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Université de Cergy-Pontoise
École doctorale Droits et Sciences humaines ED284
ÉCRIRE
Tracer pour habiter le monde,
de la Préhistoire à nos jours
Thèse de Doctorat en Littérature française et comparée
Jury :
Merci aussi à Jean-Yves Masson pour son accueil et ses conseils lors du premier
temps de mon projet.
Merci à Eddie Breuil, qui m’a aimablement communiqué des éléments de ses
recherches importantes sur les manuscrits et l’histoire des Illuminations.
Merci à Claire Cayron qui, il y a longtemps, par son exemple participa à vivifier
mon goût de la traduction.
Merci à Benoît Reeves et à tous les chefs de chœur, hommes et femme, avec qui
j’ai pu chanter, depuis mes années de collège jusqu’à ces dernières années ; la
musique imprègne cette thèse pleine d’auteur·e·s comme autant de choristes.
Merci aux scientifiques qui ont accepté de me rencontrer : Henry de Lumley, André
Langaney, Anne Dambricourt, Jean Clottes, Huvert Reeves.
Je rends grâce aux lycéens et collégiens auxquels j’ai eu la joie d’enseigner, durant
quelques semaines ou quelques mois, et aux étudiants pour lesquels j’ai animé un
atelier d’écriture, un jour dans une université « occupée » - habitée autrement, un
temps : tous ont contribué à donner puissamment chair à la littérature.
Enfin je remercie le Centre National du Livre, qui m’a accordé une aide pour
l’écriture d’un projet de fiction intitulé Histoire de l’être, dont la réalisation se
trouve finalement partie intégrante de cette thèse.
6
7
ÉCRIRE
Tracer pour habiter le monde, de la Préhistoire à nos jours
Résumé :
Que signifie « habiter poétiquement le monde », selon la formule de
Hölderlin ? Cette thèse se propose d’étudier comment le fait d’écrire ou d’inscrire
des traces, dans un geste préexistant à l’écriture au sens moderne du terme, permet
à l’humain de s’inscrire dans le monde, de faire du monde un monde habité de
représentations comme d’autant de repères pour baliser le chemin et en faire une
habitation possible. Une habitation vivable malgré toutes les forces de mort à
l’œuvre, que l’écriture sous toutes ses formes conjure.
À travers les structures anthropologiques de l’imaginaire, et à travers certains
faits historiques, apparaissent, dès avant Homo sapiens et jusqu’à nos jours, des
invariants et des variations de ce qui fonde notre humanité, telle qu’elle s’exprime
à travers ses constructions et élaborations poétiques. Qu’il s’agisse d’un cercle de
stalactites dressées par des Néandertaliens dans la grotte de Bruniquel ou de
mystères que nous éclairons dans les Illuminations de Rimbaud, qu’il s’agisse de
l’expérience de dépassement de l’humain par l’humain dont témoignent une Vénus
préhistorique, un sonnet de Shakespeare, des textes de Victor Hugo ou d’Edgar
Poe, l’Odyssée ou les Mille et une nuits, une peinture de Vélasquez ou un tableau
de Magritte…
De très nombreuses productions de l’imaginaire humain sont convoquées,
analysées, comparées, à la lumière notamment de la pensée des Présocratiques, et
de toutes disciplines et sciences susceptibles d’éclairer cette recherche. Sont
interrogés successivement les mythes convoqués aussi bien par Freud que dans la
Bible ou le Coran, comme en écho à la découverte de très anciens carnages
anthropophages ; puis, à travers des exemples choisis, diverses formes du mal à
l’œuvre dans l’Histoire, passée ou contemporaine, comme dans la littérature de
nombreux siècles ; enfin les explorations de poètes aptes à transcender la
malédiction de la violence par illuminations et bonds « hors du rang des
meurtriers », selon la formule de Kafka.
Ce travail aboutit à une mise en évidence et en action de la relation entre
écriture et lecture, par une deuxième partie constituée de lectures sous forme de
traductions de divers textes (du grec, de l’hébreu, du latin, de l’anglais, de
l’allemand, de l’espagnol, de l’italien, du portugais, de l’ancien français) ; et par
des textes de fiction de l’auteure qui reprennent la recherche sous une autre forme,
témoignant que fond et formes s’associent étroitement dans la quête et la
découverte.
Mots-clés :
Poésie ; Écriture ; Dessin ; Poétique ; Littérature ; Préhistoire ; Histoire ;
Anthropologie ; Présocratiques ; Parménide ; Héraclite ; Socrate ; Antigone ; Chrétien de
Troyes ; Christine de Pizan ; Montaigne ; Camille Claudel ; Antonin Artaud ; René Char ;
Molière ; Victor Hugo ; Yves Bonnefoy ; William Shakespeare ; Edgar Allan Poe ; Arthur
Rimbaud ; Germain Nouveau ; Franz Kafka ; Marcel Schwob ; Jorge Luis Borges : Pitié-
Salpêtrière ; Nuit Debout
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WRITING
Tracing to inhabit the world, from Prehistory to nowadays
Summary :
Keywords :
Poetry ; Writing ; Drawing ; Poetics ; Litterature ; Prehistory ; History ;
Anthropology ; Presocratics ; Parmenides ; Héraclitus ; Socrates ; Antigone ; Chrétien de
Troyes ; Christine de Pizan ; Montaigne ; Camille Claudel ; Antonin Artaud ; René Char ;
Molière ; Victor Hugo ; Yves Bonnefoy ; William Shakespeare ; Edgar Allan Poe ; Arthur
Rimbaud ; Germain Nouveau ; Franz Kafka ; Marcel Schwob ; Jorge Luis Borges : Pitié-
Salpêtrière ; Nuit Debout
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NOTA BENE
Toutes les traductions présentes dans la section Traductions sont les miennes.
Lorsque les traductions sont les miennes, j’indique pour chacune l’édition
originale, puis, éventuellement, une autre édition en langue source à laquelle je me
réfère.
Pour les éditions d’autres traductions en français, plutôt que d’en choisir une parmi
les nombreuses qui existent, je signale chaque fois que possible l’adresse de
traductions disponibles sur Internet. Par exemple, pour mes traductions d’Edgar
Poe, je renvoie à d’autres traductions, dont celles de Baudelaire et de Mallarmé,
disponibles en français sur wikisource.org ; pour mes traductions des
Présocratiques je donne le numéro du fragment dans le recueil Diels-Krantz,
disponible en ligne sur archive.org, et quand c’est le cas je renvoie au texte grec,
accompagné de traductions en anglais et en français, disponibles sur le site
philoctetes.free.fr (ou autre). Les adresses internet complètes sont données dans la
bibliographie.
Pour les pièces de théâtre, le plus souvent, plutôt que d’indiquer une édition
contemporaine particulière, je donne le numéro de l’acte et de la scène qui
permettent de retrouver le passage dans n’importe quelle édition, papier ou
numérique.
De façon générale, chaque fois que possible, j’ai indiqué, en plus de l’édition
papier, les adresses de sites internet où les textes sont disponibles, pour permettre
de retrouver rapidement les passages cités et leur contexte.
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11
GRILLE HARMONIQUE
Exposition...……………………………………………………………………. 17
Tracer, imprimer sa trace
FACE A : POÉTIQUE
Prélude…………………………………………………………………………. 23
Méthode de travail et poétique du trait : habiter pour écrire, écrire pour habiter
Premier mouvement
TRAITS D’UNION : LES ASTROLOGUES RENVERSÉS
IV. Être ou ne pas être : Grecs et théâtre des astres à secrète influence…….167
Où, ayant chanté en III la quête des essences, l’on poursuit le chemin en
chevauchant avec Parménide et Montaigne ; en se déplaçant dans la langue et
dans l’espace avec les Aborigènes ; en s’essayant de là à penser, donc à vivre et à
mourir, avec Antigone et Socrate ; et à aller vers le topos commun, l’ordre
universel, le courage de la vérité, avec les dés du réel d’Héraclite et de René Char.
Deuxième mouvement
TRACES ET EFFACEMENTS. DÉRÉLICTION, DESTRUCTION, EXIL
Troisième mouvement
TRAITS DE GÉNIE. FULGURANCES, ILLUMINATIONS,
CIRCULATIONS, ÉLUCIDATIONS
IV. Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, fils d’or dans le labyrinthe……….. 355
Où, ayant appris en I, II et III, à faire par la littérature un bond hors du rang des
meurtriers, l’on se retrouve à l’entrée du paradis de la bibliothèque, où l’on suit
les guides Marcel Schwob et Jorge Luis Borges dans le dédale des textes, de la
langue et des phrases. Où l’on refait le monde en marchant dans la neige nouvelle,
libérant les couleurs des saisons, passant de l’autre côté du miroir, changeant le
sens des lignes, passant des tropes du poème à une autre réalité, celle qui n’est ni
seulement poésie ni seulement réalité : la réalité poétique.
Coda…………………………………………………………………………….. 399
Où, après ce long voyage, sommes-nous arrivés ?
FACE A’ : POÏÉTIQUE
poème de Borges, en passant par des lignes de Sophocle, Plutarque, Platon, Ovide,
Renart, Shakespeare, Leopardi, Blake, Poe, Thoreau, Rilke, Whitman, Henley,
Garcia Lorca, Plath, Ritsos, Rosa, Corso, glorieux ou plus humbles représentants,
comme nous, du génie humain perpétué physiquement par la chair poétique des
hommes, des femmes et de leurs textes dans l’espace et le temps.
Bibliographie…………………………………………………………………... 711
Où aller voir ailleurs
EXPOSITION
1
Le rêve raconté par Wordsworth au début du livre V de son poème The Prelude (1850 ;
bartleby.com) est évoqué par Borges lors de l’une des sept conférences qu’il prononça au
Théâtre du Colisée de Buenos Aires entre le 1 er juin et le 3 août 1977. Jorge Luis BORGES,
« La Pesadilla », Siete Noches, Fundo de cultura económica, 1980 ; biblio3.url.edu.gt ; trad.
de Françoise Rosset revue par Jean-Pierre Bernès : « Le Cauchemar », Sept Nuits, in
Œuvres complètes, t. II, éd. Jean Pierre Bernès, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, 1999, p. 666-667
18
1
« dichterisch, / wohnet der Mensch auf dieser Erde », « Poétiquement toujours, / sur terre
habite l’homme ». Friedrich HÖLDERLIN, « In lieblicher Bläue », 1823 ; trad. par André
du Bouchet : « En bleu adorable », in Œuvres, éd. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1967 ; rééd.1989, p. 939
20
21
FACE A : POÉTIQUE
22
23
PRÉLUDE
1
André BRETON, entretien avec Roger Vitrac, Le Journal du peuple, 7 avril 1923
2
René CREVEL, Le Clavecin de Diderot, Paris, Éditions surréalistes, 1932, p.154 ;
wikisource.org
24
25
L’écriture court dans mon sang, littéralement. C’est dans mon sang
que je pars à sa recherche, et je ne peux chercher dans mon sang que
l’essence de l’humain, l’ADN qui nous précède et que nous avons enterré
sous des tonnes de graisses et d’artificielles peaux. C’est dans l’arrachement
à la terre que je le cherche, dans l’humain sans feu ni lieu, dans la précarité
de notre être, dans l’échassier en tout être qui lit, debout sur une seule
gracile jambe, avançant sur ses graciles jambes, c’est par ma rectitude
dressée entre terre et ciel que je cherche à extraire l’humain des chemins
tortueux où il perd le sens de son habitation.
Poétique du trait. Que font les enfants dans les communautés où ils ne
disposent ni de crayons ni de papier, ni de jouets industriels ni de jeux
vidéos ? Avec un bâton ou bien au doigt, ils tracent des traits par terre.
Pourquoi ? L’humain se projette. Quelque chose d’enfoui dans la matière
humaine doit se projeter en géométrie (en « mesure de la terre », mesure en
laquelle l’homme prend sa propre mesure, tel l’arpenteur du Château de
Kafka ; selon la tradition, Platon affichait au fronton de son Académie :
« nul n’entre ici s’il n’est géomètre » - le fait est en tout cas qu’il prône au
chapitre VII de la République la nécessité pour le philosophe d’étudier la
géométrie, l’astronomie et l’harmonie). L’homme se projette en géométrie et
en images. Aussi sûrement que l’abeille doit construire sa ruche, l’araignée
sa toile, l’oiseau son nid, le lièvre son gîte, le fauve son repaire, l’humain
26
1
Edmund HUSSERL, Méditations cartésiennes, cité par Philippe DESCOLA, Par-delà
nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 133
2
Roman JAKOBSON, Closing Statement : Linguistics and Poetics, Massachusetts Institute
of Technology, 1960. Essais de linguistique générale, trad. de l’anglais et préfacé par
Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1963, p. 220
27
1
Jean-Pierre LUMINET, « Douze petites cosmologies d’Edgar Poe », Europe, août-
septembre 2001, p. 158-174
2
Julio CORTAZAR, « Lejana », Bestiario, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1951 ;
https://ucaecemdp.edu.ar/wp-content/uploads/2016/09/julio-cortazar-bestiario.pdf. Traduit
de l’espagnol (Argentine) par Laure Guille : « La Lointaine », Les armes secrètes, Paris,
Gallimard, 1963 ; rééd. Gallimard, coll. Folio n° 448, 1973, p. 91-105
3
Vincent VAN GOGH, Les premiers pas (d’après Millet), 1890, huile sur toile, 91,2 x 72,4
cm, The Metropolitan Museum of Art, New York
4
Philippe DESCOLA, Par-delà nature…, op.cit., p. 18
30
1
HÉRACLITE, fragment 123 (Proclus, Commentaire de La République II) ;
philoctetes.free.fr. La classification retenue ici pour tous les fragments des penseurs grecs
présocratiques cités est celle de Hermann DIELS, Walther KRANZ, Die Fragmente der
Vorsokratiker griechisch und deutsch, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1903 ;
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/thales/table.htm
2
Thibault DAMOUR, Si Einstein m’était conté, Paris, Cherche-Midi, 2005, début du chap.
II, « L’échiquier du monde », portant cette épigraphe d’Héraclite : « Le Temps est un enfant
qui joue aux échecs » (sentence que j’ai traduite plus près du grec, voir section Traductions)
31
1
Nicolas BOUVIER, L’Usage du monde, Paris, Librairie Droz, 1963, avec illustrations de
Thierry Vernet ; in Œuvres, éd. Éliane Bouvier avec la collab. de Pierre Starobinski, préf. de
Christine Jordis, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004, p. 361
2
Michel FOUCAULT, Les mots et les choses.Une archéologie des sciences humaines,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1966
32
derrière eux la planche qui avance avec des clapots, le nez levé, la voile
couchée comme après l’amour, doucement caressée, encore, entre liquide et
air. Des Vénus sans sexe, à peau de caoutchouc, émergent.
Sur la plage, entre pins et eau, jeans et K-way, partout, des enfants, des
femmes, assis entre des wishbones et des bottines en attente sur le sable, des
combinaisons séchant sur des branches basses, des voiles enroulées sur leur
mât, d’autres debout, dépliées et claquant. Supporters silencieux.
Sanguinet, le lac, par cinq mètres de fond. Losa : sur un hectare, des
vestiges gallo-romains, éparpillés autour d’un fanum, petit temple en
garluche, pierre ferrugineuse du pays. Un village occupé du début de l’ère
chrétienne jusqu’à la fin du IIIe siècle. De nombreuses céramiques, pièces de
monnaie, bijoux, objets divers : poids de tisserands ou de pêcheurs,
fusaïoles, mortiers, biberon, lampe à huile, ont été retrouvés sur le site. Des
vases sigillés fabriqués à Montans, dans le Tarn, témoignent des échanges
commerciaux dans la Gaule romaine. De très grandes jarres, encore
incrustées de goudron, révèlent l’existence d’une industrie du goudron par
distillation du bois – goudron qui, envoyé à Bordeaux, servait à l’industrie
navale romaine. L’emploi de ces grandes jarres s’est perpétué dans la région.
Au début du siècle on en utilisait de semblables dans l’industrie de la résine.
Avant la guerre, les lavandières de Sanguinet se servaient d’immenses
cuviers, de forme similaire, sur les bords du lac. À un kilomètre et demi
environ au large de Losa, par sept mètres de fond, s’étend un site du
deuxième âge du fer (480-450 ans avant J-C), dit de l’Estey du large. On y a
trouvé les vestiges d’une double palissade en bois, autour des quelques
restes d’un habitat : céramiques et jattes singulières, avec leurs anses
intérieures permettant de les suspendre au-dessus du feu.
Je vois les planches qui filent sur l’eau, multicolores, les corps arqués
contre la voile, dans la vitesse, la lumière, l’oubli de soi, la jouissance
34
immédiate. Je sais les cités englouties, plongées dans l’ombre, hantées par
les brochets, les hôtes silencieux des eaux, et aussi, de temps en temps, des
hommes en combinaison sombre, munis de masques et d’oxygène, pour ce
monde où l’on ne respire pas comme là-haut. Et le sentiment me vient que
ce lac est un texte, dont la surface est la page, dont les mots sont des voiles
où je peux m’accrocher et jouir dans le souffle des phrases. Et au fond… Au
fond du texte sont des royaumes… Avant les recherches archéologiques,
dans quelque nuit des temps, le bruit errait à Sanguinet qu’au fond du lac
gisaient une ville et une statue d’or. La science y a trouvé d’autres
merveilles. La critique universitaire s’est attachée à l’importance de la forme
du texte. Mais au fond, qu’est-ce que le fond ? N’est-ce pas bien davantage
que le contenu du texte, maintenu dans les limites de la forme ? Que nous
dit la surface, sinon qu’il est tellement grisant de s’y laisser glisser
seulement parce qu’on ressent, en-deçà, une vertigineuse étrangeté ?
L’image du lac-texte, surgie par elle-même, s’évanouit aussi d’elle-même à
la réflexion. On pourrait encore jouer sur la métaphore de l’eau et de la page
miroirs. Mais ce qui m’intéresse, c’est le fond. Le fond, il me semble,
englobe la forme, la surface, les bords, le texte tout entier. Le fond dépasse
la volonté de celui qui écrit, le fond est celui qui écrit. Il l’est, très
mystérieusement.
« La vérité est dans le fond », a dit Démocrite. Je traduis encore au
plus près du grec une autre de ses paroles ainsi : « Toute la terre écarte les
jambes pour l’homme sage : la vie bonne, c’est d’avoir pour famille
l’univers tout entier. »1 Et je la fais suivre par la première, entière : « En
réalité nous ne voyons rien, car la vérité est dans le fond. »2 L’inventeur de
l’atome ignorait encore le noyau de l’atome mais son intuition de génie
continue à éclairer le mouvement de l’esprit qui poussa les hommes à
1
DÉMOCRITE, fragment D354 ; remacle.org
2
Ibid., fragment B117
35
On ne connaît le goût d'un aliment, tel le lait, que pour y avoir goûté,
et d'aucune autre façon. Même celui qui le connaît ne saurait
l'exprimer d'une autre façon que par une tautologie : “le goût du lait”.
En fait, l'expérience charnelle et la connaissance charnelle qu'elle
impartit précède le langage, lequel s'enracine en elles.
Il semblerait par contre que toute connaissance puisse être
exprimée, et qu'il n'y ait connaissance qui ne s'exprime. Mais ce n'est
qu'exceptionnellement que l'expression se fait au moyen de la parole.
Souvent, l'expression la plus adéquate (voire la seule) de la
connaissance qui se forme et s'approfondit par un travail créateur, se
1
Noam CHOMSKY, « Qu'est-ce que le langage, et en quoi est-ce important ? », conférence
donnée le 25-7-2013 à l'Université de Genève, youtube.com
36
trouve dans l'œuvre créée. Par exemple, pendant qu'un peintre peint un
paysage, une nature morte ou un portrait, et par l'effet de son travail et
en symbiose avec lui, s'approfondit et s'affine sa connaissance de ce
qui est peint. Cette connaissance, ni lui ni même Dieu en personne qui
y participe pleinement ne pourrait la “formuler” en paroles. Seule
l'œuvre créée peut exprimer pleinement cette connaissance, sans la
déformer ou la transformer. Et c'est seulement par la création de cette
œuvre que celle-ci pouvait apparaître et s'approfondir et devenir ce
qu'elle est, dans sa singularité totale, dans son unicité. 1
1
In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung... », art.cit.
2
Friedrich NIETZSCHE, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872.
Traduit de l’allemand par Jean Marnold et Jacques Morland : L’Origine de la Tragédie
dans la musique, Paris, Mercure de France, 1906, § 6, p. 61, wikisource.org. Autre
traduction, par Philippe Lacoue-Labarthe : « La mélodie enfante, et à vrai dire ne cesse
d’enfanter la poésie », in La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais,
1986, p. 48
3
Philippe DESCOLA, Par delà nature…, op.cit., p. 27
38
C’est ce que j’appelle un texte : une rose blanche du jardin (…) Est-il
possible de lire les apparences naturelles comme des textes ? 4
1
Noam CHOMSKY, « Qu’est-ce que le langage... », conférence citée
2
Victor HUGO, « À propos d’Horace », Les Contemplations, Livre premier, XIII, Paris,
Pagnerre et Michel Lévy, 1856 ; Paris, Nelson Éditeur, 1911, p. 52, wikisource.org
3
Ibid., « Suite », Livre premier, VIII, p. 36
4
John BERGER, lettre à son fils, lue dans le documentaire de Cordelia Dvorák John
Berger ou la mémoire du regard, Arte, 2016
5
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, System der Wissenschaft. Erster Theil : Die
Phänomenologie des Geistes, Bamberg/Würzburg, Goebhardt, 1807 ; trad. de l’allemand
par Jean-Pierre Lefebvre : Phénoménologie de l'esprit, Paris, Flammarion, coll.
Bibliothèque philosophique (Aubier), 1991, p. 28
6
Ibid., p. 38
39
C’est dans ce travail, dans ce jeu, dans ce miroir qui se traverse, dans
cette poétique, through the looking-glass dirait Lewis Carroll, que l’être se
cherche et se trouve3.
Dans la nature, écrit Noam Chomsky,
l'œil perçoit, mais l'esprit peut comparer, analyser, saisir des relations
de cause à effet, des symétries etc. (...) Le “livre de la nature” est donc
“lisible seulement pour un œil abstrait”, selon Cudworth, tout comme
un homme qui lit un livre (...) est capable d'apprendre quelque chose à
partir de “traces noires sur une page”4.
Et :
Gregory (...) suggère qu'il doit exister une “grammaire de la vision” un
peu comparable à celle du langage humain. (…) Ils peuvent donc
1
In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung... », art.cit.
2
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962 ; in Œuvres, éd.
de Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, préf. de Vincent
Debaene, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n°543, 2008, p. 577
3
Lewis CARROLL, Through the Looking-Glass, Londres, Macmilan,1871
4
Noam CHOMSKY, Reflections on Language, New York, Pantheon Books, 1975. Trad. de
l’anglais (américain) par Béatrice Vautherin, Pierre Fiala, Judith Milner : Réflexions sur le
langage, Paris, François Maspero, 1977 ; Paris, Flammarion, coll. Champs Essais, 2011, p.
20
40
La pensée totémique a ses contraintes, ses tabous, mais elle reste une
pensée en mouvement, celle de peuples souvent nomades, une pensée qui
unifie le réel en l’homme et permet un constant dépassement de ses limites,
un moyen de « découvrir la vérité encore inconnue », comme le dit
Humboldt des langues, comme, selon Lévi-Strauss,
cette « pensée sauvage » qui n'est pas, pour nous, la pensée des
sauvages, ni celle d'une humanité primitive ou archaïque, mais la
pensée à l'état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée
en vue d'obtenir un rendement.4
1
Noam CHOMSKY, Reflections…, op.cit., p. 17-18
2
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 658
3
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Phénoménologie…, op.cit., p. 42
4
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 289
41
Sachant que :
1
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 582
2
Ibid., p. 658
3
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie…, op.cit., p. 35
42
parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus
piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce
caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus
qui font dire au lecteur : “J’ai vu cela” ou “Cela doit être”. Une
femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors
fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une
43
femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question
d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. 1
1
Gustave FLAUBERT, lettre à Ernest Duplan, 12 juin 1862, Correspondance, éd. par Jean
Bruneau, et par Yvan Leclerc pour le dernier vol., Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, 1973-2007, t. III, p. 221-222.
Le Centre Flaubert de l’Université de Rouen a numérisé les œuvres de l’auteur, dont sa
correspondance : flaubert.univ-rouen.fr
44
1
« Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu
à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit
français. (…) À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse,
pour contempler sa triviale image sur le métal. » Charles BAUDELAIRE, Salon de 1859 in
Œuvres complètes de Charles Baudelaire, t. II, Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy
Frères, 1868 ; Salon de 1859, Lettres à M. le Directeur de la Revue française , chap. II « Le
public moderne et la photographie », wikiwource.org, p. 258-259
2
Friedrich NIETZSCHE, Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister,
Chemnitz, Ernst Schmeitzner, 1878 ; trad. de l’allemand par Henri Albert et Alexandre-
Marie Desrousseaux : Humain, trop humain, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche,
vol. 5 et 6, Paris, Mercure de France, 1902, wikisource.org
3
Friedrich NIETZSCHE, Also sprach Zarathustra. Ein Buch für Alle und Keinen,
Chemnitz, Ernst Schmeitzner, 1883-1885 ; trad. de l’allemand par Henri Albert : Ainsi
parlait Zarathoustra, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, Paris, Mercure de
France, 1903, wikisource.org
4
Voir Deuxième mouvement, chapitre II, 1, « Molière et la morbidité des puissances
sociales »
45
1
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. Les Essais, 1942
2
« O universal é o local sem muros » : Miguel TORGA, Diário XV, Coimbra, Edição do
Autor, 1990. Aphorisme repris dans ce titre : Miguel TORGA, L’universel, c’est le local
moins les murs, trad. par Claire Cayron, Bordeaux, William Blake & Co, 2012
3
Genèse, 1, 27. Pour les citations de la Bible, se référer aux différentes sources indiquées
dans la bibliographie
46
Une toute petite évocation, une simple image mentale peut suffire,
comme pour Proust, à ouvrir et dégager un immense espace, à y faire la
lumière. Mais si l’image évoquée par un mot peut le faire, pourquoi l’image
dessinée ne le pourrait-elle pas ? « Ceci n’est pas une pipe », a écrit René
Magritte sur un dessin de pipe3. N’est-ce pas une façon de dire que le
dessin, lui non plus, n’est pas la chose, mais son évocation, son parfum ? La
pipe du tableau n’évoque-t-elle pas en chaque personne qui la voit des
impressions, des souvenirs, des réflexions différentes ? N’est-elle pas aussi
à l’origine de mille et mille pipes ? Et la pipe de Gauguin peinte sur la
1
Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, 13 vol., Paris, Grasset & NRF, 1913-
1927 ; wikisource.org ; ebooksgratuits.com
2
Victor HUGO, Dieu, Paris, Hetzel et Quantin,1891 (posthume ); wikisource.org
3
René MAGRITTE, La Trahison des images, 1928-1929, huile sur toile 59 x 65 cm, Los
Angeles County Museum of Art
47
chaise de Gauguin par Van Gogh n’ouvre-t-elle pas aussi à mille et mille
autres représentations ?1 L’histoire de l’art montre que l’écriture et le dessin
sont en fait deux branches d’un même arbre, celui de la représentation et de
l’expression symboliques.
À l’aube de l’humanité, au paléolithique, les êtres humains se sont
distingués en commençant par dessiner. Comme nous le faisons pour l’art
de toutes les époques, nous avons tendance à séparer leur art entre
abstraction et figuration. Cependant, en figurant de façon fort réaliste une
pipe dont il nous dit par l’écriture qu’elle n’est pas une pipe, l’artiste tend,
lui, à nous mettre en garde contre des classifications abusives. Un aurochs
peint sur la paroi d’une grotte est certainement tout aussi symbolique et ni
plus ni moins abstrait que les séries de points et de traits qui
l’accompagnent. Dans le christianisme orthodoxe, les peintres d’icônes sont
dits non pas peindre ni dessiner, mais écrire des icônes. Lesquelles associent
des signes (dont des lettres) et des dessins, comme le faisait l’art pariétal de
nos ancêtres, ou, de nos jours, les graffeurs et autres artistes d’art urbain.
L’essentiel est de faire signe, de faire appel à ce qui est humain en l’homme,
à sa capacité à réfléchir, interpréter, lire, et ce faisant, d’ouvrir le champ,
même dans des espaces aussi confinés que des grottes, des villes pleines
d’immeubles, des musées. Même dans l’espace étroit de chaque existence
humaine.
La littérature et le dessin existent par eux-mêmes, indépendamment
l’un de l’autre, mais l’histoire n’a cessé de jeter des ponts entre eux, et
même entre la « description littéraire » et son « illustration ». Peut-être
Flaubert serait-il courroucé de voir les films qui ont été tirés de ses œuvres,
comme de celles d’une multitude de romanciers. Et si le cinéma peut donner
des chefs-d’œuvre comme des adaptations médiocres, révéler au grand
1
Vincent VAN GOGH, La chaise de Gauguin, 1888, huile sur toile 90,5 x 72,5 cm, Van
Gogh Museum, Amsterdam
48
public les grands romans ou même, parfois, transformer des livres mineurs
en films majeurs, même les plus cinéphiles sont en général d’accord sur le
fait qu’il vaut mieux avoir lu une œuvre avant de voir le film qui en a été
tiré, ou bien qu’on peut éprouver un sentiment de perte ou de dépossession
en assistant à une autre représentation que celle qu’on s’était forgée
intérieurement à la lecture du roman. Cet inconvénient, dont il ne faut pas
nier la force, est pourtant plus faible dans le cas des adaptations théâtrales
ou même des adaptations en bandes dessinées – comme il s’en fait de plus
en plus, à l’instar de celle du Voyage au bout de la nuit de Céline par Tardi1.
Pour ce qui est du théâtre, il est depuis l’Antiquité lié à la littérature. Il
s’agit d’un texte écrit pour être mis en scène. Cette convention est bien
intégrée et profite aux adaptations de textes non écrits pour le théâtre. C’est
un spectacle vivant, éphémère, et s’il reste en mémoire c’est sans s’imposer
à la rétine comme les films projetés sur écran. Même une adaptation
complètement libre et délirante de L’Idiot de Dostoïevski par Vincent
Macaigne, par exemple, est bien acceptée parce qu’elle ne semble pas
défaire la représentation intérieure de chacun, elle ne semble pas malgré ses
excès la dévorer, pour reprendre le terme de Flaubert, mais y ajouter. 2 Et il
en va de même pour la bande dessinée ou pour le film d’animation, où le
symbolisme du dessin, du trait, loin de donner corps aux personnages
comme le corps des acteurs fixés sur l’écran, permet l’échappatoire vers
l’imaginaire et la projection de chaque lecteur ou spectateur vers des objets
connus de lui seul.
« Une femme écrite fait rêver à mille femmes », dit Flaubert. Nous
l’avons évoqué, une femme peinte, telle la Joconde, peut elle aussi faire
rêver à mille femmes. Et dans un autre registre, quoique tout aussi
1
Louis-Ferdinand CÉLINE, TARDI, Voyage au bout de la nuit, Paris, Futuropolis, 1988
2
Vincent MACAIGNE, Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer, pièce créée en 2009
au Théâtre national de Chaillot
49
populaire, une femme dessinée, telle la Mary Poppins de Walt Disney, peut
aussi évoquer mille autres femmes, de même qu’Emma Bovary évoque
encore un autre type de mille femmes. Contrairement à Mona Lisa ou à
d’autres célèbres figures de femmes peintes dont on ignore tout ou à peu
près tout, Mary Poppins et Emma Bovary sont soutenues par un récit, une
histoire. Mais il arrive aussi que ce soient des femmes peintes, comme la
Jeune fille à la perle de Vermeer, qui inspirent des livres, des histoires, des
films. Ou bien que des femmes réelles inspirent des statues, comme les
reines du jardin du Luxembourg à Paris. Tous les cas de figure sont
possibles, les passages et les échanges se font dans tous les sens. Dans le
théâtre antique, les personnages portaient des masques : on sait que telle est
l’origine du mot personnage (du latin persona, masque). Dans les échanges
entre l’art et la vie, le réel et sa représentation, tout devient personnage,
même les animaux (dans Le Roman de Renart, dans les fables d’Ésope ou
de La Fontaine, dans les contes de Perrault comme dans ceux de toutes les
traditions), et aussi des monstres, des chimères nées de l’imagination
d’auteurs ou de dessinateurs. C’est que le personnage, ce masque qui
renvoie chacun à son propre imaginaire, est aussi chargé d’incarner l’Autre.
« Je suis l’autre », écrivit en 1854 Gérard de Nerval au bas de l’un de
ses portraits, gravé par Eugène Gervais à partir d’un daguerréotype 1. Et
Rimbaud, en 1871 : « Je est un autre »2. Telle est l’expérience que nous
faisons dans l’écriture, dans la lecture. D’où le succès du mot attribué à
Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ». Dans l’une des nouvelles de Julio
Cortazar, le narrateur finit par s’identifier à un axolotl 3. Dans La Chute de
la Maison Usher d’Edgar Poe, Roderick fait corps avec sa sœur Emeline
1
Portrait annoté reproduit pour la première fois dans Maurice TOURNEUX, Gérard de
Nerval, prosateur et poète, Paris, Monnier, 1887
2
Arthur RIMBAUD, Lettre à Paul Demeny, dite Lettre du Voyant, 15 mai 1871 ;
wikisource.org
3
Julio CORTAZAR, « Axolotl », in Les armes…, op.cit, p. 27-36
50
comme la vie avec la mort. L’Autre est porteur de tout ce qu’on est et de
tout ce qu’on n’est pas, c’est pourquoi il peut devenir secrètement sacré, au
point de ne pouvoir parfois supporter la représentation, ou qu’une
représentation absolument stylisée, symbolisée – comme dans beaucoup de
religions ou dans l’esprit de Flaubert.
L’art et la littérature étant très majoritairement le fait des hommes –
encore aujourd’hui, même si les femmes commencent à pouvoir y prendre
leur place – il n’est pas étonnant que la figure de l’Autre y soit souvent
portée par celle d’une femme. Les mille femmes en fait non saisies de Don
Juan, les mille femmes imaginaires de Flaubert, la femme interdite (comme
l’Ondine de Giraudoux1) et fantomatique d’Edgar Poe, sont autant de
fantasmagories autour de la séparation des sexes. Au début de Nadja, André
Breton évoque l’adage selon lequel « dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu
es »2. En ouvrant délibérément, à la suite de Freud, la littérature à
l’inconscient, il révèle que, de même que l’on peut dire de tel dessin de pipe
« ceci n’est pas une pipe », on pourrait dire de Madame Bovary comme de
La Princesse de Clèves, d’Anna Karénine ou de Nadja : ceci n’est pas une
femme. Car même les femmes qui écrivent sur les femmes, comme
Madame de Lafayette, écrivent en fait moins sur les femmes que sur les
représentations des femmes dans leur société. Marie de France dans son Lai
du Chèvrefeuille peint Yseut parce qu’il s’agit alors d’un type, d’un
archétype, comme Madame Bovary est l’archétype de l’adultère ou Don
Quichotte celui du fou. L’adultère et le fou ayant en commun la rêverie, le
rêve, le désir de sortir de l’ordinaire de l’ « humain, trop humain », que l’on
assouvit si bien par la littérature.
1
Jean GIRAUDOUX, Ondine, pièce de théâtre créée le 4 mai 1939 au Théâtre de l’Athénée
à Paris dans une mise en scène de Louis Jouvet ; Paris, Grasset, 1939
2
André BRETON, Nadja, Paris, NRF, 1928 ; in Œuvres..., t. I, op.cit., p. 643
51
Nous avons tous en esprit les images d’Ulysse sur des vases grecs, de
Gavroche par Hugo, du Chevalier et de la Mort par Dürer, du Christ au
visage aussi changeant que les temps par maints artistes, de Don Quichotte
par Picasso, de Marilyn Monroe par Andy Warhol… Autant de personnages,
autant d’icônes au sens où nous l’avons montré. Il est remarquable que le
mot icône, qui se conjugue avec le verbe écrire, désigne aussi bien la chose
(le personnage) que sa représentation, le dessin qui en est fait, soit au sens
premier et matériel, soit au sens second, dans les esprits. Si le dessin et
l’écriture ne sont pas interchangeables, si l’écriture s’illustre suffisamment
en elle-même et par elle-même pour pouvoir se passer d’autres illustrations,
ces dernières, qu’on pense au dessin, aux arts de l’image ou à la musique,
ne lui sont pas nécessairement néfastes. Des poètes comme Ronsard ont
souhaité que leurs textes soient accompagnés par la musique (et tous les
compositeurs importants de son siècle firent de ses poèmes de délicates
chansons), d’autres comme Henri Michaux ou Gao Xinjiang ont été ou sont
eux-mêmes dessinateurs autant qu’auteurs de littérature. Le regard intérieur,
celui de l’esprit, et le regard extérieur, celui des yeux, peuvent se marier
admirablement et ouvrir l’art et la pensée à de nouvelles formes, de
nouvelles perspectives. Comme en toutes choses, il y faut seulement
beaucoup d’honnêteté et de respect.
certain qu’il y a des pensées sans langage », dit aussi Noam Chomsky1.
Nous essaierons ici d’approcher dans notre langue des pensées qui ont pu
s’exprimer non sans langage sans doute mais du moins dans un langage dont
nous ne possédons pas les clés, en particulier des pensées des époques dites
préhistoriques. Nous le ferons en les confrontant à des œuvres de poètes et
de penseurs qui ont vécu de l’Antiquité à nos jours, et dont nous espérons
éclairer en retour ces œuvres depuis l’autre regard, celui qui nous vient du
fond des temps à travers des traces indéchiffrables mais vivantes : de même
deux étrangers parlant des langues très différentes peuvent-ils réussir à se
comprendre par le langage du corps. Notre corps est ici notre corpus.
De nombreux poètes composent notre corpus. Car chez les poètes
l’unité de la langue et du réel, de l’être, perdure. Michel Foucault, dont on
connaît la thèse selon laquelle les mots et les choses se sont séparés après la
Renaissance, écrit que « Vigenère et Duret disaient l'un et l'autre - et en
termes à peu près identiques - que l'écrit avait toujours précédé le parlé » ;
qu’à la Renaissance le langage « existe d'abord, en son être brut et primitif,
sous la forme simple, matérielle, d'une écriture, d'un stigmate sur les choses,
d'une marque répandue par le monde » et que, après la séparation,
distinguent l’une et l’autre. Tout trait, tout tracé peut être considéré comme
une écriture, d’autant plus s’il est délibéré. Un stigmate sur les choses, une
marque répandue par le monde. Avec un souci de réciprocité : « Plus que
m’exprimer davantage, témoigne Henri Michaux, grâce au dessin, je
voulais, je crois, imprimer le monde en moi. Autrement et plus fortement. »1
Pourquoi plus fortement que par l’écriture ? À cause du lien de l’écriture
avec la langue et son emploi menteur, si répandu, son caractère séparé de
l’être, du réel, de la vérité.
« Sous la poésie des textes, il y a la poésie tout court », dit Artaud.2 La
recherche de la poésie réunifie le vivant. Dessin et poésie sont des
habitations pour l’homme dans le monde. Un Aborigène déclare à Bruce
Chatwin : « Tous les mots que nous utilisons pour dire “pays” sont les
mêmes que les mots pour “lignes”. »3 Bachelard lie également à l’habitation
les traits, et aussi les mots :
1
Jorge Luis BORGES, Borges en diálogo, Barcelone, Editorial Grijalbo, 1985 ; trad. de
l'espagnol par René Pons : Jorge Luis BORGES, Osvaldo FERRARI, Dialogues I, Paris,
Pocket, collection « Agora », n° 360, 2012, p. 16
56
57
PREMIER MOUVEMENT
C’est donc sans les arrêter le moins du monde que les pierres
laissent passer l’immense majorité des êtres humains parvenus à
l’âge adulte mais ceux que par extraordinaire elles retiennent, il
est de règle qu’elles ne les lâchent plus. Partout où elles se
pressent, elles les attirent et se plaisent à faire d’eux quelque
chose comme des astrologues renversés. André Breton 2
1
HÉRACLITE, fragment 52 (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 4)
2
André BRETON, « Langue des pierres », Le surréalisme, même, n° 3, automne 1957 ; in
Œuvres..., op.cit., t. IV, 2008, p. 959
58
59
J’écoute avec soin les paroles des humains, et pas seulement celles des
poètes ou des savants renommés. Cela ne fait-il pas partie de la recherche ?
« Les choses vues, entendues, apprises, sont pour ma part celles que j’estime
le plus », dit Héraclite1. Une vieille femme française, citadine disposant d’un
petit jardin, me soutint que les cailloux poussaient et croissaient sous terre,
comme les végétaux – elle l’avait constaté, disait-elle, de ses propres yeux.
Un jeune habitant des Pyrénées m’assura qu’on avait trouvé dans la
montagne, sous terre, des ossements humains géants. Dans sa nouvelle Le
message trouvé dans une bouteille, Edgar Poe fait dire à l’un de ses
personnages, un marin hollandais : « il y a une mer où les bateaux eux-
mêmes poussent et prennent de la corpulence comme le corps vivant du
marin. »2
1
HÉRACLITE, fragment 55 (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 15)
2
Edgar POE, « MS found in a Bottle », Baltimore, Saturday Visiter, octobre1833 ; in
Complete Tales and Poems, New York, Vintage Books Edition, 1975, p. 123. Les
traductions de Poe données ici sont les miennes. Celles de Baudelaire, Mallarmé et
d’autres : wikisource.org
60
l’humain ? Les plus anciennes écritures retrouvées à ce jour ont été tracées
sur des tablettes d’argile, dont l’une, retrouvée par Irving Finkel et datant de
près de quatre mille ans, raconte en sumérien le mythe mésopotamien, repris
par la Bible, du Déluge, la construction de l’Arche et les animaux qu’elle
abrita1. À moins qu’il ne faille reconnaître comme écritures plus anciennes
encore les traits gravés dans la pierre de ces bouteilles à la terre que sont les
grottes ornées préhistoriques. « Dans certaines cavités européennes, écrit
Michel Lorblanchet, une véritable imbrication des griffades [d’ours], des
tracés digitaux [humains] et des gravures a été enregistrée ; des relations
évidentes apparaissent entre ces diverses traces ».2 La mer est souvent un
équivalent du monde souterrain, l’une et l’autre figures de l’univers mental
immergé, de l’inconscient dont surgissent, telles des bouteilles à la mer ou à
la terre, des messages sibyllins de cet inconnu, cette phusis, cette nature en
croissance qui aime à se cacher (même si bien souvent, comme le dit Poe
dans la même nouvelle, « me cacher est pure folie de ma part, car les gens
ne veulent pas voir »3).
Cette phusis est le trésor caché sous la maison de l’homme. L’histoire
de l’homme qui part de chez lui en quête d’un trésor puis au bout de son
voyage se rend compte que le trésor est en fait dans sa propre maison, se
trouvait, avant que Paulo Coelho n’en fasse un best-seller mondial 4, dans Le
conte des deux rêveurs de Borges5, et avant encore dans les Mille et une
nuits6, et aussi, au XIIIe siècle en Perse, dans le Mathnawî de Rûmî, qui la
1
Genèse 7, 1-12
2
Michel LORBLANCHET, La Naissance de l’art. Genèse de l’art préhistorique, Paris,
Éditions Errance, 1999, p. 11
3
Edgar POE, MS found..., op.cit., p. 123
4
Paulo COELHO, O Alquimista, Rio de Janeiro, Rocco, 1988
5
Jorge Luis BORGES, « Dos que soñaron », in Revista Multicolor, supplément de la revue
Critica, 22 juin 1934 ; in Obras completas, Buenos Aires, Emecé Editores, 1978, p. 338 ;
mit.edu
6
« Histoire du prince Zeyn Alasnam », Les Mille et une Nuits, t. V, trad. Antoine Galland,
Paris, Le Normant, 1806, p. 59 ; wikisource.org
62
C’est une histoire qui repose sur le rêve, le rêve de l’homme d’ici et
celui de l’homme de là-bas, qui grâce au trajet accompli se rencontrent et
débouchent sur la vérité. Cependant si le trésor est dans la maison de même
que l’humble chercheur d’étoiles et de pierres habite une maison en pierres
de la montagne, c’est seulement parce qu’il se trouve, à tous les sens du
terme, dans le geste fait pour le trouver. Geste comparable à celui des
hommes préhistoriques descendant au fond des grottes pour y tracer des
points, et des lignes, c’est-à-dire des trajets de points en points. La nature ne
se cache pas, elle s’expose en pleine lumière, mais l’homme la considère
comme cachée parce qu’il a le désir toujours renouvelé de la découvrir, de la
connaître. Ce n’est pas dans les mondes marins ou souterrains que se trouve
l’inconnu, ce trésor, mais dans le geste que l’humain fait pour les rejoindre à
travers le rêve, les deux faces d’un même rêve qui ne devient opérant, à
l’instar de ce qui se passe pour le symbole, que lorsqu’elles sont réunies.
C’est pourquoi, dit Rimbaud, le poète doit se faire voyant 2, et, dit
1
Djalâl-od-Dîn RÛMÎ [1207-1273], Mathnawî. La Quête de l’Absolu, trad. Éva de
VITRAY MEYEROVITCH et Djamchid MORTAZAWI, Paris, Éditions du Rocher, 1990 ;
rééd. 2004, Livre sixième, p. 1638
2
« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long,
immense et raisonné dérèglement de tous les sens » Arthur RIMBAUD, Lettre à Paul...,
op.cit.
63
lui-même. « Dessiner : comme aller loin, dans les pierres », écrit Yves
Bonnefoy.1 « Chaque mot se présente avec toutes ses connotations », dit
Claude Simon, qui a intitulé « Page d’écriture » l’une de ses photographies
d’un mur fait d’alignements de galets 2. De même que Michel-Ange disait
que « tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, le marbre le renferme en
son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante et la pensée qui puissent l’en
faire éclore »3, il faut à l’auteur et au lecteur dégager le sens du bloc du
texte, du bloc du mot, a priori étranger et clos sur lui-même comme une
pierre, un calme bloc ici-bas chu – dira-t-on pour, comme Stanley Kubrick
au début de 2001 Odyssée de l’espace, paraphraser (involontairement ?)
Mallarmé4.
Le texte en langue étrangère, tout texte donc, nous appelle comme
peut nous attirer une personne inconnue en nous, c’est-à-dire un être en qui
repose la personne inconnue en nous, au fond de notre cœur de pierre, qui
s’offre à la révélation à travers un autrui inconnu ou une autre langue. Et
nous désirons aller ici aux textes le cœur battant, avec délicatesse, avec
audace, avec amour. Seul l’amour permet de franchir le fossé du non-sens
qui nous sépare du texte en langue étrangère. La langue étrangère ne se
laisse pas approcher seulement par une connaissance technique – ou bien la
traduction la transformera en langue morte. Pour conserver la vie dans le
1
Yves BONNEFOY, Remarques sur le dessin, Paris, Mercure de France, 1993 ; La vie
errante, suivi de Une autre époque de l’écriture et de Remarques sur le dessin, Paris,
Gallimard, coll. Poésie n° 313, 1997, p. 206
2
Les arts , « Claude Simon photographe », France Régions 3, 16 mars 1992, ina.fr
3
Michel-Ange BUONARROTI, « Sonnet I », Poésies, éd. bilingue, trad. M.A. Varcollier,
Paris, Hesse et Cie, 1826, p. 2-3
M.A. Varcollier dit à la page VII de sa préface à cet ouvrage que les poésies de Michel-
Ange furent publiées pour la première fois à Parme en 1538, puis à Venise en 1544, et à
Paris par Nicolas Biagioli en 1821
4
Le monolithe noir du début du film de Kubrick (1968), semblable à une stèle funéraire,
peut évoquer le vers de Stéphane MALLARMÉ, « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre
obscur » dans « Le tombeau d’Edgar Poe », Poésies, Paris, La Revue indépendante, 1887,
p. 74 ; wikisource.org
65
passage d’une langue à l’autre, d’une vie à l’autre, il faut l’amour, seul
capable de la transporter indemne. La langue, le texte en langue étrangère,
se laissent approcher par le corps intuitif. Le corps du traducteur quand il
traduit doit être tout entier tourné vers sa traduction, à l’écoute, dans
l’émerveillement de la découvrir, à son rythme, comme on découvre, comme
on dévoile, un corps désiré.
La Préhistoire1 a des âges et des langages, tout en n’ayant ni âge ni
langage : comme ses grottes ornées, elle est intérieure, elle repose et vit en
nous, à l’ombre de nos façades, de nos cloisons, de nos murs. Ceux qu’on
appelle peuples primitifs ou premiers alors qu’ils sont nos contemporains
sont simplement ceux en qui nous croyons apercevoir l’enfance de notre
humanité, toujours active en nous même si la technologie nous la cache.
Chez ces peuples souvent à demi-nus sans doute nous paraît-elle moins
voilée mais leur familière étrangeté, ainsi exposée, finit par jeter un autre
voile, mettre en évidence un mystère qui nous interroge sur notre propre
humanité.
Les humains parvenus à l’âge adulte, dit André Breton, pour la plupart
ne s’intéressent pas aux pierres. Le fondateur du surréalisme, lui, était de
ceux qu’elles « attirent » et transforment en « astrologues renversés ». Il les
recherchait le long de la rivière, sur la rive du Lot lors de ses séjours à Saint-
Cirq Lapopie, et les déchiffrait, les lisait. Comment faire qu’un couteau sans
lame, et auquel manque le manche, puisse être pris en main, et couper ?
1
Un intérêt ancien pour la paléontologie m’a conduite à visiter plusieurs sites
préhistoriques, dont des grottes ornées ; à conduire sur l’invitation de son conservateur
Yoan Rumeau une visite poétique de la grotte de Gargas ; et à rencontrer pour converser
avec eux les éminents paléontologues Henry de Lumley, Anne Dambricourt, Jean Clottes,
ou encore le généticien des populations André Langaney. J’ai également suivi au Collège de
France un cours, sur deux années, de Jean-Jacques Hublin sur les Néandertaliens, et les
séminaires de spécialistes invités dans ce cadre, Antonio Rosas, Bence Viola, Patrick
Auguste ; et à l’Institut de Paléontologie humaine une conférence de Robert Sala Ramos sur
Atapuerca et d’autres sites ibériques. De l’expérience de ces visites et des enseignements de
tous ces chercheurs, ainsi que de la lecture d’articles scientifiques, mise en rapport avec
mes lectures littéraires, viennent ces pages et réflexions sur la Préhistoire.
66
C’est simple : c’est l’une des premières choses que firent les hommes en
devenant des hommes : prendre deux pierres et tailler un biface. Les temps
que nous appelons préhistoriques sont ceux des pierres taillées – à des fins
utilitaires mais aussi à des fins cultuelles : certaines, parmi les plus belles et
n’ayant pas servi, ont été déposées dans des tombeaux – et ceux des grottes
ornées, ces autres pierres, habitables.
En 2003, lors d'un entretien télévisé avec Philippe Lefait, Jim Harrison
raconte avoir donné au poète amérindien Lance Henson La poétique de
l'espace de Bachelard. « C'est curieux, lui a-t-il dit après l'avoir lu,
Bachelard pense comme un Amérindien. » Et Harrison ajoute : « Je ne
connais pas un auteur amérindien qui n'écrive pas pour construire une
maison pour son âme. »1
La langue des pierres, pour reprendre le beau titre de l’essai de
Breton, est de celle dont on fait des maisons, dont le sol est la terre et les
parois, les plafonds, le ciel nocturne, avec son bestiaire zodiacal réinventé,
selon l’esprit de mystère et de beauté du ciel réel que les hommes, dehors,
avaient tout le temps de contempler dans toute sa splendeur et son énigme.
Contempler et ainsi faire temple, maison pour son âme propre, maison pour
l’universel trésor. Écrire comme construire.
2. De coquille en grotte
1
Des mots de minuit, France 2, 19 mars 2003
67
et le sens. »1
1
Paul CLAUDEL, Connaissance de l’Est. Religion du signe, Vienne, Larousse, 1920, p.
48 ; wikisource.org
2
Carlo GINZBURG, « Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice », Le
Débat, 1980/6 n° 6, p. 3-44
68
1
J.C.A. JOORDENS et al., « Homo erectus at Trinil used shells for tool production and
engraving » Nature, 3-12-2014 ; n° 518, 12-2-2015, p. 228–2311
2
Masamune SHIROW, Ghost in the Shell, Tokyo, Young Magazine, 1989 ; Tokyo,
Kōdansha, 1991 ; Grenoble, Glénat, 1996
3
Gilbert DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, P.U.F, 1960 ; Paris,
Dunod, 10e éd., 1984, p. 60
69
1
Émile BENVENISTE, « Préliminaires » de ses notes manuscrites « sur le langage
poétique », folio 80. Cité par Gérard DESSONS, « Le Baudelaire de Benveniste entre
stylistique et poétique », Semen n° 33, 2012
2
Jacques JAUBERT et al., « Early Neanderthal constructions deep in Bruniquel Cave in
southwestern France », Nature, n° 534, 25-5-2016
70
physiciens recherchent d'où et par quelle voie le monde est venu à l'être » et
opèrent une « géométrisation de l'univers physique. »1 Tandis que Platon dit
à Gorgias : « tu ne vois pas que l’égalité géométrique a beaucoup de pouvoir
chez les dieux et chez les hommes »2
Quels qu'aient pu être les usages de ces élaborations – que nous
continuerons à ignorer malgré toutes les supputations -, elles demeurent en
tant que telles, et en tant que telles continuent à parler. Albert Einstein disait
qu’il pensait sans les mots, en amont du langage, et que les équations
mathématiques étaient pour lui de l’imaginaire refroidi. 3 Les gravures sur le
coquillage et les sculptures de la grotte sont en quelque sorte de l’imaginaire
refroidi – et c’est justement ce qui est brûlant. Car, comme le buisson où
Moïse fut appelé, ça parle.4 Depuis ailleurs, et depuis le fond du temps. La
grotte ornée ne se limite pas à être une profondeur géologique, la coquille
gravée n’est pas qu’un contenant biologique. Elles sont, concrètement, des
lieux immémoriaux de la profondeur de l’être, des lieux d’habitation
physique et métaphysique de l’être dans le monde.
Que cette première architecture ait eu ou non un usage, et quel qu'il ait
pu être, ne change rien au fait qu'à un niveau plus profond, et plus élevé,
l'être de cette construction souterraine de la nuit des temps fut et reste d'être
un maison pour l'âme. Ce fut et c'est de dire la présence de l'âme, comme les
traits sur la très ancienne coquille. Selon Bachelard,
L'être qui se cache, l'être qui « rentre dans sa coquille », prépare « une
sortie ». Cela est vrai sur l'échelle de toutes les métaphores depuis la
résurrection d'un être enseveli jusqu'à l'expression soudaine de
1
Jean-Pierre VERNANT, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, coll. Mythes et
Religions, 1962 ; rééd. Paris, PUF, coll. Quadrige, 1992, p. 132
2
PLATON Gorgias, in Œuvres, t. III, trad. Victor Cousin, Paris, Bossange Frères, 1822, p.
365 ; wikisource.org
3
Cité par Roman JAKOBSON, « Einstein et la science du langage », Débat, n° 20, mai
1982, p. 132
4
Exode 3, 1-8
73
L'être s'extrayant du primate signe sa sortie, son être humain, sur une
coquille puis dans une grotte. « Le plus beau singe est disgracieux, rapporté
à l’humain. »2 Il ne se singe pas lui-même, il ne singe pas le monde non
plus, il ne fait pas du monde un monde, comme le dit Dom Juan, de singes et
de dupes3, il le transforme en y imprimant sa marque, son point de départ.
La coquille et la grotte disent l'intériorité et l'extériorité. L'être qui y apporte
son sceau par ce geste affirme sa conscience et conçoit sa liberté. Il ajoute
dans ces ossements du monde, dans l'os du monde, dans « l’os de ce jour »4,
l'antériorité et la postériorité, et même la postérité. Par la gravure comme par
la découpure des stalagmites, il fait une entaille dans le temps grâce à
laquelle le temps cesse d'être un cercle fermé, grâce à laquelle il ne se clôt
pas sur le passé et s'ouvre aux possibles.
L'homme écrit, ou commence par tracer des traits, pour s'inscrire dans
l'espace et dans le temps : il écrit pour habiter. Cette inscription, cette
écriture, qu'elle soit faite de bâtonnets géométriquement tracés dans une
coquille ou de bâtons de stalagmites géométriquement dressés dans une
grotte, devient habitation au sein de laquelle une autre écriture peut mûrir,
qui rassemble et rassemblera toujours de nouveau le geste et la mémoire du
geste, qui se rebâtira en permanence, chaque fois unique et neuve, par et
pour chaque nouveau lecteur, et via chaque lecteur par chaque nouvelle
lecture. Nous ne sommes pas condamnés à tout ignorer de la langue de nos
si lointains ancêtres : car c'est celle des poètes de tous les temps et de tous
1
Gaston BACHELARD, Poétique de…, op.cit., 3e éd, 1961, p.110
2
HÉRACLITE, fragment 82 (Platon, Hippias majeur, 289 a.)
3
MOLIÈRE, Dom Juan (voir bibliographie), V, 2 ; toutmoliere.net
4
Genèse, 7, 13 et 17, 23 (dans ma traduction littérale, qui peut être aussi : « dans le corps
du jour », une expression pour dire, en hébreu biblique, « ce jour même »)
74
les univers. C'est la nôtre, aussi profond en nous que la grotte de Bruniquel.
Et il nous suffit d'y descendre pour l'entendre résonner et nous inciter,
encore et toujours, à nous extraire de là, puisque nous nous y sommes
reconnus, comme l'enfant s'extrait de la matrice. Afin de devenir un homme,
un être humain, un être toujours en redevenir – non ce qu'il fut, mais ce qu'il
envisagea confusément d'être. Les stalagmites dressées en cercles et
ébauches de spirales dans la grotte de Bruniquel se présentent à nous comme
un miroir où nous ne nous reconnaissons pas clairement lorsque, abasourdis,
comme dans tout chef-d’œuvre nous n'y sommes pas encore.
Et puisque nous désirons y aller, cette thèse cherche à s’écrire en
spirales plutôt que par étages ou autres découpages. À se laisser emmener
par le mouvement de l’être à travers le travail de l’écriture. À confier à notre
écriture les rênes de notre être afin de voir, tel Parménide sur ses juments, où
elle nous conduira. Vers quel lieu encore inconnu, inexploré. L’écriture étant
ici celle des hommes dans le temps autant que la nôtre – si humble soit ici le
lieu d’être du pronom personnel. Car, ainsi que le dit aussi Bachelard :
Ainsi veut être notre thèse, c’est son sujet qui le commande. L’écrire
selon l’être, en tournant, non sur soi mais vers, aller du geste au sens, dans
une époque trop avide où tout geste est aussitôt récupéré sans que son sens
ait le temps d’en émaner. « La grandeur progresse dans le monde à mesure
que l’intimité s’approfondit ».2 La descente d’Edgar Poe dans le vortex
1
Gaston BACHELARD, Poétique…, op.cit., p. 193
2
Ibid., p. 178
75
Tiré par mon ardent désir, impatient de voir des formes variées et singulières
qu’élabore l’artificieuse nature, je m’enfonce parfois parmi les sombres
rochers ; je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un
moment – sans savoir pourquoi - frappé de stupeur : je plie mes reins en arc,
appuie ma main sur le genou et, de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et
en serrant les paupières et je me penche d’un côté et d’autre pour voir si je
peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité qui y règne m’en
empêche. Au bout d’un moment, deux sentiments m’envahissent : peur et
désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme
pas quelques merveilles extraordinaires.2
3. De caverne en ciel
1
Bernard PALISSY, Recepte…, op. cit., p. 233 et 235
77
Cette voie courait au niveau de la nappe phréatique parce que selon les
mythes, l’inframonde a sa propre géographie métaphorique: ses
rivières, ses montagnes, ses lacs et même son propre ciel », a expliqué
le scientifique. Son équipe a relevé sur «les murs et les voûtes du
tunnel une poudre d’un minéral métallique, fait d’hématite et de
magnétite, ce qui révèle qu’on y entrait avec des torches et que tout
s’illuminait comme un ciel d’étoiles scintillantes. 1
Ayant vu dans les cavernes un ciel d’étoiles et dans les pierres des
astres sur terre, les « astrologues renversés » peuvent converser avec les
astres du ciel. Si la demeure céleste de la déesse que visite Parménide n’est
pas nommée, elle n’en est pas moins splendide que la lune, le soleil et les
étoiles, « ces bougies d'or fixées dans l'air des cieux », dit Shakespeare,2 tous
astres auxquels font référence quantité de poètes à travers le temps. « Tu
apprendras les périples de la lune circulaire », lui dit-elle, et
Sans ce savoir, la peur fait des ravages : Nicias, général athénien, par
crainte de l'ombre d’une éclipse de lune, se laissa encercler par ses ennemis,
et ses quarante mille hommes périrent ou furent pris vivants, raconte
Plutarque.4 Habiter entre terre et ciel, entre profondeurs et hauteurs, entre
1
Éric BIETRY-RIVIERRE, « Mexique : un trésor au bout du tunnel », Le Figaro, 30-10-
2014, lefigaro.fr
2
William SHAKESPEARE, Shake-speares Sonnets, Londres, G. Eld (imprimeur), Thomas
Thorpe (éditeur), 1609, sonnet 21 ; shakespeares-sonnets.com. Voir le poème entier dans la
section Traductions
3
PARMÉNIDE, Autour de la nature. Texte en grec, en français (trad. Tannery) et en anglais
(trad. John Burnet) sur philoctetes.free.fr. Voir le poème entier dans ma traduction dans la
section Traductions
4
PLUTARQUE, De la superstition. En bilingue grec-français (trad. D. Richard) sur
remacle.org. Voir passage dans la section Traductions
78
J'ai des améthystes de deux espèces. Une qui est noire comme le vin.
L'autre qui est rouge comme du vin qu'on a coloré avec de l'eau. J'ai
des topazes jaunes comme les yeux des tigres, et des topazes roses
1
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, dite édition de Port-
Royal, Paris, 1670 ; Blaise PASCAL, « Misère » n° 102, Pensées, éd. de Philippe Sellier,
Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 189. Les numéros des fragments selon les différentes
éditions savantes sont répertoriés pour chaque fragment sur le site penseesdepascal.fr
2
Edgar Poe, A Descent…, op.cit.. Passage plus long dans la section Traductions
3
Edgar POE, The Fall of the House of Usher. Philadelphie, Burton’s Gentleman’s
Magazine, sept. 1839. Texte entier en français dans la section Traductions
4
Oscar WILDE, Salomé, Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1893, p. 56 ; wikisource.org.
Premières représentations le 11 février 1896 au théâtre de l’Œuvre à Paris et le 10 Mai 1905
au New Stage Club à Londres
79
comme les yeux des pigeons, et des topazes vertes comme les yeux
des chats. J'ai des opales qui brûlent toujours avec une flamme qui est
très froide, des opales qui attristent les esprits et ont peur des ténèbres.
J'ai des onyx semblables aux prunelles d'une morte. J'ai des sélénites
qui changent quand la lune change et deviennent pâles quand elles
voient le soleil. J'ai des saphirs grands comme des œufs et bleus
comme des fleurs bleues. La mer erre dedans, et la lune ne vient
jamais troubler le bleu de ses flots. J'ai des chrysolithes et des béryls,
j'ai des chrysoprases et des rubis, j'ai des sardonyx et des hyacinthes,
et des calcédoines...1
1
Oscar WILDE, Salomé, op.cit., p. 76
2
Jorge Luis BORGES, « El otro tigre », in El hacedor, Buenos Aires, Emecé Editores,
1960. « L’autre tigre », texte entier en français dans la section Traductions
3
Giacomo LEOPARDI, « Canto notturno di un pastore vagante dell’Asia », Canti, éd.
Firenze, 1831 ; bibliotecaitaliana.it. Texte en français dans la section Traductions
80
1
Federico GARCIA LORCA, « Romance de la Luna, luna », Romancero gitano (1924-
1927), Madrid, Revista de Occidente,1928. « Romance de la lune, lune », texte entier en
français dans la section Traductions
2
« Romance Sonámbulo », in Romancero…, op.cit..« Romance somnambule », texte entier
en français dans la section Traductions
3
Genèse 35, 5-28 ; Coran 12, 4-20. Comme pour celles de la Bible, voir dans la
bibliographie les différentes traductions du Coran disponibles en ligne
81
parfois même elle participe, avec les étoiles, à des éblouissements, comme
dans cette chanson brésilienne extrêmement populaire :
Ayy amor...1
Les étoiles, ces refuges pour les enfants malheureux de Bret Easton
Ellis ou de Georges Hyverneaud (« seul toute la nuit et toute la campagne,
avec leurs bêtes et leurs étoiles ») comme pour le Guépard de Tomasi di
Lampedusa, ces « trous du noir plafond » selon Victor Hugo, « clignotent
comme des chiffres terribles » selon Sylvia Plath. Mais Germain Nouveau
veut « la Vérité qui ne voile / Pas plus la femme que l'étoile » et Rainer
Maria Rilke l’annonce aux bergers :
1
Cumbia sobre el Mar ( Bal sur la mer ), chanson de Rafael MEJIA (Colombie), 1962 ;
version originale et reprises sur youtube.com
82
Si donc une fois, dans l’air pur d’une nuit, fixant les yeux sur les
beautés inexprimables des astres, vous avez porté votre pensée jusqu’à
l’Artisan de l’univers, celui qui a fleuri le ciel de ces habits brodés,
afin que dans le visible le nécessaire soit plein de joie ; en outre si, de
jour, vous avez considéré en un raisonnement sobre les merveilles du
jour, et avez atteint par analogie, via le visible, l’invisible – alors, vous
en êtes venus à être un auditeur prêt, approprié au contenu de ce noble
et bienheureux théâtre.1
2
Voir Deuxième mouvement, II, 4.2 ; I, 5.2 ; II, 3 ; Premier mouvement, II, 3 ;
Traductions ; Troisième mouvement, II ; Traductions
1
« Sixième homélie : sur la création des corps lumineux », dans ma traduction, du grec, de :
BASILE DE CÉSARÉE, Homilíai ei̓s tìn Hexaímeron, recueil de 9 homélies sur le récit de
la création d'après la Genèse, prononcées pendant le carême à Césarée de Cappadoce en
378. Traductions en français en ligne : abbaye-saint-benoit.ch ; en librairie : Homélies sur
l'Hexaéméron, introd. et trad. de Stanislas Giet, Paris, Éditions du Cerf, coll. Sources
chrétiennes, 1950
83
1
Alina REYES, « Chanson du poète à l’aurore », Voyage, alinareyes.net, 2013, p. 453-454
2
« Twin Peaks : l'intégralité du question-réponse de David Lynch » par Phalène de la
Valette, Le Point, 10-1-2017, lepoint.fr
84
de quelques milliers dans toute l'Eurasie - huit cents par exemple pour toute
la moitié nord de la France. Et ils étaient entourés d'un bestiaire
extraordinaire. Un garde-manger, certes, mais qu'il fallait mériter. Car les
bestiaux de cette époque étaient de tailles impressionnantes. L'aurochs, leur
principal gibier, faisait deux mètres au garrot. Chasser un tel animal
demandait une excellente coordination des chasseurs, donc probablement un
langage, et une très bonne connaissance de l'animal. Et puis il y avait tous
les autres, une gigantesque diversité animale. En période interglaciaire des
hippopotames se baignaient dans la Tamise (les actuelles îles britanniques
n'étant pas encore séparées du continent européen), et voisinaient en Eurasie
cerfs, daims, macaques, éléphants de forêt, aurochs, rhinocéros de prairie,
rhinocéros de forêt, sangliers... En période glaciaire, c'étaient mammouths
laineux, rhinocéros laineux, rennes, bisons des steppes, chevaux des steppes,
bœufs musqués, antilopes saïga... Et la faune ubiquiste, qui s'adaptait à
différents paysages : petits équidés, cerfs mégacéros (deux mètres au garrot,
bois pouvant atteindre 3,50 mètres d'envergure), chats sauvages, ours des
cavernes, loups, lions des cavernes (ressemblant plutôt à des tigres mais
avec près de 2 mètres au garrot !) Oublions l'imagerie des mammouths au
milieu des glaces, chacun de ces animaux a besoin de 500 kg de fourrage par
jour, ils vivaient dans la steppe. Voilà dans quelle splendeur et dans quelle
liberté se mouvaient les Néandertaliens – et les Sapiens modernes, nos
ancêtres directs, quand ils arrivèrent d’Afrique -, d'un campement à l'autre.
Cette mémoire coule dans nos veines, notre sang et notre cerveau la gardent,
ils continuent à vivre en nous. Évidemment leur petit nombre les rendait
fragiles, mais ils ont quand même traversé plusieurs centaines de milliers
d'années. Ils devaient avoir une connaissance extrêmement fine de leur
extraordinaire environnement, éprouver des sensations extrêmement
précises aussi à son écoute.
88
1
Philippe DESCOLA, Par-delà nature…, op.cit., p. 37
90
résistants noirs afin de servir la cause des opprimés. Quant à sa fille, elle le
hait. L’aveuglement du Blanc lui sera fatal.1
pulsions de mort.
Les religions abrahamiques reposent sur le sacrifice consenti par
Abraham de son fils. La fin heureuse rapportée au chapitre 22 de la Genèse,
avec le remplacement in extremis de l’enfant par un bélier (objet de
remplacement qui évoque davantage un mâle mûr, un père tyrannique, qu’un
enfant), ne suffit pas à apaiser les consciences. Le christianisme viendra
apporter une justification supplémentaire à celles déjà données par la Torah
en réaffirmant avec force que le sacrifice du fils, bel et bien « agneau » et
non bélier, est la volonté de Dieu lui-même, identifié au père. L’islam
reprend l’histoire biblique et tout en refusant son développement chrétien, la
mise à mort de Jésus, trouve un autre moyen de racheter le geste
d’Abraham, hautement loué dans le Coran comme acte de soumission à
Dieu mais continuant à travailler souterrainement les consciences1.
Abraham sacrifiant son fils est l’anti-Œdipe. Ce deux pôles du
psychisme et de la pensée permettent de mesurer l’écart entre l’esprit
sémitique et l’esprit grec. On ne peut considérer le meurtre involontaire de
son père par Œdipe en faisant abstraction du sacrifice délibéré de sa fille par
Agamemnon. La tragédie grecque, telle une Dikè, équilibre les mythes et les
fautes des hommes, égarements dont elle les purifie en leur enjoignant d’en
assumer les conséquences, tout en les dédouanant de l’énormité de la
culpabilité par la mise en avant du rôle des dieux dont ils sont les jouets –
autrement dit le poids de la condition humaine, où l’horreur se compense par
la grandeur, et où l’insoumission ou la soumission au destin se dépassent par
l’affirmation de l’humain, de sa pensée, de sa volonté, de son aspiration à la
lumière par-delà ses aveuglements.
Freud a développé sa version du péché originel dans Totem et Tabou.2
1
Genèse 22, 1-19 et Coran 37, 99-111
2
Sigmund FREUD, Totem und Tabu : Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der
Wilden und der Neurotiker, Vienne, Hugo Heller & Cie, 1913. Traduit par Samuel
Jankélévitch : Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des
92
1
Évangile selon saint Luc, 23, 39-43
94
1
Le Coran justifie ainsi le meurtre du garçon innocent : « Le garçon avait des parents qui
adhéraient à Allah. Nous redoutions qu’il ne les entraînât dans la rébellion et l’effaçage
d’Allah » (18, 80, trad. André Chouraqui) : où l’on retrouve, retourné, le désir d’effacer la
rébellion devant l’iniquité manifeste de la vie. Le « meilleur des mondes possibles », Die
beste aller möglichen Welten est une formule des Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu,
la liberté de l'homme et l'origine du mal, publié par Gottfried Wilhelm LEIBNIZ à
Amsterdam en 1710. Formule et conception philosophique parodiées par VOLTAIRE dans
Candide ou l’Optimisme, Genève, Cramer, 1759, chap. I. et tout au long du livre
(wikisource.org).
2
Jacques RIGAUT, cité par Sarane ALEXANDRIAN, Le Surréalisme et le rêve, préf. de
J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 1974, p. 182
95
doit être lu comme on lirait le livre d’un mort. » Et quelques lignes plus
loin : « Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. »1 Il s’agit donc de
contempler (faire temple avec) cette vaste fresque peinte depuis le tombeau,
le ventre de la terre, avec ses sujets tour à tour et à la fois humains, naturels
et poétiques, et d’y voir l’Homme. Homo sum, rappelle Victor Hugo, citant
partiellement Térence et son « Je suis humain : je pense que rien de ce qui
est humain ne m’est étranger », dans la même brève préface.
« Ici encore il y avait un mot magique qu’il fallait savoir. Si on ne le
savait pas, la voix se taisait, et le mur redevenait silencieux comme si
l’obscurité effarée du sépulcre eût été de l’autre côté », écrit Hugo dans Les
Misérables2 Cette notation peut être une clé pour entrer dans Les
Contemplations, où le verbe effarer se conjugue fréquemment, au participe
présent ou passé. Dieu, y est-il dit,
S’il est incertain qu’effarer soit, comme l’est farouche, issu du mot
latin ferus, qui signifie sauvage, il est bien possible qu’il ait résonné comme
tel dans l’esprit du poète latiniste. En tout cas il opère ici clairement le
rapprochement, dans ce texte où le poète a statut de mage et au-delà, dans ce
recueil où Hugo paraît ensauvagé par le deuil et l’exil. La scène évoquée
dans Les Misérables concerne l’entrée dans le couvent de l’Adoration
Perpétuelle où Jean Valjean se réfugie avec Cosette. Accueilli au parloir (je
souligne ce mot qui fait signe vers la fonction du poète), le visiteur ne voit, à
1
Victor HUGO, « Préface », Les Contemplations, Paris, Michel Lévy Frères - J. Hetzel -
Pagnerre, 1856 ; Paris, Nelson, 1911, p. 5-6 ; wikisource.org
2
Victor HUGO, Les Misérables, t. II, Livre sixième, chap. I, Paris, Pagnerre, 1862 ; Paris,
Édition Nationale, Émile Testard éditeur, 1890, p. 329 ; wikisource
3
Victor HUGO, Les Contemplations, op.cit, « Les Mages », Livre Sixième, p. 428
96
travers la grille, que « la nuit, le vide, les ténèbres, une brume de l’hiver
mêlée à une vapeur du tombeau, une sorte de paix effrayante ». Effrayant est
une autre étymologie possible, et peut-être plus plausible, d’effarant. « On
apercevait, dit Hugo, autant que la grille permettait d’apercevoir, une tête
dont on ne voyait que la bouche et le menton (…) et une forme à peine
distincte couverte d’un suaire noir. »1 Et cette récurrence de la bouche
d’ombre que Victor Hugo fait parler à la fin des Contemplations peut
éclairer sur le sens du recueil : faire parler l’interdit ultime (« Ultime »,
comme se prénommera Jean Valjean au couvent) : la mort. Jean Valjean
trouve refuge avec sa fille adoptive de l’autre côté du mur comme Victor
Hugo cherche sa fille par-delà les apparences, cherche la lumière dans la
nuit de l’exil et du deuil.
Les Contemplations sont une opération qui relève de ce que Claude
Levi-Strauss a appelé la pensée sauvage.
« Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu », dit Hugo en
conclusion de sa « Suite » à sa « Réponse à un acte d’accusation »2, titre qui
pourrait être lu comme le titre d’Artaud : « Pour en finir avec le jugement de
dieu »3. Ainsi que le fera Artaud avec le théâtre et chez les Tarahumaras,
ainsi que le fera Bonnefoy en mettant en scène Douve, la morte, et en la
faisant parler4, Hugo, de toute son énorme puissance vitale, y engageant tout
son corps donc tout son esprit, opère par la contemplation et le verbe, se fait
lui-même scène, temple et bouche, trouve et déploie « le mot magique » qui
ouvre le passage entre l’habitation de la (personne) mort(e) et celle des
vivants. Le poète a besoin de se représenter que la chose ou la personne qui
lui sert d’objet de quête est morte, ou sur le point de mourir, pour se jeter
1
Victor HUGO, Les Misérables, op.cit., p. 331
2
Victor HUGO, Les Contemplations, op.cit., Livre premier, VIII, id., p. 36
3
Antonin ARTAUD, Pour en finir avec le jugement de dieu, émission conçue et réalisée par
l’auteur pour la Radio diffusion française, enregistrée le 28 novembre 1947, diffusée le 11
mai 1948. Première publication du texte : Paris, K Éditeur, 1948
4
Voir Premier mouvement, II, 4
97
1
Victor HUGO, « Ce que dit la bouche d’ombre », Les Contemplations, op.cit., Livre
sixième, XXVI, p. 438-463
2
Michel FOUCAULT, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des
sciences humaines, 1969 ; in Œuvres, t. II, coll. Bibliothèque de la Pléiade, éd. sous la dir.
de Frédéric Gros, texte établi, présenté et annoté par Martin Rueff, p. 117
3
Gérard de NERVAL, « El Desdichado », Les Chimères, in Les filles du feu, Paris, D.
Giraud, 1854, p. 329 ; Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 291 ; wikisource.org
98
qu’on nomme les étoiles ! »1), qui nourrit aussi la pratique hugolienne de
l’oxymore et de l’antithèse. Son émoi devant le cirque de Gavarnie, creusé
par une goutte d’eau, rappelle que contempler c’est circonscrire, dit le
dictionnaire latin, et circonscrire c’est écrire le cirque, tracer le cirque, le
trou. Le poète est cette goutte d’eau qui creuse, et creusant, révèle par
l’abîme révélé la question de l’ignorance. De l’effarement comme
stupéfaction devant l’incompréhensible, vécu par Hugo disant dans un
poème2, comme la mère d’Adama Traoré dans une vidéo mise
passagèrement en ligne, avoir toujours l’impression que son enfant mort va
franchir la porte.
« Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. » Dans sa
préface, Hugo avertit le lecteur du caractère spéculaire des Contemplations,
livre qui dit-il doit être lu comme celui d’un mort, et en s’identifiant à
l’auteur – donc en faisant aussi l’expérience de ce manque qui est celui de la
lumière. Seul celui qui voit qu’il ne sait pas peut partir en quête du savoir, et
au fond le drame de la mort est celui de l’ignorance. Lévi-Strauss l’a
montré, la pensée sauvage est une science aux classifications extrêmement
complexes, dont l’instrument s’apparente au bricolage dans le sens où elle
se sert de tout ce qui tombe à portée de sa main pour combiner à travers ce
que Baudelaire appelle des correspondances, un forage, et un passage, dans
le mur du non-connu. Correspondances faisant appel à tout le vivant,
analogies à l’œuvre dans le totémisme comme dans la métempsycose, le
symbolisme, la métaphore, à l’œuvre dans « ce que dit la bouche d’ombre »
comme dans tout le recueil des Contemplations, œuvre en miroir,
Autrefois/Aujourd’hui, auteur/lecteur, nature/culture, par lequel nous ne
revenons pas de la mort les mains vides, comme Orphée : car, comme Hugo,
1
Victor HUGO, « À Madame D. G. de G. », Les Contemplations, op.cit., Livre premier, X,
p. 42
2
Ibid., « Pauca meae », Livre Quatrième, IV, p. 238
99
nous n’en revenons pas. Avec lui nous sommes invités à y rester, effarés :
non plus effrayés, mais ensauvagés, c’est-à-dire, comme le papillon le dit du
je-Hugo, en être et en étant « de la maison »1. Celle de la vie unifiée, où la
mort n’est pas laissée derrière soi mais mieux : intégrée, mangée. « Le mot
dévore, et rien ne résiste à sa dent »2. « J’ai tout enseveli, songes, espoirs,
amours, / Dans la fosse que j’ai creusée en ma poitrine » dit-il dans « À celle
qui est restée en France », épilogue du recueil, qui se clôt par ces mots : « Le
gouffre monstrueux plein d’énormes fumées. »3
Lévi-Strauss écrit à la fin de La pensée sauvage :
« La poésie est active en nous depuis bien plus longtemps que les
langues et elle l’est donc dans bien autre chose que les poèmes », dit Yves
Bonnefoy5. Toute langue traduit « bien autre chose ».
1
Victor HUGO, « Aurore », in Les Contemplations, op.cit., Livre Premier, XXVII, p. 78
2
Ibid., « Suite », p. 38
3
Ibid., « À celle qui est restée en France », p. 471 et p. 476
4
Claude LEVI-STRAUSS, La pensée…, op.cit.
5
Yves BONNEFOY, L’Inachevable : entretiens sur la poésie 1990-2010, Paris, Albin
Michel, 2010, p. 16
100
Une pierre dressée, un mur qui enclot un espace, des cailloux entassés
à un carrefour, cela parle, déjà (…) Le regard de la poésie travaille
dans le bâtir dès les premières formes de celui-ci », dit-il encore,
précisant qu’il s’agit là d’ « un regard qui se porte sur l’en-deçà
d’unité.1
La maison unifie. Son espace à la fois clos et ouvert, qui est aussi celui
du jardin – de l’Éden gardé par des anges aux jardins intérieurs de
l’architecture islamique en passant par le hortus conclusus médiéval –
réunifie l’être qui dans son extériorisation se disperse, et le réunit à ses
proches – ce pourquoi la maison signifie aussi les gens de la maison, la
famille, ceux qui vivent ensemble, ou sur un plan diachronique, la lignée
(comme dans La chute de la maison Usher, où la lignée prend fin avec
l’écroulement du bâtiment). Et quand Bonnefoy évoque « toutes ces voûtes
dont les pierres s’épaulent pour couvrir, abriter et ainsi faire exister un lieu
de vie »2, nous pouvons penser au mot emblématique par lequel il entra en
poésie, ce miroir où s’inverse, tant dans la sonorité que dans le sens, la
voûte : Douve. Douve, lieu de la mort dans son poème inaugural, signifie le
fossé qui entoure le bâtiment - le château de l’âme comme dit Thérèse
d’Avila3, comme l’étang où se reflète la maison Usher d’Edgar Poe. Pour
commencer, Yves Bonnefoy a fait l'expérience poétique de la mort,
autrement dite Du mouvement et de l'immobilité de Douve.4
Bonnefoy pratique une poésie expérimentale qui est l'inverse, voire le
contrepoison, de la poésie expérimentale comme recherche sur le langage.
Lui fait d'abord l'expérience du réel. Le recueil inaugural et fondateur du
poète pourrait s'intituler Rerum natura. Car il ne s'y agit pas comme chez
Lucrèce de discuter de la nature des choses, mais de la faire directement
1
Yves BONNEFOY, L’Inachevable…, op.cit., p. 17
2
Ibid., p. 23
3
THÉRÈSE d’AVILA, Las moradas, Castillo interior, Salamanque, éd. Louis de Léon,
1588. Trad. de l’espagnol en 1601 par Jean de Bretigny : Le château intérieur, ou Demeures
de l’âme ; éd. de 1670 : gallica.bnf.fr
4
Yves BONNEFOY, Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Mercure de France, 1953
101
1
Arthur RIMBAUD, « Adieu », Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique,
Poot & Cie, 1873, p. 52 ; wikisource.org
2
Voir Premier mouvement, I, 1
3
Barbara CASSIN, Le scepticisme antique, perspectives historiques et systématiques, actes
du colloque de Lausanne, 1-3 juin 1988, éd. par André-Jean Voelke, textes de Jonathan
BARNES et al., Genève, Librairie Droz, coll. Cahiers de la Revue de théologie et de
philosophie, p. 132
4
Yves BONNEFOY, Du mouvement…, op.cit.,p. 11
102
non pour en donner une idée, mais pour le convoquer. Ses mots même sont
matière, et si d'aucuns trouvent cette poésie obscure c'est qu'elle est « bois
ténébreux » d'après le bois ténébreux.1 Il y a là, d'une certaine manière, un
passage au semblable, sens et sonorité des mots se conjuguant pour rendre le
réel perçu et constituer un texte qui est à la fois tableau clinique du morbide
et ordonnance contre la mort.
Au milieu du recueil, le chapitre Douve parle peut être lu comme la
part d'expérience nommée historia par les philosophes grecs empiriques. Il
s'agit là d'interroger et d'écouter « Une voix » et « Une autre voix ».2
« L'historien, c'était moi, dira-t-il plus tard dans L'Arrière-pays, et tout mon
passé et tout mon possible, tout l'aperçu et tout l'inconnu, se prenaient
violemment dans cette nasse (…) au mutisme, il allait falloir que je noue
mille circuits d'analyse, de mémoire, à parcourir patiemment dans mes
profondeurs. »3 Douve, nom de fossé entourant le château (de l'âme ?),
Douve qui est à la fois personne et éléments, témoigne maintenant de sa
propre expérience, qui doit ensemencer le poète, lui aussi terre, lieu de la
mort qu'il faut franchir pour vivre.
« Que le verbe s'éteigne /Sur cette face de l'être où nous sommes
exposés ».4 L'exigence du concret comme prédominant, et préexistant à la
parole, se rappelle. « La poésie est active en nous depuis bien plus
longtemps que les langues », dit Bonnefoy dans le recueil d'entretiens
L'Inachevable.5 « Les “voix”, y dit-il aussi, sont pour moi des paroles que je
crois avoir entendues dehors (…) Des voix, et donc une scène où ces êtres
passent ou se rencontrent, où ils se parlent autant qu'ils me parlent. Je crois
1
Yves BONNEFOY, Du mouvement…, op.cit., p. 42
2
Ibid., p. 50 et p. 51
3
Yves BONNEFOY, L'Arrière-pays, Genève, Skira, 1972 ; Paris, Gallimard, coll. Poésie,
2003, p. 16
4
Yves BONNEFOY, Du mouvement…, op.cit., p. 55
5
Yves BONNEFOY, L'Inachevable, op.cit., p.16
103
que cette sorte de théâtre sans fiction autre que prospective est l'essence
même de l'écriture qui va à la poésie. »1
n'aime plus, dans l’œuvre des peintres, que les ébauches. Le trait qui
se ferme sur soi lui semble trahir la cause de ce dieu qui a préféré
l'angoisse de la recherche à la joie de l’œuvre accomplie. 4
poésie »1, c’est qu’il lui a d’abord fallu le trouver dans la nature. Et comme
Orphée, comme Bonnefoy, il l’a trouvé en descendant d’abord dans la mort,
afin de pouvoir s’y faire jour malgré la nuit, par l’écriture en sortir comme
Kafka disait par elle faire « un bond hors du rang des meurtriers »2.
Cheminer à travers les éléments jusqu’à la grotte n’est pas retourner à l’état
fœtal mais s’aventurer jusqu’à l’autre matrice, celle de la mort. Non pour en
renaître seulement, c’est-à-dire pour passer d’une existence à une autre
comme cela se produit dans la dimension horizontale ou kaléidoscopique de
la vie, où l’homme se positionne tour à tour dans l’une ou l’autre de ses
facettes, mais pour en ressusciter, c’est-à-dire pour en remonter de la mort :
on entre dans la vie en tombant, on sort de la mort en montant. Il s’agit là
d’une expérience spirituelle verticale que les hommes ne tentent pas tous –
et parmi ceux qui la tentent, beaucoup n’en reviennent pas et dans leur quête
« pour en finir avec le jugement de dieu », comme dit Artaud, vont grossir la
population des asiles d’aliénés. D’autres encore, tel Orphée qui y laissa la
part de lui nommée Eurydice, en reviennent mutilés. Comme le dit
Rimbaud, « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ».3
Dans son voyage vertical, l’homme monte et descend à la fois. Et s’il veut
éviter de rester soit enterré soit perché, autrement dit s’il veut en revenir
avec sa raison entière, il laisse en tribut à l’autre monde, à la place de lui une
trace de lui – que ce soit un drapeau sur la lune ou une stalagmite dressée au
fond d’une grotte. La poésie est ce qui témoigne de « cette transcendance
d’ici » que cherche Bonnefoy.4
1
« Pour le reste, je trouve un abri dans la poésie. Elle est réellement le cheval qui court au
dessus des montagnes ». Robert DESNOS, « Lettres de déportation à Youki », Œuvres,
Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2003, éd. de M.-C. Dumas, p. 1278-1279
2
Franz KAFKA, Tagebücher 1909-1923. Trad. Marthe Robert : Journaux, 27 janvier 1922,
in Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, trad. de
l'allemand (Autriche) par Jean-Pierre Danès, Claude David, Marthe Robert et Alexandre
Vialatte, éd. et avant-propos de Claude David, p. 529
3
Arthur RIMBAUD, « Adieu », Une saison..., op.cit., p. 52
4
Yves BONNEFOY, L’inachevable, op.cit., p. 50
106
107
1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op.cit., p. 37
2
Ibid., p. 218
108
1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op.cit., p. 11
2
Ibid., p. 11
3
Genèse 2, 20
109
Ou encore :
des créatures à mi-chemin entre l’homme (ou plutôt le fort des Halles,
le maquignon) et ces bêtes à carapace à l’intérieur violacé composé
d’un élémentaire système digestif et d’un élémentaire relais de
neurones3
1
Claude SIMON, L’Acacia, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989 ; postface de Patrick
Longuet, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Double, n° 26, 2003, p. 42
2
Ibid., p. 199 et p. 227, p. 315 et p. 319, p. 334
3
Ibid.., p. 197
110
1
Claude SIMON, L’Acacia, op.cit., p. 198 et p. 206
2
Ibid., p. 286
3
Ibid., p. 241 et p. 242
4
Voir la section Traductions
5
Claude SIMON, L’Acacia, op.cit., p. 242 et p. 317
111
1
Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée…, op.cit., p. 672
112
1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op. cit., p. 97
2
« Je suis le chemin, la vérité, et la vie ». Évangile selon saint Jean, 14, 6
3
« To be or not to be ». William SHAKESPEARE, The Tragedy of Hamlet, Prince of
Denmark, Londres, 1603, III, 1
4
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles Révélations de l’Être, Paris, Denoël, 1937 (publié sans
nom d’auteur) ; in Œuvres, op.cit., p. 789
113
1
Friedrich NIETZSCHE, Götzen-Dämmerung, Leipzig, C. G. Naumann, 1889. Traduction
par Henri Albert : « L’homme a créé la femme — avec quoi donc ? Avec une côte de son
dieu, — de son « Idéal »… » in « Maximes et pointes » 13, Le Crépuscule des idoles, in
Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, t. XII, Mercure de France, 1908, p. 109 ;
wikisource.org
2
Genèse 1, 27
3
Genèse 2, 21-22
4
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles..., op.cit., p. 790
114
TERRE
Le reclassement de toutes les valeurs sera fondamental, absolu,
terrible.
Mais comment s’opérera ce terrible reclassement des valeurs ?
Par les 4 Éléments, avec le Feu au centre, c’est entendu ! Mais où,
quand, comment, par quoi, à travers quoi ?
TERNAIRE
« PAR LA FEMME. À TRAVERS LA FEMME.1
La Battante.
Quoi, la Battante ?
Mais qui t’apprendra
ce qu’est la Battante ?
Un Jour, les humains
seront comme des papillons éparpillés,
les montagnes comme des flocons effilochés.
Celui dont la pesée sera lourde
sera agréé pour la Vie.
Celui dont la pesée sera légère
aura l’abîme pour mère.
Mais qui t’apprendra ce qu’il est ?
Un Feu torride !2
Artaud continue :
Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il faut, avant que la TERRE où nous
serons mis au tombeau ne se charge de nous réduire à néant, atteindre le
noyau de l’être, ceci en se déchosant comme l’écrivait à Lourdes la petite
1
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles..., op.cit., p. 790
2
Coran, sourate 101, trad André Chouraqui, nachouraqui.tripod.com
3
Antonin ARTAUD, Les Nouvelles..., op.cit., p. 798
115
1
Alina REYES, La jeune fille et la Vierge, Paris, Bayard, 2008, p. 20
2
Antonin ARTAUD, Correspondance avec Jacques Rivière, 25 mai 1924, in Œuvres,
op.cit., p. 80
3
Évangile selon saint Jean 17, 16
4
Arthur RIMBAUD, « Délires I / Vierge folle / L’Époux infernal », Une saison..., op.cit., p.
22
116
1
« Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l'homme
n'a pas un lieu où reposer sa tête ». Évangile selon Matthieu 8, 20 ; Évangile selon Luc 9, 58
2
PLATON, La République, allégorie de la Caverne : voir la section Traductions
3
René CHAR, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946 ; in Fureur et mystère, préf.
d'Yves Berger, Paris, Gallimard, coll. Poésie (n° 15), p. 178
4
Émile Chambry, en note 8 de sa traduction de PLATON, Apologie de Socrate, in Apologie
de Socrate, Criton, Phédon, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 181 ; gallica.bnf.fr
117
1
Claude LEVI-STRAUSS, La pensée…, op.cit., [Pléiade], p. 674
118
sont eux qui sont en face, invisibles. Or nous savons que la personne de
chair, et non de principe, qui se tient d’abord devant le tableau, c’est le
peintre lui-même, au moment où il le peint. Et qu’au moment où nous le
regardons, c’est nous-même qui faisons face au miroir. Nous-même, auquel
le peintre révèle notre image de l’au-delà du visible, au milieu du physique :
roi et reine à la fois. Si l’on suppose que le tableau, comme le reflet à
l’intérieur du tableau, respecte la parité entre les sexes, alors le chien doit
être un mâle – en tout cas le mot est masculin en espagnol. Cinq masculins,
cinq féminins. Six féminins, six masculins, si l’on compte le reflet du roi et
de la reine. Du chien à l’infante princesse, de l’animal à l’humain, d’un sexe
à l’autre, le tableau décline donc l’éventail de l’être physique. La peinture
aime à se crypter, comme la nature et la littérature. La clé est dans la serrure,
dans ce petit rectangle de lumière au fond de la toile où se tient, saisi en
mouvement, un homonyme du peintre : il suffit de la tourner.
À la fin du Conte d’hiver, Léonte, le roi, devant ce qu’il croit être la
statue d’Hermione, la reine qu’il croit morte par sa faute, tandis que la
sculpture (qu’elle fait semblant d’être) lui paraît extraordinairement vivante,
s’exclame :
« I am ashamed. Does not the stone rebuke me
For being more stone than it ? O royal piece ! »1
d’aussi vibrantes paroles que celle du roi shakespearien: « with this tiny
piece from Brassempouy », disait-il, « it seems to me that we have, right in
front of us, the dawn or the idea of beauty » ; parlant aussi de « the birth of
refined sensibility » et de « something immensely and movingly momentous :
we have the revelation of the human face. »1
Moment bouleversant où l’art et l’humain se confondent, s’épousent
pour témoigner de quelque chose qui transporte l’humain hors de soi. Le roi
a honte d’avoir, par un délire de jalousie, perdu sa dignité, son intégrité, en
brisant son lien avec la reine. Comme dans la scène du tableau de Velasquez,
nous assistons à une scène de réunion du masculin et du féminin (redoublée
ensuite par l’annonce d’autres unions nuptiales). Réunion réalisée dans le
chef-d’œuvre de la mise en scène, the « royal piece », où se trouve la
véritable royauté, une et hors du temps qui les a séparés. La (royale) pièce se
conclut sur ces trois vers prononcés par le roi :
« Lead us from hence, where we may leisurely
Each one demand and answer to his part
Performed in this wide gap of time since first
We were dissevered. Hastily lead away. »2
1
Pablo PICASSO, La Meninas, série de 58 peintures, 1957 ; Cristobal TORAL, D’après
Las Meninas, 1975 ; Sophie MATISSE, La Meninas, 2001 ; Thomas STRUTH, Museo del
Prado, série de cinq photographies, 2005
2
William SHAKESPEARE, Sonnet 51, v. 11 ; PARMÉNIDE, Autour de la nature,
fragment 1. Les deux poèmes se trouvent en entier dans la section Traductions.
HÉRACLITE au temple d’Isis : voir Premier Mouvement, III 2.2
124
grande salle. Avec plusieurs acceptions. D’abord : salle de réunion pour les
hommes ; appartement des femmes ; chambre à coucher ; grande maison,
palais. Ici se déploie l’espace de l’univers domestique, à la fois dans la
différenciation des sexes, dans leur rencontre et dans la totalité habitable qui
en résulte. Dans un second temps, le mot s’emploie dans le domaine cultuel,
signifiant la partie du temple où se rendaient les oracles ou le sanctuaire
d’un temple : l’espace qu’il désigne est alors celui où descend la parole du
dieu, à Delphes, ou celui d’où montent vers les dieux les prières des
hommes – le sanctuaire, avec l’idée sacrificielle que contient ce mot dont
William Faulkner fit, en américain, le titre de l’un de ses romans, où il
renvoie au sexe de la femme, violée. 1 Dans un troisième temps megaron,
cette fois seulement employé au pluriel, comme dans ce vers du cinquième
chant donc, sert à désigner le « trou qu’on creusait en terre, à la fête des
Thesmophories, pour y jeter de jeunes cochons vivants. »
Cela ne signifie pas que le mot ait été employé par Homère dans ce
sens, ou dans un autre de ses sens à l’exclusive des autres. L’intéressant est
que ce mot comprend ou comprenait en puissance tous ces sens. À l’extrême
du sens, Ulysse est pris dans les grottes-sanctuaires de Calypso comme un
petit cochon dans un trou. Comme ses compagnons qu’une autre nymphe,
Circé, sur une autre île, changea en pourceaux, Ulysse fait l’épreuve de la
réduction à l’animalité dans ce qu’elle a de moins spirituel, pour ainsi dire à
l’état de viande sur pattes. Telle est la nature de l’éternité que lui offre
Calypso, tissant une toile avec sa navette d’or en sa grotte entourée d’une
forêt, précise le poème.2 N’est-ce pas sa propre nature, sa propre chair,
qu’Ulysse cherche tout à la fois à enfouir et à fuir pour pouvoir renouer,
retisser des liens sociaux et retrouver sa maison ? Dans la crypte où la nature
1
William FAULKNER, Sanctuary, Londres, Jonathan Cape, 1931
2
HOMÈRE, Odyssée, Chant V, v. 60-65 ; traductions disponibles sur wikisource.org et
remacle.org
126
1
RÛMÎ, op.cit., II, 1719
127
1
Jan BRUEGHEL L’ANCIEN, Caverne fantastique avec Ulysse et Calypso, v. 1616,
Londres, Johnny van Haeften Gallery
2
EMPÉDOCLE, De la nature – Purifications, fragment 66 ; remacle.org
3
André BRETON, Nadja, in Œuvres, op.cit., p. 643
4
André BRETON, Second manifeste du surréalisme, Paris, Éditions Kra, 1930 ; in Œuvres,
op.cit., p. 826
128
1
HOMÈRE, Odyssée, op.cit., Chant IX, v. 398-408
130
fut avant tout comme une bête noire : c’est ainsi, en français dans le texte,
que Freud, très exactement, l’écrit », rappelle Georges Didi-Huberman,
ajoutant :
un sésame, qui porte le nom d’une céréale. La clé de la félicité est symbole à
la fois de renouvellement de la vie (graine) et de richesse nutritionnelle. Il y
a là quelque chose de la logique du totémisme, qui relie l’homme au
cosmos, et plus encore.
ne peut être vérifié), savaient donc faire l'amour face à face. La position dite
du missionnaire ne doit rien aux missionnaires. Rebaptisons-la position de la
Vénus de Höhle Fels ? La scène du film La Guerre du feu (1981) où Jean-
Jacques Annaud montre une femme enseigner la position du missionnaire à
un homme a une valeur à double tranchant, comme le nom donné à cette
position, plutôt raciste – rappelant l’idéologie selon laquelle certains
humains civilisent d’autres humains. Or voir cette si ancienne figurine
couchée, voir sa charge sexuelle, voir une aptitude au face à face de
l'homme et de la femme assez pensée pour être transmise par l'art, rapproche
de nous ces gens encore trop souvent vus comme des êtres hirsutes et en
même temps leur confère une complexité garante d'une nécessaire distance
respectueuse. Les lire leur rend leur réelle grandeur.
Il se pourrait aussi que cette sculpture soit l'œuvre d'une femme : dans
ce cas on pourrait penser qu’elle s’est représentée comme elle se sent dans
cette position, dans un certain abandon de la tête et un ressenti très fort dans
les seins et le sexe. Qu'elle soit l'œuvre d'un homme ou une femme, c’est en
tout cas ce que la sculpture manifeste fortement. Cet art ne cherche pas à
copier la réalité matérielle, mais à exprimer le réel intérieur, le ressenti, le
signifiant et le signifié, le pensé. L'art paléolithique écrit une pensée.
En contemplant la Vénus de Höhle Fels dans cette position, de profil,
il finit par apparaître qu'elle peut aussi représenter un homme couché sur
une femme, entre ses cuisses. Le profil de sa poitrine peut évoquer la tête de
l'homme, ou ses épaules (ce qui ne serait pas possible si ses seins tombaient
comme ceux des autres statuettes). Le ventre épaissi forme le corps, le dos
de l'homme. Ce qui, de face, figure la fente de la vulve de la femme, dans la
perspective où on envisage un homme sur elle, peut figurer la fente des
fesses de l'homme ; et les lèvres du sexe féminin esquissent les testicules de
136
1
Jean GIONO, Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, 1947
2
Carlo GINZBURG, « Signes… », art.cit, I, 5
137
L’entaille de la pierre
Était belle de grand manière
En cette voûte nous habitâmes
Tant qu’en la forêt nous séjournâmes.1
1
Auteur anonyme, Folie Tristan, Oxford, Bodleian Library, Douce, d6, f. 12vb-19A. In
Tristan et Iseut : Les poèmes français - La saga norroise, éd. bilingue et trad. de Daniel
Lacroix et Philippe Walter, Le Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1989, v. 868-872
(ici il s’agit de ma traduction, aussi près que possible du texte en ancien français ) ; Les
deux poèmes de La Folie Tristan publiés par Joseph Bédier, Paris, Librairie de Firmin Didot
et Cie, 1907 : gallica.bnf.fr
2
Jean RENART, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole (1025-1031). Paris,
Librairie Honoré Champion, 1962, v. 138-142. Un extrait plus long se trouve dans la
section Traductions
139
Les six tapisseries qui composent la Dame à la licorne ont été réalisées
autour de 1500. Chef d’œuvre dit de la Renaissance, elles sont surtout un
magnifique déploiement de la pensée médiévale, sensible ne serait-ce que
dans l’inscription À mon seul désir qui surmonte la tente de la dame,
rappelant notamment, comme la présence d’une flore et d’une faune
enchanteresses, l’univers des romans d’amour courtois. On voit sur cette
tente une pluie d'or qui peut rappeler le chantepleure, ce charmant ancêtre
de l'arrosoir ; la coiffure de la dame ressemble à une auréole, sa tête est
penchée comme celle d'une Vierge à l'enfant. Les scolastiques considéraient
qu'il existe cinq sens « externes » et un « interne » : le sixième sens était
celui du Cœur et de l'Entendement, qui permet à l'homme de garder l'âme
pure de tout péché. Au XIIIe siècle, Rûmî écrivait :
Outre ces cinq sens physiques, il existe cinq sens spirituels : ceux-ci
sont comme l’or rouge, tandis que les sens physiques sont comme le
cuivre.1
1
RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., II, 49, p. 308
2
Ibid., Introduction, p. 14
140
1
Arthur RIMBAUD, « Enfance », Illuminations. Sur les Illuminations et leur publication,
voir Troisième mouvement, II
2
Ibid., « Vies I »
141
Mise en appétit, sens en éveil, elle s'essaie au Goût. Ayant goûté, son
entendement s'affine, elle peut jouer et interpréter : nous en sommes à
L'Ouïe (et il ne faut pas, comme dit Rimbaud que « la musique savante
manque à notre désir »1). Maintenant qu'elle a appris non seulement à
percevoir des langages mais aussi à en émettre, il lui devient loisible de
saisir la réalité qui l'entoure : nous voici au Toucher, qui la représente tenant
d'une main une lance, de l'autre la corne de la licorne, symboles de deux
mondes différents, temporel et amoureux-spirituel, auxquels elle a
désormais accès. Tenir d'un geste caressant la corne dressée et d'une main
ferme la hampe aux armoiries, c'est aussi rendre hommage aux valeurs
viriles, toujours dans l'équilibre de deux registres, et s'en rendre maîtresse en
toute féminité, sans violence ni domination. Enfin c'est se saisir soi-même,
condition essentielle pour accéder à l'amour réel : ainsi dans La Vue, la jeune
femme, capable de vision, peut-elle offrir à la licorne, son divin amant
dénudé, l'image qu'elle lui renvoie. Les miroirs de verre sont une invention
du haut Moyen Âge, rappelle Régine Pernoud, commentant la vision
d’Hildegarde de Bingen d’une figure portant cinq miroirs sur les ailes de sa
nuque. Les miroirs sont alors, dit-elle, une image littéraire fréquente :
Une fois accompli ce geste par lequel elle révèle l'amour à lui-même
dans sa plus riche dimension, elle va pouvoir se dépouiller de ses bijoux
extérieurs, de son trésor extérieur qui retournera au coffre tendu par sa
servante (« Les caractéristiques de l’existence quitteront ton corps, les
1
Arthur RIMBAUD, « Conte », Illuminations, op.cit.
2
Régine PERNOUD, Hildegarde de Bingen, Monaco, Éditions du Rocher, 1994 ; Le Livre
de Poche, 1995, p. 101
142
Dans leur grâce, et tout à la fois leur richesse et leur dépouillement (la
Dame elle-même s’y allège des attributs de son ego en se préparant à se
retirer dans sa tente, voilement qui n’est pas signe d’une aliénation mais
délivrance et accession à son seul désir – « Peut-être la réalisation de mon
désir dépend-elle de mon départ pour un pays étranger, et après ce voyage
l’obtiendrai-je dans ma demeure ? », écrit Rûmî2), les tapisseries de la Dame
à la licorne sont malheureusement conservées au musée du Moyen Âge dans
une atmosphère sombre et confinée. Sans doute est-il nécessaire de les
protéger de la lumière naturelle et d’une lumière trop vive, mais leur
disposition dans un espace étroit achève de donner l’impression d’un
contresens pouvant conforter dans l’esprit du visiteur l’idée d’un Moyen
Âge obscurantiste, redoublée de celle d’une féminité nécessairement
confinée, alors que ces vastes œuvres étaient faites pour orner de vastes
salles, permettant d’amples circulations, et pour donner le sentiment de la
1
Jorge Luis BORGES, Borges oral, Buenos Aires, Emecé Editores, 1979. « Le
bouddhisme », Conférences, trad. Françoise Rosset, Paris, Gallimard, 1985 ; Folio Essais,
2006, p. 87-88
2
RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., VI, 4176, p. 1636
144
1
Jorge Luis BORGES, « La Divine Comédie », Conférences, op.cit., p. 12
146
1
J.R.R. TOLKIEN, The Lord of the Rings, Londres, Allen & Unwin, 1954-1955
148
1
CHRÉTIEN DE TROYES, Le Chevalier au Lion (1177-1181) ; Le Chevalier au Lion
(Yvain), t. IV de Les romans de Chrétien de Troyes, Paris, Librairie Honoré Champion, éd.
par Mario Roques d’après la copie de GUIOT (Bib. nat. fr. 794), 1982, p. 61-62 (édition en
ancien français)
149
1
Pierre CORNEILLE, Le Cid, ( 5 janvier 1637, théâtre du Maris) III, 4 ; Paris, François
Targa, 1637 ; gallica.bnf.fr
2
Christine de PIZAN, Le Livre du duc des vrays amans (1403-1405) London, British
Library, Harley, 4431, f. 143rb-177vb (A 2 [Roy], R ; Paris, Bibliothèque nationale de
France, français, 836, f. 65ra-98ra (A1 [Roy], D) ; Le Livre du duc des vrais amants, éd.
bilingue, publication, trad., prés. et notes par D. Demartini et D. Lechat, Paris, Honoré
Champion, 2013
153
qu'il soit, il n'est qu'un stéréotype. Il est même moins que l'archétype de
l'amant tel que l'élaborèrent les romans de fin amor. En ce début du XVe
siècle, on est déjà bien loin de Chrétien de Troyes, de ses chevaliers
valeureux et aventureux, hommes accomplis affrontant tous les dragons du
monde par sens de l'honneur, le leur, celui du roi et celui de leur dame. Ici
l'amant est un tout jeune adolescent qu'une jeune femme mariée à un vieil
homme pénible va jouer à séduire. Mais le garçon charmant finira en
homme comme les autres, et de l'histoire d'amour il ne restera rien, qu'un
sentiment de gâchis.
Christine, comme elle s'appelait elle-même, essaie-t-elle donc de
décourager les femmes de l'amour ? Loin de là. Avant la mort de son aimé,
elle a vécu avec lui le grand et heureux amour. Ils étaient tous les deux
jeunes et amoureux, ils ont eu trois enfants, et bien des indices dans ce livre
montrent qu'elle a goûté pleinement tous les plaisirs de l'amour, qu'ils ont
joui d'une vie amoureuse ardente et accomplie. Christine ne repousse pas
l'amour, au contraire : elle met en garde les femmes contre le faux amour. En
a-t-elle eu l'expérience après son veuvage ou l'a-t-elle simplement observé
autour d'elle ? En tout cas c'est une femme redoutablement intelligente qui
dénonce l'illusion d'aimer à laquelle hommes et femmes s'adonnent
volontiers comme à un vin, une drogue. Ainsi que le fera bien après elle
Stanley Kubrick dans son film testament, Eyes Wide Shut (1999), Christine
déploie le spectacle de l'ivresse amoureuse, mais jusqu'à la gueule de bois.
Et quand Nicole Kidman, au bout du compte, déclare à la fin du film qu'il ne
reste au vrai couple qu'à laisser au néant les fantômes et à recommencer à
faire l'amour, il semble que Christine ait écrit son dialogue.
Ce sont bien souvent les conseils les plus simples qui sont les plus
subtils et les plus difficiles à comprendre. Certains se demandent comment
on peut qualifier de féministe une auteure qui donnait aux femmes, à travers
154
1
Christine de PIZAN, Le Livre du duc…, op.cit., p. 352-353
155
vrai, et duc signifiant conducteur, son livre pourrait s'intituler Guide des
vrais amants.
1
SHAKESPEARE, Conte d’hiver, trad. d’Yves Bonnefoy, in Œuvres complètes de
Shakespeare, t. VII, Paris, Club français du Livre, 1961 ; « Préface », Paris, Gallimard, coll.
Folio Théâtre, 1996, p. 31
2
Pierre BRUNEL, Le Mythe de la métamorphose, Paris, Librairie José Corti, coll. Les
Massicotés, 2004, p. 40
157
1
« Las toi qui es de moi la quinte essence » in Les Amours…, op.cit, « Je m’asseuroi qu’au
changement des cieus... » (Sonnet 180)
2
Genèse 32, 28
161
poète), ce dieu qui fait endurer mais aussi jouir, de et par la transformation
du vivant qu’il opère.
1
Les Amours…, op.cit., « Mile, vraiment, & mile voudroient bien... » (Sonnet 52)
2
Charles BAUDELAIRE, « Moesta et errabunda », Les Fleurs du mal, LXII « Spleen et
idéal », Paris, Poulet-Malassis, 1857
3
Arthur RIMBAUD, « Enfance », Les Illuminations, 1886 (voir Troisième mouvement, II)
162
marche n’est pas un mouvement linéaire, qui le mènerait droit devant lui
vers un avenir inconnaissable et par définition pour l’instant inexistant, mais
bel et bien une projection de lui hors de lui dans tous les sens, à tout moment
possible. Toujours de nouveau Ronsard en appelle aux animaux, aux
végétaux, au paysage entier et en parties, pour témoigner de ce qu’il vit. Les
éléments eux-mêmes y sont mêlés, il pleut quand il pleure et on dirait que
c’est lui, le « il » de il pleut. Il y a là incontestablement une dépense et une
joie dionysiaques. Eux sont en lui, lui est en eux. C’est une panique parfois
douce et parfois violente, comme l’est la nature de Pan. Oui décidément, le
dieu que Ronsard honore au prix de sa honte a bien des visages et bien des
noms, figures de la multiplication de soi qu’opère le poète à partir de son
geste, l’écriture.
Est-il, dans une extase orphique, passé du jardin à la forêt primitive,
du cosmos au chaos ? Oui et non. Ronsard ne choisit pas, ou plutôt il choisit
tout. Si, à travers la douceur des paysages de la Loire, il peut se transporter
dans des « fureurs sacrées », comme le veut la conception néoplatonicienne
du poète exprimée par Marsile Fircin, il ne renonce pas pour autant à cette
douceur et à l’invitation au carpe diem que son prédécesseur Horace n’aurait
pas manqué d’y trouver. Pas plus qu’il ne renonce au désir de parvenir à
embrasser, et même à posséder, son aimée. On se moqua de Thalès parce
que, disait-on, à force de marcher en regardant le ciel, il était tombé dans un
trou. Ronsard n’est pas homme à qui adviendrait couramment cette
mésaventure. Il se déleste, s’étend, se disperse, mais reste lui-même en lui-
même et sur terre. En atteste la beauté implacable de ses vers. Le cosmos
désigne en grec l’univers mais aussi, parce qu’il est bien arrangé, sa beauté.
Et spécialement l’univers de la beauté féminine, le mundus muliebris :
monde humain agencé selon l’harmonie qui préside à la disposition de
l’univers créé, avec ses régularités de mouvements, spatiales et temporelles.
163
1
ANGELUS SILESIUS (1624-1677), Cherubinischer Wandersmann, Livre I, 289. Cité par
Martin HEIDEGGER, in Le principe de raison, traduit de l’allemand par André Préau, préf.
de Jean Beaufret, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1962, p. 104 sq
166
l’âge, il n’en vit pas moins au présent pleinement. Nous ne nous baignons
jamais deux fois dans le même fleuve, a dit Héraclite 1. « Panta rei », « tout
passe », « tout flue ». Ronsard fait le même constat, mais il en éprouve peu
de mélancolie. Comme Rimbaud, il tend des guirlandes. Ni l’espace ni le
temps ne peuvent séparer les poètes. C’est une joie, et c’est pourquoi
beaucoup veulent que leurs poèmes chantent. En son temps les musiciens
Janequin et Certon, parmi d’autres, au vingtième siècle Milhaud et Poulenc,
eurent à cœur d’unir leur art au sien.
Musique ! Dans les Amours, tout commence et tout finit avec
l’évocation du gracieux troupeau des Muses. La rose a été ouverte, elle se
déploie par la langue inventive de Ronsard, sa langue de temps de grandes
découvertes. Qu’est-ce que l’écriture pour Ronsard ? Une façon d’éprouver
l’amour, de le faire, de le réaliser. Ronsard cherche à toucher la rose, le réel.
L’aventure est ardue, mais elle est belle. Physique autant que spirituelle :
d’où les joies, les éclatements propres à l’ivresse des sens. Mais la
démultiplication de l’être empêche-t-elle l’union ? Il apparaît, à lire
l’infatigable Ronsard des Amours, qui jamais ne faiblit ni dans la peine ni
dans l’extase ni dans l’art, qu’elle est en fait une dynamique toujours
renouvelée de tension vers l’union, et finalement d’union.
En toi je suis, & et tu es dedans moi :
En moi tu vis, & je vis dedans toi.
Ainsi nos touts ne font qu’un petit monde.2
1
HÉRACLITE, fragment 91 (PLUTARQUE, Sur l’E de Delphes, 392 b)
2
Les Amours de P. de Ronsard…, op.cit., « L'Astre ascendant, sous qui je pris naissance »
(Sonnet 135)
167
Où, ayant chanté en III la quête des essences, l’on poursuit le chemin
en chevauchant avec Parménide et Montaigne ; en se déplaçant dans la
langue et dans l’espace avec les Aborigènes ; en s’essayant de là à penser,
donc à vivre et à mourir, avec Antigone et Socrate ; et à aller vers le topos
commun, l’ordre universel, le courage de la vérité, avec les dés du réel
d’Héraclite et de René Char.
ainsi que le dit Parménide.2 En effet, comme dit dans le même poème :
Comme chacun conduit le mélange de ses articulations si mobiles,
ainsi l'esprit se présente en l'homme. Car ce qui pense
en l'homme est de la nature de ses articulations,
pour tous et pour tout ; et l'entier est la pensée.3
1
Bruce CHATWIN, Le Chant…, op.cit, p. 28
2
PARMÉNIDE, Autour de la nature, fragment 11. Notre traduction complète des fragments
restants du poème de Parménide se trouve dans la partie « Traductions »
3
Ibid., fragment 16
169
1
Titos PATRIKIOS, H γλώσσα μου [Ma langue], in Ποιήματα, IV (1988-2002) [Poèmes,
IV], Athènes, Kedros, 2002 ; in Sur la barricade du temps, Anthologie bilingue, traductions
de Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, Montreuil, Le Temps des Cerises, Collection Vivre en
poésie, 2015, p. 204. La traduction donnée ici est la mienne, non celle de cet
ouvrage.
2
Voir la section Traductions
170
Ainsi ai-je traduit : To gar auto noein estin te kai einai- plus
simplement : « Penser et être, c'est la même chose ». Je traduis to auto par le
soi, plutôt que par le même, et je reporte son sens de même dans le te kai
(« et » redoublé). Noein signifie penser, mais plus précisément se mettre
dans l'esprit, percevoir (avec une continuité sémantique temporelle :
percevoir, comprendre, projeter, faisant signe d'un processus – Parménide
n'est pas le penseur de la fixité que l'on dit, même s'il voulait l'être la langue
grecque le lui éviterait). Sa phrase dit donc que percevoir-comprendre-
projeter et être sont une même chose, et que cette même chose est le soi.
Elle dit aussi que le soi est être, et que cet être est conscience.
Si être et pensée sont même, cela signifie que tout être pense, et que
toute pensée est. « « Le penser-vivre est commun à tous », dit Héraclite (le
verbe grec signifiant ici penser s’emploie aussi pour dire vivre) 1. Il n'y a pas
des êtres qui pensent et des êtres qui ne pensent pas. Tous les êtres pensent,
même si certains, prenant la voie de ce qui n'est pas, croient que d'autres ne
pensent pas (c'est qu'il faudrait éviter de croire, pour ne pas tomber de la
pensée dans « l'opinion »). Tout être est conscient, d'une façon ou d'une
autre. L'être créateur crée en conscience, et la création est le fruit de la
conscience, sa manifestation. À son tour l'être créé, lui aussi conscient, se
met dans l'esprit la manifestation de la conscience, fait le travail de la
percevoir, de la comprendre, et d'ainsi participer à sa projection. L'être tout
entier est communion. À partir de son centre, la pensée, équidistante de
toute sa projection. La pensée est profonde, ou elle n'est pas. L'opinion qui
s'agite à la surface du monde ne pense pas. Elle s'imagine changer les choses
en changeant « la surface brillante » des choses. Ce qui pense, et donc crée
et agit réellement, vient du centre profond de l'être, a fait le voyage de
l'apparence à l'être et en revient, éclairé. Que chacun fasse le trajet avec le
1
HÉRACLITE, fragment 113 (Stobée, Anthologie, III, 1, 179)
172
l’intervalle. Le ghayb est invisible parce qu’il est dans l’intervalle entre
deux points de présence, dans l’espace et dans le temps. Dans la sourate
« Les Prophètes », Marie est appelée « celle qui a préservée sa fente »1,
d’après un mot arabe qui signifie aussi un espace entre deux – cet espace
étant par ailleurs figuré par le voile tendu entre elle et le monde des
hommes. Tout être qui est du monde de Dieu, comme Marie et comme les
Prophètes, fait partie de l’« impercé ». Notre mot mystère vient de la racine
grecque qui a donné aussi le mot mutisme, parce qu’elle signifie la fermeture
(de la bouche) : Zacharie dans l’Évangile est frappé de mutisme après
l’annonce de l’ange2, comme Marie se tait dans le Coran après la naissance
de Jésus, pour qu’il parle lui-même 3. Faire partie de l’impercé revient à
pouvoir le traverser librement, et, de sa barque, à y inviter l’humanité.
Claude Lévi-Strauss montre comment la logique de la pensée sauvage
a conduit les Aborigènes à développer à travers tout le continent australien
une culture commune et en même temps finement différenciée, à la façon,
dit-il, dont d’un village à l’autre les coiffes à dentelles des Bretonnes se
distinguent tout en témoignant d’une culture commune. Différenciation et
multiplicité dans l’unité, telle est la logique essentielle, ce qu’Héraclite
appelait Logos :
poème, « Tu verras l'éther et la nature, et dans l'éther tous les signes »1.
N’est-ce pas l’ordre auquel obéit Shakespeare ?
Il faut savoir que le combat appartient à tous, que la lutte est justice, et
que tout se transforme et s’entreprend par la lutte. 3
1
PARMÉNIDE, op.cit., fragment 10
2
William SHAKESPEARE, sonnet 15. Notre traduction complète du sonnet se trouve dans
la section Traductions
3
HÉRACLITE, fragment 80 (Origène, Contre Celse, VI, 42)
175
1
SOPHOCLE, Antigone, op.cit.,v. 740-741
2
Ibid., v. 750
3
Ibid., v. 760
4
Ibid., v. 820, trad. Leconte de Lisle, remacle.org
178
1
Antonin ARTAUD, Le Théâtre…, op.cit., p. 509
179
pochoirs de mains, ou mains négatives, datant de 40 000 ans. Dans l’une des
grottes, on trouve aussi le dessin d’un animal, un babiroussa femelle, datant
de 35 000 ans et surmontant une ligne rouge. La paroi de la grotte est elle-
même et également la ligne de démarcation : le geste universellement attesté
depuis le Paléolithique d’apposer sa main sur la paroi des grottes, et qui
perdure encore à Lourdes quoique sans peinture, marque la volonté de
traverser le visible pour atteindre l’invisible, de toucher l’invisible présence
comme Yves Bonnefoy, de nos jours, a voulu le faire aussi par sa poésie.
Selon Zénon d’Élée, « Ce qui se déplace ne se déplace ni dans la place
où il est, ni dans celle où il n'est pas. »1
On traduit habituellement kineitai par « se mouvoir », et topos par
« le lieu » - ce qui est juste. En les traduisant par « se déplacer » et « place »,
ce qui est juste aussi, le sens s'éclaire mieux. Ce qui se déplace est « entre »
une place et l'autre, un temps et l'autre. Et c'est aussi ainsi qu'il est dans
l'infini, tel que l'a défini Zénon :
S'il est beaucoup de choses, il est nécessaire que les choses soient
autant qu'elles sont, ni plus ni moins donc. Or si les choses sont autant
qu'elles sont, alors elles sont définies. S'il est beaucoup de choses, ce
qui est est infini ; car il y a toujours d'autres choses entre les choses, et
de nouveau d'autres entre celles-ci. C'est ainsi que ce qui est est infini. 2
1
Diogène Laërte IX, 72
2
SIMPLICIUS, Physique d'Aristote, 140, 27
180
qui s’ensuit. C'est alors Montaigne lui-même qui se place face au jugement
du lecteur et plaide pour l'exemple qu'il a choisi dans la vie et la parole de
Socrate. Ainsi voyons-nous le texte engendrer le texte, la défense du choix
de Socrate engendrant celle du choix de Montaigne en une merveilleuse
progression naturelle, une dialectique discrète entre l'auteur et le lecteur
comme entre les différents personnages, notamment les Athéniens, quelque
chose d'une dialectique et d'une maïeutique socratique à la mode de
Montaigne qui fait avancer la pensée avec une simplicité et une hauteur
dignes de celles dont il fait l'éloge chez d'autres.
À ceux qui considéreraient que l'exemple de Socrate est trop élevé
pour pouvoir être suivi par le commun des mortels, Montaigne répond par
un nouveau paradoxe, ou du moins en retournant le paradoxe. Ce n'est plus
seulement que la simplicité engendre l'élevé, c'est que l'élevé est en réalité
ce qu'il y a de plus naturel. Montaigne invite le lecteur à l'observation, plutôt
qu'à la répétition d'opinions toutes faites. « Nous avons naturellement
crainte de la douleur : mais non de la mort, à cause d'elle-même : c'est une
partie de notre être, non moins essentielle que le vivre. » D'une part la mort
en elle-même n'est rien, d'autre part elle est utile à la vie, comme « passage à
mille autres vies. » Et nous nous souvenons du titre de ce chapitre : « De la
physionomie ». Physio, c'est la nature, phusis. Physionomie, discours sur la
nature. Et quand Montaigne parle de cette « république universelle » où la
mort sert de « naissance », nous nous souvenons que sa pensée est nourrie
de philosophie antique et que cette philosophie nourrit aussi son époque, ce
temps d'humanisme que nous avons appelé plus tard Renaissance.
« Or nos facultés ne sont pas ainsi dressées », objecte Montaigne au
début de la troisième partie de sa démonstration. S'ensuit une série de verbes
au présent ayant « nous » pour sujets. Montaigne implique le lecteur et
l'invite à se regarder face à ses juges et à la mort. Et aussitôt après, il
186
logique d'une pensée qui, des considérations sur la mort comme outil de
naissance et d'augmentation, passe à celle de la citation comme outil de
réinvention, à la lecture comme outil d'invention. Et comment des
considérations sur l'éthique face à des questions de vie et de mort, on passe à
une éthique de la création, de l'écriture, de la pensée. Dans les deux cas, il
est question d' « honneur ».
Michel Foucault rappelle que « Dumézil établit et renforce l’analogie
entre la détérioration du corps et la détérioration de l’âme [par la référence
à] d’autres textes, l’un qu’il emprunte à l’Antigone de Sophocle et l’autre à
l’Agamemnon d’Euripide », et il pointe la dimension éthique de ce « courage
de la vérité » que nous avons vu à l’œuvre chez Antigone comme chez
Socrate, et qui est aussi un soin d’autrui :
Nous nous sommes laissés guider par Montaigne comme une file de
cavaliers cheminant dans la forêt derrière un « bon régent », dont la bonne
assiette à cheval et la familiarité bienveillante et assurée avec les montures
de la pensée sont aptes à nous proposer une bonne et pleine promenade et
une heureuse arrivée à destination. Empruntant nous aussi un chemin, parmi
d'autres, du lieu commun, nous pourrions songer à Parménide disant avoir
1
Michel FOUCAULT, Le Courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres,
Cours au Collège de France 1984, Paris, EHESS/Gallimard/Le Seuil, coll. Hautes Études,
éd. Frédéric Gros, 2009, p. 79-83
188
été emporté au lieu de son désir de connaissance par des juments, tandis que
des jeunes filles montraient la direction. En passant par le je de Socrate puis
par le il désignant Socrate, et enfin le nous des lecteurs et le je de l'auteur,
Montaigne nous a conduits des régions des apparences (les lieux communs,
la pensée toute faite, l'opinion) à celles de l'être (la pensée réelle) dans sa
singularité et son universalité. « Si j'eusse voulu parler par science, j'eusse
parlé plus tôt », écrit-il juste après notre passage, arguant que jeune, il était
plus proche de ses études et avait plus de mémoire pour faire étalage de sa
science, si telle avait été son ambition. Or, sans nier l'importance du savoir
et de la pensée d'autrui, que lui-même utilise abondamment, ce n'est pas
cette science en elle-même que veut transmettre Montaigne, mais bien plutôt
celle qui consiste à savoir lire et à savoir réfléchir ses lectures, non en miroir
servile qui transforme un texte, une citation, une pensée, en image figée,
voire en idole intouchable mais en fait muette, lettre morte - mais en les
réfléchissant dans le mouvement de l'esprit qui, pour embrayer un autre lieu
commun, celui du fleuve d'Héraclite, transforme et réinvente
continuellement tout. Au chapitre précédent, « Des boiteux », Montaigne
souhaitait des êtres humains « qu'ils eussent plutôt gardé la forme
d'apprentis à soixante ans, que de représenter les docteurs à dix ans ». Car
vouloir être savant à dix ans c'est être vieux, tandis que se vouloir et se
savoir apprenti à soixante ans, c'est rendre hommage à la jeunesse
perpétuellement reconduite et avançante de l'esprit. Telle est la physio-
nomie, le discours, le nom de la nature, selon un auteur qui en suit le
meilleur.
La poésie (authentique) n’est pas séparée du réel. Elle ne se contente
pas de parler de l’arbre : l’arbre y parle. Et c’est cette faculté de réponse, et
même d’appel premier, qui donne à l’être sa plénitude, qui satisfait ce « lieu
physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler
189
grecs antiques. Mais une langue peut se transmettre aussi à et par d’autres
langues, par la reprise de thèmes et de formes du discours. « Ceux qui
dorment sont ceux qui travaillent et coopèrent au monde comme il va », a dit
Héraclite1. René Char ne dort pas : c’est un résistant, et un disciple
d’Héraclite. Si sa poésie, sa pensée, exprimée en français, passe elle aussi
pour obscure, c’est peut-être qu’il pense comme Henri Michaux qu’ayant
« la conscience de vivre dans un monde d’énigmes (…) c’est en énigmes
aussi qu’il convient le mieux de répondre »2
En énigmes, et en images. L’image est énigmatique en ce que,
contrairement au discours, elle n’explique pas mais implique et indique.
« Le maître dont l'oracle est à Delphes ne légifère ni ne crypte : il est
sémaphore. »3 Si je traduis au plus près du grec (des verbes legein,
cruptein et semein) cette sentence d’Héraclite, c’est pour rendre sensible
son caractère imagé : Apollon, le maître de la poésie, n’enseigne pas en
discourant mais en montrant, en faisant signe. Pour le comprendre et le
faire fructifier il faut, comme dans les Mille et une nuits, un « sésame »,
selon le mot de Jean-Marc Ferry :
1
HÉRACLITE, fragment 75 (Marc-Aurèle, Pensées, VI, 42)
2
Henri MICHAUX, « Aventures de lignes », in Passages,op.cit., p. 363
3
HÉRACLITE, fragment 93 (Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 404 D)
4
Jean-Marc FERRY, Les grammaires…, op.cit., p. 50
191
Non, tous ne peuvent pas en discuter, mais seulement ceux qui en ont
fait l’épreuve, qui sont passés par la contemplation, et avant tout ont
purifié et leur âme et leur corps, ou prennent soin de les purifier. Car
toucher la pureté sans être pur, c’est précisément aussi dangereux que
de regarder un rayon de soleil avec de mauvais yeux. 2
1
André BRETON, Nadja, op.cit. ; Paris, Gallimard, coll. Folio Plus, 1998, p. 113
2
GRÉGOIRE DE NAZIANCE, Λόγοι [Discours], 45 discours sur des thèmes variés, écrits
entre 362 et 383, dont 5 sur la Trinité (XXVII-XXXI), prononcés à Constantinople en 380,
intitulés par Grégoire « Discours théologiques », dirigés contre les eunomiens et les
pneumatomaques. Discours 27, chapitre 3 (ici dans ma traduction). Autre traduction, par
Pierre Gallay, sur le site des éditions migne.fr (voir bibliographie)
192
3
Alain JOUFFROY, Manifeste de la poésie vécue, Paris, Gallimard, coll. L’Infini, 1995, p.
147
4
Charles-Ferdinand RAMUZ, La pensée remonte les fleuves, Plon, coll. Terre humaine,
1979 ; Remarques, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 50-51
193
1
René CHAR, Fureur..., op.cit.
2
Umberto ECO, Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset 1996
3
HÉRACLITE, fragment 45 (Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 2)
4
HÉRACLITE, fragment 11 (Aristote, Lettre à Alexandre sur le monde, fin du chapitre 6)
194
concret et en passant par le sensible, vers quelque chose qui est du domaine
de la pensée.
Les éléments de l'intellect sont souvent exprimés par des verbes ou des
dérivés de verbes : chanter ; méditer ; les pensées ; s'informer ; se
construire ; l'ascendant ; la connaissance ; le passage ; produire ; venir ;
troubler ; mériter ; égards ; patience ; durer ; manque ; mourant ; création ;
congédié ; être ; se répéter ; connaître ; s'en aller ; essence ; constamment ;
pouvoir ; conscience ; faire ; exister ; regarder ; attendre ; franchir ; se
définir ; remercier ; prendre souci ; être ; mépriser ; rester ; importer ;
devenir ; disparaître ; pouvoir ; marcher ; tromper ; accueillir ; présence ;
délivrer ; se courber ; aimer ; mourir ; s'infuser ; être régi ; négliger ; dévider
; mystifier ; habiter ; croire ; inventer ; éveiller ; pouvoir ; être ; requalifier ;
souhaiter. Que la pensée s'appuie sur des verbes signifie qu'elle est un
processus. Ceci nous amène tout naturellement à considérer, après avoir vu
dans le poème l'expression de ce qui est, l'expression de ce qui mue, de ce
qui est en tant qu'il est en mouvement et donc, comme la peau du serpent,
obéit à un phénomène de mue – Gilbert Durand parle de « l’enfouissement
et le changement de peau que le serpent partage avec la graine ».1
Ce qui mue s’y exprime par des actes, par des effets de miroir, et par
l’amour. Le processus est l'effet d'actes, accomplis par le poète ou par
d'autres sujets : « je chante » ; le pain rompt l'homme ; celui qui ne médite
pas ; la boucle de l'hirondelle (« Dans la boucle de l’hirondelle un orage
s’informe, un jardin se construit »2); durer ; produire ; venir au monde ;
troubler ; congédier ; l'acte d'être et d'exister, en mouvement ; de se baigner
(« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, dit Héraclite) 3 ; d'être
1
Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas 1969.
Onzième édition, Paris, Dunod 1992, p.73
2
René CHAR, « À la santé du serpent », Fureur..., op.cit., IV
3
HÉRACLITE, fragment 91 (Plutarque, Sur l’E de Delphes, 392 b)
197
La connaissance eût tôt fait de grandir entre nous. Ceci n'est plus,
avais-je coutume de dire. Ceci n'est pas, corrigeait-il. Pas et plus
étaient disjoints. Il m'offrait, à la gueule d'un serpent qui souriait, mon
impossible que je pénétrais sans souffrir.1
1
René CHAR, Fureur…, op.cit., « Suzerain »
2
Ibid., « À la santé du serpent » XXVII
199
1
Nombres, 21, 9
200
201
DEUXIÈME MOUVEMENT
1
Denis ROCHE, Le Mécrit, Paris, Seuil, 1972, p. 62
202
203
ses révélateurs. Les moulins contre lesquels joute le bien réel Menocchio
sont une bien réelle église, dont les chefs l'emprisonneront, le persécuteront
et le mettront à mort.
Le fromage et les vers est sous-titré L'univers d'un meunier du XVIe
siècle. Titre et sous-titre indiquent la démarche de l'auteur : à partir d'un
meunier dont il s'approche au plus près, faire rayonner son univers, un peu à
la façon dont les vers sortent du fromage dans la métaphore du sujet en
question. Carlo Ginzburg détaille le choix de sa méthode dans sa préface,
puis la met en œuvre. L'un des plus éminents fondateurs de la microhistoire,
né en 1939 à Turin, est le fils de la romancière Natalia Ginzburg et du
professeur et éditeur antifasciste Leone Ginzburg, qui fut assassiné en 1944
sur l'ordre de Mussolini. Philologue et érudit, il est un spécialiste de la
période de l'Inquisition, et il a étudié les mentalités populaires puis les
procès en sorcellerie au Moyen Âge. L'histoire de sa famille a en partie
déterminé son intérêt pour les persécutions et les victimes de l'histoire.
Adversaire du « néo-scepticisme historique » qui a pu conduire notamment
au négationnisme, il a marqué son souci de fonder le récit des faits
historiques sur des preuves, afin de le distinguer du récit de fiction, tout en
revendiquant la possibilité d'emprunts entre les deux genres. Travaillant
comme au « microscope », il cherche les traces et les indices qui peuvent
éclairer des parts et des sujets méconnus de l'histoire. Paru en 1980, Le
fromage et les vers, écrit comme un « roman policier », suscita un vif débat
du fait de son caractère novateur.
Le fromage et les vers est une enquête sur Domenico Scandela,
surnommé Menocchio, un meunier qui vécut au XVIe siècle dans le Frioul et
« mourut brûlé sur l'ordre du Saint-Office ». Ginzburg expose dans la
préface son projet, qui s'inscrit dans l'intérêt pour « les classes subalternes »
plutôt que pour « la geste des rois », et les questions de méthode auxquelles
205
soixante-sept ans, il fut torturé et quelques mois plus tard, sur ordre du pape
Clément VIII et du Saint-Office, exécuté.
En même temps que le dernier procès de Menocchio, s'achevait à
Rome le procès de Giordano Bruno, lui aussi condamné au bûcher par le
Saint-Office. Ginzburg le rappelle à la fin de son livre : « C'est une
coïncidence qui pourrait symboliser la double bataille vers le haut et vers le
bas, conduite par la hiérarchie catholique » au cours de la Contre-Réforme,
écrit-il1. Ginzburg a opté pour le récit de ces années par « le bas ». En
s'intéressant, plutôt qu'à un personnage fameux comme ce moine savant, à
un humble meunier autodidacte, en butte à la même persécution. À un autre
moment, l'auteur fait référence à Montaigne, comme Menocchio amené au
relativisme par ses lectures sur les voyages et les grandes découvertes de
l'époque, mais dans un autre contexte et avec un autre bagage culturels. Car
« ce n'est pas le livre en tant que tel, mais la rencontre entre la page écrite et
la culture orale qui formait, dans la tête de Menocchio, un mélange
explosif » (Et je songe à la bibliothèque de Don Quichotte, remplie de
romans de chevalerie qui ont échauffé son esprit de façon singulière).
Ginzburg se replace sans cesse dans l'optique de la culture réelle de
Menocchio, mélange de lectures aléatoires et de culture paysanne dont il ne
reste pas de traces écrites mais que l'on peut en partie déduire de
l’interprétation très particulière qu’il en tire. L'analogie qui donne son titre
au livre en est un parfait exemple : le fromage et les vers sont une image
tirée de l'expérience immédiate des paysans. « On voit donc affleurer dans
les discours de Menocchio, comme par une fissure du sol, une couche
culturelle profonde, si inhabituelle qu'elle en semble incompréhensible »2,
note Ginzburg, rappelant qu'on trouve une analogie semblable dans un
1
Carlo GINZBURG, Il formaggio e i vermi, il cosmo di un mugnaio del'500, Turin, G.
Einaudi, 1976. Trad. de l’italien par Monique Aymard : Le fromage et les vers. L’univers
d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980
2
Ibid.
207
mythe indien des Veda, que le meunier ne pouvait pas connaître. Une
« coïncidence » qui pourrait constituer « une des preuves, fragmentaires et à
demi effacées, de l'existence d'une tradition cosmologique millénaire qui,
par-delà la différence des langages, a uni le mythe à la science »1.
Ce qui permet à Ginzburg de parvenir à ouvrir de semblables brèches
est l'option, dont il s'est expliqué dans sa préface, de parler d'un homme du
peuple et d'une culture populaire à partir de cet homme et de cette culture, et
non comme l'ont fait d'autres historiens dont il réfute ou critique les
méthodes, à partir de la culture dominante. Ginzburg pointe, entre autres, un
paradoxe dans « les études de M. Foucault, donc de celui qui a, avec le plus
d'autorité, dans son Histoire de la Folie, attiré l'attention sur les exclusions,
les interdictions, les limites à travers lesquelles s'est constituée
historiquement notre culture. Mais à bien y regarder, le paradoxe n'est
qu'apparent. Ce qui intéresse surtout Foucault, ce sont le geste et les critères
de l'exclusion : les exclus, un peu moins. »2
Par une enquête minutieuse sur la vie et les lectures du meunier, et sur
les interprétations qu'il en fait d'après ses réponses à l'inquisition, autant que
sur le contexte dans lequel elles se déroulent, Ginzburg établit son choix, à
la fois scientifique et politique, de rendre justice et voix à ceux qui dans
l'histoire sont privés de voix. Sa narration rigoureuse et vivante fait
apparaître à la fois un univers rural en partie occulté, faute d'écrits venant de
lui, et une personne singulière, porteuse d'interrogations spirituelles et
intellectuelles profondes et en même temps d'un positionnement politique
fort, manifesté par « une attitude libre et agressive, décidée à régler ses
comptes avec la culture des classes dominantes ».3
1
Carlo GINZBURG, Le fromage…, op.cit.
2
Ibid.
3
Ibid.
208
2. La persécution
1
Carlo GINZBURG, Le fromage…, op.cit.
2
Ibid.
210
1
Antonin ARTAUD , Van Gogh le suicidé de la société, Paris, K éditeur, 1947. Paris,
Gallimard, coll. Quarto, 2004, p. 1461-1462
2
Charles Robert MATURIN, Melmoth the Wanderer, Edimbourg, Archibald Constable and
Company, 1820 ; Evgueni ZAMIATINE, Пещера (La Caverne), 1920 - une autre dystopie
du même auteur russe, Мы (Nous), écrite en 1920 et parue d’abord en anglais en 1924, a
inspiré à George ORWELL son roman 1984 (Nineteen Eighty-Four), paru en 1949 (voir
bibliographie)
211
1
James JOYCE, Ulysses, Paris, Shakespeare and Company, éd. par Sylvia Beach, 1922
2
Herman MELVILLE, Moby-Dick ; or, The Whale, New York, Harper & Brothers, 1851
3
Herman MELVILLE, Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall Street, New York,
Putnam’s Magazine, 1853
212
1
citée par Aline MAGNIEN in Camille Claudel, Paris, Musée Rodin/Fundacion
Mapfre/Gallimard, 2008, p. 58
213
à être une vedette, ni à se vendre à prix d’or. Camille Claudel passe par le
chas de l’aiguille. Comme dans sa sculpture Profonde pensée, elle pense
agenouillée devant le trou de l’âtre.1 Elle est, comme Rimbaud, un voleur,
une voleuse de feu. Sa façon de sculpter est une façon de philosopher. Ses
sculptures sont des écritures. En quelque sorte, elle pressent la physique du
très-petit, qui est une physique du passage. Sa matière n’est pas inanimée,
elle vit secrètement, comme les atomes ondulent. Tout en passant, elle
demeure, à la fois feu et foyer. Ses corps ne sont pas réalistes, ils ne sont pas
des signes non plus, ils sont des idées, des phrases, des textes entiers. De la
pensée pure.
1
Camille CLAUDEL, Profonde pensée, 1900, sculpture marbre taille directe, Musée
Sainte-Croix, Poitiers
2
Camille CLAUDEL, L’Âge mûr, 1898-1913, un plâtre et deux bronzes, Musée d’Orsay et
Musée Rodin, Paris
214
en montrant quelques minces efforts pour faire valoir son ancienne élève –
rapidement devenue elle-même maître mais dont il continua à exploiter le
travail pendant des années. Camille Claudel sculptait depuis l’enfance,
d’elle-même, et il lui fut demandé si elle avait pris des cours chez Rodin
bien avant qu’elle ne connût le nom de ce dernier. D’elle-même, elle avait
développé une technique proche de celle de cet aîné, et elle en pâtit d’autant
plus que le sexisme délirant de l’époque ne pouvait imaginer qu’une femme
fût créatrice – seulement imitatrice. Plus tard son style se différencia
totalement de l’académisme qu’incarnait Rodin pour la nouvelle génération
dont elle était. Et c’est Rodin qui chercha chez elle l’inspiration. Elle dit
qu’il fit subtiliser beaucoup de ses croquis. En tout cas ils n’ont jamais été
retrouvés. Après avoir quitté Rodin, elle eut une période d’activité créatrice
encore plus intense et plus féconde, comme si libérée de ce poids elle
pouvait donner sa pleine mesure. Rodin continua à sculpter son visage : il
continuait à être obsédé par elle, ce qui est tout à fait logique pour un
homme vieillissant qui vient de renoncer aux « joies de la vie » comme on
disait pudiquement à l’époque, et il n’est pas impossible que cette obsession
l’ait entraîné à commettre des abus. Au début de leur relation, c’est
d’ailleurs lui qui prit l’initiative. Elle se tint un bon moment en retrait,
comme il est naturel pour une jeune femme face à un homme qui pourrait
être son père, puis elle succomba aux sirènes de l’amour, comme il n’est pas
inhabituel face à un homme forcément plus expérimenté. La passion fut
violente mais une fois achevée elle s’en remit plus vite que lui, comme il est
naturel aussi : contrairement à lui, elle avait encore la vie devant elle.
1
Reine-Marie PARIS, Camille Claudel, éditions Gallimard, coll. Livre d’Art, 1984
216
contrefaçon) sur le dos de cette grand-tante qu’elle bafoue. Dans toutes ses
interviews, la petite-nièce déclare à la presse que dans sa famille on ne
parlait jamais de Camille Claudel, qu’elle était un sujet tabou, que la folie
était un sujet tabou.1 La folie, vraiment ? Ou le fait d’avoir fait enfermer une
femme pendant trente ans, alors même que les médecins préconisèrent à
plusieurs reprises sa libération, parce qu’elle jetait la honte sur une famille
bourgeoise, avec sa vie libre ? Le livre de la petite-nièce prend la suite et le
parti de la mère haineuse de Camille, qui fait irrésistiblement penser aux
vers de Baudelaire :
1
Ève CURIE, Madame Curie, op.cit., p. 304
2
Ibid., p. 305-306
218
1
Simone de BEAUVOIR, Le Deuxième sexe, op.cit., p. 360 sq
221
1
Michel ONFRAY, Les consciences réfractaires. Contre-histoire de la philosophie, t. 9,
Paris, Grasset, 2013, chap.7
2
Shlomo SAND, La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, Paris, La
Découverte, 2016, chap. « Autoportrait de mandarins »
222
1
Bernard-Henri LÉVY, Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, chap.1
223
1
Blaise PASCAL, Pensées, op.cit., « Misère » n° 102, n° 233 p. 256 et n° 20 p.160
2
Martin HEIDEGGER, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Günther Neske, 1954.
Trad. d’André Préau, préf. de Jean Beaufret : « Bâtir habiter penser », in Essais et
conférences, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 1958 ; rééd. coll. Tel, 1980
3
Ibid., p. 173
224
1
ANGELUS SILESIUS, Cherubinischer…, op.cit., ibid.
2
Primo LEVI, Se questo è un uomo, Turin, De Silva, Biblioteca Leone Ginzburg,1947.
Traduit de l’italien par Martine Schruoffenege : Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987
227
issue. Il est un semeur de rêves et de cauchemars par qui l’on tient en éveil.
Ses parcours dans l’espace et le temps font basculer la réalité
quotidienne ; enchevêtrés, ils forment des combinaisons complexes où le
lecteur est projeté, trimbalé, égaré en arpentages inachevés. Espaces et
temps, il s’agit de tout confondre, et d’ainsi confondre narrateur et lecteur.
L’enquête est la règle du jeu. L’amnésie plane, un passé est à reconstituer,
un être est à reconstituer à partir des lieux susceptibles de faire le lien entre
les temps.
La reconstitution s’opère par la langue. Quartier perdu s’ouvre sur
cette phrase : « C’est étrange d’entendre parler français »1. L’étrange n’est-il
pas, pour un lecteur français d’un auteur français, de se trouver parachuté
sur une telle vérité ? Le narrateur parle français, et il nous dit que c’est
étrange d’entendre parler français. Voilà l’énigme, dès le début posée. Oui
c’est étrange d’entendre parler français, de lire et d’écrire le français, oui les
mots sont étranges - étrangers à la réalité ? C’est étrange de lire un livre.
Étrange de vivre. Nous voici d’emblée projetés en dehors des limites, du
périmètre repéré, connu et reconnu.
Modiano retient ses mots comme sa mémoire. Les phrases sont
courtes, la syntaxe dépouillée, les termes simples, pudiques presque. On
marche sur des œufs, tout près de léviter. Légèreté du rêve de plénitude dans
la forme, densité du rêve cauchemardesque dans le fond. Parcours inachevés
dans les rues de Paris, les voies du souvenir, récits inachevés, règne du non-
dit. Au lecteur de lire entre les lignes, dans les blancs du texte. À lui le
doute, l’incertitude. Emmêlement de rues, dates, personnages, au fil de la
lecture on est un peu moins ignorant, un peu plus dérouté. « Accroché » à
l’histoire mais dépossédé de toute garantie, de toute vérité. Loin de
s’achever, l’errance se fait plus impérieuse, poursuit son tissage d’un réseau
1
Patrick MODIANO, Quartier perdu, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1985
230
1
Patrick MODIANO, Dora Brüder, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1997
231
1
Paul VALÉRY, L’enseignement de la poétique au Collège de France, in Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade t.1, éd. Jean Hytier, introd.
biogr. par Agathe Rouart-Valéry, 1957, p. 1439
232
1
Jorge Luis BORGES, Borges oral, 1979, Buenos Aires, Emecé Editores, S.A. Trad. par
Françoise Rosset, Conférences, Paris, Gallimard, 1985 ; rééd Folio Essais, 2006, p. 87-88
2
cité dans Étienne KLEIN, Il était sept fois la révolution, Paris, Flammarion, 2005, p. 185
233
Pauli était d’une maladresse légendaire. Ce fait est connu sous le nom
d’ « effet Pauli ». Georges Gamou rapporte l’anecdote suivante :
James Franck réalise sa célèbre expérience (de « Franck et Hertz ») à
Göttingen, quand son dispositif s’effondre sans cause apparente. Il
rapporte le fait à Pauli dans une lettre humorisitique. Pauli lui
apprend alors qu’au moment de l’incident, il était précisément à
Göttingen lors d’une voyage qui le menait de Zurich à Copenhague !3
sens inexplicable, leur survenue, en frappant l’esprit, y ouvre une brèche qui
donne accès à une nouvelle voie de connaissance, une libération. La
manifestation d’une telle synchronicité, établissant un rapport irrationnel
entre deux faits, appelle l’esprit soit à s’en moquer, soit à s’en étonner.
Quoiqu’il en soit, elle libère une réaction et rappelle, avouée ou non, une
inquiétude. Une patiente nouée raconte à Jung qu’elle a vu en rêve un
scarabée d’or. À cet instant, un scarabée toque à la fenêtre. Jung l’ouvre,
saisit l’insecte doré et dit à la femme : « le voilà ». D’un coup, elle est
dénouée.
Le mélange d’inquiétude et de délivrance, ou même de ravissement,
produit par de telles synchronicités ressemble à ce que peut ressentir un
profane à l’exposé de la relativité générale et des découvertes de la physique
quantique, notamment vulgarisées par l’image du chat de Schrödinger,
possiblement à la fois mort et vif (Edgar Poe a lui aussi son chat à la fois
mort et vif, The Black Cat, une histoire si wild, sauvage, folle, dit-il dès la
première phrase de la nouvelle, qu’il n’attend ni ne demande qu’on la
croie1). Soudain l’impossible apparaît non seulement comme possible mais
comme effectif, réel ; les rapports temps/espace/présence sont autres que ce
qu’ils nous semblaient être. Et même si nous considérons que ce ne sont que
des effets du hasard, ces effets peuvent présenter une grande fécondité, dans
le sens où ils peuvent servir d’instruments et de ponts pour la réflexion. La
réflexion, comme son nom l’indique, est un jeu et une affaire de rapports, de
réfléchissements. Elle sert d’escalier à la pensée. Quel sens cela a-t-il que
j’intitule une sous-partie de ma thèse « De la Pitié au Matriciel », puis que,
commençant à l’écrire, je découvre après avoir cité un physicien qu’il est
l’inventeur d’un fameux principe à quatre matrices ? Il y a là un effet de
synchronicité par la langue, qui opère aussi une réduction du temps – Pauli
1
Edgar POE, The Black Cat, Philadelphie, The Saturday Evening Post, 19 août 1843
235
poète, sa maison n’est pas fixe, elle franchit l’espace de point en point,
comme un dessin, comme un écrit. L’histoire dans sa linéarité n’est pas
l’édifice, l’édifice est autre chose. Henri Michaux déplore que les livres
soient écrits de façon linéaire (« Le chemin est tracé, unique »), et ajoute :
Quand Jacob, la tête sur une pierre, voit en rêve des anges monter et
descendre entre le ciel et la terre par les degrés d’une échelle, il accède à une
autre dimension de l’être.2 Son rêve est l’édifice où il va pouvoir habiter
poétiquement sur la terre. Ces déplacements verticaux des anges ont lieu
alors que lui-même est en déplacement horizontal à travers le pays. Ce n’est
pas l’histoire de Jacob qui peut servir d’habitation, mais ce qui s’en élève.
Ainsi en est-il de ce lieu de Paris où fut posée la première pierre de la
Pitié, hôpital plus tard déplacé sur le terrain proche dit de la Salpêtrière, et
où s’élève aujourd’hui la Grande mosquée de paris, où des dizaines de fois
par jour on invoque ar-Rahman, appellation qu’André Chouraqui a traduite
par « le Matriciel », fidèle au sens du mot arabe, comme du mot hébreu,
employé pour désigner Dieu en sa miséricorde, sa pitié, de même nature que
celle qui la mère, la matricielle, à l’enfant, l’être de son sein. C’est ainsi, via
ses correspondances et ses synchronicités, que la langue élève l’insaisissable
édifice où l’homme peut habiter dignement : debout, en avançant.
1
Henri MICHAUX, Lecture par Henri Michaux de huit lithographies de Zao Wou-Ki,
Éditions Euros et R. J. Godet, 1950, p.1
2
Genèse 28, 11-19
237
dédié à la claustration des malheureux, et quant à lui édifié sur le lieu d’une
poudrière – d’où son nom. De fait, la souffrance et la pitié traverseront ici
les siècles comme une traînée de poudre, un cocktail explosif où seront mis
en jeu tous les éléments d’une histoire sociale, politique, scientifique,
religieuse et métaphysique des rapports humains.
Ce royaume de la science et de la recherche médicale est étendu sous
le ciel autour d’une étrange église octogonale, à la fois impressionnant et
humble témoin d’une survivance de Dieu au milieu de la modernité la plus
pointue. On peut aller à la Salpêtrière en malade ou en soignant, mais aussi
en promeneur, en amateur d’art ou en croyant. On peut traverser l’ensemble
hospitalier comme un pont entre le boulevard de l’Hôpital et le boulevard
Vincent-Auriol. On peut aller s’asseoir sur un banc ou s’étendre sur l’herbe
de ses jardins. On peut enfin aller en l’église Saint-Louis de la Salpêtrière
visiter une exposition d’art contemporain, écouter un concert, participer à la
messe quotidienne, ou simplement trouver un moment de paix.
L’histoire continuant discrètement son chemin à travers temps,
s’aperçoivent dans le silence de ses chapelles, parfois un malade en robe de
chambre venu se recueillir, souvent un sans-abri qui s’y repose - ou
simplement la traverse, on ne sait pourquoi. L’œil et l’oreille sensibles
ressentent à la Salpêtrière la douce et violente énigme des relations brisées
entre le corps et l’esprit. Et le travail de la médecine de Dieu avec la
médecine du monde pour les réparer. À l’emplacement de la mosquée où de
l’aube à la nuit est prié le Dieu Tout Miséricordieux, Très Miséricordieux, se
trouva d’abord Notre-Dame de la Pitié.
Labyrinthe de la souffrance, labyrinthe de l’âme humaine, labyrinthe
de l’hôpital. Géographie et histoire de l’âme, du corps et de l’esprit. Ici le
temps se croise avec l’espace. Énorme surface, organisation pavillonnaire en
mosaïque des unités de soins.
239
1
Michel FOUCAULT, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon,
1961. « Le Grand Renfermement », Histoire de la folie à l’âge classique, in Œuvres, t. I,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, éd. de Frédéric Gros avec la collab. de
Jean-François Bert, Daniel Defert, Francois Delaporte et Philippe Sabot, 2015, p. 69, p. 71-
72, p.77
2
Claude QUÉTEL, Histoire de la folie, De l’Antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, coll.
Texto, 2012, p. 569
3
Ibid.,p. 582
242
consacrée,
sanctifiée
et possédée,
effaça en lui la conscience surnaturelle qu’il venait de prendre, et telle
une inondation de corbeaux noirs dans les fibres de son arbre interne,
le submergea d’un dernier ressaut,
et, prenant sa place,
le tua.
Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne, de n’avoir
jamais pu vivre, ni penser vivre, qu’en possédé.1
1
Antonin ARTAUD, Van Gogh le suicidé…, op.cit., p. 1441 et p. 1443
2
Antonin ARTAUD, « Adresse au Pape », in Œuvres, op.cit., p. 133
3
Ibid., p. 134-135
243
Notre société est une société de surveillance, disait Foucault. Cet état
de fait, de plus en plus évident, a une histoire, dont on pourrait quasiment
voir l’incarnation dans l’église Saint-Louis de la Salpêtrière, avec ses quatre
nefs ordonnées autour de la chapelle centrale pour pouvoir mieux trier les
populations assistant aux offices, et dirait-on, les surveiller – cette
disposition ne rappelle-t-elle pas l’architecture carcérale inventée plus tard
sous le nom de panoptique ? En ce dix-septième siècle qui voit l’invention
de l’Hôpital Général, tout à la fois ébauche des camps de travail, des camps
de concentration, camps de redressement et autres goulags, police et religion
s’associent dans un même idéal de maintien de l’ordre social.
L’ordre bourgeois qui a peur de la liberté, que son regard transforme
en « chaos » et « folie », s’entendra par cette alliance morbide de la police et
des institutions religieuses à mater toute singularité. Le Tartuffe de Molière,
qui dénonçait les dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement, fondatrice de
l’Hôpital Général, devra souffrir la censure. Mais quoi qu’aient pu en penser
les faux ou vrais dévots, ce n’était pas Molière, le baladin, qui faisait le mal.
Ce mal qui, faisant son chemin, saura plus tard s’exercer sous forme
1
Arnaud FOSSIER, « Le grand renfermement », Tracés. Revue de Sciences humaines,
journals.openedition.org
244
d’internement social, beaucoup plus discret et tout aussi efficace, aux murs
dématérialisés mais bâtis de surveillance, occultation, pression en réseaux,
traque et isolement par insinuation ou calomnie, désinformation, mensonge,
mainmise sur les âmes, et sur telle ou telle âme par barrages solides sur les
moyens de vie et les perspectives de développement, dans une architecture
panoptique mentale inversée, où celui qui est au centre n’est plus le
surveillant de ceux qui sont emprisonnés tout autour, mais leur surveillé. Et
ce qui doit se révéler à la fin, c’est que les prisonniers réels sont ceux-là, les
surveilleurs, prisonniers de leur volonté de surveillance, volonté qui jamais
ne parvient à posséder leur(s) surveillé(s) mais les possède et les maintient
hors de la vie libre, gratuite et pleine.
Depuis le dix-septième siècle donc, les mendiants, les pauvres, les
fous et toutes sortes de marginaux sont raflés en ville et enfermés à l’Hôpital
Général. La Pitié-Salpêtrière est particulièrement chargée d’interner les
femmes. Pauvres ou folles, ce sont souvent les mêmes. Que la folie vienne
de trop de souffrance, et trop de souffrance de trop d’exclusion, personne ne
semble y songer. Au contraire, en enfermant et enchaînant les gens, on
ajoute à l’exclusion une exclusion inique et délibérée, qui ne peut
qu’aggraver leur état mental. Nous écouterons Charcot évoquer des cas d’
« hystérie » masculine. Mais entendons-le d’abord raconter, sans se rendre
compte de ce qu’il dit et fait, ses séances de torture publique sur des femmes
« hystériques ». Et interrogeons-nous : de ces « malades » ou de ces
« soignants », de ces pauvres femmes réduites à se réfugier dans des
comportements qui sonnent comme autant de refus de la « normalité » du
monde, et à se laisser examiner comme quelques décennies plus tôt on avait
examiné la « Vénus hottentote », ou de ces beaux messieurs satisfaisant en
réunion, sous le couvert de la science, pour la bonne cause, leurs pulsions
voyeuristes et sadiques inavouées… de ces êtres en situation de faiblesse ou
245
1
Jean Martin CHARCOT, L’hystérie, Paris, L’Harmattan, coll. Psychanalyse et
civilisations, textes choisis et introd. par E. Trillat, 1998, p. 42-45
2
Ibid., p. 45-46
246
Comme il l’a fait avec les femmes, il présente ses cas à l’assemblée,
les décrivant en leur présence comme s’ils n’étaient que des objets :
Lui aussi est un dégénéré (…) Son intelligence est faible, pour ne pas dire
plus ; il n’a jamais pu apprendre à lire ; sa marche est gênée par
l’existence de deux pieds-bots congénitaux et on lui voit au cou de
nombreuses traces de scrofule. De plus, il bégaye horriblement comme
vous aurez dans un instant l’occasion de le constater. (…) avec la
permission des autorités compétentes, il vit de la profession de chanteur
1
Jean Martin CHARCOT, L’hystérie, op.cit., p. 143-144
2
Ibid., p. 144
3
Ibid., p. 144
247
1
Jean Martin CHARCOT, L’hystérie, op.cit., p. 150
2
Ibid., p. 151-153
3
Ibid., p. 153
248
« accueille » quant à elle des femmes et des petites filles. En 1684, sous le
« roi soleil », y est construite une véritable prison. Chaque année deux
mille femmes y sont internées – dont Manon Lescaut, le personnage du
roman de l’abbé Prévost. Parmi ces prisonnières, beaucoup sont mariées de
force, et déportées en vue de peupler les colonies du Québec, de la
Louisiane et des Antilles.
Dès les débuts de l’Hôpital Général, des locaux spéciaux avaient été
prévus à la Salpêtrière pour les insensées, puis, à la fin du XVIIe siècle, on
avait construit les premières « loges » pour les épileptiques et les
aliénées. Il s’agissait de cellules fermées par une grille de fer, dotée d’un
banc de pierre et munies de chaînes auxquelles on entravait les malades.
Celles qui étaient particulièrement violentes et agitées avaient droit à de
véritables cachots souterrains où elles étaient enchaînées, souvent toutes
nues, et où elles recevaient la visite des rats qui, parfois leur rongeaient
les pieds – sans compter les méfaits des gels hivernaux et des inondations
de la Seine.1
1
Paul-André BELLIER, Revue d’histoire de la pharmacie, vol. 80 (1992)
249
1
Raymond GUÉRIN, dans sa préface au roman de Georges HYVERNAUD, La peau et les
os, Éditions du Scorpion, 1949 ; Paris, Pocket n°10189, 1998, p. 12
250
élève moyen. Et voilà qu’il avait fait ça. Personne n’y a rien compris.
Il est parti un soir, et toute la nuit il a erré on ne sait où dans la
campagne. Toute une nuit il a eu pour lui seul toute la nuit et toute la
campagne, avec leurs bêtes et leurs étoiles. Et au matin, il s’est jeté
dans un étang. Ses livres et ses cahiers étaient bien rangés dans son
pupitre. Mais il ne laissait pas une confidence qui éclairât son drame.
Pas un des ces pauvres carnets où l’enfance tente de démêler ses
chances et ses forces. Pas même la lettre qui commence par : « Quand
vous lirez ces lignes, je serai mort. » Il avait effacé ses traces et
emporté toutes les clefs. 1
1
Franz KAFKA, Journaux, trad. Marthe Robert, in Œuvres complètes t. 3, éd. Claude
David, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1984, p. 552 et p. 551
253
2
Jean AMÉRY, Par-delà le crime et le châtiment, Paris, Actes Sud, 1994, p. 32. Cité par
Giorgio AGAMBEN, Quel che resta di Auschwitz, Turin, Bollati Boringhieri, 1998. Trad.
de l’italien par Pierre Alferi : Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot & Rivages, 1999 ; rééd.
coll. Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2003, p. 43
1
Eugen KOGON, L’État SS, trad. anonyme, Paris, Seuil, coll. Points, 1995, p. 420. Cité
par Giorgio AGAMBEN, Ce qui reste…, op.cit., p. 47
254
1
Karl BARTH, KirchlicheDogmatik, vol 2, Zürich, 1948, p. 135. Cité par Giorgio
AGAMBEN, Ce qui reste…, op.cit., p.51
2
Giorgio AGAMBEN, Ce qui reste…, op.cit., p. 52
255
ne suffit pas. Car alors, on n’en sort pas. De la mort. Quand Agamben
ajoute, entre parenthèses, que « selon certains philosophes, le nom de cette
situation extrême est Dieu », il ne va pas assez loin. La situation extrême
n’est pas Dieu, mais le lieu où notre ultime volonté peut s’exprimer, et ce
faisant, rencontrer « Dieu ». C’est pourquoi il nous faut apprendre à vivre
toute situation ordinaire comme ce qu’elle est en vérité, une situation
extrême.
Dès que les portes furent forcées, le 3 septembre 1792, vers les 16
heures, 350 hommes se précipitèrent sur nos prisonnières (…) Durant
quarante heures d’horloge, plus de 600 filles, femmes, fillettes,
vieillardes, furent possédées, sodomisées ou violées, chacune une ou
plusieurs fois, devant 8000 voyeurs accourus de toute la ville. Et, au
milieu de cette débauche, le 4 septembre, en fin de journée, des
égorgeurs en provenance de Bicêtre assassinèrent 35 femmes dans la
cour dite encore aujourd’hui « des massacres » du bâtiment de la
Force.1
1
Maximilien VESSIER, La Pitié-Salpêtrière, op.cit., p. 125-126
2
François FURET, Mona OZOUF, Dictionnaire critique de la Révolution française,
Flammarion, 1988, p. 158
256
descendit aux enfers, écrit Georges Didi-Huberman. Or, il ne s’y sentit pas si
mal. Car ces quelque quatre ou cinq mille femmes lui furent un matériel. »
Sa « tentative pour comprendre », ajoute-t-il, « devint forcenée ; puis, d’une
certaine manière, ignoble. »1 Il est connu aujourd’hui que ses séances d’
« hypnose » comme les manifestations de ses « hystériques » n’étaient
qu’artifices et singeries.
1
Georges DIDI-HUBERMAN, Invention..., op.cit., p. 20 et p. 23
2
Georges DIDI-HUBERMAN, Invention..., op.cit., p. 169
3
Ibid., p. 269
257
cela est un jeu illusoire. Il n’y a pas de castration parce que, au lieu où
elle a à se produire, il n’y a pas d’objet à castrer. Il faudrait pour cela
que le phallus fût là.2
S’il n’y est pas, où est-il donc ? Sans doute reste-t-il confiné, comme
avec Charcot, dans l’habit de ces messieurs, engoncés dans leur obsession
sexuelle et trop apeurés à l’idée que pourrait leur être coupé, de par le don
de leur corps, leur pouvoir symbolique. Le réel n’est-il pas trop risqué pour
ces angoissés de la mort ? « La vie humaine pourrait être définie comme un
calcul dans lequel zéro serait irrationnel », a dit Lacan en 19593. Voyons
comme la vérité parle, comme malgré lui cet homme parle en fait de lui, tout
calcul, tout faux puisque le zéro irrationnel cela n’existe pas, et tout
irrationnel, élaborant des théories irrationnelles auxquelles des générations
d’angoissés croiront idolâtriquement, comme à toutes les théories de la non-
vie aptes à justifier le choix des existences entre-deux, entre vie et mort, des
paroles entre-deux, entre oui et non, des actes entre-deux, entre exhibition et
occultation, des engagements entre-deux, entre bien et mal, et de tout entre-
deux qui permet, par sa non-franchise, de ne pas assumer sa vie, sa parole,
ses actes, et qui sépare l’être de l’être, pour le remplacer par l’artificielle
existence et la pseudo-relation du zéro irrationnel.
1
Jacques LACAN, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, éd. Jacques-Alain Miller, Paris,
Seuil, 2004, leçon du 5 juin 1963
2
Jacques LACAN, Le Séminaire, op.cit., leçon du 5 juin 1963
3
Jacques LACAN cité par Alain SOKAL, Jean BRICMONT, Impostures intellectuelles,
Paris, Odile Jacob, 1997, chap. « Les nombres imaginaires »
258
lieu d’effroi / le jour vient d’un petit soupirail en hauteur c’est par là
qu’on leur passe leur nourriture / assises côte à côte / le corps rivé au mur
par des chaînes / des boulets aux pieds / mort lente /
monde confus / univers de cruauté / de charité et de corruption mêlées
/ où religion / péché / punition / sexe / et fouet / sont présents / latents /
partout / où les bourreaux fouettent les fouetteurs / où le bien / le mal / se
retournent comme des gants
1
Mâkhi XENAKIS, Les Folles d’enfer de la Salpêtrière, Actes Sud Beaux Arts, Hors
collection, 2004, p. 60
260
Pensé que ces réunions nocturnes sur des places, en France et dans d’autres
pays (il y eut bien avant la place Tahrir et beaucoup d’autres), ce désir
revendiqué de « convergence » des luttes et des projets pour ouvrir une voie
de justice dans le monde, cette façon d’échanger par la parole, rappelait
l’histoire des jeunes retirés dans la caverne de la sourate Al-Kahf à cause du
tyran :
12-4-2016
1
Coran, 18, 17-19
261
je me sens un peu comme lui qui passait des nuits à saisir les voix du monde
sur sa radio) présente-t-il sa traduction de la première partie du grand poème
du révolutionnaire Maïakovski qu’il intitule La nue empatalonnée1. J’y
songe en voyant la Nuit Debout, dans laquelle il y a à boire et à manger : et
c’est ce qui me plaît. (Et sans doute déplaît à tous les partisans de l’ordre
établi, ce pour quoi les forces de l’ordre ont hier soir renversé la marmite de
mafé - lequel plat africain, pour montrer qu’il y a un ordre supérieur à celui
de la police, s’est étalé en forme de carte d’Afrique sur la place de la
République, ainsi que l’ont noté et photographié les personnes
présentes). Debout les sonneurs de la terre ! Le temps du rêve est arrivé !
10-4-2016
15-4-2016
Tel est le sens des divers mouvements d’occupation des places par la
pointe des peuples à travers le monde. Ils signifient que les légitimités sont
en train de changer. Ceux qui habitent vraiment (poétiquement, dirait
Hölderlin) le monde aujourd’hui ne sont pas ceux qui se contentent de le
faire tourner comme il est, en cercle vicieux, souvent par la vieille ruse
exprimée dans Le Guépard qui consiste à faire que « tout change, pour que
tout reste comme c’est ». Ruse d’autant plus facile à appliquer dans un
univers de communication, de « plans com’ » où le changement des
apparences est censé constituer un leurre suffisant – il l’est en grande partie,
mais l’imposture ne fonctionne pas pour cette fine pointe des peuples qui se
charge elle-même de réinventer la vie depuis des années. C’est à elle que le
monde est : non pas comme possession, mais comme essence et existence,
comme rapport vrai, libre.
Quelle est-elle donc, cette fine pointe des peuples ? Les Nuits Debout
à l’œuvre en ce moment ne viennent pas de nulle part, ni des discours ou
œuvres de tel intellectuel ou de tel artiste. Ceux qui sont à la pointe à l’heure
263
La fine pointe des peuples est constituée de tous les individus qui
s’inventent des vies non subordonnées aux systèmes moribonds autant que
violents, et de tous les groupements libres d’individus, tous les mouvements
qui fonctionnent selon d’autres rapports sociaux, excluant les différentes
formes de domination qui servent de piliers aux systèmes archaïques
recomposés avec le capitalisme, lui-même en voie de décomposition. Qu’il
s’agisse de planter des légumes dans l’espace public ou de libérer la parole
sur Internet et sur les places des villes, la culture du partage est en train de
commencer à supplanter celle de l’exploitation de l’homme (et de la femme,
et de la nature) par l’homme, en même temps que son alternative elle aussi
dépassée, la dite dictature du prolétariat.
22-4-2016
Avant de désigner le lieu où se produisait l’assemblée, le mot agora
signifia d’abord dans la Grèce antique l’assemblée elle-même. L’assemblée
en se constituant constitue elle-même un lieu, qui institue comme agora le
lieu où elle a lieu. L’agora est le contraire de l’utopie – littéralement le non-
lieu.
L’agora n’était pas une place, mais une ville dans la ville. C’est aussi
ce qu’est devenue la place de la République, depuis que l’assemblée Nuit
Debout y a lieu. La place est devenue une petite cité à l’intérieur de la cité,
avec ses différents espaces, consacrés aux discussions, prises de parole,
débats etc., et sa cantine, son infirmerie, sa bibliothèque, son jardin, sa
fontaine, sa radio, sa télévision, ses lieux de fête et de musique. Elle eut ses
tentes aussi, où l’on dormit, ses baraques, ses bâches, ses palettes, ses
planches, ses matériaux de construction de bidonville, dont certains finissent
la nuit en feu de joie au milieu de la place, avant d’être renouvelés le
lendemain.
Après trois semaines de cette agora, une autre assemblée s’est réunie,
plus classiquement, à la proche Bourse du Travail pour essayer de
déterminer quelle suite donner au mouvement. Certains, en particulier parmi
265
les intellectuels qui l’ont impulsé en réaction à la Loi travail, souhaitent une
organisation plus efficace de la convergence des luttes, un passage à l’action
de masse – grève générale, défilé géant avec les syndicats… Toutes actions
politiques à l’ancienne qui tentent moyennement ceux qui font concrètement
la Nuit Debout, nuit et jour dans l’agora (et/ou sur Internet, prolongation de
l’agora) et sur de plus en plus de places ou d’autres lieux des villes et
villages de France et d’ailleurs. C’est que ces derniers n’ont pas la
frustration de ceux qui attendent que quelque chose se passe : l’utopie pour
eux n’est pas pour demain, elle est là, tout de suite, jour après jour et nuit
après nuit. Ou plutôt : si pour certains Nuit Debout reste une utopie, un non-
lieu, puisqu’ils ne vivent pas dans la place mais encore dans l’ancien monde,
dans une agora virtuelle, intellectuelle, mais non réalisée, pour ceux qui
habitent concrètement la nouvelle ville dans la ville, le nouveau monde dans
le monde qu’est Nuit Debout, le but est essentiellement de continuer, sans
forcément de stratégie précise mais en faisant confiance à l’esprit de l’agora
en train de se vivre pour conduire les Nuits Debout à s’étendre, à évoluer
naturellement et à remplacer, le temps venu, l’ancien monde au cœur duquel
elles auront pris place.
1-5-2016
La morbidité menace Nuit Debout sous différentes formes. Stagner
tue. La maison Usher de Poe finit par se disloquer et tomber dans la mare où
elle se reflète depuis trop longtemps. À Paris, le mouvement s’est attaché à
la place de la République, devenue mausolée, comme à un refuge. Il s’est
266
Dans les premiers jours, alors que plusieurs dormaient toute la nuit sur
la place, un homme a chuté de la statue qu’il était en train d’escalader. Il a
été transporté à l’hôpital « en urgence absolue », d’après la presse. Comment
s’en est-il sorti ? Nous ne le savons pas, nous n’en avons jamais su
davantage. Les responsables de la communication de Nuit Debout n’ont pas
dit un mot de cet accident. Selon les médias, l’homme n’avait pas de papiers
sur lui. Un SDF ? Un migrant ? Les communicants de Nuit Debout ont
refusé de donner des nouvelles de cet homme.
violées derrière un mur d’hommes. Puis, comme si c’était un tabou, une fois
donnée en passant cette information glaçante, elle a enchaîné sur autre
chose. Une autre femme à un autre moment avait évoqué agressions et viols,
mais tout aussi rapidement. Des féministes ont témoigné qu’il leur avait été
objecté qu’en parler serait risquer de nuire à l’image du mouvement.
politiques. Ils sont à qui les fait vivre, les anime, et au public. Il nous faut
réinvestir tous les lieux que nous avons le droit d' « habiter » de notre
présence.
2-5-2016
C’est maintenant le moment d’entrer dans le rêve générale. Je suis
allée visiter Nuit Debout un matin place de la République, vers le début, et
je n’y suis jamais retournée, parce que cette place est morbide. J’ai suivi
attentivement ce qui s’y passait par Internet. J’en ai eu aussi des
témoignages de vive voix par quelqu’un à qui il arrivait d’y aller, et dont des
amis étaient coutumiers de s’y rendre. Mais je n’ai jamais désiré y remettre
les pieds, je ne l’ai pas fait et je suis heureuse de ne l’avoir pas fait, de
n’avoir pas cédé à ses sirènes. Car j’aime Nuit Debout, et je ne voudrais pas
l’avoir encouragée un tant soit peu à rester dans cet endroit de mort, qui,
avec son mémorial encore frais, pour ne pas dire encore puant, me faisait
penser tout à la fois au cimetière des Innocents, débordant de cadavres et de
peuple, tel que Philippe Muray le décrit au début de son Dix-neuvième
siècle à travers les âges, et à l’aire Saint-Mittre, cet espace-cimetière sur
lequel s’ouvre La fortune des Rougon, le roman de Zola sur l’insurrection
qui précéda le coup d’État du 2 décembre 1851 (roman publié au moment de
la Commune)… et sur lequel il se termine, après le massacre des insurgés.
Je ne voulais pas qu’en moi le roman de Nuit Debout commence également
dans un cimetière où il se verrait contraint de s’achever.1
Et aujourd’hui, alors qu’après les infectes violences policières d’hier
et de ces derniers jours Nuit Debout se voit réduite à peau de chagrin place
de la République, je peux dire que dans mon esprit, dans mon cœur, dans
mon roman, dans mon poème, elle n’est pas morte. Elle commence. Cette
1
Philippe MURAY, Le XIXe siècle à travers les âges, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1999 ;
Émile ZOLA, La Fortune des Rougon, Paris, Librairie internationale A. Lacroix,
Verboecken et Cie, 1871
270
petite part du peuple qui à Paris s’était bâti un pauvre refuge dans les jupes
de la République où le chef de l’État et son gouvernement l’avaient menée,
avec mot d’ordre, le 11 janvier de l’année précédente, ce peuple dit de bobos
qui comme un enfant terrorisé par le terrorisme s’était vu intimer de déclarer
avec les politiciens les plus cyniques « Je suis Charlie » et « Même pas
peur » ou encore « Paris est une fête » alors que régnaient très légitimement
la peine, le désarroi et la frayeur, ce mouvement qui a porté le refoulé de
toute une population pour le défouler sur la place-cimetière, pour y faire
exister son désir de vivre-ensemble, d’utopie et de renversement de l’ordre
inique, fût-ce par la violence ou par la paix, le voici maintenant privé de son
refuge. Et sans doute aurait-il dû s’en priver lui-même avant qu’on ne l’en
prive, prendre son envol lui-même bien plus tôt. Mais rien ne sert de revenir
en arrière, cela s’est passé ainsi, et si maintenant la sagesse l’emporte, le
mouvement trouvera la force de laisser derrière lui son enfance et de
s’engager dans son âge adulte. Ce qui ne signifie pas se défaire de son esprit
d’enfance, mais se défaire de sa puérilité, de sa peau devenue trop étroite
pour une grande personne.
La place de la République est une peau bien trop étroite pour une Nuit
Debout adulte. Une Nuit Debout adulte est autonome, elle sait se déplacer,
aller de place en place et de lieu en lieu, ne pas rester centrée sur son seul
jeu. Telle est la Nuit Debout que j’attends maintenant, et je l’attends sans
inquiétude car en vérité elle est déjà là, active et neuve, dans tous autres
lieux que cette place-cimetière où elle aurait pu finir enterrée si d’autres
elles-mêmes ne s’étaient dans le même temps mises à vivre ailleurs, dans
des quartiers, des banlieues, des villes, des villages, des pays divers. Ce
n’est qu’un début. Les temps de l’Histoire sont longs, ses chemins font
souvent des lacets comme en montagne, mais ils arrivent où ils doivent
arriver. Rien ne naît de rien, Nuit Debout naît de bien d’autres révolutions
271
avant elle ou ailleurs et elle ne sera pas la dernière, mais elle fera sa part du
trajet, sur cette voie où je marche, où nous sommes si nombreux à marcher.
6-5-2016
Cette nuit a eu lieu une pluie d’étoiles filantes. Les habitants de
l’étroite, sauvage et splendide vallée d’Aspe, dont quelques-uns s’étaient
réunis en soirée pour une Nuit Debout, ont dû en voir passer, dans leur ciel
non pollué de lumières artificielles. Comme tous les habitants des
campagnes, loin des villes tapageuses, orgueilleuses et superficielles.
non depuis Paris, depuis la tête et les chefs du pays, mais depuis ses villages,
ses banlieues, ses villes de province. C’est dans les petites communautés,
dans les quartiers, dans les villages, parmi les gens qui sont en fait les plus
libres, à savoir les humbles, les non-soumis au système, que se développera
une nouvelle façon de se gouverner, une nouvelle démocratie. Cela existe
déjà dans certains pays pauvres, des localités se sont prises en main ici et là
pour assurer leur vie collective et individuelle, leurs relations sociales et
leurs échanges entre particuliers et entre communautés. C’est ainsi que de
place en place (et non depuis une grande place sinistre comme République,
qui se voudrait centrale et symbolique – le symbole faisant ici office de chef
– où tout en refusant un système représentatif l’ensemble est soumis malgré
lui à des forces incontrôlées qui le dépassent), de place en place à travers le
monde et à travers le pays continuera à s’apprendre, s’inventer et s’étendre
la sagesse du peuple, une démosophie, véritable philosophie, à savoir
philosophie en acte, vécue. Car telle est la nature de la philosophie. Il suffit
de se représenter que Socrate pensait en déambulant le long d’un cours
d’eau avec ses disciples pour comprendre sa philosophie. Il suffit de se
représenter que Diogène, depuis son tonneau, dit à Alexandre le Grand venu
le voir : « ôte-toi de mon soleil », pour connaître sa philosophie. La nouvelle
philosophie naîtra ainsi non de spéculations coupées du réel, mais de la vie
même, de l’œuvre même de vie – rejoignant ainsi l’antique et véritable
essence de la philosophie, celle qui fit une éclatante civilisation, à laquelle
nous devons l’invention de la démocratie. La démocratie est moribonde, la
nouvelle démocratie se prépare.
20-6-2016
Estragon. – Puis ce sera la nuit.
273
1
Samuel BECKETT, En attendant Godot, pièce en deux actes créée au Théâtre de
Babylone à Paris le 5 janvier 1953. Paris, Éditions de Minuit, 1952Paris, Éditions de
Minuit, 1952, Acte deuxième, p. 100
2
Kafka, Lettre à Robert Klopstock, juin 1921, in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p. 1082
274
1
Dans un poème situé au début du recueil de Blaise CENDRARS, « Tu es plus belle que le
ciel et la mer », Feuilles de route, Paris, Denoël, 1924
276
277
« Le petit chat est mort »1, et ce n'est pas anodin. La mort du petit chat
se cache comme un trou noir au milieu de L'école des femmes, de Tartuffe,
de Dom Juan et du Misanthrope. Il y a un rapport violent, détonant, entre
ces quatre chefs-d'œuvre qu’Antoine Vitez avait montés ensemble en 1978
au festival d’Avignon.
Le type du barbon obsédé à encager une jeune femme est un classique
de la comédie. Dans L'école des femmes, Molière ne se contente pas d'en
dénoncer le ridicule, il en révèle le mal profond. Arnolphe, instigateur d'une
entreprise perdue d'avance, y apparaît atteint d'une maladie à la fois
pitoyable et criminelle. Arnolphe est l'Avare : avare non d'argent, mais de
sentiment, jaloux de sa satisfaction comme un tout-petit au stade anal.
Proche de Tartuffe dans l'enflure égocentrique, il est aussi, ontologiquement,
le contraire de Dom Juan, qui ne retient personne - et que la société veut
absolument retenir.
1
MOLIÈRE, L’école des femmes, comédie en cinq actes et en vers, créée au Théâtre du
Palais-Royal le 26 décembre 1662. Première publication : Paris, Jean II Guignard, 1663 ; II,
5, v. 460 ; toutmoliere.net
278
Dom Juan est le phare qui éclaire toute l'œuvre de Molière. 2 C'est à sa
lumière qu'elle peut être comprise. Dom Juan est pourrait-on dire le surmoi
singulier de Molière : dom (dominus) signifie maître, seigneur, et Juan, Jean,
est le prénom de Molière, Poquelin à l’état-civil. Mais l'enjeu dépasse de
loin ce qu'en peut dire la psychanalyse. Il est physique et métaphysique. Car
Molière est réellement Dom Juan. Molière exerce sa scandaleuse liberté. Et
si la société l'entrave, si l'homme en société qu'est comme tout homme
Molière en souffre comme il arrive à Sganarelle de souffrir de la liberté de
son maître (mais Sganarelle est assez ambigu pour qu'il soit permis de
soupçonner que ses protestations bien-pensantes ne sont que des mouchoirs
destinés à protéger son maître en cachant cette liberté que les bien-pensants
2
Voir Troisième mouvement, II
2
MOLIÈRE, Le Festin de Pierre, comédie en cinq actes et en prose créée le 15 février
1665 au Théâtre du Palais-Royal. Première publication (amendée de plusieurs passages)
sous le titre Dom Juan ou Le Festin de pierre : in Œuvres de Monsieur de Molière, t. 7,
Paris 1682
279
sont les dernières paroles d'Alceste2. Dom Juan n'est pas mort, il est
ressuscité, même s'il est méconnaissable sous la figure d'Alceste, et c'est
ailleurs qu'on pourra le retrouver. Alceste n'est en vérité pas plus
misanthrope que Dom Juan, même si la société les considère comme
ennemis de l'humanité, chacun à leur façon. Au contraire, gardiens de la
vérité, ils sont les garants de l'humanité, cette humanité qui a pour ennemis
les hommes assujettis à l'ordre social, à la pression sociale. Les femmes et
1
MOLIÈRE, Tartuffe ou l'Imposteur, comédie en cinq actes et en vers créée le 5 février
1669 au Théâtre du Palais-Royal. Première publication : Paris, Jean Ribou, 1669 ; III, 3, v.
984 ; toutmoliere.net
2
MOLIÈRE, Le Misanthrope, comédie en cinq actes et en vers créée le 4 juin 1666 au
Palais-Royal. Première publication : Paris, Jean Ribou, 1666 ; scène dernière, v. 1804-
1806 ; toutmoliere.net
280
1
Franz KAFKA, Journal, 27 janvier 1922. Voir note 1 p. 103 et Troisième mouvement, III
281
échoue, Tartuffe est en sa prison mentale, Alceste est à l'écart, Dom Juan est
vivant puisqu'il n'est pas mort pour de vrai mais toujours manifesté dans
l'« illustre théâtre » d'où, se jouant des siècles et des titres, à travers toutes
ses pièces, toutes ses extensions, il continue à s'afficher, insaisissable petit
chat aux plus de mille et trois vies.
1
Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameau, (texte écrit probablement entre 1762 et 1773) in
Œuvres, t. XXI, première publication en français (après la publication en allemand par
Goethe en 1805), non définitive, d’après une copie du manuscrit, par Brière en 1821.
Première publication du texte correct, d’après le manuscrit autographe retrouvé : Paris,
Librairie Plon, 1891 ; ebooksgratuits.com, p. 212
2
Ibid., ebooksgratuits.com, p. 7
3
Denis DIDEROT, Eléments de physiologie, in Œuvres complètes, t. IX, Paris, Garnier, éd.
Assezat et Tourneux, 1875. Texte établi, présenté et commenté par Paolo Quintili, Honoré
Champion, Paris, 2004, I, 1, « Végéto-animal », p. 113
282
philosophe », qu'il « aborde »1. La vérité du Neveu se dit dans son geste
d'entrée et dans sa parole de sortie. C'est lui qui aborde le philosophe - dans
ce verbe qui évoque la piraterie mais plus profondément fait référence à sa
nature de parasite -, et qui le quitte sur une autoglorification dérisoire en
forme d'échec et mat aussi illusoire que temporaire.
D'un point de vue physiologique, le Neveu est un rameau gourmand.
Le nom de Neveu indique la dérivation comme l'intitulé Satyre Seconde,
donné par Diderot à ce texte, qui invite à le lire au second degré. Un rameau
gourmand (et gourmand, le Neveu l'est), est un rameau, dit le dictionnaire,
« dont la pousse nuit aux rameaux fruitiers voisins en absorbant la sève à
son profit ». Et de donner l'exemple : Élaguer les gourmands. Après avoir
traité les joueurs d'échecs de tas de fainéants, le Neveu, qui est le véritable
fait-néant de l'affaire, demande au philosophe : « Est-ce que vous perdez
aussi votre temps à pousser le bois ? »2 Ce qui, au premier degré, signifie :
« vous perdez votre temps à de vaines spéculations », et au second degré :
« vous êtes un rameau gourmand, un parasite ». Le Neveu pratique d'entrée
l'embrouille en s'offrant hypocritement en (faux) miroir du philosophe, tout
en se donnant par là des airs de meilleur philosophe que le philosophe. Il le
dit plus loin : « je me dis : sois hypocrite si tu veux ; mais ne parle pas
comme l'hypocrite. »3 Comme les populistes, le Neveu se donne l'air de dire
tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Non seulement il le dit mais il
le gesticule, le développe : tous les possibles se mon(s)trent à partir de son
enveloppe. Mais s'il prend tous les masques, c'est pour faire oublier ce qu'il
est, à l'intérieur, fondamentalement : comme l'a dit Foucault, un objet qu'on
1
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 10
2
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 10
3
Ibid., p. 119
283
possède1. C'est d'ailleurs en suivant ses pensées comme des « catins »2 que
le philosophe l'a rencontré, et le Neveu se dit dès le début « entre Diogène et
Phryné »3, mêlant comme toujours le mensonge à la vérité : car s'il n'a de
Diogène qu'une apparence, qui plus est provisoire, son fond est bien celui de
la prostitution.
Hegel l'a dit, s'il « ne s'entend pas seulement à juger et à palabrer de
tout, mais à dire avec esprit, dans leur contradiction, les essences fixes de
l'effectivité », c'est que « la vanité de toutes choses est sa vanité propre. »4 Si
le Neveu dénonce la vanité du monde, c'est qu'il en est saturé (étymologie de
satyre), possédé, au sens moral et ontologique comme au concret, dans son
existence de parasite. « Quisque suos patimur manes », dit-il à la fin5,
parasitant Virgile tout en se dévoilant secondairement. Car dire qu'il endure
le sort de ses mânes, c'est dire tout à la fois qu'il appartient au monde de la
mort et qu'il est attaché aux bons (sens de manus) comme l'est le rameau
gourmand : au long de ce dialogue qui se conclut, il s'est servi du philosophe
pour philosopher, en réalité envelopper de philosophie le trou noir résidant
sous son enveloppe. Secondairement, les manes qu'il évoque pourraient
renvoyer à la mania, la manie, la folie, celle des buveurs qui partagent le
lieu avec les joueurs d'échecs. Hegel écrit, toujours commentant Le Neveu
de Rameau :
1
« On le possède comme un objet. » Michel FOUCAULT, Histoire de la folie, op.cit., III, p.
390
2
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 5
3
Ibid., p. 13
4
G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l’esprit [Phänomenologie des Geistes, 1807],
présentation, trad. et notes de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1993 ; rééd. Folio Essais, 2002, p. 502
5
Denis DIDEROT, Le Neveu…, op.cit., p. 212 (dernière page)
284
dressent l’état des lieux et celui des temps pendant le désastre, peignent la
condition des hommes et le changement opéré en eux par le bouleversement
du monde et révèlent quelles forces sont à l’origine de l’Histoire, et ce qui
reste après leur action destructrice.1
« La guerre est en état de perpétuel devenir », écrit Proust, évoquant
Hegel, dans Le Temps retrouvé.2 Cet état semble s’appliquer aussi bien aux
lieux qu’aux temps dans ces trois romans. Sa phrase sous-entend la vision
hégélienne d’une histoire conduite par la marche de l’esprit et tendue par un
jeu constant d’oppositions. Le champ de bataille où s’inaugure la destinée
des Trotta, de pères en fils, espace de violence et de confusion, se transporte
aussi bien dans l’espace que dans le temps. Il préfigure la retraite du héros
qui, s’il n’y meurt pas, en mourra d’une autre façon, en se retirant du
monde, autre manière de le combattre, après avoir en vain guerroyé contre
son mensonge, la récupération affabulatrice de son geste pour écarter
l’Empereur des balles. Puis il y aura le mess où son petit-fils devra chaque
jour lutter contre lui-même et contre le regard des autres, le mess où il n’est
pas à sa place mais où l’a placé cette guerre en perpétuel devenir. Il y aura
aussi, comme lieux où elle aura essaimé horizontalement, des chambres de
femmes où l’amour ne sera jamais légitime, et le désert à la frontière, et la
garnison désœuvrée, et les cafés où se noyer dans l’alcool, la salle de jeux
où finir de se perdre, la désertion, le talus où tomber sans gloire. Autant de
lieux sans paix, sans harmonie, autant de lieux de guerres internes, lieux
d’implacable fatalité et d’amère réalité que concurrence le seul lieu rêvé du
1
Marcel PROUST, À la Recherche du temps perdu, t. VIII, Le Temps retrouvé, Paris,
Gallimard, coll. NRF, 1927 ; wikisource.org. Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA, Il
Gattopardo, Milan, Feltrinelli, 1958 ; trad. de l’italien par Fanette Pézard : Le Guépard,
Paris, Seuil, 1959 ; trad. par Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, coll . Points n°260, 2007.
Joseph ROTH, Radetzkymarsch, Berlin, Gustav Kiepenheuer Verlag, 1932 ; trad. Par
Blanche Gidon : La Marche de Radetzky, Paris, Plon et Nourrit, 1934 ; Paris, Le Seuil, coll.
Points, 1982
2
Marcel PROUST, Le Temps…, op.cit. p. 71
287
petit-fils, mais aussi, comme le ressent von Trotta, par se sentir le pareil de
cet homme venu lui quémander un secours pour son fils. L’esprit confus du
vieillard et celui de l’homme aux abois finissent par s’unir – et la mort les
emportera presque en même temps. Les identités sociales, qui paraissaient
aussi solides que les « maisons de pierre » où croyaient vivre les parents de
Stefan Zweig, s’écroulent. Pourtant rien n’est accompli et les barrières
subsistent. Le sous-lieutenant von Trotta a pour ami le docteur Max
Darmant, un juif sensible et cultivé, mais la pression sociale et les
médisances les sépareront. Max, le juste, meurt. C’est un sacrifice mais le
monde n’en sait rien, le monde ne peut pas le comprendre, de toutes façons
trop occupé à se battre contre la tempête sur son radeau de la Méduse. Un
lien très touchant unit aussi l’ordonnance Onufrij, un paysan très simple,
quasiment aphasique, à son maître le sous-lieutenant. Là encore en pure
perte. Mieux partagée est l’amitié entre le père du sous-lieutenant et son
serviteur Jacques, amitié de toute une vie où pourtant jamais ni l’un ni
l’autre ne franchiront le cadre des relations convenues entre maître et
serviteur – sauf, pour quelques instants, à la dernière extrémité, lors de la
mort de Jacques.
Proust explique dans Le Temps retrouvé que les relations humaines
servent à prendre conscience de la durée. C’est en contemplant le tour que
les hommes font autour d’eux-mêmes, dit-il, et autour les uns des autres, et
notamment des différentes positions qu’ils ont occupées autour de lui au
cours du temps, qu’il peut prendre la mesure de ce qui a passé, de ce qui
s’est passé. Toutes ses considérations sur les « fabuleuses transformations »
que le temps fait subir aux corps, aux visages, aux situations, aux êtres, le
poussent à se reconsidérer lui-même, à se voir se transformer aussi. 1 Ses
réflexions sur les marques du temps dans les corpulences, dans les couleurs
1
Marcel PROUST, Le Temps…, op.cit. p. 107
290
1
Marcel PROUST, Le Temps…, op.cit., p. 229
2
Ibid., p. 105
3
Joseph ROTH, La marche…, op.cit., Points Seuil, p. 91
292
jeune homme, qui avait l’intention de retourner au plus tôt auprès des siens,
de sa femme et de ses affaires de paysan, comprend en un instant qu’il ne
peut pas répondre non sans offenser l’Empereur, et qu’en répondant oui – ce
qu’il fait – il est en train de ruiner sa vie. C’en est fait, l’empereur lui-même
le lui garantit, il passera toute son existence dans l’armée. Le malentendu est
total, le drame aussi, et ils sont à l’image de ce qui règle la marche de ce
monde.
« Les roses Paul Neyron (…) avaient dégénéré (…) elles s’étaient
transformées en une sorte de choux couleur chair, obscènes, mais distillant
un arôme dense et presque ignoble. (…) Le Prince en porta une à son nez et
il lui sembla sentir la cuisse d’une danseuse de l’Opéra », écrit Lampedusa.
Une sensualité trouble, « presque ignoble », accompagne la dégénérescence
des civilisations1. Le narrateur de Proust a vu par un œil-de-bœuf un
éminent personnage avide de bassesses. Don Fabrizio, nous dit Lampedusa,
pleurniche sur lui-même et sur sa faiblesse quand il se rend d’un pas
puissant chez la prostituée qui le soulage des pudeurs de sa femme. Dans La
Marche de Radetzky, le jeune sous-lieutenant répugne à suivre les soldats
dans la maison de passe mais ensuite, une fois dans le désert à la frontière, il
s’oublie dans des amours sans lendemains comme il s’oublie dans l’alcool.
Voyant une reproduction du tableau de Greuze intitulée La mort du juste, le
Prince songe qu’en vérité l’œuvre n’appelle pas à contempler le vieil
agonisant, mais que le véritable sujet en est les deux filles qui se tiennent au
chevet de leur père, lascives dans leur chemise légère. La luxure est-elle le
cache-sexe de la mort ? Elle est peut-être aussi celui de l’argent, dont
Tomasi di Lampedusa dit qu’il est volatile comme les huiles essentielles.
Est-ce tout ce qui reste, pendant la dévastation du monde et après sa fin ?
Quelque chose d’aussi inconsistant et pourtant aussi entêtant que les nuées
1
Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA, Le Guépard, op.cit., Points Seuil, p. 14
293
Tout cela est tombé en poussière, mais il nous reste des maisons de pierre,
des châteaux et des planètes bien solides à habiter : celles que l’amour bâtit
au quotidien dans la vie, celles que les poètes fondent et élèvent, comme les
textes dans lesquels nous pouvons nous tenir debout. De telles habitations
existent si nous les faisons exister, mais la conscience du risque de les voir
s’annihiler doit, notamment grâce à la littérature, empêcher le monde de
somnoler dans ses habitudes, son désir de perdurer tel quel, dans le confort ;
et le réveiller toujours afin qu’il trouve les moyens de se ressaisir. Vers la fin
de son livre, Zweig écrit :
lunettes, révélant des yeux qui ne voient pas) à un voilement (mouchoir sur
son visage, et RIDEAU).1
Sur deux pages, le monologue contient vingt-six fois la didascalie Un
temps. Comme en musique, libre à l'interprète de régler la durée des temps
indiqués. Ils hachent la parole, la menacent d'envahissement, de destruction.
Les gestes du personnage concourent à ce travail de sape. Enlever ses
lunettes, sortir ses lunettes. Sortir son mouchoir, remballer son mouchoir (un
mouchoir dont l'importance n'est pas sans rappeler un autre mouchoir
célèbre du répertoire, celui du Tartuffe). Lever le sifflet, lâcher le sifflet.
Arracher le sifflet, jeter le sifflet. Autant de gestes auxquels la parole se
joint, les redoublant, accentuant leur caractère dérisoire. Jusqu'au moment
final où un geste enfin s'accomplit : le mouchoir posé sur le visage de
Hamm et le rideau se refermant : la mort.
Le monologue de Hamm comporte des adresses qui restent sans
réponse, participant à cet anéantissement du sens suggéré par la perte du
temps, la perte de temps, la ratiocination. « J'appelle » dit-il, mais on ne sait
qui. Puis il s'adresse à un tu qui semble ne pouvoir être que lui-même. Loin
de se déployer vers autrui, la parole s'involue, se replie. Il appelle Père et
Clov, avec insistance, en vain. Inexorablement, l'aphasie gagne, jusqu'au
moment où la parole est définitivement coupée (à la dernière page) : « N'en
parlons plus (...) Ne parlons plus. » Ne reste que le linge, drap mortuaire. Le
texte prend fin avec le tissu : le fil fragile de la parole rompu, ne reste que
celui de la matière, qui se tient encore même si elle est appelée au
pourrissement, et qui sert à clore l'histoire et l'être qui l'a vécue. « Instants
nuls, toujours nuls, mais qui font le compte »... le compte de « cent mille
derniers quarts d'heure », d'une vie vécue pour-la-mort (comme dans la
philosophie de Heidegger).
1
Samuel BECKETT, Fin de partie, pièce en un acte créée le 1 er avril 1957 au Royal Court
Theatre. Paris, Éditions de Minuit, 1957 ; nous citons les p. 107 à la fin
297
4.2. Folie
Œdipe Roi, La chute de la maison Usher, Bartleby le scribe, Le temps
retrouvé, American psycho, Dr Jekyll et Mr Hyde, et sans doute d’autres
fantômes littéraires habitent Lunar Park, où les scènes de crime sont
1
Film, court-métrage écrit par Samuel BECKETT et réalisé par Alan SCHNEIDER, avec
Buster KEATON, 1965
298
4.3. Honte
Daniel, le personnage de Michel Houellebecq dans La possibilité
d’une île, a secrètement honte de son passé de comique sans scrupules, et
ouvertement de son âge et de la dégradation de son corps par rapport à la
jeunesse de son amante, Esther.1 Bret Easton Ellis, qui se met lui-même en
scène, a honte de son inaptitude à être père et mari, de son argent aussi sans
doute, honte de la possibilité de crime que portent ses livres, honte de son
inadaptation à la vie sociale, ce rêve américain formaté par le politiquement
correct. Dans L’attentat, la femme kamikaze d’Amine, le personnage
d’origine palestinienne de Yasmina Khadra, a honte vis-à-vis de son peuple
auquel elle se sent traître, et sa honte rejaillit sur son mari, notable de Tel-
Aviv.2 Quant « martelés » de Vladimir Sorokine, dans La glace, une honte
innommable qui remonte à la Seconde guerre mondiale et se poursuit dans
l’Histoire jusqu’à demain, leur fait rejeter l’espèce humaine en elle-même,
comme il advient aussi dans le roman de Houellebecq.
Qu’en est-il de l’être humain, ici c’est-à-dire partout et en ce moment,
dans un demain qui est la conséquence d’hier ? Il a honte. « Nous vivons
dans les ruines du futur », écrit Maurice G. Dantec dans le Théâtre des
opérations.3 « Le futur n’existait plus. Tout était dans le passé et allait y
rester », dit le narrateur d’Ellis.4 Pour le néo-humain cloné de Houellebecq,
le futur n’est plus que le fantôme d’un passé à répétition. Les personnages
de Sorokine se martèlent le cœur à coup de glace pour obtenir l’illusion
d’un futur de communion par la désagrégation dans la lumière – illusion
adorée au prix de meurtres froids, toute honte entièrement bue.5 Quant à la
kamikaze de Khadra, son nihilisme, son no future est d’autant plus radical
1
Michel HOUELLEBECQ, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005
2
Yasmina KHADRA, L’Attentat, Julliard, 2005
3
Maurice DANTEC, Le Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique, Paris,
Gallimard, 1999, chap. « Hiver 1998-1999 »
4
Citation de Lunar Park placée en épigraphe du roman de Philippe BESSON, Arrête avec
tes mensonges, Paris, Julliard, 2017
302
que femme, elle ne peut même pas s’accrocher à la croyance d’un paradis
de houris en récompense de son sacrifice.
Sauf chez Yasmina Khadra qui malgré sa descente aux enfers
conserve quelques lueurs de tendresse pour l’être humain (encore que ses
rares évocations d’une humanité à visage humain soient à peu près
exclusivement situées dans un passé irrémédiablement révolu), la honte de
soi (honte de la petite fille déportée et réduite à l’état de bétail dans La
glace, petite fille qui deviendra une sorte de reine des martelés, ces néo-
humains à la Sorokine), est une honte du genre humain dans son ensemble,
qui débouche sur l’impasse d’une fuite en avant. Au bout de cette impasse
un mur de cristal – l’île-mirage de Houellebecq, la lunaire foire
hallucinatoire d’Ellis, le paradis du martyr de Khadra, la Glace vénérée de
Sorokine. Tous se précipitent dans le mur et non contents de s’y précipiter
s’y agrègent, s’y fixent, s’y identifient, dans une éternité de pacotille. Les
corps n’y ont plus leur place, les hommes, comme dans La Glace, n’y sont
plus vus que comme « machines de chair ».
La haine secrète (secrète même pour qui l’éprouve) que l’être humain,
et tout spécialement celui qui – critique, éditeur, professeur etc. – gravite
autour de la littérature, sa haine secrète des écrivains n’a peut-être d’égale
que la haine secrète que l’auteur peut porter à l’écriture : la haine de qui, par
une exaspération de l’amour, est en situation de dépendance. Qu’est-ce que
cette vie qui ne peut se vivre qu’avec un carnet constamment à portée de
main ? Rimbaud la rejeta avec rage et on le vit, au désert, manifester sa
honte quand se trouvait évoquée son ancienne activité de poète. Kafka
demanda que soient brûlés ses manuscrits. Le verbe avait dévoré leur vie, le
verbe qui seul pourtant leur avait permis d’accéder à leur essence, de
réaliser leur être dans la plus grande liberté possible.
5
Vladimir SOROKINE, Лёд, 2002. Trad. du russe par Bernard Kreise : La Glace, Paris,
Éditions de l’Olivier, 2005
303
1
Kenzaburô ÔÉ, Shisha no ogori, 1957 ; Hato, 1958 ; Seventeen, 1961. Trois nouvelles
rassemblées, éditées et traduites du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura : Le
Faste des morts, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 2005. M/T et l’histoire des
merveilles de la forêt [M-T to mori no fushigi no monogatar, 1986] a été traduit et édité par
les mêmes dans la même collection en 1989. Traduit par Claude Elsen, Une affaire
personnelle [Kojinteki na taiken, 1964] est paru chez Stock en 2000.
306
1
Robert BURTON, The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes,
Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their
several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically,
Opened and Cut Up, Oxford, Henry Cripps, 1621 (sous le pseudonyme de Democritus
junior). Trad. par Bernard Hœpffner et Catherine Goffaux : L’Anatomie de la mélancolie,
préf. de Jean Starobinski, Paris, José Corti, 2000. Trad. par un collectif de traducteurs sous
la dir. de Gisèle Venet : Paris, Gallimard, coll. Folio Classique n° 4255, 2005
307
1
Jean ÉCHENOZ, Ravel, Paris, Éditions de Minuit, 2006
308
peut-être à une atmosphère amniotique mais que l’on aurait grand mal à
qualifier de bonne.
L’acte de création n’est pas, écrivait Giorgio Agamben en apostille de
son livre Stanze consacré à l’acédie,
un procédé qui va de la puissance à l’acte pour s’épuiser en lui, mais
celui qui contient en son centre un acte de décréation, dans lequel ce
qui a été et ce qui n’a pas été sont rendus à leur unité originelle dans
l’esprit de Dieu et ce qui ne pouvait pas être et a été se fond dans ce
qui pouvait être et n’a pas été.1
celle des intégristes religieux aussi bien que des consommateurs compulsifs
de pornographie – si ce ne sont pas les mêmes ?
Les deux fillettes du premier des Petits contes noirs d’A.S. Byatt,
séparées de leurs parents par la guerre, voient dans la forêt un monstre
rampant, une « chose » dont la révélation les condamnera à une vie de
solitude, définitivement plombée par Saturne.1 Une fois adultes, cette vision
cauchemardesque, ce rêve qui n’était pas un rêve, continue de les habiter,
ou, devrait-on dire plutôt, de les creuser. La chose détourne du quotidien, est
plus réelle que soi-même, piétine la vie, progresse dans l’esprit en rampant
pour n’en plus jamais sortir ou, comme l’oubli en marche dans les dernières
années de Ravel, seulement par la mort. Il est alors temps de se déchoser.
1
Antonia Susan BYATT, Little Black Book of Stories, Londres, Chatto & Windus, 2003.
Trad. de l'anglais par Jean-Louis Chevalier : Petits contes noirs, Paris, Flammarion, 2006
310
311
TROISIÈME MOUVEMENT
1
André BRETON, Second Manifeste du surréalisme, in Œuvres…, op.cit., t. 1, p. 818
312
313
1
Edgar Allan POE, « Morella », Richmond, Southern Literary Messenger, 1835 ;
« Ligeia », Baltimore, The American Museum, 1838 ; « The Raven », New York, The
American Review, 1845 ; « The Fall of the House of Usher », Philadelphie, Burton’s
Gentleman’s Magazine, 1839 ; « Berenice », Richmond, Southern Literary Messenger,
1835 ; « The Murders in the Rue Morgue » , Philadelphie, Graham’s Magazine, 1841
315
1
Edgar Allan POE, « The Poetic Principle », Home Journal, 1850 (posthume). Traduction
par Félix Rabbe : «Du principe poétique », Derniers Contes, Paris, Albert Savine, 1887, p.
311 ; wikisource.org
2
Henri JUSTIN, « Quel Poe ? », Europe, août-septembre 2001, n° 868-869, p. 5
3
Jules RENARD, Journal inédit, 11 août 1900, in Œuvres complètes, t. 13, Paris,
Bernouard, 1925-1927
316
1
Edgar Allan POE, « The Black Cat », Philadelphie, The Saturday Evening Post, 1843 ;
« The Pit and the Pendulum », Philadelphie, The Gift: A Christmas and New Year's Present
for 1843, 1842
317
chat noir, corbeau. Et par l’univers entièrement noir des sauvages, noirs
jusqu’aux dents, de l’énigmatique fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym.1
Si l’Américain a apporté sa « civilisation » mortelle sur le continent, il reste
hanté par son crime, perpétré tout à la fois contre les populations
autochtones, contre les populations africaines déportées et esclavagisées,
contre les femmes également parfois déportées d’Europe et esclavagisées
dans le mariage ou la prostitution, et contre la nature. Et cette hantise se
renverse en peur de l’autre, du « noir », de l’ombre, du fantomatique
« prophète de malheur », comme le narrateur du poème appelle le corbeau
perché sur le buste de Pallas, déesse grecque de la raison renversée en folie,
corbeau perché jusqu’à la fin des jours au-dessus du jeune homme qui,
contrairement à Caïn poursuivi par l’œil dans le poème de Victor Hugo,
semble ne pas être coupable du crime qu’il lui faut expier, n’en être que
l’obscur héritier, aussi peu éclairé sur ce qu’il lui est imposé de payer que,
plus tard, le Joseph K. du Procès de Kafka. Poe n’en a pas fini d’être
moderne.
Selon Lacan, Freud aurait dit à Young, qui le lui aurait rapporté, en
arrivant à New York par bateau en 1909 : « ils ne savent pas que nous leur
apportons la peste ». Qu’elle ait été réellement prononcée ou seulement
inventée, le succès de cette phrase appelle toujours de nouveaux
commentaires. Le fait est que Freud a apporté à l’Amérique, et aux
Américains, sinon la peste, en tout cas l’œdipe freudien. Et si les Américains
s’en sont si bien emparés, c’est peut-être qu’il les soulageait d’avoir à
connaître leur vrai mal, la peste réelle qu’ils avaient apportée avec eux sur
ce continent bien avant l’arrivée de Freud, ce mal qu’un Edgar Poe leur
montrait comme le plan d’eau reflétait la maison Usher fissurée, en leur
donnant à ergoter sans fin sur un autre mal, plus ou moins fictif et en tout
1
Edgar Allan POE, The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, New York, Harper
& Brothers, 1838
318
cas impliquant beaucoup moins leur culpabilité puisque fondé sur des
crimes seulement symboliques et non sur la destruction effective de peuples,
de personnes, d’animaux, d’espaces naturels. En débarquant à New York,
Freud apportait Woody Allen et ses personnages inséparables de leur
« psy ». La théorie freudienne, comme un dogme religieux, opérait une
occultation et un renversement de la vérité en déplaçant la culpabilité de
l’homme, en la faisant endosser à l’enfant, désormais plombé, empesté, de
désirs incestueux. Si donc tout vient de l’enfant, comme dans le dogme du
péché originel, l’adulte recouvre les droits du colon sur tout être en situation
de faiblesse par rapport à lui, que ce soit un enfant, une femme, une
personne issue d’une minorité. Là encore on peut penser à ce qu’il en résulte
non seulement dans l’art mais aussi dans la biographie de Woody Allen et de
tant d’autres personnages, à l’instar d’Harvey Weinstein, dont l’affaire a
éclaté comme la révélation de la peste dans Thèbes : une « vapeur
pestilentielle », pour reprendre les mots de Poe, s’exhalant de la pourriture
générale autour de la maison Usher – prête à s’effondrer, comme, peut-être,
à l’heure actuelle un système patriarcal oppresseur et criminel ?1 Le nouveau
monde, cet éden, cet eldorado violés comme les chambres closes d’Edgar
Poe, n’en continueront pas moins à regarder, de leur envoyé planté sur le
buste d’Athéna, l’homme qui ne voudra pas savoir.
2. Reflets et réflexions
Les contes, les poèmes et le roman d’Edgar Poe ont au moins, tels des
rubans de Möbius, deux faces, mais deux faces fonctionnant comme
l’arrangement de deux miroirs opérant une démultiplication infinie du sujet.
Dans « William Wilson »2, le narrateur, qui s’est doté de ce nom dont les
deux initiales sont une lettre double, W, dit prendre sa revanche sur son
1
Voir ma traduction de la nouvelle dans la section Traductions
2
Edgar Allan POE, « William Wilson », Philadelphie, Burton's Gentleman's Magazine,
1839
319
double, l’autre William Wilson, en lui « faisant mal sous l’aspect de la pure
drôlerie », giving pain while assuming the aspect of mere fun, ce que
Baudelaire, son double en poésie, traduit judicieusement par : « la
bouffonnerie ne fait-elle pas d’excellentes blessures ? » Petite phrase que
n’aurait pas reniée Shakespeare et qui pourrait résumer la poétique théâtrale
de Poe, se regardant recourir délibérément à la bouffonnerie littéraire pour
graver sa vengeance, selon le mot employé dans l’énigmatique dernière
phrase de son unique et énigmatique roman 1, vengeance sur les forces de
mort, vengeance opérée par blessure au sens d’entaille, de fissure dans la
forme littéraire empruntée avec tous ses artifices jusqu’à écroulement de la
maison pourrie, condition du passage à une autre dimension.
Démultiplication infinie du sujet, mais à la façon du tableau de
Magritte La reproduction interdite, où le roman d’Edgar Poe, posé sur la
cheminée, se reflète correctement dans la glace qui la surmonte, tandis que
le personnage qui lui fait face, et dont nous voyons par conséquent le dos, ne
nous offre que le reflet de son dos dans ce même miroir : la forme de l’être
humain, vue de l’amont de l’être humain, n’a pour reflet que son opacité, sa
fermeture, son irréversibilité – son destin de mortel. Alors que celle de la
lettre, se reflétant elle-même, invite à être à loisir et indéfiniment ouverte,
lue, déchiffrée, en quête de la résolution du secret de l’être. Si Les Ménines
de Vélasquez conduisaient à l’abolition de tous les bibelots que s’avéraient
être les éléments du tableau, La reproduction interdite de Magritte et Poe
affiche massivement la résistance à la représentation humaine traditionnelle
et à sa vanité comme résistance par l’art et par la littérature. Poe opte pour
l’arabesque et le grotesque, selon les mots qu’il choisit pour titre d’un
1
Edgar Allan POE, The Narrative…, op.cit. Ici notre traduction diffère de celle de
Baudelaire en choisissant de suivre au plus près le texte de Poe, « I have graven it within
the hills, and my vengeance upon the dust within the rock » par : « J’ai gravé cela dans la
montagne, et ma vengeance sur la poussière dans le rocher », respectant l’ambiguïté de la
formule « vengeance sur la poussière ».
320
recueil de ses contes : non pour ce qui figure, mais pour ce qui procède. 1 Il
nous faut lire Poe en nous interrogeant comme nous le ferions en descendant
dans une grotte ornée de gravures préhistoriques enchevêtrées, lignes
abstraites ou dessins de chimères et d’animaux quasiment sans figurations
humaines, ou seulement très stylisées.
Pourquoi la reproduction interdite, pourquoi l’arabesque, plutôt ? La
dernière phrase de la nouvelle semble répondre à cette question : « vois par
cette image, qui est la tienne, comme tu t’es totalement assassiné toi-
même ».2 Qui, comme le narrateur de « William Wilson », s’est fabriqué une
image de soi pour dominer en société, a fabriqué en même temps le
processus de sa destruction. Le thème sera traité aussi par Oscar Wilde dans
Le portrait de Dorian Gray.3 Comme dans « William Wilson », le danger
n’est pas dans le double ou le portrait, mais dans l’image artificielle que le
protagoniste porte délibérément lui-même de lui-même en société. Le
double ou le portrait ne sont dangereux que comme témoins du mensonge et
donc révélateurs potentiels de la vérité. Comme le dit l’épigraphe de la
nouvelle, citation de deux vers d’une pièce de Chamberlayne traduite ainsi
par Baudelaire :
1
Edgar Allan POE, Tales of the Grotesque and Arabesque, Philadelphie, Lea & Blanchard,
1840
2
« see by this image, which is thine own, how utterly thou hast murdered thyself »
3
Oscar WILDE, The Picture of Dorian Gray, Philadelphie, Lippincott's Monthly Magazine,
1890
321
mur ou rideau (the white curtain évoqué dans les dernières lignes du roman
de Poe) entre la réalité et l’œuvre. L’art, la littérature, ne sont pas des
reproductions de l’être mais des mécanismes à réveiller la conscience de
l’être. Mécanismes comparables à l’allégorie de la Caverne de Platon, faite
pour réveiller la conscience des hommes face au mur de représentations
humaines qui ne sont pas plus des êtres humains que la pipe ou la pomme
peintes par Magritte ne sont une pipe ou une pomme.
Poe « écrit sur les inter-états (interstates) », dit Paul Auster. Et jouant
sur le mot interstate qui signifie aussi autoroute : « c’est juste une narration
roulante (just a rolling narrative) », ajoute-il, la plupart du temps
débarrassée des dialogues et des descriptions de ce qu’on appelle le réalisme
contemporain.1 La narration de Poe roule telle une logique implacable d’un
état de l’être à l’autre, même quand cette logique se dissimule telle sa
« lettre volée » dans une énigme que le texte ne semble pas résoudre mais au
contraire opacifier, brouiller voire disperser ainsi que dans The Narrative of
Arthur Gordon Pym of Nantucket, où le récit est entrecoupé de passages
documentaires longs comme des traversées encombrées d’interminables
banlieues de la littérature et parcourt de nuit des énigmes violemment
éclairées par les phares du véhicule, d’autant plus incompréhensibles que le
reste du paysage reste plongé dans la nuit noire ou dans un épais brouillard,
tel celui qui fait mur à la fin du roman.
Nous émettons ici l’hypothèse que cette association de discours et de
registres, documentaire-explicatif et narratif-fantastique, aussi incongrue
d’un point de vue structurel et stylistique que celle d’un parapluie et d’une
machine à coudre, loin d’être une maladresse de l’auteur, vise, tels
l’insertion dans cette thèse de littérature de chapitres ou sous-chapitres à
1
Paul AUSTER en conversation avec Isaac GEWIRTZ à la New York Public Library le 16
janvier 2014, youtube.com
322
1
Jack KEROUAC, Lonesome Traveller, New York, McGraw Hill, 1960. Trad. de l'anglais
par Jean Autret : Le vagabond solitaire, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 1969.
Rééd. de deux des nouvelles de ce titre : Le vagabond américain en voie de disparition,
précédé de Grand voyage en Europe, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 € n° 3695, 2002, p. 18
2
STENDHAL, Le Rouge et le Noir, Paris, Levasseur, 1830, épigraphe du chapitre V
323
1
« If it is any point requiring reflection, (…) we shall examine it to better purpose in the
dark ». Edgar POE, « The Purloined Letter », Philadelphie, The Gift for 1845, 1844 ; in
Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p. 208
2
« Le reflet de votre personne dans ce miroir-là. » Edgar POE, « Mystification », in Tales
of the Grotesque…, op .cit. ; in Complete Tales..., op.cit., p. 357
324
(his spirit departed), rappelant le mot de saint Paul (écrit en grec) selon
lequel « la lettre tue, l’esprit vivifie »1, c’est-à-dire : le salut est de lire non à
la lettre mais dans l’esprit de la lettre -, avalé par l’abîme comme Jonas par
la baleine, Edgar Allan Poe, alias Arthur Gordon Pym, ne devrait pas
pouvoir en revenir. Or il en revient (sans son compagnon au nom de disciple
multiple de Jésus, Peters), et raconte. Tout, sauf ce qui s’est passé entre
l’abîme et le présent recouvré. La peuplade-alphabet, la lettre à-la-lettre a
voulu le tuer. Qu’est-ce qui a pu le sauver, sinon cette figure « de la
blancheur parfaite de la neige » (of the perfect whiteness of the snow) qui
s’est dressée sur la chaîne de montagnes vaporeuse (the range of vapor),
aussi vaporeuse que les montagnes rendues comme de la laine cardée
prophétisées par le Coran pour le jour de l’abîme et de la résurrection 2
(Coran connu de Poe), aussi embrumée que la montagne où Moïse partit à la
rencontre de la face de Dieu3, cherchée par tous les prophètes ? Cela se
passe dans le roman un 22 mars – date pascale – dans la région de nouveauté
et d’étonnement, d’émerveillement (region of novelty and wonder) où ils
sont entrés le premier du mois, selon le journal de bord.
Dans quelle veine littéraire sommes-nous là ? L’écriture de Poe est
comparable à l’eau de ces îles noires, à la fois limpide, fluide et « pour la
consistance, semblable à celle d’une épaisse infusion de gomme arabique
dans de l’eau commune »4, c’est-à-dire semblable à une gélatine. Parmi les
nombreux usages, notamment alimentaires et thérapeutiques, de la gomme
arabique, on peut noter qu’elle entre dans la composition de certaines
peintures, de colles, et aussi d’encres. Le mot gomme (gum) renvoie par
ailleurs à la fonction d’effaçage, et arabique aux caractères sémitiques plus
1
2 Corinthiens 3, 6
2
Coran, sourate 101, Al-Qari, « Le Fracas » (appellation métaphorique de la résurrection),
versets 5 (pour les montagnes) et 9 (pour l’abîme)
3
Exode 24, 15
4
Edgar POE, Narrative of..., in Complete Tales…, op.cit., chapitre XVIII, p. 852
326
tard trouvés dans les grottes de l’île, et plus généralement aux arabesques
mentionnées plus haut. Dans « La Chute de la Maison Usher », le portrait
que Poe fait de Roderick Usher mentionne « un nez de type délicatement
hébreu », le « changement » des « traits » du personnage et ses « cheveux
soyeux » qui forment un « effet d'arabesque » que le narrateur n’arrive pas à
relier « à quelque idée de la simple humanité »1. Il est question de changeant
et de soie aussi pour qualifier l’eau de Tsalal (a changeable silk). Ce
personnage et cette eau appartiennent bien au domaine de l’écrit, ou, comme
le dit Magritte, de la reproduction interdite. Ceci n’est pas un homme, ceci
n’est pas une eau. Jean Ricardou l’a vu, les aventures d’Arthur Gordon Pym
sont un « Voyage au bout de la page ».2 Son interprétation de « la plus
singulière propriété de l’eau » est très formaliste :
l’intérieur d’une veine voit la veine se refermer aussitôt sur elle, dit Poe :
tout forme donnée comme unité de sens demeure entière en vertu de son
sens. Cette eau figure à la fois la forme et le fond, la matière et le sens. La
forme est changeante, la matière est tranchable ; le fond, le sens, le noyau de
l’affaire sont insécables – et « le phénomène de cette eau », dit Poe,
résumant son destin d’écrivain, était le « premier anneau défini de cette
vaste chaîne de miracles apparents dont j’étais destiné à être à la longue
encerclé ».1 Encerclé comme le marin pêcheur de « A Descent into the
Maelström », aspiré toujours plus profondément par le tourbillon ouvert
dans l’eau des lettres vers le noyau secret du sens.2 La vérité est au fond du
puits, selon Démocrite. Et le puits, par les mécanismes conjugués de
l’espace et du temps, peut supplicier, comme est supplicié le prisonnier de
l’Inquisition dans la nouvelle « Le Puits et le Pendule ». Là encore le
narrateur en réchappe, conjurant le sort de Poe. Ce ne sera pas le cas du
narrateur du « Manuscrit trouvé dans une bouteille » qui écrit avant de
disparaître en laissant son message à la mer :
1
Edgar POE, Narrative of..., op.cit.,in Complete..., op.cit., chapitre XVIII, p. 852
2
Edgar POE, « A Descent into the Maelström », Graham’s Magazine, 1841. Voir le passage
traduit dans la section Traductions.
3
Edgar POE, « Message found in a Bottle », Baltimore Saturday Visiter, 1833 ; in
Complete…, op.cit.,, p. 124
328
– que le temps, pas plus que la lame d’un couteau, ne saurait dissocier de
lui-même, toujours déployable à l’infini, engendrant sa descendance et sa
lumière tout en restant maître de ce qu’il attire et de ce qui le pénètre. La
dernière page du livre se tourne et se referme sur le lecteur. Comme la figure
qui se dresse finalement devant Arthur Gordon Pym, elle est blanche ;
quelque chose a sombré mais lui est de nouveau vivant.
329
1
Djalâl-od-Dîn RÛMÎ, Mathnawî, op.cit., IV, 1426
2
Arthur RIMBAUD, Illuminations, texte établi par Félix Fénéon, notice par Paul
VERLAINE, Paris, Publications de la Vogue, 1886 ; publication partielle complétée in
Poésies complètes, avec préface de Paul VERLAINE et notes de l’éditeur, Paris, Léon
Vanier, 1895 ; première et d’autres éditions sur wikisource.org. On retrouvera aisément les
textes des Illuminations évoqués dans n’importe quelle édition, par leur titre.
330
1. « Après le déluge »
Voyons « Après le déluge », le poème en prose qui ouvre les
Illuminations, recueil factice comme le dit Eddie Breuil1. Ce texte nous
paraît dès lors avoir, comme au moins une partie du recueil, toutes les
chances d'avoir été écrit par Germain Nouveau plutôt que par Arthur
Rimbaud. Attribué à Rimbaud sans preuves, ce poème fait partie de ceux qui
détonent grandement du style et du genre du recueil précédent, celui-là
publié par Rimbaud lui-même, Une saison en enfer.2
Avant d'essayer de le démontrer, il faut le sentir, par tous les sens :
c'est une question de lumière, de parfums, de sons, de goût, de toucher. Une
grande partie des Illuminations, dont « Après le déluge », appartient à
l'univers novelien, sent Germain Nouveau, poète de Provence, « fils de vrais
soleils », comme il se définit dans une lettre du 27 juillet 1875 à Jean
Richepin.3 Un homme sensuel jusque dans sa mystique, amoureux réel des
femmes, du théâtre et de la peinture, expérimentant tout, touchant –
littéralement - à tout, goûtant les paysages lumineux, le Sud, les
architectures étagées et colorées telles qu'en peinture ou en nature dans son
pays natal où Cézanne n'en finit pas d'essayer de saisir la montagne Sainte
Victoire, la flore odorante – tout cet univers provençal portant sa
contrepartie, la mort, comme le développa plus tard, entre autres, un
1
« Les Illuminations sont un recueil non autorisé réunissant des manuscrits non signés
portant les mains de Nouveau et de Rimbaud transcrits entre 1873 et 1874. Pour ce recueil,
rien n’est sûr : ni le titre, ni le contenu, ni le classement des textes. » Eddie BREUIL, Du
Nouveau chez Rimbaud, Paris, Honoré Champion, 2014, p.15
2
Arthur RIMBAUD, Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique (M.-J. Poot et
compagnie), 1873
3
LAUTRÉAMONT, Germain NOUVEAU, Œuvres complètes, éd. de Pierre-Olivier
Walzer, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 825-826
331
1
Lawrence DURRELL, Caesar's Vast Ghost, Aspects of Provence, New York, Arcade
Publishing (Little, Brown & Co.), 1990. Trad. de l'anglais par Françoise Kestsman :
L'ombre infinie de César. Regards sur la Provence, Paris, Gallimard, 1994 ; rééd. coll.
Folio n° 2824 , 1996
2
Germain NOUVEAU, Valentines et autres vers, texte établi par Ernest Delahaye, Paris,
Albert Messein, 1922, p. 213-217 ; wikisource.org
332
des reines »1, même sorcières et allumant leurs braises dans « le pot de
terre » de l'homme, du poète homme et condamné à ignorer ce que sait la
femme.
Comment ont travaillé les deux poètes, lors de leur cohabitation à
Londres ? Faut-il attribuer tel texte à l'un, tel autre à l'autre ? Ou y a-t-il eu,
en plus de l'influence réciproque, collaboration lors de séances orales ou de
recopies des textes – le caractère pré-surréaliste des Illuminations laissant
entrevoir un possible travail en commun, comme ce fut le cas pour Breton et
Soupault dans l'écriture des Champs magnétiques ?2 À lire certains textes
des Illuminations, à les entendre, on a l'impression que le travail a même pu
parfois prendre une forme proche de celle d’un cadavre exquis sans
occultation des mots précédents, chacun ajoutant sa vision, sa phrase, à celle
de l'autre, et conduisant le poème à son terme dans cette alternance.
Quoiqu'il en soit, ce que cherchera toujours Nouveau, qui me paraît
plus que possiblement l'auteur ou le co-auteur de bien d'autres fameux textes
des Illuminations, comme les Villes (comparer par exemple dans Les notes
parisiennes de Nouveau des images telles que : « Le plafond s'effondre en
fleurs idéales » à, dans « Villes [II] » : « L'écroulement des apothéoses »)
mais aussi « Being Beauteous », « Bottom » (et autres textes qui parlent de
femmes avec une familiarité peu vraisemblable de la part de Rimbaud) ou
« Aube », c'est, comme il le dit aussi dans Valentines :
1
Ibid., « Sphinx », p.76
2
André BRETON et Philippe SOUPAULT, Les Champs magnétiques, Paris, Au sans pareil,
1920
3
Germain NOUVEAU, Valentines…, op.cit., p. 66
333
2. « Parade »
Voyons « Parade ». En jaillissant de son opacité, le sens de ce poème
énigmatique incline à l'attribuer plutôt à Rimbaud, en regard de son histoire,
de sa « saison en enfer » avec Verlaine. Qui sont donc les « drôles très
solides » dont « plusieurs ont exploité vos mondes », qui sont « sans
1
André BRETON, Flagrant délit : Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du
truquage, Paris, Thésée, 1949. Cité par Marc EIGELDINGER, Mythologie et
intertextualité, Genève, Éditions Slatkine, 1987, p. 181. L’auteur dit aussi, p. 180, que les
deux poètes ont opté « pour le risque de l’aventure, la volonté de vivre la poésie et de
l’envisager comme un mode supérieur de l’existence » ; et, p. 182, note que Nouveau dans
Le Baiser (III) « affirme que “tout fait l’amour”, entre autres “le soleil avec la mer”,
comme un écho de cette vision de l’Éternité, telle que Rimbaud la perçoit : (…) “C’est la
mer allée / Avec le soleil” »
334
3. « Barbare »
Voyons « Barbare ».
Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
1
Apocalypse 12
337
4. « Hortense »
Voyons Hortense, dans le fameux poème « H ». Et puisque les poètes
nous intiment, à la fin de ce texte en forme d'énigme : « trouvez Hortense »,
trouvons. Un indice ? Il y en a un dans la première phrase, précisément dans
ses deux derniers mots : « atroces d'Hortense ». Comment cela sonne-t-il à
notre oreille – à notre pavillon ? Un autre indice ? En voici un dans la
dernière phrase, dans ces deux mots : « sol sanglant ».
Quel sol est sanglant ? Celui d'un champ de bataille. Mais encore ?
Celui d'une boucherie. Et quelle langue parle-t-on dans une boucherie ? Le
loucherbem. Un argot des bouchers que Marcel Schwob a étudié, une sorte
de verlan. Ici nos poètes ne pratiquent pas vraiment le loucherbem, mais ils
jouent avec la langue : « atroce/Hortense » est en quelque manière une
inversion des sonorités d'un mot à l'autre. Il faut comprendre que comme
dans « Barbare », les poètes jouent dans ces textes écrits ensemble avec la
langue (les barbarismes peuvent faire partie de ces jeux). « H » se présente
clairement comme un jeu, une devinette. La réalité est voilée par les poètes
en même temps qu'elle est révélée : aux lecteurs de procéder à leur tour au
dévoilement, comme il le leur est demandé : « trouvez Hortense ».
Verlaine a dit que Rimbaud lui avait donné comme titre de l'ensemble
de ces textes à envoyer à Germain Nouveau Illuminations. Qu’il s’agissait
du mot anglais signifiant enluminures. Pour travailler sur ce sujet, nous
avons enluminé, au stylo et aux crayons de couleur, des reproductions des
pages manuscrites des Illuminations. Illuminations sur illuminations,
339
« lumière sur lumière », comme le dit de l’être de Dieu l’un des plus fameux
versets du Coran1 – livre auquel nous faisons allusion car Rimbaud l’a
connu très tôt, bien avant de partir en terres d’islam et de mourir en
prononçant à plusieurs reprises « Allah kerim », l’un des 99 noms de Dieu,
« Le Généreux ». Quoi qu’il en soit, en anglais ou en français, choisi par
Rimbaud et/ou Nouveau ou par Verlaine, ce titre, choisi en tout cas par un
grand poète, scintille comme l’étoile au-dessus de la crèche, comme les
lettres et les dessins dorés dans les manuscrits des textes saints : en faisant
signe qu’il s’agit là d’une scène sacrée. Après la profanation du sacré dans
Une saison en enfer, la sacralisation du profane dans les Illuminations. Ou
plutôt sa sanctification – opération qui opère moins une séparation entre
deux mondes que la métamorphose du profane en un monde unifié par la
grâce poétique, la réunion du discours et du dessin par la puissance
imaginale de la parole.
Nous avons vu que « Barbare » est une évocation – plus barbare
qu'orthodoxe - de l'Apocalypse. Dans le poème « Soir historique » (qui se
trouve deux pages avant « H » dans les éditions actuelles), les évocations
d'événements historiques s'achèvent par une vision apocalyptique emportant
la « chimie sans valeur » qu'est devenu le monde, auquel « le plus
élémentaire physicien sent qu'il n'est plus possible de se
soumettre ». « H » parle d' « hydrogène clarteux » (barbarisme) et on se
souvient que H est la lettre qui en chimie et en physique désigne
l'hydrogène, élément atomique le plus simple, aussi simple que notre
physicien élémentaire. Bien, mais ce n'est pas encore le fin mot de l'affaire.
Illuminations voile un autre mot comme Hortense voile un autre mot.
Hortense vient de hortus qui signifie jardin, nos latinistes le savaient
parfaitement. Qui signifie plus particulièrement jardin clos. Comme l'Éden ?
1
Coran 24, 35
340
1
LECONTE DE LISLE, « La Légende des Nornes », in « Poèmes barbares », in Œuvres de
Leconte de Lisle, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, s. d. (1889?), p. 48-55 ; wikisource.org
341
5. Méthode
« L'aisance de l'un à se couler dans la parole de l'autre pour la
prolonger met en évidence le caractère général des mécanismes mentaux qui
entrent en fonctionnement quand la raison s'assoupit », écrit Marguerite
Bonnet, commentant l'écriture commune par Breton et Soupault des
Champs magnétiques (notice de l'édition en Pléiade). Une voie dans laquelle
les avaient précédés Rimbaud et Nouveau, un printemps de 1874 à Londres.
« Nous t'affirmons, méthode ! » s'écrie le poète des Illuminations dans
« Matinée d'ivresse ». Si je dis ici « le poète », c'est parce que c'est ce que
semble affirmer ce « nous » de « Nous t'affirmons, méthode ! », en écrivant,
quelques lignes plus haut dans le même poème « nous si digne », accordant
le singulier au pluriel (le manuscrit fait preuve d'un s final barré à
l'adjectif) : les deux poètes, le temps du travail en commun, n'en font plus
qu'un.
Nous avons vu que les auteurs de « H » ont dévoilé, tout en le voilant,
leur jeu : il s'agit d'un jeu, et d'une invitation à jouer pour le lecteur, à
déchiffrer l'énigme que sont ces Illuminations. Jeu avec les mots, inversions
et barbarismes donnant la clé de l'ensemble du texte, de l'esprit dans lequel il
a été écrit. Selon Eddie Breuil, Nouveau a eu connaissance en 1906 de la
publication du recueil intitulé Illuminations. Dans l'édition de 1898, dont la
préface comportait alors une parole « apocryphe » (ou non) de Rimbaud,
jugeant ce recueil « absurde, ridicule dégoûtant » - si cette parole n'était en
342
fait pas apocryphe, elle pourrait s'expliquer sans peine par la propension au
voilement et à l'inversion que nous avons vue comme faisant partie du jeu.
Nouveau aurait alors répondu par un poème publié à titre posthume où il
reprenait ces trois adjectifs (« absurde écolier », « ridicule amant »,
« dégoûtant chanteur »). Il y parlait de « note inexacte » et de « vers cirés
par antithèse ». Il y disait aussi : « Vous qui coiffez les gens, vous voilà bien
coiffé ». Qui donc désignait ce vous, sinon Rimbaud et lui-même, Nouveau,
qui par leur méthode avaient coiffé au sens de séduit et dépassé, les gens -
ou encore s'étaient coiffés eux-mêmes d'une tête d'âne, « absurde, ridicule
dégoûtant », comme « Bottom » ? À moins qu'il ne se moque de Rimbaud,
ou de lui-même, finalement occulté dans la publication – tous ces sens ne
s'excluant pas les uns les autres. « Petite veille d'ivresse, sainte ! », est-il
écrit dans « Matinée d'ivresse » « quand ce ne serait que par le masque dont
tu nous as gratifié. » Et aussitôt : « Nous t'affirmons, méthode ! »
S'il est aujourd'hui impossible de savoir quel est, dans les
Illuminations, l'ensemble qui a été œuvré par Nouveau et Rimbaud à
Londres et quelles sont les pièces qui n'en font peut-être pas partie, l'étude
des textes permet cependant de réunir des indices sur la raison pour laquelle
est écrit dans « Vies II », poème précédant de peu « Matinée d'ivresse » :
« Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont
précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de
l'amour ». « À une raison », précédant immédiatement « Matinée d'ivresse »,
commence par cette phrase : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge
tous les sons et commence la nouvelle harmonie ». Mon intuition est que
Rimbaud a inventé de pratiquer une écriture commune avec Nouveau, d'où
« l'harmonie », qui est aussi « clef de l'amour ». « Tous les sons » : les
phrases sortant de la bouche des poètes, et s'harmonisant dans l'écriture.
Dans « Jeunesse IV » il écrit : « Mais tu te mettras à ce travail : toutes les
343
1
Roberto CALASSO, K., Paris, Gallimard, 2005, p. 183-184
348
1
Franz Kafka, Journaux, trad. Marthe Robert, 27 janvier 1922, op.cit., ibid
349
Max Brod raconte que Kafka lui a dit : « Sais-tu ce que signifie la
phrase finale ? J’ai pensé en l’écrivant à une forte éjaculation. »2
Circulation, libération, jouissance. Littéralement folles. Folles, à la
lettre : hors de la commune raison. À la lettre, une circulation folle qui
précipite le texte à sa fin en même temps que le sang précipite l’être de chair
à la jouissance. Proximité immense, simultanéité du sang (de l’écriture ADN
qu’il est) et de la lettre écrite. Comme le dit Rimbaud :
Le bond, le saut, font sortir du rang. Quel rang ? Celui des meurtriers,
mais encore ? Celui de la phrase mensongère, celui des menteurs. Qu’est-ce
que ce mensonge ? Qui ment ? Ni le gardien de la porte de la Loi, ni
l’homme qui attend devant. Ni le tribunal, ni Joseph K. Le mensonge est
dans le rapport de l’homme à la Loi. À l’interdit posé par le père. Et ce
rapport c’est le Verbe. Le Verbe, le sang codé qui préexiste à l’homme et qui
l’a condamné à ne pas pouvoir manger du fruit de l’arbre de vie. Il n’y a pas
de rapport légitime de l’homme à la vie, sauf lorsque la lettre emporte le
sang à sa suite, non dans la mort, comme on le croit trop vite en lisant Le
Verdict, où Georg Bendemann, par une matinée de printemps, se jette à l’eau
dans un éblouissement, mais dans l’autre vie, celle où la Loi n’a plus cours,
1
Franz KAFKA, « Das Urteil », Arkadia, ein Jahrbuch für Dichtkunst, édité par Max Brod
au printemps 1913, P. 53-65. Trad. d’Alexandre Vialatte : « Le Verdict », in Œuvres
complètes t.II, trad. de l'allemand (Autriche) par Jean-Pierre Danès, Claude David, Marthe
Robert et Alexandre Vialatte, éd. de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de
La Pléiade, Paris, 1997, p. 191
2
Cité en note in ibid., p. 883
3
Arthur RIMBAUD, « L’Éternité », in Illuminations, op.cit.
350
où le cours qui règne et court est celui de l’être. Bendemann, comme son
nom l’indique, a « plié l’homme », l’homme condamné par la fatalité – l’a
plié comme le saint dont il porte le prénom a terrassé le dragon, et le pliant,
l’a transformé, métamorphosé, libéré.
Josef K dans Le Procès est l’homme d’avant la parole de Paul de
Tarse qui affirme que la loi du père n’est rien : « La circoncision n’est rien,
l’incirconcision n’est rien »1. Après que l’abbé lui a raconté la parabole de
l’homme devant la porte de la Loi il marche avec lui dans la nuit de la
cathédrale, puis soudain demande si l’entrée est loin et sous prétexte d’avoir
à retourner à la banque s’en va, plein d’inquiétude.
À bien des reprises les personnages de Kafka se font si humbles ou si
petits, cafard, souris, singe, chien, pelote, taupe ou encore champion de
jeûne, artiste de la faim finissant par fondre d’anorexie, que l’on pourrait se
demander s’il ne s’agit pas là d’une tentative pour passer par la porte étroite
du Royaume, à défaut de pouvoir affronter le gardien de la Loi.
Si humbles et méprisables, aussi petits qu’est grande la honte de
l’homme.
La honte de Kafka fut aussi celle d’être juif et de devoir se taire quand
des défilés de brutes passaient sous sa fenêtre en beuglant des slogans
antisémites. D’être pourtant relativement épargné par la violence anti-juive
grâce aux talents diplomatiques de son père qui savait faire oublier un peu
(faire pardonner ?) ses origines, pour la bonne cause de ses affaires de
boutiquier.
Cependant Judas et Pierre étaient chrétiens, et la honte de Kafka est
aussi celle de l’homme d’après Jésus. La honte de Kafka est celle de
l’homme du XXe siècle qui allait laisser faire, qui avec un sentiment
1
1 Corinthiens 7, 19
351
1
Franz KAFKA, « Ein Hungerkünstler », Neue Rundschau, 1922. Un artiste de la faim,
dernières phrases, traduites par nous
354
355
Les quatre W des deux William Wilson d’Edgar Poe font huit V. Le 8
couché est le signe de l’infini, rien ne prouve que Poe y ait pensé pour ce cas
mais tout porte à penser, dans ses personnages et son écriture à la réfraction
en abyme, qu’il n’aurait pas renié cette pensée. Dans la nouvelle de Borges
There are more things, l’ « habitant » secret de l’étrange maison où le
narrateur trouve refuge a pour lit une table d’opération, et pour miroir une
glace en forme de V. « Comment pouvait être l’habitant ? » s’interroge le
narrateur de Borges, qui se demande aussi « de quelle région de
l’astronomie ou du temps, de quel antique et aujourd’hui incalculable
crépuscule » il est sorti. La fin de la nouvelle annonce que le face à face va
avoir lieu, mais le texte s’arrête avant, la représentation, elle, n’aura pas lieu.
Poe a tué le Minotaure, la représentation morbide de l’humain ; Borges à sa
suite, muni du fil d’or, a compris qu’il ne rentrera pas à la maison selon
l’ancienne façon, que la maison est l’univers entier et que l’univers est un
labyrinthe, hanté par la mémoire de l’inhumain mais habitable, explorable.
Dans sa nouvelle Utopie d’un homme qui est fatigué, le narrateur voit,
356
dans un autre monde où le temps est celui de l’éternité, des toiles qui le
mettent mal à l’aise car presque entièrement laissées en blanc. Son hôte lui
explique alors : « Elles sont peintes avec des couleurs que tes yeux anciens
ne peuvent voir ». Puis il lui offre un tableau qu’il aime mais qui, une fois de
retour dans le monde ordinaire, s’avère blanc car peint dans une époque non
encore advenue :
Ulrica était maintenant dévêtue. Elle m’appela par mon véritable nom,
Javier. J’entendis la neige tomber plus dru. Il n’y avait plus ni meubles
ni miroirs. Il n’y avait pas d’épée entre nous deux. Le temps s’écoulait
comme du sable. Séculaire, dans l’ombre, l’amour déferla et je
possédai pour la première et pour la dernière fois l’image d’Ulrica. 2
1
Jorge Luis BORGES, « Utopia de un hombre que esta cansado » in El libro de arena,
Buenos Aires, Emecé, 1975. Trad. Françoise Rosset : « Utopie d’un homme qui est
fatigué », in Le livre de sable, Folio 2003 p. 110 et p.112
2
Jorge Luis BORGES, Ulrica, in El libro de arena, op.cit. Trad. Fr. Rosset : « Ulrica », in
Le livre de sable, op.cit. p.26
357
1
Jorge Luis BORGES, « El otro tigre » in El Hacedor, op.cit. Le poème entier en français
se trouve dans la section Traductions
2
Marcel SCHWOB, Spicilège, Paris, Mercure de France, 1896 ; in Œuvres, texte établi et
présenté par Sylvain Goudemare, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2002, p. 724
358
l’injonction de Kafka selon laquelle « un livre doit être la hache qui brise la
mer gelée en nous »1 :
V. Recherche du blanc
Où, ayant trouvé, par tous les chemins précédemment suivis, la paix
du texte, l’on se dégage aussi de la parole en accompagnant l’instant par
des séries de haïkus, transposés de l’Orient à l’Occident, d’une langue
inconnue à une langue pratiquée ; et en évoquant les déplacements et les
actes de présence poétique et muette de Madame Terre, mesure réinventée
de l’amour.
1
Paul VALÉRY, « Première leçon de cours de poétique », Leçon inaugurale du cours de
poétique du Collège de France, in Variété V, Gallimard, coll. Nrf, 1944 ; in Œuvres t.1
op.cit. [Pléiade ], p. 1342
2
Roland BARTHES, L’empire des signes, Genève, Albert Skira, 1970 ; Paris, Seuil, coll.
Points Essais 2014, p. 113-114
362
1
Yves BONNEFOY, « Le haïku, la forme brève et les poètes français », conférence donnée
au Japon en septembre 2000 : https://terebess.hu/english/haiku/bonnefoy.html
363
renfort d’exercices), et c’est cette coupure sans écho qui institue à la fois la
vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku », écrit Roland Barthes 1.
Bonnefoy ne précise pas en quoi la façon de vivre de Rimbaud se rapproche
de celle des auteurs de haïkus, mais il est aisé de comprendre que l’ascèse
du poète aux semelles de vent (« grand renfort d’exercices » à l’état
sauvage), qui le conduisit à refuser de chercher toute position d’assis à
Paris, et à partir en terres d’Islam où, dépassant la forme brève, il parvint
« où le langage cesse », participe de cette orientation, cet aller à l’Orient. La
révolution poétique de Rimbaud est une réorientation vécue de l’Occident à
l’Orient. Un déplacement du monde de la séparation au monde de l’union.
Voici quasiment un haïku, à ceci près qu’il est quatre temps plutôt qu’à
trois, comme cette autre strophe de l’un des courts poèmes de ses derniers
vers :
1
Roland BARTHES, L’empire des signes, op.cit., p.100
2
Arthur RIMBAUD, « L’Éternité », op.cit.
3
Arthur RIMBAUD, « Fêtes de la faim », in Derniers vers, in Poésies complètes, op.cit., p.
118
4
Émission radiophonique « L’autre scène ou les vivants et les dieux » sur le thème « Le
haïku ou l’illumination de l’instant », par Claude Mettra, France Culture, 28 août 1978
364
Brillante en la nuit,
autour de la terre errante,
lumière d'ailleurs
AUTOMNE
*
*
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*
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*
*
Poires, noix, raisins,
Surabondantes corbeilles,
piques des châtaignes
*
Lever du soleil
debout dans les champignons
cueillis pour la ville
*
Étals, fruits des vignes,
fruits des bois, fruits des vergers,
le sang monte aux joues
*
*
*
*
*
*
368
*
*
*
La saison change
Sur le lac un cygne noir
miroir du soleil
*
Oiseaux migrateurs,
ils transportent la lumière
d'une terre à l'autre
*
Nuit tombée plus tôt
Ses oiseaux invisibles
autant que le jour
*
*
*
L'abeille butine
près de la ruche bien pleine
les dernières fleurs
*
Un têtard tardif
métamorphose en la mare
l'automne en printemps
*
Revenue du nord
la grive danse dans l'air
369
*
*
*
Saison des impôts
Je regarde le facteur
mi-figue mi-poire
*
Les gens promènent
les restes de leur bronzage
au moindre soleil
*
Rentrée des classes
Des étudiants sur des marches
mangent leur sandwich
*
*
*
*
*
*
Murmure la ville.
À l'heure où les jardins ferment,
les employés sortent.
*
Feu sur un chantier.
370
*
*
*
Bitume mouillé
Les roues des vélos chuintent,
luisent en roulant
*
Horloge au rond-point
Veille du changement d'heure
Les voitures tournent
*
Vus de la fenêtre
feuilles rouges et passants dansent
entre sol et ciel
*
*
*
Le temps déménage,
soufflé par le vent, la pluie
lavant tout le reste.
*
J'ouvre les fenêtres
où il frappait, il s'engouffre
et change tout l'air
*
Le vent et la pluie
aux entrailles de la ville
instaurent leur loi
*
*
*
371
Voyageant au ciel
voici l'océan qui passe,
voici son salut
*
Sans sel sans poissons
chaque nuage transporte
sa cargaison d'eau
*
Frisson des racines
buvant au sein de la terre
comblée en automne
*
*
*
HIVER
*
*
*
Lumière cachée
au creux de la grotte, il est
l'heure de sortir
*
Dans le jour très court
la nuit chemine, invisible :
elle se fait belle.
*
L'arbre toujours vert
embaume les intérieurs
attendant la fête
*
*
*
encore, le merle.
*
C'est l'aube, l'étoile
paraît entre les nuées
blanches et disparaît.
*
Bruit tranchant des stores
avant le jour remontés
sur le jour qui vient.
*
*
*
*
*
*
Blancheur étalée
sur le bois à la truelle
la neige d'avant
*
Blancheur débordée
sur le doigt la crème fraîche
de printemps l'hiver
*
Geste de mon bras
distribuant dans le froid
la pure blancheur
*
373
*
*
Souffle à la fenêtre
surexcités les nuages
filent, disparaissent
*
Il éponge le ciel
le vent d'hiver, allumant
la lumière aux murs
*
Son chant donne joie
au cœur qui l'entend partout
pénétrer, sauvage.
*
*
*
La femme se lève
Le vent bouge doucement
L'homme se réveille
*
La fenêtre ouverte
va et vient aux mouvements
du ciel bleu et blanc
*
L'amour dans le corps
La course de la lumière
Les cris d'un oiseau
*
*
*
Lumière du ciel
descendant avec la pluie
La nuit est finie
*
Petit bruit des fruits
se préparant dans la terre
à être bientôt
*
374
*
*
*
PRINTEMPS
*
*
*
Nuit de l'équinoxe
Le monde retient son souffle
embaumé de sèves
*
Matin d'équinoxe
Le monde expire des fleurs
aux branches des arbres
*
L'oiseau sur le toit
le printemps le fait chanter
l'ouvrier aussi.
*
*
*
Rien que la lumière
sur l’herbe reverdissante.
Pas un seul lézard.
*
Rien que les oiseaux,
la rivière en mars. Surgit
un papillon jaune.
*
La brise se lève,
le bateau file. Sur l’eau verte,
nuées couleur perle
375
*
*
*
Vent et giboulée
Dans les branches nues encore
mille gouttes brillent
*
Dans la nuit la pluie
tapote à la vitre. On sent
que le lit s’envole
*
Les yeux clos j’écoute
le merle qui chante à l’aube
parmi les bourgeons
*
*
*
Jeunes Japonaises
sous le cerisier en fleur
Leur langue chantante
*
Fleurs blanches, fleurs roses,
tous les appareils photo
vont aux cerisiers
*
Plus blanche que neige
sa floraison jette au sol
un doux cercle d'ombre.
*
*
*
Cerisiers en fleur
L’un est rose, l’autre blanc
Chaque œil est content
*
Jeune fille en fleur
L’amie la photographie
sous le cerisier
*
376
*
*
*
La lumière blonde
Les roucoulements du ciel
Le vert clair des feuilles
*
La douceur de l'air
monte à la fenêtre ouverte
le parfum des fleurs
*
En paix je respire
toutes les plantes frémissent
en bas dans la cour
*
*
*
*
*
*
Un nuage gris
Une rose à la fenêtre
Pieds nus au jardin
377
*
L'oiseau fait des cris.
L'oiseau se tait. L'oiseau chante.
Il ouvre ses ailes.
*
Des fleurs dans la terre.
Perles d'eau sur leurs pétales.
Un calme royal.
*
*
*
Pluie toute petite
On entend battre le ciel
Avion invisible
*
Rose à la fenêtre
Ses pétales éparpillés
Sur la terre noire
*
Des hommes, des femmes,
et le cri des hirondelles
en préparation.
*
*
*
La verdure ondule
Les feuilles du rosier vibrent
Les martinets crient
*
La lumière bouge
sur les murs de brique rouge
Les nuées naviguent
*
Cris des martinets
Ciseaux dans le ciel de soie
Leur vol en virgules
*
*
*
378
Toute chantonnante
la pluie se glisse au jardin
entre mes oreilles
*
Les tôles frémissent
sous la caresse de l'eau
tombant sur la ville
*
Les racines boivent
à la mouillure du ciel
au creux de la terre.
*
*
*
Odeurs du printemps
aux fenêtres du foyer
les gouttes tapotent
*
Trottine la pluie
Mes bottines mouillées brillent,
claquent dans la rue
*
Averse de mai
Les nuées voilent, dévoilent
une perle d'or
*
*
*
ÉTÉ
*
*
*
*
*
*
Pluie à la fenêtre
mon cœur bondit de jeunesse
je suis éternelle
*
Verdure très mûre
en bas au cœur de la cour
il fait déjà nuit
*
La terre assoiffée
ouvre la bouche et avale
l'eau gouttant du ciel.
*
*
*
*
*
*
Bruit de la souris
trottinant de la mollette
tout près de l'ordi
*
Saveur du cumin
Avec de la mimolette
je mange mon pain
*
*
*
*
*
*
Vendanges dans l'air
Soleil du matin, raisin
Jus chaud sous la langue
381
*
Clairière en montagne
La grange annonce la paille
où faire l'amour
*
Pluie, tonnerre, foudre,
déchirures de lumière
ciel brûlant d'été
*
*
*
Retour au port
Balises jaunes à fleur d'eau
Les oiseaux blancs crient
*
Pin dressé bien haut
Chant doux de la tourterelle
Chahut des geais bleus
*
Herbe pleine d'ombre
Passages de la lumière
entre les arbres
*
Le soleil monte.
Une autre lumière habite
mon corps, le monde.
*
*
*
finit de désintégrer
tous les déchets. Fin.
*
*
*
Avale, dévale
à vélo la longue allée
bordures de fleurs
*
Un martèlement
Les lignes de mon cahier
Un écoulement
*
Un collier de perles
les vagues de l'océan
la course des lettres
*
*
*
Café en godet
orange comme les feuilles
tombant des platanes
*
Mon rouge à lèvres
sur le bord du gobelet
marque la minute
*
Passants, leurs visages
fluant derrière la vitre,
dehors, moi dedans
*
*
*
*
Doucement palpite
sa géométrique voie
triangulatoire.
*
Portant sous les toits
la très antique mémoire
d'une jungle vive.
*
*
*
J'écoute la pluie
son bruit doux dans la couleur
de perle du ciel
*
Des gouttes tapotent
la vitre puis longuement
s'écoulent en dansant
*
La fin de l'hiver
mimosa d'eau et lumière
entre averses brusques.
*
*
*
Évanouie pluie
dans les prairies de girafes
tournesols paissant
*
Fleurettes jolies
s'arqu'encièle la lumière
sous les doigts des pieds
*
Un vers transparent
glisse dans l'éclaboussure
des rosées crachées
*
Éléments mêlés
la langue est le paradis
384
le jardin la langue
*
*
*
VERS LA NEIGE
*
*
*
Survient l'éclaircie
blondeur jouant sur les murs
dressés vers le ciel
*
Des oiseaux, des ombres,
au retour de la lumière
se créent, se déplacent.
*
Des avions, des cloches,
après la pluie le silence
se met à chanter.
*
*
*
Clameurs des rafales
elles parcourent la ville
les âmes chancellent
*
Dans les cheminées
le vent descend, se démène.
Leur tablier tremble.
*
La vigne rougie,
exposée à tous les temps,
s'accroche au vieux mur.
*
*
*
385
*
*
*
*
*
*
*
*
*
Femme nue au lit.
Jupe rose sur la chaise.
Le sommeil attend.
*
Bien après minuit,
la peau douce des bouleaux,
blanche sous la lune.
*
La chouette respire.
Son plumage sous la brise.
Ses petits poumons.
*
*
*
Le vent léger bruisse,
la pluie glisse sur les plumes,
boucle les cheveux
*
Les feuilles descendent,
les pages des livres tournent,
tout se déshabille
*
Dans l'ombre l'esprit
projeté par la fenêtre
fait lever le corps.
*
*
*
Tempête d'automne
En plein milieu de la nuit
Les vieux os tremblent
*
Les morts qui reposent
au cimetière trempé
387
écoutent la pluie
*
Vivante je dors
dans les entrailles du vent
et je me réveille.
*
*
*
Au creux du jardin
parsemé de feuilles mortes
une rose fraîche.
*
Le vent vient et vaque
où les seuls bras nus qu'il reste
sont ceux des statues.
*
Le cuivre verdit
La verdure devient rouge
autour des sculptures
*
*
*
Une à une, gouttes
de pluie sur le pavé gris
mouillent les chaussures.
*
J'entends les nuages
leurs chapelets de mots d'eau
culbutant la terre.
*
Si c'est le vent ou
le lointain bruit de la ville,
qui sait ? Cela chante.
*
*
*
Clarté matinale,
on ne voit pas les étoiles.
388
*
*
*
Glanées dans les rues
feuilles mortes dans un sac
leur odeur sauvage
*
Fin du générique
Le héros mort sort vivant
en nous dans la nuit.
*
Les cris d'une fête.
Le silence des oiseaux.
La lune brillante.
*
*
*
Cloches de l'église
lointaine, j'ai cru entendre
une transhumance.
*
Derrière ses murs
le cimetière résonne
de paix rayonnante.
*
Des croyants répondent
à l'appel sans muezzin
je vais au jardin.
*
389
*
*
*
*
*
Vert, ma joie
Rouge, mon esprit
Or, mon corps
*
Dans mes veines
couleurs de l'automne
voletant
*
Vignes mûres
Pinceaux bien trempés
Écritures
*
*
*
La baleine blanche,
l'habitante de la terre,
souffle sur les eaux.
*
L'oiseau bleu, l'oiseau
poisson, fraie de longs chemins
dans les eaux du ciel.
*
390
Le corps, le cerveau
des mondes, trace et respire
au creux des portées.
*
*
*
391
« When the light of sense goes out, but with a flash that has revealed
the invisible world »1
« L’acte, c’est-à-dire la détermination essentielle, puisqu’un acte est
une échappée miraculeuse hors du monde fermé du possible, et une
introduction dans l’univers du fait »2
« Imaginez une ville où le graffiti ne serait pas illégal, une ville où
tout le monde pourrait dessiner où il veut. Une ville où toutes les rues
seraient couvertes de millions de couleurs et de petites expressions.
Où attendre le bus ne serait jamais ennuyeux. Une ville qui
ressemblerait à une fête où tout le monde est invité, pas seulement les
agents immobiliers et les barons des grosses entreprises. Imaginez une
ville comme ça et arrêtez de vous appuyer sur le mur – peinture
fraîche. »3
1
« Quand la lumière du sens s’en va, mais avec une illumination qui a révélé le monde
invisible » Shakespeare, cité par Roland BARTHES, L’empire des signes, op.cit. p.215
2
Paul VALÉRY , « Première leçon de cours de poétique », in Œuvres t.1, op.cit.,p.1357
392
Trait, trace, tract, portrait, ont une même étymologie. Une même
origine et un même désir : faire acte de présence.
Des engagements physiques supplémentaires à celui de la rédaction ont
participé à l’écriture de cette thèse. Un grand classeur blanc a été rempli de
pages écrites à la main, mêlées de dessins et de collages. Une manière de
portraiturer le travail en cours, à laquelle s’est ajoutée l’aventure d’un
portrait en trois dimensions de ce travail, supporté par un média nommé
Madame Terre.
Madame Terre est faite d’une bouteille en plastique (donc en pétrole,
donc issue des profondeurs de la terre) de vingt-quatre centimètres de
hauteur, remplie d’un peu de terreau, de morceaux de feuilles mortes, d’une
feuille de laurier pour la bonne odeur si on l’ouvre… et d’un petit texte
manuscrit surprise (Madame Terre est une bouteille à la mer). Elle est peinte
à l’acrylique en vert, bleu, rouge, argent, noir, rose, ocre rouge, les mêmes
motifs se répétant sur chacune des quatre faces de son pied et sur son
renflement au niveau supérieur : des lignes, des poissons, des yeux, et des
seins (quatre) qui sont aussi des yeux. Elle est coiffée d’un élastique à
cheveux fleuri autour du col de son bouchon doré.
Je l’ai faite le 5 mars 2014, dans une période au cours de laquelle
j’arpentais la ville en ramassant des morceaux de bois et d’autres objets que
je pourrais peindre, dans une démarche à la fois artistique et politique de
récupération, peignant peut-être l’œuvre que, disait le narrateur de Borges
« quelqu’un peindra, dans des milliers d’années, avec des matériaux
aujourd’hui épars sur la planète »1. Depuis plusieurs années déjà, je
photographiais toutes les œuvres de Street Art que je rencontrais en chemin.
Les grandes fresques mais aussi les tags et les graffitis, inscriptions
3
BANKSY, cité par Fanny CRAPANZANO, Street Art et Graffiti : l’invasion des sphères
publiques et privées par l’art urbain, éditions L’Harmattan, Paris, 2015, p.14
1
Jorge Luis BORGES, « Utopia de un hombre que esta cansado », op.cit., trad. Françoise
Rosset : « Utopie d’un homme qui est fatigué », in Le livre de sable, op.cit, p. 112
393
Coda
1
Alphonse DUPRONT, Du Sacré. Croisades et pèlerinages..., op.cit., p. 14-15
400
1
Psaumes, 8, 4
402
1
Citée par Régine PERNOUD, Hildegarde de Bingen, Éditions du Rocher, 1994 ; Le Livre
de Poche, p. 154
2
Michel FOUCAULT, « Le corps utopique », conférence prononcée sur France Culture le
21 décembre 1966, après une première conférence prononcée dans le même cadre le 7
décembre précédent, « Les Utopies réelles ». Le texte des deux conférences a été publié
sous le titre Le Corps utopique, les Hétérotopies, Fécamp, Éditions Lignes, 2009 ; puis
réétabli in Œuvres, II, sous la dir. de Frédéric Gros, avec la collab. de Philippe Chevallier,
Daniel Defert, Bernard E. Harcourt, Martin Rueff, Philippe Sabot et Michel Senellart, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2015, p. 1251 pour l’extrait cité.
403
Les choses se logent dans notre tête, et nous les trouvons là, dans cette
caverne habitée où nous les regardons, par les deux ouvertures, par nos deux
yeux qui unissent le paysage mental, le mythe et la pensée, l’étude et
l’élaboration, la réflexion et la fiction, entrées et sorties d’un seul et même
être que nous appelons humain quoique ce soit sans doute un au-delà de
l’humain qu’il cherche et qu’il trouve en le faisant, en le poétisant. Ainsi que
l’écrit Alexandre Grothendieck, la gestation d’une nouvelle vision, d’une
vision agrandie du réel, se produit à l’intérieur, c’est là qu’il faut aller la
chercher, et de là, l’exprimer, la sortir :
Quant à exprimer une grande idée, « la dire » donc, c’est là, le plus
souvent, une chose presque aussi délicate que sa conception même
et sa lente gestation dans celui qui l’a conçue - ou pour mieux dire,
ce laborieux travail de gestation et de formation n’est autre
justement que celui qui « exprime » l’idée : le travail qui consiste à
la dégager patiemment, jour après jour, des voiles de brumes qui
l’entourent à sa naissance, pour arriver peu à peu à lui donner forme
tangible, en un tableau qui s’enrichit, s’affermit et s’affine au fil des
semaines, des mois et des années.1
1
Des milliers d’ossements de porcs âgés de six mois ont été retrouvés sur le site, témoigne
Mike Parker Pearson dans Enquêtes archéologiques. Les bâtisseurs de Stonehenge,
documentaire cité.
405
changé, et n’osant pas réciter son poème, ne s’y décidant que sur l’insistance
du roi : il consiste en un seul mot (que Borges ne dévoile pas). Le poète et
son roi murmurent ce mot, puis le roi offre au poète un dernier don : une
dague. Avec laquelle le poète se tue, tandis que le roi se fait mendiant, errant
sur les routes du pays qui fut son royaume.1
Si l’accomplissement de la poésie se trouve dans la réduction des
mots, nous voulons bien aller y voir, mais nous ne souhaitons pas pour
autant en rester là. Nous ne souhaitons pas finir comme dans le conte de
Borges dans la mort ou dans l’errance sur des chemins qui ne mènent nulle
part. « Ceux qui errent ne sont pas tous perdus », a dit Tolkien. Nous
apprécions l’errance, qui déshabitue et réveille, mais nous ne souhaitons pas
finir perdus, nous ne souhaitons pas finir. Nous sommes bien partis de ce
centre, de ce plus petit que sont les plus anciens signes laissés par des proto-
humains, nous avons bien déroulé à travers les millénaires et les siècles
notre réflexion, et nous nous sommes retrouvés, plutôt que dans l’infiniment
grand du temps, dans son infiniment petit, son présent infinitésimal. Partis
d’un temps d’avant les mots, nous sommes arrivés au rassemblement de tous
les temps dans la réduction des mots à leur minimum, ou dans leur
dépassement par la seule présence d’un signe investissant tel espace à tel
moment, de façon éphémère et pleine comme un œuf.
L’œuf est une conclusion, une clôture. Une clôture parfaite dont le
propre est de nourrir, construire et développer ce qui va le briser, ouvrant de
nouveau l’ellipse du temps. Dans « Le conte des œufs »2, Marcel Schwob
raconte l’histoire de trois princesses : la première est belle, la deuxième a de
l’esprit, la troisième est sage. Ces trois sœurs rencontrent une vieille femme
qui leur offre « trois œufs entièrement semblables ; ils contiennent le
1
Jorge Luis BORGES, « El espejo y la máscara », in El libro de arena, op.cit. « Le miroir
et le masque », in Le livre de sable, op.cit, p.85
2
Marcel SCHWOB, « Le conte des œufs », in Cœur double, Paris, Ollendorff, 1891 ;
wikisource.org
407
bonheur qui vous est réservé dans votre vie ; chacun d’eux en renferme une
égale quantité ; le difficile c’est de le tirer de là ». La belle jouit aussitôt de
son œuf en le cuisinant et en le mangeant. La spirituelle vide savamment son
œuf en y faisant deux petits trous, le suspend, et jouit d’admirer la lumière
qui s’irise en couleurs mouvantes dans la transparence de la coquille. La
sage glisse son œuf dans le nid d’une poule de faisan qui couve. Et, « le
nombre de jours voulu s’étant écoulé, il en sortit un oiseau extraordinaire,
coiffé d’une huppe gigantesque, aux ailes bariolées, à la queue parsemée de
taches étincelantes. Il ne tarda pas à pondre des œufs semblables à celui
d’où il était né. »
J’en ai le sentiment, nous avons joui de notre œuf, ou de nos mille et
trois œufs, de toutes ces façons possibles : les goûtant et les consommant
dans la lecture, contemplant savamment la lumière à travers eux, et les
voyant se changer dans notre esprit, par notre science et notre patience, en
oiseau gigantesque aux ailes bariolées. Partis d’une coquille préhistorique
gravée, nous voici arrivés dans cette coquille préhistorique qu’est notre
conclusion. Préhistorique car, nous allons le voir, elle préside à une histoire.
Notre cheminement tient du ruban de Möbius, sauf que nous ne tournons pas
sans fin dans la nuit ni ne finissons consumés par le feu, comme le dit en en
palindrome latin Guy Debord1 : le ruban sur lequel nous évoluons a bien
davantage de dimensions que celui de Möbius. Si bien que nous ne
repassons jamais exactement aux mêmes points, les courbures de l’espace-
temps changeant continuellement le paysage. Ce qui semble fermé s’ouvre,
et de même que nos ancêtres gravèrent des signes sur les coquilles ou à
l’intérieur de ces autres coquilles que sont les grottes, un poussin de signes a
grandi dans notre thèse, et voici que, frappant en sa conclusion, il la fend et
en sort, tel Athéna de la cuisse de Zeus, ou Ulysse de la pensée d’Athéna-
1
DEBORD Guy, In girum imus nocte et consumimur igni, film de 95 minutes réalisé en
1978, sorti en salles en 1981
408
1
Paul VALÉRY, « Au sujet d’Eurêka » (étude dédiée à Lucien Fabre), in Œuvres
complètes, Pléiade 1, p. 857
409
410
411
FACE B : POÏÉTIQUE
Traductions
Fiction(s)
412
413
HÉRACLITE
Pour les éveillés le monde est à la fois un et commun à tous, mais les
endormis, à l'inverse, se tournent chacun vers leur propre monde.
Plutarque, De la superstition, 3, 166 c
L'homme est entendu par le divin comme un enfant en bas âge, ainsi
que l'enfant par l'homme.
Origène, Contre Celse, VI, 12
1
Voir la bibliographie pour les dates des auteurs ou les références des ouvrages et des
extraits traduits dans cette section
416
Les porcs se réjouissent plus dans le bourbier que dans l'eau pure.
Clément d'Alexandrie, Stromates, I, 2
(Borboros, le bourbier, se retrouve dans borborygmos, bruit des
intestins. Les consommateurs se réjouissent plus au bruit de leurs intestins
qu'à celui de la parole de vérité).
Une fois nés, ils veulent vivre et toucher leurs parts du sort, et
laissent derrière eux des enfants destinés aux sorts.
Clément d'Alexandrie, Stromates, III, 14
(Ne restez pas derrière eux).
THALÈS
35
Le plus ancien des êtres est Dieu ; car il est inengendré.
Le plus beau est le cosmos ; car il est poème de Dieu.
Le plus grand est le lieu ; car il comprend tout.
Le plus fort est la nécessité ; car elle a force de loi sur tout.
Le plus sage est le temps ; car il met tout au jour.
36
À qui lui demandait qui était venu le premier, la nuit ou le jour, « La
nuit », dit-il, un jour précédent ».
37
Qui a un heureux sort ? Celui qui a un corps sain, une âme facile et
une croissance bien élevée.
Diogène Laërce
*
418
3
… Le soi c'est de percevoir, de même que d'être.
4
Mais regarde en esprit ce qui est absent aussi solidement que ce qui est
présent.
Car tu ne sépareras pas ce qui est de ce qu'il est,
afin qu'il ne se disperse en tout partout selon l'ordre des choses,
ni ne se condense.
5
Cela m'est commun,
d'où je commence ; car j'y retournerai de nouveau.
6
Il faut donc dire et penser ce que peut être ce qui est : car il est être,
alors que le rien n'est pas ; voilà ce que je t'exhorte à considérer.
C'est pourquoi tout d'abord je t'écarte de cette voie de recherche,
et ensuite, de la contrefaçon de voie que les mortels qui ne voient rien
se font, doubles têtes qu'ils sont. Car l'impuissance dans leurs
poitrines dirige leur esprit vacillant ; et ils se laissent porter,
sourds et tout autant aveugles, ébahis, masses confuses
pour qui se valent se trouver là et ne pas être, ceci
et son contraire : le chemin de tous revient en arrière.
7
Or jamais l'être ne pourra être soumis aux choses qui ne sont pas.
De ton côté donc, écarte ta pensée de cette voie de recherche.
Et que l'habitude si ancrée ne te fasse pas tomber malgré toi dans cette
voie,
420
8
Seule reste donc la voie de ce message :
il y a quelque chose. Sur elle sont des signes
très nombreux que ce qui est, est inengendré et impérissable,
intègre en tous ses membres, sans tremblement ni fin,
et ne fut ni ne sera car il est tout entier en même temps au présent,
un, continu. Quelle génération lui chercherait-on ?
Où et d'où aurait-il grandi ? De ce qui n'est pas ? Non, je ne te laisserai
ni le dire ni le penser : on ne peut dire ni penser
qu'il est comme il n'est pas. Car alors, quelle nécessité l'aurait fait se
lever,
après ou avant, s'il venait de rien, pour pousser ?
Ainsi faut-il qu'il soit là complètement, ou pas du tout.
Il n'est pas non plus divisé, puisqu'il est tout entier identique.
Il n'y a rien de plus, ce qui lui ôterait sa cohésion,
ni rien de moins, car il est tout entier plein de ce qu'il est.
Tout y est communion, car ce qui est approche ce qui est.
9
Mais puisque toute chose a été nommée lumière et nuit,
et ce, d'après sa puissance en ceci ou en cela,
tout est à la fois plein de lumière et de nuit sans lumière,
l'une et l'autre égales puisque avec ni l'une ni l'autre il n'est rien.
422
10
Tu verras l'éther et la nature, et dans l'éther tous
les signes, et le pur et saint flambeau
du soleil à l'action invisible, et d'où ils proviennent ;
tu apprendras les périples de la lune circulaire
et sa nature, tu verras aussi le ciel qui entoure tout,
d'où il est né, et comment la Nécessité qui le conduit l'a obligé
à servir de terme aux astres.
11
Comment la terre, le soleil et la lune,
l'éther commun, la Voie Lactée, l'Olympe
ultime et l'âme ardente des astres, se sont élancés
dans le devenir.
12
Les lieux les plus étroits sont pleins d'un feu sans mélange,
les suivants sont pleins de nuit, puis vient le tour de la flamme.
Au milieu d'eux est la divinité qui tout gouverne.
Car elle préside au terrible enfantement et au coït,
envoyant la femelle se mêler au mâle et réciproquement,
le mâle à la femelle.
13
Oui, le tout premier de tous les dieux qu'elle médita, ce fut Éros.
14
Brillante en la nuit,
autour de la terre errante,
lumière d'ailleurs.
15
Toujours jetant ses regards vers la lumière du jour.
15a
Dire la terre enracinée dans l'eau.
16
Comme chacun conduit le mélange de ses articulations si mobiles,
ainsi l'esprit se présente en l'homme. Car ce qui pense
en l'homme est de la nature de ses articulations,
pour tous et pour tout ; et l'entier est la pensée.
423
ÉPICTÈTE, Entretiens 2
SOPHOCLE, Antigone
Strophe 1
Il y a bien des merveilles, mais
nulle n'est plus grande que l'homme !
Sous les vents, sous les pluies, il s'avance,
franchissant la mer couleur de plomb
qu'il traverse en chevauchant la houle.
Et la plus puissante des dieux, Terre,
424
l'impérissable, l'infatigable,
son soc la travaille, la retourne,
an après an, avec son cheval.
Antistrophe 1
Quant aux oiseaux au vol léger, l'homme
ingénieux dans ses panneaux tissés
les attire, les prend au filet,
comme aussi les espèces animales
sauvages et celles de la mer.
Il maîtrise par ses inventions
les bêtes qui vont par les montagnes
et il placera le joug sur le cou
du cheval à l'épaisse crinière
comme à l'inébranlable taureau.
Strophe 2
Il s'est appris la parole, la haute
pensée et l'art de diriger
la cité. Plein d'ingéniosité,
il s'est abrité du gel, des pluies
dans des lieux sinon inhabitables,
que rien n'entrave son avenir.
La seule chose qu'il ne peut fuir,
c'est Hadès ; mais quant aux maladies
qui désemparent, il a médité
des remèdes pour en réchapper.
Antistrophe 2
Savant et inventif en techniques
plus qu'il ne l'espère, il se conduit
tantôt mal, tantôt honnêtement.
Qui respecte les lois du pays
et la justice des dieux est grand
dans la cité ; mais qu'il soit banni,
celui qui, à force d'impudence,
se déshonore. Que je ne sois
ni de la maison ni de l'esprit
de celui qui se conduit ainsi !
425
*
Traduction 6, du grec ancien
PLUTARQUE, De la superstition
- Et combien !
- Et s’ils s’honoraient et se louangeaient les uns les autres, s’ils
accordaient des privilèges à l’observateur le plus pointu des choses qui
passent, à celui qui se souviendrait le mieux de quelle ombre passe
habituellement devant ou derrière ou en compagnie, et serait ainsi le mieux à
même de deviner laquelle allait arriver, les envierait-il, jalouserait-il ceux
qui parmi ces gens-là sont honorés et puissants ? Ne préférera-t-il pas plutôt,
de toute son âme, comme le dit Achille dans Homère, se retrouver
cultivateur au service d’un autrui déshérité, et supporter n’importe quoi
plutôt que de vivre et de penser comme les morts ?
- Oui, je suis de ton avis, il assumera toute condition plutôt que de
vivre ainsi.
(…)
- Et s’il lui fallait de nouveau lutter ardemment avec ceux qui sont
toujours enchaînés pour dire ce qu’il en est des ombres (…) ? S’il
entreprenait de les délivrer et de les élever, alors qu’ils auraient le pouvoir
de le tenir entre leurs mains et de le condamner à mort, ne l’élimineraient-ils
pas ?
- Si, assurément.
Traduction 8, du latin
*
Traduction 9, de l’hébreu
Bible, Exode, 15
1. Alors auront, eurent à chanter Moïse et les fils d’Israël ce chant via
le Seigneur. Ils dirent via dire :
« Que je chante via le Seigneur !
il est monté, il est monté,
cheval et cavalier dans la mer il a jeté !
2. Ma force, un chant, Yah ! Via lui il fut, mon salut !
Lui, mon Dieu, je le louange, Dieu de mon père, je l’exalte !
3. Le Seigneur est un guerrier, Seigneur est son nom !
4. Chars de Pharaon et son armée, dans la mer il les a jetés !
L’élite de ses officiers s’est enfoncée dans la mer du Roseau,
5. les abîmes les couvrent,
ils ont coulé aux profondeurs comme une pierre.
6. Ta droite, Seigneur, magnifique en puissance,
ta droite, Seigneur, brise l’ennemi.
7. Dans la profusion de ta majesté, tu détruis ceux qui se dressent
contre toi,
tu envoies le feu de ta colère, il les mange comme du chaume !
8. Au souffle de tes narines, s’avisèrent les eaux,
s’enflèrent comme une digue les ondes,
se figèrent les abîmes dans le cœur de la mer !
9. L’ennemi disait :
Je poursuivrai, j’atteindrai,
je partagerai le butin,
je m’en remplirai l’âme,
je viderai mon épée,
ma main les ruinera !
10. Tu fis souffler dans ton esprit,
la mer les couvrit,
ils sombrèrent comme du plomb
dans les eaux formidables.
11. Qui est comme toi parmi les dieux, Seigneur ?
Qui est comme toi magnifique en sainteté,
429
terrifiant de gloire,
faisant merveille ?
12. Tu as étendu ta main,
le pays va les engloutir.
13. Tu as dirigé dans ton amour
ce peuple que tu as racheté,
tu l’as conduit par ta puissance
vers ta demeure sainte.
14. Ils ont entendu, les peuples,
ils frémissent !
Une douleur saisit
les habitants de Philistie.
15. Alors sont troublés
les maîtres d’Édom,
les puissants de Moab,
un tremblement les saisit,
ils fondent tous, les habitants de Canaan.
16. Tombent sur eux
épouvante et terreur,
dans la grandeur de ton bras
ils sont muets comme la pierre,
tant que passe ton peuple, Seigneur,
tant que passe ce peuple que tu as acquis.
17. Tu les emmèneras, les planteras
dans la montagne, ta possession,
lieu que tu as créé, Seigneur,
via ta demeure,
sanctuaire, mon Seigneur,
fondé de tes mains !
18. Le Seigneur règne via l’éternité, à jamais. »
19. Car est entré le cheval de Pharaon, son char et son armée, dans la
mer, et il a fait retourner sur eux, le Seigneur, les eaux de la mer, et les fils
d’Israël ont marché à pied sec au milieu de la mer.
20. Alors Marie, la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en sa main un
tambourin, et sortirent toutes les femmes à sa suite, dans les tambourins et
les danses du pardon.
21. Et Marie leur entonna :
430
Évangile de Marc, 6
JEAN RENART
SHAKESPEARE
Sonnet 15
Sonnet 21
Sonnet 51
*
435
GIACOMO LEOPARDI
WILLIAM BLAKE
…
Abstinence sème du sable partout
Aux membres rutilants et aux cheveux de feu,
Mais Désir Gratifié
Y plante fruits de vie & beauté.
…
C’est une Tête de bois celui qui veut une preuve de ce qu’il ne perçoit,
Et c’est un Fou celui qui essaie de faire que cette Tête de bois croie.
…
Grandes choses adviennent quand se rencontrent Hommes et
Montagnes ;
Et non pas au Coude à coude dans la Rue.
…
Je vous donne le bout d’un fil d’or :
Roulez-le simplement en pelote,
Il vous conduira à la Porte du Paradis
Bâtie dans le mur de Jérusalem.
EDGAR POE
Le Corbeau
Saisi dans le calme rompu par une réponse d’un si frappant à-propos,
« Sans doute », dis-je, « ce qu'il profère est son seul répertoire,
l’unique propos
Hérité de quelque malheureux maître que le désastre traître
Talonna toujours plus, jusqu'à ce que de ses chants il emporte
Tout espoir, le changeant en refrain funèbre qu’il porte
De « Jamais-plus d’encore ».
EDGAR POE
était clair, les vents étaient tombés, la pleine lune se couchait rayonnante à
l’ouest, quand je me retrouvai à la surface de l’océan, directement en vue
des côtes de Lofoden et au-dessus de l’endroit où le Moskstraumen s’était
produit.
C’était l’heure de l’accalmie, mais par suite de l’ouragan des vagues
hautes comme des montagnes soulevaient encore la mer. Je fus porté
violemment dans le canal du Ström et en quelques minutes projeté sur la
côte, dans les pêcheries. Un bateau me recueillit, fatigué, épuisé, et
maintenant que le danger était passé, laissé sans voix par le souvenir de cette
horreur. Ceux qui me tirèrent à bord étaient de vieux camarades, mes
compagnons de tous les jours, mais ils ne me reconnaissaient pas plus qu’ils
n’auraient reconnu un voyageur venu du monde des esprits. Mes cheveux,
qui la veille étaient d’un noir de corbeau, étaient aussi blancs que vous les
voyez maintenant. Ils dirent aussi que mon visage avait complètement
changé d’expression. Je leur racontai mon histoire, ils ne voulurent pas y
croire. Maintenant c’est à vous que je la dis, sans espérer vraiment que vous
lui accorderez plus de crédit que les joyeux pêcheurs de Lofoden.
EDGAR POE
Tout le temps d'un jour morne d'automne, sombre et sans bruit, où les
nuages pendaient, oppressants, bas dans les cieux, j'avais chevauché, seul, à
travers une contrée singulièrement triste. Et finalement je m'étais retrouvé,
alors que s'avançaient les ombres du soir, en vue de la mélancolique maison
Usher1. Je ne sais comment cela se fit – mais au premier coup d’œil sur le
bâtiment, une insupportable ténèbre se répandit dans mon esprit.
Insupportable, dis-je : car cette impression n'était relevée en rien par ce
1
Usher signifie « ouvreur » (au théâtre) ou « huissier » (au tribunal). J'y vois aussi accolés
us et her, « nous » et « sa », « sa maison nous » - je ne sais si Poe y a pensé, mais cela
peut aussi dire quelque chose sur l'histoire qui va suivre. Quant à savoir ce que cela dit
dans l'histoire du monde, chacun est libre d'y réfléchir, comme le narrateur.
443
Telle était la façon dont tout ceci, et bien davantage, était dit : c'était à
cœur ouvert qu'il faisait sa demande, et cela ne me laissait nulle place pour
l'hésitation. J'obéis donc sur-le-champ à ce que je considérais comme une
très singulière sommation.
Quoique nous ayons été, enfants, des camarades intimes, maintenant
j'en savais bien peu sur mon ami. Il s'était toujours conduit de façon
excessivement réservée. J'étais au courant, cependant, que sa très ancienne
famille était réputée, depuis la nuit des temps, pour son tempérament
particulièrement sensible, qui s'était exprimé à travers les âges par de
nombreuses et fameuses œuvres d'art, et s'était récemment manifesté, à
plusieurs reprises, par des actes de charité aussi munificents que discrets,
aussi bien que par une dévotion passionnée pour les complexités, peut-être
plus encore que pour les beautés orthodoxes et aisément reconnaissables, de
la science musicale. J'avais appris aussi ce fait remarquable que la lignée des
Usher, toute séculaire qu'elle était, n'avait à aucun moment produit quelque
branche durable : en d'autres termes, toute la famille descendait d'une même
souche et, avec d'insignifiantes et très temporaires variations, s'était ainsi
allongée dans le temps. C'était cette déficience, estimais-je, tout en songeant
à la parfaite correspondance entre le caractère des lieux et le caractère
attribué à ces gens, et tout en spéculant sur la possible influence que l'un, au
cours des siècles, avait pu exercer sur l'autre – c'était ce déficit, peut-être, de
descendance collatérale, et par conséquent la transmission constante de père
en fils du patrimoine et du nom, qui avait à la longue identifié les deux au
point de fondre le nom originel de la propriété dans l'équivoque et bizarre
appellation de « Maison Usher » - une appellation qui semblait comprendre,
dans l'esprit des paysans qui l'employaient, à la fois la famille et le manoir
de la famille.
Je l'ai dit, le seul effet de ma quelque peu puérile expérience –
contempler les choses à l'intérieur de l'étang -, avait été d'approfondir ma
première et singulière impression. Sans aucun doute, la conscience de la
montée rapide de ma superstition - car pourquoi ne la nommerais-je pas
ainsi ? - servit seulement à accélérer cette même montée. Telle est, je le
savais depuis longtemps, la loi paradoxale de tous les sentiments basés sur la
terreur. Et c'est sans doute la seule raison pour laquelle, quand, de son reflet
dans la mare, je levai les yeux vers la maison elle-même, se développa dans
mon esprit une étrange idée – une idée si ridicule, en réalité, que je ne la
mentionne que pour montrer la vive force des sensations qui m'oppressaient.
J'avais tant fait travailler mon imagination que je croyais réellement que le
manoir et le domaine entiers étaient suspendus dans une atmosphère qui leur
était particulière, ainsi qu'à leurs alentours immédiats – une atmosphère qui
n'avait pas d'affinités avec l'air du ciel, mais qui s'exhalait des arbres pourris,
445
1
Comme les lignes des arbres, des roseaux et des murs dans l'étang, la fissure zigzague dans
la façade. N'est-ce pas aussi la lignée Usher qui se révèle marquée dans sa chair par
l'instabilité, à force de se mirer dans son sang trop peu mêlé, figé ?
2
Ce passage par la chaussée surplombant l'étang rappelle la traversée du fleuve qui conduit
dans les mythologies au domaine de la mort.
3
De même que Cervantes dépassa le genre du roman de chevalerie en le reprenant, Poe
dépasse ici le genre du roman gothique, dont le narrateur reconnaît les décors tout en y
trouvant quelque chose de beaucoup plus profond.
446
4
« Me fit entrer » : ushered me. Encore une fois, identification entre le lieu, la maison
Usher, et l'homme qui l'habite. En quelque sorte le narrateur entre à toute volée dans l'âme
de cet homme, comme on se jetterait dans l'abîme peut-être – ou du moins dans un état
semblable à la chambre ensuite décrite.
447
J'ai évoqué cet état morbide du nerf auditif qui rendait intolérable au
souffrant toute musique, à l'exception de certains effets d'instruments à
cordes. Peut-être fut-ce de l'étroite limite à laquelle il se confina ainsi sur sa
guitare, que naquit, en grande partie, le caractère fantastique de ses
exécutions. Mais cela ne suffit pas à expliquer la fervente « facilité » de ses
« impromptus ». Elle devait se trouver dans les notes, et s'y trouvait, comme
dans les paroles de ses étranges fantaisies (car il n'était pas rare qu'il
s'accompagnât d'improvisations verbales rimées), résultat de ce
recueillement et de cette concentration mentale intenses, dont j'ai déjà
mentionné qu'ils ne pouvaient s'observer qu'aux moments particuliers de la
plus haute et artificielle excitation. J'ai aisément retenu les paroles de l'une
de ces rhapsodies. Peut-être en fus-je plus fortement impressionné, quand il
la chanta, parce que, dans le courant souterrain ou mystique de son sens, il
me sembla percevoir, pour la première fois, une pleine conscience de la part
de Usher du fait que sa noble raison était en train de chanceler sur son trône.
Intitulés Le Palais hanté, les vers en étaient, précisément ou presque, ceux-
ci :
I
Dans la plus verte de nos vallées,
Par de bons anges habitée,
Il était un beau, majestueux palais,
Radieux palais, tête levée.
Dans le domaine du roi Pensée,
Là il se dressait !
Jamais séraphin n'étendit l'aile
Sur édifice moitié si bel.
II
Jaunes bannières, glorieuses, dorées,
Sur son toit flottaient, fluaient.
Ceci, tout ceci, c'était
Dans un lointain passé
Et chaque brise qui badinait
En ces douces journées
Sur les remparts ornés et pâles
Une odeur ailée exhale.
III
Vagabonds dans cette heureuse vallée
Par deux fenêtres claires voyaient
Des esprits musicalement bouger,
451
IV
Et tout de nacre et de rubis brillait
La belle porte du palais,
Par où coulait, coulait, coulait,
Étincelante à jamais,
Une troupe d'Échos qui ne devait
Rien que chanter,
À voix d'une sublime essence,
De leur roi l'esprit et le bon sens.
V
Mais les choses mauvaises, en robes de peine,
Assaillirent du monarque le haut domaine.
Ah, pleurons, car nulle aurore
Ne se lèvera sur lui, pauvre !
Et tout autour de sa maison, la gloire
N'est plus qu'une lointaine histoire
Qui s'enflamma, fleurit,
Et que le temps ensevelit.
VI
Voyageurs dans cette vallée désormais,
Par les fenêtres rougeoyantes voyez
De vastes formes fantastiquement bouger
Sur une discordante mélopée.
Tandis que tel un horrible torrent,
Par la porte aux pâles montants,
Une foule hideuse indéfiniment se rue,
Riant – mais ne souriant plus.
Je me rappelle bien que les idées qui nous vinrent après cette ballade
nous entraînèrent dans tout un enchaînement de pensées, d'où il ressortit que
Usher avait cette opinion que je mentionne non du fait de sa nouveauté, car
d'autres pensaient déjà de même, mais à cause de l'opiniâtreté avec laquelle
il la soutenait. Cette opinion, dans sa forme générale, était que les plantes
452
n'importe quoi valait mieux que la solitude que j'avais si longtemps endurée,
et j'accueillis même sa présence comme un soulagement.
« Et vous n'avez pas vu ça ? », dit-il abruptement, après avoir regardé
fixement autour de lui pendant quelques instants en silence. « Vous n'avez
pas vu ça ? Attendez, vous allez le voir ! » Sur ces mots, ayant
soigneusement voilé sa lampe, il se précipita vers l'une des croisées et
l'ouvrit en grand à la tempête. La furie impétueuse de la rafale faillit nous
soulever du sol. C'était vraiment une nuit orageuse mais sévèrement belle,
une nuit sauvagement singulière dans sa violence et sa beauté. Une tornade
s'était apparemment formée à proximité, car il se produisait de fréquents et
brutaux changements dans la direction du vent, et la densité énorme des
nuages, si bas qu'ils pesaient sur les tourelles de la maison, ne nous
empêchait pas de percevoir la vitesse comme vivante avec laquelle ils se
précipitaient de partout les uns contre les autres, sans disparaître à l'horizon.
Je l'ai dit, même leur énorme densité ne nous empêchait pas de percevoir
cela, et pourtant nous ne pouvions à aucun moment apercevoir la lune ou les
étoiles, ni même la lueur des éclairs.
Mais le dessous de ces immenses masses de vapeur agitée, comme les
objets terrestres qui nous entouraient, rougeoyaient dans l'éclairage
surnaturel d'une exhalaison gazeuse à peine lumineuse et distinctement
visible qui flottait autour de la maison et l'ensevelissait.
« Vous ne devez pas, vous ne regarderez pas ça ! », dis-je en
tremblant, tout en arrachant doucement Usher à la croisée et en le faisant
asseoir. « Ces apparences qui vous troublent ne sont que des phénomènes
électriques normaux, à moins qu'ils n'aient leur monstrueuse origine dans les
miasmes nauséabonds de l'étang. Fermons cette fenêtre. L'air fait frissonner
et il est dangereux pour votre constitution. Voici l'un de vos romans préférés.
Je vais lire, vous écouterez. Ainsi achèverons-nous ensemble cette terrible
nuit. »
L'antique volume que j'avais saisi était le Mad Trist de Sir Lancelot
Canning, et si je l'avais appelé roman favori d'Usher, c'était par triste
plaisanterie ; car en vérité sa prolixité grossière et sans imagination
présentait bien peu d'intérêt pour l'idéal spirituel élevé de mon ami. C'était
cependant le seul livre que j'avais sous la main, et je nourrissais le vague
espoir que l'excitation qui agitait à ce moment l'hypocondriaque trouverait
une accalmie, l'histoire des désordres mentaux étant pleine de semblables
anomalies, même dans l'extrême stupidité de ce que j'allais lui lire.
Si du moins j'avais pu en juger à l'air de vivacité extraordinairement
tendu avec lequel il écoutait, ou semblait écouter, les mots du récit, j'aurais
pu me féliciter du succès de mon plan.
J'en étais à ce passage bien connu de l'histoire où Ethelred, le héros de
Trist, ayant cherché en vain à être admis pacifiquement dans la demeure de
456
*
459
WILLIAM THOREAU
Naissance de Marie
*
462
WALT WHITMAN
Invictus
Archange apprivoisé
dans le geste des douze,
feint une colère douce
de plumes et de rossignols.
Saint Michel chante dans les vitraux ;
éphèbe de trois mille nuits,
parfumé d’eau de Cologne
et loin des fleurs.
…
La mer danse sur la plage
un poème de balcons.
Les bords de la lune
perdent des joncs, gagnent des voix.
Arrivent des grisettes, mangeant
des graines de tournesol,
leurs culs grands et occultes
comme planètes de cuivre.
Arrivent de grands messieurs
et des dames de triste port,
assombries par la nostalgie
d’un hier de rossignols.
Et l’évêque de Manille,
aveugle de safran et pauvre,
dit la messe à double tranchant
pour les femmes et les hommes.
…
Saint Michel se tenait sage
dans la chambre de sa tour,
avec ses jupons cloutés
de miroirs et d’ajours.
la septième syllabe (et j'ai choisi en français des heptasyllabes, parfois allongés
de e muets), et les deux assonances finales aux vers pairs, toujours les mêmes
(pour ce poème en espagnol a et o, dans ma traduction les sons e et a).)
Le cavalier s'approchait,
tambourinant dans le val.
Dedans la forge l'enfant
avait éteint son regard.
Bronze et rêve, les Gitans
par l'oliveraie se hâtent.
Leurs têtes sont relevées
leurs paupières s'entrebâillent.
Il chante, l'engoulevent,
il chante dans l'arbre, ah !
À travers ciel, un enfant
à la main, la lune va.
(Pour celui-ci, j'ai pris le parti des heptasyllabes encore, mais avec une
seule assonance au lieu de deux aux vers pairs, car elle me semble suffisamment
riche (avec le son an).)
Romance somnambule
*
470
SYLVIA PLATH
Une Apparition
IANNIS RITSOS
Peuple
La Maison
Traduction 25
GREGORY CORSO
J'ai 32 ans
et finalement je fais mon âge, sinon plus.
Est-ce un bon visage, un visage qui n'est plus celui d'un enfant ?
Il paraît plus épais. Et mes cheveux,
ils ont arrêté de boucler. Ai-je un gros nez ?
Les lèvres sont les mêmes.
Et les yeux, ah les yeux deviennent meilleurs tout le temps.
32 ans et pas de femme, pas d'enfant ; pas d'enfant fait de la peine
mais j'ai encore tout le temps.
J'ai arrêté de faire n'importe quoi.
Ce qui fait dire à mes soi-disant amis :
« Tu as changé. Tu étais si merveilleusement dingue. »
472
*
473
ORWELL
1984, passages
fixement sous elle. Il y en avait une juste sur le mur d'en face. BIG
BROTHER TE SURVEILLE, disait la légende, tandis que les yeux noirs
plongeaient dans ceux de Winston. Plus bas, au niveau de la rue, une autre
affiche, déchirée à un coin, battait par intermittence dans le vent, couvrant et
découvrant tour à tour un seul mot : INGSOC. Au loin, un hélicoptère se
laissa glisser entre les toits, plana un moment comme une mouche bleue,
puis s'élança de nouveau et s'éloigna en virant. La patrouille de police,
espionnant aux fenêtres des gens. Mais peu importaient les patrouilles. Ce
qui comptait, c'était la Police de la Pensée.
Winston resta dos tourné au télécran. C'était plus sûr, même si, comme
il le savait bien, même un dos peut être révélateur. À un kilomètre de là, le
ministère de la Vérité, où il travaillait, s'élevait, immense et blanc au-dessus
du paysage crasseux. Voilà, se dit-il avec une espèce de vague dégoût, c'est
Londres, capitale de la Première Région aéroportuaire, elle-même troisième
des provinces les plus peuplées d'Océania. Il tenta d'extirper de sa mémoire
quelque souvenir d'enfance susceptible de lui indiquer si Londres avait
toujours été exactement ainsi. Y avait-il toujours eu ces perspectives de
maisons du dix-neuvième siècle pourries, avec leurs flancs étayés par des
madriers, leurs fenêtres rapiécées avec des cartons et leurs toits avec de la
tôle ondulée, leurs pauvres clôtures de jardin affaissées dans tous les sens ?
Et les sites bombardés où la poussière tourbillonnait dans l'air et où l'herbe
de saule poussait sur les tas de décombres ? Et les endroits où les bombes
avaient dégagé un plus grand espace et d'où étaient sorties de terre de
sordides colonies de logis en bois, pareils à des poulaillers ? Mais rien à
faire, il ne pouvait pas se rappeler. Rien ne lui restait de son enfance, sinon
475
L'Autre tigre
FICTION(S)
478
479
Histoire de l’être
(Sur la marelle du monde)
TERRE
c’est sec autour. La tête, ça saigne toujours beaucoup. Elle m’a fait peur
quand juste après avoir été touchée, ses orbites se sont mises à bouger
dans tous les sens comme des planètes qui auraient décroché de la
gravitation universelle. Là ça va mieux mais c’est pour ça que je lui
parle, aussi. Pour qu’elle reste consciente. On sait jamais, si elle a un
traumatisme crânien. Elle est tombée juste à côté de moi mais c’était
tellement la folie, je sais même pas ce qui lui a fait ça. Sûrement un
éclat de grenade désencerclante, on m’a dit. On était dans le brouillard
des lacrymos, les gens couraient en titubant et en toussant, il y en avait
qui vomissaient. Je m’en tirais un peu mieux grâce à mes lunettes de ski
et à mon écharpe imbibée de vinaigre sur le nez. Je l’ai aidée à se
relever, j’aurais peut-être pas dû, vu comme elle avait les yeux qui
partaient dans tous les sens mais bon j’ai pas pris le temps de réfléchir,
j’avais qu’une idée c’était de l’éloigner de cet enfer et c’est ce que j’ai
fait, en la soutenant de mon mieux. Quelqu’un qui nous a vues a crié
« street medic ! street medic ! ». Le gars est arrivé en courant, il m’a
aidée à l’asseoir contre le mur de l’immeuble et il l’a soignée. Il a pris
un coup de matraque et moi aussi, par un flic qui courait et a continué
sans se retourner. J’ai mal à l’épaule, je suis sûre que je vais avoir un
énorme bleu. On lui a demandé si elle était pas venue avec des potes,
elle a dit que si mais qu’elle les avait perdus de vue au moment de la
première charge des flics. J’ai dit je reste avec toi en attendant que tu
les retrouves.
Bon, je le lui ai pas dit mais ça m’arrange pas vraiment parce
que je suis là pour faire des photos.
Si ça se trouve tes potes ont été nassés avec nous et ils sont là,
je lui dis. On devrait aller faire un tour, voir. Je les aurais vus, elle dit.
485
Ben c’est pas forcé, j’insiste. Viens, on y va. Puis c’est pas bon
pour toi que tu t’endormes.
Tu veux dire que je risque de mourir ?
Mais non. C’est juste que… Bon, allez, on va pas rester là
comme ça, on se bouge.
J’ai décollé sa tête de mon jean et on a commencé à déambuler
entre les tombes et les gens. Je la regardais du coin de l’œil, voir si elle
s’intéressait à ce qu’il y avait autour d’elle, à chercher ses potes. Mais
avec la nuit, c’était pas évident de savoir si ses yeux étaient tournés au-
dedans d’elle ou au-dehors.
descend bas sur mon jeans, histoire de passer inaperçue, et même qu’on
sache pas vraiment si je suis une fille ou un mec. Lui était en noir des
pieds à la tête, comme beaucoup d’entre nous dans ce groupe parti en
manif sauvage. J’avais remarqué ses lacets rouges.
Une des meilleures façons de combattre le néant est de prendre
des photos, a dit Julio Cortazar, sur qui j’ai travaillé pour mon master.
Je suis étudiante en littérature. Enfin, j’étais. Il s’est passé quelque
chose, pour ainsi dire le néant a montré sa gueule, et je me suis mise à
faire des photos. D’abord avec mon vieux smartphone puis avec un
appareil que j’ai acheté – bas de gamme mais c’est tout ce que mes
moyens me permettent. Au début j’ai regretté un peu, il m’a semblé que
je faisais de meilleures images avec mon tél parce que c’était plus
discret, les gens me voyaient moins. Mais il est pas top non plus, et
maintenant j’ai quand même des images à 4000 pixels, au lieu de 1600.
Et de toute façon, avec les problèmes de droit à l’image on ne peut plus
publier des photos d’inconnus, ou seulement si on les voit de loin ou de
dos, enfin pas facilement identifiables. En manif, c’est un peu différent.
On a le droit de photographier les flics, puisqu’ils sont dans l’exercice
de leur fonction. Évidemment ça leur plaît pas, surtout s’ils sont en
train de faire une de leurs saloperies, tabasser un manifestant à terre à
plusieurs ou traîner une fille par les cheveux sur plusieurs mètres.
Maintenant tout le monde dans les manifs sait qu’il faut filmer les
#ViolencesPolicières. Les flics savent qu’ensuite les images vont être
partagées sur les réseaux sociaux, c’est censé les dissuader d’aller trop
loin. Quand il se produit une bavure – et il s’en produit tout le temps –
les gens filment avec leur portable (ou leur caméra pour les nouveaux
pros de l’info, les agences qui travaillent en-dehors des média
mainstream). Les flics nous matraquent ou matraquent notre matériel
488
pour nous en empêcher, ou même ils nous tirent comme des lapins au
flashball ou au LBD ou à la grenade désencerclante, ils balancent
encore des lacrymos et si c’est la nuit nous aveuglent avec leurs
torches, qu’on puisse plus rien photographier ni filmer. Malgré tout il y
a des images qui sortent, alors ce qu’ils font aussi c’est construire de
leurs corps des murs autour de la scène de tabassage. Mais les murs
sont jamais étanches et on arrive à apercevoir ou deviner quand même
ce qui se passe. Pas facile pour nous les photographes, vidéastes et
périscopeurs, et on ne compte plus les blessés, même parmi ceux qui
prennent la précaution de porter un casque avec écrit dessus PRESSE
ou TV, pour faire comme les pros des grandes chaînes, que la police
respecte davantage vu qu’elles sont du même bord que ses maîtres.
D’un autre côté ceux qui parmi les manifestants ont fait le choix
politique d’une certaine violence, qu’ils exercent contre des enseignes
de grands groupes et contre les forces de l’ordre, ne nous aiment pas
non plus. Même s’ils sont masqués et même si nous prenons garde à ne
pas diffuser d’images où ils seraient reconnaissables, ils craignent
toujours de pouvoir être identifiés par la police sur une photo ou un
film. Certains nous violentent aussi, verbalement ou même
physiquement pour essayer de casser notre matériel. Personnellement
avec mes 47 kg je ne suis pas taillée pour leur résister mais jusque là
j’ai eu assez de chance ou d’habileté pour n’avoir pas trop de
problèmes avec eux.
bougies, les cœurs, les conneries. Rendre hommage aux morts, oui,
mais pas là. À peine sortis du métro cette obscénité, c’est comme
d’aller embrasser une vieille bigote du dix-neuvième siècle, un cadavre
empaillé prêt à tomber en poussière d’un instant à l’autre. C’est ça
l’allégorie de la République ? Sans compter qu’il faut se forcer à
oublier la réunion au sommet de la honte, le peuple convoqué par le
gouvernement à manifester en même temps que des chefs d’État parmi
les plus pourris, copains comme cochons pour une photo truquée.
Désolée mais moi j’oublie pas. Ni oubli ni pardon.
Certes Asile de Nuit a foutu son bordel sur la statue comme sur
le reste de la place, des tags, des banderoles se sont mêlés aux gadgets
de dévotion, mais c’est toujours aussi moche. Et puis il y a eu ce gars
qui est tombé de là-haut une nuit, surtout quand ils sont bourrés ils
veulent grimper au cocotier, au sein de la Grande maman. Il a été
hospitalisé « en urgence absolue » d’après la presse, qui a dit aussi qu’il
n’avait pas de papiers sur lui. Je connaissais plusieurs SDF et migrants
qui venaient dormir ici, en fait certains venaient avant qu’Asile de Nuit
s’installe sur la place, il y en a que ça a attirés mais d’autres qui sont
partis, notamment des Roms, quand je pense qu’on leur a un peu pris
leur maison je suis pas très à l’aise avec ça mais bon. Donc j’ai essayé
de savoir qui c’était, le gars qui était tombé, et comment il allait. J’ai
demandé plusieurs fois à Camille et à d’autres gens de l’organisation
mais personne n’a pu me répondre. J’avoue ça m’a foutue en pétard.
Moi je dis c’est pas normal. Si ç’avait été un intello du mouvement qui
s’était cassé la figure, un de ceux qu’on voit dans les médias, sûr que ça
se serait passé autrement, tout le monde s’en serait préoccupé. Alors
faudrait savoir : tout le monde est égal, mais certains plus que
d’autres ? Vous me direz y’a peu de chances que Lord ou même
490
Ruppin, avec leur tête bien froide, aillent faire de l’escalade sur quelque
statue que ce soit. Old same story, les généraux à l’arrière. C’est comme
avec les filles agressées ou violées sur la place, les premiers temps :
faut pas en parler. Paraît-il que ça porterait tort au mouvement.
Dommage collatéraux, circulez y’a rien à voir. Pareil du côté des flics.
Les médias détournent pudiquement les yeux de leurs victimes. Ça
pourrait porter tort à l’institution, à la Tombe, à l’État. État-police-
médias, c’est le garant de métro-boulot-dodo. On y touche pas !
Donc oui, je préfère encore ce cimetière-là, le cimetière de
Charonne, au moins ici il y a des arbres parmi les tombes, c’est vivant.
Je sais toujours pas s’il était encore ouvert avant qu’on y arrive, ou s’ils
l’ont fait ouvrir exprès pour nous y enfermer. Les cimetières ça ferme à
la tombée du soir, non ? À mon avis ils nous ont fait comme ils ont pris
l’habitude de nous faire avec le métro, nous nasser puis nous pousser
dedans. Oui c’est exactement ce qu’ils ont fait. Sauf qu’être enfermés et
gazés dans le métro c’est encore pire qu’en plein air.
Je dis les généraux pour parler de Lord et de Ruppin mais après
tout c’est peut-être pas eux les généraux. Tout le monde fait semblant
de croire qu’il y en a pas, « pas de leaders à Asile de Nuit ! », mais
sérieux, on peut vraiment croire ça ? On fait semblant de croire aussi
que la presse et les autres médias nous aiment pas, nous ignorent, on se
la joue victimes, mais pendant les premières semaines ils ont pas arrêté
de parler de nous, à croire qu’on les avait embauchés pour faire notre
com’. Je dis ça, je dis rien, mais bon, ça veut dire quoi ? Manipulation
par des traîtres internes ou tentatives de récupération ? Rien de tout ça
sans doute pour beaucoup, du moins pas consciemment. Je suis pas
complotiste, je dis qu’il faut pas être bisounours non plus. Les parasites,
491
On a reflué, on est partis dans l’autre sens, les flics au cul, dans
un nuage de lacrymos, le bruit assourdissant des grenades de
désencerclement, la peur de la blessure, de la mort, la rage de ne pas
céder, jamais. Courir, s’arrêter de temps en temps, se retourner et faire
des photos ou lancer des bouteilles sorties d’un container à verre
renversé, filmer, soigner les blessés. Le chaos, la guerre. Notre ennemi
l’État et ses chiens policiers, harnachés, casqués, cagoulés, armés, leur
matricule arraché pour pas être identifiables sur les images. Impunité.
La gueule du soir s’entrouvre, cours, cours. Y allons-nous tout seuls ou
y sommes-nous poussés par les flics j’en sais rien, en tout cas voilà
devant nous une porte ouverte, un portail, la seule issue, on y va. Une
fois qu’on est dedans ils nous gazent encore, c’est seulement quand ça
s’arrête et qu’on veut ressortir qu’on se rend compte qu’on est
enfermés, que la nuit est tombée, que les murs du cimetière sont hauts.
Mort sur les riches ! Mort sur leurs flics ! Mort, mort, mort sur
les pilleurs, les exploiteurs, les pollueurs, les répandeurs de mort ! Mort
sur les dominateurs ! Je suis sûre que celui-là était un flic, un de leurs
serviteurs. Pourquoi aurait-il essayé de me prendre mon appareil photo,
sinon ? Les flics n'arrêtent pas de faire ça, confisquer ou casser les
appareils photo, ou obliger les photographes à détruire leurs images. Ils
ne veulent pas de preuves de leur violence, de leur sadisme, de leur
servilité au système qui les opprime encore plus que nous. Oui il se
pourrait très bien que ce soit un flic. Ou pas. N’importe, j'aurais pu
planter ma lame dans le bide de ce porc mais j'ai été magnanime, je l'ai
juste dépliée pour le menacer, le faire reculer. Au lieu de ça il a
continué à avancer, il s'est jeté sur moi. Comment se fait-il qu'il se soit
plié en deux en se tenant le bas-ventre j'en sais rien, ça s'est trouvé
comme ça dans le feu de l'action, mon bras a dû déraper, tout est allé si
494
vite, je sais même pas comment j'ai réussi à me défendre face à cet
épais plein de muscles et trois fois plus haut que moi comme tous les
flics en civil. C'est grâce à la nuit, il m'a pas vue sortir mon couteau je
crois, il s'attendait pas à ça, j'avais l'air d'une proie tellement facile.
Maintenant je sais qu'il y a de grandes chances pour qu'il y ait
au moins une image compromettante dans mon appareil photo, sur le
moment on ne se rend pas compte de tout ce qu'on capte. C’est pour ça
qu’il a voulu me le prendre. J’ai envie de checker mes images mais je
me rends compte de mon imprudence, il ne faut pas que je reste là,
isolée, je l’ai pas tué, il pourrait revenir.
Des semaines, des mois, des années que la police harcèle le
peuple, le violente, l’estropie, l’assassine, en toute impunité. Des
années, des décennies, des siècles que les éternels parasites qui vivent
du travail du peuple l’oppriment par le bras de leur administration, de
leur police et de leur armée. Mais l’esprit de la Commune n’est pas
mort, et la justice vaincra. Vinceremos ! Est-ce que je délire ? Semaine
après semaine j’ai vu le sang couler sur les pavés, coller les cheveux,
dégouliner sur les visages, briller dans des trous gros comme des
mandarines dans les membres, les corps, bleuir dans des hématomes
géants. J’ai vu les innombrables blessures infligées par les tonfas, les
matraques télescopiques, les LBD et les flashballs, les grenades
lacrymogènes, les grenades assourdissantes, les grenades
désencerclantes dont la police semble posséder un stock illimité. Il y a
eu des mutilations, des yeux crevés, des vertèbres et des os brisés, des
œdèmes intra-crâniens, des comas, des séquelles neurologiques. J’ai vu
des gens s’effondrer, d’autres s’étouffer, vomir, paniquer, s’évanouir
dans l’épaisseur des gaz. J’ai vu les flics balancer presque
systématiquement des lacrymos sur les blessés à terre et les gens en
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train de les soigner. J’ai vu les flics violenter des reporters, j’ai été moi-
même bousculée et frappée. J’ai vu le chaos et la guerre dans les rues,
la rage plus forte que la peur s’emparer des foules agressées, les
bouteilles, les pavés, les morceaux de goudron et autres objets, les
fumigènes, les pétards, parfois les cocktails molotov voler vers les flics
cuirassés. J’ai vu le canon à eau en action, renverser un homme comme
on couperait à sa base une fleur. J’ai vu les violences policières finir par
écraser presque complètement le mouvement Asile de Nuit, puis
s’acharner à essayer de mater le relais pris par les grandes manifs de
syndicalistes et d’autonomes. J’ai vu les tentatives de récupération, les
serpents des extrêmes-droites tenter de se glisser sur la place avant
qu’elle ne soit finalement presque désertée, et même après. Il aurait
fallu partir plus tôt, ne pas s’accrocher là, où ça ne pouvait que finir.
En fin d’après-midi on s’y est retrouvés après la manif de la
honte, celle où ils nous ont fait tourner en rond, filtrés, dépouillés et
nassés. Des Asile de Nuit et quelques dizaines d’autres. Il n’y avait
presque plus rien, c’était un peu comme de rencontrer un ex, presque
plus rien qu’un mélange pesant de nostalgie et d’inquiétude,
d’insécurité et d’ennui. Puis voilà, on est partis en manif sauvage, parce
qu’on avait des camarades à aller réclamer au comico et parce que
c’était trop triste de rester là. Et finalement je me suis retrouvée
menacée par ce mec cagoulé, et toute la violence vécue pendant toutes
ces semaines s’est levée et a rugi en moi, mon couteau a pour ainsi dire
bondi de ma main et je le lui ai planté.
Du sang, des tombes, du sang. Toute cette mort me tue. Je suis
digne du cortège de tête, je me suis bien battue. Maintenant il me faut
mon repos de la guerrière, il me le faut. J’ai de l’électricité sous la peau,
496
Palet
’tain, c’est quoi, ça ? Je sais pas ce qui me fait bondir d’abord, leur
puanteur qui s’engouffre dans mes narines, ou le fait qu’ils commencent à
me becqueter. Saloperie de bestiaux. J’agite les bras, en gueulant encore,
pour les faire reculer. Cassez-vous ! Putain, merde, cassez-vous ! »
Le pire c’est que ces cons me répondent. Clac-clac-clac-clac-clac. T’as pas
toujours dit ça ! Clac-clac. Clac-clac-clac. Criiiii ! Criiiii ! Criiiiiii !
J’écris ça comme je peux, si ces bêtes avaient inventé l’alphabet ça se
saurait, je pourrais transcrire leur horrible cri. Tu l’entends, tu vois la fin du
monde ! Je dis Criiii mais c’est Rrraaa aussi, enfin y’a tout à la fois dans
leur cri, les dinosaures à côté c’est rien, ‘tain !
Clac-clac-clac-clac. T’as oublié ?
Quoi ?
Quoi, quoi ? Criii ! Criiii ! Raide morte, t’étais ! Té-té-té-té-té ! Ra-raa-
criii-clac-clac. La clé, c’est qui qui l’a ? La clé d’l’au-d’là ? Cric-crac ! À
da-da-da sur ton bidon! CRIIII ! CRIIII ! Les archanges ! Nous sommes les
ar-AAARRRR-archanges !
’tain, le truc de malades ! J’y crois pas !
Si, señora ! Los arcangeles ! the champions of the Death ! Notre
maîtresse ! Tress-tress-tress ! Criiiiiiii ! Un-deux-trois, un-dos-tres, enna-
dio-tria, clac-claclaclac.
499
Érecta
sont déplacés, les traces de leur passage dans les herbes et leur odeur
dans l'air me conduiront à eux.
Voilà l'enfant. Je m'approche de lui, je le touche. Il est couché
sur le ventre, la tête sur le côté, les bras le long du corps, paumes
tournées vers le ciel, comme souvent dorment les tout-petits. Je
voudrais qu'il ne soit pas mort, mais il est froid. La chaleur l'a quitté,
son sang ne court plus sous sa peau, mais moi je ne suis pas d'accord,
je veux qu'il soit vivant.
Je prends le bébé dans mes bras, je le serre dans mes bras, qu'il
prenne ma chaleur. Assise, je me balance avec lui d'avant en arrière,
d'arrière en avant, au rythme des incantations qu'il y a dans ma tête.
Au rythme des sons qui chantent les traits, les points que j'ai inscrits
tout à l'heure dans la terre. Le petit corps est pressé chaque fois entre
ma poitrine et mes genoux, et voilà que soudain de l'eau sort de sa
bouche, d'un jet. Je continue, pousse de mon corps sur son cœur.
Pousse Érecta, pousse sur le petit corps, doucement, fort et
doucement, encore. L'eau s'éjecte une nouvelle fois, ses poumons se
libèrent, il aspire l'air, il crie, il est vivant !
Je me lève, le bébé dans les bras. Un bébé déjà grand,
maintenant qu'il n'est plus inanimé je peux le caler sur ma hanche, il y
tient.
Cet enfant n'est pas des nôtres, si je reviens avec lui les mâles
dominants vont vouloir le tuer ou le manger. Et les autres s'écarteront
de moi ou regarderont ailleurs, même celles et ceux qui voudraient
bien garder l'enfant. Car les autres, quand ils ont peur, se soumettent
aux dominants. Et ils ont souvent peur.
Je pense à ma cousine Nelida, peut-être devrais-je aller plutôt
parmi les siens avec mon bébé. Le jour où elle m'a présentée à son
504
groupe, aucun d'eux n'a fait preuve d'agressivité envers moi, bien que
j'y fusse une étrangère. Ils forment une famille plus pacifique et
douce. Peut-être nous accueilleront-ils, mon enfant et moi, nous, les
grosses têtes ? Oui, c'est ce que nous ferons, mon bébé et moi.
Demain, dès que le jour sera levé, nous nous mettrons en chemin, je
chercherai les traces de Nelida et des siens, et nous commencerons
une nouvelle vie, parmi le peuple des étoiles.
Pour l'instant le soir tombe et nous rejoignons un abri que moi
seule connais. Dans l'ombre de notre chambre étroite, couchée avec
Sapienza, première du nom, entre les vivants feuillages, je sens
monter le lait dans mes seins de vierge, tandis qu'elle tète. En
contrebas, entre les troncs et les feuillages, bougent les reflets
argentés de la rivière. Je me rappelle la chevelure de la vieille femme
sur le banc au cimetière. Écoute ! Écoute ! dit la brise. Écoute les voix
de celles et de ceux que tu dois ramener !
505
Palet
« Eh, bâtard ! »,
une voix a dit. Elle a répété, mais pas tout à fait pareil, ou c’est que j’avais
mal entendu, la première fois :
« Avatar ! »
506
Sophia
que cela en avait toutes les apparences. Puisqu’il était arrivé, devant
mes yeux, ce qui n’arrive jamais, ce qui ne peut pas arriver.
Je suis retournée vers la chambre du petit Arbre. Sa porte était
encore ouverte. Je l’ai traversée, je suis entrée dans ma chambre par la
porte de communication entre les deux. J’ai mis le livre dans mon sac,
que j’ai passé en bandoulière sur mon épaule gauche, et je suis sortie
par l’autre porte, celle qui donne sur le jardin. Je n’avais pas envie
que Monsieur ou Madame me voient partir. Je n’étais pas censée
quitter la maison, à coup sûr ils m’auraient demandé des explications.
Mais en me faufilant depuis le jardin jusqu’au portail, en faisant bien
attention à rester derrière les haies, je pouvais compter qu’ils ne me
verraient pas, même s’ils se tenaient derrière l’une des nombreuses
baies vitrées. J’ai fait le chemin courbée en deux, que ma tête ne
dépasse pas de la verdure. Je me suis relevée au moment d’arriver au
portail. Là aussi ils auraient pu me voir, mais si j’étais rapide il y avait
peu de chances pour qu’ils regardent là juste à ce moment. J’ai souri
au garde, il me connaît bien, il m’a laissée passer sans histoires. Le
petit Arbre m'attendait de l'autre côté de la rue, en sautillant comme
un oiseau dans les cases d’une marelle tracée à la craie sur le trottoir.
J'ai traversé, il m'a tendu la main.
Palet
La grande ourse
combat contre la nature. Qui prend parfois les traits de l'amour. D'un
amour faux, irresponsable, aveugle. Au nom de l'amour de mon
espèce, on m'a fait subir tous ces outrages. C'est une manœuvre en
laquelle les hommes sont maîtres. Ils la pratiquent beaucoup entre eux.
Une puissance étrangère envahit un pays et y installe durablement la
guerre, ou la dictature, sous prétexte de lui apporter la démocratie et la
paix. Dans l'espace privé comme dans l'espace public, on insulte, on
souille, on détruit couramment ce que l'on désire et voudrait honorer.
Toujours au nom du bien et pour la bonne cause, les peuples sont les
dupes continuelles de ceux qu'ils élisent. Le mensonge d'État s'étend à
tous les secteurs du pouvoir.
Justement, revenons à toi, Franska, chuchote et crie le vent.
J’ai causé bien des problèmes, dans ces montagnes où j’errai,
déracinée de ma forêt originelle. Comme bien d'autres ours avant moi,
"réintroduits" pour le bien que nous veulent les bureaucrates et leurs
idéologues, je me suis attaquée aux troupeaux des hommes. De mes
pattes puissantes j’ai ouvert les côtes des brebis comme des portails,
dévoré leur cœur – ou pire encore, je l’ai délaissé. Le carnage apparut
maints matins, dans maintes prairies, à maints bergers, qui en restèrent
aussi tremblants et traumatisés que leurs bêtes survivantes.
Une nouvelle fois, la colère des éleveurs a monté. Une nouvelle
fois, ils ont protesté bruyamment, soutenus par les élus locaux.
Comme depuis des années, l'affaire n'en finissait pas. On a même tenté
d'effrayer le touriste en plaçant çà et là sur le territoire de telle
commune où j’étais passée, des panneaux avertissant le randonneur
que le maire dégageait sa responsabilité en cas de rencontre avec le
fauve.
515
Palet
Comète
éclairer ceux qui viendront. Sûrement pas ceux-là, au loin derrière, qui
traînent leurs ventres et leurs rideaux en me reprochant mon échappée
belle. La distance s’est tellement agrandie. Il me suffirait de faire un
tout petit saut maintenant pour qu’ils disparaissent entièrement de ma
vue.
Les chats dans l’univers tour à tour ronronnent et jouent de leurs
pattes aux griffes rétractiles. Certains mesurent des années-lumière,
d’autres sont si infiniment petits que même des pattes de mouche ne
pourraient les dessiner. Tous ont les yeux verts, ou non.
Les idéologues voyagent dans leur cagibi en touristes sexuels,
toujours en quête de quelqu’un à baiser. Ni infiniment petits, ni
infiniment grands, ils sont bornés. Ceux qu’ils attrapent ils leur ôtent
la vie, puis ils les veillent dans leur salon.
Je me retourne. Ils se sont pris les uns les autres pour maîtres,
c’est pourquoi ils ont ces chaînes aux pieds qui les empêchent
d’avancer. Dieu merci, leur son ne m’atteint pas, il est trop lent.
Chaque mouvement de mes orteils compose une musique céleste. Mes
yeux sont des fentes de plus en plus ouvertes.
Des plantes vivaces grimpent dans l’univers le long de mes
cuisses, fleurissent dans ma grotte. Dans mes profondeurs des tiges
montent, cherchent dans mon utérus l’éclat de rire du printemps. Des
jeunes filles donnent naissance à des enfants conçus à même leur
chair, chair à chair, corps à corps, tandis que les poussifs se frottent les
éprouvettes. Misère d’eux ! Ils ne connaissent pas les raccourcis. Leur
pensée orthopédiquement chaussée procède à pas prudents, sous leurs
piétinements la terre souffre et se meurt.
Je viens d’ailleurs, je vais ailleurs et autrement.
521
Palet
Hector
aller là-bas, tout au bout, pour savoir, un jour, j'irai. Sur les toits, des
pigeons balourds roucoulent sans passion.
Réveillé en sursaut, Hector s'éjecte de ce placard exigu où il a été
projeté et emprisonné par une main aux longs ongles noirs. Maudits
cauchemars ! Bleue et grise la nuit par la lucarne l'invite. Le couloir,
noir. En bas de l'escalier, il reste figé : près du sol flotte une tête, chauve,
immobile, cadavérique. Passé le premier instant de stupeur, il reconnaît
dans cette figure fantastique le visage de l'hôtelier, discerne autour de lui
un petit lit dont les couvertures bosselées révèlent l'existence du corps
épais qui l'accompagne normalement. Rapide et silencieux, il remonte
vers son peu douillet cocon.
Perdu dans ses pensées, il ne sait plus combien d’étages il a gravi
avant de se retrouver dans cet espace circulaire, haut, blanc et lumineux.
Dans le mur concave, dix portes flanquent neuf couloirs rayonnant
autour de l'axe central. Aussitôt ressorti, Hector ébloui distingue à peine
l'escalier qui, plongé dans la semi-pénombre, s'élève maintenant en
colimaçon, raide et étroit. Sans s'arrêter, il court entre les marches aiguës
jusqu'au dernier.
Le plancher craque et l'ombre géante d'Hector tremble du mur au
plafond. La flamme de la bougie vacille, bien sûr, et avec elle sa chaude
lumière répandue. C'est tout ce qu'il y avait sur le palier, une table et une
bougie.
Hector est obligé d'avancer précautionneusement parce qu'il y a des
marches qui montent ou qui descendent tous les trois pas, avec des portes
au bout et dans les coins et les recoins, et des numéros dessus écrits à la
craie sans qu'on puisse y déceler aucun ordre, pas plus que dans cette
drôle d'architecture qu'il découvre à tâtons. L'espace obscur est plein de
grincements, grignotements, galopades. Bestioles. Les peintures
528
joues, à lui enlever ses vêtements sans façons, aussi légèrement que s'ils
étaient de plumes. Hector est pris dans une ronde où tous les corps se
touchent, où les peaux s'effleurent, se frottent, elles dansent et poussent
des petits cris, se cognent à lui, le sang gicle à grands coups dans ses
membres, rien n'est vrai, il fait si chaud. Avant d'avoir pu rien
comprendre, voilà comment s'endort le vaillant Hector, tout nu au milieu
de cinquante ravissantes.
Palet
L’ange de Kafka
cadenasse les yeux. J'ai pitié d'eux, je les aime déjà. Une mendiante
s'installe au bout du pont. Elle porte une longue jupe, ses pieds sont nus,
je vois qu'elle vient d'ailleurs, d'un pays où on ne la veut pas davantage
qu'ici. Je tourne mes regards vers le fleuve. Il devrait arriver, maintenant.
Je m'assois sur la rambarde, la ville s'obscurcit. L'eau coule entre les
deux murailles d'ombre, ruban de lumière. À l'est, dans l'or du soleil
levant, voici qu'apparaît sa barque, toute petite à l'horizon. Des
vaguelettes l'accompagnent, vertes et transparentes avec des lèvres
blanches. Je suis tout sourire.
Le voici, mon Franz. Sa barque de bois approche, il rame
vigoureusement, sous son chapeau rouge son visage sombre ruisselle de
sueur. Soutenu par le courant, poussé par le vent, il file si vite que je me
demande comment il arrivera à s'arrêter avant d'arriver directement à
l'océan. Ça y est, il passe sous le pont. Je vole jusqu'à l'autre rambarde, le
regarde s'éloigner. Il est maintenant couché de tout son long dans la
barque, sur le dos, tout droit et maigre dans son costume noir, les mains
croisées sur la poitrine, ses yeux brillants fixés sur le ciel. Ses lèvres
bougent, il parle, il sourit. La Seine l'emporte, il n'est déjà plus qu'un
point.
À moi maintenant de ne pas traîner. Avant de le rejoindre je passe
saluer la mendiante. Elle lève la tête, je me vois dans ses yeux : elle m'a
vu, un sourire fend le masque pitoyable qu'elle se compose, Job, pour le
job.
de mes camarades, nous avons été envoyés voir ce qu'il en était. Verdict :
Sodome a été détruit.
En survolant de nouveau la ville, cette fois dans les couleurs du
soleil couchant, je retrouve mon enchantement du matin. De là-haut,
même si dans l'atmosphère on n'est jamais bien haut, tout est beau. Le
plan de la ville, semblable à une histoire écrite dans une écriture
primitive. Ses artères, ses espaces verts, ses bâtiments semblables à des
pièces de jeu, sa circulation de minuscules choses et êtres. Mais les avoir
de nouveau approchés, ces minuscules êtres, me laisse comme à Sodome
une drôle d'impression. Peut-être pire, même si cette fois je n'ai pas subi
d'agression. Comment dire ? C'est leur esprit. N'est-il pas tordu ? J'essaie
de ne pas trop y penser, je me dis que je n'ai encore rien vu, qu'il est idiot
de s'inquiéter pour si peu. Mais rien à faire, cela me trouble, j'en
oublierais presque où je dois aller. Je me rends compte que depuis un bon
moment je tourne au-dessus de la ville sans en sortir.
J'oblique vers l'est, traverse le périphérique. Banlieues, barres
d'immeubles, zones pavillonnaires. J'amorce ma descente dans l'une
d'elles et je passe le portail, en même temps que Franz, d'une maison
grise à un étage, quatre fenêtres à l'étage et une cheminée sur son toit de
tuiles.
Palet
Marie Curie
élève. Paul. Il est là aussi. Sans sa femme ni les autres avec lesquelles
il s'échappait d'elle. Mais il ne me dit plus rien, depuis longtemps. Je
désire Pierre, mon amour, mon amour. Lui seul, Pierre.
D'histoire, nous pourrions parler avec tous les autres. Toutes
ces gloires de l'histoire de France. C'est ce que nous avons pensé,
Pierre et moi, en nous retrouvant là. Du moins c'est une pensée qui
nous est venue. Ou qui nous a traversés. Quelques instants. Ici dans la
tombe, dans l'enceinte du Panthéon, nous sommes un peu comme
dans un atome, dans l'infiniment petit. Les lois sont autres que dehors,
où règne la physique classique. Sommes-nous toujours morts, ou
encore vivants ? Pierre et moi, nous allons sortir de l'indétermination,
je le sais.
Un petit temps donc, nous avons envisagé la possibilité de
rester là avec eux à parler d'histoire. Et en même temps nous avons
compris qu'ils n'étaient que de pauvres ombres, errant, une fois les
portes fermées, le silence installé, la nuit tombée, dans le labyrinthe
voûté du cénotaphe. De pauvres ombres grises. Seuls Pierre et moi
émettons un doux rayonnement. Le radium accumulé dans nos corps
au cours de notre vie de travail, sans doute. Mais nous les
scientifiques, nous les rationalistes, nous les positivistes, je sais que
nous partageons une autre impression : si nous rayonnons, c'est
d'amour.
Pierre et moi marchons main dans la main entre les épais murs
de pierre, saluant courtoisement nos illustres colocataires, sortis
comme nous de leurs tombeaux pour la promenade du soir. Les lueurs
vertes des petits panneaux fléchant la sortie à intervalles plus ou
moins réguliers permettent de discerner un peu les autres, mais
rarement de les reconnaître – à supposer que nous les connaissions,
544
car la gloire des hommes n'est pas si universelle ni immortelle que ça.
Personne ne se dirige vers la sortie, ils ont certainement compris
depuis longtemps que c'était inutile. Ou bien, ils n'en ont même pas
envie. Peut-être ne savent-ils plus ce que désirer veut dire. Nous,
l'amour nous fait brûler de désir.
Tous ces hommes qui, pour beaucoup, ont connu les honneurs
de leur vivant et se retrouvent à errer dans l'éternité sans amour, sans
femme, sans enfants, sans peuple, sans vie. Tous se retournent sur
nous. Sur nos corps qui contrairement aux leurs, rayonnent. Leur
corps à eux semble être un amoncellement de poussière que le
moindre souffle disperserait. Nous ralentissons un peu chaque fois
que nous croisons l'un d'eux, de peur que cela ne se produise. Que le
déplacement d'air occasionné par notre passage ne les fasse
disparaître. Peut-être à jamais ? Ou bien se reconstitueraient-ils, leurs
poussières retrouveraient-elles la mémoire des formes de leurs corps,
et s'assembleraient-elles à nouveau pour leur faire reprendre leur
morne et terrible errance ? L'irréversibilité règne-t-elle ici, ou la
réversibilité y a-t-elle ses droits ? La question éveille notre curiosité
scientifique, mais pas suffisamment pour nous détourner de notre
ardent désir de partir.
Pierre et moi continuons à arpenter les corridors voûtés, en
suivant les flèches luisantes qui indiquent la sortie. Nous gravissons
maintenant un large escalier, nous quittons le sous-sol. Rien d'autre
que nous ne bouge. Nous traversons une vaste salle. Nos pas ne
produisent aucun son sur les dalles qui composent des motifs
circulaires et rayonnants, comme si nous étions en train de nous
déplacer dans l'espace interstellaire. Nous distinguons la porte mais
avant même de l'atteindre nous passons à travers le mur, propulsés par
545
jusqu'à la fin de ses jours séparée de son grand amour, Pierre, mort
trop tôt. Elle a tant souffert, Marie.
Tout en marchant, Marie fait un geste de la main, comme pour
refermer une porte sur le mauvais du passé. Définitivement. Marie trie
sa vie comme elle a trié la pechblende, afin de n'en garder que le cœur
vivant. Que tombent dans le néant les peines et les humiliations
endurées en France comme en Pologne ! La voici réunie à Pierre, son
bien-aimé, son très-aimé – rien d'autre que cela ne doit survivre. Rien
d'autre que son amour pour Pierre et leurs enfants, et pour leurs rares
proches qui ne trahirent jamais.
Leurs pas les mènent aux lieux où ils vécurent et travaillèrent,
toujours passant à travers les murs, qui ne sont plus des murs pour
eux. Au lieu où fut leur premier laboratoire, le hangar de l'École de
Physique et de Chimie où ils revenaient parfois le soir, après la
journée de travail, pour contempler, ensemble dans l'ombre, la lueur
féerique des extraits radioactifs qu'ils avaient arraché à la pierre de
malheur. Alors, se souvenant de l'amour physique, ils se retournent, se
font face, se cherchent maintenant dans les yeux l'un de l'autre.
Pierre est toujours ce beau jeune homme mince, fort, doux,
dont les traits reflètent la pureté d'âme. La mort l'a cueilli dans la fleur
de l'âge, mais elle, Marie, comment lui apparaît-elle ? Jeune, comme
il l'a connue ? ou comme elle était au moment de sa mort, avec son
corps de sportive toujours, mais le visage vieilli par les années et
l'anémie causée par le radium, la chevelure blanchie ? Qu'importe, car
il la regarde avec le même amour et elle sent ce qu'elle n'avait pas
senti depuis une éternité : son sexe dressé contre son ventre, contre sa
chair qui brûle de désir pour lui. Les cris de bête sauvage qu'elle s'est
retenue de pousser pour expulser sa douleur après la mort de Pierre,
547
Palet
Chameau de dromadaire,
tu as tant roulé ta bosse
que j’en ai eu le mal de mer
au milieu du désert !
549
Jeanne Duval
langue, avec son sexe. Ou bien ce sont mes propres doigts qui
s’apprêtent. D’une façon ou d’une autre, l’ouragan aura lieu.
Je suis la forêt tropicale. J’ai mes bêtes, mes lianes, mes
serpents. J’ai mes fruits, mes jus, mon intense ravissement. Je suis
l’ombre et la lumière, le silence et les cris, la brise et la tempête. Je
suis gavée de vie.
Ma fente supplie entre mes deux beignets. Oui, attends. Gonfle
encore, mouille encore, rêve encore ! Je vais venir.
Palet
Camille Claudel
Moi, vers la fin, j'allais vers le petit, le très petit. Je sculptais des
petites choses, des êtres en modèles réduits, comme vus de loin, du
fond du temps, de la préhistoire d'où ils étaient issus. Je ciselais le
passage. La porte étroite. J'ai drôlement bien fait, parce que
finalement, je suis passée. Les imposants, les notables, une fois morts
ils restent coincés dans leur cercueil, trop gros qu'ils sont pour
pouvoir se faufiler à l'air libre. J'ai passé trente ans séquestrée, c'est
long, mais croyez-moi, le siècle a passé et quelques décennies ne sont
plus rien une fois que vous êtes entré dans l'éternité. Maintenant je me
promène où je veux, je fréquente qui je veux, et même j'aime qui je
veux, je baise avec qui je veux. Oui, oui. Comment ça ? Est-ce que
vous savez, vous, ce qui se passe dans les chambres obscures, pendant
que vous dormez ? Ce que vivent les hommes et les femmes, y
compris vous-même, derrière l'épais rideau noir de la conscience ?
C'est de là derrière que je parle, de là où je vis dans la lumière
maintenant, avec tous ceux qui ont pu passer aussi par la porte étroite.
Les chats sont réputés avoir neuf vies, mais les humains peuvent en
avoir bien davantage. Assez parlé de ma première vie, qui m'a été
volée. La dernière m'est bonne, elle vagabonde mais elle reste
mienne.
Penchée sur la cheminée, je fixe les cendres froides entassées
immobiles entre les chenets de fer. Champ d'ossements qu'il va falloir
que je relève.
Inclinée devant le foyer je vois, au centre exact du monde, une
petite maison sous la neige. Y bat mon cœur. Je suis loin de ma
maison, depuis de plus en plus longtemps. Mais mon cœur y bat, et
mes enfants y vont. Autour de notre petite maison isolée, les
montagnes, les animaux, les forêts chantent et espèrent notre retour.
557
Leur cœur crie et appelle, le torrent sort de son lit, puis la paix
revient, l'attente s'apaise surnaturellement, malgré la cicatrice laissée,
qui parfois brûle.
Ma petite maison est une poupée russe, contenue dans les
maisons que sont la montagne, la Voie Lactée, l'Univers, et toutes
celles qui sont entre. Contenue dans chacune des saisons, dans la
neige, dans la verdure, dans la lumière, la gorge des oiseaux. Et
contenant elle-même beaucoup d'autres petites maisons, dans la suite
des temps et des lieux qui habitent mon cœur. Par toutes les portes et
les fenêtres de toutes ces maisons, je passe de l'une à l'autre, j'ouvre
l'espace dans le temps et le temps dans l'espace. J'arrache mon être
aux limites, je déchire les limites, je suis libre, je suis l'amour.
J'ai vu le bloc de glace dans la cheminée de ma petite maison,
quand l'homme a assassiné mon œuvre. Non je ne parlerai plus de
Paul qui m'a séquestrée par jalousie incestueuse, je ne parlerai plus de
Rodin non plus, mais il est bien avéré qu'il a manœuvré pour annuler
la commande de mon chef d’œuvre L'âge mûr qui contrariait la statue
qu'il avait faite de lui. Et il est avéré aussi que deux de ses sbires se
sont introduits par effraction chez moi pour dérober mon travail et me
faire du mal. Au siècle suivant, dans une autre de mes vies, un autre a
recommencé, les mauvais, les menteurs recommencent toujours, ils ne
savent pas exister autrement que par les manigances, les coups sales
et bas, dans l'occulte et la lâcheté. À ce moment-là j'avais une famille
bienheureuse, mais la mort s'est répandue autour de moi, mon homme
s'est enfui pour qu'elle ne l'avale pas, mes enfants se sont éloignés, j'ai
commencé à rêver de prendre un poignard et d'aller ouvrir le ventre
du méchant, de bien lui enfoncer la lame, que ses tripes se répandent
comme celles de Judas. Oh et puis ce serait lui faire encore trop
558
d'honneur, j'ai mieux à faire, j'ai à récupérer la vie pour mon homme,
pour mes enfants, ma famille, voilà ce que je pense en regardant les
cendres froides.
Un feu brûle dans la petite maison que je suis. Un feu d'amour,
un feu de joie, un feu de vie. Je l'ai entre les cuisses, je l'ai entre les
côtes, je l'ai entre les tympans. Je suis la braise et l'homme de la
lointaine préhistoire, qui la transporte précieusement d'un campement
à l'autre. Ma petite maison est un abri sous roche, une tente de
branchages ou de peau, une demeure de terre crue ou de pierres
empilées. Je la tisse de mots pour toi, étranger de passage. Je suis moi
aussi l'étrangère et je vais, par la puissance de l'esprit, rallumer le feu
dans ma maison.
Je pourrais m'en aller. Partir. Je fais comme si j'allais faire un
tour, et je ne reviens pas. Je retourne à ma petite maison. La petite
maison où j'ai vécu toute seule, j'avais dix-neuf ans. J'avais dix-neuf
ans, j'étais toute seule. J'étais une enfant, j'étais toute seule. Avec un
enfant dans le ventre, et ça faisait toujours un, un seul être dans la
petite maison. Je veux retourner là, toute seule. J'en ai assez des
menteurs, tellement assez. Les galeux de l'enfer. Le monde est une
infamie. Les infâmes gouvernent le monde et les innocents souffrent.
Je m'en irais, si je ne les aimais pas tant. Ils ne comprennent
pas, ils ne savent pas, ils croient quelque chose qui n'est pas et je ne
peux que rester là, derrière le mur qui nous sépare, à l'intérieur même
de l'appartement, et ailleurs aussi. Ils ne voient pas le mur, ou bien ils
en voient un, mais ce n'est pas le vrai. Tant pis, je fais comme s'il n'y
avait pas de mur, je préfère être auprès d'eux même derrière ce mur
qui nous sépare à tout instant. J'oublie le mur mais le mur ne se laisse
pas oublier, il devient de plus en plus lourd, j'ai envie de partir,
559
chacun de son côté du mur, ça ne serait pas mieux ? J'ai peur pour
eux, je reste.
Mon cœur saigne, loin de ma petite maison. De l'autre côté de ce
monde, les méchants seront engloutis aux enfers, je sculpterai notre
pure habitation et nous retournerons y vivre, éternellement.
Autour de la maison le vent soulève les feuilles mortes et fait
courir leur or sur la neige, je vois dans la cheminée monter des
flammes en papier sculptées.
560
Palet
La plage du crime
prends une douche en me rinçant longtemps, parce que l’eau coule toute
rouge à mes pieds. Puis j’enfile directement la robe. Je rince mes
vêtements pleins de sel dans la baignoire, je les essore entre mes poings
et je les mets à sécher sur le fil.
Apparemment je n’ai pas d’autre choix que de passer la nuit ici,
ou du moins d’y rester jusqu’à ce que Lila en reparte. Je regrette
maintenant de ne pas lui avoir demandé si je pouvais me mettre au lit, en
attendant. D’un autre côté ce n’est pas plus mal car je commence à avoir
faim. Peut-être pourrai-je, en bas, acheter quelque chose à manger ?
Heureusement mon sac à dos n’a pas été arraché de moi par la
vague, et bien que tout le contenu en soit détrempé, mes papiers et
l’argent s’y trouvent toujours. Je le vide, je mets tout à sécher sur la table
en pin de la chambre. Mais où est mon appareil photo ? Je ne sors jamais
sans. Je me concentre sur ma respiration, afin de chasser l’angoisse qui
me vient d’être dépouillée de lui.
Je m’apprête à redescendre quand Lila réapparaît, flanquée d’un
pitbull qui se met à grogner en me regardant. Tais-toi, Vauban, lui dit-
elle. T’en fais pas, il te fera pas de mal. Tiens. Je t’ai apporté de quoi
grignoter.
Je prends le sac plastique qu’elle me tend.
Ils vont arriver, elle dit. Prends le lit, mets-toi sous la couette et
dors, je viendrai te chercher quand je repartirai. Ça marche ?
Ça marche. Merci.
Elle ferme la porte et ils repartent, le chien et elle.
salle est pleine de monde. Mais on ne voit personne, car tous les visages
sont masqués.
J’avance. Des gens sont au comptoir du bar, d’autres attablés. La
salle est faiblement éclairée. Les gens portent des tenues de soirée très
sexuelles, mettant en valeur ou même découvrant des seins, des cuisses,
des fesses, des parties génitales. Tous portent des masques d’animaux.
Certains en touchent d’autres, ou se touchent eux-mêmes tout en buvant
des coupes de champagne. Personne ne parle, ou les paroles sont noyées
dans le bruit de fond, bruit de râles, de gémissements, de halètements, de
petits cris, de cris de plus en plus forts à mesure que j’approche du fond
de la salle, où des canapés sont disposés en arc de cercle autour d’un
grand matelas sur lequel est tendu un drap de satin violet. Les gens y
baisent par grappes, de même que sur les banquettes et par terre, parmi
les vêtements abandonnés et les préservatifs usagés.
L’odeur des sexes, des corps, de la sueur, de la cyprine, du
sperme, s’accroche comme une glu aux tissus, aux peaux, aux murs. Les
gens qui se livrent à des caresses buccales, femmes ou hommes sur
hommes, hommes ou femmes sur femmes, ont relevé leur masque juste
assez pour dégager le bas de leur visage, dont on ne voit que le nez et la
bouche, engloutissant des pénis ou plongeant entre des cuisses, tandis que
leurs têtes d’animaux voilent leurs regards. Une femme à masque
d’éléphant, penchée en avant, se tenant au dossier d’un canapé, suce un
homme à masque de poisson debout sur cette même banquette, tandis
qu’un autre homme à masque d’oiseau la prend par derrière, lui-même
pris par derrière par un homme à masque de singe. Les seins de la femme
pendent, fortement agités par la cadence des coups de reins de l’homme
debout derrière elle, accroché des deux mains à ses hanches. Une femme
à masque de chat vient se glisser sous elle, sous sa poitrine aux
568
moi et m’écharper, pour finir d’assouvir leur fureur sexuelle dans une
pulsion de meurtre.
Je suis la seule qui ne porte pas de masque : voilà pourquoi ils ont
envie de me tuer. C’est peut-être aussi le but de celui qui m’emmène,
mais peut-être pas. Ce qui se dégage de lui est moins une folie qu’une
discipline. Très probablement ce type est du service d’ordre. Ça me
rappelle quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Le cagoulé. Je me
souviens maintenant du cagoulé, au cimetière. L’ai-je tué ? Est-ce son
fantôme ? Sont-ils tous des spectres ? J’arrête de me débattre, je me laisse
embarquer, après tout les morts sont moins dangereux que les vivants, et
je suis soulagée d’échapper à ces amas de gens que l’anonymat déchaîne.
Le type sort des clés pour ouvrir une porte, qu’il verrouille de
nouveau derrière nous. Nous prenons l’escalier de béton qui descend à la
cave. J’ai mal à l’endroit où il m’empoigne le bras, et comme si cette
douleur réveillait toutes les autres, je me rends compte que j’ai mal un
peu partout, sur la tête, sur le corps, comme si j’avais été rouée de coups.
La cave a une odeur de pommes de terre germées et pourrissantes.
On n’en voit pas les murs, la seule lumière provenant de la lampe du
bureau derrière lequel est assis un autre type à masque de molosse,
occupé à surveiller sur son écran d’ordinateur les images envoyées par les
caméras de surveillance de la salle. Pendant que l’autre me tient toujours,
il se lève pour s’approcher de moi, me dévisager et me palper comme si
j’étais une extra-terrestre. Sa braguette est ouverte, son sexe pue. Je sais
ce qui va se passer : l’autre va me lâcher le bras, ils ne bougeront plus
jusqu’à ce que je me décide à essayer de m’enfuir. Alors ils s’amuseront à
me courser dans la pièce sombre.
En effet le premier molosse me lâche. Ils font quelques pas sur le
côté, comme s’ils voulaient se parler tranquillement. Je ne leur donne pas
570
ce qu’ils espéraient, je ne bouge pas. Alors ils reviennent vers moi, ils
commencent à m’aboyer dessus. Plus exactement, l’un aboie ses
questions et ses insultes, l’autre tourne autour de moi. Je dis que je suis
une amie de Lila. Quelle Lila ? dit l’aboyeur. La patronne, je dis. Ils se
mettent à rire. La patronne, rien que ça ! Y a pas de patronne ici, y a que
des patrons.
Alors la serveuse, je dis. Je m’étais perdue sur la plage, elle m’a
prêté sa chambre pour la nuit, on doit repartir ensemble quand la soirée
sera finie.
Ah ouais ? dit celui qui m’a amenée ici. Lève ta robe. Lève ta
robe, je te dis. On va pas te violer, on a quelque chose à voir. Viens par
ici, ajoute-t-il en me reprenant par le bras et en me traînant plus près de la
lampe de bureau, qu’il a braquée sur moi. Lève ta robe si tu veux pas
qu’on s’en occupe nous-mêmes. On a quelque chose à vérifier.
Je lève ma robe jusqu’à mi-cuisses. Il baisse encore la lampe et
mes jambes apparaissent en pleine lumière, couvertes de plaies et de
contusions.
Il remet la lampe en place, l’autre repart s’asseoir derrière son
bureau, à mater les baiseurs sur son ordinateur. Va t’asseoir, dit le premier
molosse. Lila viendra te chercher.
Je fais un mouvement vers lui, parce qu’il s’apprête à partir et je
voudrais repartir aussi, je ne veux pas qu’il me laisse seule avec l’autre.
Va t’asseoir, il répète, comme à un chien. Et il repart.
Il n’y a qu’une chaise, celle sur laquelle est assise le mateur. Je
m'enfonce un peu dans l’ombre de la cave, en butant ici et là contre des
objets. Je m'assois par terre, sur le sol humide et froid.
Je tourne mes regards vers le bureau où est le type, je veux
m’assurer qu’il ne va pas se lever et venir vers moi. Je me rends compte
571
que de ma place, j’aperçois sous son bureau son poing qui va et vient
dans la pénombre, tandis que sa gueule de molosse est rivée sur l’écran.
J’ai envie de changer de place pour échapper à ce spectacle, mais je
pense que puisqu’il est occupé, mieux vaut que je ne risque pas d’attirer
son attention sur moi en bougeant. Plus je me ferai oublier, mieux ce sera.
J’ai mal partout. Je touche doucement mon ventre, ma poitrine,
mes bras à travers ma robe, je comprends que je dois être couverte de
bleus et de plaies, comme sur mes jambes. Comment est-ce arrivé ? Au
moment où la vague m’a happée ?
Je voudrais éviter de voir ce que je vois sous le bureau et qui me
répugne, mais la peur qu’il se relève et vienne vers moi sans que je m’en
aperçoive m’oblige à le surveiller du coin de l’œil. J’entends tout une
remue-ménage autour de moi, il doit y avoir des rats. Mais les rats ne
sont rien, comparés au danger que représente cet homme. Certes il est là
pour accomplir sa mission de surveillance, mais qu’est-ce qui me garantit
qu’il ne se laissera pas dépasser par ses pulsions ?
Certains prétendent que les femmes ont des fantasmes de viol.
Certaines femmes aussi le disent. Ça me met en colère, j’ai envie de
hurler rien que d’y penser. Je me calme, j’essaie de remettre les choses en
ordre dans ma tête, de neutraliser leur violence par la raison. Je me dis
que les fantasmes ne sont souvent que des conjurations, destinées à
évacuer le mauvais qui pourrait nous hanter. Les fantasmes ne sont pas
toujours l’expression d’un désir, même s’ils en ont l’air. Ils sont bien plus
souvent un vaccin que produit notre esprit contre les maladies psychiques
de l’homme. Et quand une femme se retrouve dans une situation où elle
risque réellement d’être violée, elle sait que cela ne produit absolument
rien d’excitant, mais seulement l’horreur, le dégoût, le rejet et la haine, la
pure rage et l’envie de tuer – saines réactions qui évitent de se sentir
572
pattes. On dirait que toutes les plaies de mon corps se sont ouvertes.
Surmontant le mal, je me remets debout, je la rejoins.
Elle porte un masque de brebis, mais je la reconnais à son corps
athlétique et à sa robe noire. Elle a un autre masque de brebis à la main,
elle me dit de le mettre pour retraverser la salle. Nous remontons
l’escalier, franchissons la porte, quittons enfin cette cave infecte.
Une fois de retour dans le baisodrome, je sens la colère monter en
moi. J’enlève mon masque et tout en passant à travers les groupes, je les
insulte. Beaucoup somnolent maintenant, abrutis. D’autres, drogués,
s’agitent. Peut-être n’entendent-ils même pas ce que je dis, ils sont
comme morts, ou comme des grenouilles de laboratoire électrisées.
Nous remontons à la chambre. Je suis fiévreuse, je souffre. Lila
me donne deux cachets. Je lui dis que j’aimerais me laver. Nous allons à
la salle de bains, elle m’aide à enlever ma robe. Je vois le pansement sur
ma tête, et aussi les contusions et les plaies partout sur mon corps.
Qu’est-ce qui a pu me faire ça ?, je lui demande.
Je ne sais pas, elle dit. Quand je suis arrivée je t’ai trouvée
inanimée, au bout de la route, à la lisière de la forêt. Je t’ai portée
jusqu’ici, ça n’a pas été facile. Tu t’agitais dans ton inconscience, tu avais
les yeux qui roulaient, on ne voyait que le blanc… Tu as repris
conscience quand on est arrivées à la porte, et tu m’as dit que tu étais
tombée à la mer. Il est vrai que tu étais toute trempée, avec du sable collé
partout. Tu t’en souviens ?
Non.
Tu as réussi à te mettre debout, et en t’appuyant sur moi, à monter
à la chambre. Je t’ai donné de l’aspirine, c’est tout ce que j’ai.
Elle se déshabille et m'aide à prendre une douche à peine tiède,
pour limiter les sensations de brûlure sur mes blessures. Elle sort un
574
Palet
Uccello
sonore dont il ne fallait pas tenir compte. À distance le jeune poète sent à
travers le corps de l’autre le brutal arrachement au monde provoqué par
ce décalage flagrant entre une parole et des gestes. À moins que ce ne
soit par la concordance, plus stupéfiante encore, d’une annonce
assourdissante et de l’effective surdité de ses destinataires.
La voie de son train est maintenant affichée. Depuis des semaines
Uccello manque de sommeil. Deux heures de transports en commun par
jour pour aller travailler, et le soir s’occuper de ses deux amours, Aurélia
et la toute petite Agathe. Il ne lui reste que la nuit pour écrire et prier.
Nuit après nuit faire reculer le désespoir par la prière et l’écriture, l’une
et l’autre étroitement liées dans la douleur et la joie.
En quittant ses deux femmes ce matin il a presque regretté
d’avoir accepté cette invitation qui va le séparer d’elles pour deux jours.
Mais maintenant que la voix dans les haut-parleurs s’est tue il se sent
léger, heureux. Eh bien ils vont rompre l’anonymat, se voir enfin face à
face, eux qui depuis des mois dialoguent masqués. Son vieux sac de
voyage sur l’épaule, Uccello rejoint sa voie, le cœur plein d’espoir. Au
fond il aime bien cet état, suspendu entre rêve et réalité, où le maintient
le manque de sommeil.
Il a reçu des billets de Première. Voiture 9, en queue de train : pas
besoin de marcher. À peine plus de deux heures de trajet, heureusement
car Uccello commence à redouter le moment proche où tous ces avatars
vont prendre corps et visage, et où lui-même va devoir s’exposer en chair
et en os (surtout en os, quant à lui !) à leurs regards.
Tâchant de se donner déjà une contenance, il s’engage sur le
marchepied, en se demandant s’ils continueront à s’appeler par ces
pseudos, ou se révéler leur véritable identité. Encore qu’en cet instant il
ne sait plus très bien ce que signifie « véritable identité ».
579
Il n’a pas fait deux pas dans le couloir que le train démarre.
Incrédule, Uccello regarde les wagons du train d’en face se mettre à
défiler à reculons. Il sort son portable de son blouson, vérifie l’heure : il
reste encore douze minutes avant le départ. De nouveau il lève les yeux
sur le train qui s’enfuit de l’autre côté de la voie, tâchant de se
convaincre que c’est celui-là qui part et non celui dans lequel il se
trouve, et qu’il est victime d’une illusion d’optique. Mais ça ne tient pas :
la gare se débine aussi, de plus en plus vite.
Un instant il songe à retourner à la porte, sauter en marche. Trop
tard, trop risqué. Le train qu’il aurait dû prendre est encore là où il l’a
laissé pour monter étourdiment dans ce train en miroir, dont il ignore la
destination.
Uccello se met à remonter le couloir, en jetant un œil au passage
dans chaque compartiment. Personne. Pas un voyageur, pas une annonce
vocale, pas l’ombre d’un contrôleur. Les confortables sièges de Première,
auxquels exceptionnellement son billet lui donne droit, tous inoccupés,
semblent lui adresser un mépris souverain. En fin de compte lui dénier le
droit de s’asseoir sur eux, lui le modeste qui de sa poche n’a jamais pu se
payer que des Secondes.
Le train prend de la vitesse, quitte la ville. Uccello passe de
voiture en voiture, de désert en désert. Avec un vague sentiment que ça
ne s’arrêtera jamais, qu’il est désormais irrémédiablement emporté par
une sorte de machine infernale, inhumaine, qui ne peut l’emmener
ailleurs que nulle part, étant elle-même inhabitée. Le long de la voie des
coquelicots très rouges sortent partout du sol. Il lui semble qu’ils tentent
par là de l’avertir d’un danger, toutes bouches tendues vers lui comme
celles des enfants vers Guignol quand il va se faire assommer, mais la
vitesse et le bruit l’empêchent de les entendre.
580
Palet
Livre de sable
même assez puissant pour soulever toutes les feuilles qui reposent sur
nos genoux, et les emporter, comme un vol d'oiseaux fous, hors du train,
loin du train.
Les feuilles montent et s'en vont en claquant dans l'espace, nous
frappons l'air des bras pour essayer de les retenir, mais trop tard, trop
tard ! Le paysage les a avalées, à moins que ce ne soit le temps. Quand
vous êtes dans un véhicule en déplacement et qu'il se met à pleuvoir, est-
ce la pluie déjà là qui vient à votre rencontre, ou vous qui entrez dans le
temps de la pluie ? Pleut-il autour de vous parce qu'il est l'heure de
pleuvoir, parce que la pluie vient de se mettre à tomber dans le temps, ou
bien parce que vous êtes arrivé dans l'espace où il pleuvait, où il pleut,
où il pleuvra jusqu'à ce que vous sortiez de cet espace, où il continuera à
pleuvoir quand vous n'y serez plus ?
Julio ! Julio !, appelle une femme en longue robe rouge qui
attendait sur le quai de la gare. Nous nous dirigeons vers elle, qui vient à
notre rencontre.
Venez, dit-elle, je vous ai réservé un taxi-chien !
Elle propose de porter notre bagage mais nous déclinons
poliment, nous avons tout de même plus de force qu'elle et le voyage n'a
pas été épuisant. Nous sortons de la petite gare à peu près déserte.
Aussitôt franchie la porte, nous sommes éblouis par le soleil qui noie
tout le paysage. En clignant des yeux, nous distinguons au bord du
trottoir un grand chien-loup harnaché, debout, la queue et les oreilles
dressées. Il produit comme un trou d'ombre dans le décor, qui nous
permet de le voir, alors que le reste est voilé par la brume de lumière. Il
tourne la tête vers nous et nous regarde venir en haletant, la langue
pendante.
584
D'un peu partout entre les arbres surgissent des hommes et des
femmes entièrement nus. Leurs visages sont graves. Sinistres, même. Ils
font cercle autour du chien et nous. Le regardant, nous regardant. Vont-
ils nous accuser de l'avoir empoisonné ? Nous ouvrons les mains en
585
Après le trajet dans cet antique train qui s'arrêtait dans un chapelet
de gares sans fin et semblait ne devoir jamais arriver, puis la course
étonnante en taxi-chien, suivie d'une sacrée émotion tout de même lors
du débarquement dans le camp, nous avons transporté notre sac dans la
cabane, pris une douche froide, et renonçant à ressortir pour aller
chercher un sandwich, nous nous sommes endormis du sommeil du juste.
Et maintenant voici que les lueurs de l'aube nous réveillent. Prêts à
manger du lion, lol.
Julio se lève d'un bond, penche son long corps maigre et musclé
pour enfiler un caleçon rouge flottant, ouvre la porte, la passe, écarte les
bras et aspire un grand bol d'air frais. Se retournant, il attrape son
chapeau pendu à la patère et dit tout haut : « Allons faire un tour ! » Je
me demande s'il sait que je suis là, que je veille nuit et jour sur lui, que je
veille même quand je dors avec lui. Quoiqu'il en soit, je suis contente
qu'il ait en quelque sorte dit nous.
Le camp occupe une vaste clairière, encerclée par la forêt de pins.
Les oiseaux chantent à tue-tête, comme s'ils étaient chargés de faire se
lever le soleil, un soleil qui serait trop paresseux ou indifférent pour
songer de lui-même à accomplir son office. Je vois bien qu'en somme les
oiseaux nous secondent sur terre, dans le travail que nous autres anges
accomplissons dans le cosmos. La faible lueur de l'aube augmente, les
tourterelles se mettent à roucouler, les premiers rayons du soleil percent
entre les arbres, dont l'odeur de sève monte à mesure qu'ils se
réchauffent.
Peu à peu les gens se lèvent aussi, sortent de leurs cabanes tels
que la nuit les a pris, nus et encore endormis. Julio est le seul qui ait la
peau sombre. Les autres l'ont pâle et rougie ou bronzée par endroits, sans
uniformité même s'ils ne portent aucun vêtement. Ils vont et viennent
587
La forêt a l'air toute proche, avec ses pins qui entourent le camp.
Mais on se rend assez vite compte qu'en fait il doit falloir un bon bout de
temps avant d'y parvenir. C'est un effet de perspective, certainement. Le
terrain semble quasiment plat, mais quand on avance il s'avère qu'il est
vallonné à l'infini. Est-ce parce que le sable change sans cesse de place,
et d'autant plus qu'on y marche et que chaque pas, en s'y enfonçant, fait
bouger les lignes ? Si nous comptons tous les pas que peut faire un
homme dans la journée, ne serait-ce que dans ses va-et-vient ordinaires,
et si nous multiplions tous ses pas par un certain nombre de personnes –
nombre en l'occurrence indéfinissable, à cause du caractère labyrinthique
du camp – ne doit-on admettre qu'il se produit un changement perpétuel
du terrain sur lequel nous sommes censés évoluer ?
En tout cas je dois avouer que nous avons marché en vain en
direction de l'océan, toute la journée. Si nous ne nous étions fiés au bruit
indéniable des vagues, et accessoirement à l'odeur de l'iode, nous aurions
pu nous reprocher d'être lamentablement dépourvus de sens de
l'orientation. Mais tout en suivant fidèlement les informations qui nous
parvenaient par nos oreilles et par nos narines, nous n'avons jamais vu se
rapprocher significativement cette bande de forêt qui vraisemblablement
fait office de dernier rempart avant l'océan. Toujours nous passions entre
des cabanes, toujours semblables à la nôtre mais toujours autres, il fallait
le croire, puisque jamais ne se trouvaient, autour, des gens que nous
aurions déjà vus.
Tous les humains ici sont pâles et entièrement nus, et sans doute
Julio ne passe-t-il pas inaperçu, avec son caleçon. Rouge. Et son
chapeau. Rouge. Et sa peau. Sombre. Et sa haute taille. Masaï. Pourtant
je n'ai pas l'impression que les gens le voient. Ils regardent ailleurs quand
591
nous sommes devant eux, ou bien fixement vers nous, mais dans le vide.
Vides eux aussi, hébétés. Est-ce parce que je suis avec lui ? Ou bien est-
ce l'effet du camp, de la vie dans ce sable, où rien ne semble passer, ni le
temps ni l'espace ?
Sans doute, à mesure que nous marchons, faisons-nous et
défaisons-nous, de façon imperceptible mais effective, des dunes, qui
changent sans cesse la perspective. Sans doute les propriétés du sable,
semi-solide, semi-liquide, tout en nous donnant l'illusion d'avancer sur
du plat, font-elles de notre trajet quelque chose comme une course en
montagne, quand le sommet semble à portée de main mais s'éloigne à
mesure qu'on avance et que la réalité du terrain, vue de près, oblige à
contrarier sans cesse la ligne droite – et même si l'on montait en ligne
droite, pas après pas la perspective, en évoluant, se chargerait de nous
faire éprouver combien nous pouvions, de plus bas, nous illusionner sur
la distance restant à parcourir.
Mais il faut ajouter à cela qu'à cause du caractère liquide du sable,
nous sommes, de toute évidence, comme un bouchon sur la vague, qui
avance avec elle pour être ensuite repris par la vague suivante, et ainsi de
suite à l'infini, les vagues ne cessant de se chevaucher l'une l'autre, sans
qu'il soit possible, comme en montagne, de s'y déterminer par rapport à
un repère fixe, à un camp de base d'où mesurer aisément l'avancée, non
seulement d'après le temps de marche mais aussi par la possibilité de se
retourner pour constater que ce qui était plus haut est devenu plus bas.
comme eux à jamais verts. Certains parmi les plus vieux portent à
hauteur d'homme une entaille dans leur épaisse écorce, d'où dégoutte,
mi-liquide mi-solide, mi-or mi-sang, leur âpre et purifiante sève.
La pluie tombe moins dense dans la forêt, mais elle s'écoule plus
lourde entre les arbres. De temps en temps des oiseaux colorés de bleu
vif et de jaune, ou bien de vert et de rouge, volent. Seuls peuplent le
silence le bruit de leurs ailes, celui de notre respiration, celui de nos pas
sur l'épais tapis d'aiguilles de pin trempé, celui de l'eau qui dégouline.
Et puis soudain, au-dessus de nous, un fracas de branchages. Un
cerf immense a surgi du sommet de la dune, il descend vers Julio. Nous
nous arrêtons net. Il fait encore quelques pas et s'arrête aussi. Il nous
regarde fixement, tendu comme un arc. Des ondes se propagent depuis
sa haute couronne de bois, déchirant l'espace comme une soie. Il n'y a
plus de temps.
Qui va là ?, crie une voix.
L'animal nous jette un dernier regard, et détale.
Un homme en treillis et casquette de soldat, portant sur l'épaule
un grand sac de jute plein, apparaît sur notre gauche. Nous allons vers
lui.
Vous avez vu le cerf ?, lui disons-nous.
Quel cerf ? Vous êtes le nouveau venu, c'est ça ? Je me présente,
Pr Kastron, dit-il en nous tendant la main.
Julio, disons-nous en lui serrant la main. Des personnes très bien
nous ont parlé de vous...
Oui, Mani m'a dit.
Vous n'avez pas vu le cerf ?
Vous voulez sans doute parler d'un chevreuil. Il y en a dans cette
forêt. On en voit fréquemment à la tombée du soir, parfois même à la
603
lisière de la forêt. Mais ils restent sauvages, ils ne s'aventurent pas dans
le camp.
Non, c'était un cerf. Il est apparu là, et il a disparu par là, disons-
nous en montrant du doigt la forêt, un peu au-dessus de nous. Un cerf
véritablement hors du commun. Je n'en avais jamais vu de tel, ni en vrai
ni en image. Il était là, à nous regarder... Vous l'avez sûrement entendu...
Ma parole, tu veux dire que tu as vu le cerf fabuleux de
Menneval ?
Je parle d'un cerf bien vivant, en chair et en os ! Un cerf géant.
Au milieu du dix-neuvième siècle, on a trouvé, à plus de
cinquante mètres de profondeur dans le puits de Menneval, un crâne de
cerf mesurant cinquante-six centimètres de long. Il datait du quatrième
siècle, et autant que je sache, c'est le seul cerf géant dont nous ayons
témoignage dans ce pays. J'en ai justement parlé lors du cours que j'ai
donné hier. Il ne me semble pas t'y avoir vu, pourtant. Le puits de
Menneval est un puits funéraire, le plus grand, le plus profond que nous
connaissions. Au-dessus de ce cerf, les découvreurs du puits trouvèrent
des fragments de poterie et d'autres objets d'époque, puis,
successivement, d'énormes pierres sous lesquelles reposaient divers
squelettes d'animaux, dont certains de très grande taille. Sous l'un d'eux,
vers quarante mètres de profondeur, se trouvait une couche de très
grosses coquilles blanches de limaçons. À cinquante deux mètres
cinquante, était disposé avec soin un énorme squelette de cerf, et cette
tête géante. Au-dessous, encore des coquilles de limaçons et d'autres
ossements de cerfs, puis, trois mètres plus bas, encore trois énormes
squelettes de cerf. Puis celui d'un homme de près de deux mètres de
long, avec deux cavités dans le crâne, dont une partie était sciée. Au-
dessous encore, et jusqu'au fond du puits, à plus de soixante et un
604
Palet
Gaza
Noir.
DORMANT(E) 1 : Tu dors ?
DORMANT(E) 3 : Oui.
DORMANT(E) 1 : À moi.
DORMANT(E) 3 : Tu dors ?
DORMANT(E) 1 : Oui.
DORMANT(E) 1 : Ou moi ?
Silence
DORMANT(E) 2 : Pareil.
Silence
DORMANT(E) 2 : Non.
Silence
DORMANT(E) 1 : Un souffle.
DORMANT(E) 1 : Chut !
DORMANT(E) 2 : Et le chien ?
DORMANT(E) 1 : Sauf s'il est tourné vers nous. Tout dépend dans quel sens
il nous garde. S'il est tourné vers l'extérieur, pour empêcher d'éventuels
intrus d'entrer, ou s'il est tourné vers nous, pour veiller à ce que tout se passe
bien.
Silence
612
Silence
Silence
DORMANT(E) 2 : Quoi ?
DORMANT(E) 2 : Attends...
DORMANT(E) 3 : Ça me revient...
DORMANT(E) 2 : Le tunnel...
DORMANT(E) 2 : On y va ?
DORMANT(E)S 1 et 3 : Où çà ?
614
t-shirts pour les enfants, pour moi un habit ou un bijou de là-bas, des épices,
du thé… Tout ça est au passé. Il m'en reste deux boîtes en fer de thé anglais,
l'une rouge et l'autre bleue, sur lesquelles est écrit : KEEP CALM AND CARRY
ON. Une grosse bague berbère en argent, faite à la main, en forme de
pyramide et portant des signes qui me sont inconnus. Très belle, je la mets
chaque fois que je sors. Une dizaine de fins bracelets d'Afrique en
minuscules perles noires, à nouer au poignet. Des colliers masaïs,
multicolores. Un paréo du Brésil et des foulards d'Égypte... Je marche dans
les circuits du temps.
Jour. Une grille dans le sol se soulève. Les DORMANT(E)S en sortent, les
uns après les autres. Ils se retrouvent dans les sables et les herbes, entre les
ruines de la ville.
DORMANT(E) 2 : Oui !
L'ÉCHO : entendu
DORMANT(E) 2 : Ni là.
L'ÉCHO : ni là
L'ÉCHO : de suite
L'ÉCHO : un cake
*
Une tente sur le sable. La lumière de l'aube. Le bruit de la mer.
L'INCONNU(E), pieds nus, accroupi(e), la tête tournée vers le
fond, dans la direction de la mer (invisible), est occupé(e) à construire
un château de sable.
DORMANT(E) 2, entrant dans le cadre, s’arrêtant un instant, le-
la regardant.
L'INCONNU(E), sans se retourner : La ville est complètement
ensablée maintenant.
DORMANT(E) 2 : Qui t’a dit ça ?
L'INCONNU(E) : Il paraît que même du sommet de la plus haute
dune, aussi loin que le regard porte, on ne voit rien d’autre que du sable.
En colère, DORMANT(E) 2 se dirige vers la tente, passe la tête
par l’ouverture, crie :
619
mêmes. Je vous ai réunis aujourd’hui ... autour de ce thé, car il est temps,
vous en conviendrez, de trouver une solution.
DORMANT(E) 1 et DORMANT(E) 3 : Oui !
DORMANT(E) 2 : Voici donc ce que je vous propose : organisons
une réunion.
DORMANT(E) 1 : Bonne idée, DORMANT(E) 2. Et maintenant ?
DORMANT(E) 2 : Maintenant... Comment ça, maintenant ?
DORMANT(E) 1 : Nous voilà réunis, non ?
DORMANT(E) 2 : Tu fais si peu de cas de L'INCONNU(E) ? tout
de même… tu l'oublies !
DORMANT(E) 1 : L'INCONNU(E) ? Il (elle) est parti(e) faire...
DORMANT(E) 3 : sa gym !
DORMANT(E) 2 (levant les yeux aux ciel) : … (soupir) De toute
façon, il ne s’agit pas de lui (elle), ni de l’instant présent. Je parle d’une
vraie réunion. Une réunion sérieuse, décidée et préparée en commun.
DORMANT(E) 1 : OK. C'est pour nous dire ça que tu nous a
réunis ?
DORMANT(E) 2 : Et toi, t'as quoi à dire ? Rien ?
DORMANT(E) 3 : Moi j'ai quelque chose ! Ce que je veux dire,
moi, c'est que c'est pas juste !
DORMANT(E) 2 et DORMANT(E) 1 : Quoi est pas juste ?
DORMANT(E) 3 : Non, je veux pas faire d'histoires... Je me suis
mal exprimé(e)... Je veux juste dire qu'on devrait établir des tours pour la
nuit. Faire des équipes. Deux qui gardent le camp, deux qui vont chercher
la bouffe sous le sable.
DORMANT(E) 1 : Garder le camp ? C'est nouveau, ça.
DORMANT(E) 3 : Ben oui, c'est nouveau. Sinon c'est toujours
pareil, y en a marre.
626
chercher la bouffe loin sous le sable. Et pour ça, creuser toujours plus de
galeries. Fatalement, ça nous retombera dessus.
Un silence.
DORMANT(E) 3, chuchotant : Oh mon Dieu, mon Dieu, mon
Dieu... Puis, se reprenant : C'est pour ça que Dormant(e) 2 veut qu'on se
réunisse et qu'on fasse un plan. Pour sortir de là.
L'INCONNU(E) rit.
DORMANT(E) 3 : Pourquoi tu ris ?
L'INCONNU(E) : Pour rien.
DORMANT(E) 3 : Tu crois que ça servira à rien ?
L'INCONNU(E) : Non non, je crois rien.
DORMANT(E) 3 : Je crois que Dormant(e) 2 a raison, en fait. Tu
sais, je trouve qu'on est un peu ingrats, avec lui (elle). Attends, je dis pas
ça pour toi. Toi, c'est autre chose. Mais Dormant(e) 1 et moi... C'est vrai, il
(elle) est un peu comme notre grand(e) frère (sœur)... Il (elle) est
responsable, voilà ce que je veux dire.
L'INCONNU(E) : C'est pas faux. Si jamais ils ne reviennent pas, il
(elle) va nous manquer.
DORMANT(E) 3, un peu choqué(e) : Et Dormant(e) 1 aussi.
L'INCONNU(E) : Oui, bien sûr.
DORMANT(E) 3 : N'y pensons plus.
L'INCONNU(E) : Je veux juste dire qu'il faudra qu'on prenne nos
responsabilités tout(es) seul(e)s.
DORMANT(E) 3 : Oh ben pour toi, ce sera pas trop difficile.
Depuis le temps que tu vis ici... Depuis combien de temps, déjà ?
L'INCONNU(E) : Et vous trois ? Ça fait combien de temps que
vous êtes arrivés ?
630
Palet
Le goût du sexe
Dans les sociétés modernes on n’a plus tellement l’occasion d’aller aux
enterrements, vu que les progrès de la médecine ont bien fait reculer la
fréquence de la mort. Mais enfin elle est quand même toujours là. Ce qui fait
qu’on va moins aux enterrements, aussi, c’est que souvent on connaît moins de
gens que du temps où on vivait dans des villages. Aujourd’hui vous pouvez
passer des années dans un immeuble sans savoir qu’un des locataires du
cinquième est mort. Si ça se trouve vous ne l’avez jamais croisé, de son vivant.
Et on va rarement aux enterrements de ceux qui disparaissent parmi nos
centaines d’amis ou de followers sur les réseaux sociaux, vu qu’on ne les a
jamais vus non plus. Où je veux en venir, c’est que les rares fois où il peut vous
arriver d’enterrer vraiment quelqu’un, vous pouvez expérimenter, surtout si
vous êtes jeune et en couple, que vous avez envie de compenser non pas en
postant des photos de chats, mais en faisant l’amour.
Ma chatte est tendre, chaude et dodue comme une couette. Qui n’aime
être sous la couette, quand la tempête gémit à la fenêtre ?
Pourquoi jouir ? Pour suivre le goût marqué de la vie pour les variations
de paysages et de climats. Être tantôt désert et tantôt jungle, tantôt brise et tantôt
tempête, tantôt mer d’huile et tantôt déferlante. Jouir c’est jouer, jouer c’est
jouir, vaincre la mort. La mort ne sait pas jouer, quand elle veut jouer elle ne
sait que tricher. Je suis vivante, je vainc l’esprit de la mort qui hante le monde et
essaie de l’emporter. Au lieu de noyer l’homme, l’océan le déposera sur une
plage.
Il faut pourtant des excitations spéciales pour jouir en beauté. Non pas
subir un rut que rien n’apaise parce qu’il n’a d’autre objet que le néant,
renvoyant le sujet au néant. Mais se trouver en état de désir et
d’accomplissement permanents. Désir et joie de chaque seconde de vie, fût-elle
désertique. Désir du grain de sable et du chardon, comme du miel et de
l’étreinte. Désir et joie de chaque heure et de chaque saison, désir et joie sous-
jacents, paisibles entre deux houles qui les font monter du sexe, de la chair, de
la racine, dans tout l’être qu’ils font croître comme un levain.
Clos comme un petit pain fendu sur le dessus. Si les cuisses s’écartent, la
fente aussi. Au milieu de la vulve bombée, le sourire vertical de mon sexe est à
la fois point d’exclamation et douce promesse. Dessous, c’est vivant comme un
cœur d’oiseau.
suis nue, rien ne me gêne, ni les convulsions, ni les abandons, ni les mots ni les
gestes qui me viennent.
Bien que je sois si aisément et perpétuellement rassasiée, même quand
nous ne faisons rien, l’autre est pris de peur à l’idée de ne pouvoir me satisfaire.
Ses démons le reprennent, il les rejette sur moi. Fin du regard d’amour, voilà le
mauvais regard. Je réplique ou méprise d’un rire, d’un silence. Il part.
Parfois cela se termine autrement : il veut être repris pour sa mauvaise
conduite. Il n’en dit rien, mais je le sais. Je m’assois dans le fauteuil où, quand
tout est calme, il aime me contempler. En parlant. Il aime parler, contrairement
à moi. Je suis comédienne, je sais ce qui sonne, et ce qui parle.
D’autres fois, soudain il s’immobilise et ne se décide ni à partir ni à
parler. L’accès de rage intérieure l’a épuisé. Il est malheureux. Je ne peux pas le
consoler sans y perdre mon honneur. Alors je m’installe, royale, dans le vaste
fauteuil, et légèrement lui tend un pied, nu ou chaussé.
Il le regarde, le fixe comme il fixe toute chose vivante qui excite sa
curiosité scientifique. Il s’approche, se penche, s’accroupit, le prend dans ses
mains, le baise. Il arrive qu’il se couche. J’écoute sa respiration pour savoir s’il
s’est endormi. Tout est paisible. Je songe.
Avant lui, j’étais avec un autre autre. Quelqu’un qui avait la photo,
comme lui a la science, et moi le théâtre. Mais eux n’ont pas la peau sombre et
ne sont pas des femmes, le monde leur est moins hostile, ils pourront, eux,
développer pleinement leur art. Je sens en moi le potentiel d’un jeu neuf, je vois
la pauvreté des castings que je passe, j’imagine tout autre chose. Tout autre
chose que je pourrais faire, comme actrice et aussi comme ordonnatrice d’un
théâtre beaucoup plus vivant, profond, physique, coloré, chantant. Pour l’instant
on ne m’accorde que des rôles mineurs, dans lesquels je fais assez sursauter le
public en apparaissant. Personne n’a envie de me laisser prendre une autre
place, ma pleine place. Dans un autre siècle on me dirait femme vénale, se
servant de l’aide de ceux à qui est accordé le droit de gagner leur vie, ou de
ceux qui héritent. Mais je gagne ma vie moi-même, je suis indépendante et je
vivrai comme je l’entends, quoiqu’on en pense.
636
J’ai posé nue aux Beaux-Arts. Oui, il y a encore de ces exercices. Cela fait
partie de leur apprentissage, et de mon métier. Incarner une présence humaine.
Rien n’est moins passif. Je réfléchis constamment sur mon art. En fait, toute ma
vie est théâtre. C’est ainsi que je m’extrais de l’iniquité du monde, c’est ainsi
que je le fais mien, en le réinterprétant constamment.
Avec l’autre précédent, j’ai eu un vis-à-vis en forme de miroir. Le
regarder transformer le monde en images m’a aidée à comprendre ma propre
action. Il fait des photos et une image du monde en surgit, beaucoup plus petite
que le monde. Ou bien c’est que le monde est bien moins grand qu’on ne croit.
Il cherche à sortir l’homme du chaos en faisant son portrait. À le sortir des
ténèbres de l’appareil en le mettant en lumière. Je fais de même, mais la
chambre noire, c’est mon corps, mon âme. C’est à travers moi-même que cela
s’opère, le passage de l’indifférencié à une forme mentale : un personnage,
comme on dit. Un être, en réalité.
Ensuite l’autre actuel et moi nous nous sommes élus, réciproquement.
Pour aller plus loin dans l’œuvre. Nos corps respectifs sont les premiers lieux
par où nous nous approprions le monde. Nous l’habillons comme peut-être,
ailleurs, d’autres qui vivent nus le peignent. Nous sortons des codes imposés par
la société industrielle, qui transforme les hommes en objets préfabriqués. J’ai
mes costumes de scène, j’ai mes touches de peinture ajoutées sur mes
accessoires. Il a son chapeau, ses chaussures aux styles et aux couleurs variées.
Nous avons nos vêtements usés, notre dandysme qui transcende les siècles et les
cultures. Nous sommes les acteurs de notre propre vie. Il m’a choisie, moi,
comme je l’ai choisi, lui. Nulle convention ne nous a poussés l’un vers l’autre,
et les mauvais regards ne sauraient nous empêcher d’assumer notre relation.
Nous nous aimons.
J’aime mon homme. J’aime tous ceux qui sont passés par moi. J’aime les
hommes, j’aime les femmes aussi. Je taille un peu ma fourrure, pas trop. La
chair qui s’en approche doit franchir cette lisière, assumer son mystère.
Ma main se glisse entre mes cuisses serrées, dont le désir fait jouer les
muscles. Mon pouce appuie contre la vulve, l’attouche à travers la culotte.
637
Oh et puis, parfois j’en a assez, de lui. Quand il lui prend de voir le mal
partout, et notamment – c’est si commode -, en LA FEMME. Va te faire voir,
mathématicien de mes deux, prends-t’en plutôt aux religieux et à leur obsession
du péché, qu’ils t’ont transmise, on dirait, comme tu essaies de me l’inculquer.
Moi je jouis sans entraves. Et sans entraver les autres. Qui jouit sans peine fait
638
et laisse jouir sans peiner. Je suis de la race de ceux que ta race a déclarés
esclaves, mais je suis plus libre qu’eux tous réunis, et plus souveraine que leurs
rois. Comment expliques-tu ça ? Tu ne te l’expliques pas, et c’est ce qui t’attire
et te révolte en moi. Toi qui es pourtant plus libre qu’eux. Et moins que moi.
C’est un théâtre de la cruauté qu’il faut. Que les gens apprennent quelque
chose en allant au spectacle, au lieu de se distraire bêtement. Qu’ils sachent et
pensent par l’effet qu’on leur communique directement dans leur chair, par
notre chair de comédiens, par une mise en scène crue et raffinée de l’humain.
C’est l’été, il fait chaud. Ce soir, quand j’arrive dans la loge, après la
représentation, Oliban est là. Il y a quelques jours que nous ne nous sommes pas
vus. Moi avec mon maquillage, lui avec son chapeau, nous sommes tous les
deux si dissonants que je me mets à rire. Il s’approche, me dit dans les yeux :
« Je rentre avec toi ce soir ». « Non ». « Pourquoi non ? » « Je ne sais pas. Peut-
être ». Je me dégage, d’un geste de danseuse. Il est excédé par ma comédie, il se
contient.
639
Rrose est amusante. Elle a fait dans la loge un numéro qui a beaucoup plu
à Oliban. De retour à l’appartement, j’ai senti qu’il valait mieux que je le laisse
là-dessus. Devant ma porte, j’ai prétexté que j’étais fatiguée, que je préférais
rester seule avec Rrose, que nous avions à parler un peu entre filles, et
qu’ensuite je me coucherais. Il me regardait fixement, tendu, je sentais combien
nous étions extraordinairement complices. Il m’a attirée un peu à l’écart du
lampadaire qui jetait sa flaque de lumière sur les pavés humides.
« Demain, a-t-il dit. Demain je veux que tu reviennes avec elle. Moi je
serai déjà là, dans le petit bureau. Tu laisseras la porte un peu entrouverte mais
tu ne lui diras pas que je suis là. Je veux voir ce que vous faites. » Je n’ai rien
répondu, j’ai seulement saisi son sexe, à travers le pantalon. Puis je me suis
détournée, j’ai rejoint Rrose et nous sommes rentrées, sans lui.
En vérité je n’avais encore jamais couché avec Rrose. J’ai bien vu qu’elle
avait fait tout ça pour l’exciter. Mais j’ai bien senti, aussi, qu’elle y prenait
plaisir, autant que moi. J’ai refermé la porte derrière nous. Dans l’ombre je l’ai
enlacée, nous nous sommes embrassées. En soirée, quand tout le monde a bu et
devient affectueux, il nous était déjà arrivé d’échanger un baiser sur les lèvres,
rapide et léger, en riant, mais là c’était notre premier baiser profond. Je ne
raffole pas de ces baisers avec la langue, mais bon, disons que je me suis
adaptée depuis longtemps aux mœurs de mon pays. J’avais envie d’elle mais
j’ai pensé à Oliban, j’ai pensé que ce serait un meilleur spectacle pour lui si
nous nous réservions jusqu’au lendemain.
J’ai expliqué le plan à Rrose. Elle a tout de suite été d’accord. Je lui ai dit
qu’il faudrait faire comme si elle n’était au courant de rien. Mais la coquine
avait du mal à renoncer à son plaisir immédiat. « Je peux rester dormir ici ? » a-
t-elle demandé d’une petite voix pleine de supplication et de promesses.
« Demain, Rrose. Maintenant rentre chez toi, appelle un copain ou une copine si
tu veux, ou bien repose-toi en rêvant tranquillement à ce qu’on fera ! » Elle est
partie.
Une fois seule, j’ai dégrisé d’un coup. Dans quel fantasme nous étions-
nous fourrés ? Les humains sont fous. Les Occidentaux, qui se croient souvent
les seuls civilisés, considèrent ceux qui viennent d’ailleurs comme des espèces
641
J’ai pris une douche, j’ai mis ma robe rose et verte bien étroite et j’ai
attaché mes cheveux en grosse queue de cheval avec un large ruban de velours
rouge trouvé dans un vide-grenier.
Je suis sortie, j’ai marché vers le nord. Je voulais juste marcher, et voir où
mes pas me conduiraient. C’était la tombée du jour. Les humains sont dans le
monde comme une figure grossièrement taillée dans un papier plié, et qui se
déploie en guirlande à volonté.
Assez rapidement, un homme s’est mis à me suivre. Ce n’était pas la
première fois. Très souvent quand je sortais seule, il emboîtait mes pas. À croire
qu’il me surveillait, ou que quelqu’un me faisait surveiller. Des mois que cela
durait. Chaque fois que je faisais volte-face et allais vers lui pour exiger des
explications, il s’enfuyait. Puis réapparaissait un peu plus loin.
J’ai pris sur la droite et je l’ai attendu au coin de la rue. Quand il a tourné
à son tour, il s’est retrouvé nez à nez avec moi. Je lui ai demandé ce qu’il
voulait. Sans reculer devant ma colère, il m’a demandé mon prix. J’ai menacé
ce connard de salopard de déposer plainte s’il continuait, et j’ai repris mon
chemin.
Il a recommencé à me suivre. Je me suis retournée, il s’est mis à fuir
comme d’habitude, je lui ai couru après en lui gueulant dessus afin de lui faire
honte. Les passants nous regardaient sans bouger. Il courait toujours,
poussivement. J’aurais pu le rattraper quasiment d’un bond, mais il me
répugnait. L’idée de me retrouver de nouveau près de son être abject me
conduisit à plutôt traverser la rue, et à poursuivre vers le nord sur l’autre trottoir.
L’homme avait cessé de me suivre. Il faisait nuit quand je suis arrivée sur
la butte Montmartre. Mes poumons étaient bien ouverts, le sang courait dans
mes veines, mes muscles étaient chauds. Dans le ciel bleu sombre, les étoiles de
la Grande Ourse, et quelques autres, scintillaient. C’est de l’une d’elles que je
venais, peut-être.
Les pavés luisaient sous les réverbères, les petites rues s’entrecroisaient,
montaient et descendaient, entrecoupées d’escaliers. Des couples se
promenaient, des hommes en bande, plus ou moins ivres déjà, se déplaçaient
643
Je sors. Je sais maintenant qui est cet homme. Ce vieux plein d’assurance,
de sournoiserie et de vice. C’est lui qui a fait de mon père et de ses ancêtres des
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esclaves. C’est lui qui appelle ma mère et toutes les femmes des prostituées.
C’est notre antique ennemi, l’ignoble ennemi de l’être humain.
Je marche vers l’ouest, je quitte les rues populeuses. Voilà le mur du
cimetière. Il n’y a plus personne. Plus aucun bruit, hormis ceux de mes pas et
des siens. J’ai presque couru tant il me tardait d’arriver ici. Il a dû croire que
j’avais peur. Maintenant j’enlève mes chaussures et je me mets à courir
vraiment, le manche du couteau serré dans ma main droite. Il n’y a pas assez de
lumière pour qu’il puisse le voir, j’entends son souffle poussif à ma suite.
L’excitation mauvaise qui innerve son corps de mort-vivant lui fournit l’énergie
dont il manque, mais si je cours vraiment selon ma puissance, l’écart sera
rapidement si grand entre moi et lui que tout sera fini très vite. Je suis attentive
à son souffle derrière moi, au poids de son corps sur ses jambes, je veille à
maintenir une allure qui tout à la fois lui permette de me poursuivre, et le
fatigue. Ma course ne fait presque pas de bruit, la fraîcheur et la courbure des
pavés est bonne sous la plante de mes pieds nus. Je repère un réverbère au bout
du mur, je décide que c’est là qu’il doit me rejoindre. Ce qui va se passer, je
veux le voir. Je fais mine de tituber, je ralentis. Il est là, tout près, je sens son
haleine fétide, l’odeur de sa sueur et de sa folie.
Je me retourne, il lance son sale bras pour me saisir, je le laisse venir
s’empaler de tout son poids sur ma lame bien fermement tendue. Sa figure se
décompose, il crie, il gesticule, j’ai mal au poignet tant sa carcasse embrochée
pèse sur le couteau. Je le lâche, je le laisse tomber au pied du lampadaire. De
son foie le sang dégouline, noir, bilieux, puant.
Je retourne en arrière, je récupère mes chaussures. Puis il me vient à
l’esprit que s’il survit, il pourra me décrire, et il ne sera pas très difficile de me
retrouver. Qu’il me suivait depuis si longtemps, et que je me défendais,
comment le prouverais-je ? Ma parole ne vaudra rien contre la sienne. Il faut
que je l’achève. Des millions d’esclaves et de femmes crient à travers mon
sang : « Achève-le ! »
Il est toujours étendu sous le réverbère. Si Oliban était là, il m’aiderait à
retirer le couteau de la plaie et à le lui replanter dans le cœur. Puis à cacher le
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corps quelque part, peut-être, qu’il ait le temps de pourrir avant qu’on ne le
trouve. Je suis seule. J’y vais.
Il râle. Il me dégoûte. Qu’y puis-je s’il s’est précipité sur mon couteau ?
N’était-il pas légitime que j’aie pris ce que je pouvais pour me défendre ? S’il
doit mourir, qu’il meure tout seul. Je m’en vais. Je marche vers l’île, vers chez
moi. Quand j’arrive à la Seine, je m’accoude au pont, à regarder les petites
lumières qui dansent sur l’eau sombre, continuellement.
La porte s’est ouverte. « Qu’est-ce qui se passe ? », elle a dit, tenant son t-
shirt comme un rideau devant son corps nu. « Laisse-moi entrer, je vais
t’expliquer. » - « Je suis avec Pablo », a-t-elle ajouté en reculant pour me laisser
passer.
La lampe de chevet faisait jouer la lumière sur le torse glabre et le visage
angélique de Pablito. Le comédien qui tenait le premier rôle dans la pièce, un
jeune et beau gars avec qui j’avais déjà couché aussi, trois ans plus tôt. Il s’était
assis dans le lit, sa tête encadrée de boucles brunes touchant presque le plafond
en pente, et le drap à hauteur de son pubis.
Ils me fixaient tous les deux. Soudain je n’avais plus du tout envie de
raconter, de replonger dans la chose sordide qui était arrivée contre le mur du
cimetière de Montmartre. Seulement d’être nue moi aussi, et de faire l’amour.
La vie. Après la mort, la vie réclamait son dû. Je frissonnais dans ma robe
trempée. La pluie frappait sur le toit en zinc, juste au-dessus de nos têtes. De
l’air s’infiltrait par les fentes de la fenêtre, soufflant dans les ombres de la pièce.
Juste le bon moment pour être dans un bon lit en compagnie d’un bon garçon.
« Qu’est-ce qui se passe ? », a dit Rrose. Il m’a semblé qu’elle n’était pas
complètement ravie de me voir interrompre son intimité avec le beau Pablo. Il
fallait que je l’amadoue. Je lui ai dit que je m’étais disputée avec Oliban, qu’il
s’était mis à crier, que j’avais eu peur qu’il devienne violent. Après tout c’est
arrivé, une fois. La nuit où il m’a giflée, je lui ai dit si tu refais ça une seule fois,
tu ne me revois plus. Il n’a jamais recommencé. J’ai dit à Rrose que j’avais fui
sous la pluie, que ma robe était toute mouillée, que j’avais froid, que j’avais
juste besoin d’un endroit pour finir la nuit au chaud. Elle a cédé.
« Mets ta robe à sécher sur la chaise, elle a dit. Je vais te prêter un t-shirt,
en attendant. »
« Tu veux que je m’en aille ? », lui a demandé Pablo, très gentleman.
« C’est comme tu veux, a dit Rrose en soupirant. Sinon, on peut se serrer… »
Il est resté, et nous nous sommes mises au lit, le beau Pablito aux yeux
doux entre nous deux.
647
« Le lion se pavane entre les lionnes », dit Pablo, tout sourire au milieu du
lit, Rrose et moi de part et d’autre de lui.
« Ne faut-il pas dire plutôt : les lionnes mettent à leur disposition un
lion ? », réplique Rrose en riant.
La pluie martèle toujours le zinc au-dessus de nos têtes, on dirait que nous
sommes au centre de la terre, au creux d’une île entourée d’eaux. Les yeux de
biche de Pablo luisent doucement comme des planètes traçant leur route
régulière dans l’univers. Il sent bon comme un jardin sauvage trempé après
l’orage. Rrose et moi nous nous regardons par-dessus lui, et ensemble,
enfouissons notre tête sous les draps.
L’odeur de la chair envahit l’espace étroit, sombre et chaud. Nos doigts se
rencontrent sur le bas-ventre du jeune homme, puis nos lèvres. Son souffle, ses
gémissements se mêlent aux notres. Nous léchons ensemble son sexe, puis tout
en le caressant, l’une allant et venant de la main sur sa queue, l’autre massant
les parties et l’entrejambes, nous nous embrassons tous les trois à pleine
bouche, goûtant la saveur douceâtre de ses chairs intimes sur nos langues.
Il essaie de se retourner, désireux de nous pénétrer, mais nous voulons
encore jouer. Nous retirons le drap. Nus comme au premier jour du monde,
tendres, joyeux et indécents, nous nous adonnons à toutes nos fantaisies. Il nous
laisse explorer son corps comme si nous étions en train de l’inventer, de le
sculpter dans la glaise. Son pénis bien vivant, vigoureux, est doux comme un
bouton de rose. C’est encore un jeu de lui enfiler un préservatif, et il continue à
exhaler une odeur exquise.
Il nous pénètre maintenant tour à tour, en se retirant chaque fois à temps
pour ne pas laisser trop monter son envie d’éjaculer. Comme il a déjà fait
l’amour avec Rrose avant mon arrivée, il parvient à prolonger la partie aussi
longtemps qu’il nous voit jouir et avides de jouir à nouveau.
Alors que Pablo est en train d’aller et venir dans Rrose étendue sur le dos,
je m’accroupis au-dessus du visage de ma camarade et tout en me tenant aux
barreaux du lit, j’ondule du bassin pour mieux me faire lécher par elle sur toute
la longueur, comme je fais aussi avec Oliban, quand on est tous les deux – il
adore ça ! Je frotte mon clitoris sur le petit nez de Rrose, saisis ses doigts pour
648
les enfoncer dans son vagin. Le corps de Rrose se cambre et bouge sous les
coups de reins de Pablo, et mon corps fait de même au-dessus de son visage,
que je trempe de ma mouillure mêlée à sa propre salive. Notre plaisir monte
follement, l’orgasme nous vient en même temps, avec des convulsions, des cris.
Pablo n’y tient plus, il se retire de Rrose et tandis que toutes les deux nous
finissons en nous enlaçant et en nous embrassant, il s’agenouille au-dessus de
nous, retire son préservatif et fait gicler son sperme sur nos bouches, nos
langues emmêlées que nous tirons pour y goûter.
Je me réveille à l’aube. Un merle chante dans la cour. C’est moi qui suis
maintenant au milieu du lit, entre Rrose et Pablo. Une paix profonde règne dans
mon corps, dans mon cœur.
Je pense à Oliban. S’il est resté chez moi à m’attendre cette nuit, il va être
furieux en me voyant rentrer. Quelle explication donnerai-je ? Je pourrais
simplement lui dire la vérité. J’ai poignardé un homme qui me suivait. Je suis
allée chez Rrose. J’étais au lit avec elle et Pablo. La vie en moi réclamait sa
revanche. J’ai fait l’amour avec eux une bonne partie de la nuit. Nous avons
extraordinairement joui.
Je vais tout te raconter, lui dirais-je, à condition que tu te masturbes en
m’écoutant. Moi aussi je vais me caresser, en te racontant et en te regardant. Tu
pourras me poser des questions si tu veux. Si tu veux connaître certains détails.
Oliban, tout ce que j’ai vécu cette nuit, je te le donne, tu veux bien ? Toute ma
jouissance je te la donne, tu la veux ? Montre-moi comment tu jouis mon
Oliban, fais-le devant moi en écoutant mes mots, fais-le pendant que je le fais,
mon ange, décollons tous les deux de ce monde.
Mon Oliban, regarde-toi en moi, que je me voie en toi ! Je suis ta femme
qui aime jouir, qui jouit et jouit sans se lasser, qui veut sans se lasser te faire
jouir et jouir encore. Je brûle, j’ai fait goûter de mes beignets tout chauds à
Pablo et à Rrose, regarde-les, hume-les, admire ma fente écartelée, et quand tu
seras prêt, quand tu seras sur le point de venir, viens éjaculer dessus, pendant
que je jouirai aussi, et que tu pourras voir sur mon visage se dissoudre en un cri
tous les fantômes du désir fou qui s’y seront pressés pendant mon récit.
649
J’ai enjambé Rrose, je me suis levée et habillée sans les réveiller. J’ai
découvert que ma main pleine de sang s’était imprimée sur un pan vert de ma
robe. Comme pour me prouver que je n’avais pas rêvé, contre le mur du
cimetière. Je suis sortie en fermant doucement la porte derrière moi.
La lumière était radieuse. J’ai retraversé la Seine. Croisé des gens qui
venaient de se lever et commençaient leur journée ; d’autres qui finissaient leur
nuit et rentraient se coucher. Je ne savais trop dans laquelle des deux catégories
me compter. Je suis allée à la boulangerie chercher des croissants tout chauds et
je les ai montés chez moi, pour faire bonne impression si Oliban s’y trouvait.
Il n’y avait personne. Mon portable a vibré. C’était un message de lui,
m’informant qu’il m’avait attendue en vain. J’ai répondu « désolée, je
t’expliquerai, baisers ». J’ai fait du café et j’ai mangé tous les croissants, un
régal. Je me suis mise à l’ordi et j’ai écrit ce que je voulais lui expliquer avant
de le revoir.
Les histoires vraies sont parfois incroyables. Me croirait-il ? Peut-être
ferais-je mieux de le faire rêver avec d’autres récits, des choses que
j’inventerais et auxquelles il pourrait accorder crédit. Car ce que les hommes ne
peuvent admettre, cela les met en colère. Peut-être ferais-je mieux de lui
raconter autre chose. J’efface ce que je viens d’écrire et je me mets à inventer et
développer dans la chambre noire de ma tête une petite histoire qu’il pourrait
avoir envie de croire : que j’ai rencontré une jeune femme et que j’ai passé la
nuit avec elle.
Je l’ai embrassée sur la bouche et serrée dans mes bras, j’écris. Tu sais
que je ne peux pas m’empêcher de faire ça aux gens que j’aime. J’avais mis
mon pantalon de théâtre, tu sais. Elle croyait que j’étais un homme et elle a bien
voulu. L’étrange garçon que j’étais, et qui lui faisait du bien dans le noir, lui
permettait d’accéder à l’homme sans risquer le mal que peuvent faire les
hommes.
Nous sommes allées dans sa chambre de bonne, rue de la Clef. Aléa, elle
s’appelait. Physiquement, on aurait dit une poupée, avec son joli minois. Toute
petite à côté de moi, des cheveux châtain clair qui bouclaient librement dans son
650
Elle geignait dans son bonheur, en poussant des petits o dans son oreiller,
et en se tendant au maximum contre mon visage. J’ai pris sa main droite, j’ai
posé ses doigts sur son bouton, qu’elle le masse pendant que je la dégustais. Je
sentais le mouvement de son bras, quand il s’est mis à aller de plus en plus vite
j’ai glissé ma tête sous elle. Les yeux fixés sur ses terres ouvertes, rouges,
brillantes, bien meubles et gonflées sous le soc de sa main qui allait et venait,
j’ai planté mon pouce, laissé mes autres doigts épouser le fond de la vallée, qui
a gobé le bout de mon majeur. Tout le paysage, avec ses ténèbres, ses failles
rouges et ses vallonnements pâles, s’est animé de mouvements convulsifs, et là,
presque à me toucher, elle m’a arrosé les joues.
« Et toi ? », m’a demandé Aléa, quand elle a repris un peu ses esprits. Pas
de souci, je lui ai dit, j’ai eu mon bonheur aussi. Je lui ai montré mon pantalon,
mouillé à l’entrejambes. J’ai éteint la lumière et je suis allée m’asseoir par terre,
sous la fenêtre ouverte. « Regarde, la lune nous a regardés », a-t-elle dit en me
rejoignant. « Tu vois mon visage ? », j’ai demandé. « Oui, je le vois, tu es juste
dans sa lumière. » « Tu vois mon corps ? » « Tes épaules. Le reste est dans
l’ombre. » « Alors regarde-moi bien, regarde. »
Dans l’obscurité je me suis appuyée contre le mur, je me suis mise nue.
Dans l’écart tout sombre de mes cuisses, j’ai senti la caresse de l’air frais. J’y ai
mis les deux mains, sans la quitter des yeux. Je m’entendais haleter, on
n’entendait plus que ça, qui montait. Au bout d’un moment, elle a commencé à
gémir, elle aussi. Je lui ai dit de ne pas poser ses mains sur elle, mais sur moi. Je
voulais qu’elle apprenne le plaisir sans se toucher.
Elle s’est approchée, s’est mise à caresser mon corps, à le couvrir de
baisers. Elle avait l’air si affamée ! Je tremblais d’excitation, je riais. Ah elle a
vite appris, Aléa, elle m’a fait bien patienter avant d’enfoncer sa langue, puis
ses doigts, entre mes cuisses complètement écartées ! Je l’ai laissé m’amener au
bord des spasmes à plusieurs reprises, avant d’atteindre le sommet, blanc, aigu.
Nous nous sommes endormies telles quelles, à même le sol, sous la lune,
enroulées l’une contre l’autre.
La fraîcheur nous a réveillées un peu avant l’aube. Elle sentait l’amour de
partout. La nuit se déchirait, le ciel blanchissait dans un silence difficile comme
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un bruit de tissu. Je l’ai prise contre moi, dans mes bras. Elle a posé sa tête dans
mon cou. J’ai refermé la couette sur nous et je l’ai branlée tendrement, bien à
fond, en regardant le jour se lever.
Puis je suis rentrée à la maison, mon Oliban, et voilà je te raconte tout afin
que tu n’oublies pas que je peux te révéler plus que tu ne crois, et que je t’aime.
Palet
Le goût de l’amour
La chaleur irradie d’entre mes cuisses, en même temps que les visions. Je
suis tendue, solide et mouillée comme un arbre à la saison des pluies.
La nuit entre par la cheminée. À force de garder les yeux ouverts dans le
noir, elle paraît de plus en plus claire. On pourrait croire que le jour arrive mais
non, c’est le cœur de la nuit.
Mon manteau de nuit, ne te déchire pas.
Ta fine fourrure partout sur ma peau nue.
Dans le noir garde-moi bien au doux de ton manteau,
bien au silence, bien à la solitude.
En ces heures tu sais que la plaie s’ouvre,
ne la laisse pas à la morsure du jour, enveloppe-moi, couvre-moi.
ma nuit, ma nuit, ma nuit,
sois longue.
passer de sexe. Pas seulement parce que je l’ai fait des milliers de fois. Parce
que tout dépend. Des moments, des situations, des états dans lesquels on est. Je
peux très bien y revenir aussi, revenir au port.
Le bout de sa bitte ressemble à un bouton de rose. Si délicat, si doux, si
tendre, si odorant. J’ai envie de le laper comme une petite chatte à l’écuelle. D’y
penser, je sens mes lèvres qui gonflent. Celles d’en bas et celles d’en haut.
Mon clitoris aussi est un bouton de rose. Rrose, c’est comme ça que je
l’appelle. Vous avez cru à mon histoire de petite amie ? Il ne faut pas croire tout
ce qu’on raconte. Rrose n’existe pas, c’est seulement le nom de mon clitoris. Un
iceberg, mais brûlant. Ce qui dépasse, ce qui en est visible, c’est seulement le
bout. À l’intérieur du corps se trouve un organe long et érectile comme une bitte.
Je ne l’invente pas, je l’ai lu un jour. Et j’ai compris en le lisant pourquoi je
pouvais jouir en rêve ou même éveillée sans me toucher. C’est l’iceberg brûlant
dans mon corps qui bande et qui fait son office.
D’autres fois, souvent même, c’était lui qui se réveillait et commençait à
me faire l’amour, alors que j’étais encore à moitié endormie. C’étaient des sortes
de parenthèses dans notre vie amoureuse et sexuelle, car la plupart du temps elle
avait lieu au grand jour ou avec la lumière allumée. Des sortes de régression à la
fusion originelle, de retours à un état presque indifférencié entre l’un et l’autre,
de repos, d’abandon aux bonnes forces de l’obscurité, de l’inconscient, de la
pulsion non agressive, de la faim et du rassasiement innocents.
J’étais là, dans la nuit, à m’occuper de son trésor comme si je venais de
faire la découverte la plus incroyable du monde, comme une équipe
d’archéologues qui s’emploierait à extraire, millimètre par millimètre, des
profondeurs de la terre le squelette d’un très ancien ancêtre de l’homme,
témoignage extraordinairement précieux de ce que nous sommes. Et son trésor
me nourrissait, m’apportait paix, plénitude, béatitude, en même temps que je les
lui apportais aussi. Lui et moi vivions de notre faim l’un de l’autre, cette faim
était notre trésor commun. Lui et moi étions l’un pour l’autre trésor.
La nuit sous la couette il fait noir mais tous les sens se mobilisent pour
remplacer la vue. Parfois je veux être pénétrée tout de suite, parfois je veux
jouer d’abord. La nuit est bonne pour jouer. Une sorte de colin-maillard. Le jour
661
on peut rappeler quelque chose de la nuit en cherchant l’ombre. Sous une table,
par exemple. S’agenouiller sous le bureau pendant qu’il ou elle est en train de
travailler, c’est affirmer que la vie est plus forte que les obligations que nous
nous donnons ou que nous subissons dans l’existence.
Le plus petit effleurement du bout de sa bitte innerve et fait gonfler mes
lèvres. Celles d’en haut, celles d’en bas. Les corps ont leurs correspondances,
internes et externes, que l’intellect ignore. Je cherche ce contact dans la nuit
comme une équipe d’astronomes scrute les profondeurs du ciel. « Tu me
crois ? » disais-je à mon premier amour quand je voyais l’avenir. Oui, disait-il
pour me faire plaisir. Une nuit, en rêve, je dis : « Savoir, c’est mieux que voir,
n’est-ce pas ? » Voir dans la nuit, c’est aller au savoir.
Le moindre contact du bout de sa bitte me propulse au sein des secrets du
monde. Est-ce qu’il sent la même chose, au contact de mes lèvres d’en haut ou
d’en bas ? Tant de gens voient l’enfer dans le sexe, ou le vivent. Ils se sont
trompé de porte.
Le sexe de l’homme a-t-il quelque chose à voir avec l’escargot, quand il
sort de sa coquille ? Un peu. Et celui de la femme aussi, quand il brille.
L’éjaculation, la jouissance ont-elles quelque chose à voir avec les pleurs ?
Les larmes tombent, le sperme monte, la cyprine suinte et jaillit. Le sperme est
un sang blanc. Quand la femme saigne, c’est rouge. Les larmes sont salées, la
sueur aussi. L’amour fait pleurer quand on ne le fait pas, et rire quand on le fait
bien. Après un bon orgasme, qui fait sortir de soi par saccades, ce qui jaillit en
conclusion, c’est le rire.
Mon clitoris est comme le rocher de la Vierge à Biarritz. Dressé face à
l’océan de mon vagin qui n’en finit pas de venir. Mon clitoris est un petit phare,
il veille vaillamment. Les tempêtes l’éclaboussent, il rit. La marée monte sur lui
comme un seul homme, tout frémissant et ferme il envoie ses signaux pendant
que le courant s’engouffre dans mon trou. Nous sommes puissants, nous
sommes bienheureux, nous sommes tout.
Mon sexe est une feuille bien viride, et pleine de sève, avec sa fente au
milieu. Une feuille qui s’ouvre, se déplie comme un livre, le livre infini, le livre
de sable de Borges, la plage et l’océan tout à la fois. Je pense à la peau si douce
662
D’où il vient, il retournera, de par sa belle mort mais aussi de par chacune
de ses radieuses petites morts, chaque fois franchie l’étrangeté radicale et
fascinante de ces cailloux, arbres, grottes, fruits, fleurs, coquillages, cieux et
fonds marins, immobiles et doucement mouvants, paupières closes d’un œil qui
l’attend, de l’autre côté du miroir.
Je me laisse glisser de l’autre côté du miroir, dans la fantasmagorie de la
nuit, où peut se chevaucher la vérité nue et débridée.
665
Palet
Zaga
Jour, sur la plage. Anna entre en scène alors que les trois autres sont en
train de déplacer la tente, de l'installer à un autre endroit.
Anna : Ben, qu'est-ce que vous faites ?
Ariane : C'est Ève qui nous l'a dit.
Anna : Qui vous a dit quoi ?
Ariane : Ben, tu vois bien. De déplacer la tente.
Anna : Ah bon. C'est Ève qui commande, maintenant ?
Adamov : Personne commande, OK ? Ici on sera plus à l'abri du soleil, c'est
mieux.
Anna : Je croyais que tu voulais surtout pas rester ici, Adamov.
Ariane : Ben oui, c'est pour ça qu'on change.
Anna : Tu te fous de moi ? Déplacer la tente de trois mètres, c'est ça que
t'appelles changer ?
Ève : Oui c'est changer. Tu sais combien de milliards de grains de sable il y a
dans trois mètres de plage ?
Anna : Non et je m'en fous.
Ève : Dommage. Depuis le temps que vous vivez dans le sable, vous n'avez
même pas pensé à vous intéresser au sable.
Anna : Excuse-nous, mais je crois qu'on a d'autres choses à penser.
Ève : Quoi par exemple ?
Ariane : Ben moi en tout cas j'en peux plus. Ça fait j'sais pas combien de
temps qu'il y a plus rien pour s'épiler.
Un silence. Les trois autres se regardent.
Ève : C'est pas faux. Je suis velue comme un ours en train d'hiberner dans sa
caverne.
Anna : On peut parler sérieusement un instant ? Je parle de comment s'en
aller d'ici. D'un côté le sable à perte de vue, de l'autre l'océan à perte de vue. Si on va
667
Ariane, revenant avec deux bouteilles d'eau, en tend une à Ève : Tiens, Ève.
Vas-y, bois tant que tu veux, ça te fera du bien. Il y a encore de la réserve, et puis
quand y en aura plus on en trouvera d'autre, pas vrai, Anna ? Hein, Adamov ?
Anna et Adamov, au lieu de répondre, se détournent chacun de leur côté,
comme s'ils n'avaient pas entendu.
Ève, à eux trois : Le problème, c'est que vous ne savez rien, et que vous
croyez tout savoir. Vous n'étiez pas là au début, vous.
Ariane : Moi je te crois, Ève. Ne fais pas attention à eux, bois.
Ève : Bah. Vous verrez bien.
Anna : On verra quoi ?
Ève : Le rêveur va vous soulever.
Les trois autres échangent des regards inquiets.
Anna : Quel rêveur, Ève ?
Ève : Le sable. Quand il sera temps il se réveillera, et les chameaux se
lèveront.
Adamov, entrant dans le jeu : Et on montera sur leur dos, et ils nous
ramèneront à la civilisation.
Ève : Qu'est-ce que la civilisation ?
Ariane, chuchotant : Oh mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu... Elle se met à
pleurer.
Ève : Le vent aussi.
Adamov : Le vent aussi va pleurer ? Parce qu'on est foutus ?
Ève : Le vent aussi va se lever.
Adamov, imitant la voix et l'accent du personnage qui cite ce vers de Valéry
dans le dernier film de Miyazaki : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! »
Nuit. Les quatre s'affairent sur la scène, à la lumière des deux lampes
frontales portées par Anna et Adamov.
Anna : Comme ça, plus de problèmes d'insolation.
Adamov : Ni de réunions.
669
Anna : Ouais, y avait urgence. Tout le monde était en train de péter un câble.
Adamov : De toutes façons la nuit dernière l'expédition a rien donné. Y a
plus rien, on a pas le choix, faut partir.
Ariane : On aurait pu attendre le jour, quand même.
Anna : Non, il fait trop chaud le jour. Maintenant que c'est décidé, on va pas
en rediscuter, hein ? Faut y aller, c'est tout. C'est bon, tout le monde est prêt ?
Ils se mettent en marche, Adamov et Anna devant, les deux autres suivant
dans leur ombre.
Ève : Et puis si on rencontre des bêtes dangereuses, on sera moins visibles
qu'en plein jour.
Ariane : Tu crois qu'il y a des bêtes ?
Ève : J'en sais rien, j'ai juste dit : si jamais il y en a. En plein jour sur la dune,
on est comme dans la savane, les fauves nous voient à des kilomètres à la ronde.
Pour peu qu'ils aient plus rien à manger eux non plus...
Adamov : On est cuits, si je puis dire. Ils nous bouffent tout crus.
Ève : Et les bêtes qui y voient la nuit ? Vous y avez pensé ? Les hyènes, par
exemple ? En plus avec les deux lampes, on voudrait signaler notre présence on
pourrait pas mieux s'y prendre.
Anna : Les hyènes mangent les bêtes mortes. On est encore vivants, autant
que je sache.
Ariane : Ouais ben moi, je suis morte de peur.
Ève : N'aie pas peur, Ariane. Les fauves sentent la peur de loin, ça les attire
autant que l'odeur du sang attire les requins blancs.
Ariane : Oh, putain !
Adamov : Eh ben, Ariane, on se lâche ? Quel vocabulaire ! Bon, écoutez. Je
passe devant, j'ouvre la route.
Ève : Quelle route ?
Adamov : C'est pas le moment de jouer sur les mots.
Anna : Ni sur nos nerfs.
Adamov : J'ouvre la route, vous n'avez qu'à suivre. Suivez-moi de bien près,
que personne ne se perde.
Anna : Moi je passe derrière, je ferme la route.
670
Adamov : Comme ça si une bête arrive, je la verrai le premier, j'en fais mon
affaire.
Anna : Et si elle arrive derrière, je la sentirai la première, j'en fais mon
affaire.
Ariane et Ève : Et si elle arrive sur les côtés ?
Adamov, à Anna : On ferait peut-être mieux de laisser les deux boulets se
débrouiller sans nous ?
Ariane et Ève : Quels deux boulets ?
Anna : Bon, ça suffit. Allez, on se tait, et on avance.
Ariane : C'est pas juste, c'est vous qui avez la lumière !
Adamov : Qui m'aime, me suive !
Ariane : Pfff...
Ils avancent en silence, parcourant la scène de long en large et de large en
long, plusieurs fois. Au bout d'un moment :
Ariane : J'ai soif !
Anna : Avance !
Ariane : Hey ! J'ai le droit d'avoir soif, non ? En plus, c'est moi qui porte
l'eau !
Adamov : Alors nous fais pas chier, tu prends ton eau et tu bois, comme une
grande fille.
Ariane : Je prévenais pour pas ralentir tout le monde, c'est tout.
Anna : Tu ralentiras personne, on continuera à avancer.
Adamov : Tu nous rattraperas.
Ariane : Mais t'as dit qu'on ne devait pas se séparer.
Adamov : Oui, je l'ai dit. Si tu veux te séparer, c'est ta responsabilité, pas la
nôtre.
Ève, à Ariane : Fais attention aux serpents, quand même.
Ariane, chuchotant entre ses dents : Serpent toi-même !
*
672
Marelle
La vigne rougie,
exposée à tous les temps,
s'accroche au vieux mur.
Passage de l'ours
entre les arbres griffés
bientôt la tanière.
Le goût de la vie
C’est un rire gigantesque qui me réveille, mon propre rire. Je suis couchée
sur le dos comme un cadavre, fiévreuse, encore nageant dans un rêve où j’étais
dans une boîte de nuit de campagne, où plein de garçons m’entouraient, on dansait
un peu et on plaisantait, l’un d’eux tout en parlant me laissait sentir son sexe dur
contre ma hanche, c’était bien, juste gentil. Quelqu’un amenait un grand plat de
grosses crevettes décortiquées, je les regardais, très charnues, roses, appétissantes,
et pourtant quelque chose en moi suppliait, une pitié. Le garçon racontait qu’au
moment de les pêcher l’une d’elles, avant de mourir, s’était dépêchée d’envoyer un
mail, cliquant sur la souris. Je m’étais mise à rire si énormément que je me suis
réveillée.
Il fait grand jour. De tout ce qui s’est passé la veille, je n’arrive pas encore à
démêler ce qui était de la réalité et ce qui n’a existé que dans mes rêves, les délires
provoqués par la fièvre. J’ai toujours mal partout, mais ma fièvre est tombée et je
me sens mentalement en pleine forme. Car, et c’est le plus important, la mémoire
m’est revenue en partie, sur les circonstances dans lesquelles je suis arrivée ici.
J’étais venue en voiture avec Lafaux, le patron de l’agence immobilière où
j’avais un job d’été. Nous avions une maison à visiter dans un hameau voisin. Je
me souviens, j’avais été contrariée qu’il veuille m’accompagner, comme s’il ne me
faisait pas confiance. À un embranchement il s’était trompé, nous nous sétions
rendu compte que cette route était un cul-de-sac. Mais quand j’avais vu l’océan
depuis la dune, j’avais dit : si on en profitait pour descendre sur la plage, juste cinq
minutes ? On était sortis de la voiture, on avait longé ce bâtiment, le Déesse Klub,
un blockhaus sinistre en pente sur la dune mais qui me rappelait un autre blockhaus
aménagé où j’allais quand j’étais adolescente. Un endroit qui ne servait désormais
plus que de refuge pour nous, adolescents désargentés qui pouvions y passer des
après-midi entières en consommant juste un café. Le bonheur de ces années
d’enfance me revenant, je m’étais déchaussée et je m’étais mise à courir vers l’eau,
vers les vagues qui dansaient dans la lumière.
677
Mon souvenir de la veille s’arrête là. Je me rappelle avoir été emportée par
une vague, oui, mais comment, et que s’est-il passé ensuite ? Je me dis maintenant
qu’il a dû arriver quelque chose à Lafaux, aussi. Sans quoi il m’aurait ramenée. Il
faut que j’aille voir.
Mes vêtements ne sont pas encore secs. Je remets la robe en laine rouge.
Rien d’autre que le bruit des vagues. La fête est sûrement finie depuis longtemps.
Pourquoi Lila n’est-elle pas venue me chercher ? Inutile de compter sur mon
téléphone, il est mort. Si seulement j’avais mon appareil photo. Je ne sais pas ce
que j’ai photographié mais il faut que je le retrouve pour le savoir, justement. Je me
rappelle l’histoire de Cortazar, et le film qui a été fait à partir de cette nouvelle,
Blow up. Il y a une affaire criminelle cachée quelque part dans la photo, c’est
seulement en la regardant beaucoup et en l’agrandissant qu’on arrive à le
comprendre.
En descendant l’escalier, j’entends des bruits de chaises dans la salle. Ah,
Lila est encore là. J’ouvre la porte, je pousse un cri. Juste derrière il y a, non pas
Lila, mais un inconnu.
Ah, tu m'as fait peur, je dis en riant. Est-ce que Lila est là ?
Au lieu de répondre, il me demande qui je suis.
Aya, je dis. Et toi ?
Tu ne sais pas non plus qui je suis ? dit-il.
Ah oui, tu es Oliban. Oh mon amour, je t’ai tant cherché ! C’est juste que…
c’est ma tête… je suis tombée à la mer, et Lila m’a prêté sa chambre pour la nuit.
Viens, Lila, dit Oliban. Et il m’emmène dehors.
Je m'assois sur la dune, face à l’océan. La brise caresse les oyats, comme
mes cheveux. J’essaie de comprendre ce qui a pu se passer, à défaut de m’en
souvenir. Comment Lafaux a-t-il pu repartir sans moi ? M’a-t-il crue noyée ? Mais
alors pourquoi n’a-t-il pas alerté les secours, ou du moins la gendarmerie, pour
qu’ils cherchent mon corps ? Ou bien s’est-il noyé lui aussi ? En tentant de me
sauver, peut-être ? Je scrute la plage, voir si la mer n’a pas recraché son corps.
Rien.
D’un autre côté, est-il possible que ce soit les vagues qui m’aient fait toutes
ces blessures ? Avons-nous été attaqués ? Est-il mort ? L’assassin l’a-t-il laissé
quelque part dans les dunes, avant de repartir avec sa voiture, me croyant morte
aussi ? Mais je ne suis pas morte, et peut-être ne l’est-il pas non plus.
Maintenant Oliban est là, près de moi. Je me rends compte à quel point il
m’est précieux. Nous nous asseyons l’un près de l’autre dans le sable. Je lui
explique ce dont je me souviens, et ce dont je ne me souviens pas. C’est pas lui qui
t’a fait du mal ?, il dit. Celui avec qui t’étais ?
D’abord je ne réponds pas. Ensuite je dis : Mais pourquoi il aurait fait ça ?
Et en le disant, je sais que je connais la réponse. Je regarde Oliban, et tout
me revient. Quand Lafaux courait derrière moi qui courais vers l’océan. Quand son
souffle se rapprochait. Quand il m’attrapait. Quand je me débattais. Quand je
m’enfuyais. Quand il me rattrapait encore. Mes griffes, mes dents. Ses coups de
poing. Ses coups de pied. Courir, courir encore vers la mer, qu’elle m’arrache à lui.
Et la vague qui vient me chercher, qui m’emporte. Le trou noir. Plus tard, ramper
sur le sable. Le trou noir, encore. Se retrouver la nuit devant la porte du Déesse
Klub.
Oui, Oliban, je m’en rappelle, maintenant.
Je me rappelle qu’il m’a tuée. Il m’a frappée, étranglée, jetée à la mer. Il est
parti, il a cru que j’étais morte. Je me suis réveillée à l’hôpital. J’étais vivante, mais
je ne me souvenais plus de rien. Oliban est venu, il a dit que nous étions étudiants
tous les deux, il a dit que nous étions ensemble. Mais moi je ne me souvenais plus.
Après, quand je suis sortie de là, je me suis mise à faire des photos, pour empêcher
la réalité de continuer à s’échapper.
679
Je déterrerai la terre de mes mains, de mes bras, de mes dents s’il le faut. La
fureur du monde finira par fermer sa gueule. Un calme immense m’envahit, c’est
celui de ma détermination. De notre détermination. Notre solitude est aussi vaste
que notre communion. Nous sommes pleins de déchirures, dont chaque souffrance
nous scratche les uns aux autres. Je rassemblerai toutes les pierres écroulées de la
maison Usher et j’en élèverai une autre.
Quand je me réveille je suis, mais je ne sais plus où ni quand. Ce sont les
bruits qui m’informent d’abord. Et les odeurs. Chariot dans le couloir, voix
d’infirmières, atmosphère de désinfectant et de médicament. Il me faut quelques
secondes encore pour comprendre que je ne suis pas en train de revivre ma sortie
de coma. Mais je ne sais plus si je viens de rêver l’affaire dans le blockhaus ou si
ça a été en quelque sorte une NDE, une descente aux enfers dont Oliban m’a
ramenée. Orphée a perdu Eurydice parce que sur le chemin de la mort à la vie il n’a
pas pu résister à la tentation de se retourner. C’est ainsi qu’on présente les choses.
Mais il faut aussi penser à Eurydice, qui du coup est restée prisonnière du royaume
des morts. Je suis là, vivante, je vois ma chambre d’hôpital, je vois en tournant la
tête ma voisine de chambre qui dort, je distingue dans la nuit par la fenêtre le haut
des arbres et d’autres bâtiments. Oliban a donc été meilleur qu’Orphée. Mais
maintenant je dois moi-même faire la lumière, sur tout ce qui reste dans l’ombre
dans cette histoire. Pas de lumière, pas de vérité. Pas de vérité, pas de justice. Pas
de justice, pas de paix. Ni oubli ni pardon. Eurydice, en grec, ça veut dire « ample
justice ». Si Oliban m’a ramenée des enfers, moi je dois en ramener Eurydice. Le
monde a besoin d’ample justice.
Je suis couchée sur le dos comme dans un cercueil, les mains croisées sur la
poitrine. Je suis vivante et j’ai toute ma raison. Je me redresse, je m’assois du côté
680
où ma main droite est reliée par la perfusion à son pied, en m’accrochant à lui je me
mets debout. Je suis un peu faible mais tout va bien. Je contourne le lit pour aller
jusqu’à l’armoire en métal, je l’ouvre avec la clé qui était posée sur ma table de
chevet. La première chose que j’y vois, c’est mon appareil photo. Je l’allume. Il est
vide. No images. J’ouvre mon sac, mon portable et mes affaires sont dedans, rien
n’y manque. Mes vêtements sont pendus. Je cherche mon couteau dans les poches
de mon jeans, il n’y est pas. Il n’est pas ailleurs non plus.
Je vais aux toilettes, toujours traînant ma perf. En pissant je me rappelle
quand j’ai pissé au fond du cimetière. Je me rappelle de l’escargot. Je me lave
les mains, je prends sur la table de nuit mon petit ordi, je me remets au lit. Je me
mets à écrire, pour dire et ne pas dire ce qui sort par les trous de la réalité, ce
qu’il y avait sur la photo effacée, même si je l’ignore, ce qu’on ne voit pas et
qui pourtant à chaque instant change tout.
suis mise à chanter une musique pour l’accompagner, sans bouger de ma place,
doucement.
Le bar était plongé dans la pénombre, tout juste éclairé par les dernières
lampes allumées, qui diffusaient une lumière orangée. Il n’y avait presque plus
personne, c’était l’heure de la fermeture, ceux qui restaient avaient des gestes
lents.
Oliban m’a entendue, il a continué à rapper en me regardant. Je me suis
mise à faire une autre voix, plus basse, pour l’accompagner.
Le chant a pris fin, le bar de nuit a tiré son rideau de fer, les derniers sont
sortis.
Le vieux monde est en train de mourir, pensais-je en marchant dans les rues
de Paris.
Chacun rentrant chez soi, les uns et les autres se sont séparés. Je me suis
retrouvée accompagnée par Oliban, qui allait dans la même direction, chez un ami
qui l’hébergeait, à quelques rues de la mienne. Mais au lieu de rentrer directement,
nous nous sommes promenés.
Nous sommes arrivés à la Seine. Par ce froid, des gens vivaient dans des
trous ou des cabanes de carton, sous les ponts. Peut-être certains d’entre eux se
sentaient-ils pourtant une place en ce monde, et évitaient-ils ainsi la plus grande
misère. Je ne sais pas. Je sais que la plus grande misère s’étend.
Le fleuve, les toits, le ciel de Paris. En les regardant, j’ai eu l’impression
qu’il suffirait que je me cambre pour tomber en arrière dans le vide. Mais ça ne
risquait plus de m’arriver, maintenant.
L'eau était d'un noir brillant, plume de corbeau liquide traversée de longues
tiges rouges, jaunes, bleues, argentées, reflets vibrants des lampadaires. Il m’a dit
qu’il avait fait une étrange expérience. Il a essayé de me la raconter, mais son récit
est resté confus, morcelé. Il parlait de neige, de quelque chose dans le ciel. J’ai
senti qu’une pudeur l’empêchait de dire complètement ce qu’il en était. Qu’il ne
comprenait pas lui-même ce qui était arrivé, qu’il préférait l’évoquer avec
prudence.
Tu as déjà entendu parler du Refuge ?, il a dit.
682
Non, pourquoi ?
J’ai vu en rêve une sorte d’hôtel dans le ciel, il s’appelait comme ça.
Et la neige ? C’était dans ton rêve aussi ?
La neige, elle arrive, il a dit. Ses yeux luisaient, les traits de son visage
évoquaient un paysage lointain. J’ai eu envie de l’embrasser. La lune suspendue
entre les immeubles était en train de se fondre dans l’aube naissante. Nous sommes
repartis. Quand nous sommes arrivés devant chez moi j’ai eu un vertige, j’ai dû
m’appuyer contre la porte. Le ciel blanchissait comme s’il allait neiger. Rien
d’autre ne s’est passé, je suis montée, il est parti.
La neige. Immobile dans mon lit, je regardais les flocons tomber doucement
à la fenêtre. Pure merveille. Comme si les anges descendaient du ciel pour appeler
toute la ville à se prosterner dans son cœur et à rendre grâce. La première neige de
l’hiver !
Je me suis relevée. J’avais envie de retourner dehors, sous la neige
annoncée par Oliban. J’ai enfilé jeans, pull, bottes et manteau. Pris mes gants,
enfoncé sur ma tête un bonnet de laine, entouré mon cou d’une écharpe. Je suis
descendue.
Sur les trottoirs, dans les rues, c’était la féérie. Ceux qui se rendaient au
travail marchaient doucement, à cause du sol glissant. Les voitures roulaient au
ralenti. Des flocons larges comme des miettes de pain continuaient à tomber du
ciel. On aurait dit que les humains étaient des oiseaux auxquels une main invisible
distribuait sa nourriture, une nourriture de grâce et de joie pour l’esprit et le corps.
Le sang courait chaud sous ma peau !
Au milieu de tout ce blanc, les toits verts de la mosquée semblaient signaler
une oasis. Je montais la rue en pente le long de ses murs blancs quand j’ai vu venir,
la descendant face à moi, en blouson foncé et bonnet rouge, Oliban. Nous nous
sommes rejoints devant la porte.
Le monde est petit, j’ai dit.
Nous avons ri. La neige continuait à tomber autour de nous.
Tu vas à la mosquée ?
683
En fait je marche dans le quartier depuis que je t’ai quittée. Je passais là par
hasard.
Comme moi. On entre ? Ça doit être beau, sous la neige.
Allez !
La mosquée était déserte. Il y avait peut-être des gens, mais personne ne
circulait sous les arcades. Nous avons fait le tour du patio. Le jardin intérieur, la
fontaine, les petits carreaux turquoise, tout était couvert de blanc très doux,
immaculé, sans traces. Il régnait une paix divine.
Nous sommes allés voir le petit jardin à l’olivier.
J’ai passé l’entrée la première, et j’ai sursauté. Je me suis arrêtée net et j’ai
entendu Oliban s’exclamer derrière moi à voix basse : « regarde ! » Au milieu du
petit terrain, un magnifique élan était en train de manger l’herbe qu’il dégageait en
creusant dans la neige avec son sabot. Il releva la tête et nous regarda paisiblement,
fixement. Ses cornes immenses semblaient soutenir le monde, un monde en
suspension. Puis il a fait volte-face, et d’un bond prodigieux, est passé par-dessus le
mur.
Mon Dieu ! j’ai dit. Comment c’est possible ? Nous avons repris notre
souffle. Viens !, a dit Oliban. Il faut le retrouver !
Nous sommes sortis de la mosquée, nous en avons fait le tour. Nous avons
arpenté les rues pendant plus d’une heure, mais il avait disparu.
À la fin, comme nous étions tout près de chez moi, je l’ai invité à prendre
un café. J’ai dit on va regarder sur internet, peut-être qu’ils en parleront ?
On a monté mes sept étages à pied. J’ai ouvert mon ordi et nous avons
cherché sur Google actualités, sur le web, partout… rien. La preuve que tout ce qui
arrive ne se retrouve pas sur internet. Est-ce qu’il s’était échappé d’un zoo ? Nous
nous sommes dit qu’il était peut-être déjà dans une forêt, il y a de grandes forêts
aux portes de Paris.
Nous nous sommes mis à la fenêtre et nous avons contemplé la ville : tour
Montparnasse, tour Eiffel, Panthéon, tout au loin Sacré-Cœur, tour Saint-Jacques,
minaret de la Mosquée, à l’ouest minuscules deux ouvriers au sommet d’un toit,
buissons de cheminées, ciel blanc… en face, trois étages au-dessous ma fenêtre,
antennes en forme de flèches, toits en terrasse à verdure, toits à verrières, vasistas,
684
bruits lointains de circulation, timides cris d’oiseaux, fleurs aux balcons, tuiles,
zincs, verre, brique, béton… immense ciel traversé de rares vols, rideaux aux
fenêtres, un coq sur une girouette, une mouette solitaire, un voisin qui joue du
violoncelle, la vibration profonde des cordes graves exquise à vous décoller la
peau… La vie n’a pas de prix.
Les flocons, des gros des petits des moyens, faisaient comme des gens qui
marcheraient dans une rue verticale, ils se croisaient, allaient de traviole, peut-être
y en avait-t-il un qui se demandait en cet instant si celui-ci qui tombait non loin de
lui n’était pas le sosie de tel autre, et alors il s’étonnait tout en poursuivant son
chemin, il ne saurait jamais, pouvait pas s’arrêter, le jardin de ma cour l’attendait.
J’ai pris un livre sur mon étagère, je l’ai ouvert, j’ai lu à voix haute ce poème de
Dôgen :
Qu’il est doux de s’éveiller dans un sourire. On croit entendre une pluie
légère à la fenêtre mais on découvre, en l’ouvrant, le ciel bleu.
Je regarde le moineau qui picore et sautille dans la cour. Tout est calme sous
le soleil discret, rien de nouveau, rien de périmé, c’est ça, l’éternité.
J’ai dû me coucher vers deux heures, à cinq heures tout le monde debout,
l’un avec une laryngite, l’autre un rhume. Je les ai soignés, ils se sont rendormis. Je
me suis remise au lit aussi. En me relevant, je suis allée les voir dans leur chambre.
Ils dorment, mes cœurs.
Je ferme à demi les paupières parce que mes yeux brûlent par manque de
sommeil ou par plénitude de veille, c’est dans cette ouverture que le temps se
déploie.
Quand je ne suis pas trop fatiguée je me lève avant Oliban, à l’aube. Je
m’installe seule là-haut avec une cafetière, et je finis ou commence ou recommence
685
d’écrire ce livre que tu lis. Nous habitons dans un phare abandonné que nous avons
récupéré, sur une côte rocheuse. Les gens qui passent, comme tous ceux qui
viennent pour la première fois, sont éblouis par la beauté du lieu. Isolement,
silence, hauteur, splendeur de l’océan, du ciel, de la plage. C’est chez nous, et c’est
chez eux, nos hôtes : une maison dans la nature, et une maison ouverte, le luxe
absolu. Quand les enfants en parlent ils ont aussi des flots d’étoiles qui leur sortent
par la bouche et les yeux.
Souvent il vente, il pleut. Le temps rend mon corps amoureux. Très. Le vent
balaie le ciel, essuie la pluie, les journées sont pleines d’apparitions du soleil
revenu, mouillé comme un sourire. Ici vous courez, comme ça, comme courent
l’enfant ou l’animal. Pas seulement dans votre tête, avec vos jambes : comme ça,
sans raison : de joie, ou même de rien.
Nous avons retapé la maison accolée, nous l’avons repeinte en blanc et
rouge, comme la tour du phare.
Raisin
Ciel
Lila se recueille. Lila fait la vaisselle. Les assiettes, une à une, retrouvent
leur belle propreté. Elle frotte, frotte la marmite. Ce soir de nouveau elle préparera
un repas, toute la famille mangera, puis il faudra relaver les assiettes et les plats.
Ainsi va la vie. Lila rêve parfois d’autres horizons, mais Lila voit que cela est bon.
Le travail qui fait vivre l’amour, la vie. Qui se mélange au bonheur. De donner, de
partager, d’être ensemble. D’avancer doucement dans le temps, pas après pas,
respiration après respiration. Le souffle rend l’avancée légère, fait monter l’âme et
le corps au ciel. Lila a eu, Lila aura bien d’autres vies.
Lila étend sous le ciel la lessive. Le linge blanc resplendit au soleil, il sent
bon. Il a touché le corps de ses bien-aimés, son propre corps à elle. Corps humain,
petit âne fidèle qui porte le sang tout au long du voyage ici-bas. Le linge aussi aime
servir, puis aller à l’eau, puis au soleil. Les années l’affinent comme elles affinent
la peau des hommes, la rendent de plus en plus fragile. À la fin le tissu laisse tout à
fait passer la lumière. Lila dit oui au mystérieux travail du temps. Lila habite au
paradis.
Lila sort. En chemin elle sourit, à tout, à tous. Elle n’en revient pas de la
beauté du monde. Toujours, c’est comme si elle le voyait pour la première fois.
Tout est splendide. L’olivier au bord du sentier poussiéreux. Les pauvres maisons
de pierre et de terre. Le chant des oiseaux. Les mouvements d’une nuée. La vie nue
des animaux. Et surtout, surtout, les yeux des enfants, des hommes, des femmes.
Des puits vivants, où elle voit le ciel. Lila est celle qui dit oui, sauf quand il faut
dire non. La douce Lila connaît le combat pour protéger la pureté, et aussi la force
d’inertie comme résistance aux violences. Lila songe, et parfois Lila pleure.
Lila se lève la nuit pour l’enfant quand il pleure. Pourquoi pleurent-ils, les
petits ? Si c’est de faim, heureux sont-ils, car leur mère les met au sein et ils sont
rassasiés. Si c’est de mélancolie, si c’est de sentir les premières douleurs du
pèlerinage terrestre, si c’est d’obscur désir de la lumière, heureux sont-ils aussi. Car
leur père ou leur mère vient à eux et les prend dans leurs bras. Le mal fait mal, mais
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tout s'apaise. Et la béatitude se lit sur leur petit visage, se reflète sur celui de qui les
regarde. Lila rend grâce.
L’abîme s’ouvre devant le corps de l'innocent assassiné. Lila voit la
mauvaiseté des hommes, elle poignarderait les criminels. À cause d’eux elle
souffre à mourir, mais elle continue à vivre. Le cœur de Lila, le coquelicot de sa
jeunesse, n’est plus qu’un brasier d’amour. Lila sourit. Ce qu’elle donne à voir,
c’est sa joie.
Lila trouve refuge loin du monde au pied du palmier, celui sous lequel elle
enfanta. Le palmier continue à lui transmettre la parole du ciel, eau et fruit. Elle
parle avec le ciel, où est l'enfant parti. Parfois il s’y fait voir, il y fait signe. Là-haut,
ou bien ailleurs. On le sait à quelque chose dans la lumière qui devient vivant, et se
met à parler sans paroles.
Lila fait la vaisselle, étend la lessive, s’occupe des petits, des faibles. Et
pendant tout ce temps elle converse en secret avec la lumière qui vit, là dans le
silence de l’aube, le mouvement de la nuée, la danse des arbres sous la caresse du
vent, et surtout, surtout, dans les yeux des enfants, des femmes et des hommes. Lila
paisiblement se dirige vers sa dernière demeure ici-bas, la chambre noire du
tombeau par où elle passera, et bien avant son heure, bien avant l’heure pour elle de
quitter cette terre, c’est au ciel qu’elle est montée déjà et qu’elle vit, étrangère en ce
monde qu’il lui est demandé d'habiter. Répondre oui, il y a longtemps qu’elle n’y
songe plus. Elle est devenue elle-même le oui.
689
Joie
Joie aime le papier recyclé de ce cahier neuf dans lequel elle écrit. Le
stylo y glisse bien et il n'y a pas de lignes tracées d'avance comme dans les
cahiers d'écolier. Dans Blanche ou l’oubli, quand Blanche se met à écrire dans
un cahier, son mari s’inquiète. Il n’ose pas lui demander de quoi il s’agit. Est-
elle en train de lui échapper ? Lui, il est linguiste. La langue d’un côté,
l’imagination de l’autre. Imagination : faculté qu’a l’esprit de former des
images. Vous m’avez fait former des fantômes, disait Hervé Guibert. Nous
sommes nus devant les fantômes, disait Franz Kafka. Inquiétante étrangeté des
690
qui est attaché à la logique, dit Claude Hagège. Joie, qui est étudiante en Lettres,
reste toujours beaucoup plus de temps que nécessaire dans cette caverne d’Ali
Baba, à contempler ce qui s'y trouve.
C'est en ressortant qu’elle a vu l'arc-en-ciel. Mais au moment où elle
écrit ceci il est deux heures et demie du matin et elle est fatiguée. Plaisir et elle
ont fait l'amour puis elle a voulu commencer à dormir mais le désir d'écrire lui a
fait rouvrir les yeux. Elle s’est levée, elle a pris le cahier et elle s’y est mise.
Peut-être à cause de l'amour.
à penser, pense-t-elle. Penser que Cela pense à nous, c'est penser que Cela, où
que Cela se trouve, a de l'amour pour nous. Que Cela, quoi que Ce soit, se
soucie de nous, de notre destinée. Remarque, il y a bien des hommes qui pensent
à d'autres de façon obsessionnelle, et sans amour mais pleins de sentiments
négatifs comme la haine, le désir de domination, d'exploitation, de diffamation,
de spoliation. Mais il est évident que tel ne peut pas être le cas de cela que nous
appelons Dieu, car un tel être n'a aucune raison de jalouser quelque être que ce
soit. (Joie reprend après s'être servi une tasse de café et manger une tartine de
pain grillé à la confiture de framboise). Et si nous pensons que Cela nous pense,
n'est-ce pas dire que Cela nous crée, à chaque instant de sa pensée, ou du moins
à chaque instant où cela nous pense - car Cela n'a sûrement pas que nous à
penser, et ne se peut-il pas que la mauvaiseté vienne des moments où Cela pense
à autre chose ? Mais si Cela nous pense, cela ne signifie-t-il pas que Cela nous
pense dans un but ? Ne disons-nous pas de ce que nous pensons, nous : cela a
été pensé dans tel ou tel but, pour tel ou tel usage ? Nous arrive-t-il de penser
absolument, de penser autrement que pour (ou contre) ? Songeons aux plus
grands philosophes (Joie jette de nouveau un œil à la fenêtre : ça y est, l'aube est
venue ! et dans l'immeuble des voix et des bruits de portes s'entendent, et au-
dehors quelques chocs aux sons métalliques, sûrement les ouvriers ravaleurs de
façades arrivant pour commencer leur journée sur l'échafaudage d'en face - et
Joie continue aussi à échafauder ) : leurs pensées, même les plus abstraites, ne
sont-elles pas toujours d'une manière ou d'une autre reliées aux réalités
humaines ? N'ont-elles pas toujours, in fine et même s'il reste non dit, un but
politique ? La pensée si purement philosophique de Socrate n'était-elle pas si
politique qu'il en a été condamné à mort ? Les humains libres n'ont-ils pas
toujours été persécutés par les hommes encagés dans des systèmes ? Si on troue
à chaque instant ton bateau, se disait Joie cette nuit avant de s'endormir, tu n'as
d'autre choix que d'essayer de continuer à naviguer, tout en écopant.
Raisonnablement, il y a de fortes chances pour qu'on réussisse à te noyer avant
que tu n'atteignes la rive, mais il n'est pas exclu que tu y arrives. Avant
d'éteindre, elle avait lu ces vers de Mahmoud Darwich :
"Je lui demandai : En as-tu été attristé ?
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Comme Joie dort nue, quand elle se lève la nuit pour pisser et qu’elle
aperçoit son corps dans la glace du couloir, dans le mélange d'ombre et de
lumière qui s'échappe des toilettes avant qu’elle ne l'éteigne, elle est surprise par
ses formes comme par une apparition. Ses courbes de violon. Notre corps, vieux
compagnon, cette apparition sécrétée par le temps.
Vent et pluie, elle met sa vieille veste en cuir et elle part dans le XVe. Le
métro s'arrête avant la station où elle devait descendre, avec un bruit de sirène
affreux et une annonce faite à voix si forte qu'on dirait celle d'un ange de
l'apocalypse. Tout le monde descend et prend la sortie, corps contre corps. Une
fois à l'air libre, elle longe la ligne - aérienne - en se décalant sur le bord du
trottoir pour ne pas marcher juste sous cette masse de béton et de ferraille. Tout
est gris dans l'intempérie mais le vent est bon. Elle dépasse la station Dupleix,
voit le bâtiment de la CAF, traverse.
Contrôle des sacs à l'extérieur, grande porte coulissante, vaste hall de
fer et de verre où serpente une très longue file d'attente, gens debout les uns à la
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suite des autres entre les cordons, visages éteints. Joie voit un homme assis à un
petit comptoir vers le fond, derrière la queue. Elle se dirige vers lui, lui dit
qu’elle a rendez-vous. Il lui désigne la salle d'attente. Là un autre homme, un
Noir aussi, vient vers elle, lui dit de s'asseoir et d'attendre d'être appelée de l'un
des guichets alignés en arc de cercle devant les rangées de chaises métalliques
vides. Joie s’assoit au milieu, devant. Pas de lumière du jour, univers glacé, on
se croirait dans un film de science-fiction. Quelques secondes après, une voix
venant elle ne sait d'où prononce son nom d'état-civil. Elle lève la tête, de l'autre
bout de la salle le grand Noir vigilant lui indique vers quel guichet se diriger.
Une belle jeune femme noire se tient assise en hauteur derrière le
panneau de plexiglas, raide et affichant une expression extrêmement morne.
Telle une mécanique, elle récite à Joie ses non-droits. Joie était venue s'enquérir
d'une éventuelle possibilité de réclamation. Elle avait imaginé un entretien, une
discussion. Elle reste debout face à cet humain aussi fermé qu'une porte de
prison. L'affaire est close. L'échange, si on peut appeler ça ainsi, n'a duré que
quelques secondes. Joie est congédiée. Elle ressort dans le vent et la pluie, qui
lui redonnent joie.
lait, aussi neuve que si elle avait poussé le mois dernier. Avant, Joie rêvait
fréquemment de ses dents, ou de dents. Ainsi que de fauves et d'autres bêtes
sauvages. Tigres, lions, panthères, baleines, aigles, chouettes. C'étaient ses
forces qui se manifestaient à elle en rêve. Les forces contraires se manifestaient
le plus souvent sous la forme d'un chien sombre. Le chien a disparu de ses rêves,
peut-être l’a-t-elle vaincu, et les dents et les autres bêtes positives n'y viennent
plus non plus, peut-être l'habitent-elles maintenant paisiblement sans avoir à se
montrer, comme les poètes qui la visitaient aussi en rêve.
Elles sont dans une petite pièce à l'allure poussiéreuse et encombrée, si
bien qu'il faut sans cesse se pousser pour se laisser passer les uns les autres. Une
autre patiente entre avec deux médecins pour faire une radio, mais il s’avère que
la radio ne marche plus. Ils partent, Joie et les autres soignants reviennent dans
la pièce. La jeune interne met un gant chirurgical entre les dents de Joie et le
scanner, la protection adéquate faisant défaut. Nous voici, pense Joie, pour ainsi
dire dans le gant retourné du rêve. L’interne, la doctoresse spécialiste du scanner
et le professeur en blouse maintenant cherchent et scrutent sur l'écran (après
avoir tâtonné pour arriver à le faire fonctionner) la petite dent en noir et blanc,
avec sa racine en si bonne santé. Joie ressort dans le monde en couleurs, la
lumière printanière, et en traversant l'hôpital par son dédale d'allées
photographie une pelouse très verte semée de pâquerettes.
cancérigènes. Heureusement les morts nous regardent et les poètes qui ont visité
Joie en rêve, Homère, Rimbaud, Kafka, et même Bouddha, et même Dieu, tous
venus l'habiter la nuit et restés là en elle avec ses bêtes et ses dents, sont toujours
vivants, sauvages, et sauveurs.
À propos d'œufs et de poules, sommes-nous dans une époque où les
gens ont une basse idée de la littérature parce qu'on leur fait avaler de basses
œuvres, ou la médiocrité des œuvres mises sur le marché vient-elle de la
médiocrité de l'idée que se font les marchands et les clients de la littérature ?
D'où viennent les ombres qu'on projette au fond de notre caverne ?
Après avoir écrit ceci, ce dimanche après-midi dans son lit, Joie se
rendort. Et se retrouve étendue sur un banc public, dans la lumière filtrant des
feuillages au-dessus de sa tête. Bienheureuse, nue comme dans un tableau du
Douanier Rousseau. Sa peau est à la fois une peau très douce et une fine douce
fourrure. Puis le banc se trouve en suspension dans un immeuble de verre et de
fer, et deux mains de femme passent par-dessous entre ses lattes pour la palper.
Elle bondit, indignée, l’engueule sans la voir et s’en va, sa colère déjà oubliée,
marchant entre des pages en compagnie des mots.
Joie va voir son directeur de thèse dans le village sur lequel elle doit
l'écrire. Un très beau site à flanc de colline rocailleuse, avec de vieilles maisons
en pierre qui prennent pied dans la terre comme si elles en avaient naturellement
poussé, et qu'on dirait prêtes à se mettre en marche, qu'on soupçonne de se
déplacer, se promener, aller vers quelque part, quelque but peut-être, la fontaine,
la source, la forêt, qui sait ? dès qu'on a le dos tourné. Il lui ouvre la porte, un
homme de taille moyenne, d'âge moyen, d'une beauté et d'une énergie vitale
proches de celle de Plaisir. Il semble à Joie avoir aperçu la vieille mère de cet
homme dans la pièce voisine, une petite femme enveloppée de noir dans son
costume de veuve traditionnel, mais ensuite elle n'est plus là.
701
Je
roms, femmes, hommes, enfants. Autres sans-abri debout, plus fragiles sur leurs
jambes que de grandes marionnettes, n'ayant qu'eux-mêmes pour se soutenir.
Sans-abri couchés, formes sans visages enfouies dans des sacs de couchage à
même les trottoirs. Ouvriers casqués, barrières de fer, trous, canalisations, terre,
la rue ventre à l'air. Arrachements. Adhésion absolue au fil sur lequel avancer.
Suspension.
J'ai remonté mes trois étages par les escaliers de bois, j'ai fait réchauffer
le reste de café à la cardamome, il s'est mis à pleuvoir. J'ai hâte de retourner au
village. Vont-ils commencer les fouilles sans moi ? J'ai rêvé que j'y allais à la
nage. Je voulais m'y rendre cet après-midi mais les jours où je dois m'occuper de
formalités sans fin à cause du manque d'argent - entretiens à l'EPI (Espace pour
l'insertion), à Pôle Emploi, avec des recruteurs de jobs sous-sous-payés...
paperasses et dossiers à remplir etc., me fatiguent. D'abord cet endroit
merveilleux m'a rappelé Saint-Cirq Lapopie, que je connais, puis j'ai pensé qu'il
ressemblait aussi à Èze, que je ne connais pas.
J’ai pris le risque de monter par les rues sombres et j’ai trouvé mon
bonheur pour la nuit : une auberge de jeunesse. C’était l’heure du dîner, les gens
allaient et venaient dans la salle commune, s’asseyaient sur les chaises autour de
la table. Laquelle consistait en une planche posée sur des marmites. En
conséquence de quoi, la table était moins haute que les sièges, et il n’y avait rien
à manger, la nourriture se trouvant dessous, dans les marmites de fer blanc.
Comme je venais d’arriver, je n’ai pas osé leur faire remarquer qu’ils
manquaient de logique et de sens pratique. Ils finiraient bien par s’en rendre
compte d’eux-mêmes, la faim aidant.
Je suis montée au dortoir. D’autres étaient là, investissant les lits de fer
en y posant leur sac. Ouvrant le mien, j’en ai sorti un long déshabillé en soie et
dentelle, que j’ai suspendu à un cintre contre l’armoire en fer. Une agitation s’est
faite, et le commissaire est entré.
Je dis le commissaire parce qu’il m’a fait penser aussitôt à Maigret. Pas
celui des films ni des séries télévisées, mais celui que chacun peut imaginer en
lisant les livres. Et j’ai compris que j’avais bien entendu ce que me disait le
coquelicot quand il (le commissaire) m’a demandé de le suivre au bout du
couloir.
Le commissaire me demande si je pouvais reconnaître le cadavre. Je
l’apercevais par l’entrebâillement de la porte. La blessure était vraiment
impressionnante. À partir de la pomme d’Adam jusqu’au dessous du nombril, il
était ouvert – comme un livre.
Retournant dans tous les sens la question de savoir si je dois déposer tout de
suite un dossier de surendettement, ou attendre un peu voir si les choses
s’arrangent. Maintenant dès le 10 du mois le bâilleur envoie une lettre de relance
si le loyer n’est pas payé. Il n’est pas payé. Je dois aussi payer des frais
d’huissier démesurés, pour la fois où ils ont fait saisir mon compte, cet hiver.
Ces gens-là sont des hyènes. La loi fixe des tarifs, ils les triplent. Sachant qu’il
est quasiment impossible à quelqu’un qui est à terre de se défendre contre les
détrousseurs. J’ai envoyé encore le manuscrit de mon roman NDE à des maisons
d’édition, de plus en plus petites et récentes à mesure que les autres me rejettent,
soit par une lettre type, soit sans même prendre la peine de répondre, six mois
après. C’est le sort des travailleurs en ce monde : quand on n’a plus besoin
d’eux on les jette, alors qu’on n’aurait pas pu exister sans eux. Il n’y aura pas de
démocratie tant que les entreprises ne seront pas gérées démocratiquement par
tous ceux qui y travaillent. J’ai répondu, je réponds à toutes sortes d’offres
d’emploi, j’ai déposé des candidatures pour des remplacements d’enseignants
dans un tas d’écoles privées, j’ai déposé aussi, pour la même chose, des dossiers
dans plusieurs académies – mais rien, que des réponses négatives ou pas de
réponse du tout.
gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit
à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin
prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les
festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs
contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais de vue à mesure qu’elle se
transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne
fuis pas ! m’écriai-je…car la nature meurt avec toi ! »
Étais-je la morte, la ténébreuse, ou bien la veuve, l’inconsolée ? Cette
femme, je l’ai connue dans une vigne immense, quelques jours avant la
vendange et je l’ai suivie un soir autour du mur d’un couvent. Elle était en
grand deuil et je me sentais incapable de résister à ce nid de corbeaux que
m’avait figuré l’éclair de son visage, tout à l’heure, alors que je tentais derrière
elle l’ascension des vêtements de feuilles rouges dans lesquels brimbalaient des
grelots de nuit. D’où venait-elle et que me rappelait cette vigne s’élevant au
centre d’une ville, à l’emplacement du théâtre, pensais-je ? Elle ne s’était plus
retournée sur moi et, sans le brusque luisant de son mollet qui me montrait par
instants la route, j’eusse désespéré de la toucher jamais. Je me disposais
pourtant à la rejoindre quand elle fit volte-face et, entrouvrant son manteau, me
découvrit sa nudité plus ensorcelante que les oiseaux. Elle s’était arrêtée et
m’éloignait de la main, comme s’il se fû agi pour moi de gagner des cîmes
inconnues, des neiges trop hautes.
palombes, des moineaux, des geais, des grives, des mésanges, semblant comme
elle jaillis de la terre, la parcourent. Des arbres poussent dans mon corps, pleins
de chanteurs ailés. Mes bras ouverts dans l’univers font bouger doucement les
étoiles, qui rient comme un bébé dans les vaguelettes qu’on imprime à l’eau de
son bain.
Je suis l’amour. Mon amour vit auprès de moi. Je n’ose lui parler de
l’autre côté, du village où je fais mes recherches. Il verra bien, et moi aussi,
quand mon travail sera fini, ma thèse achevée, me dis-je, tout en songeant que
cela ne pourra jamais être fini, heureusement. Je rends grâce pour grâce à la vie.
Le lendemain il pleut, tout est mouillé comme mon entrejambes.
709
BIBLIOGRAPHIE
Nous avons opté pour une bibliographie unique, renonçant à une classification
séparant corpus littéraire et corpus critique ou scientifique : estimant, dans
l’esprit de cette thèse, que toute littérature (dont par exemple la « littérature
médicale ») est littéraire, ou participe de la même histoire littéraire de l’humain
que nous avons souhaité tracer ou esquisser.
De même, nous n’avons pas séparé les sources en plusieurs catégories, préférant
mentionner pour un même titre, en plus de l’édition originelle, éventuellement
les différentes éditions que nous avons consultées, papier ou numériques. Et
nous n’avons pas séparé non plus les sources de parole livresques des articles ou
des enregistrements audio-vidéo (documentaires, conférences, etc.). Les œuvres
d’art plastique et cinématographiques entrent aussi dans cette bibliographie.
Lorsque les auteurs sont trop anciens pour pouvoir indiquer une date de
publication qui leur soit contemporaine, nous indiquons leurs dates de naissance
et de mort.
Lorsque les œuvres ne sont pas signées, nous les intégrons par leur titre à cette
liste alphabétique des auteurs.
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« Les deux voies de transmission de la psalmodie : les bimo au sein de la tradition
chamanique lignagère et de la tradition chamanique d’État », Carnets du Centre Chine
(CNRS/EHESS) (en ligne), 5 mai 2017, https://cecmc.hypotheses.org/34706
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Pierre Alferi : Ce qui reste d'Auschwitz, Paris, Payot et Rivages, coll. Rivages poche /
Petite bilbiothèque, 1999 ; rééd. 2003
- Stanze, La parola e il fantasma nella cultura occidentale, Turin, Einaudi, 1977.
Traduit de l’italien par Yves Hersant : Stanze, Parole et fantasme dans la culture
occidentale, Paris, Christian Bourgois, 1981 ; Paris, Payot et Rivages, coll. Rivages
poche / Petite Bibliothèque, 1994, rééd. 1998, avec Apostille de 1993 traduite par
Danièle Valin
ALEXANDRIAN Sarane
Le Surréalisme et le rêve, préface de J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll.
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ARTAUD Antonin
- Œuvres, édition d’Évelyne Grossman, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004
- Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. Métamorphoses, 1938 ; in Œuvres, p.
505
- Pour en finir avec le jugement de dieu, émission conçue et réalisée par l’auteur pour la
Radio diffusion française, enregistrée le 28 novembre 1947, diffusée le 11 mai 1948.
Première publication du texte : Paris, K Éditeur, 1948
- Les Nouvelles Révélations de l’Être, Paris, Denoël, 1937 (publié sans nom d’auteur) ;
in Œuvres, p. 789
- Correspondance avec Jacques Rivière, 25 mai 1924, in Œuvres, p. 80
AUSTER Paul
Conférence avec Isaac GEWIRTZ à la New York Public Library le 16 janvier 2014 :
https://youtu.be/54nMX8i2Wbs
BACHELARD Gaston
La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine,1957
BANKSY
cité par Fanny CRAPANZANO, Street Art et Graffiti : l’invasion des sphères
publiques et privées par l’art urbain, éditions L’Harmattan, Paris, 2015, p.14
BARTHES Roland
- S/Z, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1970
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Homilíai ei̓s tìn Hexaímeron, recueil de 9 homélies sur le récit de la création d'après la
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BECKETT Samuel
- En attendant Godot, pièce en deux actes créée au Théâtre de Babylone à Paris le 5
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- Fin de partie, pièce en un acte créée le 1er avril 1957 au Royal Court Theatre. Paris,
Éditions de Minuit, 1957
- Film, court-métrage écrit par Samuel BECKETT et réalisé par Alan SCHNEIDER,
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BELLIER Paul-André
Revue d'histoire de la pharmacie, vol.80, no 293, 1992
BENJAMIN Walter
Rédigé à Munich en novembre 1916 sous forme de lettre à Gershom Scholem, inédit du
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BLAKE William
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- Fureur et mystère, préface d'Yves Berger, Paris, Gallimard, coll. Poésie n° 15
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De nombreuses traductions du Coran en ligne sont recensées sur le site lexilogos :
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https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Clavecin_de_Diderot
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Si Einstein m’était conté, Paris, Cherche-Midi, 2005
DANTEC Maurice
Le Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique, Paris, Gallimard, 1999
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- Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de
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- In girum imus nocte et consumimur igni, film de 95 minutes réalisé en 1978, sorti en
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DELEULE Sylvie
L'Europe des Écrivains : « l'Islande », documentaire, Arte, 2015
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« Lettres de déportation à Youki », in Œuvres, édition de M.-C. Dumas, Paris,
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DHAINAUT Pierre
Habiter poétiquement le monde, Villeneuve d’Asq, LaM/Lille Métropole Musée d’art
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DIDEROT Denis
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en 1805), non définitive, d’après une copie du manuscrit, par Brière en 1821. Première
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DIDI-HUBERMAN Georges
Invention de l’hystérie, Charcot et l'Iconographie photographique de la Salpêtrière,
Paris, Éditions Macula, 1982 ; édition revue, corrigée et enrichie d’une postface de
Georges Didi-Huberman, 2014
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John Berger ou la mémoire du regard, documentaire, Arte, 2016
ÉCHENOZ Jean
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EIGELDINGER Marc
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Corps utopique, les Hétérotopies, Fécamp, Éditions Lignes, 2009 ; puis réétabli in
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- Le Festin de Pierre, comédie en cinq actes et en prose créée le 15 février 1665 au
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Les numéros des fragments selon les différentes éditions savantes sont répertoriés pour
chaque fragment sur le site http://www.penseesdepascal.fr/index.php
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1991, p. 189
PAYEN Guillaume
« Racines et combat chez Martin Heidegger », in O. LAZZAROTTI et P-J
OLAGNIER, L'identité, entre ineffable et effroyable, Paris, Armand Colin, 2011, p.
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PINSON Jean-Claude
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Le Livre du duc des vrays amans (1403-1405). London, British Library, Harley, 4431, f.
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- Tales of the Grotesque and Arabesque, Philadelphie, Lea & Blanchard, 1840
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est celle de Hermann DIELS, Walther KRANZ, Die Fragmente der Vorsokratiker
griechisch und deutsch, Berlin, Weidmann, 1903
Ces fragments (dont ceux qui sont traduits par nous dans cette thèse), sont disponibles
en ligne dans cette même édition, en grec :
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/thales/table.htm
PROUST Marcel
À la recherche du temps perdu, 13 vol., Paris, Grasset & NRF, 1913-1927 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/À_la_recherche_du_temps_perdu ;https://beq.ebooksgratuits.com/
vents/proust.htm
Le Temps retrouvé, édition de Pierre-Edmond Robert, préface de Pierre-Louis Rey et
Brian G. Rogers, édition annotée par Jacques Robichez avec la collaboration de Brian
G. Rogers, Paris, Gallimard, coll. « Folio » n° 2203, 1990
QUÉTEL Claude
Histoire de la folie, De l’Antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, 2012
RAMUZ Charles-Ferdinand
- La pensée remonte les fleuves, Plon, coll. Terre humaine, 1979
- Remarques, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987
RENART Jean
Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole (1025-1031). Paris, Librairie Honoré
Champion, 1962
REVERDY Paul
REYES Alina
- « Chanson du poète à l’aurore », in Voyage, alinareyes.net, 2013, p. 453-454
- La jeune fille et la Vierge, Paris, Bayard, 2008
- La Chasse amoureuse, Paris, Robert Laffont, 2004
RICARDOU Jean
Problèmes du nouveau roman, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1967
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RIMBAUD Arthur
- « Le Bateau ivre », Poésies complètes, préface de Paul Verlaine et notes de l’éditeur,
Paris, Vanier, 1895, p. 17-22 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Poésies_(Rimbaud)/éd._Vanier,_1895/Le_Bateau_ivre
- Illuminations, texte établi par Félix Fénéon, notice par Paul VERLAINE, Paris,
Publications de la Vogue, 1886 ; publication partielle complétée in Poésies complètes,
avec préface de Paul VERLAINE et notes de l’éditeur, Paris, Léon Vanier, 1895 ;
première et autre édition : https://fr.wikisource.org/wiki/Illuminations
- Lettre à Paul Demeny, dite « Lettre du Voyant », 15 mai 1871 ;
https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_de_Rimbaud_À_Paul_Demeny_-_15_mai_1871
- Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique (M.-J. Poot et compagnie),
1873 ; https://fr.wikisource.org/wiki/Une_saison_en_enfer
- Un cœur sous une soutane, intimités d'un séminariste, avant-propos de Louis Aragon
et André Breton, Paris, Ronald Davis, 1924
RITSOS Iannis
« Λαός » [« Peuple »] in Δεκαοχτώ λιανοτράγουδα της πικρής πατρίδας [Dix-huit petites
chansons de la patrie amère], écrites en prison le 16 septembre 1968 pour seize d’entre
elles (dont « Peuple », la quatrième), en novembre 1969 pour les deux dernières, à la
demande de Mikis Theodorakis qui les a mises en musique en 1973. Chantée par Maria
Farantouri : https://youtu.be/XeFoCVYnPKc
ROCHE Denis
Le Mécrit, Paris, Seuil, 1972
RONSARD Pierre de
- Les Amours de P. de Ronsard vandomois, nouvellement augmentées par lui, &
commentées par Marc Antoine de Muret. Plus quelques Odes de L’auteur, non encor
imprimées, Avec privilege du Roy, Paris, Chez la veuve Maurice de la Porte, 1553 ;
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k700023.image ;https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Amours
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- Les Amours et Les Folastries, 1552, édition établie, présentée et annotée par André
Gendre, Le Livre de poche, coll. Les Classiques de poche, 1993
ROTH Joseph
Radetzkymarsch, Berlin, Gustav Kiepenheuer Verlag, 1932. Traduit par Blanche
Gidon : La Marche de Radetzky, Paris, Plon et Nourrit, 1934 ; Paris, Le Seuil, coll.
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et l’avant-propos de 1932 traduit par Stéphane Pesnel, Paris, Éditions du Seuil, 2013
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SAND Shlomo
La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, Paris, La Découverte, 2016
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- Œuvres en anglais : https://en.wikisource.org/wiki/Author:William_Shakespeare
- Œuvres complètes, édition bilingue, établie sous la direction de Michel Grivelet et
Gilles Monsarrat, texte anglais établi sous la direction de Stanley Wells et Gary Taylor,
Paris, Robert Laffont, coll « Bouquins », 1995
- The Winter’s Tale, Londres, in-folio de 1623 ; Le Conte d’hiver in Œuvres complètes
t.2 ; Conte d’hiver, trad. d’Yves Bonnefoy, in Œuvres complètes de Shakespeare, t. VII,
Paris, Club français du Livre, 1961 ; Le Conte d’hiver, préface d’Yves Bonnefoy, Paris,
Gallimard, coll. Folio Théâtre, 1996
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Folio Essais n°616, 2016
739
740
741
Grille harmonique…………………………………………………………………11
Exposition………………………………………………………………………...17
FACE A : POÉTIQUE…………………………………………………………...21
Prélude………………………………………………………………..23
1. Méthode : implication, explication…………………………………………25
2. Nature et fonction du langage profond……………………………………..32
3. Poétique du trait : une habitation……………………………………….…..42
3.1. Écrire et dessiner………………………………………………………….42
3.2. Tracer sa maison…………………………………………………………..51
Premier mouvement
TRAITS D’UNION : LES ASTROLOGUES RENVERSÉS……………………57
Deuxième mouvement
TRACES ET EFFACEMENTS. DÉRÉLICTION, DESTRUCTION,
EXIL………………………………………………………………………………...201
Troisième mouvement
TRAITS DE GÉNIE. FULGURANCES, ILLUMINATIONS, CIRCULATIONS,
ÉLUCIDATIONS………………………………….……………………………...311
Coda…………………………………………………………………...399
FACE A’ : POÏÉTIQUE…………………………………………………………..411
Fiction(s)…………………………………………………………………………... 477
Histoire de l’être (Sur la marelle du monde)………………......…………………..479
Terre…………………………………………………………………….483
Érecta…………………………………………………………………...498
Sophia…………………………………………………………………..505
La grande ourse…………………………………………………………512
Comète………………………………………………………………….517
Hector…………………………………………………………………...525
L’ange de Kafka………………………………………………………...530
Marie Curie……………………………………………………………..541
Jeanne Duval.…………………………………………………………...548
Camille Claudel………………………………………………………...554
La plage du crime……………………………………………………….560
Uccello.…………………………………………………………………576
Livre de sable…………………………………………………………...581
Gaza…………………………………………………………………….607
Le goût du sexe………………………………………………………....631
Le goût de l’amour……………………………………………………...654
Zaga…………………………………………………………………….665
Le goût de la vie………………………………………………………...675
Ciel……………………………………………………………………...686
Joie……………………………………………………………………...688
Je………………………………………………………………………..690
*
745
Bibliographie…………………………………………………………………...711