Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Plongée dans la fabrique à antidotes de
l’armée française
PAR ROZENN LE SAINT
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 27 AOÛT 2019
Dans le laboratoire de contrôle qualité de la Pharmacie centrale des armées. © RLS
Pour parer aux attaques chimiques ou nucléaires, il
existe en France un laboratoire unique et hautement
stratégique. Cette Pharmacie centrale des armées, qui
fabrique aussi des kits de survie pour les militaires
en zone de guerre, a accepté d'ouvrir ses portes à
Mediapart. Reportage.
«Tchernobyl flottant », « Titanic nucléaire »… C’est
ainsi que les associations environnementales ont
surnommé la centrale nucléaire russe lancée dans les
eaux de l’Arctique ce 23 août : elles craignent le
pire en cas de naufrage, un scénario catastrophe à la
Chernobyl, la série télévisée. La Pharmacie centrale
des armées envisage justement tous ces scénarios
catastrophes pour être en mesure d’assurer la santé des
Français en cas de crise.
Après l’accident nucléaire de Fukushima, la
Pharmacie centrale des armées a produit à plein régime
des comprimés d’iodure de potassium. Ils ont été
distribués aux équipes de sécurité civile françaises
envoyées pour les opérations de secours. Pendant ce
temps, le principal fabricant américain annonçait une
rupture de stock, cinq jours après le séisme. D’où
l’intérêt stratégique des denrées produites par cet
établissement bleu, blanc, rouge.
L’institution se tient également prête à faire face
à de potentielles contaminations virales, telles que
les menaces décrites dans les films Contagion ou
Alerte… Car aussi doués soient-ils, Matt Damon,
Marion Cotillard et Morgan Freeman ne sont pas
1/3
1
en mesure de lutter sans antidote contre les risques
nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques
(NBRC)… Des remèdes produits à la chaîne dans cette
usine sous l’égide du ministère des armées, mais que
celui de la santé peut néanmoins réquisitionner en cas
d’urgence.
Dans le laboratoire de contrôle qualité de la Pharmacie centrale des armées. © RLS
Les gaz sarin, moutarde, chloré ou autres armes
chimiques sont normalement interdits à des fins
militaires. Mais cela n’empêche pas certains de les
utiliser, en Syrie par exemple. La Pharmacie fabrique
de quoi ne pas y succomber. « La menace sanitaire
est de plus en plus présente : c’est le corollaire du
terrorisme et de pays non respectueux des conventions
internationales », assure François Caire-Maurisier,
pharmacien en chef commandant de la Pharmacie
centrale des armées, mais également guide pour
Mediapart d’un lieu habituellement secret.
Ce laboratoire unique en France, aux procédés de
fabrication secrets, se situe dans le camp militaire
de Chanteau, à 2 kilomètres à l’écart de la zone
commerciale des Aubrais, au nord d’Orléans (Loiret).
Pour pénétrer dans ce « point d’importance vitale »,
le véhicule est entièrement fouillé si le macaron de la
Pharmacie centrale des armées n’est pas arboré sur le
pare-brise.
Cette usine géante de 4 000 mètres carrés ressemble
à celles, voisines, de Servier, Merck ou Sanofi.
Avec une particularité : « La plupart des comprimés
que nous produisons, 30 à 40 millions par an, ne
sont heureusement pas consommés et sont finalement
détruits après péremption », précise le commandant.
Idem pour le million de solutions injectables. Il faut
sans cesse renouveler les stocks, au cas où. Et sans
traîner. L’usine tourne même à 140 % de ses capacités,
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
en deux huit, pour honorer les commandes de l’État ou
d’EDF, notamment s’agissant des comprimés d’iode
que l’entreprise se doit d’emmagasiner.
La grande majorité des 124 employés sont des civils
fonctionnaires rattachés au ministère des armées. Mais
pour passer à la vitesse supérieure, la Pharmacie
centrale des armées a aussi recours à des intérimaires :
le ministère procède à des enquêtes avant de les laisser
s’approcher de ses antidotes.
En cas de priorité absolue, si les laboratoires privés ne
sont pas en capacité de répondre à la menace virale, ils
peuvent confier à la Pharmacie centrale des armées la
formule pharmaceutique du médicament magique, en
cédant leur licence de façon temporaire, pour qu’elle
leur prête main-forte.
La Pharmacie a bénéficié d’une dérogation
exceptionnelle en 2009, lors de la pandémie grippale,
pour produire un anti-H1N1. « Nous représentons une
forme de neutralité et de non-concurrence potentielle
qui permet ce type de collaboration d’urgence »,
commente François Caire-Maurisier.
Franc#ois Caire-Maurisier, pharmacien responsable
de la Pharmacie centrale des arme#es. © RLS
Le ministère de la santé envisage aussi d'y avoir
recours pour lutter contre les ruptures de stock
en série. Elle l’a même présenté comme solution
potentielle dans son plan d’action contre la
pénurie de médicaments, présenté le 8 juillet.
L’idée serait de la mettre à contribution de façon
exceptionnelle, quand les médicaments produits par
2/3
2
l’industrie pharmaceutique classique manquent en
pharmacie. « Cela sonne rassurant de pouvoir se
reposer sur une solution publique, mais ce n’est
pas réaliste, juge pourtant le commandant Caire-
Maurisier. Les problèmes concernent essentiellement
les anticancéreux et les vaccins, qui nécessitent un
outil industriel très particulier. Nous ne pouvons
pas improviser leur production, nous ne sommes pas
suffisamment spécialisés. »
La Pharmacie centrale des armées a cependant
elle-même eu à subir des pénuries. En 2001, peu
après les attentats du 11-Septembre, des enveloppes
contaminées sont envoyées à des sénateurs et à des
médias américains. Cinq personnes en meurent.
Donné à temps, l’antidote à cette attaque bioterroriste
au bacille du charbon les aurait sauvées. Le
médicament est précieux. Or en 2013, l’usine chinoise
qui produit la matière première pour le fabriquer n’a
pas passé les contrôles qualité, provoquant une rupture
de stock.
Depuis, la Pharmacie centrale a donc décidé de revoir
sa façon de fonctionner et de rapatrier de plus en plus
la fabrication de la matière première de ses remèdes :
à présent, elle provient d’Europe à 80 %, alors que le
rapport était quasiment inverse il y a six ans.
Le but est de s’émanciper de la dépendance asiatique,
surtout pour les antidotes qui intéressent les plus
hautes sphères diplomatiques. L'empoisonnement de
l’agent russe Sergueï Skripal, empoisonné en mars
2018 en Grande-Bretagne, l’assassinat du demi-frère
du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un en février 2017
ou les attentats de 1995 dans le métro de Tokyo sont
attribués à des armes biologiques ou chimiques.
Il faut sans cesse s’adapter aux nouvelles menaces.
Lors de la guerre du Golfe en 1991, les pharmaciens
de l’armée testent pour la première fois leur remède
antineurotoxiques organophosphoré. À présent, il est
commercialisé par la Pharmacie des armées à la
centrale d’achat de l’Otan.
Car pour atténuer ses charges d’exploitation et dans
le cadre de coopérations internationales, la Pharmacie
centrale des armées vend aussi ses produits à d’autres
États moins bien dotés. Son carnet de commandes
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
lui donne une vision à au moins 18 mois. De là
à anticiper les conflits non conventionnels à venir,
en cas de commande par un pays tiers d’un arsenal
de contre-mesures médicales ? « Les services de
renseignement ne sont pas informés grâce à nous. Au
mieux, cela confirme ce qu’ils savaient déjà », assure
le responsable de la Pharmacie centrale des armées.
Le cas français est atypique. En Europe, rares sont les
armées à disposer de leur propre lieu de fabrication de
remèdes : la plupart des gouvernements sous-traitent
à des laboratoires privés. Ce savoir-faire de niche
made in France est mondialement reconnu. « Avec
97 % de survie de nos blessés en terrain de guerre,
notre service de santé des armées fait partie des deux
meilleurs au monde, avec les États-Unis », se targue
le commandant.
D’ailleurs, à Chanteau, l’accent est de plus en plus mis
sur les traitements de choc faciles d’utilisation, même
en terrain périlleux. Pour les soldats, il est difficile de
transporter une ampoule contenant de la morphine et
de se préparer une piqûre pour s’en injecter quand ils
sont gravement blessés. Les pharmaciens de l’armée
ont donc inventé un dispositif breveté solide, qui
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Directeur éditorial : François Bonnet
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007.
Capital social : 24 864,88€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires
directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel,
Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa,
Société des Amis de Mediapart.
3/3
3
protège l’ampoule en cas de choc, avec une seringue
préremplie : ils n’ont plus qu’à se piquer pour soulager
leur douleur.
Une opératrice accepte de nous montrer le produit
maison en cours de fabrication, mais s’assure de le
récupérer. « Avant les opérations en Afghanistan, les
soldats devaient attendre les équipes médicales pour
recevoir un antidouleur, alors que le dispenser plus
tôt augmente considérablement les chances de survie
en cas de blessure grave », signale François Caire-
Meurisier.
À présent, chaque soldat français en zone de guerre
au combat porte sur lui une petite trousse de secours
kaki, siglée d’une croix de pharmacie. Dedans ? De
la morphine, donc, mais aussi un garrot tourniquet
qu’il est possible de poser d’une seule main, si l’autre
est armée. Elle contient aussi une sorte d’énorme
stylo injecteur avec un antidote, prévu pour que le
militaire, même harnaché de gants, puisse se l’injecter
dans les cinq minutes suivant une attaque à l’arme
chimique. C’est le temps dont il dispose pour parer à
l’intoxication.
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : contact@mediapart.fr
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Paris.