocannibalisme, qui peut avoir pour but la conquête de trophées
d'ennemis. Sur le site d’Atapuerca, dans la strate TD6 (« Aurora stratum »),
certains ossements d’Homo Antecessor de plus de 800 000 ans portent les
marques de découpe d’un cannibalisme qualifié de « culturel » : les
ossements d’humains consommés y sont mélangés avec ceux d’autres
animaux également consommés – et cela dans au moins trois moments
différents dans le temps. Vraisemblablement, ces personnes n’ont pas été
victimes d’un rituel sacré, mais d’une habitude de libérer les tensions entre
groupes humains en mangeant certains individus, surtout des enfants,
89

représentant l’avenir, d’un groupe concurrent.


Le cannibalisme peut aussi tout simplement avoir pour cause la faim -
cela s'est encore produit lors du fameux accident d'avion de 1972 dans les
Andes. Nous ne saurons pas pourquoi cette famille d’El Sidron a été mangée
par d'autres humains. Nous pourrons nous rappeler que les Néandertaliens
avaient d'énormes besoins en calories. Autour de 5000 par jour et par
personne, soit le double de ce qui est nécessaire à l'homme moderne. Pour
un groupe de 25 personnes, cela représentait un renne quotidien. Que faire
lorsque le renne venait à manquer ? Les Néandertaliens ont disparu alors
qu'ils prospéraient, on ne sait pourquoi. Se sont-ils entredévorés ?
« Comme le confiait le chamane Ivalvardjuk à Rasmussen, écrit
Philippe Descola, le plus grand péril de l’existence vient du fait que la
nourriture des hommes est tout entière faite d’âmes. »1 Beaucoup d'hommes
modernes aujourd'hui, dans la société de consommation, ont beaucoup trop
de besoins, aussi. Et des formes d’oppression diverses constituent un
cannibalisme mental et politique tout aussi morbide, qui continue à mettre
en danger l’humanité. Dans La Lionne blanche, Henning Mankell transporte
son fameux inspecteur suédois en Afrique du Sud en 1992. Un groupe de
Boers effrayés par la perspective de la fin de l’apartheid projette un attentat
visant à empêcher la victoire de Mandela. Le nœud central du roman
symbolise toute la situation : un Blanc des services secrets œuvre pour la
perpétuation de l’ordre établi, tout en aimant secrètement une Noire, avec
laquelle il a eu une fille. Cet homme s’imagine être aimé de cette femme,
qu’il s’emploie à phagocyter comme les Boers phagocytent le pays. Il
s’imagine être aimé de cette femme, qu’il considère inconsciemment comme
étant à son service, et de leur fille. Or la femme ne l’aime pas, ne peut pas
l’aimer, et rapporte tout ce qu’elle peut savoir de ses activités à un groupe de

1
Philippe DESCOLA, Par-delà nature…, op.cit., p. 37
90

résistants noirs afin de servir la cause des opprimés. Quant à sa fille, elle le
hait. L’aveuglement du Blanc lui sera fatal.1

2. Totem et tabou, Abraham et Freud

Une lecture synchronique du mythe de Jacob nous permet de tirer un


enseignement sur la complémentarité de deux grands moments nocturnes
qui peuvent se résumer à sa sortie d’une nuit unique : le rêve de l’échelle des
anges qui lui vient alors que, quittant son pays, il s’est endormi la tête sur
une pierre ; et l’autre épisode également largement popularisé par les
peintres, celui de son combat avec un homme passé dans la tradition sous le
nom de l’Ange. C’est à la veille de rencontrer son frère qui risque de le tuer
parce qu’il a usurpé son droit d’aînesse que Jacob, dans la nuit, mène ce
combat. Il est seul dans les ténèbres, quelqu’un lutte avec lui, dans la
poussière, dit le verbe à la racine, indice d’un passage par la mort. Après
avoir vu « la porte du ciel », et donc de l’au-delà de la mort, au sommet de
l’échelle, Jacob change le nom du lieu, Luz, en Béthel (Porte de Dieu), et
après le combat avec l’ange, il nomme le lieu de l’événement Pénuel
(Visage de Dieu). Il fait dire au lieu ce qui lui est apparu, ce qui lui a été
révélé.2 Comme le faisaient nos ancêtres de la plus lointaine préhistoire dans
la nuit des grottes. « La poésie est dessin : ce qui dé-signe », écrit Yves
Bonnefoy.3 Dire et écrire (cette écriture soit-elle dessin ou livre sacré
fondateur) sont deux gestes concomitants ou équivalents, opérations
destinées à sortir de l’indicible, du cannibalisme, de la terreur et des
1
Henning MANKELL, Den vita lejoninnan, Stockholm, Ordfront vörlag, 1993. Trad. du
suédois par Anna Gibson : La Lionne blanche, Paris, Éditions du Seuil, coll. Seuil Policiers,
2004
2
Genèse 28, 10-22 et 32, 25-29. Mon commentaire plus développé des passages concernés :
Alina REYES, Voyage, alinareyes.net, 2013, p. 169-171
3
Yves BONNEFOY, « Remarques sur le dessin », in La vie..., op.cit, p. 178
91

pulsions de mort.
Les religions abrahamiques reposent sur le sacrifice consenti par
Abraham de son fils. La fin heureuse rapportée au chapitre 22 de la Genèse,
avec le remplacement in extremis de l’enfant par un bélier (objet de
remplacement qui évoque davantage un mâle mûr, un père tyrannique, qu’un
enfant), ne suffit pas à apaiser les consciences. Le christianisme viendra
apporter une justification supplémentaire à celles déjà données par la Torah
en réaffirmant avec force que le sacrifice du fils, bel et bien « agneau » et
non bélier, est la volonté de Dieu lui-même, identifié au père. L’islam
reprend l’histoire biblique et tout en refusant son développement chrétien, la
mise à mort de Jésus, trouve un autre moyen de racheter le geste
d’Abraham, hautement loué dans le Coran comme acte de soumission à
Dieu mais continuant à travailler souterrainement les consciences1.
Abraham sacrifiant son fils est l’anti-Œdipe. Ce deux pôles du
psychisme et de la pensée permettent de mesurer l’écart entre l’esprit
sémitique et l’esprit grec. On ne peut considérer le meurtre involontaire de
son père par Œdipe en faisant abstraction du sacrifice délibéré de sa fille par
Agamemnon. La tragédie grecque, telle une Dikè, équilibre les mythes et les
fautes des hommes, égarements dont elle les purifie en leur enjoignant d’en
assumer les conséquences, tout en les dédouanant de l’énormité de la
culpabilité par la mise en avant du rôle des dieux dont ils sont les jouets –
autrement dit le poids de la condition humaine, où l’horreur se compense par
la grandeur, et où l’insoumission ou la soumission au destin se dépassent par
l’affirmation de l’humain, de sa pensée, de sa volonté, de son aspiration à la
lumière par-delà ses aveuglements.
Freud a développé sa version du péché originel dans Totem et Tabou.2
1
Genèse 22, 1-19 et Coran 37, 99-111
2
Sigmund FREUD, Totem und Tabu : Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der
Wilden und der Neurotiker, Vienne, Hugo Heller & Cie, 1913. Traduit par Samuel
Jankélévitch : Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des
92

« Un jour, les frères qui avaient été chassés se coalisèrent, tuèrent et


mangèrent le père, mettant ainsi fin à la horde paternelle. (…) Le père
originaire tyrannique avait certainement été le modèle envié et redouté de
chacun des membres de la troupe des frères. Dès lors, dans l’acte de le
manger, ils parvenaient à réaliser l’identification avec lui, s’appropriaient
chacun une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première fête
de l’humanité, serait la répétition et la commémoration de ce geste criminel
mémorable qui a été au commencement de tant de choses, organisations
sociales, restrictions morales et religion. » Ce tableau saisissant, digne d’un
Goya, tel un repentir de son Cronos dévorant ses enfants, n’est étayé par
aucune étude anthropologique à ce jour, et plus que jamais largement
contesté par la communauté scientifique. Il s’agit en fait d’une profession de
foi.
Ce fantasme spectaculaire est l’aveu d’une croyance en la culpabilité
de l’homme, indépassable car inscrite à jamais dans sa chair à travers les
générations (rien à faire, le père a été mangé, la victime de ses fils, nous,
habite dans notre chair, un peu comme, dirait Hugo, « l’œil était dans la
tombe et regardait Caïn »1), doublée d’un assentiment au crime qui a été
commis : puisqu’il a permis le développement de la culture. Comme dans la
Bible, la faute est liée à la science et au progrès. Adam pèche en goûtant,
après Ève, le fruit défendu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
Le premier meurtre de l’histoire sera commis par l’un de leurs enfants.
L’assassinat d’Abel par le cultivateur Caïn est un fratricide. La civilisation
est désormais en marche, comme Caïn condamnée à courir le monde. 2 En
déplaçant la culpabilité sur tous les fils alliés, Freud perpétue en sous-main
le rejet de la faute originelle sur la femme (les frères agissant selon lui pour
peuples primitifs, Paris, Payot, 1924
1
Victor HUGO, « La Conscience », La Légende des siècles, Paris, Hetzel, 1859, p.15-18 ;
wikisource.org
2
Genèse 4, 1-15
93

la possession des femelles, nous pouvons en conclure qu’elles sont la cause


de leur crime comme les minijupes sont la cause des viols), et élimine la
possibilité du juste, de l’innocent (Abel) ou même, comme le figure un
Évangile, du bon larron – le pécheur que son bon cœur rachète.1
Dans son âge mûr, alors que sa dernière fille était adolescente, Freud
s’est-il résolu à inventer ce mythe originel jusque-là tenu caché sous son
complexe d’Œdipe pour échapper à sa culpabilité de père ? A-t-il préféré
s’investir, et avec lui toute l’humanité, dans un crime plus justifiable,
commis en tant que fils envers un père tyrannique, plutôt que d’assumer les
fautes commises par tout parent envers ses enfants faibles et innocents ? Le
Coran, troisième ensemble d’écrits découlant du mythe abrahamique
fondateur, a perçu ce risque fatal, cette chute de l’homme dans le nihilisme
intégral, cette vision de l’homme comme indépassablement marqué par et
pour la mort – nihilisme dans lequel, au nom de ces mêmes écrits, des
hommes n’ont cessé ou ne cessent de tomber, en contradiction avec les
solutions de guérison apportées par leurs textes. Au centre phonologique du
Coran, le verset 74 de la sourate « La Caverne » raconte le meurtre, par le
guide de Moïse, sans raison apparente, d’un jeune homme rencontré en
chemin. La situation est a priori l’inverse de celle présentée par Freud. Ici
c’est un idéal de père, le « guide », l’esprit du patriarche, qui tue un jeune
homme. L’heureux dénouement du sacrifice abrahamique n’ayant pas suffi à
libérer l’homme de sa culpabilité, au lieu d’essayer de l’en délivrer comme
Freud en inversant le sens du sacrifice et en diffusant la faute dans toute
l’humanité, ce qui revient à la fois à la condamner spirituellement et à lui
éviter d’en assumer la responsabilité, comme dans les systèmes de
délégation totalitaires, le Coran soudain la regarde en face et laisse au
lecteur, via Moïse, le temps de la stupeur puis de la révolte devant une si

1
Évangile selon saint Luc, 23, 39-43
94

monstrueuse iniquité. Avant de dérouler une explication laborieuse, un lieu


commun de la pensée dont Voltaire se moquera en parodiant la théodicée de
Leibniz à travers Pangloss, selon qui « tout est nécessairement pour la
meilleure fin » : la mise à mort du jeune homme était destinée à l’empêcher
de commettre les crimes qu’il aurait pu commettre s’il avait vécu.1
D’un point de vue psychanalytique, nous retombons parfaitement sur
nos pieds : le désir originel de meurtre ne vient pas du fils, mais du père.
C’est lui qui, par conviction paranoïaque que l’enfant est habité par ses
propres pensées criminelles, et par désir de les cacher au monde et à lui-
même, tend à vouloir l’éliminer. Voilà une leçon politique pour tous les
âges : pris dans les rets du mensonge originel, des hommes réagissent en
décidant de vouer l’humanité à la mort. De jardin de et pour la vie, le monde
est changé en cimetière.

3. Traversée du tombeau, avec Victor Hugo

« Un livre devrait être un geste », a dit Jacques Rigaut.2 S’il est un


livre qui soit un geste comparable à celui de descendre dans une grotte, dans
les temps préhistoriques, et y peindre ses visions sur les parois, quels qu’en
soient les motifs, c’est bien Les Contemplations, dont l’auteur dès la
première phrase demande au lecteur de faire lui aussi un geste : « Ce livre

1
Le Coran justifie ainsi le meurtre du garçon innocent : « Le garçon avait des parents qui
adhéraient à Allah. Nous redoutions qu’il ne les entraînât dans la rébellion et l’effaçage
d’Allah » (18, 80, trad. André Chouraqui) : où l’on retrouve, retourné, le désir d’effacer la
rébellion devant l’iniquité manifeste de la vie. Le « meilleur des mondes possibles », Die
beste aller möglichen Welten est une formule des Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu,
la liberté de l'homme et l'origine du mal, publié par Gottfried Wilhelm LEIBNIZ à
Amsterdam en 1710. Formule et conception philosophique parodiées par VOLTAIRE dans
Candide ou l’Optimisme, Genève, Cramer, 1759, chap. I. et tout au long du livre
(wikisource.org).
2
Jacques RIGAUT, cité par Sarane ALEXANDRIAN, Le Surréalisme et le rêve, préf. de
J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 1974, p. 182
95

doit être lu comme on lirait le livre d’un mort. » Et quelques lignes plus
loin : « Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. »1 Il s’agit donc de
contempler (faire temple avec) cette vaste fresque peinte depuis le tombeau,
le ventre de la terre, avec ses sujets tour à tour et à la fois humains, naturels
et poétiques, et d’y voir l’Homme. Homo sum, rappelle Victor Hugo, citant
partiellement Térence et son « Je suis humain : je pense que rien de ce qui
est humain ne m’est étranger », dans la même brève préface.
« Ici encore il y avait un mot magique qu’il fallait savoir. Si on ne le
savait pas, la voix se taisait, et le mur redevenait silencieux comme si
l’obscurité effarée du sépulcre eût été de l’autre côté », écrit Hugo dans Les
Misérables2 Cette notation peut être une clé pour entrer dans Les
Contemplations, où le verbe effarer se conjugue fréquemment, au participe
présent ou passé. Dieu, y est-il dit,

Effarant les yeux et les bouches


Emplit les profondeurs farouches
D’un immense éblouissement.3

S’il est incertain qu’effarer soit, comme l’est farouche, issu du mot
latin ferus, qui signifie sauvage, il est bien possible qu’il ait résonné comme
tel dans l’esprit du poète latiniste. En tout cas il opère ici clairement le
rapprochement, dans ce texte où le poète a statut de mage et au-delà, dans ce
recueil où Hugo paraît ensauvagé par le deuil et l’exil. La scène évoquée
dans Les Misérables concerne l’entrée dans le couvent de l’Adoration
Perpétuelle où Jean Valjean se réfugie avec Cosette. Accueilli au parloir (je
souligne ce mot qui fait signe vers la fonction du poète), le visiteur ne voit, à

1
Victor HUGO, « Préface », Les Contemplations, Paris, Michel Lévy Frères - J. Hetzel -
Pagnerre, 1856 ; Paris, Nelson, 1911, p. 5-6 ; wikisource.org
2
Victor HUGO, Les Misérables, t. II, Livre sixième, chap. I, Paris, Pagnerre, 1862 ; Paris,
Édition Nationale, Émile Testard éditeur, 1890, p. 329 ; wikisource
3
Victor HUGO, Les Contemplations, op.cit, « Les Mages », Livre Sixième, p. 428
96

travers la grille, que « la nuit, le vide, les ténèbres, une brume de l’hiver
mêlée à une vapeur du tombeau, une sorte de paix effrayante ». Effrayant est
une autre étymologie possible, et peut-être plus plausible, d’effarant. « On
apercevait, dit Hugo, autant que la grille permettait d’apercevoir, une tête
dont on ne voyait que la bouche et le menton (…) et une forme à peine
distincte couverte d’un suaire noir. »1 Et cette récurrence de la bouche
d’ombre que Victor Hugo fait parler à la fin des Contemplations peut
éclairer sur le sens du recueil : faire parler l’interdit ultime (« Ultime »,
comme se prénommera Jean Valjean au couvent) : la mort. Jean Valjean
trouve refuge avec sa fille adoptive de l’autre côté du mur comme Victor
Hugo cherche sa fille par-delà les apparences, cherche la lumière dans la
nuit de l’exil et du deuil.
Les Contemplations sont une opération qui relève de ce que Claude
Levi-Strauss a appelé la pensée sauvage.
« Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu », dit Hugo en
conclusion de sa « Suite » à sa « Réponse à un acte d’accusation »2, titre qui
pourrait être lu comme le titre d’Artaud : « Pour en finir avec le jugement de
dieu »3. Ainsi que le fera Artaud avec le théâtre et chez les Tarahumaras,
ainsi que le fera Bonnefoy en mettant en scène Douve, la morte, et en la
faisant parler4, Hugo, de toute son énorme puissance vitale, y engageant tout
son corps donc tout son esprit, opère par la contemplation et le verbe, se fait
lui-même scène, temple et bouche, trouve et déploie « le mot magique » qui
ouvre le passage entre l’habitation de la (personne) mort(e) et celle des
vivants. Le poète a besoin de se représenter que la chose ou la personne qui
lui sert d’objet de quête est morte, ou sur le point de mourir, pour se jeter
1
Victor HUGO, Les Misérables, op.cit., p. 331
2
Victor HUGO, Les Contemplations, op.cit., Livre premier, VIII, id., p. 36
3
Antonin ARTAUD, Pour en finir avec le jugement de dieu, émission conçue et réalisée par
l’auteur pour la Radio diffusion française, enregistrée le 28 novembre 1947, diffusée le 11
mai 1948. Première publication du texte : Paris, K Éditeur, 1948
4
Voir Premier mouvement, II, 4
97

dans l’expérience de cette pensée originaire performative, miroir de la


pensée ressuscitante du divin, qu’est la pensée sauvage. Si le spiritisme
pratiqué à Jersey par le poète en exil n’est pas une croyance compatible avec
celle de la réincarnation, exposée dans « Ce que dit la bouche d’ombre »1,
c’est que ni l’un ni l’autre de ces systèmes ne sont des croyances pour Hugo
– seulement des instruments de pensée nécessaires à l’opération poétique,
au combat d’amour avec l’ange de la mort, comme le sont aussi l’animisme,
le panthéisme, le dialogue avec les éléments, avec la nature, omniprésents
dans le recueil et témoignant d’une expérience réelle, et la pratique du
don/contre-don développée dans le Livre Cinquième, « En marche », où
Hugo adresse et offre des poèmes à des correspondants absents du fait de
son exil : ainsi l’homme, exilé en ce monde, tente-t-il d’en franchir les
barrières, et sa propre finitude, en se rendant « Au bord de l’infini » pour y
dialoguer avec l’esprit et les esprits, y endosser d’autres formes
(réincarnation, totémisme), y élever des systèmes logiques, poétiques,
comme autant de clés pour se libérer de la fermeture de la mort, autant de
ponts comme l’est aussi le potlach. Le poète fait parler le non-dit en le
faisant agir. Comme l’écrit Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir :

à toutes ces modalités diverses du non-dit qui peuvent se repérer sur


fond du champ énonciatif, il faut sans doute ajouter un manque, qui au
lieu d’être intérieur serait corrélatif à ce champ et aurait un rôle dans
la détermination de son existence même.2

Or ce manque est un nervalien « soleil noir de la mélancolie »3 (Hugo,


lui, se plaçant d’emblée dans la nuit, parle de « Ces trous du noir plafond

1
Victor HUGO, « Ce que dit la bouche d’ombre », Les Contemplations, op.cit., Livre
sixième, XXVI, p. 438-463
2
Michel FOUCAULT, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des
sciences humaines, 1969 ; in Œuvres, t. II, coll. Bibliothèque de la Pléiade, éd. sous la dir.
de Frédéric Gros, texte établi, présenté et annoté par Martin Rueff, p. 117
3
Gérard de NERVAL, « El Desdichado », Les Chimères, in Les filles du feu, Paris, D.
Giraud, 1854, p. 329 ; Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 291 ; wikisource.org
98

qu’on nomme les étoiles ! »1), qui nourrit aussi la pratique hugolienne de
l’oxymore et de l’antithèse. Son émoi devant le cirque de Gavarnie, creusé
par une goutte d’eau, rappelle que contempler c’est circonscrire, dit le
dictionnaire latin, et circonscrire c’est écrire le cirque, tracer le cirque, le
trou. Le poète est cette goutte d’eau qui creuse, et creusant, révèle par
l’abîme révélé la question de l’ignorance. De l’effarement comme
stupéfaction devant l’incompréhensible, vécu par Hugo disant dans un
poème2, comme la mère d’Adama Traoré dans une vidéo mise
passagèrement en ligne, avoir toujours l’impression que son enfant mort va
franchir la porte.
« Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. » Dans sa
préface, Hugo avertit le lecteur du caractère spéculaire des Contemplations,
livre qui dit-il doit être lu comme celui d’un mort, et en s’identifiant à
l’auteur – donc en faisant aussi l’expérience de ce manque qui est celui de la
lumière. Seul celui qui voit qu’il ne sait pas peut partir en quête du savoir, et
au fond le drame de la mort est celui de l’ignorance. Lévi-Strauss l’a
montré, la pensée sauvage est une science aux classifications extrêmement
complexes, dont l’instrument s’apparente au bricolage dans le sens où elle
se sert de tout ce qui tombe à portée de sa main pour combiner à travers ce
que Baudelaire appelle des correspondances, un forage, et un passage, dans
le mur du non-connu. Correspondances faisant appel à tout le vivant,
analogies à l’œuvre dans le totémisme comme dans la métempsycose, le
symbolisme, la métaphore, à l’œuvre dans « ce que dit la bouche d’ombre »
comme dans tout le recueil des Contemplations, œuvre en miroir,
Autrefois/Aujourd’hui, auteur/lecteur, nature/culture, par lequel nous ne
revenons pas de la mort les mains vides, comme Orphée : car, comme Hugo,

1
Victor HUGO, « À Madame D. G. de G. », Les Contemplations, op.cit., Livre premier, X,
p. 42
2
Ibid., « Pauca meae », Livre Quatrième, IV, p. 238
99

nous n’en revenons pas. Avec lui nous sommes invités à y rester, effarés :
non plus effrayés, mais ensauvagés, c’est-à-dire, comme le papillon le dit du
je-Hugo, en être et en étant « de la maison »1. Celle de la vie unifiée, où la
mort n’est pas laissée derrière soi mais mieux : intégrée, mangée. « Le mot
dévore, et rien ne résiste à sa dent »2. « J’ai tout enseveli, songes, espoirs,
amours, / Dans la fosse que j’ai creusée en ma poitrine » dit-il dans « À celle
qui est restée en France », épilogue du recueil, qui se clôt par ces mots : « Le
gouffre monstrueux plein d’énormes fumées. »3
Lévi-Strauss écrit à la fin de La pensée sauvage :

Il fallait que la science physique découvrît qu’un univers sémantique


possède tous les caractères d’un objet absolu, pour que l’on reconnût
que la manière dont les primitifs conceptualisent leur monde est, non
seulement cohérente, mais celle même qui s’impose en présence d’un
objet dont la structure élémentaire offre l’image d’une complexité
discontinue.4

Une pensée dont la post-modernité n’a pas fini de révéler sa fécondité,


si nous accomplissons cette révolution qui consiste à accoupler pensée
poétique et pensée scientifique.

3. Remontée de la mort, avec Yves Bonnefoy

« La poésie est active en nous depuis bien plus longtemps que les
langues et elle l’est donc dans bien autre chose que les poèmes », dit Yves
Bonnefoy5. Toute langue traduit « bien autre chose ».

1
Victor HUGO, « Aurore », in Les Contemplations, op.cit., Livre Premier, XXVII, p. 78
2
Ibid., « Suite », p. 38
3
Ibid., « À celle qui est restée en France », p. 471 et p. 476
4
Claude LEVI-STRAUSS, La pensée…, op.cit.
5
Yves BONNEFOY, L’Inachevable : entretiens sur la poésie 1990-2010, Paris, Albin
Michel, 2010, p. 16
100

Une pierre dressée, un mur qui enclot un espace, des cailloux entassés
à un carrefour, cela parle, déjà (…) Le regard de la poésie travaille
dans le bâtir dès les premières formes de celui-ci », dit-il encore,
précisant qu’il s’agit là d’ « un regard qui se porte sur l’en-deçà
d’unité.1

La maison unifie. Son espace à la fois clos et ouvert, qui est aussi celui
du jardin – de l’Éden gardé par des anges aux jardins intérieurs de
l’architecture islamique en passant par le hortus conclusus médiéval –
réunifie l’être qui dans son extériorisation se disperse, et le réunit à ses
proches – ce pourquoi la maison signifie aussi les gens de la maison, la
famille, ceux qui vivent ensemble, ou sur un plan diachronique, la lignée
(comme dans La chute de la maison Usher, où la lignée prend fin avec
l’écroulement du bâtiment). Et quand Bonnefoy évoque « toutes ces voûtes
dont les pierres s’épaulent pour couvrir, abriter et ainsi faire exister un lieu
de vie »2, nous pouvons penser au mot emblématique par lequel il entra en
poésie, ce miroir où s’inverse, tant dans la sonorité que dans le sens, la
voûte : Douve. Douve, lieu de la mort dans son poème inaugural, signifie le
fossé qui entoure le bâtiment - le château de l’âme comme dit Thérèse
d’Avila3, comme l’étang où se reflète la maison Usher d’Edgar Poe. Pour
commencer, Yves Bonnefoy a fait l'expérience poétique de la mort,
autrement dite Du mouvement et de l'immobilité de Douve.4
Bonnefoy pratique une poésie expérimentale qui est l'inverse, voire le
contrepoison, de la poésie expérimentale comme recherche sur le langage.
Lui fait d'abord l'expérience du réel. Le recueil inaugural et fondateur du
poète pourrait s'intituler Rerum natura. Car il ne s'y agit pas comme chez
Lucrèce de discuter de la nature des choses, mais de la faire directement
1
Yves BONNEFOY, L’Inachevable…, op.cit., p. 17
2
Ibid., p. 23
3
THÉRÈSE d’AVILA, Las moradas, Castillo interior, Salamanque, éd. Louis de Léon,
1588. Trad. de l’espagnol en 1601 par Jean de Bretigny : Le château intérieur, ou Demeures
de l’âme ; éd. de 1670 : gallica.bnf.fr
4
Yves BONNEFOY, Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Mercure de France, 1953
101

sortir de terre, de la révéler concrètement en la rejoignant là où elle se cache,


dans la mort. Bonnefoy paraît s'être fixé l'objectif de Rimbaud qui se dit
dans Une saison en enfer « rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la
réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! »1 Et tel le paysan de la fable, il
demande à ses enfants – ses lecteurs – de creuser la terre à sa suite : y
cherchant un trésor, ils y trouveront celui qu'ils auront fait pousser par leur
labourage. L'un des poèmes de Ce qui fut sans lumière s'intitule « La
charrue ». Le trésor est un autre, pourrait-on dire en paraphrasant Rimbaud
que Bonnefoy a tant aimé ou en se rappelant le conte qui se trouve chez
Rûmî, comme, entre autres, dans Les mille et une nuits ou chez Borges ;
mais il n'en est pas moins nécessaire de le déterrer.2
Selon Galien, les médecins empiriques de l'Antiquité grecque se
fondaient sur trois sortes d'expériences : l'observation personnelle ou
autopsie ; l'histoire constituée par les observations faites par leurs
prédécesseurs ; et le passage au semblable, d'un cas à un autre cas qui lui est
semblable d'une façon ou d'une autre.3 Telles sont les procédures que semble
avoir suivies Bonnefoy dès son premier recueil. Les six vers du tout premier
poème comportent trois fois le verbe voir, conjugué à la première personne
du singulier : « Je te voyais (…) Je te voyais (…) Et je t'ai vue ».4 Nous
sommes ici dans l'autopsie, qui durera tout le temps du « Théâtre », première
partie du livre. Le poète regarde le théâtre du monde – le mot théâtre étant
lui-même issu du verbe grec théorein signifiant regarder, contempler – en
spectateur et en traducteur. Il l'autopsie et le traduit en mots, brutalement :

1
Arthur RIMBAUD, « Adieu », Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique,
Poot & Cie, 1873, p. 52 ; wikisource.org
2
Voir Premier mouvement, I, 1
3
Barbara CASSIN, Le scepticisme antique, perspectives historiques et systématiques, actes
du colloque de Lausanne, 1-3 juin 1988, éd. par André-Jean Voelke, textes de Jonathan
BARNES et al., Genève, Librairie Droz, coll. Cahiers de la Revue de théologie et de
philosophie, p. 132
4
Yves BONNEFOY, Du mouvement…, op.cit.,p. 11
102

non pour en donner une idée, mais pour le convoquer. Ses mots même sont
matière, et si d'aucuns trouvent cette poésie obscure c'est qu'elle est « bois
ténébreux » d'après le bois ténébreux.1 Il y a là, d'une certaine manière, un
passage au semblable, sens et sonorité des mots se conjuguant pour rendre le
réel perçu et constituer un texte qui est à la fois tableau clinique du morbide
et ordonnance contre la mort.
Au milieu du recueil, le chapitre Douve parle peut être lu comme la
part d'expérience nommée historia par les philosophes grecs empiriques. Il
s'agit là d'interroger et d'écouter « Une voix » et « Une autre voix ».2
« L'historien, c'était moi, dira-t-il plus tard dans L'Arrière-pays, et tout mon
passé et tout mon possible, tout l'aperçu et tout l'inconnu, se prenaient
violemment dans cette nasse (…) au mutisme, il allait falloir que je noue
mille circuits d'analyse, de mémoire, à parcourir patiemment dans mes
profondeurs. »3 Douve, nom de fossé entourant le château (de l'âme ?),
Douve qui est à la fois personne et éléments, témoigne maintenant de sa
propre expérience, qui doit ensemencer le poète, lui aussi terre, lieu de la
mort qu'il faut franchir pour vivre.
« Que le verbe s'éteigne /Sur cette face de l'être où nous sommes
exposés ».4 L'exigence du concret comme prédominant, et préexistant à la
parole, se rappelle. « La poésie est active en nous depuis bien plus
longtemps que les langues », dit Bonnefoy dans le recueil d'entretiens
L'Inachevable.5 « Les “voix”, y dit-il aussi, sont pour moi des paroles que je
crois avoir entendues dehors (…) Des voix, et donc une scène où ces êtres
passent ou se rencontrent, où ils se parlent autant qu'ils me parlent. Je crois

1
Yves BONNEFOY, Du mouvement…, op.cit., p. 42
2
Ibid., p. 50 et p. 51
3
Yves BONNEFOY, L'Arrière-pays, Genève, Skira, 1972 ; Paris, Gallimard, coll. Poésie,
2003, p. 16
4
Yves BONNEFOY, Du mouvement…, op.cit., p. 55
5
Yves BONNEFOY, L'Inachevable, op.cit., p.16
103

que cette sorte de théâtre sans fiction autre que prospective est l'essence
même de l'écriture qui va à la poésie. »1

« Le jour franchit le soir, il gagnera


Sur la nuit quotidienne.
O notre force et notre gloire, pourrez-vous
Trouer la muraille des morts ? »2

Du mouvement et de l'immobilité de Douve se termine par ces vers qui


marquent moins une victoire sur la mort qu'un progrès sur la mort :
l'expérience a fait reculer une part de son espace comme le jour à la belle
saison gagne sur la nuit, ou bien même a troué sa frontière. Y aurait-il alors
ici, par ce trou, possibilité de passage d'un semblable qui serait la mort à un
autre semblable qui serait la vie, ou d'un semblable qui serait la morte à un
semblable qui serait le vivant ? Cela ne peut s'affirmer, et rien ne le dit de
façon définitive. Si l'empirisme n'empêche pas ici une forme d'induction, la
vérité reste un chemin, non une arrivée. Comme dans le scepticisme
zététique de Sextus Empiricus, où la vérité n'est jamais acquise mais
toujours à rechercher, Bonnefoy « s'éloigne sans se retourner dans cette forêt
où tout est chemin, où rien ne va nulle part »3. Une philosophie qui est aussi
une poétique de la vie, résumée par exemple dans le poème
« L'inachevable » du recueil La Vie errante, où le poète, ayant constaté que
le monde n'est qu'ébauche et ruines, à l'exception de la lumière incréée,

n'aime plus, dans l’œuvre des peintres, que les ébauches. Le trait qui
se ferme sur soi lui semble trahir la cause de ce dieu qui a préféré
l'angoisse de la recherche à la joie de l’œuvre accomplie. 4

Libre au lecteur de constater que l'expérience de l'inachevé donne lieu


1
Yves BONNEFOY, L'Inachevable, op.cit., p. 504-505
2
Yves BONNEFOY, Du mouvement…, op.cit., p. 87
3
Yves BONNEFOY, La longue chaîne de l'ancre, Paris, Mercure de France, coll. Poésie,
2008 ; cité dans L’inachevable, op.cit., p. 519
4
Yves BONNEFOY, La Vie errante, op.cit., p. 69
104

à l'inachevable, mot où s'entend : l'intuable. Et que cette expérience à son


tour fait que la joie franchit l'angoisse, portant lumière dans Ce qui fut sans
lumière, selon le titre d'un autre de ses recueils. Bonnefoy a écrit tout au
long de sa vie, tel le Voyageur de L'Arrière-pays, tel l'empirique antique
dont la pensée, appuyée sur l'expérience et son enseignement toujours
renouvelé, ne s'arrête jamais. « Le grand dessin va le trait comme on se
défait d'une pensée encombrante, il n'identifie pas, il fait apparaître », écrit-il
dans ses Remarques sur le dessin.1 Et « la poésie aussi, c'est un trait qui se
refuse à se refermer sur soi. »2 Cherchant tout au long de son œuvre dans le
réel « la Présence », Bonnefoy sait qu'en provoquer l'épiphanie par
l'expérience, c'est aussi faire l'expérience de « la dissolution du moi
illusoire ».3
Bonnefoy, traducteur de Shakespeare, estimait que son théâtre devrait
être joué sur des scènes nues, sans décor. 4 Si nous songeons à la scène nue
de Bruniquel, à ces stalagmites disposées en cercles dans la fosse de la
grotte, n’apparaît-il pas que cette construction n’est pas seulement une
maison pour l’âme, mais aussi une maison, comme la pièce
shakespearienne, faite d’âmes ? Ces stalagmites n’y sont-elles pas dressées
comme autant d’acteurs sur une scène nue, une scène qu’il n’est nul besoin
de parer de décors pour tenter de lui donner vie, puisque la vraie vie
s’épiphanise tout entière dans les âmes qui se tiennent là debout, ces acteurs
dont l’acte consiste à faire acte de présence jusqu’au sein de la mort et des
éléments, comme dans le poème de Bonnefoy, et faisant ainsi « un regard
qui se porte sur un en-deçà d’unité », convoque la Présence ?
Si l’être humain peut dire comme Desnos « je trouve un abri dans la
1
Yves BONNEFOY, Remarques sur le dessin, in La vie errante, op.cit., p. 190
2
Ibid., p. 182
3
Yves BONNEFOY, L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 2003, 2005, p. 46
4
« Yves Bonnefoy : “Il faudrait jouer Shakespeare dans le noir” », in Le Monde, propos
recueillis par Fabienne Darge en 2014, republiés le 5-7-2016, lemonde.fr
105

poésie »1, c’est qu’il lui a d’abord fallu le trouver dans la nature. Et comme
Orphée, comme Bonnefoy, il l’a trouvé en descendant d’abord dans la mort,
afin de pouvoir s’y faire jour malgré la nuit, par l’écriture en sortir comme
Kafka disait par elle faire « un bond hors du rang des meurtriers »2.
Cheminer à travers les éléments jusqu’à la grotte n’est pas retourner à l’état
fœtal mais s’aventurer jusqu’à l’autre matrice, celle de la mort. Non pour en
renaître seulement, c’est-à-dire pour passer d’une existence à une autre
comme cela se produit dans la dimension horizontale ou kaléidoscopique de
la vie, où l’homme se positionne tour à tour dans l’une ou l’autre de ses
facettes, mais pour en ressusciter, c’est-à-dire pour en remonter de la mort :
on entre dans la vie en tombant, on sort de la mort en montant. Il s’agit là
d’une expérience spirituelle verticale que les hommes ne tentent pas tous –
et parmi ceux qui la tentent, beaucoup n’en reviennent pas et dans leur quête
« pour en finir avec le jugement de dieu », comme dit Artaud, vont grossir la
population des asiles d’aliénés. D’autres encore, tel Orphée qui y laissa la
part de lui nommée Eurydice, en reviennent mutilés. Comme le dit
Rimbaud, « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ».3
Dans son voyage vertical, l’homme monte et descend à la fois. Et s’il veut
éviter de rester soit enterré soit perché, autrement dit s’il veut en revenir
avec sa raison entière, il laisse en tribut à l’autre monde, à la place de lui une
trace de lui – que ce soit un drapeau sur la lune ou une stalagmite dressée au
fond d’une grotte. La poésie est ce qui témoigne de « cette transcendance
d’ici » que cherche Bonnefoy.4
1
« Pour le reste, je trouve un abri dans la poésie. Elle est réellement le cheval qui court au
dessus des montagnes ». Robert DESNOS, « Lettres de déportation à Youki », Œuvres,
Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2003, éd. de M.-C. Dumas, p. 1278-1279
2
Franz KAFKA, Tagebücher 1909-1923. Trad. Marthe Robert : Journaux, 27 janvier 1922,
in Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, trad. de
l'allemand (Autriche) par Jean-Pierre Danès, Claude David, Marthe Robert et Alexandre
Vialatte, éd. et avant-propos de Claude David, p. 529
3
Arthur RIMBAUD, « Adieu », Une saison..., op.cit., p. 52
4
Yves BONNEFOY, L’inachevable, op.cit., p. 50
106
107

III. Franchir les horizons, entre visible et invisible

Être ou ne pas être ? Où, ayant chanté en II les traversées de la mort,


l’on explore la bête et l’homme, le cannibalisme et la sexualité, d’un
continent à l’autre, d’un peuple à l’autre. Où l’on approche le masculin et
le féminin, d’une Vénus paléolithique à Shéérazade en passant par la Dame
à la licorne, Héraclite et la grande déesse d’Éphèse, Homère, Chrétien de
Troyes, Christine de Pizan, Velasquez, Claude Simon, Antonin Artaud,
Ronsard entre Apollon et Dionysos, et d’autres encore.

1. Entre innommable et dit, bestialité et humanité

Le geste poétique consiste à imprimer dans le visible une marque de


l’invisible. En Australie, raconte Bruce Chatwin, « la mère aborigène trace
des dessins dans le sable pour illustrer les vagabondages des héros du Temps
du Rêve. Elle raconte son récit (…), et, en même temps, marque sur le sol
les “empreintes de pas” de l’ancêtre en faisant courir son index et son
majeur, l’un après l’autre, en une double ligne pointillée. »1 Plus loin dans le
livre il témoigne que par exemple « l’histoire de la Grosse Mouche (…)
commençait par quelques grands mouvements rectilignes ; puis elle évoluait
en un labyrinthe rectangulaire pour s’achever finalement en une série de
zigzags. »2 Les « itinéraires chantés » ou songlines des aborigènes
d’Australie sont la marque d’une pleine habitation poétique du monde par
l’homme. Ce « labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire »
du continent est tout entier habité et connu par des histoires ; chemins,
roches, buissons, etc. étant eux-mêmes les marques de tel ou tel passage de

1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op.cit., p. 37
2
Ibid., p. 218
108

l’aventure de tel ou tel ancêtre. Et grâce à l’inscription de ces aventures dans


le paysage les hommes peuvent s’y repérer comme avec une carte. Le
paysage est lui-même la carte, celle des « empreintes des ancêtres ».1 Et la
mère pour l’enseigner à son enfant, tout en chantant le récit imprime sur le
sol des marques de ces marques.
La « transcendance d’ici » qu’Yves Bonnefoy appelle de ses vœux
n’est pas seulement une façon d’habiter poétiquement le monde, elle est
aussi, pour ces Aborigènes, une façon de le créer. Car, dit encore Chatwin
des « êtres totémiques légendaires », les ancêtres, « c’est en chantant le nom
de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes,
rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence. »2 Là
le poétique prend sa pleine dimension. Dans la Bible aussi, l’ancêtre Adam
est chargé de nommer chaque espèce vivante.3 Qu’il les fasse venir ainsi à
l’existence n’est pas dit, mais la logique est la même : ce qu’on ne voit pas,
on ne le nomme pas, et cela n’a pas d’existence pour nous. Pour nommer
quelque chose, il faut en avoir pris conscience. La profération du nom et
l’inscription de formes dans la pierre sont deux modes de la manifestation
poétique de la conscience. L’effort de nommer et de dire demeure le geste
humain, y compris comme combat contre l’innommable et l’indicible.
Peindre les animaux dans les grottes n’était-il pas une autre façon, pour les
hommes préhistoriques, de les nommer ? D’imprimer leur apparition dans
leur conscience ? La matricielle caverne ne serait-elle pas aussi une boîte
crânienne ? Où se joue la splendeur animale de l’être humain, avec ses
peintures et gravures souvent enchevêtrées, superposées et en mouvement,
se cache aussi sa brutalité, sa violence, sa morbidité bestiales.
Dans L’Acacia, où s’entrecroisent des évocations de la Première et de

1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op.cit., p. 11
2
Ibid., p. 11
3
Genèse 2, 20
109

la Seconde guerres mondiales, des images d’animalité contaminent


constamment les descriptions d’humains et de faits humains. La terre, celle
dont on fait les tombes, semble sous la plume de Claude Simon générer elle-
même une animalité ou des phénomènes animaux morbides, comme en
protestation des massacres, de la négation de la vie :

ils virent un cheval presque entièrement recouvert d’une boue jaune,


comme du café au lait, comme si elle (la nature) sécrétait une sorte de
bave, de suc digestif gluant qui avait déjà commencé à le dissoudre
tandis qu’elle l’avalait lentement en commençant par l’arrière-train 1

Les hommes eux-mêmes subissent une « espèce de mutation », tantôt


de l’humain au mécanique, tantôt de l’humain à l’animal, celui qu’il
chevauche (« harnachés comme des chevaux » ou « à mi-chemin entre le
cheval et l’homme ») ou dans ses formes les plus éloignées de l’humain
(« ses passagers semblables à des hérons ou à des grues », ou « on aurait dit
de ces petits animaux effrayés qui se cachent au fond d’une cage ») :

comme ces oiseaux exotiques aux becs démesurés, perchés sur


quelque branche encroûtée de fientes dans la cage d’un jardin
zoologique (…) ils évoquent ces produits d’accouplements hybrides,
bardots ou mulets2

Ou encore :

des créatures à mi-chemin entre l’homme (ou plutôt le fort des Halles,
le maquignon) et ces bêtes à carapace à l’intérieur violacé composé
d’un élémentaire système digestif et d’un élémentaire relais de
neurones3

Des hangars deviennent des terriers au fond desquels « se devinaient


des locomotives », la circulation des voitures et ses bouchons s’animalisant

1
Claude SIMON, L’Acacia, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989 ; postface de Patrick
Longuet, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Double, n° 26, 2003, p. 42
2
Ibid., p. 199 et p. 227, p. 315 et p. 319, p. 334
3
Ibid.., p. 197
110

aussi en « une stérile, aveugle et incohérente agitation ».1 C’est que


l’Histoire elle-même (et le récit de cette histoire) est devenue quelque chose
qui tient « de l’informe, de l’invertébré »2, produisant des bruits de « léger
grignotement de rat », ou « comme des froissements d’élytres, les
claquements de corselets ou de mandibules », car « c’était l’Histoire qui
était en train de les dévorer, d’engloutir tout vivants et pêle-mêle chevaux et
cavaliers »3 - rappelant l’épisode biblique de l’engloutissement dans la mer
Rouge des chevaux et cavaliers de Pharaon4. Finalement toute cette
humanité, cette animalité, cette mécanique, se transforment en fonction et
matière excrémentielle, l’Histoire a un « anus ridé de vieille ogresse » et
quand le train fait halte en pleine campagne, Simon voit

ses portes béantes d’où, comme des excréments, ne cessaient de se


détacher des grappes d’hommes aux uniformes couleur de terre qui
dévalaient le talus en trébuchant et arrivés en bas s’accroupissaient 5

Dans l’entredévoration générale, le monde se purge, se vide, devient


béance, fonction bassement matérielle d’anéantissement sordide. Les
ossements d’humains mangés par d’autres humains dans la grotte d’El
Sidron sont le négatif des stalagmites dressées en cercles par leurs lointains
prédécesseurs dans la grotte de Bruniquel. À Bruniquel, l’homme se révèle
habiter poétiquement le monde. À El Sidron, il déshabite le monde de
l’homme. Nous ne voyons pas de rapport de cause à effet entre les deux,
mais le passage d’un état mental à un autre, réversible et toujours
d’actualité, que nous pouvons appeler « habiter » et « déshabiter ». Le mode
de l’habitation est poétique au sens étymologique où il est faire, et aussi

1
Claude SIMON, L’Acacia, op.cit., p. 198 et p. 206
2
Ibid., p. 286
3
Ibid., p. 241 et p. 242
4
Voir la section Traductions
5
Claude SIMON, L’Acacia, op.cit., p. 242 et p. 317
111

marquage, affirmation d’un rapport au monde. La déshabitation ne veut pas


laisser de traces, ou bien elle essaie de se compenser et de se dissimuler, de
cacher l’innommé, dans des traces mensongères, trompeuses. Cela se
produit chaque fois que l’homme tente de pallier son manque d’être par une
existence. Soit, affamé, il dévore à la hâte son semblable et déguerpit en
abandonnant les ossements dans ce qu’il souhaite être un trou d’oubli. Soit,
voulant s’attirer quelque faveur surnaturelle, il met en scène et dissimule son
infamie en s’inventant de fausses justifications : dès lors, s’il mange ou tue
son semblable, ce sera « pour la bonne cause ». Mais qu’il se réalise dans
l’oubli ou dans le mensonge, le cannibalisme, qu’il soit primaire ou
secondaire, moral, intellectuel (exploitation, pillage, plagiat,
endoctrinement) est une façon de déshabiter et dépeupler le monde.
« Dans la langue des Koko Yao de la péninsule du cap York, le mot
kuta kuta a le double sens d’inceste et de cannibalisme, qui sont les formes
hyperboliques de l’union sexuelle et de la consommation alimentaire », écrit
Claude Lévi-Strauss.1 Dans un même déni que celui de Freud dans Totem et
tabou, les pédocriminels, et notamment les prêtres pédocriminels (dont la
fonction souligne la dimension sacrificielle du viol d’enfants) rejettent
fréquemment la responsabilité de leurs actes sur leurs victimes qui,
prétendent-ils et veulent-ils croire, les auraient délibérément séduits. Mais le
fait est que comme toute violence, physique ou psychique, les abus sexuels
se produisent très majoritairement du plus fort sur le plus faible. C’est celui
qui détient une autorité spirituelle, politique ou sociale qui est en mesure de
contrevenir à la loi et de commettre toutes sortes d’abus sur celui qu’il
s’emploie à isoler. Celui-là ne fait pas venir le monde à l’existence par un
geste, une parole poétique, mais nourrit sa propre existence des vies d’autrui
qu’il sacrifie.

1
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 672
112

C’est contre cette attitude parasitaire, aussi dangereuse pour


l’habitation de l’homme qu’une armée de termites, que les hommes ont mis
en place les systèmes de totems reliant l’homme à l’univers, ne le laissant
pas seul au monde face à son plus grand ennemi, l’homme, mais lui offrant
pour abri et soutien une habitation cosmique ; et réglementant ce qui peut
être ou non consommé, alimentairement et sexuellement. Dans le système
des aborigènes australiens, les « empreintes des ancêtres », des totems, sont
aussi appelés « chemins de la loi ». Bruce Chatwin rapporte qu’un activiste
indigène, prêtre défroqué, « aimait comparer les “empreintes de l’ancêtre” à
la parole du Christ quand il disait “Je suis le Chemin”. 1 Nous savons que
selon la même parole, ce je suis se dit aussi « la vérité et la vie »2. Tel est
l’enjeu dont la règle s’écrit par le chemin : la vérité et la vie ; ou le
mensonge et la mort. Franchir l’innommable, dire ce qui est, ce qui détruit
comme ce qui construit, c’est répondre à la question shakespearienne : être
ou ne pas être.3

1. Entre féminin et masculin : mille et un miroirs

1.1. Artaud, la prophétie, la femme, le feu


Dans Les Nouvelles révélations de l’être, Artaud prophétise :

… l’Homme va retrouver sa stature (…) il la retrouvera contre les


Hommes (…) un Homme va réimposer le Surnaturel. Puisque le
Surnaturel est la raison d’être de l’homme. (…) dans un monde livré à
la sexualité de la femme, l’esprit de l’homme va reprendre ses droits. 4

1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op. cit., p. 97
2
« Je suis le chemin, la vérité, et la vie ». Évangile selon saint Jean, 14, 6
3
« To be or not to be ». William SHAKESPEARE, The Tragedy of Hamlet, Prince of
Denmark, Londres, 1603, III, 1
4
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles Révélations de l’Être, Paris, Denoël, 1937 (publié sans
nom d’auteur) ; in Œuvres, op.cit., p. 789
113

Or qu’est-ce que la « sexualité de la femme » ? Une côte de l’idéal de


l’homme, comme Nietzsche appelle la femme1. Non pas la sexualité des
femmes, mais la sexualité de la femme en l’homme. Dans la prophétie
biblique, la sexualité d’Adam, quand il a désiré séparer l’humain complet
qu’il était, quand, premier transgenre, il a désiré que soit tirée de sa côte une
projection de lui en femme. C’est une affaire surnaturelle. Au premier récit
biblique, Élohim crée Adam mâle et femelle, à son image.2 Au deuxième
récit, le Tétragramme (ce qui ne peut être nommé autrement que par un
dessin de lettres) répond à l’insatisfaction d’Adam et pendant sa torpeur fait
sortir de lui la femelle, par son fantasme changée en femme.3 Or, une fois
clivé, Adam ne sait plus rester uni à l’Être. Le voici grevé d’une sexualité
qui le démange à l’endroit de la séparation. Voici qu’il la vit comme un
manque, une obsession, l’occupation en forme de fuite en avant qui tente de
chasser toujours de nouveau l’ennui qui menace comme avant la séparation,
et l’angoisse de se découvrir séparé de lui-même. Artaud parle du
« FÉMININ MUTILÉ DE L’HOMME ».4 Dans la prophétie, « la femme » et
« l’homme » n’ont pas d’être, seulement une existence à partir de l’humain,
Adam, « le Terreux ». Surnaturellement, l’humain est défait. L’homme et la
femme ne retrouvent être que dans l’Humain complet, dont le poète,
l’humain qui construit poétiquement une maison qui réunifie l’être, une
maison commune pour l’humain, est l’esprit et la raison. Ce qui croise dans
les eaux mêlées du mâle et de la femelle humains réunis, c’est toute
l’humanité qui communie. Artaud poursuit :

1
Friedrich NIETZSCHE, Götzen-Dämmerung, Leipzig, C. G. Naumann, 1889. Traduction
par Henri Albert : « L’homme a créé la femme — avec quoi donc ? Avec une côte de son
dieu, — de son « Idéal »… » in « Maximes et pointes » 13, Le Crépuscule des idoles, in
Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, t. XII, Mercure de France, 1908, p. 109 ;
wikisource.org
2
Genèse 1, 27
3
Genèse 2, 21-22
4
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles..., op.cit., p. 790
114

TERRE
Le reclassement de toutes les valeurs sera fondamental, absolu,
terrible.
Mais comment s’opérera ce terrible reclassement des valeurs ?
Par les 4 Éléments, avec le Feu au centre, c’est entendu ! Mais où,
quand, comment, par quoi, à travers quoi ?
TERNAIRE
« PAR LA FEMME. À TRAVERS LA FEMME.1

Prophétie de feu rappelant celle des onze versets qui composent la


sourate 101 du Coran, telle que traduite par André Chouraqui :

La Battante.
Quoi, la Battante ?
Mais qui t’apprendra
ce qu’est la Battante ?
Un Jour, les humains
seront comme des papillons éparpillés,
les montagnes comme des flocons effilochés.
Celui dont la pesée sera lourde
sera agréé pour la Vie.
Celui dont la pesée sera légère
aura l’abîme pour mère.
Mais qui t’apprendra ce qu’il est ?
Un Feu torride !2

Artaud continue :

… il faut consentir à brûler, brûler d’avance et tout de suite, non pas


une chose, mais tout ce qui pour nous représente les choses, pour ne
pas s’exposer à brûler tout entiers.
Tout ce qui ne sera pas brûlé par Nous Tous, et qui ne fera pas de
Nous Tous des Désespérés et des Solitaires,
c’est la TERRE qui va le brûler.3

Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il faut, avant que la TERRE où nous
serons mis au tombeau ne se charge de nous réduire à néant, atteindre le
noyau de l’être, ceci en se déchosant comme l’écrivait à Lourdes la petite
1
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles..., op.cit., p. 790
2
Coran, sourate 101, trad André Chouraqui, nachouraqui.tripod.com
3
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles..., op.cit., p. 798
115

illettrée Bernadette Soubirous (« je me suis déchosée », pour dire « je me


suis déchaussée »1, juste avant « l’Apparition », tel Moïse au Buisson
Ardent). Se déchoser par le feu qui brûle sans consumer, le feu de la Parole
qui brûle tout ce qui pour nous représente les choses – non tant les choses
en elles-mêmes que l’idolâtrie qui encroûte, momifie. C’est une opération
que chacun doit faire, mais dans le sens de la communion avec tous, de la
communauté de Nous Tous. Ayant atteint, par la brûlure volontaire, par
l’abandon à la brûlure, le point dernier, celui du désespoir et de la solitude,
celui du face à face avec le désespoir et la solitude, ce point en forme de
chas d’aiguille par où passer, une fois réduits à la plus grande petitesse par la
déchosification, la connaissance lucide et sereine du désespoir, l’acceptation
entière et bienheureuse de notre solitude, passer de l’autre côté du monde,
où l’être épuré de ses représentations idolâtriques se remplit de communion,
de plénitude et d’amour.
« Je puis dire, moi, vraiment, que je ne suis pas au monde, et ce n’est
pas une simple attitude d’esprit », écrit Artaud à Jacques Rivière. 2 Ce constat
à résonance évangélique - « je ne suis pas du monde », dit Jésus selon Jean3
– écho également de Rimbaud en sa Saison en enfer – « nous ne sommes pas
au monde »4 -, porteur de nuances diverses selon les locuteurs et les
situations, dit de toutes façons une non-appartenance au monde
« mondain », qu’elle soit originelle et assumée ou comme accidentelle et
désespérée. Pour Jésus il s’agit de replacer ses disciples, comme lui-même,
dans la Vérité, dont ils doivent renaître. Pour Rimbaud, il s’agit d’une dérive
poétique et existentialiste. Pour Artaud, il s’agit, dit-il dans la même lettre à

1
Alina REYES, La jeune fille et la Vierge, Paris, Bayard, 2008, p. 20
2
Antonin ARTAUD, Correspondance avec Jacques Rivière, 25 mai 1924, in Œuvres,
op.cit., p. 80
3
Évangile selon saint Jean 17, 16
4
Arthur RIMBAUD, « Délires I / Vierge folle / L’Époux infernal », Une saison..., op.cit., p.
22
116

Rivière, d’ « une inapplication à la vie », d’ « une maladie qui touche à


l’essence de l’être », et dont il travaille à extraire une pensée.
Antonin Artaud, comme Arthur Rimbaud, comme Jésus, comme tous
les prophètes, les poètes dont la parole porte en avant, en avant du monde
mondain, sont fondamentalement des errants, des « fils de l’homme n’ayant
pas où reposer leur tête », comme le dit de lui-même le Christ 1. L’homme
qui est « au monde » vit dans l’éternelle répétition et capitalisation de lui-
même. Ce qu’il vit, il le revit, ce qu’il fait, il le refait, d’un bout à l’autre de
son existence, avec des variations qui ne sont que de surface. Sa vie repose
sur l’oreiller qu’il s’est fait, qui lui a été plus ou moins fourni par le monde
quand il est arrivé au monde et qu’il continue à rembourrer et à entretenir
par sa vie cumulative, cumulative de mort. « Ces gens qui, écrit Platon,
n’appellent vérité que des ombres de choses fabriquées »2, les hommes qui
sont « au monde », ne cessent de vouloir enterrer « la femme », à travers qui
peut s’opérer « le reclassement de toutes les valeurs » dont parle Artaud, par
peur, comme dans l’allégorie de la Caverne, de se voir eux-mêmes déterrés,
démasqués, avec leurs chaînes au cou et aux chevilles. « Le Verbe de la
femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore »,
écrit René Char3. Et Socrate, au lieu de jurer comme les hommes de son
temps par Zeus ou par Héraklès, comme les femmes « jure souvent par
Héra »4. Les libérateurs renversent « l’homme ».

1
« Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l'homme
n'a pas un lieu où reposer sa tête ». Évangile selon Matthieu 8, 20 ; Évangile selon Luc 9, 58
2
PLATON, La République, allégorie de la Caverne : voir la section Traductions
3
René CHAR, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946 ; in Fureur et mystère, préf.
d'Yves Berger, Paris, Gallimard, coll. Poésie (n° 15), p. 178
4
Émile Chambry, en note 8 de sa traduction de PLATON, Apologie de Socrate, in Apologie
de Socrate, Criton, Phédon, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 181 ; gallica.bnf.fr
117

1.1. Pénétration d’Héraclite au temple de la déesse


Être, survivre et se survivre dans la perpétuation de l’espèce : ce pour
quoi la loi se traduit en règles alimentaires et sexuelles. Que ces dernières
prônent l’exogamie ou l’endogamie, les femmes y tiennent à leur corps
défendant le rôle de pivot de tous les dangers, d’où l’antique et universelle
suspicion à leur égard, facilement changée en accusation. Par exemple, écrit
Lévi-Strauss,
sous réserve de l’exogamie minimale résultant des degrés prohibés, les
sociétés européennes préconisaient une stricte endogamie locale. Et il est
significatif qu’à Dobu une endo-agriculture exacerbée puisse apparaître
comme la compensation symbolique d’une exogamie de lignée et de village
pratiquée avec répugnance, sinon même avec effroi : en dépit d’une
endogamie généralement assurée au niveau de la localité – qui compte quatre
à vingt villages voisins -, le mariage, même dans un proche village, est censé
mettre un homme à la merci d’assassins et de sorciers, et celui-ci considère
toujours sa femme comme une magicienne en puissance prête à le tromper
avec des amis d’enfance, et à le détruire lui et les siens. 1

Si l’humain depuis la nuit des temps va dans toutes sortes de cryptes


symboliques inscrire des traits, c’est sans doute aussi pour conjurer, torches
en main, les ombres de la caverne ; et peut-être d’abord tenter de résoudre ce
vieux problème du rapport entre le masculin et le féminin, de le transcender
dans la recherche de la vérité située au-delà de la différence des sexes.
Parménide pour la trouver se fit conduire et enseigner par une déesse en son
palais aux lourdes portes. Héraclite alla déposer son livre, ses écrits sur le
caractère polémique de l’existence et sur la nature cachée de l’être, dans le
temple de la grande déesse. Pierre Hadot écrit dans Le voile d’Isis :

L’histoire que nous allons raconter commence donc symboliquement à


Éphèse, en Asie Mineure, aux environs de l’an 500 avant notre ère, le jour où
l’un des plus anciens penseurs de la Grèce, Héraclite, déposa, comme le
rapporte la tradition,, dans le temple de la célèbre Artémis d’Éphèse, le livre,
probablement sans titre, dans lequel il avait résumé tout son savoir. (…) Et,
dans ce temple d’Éphèse, une statue, celle d’Artémis, idole de bois noir,

1
Claude LEVI-STRAUSS, La pensée…, op.cit., [Pléiade], p. 674
118

revêtue de parures variées, d’ornements pendant à son cou et à sa poitrine, la


partie inférieure du corps enfermée dans une étroite gaine : figure, elle aussi,
énigmatique et étrange, émergeant de la préhistoire. 1

Aussi énigmatique que la déesse, le geste de l’auteur, à la fois offrande


et enfouissement. Geste de pénétration, sexuel et métaphysique : ne s’agit-il
pas de pénétrer (entrer et comprendre) en plein milieu de cette phusis dont il
dit qu’elle aime à se crypter ? Le mot métaphysique a d'abord signifié,
d'après un classement simplement éditorial des œuvres d'Aristote, « après la
physique » (ses ouvrages postérieurs à sa Physique). Au Moyen Âge, le mot
a pris avec la scolastique le sens qu'il a encore aujourd'hui : « au-delà de la
physique ». « Physique » désigne la nature en grec, et la préposition meta
signifie, dans l'ordre : au milieu de, en communauté avec, d'accord avec, par
le moyen de, avec accompagnement de, en opposition avec ; ou encore :
avec, selon, à la suite de, après, pendant. La métaphysique selon mon sens
est : au milieu de la physique.
Héraclite dit l’Obscur livre sa pensée énigmatique à l’obscurité du
bois dont est faite l’effigie d’Artémis, représentée enserrée dans une gaine
qui la rend impénétrable mais dont le temple peut être pénétré : de même
que nous ne pouvons pas pénétrer directement le sens des œuvres, des tracés
laissés par les hommes préhistoriques, nous pouvons accomplir une
pénétration, une compréhension, par le « temple », le contexte, le paratexte
que nous démultiplions par la poésie, par où nous faisons entrer tout ce qui
est humain, et même ce qui dépasse l’humain. « Il suffit d’être l’élu, d’avoir
gardé soi-même la conscience de vivre dans un monde d’énigmes, auquel
c’est en énigmes aussi qu’il convient le mieux de répondre », écrit Henri
Michaux dans Aventures de lignes.2
1
Pierre HADOT, Le voile d’Isis, Essai sur l'histoire de l'idée de Nature, Paris, Gallimard
coll. NRF Essais, 2004, p. 19
2
Henri MICHAUX, « Aventures de lignes », avant-propos au livre de Will Grohmann Paul
Klee, Éditions des Trois Collines, Genève, et Librairie Flinker, 1954 ; in Passages, Paris
Gallimard, coll. L'imaginaire, 1963, rééd. 1999, p. 117
119

Par ce geste, Héraclite relie le sanctuaire d’Éphèse à celui de Delphes,


les renvoie face à face dans un effet de miroir : si le sanctuaire du dieu
(Apollon) reçoit la parole du dieu, celui de la déesse (Artémis) accueille là
celle de l’homme, tout aussi obscure et réclamant donc une lecture, une
exégèse, un effort d’intelligence de l’homme, de questionnement sur son
être et sur son existence. Au terme de cette exégèse, on pourrait transposer
ainsi la parole d’Héraclite selon laquelle la nature aime à se cacher : la
lumière aime à être cherchée. À cet effet, Delphes offre à la sagacité
humaine des indices comme la Sphinge, mi-humaine mi-animale, mi-femme
mi-oiseau, en présentait dans ses énigmes aux portes de Thèbes, les deux
villes étant reliées par un obscur secret qu’Œdipe allait mettre en lumière
par son existence même.
Pierre Hadot montre que philei (« aime »), dans la sentence
d’Héraclite, s’emploie couramment chez plusieurs auteurs grecs dans le sens
de « a pour habitude de », ou « fait volontiers telle chose ».1 Ce que fait
volontiers phusis, la nature, ou pour le traduire plus profondément
l’apparaissant, le croissant, l’être en devenir, ce n’est pas tant se cacher que
se crypter, c’est-à-dire appeler à la lecture. De même que les traces de
l’animal font apparaître l’animal invisible (et même d’autres renseignements
pour le bon lecteur de traces : son âge, sa taille et son poids, son sexe, son
état de santé, le moment où il est passé par là, voire l’endroit où il peut être
maintenant, ou le moment où il reviendra…), les tracés de l’homme
préhistorique ou d’Héraclite rendent visible l’humain qui les a tracés et
fournissent au lecteur expérimenté d’autres renseignements encore. Ce que
Carlo Ginzburg appelle le paradigme de l’indice a été présenté en 1880 par
Aldous Huxley, rappelle-t-il,
comme le procédé commun à l’histoire, à l’archéologie, à la géologie,
à l’astronomie physique et à la paléontologie – à savoir la capacité à
1
Pierre HADOT, Le voile…, op.cit., p. 25
120

faire des prophéties rétrospectives.

Autrement dit, « lorsque les causes ne sont pas reproductibles, il ne


reste qu’à les induire des effets. »1

2.3. Roi et reine shakespeariens, au miroir des Ménines


Mais les effets – les traces – ne révèlent-ils pas plus encore que les
traces ? Dans son analyse des Ménines, Michel Foucault constate : « Ici le
miroir ne dit rien de ce qui a déjà été dit. »2 Et il nous apparaît que la
sentence d’Héraclite dans le temple d’Artémis a la même fonction que le
miroir dans le tableau de Velasquez, miroir qui ne reflète pas ce qui est dans
le tableau.3 Tableau dans lequel le peintre ne peint pas ce que le peintre
peint, tableau dont le lecteur, celui qui est en train de le contempler, peut
trouver son reflet dans « rien de ce qui a été déjà dit » de lui : le roi et la
reine, absents de la scène mais que les personnages regardent, tableau dont
le peintre est à la fois à l’extérieur comme tout contempleur du tableau et, à
l’intérieur, le contempleur du contempleur du tableau, un autre personnage
dont nous savons qu’il s’appelle aussi Velasquez se tenant au troisième
angle de ce triangle, tel un portier ou un passeur entre l’intérieur de la pièce
et l’autre extérieur, celui qui est et n’est pas dans le tableau, celui qui
s’annonce par quelques marches d’escalier au fond de la scène, passage de
lumière telle l’échelle de Jacob. Qui est reflété dans ce miroir où se reflètent
le roi et la reine ?
Peut-être, en ce tableau comme en toute représentation dont il est pour
ainsi dire l’essence manifestée, l’invisibilité profonde de ce qu’on voit
est solidaire de celui qui voit.4

Si le roi et la reine sont reflétés par le miroir, c’est en principe que ce


1
Carlo GINZBURG, « Signes... », art.cit., II, 9
2
Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, op.cit., p. 23
3
Diego VELASQUEZ, Las Meninas, 1656, huile sur toile 318 x 276 cm, Musée du Prado,
Madrid
4
Ibid., p. 31
121

sont eux qui sont en face, invisibles. Or nous savons que la personne de
chair, et non de principe, qui se tient d’abord devant le tableau, c’est le
peintre lui-même, au moment où il le peint. Et qu’au moment où nous le
regardons, c’est nous-même qui faisons face au miroir. Nous-même, auquel
le peintre révèle notre image de l’au-delà du visible, au milieu du physique :
roi et reine à la fois. Si l’on suppose que le tableau, comme le reflet à
l’intérieur du tableau, respecte la parité entre les sexes, alors le chien doit
être un mâle – en tout cas le mot est masculin en espagnol. Cinq masculins,
cinq féminins. Six féminins, six masculins, si l’on compte le reflet du roi et
de la reine. Du chien à l’infante princesse, de l’animal à l’humain, d’un sexe
à l’autre, le tableau décline donc l’éventail de l’être physique. La peinture
aime à se crypter, comme la nature et la littérature. La clé est dans la serrure,
dans ce petit rectangle de lumière au fond de la toile où se tient, saisi en
mouvement, un homonyme du peintre : il suffit de la tourner.
À la fin du Conte d’hiver, Léonte, le roi, devant ce qu’il croit être la
statue d’Hermione, la reine qu’il croit morte par sa faute, tandis que la
sculpture (qu’elle fait semblant d’être) lui paraît extraordinairement vivante,
s’exclame :
« I am ashamed. Does not the stone rebuke me
For being more stone than it ? O royal piece ! »1

Il était frappant d’entendre l’historien d’art Simon Schama parler


récemment de la préhistorique Vénus de Brassempouy avec une émotion
très proche de celle de Léonte devant la statue jouée par sa femme revenue
du fond du temps. Cette petite sculpture d’un visage gracieux encadré de
cheveux élégamment tressés, âgée de vingt-cinq mille ans, lui inspirait
1
« J’ai honte. Cette pierre ne me reproche-t-elle pas / D’être plus pierre qu’elle ? O royal
chef-d’œuvre ! » William SHAKESPEARE, The Winter’s Tale, V, 3. La pièce a été jouée en
mai 1611 au théâtre du Globe à Londres et publiée pour la première fois dans l’in-folio de
1623, indique Gilles Monsarrat : « Introduction », Le Conte d’hiver (The Winter’s Tale) in
Tragicomédies t. II et Poésies, in Œuvres complètes, éd. bilingue, Paris, Robert Laffont,
coll. Bouquins, 2002, p. 197-198. Des traductions sont aussi disponibles sur wikisource.org
122

d’aussi vibrantes paroles que celle du roi shakespearien: « with this tiny
piece from Brassempouy », disait-il, « it seems to me that we have, right in
front of us, the dawn or the idea of beauty » ; parlant aussi de « the birth of
refined sensibility » et de « something immensely and movingly momentous :
we have the revelation of the human face. »1
Moment bouleversant où l’art et l’humain se confondent, s’épousent
pour témoigner de quelque chose qui transporte l’humain hors de soi. Le roi
a honte d’avoir, par un délire de jalousie, perdu sa dignité, son intégrité, en
brisant son lien avec la reine. Comme dans la scène du tableau de Velasquez,
nous assistons à une scène de réunion du masculin et du féminin (redoublée
ensuite par l’annonce d’autres unions nuptiales). Réunion réalisée dans le
chef-d’œuvre de la mise en scène, the « royal piece », où se trouve la
véritable royauté, une et hors du temps qui les a séparés. La (royale) pièce se
conclut sur ces trois vers prononcés par le roi :
« Lead us from hence, where we may leisurely
Each one demand and answer to his part
Performed in this wide gap of time since first
We were dissevered. Hastily lead away. »2

Et cette didascalie : « Exeunt. »


« Ils sortent. » C’est aussi ce à quoi, une fois achevée notre lecture du
tableau, nous invite l’homonyme de Velasquez au fond de la scène, un pied
sur le départ. L’humain quitte la scène, aurait pu dire Foucault, et à sa suite,
des artistes contemporains qui l’ont réinterprétée avec des corps déformés,
comme Picasso, ou remplacés par un amoncellement d’objets périmés,
comme Cristobal Toral (valises poussiéreuses, restes d'emballages, chaise
renversée... il ne reste plus que le roi et la reine au loin dans le miroir, et
1
Simon SCHAMA dans l’émission « Second Moment of Creation », premier épisode d’une
nouvelle série de la BBC, Civilisations, diffusée le 1er mars 2018
2
« Emmène-nous d’ici où nous pourrons à loisir / Nous interroger et nous répondre sur la
part / Que chacun de nous a prise dans ce vaste espace de temps / Passé depuis notre
séparation. Emmène-nous, vite. » SHAKESPEARE, Le Conte…, op.cit., V, 3
123

l'homme dans l'ouverture au fond du tableau, face au regard du spectateur


que nous sommes, dernier témoin avec eux du désastre), ou encore l’ont
repeint désert, comme Sophie Matisse (tout a disparu, la pièce est
entièrement vide et propre, comme si, corps et objets, tout avait été nettoyé,
oublié). Alors que d’autres y ont remplacé le regard humain par celui
d’appareils photo, comme Thomas Struth photographiant des visiteurs
munis de portables photographiant l’œuvre au musée - redoublant ainsi la
question du regard et en même temps rejetant le tableau dans un passé
révolu.1
« Emmène-nous vite », dit pour finir le roi du Conte d’hiver, dans sa
hâte de parachever son union avec la reine retrouvée, la réunion du masculin
et du féminin dont l’accomplissement sera redoublée par les mariages de
Perdita et de Paulina avec leurs aimés respectifs. Ainsi l’amoureux du
sonnet 51 du même Shakespeare parle-t-il de la course de feu (fiery race) de
son désir, plus vif encore que la vitesse ailée (winged speed) que pourrait
avoir son cheval pour aller à la rencontre de son aimé, comme Parménide
porté à toute vitesse par les juments à la rencontre du « cœur de la vérité »,
passant les portes du royaume de la déesse comme Héraclite est entré dans
son temple avec son texte.2 Si, une fois franchie la sortie, il ne reste plus
personne sur scène, que reste-t-il ? La trace de l’humain : la scène, la forme
du poème.
L’être s’en est allé habiter ailleurs, mais où ? Dans l’enthousiasme du
public, des lecteurs, des contempleurs, qui l’ont reçu. En sortant de scène,
l’homme, cette construction culturelle, s’intériorise, augmentée, divinisée,

1
Pablo PICASSO, La Meninas, série de 58 peintures, 1957 ; Cristobal TORAL, D’après
Las Meninas, 1975 ; Sophie MATISSE, La Meninas, 2001 ; Thomas STRUTH, Museo del
Prado, série de cinq photographies, 2005
2
William SHAKESPEARE, Sonnet 51, v. 11 ; PARMÉNIDE, Autour de la nature,
fragment 1. Les deux poèmes se trouvent en entier dans la section Traductions.
HÉRACLITE au temple d’Isis : voir Premier Mouvement, III 2.2
124

roi et reine à la fois, à la fois maison et habitant.

2.4. S’en laisser conter (ou non) : Ulysse et Shéérazade


N’est-ce pas pour racheter la traîtrise potentielle de toute femme aux
yeux du sultan que Shéérazade déroule mille et une nuits de poésie ?
Comparerons-nous son geste raffiné à celui de l’hominidé qui traça des
zigzags sur un coquillage ou à celui des Néandertaliens qui élevèrent des
stalagmites au creux de la grotte ? La coquille et la grotte ne nous parlent-
elles pas aussi du sexe de la femme, de sa nuit inquiétante dont on neutralise
le danger, dont on sort par un acte poétique ? Car il s’agit déjà et toujours
d’enchanter ou de réenchanter le monde tombé dans le chaos de la peur, de
l’épouvante, du risque imminent ou obsédant, des pulsions de mort, en le
réordonnant, donc en le pacifiant par un geste poétique, en le régularisant
par des formes géométriques, par des récits structurés et doués de sens, ou
encore par une parole mélodieuse et rythmée.
Au début de l’Odyssée, Ulysse se trouve sur l’île de la nymphe
Calypso, dont le nom peut signifier « celle qui se cache » aussi bien que
« celle qui cache ». Le vers 15 du premier chant mentionne que cette déesse
le retenait dans « ses grottes creusées ». Nous pourrions de nouveau songer
à la sentence d’Héraclite selon laquelle la nature aime à se cacher. Héraclite
le dit avec un autre verbe grec, celui qui nous a donné le mot crypte. La
nature, phusis, le physique, aime à se crypter, à s’engrotter. Calypso, la
nymphe, se cache sur son île et cache Ulysse dans ses cavernes. Mais de
quelle nature, de quel physique s’agit-il ? Au début du chant V du poème,
alors qu’Hermès se rend sur l’île pour transmettre à Calypso l’ordre de Zeus
exigeant qu’elle rende Ulysse à la mer, afin qu’il puisse s’en aller retrouver
sa femme et ses proches, les grottes de Calypso sont, au vers 14, désignées
par un autre mot : megaron, employé également au pluriel. Ce mot signifie
125

grande salle. Avec plusieurs acceptions. D’abord : salle de réunion pour les
hommes ; appartement des femmes ; chambre à coucher ; grande maison,
palais. Ici se déploie l’espace de l’univers domestique, à la fois dans la
différenciation des sexes, dans leur rencontre et dans la totalité habitable qui
en résulte. Dans un second temps, le mot s’emploie dans le domaine cultuel,
signifiant la partie du temple où se rendaient les oracles ou le sanctuaire
d’un temple : l’espace qu’il désigne est alors celui où descend la parole du
dieu, à Delphes, ou celui d’où montent vers les dieux les prières des
hommes – le sanctuaire, avec l’idée sacrificielle que contient ce mot dont
William Faulkner fit, en américain, le titre de l’un de ses romans, où il
renvoie au sexe de la femme, violée. 1 Dans un troisième temps megaron,
cette fois seulement employé au pluriel, comme dans ce vers du cinquième
chant donc, sert à désigner le « trou qu’on creusait en terre, à la fête des
Thesmophories, pour y jeter de jeunes cochons vivants. »
Cela ne signifie pas que le mot ait été employé par Homère dans ce
sens, ou dans un autre de ses sens à l’exclusive des autres. L’intéressant est
que ce mot comprend ou comprenait en puissance tous ces sens. À l’extrême
du sens, Ulysse est pris dans les grottes-sanctuaires de Calypso comme un
petit cochon dans un trou. Comme ses compagnons qu’une autre nymphe,
Circé, sur une autre île, changea en pourceaux, Ulysse fait l’épreuve de la
réduction à l’animalité dans ce qu’elle a de moins spirituel, pour ainsi dire à
l’état de viande sur pattes. Telle est la nature de l’éternité que lui offre
Calypso, tissant une toile avec sa navette d’or en sa grotte entourée d’une
forêt, précise le poème.2 N’est-ce pas sa propre nature, sa propre chair,
qu’Ulysse cherche tout à la fois à enfouir et à fuir pour pouvoir renouer,
retisser des liens sociaux et retrouver sa maison ? Dans la crypte où la nature

1
William FAULKNER, Sanctuary, Londres, Jonathan Cape, 1931
2
HOMÈRE, Odyssée, Chant V, v. 60-65 ; traductions disponibles sur wikisource.org et
remacle.org
126

aime à se cacher, qu’elle soit grotte préhistorique, sanctuaire ou moment


d’un chant, d’une épopée, l’homme doit descendre rencontrer sa vérité pour
la méditer, la transformer par un geste poétique en liberté, et en sa mise en
œuvre qui consiste à retourner mettre de l’ordre dans sa maison, sa raison.
Depuis la nuit des temps, depuis l’aube de l’humanité, l’homme sait
que seul le geste poétique peut faire reculer la mort, que seul le fait d’habiter
poétiquement les moments sombres, d’angoisse, de menace de
déchaînement des forces morbides, permet de les traverser sans que
l’individu, le groupe ou l’espèce s’y éteignent. Affirmation, le geste
poétique confirme l’homme dans sa maison, une demeure plus grande que
lui qui le protège du nihil, lui permet de voir revenir le jour et de sortir de
nouveau dans sa lumière. Ce geste poétique est figuré à la fois par le voyage
d’Ulysse et par l’activité de Pénélope, qui tisse le fil comme Homère tisse le
fil de l’épopée : ce qu’elle tisse, détisse et retisse pendant de si nombreuses
nuits, c’est le voyage d’Ulysse, qui est aussi sa propre vie. Ne sont-ils pas,
Ulysse et Pénélope, les deux faces d’une même aventure, tramée avec ses
extensions dans le réseau de neurones de l’aède ? « Si quelqu’un dit d’un
roi : « Il n’est pas un tisserand », qu’est-ce que cet éloge ? Sûrement celui-ci
n’est qu’un ignorant », écrit Rûmî.1 La reine tisse. La reine Pénélope est la
tisserande du rêve du roi Ulysse, tisserand du voyage intérieur du roi et de la
reine. Tisser et détisser sont le travail, la mission du tisserand. Si Pénélope
ne passait pas toutes ces années à tisser chaque jour ce que le rêve d’Ulysse
détisse la nuit, c’en serait fini de leur maison, et du retour à la maison. La
navette de Pénélope entre tissage et détissage annihile le temps, le rend
récupérable, toujours de nouveau neuf comme l’aube, sauvant la possibilité
de l’aube, du retour à la maison pour Ulysse et de la vie continuée dans la
maison pour elle. Nuit et jour sont les deux temps d’un même geste poétique

1
RÛMÎ, op.cit., II, 1719
127

comme Pénélope et Ulysse en sont les deux faces.


Tandis que Pénélope tisse ce qui lui sert aussi d’hymen pour empêcher
les prétendants de pénétrer dans sa matrice, Ulysse est englué dans celle de
l’immobile Calypso, sa grotte entourée d’une forêt, et qui comprend un
jardin abondant, représenté luxuriant par le peintre Brueghel l’Ancien. 1 Le
mot grec kèpos signifie jardin, et aussi sexe de la femme – raison pour
laquelle le mot paradeisos a été préféré pour traduire le jardin d’Éden. Les
Grecs parlaient aussi des « pelouses fendues d’Aphrodite »2. Nadja s’ouvre
sur ces mots d’André Breton : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en
rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir
qui je “hante” ? »3 L’homme hante la femme comme Ulysse hante Calypso,
comme Breton hante Nadja, avec une fascination et une inquiétude qui le
font osciller entre désir de dévoilement et désir de voilement de sa hantise,
de cette habitation qu’il hante – songeons à Lacan gardant chez lui, masquée
sous une autre toile comme un secret honteux, L’origine du monde de
Courbet, et songeons aux délectations morbides d’un penseur de la même
époque, dénoncées par Breton :

M. Bataille fait un abus délirant des adjectifs : souillé, sénile, rance,


sordide, égrillard, gâteux, et ces mots, loin de lui servir à décrier un
état de choses insupportable, sont ceux par lesquels s’exprime le plus
lyriquement sa délectation.4

De même que L’origine du monde cache la vulve en la peignant


fermée, et de même que Lacan cache L’origine du monde sous une autre
toile, depuis des millénaires un voile cache les cheveux de la femme,

1
Jan BRUEGHEL L’ANCIEN, Caverne fantastique avec Ulysse et Calypso, v. 1616,
Londres, Johnny van Haeften Gallery
2
EMPÉDOCLE, De la nature – Purifications, fragment 66 ; remacle.org
3
André BRETON, Nadja, in Œuvres, op.cit., p. 643
4
André BRETON, Second manifeste du surréalisme, Paris, Éditions Kra, 1930 ; in Œuvres,
op.cit., p. 826
128

considérés chez certains peuples comme la réplique de sa toison pubienne.


Le voile fait ainsi secrètement du visage qu’il encadre un organe sexuel.
Muni de tous les sens et denté donc terrifiant, mais aussi neutralisé en sexe
de toute jeune vierge, puisque dépourvu de poils. Goule est un mot arabe qui
signifie « démon qui dévore les hommes ». Mais la confusion inquiétante
entre ventre utérin et ventre digestif, partagée par tous les enfants du monde,
reste latente, et de façon universelle, dans l’inconscient des adultes, hommes
et aussi femmes - comme le prouvent mythes, contes et traditions de tous
temps et de toutes cultures. Or notre époque est particulièrement propice à
l’exacerbation de cette peur archaïque, tant au sein de l’Occident que dans
l’Islam. Le modèle de civilisation dominant propose une société
technologique, de communication et de consommation, qui se veut
protectrice et s’avère ogresse, avalant ses enfants de plus en plus anonymes
comme le faisait Cronos à l’origine du monde, et les incitant à adopter des
comportements à la fois régressifs et agressifs, dans les domaines publics ou
privés. Pulsions à la fois fusionnelles et destructrices à l’œuvre dans les
communautarismes, nationalismes et obscurantismes ; dans l’usage à grande
échelle de stupéfiants divers (psychotropes licites et illicites, réseaux
sociaux en ligne, télévision, productions hollywoodiennes, jeux vidéo...) ; et
dans des phobies de l’altérité, fantasmes de duplication ou d’élimination de
l’humain et de confusion des sexes, repli sur des valeurs familiales,
sexualités prisonnières de divers complexes incestueux, œdipiens et pré-
œdipiens. Dans un tel contexte, une image idéale de la femme revient en
force : celle de la vierge, inoffensive et soumise.
Mais l’écran, du téléphone, de l’ordinateur ou de la télévision, est
aussi un visage sans cheveux, ou un sexe sans poils, comme tout ce qui est
« télé », c’est-à-dire parlé de loin, et qui, littéralement, fait écran. Les
différents réseaux de télécommunication garantissent à leur façon une
129

certaine virginité en préservant les corps du contact, de la souillure, du


péché, des maladies transmissibles... en les préservant illusoirement de la
mort. Attachés à nos écrans tels Ulysse à son mât, nous pouvons écouter
sans risque les sirènes. Dans L’Odyssée, récit d’un retour aux origines, et
des aventures merveilleuses et terrifiantes d’un homme à travers les mers et
l’univers des femmes, que fait le rusé, le divin héros, face au Cyclope, cette
force chtonienne et primitive, cette autre figure (avec Calypso et Circé) du
sexuel régressif, qui pourrait bien ne faire de lui qu’une bouchée ? D’abord
un jeu de mots : « je m’appelle Personne », ou « Nul », auquel Polyphème,
peu rusé, n’entendra goutte, ainsi que le raconte Ulysse :

Il se lamente terriblement, le rocher retentit de ses cris.


Nous, effrayés, nous fuyons. Enfin, dans la confusion,
la débauche de sang, il retire de son œil le pieu
et tout en s’agitant, le jette avec force au loin.
Puis il appelle à grands cris les Cyclopes qui habitent les grottes
des alentours, sur les sommets battus des vents.
Sur quoi, l’entendant hurler, ils arrivent chacun par leur côté,
se tiennent autour de la caverne, s’enquièrent de ce qui l’afflige.
« Pourquoi donc tout ça, Polyphème, pourquoi appelles-tu,
accablé, par la nuit d’ambroisie, nous empêchant de dormir ?
Serait-ce qu’un mortel emmène tes bêtes contre ton gré ?
Ou serait-ce toi qu’il tue, par piège ou par force ? »
Alors, de son antre, le véhément Polyphème leur répond :
« Amis, Nul me tue, par piège ni nulle force. »1

J’ai traduit le passage en vers libres pour contribuer à rendre l’effet de


machine verbale que constitue ce morceau d’anthologie. Habituellement, on
traduit le nom que s’est donné Ulysse auprès du Cyclope, Outis, par
Personne. Ou-tis, littéralement, signifie pas-quelqu’un. Soit exactement ce
que rend « nul », du latin ne-ullus. L’intérêt de le nommer Nul, c’est de
pouvoir rendre quelque chose du jeu syntaxique d’Homère dans ce vers,
employant ensuite oude, qui signifie ni dans une proposition comportant

1
HOMÈRE, Odyssée, op.cit., Chant IX, v. 398-408
130

deux éléments négatifs. Outis…oude. La construction en grec est déjà


audacieuse, et elle est particulièrement intéressante en français où elle
renforce l’ambiguïté sémantique, achève d’égarer. Polyphème est bien
assassiné par piège : j’ai préféré ce mot à ruse, car il évoque le mécanisme,
la mécanique purement poétique de l’intelligence à la fois ici déployée et
concentrée en un raccourci saisissant. Ainsi que l’écrit Roman Jakobson :

Les manuels croient à l’existence de poème dépourvus d’images, mais


en fait la pauvreté en tropes lexicaux est contrebalancée par de
somptueux tropes et figures grammaticaux. Les ressources poétiques
dissimulées dans la structure morphologique et syntaxique du langage,
bref la poésie de la grammaire, et son produit littéraire, la grammaire
de la poésie, ont été rarement reconnues par les critiques, et presque
totalement négligées par les linguistes ; en revanche, les écrivains
créateurs ont souvent su en tirer un magistral parti. 1

La parole agit. Elle est l’épée, la Pénélope, au fil de laquelle Ulysse


passera tous les prétendants au royaume. Qui assassine Polyphème ? Les
Cyclopes comprennent que si cette affaire ne vient d’un homme, elle vient
de Dieu, de Zeus : c’est ce qu’ils disent, et ils s’en vont. Et telle est bien la
vérité : c’est la Langue elle-même qui, dans un extraordinaire tour d’adresse,
assassine en lui crevant l’œil Polyphème, le mangeur d’hommes. L’homme
triomphe de la nature dans son caractère monstrueux (et de la femme,
assimilée à la nature) par la parole (et la production de textes, sacrés ou non,
qui édictent ses propres lois). Mais aussi, de façon plus triviale, par
l’anonymat (toute la pornographie fonctionne sur l’anonymat de ses acteurs
comme de ses spectateurs : voilà une nature, un physique qui aime à se
cacher). Protégé par son incognito, Ulysse a pu enivrer Polyphème, planter
un pieu chauffé et durci au feu dans l’œil rond du monstre endormi (en un
geste aussi sexuel que métaphysique), puis se tirer de là, pas vu pas pris, en
se cachant sous la toison d’un viril et très social bélier - comme d’autres tout
1
Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale, op.cit., p. 244
131

en couvrant leurs femmes qu’ils ne sauraient voir laissent pousser leur


barbe.
Le fantasme de virginité est l’une de ces stratégies par lesquelles nous
tentons d’échapper à la fatalité de l’espèce, au cycle de naissance et de mort
qui passe à travers le corps de la femme et fait redouter en elle une
prédatrice en puissance, active ou passive. Hommes et femmes sont mortels
parce qu’ils ont dû passer par là, par la chair de la femme. Pour les uns et
les autres, faire de la virginité de la femme un culte, c’est se voiler la face,
fermer la réflexion. De l’horreur d’avoir eu à passer par là pour venir au
monde, chaque sexe se venge sur l’autre : l’homme par des humiliations, des
insultes ou des agressions, la femme par des attitudes de provocation ou de
refus de soi destinés à rappeler à l’homme qu’il est pourtant condamné par
l’instinct à y repasser. Si l’homme et la femme, suivant leur désir, jouissent
de leurs corps et donc obéissent aux lois de la chair, ils se condamnent à
mort. Si la femme reste vierge, l’homme ne sera pas mortel - raisonnement
qui se retourne en : si l’homme meurt en martyr, il jouira d’une quantité de
vierges.
Ainsi hommes et femmes ont-ils développé plusieurs stratégies
d’évitement pour pouvoir jouir sans danger métaphysique, annuler le don
charnel par une demande ou un don d’argent, ou encore un « don » de
violence, psychique ou physique. La même logique est à l’œuvre dans le
terrorisme, qui combine anonymat et violence aveugle dans des entreprises
où il s’agit de se planter et de s’introduire dans des ventres symboliques
(bâtiments, transports en commun) avec des armes de poing ou par le
substitut de bombes ou d’avions. Séduction et effroi. La peur de dévisager
en l’autre sa propre vérité, peur qui se transforme en interdit comme dans le
mythe d’Éros et de Psyché et toutes ses variantes, conduit à la défigurer, aux
sens concret et second. « Ce que les hommes ont poursuivi dans l’hystérie
132

fut avant tout comme une bête noire : c’est ainsi, en français dans le texte,
que Freud, très exactement, l’écrit », rappelle Georges Didi-Huberman,
ajoutant :

« Pendant qu’elle représentait, pour tous, une grande peur, l’hystérie


fut donc, longtemps, très longtemps, la bête noire des médecins : car l’aporie
faite symptôme. Or, c’était le symptôme d’être femme, tout abruptement ; et
chacun le sait encore : ustera, ce qui est tout à fait en arrière, au fond, à la
limite : la matrice. Le mot “hystérie” apparaît pour la première fois dans le
trente-cinquième aphorisme d’Hippocrate, où il est dit [que] l’utérus est doué
du déplacement. Cela signifie que cette espèce de “membre” de la femme est
un animal. »1

Shéérazade restaure la possibilité de la vie, restaure le palais du sultan


comme lieu de vie splendide plutôt que comme abattoir, en y introduisant du
désir, la seule forme positive de l’espérance. Là où nuit après nuit le sultan
s’obstinait, prisonnier, dans la répétition de la fin, Shéérazade n’en finit pas
de ne pas finir. Contre la finitude ressassée, elle ouvre l’infini en ne finissant
pas ses histoires en même temps que la nuit, en reportant la fin sur la nuit
suivante. Elle ne laisse pas insatisfait par un inachèvement, elle donne
satisfaction, mais une satisfaction qui n’est pas ce après quoi il n’y a plus
rien, de celles qui laissent l’être humain animal triste.2 Elle donne le désir de
la suite, puis une conclusion qui ouvre un nouveau désir et un nouveau
plaisir : elle ouvre l’homme au temps féminin régulier, patient, étendu et
fécond, à la jouissance féminine, possiblement sans limites du fait de n’être
pas conditionnée à un mécanisme physiologique qui l’empêcherait de se
renouveler à volonté. Elle est la coquille et la grotte, la caverne aux
merveilles, aux trésors de poésie et de vie auxquels donne accès une parole,
1
Georges DIDI-HUBERMAN, Invention de l’hystérie, Charcot et l'Iconographie
photographique de la Salpêtrière, Paris, Éditions Macula, 1982 ; éd. revue, corrigée et
enrichie d’une postface de Georges Didi-Huberman, 2014, p. 69 et p.70
2
« Omne animal triste post coïtum, praeter gallum mulieremque ». « Tout animal est triste
après le coït, sauf le coq et la femme », sentence attribuée à GALIEN de Pergame
133

un sésame, qui porte le nom d’une céréale. La clé de la félicité est symbole à
la fois de renouvellement de la vie (graine) et de richesse nutritionnelle. Il y
a là quelque chose de la logique du totémisme, qui relie l’homme au
cosmos, et plus encore.

3. Entre homme et femme

3.1. Vénus de Höhle Fels : l’amour au Paléolithique


C'est la plus ancienne « Vénus » préhistorique découverte à ce jour.
Quarante mille ans après avoir été sculptée dans une défense de mammouth,
que peut-elle nous dire de nos lointains ancêtres ? Sans doute qu'ils étaient
bien moins frustes qu'on ne l'imagine parfois.
Les écrits restent. Les premiers livres de l'humanité furent écrits dans
la pierre, l'os, la coquille. Depuis les âges de pierre, le paléolithique, les
humains se sont parlé et nous parlent par les parois des grottes qu'ils ont
ornées, par les constructions qu'ils y ont laissées (comme à Bruniquel), par
tous les objets qu'ils ont façonnés, qui nous racontent leur vie pratique et
nous donnent des indices sur leur vie psychique. Et comme les livres de
littérature, les traces qu'ils ont laissées, inscrites dans le temps, ces traces,
ces écritures premières, doivent être lues et relues pour livrer leur
enseignement.
La Vénus de Höhle Fels a été trouvée en 2008 dans la Souabe par le
professeur Nicholas Conard. Cette figurine de six centimètres de hauteur,
sculptée dans l'ivoire d'une défense de mammouth et datée par son inventeur
d'au moins 35 à 40 000 ans avant le présent, est la plus ancienne
représentation humaine en trois dimensions connue à ce jour. Avant sa
découverte, la plus ancienne « Vénus » préhistorique connue était la Vénus
134

de Galgenberg, datant de 30 000 ans et très différente : elle est fine et sa


posture passe pour évoquer celle d'une danseuse – mais son étrange posture
constitue une autre énigme sur laquelle il faudrait aussi se pencher. D'autres
Vénus préhistoriques, moins anciennes, présentent des traits anatomiques
divers, souvent exagérés et très marqués.
Ce qui étonne à première vue la lectrice que je suis, dans la Vénus
d'Höhle Fels, c'est la hauteur de ses seins. Ceux des autres Vénus
paléolithiques tombent, conformément à la loi de la gravité. Bien
qu'énormes, les siens tiennent en l'air. Quand cela se produit-il ? Soit quand
la femme saute avec un élan assez puissant pour faire remonter sa poitrine
un bref instant. Soit, de façon beaucoup plus courante, quand elle est
couchée sur le dos. Il suffit de faire pivoter la statuette, de la voir allongée :
aussitôt s'expliquent et la position de ses seins et le fait que ses fesses soient
aplaties, contrairement à celles des figurines de Vénus préhistoriques
debout, dont la courbure du fessier est aussi exagérée que celle de leurs
autres attributs sexuels.
Et si nous la regardons de face, ne la voyons-nous pas comme un
homme penché sur elle la verrait ? Sa tête, ici remplacée par un anneau
décentré, peut paraître petite, jetée en arrière sur le côté. Sa vulve attire toute
l'attention de l'homme à ce moment-là : elle est énorme. S'il se tient entre ses
genoux, ou à leur hauteur, il ne voit pas les jambes entières. Les traits gravés
sur son ventre et à la taille dans son dos pourraient évoquer un tissage ou des
cordelettes décoratives (ou peut-être simplement les plis de la peau d'un
corps obèse).
Mais ce qui me paraît le plus intéressant, c'est qu'elle ait été figurée
dans cette pose, couchée sur le dos. Nos lointains ancêtres aurignaciens, les
premiers hommes modernes arrivés d'Afrique (à moins que la figurine ne
soit l'œuvre de Néandertaliens, ce qui, en l'absence d'ossements sur le site,
135

ne peut être vérifié), savaient donc faire l'amour face à face. La position dite
du missionnaire ne doit rien aux missionnaires. Rebaptisons-la position de la
Vénus de Höhle Fels ? La scène du film La Guerre du feu (1981) où Jean-
Jacques Annaud montre une femme enseigner la position du missionnaire à
un homme a une valeur à double tranchant, comme le nom donné à cette
position, plutôt raciste – rappelant l’idéologie selon laquelle certains
humains civilisent d’autres humains. Or voir cette si ancienne figurine
couchée, voir sa charge sexuelle, voir une aptitude au face à face de
l'homme et de la femme assez pensée pour être transmise par l'art, rapproche
de nous ces gens encore trop souvent vus comme des êtres hirsutes et en
même temps leur confère une complexité garante d'une nécessaire distance
respectueuse. Les lire leur rend leur réelle grandeur.
Il se pourrait aussi que cette sculpture soit l'œuvre d'une femme : dans
ce cas on pourrait penser qu’elle s’est représentée comme elle se sent dans
cette position, dans un certain abandon de la tête et un ressenti très fort dans
les seins et le sexe. Qu'elle soit l'œuvre d'un homme ou une femme, c’est en
tout cas ce que la sculpture manifeste fortement. Cet art ne cherche pas à
copier la réalité matérielle, mais à exprimer le réel intérieur, le ressenti, le
signifiant et le signifié, le pensé. L'art paléolithique écrit une pensée.
En contemplant la Vénus de Höhle Fels dans cette position, de profil,
il finit par apparaître qu'elle peut aussi représenter un homme couché sur
une femme, entre ses cuisses. Le profil de sa poitrine peut évoquer la tête de
l'homme, ou ses épaules (ce qui ne serait pas possible si ses seins tombaient
comme ceux des autres statuettes). Le ventre épaissi forme le corps, le dos
de l'homme. Ce qui, de face, figure la fente de la vulve de la femme, dans la
perspective où on envisage un homme sur elle, peut figurer la fente des
fesses de l'homme ; et les lèvres du sexe féminin esquissent les testicules de
136

l'homme. Enfin, les bras de la femme entourent le corps de l'homme, dans


un geste d'embrassement typique du coït.
Cette ambivalence à la fois manifestée et cachée dans la matière, dans
le matériau de la sculpture, indique une philosophie. Dans la vision d'une
figurine étudiée pour pouvoir être lue de façon différente selon la
perspective, se renforce l’hypothèse d’une subtilité mentale et artistique de
ces gens dépassant de beaucoup ce que nous imaginons. Comme l'indiqua
aussi la très étonnante découverte faite dans la grotte de Bruniquel, la pensée
humaine dans sa complexité et sa profondeur est certainement beaucoup
plus ancienne que nous ne nous le figurons. Tout reste à lire.

3.2. Codes et décodages, au Moyen Âge

3.2.1. Un prince sans divertissement, et une dame à son seul désir


Dans Perceval ou le Conte du Graal, composé vers 1180, se trouve
l’épisode saisissant des trois gouttes de sang d’une oie sur la neige, d’où
Jean Giono tirera l’image centrale de Un roi sans divertissement.1 Nous
l’avons vu, Carlo Ginzburg évoque dans Signes, traces, pistes. Racines d'un
paradigme de l'indice la comparaison entre la lecture et le déchiffrage des
traces des animaux. Il écrit aussi :

Des traces même infinitésimales permettent de saisir une réalité plus


profonde, impossible à atteindre autrement. Des traces : plus
précisément des symptômes (dans le cas de Freud), des indices (dans
le cas de Sherlock Holmes), des signes picturaux (dans le cas de
Morelli).2

L’association que Ginzburg établit nous permet de dire que Giono a lu


et déchiffré la trace et l’image que constitue le passage des traces de sang

1
Jean GIONO, Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, 1947
2
Carlo GINZBURG, « Signes… », art.cit, I, 5
137

dans la neige de Perceval tout à la fois en psychanalyste, en détective de


police et en critique pictural. Un matin à l’aube, dans la prairie où campe le
roi, Perceval voit un faucon attaquer et faire tomber au sol l’un des oiseaux
d’un vol d’oies sauvages éblouies par la neige. L’oie réussit à en réchapper,
ayant perdu « trois gouttes de sang qui se répandirent sur le blanc ».1
(Pénélope en grec est le nom d’une oie sauvage, et nous avons vu comment
elle aussi, dans l’Odyssée, échappe à la destruction). Perceval entre alors en
catalepsie devant ces traces, dont la contemplation lui rappelle la roseur des
joues de son amie. « Et il y pense tant qu’il s’oublie »2. L’association
mentale du sang et de l’amour, l’oubli de soi qu’elle provoque chez un jeune
homme resté, d’avoir été élevé loin du monde, à la fois innocent et brutal
(au début de son aventure hors du château de sa mère il a quasiment violé
une jeune femme, mais sa brutalité fera merveille dans un monde
chevaleresque dont l’esprit est dévoyé par la poursuite de la gloire
personnelle), ont été lus par Giono comme autant d’indices d’une vérité
cachée, d’un processus possiblement criminel qu’il a mené à son terme dans
Un roi sans divertissement. Roman où sa fascination pour les traces du sang
d’une oie sur la neige avertissent l’enquêteur Langlois de la morbidité de sa
fascination pour un féminicide en série. Dans le nom de son personnage,
Langlois, s’entendent Langue, L’oie et Loi – où l’oie figure la femme
comme gibier, proie du chasseur, et sans doute, sujet et objet cachés de la
Langue et de la Loi, comme à la Préhistoire, dans les replis des grottes, on
figura des indices féminins dans l’indice féminin qu’est elle-même la grotte,
et notamment sur la paroi blanche de Gargas, à l’écart de centaines de mains
négatives et de gravures de traits et points, une grande vulve à l’ocre rouge.
Dans la Folie Tristan d’Oxford, écrit comme Perceval à la fin du XIIe
1
CHRÉTIEN DE TROYES, Perceval le Gallois ou le Conte du Graal (1180-1181). Publié
en 6 vol. d'après les manuscrits originaux par Ch. Potvin, Mons, impr. Dequesne-
Masquillier, 1866-1871 ; numelyo.bm-lyon.fr
2
Ibid., v. 4180
138

siècle, l’homme et la femme chassés de la cour du roi Marc trouvent un


nouvel Éden dans un rocher de la forêt :

L’entaille de la pierre
Était belle de grand manière
En cette voûte nous habitâmes
Tant qu’en la forêt nous séjournâmes.1

Voûte accueillante où célébrer la vie, à l’antithèse de la douve presque


anagrammatique d’où s’élève le chant de mort et de dégagement de la mort
d’Yves Bonnefoy. Largement rouges aussi sont les tapisseries où la Dame à
la licorne finit, au début du XVIe siècle, par se retirer sous la voûte ouverte
de sa tente. La tente est déjà le nouvel abri naturel des nobles citadins en
quête de libres ébats, comme Jean Renart le représente au XIIIe siècle dans
Le roman de la Rose ou de Guillaume de Dole. Avant de devenir amoureux
de la belle Liénor, le jeune empereur Conrad organise des fêtes d’amour
dont il prend soin d’exclure les vieux maris et autres barbons jaloux en les
expédiant à la chasse pendant que les jeunes gens restent auprès des jeunes
femmes.

Il fait plutôt dresser nombre de tentes,


De tonnelles et de pavillons,
En été quand il est saison de prendre
Plaisir dans les prés et les bois.
Aussitôt on quitte les villes
Pour s'ébattre en ces forêts profondes.2

1
Auteur anonyme, Folie Tristan, Oxford, Bodleian Library, Douce, d6, f. 12vb-19A. In
Tristan et Iseut : Les poèmes français - La saga norroise, éd. bilingue et trad. de Daniel
Lacroix et Philippe Walter, Le Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1989, v. 868-872
(ici il s’agit de ma traduction, aussi près que possible du texte en ancien français ) ; Les
deux poèmes de La Folie Tristan publiés par Joseph Bédier, Paris, Librairie de Firmin Didot
et Cie, 1907 : gallica.bnf.fr
2
Jean RENART, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole (1025-1031). Paris,
Librairie Honoré Champion, 1962, v. 138-142. Un extrait plus long se trouve dans la
section Traductions
139

Les six tapisseries qui composent la Dame à la licorne ont été réalisées
autour de 1500. Chef d’œuvre dit de la Renaissance, elles sont surtout un
magnifique déploiement de la pensée médiévale, sensible ne serait-ce que
dans l’inscription À mon seul désir qui surmonte la tente de la dame,
rappelant notamment, comme la présence d’une flore et d’une faune
enchanteresses, l’univers des romans d’amour courtois. On voit sur cette
tente une pluie d'or qui peut rappeler le chantepleure, ce charmant ancêtre
de l'arrosoir ; la coiffure de la dame ressemble à une auréole, sa tête est
penchée comme celle d'une Vierge à l'enfant. Les scolastiques considéraient
qu'il existe cinq sens « externes » et un « interne » : le sixième sens était
celui du Cœur et de l'Entendement, qui permet à l'homme de garder l'âme
pure de tout péché. Au XIIIe siècle, Rûmî écrivait :

Outre ces cinq sens physiques, il existe cinq sens spirituels : ceux-ci
sont comme l’or rouge, tandis que les sens physiques sont comme le
cuivre.1

C’est par ces sens internes, spirituels, commente Éva de Vitray


Meyerovitch, sa traductrice, que peuvent s’obtenir

l’illumination, le dévoilement, la vision mystique et l’inspiration


divine, ainsi que la connaissance mystique, la juste connaissance de la
Réalité suprême.2

Le thème de la dame à la licorne servait fréquemment au Moyen Âge


d'allégorie de l'incarnation (dans l'enceinte d'un hortus conclusus, une jeune
femme, un livre ouvert à la main gauche, tient dans sa main droite la corne
de la licorne réfugiée dans son giron, tandis qu'un chasseur en profite pour
lui percer le flanc), tandis que l'imagerie du jardin courtois dérivait de celle
du jardin céleste. Sur l’île bleue de la Dame à la licorne, foisonnante de

1
RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., II, 49, p. 308
2
Ibid., Introduction, p. 14
140

fleurs et suspendue, plus ou moins basculée en avant dans un univers rouge


habité d'animaux, d'oiseaux et de ramures fleuries qui lévitent aussi, se
figure une humanité mi-céleste, mi-terrestre.
Légèreté, grâce de la jeune femme comme de la composition, rythmée
par des lignes de fuite discrètement ascensionnelles, perspectives soulignées
par des jeux de verticales et d'obliques, créent un profond sentiment
d'équilibre et de sérénité. Gamme de tons finement dégradés, corps
voluptueux, blanc, charnel, de la licorne, élévation des arbres, des lances, de
la corne dont la torsade donne l'idée d'une spirale délicate et infinie...
Sublimation de la chair, innocence animale, force évidente de la pureté
symbolisée par la licorne aussi bien que par la dame... Féerie de la faune et
de la flore... Je pense à Rimbaud : « Des fleurs magiques bourdonnaient.
Des bêtes fabuleuses circulaient... »1 Jeunes félins, renard, loup, lapins,
singes, faucon, héron, perdrix... Et les matières, soies, velours, brocarts,
broderies, pierreries, perles, chevelures... « Je vous indiquerais les richesses
inouïes... »2 Chaque élément apparaît comme l'un des termes d'une langue
enchanteresse, mystérieuse et immédiate, une langue sensible, un alphabet
secret, un jeu de caresses très délicieuses, qui touche l'âme d'une harmonie
parfaite.
Puissante mais douce, la Dame apparaît à mille lieues du stéréotype
d'une féminité fatale et terrifiante. L’ordre de lecture et la lecture des
tapisseries qui composent l’ensemble sont entièrement libres, du moins pour
le lecteur d’aujourd’hui qui ne possède pas tous les codes d’origine pour les
interpréter. Nous pouvons proposer par exemple ceci : comme dans un jeu
de marelle, à la case dite de L'Odorat, la dame, encore prise dans une sorte
de sommeil spirituel, sent, de ce sens le plus primitif, venir quelque chose.

1
Arthur RIMBAUD, « Enfance », Illuminations. Sur les Illuminations et leur publication,
voir Troisième mouvement, II
2
Ibid., « Vies I »
141

Mise en appétit, sens en éveil, elle s'essaie au Goût. Ayant goûté, son
entendement s'affine, elle peut jouer et interpréter : nous en sommes à
L'Ouïe (et il ne faut pas, comme dit Rimbaud que « la musique savante
manque à notre désir »1). Maintenant qu'elle a appris non seulement à
percevoir des langages mais aussi à en émettre, il lui devient loisible de
saisir la réalité qui l'entoure : nous voici au Toucher, qui la représente tenant
d'une main une lance, de l'autre la corne de la licorne, symboles de deux
mondes différents, temporel et amoureux-spirituel, auxquels elle a
désormais accès. Tenir d'un geste caressant la corne dressée et d'une main
ferme la hampe aux armoiries, c'est aussi rendre hommage aux valeurs
viriles, toujours dans l'équilibre de deux registres, et s'en rendre maîtresse en
toute féminité, sans violence ni domination. Enfin c'est se saisir soi-même,
condition essentielle pour accéder à l'amour réel : ainsi dans La Vue, la jeune
femme, capable de vision, peut-elle offrir à la licorne, son divin amant
dénudé, l'image qu'elle lui renvoie. Les miroirs de verre sont une invention
du haut Moyen Âge, rappelle Régine Pernoud, commentant la vision
d’Hildegarde de Bingen d’une figure portant cinq miroirs sur les ailes de sa
nuque. Les miroirs sont alors, dit-elle, une image littéraire fréquente :

Ils supposent la lumière et permettent de refléter sagesse, sainteté, le


visage et les traits de ceux qu’on admire, d’où l’usage qu’on en fait
dans les lettres. Un médiéviste allemand a compté plus de deux cent
cinquante ouvrages qui s’intitulent Miroirs.2

Une fois accompli ce geste par lequel elle révèle l'amour à lui-même
dans sa plus riche dimension, elle va pouvoir se dépouiller de ses bijoux
extérieurs, de son trésor extérieur qui retournera au coffre tendu par sa
servante (« Les caractéristiques de l’existence quitteront ton corps, les
1
Arthur RIMBAUD, « Conte », Illuminations, op.cit.
2
Régine PERNOUD, Hildegarde de Bingen, Monaco, Éditions du Rocher, 1994 ; Le Livre
de Poche, 1995, p. 101
142

qualités de l’extase augmenteront en ton esprit », dit Rûmî1), et se retirer


dans cette tente aux larmes-flammes d'or, ce simple et somptueux pavillon
aux tentures entrouvertes comme une entrée royale autour de son corps. La
peau interne du dais est couleur chair, c'est en son corps même qu'après une
expérience savante des cinq sens externes la femme va s'isoler (île et isolé
sont un même mot, et si l'île est présente sur chaque panneau, la voici
maintenant signifiée par l'adjectif « seul » de À mon seul désir) pour
connaître ses sens internes et en jouir. Palais privé, royaume des cieux,
royaume de l'âme, royaume de la langue, puisqu'à son fronton pour la
première fois apparaît l'écrit, rayonnant de sens et de mystère. Sur la moire
bleue les larmes qui coulent se transforment dans la contemplation en petites
flammes qui montent. Trois fois isolée, sur son île, dans sa tente, et par
l'inscription « seul » qui la domine, la dame goûtera-t-elle une joie parfaite
en son retrait ? Emportera-t-elle avec elle son désir, ce mot qui est au
Moyen Âge encore proche de son sens latin : regretter l'absence de... ? La
nostalgie de l’union avec l’Esprit universel, écrit Éva de Vitray Meyrovitch
commentant Rûmî, « se déguise par un camouflage instinctif » et se présente
« sous la forme de l’amour sexuel. »2 Or la vision intérieure abolit la
séparation entre le terrestre et le céleste, le physique et le métaphysique.
« Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel
pavoise les mâts »… « La Reine, écrit encore Rimbaud, ne voudra jamais
nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons. »3 Mais elle est la reine,
et elle sait.4
Que sont cette île, ces hampes, ces flammes, ce jardin ? Jetant une
autre passerelle, nous pouvons songer à ce que dit Borges du nirvana :
1
RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., V, 2042, p. 1219
2
Ibid., Introduction, p. 17
3
Arthur RIMBAUD, « Villes » et « Après le déluge », Illuminations, op.cit.
4
Analyse en partie extraite de Alina REYES, La Chasse amoureuse, Paris, Robert Laffont,
2004
143

Qu’est-ce que le nirvana, littéralement parlant ? C’est l’extinction, la


lampe sur laquelle on souffle pour l’éteindre. (…) un orientaliste
autrichien fait remarquer que le Bouddha s’est servi de la physique de
son époque et l’idée d’extinction n’était pas alors ce qu’elle est
aujourd’hui car on pensait qu’une flamme, en s’éteignant, ne
disparaissait pas. On pensait que la flamme continuait à vivre, qu’elle
subsistait sous une autre forme et dire nirvana ne signifiait pas
forcément l’extinction. Cela peut vouloir dire que nous continuons à
vivre d’une autre façon. D’une façon, pour nous, inconcevable. Les
métaphores des mystiques sont en général des métaphores chargées de
promesses, mais celles des bouddhistes ne sont pas de cette sorte.
Quand on parle du nirvana, on ne parle pas du vin du nirvana, de la
rose du nirvana ou du baiser du nirvana. On le compare plutôt à une
île. À une île de terre ferme au milieu des tempêtes. On le compare à
une tour élevée ; il peut aussi être comparé à un jardin. C’est quelque
chose qui existe de par soi, en dehors de nous autres. 1

Dans leur grâce, et tout à la fois leur richesse et leur dépouillement (la
Dame elle-même s’y allège des attributs de son ego en se préparant à se
retirer dans sa tente, voilement qui n’est pas signe d’une aliénation mais
délivrance et accession à son seul désir – « Peut-être la réalisation de mon
désir dépend-elle de mon départ pour un pays étranger, et après ce voyage
l’obtiendrai-je dans ma demeure ? », écrit Rûmî2), les tapisseries de la Dame
à la licorne sont malheureusement conservées au musée du Moyen Âge dans
une atmosphère sombre et confinée. Sans doute est-il nécessaire de les
protéger de la lumière naturelle et d’une lumière trop vive, mais leur
disposition dans un espace étroit achève de donner l’impression d’un
contresens pouvant conforter dans l’esprit du visiteur l’idée d’un Moyen
Âge obscurantiste, redoublée de celle d’une féminité nécessairement
confinée, alors que ces vastes œuvres étaient faites pour orner de vastes
salles, permettant d’amples circulations, et pour donner le sentiment de la

1
Jorge Luis BORGES, Borges oral, Buenos Aires, Emecé Editores, 1979. « Le
bouddhisme », Conférences, trad. Françoise Rosset, Paris, Gallimard, 1985 ; Folio Essais,
2006, p. 87-88
2
RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., VI, 4176, p. 1636
144

couleur, de la victoire de la lumière dans la réunion de la lumière naturelle et


de la lumière spirituelle - du contraire de l’enfermement dans une sorte de
continent noir freudien datant d’un tout autre siècle, pour le coup confiné,
bourgeois et poussiéreux. Ces tapisseries entre lesquelles le regard et l’esprit
circulent dans la plénitude de représentations plus iconiques que réalistes,
cet ensemble de tapisseries dont chacune est comme le caractère d’une
écriture inconnue composant la phrase À mon seul désir, ces six œuvres qui
n’en font qu’une résumée dans la septième œuvre cachée mais exposée
qu’est la phrase À mon seul désir, sont emblématiques des renaissances
médiévales, dont elles sont l’un des apogées, et ce n’est pas un hasard si l’on
peut y reconnaître une spiritualité orientale. Une maison pour l’âme, un
sanctuaire, un lieu de culte, peuvent être aussi des lieux de pleine lumière et
de circulation.

3.2.2. Candeur, lumière et grandeur d’un âge médiateur


Historique ou fantasmatique, le Moyen Âge, souvent très déprécié,
négativement connoté (moyenâgeux était devenu synonyme
d’obscurantiste), reste dans l’esprit des lecteurs de ses œuvres poétiques un
temps où l'amour était aimé innocent ou courtois, les femmes sveltes,
pleines et fortes d'esprit et de sagesse, les hommes beaux, preux, valeureux,
aimant les femmes leurs vis-à-vis, généreux envers les hommes. Un univers
de grâce, d'honneur, de poésie, de chant, de jeux d'amour et de jeux d'armes
portées pour le tournoi ou pour le devoir, de joie et de finesse populaires
portées par des chansons et des scènes de rue.
Dans quels siècles, ensuite, vit-on d'aussi clairs êtres humains ? La
peinture en témoigne, ce ne furent bientôt après cet âge candide que chairs
grasses, regards viciés, désirs et plaisirs bas, idéaux bourgeois, pente fatale
qui mena à la perte du sens de l'honneur, de la gratuité, de la grâce, qui
145

éclate aujourd'hui dans le règne de l'argent, de la communication dévoyeuse


de parole, des corps et visages trafiqués par l'industrie de l'esthétique.
Le Moyen Âge, comme le dit Borges « si calomnié et si complexe »,
« nous a donné l’architecture gothique, les sagas d’Islande et la scolastique
où tout est remis en question (…) nous a donné, surtout, la Divine
Comédie »1. Ce temps qui a aussi permis l’éclosion du génie de femmes
telles que Hildegarde de Bingen, Marie de France ou Christine de Pizan,
entre autres, est le temps du printemps. C'est ce que, tel Vénus sortant des
eaux, il a légué à la Renaissance. Le Moyen Âge est un temps de médiation,
comme son nom l'indique. Lui-même, qui ne s'appelait pas encore Moyen
Âge, se percevait comme temps de renaissance perpétuelle. C'était là sa
façon d'être antique. La résurrection ne vient qu'après la mort, et le Moyen
Âge vint après la mort de l'Empire romain. Le Moyen Âge fut un temps de
résurrection. Alors qu'il ne désirait que toujours faire renaître les valeurs
antiques, il développait malgré lui un univers entièrement nouveau : là fut la
résurrection. Lieu de l’aube (c’est à l’aube que Jésus apparaît ressuscité),
elle est le lieu du soleil levant, le lieu de l’Orient spirituel. Et c’est à l’Orient
que le Moyen Âge s’oriente. Il ne fait pas renaître Rome. Très loin de là, il
fait naître une nouvelle lumière : au-delà des structures politiques féodales,
du poids paralysant des hiérarchies sociales et ecclésiales, peuples et poètes
inventent le royaume d’une pensée neuve, originale, où le christianisme est
complètement mêlé des paganismes locaux et des influences orientales,
notamment islamiques. Que l’on songe seulement au « Cantique des
créatures » de saint François d’Assise, écrit en 1225, et qui ne ressemble en
rien à une prière chrétienne, quoiqu’elle reste l’une des plus fameuses. Son
ton poétique, ses évocations de l’eau, de la lumière, du soleil, de la lune et
des étoiles, de la terre, de ses couleurs, de ses fruits, de tous ses bienfaits, et

1
Jorge Luis BORGES, « La Divine Comédie », Conférences, op.cit., p. 12
146

pour finir du destin de l’homme après sa mort, semblent à la fois une


paraphrase et un résumé du début de la sourate « Les abeilles », des versets
1 à 16 et 28 à 32.1 Quelques années plus tôt, en 1219, François d’Assise
s’était rendu à Damiette, en Égypte, auprès du sultan Malik al-Kamil. Alors
que les croisades faisaient rage, ce dernier l’avait cependant reçu
courtoisement, ils avaient eu le temps d’échanger sur leurs religions
respectives et sans doute François avait-il pu prendre connaissance du
Coran.
La Révélation (l’Apocalypse, comme tout le Coran) annonce la
résurrection. Il faut se garder de n'en parler qu'au futur. Le propre de la
révélation est d'être constamment à l’œuvre, et son langage se parle « de
plusieurs côtés à la fois », comme le dit Breton2. Si le temps va du passé
vers le futur, c'est par un enchaînement de cause à effet. Mais il va aussi du
futur vers le passé, toujours en passant par le présent : ce qui est projeté
(futur) arrive (présent) et devient à mesure qu'il arrive, passé. Dans ce sens il
s'agit d'un enchaînement de nécessité à effet. Tant qu'il s'agit de projets
humains, les choses se passent relativement simplement, plus ou moins
telles qu'elles ont été prévues et organisées. Mais dans le champ du futur,
champ infini des possibles d'où nous vient la vie, les possibles majeurs, ceux
qui dépassent la vie ordinaire de l'homme, adviennent de façon incontrôlée
par l'homme : tel est le champ de la résurrection, celui où tels êtres (de
chair/d'esprit) ressuscitent pour la « vie éternelle », tels autres pour être
réenterrés dans le passé.
Le sens du temps n'est pas seulement linéaire, du passé vers le futur ou
du futur vers le passé. En vérité il est fractal. L'homme est entouré d'une
multitude de ponts pour voyager dans le temps. Le Moyen Âge en est une
fraction toute proche de nous, comme l'Antiquité et la Préhistoire – et la
1
Coran, 16
2
André BRETON, Second Manifeste du surréalisme, op.cit., p. 823 (en note)
147

culture de ces temps, plus ou moins fantasmée, suscite quantité d’œuvres


cinématographiques et littéraires, de jeux vidéo et de séries télévisées.
Spécialement celle du Moyen Âge et de son univers de chevalerie ou de
merveilleux, qui a imprégné quasiment toutes les cultures du monde.
« Moyen » Âge signifie âge de « médiation », de passage. L'époque
moderne par son obscurantisme a obstrué le passage, mais le futur nous
réserve les armes pour le libérer. Si l’on ne peut parler d’égalité des droits
entre les hommes ni d’égalité des droits entre les hommes et les femmes
dans les sociétés médiévales, la littérature de ces temps, et son aptitude à
toujours réenchanter le monde, traverse les siècles et demeure un puissant
levain de libération dans notre époque industrielle et son règne du marché.
Les romans d’amour courtois réenchantent les relations entre hommes
et femmes comme les romans de chevalerie réenchantent les rapports
sociaux : en construisant une tradition plutôt qu’en en rendant compte. Les
mots tradition et trahison viennent du latin traditor : « traître ; celui qui
transmet ». La langue nous avertit que la tradition n’est qu’une fiction,
traîtresse si on ne la considère pas comme telle, mais libératrice si elle
s’assume comme création de l’esprit, destinée à inspirer, donner à penser et
à avancer – une utopie, non une idéologie. Les romans médiévaux ne sont ni
plus ni moins réalistes que Le Seigneur des anneaux, et cela n’empêche pas
l’œuvre de Tolkien ni celle de Chrétien de Troyes de parler de l’homme réel,
tel qu’en ses profondeurs invisibles, qu’ils rendent visibles. 1 L’étude d’un
dialogue d’Yvain le chevalier au lion, roman qui s’ouvre sur un jour de
Pentecôte, fête de l’esprit, de l’intelligence et de la révélation, est propre à
nous renseigner sur les codes de l’amour courtois, mais aussi sur une forme
d’idéal des relations amoureuses qui peut traverser les âges.

1
J.R.R. TOLKIEN, The Lord of the Rings, Londres, Allen & Unwin, 1954-1955
148

3.2.3. Yvain et Laudine : l’amour courtois en ses codes exquis


En 1181, plus de trois cents ans avant la dame à la licorne et au lion, il
y eut le chevalier au lion. L’étude d’un passage du roman éponyme de
Chrétien de Troyes nous instruira sur la nature et l’essence de la fin amor,
cette perle parmi les perles des raffinements médiévaux. Il s’agit des vers
1974 à 20381 : après avoir caché Yvain et convaincu sa dame de l’épouser, la
dame de compagnie de Laudine, Lunette, l’a conduit auprès d’elle. Première
entrevue délicate, au cours de laquelle Yvain, meurtrier du chevalier de la
fontaine et Laudine, sa veuve, doivent poser les bases de leur entente. Leur
accord intervient à l’issue d’une conversation menée en trois étapes,
correspondant aux exigences de l’amour courtois. En guidant Yvain sur la
voie de réponses qu’elle connaît déjà, Laudine participe activement à leur
réconciliation. Celle-ci s’articule sur un échange : si Yvain a « mesfait » par
son meurtre, Laudine a « forfet » par sa beauté ; en l’exprimant, l’un et
l’autre cherchent à élaborer un rapport équilibré.
Ce premier dialogue entre Yvain et Laudine obéit à une construction
savante, destinée à honorer les lois de l’amour courtois. Les trois moments
de leur discours s’enchaînent en une progression harmonieuse. Après s’être
remis entre les mains de Laudine, Yvain se fait pardonner son crime ; puis il
déclare son amour et, s’engageant à défendre la fontaine, reçoit l’accord de
la dame.

Mes sire Yvains maintenant joint ses mains,


si s’est a genolz mis.

Par cette attitude, Yvain exprime le dévouement du vassal à son


suzerain, et un sentiment presque religieux de dévotion à sa dame. Avant

1
CHRÉTIEN DE TROYES, Le Chevalier au Lion (1177-1181) ; Le Chevalier au Lion
(Yvain), t. IV de Les romans de Chrétien de Troyes, Paris, Librairie Honoré Champion, éd.
par Mario Roques d’après la copie de GUIOT (Bib. nat. fr. 794), 1982, p. 61-62 (édition en
ancien français)
149

d’avoir prononcé une parole, il détermine par ce geste le sens de leur


rapport, les règles de leur conversation, et sa finalité. Ses premiers mots
vont venir confirmer sa position. Il s’en remet à Laudine au point de ne pas
même lui demander grâce : « je ne vos querrai merci ». Devançant sa
volonté, il la remercie du sort qu’elle lui réserve, quel qu’il soit. À ce point
du discours, sa parole tient lieu d’acte. Ayant consenti verbalement à
mourir pour réparer ses torts, il s’en trouve acquitté : « si soiez de l’amande
quites. »
Pour que son pardon soit entier, il faut encore que Laudine
reconnaisse la légitimité de l’acte d’Yvain, « qui bien esgarde droit », et
l’inutilité d’un châtiment : « rien ne me vaudroit/qant fet ocirre vos
avroie ». En insistant sur sa victoire, Laudine rappelle aussi (en la sous-
entendant) la haute valeur d’Yvain : par sa force et son courage, il est digne
d’être aimé. L’admiration réciproque est l’une des conditions essentielles de
l’amour courtois.
Une autre de ses lois est la discrétion. Aussi Yvain aura-t-il bien du
mal à composer entre cette réserve de rigueur et la nécessité ici absolue de
déclarer nettement son amour. Pour cela, il a d’abord recours à la métaphore
classique de l’amour entré dans le cœur par les yeux. Ayant révélé
prudemment son amour et l’objet de son amour, Yvain finit par se dévoiler
totalement en une très belle période, rythmée par le rappel des « an tel… en
tel » en début de vers et fermée sur cette chute majestueuse : « que por vos
vuel morir ou vivre. »
Significative aussi : dès lors il ne lui reste plus qu’à s’engager à
défendre la fontaine pour finir de convaincre Laudine. Selon l’esprit
courtois, la bravoure et la soumission du chevalier trouvent leur récompense
- et leur origine mystérieuse – dans l’amitié de la dame.
150

Tout au long de leur dialogue, Yvain semble travailler à convaincre


Laudine : c’est lui qui, devançant son désir, s’en remet à elle : lui qui, par un
artifice de rhétorique, lui fait admettre sa non-culpabilité ; lui qui, enfin,
déclare son amour et se met à son service. Pourtant, le rôle de Laudine est
primordial : en lui posant des questions pour le relancer, le forcer à aller plus
loin, elle l’aide à s’exprimer, le guide dans le sens que la loi exige pour
aboutir à un accord. Dès le début, elle connaît l’issue de leur conversation.
Elle s’est d’ailleurs joué seule la scène de la réconciliation, trois nuits
auparavant. Tout en menant le dialogue vers un but déterminé, elle doit
sembler se laisser convaincre ; paraître maîtresse de la situation parce qu’en
dernier ressort détentrice du pardon ou du châtiment, alors qu’elle a déjà
adopté la seule solution possible. L’ambiguïté de son jeu permet de ménager
l’honneur de chacun d’eux (elle n’a pas l’air de céder sans raisons, lui a
l’occasion de se disculper et tous deux celle de montrer la noblesse de leurs
sentiments), et surtout de laisser s’exprimer par leur bouche les règles de la
courtoisie, qui ont ici un effet cathartique. On a déjà vu comment Yvain, par
la seule affirmation de sa détermination à mourir, a été acquitté de toute
peine. Or c’est Laudine elle-même qui, dès sa première phrase, l’a poussé
dans cette direction : « et se je vos oci ? » ; qui, aussitôt après sa réponse,
« la vostre grant merci », l’a relancé, encouragé à réitérer ses dires : « einz
mes n’oï tel ». Petite formule laissant percer et son admiration, et son envie
d’entendre les raisons d’une telle soumission.
Toutes les questions de Laudine (directes, ou déguisées comme ici)
sont très fines et orientées. Même lorsqu’elles semblent très franches, voire
indignées, ou lorsqu’elles prennent l’apparence de la naïveté. Outre la
difficulté à réaliser l’alliance entre l’obligation de réserve d’Yvain et la
nécessité conjoncturelle de faire s’exprimer son amour, il semble qu’il y ait
dans l’insistance de Laudine une certaine part de coquetterie. Cette série de
151

questions serrées et très précises révèle en tout cas pleinement la confiance


de Laudine en Yvain et son acquiescement préalable à ses réponses.
Au terme de leur discussion, Yvain promettra de défendre la fontaine
« vers toz homes », Laudine acceptera qu’ils soient « bien acordé ». Cet
échange de type classique – l’amitié de la dame contre le service du
chevalier – repose ici sur un autre échange, plus implicite. Une sorte
d’envers de l’échange, l’aveu de leur faute respective. Yvain a « mesfet »
par les armes, Laudine « forfet » par sa beauté (et son désir d’aimer). De ces
crimes inhérents à leur nature, à leur fonction, ni l’un ni l’autre ne sont
responsables. Chacun d’eux s’innocente en prononçant (ou en faisant
prononcer) leur faute, en faisant apparaître son caractère fatal. L’expression
d’une nécessité négative leur permet de déboucher sur une nécessité
positive. Car tel doit être le sens commun révélé à l’issue d’une série
d’épreuves bien comprise.
Le roman laisse deviner plutôt qu’il ne montre le sens commun et le
processus de sa quête. Ici, l’échange d’un méfait contre un forfait, au lieu de
se faire de manière explicite, est inscrit dans la trame du texte, partagé
exactement en sa moitié (au vers 2016) entre le rappel du crime d’Yvain et
l’expression de l’amour provoqué par Laudine. La « faute » de chacun d’eux
est pour l’autre à la fois sujet de douleur et sujet d’admiration. Étroitement
liées, elles sont complémentaires parce que contenant chacune et la punition
et le pardon de l’autre : ayant tué, Yvain va voir Laudine et l’aimer, tandis
que sa beauté l’ayant faite aimer, Laudine devra oublier son mari ; Yvain
pardonne ses souffrances d’amoureux à celle qu’il a fait pleurer, tandis que
Laudine pardonne sa douleur de veuve à celui qui par amour s’engage à la
protéger. La fontaine représente ici l’élément unificateur, le « plus » auquel
ils sont arrivés par la combinaison d’éléments « moins » par « moins ».
152

Cette première entrevue de Laudine et Yvain résume le


fonctionnement de l’amour courtois. Tout en obéissant aux lois du genre,
Chrétien n’en est pas moins un créateur doué d’une fine psychologie et d’un
regard empreint d’humour sur le comportement de ses personnages, qu’il
nous rend ainsi plus proches. Si l’on peut sourire de la timidité d’Yvain et de
la coquetterie de Laudine, on ne peut oublier la recherche, constamment
inscrite dans leur dialogue, d’un équilibre à trouver au profit de l’amour et
du bien commun. Cette haute idée des rapports amoureux, érigés en
véritable science, basés sur l’admiration réciproque et illustrant la quête de
l’idéal de toute une communauté, trouvera un écho jusque chez les héros
cornéliens. Le discret « bien acordé somes » de Laudine n’est pas très loin
du « va, je ne te hais point » de Chimène1. Mais tout code appelle aussi un
décodage, et c’est ce à quoi s’emploie, plus de deux siècles après Chrétien
de Troyes, Christine de Pizan.

3.2.4. Christine et le Duc : de l’illusion à la désillusion


Le duc du Livre du Duc des vrais amants a-t-il jamais existé ?2 Si le
texte et ses illustrations ne donnent aucun indice sur l'identité de celui dont
l'auteure se présente comme une sorte de ghostwriter, c'est peut-être que
celui pour qui elle dit je est lui-même le fantôme de l'affaire, son prétexte
pour se faire homme le temps d'un roman, tout en gardant la main, sa main
de femme et de militante de la cause des femmes qui récupère la romance
mensongère racontée par les hommes pour finalement la démystifier. Et
après tout, peu importe qu'il ait existé ou non. Car, tout séduisant amoureux

1
Pierre CORNEILLE, Le Cid, ( 5 janvier 1637, théâtre du Maris) III, 4 ; Paris, François
Targa, 1637 ; gallica.bnf.fr
2
Christine de PIZAN, Le Livre du duc des vrays amans (1403-1405) London, British
Library, Harley, 4431, f. 143rb-177vb (A 2 [Roy], R ; Paris, Bibliothèque nationale de
France, français, 836, f. 65ra-98ra (A1 [Roy], D) ; Le Livre du duc des vrais amants, éd.
bilingue, publication, trad., prés. et notes par D. Demartini et D. Lechat, Paris, Honoré
Champion, 2013
153

qu'il soit, il n'est qu'un stéréotype. Il est même moins que l'archétype de
l'amant tel que l'élaborèrent les romans de fin amor. En ce début du XVe
siècle, on est déjà bien loin de Chrétien de Troyes, de ses chevaliers
valeureux et aventureux, hommes accomplis affrontant tous les dragons du
monde par sens de l'honneur, le leur, celui du roi et celui de leur dame. Ici
l'amant est un tout jeune adolescent qu'une jeune femme mariée à un vieil
homme pénible va jouer à séduire. Mais le garçon charmant finira en
homme comme les autres, et de l'histoire d'amour il ne restera rien, qu'un
sentiment de gâchis.
Christine, comme elle s'appelait elle-même, essaie-t-elle donc de
décourager les femmes de l'amour ? Loin de là. Avant la mort de son aimé,
elle a vécu avec lui le grand et heureux amour. Ils étaient tous les deux
jeunes et amoureux, ils ont eu trois enfants, et bien des indices dans ce livre
montrent qu'elle a goûté pleinement tous les plaisirs de l'amour, qu'ils ont
joui d'une vie amoureuse ardente et accomplie. Christine ne repousse pas
l'amour, au contraire : elle met en garde les femmes contre le faux amour. En
a-t-elle eu l'expérience après son veuvage ou l'a-t-elle simplement observé
autour d'elle ? En tout cas c'est une femme redoutablement intelligente qui
dénonce l'illusion d'aimer à laquelle hommes et femmes s'adonnent
volontiers comme à un vin, une drogue. Ainsi que le fera bien après elle
Stanley Kubrick dans son film testament, Eyes Wide Shut (1999), Christine
déploie le spectacle de l'ivresse amoureuse, mais jusqu'à la gueule de bois.
Et quand Nicole Kidman, au bout du compte, déclare à la fin du film qu'il ne
reste au vrai couple qu'à laisser au néant les fantômes et à recommencer à
faire l'amour, il semble que Christine ait écrit son dialogue.
Ce sont bien souvent les conseils les plus simples qui sont les plus
subtils et les plus difficiles à comprendre. Certains se demandent comment
on peut qualifier de féministe une auteure qui donnait aux femmes, à travers
154

le personnage de Sibylle de la Tour, des recommandations telles que de


s'occuper de leurs travaux et de leur foyer plutôt que de rêver d'amants. Mais
Christine de Pizan fait la même chose qu'allait faire Cervantès deux siècles
plus tard avec son Don Quichotte (1605-1615) : non seulement prévenir les
hommes et les femmes contre les vaines rêveries, mais aussi et surtout, ce
faisant, dénoncer une société rigide, hypocrite, bornée, liberticide. Car le
rêve ne devient néfaste que parce qu'il est interdit de cité.

Dames d'honneur, sans vouloir vous déplaire,


Je vous conseille que de vous vous écartiez
Les imposteurs, croyez-moi, sans colère,
De ces méchantes langues il faut vous méfier

écrit Sybille à l'amante1. Et si l'histoire est narrée par le duc, et selon


son point de vue, c'est elle, la dame, qui a les derniers mots du livre :

Seule Mort l'en détachera,


Qui m'a atteinte.

Mais le poème virtuose qu'est le roman de Christine de Pizan recèle


d'autres audaces que celles de sa versification et que cet avertissement
implacable, qui démolit la romance et met à nu des fonctionnements sociaux
tristes et mortifères sous leurs apparences joyeuses. Il est aussi,
malicieusement, une ode à l'amour physique, l'amour vrai pour le coup,
l'amour des vrais amants. Alors que la règle de l'amour courtois est de ne pas
aller “jusqu'au bout” et de se contenter de flirter indéfiniment,
hypocritement et stérilement, les embrassades étant permises mais pas la
pénétration, Christine ponctue son texte de petits mots aussi importants que
les petites fleurs dans les tapisseries de dame et de licorne, et qui sont autant

1
Christine de PIZAN, Le Livre du duc…, op.cit., p. 352-353
155

d'évocations des plaisirs bien crus et nus de l'amour. Le jeune homme,


auprès de la dame, « attise son tison ardent » (celui qui est dans son cœur,
bien sûr) et se compare à « un papillon attiré par la chandelle » ou à « un
oisillon qui se prend à la glue »1 ; une fois de retour chez lui, seul, il s'étend
sur son lit sans pouvoir dormir, obsédé par « la douce et exquise piqûre
d'amour »2 ; une autre fois, il prend congé d'elle « après la dégustation des
épices »3 ; d'autres fois la dame se fait préparer des bains et invite le jeune
homme à venir la voir prendre son bain (Ains joye avoye perfaitte, « j'avais
une joie parfaite », Se ce m'estoit grant delis, « mon plaisir était
immense »...)4 ; une autre fois, loin d'elle, il lui écrit que son ardent désir
l'épuise, lui parle de ses transports d'ardeur ; une autre fois encore, il lui
demande de le soulager de son désir amoureux ; une autre fois, après
l'amour, il se félicite d'avoir pris la peine de tenir les chevaux (il s'est
déguisé en palefrenier pour la rejoindre) pour en retirer « un si doux et
délicieux salaire »5. Ces chevaux ne sont-ils pas aussi ceux de son ardeur
qu'il a retenue pour la rejoindre ? Au milieu du XIIIe siècle, dans le Fabliau
de la dame qui demandait l'avoine pour Morel, Morel était le nom d'un
cheval noir pour lequel, par code entre eux, la dame demandait à son mari
de l'avoine, c'est-à-dire, en décodé, lui signalait qu'elle désirait faire
l'amour.6 Comprenons aussi que tout au début, quand le jeune puceau s'en va
à la chasse aux connilz, ces « lapins » désignent aussi, déjà, les cons, les
sexes des femmes. À n'en pas douter, Christine n'ignorait rien de l'amour
1
Christine de PIZAN, Le Livre du duc…, op.cit., p. 153
2
Ibid., p. 161
3
Ibid., p. 181
4
Ibid., p. 209
5
Ibid., p. 313
6
« Faites Moriax ait de l’avainne ». Anonyme, La dame qui aveine demandoit pour Morel
sa provende avoir ; La dame qui demandait de l'avoine pour que Morel ait sa ration, in
Nouveau recueil complet des fabliaux des XIII e et XIVe siècles, par W. Noomen et N. Van
den Boogaard, Assen, 1983, p. 183
156

vrai, et duc signifiant conducteur, son livre pourrait s'intituler Guide des
vrais amants.

4. Entre apollinien et dionysiaque : Ronsard et ses roses

À force de vouloir désillusionner le lecteur, de vouloir rétablir la


réalité, il arrive qu’on s’attire le reproche, plus ou moins fondé, de manquer
l’intériorité, la profondeur, pour faire régner à leur place les apparences,
souvent plus trompeuses encore que le réel transfiguré. « Disposât-il de
l’éternité, et pût-il donner souffle à son œuvre, il déposséderait la nature de
sa fonction, si parfaitement il en est le singe », dit Shakespeare, traduit par
Yves Bonnefoy, du sculpteur Jules Romain. Et il ajoute :

En ces mots, nous reconnaissons la revendication traditionnelle des


peintres, voire des sculpteurs de la Renaissance, faire aussi bien sinon
mieux que la vie, mais voici aussi qu’est rappelée leur limite. Ils
savent imiter, mais l’apparence et non l’intériorité, non le rapport du
modèle à Dieu, puisqu’ils ne sont que des singes.1

Mais Ronsard, prince des poètes de la Renaissance, a placé, lui, son


recueil des Amours tout à la fois sous les signes de la nature, du divin et de
la métamorphose, réalisant ainsi l’alliance de la lucidité et de
l’enchantement qui est le propre de la poésie. « Le réseau des
métamorphoses est un filet où se prend, comme des poissons d’or, la poésie
du monde », écrit Pierre Brunel.2 Et il poursuit, citant Gilbert Durand :

1
SHAKESPEARE, Conte d’hiver, trad. d’Yves Bonnefoy, in Œuvres complètes de
Shakespeare, t. VII, Paris, Club français du Livre, 1961 ; « Préface », Paris, Gallimard, coll.
Folio Théâtre, 1996, p. 31
2
Pierre BRUNEL, Le Mythe de la métamorphose, Paris, Librairie José Corti, coll. Les
Massicotés, 2004, p. 40
157

La poésie comme le mythe est inaliénable. Le plus humble des mots,


la plus étroite compréhension du plus étroit des signes, est messager
malgré lui d’une expression qui nimbe toujours le sens propre objectif.
Bien loin de nous irriter, ce « luxe » poétique, cette impossibilité « à
démythifier la conscience » se présente comme la chance de l’esprit, et
constitue ce beau risque à courir que Socrate, en un instant décisif,
oppose au néant objectif de la mort, affirmant à la fois les droits du
mythe et la vocation de la subjectivité à l’Être et à la liberté qui le
manifeste.1

C’est à de telles profondeurs, de tels engagements, de telles


affirmations concrètes de l’être et de sa liberté dans des questions de vie ou
de mort, qu’engage l’acte poétique, l’enchantement et le réenchantement du
monde, notamment par la métamorphose, qui est aussi un acte de pensée.
Socrate, dans son premier discours aux juges qui finiront par le condamner à
mort, se compare à un taon que le dieu a chargé de réveiller la cité. 2 Quand
Ovide écrit :

Des cités, des maisons sous l'eau, les Néréides


S'étonnent, et les dauphins, habitant les forêts,
Heurtent les hautes branches et les chênes agités 3

il est clair que c’est aussi un rôle de réveilleuse que joue la


métamorphose. Au-delà de l’effet d’enchantement, l’étonnement,
l’ébahissement, la désorientation des sujets comme des spectateurs de la
métamorphose, sont de puissants facteurs de remise en question de l’ordre
des choses, de l’ordre social, de l’ordre de l’être. Et lorsque Socrate
demande à Criton d’offrir après sa mort un coq à Asclépios, c’est sans doute
pour rendre grâce au dieu de la santé d’esprit, de la justesse de vue, qu’il lui
a donnée.4 Mais cet oiseau de la lumière naissante, chanteur de l’aube et
réveilleur d’hommes, apparaît aussi dans cette demande comme comme une
1
Gilbert DURAND, Les structures…, op.cit., p. 496-497
2
PLATON, Apologie de Socrate, in Apologie de Socrate, Criton, Phédon, op.cit., 30e, p.43
3
OVIDE, Les Métamorphoses. Voir un fragment plus étendu du passage dans la section
Traductions
4
PLATON, Phédon, in Apologie…, op.cit., 117b-118a, p. 180
158

représentation, une métaphore, voire une métamorphose de Socrate, une


façon de retourner à la vie – un peu comme, de façon plus sombre,
l’ « artiste de la faim » de Kafka sera, après sa disparition, remplacé dans sa
cage par une panthère. Le thème de la métamorphose n’est pas aussi éclatant
que chez Ovide ou Kafka chez tous les auteurs, mais même exprimé plus
discrètement comme chez Ronsard, il permet le dépassement de l’ordinaire
condition humaine, et y invite.
La multiplicité, condition de la transformation, se lit à même le titre
des Amours de Ronsard, recueil paru en 1553 en pleine Renaissance.
L’innamorento venu d’Italie avec Pétrarque se décline chez le poète
vendomois au pluriel. Et si ses vers gardent la marque des cruautés et des
tourments infligés à l’amoureux, ils n’en sont pas moins porteurs – se
distinguant par là de la tradition pétrarquiste – d’une verdeur toujours
revivifiée. Il y a dans l’expérience du poète une dynamique par laquelle il
échappe à l’état exclusif de patient de l’amour. Le sens du mouvement dans
le recueil de Ronsard incite à s’interroger sur le sens de l’écriture comme
métamorphose, ici portée par l’amour, agent ou terreau de transformation.
Ronsard aime-t-il pour se métamorphoser en écrivant, ou écrit-il pour
éprouver dans l’amour la métamorphose ? Les deux hypothèses peuvent
s’envisager, notamment en essayant d’identifier le dieu qu’il invoque dès le
premier sonnet, et la position du poète par rapport à lui : comment il est par
lui contraint, mais aussi transformé : par l’écriture passant de l’hortus
conclusus au chaos, puis du chaos au cosmos extérieur et intérieur.

Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte


Comme il m’assaut, comme il se fait veinqueur,
Comme il m’enflamme & m’englace le cœur,
Comme il reçoit un honneur de ma honte.1
1
Les Amours de P. de Ronsard vandomois, nouvellement augmentées par lui, &
commentées par Marc Antoine de Muret. Plus quelques Odes de L’auteur, non encor
imprimées, Avec privilege du Roy, Paris, Chez la veuve Maurice de la Porte, 1553 ;
159

Dès le premier quatrain du premier sonnet, Ronsard invite le lecteur à


« voir » ce dont il va être question, à savoir non pas une relation avec une
jeune femme mais l’expérience d’une sorte de combat avec un « Dieu ». Ce
dieu non nommé est généralement identifié avec Amour. N’est-ce pas lui qui
donne son titre au recueil ? Mais le recueil porte la marque du pluriel et il
est probable que cet Amour a plus d’un visage. Plus d’un nom, même. Les
Grecs le nomment Éros, ce qui lui donne une autre profondeur que celle de
l’Amour italien inspirateur de mignardises dont le recueil porte aussi la
marque. Ici d’emblée nous est présenté un dieu puissant, majuscule, capable
d’action violente tout à la fois dans la chair et dans l’esprit de l’homme. Ce
dieu conquérant qui travaille le cœur d’oxymores et se nourrit d’antithèses
semble plonger le poète dans le chaudron de son épreuve, glacé comme
l’Enfer de Dante. Mais la fière façon dont il revendique cette épreuve n’est-
elle pas le signe que par sa soumission à cette dernière il partage un peu la
gloire de ce dieu ? Car c’est en acceptant la « honte » des tourments qu’il
devient lui aussi puissant : ne faut-il pas l’être pour être capable de faire
« honneur » à un dieu – rien moins que cela.
Tout au long du recueil, le poète endure le désir, constant et presque
toujours insatisfait. Cassandre est l’inaccessible. Le désir de l’aimée le
brûle, le refus de l’aimée le glace. Le temps passe, il lui a donné toute sa
jeunesse et n’a rien obtenu en retour, ou si peu. Si peu de charnel, du moins.
Car à la fin, vient quand même le plaisir de se savoir lu et considéré par
Cassandre, aussi lointaine que mythique mais pourtant proche, dans le temps
et dans l’espace et peut-être par l’esprit et par le cœur aussi.
Il y a là un premier indice de transformation. Et c’est l’écriture qui en
est l’agent. Parce que Ronsard écrit, parce que Cassandre lit ses poèmes, les
gallica.bnf.fr ; wikisource.org. (j’indiquerai entre parenthèses le numéro des sonnets dans
Les amours et Les Folastries, éd.d’André Gendre, Paris, Livre de poche Classiques, 2014)
160

tourments de l’amour impossible se changent en bénédictions. Ils


deviennent le moyen de transport qui permet de s’élever jusqu’à la joie, ici
même sur cette terre où l’objet du désir donne malgré tout de soi-même. Ici
ou là son attention est évoquée, parfois même est remémoré un baiser.
Pourtant le lecteur appelé dès le début à contempler ce qui fait l’expérience
du poète constate que ses joies ne sont ni les plus fréquentes ni, de loin, les
seules qu’il éprouve. Ronsard devant Cassandre ne se place pas seulement
face à un être humain. C’est toujours le dieu qui mène le jeu, et ce dieu dont
Cassandre assume parfois la position, comme « quinte essence » du poète1,
son essence divine, distribue ses joies avec l’infinie libéralité que lui donne
sa puissance d’amour. Si Cassandre ne déclare pas comme la Juliette de
Shakespeare que sa libéralité est aussi vaste que la mer, le seul fait de
l’aimer, donc de combattre avec Amour, transforme l’être par une
augmentation peut-être sans limites. On se souvient du combat biblique de
Jacob avec l’ange de Dieu. Il dura toute la nuit et nul ne vainquit, mais
Jacob en garda une double marque : une hanche déboîtée, et une bénédiction
glorieusement inscrite dans le changement de son nom. De Jacob, il devint
Israël.2 Ainsi se produit aussi la métamorphose de Ronsard. Meurtri dans sa
chair, dans son cœur qui souffre et dans son corps qui vieillit, il recevra
pourtant un nouveau nom, celui de Prince des poètes. L’amour est bien le
prétexte de la métamorphose, le matériau initial, le terreau sombre où se
préparent, dans des douleurs secrètes, et à partir duquel se réalisent, la
germination, la poussée, l’élévation, le bourgeonnement, l’éclosion et enfin
l’ouverture totale de la rose. La rose est l’être accompli dans sa part divine,
l’être est le texte, l’être et le texte ont leur racine et leur source dans l’amour,
ce dieu aux multiples noms et visages (ceux des aimées successives du

1
« Las toi qui es de moi la quinte essence » in Les Amours…, op.cit, « Je m’asseuroi qu’au
changement des cieus... » (Sonnet 180)
2
Genèse 32, 28
161

poète), ce dieu qui fait endurer mais aussi jouir, de et par la transformation
du vivant qu’il opère.

Tant que sous l’eau la balene paitra,


Tant que les cerfs aimeront les ramées..., 1

le poète trouvera sa nourriture aussi bien dans les profondeurs mêlées


de la vie et de la mort que dans l’élévation de sa pensée vers la voûte malgré
tout protectrice et bienfaisante au-dessus de sa tête. Ce jardin primitif,
comparable à celui que Baudelaire nommera plus tard « vert paradis des
amours enfantines »2, forme dans l’esprit une sorte d’hortus conclusus,
empreint de candeur et de délicatesse. Un cosmos aux proportions
harmonieuses, de format adapté à l’enfance de l’âme, où l’océan se résume à
une prairie pour animal débonnaire et où la rude virilité des cerfs s’adoucit
de feuillages. Il s’agit là d’un premier état de l’amoureux, pacifié par sa
découverte enchantée de l’Autre comme bulle de pureté et de beauté – bulle
projetée par son propre désir de pureté et de beauté. « Ce ne peut être que la
fin du monde, en avançant », dira plus tard Rimbaud3. C’est pourquoi peut-
être Ronsard ne désire pas vraiment avancer. Certes il perdra lui aussi le
premier paradis, mais sans le perdre. Parce que l’écriture née de l’amour est
l’agent de la transformation, il pourra tout à la fois sortir de la clôture,
connaître le vaste monde dans tous ses états, et revenir au refuge d’où Adam
et Ève ont été à jamais exclus, ainsi que le commun des mortels. Nous
l’avons vu, de par sa nuit avec son dieu, le poète n’est plus le commun des
mortels. S’il n’est pas question chez Ronsard, à la différence de chez
Pétrarque, d’espérance en une vie après la mort, c’est qu’une certaine
immortalité se mêle dès à présent à la mortalité du poète. Parce que sa

1
Les Amours…, op.cit., « Mile, vraiment, & mile voudroient bien... » (Sonnet 52)
2
Charles BAUDELAIRE, « Moesta et errabunda », Les Fleurs du mal, LXII « Spleen et
idéal », Paris, Poulet-Malassis, 1857
3
Arthur RIMBAUD, « Enfance », Les Illuminations, 1886 (voir Troisième mouvement, II)
162

marche n’est pas un mouvement linéaire, qui le mènerait droit devant lui
vers un avenir inconnaissable et par définition pour l’instant inexistant, mais
bel et bien une projection de lui hors de lui dans tous les sens, à tout moment
possible. Toujours de nouveau Ronsard en appelle aux animaux, aux
végétaux, au paysage entier et en parties, pour témoigner de ce qu’il vit. Les
éléments eux-mêmes y sont mêlés, il pleut quand il pleure et on dirait que
c’est lui, le « il » de il pleut. Il y a là incontestablement une dépense et une
joie dionysiaques. Eux sont en lui, lui est en eux. C’est une panique parfois
douce et parfois violente, comme l’est la nature de Pan. Oui décidément, le
dieu que Ronsard honore au prix de sa honte a bien des visages et bien des
noms, figures de la multiplication de soi qu’opère le poète à partir de son
geste, l’écriture.
Est-il, dans une extase orphique, passé du jardin à la forêt primitive,
du cosmos au chaos ? Oui et non. Ronsard ne choisit pas, ou plutôt il choisit
tout. Si, à travers la douceur des paysages de la Loire, il peut se transporter
dans des « fureurs sacrées », comme le veut la conception néoplatonicienne
du poète exprimée par Marsile Fircin, il ne renonce pas pour autant à cette
douceur et à l’invitation au carpe diem que son prédécesseur Horace n’aurait
pas manqué d’y trouver. Pas plus qu’il ne renonce au désir de parvenir à
embrasser, et même à posséder, son aimée. On se moqua de Thalès parce
que, disait-on, à force de marcher en regardant le ciel, il était tombé dans un
trou. Ronsard n’est pas homme à qui adviendrait couramment cette
mésaventure. Il se déleste, s’étend, se disperse, mais reste lui-même en lui-
même et sur terre. En atteste la beauté implacable de ses vers. Le cosmos
désigne en grec l’univers mais aussi, parce qu’il est bien arrangé, sa beauté.
Et spécialement l’univers de la beauté féminine, le mundus muliebris :
monde humain agencé selon l’harmonie qui préside à la disposition de
l’univers créé, avec ses régularités de mouvements, spatiales et temporelles.
163

L’homme retrouve là l’équilibre qu’il pourrait perdre par soif de


connaissances et de sensations. Le caractère apollinien dialogue avec l’appel
dionysiaque – ce qui peut se dire aussi : la poésie dialogue avec le théâtre.
Dès le début, Ronsard a invité « qui voudra voir ». C’est à une
représentation qu’il convie le lecteur. Le spectacle des mouvements de son
âme y est donné sous des masques – allégories, figures mythologiques,
images convenues (comme la blondeur de l’aimée, même si comme
Cassandre elle est brune), et il s’y donne sur une petite scène, celle du texte,
censée représenter le monde. Or le théâtre, tout en figurant l’extérieur, est à
l’intérieur du monde, comme le monde, tout en étant hors des limites de
l’homme est à l’intérieur de l’homme. Et comme dans la tragédie grecque
selon Aristote, la mise en scène a une fonction cathartique. En ces temps de
Renaissance, Ronsard, d’une autre façon que celle de Montaigne dans
ses Essais, en levant le rideau sur ses passions ne se contente pas de
réinventer le pétrarquisme, il assure une charge cathartique pour la
communauté, mais aussi pour l’individu. Il le fait en ne renonçant pas aux
appels de la chair, du petit monde humain, en ne les cachant pas. Ronsard
donne de lui, de lui en ce qu’il est notre semblable et notre différent, et c’est
pourquoi on le lit et le chante encore.
Amour, Éros, Dionysos, Pan, Orphée... Le dieu de Ronsard est
multiple, à l’image de ses « Amours ». Comme Zeus, le roi des dieux, il se
métamorphose volontiers, et pas nécessairement de façon désintéressée.
C’est qu’il veut parvenir à ses fins. Et s’il ne peut parvenir à ses fins avec
Cassandre en tant qu’homme, il y parviendra en tant que poète. La
jouissance refusée par l’aimée, une autre aimée, l’écriture, la lui donnera, et
en abondance. Certes sa nature aura changé, mais elle sera apte à changer
l’homme en même temps que le poète. Du début à la fin et dans toutes les
parties du recueil, Ronsard le répète : il est heureux de vivre ce qu’il vit. Et
164

si ce ne sont Amour, Éros, Dionysos, Pan ou Orphée, dieux tantôt trop


mignards, tantôt trop proches de Thanatos, de Pauvreté ou de Nécessité,
tantôt trop destructeurs de l’unité de l’être, qui peuvent le rendre heureux,
qui est-ce donc ? Cassandre ne le peut pas davantage. Non, des multiples et
nécessaires visages des dieux, celui qui rend heureux, c’est Apollon. Dieu de
la poésie, dieu de la mesure et de l’harmonie, c’est lui qui préside
aux Amours de Ronsard, dans leur forme élégante, condensée et chantante.

Et puis qu’au moins veinqueur je ne puis être,


Que l’arme au poin je meure honnestement.1

Apollon réduit le théâtre au foyer, et rend au foyer sa dignité. Ronsard


veut bien faire honneur au dieu au prix de sa honte, mais il a le sens de
l’honneur. S’il doit mourir, c’est « l’arme au poin ». L’arme du poète est
bien sûr sa plume. C’est aussi sa propre chair érotisée : s’il meurt, c’est en
restant jusqu’au bout du côté de la vie. Là, comme sur les champs de
bataille, est sa gloire, rendue dans le vers par l’adverbe « honnestement », de
sens plus fort en son siècle qu’au nôtre. Là est aussi son malheur, car les
hommes n’aiment pas entendre l’honnête vérité. Et Ronsard a aussi le visage
de Cassandre elle-même. Non pas la jolie jeune femme du château voisin,
mais la Troyenne, à laquelle il fait référence plusieurs fois. Celle, faut-il le
rappeler, qui fut condamnée par Apollon, père des Muses, à annoncer la
vérité et à n’être jamais suivie, jamais écoutée vraiment. Telle est la
condition de Ronsard face à Cassandre Salviati. Et plus généralement, du
poète face au monde. Car même un poète reconnu et honoré comme le fut
Ronsard se sait toujours en grande partie incompris. Ainsi ce dieu qui l’
« assaut » de ses inspirations, même s’il a figure d’Apollon, a aussi son
caractère sombre et fatal. Il y a là une dialectique dont le poète ne peut être
« veinqueur » mais qu’il assume avec noblesse.
1
Les Amours…, op.cit., « Sur mes vint ans, pur d'offense & de vice... » (Sonnet 110)
165

Et sa première noblesse, évidente, est celle de son art. Le sonnet,


forme semi-fixe, libère l’expression des formes poétiques médiévales,
ballades et rondeaux. Ronsard, en alternant les formes dites de Marot et de
Peletier, ajoute encore à sa liberté. Son recueil n’est pas régi par des règles
apparentes ; il peut sembler désordonné, chaotique, avec ses textes qui
n’avancent pas dans tel ou tel sens mais reprennent constamment les mêmes
thèmes, les mêmes tourments, les mêmes enchantements. Cependant la
composition de chaque sonnet touche à la perfection. Paradoxalement, la
rugueuse dialectique entre l’apollinien et le dionysiaque trouve son équilibre
dans la constance de l’être qui parle là « honnestement ». La rose est « sans
pourquoi », a dit Angelus Silesius1. Ainsi en est-il du poème de Ronsard : il
est gratuit, l’expression d’un présent – presque toujours faite au présent – et
non pas un outil pour quelque progression du récit. Le sonnet est en lui-
même un hortus conclusus, bien délimité mais avec ce qu’il faut de
sauvagerie, de liberté, et compris dans un ensemble qui peut, de près,
ressembler à un chaos, mais qui, si l’on prend un peu de distance, se
métamorphose lui aussi en rose. La Terre paraît plate, mais qui peut
s’éloigner suffisamment dans l’espace la voit se métamorphoser en sphère.
Tel est le fond de la métamorphose : une question de point de vue. Si les
thèmes du recueil tournent en rond, c’est qu’ils sont formés et animés
comme la rose, comme le cosmos. Dans un sens ils composent une prison,
comme la carole, la danse en rond dont la fée Viviane entoura, enchanta,
l’enchanteur Merlin. Mais une prison bien parfumée, un jardin des délices,
et dont le poète trompe la magie parce qu’il est poète, expert en évasion. Le
poète franchit les barrières de l’espace et du temps par la grâce de l’amour et
de son art. Est-il loin de l’aimée, il en est quand même près. Prend-il de

1
ANGELUS SILESIUS (1624-1677), Cherubinischer Wandersmann, Livre I, 289. Cité par
Martin HEIDEGGER, in Le principe de raison, traduit de l’allemand par André Préau, préf.
de Jean Beaufret, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1962, p. 104 sq
166

l’âge, il n’en vit pas moins au présent pleinement. Nous ne nous baignons
jamais deux fois dans le même fleuve, a dit Héraclite 1. « Panta rei », « tout
passe », « tout flue ». Ronsard fait le même constat, mais il en éprouve peu
de mélancolie. Comme Rimbaud, il tend des guirlandes. Ni l’espace ni le
temps ne peuvent séparer les poètes. C’est une joie, et c’est pourquoi
beaucoup veulent que leurs poèmes chantent. En son temps les musiciens
Janequin et Certon, parmi d’autres, au vingtième siècle Milhaud et Poulenc,
eurent à cœur d’unir leur art au sien.
Musique ! Dans les Amours, tout commence et tout finit avec
l’évocation du gracieux troupeau des Muses. La rose a été ouverte, elle se
déploie par la langue inventive de Ronsard, sa langue de temps de grandes
découvertes. Qu’est-ce que l’écriture pour Ronsard ? Une façon d’éprouver
l’amour, de le faire, de le réaliser. Ronsard cherche à toucher la rose, le réel.
L’aventure est ardue, mais elle est belle. Physique autant que spirituelle :
d’où les joies, les éclatements propres à l’ivresse des sens. Mais la
démultiplication de l’être empêche-t-elle l’union ? Il apparaît, à lire
l’infatigable Ronsard des Amours, qui jamais ne faiblit ni dans la peine ni
dans l’extase ni dans l’art, qu’elle est en fait une dynamique toujours
renouvelée de tension vers l’union, et finalement d’union.
En toi je suis, & et tu es dedans moi :
En moi tu vis, & je vis dedans toi.
Ainsi nos touts ne font qu’un petit monde.2

1
HÉRACLITE, fragment 91 (PLUTARQUE, Sur l’E de Delphes, 392 b)
2
Les Amours de P. de Ronsard…, op.cit., « L'Astre ascendant, sous qui je pris naissance »
(Sonnet 135)
167

IV. Être ou ne pas être : Grecs et théâtre des astres à


secrète influence

Où, ayant chanté en III la quête des essences, l’on poursuit le chemin
en chevauchant avec Parménide et Montaigne ; en se déplaçant dans la
langue et dans l’espace avec les Aborigènes ; en s’essayant de là à penser,
donc à vivre et à mourir, avec Antigone et Socrate ; et à aller vers le topos
commun, l’ordre universel, le courage de la vérité, avec les dés du réel
d’Héraclite et de René Char.

1. Articulations de la pensée : autour de Parménide

Les plus anciennes représentations de visages humains connues à ce


jour ont peut-être vingt ou trente mille ans (la datation n’est pas encore sûre)
et sont le fait d’aborigènes australiens, qui les ont dessinés à partir de leur
art géométrique, fait comme l’écriture de lignes et de traits – l’équivalence
entre dessin d’un visage ou d’une scène et écriture est aussi active dans l’art
chrétien orthodoxe, où l’on ne dit pas dessiner ou peindre une icône, mais
écrire une icône. « L’art figuratif est à son origine directement lié au langage
et beaucoup plus près de l’écriture au sens large que de l’œuvre d’art »,
écrivait le paléontologue Leroi-Gourhan, parlant aussi des tracés et dessins
préhistoriques comme de « chevilles graphiques ».1 Zigzags gravés et
stalagmites dressées sont la préfiguration de la représentation du visage de
l’homme par l’homme. En fait ces premières inscriptions géométriques font
venir l’homme au monde comme les pistes chantées par les Aborigènes font
venir le monde au monde. Et cela non seulement au temps mythique de la
création du monde, mais toujours de nouveau au présent.
1
Émile LEROI-GOURHAN, Le Geste et la Parole, Paris, A. Michel, 1964-65, cité par
Michel LORBLANCHET, La naissance…, op.cit., p. 17
168

« Parfois, dit Arkady, j’emmène mes “anciens” dans le désert et,


arrivés sur une rangée de dunes, ils se mettent soudain à chanter. Je
leur demande : “Qu’est-ce que vous chantez, vous autres ?” et ils me
répondent : “On chante le pays, patron. Ça le fait venir plus vite.” »
Les aborigènes ne pouvaient pas croire que le pays existait avant
qu’ils l’aient vu et chanté – exactement comme au Temps du Rêve, le
pays n’avait pas existé tant qu’ils ne l’avaient pas chanté.
« Ainsi donc, dis-je, la terre doit d’abord exister sous la forme d’un
concept ? Puis elle doit être chantée ? Ce n’est qu’après cela que l’on
peut dire qu’elle existe ?
- C’est cela. »1

En somme, nous pouvons apprendre de nos ancêtres


Comment la terre, le soleil et la lune,
l’éther commun, la Voie Lactée, l’Olympe
ultime et l’âme ardente des astres, se sont élancés
dans le devenir

ainsi que le dit Parménide.2 En effet, comme dit dans le même poème :
Comme chacun conduit le mélange de ses articulations si mobiles,
ainsi l'esprit se présente en l'homme. Car ce qui pense
en l'homme est de la nature de ses articulations,
pour tous et pour tout ; et l'entier est la pensée.3

Que dit Parménide ? Héritier d'Anaximandre et de Pythagore, né trente


ans avant Héraclite, ce philosophe grec du VIème siècle avant notre ère,
passé à une riche postérité comme « premier penseur de l'être », révèle
d'abord, par la forme de son expression, ce qu'il n'énonce pas : la pensée est
poésie. Parménide expose sa doctrine en vers. Les fragments de son poème
qui ont traversé le temps doivent s'entendre comme un chant. De fait sa
parole est scandée, de la même façon que celle d'Homère. Au rythme de
l'hexamètre dactylique, mesure fondée sur le dactyle (doigt), à savoir un son
composé d'une (phalange) longue suivie de (deux phalanges) brèves.

1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op.cit, p. 28
2
PARMÉNIDE, Autour de la nature, fragment 11. Notre traduction complète des fragments
restants du poème de Parménide se trouve dans la partie « Traductions »
3
Ibid., fragment 16
169

Un poète grec du vingt-et-unième siècle, Titos Patrikios, rappelle ce


caractère physique de sa langue et sa capacité à franchir les siècles et les
millénaires, à reporter toujours dans le vivant la parole de ceux qui sont
morts.

Ma langue ne fut pas facile à garder


parmi les langues qui viennent pour l’engloutir
mais dans ma langue j’ai continué à toujours compter
dans ma langue j’ai porté le temps aux mesures du corps
dans ma langue j’ai multiplié le plaisir jusqu’à l’infini
par elle j’ai ramené dans mon esprit un enfant
avec la marque blanche d’une pierre sur sa tête tondue.
Je me suis efforcé de ne pas en perdre un mot
parce que c’est la langue-même dans laquelle me parlent aussi les
morts.1

Partant de ce constat, nous comprenons que le poème de Parménide


s'intitule Péri phuséos : Sur la nature, ou plus précisément Autour de la
nature. Il est très productif de songer aux Présocratiques comme
« physiologues ». Ou d’inaugurer pour eux un néologisme :
périphysiologues, ou périphysiciens : ceux qui pensent autour de la nature.
Mais puisqu’ils sont aussi impliqués dans leur sujet, la phusis, la physique,
nous pourrions les appeler aussi métaphysiciens, en rendant à ce mot un sens
originel de « physiciens impliqués dans » (selon la définition étymologique
que nous avons donné du mot métaphysique : au milieu de la physique). La
forme et le fond forment ici un cercle parfait, dont le tour est poétique.
Que dit Parménide ? Ma traduction2, par sa forme poétique et par son
fond, le sens qu'elle indique, dit elle-même ce que j'y entends. La pensée

1
Titos PATRIKIOS, H γλώσσα μου [Ma langue], in Ποιήματα, IV (1988-2002) [Poèmes,
IV], Athènes, Kedros, 2002 ; in Sur la barricade du temps, Anthologie bilingue, traductions
de Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, Montreuil, Le Temps des Cerises, Collection Vivre en
poésie, 2015, p. 204. La traduction donnée ici est la mienne, non celle de cet
ouvrage.
2
Voir la section Traductions
170

comme le corps est mue par un ensemble d'articulations, de même que la


parole s'articule dans le vers selon la mesure du dactyle, des articulations du
doigt. Si conceptuelle puisse-t-elle paraître, la pensée de Parménide, comme
celle de tous les Présocratiques, est fondée sur la nature, l'ordre du cosmos,
qui en grec ancien est beauté, comme la parole poétique.
Esti gar einai, mèden d'ouk estin - mot à mot : « Est en effet être, rien,
au contraire, n'est pas ». Entendons : « Il y a être, mais le néant, cela n'est
pas ». Ou plus familièrement : « Être, je connais, mais rien, non, ça n'existe
pas ». Ou encore : « ce qui est, c'est ce qui est – quant à ce qui n'est pas, ce
n'est pas ». Parménide constate et affirme que l'être est, et que le rien n'est
pas. Autrement dit, qu'il y a quelque chose, et non pas rien. Et qu'il faut s'en
tenir à la voie de ce qui est, sans croire que ce qui est n'est pas, sans faire
comme si ce qui est n'était pas. Son exigence est avant tout de lucidité et de
responsabilité. Ce que Parménide martèle, au fond, c'est qu'il ne faut pas fuir
ce qui est, la nature, le réel, en faisant comme si cela n'était pas, en
empruntant la voie de la croyance en ce qui n'est pas. Parménide prend la
voie de ce qui est, il la prend physiquement en utilisant la forme poétique et
en commençant son poème par la description d'une course vers et dans la
lumière, avec des juments, un char, des jeunes filles, des cris de flûte dans
les roues, une déesse qui parle, une porte à franchir. Il se peut que les
juments soient ses pupilles ou ses neurones, le char son corps, les jeunes
filles des photons, que le cercle criant des roues soit la vérité lancée et
lançant l'homme à la vitesse de la lumière vers l'illumination, que la déesse
soit la sagesse ou le logos et que la porte à franchir implique le nécessaire
dépassement des limites de l'humain, trop humain. Le poème d'emblée se
place dans l'enseignement annoncé plus tard par la déesse : « comment les
apparences doivent être en leur apparition, traversant tout via tout ».
« Le soi c'est de percevoir, de même que d'être ».
171

Ainsi ai-je traduit : To gar auto noein estin te kai einai- plus
simplement : « Penser et être, c'est la même chose ». Je traduis to auto par le
soi, plutôt que par le même, et je reporte son sens de même dans le te kai
(« et » redoublé). Noein signifie penser, mais plus précisément se mettre
dans l'esprit, percevoir (avec une continuité sémantique temporelle :
percevoir, comprendre, projeter, faisant signe d'un processus – Parménide
n'est pas le penseur de la fixité que l'on dit, même s'il voulait l'être la langue
grecque le lui éviterait). Sa phrase dit donc que percevoir-comprendre-
projeter et être sont une même chose, et que cette même chose est le soi.
Elle dit aussi que le soi est être, et que cet être est conscience.
Si être et pensée sont même, cela signifie que tout être pense, et que
toute pensée est. « « Le penser-vivre est commun à tous », dit Héraclite (le
verbe grec signifiant ici penser s’emploie aussi pour dire vivre) 1. Il n'y a pas
des êtres qui pensent et des êtres qui ne pensent pas. Tous les êtres pensent,
même si certains, prenant la voie de ce qui n'est pas, croient que d'autres ne
pensent pas (c'est qu'il faudrait éviter de croire, pour ne pas tomber de la
pensée dans « l'opinion »). Tout être est conscient, d'une façon ou d'une
autre. L'être créateur crée en conscience, et la création est le fruit de la
conscience, sa manifestation. À son tour l'être créé, lui aussi conscient, se
met dans l'esprit la manifestation de la conscience, fait le travail de la
percevoir, de la comprendre, et d'ainsi participer à sa projection. L'être tout
entier est communion. À partir de son centre, la pensée, équidistante de
toute sa projection. La pensée est profonde, ou elle n'est pas. L'opinion qui
s'agite à la surface du monde ne pense pas. Elle s'imagine changer les choses
en changeant « la surface brillante » des choses. Ce qui pense, et donc crée
et agit réellement, vient du centre profond de l'être, a fait le voyage de
l'apparence à l'être et en revient, éclairé. Que chacun fasse le trajet avec le

1
HÉRACLITE, fragment 113 (Stobée, Anthologie, III, 1, 179)
172

texte et le laisse éclairer, guidé par les vierges particules de lumière, sa


pensée, son être, chevauchant des « juments si réfléchies ».
Il y a deux façons de réfléchir un mot : d’après l’emploi qu’en fait tel
ou tel auteur ; ou d’après le mot lui-même. Il en est de même pour les
textes : on peut tenter de les comprendre en les recontextualisant, et c’est
important. Mais il est aussi important de les comprendre dans l’absolu, en
eux-mêmes. Le Logos est vivant, il a une histoire et un être propre, il parle
de lui-même. Quand on approche les textes, et particulièrement ceux qui
sont dits sacrés ou implicitement ou inconsciemment considérés comme tels,
il convient de considérer le contexte dans lesquels ils ont été écrits, afin de
comprendre que leur sens peut en être affecté et doit donc toujours de
nouveau être réévalué selon les contextes. Mais il est capital de pouvoir les
lire aussi dans l’absolu, et de reconnaître leur sens immuable, valable au-
delà de tout. Même les textes les plus controversés, les plus scandaleux et
violents s’éclairent ainsi.
Si je considère en lui-même le mot grec apeiron, habituellement
traduit par infini, et particulièrement associé à Anaximandre qui en fit le
principe de sa philosophie, je le traduirai par : l’impercé. Sa racine, per, est
en effet une racine capitale en indo-européen et en grec. Elle indique le
perçage, la traversée, le passage (nous la retrouvons dans une multitude de
mots français, entre autres). Apeiron est traduit par infini parce que cette
racine a aussi donné un mot grec pour dire les limites : l’apeiron (avec un a
privatif) est ce qui est sans limites dans le sens où il est trop vaste pour
qu’on puisse le traverser. Mais le sens tout premier du mot, l’impercé, ou
l’imperçable, va bien au-delà : ce qui n’est pas percé, c’est ce qui n’est pas
compris par l’homme – comme, au prologue de l’évangile de Jean, il est dit
que les hommes n’ont pas « saisi » la lumière. Dans le Coran, le mot ghayb
qui désigne l’invisible, le mystère, l’impercé, vient d’une racine qui exprime
173

l’intervalle. Le ghayb est invisible parce qu’il est dans l’intervalle entre
deux points de présence, dans l’espace et dans le temps. Dans la sourate
« Les Prophètes », Marie est appelée « celle qui a préservée sa fente »1,
d’après un mot arabe qui signifie aussi un espace entre deux – cet espace
étant par ailleurs figuré par le voile tendu entre elle et le monde des
hommes. Tout être qui est du monde de Dieu, comme Marie et comme les
Prophètes, fait partie de l’« impercé ». Notre mot mystère vient de la racine
grecque qui a donné aussi le mot mutisme, parce qu’elle signifie la fermeture
(de la bouche) : Zacharie dans l’Évangile est frappé de mutisme après
l’annonce de l’ange2, comme Marie se tait dans le Coran après la naissance
de Jésus, pour qu’il parle lui-même 3. Faire partie de l’impercé revient à
pouvoir le traverser librement, et, de sa barque, à y inviter l’humanité.
Claude Lévi-Strauss montre comment la logique de la pensée sauvage
a conduit les Aborigènes à développer à travers tout le continent australien
une culture commune et en même temps finement différenciée, à la façon,
dit-il, dont d’un village à l’autre les coiffes à dentelles des Bretonnes se
distinguent tout en témoignant d’une culture commune. Différenciation et
multiplicité dans l’unité, telle est la logique essentielle, ce qu’Héraclite
appelait Logos :

Il faut aller vers le commun. Car le commun appartient à tous. Mais


bien que le Logos soit commun à tous, la plupart vivent comme s'ils
avaient une intelligence à eux.4

Or le commun n’est pas seulement commun aux hommes, il l’est à


tout l’univers. Ce qui est, dit Parménide, « il n'est rien qui pourrait le
détourner d'atteindre au commun »5. C’est pourquoi, dit la déesse de son
1
Coran, 21, 91
2
Évangile selon saint Luc, 1, 22
3
Coran 19, 29-30
4
HÉRACLITE, fragment 2 (Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 133)
5
PARMÉNIDE, op.cit., fragment 8
174

poème, « Tu verras l'éther et la nature, et dans l'éther tous les signes »1.
N’est-ce pas l’ordre auquel obéit Shakespeare ?

Quand je considère toute chose en croissance,


Parfaite seulement l'espace d'un instant ;
Et la vaste scène du néant affichant
Sur quoi parlent les astres à secrète influence ;

Quand je vois les hommes pousser comme les plantes


(…)
En guerre avec le temps tout par amour de vous,
À mesure qu'il vous ruine, je vous regreffe.2

C’est en considérant l’ordre universel que l’homme acquiert son


pouvoir. Pouvoir, comme celui de l’Aborigène, de faire accéder le monde à
l’existence par son chant, et comme Shakespeare également par son chant,
de renouveler la vie, de redonner vie à ce que « le temps ravageur avec la fin
paraphe », par une guerre contre la finitude, contre la mort, qui rappelle une
autre parole capitale d’Héraclite sur la nature polémique de l’existence :

Il faut savoir que le combat appartient à tous, que la lutte est justice, et
que tout se transforme et s’entreprend par la lutte. 3

2. Mouvements, déplacements, dérivations

2.1. Autour d’Antigone


L’art abstrait a devancé l’art figuratif car l’invention des hommes ne
fut pas d’abord de se démarquer du monde comme dans l’existentialisme ou
l’humanisme modernes mais de s’y relier. Les gravures et peintures

1
PARMÉNIDE, op.cit., fragment 10
2
William SHAKESPEARE, sonnet 15. Notre traduction complète du sonnet se trouve dans
la section Traductions
3
HÉRACLITE, fragment 80 (Origène, Contre Celse, VI, 42)
175

géométriques, telles des écritures, témoignent d’une affirmation de la


conscience. Laquelle engendre une démarcation, qui engendre à son tour un
désir de se réinsérer dans le monde, de façon consciente et logique cette fois.
Un monde chaotique est invivable. C’est la nécessité de l’ordonner par la
logique (et d’ordonner en même temps son propre esprit, l’esprit de
l’homme et ses relations sociales) qui exige la guerre, la lutte dont parle
Héraclite. Parménide, lui, évoque la Nécessité qui conduit le ciel et l’a
« obligé à servir de terme aux astres. » Il y a dans cette double obligation,
celle de la nécessité à laquelle le ciel se plie, et celle à laquelle il fait plier
les astres, une lutte constante. Parménide et Héraclite ne se contredisent pas,
ils expliquent en deux formes différenciées le fonctionnement du Logos.
Ainsi fait toute expression poétique à travers les êtres, les cultures et le
temps.
Le mythe théâtral d’Antigone est à cet égard caractéristique. Étudions
d’abord son nom lui-même. Le mot grec gônia, qui signifie angle, vient de
gonu, qui signifie genou. Des linguistes se sont demandé si gonu n’était pas
à l’origine de deux familles verbales divergentes, dont l’une désigne la
naissance (gignomai, qui nous a donné en français engendrer, génération,
gens, genre…) et l’autre la connaissance (gignosko, gnose, ignorer…). Ceci,
dit le dictionnaire étymologique Chantraine, « en se fondant sur l’usage
ancien de faire reconnaître l’enfant en le mettant sur les genoux de son
père ». Mais, est-il ajouté, « L’hypothèse ne peut se démontrer
rigoureusement. » J’en propose une autre : de gonu, articulation
physiologique, auraient bien dérivé ces familles verbales dont l’une désigne
une articulation humaine dans le temps (la succession des générations), et
l’autre les articulations de la pensée qui engendrent la connaissance.
Antigone signifie : « Au lieu de la naissance » (de anti, « au lieu de » et
gonos, « action d’engendrer, génération, procréation ».
176

Antigone peut aussi bien signifier « Au lieu des angles ». Nous


l’avons vu, son nom est composé du préfixe anti : « au lieu de, à la place
de » ; et de gonè, qui peut aussi bien venir des originels gonu, « genou », et
gonia, « angle », que de gonè, « enfantement, enfant, descendance, race,
famille, génération » ou de gonos, « action d’engendrer, semence génitale,
parents, ancêtres, enfant, fils ou fille, sexe, origine, naissance ». Tout cela se
comprend fort bien si l’on songe aux angles du carrefour où son père Œdipe
tua lui-même son père (et faire s’affaisser les genoux de quelqu’un est une
expression grecque pour dire tuer quelqu’un), avant d’épouser sa mère et
d’engendrer Antigone. Laquelle est à la fois fille et sœur d’Œdipe, fille et
petite-fille de Jocaste, sœur et nièce de ses frères et sœur, lesquels sont à la
fois, respectivement, ses frères et sœur et oncles et tante.
C’est donc au lieu de tout cela que se trouve Antigone, et que se noue
son destin. Antigone est née d’une involution de la lettre et de la loi. Elle est
au point de chute d’un crime commis contre le temps via la rupture de
l’ordre des générations. Cet « Au lieu de » où elle est née, ce sont les angles
obscurs du labyrinthe auquel elle est condamnée. Anti-Ariane, elle
entraînera son fiancé dans la mort. Mais alors qu’Ariane finira jouet d’un
homme (qui l’abandonnera sur une île comme un objet) puis d’un dieu (qui
la récupérera), Antigone s’affirmera libre des hommes et délibérément
accordée au divin.
« Je suis née, non pour le partage de la haine, mais pour le partage de
l’amour », déclare Antigone à Créon. Lequel lui répond : « Descends donc
chez les morts, si tu es aimante, et aime-les. Moi vivant, une femme ne
commandera pas. »1 « Je la tuerai », dit-il plus tard à son fils, fiancé
d’Antigone2, dans un discours où revient sans cesse l’obligation d’obéir à
son père et l’obsession de la différence sexuelle, le rejet de la liberté de la
1
SOPHOCLE, Antigone, (441 av. J.-C.), v. 523-525, ma traduction
2
Ibid.,v. 659
177

femme. Et comme Hémon, son fils, essaie de le raisonner, de le détourner de


sa pulsion meurtrière, de l’amener sur la voie de la sagesse en lui exposant
que le peuple est du côté de cette femme qui malgré son interdit a rendu les
hommages funéraires à son frère, Créon, tout en s’entêtant à se réclamer du
pouvoir absolu du tyran, a cette réplique en forme d’aparté : « Il combat,
semble-t-il, pour cette femme ». À laquelle Hémon répond : « Si tu es
femme. Car je prends soin de toi. »1
Nous voilà ici à la croisée des chemins, les chemins contenus dans le
nom d’Antigone, les chemins de la génération et du genre, ceux de la
gentillesse aussi, mot de la même origine dont le sens premier est noblesse.
Noblesse d’Antigone qui obéit à la loi de l’amour plutôt qu’au tyran.
Noblesse d’Hémon qui parle avec cœur et sagesse. Noblesse, gentillesse de
ces deux jeunes, l’une prenant soin de la dépouille de son frère, l’autre
prenant soin tout à la fois de sa fiancée et de son père, contre la brutalité
d’âme de ce dernier. « Si tu es femme », lui dit Hémon, touchant de façon
saisissante au nœud de l’affaire, la hantise cachée de Créon : être femme.
Son « être femme », nous le voyons, il lui faut absolument éviter qu’il ne se
libère, il lui faut, via la figure dressée d’Antigone, l’envoyer aux enfers, au
néant. Néant (du latin ne gens - gens venant du grec gonè) est la négation
linguistique de tout ce que le nom d’Antigone contient. Néant signifie non-
gens, non-génération, non-gentillesse. « Jamais tu ne l’épouseras vivante »,
dit Créon2, qui multiplie les formules enragées à l’encontre d’Antigone,
qu’il appelle objet de sa haine3. Mais, dit le Coryphée, « seule entre les
mortels, libre et vivante, tu descends chez Hadès »4

1
SOPHOCLE, Antigone, op.cit.,v. 740-741
2
Ibid., v. 750
3
Ibid., v. 760
4
Ibid., v. 820, trad. Leconte de Lisle, remacle.org
178

Nous sommes arrivés avec Antigone au point du prendre soin d’autrui


et du prendre soin de sa propre âme, au risque de la mort mais pour le profit
de toute la cité. La hantise de la confusion des générations entraîne-t-elle
celle de la confusion des genres ? L’Antigone de Sophocle est en tout cas
d’une modernité parfaite : nous vivons un temps marqué par la hantise de la
disparition de la « vraie famille », comme dans l’histoire d’Œdipe et
d’Antigone, hantise qui se double de celle de la disparition de la différence
sexuelle, et du soupçon que les femmes voudraient prendre la place des
hommes – comme Créon, incarnation du pouvoir patriarcal, soupçonne
Antigone de vouloir « commander ». Incapable qu’il est de comprendre une
que la sienne, en l’occurrence, comme le lui a dit Antigone, celle de l’amour,
qui est aussi logique de témoin de la vérité.
Shakespeare dans le sonnet 15 parlait de « la vaste scène du néant ».
Antonin Artaud, lui, affirme que « la scène est un lieu physique et concret
qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage
concret. »1 N’est-ce pas ce que firent les hommes dans l’espace des
grottes ? N’est-ce pas cette « poésie dans l’espace » dont parle Artaud et
qu’il veut retrouver lorsqu’il dit chercher

un théâtre qui (…) raconte l’extraordinaire, mette en scène des conflits


naturels, des forces naturelles et subtiles, et qui se présente comme
une force exceptionnelle de dérivation

En somme, un théâtre qui avec son occupation de l’espace par les


acteurs et autres éléments, officierait en « opérateur totémique », à savoir
selon Lévi-Strauss, médiation, moyen de transcender l’opposition entre
nature et culture.
Les plus anciennes œuvres figuratives connues à ce jour ont été
découvertes dans des grottes de l’île de Sulawesi, en Indonésie. Ce sont des

1
Antonin ARTAUD, Le Théâtre…, op.cit., p. 509
179

pochoirs de mains, ou mains négatives, datant de 40 000 ans. Dans l’une des
grottes, on trouve aussi le dessin d’un animal, un babiroussa femelle, datant
de 35 000 ans et surmontant une ligne rouge. La paroi de la grotte est elle-
même et également la ligne de démarcation : le geste universellement attesté
depuis le Paléolithique d’apposer sa main sur la paroi des grottes, et qui
perdure encore à Lourdes quoique sans peinture, marque la volonté de
traverser le visible pour atteindre l’invisible, de toucher l’invisible présence
comme Yves Bonnefoy, de nos jours, a voulu le faire aussi par sa poésie.
Selon Zénon d’Élée, « Ce qui se déplace ne se déplace ni dans la place
où il est, ni dans celle où il n'est pas. »1
On traduit habituellement kineitai par « se mouvoir », et topos par
« le lieu » - ce qui est juste. En les traduisant par « se déplacer » et « place »,
ce qui est juste aussi, le sens s'éclaire mieux. Ce qui se déplace est « entre »
une place et l'autre, un temps et l'autre. Et c'est aussi ainsi qu'il est dans
l'infini, tel que l'a défini Zénon :

S'il est beaucoup de choses, il est nécessaire que les choses soient
autant qu'elles sont, ni plus ni moins donc. Or si les choses sont autant
qu'elles sont, alors elles sont définies. S'il est beaucoup de choses, ce
qui est est infini ; car il y a toujours d'autres choses entre les choses, et
de nouveau d'autres entre celles-ci. C'est ainsi que ce qui est est infini. 2

À noter que polla, qui signifie « beaucoup », peut signifier aussi


« souvent ». Et que metaxu, qui signifie « entre », peut signifier un intervalle
dans le temps, comme dans l'espace. On traduit habituellement
peperasmena par « limitées ». Le verbe peraino signifie plus précisément
« achever, accomplir ». Il peut signifier aussi « définir » et « traverser ».
Nous revenons à la notion de déplacement : en fait ce qui est défini est
infini, parce qu'il est en déplacement. Le sens n'est jamais fini, il peut être

1
Diogène Laërte IX, 72
2
SIMPLICIUS, Physique d'Aristote, 140, 27
180

défini à l'infini. C'est pourquoi nous sommes en train de traduire et


commenter encore, vingt-cinq siècles après, Zénon d'Élée, entre autres.
Ainsi va l'être, tournant et revenant tout en s’étant déplacé, continuant à se
déplacer. « La spirale, note Roland Barthes, comme le cercle déporté à
l’infini, est dialectique (…) en se répétant elle engendre un déplacement. »1
La dérivation dont parle Artaud s’opère dans l’espace qui est entre la
place où a lieu la représentation (la scène de théâtre, la salle de la grotte, le
totem ou l’espace-même de la gravure ou de l’écriture) et l’espace où elle
n’a pas lieu. Ouvrir l’infini par ce déplacement revient à ouvrir le sens, à
conférer au signifiant un éventail de sens déployable à l’infini. L’enjeu n’est
autre que celui de la liberté de l’homme. Tout sens borné, ou littéral et
seulement littéral, la borne. Le geste poétique révèle l’invisible, l’autre
place, celle qui ne se voit pas mais qu’il fait advenir comme le chant des
aborigènes fait advenir le monde, du seul fait de se poser en médiateur, en
voie pour les déplacements d’un monde à l’autre, et, c’est ce qui lui est
propre : pour des déplacements dans les deux sens, du visible à l’invisible et
de l’invisible au visible, en un mouvement comparable à celui du rêve de
Jacob, où des anges vont et viennent sur une échelle.

2.2 Autour de Socrate, avec Montaigne


Le discours philosophique, même riche de sens, est à sens unique. Le
signifiant y projette un ou des signifiés qui ouvrent des chemins vers la
liberté, mais ne sont pas la liberté en acte : la liberté ne se réalise en
philosophie que lorsque l’existence du philosophe ne fait qu’un avec son
discours, comme dans les cas emblématiques de Diogène, depuis son
tonneau demandant à Alexandre de se pousser de son soleil, ou de Socrate
marchant et existant pieds nus et choisissant la ciguë plutôt qu’une vie
inadéquate. Dans l’acte poétique seulement (et Lévi-Strauss, toujours
1
Roland BARTHES, S/Z, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1970, p. 28
181

mettant en garde contre les interprétations abusives de ce qu’on appelle


totémisme, a montré que ce dernier pouvait être un acte poétique, de même
que l’art relève de la pensée sauvage), le signifié aussi projette : il projette
un signifiant : tel est le sens de la parole ou de l’art dits inspirés.
« Fais que ma vieillesse ne soit ni honteuse ni privée de ma lyre »1.
C'est la dernière citation des Essais de Montaigne, et son Livre III se
termine sur elle.2 Dans un texte de six pages du chapitre 12 de ce livre,
Montaigne développe une pensée autour de l’attitude de Socrate face à ses
juges et face à la mort, l’articulant en trois temps pour en venir à une éthique
de l’auteur. Le chapitre précédent (11, « Des boiteux »), se terminait sur le
constat que « Les uns tiennent en l'ignorance, cette même extrémité, que les
autres tiennent en la science. » Le 12, « De la physionomie », s'ouvre sur cet
autre constat : « Quasi toutes les opinions que nous avons, sont prises par
autorité et à crédit. » Tandis que le chapitre suivant (13, « De
l'expérience »), pose d'emblée qu’ « Il n'est désir plus naturel que le désir de
connaissance. » C'est bien dans le cadre de ces trois constats que se situe
notre passage, lui-même témoin de la logique à la fois souple, imagée et
rigoureuse, à l’œuvre dans le livre de Montaigne. Le texte constitue en effet
un cheminement impeccable de la vie de l'homme à la vie du discours.
Dans un premier temps, Montaigne donne le plaidoyer de Socrate lors
de son procès, qu'il paraphrase de l'Apologie de Socrate de Platon : il s'agit
de donner en exemple son attitude face à la mort. Dans un deuxième temps,
il commente ce plaidoyer et la justesse de Socrate. Et dans un troisième
temps, continuant à chevaucher la même logique, il passe en douceur à une
autre vitesse, une autre allure, embraye de la dimension de la vie de l'homme
à celle de la vie du discours, pour établir la supériorité de « l'invention » sur
1
HORACE, Carmina (23-15 av. J.-C.). Trad. de LECONTE DE LISLE, Odes, Livre 1,
Ode 31, Paris, Alphonse Lemerre, 1873 ; wikisource.org
2
Michel de MONTAIGNE, Essais, 1580-1588 ; gallica.fr (éd. 1580) wikisource.org
(éd.1595), voir bibliographie
182

« l'allégation ». Ce passage constituant en lui-même une leçon d'une parfaite


élégance, chevauchons tout simplement à sa suite pour étudier la façon dont
Montaigne nous indique comment se conduire face à la mort et face aux
lieux communs, et comment « parler et vivre » sont liés.
Dans sa retranscription du discours de Socrate face à ses juges, se
distinguent trois thèmes : le pari de Socrate ; les obligations de la vie ; le
choix d'une éthique. Puis, commentant ce qu'il appelle le plaidoyer de
Socrate, Montaigne fait l'éloge de la simplicité du penseur grec, rapporte les
effets de sa justesse, notamment sur les Athéniens, et justifie son choix par
des considérations sur la mort. La leçon finale tirée par Montaigne dans le
troisième mouvement de sa démonstration s’accomplit par le passage du
« il » de Socrate au « nous » et au « je » ; par des observations sur la
pratique de la citation ; et par son témoignage sur sa recherche du
dépassement de la citation par l'invention et la réinvention.
Celui qui va parler d’abord, Socrate, est introduit brièvement comme
l'un de ces bons maîtres dont un « nous » qui désigne à la fois l'auteur et ses
lecteurs ne manqueront pas pour apprendre à philosopher - pour paraphraser
Montaigne, à mourir et à vivre1. L'un de ces « interprètes de la simplicité
naturelle », celle des paysans et autres représentants de la « vérité naïve »
qu'il a vantés dans les lignes précédentes. Il est remarquable que le discours
de Socrate dans un moment aussi essentiel, aussi décisif, puisqu'il se trouve,
rappelle-t-il, « devant les juges qui délibèrent de sa vie », ne soit séparé de la
parole propre de Montaigne par aucun signe de ponctuation (hormis le point
qui sépare deux phrases habituellement du même locuteur), de typographie,
de présentation, ni, puisqu’il n’y a pas de guillemets dans les Essais, par
quelque incise comme « dit-il ». D'une phrase à l'autre, le je n'est pas le
même et c'est une façon d'inviter le lecteur à faire sien, comme Montaigne,
1
Michel de MONTAIGNE, Essais, op.cit., Livre I, chap. 20, « Que philosopher c’est
apprendre à mourir »
183

le je de Socrate, à entrer en empathie de pensée avec lui. En somme, il nous


met en selle par un acte de pensée bondissant, après nous avoir mis le pied à
l'étrier par sa brève introduction. Un acte de pensée paradoxale, propre à
réveiller le lecteur - comme les juges. « J'ai peur, messieurs, si je vous prie
de ne me faire mourir, que je m'enferre en la délation de mes accusateurs. »
Autrement dit, si Socrate demande qu'on lui laisse la vie, il fera le jeu de ses
accusateurs. On l'accuse de remplacer les anciens dieux par d'autres et de
corrompre la jeunesse. Lui veut montrer au contraire qu'il ne souhaite pas
être au-dessus des lois de la cité, qu'il s'y conforme, n'ayant pas,
contrairement à ce qu'on l'accuse de prétendre, « quelque connaissance plus
cachée, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. » Au contraire,
ne sachant pas, il se place devant la perspective de la mort dans une sorte de
pari : puisque nul ne peut savoir « ni quelle est, ni quel il fait en l'autre
monde », il ne voit que deux possibilités : soit la mort est indifférente, si
c'est un anéantissement, un repos éternel ; soit, si elle permet de rejoindre de
« grands personnages trépassés » et d'être débarrassé des « juges iniques et
corrompus » (jolie pique à ceux qui lui font face), elle est alors enviable. Un
pari simple et sans calcul, où l'on est au moins non-perdant.
Mais Socrate rend compte aussi des obligations de la vie. Elles sont de
plusieurs ordres. Sociales : ne pas offenser son prochain, ne pas désobéir au
supérieur, soit dieu soit homme. Familiales : ne pas peiner ses amis et
parents, ne pas abandonner ses enfants. Et la responsabilité envers ses
concitoyens, que lui-même exerce en enseignant jeunes et vieux, et au nom
de laquelle il demande aux juges d'être justes : « je dis bien que pour votre
conscience vous ferez mieux de m'élargir. »
Ayant montré sa bonne foi, Socrate plaide pour le choix d'une éthique.
Pour ses juges auxquels il conseille non sans humour d'ordonner « que je
sois nourri, attendu ma pauvreté, au Prytanée aux dépens publics, ce que
184

souvent je vous ai vus à moindre raison octroyer à d'autres. » Et pour lui-


même, qui ne doit pourtant pas les supplier, invoquer leur pitié. Car, dit-il,
« je ferais honte à notre ville, en l'âge que je suis et en telle réputation de
sagesse que m'en voici en prévention, de m'aller démettre à si lâches
contenances. » Une telle attitude, ajoute-t-il, déshonorerait les autres
Athéniens, y compris ses juges auxquels il ne veut pas faire tort en les
détournant des seules « raisons pures et solides de la justice. » Tout ceci est
savoureux, à la fois par le sérieux et l’ironie, la gravité et la distance, mêlés
dans ce discours.
Un nouveau paradoxe ouvre le commentaire que fait Montaigne du
plaidoyer de Socrate, et c'est une façon de relancer l'intérêt tout en
s'inscrivant dans la continuité des remarques antérieures à la retranscription
de ce plaidoyer « quant et quant naïf et bas, d'une hauteur inimaginable. »
Jugement en forme d'antithèse où le plus bas, c'est-à-dire le plus terre à
terre, le plus simple, conduit au plus haut : partant du réel, des choses de la
cité et de la famille, Socrate aboutit aux considérations éthiques les plus
élevées, qui se traduisent par son refus de se compromettre et de
compromettre autrui, fût-ce pour sauver sa vie. Socrate désire un juste
dénouement, mais par de justes voies. La fin ne justifie pas les moyens. Et
cela, il le dit à sa propre façon, non en empruntant un discours tout fait
comme par exemple celui de Lysias, dont l’habileté eût pu le sauver.
Socrate, avec sa « riche et puissante nature », ne saurait « se parer du fard
des figures et feintes d'une oraison apprise. »
Par la sincérité et la justesse de son discours, Socrate a mis les
Athéniens de son côté. Après le verdict des juges, celui du peuple – auquel
Montaigne ajoute l'épisode des juges allant se pendre, démarcation ironique
de la fin de Judas pour un Socrate en réalité bien peu christique, non
encombré de l’idée de sacrifice, de rachat des péchés du monde, et du pathos
185

qui s’ensuit. C'est alors Montaigne lui-même qui se place face au jugement
du lecteur et plaide pour l'exemple qu'il a choisi dans la vie et la parole de
Socrate. Ainsi voyons-nous le texte engendrer le texte, la défense du choix
de Socrate engendrant celle du choix de Montaigne en une merveilleuse
progression naturelle, une dialectique discrète entre l'auteur et le lecteur
comme entre les différents personnages, notamment les Athéniens, quelque
chose d'une dialectique et d'une maïeutique socratique à la mode de
Montaigne qui fait avancer la pensée avec une simplicité et une hauteur
dignes de celles dont il fait l'éloge chez d'autres.
À ceux qui considéreraient que l'exemple de Socrate est trop élevé
pour pouvoir être suivi par le commun des mortels, Montaigne répond par
un nouveau paradoxe, ou du moins en retournant le paradoxe. Ce n'est plus
seulement que la simplicité engendre l'élevé, c'est que l'élevé est en réalité
ce qu'il y a de plus naturel. Montaigne invite le lecteur à l'observation, plutôt
qu'à la répétition d'opinions toutes faites. « Nous avons naturellement
crainte de la douleur : mais non de la mort, à cause d'elle-même : c'est une
partie de notre être, non moins essentielle que le vivre. » D'une part la mort
en elle-même n'est rien, d'autre part elle est utile à la vie, comme « passage à
mille autres vies. » Et nous nous souvenons du titre de ce chapitre : « De la
physionomie ». Physio, c'est la nature, phusis. Physionomie, discours sur la
nature. Et quand Montaigne parle de cette « république universelle » où la
mort sert de « naissance », nous nous souvenons que sa pensée est nourrie
de philosophie antique et que cette philosophie nourrit aussi son époque, ce
temps d'humanisme que nous avons appelé plus tard Renaissance.
« Or nos facultés ne sont pas ainsi dressées », objecte Montaigne au
début de la troisième partie de sa démonstration. S'ensuit une série de verbes
au présent ayant « nous » pour sujets. Montaigne implique le lecteur et
l'invite à se regarder face à ses juges et à la mort. Et aussitôt après, il
186

s'implique aussi lui-même. D'abord indirectement : « quelqu'un pourrait dire


de moi que je... », puis en répliquant directement à ce quelqu'un : « Certes
je... Mais je.... » Comme à son habitude, et comme pour annoncer le titre du
chapitre suivant, Montaigne appuie sa pensée sur l'expérience, sur son
expérience. Il témoigne de lui-même et c'est sa façon de toucher, comme
Socrate, le bas pour atteindre le haut. Faisant ainsi de ses Essais des objets
de pensée vivants, habités par la vie dont témoigne un style fluide, une
expression enlevée, aussi simple que possible pour exprimer des vérités
complexes, révéler sous la couche de crasse de l'opinion (n’a-t-il pas parlé
de juges « pollués » ?) le visage du réel.
Le terme lieu commun a pris aujourd'hui un sens péjoratif. Mais au
temps de Montaigne, comme il le raconte, le lieu commun était prôné
comme source de savoir. On s'enchantait de redécouvrir les classiques de
l'Antiquité, fût-ce seulement à travers quelques citations qu'on appelait lieux
communs par référence à leur caractère universel. Des gens confectionnaient
des albums de lieux communs (« ces pâtissages », dit Montaigne) comme au
siècle dernier ils auraient collectionné des porte-clés. Montaigne lui-même
pratique beaucoup la citation, « sans peine et sans suffisance, ayant mille
volumes de livres, autour de moi, en ce lieu où j'écris ». Mais il y a manière
et manière de le faire, dit-il en substance : la manière intelligente et la
manière stupide. Montaigne s'oppose à ces collectionneurs de porte-clés-à-
penser en revenant au « nous » : « nous autres naturalistes ». De nouveau
nous revenons au titre du chapitre, Montaigne ne perd pas de vue sa position
et sa destination. Le nous qu'il convoque n'est plus exactement celui des
lecteurs mais celui de tous ceux qui avec lui (dont peuvent faire partie des
lecteurs) sont adeptes de la nature et suivent son fonctionnement comme
nous-même, lecteurs, suivons le texte de Montaigne. Et ce que dit le texte
par ce « nous autres naturalistes », c'est qu'il nous faut comprendre la
187

logique d'une pensée qui, des considérations sur la mort comme outil de
naissance et d'augmentation, passe à celle de la citation comme outil de
réinvention, à la lecture comme outil d'invention. Et comment des
considérations sur l'éthique face à des questions de vie et de mort, on passe à
une éthique de la création, de l'écriture, de la pensée. Dans les deux cas, il
est question d' « honneur ».
Michel Foucault rappelle que « Dumézil établit et renforce l’analogie
entre la détérioration du corps et la détérioration de l’âme [par la référence
à] d’autres textes, l’un qu’il emprunte à l’Antigone de Sophocle et l’autre à
l’Agamemnon d’Euripide », et il pointe la dimension éthique de ce « courage
de la vérité » que nous avons vu à l’œuvre chez Antigone comme chez
Socrate, et qui est aussi un soin d’autrui :

Socrate (…), d’un bout à l’autre de son existence, s’est toujours


considéré comme une sorte de soldat parmi les citoyens, ayant à
chaque instant à lutter, à se défendre et à les défendre. Or quel est
l’objectif de cette mission ? (…) c’est, bien sûr, de veiller en
permanence sur les autres, de s’occuper d’eux comme s’il était leur
père ou leur frère. Mais pour obtenir quoi ? Pour les inciter à
s’occuper, non de leur fortune, non de leur réputation, non de leurs
honneurs et de leurs charges, mais d’eux-mêmes, c’est-à-dire : de leur
raison, de la vérité et de leur âme. (…) Ce courage de la vérité, il doit
l’exercer sous la forme d’une parrêsia non politique, une parrêsia qui
se déroulera par l’épreuve de l’âme. Ce sera une parrêsia éthique.1

Nous nous sommes laissés guider par Montaigne comme une file de
cavaliers cheminant dans la forêt derrière un « bon régent », dont la bonne
assiette à cheval et la familiarité bienveillante et assurée avec les montures
de la pensée sont aptes à nous proposer une bonne et pleine promenade et
une heureuse arrivée à destination. Empruntant nous aussi un chemin, parmi
d'autres, du lieu commun, nous pourrions songer à Parménide disant avoir

1
Michel FOUCAULT, Le Courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres,
Cours au Collège de France 1984, Paris, EHESS/Gallimard/Le Seuil, coll. Hautes Études,
éd. Frédéric Gros, 2009, p. 79-83
188

été emporté au lieu de son désir de connaissance par des juments, tandis que
des jeunes filles montraient la direction. En passant par le je de Socrate puis
par le il désignant Socrate, et enfin le nous des lecteurs et le je de l'auteur,
Montaigne nous a conduits des régions des apparences (les lieux communs,
la pensée toute faite, l'opinion) à celles de l'être (la pensée réelle) dans sa
singularité et son universalité. « Si j'eusse voulu parler par science, j'eusse
parlé plus tôt », écrit-il juste après notre passage, arguant que jeune, il était
plus proche de ses études et avait plus de mémoire pour faire étalage de sa
science, si telle avait été son ambition. Or, sans nier l'importance du savoir
et de la pensée d'autrui, que lui-même utilise abondamment, ce n'est pas
cette science en elle-même que veut transmettre Montaigne, mais bien plutôt
celle qui consiste à savoir lire et à savoir réfléchir ses lectures, non en miroir
servile qui transforme un texte, une citation, une pensée, en image figée,
voire en idole intouchable mais en fait muette, lettre morte - mais en les
réfléchissant dans le mouvement de l'esprit qui, pour embrayer un autre lieu
commun, celui du fleuve d'Héraclite, transforme et réinvente
continuellement tout. Au chapitre précédent, « Des boiteux », Montaigne
souhaitait des êtres humains « qu'ils eussent plutôt gardé la forme
d'apprentis à soixante ans, que de représenter les docteurs à dix ans ». Car
vouloir être savant à dix ans c'est être vieux, tandis que se vouloir et se
savoir apprenti à soixante ans, c'est rendre hommage à la jeunesse
perpétuellement reconduite et avançante de l'esprit. Telle est la physio-
nomie, le discours, le nom de la nature, selon un auteur qui en suit le
meilleur.
La poésie (authentique) n’est pas séparée du réel. Elle ne se contente
pas de parler de l’arbre : l’arbre y parle. Et c’est cette faculté de réponse, et
même d’appel premier, qui donne à l’être sa plénitude, qui satisfait ce « lieu
physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler
189

son langage concret », comme le disait Artaud de la scène de théâtre.


« L’image est avant la pensée », dit Bachelard1, rejoignant l’intuition de
Michel-Ange selon laquelle l’ange est dans le bloc de marbre, et qu’il ne
reste au sculpteur qu’à l’en dégager. « L’image poétique est un soudain relief
du psychisme », écrit-il aussi.2 Et sur la façon dont René Huyghe parle de
Rouault : « Ici c’est un peintre qui parle, un producteur de lumières. Il sait
de quel foyer part l’illumination. Il vit le sens intime de la passion du rouge.
Au principe d’une telle image, il y a une âme qui lutte. Le fauvisme est à
l’intérieur. »3
Comme, sans doute, l’ocre rouge est à l’intérieur de celui qui la
projette en formes sur les parois préhistoriques. En faisant ainsi jaillir
l’invisible qui habite la roche, et qui, jaillissant, se dévoilant, permet à
l’homme d’habiter pleinement le monde, malgré les murs, en les passant. La
liberté du poète se trouve dans l’espace de cet échange, entre soi et autrui,
soi et le monde, espace comparable aux déplacements opérés par les
penseurs sur l’échelle par où vont et viennent les anges, les articulations de
leur pensée. Dans ce mouvement, ce déplacement, cette dérivation. Grâce
auxquels la pensée, la conscience, ne sont pas limitées à une production
individuelle partielle et partiale, mais dans un double mouvement de
projection et de réception, font bondir l’être dans une autre dimension.

3. Imagination, transmissions et lapidaires : René Char, à la santé


d’Héraclite

Nous l’avons vu, Titos Patrikios et les autres poètes grecs


contemporains continuent à porter dans leurs textes la langue des poètes
1
Gaston BACHELARD, Poétique de…, op.cit., p. 10
2
Ibid., p. 7
3
Ibid., p. 11-12
190

grecs antiques. Mais une langue peut se transmettre aussi à et par d’autres
langues, par la reprise de thèmes et de formes du discours. « Ceux qui
dorment sont ceux qui travaillent et coopèrent au monde comme il va », a dit
Héraclite1. René Char ne dort pas : c’est un résistant, et un disciple
d’Héraclite. Si sa poésie, sa pensée, exprimée en français, passe elle aussi
pour obscure, c’est peut-être qu’il pense comme Henri Michaux qu’ayant
« la conscience de vivre dans un monde d’énigmes (…) c’est en énigmes
aussi qu’il convient le mieux de répondre »2
En énigmes, et en images. L’image est énigmatique en ce que,
contrairement au discours, elle n’explique pas mais implique et indique.
« Le maître dont l'oracle est à Delphes ne légifère ni ne crypte : il est
sémaphore. »3 Si je traduis au plus près du grec (des verbes legein,
cruptein et semein) cette sentence d’Héraclite, c’est pour rendre sensible
son caractère imagé : Apollon, le maître de la poésie, n’enseigne pas en
discourant mais en montrant, en faisant signe. Pour le comprendre et le
faire fructifier il faut, comme dans les Mille et une nuits, un « sésame »,
selon le mot de Jean-Marc Ferry :

Quel que soit le « texte » à comprendre : visage humain ou langue


étrangère, récit mythique ou contexte social, la culture ambiante ou
les milieux naturels eux-mêmes, pour autant qu’on y soit vitalement
impliqué, la compréhension du sens requiert une démarche
interprétative qui, toujours inventive, s’alimente à une grammaire
dont les raisons fonctionnent comme des énigmes, à une logique dont
les sources indiciaires sont comme le sésame qui ouvre sur un
univers bien différent de celui que conçoit un entendement discursif. 4

L’erreur de Laïos (laïus, « discours », voire « baratin ») et de Jocaste


a été de ne pas comprendre que l’oracle de Delphes délivre une parole

1
HÉRACLITE, fragment 75 (Marc-Aurèle, Pensées, VI, 42)
2
Henri MICHAUX, « Aventures de lignes », in Passages,op.cit., p. 363
3
HÉRACLITE, fragment 93 (Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 404 D)
4
Jean-Marc FERRY, Les grammaires…, op.cit., p. 50
191

imagée : c’est en la prenant à la lettre, comme un article de loi, au lieu de la


contempler, de la méditer, c’est en voulant échapper à la parole poétique
qu’ils ont provoqué le retournement de cette parole contre eux. En
définitive la vie et la parole poétiques demandent bien à être décryptées,
mais finement et non pas écoutées selon leurs apparences. André Breton
l’exprime, en images :

Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un


cryptogramme. Des escaliers secrets, des cadres dont les tableaux
glissent rapidement et disparaissent pour faire place à un archange
portant une épée ou pour faire place à ceux qui doivent avancer
toujours, des boutons sur lesquels on fait très indirectement pression et
qui provoquent le déplacement en hauteur, en longueur, de toute une
salle et le plus rapide changement de décor : il est permis de percevoir
la plus grande aventure de l’esprit comme un voyage de ce genre au
paradis des pièges.1

Comme pour Laïos et Jocaste, le paradis de la poésie se transforme en


enfer pour soi et pour autrui quand on l’approche sans discernement, sans
vraie science de la vie. Ce que dit Grégoire de Naziance à propos de Dieu
s’y applique aussi (mais le verbe, la vérité, la beauté, la liberté… ne sont-ils
pas des noms de Dieu ?) :

Non, tous ne peuvent pas en discuter, mais seulement ceux qui en ont
fait l’épreuve, qui sont passés par la contemplation, et avant tout ont
purifié et leur âme et leur corps, ou prennent soin de les purifier. Car
toucher la pureté sans être pur, c’est précisément aussi dangereux que
de regarder un rayon de soleil avec de mauvais yeux. 2

1
André BRETON, Nadja, op.cit. ; Paris, Gallimard, coll. Folio Plus, 1998, p. 113
2
GRÉGOIRE DE NAZIANCE, Λόγοι [Discours], 45 discours sur des thèmes variés, écrits
entre 362 et 383, dont 5 sur la Trinité (XXVII-XXXI), prononcés à Constantinople en 380,
intitulés par Grégoire « Discours théologiques », dirigés contre les eunomiens et les
pneumatomaques. Discours 27, chapitre 3 (ici dans ma traduction). Autre traduction, par
Pierre Gallay, sur le site des éditions migne.fr (voir bibliographie)
192

Si, comme le dit Alain Jouffroy, « « La révolution telle que je la


conçois commence par la poésie vécue »3, encore faut-il savoir la vivre.
L’imbécile voit le doigt quand le sage lui montre la lune, mais si on lui dit
« la lune » il entend bien la lune et non le doigt. Cependant la vision de la
lune, et plus encore la vision tout à la fois de la lune, du fait que quelqu’un
la montre, de la distance entre les deux, et de la personne qui la montre,
ouvre un autre champ sémantique. Charles-Ferdinand Ramuz l’a noté, « On
confond trop souvent en littérature invention et imagination ». L’invention
s’intéresse aux faits et à leur narration, rappelle-t-il, tandis que le rapport de
l’imagination au fait est tout autre : « ce qui importe seulement, c’est l’état
d’intensité qu’elle lui confère en faisant de lui une image ». L’imagination,
ajoute-t-il, « est un état de vie profond communiqué à la matière : comme si,
plus on descendait dans la matière, plus on s’élevait dans l’esprit. »4
Les hommes préhistoriques descendaient dans les grottes armés de
torches pour y faire naître des images. La valeur d’une œuvre littéraire est
proportionnelle au rayonnement de son champ sémantique, à l’ampleur de
ses virtualités sémantiques. Un texte de peu de valeur littéraire est un texte
très peu polysémique, un texte qui dit ce qu’il dit et rien ou pas grand chose
de plus. Une œuvre littéraire, réellement littéraire, ne se contente pas de
raconter une histoire bien ficelée, ni de discourir. Elle fait du verbe, du texte,
un champ aux strates infinies, extrêmement profond dans tous les sens et
mouvant, vivant. Vivant de toute la vie des lectures qui en ont été faites et de
celle de toutes les lectures virtuelles qu’il contient encore en son sein
comme autant d’enfants. Une œuvre littéraire est une pouponnière d’étoiles
qui exige de qui veut l’atteindre et y être accueilli un voyage sans fin.

3
Alain JOUFFROY, Manifeste de la poésie vécue, Paris, Gallimard, coll. L’Infini, 1995, p.
147
4
Charles-Ferdinand RAMUZ, La pensée remonte les fleuves, Plon, coll. Terre humaine,
1979 ; Remarques, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 50-51
193

« Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l'éternel ». C'est


l'aphorisme 24 du texte de René Char intitulé « À la santé du serpent », situé
dans le recueil Fureur et mystère1. Si nous appelons aphorismes les vingt-
sept fragments qui composent ce texte, c'est faute de mots plus précis pour
désigner cette création du poète. Lapidaires conviendrait mieux sans doute,
en son sens originaire de « traité sur les pierres précieuses ». Quoiqu'il en
soit, l'effet graphique dans la page de ces notations brèves séparées par des
chiffres romains peut induire plus ou moins consciemment dans l'esprit du
lecteur l'image d'une avancée par étirement, comme celle du serpent du titre,
surplombant l'ensemble. Elle induit aussi un effet de silence et de vide entre
les paroles. Et redouble l'effet de mystère par l'omniprésence des chiffres,
fussent-ils exprimés en lettres. Umberto Eco dans un texte sur Nerval s'élève
à juste titre contre l'idée qu'il ne faut pas essayer d'élucider un texte
poétique2. S'il est impossible d'en épuiser le sens (« Tu ne découvriras pas
les limites de la psyché, même en parcourant toute la route ; tant sa parole
est profonde », dit Héraclite3), il est cependant du devoir du lecteur de
répondre à ce qui lui est exposé en y entrant respectueusement mais sans
peur, y ouvrir des pistes. Relever dans ce texte les évocations de ce qui est,
puis celles de ce qui mue, permet d’en révéler le caractère héraclitéen ou
présocratique, suggéré déjà par la présentation du texte, rappelant le
caractère fragmentaire sous lequel nous avons accès à la parole de ces
premiers penseurs.
« Tous les serpents sont gouvernés par le coup de foudre », écrit
Héraclite.4 (Je traduis ainsi ce fragment où les traductions habituelles n’ont
pas vu que le mot plègè pouvait être, comme au vers 857 de la Théogonie

1
René CHAR, Fureur..., op.cit.
2
Umberto ECO, Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset 1996
3
HÉRACLITE, fragment 45 (Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 2)
4
HÉRACLITE, fragment 11 (Aristote, Lettre à Alexandre sur le monde, fin du chapitre 6)
194

d’Hésiode, employé pour « coup de foudre », lancé par Zeus – ce qui


correspond parfaitement au contexte dans lequel Aristote le cite, évoquant
l’obéissance de tout le vivant à Dieu, et aussitôt après « Zeus le
Foudroyant »). On pourrait traduire aussi : « Tout serpent a en partage le
coup de foudre » : il y a dans la formulation cette idée d’une proximité,
d’une parenté entre le serpent et l’éclair, le verbe nemetai signifiant aussi
bien qu’être gouverné, être mené paître, partager, habiter, dévorer (pour le
feu) : ce qui donne l’ampleur sémantique de cette simple phrase d’Héraclite
dit l’Obscur, qui pourtant s’éclaire très vivement. Éclairant en même temps
le lapidaire 24 de « À la santé du serpent », et confirmant le caractère
héraclitéen de ce texte de René Char.
« La foudre gouverne tout » dit aussi un lapidaire d’Héraclite (avec un
verbe apparenté au mot signifiant « gouvernail »).1 « Le feu purificateur est
psychologiquement parent de la flèche ignée, du coup céleste et flamboyant
que constitue l’éclair », écrit Gilbert Durand.2 De même qu’Héraclite pensait
à partir des éléments, tous dérivant lapidairement du feu (« Mort du feu,
naissance de l’air et mort de l’air, naissance de l’eau »3 et « Tropes du feu,
d’abord la mer, et de la mer, pour moitié la terre, pour moitié l’ouragan avec
foudre et éclair » (où le mot employé pour signifier ouragan désigne aussi
un serpent dont la morsure produit une inflammation)4 et « de l’eau, la
psyché »5), dans le texte de René Char ce qui est s’avère représenté par des
éléments concrets, des éléments sensibles et des éléments de l’intellect. La
plupart des fragments contiennent l'évocation d'au moins un élément
concret, le plus souvent des noms communs de choses : le visage de
nouveau-né ; le pain ; le point du jour ; le tournesol ; l'hirondelle ; l'orage ;
1
HÉRACLITE, fragment 64 (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 7)
2
Gilbert DURAND, Les structures…, op.cit., p.195
3
HÉRACLITE, fragment 76 (Plutarque, Sur l’E de Delphes, 18. 392c)
4
HÉRACLITE, fragment 31 (Clément, Stromates, V, 14, 104, 3)
5
HÉRACLITE, fragment 36 (Clément, Stromates, VI, 17, 2)
195

le jardin ; la goutte d'eau ; le soleil ; la création ; la maison ; la ville ; les


habitants ; l'hiver ; la chair ; le jour ; l'homme ; se baigner ; le pays ;
l'écueil ; les larmes ; le confident ; le sable ; l'oiseau ; l'arbre ; le fruit ; les
ténèbres ; le dos de la terre ; l'encre ; le tisonnier ; le nuage ; l'agneau ; la
laine ; l'éclair ; les yeux ; le jour ; le vent ; les eaux claires : les reflets ; les
ponts ; la rose ; la pluie ; le serpent. Tous ces éléments donnent à la pensée
du corps, de l'habitation. Il s'agit bien d'une pensée poétique. Le poète est
celui qui fait, au sens artisanal du terme, qui travaille une matière. Le corps
du monde est le matériau de René Char, et ce qui rend sa langue matérielle,
de même que les couleurs d'un peintre peuvent être matière, effet de matière.
Mais Char se fait aussi lui-même matériau du monde : « au tour du
pain de rompre l'homme »1. Lui-même se laisse travailler, afin que le monde
l'enfante et qu'il puisse chanter « la chaleur à visage de nouveau-né »2 issue
de ses noces avec le monde, dont le titre d'un autre de ses poèmes du même
recueil, « Le visage nuptial », est évocateur. Mais ici le visage du nouveau-
né est évoqué pour imaginer un élément sensible, la chaleur – le feu
primordial. Le poème repose en effet sur des éléments concrets, mais
également sur des éléments sensibles, ou qui font référence à des
expériences sensibles, souvent traduites par des noms d'état : la chaleur ; la
beauté ; l'ébranlement ; le trouble ; le mourant ; la saison ; le réchauffement ;
l'avidité ; l'assiduité ; le meilleur ; la témérité ; le bain ; le plaisir ; le souci ;
le remords ; le mépris ; la profondeur ; le mesurable ; le subjuguant ; l'amour
; le visible ; la disparition ; la marche ; la tromperie ; l'extase ; l'accueil ; le
plaisir ; la gratitude ; le souvenir ; la présence ; aimer ; l'éclair ; les yeux ; les
reflets. Autant de références à des expériences, des ressentis, vécus par le
poète et destinés à se communiquer au lecteur, à le mettre en condition, lui
aussi, de progresser vers un but qui n'est pas dit, de progresser en partant du
1
René CHAR, Fureur..., op.cit.
2
Ibid., I
196

concret et en passant par le sensible, vers quelque chose qui est du domaine
de la pensée.
Les éléments de l'intellect sont souvent exprimés par des verbes ou des
dérivés de verbes : chanter ; méditer ; les pensées ; s'informer ; se
construire ; l'ascendant ; la connaissance ; le passage ; produire ; venir ;
troubler ; mériter ; égards ; patience ; durer ; manque ; mourant ; création ;
congédié ; être ; se répéter ; connaître ; s'en aller ; essence ; constamment ;
pouvoir ; conscience ; faire ; exister ; regarder ; attendre ; franchir ; se
définir ; remercier ; prendre souci ; être ; mépriser ; rester ; importer ;
devenir ; disparaître ; pouvoir ; marcher ; tromper ; accueillir ; présence ;
délivrer ; se courber ; aimer ; mourir ; s'infuser ; être régi ; négliger ; dévider
; mystifier ; habiter ; croire ; inventer ; éveiller ; pouvoir ; être ; requalifier ;
souhaiter. Que la pensée s'appuie sur des verbes signifie qu'elle est un
processus. Ceci nous amène tout naturellement à considérer, après avoir vu
dans le poème l'expression de ce qui est, l'expression de ce qui mue, de ce
qui est en tant qu'il est en mouvement et donc, comme la peau du serpent,
obéit à un phénomène de mue – Gilbert Durand parle de « l’enfouissement
et le changement de peau que le serpent partage avec la graine ».1
Ce qui mue s’y exprime par des actes, par des effets de miroir, et par
l’amour. Le processus est l'effet d'actes, accomplis par le poète ou par
d'autres sujets : « je chante » ; le pain rompt l'homme ; celui qui ne médite
pas ; la boucle de l'hirondelle (« Dans la boucle de l’hirondelle un orage
s’informe, un jardin se construit »2); durer ; produire ; venir au monde ;
troubler ; congédier ; l'acte d'être et d'exister, en mouvement ; de se baigner
(« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, dit Héraclite) 3 ; d'être

1
Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas 1969.
Onzième édition, Paris, Dunod 1992, p.73
2
René CHAR, « À la santé du serpent », Fureur..., op.cit., IV
3
HÉRACLITE, fragment 91 (Plutarque, Sur l’E de Delphes, 392 b)
197

soulevé, d'être franchi, de se définir, de remercier, de naître et de


disparaître ; la mutation de l'arbre au fruit ; la présence sans adieu ; le
rapport entre ténèbres et lumière ; la critique des orgueilleux et des tricheurs
(« croyant inventer le jour »1) et de ceux qui désespèrent de la condition de
l'homme (« Qu’ils dévident leur longue remontrance », dit-il2, tandis
qu’Héraclite constate : « Les meilleurs choisissent l'intarissable glorieuse
nouvelle, contre toutes choses mortelles - dont la plupart se gavent comme
du bétail3) ; l'éternel dans l'éphémère ; les eaux qui ne s'attardent pas ; le
rapport entre les éléments, entre l'éphémère et le temps de la durée.
« Les contraires (« ce qui est raclé et poli de façon à s’ajuster »,
signifie précisément le mot employé ici, antixoun, nous ramenant aux
pierres taillées de la Préhistoire) s’assemblent », dit Héraclite4.) La
dialectique ainsi exprimée entre l'être fixe et l'être en mouvement, le durable
et l'éphémère, est couplée avec la dialectique poétique induite par les effets
de miroir, qui sont aussi de mutation : le visage d’autrui ; le pain et l’homme
; la pensée et le tournesol ; la goutte d'eau et le soleil ; ce qui vient au monde
et ce qui le trouble ; l’homme mourant et le congédié ; la maison et la saison
; l’hiver et la chair réchauffée (« Le froid devient chaud, le chaud devient
froid », dit Héraclite5) ; l’essence et la conscience ; l’âme et l’homme ;
l’image et le plaisir ; l’écueil et la définition ; celui qui et ton égal ; les
larmes et le confident ; la profondeur et la destinée ; le visible et disparais ;
l'arbre et le fruit ; le souvenir et la présence ; aimer et mourir ; les ténèbres et
la lumière ; la rose et la pluie. Comme dans le fleuve héraclitéen, le miroir
renvoie une image troublée, autre. Ainsi fonctionne aussi le texte, qui met en
miroir l'auteur et le lecteur, le je et le tu.
1
René CHAR, « À la santé du serpent », Fureur..., op.cit., XXV
2
René CHAR, « À la santé du serpent », Fureur..., op.cit., XXII
3
HÉRACLITE, fragment 29 (Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 60)
4
HÉRACLITE, fragment 8 (Aristote, Éthique à Nicomaque, Θ, 2, 1155b4)
5
HÉRACLITE, fragment 126 (Tzétzès, Scholis ad Exegesin in Iliadem)
198

Cette relation nous conduit à considérer pour finir les éléments du


poème qui évoquent l'amour. Dans le poème précédent du recueil, il est
question de la relation du poète avec un Ami :

La connaissance eût tôt fait de grandir entre nous. Ceci n'est plus,
avais-je coutume de dire. Ceci n'est pas, corrigeait-il. Pas et plus
étaient disjoints. Il m'offrait, à la gueule d'un serpent qui souriait, mon
impossible que je pénétrais sans souffrir.1

L'amour se révèle dans la disjonction entre le pas et le plus (alors qu'il


meurt dans le « jamais plus » du Corbeau de Poe). Amour lié au chant, à la
chaleur, au visage, au nouveau-né ; au fait d'être rompu ; au fait de tourner
vers la source de lumière, avec dans ce tour, un orage, un jardin, une
connaissance, un trouble ; le fait d'être poète ; la mise au monde de
l'homme ; le plaisir ; la définition de soi ; l'égalité ; les larmes ; le rapport à
la profondeur et à la destinée ; la parole qui s'efface et transmet ; le fruit ; la
présence ; la courbure ; la poésie ; la pluie de grâce, un « souhait » étayé par
une cosmologie de « physicien » et non une idéale et chrétienne espérance,
malgré l’image sulpicienne rappelant la « petite Thérèse » et son vœu de
faire pleuvoir des roses après sa mort :

Une rose pour qu’il pleuve


Au terme d’innombrables années, c’est ton souhait. 2

Le poème offre une infinité de pistes, déployables à l'infini à partir des


quelques occurrences que nous avons relevées, des quelques ouvertures que
nous avons esquissées. Né de la contemplation, il présente un espace et un
temps de contemplation sans compter, comme Char aimait contempler,
notamment les tableaux de Georges de La Tour, et particulièrement La
femme de Job, qui disait-il, avait su lutter contre l'hitlérisme - ceci bien sûr

1
René CHAR, Fureur…, op.cit., « Suzerain »
2
Ibid., « À la santé du serpent » XXVII
199

au mépris de l'ordre chronologique de l'histoire. Telle est la santé du serpent.


La poésie de René Char, poète et résistant, est aussi une façon de combattre
le nihilisme de tous les temps. Le serpent, en caducée, est le symbole
d’Asclépios et des médecins (rappelant le serpent élevé par Moïse au désert
pour combattre le mal1). Par une de ces boucles de l’esprit, le titre « À la
santé du serpent » ne peut-il renvoyer, sans que ce fût nécessairement
l’intention de l’auteur, à la dernière parole de Socrate, demandant à ce que
soit payée sa dette à Asclépios, dieu de la médecine (qui fut foudroyé par
Zeus et dont le coq était, comme le serpent, un attribut), parole dans laquelle
nous avons vu un hommage de l’auteur à la bonne santé de l’esprit ?

1
Nombres, 21, 9
200
201

DEUXIÈME MOUVEMENT

TRACES ET EFFACEMENTS. DÉRÉLICTION,


DESTRUCTION, EXIL

« La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle


n’existe pas. »1

1
Denis ROCHE, Le Mécrit, Paris, Seuil, 1972, p. 62
202
203

I. L’empire du mal : à travers l’histoire

Où, ayant effectué dans le Premier mouvement une traversée des


mondes symboliques, l’on examine maintenant quelques histoires de
l’Histoire : l’existence persécutée ou persécutrice du meunier de Ginzburg,
de Melmoth et d’Achab, de Camille Claudel, de Beauvoir et de Sartre ;
l’effroi de l’espace et du voyage, de Pascal à Heidegger ; l’errance de
Modiano ; les souffrances du peuple et une tentative de révolution à
travers l’histoire de la Pitié-Salpêtrière et celle de Nuit Debout

1. L’empire de la pensée et du rêve interdits : Ginzburg, le


fromage et les vers

D'un point de vue romanesque, - puisque Ginzburg ne dédaignait pas


cet aspect de l'histoire – Menocchio peut apparaître comme une sorte de
pendant de Don Quichotte, son miroir inversé : l'homme réel, celui qui ne
combat pas les moulins mais les fait tourner, et pourtant se retrouve en butte,
comme le personnage de fiction, et comme lui à cause de son imaginaire, à
l'ordre social et à ses mesures de rétorsion envers qui ne s'y soumet pas.
Menocchio et Don Quichotte ont chacun une vision grandiose et dérisoire du
monde. L'un et l'autre tiennent à leur univers, voire à leur délire, plus qu'à
leur vie. C'est qu'il est aussi, du moins pour Menocchio, leur liberté. Le
monde le sait : à leurs yeux, il n'est rien, ou si peu. Pire : dans leur vision,
les hommes pourraient se voir, voir par la faille ouverte sur un autre monde
le mensonge qui gouverne le leur. Le meunier (réel) et l'hidalgo (fictif)
élaborent un univers fictif qui dit la vérité, tandis que les hommes occultent
la vérité en falsifiant le réel. Et c'est pourquoi le monde s'emploie à détruire
204

ses révélateurs. Les moulins contre lesquels joute le bien réel Menocchio
sont une bien réelle église, dont les chefs l'emprisonneront, le persécuteront
et le mettront à mort.
Le fromage et les vers est sous-titré L'univers d'un meunier du XVIe
siècle. Titre et sous-titre indiquent la démarche de l'auteur : à partir d'un
meunier dont il s'approche au plus près, faire rayonner son univers, un peu à
la façon dont les vers sortent du fromage dans la métaphore du sujet en
question. Carlo Ginzburg détaille le choix de sa méthode dans sa préface,
puis la met en œuvre. L'un des plus éminents fondateurs de la microhistoire,
né en 1939 à Turin, est le fils de la romancière Natalia Ginzburg et du
professeur et éditeur antifasciste Leone Ginzburg, qui fut assassiné en 1944
sur l'ordre de Mussolini. Philologue et érudit, il est un spécialiste de la
période de l'Inquisition, et il a étudié les mentalités populaires puis les
procès en sorcellerie au Moyen Âge. L'histoire de sa famille a en partie
déterminé son intérêt pour les persécutions et les victimes de l'histoire.
Adversaire du « néo-scepticisme historique » qui a pu conduire notamment
au négationnisme, il a marqué son souci de fonder le récit des faits
historiques sur des preuves, afin de le distinguer du récit de fiction, tout en
revendiquant la possibilité d'emprunts entre les deux genres. Travaillant
comme au « microscope », il cherche les traces et les indices qui peuvent
éclairer des parts et des sujets méconnus de l'histoire. Paru en 1980, Le
fromage et les vers, écrit comme un « roman policier », suscita un vif débat
du fait de son caractère novateur.
Le fromage et les vers est une enquête sur Domenico Scandela,
surnommé Menocchio, un meunier qui vécut au XVIe siècle dans le Frioul et
« mourut brûlé sur l'ordre du Saint-Office ». Ginzburg expose dans la
préface son projet, qui s'inscrit dans l'intérêt pour « les classes subalternes »
plutôt que pour « la geste des rois », et les questions de méthode auxquelles
205

est confronté l'historien qui cherche à rendre compte de la « culture


populaire » d'une époque et d'une personne. Puis l'auteur déroule son récit,
construit de façon originale sans chapitres mais dans une suite de 62 points.
Né en 1532, Menocchio, sans être riche, n'était pas non plus misérable.
Il était bien intégré dans son village, Montereale, et avait pu apprendre à lire
et à écrire. Depuis près de trente ans il était connu pour ses discours
« blasphématoires », sans que nul villageois ne l'ait pourtant dénoncé. Le
curé finit par le faire. Devant l'inquisiteur, le 7 février 1584, Menocchio dit
sa vision d'un chaos cosmique où Dieu et les anges étaient apparus comme
les vers dans le fromage. Vision dadaïste avant l’heure mais pouvant après
tout rappeler certaines images scientifiques du cosmos aujourd’hui. Dans les
mois suivants, toujours détenu, il dénonça la richesse de l'Église et son
exploitation des pauvres, plaida pour l'équivalence entre toutes les religions,
critiqua ou rejeta les sacrements et déclara (scandale!) que l'important était
de faire le bien.
Ginzburg évoque le contexte d'une société archaïque, traversée de
tensions entre les seigneurs locaux et le pouvoir vénitien qui prend des
mesures en faveur des paysans, dans une région en train de se désertifier et
de s'appauvrir. En ces temps de Réforme, l'Église s'emploie à consolider son
assise en faisant la chasse aux hérésies. Ginzburg expose longuement les
diverses lectures religieuses et profanes que le meunier put faire, et la façon
dont il en dégagea sa propre vision du monde, rapportée au cours des mois
de son procès. Condamné à la prison à vie, Menocchio « repenti » fut libéré
sous conditions au bout de deux ans. Bien que sa vie ait été détruite, il put
reprendre sa place dans le village, en multipliant ses emplois pour gagner sa
vie. Il ne put cacher complètement la persistance de son « hérésie », de sa
pensée singulière, et fut arrêté de nouveau en juin 1599. Alors âgé de
206

soixante-sept ans, il fut torturé et quelques mois plus tard, sur ordre du pape
Clément VIII et du Saint-Office, exécuté.
En même temps que le dernier procès de Menocchio, s'achevait à
Rome le procès de Giordano Bruno, lui aussi condamné au bûcher par le
Saint-Office. Ginzburg le rappelle à la fin de son livre : « C'est une
coïncidence qui pourrait symboliser la double bataille vers le haut et vers le
bas, conduite par la hiérarchie catholique » au cours de la Contre-Réforme,
écrit-il1. Ginzburg a opté pour le récit de ces années par « le bas ». En
s'intéressant, plutôt qu'à un personnage fameux comme ce moine savant, à
un humble meunier autodidacte, en butte à la même persécution. À un autre
moment, l'auteur fait référence à Montaigne, comme Menocchio amené au
relativisme par ses lectures sur les voyages et les grandes découvertes de
l'époque, mais dans un autre contexte et avec un autre bagage culturels. Car
« ce n'est pas le livre en tant que tel, mais la rencontre entre la page écrite et
la culture orale qui formait, dans la tête de Menocchio, un mélange
explosif » (Et je songe à la bibliothèque de Don Quichotte, remplie de
romans de chevalerie qui ont échauffé son esprit de façon singulière).
Ginzburg se replace sans cesse dans l'optique de la culture réelle de
Menocchio, mélange de lectures aléatoires et de culture paysanne dont il ne
reste pas de traces écrites mais que l'on peut en partie déduire de
l’interprétation très particulière qu’il en tire. L'analogie qui donne son titre
au livre en est un parfait exemple : le fromage et les vers sont une image
tirée de l'expérience immédiate des paysans. « On voit donc affleurer dans
les discours de Menocchio, comme par une fissure du sol, une couche
culturelle profonde, si inhabituelle qu'elle en semble incompréhensible »2,
note Ginzburg, rappelant qu'on trouve une analogie semblable dans un
1
Carlo GINZBURG, Il formaggio e i vermi, il cosmo di un mugnaio del'500, Turin, G.
Einaudi, 1976. Trad. de l’italien par Monique Aymard : Le fromage et les vers. L’univers
d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980
2
Ibid.
207

mythe indien des Veda, que le meunier ne pouvait pas connaître. Une
« coïncidence » qui pourrait constituer « une des preuves, fragmentaires et à
demi effacées, de l'existence d'une tradition cosmologique millénaire qui,
par-delà la différence des langages, a uni le mythe à la science »1.
Ce qui permet à Ginzburg de parvenir à ouvrir de semblables brèches
est l'option, dont il s'est expliqué dans sa préface, de parler d'un homme du
peuple et d'une culture populaire à partir de cet homme et de cette culture, et
non comme l'ont fait d'autres historiens dont il réfute ou critique les
méthodes, à partir de la culture dominante. Ginzburg pointe, entre autres, un
paradoxe dans « les études de M. Foucault, donc de celui qui a, avec le plus
d'autorité, dans son Histoire de la Folie, attiré l'attention sur les exclusions,
les interdictions, les limites à travers lesquelles s'est constituée
historiquement notre culture. Mais à bien y regarder, le paradoxe n'est
qu'apparent. Ce qui intéresse surtout Foucault, ce sont le geste et les critères
de l'exclusion : les exclus, un peu moins. »2
Par une enquête minutieuse sur la vie et les lectures du meunier, et sur
les interprétations qu'il en fait d'après ses réponses à l'inquisition, autant que
sur le contexte dans lequel elles se déroulent, Ginzburg établit son choix, à
la fois scientifique et politique, de rendre justice et voix à ceux qui dans
l'histoire sont privés de voix. Sa narration rigoureuse et vivante fait
apparaître à la fois un univers rural en partie occulté, faute d'écrits venant de
lui, et une personne singulière, porteuse d'interrogations spirituelles et
intellectuelles profondes et en même temps d'un positionnement politique
fort, manifesté par « une attitude libre et agressive, décidée à régler ses
comptes avec la culture des classes dominantes ».3

1
Carlo GINZBURG, Le fromage…, op.cit.
2
Ibid.
3
Ibid.
208

La méthode de Ginzburg s'avère ainsi capable de changer la


perspective, mais aussi éventuellement de la renverser. « ‟Vous croyez donc,
répliqua l'inquisiteur, que l'on ne peut pas savoir quelle est la bonne loi ?” Et
Menocchio : ‟Messire, je pense que chacun croit que sa propre foi est la
bonne, mais on ne sait pas quelle est la bonne” ». Et Ginzburg conclut :
« Qui représentait, ici, le parti de la haute culture ; qui le parti de la culture
populaire ? Il n'est pas facile de le dire. »1
En poussant la recherche d'indices par une historiographie qui plonge
dans les écrits qui ont pu être lus par Menocchio, dans les actes de son
procès et dans des documents relatifs au temps et à l'espace réduit étudiés,
dans les témoignages des villageois et dans l'exposition d'autres cas
d' « hérétiques » de l'époque et de la région, mais aussi dans une érudition
qui lui permet d'établir des correspondances avec Leonard de Vinci,
Montaigne ou les Védas, Ginzburg fait se révéler au fil de son récit, et de la
présentation de ses documents comme preuves et traces, un univers de plus
en plus riche et complexe là où on ne voit souvent qu'une sous-culture
paysanne peu différenciée. Et dans cet univers un homme qui prend vie
aussi, avec son caractère bien particulier. Bien particulier aux yeux du
lecteur qui est amené à le découvrir, et aussi aux yeux de ses contemporains.
« La position sociale des meuniers tendait à les isoler de la communauté
dans laquelle ils vivaient », rappelle l'auteur, mais « malgré leur singularité,
les affirmations de Menocchio ne devaient pas apparaître aux paysans de
Montereale étrangères à leur existence, à leurs croyances et à leurs
aspirations ».2
À partir de l'histoire d'un « simple » meunier, Ginzburg restitue ainsi
autant que possible d'une culture qui « a été détruite ». « Respecter ce qui
chez elle reste indéchiffrable et résiste à toute analyse ne signifie pas céder à
1
Carlo GINZBURG, Le fromage…, op.cit.
2
Ibid.
209

la fascination idiote de l'exotique et de l'incompréhensible. »1 Avec son


« aspiration à une rénovation radicale de la société », sa dénonciation de « la
corrosion interne de la religion », son appel à « la tolérance », l'humble
Menocchio « s'insère dans la ligne, ténue et sinueuse, mais très nette d'une
évolution qui arrive jusqu'à nous : c'est, nous pouvons le dire, un de nos
ancêtres. »2
Arriver de loin jusqu'à nous, n'est-ce pas le propre des poètes, qui sont
aussi prophètes ? N'est-ce pas le propre de la pro-phétie que de « parler en
avant » ? L'homme Menocchio comme le personnage Don Quichotte ne
sont-ils pas semblables à ces prophètes de la Bible, volontiers paraissant
fous – comme aussi les grands sages dans les traditions spirituelles
orientales – ou misérables, allant soudain ou de façon récurrente nus,
échevelés ou couverts de cendres parmi les hommes ? Puis les siècles
passent et peu à peu, le voile se déchire sur ce qu'ils furent, sur ce qu'ils
dirent. Que sont les siècles pour eux, sinon leurs alliés dans la guerre et dans
la paix ?

2. La persécution

Il y a eu un jour les exécuteurs de Van Gogh, comme il y a eu ceux de


Gérard de Nerval, de Baudelaire, d'Edgar Poe et de Lautréamont.
Ceux qui un jour ont dit :
Et maintenant, assez, Van Gogh, à la tombe, nous en avons assez de
ton génie, quant à l'infini, c’est pour nous, l'infini.
Car ce n'est pas à force de chercher l'infini que Van Gogh est mort,
qu’il s’est vu contraint d’étouffer de misère et d’asphyxie, c'est à force
de se le voir refuser par la tourbe de tous ceux (…) qui n’ont jamais
rien eu à voir avec la peinture ou avec la poésie.
(…) Moi, dans un cas pareil, je ne supporterai plus sans commettre un
crime de m’entendre dire : « Monsieur Artaud, vous délirez », comme

1
Carlo GINZBURG, Le fromage…, op.cit.
2
Ibid.
210

cela m’est si souvent arrivé.1

2.1. Melmoth the Wanderer, Moby Dick, Bartleby the Scrivener

Le roman de Maturin décrit une société imposant des conditions


d’existence pires encore que celles de La Caverne de Zamiatine ou de
1984 d’Orwell.2 D’autant que la société en question n’est pas une dystopie
littéraire mais une réalité, celle de l’église catholique, de ses couvents, de
son Inquisition. Cette machine à opprimer et à broyer l’être humain a fini
tout à la fois par affaiblir le catholicisme, avec une église de plus en plus
réduite à la façon de la peau de chagrin balzacienne, et par infecter tout le
corps social, où se retrouvent les méthodes de torture inquisitoriale non
seulement sous leurs formes dures, en temps et lieux de guerre (guerre
d’Algérie, guerre d’Irak…) mais aussi sous leurs formes adaptées à la
gestion des masses, surveillance et répression collectives associées à des
opérations de surveillance et répression, notamment par toutes sortes de
harcèlements, ciblant tels ou tels individus – la lutte contre le terrorisme
cautionnant les exactions commises dans le conflit de pensée, quand il
s’agit pour les pouvoirs de soumettre des individus qui n’obéissent pas aux
valeurs dominantes du faux, de la communication, du profit au service
d’intérêts politiques visant à perpétuer l’ordre inique établi, ou simplement
des relations humaines basées sur l’intersoumission.

Melmoth the Wanderer, titre du livre, pourrait bien qualifier le livre


lui-même, au moins autant que le personnage. Avec ses histoires

1
Antonin ARTAUD , Van Gogh le suicidé de la société, Paris, K éditeur, 1947. Paris,
Gallimard, coll. Quarto, 2004, p. 1461-1462
2
Charles Robert MATURIN, Melmoth the Wanderer, Edimbourg, Archibald Constable and
Company, 1820 ; Evgueni ZAMIATINE, Пещера (La Caverne), 1920 - une autre dystopie
du même auteur russe, Мы (Nous), écrite en 1920 et parue d’abord en anglais en 1924, a
inspiré à George ORWELL son roman 1984 (Nineteen Eighty-Four), paru en 1949 (voir
bibliographie)
211

enchâssées, la narration erre et cela, plus que le fait de camper un


personnage errant misérablement à travers les siècles sans pouvoir trouver
le repos suite à un pacte avec le diable, induit dans le lecteur un flux de
conscience tel que bien plus tard des auteurs comme James Joyce avec son
Ulysses essaieront de l’obtenir par l’écriture directe du flux de conscience
de leur personnage.1 Sauf que Melmoth the Wanderer fait naître un flux de
conscience beaucoup plus politique, métaphysique et agité, aussi agité que
l’océan déchaîné sur lequel le capitaine Achab de Melville s’acharne à
pourchasser Moby Dick.2 Les références bibliques sont aussi importantes
dans Moby Dick que dans Melmoth, et dans le personnage du très vieux juif
chez Maturin, sage condamné à vivre reclus par la persécution et
emblématique, comme Maturin le lui fait dire, de tous les persécutés, juifs,
chrétiens, musulmans ou autres, peut apparaître comme un miroir
prémonitoire de cette baleine blanche poursuivie par toutes les mers.
Tandis que le jeune Espagnol qui lui fait face (et se compare explicitement
à Jonas), inlassablement persécuté par les prêtres, les moines, les jésuites,
les inquisiteurs, avec l’assentiment passif ou actif de la société et de ses
parents, fait effet de préfiguration du Bartleby de Melville, dans son refus
absolu, son refus opiniâtre, et grandissant en même temps que l’oppression
qui lui est opposée, d’accepter ce que dès le début il contesta. 3 Ainsi se
rejoignent les textes de Melmoth the Wanderer et de Bartleby, the
Scrivener, l’Errant et le Scribe, qu’Ismaël le voyageur témoin de la folie
d’Achab et du monde, fil d’or dans le labyrinthe des textes et des mondes,
assume.

1
James JOYCE, Ulysses, Paris, Shakespeare and Company, éd. par Sylvia Beach, 1922
2
Herman MELVILLE, Moby-Dick ; or, The Whale, New York, Harper & Brothers, 1851
3
Herman MELVILLE, Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall Street, New York,
Putnam’s Magazine, 1853
212

2.2. La pensée persécutée : l’exemple de Camille Claudel


Au moment de son internement, en 1913, Camille Claudel évoquait
dans sa correspondance « un art vraiment nouveau que j’avais découvert, un
art qui n’a jamais été connu sur la terre »1 . Mais ce qu’elle a découvert, les
hommes ne l’ont pas encore compris. Sans doute sa vie a-t-elle éclipsé son
œuvre dans le regard du public. L’histoire avec Rodin, qui n’est après tout
qu’un classique vaudeville petit-bourgeois (le mari, la femme au foyer
trompée, la jeune maîtresse mal assumée). Les difficultés de l’artiste en tant
que génie femme – là encore, malheureusement, un classique. Et la figure de
l’artiste maudit – un classique aussi. Aujourd’hui encore et plus que jamais,
règne l’esprit « pour Sainte-Beuve », qui ne sait voir que ce qui se voit, le
social, le psychologique, l’humain borné par l’humain.

Ce qui préoccupait Camille Claudel, c’était bien moins « La Fouine »,


comme elle avait surnommé Rodin qui avait ses façons cachées de continuer
à être obsédé par elle, et même moins le poids que faisaient peser la société
et le milieu de l’art sur sa singularité dérangeante, que son art. Si elle cessa
de créer pendant les trente années où elle fut très iniquement enfermée par
sa mère et son frère, c’est parce qu’elle refusait l’enfermement. Dans ces
conditions, comme Rimbaud a préféré cessé d’écrire dans cette société
aliénante, elle a choisi de cesser de sculpter. Il s’agit là de résistance.

Alors que le temps était à l’industrialisation de l’art (à laquelle Rodin


se consacrait) mis au service des commandes publiques, Camille Claudel
s’engageait dans une tout autre voie. Plutôt que de faire impression par la
quantité de la matière et le monumentalisme (et nous en sommes toujours à
cette facilité en 2015), Camille Claudel s’engage dans la voie du petit, du
coloré, de l’artisanal. Elle n’est pas dans la monstration, elle ne cherche pas

1
citée par Aline MAGNIEN in Camille Claudel, Paris, Musée Rodin/Fundacion
Mapfre/Gallimard, 2008, p. 58
213

à être une vedette, ni à se vendre à prix d’or. Camille Claudel passe par le
chas de l’aiguille. Comme dans sa sculpture Profonde pensée, elle pense
agenouillée devant le trou de l’âtre.1 Elle est, comme Rimbaud, un voleur,
une voleuse de feu. Sa façon de sculpter est une façon de philosopher. Ses
sculptures sont des écritures. En quelque sorte, elle pressent la physique du
très-petit, qui est une physique du passage. Sa matière n’est pas inanimée,
elle vit secrètement, comme les atomes ondulent. Tout en passant, elle
demeure, à la fois feu et foyer. Ses corps ne sont pas réalistes, ils ne sont pas
des signes non plus, ils sont des idées, des phrases, des textes entiers. De la
pensée pure.

Camille Claudel a été enfermée : objectivement, c’est une persécution.


Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait développé un sentiment de persécution.
C’est même une saine réaction mentale, même si elle peut conduire à des
accès délirants qui ne sont qu’une exagération de la réponse, comme le
meurtre de l’agresseur peut être une exagération de la défense. Il n’est pas
étonnant non plus qu’elle ait attribué cette persécution à Rodin, quand on
sait – des biographes le disent – que ce dernier a manœuvré pour faire
annuler la commande en fonte de l’un des plus grands chefs d’œuvre de
Camille Claudel, L’Âge mûr – parce qu’il lui semblait se reconnaître dans
cette évocation du vieil homme qui se laisse guider par la mort, alors que la
jeunesse l’appelle tout en renonçant déjà à le retenir. 2 Les artistes de ce
temps ne pouvaient vivre que de telles commandes, et Camille Claudel, bien
que reconnue par la critique comme l’une des plus grands, ne put jamais
bénéficier de telles commandes. Pourquoi ? Il y avait de quoi être pour le
moins soupçonneux, même si Rodin, non sans duplicité, donnait le change

1
Camille CLAUDEL, Profonde pensée, 1900, sculpture marbre taille directe, Musée
Sainte-Croix, Poitiers
2
Camille CLAUDEL, L’Âge mûr, 1898-1913, un plâtre et deux bronzes, Musée d’Orsay et
Musée Rodin, Paris
214

en montrant quelques minces efforts pour faire valoir son ancienne élève –
rapidement devenue elle-même maître mais dont il continua à exploiter le
travail pendant des années. Camille Claudel sculptait depuis l’enfance,
d’elle-même, et il lui fut demandé si elle avait pris des cours chez Rodin
bien avant qu’elle ne connût le nom de ce dernier. D’elle-même, elle avait
développé une technique proche de celle de cet aîné, et elle en pâtit d’autant
plus que le sexisme délirant de l’époque ne pouvait imaginer qu’une femme
fût créatrice – seulement imitatrice. Plus tard son style se différencia
totalement de l’académisme qu’incarnait Rodin pour la nouvelle génération
dont elle était. Et c’est Rodin qui chercha chez elle l’inspiration. Elle dit
qu’il fit subtiliser beaucoup de ses croquis. En tout cas ils n’ont jamais été
retrouvés. Après avoir quitté Rodin, elle eut une période d’activité créatrice
encore plus intense et plus féconde, comme si libérée de ce poids elle
pouvait donner sa pleine mesure. Rodin continua à sculpter son visage : il
continuait à être obsédé par elle, ce qui est tout à fait logique pour un
homme vieillissant qui vient de renoncer aux « joies de la vie » comme on
disait pudiquement à l’époque, et il n’est pas impossible que cette obsession
l’ait entraîné à commettre des abus. Au début de leur relation, c’est
d’ailleurs lui qui prit l’initiative. Elle se tint un bon moment en retrait,
comme il est naturel pour une jeune femme face à un homme qui pourrait
être son père, puis elle succomba aux sirènes de l’amour, comme il n’est pas
inhabituel face à un homme forcément plus expérimenté. La passion fut
violente mais une fois achevée elle s’en remit plus vite que lui, comme il est
naturel aussi : contrairement à lui, elle avait encore la vie devant elle.

Or il se produisit que son existence fut entravée par le manque de


soutien habituellement apporté aux autres artistes, notamment via les
commandes. Elle se sentit poursuivie, espionnée et plagiée par Rodin et ses
amis – nous ne savons pas si ce sentiment était fondé ou non sur des faits
215

mais nous apprenons à mieux prendre en compte la parole des victimes,


nous savons qu’il y a une réalité des persécutions subies par des femmes ou
des hommes de la part de « supérieurs hiérarchiques » en tous genres,
faisant bonne figure en société et assouvissant leurs passions mauvaises
dans l’ombre, assurés de leur impunité par leur position sociale. Il est
intéressant de noter que le 8 avril 1913, un mois après le début de son
internement, un médecin note : « D’après la sœur, Mlle Claudel aurait été
réellement la maîtresse de Rodin alors qu’elle avait vingt ans. » Jusque là, il
pensait que Camille affabulait, et même après la révélation de sa sœur, il eut
une vision fort réduite des faits. En réalité, les médecins ne surent pas ce qui
s’était réellement passé et sur quoi pouvait se fonder le sentiment de
persécution éprouvé par Camille Claudel. Comme chaque fois qu’un notable
est impliqué dans une affaire crapuleuse, l’opinion prend aussitôt le parti du
notable, personne ne veut admettre qu’il peut mentir ou dissimuler. Reste
que Camille Claudel a été enfermée pour le restant de ses jours, soit pendant
trente ans, avec les handicapés mentaux, et qu’il s’agit pour le coup d’une
terrible et bien avérée persécution, dont nous connaissons les responsables
immédiats, son frère et sa mère, sa famille, et dont nous savons que nul n’est
sérieusement intervenu pour mettre fin à ce scandale. On me reproche
d’avoir vécu seule, disait Camille Claudel. Et en effet c’était bien cela : une
femme n’avait pas le droit d’être libre – plus libre que beaucoup d’hommes
dans la mesure où elle ne s’abaissait pas aux compromis nécessaires pour
être bien en vue – et géniale.

Ainsi le livre de Reine-Marie Paris sur sa petite-nièce Camille


Claudel1 fait preuve d’une mécompréhension et une incompréhension totales
de l’œuvre de l’artiste, et même d’une masse de haine jalouse envers elle –
quoiqu’elle ait fait fortune, et de façon douteuse (elle a été accusée de

1
Reine-Marie PARIS, Camille Claudel, éditions Gallimard, coll. Livre d’Art, 1984
216

contrefaçon) sur le dos de cette grand-tante qu’elle bafoue. Dans toutes ses
interviews, la petite-nièce déclare à la presse que dans sa famille on ne
parlait jamais de Camille Claudel, qu’elle était un sujet tabou, que la folie
était un sujet tabou.1 La folie, vraiment ? Ou le fait d’avoir fait enfermer une
femme pendant trente ans, alors même que les médecins préconisèrent à
plusieurs reprises sa libération, parce qu’elle jetait la honte sur une famille
bourgeoise, avec sa vie libre ? Le livre de la petite-nièce prend la suite et le
parti de la mère haineuse de Camille, qui fait irrésistiblement penser aux
vers de Baudelaire :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,


Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
– « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation ! »2

Dans ces pages hypocritement à charge contre la sculptrice de génie,


décrite comme « hommasse » (avec photo désavantageuse à l’appui en
ouverture du livre et La folle de Géricault en illustration), la bien-comme-il-
faut Paris justifie l’internement de l’artiste, insiste et s’en félicite, citant un
dossier médical partiel et partial – où ne figure pas notamment la note du
médecin qui n’avait même pas été informé que « Mlle Claudel » avait
« réellement » eu une relation avec « M. Rodin », et croyait donc qu’elle
affabulait, qu’elle était folle. Oui, il fallait occulter ce scandale, et on voit
1
Citons par exemple l’évocation du « tabou qui continue d'entourer la grand-tante artiste,
dévergondée, folle, enterrée dans une fosse commune » in « Camille Claudel, le procès sans
fin », Le Point,17 décembre 2014 ; lepoint.fr
2
Charles BAUDELAIRE, « Bénédiction », Les Fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis et
Debroise, 1857, p. 11 ; wikisource.org
217

que ce n’est pas fini.

La passion du mensonge, de la déformation de la vérité, est un mal


souvent délibéré, mais peut-être plus souvent encore inconscient, d’où sa
banalité. Dans l’intelligente biographie de Marie Curie par sa fille Ève, se
trouve cette remarque suivant l’attribution de leur prix Nobel :

Nous touchons ici à l’une des causes essentielles de l’agitation de


Pierre et de Marie. La France est le pays où leur valeur a été reconnue
en dernier lieu, et il n’a pas fallu moins que la médaille Davy et le prix
Nobel pour que l’Université de Paris accordât enfin une chaire de
physique à Pierre Curie. Les deux savants en éprouvent de la tristesse.
Les récompenses venues de l’étranger soulignent les conditions
désolantes dans lesquelles ils ont mené à bien leur découverte,
conditions qui ne semblent pas près de changer.
Pierre songe aux postes qui lui ont été refusés depuis quatre ans, et il
se fait un point d’honneur de rendre hommage à la seule institution qui
ait encouragé et soutenu ses efforts, dans la pauvre mesure de ses
moyens : l’École de Physique et de Chimie.1

Suit un extrait d’une conférence prononcée par Pierre Curie à la


Sorbonne, au cours de laquelle il rend un hommage appuyé au directeur de
l’école, Schutzenberger, « un homme de science éminent » :

Je me rappelle avec reconnaissance qu’il m’a procuré des moyens de


travail, alors que j’étais seulement préparateur ; plus tard, il a permis à
Mme Curie de venir travailler près de moi, et cette autorisation, à
l’époque où elle a été donnée, était une innovation peu ordinaire. 2

Pourquoi donc a-t-il fallu que l’industrie théâtrale, puis


cinématographique, ridiculise avec Les palmes de M. Schutz cet homme qui
fut le soutien honnête, précieux et courageux des Curie ? Par facilité, bien
sûr. Et pour abêtir le sujet en se groupant avec ceux que le « Poëte » – le
diseur de Vérité – épouvante.

1
Ève CURIE, Madame Curie, op.cit., p. 304
2
Ibid., p. 305-306
218

2.3. L’existence persécutrice : l’exemple de Simone de Beauvoir et


Jean-Paul Sartre

J’étais entrée dans un monde de relations complexes qui entraînaient


des imbroglios lamentables, des calculs minables, de constants
mensonges entre lesquels ils veillaient attentivement à ne pas
s’embrouiller. J’ai découvert que Simone de Beauvoir puisait dans ses
classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant
de la refiler, ou faut-il le dire plus grossièrement, de la rabattre sur
Sartre.(…) Leur perversité était soigneusement cachée sous les dehors
bonasses de Sartre et les apparences de sérieux et d’austérité du
Castor. En fait, ils rejouaient avec vulgarité le modèle littéraire des
Liaisons dangereuses.1

Bianca Lamblin ajoute que Simone de Beauvoir « s’était arrangée


pour que Deirdre Beir [sa biographe] n’entre pas en contact avec moi, de
façon à demeurer la seule source d’information sur notre histoire
commune. »2
Simone de Beauvoir fut exclue de l’Éducation nationale en 1943
après une plainte pour détournement de mineure portée par la mère de l’une
de ses victimes, qui estimait aussi que Beauvoir servait de rabatteuse pour
Sartre. (Après quoi Sartre, qui récupéra pour lui-même le poste d’un
professeur qui avait refusé de signer pour garantir qu’il n’était pas juif,
trouva à Beauvoir un emploi de chroniqueuse à Radio Vichy, où elle causa
de music-hall à côté de programmes comme La milice vous parle). Il est
reconnu, d’après ce qu’elle-même et d’autres en témoignent, que Beauvoir
s’est soumise aux conditions de Sartre quant à leur vie de couple – et
qu’intellectuellement, elle s’est soumise aussi à ses idées, le suivant
docilement au cours des années. Cette femme et romancière froide, qui
n’aimait pas les enfants, qui n’aimait pas les animaux, qui ne touchait pas au
produits laitiers, qui croyait à une séparation radicale entre l’humain et le
naturel, a développé dans Le Deuxième sexe une vision d’épouvante du
1
Bianca LAMBLIN, Mémoires d’une jeune fille dérangée, Paris, Balland, 1993, p. 11
2
Ibid., p. 15
219

corps féminin, de la grossesse, de l’enfantement, de la maternité. À propos


de la grossesse et de l’accouchement s’enchaînent sous sa plume sans grâce
les « problèmes », l’ « angoissant », le « singulièrement effrayant », les
« terreurs », la « maudite », la « mutilation », l’ « impotence », la femme
« jouet de forces obscures… ballottée, violentée », le « martyre », l’
« instrument souffrant, torturé »… Tandis que celles qui aiment la maternité
sont qualifiées de « pondeuses » qui « cherchent avidement la possibilité
d’aliéner leur liberté » de femme « aliénée dans son corps et dans sa dignité
sociale »… Selon elle « dans le sein maternel, l’enfant est injustifié », il est
« un polype né de sa chair et étranger à sa chair » qui « va s’engraisser en
elle », elle qui est « la proie de l’espèce », comparée aux « autres femelles
mammifères » et autres « femelles domestiques », « déformée, enlaidie » par
la grossesse. Bref, « celles qui traversent le plus facilement l’épreuve de la
grossesse, ce sont d’une part les matrones totalement vouées à leur fonction
de pondeuse, d’autre part les femmes viriles qui ne se fascinent pas sur les
aventures de leur corps. »1
C’est ainsi que la volonté de libérer les femmes se change sous nos
yeux en manifestation d’une peur panique puritaine du corps des femmes,
une gynophobie que les mâles religieux de toutes les religions réunies ne
sauraient dépasser. Toujours selon Beauvoir, une fois l’enfant né la femme
« est stupéfaite de l’indifférence avec laquelle elle l’accueille » et une fois
sorties de l’hôpital beaucoup « commencent à le regarder comme un
fardeau ». Autant dire que « l’allaitement ne leur apporte aucune joie, au
contraire, elles redoutent d’abîmer leur poitrine ; c’est avec rancune qu’elles
sentent leurs seins crevassés, leurs glandes douloureuses ; la bouche de
l’enfant les blesse ; il leur semble qu’il aspire leurs forces, leur vie, leur
bonheur. Il leur inflige une dure servitude et il ne fait plus partie d’elles : il
1
Simone de BEAUVOIR, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1949 ; Paris,
Gallimard, coll. Folio Essais, t.2, n°38, 2003, p. 345 sq
220

apparaît comme un tyran ; elles regardent avec hostilité ce petit individu


étranger qui menace leur chair, leur liberté, leur moi tout entier. » Il y en a
encore des pages, jusqu’à la « haine déclarée » et les « mauvais
traitements » pour les pires cas – mais selon elle les mères ordinaires sont
incestueuses, sadiques, dominatrices…1 Certes de telles mères existent, mais
Beauvoir s’aveugle en ne faisant pas le lien entre le dégoût du corps féminin
qu’elle exhibe elle-même et ses conséquences sur la maternité. C’est ainsi
qu’une intellectuelle pour le moins gravement névrosée a engagé pour des
décennies le féminisme dans une voie d’épouvante qui continue à montrer sa
nuisance aujourd’hui. À parler de ce qu’elle ne connaissait pas, Beauvoir a,
comme les prêtres sur la sexualité, engagé celles et ceux qui la suivent dans
l’erreur absolue, d’autant plus dramatique qu’elle concerne le rapport à
l’enfant.
Son féminisme, seul domaine de pensée qui lui fut propre (et non un
suivisme de Sartre) exprime et véhicule en vérité une haine et un mépris des
femmes qui s’illustre également dans son existence, semée des multiples
viols mentaux imposés à des jeunes filles et jeunes femmes dont elle fit des
jouets sexuels pour elle et pour Sartre – tout en niant toujours sa bisexualité.
Tant d’aliénation pour une chantre de la libération des femmes répugne
d’autant plus que l’imposture demeure assez rarement admise.
Michel Onfray y revient :
La publication des lettres en 1990 montre l’envers du décor : une
Simone de Beauvoir méchante, envieuse, manipulatrice, calculatrice,
intrigante, mesquine, hypocrite, menteuse. (…) À la rentrée scolaire
1937, Bianca Lamblin a seize ans ; Beauvoir vingt-neuf ; Sartre,
trente-deux. Beauvoir porte de fausses nattes et de petits cols blancs
qui, dans la chambre, se révèlent des plastrons postiches. Elle fait
cours pour les meilleures élèves et montre un mépris cinglant pour les
autres. (…) Beauvoir entretient des relations sexuelles avec sa jeune
élève, puis elle l’envoie dans les bras de Sartre (…) la jeune fille a
dix-sept ans, Sartre trente-trois. (…) Sartre conduit sa jeune victime

1
Simone de BEAUVOIR, Le Deuxième sexe, op.cit., p. 360 sq
221

dans un hôtel où il lui dit : « La femme de chambre de l’hôtel va être


bien étonnée, car hier j’ai déjà pris la virginité d’une jeune fille. » (…)
Lorsque Sartre rompt avec Bianca, qui est juive, nous sommes en
1940, dans la France de Vichy qui, nul ne l’ignore, déporte les juifs
dans les camps de la mort. Beauvoir écrit de la jeune victime qu’elle
« hésite entre le camp de concentration et le suicide (…) Je me suis
réjouie de votre rupture. » (…) Bianca Lamblin découvre, lors de la
parution de la correspondance, que Beauvoir recourt aux poncifs
antisémites pour parler d’elle. (…) Ce couple prétendument libre fut
un assemblage machiste d’un Sartre douloureusement subi par Simone
de Beauvoir. »1

Quant à Shlomo Sand, il raconte que, après que Bianca, née


Bienenfeld, avait été obligée de se réfugier en « zone libre » pour se cacher
dans le Vercors,

les deux mandarins ne prêtèrent aucune attention à leur ex-petite


amante pendant les quatre années d’Occupation : pas le moindre
message, le moindre télégramme, le moindre appel téléphonique ne
parvint à celle qui avait dû s’enfuir, à cause de son origine. Lorsque le
couple s’est rendu en vacances dans le sud, pendant des congés
scolaires, il n’a pas cherché non plus à s’enquérir de sa situation. Les
discussions ardentes dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, sur
l’authenticité et l’existentialisme, ne leur ont pas laissé le temps de
manifester de l’intérêt pour le danger existentiel vécu par l’amante
abandonnée et persécutée, et dont le grand-père et la tante ont été
assassinés dans les camps. (…) Le fait que l’intellectuelle qui avait
signé un texte attestant qu’elle était « aryenne » ait agi de façon si
désinvolte et inhumaine envers son ancienne amante qui,
contrairement à elle, ne pouvait pas se déclarer de race pure, fit
définitivement voler en éclats le reliquat d’estime intellectuelle et
morale que j’avais longtemps conservé pour mes héros parisiens. 2

Bernard-Henri Lévy, lui, prenant le parti du couple germanopratin,


écrit dans son Siècle de Sartre : « Sartre baise avec Bianca mais c’est avec le
Castor qu’il jouit. » (Il veut parler de leurs échanges épistolaires). Puis,
racontant qu’un jour leur jeune amante leur annonce à tous deux qu’elle est

1
Michel ONFRAY, Les consciences réfractaires. Contre-histoire de la philosophie, t. 9,
Paris, Grasset, 2013, chap.7
2
Shlomo SAND, La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, Paris, La
Découverte, 2016, chap. « Autoportrait de mandarins »
222

enceinte, il commente l’épisode ainsi : « c’est, pour l’un comme pour


l’autre, la chose la plus répugnante, et, sans doute aussi, la plus comique qui
puisse arriver à un corps de femme.»1 Hommes ou femmes, les imposteurs,
manipulateurs pleins de leur sentiment de supériorité, s’entendent. Ce qui
les anime n’est ni la défense des femmes ni celle des opprimés de toute
sorte, mais celle de leur propre classe et de ses privilèges. De leur ego. C’est
toujours vrai, cela se passe tous les jours, partout.

3. L’effroi des espaces infinis : Blaise Pascal et Martin Heidegger

Blaise Pascal, comme après l’ivresse, reste malade de la fête de l'esprit


que furent la Renaissance et le siècle précédant le sien. Les univers
physiques et métaphysiques ont perdu leurs frontières rassurantes. Notre
homme a le mal de mer comme un terrien inexpérimenté embarqué malgré
lui à bord d'une caravelle partie vers l'inconnu. Depuis Copernic, l'homme et
la Terre ont perdu leur statut de centre du monde. Depuis Luther et Calvin,
l'Église a aussi perdu sa centralité et même à l'intérieur du catholicisme la
foi hésite, notamment avec la scission du jansénisme dont Pascal lui-même
est proche (et il en vient à conseiller de parier). La science qu'il pratique
contribue à remettre en question les certitudes anciennes, déjà mises à mal
sur le plan humain par les introspections de Montaigne et sa pratique du
doute. Sur le plan politique, la monarchie est menacée par différents groupes
de pression, parlements provinciaux et parisiens, protestants, Grands qui
contestent son désir de centralisation et de souveraineté sans partage. Cette
instabilité générale sera endiguée par le Roi-Soleil, mais un symbole ne
suffit pas à faire le beau temps (malhonnête, il provoque même souvent

1
Bernard-Henri LÉVY, Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, chap.1
223

l'inverse) et le malaise de Pascal perdurera jusqu'à la nausée de Sartre, le


délire de Lacan, le désespoir de Debord et au-delà.
« Abîmé dans l'infinie immensité des espaces que j'ignore et qui
m'ignorent, je m'effraie... » Tout Pascal est là, et il est toujours là. Le
centralisme politique qui accompagne le développement du capitalisme ne
suffit pas à conjurer l'angoisse de l'homme face à son décentrement dans
l'univers. Cet effroi entré dans son cœur avec la Renaissance n'en est
toujours pas sorti. Les découvertes d'Einstein et de la physique quantique
l'ont même aggravé : depuis elles, l'instabilité s'ajoute à l'incertitude.
Beaucoup essaient d'y échapper en s'accrochant à des systèmes politiques,
spirituels, intellectuels, anciens, placés comme des tentures noires entre eux
et l'abîme tant redouté du réel. Les temps médiévaux hantés par l'idée de fin
du monde portaient moins d'épouvante secrète que les temps modernes face
au « silence éternel de ces espaces infinis » qui persuade Pascal que
l'homme ne peut trouver « que misère et mort ».1
« Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos »2
Un peu avant dans le même texte, Heidegger a établi une identité entre
bâtir, habiter et être, liés selon lui par une même racine à travers les verbes
buan, habiter, bauen, bâtir, et les formes ich bin, du bist et bis (sois). « Être
homme veut dire : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire : habiter. »3
Heidegger a commenté la parole de Hölderlin « l'homme habite en poète »,
mais sa conception profonde de l'être homme c'est : habiter la terre en
mortel. L'auteur de « La limitation de l'être » (Introduction à la
métaphysique), le penseur de l' « être-pour-la-mort » qui jugea son époque

1
Blaise PASCAL, Pensées, op.cit., « Misère » n° 102, n° 233 p. 256 et n° 20 p.160
2
Martin HEIDEGGER, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Günther Neske, 1954.
Trad. d’André Préau, préf. de Jean Beaufret : « Bâtir habiter penser », in Essais et
conférences, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 1958 ; rééd. coll. Tel, 1980
3
Ibid., p. 173
224

« déracinée, décadente, enjuivée »1 ne fut pas antisémite par simple


adéquation à son temps. Le fondement même de sa pensée est antisémite
dans le sens où il conçoit l'être dans l'enracinement alors que l'être selon la
Torah est, tel Moïse allant au buisson ardent, l'être qui franchit les limites
territoriales comme les limites de l'homme.
La hantise de Heidegger, c'est le nomadisme, et son idole, la terre. Or
les nationalismes quels qu'ils soient, y compris le sionisme, les
impérialismes quels qu'ils soient, y compris islamistes, et les racismes, y
compris et d'abord l'antisémitisme et sa variante l'islamophobie, tiennent de
la même hantise morbide de contrôle. Et l'influence du philosophe allemand
est forte chez les intellectuels de ces divers courants, tant en Orient qu'en
Occident. D'où l'importance actuelle de décrypter sa nocivité. Car son
idéologie imprègne une grande part de la pensée actuelle, la plupart diffusée
dans les esprits de façon inconsciente et indirecte, donc d'autant plus
dangereuse.
Le nomade échappe à l'ordre bourgeois, il n'est pas assis, il a très peu
de biens, il est en mouvement, il est insaisissable. Ce n'est pas pour rien que
Hachem (« Nom » en hébreu) a été inventé (découvert) par les Hébreux, un
peuple nomade. Ce n'est pas pour rien que Jésus marchait tout le temps. Ce
n'est pas pour rien qu'Elle/Il (« le Matriciel », selon la traduction par André
Chouraqui du « Miséricordieux » coranique) a trouvé son dernier prophète
en Mohammed, parmi les tribus nomades du désert. Dieu, que la Torah
refuse justement de nommer, et auquel l'islam reconnaît au moins 99 noms,
ce qui est une autre façon de ne pas lui en fixer un, Elle/Lui que nous
pouvons en ce sens appeler plutôt le Vivant – et tout le monde comprend ce
qu'est le vivant, même les athées - se trouve dans les traces de pas, les
écritures qui vont et viennent ; non dans les tours de Babel, les habitations-
1
Guillaume PAYEN, « Racines et combat chez Martin Heidegger », in O. Lazzarotti et P-J
Olagnier, L'identité, entre ineffable et effroyable, Paris, Armand Colin, 2011, p. 210-222
225

constructions pour « rester enclos », qu'elles soient de matière ou de pensée.


Quel énorme réseau de parole a dû tisser Heidegger pour essayer d'y prendre
le vivant, de le neutraliser. Aussi énorme que sa peur, et celle de ses
suiveurs. Il n'y a là rien à récolter, sinon la mort.
La philosophie de Heidegger crée les nationalismes à partir de cette
même idéologie de la terre et d'un peuple associé à une terre. Idéologie
morbide : seuls les morts appartiennent à la terre où ils finissent. Les morts
de leur vivant aiment bien se bercer de mots, être « le là », le là être...
comptine pour endormir les hommes restés dans leur le là, leur ça. La
pensée de Heidegger est antisémite au sens précisément de anti-sémite, à
l'opposé de l'esprit sémitique, de l'esprit du déplacement permanent, à
l'œuvre au cœur-même des langues sémites - arabe autant qu'hébreu.
Heidegger a cherché sa pensée dans le grec et dans l'allemand. Or ces
langues constituent trois mondes clairement à part. D'un côté le monde des
langues sémitiques (hébreu, araméen, arabe...), de l'autre le monde grec, de
l'autre encore la structure latine. Il n'est pas impossible de penser en
allemand ou en latin sans être anti-sémite, mais cela implique de sortir de sa
langue. En fait Heidegger a peu emprunté de sa pensée à la langue grecque,
sinon un idéalisme qu'il a voulu ramener à tout prix dans le giron de
l'allemand, alors que ces deux langues, et donc la structure de pensée
qu'elles portent, sont très différentes. Heidegger hanté par la peur de la
bâtardise raciale et culturelle a pourtant lui-même abâtardi sa pensée dans
cette confusion illusoire, cette volonté cachant une honte secrète, un
sentiment d'infériorité non assumé, de justifier l'allemand par le grec. Quête
d'origine qui a pourtant donné quelques résultats intéressants, pourvu qu'on
n'oublie pas de retirer ces pépites du fossé boueux dans lequel ce terrien les
a jetées et où elles ne peuvent pousser. La philosophie de Martin Heidegger
est massivement néfaste et dangereuse, d'autant plus qu'elle est séductrice et
226

flatteuse, fonctionnant comme un miroir aux alouettes, donnant à son lecteur


le sentiment de sa propre supériorité, de sa propre intelligence ; cela de
façon aussi illusoire que le fait de refléter l'allemand par le grec.
« La rose est sans pourquoi », dit Angelus Silesius.1 La rose est « sans
pourquoi » parce qu'elle est tout être. Le pourquoi appartient à l'existence,
pas à l'être. « Hier ist kein warum », dit le tortionnaire à Primo Levi à
Auschwitz.2 « Ici pas de pourquoi ». Il s'agit d'une inversion. D'une
inversion de la vérité. Ce qui est vrai, c'est que tout Auschwitz est pourquoi.
Est calcul, fabrication pour quelque chose, pour-quoi. Fabrication
existentielle devant laquelle l'homme est écrasé par le pourquoi qu'il ne peut
que poser. La vérité est : ici pas de « sans pourquoi ». Donc : pas de rose.
Auschwitz appartient à la pensée heideggerienne d'un pour-quoi défini
comme « pour-la-mort », de l'homme pour-la-mort. C'est pourquoi, écrit
Primo Levi : « Si c'est un homme ». Et c'est une question, sans point
d'interrogation.
Heidegger est-il heideggerien ? Oui, son nazisme l'a prouvé. Nietzsche
est-il nietzschéen ? Non. Nietzsche est lui-même. Nietzsche n'a pas besoin
de maîtres. Pas même de lui-même comme maître. Seuls sont nietzschéens,
ou autres -ens (platoniciens, chrétiens, hégéliens, heideggeriens, rimbaldiens
etc) ou -istes (idéalistes, marxistes, féministes etc), ceux qui ne se sentent
pas assez solides pour marcher sans béquilles. Ceux qui pallient par des -ens
ou par des -istes leur manque d'être. Après tout, c'est peut-être ce qui a fini
par arriver à Nietzsche. Il est devenu nietzschéen, donc fou – ou bien sa
folie a été son moyen d'échapper à la menace de devenir nietzschéen, donc
encore plus mort que fou. L'idolâtrie, qui est toujours au bout du compte
idolâtrie de soi, détruit. Les idoles existent, mais leur existence n'est pas

1
ANGELUS SILESIUS, Cherubinischer…, op.cit., ibid.
2
Primo LEVI, Se questo è un uomo, Turin, De Silva, Biblioteca Leone Ginzburg,1947.
Traduit de l’italien par Martine Schruoffenege : Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987
227

fondée sur l'être. Les idoles existent dans la fixité et la corruption


permanente, la défaite, l'écrasement par le temps. L'être est vivant, mouvant.
Nietzsche est vivant, mais seulement pour les vivants.
Les heideggeriens ont tendance à faire de leur maître leur messie. Sa
parole est pour eux parole d’évangile. Son annonce est inverse à celle des
messagers du Vivant. Ils annoncent un homme créé pour la vie éternelle,
c'est-à-dire du moins la vie en grâce et en plénitude, il annonce un homme
comme « être-pour-la-mort ». Ils peuvent se sacrifier pour leurs prochains, il
ne se sacrifie pas, accepte de prendre la place des sacrifiés par le régime
inique, légitime intellectuellement l’envoi à la mort des hommes, puisqu'ils
sont êtres-pour-la-mort. Ses disciples sont spirituellement des esclaves de la
mort, des serviteurs souvent involontaires, dans leur servitude volontaire, de
la mort. Ils nuisent mais leur nuisance n’est pas éternelle car ils mourront,
leur croyance s’accomplira pour eux.
La passion de Heidegger (en cela non détaché d'un catholicisme du
Christ cloué), c'est le fixe. L'être du sémite, c'est le passage. Le déplacement
permanent. L'utopie comme art de ne pas rester dans la place. De n'être pas
assis, mais en dé-placement. En mouvement, même immobile. De ne
s'installer que pour partir. D'être insaisissable, c'est-à-dire bien plus éternel
qu'en étant là. Être d'ailleurs, aller ailleurs et par ailleurs. C'est-à-dire, dans
l'être même du vivant.
La succession des générations est l'instrument de l'homme pour
réaliser ce qu'il a dans la tête : ce fut, parallèlement et conformément à
l'industrialisation capitaliste, un développement effroyable en effet de la
misère et de la mort. Au dix-neuvième siècle un poète, Edgar Poe, comprend
avant les scientifiques pourquoi la nuit est noire, malgré une infinité
d'étoiles. Au siècle suivant un artiste, Alain Resnais, constate l'inflation de
l'horreur : il l'appelle Nuit et brouillard. Est perçu comme fascisme
228

aujourd'hui ce qui n'a pas dépassé le passé auquel le fascisme appartient,


cette maison mentale régie par l'achèvement de l'effroi pascalien, parvenu au
point où seule une envie de frontières, de règles, d'exclusions, et d'une
terreur pour les faire tenir, paraît pouvoir rassurer contre « l'infinie
immensité des espaces » mentaux et des possibilités de l'humain.
C'est de cet aveuglement volontaire, de cette confusion qui s'ignore, de
cette nuit et de ce brouillard qui enveloppent le monde comme une couche
de pollution, que se relèvent les femmes et les hommes des mouvements
d’occupation des places publiques qui, du Caire à Paris en passant par
Madrid ou New York, accompagnent les tentatives de renouvellement de la
vie. Il s’agit de briser et réinventer la notion d'espace public, de passer les
murailles que, par peur des étoiles, les hommes ont élevées entre elles et
eux, de le rendre autrement convivial et habitable.

4. Espace public, espace d’errance : Patrick Modiano

Socrate philosophait en marchant, guidant pas à pas ses disciples sur le


chemin de la pensée. Sa parole n’était pas séparée de son être. Si, comme le
dit Foucault, les mots ont été coupés de leur « être brut » après la
Renaissance, il incombe aux poètes d’en révéler les effets, notamment
l’errance dans la désespérance. Tel une ombre de Kafka, Patrick Modiano
déambule dans des villes-dédales ; tel une ombre de Gombrowicz, il est
hanté par la jeunesse perdue ; tel une ombre de Robin, une ombre de Camus,
il erre, étranger à la société et à lui-même ; tel une ombre de Joyce, une
ombre de Beckett, il brouille les cartes du temps. Son œuvre est une
culpabilité, il cherche le non-lieu. Se tient dans le nulle part, où tout le
monde passe mais où personne ne se tient. Emmène le lecteur à sa perte, lui
faisant prendre des chemins impossibles, le lançant sur des poursuites sans
229

issue. Il est un semeur de rêves et de cauchemars par qui l’on tient en éveil.
Ses parcours dans l’espace et le temps font basculer la réalité
quotidienne ; enchevêtrés, ils forment des combinaisons complexes où le
lecteur est projeté, trimbalé, égaré en arpentages inachevés. Espaces et
temps, il s’agit de tout confondre, et d’ainsi confondre narrateur et lecteur.
L’enquête est la règle du jeu. L’amnésie plane, un passé est à reconstituer,
un être est à reconstituer à partir des lieux susceptibles de faire le lien entre
les temps.
La reconstitution s’opère par la langue. Quartier perdu s’ouvre sur
cette phrase : « C’est étrange d’entendre parler français »1. L’étrange n’est-il
pas, pour un lecteur français d’un auteur français, de se trouver parachuté
sur une telle vérité ? Le narrateur parle français, et il nous dit que c’est
étrange d’entendre parler français. Voilà l’énigme, dès le début posée. Oui
c’est étrange d’entendre parler français, de lire et d’écrire le français, oui les
mots sont étranges - étrangers à la réalité ? C’est étrange de lire un livre.
Étrange de vivre. Nous voici d’emblée projetés en dehors des limites, du
périmètre repéré, connu et reconnu.
Modiano retient ses mots comme sa mémoire. Les phrases sont
courtes, la syntaxe dépouillée, les termes simples, pudiques presque. On
marche sur des œufs, tout près de léviter. Légèreté du rêve de plénitude dans
la forme, densité du rêve cauchemardesque dans le fond. Parcours inachevés
dans les rues de Paris, les voies du souvenir, récits inachevés, règne du non-
dit. Au lecteur de lire entre les lignes, dans les blancs du texte. À lui le
doute, l’incertitude. Emmêlement de rues, dates, personnages, au fil de la
lecture on est un peu moins ignorant, un peu plus dérouté. « Accroché » à
l’histoire mais dépossédé de toute garantie, de toute vérité. Loin de
s’achever, l’errance se fait plus impérieuse, poursuit son tissage d’un réseau

1
Patrick MODIANO, Quartier perdu, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1985
230

de moins en moins dépassable de lieux, documents, annuaires, appels


téléphoniques, êtres perdus, retrouvés… Comme si nous n’en avions jamais
assez d’être désorientés.
Dans Dora Brüder1, Patrick Modiano, recherchant les traces à Paris
d’une jeune fille morte à Auschwitz, évoque aussi des souvenirs de sa propre
vie. Parmi ceux-ci, les longues heures qu’il passa un jour à errer dans le
labyrinthe de la Pitié-Salpêtrière, à chercher son père hospitalisé qu’il
n’avait pas vu depuis très longtemps. Il ne le trouva pas, et ne le revit
jamais. Là encore l’écriture interroge constamment le rapport entre le temps
et l’espace ; et en joue pour tisser aussi des fils entre l’histoire du narrateur
et celle de son personnage. Des fils nécessaires sans doute pour ne pas se
perdre dans l’autre et dans le passé, pour ne pas s’égarer dans le double
labyrinthe des rues et des époques, et dans celui des vies, celle du « je »,
celle du « elle », celle du lecteur qui y apporte aussi sa propre histoire et
celle d’autres auteurs qui hantent discrètement le texte, comme Friedo
Lampe, persécuté par les nazis simplement à cause, dit Modiano, de « la
grâce » et de « la mélancolie » qui émanaient de ses livres. La grâce et la
mélancolie sont aussi ce qu’un régime inhumain pourrait reprocher aux
livres, aux espaces habitables que sont les livres de Modiano. Telle est une
forme de résistance douce mais puissante que la littérature peut opposer à la
déshumanisation du monde. À travers l’attention apportée à un personnage
comme Dora Brüder, tous ceux dont on a essayé ou dont on essaie d’effacer
l’existence, et plus généralement nous tous qui sommes appelés à
disparaître, tous les humains donc, retrouvent le sentiment que toute
personne, toute vie importent et méritent d’entrer dans l’histoire. Grâce au
fil tissé par le texte, donnant du sens à ce qui n’en a pas, ou à ce qui l’a
perdu, le labyrinthe apparaît, dans sa complexité, comme antidote à la

1
Patrick MODIANO, Dora Brüder, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1997
231

grossièreté politique réductrice qui se traduit par la raideur administrative, la


langue morte des registres et formulaires, et par l’édification de structures de
détention, comme l’internat où fut mise l’enfant rebelle Dora Brüder,
comme la Pitié-Salpêtrière, longtemps prison pour pauvres, ou, à l’extrême
le plus morbide du processus, Auschwitz. Avant d’étudier des espaces
littéraires où se déploient des paysages mentaux relevant de l’empire du
mal, pour relier concrètement la poésie au réel nous allons considérer
l’histoire d’un lieu réel de souffrance, l’histoire et le réel obéissant aussi à
une poétique à travers le temps dans un espace.

5. Histoire d’un lieu de souffrance : la Pitié-Salpêtrière

Une Histoire approfondie de la Littérature devrait donc être comprise


(…) comme une Histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou
consomme de la « littérature », et cette histoire pourrait même se faire
sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé.1

5.1. De la Pitié au Matriciel : poétique du vécu


Dans une conférence sur le bouddhisme, Jorge Luis Borges dit que
pour un moine bouddhiste, toute l’histoire universelle a été un songe. La
vie est un songe, de grands poètes partagent ce sentiment de Calderón.
Mais les songes existent, il arrive qu’ils fondent le réel, comme celui qui
ordonna la construction du Mont Saint Michel, qu’ils fondent des œuvres
littéraires et autres. Que l’histoire soit ou non un songe, elle ne nous est
connue que par ce que nous en disons, écrivons, et ce que nous en lisons.
Dans la même conférence, Borges explique :

1
Paul VALÉRY, L’enseignement de la poétique au Collège de France, in Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade t.1, éd. Jean Hytier, introd.
biogr. par Agathe Rouart-Valéry, 1957, p. 1439
232

Nous pensons toujours en termes de sujet et d’objet, de cause et


d’effet, de logique et d’illogisme, de chose et de son contraire ; il faut
que nous dépassions ces catégories. Nous devons, selon les maîtres
du zen, arriver à la vérité par une intuition soudaine, au moyen d’une
réponse illogique. Le néophyte demande au maître qui est le
Bouddha. Le maître répond : « Le cyprès est le jardin. » Réponse tout
à fait illogique qui peut faire apparaître la vérité. (…) Ces paroles ne
renferment aucun sens allégorique : elles sont une réponse
extravagante destinée à susciter une soudaine intuition. 1

Parler de l’histoire d’un lieu, en l’occurrence la Pitié-Salpêtrière, est


pour nous une façon de répondre « le jardin est le cyprès » à la question
« qui est le Bouddha ? », de répondre de façon décalée à la question du sujet
de notre thèse pour contribuer à faire apparaître la vérité que cherche toute
recherche, et plus précisément ici la vérité du fonctionnement littéraire, de la
poétique de ce que nous avons appelé le trait, en tant qu’il est à la fois tracé
de l’esprit dans l’espace et dans le temps, tracé imprimé dans la matière –
roche, argile, papier, écrans… comme il s’imprime aussi dans des corps, des
bâtiments, des géographies, dans l’humain à travers l’histoire individuelle
ou à travers l’histoire universelle, dans les traits visibles opérés par la main
et les traits invisibles de l’esprit, à la fois fulgurants et voyageant
possiblement sur de longues distances comme ceux de la flèche ou de la
fusée lanceuse de satellites ensuite délivrés des lois de la pesanteur et
d’autres lois terrestres ou de la physique classique. Le physicien Wolfgang
Pauli déclare en 1950 :

Je suis convaincu que la réalité que traitera la science future ne sera ni


« psychique » ni « physique » mais qu’elle aura d’une certaine façon
ces deux caractéristiques à la fois, tout en n’étant ni l’une ni l’autre. 2

1
Jorge Luis BORGES, Borges oral, 1979, Buenos Aires, Emecé Editores, S.A. Trad. par
Françoise Rosset, Conférences, Paris, Gallimard, 1985 ; rééd Folio Essais, 2006, p. 87-88
2
cité dans Étienne KLEIN, Il était sept fois la révolution, Paris, Flammarion, 2005, p. 185
233

Ce génie de la physique quantique, inventeur de quatre matrices et


d’un principe d’exclusion qui portent son nom, est le premier à avoir eu
l’idée, en 1930, du neutrino-postulat, qui ne fut confirmé qu’en 1956.
Passionné de philosophie et ami de Jung, il affirmait l’importance de
l’intuition dans l’invention scientifique. Comment, se demande Éva de
Vitray-Meyerovitch, Rûmî a-t-il pu « au XIIIe siècle de notre ère, évoquer la
puissance de la force nucléaire déchaînée si on la libère ? »1, lui qui écrivit :

Il est un soleil caché dans un atome : soudain, cet atome ouvre la


bouche.
Les cieux et la terre s’effritent en poussière devant ce soleil lorsqu’il
surgit de l’embuscade.2

L’intuition, nous semble-t-il, est cette intelligence quasi-insaisissable,


comme l’est le neutrino, et tenant de ce qu’on appelle l’instinct, qui est selon
Nietzsche la plus intelligente des intelligences, capable de tendre des ponts
fulgurants entre les mondes, les domaines, les qualités. Les sciences traçant,
comme la science de la vie, un chemin qui doit franchir des gouffres. Jean-
Claude Boudenot raconte :

Pauli était d’une maladresse légendaire. Ce fait est connu sous le nom
d’ « effet Pauli ». Georges Gamou rapporte l’anecdote suivante :
James Franck réalise sa célèbre expérience (de « Franck et Hertz ») à
Göttingen, quand son dispositif s’effondre sans cause apparente. Il
rapporte le fait à Pauli dans une lettre humorisitique. Pauli lui
apprend alors qu’au moment de l’incident, il était précisément à
Göttingen lors d’une voyage qui le menait de Zurich à Copenhague !3

L’effet Pauli, qu’il soit délirant ou non, correspond au concept de


synchronicité inventé par Jung : quand au moins deux événements se
produisent en même temps, sans lien de cause à effet mais avec un lien de
1
Djalâl-od-Dîn RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., Introduction, p.11
2
Ibid., VI, 4580-4581
3
Jean-Claude BOUDENOT, « La vie de Wolfgang Ernst Pauli », in Reflets de la physique
n°12, déc.-janv. 2008
234

sens inexplicable, leur survenue, en frappant l’esprit, y ouvre une brèche qui
donne accès à une nouvelle voie de connaissance, une libération. La
manifestation d’une telle synchronicité, établissant un rapport irrationnel
entre deux faits, appelle l’esprit soit à s’en moquer, soit à s’en étonner.
Quoiqu’il en soit, elle libère une réaction et rappelle, avouée ou non, une
inquiétude. Une patiente nouée raconte à Jung qu’elle a vu en rêve un
scarabée d’or. À cet instant, un scarabée toque à la fenêtre. Jung l’ouvre,
saisit l’insecte doré et dit à la femme : « le voilà ». D’un coup, elle est
dénouée.
Le mélange d’inquiétude et de délivrance, ou même de ravissement,
produit par de telles synchronicités ressemble à ce que peut ressentir un
profane à l’exposé de la relativité générale et des découvertes de la physique
quantique, notamment vulgarisées par l’image du chat de Schrödinger,
possiblement à la fois mort et vif (Edgar Poe a lui aussi son chat à la fois
mort et vif, The Black Cat, une histoire si wild, sauvage, folle, dit-il dès la
première phrase de la nouvelle, qu’il n’attend ni ne demande qu’on la
croie1). Soudain l’impossible apparaît non seulement comme possible mais
comme effectif, réel ; les rapports temps/espace/présence sont autres que ce
qu’ils nous semblaient être. Et même si nous considérons que ce ne sont que
des effets du hasard, ces effets peuvent présenter une grande fécondité, dans
le sens où ils peuvent servir d’instruments et de ponts pour la réflexion. La
réflexion, comme son nom l’indique, est un jeu et une affaire de rapports, de
réfléchissements. Elle sert d’escalier à la pensée. Quel sens cela a-t-il que
j’intitule une sous-partie de ma thèse « De la Pitié au Matriciel », puis que,
commençant à l’écrire, je découvre après avoir cité un physicien qu’il est
l’inventeur d’un fameux principe à quatre matrices ? Il y a là un effet de
synchronicité par la langue, qui opère aussi une réduction du temps – Pauli

1
Edgar POE, The Black Cat, Philadelphie, The Saturday Evening Post, 19 août 1843
235

et moi n’étant ni contemporains ni semblables mais acquérant, dans cette


synchronicité par la langue, si fréquente entre auteurs et lecteurs, une
contemporanéité et une proximité dans l’esprit, une coprésence par
annulation de la séparation temporelle et spatiale.
Or cette synchronicité ne fait que s’ajouter à celle que le titre de la
sous-partie entendait développer : à savoir la coïncidence de langue
matérialisée dans l’histoire et la géographie, dans le temps et l’espace, par la
proximité sémantique de la Pitié et du Matriciel, ou Miséricordieux,
affectant un même lieu à des siècles de distance. « Il y a peu de gens, même
parmi les penseurs les plus calmes, qui n’aient été à l’occasion surpris d’une
vague mais saisissante semi-croyance au surnaturel, face à certaines
coïncidences », écrit Edgar Poe1. Aussitôt après il évoque le calcul des
probabilités. Car il ne s’agit pas de croire mais de raisonner, sans craindre
d’affronter ce qui semble dépasser les limites de la raison. Dans son ouvrage
La Clef des songes, Alexandre Grothendieck analyse son travail de créateur
des mathématiques. Si l’intuition, comme chez Pauli, et l’expérience, plus
classiquement, y ont leur place, la présence de la raison et de la rationalité
s’y distinguent par un constant dépassement d’elles-mêmes. Dans l’exemple
du goût du lait donné par Grothendieck2, la substance précède la langue.
Nous pourrions le dire autrement : l’essence précède l’existence. Le langage
tire, ex-trait, du réel, de la substance, de l’essence, son é-nonciation, façon
de le faire ou de se faire ex-ister. D’autre part Grothendieck écrit : « Je dis
une chose page tant, et une autre chose page tant plus cinquante »3 - là où
nous dirions « cinquante pages plus loin ». Où nous voyons linéarité et
durée, il voit connexions et rapports dans le volume. Si l’homme habite en
1
Edgar POE, The Mystery of Mary Roget, New York, The Ladies' Companion, vol. 18, n°.
1, 1842 ; rééd. in Complete Tales and Poems, New York, Vintage Books Edition, 1975, p.
169
2
Voir Prélude, 2
3
Alexandre GROTHENDIECK, La clé des songes, op.cit.
236

poète, sa maison n’est pas fixe, elle franchit l’espace de point en point,
comme un dessin, comme un écrit. L’histoire dans sa linéarité n’est pas
l’édifice, l’édifice est autre chose. Henri Michaux déplore que les livres
soient écrits de façon linéaire (« Le chemin est tracé, unique »), et ajoute :

Tout différent le tableau. : Immédiat, total. À gauche, aussi, à droite,


en profondeur, à volonté.
Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès
qu’on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est
là.
Tout, mais rien n’est connu encore. C’est ici qu’il faut vraiment
commencer à LIRE.1

Quand Jacob, la tête sur une pierre, voit en rêve des anges monter et
descendre entre le ciel et la terre par les degrés d’une échelle, il accède à une
autre dimension de l’être.2 Son rêve est l’édifice où il va pouvoir habiter
poétiquement sur la terre. Ces déplacements verticaux des anges ont lieu
alors que lui-même est en déplacement horizontal à travers le pays. Ce n’est
pas l’histoire de Jacob qui peut servir d’habitation, mais ce qui s’en élève.
Ainsi en est-il de ce lieu de Paris où fut posée la première pierre de la
Pitié, hôpital plus tard déplacé sur le terrain proche dit de la Salpêtrière, et
où s’élève aujourd’hui la Grande mosquée de paris, où des dizaines de fois
par jour on invoque ar-Rahman, appellation qu’André Chouraqui a traduite
par « le Matriciel », fidèle au sens du mot arabe, comme du mot hébreu,
employé pour désigner Dieu en sa miséricorde, sa pitié, de même nature que
celle qui la mère, la matricielle, à l’enfant, l’être de son sein. C’est ainsi, via
ses correspondances et ses synchronicités, que la langue élève l’insaisissable
édifice où l’homme peut habiter dignement : debout, en avançant.

1
Henri MICHAUX, Lecture par Henri Michaux de huit lithographies de Zao Wou-Ki,
Éditions Euros et R. J. Godet, 1950, p.1
2
Genèse 28, 11-19
237

Mais pour que l’édifice apparaisse, il faut en dire l’histoire, ou du


moins une histoire. C’est ce que s’emploie à faire la littérature, de bien des
façons, et avant elle ce dont elle vient, le réel, la vie. Dans l’espace et le
temps qui se meuvent entre le point « la Pitié » et le point « le Matriciel », se
déploie une histoire de la souffrance dont des êtres de chair ont fait
l’expérience, et dont certains d’entre eux ont pu témoigner par des écrits.
Avant de continuer à interroger le geste de l’écriture et son produit, l’écrit,
tentons, à travers des éléments de l’histoire de ce lieu, de voir le réel
produire lui-même de l’histoire, et de la langue pour le mettre en forme et le
penser.

5.2. Le Grand Renfermement : l’empêchement d’habiter


La Pitié-Salpêtrière est aujourd’hui le plus grand hôpital d’Europe, et
l’un des plus en pointe quant à la recherche médicale, notamment en
neurologie. Les travaux que Charcot y mena à la fin du XIXe siècle sur
l’hystérie demeurent fameux, mais beaucoup d’autres grands noms de la
médecine, comme l’aliéniste Pinel qui libéra les malades de leurs chaînes,
ou le professeur Christian Cabrol qui réussit pour la première fois en Europe
une greffe du cœur, sont associés à cet établissement où fut aussi découvert
le virus du sida.
L’histoire de la Pitié-Salpêtrière est tissée des plus grandes douleurs, et
souvent même d’horreurs commises contre une humanité souffrante. Au fil
des siècles pourtant, le désir de « secourir » par l’enfermement et le
châtiment les pauvres et les fous, a évolué vers une prise de conscience : la
nécessité d’apporter aux malades des soins.
À l’origine, Notre-Dame de la Pitié était sise à l’emplacement actuel
de la Grande Mosquée de Paris. L’établissement fut créé en 1612 par Marie
de Médicis, et consacré au « grand renfermement » des mendiants de la
ville. Quarante ans plus tard, lui sera associée La Salpêtrière, autre hospice
238

dédié à la claustration des malheureux, et quant à lui édifié sur le lieu d’une
poudrière – d’où son nom. De fait, la souffrance et la pitié traverseront ici
les siècles comme une traînée de poudre, un cocktail explosif où seront mis
en jeu tous les éléments d’une histoire sociale, politique, scientifique,
religieuse et métaphysique des rapports humains.
Ce royaume de la science et de la recherche médicale est étendu sous
le ciel autour d’une étrange église octogonale, à la fois impressionnant et
humble témoin d’une survivance de Dieu au milieu de la modernité la plus
pointue. On peut aller à la Salpêtrière en malade ou en soignant, mais aussi
en promeneur, en amateur d’art ou en croyant. On peut traverser l’ensemble
hospitalier comme un pont entre le boulevard de l’Hôpital et le boulevard
Vincent-Auriol. On peut aller s’asseoir sur un banc ou s’étendre sur l’herbe
de ses jardins. On peut enfin aller en l’église Saint-Louis de la Salpêtrière
visiter une exposition d’art contemporain, écouter un concert, participer à la
messe quotidienne, ou simplement trouver un moment de paix.
L’histoire continuant discrètement son chemin à travers temps,
s’aperçoivent dans le silence de ses chapelles, parfois un malade en robe de
chambre venu se recueillir, souvent un sans-abri qui s’y repose - ou
simplement la traverse, on ne sait pourquoi. L’œil et l’oreille sensibles
ressentent à la Salpêtrière la douce et violente énigme des relations brisées
entre le corps et l’esprit. Et le travail de la médecine de Dieu avec la
médecine du monde pour les réparer. À l’emplacement de la mosquée où de
l’aube à la nuit est prié le Dieu Tout Miséricordieux, Très Miséricordieux, se
trouva d’abord Notre-Dame de la Pitié.
Labyrinthe de la souffrance, labyrinthe de l’âme humaine, labyrinthe
de l’hôpital. Géographie et histoire de l’âme, du corps et de l’esprit. Ici le
temps se croise avec l’espace. Énorme surface, organisation pavillonnaire en
mosaïque des unités de soins.
239

Pauvreté, folie, maladie : progression des accueillis dans le temps.


Souffrants, soignants.
Que reste-t-il aujourd’hui des pauvres et des folles de la Salpêtrière ?
Au commencement, la Seine avala la Bièvre. Ou plutôt, car il y a
toujours un autre début avant le début, tout commence dans l’eau.
Maximilien Vessier le rappelle, Paris fut d’abord « un grand lac de cinq
kilomètres de large », où « seules émergent les îles de Chaillot, de
Montmartre, de Belleville, du Panthéon, et, plus près du groupe hospitalier,
de la Butte-aux-Cailles. Elles sont couvertes d’une végétation tropicale »1.
Dans les eaux, nous dit-il, des Mosasaures, dans les airs, des Ptérodactyles.
Toutes sortes de bêtes dont on peut aujourd’hui aller contempler les
squelettes en face de la mosquée, en face de l’hôpital, au Muséum d’Histoire
naturelle.
Puis les eaux se retirent et ce qu’il en reste, la Seine, passe à partir de
l’est, bien plus au nord qu’elle ne le fait aujourd’hui, avant de terminer sa
grande boucle à l’ouest de la ville actuelle. Quant aux eaux qui baignent l’île
de la Cité, ce sont celles d’un autre fleuve, aujourd’hui rendu complètement
souterrain : la Bièvre, venue par le sud. Au lieu, tout proche de l’actuel
hôpital, où les deux rivières se rencontrent, la plus grande finira par
s’engouffrer dans le lit de la plus petite et le faire sien – laissant en même
temps mourir son ancien bras.
Dans Histoire du Corps, est racontée la fascination qu’exerça au dix-
neuvième siècle le fait que les têtes, une fois tranchées de leur corps par la
guillotine, semblaient produire des expressions. « Que l’individu puisse
penser que sa propre mort a survenu paraît inimaginable », mais c’est
pourtant ce que l’on se met à fantasmer. « Monte la croyance en un temps
intermédiaire entre la vie et le néant », et l’on se livre à des expériences
1
Maximilien VESSIER, La Pitié-Salpêtrière, Quatre siècles d’histoire et d’histoires,
Assistance Publique Hôpitaux de Paris, 1999, p. 25
240

d’électrisation des têtes de meurtriers décapités.

De 1850 à 1900, alors que s’autonomise la physiologie et que


triomphe la médecine expérimentale, les savants, plus fascinés que
jamais, multiplient les tentatives et s’efforcent d’obtenir des cadavres
les plus frais possible… qu’il s’agisse d’une simple autopsie, d’une
tentative de galvanisation, de la mesure de la persistance de
l’excitabilité et de la contractibilité ou de l’observation de la
digestion 1,

des expressions qui traduiraient un retour de la conscience. Des


médecins vont alors jusqu’à injecter leur propre sang dans un bras ou dans
une tête pour tenter de lui rendre vie. La logique analogique de la poésie
nous conduit à voir une correspondance entre le bras tranché de la rivière, la
tête tranchée objet d’expérimentations scientifiques, et le fait de retrancher
les pauvres du corps social : ce qui a été coupé perd la vie, sans retour.

Cependant, au début du XVIIe siècle (…) en haut de l’actuelle rue


Cuvier, se construit, sur l’emplacement d’un jeu de paume désaffecté
[et de l’actuelle Grande Mosquée], un établissement créé en 1612 par
édit de Marie de Médicis, régente du royaume, (…) dont le nom est
tout un programme : « Notre-Dame de la Pitié ». (…) Cet
établissement fut d’abord affecté au « renfermement » des mendiants,
car depuis longtemps, et malgré la création du « Grand Bureau des
Pauvres » par François 1er, le décret de 1525 les menaçant de
pendaison, la condamnation du Parlement de 1552 les vouant,
enchaînés par deux, au curage des égouts, l’interdiction de 1554 de
chanter dans les rues sous peine de mort, l’édit de Charles IX leur
promettant les galères, celui d’Henri III les astreignant à l’asile de
fous, les mendiants continuaient à envahir Paris comme les mouches
les ruisseaux de ses ruelles.2

La Renaissance a dépouillé la misère de sa positivité mystique. (…)


Désormais, la misère n’est plus prise dans une dialectique de
l’humiliation et de la gloire ; mais dans un certain rapport du désordre
à l’ordre qui l’enferme dans la culpabilité. Elle qui, déjà, depuis
Luther et Calvin, portait les marques d’un châtiment intemporel, va
1
Histoire du Corps, De la Révolution à la Grande guerre, ouvrage dirigé par Alain Corbin,
Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Paris, Seuil, coll. L'Univers historique, 2005,
p. 237
2
Maximilien VESSIER, La Pitié-Salpêtrière, op.cit., p. 50-51
241

devenir dans le monde de la charité étatisée, complaisance à soi-même


et faute contre la bonne marche de l’État. Elle glisse d’une expérience
religieuse qui la sanctifie, à une conception morale qui la condamne.
(…) [Le pauvre] erre, en effet ; mais il n’est plus sur le chemin d’un
étrange pèlerinage ; il trouble l’ordonnance de l’espace social. 1

Au début du XXIe siècle, la pathologie mentale se place au 3 e rang


mondial des maladies (source OMS), et voyant les psychoses reculer
devant les troubles de l’anxiété et du comportement, devant la
dépression surtout (…) Toujours selon l’OMS, la dépression
deviendrait en 2020 la première cause d’invalidité dans les pays
développés, devant les maladies cardio-vasculaires. (…) De la maladie
mentale aux troubles mentaux et de ceux-ci à la « souffrance
psychique », au mal-être, c’est une véritable « culture du malheur
intime » qui s’est instituée aujourd’hui dans nos sociétés. (…)2 On
connaît l’histoire du fou qui se penche à la fenêtre de son asile pour
demander à un passant : « Êtes-vous nombreux là-dedans ? » Ce n’est
plus une blague : nous sommes bel et bien nombreux là-dedans.3

Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ?


C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement
on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur
humain.
C’est ainsi que la société a fait étrangler dans ses asiles tous ceux dont
elle a voulu se débarrasser ou se défendre, comme ayant refusé de se
rendre avec elle complices de certaines hautes saletés.
Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu
entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables
vérités.
(...)
Et cela se passa avec Van Gogh comme cela se passe toujours
d’habitude, à l’occasion d’une partouse, d’une messe, d’une absoute,
ou de tel autre rite de consécration, de possession, de succubation ou
d’incubation.
Elle s’introduisit donc dans son corps,
cette société
absoute,

1
Michel FOUCAULT, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon,
1961. « Le Grand Renfermement », Histoire de la folie à l’âge classique, in Œuvres, t. I,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, éd. de Frédéric Gros avec la collab. de
Jean-François Bert, Daniel Defert, Francois Delaporte et Philippe Sabot, 2015, p. 69, p. 71-
72, p.77
2
Claude QUÉTEL, Histoire de la folie, De l’Antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, coll.
Texto, 2012, p. 569
3
Ibid.,p. 582
242

consacrée,
sanctifiée
et possédée,
effaça en lui la conscience surnaturelle qu’il venait de prendre, et telle
une inondation de corbeaux noirs dans les fibres de son arbre interne,
le submergea d’un dernier ressaut,
et, prenant sa place,
le tua.
Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne, de n’avoir
jamais pu vivre, ni penser vivre, qu’en possédé.1

Ainsi parlait Antonin Artaud, en 1947, dans Van Gogh le suicidé de la


société. Artaud qui écrivait aussi en 1925 une « Adresse au Pape » où l’on
pouvait lire notamment :

Du haut en bas de ta mascarade romaine ce qui triomphe c’est la haine


des vérités immédiates de l’âme, de ces flammes qui brûlent à même
l’esprit. (…) Nous ne sommes pas au monde. O Pape confiné dans le
monde, ni la terre, ni Dieu ne parlent par toi. 2

Vingt-et-un ans plus tard, en 1946, il réécrivait son « Adresse au


Pape », qu’il nous semble également judicieux de citer dans notre travail sur
l’un de ces lieux d’enfermement dont la chrétienté et notamment l’ordre des
jésuites sont à l’origine.

Or j’ai été arrêté, emprisonné, interné et empoisonné de septembre


1937 à mai 1946 exactement pour les raisons pour lesquelles j’ai été
arrêté, flagellé, crucifié et jeté dans un tas de fumier à Jérusalem il y a
un peu plus de deux mille ans (…) j’ai été empoisonné à mort de 1937
à 1940, sur l’ordre aussi bien de la sûreté générale française, que de
l’intelligence service, que du guépéou, que de la police du vatican. 3

La politique d'enfermement surgit donc de manière précoce, impulsée


par l'Eglise (…) Aussi le modèle romain fait-il des émules, à Londres,
à Hambourg, à Amsterdam, à Lyon en 1614. Puis à Paris en 1656 ;

1
Antonin ARTAUD, Van Gogh le suicidé…, op.cit., p. 1441 et p. 1443
2
Antonin ARTAUD, « Adresse au Pape », in Œuvres, op.cit., p. 133
3
Ibid., p. 134-135
243

l’institution d'ailleurs s'agrandira à une vitesse stupéfiante, comportant


très vite des asiles et hôpitaux spécialisés peuplés par plus de 10 000
internés. (…) À la fois asiles, couvents, manufactures et prisons, ces
« microcosmes de la concentration » se veulent institutions de bienfai-
sance. (…) Cette multifonctionnalité des établissements reste finale-
ment assez troublante : elle ne renvoie visiblement pas à une politique
d'assistance des pauvres (la fonction répressive ressort bien plus), et
(…) les pauvres ne sont pas seuls à être raflés. (…) En isolant ainsi ce
qui s'écarte de la norme sociale, les acteurs de l'enfermement suscitent
l'Etranger, créent l'Autre. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la re-
marque de Foucault :
« l'histoire de ce procès de bannissement est l'archéologie d'une
aliénation ».
L'Âge classique invente la Déraison par le biais d'un processus de
marginalisation.1

Notre société est une société de surveillance, disait Foucault. Cet état
de fait, de plus en plus évident, a une histoire, dont on pourrait quasiment
voir l’incarnation dans l’église Saint-Louis de la Salpêtrière, avec ses quatre
nefs ordonnées autour de la chapelle centrale pour pouvoir mieux trier les
populations assistant aux offices, et dirait-on, les surveiller – cette
disposition ne rappelle-t-elle pas l’architecture carcérale inventée plus tard
sous le nom de panoptique ? En ce dix-septième siècle qui voit l’invention
de l’Hôpital Général, tout à la fois ébauche des camps de travail, des camps
de concentration, camps de redressement et autres goulags, police et religion
s’associent dans un même idéal de maintien de l’ordre social.
L’ordre bourgeois qui a peur de la liberté, que son regard transforme
en « chaos » et « folie », s’entendra par cette alliance morbide de la police et
des institutions religieuses à mater toute singularité. Le Tartuffe de Molière,
qui dénonçait les dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement, fondatrice de
l’Hôpital Général, devra souffrir la censure. Mais quoi qu’aient pu en penser
les faux ou vrais dévots, ce n’était pas Molière, le baladin, qui faisait le mal.
Ce mal qui, faisant son chemin, saura plus tard s’exercer sous forme
1
Arnaud FOSSIER, « Le grand renfermement », Tracés. Revue de Sciences humaines,
journals.openedition.org
244

d’internement social, beaucoup plus discret et tout aussi efficace, aux murs
dématérialisés mais bâtis de surveillance, occultation, pression en réseaux,
traque et isolement par insinuation ou calomnie, désinformation, mensonge,
mainmise sur les âmes, et sur telle ou telle âme par barrages solides sur les
moyens de vie et les perspectives de développement, dans une architecture
panoptique mentale inversée, où celui qui est au centre n’est plus le
surveillant de ceux qui sont emprisonnés tout autour, mais leur surveillé. Et
ce qui doit se révéler à la fin, c’est que les prisonniers réels sont ceux-là, les
surveilleurs, prisonniers de leur volonté de surveillance, volonté qui jamais
ne parvient à posséder leur(s) surveillé(s) mais les possède et les maintient
hors de la vie libre, gratuite et pleine.
Depuis le dix-septième siècle donc, les mendiants, les pauvres, les
fous et toutes sortes de marginaux sont raflés en ville et enfermés à l’Hôpital
Général. La Pitié-Salpêtrière est particulièrement chargée d’interner les
femmes. Pauvres ou folles, ce sont souvent les mêmes. Que la folie vienne
de trop de souffrance, et trop de souffrance de trop d’exclusion, personne ne
semble y songer. Au contraire, en enfermant et enchaînant les gens, on
ajoute à l’exclusion une exclusion inique et délibérée, qui ne peut
qu’aggraver leur état mental. Nous écouterons Charcot évoquer des cas d’
« hystérie » masculine. Mais entendons-le d’abord raconter, sans se rendre
compte de ce qu’il dit et fait, ses séances de torture publique sur des femmes
« hystériques ». Et interrogeons-nous : de ces « malades » ou de ces
« soignants », de ces pauvres femmes réduites à se réfugier dans des
comportements qui sonnent comme autant de refus de la « normalité » du
monde, et à se laisser examiner comme quelques décennies plus tôt on avait
examiné la « Vénus hottentote », ou de ces beaux messieurs satisfaisant en
réunion, sous le couvert de la science, pour la bonne cause, leurs pulsions
voyeuristes et sadiques inavouées… de ces êtres en situation de faiblesse ou
245

de ces autres en situation de pouvoir et sans conscience, déshumanisés,


déshumanisants, quels sont réellement ceux qui ont perdu la raison ?

« Parmi ces symptômes, il en est un qui, en raison du rôle


prédominant qu’à mon sens il joue dans la clinique de certaines formes de
l’hystérie, me paraît mériter toute votre attention. (…) Je fais allusion à la
douleur ovarienne ou ovarique, dont je vous ai dit un mot dans la
dernière séance (…) Cette douleur, je vous la ferai pour ainsi dire toucher
du doigt, dans un instant (…) Tantôt c’est une douleur vive, très vive
même : les malades ne peuvent supporter le moindre attouchement (…)
elles s’éloignent brusquement, par un mouvement instinctif, du doigt
investigateur (…) D’autres fois, la douleur n’est pas spontanément
accusée ; il faut la rechercher par la pression (…) cette première
exploration montre que le siège de la douleur n’est pas dans la peau ni
dans les muscles. Il est par conséquent indispensable de pousser
l’investigation plus loin, et, en pénétrant en quelque sorte dans
l’abdomen, à l’aide des doigts, on arrive sur le véritable foyer de la
douleur. »1

S’ensuit une description de « l’exploration profonde de cette région »,


puis Charcot enchaîne en décrivant minutieusement les douleurs cruelles
que ses « explorations » infligent aux patientes (« irradiations »,
« palpitations », « troubles céphaliques », « sifflements intenses »,
« sensation de coups de marteau », obnubilation de la vue », « attaque
convulsive (…), pour peu qu’on insiste »).2 Il explique ensuite comment
mettre fin à la crise de la malade, par une très forte pression du poing sur
l’ovaire, l’hystérique étant couchée par terre, jusqu’à ce qu’elle crie que cela
lui fait mal, ou au contraire que cela lui fait du bien. Il raconte que des
méthodes équivalentes se pratiquaient spontanément sur les
convulsionnaires de Saint-Médard (dans un quartier tout proche). Par
exemple « le secours administré à l’aide d’un pesant chenet dont on frappait
le ventre à coups redoublés », ou bien « trois, quatre ou même cinq

1
Jean Martin CHARCOT, L’hystérie, Paris, L’Harmattan, coll. Psychanalyse et
civilisations, textes choisis et introd. par E. Trillat, 1998, p. 42-45
2
Ibid., p. 45-46
246

personnes montaient sur le corps de la malade ; - une convulsionnaire


appelée par ses coreligionnaires sœur Margot affectionnait plus
particulièrement ce mode de secours »… Charcot s’indigne de ce qu’un
médecin de l’époque, Hecquet, prétendait que ces secours étaient en fait des
pratiques motivées par la lubricité. « Je ne vois pas trop, pour mon compte,
ajoute Charcot, ce que la lubricité pouvait avoir à faire avec ces coups de
chenet et de pilon administrés avec une extrême violence », ajoutant tout de
même « bien que je n’ignore pas ce qu’est capable d’enfanter, dans ce genre,
un goût dépravé. »1
Charcot déniche aussi l’hystérie chez des hommes. Il expose divers
cas d’hystérie masculine déclenchée par des accidents de chemin de fer.
Mais surtout, il la trouve parmi les pauvres, les pauvres d’entre les pauvres.

Où l’hystérie va-t-elle se nicher ? Je vous l’ai montrée bien souvent


dans ces derniers temps dans la classe ouvrière, chez les artisans
manuels, et je vous ai dit qu’il fallait la chercher encore sous les
haillons chez les déclassés, les mendiants, les vagabonds ; dans les
dépôts de mendicité, les pénitenciers, les bagnes peut-être ?2

Comme il l’a fait avec les femmes, il présente ses cas à l’assemblée,
les décrivant en leur présence comme s’ils n’étaient que des objets :

Il a en effet, comme vous voyez, l’air abruti, stupide, renfrogné, féroce


même…3

Puis, après un long exposé sur ce cas, présentant le suivant :

Lui aussi est un dégénéré (…) Son intelligence est faible, pour ne pas dire
plus ; il n’a jamais pu apprendre à lire ; sa marche est gênée par
l’existence de deux pieds-bots congénitaux et on lui voit au cou de
nombreuses traces de scrofule. De plus, il bégaye horriblement comme
vous aurez dans un instant l’occasion de le constater. (…) avec la
permission des autorités compétentes, il vit de la profession de chanteur
1
Jean Martin CHARCOT, L’hystérie, op.cit., p. 143-144
2
Ibid., p. 144
3
Ibid., p. 144
247

des rues, dans la banlieue de Paris. Voyez, il porte constamment dans sa


poche son pauvre livret de licence, sale, crasseux « à vous tirer des
larmes »1

Suit la triste histoire de la vie du sujet, puis vient le récit de


l’auscultation :

La peau du scrotum à gauche est très sensible à la moindre pression ;


le testicule correspondant est plus douloureux encore et quand on
comprime un peu fortement soit le testicule lui-même, soit les
téguments qui le recouvrent, le malade éprouve la sensation de
quelque chose qui lui remonte vers la poitrine et vers le cou où il
éprouve un sentiment de suffocation2

Après l’analyse clinique, Charcot conclut en disant :

Messieurs, (…) parmi les agents provocateurs de l’hystérie, à côté des


grandes perturbations morales, des traumatismes, des intoxications,
etc., il y a lieu de placer la misère, la misère avec toutes ses duretés,
toutes ses cruautés.3

Que dire des cruautés et de la misère de ces Messieurs,


exhibitionnistes par procuration, trop bien éduqués pour s’exhiber eux-
mêmes mais suffisamment pervers pour inventer de le faire faire à d’autres,
femmes et hommes hystérisés sur commande pour les bourgeois du tout-
Paris qui se pressaient aux mises en scène du neurologue comme ils auraient
ouvert leur manteau pour exhiber comme lui et avec lui, non leur pénis mais
leur utérus, la femme fantasmatique en eux et qu’il leur fallait partager, entre
hommes. Les « folles d'enfer », comme dit la plasticienne Makhi Xenakis
qui les a sculptées et a écrit un livre sur elles, n'étaient-ce pas, au moins un
peu, ces Messieurs eux-mêmes ?
À partir de 1659, La Pitié est dédié à l’enfermement des petits
garçons, et d’autre part des « femmes de mauvaise vie ». La Salpêtrière

1
Jean Martin CHARCOT, L’hystérie, op.cit., p. 150
2
Ibid., p. 151-153
3
Ibid., p. 153
248

« accueille » quant à elle des femmes et des petites filles. En 1684, sous le
« roi soleil », y est construite une véritable prison. Chaque année deux
mille femmes y sont internées – dont Manon Lescaut, le personnage du
roman de l’abbé Prévost. Parmi ces prisonnières, beaucoup sont mariées de
force, et déportées en vue de peupler les colonies du Québec, de la
Louisiane et des Antilles.

Dès les débuts de l’Hôpital Général, des locaux spéciaux avaient été
prévus à la Salpêtrière pour les insensées, puis, à la fin du XVIIe siècle, on
avait construit les premières « loges » pour les épileptiques et les
aliénées. Il s’agissait de cellules fermées par une grille de fer, dotée d’un
banc de pierre et munies de chaînes auxquelles on entravait les malades.
Celles qui étaient particulièrement violentes et agitées avaient droit à de
véritables cachots souterrains où elles étaient enchaînées, souvent toutes
nues, et où elles recevaient la visite des rats qui, parfois leur rongeaient
les pieds – sans compter les méfaits des gels hivernaux et des inondations
de la Seine.1

Les détenues étaient rouées de coups et souffraient de malnutrition.


Contraintes à des travaux forcés, maltraitées au point que chaque année, sur
environ six mille internées, cinq à six cents mouraient à la Salpêtrière, elles
étaient cependant, pour leur salut, conduites de force, chaque matin à l’aube,
à la messe en l’église Saint-Louis. L’autel s’y trouvait au centre de la
rotonde, chœur visible des quatre chapelles et des quatre nefs où étaient
réparties les différentes catégories de personnes internées. Ainsi
l’enfermement et la surveillance panoptiques des internées se retrouvaient-
ils inexorablement, et indépendamment de la volonté humaine, matérialisés
par cette disposition où, dans une inversion de la figure éclatait la vérité de
la situation : dans l’iniquité et les souffrances faites à ces femmes, dans ce
déni de leur humanité, c’était le Christ qu’au nom du Roi et au nom du

1
Paul-André BELLIER, Revue d’histoire de la pharmacie, vol. 80 (1992)
249

Christ – plus tard au nom de l’État et de la Science – on torturait et


assassinait.
Il ne suffit pas de lire les récits historiques de la souffrance à la Pitié-
Salpêtrière, l’horreur qui a été faite à des êtres humains. Il faut, avec les
poètes, en faire l’expérience, au profond du cœur. Oui, aller au fond, vivre
par compassion la déshumanisation que l’homme fait subir à l’homme. Ainsi
seulement il est possible d’être de ceux qui assument, qui assomptionnent
l’être humain, avec sa peau et ses os, ses bêtes et ses étoiles. Être à jamais
vivant, rendre à jamais vivant tout homme qui, au lieu de fermer les yeux, se
laisse élever en levant le regard vers l’œuvre-vie, l’œuvre poétique élevée
comme le serpent par Moïse dans le désert.
Voyons ce que dit Raymond Guérin de Georges Hyverneaud, ancien
prisonnier de guerre.

Lui seul a su peindre le drame intérieur de l’homme qui sent qu’il


cesse d’être un homme. Le seul drame qui compte. Le seul dont on ne
se remet pas. Le seul aussi (heureusement, peut-être) dont bien peu de
nos compagnons avaient conscience. Car combien y en eut-il, au fond,
qui refusèrent d’accepter le fait accompli et l’ignoble secours des
artifices ? Combien y en eut-il pour regarder la chose en face, pour
l’affronter chaque jour cyniquement ?
Pas de massacres, pas d’abjections, pas de calamités infernales comme
chez Dwinger, dans le petit monde d’Hyvernaud. Non, mais la pire des
déchéances. Celle de l’homme que d’autres hommes ont dépossédé de
lui-même.1

Écoutons Hyvernaud, dans son récit La peau et les os :

Pourtant, il arrive qu’une déchirure se fasse dans cet univers


d’apparences où se tiennent les professeurs. Il arrive qu’ils soient mis
en présence d’un de ces gestes insolites qui crèvent la toile. Comme
cette fois où un petit élève de seconde s’est enfui du collège. On ne
s’était jamais douté de rien. Il était si sage, si effacé, si quelconque.
Pas fort en mathématiques, disait le professeur de mathématiques. Pas
mauvais en anglais, disait le professeur d’anglais. Ce qui s’appelle un

1
Raymond GUÉRIN, dans sa préface au roman de Georges HYVERNAUD, La peau et les
os, Éditions du Scorpion, 1949 ; Paris, Pocket n°10189, 1998, p. 12
250

élève moyen. Et voilà qu’il avait fait ça. Personne n’y a rien compris.
Il est parti un soir, et toute la nuit il a erré on ne sait où dans la
campagne. Toute une nuit il a eu pour lui seul toute la nuit et toute la
campagne, avec leurs bêtes et leurs étoiles. Et au matin, il s’est jeté
dans un étang. Ses livres et ses cahiers étaient bien rangés dans son
pupitre. Mais il ne laissait pas une confidence qui éclairât son drame.
Pas un des ces pauvres carnets où l’enfance tente de démêler ses
chances et ses forces. Pas même la lettre qui commence par : « Quand
vous lirez ces lignes, je serai mort. » Il avait effacé ses traces et
emporté toutes les clefs. 1

« Il avait effacé ses traces. » En somme, un suicidé de la société, pour


reprendre les mots d’Artaud. Une part de l’humanité laisse des traces
comme preuves de vie, manifestation de présence. Une autre part efface les
traces, ou pousse à les effacer. Et les poètes, même ceux d’une autre espèce
humaine que la nôtre, comme les Erectus ou les Néandertaliens, rétablissent
les traces en écrivant sur des coquilles, dans des grottes, et continuent,
Homo Sapiens, de faire ce geste témoin de vie, sauveur de vie, tout au long
de l’histoire.
Avant d’être fous et folles, et internés comme tels, les pauvres furent
chômeurs. À partir du XVIIe siècle, toute l’Europe est prise dans des crises
économiques qui jettent les ouvriers des manufactures à la rue et font
augmenter dramatiquement la pauvreté. Partout des Hôpitaux généraux sont
bâtis pour débarrasser les villes de leurs miséreux en les y enfermant –
tandis que parallèlement on les en chasse et on tente de les empêcher d’y
rentrer en leur en barrant les accès. La façon de traiter le problème de ces
hommes, de ces femmes, de ces enfants, considérés comme de la
« vermine », rappelle celle qui se pratique aujourd’hui – que l’on songe au
sort fait aux Roms et aux migrants : fermeture des frontières, reconduites
forcées au pays d’origine, détention dans des centres. Et leur enfermement à
grande échelle rappelle aussi les univers concentrationnaires soviétiques ou
1
Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op.cit., p. 144-145
251

nazis. Sans atteindre l’horreur et la planification meurtrière de ces derniers,


les traitements y sont dégradants et cruels, la mortalité très élevée, les trafics
et les abus courants, notamment sur les enfants.
L’exclusion crée la folie. Au dix-neuvième siècle la Salpêtrière et
Bicêtre, de prisons pour pauvres, allaient se transformer en prisons pour
folles et pour fous. Si nous prenions des leçons dans l’histoire, nous saurions
à quoi nous nous exposons en créant de l’exclusion. Que devient un peuple
méprisé ? Les fous y deviennent si nombreux qu’ils ne sont plus
enfermables, même si le système pénitentiaire s’est extraordinairement
développé dans le monde moderne. La folie change de visage selon les
époques, elle crée aujourd’hui des tueurs en série, des terroristes, des
désespérés politiques. Et du côté des créateurs d’exclusion, la froide
mécanique assassine des grands serviteurs de l’argent.
En 1725, l’architecte Germain Boffrand fut chargé de concevoir un
puits pour approvisionner Bicêtre en eau. Foucault dit qu’il s’avéra très vite
inutile, mais qu’on continua à le construire, trois ans durant, pour faire
travailler les prisonniers. Creusé en 1733, le « grand puits » descend à 58
mètres de profondeur et mesure 5 mètres de large. Deux immenses seaux
contenant chacun 270 litres étaient remontés par la force de douze chevaux.
À partir de 1781, les chevaux sont remplacés par 72 prisonniers, qui se
relaient de cinq heures du matin à huit heures du soir. En 1836, les
prisonniers sont remplacés par des fous. Et en 1856, les fous cèdent la place
à une machine à vapeur.
De quoi s’agit-il en vérité ? D’évider l’homme de l’homme. De la
déshumanisation de l’homme par l’homme. « Nous creusons la fosse de
Babel », écrivit Franz Kafka le 12 juin 1923. C’est la dernière page de son
Journal. Les phrases immédiatement précédentes étaient :
252

Qu’est-ce que tu construis ? – Je veux creuser un souterrain. Il faut


qu’un progrès ait lieu. Mon poste est trop élevé là-haut. 1

Il mourut avant de connaître le « progrès » de l’horreur qu’il constatait


en marche, mais sa sœur Ottla n’est jamais revenue d’Auschwitz, où elle
s’était portée volontaire pour accompagner un convoi d’enfants. Tel est le
nulle part où entraînent les chemins de l’homme séparé, désincarné,
déconscientisé, quand l’homme moderne se rêve transhumain, surhumain,
alors qu’il ne se fait que déshumain.
Il y a quelque chose qui ne peut pas se dire, c’est la mort. Qui pourrait
témoigner de la mort, sinon un mort ? Or comment un mort pourrait-il
témoigner ? Il ne le peut pas. Ce qui ne peut pas se dire, il faut pourtant le
dire. Dire qu’on ne peut pas le dire, d’abord. Et disant cela, l’identifier. Et
l’identifiant, commencer à pouvoir le dire. Car seuls les morts enterrent les
morts. Les vivants les arrachent à la mort. Le dernier ennemi vaincu c’est la
mort, vaincue par la parole.
Dans Ce qui reste d’Auschwitz Giorgio Agamben expose, en
convoquant plusieurs auteurs, que l’exception permet de mieux connaître la
règle, et qu’une situation d’exception, comme celle du camp de
concentration, permet de distinguer ce qui est humain et ce qui est inhumain.
Or, dit Agamben, là « L’intémoignable porte un nom. Il s’appelle, dans
l’argot du camp, der Muselmann, le ‟musulman” ». Et, citant Améry :

« Celui qu’on appelait le ‟musulman” dans le jargon du camp, le


détenu qui cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber,
n’avait plus d’espace dans sa conscience où le bien et le mal, le noble
et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent pu s’opposer l’un à
l’autre. Ce n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de
fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts. »2

1
Franz KAFKA, Journaux, trad. Marthe Robert, in Œuvres complètes t. 3, éd. Claude
David, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1984, p. 552 et p. 551
253

Peut-être les appelait-on ainsi à cause de leur attitude de prostration,


on ne sait pas exactement. Mais alors que la soumission du musulman à
Dieu est volontaire, qu’elle est même un effort de la volonté, soutenu et
animé par la foi en ce que la volonté de Dieu est à l’œuvre à chaque instant,
les « musulmans » du camp étaient au contraire ceux qui avaient perdu toute
volonté et toute foi. Agamben cite en ce sens Kogon :

Leur soumission n’était pas un acte de volonté, mais au contraire une


preuve que leur volonté était brisée. Ils acceptaient leur sort parce que
toutes leurs forces intérieures étaient paralysées ou déjà détruites. 1

Des « musulmans » de cette sorte, c’est-à-dire en vérité des anti-


musulmans, on en rencontre bien au-delà d’Auschwitz. Auschwitz les a
révélés, le monde continue à les occulter. Ces « musulmans » d’Auschwitz,
ce n’était pourtant pas eux, les morts ultimes. Eux, ces cadavres ambulants,
n’ont été que le miroir où auraient pu se voir confusément les âmes de leurs
bourreaux, si ces derniers avaient été encore vivants, s’ils avaient encore eu
des yeux. C’était eux, les antisémites absolus, les anti-musulmans : ceux qui
n’avaient plus d’espace dans leur conscience « où le bien et le mal, le noble
et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent pu s’opposer l’un à l’autre. »
Et c’est encore ainsi. Voici les morts. Invisibles. Enfouis dans les recoins ou
replis de la société, ou bien au contraire tout à fait exposés, propres sur eux
et pleins d’autorité et de pouvoir. Au camp on appelait musulmans ceux qui
étaient le contraire de musulmans mais pouvaient en avoir une apparence –
et cela continue d’arriver dans le monde du mensonge, de même que dans ce

2
Jean AMÉRY, Par-delà le crime et le châtiment, Paris, Actes Sud, 1994, p. 32. Cité par
Giorgio AGAMBEN, Quel che resta di Auschwitz, Turin, Bollati Boringhieri, 1998. Trad.
de l’italien par Pierre Alferi : Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot & Rivages, 1999 ; rééd.
coll. Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2003, p. 43
1
Eugen KOGON, L’État SS, trad. anonyme, Paris, Seuil, coll. Points, 1995, p. 420. Cité
par Giorgio AGAMBEN, Ce qui reste…, op.cit., p. 47
254

monde il arrive qu’on appelle humanistes ceux qui sont le contraire


d’humanistes mais peuvent en avoir une apparence.
Et voici que la mort, une fois débusquée là où elle est vraiment, dans
la déshumanité des destructeurs d’âmes plus que dans celle de leurs
victimes, peut tout à fait se dire, même si le monde interdit un tel
témoignage, même si le monde est incapable de supporter un tel témoignage
et n’a de cesse de vouloir l’effacer, d’une manière ou d’une autre – y
compris en effaçant le témoin. Mais ce n’est pas possible.
Poursuivant son chemin, Agamben note que la situation extrême, en
fin de compte, ne fait pas que définir la limite entre ce qui est humain et ce
qui ne l’est pas. Elle la dépasse. Parce que l’homme qui ne s’y fait pas se
met à errer, encore vivant, dans la mort ; et parce que celui qui s’y fait,
précisément, s’y habitue, renversant la situation extrême en situation
ordinaire. Et il cite Karl Barth :

D’après ce que l’on observe aujourd’hui, écrivait-il en 1948, on peut


dire avec certitude que, même au lendemain du Jugement dernier, si
c’était possible, chaque bar ou dancing, chaque bal musette, chaque
maison d’édition avide d’abonnements et de publicité, chaque
groupuscule fanatique, chaque cercle mondain, chaque cénacle pieux
rassemblé autour de l’inévitable tasse de thé et chaque synode
chercherait à se reconstituer le mieux possible et à reprendre
normalement ses activités, sans en être autrement affecté, comme si de
rien n’était.1

C’est bien cela. Seulement, il y a quelque chose qui ne va pas. Si nous


devons, avec Agamben, en déduire que la leçon de la situation extrême est
« celle de l’immanence absolue, du « tout qui est dans tout » [et que] en ce
sens, on peut définir la philosophie comme le monde vu depuis une situation
extrême qui est devenue la règle »2, alors c’est la preuve que la philosophie

1
Karl BARTH, KirchlicheDogmatik, vol 2, Zürich, 1948, p. 135. Cité par Giorgio
AGAMBEN, Ce qui reste…, op.cit., p.51
2
Giorgio AGAMBEN, Ce qui reste…, op.cit., p. 52
255

ne suffit pas. Car alors, on n’en sort pas. De la mort. Quand Agamben
ajoute, entre parenthèses, que « selon certains philosophes, le nom de cette
situation extrême est Dieu », il ne va pas assez loin. La situation extrême
n’est pas Dieu, mais le lieu où notre ultime volonté peut s’exprimer, et ce
faisant, rencontrer « Dieu ». C’est pourquoi il nous faut apprendre à vivre
toute situation ordinaire comme ce qu’elle est en vérité, une situation
extrême.

Dès que les portes furent forcées, le 3 septembre 1792, vers les 16
heures, 350 hommes se précipitèrent sur nos prisonnières (…) Durant
quarante heures d’horloge, plus de 600 filles, femmes, fillettes,
vieillardes, furent possédées, sodomisées ou violées, chacune une ou
plusieurs fois, devant 8000 voyeurs accourus de toute la ville. Et, au
milieu de cette débauche, le 4 septembre, en fin de journée, des
égorgeurs en provenance de Bicêtre assassinèrent 35 femmes dans la
cour dite encore aujourd’hui « des massacres » du bâtiment de la
Force.1

Les Massacres de Septembre ont fait plus d’un millier de morts à


Paris, prisonniers et prisonnières assassinés dans un délire de fureur des
révolutionnaires, « boutiquiers, artisans, gardes nationaux, Fédérés,
entraînés par la hantise de la trahison », écrit François Furet, qui précise
aussi qu’il n’y eut à l’origine de la tuerie « aucun ordre venu de plus haut ».
Et qu’après cet épisode sur lequel on jugea bon de « jeter un voile », « de
fait, la Terreur va peu à peu se mettre en place, comme un système répressif
organisé d’en haut et institutionnalisé. »2
Moins d’un siècle plus tard, le Dr Charcot, issu du peuple, menait la
vie d’un grand bourgeois boulevard Saint-Germain, ayant fait fortune en
inventant l’hystérie et en exhibant ses malades de la Pitié-Salpêtrière au
Tout-Paris et au-delà – Freud y passa un semestre. « Donc, Charcot

1
Maximilien VESSIER, La Pitié-Salpêtrière, op.cit., p. 125-126
2
François FURET, Mona OZOUF, Dictionnaire critique de la Révolution française,
Flammarion, 1988, p. 158
256

descendit aux enfers, écrit Georges Didi-Huberman. Or, il ne s’y sentit pas si
mal. Car ces quelque quatre ou cinq mille femmes lui furent un matériel. »
Sa « tentative pour comprendre », ajoute-t-il, « devint forcenée ; puis, d’une
certaine manière, ignoble. »1 Il est connu aujourd’hui que ses séances d’
« hypnose » comme les manifestations de ses « hystériques » n’étaient
qu’artifices et singeries.

La situation de chantage était donc à peu près celle-ci : ou bien tu me


séduis (te démontrant, par là même, hystérique), ou bien je te
considère, moi, comme une Incurable, et alors, tu seras, à jamais, non
plus exhibée, mais cachée, au noir.2

Ainsi de la jeune et très belle Augustine :

Mise en cellule. Après charme et rupture de charme, la rétorsion,


obligée (…) Alors, elle mit fin, elle-même, à son existence de “cas” :
elle se déguisa en homme (quelle ironie). Et s’enfuit ainsi de la
Salpêtrière.3

En vérité l’exhibition de ces femmes et hommes, de leurs convulsions


et de leurs soumissions, n’était que la reprise hypocrite du tour qu’avaient
pris ici les Massacres de Septembre, substituant aux violences physiques des
violences psychiques collectives sur des personnes emprisonnées, affaiblies,
sans défense, dont nous avons vu comment s’exerçait la maniaquerie de ces
« messieurs » à leur encontre.
Un siècle plus tard encore, et l’hypnose et l’hystérie, une fois
inventées faisant leur chemin, règnent via les médias sur leur maître, le
peuple, et via une certaine production intellectuelle sur leurs soumis, les
héritiers de Charcot, inventeurs de faux en tout genre.

1
Georges DIDI-HUBERMAN, Invention..., op.cit., p. 20 et p. 23
2
Georges DIDI-HUBERMAN, Invention..., op.cit., p. 169
3
Ibid., p. 269
257

Que le phallus ne se trouve pas là où on l’attend, là où on l’exige, à


savoir sur le plan de la médiation génitale, voilà qui explique que
l’angoisse est la vérité de la sexualité, c’est-à-dire ce qui apparaît
chaque fois que son flux se retire et montre le sable. La castration est
le prix de cette structure, elle se substitue à cette vérité. 1

Mais en fait, poursuit Lacan,

cela est un jeu illusoire. Il n’y a pas de castration parce que, au lieu où
elle a à se produire, il n’y a pas d’objet à castrer. Il faudrait pour cela
que le phallus fût là.2

S’il n’y est pas, où est-il donc ? Sans doute reste-t-il confiné, comme
avec Charcot, dans l’habit de ces messieurs, engoncés dans leur obsession
sexuelle et trop apeurés à l’idée que pourrait leur être coupé, de par le don
de leur corps, leur pouvoir symbolique. Le réel n’est-il pas trop risqué pour
ces angoissés de la mort ? « La vie humaine pourrait être définie comme un
calcul dans lequel zéro serait irrationnel », a dit Lacan en 19593. Voyons
comme la vérité parle, comme malgré lui cet homme parle en fait de lui, tout
calcul, tout faux puisque le zéro irrationnel cela n’existe pas, et tout
irrationnel, élaborant des théories irrationnelles auxquelles des générations
d’angoissés croiront idolâtriquement, comme à toutes les théories de la non-
vie aptes à justifier le choix des existences entre-deux, entre vie et mort, des
paroles entre-deux, entre oui et non, des actes entre-deux, entre exhibition et
occultation, des engagements entre-deux, entre bien et mal, et de tout entre-
deux qui permet, par sa non-franchise, de ne pas assumer sa vie, sa parole,
ses actes, et qui sépare l’être de l’être, pour le remplacer par l’artificielle
existence et la pseudo-relation du zéro irrationnel.

1
Jacques LACAN, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, éd. Jacques-Alain Miller, Paris,
Seuil, 2004, leçon du 5 juin 1963
2
Jacques LACAN, Le Séminaire, op.cit., leçon du 5 juin 1963
3
Jacques LACAN cité par Alain SOKAL, Jean BRICMONT, Impostures intellectuelles,
Paris, Odile Jacob, 1997, chap. « Les nombres imaginaires »
258

L’inconscient n’est pas structuré comme un langage car l’inconscient


n’est pas. L’inconscient existe comme hypothèse de travail, comme langage
fabriqué par et pour une hypothèse de travail, rien de plus. La conscience
est, elle seule est, crée et anime le monde. La conscience nous est donnée,
nous ne la connaissons pas toute et nous avons à aller vers elle, qui vient
vers nous notamment à travers ce que nous appelons inconscient mais qui
n’est pas inconscient mais au contraire conscience. Si la phusis aime à se
cacher, comme disait Héraclite, ce qui nous en est caché ou inconnu n’est
pas pour autant une in-phusis, une non-phusis. La conscience est, la non-
conscience n’est pas. Avoir convaincu les hommes qu’ils étaient gouvernés
par leur inconscient, c’est les avoir déresponsabilisés, leur avoir ôté le sens
de la liberté qui assume, les déshumaniser. Continuer à les pousser à
explorer ce qui n’est pas, à les convaincre que la vie est un calcul et un
néant, c’est continuer l’œuvre de destruction massive de l’époque
industrielle. Il est temps de revenir à l’incarnation qu’est la parole poétique.

lieu d’effroi / le jour vient d’un petit soupirail en hauteur c’est par là
qu’on leur passe leur nourriture / assises côte à côte / le corps rivé au mur
par des chaînes / des boulets aux pieds / mort lente /
monde confus / univers de cruauté / de charité et de corruption mêlées
/ où religion / péché / punition / sexe / et fouet / sont présents / latents /
partout / où les bourreaux fouettent les fouetteurs / où le bien / le mal / se
retournent comme des gants

Au milieu de descriptions d’horreurs s’étendant sur près de quatre


siècles, soudain cet îlot dans le livre de Mâkhi Xenakis, qui a construit son
poème d’après les archives qu’elle a consultées (je mets des / où le livre
laisse dans le texte des espaces) :
259

on est loin du monde arabe / à Bagdad / au Caire / à Fez / au


septième siècle / qui leur construit des hôpitaux / et qui pour toute thérapie
leur prescrit / de la musique / de la danse / des spectacles / et des récits
merveilleux /
on est loin de l’Espagne au quinzième siècle où laïcs et riches
commerçants / financent des hôpitaux accueillant les fous de tous les pays /
de tous les gouvernements / de tous les cultes / pour une vie en pleine nature
/ rythmée par les saisons / les moissons / les vendanges / la cueillette des
olives / à Valence / Saragosse / Séville / Tolède1

Si la Pitié-Salpêtrière n’a plus pour vocation le « grand


renfermement » des souffrants, c’est aussi parce que les souffrants,
désormais, sont souvent laissés à eux-mêmes. Beaucoup finissent dans la
rue. Ils dorment dehors, traînent sur les trottoirs leurs malheurs, leurs
maladies mentales, et souvent aussi physiques. Jusqu’à ce que la mort les
emporte, dans une société où la poésie n’a lieu que dans les marges, comme
eux, une société qui semble avoir renoncé à se réorganiser en sorte d’être
pour tous place, espace, maison.

6. Où en sommes-nous avec la révolution ? Journal littéraire d’une


Nuit Debout
8-4-2016

Le début de Nuit Debout est de ces moments où l’utopie a lieux. J’ai


suivi hier soir l’une des Nuits Debout, retransmise en direct depuis la place
de la République à Paris. Écouté les prises de parole des uns et des autres.

1
Mâkhi XENAKIS, Les Folles d’enfer de la Salpêtrière, Actes Sud Beaux Arts, Hors
collection, 2004, p. 60
260

Pensé que ces réunions nocturnes sur des places, en France et dans d’autres
pays (il y eut bien avant la place Tahrir et beaucoup d’autres), ce désir
revendiqué de « convergence » des luttes et des projets pour ouvrir une voie
de justice dans le monde, cette façon d’échanger par la parole, rappelait
l’histoire des jeunes retirés dans la caverne de la sourate Al-Kahf à cause du
tyran :

« Tu aurais vu le soleil, quand il se lève, s’écarter de leur caverne vers


la droite, et quant il se couche, passer à leur gauche, tandis qu’eux-mêmes
sont là dans une partie spacieuse », et le moment où ils se lèvent : « Et c’est
ainsi que Nous les ressuscitâmes, afin qu’ils s’interrogent entre eux ».1 Et
dans ces interrogations, les mots prononcés ont retenu aussi mon attention. Il
y avait de la tristesse à entendre par exemple une jeune femme se définir
comme intermittente du spectacle, plutôt que de dire son métier.
Symptomatique d’une société où l’on réduit les personnes à leurs statuts
sociaux : SDF, fonctionnaires, réfugiés, intermittents du spectacle, chômeurs
etc. Entendu aussi de brèves paroles réellement poétiques, donc puissantes.
Quelqu’un a dit « Je vais vous dire un poème arabe : « Sois heureux un
instant ; cet instant c’est la vie ». Et un homme audiblement très saoul a
répété : « Y a pas de couleurs pour rêver ! » Parce que c’est la nuit ? Il faut
du temps pour sortir d’une nuit sans rêves.

12-4-2016

Le réveil sonne, le sonneil rêve ! « Maïakovsky n’existe que par


fragments. Il fut, essentiellement, l’homme qu’un monde extérieur
d’exaspérations divisa en moments d’exaspérations personnelles. Autrement
dit, présenter UNE convulsion de Maïakosky est peut-être d’une grande
vérité. » Ainsi Armand Robin (à suivre ce qui se passe et se dit sur Twitter,

1
Coran, 18, 17-19
261

je me sens un peu comme lui qui passait des nuits à saisir les voix du monde
sur sa radio) présente-t-il sa traduction de la première partie du grand poème
du révolutionnaire Maïakovski qu’il intitule La nue empatalonnée1. J’y
songe en voyant la Nuit Debout, dans laquelle il y a à boire et à manger : et
c’est ce qui me plaît. (Et sans doute déplaît à tous les partisans de l’ordre
établi, ce pour quoi les forces de l’ordre ont hier soir renversé la marmite de
mafé - lequel plat africain, pour montrer qu’il y a un ordre supérieur à celui
de la police, s’est étalé en forme de carte d’Afrique sur la place de la
République, ainsi que l’ont noté et photographié les personnes
présentes). Debout les sonneurs de la terre ! Le temps du rêve est arrivé !

10-4-2016

L’Histoire a son chemin. Place de la République, où se réunit Nuit


Debout, là où demeurent les hommages aux morts du terrorisme, où la haine
née du désespoir et le nihilisme ont tué, de moins désespérés tentent de
vivre, attirant les plus exclus, les sans-abri qui de toute façon dorment
dehors et aiment pour l’occasion le faire en compagnie. Ceux qui accusent
Nuit Debout d’être un mouvement d’entre-soi refusent de voir tous les sans-
abri qui y participent. Les exclus restent exclus (ou bien ils ne sont vus que
comme repoussoirs), et pourtant ils sont présents. Leur présence sauve Nuit
Debout de l’entre-soi. Combattre l’imposture, et ne pas exclure la vie de la
vie.

15-4-2016

L’invention de l’imprimerie se situe au début d’un changement d’ère,


de civilisation. D’un passage, sur les plans spirituel et intellectuel, du
mystère au rationalisme, et sur le plan politique, du féodalisme au
capitalisme. Bien entendu il faut un certain temps pour que le passage
1
Armand ROBIN, Quatre poètes russes, Paris, Le Seuil, 1949 ; Bazas, Le Temps qu’il fait,
1985, rééd. 2004, p. 93
262

s’accomplisse, et des éléments des ères anciennes continuent à œuvrer à


travers les civilisations successives, de façons différentes. Ainsi l’invention
d’Internet est-elle en train d’accompagner la fin de l’ère rationaliste (depuis
longtemps dépassée par la physique quantique) et capitaliste, et la fin des
hiérarchies, différemment organisées, qui lui restent du féodalisme.

Les hiérarchies de pouvoirs politiques et spirituels/intellectuels


apparaissent partout considérablement dégradées. Elles n’ont plus lieu
d’être, et vont devoir finir de s’effacer des lieux qu’elles occupent encore
indûment. Cela dans une durée historique dépassant celle des individus mais
assez dynamique pour que sa marche se laisse voir à travers quelques
générations.

Tel est le sens des divers mouvements d’occupation des places par la
pointe des peuples à travers le monde. Ils signifient que les légitimités sont
en train de changer. Ceux qui habitent vraiment (poétiquement, dirait
Hölderlin) le monde aujourd’hui ne sont pas ceux qui se contentent de le
faire tourner comme il est, en cercle vicieux, souvent par la vieille ruse
exprimée dans Le Guépard qui consiste à faire que « tout change, pour que
tout reste comme c’est ». Ruse d’autant plus facile à appliquer dans un
univers de communication, de « plans com’ » où le changement des
apparences est censé constituer un leurre suffisant – il l’est en grande partie,
mais l’imposture ne fonctionne pas pour cette fine pointe des peuples qui se
charge elle-même de réinventer la vie depuis des années. C’est à elle que le
monde est : non pas comme possession, mais comme essence et existence,
comme rapport vrai, libre.

Quelle est-elle donc, cette fine pointe des peuples ? Les Nuits Debout
à l’œuvre en ce moment ne viennent pas de nulle part, ni des discours ou
œuvres de tel intellectuel ou de tel artiste. Ceux qui sont à la pointe à l’heure
263

de ce changement d’ère ne viennent ni des élites politiques ni des élites


intellectuelles, artistiques ou spirituelles couplées aux puissances du
commerce et de l’argent, comme ce fut le cas à partir de la Renaissance.
Nous ne sommes pas à l’heure d’une nouvelle Renaissance, ce qui se passe
se passe tout autrement et ce qui vient est tout autre. Les pouvoirs politiques
et les puissances de l’argent se sont considérablement dévalorisées
[j’accorde volontairement avec le sujet le plus proche, plutôt
qu’automatiquement au masculin, selon la vieille règle], elles sont vues au
mieux comme impuissantes, au pire et le plus souvent comme agressives et
liberticides, destructrices, morbides, nihilistes. Ceux qui œuvrent à les
renverser et surtout à les remplacer, en mettant en place au sein de ce monde
que les élites croient posséder des structures de vie et des structures
mentales alternatives, ne peuvent être les élites intellectuelles et artistiques
ni les institutions spirituelles. Car elles n’ont de visibilité et d’audience
qu’en collaborant avec les pouvoirs politiques et financiers qui récupèrent et
neutralisent même les œuvres ou les pensées dites subversives.

La fine pointe des peuples est constituée de tous les individus qui
s’inventent des vies non subordonnées aux systèmes moribonds autant que
violents, et de tous les groupements libres d’individus, tous les mouvements
qui fonctionnent selon d’autres rapports sociaux, excluant les différentes
formes de domination qui servent de piliers aux systèmes archaïques
recomposés avec le capitalisme, lui-même en voie de décomposition. Qu’il
s’agisse de planter des légumes dans l’espace public ou de libérer la parole
sur Internet et sur les places des villes, la culture du partage est en train de
commencer à supplanter celle de l’exploitation de l’homme (et de la femme,
et de la nature) par l’homme, en même temps que son alternative elle aussi
dépassée, la dite dictature du prolétariat.

Intellectuels et artistes ne peuvent au mieux qu’accompagner cette fine


264

pointe des peuples initiante, en individus et citoyens comme les autres et


non surplombants ni guidants. Ce nouveau monde en gestation vient d’en
bas, c’est-à-dire en vérité d’en haut. Car c’est un monde où les valeurs
s’inversent. Les élites à l’ancienne, aliénées délibérément ou malgré elles à
l’ère finissante, ont au moins un pied dans la tombe. Tandis que celles et
ceux qui ont rompu les chaînes qui assurent le confort comme celles du
chien dans la fable de La Fontaine, ces nouveaux loups (peu carnassiers,
voire végétariens) qui interrogent l’animal social attaché, incarnent la
véritable altitude, l’aspiration à la vérité vécue et à la liberté.

22-4-2016
Avant de désigner le lieu où se produisait l’assemblée, le mot agora
signifia d’abord dans la Grèce antique l’assemblée elle-même. L’assemblée
en se constituant constitue elle-même un lieu, qui institue comme agora le
lieu où elle a lieu. L’agora est le contraire de l’utopie – littéralement le non-
lieu.
L’agora n’était pas une place, mais une ville dans la ville. C’est aussi
ce qu’est devenue la place de la République, depuis que l’assemblée Nuit
Debout y a lieu. La place est devenue une petite cité à l’intérieur de la cité,
avec ses différents espaces, consacrés aux discussions, prises de parole,
débats etc., et sa cantine, son infirmerie, sa bibliothèque, son jardin, sa
fontaine, sa radio, sa télévision, ses lieux de fête et de musique. Elle eut ses
tentes aussi, où l’on dormit, ses baraques, ses bâches, ses palettes, ses
planches, ses matériaux de construction de bidonville, dont certains finissent
la nuit en feu de joie au milieu de la place, avant d’être renouvelés le
lendemain.

Après trois semaines de cette agora, une autre assemblée s’est réunie,
plus classiquement, à la proche Bourse du Travail pour essayer de
déterminer quelle suite donner au mouvement. Certains, en particulier parmi
265

les intellectuels qui l’ont impulsé en réaction à la Loi travail, souhaitent une
organisation plus efficace de la convergence des luttes, un passage à l’action
de masse – grève générale, défilé géant avec les syndicats… Toutes actions
politiques à l’ancienne qui tentent moyennement ceux qui font concrètement
la Nuit Debout, nuit et jour dans l’agora (et/ou sur Internet, prolongation de
l’agora) et sur de plus en plus de places ou d’autres lieux des villes et
villages de France et d’ailleurs. C’est que ces derniers n’ont pas la
frustration de ceux qui attendent que quelque chose se passe : l’utopie pour
eux n’est pas pour demain, elle est là, tout de suite, jour après jour et nuit
après nuit. Ou plutôt : si pour certains Nuit Debout reste une utopie, un non-
lieu, puisqu’ils ne vivent pas dans la place mais encore dans l’ancien monde,
dans une agora virtuelle, intellectuelle, mais non réalisée, pour ceux qui
habitent concrètement la nouvelle ville dans la ville, le nouveau monde dans
le monde qu’est Nuit Debout, le but est essentiellement de continuer, sans
forcément de stratégie précise mais en faisant confiance à l’esprit de l’agora
en train de se vivre pour conduire les Nuits Debout à s’étendre, à évoluer
naturellement et à remplacer, le temps venu, l’ancien monde au cœur duquel
elles auront pris place.

D’ailleurs certains se mettent déjà en marche, projettent ou font des


Nuits Debout itinérantes, à l’intérieur d’une ville ou à l’échelle du pays…
peut-être un jour à l’échelle du monde ? Les allures de campement rom de
l’agora conduisent tout naturellement, par leur dépouillement et leur désir de
liberté, au voyage.

1-5-2016
La morbidité menace Nuit Debout sous différentes formes. Stagner
tue. La maison Usher de Poe finit par se disloquer et tomber dans la mare où
elle se reflète depuis trop longtemps. À Paris, le mouvement s’est attaché à
la place de la République, devenue mausolée, comme à un refuge. Il s’est
266

accroché aux jupes de la statue, toutes pendantes de babioles et de kitsch


mortuaire. Le beau renouveau de vie qu’il y avait apporté s’est laissé
gangrener par une sorte d’épouvante qui s’accroche au souvenir de la mort
sans en finir de la conjurer.

Dans les premiers jours, alors que plusieurs dormaient toute la nuit sur
la place, un homme a chuté de la statue qu’il était en train d’escalader. Il a
été transporté à l’hôpital « en urgence absolue », d’après la presse. Comment
s’en est-il sorti ? Nous ne le savons pas, nous n’en avons jamais su
davantage. Les responsables de la communication de Nuit Debout n’ont pas
dit un mot de cet accident. Selon les médias, l’homme n’avait pas de papiers
sur lui. Un SDF ? Un migrant ? Les communicants de Nuit Debout ont
refusé de donner des nouvelles de cet homme.

Quelque temps plus tard, un autre homme a tenté de s’immoler par le


feu au pied de la statue. Les gens qui étaient là l’ont sauvé, il a été transporté
à l’hôpital. Un migrant désespéré, semble-t-il. Nous n’en savons pas plus, là
encore les médias et les communicants de Nuit Debout ont occulté le fait.

La place de la République a attiré de plus en plus de gens venus se


livrer à des actes de délinquance (vols, agressions) ou venus faire la « fête »,
c’est-à-dire boire puis chercher à défouler leur agressivité. Les jets de
bouteille sont devenus une routine de fin de soirée. Et les agressions et
agressions sexuelles envers les femmes se sont multipliées. On a commencé
à entendre parler de viols mais la com’ et les médias de Nuit Debout, plus
proches décidément d’une entreprise de propagande que de services
d’information, ont malgré des demandes insistantes refusé d’en dire le
moindre mot.

Sur la place, une intervenante filmée par hasard par un périscopeur


(« Virgile ») a mentionné que trois nuits plus tôt, des jeunes filles avaient été
267

violées derrière un mur d’hommes. Puis, comme si c’était un tabou, une fois
donnée en passant cette information glaçante, elle a enchaîné sur autre
chose. Une autre femme à un autre moment avait évoqué agressions et viols,
mais tout aussi rapidement. Des féministes ont témoigné qu’il leur avait été
objecté qu’en parler serait risquer de nuire à l’image du mouvement.

Rien de plus n’en a été dit. Les rumeurs enflant, un organisateur a


annoncé que des sifflets allaient être mis à la disposition des femmes, afin
qu’elles puissent donner l’alerte en cas d’agression, ce qui suffirait à faire
s’éloigner le ou les agresseurs. Il n’a pas été question de les expulser ou de
les livrer à la justice en cas d’agression grave. Seulement de les faire
s’éloigner de leur victime, sans que soit envisagée la moindre sanction.

Censure des faits, complaisance envers les agresseurs ou les criminels


(rappelons que le viol est un crime), absence totale de toute expression de
solidarité avec les victimes : à République, c’est ainsi que le mouvement
s’enfonce debout dans sa nuit, les yeux grand fermés. « Nous creusons la
fosse de Babel », écrit Kafka dans son Journal. Les violences qui sont
devenues systématiques en fin de chaque nuit à République témoignent de la
mauvaise ivresse nihiliste qui s’est emparée de la place, où des organisateurs
invisibles s’obstinent à faire piétiner un mouvement qui était pourtant bien
parti, comme si une secrète logique d’échec le gouvernait.

Heureusement, Nuit Debout se développe aussi dans des banlieues,


des villes, des villages de France et d’ailleurs. Revenant au mot de
Baudelaire selon lequel la ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe
pas1, il apparaît que la ruse (inconsciente ou non) des organisateurs d’un
mouvement qui ne veut pas de représentants est de les représenter (par la
1
« Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières,
que la plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu'il n'existe pas ! » Charles
Baudelaire, « Le joueur généreux », Petits Poèmes en prose, in Œuvres complètes, t. IV,
Paris, Michel Lévy, 1869, p. 87 ; wikisource.org
268

com’) en faisant croire qu’ils n’existent pas en tant que représentants.


Moyennant quoi, toutes les responsabilités sont effacées, et le pire devient
possible. Ailleurs qu’à République, loin des responsables occultes et
anonymes, Nuit Debout peut encore se préserver de telles dérives, qui
prouvent que le système de représentativité est pire encore lorsqu’il n’est
pas reconnu.

Le rapport des hommes aux personnes de leur entourage est


significatif de leur politique. Il est politique. L’absence sidérante de la plus
élémentaire expression d’humanité envers les victimes place de la
République éclaire le défaut de scrupules des gens de l’entreprise de
communication qui ont acheté les noms de domaine de Nuit Debout sans en
référer aux fondateurs et qui continuent de tenir la com’ – cet instrument qui
gangrène le monde – du mouvement, comme du défaut de vigilance quant à
l’entrisme de certains éléments politiquement malhonnêtes, voire pire. Là
aussi l’opacité règne, nul débat n’est porté sur la place. Sur cette place où
l’on en est venu à se battre en paroles contre les tares du monde sans prendre
garde que ces tares sont en train, dans les faits, de s’y reproduire et de s’y
développer à toute vitesse.

Le lundi 25 avril au théâtre de l’Odéon, toute la soirée, les


intermittents du spectacle, toujours cernés par les forces de l’ordre brutales,
et malgré la violence qu’ils venaient d’encaisser, malgré le froid et la pluie,
ont chanté, joyeux, des chansons du répertoire - ceux qui étaient dans le
théâtre, en haut sur le balcon, avec ceux qui étaient en bas, empêchés
d’entrer pour tenir une réunion dans l’un des lieux de leur travail et même
d’en approcher. La ministre de la Culture leur en avait refusé l’autorisation.
Elle mérite, ainsi que les autres ministres et le chef de l’État, que les
intermittents n’acceptent plus de se produire en spectacle, de donner leur art
et leur métier en leur présence. Ces lieux publics ne sont pas aux dirigeants
269

politiques. Ils sont à qui les fait vivre, les anime, et au public. Il nous faut
réinvestir tous les lieux que nous avons le droit d' « habiter » de notre
présence.
2-5-2016
C’est maintenant le moment d’entrer dans le rêve générale. Je suis
allée visiter Nuit Debout un matin place de la République, vers le début, et
je n’y suis jamais retournée, parce que cette place est morbide. J’ai suivi
attentivement ce qui s’y passait par Internet. J’en ai eu aussi des
témoignages de vive voix par quelqu’un à qui il arrivait d’y aller, et dont des
amis étaient coutumiers de s’y rendre. Mais je n’ai jamais désiré y remettre
les pieds, je ne l’ai pas fait et je suis heureuse de ne l’avoir pas fait, de
n’avoir pas cédé à ses sirènes. Car j’aime Nuit Debout, et je ne voudrais pas
l’avoir encouragée un tant soit peu à rester dans cet endroit de mort, qui,
avec son mémorial encore frais, pour ne pas dire encore puant, me faisait
penser tout à la fois au cimetière des Innocents, débordant de cadavres et de
peuple, tel que Philippe Muray le décrit au début de son Dix-neuvième
siècle à travers les âges, et à l’aire Saint-Mittre, cet espace-cimetière sur
lequel s’ouvre La fortune des Rougon, le roman de Zola sur l’insurrection
qui précéda le coup d’État du 2 décembre 1851 (roman publié au moment de
la Commune)… et sur lequel il se termine, après le massacre des insurgés.
Je ne voulais pas qu’en moi le roman de Nuit Debout commence également
dans un cimetière où il se verrait contraint de s’achever.1
Et aujourd’hui, alors qu’après les infectes violences policières d’hier
et de ces derniers jours Nuit Debout se voit réduite à peau de chagrin place
de la République, je peux dire que dans mon esprit, dans mon cœur, dans
mon roman, dans mon poème, elle n’est pas morte. Elle commence. Cette

1
Philippe MURAY, Le XIXe siècle à travers les âges, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1999 ;
Émile ZOLA, La Fortune des Rougon, Paris, Librairie internationale A. Lacroix,
Verboecken et Cie, 1871
270

petite part du peuple qui à Paris s’était bâti un pauvre refuge dans les jupes
de la République où le chef de l’État et son gouvernement l’avaient menée,
avec mot d’ordre, le 11 janvier de l’année précédente, ce peuple dit de bobos
qui comme un enfant terrorisé par le terrorisme s’était vu intimer de déclarer
avec les politiciens les plus cyniques « Je suis Charlie » et « Même pas
peur » ou encore « Paris est une fête » alors que régnaient très légitimement
la peine, le désarroi et la frayeur, ce mouvement qui a porté le refoulé de
toute une population pour le défouler sur la place-cimetière, pour y faire
exister son désir de vivre-ensemble, d’utopie et de renversement de l’ordre
inique, fût-ce par la violence ou par la paix, le voici maintenant privé de son
refuge. Et sans doute aurait-il dû s’en priver lui-même avant qu’on ne l’en
prive, prendre son envol lui-même bien plus tôt. Mais rien ne sert de revenir
en arrière, cela s’est passé ainsi, et si maintenant la sagesse l’emporte, le
mouvement trouvera la force de laisser derrière lui son enfance et de
s’engager dans son âge adulte. Ce qui ne signifie pas se défaire de son esprit
d’enfance, mais se défaire de sa puérilité, de sa peau devenue trop étroite
pour une grande personne.

La place de la République est une peau bien trop étroite pour une Nuit
Debout adulte. Une Nuit Debout adulte est autonome, elle sait se déplacer,
aller de place en place et de lieu en lieu, ne pas rester centrée sur son seul
jeu. Telle est la Nuit Debout que j’attends maintenant, et je l’attends sans
inquiétude car en vérité elle est déjà là, active et neuve, dans tous autres
lieux que cette place-cimetière où elle aurait pu finir enterrée si d’autres
elles-mêmes ne s’étaient dans le même temps mises à vivre ailleurs, dans
des quartiers, des banlieues, des villes, des villages, des pays divers. Ce
n’est qu’un début. Les temps de l’Histoire sont longs, ses chemins font
souvent des lacets comme en montagne, mais ils arrivent où ils doivent
arriver. Rien ne naît de rien, Nuit Debout naît de bien d’autres révolutions
271

avant elle ou ailleurs et elle ne sera pas la dernière, mais elle fera sa part du
trajet, sur cette voie où je marche, où nous sommes si nombreux à marcher.

C’est maintenant le temps du rêve, le vrai. Pour les aborigènes


d’Australie, le Rêve est à la fois la carte du territoire et leur histoire. Rien de
moins abstrait que ce rêve. Il en va de même pour les nomades du Moyen
Orient et sans doute du monde entier. Le rêve n’est pas une seconde vie,
comme chez Gérard de Nerval1, il est la vie même, incarné qu’il est dans les
vivants et dans tout le vivant et même l’inanimé. Il en est ainsi quand le
monde n’est pas une place où chacun est assigné à une place, où chacun doit
aussi gagner sa place et où nul ne veut laisser « sa » place. Il en va ainsi
dans un monde non fixé par la valeur des biens matériels et des positions
sociales, il en ira ainsi dans le monde que veut réaliser Nuit Debout. Non
plus seulement une démocratie, pouvoir du peuple, mais aussi une
démosophie, sagesse du peuple, de peuples ayant renoncé au pouvoir de
l’argent et sachant reconnaître celui du rêve comme projection, réalité et
droit de l’humain.

6-5-2016
Cette nuit a eu lieu une pluie d’étoiles filantes. Les habitants de
l’étroite, sauvage et splendide vallée d’Aspe, dont quelques-uns s’étaient
réunis en soirée pour une Nuit Debout, ont dû en voir passer, dans leur ciel
non pollué de lumières artificielles. Comme tous les habitants des
campagnes, loin des villes tapageuses, orgueilleuses et superficielles.

Nuit Debout, ce n’est pas République. Le travail de ce mouvement,


qu’il continue ou non à s’appeler Nuit Debout, grandira très logiquement
1
« Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoires ou de
corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image
de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons
déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de
l’existence. » Premières phrases de Gérard de NERVAL, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, in
Revue de Paris, 1855. Paris, Victor Lecou, 1855 ; kaempfer.free.fr
272

non depuis Paris, depuis la tête et les chefs du pays, mais depuis ses villages,
ses banlieues, ses villes de province. C’est dans les petites communautés,
dans les quartiers, dans les villages, parmi les gens qui sont en fait les plus
libres, à savoir les humbles, les non-soumis au système, que se développera
une nouvelle façon de se gouverner, une nouvelle démocratie. Cela existe
déjà dans certains pays pauvres, des localités se sont prises en main ici et là
pour assurer leur vie collective et individuelle, leurs relations sociales et
leurs échanges entre particuliers et entre communautés. C’est ainsi que de
place en place (et non depuis une grande place sinistre comme République,
qui se voudrait centrale et symbolique – le symbole faisant ici office de chef
– où tout en refusant un système représentatif l’ensemble est soumis malgré
lui à des forces incontrôlées qui le dépassent), de place en place à travers le
monde et à travers le pays continuera à s’apprendre, s’inventer et s’étendre
la sagesse du peuple, une démosophie, véritable philosophie, à savoir
philosophie en acte, vécue. Car telle est la nature de la philosophie. Il suffit
de se représenter que Socrate pensait en déambulant le long d’un cours
d’eau avec ses disciples pour comprendre sa philosophie. Il suffit de se
représenter que Diogène, depuis son tonneau, dit à Alexandre le Grand venu
le voir : « ôte-toi de mon soleil », pour connaître sa philosophie. La nouvelle
philosophie naîtra ainsi non de spéculations coupées du réel, mais de la vie
même, de l’œuvre même de vie – rejoignant ainsi l’antique et véritable
essence de la philosophie, celle qui fit une éclatante civilisation, à laquelle
nous devons l’invention de la démocratie. La démocratie est moribonde, la
nouvelle démocratie se prépare.

20-6-2016
Estragon. – Puis ce sera la nuit.
273

Vladimir. – Et nous pourrons partir.1

En attendant la révolution, où en sommes-nous avec la révolution ?


Kafka dans une lettre imagine un Abraham qui, au lieu de faire ce qu’il faut
faire pour devenir un grand peuple, et tout en prétendant être sur le point de
le faire, allonge à l’infini la distance entre ce point, ce moment, et un présent
qui n’est qu’une éternelle répétition de tâches qu’il n’en finit jamais
d’accomplir. Tout en mettant à ses affaires et aux « nouvelles dispositions à
prendre » « l’empressement d’un garçon de café », il n’arrive à rien parce
que ce faisant il ne part jamais, il n’est jamais maintenant prêt à « quitter sa
maison ».2 Cet Abraham kafkaïen, typique de l’homme pris dans ses
méandres administratives, bureaucratiques, n’est-il pas aussi bien celui qui
au cœur du Procès attend toute sa vie en vain devant la porte de la Loi,
devant laquelle il mourra sans l’avoir franchie ? Si les personnages de
Beckett ne savent même plus pourquoi ils attendent ni ce qu’ils attendent ni
même qu’ils attendent, s’ils n’attendent même plus, c’est sans doute qu’eux
aussi sont morts devant cette porte devenue invisible. Que l’oubli,
l’aveuglement et la surdité les ont mangés.

Avec Nuit Debout, Vladimir et Estragon se sont réveillés. De nouveau


ils ont entendu l’appel, ils ont aperçu le but, ils se sont décidés à outrepasser
la loi qui régit un monde inique et absurde. Ils sont revenus sur les places
des villes et ils ont recommencé à dialoguer, mais à plus nombreux et cette
fois de façon orientée, avec un désir de lucidité. Ils ont voulu refaire eux-
mêmes le décor et l’habitation. Ils se sont bricolé des campements. Ils ont
réétabli des règlements. Ils ont marché sur et jeté des projectiles à tout ce qui
représente la loi, « la loi travail et son monde ».

1
Samuel BECKETT, En attendant Godot, pièce en deux actes créée au Théâtre de
Babylone à Paris le 5 janvier 1953. Paris, Éditions de Minuit, 1952Paris, Éditions de
Minuit, 1952, Acte deuxième, p. 100
2
Kafka, Lettre à Robert Klopstock, juin 1921, in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p. 1082
274

Comme les chiens derrière les portails des propriétés privées


retroussent leurs babines quand passe le facteur, les tenants de la loi ont
montré sous leur masque leur grimace, leur menace, leur férocité. L’élan
d’Estragon, de Vladimir, de Camille et de leurs amis a été brutalement
réprimé. Peu à peu ils se sont résolus à ne poursuivre leurs débats que dans
le cadre et les horaires que leur concédaient les portiers de la loi. Avec de
petites incursions de-çà de-là, qui les tenaient tout à leurs affaires, en
définitive à leur maison. N’avaient-ils pas, ainsi que Robinson, transformé
leur place, leur île, en une habitation finalement régie par une autre
absurdité, comme le monde dont ils venaient, naufragés ? Et voici qu’au lieu
de devenir un grand peuple, ils devenaient un peuple de plus en plus rétréci.
Voici qu’ils avaient transformé la sauvagerie de la vie offerte, avec sa corne
d’abondance, en ressassement d’un rêve générale qu’ils avaient eux-mêmes,
par leur affairement, vidé de sa substance, de sa possibilité, de sa puissance.
Voici qu’ils étaient en train de redevenir l’Estragon et le Vladimir
somnambules.

La porte de la loi, un instant entrouverte sur la vision de la révolution,


s’est-elle refermée ? Auquel cas il est temps de lui tourner le dos. Rien ne
sert d’attendre Godot sur quelque place que ce soit – et encore moins sur
celle de la République, qui est celle de la loi. Si la loi ne s’ouvre pas à toi
c’est qu’elle n’est pas la loi mais sa falsification. Je ne suis pas en train de
dire qu’il faut cesser de demander l’abolition de la loi travail. Ce n’est pas à
moi, c’est aux salariés d’en juger. Je dis qu’en premier et dernier lieu, elle
n’est pas la loi, tout comme ne sont pas nos représentants ceux qui la font.
Qu’elle passe ou non, elle ne passera pas par ceux qui font vraiment la
révolution, qui continueront à la faire malgré ses inévitables errements. Elle
ne fera pas leur loi.
275

Quand tu aimes, il faut partir, disait Cendrars. 1 Les clodos de Beckett


ne sont pas perdus, ils ont juste à retrouver le chemin de leur jardin. De la
vie. À la réinventer jour après jour, nuit après nuit, en détissant au matin ce
qu’ils ont tissé trop étroit la nuit, chacun et ensemble, sans obéir à
l’injonction tacite qui leur est faite de se soumettre pour passer la porte ou
d’attendre derrière la porte. Ils ont juste à vivre, pleins de leur force et de
leur jeunesse. À être eux-mêmes la révolution permanente, se propageant de
proche en proche, de proche en lointain et de lointain en proche. Celle qu’on
n’attend pas, celle qu’on vit, puisqu’on l’aime.

1
Dans un poème situé au début du recueil de Blaise CENDRARS, « Tu es plus belle que le
ciel et la mer », Feuilles de route, Paris, Denoël, 1924
276
277

II. Le mal aux œuvres

Où, après avoir parcouru en I des destins individuels et collectifs


marqués par l’Histoire, l’on se penche sur la manière dont des auteurs ont
rapporté les différentes morbidités de leur temps : avec Molière, Diderot,
J.Roth, Proust, Lampedusa, Beckett, Ellis, Houellebecq, Khadra, Sorokine,
Laferrière, Ôé, Échenoz, Byatt.

1. Molière et la morbidité des puissances sociales

« Le petit chat est mort »1, et ce n'est pas anodin. La mort du petit chat
se cache comme un trou noir au milieu de L'école des femmes, de Tartuffe,
de Dom Juan et du Misanthrope. Il y a un rapport violent, détonant, entre
ces quatre chefs-d'œuvre qu’Antoine Vitez avait montés ensemble en 1978
au festival d’Avignon.
Le type du barbon obsédé à encager une jeune femme est un classique
de la comédie. Dans L'école des femmes, Molière ne se contente pas d'en
dénoncer le ridicule, il en révèle le mal profond. Arnolphe, instigateur d'une
entreprise perdue d'avance, y apparaît atteint d'une maladie à la fois
pitoyable et criminelle. Arnolphe est l'Avare : avare non d'argent, mais de
sentiment, jaloux de sa satisfaction comme un tout-petit au stade anal.
Proche de Tartuffe dans l'enflure égocentrique, il est aussi, ontologiquement,
le contraire de Dom Juan, qui ne retient personne - et que la société veut
absolument retenir.

1
MOLIÈRE, L’école des femmes, comédie en cinq actes et en vers, créée au Théâtre du
Palais-Royal le 26 décembre 1662. Première publication : Paris, Jean II Guignard, 1663 ; II,
5, v. 460 ; toutmoliere.net
278

« J'ai seul la clef de cette parade sauvage », disait Rimbaud2 - et c'est


en étant Rimbaud que la clé se retrouve, comme c'est en étant Molière que
peut être percée à jour, délivrée, Dom Juan, cette œuvre jusque là enfermée
dans son énigme, son mystère, son festin de pierre, emmurée comme Sade
dans un dessin de Man Ray. Qui est Dom Juan ? Écartons toutes nos
représentations mentales du libertin, du débauché, de l'athée, du pécheur
puni et autres vieilleries de siècles formatés par l'idéologie religieuse et
sociale. De nos bras grands ouverts renversons tout ce commerce de l'esprit,
jetons le racorni au sol, faisons place à une plus haute, à une plus vaste
intelligence ! Voyons en Dom Juan la liberté de l'auteur, et en Sganarelle,
l'auteur-acteur, le serviteur de cette liberté. Dom Juan est la liberté de
Molière, absolue, insolente, séduisante à en être à la fois irrésistible et haïe,
puisque sa séduction est celle de la vérité, parade sauvage tant redoutée des
hommes qu'il faut la dire, mais la dire sous clé.

Dom Juan est le phare qui éclaire toute l'œuvre de Molière. 2 C'est à sa
lumière qu'elle peut être comprise. Dom Juan est pourrait-on dire le surmoi
singulier de Molière : dom (dominus) signifie maître, seigneur, et Juan, Jean,
est le prénom de Molière, Poquelin à l’état-civil. Mais l'enjeu dépasse de
loin ce qu'en peut dire la psychanalyse. Il est physique et métaphysique. Car
Molière est réellement Dom Juan. Molière exerce sa scandaleuse liberté. Et
si la société l'entrave, si l'homme en société qu'est comme tout homme
Molière en souffre comme il arrive à Sganarelle de souffrir de la liberté de
son maître (mais Sganarelle est assez ambigu pour qu'il soit permis de
soupçonner que ses protestations bien-pensantes ne sont que des mouchoirs
destinés à protéger son maître en cachant cette liberté que les bien-pensants
2
Voir Troisième mouvement, II
2
MOLIÈRE, Le Festin de Pierre, comédie en cinq actes et en prose créée le 15 février
1665 au Théâtre du Palais-Royal. Première publication (amendée de plusieurs passages)
sous le titre Dom Juan ou Le Festin de pierre : in Œuvres de Monsieur de Molière, t. 7,
Paris 1682
279

ne sauraient voir), l'auteur Molière, qui n'est pas un fantasme de lui-même


mais bel et bien un être agissant, et agissant puissamment, continue
d'affirmer et d'exercer sa liberté. Rien ne peut l'en punir, car elle n'est pas
punissable. Tant qu'il ne cède pas, Dom Juan est immortel. Qu'il se
compromette, qu'il se tartuffie, et alors il tombe dans le néant où cuisent les
mortels, les hypocrites - et son serviteur n'a plus qu'à déplorer la perte de ses
gages, qui sont à la fois les recettes du théâtre où malgré tout les mortels
vont chercher la vérité (recettes dont en fait Molière et sa troupe ont été
privés par la censure des dévots), et la garantie spirituelle, morale,
intellectuelle, qu'est Dom Juan pour l'humain qui le sert.

Tartuffe est le contraire de Dom Juan, et son adversaire. Le


Misanthrope est le garant de Molière. « Mon néant », dit Tartuffe.1 C'est
celui dans lequel Dom Juan tombe quand il décide de faire le tartuffe. Qui
l'en sort ? Le Misanthrope.

« Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices,


Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur on ait la liberté »

sont les dernières paroles d'Alceste2. Dom Juan n'est pas mort, il est
ressuscité, même s'il est méconnaissable sous la figure d'Alceste, et c'est
ailleurs qu'on pourra le retrouver. Alceste n'est en vérité pas plus
misanthrope que Dom Juan, même si la société les considère comme
ennemis de l'humanité, chacun à leur façon. Au contraire, gardiens de la
vérité, ils sont les garants de l'humanité, cette humanité qui a pour ennemis
les hommes assujettis à l'ordre social, à la pression sociale. Les femmes et

1
MOLIÈRE, Tartuffe ou l'Imposteur, comédie en cinq actes et en vers créée le 5 février
1669 au Théâtre du Palais-Royal. Première publication : Paris, Jean Ribou, 1669 ; III, 3, v.
984 ; toutmoliere.net
2
MOLIÈRE, Le Misanthrope, comédie en cinq actes et en vers créée le 4 juin 1666 au
Palais-Royal. Première publication : Paris, Jean Ribou, 1666 ; scène dernière, v. 1804-
1806 ; toutmoliere.net
280

les hommes étouffent de tartufferie. Leur liberté d'aimer ? Il leur faut y


mettre le prétexte et les chaînes du mariage (ou l'illusion du libertinage).
Leur liberté de penser ? Il leur faut l'encager, l'encadrer de garde-chiourmes
qui expédient les corps des esprits récalcitrants au bûcher - alors que le
bûcher réel, c'est celui dans lequel ils existent et s'agitent, celui où tombe
Dom Juan au moment où il s'essaie à entrer dans leur jeu. Leur liberté de se
déplacer, à tous les sens du mot ? Il leur faut l'entraver, l'endouaner,
l'empolicer, l'empêcher de déranger l'ordre établi.
Alceste a ses ridicules comme tout autre homme, tout autre
personnage - sauf Dom Juan, qui est plus qu'un homme. C'est Dom Juan qui
fait apparaître aussi bien Tartuffe qu'Alceste, et tous les autres. C'est la
liberté insolente de l'auteur qui arrache les hommes à leur enrobement
social, à leur embourbement intellectuel, moral, spirituel. Qui en dégage les
traits, qui en révèle la mécanique, aussi divertissante et dérisoire que celle
d'une « pièce à machines » comme l'est Dom Juan, et comme L'école des
femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope sont des pièces à machinations. Le
Commandeur, éminente figure sociale et prétendument morale, n'est qu'un
mort, une statue qui ne se met en marche que lourdement, raidement, et en
grinçant misérablement. Si Dom Juan l'a tué, c'est que tel est le droit de
l'auteur. Seul l'auteur peut tuer sans crime : ce ne sont pas des personnes
qu'il tue, ce sont des figures. L'auteur est un iconoclaste. C'est ainsi, s'il sert
la vérité, et non la tartufferie, que son insolence, loin d'être une faute, est au
contraire salvatrice, « un bond hors du rang des meurtriers » comme dit
Kafka1. Bond dans « un endroit écarté », selon le mot d’Alceste, où libre est
le lecteur, le spectateur, de le suivre, pour rendre à l'acteur sa révérence, ses
saluts entre les mouvements de rideaux finals - qui ne sont finals que
jusqu'au lendemain. Seule la fin, depuis le début, ne change pas : Arnolphe

1
Franz KAFKA, Journal, 27 janvier 1922. Voir note 1 p. 103 et Troisième mouvement, III
281

échoue, Tartuffe est en sa prison mentale, Alceste est à l'écart, Dom Juan est
vivant puisqu'il n'est pas mort pour de vrai mais toujours manifesté dans
l'« illustre théâtre » d'où, se jouant des siècles et des titres, à travers toutes
ses pièces, toutes ses extensions, il continue à s'afficher, insaisissable petit
chat aux plus de mille et trois vies.

2. Denis Diderot et le parasitisme


Le Neveu de Diderot pratique l'embrouille. S'il fait ostentation de ses
contradictions, c'est pour faire oublier son fond et s'en absoudre, d'abord à
ses propres yeux, et à la fin, même, s'en féliciter : « rira bien qui rira le
dernier »1, conclut-il, et il faut bien entendre dans ce proverbe son caractère
menaçant - quoique enveloppé d'enjouement. Le Neveu est une enveloppe à
l'aspect d'emblée décrit comme changeant : « Quelquefois, il est maigre et
hâve (...) Le mois suivant, il est gras et replet (...) Aujourd'hui, en linge sale,
en culotte déchirée (...) Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu... »2 Une
enveloppe que Diderot, en familier des couteaux, va ouvrir pour en tirer une
leçon d'anatomie philosophique.
« L'ergot n'est donc point un vrai grain, un produit de la semaille, mais
un germe dégénéré, ainsi que la nielle », écrit Diderot dans ses Éléments de
physiologie3. Les premiers mots du Neveu sont une insulte aux joueurs
d'échecs, « ce tas de fainéants », auxquels il associe de biais « M. le

1
Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameau, (texte écrit probablement entre 1762 et 1773) in
Œuvres, t. XXI, première publication en français (après la publication en allemand par
Goethe en 1805), non définitive, d’après une copie du manuscrit, par Brière en 1821.
Première publication du texte correct, d’après le manuscrit autographe retrouvé : Paris,
Librairie Plon, 1891 ; ebooksgratuits.com, p. 212
2
Ibid., ebooksgratuits.com, p. 7
3
Denis DIDEROT, Eléments de physiologie, in Œuvres complètes, t. IX, Paris, Garnier, éd.
Assezat et Tourneux, 1875. Texte établi, présenté et commenté par Paolo Quintili, Honoré
Champion, Paris, 2004, I, 1, « Végéto-animal », p. 113
282

philosophe », qu'il « aborde »1. La vérité du Neveu se dit dans son geste
d'entrée et dans sa parole de sortie. C'est lui qui aborde le philosophe - dans
ce verbe qui évoque la piraterie mais plus profondément fait référence à sa
nature de parasite -, et qui le quitte sur une autoglorification dérisoire en
forme d'échec et mat aussi illusoire que temporaire.
D'un point de vue physiologique, le Neveu est un rameau gourmand.
Le nom de Neveu indique la dérivation comme l'intitulé Satyre Seconde,
donné par Diderot à ce texte, qui invite à le lire au second degré. Un rameau
gourmand (et gourmand, le Neveu l'est), est un rameau, dit le dictionnaire,
« dont la pousse nuit aux rameaux fruitiers voisins en absorbant la sève à
son profit ». Et de donner l'exemple : Élaguer les gourmands. Après avoir
traité les joueurs d'échecs de tas de fainéants, le Neveu, qui est le véritable
fait-néant de l'affaire, demande au philosophe : « Est-ce que vous perdez
aussi votre temps à pousser le bois ? »2 Ce qui, au premier degré, signifie :
« vous perdez votre temps à de vaines spéculations », et au second degré :
« vous êtes un rameau gourmand, un parasite ». Le Neveu pratique d'entrée
l'embrouille en s'offrant hypocritement en (faux) miroir du philosophe, tout
en se donnant par là des airs de meilleur philosophe que le philosophe. Il le
dit plus loin : « je me dis : sois hypocrite si tu veux ; mais ne parle pas
comme l'hypocrite. »3 Comme les populistes, le Neveu se donne l'air de dire
tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Non seulement il le dit mais il
le gesticule, le développe : tous les possibles se mon(s)trent à partir de son
enveloppe. Mais s'il prend tous les masques, c'est pour faire oublier ce qu'il
est, à l'intérieur, fondamentalement : comme l'a dit Foucault, un objet qu'on

1
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 10
2
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 10
3
Ibid., p. 119
283

possède1. C'est d'ailleurs en suivant ses pensées comme des « catins »2 que
le philosophe l'a rencontré, et le Neveu se dit dès le début « entre Diogène et
Phryné »3, mêlant comme toujours le mensonge à la vérité : car s'il n'a de
Diogène qu'une apparence, qui plus est provisoire, son fond est bien celui de
la prostitution.
Hegel l'a dit, s'il « ne s'entend pas seulement à juger et à palabrer de
tout, mais à dire avec esprit, dans leur contradiction, les essences fixes de
l'effectivité », c'est que « la vanité de toutes choses est sa vanité propre. »4 Si
le Neveu dénonce la vanité du monde, c'est qu'il en est saturé (étymologie de
satyre), possédé, au sens moral et ontologique comme au concret, dans son
existence de parasite. « Quisque suos patimur manes », dit-il à la fin5,
parasitant Virgile tout en se dévoilant secondairement. Car dire qu'il endure
le sort de ses mânes, c'est dire tout à la fois qu'il appartient au monde de la
mort et qu'il est attaché aux bons (sens de manus) comme l'est le rameau
gourmand : au long de ce dialogue qui se conclut, il s'est servi du philosophe
pour philosopher, en réalité envelopper de philosophie le trou noir résidant
sous son enveloppe. Secondairement, les manes qu'il évoque pourraient
renvoyer à la mania, la manie, la folie, celle des buveurs qui partagent le
lieu avec les joueurs d'échecs. Hegel écrit, toujours commentant Le Neveu
de Rameau :

Le déchirement de la conscience, auto-conscient de soi et qui s'énonce,


est le ricanement portant sur l'être-là tout comme sur la confusion du

1
« On le possède comme un objet. » Michel FOUCAULT, Histoire de la folie, op.cit., III, p.
390
2
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 5
3
Ibid., p. 13
4
G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l’esprit [Phänomenologie des Geistes, 1807],
présentation, trad. et notes de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1993 ; rééd. Folio Essais, 2002, p. 502
5
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 212 (dernière page)
284

tout et sur soi-même ; il [le ricanement] est en même temps l'écho


perdu se percevant encore de cette confusion totale. 1

Le Neveu pratique l'embrouille et la confusion parce qu'il est lui-


même plongé dans la confusion, et parce que seule la confusion qu'il jette
dans les esprits :
Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d'autres, le vôtre peut-être
dans ce moment ; ou peut-être vous, le mien. Celui qui serait sage
n'aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n'est pas sage ; s'il n'est
pas sage, il est fou2

La confusion qu'il jette en confetti scintillants lui permet d'éviter d'être


élagué, lui permet d'exister encore un peu - ne conclut-il pas en se souhaitant
encore quarante ans de « ce malheur-là » ? Son « Rira bien qui rira le
dernier » est effectivement un ricanement. Rien ne lui importe plus que de
déféquer chaque jour à son aise, a-t-il péroré. Car le fait est que son
parasitisme fonctionne grâce à ce que Diderot nomme dans ses Éléments de
physiologie la singerie des organes par laquelle se transmet le mal, la
maladie : par exemple le poitrinaire, dit-il, communique son mal en parlant,
en le parlant.3
Ainsi le style virevoltant du texte et du dialogue s'apparente-t-il à un
geste de prestidigitateur, propre tout à la fois à fasciner l'attention sur son
tour et à la détourner de son artifice afin de lui faire admirer et accepter
l'illusion. Les admirateurs du personnage du Neveu sont nombreux. Ce sont
tous ceux que Diderot, dans ce jeu entre l'auteur et le lecteur, a faits échec et
mat. Ceux qui ont cédé à la fascination du fascisme (ces deux rameaux d'une
même racine mentale) par l'attrait ou l'oubli de son histoire centrale : celle
du juif trahi et dépouillé par une machination abjecte, racontée avec
1
G.W.F HEGEL, Phénoménologie…, op.cit. Folio p. 502
2
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 121
3
« Il y a je ne sais quelle singerie entre les organes, qui est un effet de sympathie, ou cette
singerie leur est ordonnée par l’imagination » Denis DIDEROT, Éléments…, op.cit., III, 8,
« Des organes », p. 342
285

délectation et admiration par le Neveu. Histoire qui a son contrepoint et son


explication dans l'attaque initiale du Neveu contre les génies (dont il
aimerait être, finira-t-il par avouer). Le Neveu de Rameau c'est la
démonstration, en plein "siècle des Lumières", par-delà un point de vue
physiologique sur la vie, des puissances de mort à l'œuvre dans l'humain, et
de leur séduction.

3. Roth, Proust, Tomasi di Lampedusa et la fin des mondes


Hölderlin appelait l’homme à habiter poétiquement le monde. Et de
fait, quelle autre habitation que le monde pour l’homme ? Et comment ne
l’habiterait-il pas ? S’il en vient à ne plus s’y trouver, c’est par oubli de
l’être, répondait en substance Heidegger, qui pourtant allait comme tant
d’autres se laisser entraîner dans la grande défaite de l’esprit qui ravagea
l’Europe au cours de la première moitié de vingtième siècle, détruisant en
même temps que ses habitants l’habitation qu’elle était, et son ou ses
empires. Le continent et le siècle qui l’avaient installé se disloquaient.
Comment ne pas y songer en lisant ces mots de Stefan Zweig à propos de
l’Autriche de la fin du dix-neuvième siècle :

Maintenant que le grand orage l’a depuis longtemps fracassé, nous


savons de science certaine que ce monde de la sécurité n’était qu’un
château de nuée. Pourtant, mes parents l’ont habité comme une maison
de pierre.1

Ce qui ressort de ce constat, c’est que la seule certitude qui ait pu


rester aux survivants, une vérité prouvée par les faits, était que ce monde,
contrairement à ce qu’on avait cru, était celui de la plus grande incertitude.
Le Temps retrouvé de Marcel Proust, Le Guépard de Giuseppe Tommasi de
Lampedusa et La Marche de Radetzky de Joseph Roth : ces trois romans
1
Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier, [Die Welt von Gestern], trad. Serge Niemetz, Paris,
Belfond, 1944. Traduit de l'allemand (Autriche) par Dominique Tassel : Paris, Gallimard,
coll. Folio Essais n°616, 2016, p. 26
286

dressent l’état des lieux et celui des temps pendant le désastre, peignent la
condition des hommes et le changement opéré en eux par le bouleversement
du monde et révèlent quelles forces sont à l’origine de l’Histoire, et ce qui
reste après leur action destructrice.1
« La guerre est en état de perpétuel devenir », écrit Proust, évoquant
Hegel, dans Le Temps retrouvé.2 Cet état semble s’appliquer aussi bien aux
lieux qu’aux temps dans ces trois romans. Sa phrase sous-entend la vision
hégélienne d’une histoire conduite par la marche de l’esprit et tendue par un
jeu constant d’oppositions. Le champ de bataille où s’inaugure la destinée
des Trotta, de pères en fils, espace de violence et de confusion, se transporte
aussi bien dans l’espace que dans le temps. Il préfigure la retraite du héros
qui, s’il n’y meurt pas, en mourra d’une autre façon, en se retirant du
monde, autre manière de le combattre, après avoir en vain guerroyé contre
son mensonge, la récupération affabulatrice de son geste pour écarter
l’Empereur des balles. Puis il y aura le mess où son petit-fils devra chaque
jour lutter contre lui-même et contre le regard des autres, le mess où il n’est
pas à sa place mais où l’a placé cette guerre en perpétuel devenir. Il y aura
aussi, comme lieux où elle aura essaimé horizontalement, des chambres de
femmes où l’amour ne sera jamais légitime, et le désert à la frontière, et la
garnison désœuvrée, et les cafés où se noyer dans l’alcool, la salle de jeux
où finir de se perdre, la désertion, le talus où tomber sans gloire. Autant de
lieux sans paix, sans harmonie, autant de lieux de guerres internes, lieux
d’implacable fatalité et d’amère réalité que concurrence le seul lieu rêvé du

1
Marcel PROUST, À la Recherche du temps perdu, t. VIII, Le Temps retrouvé, Paris,
Gallimard, coll. NRF, 1927 ; wikisource.org. Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA, Il
Gattopardo, Milan, Feltrinelli, 1958 ; trad. de l’italien par Fanette Pézard : Le Guépard,
Paris, Seuil, 1959 ; trad. par Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, coll . Points n°260, 2007.
Joseph ROTH, Radetzkymarsch, Berlin, Gustav Kiepenheuer Verlag, 1932 ; trad. Par
Blanche Gidon : La Marche de Radetzky, Paris, Plon et Nourrit, 1934 ; Paris, Le Seuil, coll.
Points, 1982
2
Marcel PROUST, Le Temps…, op.cit. p. 71
287

jeune homme, celui de paisibles chaumières enneigées où la nuit les


hommes, les paysans, ensemencent leurs femmes comme le jour ils
ensemencent leurs champs. Le Prince de Lampedusa et le narrateur de
Proust ont eux aussi leur refuge : au premier la pièce qui lui sert
d’observatoire des étoiles, au second cette maison de santé dont il revient
par deux fois, dont on ne sait rien mais dont on imagine qu’elle lui sert de
pause. Car le retour dans le monde est retour dans les maisons et salons où
se révèle la désolation d’une société mourante, ou même à l’hôtel du
renversement du monde, l’hôtel du sexe où les hommes se défont de toutes
leurs conventions et où le baron de Charlus, vu par un œil-de-bœuf, se fait
fouetter par un homme du peuple. Quant au château du Prince de
Lampedusa, il est le témoin et l’abri des courses-poursuites de son neveu
Tancrède et d’Angelica, la fille de paysanne illettrée à laquelle il s’est résolu
à le marier. À vrai dire don Fabrizio n’aime rien tant que fuir son habitation,
à l’aube pour aller à la chasse ou le soir pour descendre en ville chez sa
maîtresse tarifée. À la saleté du village de Donnafugata, ses filles, elles, ne
sauront opposer que la dérisoire chapelle qu’elles ont aménagée dans le
château, pleine de fausses reliques.
Le perpétuel devenir de la guerre n’a rien non plus d’un fleuve clair
dans les temps de ces livres. Sa confusion est inscrite à même la structure
des romans. Proust a-t-il vraiment, comme son titre l’annonce, retrouvé le
temps ? L’impression du lecteur est plutôt qu’il l’a égaré. À moins que ce ne
soit l’inverse, et que le temps, par la main de l’auteur, ne cherche à égarer
les hommes, les lecteurs, pour leur faire éprouver son pouvoir de
désorientation. Proust passe d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre, et
ces passages sont aussi des changements de temps, comme si la linéarité de
ce dernier tendait à se transformer en labyrinthe. Le roman de Lampedusa,
quoique ses chapitres soient toujours datés avec soin, soumet aussi le lecteur
288

à des bonds dans le temps, allant parfois jusqu’à l’audace de


l’anachronisme. Une façon de lui faire sentir que l’homme ne sait plus où il
habite, à quelle époque il vit, tant dans son histoire personnelle que dans
celle du monde. Roth lui aussi, tout en choisissant le mode de la fresque, de
l’histoire d’une lignée sur plusieurs générations, use d’un regard distancié
qui rapproche l’époque dont il parle de celle dans laquelle il vit : le
phénomène opère aussi pour le lecteur, conduit à considérer les événements
rapportés par le récit à la lumière de ceux de son temps, et réciproquement à
éclairer son temps de ceux du roman. Roth et Lampedusa, tous deux inspirés
par Proust, œuvrent ainsi chacun à leur façon à renouveler notre perception
de l’histoire.
L’avancée à marche forcée de Roth, son temps musical, rythmée par la
Marche de Radetzky de Strauss puis par L’Internationale et la Marche
funèbre de Chopin, emporte les hommes par groupes ou par foules. La
musique accompagne la guerre dans la mesure où fédérant des
communautés, elle les oppose par la même occasion, et d’autant mieux que
dans toutes ces Marches l’individu se perd, s’abandonne au profit d’une
idéologie ou d’un mensonge. Mais la guerre ne défait pas que les
consciences, elle défait aussi les identités sociales. Au « bal des têtes », plus
rien n’empêche la duchesse de Guermantes et Mme Verdurin d’échanger
leurs rôles. Le Prince et le grossier Calogero Sedara de Lampedusa
échangent leurs compétences (le premier échange aussi son neveu contre
une fortune, et le second sa fille contre un prestige). L’empereur d’Autriche
lui-même n’échappe pas à cette conversion, forcée par l’Histoire, des
identités. Lui que Roth présentait comme Dieu, un dieu tout-puissant dans
son empire où son portrait était répliqué et affiché par centaines de milliers
d’exemplaires, finit, en recevant le fils de son lointain sauveur, « le héros de
Solférino », non seulement par confondre les identités du père, du fils et du
289

petit-fils, mais aussi, comme le ressent von Trotta, par se sentir le pareil de
cet homme venu lui quémander un secours pour son fils. L’esprit confus du
vieillard et celui de l’homme aux abois finissent par s’unir – et la mort les
emportera presque en même temps. Les identités sociales, qui paraissaient
aussi solides que les « maisons de pierre » où croyaient vivre les parents de
Stefan Zweig, s’écroulent. Pourtant rien n’est accompli et les barrières
subsistent. Le sous-lieutenant von Trotta a pour ami le docteur Max
Darmant, un juif sensible et cultivé, mais la pression sociale et les
médisances les sépareront. Max, le juste, meurt. C’est un sacrifice mais le
monde n’en sait rien, le monde ne peut pas le comprendre, de toutes façons
trop occupé à se battre contre la tempête sur son radeau de la Méduse. Un
lien très touchant unit aussi l’ordonnance Onufrij, un paysan très simple,
quasiment aphasique, à son maître le sous-lieutenant. Là encore en pure
perte. Mieux partagée est l’amitié entre le père du sous-lieutenant et son
serviteur Jacques, amitié de toute une vie où pourtant jamais ni l’un ni
l’autre ne franchiront le cadre des relations convenues entre maître et
serviteur – sauf, pour quelques instants, à la dernière extrémité, lors de la
mort de Jacques.
Proust explique dans Le Temps retrouvé que les relations humaines
servent à prendre conscience de la durée. C’est en contemplant le tour que
les hommes font autour d’eux-mêmes, dit-il, et autour les uns des autres, et
notamment des différentes positions qu’ils ont occupées autour de lui au
cours du temps, qu’il peut prendre la mesure de ce qui a passé, de ce qui
s’est passé. Toutes ses considérations sur les « fabuleuses transformations »
que le temps fait subir aux corps, aux visages, aux situations, aux êtres, le
poussent à se reconsidérer lui-même, à se voir se transformer aussi. 1 Ses
réflexions sur les marques du temps dans les corpulences, dans les couleurs

1
Marcel PROUST, Le Temps…, op.cit. p. 107
290

des cheveux et des barbes, dans les situations sociales, s’accompagnent de


pensées sur l’art, « seul vrai Jugement dernier ».1 Et Proust devient écrivain
au cours du livre. Telle est sa conversion : celui qui a rejeté la littérature
l’embrasse. Situation littéraire vertigineuse, puisque nous sommes en train
de lire le dernier tome, paru à titre posthume, de sa monumentale Recherche.
N’y a-t-il donc pas identité entre Proust écrivain et Proust ? Toujours dans
Le Temps retrouvé, il explique que le fait que nous devions nous reconnaître
les uns les autres alors que le temps nous a rendus méconnaissables n’est pas
le signe qu’une reconnaissance s’accomplit, mais celui du fait que l’être qui
a été n’est plus. Il y a là, dit-il, un mystère au moins aussi grand que celui de
la mort, et d’ailleurs annonciateur et préfigurateur de la mort. Mystère qui se
lit aussi à travers les deux autres romans, celui de Roth et celui de
Lampedusa. Le temps défait les êtres comme la guerre. Et la défaite, la
désagrégation des individus que montrent les romans sont aussi celles du
peuples entiers, de civilisations entières. Le Risorgimento comme la
Première guerre mondiale enterrent l’ordre ancien. Déclassements sociaux
mais aussi, plus profondément, déclassement de l’idée de la grandeur de
l’homme. Pour le meilleur et pour le pire – mais c’est surtout, du moins dans
ces romans, le pire qui se révèle.
« Il n’y a pas d’ours ni de loups à la frontière. Il n’y a que le naufrage
du monde », écrit Roth2. À la frontière de l’Empire, la déliquescence est en
quelque sorte en avance sur son temps. Et comme le mystère de la mort qui
opère à même la vie des êtres, elle révèle ce qui est déjà mort dans le reste
de l’Empire, même si cela ne se voit pas encore. Les chutes se préparent
sans doute longuement, mais elles se produisent brutalement. À la fin,
Proust voit les hommes comme des verticalités instables. « Juchés sur des
échasses vivantes, dit-il, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des
1
Marcel PROUST, Le Temps…, op.cit. p. 23
2
Joseph ROTH, La marche…, op.cit., chap. 11
291

clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où


tout d’un coup ils tombaient »1. Croyant vivre dans des maisons de pierre,
comme dit Zweig, ils habitaient en fait, juchés sur leurs échasses, un château
de nuées. Et si ce qui a tout détruit venait de ces mêmes nuées, cela ne
signifie-t-il pas que la cause de la destruction résidait au sein même de leur
habitation, de leur façon d’habiter le monde ? Ces échasses vivantes dont
parle Proust ne tiennent-elles pas de l’antique hubris qui perd les hommes ?
Ou bien de leur déraisonné projet biblique de tour de Babel qui les
condamna à la confusion des langues et à leur dispersion sur toute la terre ?
Proust n’évoque pas seulement les changements qui se produisent dans les
hommes, il évoque aussi « ces modes de langage qui apparaissaient, se
maintenaient, puis disparaissaient »2. (Et il en note plusieurs exemples, non
sans humour). Ces échasses ne seraient-elles pas les dogmes, idéologies et
autres systèmes de langages religieux et politiques, ces systèmes de langage
faussés, faussaires, qui bâtissent le monde et ses représentations sur des
illusions dont il ne pourra que finir par chuter, d’autant plus haut qu’il se
sera d’autant plus monté la tête, entraînant dans sa chute mortelle les
simples et les justes, les Onufrij, les Max Darmant, les héros malgré eux,
comme Trotta et ses descendants, accablés par le symbole qu’on les a forcés
d’endosser ? « La bienveillance de l’Empereur reposait sur les Trotta
comme un fardeau de glace tranchante », écrit Roth. Car il s’ensuivait que
« quand on était un von Trotta, on passait chaque instant de sa vie à sauver
l’Empereur. »3 Une scène de La Marche de Radetzky résume avec humour
cette situation. L’Empereur, devenu un vieillard, décide un matin de faire
une bonne action. À un nouveau conscrit envoyé à son service, il demande
débonnairement s’il est heureux d’être soldat, et s’il aimerait le rester. Le

1
Marcel PROUST, Le Temps…, op.cit., p. 229
2
Ibid., p. 105
3
Joseph ROTH, La marche…, op.cit., Points Seuil, p. 91
292

jeune homme, qui avait l’intention de retourner au plus tôt auprès des siens,
de sa femme et de ses affaires de paysan, comprend en un instant qu’il ne
peut pas répondre non sans offenser l’Empereur, et qu’en répondant oui – ce
qu’il fait – il est en train de ruiner sa vie. C’en est fait, l’empereur lui-même
le lui garantit, il passera toute son existence dans l’armée. Le malentendu est
total, le drame aussi, et ils sont à l’image de ce qui règle la marche de ce
monde.
« Les roses Paul Neyron (…) avaient dégénéré (…) elles s’étaient
transformées en une sorte de choux couleur chair, obscènes, mais distillant
un arôme dense et presque ignoble. (…) Le Prince en porta une à son nez et
il lui sembla sentir la cuisse d’une danseuse de l’Opéra », écrit Lampedusa.
Une sensualité trouble, « presque ignoble », accompagne la dégénérescence
des civilisations1. Le narrateur de Proust a vu par un œil-de-bœuf un
éminent personnage avide de bassesses. Don Fabrizio, nous dit Lampedusa,
pleurniche sur lui-même et sur sa faiblesse quand il se rend d’un pas
puissant chez la prostituée qui le soulage des pudeurs de sa femme. Dans La
Marche de Radetzky, le jeune sous-lieutenant répugne à suivre les soldats
dans la maison de passe mais ensuite, une fois dans le désert à la frontière, il
s’oublie dans des amours sans lendemains comme il s’oublie dans l’alcool.
Voyant une reproduction du tableau de Greuze intitulée La mort du juste, le
Prince songe qu’en vérité l’œuvre n’appelle pas à contempler le vieil
agonisant, mais que le véritable sujet en est les deux filles qui se tiennent au
chevet de leur père, lascives dans leur chemise légère. La luxure est-elle le
cache-sexe de la mort ? Elle est peut-être aussi celui de l’argent, dont
Tomasi di Lampedusa dit qu’il est volatile comme les huiles essentielles.
Est-ce tout ce qui reste, pendant la dévastation du monde et après sa fin ?
Quelque chose d’aussi inconsistant et pourtant aussi entêtant que les nuées

1
Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA, Le Guépard, op.cit., Points Seuil, p. 14
293

dont parle Zweig : le parfum de fleurs pourrissantes et celui de l’argent ?


Pour le dernier ami de von Trotta, celui des von Trotta qui est à la fois le fils
du héros de Solférino et le père de l’anti-héros des confins, il ne reste ni l’un
ni l’autre : seulement un échiquier sur la table du café, et face à lui une
chaise vide, celle qu’occupait jusqu’ici chaque jour von Trotta, mort parce
que « son monde avait sombré ». Ainsi s’achève le roman de Roth. Celui de
Proust se termine sur sa vision d’hommes juchés sur des échasses, et qui
tout d’un coup tombent. Quant au Guépard, c’est l’image d’un chien
empaillé qui, cruellement, en dicte les tout derniers mots :

Au cours de son vol par la fenêtre sa forme se recomposa un instant :


on aurait pu voir danser dans l’air un quadrupède aux longues
moustaches et la patte droite antérieure semblait lancer une
imprécation. Puis tout s’apaisa dans un petit tas de poussière livide.

Dans Le dix-neuvième siècle à travers les âges, Philippe Muray


analyse les morbidités cachées de ce temps, en soulignant leur capacité à
traverser les âges. L’effondrement du monde décrit par Zweig, et où il allait
lui-même laisser la vie, n’est pas nécessairement une histoire révolue. Ses
causes profondes n’ont pas été emportées avec toutes les fins qu’elles ont
entraînées. Certes il s’est avéré que l’empereur n’était pas un dieu mais un
mortel. Mais La Marche de Radetzky de Strauss continue d’être jouée tous
les ans à Vienne pour célébrer le passage à la nouvelle année. D’autres
princes que ceux du siècle dernier, d’autres duchesses que celle de
Guermantes, y assistent. On y voit des princes du Moyen Orient,
accompagnés de leurs femmes aussi splendides qu’Angelica. « Si nous
voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change », disait
Tancrède.1 Mais voulons-nous vraiment que tout reste comme c’est ? À
distance, le Prince finit par ressembler à une caricature de Petit Prince, avec
ses roses, ses étoiles, son chien Bendico en guise de mouton ou de renard.
1
Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA, Le Guépard, op.cit., Points Seuil, p. 32
294

Tout cela est tombé en poussière, mais il nous reste des maisons de pierre,
des châteaux et des planètes bien solides à habiter : celles que l’amour bâtit
au quotidien dans la vie, celles que les poètes fondent et élèvent, comme les
textes dans lesquels nous pouvons nous tenir debout. De telles habitations
existent si nous les faisons exister, mais la conscience du risque de les voir
s’annihiler doit, notamment grâce à la littérature, empêcher le monde de
somnoler dans ses habitudes, son désir de perdurer tel quel, dans le confort ;
et le réveiller toujours afin qu’il trouve les moyens de se ressaisir. Vers la fin
de son livre, Zweig écrit :

Et de fait, rien ne rend peut-être plus palpable l’énorme régression


dans laquelle est entrée l’humanité depuis la première guerre mondiale
que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes
et à leurs libertés. Avant 1914, la terre appartenait à tous ses habitants.
Chacun allait où il voulait et y restait aussi longtemps qu’il voulait. Il
n’y avait pas de permissions, pas d’autorisations, et cela m’amuse
toujours de voir l’étonnement des jeunes lorsque je leur raconte
qu’avant 1914, je voyageais en Inde et en Amérique sans avoir de
passeport et même n’en avais jamais vu aucun. On montait dans le
train et on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous
demandât rien, on n’avait pas à remplir un seul de ces centaines de
papiers qu’on réclame aujourd’hui. Il n’y avait ni permis, ni visas, ni
tracasseries ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur
police, leurs postes de gendarmerie, sont aujourd’hui transformées en
réseau de barbelés en raison de la méfiance pathologique de tous
envers tous, n’étaient rien d’autre que des lignes symboliques qu’on
traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich.
C’est seulement après la guerre que le monde se vit bouleversé par le
national-socialisme, et le premier phénomène qu’engendra cette
épidémie spirituelle de notre siècle fut la xénophobie : la haine ou du
moins la peur de l’autre. On se défendait partout contre l’étranger,
partout on l’excluait. Toutes les humiliations qu’autrefois on avait
inventées exclusivement contre les criminels, on les infligeait
maintenant à tous les voyageurs avant et pendant le voyage. Il fallait
se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de face, les
cheveux coupés assez court pour que l’oreille fût visible, il fallait
donner ses empreintes digitales, d’abord le pouce seul, puis les dix
doigts, il fallait en plus présenter des certificats : de santé, de
vaccination, de police, de bonne vie et mœurs, des recommandations,
il fallait pouvoir présenter des invitations et des adresses de parents, il
295

fallait fournir des garanties morales et financières, remplir des


formulaires et les signer en trois, quatre exemplaires, et s’il manquait
ne fût-ce qu’une feuille de ce tas de paperasses, on était perdu. 1

Cette situation perdure, empirée, en ce début du XXIe siècle où le


monde devient de plus en plus difficile à habiter tant dans la sédentarité que
dans le déplacement.

4. Anatomie de l’acédie moderne : Beckett, Ellis, Houellebecq,


Khadra, Sorokine, Laferrière, Ôé, Échenoz, Byatt

4.1 Articulation et désarticulation du langage

Brékékékex koax, koax !


Brékékékex koax, koax !
Fistonnes aquatiques des cloaques,
coassons le cri flûtieux de nos célébrations,
notre douce chanson, quoi-hax, quoi-hax !
qu’autour du divin nysien dionysiak
dans le marais faisons sonner
quand la saoularde crapulerie
des sacrées fêtes d’anthestéries
accourt en masse à notre sanctuary.
Braiekékéqu’est-ce, hoax, hoax !
ARISTOPHANE, Les Grenouilles, v. 209-221

Dans Fin de partie, quatre personnages sont en scène : Hamm, vieil


impotent aveugle ; Clov, qu'il harcèle ; Nagg et Nell, les parents de Hamm,
dans une poubelle. Après de longs renvois de mots, aussi inutiles que
dérisoires, entre autres à propos d'un puce et d'un rat, la pièce se termine par
un monologue de Hamm, entrecoupé de très nombreuses didascalies. Leur
omniprésence et la brièveté des phrases composent un texte hoquetant,
bégayant, n'allant de rien à rien, sinon d'un dévoilement (Hamm enlève ses
1
Stefan ZWEIG, Le monde…, op.cit., p. 530-532
296

lunettes, révélant des yeux qui ne voient pas) à un voilement (mouchoir sur
son visage, et RIDEAU).1
Sur deux pages, le monologue contient vingt-six fois la didascalie Un
temps. Comme en musique, libre à l'interprète de régler la durée des temps
indiqués. Ils hachent la parole, la menacent d'envahissement, de destruction.
Les gestes du personnage concourent à ce travail de sape. Enlever ses
lunettes, sortir ses lunettes. Sortir son mouchoir, remballer son mouchoir (un
mouchoir dont l'importance n'est pas sans rappeler un autre mouchoir
célèbre du répertoire, celui du Tartuffe). Lever le sifflet, lâcher le sifflet.
Arracher le sifflet, jeter le sifflet. Autant de gestes auxquels la parole se
joint, les redoublant, accentuant leur caractère dérisoire. Jusqu'au moment
final où un geste enfin s'accomplit : le mouchoir posé sur le visage de
Hamm et le rideau se refermant : la mort.
Le monologue de Hamm comporte des adresses qui restent sans
réponse, participant à cet anéantissement du sens suggéré par la perte du
temps, la perte de temps, la ratiocination. « J'appelle » dit-il, mais on ne sait
qui. Puis il s'adresse à un tu qui semble ne pouvoir être que lui-même. Loin
de se déployer vers autrui, la parole s'involue, se replie. Il appelle Père et
Clov, avec insistance, en vain. Inexorablement, l'aphasie gagne, jusqu'au
moment où la parole est définitivement coupée (à la dernière page) : « N'en
parlons plus (...) Ne parlons plus. » Ne reste que le linge, drap mortuaire. Le
texte prend fin avec le tissu : le fil fragile de la parole rompu, ne reste que
celui de la matière, qui se tient encore même si elle est appelée au
pourrissement, et qui sert à clore l'histoire et l'être qui l'a vécue. « Instants
nuls, toujours nuls, mais qui font le compte »... le compte de « cent mille
derniers quarts d'heure », d'une vie vécue pour-la-mort (comme dans la
philosophie de Heidegger).
1
Samuel BECKETT, Fin de partie, pièce en un acte créée le 1 er avril 1957 au Royal Court
Theatre. Paris, Éditions de Minuit, 1957 ; nous citons les p. 107 à la fin
297

Clov et Hamm, « clou » et « marteau » (ou « jambong ») ? Père et


« serviteur souffrant », comme dit la Bible ? Plusieurs indices permettent
aussi de lire dans le texte une parodie du christianisme : les thèmes de
l'aveugle (ici non guéri) ; du mouchoir sur le visage tel un linge de
Véronique (ici sans impression) ; de la prière et de la descente ; de la
dialectique entre rapetisser et grandir (selon le mot de Jean le Baptiste par
rapport au Christ).
C'est Clov qui avait le premier pris la parole au tout début de la pièce,
par ces mots prononcés avec « regard fixe, voix blanche » : « Fini, c'est fini,
ça va finir, ça va peut-être finir » (p. 13). Un peu après, Hamm s'était
réveillé sous son mouchoir. Première résurrection d'un mort, finalement
condamné ? Mais il ne s'agit que d'une « fin de partie » et comme chez
Kafka la mort ne suffit pas à tout nettoyer : « C'était comme si la honte dût
lui survivre », écrit-il de Joseph K. à la fin du Procès. Quelques années plus
tard, Beckett écrira un petit film de 17 minutes intitulé Film, avec Buster
Keaton dans le rôle1. Film muet (l'aphasie a gagné) où tout est question de
regard, de stigmatisation et de honte. Une sorte de prophétie sur la « société
du spectacle », ce monde de la didascalie envahissante, où la
communication, la com', prend le pas sur le sens, sur la parole sensée. De
cette société insensée, inique et stupide, Beckett, grâce au théâtre, purifie le
spectateur, le lecteur.

4.2. Folie
Œdipe Roi, La chute de la maison Usher, Bartleby le scribe, Le temps
retrouvé, American psycho, Dr Jekyll et Mr Hyde, et sans doute d’autres
fantômes littéraires habitent Lunar Park, où les scènes de crime sont

1
Film, court-métrage écrit par Samuel BECKETT et réalisé par Alan SCHNEIDER, avec
Buster KEATON, 1965
298

immaculées.1 Bret Easton Ellis est l’écrivain du doute, lequel gagne du


terrain à chacun de ses livres. Le voilà qui franchit avec ce roman la dernière
étape, en obligeant le lecteur à se demander si l’auteur se moque de lui. Car
Lunar Park c’est la fête foraine, les artifices en forme de grosses ficelles
sont tous là. Monstres et terreur-pour-rire à gogo, l’auteur turbine
mécaniquement : l’emplacement est cher, il faut le rentabiliser.
Après Glamorama, roman qui consacrait la déréalisation du monde,
que faire de soi et de son lecteur hébétés par cette mise à néant ?2 Où trouver
encore la possibilité d’un roman ? Au cœur de la famille, de ce rêve
américain ou de ce qu’il en reste alors que s’en fait tant ressentir le besoin
par ces temps troubles et menaçants. Un foyer en guise de rêve donc, de
parc d’attraction si attractif que ni le profond ennui ni le malaise invivable
ne sauraient en chasser notre candidat au rôle de bon père de famille, Bret
Easton Ellis lui-même mis en scène par lui-même dans son livre. Puisque
dans cette affaire tout est mensonge, l’auteur en personne entre de plain pied
dans le plat qu’il est en train de décongeler pour le dîner du lecteur. Voici
donc l’autobiographie de B.E.E., l’écrivain célèbre rappelle ses débuts, ses
succès, fait quelques confidences inédites sur ses amours et ses goûts
sexuels, sa vie de riche et de drogué, amuse son lecteur avec des anecdotes à
la mode américaine – n’est-ce pas l’une de leurs traditions, que ce soit lors
des cérémonies des Oscars ou des interviews de célébrités, dont d’écrivains,
chacun y va de son clin d’œil, les grands de ce peuple ont la politesse de
l’humour et donc ce garçon, Bret, si célèbre, est charmant de se montrer
avec aussi simple, direct, comme si le lecteur était de ses intimes… À moins
qu’il ne se moque de lui ? La Grande Roue tourne, voici que vient le retour
du temps, voici la vieille lune, une fois devenu quasiment l’un de nos
1
Bret Easton ELLIS, Lunar Park, New York, Alfred A. Knopf, 2005. Trad. par Pierre
Guglielmina : Lunar Park, Paris, Robert Laffont, coll. Pavillons, 2005
2
Bret Easton ELLIS, Glamorama, New York, Alfred A. Knopf, 1998. Trad. par Pierre
Guglielmina : Glamorama, Paris, Robert Laffont, coll. Pavillons, 2000
299

proches, Bret nous raconte maintenant comment il a eu un fils avec la star de


cinéma Jayne Dennis, comment leur folle vie de célébrités les a aussitôt
séparés et comment, désireux de faire une fin, il l’a retrouvée dix ans plus
tard pour l’épouser et vivre avec elle, son fils et sa fille à elle dans une
banlieue chic de la côte Est. Maintenant nous voici invités chez lui à une
fête d’Halloween, le décor est planté, un décor de mort.
Bret casé, une fois énumérées quelques marques des vêtements de son
fils, que va-t-il bien pouvoir raconter ? Nulle nuit citadine agitée en vue,
nul·le top-model dans les parages. Un dîner chez les voisins où tous les
couples présents ne parlent que de leurs enfants gavés de Ritaline et autres
anxiolytiques, une réunion de parents d’élèves… À l’évidence tout le monde
est fou, tranquillement mais bien profondément, même le chien Victor,
important personnage, est sous Prozac. Tout le monde est fou, plus rien n’a
de sens, mais l’argent et les médicaments maintiennent un semblant de vie
dans ce corps social en état de décomposition avancée. Les jeunes garçons
des environs disparaissent mystérieusement l’un après l’autre, Bret
entretient un semblant de liaison avec l’une de ses étudiantes, à l’Université
proche où il donne des cours de creative writing, rien d’abouti puisque plus
rien ne saurait aboutir à quoi que ce soit. Bret ne couche plus avec sa femme
adulée par des millions de fans, plus de goût à ça non plus, une fois par
semaine ils suivent une thérapie de couple en plus de son rendez-vous
personnel chez une psy pour laquelle il s’invente de faux rêves. Bret enfin
n’arrive pas à communiquer avec Robby, son fils de onze ans qui n’aime que
la lune et les étoiles, et qui, lui, reste silencieusement mais résolument
hostile. Et Bret, bien entendu, replonge dans l’alcool et les drogues.
Pendant ce temps, « la maison pelait ». La peinture toute neuve des
murs extérieurs s’écaille de plus en plus, au point qu’une nuit il a l’air de
neiger. Et les phénomènes inexpliqués se multiplient, dans le registre
300

ordinairement grand-guignolesque de l’horreur : la peluche enfantine qui


s’avère vivante et capable de se transformer en gros monstre poilu et tueur,
la moquette qui pousse comme quand on la fume trop, les ordinateurs qui
délivrent de mystérieux messages, la vidéo venue de l’au-delà, la voiture
fantôme, le double surgi du passé... C'est ridicule mais on a peur quand
même, oui, peur pour Bret, qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans la tête pour
se laisser aller à un tel cirque ? Apparemment un gros complexe d’Œdipe
pas réglé, énorme sentiment de culpabilité pour ne pas avoir su être un fils et
ne pas savoir être un père. Il est question de temps retrouvé mais ce temps
n’a rien d’un paradis, ce temps est celui d’un enfer trop longtemps refoulé,
le temps de l’écrivain dont la vie est un maëlstrom de mensonges, qui sait
qu’écrire lui coûtera un fils et une femme, qui sait sans se l’avouer que sa
conduite avec Aimée Light, son étudiante, lui vaudra le reproche de son
double accusateur, qui se sait traître et démissionnaire, et que de plus torture
sa responsabilité d’auteur.
« Je Suis De Retour », « je suis partout », dit l’être qui le poursuit. Si
ce qu’il a écrit devient réel, et si ce réel est criminel ? Bret encore une fois
sous nos yeux se dédouble, il y a lui et l’écrivain, l’écrivain a son existence
autonome, incontrôlable, pendant des heures ensuite oubliées remplissant
des blancs. Le désastre accompli, l’auteur se paie une dernière fois la tête du
lecteur avec une louche de sentimentalisme suspect. Voilà, c’est tout, c’est
fini. Un livre pour laisser le lecteur frustré, un peu vexé de s’être fait balader
et se demandant secrètement si ce n’est pas ce qui lui arrive tout le temps
dans la vie, se faire balader, se demandant si ce n’est pas ce qui arrive de
plus en plus à tout le monde dans ce monde où tout est de moins en moins
sûr, se demandant si lui aussi ne sera pas dévoré par le passé.
301

4.3. Honte
Daniel, le personnage de Michel Houellebecq dans La possibilité
d’une île, a secrètement honte de son passé de comique sans scrupules, et
ouvertement de son âge et de la dégradation de son corps par rapport à la
jeunesse de son amante, Esther.1 Bret Easton Ellis, qui se met lui-même en
scène, a honte de son inaptitude à être père et mari, de son argent aussi sans
doute, honte de la possibilité de crime que portent ses livres, honte de son
inadaptation à la vie sociale, ce rêve américain formaté par le politiquement
correct. Dans L’attentat, la femme kamikaze d’Amine, le personnage
d’origine palestinienne de Yasmina Khadra, a honte vis-à-vis de son peuple
auquel elle se sent traître, et sa honte rejaillit sur son mari, notable de Tel-
Aviv.2 Quant « martelés » de Vladimir Sorokine, dans La glace, une honte
innommable qui remonte à la Seconde guerre mondiale et se poursuit dans
l’Histoire jusqu’à demain, leur fait rejeter l’espèce humaine en elle-même,
comme il advient aussi dans le roman de Houellebecq.
Qu’en est-il de l’être humain, ici c’est-à-dire partout et en ce moment,
dans un demain qui est la conséquence d’hier ? Il a honte. « Nous vivons
dans les ruines du futur », écrit Maurice G. Dantec dans le Théâtre des
opérations.3 « Le futur n’existait plus. Tout était dans le passé et allait y
rester », dit le narrateur d’Ellis.4 Pour le néo-humain cloné de Houellebecq,
le futur n’est plus que le fantôme d’un passé à répétition. Les personnages
de Sorokine se martèlent le cœur à coup de glace pour obtenir l’illusion
d’un futur de communion par la désagrégation dans la lumière – illusion
adorée au prix de meurtres froids, toute honte entièrement bue.5 Quant à la
kamikaze de Khadra, son nihilisme, son no future est d’autant plus radical
1
Michel HOUELLEBECQ, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005
2
Yasmina KHADRA, L’Attentat, Julliard, 2005
3
Maurice DANTEC, Le Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique, Paris,
Gallimard, 1999, chap. « Hiver 1998-1999 »
4
Citation de Lunar Park placée en épigraphe du roman de Philippe BESSON, Arrête avec
tes mensonges, Paris, Julliard, 2017
302

que femme, elle ne peut même pas s’accrocher à la croyance d’un paradis
de houris en récompense de son sacrifice.
Sauf chez Yasmina Khadra qui malgré sa descente aux enfers
conserve quelques lueurs de tendresse pour l’être humain (encore que ses
rares évocations d’une humanité à visage humain soient à peu près
exclusivement situées dans un passé irrémédiablement révolu), la honte de
soi (honte de la petite fille déportée et réduite à l’état de bétail dans La
glace, petite fille qui deviendra une sorte de reine des martelés, ces néo-
humains à la Sorokine), est une honte du genre humain dans son ensemble,
qui débouche sur l’impasse d’une fuite en avant. Au bout de cette impasse
un mur de cristal – l’île-mirage de Houellebecq, la lunaire foire
hallucinatoire d’Ellis, le paradis du martyr de Khadra, la Glace vénérée de
Sorokine. Tous se précipitent dans le mur et non contents de s’y précipiter
s’y agrègent, s’y fixent, s’y identifient, dans une éternité de pacotille. Les
corps n’y ont plus leur place, les hommes, comme dans La Glace, n’y sont
plus vus que comme « machines de chair ».
La haine secrète (secrète même pour qui l’éprouve) que l’être humain,
et tout spécialement celui qui – critique, éditeur, professeur etc. – gravite
autour de la littérature, sa haine secrète des écrivains n’a peut-être d’égale
que la haine secrète que l’auteur peut porter à l’écriture : la haine de qui, par
une exaspération de l’amour, est en situation de dépendance. Qu’est-ce que
cette vie qui ne peut se vivre qu’avec un carnet constamment à portée de
main ? Rimbaud la rejeta avec rage et on le vit, au désert, manifester sa
honte quand se trouvait évoquée son ancienne activité de poète. Kafka
demanda que soient brûlés ses manuscrits. Le verbe avait dévoré leur vie, le
verbe qui seul pourtant leur avait permis d’accéder à leur essence, de
réaliser leur être dans la plus grande liberté possible.
5
Vladimir SOROKINE, Лёд, 2002. Trad. du russe par Bernard Kreise : La Glace, Paris,
Éditions de l’Olivier, 2005
303

Or le genre humain est aujourd’hui débordé par un verbe qui n’est


même plus libérateur, le genre humain est débordé par la parole proliférante
et mensongère du spectacle, le genre humain est réduit au bruit incessant, au
bavardage vertigineusement creux et inefficace, aux langues de bois des
médias, des politiques, des religieux, des scientifiques et des spécialistes de
toute sorte, à la langue absurde et totalitariste des transactions financières, à
l’incessante et compacte propagande, le genre humain tout entier n’est plus
qu’un misérable insecte englué dans une toile de signes dépourvus de chair
et de sens, et tout en s’autodétruisant dans les pires convulsions, anesthésié
et paralysé, asphyxié dans sa honte et son impuissance, émet comme une
bave d’agonisant d’ultimes rêves de lumière, semblable à cette « lumière
bleue » glaciale que Leni Riefenstahl fantasma dans son premier film
éponyme, en 1933, avant de foncer, fascinée, dans le mur du discours
hitlérien. Il est urgent que les poètes fassent entendre leur langue de poète.
Si l’être humain n’a pas de rapport légitime à la vie, il lui faut, absolument,
établir et garder sans cesse un rapport poétique avec elle.

4.4. Violence sexuelle


Lâchez les chiens de Sade et de Laclos sur une île pleine de jeunes
indigènes appétissant·e·s, et imaginez l’ambiance. Vers le sud, de Dany
Laferrière, est davantage encore, puisque cette île est Haïti, avec ses
problèmes politiques et sociaux extrêmes, sa très grande pauvreté, ses
classes sociales très tranchées, sa violence mais aussi sa capacité
d’envoûtement, comme si hommes et femmes n’y étaient que les jouets
d’invisibles dieux vaudous.1 Ici la question sexuelle se pose noir sur blanc,
Blanc sur Noir. Si impitoyablement que s’y exprime le désir, sa mise en
œuvre n’est que le résultat de transactions tellement codées que jamais les
1
Dany LAFERRIÈRE, Vers le Sud, Paris, Grasset, 2006
304

partenaires ne songent ni à convenir d’un accord ni à contester l’accord


tacite qui les lie, encore moins à se révolter contre ces jeux brutaux où
l’emprise exclusivement sexuelle et les rapports de domination semblent
exclure toute possibilité d’amour, ou seulement de rencontre véritable.
Voici : les riches ont leur argent, les pauvres ont leur corps. Les uns
décidés à prendre leur bien aux autres, et réciproquement. Sans se contenter
cependant d’une prostitution élémentaire. Chacun, en somme, en veut pour
un peu plus que ce qu’il donne. Ceux et celles qui se font payer veulent
aussi pouvoir exercer leur pouvoir de séduction, le déployer comme une
arme et faire quasiment de leurs clientes et clients des prisonniers de guerre.
Celles et ceux qui vont payer se précipitent avec délices dans ce jeu de
soumission, cette occasion facile de rompre leur ennui par une obsession
érotique, de se divertir en s’inversant, en reportant leur « chair de maître »
dans l’autre, le temps d’une illusion. Sans pour autant perdre, en fin de
compte, leur supériorité sociale et les garanties qui en découlent, comme on
dit dans les compagnies d’assurance.
Comme chez Sade, comme chez Laclos, nous sommes dans un théâtre
aux multiples entrées et sorties, et c’est ainsi que le livre lui-même est
conçu. Un théâtre infernal, où nul n’espère jamais la moindre douceur ni
une quelconque maîtrise de soi. Les dieux vaudous, à peine évoqués dans le
texte mais en sous-main omniprésents, plus immédiats et implacables que
ceux de l’Antiquité grecque, maintiennent la scène de ce monde, malgré ses
bouffonneries et ses absurdités, dans une indépassable tragédie.
L’étrange est que pourtant cet enfer recèle une lumière cachée, que
jamais l’auteur ne décrit mais dont il suggère le caractère irrésistible, un
mystérieux et inquiétant paradis dont certaines femmes entendent
brusquement l’appel puissant et pour lequel elles quittent tout, vie sociale
brillante, enfants et mari, pour entrer enfin dans certain petit tableau de leur
305

enfance, dans un néant où s’assouvit tout désir et s’anéantit toute


insatisfaction.
Le Faste des morts est l’un des livres les plus sombres de Kenzaburô
Ôé, bien loin du charme de son gros roman M/T et l’histoire des merveilles
de la forêt mais aussi violemment désespéré que son récit autobiographique
Une Affaire personnelle.1 Le livre rassemble trois nouvelles de jeunesse,
dont la première éponyme du recueil, fut écrite avec une extraordinaire
maturité en 1957, alors que l’auteur avait vingt-deux ans. Ici aussi le sexuel
est très étroitement lié au politique, et de façon terrible, implacable. Dans
Vers le sud la mort mène le bal des ardents en des noces de feu et de nuit où
les êtres se réduisent à l’irréelle folie de zombies. Dans ce livre de
Kenzaburô Ôé, elle est une puanteur et une vision omniprésentes, un appel
écœurant, le signe d’une damnation qui d’un texte à l’autre fait monter
paroxystiquement le désir, paille plongée dans un cocktail amer de solitude,
de culpabilité et de désespoir.
Ici toutes ses victimes sont très jeunes, privées d’avenir par le poids
monumental d’une faute qu’elles doivent porter alors qu’elle n’est pas la
leur mais celle de l’Histoire, de leurs aînés et de la société. Un très mince
espoir de vie clôt la première nouvelle, où la jeune fille prête à avorter se
demande si elle ne va pas laisser naître son enfant, afin qu’il vive quelques
jours. Au terme de la deuxième nouvelle, le jeune garçon cherche dans une
mort physique la solution à son insoutenable enlisement moral. Dans la
dernière, où le mal-être sexuel atteint son comble, c’est à une mort

1
Kenzaburô ÔÉ, Shisha no ogori, 1957 ; Hato, 1958 ; Seventeen, 1961. Trois nouvelles
rassemblées, éditées et traduites du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura : Le
Faste des morts, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 2005. M/T et l’histoire des
merveilles de la forêt [M-T to mori no fushigi no monogatar, 1986] a été traduit et édité par
les mêmes dans la même collection en 1989. Traduit par Claude Elsen, Une affaire
personnelle [Kojinteki na taiken, 1964] est paru chez Stock en 2000.
306

spirituelle que se condamne l’adolescent, en s’engageant, dans un élan de


noir mysticisme, dans un parti d’extrême-droite.
Dans Vers le Sud les vieilles Blanches baisent les jeunes Noirs, les
vieux Blancs baisent les jeunes Noires. Souvent personne ne dit rien, ou
monologue. Ou bien les Noirs parlent avec les Noirs, les Blancs avec les
Blancs. Si tous ont l’air de prendre des risques, celui qui en meurt est tout
de même un jeune Noir, pas un vieux Blanc. Revanche d’une sinistre
vieillesse sur une vivante jeunesse. Ceux qui vont mourir, ces ogres
lubriques, vous tueront d’abord, vous qui devez vivre. Plus que jamais le
sexe sectionne. C’est aussi ce qu’on peut lire, dans un tout autre contexte,
dans Le faste des morts, où les gens évoluent les uns à côté des autres sans
pouvoir réellement s’atteindre, dans l’impossibilité de l’amour, objets les
uns pour les autres, ainsi que les fabrique de plus en plus l’obscène
modernité.

4.5. Bile noire


En même temps que la publication en collection de poche de
l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, les symptômes d’une terrible
acédie bien contemporaine caractérisent le début du troisième millénaire. 1
L’humour suprêmement élégant de Jean Échenoz dans Ravel ou la douceur
envoûtante de A.S. Byatt dans ses Petits contes noirs cachent bien mal,
derrière leur assez bonne humeur de façade, la bile noire qui gangrène
l’esprit du temps.
« On s’en veut quelquefois de sortir de son bain », telle est la première

1
Robert BURTON, The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes,
Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their
several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically,
Opened and Cut Up, Oxford, Henry Cripps, 1621 (sous le pseudonyme de Democritus
junior). Trad. par Bernard Hœpffner et Catherine Goffaux : L’Anatomie de la mélancolie,
préf. de Jean Starobinski, Paris, José Corti, 2000. Trad. par un collectif de traducteurs sous
la dir. de Gisèle Venet : Paris, Gallimard, coll. Folio Classique n° 4255, 2005
307

phrase du dernier roman d’Échenoz. Ravel quitte pourtant cette « bonne


atmosphère amniotique » : il lui faut bien vivre encore les dix dernières
années de sa vie.1 Le voici donc sorti (périlleusement) de sa baignoire pour
une traversée de l’Atlantique à bord du France. Sorte de renaissance qui est
aussi, très logiquement, une préfiguration mi-radieuse mi-désespérante de sa
promise traversée du Styx. Nous sommes en 1927, les nouvelles dans le
journal ne sont pas bonnes, le musicien part en tournée américaine jouir de
sa gloire atteinte, s’étourdir dans la ronde des transports, concerts,
réceptions et hommages, sans pour autant jamais se débarrasser de son
insomnie et de son ennui chroniques. Véritable tour de force de légèreté, le
roman d’Échenoz décrit sans y toucher la monumentale tristesse d’un
homme dont la vocation ne suffit pas à empêcher l’irréductible vanité de
l’existence, et provoque un sentiment d’autant plus poignant qu’il est
perpétuellement esquivé. Bien sûr on ne sait plus très bien si cet homme est
Ravel ou Échenoz lui-même, bien sûr c’est celui-ci et celui-là et d’autres
encore, qui depuis la nuit des temps jusqu’à l’instant présent où le lecteur en
refait l’expérience entendirent de quelque bateau les sirènes donner de la
voix.
« Les sirènes remettent ça », et le compositeur embarque avec lui le
dernier roman de Conrad. Puis ce sera le retour à la maison et de nouveau
les mille descriptions précises d’Échenoz pour meubler le vide comme
Ravel meuble de riens sa vie. Ravel ne croit pas à l’amour, il utilise les
services des professionnelles, on glisse là-dessus comme sur tout ce qui est
essentiel, la cause des insomnies ou la joie et les doutes de la création. Du
coup l’essentiel est ailleurs, il est dans ce néant jamais nommé et qui
pourtant s’étend jusqu’à gagner la partie, paralyser la mémoire par pans de
plus en plus amples et replonger l’être dans quelque chose qui ressemble

1
Jean ÉCHENOZ, Ravel, Paris, Éditions de Minuit, 2006
308

peut-être à une atmosphère amniotique mais que l’on aurait grand mal à
qualifier de bonne.
L’acte de création n’est pas, écrivait Giorgio Agamben en apostille de
son livre Stanze consacré à l’acédie,
un procédé qui va de la puissance à l’acte pour s’épuiser en lui, mais
celui qui contient en son centre un acte de décréation, dans lequel ce
qui a été et ce qui n’a pas été sont rendus à leur unité originelle dans
l’esprit de Dieu et ce qui ne pouvait pas être et a été se fond dans ce
qui pouvait être et n’a pas été.1

Cet acte de décréation ne serait-il pas le noyau du caractère


mélancolique traditionnellement attribué aux artistes ? Créer expose à
épouser le néant, mais la société de consommation et de communication, la
société du spectacle est aussi pourvue de sirènes au chant mauvais et
fatidique qui font sombrer l’homme moderne dans une existence virtuelle
qui le transforme en aboli bibelot… Si bien que l’acédie s’étend et, pas
même circonvenue par l’acte de création, contamine l’ensemble des
relations humaines jusqu’à les paralyser.
« Les mélancoliques ont de grands os contenant peu de moelle,
laquelle toutefois brûle si fort qu’elle les rend envers les femmes aussi
incontinents que des vipères », écrivait Hildegarde de Bingen :

Ils sont excessivement luxurieux et immodérés avec les femmes,


comme des ânes, à tel point que l’interruption de leur débauche
pourrait aisément les rendre fous (…) et bien qu’ils aient commerce
avec les femmes, ils les ont prises en haine. 2

Ne lit-on pas là une description de l’hystérie sexuelle contemporaine,


1
Giorgio AGAMBEN, Stanze, La parola e il fantasma nella cultura occidentale, Turin,
Einaudi, 1977. Trad. de l’italien par Yves Hersant : Stanze, Parole et fantasme dans la
culture occidentale, Paris, Christian Bourgois, 1981 ; Paris, Payot et Rivages, coll. Rivages
poche / Petite Bibliothèque, 1994, rééd. 1998, avec Apostille de 1993 trad. par Danièle
Valin, p. 271
2
HILDEGARDE DE BINGEN (1098-1179) citée par Paul MENGAL, « Quand la maladie
d’amour devient hystérie : le tournant de l’âge classique », RiLUnE, Revue des Littératures
Européennes, n° 7, 2/2007, Atti/Actes Eros Pharmakon
309

celle des intégristes religieux aussi bien que des consommateurs compulsifs
de pornographie – si ce ne sont pas les mêmes ?
Les deux fillettes du premier des Petits contes noirs d’A.S. Byatt,
séparées de leurs parents par la guerre, voient dans la forêt un monstre
rampant, une « chose » dont la révélation les condamnera à une vie de
solitude, définitivement plombée par Saturne.1 Une fois adultes, cette vision
cauchemardesque, ce rêve qui n’était pas un rêve, continue de les habiter,
ou, devrait-on dire plutôt, de les creuser. La chose détourne du quotidien, est
plus réelle que soi-même, piétine la vie, progresse dans l’esprit en rampant
pour n’en plus jamais sortir ou, comme l’oubli en marche dans les dernières
années de Ravel, seulement par la mort. Il est alors temps de se déchoser.

1
Antonia Susan BYATT, Little Black Book of Stories, Londres, Chatto & Windus, 2003.
Trad. de l'anglais par Jean-Louis Chevalier : Petits contes noirs, Paris, Flammarion, 2006
310
311

TROISIÈME MOUVEMENT

TRAITS DE GÉNIE. FULGURANCES, ILLUMINATIONS,


CIRCULATIONS, ÉLUCIDATIONS

« comme si quelques hommes venaient d’être mis en


possession, par des voies surnaturelles, d’un recueil
singulier dû à la collaboration de Rimbaud, de
Lautréamont et de quelques autres et qu’une voix leur eût
dit, comme à Flamel l’ange : “Regardez bien ce livre,
vous n’y comprenez rien, ni vous, ni beaucoup d’autres,
mais vous y verrez un jour ce que nul n’y saurait voir. »
André Breton 1

1
André BRETON, Second Manifeste du surréalisme, in Œuvres…, op.cit., t. 1, p. 818
312
313

I. Poe, l’être volé et le secret trouvé


Où, après avoir dans le Deuxième mouvement contemplé le mal à
l’œuvre dans l’histoire des hommes, l’on considère comment Edgar Allan
Poe, le premier à avoir compris pourquoi la nuit est noire, peint les hantises
de l’Américain ; et comment, écrivant sur une sorte de ruban de Möbius, il
présente, par phénomènes de réflexions, une démultiplication infinie du
sujet, génératrice d’une nouvelle appréhension du réel et d’un passage dans
une autre de ses dimensions.

1. Figures de l’Américain hanté


L’univers d’Edgar Poe est une scène théâtrale qui tire vers l’infiniment
petit et vers l’infiniment grand – que l’on songe à l’importance de la minutie
et du détail dans ses enquêtes (La lettre volée, Double assassinat dans la rue
Morgue) ou à son essai scientifique sur ce qu’il appelle « le groupe
omnicompréhensif de l’univers » (Eurêka). Mais sur quoi enquête cet
inventeur américain du roman policier ? De l’autre côté du monde, et dans
un autre temps, Edgar Poe eut un illustre prédécesseur : Sophocle, inventeur
d’une enquête policière (revenons ici à l’étymologie grecque de policière :
qui concerne la polis, la cité) dont l’enquêteur et le coupable sont la même
personne, Œdipe. Œdipe dans Œdipe roi enquêtait sur un double crime dont
il était l’auteur : le meurtre de son père et l’inceste avec sa mère. Mais le
double assassinat qui hante Poe est autre. Dans la morgue imaginaire de
l’auteur américain se rencontrent nombre de femmes mortes, tantôt
violemment, de façon explicite, tantôt mystérieusement, de façon à laisser
314

s’étendre le doute sur la cause de leur mort – n’auraient-elles pas été


assassinées, sinon par une violence physique, par quelque violence
psychique ? Cette question trouve un écho dans la biographie de Poe, qui, à
l’âge de deux ans, perdit sa mère, seule avec ses enfants après le départ de
son mari, puis, à l’âge de vingt ans, sa mère adoptive, très aimée. Les
femmes mortes (ou enterrées vivantes) dans l’œuvre de Poe peuvent être des
épouses (Morella, Ligeia dans les nouvelles éponymes, des fiancées (Lenore
du « Corbeau »), des sœurs (lady Madeline dans « La chute de la Maison
Usher »), des cousines (Bérénice), une fille et une mère (« Double assassinat
dans la rue Morgue »).1 Pour les personnages explicites de femmes
assassinées ou profanées, il y a aussi des personnages explicites d’assassins
ou de profanateurs. Les autres personnages de femmes mortes ouvrent un
espace d’incertitude dans lequel la hantise se déploie. Hantise de l’inavoué,
de la culpabilité cachée. Hantise du tueur et du profanateur.
Ainsi, en passant d’un monde à l’autre, en traversant l’Atlantique, le
thème du parricide couplé à l’inceste dont Freud allait bientôt faire la scène
originelle européenne, et le motif de l’enquête sur ce thème, se sont-ils
transformés en thème et motif d’enquête de la femme tuée et de l’homme
tueur/profanateur. Le père n’est plus tué mais tueur, la mère n’est plus
épousée mais morte et toute épouse, sœur ou fille devient une figure de cette
mère morte. L’aveuglement du fils sur son propre crime (et Œdipe en
résolvant l’énigme de son identité et de son double crime finira par se crever
les yeux) se trouve chez Poe transposé dans le texte lui-même, avec,
toujours, son point aveugle, son non-dit, son trou noir autour duquel le texte
tourne sans jamais l’éclairer complètement.

1
Edgar Allan POE, « Morella », Richmond, Southern Literary Messenger, 1835 ;
« Ligeia », Baltimore, The American Museum, 1838 ; « The Raven », New York, The
American Review, 1845 ; « The Fall of the House of Usher », Philadelphie, Burton’s
Gentleman’s Magazine, 1839 ; « Berenice », Richmond, Southern Literary Messenger,
1835 ; « The Murders in the Rue Morgue » , Philadelphie, Graham’s Magazine, 1841
315

Dans son essai « Le Principe poétique », Poe écrit :


Tout poème, entend-on dire, devrait inculquer une morale et c’est à
cette morale que doit se mesurer le mérite poétique de l’œuvre. Nous
autres Américains avons spécialement patronné cette heureuse idée
(…) mais la vérité toute simple est que si seulement nous nous
autorisions à regarder dans nos âmes, nous y découvririons aussitôt
qu’il n’existe ni ne peut exister sous le soleil d’œuvre plus empreinte
de dignité et de noblesse que ce poème même – ce poème par soi-
même – ce poème qui est poème et rien d’autre – ce poème écrit pour
le seul poème.1

Citant ce texte « révolutionnaire » de Poe dans sa préface au numéro


de la revue Europe consacré à l’auteur américain, Henri Justin commente :
« La clôture du texte tel qu’il la conçoit a quelque chose de la clôture
monastique, elle active la verticalité – vers ciel et enfer, connaissance et
anéantissement. »2 On pourrait ajouter à sa remarque que le poème selon
Poe se suffirait à lui-même comme Dieu suffit au moine. Poe ne prône pas
l’art pour l’art, mais l’élévation de l’âme par l’effet puissant d’un texte bref.
Cette inversion de la conception américaine du poème par l’américain Poe
est une façon de dire noir sur blanc (selon un motif capital de la fin des
Aventures d’Arthur Gordon Pym) l’homo americanus.
« Le merle blanc existe, mais il est si blanc qu’on ne peut le voir, et le
merle noir n’est que son ombre », écrit Jules Renard3. Le narrateur du
Corbeau parle de sa maison « hantée par l’horreur » et de son âme
finalement tombée dans l’ombre qui flotte sur le sol, pour ne jamais s’en
relever. Le merle noir de Poe est un corbeau, qui est l’ombre, le fantôme qui
hante l’Américain si soucieux de morale. La méthode pourrait se rapporter à
celle de Breton reprenant au début de Nadja l’adage « Dis-moi qui tu hantes,

1
Edgar Allan POE, « The Poetic Principle », Home Journal, 1850 (posthume). Traduction
par Félix Rabbe : «Du principe poétique », Derniers Contes, Paris, Albert Savine, 1887, p.
311 ; wikisource.org
2
Henri JUSTIN, « Quel Poe ? », Europe, août-septembre 2001, n° 868-869, p. 5
3
Jules RENARD, Journal inédit, 11 août 1900, in Œuvres complètes, t. 13, Paris,
Bernouard, 1925-1927
316

je te dirai qui tu es », en l’inversant en : « Dis-moi qui te hante, je te dirai


qui tu es ». Si, comme le dit Hölderlin, l’homme habite poétiquement le
monde, son ombre l’habite horriblement. L’univers de Poe est un théâtre
d’ombres – et il n’est pas étonnant que ce soit lui, un poète, un poète du
nouveau monde, un auteur qui a réalisé la traversée et la transformation
qu’elle implique, qui ait compris le premier, avant les astrophysiciens,
pourquoi la nuit est noire – grâce à quoi nous pouvons admirer les étoiles, ce
qui nous ramène à la contemplation du beau, opération salvatrice selon Poe.
Si un texte de Poe s’apparente comme le dit Henri Justin à une clôture
monastique, c’est l’ombre de cette clôture et de l’élévation qu’elle permet
qu’il nous montre. Les histoires de Poe ont lieu dans toutes sortes de
maisons ou de pièces closes, voire murées (« Le Chat noir »), cellules de
torture (« Le Puits et le pendule »), chambres ou tombeaux.1 Et pour
permettre l’élévation, ces « clôtures » s’effondrent (« La chute de la Maison
Usher »). Peut-être nous rapprochons-nous là de l’imaginaire américain de
la frontière, d’une limite à toujours faire tomber, et qui ne tombe que dans le
crime, commis contre les peuples aborigènes. La torture, le mal absolu, la
mort, viennent de la vieille Europe et de la chrétienté comme dans « Le
Puits et le pendule », placé sous le signe de l’Inquisition, mais aussi, dans le
fantasme et l’épouvante du chrétien américain qui se souvient d’avoir été
européen, d’un continent noir, sauvage, indéchiffré, figuré par l’orang-outan
meurtrier de deux femmes dans un appartement parisien complètement
fermé, dont on ne sait comment il a pu y entrer ni comment il a pu en sortir
– appartement plus fermé encore après son passage, puisque l’animal qui tue
pour avoir voulu singer l’homme civilisé a bouché le conduit de la cheminée
avec le corps de la jeune fille assassinée. Figuré aussi par d’autres animaux,

1
Edgar Allan POE, « The Black Cat », Philadelphie, The Saturday Evening Post, 1843 ;
« The Pit and the Pendulum », Philadelphie, The Gift: A Christmas and New Year's Present
for 1843, 1842
317

chat noir, corbeau. Et par l’univers entièrement noir des sauvages, noirs
jusqu’aux dents, de l’énigmatique fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym.1
Si l’Américain a apporté sa « civilisation » mortelle sur le continent, il reste
hanté par son crime, perpétré tout à la fois contre les populations
autochtones, contre les populations africaines déportées et esclavagisées,
contre les femmes également parfois déportées d’Europe et esclavagisées
dans le mariage ou la prostitution, et contre la nature. Et cette hantise se
renverse en peur de l’autre, du « noir », de l’ombre, du fantomatique
« prophète de malheur », comme le narrateur du poème appelle le corbeau
perché sur le buste de Pallas, déesse grecque de la raison renversée en folie,
corbeau perché jusqu’à la fin des jours au-dessus du jeune homme qui,
contrairement à Caïn poursuivi par l’œil dans le poème de Victor Hugo,
semble ne pas être coupable du crime qu’il lui faut expier, n’en être que
l’obscur héritier, aussi peu éclairé sur ce qu’il lui est imposé de payer que,
plus tard, le Joseph K. du Procès de Kafka. Poe n’en a pas fini d’être
moderne.
Selon Lacan, Freud aurait dit à Young, qui le lui aurait rapporté, en
arrivant à New York par bateau en 1909 : « ils ne savent pas que nous leur
apportons la peste ». Qu’elle ait été réellement prononcée ou seulement
inventée, le succès de cette phrase appelle toujours de nouveaux
commentaires. Le fait est que Freud a apporté à l’Amérique, et aux
Américains, sinon la peste, en tout cas l’œdipe freudien. Et si les Américains
s’en sont si bien emparés, c’est peut-être qu’il les soulageait d’avoir à
connaître leur vrai mal, la peste réelle qu’ils avaient apportée avec eux sur
ce continent bien avant l’arrivée de Freud, ce mal qu’un Edgar Poe leur
montrait comme le plan d’eau reflétait la maison Usher fissurée, en leur
donnant à ergoter sans fin sur un autre mal, plus ou moins fictif et en tout
1
Edgar Allan POE, The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, New York, Harper
& Brothers, 1838
318

cas impliquant beaucoup moins leur culpabilité puisque fondé sur des
crimes seulement symboliques et non sur la destruction effective de peuples,
de personnes, d’animaux, d’espaces naturels. En débarquant à New York,
Freud apportait Woody Allen et ses personnages inséparables de leur
« psy ». La théorie freudienne, comme un dogme religieux, opérait une
occultation et un renversement de la vérité en déplaçant la culpabilité de
l’homme, en la faisant endosser à l’enfant, désormais plombé, empesté, de
désirs incestueux. Si donc tout vient de l’enfant, comme dans le dogme du
péché originel, l’adulte recouvre les droits du colon sur tout être en situation
de faiblesse par rapport à lui, que ce soit un enfant, une femme, une
personne issue d’une minorité. Là encore on peut penser à ce qu’il en résulte
non seulement dans l’art mais aussi dans la biographie de Woody Allen et de
tant d’autres personnages, à l’instar d’Harvey Weinstein, dont l’affaire a
éclaté comme la révélation de la peste dans Thèbes : une « vapeur
pestilentielle », pour reprendre les mots de Poe, s’exhalant de la pourriture
générale autour de la maison Usher – prête à s’effondrer, comme, peut-être,
à l’heure actuelle un système patriarcal oppresseur et criminel ?1 Le nouveau
monde, cet éden, cet eldorado violés comme les chambres closes d’Edgar
Poe, n’en continueront pas moins à regarder, de leur envoyé planté sur le
buste d’Athéna, l’homme qui ne voudra pas savoir.

2. Reflets et réflexions
Les contes, les poèmes et le roman d’Edgar Poe ont au moins, tels des
rubans de Möbius, deux faces, mais deux faces fonctionnant comme
l’arrangement de deux miroirs opérant une démultiplication infinie du sujet.
Dans « William Wilson »2, le narrateur, qui s’est doté de ce nom dont les
deux initiales sont une lettre double, W, dit prendre sa revanche sur son
1
Voir ma traduction de la nouvelle dans la section Traductions
2
Edgar Allan POE, « William Wilson », Philadelphie, Burton's Gentleman's Magazine,
1839
319

double, l’autre William Wilson, en lui « faisant mal sous l’aspect de la pure
drôlerie », giving pain while assuming the aspect of mere fun, ce que
Baudelaire, son double en poésie, traduit judicieusement par : « la
bouffonnerie ne fait-elle pas d’excellentes blessures ? » Petite phrase que
n’aurait pas reniée Shakespeare et qui pourrait résumer la poétique théâtrale
de Poe, se regardant recourir délibérément à la bouffonnerie littéraire pour
graver sa vengeance, selon le mot employé dans l’énigmatique dernière
phrase de son unique et énigmatique roman 1, vengeance sur les forces de
mort, vengeance opérée par blessure au sens d’entaille, de fissure dans la
forme littéraire empruntée avec tous ses artifices jusqu’à écroulement de la
maison pourrie, condition du passage à une autre dimension.
Démultiplication infinie du sujet, mais à la façon du tableau de
Magritte La reproduction interdite, où le roman d’Edgar Poe, posé sur la
cheminée, se reflète correctement dans la glace qui la surmonte, tandis que
le personnage qui lui fait face, et dont nous voyons par conséquent le dos, ne
nous offre que le reflet de son dos dans ce même miroir : la forme de l’être
humain, vue de l’amont de l’être humain, n’a pour reflet que son opacité, sa
fermeture, son irréversibilité – son destin de mortel. Alors que celle de la
lettre, se reflétant elle-même, invite à être à loisir et indéfiniment ouverte,
lue, déchiffrée, en quête de la résolution du secret de l’être. Si Les Ménines
de Vélasquez conduisaient à l’abolition de tous les bibelots que s’avéraient
être les éléments du tableau, La reproduction interdite de Magritte et Poe
affiche massivement la résistance à la représentation humaine traditionnelle
et à sa vanité comme résistance par l’art et par la littérature. Poe opte pour
l’arabesque et le grotesque, selon les mots qu’il choisit pour titre d’un

1
Edgar Allan POE, The Narrative…, op.cit. Ici notre traduction diffère de celle de
Baudelaire en choisissant de suivre au plus près le texte de Poe, « I have graven it within
the hills, and my vengeance upon the dust within the rock » par : « J’ai gravé cela dans la
montagne, et ma vengeance sur la poussière dans le rocher », respectant l’ambiguïté de la
formule « vengeance sur la poussière ».
320

recueil de ses contes : non pour ce qui figure, mais pour ce qui procède. 1 Il
nous faut lire Poe en nous interrogeant comme nous le ferions en descendant
dans une grotte ornée de gravures préhistoriques enchevêtrées, lignes
abstraites ou dessins de chimères et d’animaux quasiment sans figurations
humaines, ou seulement très stylisées.
Pourquoi la reproduction interdite, pourquoi l’arabesque, plutôt ? La
dernière phrase de la nouvelle semble répondre à cette question : « vois par
cette image, qui est la tienne, comme tu t’es totalement assassiné toi-
même ».2 Qui, comme le narrateur de « William Wilson », s’est fabriqué une
image de soi pour dominer en société, a fabriqué en même temps le
processus de sa destruction. Le thème sera traité aussi par Oscar Wilde dans
Le portrait de Dorian Gray.3 Comme dans « William Wilson », le danger
n’est pas dans le double ou le portrait, mais dans l’image artificielle que le
protagoniste porte délibérément lui-même de lui-même en société. Le
double ou le portrait ne sont dangereux que comme témoins du mensonge et
donc révélateurs potentiels de la vérité. Comme le dit l’épigraphe de la
nouvelle, citation de deux vers d’une pièce de Chamberlayne traduite ainsi
par Baudelaire :

Qu’en dira-t-elle ? Que dira cette CONSCIENCE affreuse,


Ce spectre qui marche dans mon chemin ?

Ce que Magritte paraît avoir compris, en lisant Poe, de la


démultiplication de l’être par la représentation, la création de personnages,
c’est que celles-ci mettent en évidence une inter-diction de la reproduction
de la réalité par l’art, par la diction placée à la fois comme miroir et comme

1
Edgar Allan POE, Tales of the Grotesque and Arabesque, Philadelphie, Lea & Blanchard,
1840
2
« see by this image, which is thine own, how utterly thou hast murdered thyself »
3
Oscar WILDE, The Picture of Dorian Gray, Philadelphie, Lippincott's Monthly Magazine,
1890
321

mur ou rideau (the white curtain évoqué dans les dernières lignes du roman
de Poe) entre la réalité et l’œuvre. L’art, la littérature, ne sont pas des
reproductions de l’être mais des mécanismes à réveiller la conscience de
l’être. Mécanismes comparables à l’allégorie de la Caverne de Platon, faite
pour réveiller la conscience des hommes face au mur de représentations
humaines qui ne sont pas plus des êtres humains que la pipe ou la pomme
peintes par Magritte ne sont une pipe ou une pomme.
Poe « écrit sur les inter-états (interstates) », dit Paul Auster. Et jouant
sur le mot interstate qui signifie aussi autoroute : « c’est juste une narration
roulante (just a rolling narrative) », ajoute-il, la plupart du temps
débarrassée des dialogues et des descriptions de ce qu’on appelle le réalisme
contemporain.1 La narration de Poe roule telle une logique implacable d’un
état de l’être à l’autre, même quand cette logique se dissimule telle sa
« lettre volée » dans une énigme que le texte ne semble pas résoudre mais au
contraire opacifier, brouiller voire disperser ainsi que dans The Narrative of
Arthur Gordon Pym of Nantucket, où le récit est entrecoupé de passages
documentaires longs comme des traversées encombrées d’interminables
banlieues de la littérature et parcourt de nuit des énigmes violemment
éclairées par les phares du véhicule, d’autant plus incompréhensibles que le
reste du paysage reste plongé dans la nuit noire ou dans un épais brouillard,
tel celui qui fait mur à la fin du roman.
Nous émettons ici l’hypothèse que cette association de discours et de
registres, documentaire-explicatif et narratif-fantastique, aussi incongrue
d’un point de vue structurel et stylistique que celle d’un parapluie et d’une
machine à coudre, loin d’être une maladresse de l’auteur, vise, tels
l’insertion dans cette thèse de littérature de chapitres ou sous-chapitres à

1
Paul AUSTER en conversation avec Isaac GEWIRTZ à la New York Public Library le 16
janvier 2014, youtube.com
322

caractère historique non directement littéraire et l’usage de différents


registres et modes de discours, à opérer dans l’esprit du lecteur des passages
audacieux d’un état à l’autre, générateurs d’une nouvelle appréhension du
réel. Poe ne livre pas plus la solution de son roman que Magritte ne livre le
visage du personnage de sa Reproduction interdite car la solution n’est pas
la représentation ni ce qui est représenté, elle est dans l’énigme, dans
l’œuvre elle-même comme voie, comme questionnement de l’être : le but et
l’enseignement du voyage se trouve dans le fait-même de voyager, c’est-à-
dire dans l’interrogation et le fait d’interroger.
La « face blanche et personnelle de Dieu » que Jack Kerouac raconte
avoir vue au cours d’une tempête en mer, lui disant « Ti-Jean, ne te
tourmente pas, si je vous prends aujourd’hui, toi et tous ces pauvres diables
qui sont sur ce rafiot, c’est parce que rien n’est jamais arrivé sauf Moi, tout
est Moi », ne rappelle-t-elle pas la « figure blanche » que le narrateur du
roman de Poe voit se dresser devant lui au moment du naufrage imminent ?
« Et nous atteindrons l’Afrique, dit peu après Kerouac, nous l’avons atteinte
d’ailleurs, et si j’ai appris une leçon, ce fut une leçon en BLANC. »1
Leçon en blanc, non écrite noir sur blanc, leçon telle une page blanche
dressée devant l’homme ou le lecteur qui la vit, leçon qui dépasse celle du
« miroir promené le long du chemin », comme le disait du roman Stendhal2,
leçon où le texte n’agit pas en miroir où se reconnaître mais en miroir où ne
plus se voir, ou se découvrir perdu de vue – pour mieux se trouver ailleurs.
Dans un ailleurs indicible ou proche de l’indicible, un ailleurs seulement
suggéré par l’énigme semée, par le rejet du spectateur-lecteur derrière son
propre dos, sur une scène originelle, telle « l’Afrique » de Kerouac, bien

1
Jack KEROUAC, Lonesome Traveller, New York, McGraw Hill, 1960. Trad. de l'anglais
par Jean Autret : Le vagabond solitaire, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 1969.
Rééd. de deux des nouvelles de ce titre : Le vagabond américain en voie de disparition,
précédé de Grand voyage en Europe, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 € n° 3695, 2002, p. 18
2
STENDHAL, Le Rouge et le Noir, Paris, Levasseur, 1830, épigraphe du chapitre V
323

plus étrange, lointaine et pourtant familière que la scène primitive selon


Freud.
« Si c’est un point qui réclame réflexion, dit Dupin dans « La Lettre
volée », nous aurons avantage à l’examiner dans le noir. »1 La réflexion se
fait dans le noir. Il faut passer par le noir pour advenir à la lumière, à la
contemplation de la lumière. Ainsi pourraient se résumer Les Aventures
d’Arthur Gordon Pym, où les tribulations finales du narrateur dans une
peuplade adoratrice du noir (tout est noir chez ces gens, objets, peau et
même dents) aboutissent à cette apothéose apocalyptique du naufrage-vision
de la grande figure blanche. Mais reflection, mot signifiant en anglais à la
fois reflet et réflexion, rime avec mystification dans la nouvelle éponyme de
Poe, où un mystificateur se propose de réparer un affront en lançant une
carafe non à la face de celui dont il s’estime insulté, mais dans son reflet, en
lui demandant de prendre « the reflection of your person in yonder mirror »2
pour lui-même. Il s’avère à la fin du texte qu’il ne s’agit encore là que de
l’image annonciatrice d’une manipulation bien plus subtile, une
manipulation verbale, avec des mots écrits, une manipulation intellectuelle,
réfléchie, par laquelle celui au reflet duquel il lance en effet une bouteille,
brisant le miroir et son image avec, sera plus complètement berné et
ridiculisé.
La réflexion, qu’elle soit reflet physique ou psychique, image ou
image mentale, révélation du visage ou pensée, est associée à la lettre, et de
façon très ambivalente. Les miroirs terrifient les indigènes de Tsalal. Les
méandres souterrains (explorés par le narrateur et son compagnon retournés
à la condition primitive, faisant du feu en frottant deux morceaux de bois et

1
« If it is any point requiring reflection, (…) we shall examine it to better purpose in the
dark ». Edgar POE, « The Purloined Letter », Philadelphie, The Gift for 1845, 1844 ; in
Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p. 208
2
« Le reflet de votre personne dans ce miroir-là. » Edgar POE, « Mystification », in Tales
of the Grotesque…, op .cit. ; in Complete Tales..., op.cit., p. 357
324

vivant de cueillette et de chasse), ce que Baudelaire titre (chapitre XXIII)


« le labyrinthe », les galeries de l’abîme (the chasm) de l’île où vivent ces
gens aussi noirs qu’un alphabet sur jambes sur une page ou dans les
caractères d’une imprimerie, ont des formes, des tracés (outlines of the
chasm) rappelant ceux de lettres, notamment hébraïques.1 Et leur cri de
terreur, à la toute fin repris par les gigantesques oiseaux blancs apparus dans
le ciel, Tekeki-li, a lui aussi une consonance sémitique. L’écriture actuelle
habite secrètement dans les profondeurs, les cavernes des écritures
originelles.
La Reproduction interdite de Magritte reflète l’œuvre de Poe,
notamment dans l’interdiction où se trouvent le narrateur et son dernier
compagnon de revenir là d’où ils viennent, l’interdiction d’un retour sur soi 2
- et la trahit en même temps, en représentant ce personnage sans visage. Car
Poe dépasse l’interdit, le transgresse, grâce à l’écrit. Grâce à la lettre, et
malgré son caractère secrètement maléfique – grâce à son dépassement de la
lettre, plutôt, mais il a fallu en passer par là - il accède à la figure (mot que
Baudelaire traduit malheureusement par « l’homme » dans la dernière
phrase du roman, avant la « Note » qui suit cette fin). Une figure bien plus
grande que la sienne, mais une figure et non pas un dos. Il accède à la figure
ultime, celle dont la vision est interdite, vision dont normalement on ne
revient pas – raison pour laquelle elle est interdite. Avalé par l’abîme (a
chasm) qui s’ouvre brusquement (threw itself open) pour les recevoir (to
receive us), lui, son compagnon (son double, son reflet ?) et la lettre
désormais morte (Nu-Nu, nom de l’indigène noir, l’habitant de Tsalal
embarqué avec eux qui est aussi, redoublé, celui d’une lettre grecque, ce Nu,
ou Noun en hébreu et en arabe, initiale des Nazaréens qui continue à
désigner aujourd’hui les chrétiens d’Orient – cette lettre désormais morte
1
Edgar Allan POE, Narrative of..., in Complete Tales…, op.cit., p. 871
2
Ibid., chapitre XXV, p. 879
325

(his spirit departed), rappelant le mot de saint Paul (écrit en grec) selon
lequel « la lettre tue, l’esprit vivifie »1, c’est-à-dire : le salut est de lire non à
la lettre mais dans l’esprit de la lettre -, avalé par l’abîme comme Jonas par
la baleine, Edgar Allan Poe, alias Arthur Gordon Pym, ne devrait pas
pouvoir en revenir. Or il en revient (sans son compagnon au nom de disciple
multiple de Jésus, Peters), et raconte. Tout, sauf ce qui s’est passé entre
l’abîme et le présent recouvré. La peuplade-alphabet, la lettre à-la-lettre a
voulu le tuer. Qu’est-ce qui a pu le sauver, sinon cette figure « de la
blancheur parfaite de la neige » (of the perfect whiteness of the snow) qui
s’est dressée sur la chaîne de montagnes vaporeuse (the range of vapor),
aussi vaporeuse que les montagnes rendues comme de la laine cardée
prophétisées par le Coran pour le jour de l’abîme et de la résurrection 2
(Coran connu de Poe), aussi embrumée que la montagne où Moïse partit à la
rencontre de la face de Dieu3, cherchée par tous les prophètes ? Cela se
passe dans le roman un 22 mars – date pascale – dans la région de nouveauté
et d’étonnement, d’émerveillement (region of novelty and wonder) où ils
sont entrés le premier du mois, selon le journal de bord.
Dans quelle veine littéraire sommes-nous là ? L’écriture de Poe est
comparable à l’eau de ces îles noires, à la fois limpide, fluide et « pour la
consistance, semblable à celle d’une épaisse infusion de gomme arabique
dans de l’eau commune »4, c’est-à-dire semblable à une gélatine. Parmi les
nombreux usages, notamment alimentaires et thérapeutiques, de la gomme
arabique, on peut noter qu’elle entre dans la composition de certaines
peintures, de colles, et aussi d’encres. Le mot gomme (gum) renvoie par
ailleurs à la fonction d’effaçage, et arabique aux caractères sémitiques plus
1
2 Corinthiens 3, 6
2
Coran, sourate 101, Al-Qari, « Le Fracas » (appellation métaphorique de la résurrection),
versets 5 (pour les montagnes) et 9 (pour l’abîme)
3
Exode 24, 15
4
Edgar POE, Narrative of..., in Complete Tales…, op.cit., chapitre XVIII, p. 852
326

tard trouvés dans les grottes de l’île, et plus généralement aux arabesques
mentionnées plus haut. Dans « La Chute de la Maison Usher », le portrait
que Poe fait de Roderick Usher mentionne « un nez de type délicatement
hébreu », le « changement » des « traits » du personnage et ses « cheveux
soyeux » qui forment un « effet d'arabesque » que le narrateur n’arrive pas à
relier « à quelque idée de la simple humanité »1. Il est question de changeant
et de soie aussi pour qualifier l’eau de Tsalal (a changeable silk). Ce
personnage et cette eau appartiennent bien au domaine de l’écrit, ou, comme
le dit Magritte, de la reproduction interdite. Ceci n’est pas un homme, ceci
n’est pas une eau. Jean Ricardou l’a vu, les aventures d’Arthur Gordon Pym
sont un « Voyage au bout de la page ».2 Son interprétation de « la plus
singulière propriété de l’eau » est très formaliste :

…cette capacité de toute veine tranchée de se ressouder


immédiatement et l’inaptitude de deux veines séparées de se rejoindre
aussitôt, nous constatons qu’elle définit une parfaite métaphore d’un texte
écrit. En effet si une imaginaire verticale tranchait certaine ligne d’écriture,
les deux fragments écartés resteraient idéalement unis par une intense
cohésion, d’ordre syntaxique ; si en revanche une horizontale séparait deux
lignes, le lien rompu, de nature essentiellement spatiale offrirait une
adhésion très inférieure.3

Sans réduire la polysémie du texte de Poe à une seule lecture, nous


choisissons de voir plus simplement dans l’image du couteau plongé dans
cette eau celle de la plume de l’auteur trempée dans l’encrier. Et dans les
« veines » de l’eau que la lame peut séparer, nous voyons les veines
littéraires, les genres, les inspirations, ou toute autre forme cohérente du
texte, comme les phrases, voire les mots, unités séparables les unes des
autres tout en étant unies les unes aux autres – alors qu’une lame insérée à
1
Edgar POE, « The Fall of the House of Usher », in Complete Tales…, op.cit., chapitre
XVIII, p. 234. Voir ma traduction de la nouvelle dans la section Traductions
2
Jean RICARDOU, « Le caractère singulier de cette eau », épilogue aux Problèmes du
nouveau roman, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1967, p. 202-203
3
Ibid., p. 202
327

l’intérieur d’une veine voit la veine se refermer aussitôt sur elle, dit Poe :
tout forme donnée comme unité de sens demeure entière en vertu de son
sens. Cette eau figure à la fois la forme et le fond, la matière et le sens. La
forme est changeante, la matière est tranchable ; le fond, le sens, le noyau de
l’affaire sont insécables – et « le phénomène de cette eau », dit Poe,
résumant son destin d’écrivain, était le « premier anneau défini de cette
vaste chaîne de miracles apparents dont j’étais destiné à être à la longue
encerclé ».1 Encerclé comme le marin pêcheur de « A Descent into the
Maelström », aspiré toujours plus profondément par le tourbillon ouvert
dans l’eau des lettres vers le noyau secret du sens.2 La vérité est au fond du
puits, selon Démocrite. Et le puits, par les mécanismes conjugués de
l’espace et du temps, peut supplicier, comme est supplicié le prisonnier de
l’Inquisition dans la nouvelle « Le Puits et le Pendule ». Là encore le
narrateur en réchappe, conjurant le sort de Poe. Ce ne sera pas le cas du
narrateur du « Manuscrit trouvé dans une bouteille » qui écrit avant de
disparaître en laissant son message à la mer :

…nous tournons vertigineusement, dans d’immenses cercles


concentriques, tout autour des bords d’un gigantesque amphithéâtre, dont le
sommet des murs se perd dans les ténèbres et l’espace. Mais il me reste peu
de temps pour songer à ma destinée ! Les cercles se rétrécissent rapidement,
nous plongeons dans la poigne du tourbillon, et au milieu du rugissement, du
mugissement, du tonnerre de l’océan et de la tempête, le navire vacille – oh,
Dieu ! il sombre.3

Le navire qui grandissait monstrueusement avec le temps finit par


couler avec son équipage fantôme (la forme de la fiction et ses
personnages ?), mais ce qui rejoindra la terre ferme, c’est le message, le sens

1
Edgar POE, Narrative of..., op.cit.,in Complete..., op.cit., chapitre XVIII, p. 852
2
Edgar POE, « A Descent into the Maelström », Graham’s Magazine, 1841. Voir le passage
traduit dans la section Traductions.
3
Edgar POE, « Message found in a Bottle », Baltimore Saturday Visiter, 1833 ; in
Complete…, op.cit.,, p. 124
328

– que le temps, pas plus que la lame d’un couteau, ne saurait dissocier de
lui-même, toujours déployable à l’infini, engendrant sa descendance et sa
lumière tout en restant maître de ce qu’il attire et de ce qui le pénètre. La
dernière page du livre se tourne et se referme sur le lecteur. Comme la figure
qui se dresse finalement devant Arthur Gordon Pym, elle est blanche ;
quelque chose a sombré mais lui est de nouveau vivant.
329

II. Rimbaud et Nouveau, inventeurs d’une maison commune


Où, après être entrés en I dans les arcanes des textes d’Edgar Poe,
l’on continue l’étude de l’alchimie du verbe en relisant les Illuminations,
suite aux travaux d’Eddie Breuil, à la lumière d’une possible collaboration
entre Germain Nouveau et Arthur Rimbaud. Et où l’on découvre à
l’occasion quelques sens restés secrets depuis la parution de poèmes tels
que « Après le déluge », « Parade », « Barbare », « Hortense », avant de
reconsidérer la méthode que les poètes ont pu inventer pour sortir de toute
saison en enfer.

Si, par l’émerveillement, ta raison sort de ta tête, chacun de tes


cheveux deviendra une nouvelle tête et une nouvelle raison. 1

Du Nouveau chez Rimbaud. La lecture très stimulante du livre d’Eddie


Breuil a la vertu essentielle de pousser à la relecture totale des textes que des
éditeurs successifs ont assemblés sous le nom d'Illuminations – textes
jusqu'ici attribués à Rimbaud mais qu'aucun auteur n'a revendiqués et dont
on sait seulement qu'ils ont été composés ou/et copiés par Arthur Rimbaud
et Germain Nouveau alors qu'ils vivaient à Londres, dans les années 1872-
1873.2

1
Djalâl-od-Dîn RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., IV, 1426
2
Arthur RIMBAUD, Illuminations, texte établi par Félix Fénéon, notice par Paul
VERLAINE, Paris, Publications de la Vogue, 1886 ; publication partielle complétée in
Poésies complètes, avec préface de Paul VERLAINE et notes de l’éditeur, Paris, Léon
Vanier, 1895 ; première et d’autres éditions sur wikisource.org. On retrouvera aisément les
textes des Illuminations évoqués dans n’importe quelle édition, par leur titre.
330

1. « Après le déluge »
Voyons « Après le déluge », le poème en prose qui ouvre les
Illuminations, recueil factice comme le dit Eddie Breuil1. Ce texte nous
paraît dès lors avoir, comme au moins une partie du recueil, toutes les
chances d'avoir été écrit par Germain Nouveau plutôt que par Arthur
Rimbaud. Attribué à Rimbaud sans preuves, ce poème fait partie de ceux qui
détonent grandement du style et du genre du recueil précédent, celui-là
publié par Rimbaud lui-même, Une saison en enfer.2
Avant d'essayer de le démontrer, il faut le sentir, par tous les sens :
c'est une question de lumière, de parfums, de sons, de goût, de toucher. Une
grande partie des Illuminations, dont « Après le déluge », appartient à
l'univers novelien, sent Germain Nouveau, poète de Provence, « fils de vrais
soleils », comme il se définit dans une lettre du 27 juillet 1875 à Jean
Richepin.3 Un homme sensuel jusque dans sa mystique, amoureux réel des
femmes, du théâtre et de la peinture, expérimentant tout, touchant –
littéralement - à tout, goûtant les paysages lumineux, le Sud, les
architectures étagées et colorées telles qu'en peinture ou en nature dans son
pays natal où Cézanne n'en finit pas d'essayer de saisir la montagne Sainte
Victoire, la flore odorante – tout cet univers provençal portant sa
contrepartie, la mort, comme le développa plus tard, entre autres, un

1
« Les Illuminations sont un recueil non autorisé réunissant des manuscrits non signés
portant les mains de Nouveau et de Rimbaud transcrits entre 1873 et 1874. Pour ce recueil,
rien n’est sûr : ni le titre, ni le contenu, ni le classement des textes. » Eddie BREUIL, Du
Nouveau chez Rimbaud, Paris, Honoré Champion, 2014, p.15
2
Arthur RIMBAUD, Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique (M.-J. Poot et
compagnie), 1873
3
LAUTRÉAMONT, Germain NOUVEAU, Œuvres complètes, éd. de Pierre-Olivier
Walzer, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 825-826
331

Lawrence Durrell1, et comme la propre mémoire du poète, marqué par


plusieurs deuils dès son enfance où il perdit sa mère, sa sœur, son frère.
Avant les poèmes en prose des Illuminations, il y en eut d'autres de
Germain Nouveau : les Notes parisiennes, qui en sont une préfiguration
frappante.1 On y voit déjà ces constructions descriptives bien différentes des
« Je est un autre » auxquels pourrait se résumer l’œuvre de Rimbaud depuis
Une saison en enfer et même avant, dans Les Déserts de l'amour, poèmes
en prose autobiographiques de 1872. Point de « je » dans « Après le
déluge ». De purs tableaux, comme en composait Nouveau, amateur de
peinture et peintre lui-même. Tableaux sensuels et fantasques, comme
Nouveau et son écriture, visions de ville et de nature « comme sur les
gravures », « les merveilleuses images ». Où dans la maison paternelle la
mort frappe comme « chez Barbe-Bleue » « les enfants en deuil » perdant le
lait nourricier en même temps que leur mère (« le sang et le lait
coulèrent »). Où « l'idée du Déluge » (la tentation de la mort, du suicide ?)
est partout rachetée par la vie même, le spectacle de la vie mouvante, faune
et flore (lièvre, castors, chacals, sainfoins, fleurs, thym...), humanité, culture
et nature réunies (barques et gravures, castors et mazagrans, piano dans les
Alpes, hôtel dans les glaces, fleurs douées de regard, pierres qui se
cachent...) en « premières communions » sauvages et démultipliées dans
l'unité de l'être retrouvée, reconstruite quoique toujours fragile – car après
dissipation des déluges, des désirs de mort, reste la vie et ses vieux tours
(« c'est un ennui ! »), avec son éternelle et vaine quête de « la Reine » (pour
Nouveau, il l'a écrit notamment dans Valentines, « toutes les femmes sont

1
Lawrence DURRELL, Caesar's Vast Ghost, Aspects of Provence, New York, Arcade
Publishing (Little, Brown & Co.), 1990. Trad. de l'anglais par Françoise Kestsman :
L'ombre infinie de César. Regards sur la Provence, Paris, Gallimard, 1994 ; rééd. coll.
Folio n° 2824 , 1996
2
Germain NOUVEAU, Valentines et autres vers, texte établi par Ernest Delahaye, Paris,
Albert Messein, 1922, p. 213-217 ; wikisource.org
332

des reines »1, même sorcières et allumant leurs braises dans « le pot de
terre » de l'homme, du poète homme et condamné à ignorer ce que sait la
femme.
Comment ont travaillé les deux poètes, lors de leur cohabitation à
Londres ? Faut-il attribuer tel texte à l'un, tel autre à l'autre ? Ou y a-t-il eu,
en plus de l'influence réciproque, collaboration lors de séances orales ou de
recopies des textes – le caractère pré-surréaliste des Illuminations laissant
entrevoir un possible travail en commun, comme ce fut le cas pour Breton et
Soupault dans l'écriture des Champs magnétiques ?2 À lire certains textes
des Illuminations, à les entendre, on a l'impression que le travail a même pu
parfois prendre une forme proche de celle d’un cadavre exquis sans
occultation des mots précédents, chacun ajoutant sa vision, sa phrase, à celle
de l'autre, et conduisant le poème à son terme dans cette alternance.
Quoiqu'il en soit, ce que cherchera toujours Nouveau, qui me paraît
plus que possiblement l'auteur ou le co-auteur de bien d'autres fameux textes
des Illuminations, comme les Villes (comparer par exemple dans Les notes
parisiennes de Nouveau des images telles que : « Le plafond s'effondre en
fleurs idéales » à, dans « Villes [II] » : « L'écroulement des apothéoses »)
mais aussi « Being Beauteous », « Bottom » (et autres textes qui parlent de
femmes avec une familiarité peu vraisemblable de la part de Rimbaud) ou
« Aube », c'est, comme il le dit aussi dans Valentines :

Tandis que l'Astre de Beauté


C'est la Vérité qui ne voile
Pas plus la femme que l'étoile,
La véritable Vérité.3

1
Ibid., « Sphinx », p.76
2
André BRETON et Philippe SOUPAULT, Les Champs magnétiques, Paris, Au sans pareil,
1920
3
Germain NOUVEAU, Valentines…, op.cit., p. 66
333

À l'évidence, Nouveau est présent dans ce recueil. Nouveau est un


poète inégal mais certains de ses textes, comme l'avaient reconnu aussi
Breton ou Aragon, sont de pur génie. Pourquoi n'eût-il pas été capable, dans
un moment propice, cet exil de quelques mois à Londres avec Rimbaud,
d'écrire, ou de participer à l’écriture de certains de ceux des Illuminations ?
« Rimbaud-Nouveau, Nouveau-Rimbaud : on n’aura rien dit, on n’aura rien
franchi poétiquement tant qu’on n’aura pas élucidé ce rapport, tant qu’on
n’aura pas dégagé le sens de la conjonction exceptionnelle de ces deux
« natures » et aussi de ces deux astres », écrit Breton dans Flagrant délit :
Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du truquage. 1 Rimbaud qui
voulait « la liberté libre » (lettre à Georges Izambard du 2 novembre 1870)
et Nouveau « la véritable Vérité » ne sont pas partis écrire ensemble par
hasard. L' « autre » de Rimbaud n'est pas Verlaine, le bourgeois contrarié,
avec qui ça ne pouvait finir qu'en enfer, mais Nouveau, autre homme aux
semelles de vent et mendiant céleste. Il faudrait signer désormais les
Illuminations des deux noms de ces auteurs, ou bien de celui-ci, qui dit la
sortie de la mort - à la fois de la Saison en enfer et de « l'idée du Déluge » :
Arthur Nouveau.

2. « Parade »
Voyons « Parade ». En jaillissant de son opacité, le sens de ce poème
énigmatique incline à l'attribuer plutôt à Rimbaud, en regard de son histoire,
de sa « saison en enfer » avec Verlaine. Qui sont donc les « drôles très
solides » dont « plusieurs ont exploité vos mondes », qui sont « sans
1
André BRETON, Flagrant délit : Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du
truquage, Paris, Thésée, 1949. Cité par Marc EIGELDINGER, Mythologie et
intertextualité, Genève, Éditions Slatkine, 1987, p. 181. L’auteur dit aussi, p. 180, que les
deux poètes ont opté « pour le risque de l’aventure, la volonté de vivre la poésie et de
l’envisager comme un mode supérieur de l’existence » ; et, p. 182, note que Nouveau dans
Le Baiser (III) « affirme que “tout fait l’amour”, entre autres “le soleil avec la mer”,
comme un écho de cette vision de l’Éternité, telle que Rimbaud la perçoit : (…) “C’est la
mer allée / Avec le soleil” »
334

besoins » mais avec « expérience de vos consciences » ? Tout le reste du


texte le proclame : des prêtres, et en particulier des prêtres pédophiles, dont
les deux poètes ont pu avoir l'un et l'autre la mauvaise expérience dans leur
enfance. « Comment regarderaient-ils Chérubin ? », ce jeune adolescent
charmant ? « pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources
dangereuses ». Et pour arriver à leurs fins, « vieilles démences, démons
sinistres, ils mêlent des tours populaires, maternels » (ne prennent-ils pas les
enfants sur leurs genoux ?) « avec les poses et les tendresses bestiales ».
« Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la
comédie magnétique » : la sacristie devient lupanar, l'enfant devient objet
sexuel, l'autorité spirituelle instrumentalisée en autorité sexuelle. « Les yeux
flambent, le sang chante, les os s'élargissent » disent l'excitation de ces
abuseurs, « les larmes et des filets rouges ruissellent », plaies des enfants
abusés. « Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois
entiers » : durée du viol et de sa répétition dans le temps. « J'ai seul la clef
de cette parade sauvage », conclut le poète qui ne s'en enorgueillit pas,
contrairement à ce qu'on croit, mais souffre de ce secret indicible.
Indicible et pourtant dit, plus que suggéré dans l’une de ses premières
proses, « Un cœur sous une soutane », chargée, sous un mode bouffon,
d’allusions sexuelles, notamment lors d’une scène où l’élève est convoqué
chez le « supxxx », un prêtre de l’internat dont le « nez semblable à une batte
était mû par son branle habituel ».1 La « poésie » du jeune homme est dans
ce texte un euphémisme pour son sexe, que « Jxx, le plus féroce des
jansénistes » a « fait passer » « dans les mains de tous ses amis » avant de le
livrer au prêtre en question. S’enchaînent alors les « il mouilla l’extrémité de
son pouce », « Il ravalait ma poésie ! Il crachait sur ma rose ! », suivi de
cette remarque qui rappelle la comédie, la « parade sauvage », évoquée dans
1
Arthur RIMBAUD, Un cœur sous une soutane, intimités d'un séminariste, Avant-propos
de Louis Aragon et André Breton, Paris, Ronald Davis, 1924
335

« Parade » : « il faisait le Brid’oison, le Joseph, le bêtiot, pour salir, pour


souiller ce chant virginal. » Puis « et ! il éclata ! (…) en fronçant avec un
frisson son abdomen proéminent ». Ensuite la scène se redouble :
… Il se tut… - Puis : Le jeune Jxxx m’a fait un rapport où il constate
chez vous un écartement des jambes, de jour en jour plus notoire, dans
votre tenue à l’étude (…) Approchez-vous, à genoux, tout près de
moi ; je veux vous interroger avec douceur ; répondez : vous écartez
beaucoup les jambes, à l’étude ?
Puis il me mettait la main sur l’épaule, autour du cou, et ses yeux
devenaient plus clairs, et il me faisait dire des choses sur cet
écartement des jambes……… Tenez, j’aime mieux vous dire que ce
fut dégoûtant (…) et je venais dans cette chambre, me f… sous la
main de ce gros !…
Oh ! Le séminaire !...

3. « Barbare »
Voyons « Barbare ».

Voici la Femme dont le corps


Fait sur les gestes et les signes
Courir la musique des lignes
En de magnifiques accords.
Je m'élance comme un barbare

écrit Germain Nouveau dans son poème « La statue » du


recueil Valentines, en une sorte de résumé fulgurant du poème « Barbare »
des Illuminations.1 Continuant à nous demander qui est l'auteur réel de ce
recueil composé par des éditeurs et attribué à Rimbaud à partir de textes
copiés de la main de Rimbaud et de Nouveau mais non signés ni
revendiqués par l'un ou l'autre poète, relisons aujourd'hui ce texte réputé
parmi les plus énigmatiques. Mais avant de savoir de qui il vient, essayons
de dégager un peu de quoi il parle.
1
Germain NOUVEAU, Valentines…, op.cit., p.47
336

Le premier vers est clair :

Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,

situant le texte au-delà du temps humain, évoque un jour de jugement


dernier, logiquement suivi de scènes apocalyptiques dont les deux poètes,
par leur éducation catholique, étaient imprégnés. Les « fanfares d'héroïsme »
rappelant les trompettes de l'Apocalypse, « loin des anciens assassins » la
séparation qui s'y opère entre les justes et les iniques, les « brasiers
pleuvant », les « rafales de givre », le « vent de diamants », le « choc des
glaçons aux astres » les précipitations d'astres, d'éclairs et de grêle sur la
terre dans le texte biblique dont l'auteur se tient sur les grèves de la mer,
donc du même point de vue que celui de « Barbare ». Quant à « la voix
féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques », ne rappelle-t-
elle pas celle de la Femme de l'Apocalypse qui crie dans les douleurs et le
travail de l'enfantement ?1 Cette vision biblique n'est-elle pas transposée
aussi dans « le pavillon en viande saignante » du poème ? Mais qu'est-ce
qu'un pavillon ? D'abord, dit le dictionnaire, une tente militaire – et
l'apocalypse est un temps de grands combats, d'où aussi peut-être la « viande
saignante ». Puis l'étoffe qui recouvre le ciboire, le tabernacle, c'est-à-dire
l'endroit où se tient le corps du Christ sous la forme de l'hostie – la « viande
saignante » pourrait alors désigner, par l'évocation du corps saignant,
l'ordonnateur de la révélation autant que la femme en train de le mettre au
monde, le poème mêlant les grands bouleversements du jour du jugement et
l' « arrivée » dans les « douceurs » répétées de la cité céleste.
Un grand texte est toujours polysémique. « Le pavillon » qui est, après
un vers d'introduction-prologue, le premier puis le dernier mot de
« Barbare » résonne finement et fortement comme étant celui qui se dit dans

1
Apocalypse 12
337

l'Apocalypse l'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier - le « verbe de


dieu » dont, dit le texte biblique, « le manteau qui l'enveloppe est trempé de
sang ».1 Le « cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous » ne serait-il
pas évidemment un rappel de celui du Christ ? Mais ce sens premier et
dernier n'empêche pas le déploiement d'images plus quotidiennes, comme
les pavillons montés dans les jardins, et notamment au jardin des merveilles
Mabille qui a pu inspirer d'autres poèmes du recueil ainsi que l'a souligné
Eddie Breuil (certains vendant des viandes), ou encore les drapeaux qui
pavoisent les navires ou autres mâts – et il n'est pas impossible que l'un ou
l'autre des poètes, et spécialement Nouveau, grand amateur d'art et de
« reines » et « dames », ait vu et gardé en mémoire les tapisseries (cf « la
soie » du poème) de la Dame à la licorne, au musée de Cluny assez
récemment ouvert dans le Quartier latin qu'ils fréquentaient, avec leurs
pavillons aux couleurs sanglantes, leurs pluies de fleurs blanches et
de petites flammes, leur dame arrivée en apothéose à son « seul désir ».
Germain Nouveau consacra beaucoup de poèmes aux femmes,
souvent déifiées, et fut un grand mystique. Nous pouvons voir d'autres
indices de sa participation, pour le moins, à l'écriture de « Barbare », dans
certaines reprises du vocabulaire du texte dans d'autres de ses poèmes. Outre
les vers cités au début, notons les termes « cendres », « diamant et feu »,
« s'écume », dans son poème « Ciels ».2 Ou encore, dans son poème « Le
Mistral » la rime « fanfare/barbare », la « bannière » (proche du pavillon), et
aussi, rappelant le « vent » et le « virement des gouffres » dans « Barbare »,
les « feuilles qui s'en vont en ronde » et ce vent de l'esprit qui œuvre à ce
« que ce soit à n'y rien comprendre ».3 Sauf si on est assez attentif, pas trop
1
Apocalypse 19, 13
2
Germain NOUVEAU, Valentines…, op.cit., p. 222
3
Germain NOUVEAU, Poésies d’Humilis et vers inédits, texte établi par Ernest
Delahaye, Paris, Albert Messein, 1924, p. 169-172 ; wikisource.org
338

dur du pavillon, et doté d'un peu, comme Nouveau le disait de lui-même


(dans une lettre à Richepin du 12 février 1877), de « l'instinct de cette
langue qui n'est ni d'hommes ni de femmes mais d'Esprits, de sorciers et de
fées. » N'oublions pas qu'à la fin de sa vie, Nouveau signait ses textes « La
Guerrière ».

4. « Hortense »
Voyons Hortense, dans le fameux poème « H ». Et puisque les poètes
nous intiment, à la fin de ce texte en forme d'énigme : « trouvez Hortense »,
trouvons. Un indice ? Il y en a un dans la première phrase, précisément dans
ses deux derniers mots : « atroces d'Hortense ». Comment cela sonne-t-il à
notre oreille – à notre pavillon ? Un autre indice ? En voici un dans la
dernière phrase, dans ces deux mots : « sol sanglant ».
Quel sol est sanglant ? Celui d'un champ de bataille. Mais encore ?
Celui d'une boucherie. Et quelle langue parle-t-on dans une boucherie ? Le
loucherbem. Un argot des bouchers que Marcel Schwob a étudié, une sorte
de verlan. Ici nos poètes ne pratiquent pas vraiment le loucherbem, mais ils
jouent avec la langue : « atroce/Hortense » est en quelque manière une
inversion des sonorités d'un mot à l'autre. Il faut comprendre que comme
dans « Barbare », les poètes jouent dans ces textes écrits ensemble avec la
langue (les barbarismes peuvent faire partie de ces jeux). « H » se présente
clairement comme un jeu, une devinette. La réalité est voilée par les poètes
en même temps qu'elle est révélée : aux lecteurs de procéder à leur tour au
dévoilement, comme il le leur est demandé : « trouvez Hortense ».
Verlaine a dit que Rimbaud lui avait donné comme titre de l'ensemble
de ces textes à envoyer à Germain Nouveau Illuminations. Qu’il s’agissait
du mot anglais signifiant enluminures. Pour travailler sur ce sujet, nous
avons enluminé, au stylo et aux crayons de couleur, des reproductions des
pages manuscrites des Illuminations. Illuminations sur illuminations,
339

« lumière sur lumière », comme le dit de l’être de Dieu l’un des plus fameux
versets du Coran1 – livre auquel nous faisons allusion car Rimbaud l’a
connu très tôt, bien avant de partir en terres d’islam et de mourir en
prononçant à plusieurs reprises « Allah kerim », l’un des 99 noms de Dieu,
« Le Généreux ». Quoi qu’il en soit, en anglais ou en français, choisi par
Rimbaud et/ou Nouveau ou par Verlaine, ce titre, choisi en tout cas par un
grand poète, scintille comme l’étoile au-dessus de la crèche, comme les
lettres et les dessins dorés dans les manuscrits des textes saints : en faisant
signe qu’il s’agit là d’une scène sacrée. Après la profanation du sacré dans
Une saison en enfer, la sacralisation du profane dans les Illuminations. Ou
plutôt sa sanctification – opération qui opère moins une séparation entre
deux mondes que la métamorphose du profane en un monde unifié par la
grâce poétique, la réunion du discours et du dessin par la puissance
imaginale de la parole.
Nous avons vu que « Barbare » est une évocation – plus barbare
qu'orthodoxe - de l'Apocalypse. Dans le poème « Soir historique » (qui se
trouve deux pages avant « H » dans les éditions actuelles), les évocations
d'événements historiques s'achèvent par une vision apocalyptique emportant
la « chimie sans valeur » qu'est devenu le monde, auquel « le plus
élémentaire physicien sent qu'il n'est plus possible de se
soumettre ». « H » parle d' « hydrogène clarteux » (barbarisme) et on se
souvient que H est la lettre qui en chimie et en physique désigne
l'hydrogène, élément atomique le plus simple, aussi simple que notre
physicien élémentaire. Bien, mais ce n'est pas encore le fin mot de l'affaire.
Illuminations voile un autre mot comme Hortense voile un autre mot.
Hortense vient de hortus qui signifie jardin, nos latinistes le savaient
parfaitement. Qui signifie plus particulièrement jardin clos. Comme l'Éden ?

1
Coran 24, 35
340

Ou tout simplement comme la Terre, monde des hommes, « planète


emportée » comme il est dit à la fin de « Soir historique ». Décidément il
nous faut revenir à cette affaire d'espèce de transformation des mots. N'est-
ce pas ce à quoi nous invite le poème « Bottom », poème précédant
juste « H » – et ce n'est pas là arbitraire d'éditeur puisque les deux textes
sont copiés à la main sur une même page, le premier au-dessus du
second. « Bottom » est bien sûr une référence au personnage de Shakespeare
changé en âne dans le Songe d'une nuit d'été – aucun doute là-dessus
puisque le mot âne figure bien dans la dernière phrase du poème. Poème qui
s'intitulait d'abord « Métamorphoses » - le titre a été barré et remplacé à la
main. Qui fait l'âne emporte la belle, telle pourrait être la morale de la scène.
Alors, si « H » le faisait aussi ? Cette Hortense, n'est-elle pas une
métamorphose d'un autre mot ? Bottom n'est pas seulement le nom d'un âne,
cela signifie aussi fond, derrière. Pour trouver Hortense, cherchons derrière.
Revenons à « Soir historique ». À la fin, au moment apocalyptique, le
poème évoque la Bible et les Nornes, Parques de la mythologie scandinave
dont Leconte de Lisle avait fait un poème, relatant l'origine et la fin du
monde à venir.1 Un moment « qu'il sera donné à l'être sérieux de surveiller »,
est-il écrit dans « Soir Historique ». Or « H » nous dit que Hortense a été
« sous la surveillance d'une enfance ». Quelle enfance ? Ne serait-ce pas
celle de l'humanité ? Tandis que ceux qui approchent de la fin de l'histoire,
s'ils sont sérieux, doivent aussi la surveiller. Cette Hortense aux « gestes
atroces » violé(e)s par « toutes les monstruosités », qui est-elle sinon
l'Histoire, surveillée par les grands textes de l'enfance de l'humanité, Bible et
autres livres mythologiques, l'Histoire dont la mécanique est une érotique, et
le repos l'amour ? « Ardente hygiène des races », elle les fait se mêler et se

1
LECONTE DE LISLE, « La Légende des Nornes », in « Poèmes barbares », in Œuvres de
Leconte de Lisle, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, s. d. (1889?), p. 48-55 ; wikisource.org
341

renouveler. Avec sa porte « ouverte à la misère », n'est-elle pas la révélatrice


de « la moralité des êtres », qu'ils la subissent ou qu'ils la fassent, « en sa
passion ou en son action » ? Et ce qui révèle, « terrible frisson des amours
novices », n'est-ce pas l'Apocalypse, c'est-à-dire la Révélation ?
L'anglais illumination a d'autres sens que « assiette peinte ». Il peut signifier
aussi inspiration, et révélation.

5. Méthode
« L'aisance de l'un à se couler dans la parole de l'autre pour la
prolonger met en évidence le caractère général des mécanismes mentaux qui
entrent en fonctionnement quand la raison s'assoupit », écrit Marguerite
Bonnet, commentant l'écriture commune par Breton et Soupault des
Champs magnétiques (notice de l'édition en Pléiade). Une voie dans laquelle
les avaient précédés Rimbaud et Nouveau, un printemps de 1874 à Londres.
« Nous t'affirmons, méthode ! » s'écrie le poète des Illuminations dans
« Matinée d'ivresse ». Si je dis ici « le poète », c'est parce que c'est ce que
semble affirmer ce « nous » de « Nous t'affirmons, méthode ! », en écrivant,
quelques lignes plus haut dans le même poème « nous si digne », accordant
le singulier au pluriel (le manuscrit fait preuve d'un s final barré à
l'adjectif) : les deux poètes, le temps du travail en commun, n'en font plus
qu'un.
Nous avons vu que les auteurs de « H » ont dévoilé, tout en le voilant,
leur jeu : il s'agit d'un jeu, et d'une invitation à jouer pour le lecteur, à
déchiffrer l'énigme que sont ces Illuminations. Jeu avec les mots, inversions
et barbarismes donnant la clé de l'ensemble du texte, de l'esprit dans lequel il
a été écrit. Selon Eddie Breuil, Nouveau a eu connaissance en 1906 de la
publication du recueil intitulé Illuminations. Dans l'édition de 1898, dont la
préface comportait alors une parole « apocryphe » (ou non) de Rimbaud,
jugeant ce recueil « absurde, ridicule dégoûtant » - si cette parole n'était en
342

fait pas apocryphe, elle pourrait s'expliquer sans peine par la propension au
voilement et à l'inversion que nous avons vue comme faisant partie du jeu.
Nouveau aurait alors répondu par un poème publié à titre posthume où il
reprenait ces trois adjectifs (« absurde écolier », « ridicule amant »,
« dégoûtant chanteur »). Il y parlait de « note inexacte » et de « vers cirés
par antithèse ». Il y disait aussi : « Vous qui coiffez les gens, vous voilà bien
coiffé ». Qui donc désignait ce vous, sinon Rimbaud et lui-même, Nouveau,
qui par leur méthode avaient coiffé au sens de séduit et dépassé, les gens -
ou encore s'étaient coiffés eux-mêmes d'une tête d'âne, « absurde, ridicule
dégoûtant », comme « Bottom » ? À moins qu'il ne se moque de Rimbaud,
ou de lui-même, finalement occulté dans la publication – tous ces sens ne
s'excluant pas les uns les autres. « Petite veille d'ivresse, sainte ! », est-il
écrit dans « Matinée d'ivresse » « quand ce ne serait que par le masque dont
tu nous as gratifié. » Et aussitôt : « Nous t'affirmons, méthode ! »
S'il est aujourd'hui impossible de savoir quel est, dans les
Illuminations, l'ensemble qui a été œuvré par Nouveau et Rimbaud à
Londres et quelles sont les pièces qui n'en font peut-être pas partie, l'étude
des textes permet cependant de réunir des indices sur la raison pour laquelle
est écrit dans « Vies II », poème précédant de peu « Matinée d'ivresse » :
« Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont
précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de
l'amour ». « À une raison », précédant immédiatement « Matinée d'ivresse »,
commence par cette phrase : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge
tous les sons et commence la nouvelle harmonie ». Mon intuition est que
Rimbaud a inventé de pratiquer une écriture commune avec Nouveau, d'où
« l'harmonie », qui est aussi « clef de l'amour ». « Tous les sons » : les
phrases sortant de la bouche des poètes, et s'harmonisant dans l'écriture.
Dans « Jeunesse IV » il écrit : « Mais tu te mettras à ce travail : toutes les
343

possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège.


Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. » Nouveau ne fut-
il pas cet être parfait et imprévu avec lequel il partit soudain à Londres, ce
poète comme lui fantasque, errant et détaché du monde, l'être décrit dans
« Veillées » comme « l'ami ni ardent ni faible. L'ami. » et peut-être « l'aimée
ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée » - le partenaire de vie et de travail
qu'il lui fallait après la saison en enfer avec Verlaine ? Les Illuminations
peuvent être lues comme une sorte de réécriture plurielle et « barbare » (y
compris avec ses barbarismes ou étrangetés langagières dont il ne faut plus
s'étonner ni chercher à les corriger puisqu'elles sont volontaires) de
l'Apocalypse, avec leurs tableaux et leur aspiration non plus à une cité
céleste comme dans le texte biblique mais aux terrestres
« splendides villes » promises à la fin d' Une saison en enfer. Orphée et
Eurydice l'un de l'autre, Rimbaud et Nouveau ont entrepris par l'écriture, en
poètes, de se sortir l'un l'autre de la mort : débouchant logiquement sur un
temps d' « après le déluge », un temps de nouvelle apocalypse où le
« pavillon », tout en évoquant le Christ n'est plus vraiment lui mais ce
« Génie » qui est « l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison
merveilleuse et imprévue, et l'éternité : machine aimée des qualités fatales »
- la machine étant celle de leur méthode d'écriture impactant le destin. Ce
pourquoi, grâce au génie des deux poètes, ce qui sauve se démarque du
premier Christ : « Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il
n'accomplira pas la rédemption (…) de tout ce péché : car c'est fait ».
« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux »,
s'exclament les poètes dans « Matinée d'ivresse », le poème des
Illuminations où ils mentionnent leur « méthode ». Les enfants, ce sont eux-
mêmes, rieurs comme on l'est à leur âge (Nouveau en particulier l'était fort)
et s'adonnant à ce jeu excitant ici appelé « poison » ( comme le stupéfiant
344

dont Baudelaire disait : « sous l'empire du poison, mon homme se fait


bientôt centre de l'univers »), en lequel ils ont « foi », qu'ils ont inventé pour
écrire une « œuvre inouïe » puisque écrite à deux, par un « corps
merveilleux », surnaturel, « promesse surhumaine faite à notre corps et à
notre âme créés », corps et âme créés par eux en donnant « notre vie tout
entière tous les jours » (formule christique mais sans l'idée de sacrifice, dont
nous avons vu qu'elle était évacuée dans « Génie ») afin de peindre ces
tableaux (« chevalet féérique ! ») d'une nouvelle révélation, où, nous l'avons
vu, la vérité souvent se voile en se disant dans l'inversion : « nous si digne
de ces tortures ! » « Voici le temps des Assassins ».
Assassins qui sont en fait « deux enfants fidèles », avec leurs « quatre
yeux étonnés », comme il est dit dans les « Phrases », ou bien des
« ouvriers », et aussi, dans le poème éponyme, « des orphelins fiancés ».
Deux poètes qui tantôt semblent écrire en se répondant, chacun ajoutant son
coup de pinceau au tableau, une phrase après l'autre (alternance parfois
indiquée par des tirets ? En tout cas on a tort de les enlever à l'impression
entre les derniers mots de « Génie »), ou bien quelques phrases de l'un
alternant avec quelques phrases de l'autre, voire un poème ou parfois un
récit de rêve après l'autre, se coulant dans la même écriture, le même être,
mais chacun avec son existence, ses souvenirs, ses émois, ses blessures :
« Que j'aie réalisé tous vos souvenirs », dit « Phrases » où on lit aussi « en
une maison musicale pour notre claire sympathie ».
« Jeunesse I » livre des éléments sur leur façon d’œuvrer. La
« demeure » y est occupée par la « descente du ciel et la visite des souvenirs
et la séance des rythmes », et on peut se demander s'il n'y avait pas une
forme ritualisée de ces séances, un démarrage peut-être vaguement
comparable aux séances de spiritisme pratiquées par Hugo – alors « les
calculs de côté » ne seraient pas à entendre comme les calculs mis à l'écart,
345

mais les calculs obliques pour déclencher l'inspiration. Quoiqu'il en soit,


viennent ensuite les visions, animaux et personnages se présentent à l'un et à
l'autre qui ont font des phrases poétiques. Et si « le monde de l'esprit » est
associé à une « descente du ciel » dans la première phrase du poème, ce que
la dernière phrase appelle « l’œuvre dévorante » « qui se rassemble »,
maintenant « remonte ». « Dans les masses », trouve-t-on écrit dans les
éditions imprimées. Or sur le manuscrit on lit « dans les mosses ». Ce n'est
pas du français ? Dans le même texte, « desperadoes » non plus : c'est un
mot espagnol employé à l'anglaise, avec le pluriel de cette langue.
« Mosses » en anglais signifie marécages, ou mousses. Ni Freud ni Breton
n'ont encore parlé, mais Rimbaud et Nouveau par leur « étude » en acte
savent que si l'inspiration vient de « l'inévitable descente du ciel », l’œuvre,
elle, « dévorante », remonte avec « bruit » (les phrases qui sortent) des
profondeurs terriennes, humides, primitives de l'être.
« Matinée d'ivresse » est souvent commenté comme l'évocation d'une
séance de haschich, Hortense dans « H » est vue comme la masturbation ou
la prostitution... Comme diraient les auteurs des Illuminations, « la musique
savante manque à notre désir ». Ni Rimbaud ni Nouveau ne s'en tenaient à
des évocations aussi plates et ignorantes, pour ne pas dire misérables. Ne
nous laissons pas aveugler par le caractère « scandaleux » des poètes, ne
laissons pas le trivial de notre regard plomber et occulter leur œuvre,
puissamment subversive et ressuscitante. Car si « cela commençait par toute
la rustrerie, voilà que cela finit par des anges de flamme et de glace »
(« Matinée d'ivresse »).
346
347

III. Kafka, le salut par le bond


Où, après avoir déchiffré en I et II les verbes d’aventuriers de l’esprit
et de la poésie, l’on continue à embrasser les textes sous leurs voiles
amassés en relevant avec Franz Kafka la honte immémoriale qui pèse sur
l’humanité. Où de la lettre se dégage l’image, de l’humain se dégage
l’animal, de l’abandon se dégage la jouissance, de l’accusé se dégage
l’innocent, de l’individu se dégage l’autre, de la mort se dégage la vie.

« Naturaliste obstiné de la métaphore, Kafka parvenait à ramener


presque tout, et en premier lieu l’écriture, à ce moment mystérieux où
de la lettre se dégage l’image – et où, à partir de ce moment précis, ce
qui pouvait être considéré comme réel se détraque. »1

La fin du Procès, « c’était comme si la honte dût lui survivre »,


pourrait signifier : c’était comme si la honte de la parole dût lui survivre. On
sait que Kafka avait demandé à Max Brod de détruire ses manuscrits après
sa mort. Qu’il a exprimé à la fois la jouissance et la culpabilité liées à
l’écriture. Pour lui, la faute de l’homme n’était pas d’avoir consommé le
fruit de l’arbre de la connaissance, mais le fait que cette consommation l’ait
empêché d’accéder à l’arbre de vie.
Kafka se voyait dans la position d’un homme soumis à trois
impossibilités : celle d’écrire en tchèque (langue qu’il ne maîtrisait pas) ;
celle d’écrire en allemand (langue du dominant, signe de son
asservissement) ; celle de ne pas écrire. Il choisit, ou plutôt il fut obligé
d’écrire en allemand, un allemand certes très personnel mais tout de même
l’allemand, cette langue qui le posait en traître du peuple tchèque et aussi du
peuple juif (impossibilité d’écrire en yiddish).

1
Roberto CALASSO, K., Paris, Gallimard, 2005, p. 183-184
348

Il choisit, ou plutôt il fut obligé d’écrire ; et malgré sa tentation et ses


tentatives de fonder un foyer, pour l’écriture dut renoncer à la vie, du moins
à la « vie normale » - encore un motif de honte due à un sentiment
d’incapacité, et de trahison à l’égard de Felice, qu’il fit si longtemps
attendre en vain, à l’égard de ses autres fiancées passagères qu’il désespéra
avec la même constance – jusqu’au moment où, malade et assuré de se
trouver dans l’impossibilité de fonder ce fameux foyer, il put enfin
s’arracher aux griffes de la petite mère, Prague, et partir vivre, finir ses
jours, avec la douce et jeune Dora.
Le Procès pourrait désigner le Verbe, le processus du verbe se
retournant contre l’homme, d’un verbe qui accuse l’homme, le désigne en
faute – faute hautement inavouable sans doute puisqu’elle reste
épouvantablement impossible à connaître, aussi impossible à connaître que
la porte de la Loi demeure impossible à franchir.
« Comment un homme peut-il être coupable ? », demande K.
Kafka aspire à l’innocence, la revendique même :
Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse
peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-
observation. Acte-observation, parce qu’une observation d’une espèce
plus haute est créée, plus haute mais non plus aiguë, et plus elle
s’élève, plus elle devient inaccessible au “rang”, plus elle est
indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus
son chemin est imprévisible et joyeux, plus il monte. 1

Mais il le dit encore en terminant sa Lettre au père, c’est comme si la


honte devait lui survivre. Le verdict du père c’est la mort, où dans le Verdict
le fils se précipite dans l’allégresse du soulagement tant a clairement éclaté
l’impossibilité de vivre dans le mensonge général, l’essence implacablement
mensongère du monde.

1
Franz Kafka, Journaux, trad. Marthe Robert, 27 janvier 1922, op.cit., ibid
349

Il sauta le garde-fou (…) et se laissa tomber dans le vide.


À ce moment, il y avait sur le pont une circulation littéralement folle. 1

Max Brod raconte que Kafka lui a dit : « Sais-tu ce que signifie la
phrase finale ? J’ai pensé en l’écrivant à une forte éjaculation. »2
Circulation, libération, jouissance. Littéralement folles. Folles, à la
lettre : hors de la commune raison. À la lettre, une circulation folle qui
précipite le texte à sa fin en même temps que le sang précipite l’être de chair
à la jouissance. Proximité immense, simultanéité du sang (de l’écriture ADN
qu’il est) et de la lettre écrite. Comme le dit Rimbaud :

Des humains suffrages,


Des communs élans,
Là tu te dégages
Et voles selon.3

Le bond, le saut, font sortir du rang. Quel rang ? Celui des meurtriers,
mais encore ? Celui de la phrase mensongère, celui des menteurs. Qu’est-ce
que ce mensonge ? Qui ment ? Ni le gardien de la porte de la Loi, ni
l’homme qui attend devant. Ni le tribunal, ni Joseph K. Le mensonge est
dans le rapport de l’homme à la Loi. À l’interdit posé par le père. Et ce
rapport c’est le Verbe. Le Verbe, le sang codé qui préexiste à l’homme et qui
l’a condamné à ne pas pouvoir manger du fruit de l’arbre de vie. Il n’y a pas
de rapport légitime de l’homme à la vie, sauf lorsque la lettre emporte le
sang à sa suite, non dans la mort, comme on le croit trop vite en lisant Le
Verdict, où Georg Bendemann, par une matinée de printemps, se jette à l’eau
dans un éblouissement, mais dans l’autre vie, celle où la Loi n’a plus cours,

1
Franz KAFKA, « Das Urteil », Arkadia, ein Jahrbuch für Dichtkunst, édité par Max Brod
au printemps 1913, P. 53-65. Trad. d’Alexandre Vialatte : « Le Verdict », in Œuvres
complètes t.II, trad. de l'allemand (Autriche) par Jean-Pierre Danès, Claude David, Marthe
Robert et Alexandre Vialatte, éd. de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de
La Pléiade, Paris, 1997, p. 191
2
Cité en note in ibid., p. 883
3
Arthur RIMBAUD, « L’Éternité », in Illuminations, op.cit.
350

où le cours qui règne et court est celui de l’être. Bendemann, comme son
nom l’indique, a « plié l’homme », l’homme condamné par la fatalité – l’a
plié comme le saint dont il porte le prénom a terrassé le dragon, et le pliant,
l’a transformé, métamorphosé, libéré.
Josef K dans Le Procès est l’homme d’avant la parole de Paul de
Tarse qui affirme que la loi du père n’est rien : « La circoncision n’est rien,
l’incirconcision n’est rien »1. Après que l’abbé lui a raconté la parabole de
l’homme devant la porte de la Loi il marche avec lui dans la nuit de la
cathédrale, puis soudain demande si l’entrée est loin et sous prétexte d’avoir
à retourner à la banque s’en va, plein d’inquiétude.
À bien des reprises les personnages de Kafka se font si humbles ou si
petits, cafard, souris, singe, chien, pelote, taupe ou encore champion de
jeûne, artiste de la faim finissant par fondre d’anorexie, que l’on pourrait se
demander s’il ne s’agit pas là d’une tentative pour passer par la porte étroite
du Royaume, à défaut de pouvoir affronter le gardien de la Loi.
Si humbles et méprisables, aussi petits qu’est grande la honte de
l’homme.
La honte de Kafka fut aussi celle d’être juif et de devoir se taire quand
des défilés de brutes passaient sous sa fenêtre en beuglant des slogans
antisémites. D’être pourtant relativement épargné par la violence anti-juive
grâce aux talents diplomatiques de son père qui savait faire oublier un peu
(faire pardonner ?) ses origines, pour la bonne cause de ses affaires de
boutiquier.
Cependant Judas et Pierre étaient chrétiens, et la honte de Kafka est
aussi celle de l’homme d’après Jésus. La honte de Kafka est celle de
l’homme du XXe siècle qui allait laisser faire, qui avec un sentiment

1
1 Corinthiens 7, 19
351

d’impuissance croissante n’en finit toujours pas de laisser faire sous sa


fenêtre le crime permanent.
L’idée que le verbe préexiste à l’homme n’est pas seulement une vue
métaphysique. Ainsi que chaque élément de la nature, ainsi que la nature
entière nous naissons codés, et nous devons nous accommoder de ce langage
dont nous sommes faits. L’essence précède bel et bien l’existence, et si
l’usage de notre libre-arbitre nous permet d’accomplir les possibilités de
notre essence, nous n’en sommes pas moins déterminés dès la conception
par un capital génétique qui est en soi un langage, et qui porte certainement
aussi une langue, celle de nos parents et de la longue chaîne de nos ancêtres.
Un exemple éclatant du lien entre écriture et sang se trouve dans une
tradition chamanique lignagère en Chine :

Pour les Maîtres de la psalmodie (bimo) de la Forêt de pierre,


chamanes des Sani (branche Yi du Yunnan), non seulement le partage
des os, et donc de la substance agnatique, d’un lignage d’initiés est
essentiel pour devenir bimo, mais également celui du sang. Cette
transmission du sang de maître à disciple repose sur la copie de
manuscrits transmis au sein des lignages, car ces livres (aux graphies
différentes de l’écriture chinoise) renferment le/du se : ce terme
spécifique désigne l’écriture-sang propre aux bimo pour qui les
concepts d’écriture et de sang ne sont pas dissociés graphiquement. 1

L’écriture pourrait être considérée comme une lecture de notre sang,


une traduction, une interprétation de la langue portée par l’écriture qui
constitue notre sang. Une langue à laquelle nous n’avons pas davantage
accès par la conscience que nous ne saurions être d’emblée conscients de la
composition de notre ADN. Sans quoi probablement notre être
s’autodétruirait-il instantanément. De même que nous ne survivrions pas
trois secondes si nous devions à chaque instant réguler volontairement notre
1
Monique ABUD, « Les deux voies de transmission de la psalmodie : les bimo au sein de
la tradition chamanique lignagère et de la tradition chamanique d’État », Carnets du Centre
Chine (CNRS/EHESS) (en ligne), 5 mai 2017, https://cecmc.hypotheses.org/34706
352

circulation sanguine et toutes les autres fonctions de notre corps au lieu de


les laisser travailler dans l’ombre, l’entière connaissance de la constitution et
du fonctionnement de notre psyché signerait son arrêt de mort par
impossibilité de lui insuffler la fabuleuse volonté de vivre qu’elle ne peut
mettre en œuvre que dans le secret de l’instinct.
Qu’est-ce que l’instinct, ce mot qui passe pour dire ce qui est
inexpliqué ? Un indice : instinct, impulsion, pousser, pouls et appel sont
issus de la même racine indo-européenne °pel-, « mettre en mouvement,
agiter ». Racine qui a donné le verbe grec pelemizein, « mouvoir avec
force », qui a donné le mot polemos, guerre. D’où nous comprenons
pourquoi Héraclite est le philosophe à la fois de la phusis, ce qui pousse, du
mouvement, ce qui flue, et de la « guerre », ce qui se confronte en vue de
l’ajustement des contraires – et que l’instinct dit tout cela.
Or la conscience d’être soumis aux lois secrètes de l’instinct est
encore un motif de honte pour l’homme qui prétend à la liberté – et cela
même s’il s’accorde à reconnaître la valeur de l’instinct et à tenter d’en faire
un allié, même s’il prétend mettre en jeu des stratégies de contrôle et
d’utilisation positive de son instinct. La honte est une révolte douloureuse et
masquée contre l’immaîtrisé en soi. Et plus encore, elle se révèle chez Kafka
être le refus d’un ordre familial, social, politique, qui nie la singularité. Son
artiste de la faim préfigure à la fois les grévistes de la faim en lutte contre
les iniquités et les artistes auteurs de performances dans lesquelles ils se
donnent en spectacle au public pour réveiller les consciences. La panthère
qui le remplace à la fin de la nouvelle éponyme ne ressemble-t-elle pas aux
fauves de Zarathoustra ? Mais encagée, elle n’en est que plus inquiétante,
provoquant une fascination morbide du public.

« Et maintenant, rétablir l’ordre ! » dit le surveillant, et on enterra


l’artiste de la faim avec la paille. Dans la cage en revanche, on mit une
353

jeune panthère. Ce fut, pour la conscience la plus hébétée elle-même,


un sensible rétablissement de voir, dans la cage si longtemps désolée,
cet animal sauvage se tourner et virer. Il ne lui manquait rien. La
nourriture, la bonne nourriture pour elle, les gardiens ne
réfléchissaient pas longtemps avant de l’apporter ; pas une fois elle ne
parut avoir perdu sa liberté ; ce corps noble, doté de tout le nécessaire
jusqu’à presque s’en déchirer, semblait trimballer aussi avec lui la
liberté ; elle paraissait plantée quelque part dans sa dentition ; et la joie
de vivre venait avec une si puissante ardeur de sa gorge qu’il n’était
pas facile pour les spectateurs de l’affronter. Mais ils faisaient un
effort sur eux-mêmes, se pressaient autour de la cage et ne voulaient
plus du tout bouger de là.1

Contenir artificiellement l’énergie vitale, c’est provoquer des pulsions


de mort. Écrire, c’est faire se lever par le verbe l’image, et le détraquement
de la réalité qui s’ensuit, mais aussi, grâce à cette métamorphose opérée par
le verbe (si douloureuse puisse-t-elle être, comme dans La Métamorphose),
retrouver l’innocence (la notion de culpabilité ne pouvant s’appliquer à une
créature d’un autre règne que celui de l’humain), « faire un bond hors du
rang des meurtriers ». La littérature est un autre règne, le royaume qui garde
l’âme et le corps dans la vérité. « Je puis rire des amours mensongères, et
frapper de honte ces couples menteurs (…) il me sera loisible de posséder la
vérité dans une âme et un corps » déclare Rimbaud en disant « Adieu » à sa
Saison en enfer, où, dans « Mauvais sang », il affirmait : « Les criminels
dégoûtent comme des châtrés. Moi, je suis intact, et ça m’est égal. »

1
Franz KAFKA, « Ein Hungerkünstler », Neue Rundschau, 1922. Un artiste de la faim,
dernières phrases, traduites par nous
354
355

IV. Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, fils d’or dans le


labyrinthe

Où, ayant appris en I, II et III, à faire par la littérature un bond hors


du rang des meurtriers, l’on se retrouve à l’entrée du paradis de la
bibliothèque, où l’on suit les guides Marcel Schwob et Jorge Luis Borges
dans le dédale des textes, de la langue et des phrases. Où l’on refait le
monde en marchant dans la neige nouvelle, libérant les couleurs des
saisons, passant de l’autre côté du miroir, changeant le sens des lignes,
passant des tropes du poème à une autre réalité, celle qui n’est ni seulement
poésie ni seulement réalité : la réalité poétique.

Les quatre W des deux William Wilson d’Edgar Poe font huit V. Le 8
couché est le signe de l’infini, rien ne prouve que Poe y ait pensé pour ce cas
mais tout porte à penser, dans ses personnages et son écriture à la réfraction
en abyme, qu’il n’aurait pas renié cette pensée. Dans la nouvelle de Borges
There are more things, l’ « habitant » secret de l’étrange maison où le
narrateur trouve refuge a pour lit une table d’opération, et pour miroir une
glace en forme de V. « Comment pouvait être l’habitant ? » s’interroge le
narrateur de Borges, qui se demande aussi « de quelle région de
l’astronomie ou du temps, de quel antique et aujourd’hui incalculable
crépuscule » il est sorti. La fin de la nouvelle annonce que le face à face va
avoir lieu, mais le texte s’arrête avant, la représentation, elle, n’aura pas lieu.
Poe a tué le Minotaure, la représentation morbide de l’humain ; Borges à sa
suite, muni du fil d’or, a compris qu’il ne rentrera pas à la maison selon
l’ancienne façon, que la maison est l’univers entier et que l’univers est un
labyrinthe, hanté par la mémoire de l’inhumain mais habitable, explorable.

Dans sa nouvelle Utopie d’un homme qui est fatigué, le narrateur voit,
356

dans un autre monde où le temps est celui de l’éternité, des toiles qui le
mettent mal à l’aise car presque entièrement laissées en blanc. Son hôte lui
explique alors : « Elles sont peintes avec des couleurs que tes yeux anciens
ne peuvent voir ». Puis il lui offre un tableau qu’il aime mais qui, une fois de
retour dans le monde ordinaire, s’avère blanc car peint dans une époque non
encore advenue :

- Il va encore neiger, annonça la femme.


Dans mon bureau de la rue Mexico je conserve la toile que quelqu’un
peindra, dans des milliers d’années, avec des matériaux aujourd’hui
épars sur la planète.1

« Nous nous éloignâmes de la maison, marchant sur la neige


nouvelle », dit le narrateur de la nouvelle Ulrica. Comme dans un rêve, il se
rend dans une auberge avec une femme qu’il a rencontrée la veille – et cette
marche dans la neige en compagnie d’une belle étrangère, d’une femme
d’un pays lointain qui annonce être sur le point de mourir, s’avère être un
passage vers un instant d’amour singulier :

Ulrica était maintenant dévêtue. Elle m’appela par mon véritable nom,
Javier. J’entendis la neige tomber plus dru. Il n’y avait plus ni meubles
ni miroirs. Il n’y avait pas d’épée entre nous deux. Le temps s’écoulait
comme du sable. Séculaire, dans l’ombre, l’amour déferla et je
possédai pour la première et pour la dernière fois l’image d’Ulrica. 2

Un monde où l’on peut entendre la neige tomber est aussi bien un


monde où l’on peut s’unir à une image. L’image d’une personne rencontrée
fait naître les mots de la poésie, qui font naître l’image déclencheuse de
jouissance et d’au-delà. Ainsi Borges lit-il, écrit-il, entre les lignes du tigre,

1
Jorge Luis BORGES, « Utopia de un hombre que esta cansado » in El libro de arena,
Buenos Aires, Emecé, 1975. Trad. Françoise Rosset : « Utopie d’un homme qui est
fatigué », in Le livre de sable, Folio 2003 p. 110 et p.112
2
Jorge Luis BORGES, Ulrica, in El libro de arena, op.cit. Trad. Fr. Rosset : « Ulrica », in
Le livre de sable, op.cit. p.26
357

« un tigre de symboles et d’ombres, / Une série de tropes littéraires », son


désir de « l’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème ».1

Les contes cruels et ciselés de Marcel Schwob, son œuvre savante et


singulière firent l’admiration de Borges et l’inspirèrent grandement. Leur
œuvre labyrinthique pourrait se résumer dans ce but exprimé par Schwob :
« changer la direction des lignes ». L’Étude sur l’argot français, son premier
livre, date de 1889. Écrite en collaboration avec son ami Georges Guieysse,
qui se suicide avant la fin de la rédaction, cette étude est le fruit du goût de
Schwob pour les langues, avec ce qu’elles peuvent donner d’aventures et de
libertés à qui les fréquente. Il écrit, dans un article de Spicilège consacré à
Stevenson : « L’écrivain qui rompt l’orthographe traditionnelle prouve
véritablement sa force créatrice. Or, il faut bien se résigner : on ne peut
jamais changer que l’orthographe des phrases et la direction des lignes ».
Après avoir noté que

tous les écrivains du XVe et du XVIe siècles usaient d’une langue


admirable, alors qu’ils écrivaient les mots chacun à leur manière, sans
se soucier de leur forme. Aujourd’hui que les mots sont fixés et
rigides, vêtus de toutes leurs lettres, corrects et polis, dans leur
orthographe immuable, comme des invités de soirée, ils ont perdu leur
individualisme de couleur. Les gens s’habillaient d’étoffes différentes :
maintenant, les mots, comme les gens sont habillés de noir. On ne les
distingue plus beaucoup.2

En quelque sorte, Schwob veut rendre de la couleur aux mots, les


enluminer. Orthographe, orthodoxie des mots et de la langue, images figées
d’un monde ordonné… En s’intéressant à l’argot, Marcel Schwob passe de
l’autre côté du miroir : « C’est une langue artificielle, destinée à n’être pas

1
Jorge Luis BORGES, « El otro tigre » in El Hacedor, op.cit. Le poème entier en français
se trouve dans la section Traductions
2
Marcel SCHWOB, Spicilège, Paris, Mercure de France, 1896 ; in Œuvres, texte établi et
présenté par Sylvain Goudemare, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2002, p. 724
358

comprise par une certaine classe de gens. »1 Partant du loucherbème,


« employé par la corporation des garçons bouchers concurremment avec les
classes dangereuses »2, Schwob étend son étude, fait appel à Villon et à
Rabelais et démontre que l’argot, loin d’être une langue spontanée, est régi
par ses propres lois et se reproduit par dérivation synonymique.
Le Livre de Monelle est peut-être la plus étrange des œuvres de Marcel
Schwob. Inconsolable après la mort de Louise, la petite ouvrière avec
laquelle il vivait, il se souvient de Thomas de Quincey et de Dostoïevski
pour écrire cet hymne à la figure mythique de la prostituée pleine de pitié.
Avant de se perdre dans les mille visages de ses sœurs (la Perverse, la
Fidèle, la Sacrifiée…), Monelle parle et ordonne, à la manière de
Zarathoustra : « Détruis, détruis, détruis. »3 D’apparitions en disparitions,
seule et démultipliée, Monelle est l’insaisissable, dans un univers peuplé de
masques où le réel est perpétuellement en fuite mais ressaisi par la
destruction des illusions, par leur rachat dans l’union des couleurs, réalisée
dans le blanc, ce blanc que recherchent les petits pèlerins de La Croisade
des enfants. « Toutes choses sont blanches. Ainsi soit-il. Amen. »4, dit le
goliard dans l’un des récits de ce texte magnifique, composé selon plusieurs
points de vue comme le sera plus tard Tandis que j’agonise de William
Faulkner. Blanches comme l’ « Être de Beauté » de Rimbaud, comme la
figure énigmatique de Poe à la fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym. Car
c’est paradoxalement en allant vers le blanc qu’on peut libérer les couleurs,
tel le chasseur de loups Odjigh brisant, au bout d’un long chemin, au prix de
sa vie et à la hache trempée de son sang, la barrière de glace - comme dans
1
Marcel SCHWOB et Georges GUIEYSSE, Étude sur l’argot français, Paris, Imprimerie
nationale, 1889, p. 6 ; wikisource.org
2
Ibid., p. 7
3
Marcel SCHWOB, Le Livre de Monelle, Paris, Léon Chailley, 1894 ; in La lampe de
Psyché, Paris, Mercure de France, 1906, p. 157 ; wikisource.org
4
Marcel SCHWOB, La Croisade des enfants, Paris, Mercure de France, 1896 ; in La
lampe…, op.cit., p. 76 ; wikisource.org
359

l’injonction de Kafka selon laquelle « un livre doit être la hache qui brise la
mer gelée en nous »1 :

Les grands glaçons qui plongeaient dans la nappe solide de l’Océan


(…) étaient faits d’eau douce et de neige. (…)
Et soudain la muraille polie se creva. Il y eut un immense souffle de
chaleur, comme si les saisons chaudes étaient accumulées de l’autre
côté, à la barrière du ciel. La percée s’élargit et le souffle fort entoura
Odjigh. Il entendit bruire toutes les petites pousses du printemps, et il
sentit flamber l’été. Dans le grand courant qui le souleva, il lui sembla
que toutes les saisons rentraient dans le monde pour sauver la vie
générale de la mort par les glaces. Le courant charriait les rayons
blancs du soleil, et les pluies tièdes et les brises caressantes et les
nuages chargés de fécondité.2

Ainsi la logique profonde des contes, des petites histoires, rejoint-elle


la logique profonde de l’Histoire que cherchait l’historien Alphonse
Dupront :

Montée de sève et migrances ont comme les correspondances d’un


culte. À leur propos, Paul Alphandéry a évoqué le ver sacrum. Le
sacre du printemps prend dans nos cultures contemporaines d’autres
résonances, mais le souffle procède des mêmes sources cosmiques, ce
retour d’élan vital qui donne l’ivresse de toutes les aventures, une
frénésie de possession du monde et une puissance d’éternité. Ce n’est
d’ailleurs point hasard, quand les croisades s’épuisent, que surgissent
les croisades d’enfants et que, dans une époque moderne déjà avancée,
des troupes d’adolescents se mettent en route des quatre coins de
l’Europe occidentale pour gagner Saint-Michel au Mont-Tombe et y
retrouver, par l’Archange, leur promesse d’immortalité. 3

« Et les voix blanches seront joyeuses dans la nuit », concluent les


petits pèlerins de Schwob, futurs « petits ossements blancs étendus dans la
nuit. »4
1
Franz KAFKA, Lettre à Oskar Pollack, 27 janvier 1904, in Œuvres complètes t.3, op.cit.,
p. 575
2
Marcel SCHWOB, « La mort d’Odjigh », in Le Roi au masque d’or, Paris, Ollendorf,
1892 ; in Œuvres, op.cit., p. 260 et 261
3
Alphonse DUPRONT, Du Sacré. Croisades et pèlerinages, Images et langages, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1987, p. 20
4
Marcel SCHWOB, La croisade…, op.cit., p. 92 et p. 109
360
361

V. Recherche du blanc
Où, ayant trouvé, par tous les chemins précédemment suivis, la paix
du texte, l’on se dégage aussi de la parole en accompagnant l’instant par
des séries de haïkus, transposés de l’Orient à l’Occident, d’une langue
inconnue à une langue pratiquée ; et en évoquant les déplacements et les
actes de présence poétique et muette de Madame Terre, mesure réinventée
de l’amour.

1. Les cinq saisons, haïkus. Vers la neige

« Mais c’est enfin la notion toute simple de faire que je voulais


exprimer. Le faire, le poïein, dont je veux m’occuper, est celui qui
s’achève en quelque œuvre »1
« De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère
tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler « la vision sans
commentaire ». (…) Le haïku (comme les innombrables gestes
graphiques qui marquent la vie japonaise la plus moderne, la plus
sociale) n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ? »2

1
Paul VALÉRY, « Première leçon de cours de poétique », Leçon inaugurale du cours de
poétique du Collège de France, in Variété V, Gallimard, coll. Nrf, 1944 ; in Œuvres t.1
op.cit. [Pléiade ], p. 1342
2
Roland BARTHES, L’empire des signes, Genève, Albert Skira, 1970 ; Paris, Seuil, coll.
Points Essais 2014, p. 113-114
362

Les haïkus, œuvres de moines poètes, de poètes peintres, incarnent à la


fois la poétique du trait et sa poïétique, aux sens que nous avons définis. Ils
expriment et font en même temps : le seul et la communion, le rien et le
tout, le peu, l’infime, le particulier et la totalité de la joie qu’ils confèrent.
Même empreint de mélancolie ou de drame, le haïku, jet de vie, est une
jouissance, à fois fine et brute, instantanée et intemporelle, brutale et douce.
Yves Bonnefoy rappelait dans une conférence prononcée au Japon ce
double enracinement du haïku dans la spiritualité monastique et l’art
pictural :
la notion graphique des mots est pour vous constituée d’idéogrammes,
de signes gardant souvent un peu, dans leur apparence, de la figure des
choses, et le haïku est bref, ce qui permet d’en voir tous les caractères
d’un seul regard, d’où suit que le poète pourra faire passer à travers
ses mots un frémissement de leur figure visible qui aidera à sa
perception du plus immédiat, du plus intime, dans la situation qu’il
évoque. Ce poète sera un peintre (…) conscience des moines zen 1

Mentionnant « le déclin de l’idée chrétienne du monde » dans la


modernité, l’actualité d’une spiritualité qui ne considère pas l’homme
comme séparé de la nature ni supérieur à la nature, Bonnefoy estime dans la
même conférence que Rimbaud fut l’un des premiers à entrer dans cette
vision qui implique le renoncement au développement d’idées, nécessitant
de longs textes, pour un bond dans la forme brève :

notations fulgurantes de ses poèmes de 1872 et des Illuminations.On


peut dire que ces poèmes de Rimbaud sont les premières grandes
création de forme brève en français, chez un poète que l’on pourrait
d’ailleurs comparer, me semble-t-il, à certains poètes du Japon par sa
façon de vivre.

« Il y a un moment où le langage cesse (moment obtenu à grand

1
Yves BONNEFOY, « Le haïku, la forme brève et les poètes français », conférence donnée
au Japon en septembre 2000 : https://terebess.hu/english/haiku/bonnefoy.html
363

renfort d’exercices), et c’est cette coupure sans écho qui institue à la fois la
vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku », écrit Roland Barthes 1.
Bonnefoy ne précise pas en quoi la façon de vivre de Rimbaud se rapproche
de celle des auteurs de haïkus, mais il est aisé de comprendre que l’ascèse
du poète aux semelles de vent (« grand renfort d’exercices » à l’état
sauvage), qui le conduisit à refuser de chercher toute position d’assis à
Paris, et à partir en terres d’Islam où, dépassant la forme brève, il parvint
« où le langage cesse », participe de cette orientation, cet aller à l’Orient. La
révolution poétique de Rimbaud est une réorientation vécue de l’Occident à
l’Orient. Un déplacement du monde de la séparation au monde de l’union.

Elle est retrouvée.


Quoi ? - L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.2

Voici quasiment un haïku, à ceci près qu’il est quatre temps plutôt qu’à
trois, comme cette autre strophe de l’un des courts poèmes de ses derniers
vers :

Sur terre ont paru les feuilles :


Je vais aux chairs de fruit blettes.
Au sein du sillon je cueille
La doucette et la violette.3

Le haïku, en principe, évoque seulement l’univers physique. « En


termes de haïkus, on pourrait dire que c’est le corps qui pense », dit Roger
Munier.4 En cela il est proche aussi des philosophes-poètes physiciens grecs,

1
Roland BARTHES, L’empire des signes, op.cit., p.100
2
Arthur RIMBAUD, « L’Éternité », op.cit.
3
Arthur RIMBAUD, « Fêtes de la faim », in Derniers vers, in Poésies complètes, op.cit., p.
118
4
Émission radiophonique « L’autre scène ou les vivants et les dieux » sur le thème « Le
haïku ou l’illumination de l’instant », par Claude Mettra, France Culture, 28 août 1978
364

en particulier dans la forme fragmentaire sous laquelle ils nous parviennent.


Le fragment 14 du poème de Parménide :

Brillante en la nuit,
autour de la terre errante,
lumière d'ailleurs

constitue un parfait haïku, ici aisément traduit en trois longueurs de 5,


7 et 5 syllabes, au plus près de la règle japonaise. Chez les Présocratiques, le
cosmos fait philosophie car, Thalès le disait, il est « poème de Dieu », donc
texte de sagesse. Si le haïku ne philosophe pas ouvertement, si sa vocation
n’est pas d’exprimer des idées, il n’en est pas moins une expression d’une
forme de pensée, le zen.

Ne pouvant lire le japonais, notre façon de traduire et de commenter le


haïku sera de le pratiquer dans notre langue, en français, selon son génie
propre. Ainsi commençons-nous à nous réorienter plus visiblement de la
poétique à la poïétique, de l’analyse au faire. Les haïkus qui suivent sont
présentés centrés dans la page, c’est une façon de leur rendre un caractère
graphique qu’ils perdent dans l’écriture alphabétique par rapport aux
idéogrammes. Une façon de leur donner, dans leur succession, une allure de
voie du milieu. De dire à la fois la petitesse de l’être humain qui parle là,
comme on le voit dans des estampes traditionnelles figuré minuscule au bas
d’un étagement de montagnes, et son insertion dans le lieu, son
appartenance au lieu (« Le plus grand des êtres est le lieu, car il comprend
tout », a dit Thalès). Parfois des assonances, des métaphores discrètes (se
sachant interdites), d’autres petits dérèglements, des exceptions à la règle et
le choix de l’association des haïkus trois par trois, contribuent à donner à
cette forme poétique à la fois l’ouverture et la colonne vertébrale que lui
confèrent en japonais les idéogrammes, par nature fermement liés à l’objet
qu’ils disent, et une syntaxe japonaise qui, dit Bonnefoy, « permet de
365

rapprocher des impressions au départ très dissemblables » pour parvenir au


sentiment de l’unité.1

« Le haïku s’enroule sur lui-même », dit Barthes.2 Sans doute, comme


la coquille de Valéry. Mais dans le même mouvement, il se déroule aussi,
comme un événement. S’il fait retour, ce n’est pas sur le même, comme dans
la malédiction nietzschéenne, mais sur l’autre, l’étrange, le pur, le blanc, ce
vers quoi, sortant de la grotte, nous allons. Se déroulant, tout en repassant
par là comme la boucle de l’infini, il ouvre le temps.

AUTOMNE

*
*
*

Temps des cerfs


ma page blanche
vendange.

*
*
*

Chutent les feuilles


le vent tourbillonnant vient
Montent les feuilles
*
Fanent les roses
Le soleil jute et se sucre
au cœur des raisins
*
Flaque dans l'allée
Lumière et nuées d'automne
1
Yves BONNEFOY, « Le haïku... », op.cit.
2
Roland BARTHES, L’empire des signes, op.cit., p. 116
366

jouent les pieds dans l'eau

*
*
*

Grands arbres debout


Tronçonneuses dans les bois
Grands arbres couchés
*
Pluie contre la vitre
bruit du réveil qui efface
l'été goutte à goutte
*
Paraît l'arc-en-ciel
Les tronçonneuses se taisent
un instant au bois

*
*
*

Plus longues les nuits


Minuscules les étoiles
Toujours dans le ciel
*
Plus fraîches les nuits
Si ardentes les étoiles
Pourtant dans le ciel
*
Si douces les nuits
Marchant sur la Voie Lactée
Vers le nouvel an

*
*
*

En bas dans la cour


La très vieille dame monte
Six marches de pierre
*
367

Ciel gris sur les toits


Debout à la fenêtre
Un être aux yeux d'or
*
Ailleurs vignes vierges
rougissent le long des murs
dans des cours secrètes

*
*
*
Poires, noix, raisins,
Surabondantes corbeilles,
piques des châtaignes
*
Lever du soleil
debout dans les champignons
cueillis pour la ville
*
Étals, fruits des vignes,
fruits des bois, fruits des vergers,
le sang monte aux joues

*
*
*

Fruits parmi ses fruits,


dans les branches du pommier
oiseaux et enfants.
*
Poissons rouges, eau verte
L'arbre aux feuilles roussissantes
Son reflet y bouge
*
Le jus des mûres
sur les mains du jardinier
mouille la terre

*
*
*
368

Dans le pré l'âne


Dans mon sac les châtaignes
glanées sous l'arbre
*
Au-dessus des prés
les bruyères flamboyantes
sous la roche nue
*
Troupeaux des nuées
plus rapides sur les cimes
qu'en bas les brebis

*
*
*

La saison change
Sur le lac un cygne noir
miroir du soleil
*
Oiseaux migrateurs,
ils transportent la lumière
d'une terre à l'autre
*
Nuit tombée plus tôt
Ses oiseaux invisibles
autant que le jour

*
*
*
L'abeille butine
près de la ruche bien pleine
les dernières fleurs
*
Un têtard tardif
métamorphose en la mare
l'automne en printemps
*
Revenue du nord
la grive danse dans l'air
369

Les figues l'attendent

*
*
*
Saison des impôts
Je regarde le facteur
mi-figue mi-poire
*
Les gens promènent
les restes de leur bronzage
au moindre soleil
*
Rentrée des classes
Des étudiants sur des marches
mangent leur sandwich

*
*
*

La longue nuit passe


Gingembre dans la théière
Le jour se lève
*
Le ciel se dégage
Nuages venant de l'ouest
Portant la pluie où ?
*
Un oiseau jaillit
du ciel couleur de perle
L'azur apparaît

*
*
*

Murmure la ville.
À l'heure où les jardins ferment,
les employés sortent.
*
Feu sur un chantier.
370

Plusieurs ouvriers sont morts.


Les voitures roulent.
*
Verdure des squares
enclose jusqu'au matin.
Que font les statues ?

*
*
*

Bitume mouillé
Les roues des vélos chuintent,
luisent en roulant
*
Horloge au rond-point
Veille du changement d'heure
Les voitures tournent
*
Vus de la fenêtre
feuilles rouges et passants dansent
entre sol et ciel

*
*
*

Le temps déménage,
soufflé par le vent, la pluie
lavant tout le reste.
*
J'ouvre les fenêtres
où il frappait, il s'engouffre
et change tout l'air
*
Le vent et la pluie
aux entrailles de la ville
instaurent leur loi

*
*
*
371

Voyageant au ciel
voici l'océan qui passe,
voici son salut
*
Sans sel sans poissons
chaque nuage transporte
sa cargaison d'eau
*
Frisson des racines
buvant au sein de la terre
comblée en automne

*
*
*

HIVER

*
*
*

Lumière cachée
au creux de la grotte, il est
l'heure de sortir
*
Dans le jour très court
la nuit chemine, invisible :
elle se fait belle.
*
L'arbre toujours vert
embaume les intérieurs
attendant la fête

*
*
*

Dès l'aube des jours


si courts de Noël, il chante
372

encore, le merle.
*
C'est l'aube, l'étoile
paraît entre les nuées
blanches et disparaît.
*
Bruit tranchant des stores
avant le jour remontés
sur le jour qui vient.

*
*
*

Dehors, vent qui tourne


Dans la maison, escalier
en colimaçon
*
Nuées enroulées
blanches sur le blanc des lacs
dormant sous la neige
*
Je trouve une plume
Je regarde sous mon aile
La montagne y est.

*
*
*
Blancheur étalée
sur le bois à la truelle
la neige d'avant
*
Blancheur débordée
sur le doigt la crème fraîche
de printemps l'hiver
*
Geste de mon bras
distribuant dans le froid
la pure blancheur

*
373

*
*

Souffle à la fenêtre
surexcités les nuages
filent, disparaissent
*
Il éponge le ciel
le vent d'hiver, allumant
la lumière aux murs
*
Son chant donne joie
au cœur qui l'entend partout
pénétrer, sauvage.

*
*
*
La femme se lève
Le vent bouge doucement
L'homme se réveille
*
La fenêtre ouverte
va et vient aux mouvements
du ciel bleu et blanc
*
L'amour dans le corps
La course de la lumière
Les cris d'un oiseau

*
*
*

Lumière du ciel
descendant avec la pluie
La nuit est finie
*
Petit bruit des fruits
se préparant dans la terre
à être bientôt
*
374

Un homme, une femme,


dans la maison endormie
réveillés chuchotent

*
*
*

PRINTEMPS

*
*
*

Nuit de l'équinoxe
Le monde retient son souffle
embaumé de sèves
*
Matin d'équinoxe
Le monde expire des fleurs
aux branches des arbres
*
L'oiseau sur le toit
le printemps le fait chanter
l'ouvrier aussi.

*
*
*
Rien que la lumière
sur l’herbe reverdissante.
Pas un seul lézard.
*
Rien que les oiseaux,
la rivière en mars. Surgit
un papillon jaune.
*
La brise se lève,
le bateau file. Sur l’eau verte,
nuées couleur perle
375

*
*
*

Vent et giboulée
Dans les branches nues encore
mille gouttes brillent
*
Dans la nuit la pluie
tapote à la vitre. On sent
que le lit s’envole
*
Les yeux clos j’écoute
le merle qui chante à l’aube
parmi les bourgeons

*
*
*
Jeunes Japonaises
sous le cerisier en fleur
Leur langue chantante
*
Fleurs blanches, fleurs roses,
tous les appareils photo
vont aux cerisiers
*
Plus blanche que neige
sa floraison jette au sol
un doux cercle d'ombre.

*
*
*
Cerisiers en fleur
L’un est rose, l’autre blanc
Chaque œil est content
*
Jeune fille en fleur
L’amie la photographie
sous le cerisier
*
376

Trait blanc d’un avion


dans le ciel bleu. Des pétales
s’envolent au vent.

*
*
*

La lumière blonde
Les roucoulements du ciel
Le vert clair des feuilles
*
La douceur de l'air
monte à la fenêtre ouverte
le parfum des fleurs
*
En paix je respire
toutes les plantes frémissent
en bas dans la cour

*
*
*

Sentiers dans le noir


Infime bruit des senteurs
qui seules y circulent
*
Les feuilles frissonnent.
Dans la nuit fraîche d'avril
les arbres respirent.
*
Lune dans les branches.
Les nids sont pleins d'oisillons.
Une chouette hulule.

*
*
*
Un nuage gris
Une rose à la fenêtre
Pieds nus au jardin
377

*
L'oiseau fait des cris.
L'oiseau se tait. L'oiseau chante.
Il ouvre ses ailes.
*
Des fleurs dans la terre.
Perles d'eau sur leurs pétales.
Un calme royal.

*
*
*
Pluie toute petite
On entend battre le ciel
Avion invisible
*
Rose à la fenêtre
Ses pétales éparpillés
Sur la terre noire
*
Des hommes, des femmes,
et le cri des hirondelles
en préparation.

*
*
*
La verdure ondule
Les feuilles du rosier vibrent
Les martinets crient
*
La lumière bouge
sur les murs de brique rouge
Les nuées naviguent
*
Cris des martinets
Ciseaux dans le ciel de soie
Leur vol en virgules

*
*
*
378

Toute chantonnante
la pluie se glisse au jardin
entre mes oreilles
*
Les tôles frémissent
sous la caresse de l'eau
tombant sur la ville
*
Les racines boivent
à la mouillure du ciel
au creux de la terre.

*
*
*

Odeurs du printemps
aux fenêtres du foyer
les gouttes tapotent
*
Trottine la pluie
Mes bottines mouillées brillent,
claquent dans la rue
*
Averse de mai
Les nuées voilent, dévoilent
une perle d'or

*
*
*

ÉTÉ

*
*
*

Vert mûr du seul arbre


379

Blondeur du foin sur le pré


Petits sauts d'oiseaux
*
Peu après midi
Cils baissés sur les pupilles
Filtrant l'invisible
*
Lourdeur des paupières
Un duvet tremble dans l'herbe
Heure la plus chaude
*
L'orage en coulisses
s'habille pour la soirée.
La terre l'attend.
*
Baies dans les buissons
Merles dans le cerisier
L'été s'accomplit.

*
*
*
Pluie à la fenêtre
mon cœur bondit de jeunesse
je suis éternelle
*
Verdure très mûre
en bas au cœur de la cour
il fait déjà nuit
*
La terre assoiffée
ouvre la bouche et avale
l'eau gouttant du ciel.

*
*
*

Volent dans les fleurs


les abeilles au ventre d'or.
Je mange du miel.
*
380

Soleil dans les pierres.


L'ombre des plantes dessine
sur notre maison.
*
Bébé dans la chambre.
De leurs dents les chevaux fauchent
l'herbe dans le pré.

*
*
*

Bruit de la souris
trottinant de la mollette
tout près de l'ordi
*
Saveur du cumin
Avec de la mimolette
je mange mon pain

*
*
*

Les feuilles roussissent


Assise dans la fontaine
je prends le soleil
*
Les chevaux de cuivre
se cabrent au creux de la vasque
Il n'y a pas d'eau
*
Léger tourbillon
de minuscules insectes
et nos ombres au sol

*
*
*
Vendanges dans l'air
Soleil du matin, raisin
Jus chaud sous la langue
381

*
Clairière en montagne
La grange annonce la paille
où faire l'amour
*
Pluie, tonnerre, foudre,
déchirures de lumière
ciel brûlant d'été

*
*
*

Retour au port
Balises jaunes à fleur d'eau
Les oiseaux blancs crient
*
Pin dressé bien haut
Chant doux de la tourterelle
Chahut des geais bleus
*
Herbe pleine d'ombre
Passages de la lumière
entre les arbres
*
Le soleil monte.
Une autre lumière habite
mon corps, le monde.

*
*
*

Dans la nuit paisible


un petit camion poubelle
roule à travers ciel.
*
Qu'est-ce qui scintille
dans la pulpe du raisin ?
Son jus sur ma langue.
*
Le petit camion
382

finit de désintégrer
tous les déchets. Fin.

*
*
*

Avale, dévale
à vélo la longue allée
bordures de fleurs
*
Un martèlement
Les lignes de mon cahier
Un écoulement
*
Un collier de perles
les vagues de l'océan
la course des lettres

*
*
*

Café en godet
orange comme les feuilles
tombant des platanes
*
Mon rouge à lèvres
sur le bord du gobelet
marque la minute
*
Passants, leurs visages
fluant derrière la vitre,
dehors, moi dedans

*
*
*

Dodue, son pelage


noir des nuits où l'on entend
ses longs feulements.
383

*
Doucement palpite
sa géométrique voie
triangulatoire.
*
Portant sous les toits
la très antique mémoire
d'une jungle vive.

*
*
*

J'écoute la pluie
son bruit doux dans la couleur
de perle du ciel
*
Des gouttes tapotent
la vitre puis longuement
s'écoulent en dansant
*
La fin de l'hiver
mimosa d'eau et lumière
entre averses brusques.

*
*
*
Évanouie pluie
dans les prairies de girafes
tournesols paissant
*
Fleurettes jolies
s'arqu'encièle la lumière
sous les doigts des pieds
*
Un vers transparent
glisse dans l'éclaboussure
des rosées crachées
*
Éléments mêlés
la langue est le paradis
384

le jardin la langue

*
*
*

VERS LA NEIGE

*
*
*

Survient l'éclaircie
blondeur jouant sur les murs
dressés vers le ciel
*
Des oiseaux, des ombres,
au retour de la lumière
se créent, se déplacent.
*
Des avions, des cloches,
après la pluie le silence
se met à chanter.

*
*
*
Clameurs des rafales
elles parcourent la ville
les âmes chancellent
*
Dans les cheminées
le vent descend, se démène.
Leur tablier tremble.
*
La vigne rougie,
exposée à tous les temps,
s'accroche au vieux mur.

*
*
*
385

Les gens face au vent


leur parapluie en avant
pauvre bouclier.
*
Flèches des antennes
twistant sur les toits avec
une feuille rousse
*
Au loin la sirène
d'une voiture d'urgence
lutte avec le vent.

*
*
*

Des draps sur un fil


près de la forêt en feu
abandonnés claquent
*
Au bois des chevreuils
aux couleurs de feuilles mortes
s'assemblent invisibles.
*
Passage de l'ours
entre les arbres griffés
bientôt la tanière.

*
*
*

Très tôt le soir tombe.


Passants enveloppés d'ombre
allant vers la nuit.
*
Dans la nuit précoce
la lumière des bars sort
les gens de leur veste
*
À l'heure d'hiver
386

des glaçons trinquent à la mort


dans l'or de l'alcool.

*
*
*
Femme nue au lit.
Jupe rose sur la chaise.
Le sommeil attend.
*
Bien après minuit,
la peau douce des bouleaux,
blanche sous la lune.
*
La chouette respire.
Son plumage sous la brise.
Ses petits poumons.

*
*
*
Le vent léger bruisse,
la pluie glisse sur les plumes,
boucle les cheveux
*
Les feuilles descendent,
les pages des livres tournent,
tout se déshabille
*
Dans l'ombre l'esprit
projeté par la fenêtre
fait lever le corps.

*
*
*
Tempête d'automne
En plein milieu de la nuit
Les vieux os tremblent
*
Les morts qui reposent
au cimetière trempé
387

écoutent la pluie
*
Vivante je dors
dans les entrailles du vent
et je me réveille.

*
*
*

Au creux du jardin
parsemé de feuilles mortes
une rose fraîche.
*
Le vent vient et vaque
où les seuls bras nus qu'il reste
sont ceux des statues.
*
Le cuivre verdit
La verdure devient rouge
autour des sculptures

*
*
*
Une à une, gouttes
de pluie sur le pavé gris
mouillent les chaussures.
*
J'entends les nuages
leurs chapelets de mots d'eau
culbutant la terre.
*
Si c'est le vent ou
le lointain bruit de la ville,
qui sait ? Cela chante.
*
*
*

Clarté matinale,
on ne voit pas les étoiles.
388

Des vivants y vivent.


*
Milliards de planètes
Des êtres y comptent peut-être
les années-lumière.
*
La nuit, pupille
de quel œil ? Qui là respire,
cela nous regarde.

*
*
*
Glanées dans les rues
feuilles mortes dans un sac
leur odeur sauvage
*
Fin du générique
Le héros mort sort vivant
en nous dans la nuit.
*
Les cris d'une fête.
Le silence des oiseaux.
La lune brillante.

*
*
*

Cloches de l'église
lointaine, j'ai cru entendre
une transhumance.
*
Derrière ses murs
le cimetière résonne
de paix rayonnante.
*
Des croyants répondent
à l'appel sans muezzin
je vais au jardin.

*
389

*
*

Entre les immeubles


un morceau de terre ovale
ses buissons flamboient.
*
Vélos dans les rues
feuillages épars sur le sol
ils courent au vent
*
Le soir tombé tôt
fait voir par une fenêtre
trois bougies brûlant.

*
*
*

Vert, ma joie
Rouge, mon esprit
Or, mon corps
*
Dans mes veines
couleurs de l'automne
voletant
*
Vignes mûres
Pinceaux bien trempés
Écritures

*
*
*
La baleine blanche,
l'habitante de la terre,
souffle sur les eaux.
*
L'oiseau bleu, l'oiseau
poisson, fraie de longs chemins
dans les eaux du ciel.
*
390

Le corps, le cerveau
des mondes, trace et respire
au creux des portées.
*
*
*
391

2. Une bouteille à la terre. Présence visible de l’invisible

« When the light of sense goes out, but with a flash that has revealed
the invisible world »1
« L’acte, c’est-à-dire la détermination essentielle, puisqu’un acte est
une échappée miraculeuse hors du monde fermé du possible, et une
introduction dans l’univers du fait »2
« Imaginez une ville où le graffiti ne serait pas illégal, une ville où
tout le monde pourrait dessiner où il veut. Une ville où toutes les rues
seraient couvertes de millions de couleurs et de petites expressions.
Où attendre le bus ne serait jamais ennuyeux. Une ville qui
ressemblerait à une fête où tout le monde est invité, pas seulement les
agents immobiliers et les barons des grosses entreprises. Imaginez une
ville comme ça et arrêtez de vous appuyer sur le mur – peinture
fraîche. »3

1
« Quand la lumière du sens s’en va, mais avec une illumination qui a révélé le monde
invisible » Shakespeare, cité par Roland BARTHES, L’empire des signes, op.cit. p.215
2
Paul VALÉRY , « Première leçon de cours de poétique », in Œuvres t.1, op.cit.,p.1357
392

Trait, trace, tract, portrait, ont une même étymologie. Une même
origine et un même désir : faire acte de présence.
Des engagements physiques supplémentaires à celui de la rédaction ont
participé à l’écriture de cette thèse. Un grand classeur blanc a été rempli de
pages écrites à la main, mêlées de dessins et de collages. Une manière de
portraiturer le travail en cours, à laquelle s’est ajoutée l’aventure d’un
portrait en trois dimensions de ce travail, supporté par un média nommé
Madame Terre.
Madame Terre est faite d’une bouteille en plastique (donc en pétrole,
donc issue des profondeurs de la terre) de vingt-quatre centimètres de
hauteur, remplie d’un peu de terreau, de morceaux de feuilles mortes, d’une
feuille de laurier pour la bonne odeur si on l’ouvre… et d’un petit texte
manuscrit surprise (Madame Terre est une bouteille à la mer). Elle est peinte
à l’acrylique en vert, bleu, rouge, argent, noir, rose, ocre rouge, les mêmes
motifs se répétant sur chacune des quatre faces de son pied et sur son
renflement au niveau supérieur : des lignes, des poissons, des yeux, et des
seins (quatre) qui sont aussi des yeux. Elle est coiffée d’un élastique à
cheveux fleuri autour du col de son bouchon doré.
Je l’ai faite le 5 mars 2014, dans une période au cours de laquelle
j’arpentais la ville en ramassant des morceaux de bois et d’autres objets que
je pourrais peindre, dans une démarche à la fois artistique et politique de
récupération, peignant peut-être l’œuvre que, disait le narrateur de Borges
« quelqu’un peindra, dans des milliers d’années, avec des matériaux
aujourd’hui épars sur la planète »1. Depuis plusieurs années déjà, je
photographiais toutes les œuvres de Street Art que je rencontrais en chemin.
Les grandes fresques mais aussi les tags et les graffitis, inscriptions
3
BANKSY, cité par Fanny CRAPANZANO, Street Art et Graffiti : l’invasion des sphères
publiques et privées par l’art urbain, éditions L’Harmattan, Paris, 2015, p.14
1
Jorge Luis BORGES, « Utopia de un hombre que esta cansado », op.cit., trad. Françoise
Rosset : « Utopie d’un homme qui est fatigué », in Le livre de sable, op.cit, p. 112
393

éphémères et sauvages qui animaient les murs de la ville, la rendaient


parlante d’une parole de nature poétique, libre, gratuite, autre que celle des
affiches publicitaires ou de la cartographie officielle, noms de rue, de
bâtiments, panneaux de signalisation… De même que lors de mes ermitages
en montagne, le matin, je contemplais les traces laissées la nuit par les
animaux dans la neige, ces inscriptions sur les murs de la ville me faisaient
signe qu’un être vivant, que des êtres vivants étaient passés par là. Et elles
éveillaient en moi des instincts de cueilleuse, voire de chasseuse. Je les
photographiais comme je photographiais à la montagne les empreintes
d’animaux dans la neige et comme, l’été, j’y cueillais des baies, des herbes
et des champignons.
Et de même que c’est en lisant qu’on apprend à écrire, c’est en
photographiant le Street Art que m’est venu le désir de faire avec Madame
Terre une sorte de Land Art, ce que j’ai appelé l’une de mes « actions
poélitiques », mélangeant la poïesis, le faire poétique, et la polis, pour la
citoyenneté. Madame Terre, elle aussi, serait un témoin éphémère, une
présence, actée dans différents lieux choisis. L’aventure dura une année et
fut une aventure commune, menée avec O, mon compagnon, qui fit pour
cela près de cinq mille kilomètres à vélo. Nous choisissions les lieux où
allait être manifestée Madame Terre, et lui se chargeait du transport et de
l’opération. C’est ainsi qu’il a écumé la région parisienne sur un vieux VTT,
avec, tel Atlas, Madame Terre sur le dos. Nous avions mis au point un rituel
qu’il accomplissait une fois arrivé à destination : sortant Madame Terre de
son sac, humant l’esprit du lieu, il la plaçait dans tel et tel endroit
stratégique, à son sens, puis, retirant son bouchon, il prenait une pincée de la
terre de l’endroit et la versait en elle : si Madame Terre se fait ainsi tombe de
la terre, c’est qu’elle est en réalité un œuf. Il photographiait toutes les étapes
de l’opération, qui s’achevait par une note sur mon blog, évoquant l’action
394

avec ses images, teintées de poésie et d’humour, un peu de texte et une


citation d’un auteur qui me semblait appropriée selon les cas.
Madame Terre était ainsi un objet
transitionnel chargé de faire communauté : entre
mon compagnon et moi, entre nous deux et la
personne ou l’histoire que le lieu choisi
représentait, entre cela et les différentes citations
et liens intégrés dans les notes, enfin entre tout
cela et le reste de l’humanité qui tomberait, par
fidélité ou par hasard, sur les notes de mon blog.
Madame Terre était muette, mais les lieux qu’elle
visitait étaient parlants, à leur façon laconique aussi : une plaque sur une
maison indiquant que tel ou telle y avait vécu, que tel ou tel événement y
avait eu lieu – ou parfois rien, Madame Terre étant le seul témoin de ce qui
avait été, et le réactualisant par sa présence. Entre le 14 juillet 2016 et le 5
juillet 2017, dans une période où la question de notre survie se posait chaque
jour, Madame Terre sauva notre joie de vivre. Elle constituait un culte sans
culte et sans prêtre, sans idolâtrie ni soumission, elle était au contraire un
acte libre et un acte d’amour réel, tout en étant symbolique. O faisait des
dizaines de kilomètres à vélo pour chaque action poélitique de Madame
Terre, parfois plus de cent dans la journée. Le déplacement était essentiel à
l’action, et le fait que ce déplacement engageait le physique, le corps qui
traçait un parcours dans l’espace et le temps, et le traçant, les habitait de son
effort, de sa joie et de son but. Cette action poélitique tenait du pèlerinage, et
si O l’effectuait physiquement seul, le chemin était partagé en pensée par
moi-même et ses proches, mais aussi par les lecteurs des notes, qui
pourraient faire nombre et foule dans le temps.
395

C’est ainsi que Madame Terre est allée au château de Monte-Cristo


d’Alexandre Dumas, au Port Marly ; au Réveil Matin, le café de Montgeron
d’où partit le premier tour de France, en 1903 ; dans la maison à l’abandon
d’Alfred Jarry à Corbeil ; dans la maison, reconvertie en lieu de rencontres
et résidence de conteurs, d’Alphonse Daudet à Draveil ; devant la maison,
aujourd’hui privée, où vécut Blaise Cendrars au Tremblay-sur Mauldre ;
devant l’immeuble où vécut bien pauvrement Erik Satie à Arcueil ; à la
Pitié-Salpêtrière où fut enfermé le personnage Manon Lescaut, puis dans
une lointaine campagne à Courteuil, et au prieuré de Saint-Nicolas d’Acy ,
et, montant sur le mur de la maison, à Vineuil-Saint-Firmin, où
respectivement mourut, fut enterré et vécut son auteur, l’abbé Prévost ;
devant la maison de Joséphine Baker au Vésinet puis devant le Casino de
Paris et les Folies Bergère où elle joua ; sur la tombe du soldat inconnu
place de l’Étoile ; devant la modeste maison de Samuel Beckett à Ussy-sur-
Marne ; auprès de la station spatiale ISS (par la photographie, la nuit, lors de
l’un de ses passages, prenant cette fois un bol d’air plutôt que de terre par
son bouchon ouvert) ; au mémorial de la France combattante au Mont
Valérien ; à la source la Bièvre ; au Gros Tilleul, la maison de Fernand Léger
à Gif-sur-Yvette, ancienne guinguette où se négocia la fin de la guerre du
Vietnam et où le peintre reçut Khrouchtchev et Youri Gagarine, et sur sa
tombe toute proche ; à la maison de Foujita à Villiers-le-Bel ; à Jouy en
Josas devant le restaurant Robin des Bois où paraît-il Christophe a écrit sa
chanson Aline ; devant chez Henry Miller, à Clichy et à Paris ; devant chez
Anaïs Nin à Louveciennes ; à la maison de Bernardin de Saint-Pierre à
Éragny-sur-Oise ; chez Patrick Modiano et le personnage d’Edgar P. Jacobs,
le professeur Labrousse, à Jouy-en-Josas et rue de Vaugirard à Paris ; chez
Maurice Ravel au Belvédère, à Montfort-l’Amaury ; chez Marie et Pierre
Curie à Sceaux ; chez Jean-Jacques Rousseau à Ermenonville ; chez Vincent
396

Van Gogh à Auvers-sur-Oise et à Paris ; chez Émile Zola à Paris et à


Médan ; au village et au cimetière abandonnés de Goussainville, au-dessus
duquel passent les avions ; sur les bras des statues au Mur des Fédérés ;
chez Orson Welles à Orvilliers ; dans la maison de Balzac à Passy ; au
cimetière des taxis russes à Sainte-Geneviève-des-Bois ; à la datcha de
Pauline Viardot et Ivan Tourgueniev, et à la maison de Georges Bizet à
Bougival ; chez Léon Blum à Jouy-en-Josas ; sur l’Éverest de l’Île de
France, à savoir la colline d’Élancourt, 231 mètres d’altitude, et à l’aéroparc
de Louis Blériot ; chez Gambetta à Ville-d’Avray ; chez Boris Vian à Ville-
d’Avray ; à la maison et à l’atelier du peintre David à Ozouer le Voulgis ; sur
la tombe d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie à Arronville ; chez Jean de
Brunhoff et Cécile Sabouraud, parents de Babar, à Chessy ; devant la
maison de Claude Debussy à Villeneuve la Guyard ; aux mégalithes de
Changé ; au moulin bibliothèque de Louis Aragon et d’Elsa Triolet à Saint-
Arnoult en Yvelines ; au château de Villers-Cotterêts, où François 1er signa la
fameuse ordonnance faisant de la langue française la langue officielle du
pays. Puis O a été soudainement appelé ailleurs et les actions poélitiques de
Madame Terre se sont (momentanément ?) interrompues.
Chaque fois, O a photographié avec son téléphone les paysages au
passage, les grands ciels dégagés, les nuages, les prairies, les forêts, les
rivières, les sentiers, les routes, les maisons, les immeubles, les monuments,
et tout ce qu’il voyait de charmant ou d’insolite en chemin. Il a rencontré
des personnes, auxquelles Madame Terre a été présentée. Il a parcouru de
vastes espaces déserts d’humains mais vivants d’oiseaux, d’animaux, de
végétaux. Et c’est ainsi que, paysanne de Paris et sortant de Paris, de lieu en
lieu et de maison en maison, Madame Terre, sans prononcer une parole mais
parole elle-même, présence blanche multicolore, a habité poétiquement le
monde.
397
398
399

Coda

Ni reconnaissance ni pénétration de l’extraordinaire ne peuvent


se poursuivre selon les voies communes. À l’encontre des
apparences, l’absurde est voie de l’extraordinaire, en ceci qu’il
est signe. (…) D’où l’approche d’un extraordinaire, par la
reconnaissance des signes, la lecture de leurs cohérences
associatives, la lente prise de conscience d’un monde des
profondeurs, qui, à tel moment de l’histoire, éclate en surgies
abruptes, puis lentement usé s’enfouit, pour renaître ici ou là,
sous une forme ou sous une autre, et imposer, fatal, nourricier,
confortant d’espérance, l’ « au-delà ». 1

1
Alphonse DUPRONT, Du Sacré. Croisades et pèlerinages..., op.cit., p. 14-15
400

Où, après ce long voyage, sommes-nous arrivés ?

Là-haut, où les grands oiseaux planent, tournoyant souvent, portés par


les courants, leur œil tout à la fois embrasse le vaste paysage et perçoit tel
ou tel de ses détails autrement que nous ne les voyons d’en bas. Telle est la
sensation que nous avons au terme de ce périple de mots qui, peut-être, nous
a soulevés de terre. Retracer une histoire de l’être, selon le titre des fictions
qui suivent, tel était notre désir au début de l’aventure. La retracer en
contemplant ce que l’être humain a jusqu’ici tracé pour se dire, dire une
histoire.
Une histoire de l’être, ou une histoire littéraire : non au sens d’histoire
de la littérature, mais au sens d’Histoire comme littérature. Histoire
comprenant la Préhistoire qui, si elle n’a pas laissé d’écrits, nous lègue
suffisamment de traces et de tracés comme autant d’écritures prouvant que
l’histoire de l’humanité a commencé bien avant l’écriture au sens moderne
du terme. Il était évidemment hors de question de prétendre à un semblant
d’exhaustivité. Les textes que nous avons analysés, et la majeure partie de
ceux que nous avons cités, ont été écrits dans des langues que nous pouvions
lire. De même que les exemples pris dans les domaines de l’anthropologie
ou de l’histoire des arts, nous avons souhaité les éclairer sous un jour
comparatif qui permette l’ouverture à tous autres témoignages de l’esprit
humain. Si nous ne pouvons viser l’exhaustivité, nous avons tenté de viser
l’universalité, espérant que notre méthode pourra soutenir beaucoup d’autres
recherches.
Nous avons interrogé les symboles, les mythes et les pensées
premières à l’aide d’œuvres littéraires, artistiques, philosophiques,
scientifiques. Et ce que nous avons perçu, éprouvé, par cette contemplation
401

active d’œuvres éloignées de nous par le temps ou par la culture, nous a en


retour apporté un éclairage sur la fonction de la littérature à travers les âges.
Nous avons questionné aussi des pans de notre histoire, très ancienne,
moderne ou contemporaine, en relation avec des œuvres de la littérature.
L’être humain est indissociable de son histoire, et son histoire indissociable
de la littérature. Là où elle n’a pu s’écrire, elle est dite préhistoire, mais,
nous l’avons vu, en fait elle s’est écrite, autrement : en tout cas elle se
propose à notre déchiffrement, à notre lecture. Lecture et écriture sont les
deux faces d’un même geste : de la part de qui écrit comme de la part de qui
lit, il y a projection de soi, vers autrui ou en autrui. Notre thèse est une
œuvre de lecture : elle lit des écritures, des tracés, des œuvres, des auteurs,
et elle en traduit – la traduction étant une lecture superlative. Elle est aussi
une œuvre d’écriture : le cheminement de notre pensée se traduit en mots, en
phrases, en chapitres, en mouvements… Elle est à la fois chant et écoute,
l’une et l’autre se répondant comme dans la musique chorale ou
instrumentale. Car le chant est par lui-même une façon de dire, aussi : par le
style, un monde se dessine, se peint. Le chant traduit une vision du monde,
et non seulement une vision du monde mais plus encore, une façon d’être
dans le monde, une façon d’habiter le monde. Qu’est-ce qu’habiter
poétiquement ? Habiter en beauté, en connexion, en lucidité. En pensée.
« Qu’est-ce que l’homme, pour que tu penses à lui ? », dit un psaume,
s’adressant à Dieu.1 Je le traduis ainsi : « Qu’est-ce que l’être humain, pour
que tu le penses ? » Il y eut un moment dans la Préhistoire où les êtres
humains ne représentèrent plus seulement des animaux, ou des êtres
thérianthropes, mais des êtres humains. La plus ancienne de ces
représentations humaines connues est à ce jour la Vénus de Höhle Fels, dont
nous avons parlé. Passer de la représentation de ce qu’on voit à celle de ce

1
Psaumes, 8, 4
402

qu’on est a dû constituer un grand bond dans la conscience : franchir le


stade du miroir, passer de l’autre côté constitue une révélation, une
apocalypse. On ne peut pas, considérant l’histoire de l’homme, nier qu’il y
ait une histoire de l’homme, et que cette histoire ait un sens. Non pas
nécessairement un but préécrit, mais un sens fait de significations exprimées
par la littérature, orale, tracée, écrite. Nous constatons des variations mais
aussi des bonds et des écarts dans la pensée, et nous constatons des
invariants dans les formes d’être. C’est ainsi que nous habitons le monde :
dans le mouvement et dans la permanence, lesquels ne sont que parce qu’ils
sont pensés. L’être humain est l’être qui se pense, qui pense l’être humain,
son rapport au monde. Et nous l’avons vu, ce rapport est poétique, même en-
dehors de la poésie.
« L’âme est une symphonie », dit Hildegarde de Bingen, poète
mystique, dessinatrice et musicienne.1 J’avais annoncé vouloir écrire cette
thèse en la déroulant à partir du centre. Nous sommes partis de la coquille,
de la caverne. Mais qu’est-ce que la caverne, au fond ? « Ma tête, par
exemple, ma tête : quelle étrange caverne », dit un jour Michel Foucault à la
radio,
ouverte sur le monde extérieur par deux fenêtres, deux ouvertures, j’en
suis bien sûr, puisque je les vois dans le miroir, et puis, je peux fermer
l’une ou l’autre séparément ; et pourtant, il n’y en a qu’une seule, de
ces ouvertures, car je ne vois devant moi qu’un seul paysage, continu,
sans cloison ni coupure. Et dans cette tête, comment est-ce que les
choses se passent ? Les choses viennent se loger en elle.2

1
Citée par Régine PERNOUD, Hildegarde de Bingen, Éditions du Rocher, 1994 ; Le Livre
de Poche, p. 154
2
Michel FOUCAULT, « Le corps utopique », conférence prononcée sur France Culture le
21 décembre 1966, après une première conférence prononcée dans le même cadre le 7
décembre précédent, « Les Utopies réelles ». Le texte des deux conférences a été publié
sous le titre Le Corps utopique, les Hétérotopies, Fécamp, Éditions Lignes, 2009 ; puis
réétabli in Œuvres, II, sous la dir. de Frédéric Gros, avec la collab. de Philippe Chevallier,
Daniel Defert, Bernard E. Harcourt, Martin Rueff, Philippe Sabot et Michel Senellart, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2015, p. 1251 pour l’extrait cité.
403

Les choses se logent dans notre tête, et nous les trouvons là, dans cette
caverne habitée où nous les regardons, par les deux ouvertures, par nos deux
yeux qui unissent le paysage mental, le mythe et la pensée, l’étude et
l’élaboration, la réflexion et la fiction, entrées et sorties d’un seul et même
être que nous appelons humain quoique ce soit sans doute un au-delà de
l’humain qu’il cherche et qu’il trouve en le faisant, en le poétisant. Ainsi que
l’écrit Alexandre Grothendieck, la gestation d’une nouvelle vision, d’une
vision agrandie du réel, se produit à l’intérieur, c’est là qu’il faut aller la
chercher, et de là, l’exprimer, la sortir :

Quant à exprimer une grande idée, « la dire » donc, c’est là, le plus
souvent, une chose presque aussi délicate que sa conception même
et sa lente gestation dans celui qui l’a conçue - ou pour mieux dire,
ce laborieux travail de gestation et de formation n’est autre
justement que celui qui « exprime » l’idée : le travail qui consiste à
la dégager patiemment, jour après jour, des voiles de brumes qui
l’entourent à sa naissance, pour arriver peu à peu à lui donner forme
tangible, en un tableau qui s’enrichit, s’affermit et s’affine au fil des
semaines, des mois et des années.1

Les alignements circulaires de Stonehenge, datant du Néolithique


jusqu’à l’âge du bronze (d’environ cinq mille à trois mille ans B.P.),
rappellent les alignements circulaires de la grotte de Bruniquel, très
antérieurs (environ 176 000 ans B.P.). Les plus anciens sont souterrains, les
plus récents semblent sortis de ce qui fut sans doute l’un de leurs lieux de
gestation, la caverne, pour célébrer en plein air le solstice, le retour de la
lumière. Il peut y avoir eu échange et continuité de pans de culture entre les
Néandertaliens et les Sapiens, nouveaux arrivants sur le continent européen
et aïeux des hommes qui érigèrent ces monolithes. 2 Et il peut y avoir eu
1
Alexandre GROTHENDIECK, Récoltes et..., op.cit., 2.7, p. 43
2
Les analyses ADN ont révélé que les bâtisseurs de Stonehenge étaient des agriculteurs
venus du continent européen, ainsi que l’explique l’archéologue Mike Parker Pearson dans
le documentaire réalisé par Agnès MOLIA, Enquêtes archéologiques. Les bâtisseurs de
Stonehenge, Arte, 2018
404

aussi continuité de pans de culture entre les Sapiens africains et moyen-


orientaux, ancêtres notamment des Hébreux et de leur culte pascal, fête
agraire avec son sacrifice d’agneau propre à passer par-dessus la mort :
Pessah, Pâque en hébreu signifie sauter au-dessus (ce qui n’est pas sans
nous rappeler le « bond hors du rang des meurtriers » que permet la
littérature selon Kafka) – continuité de culture qui, avant les Hébreux et
avant les Celtes, a pu aussi se faire, avec des variations, au cours des
migrations de Sapiens vers l’Europe. Si l’on ignore comment s’effectuaient
les célébrations à Stonehenge et leur sens précis, on sait que des morts y
étaient enterrés et aussi qu’au village de bois tout proche, se tenaient des
festins de jeunes porcs – animal dont il est avéré qu’il fut vénéré, sous sa
forme sauvage, par les Celtes.1 La mort humaine mise en balance et en échec
par le sacrifice et/ou la consommation d’animaux, particulièrement de
jeunes animaux, semble constituer, en plus de récitations, chants ou
processions (ces écritures sur la terre par les corps) qui n’ont pu laisser de
traces, la base d’un processus cultuel qui a perduré et s’est développé à
travers les âges et les contrées. Il se pourrait que la destruction de la nature
par l’homme sur la planète soit le dernier avatar mortifère de ce
comportement mi-culturel mi-compulsif devenu inconscient et incontrôlé,
menaçant l’humain et son habitat au lieu de le protéger. C’est pourquoi la
connaissance de notre histoire et de nos comportements doit toujours être de
nouveau éclairée et approfondie, afin de nous conduire vers la vie plutôt que
vers le désastre et la mort. À ce stade de notre histoire, il nous faut toujours
continuer à chercher la lumière, et dans cette quête le sang que nous devons
faire couler, dans un cadre bien pensé, n’est pas d’hémoglobine mais
d’esprit : ce qu’il nous faut tuer, c’est ce qui a rassis en nous au cours des

1
Des milliers d’ossements de porcs âgés de six mois ont été retrouvés sur le site, témoigne
Mike Parker Pearson dans Enquêtes archéologiques. Les bâtisseurs de Stonehenge,
documentaire cité.
405

millénaires, ce qui continue à œuvrer mécaniquement, ayant perdu son sens.


Ce qu’il nous faut sacrifier, ce ne sont plus les animaux que nous avons
domestiqués pour notre confort, mais les comportements acquis pour notre
confort mental, intellectuel, qui nous tirent vers la tombe. Cercles de
stalactites, cercles de pierres, cercles de peinture, cercles des caroles et des
tables du cycle arthurien ou d’autres danses comme celle de derviches, ont
toujours pour modèle et visée le voyage circulaire du cosmos, visible dans le
ciel, jamais fermé ni fixe, toujours changeant et souvent surprenant dans ses
régularités : un « ciel » à gagner, un ciel où les humains sont chargés de
garder inscrite leur terre, en y participant, c’est-à-dire en l’habitant
poétiquement.

Cette thèse s’est développée en trois grands mouvements qui


pourraient se résumer ainsi : traits d’union ; traces et effacements ; traits de
génie. Paradoxalement, il apparaît, le travail effectué, que les mouvements
se sont construits non selon une logique croissante, en terme de nombre de
mots, mais de façon décroissante. Le premier est le plus long en signes
d’écriture, le troisième est celui qui va vers le plus petit, la réduction au
haïku et à la présence sans mots de Madame Terre. Dans Le miroir et le
masque, Jorge Luis Borges conte l’histoire d’un roi qui demande à un poète
très savant et expert de composer un poème à sa gloire. Au bout d’un an, le
poète lui présente un grand panégyrique. Le roi reconnaît sa perfection et sa
virtuosité (et il lui offre en retour un miroir), mais lui en demande un autre,
plutôt capable d’émouvoir. Au bout d’un an de plus, le poète revient avec un
texte étrange (« Ce n’était pas une description de la bataille, c’était la
bataille »). Le roi reconnaît l’étonnement et l’émerveillement qu’il produit
(et lui offre en retour un masque d’or), puis lui en demande un autre, plus
sublime encore. Au bout d’un an de plus, le poète revient, visiblement
406

changé, et n’osant pas réciter son poème, ne s’y décidant que sur l’insistance
du roi : il consiste en un seul mot (que Borges ne dévoile pas). Le poète et
son roi murmurent ce mot, puis le roi offre au poète un dernier don : une
dague. Avec laquelle le poète se tue, tandis que le roi se fait mendiant, errant
sur les routes du pays qui fut son royaume.1
Si l’accomplissement de la poésie se trouve dans la réduction des
mots, nous voulons bien aller y voir, mais nous ne souhaitons pas pour
autant en rester là. Nous ne souhaitons pas finir comme dans le conte de
Borges dans la mort ou dans l’errance sur des chemins qui ne mènent nulle
part. « Ceux qui errent ne sont pas tous perdus », a dit Tolkien. Nous
apprécions l’errance, qui déshabitue et réveille, mais nous ne souhaitons pas
finir perdus, nous ne souhaitons pas finir. Nous sommes bien partis de ce
centre, de ce plus petit que sont les plus anciens signes laissés par des proto-
humains, nous avons bien déroulé à travers les millénaires et les siècles
notre réflexion, et nous nous sommes retrouvés, plutôt que dans l’infiniment
grand du temps, dans son infiniment petit, son présent infinitésimal. Partis
d’un temps d’avant les mots, nous sommes arrivés au rassemblement de tous
les temps dans la réduction des mots à leur minimum, ou dans leur
dépassement par la seule présence d’un signe investissant tel espace à tel
moment, de façon éphémère et pleine comme un œuf.
L’œuf est une conclusion, une clôture. Une clôture parfaite dont le
propre est de nourrir, construire et développer ce qui va le briser, ouvrant de
nouveau l’ellipse du temps. Dans « Le conte des œufs »2, Marcel Schwob
raconte l’histoire de trois princesses : la première est belle, la deuxième a de
l’esprit, la troisième est sage. Ces trois sœurs rencontrent une vieille femme
qui leur offre « trois œufs entièrement semblables ; ils contiennent le
1
Jorge Luis BORGES, « El espejo y la máscara », in El libro de arena, op.cit. « Le miroir
et le masque », in Le livre de sable, op.cit, p.85
2
Marcel SCHWOB, « Le conte des œufs », in Cœur double, Paris, Ollendorff, 1891 ;
wikisource.org
407

bonheur qui vous est réservé dans votre vie ; chacun d’eux en renferme une
égale quantité ; le difficile c’est de le tirer de là ». La belle jouit aussitôt de
son œuf en le cuisinant et en le mangeant. La spirituelle vide savamment son
œuf en y faisant deux petits trous, le suspend, et jouit d’admirer la lumière
qui s’irise en couleurs mouvantes dans la transparence de la coquille. La
sage glisse son œuf dans le nid d’une poule de faisan qui couve. Et, « le
nombre de jours voulu s’étant écoulé, il en sortit un oiseau extraordinaire,
coiffé d’une huppe gigantesque, aux ailes bariolées, à la queue parsemée de
taches étincelantes. Il ne tarda pas à pondre des œufs semblables à celui
d’où il était né. »
J’en ai le sentiment, nous avons joui de notre œuf, ou de nos mille et
trois œufs, de toutes ces façons possibles : les goûtant et les consommant
dans la lecture, contemplant savamment la lumière à travers eux, et les
voyant se changer dans notre esprit, par notre science et notre patience, en
oiseau gigantesque aux ailes bariolées. Partis d’une coquille préhistorique
gravée, nous voici arrivés dans cette coquille préhistorique qu’est notre
conclusion. Préhistorique car, nous allons le voir, elle préside à une histoire.
Notre cheminement tient du ruban de Möbius, sauf que nous ne tournons pas
sans fin dans la nuit ni ne finissons consumés par le feu, comme le dit en en
palindrome latin Guy Debord1 : le ruban sur lequel nous évoluons a bien
davantage de dimensions que celui de Möbius. Si bien que nous ne
repassons jamais exactement aux mêmes points, les courbures de l’espace-
temps changeant continuellement le paysage. Ce qui semble fermé s’ouvre,
et de même que nos ancêtres gravèrent des signes sur les coquilles ou à
l’intérieur de ces autres coquilles que sont les grottes, un poussin de signes a
grandi dans notre thèse, et voici que, frappant en sa conclusion, il la fend et
en sort, tel Athéna de la cuisse de Zeus, ou Ulysse de la pensée d’Athéna-
1
DEBORD Guy, In girum imus nocte et consumimur igni, film de 95 minutes réalisé en
1978, sorti en salles en 1981
408

Pénélope, sans primauté de l’œuf ou de la chouette, car il n’est dans cette


dimension ni premier ni dernier, et qu’il déplie ses ailes en d’autres textes,
des traductions et un roman initialement intitulé Histoire de l’être, que voici
sur l’autre face de notre ruban, de notre fil d’or dans le labyrinthe – autre
face elle-même composée, comme ces bifaces à fines et nombreuses facettes
que taillaient les humains préhistoriques, de deux faces : lecture
(traduction), et écriture (fiction). Car de même que « dans le système de
Poe », écrit Valéry, « la consistance est à la fois le moyen de la découverte et
la découverte elle-même (...) L’univers est construit sur un plan dont la
symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de
notre esprit. »1
Maintenant s’opère la métamorphose du discours en imagination – le
bond hors du rang des meurtriers.

1
Paul VALÉRY, « Au sujet d’Eurêka » (étude dédiée à Lucien Fabre), in Œuvres
complètes, Pléiade 1, p. 857
409
410
411

FACE B : POÏÉTIQUE

Traductions
Fiction(s)
412
413

TRADUCTIONS : PHYSICIENS EN POÉSIE


414
415

Où, après avoir sur la face A de notre thèse en ruban de Möbius,


parcouru nombre de symboles, d’histoires et de textes, nous nous unissons
aux auteurs eux-mêmes en faisant vivre et jouer leur langue dans la nôtre.
De fragments des Présocratiques et autres penseurs grecs à un extrait
d’Orwell, de versets des Écritures sacrées à un poème de Borges, en
passant par des lignes de Sophocle, Plutarque, Platon, Ovide, Renart,
Shakespeare, Leopardi, Blake, Poe, Thoreau, Rilke, Whitman, Henley,
Garcia Lorca, Plath, Ritsos, Rosa, Corso, glorieux ou plus humbles
représentants, comme nous, du génie humain perpétué physiquement par la
chair poétique des hommes, des femmes et de leurs textes dans l’espace et le
temps.1

Traduction 1, du grec ancien

HÉRACLITE

Pour les éveillés le monde est à la fois un et commun à tous, mais les
endormis, à l'inverse, se tournent chacun vers leur propre monde.
Plutarque, De la superstition, 3, 166 c

Le caractère humain ne possède pas la droite raison, mais le caractère


divin la possède.
Celse, dans Origène, Contre Celse, VI, 12

L'homme est entendu par le divin comme un enfant en bas âge, ainsi
que l'enfant par l'homme.
Origène, Contre Celse, VI, 12

Ils se purifient en se teintant d'un autre sang comme s'ils voulaient se


laver de la lie en marchant dans la lie. Qui agirait ainsi paraîtrait frappé de
folie à tout homme qui s'en apercevrait. Et ils adressent des vœux à ces
parures, comme s'ils conversaient avec des fabrications, sans savoir ce que
sont les dieux et les héros.
Aristocrite, Théosophie, cité par Origène, Contre Celse, VII, 62

1
Voir la bibliographie pour les dates des auteurs ou les références des ouvrages et des
extraits traduits dans cette section
416

Les porcs se réjouissent plus dans le bourbier que dans l'eau pure.
Clément d'Alexandrie, Stromates, I, 2
(Borboros, le bourbier, se retrouve dans borborygmos, bruit des
intestins. Les consommateurs se réjouissent plus au bruit de leurs intestins
qu'à celui de la parole de vérité).

De ce qui ne sombre jamais, comment se cacher ?


Clément d'Alexandrie, Le Pédagogue, II, 99
(Le verbe lanthano, pour « se cacher », se retrouve dans le mot
aletheia, vérité, précédé du préfixe privatif a : aletheia étant ce qui est non-
caché. Ce qui ne sombre jamais empêche les hommes d'échapper à la
vérité, même s'ils s'emploient à l'occulter).

Une fois nés, ils veulent vivre et toucher leurs parts du sort, et
laissent derrière eux des enfants destinés aux sorts.
Clément d'Alexandrie, Stromates, III, 14
(Ne restez pas derrière eux).

L'homme fiable sait ce qu'il en est des apparences ; il veille.


Assurément Justice se saisira des fabricants de mensonges et de leurs
témoins.
Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 9 (28)

Ce qui attend les hommes après leur mort, ils ne l'espèrent ni ne


l'imaginent.
Clément d'Alexandrie, Stromates, IV, 146 (27)

De la parole, de celle qui est toujours, les hommes s'avèrent


inintelligents, avant comme après l'avoir entendue. Car de tout ce qui
advient selon cette parole, ils semblent sans expérience, quand ils s'essaient
tant à des dires qu'à des actes tels que moi je les explicite, distinguant
chacun selon sa nature et exposant ce qu'il en est. Mais les autres hommes
ignorent ce qu'ils font quand ils sont à l'état de veille, comme ils oublient
tout ce qu'ils font en dormant.
Sextus Empiricus, I
417

Traduction 2, du grec ancien

THALÈS

35
Le plus ancien des êtres est Dieu ; car il est inengendré.
Le plus beau est le cosmos ; car il est poème de Dieu.
Le plus grand est le lieu ; car il comprend tout.
Le plus fort est la nécessité ; car elle a force de loi sur tout.
Le plus sage est le temps ; car il met tout au jour.

36
À qui lui demandait qui était venu le premier, la nuit ou le jour, « La
nuit », dit-il, un jour précédent ».

37
Qui a un heureux sort ? Celui qui a un corps sain, une âme facile et
une croissance bien élevée.
Diogène Laërce

*
418

Traduction 3, du grec ancien

PARMÉNIDE, Autour de la nature

Juments qui me portent, sur un souffle ô combien puissant,


envoyé ! M'ayant fait chevaucher dans la voie si parlante
du divin, qui en toute cité descend porter celui qui voit !
Par elle je fus porté, voie des juments si réfléchies,
tirant le char ! Et des jeunes filles en étaient guides.

Enflammé, l'axe jetait dans les moyeux son cri de flûte,


pressé qu'il était de part et d'autre entre les cercles
tournoyants, tandis qu'à toute vitesse les vierges du Soleil,
laissant derrière elles les constructions de la nuit, envoyaient
dans la lumière, repoussant des mains loin des têtes les voiles.

Là même sont les portes des chemins de Nuit et de Jour,


encadrées par-dessus, de part et d'autre et par un seuil de pierre,
éthérées, pleines, ô majestueuses entrées !
Et la si exigeante Justice en tient les clés de la rétribution.

Les jeunes filles, habiles aux doux langages,


la convainquirent avec sagesse de pousser, à tire d'ailes,
la barre chevillée aux portes. Une fois envolées
des battants, elles firent la béance et l'infini, les axes
si cuivrés s'enroulant en retour dans les écrous flûtés,
ajustés par chevilles et clous. Et c'est ainsi qu'à travers elles,
tout droit sur la grand route, les jeunes filles tiennent char et juments.

Quant à moi, la déesse m'accueillit de bon cœur, et prenant


dans sa main ma main droite, m'adressant la parole, déclara :
ô jeune homme, compagnon d'immortels conducteurs,
qui avec ces juments qui te portent dans notre construction t'avances,
réjouis-toi ! Car ce n'est pas un mauvais destin qui t'a engagé à t'en
aller
par cette voie – quoiqu'elle sorte du sentier battu des hommes -,
mais la Règle et la Justice. Et il te faut être instruit de tout,
aussi bien du cœur de la Vérité bien circulaire et sans tremblement,
que de l'opinion des mortels, en laquelle il n'est pas de vérité fiable.
Quoiqu'il en soit, tu apprendras aussi comment les apparences
doivent être en leur apparition, traversant tout via tout.
419

Allons-y donc ! Moi je parle, et toi, écoute la parole et garde-la.


Quelles sont les seules voies de recherche pour la pensée ?
L'une, selon laquelle il y a quelque chose et il n'y a donc pas rien,
est un chemin convaincant : il suit la Vérité.
L'autre, selon laquelle il n'y a rien et il faut qu'il n'y ait rien,
celle-ci, je t'en avertis, est une sente absolument pas renseignée.
Car on ne peut ni connaître ce qui n'est pas -et par conséquent ne peut
être accompli-,
ni l'énoncer.

3
… Le soi c'est de percevoir, de même que d'être.

4
Mais regarde en esprit ce qui est absent aussi solidement que ce qui est
présent.
Car tu ne sépareras pas ce qui est de ce qu'il est,
afin qu'il ne se disperse en tout partout selon l'ordre des choses,
ni ne se condense.

5
Cela m'est commun,
d'où je commence ; car j'y retournerai de nouveau.

6
Il faut donc dire et penser ce que peut être ce qui est : car il est être,
alors que le rien n'est pas ; voilà ce que je t'exhorte à considérer.
C'est pourquoi tout d'abord je t'écarte de cette voie de recherche,
et ensuite, de la contrefaçon de voie que les mortels qui ne voient rien
se font, doubles têtes qu'ils sont. Car l'impuissance dans leurs
poitrines dirige leur esprit vacillant ; et ils se laissent porter,
sourds et tout autant aveugles, ébahis, masses confuses
pour qui se valent se trouver là et ne pas être, ceci
et son contraire : le chemin de tous revient en arrière.

7
Or jamais l'être ne pourra être soumis aux choses qui ne sont pas.
De ton côté donc, écarte ta pensée de cette voie de recherche.
Et que l'habitude si ancrée ne te fasse pas tomber malgré toi dans cette
voie,
420

à agiter un œil sans vision, une oreille remplie de bruit,


et la langue ; mais distingue par la raison le si combatif argument
par moi avancé.

8
Seule reste donc la voie de ce message :
il y a quelque chose. Sur elle sont des signes
très nombreux que ce qui est, est inengendré et impérissable,
intègre en tous ses membres, sans tremblement ni fin,
et ne fut ni ne sera car il est tout entier en même temps au présent,
un, continu. Quelle génération lui chercherait-on ?
Où et d'où aurait-il grandi ? De ce qui n'est pas ? Non, je ne te laisserai
ni le dire ni le penser : on ne peut dire ni penser
qu'il est comme il n'est pas. Car alors, quelle nécessité l'aurait fait se
lever,
après ou avant, s'il venait de rien, pour pousser ?
Ainsi faut-il qu'il soit là complètement, ou pas du tout.

Jamais non plus la force de la foi ne laissera, de ce qui n'est pas,


naître quelque chose de son côté. C'est pourquoi la Justice
ne l'a pas, relâchant ses entraves, laissé se produire ni périr,
mais l'empêche. Voici donc sur cette question quel est le choix :
il est ou il n'est pas. Eh bien le choix est fait, comme nécessaire,
entre d'un côté l'inepte et l'anonyme (car sans vérité
est cette voie) et de l'autre, ce qui est là et réel.
Mais comment ce qui est pourrait-il être après ? Comment se serait-il
produit ?
S'il s'est produit, il n'est pas, et il n'est pas non plus s'il doit être un
jour.
Ainsi s'éteint la production, et il n'est plus question de mort.

Il n'est pas non plus divisé, puisqu'il est tout entier identique.
Il n'y a rien de plus, ce qui lui ôterait sa cohésion,
ni rien de moins, car il est tout entier plein de ce qu'il est.
Tout y est communion, car ce qui est approche ce qui est.

D'autre part, immobile en des termes de hauts liens,


il est sans début et sans cesse, puisque naissance et mort
ont été déroutées tout au loin, repoussées par une foi vraie.
Lui-même en lui-même, subsistant par lui-même, stable
et solide, il demeure là-même. Car la robuste Nécessité
le garde accompli en ses liens, entouré et enclos,
421

la règle étant que ce qui est ne peut être inaccompli :


il est en effet sans manque ; s'il ne l'était pas, il manquerait de tout.

Le même est le fait de penser et ce pourquoi il y a de la pensée.


Car loin de ce qui est, en lequel elle s'est fait jour,
tu ne trouveras pas la pensée. Jamais en effet ne fut, n'est ni ne sera
quelque autre chose hors de ce qui est, puisque la Destinée l'a lié
afin qu'il soit entier et inviolable : en lui tout sera nom,
tout ce que les mortels ont posé, persuadés que c'était vrai :
naître et aussi mourir, être et aussi ne pas être,
changer de lieu en échangeant la surface brillante.

Et puisque la fin est dernière, il est accompli


de toutes parts, semblable à la masse d'une sphère bien circulaire,
de son milieu équidistant à tout ; car ni plus grand
ni plus petit il ne lui faut se trouver ici ou là.
Et il n'est rien qui pourrait le détourner d'atteindre
au commun, et ce qui est n'est pas non plus tel qu'il serait
ici beaucoup, là peu, car il est tout entier inviolable :
à lui-même égal de toutes parts, pareillement en ses termes il se
rencontre.

Sur quoi, j'arrête pour toi la parole fiable et la pensée


autour de la vérité ; à partir d'ici, apprends les opinions
des mortels en écoutant l'ordre trompeur de mes dires.

Ils ont pris le parti de nommer deux formes


- dont l'une ne doit pas l'être – et c'est en quoi ils sont errants.
Ils ont opposé et séparé les corps, ils les ont étiquetés
à part les uns des autres : d'un côté le feu éthéré de la flamme,
doux, tout léger, en tout égal à lui-même,
mais non égal à l'autre forme ; d'un autre côté celle-ci,
en soi contraire, nuit sans savoir, corps épais, pesant.
Quant à moi, je vais te dire tout l'ordonnancement vraisemblable,
afin que la façon de voir des mortels jamais ne te dépasse.

9
Mais puisque toute chose a été nommée lumière et nuit,
et ce, d'après sa puissance en ceci ou en cela,
tout est à la fois plein de lumière et de nuit sans lumière,
l'une et l'autre égales puisque avec ni l'une ni l'autre il n'est rien.
422

10
Tu verras l'éther et la nature, et dans l'éther tous
les signes, et le pur et saint flambeau
du soleil à l'action invisible, et d'où ils proviennent ;
tu apprendras les périples de la lune circulaire
et sa nature, tu verras aussi le ciel qui entoure tout,
d'où il est né, et comment la Nécessité qui le conduit l'a obligé
à servir de terme aux astres.

11
Comment la terre, le soleil et la lune,
l'éther commun, la Voie Lactée, l'Olympe
ultime et l'âme ardente des astres, se sont élancés
dans le devenir.

12
Les lieux les plus étroits sont pleins d'un feu sans mélange,
les suivants sont pleins de nuit, puis vient le tour de la flamme.
Au milieu d'eux est la divinité qui tout gouverne.
Car elle préside au terrible enfantement et au coït,
envoyant la femelle se mêler au mâle et réciproquement,
le mâle à la femelle.

13
Oui, le tout premier de tous les dieux qu'elle médita, ce fut Éros.

14
Brillante en la nuit,
autour de la terre errante,
lumière d'ailleurs.

15
Toujours jetant ses regards vers la lumière du jour.

15a
Dire la terre enracinée dans l'eau.

16
Comme chacun conduit le mélange de ses articulations si mobiles,
ainsi l'esprit se présente en l'homme. Car ce qui pense
en l'homme est de la nature de ses articulations,
pour tous et pour tout ; et l'entier est la pensée.
423

Traduction 4, du grec ancien

ÉPICTÈTE, Entretiens 2

Attache ton désir et ton aversion à pauvreté et richesse : échec,


illusion. À la santé, alors ? Tu seras malheureux aussi. Idem pour les
positions sociales, les honneurs, la patrie, les amis, les enfants, ce qui tout
bonnement ne vient pas de toi. Rattache plutôt ces choses au Zeus et aux
autres dieux. Remets-les entre leurs mains, qu’ils les pilotent, qu’elles se
déterminent selon eux – comment seras-tu encore malheureux ? Mais si tu
es envieux, misère de toi, si tu t’apitoies, si tu rivalises, si tu t’agites, si tu ne
passes pas un jour sans te plaindre à toi-même comme aux dieux, qu’as-tu
appris, dis-moi ? À quelle école as-tu été, bonhomme ? Tu as pratiqué des
calculs qui se retournent ! Ne veux-tu pas effacer tout ça, si possible, et
recommencer à zéro, conscient que jusqu’à présent tu n’as rien réalisé
d’important ? Et partant de ce constat, construire la suite en conséquence, de
sorte que rien de ce qui est n’arrive sans que tu le veuilles, et que tu ne
veuilles rien qui ne soit ?

Traduction 5, du grec ancien

SOPHOCLE, Antigone

(Le chœur entame ce beau chant de célébration du génie humain après


qu'Antigone a, malgré l'interdiction de Créon, rendu les honneurs funéraires à son
frère. La désapprobation finale fait référence à son geste, mais le chœur n'est que
le chœur, et il n'est pas interdit d'estimer la situation autrement que lui.)

Strophe 1
Il y a bien des merveilles, mais
nulle n'est plus grande que l'homme !
Sous les vents, sous les pluies, il s'avance,
franchissant la mer couleur de plomb
qu'il traverse en chevauchant la houle.
Et la plus puissante des dieux, Terre,
424

l'impérissable, l'infatigable,
son soc la travaille, la retourne,
an après an, avec son cheval.

Antistrophe 1
Quant aux oiseaux au vol léger, l'homme
ingénieux dans ses panneaux tissés
les attire, les prend au filet,
comme aussi les espèces animales
sauvages et celles de la mer.
Il maîtrise par ses inventions
les bêtes qui vont par les montagnes
et il placera le joug sur le cou
du cheval à l'épaisse crinière
comme à l'inébranlable taureau.

Strophe 2
Il s'est appris la parole, la haute
pensée et l'art de diriger
la cité. Plein d'ingéniosité,
il s'est abrité du gel, des pluies
dans des lieux sinon inhabitables,
que rien n'entrave son avenir.
La seule chose qu'il ne peut fuir,
c'est Hadès ; mais quant aux maladies
qui désemparent, il a médité
des remèdes pour en réchapper.

Antistrophe 2
Savant et inventif en techniques
plus qu'il ne l'espère, il se conduit
tantôt mal, tantôt honnêtement.
Qui respecte les lois du pays
et la justice des dieux est grand
dans la cité ; mais qu'il soit banni,
celui qui, à force d'impudence,
se déshonore. Que je ne sois
ni de la maison ni de l'esprit
de celui qui se conduit ainsi !
425

*
Traduction 6, du grec ancien

PLUTARQUE, De la superstition

Bien des maux ordinaires deviennent fatals à cause de la superstition.


Midas l'ancien, démoralisé paraît-il par quelques rêves, en eut l'esprit si
misérablement angoissé qu'il se suicida en buvant du sang de taureau. Le roi
de Messénie Aristodème, pendant la guerre contre les Spartiates, entendit les
chiens hurler comme des loups et vit du chiendent pousser autour de l'autel
familial ; les devins y virent des signes effrayants et lui, perdant courage et
abandonnant tout espoir, tira sa lame et se tua. Dans le même ordre d'idées,
Nicias, le général athénien, n'aurait-il pas fort mieux fait d'en finir avec la
superstition comme Midas et Aristodème, plutôt que de se laisser, par peur
de l'ombre d'une éclipse de lune, encercler par ses ennemis, et qu'ainsi
quarante mille hommes ensemble périssent ou soient pris vivants, et qu'il
meure lui-même sans honneur ? Car il n'y a rien à craindre au fait que la
terre s'interpose et projette son ombre par périodes sur la lune ; ce qui est à
craindre, c'est que les ténèbres qui tombent de la superstition brouillent et
aveuglent la raison de l'homme dans des circonstances où il aurait le plus
grand besoin de sa raison.

Traduction 7, du grec ancien

PLATON, La République, livre 7, allégorie de la caverne


- Imagine des hommes qui habiteraient sous terre, dans une sorte de
caverne, avec une entrée grand ouverte sur la lumière, une vaste entrée sur
toute la largeur. Ils vivraient dans cette grotte depuis l’enfance enchaînés par
les jambes et le cou, fixés, ne voyant que ce qui serait devant eux, étant sous
leur joug dans l’incapacité de tourner la tête, alors que la seule lumière qui
leur parviendrait serait celle tombant d’un feu lointain, derrière eux. Entre le
feu et les enchaînés, imagine une route, plus haut, longée d’un mur
semblable aux panneaux dans lesquels les faiseurs d’illusions font tomber
les hommes en y montrant leurs tours.
- Je vois.
- Bien. Imagine le long de ce mur des gens portant des objets de toutes
sortes, qui en dépassent : statues d’hommes et d’animaux en pierre, en bois
ou de toutes matières. Et comme au naturel, certains de ces montreurs
426

parlent, d’autres se taisent.


- Absurde simulacre, insensés prisonniers !
- Nos pareils, dis-je. Car d’abord, crois-tu que des uns et des autres ils
aient vu autre chose que les ombres qui tombent du feu droit contre leur
fond secret ?
- Allons, comment verraient-ils autre chose, s’ils vivent dans un
monde où l’on est forcé d’avoir la tête raide ?
- Et quant aux objets qu’on leur montre, n’en est-il pas de même ?
- Si, bien sûr.
- Si donc ils se parlaient les uns aux autres, ne penses-tu pas que,
croyant nommer les étants, ils nommeraient en fait ce qu’ils voient ?
- Nécessairement.
- Et s’il y avait aussi dans la prison un son répercuté par la paroi en
face d’eux ? Quand l’un de ceux qui se présentent parlerait, à ton avis,
croiraient-ils entendre une autre voix que celle de l’ombre qui passe ?
- Non, par Zeus.
- C’est exactement ça, dis-je. Ces gens n’appelleraient vérité que des
ombres de choses fabriquées.
- Il ne peut pas en être autrement.
- Considère alors, dis-je, ce qu’il en sera si on les libère de leurs
chaînes et si on les guérit de leur folie, si leur nature est soumise à une
expérience telle que celle-ci : qu’on détache l’un d’eux, qu’on le force à se
redresser, tourner le cou, marcher et lever les yeux vers la lumière – en
faisant tout cela il souffrira et, dans la vitesse et l’éblouissement, il ne pourra
pas contempler ces choses dont tout à l’heure il voyait les ombres. Que
crois-tu qu’il dira, si on lui déclare qu’il ne voyait que des choses vaines
mais qu’il est maintenant plus proche de ce qui est, et que tourné vers des
étants plus réels, il voit plus juste ? Si, en l’interrogeant, on l’oblige à dire ce
qu’est chaque chose qui passe, ne crois-tu pas qu’il sera embarrassé et qu’il
croira plus vrai ce qu’il voyait avant que ce qu’on lui montre maintenant ?
(…) [Socrate envisage maintenant que l’un d’eux a finalement été
libéré de leur aveuglement]
- Or donc, au souvenir de sa première résidence, de la philosophie qui
y avait cours et de ses compagnons de chaînes d’alors, ne penses-tu pas qu’il
jugera heureux le changement et qu’il aura pitié d’eux ?
427

- Et combien !
- Et s’ils s’honoraient et se louangeaient les uns les autres, s’ils
accordaient des privilèges à l’observateur le plus pointu des choses qui
passent, à celui qui se souviendrait le mieux de quelle ombre passe
habituellement devant ou derrière ou en compagnie, et serait ainsi le mieux à
même de deviner laquelle allait arriver, les envierait-il, jalouserait-il ceux
qui parmi ces gens-là sont honorés et puissants ? Ne préférera-t-il pas plutôt,
de toute son âme, comme le dit Achille dans Homère, se retrouver
cultivateur au service d’un autrui déshérité, et supporter n’importe quoi
plutôt que de vivre et de penser comme les morts ?
- Oui, je suis de ton avis, il assumera toute condition plutôt que de
vivre ainsi.
(…)
- Et s’il lui fallait de nouveau lutter ardemment avec ceux qui sont
toujours enchaînés pour dire ce qu’il en est des ombres (…) ? S’il
entreprenait de les délivrer et de les élever, alors qu’ils auraient le pouvoir
de le tenir entre leurs mains et de le condamner à mort, ne l’élimineraient-ils
pas ?
- Si, assurément.

Traduction 8, du latin

OVIDE, Les Métamorphoses, 1, 299-310

Où de minces chevrettes naguère goûtaient l'herbe,


Des phoques maintenant posent leurs corps difformes.
Des cités, des maisons sous l'eau, les Néréides
S'étonnent, et les dauphins, habitant les forêts,
Heurtent les hautes branches et les chênes agités.
Parmi les brebis nage le loup, l'onde emporte
Les tigres et les lions. Au sanglier ne servent
Ses forces de feu, ni au cerf ses pattes agiles.
Ayant longtemps cherché des terres où se poser,
Tombe à la mer l'oiseau errant, les ailes lasses.
L'immense licence de la haute mer couvre
Les sommets, sur les pics pulsent de nouveaux flots.
428

*
Traduction 9, de l’hébreu

Bible, Exode, 15

1. Alors auront, eurent à chanter Moïse et les fils d’Israël ce chant via
le Seigneur. Ils dirent via dire :
« Que je chante via le Seigneur !
il est monté, il est monté,
cheval et cavalier dans la mer il a jeté !
2. Ma force, un chant, Yah ! Via lui il fut, mon salut !
Lui, mon Dieu, je le louange, Dieu de mon père, je l’exalte !
3. Le Seigneur est un guerrier, Seigneur est son nom !
4. Chars de Pharaon et son armée, dans la mer il les a jetés !
L’élite de ses officiers s’est enfoncée dans la mer du Roseau,
5. les abîmes les couvrent,
ils ont coulé aux profondeurs comme une pierre.
6. Ta droite, Seigneur, magnifique en puissance,
ta droite, Seigneur, brise l’ennemi.
7. Dans la profusion de ta majesté, tu détruis ceux qui se dressent
contre toi,
tu envoies le feu de ta colère, il les mange comme du chaume !
8. Au souffle de tes narines, s’avisèrent les eaux,
s’enflèrent comme une digue les ondes,
se figèrent les abîmes dans le cœur de la mer !
9. L’ennemi disait :
Je poursuivrai, j’atteindrai,
je partagerai le butin,
je m’en remplirai l’âme,
je viderai mon épée,
ma main les ruinera !
10. Tu fis souffler dans ton esprit,
la mer les couvrit,
ils sombrèrent comme du plomb
dans les eaux formidables.
11. Qui est comme toi parmi les dieux, Seigneur ?
Qui est comme toi magnifique en sainteté,
429

terrifiant de gloire,
faisant merveille ?
12. Tu as étendu ta main,
le pays va les engloutir.
13. Tu as dirigé dans ton amour
ce peuple que tu as racheté,
tu l’as conduit par ta puissance
vers ta demeure sainte.
14. Ils ont entendu, les peuples,
ils frémissent !
Une douleur saisit
les habitants de Philistie.
15. Alors sont troublés
les maîtres d’Édom,
les puissants de Moab,
un tremblement les saisit,
ils fondent tous, les habitants de Canaan.
16. Tombent sur eux
épouvante et terreur,
dans la grandeur de ton bras
ils sont muets comme la pierre,
tant que passe ton peuple, Seigneur,
tant que passe ce peuple que tu as acquis.
17. Tu les emmèneras, les planteras
dans la montagne, ta possession,
lieu que tu as créé, Seigneur,
via ta demeure,
sanctuaire, mon Seigneur,
fondé de tes mains !
18. Le Seigneur règne via l’éternité, à jamais. »
19. Car est entré le cheval de Pharaon, son char et son armée, dans la
mer, et il a fait retourner sur eux, le Seigneur, les eaux de la mer, et les fils
d’Israël ont marché à pied sec au milieu de la mer.
20. Alors Marie, la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en sa main un
tambourin, et sortirent toutes les femmes à sa suite, dans les tambourins et
les danses du pardon.
21. Et Marie leur entonna :
430

« Chantez via le Seigneur, il est monté, il est monté,


cheval et cavalier à la mer il a jeté ! »

Traduction 10, du grec ancien

Évangile de Marc, 6

39. Puis il leur ordonna de tous se renverser en arrière, groupes de


convives par groupes de convives, sur la verte clairière.
40. Et ils tombèrent en arrière, plates-bandes par plates-bandes, en
descendant par cent et par cinquante.
41. Et saisissant par la prière les cinq pains et les deux poissons,
levant les yeux dans le ciel, il rendit grâce, brisa les pains et les donna à ses
disciples pour qu’ils les servent aux convives : les deux poissons, il les
divisa aussi pour tous.
42. Et tous mangèrent et furent rassasiés.
43. Et ils levèrent la somme de douze corbeilles de fragments de pain
et de poissons.
44. Ceux qui avaient mangé les pains étaient au nombre de cinq mille
hommes.
*

Traduction 11, de l’arabe

Coran, sourate Quraïsh, cent-sixième dans le Livre, vingt-neuvième


dans l’ordre de la descente, révélée à La Mecque, où se trouve la Mosquée
sacrée matérielle.

1 Pour le roulement des Quraïsh,


2 Leur roulement, voyages de l’hiver et de l’été,
3 Qu’ils adorent donc le Seigneur de cette Maison,
4 Lui qui les a nourris, tirés de la faim, et apaisés, tirés de la crainte.
431

Traduction 12, de l’ancien français

JEAN RENART

Le roman de la Rose (Guillaume de Dole), vers 138-215

Il fait plutôt dresser nombre de tentes,


De tonnelles et de pavillons,
En été quand il est saison de prendre
Plaisir dans les prés et les bois.
Aussitôt on quitte les villes
Pour s'ébattre en ces forêts profondes.
À trois ou quatre journées de voyage
Il n'y avait comte ni comtesse
Ni châtelaine ni duchesse
Ni dame qu'il n'envoyât chercher,
Ni vavasseur de bon village,
Jusqu'à sept jours de chevauchée.
Pas plus que d'une guigne ne le souciait
La dépense, pourvu que tout fût à leur gré ;
Car il veut que cela soit raconté,
Quand il sera mort, après sa vie.
Ce sont beaux jeux sans vilenie
Qu'il joue avec ses compagnons.
Il étudie les occasions
Afin que chacun se fasse une amie.
Sachez donc qu'il ne manquera point
D'en avoir lui-même une, quoiqu'il fasse,
Le bon, franc, noble et débonnaire roi.
Il savait tous les tours d'amour.
Au matin quand paraît le jour,
Alors les archers venaient
De devant sa tente et criaient :
« Debout, seigneurs, il faut aller au bois ! »
Vous auriez entendu sonner ces cors
Pour éveiller ces chevaliers
Et ces vieux chenus paresseux !
Il faisait donner à chacun un arc :
Jamais on ne vit, depuis le temps du roi Marc,
432

Un empereur sachant si bien vider


Un pavillon de ses gêneurs.

Il était fort sage et habile :


Aux jaloux et aux envieux
Il faisait apporter cors et épieux
Puis montait avec eux jusqu'au bois,
Afin qu'ils ne rebroussent chemin.
Priant les uns d'aller buissonner
Sus au gibier avec les archers
Et les autres de suivre les premiers
Avec les limiers bons pour les cerfs,
Ils leur assigne tant de divertissements
Qu'ils en sont tout contents.
Une fois qu'il les a bien envoyés
Dans les profondeurs de la forêt,
Au plaisir qui mieux lui plaît
Lui s'en retourne droit arrière
Par une vieille piste forestière,
Avec deux chevaliers riant.
Cependant les bons chevaliers errants
Qui s'étaient fatigués aux armes
Dormaient dessous les charmes
Dans les pavillons en drap de soie.
Jamais, vraiment, et nulle part ailleurs
Je ne verrai de gens en tel bonheur
Ni de dames si étroitement lacées,
Leurs beaux corps en jupons plissés,
Leurs chevelures fauves ondoyantes
Couronnées d'or et de clair rubis.
Et ces comtesses en samit
Et en brocarts impériaux
Ont leur beau corps simple, sans manteau.
Et ces jeunes filles en soie galonnée
Avec leurs coiffures entrelacées
De beaux oiseaux et de fleurettes,
Leurs corps gracieux, leurs menus seins
Les font admirer de je ne sais combien.
Toutes fort bien parées
De gants blancs et de fines ceintures.
Elles vont en chantant aux tentes jonchées de verdure
Vers les chevaliers qui attendent,
433

Qui les bras et les mains leur tendent ;


Et les entraînent sous les couvertures.
Qui livra jamais de tels combats
Sait bien quel bon temps ils eurent.

Traduction 13, de l’ancien anglais

SHAKESPEARE

Sonnet 15

Quand je considère toute chose en croissance,


Parfaite seulement l'espace d'un instant ;
Et la vaste scène du néant affichant
Sur quoi parlent les astres à secrète influence ;

Quand je vois les hommes pousser comme les plantes


Sous les acclamations et les huées du ciel,
Enflés de jeune sève et puis descensionnels,
Retombée dans l'oubli leur condition vaillante ;

Alors la pensée de cet inconstant état


Donne à votre jeunesse encore plus d'éclat,
Où le temps ravageur avec la fin paraphe

Pour changer votre jour viride en nuit d'égout.


En guerre avec le temps tout par amour de vous,
À mesure qu'il vous ruine, je vous regreffe.

Sonnet 21

Il n'en est pas de moi comme de cette muse


Par une beauté peinte mue pour quelques vers,
Dont le ciel lui-même pour ornement se sert
Et que le beau sexe à réciter s’amuse,
434

Formant accouplements, fièrement associeuse


De gemmes de soleil, de lune, terre et mer,
Premières fleurs d'avril, et tout ce qui dans l'air
Est rare en la vaste rondure conteneuse.

O laissez-moi, vrai en amour, écrire vrai !


Croyez que mon amour est aussi beau de traits
Qu'un enfant pour sa mère, sans pourtant qu'il ne brille

Comme ces bougies d'or fixées dans l'air des cieux.


Qu'en murmurent à loisir ceux qui cherchent bisbille,
Je n'ai pas à louer ce que vendre ne veux.

Sonnet 51

Mon amour excuse ma vexante monture,


Sa lenteur quand de toi très vite je m'en vais :
Hors d'où tu es, pourquoi devrais-je me hâter ?
Tant que je ne reviens, nul besoin d'autre allure.

O quelle excuse alors ma pauvre bête trouve


Quand paraît trop lente la vive extrémité ?
Quand montant le vent même, j'éperonnerais ?
Dans la vitesse ailée, immobile je m'éprouve.

Nul cheval ne saurait au même pas tenir


Que le parfait amour dont est fait mon désir ;
En sa course de feu nulle chair il ne bride.

D'amour, à ma rosse l'amour pardonnera :


« Puisqu'elle s'est voulue lente à venir de toi,
Moi, je cours à toi, lui laissant le pas fluide. »

*
435

Traduction 14, de l’italien

GIACOMO LEOPARDI

Chant nocturne d’un berger errant d’Asie, début

Que fais-tu, lune, dans le ciel ? Dis, que fais-tu,


Silencieuse lune ?
Tu te lèves le soir, tu vas,
Contemplant les déserts ; puis tu te couches.
N’as-tu pas encore ton compte,
À reparcourir les sempiternels chemins ?
Tu n’en as pas assez, encore tu désires
Contempler ces vallées ?
Semblable à ta vie,
La vie du berger.
Il se lève dans l’aube première,
Mène le troupeau plus avant dans le champ, et voit
Des troupeaux, des fontaines et des herbes ;
Puis fatigué se repose vers le soir :
Jamais il n’a un autre espoir.
Dis-moi, lune : à quoi sert
Au berger sa vie,
Votre vie à vous ? Dis, vers où tend
Ma brève errance, vers où
Ta course immortelle ?

Traduction 15, de l’anglais

WILLIAM BLAKE

Fragments du Mariage du Ciel et de l’Enfer

Aveugle aux fautes est toujours Amour,


Toujours à la joie il incline,
Ailé, sans lois et sans limites,
De chaque esprit brisant toutes chaînes.
436

Duplicité, au secret confinée,


Légale, prudente et raffinée ;
Aveugle en toute chose sauf à son intérêt,
Pour l’esprit forge des fers.


Abstinence sème du sable partout
Aux membres rutilants et aux cheveux de feu,
Mais Désir Gratifié
Y plante fruits de vie & beauté.


C’est une Tête de bois celui qui veut une preuve de ce qu’il ne perçoit,
Et c’est un Fou celui qui essaie de faire que cette Tête de bois croie.


Grandes choses adviennent quand se rencontrent Hommes et
Montagnes ;
Et non pas au Coude à coude dans la Rue.


Je vous donne le bout d’un fil d’or :
Roulez-le simplement en pelote,
Il vous conduira à la Porte du Paradis
Bâtie dans le mur de Jérusalem.

Traduction 16, de l’anglais

EDGAR POE

Le Corbeau

Lors d'un morne minuit, je songeais, apathique, ennuyé,


Sur maint curieux et vieux volume de savoir oublié,
Dodelinant, quasi dormant, quand soudain se fit un léger heurt,
Comme si l'on heurtait, heurtait à la porte.
« Quelque visiteur », murmurai-je, « qui tape à la porte,
Seulement cela, rien d’autre ».
437

Ah, distinctement je m'en souviens, c'était le lugubre décembre


Et chaque braise mourante forgeait sur le sol son fantomatique
membre.
Ardemment je souhaitais le matin ; en vain avais-je cherché à retirer
De mes livres un sursis à la tristesse, tristesse d'avoir perdu Lénore,
La rare et radieuse jeune fille que les anges nomment Lénore
Et qu'ici on déplore.

Les rideaux pourpres bruissaient d’un bruit soyeux, triste, confus


M'emplissant de frissons, de terreurs fantastiques, inconnus.
Et je me répétais, pour calmer mon cœur qui battait :
« C'est quelque visiteur qui demande à entrer, demande à ma porte,
Quelque tardif visiteur qui pour entrer supplie à ma porte.
C'est cela, et rien de plus. »

Puis me ressaisissant, je n’hésitai pas plus longtemps.


« Monsieur », dis-je, « ou Madame, veuillez m’excuser, vraiment,
En vérité je somnolais, et vous avez si légèrement frappé
À ma chambre, vous avez si doucement heurté à ma porte,
Que je n’étais pas sûr d’avoir entendu ». Et j'ouvris grand la porte :
Ténèbre là, rien d’autre.

Scrutant les profondes ténèbres, je restai là, m’interrogeant,


tremblant,
Doutant, rêvant des rêves que nul mortel n'avait osé rêver avant.
Mais rien ne rompait le silence, nul signe dans le calme.
Le seul mot qui fut prononcé là ce fut, chuchotée, la parole :
« Lénore ! »
Chuchotée par moi, en retour murmurée par l’écho, la parole :
« Lénore ! »
Juste cela, rien d’autre.

Retournant dans ma chambre, toute mon âme en moi brûlant,


Bientôt j’entendis de nouveau heurter, un peu plus fort qu'avant.
« Sûrement », dis-je, « sûrement est-ce quelque chose au treillis de
ma fenêtre :
Voyons voir, dis-je, ce qu’il en est de ce mystère, voyons que je
l’explore,
Laissons mon cœur se calmer, et ce mystère, voyons que je l’explore.
C'est le vent, rien d’autre. »

Je poussai le contrevent et d’un vif mouvement, voletant,


438

Entra dans ma chambre un noble corbeau des saints jours d’avant.


Pas un instant il ne me salua, pas un instant ne s'arrêta,
Mais l'air d'un lord ou d'une lady, directement se percha sur ma porte,
Se percha, se posa, rien d’autre.

Cet oiseau d'ébène alors me fit sourire, amusant mon imagination


Par la grave et austère apparence qu’il donnait à son expression.
« Bien que ta crête soit coupée à ras bord », dis-je, « pour sûr tu n’es
pas un perdreau,
Affreux, sinistre et antique corbeau voyageant venu du nocturne
bord,
Dis-moi quel est ton noble nom sur le nocturne bord ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Je m'émerveillai fort que ce laid volatile eût compris mon propos,


Bien qu’à sa réponse fît défaut le sens et l’à-propos.
Car il faut reconnaître qu'à nul être humain vivant
Ne fut donné de voir un oiseau surplombant sa porte,
Un oiseau ou une bête sur le buste sculpté surplombant sa porte
Et s’appelant « Plus d’encore ».

Mais le Corbeau, perché solitaire sur le buste placide, ne disait


Qu’une parole, comme si son âme en cette seule parole se déversait.
Il ne dit rien d’autre, rien de plus, ni ne bougea une plume
Jusqu'à ce que je murmure : « D'autres amis ont pris leur vol pour
l’autre bord,
Au matin il me quittera comme l’espoir m’a quitté pour l’autre
bord. »
L’oiseau dit alors : « Plus d’encore ».

Saisi dans le calme rompu par une réponse d’un si frappant à-propos,
« Sans doute », dis-je, « ce qu'il profère est son seul répertoire,
l’unique propos
Hérité de quelque malheureux maître que le désastre traître
Talonna toujours plus, jusqu'à ce que de ses chants il emporte
Tout espoir, le changeant en refrain funèbre qu’il porte
De « Jamais-plus d’encore ».

Mais le Corbeau me distrayant encore, je tirai mon fauteuil


Hors de mes tristes pensées pour faire face à l'oiseau, au buste, au
seuil,
439

Et laisser en moi, dans le velours enfoncé, s’enchaîner


Songe après songe, sur ce que ce sinistre oiseau des lointains alors,
Ce que cet affreux, morne et de mauvais augure oiseau des lointains
alors,
Signifiait en croassant : « Plus d’encore ».

J'étais donc assis là, conjecturant sans un mot, me tenant


Face au volatile aux yeux de feu brûlant dans mon cœur maintenant,
J'étais assis à réfléchir plus avant, la tête inclinée à son aise
Sur le velours du coussin que la lumière dévore,
Ce velours violet que la lumière de la lampe dévore,
Et qu'elle, ah, ne pressera plus encore !

Puis l'air me sembla s’épaissir, embaumé à coups d’encensoir


Par des Séraphins dont les pas tintaient, invisibles dans le noir.
« Misérable ! » criai-je, « ton Dieu t'a envoyé, par ses anges il t'a
envoyé
Du répit, du répit et du népenthès de tes souvenirs de Lénore !
Bois, bois ce bon népenthès et oublie celle que tu as perdue,
Lénore ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Prophète ! », dis-je, « prophète de malheur, oiseau ou démon,


Que le Tentateur t'ait envoyé ou que la tempête t'ait jeté sur ce limon,
Désolé mais téméraire sur cette terre déserte et enchantée,
Sur cette maison par l'horreur hantée, dis-moi vraiment, je t'en
implore,
Y a-t-il, y a-t-il un baume à Galaad ? Dis-moi, dis-moi, je t'en
implore ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Prophète ! », dis-je, « prophète de malheur, oiseau ou démon,


Par ce Ciel en voûte au-dessus de nous, par ce Dieu que tous deux
adorons,
Dis à cette âme lourde de peine si, dans le lointain Éden,
Elle étreindra une sainte jeune fille que les anges nomment Lénore,
Étreindra une rare et radieuse jeune fille que les anges nomment
Lénore. »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Que ce mot soit le signe de ton départ, oiseau ou démon », hurlai-


je, dressé.
440

Ne laisse pas une plume en signe de ce mensonge que ton âme a


prononcé !
« Retourne à la tempête et nocturne plutonien bord !
N’interromps plus ma solitude ! Quitte le buste au-dessus de ma
porte !
Ôte ton bec de mon cœur, ôte ta silhouette de ma porte ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Et le Corbeau, ne bougeant plus de là, se tient encore, se tient encore


Sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de ma porte,
Avec ses yeux qui ont tout l'air de ceux d'un démon qui rêve,
Et la lumière de la lampe ruisselant sur lui jette son ombre sur le sol.
Pour mon âme qui ne se relèvera jamais de cette ombre étendue sur le
sol,
Il n’y a plus d’encore.

EDGAR POE

Une descente dans le maëlstrom (passages de la fin)

Le bateau paraissait suspendu comme par magie au milieu de la pente,


sur la face interne d’un entonnoir de vaste circonférence et d’une
prodigieuse profondeur, dont les parois parfaitement lisses ressemblaient à
s’y méprendre à de l’ébène, à part la stupéfiante vitesse à laquelle elles
tournaient, et le rayonnement scintillant, terrifiant, qu’elles projetaient,
tandis que les rayons de la pleine lune, par cette faille circulaire au milieu
des nuages que j’ai déjà décrite, ruisselaient en un flux de gloire dorée le
long de ses murs noirs, et bien en-deçà dans les replis reculés de l’abîme.
(…)
Les rayons de la lune semblaient chercher le tréfonds de l’énorme
gouffre. Mais je ne pouvais encore rien distinguer clairement, du fait d’un
épais brouillard qui enveloppait tout, et au-dessus duquel était suspendu un
magnifique arc-en-ciel, tel ce pont étroit, vacillant, qui selon les musulmans
est le seul passage entre le Temps et l’Éternité. Ce brouillard, ou cette
vapeur, était probablement causé par le choc des grands murs de l’entonnoir,
lorsqu’ils se rencontraient et se fracassaient tous au fond – mais le
hurlement qui, de cette brume, montait aux Cieux, je n’ose tenter de le
décrire.
441

Notre premier glissement dans l’abîme lui-même, depuis la ceinture


d’écume au-dessus, nous avait emportés très bas dans la pente. Mais ensuite
notre descente se passa à une toute autre allure. Nous tournions et tournions,
emportés dans un mouvement sans aucune uniformité, avec des
balancements et des à-coups vertigineux, qui nous envoyaient parfois à
quelques centaines de yards seulement, et d’autres fois nous faisaient
accomplir tout le tour de la spirale. Notre progression vers le bas, à chaque
cycle, était lente mais tout à fait perceptible.
(…)
Un fait alarmant vint renforcer sérieusement ces observations, et me
rendit vivement soucieux d’en tirer des conclusions : à savoir qu’à chaque
révolution, nous dépassions quelque chose comme un baril, ou bien une
vergue ou un mât de navire, et que la plupart de ces choses qui avaient été à
notre niveau la première fois que j’avais ouvert les yeux sur les merveilles
du tourbillon, se trouvaient maintenant loin au-dessus de nous et semblaient
n’avoir que très peu bougé de leur position d’origine.
Que faire ? Je n’hésitai pas plus longtemps. Je décidai de m’attacher
solidement au tonneau d’eau sur lequel je me tenais à présent, de le détacher
de la cage et de me jeter avec à l’eau. J’attirai l’attention de mon frère en lui
faisant des signes, lui montrant les barils flottants qui arrivaient près de
nous, et fis tout ce que je pouvais pour lui faire comprendre ce que je faisais.
Je pensai qu’il avait fini par saisir mon but. Mais que ce fut le cas ou non, il
secoua la tête désespérément et refusa de quitter sa place près du boulon à
anneau. Impossible de le rejoindre. Et l’urgence n’admettait aucun délai.
Alors, dans une lutte amère, je l’abandonnai à son sort, m’attachai au
tonneau avec les cordages qui l’avaient retenu à la cage, et me précipitai
avec lui dans la mer, sans un autre instant d’hésitation.
Le résultat fut exactement celui que j’avais espéré. Comme c’est moi
qui vous raconte maintenant cette histoire, vous pouvez constater que j’en ai
réchappé. Et comme vous savez déjà par quel moyen j’en ai réchappé, et
devez donc anticiper tout ce qu’il me reste à dire, je conclurai rapidement
mon récit. Une heure ou à peu près avait dû passer depuis que j’avais quitté
le smack quand celui-ci, ayant descendu une grande distance au-dessous de
moi, fit, à la suite et très vite, trois ou quatre tours sur lui-même, et
emportant avec lui mon frère bien-aimé, plongea tête la première, d’un coup
et à jamais, dans le chaos d’écume au-dessous.
Le baril auquel j’étais attaché surnageait quasiment à mi-distance
entre le fond du gouffre et l’endroit où j’avais sauté par-dessus bord, quand
un grand changement se produisit dans la nature du tourbillon. La pente des
parois du vaste entonnoir devint de moins en moins raide. Les girations du
vortex se firent de moins en moins violentes. Petit à petit l’écume et l’arc-
en-ciel disparurent, et le fond du gouffre parut lentement remonter. Le ciel
442

était clair, les vents étaient tombés, la pleine lune se couchait rayonnante à
l’ouest, quand je me retrouvai à la surface de l’océan, directement en vue
des côtes de Lofoden et au-dessus de l’endroit où le Moskstraumen s’était
produit.
C’était l’heure de l’accalmie, mais par suite de l’ouragan des vagues
hautes comme des montagnes soulevaient encore la mer. Je fus porté
violemment dans le canal du Ström et en quelques minutes projeté sur la
côte, dans les pêcheries. Un bateau me recueillit, fatigué, épuisé, et
maintenant que le danger était passé, laissé sans voix par le souvenir de cette
horreur. Ceux qui me tirèrent à bord étaient de vieux camarades, mes
compagnons de tous les jours, mais ils ne me reconnaissaient pas plus qu’ils
n’auraient reconnu un voyageur venu du monde des esprits. Mes cheveux,
qui la veille étaient d’un noir de corbeau, étaient aussi blancs que vous les
voyez maintenant. Ils dirent aussi que mon visage avait complètement
changé d’expression. Je leur racontai mon histoire, ils ne voulurent pas y
croire. Maintenant c’est à vous que je la dis, sans espérer vraiment que vous
lui accorderez plus de crédit que les joyeux pêcheurs de Lofoden.

EDGAR POE

La chute de la maison Usher

Son cœur est un luth suspendu ;


Sitôt qu’on le touche, il résonne.
De Béranger

Tout le temps d'un jour morne d'automne, sombre et sans bruit, où les
nuages pendaient, oppressants, bas dans les cieux, j'avais chevauché, seul, à
travers une contrée singulièrement triste. Et finalement je m'étais retrouvé,
alors que s'avançaient les ombres du soir, en vue de la mélancolique maison
Usher1. Je ne sais comment cela se fit – mais au premier coup d’œil sur le
bâtiment, une insupportable ténèbre se répandit dans mon esprit.
Insupportable, dis-je : car cette impression n'était relevée en rien par ce
1
Usher signifie « ouvreur » (au théâtre) ou « huissier » (au tribunal). J'y vois aussi accolés
us et her, « nous » et « sa », « sa maison nous » - je ne sais si Poe y a pensé, mais cela
peut aussi dire quelque chose sur l'histoire qui va suivre. Quant à savoir ce que cela dit
dans l'histoire du monde, chacun est libre d'y réfléchir, comme le narrateur.
443

sentiment poétique, presque plaisant, grâce auquel la pensée reçoit


d'habitude même les plus rudes images naturelles de la désolation ou de
l'horreur. Je jetai mon regard sur la scène devant moi – sur la maison en elle-
même et les simples traits paysagers du domaine – sur les murs lugubres –
sur les yeux vides des fenêtres – sur quelques roseaux touffus et sur
quelques troncs blancs d'arbres pourris – avec une dépression si aiguë dans
l'âme... à quoi mieux la comparer sur cette terre, sinon à la sensation
qu'après avoir joui du rêve éprouve le mangeur d'opium ? L'amère chute
dans le quotidien, la hideuse retombée du rideau. C'était un froid glacial, un
naufrage, un dégoût dans le cœur – une tristesse maudite de la pensée que
nul aiguillon de l'imagination n'eût pu torturer pour en tirer quelque sublime.
Qu'était-ce donc, pris-je le temps de me demander, qui me perturbait tant
dans la contemplation de la maison Usher ? C'était un mystère
complètement insoluble. Et je ne pouvais pas non plus me battre avec les
sombres fantasmes qui s'attroupaient sur moi tandis que je réfléchissais.
Je fus forcé de me rabattre sur cette conclusion insatisfaisante que si,
sans doute, il existe des combinaisons d'objets naturels très simples qui ont
le pouvoir de nous affecter ainsi, cependant l'analyse de ce pouvoir repose
sur des considérations trop profondes pour que nous y ayons pied. Il était
possible, réfléchissais-je, qu'une simple différence dans l'arrangement des
particularités de la scène, des détails du tableau, suffît à modifier, voire à
annihiler sa capacité à rendre une impression de tristesse ; et en fonction de
cette idée, je menai mon cheval sur le bord abrupt d'un sombre et sinistre
étang, lustre imperturbable au pied de la demeure, et je fixai du regard –
mais avec un frisson plus intense encore que précédemment -, là en bas, les
images remodelées et inversées des joncs gris, et les épouvantables tiges des
arbres, et les yeux vides des fenêtres.1
Néanmoins c'est dans ce manoir de ténèbre que je me proposais
maintenant de séjourner quelques semaines. Son propriétaire, Roderick
Usher, avait été l'un de mes bons compagnons d'enfance ; mais de
nombreuses années s'étaient écoulées depuis notre dernière rencontre. Une
lettre, cependant, m'était parvenue ces derniers temps dans une partie
lointaine du pays – une lettre de lui, dont la nature follement pressante ne
pouvait admettre qu'une réponse personnelle. Son écriture donnait tous les
signes d'une agitation nerveuse. L'auteur parlait d'une grave maladie
physique, d'un désordre mental qui l'oppressait, et d'un sérieux désir de me
voir, moi qui étais son meilleur, et de fait, son seul ami personnel, pour
tenter de trouver en la joie de ma compagnie quelque soulagement à son
mal.
1
Jeu des correspondances entre les considérations où l'on perd pied, entre aussi le
narrateur qui réfléchit comme l'étang réfléchit la végétation et la maison, elle-même
pourvue d'yeux.
444

Telle était la façon dont tout ceci, et bien davantage, était dit : c'était à
cœur ouvert qu'il faisait sa demande, et cela ne me laissait nulle place pour
l'hésitation. J'obéis donc sur-le-champ à ce que je considérais comme une
très singulière sommation.
Quoique nous ayons été, enfants, des camarades intimes, maintenant
j'en savais bien peu sur mon ami. Il s'était toujours conduit de façon
excessivement réservée. J'étais au courant, cependant, que sa très ancienne
famille était réputée, depuis la nuit des temps, pour son tempérament
particulièrement sensible, qui s'était exprimé à travers les âges par de
nombreuses et fameuses œuvres d'art, et s'était récemment manifesté, à
plusieurs reprises, par des actes de charité aussi munificents que discrets,
aussi bien que par une dévotion passionnée pour les complexités, peut-être
plus encore que pour les beautés orthodoxes et aisément reconnaissables, de
la science musicale. J'avais appris aussi ce fait remarquable que la lignée des
Usher, toute séculaire qu'elle était, n'avait à aucun moment produit quelque
branche durable : en d'autres termes, toute la famille descendait d'une même
souche et, avec d'insignifiantes et très temporaires variations, s'était ainsi
allongée dans le temps. C'était cette déficience, estimais-je, tout en songeant
à la parfaite correspondance entre le caractère des lieux et le caractère
attribué à ces gens, et tout en spéculant sur la possible influence que l'un, au
cours des siècles, avait pu exercer sur l'autre – c'était ce déficit, peut-être, de
descendance collatérale, et par conséquent la transmission constante de père
en fils du patrimoine et du nom, qui avait à la longue identifié les deux au
point de fondre le nom originel de la propriété dans l'équivoque et bizarre
appellation de « Maison Usher » - une appellation qui semblait comprendre,
dans l'esprit des paysans qui l'employaient, à la fois la famille et le manoir
de la famille.
Je l'ai dit, le seul effet de ma quelque peu puérile expérience –
contempler les choses à l'intérieur de l'étang -, avait été d'approfondir ma
première et singulière impression. Sans aucun doute, la conscience de la
montée rapide de ma superstition - car pourquoi ne la nommerais-je pas
ainsi ? - servit seulement à accélérer cette même montée. Telle est, je le
savais depuis longtemps, la loi paradoxale de tous les sentiments basés sur la
terreur. Et c'est sans doute la seule raison pour laquelle, quand, de son reflet
dans la mare, je levai les yeux vers la maison elle-même, se développa dans
mon esprit une étrange idée – une idée si ridicule, en réalité, que je ne la
mentionne que pour montrer la vive force des sensations qui m'oppressaient.
J'avais tant fait travailler mon imagination que je croyais réellement que le
manoir et le domaine entiers étaient suspendus dans une atmosphère qui leur
était particulière, ainsi qu'à leurs alentours immédiats – une atmosphère qui
n'avait pas d'affinités avec l'air du ciel, mais qui s'exhalait des arbres pourris,
445

des murs gris et de l'étang silencieux, une pestilente et surnaturelle vapeur,


terne, inerte, à peine perceptible et couleur de plomb.
Chassant de mon esprit ce qui, certainement, n'avait pu être qu'un
rêve, je scrutai plus étroitement l'aspect réel du bâtiment. Une excessive
antiquité semblait être sa caractéristique principale. Le temps l'avait
grandement décoloré. De minuscules moisissures recouvraient tout
l'extérieur, pendant de l'avant-toit en fine toile au tissage enchevêtré. Tout
ceci, pourtant, n'était pas lié à quelque extraordinaire délabrement. Aucun
pan de maçonnerie n'était tombé ; et il semblait y avoir une contradiction
sauvage entre l'adaptation encore parfaite de ses parties et l'état de
désintégration de ses pierres elles-mêmes. Il y avait là quelque chose qui me
rappelait beaucoup l'intégrité spécieuse des vieilles boiseries qui ont pourri
pendant de longues années dans quelque cave abandonnée, sans être
troublées par le souffle de l'air extérieur. À part ce signe de vaste
délabrement, la structure portait peu de marques d'instabilité. Peut-être l’œil
d'un observateur attentif eût-il découvert une fissure à peine visible qui
descendait du toit du bâtiment sur sa façade, faisant son chemin en zigzag le
long du mur jusqu'à se perdre dans les eaux sombres de l'étang.1
Prenant note de ces choses, je traversai l'étang 2 par une courte
chaussée menant à la maison. Un serviteur qui attendait prit mon cheval, et
je pénétrai dans la voûte gothique de l'entrée. Un valet au pas furtif me
conduisit de là, en silence et à travers maints couloirs obscurs et
labyrinthiques, jusqu'au « studio » de son maître.
Beaucoup de ce que je rencontrai en chemin contribua, je ne sais
comment, à augmenter les vagues sentiments dont j'ai déjà parlé. Tandis que
les objets autour de moi – les moulures des plafonds, les sombres tapisseries
des murs, le noir d'ébène des sols et les fantasmagoriques trophées armoriés
qui cliquetaient sur mon passage, étaient tout à fait, ou à peu près, les
matières d'un genre3 auquel j'avais été accoutumé depuis mon enfance, et
tandis que je les reconnaissais sans hésitation comme tels, je m'étonnais
pourtant de constater combien ces figures ordinaires suscitaient en moi des
imaginations extraordinaires. Sur l'un des escaliers, je rencontrai le médecin
de la famille. Son attitude, pensai-je, arborait une expression mêlée de basse
ruse et d'embarras. Il m'aborda anxieusement et disparut. Le valet

1
Comme les lignes des arbres, des roseaux et des murs dans l'étang, la fissure zigzague dans
la façade. N'est-ce pas aussi la lignée Usher qui se révèle marquée dans sa chair par
l'instabilité, à force de se mirer dans son sang trop peu mêlé, figé ?
2
Ce passage par la chaussée surplombant l'étang rappelle la traversée du fleuve qui conduit
dans les mythologies au domaine de la mort.
3
De même que Cervantes dépassa le genre du roman de chevalerie en le reprenant, Poe
dépasse ici le genre du roman gothique, dont le narrateur reconnaît les décors tout en y
trouvant quelque chose de beaucoup plus profond.
446

maintenant ouvrit une porte à la volée et me fit entrer en présence de son


maître.4
La pièce dans laquelle je me trouvais était grande et haute de plafond.
Les fenêtres étaient hautes, étroites et pointues, et à si vaste distance du
plancher de chêne noir qu'elles étaient complètement inaccessibles de
l'intérieur. De faibles lueurs d'une lumière cramoisie faisaient leur chemin à
travers les carreaux en treillis, servant à rendre suffisamment distincts à l’œil
les objets de premier plan, mais se débattant en vain pour atteindre les
angles les plus éloignés de la chambre ou les renfoncements du plafond
voûté et rongé. De sombres draperies pendaient sur les murs.
L'ameublement dans son ensemble était profus, incommode, antique et en
piteux état.
Nombre de livres et d'instruments de musique gisaient épars, mais
n'arrivaient pas à donner la moindre vitalité à la scène. Je sentais que je
respirais une atmosphère de désolation. Un air d'austère, profonde et
irréversible tristesse planait sur tout, imprégnait tout.
À mon entrée, Usher se leva d'un sofa sur lequel il était étendu de
toute sa longueur et m'accueillit avec une animation et une chaleur que je
jugeai d'abord comme tenant en grande partie d'une cordialité excessive – de
l'effort contraint de l'homme du monde plein d'ennui. Mais voyant
l'expression de son visage, je fus convaincu de sa parfaite sincérité. Nous
nous assîmes ; et pendant quelques instants où il ne disait rien, je le
contemplai avec un sentiment mêlé de pitié et d'effroi. À coup sûr, nul
homme n'avait jamais aussi terriblement changé, et en si peu de temps, que
Roderick Usher ! Je ne pouvais qu'à grand peine me convaincre de
reconnaître en l'être blême qui se tenait devant moi mon camarade
d'enfance. Certes son visage avait toujours été d'un caractère remarquable.
Un teint cadavéreux, l’œil grand, liquide et incomparablement lumineux,
des lèvres quelque peu minces et très pâles mais merveilleusement ourlées,
un nez de type délicatement hébreu mais, bizarrement, avec de larges
narines, un menton finement modelé dont le manque de saillant évoquait un
manque d'énergie morale, des cheveux plus doux et plus fins qu'une toile
d'araignée... ces traits, et un développement démesuré des zones situées au-
dessus des tempes, composaient une figure difficile à oublier.
Et à présent, dans la simple exagération du caractère dominant de ces
traits, et de l'expression qu'ils portaient habituellement, il y avait tant de
changement que je me demandais à qui je parlais. La pâleur maintenant
épouvantable de la peau, l'éclat maintenant miraculeux de l’œil, plus que

4
« Me fit entrer » : ushered me. Encore une fois, identification entre le lieu, la maison
Usher, et l'homme qui l'habite. En quelque sorte le narrateur entre à toute volée dans l'âme
de cet homme, comme on se jetterait dans l'abîme peut-être – ou du moins dans un état
semblable à la chambre ensuite décrite.
447

tout le reste m'alarmaient, me sidéraient, même. Les cheveux soyeux, aussi,


souffraient d'avoir poussé de façon négligée, et comme ils flottaient, plutôt
qu'ils ne tombaient, en espèce de tulle sauvage autour du visage, je n'arrivais
pas, malgré mes efforts, à relier cet effet d'arabesque à quelque idée de la
simple humanité.
Je fus tout de suite frappé par ce qu'il y avait, dans les manières de
mon ami, d'incohérent, d'inconsistant ; et je découvris bientôt que cela
résultait d'une série de faibles et vaines luttes pour maîtriser un tremblement
compulsif – une agitation nerveuse excessive. J'avais en fait été préparé à
quelque chose de ce genre, non seulement par sa lettre, mais aussi par le
souvenir de certains traits de son enfance, et par les conclusions déduites de
sa conformation physique particulière et de son tempérament. Sa conduite
était tantôt enjouée, tantôt sombre. Sa voix variait rapidement, passant d'une
tremblante indécision (quand l'esprit vital semblait complètement en
suspens) à cette espèce de concision énergique, cette brusque, grave, lente et
caverneuse énonciation, ce parler guttural, plombé, balancé et parfaitement
modulé, qu'on peut observer chez l'ivrogne perdu, ou chez le mangeur
d'opium invétéré, dans les moments de leur excitation la plus intense.
C'est ainsi qu'il parla de l'objet de ma visite, de son pressant désir de
me voir et du soulagement qu'il attendait de moi. Il se lança, assez
longuement, dans l'exposé de ce qu'il pensait être la nature de sa maladie.
C'était, dit-il, un mal constitutionnel, un mal de famille, pour lequel il
désespérait de trouver un remède – une simple affection nerveuse, ajouta-t-il
immédiatement, qui serait sans aucun doute bientôt passée. Elle se
manifestait par un tas de sensations anormales. Certaines d'entre elles, telles
qu'il m'en fit le détail, m'intéressèrent et me déconcertèrent ; mais peut-être
était-ce dû aussi au poids des mots et à sa façon de raconter. Il souffrait
beaucoup d'une acuité morbide des sens ; seule une nourriture insipide lui
était supportable ; il ne pouvait porter que des vêtements d'une certaine
texture ; toutes les fleurs avaient une odeur oppressante ; la lumière même
faible torturait ses yeux ; et il n'y avait que des sons particuliers, des sons
d'instruments à cordes, qui ne lui faisaient pas horreur.
Je découvris qu'il était l'esclave absolu d'une espèce anormale de
terreur.
« Je périrai, dit-il, il ne peut en être autrement, je périrai dans cette
lamentable folie. Ainsi, ainsi et pas autrement, serai-je perdu. Je redoute
tout ce qui peut arriver, non en soi mais en ce qui peut en résulter. Je
tremble à la pensée de quelque incident, même le plus trivial, qui pourrait
agir sur cette intolérable agitation d'âme. En fait je n'ai horreur du danger
que dans son effet absolu, la terreur. Dans cette condition dévitalisée,
pitoyable, je sens que tôt ou tard viendra le moment où je devrai
448

abandonner à la fois la vie et la raison, dans quelque lutte avec ce spectre


lugubre : la PEUR. »
J'appris en outre, par intervalles et par bribes, à travers des allusions
équivoques, une autre singularité de son état mental. Il était enchaîné par
certaines impressions superstitieuses sur la demeure qu'il occupait, et d'où,
depuis des années, il ne s'était pas aventuré à sortir, du fait d'une influence
dont il évoqua la supposée puissance dans des termes trop obscurs pour que
je puisse les rapporter ici – une influence que certaines particularités
inscrites à même la forme et la substance de sa maison de famille avaient, à
force de longue souffrance, dit-il, acquis sur son esprit – un effet que le
physique des murs et des tourelles gris, et du sombre étang dans lequel
l'ensemble plongeait le regard, avait entraîné sur le moral de son existence.
Il admit cependant, quoiqu'en hésitant, qu'une grande part de la
mélancolie particulière qui l'affligeait de la sorte pouvait avoir une origine
plus naturelle et bien plus concrète : à savoir la grave et longue maladie, et
en vérité la dissolution manifestement proche, d'une sœur tendrement aimée,
sa seule compagne depuis des années, son dernier et seul parent sur terre.
Son décès, dit-il avec une amertume que je ne pourrai jamais oublier, le
laisserait, lui le frêle et le désespéré, le dernier de la race ancienne des
Usher.
Tandis qu'il parlait, lady Madeline (tel était son nom) passa lentement
au fond de la pièce et, sans avoir remarqué ma présence, disparut. Je
l'observai avec un étonnement extrême, non exempt de terreur – il m'est
encore impossible de rendre compte de ce que j'éprouvai. Une sensation de
stupeur m'oppressa, tandis que je suivais des yeux ses pas qui s'éloignaient.
Lorsqu'une porte, finalement, se referma sur elle, instinctivement,
avidement, je cherchai du regard le visage du frère ; mais il avait enfoui1 sa
face dans ses mains, et je pus seulement percevoir qu'une pâleur
extraordinaire avait envahi les doigts émaciés à travers lesquels coulaient
maintes larmes passionnées.
La maladie de lady Madeline avait longtemps dépassé les
compétences de ses médecins. Une apathie chronique, un dépérissement
graduel de la personne et de fréquentes, quoique passagères, affections à
caractère en partie cataleptique : tel était l'étrange diagnostic. Jusqu'ici, elle
avait constamment tenu bon face à la pression de sa maladie, et ne s'était pas
résolue à s'aliter. Mais à mon arrivée à la maison, en fin de soirée, elle
succomba (comme son frère me le dit dans la nuit avec une inexprimable
agitation) au pouvoir d'abattement du destructeur 2. J'appris que la brève
vision que j'avais eue de sa personne serait probablement la dernière, et qu'il
ne me serait plus jamais donné de voir la dame, du moins de son vivant.
1
Buried : « enterré ».
2
the destroyer
449

Les jours suivants, ni Usher ni moi-même ne mentionnâmes son nom.


Durant ce temps, je fis de constants et sérieux efforts pour alléger la
mélancolie de mon ami. Nous peignions et lisions ensemble ; ou bien
j'écoutais, comme dans un rêve, ses sauvages improvisations sur une guitare
qui semblait parler. Et ainsi, à mesure qu'une intimité grandissante me faisait
pénétrer plus entièrement dans les replis de son âme, plus amèrement je
ressentais l'inutilité de toute tentative d'encourager un esprit d'où la ténèbre,
comme une qualité positive qui lui serait inhérente, se déversait sur tous les
objets de l'univers moral et physique, en une incessante radiation de
tristesse.
Je porterai toujours en moi le souvenir de toutes les heures graves que
je passai ainsi, seul avec le maître de la maison Usher. Encore échouerais-je
si j'essayais de donner une idée du caractère exact des études, ou des
occupations, dans lesquelles il m'impliquait, ou auxquelles il m'initiait. Une
idéalité excitée, complètement dérangée, jetait sur toute chose un lustre
sulfureux. Ses longues improvisations funèbres résonneront à jamais dans
mes oreilles. Entre autres, je garde douloureusement à l'esprit la façon
perverse et singulière dont il amplifia le caractère un peu fou de la dernière
valse de Weber. Quant aux peintures sur lesquelles son imagination
sophistiquée broyait du noir, et qui, touche après touche, grandissaient en
flous qui me faisaient frémir et palpiter d'autant plus que j'ignorais pourquoi
– quant à ces peintures, que je vois encore de façon saisissante, je
m'efforcerais en vain d'en tirer plus que la petite part saisissable par de
simples mots écrits. Par l'extrême simplicité, par le dépouillement de ses
dessins, il retenait et impressionnait l'attention. Si jamais mortel peignit une
idée, ce mortel fut Roderick Usher. Pour moi du moins, dans le contexte qui
m'entourait alors, surgissait, des pures abstractions que l'hypocondriaque
inventait pour les jeter sur la toile, une intense et intolérable terreur, une
ombre telle que je n'en avais jamais ressenti à la contemplation des sans
doute brillantes mais trop concrètes rêveries de Fuseli.
L'une des conceptions fantasmagoriques de mon ami, ne participant
pas aussi strictement de l'abstraction, pourrait être évoquée, quoique
faiblement, par les mots. Un petit tableau représentait l'intérieur d'un caveau,
ou d'un tunnel, extrêmement long et rectangulaire, aux murs bas, lisses et
blancs, sans interruption ni équipement. Certains détails accessoires du
dessin servaient judicieusement à faire comprendre que cette excavation se
trouvait à une grande profondeur sous la surface de la terre. On ne voyait
nulle sortie en aucun point de sa vaste étendue, et on n'y discernait nulle
torche, ni aucune autre source artificielle de lumière. Cependant un flot de
rayons intenses roulait tout du long, et baignait l'ensemble dans une terrible
et indécente splendeur.
450

J'ai évoqué cet état morbide du nerf auditif qui rendait intolérable au
souffrant toute musique, à l'exception de certains effets d'instruments à
cordes. Peut-être fut-ce de l'étroite limite à laquelle il se confina ainsi sur sa
guitare, que naquit, en grande partie, le caractère fantastique de ses
exécutions. Mais cela ne suffit pas à expliquer la fervente « facilité » de ses
« impromptus ». Elle devait se trouver dans les notes, et s'y trouvait, comme
dans les paroles de ses étranges fantaisies (car il n'était pas rare qu'il
s'accompagnât d'improvisations verbales rimées), résultat de ce
recueillement et de cette concentration mentale intenses, dont j'ai déjà
mentionné qu'ils ne pouvaient s'observer qu'aux moments particuliers de la
plus haute et artificielle excitation. J'ai aisément retenu les paroles de l'une
de ces rhapsodies. Peut-être en fus-je plus fortement impressionné, quand il
la chanta, parce que, dans le courant souterrain ou mystique de son sens, il
me sembla percevoir, pour la première fois, une pleine conscience de la part
de Usher du fait que sa noble raison était en train de chanceler sur son trône.
Intitulés Le Palais hanté, les vers en étaient, précisément ou presque, ceux-
ci :

I
Dans la plus verte de nos vallées,
Par de bons anges habitée,
Il était un beau, majestueux palais,
Radieux palais, tête levée.
Dans le domaine du roi Pensée,
Là il se dressait !
Jamais séraphin n'étendit l'aile
Sur édifice moitié si bel.

II
Jaunes bannières, glorieuses, dorées,
Sur son toit flottaient, fluaient.
Ceci, tout ceci, c'était
Dans un lointain passé
Et chaque brise qui badinait
En ces douces journées
Sur les remparts ornés et pâles
Une odeur ailée exhale.

III
Vagabonds dans cette heureuse vallée
Par deux fenêtres claires voyaient
Des esprits musicalement bouger,
451

Selon un luth bien réglé,


Autour d'un trône où il siégeait
- Dans la pourpre né !
Dans un état digne de sa gloire
Le roi du lieu se laissait voir.

IV
Et tout de nacre et de rubis brillait
La belle porte du palais,
Par où coulait, coulait, coulait,
Étincelante à jamais,
Une troupe d'Échos qui ne devait
Rien que chanter,
À voix d'une sublime essence,
De leur roi l'esprit et le bon sens.

V
Mais les choses mauvaises, en robes de peine,
Assaillirent du monarque le haut domaine.
Ah, pleurons, car nulle aurore
Ne se lèvera sur lui, pauvre !
Et tout autour de sa maison, la gloire
N'est plus qu'une lointaine histoire
Qui s'enflamma, fleurit,
Et que le temps ensevelit.

VI
Voyageurs dans cette vallée désormais,
Par les fenêtres rougeoyantes voyez
De vastes formes fantastiquement bouger
Sur une discordante mélopée.
Tandis que tel un horrible torrent,
Par la porte aux pâles montants,
Une foule hideuse indéfiniment se rue,
Riant – mais ne souriant plus.

Je me rappelle bien que les idées qui nous vinrent après cette ballade
nous entraînèrent dans tout un enchaînement de pensées, d'où il ressortit que
Usher avait cette opinion que je mentionne non du fait de sa nouveauté, car
d'autres pensaient déjà de même, mais à cause de l'opiniâtreté avec laquelle
il la soutenait. Cette opinion, dans sa forme générale, était que les plantes
452

étaient douées de conscience. Mais dans son imagination délirante, cette


idée prenait un caractère plus audacieux et débordait, sous certains aspects,
jusque dans le règne de l'inorganique. Les mots me manquent pour exprimer
complètement l'étendue de sa conviction, ou sa sérieuse abdication. En tout
cas sa croyance était liée, comme je l'ai déjà laissé entendre, aux pierres
grises de la demeure de ses ancêtres. Les conditions de la conscience avaient
été remplies là, imaginait-il, par la façon dont ces pierres avaient été
assemblées, dans l'ordre de leur disposition aussi bien que dans les
nombreuses moisissures qui les recouvraient, dans les arbres pourris qui se
trouvaient autour, et plus que tout, dans la longue et ininterrompue
permanence de cet arrangement, et dans sa duplication dans les eaux
immobiles de la mare. La preuve, la preuve de la conscience, se voyait, dit-il
(et ces paroles me firent sursauter), dans la condensation graduelle mais
certaine d'une atmosphère qui leur était particulière autour des eaux et des
murs. On se rendait compte de leur effet, ajoutait-il, dans cette influence
silencieuse, importune et terrible qui depuis des siècles avait façonné les
destinées de sa famille, et qui l'avait rendu tel que je le voyais maintenant –
tel qu'il était. De telles conceptions se passent de commentaires, et je n'en
ferai pas.
Nos livres, les livres qui, depuis des années avaient eu une part non
négligeable dans l'activité mentale de l'infirme, étaient, comme on peut le
supposer, en étroite relation avec ce genre de fantasme. Nous nous
penchions ensemble sur des ouvrages tels que le Vervet et Chartreuse de
Gresset ; le Belphégor de Machiavel ; Le Ciel et l'enfer de Swedenborg ; le
Voyage souterrain de Nicolas Klimm de Holberg ; La Chiromancie de
Robert Flud, Jean d'Indagine et De La Chambre ; le Voyage dans le bleu de
Tieck ; et La Cité du Soleil de Campanella. L'un de ses volumes préférés
était l'édition en petit in-octavo du Directorium Inquisitorum, du dominicain
Eymeric de Gironne ; et il y avait dans Pomponius Mela des passages sur les
vieux satyres et aegypans africains, sur lesquels Usher pouvait rester à
songer pendant des heures. Son principal délice, cependant, était de lire
attentivement un in-quarto gothique extrêmement rare et curieux, le manuel
d'une église oubliée : le Vigilae Mortuorum secundum Chorum Ecclesiae
Maguntinae.
Je ne pus m'empêcher de penser à l'étrange rituel évoqué dans cet
ouvrage, et à sa probable influence sur l'hypocondriaque, lorsque, un soir,
après m'avoir informé brutalement que lady Madeline n'était plus, il déclara
son intention de conserver son corps pendant quinze jours, en attendant son
enterrement définitif, dans l'un des nombreux caveaux contenus entre les
murs d'enceinte de l'édifice.
La raison concrète qu'il donnait à cette singulière façon de procéder
était cependant de celles que je ne me sentais pas autorisé à discuter. Le
453

frère avait été conduit à prendre cette résolution, me dit-il, à cause du


caractère inhabituel de la maladie de la défunte, de certaines demandes
importunes et pressantes de la part des médecins, et de la situation éloignée
et exposée du caveau de famille. J'avoue qu'en me rappelant la sinistre
contenance de la personne que j'avais croisée dans l'escalier, le jour de mon
arrivée au manoir, je n'eus aucun désir de m'opposer à ce qui me sembla au
mieux une inoffensive précaution, en rien contre nature.
Sur la demande d'Usher, je l'aidai personnellement dans les préparatifs
pour la mise au tombeau provisoire. Une fois le corps mis en bière, nous le
portâmes tous deux, seuls, au lieu où il devait reposer. Le caveau dans lequel
nous le plaçâmes (et qui n'avait pas été ouvert depuis si longtemps que nos
torches, à moitié étouffées dans cette atmosphère oppressante, ne nous
permettaient pas vraiment d'examiner les lieux), était petit, humide, et sans
aucun accès à la lumière. Il se trouvait à une grande profondeur juste au-
dessous de la partie du bâtiment où j'avais ma chambre. Il avait
apparemment servi, à une lointaine époque féodale, d'oubliettes, et plus tard,
de dépôt de poudre, ou de quelque autre substance hautement inflammable :
une partie du sol, et tout l'intérieur du long porche voûté par lequel nous y
étions arrivés, étaient soigneusement gainés de cuivre.
La porte, en fer massif, avait aussi été protégée de la même manière.
Son poids énorme produisit un grincement aigu lorsqu'elle tourna sur ses
gonds. Après avoir déposé notre funèbre fardeau sur des tréteaux dans cette
zone d'horreur, nous fîmes glisser un peu le couvercle du cercueil, qui n'était
pas encore vissé, et nous regardâmes le visage de son occupante. Une
ressemblance frappante entre le frère et la sœur retint soudain mon attention.
Et Usher, devinant peut-être mes pensées, murmura quelques mots pour
m'apprendre que la défunte et lui-même étaient jumeaux, et qu'avait toujours
existé entre eux une sympathie mentale d'une nature à peine
compréhensible. Nos regards, cependant, ne s'attardèrent pas longtemps sur
la morte – car nous ne pouvions pas la contempler sans effroi. La maladie
qui avait ainsi conduite au tombeau la lady en pleine jeunesse avait laissé,
comme souvent dans le cas des maladies à caractère strictement
cataleptique, la parodie d'un léger fard sur sa poitrine et sur sa figure, et sur
sa lèvre ce sourire suspect et persistant qui est si terrible dans la mort. Nous
replaçâmes et vissâmes le couvercle et, une fois bien fermée la porte de fer,
fîmes notre chemin, péniblement, jusqu'aux appartements presque aussi
lugubres de la partie supérieure de la maison.
Et puis, passés des jours d'amère peine, les symptômes du désordre
mental de mon ami subirent un changement visible.
Son maintien coutumier s'était évanoui. Ses occupations habituelles
étaient négligées, oubliées. Il errait de chambre en chambre d'un pas pressé,
inégal et sans but. La pâleur de son teint avait pris, s'il était possible, une
454

nuance encore plus livide – mais la luminosité de son œil avait


complètement disparu. On n'entendait plus le caractère rauque que sa voix
prenait quelquefois, et régulièrement son phrasé chevrotait, comme d'un
tremblement de terreur extrême. Par moments, vraiment, je me disais que
son esprit continuellement agité était aux prises avec quelque secret
oppressant, et qu'il luttait pour trouver le courage de le révéler. D'autres fois,
je me trouvais de nouveau forcé de trouver une explication à tout cela dans
les simples divagations de la folie, en le voyant fixer le vide pendant des
heures, dans une attitude de la plus profonde attention, comme s'il écoutait
quelque son imaginaire. Nul doute que son état me terrifiait – m'infectait,
même. Je sentais s'avancer sur moi, lentement mais sûrement, les influences
étranges de ses propres superstitions, grotesques mais impressionnantes.
Ce fut spécialement au moment d'aller au lit, tard dans la nuit du
septième ou du huitième jour après que nous avions déposé lady Madeline
dans le donjon, que je fis l'expérience du plein pouvoir de tels sentiments.
Le sommeil n'approchait pas ma couche, et les heures n'en finissaient pas de
s'écouler. Je luttais pour faire entendre raison à la nervosité qui s'était
emparée de moi.
Je m'efforçais de me convaincre qu'une grande part, sinon la totalité,
de ce que je ressentais, venait de l'influence déroutante de l'ameublement
sinistre de la chambre, des draperies sombres et en loques qui, agitées par le
souffle d'un début de tempête, se balançaient par intermittence d'avant en
arrière, et bruissaient de façon inquiétante autour des décorations du lit.
Mais mes efforts étaient vains. Un irrépressible tremblement s'infiltrait
graduellement jusque dans mes os ; et longuement, tel un incube assis juste
sur mon cœur, s'installa en moi une angoisse dénuée de toute raison.
Chassant cela dans un sursaut de lutte, je me redressai sur mes oreillers et,
scrutant avec attention la ténèbre intense de la chambre, je prêtai l'oreille - je
ne sais pourquoi, sinon que j'y étais poussé par un instinct – à certains sons
bas et indéfinis qui montaient, dans les accalmies de la tempête, par longs
intervalles, je ne savais d'où. Subjugué, vaincu par un intense sentiment
d'horreur, inexplicable mais insupportable, j'enfilais mes vêtements à la hâte,
ayant compris que je ne pourrais plus dormir de la nuit, et m'efforçai de me
relever de l'état pitoyable dans lequel j'étais tombé en faisant rapidement les
cent pas à travers la pièce.
À peine avais-je ainsi fait quelques allées et venues qu'un pas léger,
sur un escalier voisin, attira mon attention. Je reconnus immédiatement que
c'était celui d'Usher. L'instant d'après, il frappa doucement à ma porte et
entra, une lampe à la main.
Sa figure était, comme d'habitude, d'un blême cadavérique, mais en
outre il y avait une espèce d'hilarité frénétique dans ses yeux, à l'évidence
une hystérie refoulée dans tout son comportement. Son air m'atterra, mais
455

n'importe quoi valait mieux que la solitude que j'avais si longtemps endurée,
et j'accueillis même sa présence comme un soulagement.
« Et vous n'avez pas vu ça ? », dit-il abruptement, après avoir regardé
fixement autour de lui pendant quelques instants en silence. « Vous n'avez
pas vu ça ? Attendez, vous allez le voir ! » Sur ces mots, ayant
soigneusement voilé sa lampe, il se précipita vers l'une des croisées et
l'ouvrit en grand à la tempête. La furie impétueuse de la rafale faillit nous
soulever du sol. C'était vraiment une nuit orageuse mais sévèrement belle,
une nuit sauvagement singulière dans sa violence et sa beauté. Une tornade
s'était apparemment formée à proximité, car il se produisait de fréquents et
brutaux changements dans la direction du vent, et la densité énorme des
nuages, si bas qu'ils pesaient sur les tourelles de la maison, ne nous
empêchait pas de percevoir la vitesse comme vivante avec laquelle ils se
précipitaient de partout les uns contre les autres, sans disparaître à l'horizon.
Je l'ai dit, même leur énorme densité ne nous empêchait pas de percevoir
cela, et pourtant nous ne pouvions à aucun moment apercevoir la lune ou les
étoiles, ni même la lueur des éclairs.
Mais le dessous de ces immenses masses de vapeur agitée, comme les
objets terrestres qui nous entouraient, rougeoyaient dans l'éclairage
surnaturel d'une exhalaison gazeuse à peine lumineuse et distinctement
visible qui flottait autour de la maison et l'ensevelissait.
« Vous ne devez pas, vous ne regarderez pas ça ! », dis-je en
tremblant, tout en arrachant doucement Usher à la croisée et en le faisant
asseoir. « Ces apparences qui vous troublent ne sont que des phénomènes
électriques normaux, à moins qu'ils n'aient leur monstrueuse origine dans les
miasmes nauséabonds de l'étang. Fermons cette fenêtre. L'air fait frissonner
et il est dangereux pour votre constitution. Voici l'un de vos romans préférés.
Je vais lire, vous écouterez. Ainsi achèverons-nous ensemble cette terrible
nuit. »
L'antique volume que j'avais saisi était le Mad Trist de Sir Lancelot
Canning, et si je l'avais appelé roman favori d'Usher, c'était par triste
plaisanterie ; car en vérité sa prolixité grossière et sans imagination
présentait bien peu d'intérêt pour l'idéal spirituel élevé de mon ami. C'était
cependant le seul livre que j'avais sous la main, et je nourrissais le vague
espoir que l'excitation qui agitait à ce moment l'hypocondriaque trouverait
une accalmie, l'histoire des désordres mentaux étant pleine de semblables
anomalies, même dans l'extrême stupidité de ce que j'allais lui lire.
Si du moins j'avais pu en juger à l'air de vivacité extraordinairement
tendu avec lequel il écoutait, ou semblait écouter, les mots du récit, j'aurais
pu me féliciter du succès de mon plan.
J'en étais à ce passage bien connu de l'histoire où Ethelred, le héros de
Trist, ayant cherché en vain à être admis pacifiquement dans la demeure de
456

l'ermite, s'apprête à y entrer par la force. À ce moment, on s'en souviendra,


le récit se poursuit par ces mots :
« Et Ethelred, qui était par nature un cœur vaillant, et qui en outre était
maintenant très fort, grâce au pouvoir du vin qu'il avait bu, n'attendit plus
pour parlementer avec l'ermite, lequel était en vérité plein de malice et
d'obstination, mais, sentant la pluie sur ses épaules et craignant l'arrivée de
la tempête, leva franchement sa massue et, en assenant des coups dans les
planches de la porte, y dégagea rapidement un espace pour sa main gantée.
Puis, tirant vigoureusement, il fit craquer, fendit et mit le tout en pièces, tant
et si bien que le bruit du bois sec et sonnant creux donna l'alarme et se
répercuta dans toute la forêt. »
Au bout de cette phrase je sursautai, et un moment, marquai une
pause. Car il me semblait, bien que j'en conclusse aussitôt que mon
imagination surexcitée m'avait trompé – il me semblait que d'une partie très
reculée du manoir, venait indistinctement à mes oreilles quelque chose qui
ressemblait tout à fait à un écho, mais étouffé, sourd, précisément du bruit
de craquement et de déchirure que Sir Lancelot avait si bien décrit. Ce fut
sans aucun doute le seul fait de la coïncidence qui retint mon attention, car
au milieu du cliquetis des châssis des fenêtres et des habituels bruits mêlés
de l'orage qui continuait à monter, le son, en lui-même, n'avait pour sûr rien
qui pût m'intéresser ou me troubler. Je continuai le récit :
« Mais le bon champion Ethelred, passant maintenant la porte, fut
terriblement en colère et stupéfait de ne voir nul signe de présence de
l'ermite plein de malice, mais à la place de celui-ci un dragon d'écailleuse et
prodigieuse apparence, à langue de feu, qui gardait un palais d'or, avec un
sol d'argent ; et sur le mur était suspendu un bouclier d'airain brillant où était
gravée cette légende :
Qui est entré ici, un conquérant a été ;
Qui a tué le dragon, il remportera le bouclier.
Et Ethelred leva sa massue, et frappa sur la tête du dragon, qui tomba
devant lui, rendit son dernier souffle pestilentiel, avec un cri si horrible et si
cruel, et de plus si perçant, qu'Ethelred dut se boucher les oreilles avec ses
mains pour se protéger de son épouvantable son, un son tel que jamais
auparavant on n'en avait entendu. »
Ici de nouveau je m'arrêtai brusquement, cette fois avec un sentiment
de stupeur totale – car sans aucun doute possible, pour le coup, j'avais bel et
bien entendu, quoiqu'il me fût impossible de dire d'où cela venait, un son
faible et apparemment lointain mais criard, prolongé, et très
inhabituellement perçant et grinçant – l'exact équivalent de celui que j'avais
imaginé comme le cri surnaturel du dragon tel que décrit par le romancier.
Oppressé, comme je l'étais certainement, du fait de cette seconde et
très extraordinaire coïncidence, par mille sensations contradictoires, où
457

prédominaient l'étonnement et l'extrême terreur, je gardai suffisamment de


présence d'esprit pour éviter d'exciter, par quelque remarque, la nervosité à
vif de mon compagnon. Je n'étais pas du tout certain qu'il avait remarqué les
bruits en question, quoique, assurément, un étrange changement s'était
produit au cours des dernières minutes dans son attitude. Alors que jusque là
il me faisait face, il avait progressivement tourné sa chaise de façon à ce que
son visage soit orienté vers la porte de la chambre ; je ne pouvais ainsi plus
apercevoir ses traits qu'en partie, même si je voyais que ses lèvres
tremblaient comme s'il murmurait quelque chose d'inaudible. Sa tête était
tombée sur son torse, mais je savais qu'il n'était pas endormi, à cause de son
œil grand ouvert et fixe, que j'entrevoyais de profil.
Le mouvement de son corps s'opposait aussi à cette idée : il se
balançait d'un côté à l'autre, d'un balancement doux mais constant et
uniforme. Ayant rapidement pris note de tout cela, je repris le récit de Sir
Launcelot, qui continuait ainsi :
« Et maintenant le champion, ayant échappé à la terrible furie du
dragon, songeant au bouclier d'airain et à la rupture de l'enchantement qui
lui était liée, écarta la carcasse de son chemin et s'avança valeureusement sur
la chaussée d'argent du château, sur le mur duquel était le bouclier ; lequel
en vérité, avant même qu'il eût fini d'arriver, tomba à ses pieds sur le sol
d'argent, dans un grand, puissant et terriblement sonore fracas. »
À peine ses syllabes avaient-elles passé mes lèvres que, comme si un
bouclier de cuivre était en effet, à cet instant, tombé lourdement sur un sol
d'argent, je pris conscience d'une répercussion distincte, creuse, métallique,
retentissante quoique apparemment assourdie. Complètement troublé, je me
levai d'un bond ; mais le balancement cadencé d'Usher restait inchangé. Je
me précipitai vers la chaise où il était. Ses yeux étaient baissés fixement
devant lui, et dans toute sa contenance régnait une rigidité de pierre. Mais
quand je posai ma main sur son épaule, un fort frisson parcourut toute sa
personne, un sourire maladif fit trembler ses lèvres, et je vis qu'il parlait à
voix basse, dans un murmure précipité et bredouillant, comme inconscient
de ma présence. Me penchant tout contre lui, je finis par boire le sens hideux
de ses paroles.
« Vous n'entendez pas ? Oui j'entends ça, je l'ai entendu. Longtemps,
longtemps, longtemps, beaucoup de minutes, beaucoup d'heures, beaucoup
de jours je l'ai entendu – mais je n'osais pas – oh pitié pour moi, misérable
malheureux que je suis ! Nous l'avons mise vivante au tombeau ! N'avais-je
pas dit que mes sens étaient aiguisés ? Maintenant je vous dis que j'ai
entendu ses premiers faibles mouvements dans le cercueil. Je les ai
entendus, il y a des jours et des jours – mais je n'osais pas – je n'osais pas le
dire ! Et maintenant, cette nuit, Ethelred – ha ! ha ! - la fracture de la porte
de l'ermite, et le cri d'agonie du dragon, et le fracas du bouclier ! Dites plutôt
458

l'arrachement de son cercueil, le grincement des gonds de fer de sa prison, et


sa lutte dans la voûte cuivrée de la cave ! Oh, où m'enfuirai-je ? Ne sera-t-
elle pas là sous peu ? Ne se presse-t-elle pas de venir me reprocher ma
hâte ? N'ai-je pas entendu son pas dans l'escalier ? Ne distinguai-je pas ce
lourd et terrible battement de son cœur ? FOU ! » Là il bondit furieusement
sur ses pieds et hurla ses syllabes, comme si dans cet effort il rendait son
âme : « FOU ! JE VOUS DIS QU'ELLE SE TIENT MAINTENANT DERRIÈRE
LA PORTE ! »
Comme si dans l'énergie surhumaine de sa déclaration s'était trouvé un
pouvoir d'incantation, les immenses panneaux qu'il pointait ouvrirent
lentement, à ce moment, leurs pesantes mâchoires d'ébène.
C'était l’œuvre d'un coup de vent – mais derrière ces portes, se tenait
effectivement la noble silhouette de lady Madeline d'Usher, enveloppée dans
son linceul. Il y avait du sang sur ses robes blanches, et la marque d'une lutte
amère sur chaque partie de son corps émacié. Un moment elle resta
tremblante et chancelant d'avant en arrière sur le seuil puis, avec un
gémissement grave, tomba lourdement vers l'intérieur sur la personne de son
frère, et dans sa violente et finale agonie l'entraîna au sol, cadavre
maintenant, victime des terreurs qu'il avait anticipées.
De cette chambre, de ce manoir, je m'enfuis horrifié. La tempête
faisait toujours rage lorsque je me retrouvai en train de franchir la vieille
chaussée au-dessus de l'étang. Tout à coup une étrange lumière se projeta sur
le passage, et je me retournai pour voir d'où venait une si inhabituelle lueur,
car il n'y avait derrière moi que la vaste maison et ses ombres. Le
rayonnement venait de la pleine lune qui se couchait, rougeoyante comme le
sang, et qui maintenant brillait vivement à travers cette fissure à peine
visible dont j'ai parlé précédemment, qui courait en zigzag depuis le toit du
bâtiment jusqu'à sa base. Pendant que je contemplais cela, la fissure s'élargit
rapidement, survint un souffle furieux de la tornade - le disque entier du
satellite apparut soudainement sous mes yeux – mon cerveau chancela
quand je vis les puissants murs s'écarter et se briser – il y eut un long,
tumultueux et hurlant fracas, semblable à la voix de mille eaux, et l'étang
froid et profond à mes pieds se ferma, maussade et silencieux, sur les
fragments de la « MAISON USHER ».

*
459

Traduction 17, de l’américain

WILLIAM THOREAU

Walden ou Vie dans la forêt, passages

Suivez votre génie d'assez près, et il ne manquera pas de vous


montrer une perspective neuve à chaque heure. Les travaux ménagers
étaient un plaisant passe-temps. Quand mon sol était sale, je me levais de
bonne heure et, transportant tous mes meubles dehors dans l'herbe, lit et
literie avec, je jetai de l'eau sur le plancher, le parsemai de sable blanc de
l'étang, puis le frottai avec un balai jusqu'à ce qu'il soit propre et clair. Et à
l'heure où les villageois prenaient leur petit-déjeuner, le soleil avait
suffisamment séché ma maison pour que je puisse m'y réinstaller, et ma
méditation était quasiment ininterrompue. C'était agréable de voir tous mes
meubles et mes affaires dehors dans l'herbe, en tas comme le ballot d'un
bohémien, et ma table à trois pieds, d'où je n'avais pas retiré les livres, la
plume et l'encre, qui se tenait au milieu des pins et des noyers. Eux-mêmes
avaient l'air contents d'être dehors, et pas pressés d'être rentrés. J'avais
parfois envie de tendre un auvent par-dessus et de m'installer là. Ça valait
le coup de voir le soleil briller sur toutes ces choses et d'entendre le vent
souffler librement dessus. Les objets les plus familiers apparaissent
tellement plus intéressants dehors que dans la maison. Un oiseau se tient
sur une branche à côté, une immortelle pousse sous la table, des ronces
s'enroulent autour de ses pieds ; des pommes de pin, des bogues de
châtaigne, des feuilles de fraisiers jonchent le sol. On dirait que c'est la
façon dont ces formes se sont transférées dans nos meubles, tables, chaises,
lits, - parce qu'un jour ils se sont tenus au milieu d'elles.
*
L'innocence et la bienfaisance indescriptibles de la nature - du soleil,
du vent, de la pluie, de l'été et de l'hiver - quelle santé, quelle réjouissance
ils procurent continuellement ! et quelle sympathie ont-ils toujours eue
avec notre race, que la nature entière serait affectée, que la lumière du
soleil faiblirait, que les vents pousseraient des soupirs humains, que les
nuages pleuvraient des larmes, que les bois perdraient leurs feuilles et
prendraient le deuil en plein été, si jamais quelque homme avait du chagrin
pour une juste cause. Ne suis-je pas en intelligence avec le monde ? Ne
suis-je pas moi-même en partie feuilles et terreau végétal ?
*
Chaque homme contemple avec affection son tas de bois. J'aimais
avoir le mien devant ma fenêtre, et plus il y avait de bûches, mieux je me
rappelais mon agréable travail. (...)
460

Je laissais parfois un bon feu quand j'allais me promener, les après-


midi d'hiver. À mon retour, trois ou quatre heures plus tard, il était toujours
vivant et ardent. Ma maison n'était pas vide quoique je fusse parti. C'était
comme si j'avais laissé une joyeuse gouvernante derrière moi. C'était moi
et le feu qui vivions ici, et communément ma gouvernante s'avérait digne
de confiance.

Traduction 18, de l’allemand

RAINER MARIA RILKE

Naissance de Marie

O ce qu’il a dû coûter aux anges


de ne pas, tout à coup, fuser en chant comme on éclate en pleurs,
sachant pourtant : en cette nuit va naître
la mère du garçon, l’Un, qui va bientôt paraître.

Frémissants, silencieux, ils montrèrent du doigt


où se trouve, isolée, la ferme de Joachim.
Ah ! ils sentaient, en eux et dans l’espace, la pure condensation !
mais sans pouvoir, aucun, descendre à lui.

Car les deux se tenaient déjà si hors d’eux-mêmes.


Une voisine vint et ne sut qu’en penser,
et le vieux, prudemment, alla retenir le meuglement
d’une vache noire. Car jamais encore il n’en avait été ainsi.

Annonce aux bergers

Levez les yeux, vous, hommes ! Hommes, là, au feu,


vous qui connaissez le ciel infini,
interprètes des étoiles, par ici ! Voyez, je suis une nouvelle
étoile montante. Toute mon essence brûle
et rayonne si fort, elle est si extrêmement
complètement lumière, qu’à moi le profond firmament
461

ne suffit plus. Laissez ma splendeur entrer


dans votre existence : ô ces regards sombres,
ces cœurs sombres, destins nocturnes
qui vous remplissent. Bergers, combien seule
je suis en vous. Tout à coup, je deviens un espace.
N’êtes-vous pas stupéfaits ? le grand arbre à pain
jetait une ombre. Oui, elle venait de moi.
O vous, intrépides, si vous saviez
comme maintenant, sur vos visages qui regardent,
brille l’avenir ! Dans cette puissante lumière
beaucoup de choses arriveront. À vous je fais confiance, car
vous êtes retirés ; à vous, authentiques degrés,
tout ici parle. La braise et la pluie parlent,
le trait de l’oiseau, le vent et ce que vous êtes,
rien ne prédomine, ne se gonfle en vanité,
ni ne s’engraisse aux dépens. Vous ne retenez pas
les choses dans l’interstice de votre thorax
pour les y torturer. Ainsi qu’une joie
par un ange afflue, à travers vous se presse
le terrestre. Et si tout d’un coup
s’enflammait un buisson d’épines d’où, encore,
pouvait vous appeler l’Éternel, si des Chérubins
daignaient près de votre troupeau
aller et s’avancer, vous n’en seriez pas étonné :
vous tomberiez face contre le sol,
en prière, et appelant la terre.

Mais cela fut. Maintenant du nouveau doit être,


qui va dilater l’orbe de la Terre.
Que nous est une ronce ? Dieu se projette
dans le sein d’une vierge. Je suis la lumière
de sa profondeur, qui vous conduit.

*
462

Traduction 19, de l’anglais

WALT WHITMAN

Chant de la grand route 8 in Feuilles d'herbe

L'efflux de l'âme est bonheur, ici est le bonheur,


Je crois qu'il imprègne l'air, en attente toujours,
Maintenant il coule en nous, bien chargés.

Ici s'élève le fluide et attachant caractère,


Le fluide et attachant caractère, fraîcheur et douceur de l'homme et de
la femme,
(Les herbes du matin ne poussent pas plus fraîches ni plus douces
chaque jour de leurs racines qu'il ne pousse continuellement, frais et doux,
de lui-même.)
Vers le fluide et attachant caractère exsude la sueur de l'amour des
jeunes et des vieux,
De lui tombe, distillé, le charme qui se moque de la beauté et de la
réussite,
Vers lui se soulève le frémissant, languissant désir de contact.

Traduction 20, de l’anglais

WILLIAM ERNEST HENLEY

Invictus

Par la nuit qui me couvre,


noir puits de pôle à pôle,
je remercie les dieux quels qu’ils soient
pour mon âme imprenable.

Dans la situation cruciale


je ne grimace ni ne crie.
Sous les coups de matraque
ma tête en sang demeure droite.

Par-delà ce lieu de colère et de larmes


ne se profile que l’horreur de l’ombre
463

mais la menace des années


me trouve et me trouvera sans peur.

Qu’importent l’étroitesse de la porte,


la charge du rouleau en punitions :
je suis le maître de mon destin,
je suis le capitaine de mon âme.

Traduction 21, de l’espagnol

FEDERICO GARCIA LORCA

Saint Michel (Grenade), in Romancero gitano

À Diego Buigas de Dalmau

Se voient depuis les rampes,


par la montée, montée, montée,
mules et ombres de mules
chargées de tournesols.

Leurs yeux dedans les ombres


sont obscurcis d’immense nuit.
Dans les courbures de l’air,
croustille l’aurore saumâtre.

Un ciel de mules blanches


ferme ses yeux de mercure
donnant à la calme pénombre
un final de cœurs.
Et l’eau se fait froide
pour que nul ne la touche.
Eau folle et découverte
par la montée, montée, montée.

Saint Michel plein de dentelles
dans la chambre de sa tour
montre ses belles cuisses
ajustées par les lanternes.
464

Archange apprivoisé
dans le geste des douze,
feint une colère douce
de plumes et de rossignols.
Saint Michel chante dans les vitraux ;
éphèbe de trois mille nuits,
parfumé d’eau de Cologne
et loin des fleurs.

La mer danse sur la plage
un poème de balcons.
Les bords de la lune
perdent des joncs, gagnent des voix.
Arrivent des grisettes, mangeant
des graines de tournesol,
leurs culs grands et occultes
comme planètes de cuivre.
Arrivent de grands messieurs
et des dames de triste port,
assombries par la nostalgie
d’un hier de rossignols.
Et l’évêque de Manille,
aveugle de safran et pauvre,
dit la messe à double tranchant
pour les femmes et les hommes.

Saint Michel se tenait sage
dans la chambre de sa tour,
avec ses jupons cloutés
de miroirs et d’ajours.

Saint Michel, roi des globes


et des nombres impairs,
dans la perfection barbaresque
des cris et des belvédères.

Romance de la lune, lune

(C'est le premier poème du Romancero gitano. J'ai essayé de rendre le


rythme chantant du poème en espagnol, dont les octosyllabes sont accentués sur
465

la septième syllabe (et j'ai choisi en français des heptasyllabes, parfois allongés
de e muets), et les deux assonances finales aux vers pairs, toujours les mêmes
(pour ce poème en espagnol a et o, dans ma traduction les sons e et a).)

La lune vient à la forge


avec son cerceau de nard.
L'enfant la mire, la mire,
l'enfant l'a dans le regard.
Dans l'air remué la lune
bouge l'un et l'autre bras
et montre, lubrique et pure,
l'étain dont ses seins se parent.
Fuis donc lune, lune, lune.
Car si les Gitans te voient,
ils transformeront ton cœur
en anneaux de cou, de doigts.
Petit, laisse-moi danser.
Quand les Gitans viennent là,
s'ils te trouvent sur l'enclume,
tes yeux, tu les fermeras.
Fuis donc lune, lune, lune,
sens, ils viennent à cheval.
Ma blancheur amidonnée,
petit, ne la foule pas.

Le cavalier s'approchait,
tambourinant dans le val.
Dedans la forge l'enfant
avait éteint son regard.
Bronze et rêve, les Gitans
par l'oliveraie se hâtent.
Leurs têtes sont relevées
leurs paupières s'entrebâillent.

Il chante, l'engoulevent,
il chante dans l'arbre, ah !
À travers ciel, un enfant
à la main, la lune va.

Dans la forge les Gitans


crient, les Gitans pleurent, las !
Le vent la veille, la veille.
466

L'air et le vent veillent là.

Romance de la noire peine

(Pour celui-ci, j'ai pris le parti des heptasyllabes encore, mais avec une
seule assonance au lieu de deux aux vers pairs, car elle me semble suffisamment
riche (avec le son an).)

Les coups de bec des coqs creusent


l'aurore en la recherchant,
quand par la montagne obscure
Soledad Montoya descend.
Cuivre jaune, sa chair,
de cheval et d'ombre encens.
Enclumes enfumées ses seins
geignent des chants redondants.
Soledad, seule à cette heure,
qui donc cherches-tu, errant ?
Et en quoi cela t'importe,
dis, après qui je demande ?
C'est ma joie, c'est ma personne
que je recherche en cherchant.
Soledad de mes tristesses,
le cheval en s'emballant
à la fin trouve la mer
et la vague alors le prend.
Ne rappelle pas la mer,
la peine noire poussant
sur les terres d'oliviers,
sous leurs feuilles rumorant.
Soledad, quelle pitié,
cette peine qui te prend !
Tes larmes, jus de citron
aigre en bouche qui attend.
Peine si grande ! Je cours
comme une folle de la chambre
à la cuisine chez moi,
mes deux tresses au sol traînant.
Quelle peine ! Je deviens
de jais, chair et vêtement.
467

Ah mes chemises de fil,


mes cuisses coquelicantes !
Soledad, lave ton corps
à l'eau d'alouettes, tant
que, Soledad Montoya,
ton cœur trouve apaisement.
*
En bas chante la rivière,
de ciel et de feuilles volant.
Et des fleurs de potiron
couronnent le nouveau temps.
Peine propre et toujours seule,
oh la peine des gitans !
Cette peine aux voies cachées
et aux si lointains levants !

Romance somnambule

(Traduite en heptasyllabes, avec assonances aux vers pairs comme en


espagnol. Admirable science de Garcia Lorca, combinant le chant et le récit).

À Gloria Giner et à Fernando de los Rios

Vert je te désire vert.


Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.
Elle a l'ombre sur la taille
et rêve à la balustrade,
verte chair et verts cheveux,
pupilles d'argent glaciales.
Vert je te désire vert.
Dessous la lune gitane,
elle ne peut voir les choses
et les choses la regardent.
*
Vert je te désire vert.
Le givre en grandes étoiles
vient avec le poisson d'ombre
468

ouvrir la voie matinale.


Le figuier frotte son vent,
le râpe de ses branchages.
La montagne, chat voleur,
hérisse ses surs agaves.
Mais qui viendra ? Et par où...?
Toujours à sa balustrade,
verte chair et verts cheveux,
elle songe à la mer âpre.
*
Compère, je veux troquer :
pour mon cheval, ta baraque,
mon couteau, ta couverture,
et ma monture, ta glace.
Depuis les ports de Cabra,
compère, sanglant je passe.
Si je pouvais, petit gars,
que cette affaire se fasse !
Mais moi je ne suis plus moi,
moi je n'ai plus de baraque.
Compère, je veux mourir
dedans mon lit, respectable.
Un lit de fer, si possible,
et de bons draps confortables.
Ne vois-tu pas ma blessure,
du cou jusqu'au torse entaille ?
Trois cents roses ténébreuses
couvrent ton plastron blanchâtre.
On sent l'odeur de ton sang
suintant de ton bandage.
Mais moi je ne suis plus moi.
Et je n'ai plus ma baraque.
Laisse-moi monter au moins
vers les hautes balustrades,
laisse-moi monter ! monter
jusqu'aux vertes balustrades !
Aux garde-fous de la lune
par où les eaux sonnent grave.
*
Alors montent les compères
vers les hautes balustrades.
Laissant un sentier de sang.
469

Laissant un sentier de larmes.


Des lanternes de fer-blanc
tremblotaient sur les terrasses.
Mille tambours de cristal
blessaient l'heure matinale.
*
Vert je te désire vert,
vert le vent, verts les branchages.
Les deux compagnons montèrent.
Le grand vent laissait un rare
goût dans la bouche de menthe,
fiel, basilic, aromates.
Compère, où est-elle, dis ?
Où est ta fille au cœur âpre ?
Combien de fois elle y guetta !
Combien de fois, frais visage,
noirs cheveux, t'attendit-elle
à sa verte balustrade !
*
Dessus la face du puits,
se balançait la gitane.
Chair verte et verts cheveux,
pupilles d'argent glaciales.
Des stalactites de lune
la tiennent sur l'eau en nappe.
La nuit devenue intime
comme une petite place.
Des garde-civils bourrés
sont à la porte, ils y frappent.
Vert je te désire vert.
Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.

*
470

Traduction 22, de l’anglais

SYLVIA PLATH

Une Apparition

Le sourire des glacières m’annihile.


Si bleus courants dans les veines de mon aimée !
J’entends son grand cœur ronronner.

De ses lèvres esperluettes et signes de pour cent


Sortent comme baisers.
C’est lundi dans son esprit : morale

Passe à la laverie et se présente.


Que dois-je faire de ces contradictions ?
Je porte blanches manchettes, je salue.

Est-ce l’amour alors, ce tissu rouge


Émis de l’aiguille d’acier qui file, si aveuglément ?
Il fera petites robes et manteaux,

Il couvrira une dynastie.


Comme son corps ouvre et ferme –
Une montre suisse, empierrée aux charnières !

O cœur, quelle désorganisation !


Les étoiles clignotent comme des chiffres terribles.
ABC, disent ses paupières.

Traduction 23, du grec moderne

IANNIS RITSOS

Peuple

Petit peuple, qui combat sans épée ni balles


Pour du monde entier le pain, la lumière et le chant
Gardant en sa langue ses plaintes et ses vivats
S'il les chante, les pierres se fendent.
471

Traduction 24, du portugais

ANTONIO RAMOS ROSA

La Maison

Un souffle paisible dans la pénombre de bois.


La maison s’est endormie, cela vit dans une pulsation tranquille.
J’entends un léger marteler de touches d’ombre.
Une assiette de cuivre verticalement brille dans l’obscurité.
La table est ronde et nette comme un cercle d’harmonie.
Dans un mur oscillent de scintillantes arabesques.
Le temps sécrète des syllabes d’argile et d’écume.

Traduction 25

GREGORY CORSO

Acté la veille de mon 32ème anniversaire, Un lent réfléchi spontané


poème

J'ai 32 ans
et finalement je fais mon âge, sinon plus.

Est-ce un bon visage, un visage qui n'est plus celui d'un enfant ?
Il paraît plus épais. Et mes cheveux,
ils ont arrêté de boucler. Ai-je un gros nez ?
Les lèvres sont les mêmes.
Et les yeux, ah les yeux deviennent meilleurs tout le temps.
32 ans et pas de femme, pas d'enfant ; pas d'enfant fait de la peine
mais j'ai encore tout le temps.
J'ai arrêté de faire n'importe quoi.
Ce qui fait dire à mes soi-disant amis :
« Tu as changé. Tu étais si merveilleusement dingue. »
472

Ils ne sont pas à l'aise avec moi quand je suis sérieux.


Qu'ils aillent donc au Radio City Music Hall.
32 ans. Vu toute l'Europe, rencontré des millions de gens ;
pour certains ce fut génial, pour d'autres terrible.
Je me souviens de mon 31ème anniversaire, je pleurais :
« Dire que j'ai peut-être encore à vivre 31 ans ! »
Je ne ressens pas la même chose cette fois.
Je sens que je veux être sage, avec des cheveux blancs dans une haute
bibliothèque,
dans un fauteuil profond à côté de la cheminée.
Une année de plus au cours de laquelle je n'ai rien volé.
8 ans maintenant que je n'ai rien volé !
J'ai arrêté de voler !
Mais je mens encore de temps en temps
et je suis encore sans honte quand vient la honte
de demander de l'argent.
32 ans et quatre durs réels drôles tristes mauvais merveilleux
livres de poésie
- le monde me doit un million de dollars.
Je crois que j'ai eu de bien étranges 32 années.
Et rien de tout cela ne fut de mon fait.
Nul choix entre deux voies ; si je l'avais eu,
nul doute que j'aurais choisi les deux à la fois.
Il me plaît de penser que le sort a voulu que je joue de la cloche.
L'indice en est, peut-être, ma déclaration éhontée :
« Je suis un bon exemple qu'il existe une chose appelée âme ».
J'aime la poésie parce qu'elle me fait aimer
et me présente la vie.
Et de tous les feux qui meurent en moi,
il y en a un qui brûle comme le soleil.
Il ne fait peut-être pas au quotidien ma vie privée
ni mes relations avec les gens
ni mon comportement face à la société
mais oui, il me dit que mon âme a une ombre.

*
473

Traduction 26, de l’anglais

ORWELL

1984, passages

C'était une froide, éclatante journée d'avril, et les horloges sonnaient


treize heures. Winston Smith, tête rentrée pour essayer d'échapper au vent
mauvais, se glissa vite entre les portes vitrées des Résidences de la Victoire.
Pas assez vite cependant pour empêcher d'entrer en même temps que lui un
tourbillon de poussière et de gravier.
Le hall sentait le chou bouilli et la vieille carpette. À l'un des bouts,
une affiche en couleurs, trop grande pour être déployée à l'intérieur, était
clouée au mur. Elle représentait juste une énorme figure, large de plus d'un
mètre. Le visage d'un homme d'environ quarante-cinq ans, à grosse
moustache noire et aux traits robustes et beaux. Winston se dirigea vers
l'escalier. Inutile d'essayer de prendre l'ascenseur. Même aux meilleures
périodes il marchait rarement, et en ce moment l'électricité était coupée
pendant la journée - c'était l'une des mesures d'économie prises pour
préparer la Semaine de la Haine. L'appartement était au septième et
Winston, qui avait trente-neuf ans et un ulcère variqueux au-dessus de la
cheville droite, montait lentement, en s'arrêtant souvent. À chaque palier,
face à la cage d'ascenseur, l'affiche de l'énorme figure vous fixait depuis le
mur. C'était l'un de ces portraits faits en sorte que les yeux vous suivent
quand vous vous déplacez. Dessous, la légende disait : BIG BROTHER
VOUS SURVEILLE.

À l'intérieur de l'appartement, une voix fruitée récitait une liste de


nombres en rapport avec la production de la fonte brute. La voix venait
d'une plaque de métal oblongue, sorte de miroir terne qui constituait une
partie du mur de droite. Winston tourna un commutateur et la voix diminua
un peu de volume, mais les paroles restèrent audibles. On pouvait baisser le
son de l'appareil (un "télécran"), mais jamais l'éteindre complètement. Il alla
à la fenêtre, petit personnage frêle, la maigreur de son corps soulignée par
une combinaison bleue, uniforme du parti. Il était très blond, le visage
naturellement sanguin, la peau rendue rêche par le savon grossier, les lames
de rasoir émoussées, le froid de l'hiver qui venait de finir. Dehors, même à
travers la vitre de la fenêtre fermée, le monde avait l'air froid. En bas dans la
rue, de petits tourbillons de vent faisaient tourner en spirales la poussière et
des morceaux de papier, et malgré l'éclat du soleil et du ciel bleu dur, il
semblait n'y avoir de couleur en rien, à part dans les affiches placardées
partout. De chaque coin de rue important, la face moustachue regardait
474

fixement sous elle. Il y en avait une juste sur le mur d'en face. BIG
BROTHER TE SURVEILLE, disait la légende, tandis que les yeux noirs
plongeaient dans ceux de Winston. Plus bas, au niveau de la rue, une autre
affiche, déchirée à un coin, battait par intermittence dans le vent, couvrant et
découvrant tour à tour un seul mot : INGSOC. Au loin, un hélicoptère se
laissa glisser entre les toits, plana un moment comme une mouche bleue,
puis s'élança de nouveau et s'éloigna en virant. La patrouille de police,
espionnant aux fenêtres des gens. Mais peu importaient les patrouilles. Ce
qui comptait, c'était la Police de la Pensée.

Derrière Winston, la voix du télécran blablatait sans fin à propos de la


fonte brute et du dépassement des objectifs du neuvième Plan triennal. Le
télécran recevait et émettait simultanément. Tout bruit que Winston faisait
au-dessus du niveau d'un très faible chuchotement serait capté par l'appareil.
De plus, tant qu'il se trouvait dans le champ de vision de la plaque de métal,
il pouvait être vu aussi bien qu'entendu. Il n'y avait bien sûr aucun moyen de
savoir à quel moment vous étiez surveillé ou non. Impossible de dire à
quelle fréquence, et selon quel système, la Police de la Pensée se branchait
sur telle ou telle ligne individuelle. On pouvait même penser qu'ils
surveillaient tout le monde tout le temps. En tout cas ils pouvaient se
brancher sur votre ligne quand ils voulaient. Vous deviez vivre, et vous
viviez, par habitude transformée en instinct, en assumant le fait que tout
bruit que vous faisiez était écouté, et sauf dans le noir, tous vos mouvements
scrutés.

Winston resta dos tourné au télécran. C'était plus sûr, même si, comme
il le savait bien, même un dos peut être révélateur. À un kilomètre de là, le
ministère de la Vérité, où il travaillait, s'élevait, immense et blanc au-dessus
du paysage crasseux. Voilà, se dit-il avec une espèce de vague dégoût, c'est
Londres, capitale de la Première Région aéroportuaire, elle-même troisième
des provinces les plus peuplées d'Océania. Il tenta d'extirper de sa mémoire
quelque souvenir d'enfance susceptible de lui indiquer si Londres avait
toujours été exactement ainsi. Y avait-il toujours eu ces perspectives de
maisons du dix-neuvième siècle pourries, avec leurs flancs étayés par des
madriers, leurs fenêtres rapiécées avec des cartons et leurs toits avec de la
tôle ondulée, leurs pauvres clôtures de jardin affaissées dans tous les sens ?
Et les sites bombardés où la poussière tourbillonnait dans l'air et où l'herbe
de saule poussait sur les tas de décombres ? Et les endroits où les bombes
avaient dégagé un plus grand espace et d'où étaient sorties de terre de
sordides colonies de logis en bois, pareils à des poulaillers ? Mais rien à
faire, il ne pouvait pas se rappeler. Rien ne lui restait de son enfance, sinon
475

une série de tableaux en forme de flash, sans arrière-plan et pour la plupart


inintelligibles.

Le ministère de la Vérité - Minivrai, en newdire - différait


étonnamment de tous les autres objets visibles. C'était une énorme structure
pyramidale de béton blanc scintillant, montant en flèche, terrasse après
terrasse, à trois cents mètres de haut. De là où se tenait Winston, il était juste
possible de lire, inscrits sur sa face blanche en caractères élégants, les trois
slogans du parti :

GUERRE EST PAIX

LIBERTÉ EST ESCLAVAGE

IGNORANCE EST PUISSANCE

Traduction 27, de l’espagnol

JORGE LUIS BORGES

L'Autre tigre

And the craft that createth a semblance


Morris, Sigurd the Volsung (1876)

Je pense à un tigre. La pénombre exalte


La vaste Bibliothèque laborieuse
Et semble éloigner les étagères ;
Fort, innocent, sanglant et nouveau,
Il ira par sa forêt et son matin
Et marquera sa trace dans la limoneuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom
(Dans son monde il n’y a ni noms ni passé
Ni avenir, seulement un instant certain)
Et franchira les barbares distances
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs l’odeur de l’aube
Et l’odeur délectable du gros gibier.
476

Entre les raies de bambou je déchiffre


Ses raies et pressens l’ossature,
Sous la peau splendide qui vibre.
En vain s’interposent les convexes
Mers et les déserts de la planète ;
Depuis cette maison d’un lointain port
D’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Oh tigre des rives du Gange.
Le soir se répand dans mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème
Est un tigre de symboles et d’ombres,
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs de l’encyclopédie
Et non le tigre fatal, le funeste bijou
Qui, sous le soleil ou la lune variante,
Va, accomplissant à Sumatra ou au Bengale
Sa routine d’amour, de loisir et de mort.
Au tigre des symboles j’ai opposé
Le véritable, celui qui a le sang chaud,
Celui qui décime la tribu des buffles
Et aujourd’hui, 3 août 1959,
Allonge dans la prairie une ombre
Calme, mais déjà le fait de le nommer
Et de conjecturer sa condition
Le fait fiction de l’art et non vivante
Créature, de celles qui marchent par la terre.

Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci


Sera comme les autres une forme
De mon rêve, un système de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule la terre. Je le sais bien, mais quelque chose
M’impose cette aventure indéfinie
Insensée et ancienne, et je persévère
À chercher tout le temps du soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème.
477

FICTION(S)
478
479

Histoire de l’être
(Sur la marelle du monde)

Où, redescendant des sommets de la littérature, munis de nos splendides


lectures, nous reprenons le chemin en errant habité, en solitaire nombreux,
en auteur augmenté, déposant sur les sentiers dégagés ou touffus des
cailloux de Poucet, des textes-cairns sur la route de l’humain, dont le
voyage n’a jamais de fin.
480

...dans tes yeux de fin d’orage on pouvait voir se lever


un très pâle arc-en-ciel
André Breton, Arcane 17
481

Raconte-moi, Lila, l’humanité,


sa vie, sa mort, son odyssée,
son chemin, son combat de veine
souterraine parmi les ombres
et son éternelle arrivée
dans nos cœurs
battants
482
483

TERRE

À la limite on pourrait dormir sur les tombes mais l’hélicoptère


qui tourne à basse altitude au-dessus de nos têtes fait un bruit d’enfer.
Putain, j’ai cru voir un feu-follet. Bah non, c’était la flamme d’un
briquet. Est-ce que ça existe vraiment ? je demande à Lila. Elle s’est
couchée par terre en chien de fusil, la tête sur mes cuisses. Je crois pas
qu’elle dort.
Quoi ? elle me dit, en remuant un peu comme si je la dérangeais
dans son sommeil. Cette fille m’éclate, on dirait qu’elle est en train de
jouer une pièce de théâtre. Les feux-follets, je lui fais. Ça existe
vraiment ?
C’est les gaz produits par les morts, elle dit. Ça s’enflamme.
(En fait je le savais, c’était juste pour dire quelque chose.)
Tu veux dire quand ils pètent ?
Lol. Ça la fait pas rire du tout, elle me fait la leçon sur le respect
qu’on doit aux morts. Je sais pas si elle fait son show ou si elle est
sérieuse, c’est le problème avec les comédiens je suppose. Je ferme ma
gueule, j’en pense pas moins. Les lueurs des smartphones dansent
partout dans le cimetière. On est au moins 250, presque tous, en fait,
presque autant qu’au départ. Une collection de vivants par-dessus une
collection de cadavres. Y’en a qui chantent. Tout le monde est à la fois
énervé et crevé. Je passe ma main dans les cheveux de Lila, voir si elle
ne saigne plus. Un street medic a soigné sa blessure avant qu’on soit
pris dans la nasse et poussés ici, mais on sait jamais. J’espère qu’il y a
encore des street medics avec nous. Le pansement est humide, mais
484

c’est sec autour. La tête, ça saigne toujours beaucoup. Elle m’a fait peur
quand juste après avoir été touchée, ses orbites se sont mises à bouger
dans tous les sens comme des planètes qui auraient décroché de la
gravitation universelle. Là ça va mieux mais c’est pour ça que je lui
parle, aussi. Pour qu’elle reste consciente. On sait jamais, si elle a un
traumatisme crânien. Elle est tombée juste à côté de moi mais c’était
tellement la folie, je sais même pas ce qui lui a fait ça. Sûrement un
éclat de grenade désencerclante, on m’a dit. On était dans le brouillard
des lacrymos, les gens couraient en titubant et en toussant, il y en avait
qui vomissaient. Je m’en tirais un peu mieux grâce à mes lunettes de ski
et à mon écharpe imbibée de vinaigre sur le nez. Je l’ai aidée à se
relever, j’aurais peut-être pas dû, vu comme elle avait les yeux qui
partaient dans tous les sens mais bon j’ai pas pris le temps de réfléchir,
j’avais qu’une idée c’était de l’éloigner de cet enfer et c’est ce que j’ai
fait, en la soutenant de mon mieux. Quelqu’un qui nous a vues a crié
« street medic ! street medic ! ». Le gars est arrivé en courant, il m’a
aidée à l’asseoir contre le mur de l’immeuble et il l’a soignée. Il a pris
un coup de matraque et moi aussi, par un flic qui courait et a continué
sans se retourner. J’ai mal à l’épaule, je suis sûre que je vais avoir un
énorme bleu. On lui a demandé si elle était pas venue avec des potes,
elle a dit que si mais qu’elle les avait perdus de vue au moment de la
première charge des flics. J’ai dit je reste avec toi en attendant que tu
les retrouves.
Bon, je le lui ai pas dit mais ça m’arrange pas vraiment parce
que je suis là pour faire des photos.
Si ça se trouve tes potes ont été nassés avec nous et ils sont là,
je lui dis. On devrait aller faire un tour, voir. Je les aurais vus, elle dit.
485

Ben c’est pas forcé, j’insiste. Viens, on y va. Puis c’est pas bon
pour toi que tu t’endormes.
Tu veux dire que je risque de mourir ?
Mais non. C’est juste que… Bon, allez, on va pas rester là
comme ça, on se bouge.
J’ai décollé sa tête de mon jean et on a commencé à déambuler
entre les tombes et les gens. Je la regardais du coin de l’œil, voir si elle
s’intéressait à ce qu’il y avait autour d’elle, à chercher ses potes. Mais
avec la nuit, c’était pas évident de savoir si ses yeux étaient tournés au-
dedans d’elle ou au-dehors.

La nuit coule comme du café, plus noire que le sang. Je


voudrais bien en boire (du café) mais rien à boire ici. Un escargot glisse
sur la pierre grise. Je passe derrière, je baisse mon jeans, je m’accroupis
sous la lumière de la lune cabossée. Je pisse, j’avais tellement envie de
pisser, ça n’en finit plus, et à la fin je me secoue pour faire tomber les
dernières gouttes, je sens l’haleine fraîche de la terre sur ma vulve
humide, c’est bon. Humus, humide, humain.
Je me rhabille, je passe voir où en est l’escargot. Sa trace brille.
Ça a quelque chose de sexuel. Sa coquille tourne comme le ciel étoilé
de Van Gogh. Il étire doucement son corps pour avancer pas à pas, si je
puis dire. En fait son corps est son pied. Tout en muscle, et qui se
ventouse. Ses yeux bougent avec ses antennes dressées comme des
microtélescopes en train de s’ajuster à la recherche d’un astre. J’allume
mon appareil photo, je veux le prendre.
Tu crois qu’il nous voit ? dit une voix de mec.
Je relève la tête, sa face sort de l’ombre comme si elle y était
suspendue. Je suis surprise et contrariée de revoir une tête d’humain,
486

même masquée comme elle est. En fait il me fait plutôt penser à un


pitbull. Une espèce de face cachée de la lune, sombre avec des cratères
inquiétants. Dans ma contemplation, j’étais un peu devenue l’escargot.
Et maintenant j’ai l’impression que l’autre pourrait me briser, si le vice
lui prenait. Ils sont comme ça, ces chiens-là, non ? Il fait un pas, je le
vois un peu mieux, c’est-à-dire je vois que je ne le vois pas, dissimulé
qu’il est sous sa cagoule.

On ne peut pas revenir en arrière. En tout cas c’est quelque


chose qu’on ne sait pas faire. Annuler l’instant qui a été fatal. En
détourner l’histoire, qu’elle suive une autre voie, qu’elle prenne un
autre sens. Mon couteau est toujours dans ma poche, il peut beaucoup
mais pas ça. Couper ce genre de lien. Détacher le présent du moment
passé qui le conditionne. Nous sommes pris dans la nasse comme dans
un paquebot empêché de quitter le quai. Le remous fait se tendre et
craquer les câbles qui l’attachent aux bittes d’amarrage mais elles ne
cèdent pas. Pendant ce temps, en Méditerranée, des bateaux surchargés
de migrants menacent de couler, ou sont en train de couler. Il n’y a pas
plus d’espoir en mer qu’au port.
Je rejoins l’endroit du cimetière où ils se tiennent tous. C’est un
tout petit cimetière, l’un des plus petits de Paris. Le long d’un de ses
murs, les ossements de centaines de Communards assassinés pendant la
Semaine sanglante. C’est quand même incroyable qu’on se retrouve
enfermés là. Je cherche Lila, je suis pas tranquille de l’avoir laissée
seule.

C’est à cause de mon appareil photo qu’il m’a reconnue. Quand


j’y vais, je porte toujours mon sweat sombre à capuche, large et qui
487

descend bas sur mon jeans, histoire de passer inaperçue, et même qu’on
sache pas vraiment si je suis une fille ou un mec. Lui était en noir des
pieds à la tête, comme beaucoup d’entre nous dans ce groupe parti en
manif sauvage. J’avais remarqué ses lacets rouges.
Une des meilleures façons de combattre le néant est de prendre
des photos, a dit Julio Cortazar, sur qui j’ai travaillé pour mon master.
Je suis étudiante en littérature. Enfin, j’étais. Il s’est passé quelque
chose, pour ainsi dire le néant a montré sa gueule, et je me suis mise à
faire des photos. D’abord avec mon vieux smartphone puis avec un
appareil que j’ai acheté – bas de gamme mais c’est tout ce que mes
moyens me permettent. Au début j’ai regretté un peu, il m’a semblé que
je faisais de meilleures images avec mon tél parce que c’était plus
discret, les gens me voyaient moins. Mais il est pas top non plus, et
maintenant j’ai quand même des images à 4000 pixels, au lieu de 1600.
Et de toute façon, avec les problèmes de droit à l’image on ne peut plus
publier des photos d’inconnus, ou seulement si on les voit de loin ou de
dos, enfin pas facilement identifiables. En manif, c’est un peu différent.
On a le droit de photographier les flics, puisqu’ils sont dans l’exercice
de leur fonction. Évidemment ça leur plaît pas, surtout s’ils sont en
train de faire une de leurs saloperies, tabasser un manifestant à terre à
plusieurs ou traîner une fille par les cheveux sur plusieurs mètres.
Maintenant tout le monde dans les manifs sait qu’il faut filmer les
#ViolencesPolicières. Les flics savent qu’ensuite les images vont être
partagées sur les réseaux sociaux, c’est censé les dissuader d’aller trop
loin. Quand il se produit une bavure – et il s’en produit tout le temps –
les gens filment avec leur portable (ou leur caméra pour les nouveaux
pros de l’info, les agences qui travaillent en-dehors des média
mainstream). Les flics nous matraquent ou matraquent notre matériel
488

pour nous en empêcher, ou même ils nous tirent comme des lapins au
flashball ou au LBD ou à la grenade désencerclante, ils balancent
encore des lacrymos et si c’est la nuit nous aveuglent avec leurs
torches, qu’on puisse plus rien photographier ni filmer. Malgré tout il y
a des images qui sortent, alors ce qu’ils font aussi c’est construire de
leurs corps des murs autour de la scène de tabassage. Mais les murs
sont jamais étanches et on arrive à apercevoir ou deviner quand même
ce qui se passe. Pas facile pour nous les photographes, vidéastes et
périscopeurs, et on ne compte plus les blessés, même parmi ceux qui
prennent la précaution de porter un casque avec écrit dessus PRESSE
ou TV, pour faire comme les pros des grandes chaînes, que la police
respecte davantage vu qu’elles sont du même bord que ses maîtres.
D’un autre côté ceux qui parmi les manifestants ont fait le choix
politique d’une certaine violence, qu’ils exercent contre des enseignes
de grands groupes et contre les forces de l’ordre, ne nous aiment pas
non plus. Même s’ils sont masqués et même si nous prenons garde à ne
pas diffuser d’images où ils seraient reconnaissables, ils craignent
toujours de pouvoir être identifiés par la police sur une photo ou un
film. Certains nous violentent aussi, verbalement ou même
physiquement pour essayer de casser notre matériel. Personnellement
avec mes 47 kg je ne suis pas taillée pour leur résister mais jusque là
j’ai eu assez de chance ou d’habileté pour n’avoir pas trop de
problèmes avec eux.

J’aime carrément mieux ce cimetière que celui de la place de la


République, bétonnée comme la mort. Non mais les hommages
dégoulinants de kitsch dans les jupes de la statue, ça va un moment. Ce
truc m’a toujours donné envie de gerber, et de plus en plus. Les
489

bougies, les cœurs, les conneries. Rendre hommage aux morts, oui,
mais pas là. À peine sortis du métro cette obscénité, c’est comme
d’aller embrasser une vieille bigote du dix-neuvième siècle, un cadavre
empaillé prêt à tomber en poussière d’un instant à l’autre. C’est ça
l’allégorie de la République ? Sans compter qu’il faut se forcer à
oublier la réunion au sommet de la honte, le peuple convoqué par le
gouvernement à manifester en même temps que des chefs d’État parmi
les plus pourris, copains comme cochons pour une photo truquée.
Désolée mais moi j’oublie pas. Ni oubli ni pardon.
Certes Asile de Nuit a foutu son bordel sur la statue comme sur
le reste de la place, des tags, des banderoles se sont mêlés aux gadgets
de dévotion, mais c’est toujours aussi moche. Et puis il y a eu ce gars
qui est tombé de là-haut une nuit, surtout quand ils sont bourrés ils
veulent grimper au cocotier, au sein de la Grande maman. Il a été
hospitalisé « en urgence absolue » d’après la presse, qui a dit aussi qu’il
n’avait pas de papiers sur lui. Je connaissais plusieurs SDF et migrants
qui venaient dormir ici, en fait certains venaient avant qu’Asile de Nuit
s’installe sur la place, il y en a que ça a attirés mais d’autres qui sont
partis, notamment des Roms, quand je pense qu’on leur a un peu pris
leur maison je suis pas très à l’aise avec ça mais bon. Donc j’ai essayé
de savoir qui c’était, le gars qui était tombé, et comment il allait. J’ai
demandé plusieurs fois à Camille et à d’autres gens de l’organisation
mais personne n’a pu me répondre. J’avoue ça m’a foutue en pétard.
Moi je dis c’est pas normal. Si ç’avait été un intello du mouvement qui
s’était cassé la figure, un de ceux qu’on voit dans les médias, sûr que ça
se serait passé autrement, tout le monde s’en serait préoccupé. Alors
faudrait savoir : tout le monde est égal, mais certains plus que
d’autres ? Vous me direz y’a peu de chances que Lord ou même
490

Ruppin, avec leur tête bien froide, aillent faire de l’escalade sur quelque
statue que ce soit. Old same story, les généraux à l’arrière. C’est comme
avec les filles agressées ou violées sur la place, les premiers temps :
faut pas en parler. Paraît-il que ça porterait tort au mouvement.
Dommage collatéraux, circulez y’a rien à voir. Pareil du côté des flics.
Les médias détournent pudiquement les yeux de leurs victimes. Ça
pourrait porter tort à l’institution, à la Tombe, à l’État. État-police-
médias, c’est le garant de métro-boulot-dodo. On y touche pas !
Donc oui, je préfère encore ce cimetière-là, le cimetière de
Charonne, au moins ici il y a des arbres parmi les tombes, c’est vivant.
Je sais toujours pas s’il était encore ouvert avant qu’on y arrive, ou s’ils
l’ont fait ouvrir exprès pour nous y enfermer. Les cimetières ça ferme à
la tombée du soir, non ? À mon avis ils nous ont fait comme ils ont pris
l’habitude de nous faire avec le métro, nous nasser puis nous pousser
dedans. Oui c’est exactement ce qu’ils ont fait. Sauf qu’être enfermés et
gazés dans le métro c’est encore pire qu’en plein air.
Je dis les généraux pour parler de Lord et de Ruppin mais après
tout c’est peut-être pas eux les généraux. Tout le monde fait semblant
de croire qu’il y en a pas, « pas de leaders à Asile de Nuit ! », mais
sérieux, on peut vraiment croire ça ? On fait semblant de croire aussi
que la presse et les autres médias nous aiment pas, nous ignorent, on se
la joue victimes, mais pendant les premières semaines ils ont pas arrêté
de parler de nous, à croire qu’on les avait embauchés pour faire notre
com’. Je dis ça, je dis rien, mais bon, ça veut dire quoi ? Manipulation
par des traîtres internes ou tentatives de récupération ? Rien de tout ça
sans doute pour beaucoup, du moins pas consciemment. Je suis pas
complotiste, je dis qu’il faut pas être bisounours non plus. Les parasites,
491

les tireurs de ficelles, ou du moins ceux qui essaient de les tirer, se


glissent partout.
Et moi je fais quoi, là ? Je photographie ou je participe ? Je suis
comme la main en train de se dessiner elle-même en train de dessiner.
Le genre de GIF que tout le monde adore. Ou pas.

Je cherche Lila, je la trouve pas. Tout ce que je trouve c’est de


quoi remplacer la vieille expression « chercher une aiguille dans une
botte de foin » par « chercher une black bloc dans une nuit noire ». Nuit
noire c’est beaucoup dire, même s’il n’y a pas de lampadaires dans le
cimetière on est quand même en ville et puis y’a un bon morceau de
lune dont la blancheur filtre à travers le voile de pollution chimique et
électrique. Il y a une nouvelle d’Italo Calvino où la lune est un pot de
crème, quelque chose comme ça. Quand on a faim, ça sonne comme le
petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain, dans le poème de
Prévert. J’ai faim.
Je serre mon couteau dans ma poche, je sais que j’ai eu tort de
le prendre – jamais de couteau en manif, si les flics te chopent t’es
mort ! – mais en fait j’ai pris l’habitude de l’avoir avec moi il y a
plusieurs semaines, pour donner un coup de main à la Cantine de Nuit,
sur la place. Et pour tout dire oui, ça me rassurait de l’avoir dans ma
poche. Depuis quelque temps quelque chose dans le monde
m’inquiétait, m’inquiète, je sais pas quoi mais j’ai le sentiment que mon
intégrité physique est en danger, je deviens comme les libertariens, une
impression que la fin du monde pourrait se produire à tout instant et
qu’alors il vaut mieux avoir de quoi se défendre sur soi.
Je pensais pas que j’aurais à le sortir pour autre chose que pour
découper du pain à sandwich ou décapsuler des canettes, pourtant. Tout
492

d’un coup ça me revient, je m’arrête net, stupéfaite : comment j’ai pu


oublier ça ? Syndrome de stress post-traumatique. Le sol se dérobe sous
mes pieds. C’est l’expression toute faite qui me vient, elle me vient
comme un gros bloc de terre qui en effet s’effondre sous mes pieds.
Ils nous ont coursés de République jusqu’ici. Au départ l’idée
c’était de partir en manif sauvage réclamer la libération de nos
camarades au comico de l’Évangile. Aussitôt les flics ont fait barrage.
On a essayé de les faire reculer en continuant à avancer les mains en
l’air en signe de paix (ou bien comme face à un fauve, il paraît qu’il
faut rester calme, ne pas montrer sa peur et lever les mains pour se
grandir – vous connaissez l’histoire du missionnaire qui rencontre un
lion dans le désert ? Il tombe à genoux et prie : « Seigneur, faites que ce
lion soit chrétien ! » Le lion à son tour joint les pattes et dit :
« Seigneur, bénissez ce repas ! »), et les coups de matraque se sont mis
à grêler, les lacrymogènes à péter et gazer.
Je lave mon couteau sous le robinet d’eau du cimetière, c’est un
truc que m’a fait remarquer Oliban, qui fait des dizaines de kilomètres à
vélo en plein été, et la preuve que je ne suis pas lady MacBeth c’est que
le sang part tout de suite. Enfin, il me semble. On n’y voit rien, les
arrosoirs alignés dessous seront peut-être un peu rougis. Je ne suis pas
une meurtrière, je n’ai fait que me défendre. Je replie la lame, je la
remets dans la poche de mon pantalon, je m’assois par terre. Je ferme
les yeux un instant, une voix dit : tu veux me sauver, cow-boy ? C’est
ma voix, car je suis l’Indien. Mais j’oublie aussitôt qui est détruit, du
cow-boy ou de moi. J’ai encore les yeux qui brûlent, putain de gaz. Je
tousse. La peau aussi me brûle. Je retourne à l’eau, je me lave avec, le
visage, le nez, les yeux, les mains.
493

On a reflué, on est partis dans l’autre sens, les flics au cul, dans
un nuage de lacrymos, le bruit assourdissant des grenades de
désencerclement, la peur de la blessure, de la mort, la rage de ne pas
céder, jamais. Courir, s’arrêter de temps en temps, se retourner et faire
des photos ou lancer des bouteilles sorties d’un container à verre
renversé, filmer, soigner les blessés. Le chaos, la guerre. Notre ennemi
l’État et ses chiens policiers, harnachés, casqués, cagoulés, armés, leur
matricule arraché pour pas être identifiables sur les images. Impunité.
La gueule du soir s’entrouvre, cours, cours. Y allons-nous tout seuls ou
y sommes-nous poussés par les flics j’en sais rien, en tout cas voilà
devant nous une porte ouverte, un portail, la seule issue, on y va. Une
fois qu’on est dedans ils nous gazent encore, c’est seulement quand ça
s’arrête et qu’on veut ressortir qu’on se rend compte qu’on est
enfermés, que la nuit est tombée, que les murs du cimetière sont hauts.
Mort sur les riches ! Mort sur leurs flics ! Mort, mort, mort sur
les pilleurs, les exploiteurs, les pollueurs, les répandeurs de mort ! Mort
sur les dominateurs ! Je suis sûre que celui-là était un flic, un de leurs
serviteurs. Pourquoi aurait-il essayé de me prendre mon appareil photo,
sinon ? Les flics n'arrêtent pas de faire ça, confisquer ou casser les
appareils photo, ou obliger les photographes à détruire leurs images. Ils
ne veulent pas de preuves de leur violence, de leur sadisme, de leur
servilité au système qui les opprime encore plus que nous. Oui il se
pourrait très bien que ce soit un flic. Ou pas. N’importe, j'aurais pu
planter ma lame dans le bide de ce porc mais j'ai été magnanime, je l'ai
juste dépliée pour le menacer, le faire reculer. Au lieu de ça il a
continué à avancer, il s'est jeté sur moi. Comment se fait-il qu'il se soit
plié en deux en se tenant le bas-ventre j'en sais rien, ça s'est trouvé
comme ça dans le feu de l'action, mon bras a dû déraper, tout est allé si
494

vite, je sais même pas comment j'ai réussi à me défendre face à cet
épais plein de muscles et trois fois plus haut que moi comme tous les
flics en civil. C'est grâce à la nuit, il m'a pas vue sortir mon couteau je
crois, il s'attendait pas à ça, j'avais l'air d'une proie tellement facile.
Maintenant je sais qu'il y a de grandes chances pour qu'il y ait
au moins une image compromettante dans mon appareil photo, sur le
moment on ne se rend pas compte de tout ce qu'on capte. C’est pour ça
qu’il a voulu me le prendre. J’ai envie de checker mes images mais je
me rends compte de mon imprudence, il ne faut pas que je reste là,
isolée, je l’ai pas tué, il pourrait revenir.
Des semaines, des mois, des années que la police harcèle le
peuple, le violente, l’estropie, l’assassine, en toute impunité. Des
années, des décennies, des siècles que les éternels parasites qui vivent
du travail du peuple l’oppriment par le bras de leur administration, de
leur police et de leur armée. Mais l’esprit de la Commune n’est pas
mort, et la justice vaincra. Vinceremos ! Est-ce que je délire ? Semaine
après semaine j’ai vu le sang couler sur les pavés, coller les cheveux,
dégouliner sur les visages, briller dans des trous gros comme des
mandarines dans les membres, les corps, bleuir dans des hématomes
géants. J’ai vu les innombrables blessures infligées par les tonfas, les
matraques télescopiques, les LBD et les flashballs, les grenades
lacrymogènes, les grenades assourdissantes, les grenades
désencerclantes dont la police semble posséder un stock illimité. Il y a
eu des mutilations, des yeux crevés, des vertèbres et des os brisés, des
œdèmes intra-crâniens, des comas, des séquelles neurologiques. J’ai vu
des gens s’effondrer, d’autres s’étouffer, vomir, paniquer, s’évanouir
dans l’épaisseur des gaz. J’ai vu les flics balancer presque
systématiquement des lacrymos sur les blessés à terre et les gens en
495

train de les soigner. J’ai vu les flics violenter des reporters, j’ai été moi-
même bousculée et frappée. J’ai vu le chaos et la guerre dans les rues,
la rage plus forte que la peur s’emparer des foules agressées, les
bouteilles, les pavés, les morceaux de goudron et autres objets, les
fumigènes, les pétards, parfois les cocktails molotov voler vers les flics
cuirassés. J’ai vu le canon à eau en action, renverser un homme comme
on couperait à sa base une fleur. J’ai vu les violences policières finir par
écraser presque complètement le mouvement Asile de Nuit, puis
s’acharner à essayer de mater le relais pris par les grandes manifs de
syndicalistes et d’autonomes. J’ai vu les tentatives de récupération, les
serpents des extrêmes-droites tenter de se glisser sur la place avant
qu’elle ne soit finalement presque désertée, et même après. Il aurait
fallu partir plus tôt, ne pas s’accrocher là, où ça ne pouvait que finir.
En fin d’après-midi on s’y est retrouvés après la manif de la
honte, celle où ils nous ont fait tourner en rond, filtrés, dépouillés et
nassés. Des Asile de Nuit et quelques dizaines d’autres. Il n’y avait
presque plus rien, c’était un peu comme de rencontrer un ex, presque
plus rien qu’un mélange pesant de nostalgie et d’inquiétude,
d’insécurité et d’ennui. Puis voilà, on est partis en manif sauvage, parce
qu’on avait des camarades à aller réclamer au comico et parce que
c’était trop triste de rester là. Et finalement je me suis retrouvée
menacée par ce mec cagoulé, et toute la violence vécue pendant toutes
ces semaines s’est levée et a rugi en moi, mon couteau a pour ainsi dire
bondi de ma main et je le lui ai planté.
Du sang, des tombes, du sang. Toute cette mort me tue. Je suis
digne du cortège de tête, je me suis bien battue. Maintenant il me faut
mon repos de la guerrière, il me le faut. J’ai de l’électricité sous la peau,
496

mes oreilles sifflent. Il me faut un mec, et je sais lequel. Oliban. Je me


lève. Je vais sortir de là, je vais le chercher.
Je me lève, le sang m’afflue aux oreilles. J’ai mal au crâne. Les
morts ont-ils mal au crâne ? Le sang de leur tête imprègne la terre. Des
gongs résonnent. Nos aïeux ont connu les sirènes qui hurlaient à l’heure
des bombardements. C’était la guerre, il fallait se sauver. Ils
descendaient dans les caves, chaque nuit où les avions survolaient leurs
villes. Cela arrive encore, aujourd’hui, cette nuit. En Syrie et ailleurs.
Des murs s’écroulent, des gens tombent, le monde entier hurle. Des
gens mitraillent, des gens se font sauter, des gens tuent. Des gens se
meurent, des gens sont dans l’épouvante et la douleur. Sommes-nous
morts ou vivants ? Un feu brûle au milieu du cimetière. Ils ont dû
trouver des cageots dans un coin, car ça pétille et fait des étincelles.
Certains sautent à travers, je vois leurs silhouettes sombres s’élancer à
travers la lueur jaune des flammes sans en être éclairées, comme si elles
n’étaient que fantômes. Je voudrais les rejoindre mais j’ai mal à la tête.
Je n’ose pas y porter ma main, j’ai peur de découvrir qu’elle est en
sang. Je sens l’odeur du sang et même son goût, il entre dans ma
bouche depuis le coin de mes lèvres. Est-ce le cagoulé qui m’a fait ça ?
La terre tremble, j’ai la nausée, les étoiles tombent du ciel dans une
atroce féérie. Je me retourne, il y a une femme assise sur le banc au
carrefour des allées, ses cheveux argentés sous la lune en font une sorte
de lampadaire. Elle a la tête tournée vers moi, elle me fait signe
d’approcher. C’est étrange d’être si calme alors que la terre tremble.
J’essaie de me relever mais le vertige me reprend, je pose mes mains à
plat sur le sol qui bouge comme une machine à laver en début
d’essorage, pas trop vite encore mais en grondant sourdement.
497

Le vent souffle dans ma nuque, rabat mes cheveux sur ma


figure. J’avance à quatre pattes en regardant régulièrement autour de
moi. Il n’y a plus personne. J’appelle Lila, j’appelle Oliban. Rien.
J’arrive auprès de la vieille femme, je lui demande où sont les autres.
Elle me regarde dans les yeux, on dirait que des fleuves lui sortent des
pupilles pour s’écouler directement en moi. Je comprends que quelque
chose ne va pas. Est-ce que c’est la mort ? je lui demande. Tu dois les
sortir de là, dit-elle. D’où ? je dis. Puis je m’évanouis.
498

Palet

’tain, c’est quoi, ça ? Je sais pas ce qui me fait bondir d’abord, leur
puanteur qui s’engouffre dans mes narines, ou le fait qu’ils commencent à
me becqueter. Saloperie de bestiaux. J’agite les bras, en gueulant encore,
pour les faire reculer. Cassez-vous ! Putain, merde, cassez-vous ! »
Le pire c’est que ces cons me répondent. Clac-clac-clac-clac-clac. T’as pas
toujours dit ça ! Clac-clac. Clac-clac-clac. Criiiii ! Criiiii ! Criiiiiii !
J’écris ça comme je peux, si ces bêtes avaient inventé l’alphabet ça se
saurait, je pourrais transcrire leur horrible cri. Tu l’entends, tu vois la fin du
monde ! Je dis Criiii mais c’est Rrraaa aussi, enfin y’a tout à la fois dans
leur cri, les dinosaures à côté c’est rien, ‘tain !
Clac-clac-clac-clac. T’as oublié ?
Quoi ?
Quoi, quoi ? Criii ! Criiii ! Raide morte, t’étais ! Té-té-té-té-té ! Ra-raa-
criii-clac-clac. La clé, c’est qui qui l’a ? La clé d’l’au-d’là ? Cric-crac ! À
da-da-da sur ton bidon! CRIIII ! CRIIII ! Les archanges ! Nous sommes les
ar-AAARRRR-archanges !
’tain, le truc de malades ! J’y crois pas !
Si, señora ! Los arcangeles ! the champions of the Death ! Notre
maîtresse ! Tress-tress-tress ! Criiiiiiii ! Un-deux-trois, un-dos-tres, enna-
dio-tria, clac-claclaclac.
499

Érecta

Ma tête est bleue comme une orange, me dit un jour Nelida,


l'une de mes cousines, qui n'a pas le cerveau plus gros qu'un fruit. Ma
foi, elle s'en sort avec ça, et pourquoi pas ? Les mâles, qu'ils soient
singes ou hommes, ont-ils le sexe plus gros qu'une banane ? Non, et
c'est pourtant le plus souvent avec ce bout de truc qu'ils pensent.
Moi je suis Érecta, disons. Une « femme-debout ». Ma cousine
n'est qu'une « femelle-étoile ». N'allez pas croire qu'elle parle comme
vous, ni comme moi. Cela ne nous empêche pas de nous comprendre,
de même que là vous pouvez m'entendre, alors qu'en fait je n'ai pas de
parler, seulement de l'écriture.
Nous autres, hominidés qui vivons des millions, un million ou
un demi-million d'années avant vous qui me lisez, nous n'avons pas
encore de parler. Des cris, des borborygmes, des gestes, des
mimiques... enfin, de quoi communiquer, ça, oui. Quelle bête n'a pas
ce qu'il faut pour communiquer ? Seulement, tout ça se passe dans
l'instant où ça se passe. Si moi, je peux vous dire quelque chose à des
centaines de milliers d'années de distance, c'est parce que je suis en
train d'inventer l'écriture.
Je vais vous dire comment c'est arrivé. C'était la première fois
que le sang coulait entre mes jambes. J'ai senti, alors j'ai regardé.
J'étais debout, j'ai regardé le fil rouge qui descendait lentement le long
de ma cuisse. Et à l'intérieur de mon autre cuisse aussi, un peu plus
haut. On aurait dit une bête vivante et douce qui se glissait entre mes
poils.
500

Je me trouvais à ce moment-là un peu à l'écart du groupe. Je ne


sais pourquoi, ce qui se produisait là m'a paru d'une inquiétante
étrangeté. Je n'avais jamais vu ni les femelles ni les mâles du groupe
paraître s'interroger sur ce phénomène, mais c'est ce que j'ai fait, moi.
M'interroger. Je me suis assise, cachée dans les hautes herbes, et j'ai
grand ouvert mes cuisses, pour mieux voir. Voir d'où cela venait, pour
commencer. J'ai vu que ma fente était rouge, j'ai vu que cela venait
de là. Du dedans, qu'on ne voit pas.
J'ai commencé à toucher, pour essayer de voir avec mes doigts
ce qui était invisible pour mes yeux. Et cela s'est révélé agréable, très
agréable. Décidément, j'allais d'étonnement en étonnement. J'aurais
voulu continuer, explorer encore, mais les herbes et les feuilles se sont
mises à faire du bruit, pour me prévenir : « attention, quelqu'un
arrive ! »
Je ne me suis pas relevée, j'ai filé à quatre pattes dans la haute
végétation, à l'abri des regards. Vous trouvez peut-être bizarre que je
puisse décrire tout cela alors que le parler n'a pas été encore inventé.
Mais ce n'est pas parce que les herbes me cachent que je n'y suis pas.
Et ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de parler qu'il n'y a pas de pensée.
Vous autres avez tout oublié. Les animaux et nous, même si nous
n'avons pas de parler, nous savons très bien distinguer ce qui nous
entoure. Bien mieux que vous ne le feriez si vous reveniez dans la
forêt ou ailleurs dans la nature. Là, j'emploie un langage très simplifié
afin que vous puissiez suivre, mais rien ne vous interdit de faire
l'effort de vous représenter la richesse des sensations que nous
éprouvons dans les échanges avec notre environnement, les animaux
et nous, vos ancêtres. De l'imaginer, ou pour dire plus vrai, de vous le
remémorer. Car vous le savez bien, tout cela est en vous. Comment
501

quelques petits millions d'années auraient-ils pu l'effacer ? Comme


nous, vous avez bien plus ancien que cela dans votre mémoire. Des
atomes nés au début de votre monde vous constituent, et vous savez,
comme tout ce qui est le sait, tout ce qui s'est passé depuis des
milliards d'années. Nous savons tous tout. Seulement notre mémoire a
été dispersée en nous et dans le monde comme dans un labyrinthe,
dont nous n'avons pas encore trouvé le plan.
Les grandes herbes faisaient sliiish ! et sluish ! et slash ! sur
mon passage. La terre devenait boueuse, élastique sous la plante de
mes pieds. J'ai continué à descendre vers la rivière. C'est l'heure où les
fauves vont boire, mais je n'ai pas peur des fauves. C'est l'heure où les
gazelles vont boire, mais les fauves eux aussi sont occupés à boire et
les gazelles n'ont pas peur. C'est l'heure où les crocodiles s'approchent
subrepticement des rives, la tête et le corps cachés sous l'eau, fourbes
qu'ils sont, pour essayer de se saisir de ceux qui vont boire. Si le
crocodile veut m'attraper, je sais ce que je ferai : je planterai un bâton
dans sa gueule ouverte. Il n'a pas de mains, il ne saura pas le retirer.
Le bâton verdira, poussera, se transformera en arbre qui arrachera la
gueule du crocodile et le tuera à tout jamais, même pas bon à
transformer en sac à main pour femme riche dans quelques centaines
de milliers d'années. Ou bien je prendrai une pierre cassée, coupante,
et je la lui enfoncerai dans le ventre, là où il est fragile, là où nulle
carapace ne le protège. Je lui tordrai les couilles, je les lui arracherai.
Si je les trouve. Et s'il en a. En tout cas, il ne me mangera pas.
Je dévale la pente, j'arrive à la rivière. Les berges sont désertes,
l'heure n'est pas encore venue, ou bien elle est passée. J'écoute. La
marche de l'eau. Sa course, sa danse. Son chant. L'eau parle, je le sais
même si moi je n'ai pas encore de parler. J'écoute l'eau parler. Je
502

m'accroupis, je me replie sur moi comme l'enfant dans le ventre de sa


mère pour écouter l'eau parler.
L'eau parle et je pense, le visage dans l'ombre de ma chevelure
je pense au monde, au ciel, à la terre, à l'eau, aux animaux, aux
plantes, à ceux du groupe qui me cherchent peut-être. Pourquoi ne
suis-je pas avec eux, pourquoi suis-je à l'écart ? Pour avoir voulu
comprendre d'où le sang venait. Et moi ? D'où est-ce que je viens ? Je
relève la tête, je regarde le ciel au-dessus des arbres, je regarde la
rivière, je regarde la glaise sous mes pieds. J'éprouve le sentiment de
la beauté. De la vie. J'entends battre mon cœur. Je sens que quelque
chose me touche, je ne sais pas quoi. Tout mon être se soulève, de
joie, de gratitude. Quelque chose pousse un cri qui déchire tout, qui
m'appelle. Je tends mon doigt dans le vent qui se lève, je le baisse, je
l'enfonce un peu dans la terre mouillée, je trace un trait. Je fais des
points, d'autres traits. J'ai changé d'état. Je lévite. Tous les bruits de la
nature se sont fondus en une seule rumeur d'amour. Je continue à
écrire, dans l'immense douceur de la vie.
Une inquiétude me prend, je sens que là, du côté où le soleil se
couche, il y a un corps. Un petit corps d'enfant. Un petit corps
d'enfant mort.
Je me relève, je marche dans le sens de la rivière, dans le sens
où va l'eau. Étrangement les autres ne me manquent pas, je désire
prolonger ce temps de solitude, sans lequel je ne trouverais pas
l'enfant. Si les autres savaient que je suis passée sans eux de l'autre
côté du temps, ils ne seraient pas contents. Mais si je m'absente trop
longtemps, ils risquent de ne plus vouloir de moi. Je marche jusqu'à la
proche boucle de la rivière, et je remonterai vers eux. Même s'ils se
503

sont déplacés, les traces de leur passage dans les herbes et leur odeur
dans l'air me conduiront à eux.
Voilà l'enfant. Je m'approche de lui, je le touche. Il est couché
sur le ventre, la tête sur le côté, les bras le long du corps, paumes
tournées vers le ciel, comme souvent dorment les tout-petits. Je
voudrais qu'il ne soit pas mort, mais il est froid. La chaleur l'a quitté,
son sang ne court plus sous sa peau, mais moi je ne suis pas d'accord,
je veux qu'il soit vivant.
Je prends le bébé dans mes bras, je le serre dans mes bras, qu'il
prenne ma chaleur. Assise, je me balance avec lui d'avant en arrière,
d'arrière en avant, au rythme des incantations qu'il y a dans ma tête.
Au rythme des sons qui chantent les traits, les points que j'ai inscrits
tout à l'heure dans la terre. Le petit corps est pressé chaque fois entre
ma poitrine et mes genoux, et voilà que soudain de l'eau sort de sa
bouche, d'un jet. Je continue, pousse de mon corps sur son cœur.
Pousse Érecta, pousse sur le petit corps, doucement, fort et
doucement, encore. L'eau s'éjecte une nouvelle fois, ses poumons se
libèrent, il aspire l'air, il crie, il est vivant !
Je me lève, le bébé dans les bras. Un bébé déjà grand,
maintenant qu'il n'est plus inanimé je peux le caler sur ma hanche, il y
tient.
Cet enfant n'est pas des nôtres, si je reviens avec lui les mâles
dominants vont vouloir le tuer ou le manger. Et les autres s'écarteront
de moi ou regarderont ailleurs, même celles et ceux qui voudraient
bien garder l'enfant. Car les autres, quand ils ont peur, se soumettent
aux dominants. Et ils ont souvent peur.
Je pense à ma cousine Nelida, peut-être devrais-je aller plutôt
parmi les siens avec mon bébé. Le jour où elle m'a présentée à son
504

groupe, aucun d'eux n'a fait preuve d'agressivité envers moi, bien que
j'y fusse une étrangère. Ils forment une famille plus pacifique et
douce. Peut-être nous accueilleront-ils, mon enfant et moi, nous, les
grosses têtes ? Oui, c'est ce que nous ferons, mon bébé et moi.
Demain, dès que le jour sera levé, nous nous mettrons en chemin, je
chercherai les traces de Nelida et des siens, et nous commencerons
une nouvelle vie, parmi le peuple des étoiles.
Pour l'instant le soir tombe et nous rejoignons un abri que moi
seule connais. Dans l'ombre de notre chambre étroite, couchée avec
Sapienza, première du nom, entre les vivants feuillages, je sens
monter le lait dans mes seins de vierge, tandis qu'elle tète. En
contrebas, entre les troncs et les feuillages, bougent les reflets
argentés de la rivière. Je me rappelle la chevelure de la vieille femme
sur le banc au cimetière. Écoute ! Écoute ! dit la brise. Écoute les voix
de celles et de ceux que tu dois ramener !
505

Palet

« Eh, bâtard ! »,
une voix a dit. Elle a répété, mais pas tout à fait pareil, ou c’est que j’avais
mal entendu, la première fois :
« Avatar ! »
506

Sophia

Je suis la gardienne du petit. Je veux dire ce que je ne sais pas.


Comprenez, le petit a disparu, et je ne sais pas où on l’a mis. J’étais en
train de lire un roman intitulé NDE, pour Near Death Experience je
suppose. J’en étais au moment où la narratrice s’évanouit, quand j’ai
entendu des bruits étranges, comme si les dinosaures en peluche du
petit s’étaient mis à parler. J’ai levé les yeux du livre, mais il était
tranquillement en train de jouer avec ses Lego. Je me suis levée, j’ai
regardé par la fenêtre. Les arbres ondulaient lentement dans la
lumière. J’ai continué ma lecture. Avec un fort sentiment de déjà-vu :
dans le livre aussi, ça poussait des cris. Puis on se trouvait propulsé à
la Préhistoire. J’ai eu une sorte de pressentiment, je l’ai refermé.
Comme si ça pouvait empêcher les fantômes qui s’y trouvaient d’en
sortir.
La maison est magnifique. Dix-huit pièces, des baies vitrées
partout. À chaque pas, la lumière. Pourquoi Monsieur et Madame ne
s’inquiètent-ils pas ? Il y a un trou noir caché dans cette lumière, c’est
la disparition du petit.
Si seulement je savais où il est. Le trou noir. Je passerais
dedans, tête la première. Il paraît que cela vous avale. Cela m’est égal,
du moment que je retrouve le petit.
J’ai oublié de dire son nom. C’est-à-dire, je ne sais pas si j’ai
le droit. Appelons-le Arbre. C’est l’enfant de Monsieur et Madame.
(En vérité, non. Madame a un ventre long comme une planche à
repasser, elle n’aurait pas risqué de le froisser en y portant un enfant).
Arbre avait trente-neuf mois, c’est tout petit, n’est-ce pas ? Ne croyez
507

pas que je les appelle Monsieur et Madame par révérence. Ces


clowns.
J’ai oublié de me présenter. Moi c’est Sophia. Je vais retrouver
le petit Arbre. Vous me suivez ?
J’ai dit à Madame : « Le petit a disparu ». J’étais essoufflée,
d’avoir couru de la pièce de tout au fond jusqu’à celle de Madame.
Madame prend cinq bains par jour. Elle en était à son deuxième. Sa
tête flottait à la surface de la baignoire, surmontée de ses cheveux
décolorés. Les opérations d’esthétique gonflaient son visage par
endroits, comme celui d’une noyée. Avec l’âge, elle devient de moins
en moins expressive. En public, elle produit mécaniquement des
mimiques de grâce, mais en privé elle laisse s’accentuer de jour en
jour son air de dureté. Seules ses lèvres siliconées bougèrent
légèrement, laissant passer ces paroles sans appel, pleines de lassitude
et de mépris : « Eh bien, cherchez-le ».
J’ai failli tomber par terre, comme si on m’avait projeté sur
tout le corps une immense claque. J’ai senti que si je vacillais, toute la
maison s’écroulerait.
Ce n’était pas le moment. Je suis repartie en courant, il me
semblait que Monsieur était encore là, j’ai filé par les couloirs jusqu’à
son bureau. La lumière sonnait comme un troupeau de cloches. J’ai
frappé à la porte, j’ai entendu sa voix tranchante : « Laissez-moi ».
Trop tard, j’avais déjà ouvert. « Monsieur, Arbre a disparu ! » Il ne
s’est pas mis en colère, il a jeté un œil vers moi, ses sourcils arqués
comme il fait toujours pour avoir l'air en éveil, il m'a regardée un
instant comme si j’étais le chat, et du même geste de la main que
Madame tout à l’heure, il m’a chassée.
508

De toutes façons, ils ne m’auraient jamais crue. Le petit était


là, et soudain il n’y a plus été. Cela ne s’est pas produit pendant un
instant d’inattention de ma part, pendant que j’aurais été occupée à
autre chose ou même juste à l’instant où j’aurais porté mon regard
ailleurs. Nous étions en train de nous regarder, lui et moi, moi assise
sur mes chevilles et les mains tendues, lui debout avançant vers moi,
nous étions en train de rire tous les deux, les yeux dans les yeux. J’ai
tourné la tête parce que le vent entrait par la fenêtre et soudain, le petit
Arbre a disparu. Où il était, il n’y était plus. Je me suis frotté les yeux,
je les ai rouverts : rien. Les battements de mon cœur se répercutaient
dans toute la pièce. Je me suis levée, je l’ai cherché partout. Dans sa
chambre, dans toute la maison.
J’ai prévenu Madame, j’ai prévenu Monsieur. Maintenant je
me dis qu’ils ont peut-être déjà oublié Arbre. Ce que j’ai pris pour une
incompréhensible indifférence, pour une monstrueuse dureté de leur
part, n’était peut-être en fait que l’expression de leur indulgence
envers moi. Certainement ils m’avaient prise pour une folle, mais par
une rare délicatesse ils avaient feint d’ignorer ma folie. Certes je n’ai
jamais vu Monsieur ni Madame se comporter avec tendresse, je veux
dire avec une tendresse réelle. Ni l’un ni l’autre, ni l’un avec l’autre,
ni avec Arbre ni avec qui que ce soit. Mais leur cœur n’est peut-être
pas complètement mort, qui sait ? S’ils avaient oublié le petit, c’était
peut-être que le petit avait disparu de leur tête aussi mystérieusement
et soudainement qu’il avait disparu de sa chambre, alors que j’étais en
train de le regarder.
J’ai pensé que je ferais mieux de le chercher toute seule, sans
plus leur en parler. Sans quoi ils me croiraient sans doute
définitivement folle. Or je n’étais pas folle. L’étais-je ? Je voyais bien
509

que cela en avait toutes les apparences. Puisqu’il était arrivé, devant
mes yeux, ce qui n’arrive jamais, ce qui ne peut pas arriver.
Je suis retournée vers la chambre du petit Arbre. Sa porte était
encore ouverte. Je l’ai traversée, je suis entrée dans ma chambre par la
porte de communication entre les deux. J’ai mis le livre dans mon sac,
que j’ai passé en bandoulière sur mon épaule gauche, et je suis sortie
par l’autre porte, celle qui donne sur le jardin. Je n’avais pas envie
que Monsieur ou Madame me voient partir. Je n’étais pas censée
quitter la maison, à coup sûr ils m’auraient demandé des explications.
Mais en me faufilant depuis le jardin jusqu’au portail, en faisant bien
attention à rester derrière les haies, je pouvais compter qu’ils ne me
verraient pas, même s’ils se tenaient derrière l’une des nombreuses
baies vitrées. J’ai fait le chemin courbée en deux, que ma tête ne
dépasse pas de la verdure. Je me suis relevée au moment d’arriver au
portail. Là aussi ils auraient pu me voir, mais si j’étais rapide il y avait
peu de chances pour qu’ils regardent là juste à ce moment. J’ai souri
au garde, il me connaît bien, il m’a laissée passer sans histoires. Le
petit Arbre m'attendait de l'autre côté de la rue, en sautillant comme
un oiseau dans les cases d’une marelle tracée à la craie sur le trottoir.
J'ai traversé, il m'a tendu la main.

Vous me suivez ? Tenez, voici le livre. Moi-même je l’ai trouvé


dans un jardin, je ne sais même pas s’il a été publié vu que je n’ai pas
trouvé mention d’éditeur, mais je le dépose à mon tour sur un banc
public, c’est ainsi que ça marche. Je dois vous ramener, nous irons
jusqu’à vous mais tous les chemins y mènent, vous pouvez passer par
les voix que vous voulez, le livre est à vous maintenant que vous le
510

tenez, comme Thésée dans le labyrinthe tient le fil qu’Ariane lui a


donné pour sortir de l’antre de la mort.
Tout s’est passé de nuit. Ce dont nous n’avons pas souvenir.
Aucun de nous ne sait ce qui est arrivé, mais chacun a sa théorie.
Nour dit que nous étions dans la caverne, Dieu seul sait depuis
combien de temps et combien nous y étions. Virginia dit que nous
avons été emportés et roulés par les vagues. Franz dit que nous
tournions comme une bête en cage dans la fosse de Babel. Selon
Edgar, nous avons été pris dans un maëlstrom au milieu de l’océan,
qui nous a emportés dans les abysses. Jules est persuadé que cette
plage est l’aboutissement d’une expédition que nous avons faite au
centre de la terre, et que le ciel au-dessus de nous n’est qu’une
illusion de ciel. Zénon prétend que nous ne sommes arrivés nulle part,
que nous sommes toujours en chemin et que nous n’arriverons jamais.
D’après Julio, c’est juste que nous sommes en train de jouer, tour à
tour à cloche-pied et sur nos deux pieds, à la marelle.
Je sais que la guerre a eu lieu, la Très Grande Guerre. J’ai
combattu. Je remarque que beaucoup ici sont comme moi marqués de
cicatrices. Sommes-nous morts ? Il faisait encore nuit quand les
premiers d’entre nous ont commencé à se réveiller. Une trouée de
lumière est apparue dans le noir, un couloir lumineux si ravissant. Si
engageant. Je vous prie de ne pas vous engager sur cette voie. Elle ne
mène qu’à la mort. Je vous prie de prendre les voies de ceux qui
reviennent à la vie, afin d’apprendre à nous en sortir. De la guerre
passée, de la guerre qui vient. Nous en sortir vivants.
Écoute, tout au long des couloirs, des passages et des
embranchements au long desquels des voix chuchotent. Ulysse sur
son bateau se fit attacher au mât pour écouter celles des sirènes sans
511

succomber au désir mortel de se jeter à l’eau, mais l’eau qui coule


dans ce livre n’est pas de celles qui noient. Nous sommes déjà au
royaume des morts, tu as pris place avec nous autres à bord de la
barque de Charon, et ce que nous allons faire, c’est aller chercher en
nous celles et ceux qui peuvent nous ramener à la vie. Descends le
fleuve comme il va ou bien va en avant, va en arrière, va et viens sur
la marelle où ton palet te mène. Ici, dans cet espace-temps, il n’y a
pas nécessairement de chronologie, ou la chronologie n’est pas
nécessairement linéaire. Comme le dit Cortazar, la réalité est une
énorme éponge et les éléments qui passent par ses trous la font sans
cesse basculer. Ici, au même titre d’être éternel, montent et
s’entrecroisent des voix de femmes, d’hommes, d’animaux, d’astres,
d’anges. À vous, les gens, d’insérer à l’intérieur, dans les creux entre
les pages, entre les lignes, entre les mots, vos propres chuchotements.
Pour que nous traversions ensemble la plage du crime, le livre de
sable, le goût du sexe, Gaza et Zaga, le goût de l’amour, le goût de la
vie. Je suis avec vous jusqu’à la fin du livre, et c’est un livre sans fin.
512

Palet

Cric-crac, cric-cric-crac-cre-cri-cro-cru ! Dans l’atelier les os chricotent


sous les p’tits coups d’marteau. Eh, bonjour, monsieur du corbeau ! Que le
grand cric te croque, cracrapuleux oiseau ! Critique de ta toison cure, croa
croa croa quoi ? Croix de fer, j’y crois dur comme bois ! C’est à boire à
boire à boire, c’est à boire qu’il nous freux. Abracapulco, acrapulchraes,
azertyuioplà ! Tricot d’peau, tracas d’sot, crac boum hue la credence,
clearwater, croustinabule de nouilles en croûte, l’enfourneras-tu, maîtresse
Crocuss ? Cocasserie, crique-assiette, par tous les trousse-oreilles, quelle
pince-monseigneur t’a picpiqué la corbeille ? Oh, trognon de feu ! N’ai-je
donc tant Vécuss (moins ou pluss). Kaliméra, kalimérons, mon homme
émoi. Ah, ah, jacta est ! Tambouille de foie, j’ai l’cœur en morceaux quand
je le vois, sa perlipopette tendue vers moi. Dieu tout-puissant, que fais-tu
là ? L’amour, que crois-tu donc, s'incarne le verbe en m’enlaçant, sans plus
de jactance, ni s’faire prier.
513

La grande ourse

Repose en paix, Franska. Me dit le vent, la brise dans la maison


qu’on m’a prise.
La justice des hommes, qu’ils s’étaient mis en position de me
devoir, par ma mort révèle ce qu’elle est, et d’abord pour eux-mêmes :
iniquité systématique, à la fois dissimulée et flagrante. Les animaux
sauvages ont-ils un prénom ? On m'a enlevée à ma forêt natale, on m'a
fait subir un long voyage par route, des opérations chirurgicales. Pour
pouvoir me ficher, me surveiller, me suivre à la trace technologique
comme n'importe quel citoyen du monde moderne. On m'a ouvert le
ventre pour y implanter un radio-émetteur. On m'a arraché une dent
pour déterminer mon âge. Comme au chien de la fable, on m'a imposé
un collier. Pour me maintenir attachée non par une laisse, mais par un
GPS relié à plusieurs satellites.
Ainsi kidnappée, déplacée, manipulée, triturée, trafiquée, ainsi
informée de l'homme et de sa familiarité brutale, on m'a fait reprendre
la route. Enfin, on m'a relâchée sur un territoire que je ne connaissais
pas, où je n’ai pu me fondre, et qui s'est vite révélé hostile : un mois
avant ma mort, j’avais déjà des dizaines de plombs de petit calibre
dans le corps.
Ils m'avaient appelé Franska, donc. Façon de marquer ma
naturalisation ? En fait une domestication forcée. Me gratifier d'un
prénom signifiait ma réduction à l'état d'objet des hommes. D'objet
propre à satisfaire les intérêts et les fantasmes obscurs des hommes.
Car leur fascination pour le monde naturel n'a d'égale que leur haine
secrète envers lui. C'est toute l'histoire de l'humanité : un incessant
514

combat contre la nature. Qui prend parfois les traits de l'amour. D'un
amour faux, irresponsable, aveugle. Au nom de l'amour de mon
espèce, on m'a fait subir tous ces outrages. C'est une manœuvre en
laquelle les hommes sont maîtres. Ils la pratiquent beaucoup entre eux.
Une puissance étrangère envahit un pays et y installe durablement la
guerre, ou la dictature, sous prétexte de lui apporter la démocratie et la
paix. Dans l'espace privé comme dans l'espace public, on insulte, on
souille, on détruit couramment ce que l'on désire et voudrait honorer.
Toujours au nom du bien et pour la bonne cause, les peuples sont les
dupes continuelles de ceux qu'ils élisent. Le mensonge d'État s'étend à
tous les secteurs du pouvoir.
Justement, revenons à toi, Franska, chuchote et crie le vent.
J’ai causé bien des problèmes, dans ces montagnes où j’errai,
déracinée de ma forêt originelle. Comme bien d'autres ours avant moi,
"réintroduits" pour le bien que nous veulent les bureaucrates et leurs
idéologues, je me suis attaquée aux troupeaux des hommes. De mes
pattes puissantes j’ai ouvert les côtes des brebis comme des portails,
dévoré leur cœur – ou pire encore, je l’ai délaissé. Le carnage apparut
maints matins, dans maintes prairies, à maints bergers, qui en restèrent
aussi tremblants et traumatisés que leurs bêtes survivantes.
Une nouvelle fois, la colère des éleveurs a monté. Une nouvelle
fois, ils ont protesté bruyamment, soutenus par les élus locaux.
Comme depuis des années, l'affaire n'en finissait pas. On a même tenté
d'effrayer le touriste en plaçant çà et là sur le territoire de telle
commune où j’étais passée, des panneaux avertissant le randonneur
que le maire dégageait sa responsabilité en cas de rencontre avec le
fauve.
515

Et puis voici qu'en une bien triste aurore d'août, un militaire


basé sur l’une de ces communes "menacées" écrasait, raconta la
presse, l'ourse maudite, sur une quatre-voies. Aussitôt fait, aussitôt
réglé : une tente était dressée autour de l'accident afin de le rendre
invisible, et la route bloquée par les gendarmes cinq heures durant,
tandis que les hélicoptères assuraient la surveillance par le haut. Un
peu plus tard on montrerait à la télévision la traînée de sang sur le
bitume, et le sinistre cadavre de l'ourse éventrée. On expliquerait le
scénario : une première voiture aurait, sans s'arrêter, heurté et blessé
l'animal, qui aurait poursuivi sa traversée avant d'être frappée une
deuxième fois par le véhicule de l'armée.
L'absence de témoins, hors une mystérieuse conductrice qui ne
songea à se manifester à la police qu'après avoir appris ma mort, ne
doit bien sûr pas faire douter un instant les citoyens de la véracité des
faits. On voit mal les autorités, embarrassées par ce dossier, imaginer
de fermer la route à six heures du matin, pour y monter un faux
accident avec une ourse repérée, capturée la veille, et déjà sacrifiée.
Ou bien poussée sur la voie... Évidemment on peut tout imaginer,
pourquoi et comment croire tout ce que l’ « on » raconte ? Mais
voyons, et la science ? Le rapport d’autopsie confirme, donc… Et
puis, à qui aurait profité la ma mort ? À tout le monde ? Puisque je ne
me tenais pas bien, puisque je n'avais pas sept ans comme on le croyait
mais dix-sept ans, puisque je ne servais ni les intérêts de la région ni
les partisans de la réintroduction ? Un moindre mal eût sans doute été
de me rendre à ma forêt qui me pleurait et m’espérait, mais l’homme
n’aime pas se désavouer. Les meilleurs complices du crime sont les
sourds.
516

Franska, dit le vent, fausse ou vraie victime d'un accident de la


route, ourse des sourds, ne tends-tu pas un miroir aux humains, dans ta
triste fin ? Ayant détruit la variété des peuples, réduit le chatoiement
de leur humanité, sont-ils devenus si seuls, sous leurs universels tristes
tropiques, qu’il leur faut désormais humaniser les bêtes en leur
donnant un nom, avant de les détruire, non comme le chasseur tue sa
proie, mais dans un réseau de responsabilités administratives et
collectives ? Ta mort n’est-elle pas le reflet de la mort qu’il se donnent
et se promettent eux-mêmes ? Je te vois, je te lis, signe de leur liberté
et de leur dignité bafouées. Logique meurtrière d'une pensée
calculatrice acharnée contre la pensée sauvage. Ton sang obscènement
exposé sur le bitume, il crie de rage, il est en moi. Dit le vent. Et les
arbres balancent leurs hauts feuillages comme des chevelures de
femmes debout sur les rochers, face à la mer où le bateau de leurs
hommes vient de sombrer.
L'après-midi même, dans le village du militaire qui, après ça,
partait vite en vacances, on fêtait, à grands renforts de sono, l'arrivée
de la Vuelta, course de vélos espagnole. Au stand de l'Armée de terre,
un jeune soldat en treillis distribuait des brochures de propagande aux
enfants désœuvrés. Sur celui de la presse locale, on amusait le public
avec des quizz sur les derniers vainqueurs du Tour de France. Toute
question de dopage oubliée, les gagnants empochaient, ravis, de laids
colifichets frappés de publicités. Et du côté des éleveurs, on se
promettait d'alimenter à vie en gigot d'agneau l'exécuteur missionné
d'une pauvre ourse qui avait eu le tort de ne pas savoir ne pas être
libre. D’une grande ourse qui continue à danser dans le ciel,
transporter la nuit et servir de boussole.
517

Palet

Ris, Nocéros ! quitte


ton air féroce ! ça vanne
dur quand tu barris, barètes
à poil, quand tu te poiles !
518

Comète

Ma chevelure ondule. Je déchire la nuit, et le jour aussi. J’ai des


bijoux incrustés dans le corps. Produits par la vitesse du chemin, d'où
jaillit un lait d’étoiles. En tournant les galaxies éclaboussent sur moi,
se solidifient à mon contact. Des diaprures s’implantent dans mes
fentes, je jouis dans la matière noire de l'univers, quand les rêves
appuient sur les matières précieuses attachées à mes chairs.
Je suis puissante, voyez ma langue, je suis fragile, voyez le nu
de ma coiffure. Depuis si longtemps des hommes essaient de me saisir,
de s’emparer de ma liberté. Ont-ils voulu m’attraper, me baiser ? Oui.
Je voulais être leur camarade, leur alliée, leur amie, homme à homme.
Je sais avec qui je veux baiser et avec qui je ne veux pas. Les pires
sont ceux qui cherchent avant tout à vous baiser au sens figuré du
terme. Ceux-là sont de l’autre côté de la frontière. Tant qu’ils ne
comprendront pas, ils resteront coincés dans le cachot où ils se
démènent.
Je leur ai apporté la vie, mais je n’espère plus qu’ils arrivent à
franchir la distance qui nous sépare, et qui ne fait qu’augmenter.
Pourtant, sait-on jamais. Ma chevelure ondoie, chargée d'yeux. Je
veux leur signifier, par un dernier regard, que je me suis souciée
d’eux, que j’ai fait tout ce que j’ai pu, qu’il ne m’est pas indifférent
d’avoir à les laisser loin derrière, définitivement.
Qui a compris le premier pourquoi la nuit est noire ? Un poète,
Edgar Poe. La nuit est noire parce que les galaxies, les astres, toutes
les formations d'étoiles s'éloignent à toute vitesse, évitant à la lumière
519

de s'agglomérer. La lumière aime à voyager. Qu’y puis-je, si tant


d'hommes sont si lourds, si lents ? Si je suis si rapide ? Ce n’est pas
moi qui cours, mais le chemin sur lequel je me tiens, qui avance à vive
allure tel un tapis volant, un long ruban que rien ne peut arrêter, oui un
ruban de joie, irrésistible et urgent. La joie court, non ?
Je me retourne, je les vois. La troupe des poussifs. Plus
enveloppés de tissu que les fenêtres d’un salon où l’on veille les
morts. Ils portent leur mort sur eux, c’est leur sexe. Je devine à l’odeur
qu’il n’y a pas de climatisation. Quand ils ont un mort appelé à être
exposé toute sa mort durant, ils le remplissent d’herbes sèches, ainsi
qu'un pharaon. Ensuite ils n’ont plus qu’à lui enfiler ces habits lourds
comme des tentures d'appartement bourgeois, et un masque moulé sur
son visage. Ils couchent le tout dans une châsse et les crédules
défilent, émerveillés. Ils ne savent pas se passer de mentir, c’est ce qui
les rend si lourds.
Quand je dors, je vais plus vite encore. Peut-être. Sûrement.
Haha, vous le savez bien, si vous avez ne serait-ce qu’une fois dans
votre vie rêvé. L’espace ? Le temps ? Vous les franchissez plus vite
que le son. Bang ! Que peut l’esprit ? tout. Il appuie sur les bijoux du
corps et la joie jaillit par tous ses pores.
Je suis le Seigneur des mondes, dit l’Être. Ceux de l’arrière
essaient de l’avoir. Je n’y peux rien si je leur glisse entre les doigts. Je
suis la truite-lampadaire que les enfants des enfants de leurs enfants
seront bien contents de trouver.
Cela continue à me propulser. Chaque fois je jouis. Chaque
jouissance fait sourdre de moi une lumière liquide qui se coagule en
lampe sur le chemin. Pourquoi les attendrais-je ? Même si je le
voulais, je ne le pourrais pas. Ma mission est de courir à la joie pour
520

éclairer ceux qui viendront. Sûrement pas ceux-là, au loin derrière, qui
traînent leurs ventres et leurs rideaux en me reprochant mon échappée
belle. La distance s’est tellement agrandie. Il me suffirait de faire un
tout petit saut maintenant pour qu’ils disparaissent entièrement de ma
vue.
Les chats dans l’univers tour à tour ronronnent et jouent de leurs
pattes aux griffes rétractiles. Certains mesurent des années-lumière,
d’autres sont si infiniment petits que même des pattes de mouche ne
pourraient les dessiner. Tous ont les yeux verts, ou non.
Les idéologues voyagent dans leur cagibi en touristes sexuels,
toujours en quête de quelqu’un à baiser. Ni infiniment petits, ni
infiniment grands, ils sont bornés. Ceux qu’ils attrapent ils leur ôtent
la vie, puis ils les veillent dans leur salon.
Je me retourne. Ils se sont pris les uns les autres pour maîtres,
c’est pourquoi ils ont ces chaînes aux pieds qui les empêchent
d’avancer. Dieu merci, leur son ne m’atteint pas, il est trop lent.
Chaque mouvement de mes orteils compose une musique céleste. Mes
yeux sont des fentes de plus en plus ouvertes.
Des plantes vivaces grimpent dans l’univers le long de mes
cuisses, fleurissent dans ma grotte. Dans mes profondeurs des tiges
montent, cherchent dans mon utérus l’éclat de rire du printemps. Des
jeunes filles donnent naissance à des enfants conçus à même leur
chair, chair à chair, corps à corps, tandis que les poussifs se frottent les
éprouvettes. Misère d’eux ! Ils ne connaissent pas les raccourcis. Leur
pensée orthopédiquement chaussée procède à pas prudents, sous leurs
piétinements la terre souffre et se meurt.
Je viens d’ailleurs, je vais ailleurs et autrement.
521

Le soleil éructe et soupire après l’eau. Il n’a de cesse d’y tomber,


la fin du jour venue. Les terriens le croient responsable, et non
coupable, du jour et de la nuit. Mais il n’a que sa soif, et la lumière ne
leur vient que de la danse des planètes qui le tiennent à distance, et de
la Terre qui l’abreuve en tournant sur elle-même.
Des hommes peignent dans mon utérus. Je sens la caresse de
leurs pinceaux, de leurs doigts, de la couleur qu’ils soufflent sur ses
parois. Je suis celle qui file si vite qu’ils ne peuvent la suivre. Les
fiers-à-bras s’échinent à courir derrière moi, les sages entrent dans
mes habitations. Ils ont raison, c’est là qu’ils peuvent me toucher.
Allons-y.
Tandis que mes poursuivants, le souffle court, ne cessent de
lancer leurs mains pour essayer de me saisir, la tranche de pain sur
laquelle ils se tiennent, sous le poids de leur poids s’incline et les fait
glisser, telle une confiture molle, vers où nul ne le sait. Un estomac,
sans doute.
Je skie dans les montagnes d’étoiles, bondis de galaxies en
galaxies. L’espace est plein de la respiration des animaux furtifs. Les
hommes m’appellent matière noire parce que j’échappe à leur contact,
à leur vision. Mais ceux qui se déchaussent voient autre chose.
Tout en m’élançant toujours plus en avant, je demeure au fond
de la caverne. Ceux qui y viennent perçoivent mon parfum. Des
orchidées rigolent à gorge déployée. Le dieu mâle qu’ils cherchent
n’est autre que mon bouton de rose. Leurs doigts qui tâtonnent me font
frissonner d’amour.
Ils modèlent des formes en deux ou trois dimensions quand
j’embrasse leur forme. Je goûte qu’ils soient là. Je les rend féconds.
522

Il leur faut franchir mes paupières. Elles sont l’hymen de leur


jour, beaucoup restent derrière.
La lumière passe à travers les barreaux du cachot. Ils sont dans
la nuit et ils ne le sauraient pas, s’il n’y avait cette lumière qui passe
où ils ne peuvent passer. Ils balancent entre la désirer et la maudire.
Ils cherchent la violence, ils veulent faire mal. À force de contorsions
dans leurs prisons, ils sont devenus complètement tordus. Plus ils sont
tordus, plus ils sont chefs. Leurs os font des bruits de ferraille
rouillée.
Où a-t-on vu les carcasses des voitures à la casse se mettre à
rouler ? Ils ont le sang tout encombré de casses. Ah çà non, ça
n’avance pas.
Des brodequins se dressent au coin des lèvres des dormants.
Des drones portent l’œil chassieux des chefs au-dessus de leurs têtes.
Les dormants ont des têtes. Ils sont des hommes. Ils dorment pour
rêver, pour mieux veiller quand l’heure vient de veiller. Les chefs
n’ont ni tête ni queue, ni queue ni tête, ni membres ni langue,
seulement leurs drones abatteurs d’hommes. Ils sont des troncs
coupés pour pouvoir entrer dans les télés.
Je dévale les escaliers de notes. Toutes les gammes de couleurs-
sons s’entrechoquent, tremblement montant des profondeurs de
l’univers. Une lave surgit, elle claque de la langue. Sur la planète
Terre les hommes font des traces d’escargot qui luisent un peu sur les
mornes contrées. Mais voici : la coulée blanche leur tombe du ciel
dans les yeux, et ceux qui le peuvent comprennent qu’elle est venue
ouvrir le monde.
Les triangles se font des baisers par les pointes, l’univers vibre
de leurs petits bruits de succion. C’est en plein milieu que j’habite. Et
523

tout autour aussi. En plein dedans, partout. Les pouponnières d’étoiles


battent des cils sur mon passage, les trous noirs ferment la bouche et
s’inclinent. Je jette des confettis, sème des graines, répands des
pétales. Toutes les étoiles rient, et le reste aussi.
Les amoureux me font cortège, avec les oiseaux très variés et les
poissons qui s’échouent sur les plages pour nourrir les passants qui ont
faim.
Qui reviendrait te chercher ? Je reviens, je t’attrape au fond du
puits. J’ai l’homme en moi, je le suis.
Les images de la comète qui a surgi dans le ciel russe un matin
ont fait le tour de la planète en quelques minutes. Pendant plusieurs
jours elles ont continué d’apparaître sur internet, d’être visionnées et
revisionnées. Les paranoïaques n’y ont pas cru d’abord, sous-
entendant qu’il devait s’agir de quelque missile tiré secrètement par
l’ennemi. Les mystiques y ont vu un signe du ciel et en sont devenus
des adorateurs. Mais le commun des mortels en a été à peine ému, et
une information chassant l’autre, a vite oublié l’événement.
Finalement seuls des scientifiques n’ont pas lâché le morceau.
Ils se sont mis à chercher des restes de cet objet qui semblait s’être
désintégré sans rien laisser de lui. Rien d’autre que des milliers de
bouts de vitres brisées par son souffle, le souvenir de leur stupéfaction
et de leur peur dans le cœur des habitants de la région, et ces centaines
d’images, le plus souvent prises par des caméras installées derrière les
pare-brises des voitures comme témoins d’éventuels accidents. Ces
images fascinantes de l’irruption d’une lumière surnaturelle et d’une
énorme traînée blanche dans le ciel d’un petit matin d’hiver gelé.
Le coup de l’émotion passée, alors que les chicanes et les
violences du monde des hommes reprenaient le dessus dans les esprits,
524

les scientifiques donnèrent suite en plongeant dans les eaux boueuses


du lac, dont ils remontèrent, des mois plus tard, un grand bloc et
plusieurs morceaux de cette visiteuse extraterrestre. C’est devant l’un
d’eux que je me tenais, quelques mois plus tard, au fond d’une galerie
du Muséum d’Histoire naturelle, à deux pas de chez moi. Les Russes
avaient généreusement fait don de cette espèce de caillou sombre à
leurs collègues de Paris. Bien avant moi, un homme était venu dans ce
même Museum se tenir face à un axolotl, rencontrer sa propre
étrangeté.
525

Palet

Ô Truche, passe-moi la cruche !


l’omelette est prête
et tu m’as battu
comme un œuf à la course !
526

Hector

Onze heures déjà. Il s'est finalement endormi à l'heure où l'hôtel


Hélas, la cité entière, s'éveillaient. Il s'est endormi, dans des bruits de
tuyauterie, de pas et de voix dans l'escalier, avec dans la rue le
ronflement des moteurs, le crissement des freins, le grincement des trams
glissant sur leurs rails, celui d'un rideau de fer qu’un commerçant tirait,
avec les entrechoquements des chaises et des tables qu'un garçon de café
rangeait sur le trottoir, à cause du vent qui se levait.
Hélas, quel drôle de nom pour un hôtel. Qui ne lui va pas si mal,
hélas. Le soleil couchant s'attarde une dernière fois sur sa vieille façade
de pierre noircie, c'est pitoyable comme la caresse d'une fille fraîche à
un vieillard édenté. Hector, drôle de nom de guerrier pour un misérable
comme moi, réduit à loger au dernier étage de l'hôtel Hélas. Hector a
poussé la porte qui a poussé un long cri d'agonie. Dans l'entrée, deux
vieilles femmes couvertes de noir ont marmonné entre leurs lèvres
pincées, racornies. L'une d'elles s’est levée, le visage austère, et lui a
tendu sa clef en plantant dans les siens ses petits yeux secs. Il est monté.
Quatre étages par un escalier sombre, étroit, humide. C'est le bout du
monde, et quel monde ! Il y a, sur le mur du fond, une lucarne avec vue
sur une impasse pavée. Le mur de l'immeuble d'en face est encore plus
sale et délabré que celui de l'hôtel, les volets de bois vermoulu en sont
toujours - et sans doute à jamais – fermés. Ensuite l'impasse fait un
coude, et le regard vient buter là, sur l'arête d'un mur noir, condamné à
tout ignorer des éventuels mystères de la fin du cul-de-sac. Seule une
antique plaque scellée sur le coin extérieur de l'immeuble informe de sa
qualité d'impasse. Un jour, se dit Hector, un jour je devrai descendre et
527

aller là-bas, tout au bout, pour savoir, un jour, j'irai. Sur les toits, des
pigeons balourds roucoulent sans passion.
Réveillé en sursaut, Hector s'éjecte de ce placard exigu où il a été
projeté et emprisonné par une main aux longs ongles noirs. Maudits
cauchemars ! Bleue et grise la nuit par la lucarne l'invite. Le couloir,
noir. En bas de l'escalier, il reste figé : près du sol flotte une tête, chauve,
immobile, cadavérique. Passé le premier instant de stupeur, il reconnaît
dans cette figure fantastique le visage de l'hôtelier, discerne autour de lui
un petit lit dont les couvertures bosselées révèlent l'existence du corps
épais qui l'accompagne normalement. Rapide et silencieux, il remonte
vers son peu douillet cocon.
Perdu dans ses pensées, il ne sait plus combien d’étages il a gravi
avant de se retrouver dans cet espace circulaire, haut, blanc et lumineux.
Dans le mur concave, dix portes flanquent neuf couloirs rayonnant
autour de l'axe central. Aussitôt ressorti, Hector ébloui distingue à peine
l'escalier qui, plongé dans la semi-pénombre, s'élève maintenant en
colimaçon, raide et étroit. Sans s'arrêter, il court entre les marches aiguës
jusqu'au dernier.
Le plancher craque et l'ombre géante d'Hector tremble du mur au
plafond. La flamme de la bougie vacille, bien sûr, et avec elle sa chaude
lumière répandue. C'est tout ce qu'il y avait sur le palier, une table et une
bougie.
Hector est obligé d'avancer précautionneusement parce qu'il y a des
marches qui montent ou qui descendent tous les trois pas, avec des portes
au bout et dans les coins et les recoins, et des numéros dessus écrits à la
craie sans qu'on puisse y déceler aucun ordre, pas plus que dans cette
drôle d'architecture qu'il découvre à tâtons. L'espace obscur est plein de
grincements, grignotements, galopades. Bestioles. Les peintures
528

s'écaillent, les boiseries ont des échardes. En s'approchant des portes,


Hector perçoit l'écho d'une agitation, des voix, des souffles lointains.
Cris et halètements. De douleur, ou de plaisir ? Comme ils sont
étouffés, c’est difficile à dire. Peu à peu tous ces soupirs exhalés par les
murs enflent et viennent s'écraser contre Hector, lui enserrent la poitrine,
lui creusent le ventre, et les boyaux noirs du dédale le propulsent d'une
porte à l'autre, le jettent à l'aveugle contre les bruits obscènes de la vie. Il
poursuit sa lutte contre les chiffres presque effacés, il avance et il ne sait
même pas pourquoi, le pauvre Hector, seulement il faut bien qu'il y aille
maintenant qu'il est là. À la maison il faisait bon et clair.

En enfonçant la clé dans la serrure, Hector transpire. Elle tourne.


Deux fois. La porte est légère et s'ouvre comme dans un coup de vent.
Devant lui s'étend une allée de galets blancs, enveloppée dans une
douce coulée de jour et couverte d'une épaisse tonnelle de vigne vierge.
Il avance sous la voûte rouge, sent le sol caillouteux épouser un peu
brutalement la plante de ses pieds. De leurs feuilles flamboyantes
quelques tiges plongeantes l'effleurent. L'air est si parfaitement tiède
qu'on s'en évanouirait de bien-être.
Le bout de l'allée est voilé d'une nappe de blancheur bleutée,
muraille opaque, impalpable, qu'il doit crever de son corps.
Des cascades de rires l'accueillent. Des filles. L'une d'elles s'avance
vers lui doucement, gentiment, comme on approcherait un animal
effarouché. Elle lui prend la main, l'amène auprès de la fontaine. Les
autres font cercle et silence. Elles penchent leurs visages attentifs vers
Hector et toute leur beauté lui tombe dessus, incroyable.
« Je suis Lunette », dit celle qui l'a conduit. « Et toi ? » Toutes se
mettent à lui lancer des mots aimables, à lui caresser les cheveux, les
529

joues, à lui enlever ses vêtements sans façons, aussi légèrement que s'ils
étaient de plumes. Hector est pris dans une ronde où tous les corps se
touchent, où les peaux s'effleurent, se frottent, elles dansent et poussent
des petits cris, se cognent à lui, le sang gicle à grands coups dans ses
membres, rien n'est vrai, il fait si chaud. Avant d'avoir pu rien
comprendre, voilà comment s'endort le vaillant Hector, tout nu au milieu
de cinquante ravissantes.

C'est difficile à expliquer, mais ici, à la place du ciel, il n'y a rien.


Pas de bleu, ni de soleil, ni d'étoiles ni de lune. Ni de plafond pourtant.
Comment dire ? Le jardin présente un mélange d'ordre et de sauvagerie.
Autour de la fontaine s'étend une pelouse veloutée, à laquelle quelques
vieux bancs de pierre, gagnés par la mousse, donnent une note d'infinie
nostalgie. La première violence de ses émois passée, Hector ne peut se
promener ou s'allonger là sans avoir l'impression d'un bonheur déjà enfui,
toujours en train de s'écouler et de se perdre.
Cette trouée d'herbe grasse est bordée de buissons de chèvrefeuille,
roses grimpantes, arums, lilas, rhododendrons, de massifs mélangés de
camélias, violettes, fraisiers, narcisses, muguets, pivoines, pensées, d'où
montent des odeurs entêtantes. On entre au-delà dans le royaume des
oiseaux, le verger riche d'une innombrable variété de fruits où s'égaillent
merles siffleurs, rossignols et canaris chanteurs, cailles carcaillantes,
coucous, bouvreuils, huppes, roitelets, paradisiers et oiseaux-mouches.
Parfois quelques galets ébauchent une allée égarée entre les arbres,
quelques pierres entassées amorcent des jardins suspendus ou des pans de
mur évoquant quelque ruine antique.
Lunette lui affirme qu'il est ici impossible de se perdre. Mais ce qui
le gagne, c’est l’ennui. Hector se rendort, hélas.
530

Palet

De sa patte le chat polit son


chapeau lisse - on
dirait qu’il salue, poli, ce
pacha polisson !
531

L’ange de Kafka

Les milliers de cadenas accrochés au Pont des Arts menacent de


faire s'écrouler les rambardes. Comme les humains sont étranges. À
croire symboliser l'amour par ces choses rigides et froides, ces pièces de
fer faites pour enfermer. Dont ils jettent la clé, comme s'ils voulaient être
sûrs de ne jamais pouvoir se libérer.
Le soleil se lève sur la Seine, le ciel sera bleu aujourd'hui. Mes
camarades et moi-même l'avons balayé toute la nuit, palmes en main, là-
haut où il n'y a ni jour ni nuit, seulement les jeux merveilleux de la
lumière. Nous aimons tant animer la vie du ciel et l'entretenir. J'étais un
peu nostalgique d'avoir à descendre, mes camarades le savaient, c'est
pourquoi ils chantaient de plus belle en conduisant gentiment le petit
troupeau des nuées au bercail. Ils m'entouraient, me souriaient, frôlaient
de leurs ailes mes ailes, afin de me faire savoir que ce n'était qu'un au-
revoir, que nous nous retrouverions l'instant d'après, quel que soit le
temps qu'il me faudrait passer en bas, où le temps enferme les êtres à clé.
Du moins ceux qui ont jeté la clé.
Aussitôt que j'ai fait le pas, que j'ai sauté vers la Terre, la nostalgie
s'est faite discrète dans un coin de mon cœur, pour laisser place à une
douce excitation. Quelle joie d'avoir été choisi pour cette mission.
Accompagner le voyage de Franz. Je ne sais pas pourquoi il a voulu
redescendre, lui. Est-ce lui qui l'a voulu ? Quoiqu'il en soit, nous nous en
remettrons à la grâce de Dieu, nous verrons bien.

Quelques humains commencent à aller et venir derrière moi sur le


plancher de bois. Nul ne me voit, à cause de leur temps compté, qui leur
532

cadenasse les yeux. J'ai pitié d'eux, je les aime déjà. Une mendiante
s'installe au bout du pont. Elle porte une longue jupe, ses pieds sont nus,
je vois qu'elle vient d'ailleurs, d'un pays où on ne la veut pas davantage
qu'ici. Je tourne mes regards vers le fleuve. Il devrait arriver, maintenant.
Je m'assois sur la rambarde, la ville s'obscurcit. L'eau coule entre les
deux murailles d'ombre, ruban de lumière. À l'est, dans l'or du soleil
levant, voici qu'apparaît sa barque, toute petite à l'horizon. Des
vaguelettes l'accompagnent, vertes et transparentes avec des lèvres
blanches. Je suis tout sourire.
Le voici, mon Franz. Sa barque de bois approche, il rame
vigoureusement, sous son chapeau rouge son visage sombre ruisselle de
sueur. Soutenu par le courant, poussé par le vent, il file si vite que je me
demande comment il arrivera à s'arrêter avant d'arriver directement à
l'océan. Ça y est, il passe sous le pont. Je vole jusqu'à l'autre rambarde, le
regarde s'éloigner. Il est maintenant couché de tout son long dans la
barque, sur le dos, tout droit et maigre dans son costume noir, les mains
croisées sur la poitrine, ses yeux brillants fixés sur le ciel. Ses lèvres
bougent, il parle, il sourit. La Seine l'emporte, il n'est déjà plus qu'un
point.
À moi maintenant de ne pas traîner. Avant de le rejoindre je passe
saluer la mendiante. Elle lève la tête, je me vois dans ses yeux : elle m'a
vu, un sourire fend le masque pitoyable qu'elle se compose, Job, pour le
job.

Vu d'en haut, le quartier de la Défense ressemble à un


microprocesseur. Les tours d'acier scintillent, percées de haut en bas de
centaines de petits rectangles froids, baies vitrées derrière lesquelles
travaillent les employés humains. Je ne suis plus habitué à me déplacer
533

dans l'atmosphère terrestre, je prends beaucoup de plaisir à découvrir ses


possibilités, me laisser soulever et emporter par les sentiers de l'air, en
jouant de mon corps et de mes ailes pour diriger mon vol. Je descends
vers l'esplanade, me rapproche du fourmillement des employés qui se
distribuent dans les différents immeubles. Avant même de le voir,
marchant avec les autres sur les dalles de béton, je sais que Franz est là,
je sais où il est. C'est bon, nous sommes bien reliés. Allez, un dernier
petit plaisir, je m'engouffre dans un courant d'air chaud, d'abord je
remonte doucement, puis je suis happé à toute allure, je vois la courbure
de la Terre à l'horizon, c'est beau ! Je commence à apprécier vraiment
l'aventure.

Je passe par la fenêtre, pénètre à l'intérieur de la tour, vais


directement à la porte de l'ascenseur au moment où il doit en sortir. Il est
le seul à porter un chapeau, et rouge comme il est, ce chapeau qui se
déplace au-dessus des hommes a l'air d'un être vivant, indépendant, venu
on ne sait d'où. Comme Franz est déjà grand, ainsi coiffé il dépasse tous
ces gens qui se serraient comme des sardines dans la boîte et s'en
déversent. Bizarrement, lui seul a la peau sombre. Un homme de taille
moyenne, à costume gris, chemise bleue, cravate grise, lunettes
rectangulaires cerclées de fer posées sur son nez étroit, en avançant les
yeux fixés sur son smartphone, le rejoint comme sans faire exprès. « Hey
Franz ! » dit-il, une fois près de lui à le toucher. « Vous allez bien ? »
« Ça va, et vous ? » répond Franz, tandis que le collègue pianote
encore quelque chose sur son portable, puis le montre à Franz en disant :
« Un problème avec ma femme. Mon ex. Histoires de pension
alimentaire. »
« Ah », dit Franz.
534

Ils remontent un couloir le long duquel des portes s'ouvrent sur


des bureaux.
« J'ai pas oublié ce que je vous dois », dit le collègue, en claquant
son smartphone et le remettant dans sa poche. « J'ai rendez-vous avec
mon banquier, d'ici deux ou trois jours tout sera réglé. »
« Pas de problème », dit Franz.
« Le truc c'est que je dois le voir demain, et qu'en attendant ma
carte de crédit est bloquée. Juste le jour où j'ai promis à mon ex de
prendre ma fille ce soir et de l'emmener au McDo ! »
« Ah », dit Franz.
« Si je vous devais pas déjà de l'argent, je vous aurais demandé de
me dépanner. Mais je vais lui dire que c'est pas possible, c'est tout. La
petite va être déçue. Connard de banquier. »
« Tenez », dit Franz en sortant de son portefeuille le seul billet qui
s'y trouve, un billet de cinquante euros.
Tandis que le collègue fait disparaître le billet dans sa poche, une
femme de ménage d'une cinquantaine d'années, un peu difforme, qui
vient de terminer son service, les croise et s'arrête pour saluer Franz.
« Merci pour les bonbons ! », dit-elle, ses larges narines se dilatant de
joie. Franz lève la main à hauteur de son oreille, comme s'il ne voulait
pas entendre ça, et faire signe en même temps que ce n'est rien.
« Merci mon vieux », dit le collègue en lui prenant le bras, avant
de disparaître dans le premier bureau sur la gauche. Franz continue à
marcher et entre dans le bureau suivant, où pénètrent aussi d'autres
employés. En quelques minutes, huit hommes et deux femmes rejoignent
leur ordinateur, dans chacun des dix boxes de la pièce.
Avant que Franz ne soit assis, l'un des hommes, vêtu d'un costume
bleu pétrole, l'interpelle : « Franz Kafka ! Où avez-vous garé votre
535

barque ? » Puis, s'adressant à la cantonade tout en soufflant par son gros


nez cabossé : « J'ai vu notre nouveau collègue tout à l'heure. Devinez
où ? Je traversais le pont de l'Alma pour aller prendre mon métro, et
qu'est-ce que je vois ? Une barque, une vieille barque en bois, en train de
filer sur la Seine. Et dans la barque, un homme couché sur le dos, le sosie
de Franz ! Tout raide, tout noir, avec son chapeau rouge, surgi de nulle
part, dans cette barque qui avait bien cent ans d'âge ! Ma parole, on se
serait cru arrivé à l'instant du Jugement dernier, au moment où les
cercueils sont déjà ouverts mais où les morts ne remuent pas encore ! »
« Ah ! » dit Franz en riant. Excellent, je note ! »
L'autre sort son téléphone de sa poche et vient vers lui :
« Regardez, j'ai pris une photo ! Le temps que je réagisse, la barque était
déjà loin, mais on la voit, je n'invente rien ! Franchement, j'ai jamais vu
un truc pareil, en plein milieu de Paris ! J'aurais vu un tigre à la Seine, ça
m'aurait pas davantage surpris ! »
« Oui, oui, étonnant... étonnant vraiment... Excusez-moi, il faut
que j'aille voir le chef », dit Franz.
Mais vous n'êtes là que depuis une semaine ! » dit l'homme épais,
assis derrière son immense table. La lumière qui entre, comme moi, au
quarantième étage par la vaste baie vitrée de son très grand bureau, joue
dans son casque de cheveux blancs. Son regard implacable contraste
avec ses traits enfantins, charnus.
Je sais, dit Franz, debout, tenant son chapeau à la main. Mais ce
sont ces troubles... L'insomnie... Je passe des nuits blanches... C'est
difficile à expliquer, mais donnez-moi seulement une semaine de congés,
et tout sera réglé, je reviendrai comme neuf... J'abattrai du travail comme
onze bûcherons !
Vous croyez que votre insomnie va passer en une semaine ?
536

Oui oui, sans doute.


N'est-ce pas plutôt grâce au travail que vous finirez par retrouver
un rythme de vie sain ?
Un rythme de vie sain ! Tout à fait ! C'est ce qu'il faut ! Si vous
me donnez une semaine, le travail sera fait, le jour et la nuit reprendront
leur place.
Je ne vous comprends pas. Pourquoi demander un congé si vous
voulez travailler ?
J'ai un travail à faire. Cela me presse. Je dois... je dois écrire. Cela
m'empêche de dormir la nuit. Cela m'arrache au sommeil, cela m'oblige à
me lever et à me tenir devant ma table de travail comme un condamné.
Ne croyez pas que je n'ai pas essayé de lutter contre cela ! Je fais tout ce
que je peux. Je fais du sport, j'arrive à l'heure au bureau, je ne passe pas
tout mon temps sur internet, je suis extrêmement sérieux. Quand je rentre
chez moi j'accomplis mes obligations familiales, bref j'endure tout ce
qu'il y a à endurer. Après cela je devrais m'écrouler de sommeil, non ?
Le temps passe, monsieur Kafka.
Pardon, je vais faire vite. Je m'écroule de sommeil en effet, mais
cinq minutes après, Cela me réveille et voilà, j'y suis jusqu'à l'aube, à
faire sortir de moi sur la page blanche mot après mot, comme une
véritable délivrance couverte de saleté et de mucus. Parce que ma main
est la seule qui puisse parvenir jusqu'au corps. Il me faut cette semaine
de congés. Je partirai dans un camp de naturistes, loin de tout, dans la
nature, je n'aurai rien d'autre à faire que de finir de laisser sortir Cela.
Alors je pourrai revenir, Monsieur.
C'est bon, allez-y.
537

Dans le couloir, retournant à son bureau, son chapeau de nouveau


sur sa tête, Franz, de satisfaction, frappe son poing dans sa paume. Alors
qu'il passe devant la machine à café, deux collègues l'apostrophent. Celui
qui a la chemise gris souris lui demande s'il connaît la meilleure méthode
pour tuer les chats qui ont la vie dure. Celui qui a la chemise gris
crevette lui demande s'il connaît l'histoire des quatre hommes qui
mangeaient un rôti de chat.
Soudain il y a un bruit de course furtive, comme si un rat
traversait la pièce. Franz bondit, se retrouve d'un saut de l'autre côté du
couloir, dont il scrute le sol. L'homme à la chemise gris souris, à quatre
pattes, essaie de regarder derrière la machine à café. Quand il se relève, il
a un gros cafard noir accroché sous le nez. « Haha, Hitler ! », dit l'autre.
Franz le regarde fixement, incrédule. L'homme à la chemise gris
crevette rit bruyamment, en se tapant les cuisses. L'homme au cafard
plisse le nez, ouvre de gros yeux, le visage parcouru de mimiques qui
indiquent que quelque chose le grattouille.
Enfin il éternue. Le cafard, projeté au sol, s'enfuit en produisant
un bruit de course disproportionné. Rapide comme l'éclair, Franz sort son
stylo de sa poche, le lance comme une fléchette. La plume transperce
pile le dos du cafard, stoppant sa course.

Ce n'est pas ma première mission parmi les humains. Au moins


cette fois ils n'essaient pas de me faire ce qu'ils ont essayé de me faire
dès que je suis arrivé à Sodome, une fois. Remarquez, aujourd'hui ils ne
me voient pas. Ceci explique peut-être cela. Mais peut-être qu'à la
Défense, le mal aussi est invisible. Tandis qu'à Sodome tout se voyait.
S'entendait, même. La rumeur en était montée jusque Là-Haut. Avec l'un
538

de mes camarades, nous avons été envoyés voir ce qu'il en était. Verdict :
Sodome a été détruit.
En survolant de nouveau la ville, cette fois dans les couleurs du
soleil couchant, je retrouve mon enchantement du matin. De là-haut,
même si dans l'atmosphère on n'est jamais bien haut, tout est beau. Le
plan de la ville, semblable à une histoire écrite dans une écriture
primitive. Ses artères, ses espaces verts, ses bâtiments semblables à des
pièces de jeu, sa circulation de minuscules choses et êtres. Mais les avoir
de nouveau approchés, ces minuscules êtres, me laisse comme à Sodome
une drôle d'impression. Peut-être pire, même si cette fois je n'ai pas subi
d'agression. Comment dire ? C'est leur esprit. N'est-il pas tordu ? J'essaie
de ne pas trop y penser, je me dis que je n'ai encore rien vu, qu'il est idiot
de s'inquiéter pour si peu. Mais rien à faire, cela me trouble, j'en
oublierais presque où je dois aller. Je me rends compte que depuis un bon
moment je tourne au-dessus de la ville sans en sortir.
J'oblique vers l'est, traverse le périphérique. Banlieues, barres
d'immeubles, zones pavillonnaires. J'amorce ma descente dans l'une
d'elles et je passe le portail, en même temps que Franz, d'une maison
grise à un étage, quatre fenêtres à l'étage et une cheminée sur son toit de
tuiles.

Penché sur la table de toute sa carcasse massive, armé d'une


longue fourchette et d'un long couteau, son père coupe la ficelle qui
entoure le jambonneau, puis tranche les viandes, luisantes de gras, en
plusieurs parts. Tous les regards sont rivés sur le plat. D'un signe de tête
appelant sa femme à lui tendre son assiette, le père commence à servir la
potée. Ses gestes sont pleins d'autorité, tandis qu'il remplit
consciencieusement les assiettes de la femme puis de l'adolescente d'un
539

assortiment de viandes et de légumes. Vient le tour de Franz Kafka. Il


tend son assiette, et la main en avant, refuse la viande. Le père hoche la
tête, pique deux pommes de terre, une carotte qu'il dépose à l'aide du
couteau dans l'assiette, que retire alors son fils.
Tu vas rester longtemps comme ça sans manger de viande ?, lance
le père d'un ton méprisant.
Les deux femmes échangent un regard consterné.
Quand je mange de la viande, je me sens comme une saleté
étrangère dans mon lit, réplique Franz.
C'est une insulte à ton grand-père ! Je ne l'ai jamais vu autrement
qu'avec son tablier couvert de sang ! Ça, c'était un homme !
La fille éclate de rire. Le père donne un coup de poing sur la table,
tout en poussant une espèce de meuglement.
Oh, dit Franz, plongeant le nez comme par soumission dans son
assiette, où il arrange la carotte et les pommes de terre en sorte qu'elles
figurent un pénis et des testicules.
Comme des gamins, Franz et sa petite sœur, face à face, pouffent
dans leur main. Puis Franz se lève et annonce qu'il s'en ira demain à la
première heure, ayant obtenu une semaine de congés.
Génial ! Tu pars où ?, demande sa sœur.
Dans un camp naturiste, au bord de l'océan. Une semaine de vie
saine !
Trop bien ! Je peux venir ?
Tu t'imagines, réplique le père, que je vais laisser partir ma fille
au milieu d'une bande de cinglés qui se promènent toute la journée nus
comme des vers ? Des vers, des vers de terre, voilà tout ce qu'ils sont !
Et avant de se rasseoir, il fait le geste de les écraser sous ses pieds.
540

Un peu après, installé dans sa chambre, Kafka écrit dans son


Journal : Aujourd'hui, soirée familiale désespérante. Mon beau-frère a
besoin d'argent pour l'usine, mon père est inquiet au sujet de ma sœur,
de son commerce et de sa maladie de cœur, ma sœur cadette est
malheureuse, ma mère est plus malheureuse que nous tous, et je suis là à
écrivasser.

Le train longe les bords d'un fleuve. C'est un vieux train, et un


vieux fleuve. Ils courent dans le même sens, et leur course fait toutes
choses nouvelles.
Assis sur la banquette, Franz Kafka détourne son regard du
paysage, baisse son chapeau sur ses yeux et semble se mettre à somnoler.
Je me mets avec lui, oreille contre oreille, joue contre joue, œil contre
œil, corps contre corps.
À côté de nous repose le sac de voyage, ouvert. Avec dans la
fente, l'ouverture, une liasse de papier. Entre nos cuisses le stylo, avec
lequel la main de Franz Kafka a déjà noté quelques mots. Le train longe
les bords d'un fleuve. C'est un vieux train, et un vieux fleuve. Ils courent
dans le même sens, et leur course fait toutes choses nouvelles.
Dans la somnolence un rêve nous vient. Il y a une forêt, des taillis,
des profondeurs, des courses à l'intérieur, à la recherche de la lumière. Il
y a eu crime, il y a une vérité à trouver, une mort à arracher, une justice à
rendre, une vie à rendre. Il y a des arbres et du vent, il y a un arbre. Une
barque court sur le fleuve, avec un homme dedans, un homme et une
femme, entre les arbres qui ne font qu'un.
541

Palet

Astre couché le roi


de la savane d’or dort.
Or vient le jour d’après hier.
Parmi lions se pavane
un soleil à crinière.
Mille ions et photons,
pierres à prières, adorent
l’Unique éclatant celé.
542

Marie Curie

Marie Curie se coltine la pechblende. Au mépris du danger, par


tonnes elle transporte, trie, épure la « pierre à malheur », jusqu'à lui
arracher son cœur, pour l'amour de la science et le bienfait de
l'humanité.
« Premier principe, écrit-elle : ne se laisser abattre ni par les
êtres, ni par les événements. » Et aussi : « Ma tête flambe, tant elle est
embrasée de projets. Je ne sais plus que devenir ! Ta Mania sera,
jusqu'à son dernier jour, une allumette au-dessus d'autres allumettes. »
C'est moi, Marya Sklodowska Curie. Mania pour ma famille
polonaise, Mé pour mes enfants, Marie pour tout le monde. Corps à
corps je me confronte au monde, jour après jour je fais sortir de lui sa
lumière cachée.
Et la nuit, Pierre et moi faisons sortir l'un de l'autre la vie, la
joie d'amour. « Il faut faire de la vie un rêve et faire du rêve une
réalité », dit Pierre.

Le jour baisse. Nous savons, Pierre et moi, sans avoir besoin


de nous le dire, que nous allons partir. Quitter cet étrange village de
gloires. Nous avons un peu pitié des autres, ceux qui vont rester. Où
iraient-ils ? Il paraît qu'il y a un autre couple, mais tous les autres ont
été enterrés seuls. Seuls. Et il n'y a presque pas de femmes.
Tous ces grands hommes. Sans doute leur conversation est-elle
très intéressante. Échanger avec eux pourrait être passionnant pendant
très, très longtemps. Mais de radioactivité, nous ne pourrions parler
qu'avec celui qui fut mon amant après la mort de Pierre, et son ancien
543

élève. Paul. Il est là aussi. Sans sa femme ni les autres avec lesquelles
il s'échappait d'elle. Mais il ne me dit plus rien, depuis longtemps. Je
désire Pierre, mon amour, mon amour. Lui seul, Pierre.
D'histoire, nous pourrions parler avec tous les autres. Toutes
ces gloires de l'histoire de France. C'est ce que nous avons pensé,
Pierre et moi, en nous retrouvant là. Du moins c'est une pensée qui
nous est venue. Ou qui nous a traversés. Quelques instants. Ici dans la
tombe, dans l'enceinte du Panthéon, nous sommes un peu comme
dans un atome, dans l'infiniment petit. Les lois sont autres que dehors,
où règne la physique classique. Sommes-nous toujours morts, ou
encore vivants ? Pierre et moi, nous allons sortir de l'indétermination,
je le sais.
Un petit temps donc, nous avons envisagé la possibilité de
rester là avec eux à parler d'histoire. Et en même temps nous avons
compris qu'ils n'étaient que de pauvres ombres, errant, une fois les
portes fermées, le silence installé, la nuit tombée, dans le labyrinthe
voûté du cénotaphe. De pauvres ombres grises. Seuls Pierre et moi
émettons un doux rayonnement. Le radium accumulé dans nos corps
au cours de notre vie de travail, sans doute. Mais nous les
scientifiques, nous les rationalistes, nous les positivistes, je sais que
nous partageons une autre impression : si nous rayonnons, c'est
d'amour.
Pierre et moi marchons main dans la main entre les épais murs
de pierre, saluant courtoisement nos illustres colocataires, sortis
comme nous de leurs tombeaux pour la promenade du soir. Les lueurs
vertes des petits panneaux fléchant la sortie à intervalles plus ou
moins réguliers permettent de discerner un peu les autres, mais
rarement de les reconnaître – à supposer que nous les connaissions,
544

car la gloire des hommes n'est pas si universelle ni immortelle que ça.
Personne ne se dirige vers la sortie, ils ont certainement compris
depuis longtemps que c'était inutile. Ou bien, ils n'en ont même pas
envie. Peut-être ne savent-ils plus ce que désirer veut dire. Nous,
l'amour nous fait brûler de désir.
Tous ces hommes qui, pour beaucoup, ont connu les honneurs
de leur vivant et se retrouvent à errer dans l'éternité sans amour, sans
femme, sans enfants, sans peuple, sans vie. Tous se retournent sur
nous. Sur nos corps qui contrairement aux leurs, rayonnent. Leur
corps à eux semble être un amoncellement de poussière que le
moindre souffle disperserait. Nous ralentissons un peu chaque fois
que nous croisons l'un d'eux, de peur que cela ne se produise. Que le
déplacement d'air occasionné par notre passage ne les fasse
disparaître. Peut-être à jamais ? Ou bien se reconstitueraient-ils, leurs
poussières retrouveraient-elles la mémoire des formes de leurs corps,
et s'assembleraient-elles à nouveau pour leur faire reprendre leur
morne et terrible errance ? L'irréversibilité règne-t-elle ici, ou la
réversibilité y a-t-elle ses droits ? La question éveille notre curiosité
scientifique, mais pas suffisamment pour nous détourner de notre
ardent désir de partir.
Pierre et moi continuons à arpenter les corridors voûtés, en
suivant les flèches luisantes qui indiquent la sortie. Nous gravissons
maintenant un large escalier, nous quittons le sous-sol. Rien d'autre
que nous ne bouge. Nous traversons une vaste salle. Nos pas ne
produisent aucun son sur les dalles qui composent des motifs
circulaires et rayonnants, comme si nous étions en train de nous
déplacer dans l'espace interstellaire. Nous distinguons la porte mais
avant même de l'atteindre nous passons à travers le mur, propulsés par
545

un immensément jouissif effet de tunnel. Nous voici maintenant dans


la brise fraîche d'une délicieuse nuit de printemps.
Toujours nous tenant par la main, nous nous sommes mis à
courir, presque. La surprenante facilité avec laquelle tout s'était passé
n'était-elle pas suspecte ? Ne risquait-on pas de nous saisir par
l'épaule et de nous ramener manu militari dans notre illustre prison ?
Tant que nous étions enterrés au cimetière de Sceaux, nous nous
étions contentés du bonheur de reposer paisiblement l'un près de
l'autre, enfin réunis. Mais ce transfert au Panthéon avait changé la
donne, à la façon d'une opération en laboratoire. Une énergie nouvelle
nous tenait debout et exigeait que nous suivions le chemin qu'elle
nous indiquait, et qui nous était encore inconnu.

Ils continuent à marcher dans les rues de leur ancien quartier.


Le vent se lève, des pétales de cerisier se mettent à voleter dans
l'ombre. Elle revoit la neige de son pays, celle des jours de folle joie,
des courses à traîneaux en bande de jeunes filles et jeunes hommes
allant danser – et elle dansait jusqu'au matin - et celle des jours de
folle tristesse où elle devait gagner sa vie, institutrice privée dans une
lointaine campagne, séparée de ses proches pendant d'interminables
mois. Ce premier garçon qu'elle aima et qui l'aima, le fils aîné de la
famille où elle était placée, il lui fallut des années pour admettre qu'il
n'irait pas contre la volonté de ses parents, qu'il n'épouserait pas une
jeune femme qui, toute savante qu'elle soit, n'était quand même
qu'une domestique. Séparation sur séparation. Marie enfant séparée
de sa mère morte trop tôt, Marie jeune fille séparée de sa famille,
Marie jeune femme séparée de son premier amour, et pour finir Marie
546

jusqu'à la fin de ses jours séparée de son grand amour, Pierre, mort
trop tôt. Elle a tant souffert, Marie.
Tout en marchant, Marie fait un geste de la main, comme pour
refermer une porte sur le mauvais du passé. Définitivement. Marie trie
sa vie comme elle a trié la pechblende, afin de n'en garder que le cœur
vivant. Que tombent dans le néant les peines et les humiliations
endurées en France comme en Pologne ! La voici réunie à Pierre, son
bien-aimé, son très-aimé – rien d'autre que cela ne doit survivre. Rien
d'autre que son amour pour Pierre et leurs enfants, et pour leurs rares
proches qui ne trahirent jamais.
Leurs pas les mènent aux lieux où ils vécurent et travaillèrent,
toujours passant à travers les murs, qui ne sont plus des murs pour
eux. Au lieu où fut leur premier laboratoire, le hangar de l'École de
Physique et de Chimie où ils revenaient parfois le soir, après la
journée de travail, pour contempler, ensemble dans l'ombre, la lueur
féerique des extraits radioactifs qu'ils avaient arraché à la pierre de
malheur. Alors, se souvenant de l'amour physique, ils se retournent, se
font face, se cherchent maintenant dans les yeux l'un de l'autre.
Pierre est toujours ce beau jeune homme mince, fort, doux,
dont les traits reflètent la pureté d'âme. La mort l'a cueilli dans la fleur
de l'âge, mais elle, Marie, comment lui apparaît-elle ? Jeune, comme
il l'a connue ? ou comme elle était au moment de sa mort, avec son
corps de sportive toujours, mais le visage vieilli par les années et
l'anémie causée par le radium, la chevelure blanchie ? Qu'importe, car
il la regarde avec le même amour et elle sent ce qu'elle n'avait pas
senti depuis une éternité : son sexe dressé contre son ventre, contre sa
chair qui brûle de désir pour lui. Les cris de bête sauvage qu'elle s'est
retenue de pousser pour expulser sa douleur après la mort de Pierre,
547

c'est maintenant, pendant l'amour, qu'elle les laisse jaillir de son


corps.
548

Palet

Chameau de dromadaire,
tu as tant roulé ta bosse
que j’en ai eu le mal de mer
au milieu du désert !
549

Jeanne Duval

Je m’appelle Duval. Admettons. Jeanne Duval. Nul ne sait d’où


je viens, sans doute d’une lignée d’esclaves - mon nom m’a été volé,
j’en ai d’autres. Lemer, Berthe, Duval… Vallée, vallon, combe, gorge,
ravin… Allons-y pour Duval, où l’eau court et les morts ressuscitent.
Duval sort du théâtre. Sa haute stature, sa démarche ondulante
dans son habit masculin, son regard droit, sa peau sombre attirent le
regard des passants. Homme ? Femme ? D’Afrique ? Des Indes ? Des
îles ? Elle porte son costume de scène, qui lui va tout autant qu’une
robe à la ville. Son vrai vêtement c’est sa peau, tout ce qui est tissé
par les humains n’est que rideaux de la comédie humaine.
Sur scène elle ne tient qu’un petit rôle mais elle a un admirateur,
un qui crie Berthe ! et lui jette une fleur par la fente des rideaux quand
ils se ferment. Qui est-il ? Elle l’ignore, et peu importe. La voix varie,
ils sont plusieurs à faire le même geste, suivant les jours.
Les spectateurs vont au théâtre comme au sanctuaire, chercher
le dévoilement du destin. Mais de la scène, de l’autel, c’est le destin
qui les contemple, plongés dans l'ombre.
Quand Duval marche, toute la ville l’escorte, avec ses éclats de
voix, ses martèlements de chaussures, de cannes, de sabots et de roues
sur les pavés, ses courses et ses rires d’enfants, ses aboiements et ses
caquètements, ses cris d’oiseaux. Duval pense à son poète, lui aussi
tourne autour d’elle avec son langage. Elle est sa femme costumée,
son destin à dévoiler, et qui le déshabille. Le corps de Baudelaire est
mince et nerveux. Quand il ne sait pas ce qu’il veut, elle le lui
apprend.
550

Charlot, elle l’appelle. Admettons. Elle déboutonne son habit


flottant, sa chemise, son pantalon. Enlève-moi tout ça. Baudelaire est
comme elle, il aime la couleur, la folie dans le vêtement. Parfois il
entre dans des colères noires. Il est jaloux. Duval a eu d’autres
hommes avant lui. En a-t-elle encore ? Elle le regarde dans les yeux
comme elle regarde les autres, dans la rue.
Il lui a trouvé un logement rue de la Femme-sans-Tête, sur l’île
Saint Louis. Déjà qu’on lui a coupé son nom… quand ça lui prend, il
voudrait qu’elle ne soit qu’un corps. Mais c’est avec ses yeux autant
qu’avec ses mains qu’elle le déshabille. Comme elle le fait aux autres,
dans les rues, dans les cafés, au théâtre, avec tout son être
insupportable d’assurance et d’humilité mêlées. Pire que l’arrogance :
inattaquable.
Quand il parle d’elle, Baudelaire dit : ma femme. C’est à ça
qu’on reconnaît un vrai poète. Il ne biaise pas, il cherche la vérité. Il
ne dit pas ma maîtresse, le mot que les menteurs emploient pour dire
mon esclave, mon achetée, une dont je suis le maître. Duval est libre.
Baudelaire est à poil devant Duval, qui est à poil devant lui.
Baudelaire est juste avec Duval, mais quand il lui faut admettre
qu’elle dépasse ses mots, il devient injuste. Par dépit, par vengeance.
Le verbe n’est-il pas le divin, le propre de l’homme ? Seulement
quand il se tient auprès de la vie. Duval est la vie. Lui aussi,
Baudelaire, l’est, mais en lui la vie ne lui plaît pas. La vie qui le
fascine, c’est celle qu’il voit en elle. Duval l’oblige à sortir de lui
aussi la vie, comme elle fait sortir de lui son sperme.
« Tu t’attendais à ce que mon sexe reste fermé quand j’ouvre les
cuisses ? Je ne suis pas un fantasme de peintre, je suis vivante ! »
Elle rit.
551

« Fais pas cette tête, Charlot ! »


Elle se lève. Baudelaire la saisit par le bras : « Refais-le », dit-il.
Un rire bref, sonore, fait sauter sa poitrine en avant. Elle se
laisse retomber sur le divan, écarte les cuisses, pose ses pieds sur le
bord. Elle n’a plus son pantalon, son sexe est nu, ouvert. Ses seins
aussi sont à l’air, dégagés du corsage pendant leur première étreinte.
Le jour qui passe à travers les rideaux bouge sur sa peau sombre,
comme si lui aussi se régalait à la toucher.
« Touche-toi », dit Baudelaire.
Elle pose ses doigts le long de sa longue fente, la paume à plat
sur sa fourrure, l’index atteignant l’anus. Elle gémit, sans bouger.
« Charlot, je veux pas le faire. Toi, toi. Je veux que tu me
lèches ! »
Sa voix est redevenue rauque.
« Regarde chéri. »
Elle retire sa main.
« Regarde ça ! »
Il fixe tour à tour son visage déformé par le désir, et son sexe
ouvert, béant, luisant de cyprine, et de son sperme qui suinte du trou.

Ils m’appellent Jeanne, ou Berthe. Ils me croient femme, ou


bête. Bête comme la femme, dans leur idée. Bête comme le nègre. La
mulâtresse, ils disent, comme si j’étais née d’un âne et d’un cheval. Ils
ont dans la tête un sexe enfermé qui les rend bêtes et méchants. Ils
baisent dans leurs têtes, et ils ont les mains sales. Moi je respire à
cœur ouvert, je fais l’amour à sexe ouvert.
Mes grandes lèvres sont dodues comme des beignets. Les jours
de fête, on a droit aux beignets. Le marchand les vend dans les rues,
552

odorants et sucrés, faisant monter l’eau à la bouche. Les miens sont


gratuits, pour qui je veux. Ils brillent comme des bijoux. Des miroirs
où vient se chercher l’homme. Ma parure n’est pas taillée par
l’homme, elle est incrustée dans mon corps.
Mes petites lèvres sont délicates comme des pétales. Elles se
tiennent à l’abri de mes grandes lèvres comme des bonnes sœurs dans
leur couvent. Elles aiment l’ombre de la clôture, et n’en goûtent que
mieux le temps des portes ouvertes.
Mon vagin est humide comme un œil, élastique comme une
pupille, chaud comme un geyser.
Mon clitoris est plus raffiné qu’une touche de trompette. Il
connaît sa place, celle de l’acteur au sommet de l’affiche, qui ne fait
son entrée en scène que lorsque s’ouvrent les lourds rideaux pourpres.
La part de lui plongée dans les coulisses démultiplie le vibrant de son
jeu.
Je sais mettre mes genoux derrière ma tête, mais je ne suis pas
assez souple pour pouvoir plonger mon nez dans ma fente. Je peux
quand même la humer, en respirant le fond de ma culotte quand je
l’enlève, ou mieux encore sur mes doigts après l’avoir touchée, ou sur
le visage trempé de l’homme qui vient de la lécher.
Mon corps lové dans mon lit est une jeune fougère qui va se
dérouler. En chien de fusil sur le côté, je sens ma fente s’étirer comme
une courbe au bout du crayon d’un compas. Tous ses petits nerfs sont
en alerte, ça me picore sous la peau. Le sang afflue comme la jeunesse
dans le champ où est prévue la fête.
Le terrain des opérations connaît sa guerre, celle du plaisir, mais
l’attend haletant comme s’il ne l’avait jamais connue. Il y a peut-être
dans les parages un autre corps qui va venir avec ses mains, avec sa
553

langue, avec son sexe. Ou bien ce sont mes propres doigts qui
s’apprêtent. D’une façon ou d’une autre, l’ouragan aura lieu.
Je suis la forêt tropicale. J’ai mes bêtes, mes lianes, mes
serpents. J’ai mes fruits, mes jus, mon intense ravissement. Je suis
l’ombre et la lumière, le silence et les cris, la brise et la tempête. Je
suis gavée de vie.
Ma fente supplie entre mes deux beignets. Oui, attends. Gonfle
encore, mouille encore, rêve encore ! Je vais venir.

Je t’inspire, Charlot ? Alors viens me lécher, tu me le dois.


Ils se regardent. Baudelaire hésite entre la haine et le désir. Il se
dit que cette femme, plus encore que les autres, est un animal. Que
c’est pour ça qu’il l’aime.
Je veux voir ta queue, encore. Déshabille-toi, viens me lécher.
Elle halète, ivre de ses propres paroles, de sa propre attitude.
Elle joue l’animale parce que c’est lui, l’animal. C’est lui, Baudelaire.
Il flaire sa chevelure : un jour, évoquant les manteaux de sa mère, il
lui a dit « enfant, je confondais l’odeur de la fourrure avec l’odeur de
la femme ». Elle veut voir sa queue de nouveau gonfler, durcir, perler.
Il la regarde. Elle sait qu’il projette sur elle ce qui est en lui, les
profondeurs de la dissimulation, comme il dit. Elles sont en lui mais il
les croit en elle, il croit les lui faire révéler. Il les contemple dans ses
traits hagards de désir, dans sa fente ouverte, sombre et luisante, là il
contemple son propre abîme, son inconnu.
Il s’y jette, se déshabille, s’avance, s’agenouille et tout à sa foi,
enfouit son visage dans la terre de sa femme.
554

Palet

Petit pou saint qui t’en allais


avec un gros pou laid, trouvâtes-
vous, pèlerins, un scalp où picorer ?
Je crois, car la tête me gratte.
555

Camille Claudel

Agenouillée devant la cheminée, la tête penchée vers le foyer


aux cendres froides, les mains accrochées au manteau de marbre, je
me prépare à dire. C'est de ma pensée que vient ma parole, ma
sculpture. Par évidement du bloc de réalité, jusqu'à atteindre
l'expression, la révélation.
Si Rodin et moi avions vécu au début du vingt-et-unième siècle,
d'où je parle maintenant, il aurait été Jeff Koons et moi Banksy,
disons. Vous saisissez la différence ? Je veux dire, c'est vers cette
industrie que son art a conduit, et c'est vers cette clandestinité que le
mien a mené. Mais Rodin est resté dans son temps, comme mon frère
Paul, comme tous les artistes qui savent louvoyer et se placer, bien
nourris et imposants, le nouveau clergé. Bon, voilà, ces deux
bonshommes ont été un foutu fardeau pour moi, dans cette société
patriarcale, mais après ma mort, dans l'autre monde, ça a été comme
s'ils avaient perdu tout ce qu'ils avaient dans le corps, au point que je
les ai quasiment oubliés, moi qui ne suis plus de leur temps. Au final
leurs œuvres n’étaient-elles pas pesantes ? Le monde s'en rendra peut-
être compte un jour.
Dismaland, j'en reviens. La planète à l'échelle d'une foire
foireuse, la fête foraine de la mort, de la folie, de la laideur. Le monde
de la sinistrose, tout droit sorti de l'asile où des bien-pensants m'ont
enfermée pendant trente ans, pour, à la fin, m'y laisser mourir de faim.
Mon pote Banksy l'a bien compris, lui. Dismaland c'est son œuvre, et
ça c'est une œuvre. Éphémère, dérisoire et puissante.
556

Moi, vers la fin, j'allais vers le petit, le très petit. Je sculptais des
petites choses, des êtres en modèles réduits, comme vus de loin, du
fond du temps, de la préhistoire d'où ils étaient issus. Je ciselais le
passage. La porte étroite. J'ai drôlement bien fait, parce que
finalement, je suis passée. Les imposants, les notables, une fois morts
ils restent coincés dans leur cercueil, trop gros qu'ils sont pour
pouvoir se faufiler à l'air libre. J'ai passé trente ans séquestrée, c'est
long, mais croyez-moi, le siècle a passé et quelques décennies ne sont
plus rien une fois que vous êtes entré dans l'éternité. Maintenant je me
promène où je veux, je fréquente qui je veux, et même j'aime qui je
veux, je baise avec qui je veux. Oui, oui. Comment ça ? Est-ce que
vous savez, vous, ce qui se passe dans les chambres obscures, pendant
que vous dormez ? Ce que vivent les hommes et les femmes, y
compris vous-même, derrière l'épais rideau noir de la conscience ?
C'est de là derrière que je parle, de là où je vis dans la lumière
maintenant, avec tous ceux qui ont pu passer aussi par la porte étroite.
Les chats sont réputés avoir neuf vies, mais les humains peuvent en
avoir bien davantage. Assez parlé de ma première vie, qui m'a été
volée. La dernière m'est bonne, elle vagabonde mais elle reste
mienne.
Penchée sur la cheminée, je fixe les cendres froides entassées
immobiles entre les chenets de fer. Champ d'ossements qu'il va falloir
que je relève.
Inclinée devant le foyer je vois, au centre exact du monde, une
petite maison sous la neige. Y bat mon cœur. Je suis loin de ma
maison, depuis de plus en plus longtemps. Mais mon cœur y bat, et
mes enfants y vont. Autour de notre petite maison isolée, les
montagnes, les animaux, les forêts chantent et espèrent notre retour.
557

Leur cœur crie et appelle, le torrent sort de son lit, puis la paix
revient, l'attente s'apaise surnaturellement, malgré la cicatrice laissée,
qui parfois brûle.
Ma petite maison est une poupée russe, contenue dans les
maisons que sont la montagne, la Voie Lactée, l'Univers, et toutes
celles qui sont entre. Contenue dans chacune des saisons, dans la
neige, dans la verdure, dans la lumière, la gorge des oiseaux. Et
contenant elle-même beaucoup d'autres petites maisons, dans la suite
des temps et des lieux qui habitent mon cœur. Par toutes les portes et
les fenêtres de toutes ces maisons, je passe de l'une à l'autre, j'ouvre
l'espace dans le temps et le temps dans l'espace. J'arrache mon être
aux limites, je déchire les limites, je suis libre, je suis l'amour.
J'ai vu le bloc de glace dans la cheminée de ma petite maison,
quand l'homme a assassiné mon œuvre. Non je ne parlerai plus de
Paul qui m'a séquestrée par jalousie incestueuse, je ne parlerai plus de
Rodin non plus, mais il est bien avéré qu'il a manœuvré pour annuler
la commande de mon chef d’œuvre L'âge mûr qui contrariait la statue
qu'il avait faite de lui. Et il est avéré aussi que deux de ses sbires se
sont introduits par effraction chez moi pour dérober mon travail et me
faire du mal. Au siècle suivant, dans une autre de mes vies, un autre a
recommencé, les mauvais, les menteurs recommencent toujours, ils ne
savent pas exister autrement que par les manigances, les coups sales
et bas, dans l'occulte et la lâcheté. À ce moment-là j'avais une famille
bienheureuse, mais la mort s'est répandue autour de moi, mon homme
s'est enfui pour qu'elle ne l'avale pas, mes enfants se sont éloignés, j'ai
commencé à rêver de prendre un poignard et d'aller ouvrir le ventre
du méchant, de bien lui enfoncer la lame, que ses tripes se répandent
comme celles de Judas. Oh et puis ce serait lui faire encore trop
558

d'honneur, j'ai mieux à faire, j'ai à récupérer la vie pour mon homme,
pour mes enfants, ma famille, voilà ce que je pense en regardant les
cendres froides.
Un feu brûle dans la petite maison que je suis. Un feu d'amour,
un feu de joie, un feu de vie. Je l'ai entre les cuisses, je l'ai entre les
côtes, je l'ai entre les tympans. Je suis la braise et l'homme de la
lointaine préhistoire, qui la transporte précieusement d'un campement
à l'autre. Ma petite maison est un abri sous roche, une tente de
branchages ou de peau, une demeure de terre crue ou de pierres
empilées. Je la tisse de mots pour toi, étranger de passage. Je suis moi
aussi l'étrangère et je vais, par la puissance de l'esprit, rallumer le feu
dans ma maison.
Je pourrais m'en aller. Partir. Je fais comme si j'allais faire un
tour, et je ne reviens pas. Je retourne à ma petite maison. La petite
maison où j'ai vécu toute seule, j'avais dix-neuf ans. J'avais dix-neuf
ans, j'étais toute seule. J'étais une enfant, j'étais toute seule. Avec un
enfant dans le ventre, et ça faisait toujours un, un seul être dans la
petite maison. Je veux retourner là, toute seule. J'en ai assez des
menteurs, tellement assez. Les galeux de l'enfer. Le monde est une
infamie. Les infâmes gouvernent le monde et les innocents souffrent.
Je m'en irais, si je ne les aimais pas tant. Ils ne comprennent
pas, ils ne savent pas, ils croient quelque chose qui n'est pas et je ne
peux que rester là, derrière le mur qui nous sépare, à l'intérieur même
de l'appartement, et ailleurs aussi. Ils ne voient pas le mur, ou bien ils
en voient un, mais ce n'est pas le vrai. Tant pis, je fais comme s'il n'y
avait pas de mur, je préfère être auprès d'eux même derrière ce mur
qui nous sépare à tout instant. J'oublie le mur mais le mur ne se laisse
pas oublier, il devient de plus en plus lourd, j'ai envie de partir,
559

chacun de son côté du mur, ça ne serait pas mieux ? J'ai peur pour
eux, je reste.
Mon cœur saigne, loin de ma petite maison. De l'autre côté de ce
monde, les méchants seront engloutis aux enfers, je sculpterai notre
pure habitation et nous retournerons y vivre, éternellement.
Autour de la maison le vent soulève les feuilles mortes et fait
courir leur or sur la neige, je vois dans la cheminée monter des
flammes en papier sculptées.
560

Palet

Défense de donner à l’éléphant


de la moutarde ! Quand elle lui monte au nez,
ça barde ! Et les faons ?
Si je ne me trompe, ils ne sont pachydermes.
561

La plage du crime

Les nuages naviguent. Gris-rouge, traversés des lueurs d’une lune


cachée dans le ciel noir. Sous la ligne d’horizon, l’océan roule ses
plaques d’acier. Je me retourne, mes pas sur le sable sombre et brillant
laissent des traces qui aussitôt s’effacent.
Chaque fois que je me retourne, je vois dans le sol humide
l’empreinte de mes pieds en train de disparaître, avalée à l’envers. Et la
suite des panneaux lumineux publicitaires s’allonger derrière moi. Un
tous les dix mètres, peut-être. Me répétant sous différentes formes leur
message impitoyable : « N’y pense plus, c’est fini » ou « Ne cherche pas
à revenir » ou encore « Le chapitre est clos ».
Je ne me retourne plus, j’avance. Tout en avançant, j’essaie de
reconstituer dans ma tête ce qui vient de se passer. Que cela cesse de
ressembler à un rêve, ou à un cauchemar. Je ne suis même pas sûre d’être
en train de marcher sur une plage. On dirait une galaxie, plutôt. Le sable
micacé brille, ou bien ce sont des milliards d’étoiles en train de courir le
long de chemins secrets. Qu’est-ce qui m’a projetée dans ce couloir dur et
liquide ? Ai-je plongé dans l’océan qui borde l’univers, ou dans un
immense organisme vivant, haletant ? Où suis-je ?
Il fait nuit. L’océan monte, j’ai maintenant les pieds dans l’eau. Je
n’y vois presque rien, j’avance en direction d’une petite lumière que les
mouvements de la brume font clignoter, loin devant moi semble-t-il. Je
me demande si je ne suis pas dans la baie des Trépassés, où nous allions
nous baigner en famille pendant les vacances quand j’étais petite. Où la
mer pénètre en vaste arc de cercle à l’intérieur des terres. Si tel est le cas,
en marchant tout droit je vais m’enfoncer de plus en plus et peut-être
562

tomber dans un trou, à l’endroit où soudain elle devient profonde, et me


noyer.
Je me décale sur le côté, afin de ne plus avoir les pieds dans l’eau.
Je sens le vide immense de la plage derrière moi. Je n’ai d’autre choix
que d’avancer, dans l’ombre de plus en plus épaisse. La petite lumière
tremble, suspendue dans la nuit, loin devant.

Je monte dans le sable lentement. C’est épuisant, il s’écroule sous


vos pas et la pente est raide pour atteindre l’énorme blockhaus posé de
travers sur la dune, en train de glisser vers la mer, comme on l’aperçoit,
avec les lueurs rouges et bleues de ses grands tags qui semblent bouger,
alerter, quand la lune filtre entre deux nuages. Il fait totalement nuit et je
suis totalement trempée. Malgré le soin que j’ai pris à m’éloigner du
rivage, à moment donné une grande vague a couru jusqu’à moi, elle m’a
happée, m’a fait tomber, m’a submergée, m’a roulée dans les petits
cailloux qu’elle ratissait et soulevait de toute son énorme puissance. J’en
ai réchappé en titubant, meurtrie, crachant tout ce que je pouvais de l’eau
salée que j’avais avalée.
Je colle mon visage à la porte vitrée. La lumière vient d’une petite
ampoule nue pendue au plafond très haut de la salle, qu’elle éclaire à
peine. Il n’y a personne. J’actionne le loquet mais la porte est verrouillée.
Je me mets à crier : Il y a quelqu’un ? Plusieurs fois.
Maintenant que j’ai arrêté de marcher, l’eau refroidit contre moi,
je commence à grelotter.
Il y a quelqu’un ? Il y a quelqu’un ?
Rien ne bouge de l’autre côté.
Mais une voix derrière moi dit : Vous êtes en avance !
563

Je me retourne. Vous permettez ? dit la femme. Je vois à peine son


visage. Elle me pousse, sort une clé de son sac et ouvre la porte. Allez-y,
elle dit. J’entre, elle à ma suite.

Je me rappelle qu’un moment après avoir quitté Oliban, à la sortie


de l’ascenseur, je me suis retournée pour le regarder s’éloigner sur le
boulevard. Alors j’ai vu qu’il s’était retourné lui aussi. Il n’avait fait que
quelques pas et il se tenait immobile, en train de me regarder. J’étais
aussitôt repartie, malgré mon désir poignant de le rejoindre.
Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? me demande Lila. Vous vous
êtes baignée toute habillée ?
Elle parle fort, avec un léger accent de je ne sais où. Elle est
athlétique et fine, élégante dans sa robe noire en dentelle sobre et
moulante, ses jambes musclées rehaussées de bas noirs et galbées par la
cambrure des escarpins – son allure contrastant avec le caractère brutal de
la vaste salle de béton mal éclairée dans laquelle nous nous faisons face.
Ses yeux noirs et vifs, discrètement maquillés, animent son visage aux
traits saillants, comme taillés profondément dans le granit, et encadré de
cheveux sombres.
Je lui raconte comment je suis tombée à l’eau. Rien sur son visage
ne laisse paraître un signe d’étonnement. Elle me demande si je suis
venue pour la soirée. Quelle soirée ? Eh ben vous avez de la chance, elle
dit. S’il n’y avait pas eu de soirée cette nuit, vous n’auriez trouvé
personne, aucun endroit où vous réfugier.
Il n’y a pas de village ? Des maisons ?, je demande. Elle
m’explique que nous sommes au fameux Déesse Klub, un établissement
isolé qui n’est ouvert qu’en été. Ou bien à la morte saison, comme
aujourd’hui, quand il y a une soirée.
564

Autour c’est que des dunes. Vous auriez pu marcher longtemps…


Mais comment vous avez fait votre compte, pour vous retrouver là ? J’ai
pas vu de voiture garée, vous devez pas venir d’ici…
Je lui dis que je suis arrivée à pied par la plage. J’ai juste voulu
aller marcher un peu au bord de l’océan pour me changer les idées, et
puis la brume et le soir sont tombés et je n’ai rien trouvé d’autre à faire
que de continuer en direction de la seule lumière que je voyais.
Elle me dévisage avec un mélange de méfiance, de mépris et de
pitié. N’empêche, je suis contente d’avoir trouvé une explication à
laquelle je peux faire semblant de croire, moi.
Bon ben, faut vous changer, vous pouvez pas rester comme ça.
Vous allez attraper la crève.
Elle ouvre une porte derrière le comptoir du bar et je la suis dans
l’escalier. À l’étage le palier débouche sur un couloir étroit et deux
pièces, une chambre et une salle de bains. Dans la chambre elle déplie les
glaces de l’armoire et me dit : tu n’as qu’à chercher ton bonheur. Il y a un
peu de tout, ce sont des choses que des clients oublient mais je les lave
avant de les ranger. Tu vas bien trouver un truc à ta taille… et il y a des
serviettes à la salle de bains. Voilà, je te laisse, j’ai à faire en bas avant
qu’ils n’arrivent.
Elle redescend. Je fais défiler les cintres de la penderie. Les
vêtements pour hommes et pour femmes sont mélangés. Des vestes, des
pantalons, des robes, des jupes. Je me demande comment on peut oublier
ce genre de choses dans un blockhaus. Je trouve une robe longue rouge à
peu près à ma taille. Un peu trop ample sans doute, mais ça ira. Il y a
aussi des tiroirs pleins de sous-vêtements, mais je n’y touche pas. Là
aussi tout est mélangé, caleçons, soutiens-gorges, chaussettes, culottes,
bas, slips… Plutôt que de fouiller là-dedans, je préfère m’en passer. Je
565

prends une douche en me rinçant longtemps, parce que l’eau coule toute
rouge à mes pieds. Puis j’enfile directement la robe. Je rince mes
vêtements pleins de sel dans la baignoire, je les essore entre mes poings
et je les mets à sécher sur le fil.
Apparemment je n’ai pas d’autre choix que de passer la nuit ici,
ou du moins d’y rester jusqu’à ce que Lila en reparte. Je regrette
maintenant de ne pas lui avoir demandé si je pouvais me mettre au lit, en
attendant. D’un autre côté ce n’est pas plus mal car je commence à avoir
faim. Peut-être pourrai-je, en bas, acheter quelque chose à manger ?
Heureusement mon sac à dos n’a pas été arraché de moi par la
vague, et bien que tout le contenu en soit détrempé, mes papiers et
l’argent s’y trouvent toujours. Je le vide, je mets tout à sécher sur la table
en pin de la chambre. Mais où est mon appareil photo ? Je ne sors jamais
sans. Je me concentre sur ma respiration, afin de chasser l’angoisse qui
me vient d’être dépouillée de lui.
Je m’apprête à redescendre quand Lila réapparaît, flanquée d’un
pitbull qui se met à grogner en me regardant. Tais-toi, Vauban, lui dit-
elle. T’en fais pas, il te fera pas de mal. Tiens. Je t’ai apporté de quoi
grignoter.
Je prends le sac plastique qu’elle me tend.
Ils vont arriver, elle dit. Prends le lit, mets-toi sous la couette et
dors, je viendrai te chercher quand je repartirai. Ça marche ?
Ça marche. Merci.
Elle ferme la porte et ils repartent, le chien et elle.

Je mange et bois ce qu’il y a dans le sac. Un assortiment de mini-


sandwiches et de mini-pâtisseries, comme on en sert dans les cocktails,
avec une petite bouteille d’eau. Je me couche, toute habillée. Je tombe
566

aussitôt dans l’engourdissement du sommeil, un état de demi-songe hanté


par le désir d’Oliban. Sans rouvrir les yeux, je relève ma robe sur mon
ventre, mes mains s’enfoncent entre mes cuisses.
Comme souvent lorsqu’on se réveille en pleine nuit hors de chez
soi, je me demande où je suis. Essayant de sortir du rêve puissant que je
viens de faire, où Oliban (mais ce n’était pas vraiment lui) m’embrassait
dans l’ascenseur. Pourquoi un ascenseur, un ascenseur qui descendait, et
qui descendait si longtemps ? Mon cœur bat, là dans la nuit, dans ce lit
que je ne connais pas, dans ce lieu dont je n’ai pas souvenir. Il me
semble, là, les yeux ouverts dans le noir, que la seule réalité d’ici est ce
rêve, qui prend toute la place dans mon corps. Le reste de ma vie, quand
j’essaie de me le remémorer, s’effiloche comme un rêve au réveil, les
bribes qui m’en restent s’évanouissent doucement dans les limbes.
Suis-je morte ? Est-ce ainsi, au moment de mourir, que notre vie
nous revient, seulement pour s’en aller ? Par remémorations et
impressions fugitives, marquées du sceau de l’irréel, alors que le dernier
rêve que nous avons fait, ou bien quelque rêve ancien que nous avions
oublié, peut prendre toute la place du réel ? Peut-être, mais il y a autre
chose. Je m’assois sur le lit. Oui, il y a autre chose. Je ne me souviens
plus quoi, mais quelque chose d’autre s’est passé, et je vais le chercher.
À tâtons je trouve le bouton d’une lampe de chevet, je l’allume.
On entend l’océan. Je vais à la fenêtre, je l’ouvre. L’air iodé remplit la
chambre. Il n’y a ni lune ni étoiles, il fait noir. Mais en me penchant, je
perçois des bruits d’amour.
Je descends l’escalier, pieds nus et nue sous mon ample et longue
robe rouge. Les bruits, à peine perceptibles par la fenêtre, enflent
progressivement à chacun de mes pas. Arrivée en bas, j’ouvre la porte. La
567

salle est pleine de monde. Mais on ne voit personne, car tous les visages
sont masqués.
J’avance. Des gens sont au comptoir du bar, d’autres attablés. La
salle est faiblement éclairée. Les gens portent des tenues de soirée très
sexuelles, mettant en valeur ou même découvrant des seins, des cuisses,
des fesses, des parties génitales. Tous portent des masques d’animaux.
Certains en touchent d’autres, ou se touchent eux-mêmes tout en buvant
des coupes de champagne. Personne ne parle, ou les paroles sont noyées
dans le bruit de fond, bruit de râles, de gémissements, de halètements, de
petits cris, de cris de plus en plus forts à mesure que j’approche du fond
de la salle, où des canapés sont disposés en arc de cercle autour d’un
grand matelas sur lequel est tendu un drap de satin violet. Les gens y
baisent par grappes, de même que sur les banquettes et par terre, parmi
les vêtements abandonnés et les préservatifs usagés.
L’odeur des sexes, des corps, de la sueur, de la cyprine, du
sperme, s’accroche comme une glu aux tissus, aux peaux, aux murs. Les
gens qui se livrent à des caresses buccales, femmes ou hommes sur
hommes, hommes ou femmes sur femmes, ont relevé leur masque juste
assez pour dégager le bas de leur visage, dont on ne voit que le nez et la
bouche, engloutissant des pénis ou plongeant entre des cuisses, tandis que
leurs têtes d’animaux voilent leurs regards. Une femme à masque
d’éléphant, penchée en avant, se tenant au dossier d’un canapé, suce un
homme à masque de poisson debout sur cette même banquette, tandis
qu’un autre homme à masque d’oiseau la prend par derrière, lui-même
pris par derrière par un homme à masque de singe. Les seins de la femme
pendent, fortement agités par la cadence des coups de reins de l’homme
debout derrière elle, accroché des deux mains à ses hanches. Une femme
à masque de chat vient se glisser sous elle, sous sa poitrine aux
568

mouvements frénétiques, et tout en ayant vue sur les sexes en train de


forniquer, relève sa jupe jusqu’au milieu du ventre et se caresse, les
cuisses écartées et agitées de spasmes.
Sur le lit comme sur les banquettes, les accouplements se font et
se défont, se recomposent. On dirait les alliances sans scrupules des
politiciens ou des marchands. Les gens vont d’un couple à l’autre, d’un
groupe à l’autre, prennent la place de l’un ou de l’autre, changent de
partenaires comme s’ils voulaient tout à la fois s’exciter toujours plus et
s’économiser par ces interruptions qui peuvent leur éviter d’aller trop vite
à la jouissance. La jouissance ne devient-elle pas ainsi permanente ? Ou
bien peut-être ne sentent-ils plus rien, sont-ils devenus des mécaniques.
Pourtant des râles sortent des gorges, les peaux sont luisantes, les poils
mouillés, voire collés par le sperme, lorsqu’un baiseur au dernier moment
retire son préservatif pour gicler sur les corps. On dirait un zoo
fantastique, dont toutes les cages auraient été ouvertes. J’ai l’impression
d’être en train de lire une histoire, un conte, ou de l’écrire. Avant de me
mettre à faire des photos j’écrivais, j’avais le désir secret de devenir
écrivain.
Quelqu’un, par derrière, m’empoigne le bras. Je me retourne. Un
homme au masque de molosse me force brutalement à le suivre vers le
fond de la salle. Je crie, j’interpelle les gens. Sur notre passage ils
tournent la tête et nous regardent sans bouger. Ceux qui ont en partie
relevé leur masque le rabaissent sur leur figure, et il n’y a plus sur nous,
sur moi, que ces paires d’yeux enfoncés dans les trous de ces faces
bestiales, factices et fixes. Je comprends soudain qu’il me faut cesser
d’appeler à l’aide. Quelque chose dans leur attitude exhale la haine, la
tension monte, je sens que d’un instant à l’autre ils peuvent se jeter sur
569

moi et m’écharper, pour finir d’assouvir leur fureur sexuelle dans une
pulsion de meurtre.
Je suis la seule qui ne porte pas de masque : voilà pourquoi ils ont
envie de me tuer. C’est peut-être aussi le but de celui qui m’emmène,
mais peut-être pas. Ce qui se dégage de lui est moins une folie qu’une
discipline. Très probablement ce type est du service d’ordre. Ça me
rappelle quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Le cagoulé. Je me
souviens maintenant du cagoulé, au cimetière. L’ai-je tué ? Est-ce son
fantôme ? Sont-ils tous des spectres ? J’arrête de me débattre, je me laisse
embarquer, après tout les morts sont moins dangereux que les vivants, et
je suis soulagée d’échapper à ces amas de gens que l’anonymat déchaîne.
Le type sort des clés pour ouvrir une porte, qu’il verrouille de
nouveau derrière nous. Nous prenons l’escalier de béton qui descend à la
cave. J’ai mal à l’endroit où il m’empoigne le bras, et comme si cette
douleur réveillait toutes les autres, je me rends compte que j’ai mal un
peu partout, sur la tête, sur le corps, comme si j’avais été rouée de coups.
La cave a une odeur de pommes de terre germées et pourrissantes.
On n’en voit pas les murs, la seule lumière provenant de la lampe du
bureau derrière lequel est assis un autre type à masque de molosse,
occupé à surveiller sur son écran d’ordinateur les images envoyées par les
caméras de surveillance de la salle. Pendant que l’autre me tient toujours,
il se lève pour s’approcher de moi, me dévisager et me palper comme si
j’étais une extra-terrestre. Sa braguette est ouverte, son sexe pue. Je sais
ce qui va se passer : l’autre va me lâcher le bras, ils ne bougeront plus
jusqu’à ce que je me décide à essayer de m’enfuir. Alors ils s’amuseront à
me courser dans la pièce sombre.
En effet le premier molosse me lâche. Ils font quelques pas sur le
côté, comme s’ils voulaient se parler tranquillement. Je ne leur donne pas
570

ce qu’ils espéraient, je ne bouge pas. Alors ils reviennent vers moi, ils
commencent à m’aboyer dessus. Plus exactement, l’un aboie ses
questions et ses insultes, l’autre tourne autour de moi. Je dis que je suis
une amie de Lila. Quelle Lila ? dit l’aboyeur. La patronne, je dis. Ils se
mettent à rire. La patronne, rien que ça ! Y a pas de patronne ici, y a que
des patrons.
Alors la serveuse, je dis. Je m’étais perdue sur la plage, elle m’a
prêté sa chambre pour la nuit, on doit repartir ensemble quand la soirée
sera finie.
Ah ouais ? dit celui qui m’a amenée ici. Lève ta robe. Lève ta
robe, je te dis. On va pas te violer, on a quelque chose à voir. Viens par
ici, ajoute-t-il en me reprenant par le bras et en me traînant plus près de la
lampe de bureau, qu’il a braquée sur moi. Lève ta robe si tu veux pas
qu’on s’en occupe nous-mêmes. On a quelque chose à vérifier.
Je lève ma robe jusqu’à mi-cuisses. Il baisse encore la lampe et
mes jambes apparaissent en pleine lumière, couvertes de plaies et de
contusions.
Il remet la lampe en place, l’autre repart s’asseoir derrière son
bureau, à mater les baiseurs sur son ordinateur. Va t’asseoir, dit le premier
molosse. Lila viendra te chercher.
Je fais un mouvement vers lui, parce qu’il s’apprête à partir et je
voudrais repartir aussi, je ne veux pas qu’il me laisse seule avec l’autre.
Va t’asseoir, il répète, comme à un chien. Et il repart.
Il n’y a qu’une chaise, celle sur laquelle est assise le mateur. Je
m'enfonce un peu dans l’ombre de la cave, en butant ici et là contre des
objets. Je m'assois par terre, sur le sol humide et froid.
Je tourne mes regards vers le bureau où est le type, je veux
m’assurer qu’il ne va pas se lever et venir vers moi. Je me rends compte
571

que de ma place, j’aperçois sous son bureau son poing qui va et vient
dans la pénombre, tandis que sa gueule de molosse est rivée sur l’écran.
J’ai envie de changer de place pour échapper à ce spectacle, mais je
pense que puisqu’il est occupé, mieux vaut que je ne risque pas d’attirer
son attention sur moi en bougeant. Plus je me ferai oublier, mieux ce sera.
J’ai mal partout. Je touche doucement mon ventre, ma poitrine,
mes bras à travers ma robe, je comprends que je dois être couverte de
bleus et de plaies, comme sur mes jambes. Comment est-ce arrivé ? Au
moment où la vague m’a happée ?
Je voudrais éviter de voir ce que je vois sous le bureau et qui me
répugne, mais la peur qu’il se relève et vienne vers moi sans que je m’en
aperçoive m’oblige à le surveiller du coin de l’œil. J’entends tout une
remue-ménage autour de moi, il doit y avoir des rats. Mais les rats ne
sont rien, comparés au danger que représente cet homme. Certes il est là
pour accomplir sa mission de surveillance, mais qu’est-ce qui me garantit
qu’il ne se laissera pas dépasser par ses pulsions ?
Certains prétendent que les femmes ont des fantasmes de viol.
Certaines femmes aussi le disent. Ça me met en colère, j’ai envie de
hurler rien que d’y penser. Je me calme, j’essaie de remettre les choses en
ordre dans ma tête, de neutraliser leur violence par la raison. Je me dis
que les fantasmes ne sont souvent que des conjurations, destinées à
évacuer le mauvais qui pourrait nous hanter. Les fantasmes ne sont pas
toujours l’expression d’un désir, même s’ils en ont l’air. Ils sont bien plus
souvent un vaccin que produit notre esprit contre les maladies psychiques
de l’homme. Et quand une femme se retrouve dans une situation où elle
risque réellement d’être violée, elle sait que cela ne produit absolument
rien d’excitant, mais seulement l’horreur, le dégoût, le rejet et la haine, la
pure rage et l’envie de tuer – saines réactions qui évitent de se sentir
572

coresponsable, d’une façon ou d’une autre, de ce qui arrive, et dont la


faute n’est en vérité que celle du violeur.
D’où viennent mes blessures ? Si j’écrivais un livre, je
l’appellerais Un pur moment de rage.

Le molosse a fini de farfouiller dans son pantalon, sous le bureau.


Il fume maintenant, les pieds sur la table, surveillant toujours l’écran.
D’habitude je n’aime pas l’odeur du tabac, mais là je la respire à distance
comme, je suppose, un condamné à mort fume sa dernière cigarette :
enfin quelque chose qui rappelle la vie dans cette cave sombre et froide.
J’ai mal partout, je commence à avoir des frissons de fièvre.
Comment se fait-il que je ne me sois pas rendue compte plus tôt de l’état
dans lequel j’étais ? Ai-je été sous l’effet d’un médicament ? Je ne me
souviens pas d’avoir pris un cachet avant de me coucher. J’en aurais bien
besoin maintenant, mais je ne veux pas aller voir le molosse pour le lui
dire. Cette fête finira bien par finir, et lui par s’en aller. Mais s’il allait
m’oublier dans ce recoin de la cave ? Ou même m’y laisser délibérément
et fermer la porte à clé derrière lui ? Il me faut continuer à lutter contre le
sommeil, non seulement pour éviter qu’il ne s’approche de moi sans que
je m’en rende compte, mais aussi, ce qui pourrait être pire encore, pour
qu’il ne parte pas en me laissant enfermée là. Je me répète sans cesse tout
cela pour me tenir éveillée, tandis que les rats circulent dans l’ombre,
invisibles.

Bruit de pas dans l’escalier. Lila. Ma sauveuse ! Je veux me


relever d’un bond, courir vers elle. Mais mon corps est engourdi comme
celui d’une vieille femme. Je trébuche sous la douleur, je tombe à quatre
573

pattes. On dirait que toutes les plaies de mon corps se sont ouvertes.
Surmontant le mal, je me remets debout, je la rejoins.
Elle porte un masque de brebis, mais je la reconnais à son corps
athlétique et à sa robe noire. Elle a un autre masque de brebis à la main,
elle me dit de le mettre pour retraverser la salle. Nous remontons
l’escalier, franchissons la porte, quittons enfin cette cave infecte.
Une fois de retour dans le baisodrome, je sens la colère monter en
moi. J’enlève mon masque et tout en passant à travers les groupes, je les
insulte. Beaucoup somnolent maintenant, abrutis. D’autres, drogués,
s’agitent. Peut-être n’entendent-ils même pas ce que je dis, ils sont
comme morts, ou comme des grenouilles de laboratoire électrisées.
Nous remontons à la chambre. Je suis fiévreuse, je souffre. Lila
me donne deux cachets. Je lui dis que j’aimerais me laver. Nous allons à
la salle de bains, elle m’aide à enlever ma robe. Je vois le pansement sur
ma tête, et aussi les contusions et les plaies partout sur mon corps.
Qu’est-ce qui a pu me faire ça ?, je lui demande.
Je ne sais pas, elle dit. Quand je suis arrivée je t’ai trouvée
inanimée, au bout de la route, à la lisière de la forêt. Je t’ai portée
jusqu’ici, ça n’a pas été facile. Tu t’agitais dans ton inconscience, tu avais
les yeux qui roulaient, on ne voyait que le blanc… Tu as repris
conscience quand on est arrivées à la porte, et tu m’as dit que tu étais
tombée à la mer. Il est vrai que tu étais toute trempée, avec du sable collé
partout. Tu t’en souviens ?
Non.
Tu as réussi à te mettre debout, et en t’appuyant sur moi, à monter
à la chambre. Je t’ai donné de l’aspirine, c’est tout ce que j’ai.
Elle se déshabille et m'aide à prendre une douche à peine tiède,
pour limiter les sensations de brûlure sur mes blessures. Elle sort un
574

peignoir blanc du placard, elle me met dedans. Puis elle se rhabille. Je me


demande pourquoi une fille avec un si beau corps de sportive travaille
dans un endroit pareil. Après ce moment d’intimité partagée, elle est toute
radoucie. Elle me caresse les cheveux, elle dit : t’en fais pas, on va te
soigner.
Elle me raccompagne à la chambre en me soutenant par la taille.
Nous nous asseyons sur le lit. Je lui suis reconnaissante. Je prends sa
main, je l’embrasse. Ma sauveuse, je dis. Attention, elle dit en riant, tu es
tout à fait le genre de femmes que j’aime !
J’ai une grande envie de tendresse, d’amour. Alors embrasse-moi,
je dis, en mettant ma main sur sa nuque. C’est la première fois que
j’embrasse une femme. Je devrais plutôt dire : qu’une femme
m’embrasse. Car elle, elle a de l’expérience en la matière. J’ai envie de
douceur, de joie pour oublier les meurtrissures de mon corps. Nous
tombons allongées sur le lit. J'ouvre mon peignoir, nous continuons à
nous embrasser. Mon ange tombé du ciel, elle dit.
Elle commence à faire des petits baisers sur mon corps, là où il
n’est pas trop blessé. Sa bouche se retrouve sur mon sexe. Pendant
qu’elle me lèche, je me mets à pleurer. La souffrance, le trou de mémoire,
la tension, tout s’écoule de moi sous la caresse de sa langue. Je ne te sers
à rien ? dit le corps. Je peux disparaître, si tu veux. Et toute la nuit je
fonds comme neige au soleil de ma fièvre. Je m'endors, je ne l’entends
même pas partir. En fermant les yeux je vois que du sang sort par mon
pied, et par la peau de mon corps.
Puis je suis sur une grande horloge dorée, semblable à celle de
Prague il me semble. Je suis à moins 10, d’un grand bond joyeux (car je
suis un point) je saute de l’autre côté, à 10. Mais ensuite je ne peux plus
revenir. Un automate en forme de faucheuse attaque les aiguilles des
575

heures et des minutes, les réduit en miettes. Le cadran tourne en grinçant


dans le vide, déglingué par les coups de faux lui aussi.
576

Palet

La biche biche, oui.


Mais le cerf sert, aussi.
Et leurs enfants, les faons,
ils les bichonnent dans les bois.
577

Uccello

Une voix sort de partout, demande à la foule de Saint-Lazare de


quitter la gare sur-le-champ. Dans le calme, et en aidant les personnes en
difficulté, précisent les haut-parleurs invisibles.
L’ordre d’évacuation couvre tous les autres bruits, réduisant la vie
à l’état de silence. Figé dans la masse bétonnée des décibels, le temps
prend une teinte livide. D’autant plus inquiétante que l’alerte ne
déclenche aucune réaction de la part de ses auditeurs forcés.
Debout au pied du panneau des trains au départ, Uccello voit sur
sa droite, près du distributeur de boissons, un homme jeune, à costume-
cravate et attaché-case, regarder, médusé, les voyageurs continuer à aller
et venir comme si de rien n’était entre les quais, les kiosques à journaux
et les sandwicheries, trainant leurs valises à roulettes dans ce mélange
d’affairement et de morne fatigue qui saisit ordinairement l’être humain
en transit.
Une sirène retentit, le message impérieux se répète une nouvelle
fois, se répandant entre les structures métalliques et les verrières et,
pénétrant l’enclos de son crâne, dans l’espace mental du jeune cadre
dynamique qui, bouche entrouverte sur une soif oubliée, pupilles
dilatées, reste tétanisé par la violente non-coïncidence entre ce qu’il
entend et ce qu’il voit. Tout va peut-être exploser d’un moment à l’autre
et nul ne semble s’en soucier.
Uccello, captivé, ne quitte pas des yeux cet homme médusé, qui
regarde tout le monde et que personne ne voit. De toute évidence, il n’a
pas entendu l’avertissement annonçant qu’il allait être procédé à un essai
578

sonore dont il ne fallait pas tenir compte. À distance le jeune poète sent à
travers le corps de l’autre le brutal arrachement au monde provoqué par
ce décalage flagrant entre une parole et des gestes. À moins que ce ne
soit par la concordance, plus stupéfiante encore, d’une annonce
assourdissante et de l’effective surdité de ses destinataires.
La voie de son train est maintenant affichée. Depuis des semaines
Uccello manque de sommeil. Deux heures de transports en commun par
jour pour aller travailler, et le soir s’occuper de ses deux amours, Aurélia
et la toute petite Agathe. Il ne lui reste que la nuit pour écrire et prier.
Nuit après nuit faire reculer le désespoir par la prière et l’écriture, l’une
et l’autre étroitement liées dans la douleur et la joie.
En quittant ses deux femmes ce matin il a presque regretté
d’avoir accepté cette invitation qui va le séparer d’elles pour deux jours.
Mais maintenant que la voix dans les haut-parleurs s’est tue il se sent
léger, heureux. Eh bien ils vont rompre l’anonymat, se voir enfin face à
face, eux qui depuis des mois dialoguent masqués. Son vieux sac de
voyage sur l’épaule, Uccello rejoint sa voie, le cœur plein d’espoir. Au
fond il aime bien cet état, suspendu entre rêve et réalité, où le maintient
le manque de sommeil.
Il a reçu des billets de Première. Voiture 9, en queue de train : pas
besoin de marcher. À peine plus de deux heures de trajet, heureusement
car Uccello commence à redouter le moment proche où tous ces avatars
vont prendre corps et visage, et où lui-même va devoir s’exposer en chair
et en os (surtout en os, quant à lui !) à leurs regards.
Tâchant de se donner déjà une contenance, il s’engage sur le
marchepied, en se demandant s’ils continueront à s’appeler par ces
pseudos, ou se révéler leur véritable identité. Encore qu’en cet instant il
ne sait plus très bien ce que signifie « véritable identité ».
579

Il n’a pas fait deux pas dans le couloir que le train démarre.
Incrédule, Uccello regarde les wagons du train d’en face se mettre à
défiler à reculons. Il sort son portable de son blouson, vérifie l’heure : il
reste encore douze minutes avant le départ. De nouveau il lève les yeux
sur le train qui s’enfuit de l’autre côté de la voie, tâchant de se
convaincre que c’est celui-là qui part et non celui dans lequel il se
trouve, et qu’il est victime d’une illusion d’optique. Mais ça ne tient pas :
la gare se débine aussi, de plus en plus vite.
Un instant il songe à retourner à la porte, sauter en marche. Trop
tard, trop risqué. Le train qu’il aurait dû prendre est encore là où il l’a
laissé pour monter étourdiment dans ce train en miroir, dont il ignore la
destination.
Uccello se met à remonter le couloir, en jetant un œil au passage
dans chaque compartiment. Personne. Pas un voyageur, pas une annonce
vocale, pas l’ombre d’un contrôleur. Les confortables sièges de Première,
auxquels exceptionnellement son billet lui donne droit, tous inoccupés,
semblent lui adresser un mépris souverain. En fin de compte lui dénier le
droit de s’asseoir sur eux, lui le modeste qui de sa poche n’a jamais pu se
payer que des Secondes.
Le train prend de la vitesse, quitte la ville. Uccello passe de
voiture en voiture, de désert en désert. Avec un vague sentiment que ça
ne s’arrêtera jamais, qu’il est désormais irrémédiablement emporté par
une sorte de machine infernale, inhumaine, qui ne peut l’emmener
ailleurs que nulle part, étant elle-même inhabitée. Le long de la voie des
coquelicots très rouges sortent partout du sol. Il lui semble qu’ils tentent
par là de l’avertir d’un danger, toutes bouches tendues vers lui comme
celles des enfants vers Guignol quand il va se faire assommer, mais la
vitesse et le bruit l’empêchent de les entendre.
580

Accroché à son sac de voyage qu’il porte en avant de lui, Uccello


continue d’avancer, trouvant toujours un wagon après l’autre. Enfin c’est
une vitre, et derrière, un homme, le conducteur. Uccello frappe au
carreau.
L’homme parle dans une sorte de téléphone, donnant des
indications à quelqu’un qui semble piloter la machine à distance, et à
l’aveugle. Il explique rapidement que le train se rend au garage, pour
révision. Appelle des collègues et annonce à Uccello qu’on pourra le
ramener sur Paris. Dehors, il n’y a plus que des rangées de voies
désertes.
Maintenant le train ralentit, et l’homme donne des instructions de
plus en plus précises. Très lentement il passe entre deux haies de longs
balais bleus tournants et aspergeants, selon la même méthode employée
dans les stations-service pour le lavage automatique des voitures. Puis il
s’arrête.
Uccello salue le conducteur et descend. Guidé par un mécanicien
venu à sa rencontre, il traverse rails et ballast, rejoint un engin en
ferraille, une draisine à bord de laquelle, debout en compagnie de deux
autres cheminots, il retourne à Saint-Lazare.
Bien entendu il a raté son train. L’ange veille sur lui ce jour-là,
car il s’aperçoit en ouvrant son agenda pour prévenir les autres qu’il ne
s’y trouve plus nulle trace du rendez-vous, ni des avatars qu’il devait
retrouver.
581

Palet

Sa robe zappe. Allons au zoo, zélés,


zyeuter sur les zébrures du zèbre,
des zéros et des uns, l’algèbre !
Ah mes zozos, z’en zézaie raies.
582

Livre de sable

Des trains circulent à toute allure dans la gare sans s’arrêter,


leur vitesse traînée de lumière dans le souterrain. Puis tout ralentit, les
bruits deviennent extrêmement graves, un bras passe par une porte, je le
saisis, je suis à bord.
Une jeune femme s'assoit sur la banquette en face de nous,
causant un déplacement d'air au parfum de chair fraîche. Nous ouvrons
les yeux. La liasse de papier sur ses genoux, Julio prend une note
rapide. La fille se met debout, se tourne vers la fenêtre, lève les bras.
Les poils rasés font une ombre légère dans ses aisselles. Elle saisit les
bitonios sur la vitre supérieure, la fait coulisser vers le bas. À quelle
vitesse entre l'air dans le compartiment ? Si un homme marche à cinq
kilomètres heure dans un train qui va à trois cents kilomètres heure, sa
vitesse de déplacement est de trois cent cinq kilomètres heure. Je ne
suis pas sûre que cela fonctionne pour moi, que l'on puisse ainsi
additionner les vitesses du train et de moi. En tout cas pour la lumière
on ne le peut pas. Une lumière allumée dans un train n'ira pas plus vite
que la vitesse de la lumière, n'ira pas à la vitesse du train + la vitesse de
la lumière. C'est la seule exception à la loi d'addition des vitesses. Et
bien qu'ils aient de grands scientifiques, les humains ne savent pas
pourquoi.
L'air par la vitre baissée entre-t-il en sens inverse de la marche, ou
perpendiculairement à elle ? A-t-il une vitesse de déplacement qui lui est
propre ? Que se passe-t-il ? Dans ce vieux train, nous n'atteignons peut-
être même pas les cent kilomètres heure, mais le phénomène est tout de
583

même assez puissant pour soulever toutes les feuilles qui reposent sur
nos genoux, et les emporter, comme un vol d'oiseaux fous, hors du train,
loin du train.
Les feuilles montent et s'en vont en claquant dans l'espace, nous
frappons l'air des bras pour essayer de les retenir, mais trop tard, trop
tard ! Le paysage les a avalées, à moins que ce ne soit le temps. Quand
vous êtes dans un véhicule en déplacement et qu'il se met à pleuvoir, est-
ce la pluie déjà là qui vient à votre rencontre, ou vous qui entrez dans le
temps de la pluie ? Pleut-il autour de vous parce qu'il est l'heure de
pleuvoir, parce que la pluie vient de se mettre à tomber dans le temps, ou
bien parce que vous êtes arrivé dans l'espace où il pleuvait, où il pleut,
où il pleuvra jusqu'à ce que vous sortiez de cet espace, où il continuera à
pleuvoir quand vous n'y serez plus ?
Julio ! Julio !, appelle une femme en longue robe rouge qui
attendait sur le quai de la gare. Nous nous dirigeons vers elle, qui vient à
notre rencontre.
Venez, dit-elle, je vous ai réservé un taxi-chien !
Elle propose de porter notre bagage mais nous déclinons
poliment, nous avons tout de même plus de force qu'elle et le voyage n'a
pas été épuisant. Nous sortons de la petite gare à peu près déserte.
Aussitôt franchie la porte, nous sommes éblouis par le soleil qui noie
tout le paysage. En clignant des yeux, nous distinguons au bord du
trottoir un grand chien-loup harnaché, debout, la queue et les oreilles
dressées. Il produit comme un trou d'ombre dans le décor, qui nous
permet de le voir, alors que le reste est voilé par la brume de lumière. Il
tourne la tête vers nous et nous regarde venir en haletant, la langue
pendante.
584

Le chien est attelé à une sorte de mini-radeau à roulettes, sur


lequel la femme pose notre sac de voyage. Puis, telle un magicien sortant
de son petit sac à mains des cordelettes qui n'en finissent pas de se
dérouler, par un système de liens complexes et nombre de nœuds
savants, elle nous attache au chien lui-même, couchés à plat ventre
derrière lui. Je pourrais échapper à cela en accompagnant Julio par la
voie des airs, mais je sens qu'il me faut continuer à faire corps avec lui.
Sans doute n'en sommes-nous qu'au début de l'aventure, et quelle
aventure ne comporte pas ses épreuves ? Je suis l'ange envoyé pour Julio,
j'en reste solidaire.
Les pieds sur la carriole, les bras et le visage dans la fourrure du
chien, nous sommes emportés à toute allure par la bête qui court le long
d'un lacis de chemins poudreux, obliquant sans hésiter à chaque
carrefour. Sans ralentir sa course, elle entre à l'intérieur du camp par le
portail monumental qui s'ouvre sur notre passage, file entre les cabanes,
entre les arbres, et s'arrête pile devant la nôtre.
Fourbus et poussiéreux, nous nous livrons à une gymnastique
douloureuse pour arriver à nous détacher du taxi-chien. Enfin debout,
nous nous époussetons, récupérons notre sac. Satisfaits du service rendu,
nous flattons l'encolure du chien-loup, et jouant à notre tour les
prestidigitateurs, sortons d'entre nos doigts un morceau de sucre que
nous approchons de sa truffe brûlante. Il l'avale, et s'écroule à nos pieds.
Raide mort.

D'un peu partout entre les arbres surgissent des hommes et des
femmes entièrement nus. Leurs visages sont graves. Sinistres, même. Ils
font cercle autour du chien et nous. Le regardant, nous regardant. Vont-
ils nous accuser de l'avoir empoisonné ? Nous ouvrons les mains en
585

signe d'innocence, nous ne savons que dire, ces gens parlent-ils


seulement notre langue ? Julio retire son chapeau, comme par respect
pour la bête morte. On dirait un bol de sang entre ses doigts. Les gens
s'approchent encore, ils hochent légèrement la tête comme pour dire non.
Je sens que je suis le chapeau de Julio quand il écrit.
Maintenant les gens parlent. Au début tous ensemble, avec un tas
de paroles enchevêtrées d'où il est difficile de démêler un sens. Mais à la
musique qu'elles font, nous comprenons qu'ils ne sont pas hostiles. Un
homme venu de derrière fend le groupe, qui se tait à mesure qu'il passe.
Pas vraiment vieux, mais vraiment pas jeune. Ses yeux sont enfoncés
dans son crâne de part et d'autre de son nez proéminent, qui surplombe
une bouche sans lèvres.
Tout est normal, dit-il. Chaque taxi-chien meurt de déshydratation
et d'épuisement au bout de l'unique course qu'il peut faire dans sa vie. Le
service va venir débarrasser le corps, ne vous inquiétez de rien. Entrez
chez vous, installez-vous, reposez-vous, et bienvenue parmi nous !
Il nous tend la main et nous la lui serrons, doucement car au
toucher on dirait un jeu d'osselets prêt à se désarticuler.

Nous sommes très bien, dans cette minuscule maison de bois


carrée. Tout à fait fonctionnelle, avec sa table et sa chaise face à la
banquette de couchage pour une personne, sa micro-kitchenette, son petit
coin toilette à part. Chacun des quatre murs a son ouverture : l'un la porte
– pas bien haute, hier soir quand Julio est entré elle a emporté son
chapeau – et les trois autres chacun sa fenêtre miniature, guère plus
grande qu'un judas mais tout à fait proportionnée à l'ensemble. La porte
aussi a son judas, si bien qu'il est possible, sans sortir, de voir dans les
quatre directions ce qui se passe, ou qui passe, dehors.
586

Après le trajet dans cet antique train qui s'arrêtait dans un chapelet
de gares sans fin et semblait ne devoir jamais arriver, puis la course
étonnante en taxi-chien, suivie d'une sacrée émotion tout de même lors
du débarquement dans le camp, nous avons transporté notre sac dans la
cabane, pris une douche froide, et renonçant à ressortir pour aller
chercher un sandwich, nous nous sommes endormis du sommeil du juste.
Et maintenant voici que les lueurs de l'aube nous réveillent. Prêts à
manger du lion, lol.
Julio se lève d'un bond, penche son long corps maigre et musclé
pour enfiler un caleçon rouge flottant, ouvre la porte, la passe, écarte les
bras et aspire un grand bol d'air frais. Se retournant, il attrape son
chapeau pendu à la patère et dit tout haut : « Allons faire un tour ! » Je
me demande s'il sait que je suis là, que je veille nuit et jour sur lui, que je
veille même quand je dors avec lui. Quoiqu'il en soit, je suis contente
qu'il ait en quelque sorte dit nous.
Le camp occupe une vaste clairière, encerclée par la forêt de pins.
Les oiseaux chantent à tue-tête, comme s'ils étaient chargés de faire se
lever le soleil, un soleil qui serait trop paresseux ou indifférent pour
songer de lui-même à accomplir son office. Je vois bien qu'en somme les
oiseaux nous secondent sur terre, dans le travail que nous autres anges
accomplissons dans le cosmos. La faible lueur de l'aube augmente, les
tourterelles se mettent à roucouler, les premiers rayons du soleil percent
entre les arbres, dont l'odeur de sève monte à mesure qu'ils se
réchauffent.
Peu à peu les gens se lèvent aussi, sortent de leurs cabanes tels
que la nuit les a pris, nus et encore endormis. Julio est le seul qui ait la
peau sombre. Les autres l'ont pâle et rougie ou bronzée par endroits, sans
uniformité même s'ils ne portent aucun vêtement. Ils vont et viennent
587

entre l'intérieur et l'extérieur des cabanes, s'installent aux tables et bancs


de bois répartis entre les petites maisons, boivent et mangent. Julio passe
entre les groupes en saluant discrètement les uns et les autres, la main à
son chapeau. Les gens sursautent à chaque fois, comme s'ils ne l'avaient
pas vu venir.
Julio ! Approche, je t'en prie !
L'homme à qui nous avons serré la main, hier soir en descendant
du taxi-chien, siège au bout d'une série de tables qui serpentent entre les
cabanes. Il se lève, le bras tendu vers Julio qui vient vers lui, soulève son
chapeau et lui rend son salut.
Je me présente : Dr Lustron. Voici ma fille Mina, dit-il en
désignant une jeune femme qui ressemble étrangement à Lila, mais en
plus brune et hâlée, assise à sa droite. Et tous nos amis que vous
apprendrez à connaître.
Mina se décale, se serrant contre son voisin de droite, un blond
bouclé comme un surfer de série américaine. Puis, tapotant le banc là où
ses fesses reposaient l'instant d'avant, elle fait signe à Julio de s'y asseoir.
Thé ou café ?
Café, dit Julio. C'est très aimable à vous.
Ici tout le monde se tutoie. À part bien sûr nos deux maîtres, le Dr
Lustron et le Pr Kastron, avec qui le vouvoiement est de rigueur. As-tu
rencontré le Pr Kastron ?
Pas encore, répond Julio, alors qu'il ne voit plus de son
interlocutrice, debout et penchée pour attraper la cafetière, que sa chute
de reins, fine et déliée.
Ah, il est déjà en train de donner son cours du matin, dit-elle en
lui remplissant maintenant sa tasse – encore debout, mais de face, d'où
tout ce qui est légèrement bombé est aussi ravissant. Tiens, voilà du
588

sucre, du lait, du pain, du beurre, de la confiture, des œufs... des pêches


bien mûres... tu veux autre chose ? Sers-toi !
Un ange passe, c'est moi qui vais m'asseoir sous l'arbre, en
attendant. Julio mange et boit, tout en parlant tour à tour avec le docteur
et sa fille. Je le laisse se restaurer et bavarder tranquillement, je crois que
cela lui fait le plus grand bien. Je ne suis pas sûre du tout que les gens
d'ici soient moins tordus que ceux du bureau ou de la famille, mais au
moins l'air est beaucoup plus agréable à respirer.
Quand il a terminé Julio fait comme tout le monde, il prend sa
tasse et ses couverts, se dirige vers les larges éviers où chacun lave sa
vaisselle et la laisse à sécher. De temps en temps, il jette un œil du côté
de la table, où Mina discute avec le blond. Puis il se décide à partir, seul.
Je me lève et le rejoins.
Des gens circulent, certains jouent au ballon, beaucoup se dirigent
vers l'océan, qu'on entend sans le voir, une serviette colorée sur le bras.
J'aimerais bien y aller aussi, je le souffle à Julio, qui marche sans but.
« Allons à l'océan », dit-il. Mais à la façon dont il erre dans les allées en
regardant de part et d'autre, je vois qu'il cherche autre chose.
Pourriez-vous m'indiquer où est la papeterie ?, finit-il par
demander à un homme d'âge mûr qui lit dans une chaise longue, le
journal appuyé sur son ventre rond.
La quoi ?, dit-il, levant les yeux au-dessus des petites lunettes
posées sur le bout de son nez.
On m'a dit qu'il y avait dans le camp une boutique où je pourrais
trouver du papier...
Qui vous a dit ça ?
Une jeune femme. Mina.
Ah, la fille du Pr Kastron !
589

En fait, la fille du Dr Lustron.


Ouais ouais... Je les confonds, les deux... Mina et Mani... En plus
toujours fourrées ensemble...
Ah bon ? Moi je n'ai vu que Mina.
Ouais ben en tout cas, elle s'est bien fichu de vous... Une
papeterie, ah ah ! À moins de couper vous-même un pin et de le
transformer en pâte à papier...
Ce n'est peut-être pas une papeterie... Le marchand de journaux...
Ou même l'épicier... Ils vendent peut-être du papier... Du papier à lettres,
ou des cahiers... Il n'y a pas d'enfants, dans ce camp ? Les enfants ont
toujours besoin de papier. Ils dessinent, ils font des coloriages...
C'est pour vos enfants ?
En fait, c'est pour moi. J'avais emporté du papier, et puis il y a une
fille dans le train qui a ouvert la fenêtre, et il s'est envolé. Ensuite le taxi-
chien m'a emmené directement ici, je n'ai pas eu le temps de m'arrêter en
ville en acheter.
Quelle ville ?
La ville où le train s'est arrêté. Combi-les-Bains.
Connais pas. En tout cas vous avez un drôle de look, vous. Je dis
pas ça pour critiquer, hein. Non non, c'est très bien. Le caleçon et le
chapeau rouges... Ouais, génial ! Allez, à plus ! Et si vous trouvez du
papier, faites-moi signe !
Je donne un petit coup d'aile à Julio dans le dos, qu'il décampe.
J'avais oublié ce problème de papier. Julio est venu ici pour écrire, je
n'aurais pourtant pas dû pouvoir l'oublier. Depuis que je suis descendue,
je me demande parfois où j'ai la tête. Mais aussi, pourquoi n'a-t-il pas
tout simplement emporté son ordinateur portable ?
Il n'y a pas d'électricité ici, dit Julio.
590

La forêt a l'air toute proche, avec ses pins qui entourent le camp.
Mais on se rend assez vite compte qu'en fait il doit falloir un bon bout de
temps avant d'y parvenir. C'est un effet de perspective, certainement. Le
terrain semble quasiment plat, mais quand on avance il s'avère qu'il est
vallonné à l'infini. Est-ce parce que le sable change sans cesse de place,
et d'autant plus qu'on y marche et que chaque pas, en s'y enfonçant, fait
bouger les lignes ? Si nous comptons tous les pas que peut faire un
homme dans la journée, ne serait-ce que dans ses va-et-vient ordinaires,
et si nous multiplions tous ses pas par un certain nombre de personnes –
nombre en l'occurrence indéfinissable, à cause du caractère labyrinthique
du camp – ne doit-on admettre qu'il se produit un changement perpétuel
du terrain sur lequel nous sommes censés évoluer ?
En tout cas je dois avouer que nous avons marché en vain en
direction de l'océan, toute la journée. Si nous ne nous étions fiés au bruit
indéniable des vagues, et accessoirement à l'odeur de l'iode, nous aurions
pu nous reprocher d'être lamentablement dépourvus de sens de
l'orientation. Mais tout en suivant fidèlement les informations qui nous
parvenaient par nos oreilles et par nos narines, nous n'avons jamais vu se
rapprocher significativement cette bande de forêt qui vraisemblablement
fait office de dernier rempart avant l'océan. Toujours nous passions entre
des cabanes, toujours semblables à la nôtre mais toujours autres, il fallait
le croire, puisque jamais ne se trouvaient, autour, des gens que nous
aurions déjà vus.
Tous les humains ici sont pâles et entièrement nus, et sans doute
Julio ne passe-t-il pas inaperçu, avec son caleçon. Rouge. Et son
chapeau. Rouge. Et sa peau. Sombre. Et sa haute taille. Masaï. Pourtant
je n'ai pas l'impression que les gens le voient. Ils regardent ailleurs quand
591

nous sommes devant eux, ou bien fixement vers nous, mais dans le vide.
Vides eux aussi, hébétés. Est-ce parce que je suis avec lui ? Ou bien est-
ce l'effet du camp, de la vie dans ce sable, où rien ne semble passer, ni le
temps ni l'espace ?
Sans doute, à mesure que nous marchons, faisons-nous et
défaisons-nous, de façon imperceptible mais effective, des dunes, qui
changent sans cesse la perspective. Sans doute les propriétés du sable,
semi-solide, semi-liquide, tout en nous donnant l'illusion d'avancer sur
du plat, font-elles de notre trajet quelque chose comme une course en
montagne, quand le sommet semble à portée de main mais s'éloigne à
mesure qu'on avance et que la réalité du terrain, vue de près, oblige à
contrarier sans cesse la ligne droite – et même si l'on montait en ligne
droite, pas après pas la perspective, en évoluant, se chargerait de nous
faire éprouver combien nous pouvions, de plus bas, nous illusionner sur
la distance restant à parcourir.
Mais il faut ajouter à cela qu'à cause du caractère liquide du sable,
nous sommes, de toute évidence, comme un bouchon sur la vague, qui
avance avec elle pour être ensuite repris par la vague suivante, et ainsi de
suite à l'infini, les vagues ne cessant de se chevaucher l'une l'autre, sans
qu'il soit possible, comme en montagne, de s'y déterminer par rapport à
un repère fixe, à un camp de base d'où mesurer aisément l'avancée, non
seulement d'après le temps de marche mais aussi par la possibilité de se
retourner pour constater que ce qui était plus haut est devenu plus bas.

Où allez-vous, Julio ?, dit la voix de Mina.


Certainement le soleil est en train de se coucher sur l'océan, à
l'horizon, ce doit être beau. J'aimerais bien voir ça avec Julio. Je regrette
presque de voir soudain les filles déboucher sur le sentier, face à nous.
592

Reviennent-elles de là où nous n'avons pas réussi à aller ? Mina et Mani


portent des sacs de paille à leur épaule, d'où dépassent des serviettes de
plage. Elles ont par endroits du sable collé sur la peau, comme si elles
étaient allées se baigner. Peut-être que nous étions tout près d'y arriver ?
Eh bien, disons que nous faisions un dernier tour avant la nuit...
Vous ?
Oui, enfin moi. Et vous ?
Je te présente Mani.
Salut, Mani, dit Julio en soulevant son chapeau. L'eau était
bonne ?
Nous nous sommes vus hier soir, dit Mani, mais je ne pense pas
que tu t'en souviennes. Mina et moi, nous pouvons te raccompagner à ta
cabane, si tu veux. Ce n'est pas évident de s'y retrouver, dans ce camp,
quand on vient d'arriver.
OK, je vous suis !
Les deux filles marchent de chaque côté de Julio, l'une fine,
souple et brune, l'autre blonde et carrée. Je reste tout près derrière, je ne
pense pas que ce soit le moment de le laisser seul.
Je suis sûre que tu ne te souviens pas de nous avoir vues hier soir,
reprend Mani.
Quand je suis arrivé en taxi-chien ? La mort de cette pauvre bête
m'a tellement troublé que je crains de n'avoir pas bien regardé qui était
là... Désolé. Mais je ne vous oublierai plus, c'est sûr !
Tu étais plus que troublé, tu t'es évanoui ! Mani et moi, dit Mina,
on t'a porté dans ta cabane.
Ah ah ! Je reconnais que le voyage avait été un peu fatigant, mais
pas au point de me faire oublier ce genre de choses, si elles s'étaient
produites. Vous êtes toujours aussi taquines ?
593

Tu vois, Mina ? Qu'est-ce que je disais ? Il a tout oublié !


Ce matin quand tu es venu déjeuner avec nous, j'ai cru que tu
faisais semblant d'avoir oublié, par pudeur. Mais dis-moi, Julio, tu t'es
quand même débrouillé pour me retrouver, non ? Et t'asseoir bien près de
moi...
Vous jouez souvent à ça, toutes les deux ?
À quoi ?
À faire marcher les gens ?
Laisse, Julio. On n'a pas voulu te faire de la peine. Mina a cru que
c'était toi qui la faisais marcher. Mais moi j'ai bien vu comme tu étais
K.O., je lui ai même dit hier soir : je parie que demain il aura tout oublié.
Je vous ai peut-être vues parmi les gens, c'est possible. Je vous ai
dit, j'étais fatigué, et surtout troublé par la course en taxi-chien, et par la
mort du chien. Un instant j'ai pensé que c'était à cause du sucre que je lui
avais donné. Heureusement que ton père, Mina, m'a expliqué qu'il n'en
était rien. Ce matin quand je l'ai vu à table, je l'ai reconnu, mais je n'avais
pas spécialement cherché à le revoir. Ça m'a donné le plaisir de faire sa
connaissance, et de te rencontrer aussi, et maintenant Mani... C'est très
bien, n'en parlons plus !
Donc tu ne te souviens pas que toutes les deux nous t'avons
déshabillé, passé sous la douche pour refroidir ton corps bouillant, et
ensuite couché.
Non, je ne m'en souviens pas. Pour une bonne raison : ça ne s'est
pas produit.
Les deux filles se regardent avec un mélange de compassion et
d'inquiétude, comme on fait quand on est en présence d'un fou qu'il ne
faut pas contrarier. Mina finit par ajouter :
594

Il ne faut pas être gêné, tu sais... On a l'habitude, dans notre


métier...
C'est quoi, votre métier ?
Préparer les morts, avant de les présenter à leur famille.
Je suis vivant, dit Julio.
Il hausse les épaules, et ils continuent à marcher, en se taisant.
En tout cas ce n'est pas ce soir que Julio et moi contemplerons
dans la paix le coucher du soleil sur l'océan. Mina et Mani se sont
remises à bavarder, à rire et à pousser des cris, mais je fais abstraction de
leurs bruits de volière, pour m'abandonner à la nostalgie de ce moment
enfui avant d'avoir eu lieu.
Je me mets à penser qu'au fond, les filles sont survenues sur notre
chemin comme survient la pluie quand on est dans le train. Peut-être ne
sont-elles pas réellement survenues. Peut-être est-ce nous qui sommes
entrés dans l'espace où elles étaient. Mais le train traverse l'espace de la
pluie et continue sur son trajet. Tandis que là, pour ainsi dire la pluie
nous a fait faire demi-tour. Ou bien c'est nous, Julio, la pluie que les
filles traversent. « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j'ai une gueule
d'atmosphère ? »... « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de
Montmartre ? »... disent des voix qui filtrent par des replis de l'espace-
temps. Nous sommes loin de Paris et de ces époques, mais elles sont
toutes proches pourtant, comme tout le reste.
Demain peut-être, qui sait ? Julio et moi verrons le ciel s'embraser
au-dessus de la mer.

Sur terre le futur existe, mais dans le sable ?


Faut-il dire dans le sable, ou sur le sable ?
Marcher sur le sable comme un messie sur l'eau. Sans couler.
595

Ça ne t'ennuie pas de faire un détour ?, dit Mina.


Pour aller voir la sculpture des Artistes, dit Mani.
Quels artistes ?
Les Artistes. C'est leur nom.
Ils n'ont pas de nom ?
Je ne sais pas, on s'en fiche. On y va ?
Le soir tombe, il est tard.
On y est presque.
Je ne vois plus rien.
La voilà.
Qui ?
La sculpture. Donne-moi la main. Voilà, touche. Tu sens ?
On dirait que la nuit mélange vos voix. Je ne sais plus qui parle.
C'est moi.
Et moi aussi.
On est là toutes les deux, on te parle, on te tient la main, sois
tranquille.
C'est de la toile de jute ? Remplie de sable ?
Oui, continue, fais le tour, touche. Ça représente quoi, d'après
toi ?
Je dirais, un éléphant. C'est ça ?
On ne sait pas. On ne peut y accéder que la nuit. Ceux qui l'ont
vue à la lumière de la lune disent que c'est une baleine.
Ou une maison.
Ou un vaisseau spatial.
Ou une caverne.
Quel dommage que je n'aie pas de papier !
596

On ira en chercher demain. Ne parle pas trop fort. Ils dorment


dedans.
Les artistes ?
Écoute bien, Julio. Tu veux faire une expérience avec nous ?
C'est ce que je fais, il me semble.
Nous pouvons entrer dans le rêve de ceux qui dorment dedans. Il
suffit de coller tous les trois notre oreille à la sculpture. Tu es prêt ?
Allons-y.
Main dans la main, nous nous accolons ensemble à la paroi de jute
et de sable. L'air est doux, plein de l'énorme et paisible murmure de la
mer. Le sang aussi roule en vagues calmes, d'un corps à l'autre et derrière
les tympans. D'abord nous percevons les souffles. Les nôtres. Pour la
première fois depuis le début de cette mission, je ressens la beauté d'être
humain. En communion. L'éléphant semble se mettre à respirer. C'est la
respiration des dormants, à l'intérieur. Nous sentons que nos yeux
s'unissent et se démultiplient, deviennent puissants comme une torche
qui éclairerait l'intérieur de la sculpture. Et nous voyons.

Le rêve s'interrompt, tout se referme comme un rideau noir.


Terrifiées, Mina et Mani nous lâchent les mains, partent en courant. Julio
se remet en marche, en marche sur l'océan de sable sombre. Presque
aussitôt apparaît la tache claire de notre cabane de pin, au milieu d'une
multitude de petites flammes suspendues à travers l'espace comme les
yeux d'un troupeau de chevaux dans la nuit noire. C'est la lumière des
bougies allumées dans les cabanes, diffractée par toutes leurs minuscules
fenêtres.
Il nous faut du papier. Nous nous mettons à frapper aux portes et à
demander du papier. Personne n'a de papier. Julio demande où se trouve
597

la direction du camp. Il veut aller à la direction, et demander du papier.


S'il n'y en a pas, il demandera à partir. Il ne peut pas rester ici sans
papier. Julio explique cela aux gens, qui le prennent pour un fou.
« Écoutez, dit-il, c'est très sérieux. Pour nous tous. Si je n'écris pas, les
fantômes vont se mettre à proliférer. Il y a beaucoup trop longtemps que
vous restez ici sans personne qui écrive. Tout se dérobe, vous ne le
voyez pas ? La vie ici tombe en miettes. Il faut que quelqu'un rassemble
le réel, le remette en forme avant qu'il ne tombe complètement dans le
néant. »
Julio et moi continuons à avancer dans l'obscur cimetière, au
milieu des feux-follets. Nous essayons de convaincre, de réveiller. « Va
voir le Dr Lustron demain, disent les gens. Lui et le Pr Kastron. C'est à
eux que nous nous en remettons. Tu ne sais rien, mais eux ils sauront te
guider. Tout est en ordre, ils te l'expliqueront. Cesse de semer le trouble
dans le camp. Tu crois qu'on ne t'a pas vu, errer toute la journée ? Mettre
le camp sens dessus dessous, à force de déplacer le sable avec tes
errements indécents ? Es-tu venu ici pour semer le désordre ? Et même
le soir, tu veux nous empêcher de nous reposer un peu ? »
« Au contraire, disons-nous, soyez assurés de notre bonne
volonté. Nous n'avons de plus cher désir que de nous mettre à votre
service. Donnez-nous du papier, et vous verrez votre vie se redresser
comme les murs joyeux d'une nouvelle maison. Faites-nous confiance,
tout ira bien. »
« Nous n'avons pas besoin de toi, disent les gens. C'est
insupportable à la fin, disent-ils en se grattant ou en étant pris de tics
nerveux. Et puis il est l'heure de se coucher, laisse-nous. »
Et les bougies dans les cabanes s'éteignent les unes après les
autres.
598

« Écoutez, dit Julio, écoutez, voyez ce que je fais ! »


Nous nous mettons à tourner sur nous-même dans la nuit, au
milieu des cabanes, bras ouverts en croix, une paume tendue vers le ciel,
l'autre vers la terre pour y reverser la grâce et la bénir. À chaque tour
nous grandissons, une hélice qui se déploie. De loin maintenant nous
dépassons la forêt, notre tête perce les nuées rendues visibles par la lune
qui vient d'apparaître. Elle baigne de blanc le sommet des arbres, qui
frémissent tout du long et se tiennent par les branches pour faire la ronde
autour de la clairière. Tous les anges sont là. Les astres s'allument et
froufroutent comme un ballet de petites danseuses en tutu, un archet
invisible glisse sur le violoncelle du ciel, de la gorge décolletée de la
lune s'écoule le chant, lalala. Des myriades de petites fleurs de cerisiers
venues du profond de l'espace traversent l'atmosphère, se répandent, se
dispersent et s'unissent dans toute la clairière. Nous continuons à tourner,
nous sommes montés si haut qu'une galaxie nouvelle s'est formée, mise
en orbite gracieuse autour de notre chapeau rouge. Tandis que notre
caleçon, plongé dans la rivière de la Voie Lactée, la fait rougeoyer du
sang, du raisin et du vin de l'amour.
Aimantés, les gens ressortent de leurs cabanes, rallument leurs
bougies les unes aux autres, et deviennent eux-mêmes autant de toutes
petites lanternes qui dansent à la fête de l'univers des univers.

Le matin venu, Julio retrouve du premier coup le chemin des


tables. Le temps a tourné, au lieu de la chaleur écrasante de la veille un
vent chargé d'eau souffle de l'océan. Comme tout le monde, nous avons
revêtu le long ciré jaune à capuche fourni par la direction du camp, qui
enveloppe chacun des chevilles à la tête. Des parasols-parapluies ont été
déployés au-dessus des tables de camping. Sous les auvents, dans les
599

cuisines communes, les cafetières, les théières et les bouilloires de fer


grésillent sur les braseros. Encapuchonnés jusqu'aux yeux, les gens vont
et viennent, mangent et boivent en silence dans le bruit de la pluie sur les
toiles, les tôles et les tuiles.
Sans hésiter, nous nous installons à la première place venue,
faisons le service pour les autres et pour nous-même, sans un mot.
Personne ne parle, tout se passe avec des hochements de tête, des
esquisses de sourires, des gestes qui préservent la paix surnaturelle qui
règne sur le camp.
Puis nous décidons de partir à la recherche de papier. Avant de
nous mettre en route, accroupis devant notre cabane nous dégageons un
espace dans le sable, en repoussant de la tranche des mains les aiguilles
de pin. Et nous essayons d'y tracer un plan du camp, d'après ce que nous
avons pu en voir la veille. Le doigt de Julio imprime des lignes dans le
sol mouillé, par traits libres et rapides, comme un dessinateur de manga.
Très vite il nous faut agrandir le cercle de sable vierge, entouré
d'aiguilles de pin comme le camp est entouré de pins. Car notre dessin
s'étend à la façon d'un fractal, avec une infinité de variations et de
reprises qui en repoussent sans fin les limites, tant vers l'extérieur que
vers l'intérieur. Quand même l'ongle du petit doigt devient trop épais
pour continuer le tracé de notre structure gigogne, du plat des mains
doucement nous l'effaçons. Nous nous relevons, et nous mettant en
chemin, remplaçons notre éphémère mandala par l'empreinte de nos
pieds.

Si nous n'avons pas trouvé la direction dans la clairière, c'est


sûrement qu'elle est dans la forêt. Et vers l'est, plutôt que vers l'ouest où
nous avons essayé d'aller la veille, en voulant rejoindre l'océan. D'après
600

ce que nous avons pu comprendre, où se trouve la direction se trouve


aussi une boutique. N'est-ce pas là que le vieux bonhomme d'hier a
acheté son journal ? Le gars n'avait pas l'air de croire qu'on pourrait
aussi y trouver du papier, mais ça ne prouve pas qu'il n'y en a pas. Et s'il
n'y en a pas, au pire, nous pourrons aller à la direction, demander qu'on
nous dépanne. À la direction, ils doivent forcément en avoir. Ne serait-ce
que pour établir les factures. Il est vrai que Julio a payé son séjour à
l'avance, depuis chez lui, par internet. Et il est probable qu'il en est de
même pour tous les vacanciers. Mais il est bien rare de pouvoir quitter
un endroit sans devoir quelque supplément. Et puis l'administration d'un
camp tel que celui-ci entraîne forcément, pense Julio, l'établissement de
dossiers ; lesquels, en l'absence d'électricité, donc d'ordinateurs, doivent
être enregistrés sur du papier. Sûrement ces gens en ont une bonne
réserve. Quant à nous, nous n'avons pas oublié de glisser notre
portefeuille dans la poche de notre ciré, et nous sommes prêts à payer,
officiellement ou officieusement, ce qu'il faudra.

Comme le camp est tout entouré de forêt, il est difficile de


s'orienter. Si l'on se dirige en ne quittant pas des yeux les arbres,
comment être sûr de ne pas dévier, ou de ne pas tourner en rond, étant
donné que les arbres sont partout autour de nous, et partout les mêmes ?
Et le problème ne fera que s'aggraver une fois dans la forêt, pense Julio.
Au moins tant que nous sommes dans le camp, nous sommes dans le
camp. Là où est notre cabane, là où sont les gens, là où se trouve de quoi
manger et boire.
Allons, nous verrons, dit-il.
La veille nous nous étions fiés au bruit des vagues et à l'odeur de
l'iode. Aujourd'hui il suffit de faire l'inverse, d'aller dans le sens
601

contraire. Le vent nous y aide : puisqu'il souffle de l'océan, nous n'avons


qu'à marcher en l'ayant toujours dans le dos.

La forêt est étonnamment pentue. Nous l'avons gagnée sans


problème, après avoir serpenté un peu de temps entre les cabanes.
D'abord, au bout de quelques pas, nous avons fait demi-tour pour aller
mettre les bottes en caoutchouc fournies par la direction avec le ciré,
suspendus à un crochet derrière la porte de chaque cabane. Climat
océanique oblige ! Lors de notre errance de la veille nous nous étions
blessé les pieds aux aiguilles de pin. Ce matin, l'humidité du sol
absorbait la douleur. Mais si nous devions traverser la forêt, mieux valait
nous protéger.
Je me sens bien, pense Julio. Je me sens très bien.
Nous sentons que nous avançons. Que nous allons vers quelque
chose. Que quelque chose va avoir lieu.
Julio est heureux d'avoir aujourd'hui laissé son chapeau et son
caleçon rouges à la maison. Cette nuit nous avons touché les étoiles,
loin, loin et profond dans le ciel. Nous avons fait danser le camp. Nous
avons fait de chaque être humain une petite lanterne en lévitation, et en
parfaite communion avec toutes les autres. Et maintenant il est bon de
disparaître quelque temps, enveloppé des pieds à la tête, le visage retiré
dans la capuche baissée jusqu'aux yeux. Nous savons suivre ce que la
Voie demande.
Nous sommes heureux de sentir l'effort de nos muscles dans la
pente, de sentir notre cœur battre, notre sang courir, notre souffle faire
son office jusqu'au centre caché de notre corps. C'est beau d'être dans un
corps. L'oxygène nous transporte dans une douce ivresse. L'iode vivifie
nos nerfs. L'odeur résineuse des pins nous donne la sensation d'être
602

comme eux à jamais verts. Certains parmi les plus vieux portent à
hauteur d'homme une entaille dans leur épaisse écorce, d'où dégoutte,
mi-liquide mi-solide, mi-or mi-sang, leur âpre et purifiante sève.
La pluie tombe moins dense dans la forêt, mais elle s'écoule plus
lourde entre les arbres. De temps en temps des oiseaux colorés de bleu
vif et de jaune, ou bien de vert et de rouge, volent. Seuls peuplent le
silence le bruit de leurs ailes, celui de notre respiration, celui de nos pas
sur l'épais tapis d'aiguilles de pin trempé, celui de l'eau qui dégouline.
Et puis soudain, au-dessus de nous, un fracas de branchages. Un
cerf immense a surgi du sommet de la dune, il descend vers Julio. Nous
nous arrêtons net. Il fait encore quelques pas et s'arrête aussi. Il nous
regarde fixement, tendu comme un arc. Des ondes se propagent depuis
sa haute couronne de bois, déchirant l'espace comme une soie. Il n'y a
plus de temps.
Qui va là ?, crie une voix.
L'animal nous jette un dernier regard, et détale.
Un homme en treillis et casquette de soldat, portant sur l'épaule
un grand sac de jute plein, apparaît sur notre gauche. Nous allons vers
lui.
Vous avez vu le cerf ?, lui disons-nous.
Quel cerf ? Vous êtes le nouveau venu, c'est ça ? Je me présente,
Pr Kastron, dit-il en nous tendant la main.
Julio, disons-nous en lui serrant la main. Des personnes très bien
nous ont parlé de vous...
Oui, Mani m'a dit.
Vous n'avez pas vu le cerf ?
Vous voulez sans doute parler d'un chevreuil. Il y en a dans cette
forêt. On en voit fréquemment à la tombée du soir, parfois même à la
603

lisière de la forêt. Mais ils restent sauvages, ils ne s'aventurent pas dans
le camp.
Non, c'était un cerf. Il est apparu là, et il a disparu par là, disons-
nous en montrant du doigt la forêt, un peu au-dessus de nous. Un cerf
véritablement hors du commun. Je n'en avais jamais vu de tel, ni en vrai
ni en image. Il était là, à nous regarder... Vous l'avez sûrement entendu...
Ma parole, tu veux dire que tu as vu le cerf fabuleux de
Menneval ?
Je parle d'un cerf bien vivant, en chair et en os ! Un cerf géant.
Au milieu du dix-neuvième siècle, on a trouvé, à plus de
cinquante mètres de profondeur dans le puits de Menneval, un crâne de
cerf mesurant cinquante-six centimètres de long. Il datait du quatrième
siècle, et autant que je sache, c'est le seul cerf géant dont nous ayons
témoignage dans ce pays. J'en ai justement parlé lors du cours que j'ai
donné hier. Il ne me semble pas t'y avoir vu, pourtant. Le puits de
Menneval est un puits funéraire, le plus grand, le plus profond que nous
connaissions. Au-dessus de ce cerf, les découvreurs du puits trouvèrent
des fragments de poterie et d'autres objets d'époque, puis,
successivement, d'énormes pierres sous lesquelles reposaient divers
squelettes d'animaux, dont certains de très grande taille. Sous l'un d'eux,
vers quarante mètres de profondeur, se trouvait une couche de très
grosses coquilles blanches de limaçons. À cinquante deux mètres
cinquante, était disposé avec soin un énorme squelette de cerf, et cette
tête géante. Au-dessous, encore des coquilles de limaçons et d'autres
ossements de cerfs, puis, trois mètres plus bas, encore trois énormes
squelettes de cerf. Puis celui d'un homme de près de deux mètres de
long, avec deux cavités dans le crâne, dont une partie était sciée. Au-
dessous encore, et jusqu'au fond du puits, à plus de soixante et un
604

mètres, encore des bois de cerf, des squelettes de cerfs et d'autres


animaux, sangliers, chiens, loups, un tronc, des madriers, et finalement
deux cercles de fer, un seau, une semelle de sandale en cuir. Que dis-tu
de ça ?, conclut le professeur en déposant son énorme sac de jute par
terre.
Tant de choses pour enterrer un homme... C'est impressionnant. À
moins que tout ça ne se soit échappé des trous qu'il avait dans le crâne...
Mais quel rapport avec notre forêt ?
Tout est en rapport. Quel rapport ? C'est à nous de le trouver. Mais
les hommes sont paresseux, ils voient les choses et aussitôt ils ferment
les yeux. Ils ne veulent ni chercher, ni savoir. Ou plutôt, ce qu'ils veulent
savoir, ils le cherchent, mais la plupart du temps ils ne veulent surtout
pas risquer de trouver autre chose.
Oui, dit Julio. Justement je m'en allais à la direction, chercher du
papier. Est-ce encore loin ?
C'est-à-dire, tout dépend par où on passe. En tout cas, inutile de te
donner cette peine pour aujourd'hui. J'en reviens, c'est fermé. Ça leur
arrive de temps en temps. Quelque imprévu... Ils seront ouverts demain.
Vous êtes sûr ?
Tout à fait. Ils ont mis leur panneau habituel, « Nous serons là
demain ».
Et il n'y a pas une boutique où je pourrais trouver du papier ?
Elle est fermée aussi. Tout est fermé. Je dois y retourner demain.
Veux-tu que je te rapporte du papier ?
C'est très aimable à vous. Mais peut-être pourrais-je vous
accompagner, si vous n'y voyez pas d'inconvénient ? J'aurais plaisir à
vous entendre parler en chemin, et je serais plus assuré de parvenir au
but.
605

Entendu. Je passe te prendre demain à la cabane. Si jamais je ne


venais pas, ne t'inquiète pas, je ne t'oublierai pas pour autant, une fois là-
bas je demanderai du papier pour toi, je te l'apporterai en fin de journée.
Crois-moi, tu ne ferais pas plus vite seul.
Bon, eh bien... Puis-je vous aider à porter ce sac ?
Ce sont des pommes de pin. Très utile pour allumer les braseros.
Je finis ma récolte, je te laisse rentrer. Tu retrouveras bien ton chemin,
n'est-ce pas ?, dit-il en chargeant de nouveau le sac sur son dos et en
s'éloignant à grands pas.
Et merci d'avance !, dit encore Julio, ses mains en porte-voix.

Nous sommes restés debout immobile un bon moment dans la


forêt, à écouter le silence se réinstaller.
Puis nous avons redescendu la pente, et nous sommes retournés
au camp.
La journée doit être bien avancée, car on sent l'odeur de la soupe
du soir. Guidé par elle, nous arrivons à la cuisine communautaire. Nous
avons faim, nous espérons pouvoir y grappiller un bout de pain. L'air de
la forêt, ça creuse ! Des hommes et des femmes s'affairent autour des
marmites, et il y a bien sur les tables des panières de pain, mais nous
n'osons pas en prendre, faire les parasites alors que les autres sont en
train de travailler pour la communauté. Puisque nous sommes là, nous
essayons de participer nous aussi, à la fois pour tromper notre faim et
pour montrer notre bonne volonté. Mais chaque fois que nous
demandons : « Je peux faire quelque chose ? », nous essuyons un refus
poli.
La sueur de la marche en forêt est en train de refroidir sur notre
peau, et aussi sur la surface interne du ciré, où elle s'est condensée, le
606

transformant en manteau de froid. Au lieu de continuer à tourner en rond


dans cette cuisine où nous sommes inutiles, nous décidons d'aller
prendre une douche et nous sécher. La douche est froide, nous y restons
seulement quelques instants, mais il n'est pas impossible que nous nous
endormions un peu en nous séchant, car à notre retour les gens ont
presque fini de manger, certains ont déjà quitté les tables et commencent
à faire la vaisselle.
Nous tombons sur Mina et Mani, qui étaient en train de s'en aller.
Nous leur expliquons que nous n'avons pas mangé. Il n'y a plus rien,
disent-elles, mais elles peuvent aller nous chercher un morceau de pain,
que nous n'aurons qu'à manger en chemin. En chemin pour où ?,
demandons-nous. Alors, se mettant toutes les deux sur la pointe des
pieds, elles chuchotent à nos oreilles : « Tu ne veux pas que nous allions
écouter la suite du rêve, tous les trois ? »
Il fait nuit noire, nous mangeons notre pain en chemin, nous y
allons. Nous nous enfonçons encore un peu dans les ténèbres. Et voici la
chose, l'éléphant, la baleine, le château, la caverne, le vaisseau spatial.
L'oreille plaquée contre le sac en toile de jute gonflé de sable, immobiles
et silencieux, unis, nous écoutons voir le rêve des dormants.
607

Palet

Chien de berger, elles tricotent,


tes pattes, autour des pelotes
sur gigots ! Bien gardée, la brebis paît
à l'unisson. Je suis en paix,
sa laine dans mes chaussons.
608

Gaza

Noir.

DORMANT(E) 1 : Tu dors ?

DORMANT(E) 2 : Oui, et toi ?

DORMANT(E) 3 : Oui.

DORMANT(E) 2 : Ah, tu m'as fait peur !

DORMANT(E) 3 : Peur de quoi ?

DORMANT(E) 2 : Je croyais que tu dormais.

DORMANT(E) 3 : Ben oui, pas toi ?

DORMANT(E) 2 : Si. Mais en fait, c'est pas à toi que je le demandais.

DORMANT(E) 3 : À qui, alors ?

DORMANT(E) 1 : À moi.

DORMANT(E) 3 : Tu dors ?

DORMANT(E) 1 : Oui.

DORMANT(E) 3 : Alors, pourquoi tu m'as réveillé(e) ?

DORMANT(E) 2 : Je croyais que tu dormais.

DORMANT(E) 3 : Qui ça ? Moi ?

DORMANT(E) 1 : Ou moi ?

Silence

DORMANT(E) 1 : On est combien ?

DORMANT(E) 3 : A priori, je dirais trois.


609

DORMANT(E) 2 : Pareil.

DORMANT(E) 1 : Sauf si les autres dorment dans leur sommeil.

DORMANT(E) 2 : Tu veux dire, s'ils se taisent en dormant.

DORMANT(E) 3 : S'ils ne parlent pas dans leur sommeil.

DORMANT(E) 2 : Qui sait ?

DORMANT(E) 1 : Dieu sait mieux.

Silence

DORMANT(E) 1 : Vous avez entendu ?

DORMANT(E) 2 : Non.

Silence

DORMANT(E) 1 : Un souffle.

DORMANT(E) 3 : C'est peut-être le nôtre.

DORMANT(E) 1 : Chut !

Silence. On entend un souffle.

DORMANT(E) 2 : C'est sûrement le chien.

DORMANT(E) 3 : Le chien couché devant l'entrée.

DORMANT(E) 2 : Le chien qui garde la grotte.

DORMANT(E) 3 : Le tunnel, tu veux dire.

DORMANT(E) 1 : Le chien qui nous garde.

DORMANT(E) 2 : Tu crois qu'il dort ?

DORMANT(E) 3 : S'il nous garde, il veille.

DORMANT(E) 1 : Ou bien ce sont les autres dormants.

DORMANT(E) 2 : Qui nous gardent ?


610

DORMANT(E) 1 : Qui respirent.

Silence. On entend le souffle.

Les DORMANTS, ensemble, dans un souffle : Le vent se lève !

Une trouée de lumière apparaît lentement côté jardin, vers le haut. On


commence à distinguer les silhouettes des Dormants.

Pendant que les Dormants bougent lentement dans la pénombre, on entend


une voix de femme, celle de LA PRÉSENCE.

LA PRÉSENCE : J’ouvre ma maison, glaciale de tant de mois d’absence. Je


ne vais pas chercher des bûches dans l’abri à bois, je n’allume pas un feu
dans la cheminée. Je prends le sac à dos, je mets la corde dedans, je ferme la
porte derrière moi, je pars dans la forêt. Je monte longtemps, sans suivre les
sentiers, je ne veux pas qu’on me repère. À grimper entre les broussailles,
les troncs et les rochers, je suis en sueur, mon cœur bat vite. Tant de vie qui
s’accroche. Je cherche le bon arbre, la bonne branche. Assez loin de tout
pour que les corbeaux aient le temps de me faire disparaître avant que les
hommes ne me retrouvent. Je monte dans ma montagne, je trouve l’arbre
dans la forêt, un jeune hêtre avec des branches assez basses encore pour que
je puisse y grimper. À bonne hauteur il y en a une solide, je m’assois dessus
à califourchon. Je passe un temps fou à faire des nœuds solides, mais enfin
je réussis à passer de l’autre côté de l’écran.

DORMANT(E) 1 : T'es réveillé(e) ?

DORMANT(E) 2 : Je crois pas.

DORMANT(E) 1 : C'est pas toi qui as dit que je t'avais réveillé(e) ?

DORMANT(E) 3 : Non, c'est moi. En fait, je crois que je rêvais.


611

DORMANT(E) 1 : T'as senti le vent, toi aussi ?

DORMANT(E) 3 : Comme si on avait ouvert la fenêtre.

DORMANT(E) 2 : La première chose que je fais en me levant. T'es


réveillé(e), toi ?

DORMANT(E) 3 : Je sais pas.

DORMANT(E) 1 : Moi je suis en train de me réveiller.

DORMANT(E) 2 et DORMANT(E) 3 : Pas possible !

DORMANT(E) 1 : Pourquoi pas ?

DORMANT(E) 2 et DORMANT(E) 3 : On est six pieds sous terre.

DORMANT(E) 1 : Six pieds. Donc nous sommes bien trois.

DORMANT(E) 2 : Et le chien ?

DORMANT(E) 3 : Le chien est le quatrième, si nous sommes trois. Ou le


sixième, si nous sommes cinq. Ou le huitième...

DORMANT(E) 2 : … si nous sommes sept. J'ai compris. Tu oublies une


chose, c'est que le chien a quatre pieds.

DORMANT(E) 1 : Oui mais il n'est pas sous terre. Il est à l'entrée.

DORMANT(E) 2 : Disons qu'il est entre la terre et la grotte.

DORMANT(E) 3 : Le tunnel. Deux pieds sur terre, les autres dessous.

DORMANT(E) 2 : L'avant-train dans la lumière, l'arrière-train dans l'ombre.

DORMANT(E) 1 : Sauf s'il est tourné vers nous. Tout dépend dans quel sens
il nous garde. S'il est tourné vers l'extérieur, pour empêcher d'éventuels
intrus d'entrer, ou s'il est tourné vers nous, pour veiller à ce que tout se passe
bien.

DORMANT(E) 2 : J'avais pas pensé à ça.

DORMANT(E) 3 : Moi non plus.

Silence
612

DORMANT(E) 1 : Je pense, donc je suis réveillé.

Silence

DORMANT(E) 2 : Je pensais qu'on était morts.

DORMANT(E) 3 : Moi aussi.

Silence

DORMANT(E) 3 : On est morts ?

DORMANT(E) 1 : Des morts qui parlent et qui pensent, j'appelle ça des


vivants.

DORMANT(E) 2 : Ou des dormants.

DORMANT(E) 3 : Des dormants qui rêvent.

DORMANT(E) 1 : C'est simple, il n'y a qu'à sortir de là. On verra bien si on


dort, si on rêve, si on est morts ou si on est vivants et bel et bien réveillés.

On entend un coup de vent. Ils se tournent vers le halo de lumière. Un être


vêtu de blanc y apparaît, les bras tendus vers eux.

DORMANT(E) 2 : Une houri !

DORMANT(E) 3 : Non, la Vierge Marie !

DORMANT(E) 1 : C'est pareil.

DORMANT(E) 2 et DORMANT(E) 3 : Ah, non !

DORMANT(E) 2 : J'y vais !

DORMANT(E) 1 et DORMANT(E) 3 : Attends !

DORMANT(E) 2 : Quoi ?

DORMANT(E) 2 : Il faut réfléchir.

DORMANT(E) 1 : Que ce soit une houri, la Vierge Marie ou un ange, si


c'est là, c'est que c'est de l'autre côté.

DORMANT(E) 2 et DORMANT(E) 3 : Le paradis !


613

DORMANT(E) 1 : Oui, enfin, bon. Ce n'est pas parce qu'on aperçoit le


paradis qu'il faut se précipiter à y aller. N'oublions pas nos enfants, nos
frères, nos sœurs, ils ont encore besoin de nous sur cette terre. Vous ne les
avez pas oubliés, quand même ?

DORMANT(E) 2 : Attends...

DORMANT(E) 3 : Ça me revient...

DORMANT(E) : Moi aussi...

DORMANT(E) 3 : La guerre... Les explosions...

DORMANT(E) 2 : Le tunnel...

DORMANT(E) 1 : Nous sommes des résistants, mon frère, ma sœur.

DORMANT(E) 3 : Des combattants.

DORMANT(E) 2 : Combien de temps on est restés enfermés là-dessous ?


Trois mois ?

DORMANT(E) 3 : Et pourquoi pas trois ans, tant que tu y es ?

DORMANT(E) 1 : Ou trois siècles...

DORMANT(E) 3 : Vous êtes sérieux, là ?

DORMANT(E) 2 : Ben, si on est morts, c'est normal qu'on voie l'ange.

DORMANT(E) 3 : Alors qu'est-ce qu'on a, à discuter, au lieu d'y aller ?

DORMANT(E) 1 : On discute parce qu'on est libres.

DORMANT(E) 2 : Coincés dans le noir, on sait même pas depuis quand, ni


ce qu'il y a à l'extérieur. C'est ça que t'appelles être libres ? Libres de quoi ?

DORMANT(E) 1 : Libres de mourir, ou de vivre. Soit on choisit le bout du


tunnel avec l'ange, soit on cherche une autre sortie. Une pour retourner sur
terre, faire ce qu'il nous reste à faire.

DORMANT(E) 2 : On y va ?

DORMANT(E)S 1 et 3 : Où çà ?
614

DORMANT(E) 2, montrant la lumière au bout du tunnel, puis le reste, dans


la pénombre : Par là, ou par là.

DORMANT(E) 1, tournant le dos à la lumière : Par là.

Pendant que les DORMANT(E)S quittent le sous-sol, LA PRÉSENCE parle.


Comme ils avancent dans le sens opposé, la trouée de lumière disparaît. La
scène est plongée un moment dans le noir, puis une autre trouée de lumière
apparaît, se rapproche à mesure de leur montée, le long d'échelles doubles
successives qu'ils montent et descendent, puis de marches qu'ils franchissent
à quatre pattes. Pendant leur trajet, du sable tombe de temps en temps
autour d'eux. Un battement de cœur se fait entendre, lointain puis plus
proche, s'éloignant et se rapprochant tour à tour tandis que LA PRÉSENCE
parle.

LA PRÉSENCE : La mer mugit. De la fenêtre je ne la vois pas, mais son


chant de baleine et son odeur iodée m’indique où elle est. Si je m’échappais,
cela me ferait une direction vers où aller. Mais par où ? La fenêtre m'attire,
je l'ouvre puis je la referme, un accident est si vite arrivé. Le fleuve m'attire,
il me porterait à l'océan. Je ne m'en approche pas. Je ne suis pas au bord de
l'océan. Je voudrais retrouver l'océan. Je pense à l'océan. Je pense à la
montagne. Je pense à l'océan. Je suis en ville, dans un appartement, dans un
immeuble, quand on ouvre la porte il n'y a que le palier, l'escalier sombre et
vieux, et quand j'entends la pluie, le vent, je me projette là-bas sur les
plages, là-haut près des sommets. Ici je manque de vitamine D, il n'y a pas
de soleil. J'ai fait la prise de sang, je le sais. Quand mon homme rentrait de
quelque part, nos enfants avaient beau tirer sur les manches de sa veste, dans
l’impatience d’embrasser leur père, il continuait à me baiser la bouche
comme s’il voulait me manger. S’il revenait de la montagne, il me rapportait
des bouquets de minuscules fleurs sauvages qu’il avait cueillies et mises à
sécher. S’il revenait de la mer, une poignée de tout petits galets multicolores
ramassés sur la plage. S’il revenait d’un autre pays, il avait dans son sac des
615

t-shirts pour les enfants, pour moi un habit ou un bijou de là-bas, des épices,
du thé… Tout ça est au passé. Il m'en reste deux boîtes en fer de thé anglais,
l'une rouge et l'autre bleue, sur lesquelles est écrit : KEEP CALM AND CARRY
ON. Une grosse bague berbère en argent, faite à la main, en forme de
pyramide et portant des signes qui me sont inconnus. Très belle, je la mets
chaque fois que je sors. Une dizaine de fins bracelets d'Afrique en
minuscules perles noires, à nouer au poignet. Des colliers masaïs,
multicolores. Un paréo du Brésil et des foulards d'Égypte... Je marche dans
les circuits du temps.

Jour. Une grille dans le sol se soulève. Les DORMANT(E)S en sortent, les
uns après les autres. Ils se retrouvent dans les sables et les herbes, entre les
ruines de la ville.

DORMANT(E) 1, les mains en porte-voix : Y'a quelqu'un ?

L'ÉCHO : Y'a quelqu'un... ? … Y'a quelqu'un... ?

DORMANT(E) 2 : Oui !

DORMANT(E) 3, simultanément : Non !

L'ÉCHO : Oui ! Non !

DORMANT(E) 1 : J'ai soif.

DORMANT(E) 2 : J'ai faim.

DORMANT(E) 3 : J'ai mal aux yeux. Toute cette lumière...

L'ÉCHO : soif... faim... mal aux yeux

DORMANT(E) 1 : Vous avez entendu ?

L'ÉCHO : entendu

DORMANT(E) 3 : L'écho... Il n'a pas répété « lumière ».


616

DORMANT(E) 2 : Ni là.

L'ÉCHO : ni là

DORMANT(E) 1 : Encore. Il n'a pas répété « lumière ». Deux fois de suite.

L'ÉCHO : de suite

DORMANT(E) 2 : C'est un fake.

L'ÉCHO : un cake

DORMANT(E) 1 : J'en étais sûr(e). Il y a quelqu'un qui nous regarde. Il


regarde la salle. Qui nous surveille, peut-être.

DORMANT(E) 2 : Qui se fait passer pour l'écho.

DORMANT(E) 3 : Tiens, il ne moufte plus.

DORMANT(E) 1 : Hého l'écho ! L'écho graphie ?

On entend le bruit d'un cœur qui bat.

DORMANT(E) 2 : Hé, c'est quoi, ça ?

DORMANT(E) 3 : On est dans la matrice, ou quoi ?

La lumière baisse. Les DORMANT(E)S se mettent à danser lentement la


danse des fœtus, tandis que la voix se remet à parler.

LA PRÉSENCE : Il y avait une cuisinière à charbon. Et un moulin à café en


bois. Cubique, vernis, surmonté d'un petit dôme en fer et d'une manivelle. Je
versais le café en grain par le haut, tournais la manivelle, comme avec les
boîtes à musique des enfants, plus tard. Chez nous quand on était petits pas
de boîte à musique, ni de manège. Le manège on le regardait tourner, avec
les autres enfants dessus, mais pas nous, chez nous il n'y avait pas d'argent.
Est-ce que je tenais le moulin à café entre mes cuisses ? Il me semble que
oui, et que cela prenait un certain temps. La sensation des grains durs en
train d'être broyés se communiquait à la main, avec le bruit que cela faisait.
617

L'odeur se déployait quand finalement on ouvrait le petit tiroir au bas de la


boîte pour en retirer le café moulu, le déposer dans le filtre au-dessus de la
cafetière en émail et y verser petit à petit l'eau en train de bouillir dans la
casserole, sur la plaque en fonte de la cuisinière. Comme on le voit, ça se
passait durant la préhistoire, je sortais juste de l'adolescence. La nuit la mer
mugissait. C'était il y a longtemps, j’avais dix-huit ans, j’étais toute seule
dans la maison isolée au bord de l’océan. Je l’avais louée, meublée, à une
vieille dame trop vieille, qui était partie vivre chez ses enfants. Il y avait des
thermomètres en fer, dehors et dedans, l’homme dont elle était veuve ayant
donné son nom à une marque de ces instruments, qu’il produisait
industriellement. Il ne faisait jamais très froid, dès janvier-février les
mimosas fleurissaient et je m’étendais sous eux en maillot de bains. Milliers
de micro-soleils jaunes suspendus, tandis que dans la maison des boulets de
charbon rougissaient doucement dans la cuisinière en fonte, seul moyen de
chauffage. En fait c’était seulement une maison de vacances pour la belle
saison. Une petite villa bâtie sur la dune, à l’abri des pins. Une allée de sable
la bordait, puis c’était directement l’infini, du moins jusqu’aux rives
invisibles du Nouveau Monde. Elle avait été construite avant le temps du
confort moderne. Plus tard une minuscule salle de bains y avait été
introduite, dans le seul espace qu’on avait trouvé : un placard. Cela me
rappelait une autre salle de bains miniature que j’avais vue aménagée
quelques années plus tôt, dans un château de Charente Maritime que je
visitai lycéenne avec le club d’archéologie, une salle de bains dissimulée
derrière le tablier d’une vaste cheminée.

DORMANT(E) 1 : Il fait si chaud !

DORMANT(E) 2 : De plus en plus chaud.

DORMANT(E) 3 : Le ciel se couvre.


618

DORMANT(E) 2 : Il fait presque noir.

DORMANT(E) 3 : En plein jour !

DORMANT(E) 1 : C'est l'orage. L'orage arrive.

Les DORMANT(E)S se figent. On entend d’énormes gouttes qui


commencent à tomber.
Les DORMANT(E)S respirent.
Les éclairs surgissent et se suivent, de plus en plus rapprochés. Le
roulement du tonnerre, violent, est presque continu. L’espace est secoué de
convulsions incandescentes.

LA PRÉSENCE : Plus tard je vécus à Paris dans un appartement très haut


de plafond, qui avait été jadis un couvent. La porte du fond de la cave,
verrouillée, donnait, disait-on, sur un réseau de couloirs souterrains,
permettant de fuir invisible à travers la ville en cas de persécution.

*
Une tente sur le sable. La lumière de l'aube. Le bruit de la mer.
L'INCONNU(E), pieds nus, accroupi(e), la tête tournée vers le
fond, dans la direction de la mer (invisible), est occupé(e) à construire
un château de sable.
DORMANT(E) 2, entrant dans le cadre, s’arrêtant un instant, le-
la regardant.
L'INCONNU(E), sans se retourner : La ville est complètement
ensablée maintenant.
DORMANT(E) 2 : Qui t’a dit ça ?
L'INCONNU(E) : Il paraît que même du sommet de la plus haute
dune, aussi loin que le regard porte, on ne voit rien d’autre que du sable.
En colère, DORMANT(E) 2 se dirige vers la tente, passe la tête
par l’ouverture, crie :
619

DORMANT(E) 2 : Qui lui a dit ça ?


L'INCONNU(E) se retourne, dit calmement : Chut ! Laisse-les. Ils
dorment.
À son tour DORMANT(E) 2 s’assoit dans le sable, dos à
l'Inconnu(e).
L'INCONNU(E) : Ils ont eu une rude nuit. Ils sont obligés de
creuser de nouvelles galeries maintenant.
DORMANT(E) 2 : Et moi ? Où crois-tu que j’étais ?
L'INCONNU(E) se lève, s’approche de DORMANT(E) 2,
s’agenouille et pose doucement sa main sur son épaule.
L'INCONNU(E) : Tu es fâché(e) à cause de ce qu’ils m’ont dit sur
le sable ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Le jour où on aura envie de
partir, on partira. Ce n’est pas le sable qui me fait peur.
DORMANT(E) 2 : Ce qui me fait peur, moi, c’est qu’on pourrait
bien finir par tous pourrir ici.
L'INCONNU(E) : Rien ne pourrit dans le sable.
DORMANT(E) 2 : Alors tu continues.
L'INCONNU(E) : Quoi ?
DORMANT(E) 2 : Tu prends toujours la chose à la légère… Tu
ne crois pas à ce qu’on t’a dit, peut-être ?
L'INCONNU(E) : On ne m’a rien dit. Je suis allé(e) voir moi-
même.
Silence.
DORMANT(E) 2 : Ne te décourage pas. Nous devons tous rester
unis.
L'INCONNU(E) : Il y a si longtemps que je vis ici. Pourquoi
serais-je découragé(e) ?
620

DORMANT(E) 2 : Justement. Parfois j’ai l’impression que tu as


perdu tout espoir.
L'INCONNU(E) : S’il y a quelqu’un parmi nous qui garde foi en la
vie, c’est bien moi.
DORMANT(E) 2 : Alors tu viendras ?
L'INCONNU(E) : Tu sais bien que ce n’est pas un problème pour
moi.
DORMANT(E) 2 : Pas un problème ? Tu veux rester ici toute ta
vie ?
L'INCONNU(E) : Je n’ai pas dit ça…
DORMANT(E) 2 : Mais tu ne dis jamais non plus que tu viendras.
L'INCONNU(E) : Écoute, on verra. Pourquoi vouloir toujours tout
prévoir ?
DORMANT(E) 2 : Je ne prévois rien. Je prévois juste que j’ai
envie de vivre dans un monde normal.
L'INCONNU(E) : Bien sûr.
DORMANT(E) 2 : Et que je ne te laisserai pas ici.
L'INCONNU(E) : On dirait qu’il va faire encore chaud,
aujourd’hui. Il faudrait qu’il pleuve un peu. Sinon la réserve d’eau va
s’épuiser. S’il faut en plus transporter de l’eau…
DORMANT(E) 2 : De toute façon, bientôt il n’y aura plus d’eau. Il
n’y aura plus rien à manger non plus.
L'INCONNU(E) : Ne sois pas si défaitiste.
DORMANT(E)2 se penche de nouveau sur l’ouverture de la
tente, crie à l’adresse de ses occupants :
DORMANT (2) : Dites-lui donc, vous, qu’il n’y a plus de
provisions ! Dites-lui donc ce qu’on a fait, hier !
Se retournant vers L'INCONNU(E) :
621

DORMANT(E) 2 : Hier la galerie qu’on avait creusée jusqu’au


supermarché s’est effondrée. On a essayé d’en creuser d’autres mais le sol
est pourri, tout s’effondre à mesure. DORMANT(E) 1 et moi, on a failli y
passer. Tout près : Tu me crois, maintenant ? Tu le comprends qu’il faut
partir, vite ?
L'INCONNU(E) : Keep cool and carry on. S’il n’y a plus de
provisions, on se débrouillera autrement.
DORMANT(E) 2, hurlant : Et comment ?
L'INCONNU(E) se lève calmement, se dirige vers le fond et
disparaît derrière la dune.

LA PRÉSENCE : Je fais depuis très longtemps des rêves


récurrents, dans lesquels j’ouvre une porte de mon appartement – ou de
ma maison, ou de mon château – et découvre qu’elle débouche sur
beaucoup d’autres pièces. Peut-être, mais je n’en suis pas sûre, cela a-t-il
commencé à partir d’une particularité d’un très humble logement où je
vécus pendant quelques années à Bordeaux. Il s’agissait en fait d’un
grenier, éclairé seulement par des lucarnes, et dans une partie duquel, à
cause de la déclivité du toit, on ne pouvait se tenir debout. Sur un côté de
la petite pièce principale, une étroite porte en fer était incluse dans le
mur, qui devait faire cinquante centimètres de hauteur. Derrière, un
espace sombre, dont on ne voyait pas les limites, servait de cave. Même
en s’y faufilant avec une lampe de poche, on ne pouvait en distinguer le
fond. Et à moins de se résoudre à y ramper à plat ventre, on ne pouvait
s’y avancer. Ceci augmenta ma rêverie sur les passages secrets de cette
622

interrogation : et si certains donnaient sur des univers tout autres,


inconnus, sans fin peut-être ?

DORMANT(E) 1, en short et chemise, sort de la tente, encore


mal réveillé : Qu’est-ce qui se passe ?
DORMANT(E) 2 : Rien.
DORMANT(E) 1 : L'INCONNU(E) n’est pas là ?
DORMANT(E) 2 : Qu’est-ce que tu lui veux ?
DORMANT(E) 1 : Hou là là. Il y en a qui se sont pas levés du bon
pied, ce matin. Regardant le ciel : Belle journée !
DORMANT(E) 1 monte au sommet de la dune et, dos à la salle,
baisse son pantalon et pisse, avec un long Aaah de satisfaction.
DORMANT(E) 2 : Tu ne pourrais pas pisser plus loin ?
DORMANT(E) 1 : Si j’arrose pas la pelouse, c’est pas le ciel qui
va le faire.
DORMANT(E) 2 : Avec la chaleur, ça va encore puer. Est-ce qu’il
t’est déjà arrivé de penser que tu n’étais pas seul au monde ?
DORMANT(E) 1 : Très cher(e), j’ai l’impression que tu déprimes.
Quand nous serons sortis d’ici, je te présenterai mon psy, il est très bien. Tu
sais quoi ? Quand tout va mal, il n’y a qu’une chose à faire.
DORMANT(E) 1 se met à chanter Singing in the rain, en imitant
Gene Kelly. Ses pas de danse dans le sable ne produisent aucun son. De
l’intérieur de la tente, DORMANT(E) 3 crie :
DORMANT(E) 3 : Moins fort, les claquettes ! On dort !
DORMANT(E) 2 : DORMANT(E) 3, viens, s’il te plaît ! Il faut
que je vous parle.
623

DORMANT(E) 3 sort en bâillant, monte sur la dune à l'endroit où


tout à l'heure DORMANT(E) 1 a pissé, hume l'air à pleins poumons.
DORMANT(E) 3, regardant à ses pieds, bondissant et criant : Ah
mais, c'est quoi ça ? Mais, mais... mais on dirait du pipi ! Berk ! ça pue,
c'est immonde ! Puis se tournant vers DORMANT(E) 1 et poursuivant
son « sketch » d'un ton grand seigneur : Mon ami(e), vous devriez
savoir que les plus élémentaires règles de coexistence imposent le
respect du territoire d’autrui.
DORMANT(E) 1, jouant le jeu : Qu’est-ce qu’il (elle) a, celui
(celle)-là ? Non mais je rêve ? Quel territoire d’autrui ? On n’a plus le
droit de pisser en regardant la mer ? Vous savez très bien que c'est ici
qu'il me plaît d'évacuer. Qu'y puis-je si c'est ici aussi qu'il vous plaît de
contempler ? Et d’abord, je ne suis pas votre ami(e).
DORMANT(E) 2 : Oh non ! Vous n’arrêterez donc jamais, vous
deux ?
DORMANT(E) 3 : C’est pas moi, c'est DORMANT(E) 1 qui a
commencé.
DORMANT(E) 2, coupant court : Écoutez, il faut que je vous
parle.
DORMANT(E) 3 : Et L'INCONNU(E) ? Il (elle) est pas là ?
DORMANT(E) 2 : Puisque vous êtes montés tous les deux sur la
dune, l'un pour exposer son anatomie, l'autre pour tenter d'y voir la mer,
vous l’avez peut-être vu(e)…
DORMANT(E) 1 : Mon anatomie ?
DORMANT(E) 3 et DORMANT(E) 1 remontent sur la dune pour
regarder au loin.
DORMANT(E) 3 et DORMANT(E) 1 : Non.
624

DORMANT(E) 2 : Alors on se passera de lui (elle). De toute façon,


il (elle) ne veut rien entendre. Autant pisser dans un violon. DORMANT(E)
3, tu veux bien nous faire un thé, qu’on puisse discuter un peu ?
DORMANT(E) 3 : Et voilà. Qui est-ce qui doit servir tout le
monde ? Toujours le (la) même, évidemment. Impérialistes !
DORMANT(E) 1 : Ah ! Le grand mot ! Je l’attendais ! Quand je
pense que ce garçon (cette fille) trouble mon sommeil toutes les nuits en
n'arrêtant pas de se tourner… d'un côté... de l'autre... d'un côté... de l'autre...
DORMANT(E) 2 : Dormant (e) 1 !
DORMANT(E) 1 : OK, OK.
DORMANT(E) 2 : DORMANT(E) 3, sois sympa. Tu sais bien que
c’est toi qui fais le meilleur thé. Et que nous en avons tous besoin, par cette
chaleur.
DORMANT(E) 3 : Ouais. C’est bien la seule raison pour laquelle
vous m’avez pas encore bouffé(e).
DORMANT(E) 3 disparaît sous la tente.

DORMANT(E) 1, DORMANT(E) 2 et DORMANT(E) 3 sont assis


autour d’un thé. DORMANT(E) 2 se lève et prend la parole :
DORMANT(E) 2 : Mes amis, nous n’avons que trop attendu des
secours. Aujourd’hui il est clair, je crois, que nous ne pouvons plus nous
contenter de vivre de ce seul espoir. Peut-être ne viendront-ils jamais.
Chaque jour nous pouvons constater que les sables continuent d’avancer,
et rien ne nous permet de croire que quelqu’un se préoccupe de notre sort.
Si nous voulons retrouver la civilisation, il nous faudra agir par nous-
625

mêmes. Je vous ai réunis aujourd’hui ... autour de ce thé, car il est temps,
vous en conviendrez, de trouver une solution.
DORMANT(E) 1 et DORMANT(E) 3 : Oui !
DORMANT(E) 2 : Voici donc ce que je vous propose : organisons
une réunion.
DORMANT(E) 1 : Bonne idée, DORMANT(E) 2. Et maintenant ?
DORMANT(E) 2 : Maintenant... Comment ça, maintenant ?
DORMANT(E) 1 : Nous voilà réunis, non ?
DORMANT(E) 2 : Tu fais si peu de cas de L'INCONNU(E) ? tout
de même… tu l'oublies !
DORMANT(E) 1 : L'INCONNU(E) ? Il (elle) est parti(e) faire...
DORMANT(E) 3 : sa gym !
DORMANT(E) 2 (levant les yeux aux ciel) : … (soupir) De toute
façon, il ne s’agit pas de lui (elle), ni de l’instant présent. Je parle d’une
vraie réunion. Une réunion sérieuse, décidée et préparée en commun.
DORMANT(E) 1 : OK. C'est pour nous dire ça que tu nous a
réunis ?
DORMANT(E) 2 : Et toi, t'as quoi à dire ? Rien ?
DORMANT(E) 3 : Moi j'ai quelque chose ! Ce que je veux dire,
moi, c'est que c'est pas juste !
DORMANT(E) 2 et DORMANT(E) 1 : Quoi est pas juste ?
DORMANT(E) 3 : Non, je veux pas faire d'histoires... Je me suis
mal exprimé(e)... Je veux juste dire qu'on devrait établir des tours pour la
nuit. Faire des équipes. Deux qui gardent le camp, deux qui vont chercher
la bouffe sous le sable.
DORMANT(E) 1 : Garder le camp ? C'est nouveau, ça.
DORMANT(E) 3 : Ben oui, c'est nouveau. Sinon c'est toujours
pareil, y en a marre.
626

DORMANT(E) 2 : Là je suis d'accord, faut que ça change.


DORMANT(E) 1 : Ah ouais. Donc votre idée du changement, c'est
de faire semblant qu'on n'ait pas juste une tente, mais tout un campement.
Et qu'il faut garder ce campement contre les ennemis qui nous guettent.
DORMANT(E) 2 : Non.
DORMANT(E) 3 : Ben si, pourquoi pas ? Comme ça on aurait un
but dans la vie !
DORMANT(E) 1 : Haha !
DORMANT(E) 2 : DORMANT(E) 3, tu serais gentil(le) d'arrêter
de dire n'importe quoi. Ça fait des semaines qu'on est là, on a exploré tout
ce qu'on pouvait explorer. À part L'INCONNU(E) qui est arrivé(e) d'on ne
sait où, pas une trace, pas un signe, personne à l'horizon.
DORMANT(E) 3 : Tu oublies LA PRÉSENCE, sous le sable.
DORMANT(E) 2 : Ah non. On avait dit qu'on n'en parlerait plus.
DORMANT(E) 1 : J'ai jamais dit ça, moi. On parle de ce qu'on
veut, non ?
DORMANT(E) 2 : À quoi ça sert de parler de ça ? Occupons-nous
de sortir de là, ça c'est sérieux.
DORMANT(E) 1 : La Présence aussi, c'est sérieux.
DORMANT(E) 2 : Ça nous mène nulle part. Moi je crois à ce que
je vois. LA PRÉSENCE, on l'a pas vue.
DORMANT(E) 1 : Mais on l'a entendue.
DORMANT(E) 2 : Le manque d'oxygène, sans doute. Le cerveau
est mal alimenté, là-dessous.
DORMANT(E) 3 : Traite-nous de fous, tant que tu y es !
DORMANT(E) 2 : Voilà, ça finit toujours pareil. C'est pour ça que
je veux pas en parler. Se levant. Bon ben, je vous laisse. Moi je veux pas
entendre ça. Il (elle) s'éloigne.
627

Nuit. On devine les silhouettes de DORMANT(E) 3 et de


L'INCONNU(E), assises près de la tente.
DORMANT(E) 3 : Et bien sûr, c'est à moi de garder le camp.
L'INCONNU(E) : C'est pas drôle non plus d'aller là-dessous.
DORMANT(E) 3 : Oui mais moi je déteste pas. Et puis j'avais
envie de voir La Présence.
L'INCONNU(E) : Tu l'as déjà vue ?
DORMANT(E) 3 : Non, mais je sens que je vais la voir.
L'INCONNU(E) : Ah. Ici, peut-être ? Maintenant ?
DORMANT(E) 3, frissonnant de peur et d'excitation : Non ! Tu
crois ?
L'INCONNU(E) : Bah.
DORMANT(E) 3 : T'es drôle, toi. Jamais rien t'inquiète.
N'empêche, avoue qu'on est des bonnes poires, tou(te)s les deux, à garder
le camp pendant qu'ils sont là-dessous.
L'INCONNU(E) : Ça t'inquiète que Dormant(e) 2 soit tout(e)
seul(e) avec Dormant(e) 3 ?
DORMANT(E) 3 : N'importe quoi.
L'INCONNU(E) : Non, j'veux dire... c'est vrai, c'est risqué... avec
ces éboulements...
DORMANT(E) 3 : Ils ont pris les deux lampes, quand même.
Heureusement qu'il y a un peu de lune cette nuit, sinon on restait dans le
noir complet à garder le camp, nous.
L'INCONNU(E) : Je pense pas que les deux lampes puissent éviter
que le sable se casse la figure sur eux. Je voudrais pas t'inquiéter, mais il
628

faut être conscient(e) qu'ils reviendront peut-être jamais. Nous devons


nous tenir prêt(e)s à tout assumer, Dormant(e) 3. Je suis prêt(e), c'est
pourquoi je suis calme.
DORMANT(E) 3 : Ah ben dis donc. Moi qui pensais qu'on allait
parler de trucs sympas, pour passer le temps...
L'INCONNU(E) : Mais oui, très bonne idée. Parlons-en, si tu veux.
Par quoi on commence ? Le sport ? Le sexe ? L'actualité ?
DORMANT(E) 3 : S'ils sont pas rentrés au lever du jour, il faut
qu'on y aille. On peut pas les laisser dessous sans rien faire. Si ça se trouve
ils seront pas encore complètement étouffés. J'ai vu une vidéo, un jour,
comme ça... trois jours après le tremblement de terre, on avait trouvé des
survivants... un bébé, même...
L'INCONNU(E) : Je te rappelle qu'on n'a pas de lumière, pour
aller là-dessous.
DORMANT(E) 3 : On va quand même pas les abandonner ?
L'INCONNU(E) : Pourquoi s'inquiéter ? Ils vont peut-être revenir.
DORMANT(E) 3 : Quelle mort atroce.
L'INCONNU(E) : Quoi ?
DORMANT(E) 3 : Étouffés dans le sable.
L'INCONNU(E) : Arrête de penser à ça.
DORMANT(E) 3 : Mais c'est toi qui m'y as fait penser !
L'INCONNU(E), innocemment : Ah oui ?
DORMANT(E) 3 : Oui c'est toi !
L'INCONNU(E) : Tu m'accuses ?
DORMANT(E) 3 : Non, pas du tout. Je dis juste que tu m'y as fait
penser. T'as raison, d'ailleurs. C'est vrai, on devrait être plus prudents.
L'INCONNU(E) : Malheureusement, je crois que nous n'avons pas
le choix. Il faut bien manger. Et plus le temps passe, plus il faut aller
629

chercher la bouffe loin sous le sable. Et pour ça, creuser toujours plus de
galeries. Fatalement, ça nous retombera dessus.
Un silence.
DORMANT(E) 3, chuchotant : Oh mon Dieu, mon Dieu, mon
Dieu... Puis, se reprenant : C'est pour ça que Dormant(e) 2 veut qu'on se
réunisse et qu'on fasse un plan. Pour sortir de là.
L'INCONNU(E) rit.
DORMANT(E) 3 : Pourquoi tu ris ?
L'INCONNU(E) : Pour rien.
DORMANT(E) 3 : Tu crois que ça servira à rien ?
L'INCONNU(E) : Non non, je crois rien.
DORMANT(E) 3 : Je crois que Dormant(e) 2 a raison, en fait. Tu
sais, je trouve qu'on est un peu ingrats, avec lui (elle). Attends, je dis pas
ça pour toi. Toi, c'est autre chose. Mais Dormant(e) 1 et moi... C'est vrai, il
(elle) est un peu comme notre grand(e) frère (sœur)... Il (elle) est
responsable, voilà ce que je veux dire.
L'INCONNU(E) : C'est pas faux. Si jamais ils ne reviennent pas, il
(elle) va nous manquer.
DORMANT(E) 3, un peu choqué(e) : Et Dormant(e) 1 aussi.
L'INCONNU(E) : Oui, bien sûr.
DORMANT(E) 3 : N'y pensons plus.
L'INCONNU(E) : Je veux juste dire qu'il faudra qu'on prenne nos
responsabilités tout(es) seul(e)s.
DORMANT(E) 3 : Oh ben pour toi, ce sera pas trop difficile.
Depuis le temps que tu vis ici... Depuis combien de temps, déjà ?
L'INCONNU(E) : Et vous trois ? Ça fait combien de temps que
vous êtes arrivés ?
630

DORMANT(E) 3 : On sait plus. Les premiers temps, on faisait un


trait chaque jour dans le sable, mais il y a longtemps qu'on a compris que
c'était pas la peine. Un silence. Le vent efface tout à mesure.
L'INCONNU(E) : Alors comment veux-tu que je sache, moi ? Tout
ce que je sais, c'est que c'était longtemps avant vous.
DORMANT(E) 3, sursautant : Oh !
L'INCONNU(E) : Quoi ?
DORMANT(E) 3 : T'as pas senti ?
L'INCONNU(E) : Non, quoi ?
DORMANT(E) 3 : La Présence. Je suis sûre que c'était elle.
L'INCONNU(E) : Bah.
LA PRÉSENCE : J'explore les passages du temps. Architecture de
l'esprit, corps et âme, où je vais la nuit, pénétrant toujours plus avant,
ouvrant toujours de nouvelles portes. Le jour est le rêve de la nuit, le réel
vit dans la nuit, et de ce réel unique sortent, ahuris comme des nouveau-
nés, les agitations et les figures mal-voyantes du jour que les hommes
appellent réalité. J’y repensai, assise à une table de la bibliothèque
Mazarine – la très belle bibliothèque du prestigieux Institut de France à
Paris -, où j’allai un temps tous les jours écrire. Je repensai au mystère des
passages secrets, en voyant les bibliothécaires, là-haut sur les coursives en
mezzanine, disparaître sporadiquement derrière une étagère de livres qui
pivotait, juste le temps de leur passage, et se refermait après leur
disparition sans qu’aucun indice ne laissât penser que ces rayons
d’ouvrages anciens sagement alignés recelaient un tel dispositif. C’est par
là que les morts repassent dans la vie. Collection de livres par où se
relèvent les collections d’ossements, comme dans la grande vision
d’Ézéchiel.
631

Palet

Il est peut-être louche, mais il voit droit.


Il sort du bois, ou de la mer ?
Loupé ! Gare au garou, ce loup-là,
velouté, je le porte sur mon nez.
632

Le goût du sexe

Comment réveiller les âmes mortes ? En réveillant les corps.


Ma chatte a eu neuf vits, si je me souviens bien. Tant mieux, c’est le
chiffre des cieux. Paraît-il. J’ai lu ça quelque part. Un jour. Sur internet. Bref.
En même temps, c’est assez peu, pour toute une vie. Enfin, toute une vie, c’est
vite dit. Elle n’est pas finie !
Vit, en voilà un signifiant dépassé. Sait-on encore ce qu’il signifie ? Le
signifié existe encore, autant que je sache, mais si je dis « ma chatte a eu neuf
bites », ou « ma teuche a eu neuf teubes », adieu le jeu de mots. C’est juste
grossier. Je ne crache pas sur le grossier, il en faut. Je veux dire, du grossier qui
s’affiche grossier, celui qui dit la vérité crue. Pas le vulgaire, celui qui veut
avoir l’air stylé, celui qui se cache derrière l’alibi de l’art, de la politique ou du
luxe. Celui-ci non merci, n’en jetez plus, il y en a partout de cette merde en
barre. Pas du shit en barrette, mais de la contrefaçon de drogue qu’on appelle
communication & consommation.
Bon. Chatte aussi, c’est un peu daté, il me semble. Pas l’animal, le mot.
Des chatons, des chats, des chattes, c’est pas ce qui manque sur internet. Tout le
monde les adore. Les lolcats. En gif, surtout (où on n’a pas à supporter l’odeur
de la caisse). Et puis maintenant il y a un truc : quand la police, en train
d’essayer de choper des terroristes qui viennent d’assassiner un tas de nos
pareils, demande aux réseaux sociaux de ne pas divulguer d’informations ni
d’images du carnage, alors jusqu’à la fin des opérations les plus citoyens des
internautes postent des images de chats. Chats vs attentats. Des chats contre la
mort. Ce sont des Belges qui ont inventé ça, si je me souviens bien. Ou d’autres
– ce ne sont pas les occasions qui manquent ces derniers temps un peu partout
de chercher refuge dans les chats, les chatons, les chattes en train de taper sur
des claviers d’ordinateur comme je le fais en cet instant, ou de faire une de ces
choses amusantes que font les chats, les chatons, les chattes. Là je veux parler
de la chatte des femmes, que les adorateurs de la mort veulent enfermer.
633

Dans les sociétés modernes on n’a plus tellement l’occasion d’aller aux
enterrements, vu que les progrès de la médecine ont bien fait reculer la
fréquence de la mort. Mais enfin elle est quand même toujours là. Ce qui fait
qu’on va moins aux enterrements, aussi, c’est que souvent on connaît moins de
gens que du temps où on vivait dans des villages. Aujourd’hui vous pouvez
passer des années dans un immeuble sans savoir qu’un des locataires du
cinquième est mort. Si ça se trouve vous ne l’avez jamais croisé, de son vivant.
Et on va rarement aux enterrements de ceux qui disparaissent parmi nos
centaines d’amis ou de followers sur les réseaux sociaux, vu qu’on ne les a
jamais vus non plus. Où je veux en venir, c’est que les rares fois où il peut vous
arriver d’enterrer vraiment quelqu’un, vous pouvez expérimenter, surtout si
vous êtes jeune et en couple, que vous avez envie de compenser non pas en
postant des photos de chats, mais en faisant l’amour.
Ma chatte est tendre, chaude et dodue comme une couette. Qui n’aime
être sous la couette, quand la tempête gémit à la fenêtre ?

Je suis physique. La pensée du plaisir suffit à provoquer mon désir. À me


donner du plaisir. Je n’ai pas besoin d’histoires. Je suis moi-même pleine
d’histoires, pleine d’histoire. Je suis l’histoire en marche. Ce qui se passe ici et
maintenant me suffit. Au lieu même des chairs et de leur rapport avec tout le
corps. Le mien, et celui d’un autre si un autre est là. L’autre est encore moi, son
corps un prolongement du mien. Je le touche et il me touche comme je me
touche, comme il se touche. Quand il jouit il jouit en moi, quand je jouis c’est
en lui aussi. Je pratique la confusion des corps dans leur rapport.
Quand je dis corps, je dis cerveau en même temps. Dans l’amour tout mon
corps est cerveau, mon cerveau est partout. Il est dans le corps de l’autre aussi.
S’il n’y a pas d’autre il y a quand même un autre, l’autre que je suis moi-même.
Mes doigts se glissent entre mes lèvres, mes doigts sont l’autre de mon
sexe, mon sexe est l’autre de mes doigts. Ils n’ont pas besoin de s’inventer des
prétextes détournés pour songer à jouir, ils ont seulement à se rencontrer. Je suis
directe, comme un coup de poing.
Se rencontrer, se faire jouir l’un l’autre, et ensemble, me faire jouir.
634

Pourquoi jouir ? Pour suivre le goût marqué de la vie pour les variations
de paysages et de climats. Être tantôt désert et tantôt jungle, tantôt brise et tantôt
tempête, tantôt mer d’huile et tantôt déferlante. Jouir c’est jouer, jouer c’est
jouir, vaincre la mort. La mort ne sait pas jouer, quand elle veut jouer elle ne
sait que tricher. Je suis vivante, je vainc l’esprit de la mort qui hante le monde et
essaie de l’emporter. Au lieu de noyer l’homme, l’océan le déposera sur une
plage.

Il faut pourtant des excitations spéciales pour jouir en beauté. Non pas
subir un rut que rien n’apaise parce qu’il n’a d’autre objet que le néant,
renvoyant le sujet au néant. Mais se trouver en état de désir et
d’accomplissement permanents. Désir et joie de chaque seconde de vie, fût-elle
désertique. Désir du grain de sable et du chardon, comme du miel et de
l’étreinte. Désir et joie de chaque heure et de chaque saison, désir et joie sous-
jacents, paisibles entre deux houles qui les font monter du sexe, de la chair, de
la racine, dans tout l’être qu’ils font croître comme un levain.
Clos comme un petit pain fendu sur le dessus. Si les cuisses s’écartent, la
fente aussi. Au milieu de la vulve bombée, le sourire vertical de mon sexe est à
la fois point d’exclamation et douce promesse. Dessous, c’est vivant comme un
cœur d’oiseau.

L’autre cherche en moi son désir. Je cherche en l’autre son plaisir.


Affamés, nous nous arrachons l’un à l’autre ce que nous cherchons l’un dans
l’autre. Puis nous le dégustons, toujours de nouveau. Parfois le désir de l’autre
est comme une colère, et quand il a eu son plaisir, il retourne à sa colère : en fait
ce n’était pas cela qu’il voulait, le plaisir. Le plaisir parfois le laisse honteux
parce qu’il y a perdu ses mots, son compte d’intellect : il s’y est trouvé réduit
aux râles, aux cris de bête.
Je me déploie dans le plaisir. J’ai du plaisir d’un bout à l’autre et au-delà,
je suis toujours prête à en avoir de nouveau. Arrive un moment où l’autre ne
peut plus suivre. Mes orgasmes sont longs, multiples. Mon corps est en état de
grâce permanent. Grâce = tendre orgasme permanent. Je suis langoureuse, je
635

suis nue, rien ne me gêne, ni les convulsions, ni les abandons, ni les mots ni les
gestes qui me viennent.
Bien que je sois si aisément et perpétuellement rassasiée, même quand
nous ne faisons rien, l’autre est pris de peur à l’idée de ne pouvoir me satisfaire.
Ses démons le reprennent, il les rejette sur moi. Fin du regard d’amour, voilà le
mauvais regard. Je réplique ou méprise d’un rire, d’un silence. Il part.
Parfois cela se termine autrement : il veut être repris pour sa mauvaise
conduite. Il n’en dit rien, mais je le sais. Je m’assois dans le fauteuil où, quand
tout est calme, il aime me contempler. En parlant. Il aime parler, contrairement
à moi. Je suis comédienne, je sais ce qui sonne, et ce qui parle.
D’autres fois, soudain il s’immobilise et ne se décide ni à partir ni à
parler. L’accès de rage intérieure l’a épuisé. Il est malheureux. Je ne peux pas le
consoler sans y perdre mon honneur. Alors je m’installe, royale, dans le vaste
fauteuil, et légèrement lui tend un pied, nu ou chaussé.
Il le regarde, le fixe comme il fixe toute chose vivante qui excite sa
curiosité scientifique. Il s’approche, se penche, s’accroupit, le prend dans ses
mains, le baise. Il arrive qu’il se couche. J’écoute sa respiration pour savoir s’il
s’est endormi. Tout est paisible. Je songe.

Avant lui, j’étais avec un autre autre. Quelqu’un qui avait la photo,
comme lui a la science, et moi le théâtre. Mais eux n’ont pas la peau sombre et
ne sont pas des femmes, le monde leur est moins hostile, ils pourront, eux,
développer pleinement leur art. Je sens en moi le potentiel d’un jeu neuf, je vois
la pauvreté des castings que je passe, j’imagine tout autre chose. Tout autre
chose que je pourrais faire, comme actrice et aussi comme ordonnatrice d’un
théâtre beaucoup plus vivant, profond, physique, coloré, chantant. Pour l’instant
on ne m’accorde que des rôles mineurs, dans lesquels je fais assez sursauter le
public en apparaissant. Personne n’a envie de me laisser prendre une autre
place, ma pleine place. Dans un autre siècle on me dirait femme vénale, se
servant de l’aide de ceux à qui est accordé le droit de gagner leur vie, ou de
ceux qui héritent. Mais je gagne ma vie moi-même, je suis indépendante et je
vivrai comme je l’entends, quoiqu’on en pense.
636

J’ai posé nue aux Beaux-Arts. Oui, il y a encore de ces exercices. Cela fait
partie de leur apprentissage, et de mon métier. Incarner une présence humaine.
Rien n’est moins passif. Je réfléchis constamment sur mon art. En fait, toute ma
vie est théâtre. C’est ainsi que je m’extrais de l’iniquité du monde, c’est ainsi
que je le fais mien, en le réinterprétant constamment.
Avec l’autre précédent, j’ai eu un vis-à-vis en forme de miroir. Le
regarder transformer le monde en images m’a aidée à comprendre ma propre
action. Il fait des photos et une image du monde en surgit, beaucoup plus petite
que le monde. Ou bien c’est que le monde est bien moins grand qu’on ne croit.
Il cherche à sortir l’homme du chaos en faisant son portrait. À le sortir des
ténèbres de l’appareil en le mettant en lumière. Je fais de même, mais la
chambre noire, c’est mon corps, mon âme. C’est à travers moi-même que cela
s’opère, le passage de l’indifférencié à une forme mentale : un personnage,
comme on dit. Un être, en réalité.
Ensuite l’autre actuel et moi nous nous sommes élus, réciproquement.
Pour aller plus loin dans l’œuvre. Nos corps respectifs sont les premiers lieux
par où nous nous approprions le monde. Nous l’habillons comme peut-être,
ailleurs, d’autres qui vivent nus le peignent. Nous sortons des codes imposés par
la société industrielle, qui transforme les hommes en objets préfabriqués. J’ai
mes costumes de scène, j’ai mes touches de peinture ajoutées sur mes
accessoires. Il a son chapeau, ses chaussures aux styles et aux couleurs variées.
Nous avons nos vêtements usés, notre dandysme qui transcende les siècles et les
cultures. Nous sommes les acteurs de notre propre vie. Il m’a choisie, moi,
comme je l’ai choisi, lui. Nulle convention ne nous a poussés l’un vers l’autre,
et les mauvais regards ne sauraient nous empêcher d’assumer notre relation.
Nous nous aimons.

J’aime mon homme. J’aime tous ceux qui sont passés par moi. J’aime les
hommes, j’aime les femmes aussi. Je taille un peu ma fourrure, pas trop. La
chair qui s’en approche doit franchir cette lisière, assumer son mystère.
Ma main se glisse entre mes cuisses serrées, dont le désir fait jouer les
muscles. Mon pouce appuie contre la vulve, l’attouche à travers la culotte.
637

Combien de temps tiendrai-je sans la baisser pour me donner entière


satisfaction ? Cela me presse, mais rien ne presse. On dirait que je vais jouir
sans rien faire d’autre.
Je fais une pause dans la pression, je retire mon pouce. Je suis en crue, le
barrage que je dois m’imposer à cause d’un manque d’intimité menace de céder.
L’appartement est au rez-de-chaussée. Ma fenêtre est entrouverte sur la rue. Il
fait plein jour, j’entends le bruit des pas des hommes, des femmes, des voitures,
les éclats de paroles, les cris des mouettes. Si je geins de plaisir, qui le
remarquera ? Mais si un coup de vent pousse un montant de la fenêtre, aucun
rideau ne protègera plus des regards mon plaisir solitaire.
Vais-je me lever pour aller la fermer ? Ma chair est si tendue, je ne
marcherais pas droit, quelqu’un qui me verrait, verrait mes jambes serrées et
flageolantes, l’ample soulèvement de ma poitrine, et sur mon visage le vertige
dans lequel mon cerveau a sombré, quelqu’un qui me verrait me verrait peut-
être changée en louve, l’œil allumé, les babines entrouvertes. J’ai peur de leur
faire peur, mais je n’ai peur de rien.
Ma main glisse dans ma culotte. Voilà, l’exquise, la chaude douceur de la
chair humide. Mes doigts s’enfoncent sous la fourrure, dans la mouillure. Je
visualise mon sexe, mes doigts qui y bougent et y pénètrent. Je visualise
quelqu’un, quelqu’un que mon délire érotique a rendu ardemment désireux de
me servir, de mettre sa langue au service de mon sexe. Les spasmes de mon
vagin enserrent mes doigts dans leur étau puissant, je ferme les yeux comme si
mes paupières allaient pouvoir masquer l’orgasme sur mon visage. Je jouis.
Le souffle court, la tête renversée sur l’épaule, épuisée, je ne suis pas
pressée de me retirer de moi-même. Je bouge encore doucement mes doigts, il y
a encore un peu de jouissance à prendre.

Oh et puis, parfois j’en a assez, de lui. Quand il lui prend de voir le mal
partout, et notamment – c’est si commode -, en LA FEMME. Va te faire voir,
mathématicien de mes deux, prends-t’en plutôt aux religieux et à leur obsession
du péché, qu’ils t’ont transmise, on dirait, comme tu essaies de me l’inculquer.
Moi je jouis sans entraves. Et sans entraver les autres. Qui jouit sans peine fait
638

et laisse jouir sans peiner. Je suis de la race de ceux que ta race a déclarés
esclaves, mais je suis plus libre qu’eux tous réunis, et plus souveraine que leurs
rois. Comment expliques-tu ça ? Tu ne te l’expliques pas, et c’est ce qui t’attire
et te révolte en moi. Toi qui es pourtant plus libre qu’eux. Et moins que moi.
C’est un théâtre de la cruauté qu’il faut. Que les gens apprennent quelque
chose en allant au spectacle, au lieu de se distraire bêtement. Qu’ils sachent et
pensent par l’effet qu’on leur communique directement dans leur chair, par
notre chair de comédiens, par une mise en scène crue et raffinée de l’humain.

J’ai une petite amie, Rrose. Blonde et dodue, souriante. Appelle-moi


Rrose avec deux R, m’a-t-elle dit en les roulant quand on s’est rencontrées. J’ai
compris qu’elle jouait un rôle, elle aussi, avec un nom de scène accordé à la
couleur de ses joues pâles rehaussées, comme celles des poupées, d’un rond de
fard.
Rrose, en plus d’être étudiante en physique, est ouvreuse dans un théâtre
où j’ai joué précédemment. Nous sommes camarades, nous aimons nous amuser
ensemble. Dans les moments où je prends de la distance avec Oliban, j’apprécie
particulièrement la présence de Rrose. Oliban m’appelle son camarade et tout
va bien quand il s’en tient à la camaraderie, mais quand il me voit de nouveau
en femme, la jalousie et d’autres choses sombres peuvent s’en mêler, tout peut
se gâter. Les hommes, pour la plupart, ne savent pas être camarades avec les
femmes. Oliban y arrive parfois, comme mon prédédent autre, sans doute faut-il
se dire que c’est déjà pas mal. Mais je rêve d’un monde où ce sera ordinaire.

C’est l’été, il fait chaud. Ce soir, quand j’arrive dans la loge, après la
représentation, Oliban est là. Il y a quelques jours que nous ne nous sommes pas
vus. Moi avec mon maquillage, lui avec son chapeau, nous sommes tous les
deux si dissonants que je me mets à rire. Il s’approche, me dit dans les yeux :
« Je rentre avec toi ce soir ». « Non ». « Pourquoi non ? » « Je ne sais pas. Peut-
être ». Je me dégage, d’un geste de danseuse. Il est excédé par ma comédie, il se
contient.
639

« Oliban, j’ajoute en m’asseyant devant la coiffeuse encombrée, et lui


tournant le dos, « auriez-vous l’obligeance d’aller me chercher ma Rrose ? Elle
est en train de partir, rattrapez-la et dites-lui que j’ai besoin de la voir. »
Il joue le jeu, lui aussi sait s’amuser et c’est pour ça que je l’aime. Quand
ils reviennent, Rrose rit et se trémousse comme s’il l’avait lutinée tout au long
du chemin – ce qui n’est pas son style. Je les regarde tous les deux. Lui, avec sa
curiosité qui monte à mesure que Rrose me rejoint, me touche, et toujours avec
des mines délibérément outrancières et exaspérantes, entreprend de m’aider à
me changer. Elle en rajoute dans la provocation, déboutonnant longuement mon
corsage, effleurant mes seins comme par inadvertance puis, lorsqu’ils jaillissent
du tissu délacé, les soutenant à pleines mains et s’extasiant : « Oh
mademoiselle, vous avez un si beau corps ! »
En Oliban je vois la jalousie et le doute le disputer au désir. À me voir
ainsi me laisser manipuler tranquillement, ne dirait-on pas que j’en ai
l’habitude ? Rrose joue-t-elle la comédie pour l’exciter, ou bien au contraire
retient-elle ses gestes à cause de sa présence ? Une violente envie le prend
d’être caché, de nous observer depuis quelque cachette en train de nous baiser et
de nous lécher, espèces de voraces. N’est-ce pas ce que nous faisons, quand il
n’est pas là ? Il voudrait disparaître, là, tout de suite, devenir invisible, oublié de
nous totalement, et nous VOIR, voir enfin la vérité, toute nue, sans fard, sans
comédie ! Savoir, à la fin, ce que je veux vraiment, ce que veut sa femme
indomptable, ce que veulent les femmes !
Le désespoir le tenaille autant que l’excitation, il lui semble que je ne
trouverai jamais satisfaction qu’avec d’autres, avec d’autres hommes, ou pire
encore, avec des femmes. Il voudrait être lui-même une femme, pour coucher
avec moi et me satisfaire. Il bande, il se demande s’il va se déboutonner et nous
régler notre compte. Mais quand il sort de sa fascination, je suis déjà changée et
rhabillée, je l’entraîne : « On y va ? »
Nous sortons, moi entre eux deux, entre Rrose et Oliban, nous tenant par
les bras.
640

Rrose est amusante. Elle a fait dans la loge un numéro qui a beaucoup plu
à Oliban. De retour à l’appartement, j’ai senti qu’il valait mieux que je le laisse
là-dessus. Devant ma porte, j’ai prétexté que j’étais fatiguée, que je préférais
rester seule avec Rrose, que nous avions à parler un peu entre filles, et
qu’ensuite je me coucherais. Il me regardait fixement, tendu, je sentais combien
nous étions extraordinairement complices. Il m’a attirée un peu à l’écart du
lampadaire qui jetait sa flaque de lumière sur les pavés humides.
« Demain, a-t-il dit. Demain je veux que tu reviennes avec elle. Moi je
serai déjà là, dans le petit bureau. Tu laisseras la porte un peu entrouverte mais
tu ne lui diras pas que je suis là. Je veux voir ce que vous faites. » Je n’ai rien
répondu, j’ai seulement saisi son sexe, à travers le pantalon. Puis je me suis
détournée, j’ai rejoint Rrose et nous sommes rentrées, sans lui.
En vérité je n’avais encore jamais couché avec Rrose. J’ai bien vu qu’elle
avait fait tout ça pour l’exciter. Mais j’ai bien senti, aussi, qu’elle y prenait
plaisir, autant que moi. J’ai refermé la porte derrière nous. Dans l’ombre je l’ai
enlacée, nous nous sommes embrassées. En soirée, quand tout le monde a bu et
devient affectueux, il nous était déjà arrivé d’échanger un baiser sur les lèvres,
rapide et léger, en riant, mais là c’était notre premier baiser profond. Je ne
raffole pas de ces baisers avec la langue, mais bon, disons que je me suis
adaptée depuis longtemps aux mœurs de mon pays. J’avais envie d’elle mais
j’ai pensé à Oliban, j’ai pensé que ce serait un meilleur spectacle pour lui si
nous nous réservions jusqu’au lendemain.
J’ai expliqué le plan à Rrose. Elle a tout de suite été d’accord. Je lui ai dit
qu’il faudrait faire comme si elle n’était au courant de rien. Mais la coquine
avait du mal à renoncer à son plaisir immédiat. « Je peux rester dormir ici ? » a-
t-elle demandé d’une petite voix pleine de supplication et de promesses.
« Demain, Rrose. Maintenant rentre chez toi, appelle un copain ou une copine si
tu veux, ou bien repose-toi en rêvant tranquillement à ce qu’on fera ! » Elle est
partie.
Une fois seule, j’ai dégrisé d’un coup. Dans quel fantasme nous étions-
nous fourrés ? Les humains sont fous. Les Occidentaux, qui se croient souvent
les seuls civilisés, considèrent ceux qui viennent d’ailleurs comme des espèces
641

d’humains de deuxième catégorie. Et moi, parfois, je me demande si je suis


vraiment un être humain. J’ai l’impression de venir d’ailleurs. De quelque part
dans le cosmos qui n’est pas cette planète.
Pourtant cette Terre je la trouve belle, j’aime la vie qui l’habite. Je m’y
sens chez moi, quand même. J’ai fait un grand voyage, et tout au long du
voyage, même si tout le monde me regardait comme une étrangère, je me
sentais chez moi. Je suis chez moi partout, c’est peut-être cela que les autres ne
comprennent pas. Ceux qui s’accaparent tout, les pays, les terres, les richesses,
les autres êtres humains. Ils s’imposent, ils imposent leur religion, leur culture,
leur domination. Ils trahissent, volent, exploitent, violent, tuent, pillent. Ils se
rendent haïssables, et ils sont haïs. Quand ils n’agissent pas en vivants, mais en
serviteurs de la mort. Comme d’autres le font ailleurs, autrement, dans d’autres
peuples. Les hommes sont partout les mêmes, naissant innocents puis malmenés
par ceux d’entre eux qui se soumettent au mal, d’une façon ou d’une autre.
Les morts-vivants ne sont jamais vraiment chez eux. Ils se persuadent
d’être chez eux, ils essaient de persuader tout le monde qu’ils sont chez eux
même chez les autres, mais nulle part ils ne pénètrent plus avant que dans le
vestibule. Ils s’agitent dans le couloir mal éclairé, jamais ils ne voient les autres
pièces, ni la maison entière. Ils ne connaissent pas les profondeurs de leur
propre maison. Ils croient être chez eux ici à Paris par exemple, et ils
soupçonnent que je n’y suis pas chez moi. Ils se trompent. Ils seront enterrés
avant de le savoir mais je le sais.

Quand Rrose m’a appelée, le lendemain en fin d’après-midi, je lui ai dit


que finalement, je serais prise ce soir-là. Le théâtre faisait relâche, et j’avais
quelque chose d’autre à faire absolument. Je lui ai dit de ne pas venir, que je ne
serais pas là, et que je voulais être tranquille quand je rentrerai. Elle a fait un
peu la gueule, mais bon.
Oliban m’a appelée aussi, mais j’ai fait comme si le plan marchait
toujours. Il a sa clé, il pourra venir assouvir son fantasme de se cacher pour
nous voir, Rrose et moi. Nous ne viendrons pas, il attendra en vain, ça lui fera
une expérience.
642

J’ai pris une douche, j’ai mis ma robe rose et verte bien étroite et j’ai
attaché mes cheveux en grosse queue de cheval avec un large ruban de velours
rouge trouvé dans un vide-grenier.
Je suis sortie, j’ai marché vers le nord. Je voulais juste marcher, et voir où
mes pas me conduiraient. C’était la tombée du jour. Les humains sont dans le
monde comme une figure grossièrement taillée dans un papier plié, et qui se
déploie en guirlande à volonté.
Assez rapidement, un homme s’est mis à me suivre. Ce n’était pas la
première fois. Très souvent quand je sortais seule, il emboîtait mes pas. À croire
qu’il me surveillait, ou que quelqu’un me faisait surveiller. Des mois que cela
durait. Chaque fois que je faisais volte-face et allais vers lui pour exiger des
explications, il s’enfuyait. Puis réapparaissait un peu plus loin.
J’ai pris sur la droite et je l’ai attendu au coin de la rue. Quand il a tourné
à son tour, il s’est retrouvé nez à nez avec moi. Je lui ai demandé ce qu’il
voulait. Sans reculer devant ma colère, il m’a demandé mon prix. J’ai menacé
ce connard de salopard de déposer plainte s’il continuait, et j’ai repris mon
chemin.
Il a recommencé à me suivre. Je me suis retournée, il s’est mis à fuir
comme d’habitude, je lui ai couru après en lui gueulant dessus afin de lui faire
honte. Les passants nous regardaient sans bouger. Il courait toujours,
poussivement. J’aurais pu le rattraper quasiment d’un bond, mais il me
répugnait. L’idée de me retrouver de nouveau près de son être abject me
conduisit à plutôt traverser la rue, et à poursuivre vers le nord sur l’autre trottoir.
L’homme avait cessé de me suivre. Il faisait nuit quand je suis arrivée sur
la butte Montmartre. Mes poumons étaient bien ouverts, le sang courait dans
mes veines, mes muscles étaient chauds. Dans le ciel bleu sombre, les étoiles de
la Grande Ourse, et quelques autres, scintillaient. C’est de l’une d’elles que je
venais, peut-être.
Les pavés luisaient sous les réverbères, les petites rues s’entrecroisaient,
montaient et descendaient, entrecoupées d’escaliers. Des couples se
promenaient, des hommes en bande, plus ou moins ivres déjà, se déplaçaient
643

bruyamment, d’autres, seuls et le regard fuyant, longeaient les murs contre


lesquels s’adossaient, immobiles, des femmes en vente.
Je suis entrée dans un café sur la place du Tertre, j’ai commandé un plat et
un verre de vin. J’aime le village de Montmartre, son caractère bon enfant. Et il
y avait longtemps que je ne m’étais pas accordé une de ces soirées solitaires qui
sont ma respiration. Loin d’Oliban et loin de tous ceux qui veulent toujours
vous voir jouer un rôle écrit par eux. N’oublie pas que c’est toi qui décides, je
me dis souvent. Quand tu es comédienne et quand tu ne l’es pas. Les rôles que
tu acceptes et ceux que tu n’acceptes pas. N’oublie pas qui tu es. Qui suis-je ?
Qui je suis, qui j’étais, qui je serai.
Ce qu’on appelle civilisation est une sauvagerie. Il suffit, pour s’en rendre
compte, d’arrêter d’être en compagnie. De se tenir seul, au moins un temps.
Le café était plein de monde et de bruit, une sorte de poulailler humain,
un peu pitoyable mais aussi joyeux et chaleureux. Je songeai à Oliban qui devait
être déjà dans la chambre à attendre, prêt à mater derrière la porte entrouverte.
Mais personne ne viendrait ce soir. Lui offrirais-je une autre fois le spectacle de
nos amours de filles ? J’aime le jeu, et l’idée de faire l’amour avec une femme
pouvait être plaisante. Je n’avais pas envie de m’approcher du sexe d’une autre
femme, mais je pouvais en avoir envie. Le fait d’être amoureuse pourrait m’en
donner le désir, mais autre chose aussi : le fait de pouvoir exister hors des
hommes. Hors des contraintes qu’ils veulent toujours imposer aux femmes.
J’aime malgré tout les hommes – du moins les hommes aimables.
J’étais en train de finir mon vin quand je l’ai vu. Trois tables plus loin,
assis face à moi, en train de me regarder. Le type qui m’avait suivie au début de
la soirée.
Une colère noire est montée en moi. J’ai appelé le garçon, et en payant
l’addition, je me suis arrangée pour faire tomber le couteau à viande sous la
table. En le ramassant, je l’ai glissé dans mon sac.

Je sors. Je sais maintenant qui est cet homme. Ce vieux plein d’assurance,
de sournoiserie et de vice. C’est lui qui a fait de mon père et de ses ancêtres des
644

esclaves. C’est lui qui appelle ma mère et toutes les femmes des prostituées.
C’est notre antique ennemi, l’ignoble ennemi de l’être humain.
Je marche vers l’ouest, je quitte les rues populeuses. Voilà le mur du
cimetière. Il n’y a plus personne. Plus aucun bruit, hormis ceux de mes pas et
des siens. J’ai presque couru tant il me tardait d’arriver ici. Il a dû croire que
j’avais peur. Maintenant j’enlève mes chaussures et je me mets à courir
vraiment, le manche du couteau serré dans ma main droite. Il n’y a pas assez de
lumière pour qu’il puisse le voir, j’entends son souffle poussif à ma suite.
L’excitation mauvaise qui innerve son corps de mort-vivant lui fournit l’énergie
dont il manque, mais si je cours vraiment selon ma puissance, l’écart sera
rapidement si grand entre moi et lui que tout sera fini très vite. Je suis attentive
à son souffle derrière moi, au poids de son corps sur ses jambes, je veille à
maintenir une allure qui tout à la fois lui permette de me poursuivre, et le
fatigue. Ma course ne fait presque pas de bruit, la fraîcheur et la courbure des
pavés est bonne sous la plante de mes pieds nus. Je repère un réverbère au bout
du mur, je décide que c’est là qu’il doit me rejoindre. Ce qui va se passer, je
veux le voir. Je fais mine de tituber, je ralentis. Il est là, tout près, je sens son
haleine fétide, l’odeur de sa sueur et de sa folie.
Je me retourne, il lance son sale bras pour me saisir, je le laisse venir
s’empaler de tout son poids sur ma lame bien fermement tendue. Sa figure se
décompose, il crie, il gesticule, j’ai mal au poignet tant sa carcasse embrochée
pèse sur le couteau. Je le lâche, je le laisse tomber au pied du lampadaire. De
son foie le sang dégouline, noir, bilieux, puant.
Je retourne en arrière, je récupère mes chaussures. Puis il me vient à
l’esprit que s’il survit, il pourra me décrire, et il ne sera pas très difficile de me
retrouver. Qu’il me suivait depuis si longtemps, et que je me défendais,
comment le prouverais-je ? Ma parole ne vaudra rien contre la sienne. Il faut
que je l’achève. Des millions d’esclaves et de femmes crient à travers mon
sang : « Achève-le ! »
Il est toujours étendu sous le réverbère. Si Oliban était là, il m’aiderait à
retirer le couteau de la plaie et à le lui replanter dans le cœur. Puis à cacher le
645

corps quelque part, peut-être, qu’il ait le temps de pourrir avant qu’on ne le
trouve. Je suis seule. J’y vais.
Il râle. Il me dégoûte. Qu’y puis-je s’il s’est précipité sur mon couteau ?
N’était-il pas légitime que j’aie pris ce que je pouvais pour me défendre ? S’il
doit mourir, qu’il meure tout seul. Je m’en vais. Je marche vers l’île, vers chez
moi. Quand j’arrive à la Seine, je m’accoude au pont, à regarder les petites
lumières qui dansent sur l’eau sombre, continuellement.

Il s’est mis à pleuvoir. Je me suis rendue compte qu’il faisait froid. Je


n’étais qu’à une minute de chez moi, mais je n’arrivais pas à me décider à y
rentrer. Si Oliban était là, cela risquait d’être terrible. Il verrait le sang sur ma
robe, il m’interrogerait, il se méfierait de tout ce que je dirais, il douterait, je
devrais subir son inquisition, il imaginerait que je lui cache des choses, il aurait
son accès de jalousie, il ne croirait pas à mes explications, il me dirait folle… Et
même s’il me croyait, il ne laisserait pas passer la chose comme ça, elle
éveillerait ses soupçons, ses peurs, ses fantasmes… Ou non, il me croirait tout
de suite, et alors il voudrait s’occuper de régler l’affaire d’une façon ou d’une
autre, appeler les flics pour soi-disant me protéger, comme si les flics allaient
protéger une femme qui vient de blesser un homme pour se défendre, et pire
encore une femme noire… Ou alors retourner sur place voir si le type était
toujours là, alors que je sais très bien qu’en fait je l’ai juste égratigné, il est parti
depuis longtemps et ça lui servira de leçon, c’est tout. Non, tel que je
connaissais Oliban, il faudrait qu’il se torture avec cette histoire, et qu’il me
torture en même temps, tout en se persuadant que c’était moi son tourment.
Je suis passée devant chez moi sans m’arrêter, j’ai continué vers le sud. Le
plus simple et le plus court était d’aller chez Rrose, qui habite juste de l’autre
côté, au début du Quartier Latin. Je l’ai appelée mais elle ne répondait pas, j’ai
pensé qu’elle devait encore faire la gueule. J’ai monté les six étages et j’ai
frappé, trempée et essoufflée, à sa chambre de bonne. J’ai appelé, pas trop fort
pour ne pas réveiller tout l’immeuble. « Rrose, c’est moi ! » J’ai encore frappé.
J’ai entendu son pas. « C’est toi ? » - « Oui. Je suis toute seule, j’ai un service à
te demander. »
646

La porte s’est ouverte. « Qu’est-ce qui se passe ? », elle a dit, tenant son t-
shirt comme un rideau devant son corps nu. « Laisse-moi entrer, je vais
t’expliquer. » - « Je suis avec Pablo », a-t-elle ajouté en reculant pour me laisser
passer.
La lampe de chevet faisait jouer la lumière sur le torse glabre et le visage
angélique de Pablito. Le comédien qui tenait le premier rôle dans la pièce, un
jeune et beau gars avec qui j’avais déjà couché aussi, trois ans plus tôt. Il s’était
assis dans le lit, sa tête encadrée de boucles brunes touchant presque le plafond
en pente, et le drap à hauteur de son pubis.
Ils me fixaient tous les deux. Soudain je n’avais plus du tout envie de
raconter, de replonger dans la chose sordide qui était arrivée contre le mur du
cimetière de Montmartre. Seulement d’être nue moi aussi, et de faire l’amour.
La vie. Après la mort, la vie réclamait son dû. Je frissonnais dans ma robe
trempée. La pluie frappait sur le toit en zinc, juste au-dessus de nos têtes. De
l’air s’infiltrait par les fentes de la fenêtre, soufflant dans les ombres de la pièce.
Juste le bon moment pour être dans un bon lit en compagnie d’un bon garçon.
« Qu’est-ce qui se passe ? », a dit Rrose. Il m’a semblé qu’elle n’était pas
complètement ravie de me voir interrompre son intimité avec le beau Pablo. Il
fallait que je l’amadoue. Je lui ai dit que je m’étais disputée avec Oliban, qu’il
s’était mis à crier, que j’avais eu peur qu’il devienne violent. Après tout c’est
arrivé, une fois. La nuit où il m’a giflée, je lui ai dit si tu refais ça une seule fois,
tu ne me revois plus. Il n’a jamais recommencé. J’ai dit à Rrose que j’avais fui
sous la pluie, que ma robe était toute mouillée, que j’avais froid, que j’avais
juste besoin d’un endroit pour finir la nuit au chaud. Elle a cédé.
« Mets ta robe à sécher sur la chaise, elle a dit. Je vais te prêter un t-shirt,
en attendant. »
« Tu veux que je m’en aille ? », lui a demandé Pablo, très gentleman.
« C’est comme tu veux, a dit Rrose en soupirant. Sinon, on peut se serrer… »
Il est resté, et nous nous sommes mises au lit, le beau Pablito aux yeux
doux entre nous deux.
647

« Le lion se pavane entre les lionnes », dit Pablo, tout sourire au milieu du
lit, Rrose et moi de part et d’autre de lui.
« Ne faut-il pas dire plutôt : les lionnes mettent à leur disposition un
lion ? », réplique Rrose en riant.
La pluie martèle toujours le zinc au-dessus de nos têtes, on dirait que nous
sommes au centre de la terre, au creux d’une île entourée d’eaux. Les yeux de
biche de Pablo luisent doucement comme des planètes traçant leur route
régulière dans l’univers. Il sent bon comme un jardin sauvage trempé après
l’orage. Rrose et moi nous nous regardons par-dessus lui, et ensemble,
enfouissons notre tête sous les draps.
L’odeur de la chair envahit l’espace étroit, sombre et chaud. Nos doigts se
rencontrent sur le bas-ventre du jeune homme, puis nos lèvres. Son souffle, ses
gémissements se mêlent aux notres. Nous léchons ensemble son sexe, puis tout
en le caressant, l’une allant et venant de la main sur sa queue, l’autre massant
les parties et l’entrejambes, nous nous embrassons tous les trois à pleine
bouche, goûtant la saveur douceâtre de ses chairs intimes sur nos langues.
Il essaie de se retourner, désireux de nous pénétrer, mais nous voulons
encore jouer. Nous retirons le drap. Nus comme au premier jour du monde,
tendres, joyeux et indécents, nous nous adonnons à toutes nos fantaisies. Il nous
laisse explorer son corps comme si nous étions en train de l’inventer, de le
sculpter dans la glaise. Son pénis bien vivant, vigoureux, est doux comme un
bouton de rose. C’est encore un jeu de lui enfiler un préservatif, et il continue à
exhaler une odeur exquise.
Il nous pénètre maintenant tour à tour, en se retirant chaque fois à temps
pour ne pas laisser trop monter son envie d’éjaculer. Comme il a déjà fait
l’amour avec Rrose avant mon arrivée, il parvient à prolonger la partie aussi
longtemps qu’il nous voit jouir et avides de jouir à nouveau.
Alors que Pablo est en train d’aller et venir dans Rrose étendue sur le dos,
je m’accroupis au-dessus du visage de ma camarade et tout en me tenant aux
barreaux du lit, j’ondule du bassin pour mieux me faire lécher par elle sur toute
la longueur, comme je fais aussi avec Oliban, quand on est tous les deux – il
adore ça ! Je frotte mon clitoris sur le petit nez de Rrose, saisis ses doigts pour
648

les enfoncer dans son vagin. Le corps de Rrose se cambre et bouge sous les
coups de reins de Pablo, et mon corps fait de même au-dessus de son visage,
que je trempe de ma mouillure mêlée à sa propre salive. Notre plaisir monte
follement, l’orgasme nous vient en même temps, avec des convulsions, des cris.
Pablo n’y tient plus, il se retire de Rrose et tandis que toutes les deux nous
finissons en nous enlaçant et en nous embrassant, il s’agenouille au-dessus de
nous, retire son préservatif et fait gicler son sperme sur nos bouches, nos
langues emmêlées que nous tirons pour y goûter.

Je me réveille à l’aube. Un merle chante dans la cour. C’est moi qui suis
maintenant au milieu du lit, entre Rrose et Pablo. Une paix profonde règne dans
mon corps, dans mon cœur.
Je pense à Oliban. S’il est resté chez moi à m’attendre cette nuit, il va être
furieux en me voyant rentrer. Quelle explication donnerai-je ? Je pourrais
simplement lui dire la vérité. J’ai poignardé un homme qui me suivait. Je suis
allée chez Rrose. J’étais au lit avec elle et Pablo. La vie en moi réclamait sa
revanche. J’ai fait l’amour avec eux une bonne partie de la nuit. Nous avons
extraordinairement joui.
Je vais tout te raconter, lui dirais-je, à condition que tu te masturbes en
m’écoutant. Moi aussi je vais me caresser, en te racontant et en te regardant. Tu
pourras me poser des questions si tu veux. Si tu veux connaître certains détails.
Oliban, tout ce que j’ai vécu cette nuit, je te le donne, tu veux bien ? Toute ma
jouissance je te la donne, tu la veux ? Montre-moi comment tu jouis mon
Oliban, fais-le devant moi en écoutant mes mots, fais-le pendant que je le fais,
mon ange, décollons tous les deux de ce monde.
Mon Oliban, regarde-toi en moi, que je me voie en toi ! Je suis ta femme
qui aime jouir, qui jouit et jouit sans se lasser, qui veut sans se lasser te faire
jouir et jouir encore. Je brûle, j’ai fait goûter de mes beignets tout chauds à
Pablo et à Rrose, regarde-les, hume-les, admire ma fente écartelée, et quand tu
seras prêt, quand tu seras sur le point de venir, viens éjaculer dessus, pendant
que je jouirai aussi, et que tu pourras voir sur mon visage se dissoudre en un cri
tous les fantômes du désir fou qui s’y seront pressés pendant mon récit.
649

J’ai enjambé Rrose, je me suis levée et habillée sans les réveiller. J’ai
découvert que ma main pleine de sang s’était imprimée sur un pan vert de ma
robe. Comme pour me prouver que je n’avais pas rêvé, contre le mur du
cimetière. Je suis sortie en fermant doucement la porte derrière moi.
La lumière était radieuse. J’ai retraversé la Seine. Croisé des gens qui
venaient de se lever et commençaient leur journée ; d’autres qui finissaient leur
nuit et rentraient se coucher. Je ne savais trop dans laquelle des deux catégories
me compter. Je suis allée à la boulangerie chercher des croissants tout chauds et
je les ai montés chez moi, pour faire bonne impression si Oliban s’y trouvait.
Il n’y avait personne. Mon portable a vibré. C’était un message de lui,
m’informant qu’il m’avait attendue en vain. J’ai répondu « désolée, je
t’expliquerai, baisers ». J’ai fait du café et j’ai mangé tous les croissants, un
régal. Je me suis mise à l’ordi et j’ai écrit ce que je voulais lui expliquer avant
de le revoir.
Les histoires vraies sont parfois incroyables. Me croirait-il ? Peut-être
ferais-je mieux de le faire rêver avec d’autres récits, des choses que
j’inventerais et auxquelles il pourrait accorder crédit. Car ce que les hommes ne
peuvent admettre, cela les met en colère. Peut-être ferais-je mieux de lui
raconter autre chose. J’efface ce que je viens d’écrire et je me mets à inventer et
développer dans la chambre noire de ma tête une petite histoire qu’il pourrait
avoir envie de croire : que j’ai rencontré une jeune femme et que j’ai passé la
nuit avec elle.
Je l’ai embrassée sur la bouche et serrée dans mes bras, j’écris. Tu sais
que je ne peux pas m’empêcher de faire ça aux gens que j’aime. J’avais mis
mon pantalon de théâtre, tu sais. Elle croyait que j’étais un homme et elle a bien
voulu. L’étrange garçon que j’étais, et qui lui faisait du bien dans le noir, lui
permettait d’accéder à l’homme sans risquer le mal que peuvent faire les
hommes.
Nous sommes allées dans sa chambre de bonne, rue de la Clef. Aléa, elle
s’appelait. Physiquement, on aurait dit une poupée, avec son joli minois. Toute
petite à côté de moi, des cheveux châtain clair qui bouclaient librement dans son
650

dos, un corps harmonieux et agréablement dodu qu’elle habillait dans l’idée de


le cacher, plutôt que de le montrer.
Ce qu’elle avait d’extraordinaire ne se voyait pas sur elle. C’était une fille
intelligente mais surtout, c’était une fille qui ne cherchait ni à plaire, ni à
déplaire. Grâce à quoi nos rapports étaient merveilleusement libres. Tantôt
c’était elle qui m’instruisait, tantôt c’était moi qui l’instruisais, nous pouvions
être tour à tour maîtresse l’une de l’autre, ou encore deux gamines ensemble, ça
n’avait aucune importance, tout était bon.
Dans mes vêtements de garçon je me sentais jeune homme, avec des
muscles de panthère. Au crépuscule, j’étais descendue boire au bord du fleuve.
Le soir tombait comme des vols d’oiseaux dans les rues, sur l’eau noire
embrasée de reflets. Les gens déambulaient lentement sur les quais, dans la
moiteur et la paix. J’ai repéré Aléa, toute seule au bout de l’île. Je l’ai abordée.
Deux heures après on est allées chez elle.
Je me suis à demi étendue sur le petit lit, dans la pièce unique. Chaleur de
forêt vierge. Doucement, je l’ai appelée. Indécise, elle s’est assise à côté de moi.
Son trouble était palpable, je sentais le désir l’empoigner entre les cuisses. Mon
corps bandé comme un arc douloureux s’est détendu et je lui ai baisé les lèvres,
à la volée. On a ri toutes les deux mais elle elle ne me regardait pas dans les
yeux.
Je l’ai prise dans mes bras. Je l’ai serrée contre moi, j’ai senti son petit
corps chaud où le sang battait à toute allure pendant qu’elle pleurait, la tête
enfouie dans mon épaule. On s’est endormies dans les bras l’une de l’autre, à
échanger juste quelques baisers avant de plonger dans le sommeil. J’étais bien.
Aléa s’est réveillée. Un cauchemar. Elle sanglotait, je l’ai calmée avec des
mots doux et des caresses dans les cheveux.
Elle a pris ma main, baisé mes doigts. J’ai rallumé la lumière. Déshabille-
toi, mon cœur.
Elle a enlevé sa robe, imprimée de fleurettes blanches. Elle avait de beaux
seins ronds et menus, que j’ai senti se dresser. Je me suis mise à cheval sur elle
et je les ai caressés délicatement, en lui dessinant du bout des ongles des signes,
des tétons jusqu’à la naissance du cou. Elle riait un peu, moi aussi. Je les ai
651

empoignés, massés à pleines paumes, à les sentir gonfler. Je me suis penchée


toute entière sur elle pour lui baiser la bouche, encore, encore. Elle avait un
goût de pain d’épices, la peau de ses lèvres était plus douce que des pétales, ses
yeux devenaient de plus en plus humides et brillants, avec la pupille qui
n’arrêtait pas de s’élargir. J’ai pensé à sa fente, au coquelicot qu’elle avait
comme moi entre les jambes, où le sang devait être en train de monter, comme
dans le mien.
J’ai commencé à tirer doucement sa culotte sur son ventre. Elle était
marquée, entre les jambes, d’une petite tache d’humidité ovale. Je l’ai faite
descendre sous son pubis, tout noir. Un magnifique triangle, bombé, brillant. On
aurait dit moi. J’ai posé dessus ma main gauche, comme ça, sans bouger. Sans
la lâcher je l’ai regardée dans les yeux et je lui ai dit : « Dis-moi comment je
m’appelle. » Sa poitrine enflait comme sous le vent les vagues à l’océan la nuit,
quand personne ne les voit. Tu te souviens du bateau sur l’océan la nuit,
Oliban ? Elle avait la bouche ouverte, les yeux écarquillés, qui m’imploraient.
« Dis-moi comment je m’appelle. » Elle a gémi. Sans bouger ma paume, j’ai
enfoui mes doigts. « Dis-moi comment je m’appelle. » Elle a poussé un cri,
soulevant le bassin, renversant la tête, les laissant retomber nerveusement sur le
lit. Puis elle m’a reprise par les yeux, s’accrochant à moi de son regard plein
d’effroi, de supplication.
Je l’ai lâchée, j’ai fini de la déshabiller. Elle avait de jolies jambes bien
dessinées, avec des attaches élégantes, chevilles, genoux, et des cuisses pleines.
Oui, elle était faite comme moi, en plus petit et en plus pâle. Je l’ai prise par la
taille et couchée sur le ventre. « Appelle-moi », je lui ai dit, en contemplant son
derrière adorable, bien rond, rebondi et haut perché, surmonté de deux fossettes,
une au creux de chaque rein.
« Oui », elle a dit. Je l’ai prise par les hanches, et je l’ai disposée, la tête
dans l’oreiller, dos tendu à l’oblique. À genoux devant sa riche vallée, j’ai passé
ma langue de bas en haut. Elle exhalait le parfum fort et doux d’un bouquet de
roses, bonnes à manger. C’était comme si elle se présentait elle-même sur un
plateau, et elle avait un goût d’amande un peu amère et de crème un peu sucrée.
J’ai recommencé à goûter.
652

Elle geignait dans son bonheur, en poussant des petits o dans son oreiller,
et en se tendant au maximum contre mon visage. J’ai pris sa main droite, j’ai
posé ses doigts sur son bouton, qu’elle le masse pendant que je la dégustais. Je
sentais le mouvement de son bras, quand il s’est mis à aller de plus en plus vite
j’ai glissé ma tête sous elle. Les yeux fixés sur ses terres ouvertes, rouges,
brillantes, bien meubles et gonflées sous le soc de sa main qui allait et venait,
j’ai planté mon pouce, laissé mes autres doigts épouser le fond de la vallée, qui
a gobé le bout de mon majeur. Tout le paysage, avec ses ténèbres, ses failles
rouges et ses vallonnements pâles, s’est animé de mouvements convulsifs, et là,
presque à me toucher, elle m’a arrosé les joues.
« Et toi ? », m’a demandé Aléa, quand elle a repris un peu ses esprits. Pas
de souci, je lui ai dit, j’ai eu mon bonheur aussi. Je lui ai montré mon pantalon,
mouillé à l’entrejambes. J’ai éteint la lumière et je suis allée m’asseoir par terre,
sous la fenêtre ouverte. « Regarde, la lune nous a regardés », a-t-elle dit en me
rejoignant. « Tu vois mon visage ? », j’ai demandé. « Oui, je le vois, tu es juste
dans sa lumière. » « Tu vois mon corps ? » « Tes épaules. Le reste est dans
l’ombre. » « Alors regarde-moi bien, regarde. »
Dans l’obscurité je me suis appuyée contre le mur, je me suis mise nue.
Dans l’écart tout sombre de mes cuisses, j’ai senti la caresse de l’air frais. J’y ai
mis les deux mains, sans la quitter des yeux. Je m’entendais haleter, on
n’entendait plus que ça, qui montait. Au bout d’un moment, elle a commencé à
gémir, elle aussi. Je lui ai dit de ne pas poser ses mains sur elle, mais sur moi. Je
voulais qu’elle apprenne le plaisir sans se toucher.
Elle s’est approchée, s’est mise à caresser mon corps, à le couvrir de
baisers. Elle avait l’air si affamée ! Je tremblais d’excitation, je riais. Ah elle a
vite appris, Aléa, elle m’a fait bien patienter avant d’enfoncer sa langue, puis
ses doigts, entre mes cuisses complètement écartées ! Je l’ai laissé m’amener au
bord des spasmes à plusieurs reprises, avant d’atteindre le sommet, blanc, aigu.
Nous nous sommes endormies telles quelles, à même le sol, sous la lune,
enroulées l’une contre l’autre.
La fraîcheur nous a réveillées un peu avant l’aube. Elle sentait l’amour de
partout. La nuit se déchirait, le ciel blanchissait dans un silence difficile comme
653

un bruit de tissu. Je l’ai prise contre moi, dans mes bras. Elle a posé sa tête dans
mon cou. J’ai refermé la couette sur nous et je l’ai branlée tendrement, bien à
fond, en regardant le jour se lever.
Puis je suis rentrée à la maison, mon Oliban, et voilà je te raconte tout afin
que tu n’oublies pas que je peux te révéler plus que tu ne crois, et que je t’aime.

Je l’aimerais mieux si je lui disais la vérité, mais il ne la veut pas. Il la


veut, mais pas complètement. Je suis la vérité. J’enlève ma robe, je la mets à
tremper. Il se peut que la marque de ma main rouge de sang n’en parte pas, afin
que je n’oublie pas le mal qui m’a été fait. Le sang n’est pas saleté. Dans les
yeux des autres hommes on ne voit souvent que le négatif, mais cette main
rouge est positive. À cause de tout cela il y aura une interruption entre Oliban et
moi, il ne peut en être autrement mais nous nous retrouverons.
Je ne tuerai point, sinon le temps.
654

Palet

Dans leur petit habit de moine,


ils déboulent du ciel, les moineaux,
sur le pain que leur sème,
au jardin, une main qui les aime.
655

Le goût de l’amour

La chaleur irradie d’entre mes cuisses, en même temps que les visions. Je
suis tendue, solide et mouillée comme un arbre à la saison des pluies.
La nuit entre par la cheminée. À force de garder les yeux ouverts dans le
noir, elle paraît de plus en plus claire. On pourrait croire que le jour arrive mais
non, c’est le cœur de la nuit.
Mon manteau de nuit, ne te déchire pas.
Ta fine fourrure partout sur ma peau nue.
Dans le noir garde-moi bien au doux de ton manteau,
bien au silence, bien à la solitude.
En ces heures tu sais que la plaie s’ouvre,
ne la laisse pas à la morsure du jour, enveloppe-moi, couvre-moi.
ma nuit, ma nuit, ma nuit,
sois longue.

J’entends un léger halètement dans la chambre. C’est le mien.

Parfois je pars. À l'étranger. J'aime marcher et marcher encore dans les


villes. Je suis assaillie par la bonne odeur de la sève qui arrive. Ou bien c’est
moi le printemps, qui fends le monde comme une grenade mûre, l’ouvre, la
pénètre de la bouche et des dents, de toutes les forces de vie qui frémissent et
tremblent et s’impatientent de joie en moi. Les oiseaux battent des ailes dans ma
poitrine, sifflent dans ma gorge. Je suis l’incarnation même de la vie, je sculpte
dans la vie la chair de l'homme.
Penchée sur la cheminée, le jour, la nuit, je sens monter le feu. C’est le
signe du réveil. L'espace est extensible comme l’est Alice au pays des
merveilles, tantôt immense et tantôt petite. Là dans le noir il devient quasiment
aussi vaste que l’univers en expansion, avec tous ses objets célestes qui ne
cessent de s’en aller toujours plus loin depuis le Big Bang.
656

Quelle est la différence entre le Big Bang et un gang bang ? Dans le


premier, ils n’étaient qu’un.
Je l’ai trompé avec moi-même, voilà ce que j’ai fait. Avec des illusions
dorées. Lui aussi s’en est allé chercher l’or de la vie sous d’autres cieux. Nous
nous sommes tous les deux trompés. Personnellement, et réciproquement. Et
notre chemin a cessé d’être un, nos chemins se sont séparés.
Le silence s’est glissé entre nous comme une lame de rasoir parcourant
une lettre. Toute certitude envolée, nous avons commencé à douter de l'amour,
de notre connaissance de l'autre, de nous-mêmes. Nous avons eu encore de
beaux élans qui nous ont poussés dans les bras l'un de l'autre avec une sorte de
sauvagerie. Souvent, après, nous avons ri de trouver sur leur corps les traces de
nos coups de dents et de griffes, si légers. Nous étions deux lionceaux
grandissant inexorablement et profitant de leur ultime enfantillage.
Mais nous rêvions d'espace. L'appartement rétrécissait de jour en jour. Il
était loin le début, quand nous ne nous souvenions même plus de lui, quand
l'amour l'avait complètement envahi et faisait à lui seul office de temps et
d'espace. L'amour était alors un univers chaotique où, dans leur milieu naturel,
évoluaient les deux amoureux, et où n'existaient plus ni murs ni heures. Où
n’existaient plus ni l’un ni l’autre, les deux semblant avoir fusionné en une
seule créature impalpable et comblée. Cette créature est morte le jour où pour la
première fois l’un et l’autre, enlacés encore, nous avons éprouvé un sentiment
de solitude.
Nous sommes retombés sur nos pieds encore tout étourdis, incrédules et
finalement inquiets de repérer les séquelles qu'avait pu imprimer dans notre
personnalité l’amour, ce voyage dans un autre monde. L'appartement s’est mis à
grogner et menacer de toutes ses cloisons, il s’est fait cage poussiéreuse et
asthmatique où l'on étouffait à petit feu, fenêtres closes. Les heures se mettaient
à y passer ponctuelles et incorruptibles. Pour éviter les heurts trop fréquents de
nos corps indécis dans cet espace rétréci, il est retourné chez lui. Il n’est pas
revenu chez moi et moi je ne suis pas allée chez lui.
657

Je dors et je rêve, le visage collé aux carreaux. J’examine inlassablement


les toits, et puis je sors.
La ville dégouline de pluie grise. Maussade le ciel pèse sur les toits et le
bitume tout imbibés de sa mélancolie. Des hommes cravatés circulent, bercés
par le chant ronronnant de la cité. Sur les trottoirs c'est le ballet des fourmis, à la
fois vif et languissant, anarchique et ordonné. Les voitures, les chevaux, battent
la mesure. La pluie pleut, obstinément présente, frappant aux carreaux,
s'infiltrant sous le col des pardessus, faisant flaque du moindre creux, rigole de
tout plan incliné, enveloppant de son humidité maternelle individus et éléments
réunis malgré eux comme autant d'enfants impuissants. La ville dégouline d'une
pluie grise qui amortit ses angles et tempère sa vacuité de terre et de feuillages.
Ses larmes tièdes nettoient l'âme en douceur et lui peignent un arc-en-ciel
secret.
Bercée, hypnotisée presque par le mouvement et la rumeur des rues
étouffées d'eau, je marche, avec la sensation à peine perçue de mon corps
minci : je crois être un déplacement d'air, transparente, impalpable,
intemporelle. La foule des passants n'est plus qu'une cohorte bariolée de
parapluies, les vitrines des magasins semblent receler des mondes factices et
vertigineux. Je suis seule, un peu perdue, mais j’aime la pluie et la pluie me le
rend bien, imprégnant mes cheveux jusqu'à la nuque, se faufilant sous la robe
dans l'allée entre mes seins, offrant à mes pas un onctueux tapis.
Longtemps après, le ciel s'est consolé, la pluie éteinte, je rentre chez moi
par les pavés mouillés. Sur le palier de l'escalier étroit, une amie m'attend. Tant
d'années sans s'être vues ! Nous nous embrassons, nos joues sont fraîches et
tendres, nos bouches rient. L'une dans l'autre nous nous contemplons, le miroir
du temps ne nous déçoit pas. Entrons ! Sur la table basse je sers un thé brûlant
et odorant, elle offre des pâtisseries orientales. Tour à tour graves et enjouées,
nous dégustons et nous nous racontons. Les pâtisseries sont fondantes et
sucrées, la boisson et les paroles réchauffent le corps et le cœur mouillés de
pluie et de tendresse. Heureuses, nous nous serrons l'une contre l'autre sur les
coussins du canapé, que la volupté vienne imprégner nos chairs. Une caresse
dans les cheveux, un léger baiser sur les lèvres, doucement nous rions, tout
658

ensemble amusées et gênées de notre audace neuve. Et puis nos langues se


joignent, nos vêtements tombent, nos mains, nos corps entiers se font plus
langoureux, plus inventifs. Jusqu'à la nuit et toute la nuit nous faisons l'amour,
nous endormant peau à peau, rêvant, nous éveillant toujours caressantes.
Au matin le soleil est entré sans frapper par la fenêtre que le vent a
ouverte. Nous sommes sorties. Nos pas résonnent bien haut, l'air a un parfum de
gaieté. À la gare nous nous quittons joyeuses et repues. Le train l’emporte, et
j’emporte le souvenir de son visage encadré dans la vitre du compartiment,
comme un portrait enfin achevé. Je reprends la balade solitaire de toujours, à
mes lèvres l'esquisse d'un sourire. Aujourd'hui une lumière crue frappe les murs,
les rues, et les yeux des passants. L’été vient. Aujourd'hui au jardin, assis au
bord d'une fontaine au milieu d'une place dorée de soleil, un homme me regarde.
La vie est réconciliée. Nonchalante, je vais m'asseoir à ses côtés. C’est lui,
Oliban. Plein de mon seul désir.

L'amour commence à nous revenir. Une nuit, il n’y a pas si longtemps,


après l'avoir fait (ou c’était avant, je ne me souviens plus), il m’a demandé :
« Combien de fois on l’a fait ? Mille ? » J’ai dit : « Oh, beaucoup plus ! » Nous
nous sommes mis à calculer, et oui, c’était vraiment bien plus.
Je suis le feu qui brûle sans consumer. Je fais appel à ma mémoire comme
on remue les cendres froides pour trouver, dessous, des braises rallumables. Je
me rappelle quand je me réveillais au milieu de la nuit et qu'il me semblait
l’entendre dans ma respiration, dans mon sang. Nul autre bruit au monde que le
feu de mon désir. Nulle autre lumière que la sienne. Étais-je sûre que j’allais le
faire ? N’y avait-il pas un moment quelque chose comme la pudeur, qui me
faisait hésiter ? Oui, peut-être, mais l’impudeur eût été de ne pas accomplir ce
qui demandait à être accompli.
Nos chairs, comme elles faisaient merveilleusement leur vie ensemble,
sans nous demander notre avis. L’amour se fait dans la vérité pleine et entière de
l’être, ou bien l’amour n’est pas. Le sexe se fait avec amour, ou bien le sexe
n’est pas.
659

Je me rappelle le sexe, celui de mes partenaires et le mien. Je me rappelle


qu’ils m’ont dit que je me donnais tout entière. Je me rappelle que je les aime et
je bénis ceux qui m’ont donné leur corps, leur chair, leur réel et vrai
engagement.
Je sais toujours la souplesse, la douceur, l’élasticité, l’humidité du sexe
humain. Comme il roule sous la paume, sur la langue. Je souris en pensant aux
poils qui viennent vous sortir de la torpeur fébrile quand ils vous rentrent dans la
bouche. Qui vous font rire quand vous les cherchez entre vos doigts pour les
sortir de là. Tous les petits incidents de l’amour, qui y portent l’humour.
Je sais toujours le goût des chairs les plus intimes. Leur goût sur la langue,
sur le palais.
Souvent il avait commencé à bander quand j’en arrivais là. Parfois dur,
parfois légèrement, parfois pas encore. Ainsi sont les choses vivantes.
Il faisait entièrement noir sous la couette, il dormait, ou à moitié. Est-ce
que ses yeux étaient fermés ? Oui. S’il les ouvrait, il ne verrait que les ombres
de la chambre. Je pouvais l’imaginer, les yeux ouverts, fixant la pièce qu’il ne
voyait pas, concentré sur là où ça se passait, où je m’étais glissée des mains et
de la bouche. Puis je le lui retirais. Abandonnant un instant son trésor sur son
ventre ou sur sa cuisse ou sur le drap, pauvre petit animal qui réclamait la
compagnie.
Je revenais à lui, j’étais la flamme qui le léchait.
Avant de le prendre dans ma bouche, je plaquais son sexe contre mes
joues, l’une puis l’autre. Contre mon nez, sur mes paupières, dans mon cou,
contre mes oreilles (s’il avait quelque chose à me dire ?) Sur mes lèvres.
Fermées, entrouvertes. Au milieu, à leurs commissures. Partout je voulais le
sentir, le goûter, le sculpter, l’aimer, peau à peau.
Je le roulais doucement partout sur ma figure, je le tenais bien contre moi
comme un petit animal sage. Ma tête tout entière devenait un organe sexuel,
avec mon cœur et mon cerveau. Ni mâle ni femelle, mais les deux réunis.
Le sexe de l’homme. Je dirai bitte, à cause des bittes d’amarrage sur les
quais du monde. Éternelle voyageuse, bateau ivre de raison, j’y attache ma
corde, je m’y laisse attacher, je m’en détache à volonté. Je peux très bien me
660

passer de sexe. Pas seulement parce que je l’ai fait des milliers de fois. Parce
que tout dépend. Des moments, des situations, des états dans lesquels on est. Je
peux très bien y revenir aussi, revenir au port.
Le bout de sa bitte ressemble à un bouton de rose. Si délicat, si doux, si
tendre, si odorant. J’ai envie de le laper comme une petite chatte à l’écuelle. D’y
penser, je sens mes lèvres qui gonflent. Celles d’en bas et celles d’en haut.
Mon clitoris aussi est un bouton de rose. Rrose, c’est comme ça que je
l’appelle. Vous avez cru à mon histoire de petite amie ? Il ne faut pas croire tout
ce qu’on raconte. Rrose n’existe pas, c’est seulement le nom de mon clitoris. Un
iceberg, mais brûlant. Ce qui dépasse, ce qui en est visible, c’est seulement le
bout. À l’intérieur du corps se trouve un organe long et érectile comme une bitte.
Je ne l’invente pas, je l’ai lu un jour. Et j’ai compris en le lisant pourquoi je
pouvais jouir en rêve ou même éveillée sans me toucher. C’est l’iceberg brûlant
dans mon corps qui bande et qui fait son office.
D’autres fois, souvent même, c’était lui qui se réveillait et commençait à
me faire l’amour, alors que j’étais encore à moitié endormie. C’étaient des sortes
de parenthèses dans notre vie amoureuse et sexuelle, car la plupart du temps elle
avait lieu au grand jour ou avec la lumière allumée. Des sortes de régression à la
fusion originelle, de retours à un état presque indifférencié entre l’un et l’autre,
de repos, d’abandon aux bonnes forces de l’obscurité, de l’inconscient, de la
pulsion non agressive, de la faim et du rassasiement innocents.
J’étais là, dans la nuit, à m’occuper de son trésor comme si je venais de
faire la découverte la plus incroyable du monde, comme une équipe
d’archéologues qui s’emploierait à extraire, millimètre par millimètre, des
profondeurs de la terre le squelette d’un très ancien ancêtre de l’homme,
témoignage extraordinairement précieux de ce que nous sommes. Et son trésor
me nourrissait, m’apportait paix, plénitude, béatitude, en même temps que je les
lui apportais aussi. Lui et moi vivions de notre faim l’un de l’autre, cette faim
était notre trésor commun. Lui et moi étions l’un pour l’autre trésor.
La nuit sous la couette il fait noir mais tous les sens se mobilisent pour
remplacer la vue. Parfois je veux être pénétrée tout de suite, parfois je veux
jouer d’abord. La nuit est bonne pour jouer. Une sorte de colin-maillard. Le jour
661

on peut rappeler quelque chose de la nuit en cherchant l’ombre. Sous une table,
par exemple. S’agenouiller sous le bureau pendant qu’il ou elle est en train de
travailler, c’est affirmer que la vie est plus forte que les obligations que nous
nous donnons ou que nous subissons dans l’existence.
Le plus petit effleurement du bout de sa bitte innerve et fait gonfler mes
lèvres. Celles d’en haut, celles d’en bas. Les corps ont leurs correspondances,
internes et externes, que l’intellect ignore. Je cherche ce contact dans la nuit
comme une équipe d’astronomes scrute les profondeurs du ciel. « Tu me
crois ? » disais-je à mon premier amour quand je voyais l’avenir. Oui, disait-il
pour me faire plaisir. Une nuit, en rêve, je dis : « Savoir, c’est mieux que voir,
n’est-ce pas ? » Voir dans la nuit, c’est aller au savoir.
Le moindre contact du bout de sa bitte me propulse au sein des secrets du
monde. Est-ce qu’il sent la même chose, au contact de mes lèvres d’en haut ou
d’en bas ? Tant de gens voient l’enfer dans le sexe, ou le vivent. Ils se sont
trompé de porte.
Le sexe de l’homme a-t-il quelque chose à voir avec l’escargot, quand il
sort de sa coquille ? Un peu. Et celui de la femme aussi, quand il brille.
L’éjaculation, la jouissance ont-elles quelque chose à voir avec les pleurs ?
Les larmes tombent, le sperme monte, la cyprine suinte et jaillit. Le sperme est
un sang blanc. Quand la femme saigne, c’est rouge. Les larmes sont salées, la
sueur aussi. L’amour fait pleurer quand on ne le fait pas, et rire quand on le fait
bien. Après un bon orgasme, qui fait sortir de soi par saccades, ce qui jaillit en
conclusion, c’est le rire.
Mon clitoris est comme le rocher de la Vierge à Biarritz. Dressé face à
l’océan de mon vagin qui n’en finit pas de venir. Mon clitoris est un petit phare,
il veille vaillamment. Les tempêtes l’éclaboussent, il rit. La marée monte sur lui
comme un seul homme, tout frémissant et ferme il envoie ses signaux pendant
que le courant s’engouffre dans mon trou. Nous sommes puissants, nous
sommes bienheureux, nous sommes tout.
Mon sexe est une feuille bien viride, et pleine de sève, avec sa fente au
milieu. Une feuille qui s’ouvre, se déplie comme un livre, le livre infini, le livre
de sable de Borges, la plage et l’océan tout à la fois. Je pense à la peau si douce
662

du sexe de l’homme quand il touche le sexe de la femme comme le pêcheur jette


à l’eau son filet. Ou parfois s’y jette lui-même, ainsi que le faisait à l’océan mon
petit frère Mohammed.
C’est comme dans cette affaire de Big Bang. On dit Big Bang mais on ne
sait pas. Pourtant cela m’apaise d’y penser. Cela me donne une grande paix. Une
harmonie. De penser à l’origine de l’univers, ou à la rencontre sexuelle. Je
trouve l’univers jeune et fringant. Je sens le sexe de l’homme à l’entrée de celui
de la femme. Les chairs tendres, les peaux douces se touchent, s’aspirent, se
butinent.
Nous sommes couchés dans notre lit. Moi sur le dos, toi au-dessus de moi.
Ou bien toi sur le dos, moi au-dessus de toi. Ou nous sommes étendus dans un
buisson. Ou sur un toit. À moins que tu ne sois assis et moi sur toi, face à toi ou
dos à toi. Ou bien oui, nous sommes debout, là où ça nous a pris, à la maison ou
ailleurs, dans un coin à l’écart, et nous irons vite mais quand même, il est
toujours possible de prendre quelques instants pour laisser les chairs aller à la
rencontre l’une de l’autre, se goûter l’une l’autre, avant de s’engager en
profondeur.
En libérant la matière, le Big Truc aurait causé des froissements dans
l’espace-temps, des tremblements, des frissons encore observables aujourd’hui.
S’ils sont visibles, la théorie du Big Truc s’en trouve renforcée. Je ne crois pas
que tout cela a eu lieu à partir du néant. Je crois que c’est venu de l’amour. Si le
Big Truc a eu lieu, ou quoi que ce soit d’autre, cela n’a pas eu lieu sans nous. À
partir du moment où cela s’est produit, cela nous a produits, nous y étions, dans
cette matière, la connue et l’inconnue, nous en sommes pétris, elle garde en nous
la mémoire de ce qui s’est passé, elle l’actualise, nous en sommes les fractals,
continuant à la fractaliser. L’espace-temps déferle, se déroute et se reprend par
vagues. Et nous, si petits dans le cosmos, l’un dans l’autre, l’un pour l’autre,
nous déferlons aussi.
Les lèvres veulent les lèvres. Elles se cherchent, s’aimantent, s’accolent.
Les langues s’y mettent, s’enfoncent, s’enroulent. Les dents réclament leur part,
elles happent, mordillent. Les lèvres suçotent les lèvres, suçotent l’oreille,
suçotent le cou, suçotent les tétons, descendent dans la vallée du ventre, à coups
663

de petits baisers descendent, descendent. Les mains du partenaire ou de la


partenaire se posent sur la tête qui descend le long de son corps,
l’accompagnent, lui donnent son assentiment, son encouragement, sa gratitude
en même temps. Les cuisses s’ouvrent, le trésor de la femme ou de l’homme,
luisant et odorant, attend l’hommage d’une langue, d’une bouche, d’un visage.
Pendant la descente les corps se sont frottés l’un à l’autre, humidifiés l’un
à l’autre, innervés l’un à l’autre. L’univers entier n’est plus qu’un appel à leur
jouissance. L’espace-temps ondule comme les hanches à la recherche du plaisir,
sous les flux du plaisir, dans les élans et les supplications silencieuses du désir,
le parler se réduit au mot oui, l’attente du plaisir déborde de plaisir, la bouche de
l’un se livre lentement à l’approche du trésor de l’autre, y dépose de minuscules
baisers, furtifs ou appuyés, avant de s’en éloigner pour aller agacer l’alentour,
les cuisses à leur ouverture, mordiller les fesses que la cambrure dégage, le
corps supplicié d’attente et de joie gémit, frémit, se soulève, s’expose, en
redemande, peut-être les deux se mettent-ils maintenant tête-bêche pour se
remplir et s’honorer l’un l’autre, voici le moment où bouches et trésors, visages
et sexes, enivrés l’un de l’autre, les uns des autres, ne savent plus rien d’autre du
monde et ne se quittent plus, voici le temps hors du temps, le temps des
mouillures, des érections, des excitations tropicales, tout pénètre et tout nourrit,
le temps où être simultanément tout entier faim et soif et tout entier rassasié et
abreuvé, le visage, la chair et l’esprit plongés en plein cœur des choses.
L’épée de l’un va et vient dans le fourreau de l’autre. Pompe pour l’eau du
puits. Les courroies gémissent. Tout l’univers a soif. Pompe, pompe mon amour,
il faut lui donner à boire. Ma source est inépuisable.

L’axolotl est-il plongé dans le rêve ? Il dort.


Entrer dans le rêve. Puis en sortir. Toute une affaire.
La nuit est déjà bien avancée. Mon homme dort. Ou non.
J’attends le bon moment, seule loin de lui dans le noir en compagnie de
mes pensées.
La nuit, suie.
Dans le seau, des boulets de charbon.
664

Dedans chacun, une fleur dort.

D’où il vient, il retournera, de par sa belle mort mais aussi de par chacune
de ses radieuses petites morts, chaque fois franchie l’étrangeté radicale et
fascinante de ces cailloux, arbres, grottes, fruits, fleurs, coquillages, cieux et
fonds marins, immobiles et doucement mouvants, paupières closes d’un œil qui
l’attend, de l’autre côté du miroir.
Je me laisse glisser de l’autre côté du miroir, dans la fantasmagorie de la
nuit, où peut se chevaucher la vérité nue et débridée.
665

Palet

Blanche et noire elle oscille


sur la partition des toits.
Pie tu cherches ce qui brille
mais si tu jacasses tais-toi.
666

Zaga

Jour, sur la plage. Anna entre en scène alors que les trois autres sont en
train de déplacer la tente, de l'installer à un autre endroit.
Anna : Ben, qu'est-ce que vous faites ?
Ariane : C'est Ève qui nous l'a dit.
Anna : Qui vous a dit quoi ?
Ariane : Ben, tu vois bien. De déplacer la tente.
Anna : Ah bon. C'est Ève qui commande, maintenant ?
Adamov : Personne commande, OK ? Ici on sera plus à l'abri du soleil, c'est
mieux.
Anna : Je croyais que tu voulais surtout pas rester ici, Adamov.
Ariane : Ben oui, c'est pour ça qu'on change.
Anna : Tu te fous de moi ? Déplacer la tente de trois mètres, c'est ça que
t'appelles changer ?
Ève : Oui c'est changer. Tu sais combien de milliards de grains de sable il y a
dans trois mètres de plage ?
Anna : Non et je m'en fous.
Ève : Dommage. Depuis le temps que vous vivez dans le sable, vous n'avez
même pas pensé à vous intéresser au sable.
Anna : Excuse-nous, mais je crois qu'on a d'autres choses à penser.
Ève : Quoi par exemple ?
Ariane : Ben moi en tout cas j'en peux plus. Ça fait j'sais pas combien de
temps qu'il y a plus rien pour s'épiler.
Un silence. Les trois autres se regardent.
Ève : C'est pas faux. Je suis velue comme un ours en train d'hiberner dans sa
caverne.
Anna : On peut parler sérieusement un instant ? Je parle de comment s'en
aller d'ici. D'un côté le sable à perte de vue, de l'autre l'océan à perte de vue. Si on va
667

par là (montrant la salle), on meurt de soif. Si on va par là (montrant la dune) on


meurt noyé.
Adamov : Et si on reste ici, on meurt de faim.
Ève : Ce qu'il nous faudrait, c'est des chameaux.
Ariane : Génial ! Bonne idée, Ève ! Avec eux, on pourrait tracer la route, et
puis leur instinct les conduirait à l'eau.
Anna : C'est reparti le délire. S'il y avait des chameaux ici, ça se saurait.
Ève : Je reviens à ce que je disais : on le saurait peut-être, si seulement on se
donnait la peine d'écouter le sable.
Anna : Mais qu'est-ce que tu racontes ? Ariane s'il te plaît, sois gentille
d'aller chercher de l'eau et un chapeau pour Ève. J'ai l'impression qu'elle a chopé une
insolation.
Ariane : Ben pourquoi moi ?
Anna : Il faut bien que quelqu'un y aille. Tu veux que je le fasse moi-
même ?
Ariane : Non non, c'est bon, j'y vais.
Adamov, à Ariane déjà en chemin : Je peux y aller, si tu veux.
Anna lui fait un doigt, puis : Ça va, j'y suis.
Adamov : Attends, tu peux ramener une bouteille de plus s'il te plaît ?
Comme ça il y en aura pour tout le monde...
Ève : Si ça se trouve, les chameaux dorment sous le sable. Ils ont leur
réserve d'eau dans leur bosse, ils peuvent attendre.
Adamov : Dépêche-toi, Ariane, je crois qu'Ève a besoin de boire de toute
urgence.
Ève : Je plaisante pas. Vous avez jamais remarqué que la plage change de
forme, d'un jour à l'autre ?
Anna, parlant comme à une malade mentale : Mais oui, Ève. Le vent déplace
le sable, tu as tout à fait raison, le sable est mouvant, c'est tout à fait normal.
Ève : Ou bien ce sont les chameaux qui bougent en dormant.
Adamov : Ah ouais, je vois. Comme Ariane, la nuit. D'un côté, de l'autre,
d'un côté, de l'autre...
668

Ariane, revenant avec deux bouteilles d'eau, en tend une à Ève : Tiens, Ève.
Vas-y, bois tant que tu veux, ça te fera du bien. Il y a encore de la réserve, et puis
quand y en aura plus on en trouvera d'autre, pas vrai, Anna ? Hein, Adamov ?
Anna et Adamov, au lieu de répondre, se détournent chacun de leur côté,
comme s'ils n'avaient pas entendu.
Ève, à eux trois : Le problème, c'est que vous ne savez rien, et que vous
croyez tout savoir. Vous n'étiez pas là au début, vous.
Ariane : Moi je te crois, Ève. Ne fais pas attention à eux, bois.
Ève : Bah. Vous verrez bien.
Anna : On verra quoi ?
Ève : Le rêveur va vous soulever.
Les trois autres échangent des regards inquiets.
Anna : Quel rêveur, Ève ?
Ève : Le sable. Quand il sera temps il se réveillera, et les chameaux se
lèveront.
Adamov, entrant dans le jeu : Et on montera sur leur dos, et ils nous
ramèneront à la civilisation.
Ève : Qu'est-ce que la civilisation ?
Ariane, chuchotant : Oh mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu... Elle se met à
pleurer.
Ève : Le vent aussi.
Adamov : Le vent aussi va pleurer ? Parce qu'on est foutus ?
Ève : Le vent aussi va se lever.
Adamov, imitant la voix et l'accent du personnage qui cite ce vers de Valéry
dans le dernier film de Miyazaki : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! »

Nuit. Les quatre s'affairent sur la scène, à la lumière des deux lampes
frontales portées par Anna et Adamov.
Anna : Comme ça, plus de problèmes d'insolation.
Adamov : Ni de réunions.
669

Anna : Ouais, y avait urgence. Tout le monde était en train de péter un câble.
Adamov : De toutes façons la nuit dernière l'expédition a rien donné. Y a
plus rien, on a pas le choix, faut partir.
Ariane : On aurait pu attendre le jour, quand même.
Anna : Non, il fait trop chaud le jour. Maintenant que c'est décidé, on va pas
en rediscuter, hein ? Faut y aller, c'est tout. C'est bon, tout le monde est prêt ?
Ils se mettent en marche, Adamov et Anna devant, les deux autres suivant
dans leur ombre.
Ève : Et puis si on rencontre des bêtes dangereuses, on sera moins visibles
qu'en plein jour.
Ariane : Tu crois qu'il y a des bêtes ?
Ève : J'en sais rien, j'ai juste dit : si jamais il y en a. En plein jour sur la dune,
on est comme dans la savane, les fauves nous voient à des kilomètres à la ronde.
Pour peu qu'ils aient plus rien à manger eux non plus...
Adamov : On est cuits, si je puis dire. Ils nous bouffent tout crus.
Ève : Et les bêtes qui y voient la nuit ? Vous y avez pensé ? Les hyènes, par
exemple ? En plus avec les deux lampes, on voudrait signaler notre présence on
pourrait pas mieux s'y prendre.
Anna : Les hyènes mangent les bêtes mortes. On est encore vivants, autant
que je sache.
Ariane : Ouais ben moi, je suis morte de peur.
Ève : N'aie pas peur, Ariane. Les fauves sentent la peur de loin, ça les attire
autant que l'odeur du sang attire les requins blancs.
Ariane : Oh, putain !
Adamov : Eh ben, Ariane, on se lâche ? Quel vocabulaire ! Bon, écoutez. Je
passe devant, j'ouvre la route.
Ève : Quelle route ?
Adamov : C'est pas le moment de jouer sur les mots.
Anna : Ni sur nos nerfs.
Adamov : J'ouvre la route, vous n'avez qu'à suivre. Suivez-moi de bien près,
que personne ne se perde.
Anna : Moi je passe derrière, je ferme la route.
670

Adamov : Comme ça si une bête arrive, je la verrai le premier, j'en fais mon
affaire.
Anna : Et si elle arrive derrière, je la sentirai la première, j'en fais mon
affaire.
Ariane et Ève : Et si elle arrive sur les côtés ?
Adamov, à Anna : On ferait peut-être mieux de laisser les deux boulets se
débrouiller sans nous ?
Ariane et Ève : Quels deux boulets ?
Anna : Bon, ça suffit. Allez, on se tait, et on avance.
Ariane : C'est pas juste, c'est vous qui avez la lumière !
Adamov : Qui m'aime, me suive !
Ariane : Pfff...
Ils avancent en silence, parcourant la scène de long en large et de large en
long, plusieurs fois. Au bout d'un moment :
Ariane : J'ai soif !
Anna : Avance !
Ariane : Hey ! J'ai le droit d'avoir soif, non ? En plus, c'est moi qui porte
l'eau !
Adamov : Alors nous fais pas chier, tu prends ton eau et tu bois, comme une
grande fille.
Ariane : Je prévenais pour pas ralentir tout le monde, c'est tout.
Anna : Tu ralentiras personne, on continuera à avancer.
Adamov : Tu nous rattraperas.
Ariane : Mais t'as dit qu'on ne devait pas se séparer.
Adamov : Oui, je l'ai dit. Si tu veux te séparer, c'est ta responsabilité, pas la
nôtre.
Ève, à Ariane : Fais attention aux serpents, quand même.
Ariane, chuchotant entre ses dents : Serpent toi-même !

Nuit, ils marchent toujours.


671

Adamov, à Anna qui ferme toujours la marche : Anna, ma sœur Anna, ne


vois-tu rien venir ?
Anna : J'ai pas des yeux derrière la tête.
Ève : Mais moi je vois pas revenir Ariane.
Anna : Merde, c'est vrai ! Stop, on s'arrête !
Ève, s'en allant : Attendez-moi là, je vais la chercher !
Adamov : Je viens avec toi !
Ève, déjà disparue dans la nuit : Non non, restez ensemble ! Attendez-nous,
je la ramène !
Anna : Mais t'as pas de lumière !
Silence.
Anna, à Adamov : Qu'est-ce qu'on fait ?
Adamov : J'y vais.
Anna : Tu pars par là, moi par là ?
Adamov : Ok. Le premier qui les trouve les ramène ici.
Anna : Et si on n'en trouve qu'une ?
Adamov : On la ramène ici, et on repart chercher l'autre.
Anna : Ok.
Ils commencent à partir, chacun de leur côté. Anna se retourne.
Anna : Adamov, attends !
Adamov, se retournant aussi : Quoi ?
Anna : On les ramène ici, mais où çà, ici ?
Adamov : Ben, là.
Anna : Tu vois un truc pour se repérer ?
Adamov : Non.
Anna : Moi non plus.
Adamov : Plus le temps passe, plus il sera difficile de les retrouver.
Anna : Allons-y, on verra bien.
Ils s'éloignent et disparaissent dans la nuit.

*
672

Anna cherche Ariane, Ève et Adamov, à la lumière de sa lampe.


Anna : Ève... ! Ariane... Ad... vous êtes là ?
Apparaît devant elle Ève, en camisole blanche. Regard pétrifié d'Anna. La
lampe torche s'éteint, Anna pousse un cri.
Même scène avec Adamov.

Voix d'Ariane : Encore heureux que la lune se lève !


Un peu de lumière pâle tombe d'en haut sur la scène.
Voix d'Ève : Ariane ! Ariane !
Voix d'Ariane : Ève !
Ève, apparaissant : Regarde ce que j'ai trouvé !
Elle avance dans la lumière de la lune, en même temps qu'on distingue
Ariane en train de la rejoindre. Ève brandit un grand poisson brillant.
Ariane : Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est que ça ?
Ève : Ben, ça se voit pas ?
Ariane : Un poisson !
Ève : Exact.
Ariane : Où tu l'as trouvé ?
Ève : J'sais pas, il faisait tout noir. T'étais perdue ?
Ariane : À ton avis ? Vous m'avez bien laissée tomber. Où sont les autres ?
Ève : Ben, comme nous.
Ariane, regardant autour d'elle : Ici ?
Ève : Oui, enfin, tu sais bien ce que je veux dire...
Ariane : Euh... Si tu pouvais préciser...
Ève : Oh là là, ce que vous êtes lourds, vous tous. Là, quoi... Dans la tête du
rêveur...
Ariane : Mince alors. Y a pourtant plus de soleil qui te tape sur la tête.
Ève : Le rêveur n'a pas besoin que le soleil lui tape sur la tête.
Ariane : C'est toi, le rêveur ?
Ève : À ton avis ?
673

Ariane : Il bouge ! Ton poisson, je l'ai vu bouger !


Ève : C'est pour ça que je me dépêche. Il faut le remettre à l'eau.
Ariane : Comment t'as pu trouver un poisson vivant dans le sable ? On
n'entend même plus le bruit de la mer ! Et tu veux le remettre à l'eau ? Y a pas
d'eau !
Ève : Suis-moi. Elle fait quelques pas vers l'ombre, suivie d'Ariane.
Ariane : Le sable est mouillé !
Ève : Ça y est, on est à la rivière. Salut, poisson !
On entend Plouf !
Cri d'Anna.

Un désert de sable noir. Silence. Plus de bruit de mer. Debout au centre du


désert, Ad se met à tâtonner dans l’espace, cherchant une issue pour s’échapper.
Soudain il s’aperçoit que quelqu’un est près de lui. C’est un Bédouin, monté
sur un chameau et tenant une lance dans sa main droite. Sous son bras gauche il
serre une pierre, dans sa main un coquillage.
- Vous me reconnaissez ?, dit le Bédouin. C’est moi, le Bédouin. J’ai pour
mission de sauver les arts et les sciences.
Il montre le coquillage. Ad le contemple avec admiration, il est d’une
extrême beauté. Puis Ad approche son oreille du coquillage.
Une voix sort du coquillage : « Ek martou sinomoler tajis zotyrian la
espolaz te kai pilor. Vaor ! Skersim de louna la eukalistiformagion del donde.
Vaorum ! Cantat el sol oveubitchif kai tant valacruch toulo cat la fin shi brek. »
- J’ai entendu la prophétie !, dit Ad. La colère de Dieu ! Toute la terre sera
détruite !
C’est vrai, dit le Bédouin, le déluge approche. Et j’ai une mission à
accomplir : je dois sauver les arts et les sciences.
Alors la civilisation sera sauvée ? Et les hommes ? Que restera-t-il de
nous ?
674

Le Bédouin tend la pierre à Ad. Au moment où ce dernier s’en saisit, la


pierre se change en livre.
- La Géométrie d’Euclide !, dit Ad, lisant le titre du livre.
Le Bédouin lui tend maintenant le coquillage, qui se change lui aussi en
livre.
- Alors il existe ! Le livre qui contient toute la poésie du monde ! Il y a
même le poème que j’ai écrit dans le sable blanc, ce matin !, dit Ad, feuilletant le
deuxième livre.
D’un geste, le Bédouin récupère les deux livres, qui se transforment à
nouveau en pierre et coquillage.
- Je dois sauver ces deux objets, la pierre et le coquillage, ces deux livres,
dit le Bédouin. Il tourne la tête vers le fond, puis se retourne vers Ad, sans le
regarder. Le visage du Bédouin a maintenant changé, il reflète un effroi
abominable.
Ad regarde à son tour derrière lui et voit une grande clarté qui a déjà inondé
la moitié du désert.
675

Marelle

Clameurs des rafales


elles parcourent la ville
les âmes chancellent

Dans les cheminées


le vent descend, se démène.
Leur tablier tremble.

La vigne rougie,
exposée à tous les temps,
s'accroche au vieux mur.

Des draps sur un fil Au bois des chevreuils


près de la forêt en feu couleurs de feuilles mortes
abandonnés claquent s'assemblent invisibles.

Passage de l'ours
entre les arbres griffés
bientôt la tanière.

Les feuilles descendent, Dans l'ombre l'esprit


les pages des livres tournent, projeté par la fenêtre
tout se déshabille fait lever le corps.

Les âmes chancellent


676

Le goût de la vie

C’est un rire gigantesque qui me réveille, mon propre rire. Je suis couchée
sur le dos comme un cadavre, fiévreuse, encore nageant dans un rêve où j’étais
dans une boîte de nuit de campagne, où plein de garçons m’entouraient, on dansait
un peu et on plaisantait, l’un d’eux tout en parlant me laissait sentir son sexe dur
contre ma hanche, c’était bien, juste gentil. Quelqu’un amenait un grand plat de
grosses crevettes décortiquées, je les regardais, très charnues, roses, appétissantes,
et pourtant quelque chose en moi suppliait, une pitié. Le garçon racontait qu’au
moment de les pêcher l’une d’elles, avant de mourir, s’était dépêchée d’envoyer un
mail, cliquant sur la souris. Je m’étais mise à rire si énormément que je me suis
réveillée.
Il fait grand jour. De tout ce qui s’est passé la veille, je n’arrive pas encore à
démêler ce qui était de la réalité et ce qui n’a existé que dans mes rêves, les délires
provoqués par la fièvre. J’ai toujours mal partout, mais ma fièvre est tombée et je
me sens mentalement en pleine forme. Car, et c’est le plus important, la mémoire
m’est revenue en partie, sur les circonstances dans lesquelles je suis arrivée ici.
J’étais venue en voiture avec Lafaux, le patron de l’agence immobilière où
j’avais un job d’été. Nous avions une maison à visiter dans un hameau voisin. Je
me souviens, j’avais été contrariée qu’il veuille m’accompagner, comme s’il ne me
faisait pas confiance. À un embranchement il s’était trompé, nous nous sétions
rendu compte que cette route était un cul-de-sac. Mais quand j’avais vu l’océan
depuis la dune, j’avais dit : si on en profitait pour descendre sur la plage, juste cinq
minutes ? On était sortis de la voiture, on avait longé ce bâtiment, le Déesse Klub,
un blockhaus sinistre en pente sur la dune mais qui me rappelait un autre blockhaus
aménagé où j’allais quand j’étais adolescente. Un endroit qui ne servait désormais
plus que de refuge pour nous, adolescents désargentés qui pouvions y passer des
après-midi entières en consommant juste un café. Le bonheur de ces années
d’enfance me revenant, je m’étais déchaussée et je m’étais mise à courir vers l’eau,
vers les vagues qui dansaient dans la lumière.
677

Mon souvenir de la veille s’arrête là. Je me rappelle avoir été emportée par
une vague, oui, mais comment, et que s’est-il passé ensuite ? Je me dis maintenant
qu’il a dû arriver quelque chose à Lafaux, aussi. Sans quoi il m’aurait ramenée. Il
faut que j’aille voir.
Mes vêtements ne sont pas encore secs. Je remets la robe en laine rouge.
Rien d’autre que le bruit des vagues. La fête est sûrement finie depuis longtemps.
Pourquoi Lila n’est-elle pas venue me chercher ? Inutile de compter sur mon
téléphone, il est mort. Si seulement j’avais mon appareil photo. Je ne sais pas ce
que j’ai photographié mais il faut que je le retrouve pour le savoir, justement. Je me
rappelle l’histoire de Cortazar, et le film qui a été fait à partir de cette nouvelle,
Blow up. Il y a une affaire criminelle cachée quelque part dans la photo, c’est
seulement en la regardant beaucoup et en l’agrandissant qu’on arrive à le
comprendre.
En descendant l’escalier, j’entends des bruits de chaises dans la salle. Ah,
Lila est encore là. J’ouvre la porte, je pousse un cri. Juste derrière il y a, non pas
Lila, mais un inconnu.
Ah, tu m'as fait peur, je dis en riant. Est-ce que Lila est là ?
Au lieu de répondre, il me demande qui je suis.
Aya, je dis. Et toi ?
Tu ne sais pas non plus qui je suis ? dit-il.
Ah oui, tu es Oliban. Oh mon amour, je t’ai tant cherché ! C’est juste que…
c’est ma tête… je suis tombée à la mer, et Lila m’a prêté sa chambre pour la nuit.
Viens, Lila, dit Oliban. Et il m’emmène dehors.

La lumière d’octobre est si belle. Douce et paisible. J’oublie mes douleurs.


Malgré tout ce qui s’est passé, je me sens étrangement bienheureuse.
La marée descend, la bande de sable scintille.
Je vais de l’autre côté, vers la route.
Pieds nus dans le sable frais, blond, liquide.
La voiture de Lafaux n’y est pas. Il n’y a aucune voiture.
Je me demande comment Oliban est venu, et puis je vois une moto derrière
le Déesse Klub.
678

Je m'assois sur la dune, face à l’océan. La brise caresse les oyats, comme
mes cheveux. J’essaie de comprendre ce qui a pu se passer, à défaut de m’en
souvenir. Comment Lafaux a-t-il pu repartir sans moi ? M’a-t-il crue noyée ? Mais
alors pourquoi n’a-t-il pas alerté les secours, ou du moins la gendarmerie, pour
qu’ils cherchent mon corps ? Ou bien s’est-il noyé lui aussi ? En tentant de me
sauver, peut-être ? Je scrute la plage, voir si la mer n’a pas recraché son corps.
Rien.
D’un autre côté, est-il possible que ce soit les vagues qui m’aient fait toutes
ces blessures ? Avons-nous été attaqués ? Est-il mort ? L’assassin l’a-t-il laissé
quelque part dans les dunes, avant de repartir avec sa voiture, me croyant morte
aussi ? Mais je ne suis pas morte, et peut-être ne l’est-il pas non plus.
Maintenant Oliban est là, près de moi. Je me rends compte à quel point il
m’est précieux. Nous nous asseyons l’un près de l’autre dans le sable. Je lui
explique ce dont je me souviens, et ce dont je ne me souviens pas. C’est pas lui qui
t’a fait du mal ?, il dit. Celui avec qui t’étais ?
D’abord je ne réponds pas. Ensuite je dis : Mais pourquoi il aurait fait ça ?
Et en le disant, je sais que je connais la réponse. Je regarde Oliban, et tout
me revient. Quand Lafaux courait derrière moi qui courais vers l’océan. Quand son
souffle se rapprochait. Quand il m’attrapait. Quand je me débattais. Quand je
m’enfuyais. Quand il me rattrapait encore. Mes griffes, mes dents. Ses coups de
poing. Ses coups de pied. Courir, courir encore vers la mer, qu’elle m’arrache à lui.
Et la vague qui vient me chercher, qui m’emporte. Le trou noir. Plus tard, ramper
sur le sable. Le trou noir, encore. Se retrouver la nuit devant la porte du Déesse
Klub.
Oui, Oliban, je m’en rappelle, maintenant.
Je me rappelle qu’il m’a tuée. Il m’a frappée, étranglée, jetée à la mer. Il est
parti, il a cru que j’étais morte. Je me suis réveillée à l’hôpital. J’étais vivante, mais
je ne me souvenais plus de rien. Oliban est venu, il a dit que nous étions étudiants
tous les deux, il a dit que nous étions ensemble. Mais moi je ne me souvenais plus.
Après, quand je suis sortie de là, je me suis mise à faire des photos, pour empêcher
la réalité de continuer à s’échapper.
679

Il y a des voix autour de moi. Je voudrais parler, mais je ne peux pas. Il y a


des visages penchés sur moi. C’est la nuit, nous sommes au cimetière. Je ne sens
pas mon appareil photo contre moi. Il me le faut, pour démêler le vrai du faux, voir
où il a pris le crime au filet. Je ne peux pas bouger. Je vois Oliban, je ne savais pas
qu’il était là. Je suis contente de le reconnaître. Il dit « Lila ! Lila ! » Mais ce n’est
pas une autre qu’il appelle, c’est moi. Alors je me rappelle.

Je déterrerai la terre de mes mains, de mes bras, de mes dents s’il le faut. La
fureur du monde finira par fermer sa gueule. Un calme immense m’envahit, c’est
celui de ma détermination. De notre détermination. Notre solitude est aussi vaste
que notre communion. Nous sommes pleins de déchirures, dont chaque souffrance
nous scratche les uns aux autres. Je rassemblerai toutes les pierres écroulées de la
maison Usher et j’en élèverai une autre.
Quand je me réveille je suis, mais je ne sais plus où ni quand. Ce sont les
bruits qui m’informent d’abord. Et les odeurs. Chariot dans le couloir, voix
d’infirmières, atmosphère de désinfectant et de médicament. Il me faut quelques
secondes encore pour comprendre que je ne suis pas en train de revivre ma sortie
de coma. Mais je ne sais plus si je viens de rêver l’affaire dans le blockhaus ou si
ça a été en quelque sorte une NDE, une descente aux enfers dont Oliban m’a
ramenée. Orphée a perdu Eurydice parce que sur le chemin de la mort à la vie il n’a
pas pu résister à la tentation de se retourner. C’est ainsi qu’on présente les choses.
Mais il faut aussi penser à Eurydice, qui du coup est restée prisonnière du royaume
des morts. Je suis là, vivante, je vois ma chambre d’hôpital, je vois en tournant la
tête ma voisine de chambre qui dort, je distingue dans la nuit par la fenêtre le haut
des arbres et d’autres bâtiments. Oliban a donc été meilleur qu’Orphée. Mais
maintenant je dois moi-même faire la lumière, sur tout ce qui reste dans l’ombre
dans cette histoire. Pas de lumière, pas de vérité. Pas de vérité, pas de justice. Pas
de justice, pas de paix. Ni oubli ni pardon. Eurydice, en grec, ça veut dire « ample
justice ». Si Oliban m’a ramenée des enfers, moi je dois en ramener Eurydice. Le
monde a besoin d’ample justice.
Je suis couchée sur le dos comme dans un cercueil, les mains croisées sur la
poitrine. Je suis vivante et j’ai toute ma raison. Je me redresse, je m’assois du côté
680

où ma main droite est reliée par la perfusion à son pied, en m’accrochant à lui je me
mets debout. Je suis un peu faible mais tout va bien. Je contourne le lit pour aller
jusqu’à l’armoire en métal, je l’ouvre avec la clé qui était posée sur ma table de
chevet. La première chose que j’y vois, c’est mon appareil photo. Je l’allume. Il est
vide. No images. J’ouvre mon sac, mon portable et mes affaires sont dedans, rien
n’y manque. Mes vêtements sont pendus. Je cherche mon couteau dans les poches
de mon jeans, il n’y est pas. Il n’est pas ailleurs non plus.
Je vais aux toilettes, toujours traînant ma perf. En pissant je me rappelle
quand j’ai pissé au fond du cimetière. Je me rappelle de l’escargot. Je me lave
les mains, je prends sur la table de nuit mon petit ordi, je me remets au lit. Je me
mets à écrire, pour dire et ne pas dire ce qui sort par les trous de la réalité, ce
qu’il y avait sur la photo effacée, même si je l’ignore, ce qu’on ne voit pas et
qui pourtant à chaque instant change tout.

Je ne m’habitue pas à sa beauté. Je le trouve de plus en plus beau. Quand il


est là je suis folle de joie au-dedans de moi. Quand il n’est pas là, j’ai une pointe
de désir toujours vive au-dedans de moi, je goûte par avance dans mon cœur le
moment qui reviendra d’être auprès de lui. Je me souviens comme si c’était hier
du premier trajet que nous avons fait à moto tous les deux, moi collée contre son
dos. Du Déesse Klub à l’hôpital où ils m’ont soignée et ordonné trente jours
d’arrêt de travail.
Ensuite Oliban m’a accompagnée à la police, pour porter plainte contre
Lafaux. Pendant le procès il a témoigné. Dès l’instant où il m’a rendu la
mémoire sur le mal qui m’avait été fait, j’ai été au paradis avec lui. Car dès cet
instant le mal a tout perdu, il s’est dégonflé comme une vieille baudruche.
Puisque Oliban était là. Oliban qui faisait venir la vérité.
Puis nos chemins se sont séparés. Mais sans doute était-il écrit que nos
chemins devaient finir par n’en faire plus qu’un. Nous nous sommes retrouvés
par hasard, comme on dit, une nuit à Paris, dans un bar de Montparnasse,
dernière étape d’une virée avec quelques amis. Assise sur la banquette rouge, je
l’ai vu arriver sur la minuscule scène. Il a commencé à scander son rap, et je me
681

suis mise à chanter une musique pour l’accompagner, sans bouger de ma place,
doucement.
Le bar était plongé dans la pénombre, tout juste éclairé par les dernières
lampes allumées, qui diffusaient une lumière orangée. Il n’y avait presque plus
personne, c’était l’heure de la fermeture, ceux qui restaient avaient des gestes
lents.
Oliban m’a entendue, il a continué à rapper en me regardant. Je me suis
mise à faire une autre voix, plus basse, pour l’accompagner.
Le chant a pris fin, le bar de nuit a tiré son rideau de fer, les derniers sont
sortis.

Le vieux monde est en train de mourir, pensais-je en marchant dans les rues
de Paris.
Chacun rentrant chez soi, les uns et les autres se sont séparés. Je me suis
retrouvée accompagnée par Oliban, qui allait dans la même direction, chez un ami
qui l’hébergeait, à quelques rues de la mienne. Mais au lieu de rentrer directement,
nous nous sommes promenés.
Nous sommes arrivés à la Seine. Par ce froid, des gens vivaient dans des
trous ou des cabanes de carton, sous les ponts. Peut-être certains d’entre eux se
sentaient-ils pourtant une place en ce monde, et évitaient-ils ainsi la plus grande
misère. Je ne sais pas. Je sais que la plus grande misère s’étend.
Le fleuve, les toits, le ciel de Paris. En les regardant, j’ai eu l’impression
qu’il suffirait que je me cambre pour tomber en arrière dans le vide. Mais ça ne
risquait plus de m’arriver, maintenant.
L'eau était d'un noir brillant, plume de corbeau liquide traversée de longues
tiges rouges, jaunes, bleues, argentées, reflets vibrants des lampadaires. Il m’a dit
qu’il avait fait une étrange expérience. Il a essayé de me la raconter, mais son récit
est resté confus, morcelé. Il parlait de neige, de quelque chose dans le ciel. J’ai
senti qu’une pudeur l’empêchait de dire complètement ce qu’il en était. Qu’il ne
comprenait pas lui-même ce qui était arrivé, qu’il préférait l’évoquer avec
prudence.
Tu as déjà entendu parler du Refuge ?, il a dit.
682

Non, pourquoi ?
J’ai vu en rêve une sorte d’hôtel dans le ciel, il s’appelait comme ça.
Et la neige ? C’était dans ton rêve aussi ?
La neige, elle arrive, il a dit. Ses yeux luisaient, les traits de son visage
évoquaient un paysage lointain. J’ai eu envie de l’embrasser. La lune suspendue
entre les immeubles était en train de se fondre dans l’aube naissante. Nous sommes
repartis. Quand nous sommes arrivés devant chez moi j’ai eu un vertige, j’ai dû
m’appuyer contre la porte. Le ciel blanchissait comme s’il allait neiger. Rien
d’autre ne s’est passé, je suis montée, il est parti.

La neige. Immobile dans mon lit, je regardais les flocons tomber doucement
à la fenêtre. Pure merveille. Comme si les anges descendaient du ciel pour appeler
toute la ville à se prosterner dans son cœur et à rendre grâce. La première neige de
l’hiver !
Je me suis relevée. J’avais envie de retourner dehors, sous la neige
annoncée par Oliban. J’ai enfilé jeans, pull, bottes et manteau. Pris mes gants,
enfoncé sur ma tête un bonnet de laine, entouré mon cou d’une écharpe. Je suis
descendue.
Sur les trottoirs, dans les rues, c’était la féérie. Ceux qui se rendaient au
travail marchaient doucement, à cause du sol glissant. Les voitures roulaient au
ralenti. Des flocons larges comme des miettes de pain continuaient à tomber du
ciel. On aurait dit que les humains étaient des oiseaux auxquels une main invisible
distribuait sa nourriture, une nourriture de grâce et de joie pour l’esprit et le corps.
Le sang courait chaud sous ma peau !
Au milieu de tout ce blanc, les toits verts de la mosquée semblaient signaler
une oasis. Je montais la rue en pente le long de ses murs blancs quand j’ai vu venir,
la descendant face à moi, en blouson foncé et bonnet rouge, Oliban. Nous nous
sommes rejoints devant la porte.
Le monde est petit, j’ai dit.
Nous avons ri. La neige continuait à tomber autour de nous.
Tu vas à la mosquée ?
683

En fait je marche dans le quartier depuis que je t’ai quittée. Je passais là par
hasard.
Comme moi. On entre ? Ça doit être beau, sous la neige.
Allez !
La mosquée était déserte. Il y avait peut-être des gens, mais personne ne
circulait sous les arcades. Nous avons fait le tour du patio. Le jardin intérieur, la
fontaine, les petits carreaux turquoise, tout était couvert de blanc très doux,
immaculé, sans traces. Il régnait une paix divine.
Nous sommes allés voir le petit jardin à l’olivier.
J’ai passé l’entrée la première, et j’ai sursauté. Je me suis arrêtée net et j’ai
entendu Oliban s’exclamer derrière moi à voix basse : « regarde ! » Au milieu du
petit terrain, un magnifique élan était en train de manger l’herbe qu’il dégageait en
creusant dans la neige avec son sabot. Il releva la tête et nous regarda paisiblement,
fixement. Ses cornes immenses semblaient soutenir le monde, un monde en
suspension. Puis il a fait volte-face, et d’un bond prodigieux, est passé par-dessus le
mur.
Mon Dieu ! j’ai dit. Comment c’est possible ? Nous avons repris notre
souffle. Viens !, a dit Oliban. Il faut le retrouver !
Nous sommes sortis de la mosquée, nous en avons fait le tour. Nous avons
arpenté les rues pendant plus d’une heure, mais il avait disparu.
À la fin, comme nous étions tout près de chez moi, je l’ai invité à prendre
un café. J’ai dit on va regarder sur internet, peut-être qu’ils en parleront ?
On a monté mes sept étages à pied. J’ai ouvert mon ordi et nous avons
cherché sur Google actualités, sur le web, partout… rien. La preuve que tout ce qui
arrive ne se retrouve pas sur internet. Est-ce qu’il s’était échappé d’un zoo ? Nous
nous sommes dit qu’il était peut-être déjà dans une forêt, il y a de grandes forêts
aux portes de Paris.
Nous nous sommes mis à la fenêtre et nous avons contemplé la ville : tour
Montparnasse, tour Eiffel, Panthéon, tout au loin Sacré-Cœur, tour Saint-Jacques,
minaret de la Mosquée, à l’ouest minuscules deux ouvriers au sommet d’un toit,
buissons de cheminées, ciel blanc… en face, trois étages au-dessous ma fenêtre,
antennes en forme de flèches, toits en terrasse à verdure, toits à verrières, vasistas,
684

bruits lointains de circulation, timides cris d’oiseaux, fleurs aux balcons, tuiles,
zincs, verre, brique, béton… immense ciel traversé de rares vols, rideaux aux
fenêtres, un coq sur une girouette, une mouette solitaire, un voisin qui joue du
violoncelle, la vibration profonde des cordes graves exquise à vous décoller la
peau… La vie n’a pas de prix.
Les flocons, des gros des petits des moyens, faisaient comme des gens qui
marcheraient dans une rue verticale, ils se croisaient, allaient de traviole, peut-être
y en avait-t-il un qui se demandait en cet instant si celui-ci qui tombait non loin de
lui n’était pas le sosie de tel autre, et alors il s’étonnait tout en poursuivant son
chemin, il ne saurait jamais, pouvait pas s’arrêter, le jardin de ma cour l’attendait.
J’ai pris un livre sur mon étagère, je l’ai ouvert, j’ai lu à voix haute ce poème de
Dôgen :

Dans la plaine enneigée où toute l'herbe s'abolit


Le héron blanc s'est enfoui
Dans sa propre apparence.

Qu’il est doux de s’éveiller dans un sourire. On croit entendre une pluie
légère à la fenêtre mais on découvre, en l’ouvrant, le ciel bleu.
Je regarde le moineau qui picore et sautille dans la cour. Tout est calme sous
le soleil discret, rien de nouveau, rien de périmé, c’est ça, l’éternité.
J’ai dû me coucher vers deux heures, à cinq heures tout le monde debout,
l’un avec une laryngite, l’autre un rhume. Je les ai soignés, ils se sont rendormis. Je
me suis remise au lit aussi. En me relevant, je suis allée les voir dans leur chambre.
Ils dorment, mes cœurs.
Je ferme à demi les paupières parce que mes yeux brûlent par manque de
sommeil ou par plénitude de veille, c’est dans cette ouverture que le temps se
déploie.
Quand je ne suis pas trop fatiguée je me lève avant Oliban, à l’aube. Je
m’installe seule là-haut avec une cafetière, et je finis ou commence ou recommence
685

d’écrire ce livre que tu lis. Nous habitons dans un phare abandonné que nous avons
récupéré, sur une côte rocheuse. Les gens qui passent, comme tous ceux qui
viennent pour la première fois, sont éblouis par la beauté du lieu. Isolement,
silence, hauteur, splendeur de l’océan, du ciel, de la plage. C’est chez nous, et c’est
chez eux, nos hôtes : une maison dans la nature, et une maison ouverte, le luxe
absolu. Quand les enfants en parlent ils ont aussi des flots d’étoiles qui leur sortent
par la bouche et les yeux.
Souvent il vente, il pleut. Le temps rend mon corps amoureux. Très. Le vent
balaie le ciel, essuie la pluie, les journées sont pleines d’apparitions du soleil
revenu, mouillé comme un sourire. Ici vous courez, comme ça, comme courent
l’enfant ou l’animal. Pas seulement dans votre tête, avec vos jambes : comme ça,
sans raison : de joie, ou même de rien.
Nous avons retapé la maison accolée, nous l’avons repeinte en blanc et
rouge, comme la tour du phare.

Le soir souvent, je monte au sommet, profiter plus longtemps de la nuit.


Une fois j’ai vu en rêve un grand Africain en train de faire l’appel au milieu des
galaxies, des constellations, des quasars et des pouponnières d’étoiles.
Quand Oliban me rejoint dans le lit, je me réveille doucement et je ne me
lasse jamais de baiser son visage bien-aimé, ses épaules bien-aimées, son torse
bien-aimé, son sexe bien-aimé… toute son âme si juste, humble, courageuse,
joyeuse, intelligente et pacifique dans ce corps de chair qui m’est offert comme le
mien lui est offert quand son sexe y pénètre. Dans notre refuge sur ce bout de terre,
face à l’océan.
Le petit dernier se lève, il m’appelle, il me dit : « Il faut que je t’avoue
quelque chose. Jusque là, je croyais que j’avais mille ans. Tu me disais par exemple
que j’avais trois ans et demi et je ne disais rien mais je pensais que ce n’était pas
vrai, je croyais que j’avais au moins mille ans. »
Et tu avais raison, je lui réponds. Moi aussi je croyais avoir des millions
d'années quand j’étais petite, et maintenant je sais que c’est vrai.
686

Raisin

Temps des cerfs


ma page blanche
vendange.
687

Ciel

Lila se recueille. Lila fait la vaisselle. Les assiettes, une à une, retrouvent
leur belle propreté. Elle frotte, frotte la marmite. Ce soir de nouveau elle préparera
un repas, toute la famille mangera, puis il faudra relaver les assiettes et les plats.
Ainsi va la vie. Lila rêve parfois d’autres horizons, mais Lila voit que cela est bon.
Le travail qui fait vivre l’amour, la vie. Qui se mélange au bonheur. De donner, de
partager, d’être ensemble. D’avancer doucement dans le temps, pas après pas,
respiration après respiration. Le souffle rend l’avancée légère, fait monter l’âme et
le corps au ciel. Lila a eu, Lila aura bien d’autres vies.
Lila étend sous le ciel la lessive. Le linge blanc resplendit au soleil, il sent
bon. Il a touché le corps de ses bien-aimés, son propre corps à elle. Corps humain,
petit âne fidèle qui porte le sang tout au long du voyage ici-bas. Le linge aussi aime
servir, puis aller à l’eau, puis au soleil. Les années l’affinent comme elles affinent
la peau des hommes, la rendent de plus en plus fragile. À la fin le tissu laisse tout à
fait passer la lumière. Lila dit oui au mystérieux travail du temps. Lila habite au
paradis.
Lila sort. En chemin elle sourit, à tout, à tous. Elle n’en revient pas de la
beauté du monde. Toujours, c’est comme si elle le voyait pour la première fois.
Tout est splendide. L’olivier au bord du sentier poussiéreux. Les pauvres maisons
de pierre et de terre. Le chant des oiseaux. Les mouvements d’une nuée. La vie nue
des animaux. Et surtout, surtout, les yeux des enfants, des hommes, des femmes.
Des puits vivants, où elle voit le ciel. Lila est celle qui dit oui, sauf quand il faut
dire non. La douce Lila connaît le combat pour protéger la pureté, et aussi la force
d’inertie comme résistance aux violences. Lila songe, et parfois Lila pleure.
Lila se lève la nuit pour l’enfant quand il pleure. Pourquoi pleurent-ils, les
petits ? Si c’est de faim, heureux sont-ils, car leur mère les met au sein et ils sont
rassasiés. Si c’est de mélancolie, si c’est de sentir les premières douleurs du
pèlerinage terrestre, si c’est d’obscur désir de la lumière, heureux sont-ils aussi. Car
leur père ou leur mère vient à eux et les prend dans leurs bras. Le mal fait mal, mais
688

tout s'apaise. Et la béatitude se lit sur leur petit visage, se reflète sur celui de qui les
regarde. Lila rend grâce.
L’abîme s’ouvre devant le corps de l'innocent assassiné. Lila voit la
mauvaiseté des hommes, elle poignarderait les criminels. À cause d’eux elle
souffre à mourir, mais elle continue à vivre. Le cœur de Lila, le coquelicot de sa
jeunesse, n’est plus qu’un brasier d’amour. Lila sourit. Ce qu’elle donne à voir,
c’est sa joie.
Lila trouve refuge loin du monde au pied du palmier, celui sous lequel elle
enfanta. Le palmier continue à lui transmettre la parole du ciel, eau et fruit. Elle
parle avec le ciel, où est l'enfant parti. Parfois il s’y fait voir, il y fait signe. Là-haut,
ou bien ailleurs. On le sait à quelque chose dans la lumière qui devient vivant, et se
met à parler sans paroles.
Lila fait la vaisselle, étend la lessive, s’occupe des petits, des faibles. Et
pendant tout ce temps elle converse en secret avec la lumière qui vit, là dans le
silence de l’aube, le mouvement de la nuée, la danse des arbres sous la caresse du
vent, et surtout, surtout, dans les yeux des enfants, des femmes et des hommes. Lila
paisiblement se dirige vers sa dernière demeure ici-bas, la chambre noire du
tombeau par où elle passera, et bien avant son heure, bien avant l’heure pour elle de
quitter cette terre, c’est au ciel qu’elle est montée déjà et qu’elle vit, étrangère en ce
monde qu’il lui est demandé d'habiter. Répondre oui, il y a longtemps qu’elle n’y
songe plus. Elle est devenue elle-même le oui.
689

Joie

Plusieurs fois Joie se retourne dans la lumière étincelante à travers les


gouttes de pluie, voir si l'arc-en-ciel n'arrive pas. Et il apparaît. À l'est, par-
dessus les toits de Paris et leur petit peuple de cheminées veilleuses. Grâce.
Acmé, telle celle où l'aube ouvre la porte de la nuit et sort, voilée de restes de
rêves encore, de sa chambre noire.

Ce matin Plaisir s’est réveillé en sursaut, a bondi hors du lit – son


appareil génital dansant sous le t-shirt. J’ai fait un cauchemar terrible, a-t-il dit,
en regardant Joie comme si elle était une revenante. J’étais dans la montagne. À
la lisière de la forêt, soudain je voyais une grande ourse avec ses enfants. Autour
d’elle la neige était tachée de sang. Tu arrivais, joyeuse, comme une fleur. Je
t’avertissais du danger, je te disais va-t’en. Tu te laissais glisser sur les fesses
dans la pente, mais l’ourse pouvait bien te rattraper, nous rattraper, alors je
prenais une barre de fer, prêt à combattre. Et je me suis réveillé.
Il était encore dans sa vision de mort imminente, profondément choqué.
Joie a ri doucement pour le sortir de là. Un peu après, alors qu’ils prenaient leur
café, elle lui a dit : n’aie pas peur, c’était moi, l’ourse qui protégeait ses enfants.
Et ça ne se retournera pas contre nous. J’ai des fauves en moi, mais ils sont nos
alliés.

Joie aime le papier recyclé de ce cahier neuf dans lequel elle écrit. Le
stylo y glisse bien et il n'y a pas de lignes tracées d'avance comme dans les
cahiers d'écolier. Dans Blanche ou l’oubli, quand Blanche se met à écrire dans
un cahier, son mari s’inquiète. Il n’ose pas lui demander de quoi il s’agit. Est-
elle en train de lui échapper ? Lui, il est linguiste. La langue d’un côté,
l’imagination de l’autre. Imagination : faculté qu’a l’esprit de former des
images. Vous m’avez fait former des fantômes, disait Hervé Guibert. Nous
sommes nus devant les fantômes, disait Franz Kafka. Inquiétante étrangeté des
690

fantaisies-fantasmes-fantômes créés par l’esprit, en rêve ou en rêve éveillé.


Comme des phénomènes célestes. Le moment de l'arc-en-ciel et celui de l'aube,
le passage d'une étoile filante : quelque chose se déchire, cela se passe très loin
de vous, très loin en vous. L'instant de la beauté et du mystère.
Joie s’est réveillée radieuse. Sans raison. Et malgré une nuit d'insomnie.
Même le type qui est venu frapper à la porte de l'appartement, alors que Plaisir
était sorti, pour leur remettre un commandement de payer cinq mois de loyer en
retard, n'a pas entamé sa paix et sa joie. Il était un peu gêné en lui expliquant la
chose et après son départ elle a pensé qu'il avait dû être étonné de la voir
l'accueillir et l'écouter avec tant de sourire. Elle songe avec amusement à leurs
meubles, que l'huissier menace de prendre. Presque tous ont été récupérés soit
auprès de gens qui s'en défaisaient, soit carrément dans la rue. Leur valeur en
argent est quasi-nulle, qu'en feraient-ils ?
Elle est sortie en début d'après-midi, refaire sa provision d'épices et
d'herbes chez Tang Frères. Comme ils vendent aussi pour des restaurateurs, elles
sont moins chères que partout ailleurs. Ce serait un supermarché ordinaire, sans
ses denrées extraordinaires. Elle y va comme au zoo, ou comme dans une galerie
d'art. Contempler avec étonnement, malgré l'habitude, tous ces fruits, ces
légumes, ces champignons, ces herbes, ces racines exotiques. Autant d’éléments,
de formes rappelant l’écriture chinoise. Au rayon épicerie, les produits
asiatiques dont elle ne se lasse pas d'admirer les emballages, avec leurs
inscriptions en mandarin, en anglais et en français. Elle les tourne sous toutes
leurs faces, lit les compositions. Les linguistes disent que la langue et l’écriture
sont deux choses différentes. Selon leurs critères le chinois est une langue
facile : les mots n’y changent pas de forme, les verbes n’y portent pas de marque
de temps. Seule son écriture est difficile mais elle l’était encore plus avant
d’avoir été simplifiée. Joie se contente de prendre les produits de base qu’elle
prend toujours et qui sont extrêmement bon marché : outre les épices et les
herbes en sachet, du thé vert, du lait de coco en poudre pour les currys, des
litchis en boîte, parfois un sachet de quatre petites pâtisseries comme celles
qu’ils prenaient quand ils avaient encore les moyens d'aller chez le traiteur. Le
chinois est une langue poétique, très liée à la nature, contrairement au français
691

qui est attaché à la logique, dit Claude Hagège. Joie, qui est étudiante en Lettres,
reste toujours beaucoup plus de temps que nécessaire dans cette caverne d’Ali
Baba, à contempler ce qui s'y trouve.
C'est en ressortant qu’elle a vu l'arc-en-ciel. Mais au moment où elle
écrit ceci il est deux heures et demie du matin et elle est fatiguée. Plaisir et elle
ont fait l'amour puis elle a voulu commencer à dormir mais le désir d'écrire lui a
fait rouvrir les yeux. Elle s’est levée, elle a pris le cahier et elle s’y est mise.
Peut-être à cause de l'amour.

Elle s’est endormie instantanément, puis réveillée quelques minutes


après. Quand son ordi se met à chauffer pendant qu'il regarde un film alors
qu’elle essaie de dormir, au lieu de s'agacer elle s'imagine être sur le pont d'un
bateau la nuit, en train de trouver le sommeil malgré le bruit du moteur, parce
qu’elle est bien fatiguée et parce que c'est le bonheur. Ou bien elle récite la salat
dans sa tête, avec les gestes et les paroles, une fois ou sans compter. C'est
comme ça, souvent, qu’elle se réveille radieuse le matin. L'amour physique est
comme une douce tempête, ça vous retourne et ça vous donne envie d'écrire.
Hier sous les gouttes de pluie gorgées de soleil elle est restée tête nue puis quand
il s'est mis à pleuvoir davantage elle a rabattu son écharpe sur sa tête comme une
musulmane intérieure qu’elle est, sans aucun signe religieux extérieur, pas
même la prière.
Elle ne s’est pas rendormie et à trois heures quatorze elle s’est relevée
pour aller pisser, la faute au chocolat chaud pris à minuit passée. Il est midi et
elle est de nouveau dans son lit, pour écrire ces lignes. Elle se dit que l'huissier
n'a pas le droit d'enlever les lits, ni la table où on mange. Après tout, elle a déjà
plusieurs fois dans sa vie dormi par terre et mangé sur un carton. Ils ne prennent
certainement pas les cahiers et les stylos. Les ordinateurs, elle ne sait pas. Après
chez Tang, elle est passée à la poste envoyer un chèque réglant une partie des
loyers, cela devrait les faire patienter. Grâce à un virement d'aide sociale qui
était en train de se faire le jour même sur son compte. Les oiseaux parviennent
bien à survivre, jour après jour, pourquoi pas nous ? Si l'hiver est trop rude, il
arrive qu'ils meurent. Aux époques glaciaires les hommes de Néandertal qui
692

peuplaient l'Europe étaient d'excellents chasseurs mais leur morphologie


massive les soumettait à de très gros besoins énergétiques. Si le gibier venait à
se raréfier une saison, toute une tribu pouvait mourir. C'est sans doute ainsi
qu'ils ont finalement disparu. Heureusement, Joie et Plaisir se nourrissent de
peu.
Le désir d'écrire vient comme le dégel. Dégel d'écrire. Ce qui est
amusant dans cette histoire d'huissier, c'est que quelques heures avant qu'il ne
frappe à la porte elle avait fait un exposé sur Les Âmes fortes de Jean Giono, où
où elle expliquait le rôle de l'huissier dans cette chronique : en prenant leurs
meubles aux Numance, il leur ouvre la porte (l'huis) du paradis. Il est plus facile
à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer au
paradis, d'après Jésus Christ. Mais d'après Joie, le meilleur moyen d'entrer au
paradis c'est d'y habiter, jour après jour. Ce monde est notre paradis ou notre
enfer, c'est selon. La possession ou le désir de possession (d'argent, de biens
matériels ou de personnes) le transforment en enfer. Le paradis, c'est jouir de ses
dons : la lumière, l'amour, le chant du vent et celui des oiseaux, tout ce qui
s'offre, sans violation ni commise ni subie, à nos sens et à notre intellect. Les
caravanes de Joie passent, elle demeure.

Elle a vu en ligne une photo d'un arc-en-ciel blanc, apparu en Écosse.


Phénomène rare, qui se produit dans la brume, dont les particules, beaucoup plus
fines que les gouttes de pluie, son trop petites pour diffracter la couleur. Il est
sept heures passées, elle jette un œil à la fenêtre, il fait toujours noir. Il faisait
déjà sombre hier quand elle est sortie à dix-neuf heures. Elle est assise dans la
cuisine, tout le monde dort encore dans l'appartement, elle laisse le café finir
d'infuser dans la cafetière à piston. Il lui vient à l'esprit qu'il y a dans la Bible
une grande question : qu'est-ce que l'homme ? La question entière dans le texte
est : Qu'est-ce que l'homme, pour que tu penses à lui ? (La question s'adresse à
Dieu). Un jour elle a appris assez d'hébreu, toute seule à la montagne, pour
pouvoir lire le texte en regard des traductions, et elle a elle-même traduit cette
question ainsi : Qu'est-ce que l'homme, pour que tu le penses ? Que cela que
nous nommons Dieu faute de mieux pense à l'être humain ou le pense, c'est beau
693

à penser, pense-t-elle. Penser que Cela pense à nous, c'est penser que Cela, où
que Cela se trouve, a de l'amour pour nous. Que Cela, quoi que Ce soit, se
soucie de nous, de notre destinée. Remarque, il y a bien des hommes qui pensent
à d'autres de façon obsessionnelle, et sans amour mais pleins de sentiments
négatifs comme la haine, le désir de domination, d'exploitation, de diffamation,
de spoliation. Mais il est évident que tel ne peut pas être le cas de cela que nous
appelons Dieu, car un tel être n'a aucune raison de jalouser quelque être que ce
soit. (Joie reprend après s'être servi une tasse de café et manger une tartine de
pain grillé à la confiture de framboise). Et si nous pensons que Cela nous pense,
n'est-ce pas dire que Cela nous crée, à chaque instant de sa pensée, ou du moins
à chaque instant où cela nous pense - car Cela n'a sûrement pas que nous à
penser, et ne se peut-il pas que la mauvaiseté vienne des moments où Cela pense
à autre chose ? Mais si Cela nous pense, cela ne signifie-t-il pas que Cela nous
pense dans un but ? Ne disons-nous pas de ce que nous pensons, nous : cela a
été pensé dans tel ou tel but, pour tel ou tel usage ? Nous arrive-t-il de penser
absolument, de penser autrement que pour (ou contre) ? Songeons aux plus
grands philosophes (Joie jette de nouveau un œil à la fenêtre : ça y est, l'aube est
venue ! et dans l'immeuble des voix et des bruits de portes s'entendent, et au-
dehors quelques chocs aux sons métalliques, sûrement les ouvriers ravaleurs de
façades arrivant pour commencer leur journée sur l'échafaudage d'en face - et
Joie continue aussi à échafauder ) : leurs pensées, même les plus abstraites, ne
sont-elles pas toujours d'une manière ou d'une autre reliées aux réalités
humaines ? N'ont-elles pas toujours, in fine et même s'il reste non dit, un but
politique ? La pensée si purement philosophique de Socrate n'était-elle pas si
politique qu'il en a été condamné à mort ? Les humains libres n'ont-ils pas
toujours été persécutés par les hommes encagés dans des systèmes ? Si on troue
à chaque instant ton bateau, se disait Joie cette nuit avant de s'endormir, tu n'as
d'autre choix que d'essayer de continuer à naviguer, tout en écopant.
Raisonnablement, il y a de fortes chances pour qu'on réussisse à te noyer avant
que tu n'atteignes la rive, mais il n'est pas exclu que tu y arrives. Avant
d'éteindre, elle avait lu ces vers de Mahmoud Darwich :
"Je lui demandai : En as-tu été attristé ?
694

Il m'interrompit. Mahmoud, mon ami,


La tristesse est un oiseau blanc,
Étranger aux champs de bataille. Et les soldats
Commettent un péché, s'ils s'affligent."

Songeant à Anne Franck, Joie se dit qu’elle pourrait intituler ce qu’elle


a commencé à écrire dans ce cahier : Journal de résistance. Entre l'enfant et le
poète, la voilà pourvue de bonne compagnie pour empêcher la tristesse produite
dans le monde par les hommes avides et jaloux, qui empêchent Cela de les
penser. Empêcher la tristesse produite par leur manque d'être de ronger et de
gagner son cœur. C'est ton devoir aussi, lectrice, lecteur : ne pas laisser gagner le
mal. Anne Franck, enfant donc seule par rapport au monde des adultes, est là
pour tout le peuple juif comme Mahmoud Darwich est là pour tout le peuple
palestinien, comme chaque être épris de justice, même isolé et démuni, est là
pour tout le peuple humain. Laissons Cela nous penser, et pensons-y.

Elle s’est endormie aussitôt qu'il a éteint sa liseuse, pelotonnée contre


sa présence. Il était largement plus de deux heures du matin. À deux heures
quarante-huit, elle s’est réveillée. Elle ne s’est pas rendormie. Même quand il
s'est mis à ronfler, cela lui a été en quelque sorte agréable. Elle s’est pelotonnée
dans son ronflement aussi, puisque c'était aussi un effet de sa présence. Elle s’est
mise à écrire dans sa tête. Et enfin, elle s’est levée, pour écrire dans ce cahier ce
qu’elle avait écrit dans sa tête, à commencer par : "Dès qu'il a éteint sa liseuse,
je me suis endormie, pelotonnée dans sa présence." Elle a écrit encore beaucoup
d'autres choses dans sa tête, pelotonnée dans sa présence, puis elle s’en est
arrachée pour écrire dans ce cahier mais il n'en reste vraiment que la première
phrase, le reste elle l’a oublié tel que c'était venu une première fois et maintenant
c'est autre chose qui vient, ou c'est autrement que cela vient. Joie se rappelle ce
rêve qu’elle a fait il y a longtemps. Elle se promenait dans la ville, après sa mort,
et elle était près de ses proches. Dans sa préface aux Contemplations, Victor
Hugo avertit le lecteur que le livre qu'il va lire est le livre d'un mort. Et elle a
envie d'appeler ce cahier : Journal posthume. D'abord, en pensant à Anne Franck
en train de tenir son journal, elle a pensé à intituler le sien Journal de Joie,
695

comme Julio Cortazar a intitulé l’un de ses nouvelles : La lointaine, Journal


d'Alina Reyes. Et puis il y aurait aussi un peu de Montaigne, qui n'a pas intitulé
son œuvre Les Essais, comme nous disons aujourd'hui, mais Les Essais de
Michel de Montaigne. Cela fait une grande différence, que l'auteur mêle son
nom à celui de son livre. Comme dit Rimbaud, "C'est la mer mêlée / au soleil"
(Joie aime bien cette version, elle la trouve plus érotique que "allée avec", dans
le sens et aussi dans la forme. Comme on dit : la vache va au taureau. Et ce rejet
de au soleil, qui marque l’acmé, le brusque orgasme). Joie constate qu’il suffit
d’ajouter deux voyelles à l’intérieur de Je pour s’appeler Joie. Voyelles, / Je
dirai quelque jour vos naissances latentes. Elle se rappelle aussi un autre rêve,
fait du temps de son adolescence, et noté au réveil dans son cahier de l'époque.
En marchant, elle arrivait à hauteur d'un chien qui marchait aussi, tenant dans sa
gueule une main. Bien que quelque chose l’avertît qu’elle en mourrait, et bien
qu’elle ne souhaitât pas mourir, pour ainsi dire sur une pulsion magnétique elle
saisissait cette main, qui se transformait alors en feuille de papier. Attendant sa
mort annoncée, Joie se rendait alors compte qu'en fait elle était partie pour rester
vivante. Et maintenant, en cette nuit de décembre, écrivant à l'ancienne au stylo
dans un cahier, sa main appuyée sur lui épouse la feuille et elle est de ces arbres
qui traversent les siècles.

En se levant tout à l'heure elle a commencé par faire du café, assez


léger pour pouvoir en boire de grandes tasses. Les humains redoutent la vérité.
Les méchants parce qu'elle va les détruire, les gentils parce que la méchanceté,
le mal, les fait trop souffrir. Joie parle comme une enfant parce qu’elle pense
comme une enfant. Picasso dit qu'il faut toute une vie pour apprendre à dessiner
comme un enfant. Eh bien, c'est la même chose pour penser. Seulement, les
penseurs sont en retard sur les peintres, ils n'ont pas encore compris Cela. Il y a
bien les poètes, qui sont des penseurs et qui sont dans l'enfance, mais il faut aller
encore plus loin, mêler la pensée à la science, comme la main au papier. Il m'a
fallu toute une vie, pense Joie, pour apprendre à sortir du clavier, pour
réapprendre à faire des traits, à tracer. Au fait, elle a oublié de dire à quel titre
elle a pensé cette nuit pour ce texte en train de s'écrire, alors qu’elle était
696

pelotonnée dans la présence de Plaisir et juste avant que le désir d'écrire ne la


fasse lever : Journal posthume. Ou si, elle l’a dit ? Il se peut qu'il ne soit connu
qu'après sa mort, si les éditeurs ne veulent pas le publier. Peu importe au fond,
car elle ne croit pas à la mort. C'est comme Dieu, Joie n'a pas besoin d'y croire
ou d'en douter, puisqu’elle le connaît, puisqu’elle Y est vivante. Connaître la
mort vous donne une absolue liberté. C'est de cette connaissance qu’elle écrit,
pour transmettre aux humains la liberté. Ainsi qu’elle le fait depuis le début, et
elle a au moins des dizaines de milliers d'années.
L'océan assume et surmonte ses tempêtes, elle est en paix. Elle entend
la gardienne, en bas, qui sort les poubelles. Elle est heureuse de faire partie du
peuple des travailleurs. Tout à l'heure, songeant dans l'ombre et la lueur de la
liseuse de Plaisir, avant de s'endormir, elle lui a dit : Fais-moi penser demain à
écrire quelque chose sur cette phrase de Kafka : "Dans ton combat contre le
monde, seconde le monde." Parce qu’elle venait juste de vraiment la
comprendre. Cela lui revient maintenant. Elle ne va pas l'expliquer tout de suite
ici, mais il lui revient aussi que juste avant de penser à cette phrase, elle se disait
que face à la douleur, face à la souffrance, il ne fallait pas, pour les rendre
supportables, s'y enfoncer, soit par l'alcool, soit par d'autres drogues, soit par la
folie mauvaise, mais leur faire un pied-de-nez par la folie douce et l'esprit
d'enfance. Tiens, Joie le dit : seconde le monde, cela signifie continue à lui
donner des gages de la vérité, qui le rendront furieux contre toi. C'est ainsi que
tu resteras debout, et qu'il s'effritera. De même que les énormes secrets que
tricotent les hommes, ces parques dérisoires, finissent par s'effondrer sur eux-
mêmes, dévorés par leur néant. Car tout ce qui est tissé dans le secret, fût-il de
polichinelle, est tissé à l'envers. C'est la nuit que Pénélope détisse ce qu'elle a
tissé le jour, afin que les prétendants piétinent et n'arrivent à rien, aussi
longtemps qu'il le faudra. Mon Ulysse est de retour, je me pelotonne dans sa
présence et je me lève pour tisser, à l'endroit.

Les travailleurs intellectuels. C'est la première fois que Joie rencontre


cette expression, "travailleurs intellectuels", et elle lui plaît. Les travailleurs
intellectuels forment une classe moyenne grandissante, où grandit aussi la
697

précarité et la paupérisation. La paupérisation des travailleurs intellectuels a


pour effet de les ranger de plus en plus aux côtés des autres pauvres, et de
stimuler en eux une pensée du combat. Mais cette paupérisation s'accompagne
d'une invisibilisation, par la falsification médiatique du terme "intellectuel". Les
intellectuels médiatiques ne sont pas des travailleurs intellectuels mais des
agents du show-business (disons pour éviter d'employer le terme de spectacle,
qui désormais renvoie aussitôt, dans le champ intellectuel, à la pensée de Guy
Debord, laquelle, toute pertinente qu'elle soit, sert de pseudo-pensée
révolutionnaire à une bourgeoisie intellectuelle qui n'est en réalité attachée qu'à
conserver ses privilèges).

De rares petits flocons de neige volettent, mais on ne sait pas si c'est de


la neige d'eau ou de vapeur de pollution. L'air est gris. Des soldats en treillis,
armés de fusils d'assaut, patrouillent dans les rues. Paris grince sur ses rails
comme un funiculaire rouillé, qui hoquette sur place au lieu d'avancer.

Comme Joie dort nue, quand elle se lève la nuit pour pisser et qu’elle
aperçoit son corps dans la glace du couloir, dans le mélange d'ombre et de
lumière qui s'échappe des toilettes avant qu’elle ne l'éteigne, elle est surprise par
ses formes comme par une apparition. Ses courbes de violon. Notre corps, vieux
compagnon, cette apparition sécrétée par le temps.

Vent et pluie, elle met sa vieille veste en cuir et elle part dans le XVe. Le
métro s'arrête avant la station où elle devait descendre, avec un bruit de sirène
affreux et une annonce faite à voix si forte qu'on dirait celle d'un ange de
l'apocalypse. Tout le monde descend et prend la sortie, corps contre corps. Une
fois à l'air libre, elle longe la ligne - aérienne - en se décalant sur le bord du
trottoir pour ne pas marcher juste sous cette masse de béton et de ferraille. Tout
est gris dans l'intempérie mais le vent est bon. Elle dépasse la station Dupleix,
voit le bâtiment de la CAF, traverse.
Contrôle des sacs à l'extérieur, grande porte coulissante, vaste hall de
fer et de verre où serpente une très longue file d'attente, gens debout les uns à la
698

suite des autres entre les cordons, visages éteints. Joie voit un homme assis à un
petit comptoir vers le fond, derrière la queue. Elle se dirige vers lui, lui dit
qu’elle a rendez-vous. Il lui désigne la salle d'attente. Là un autre homme, un
Noir aussi, vient vers elle, lui dit de s'asseoir et d'attendre d'être appelée de l'un
des guichets alignés en arc de cercle devant les rangées de chaises métalliques
vides. Joie s’assoit au milieu, devant. Pas de lumière du jour, univers glacé, on
se croirait dans un film de science-fiction. Quelques secondes après, une voix
venant elle ne sait d'où prononce son nom d'état-civil. Elle lève la tête, de l'autre
bout de la salle le grand Noir vigilant lui indique vers quel guichet se diriger.
Une belle jeune femme noire se tient assise en hauteur derrière le
panneau de plexiglas, raide et affichant une expression extrêmement morne.
Telle une mécanique, elle récite à Joie ses non-droits. Joie était venue s'enquérir
d'une éventuelle possibilité de réclamation. Elle avait imaginé un entretien, une
discussion. Elle reste debout face à cet humain aussi fermé qu'une porte de
prison. L'affaire est close. L'échange, si on peut appeler ça ainsi, n'a duré que
quelques secondes. Joie est congédiée. Elle ressort dans le vent et la pluie, qui
lui redonnent joie.

En Nouvelle-Zélande, un fleuve a été reconnu légalement entité


vivante. Il a désormais deux avocats, celui de la tribu pour lequel il est sacré, et
un du gouvernement. Joie est dans la salle d'attente du service Stomatologie de
la Pitié Salpêtrière. Elle pense à Sarane Alexandrian, dont le père était
stomatologue du roi, et qui passa son enfance à la cour enchanteresse de
Bagdad, avec son palais, ses jardins et ses biches. Joie est là pour l'une de ses
dents de lait qui est en partie cassée et qu'il faudrait peut-être remplacer. Elle a
pris un ticket, il porte le numéro 534 et le 531 vient d'être appelé, elle n’en a
plus pour longtemps à attendre. Elle s’est assise derrière la baie vitrée, le soleil
qui passe à travers un pin la baigne, elle n’est pas pressée.
"La racine est très bonne", dit, presque admirative, la doctoresse
penchée sur le scanner de sa mâchoire. Et c'est ainsi que sa vaillante petite dent
de lait est sauvée de l'arrachage. Tant qu'elle tient, avec sa part de composite
remplaçant le morceau parti, elle la garde. Juste à côté, une autre de ses dents de
699

lait, aussi neuve que si elle avait poussé le mois dernier. Avant, Joie rêvait
fréquemment de ses dents, ou de dents. Ainsi que de fauves et d'autres bêtes
sauvages. Tigres, lions, panthères, baleines, aigles, chouettes. C'étaient ses
forces qui se manifestaient à elle en rêve. Les forces contraires se manifestaient
le plus souvent sous la forme d'un chien sombre. Le chien a disparu de ses rêves,
peut-être l’a-t-elle vaincu, et les dents et les autres bêtes positives n'y viennent
plus non plus, peut-être l'habitent-elles maintenant paisiblement sans avoir à se
montrer, comme les poètes qui la visitaient aussi en rêve.
Elles sont dans une petite pièce à l'allure poussiéreuse et encombrée, si
bien qu'il faut sans cesse se pousser pour se laisser passer les uns les autres. Une
autre patiente entre avec deux médecins pour faire une radio, mais il s’avère que
la radio ne marche plus. Ils partent, Joie et les autres soignants reviennent dans
la pièce. La jeune interne met un gant chirurgical entre les dents de Joie et le
scanner, la protection adéquate faisant défaut. Nous voici, pense Joie, pour ainsi
dire dans le gant retourné du rêve. L’interne, la doctoresse spécialiste du scanner
et le professeur en blouse maintenant cherchent et scrutent sur l'écran (après
avoir tâtonné pour arriver à le faire fonctionner) la petite dent en noir et blanc,
avec sa racine en si bonne santé. Joie ressort dans le monde en couleurs, la
lumière printanière, et en traversant l'hôpital par son dédale d'allées
photographie une pelouse très verte semée de pâquerettes.

À la Halle Saint-Pierre, Joie a entendu Jean Maurel parler de la main


dans Nadja, et chez Chirico, et chez Nietzsche. Son discours sortait de son corps
en réseaux, comme par les synapses du cerveau, en quelque sorte un discours
automatique, un discours-poésie, surréaliste. Maintenant un éditeur historique
élève ses auteurs en batterie, telles des poules de luxe pondeuses de livres
commandés et formatés. Des bourgeoises ou filles de bourgeois paient leur
formation chez le patron qui continuera à les manipuler une fois qu'elles seront
devenues productives, et les lecteurs, formatés eux aussi, ne songeront même
pas à exiger une nouvelle réglementation pour l'étiquetage des livres,
mentionnant comme pour les produits alimentaires si c'est du naturel ou de
l'industriel. Malheureux temps de cerveaux disponible, gavé de saloperies
700

cancérigènes. Heureusement les morts nous regardent et les poètes qui ont visité
Joie en rêve, Homère, Rimbaud, Kafka, et même Bouddha, et même Dieu, tous
venus l'habiter la nuit et restés là en elle avec ses bêtes et ses dents, sont toujours
vivants, sauvages, et sauveurs.
À propos d'œufs et de poules, sommes-nous dans une époque où les
gens ont une basse idée de la littérature parce qu'on leur fait avaler de basses
œuvres, ou la médiocrité des œuvres mises sur le marché vient-elle de la
médiocrité de l'idée que se font les marchands et les clients de la littérature ?
D'où viennent les ombres qu'on projette au fond de notre caverne ?
Après avoir écrit ceci, ce dimanche après-midi dans son lit, Joie se
rendort. Et se retrouve étendue sur un banc public, dans la lumière filtrant des
feuillages au-dessus de sa tête. Bienheureuse, nue comme dans un tableau du
Douanier Rousseau. Sa peau est à la fois une peau très douce et une fine douce
fourrure. Puis le banc se trouve en suspension dans un immeuble de verre et de
fer, et deux mains de femme passent par-dessous entre ses lattes pour la palper.
Elle bondit, indignée, l’engueule sans la voir et s’en va, sa colère déjà oubliée,
marchant entre des pages en compagnie des mots.

Joie va voir son directeur de thèse dans le village sur lequel elle doit
l'écrire. Un très beau site à flanc de colline rocailleuse, avec de vieilles maisons
en pierre qui prennent pied dans la terre comme si elles en avaient naturellement
poussé, et qu'on dirait prêtes à se mettre en marche, qu'on soupçonne de se
déplacer, se promener, aller vers quelque part, quelque but peut-être, la fontaine,
la source, la forêt, qui sait ? dès qu'on a le dos tourné. Il lui ouvre la porte, un
homme de taille moyenne, d'âge moyen, d'une beauté et d'une énergie vitale
proches de celle de Plaisir. Il semble à Joie avoir aperçu la vieille mère de cet
homme dans la pièce voisine, une petite femme enveloppée de noir dans son
costume de veuve traditionnel, mais ensuite elle n'est plus là.
701

Je

Je lui ai exposé le plan de ma thèse, en utilisant des cailloux pour


mieux le disposer sur la table. Nous étions sur la terrasse, au troisième étage
dirais-je, quoique cela ne soit pas facile à déterminer dans ces maisons qui
épousent la pente et où le rez-de-chaussée n'est pas au même niveau des deux
côtés. De là-haut nous avions une vue plongeante sur ce village où sont passés
nombre de surréalistes, et le sujet de ma thèse était donc, à partir de ce cas, le
rapport entre la lettre, l'art et le lieu. Soudain il a dit : et si nous faisions faire des
fouilles archéologiques, pour déterrer un morceau de l'antique mur d'enceinte ?
J'ai été absolument ravie par cette idée. Il est alors descendu aussitôt voir des
gens du village, puis il est remonté et nous avons assisté ensemble au
dégagement et à l'apparition symbolique du mur : les habitants enthousiastes se
disposant eux-mêmes sous nos yeux comme des pierres et retraçant ce qui était
en fait moins un mur que deux murets parallèles bordant et créant un sentier.
Émue et surexcitée, je me suis retirée à la cuisine. Il m'a rejointe et nous avons
parlé encore un peu de mon sujet. Le soir tombait. Nous sommes sortis. La
tempête se levait entre les rochers, autour du village, c'était très beau.

En sortant de Crésus, l'association qui m'a conseillé de déposer un


dossier de surendettement à la Banque de France, j'ai photographié dans deux
petites rues des œuvres de street art que je n'avais encore jamais vues. Sur
chaque pilier délimitant l'entrée d'un square, un fauve peint par Mosko : tigre
d'un côté, panthère de l'autre. Rayures, ocelles. Musculatures, pelages feu.
Regards rentrés, sans peur. À quelques pas, sur toute la largeur d'un rideau de
fer, un passereau aux couleurs vives et aux ailes déployées, signé Suacha. Contre
la chute sociale, la force animale.
C'était le matin, j'ai marché. Ville jungle et forêt.
Descendant toute l'avenue d'Italie, puis celle des Gobelins. Quartier
populaire, étalages et vitrines multicolores de boutiques bon marché. Mendiants
702

roms, femmes, hommes, enfants. Autres sans-abri debout, plus fragiles sur leurs
jambes que de grandes marionnettes, n'ayant qu'eux-mêmes pour se soutenir.
Sans-abri couchés, formes sans visages enfouies dans des sacs de couchage à
même les trottoirs. Ouvriers casqués, barrières de fer, trous, canalisations, terre,
la rue ventre à l'air. Arrachements. Adhésion absolue au fil sur lequel avancer.
Suspension.
J'ai remonté mes trois étages par les escaliers de bois, j'ai fait réchauffer
le reste de café à la cardamome, il s'est mis à pleuvoir. J'ai hâte de retourner au
village. Vont-ils commencer les fouilles sans moi ? J'ai rêvé que j'y allais à la
nage. Je voulais m'y rendre cet après-midi mais les jours où je dois m'occuper de
formalités sans fin à cause du manque d'argent - entretiens à l'EPI (Espace pour
l'insertion), à Pôle Emploi, avec des recruteurs de jobs sous-sous-payés...
paperasses et dossiers à remplir etc., me fatiguent. D'abord cet endroit
merveilleux m'a rappelé Saint-Cirq Lapopie, que je connais, puis j'ai pensé qu'il
ressemblait aussi à Èze, que je ne connais pas.

Je suis finalement retournée au village à la nuit tombée. En sortant de la


gare, je me suis demandé ce que je faisais là. Où vas-tu, à cette heure ? Il y a un
poème de Federico Garcia Lorca qui demande cela. Un coquelicot me regardait.
À cause du froid, les poils de mes bras se hérissaient comme ceux de sa tige.
Mais sa couleur m'a rendu de la chaleur.

Les rails luisaient, tout à leur désir de se rejoindre à l’horizon, ce qu’ils


faisaient. En face, de l’autre côté de la voie, le coquelicot, petit phare, me
regardait toujours droit dans les yeux. Ses pétales se sont mis à bouger comme
les lèvres d’une bouche en train de parler. Il faisait tout à fait nuit maintenant, et
ces petites flaques rouges tremblant dans le noir, éblouissantes sous la lumière
du lampadaire braquée sur elles, semblaient me crier qu’un meurtre avait eu
lieu. J’ai fini par me réveiller, pour ainsi dire, debout au bord du quai, en
entendant des voix. Des gens entraient de nouveau dans la gare, c’était l’heure
du dernier train qui revenait sur Paris. Je me suis demandé si j’allais monter au
703

village et y chercher un endroit où dormir, ou bien rentrer et revenir le


lendemain matin, ce qui paraissait plus raisonnable.

J’ai pris le risque de monter par les rues sombres et j’ai trouvé mon
bonheur pour la nuit : une auberge de jeunesse. C’était l’heure du dîner, les gens
allaient et venaient dans la salle commune, s’asseyaient sur les chaises autour de
la table. Laquelle consistait en une planche posée sur des marmites. En
conséquence de quoi, la table était moins haute que les sièges, et il n’y avait rien
à manger, la nourriture se trouvant dessous, dans les marmites de fer blanc.
Comme je venais d’arriver, je n’ai pas osé leur faire remarquer qu’ils
manquaient de logique et de sens pratique. Ils finiraient bien par s’en rendre
compte d’eux-mêmes, la faim aidant.
Je suis montée au dortoir. D’autres étaient là, investissant les lits de fer
en y posant leur sac. Ouvrant le mien, j’en ai sorti un long déshabillé en soie et
dentelle, que j’ai suspendu à un cintre contre l’armoire en fer. Une agitation s’est
faite, et le commissaire est entré.
Je dis le commissaire parce qu’il m’a fait penser aussitôt à Maigret. Pas
celui des films ni des séries télévisées, mais celui que chacun peut imaginer en
lisant les livres. Et j’ai compris que j’avais bien entendu ce que me disait le
coquelicot quand il (le commissaire) m’a demandé de le suivre au bout du
couloir.
Le commissaire me demande si je pouvais reconnaître le cadavre. Je
l’apercevais par l’entrebâillement de la porte. La blessure était vraiment
impressionnante. À partir de la pomme d’Adam jusqu’au dessous du nombril, il
était ouvert – comme un livre.

Refait cette nuit ce rêve très ancien et récurrent depuis mon


adolescence où je marche dans les airs, me déplaçant à des niveaux variables à
plusieurs mètres au-dessus du sol. Cette fois je le faisais avec une virtuosité qui
m’a semblé encore plus jouissive que les fois précédentes. À la fin il y avait un
danger dans le monde, et je sauvais l’humanité en m’élevant jusqu’au plafond
d’un espace très haut, genre palais des congrès, où des gens se trouvaient
704

rassemblés, en m’élevant jusqu’aux lumières, consciente d’un mélange


d’ébahissement et d’hostilité de la part de ceux qui me regardaient – raison pour
laquelle ma marche dans les airs, tout en portant secours aux autres sans qu’ils le
sachent, était aussi une façon de me mettre à distance de leur méchanceté. Je me
suis réveillée, comme toujours après ce rêve, avec l’impression que cela venait
d’avoir réellement lieu. Toute jeune, cette impression extrêmement forte, plus
forte que celles que laissent la plupart des expériences vécues dans la réalité, me
restait chevillée au corps pendant au moins un ou deux jours après le rêve.
Quelque chose à l’arrière-plan de moi était convaincue que je savais vraiment
faire cela, je le sentais (et je le sens) encore dans mon corps. Je me dis
maintenant que ce rêve est sûrement revenu à cause de ce qui s’est passé au
village, que j’ignore encore et que je reviendrai raconter. Vous savez que notre
cerveau est plein de circonvolutions et de réseaux. Je me suis assise à côté de la
seule fenêtre ouverte de la bibliothèque si paisible. J’entends les ailes des
oiseaux dans les branchages verdoyants de la petite forêt dont, au troisième
étage, nous côtoyons les sommets ; par moments l’air très doux, doré, porte à
l’intérieur une exquise odeur de lilas.
« Sur la porte de beaucoup de maisons arabes, s’inscrit, me dit-on, une
main rouge, au dessin plus ou moins schématique : la « main de Fatma ». »
C’est une note de bas de page de Breton à la suite du passage où Nadja lui
demande d’écrire un roman sur elle et ajoute : « Tu trouveras un pseudonyme,
latin ou arabe. » Le livre est posé sur la table de la bibliothèque, tel un oiseau
vivant entré par la fenêtre ouverte. « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera
pas. » Il y a quelques jours, sans savoir que j’allais l’emprunter et le relire, j’ai
remis en pendentif la main de Fatma qui me fut offerte par un bijoutier
d’Essaouira. Puis, avec qui je vis et je dors, nous sommes allés au château et
dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, comme l’ont fait aussi Breton et Nadja.
« Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit
dans cette vie ? » La Reine, dit Rimbaud, connaît la réponse.

Bientôt une heure que j’essaie de me rendormir, en vain. Le rêve de


l’homme qui s’électrocutait parce qu’il devait déménager m’a trop choquée.
705

Retournant dans tous les sens la question de savoir si je dois déposer tout de
suite un dossier de surendettement, ou attendre un peu voir si les choses
s’arrangent. Maintenant dès le 10 du mois le bâilleur envoie une lettre de relance
si le loyer n’est pas payé. Il n’est pas payé. Je dois aussi payer des frais
d’huissier démesurés, pour la fois où ils ont fait saisir mon compte, cet hiver.
Ces gens-là sont des hyènes. La loi fixe des tarifs, ils les triplent. Sachant qu’il
est quasiment impossible à quelqu’un qui est à terre de se défendre contre les
détrousseurs. J’ai envoyé encore le manuscrit de mon roman NDE à des maisons
d’édition, de plus en plus petites et récentes à mesure que les autres me rejettent,
soit par une lettre type, soit sans même prendre la peine de répondre, six mois
après. C’est le sort des travailleurs en ce monde : quand on n’a plus besoin
d’eux on les jette, alors qu’on n’aurait pas pu exister sans eux. Il n’y aura pas de
démocratie tant que les entreprises ne seront pas gérées démocratiquement par
tous ceux qui y travaillent. J’ai répondu, je réponds à toutes sortes d’offres
d’emploi, j’ai déposé des candidatures pour des remplacements d’enseignants
dans un tas d’écoles privées, j’ai déposé aussi, pour la même chose, des dossiers
dans plusieurs académies – mais rien, que des réponses négatives ou pas de
réponse du tout.

Quelques heures après avoir relu Poisson soluble de Breton, en


reprenant ma relecture de La Montagne magique de Thomas Mann où je l’avais
laissée, je lis dans le texte : « poison soluble ». Le lendemain, je m’éveillai de
bonne heure. Il faisait encore nuit. Mes yeux étaient ouverts depuis longtemps,
quand j’entendis la pendule de l’appartement au-dessus sonner cinq heures. Je
voulus me rendormir, mais je n’y parvins pas, j’étais complètement éveillé et
mille choses me trottaient en tête.
Tout d’un coup, il me vient quelques bons morceaux, très propres à être
utilisés dans une esquisse, dans un feuilleton ; je trouvai subitement, par
hasard, de très belles phrases, des phrases comme je n’en avais jamais écrit. Je
me les répétai lentement, mot pour mot, elles étaient excellentes. Et il en venait
toujours. Je me levai, je pris du papier et un crayon sur la table qui était
derrière mon lit. C’était comme si une veine se fût brisée en moi, un mot suivait
706

l’autre, se mettait à sa place, s’adaptait à la situation, les scènes


s’accumulaient, l’action se déroulait, les répliques surgissaient dans mon
cerveau, je jouissais prodigieusement. Les pensées me venaient si rapidement et
continuaient à couler si abondamment que je perdais une foule de détails
délicats, parce que mon crayon ne pouvait pas aller assez vite, et cependant je
me hâtais, la main toujours en mouvement, je ne perdais pas une minute. Les
phrases continuaient à pousser en moi, j’étais plein de mon sujet.
Mes oreilles sifflaient de joie. Que je garde l’inspiration pendant encore
une centaine de pages, pensais-je, et je serais tirée d’affaire. Il m’a semblé
entendre chanter Perrette, dévalant les pavés de l’aube avec son pot au lait. Des
images de romans ou de films anglais me venaient, de l’heure où les petits
laitiers déposent aux portes des maisons des bouteilles blanches comme des pis.
J’ignorais que les pis se mangeaient, avant d’en trouver une recette dans un livre
de cuisine d’Auvergne. J’ai tiré sur mes chaussettes noires, l’une après l’autre,
pour dégager mes orteils des trous par lesquels ils passaient. Je n’ai pas acheté
de chaussettes depuis des années, toutes sont trouées. Il n’y a pas de chaussettes
dans les friperies, les gens les usent et puis les jettent, il n’y a donc pas de
chaussettes bon marché. C’est comme l’îlot de verdure en bas de notre
immeuble, pensai-je. Je ne le pensais pas avec des mots, mais en image. Je le
revoyais tel qu’il était la première fois que j’étais venue visiter l’appartement à
louer, tel qu’il était resté pendant plusieurs années : terre-plein ovale au milieu
de la cour de béton fendillé, plein d’un peuple de lilas et de passereaux, et la
poule apprivoisée de la gardienne se promenant au sol. Ensuite la sage gardienne
était partie, et avait été remplacée par une autre dont l’état mental n’avait fait
qu’empirer. Avec un ami à elle, ils avaient tant taillé les lilas qu’ils n’avaient
plus jamais refleuri. Maintenant la loge était vide et le terre-plein désert. La
grâce était partie en même temps que la gardienne sage.
J’ai tourné les yeux vers la fenêtre où l’aube se levait, et je m’y suis
vue passer. J’ai enfilé mes boots sur mes chaussettes trouées, j’ai mis mon sweat
à capuche et je suis sortie me chercher.
La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un
mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura
707

gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit
à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin
prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les
festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs
contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais de vue à mesure qu’elle se
transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne
fuis pas ! m’écriai-je…car la nature meurt avec toi ! »
Étais-je la morte, la ténébreuse, ou bien la veuve, l’inconsolée ? Cette
femme, je l’ai connue dans une vigne immense, quelques jours avant la
vendange et je l’ai suivie un soir autour du mur d’un couvent. Elle était en
grand deuil et je me sentais incapable de résister à ce nid de corbeaux que
m’avait figuré l’éclair de son visage, tout à l’heure, alors que je tentais derrière
elle l’ascension des vêtements de feuilles rouges dans lesquels brimbalaient des
grelots de nuit. D’où venait-elle et que me rappelait cette vigne s’élevant au
centre d’une ville, à l’emplacement du théâtre, pensais-je ? Elle ne s’était plus
retournée sur moi et, sans le brusque luisant de son mollet qui me montrait par
instants la route, j’eusse désespéré de la toucher jamais. Je me disposais
pourtant à la rejoindre quand elle fit volte-face et, entrouvrant son manteau, me
découvrit sa nudité plus ensorcelante que les oiseaux. Elle s’était arrêtée et
m’éloignait de la main, comme s’il se fû agi pour moi de gagner des cîmes
inconnues, des neiges trop hautes.

Il m’a donné rendez-vous à la poule d’eau. J’ai encore, en marchant, la


sensation de son sexe dans le mien, quelques heures plus tôt. La lumière du
printemps plonge la ville dans une baignoire d’or. Il me rejoint au bassin aux
roseaux, là où nage et pêche la petite poule d’eau. La plume noire, le bec rouge,
jeune et vive sur ses longues pattes jaunes, peut-être l’un des oiseaux sortis des
œufs que j’avais vus au même endroit, dans le nid caché au milieu des herbes
que ses parents y avaient fait, une année précédente. Certains biologistes pensent
qu’il n’y a qu’un seul vivant, animal et végétal compris. Nous parlons, l’amour
est bon pour se soutenir contre les forces de destruction. Nous marchons dans le
jardin, la verdure est si abondante qu’on l’entend crier de joie. Des merles, des
708

palombes, des moineaux, des geais, des grives, des mésanges, semblant comme
elle jaillis de la terre, la parcourent. Des arbres poussent dans mon corps, pleins
de chanteurs ailés. Mes bras ouverts dans l’univers font bouger doucement les
étoiles, qui rient comme un bébé dans les vaguelettes qu’on imprime à l’eau de
son bain.
Je suis l’amour. Mon amour vit auprès de moi. Je n’ose lui parler de
l’autre côté, du village où je fais mes recherches. Il verra bien, et moi aussi,
quand mon travail sera fini, ma thèse achevée, me dis-je, tout en songeant que
cela ne pourra jamais être fini, heureusement. Je rends grâce pour grâce à la vie.
Le lendemain il pleut, tout est mouillé comme mon entrejambes.
709

Relire des livres lus il y a très longtemps : sortir d’une armoire


profonde des draps pliés dedans, reçus en dot dans sa jeunesse et gardés là avec
des sachets de lavande, les déplier, les tendre sur son lit et se coucher dedans, se
lever, s’en envelopper et s’en aller dedans, nu, pour les imprégner de sa propre
odeur retrouvée. Il parla de voyages en plein hiver à travers l’immense empire,
de courses nocturnes par un froid inouï, allongé en traîneau, sous des peaux de
mouton, et raconta comment, en s’éveillant, il avait vu luire les yeux des loups
au-dessus de la neige, pareils à des étoiles.

Par ordre d’apparition (en italiques) non référencée dans le texte :

Paul Reverdy, Plupart du temps


Knut Hamsun, La Faim, traduction d’Edmond Bayle
Gérard de Nerval, Aurélia ou le Rêve et la Vie
André Breton, Poisson soluble
Thomas Mann (traduction de Maurice Betz), La Montagne magique
710
711

BIBLIOGRAPHIE

Pour aller voir ailleurs

Nous avons opté pour une bibliographie unique, renonçant à une classification
séparant corpus littéraire et corpus critique ou scientifique : estimant, dans
l’esprit de cette thèse, que toute littérature (dont par exemple la « littérature
médicale ») est littéraire, ou participe de la même histoire littéraire de l’humain
que nous avons souhaité tracer ou esquisser.
De même, nous n’avons pas séparé les sources en plusieurs catégories, préférant
mentionner pour un même titre, en plus de l’édition originelle, éventuellement
les différentes éditions que nous avons consultées, papier ou numériques. Et
nous n’avons pas séparé non plus les sources de parole livresques des articles ou
des enregistrements audio-vidéo (documentaires, conférences, etc.). Les œuvres
d’art plastique et cinématographiques entrent aussi dans cette bibliographie.
Lorsque les auteurs sont trop anciens pour pouvoir indiquer une date de
publication qui leur soit contemporaine, nous indiquons leurs dates de naissance
et de mort.
Lorsque les œuvres ne sont pas signées, nous les intégrons par leur titre à cette
liste alphabétique des auteurs.

ABUD Monique
« Les deux voies de transmission de la psalmodie : les bimo au sein de la tradition
chamanique lignagère et de la tradition chamanique d’État », Carnets du Centre Chine
(CNRS/EHESS) (en ligne), 5 mai 2017, https://cecmc.hypotheses.org/34706

AGAMBEN Giorgio
- Quel que resta di Auschwitz, Turin, Bollati Boringhieri, 1998. Traduit de l’italien par
Pierre Alferi : Ce qui reste d'Auschwitz, Paris, Payot et Rivages, coll. Rivages poche /
Petite bilbiothèque, 1999 ; rééd. 2003
- Stanze, La parola e il fantasma nella cultura occidentale, Turin, Einaudi, 1977.
Traduit de l’italien par Yves Hersant : Stanze, Parole et fantasme dans la culture
occidentale, Paris, Christian Bourgois, 1981 ; Paris, Payot et Rivages, coll. Rivages
poche / Petite Bibliothèque, 1994, rééd. 1998, avec Apostille de 1993 traduite par
Danièle Valin

ALEXANDRIAN Sarane
Le Surréalisme et le rêve, préface de J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll.
Connaissance de l'inconscient, 1974

ANGELUS SILESIUS (1624-1677)


Cherubinischer Wandersmann, Livre I, 289. Cité par Martin HEIDEGGER, in Le
principe de raison, traduit de l’allemand par André Préau, préface de Jean Beaufret,
Paris, Gallimard, coll. Tel, 1962, p. 104 sq
712

ARISTOPHANE
Βάτραχοι [Les Grenouilles], Athènes, aux Lénéennes, 405 av. J.-C.

ARTAUD Antonin
- Œuvres, édition d’Évelyne Grossman, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004
- Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. Métamorphoses, 1938 ; in Œuvres, p.
505
- Pour en finir avec le jugement de dieu, émission conçue et réalisée par l’auteur pour la
Radio diffusion française, enregistrée le 28 novembre 1947, diffusée le 11 mai 1948.
Première publication du texte : Paris, K Éditeur, 1948
- Les Nouvelles Révélations de l’Être, Paris, Denoël, 1937 (publié sans nom d’auteur) ;
in Œuvres, p. 789
- Correspondance avec Jacques Rivière, 25 mai 1924, in Œuvres, p. 80

- Van Gogh le suicidé de la société, Paris, K éditeur, 1947. in Œuvres, [Quarto], p.


1461-1462

AUSTER Paul
Conférence avec Isaac GEWIRTZ à la New York Public Library le 16 janvier 2014 :
https://youtu.be/54nMX8i2Wbs

BACHELARD Gaston
La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine,1957

BANKSY
cité par Fanny CRAPANZANO, Street Art et Graffiti : l’invasion des sphères
publiques et privées par l’art urbain, éditions L’Harmattan, Paris, 2015, p.14

BARTHES Roland
- S/Z, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1970
- L’empire des signes, Genève, Albert Skira, 1970 ; Paris, Seuil, coll. Points Essais,
2014

BASILE DE CÉSARÉE
Homilíai ei̓s tìn Hexaímeron, recueil de 9 homélies sur le récit de la création d'après la
Genèse, prononcées pendant le carême à Césarée de Cappadoce en 378. Traduction en
français : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/frame.html ; Homélies sur l'Hexaéméron,
introduction et traduction de Stanislas Giet, Paris, Éditions du Cerf, coll. Sources
chrétiennes, 1950.
713

BAUDELAIRE Charles
- Salon de 1859 in Œuvres complètes de Charles Baudelaire, t. II, Curiosités
esthétiques, Paris, Michel Lévy Frères, 1868 ; Salon de 1859, Lettres à M. le Directeur
de la Revue française , chap. II « Le public moderne et la photographie » ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Salon_de_1859

- Les Fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1857 ;


https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Fleurs_du_mal/1857

BEAUVOIR Simone de
Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1949 ; Paris, Gallimard, coll. Folio
Essais, t.2, n°38, 2003

BECKETT Samuel
- En attendant Godot, pièce en deux actes créée au Théâtre de Babylone à Paris le 5
janvier 1953. Paris, Éditions de Minuit, 1952
- Fin de partie, pièce en un acte créée le 1er avril 1957 au Royal Court Theatre. Paris,
Éditions de Minuit, 1957
- Film, court-métrage écrit par Samuel BECKETT et réalisé par Alan SCHNEIDER,
avec Buster KEATON, 1965

BEGOUIN Stephane, TARDIEU Vincent


Arts, Palettes-Lascaux, le ciel des premiers hommes, documentaire, Arte, 2007

BELLIER Paul-André
Revue d'histoire de la pharmacie, vol.80, no 293, 1992

BENJAMIN Walter
Rédigé à Munich en novembre 1916 sous forme de lettre à Gershom Scholem, inédit du
vivant de l’auteur : « Sur le langage en général et sur le langage humain », in Œuvres I,
traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris,
Gallimard, coll. Folio Essais n° 372, 2000

BENVENISTE Émile
« Préliminaires » de ses notes manuscrites « sur le langage poétique », folio 80. Cité par
Gérard DESSONS, « Le Baudelaire de Benveniste entre stylistique et poétique »,
Semen n° 33, 2012

BESSON Philippe
Arrête avec tes mensonges, Paris, Julliard, 2017
714

BIBLE
De nombreuses traductions de la Bible en ligne sont recensées sur le site
lexilogos : https://www.lexilogos.com/bible.htm. Notamment : Bible de
Jérusalem ; Nouvelle Bible Segond ; Traduction oecuménique de la Bible (TOB) ;
et la Bible traduite par André Chouraqui. Passages dans la section Traductions.

BIETRY-RIVIERRE Éric
« Mexique : un trésor au bout du tunnel », Le Figaro, 30-10-2014 ;
http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2014/10/30/03015-20141030ARTFIG00181-mexique-un-
tresor-au-bout-du-tunnel.php

BLAKE William
The Marriage of Heaven and Hell, ouvrage de prose et de poésie illustré de gravures de
William Blake et de sa femme Catherine, publié en Angleterre en 1793. Fragments dans
la section Traductions.

BONNEFOY Yves
- Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, Paris, Mercure de France, coll. Poésie,
1953
- L'Inachevable, Entretiens sur la poésie, 1990-2010, Albin Michel, 2010
- Remarques sur le dessin, Paris, Mercure de France, 1993 ; La vie errante, suivi de
Une autre époque de l’écriture et de Remarques sur le dessin, Paris, Gallimard, coll.
Poésie n° 313, 1997
- La longue chaîne de l'ancre, Paris, Mercure de France, coll. Poésie, 2008
- L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 2003
- « Yves Bonnefoy : “Il faudrait jouer Shakespeare dans le noir” », Le Monde, propos
recueillis par Fabienne Darge en 2014, republiés le 5-7-2016 ;
https://www.lemonde.fr/livres/article/2016/07/05/yves-bonnefoy-il-faudrait-jouer-shakespeare-
dans-le-noir_4964040_3260.html?xtmc=bonnefoy&xtcr=45

- « Le haïku, la forme brève et les poètes français », conférence donnée au Japon en


septembre 2000 : https://terebess.hu/english/haiku/bonnefoy.html

BORGES Jorge Luis


- Œuvres complètes, trad. de l'espagnol (Argentine) par Paul Bénichou, Jean Pierre
Bernès, Roger Caillois, René L.-F. Durand, Laure Guille, Nestor Ibarra, Françoise
Rosset, Sylvia Bénichou-Roubaud, Claire Staub et Paul Verdevoye, édition de Jean
Pierre Bernès, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1999
- « La Pesadilla », Siete Noches, Fundo de cultura económica, 1980 ;
http://biblio3.url.edu.gt/Libros/borges/Siete_noches.pdf ; trad. de Françoise Rosset revue par
Jean-Pierre Bernès : « Le Cauchemar », Sept Nuits, in Œuvres complètes, t. II
715

- « Las dos catedrales », Buenos Aires, La Nación, 18-6-1978 ; in La Cifra, Buenos


Aires, Emecé Editores, 1981 ; trad. de l’espagnol (Argentine) par Roger Caillois : « Les
deux cathédrales », in Treize poèmes, édition bilingue illustrée par Pierre Alechinsky,
Montpellier, Fata Morgana, 1978 ; trad. par Claude Esteban : in Le chiffre in Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, éd. Jean-Pierre Bernès, t.
II, 1999, p. 789
- Borges en diálogo, Barcelone, Editorial Grijalbo, 1985 ; trad. de l'espagnol par René
Pons : Jorge Luis BORGES, Osvaldo FERRARI, Dialogues I, Paris, Pocket, collection
« Agora », n° 360, 2012
- « Dos que soñaron », in Revista Multicolor, supplément de la revue Critica, 22 juin
1934 ; in Obras completas, Buenos Aires, Emecé Editores, 1978, p. 338 ;
http://web.mit.edu/21f702/21F702/Cuentos/DosqueSonaron.html

- « El otro tigre », in El hacedor, Buenos Aires, Emecé Editores, 1960. « L’autre tigre »,
texte entier en français dans la section Traductions
- Borges oral, Buenos Aires, Emecé Editores, 1979. Conférences, trad. Françoise
Rosset, Paris, Gallimard, 1985 ; Folio Essais, 2006
- « Utopia de un hombre que esta cansado » in El libro de arena, Buenos Aires, Emecé
Editores, 1975. Trad. Françoise Rosset : « Utopie d’un homme qui est fatigué », in Le
livre de sable, Folio 2003
- Ulrica, in El libro de arena, Buenos Aires, Emecé Editores, 1975. Trad. Françoise
Rosset : « Ulrica », in Le livre de sable, Folio 2003
- « El otro tigre » in El Hacedor, Buenos Aires, Emecé Editores, 1960. Poème entier en
français dans la section Traductions

BOUDENOT Jean-Claude
« La vie de Wolfgang Ernst Pauli », in Reflets de la physique, n° 12, déc-janv. 2008

BOULANGER Christophe, FAUPIN Savine, PIRON François


Habiter poétiquement le monde, Lille, Musée d’Art moderne Lille Métropole, 2010

BOUVIER Nicolas
L’Usage du monde, Paris, Librairie Droz, 1963, avec illustrations de Thierry Vernet ; in
Œuvres, éd. Éliane Bouvier avec la collaboration de Pierre Starobinski, préface de
Christine Jordis, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004

BRETON André
- Écrits sur l’art et autres textes, in Œuvres complètes, édition sous la direction de
Marguerite Bonnet, tome IV, éd. Étienne Hubert, Philippe Bernier et Marie-Claire
Dumas, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2008
- « Entretien avec Roger Vitrac », Le Journal du peuple, 7 avril 1923

- Manifeste du surréalisme, Paris, Éditions du Sagittaire, 1924 ; in Œuvres complètes, t.


716

I, édition de Marguerite Bonnet avec la collaboration de Philippe Bernier, Étienne-Alain


Hubert et José Pierre Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 1988
- Nadja, Paris, Gallimard NRF, 1928
- « Langue des pierres », Le surréalisme, même, n° 3, automne 1957 ; in Œuvres
complètes, [Pléiade] t. IV, 2008, p. 959
- Second manifeste du surréalisme, Paris, Éditions Kra, 1930
- André BRETON et Philippe SOUPAULT, Les Champs magnétiques, Paris, Au sans
pareil, 1920
- Flagrant délit : Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du truquage, Paris,
Thésée, 1949
- Manifeste du Surréalisme. Poisson soluble, Paris, Éditions du Sagittaire, chez Simon
Kra, 1924

BREUIL Eddie
Du Nouveau chez Rimbaud, Paris, Honoré Champion, 2014

BRUNEL Pierre
Le Mythe de la métamorphose, Paris, Librairie José Corti, coll. Les Massicotés, 2004

BURTON Robert
The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes,
Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several
Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically,
Opened and Cut Up, Oxford, Henry Cripps, 1621 (sous le pseudonyme de Democritus
junior). Traduit par Bernard Hœpffner et Catherine Goffaux : L’Anatomie de la
mélancolie, préface de Jean Starobinski, Paris, José Corti, 2000. Traduit par un
collectif de traducteurs sous la direction de Gisèle Venet : Paris, Gallimard, coll. Folio
Classique n° 4255, 2005

BYATT Antonia Susan


Little Black Book of Stories, Londres, Chatto & Windus, 2003. Trad. de l'anglais par
Jean-Louis Chevalier : Petits contes noirs, Paris, Flammarion, 2006

CALASSO Roberto
K., Paris, Gallimard, 2005

CAMUS Albert
Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. Les Essais, 1942
717

CARROLL Lewis
Through the Looking-Glass, Londres, Macmilan,1871

CASSIN Barbara
Le scepticisme antique, perspectives historiques et systématiques, actes du colloque de
Lausanne, 1-3 juin 1988, éd. par André-Jean Voelke, textes de Jonathan BARNES et al.,
Genève, Librairie Droz, coll. Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie

CÉLINE Louis-Ferdinand, TARDI


Voyage au bout de la nuit, Paris, Futuropolis, 1988

CENDRARS Blaise
- La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, Paris, Les Hommes
Nouveaux, 1913
- « Tu es plus belle que le ciel et la mer », in Feuilles de route, Paris, Denoël, 1924

CHAR René
- Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946
- Fureur et mystère, préface d'Yves Berger, Paris, Gallimard, coll. Poésie n° 15

CHARCOT Jean Martin

L’hystérie, Paris, L’Harmattan, coll. Psychanalyse et civilisations, textes choisis et


introduits par E. Trillat, 1998

CHATWIN Bruce
The Songlines, Londres, Jonathan Cape, 1987. Traduit de l’anglais par Jacques
Chabert : Le Chant des pistes, Paris, Grasset, 1988 ; Le Livre de Poche, 1990

CHOMSKY Noam
- Reflections on Language, New York, Pantheon Books, 1975. Trad. de l’anglais
(américain) par Béatrice Vautherin, Pierre Fiala, Judith Milner : Réflexions sur le
langage, Paris, François Maspero, 1977 ; Paris, Flammarion, coll. Champs Essais, 2011

- « Qu'est-ce que le langage, et en quoi est-ce important ? », conférence donnée le 25-7-


2013 à l'Université de Genève. En version originale (anglais) :
https://www.youtube.com/watch?v=05j6fAD77ok ; en version française :
https://www.youtube.com/watch?v=-wJDf9gAWW4
718

CHRÉTIEN DE TROYES
- Perceval le Gallois ou le Conte du Graal (1180-1181). Publié en 6 vol. d'après les
manuscrits originaux par Ch. Potvin, Mons, imprimerie Dequesne-Masquillier, 1866-
1871 ; http://numelyo.bm-lyon.fr/f_view/BML:BML_00GOO0100137001102684409
- Le Chevalier au Lion (1177-1181) ; Le Chevalier au Lion (Yvain), t. IV de Les romans
de Chrétien de Troyes, Paris, Librairie Honoré Champion, éd. par Mario Roques d’après
la copie de GUIOT (Bib. nat. fr. 794), 1982 (édition en ancien français)

CLAUDEL Camille
- Citée par Aline MAGNIEN, in Camille Claudel, Paris, Musée Rodin/Fundacion
Mapfre/Gallimard, 2008
- Profonde pensée, 1900, sculpture marbre taille directe, Musée Sainte-Croix, Poitiers
- L’Âge mûr, 1898-1913, un plâtre et deux bronzes, Musée d’Orsay et Musée Rodin,
Paris

CLAUDEL Paul
« Religion du signe », in Connaissance de l’Est, Vienne, Larousse, 1920 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Connaissance_de_l’Est ; édition critique établie par Gilbert
Gadoffre, Paris, Mercure de France, 1973

CLOTTES, Jean, LEWIS-WILLIAMS, David


Les Chamanes de la Préhistoire : transe et magie dans les grottes ornées, Paris, Le
Seuil, 1996

COELHO Paulo
O Alquimista, Rio de Janeiro, Rocco, 1988

CORAN
De nombreuses traductions du Coran en ligne sont recensées sur le site lexilogos :
https://www.lexilogos.com/coran.htm. Notamment celles de Malek Chebel, d’André
Chouraqui, de Dominique Penot, de Denise Masson. Passage dans la section
Traductions.

CORNEILLE Pierre
Le Cid, tragi-comédie, Paris, François Targa, 1637 ;
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86108062/f1.image

CORSO Gregory
« Writ on the Eve of My 32nd Birthday », in Long Live Man, New York, New
Directions Publishing Corporation, 1962
719

CORTAZAR Julio
Bestiario, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1951 ; https://ucaecemdp.edu.ar/wp-
content/uploads/2016/09/julio-cortazar-bestiario.pdf

CREVEL René
Le Clavecin de Diderot, Paris, Éditions surréalistes, 1932 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Clavecin_de_Diderot

CURIE Ève
Madame Curie, Paris, Gallimard, 1938, ; rééd. Paris, Gallimard, coll. Folio n° 1336,
1981

DAMOUR Thibault
Si Einstein m’était conté, Paris, Cherche-Midi, 2005

DANTEC Maurice
Le Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique, Paris, Gallimard, 1999

DEBORD Guy-Ernest
- Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de
l’action de la tendance situationniste internationale , Paris, 1957 ; Paris, Mille et Une
nuits, 2000
- In girum imus nocte et consumimur igni, film de 95 minutes réalisé en 1978, sorti en
salles en 1981

DELEULE Sylvie
L'Europe des Écrivains : « l'Islande », documentaire, Arte, 2015

DESNOS Robert
« Lettres de déportation à Youki », in Œuvres, édition de M.-C. Dumas, Paris,
Gallimard, coll. Quarto, 2003

DHAINAUT Pierre
Habiter poétiquement le monde, Villeneuve d’Asq, LaM/Lille Métropole Musée d’art
moderne, 2010

DIDEROT Denis
- Le Neveu de Rameau, (texte écrit probablement entre 1762 et 1773) in Œuvres,
t. XXI, première publication en français (après la publication en allemand par Goethe
en 1805), non définitive, d’après une copie du manuscrit, par Brière en 1821. Première
720

publication du texte correct, d’après le manuscrit autographe retrouvé : Paris, Librairie


Plon, 1891 ; https://beq.ebooksgratuits.com/vents/diderot-neveu.pdf
- Eléments de physiologie, in Œuvres complètes, t. IX, Paris, Garnier, éd. Assezat et
Tourneux, 1875. Texte établi, présenté et commenté par Paolo Quintili, Honoré
Champion, Paris, 2004

DIDI-HUBERMAN Georges
Invention de l’hystérie, Charcot et l'Iconographie photographique de la Salpêtrière,
Paris, Éditions Macula, 1982 ; édition revue, corrigée et enrichie d’une postface de
Georges Didi-Huberman, 2014

DESCOLA Philippe
Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005

DUPRONT Alphonse
Du Sacré. Croisades et pèlerinages, Images et langages, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque des Histoires, 1987

DURAND Gilbert
Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Presses Universitaires de
France, 1960 ; rééd. Paris, Bordas, 1969 ; Paris, Dunod, 10e éd., 1984

DURRELL Lawrence
Caesar's Vast Ghost, Aspects of Provence, New York, Arcade Publishing (Little, Brown
& Co.), 1990. Trad. de l'anglais par Françoise Kestsman : L'ombre infinie de César.
Regards sur la Provence, Paris, Gallimard, 1994 ; rééd. coll. Folio n° 2824 , 1996

DVORAK Cordelia
John Berger ou la mémoire du regard, documentaire, Arte, 2016

ÉCHENOZ Jean
Ravel, Paris, Éditions de Minuit, 2006

ECO Umberto

Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset 1996

EIGELDINGER Marc

Mythologie et intertextualité, Genève, Éditions Slatkine, 1987


721

EINSTEIN Albert
cité par HADAMARD Jacques, Essai sur la Psychologie de l’invention dans le
domaine mathématique, Paris, Blanchard, 1959

ELLIS Bret Easton


Lunar Park, New York, Alfred A. Knopf, 2005. Traduit par Pierre Guglielmina : Lunar
Park, Paris, Robert Laffont, coll. Pavillons, 2005

ESCOUBAS Éliane
« La Bildung et le “sens de la langue” : Wilhem von Humboldt », Littérature, année
1992, volume 86n numéro 2, p. 60 ; https://www.persee.fr/doc/litt_0047-
4800_1992_num_86_2_1545

FAULKNER William
Sanctuary, Londres, Jonathan Cape, 1931

FERRY Jean-Marc
Les grammaires de l’intelligence, Paris, Éditions du Cerf, coll. Passages, 2004

FLAUBERT Gustave
Lettre à Ernest Duplan, 12 juin 1862, Correspondance, éd. par Jean Bruneau, et par
Yvan Leclerc pour le dernier vol., Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,
1973-2007, t. III, p. 221-222 ; http://flaubert.univ-rouen.fr/article.php?id=11

FOLIE TRISTAN (fin du XIIe siècle)


Oxford, Bodleian Library, Douce, d6, f. 12vb-19A.
In Tristan et Iseut : Les poèmes français - La saga norroise, éd. bilingue et trad. de
Daniel Lacroix et Philippe Walter, Le Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1989
Les deux poèmes de La Folie Tristan publiés par Joseph Bédier, Paris, Librairie de
Firmin Didot et Cie, 1907 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97872633.r=Folie
%20Tristan%20%3A%20Oxford?rk=42918;4
Autres éditions recensées ici : https://www.arlima.net/eh/folie_tristan_doxford.html

FOSSIER Arnaud
« Le grand renfermement » in Tracés, Revue de Sciences humaines [en ligne],
https://journals.openedition.org/traces/4130

FOUCAULT Michel
- Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines 1966 ; rééd. coll. Tel, 1989
- L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines,
722

1969 ; in Œuvres, t. II, coll. Bibliothèque de la Pléiade, éd. sous la dir. de Frédéric
Gros, texte établi, présenté et annoté par Martin Rueff, p. 117
- Le Courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de
France 1984, Paris, EHESS/Gallimard/Le Seuil, coll. Hautes Études, éd. Frédéric Gros,
2009
- « Le corps utopique », conférence prononcée sur France Culture le 21 décembre 1966,
après une première conférence prononcée dans le même cadre le 7 décembre précédent,
« Les Utopies réelles ». Le texte des deux conférences a été publié sous le titre Le
Corps utopique, les Hétérotopies, Fécamp, Éditions Lignes, 2009 ; puis réétabli in
Œuvres, II, sous la direction de Frédéric Gros, avec la collaboration de Philippe
Chevallier, Daniel Defert, Bernard E. Harcourt, Martin Rueff, Philippe Sabot et Michel
Senellart, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2015

- Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961. « Le Grand
Renfermement », Histoire de la folie à l’âge classique, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de la Pléiade, édition de Frédéric Gros avec la collaboration de Jean-
François Bert, Daniel Defert, Francois Delaporte et Philippe Sabot, 2015

FREUD Sigmund
Totem und Tabu : Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der
Neurotiker, Vienne, Hugo Heller & Cie, 1913. Traduit par Samuel Jankélévitch : Totem
et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs,
Paris, Payot, 1924

FURET François, OZOUF Mona


Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988

GARCIA LORCA Federico


Romancero gitano (1924-1927), Madrid, Revista de Occidente, 1928
- « Romance de la Luna, luna », in Romancero gitano. « Romance de la lune,
lune », texte entier en français dans la section Traductions
- « Romance Sonámbulo », in Romancero gitano.« Romance somnambule », texte
entier en français dans la section Traductions
- « San Miguel », in Romancero gitano. « Saint Michel », texte entier en français
dans la section Traductions
- « Romance de la Pena Negra », in Romancero gitano. « Romance de la noire
peine » texte entier en français dans la section Traductions

GINZBURG Carlo
- « Spie Radici di un paradigma indiziario » in A. GARGANI (dir.), Crisi della ragione,
Turin, Einaudi, 1979. « Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice », Le
Débat, 1980, vol. 6 n°6 p. 3-44
- Il formaggio e i vermi, il cosmo di un mugnaio del'500, Turin, G. Einaudi, 1976. Trad.
de l’italien par Monique Aymard : Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du
XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980
723

GIONO Jean
Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, 1947

GIRAUDOUX Jean
Ondine, Paris, Grasset, 1939

GRÉGOIRE DE NAZIANCE
Λόγοι [Discours], 45 discours écrits entre 362 et 383, dont 5 (27-31) prononcés à
Constantinople en 380, intitulés par Grégoire « Discours théologiques ». Discours 27,
traduit par Pierre Gallay : http://www.migne.fr/textes/peres-eglise/35-pdf-061-gregoire-de-
nazianze-premier-discours-theologique

GROTHENDIECK Alexandre
La clef des songes, manuscrit non publié sur papier à ce jour,
http://matematicas.unex.es/~navarro/res/clefsonges.pdf
Esquisse d’un programme, écrit en 1984. Cambridge University Press, 10 juil. 1997 ;
https://webusers.imj-prg.fr/~leila.schneps/grothendieckcircle/EsquisseFr.pdf

HADOT Pierre
Le voile d’Isis, Essai sur l'histoire de l'idée de Nature, Paris, Gallimard coll. NRF
Essais, 2004

HAMSUN Knut
Sult, 1890. Traduit par Edmond Bayle : La Faim, Paris - Leipzig, Albert Langen, 1895

HEGEL Georg Wilhelm Friedrich


System der Wissenschaft. Erster Theil : Die Phänomenologie des Geistes,
Bamberg/Würzburg, Goebhardt, 1807 ; trad. de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre :
Phénoménologie de l'esprit, Paris, Flammarion, coll. Bibliothèque philosophique
(Aubier), 1991. Phénoménologie de l’esprit, présentation, traduction et notes de
Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
philosophie, 1993 ; rééd. Folio Essais, 2002

HEIDEGGER Martin
Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Günther Neske, 1954. Traduction d’André Préau,
préface de Jean Beaufret : Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais »,
1958 ; rééd. coll. Tel, 1980

HENLEY William Ernest


« Invictus », poème écrit en 1875, publié sans titre in Book of verses, Londres, David
Nutt, 1888
724

HILDEGARDE DE BINGEN (1098-1179)


Citée par Paul MENGAL, « Quand la maladie d’amour devient hystérie : le tournant
de l’âge classique », RiLUnE, Revue des Littératures Européennes, n° 7, 2/2007,
Atti/Actes Eros Pharmakon

HÖLDERLIN Friedrich
« In lieblicher Bläue », 1823 ; traduit de l’allemand par André du Bouchet : « En bleu
adorable », in Œuvres, édition sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1967 ; http://www.hs-
augsburg.de/~harsch/germanica/Chronologie/19Jh/Hoelderlin/hoe_0801.html

HOMÈRE (VIIIe siècle av. J.-C.)


Odyssée. Différentes traductions, et des éditions bilingues :
https://fr.wikisource.org/wiki/LOdyssée ; http://remacle.org/bloodwolf/poetes/homere/table.htm

HORACE
Carmina, 23-13 av. J.-C. Traduction de LECONTE DE LISLE, Odes, Paris, Alphonse
Lemerre, 1873 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Horace_-
_Œuvres,_trad._Leconte_de_Lisle,_I.djvu

HOUELLEBECQ Michel
La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005

HUGO Victor
- Les Contemplations, Paris, Pagnerre et Michel Lévy, 1856 ; Paris, Nelson Éditeur,
1911 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Contemplations
- « La Conscience », in La Légende des siècles, Paris, Hetzel, 1859, p.15-18 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/La_Légende_des_siècles/La_Conscience

- « Dieu », Paris, Hetzel et Quantin, 1891 (posthume ) ;


https://fr.wikisource.org/wiki/Dieu_(Victor_Hugo)

- Les Misérables, Paris, Pagnerre, 1862 ; Paris, Édition Nationale, Émile Testard
éditeur, 1890 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Misérables

JAKOBSON Roman
- Closing Statement : Linguistics and Poetics, Massachusetts Institute of Technology,
1960. Essais de linguistique générale, trad. de l’anglais et préfacé par Nicolas Ruwet,
Paris, Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1963
- « Einstein et la science du langage », Débat, n° 20, mai 1982, p. 132
725

JAUBERT Jacques et al.


« Early Neanderthal constructions deep in Bruniquel Cave in southwestern France »,
Nature, n° 534, 25-5-2016

JOORDENS J.C.A. et al.


« Homo erectus at Trinil used shells for tool production and engraving » Nature, 3-12-
2014 ; n° 518, 12-2-2015, p. 228–2311

JOUFFROY Alain
Manifeste de la poésie vécue, Paris, Gallimard, coll. L’Infini, 1995

JOYCE James
Ulysses, Paris, Shakespeare and Company, édité par Sylvia Beach, 1922

KAFKA Franz
- Œuvres complètes, trad. de l'allemand (Autriche) par Jean-Pierre Danès, Claude
David, Marthe Robert et Alexandre Vialatte, édition de Claude David, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. I II, III, 1976, 1980, 1984

- « Das Urteil », Arkadia, ein Jahrbuch für Dichtkunst, édité par Max Brod au
printemps 1913, P. 53-65. Traduit par Alexandre Vialatte : « Le Verdict », in Œuvres
complètes t.II, p. 180-191
- Tagebücher 1909-1923. Traduit par Marthe Robert : Journaux, 27 janvier 1922, in
Œuvres complètes, t. III
- « Ein Hungerkünstler » [« Un artiste de la faim »], Neue Rundschau, 1922
- Lettre à Oskar Pollack, 27 janvier 1904, in Œuvres complètes t.3, p. 575

KEROUAC Jack
Lonesome Traveller, New York, McGraw Hill, 1960. Trad. de l'anglais par Jean Autret :
Le vagabond solitaire, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 1969. Rééd. de deux des
nouvelles de ce titre : Le vagabond américain en voie de disparition, précédé de Grand
voyage en Europe, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 € n° 3695, 2002

KHADRA Yasmina
L’Attentat, Julliard, 2005

KLEIN Étienne
Il était sept fois la révolution, Paris, Flammarion, 2005
726

LACAN Jacques
- Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, édition de Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2004
- cité par Alain SOKAL, Jean BRICMONT, in Impostures intellectuelles, Paris, Odile
Jacob, 1997, chap. « Les nombres imaginaires »

LA DAME QUI AVEINE DEMANDOIT POUR MOREL SA PROVENDE AVOIR


La dame qui demandait de l'avoine pour que Morel ait sa ration, in Nouveau recueil
complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, par W. Noomen et N. Van den Boogaard,
Assen, 1983

LAFERRIÈRE Dany
Vers le Sud, Paris, Grasset, 2006

LAMBLIN Bianca
Mémoires d’une jeune fille dérangée, Paris, Balland, 1993

LECONTE DE LISLE
« La Légende des Nornes », in « Poèmes barbares », in Œuvres de Leconte de Lisle,
Paris, Librairie Alphonse Lemerre, s. d. (1889 ?), p. 48-55 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/La_Légende_des_Nornes

LEONARD DE VINCI
Codex Arundel, cité par Daniel FABRE, Bataille à Lascaux. Comment l’art
préhistorique apparut aux enfants, Paris, L’Échoppe, 2014, ill. ; et cité par Daniel
FABRE, « Le poète dans la caverne », in Claudie VOISENAT, Imaginaires
archéologiques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015, p. 98

LEOPARDI Giacomo
« Canto notturno di un pastore vagante dell’Asia », in Canti, éd. Firenze, 1831 ;
http://ww2.bibliotecaitaliana.it/xtf/view?
docId=bibit001021/bibit001021.xml&chunk.id=d5554e4897&toc.id=&brand=bibit
Texte en français dans la section Traductions

LEROI-GOURHAN Émile
Le Geste et la Parole, tome I et II, Paris, A. Michel, 1964 et 1965

LEVI Primo
Se questo è un uomo, Turin, De Silva, Biblioteca Leone Ginzburg,1947. Traduit de
l’italien par Martine Schruoffenege : Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987
727

LÉVY Bernard-Henri
Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000

LÉVI-STRAUSS Claude
La Pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962 ; in Œuvres, édition de Vincent
Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, préface de Vincent Debaene,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n°543, 2008

LORBLANCHET Michel
La Naissance de l’art. Genèse de l’art préhistorique, Paris, Éditions Errance, 1999

LUMINET Jean-Pierre
« Douze petites cosmologies d’Edgar Poe », Europe, août-septembre 2001, p. 158-174

LYNCH David
« Twin Peaks : l'intégralité du question-réponse de David Lynch » par Phalène de la
Valette, Le Point, 10-1-2017 ; http://www.lepoint.fr/pop-culture/series/twin-peaks-l-
integralite-du-question-reponse-de-david-lynch-10-01-2017-2095903_2957.php

MAGRITTE René
La Trahison des images, 1928-1929, huile sur toile 59 x 65 cm, Los Angeles County
Museum of Art

MALLARMÉ Stéphane
- in Jules HURET, Enquête sur l’évolution littéraire, Bibliothèque Charpentier, Paris,
1891 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Enquête_sur_l’évolution_littéraire
- « Le tombeau d’Edgar Poe », in Poésies, Paris, La Revue indépendante, 1887, p. 74 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Tombeau_d’Edgar_Poe_(1887)

MANKELL Henning
Den vita lejoninnan, Stockholm, Ordfront vörlag, 1993. Traduit du suédois par Anna
Gibson : La Lionne blanche, Paris, Éditions du Seuil, coll. Seuil Policiers, 2004

MANN Thomas
Der Zauberberg, Berlin, Samuel Fischer, 1924. Traduit par Maurice Betz : La
Montagne magique, Paris, Fayard, 1931
728

MATURIN Charles Robert


Melmoth the Wanderer, Edimbourg, Archibald Constable and Company, 1820

MEJIA Rafael
Cumbia sobre el Mar , chanson,
Colombie, 1962 ; version originale :
https://www.youtube.com/watch?v=3phGJM08vB4 ; reprise par Quantic Flowering Inferno :
https://www.youtube.com/watch?v=8qamv4U-SEo

MELVILLE Herman
- Moby-Dick ; or, The Whale, New York, Harper & Brothers, 1851
- Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall Street, New York, Putnam’s Magazine, 1853

MICHAUX Henri
- Émergences-Résurgences, Genève, Éditions d’Art Albert Skira, coll. Les sentiers de la
création, 1972
- « Aventures de lignes », avant-propos au livre de Will GROHMANN Paul Klee,
Éditions des Trois Collines, Genève, et Librairie Flinker, 1954 ; in Passages, Paris
Gallimard, coll. L'imaginaire, 1963, rééd. 1999, p. 117

MICHEL-ANGE
Michel-Ange BUONARROTI, « Sonnet I », Poésies, édition bilingue, traduction de
M.A. Varcollier, Paris, Hesse et Cie, 1826

MILLE ET UNE NUITS


« Histoire du prince Zeyn Alasnam », Les Mille et une Nuits, t. V, traduction par
Antoine Galland, Paris, Le Normant, 1806, p. 59-100 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Mille_et_Une_Nuits/Histoire_du_prince_Zeyn_Alasnam

MODIANO Patrick
- Quartier perdu, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1985
- Dora Brüder, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1997

MOLIÈRE
- Le Tartuffe ou l'Imposteur, comédie en cinq actes et en vers créée le 5 février 1669 au
Théâtre du Palais-Royal. Première publication : Paris, Jean Ribou, 1669 ;
http://www.toutmoliere.net/le-tartuffe,33.html
- Le Festin de Pierre, comédie en cinq actes et en prose créée le 15 février 1665 au
Théâtre du Palais-Royal. Première publication (amendée de plusieurs passages) sous le
titre Dom Juan ou Le Festin de pierre : in Œuvres de Monsieur de Molière, t. 7, Paris
1682 ; http://www.toutmoliere.net/dom-juan,34.html
729

- Le Misanthrope, comédie en cinq actes et en vers créée le 4 juin 1666 au Palais-Royal.


Première publication : Paris, Jean Ribou, 1666 ; http://www.toutmoliere.net/le-
misanthrope,36.html
L’école des femmes, comédie en cinq actes et en vers, créée au Théâtre du Palais-Royal
le 26 décembre 1662. Première publication : Paris, Jean II Guignard, 1663 ;
http://www.toutmoliere.net/l-ecole-des-femmes,28.html

MOLIA Agnès
Enquêtes archéologiques. Les bâtisseurs de Stonehenge, documentaire, Arte, 2018

MONTAIGNE Michel de
Essais de M. de Montaigne, Bordeaux-Paris, Simon Millanges, Jean Richer, Abel
Langelier 1580-1588. Texte original de 1580 avec les variantes des éditions de 1582 et
1587, publié par R. Dezeimeris & H. Barckhausen :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102435w/f3.image.langFR. Édition de Bordeaux de
1595 : Essais, texte établi par P. Villey et V. L. Saulnier, Paris, P. U. F., 1965 :
https://fr.wikisource.org/wiki/Essais/Édition_de_Bordeaux,_1595

NERVAL Gérard de
- « El Desdichado », in « Les Chimères », in Les filles du feu, Paris, D. Giraud, 1854, p.
329 ; Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 291 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Chimères/El_Desdichado
- Aurélia ou le Rêve et la Vie, in Le Rêve et la Vie in Revue de Paris, 1855. Paris, Victor
Lecou, 1855 ; http://kaempfer.free.fr/oeuvres/pdf/nerval-aurelia.pdf

NIETZSCHE Friedrich
- Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872. Traduit de l’allemand par
Jean Marnold et Jacques Morland : L’Origine de la Tragédie dans la musique ou
Hellénisme et Pessimisme, Paris, Mercure de France, 1906 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/L’Origine_de_la_Tragédie. Autre traduction, par Philippe
Lacoue-Labarthe : La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais,
1986
- Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister, Chemnitz, Ernst
Schmeitzner, 1878. Traduit de l’allemand par Henri Albert et Alexandre-Marie
Desrousseaux : Humain, trop humain, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol.
5 et 6, Paris, Mercure de France, 1902 ;https://fr.wikisource.org/wiki/Humain,_trop_humain
- Also sprach Zarathustra. Ein Buch für Alle und Keinen, Chemnitz, Ernst Schmeitzner,
1883-1885. Traduit de l’allemand par Henri Albert : Ainsi parlait Zarathoustra, in
Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, Paris, Mercure de France, 1903 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Ainsi_parlait_Zarathoustra
- Götzen-Dämmerung, Leipzig, C. G. Naumann, 1889. « Maximes et pointes » 13, Le
Crépuscule des idoles, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, t. XII, Mercure de
France, 1908 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Crépuscule_des_idoles/Maximes_et_pointes
730

NOUVEAU Germain
- Valentines et autres vers, texte établi par Ernest Delahaye, Paris, Albert
Messein, 1922 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Valentines_et_autres_vers
- Poésies d’Humilis et vers inédits, texte établi par Ernest Delahaye, Paris, Albert
Messein, 1924 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Poésies_d’Humilis_et_vers_inédits
- LAUTRÉAMONT, Germain NOUVEAU, Œuvres complètes, éd. de Pierre-Olivier Walzer,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1970

ÔÉ Kenzaburô

- « Shisha no ogori », 1957 ; « Hato », 1958 ; « Seventeen », 1961. Trois nouvelles


rassemblées, éditées et traduites du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura :
Le Faste des morts, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 2005
- M-T to mori no fushigi no monogatar, 1986. Édité et traduit du japonais par René de
Ceccatty et Ryôji Nakamura : M/T et l’histoire des merveilles de la forêt, Paris,
Gallimard, coll. Du monde entier, 1989
- Kojinteki na taiken, 1964. Traduit par Claude Elsen : Une affaire personnelle, Paris,
Stock, 2000

ONFRAY Michel
Les consciences réfractaires. Contre-histoire de la philosophie, t. 9, Paris, Grasset,
2013

ORWELL George
Nineteen Eighty-Four, Londres, Secker and Warburg, 1949

OVIDE (43 av. J.-C.-17 ou 18 ap. J.-C.)


Metamorphōseōn libri, Rome, 1er siècle. Les Métamorphoses, traduction (du latin)
nouvelle annotée par Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet (2005) :
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met01/M01-Plan.html

PALISSY Bernard
Recepte veritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à
multiplier et augmenter leurs thresors, La Rochelle, Imprimerie de Barthelemy Berton,
1563 et 1564 ; Recette véritable, éd. et préface de Franck Lestringant, Paris, Éditions
Macula, 1996

PARIS Reine-Marie
Camille Claudel, éditions Gallimard, coll. Livre d’Art, 1984
731

PATRIKIOS Titos
H γλώσσα μου [Ma langue], in Ποιήματα, IV (1988-2002) [Poèmes, IV], Athènes,
Kedros, 2002 ; in Sur la barricade du temps, Anthologie bilingue, traductions de Marie-
Laure Coulmin Koutsaftis, Montreuil, Le Temps des Cerises, Collection Vivre en
poésie, 2015

PARMÉNIDE (vers 514 – milieu du Ve s. av. J.-C.)


Œuvres complètes, texte grec, http://philoctetes.free.fr/parmenide.htm ; Le Poème.
Fragments, texte grec, traduction, présentation et commentaire par Marcel Conche,
PUF Épiméthée, 2009 ; BOLLACK, Jean : Parménide De l'étant au monde, texte grec,
nouvelle traduction et interprétation, Verdier/Poche, 2006
Voir aussi l’entrée « PHILOSOPHES GRECS »

PASCAL Blaise
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, dite édition de Port-
Royal, Paris, 1670
Les numéros des fragments selon les différentes éditions savantes sont répertoriés pour
chaque fragment sur le site http://www.penseesdepascal.fr/index.php
« Misère » n° 102, Pensées, éd. de Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier Poche,
1991, p. 189

PAYEN Guillaume
« Racines et combat chez Martin Heidegger », in O. LAZZAROTTI et P-J
OLAGNIER, L'identité, entre ineffable et effroyable, Paris, Armand Colin, 2011, p.
210-222

PERNOUD Régine
Hildegarde de Bingen, Monaco, Éditions du Rocher, 1994 ; Le Livre de Poche, 1995

PINSON Jean-Claude
Habiter en poète, Seyssel, Champ Vallon, 1995

PIZAN Christine de
Le Livre du duc des vrays amans (1403-1405). London, British Library, Harley, 4431, f.
143rb-177vb (A2 [Roy], R ; Paris, Bibliothèque nationale de France, français, 836, f.
65ra-98ra (A1 [Roy], D) ; Le Livre du duc des vrais amants, 1404-1405, éd. bilingue,
publication, traduction, présentation et notes par Dominique Demartini et Didier
Lechat, Paris, Honoré Champion, coll. Classiques Moyen Âge, 2013

PLATH Sylvia
« An Appearance », in The Collected Poems, édité, annoté et introduit par Ted Hughes,
New York, Harper and Row, 1981 (posthume), p. 189
732

PLATON (vers 428 – vers 348 av. J.-C.)


Gorgias, in Œuvres, t. III, trad. Victor Cousin, Paris, Bossange Frères, 1822 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Gorgias_(trad._Cousin)
La République, trad. Victor Cousin, Paris, Rey et Gravier, 1833 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/La_République_(trad._Cousin)
Apologie de Socrate, Criton, Phédon, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 ;
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3784q/f1.image

PLUTARQUE (vers 46 – vers 125)


De la superstition. En bilingue grec-français (trad. D. Richard) :
http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/supestition.htm

POE Edgar Allan


- Complete Tales & Poems, New York, Toronto, Random House, Vintage Books
Edition, 1975
- Traductions de ses œuvres par Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, William Little
Hughes, Émile Hennequin, Maurice Rollinat, Félix Rabbe :
https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Edgar_Allan_Poe

- « MS found in a Bottle », Baltimore, Saturday Visiter, octobre1833 ;


https://en.wikisource.org/wiki/The_Works_of_the_Late_Edgar_Allan_Poe/Volume_1/MS._foun
d_in_a_Bottle ; in Complete Tales and Poems, [Vintage Books Edition], p. 123

- « A Descent into the Maelström », Philadelphie, Graham’s Magazine, vol. XVIII n° 5,


1841, p. 235-241 ; https://en.wikisource.org/wiki/Tales_(Poe)/A_Descent_into_the_Maelström

- « The Fall of the House of Usher ». Philadelphie, Burton’s Gentleman’s Magazine,


sept. 1839. (Texte entier en français dans la section Traductions)
- « The Black Cat », Philadelphie, The Saturday Evening Post, 19 août 1843

- The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, New York, Harper & Brothers,
1838

- « William Wilson », Philadelphie, Burton's Gentleman's Magazine, 1839

- Tales of the Grotesque and Arabesque, Philadelphie, Lea & Blanchard, 1840

- « The Purloined Letter », Philadelphie, The Gift for 1845, 1844

PRÉSOCRATIQUES et autres PENSEURS GRECS


HÉRACLITE (576 – 480 av. J.-C. environ) ; THALÈS (625-546 av. J.-C. environ) : ;
PARMÉNIDE (514 – milieu du Ve s. av. J.-C.) ; EPICTÈTE (50-125 ou 130) ;
EMPÉDOCLE (490 – 430 av. J.-C. Environ) DÉMOCRITE (460 – 370 av. J.-C. environ)
733

La classification retenue ici pour les fragments des penseurs grecs présocratiques cités
est celle de Hermann DIELS, Walther KRANZ, Die Fragmente der Vorsokratiker
griechisch und deutsch, Berlin, Weidmann, 1903
Ces fragments (dont ceux qui sont traduits par nous dans cette thèse), sont disponibles
en ligne dans cette même édition, en grec :
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/thales/table.htm

Voir aussi : SOPHOCLE ; PLATON ; PLUTARQUE ; ARISTOPHANE

PROUST Marcel
À la recherche du temps perdu, 13 vol., Paris, Grasset & NRF, 1913-1927 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/À_la_recherche_du_temps_perdu ;https://beq.ebooksgratuits.com/
vents/proust.htm
Le Temps retrouvé, édition de Pierre-Edmond Robert, préface de Pierre-Louis Rey et
Brian G. Rogers, édition annotée par Jacques Robichez avec la collaboration de Brian
G. Rogers, Paris, Gallimard, coll. « Folio » n° 2203, 1990

QUÉTEL Claude
Histoire de la folie, De l’Antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, 2012

RAMUZ Charles-Ferdinand
- La pensée remonte les fleuves, Plon, coll. Terre humaine, 1979
- Remarques, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987

RENART Jean
Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole (1025-1031). Paris, Librairie Honoré
Champion, 1962

REVERDY Paul

Plupart du temps, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1945

REYES Alina
- « Chanson du poète à l’aurore », in Voyage, alinareyes.net, 2013, p. 453-454
- La jeune fille et la Vierge, Paris, Bayard, 2008
- La Chasse amoureuse, Paris, Robert Laffont, 2004

RICARDOU Jean
Problèmes du nouveau roman, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1967
734

RIMBAUD Arthur
- « Le Bateau ivre », Poésies complètes, préface de Paul Verlaine et notes de l’éditeur,
Paris, Vanier, 1895, p. 17-22 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Poésies_(Rimbaud)/éd._Vanier,_1895/Le_Bateau_ivre
- Illuminations, texte établi par Félix Fénéon, notice par Paul VERLAINE, Paris,
Publications de la Vogue, 1886 ; publication partielle complétée in Poésies complètes,
avec préface de Paul VERLAINE et notes de l’éditeur, Paris, Léon Vanier, 1895 ;
première et autre édition : https://fr.wikisource.org/wiki/Illuminations
- Lettre à Paul Demeny, dite « Lettre du Voyant », 15 mai 1871 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_de_Rimbaud_À_Paul_Demeny_-_15_mai_1871
- Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique (M.-J. Poot et compagnie),
1873 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Une_saison_en_enfer
- Un cœur sous une soutane, intimités d'un séminariste, avant-propos de Louis Aragon
et André Breton, Paris, Ronald Davis, 1924

RITSOS Iannis
« Λαός » [« Peuple »] in Δεκαοχτώ λιανοτράγουδα της πικρής πατρίδας [Dix-huit petites
chansons de la patrie amère], écrites en prison le 16 septembre 1968 pour seize d’entre
elles (dont « Peuple », la quatrième), en novembre 1969 pour les deux dernières, à la
demande de Mikis Theodorakis qui les a mises en musique en 1973. Chantée par Maria
Farantouri : https://youtu.be/XeFoCVYnPKc

ROCHE Denis
Le Mécrit, Paris, Seuil, 1972

RONSARD Pierre de
- Les Amours de P. de Ronsard vandomois, nouvellement augmentées par lui, &
commentées par Marc Antoine de Muret. Plus quelques Odes de L’auteur, non encor
imprimées, Avec privilege du Roy, Paris, Chez la veuve Maurice de la Porte, 1553 ;
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k700023.image ;https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Amours
_(1553)
- Les Amours et Les Folastries, 1552, édition établie, présentée et annotée par André
Gendre, Le Livre de poche, coll. Les Classiques de poche, 1993

ROSA António Ramos


Antologica Poética, Lisbonne, Dom Quixote,1999

ROTH Joseph
Radetzkymarsch, Berlin, Gustav Kiepenheuer Verlag, 1932. Traduit par Blanche
Gidon : La Marche de Radetzky, Paris, Plon et Nourrit, 1934 ; Paris, Le Seuil, coll.
Points, 1982 ; édition revue par Alain Huriot avec une présentation de Stéphane Pesnel
et l’avant-propos de 1932 traduit par Stéphane Pesnel, Paris, Éditions du Seuil, 2013
735

RÛMÎ Djalâl-od-Dîn (1207-1273)


Mathnawî. La Quête de l’Absolu, trad. Éva de VITRAY MEYEROVITCH et Djamchid
MORTAZAWI, Paris, Éditions du Rocher, 1990 ; rééd. 2004

SAND Shlomo
La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, Paris, La Découverte, 2016

SHAKESPEARE William
- Œuvres en anglais : https://en.wikisource.org/wiki/Author:William_Shakespeare
- Œuvres complètes, édition bilingue, établie sous la direction de Michel Grivelet et
Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous la direction de Stanley Wells et Gary Taylor,
Paris, Robert Laffont, coll « Bouquins », 1995
- The Winter’s Tale, Londres, in-folio de 1623 ; Le Conte d’hiver in Œuvres complètes
t.2 ; Conte d’hiver, trad. d’Yves Bonnefoy, in Œuvres complètes de Shakespeare, t. VII,
Paris, Club français du Livre, 1961 ; Le Conte d’hiver, préface d’Yves Bonnefoy, Paris,
Gallimard, coll. Folio Théâtre, 1996
- Shake-speares Sonnets, Londres, G. Eld (imprimeur), Thomas Thorpe (éditeur),
1609 ; http://shakespeares-sonnets.com/all.php
- The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark, Londres, 1603, III, 1

SCHWOB Marcel
- Œuvres, texte établi et présenté par Sylvain Goudemare, Paris, Phébus, coll. Libretto,
2002
- Spicilège, Paris, Société du Mercure de France, 1896
- Marcel SCHWOB et Georges GUIEYSSE, Étude sur l’argot français, Paris,
Imprimerie nationale, 1889 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Étude_sur_l’argot_français
- Le Livre de Monelle, Paris, Léon Chailley, 1894 ; in La lampe de Psyché, Paris,
Société du Mercure de France, 1906 :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_Lampe_de_Psyché/Le_Livre_de_Monelle
- La Croisade des enfants, Paris, Mercure de France, 1896 ; in La lampe de Psyché :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_Lampe_de_Psyché/La_Croisade_des_enfants
- « La mort d’Odjigh », in Le Roi au masque d’or, Paris, Ollendorf, 1892 ; in Œuvres,
p. 239
- « Le conte des œufs », in Cœur double, Paris, Ollendorff, 1891 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Conte_des_œufs

SHIROW Masamune
Ghost in the Shell, Tokyo, Young Magazine, 1989 ; Tokyo, Kōdansha, 1991 ; Grenoble,
Glénat, 1996
736

SIMON Claude
L’Acacia, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989 ; postface de Patrick Longuet, Paris, Les
Éditions de Minuit, coll. Double, n° 26, 2003

SOPHOCLE
Antigone, tragédie, 441 av. J.-C. ; traduction de LECONTE DE LISLE,
Antigonè, Alphonse Lemerre, 1877 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Antigonè ; même
traduction accompagnée du texte en grec :
http://remacle.org/bloodwolf/tragediens/sophocle/Antigone.htm

SOROKINE Vladimir
Лёд, 2002. Trad. du russe par Bernard Kreise : La Glace, Paris, Éditions de l’Olivier,
2005

STENDHAL
Le Rouge et le Noir, Paris, Levasseur, 1830

THOREAU Henry David


Walden ; or, Life in the Woods, Boston, Ticknor and Fields, 1854

TOLKIEN J.R.R.
The Lord of the Rings, Londres, Allen & Unwin, 1954-1955

TOMASI DI LAMPEDUSA Giuseppe


Il Gattopardo, Milan, Feltrinelli, 1958. Traduit de l’italien par Fanette Pézard : Le
Guépard, Paris, Seuil, 1959 ; trad. par Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, coll . Points
n° 260, 2007

TORGA Miguel
Diário XV, Coimbra, Edição do Autor, 1990
L’universel, c’est le local moins les murs, traduit du portugais par Claire Cayron,
Bordeaux, William Blake & Co, 2012

TOURNEUX Maurice
Gérard de Nerval, prosateur et poète, Paris, Monnier, 1887

VALÉRY Paul
- L'homme et la coquille, Paris, Gallimard, 1937
- L’enseignement de la poétique au Collège de France, in Œuvres complètes, Paris,
737

Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade t.1, éd. Jean Hytier, introduction


biographique par Agathe Rouart-Valéry, 1957, p. 1439
- « Première leçon de cours de poétique », Leçon inaugurale du cours de poétique du
Collège de France, in Variété V, Gallimard, coll. Nrf, 1944
- « Au sujet d’Eurêka » 1921 ; in Œuvres complètes, t. 1, p. 857

VAN GOGH Vincent


- Les premiers pas (d’après Millet), 1890, huile sur toile, 91,2 x 72,4 cm, The
Metropolitan Museum of Art, New York
- La chaise de Gauguin, 1888, huile sur toile 90,5 x 72,5 cm, Van Gogh Museum,
Amsterdam

VELASQUEZ Diego
Las Meninas, 1656, huile sur toile 318 x 276 cm, Musée du Prado, Madrid

VERNANT Jean-Pierre
Les origines de la pensée grecque, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Mythes
et Religions, 1962 ; rééd. Paris, PUF, coll. Quadrige, 1992

VESSIER Maximilien
La Pitié-Salpêtrière, Quatre siècles d’histoire et d’histoires, Assistance Publique
Hôpitaux de Paris, 1999

WILDE Oscar
- Salomé, Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1893 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Salomé
- The Picture of Dorian Gray, Philadelphie, Lippincott's Monthly Magazine, 1890

WOOLF Virginia
L'Art du roman, conférences et articles divers (dont inédits) réunis et traduits de
l’anglais par Rose Celli, Paris, Éditions du Seuil, 1979 ; rééd. avec une préface d'Agnès
Desarthe, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Signatures, 2009

XENAKIS Mâkhi
Les folles d'enfer de la Salpêtrière, Arles, Actes Sud Beaux-Arts, Hors collection, 2004

ZAMIATINE Evgueni
- Пещера, 1920 ; traduit du russe par Marie-Chantal Masson-Beauchet et Jacques
738

Catteau, préface de Jacques Catteau : La Caverne, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll.


Classiques slaves, 1990
- Мы, 1920 ; traduit par B. Cauvet-Duhamel : Nous autres, Paris, Gallimard, coll. Les
Jeunes Russes, 1929

ZWEIG Stefan
Die Welt von Gestern. Traduction de Serge Niemetz : Le Monde d’hier, Paris, Belfond,
1944. Traduit de l'allemand (Autriche) par Dominique Tassel : Paris, Gallimard, coll.
Folio Essais n°616, 2016
739
740
741

TABLE DES MATIÈRES

Pour s’y retrouver dans la musique des sphères

Grille harmonique…………………………………………………………………11

Exposition………………………………………………………………………...17

FACE A : POÉTIQUE…………………………………………………………...21

Prélude………………………………………………………………..23
1. Méthode : implication, explication…………………………………………25
2. Nature et fonction du langage profond……………………………………..32
3. Poétique du trait : une habitation……………………………………….…..42
3.1. Écrire et dessiner………………………………………………………….42
3.2. Tracer sa maison…………………………………………………………..51

Premier mouvement
TRAITS D’UNION : LES ASTROLOGUES RENVERSÉS……………………57

I. Écrire, construire. Le geste originel…………………………………...59


1.Traduire la langue des pierres………………………………………….59
2. De coquille en grotte…………………………………………………..66
3. De caverne en ciel……………………………………………………..76

II. Trouer la muraille de la mort, de la nuit, du destin…………………..83


1. Préhistoire : qui sont « ces gars », ces hommes et ces femmes ?……...84
2. Totem et tabou, Abraham et Freud..……………………………………90
3. Traversée du tombeau, avec Victor Hugo……………………………...94
4. Remontée de la mort, avec Yves Bonnefoy.…………………………...99

III. Franchir les horizons, entre visible et invisible………………………107


1. Entre innommable et dit, bestialité et humanité……………………...107
2. Entre féminin et masculin : mille et un miroirs……………………...112
2.1. Artaud, la prophétie, la femme, le feu……………………………112
2.2. Pénétration d’Héraclite au temple de la déesse…………………..117
2.3. Roi et reine shakespeariens, au miroir des Ménines……………..120
2.4. S’en laisser conter (ou non) : Ulysse et Shéérazade……………..124
3. Entre homme et femme..………..….………………………………...133
3.1. Vénus de Höhle Fels : l’amour au Paléolithique…………………133
742

3.2. Codes et décodages, au Moyen Âge……………………………..136


3.2.1. Un prince sans divertissement, et une dame à son seul
désir……………………………………………………………………136
3.2.2. Candeur, lumière et grandeur du Moyen Âge…………………..144
3.2.3. Yvain et Laudine : l’amour courtois en ses codes exquis……….148
3.2.4. Christine et le Duc : de l’illusion à la désillusion………………152
4. Entre apollinien et dionysiaque : Ronsard et ses roses………………156

IV. Être ou ne pas être : Grecs et théâtre des astres à secrète


influence…….……….……….……….………………………………..167
1. Articulations de la pensée : autour de Parménide……………………167
2. Mouvements, déplacements, dérivations…………………………….174
2.1. Autour d’Antigone………………………………………………..174
2.2. Autour de Socrate, avec Montaigne………………………………180
3. Imagination, transmissions et lapidaires : René Char, à la santé
d’Héraclite………………………………………………………………189

Deuxième mouvement
TRACES ET EFFACEMENTS. DÉRÉLICTION, DESTRUCTION,
EXIL………………………………………………………………………………...201

I. L’empire du mal : à travers l’histoire……………………………...203


1. L’empire de la pensée et du rêve interdits : Ginzburg, le fromage et les
vers……………………………………………………………………...203
2. La persécution………………………………………………………..209
2.1. Melmoth the Wanderer, Moby Dick, Bartleby the Scrivener……...210
2.2. La pensée persécutée : l’exemple de Camille Claudel……………212
2.3. L’existence persécutrice : l’exemple de Simone de Beauvoir et Jean-
Paul Sartre..……………………………………………………………218
3. L’effroi des espaces infinis : Blaise Pascal et Martin Heidegger…….222
4. Espace public, espace d’errance : Patrick Modiano.…………………228
5. Histoire d’un lieu de souffrance : la Pitié-Salpêtrière………………..231
5.1. De la Pitié au Matriciel : poétique du vécu……………………….231
5.2. Le Grand Renfermement : l’empêchement d’habiter…………….237
6. Où en sommes-nous avec la révolution ? Journal littéraire d’une Nuit
Debout…………………………………………………………………..259

II. Le mal aux œuvres…………………………………………………277


1. Molière et la morbidité des puissances sociales…………….……….277
2. Denis Diderot et le parasitisme………………………………………281
3. Roth, Proust, Tomasi di Lampedusa et la fin des mondes…………...285
4. Anatomie de l’acédie moderne : Beckett, Ellis, Houellebecq, Khadra,
Sorokine, Laferrière, Ôé, Échenoz, Byatt………………………………295
4.1. Désarticulation du langage……………………………………….295
4.2. Folie……………………………………………………………...297
4.3. Honte……………………………………………………………..301
743

4.4. Violence sexuelle……………………………………………...303


4.5. Bile noire……………………………………………………...306

Troisième mouvement
TRAITS DE GÉNIE. FULGURANCES, ILLUMINATIONS, CIRCULATIONS,
ÉLUCIDATIONS………………………………….……………………………...311

I. Poe, l’être volé et le secret trouvé…………………………….313


II. Rimbaud et Nouveau, inventeurs d’une maison
commune………………..……………………………………...329
1. « Après le déluge »….……………………………………………….330
2. « Parade ».….………….……………………………………………..333
3. « Barbare ».….……..………………………..……………………….336
4. « Hortense »..………………………………………………………...339
5. Méthode……………………………………………………………...342
III. Kafka, le salut par le bond…………………………………….347
IV. Schwob, Borges, fils d’or dans le labyrinthe…………………355
V. Recherche du blanc…………………………………………….361
1. Les cinq saisons, haïkus. Vers la neige………………………………361
2. Une bouteille à la terre. Présence visible de l’invisible……………...391

Coda…………………………………………………………………...399

FACE A’ : POÏÉTIQUE…………………………………………………………..411

Traductions : physiciens en poésie……………………………………………….413


1, du grec ancien: Héraclite, fragments…………………………………….415
2, du grec ancien : Thalès, fragments……………………………………….417
3, du grec ancien : Parménide, Autour de la nature……………………….418
4, du grec ancien : Épictète, Entretiens 2, extrait….……………………423
5, du grec ancien : Sophocle, Antigone, extrait : chant de célébration de
l’humain…………………………………………………….……………………….423
6, du grec ancien : Plutarque, De la superstition…………………………..425
7, du grec ancien : Platon, La République, livre 7, allégorie de la caverne..
…..……….………..……….………..………..….........……..……….……………..425
8, du latin : Ovide, Les Métamorphoses, extrait………………………...427
9, de l’hébreu : Exode, 15..…..………………………………………….428
10, du grec ancien : Évangile de Marc, 6……………………………….430
11, de l’arabe : Coran, 106.……..………………………………………430
12, de l’ancien français : Jean Renart, Le Roman de la Rose, passages...431
13, de l’anglais : Shakespeare, Sonnets 15, 21, 51………………………...433
14, de l’italien : Giacomo Leopardi, Chant nocturne d’un berger errant
d’Asie, début..…………..……..……..……………………………………………...435
744

15, de l’anglais : William Blake, fragments du Mariage du Ciel et de


l'Enfer ….………………..…….………………………………………….………….……...435
16, de l’anglais : Edgar Poe, Le Corbeau ; Une descente dans le maëlstrom
(passages de la fin) ; La chute de la Maison Usher.…………………………………….436
17, de l’américain : Thoreau, Walden.…..………………………………….459
18, de l’allemand : Rainer Maria Rilke, Naissance de Marie ; Annonce aux
bergers……..…..…..…..…..……………………..……..……….….…..….….….….…….460
19, de l’américain : Walt Whitman, Chant de la grand route 8 in Feuilles
d'herbe………………………………………………………………….............…………...462
20, de l’anglais : William Henley, Invictus………………………………..462
21, de l’espagnol : Federico Garcia Lorca, Saint Michel…... (Grenade), in
Romancero gitano ; Romance de la lune, lune ; Romance de la noire peine ; Romance
somnambule..…..…..…………………….……….....…..….….…….….…..….………….463
22, de l’anglais : Sylvia Plath, Une Apparition……………….…………...470
23, du grec moderne : Iannis Ritsos, Peuple…..…………………………...470
24, du portugais : Antonio Ramos Rosa, La maison……………………….471
25, de l’anglais : Gregory Corso, Un lent réfléchi spontané poème……..471
26, de l’américain : Orwell, 1984…………………………………………….473
27, de l’espagnol: Jorge Luis Borges, L'Autre tigre………………………..475

Fiction(s)…………………………………………………………………………... 477
Histoire de l’être (Sur la marelle du monde)………………......…………………..479
Terre…………………………………………………………………….483
Érecta…………………………………………………………………...498
Sophia…………………………………………………………………..505
La grande ourse…………………………………………………………512
Comète………………………………………………………………….517
Hector…………………………………………………………………...525
L’ange de Kafka………………………………………………………...530
Marie Curie……………………………………………………………..541
Jeanne Duval.…………………………………………………………...548
Camille Claudel………………………………………………………...554
La plage du crime……………………………………………………….560
Uccello.…………………………………………………………………576
Livre de sable…………………………………………………………...581
Gaza…………………………………………………………………….607
Le goût du sexe………………………………………………………....631
Le goût de l’amour……………………………………………………...654
Zaga…………………………………………………………………….665
Le goût de la vie………………………………………………………...675
Ciel……………………………………………………………………...686
Joie……………………………………………………………………...688
Je………………………………………………………………………..690

*
745

Bibliographie…………………………………………………………………...711

Вам также может понравиться