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Les
fondements
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christtantsme
C.S. LEWlS

Éditions Ligue pour la Lecture de la Bible


France
AVANT-PROPOS

Il est des individus qui, presque par vocation, répondent


spontanément à l ' appel du Seigneur ; par leur tempérament
et leur éducation ils sont prédisposés à la foi. Mais tous les
êtres ne sont pas ainsi faits. Certains éprouvent le besoin
impérieux de comprendre, d' être convaincus intellectuelle­
ment avant d' accepter. Leur engagement est conditionné par
une argumentation solide. Faut-il les abandonner comme
étant irréductibles, irrécupérables ? Non, ils sont consé­
quents avec eux-mêmes et, quand ils seront convaincus, sans
doute deviendront-ils des chrétiens profondément enracinés
dans la foi.
Certes, la foi ne se démontre pas comme un théorème de
géométrie ; ce serait trop facile ! Qui pourrait refuser de croire
après une démonstration logique ? Seuls, les opposants incon­
ditionnels, dont la volonté refuse de se soumettre, d'être brisée.
Il n'en reste pas moins que la foi n'est pas réservée aux
êtres simples, aux naïfs. « Si vous ne devenez comme des
petits enfants, assure la Bible, vous n'entrerez pas dans le
royaume des Cieux », mais il est dit aussi : « Ne soyez pas des
enfants sous le rapport du jugement, mais des hommes faits »,
et encore : « Soyez enrichis d'une pleine intelligence pour
connaître le mystère de Dieu. » Dieu nous a donc doués d' in­
telligence pour le comprendre, le connaître et l' accepter.
C'est aux incroyants soucieux de réfléchir, de comprendre
le christianisme avant de l' accepter, que s' adresse C.S. Lewis.
Ces gens, sensibles à la vertu du raisonnement, il ne cherche
pas à les convaincre par des citations d'un livre qu' ils ne
connaissent pas et dans lequel ils ne croient pas. On ne trouve
quasiment pas de citations bibliques dans l' ouvrage de
6 Les fondements du christianisme

C.S. Lewis. Le « patois de Canaan », si horripilant et hermé­


tique pour des athées, est judicieusement laissé de côté.
Sinon, l ' argument porterait à faux. Est-ce à dire que le rai­
sonnement philosophique de C . S . Lewis est ardu, trop
savant ? Non, car l' auteur sait s ' appuyer sur des comparai­
sons, des images, presque des paraboles, qui illustrent son
propos abstrait. De plus, il ne domine pas son lecteur par une
certitude hautaine et péremptoire. Il n ' adopte pas un air supé­
rieur et presque condescendant. Il avoue à plusieurs reprises
qu' il n'a pas une formation de théologien et qu' il ne veut pas
s' aventurer « en eau trop profonde » . Il nous fait participer à
sa quête avec humilité. Il s ' est toujours voulu un laïc écrivant
pour des laïcs.
C.S. Lewis est pourtant un philosophe de grande classe,
bien connu à ce titre dans le monde anglo-saxon. Mention de
son œuvre a même été faite par un penseur catholique français
au cours d' une émission de télévision. C.S. Lewis procède
avec rigueur par la méthode socratique. La façon dont il traite
les sujets, et son approche apologétique, nécessitent certes
une certaine connaissance de la philosophie ainsi que d' autres
domaines de la connaissance. Ne soyez pas effrayés cepen­
dant. C.S. Lewis n' utilise pas le langage ésotérique de la phi­
losophie, accessible aux seuls spécialistes. S tyle de
conversation, métaphores frappantes, amour de la clarté sont
les caractéristiques de sa prose. « Notre tâche, écrit-il dans un
autre ouvrage (Gad in the dock) est d' exposer ce qui est hors
du temps ( « le même, hier, aujourd' hui, éternellement ») dans
le langage spécifique de notre temps. Le mauvais prédicateur
fait exactement l' opposé : il prend les idées de notre temps et
les affuble du langage traditionnel du christianisme. »
L' habileté apologétique de C.S. Lewis réside dans le fait
qu' il prend, comme un habile tacticien, ses lecteurs à revers. Ils
sont déjà d' accord avec son raisonnement lorsqu' ils s' aperçoi­
vent que, s' ils veulent être conséquents avec eux-mêmes et avec
l' auteur, ils doivent être prêts à reconsidérer les prémisses sur
lesquelles ils ont bâti leur vie. Il est trop tard alors pour revenir
Avant-propos 7

en arrière sans se déjuger. On ne les a pas pris en traître ; ils ont


en toute indépendance d'esprit répondu aux questions posées.
On a fait appel à leur bon sens, à leur intelligence, à leur bonne
foi, à leur logique. C'est la rigueur du raisonnement qui les a
entraînés et convaincus. Pourquoi se sentiraient-ils piégés ?
À noter que C.S. Lewis se garde d' aborder des sujets hau­
tement controversés et jamais éclaircis dans les cercles de
théologiens. Il se contente de parler du christianisme pur et
simple (Mere christianity), en somme ce qu' on exige d'un
témoin dans une Cour de justice : « dire la vérité, toute la
vérité, rien que la vérité », sans entrer dans des considérations
casuistiques superflues. On n ' y trouvera pas de ces intermi­
nables arguties sur le sexe des anges.
« Le modèle du christianisme permanent doit être clair dans

notre esprit et c' est à lui que nous devons nous référer pour
apprécier toute pensée contemporaine. En fait, nous n' avons
pas à naviguer de concert avec l' évolution des temps. Nous
servons celui qui a déclaré : « le ciel et la terre passeront mais
mes paroles ne passeront point » (Citation extraite de Gad in
the dock).
C.S. Lewis a une pensée dense et originale. On retrouve
parfois sous sa plume quelque affirmation surprenante, inha­
bituelle. Ce n'est pas le rôle du traducteur ou de l ' éditeur de
censurer un auteur, mais plutôt de lui laisser la responsabilité
de son œuvre. Pour ce livre, il en est comme pour d' autres
domaines de la connaissance humaine : « Examinez toutes
choses et retenez ce qui est bon. »
À travers la lecture de cet ouvrage, beaucoup de personnes
sont venues à Jésus-Christ. Pourquoi n'en serait-il pas de
même pour les lecteurs de langue française ?

Aimé VIALA
Traducteur de C.S. Lewis
Î ( 1 ·'

1 L ;../·
POUR FAlRE CONNAlSSAN CE

Il convient d' avertir le lecteur que je ne suis d' aucune aide


à quiconque hésite entre deux dénominations chrétiennes.
Intentionnellement, je ne veux influencer personne. Je ne ferai
pas pour autant mystère de ma position personnelle. Sachez
que je suis un membre laïc de l'Église d' Angleterre. Mais
dans cet ouvrage, je n'essaie de convertir personne à ma
propre conception. J' ai pensé depuis ma conversion que le
meilleur service, et peut-être le seul, à rendre à mes voisins
incroyants était d'expliquer et de défendre la croyance parta­
gée par la quasi-unanimité des chrétiens de tous les temps.
J'ai plus d' une raison de m'en tenir à ce point de vue. Tout
d' abord les questions qui divisent les chrétiens comportent
souvent des points de haute théologie, ou même d' histoire
ecclésiastique, que seuls doivent aborder des spécialistes
confirmés. Si je les avais abordés, j ' aurais été submergé par
des eaux trop profondes pour ma taille. Peut-être même
aurais-je appelé à l' aide plutôt que porter secours à autrui.
En second lieu, il faut admettre, à mon avis, que le débat sur
des points contestés ne saurait amener un profane à s' intégrer
à la communauté des chrétiens. Aussi longtemps que nous
écrivons ou discourons sur des divergences, nous incitons
vraisemblablement l' incroyant à se tenir à l' écart de toute
dénomination, plutôt qu' à rejoindre la nôtre. Jamais nous ne
devrions débattre de nos divergences si ce n' èst -e�présenc�
de ceux déjà convaincus qu' il y a un seul Dieu et que Jésus­
Çhrtg_ est son Fils unique. Finalement, j ' ai eu l' impression
que des auteurs toujours plus nombreux et plus talentueux
s'engageaient dans de telles questions controversées, plutôt
que dans la défense de ce que Baxter appelle le simple
«
10 Les fondements du christianisme

christianisme ». La partie du sujet où je pensais pouvmr


rendre les plus grands services était aussi apparemment la
plus mince. Naturellement, c' est pour elle que j ' optai.
Pour autant que je sache, tel fut mon seul mobile, et je
serais fort heureux si le lecteur ne tirait pas des déductions
fantaisistes de mon silence sur certains sujets contestés.
Mon silence ne signifie pas, par exemple, que j ' attends en
observateur de voir d'où vient le vent. Cela m' a.r. rive parfois.
Il y a entre chrétiens des questions en litige auxquelles, à mon
sens, nous n' avons pas reçu de réponse. Il y en a même
quelques-unes auxquelles je n' aurai peut-être j amais de
réponse : si je les formulais, on pourrait me répliquer « Que
t'importe ! Toi, suis-moi. » Mais d' autres problèmes m' ont
amené à prendre nettement parti, et cependant j ' observe ici le
silence. J' écris, en effet, non pour présenter ce que je pourrais
appeler « ma religion » , mais pour exposer le christianisme
pur et simple, tel qu'il est, et a toujours été bien avant ma nais­
sance ; que cela me plaise ou non.
Certains tirent des conclusions hasardeuses du fait que je ne
dise rien de plus sur la vierge Marie que l' affirmation de la
naissance virginale du Christ. Ma raison pour ne pas en dire
davantage n' est-elle pas évidente ? En dire plus m' engagerait
immédiatement dans des débats hautement controversés. Or,
il n ' y a pas entre chrétiens de divergence qui nécessite d' être
abordée plus délicatement. Le dogme catholique sur ce point
est défendu non seulement avec la ferveur habituelle s' atta­
chant à toute croyance religieuse sincère, mais (et c' est bien
naturel) avec la sensibilité spéciale et, peut-on dire, chevale­
resque qu' un homme éprouve quand l' honneur de sa mère ou
de sa bien-aimée est en jeu. Il est très difficile sur ce point
d' opposer une opinion contraire sans apparaître comme un
cuistre ou un hérétique. À l' opposé, la croyance des protes­
tants sur ce sujet suscite des sentiments qui touchent aux
racines mêmes de tout monothéisme. Aux protestants
convaincus il semble que la distinction entre le Créateur et la
créature (si sainte soit-elle) est mise en péril ; que le spectre
Pour faire connaissance 11

du polythéisme se dresse à nouveau. En conséquence, il est


dur de les dissuader que vous n' êtes pas pire qu' un hérétique :
un païen. S ' il y a un sujet propre à couler un livre sur le simple
christianisme, si un thème reste vraiment sans profit pour le
lecteur non encore convaincu que le fils de la vierge Marie est
Dieu, c ' est sans aucun doute celui-là.
Ainsi, vous ne pourrez conclure d' après mon silence, si je
considère certains points débattus comme importants ou non,
car ce serait un nouveau facteur de contestation. Sachez que
l'un des points sur lequel les chrétiens sont en désaccord, c' est
j ustement l ' importance même de leurs désaccords. Lorsque
deux chrétiens, membres de dénominations différentes, com­
mencent une controverse, ça ne traîne pas avant que l ' un
demande en quoi le sujet abordé est si important et que l' autre
ne réplique : « Mais il est absolument essentiel ! »
Si j ' en viens à préciser ceci clairement, c' est en quelque
sorte pour présenter mon livre et non pour dissimuler ou fuir
la responsabilité de mes propres convictions qui ne sont un
secret pour personne. J' adopte, comme je l ' ai dit, les options
du « Common Prayer Book » (confession de foi et liturgie de
l' Église Anglicane).
Le danger résidait, évidemment, dans l' éventualité de mettre
en avant comme christianisme admis par tous, quelque notion
spécifique à l' Église d' Angleterre ou (pire encore) à moi­
même. J'ai tenté de me garder de ce danger en soumettant les
deux premières parties du manuscrit à quatre ecclésiastiques
(anglican, méthodiste, réformé et catholique) pour solliciter
leurs critiques respectives. Le méthodiste pensa que je n' avais
pas été assez explicite au sujet de la foi, et le prêtre catholique
estima que j ' étais allé un peu loin en minimisant l' importance
des diverses conceptions de l' expiation. À part cela nous nous
sommes retrouvés d' accord tous les cinq. Je n'ai pas présenté
les autres textes de ce volume à leur examen. Car bien que des
divergences puissent encore apparaître parmi les chrétiens, elles
ne porteront que sur de simples désaccords entre individus ou
écoles de pensée, et non entre dénominations elles-mêmes.
12 Les fondements du christianÏsme

Pour autant que j ' en puisse juger d' après les revues et les
nombreuses lettres reçues, le livre, quoique défectueux sous
d' autres aspects, a tout au moins réussi à présenter un chris­
tianisme admis par tous ou commun à tous : un christianisme
de base. En ce sens il peut être utile d'imposer silence à ceux
qui affirment qu' en évitant des questions contestées, il ne reste
plus qu'un P.G.C.D. (plus grand commun diviseur) vague et
sans corps. Le P.G.C.D. se révèle non seulement positif mais
mordant, séparé de toutes les croyances non-chrétiennes par
un abîme auquel les pires divisions internes de la chrétienté ne
peuvent en rien se comparer. Si je n'ai pas directement contri­
bué à la cause de la réunification, j ' en ai peut-être mis en
lumière la nécessité. Sans aucun doute, j ' ai ressenti bien peu
de ce légendaire Odium theologicum' de la part de membres
convaincus de confessions différentes de la mienne. L'hostilité
est venue davantage de gens marginaux, de l'Église Anglicane,
ou du dehors, d'hommes non intégrés à une confession, quelle
qu'elle soit. C' est�ux à mon avis, mais consolant. Il existe
entre les différentes confessions une communion d'esprit,
_
même s'il n ' y a pas unité de doctrine. Elle vient du cœur de
chacune d' elle� ; elle se développe parmi ses membres les plus
fi�;_ Ç��_i__pr9�ve ��_n_Ji�' au cœur de chacune d' elles,
_

q�È.q� sl)g_s_e _ou· Qu_e!gu_'_µn m_&gré les diverge�ces de


__ --

croyance, les différences de tefI!Pé_f?fI!_�i!L et le �guvenir_Qe


-. - -

persécutions rég:Q1ggMes_-:-_parle d' une_ même_yojx.


j'-eri"·àrîérrri�né quant aux omissions concernant la doctrine.
Dans la troisième partie traitant de la morale, j ' ai aussi gardé
le silence sur quelques points, mais pour une raison différente.
Fantassin durant la première guerre mondiale, j ' ai toujours
éprouvé depuis, le plus grand dégoût pour les gens qui, tran­
quilles et bien à l' abri, prodiguent des exhortations aux com­
battants des premières lignes. De ce fait, je répugne à parler de

1 Odium theologicum : une amertume assez forte caractérisant des théologiens


qui ne sont pas d' accord dans leurs interprétations (du latin odium la haine).
Pour faire connaissance 13

tentations auxquelles je ne suis pas personnellement exposé.


Aucun homme, je suppose, ne subit la tentation de tous les
péchés. Il se trouve, par exemple, que le désir de j ouer aux jeux
de hasard n'est pas dans mon tempérament. Indubitablement,
en revanche, il me manque quelques bonnes impulsions, dont
la passion du jeu ne constitue que l' excès ou la perversion. Je
ne me sens donc pas qualifié pour donner des conseils sur ce
qui est permis ou interdit dans les jeux de hasard ; en est-il
qu'on puisse autoriser ? Je n'en ai aucune idée. Je n'ai rien dit
non plus sur la limitation des naissances. Je ne suis ni une
femme, ni même un homme marié2, ni un prêtre. Je n'ai en
outre pas jugé bon d' adopter une ligne de conduite rigide
concernant les souffrances, les dangers et les ennuis d' argent
dont ma situation et mon état de santé me mettent à l' abri ;
aucune responsabilité pastorale ne m' obligeait à prendre parti.
On a soulevé des objections bien plus vives quant à mon
utilisation du mot chrétien qui désigne pour moi celui qui
accepte les doctrines fondamentales du christianisme. On peut
me demander : « Qu' êtes-vous pour juger qui est chrétien ou
non ? ou encore : « Maints individus n' adhérant pas à ces doc­
trines ne peuvent-ils être des chrétiens plus près de l'Esprit du
Christ que certains qui les adoptent ? » En un sens, certes,
cette objection est un modèle de justice, de charité, de spiri­
tualité et de sensibilité. Elle possède toutes les qualités, sauf
un caractère pratique. Nous ne saurions, sans courir au
désastre, utiliser le langage comme ces opposants veulent que
nous l' utilisions. Essayons d ' y voir plus clair en étudiant
l'historique d'un autre terme beaucoup moins important.
Le mot gentleman désignait à l' origine un homme qui pos­
sédait des armoiries et des biens fonciers.
La qualité de « gentleman » attribuée à quelqu'un ne lui était
pas décernée comme un compliment, mais constatait simple­
ment un fait. Et n' être pas un « gentleman » n' était pas une

2 L'auteur s'est marié depuis.


14 Les fondements du christianisme

insulte, mais une précision. Affirmer que Jean était à la fois


menteur et gentleman n'était nullement contradictoire, tout
comme aujourd'hui, nous taxons à la fois Jacques de sot et de
licencié en géographie ou en droit. Mais vinrent des gens qui
dirent - avec tellement de justesse, de charité, de spiritualité,
de bon sens, mais non de sens pratique : « Ah ! sans aucun
doute, ce n'est pas par sa propriété foncière ou ses armoiries
qu' on découvre un vrai gentleman, mais par sa conduite ! Le
vrai gentleman n' est-il pas celui qui se conduit comme tel ? »
Il est certain que, dans ce sens, « Edouard est véritablement
bien plus gentleman que Jean. » Cette conception est tout à fait
justifiée. Être honorable, courtois et courageux est, évidem­
ment, bien plus valable que d' arborer des armoiries. Mais ceci
ne prend plus le même sens. Pire encore, cette notion ne ren­
contrera pas un accord unanime. Appeler quelqu' un « gentle­
man », en ce sens nouveau et affiné, devient en fait non une
façon de donner une information à son sujet, mais une façon de
le louer. Nier qu'il soit un « gentleman » devient une insulte ..
Lorsqu'un mot cesse d' être un terme de description et devient
uniquement un terme de louange, il ne vous informe plus des
faits relatifs à l' objet, il vous indique l' attitude de l' interlocu­
teur envers cet objet. (Un « bon » repas signifie seulement un
repas apprécié par celui qui en parle). Un gentleman, une fois
que le terme a été spiritualisé et affiné, dépouillé de son vieux
sens matériel et objectif, ne signifie guère plus qu'un homme
apprécié par celui qui parle de lui. Résultat, gentleman est
maintenant un terme vide de sens. Nous disposions déj à de
nombreux termes d' estime ; ce mot n' était donc pas néces­
saire ; d' autre part, si quelqu' un veut l' utiliser dans son sens
désuet (disons dans un ouvrage historique), il ne peut le faire
sans l' expliciter. Pour cet usage-là, le sens du mot a été altéré.
Or, si nous permettions aux gens de spiritualiser, d' affiner
ou, comme ils pourraient dire, d' approfondir le sens du mot
chrétien, il deviendrait lui aussi rapidement un mot inutile. En
premier lieu, les chrétiens eux-mêmes ne pourraient jamais
l' appliquer à personne. Il ne nous appartient donc pas de dire
Pour faire connaissance 15

qui, au sens le plus profond, est ou n'est pas inspiré par le


Christ. Nous ne lisons pas dans le cœur d'un homme. Nous
n'avons aucune aptitude à juger car cela nous est interdit. Ce
serait faire preuve d'une arrogance perverse de prétendre
qu' un homme est, ou n'est pas, dans ce sens affiné, un chré­
tien. Manifestement, un mot que nous ne pouvons jamais uti­
liser à juste titre ne saurait être très utile. Quant aux
incroyants, soyez-en sûrs, ils utiliseront allègrement ce mot
dans son sens le plus élevé. Dans leur bouche, il deviendra
rapidement un terme de louange. Un chrétien » sera pour
«

eux un homme de bien. Mais cette appellation n'enrichira pas


la langue davantage, car nous avons déjà les mots bon, bien.
Entre-temps, le mot chrétien aura été altéré et rendu impropre
à servir tout but réellement utile.
Il faut donc nous en tenir fermement au sens originel
évident. Le nom chrétien fut décerné pour la première fois à
Antioche (Actes p. 2§)_ aux <<,. dis�_ ple� >�, à_ ceux qui (lCC_ep�
-
l,.aient l'enseignement des apôtr�Il n' est pas question de res­
treindre cette appellation à cetix qui profitèrent au maximum
de cet enseignement. Il n' est pas question de l' étendre à ceux
qui de quelque façon épurée, spirituelle, interne, étaient bien
«

plus proches de l' Esprit du Christ » que les moins satisfaisants


des disciples. Ce n'est pas là un point théologique ou moral.
C'est seulement une affaire d' utilisation de mots qui permet à
tous de comprendre ce qu' on dit. Quand un homme accepte la
0ctrine chrétienne et vit d'une façon indigne de sa foi, il est
�oup plus clair de dire _gue c' est un mauvai�_n
Rlutô�_g_ue de conclure qu' il n'est pas chrétien d�.
Aucun lecteur, je l'espère, ne supposera que le simple
«

christianisme » est mis en avant à titre d'éventuel substitut


aux confessions existantes - comme si un homme pouvait
l' adopter de préférence au congrégationalisme ou au credo
orthodoxe grec ; ou à toute autre confession de foi. Il s' agit
plutôt d'un hall d'entrée avec des portes qui s' ouvrent sur plu­
sieurs pièces. Si je peux amener quelqu' un dans ce hall,
j' aurai réussi dans ma tentative. Mais c' est dans les pièces de
16 Les fondements du christianisme

la maison et non dans le vestibule qu' on s ' assied autour du feu


ou que l'on s' installe pour les repas. Le hall est une salle d' at­
tente, un lieu de passage, non un endroit où l ' on vit. Dans ce
but, la moins confortable des chambres (quelle qu' elle soit)
est, à mon avis, préférable. Sans doute quelques personnes
estiment devoir attendre longtemps dans le hall, alors que
d' autres sentent presque d' emblée à quelle porte elles doivent
frapper. Je ne sais pourquoi cette différence existe, mais je
suis sûr que Dieu ne laisse personne attendre, si ce n'est pour
son bien. Quand enfin vous entrerez dans la pièce choisie,
vous trouverez que la longue attente vous a fait un bien dont,
autrement, vous auriez été frustré. Mais il faut considérer ce
temps comme une attente, non comme du camping. Vous
devez prier sans cesse pour être guidé ; et, naturellement,
même dans le hall, il vous faut commencer à respecter les
règles communes à toute la demeure. Par-dessus tout, il faut
se demander quelle est la bonne porte, non pas celle qui vous
plaît le plus à cause de sa peinture ou de ses moulures. Sans
ambages, la question ne devrait jamais être : « Cette forme dè
culte me plaît-elle ? » mais « Ces doctrines sont-elles vraies ?
Est-ce le domaine de la sainteté ? Ma conscience m' incline+
elle vers cette confession ? Ma répugnance à frapper à cette
porte est-elle due à mon orgueil, ou simplement à mon goût
ou à ma répulsion personnelle envers le portier ? »
Quand vous aurez franchi la porte choisie, soyez bon pour
ceux qui ont emprunté d' autres accès et pour ceux qui sont
encore dans le hall. S ' ils ont tort, ils ont d' autant plus besoin
de vos prières ; et si ce sont vos ennemis, alors il vous est
recommandé de prier pour eux. C' est là une des règles com­
munes à tous ceux qui habitent la maison.
Première partie

lE BlEN ET lE MAl
ClE DU SENS DE l'UNlVERS
,
LA LOl
DE LA NATURE HUMAlNE

Vous est-il arrivé d' entendre des gens se quereller ? C'est


quelquefois amusant, mais parfois franchement déplaisant.
Quelle que soit l' impression produite, nous pouvons tirer
grand profit de ces disputes. En effet, n' entendons-nous pas
tous les jours des gens éduqués ou frustes, enfants comme
adultes, s' insurger ainsi : Aimeriez-vous que l ' on agisse
«

de même à votre égard ? C'est ma chaise, j ' y étais assis


»

avant toi . . . Laissez-le tranquille, il ne vous a rien fait . . . De


quel droit jouez-vous des coudes pour doubler tout le
monde ? . . . Donnez-moi un peu de votre orange, je vous ai
bien donné quelques quartiers de la mienne . . . Venez donc,
vous l' avez promis . . . »

Or, ce qui rend c�ol�migues int�E��santes, c' est ��_ le_


-
glajgnant n' implique pas seulement que la conduite de son
-

i!lterlocuteürné lui _ç_911vi_ffiL �s'.._!!_en appeffé--aus_s� A_un


- ------ - - -·· ---- ------·-

modèle de conduite que son vis-à-vis ne devrait pas ignorer.


���� ����� ���....
--������--L-- � ._
FJ)l est bien rare que l' autre réplique : Allez au diable avec
«

':otre code Presque toujours il essaie de se justifier, non erÏ­


»

mettant en quest10n la norme admise, mais en aYanfànt une


excuse particulière. Dans chaq_ue cas, il se réfugie dernère
� e raison spéc1:;k : la personne qui avait occupé le s1ege
� y avait pas droit ; les conditions dans lesquelles on lui avait

donné un morceau d'orange étaient tout àlaitCfi1îerentes ; un


événement fortuit l' empêchait de tenir sa promesse. Il sernble:
;n-fait, que les deux parties aient à l'esprit une sorte de loi ou
de règle morale de franc jeu (quel que soit le nom qu' on lui
donne) sur laquelle ils se basent. Et c' est bien vrai. Si ce
n'était pas le cas, ils auraient beau se battre comme des bêtes,
ils ne pourraient pas se quereller au sens humain du terme,
20 Les fondements du christian;sme

c'est-à-dire chercher à prouver que l' autre a tort. Agir de la


sorte n' aurait aucun sens si l ' un et l' autre n'étaient à peu près
d'accord sur la notion du Bien et du Mal, tout comme il n'y
aurait aucun sens à sanctionner la faute d'un joueur de foot­
ball, sans un accord préalable sur les règles.
Or cette loi ou règle concernant le Bien et le Mal est
appelée communément la Loi de nature. De nos jours, quand
nous parlons des lois de la nature nous pensons habituel­
« »,

lement à des phénomènes physiques comme la gravitation,


l 'hérédité, ou les lois de la chimie. Mais quand les penseurs
d' autrefois appelaient Loi de nature la loi du Bien et du
« »

Mal, ils pensaient réellement à la Loi de la nature humaine.


L'idée était la suivante : de même que tous les corps sont gou­
vernés par la loi de la gravitation et les organes par les lois
biologiques, la créature appelée homme a aussi sa loi. Cette
dernière est pourtant très différente : alors qu' un corps ne peut
choisir s'il doit obéir ou non à la loi de la gravitation, un
homme peut choisir d'obéir ou de désobéir à la Loi de la
nature humaine.
Nous pouvons présenter cette notion de façon différente.
'[out homme es.1JLcllilque moment, sujet à différentes catégo-
ries de lois. mais il n'y en a gu' une à laquelle il a la liberté de
dé sobéir. En ta ue co s, il est mis à la gravl.tation ; si
vous le laissez sans support dans l' air, il n'a aucun c 01x: il
tombera comme une ierre. L�eT'liomrne, comme :;,
cclui de l' animal, est soumis aux diverses 01s 10 og1ques et
nê- peut les tr a�resser-:Au_tmntdit, l'homme ne peut_sléso­
béir à ces 101s. qu'il partage avec d' autres choses ; mais la loi
dff-H1enetâUMa1spéCîhque à sa nature humfilne,_�i le dif­
férencie des animaux, deS végétaux ou des choses inor --- g11 -
nl.ques, est la seule qu'il pmsse violer �)1 le�ut.
-

-Un appela cette loi la Loi de nature ou encore la Loi


« » «

naturelle car les gens pensaient que chacun la connaissait


»

d' instinct et n' avait nul besoin d' être enseigné. Ils ne préten­
daient pas, naturellement qu' on ne puisse rencontrer ici et là
un individu excentrique ignorant cette loi, tout comme vous
La loi de la nature humaine 21

trouvez quelques personnes qui ne discernent pas les couleurs


ou ne peuvent retenir une mélodie. Mais, considérant la race
humaine comme une entité, ils pensaient que l' idée du B ien
était une évidence pour chacun. N' avaient-ils pas raison ?
Sinon, tout ce que nous disons sur la guerre serait un non­
sens. Quelle valeur donner à l' affirmation que l' ennemi avait
tort, si ce n' est par le fait que les nazis, autant que nous,
connaissaient le B ien comme une réalité constante à mettre en
œuvre ? S ' ils n' avaient eu aucune notion de ce que nous
entendons par B ien, en dépit du fait qu' il eût fallu quand
même les combattre, nous n' aurions pu les blâmer davantage
pour leurs actes que pour la couleur de leurs cheveux.
L' idée d' une loi naturelle ou d'une conduite correcte
connue de tous est contestable, disent certains, et ce parce que
diverses civilisations et époques ont eu des morales foncière­
ment différentes. Ce n' est pas vrai. Certes, on trouve des dif­
férences entre leurs morales, mais elles n ' ont jamais atteint un
degré de divergence totale. Quiconque, prenant la peine de
comparer l ' enseignement moral des anciens É gyptiens,
Babyloniens, Hindous, Chinois, Grecs et Romains, serait
frappé de constater combien ces morales se ressemblent et
sont proches de la nôtre. Pour ne pas nous éloigner de notre
sujet, je prie simplement le lecteur de réfléchir à ce que signi­
fierait une morale entièrement différente. Imaginez un pays
où l' admiration irait aux bagarreurs forcenés et où la duperie
répondrait à la bienveillance. Ce serait imaginer un pays où
deux plus deux feraient cinq. Les hommes peuvent avoir une
opirlion différente quant aux personnes dignes de leur dévoue­
ment, mais il est reconnu que l ' on ne doit pas vivre pour soi.
L' égoïsme n ' a jamais été un objet d' admiration. Et même si
les hommes ont des avis différents quant à savoir s ' ils auraient
une épouse ou quatre, ils ont toujours été d' accord sur un
point : l' homme ne peut posséder chaque femme qu'il désire.
Mais voici l' observation la plus remarquable : chaque fois
qu' un homme affirme ne pas croire à la notion du Bien et du
Mal, vous le surprendrez à se contredire peu après. Si vous
22 Les fondements du christianisme

essayez, par exemple, de lui rendre la pareille d' une promesse


qu' il n'a pas tenue, il s 'écriera : « ce n ' est pas juste », avant
même que vous ayez pu ouvrir la bouche. Une nation peut
arguer que les traités conclus n' ont pas de valeur et, l' instant
d' après, aggraver son cas en affirmant que celui qu' elle veut
rompre est injuste. Or si les traités sont sans valeur, et si le
Bien et le Mal n' existent point -autrement dit s ' il n ' y a pas de
Loi de nature- quelle différence y aurait-il entre un traité juste
et un autre injuste ? Individus et nations ne se sont-ils pas
trahis et n' ont-ils pas montré, en dépit de leurs affirmations,
qu' ils connaissaient la Loi naturelle ?
Nous sommes donc contraints, semble-t-il, de croire réelle­
ment au Bien et au Mal. On peut quelquefois se tromper,
comme il arrive parfois qu' on fasse une erreur dans une addi­
tion, mais ce n'est une affaire de goût ni d' opinion, comme
pour la table de multiplication. Si donc nous sommes d'ac­
cord sur ce point, passons au suivant. Aucun de nous ne res­
pecte vraiment la Loi de nature. S ' il en est parmi vous qui
fassent exception à la règle, je les prie de m' excuser. Il vau­
drait mieux qu' ils lisent un autre livre, car rien de ce que je
vais dire ne les concerne. Je m' adresse plutôt aux êtres
humains normaux.
Mon souhait est que vous ne vous mépreniez pas sur ce que
je vais exposer. Sans vouloir faire un sermon, car je ne pré­
tends pas être meilleur que d' autres, j ' essaie seulement d' atti­
rer votre attention sur ce qui suit : nous avons manqué à
pratiquer la conduite que nous attendons d' autrui. Que d'ex­
cuses nous inventons-nous ! Lorsque vous avez été injuste
envers vos enfants, c' est que vous étiez très fatigué . . . Cette
affaire d' argent quelque peu louche -quasiment oubliée- ne
daterait-elle pas d'un moment où vous tiriez le diable par la
queue ? Et ce que vous aviez promis de faire en faveur d'un
déshérité et que vous n' avez jamais fait. . . lui auriez-vous
promis votre aide si vous aviez su par avance à quel point vous
seriez occupé ? En ce qui concerne votre conjoint, ou votre
frère ou sœur, n'est-ce pas parce qu' ils sont irritants que vous
La loi de la nature humaine 23

vous conduisez de la sorte envers eux ? Mais quel poison que


cet auteur, pensez-vous !
J'agis exactement de la même façon. Autrement dit, je ne
réussis pas non plus à respecter la Loi de nature. Dès que l'on
me signale mes travers, un long chapelet d'excuses naît aussi­
tôt dans mon esprit. Et la question du moment n' est pas de
savoir si mes excuses sont bonnes. Que cela nous plaise ou
non, nos excuses même prouvent que nous croyons à la Loi
naturelle. Si nous ne croyions pas en une doctrine du Bien,
pourquoi serions-nous si anxieux de trouver des excuses à nos
manquements ? En vérité, nous sommes tellement attachés à
la bienséance -constituée de règles ou de lois- que nous ne
pouvons en aucune façon supporter le fait de la bafouer. Ceci
nous entraîne à préférer esquiver notre responsabilité. C ' est
seulement pour justifier notre conduite déplorable -remar­
quez-le bien- que nous avançons maintes explications. C ' est à
cause de la fatigue, de nos préoccupations ou de la faim que
notre mauvaise humeur est blâmée ; mais notre bon caractère
nous est propre.
Tels sont les deux points que je voulais mettre en valeur. En
premier lieu, que les êtres humains par toute la Terre ont cette
curieuse idée d'un code de conduite pré-établi qu' ils ne
peuvent ignorer. Deuxièmement, qu' en réalité, ils n' agissent
pas conformément à ce code. Ils connaissent la Loi de nature
et la transgressent. Ces deux constatations sont le fondement
de toute réflexion lucide sur nous-mêmes et sur l' univers dans
lequel nous vivons.
QUELQUES OBJECTI ON S

Alors même que certaines idées maîtresses ont été avan­


cées, il serait bon de les comprendre davantage avant de conti­
nuer. Différentes lettres reçues me montrent que beaucoup de
gens saisissent difficilement ce qu' est la Loi naturelle, ou la
Loi morale, ou encore la Règle de la bonne conduite.
Des personnes m' écrivent, par exemple : « Cette Loi morale
ne résulte-t-elle pas d'un instinct grégaire, c ' est-à-dire quasi
animal ; ne s' est-elle pas développée comme tous nos autres
instincts ? » Je ne nie pas, en effet, que nous possédions un
instinct grégaire ; mais ce n' est pas ce que j ' entends par Loi
morale. Rappelez-vous ce que vous ressentez lorsque l ' ins­
tinct vous aiguillonne : l ' amour maternel, l' instinct sexuel, ou
la faim. Vous éprouvez alors le besoin impérieux d' agir d' une
certaine façon. Naturellement, nous ressentons parfois cette
forme de désir qui nous pousse à aider quelqu' un : sans aucun
doute, cette pulsion relève de l' instinct grégaire. Mais éprou­
ver le désir d' aider est tout à fait différent du besoin qui vous
presse d' aider, que vous le vouliez ou non. Supposez que vous
entendiez l'appel de détresse d' une personne en danger. Vous
ressentiriez probablement deux désirs : celui de porter secours
(relevant de votre instinct grégaire), et celui de vous écarter du
danger (relevant de votre instinct de conservation). Mais vous
éprouveriez intérieurement une troisième pulsion : celle qui
vous conseillerait d' obéir à votre premier désir d' aider et su'p­
primerait par conséquent celle de fuir. Or cet élément qui juge
entre deux instincts et décide lequel mérite encouragement ne
saurait être l'un des deux. Autant dire que la partition musi­
cale vous indiquant, à un moment donné, de jouer telle note
sur le piano plutôt qu' une autre, est elle-même une note du
26 Les fondements du christianisme

clavier. La Loi morale nous prec1se la mélodie qu' il faut


jouer : nos instincts ne sont que les touches.
On peut voir, d' une autre façon, que la Loi morale n' est pas
simplement un instinct particulier. Si deux instincts entrent en
conflit -et qu' il n'y a rien d' autre qu' eux dans l 'esprit de l'être
humain- manifestement, l' instinct le plus fort devrait l' empor­
ter. Or à cet instant, si nous avons vraiment conscience de la
Loi morale, elle nous incline habituellement en faveur de la
plus faible des deux pulsions. Il est probable que vous préférez
rester sain et sauf plutôt que de courir au secours de l' homme
qui se noie. Mais la Loi morale nous demande de le secourir
malgré tout. Elle donne souvent à notre pulsion plus de vigueur
qu'elle en a naturellement ! Notre imagination ou un sentiment
de pitié nous poussent souvent à accomplir l'acte juste, mais il
est clair que ce n' est pas instinctivement que nous rendons une
pulsion plus puissante qu'elle n' est en réalité. Cette petite voix
qui vous chuchoterait : « Ton instinct grégaire est endormi,
réveille-le », ne peut provenir de cet instinct-là. D'où provient
votre inspiration de jouer plus ou moins fort certains morceaux
de musique ? Elle ne peut venir des notes elles-mêmes.
Voici une troisième façon de considérer cette notion. Si la
Loi morale était l'un de nos instincts, nous devrions être aptes
à sélectionner en nous la pulsion qui serait touj ours « bonne » .
toujours en accord avec l a règle de la bonne conduite. Or nous
ne le pouvons pas. Il n ' y a aucune de nos pulsions que la Loi
morale ne puisse nous demander de refouler, et aucune qu' elle
ne puisse encourager. C'est une erreur de penser que certaines
de nos tendances -disons l' amour maternel ou le patriotisme­
sont bonnes et d' autres, comme l' instinct sexuel ou l' envie de
se battre, sont mauvaises. Mais il est vrai que l ' instinct de lutte
ou le désir sexuel doivent être réfrénés plus fréquemment. Il
est d' autres situations où un époux a le devoir d' encourager
son instinct sexuel comme un soldat son instinct de lutte. Dans
certains cas, l' amour d'une mère pour ses enfants. ou la
passion d'un homme pour son pays, doivent être écartés de
peur qu 'ils ne conduisent à une attitude injuste envers les
Quelques objections 27

enfants des autres, ou à l'égard des nations étrangères. À vrai


dire, il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises pulsions en soi.
Pensez encore au piano. Il ne possède pas deux catégories de
notes, les bonnes » et les mauvaises ». Chaque note est
« «

bonne à un moment donné et mauvaise à un autre. La Loi


morale n'est pas un seul instinct ou une seule panoplie d'ins­
tincts : c'est un ensemble qui produit une mélodie (que nous
appelons bonté ou bonne conduite) et gouverne nos instincts.
Cette constatation est d ' une grande portée pratique.
L'attitude la plus dangereuse que vous puissiez avoir consiste
à sélectionner une de vos pulsions naturelles pour l' ériger en
guide et la suivre à tout prix. Chacune peut vous transformer
en démon si vous en faites un guide absolu ! Peut-être pensez­
vous que l 'amour de l'humanité est un objectif sûr, mais c' est
faux. Si vous excluez la justice, vous iriez jusqu ' à rompre vos
accords et maquiller l' évidence au cours d' expériences « en
faveur de l'humanité ». Vous deviendrez finalement un
homme cruel et déloyal.
D' autres personnes m'ont écrit : « Cette Loi morale, n'est­
elle pas simplement une convention sociale, quelque idéal que
nous inculque l'éducation ? » Je crois que cette opinion relève
d'un malentendu. Les personnes qui posent cette question
admettent généralement que tout ce que nous avons appris de
nos parents et de nos maîtres n' est qu'invention humaine ;
mais ce n'est pas le cas. On nous enseigne à l' école la table de
multiplication. Un enfant qui grandirait solitaire sur une île
déserte ne la connaîtrait pas. Mais il ne s' ensuit pas pour autant
que la table de multiplication soit une convention inventée par
les hommes et de règle différente s'ils l' avaient voulu ! Je suis
pleinement d' accord que nous apprenons de nos parents, de
nos maîtres, de nos amis et de livres la Règle de conduite
morale, comme nous recevons d'eux tout le reste. Mais si cer­
taines des règles enseignées ne sont que de pures conventions
différentes suivant les pays, d' autres pourtant, comme les
mathématiques, sont des vérités réelles. La question demeure
de savoir à quelle classe appartient la Loi naturelle.
28 Les fondements du christianisme

Deux raisons permettent d'affirmer qu'elle est une vérité


aussi réelle que les mathématiques. La première est que,
comme je l'ai dit dans le premier chapitre, malgré les diver­
gences entre les idées morales d'une époque ou d'un pays quel­
conque, les différences ne sont réellement pas très grandes, et
moins importantes que ne l'imaginent la plupart des gens. Vous
pouvez repérer la même loi qui les inspire, alors que les pures
conventions, tels le code de la route ou la mode vestimentaire,
peuvent diverger nettement. L'autre raison est la suivante :
quand vous réfléchissez aux différences existant entre la morale
d'un peuple et celle d'un autre, croyez-vous que l'une d'elles
soit toujours meilleure ou pire que l 'autre ? Les changements
intervenus ont-ils tous constitué des améliorations ? S ' il n'en
était rien, alors naturellement jamais ne se produirait le
moindre progrès moral. Le progrès signifie non pas simplement
un changement, mais un changement vers le mieux. Si aucun
code d' idées morales n'était plus vrai ou meilleur qu'un autre,
pourquoi préféreriez-vous la morale des civilisés à celle des
sauvages, ou la morale chrétienne à celle des nazis ? En fait,
nous croyons tous fermement que certaines morales sont supé­
rieures à d' autres. Certains individus, concevant une meilleure
morale que celle de leurs voisins, influencèrent profondément
leur époque, et devinrent des réformateurs ou des pionniers, car
ils concevaient la morale mieux que leurs voisins.
Dès l' instant où vous affirmez qu' une morale est meilleure
qu' une autre, vous vous référez au critère d'une morale supé­
rieure vers laquelle elle tend davantage que l' autre. En réalité,
vous les confrontez à quelque morale vraie, qui doit exister
réellement, indépendamment de ce que pensent les gens. Vous
considérez que les idées de certains sont plus proches de cette
valeur suprême que d' autres. Exprimons cela différemment.
Si vos idées morales peuvent être plus vraies, et celle des
nazis moins vraies, il doit exister quelque morale étalon qui
sert de référence. La raison pour laquelle votre idée de New
York peut être plus juste que la mienne, tient au fait que New
York est un lieu réel, existant indépendamment de ce que
Quelques objections 29

pense l ' un ou l ' autre d' entre nous. Si, au sujet de New York
chacun parlait seulement de « la ville qu' il imagine dans sa
tête » , comment l ' un de nous pourrait-il s'en faire une image
plus j uste que l ' autre ? La vérité ou l ' erreur n' entreraient plus
en ligne de compte. De même, si la Règle de conduite morale
signifiait seulement « ce qu' une nation approuve », il n ' y
aurait aucun sens à dire qu' une nation au cours de son histoire
aurait eu un code moral meilleur qu' une autre ; prétendre que
le monde puisse devenir meilleur ou pire sur le plan moral
serait d' ailleurs aussi insensé.
Je conclus donc. Bien que les différences entre les idées des
gens concernant la bonne conduite nous fassent souvent douter
de l' existence réelle d'un code de bonne conduite, ce que nous
sommes contraints de penser au sujet de ces différences
prouve exactement le contraire. Encore un mot avant de termi­
ner. J ' ai rencontré des personnes qui amplifient les discordes,
car elles n' ont pas su distinguer entre les différences d' ordre
moral et celles qui touchent à la crédibilité des faits . Ainsi, un
homme m'a dit : « Voici trois cents ans, en Angleterre. on
mettait à mort les sorcières. Est-ce que vous anribuez ceci à la
Loi de la nature humaine ou à celle de la conduite morale ? »
Or ce qui nous empêche indubitablement de faire exécuter des
sorcières, c ' est que nous ne croyons plus en leur existence.
Existerait-il encore autour de nous des gens ayant vendu leur
âme au diable ? Des êtres capables de tuer leur voisin par des
pouvoirs surnaturels, rendre fou ou provoquer des calamités
naturelles ? Si nous y croyions, sûrement alors serions-nous
tous d'accord pour que ces maudits collaborateurs du diable
soient mis à mort. Il n ' y a là aucune différence de principe de
morale : la différence est seulement une question de faits. Ne
plus croire aux sorcières peut être considéré comme un grand
progrès dans le domaine de la connaissance ; il n ' y a. par
contre, aucun progrès à ne pas les exécuter, puisqu' on nie leur
existence. La conduite d'un homme ne serait pas plus humaine
pour autant si, persuadé de l' absence totale de souris dans sa
maison, il n'y installerait plus de souricières.
LA RÉALlTÉ DE LA LOl

Revenons maintenant à ce que j ' ai dit à la fin du premier


chapitre, à savoir qu' on est appelé à faire deux constatations
curieuses : premièrement, les hommes sont hantés par l 'idée
d'un code de conduite qu' ils doivent pratiquer, et que l ' on
pourrait appeler le franc-jeu, les convenances, la morale, ou
Loi de nature. Et, deuxièmement, en réalité, ils n ' agissent pas
conformément à cette loi. Il se peut que certains d' entre vous
se demandent pourquoi j 'utilise le qualificatif curieuses. Vous
pouvez penser que c'est la chose la plus naturelle au monde.
Peut-être estimez-vous que je juge trop durement la race
humaine. Après tout, direz-vous peut-être, ce que j ' appelle la
Loi du Bien et du Mal, ou Loi de nature, signifie seulement
que les gens ne sont pas parfaits. Car, en vertu de quoi
devrais-je m' attendre à ce qu' ils le soient ? Ce serait une
bonne réponse si mon but était de fixer l'importance exacte du
blâme que nous méritons lorsque nous ne nous conduisons
pas comme nous l' attendons des autres. Mais ce n'est pas là
mon affaire. Pour le moment, sans m'intéresser au blâme pro­
prement dit, j 'essaie de découvrir la vérité. Et, de ce point de
vue, l' idée même que quelque chose soit imparfait, ou ne soit
pas ce qu' il devrait être, entraîne certaines conséquences.
Si vous prenez un objet, une pierre ou un arbre par
exemple, il est ce qu' il est ; dire qu'il devrait être autre serait
un non-sens. Certes, vous pouvez dire qu'une pierre a une «

mauvaise forme si vous désirez l' utiliser comme rocaille de


»

jardin, ou qu'un arbre est mauvais parce qu' il ne vous


« »

donne pas tout l' ombrage désiré. Mais ce que vous voulez
dire, tout bonnement, c'est que la pierre ou l' arbre ne convien­
nent pas à l' usage que vous voulez en faire. Et vous ne pouvez
32 Les fondements du christianisme

pas, sauf à titre de plaisanterie, les blâmer pour cela. Vous


savez bien que, étant donné le temps et le sol, l'arbre ne
pouvait être différent. De notre point de vue, le « mauvais »
arbre obéit pourtant aux lois de sa nature, de la même manière
qu'un « bon arbre ».
Or avez-vous remarqué comme moi ce qui en découle ? Ce
que nous appelons communément les lois de la nature - le
temps par exemple, qui influence la croissance d'un arbre­
peut en fait ne pas être des « lois » au sens strict du terme,
mais plutôt de simples conventions du langage. Lorsque vous
dites que les pierres obéissent toujours, en tombant, à la loi de
la pesanteur, n'est-ce pas affirmer que la loi signifie « ce que
les pierres font toujours » ? Vous ne pensez vraiment pas que
lorsqu'une pierre est abandonnée dans l' air, elle se rappelle
soudain à l'ordre de choir. Vous voulez seulement dire qu' en
fait, elle tombe. En d' autres termes, vous ne sauriez être sûrs
qu'il y a quelque chose par-delà les faits eux-mêmes, quelque
loi commandant ce qui doit arriver, et distincte de ce qui se
produit réellement. Les lois de la nature, telles qu'elles s' ap­
pliquent aux pierres et aux arbres, décrivent seulement « ce
qui se passe réellement dans la nature ». Mais si vous consi­
dérez maintenant la Loi de la nature humaine, la Règle de la
bonne conduite, la question est différente. Cette loi ne signi­
fie certainement pas « ce que les humains font » ; car, ainsi
que je l'ai déjà dit, nombre d'entre eux n' obéissent pas du tout
à cette loi, et aucun ne la respecte complètement. La Loi de la
pesanteur vous avertit de ce que font les pierres si vous les
lâchez ; mais la Loi de nature vous annonce au contraire ce
que les êtres humains devraient faire et ne font pas. Autrement
dit, quand vous vous occupez des hommes, un autre élément
intervient, au-dessus et au-delà des faits véritables. Vous avez
les faits (la conduite des hommes) et en plus un autre élément
(la façon dont ils devraient se conduire). Dans les autres
domaines de l'univers, les faits suffisent par eux-mêmes. Les
électrons et les molécules agissent d' une certaine manière,
certains résultats en découlent, et c'est peut-être l' entité de
La réalité de la loi 33

l'histoire. Mais les hommes, en ce qui les concerne, se


conduisent d'une certaine façon et la boucle reste inache­
«

vée », car vous savez pertinemment qu'ils devraient se


conduire autrement.
Or c'est un fait si spécifique qu' on est tenté d'en donner une
explication plausible. On peut, par exemple, essayer de
prouver ce qui suit : critiquer le comportement d'un individu
revient à constater que, comme une pierre n'a pas la forme
souhaitée, les agissements de cet homme ne sont pas à votre
convenance. C'est faux, ni plus, ni moins. Un individu s'oc­
troyant la meilleure place du compartiment parce qu' il était le
premier, ou un homme profitant que je tourne le dos pour se
glisser et déplacer mes bagages de mon coin réservé, présen­
tent l'un comme l' autre un désagrément pour moi. Mais je
blâme le second et non le premier. Je ne suis pas courroucé -
sauf peut-être un instant, avant de me ressaisir- envers un
homme qui me fait trébucher par hasard ; mais je suis en colère
contre celui qui essaie de me faire un croc-en-jambe, même
sans succès. Cependant, le premier m'a causé plus de tort que
le deuxième. Parfois, la conduite que je baptise mauvaise ne
me gêne nullement, bien au contraire. Au cours d'une guerre,
chaque camp peut juger fort utile un homme qui trahit le parti
adverse. Or, bien qu'on utilise ses services et qu' on les rému­
nère, il est considéré comme une vermine humaine. Aussi ne
peut-on affirmer que la conduite baptisée correcte chez autrui
est simplement celle qui se révèle utile pour nous. Quant à la
conduite correcte, en ce qui nous concerne, elle ne désigne évi­
demment pas celle qui paie. Elle signifie que vous pouvez
vous satisfaire de trente francs, alors que vous auriez pu en
obtenir cent ; accomplir honnêtement votre devoir scolaire,
alors qu' il est facile de tricher ; respecter une jeune fille, alors
que vous éprouvez pour elle un violent désir ; demeurer dans
un endroit dangereux quand vous pouvez vous mettre à l' abri ;
et dire la vérité même si elle vous fait passer pour un imbécile.
Bien qu' une conduite convenable, selon certains, ne
profite pas toujours à chaque individu, elle reste pourtant
34 Les fondements du christianisme

l'attitude la plus bénéfique à la race humaine dans son


ensemble ; il n'y a là aucun mystère. Les êtres humains,
après tout, ont quelque bon sens ; ils voient bien que nous ne
pouvons bénéficier d' aucune sécurité, d'aucun bonheur, hors
d'une société où chacun joue le franc-jeu ; et c 'est à cause de
cette conviction qu' ils essaient de se conduire décemment.
Bien entendu, il est parfaitement vrai que la sécurité et le
bonheur ne peuvent exister que si les individus, les classes et
les nations sont honnêtes et droits les uns à l'égard des autres.
C' est l'une des plus importantes vérités au monde. Mais si
cela devait justifier la cause de notre réaction devant le bien
et le mal, cette affirmation s' avérerait fausse. Si je demande :
« Pourquoi dois-je bannir l'égoïsme de ma vie ? » et qu'on
me réplique : « Parce que c ' est profitable pour la société », je
rétorque alors : « Pourquoi me soucierais-je de ce qui est bon
pour la société, si ce n'est quand cela me rapporte personnel­
lement ? » On ne pourra que me répondre : « Parce que vous
devez être altruiste », ce qui nous ramène tout bonnement au
début de la discussion. Vous dites ce qui est vrai, mais sans
aller plus loin. Si un homme demandait quel est l'intérêt de
jouer au football, ça n' avancerait guère de lui répondre « de
marquer des buts ». Essayer de marquer est le jeu même, non
la raison d'être du jeu. Ce serait en somme affirmer que « le
football est le football », vérité inutile d'être rappelée. De
même, si un individu demande à quoi sert une bonne
conduite, que vaut la réplique « afin que la société en bénéfi­
cie » ? Car s' efforcer de rendre service à la société ou être
altruiste ( « société », après tout, désigne les autres hommes),
est l'une des composantes de la bonne conduite ; cela revient
à dire que la bonne conduite est la bonne conduite. Vous en
auriez dit tout autant si vous vous étiez bornés à déclarer :
« Les hommes doivent être altruistes. »
J'en ai terminé. Les hommes devraient être altruistes. Non
pas qu' ils le soient ou qu' ils aiment l' être, mais qu' ils
devraient l' être. La Loi morale n' est pas simplement un fait
relatif à la nature humaine comme la loi de la gravité l'est
La réalité de la loi 35

pour les objets. I l n e s ' agit pas cependant d'une création de


notre imagination, car cette idée nous obsède ! Et la plupart
des appréciations que nous portons sur les hommes se rédui­
raient à un non-sens si cette obsession nous quittait. Ce n' est
pas non plus une affirmation sur la façon dont nous désire­
rions voir les hommes se conduire à notre égard. La conduite
qualifiée par nous de bonne ou mauvaise n'est pas exacte­
ment la conduite que nous estimons néfaste à notre endroit,
et peut être même exactement l' opposée. En conséquence,
cette Règle du bien et du mal, cette loi supérieure à la nature
humaine, exprimée de mille et une manières, doit, de façon
ou d' autre, être une réalité que nous n ' avons pas fabriquée,
mais qui existe en soi. Néanmoins, ce n'est pas un fait au
sens commun du terme, comme notre conduite réelle l ' est
incontestablement. On commence à devoir admettre qu' il y a
plus qu'une forme de réalité ; qu' il existe, dans ce cas parti­
culier, quelque chose au-dessus et au-delà des faits ordinaires
de la conduite humaine, on ne peut plus réel. Une loi impé­
rative qu' aucun de nous n ' a élaborée, mais dont nous ressen­
tons la pression.
QUE Dl SSlMULE LA LOl ?

Résumons ce que nous avons examiné jusqu' ici. Dans le


cas de pierres, d' arbres ou de choses du même ordre, les
lois naturelles, comme nous les nommons, peuvent n ' être
rien d' autre qu' une façon de parler. Quand on dit la nature
«

est gouvernée par certaines lois cela signifie simplement


»,

que la nature se comporte d' une certaine manière. Ces pré­


tendues lois peuvent n ' avoir aucune substance, ni quelque
réalité transcendant les faits réels que nous observons.
Mais, dans le cas de l ' homme, nous voyons bien qu' il n ' en
va pas de même. La Loi de la nature humaine, ou du Bien
et du Mal, doit se situer au-dessus et au-delà des faits et
gestes de la conduite humaine. Dans ce cas, outre les faits
concrets, nous avons quelque chose d' autre, une loi véri­
table que nous n ' avons pas inventée et que nous savons
devoir respecter.
Considérons maintenant ce que ces remarques nous
apprennent de l ' univers au sein duquel nous vivons. Du plus
lointain des âges, les hommes ont joui du privilège de la
pensée ; ils se sont demandés ce qu' est vraiment cet univers
et comment il s'est créé. Grosso-modo, deux points de vue
s' affrontèrent.
Tout d' abord, la conception matérialiste affirme que la
matière et l' espace ont existé, et toujours existé de cette
façon, sans qu' on sache pourquoi ; et que la matière, se com­
portant selon certains processus déterminés, aurait engendré,
par le truchement d' une espèce primitive de poisson, des
créatures comme nous, douées de la pensée. Par une chance
sur mille, quelque chose aurait heurté notre soleil et en
aurait détaché les planètes. Par une autre coïncidence du
38 Les fondements d u christianisme

même ordre, les éléments chimiques et la température indis­


pensables à la formation de la vie se seraient rencontrés sur
l 'une de ces planètes si bien qu'une partie de la substance du
sol serait née à la vie. Ensuite, par une succession fort lente de
hasards, les créatures vivantes seraient devenues ce que nous
sommes. Mais la conception religieuse offre un point de vue
différent*. Selon elle, ce qui se cache derrière l 'univers
s' identifierait plus à un esprit qu' à tout autre chose que nous
connaissons. Autrement dit, ce quelque chose aurait
consciemment des buts déterminés et une préférence pour
telle chose plutôt que telle autre. Cet esprit aurait créé l 'uni­
vers pour des buts que nous ignorons, mais en partie, en tout
cas, pour faire des créatures à son image, c 'est-à-dire pour­
vues d'un esprit semblable à celui de leur créateur. De grâce,
ne pensez pas que l'un de ces deux points de vue prédominait
voici fort longtemps et qu' il fut graduellement surclassé par
l ' autre. Partout où vécurent des êtres pensants, ces deux
conceptions ont cohabité. Notez bien ceci également : on ne
saurait découvrir, en s' appuyant sur la science, laquelle des
deux théories est la vraie. La science se base sur des expé­
riences et observe les comportements. Chaque affirmation
scientifique, si complexe soit-elle, se traduit à la longue par
une affirmation de ce genre : J'ai pointé le télescope vers
«

cette partie du ciel à 2 h 20 le 1 5 janvier et j ' ai vu telle


chose », ou J'ai mis 1 0 grammes de ce produit dans ce
«

creuset que j ' ai chauffé à telle température et le résultat a


été . . . » Ne pensez pas que je médise de la science, j 'explique
seulement comment elle procède. Plus d'un esprit scienti­
fique serait d' accord avec moi, je crois, quant au mode d'ac­
tion de la science dont l ' œuvre est très utile et
indubitablement nécessaire. Mais essayer de savoir pourquoi
les choses sont ce qu' elles sont, s'il existe quelque chose de
nature différente derrière ce que la science observe, ce n'est
plus une question scientifique. S ' il y a quelque chose derrière,

* Se reporter à la note en fin de chapitre


Que dissimule la loi ? 39

elle nous restera toujours inconnue, ou elle se révélera de


manière différente. Affirmer ou infirmer l'existence de cette
chose n'appartient pas au domaine de la science. D ' ailleurs,
en principe, les vrais scientifiques ne s'y hasardent pas. C'est
habituellement le lot des journalistes et des romanciers popu­
laires qui ont recueilli dans des manuels quelques bribes
d'une science mal assimilée. C 'est après tout une question de
bon sens. En supposant que la science se perfectionne
jusqu'à tout appréhender dans l' immense univers, il est
évident que les questions : Pourquoi y-a-t-il un univers ?
Pourquoi fonctionne-t-il comme il le fait ? A-t-il un sens ?
resteraient sans réponse.
La situation serait donc désespérée sans le facteur
suivant : dans tout l'univers, il est une chose et une seule, sur
laquelle nous avons plus d' informations que nous en fourni­
rait l ' observation externe. Cette chose unique c ' est l 'homme.
Nous ne nous contentons pas seulement de l' observer, nous
sommes hommes nous-mêmes. C' est le seul cas où notre
connaissance nous vient de l' intérieur, si je puis dire.
1,!,nsi, nous savons que les hommes se trouvent sous une
loi morale qu' ils n ' ont pas faite, qu ' ils ne peuvent oublier
entièrement même s ' ils essaient, et à laquelle ils savent
devoir obéissance. Remarquez bien le point suivant : qui­
conque étudierait l' homme de l' extérieur -comme on étudie
l ' électricité ou les choux- sans connaître son langage, serait
incapable de le connaître en profondeur ; se contentant d' ob­
server ses actes, il ne recueillerait jamais la moindre évi­
dence que nous possédons cette loi morale. Comment le
pourrait-il puisque ses observations l ' instruiraient seulement
sur ce que nous faisons, alors que la Loi morale porte sur
« »

ce que nous devrions faire ? S ' il existait également quelque


chose au-dessus ou derrière les faits observés à propos des
pierres ou du temps, en les étudiant du dehors nous ne pour­
rions jamais espérer le découvrir.
L' affaire se présente ainsi. Nous voulons savoir si l' univers
existe comme ça, sans raison, ou s ' il se trouve une puissance
40 Les fondements du christianisme

qui le façonne. Puisque cette puissance, si elle existe, ne


saurait être l ' un des faits observés mais la réalité même qui
les aurait créés, rien ne pourrait la révéler. Il n ' y a finale­
ment aucun moyen par lequel nous puissions savoir s ' il
existe autre chose si ce n ' est notre propre cas. Justement,
dans ce cas unique, nous le découvrons. Posons le problème
différemment : s ' il existait hors de l' univers une puissance
régissant tout, elle ne pourrait se révéler à nous comme étant
l ' un des faits au sein de l'univers - pas plus que l ' architecte
d'une maison ne saurait être un mur, un escalier ou le foyer
de cette demeure qu' il aurait conçue. La seule façon dont
nous pourrions espérer qu' elle se manifeste serait donc, dans
notre être intérieur, une influence ou un ordre nous incitant
à adopter une certaine conduite. Or, voilà justement ce que
nous ressentons en nous. Sans aucun doute, cette constata­
tion devrait susciter notre attention. Dans le seul cas où vous
pouvez espérer une réponse, elle s' affirme positive ; dans les
autres cas, où aucune réponse ne vous parvient, vous en
comprenez la raison. Supposons qu' on me demande pour­
quoi, en voyant un préposé en tenue déposer de petites enve­
loppes cachetées dans la boîte de chaque maison, j ' en déduis
qu' il s' agit de lettres ? Je répliquerais : « Parce que, chaque
fois qu' il laisse une chose semblable, pour moi il s ' agit
d' une lettre. » Et si mon interlocuteur objectait : « Mais vous
n'avez jamais vu pourtant si ce sont véritablement des lettres
que ces personnes reçoivent », je dirais : « Certes non, et je
n'y compte pas, parce qu' elles ne me sont pas adressées.
L' explication m' est fournie par les enveloppes ; elles sont
identiques à celles que j ' ai le droit de lire. » Il en va de
même à l' égard de la question traitée. Le seul pli dont il me
soit permis de prendre connaissance, c'est l 'homme. Quand
je le fais, surtout quand je scrute cet homme particulier
appelé moi, je découvre que, n' existant pas de mon propre
chef, je suis soumis à une loi ; quelqu ' un ou quelque chose
veut que je me conduise d ' une certaine manière .
Naturellement, je ne pense pas que si je pouvais pénétrer
Que dissimule la loi ? 41

dans une pierre o u un arbre, j ' y trouverais exactement la


même chose, tout comme il ne me vient pas à l ' esprit que les
autres habitants de la rue reçoivent les mêmes lettres que
moi . Si je m' attends aussi simplement à ce qu'une pierre
obéisse à la loi de la gravité, pourquoi n 'existerait-il pas
quelque chose me disant d' obéir à la loi de ma propre
nature ? Si une puissance oblige la pierre à obéir aux lois de
sa nature de pierre, je peux m' attendre à découvrir, pour
ainsi dire dans tous les cas, un expéditeur des lettres, une
puissance qui dirige les faits, un directeur, un guide.
Ne pensez pas que j ' aille trop vite. Je suis encore à des
centaines de lieues du Dieu de la théologie chrétienne. Tout
ce à quoi j ' ai abouti pour l ' instant c ' est à Quelque_Chose gui
gouverne l ' univers et qui existe en moi. Une loi particulière
me pressant de faire le bien et me donnant une impression de
culpabilité quand Jë fais le mal. Je crois que nouSëlevoriS
préSUïTîer qu'il s'agit plus d'un esprit que de tout autre
élément connu - parce que, après tout, la seule chose diffé­
rente que nous connaissions est la matière et l ' on peut diffi­
cilement imaginer un fragment de matière dispensant des
directives. Bien entendu, il n'est pas nécessaire que cet être
ait tous les attributs d' une intelligence, encore moins d' une
personne. Dans le chapitre suivant, nous verrons si nous
pouvons en découvrir davantage. Un mot d' avertissement
toutefois : au cours de ces dernières années, de nombreuses
flagorneries ont été dites au sujet de Dieu. Ce n' est pas ce
que je vous offre ; vous n'en trouverez point sous ma plume1 •

1 Afin de maintenir cette partie assez courte quand elle fut diffusée à la radio,
j ' ai seulement mentionné la conception matérialiste et religieuse. Mais, pour
être complet, je me dois de mentionner le point de vue intermédiaire appelé en
philosophie : Élan vital, Évolution créatrice ou Transformisme. Si la présenta­
tion la plus subtile se trouve dans les œuvres de Bernard Shaw, la plus appro­
fondie est chez Bergson. Les adeptes de ce concept disent que les petites
variations par lesquelles la vie sur cette planète « évolua » depuis les formes
les plus rudimentaires jusqu' à l ' Homme furent dues « non à la chance mais
42 Les fondements du christian;sme

aux efforts » ou à la « recherche d ' un objectif » de l ' Élan vital. Quand les gens
lancent cette hypothèse nous devons leur demander si, par Force vitale, ils
pensent à un esprit ou non. Si oui, alors « un esprit donnant la vie et la menant
à la perfection » est vraiment un Dieu et leur point de vue se confond avec
celui des gens religieux. S ' ils font objection, sur quel fondement diraient-ils
alors que quelque chose dépourvu d'esprit « s ' efforce d' atteindre » ou vise
« certains buts » ? Cette remarque ne sonne-t-elle pas le glas de leur concept ?
Une des raisons qui rend si attirante I' Évolution créatrice est qu' elle donne la
consolation émotionnelle de croire en Dieu sans en assumer les conséquences
moins plaisantes. Quand vous vous sentez en pleine forme, que le soleil brille,
et que vous ne voulez pas croire que tout l ' univers n ' est qu' une sarabande
mécanique d' atomes, il est réconfortant de penser à cette grande Force mysté­
rieuse, roulant à travers les siècles et vous portant sur la crête de ses flots. Si,
d' autre part, vous avez dans la tête quelque idée mesquine, I ' Élan vital -n'étant
qu' une force aveugle, sans morale ni esprit- ne s' interposera pas, tel ce Dieu
pointilleux dont on nous a parlé quand nous étions gosses. L' Éian vital est une
sorte de Dieu apprivoisé. Vous pouvez recourir à lui à votre convenance, mais
i l ne vous tracassera pas. Sans assumer le prix de votre foi, vous aurez cepen­
dant toute la spiritualité vibrante d'un homme religieux. L'Éian vital serait-il
le plus grand accomplissement de l ' imagination que le monde ait jamais vu ?
NOUS AVONS DES M OTIFS DE
NOUS SENTIR MAL À L'AlSE

Mon dernier chapitre s' achève sur l ' idée que, dans la Loi
morale, quelqu' un ou quelque chose, par-delà l 'univers maté­
riel, s' intéresse réellement à nous. Je ne doute pas qu' à cette
étape, plusieurs d' entre vous ont éprouvé une certaine contra­
riété. Peut-être même avez-vous pensé que je vous ai joué un
tour et estimé que, soigneusement enveloppés dans un embal­
lage philosophique, mes propos se révèlent n' être finalement
qu'un nouveau discours religieux
« ». Vous pouvez avoir
consenti à me lire en pensant que j ' avais du nouveau à vous
apprendre ; or, si mes affirmations s' avèrent n' être que reli­
gieuses, eh bien, elles sont dépassées et il est difficile de reve­
nir en arrière. Si quelqu'un ressent cette impression, j ' aime­
rais bien préciser trois points.
Tout d' abord, à propos du recul de l' heure, penseriez-vous
que je plaisante en affirmant qu' on peut retarder une
horloge ? C ' est judicieux de le faire si l 'horloge avance. Mais
j ' écarte volontiers toute idée d'horloge. Ne souhaitons-nous
pas tous le progrès ? Atteindre en quelque sorte le but désiré
implique la volonté. Or, si vous avez fait fausse route, aller de
l ' avant ne vous amènera pas plus près du but. Si vous êtes sur
la mauvaise voie, il faut faire demi-tour pour regagner la
bonne route : dans ce cas, l' homme qui fait volte-face est
celui qui progresse le plus vite. Nous avons tous fait cette
constatation en arithmétique. Si j ' ai mal commencé mon
addition, plus vite je l' admettrai pour recommencer mon opé­
ration, plus vite je progresserai dans mon calcul. Aucun
progrès n'est possible si, par un stupide entêtement, on refuse
d' admettre son erreur. Je pense, compte tenu de l' état actuel
du monde, qu' il est assez évident que l'humanité a commis
44 Les fondements du christianisme

quelque erreur monumentale. Nous sommes sur la mauvaise


voie. S ' il en est ainsi, il nous faut rebrousser chemin. Car faire
marche arrière est la méthode la plus rapide pour progresser.
En second lieu, il ne s' agit pas encore à ce stade d'un
« discours religieux ». Le Dieu de toute religion véritable
n' est pas atteint, et encore moins le Dieu de cette religion
spéciale appelée Christianisme. Nous en sommes arrivés à
Quelqu 'un ou Quelque chose placé derrière la Loi morale.
Sans rien emprunter à l a Bible ou aux églises, essayons de
voir ce que nous pouvons découvrir de ce Quelqu 'un par nos
propres investigations. Je tiens à mettre en relief, cependant,
que ce que nous découvrons par nos propres facultés nous
ébranle cependant. Deux facteurs d'évidence exis��r­
nant ce Quelqu 'un. _!} gigue est l ' univers qu ' il �#. Si
c ' était notre seule clé, il nous faudrait conclure qu' il est un
grand artiste (car l' univers est un lieu sp lendi de) , mais qu ' il
est également un impitoyable ennemi de l ' homme (car l ' uni­
vers est un lieu très dangereux et terrifiant) . L' au_ g-_e facteur
d' �.d�n_c e est cette erce tion de ce ui est juste, __gu ' il a
mise �-n nos esprits. C ' est un bien meilleur élément de preuve
que l ' autre , car il s' agit d' une information interne . Cette per­
ception du « j uste » , cette Loi nwrale, vous en apprend plus
sur Dieu que l ' univers tout entier, tout comme vous décou­
vrez davantage un homme en l ' écoutant qu ' en regardant la
maison qu ' il a bâtie. De ce second argument rationnel, nous
concluons que l ' Être caché derrière l ' univers s' intéresse
intensément à la bonne conduite à la j ustice, à l' altruisme, au
courage, à la bonne foi, à l ' honnêteté et à la véracité. En ce
sens, nous serions d' accord avec l ' affirmation du christia­
nisme et de quelques autres religions que Dieu est « bon » ,
voulant dire par l à qu ' il est indulgent, tendre o u sympa­
thique. Mais n' allons pas trop vite. La Loi m o rale ne nous
donne aucun motif de penser que Dieu est bon dans le sens
de sympathique , tendre, ou indulgent. Il n ' y a rien d' indul­
gent dans la Loi morale. Elle est aussi dure qu · une pierre .
Elle nous enjoint d' accomplir l ' acte juste et ne semble pas se
Nous avons des motifs de nous sentir mal à l 'aise 45

soucier que celui-ci soit douloureux, dangereux, ou difficile


pour nous. Si Dieu s'incarne dans la Loi morale, alors il n 'est
pas tendre. À quoi sert-il, à ce stade, de dire ce qu' on entend
par un Dieu bon si ce n'est un Dieu capable de pardon­
« »

ner ? Mais n'extrapolons pas trop vite, car seule une Personne
peut pardonner. Nous n' avons pas encore atteint un Dieu per­
sonnel - mais nous constatons une force derrière la Loi
morale, plus semblable à une intelligence qu' à toute autre
chose. Mais peut-être cette intelligence diffère-t-elle encore
largement d'une Personne. Si c'est un pur esprit impersonnel,
lui demander d'être tolérant envers vous ou de vous laisser
quitte a-t-il un sens ? Tout comme prier la table de multipli­
cation de vous rejeter si vos opérations sont fausses n'a aucun
sens. On ne peut obtenir qu' un mauvais résultat. Il ne vous
sert à rien non plus de dire que si un tel Dieu existe -une déité
impersonnelle de justice absolue- vous ne l' aimez pas et vous
n'avez nullement à vous en soucier. Mais la difficulté est
qu' une part de vous-même se range de son côté et accepte
sans réserve sa désapprobation de l' avidité, de la fourberie et
de l'exploitation humaine. Peut-être souhaitez-vous qu' il
fasse alors une exception en votre faveur et qu' il vous oublie.
Mais au fond, vous savez que si la puissance transcendante
extérieure au monde déteste vraiment et inexorablement cette
sorte de conduite, elle ne peut être bonne. D' autre part, nous
savons que s ' il existe en vérité une bonté absolue, celle-ci doit
haïr la plupart des actes que nous accomplissons. Telle est la
terrifiante impasse au bout de laquelle nous sommes prison­
niers. Si l' univers n'est pas gouverné par une bonté absolue,
alors tous nos efforts seront tôt ou tard voués à l' échec. Mais,
s'il en est ainsi, nous nous posons chaque jour en adversaires
de cette bonté, et il est invraisemblable que nous fassions
mieux demain ; notre cas reste donc sans espoir. Nous ne
pouvons nous passer de ce Dieu pas plus que nous ne pouvons
nous en accommoder. Dieu reste le seul réconfort mais aussi
la terreur suprême : ce dont nous avons le plus besoin est jus­
tement ce dont nous voulons nous cacher. C'est donc notre
46 Les fondements du christianisme

seul allié possible, quoique de plein gré nous soyons devenus


ses ennemis. Quelques personnes discourent comme si, ren­
contrer le regard inquisiteur de la bonté absolue était une plai­
santerie. Ils doivent repenser le sujet. Ils en sont encore à
jouer avec la religion. La bonté est, selon la façon dont vous
réagissez, soit la grande sécurité, soit le grand danger. C'est
en ce sens que nous faisons fausse route.
Et maintenant, mon troisième point. Lorsque j ' ai choisi de
traiter mon vrai sujet à travers tout ce dédale, je n'ai pas
essayé de vous jouer un mauvais tour. Mon motif était diffé­
rent et en voici la raison : le christianisme ne prend son sens
qu' après notre affrontement avec le type de f�its précédem­
ment décrits. Il_ demande aux gens de se repentir et leur
promet le pardon. Il n ' a âonc(pü til·- autant que _k_k sache)
'2_en à apporter à ceux quT n' ont pas conscience d' avoir à se
repentir et n'éprouvent pas le besoin d'un pardon. Le chris­
tianisme ne peut opérer en vous que s1 vous comprenez qu' il
existe une Loi morale que vous avez violée et une Puissance
directrice dont vous êtes devenu l' adversaire. Quand on se
sait malade, on écoute le médecin. Et, dans ce sens, c' est uni­
quement quand votre position est désespérée que vous com­
mencez à comprendre ce dont parlent les chrétiens. Ils offrent
une explication de notre état de contradiction actuel qui
consiste tout à la fois à haïr et aimer la bonté. Ils vous
donnent la justification de ce phénomène : comment Dieu
peut être simultanément cet esprit impersonnel derrière la Loi
morale et une Personne. Ils vous disent comment les exi­
gences de cette loi, que vous et moi ne pouvons satisfaire, ont
été remplies à notre place, comment Dieu lui-même devint
h_QŒme our s auver l' hu��� _ g� la r�prq�ati9n _divine.
__
C' est toute une histoire et, si vous voulez en savoir plus, il
serait préférable que vous consultiez, pour en débattre, des
autorités plus compétentes que moi. Je me contente de
demander aux gens d' affronter les faits, de comprendre les
questions auxquelles le christianisme affirme pouvoir
répondre. Or ce sont des faits vraiment terrifiants. Je voudrais
Nous avons des motifs de nous sentir mal à l 'aise 47

pouvoir tenir des propos plus agréables mais j ' ai le devoir


d'annoncer ce que je crois vrai. Naturellement, je reconnais
que la religion chrétienne est, à la longue, un réconfort inef­
fable ; mais elle ne commence pas dans la quiétude. Elle
débute dans l'effroi que j ' ai décrit et il ne sert à rien d'es­
sayer d'atteindre cette consolation sans préalablement subir
cette épouvante. En religion comme dans la guerre ou tout
autre domaine, la quiétude est la seule chose que vous ne
pouvez trouver en la cherchant. Si vous recherchez la vérité,
il se peut que pour finir vous trouviez la sérénité ; si vous
recherchez la quiétude, vous ne trouverez ni la sérénité ni la
vérité - seulement des mièvreries et une réflexion très opti­
miste, pour sombrer finalement dans le désespoir. Si la
plupart d' entre nous avons dépassé le stade du penser opti­
miste d' avant-guerre au sujet de la politique internationale, il
est temps que nous fassions de même concernant la religion.
Deuxième partie

CE QUE LES CHRETIENS


,

CROlENT
CON CEPTI ONS RlVALES
AU SUJET DE DlEU

On m'a sollicité d'exposer ce que croient les chrétiens. Je


vais d' abord vous signaler un principe qu' ils n'ont pas à soute­
nir. Les chrétiens ne prétendent pas que toutes les autres reli­
gions sont entièrement fausses. Si vous êtes athée, votre
opinion inéluctable est que toutes les religions du monde ne
sont qu'erreur monumentale. Mais, comme chrétien, vous êtes
libre de penser que toutes ces religions, mêmes les plus
bizarres, renferment au moins une amorce de vérité. Tant que
j'étais athée, j 'essayais de me persuader que la majorité de la
race humaine s'était toujours fourvoyée dans la question qui lui
importait le plus. Il me fut possible d'adopter un point de vue
plus libéral en devenant chrétien. Bien entendu, être chrétien
signifie que, sur les points où le christianisme se différencie des
autres religions, lui seul a raison et toutes les autres sont dans
l'erreur. C'est comme pour l' addition : bien qu' il n'y ait qu'une
seule réponse exacte, toute autre réponse étant fausse, certaines
fausses réponses sont plus proches de la vraie que d'autres.
�a pr�_raj_ère grand�___s!i\'isi_�:m_ d�l'.�l!��nité_J>�f!:_t;_�tue entre
une majorité qui croit en Dieu ou en quel_que sorte de dieux,
-
et une minorité qui n'y crürtpaS . -Sur ce. point, lechnsti an!Sme
s.,..aligne sur la majorité. Il se range au côté des anciens Grecs
et Romains, des sauvages contemporains, des Stoïciens,
Platoniciens, Hindous, Mahométans, etc., et prend fait et
cause contre le matérialisme moderne du monde occidental.
J' aborde maintenant !J!_ seconde division. On peut répartir_
les gens qui croient en Dieu d'après le Dieu dans lequel ils
croient. Deux idées différentes s' affrontent sur ce point.
L' une est l' idée que Dieu transcende le Bien et le Mal. Les
humains qualifient telle chose de bonne et telle autre de mau-
52 Les fondements du christian;sme

vaise. Mais d'après certains, c ' est seulement un jugement


humain car plus vous devenez sage, dit-on, moins vous
sentez le besoin d' attribuer le qualificatif bon ou mauvais à
quoi que ce soit.
Plus clairement alors, vous vous rendez compte que toute
chose est bonne en un sens et mauvaise dans un autre et qu' il
ne saurait en être autrement. Ces gens pensent donc, que, bien
avant d' approcher du concept divin, la distinction aura totale­
ment disparu. Vous qualifiez de mauvais un cancer, disent-ils,
parce qu' il tue un homme ; mais vous pourriez aussi bien
appliquer ce qualificatif à un chirurgien couronné de succès
pour avoir tué ce cancer. Ceci dépend simplement du point de
vue duquel on se place. Une autre conception opposée affirme
que Dieu est indubitablement « bon ou « juste Il prend
» ».

parti, aime l' amour et rejette la haine. De plus, il veut que


nous nous conduisions d'une certaine façon et non d'une
autre. La première de ces conceptions -celle qui situe Dieu au­
delà du Bien et du Mal- est appelée le Panthéisme. Elle a été
défendue par le grand philosophe prussien Hegel et par les
Hindous eux-mêmes. L' autre conception tient des Juifs, des
Mahométans et des Chrétiens.
Cette importante différence entre le Panthéisme et l ' idée
chrétienne de Dieu n' est pas la seule. Il s'en présente géné­
ralement une autre. Les Panthéistes croient que Dieu, pour
ainsi dire, anime l' univers comme vous animez votre corps.
Tout ce qui est, est Dieu, de sorte que si l' univers n' existait
pas, Dieu non plus n' existerait pas et tout ce qu' on trouve
dans l' univers, selon eux, est une partie de Dieu. L'idée chré­
tienne est complètement différente. Elle avance que Dieu a
inventé et créé l' univers -comme un homme peignant un
tableau ou composant une mélodie. Un peintre n' est pas un
tableau et il ne meurt pas si son tableau est détruit. Dire
« qu' il a mis beaucoup de lui-même dans son œuvre signi­ »

fie simplement que toute la beauté et l' intérêt du tableau sont


sortis de lui. Son art pictural ne reflète cependant pas inté­
gralement ce qu' il a conçu ou voulu exécuter. J' espère que
Conceptions rivales au sujet de Dieu 53

vous discernerez comment cette différence entre Panthéistes


et Chrétiens se révèle de même nature que la précédente.
Si vous ne prenez pas au sérieux la distinction entre le
Bien et le Mal, il est alors facile de prétendre que tout ce que
vous découvrez dans ce monde est une partie de Dieu. Mais,
naturellement, si vous estimez que certaines choses sont vrai­
ment mauvaises alors que Dieu est réellement bon, vous ne
pouvez plus penser ainsi. Il vous faut croire que Dieu est dis­
tinct du monde et que certaines choses que vous y voyez sont
à l'opposé de sa volonté. En face d'un cancer ou d'un taudis,
le Panthéisme peut s'écrier : « Si vous pouviez considérer ces
faits seulement du point de vue divin, vous vous rendriez
compte que c'est Dieu encore ». Le Chrétien rétorque : « Ne
racontez pas de ces damnées sottises. »1 En effet, selon lui le
christianisme est une religion de combat qui affirme que
Dieu a créé le monde. L'espace et le temps, la chaleur et le
froid, toutes les couleurs et les saveurs, les animaux et les
végétaux ont été conçus par son intelligence aussi facilement
que s' invente une histoire. Mais cette religion professe aussi
qu'un grand nombre de choses, dans le monde créé par Dieu,
ont mal tourné et que Dieu lui-même insiste fortement pour
que nous les remettions en ordre.

Naturellement, ceci soulève une très grave question : si un


Dieu bon a fait le monde, pourquoi celui-ci est-il devenu
mauvais ? Pendant des années, j ' ai tout simplement refusé de
prêter l' oreille aux réponses chrétiennes à cette question,
parce que je m' obstinais à penser : « Quoi que vous disiez, et
aussi habile que soit votre argumentation, il est plus simple et
facile d' affirmer que le monde n' est pas l' œuvre d'un pouvoir
intelligent. Toutes vos arguties ne sont-elles pas simplement

1 Un auditeur s' est plaint du mot damné comme étant un juron courant. Mais
le terme est bien celui que je retiens -un non-sens affirmant que ce qui est
damné gît sous la malédiction de Dieu et (sauf si la grâce de Dieu opère)
conduira les incrédules à la perdition éternelle.
54 Les fondements du christian;sme

une tentative compliquée pour éluder l 'évidence ? Mais »

pareille affirmation me rejetait alors dans une autre difficulté.


L' argument que je retenais contre Dieu était que l'univers
paraissait si cruel et si injuste ! Mais d'où pouvait bien me
venir cette idée de juste et d 'injuste ? On ne peut définir une
ligne brisée qu' en possédant la notion de ligne droite. À quoi
comparais-je cet univers quand je l'appelais injuste ? Si tout
le spectacle était mauvais et sans signification de A à Z, pour­
quoi donc moi, acteur supposé, avais-je une telle réaction
contre lui ? C'est l 'exemple d'un homme qui se sent tout
trempé quand il tombe à l'eau, car contrairement au poisson
qui n'a jamais pareille sensation, il n'est pas un animal aqua­
tique. Naturellement, j ' aurais pu abandonner mon idée de
justice en disant que ce n'était qu'une idée personnelle, mais
me résoudre à cela annulait mon argument contre Dieu de la
même façon. Car mon plaidoyer tenait à l 'opinion que le
monde était réellement injuste, et non qu' il ne plaisait pas à
mes fantaisies.
Ainsi, prouver l'inexistence de Dieu -ou, en d'autres
termes, que la réalité dans son ensemble était un non-sens- me
contraignait à accepter qu' une partie de la réalité (mon idée de
justice) était pleine de sens. De ce fait, l ' athéisme se révélait
trop simple. Si tout l 'univers n'avait aucun sens, nous n'au­
rions jamais découvert qu' il n'en avait aucun, de même que si
la lumière n' existait pas dans l 'univers et s'il n'y existait
aucune créature pourvue d'yeux, nous ne connaîtrions jamais
la nuit. Le mot nuit n' aurait aucun sens.
L'lNVASl ON

Donc, c'est entendu, l' athéisme est trop simple ; et une


autre conception l' est également. C'est le point de vue que
j ' appelle le christianisme à l'eau de rose ; ce concept affirme
simplement qu' il y a au ciel un Dieu bon et que tout est
parfait. Il écarte ainsi toutes les doctrines terribles et difficiles
concernant le péché, l' enfer, le diable et la rédemption. Ces
deux conceptions ne sont que philosophie pour enfants.
Rien ne sert de réclamer une religion simple. Après tout, les
choses réelles ne le sont pas. Elles paraissent simples, mais
c'est du trompe-1' œil. La table devant laquelle je suis assis
paraît simple mais demandez à un scientifique de vous
« »,

expliquer de combien d' atomes elle est faite, et comment les


ondes lumineuses rebondissent sur eux, frappent mes yeux et
agissent sur le nerf optique et sur le cerveau. Vous découvri­
rez alors que voir une table vous plonge dans un mystère
« »

et des complications sans fin. Un enfant disant sa prière forme


apparemment un tableau très simple. Si cela vous suffit et si
vous ne voulez rien concevoir de plus, c ' est fort bien. Mais si
cela ne vous suffit pas -et le monde moderne est dans ce cas­
si vous désirez en savoir plus et poser les vraies questions,
alors vous devez vous préparer à quelque chose de plus diffi­
cile. Si nous désirons aller au-delà de la simplicité, acceptons
sans rechigner ce qui est plus complexe.
Très souvent, cependant, cette procédure stupide est
adoptée par des gens intelligents, mais qui, consciemment ou
non, veulent détruire le christianisme. Ils élaborent de celui­
ci une version convenant à un enfant de six ans et en font
alors l' objet de leur attaque. Quand vous essayez d' expliquer
la doctrine chrétienne telle qu' un adulte la conçoit, ils se
56 Les fondements du christianisme

plaignent alors d' avoir la tête qui tourne, et affirment que tout
cela est trop compliqué ! Ils sont sûrs que si Dieu existait réel­
lement, il aurait fait élaborer une religion simple. La simpli­
cité est si belle, etc. ! Tenez-vous sur vos gardes à l 'égard de
ces gens qui changent d'idée à chaque instant et vous font
perdre votre temps. Remarquez aussi leur notion de Dieu
« élaborant une religion simple Comme si la religion était
».

une invention de Dieu, et non l' affirmation, à notre intention,


de certains faits immuables concernant sa propre nature.
Outre sa complexité, la réalité -d' après mon expérience- est
en général disparate. Elle n'est ni claire, ni évidente, ni ce à
quoi vous vous attendez. Par exemple, quand vous avez
compris que la terre et les autres planètes gravitent autour du
soleil, vous vous attendez naturellement à ce que tout le
système solaire forme un ensemble harmonieux : toutes les
planètes à distance égale les unes des autres ou à des distances
croissant régulièrement, ou toutes de la même dimension, ou
alors devenant plus grosses ou plus petites selon l' éloigne­
ment du soleil. En fait, il n'y a apparemment ni rime ni raison
dans les dimensions ou les distances.
En fait, la réalité est habituellement ce que justement vous
n' auriez pas deviné. C' est une des raisons de ma croyance au
christianisme. C'est une religion qu' on n' aurait pu deviner. Si
elle nous offrait le type d'univers auquel nous nous attendons,
j 'éprouverais l' impression que nous en sommes les créateurs.
Mais en fait, elle n'a rien d'équivalent à ce que les hommes
auraient construit. On y trouve justement cette trame curieuse
que possèdent les choses réelles. Laissons donc de côté toutes
ces philosophies enfantines, ces réponses on ne peut plus sim­
plistes. Le problème n'est pas simple, la réponse non plus.
Quel est le problème ? Un univers contenant beaucoup de
choses manifestement mauvaises et apparemment dépour­
vues de sens, mais aussi des créatures comme nous sachant
que cet univers est mauvais et sans signification. Seuls, deux
concepts sont capables d' appréhender l' ensemble de ces
faits. L' un est la conception chrétienne d'un monde bon mais
L 'invasion 57

fourvoyé, gardant encore en mémoire ce qu' il aurait dû être.


L' autre est appelé dualisme : il prétend qu' il existe deux
puissances égales et autonomes derrière toute chose, l 'une
bonne et l 'autre mauvaise, et que l 'univers est le champ de
bataille d'une lutte sans fin. Je pense personnellement
qu' après le christianisme, le dualisme est la croyance la plus
intelligente et la plus virile qui soit proposée. Mais elle recèle
un vice caché.
On suppose que ces deux pouvoirs, ces esprits, ou ces dieux
sont indépendants : le bon et le mauvais. Tous deux existent
de toute éternité. Aucun d'eux n ' a créé l ' autre et n'a plus de
droit que l' autre de s'appeler Dieu. Chacun, vraisemblable­
ment, estime qu' il est bon et pense que l' autre est mauvais.
L'un aime la haine et la cruauté, l ' autre l' amour et la miséri­
corde ; chacun défend son propre point de vue. Or, que
voulons-nous dire quand nous appelons l'un la Puissance
Bonne et l' autre la Puissance Mauvaise ? Affirmons-nous
notre préférence pour l 'une d'elles -comme certains appré­
cient plus la bière que le cidre- ou suggérons-nous que l'une
a tort en se considérant bonne, en dépit de ce qu' en pensent
les deux puissances et quelle que soit celle que nous, humains,
considérons favorablement à tel moment. Si nous voulons dire
simplement que nous préférons la première, inutile alors de
discourir sur le Bien et le Mal. Car le Bien implique ce qu' on
doit choisir, sans égard pour ce qu' on aimerait à un moment
donné. Si être bon signifiait simplement rejoindre sans
« »

raison valable le parti correspondant à notre fantaisie, alors le


Bien ne mériterait plus qu' on l' appelle Bien. Que notre
pensée soit claire : une des deux puissances est vraiment dans
l' erreur et l' autre dans la vérité.
Dès l' instant où vous en arrivez à cette conclusion, vous
introduisez dans l' univers un troisième élément en plus des
deux Puissances : quelque Loi modèle ou Règle du Bien à quoi
se conforme l'une des deux Puissances alors que l' autre ne s'y
soumet pas. Or, comme on évalue ces deux Puissances
d' après ce parangon, ce modèle ou l' Être qui l' élabora est
58 Les fondements du christianisme

donc antérieur et supérieur à l ' un et à l ' autre, et Lui sera le


Dieu véritable. En fait, notre conviction en les dénommant
bon ou mauvais, c 'est qu'un des deux est dans une relation
juste avec le vrai Dieu absolu, alors que l' autre ne l ' est pas.
On peut exprimer différemment cette donnée. Si le dua­
lisme est vrai, cette puissance mauvaise doit aimer le mal en
soi. En réalité, nous n ' avons j amais eu l ' occasion de voir
quelqu'un se complaire dans le mal simplement parce qu' il
est mauvais. Ce qui s ' en rapproche le plus, c ' est la cruauté.
Mais dans la vie, les gens sont cruels pour l ' une des deux
raisons suivantes : soit parce que sadiques, une perversion
sexuelle leur procure par le truchement de la cruauté un
plaisir sensuel, soit parce qu' ils veulent en retirer un profit
personnel : argent, puissance ou sécurité. Or le plaisir, l' ar­
gent, la puissance et la sécurité sont de bonnes choses en soi ;
mais le Mal consiste à les atteindre par une méthode mau­
vaise, une voie erronée ou un excès d' avidité. Je ne veux pas
dire, bien entendu, que ceux qui agissent ainsi ne sont pas
désespérément mauvais. En vérité je veux dire que le Mal se
révèle être, à l' examen, la quête de quelque bien mais d' une
manière fausse. On peut être bon pour la bonté en soi ; on ne
peut être mauvais pour l ' amour du mal . Quoique vous
n ' éprouviez pas touj ours un sentiment de bonté ou quelque
plaisir à rendre service, vous pouvez faire le bien parce que
c ' est juste ; mais j amais personne n ' a commis une action
cruelle simplement parce que la cruauté porte le Mal en soi -
mais plutôt parce que la cruauté plaisait ou apportait quelque
profit. Pour autant que la bonté réussisse parce qu' elle est le
Bien même, le Mal ne peut réussir en tant que Mal. Si la
bonté est, pour ainsi dire, bonne par essence, la perversité est
seulement une bonté dévoyée. Il doit y avoir quelque chose
de bien, avant que cela puisse se corrompre . Nous avons
appelé sadisme une perversion sexuelle ; mais il faut préala­
blement avoir la notion d' une sexualité normale pour pouvoir
parler de sa perversion. Vous pouvez discerner où est la per­
version parce que vous pouvez l ' expliquer en fonction de la
L 'invasion 59

norme, alors que vous ne pouvez justifier le comportement


normal par les phénomènes de la perversion. Il s'ensuit que
cette Puissance du Mal, supposée de plain-pied avec la
Puissance du Bien, aimant le mal tout comme le Puissance du
Bien aime le bien, est un simple épouvantail. Afin de s' affir­
mer, il faut que cette Puissance convoite des choses bonnes et
s'efforce de se les procurer d'une façon pernicieuse. Elle doit
éprouver des pulsions originellement bonnes afin de pouvoir
les pervertir. Mais si elle est mauvaise, elle ne peut fournir
elle-même ni les choses bonnes qu' elle convoite ni les
bonnes pulsions à pervertir. Elle ne peut les obtenir que de la
Puissance du Bien. S ' il en est ainsi, elle n'est donc pas indé­
pendante. Elle appartient au monde de la Puissance du Bien ;
elle fut créée soit par la Puissance du Bien, soit par quelque
autorité qui les surclasse l'une et l' autre.
Soyons encore plus simple. Pour être mauvaise, il faut que
cette Puissance existe et possède l'intelligence et la volonté.
Or l'existence, l' intelligence et la volonté sont bonnes en soi.
Par conséquent, elle doit les recevoir de la Puissance du Bien.
Pour accomplir sa vocation déplorable, elle doit emprunter ou
voler ces qualités à son adversaire. Commencez-vous à voir
maintenant pourquoi le christianisme a toujours dit que le
diable est un ange déchu ? Ce n'est pas une histoire simplette
pour les enfants. Le diable est reconnu vraiment comme un
parasite, non un être originel. Les pouvoirs qui permettent au
Mal de poursuivre son action lui ont été donnés par le B ien.
Tout ce qui permet à un homme mauvais d' être efficacement
mauvais est en soi une chose bonne : résolution, habileté,
apparence plaisante et existence même. C ' est pourquoi le dua­
lisme au sens strict n' aboutit à rien.
J' admets volontiers que le vrai christianisme (distinct du
christianisme à l ' eau de rose) ressemble bien plus au dualisme
que ne le pensent les gens. Un des traits qui m'a surpris quand
pour la première fois j ' ai lu sérieusement le Nouveau
Testament, fut qu ' à maintes repri ses, il parlait d ' une
Puissance des ténèbres agissant dans l' univers, d'un esprit
60 Les fondements du christianisme

mauvais d'où émanaient la mort, la maladie et le péché. Le


christianisme affirme , et c 'est là son originalité, que cette
Puissance des ténèbres fut créée par Dieu, qu'elle était bonne
lors de sa création mais qu'elle s'est dévoyée. Le christia­
nisme est d'accord avec le dualisme sur le fait que la lutte
sévit dans l'univers. Mais il ne croit pas que ce soit une guerre
entre puissances indépendantes. Il estime que c 'est une guerre
civile, une rébellion, et que nous vivons dans une partie de
l'univers occupée par l 'adversaire.
Un territoire sous l'emprise de l' ennemi, tel est donc notre
monde. Le christianisme relate la venue ici-bas du roi légitime
et qui, sans éveiller les soupçons -déguisé, pourrait-on dire­
nous appelle tous à participer à une grande campagne de sabo­
tage. Quand vous allez à l' église, vous êtes en fait à l'écoute
du message secret qui vous parvient par « la radio de nos
»

alliés. C'est pourquoi l'ennemi désire tellement nous empê­


cher de nous y rendre. C 'est en agissant sur notre vanité, notre
paresse et notre affectation intellectuelle qu' il compte nous en
dissuader. Je sais qu' on va me demander : « Voulez-vous dire
qu' à notre époque on puisse réintroduire dans nos conceptions
notre vieil ami le diable, avec ses sabots, ses cornes et toute
l 'imagerie de Saint-Sulpice ? Eh bien ! en quoi l' époque inter­
vient-elle dans cette notion, je n'en sais rien. Et je n' attache
aucune importance aux sabots et aux cornes. Mais, ceci mis à
part, ma réponse est formelle : « Oui, c'est bien mon inten­
tion Je n'ai pas la prétention de connaître quoi que ce soit
».

de l' aspect personnel du diable. Si quiconque désire vraiment


le mieux connaître, je lui répondrai : « Ne vous en faites pas,
si réellement vous le voulez, vous ne serez pas déçu. Quant à
savoir si vous l' apprécierez alors, c'est une autre question !»
L'ALTERNATIVE CH O QUANTE

Les chrétiens croient qu' une puissance mauvaise s' est ins­
tituée comme Prince de ce monde dans les temps présents.
Mais naturellement, ce fait suscite des problèmes. Cet état de
choses serait-il en accord avec la volonté de Dieu ? Si oui, ce
Dieu est un Dieu étrange, direz-vous ; dans la négative,
comment peut-il se produire quoi que ce soit de contraire à la
volonté d'un être doté d'un pouvoir absolu ?
Quiconque ayant exercé l ' autorité sait qu' une chose peut
être en accord avec votre volonté dans un certain sens mais
pas dans l ' autre. Il peut être tout à fait valable pour une mère
de dire aux enfants : « Je ne vais pas rester chaque soir pour
vous faire ranger votre chambre. Il vous faut apprendre à la
tenir en ordre tout seuls. » Un soir, elle monte à l' improviste
et trouve l ' ours en peluche, l ' encrier et le livre de grammaire
traînant dans un coin. C ' est un défi à sa volonté. Elle préfére­
rait que les enfants aient mis de l ' ordre. Mais d' autre part,
c' est sa décision qui a laissé les enfants libres de mettre la
pagaille. Les mêmes événements se produisent dans tout régi­
ment, syndicat ou établissement scolaire. Lorsque vous
rendez une chose optionnelle, plus de la moitiédes intéressés
ne la respectent pas. Ce n ' est pas ce que vous vouliez, mais
�otre volonté l ' a rendu possible.
Il en va probablement de même dans l ' univers. Dieu a créé
d�s êtres pourvus d'une volonté libre. Cela imphgue que des
créatures peuvent opter autant pour le bien gue pour le mal.
Certains pensent qu'on peut concevoir une créature qui , tout
en étant libre, n' aurait pas la possibilité de choisir le mal. Pour
ma part je ne le puis. Si une chose a le droit d' être bonne, elle
a aussi le droit d' être mauvaise. Or c ' est notre volonté libre
62 Les fondements du christianisme

qui rend le mal possible. Pourquoi donc Dieu la donna-t-il aux


hommes à l'origine ? Parce que cette volonté, quoique lais­
sant le champ libre au mal, est la seule chose rendant possible
l' amour, la bonté ou la joie qui nous réjouissent. Un monde
d'automates, de créatures se mouvant comme des machines,
ne mériterait guère d'être créé. Le bonheur conçu par Dieu
pour §es créatl!.res les plus boluées est Je bonheur d' être libre­
ment et volontairement liées à lui et à tout être humain en une
ex�a,se d' amour et de ravissement. En comparaison, 1' amour le
Pius s�bÏi��- entré--U-ii' ho��t une femme sur cette terre
n'est que de l'eau de rose. Pour en arriver à cette communion
entre Dieu et les hommes, il faut que les êtres soient libres.
Évidemment, Dieu savait ce qui arriverait si les hommes
usaient à tort de leur volonté ; il estimait cependant que ça valait
le risque. Peut-être sommes-nous enclins à désavouer Dieu.
Mais se trouver en désaccord avec lui est difficile. Il est la
source même de tout notre pouvoir de raisonnement : nous ne
pouvons avoir raison et lui tort, pas plus qu'une rivière ne peut
remonter plus haut que sa source. Quand nous discutons avec
Dieu, nous contestons la puissance même qui nous a donné la
faculté de raisonner. En d'autres termes, cela revient à scier la
branche sur laquelle nous sommes assis. Dieu pense que cet
état de lutte dans l' univers se justifie largement par la jouis­
sance d'une volonté libre. Au lieu d'un monde aussi factice
un .i9.JJ.et ...S..:.animant seuiëment quand on �iEe_k� _ fic_elles,
.�
Dieu veut disposer d'un monde vivant, êiarîs lequel les créa­
_ture�_ � J'habitent puissentvraiment faifeTebien ou le m_aj,
avec to�t ce � cela comporte a'1mprevus. Ainsi nous
pouvons reconnaître qu'il vaut la peine d'en payer Je prix.
Qua_p.Q . go_µ s aurons compris cette notion de volonté libre,
nous- verrons - combien il est sot de. demander, comme on l'a
déjà fait � <� Pourquoi llieu fi·t-if une èri�t�'fe
- 'ëf' une . màt!ère tel­
-
lement vile qu 'eÜe -a mai -tourné- i �; - C� nous remarquerons
·que plus la substance qui constitue un ê,tre est de qualité -ph.is
celui-ci est intelligent, fort et libre- et meill�ur sera-t-il s'il
opte pour le bien. De même sera-t-il pire s'il choisit le mal.
L 'alternative choq uante 63

Une vache ne peut être ni très bonne ni très mauvaise ; un


chien peut être à la fois meilleur et pire ; un enfant meilleur et
pire également ; un homme ordinaire encore plus ; un homme
de génie, toujours plus ; un esprit super-doué le meilleur ou le
pire de tous.
Comment la Puissance des Ténèbres a-t-elle dégénéré ? Ici,
sans aucun doute, nous posons une question à laquelle les êtres
humains ne peuvent donner une ré onse dont ils soient sûrs. On
peut toutefois s' appuyer sur une conjoncture raisonna e et
traditionnelle) fondée sur notre expérience vécue du mal. Du
moment où votre personnalité est remarquable, vous pouvez
vous hisser au premier plan et devenir le point de mire -dési­
reux d' être un petit dieu, en fait. Tel fut le péché d� �a!an �_et
c' est ce péché-là qu' il enseigna à la race humaine. Certains
pensent que la chute de l'homme était liée à la question du
sexe, mais c ' est une erreur. (Le récit de la Genèse suggère
plutôt qu' une corruption de notre nature sexuelle suivit la
chute et devint le résultat, non la cause). Satan mit dans la tête
� nos lointains ancêtres l' idée qu' ils poÜvaient être « comme
des dieux », capables d ' agir à leur guise comme s ' ils s ' étaient
créés eux-mêmes, les maîtres de leur vie, afin qu' ils inventent
une sorte de bonheur bien à eux, en dehors et loin de Dieu. De
cette tentative vouée à l' échec est née la quasi-totalité _de ce
que nous appe l ons l' histoire humaine -argent. misère, ambi­
t�n, guerre, prostitution, classes, empires, esclavage- la
.
longue et terrible histoire de l' homme essayant de trouver à
Dieu un substitut qui le rendra heureux.
_Yoyons la raison pour laquelle cette tentative ne peut
jamais réussir. Dieu nous a faits, nous a inventés comme un
b.omme invente une machine. Si une automobile est faite
pour fonctionner à l ' essence, elle ne fonctionnera convena­
blement avec aucun autre carburant. Dieu a voulu que la
ihacfùne humame fonctionne avec lui-même comme moteur'

I Aristote et Saint-Thomas ont déjà dit que Dieu était « le premier moteur de
l ' univers ».
64 Les fondements du christianisme

Il est le combustible que notre esprit doit brûler, ou la n�r­


nture prevue our lm. Il n' en a ' d' autre:-C'est our­
qu01 1 ne sert à rien de demander à
ureux selon nos ro res conce tions sans se soucier de la
'reiîgfon. ieu ne peut nous donner le bonheur et la paix si��
n'est en lui, parce u ' ils n' as en dehors de lui.
·

ucune autre solution n' est valable.


C'est en ceci que s ; explique Ï ' histoire. Une énergie terri­
fiante se dépense -des civilisations sont bâties- d'excellentes
institutions élaborées, mais chaque fois, quelque chose se
détraque et « foire ». La fatalité conduit toujours à la tête des
peuples des gens égoïstes et cruels qui n' apportent en retour
que ruine et misère. Et la machine cale. Elle semble fort bien
démarrer, avancer de quelques mètres, mais elle tombe en
panne peu après. N'essaye-t-on pas de l ' alimenter avec un
mauvais carburant, comme Satan le fait avec nous, les
humains ?
Et que fit Dieu ? Tout d'abord, il nous laissa la conscience,
le sens du bien et du mal : tout au long de l'histoire, des gens
s' efforcèrent (parfois vigoureusement) d' obéir à leur
conscience. Aucun d'eux d' ailleurs n'y est jamais parvenu
entièrement. Il dispensa ensuite à la race humaine ce que j ' ap­
pelle de bons songes. J' entends par là ces récits curieux, dis­
persés dans toutes les religions païennes, relatifs à un dieu qui
meurt et ressuscite et, par sa mort, donne -en quelque sorte­
une vie nouvelle aux hommes. Troisièmement, Dieu sélec·­
tionna un peuple particulier et passa plusieurs siècles à marte­
ler dans les têtes qu' il était l'Unique et qu' il attachait grande
importance à une conduite droite. Ces élus étaient les Juifs et
l'Ancien Testament donne le compte-rendu de ce processus
d'endoctrinement.
Puis se produisit le choc véritable. Parmi ces Juifs se révèle
soudain un homme affirmant qu'il est Dieu. Il prétend par­
donner les péchés. Il affirme avoir toujours existé. Il dit qu'il
reviendra pour juger le monde à la fin des temps. Essayons
d'y voir plus clair. Au sein des panthéistes, tel !' Hindouisme,
L 'a ltemaave choquante 65

il n ' y aurait rien d' anormal à ce qu' un homme prétende être


une partie de Dieu, ou un avec Dieu. Mais le Juif, se sachant
membre du peuple élu, ne pouvait rien imaginer de semblable.
Dieu, dans le langage des Hébreux, désigne l' Être hors du
monde, Créateur de toutes choses infiniment différent et
incomparable. Quand vous aurez saisi cela, vous verrez que
les propos de Jésus étaient, tout simplement, la prétention la
plus choquante qu' aient jamais proférée des lèvres humaines.
Cependant, un élément très souvent entendu de sa procla­
mation risque d' échapper à notre attention. Jésus avait la pré­
tention de pardonner les péchés. Pareille affirmation ne peut
avoir plus suprême signification ! Or, à moins que l' orateur
soit Dieu, c ' est tellement déraisonnable que c ' en est comique.
Nous pouvons tous concevoir qu' un homme pardonne les
offenses commises à son égard. Vous marchez sur mes orteils
et je vous pardonne ; vous dérobez mon argent et je vous par­
donne. Mais où classeriez-vous un homme à qui vous n' avez
pas marché sur les pieds ou volé son argent, et qui annonce­
rait qu'il vous pardonne d' avoir marché sur les pieds d ' un
autre ou volé l' argent d' autrui ? Fatuité digne d'un âne, telle
est la plus bienveillante description que nous pourrions faire
de son comportement. Néanmoins, c ' est ce que fit Jésus. Il
affirma aux contrevenants que leurs pèches etaient pardonnés,
mais sans jamais consulter ceux qui avaient été lésés. Il se
conduisait sans la moindre hésitation comme s ' il ·ét�it
concerné au premier chef, la personne principalement visée
r-ar toutes les offenses. Cela ne revêt un sens que s ' il étaTi
vraiment le Dieu dont on avait violé les lois et dont l' amour
était blessé par tout péché commis. Dans la bouche de qui­
conque, hormis Dieu, ces mots impliqueraient ce que je consi­
dère comme une niaiserie et une suffisance sans équivalent
chez aucun autre héros de !' Histoire.
f_ependant (et c' est la chose étrange, lourde d� sens) ses
détracteurs même, quand ils lisent les évangiles, n' éprouvent
p��ne impress!Qn de sottise et de pr�tention. Encore-moms
les lecteurs non prévenus contre lui. Le Christ dit qu' il est
66 Les fondements du christianisme

« doux et humble de cœur et nous le croyons ; en vertu de


»

quoi, s ' il n'était qu' un homme, l'humilité et la mansuétude


sont les derniers caractères que nous attribuerions à certaines
de ses paroles.
Je voudrais empêcher quiconque de prononcer cette phrase
vraiment insensée qu' on avance souvent au sujet de Jésus :
« Je suis prêt à voir en Jésus un éminent maître de morale,
mais je récuse sa prétention d'être Dieu. C'est la chose à ne
»

pas dire. Un homme qui ne serait qu' un homme et qui tien­


drait les propos que tenait Jésus ne serait pas un grand pro­
fesseur de morale. Ce serait soit un fou -tel l'individu
affirmant qu' il est un œuf poché- soit le Démon des enfers. Il
vous faut choisir : ou bien cet homme était et reste le Fils de
Dieu, ou bien il ne fut rien d'autre qu' un aliéné ou pire
encore. Vous pouvez l'enfermer comme fou, lui cracher au
visage et le tuer comme un démon ; ou, au contraire, vous
jeter à ses pieds et l' appeler Seigneur et Dieu. Mais ne vous
laissez pas entraîner à favoriser ce non-sens, à savoir qu' il est
un grand maître issu de l'humanité. Il ne nous a pas laissé
cette possibilité. Il n ' a pas eu cette intention.
LE PÉNlTENT PARFAlT

Affrontons alors une alternative effrayante. Cet homme


dont nous parlons était (et demeure) exactement ce qu' il dit
être, ou rien d' autre qu' un aliéné ou pire encore. Or, il me
semble évident qu' il n ' était ni un fou ni un démon. En consé­
quence, aussi étrange, terrifiant ou invraisemblable que cela
puisse paraître, je dois accepter le point de vue qu' il était et
qu' il est Dieu. Dieu est venu sous une forme humaine dans ce
�onde occupé p'ar l' ennemi .
Et mainte_!)Ant, à quoi tout cela rimait-il ? Dans quel but
Jésus est-il venu ? Eh bien, pourensëigner, ce me semble !
Mais dès qu'on y jette un coup d' œil, on constate que lë
Nouveau Testament et les autres écrits chrétiens parlent
constamment de quelque chose de différent : la mort et la
résurrection de Jésus. Il est clair que pour les chrétiens, le
nœud de l' histoire réside là. Ils pensent que la raison princi­
pale pour laquelle Jésus est venu sur la terre c' était pour souf­
frir et être mis à mort.
Mais, dirais-je, avant de me convertir au christianisme,
j ' avais l' impression que le premier article de foi des chrétiens
était une théorie très particulière touchant à la raison d' être de
cette mort. Selon cette conception, Dieu voulait punir les
hommes pour leur désertion et leur ralliement à Satan, le
grand rebelle. Mais le Christ se porta volontaire pour subir le
châtiment à leur place, afin que chacun reçût l' absolution de
Dieu. J' admets que maintenant cette idée ne me paraît pas
aussi immorale et stupide qu' auparavant, mais ce n' est pas le
point dont je veux débattre. En effet, je me rendis compte plus
tard que cette théorie ni aucune autre n' est le christianisme.
La base de la croyance chrétienne est que la mort du Christ
68 Les fondements du chrisrian;sme

nous a, d'une certaine façon, replacés dans une situation juste


vis-à-vis de Dieu et nous a donné un nouveau point de départ.
Les théories relatives au processus de cette action sont une
autre affaire. On a soutenu bon nombre de formules à ce suj et,
mais les chrétiens sont tous d' accord sur la valeur et les consé­
quences de cette mort. Je vais vous donner mon opinion. Les
gens intelligents savent que, si vous êtes fatigué et affamé, un
repas vous fera grand bien. Mais les thémies diététiques
modernes -tout cet ensemble complexe de vitamines et de
protéines- sont d' une nature différente. On se sentait toujours
mieux après un repas, avant qu'on parle des vitamines ; et si
un jour cette théorie des vitamines est abandonnée, on conti­
nuera tout comme avant à prendre ses repas. Les théories
concernant la mort du Christ ne sont pas le christianisme ;
elles expliquent les modalités de son action. Les chrétiens ne
sont pas tous d' accord sur l' importance de ces vues, et ma
propre église, l' Église Anglicane, ne justifie pas l ' une d' entres
elles plus qu' une autre. L' Église Romaine va plus loin. Je
pense néanmoins qu' elles conviennent toutes deux que le fait
lui-même est infiniment plus important que toutes les expli­
cations fournies par les théologiens. Ces églises admettent
probablement qu' aucune explication ne sera jamais conforme
à la réalité. Mais, comme je l' écris dans la préface de mon
livre, je ne suis qu'un laïc qui, sur ce point, avance en eau pro­
fonde. Je puis seulement vous exposer -vaille que vaille !­
comment personnellement j e conçois cette question.
À mon avis, les théories ne sont pas, en soi, ce qu' on nous
demande d' accepter. Sans doute certains d' entre vous ont-ils
lu des auteurs scientifiques. Quand les savants veulent expli­
quer l' atome ou un phénomène s ' y rapportant, ils vous
donnent une description vous permettant de vous faire une
image mentale. Ils vous préviennent cependant que celle-ci
n' est pas ce qu' ils admettent. Ils croient plutôt en une formule
mathématique. Les images sont seulement là pour vous aider
à comprendre la formule. Elles ne sont pas réellement vraies
au même titre que la formule, et elles vous donnent seulement
Le pénitent parfait 69

une idée de la réalité. Si elles ne vous sont d' aucun secours,


laissez-les tomber : la chose elle-même ne saurait être repré­
sentée, on ne peut l ' exprimer que mathématiquement. Nous
sommes tous logés à la même enseigne. Nous croyons que la
mort du Christ est exactement cet instant dans ! 'Histoire où
quelque chose d' absolument inconcevable, extérieur à nous,
s' est révélé dans notre monde. Si nous ne pouvons représen­
ter les atomes composant notre propre monde, à combien plus
forte raison sommes-nous incapables d' imaginer ce mystère.
En vérité si nous étions aptes à l ' appréhender complètement,
ce serait justement la preuve que ce n 'est pas ce qu' il professe
être : l ' inconcevable, l ' incréé, une manifestation de l ' au-delà
se précipitant, aussi rapide qu'un éclair, dans la nature. Peut­
être vous demandez-vous quel profit nous tirons du fait de ne
pas comprendre. La réponse est aisée : comme un homme
peut prendre un repas sans comprendre exactement comment
les aliments le nourrissent, il peut accepter ce que le Christ a
fait sans en connaître les raisons. En fait, c' est en acceptant le
Christ qu' on peut comprendre son mode d' action.
Qn nous a dit gue le Christ avait été immolé pour nous, que
son sacrifice a ôté nos péchés, et qu' en mourant il a mis hors
de combat la mort elle-même. Voilà la formule. Voilà le chris­
tianisme. Voilà ce gu' il faut croire. Toutes les théories que
nous bâtissons quant à la façon dont s' opéra la mort du Christ
sont, à mes yeux, tout à fait secondaires : simples plans ou
schémas à délaisser s ' ils ne nous aident pas. Même s ' ils nous
aident, il vaut mieux ne pas les confondre avec la chose elle­
même. Cependant, il vaut la peine de considérer quelques­
unes de ces théories.
La théorie mentionnée précédemment -selon laquelle nous
sommes mis hors de cause parce que le Christ s' est porté
volontaire pour subir le châtiment à notre place- semble à
première vue une théorie très sotte. Si Dieu était prêt à nous
absoudre, pourquoi ne le fit-il donc pas ? À quoi rimait le fait
de punir un suppléant innocent ? À rien, autant que je puisse
comprendre, si l ' on considère la punition d'un point de vue
70 Les fondements du christianisme

juridique. D ' autre part, si l ' on prend l ' idée de dette, on trouve
beaucoup d' analogie avec une personne disposant de liquidi­
tés pour la régler à la place d'un débiteur insolvable. Enfin,
l' expression « payer la rançon » , prise non dans le sens de
subir une punition mais au sens plus général de « payer les
pots cassés » ou de « régler la note » , devient naturellement
une affaire banale : lorsqu' un individu s' est mis dans le pétrin
c' est habituellement un ami bienveillant qui prend la peine de
le tirer de là.
Or, dans quel 12étrin l ' bo.(IlJJlk_ s' e_§t-il mis ? Il a essayé de se
re��!� .a�ton9!J.1�, _ d� _ §_ � _ç_<;>_!_Ilporter comme son propre maître.
-
E� d � �utre.sJennes, 1]!Q!l!l1-1�- ��� � est _ Q_�� _si_!11ple���t une
créature imparfaite qui a besoin d' amélioration, mais un
- -
ré6èllê qui -doÙ -dépo�er les ainiës�--Déposer les armes, se
livrer, dire que l ' on regrette, se-rendre compte que l ' on a suivi
la mauvaise voie, être prêt à recorrlille-ncer la vie à zéro, c ' est
la seule mani�re _de -s�rtir du pé�rip�"Ce- pr_oce��us_��-capitula­
tion -cette marche en arrière à toute vit_e sse= _le_s_chrétiens
_

l' appellent la repentance. Or la re entance n' est as une plai-:­


santerie. c' es! l?_eau__c___o___u� pl!!� difficile que de faire simple­
ment amende-honorable. C ' est oublier toute la volorité" et tout
1; orgueil personne_l s que l ' on a Ct!!tlvés ctes-mlü!er�-d' (innées,
détruire une partie de soi-même et subir une sorte de mort. En
fait, cette démarche est tout aussi nécessaire pour un homme
bon. C ' est là où se cache la difficulté, car si lin individu
mauvais éprouve le besoin de se repentir, seule une personne
portée au bien peut se repentir Pru.f3:ite1Jl�!H..: pe fait, plus vous
étès mauvais, plus vous avez besoin de vous repentir et moins
vous le pouvez. Le seul être humain qui pourrait le faire par­
faitement serait un être parfait, mais il n'en aurait alors pas
besoin.
Souvenez-vous, cette repentance -cette soumission volon­
taire à l' humiliation et à une sorte de mort- n' est pas ce que
Dieu exige de vous avant de vous attirer à lui et dont il pour­
rait vous priver s ' il le voulait ; c ' est uniquement une descrip­
tion de ce retour à lui. Si vous demandiez à Dieu de vous
Le pénitent parfait 71

ramener à lui sans repentance préalable, cela reviendrait, en


fait, à exiger de lui qu' il vous permette ce retour sans toute­
fois revenir. Ce n ' est pas possible. Il nous faut donc passer par
là. Mais qu' est-ce qui nous rend alors incapables de le faire ?
C ' est notre méchanceté. Pourrions-nous le faire avec l ' aide de
Dieu ? Oui, mais qu' entendons-nous quand nous parlons du
secours de Dieu ? C ' est pour ainsi dire vouloir que Dieu inter­
vienne et mette en nous un peu de lui-même ; qu' il nous prête
un peu de son pouvoir de raisonnement pour mieux penser ;
qu ' il mette un peu de son amour en nous pour que nous nous
aimions vraiment les uns les autres. Lorsque vous enseignez
l ' écriture à un enfant, vous tenez sa main pendant qu ' il forme
les lettres ; autrement dit, il forme les lettres parce que vous
l ' aidez à les former. Nous aimons et raisonnons parce que
Dieu aime et raisonne et tient notre main pendant que nous
agissons. Si nous n ' étions pas déchus, cela irait tout seul.
Mais, malheureusement, nous avons besoin de l ' aide de Dieu
afin d' entrer dans une démarche que lui, en raison de sa nature
propre, ne fait jamais : capituler, souffrir, se soumettre,
mourir. Rien dans la nature de Dieu ne correspond à ce com­
portement, si bien que cette voie unique sur laquelle nous
avons besoin d' être guidés par Dieu est une route qu ' il n ' a
jamais foulée. Dieu ne peut partager que ce qu' il possède. Cet
élément, dans sa propre nature, il ne l ' a pas.
Mais supposons que Dieu devienne un homme et qu ' il
puisse fonctionner avec notre nature humaine soumise à la
souffrance et à la mort. Dans ce cas, il pourrait nous aider.
Faisant abstraction de sa volonté, il souffrirait et mourrait,
parce qu ' il serait homme ; et il pourrait le faire parfaitement
parce qu' i l serait Dieu. Vous et moi, affronterions pareil che­
minement victorieux, de transformation intérieure, seulement
si Dieu l' opérait en nous. Quant à Dieu, il ne peut le faire que
s ' il devient homme. Par ailleurs, nos tentatives pour subir
cette mort à soi-même ne réussiront que si nous acceptons la
mort de Dieu ; tout comme nous croirions que notre raison­
nement n ' est qu' une goutte provenant de l' océan de son
72 Les fondements du christianisme

intelligence. Mais nous ne pouvons partager la mort de Dieu


que s ' il meurt. f_e n ' est qu' en devenant homme gue Dieu
peut mourir à notre place, souffrir et pay.er notre dette, quoi­
�en ait nul besoin lui-même.
J ' ai entendu certains rétorquer que si Jésus était homme et
Dieu à la fois, ses souffrances et sa mort perdraient toute
valeur, « parce que cela devait être facile pour lui ! » D ' autres,
à juste titre, blâment l' ingratitude et l' indélicatesse d ' une telle
objection ; ce qui me consterne, c' est l' incompréhension
qu' elle trahit. En un sens, ceux qui la soulèvent ont raison. Ils
ont même sous-estimé la force de leurs propres arguments. La
soumission parfaite, l' acceptation parfaite de la souffrance et
la mort parfaite n' étaient pas seulement plus faciles à Jésus
parce qu' il était Dieu, mais elles ne pouvaient être possibles
que parce qu' il était Dieu. Ce serait là un bien curieux pré­
texte pour ne pas les accepter ! Le maître est capable de
former les lettres à la place de l ' enfant parce qu' il est un
adulte et sait écrire. Ces conditions, bien entendu, rendent tout
plus facile au maître ; et, parce que cela lui est plus facile, il
peut aider l'enfant. Si l' enfant récusait son maître en voyant la
facilité évidente avec laquelle une main adulte écrit, et s ' il
préférait le concours d'un autre enfant inexpérimenté (et donc
dépourvu de tout avantage « déloyal ») il ne progresserait pas
vite. Si je suis en train de me noyer dans une rivière tumul­
tueuse, un homme qui est sur la rive peut me tendre une main
secourable. Je lui crierais alors, haletant : « Non, ce n' est pas
juste ! Vous êtes avantagé ! Vous gardez un pied sur la terre
ferme ! » Cette supériorité (appelez-la « déloyale » si le cœur
vous en dit) est le seul fait qui lui permette de me porter
secours. De qui attendrez-vous le secours si vous ne voulez
faire appel à plus fort que vous ?
Telle est ma façon de considérer ce que les chrétiens appel­
lent ! ' Expiation . Mais, je vous le rappelle, ceci n' est qu' une
nouvelle image. Ne la confondez pas avec l' expiation elle­
même, et si cette image ne vous est d' aucun secours, lai ssez­
la tomber.
CON CLU Sl ON
D'ORDRE PRATI QUE

Le Christ subit l ' humiliation et le renoncement parfaits :


parfaits parce qu' il était Dieu ; renoncement et humiliation
parce qu ' il était homme. Or la croyance chrétienne est que, si
d' une certaine façon nous partageons l' humilité et les souf­
frances du Christ, nous partageons aussi sa victoire sur la mort
et jouirons d' une vie nouvelle après elle. Nous deviendrons
alors des créatures parfaites et parfaitement heureuses. Ceci
va bien au-delà de toutes nos tentatives pour suivre l ' ensei­
gnement du Christ. Des gens demandent quand une nouvelle
étape se produira dans le processus d' évolution -étape condui­
sant au-delà de l' homme lui-même. Or, du point de vue chré­
tien, ce fait s ' est déj à produit. Le Christ a fait naître une
Jlouvelle espèce d' homme, et cette vie transformée que lui­
même inaugura doit devenir nôtre.
Comment cela se fera-t-il ? D ' abord, souvenez-vous
comment nous avon s acqms l a forme de v i e humaine.
Nou s la tenon s , sans notre consentement, d ' autres r nd1 -
v1dus, père et mère, et de tous nos ancêtres, et par un procédé
très curieux que vous n' auriez j amais trouvé, comportant
jouissance, douleur et danger. La plupart d'entre nous passent
de longues années de leur enfance à essayer de le deviner, et
quelques enfants, quand on le leur précise, ne veulent pas y
croire. Pour ma part, je ne saurais les en blâmer, car la
méthode est vraiment bizarre. Or, le Dieu qui élabora le pro­
cessus est le même Dieu qui décida comment la nouvelle
forme de vie -la vie du Christ- serait engendrée. Attendons­
nous à ce que cette procréation sorte aussi de l' ordinaire. Il ne
nous a pas davantage consultés quand il inventa le sexe qu' il
ne le fit quand il inventa ce nouveau processus.
74 Les fondements du christianisme

De trois sources différentes, la vie du Christ s ' épanche en


nous. Le baptême, la foi et cet acte mystérieux que les chré­
tiens appellent de noms divers : Cène, Eucharistie ou Repas
du Seigneur. Tout au moins, ce sont trois des méthodes habi­
tuelles. Je ne dis pas qu' il ne puisse exister des cas spécifiques
où cette vie s ' épanche sans l ' un ou l ' autre de ces facteurs. Je
ne dispose pas du temps pour traiter ces cas spéciaux et
d' ailleurs, je n ' en ai pas la compétence. Si vous essayez en
quelques minutes d' expliquer à quelqu' un comment gagner
Bordeaux,-vous lui conseillerez le train ; il peut, il est vrai, s ' y
rendre e n bateau ou par avion, mais vous n' aurez pas, à pre­
mière vue, l' idée d'introduire ces moyens de locomotion dans
votre information. Je ne prends pas parti quant à savoir
laquelle de ces trois données est essentielle. Mon ami métho­
diste aimerait que j ' insiste davantage sur la foi, mais je ne m'y
laisserai pas entraîner. Quiconque professe de vous enseigner la
doctrine chrétienne vous dira, en fait, d' utiliser ces trois élé­
ments, ce qui suffit à notre but présent.
Je ne puis moi-même discerner pourquoi ces chos.es
devraient être les guides de la nouvelle vie. Or si l ' on ne
m' avait pas expliqué le mystère de la procréation, je n' aurais
j amais vu la relation entre un plaisir physique particulier et
l' apparition dans le monde d'un nouvel être humain. Il nous
faut accepter la réalité telle qu 'elle se présente à nous ; à quoi
sert-il de palabrer sur ce qu' elle devrait être ou que nous
aurions voulu qu' elle fût ? Mais, bien que je ne voie pas pour­
quoi il en est ainsi, je peux vous dire pourquoi j ' y crois fer­
mement. Je vous ai expliqué les raisons de croire que Jésus est
Dieu. Historiquement, n' est-il pas évident qu' il enseigna à ses
disciples le processus de création de cette vie nouvelle ? Je le
crois donc car je me fonde sur l' autorité de Jésus. Ne vous
effrayez point du mot autorité. Croire un fait « d' après l' auto­
rité de » signifie simplement l' admettre parce qu' une per­
sonne digne de foi vous l ' a rapporté. Quatre-vingt-quinze
pour cent des choses que vous croyez sont fondées sur l' auto­
rité. Je crois qu 'il existe une ville appelée New York. Je ne l ' ai
Conclusion d'ordre pratique 75

pas vue de mes propres yeux et ne pourrais prouver par un rai­


sonnement abstrait qu' elle existe vraiment. Je le crois parce
que des gens dignes de foi me l' ont assuré. L'homme, en
général, croit sur parole au système solaire, aux atomes, à
l' évolution, et à la circulation du sang parce que les scienti­
fiques le certifient. Toute affirmation historique est fondée sur
l' autorité. Aucun de nous n ' a vu la prise de la B astille ou le
sacre de Napoléon. Aucun de nous ne pourrait prouver ces
faits par pure logique comme on prouve une vérité en mathé­
matique. Nous les croyons simplement parce que des témoins
les ont vus et ont laissé des écrits les relatant ; en réalité, nous
les croyons sur parole. Un homme qui renâclerait d' emblée à
croire sur parole, comme certains le font pour la religion,
devrait se contenter de ne rien savoir toute sa vie.
Ne pensez pas que j ' érige le baptême, la foi et la Sainte
Cène en éléments qui se suffisent à eux-mêmes et se substi­
tuent à vos propres tentatives d' imiter le Christ. Vous -
tenez
votre vie naturelle de vos parents ; cela ne signifie pas gu' elle
durera si vous n ' en prenez pas soin. Vous pouvez la perdr�
par négligence, ou la supI?.rimer par le su_i cide. Il vous faut la
ti2!1rrir et l ' eptretenir ; mais souvenez-vous toujour.§��
__

n'en êtes pas l ' auteur. .29.us entretenez seulement une vie _
reçue de quelqu ' un d' autr� Q� _ n1ême, un chrétien peut
p�rdre la vie du Christ gui a été mise enw1 ; il doit faire des
efforts pour la conserver. Même le meilleur chrétien qui ait_
jamais vécu n' agit pas sur sa propre impulsion vitale ; il
nourrit ou protège simplement une vie qu ' il n' aurait jamais
pu acquérir par ses propres efforts. Ceci entraîne des consé-
uences pratiques. Aussi Ion tem s ue la vie naturelle
anime votre corps, e e agira sans arrêt pour réparer ce corps.
E_aites-vous une blessure, et jusqu ' à un certain point, contrai­
rement au cadavre, ce cotj)s guérira. Un corps vivant n ' est
pascefui gui jamais ne se blesse, mais celui qui, toutes pro­
portions gardées, se répare tout seul. De même, un chrétien
n' est pas un homme qui ne fait j amais le mal ; il est plutôt un
hoiîfrne apte à se repentir, a Serelever et â tout recommencer
76 Les fondements du christianisme

a rès cha ue faux-pas, parce que le Christ habite en lui, le


guérissant constamment. m permet de répeter usqu a ùn
certain point) la sorte de mort volontaire que le-Chri8tlui­
même a soufferte.
Les gens essaient d' être bons pour plaire à Dieu au cas où
il existerait, ou s ' ils sont athées, pour mériter l ' approbation
des hommes de bien. Mais le chrétien est dans une situation
différente. Il croit plutôt que tout ce qu' il fait de bien émane
de la vie du Christ demeurant en lui. Il ne conçoit pas que
Dieu nous aime parce que nous sommes bons, mais qu ' il
nous rendra bons parce qu' il nous aime ; comme le toit
d' une serre n ' attire pas le soleil parce qu ' il est brillant, mais
qu' il brille parce que le soleil darde sur lui ses rayons .
Soyons tout à fait clair : quand les chrétiens disent que la
vie du Christ est en eux, ils n ' évoquent pas simplement un
phénomène mental ou moral. Quand ils parlent d' être « en
Christ », ou du Christ « en eux », cela ne signifie pas simple­
ment qu' ils pensent au Christ ou qu' ils l' imitent. Ils veulent
dire que le Christ opère réellement en eux et par eux.
L' ensemble des chrétiens est l ' organisme physique par lequel
le Christ agit - nous sommes ses doigts, ses muscles, les cel­
lules de son corps. Peut-être ceci explique-t-il pourquoi cette
nouvelle vie se développe non seulement par des actions pure­
ment mentales comme la foi, mais aussi par des actes où le
corps joue un rôle comme dans le baptême et la Sainte Cène.
Ce n' est pas seulement la propagation d' une idée mais plutôt
une évolution - un fait biologique ou supra-biologique. Il ne
sert à rien d' essayer d' être plus spirituel que Dieu. Celui-ci
n ' a j amais voulu que l ' homme soit une créature purement spi­
rituelle. C ' est pourquoi il se sert de choses matérielles telles
que le pain et le vin pour maintenir la vie nouvelle en nous.
Nous pensons peut-être que ceci est grossier et sans spiritua­
lité, mais ce n ' est pas le cas. Dieu a inventé le « boire et le
manger » et il aime la matière qu' il a créée.
Un autre mystère m' intriguait : n ' est-ce pas terriblement
injuste que cette nouvelle vie soit l ' apanage de ceux qui ont
Conclusion d 'ordre pratique 77

entendu parler du Christ et ont pu croire en lui ? Or Dieu ne


nous a pas fait part de ses dispositions relatives aux autres
individus. Nous savons parfaitement qu' aucun homme ne
peut être sauvé sauf par le Christ. Nous ne savons pas si seuls
ceux qui le connaissent peuvent être sauvés par son intermé­
diaire. Entre-temps, si vous vous inquiétez à propos des indi­
vidus laissés en dehors, l ' attitude la plus déraisonnable que
vous puissiez adopter est de rester vous-même en dehors. Les
chrétiens sont le corps du Christ, l ' organisme par lequel il
agit. Toute adj onction à ce corps lui permet d' œuvrer davan­
tage. Si vous voulez intervenir auprès de ceux qui restent en
dehors, il faut ajouter votre pauvre petite cellule au corps du
Christ qui, seul, peut leur venir en aide. Sectionner les doigts
d'un homme serait une bien curieuse façon de l ' entraîner à
travailler davantage.
"!!ne autre_objection est possible. Pourquoi Dieu est-il des­
_
cendu d' une manière Sl_ discrète �Il ce . J?10nde occupé_ par
l ' ennemi- et a-t-il créé, en guelgue sorte, une société secrète
pour saper l ' action du diable ? Pourquoi n' est-il pas venu en
force envahir cette terre ? Serait-ce parce ,gu ' il manque de
r.uissance ? Eh bien, les chrétiens croient qu' il va vemr en
force. Nous ne savons pas quand, mais nous pouvons deviner
pourquoi il n ' est pas encore là. Il veut donner à chacun....a.!_
chance de se ranger à son bord en toute liberté. Aussi ne rai­
sonnez pas comme un Français qui aurait attendu que les
Alliés pénètrent en Allemagne pour se déclarer de leur côté.
Dieu va revenir. Ceux qui lui demandent d ' intervenir ouver­
tement et directement dans notre monde se rendent-ils
compte que cela se passera quand il viendra ? Ce sera la fin
du monde, la fin du spectacle. Mais à quoi sert-il, sachant
cela, de dire que vous prendrez parti pour lui quand vous
verrez l' univers s' évanouir comme un rêve ? C ' est en un
éclair que se passera ce qu' aucun esprit humain n ' a j amais pu
concevoir ; ce sera très beau pour certains d' entre nous et
vraiment terrible pour d' autres, si bien qu' aucun n' aura plus
la possibilité d'un choix ! Dieu régnera alors ouvertement :
78 Les fondements du christianisme

son implacable puissance fera naître dans chaque créature un


amour ou une horreur irrésistibles. Trop tard alors pour
choisir votre camp ! Il ne servira à rien de dire que vous choi­
sissez de rester couché quand il sera devenu impossible de se
lever. Le temps du choix sera passé : à ce moment nous
découvrirons, consciemment ou non, pour quel camp nous
avons opté.
C'est donc aujourd'hui, à cet instant, notre chance de faire le
bon choix. Dieu retarde l'accomplissement de son dessein
pour nous en donner encore la possibilité. Cette chance ne
saurait durer éternellement. Nous devons la saisir ou l'écarter.
Troisième partie

LE COMPORTEMENT
CHRETIEN
'
LES TROl S COMPOSANTES
DE LA M ORALE

À la question : « Comment te représentes-tu Dieu ? » un


écolier répondit qu' il l ' imaginait « comme une personne qui,
fourrant son nez partout, repère ceux qui prennent du bon
temps et s ' efforce de les en empêcher. » Je crains que ce soit
là l ' idée qu' évoque le terme de « morale » dans l ' esprit de
plusieurs : quelque chose qui interviendrait pour vous empê­
cher de profiter de la vie. En réalité, les règles de morale sont
des directives d' utilisation de la machine humaine. Chaque
règle existe pour prévenir une panne, une surtension, ou un
grippage. C ' est pourquoi, à première vue, ces instructions
paraissent contrecarrer nos penchants naturels. Lorsqu' il
vous explique le fonctionnement d' une machine, l ' instruc­
teur vous répète sans cesse : « Non, ne faites pas comme ça » ,
pour vous éviter d e vous entêter dans toutes sortes d e mani­
pulations inutiles.
Certains préfèrent parler « d ' idéaux » moraux plutôt que
de règles morales, « d' idéalisme » plutôt que d' obéissance
morale. Or, naturellement, il est bien vrai que la perfection
morale est un « idéal » en ce sens que nous ne pouvons la réa­
liser. Dans cette optique, toute forme de perfection est pour
nous un idéal ; nous ne pouvons réussir à être de parfaits
automobilistes ou de parfaits joueurs de tennis, ou tracer à
mainlevée des droites parfaites. Mais il est un autre sens dans
lequel c ' est une erreur d' appeler « idéal » une perfection
morale. Lorsqu'un individu annonce qu' une certaine femme,
ou une maison, un bateau, un jardin est « son idéal », il ne
veut pas dire (à moins qu' il ne soit un peu sot) que tout le
monde devrait avoir le même idéal. En pareils domaines,
nous avons le droit d' avoir des goûts différents et donc des
82 Les fondements d u christianisme

idéaux différents. Mais il est dangereux de cataloguer un


homme s 'efforçant de respecter la loi morale comme « un
homme d' idéal élevé ». Cela pourrait vous inciter à penser
que la perfection morale fait partie de son inclination person­
nelle et que les autres n' ont pas vocation à la partager. Ce
serait là une erreur désastreuse ! En effet, comme un
débrayage n' est j amais parfait lorsqu' on conduit, la conduite
morale parfaite est hors de notre portée. Celle-ci reste cepen­
dant un idéal nécessaire, prescrit pour tous les individus par
la nature même de la machine humaine, tout comme le chan­
gement parfait des vitesses est un idéal prescrit à tous les
conducteurs par la nature même du véhicule. Il serait encore
plus dangereux de penser à soi comme personne « d' idéal
élevé » du fait qu' on essaie de ne plus mentir (au lieu de
quelques mensonges) ou de ne j amais commettre d' adultère
(au lieu de le faire rarement). Ce serait vous entraîner à
devenir un fat et à penser que vous êtes un type exceptionnel
méritant des compliments pour son « idéalisme ». Arrivé à ce
point, vous pourriez aussi bien vous attendre à des compli­
ments pour chaque addition juste. B ien sûr, l' arithmétique
parfaite est « un idéal », mais sans doute ferez-vous quelques
erreurs dans les calculs. Il n ' y a cependant rien d' admirable
à essayer de ne pas commettre d' erreur dans les phases d'une
addition. Ce serait stupide de ne pas essayer, car chaque
erreur vous gênera plus tard. De même, chaque échec moral
provoque des troubles, pour vous ou votre entourage. C ' est
alors que parler de règles d' obéissance, au lieu « d' idéaux »
et « d' idéalisme », nous aide à nous souvenir de ces faits.
Maintenant allons un peu plus loin dans nos constatations.
Il existe deux possibilités pour la machine humaine de se
détraquer. La première, c' est quand les hommes s ' éloignent
les uns des autres, ou bien se heurtent, par antagonisme,
tromperie ou intimidation. La seconde, c ' est quand les
choses vont de travers à l ' intérieur même de l' individu,
quand les diverses motivations qui l' animent (ses désirs et ses
facultés) partent à la dérive et se contrecarrent. Imaginons,
Les trois composantes de la morale 83

pour mieux comprendre, que nous sommes une flotte de


navires en formation serrée. Notre voyage se passera bien si
les bateaux ne se heurtent pas et ne se coupent pas la route,
ou si chaque navire tient bien la mer et que les moteurs fonc­
tionnent parfaitement. En fait, ces deux facteurs sont indisso­
lublement liés . Il suffirait que les bateaux se heurtent à
plusieurs reprises pour qu' ils ne tiennent pas la mer long­
temps. D ' autre part, si leur gouvernail n' obéit pas correcte­
ment, ils ne pourront pas éviter la collision. Pensez
maintenant que l ' humanité est un orchestre. Pour obtenir un
beau résultat il faut réunir deux conditions : l ' instrument de
chaque j oueur doit être accordé et chacun doit intervenir au
bon moment pour s ' harmoniser avec les autres.
Mais il reste un élément que nous n ' avons pas encore fait
intervenir. Quelle est la destination de la flotte, ou de l' œuvre
musicale que l ' orchestre veut interpréter ? Les instruments
doivent être accordés et intervenir au moment voulu, car le
concert ne saurait être un succès si au lieu de jouer la
musique de danse prévue lors de l ' engagement, l ' orchestre
attaquait une marche funèbre. Par ailleurs, si bonne que soit
la conduite des navires, la traversée se solderait par un échec
si, au lieu d' atteindre New York -destination prévue- le
convoi atteignait Calcutta.
Il semble donc que la morale ait trois composant��:_ j':.__!).
premier lieu, le fair-play ét l ' harmome entre individus.
Deuxièmement e u ' on ourra1t appeler la remise en ordre,
l' harmonisation int , · eure de chaque m 1v1 u. Et, troisième­
ment, le but général de la vie humaine ans son ensem e, car
én vue de quoi l' homme aurait-il été créé ? Pour queile raison
la flotte devrait-elle emprunter tel itinéraire et le chef d'or­
chestre exécuter telle partition plutôt qu' une autre ?
Avez-vous remarqué que de nos jours les gens pensent
presque toujours à la première clause et oublient les deux
autres. Quand les journalistes écrivent que nous nous efforçons
de promouvoir les principes de la morale chrétienne, ils veulent
dire habituellement que nous soutenons la bienveillance et la
84 Les fondements du christianisme

loyauté entre les nations, les classes et les individus. Ils n ' ont
en cela que le premier facteur à l ' idée. Quand un homme
explique, au sujet d'une chose qu' il veut faire : « Ce ne peut
pas être mal, puisque ça ne fait de tort à personne », seule la
première composante est prise en compte. « Quelle impor­
tance, estime-t-il, si la machinerie du bateau n ' est pas en bon
état, pourvu qu' il ne heurte pas le vaisseau voisin ? » Il est on
ne peut plus naturel, quand nous réfléchissons à la morale, de
commencer par le premier élément, les relations sociales.
C ' est une raison évidente, compte tenu du fait que les résul­
tats d' une morale sociale viciée pèsent terriblement sur nous :
guerre, misère, corruption, mensonge, tape-à-l'œil. Aussi
longtemps qu' on s ' en tient à ce premier élément, on n ' a pas à
se faire du souci au sujet de la morale. De tout temps, presque
tous les gens ont admis (en théorie) que les êtres humains
devraient être honnêtes, bienveillants et secourables. Bien
qu' il soit naturel pour chacun de nous d ' y croire, il serait pré­
férable de n ' avoir aucune idée, si de telles notions ne devaient
nous conduire plus loin. Et sans l' étape suivante qui se situe
dans la transformation intérieure de chaque être humain, nous
serions toujours déçus. -
À quoi sert-il de dire aux navires comment naviguer pour
éviter les collisions s ' ils ne sont en fait que de vieux rafiots
délabrés et ingouvernables ? À quoi sert-il de coucher sur le
papier des règles de conduite sociale si nous savons qu' en fait
notre avidité, notre couardise, notre mauvais caractère et notre
fatuité nous empêcheront de les observer ? Loin de moi l' idée
que nous cessions de réfléchir intensément aux améliorations
à apporter à notre système social et économique ! Je veux dire
plutôt que tout ne reste que fariboles si nous ne nous rendons
pas compte que seuls le courage et l ' oubli de soi seront
capables d' assurer le bon t'ônctionnement de n' importe quel
système. Il est assez facile d' éliminer les formes particulières
de rapine ou de gouj aterie, de mise dans notre système actuel ;
mais aussi longtemps que les hommes seront des chicaneurs
ou des brutes, ils trouveront quelque nouvelle astuce pour
Les trois composantes de la morale 85

continuer le vieux j eu sous le nouveau système. On ne peut


rendre les hommes bons par le biais de la loi ; et sans hommes
bons on ne saurait avoir une bonne société. C ' est pourquoi il
nous faut poursuivre notre étude en passant au second
élément : la morale dans le cœur de l ' individu.
Cependant, je ne pense pas que nous devrions nous arrêter
là non plus. Nous en arrivons au carrefour où les diverses
croyances sur l ' univers divergent vers des voies différentes .
I l semblerait, à première vue, très judicieux de marquer une
pause avant d ' y parvenir et de se comporter selon les
quelques notions de morale faisant l ' unanimité chez les gens
sensés. Mais le pouvons-nous ? Rappelez-vous que la reli­
gion comporte une série de déclarations sur des faits vrais ou
faux. S ' ils sont vrais, un ensemble de conclusions en décou­
lera concernant la navigation correcte de la flotte humaine ;
s ' ils sont faux, le contenu des propositions sera entièrement
différent. Revenons à l' homme prétendant qu ' une chose ne
peut être mauvaise à moins qu' elle ne blesse une autre créa­
ture humaine. Il comprend clairement qu' il ne doit pas
endommager les autres navires du convoi, mais il pense en
toute honnêteté que la conduite de son propre navire relève
uniquement de lui. Or, cela ne crée-t-il pas une grande diffé­
rence que son bateau soit sa propriété ou non ? Cela ne fait­
il pas une grande différence que je sois, pour ainsi dire, le
maître de mon propre esprit et de mon corps, ou seulement
un locataire responsable envers le propriétaire véritable ? Si
quelqu ' un d' autre m ' a créé selon ses propres desseins, alors
m'incomberont à son égard des obligations que je n' assume­
rais pas si je n' appartenais qu ' à moi-même.
De plus, le christianisme affirme que chaque être humain
vivra éternellement, ce qui est obligatoirement vrai ou faux .
Or, il y a bon nombre de choses dont il ne vaudrait pas la
peine de se soucier si nous ne devions vivre que soixante-dix
ans, mais qui prendraient toute leur importance si je devais
vivre à j amais. Peut-être mon mauvais caractère ou ma jalou­
sie vont-elles s' accentuer progressivement, par étapes si
86 Les fondements du christian;sme

lentes que cette aggravation en soixante-dix ans ne sera guère


repérable. Mais ce pourrait être l ' enfer dans un million d' an­
nées ! En fait, si le christianisme est vrai, l ' Enfer est précisé­
ment le terme technique correct qui conviendrait pour cette
dégénérescence. Et l ' immortalité fait l ' autre différence appa­
rentée à l ' abîme entre totalitarisme et démocratie : si les
humains ne vivent que soixante-dix ans, alors un état, une
nation ou une civilisation susceptibles de durer mille ans, sont
plus importants qu'un individu. Si le christianisme est vrai,
l ' individu n ' est pas seulement plus, mais incommensurable­
ment plus important. Il est éternel et la vie d'un état ou d' une
civilisation, comparée à la sienne, n' est qu' un instant fugitif.
Il semble alors que si nous nous mettons à réfléchir à la
morale, nous devons penser à ces trois aspects : les relations
d' homme à homme, les éléments internes à chaque homme et
les relations entre l ' homme et la puissance qui l ' a créée. Nous
pouvons tous tomber d' accord sur le premier point. Les désac­
cords commenceront avec le second et s' accentueront avec le
troisième. C' est en traitant le troisième que les principales dif­
férences entre les morales chrétienne et non chrétienne sur­
gissent. Dans la suite de cette troisième partie, j e vais adopter
le point de vue chrétien et considérer comment se présente le
tableau si le christianisme est vrai.
LES VERTUS CARDlNAlES

Le chapitre précédent fut rédigé à l' origine pour être diffusé


à la radio. Si l ' on vous accorde simplement dix minutes d ' an­
tenne, il faut de toute évidence être concis. L' une des raisons
principales qui m' ont conduit à scinder en trois parties la
morale (avec mon image de bateaux navigant en convoi) est
que cette méthode semblait être le chemin le plus court pour
couvrir le sujet. Je tiens à donner maintenant l ' esquisse d' une
division différente du sujet par des écrivains d' autrefois,
procédé excellent mais trop long pour que je puisse l' utiliser
dans ma causerie.
D ' après ce schéma plus long, il y a sept « vertus » . Quatre
d' entre elles sont appelées les vertus « cardinales », et les trois
autres les vertus « théologales » . Les « cardinales » sont celles
que tous les gens civilisés admettent ; les « théologales » sont
celles qui, en règle générale, sont reconnues des chrétiens
seulement. Avant de traiter des théologales, j ' aborderai tout
d' abord les quatre vertus cardinales. (Le terme « cardinal »
n'a rien à voir avec les « cardinaux » de l' Église catholique.
Il est dérivé d'un mot latin signifiant « le gond d' une porte » .
On les appela vertus « cardinales » parce qu' elles constituent
« un pivot » ). Elles s ' appellent la PRUDENCE, LA
TEMPÉRANCE, LA JUSTICE ET LA FORCE.
La Prudence, aujourd ' hui dénommée circonspection,
désigne le sens commun pratique qui s ' efforce de soupeser
l ' acte accompli et ses résultats probables. De nos jours, la
plupart des gens admettent difficilement que la prudence soit
l' une des « vertus ». Le Christ ayant dit qu' on ne peut péné­
trer dans son royaume qu ' en ressemblant à des enfants, beau­
coup de chrétiens considèrent que, à condition d' être « bon »,
88 Les fondements du christianisme

il importe peu d' être un imbécile. Or c ' est un malentendu. En


premier lieu, la plupart des enfants montrent beaucoup de
« prudence » au sujet des choses qui les intéressent et ils
pensent fort intelligemment. En second lieu, comme l ' apôtre
Paul le souligne, le �t n ' a j amais voulu dire, concernant
l ' intelligence, que nous devions rester des enfants. Au
contraire, il nous a demandé d' être non seulement « simples
comme les colombes », mais également « aussi prudents que
les serpents ». Il veut un cœur d' enfant mais une tête d' adulte.
Il veut que nous soyons simples, avec un seul but en tête,
affectueux, avides d' enseignement comme le sont de bons
enfants ; mais il veut aussi que chaque lueur de notre intelli­
gence soit consacrée à son service et prête pour le combat. Le
fait que vous donniez de l' argent à une œuvre de charité n' im­
plique pas que vous deviez négliger pour autant de découvrir
si cette œuvre est un attrape-nigaud ou non. Le fait que votre
pensée a pour objet Dieu lui-même (par exemple quand vous
priez) n' implique pas que vous pouvez vous satisfaire des
idées enfantines d'un bambin de cinq ans. Il est tout à fait vrai,
naturellement, que Dieu ne vous en aimera pas moins, ou fera
moins appel à vous pour son service, s ' il se trouve que vous
avez hérité d'un cerveau moins alerte. Dieu accueille aussi les
gens peu intelligents, mais il veut que chacun utilise au mieux
l' intelligence dont il est doté. La consigne adéquate n' est pas
« soyez aimable, charmante soubrette, et laissez l' intelligence
à d' autres plus doués », mais plutôt « soyez aimable, char­
mante soubrette, sans oublier l' obligation d' être aussi intelli­
gente que possible ». Dieu n' apprécie pas davantage les
paresseux intellectuels que tout autre paresseux. Si vous envi­
.\ sagez de devenir chrétien, je vous préviens que vous vous
embarquez dans une aventure qui va s' emparer de tout votre
être, du cerveau comme du reste. Heureusement, il y a un
juste retour des choses : quiconque essaie honnêtement d' être
Î \ chrétien constatera bientôt que son intelligence s' ai auise. Il
� �.,est inutile de recevoir une e ucat1on spéciale pour être chré­
) tien : le christianisme constitue en soi une éducation. C'est
Les vertus cardinales 89

pourquoi un croyant sans culture comme John Bunyan fut


capable d' écrire un livre qui a étonné le monde entier (Le
voyage du Chrétien » ) .
La tempérance est, malheureusement, l ' un de ces termes
dont le sens a changé. Actuellement il signifie ordinairement
abstinence totale des boissons alcoolisées. Quand la seconde
vertu cardinale fut baptisée « tempérance », elle ne signifiait
rien de ce genre. La tempérance ne se référait pas spéciale­
ment à la boisson mais à tous les plaisirs : elle n' impliquait
pas l ' abstention mais un usage raisonnable ne tolérant aucun
abus. C ' est une erreur de penser que les chrétiens devraient
tous être des buveurs d' eau intransigeants ; l ' Islam et non le
christianisme est la religion des abstinents. Bien entendu
s' abstenir de boissons fortes peut être le devoir de tel chrétien,
ou de n' importe quel chrétien à un moment donné, soit parce
qu' il ne sache pas boire sans excès, soit qu' il veuille donner
l' argent correspondant aux déshérités ; il peut être aussi en
compagnie de gens enclins à l ' ivrognerie et ne pas vouloir les
inciter à boire. Mais voici le critère essentiel : il s ' abstient,
pour une bonne raison, de quelque chose qu' il ne condamne
pas et se plaît à voir les autres y trouver leur plaisir. Un certain
type d' homme semble caractérisé par le fait qu 'il ne peut
renoncer à une chose sans vouloir que tous les autres l ' aban­
donnent. Telle n' est pas la voie chrétienne. À titre individuel,
un chrétien peut juger bon d' abandonner toutes sortes de pra­
tiques pour des raisons spéciales : le mariage ou la viande, le
vin ou le cinéma. Mais dès qu' il commence à dire que tel acte
est mauvais en soi, ou qu ' il toise avec mépris ceux qui le pra­
tiquent, il fait fausse route.
On a commis une erreur magistrale en limitant le terme
« tempérance » au domaine de la boisson. Cette notion incite

les gens à oublier qu' on peut manquer à la tempérance dans


bon nombre de domaines. Un homme qui fait du golf ou de sa
moto le centre de sa vie, ou une femme qui consacre toutes ses
pensées aux fanfreluches, au bridge ou à son caniche, man­
quent aussi bien à la tempérance que l' homme s' enivrant
90 Les fondements du christian;sme

chaque soir. Naturellement, ces abus ne frappent pas la vue


aussi manifestement. La passion du bridge ou du golf ne vous
affale j amais au milieu de la route. Mais les manifestations
visibles ne peuvent tromper Dieu qui « sonde les cœurs et les
rems ».
La Justice a un sens plus large que cette technique qui se
pratique dans les prétoires. C ' est le terme ancien coiffant tout
ce que nous appellerions maintenant « équité » ; elle inclut
l' honnêteté, la pratique du donnant donnant, la fiabilité, le
respect des promesses, tout cet aspect de la vie.
La Force morale -la fortitude- comprend les diverses
formes de courage : celle qui affronte le danger aussi bien que
celle qui « tient le coup » sous la douleur. « Avoir du cran »
est peut-être l ' expression moderne qui s ' en rapproche le plus.
Vous remarquerez que vous ne pouvez pratiquer très long­
temps aucune des autres vertus sans la faire entrer en ligne de
compte.
Il convient de faire une autre remarque concernant les
vertus. Il y a une différence entre faire une action particulière
juste ou mesurée et être un homme juste ou sobre. Un j oueur
qui n ' est pas un as du tennis peut épisodiquement réussir un
coup splendide. Un homme se qualifie de « bon j oueur »
lorsque ses yeux, ses muscles et ses nerfs, entraînés par l ' exer­
cice, répondent au mieux aux attentes sportives. Leur tonicité
ou leur qualité subsiste même lorsque le champion ne j oue
pas. De même, l' aptitude et l ' habitude d ' un cerveau de mathé­
maticien persistent au-delà même des mathématiques. Par le
même processus, un homme qui persévère en des actions
justes acquiert à la fin une certaine qualité de caractère. Nous
pensons bien à cette valeur-là plutôt qu ' à des actions spéci­
fiques quand nous parlons de « vertu » .
La distinction est importante : si nous pensions seulement aux
actions spécifiques nous risquerions de privilégier trois idées
fausses :
l ) Nous pourrions penser qu' à condition de faire l' acte
juste, le pourquoi et le comment n' auraient aucune importance
Les vertus cardinales 91

-que vous l' ayez fait volontiers ou à contrecœur, maussade­


ment ou avec j oie, par crainte de l ' opinion publique ou pour
votre profit personnel. En vérité, les actions justes accomplies
pour un motif mauvais ne contribuent pas à développer la
qualité interne ou le caractère appelé « vertu » ; or c' est cette
qualité ou ce caractère qui comptent réellement. Si le mauvais
joueur de tennis frappe avec force, non par nécessité d ' un
coup violent mais parce qu' il a perdu son calme, son coup
peut, par pur hasard, l' aider à gagner la partie ; mais cette
réussite provisoire ne l' aidera pas à devenir un joueur de
grande classe.
2) Nous pourrions penser que Dieu demande simplement
l' obéissance à un ensemble de règles, tandis qu ' il veut, en fait,
des individus d ' un type particulier.
3) Nous pourrions penser que les « vertus » sont nécessaires
uniquement pour cette vie présente et que, dans l ' autre
monde, nous pourrions cesser d' être justes puisque nous n ' y
trouverons aucun motif de querelle ; cesser d' être courageux
puisque nous n ' y courrons plus de danger. Il est tout à fait vrai
qu ' il n ' y aura probablement aucune occasion d' accomplir des
actes justes ou courageux dans l ' au-delà, mais la possibilité
d' approcher du modèle donné comme résultat de l' accomplis­
sement de tels actes subsiste ici-bas. La question n ' est pas de
savoir si Dieu refusera votre admission dans son monde
éternel sans certaines qualités de caractère. Il est certain que
si les gens ne présentent pas au moins l ' amorce de ces quali­
tés, aucune intervention extérieure ne pourra fabriquer un
« ciel » pour eux, et les rendre heureux de ce bonheur profond

et fort que Dieu nous a réservé.


LA M ORALE SOClALE

Il convient d' abord d' exposer clairement, au sujet de la


morale chrétienne visant les rapports d' homme à homme, que
le Christ n' est pas venu prêcher une nouvelle morale trans­
cendante. La règle d'or du Nouveau Testament (Fais ce que tu
voudrais qu' on te fit)1 est un condensé de ce que chacun, au
fond, a toujours su être vrai. Les véritables grands maîtres de
morale n' introduisent j amais de nouvelles morales : ceux qui
le font sont des charlatans et des excentriques. Comme le dit
le professeur Johnson : « Rafraîchir la mémoire des gens est
souvent plus utile que de les instruire. » La tâche véritable de
tout professeur de morale est de nous ramener sans cesse en
arrière, aux vieux principes simples que nous sommes tous
désireux d' oublier, tel un cheval réticent qu' on éperonne vers
l ' obstacle qu'il a refusé de franchir, ou un écolier reconduit
sans cesse au paragraphe de la leçon qu' il veut esquiver.
La seconde chose à mettre au clair est que le christianisme
n ' a point, et ne prétend pas avoir, un programme politique
fouillé, dans une société particulière ou à un moment donné,
pour mettre en œuvre le dicton « Fais ce que tu voudrais qu' on
te fit ». Il ne pouvait en avoir. Celui qu' il présente est destiné
à tous les hommes de tous les temps : car tel programme
convenant à un lieu ou à une époque ne conviendrait pas à un
autre. Lorsqu ' il prescrit de nourrir les affamés, il ne donne pas
de cours de cuisine.
Quand il demande de lire les Saintes Écritures, il ne donne
pas des leçons d' hébreu ou de grec, ou même de grammaire

I Évangile de Luc, chap. 6, v. 31


94 Les fondements du christianisme

française. Jamais le christianisme n ' a prétendu remplacer ou


surclasser les arts et les sciences humaines. Il est plutôt un
administrateur qui les installera dans leurs fonctions spéci­
fiques, ou une source d' énergie leur insufflant une vie nou­
velle -si seulement ils se mettent à sa disposition.
Les gens disent : « L'Église devrait nous donner une ligne
de conduite. » Cette affirmation est exacte s' ils ont dans l' idée
la bonne direction, mais s' avère fausse s ' ils pensent à une
mauvaise. Par Eglise, ils devraient entendre le corps entier des
chrétiens pratiquants. Lorsqu' ils disent qu'il appartient à l ' É­
glise de donner une impulsion de vie, ils entendent par là que
des chrétiens -doués de talents adéquats- devraient être écono­
mistes ou hommes d' État ; que tous les économistes et tous les
hommes d' État devraient être chrétiens et mus dans leur action
par ce principe : « Fais ce que tu voudrais qu'on te fit. » Si cela
se produisait et si nous étions prêts à en assumer les consé­
quences, nous trouverions assez vite la solution chrétienne à
tous nos conflits sociaux. Mais, naturellement, ceux qui atten­
dent de l' Église qu'elle définisse une orientation veulent plutôt
voir le clergé élaborer un programme politique. C' est stupide.
Le particularisme du clergé est d' avoir reçu une formation spé­
ciale et d' avoir été mis à part pour s' occuper de nous qui
sommes destinés à vivre éternellement. Or nous lui demandons
de remplir une fonction totalement différente, pour laquelle il
n'a pas été formé. Cette tâche incombe plutôt à nous les laïcs.
On n' attend pas de la Conférence Episcopale qu' elle écrive des
pièces de théâtre ou des romans chrétiens ; nous l' attendons
plutôt de romanciers et de dramaturges. Des syndicalistes
chrétiens appliqueront les principes chrétiens au syndicalisme,
et des enseignants chrétiens les introduiront dans l' éducation.
De même, le Nouveau Testament, sans entrer dans les
détails, nous donne une vue assez claire de ce que serait une
société pleinement chrétienne. Peut-être nous offre-t-il plus
que nous ne pouvons assimiler. Il nous dit qu' il ne saurait y
avoir ni vagabonds, ni parasites, et qu'un homme qui ne tra­
vaille pas ne doit pas manger.
La morale sociale 95

Chacun doit œuvrer d e ses propres mains et, qui plus est,
tout travail doit produire quelque chose de bien. Ainsi dispa­
raîtront les manufactures de ridicules objets de luxe et la
publicité encore plus ridicule qui nous incite à les acheter. Il
ne devra y avoir ni « type à l' épate », ni « poire », ni « m' as­
tu vu ». À ce degré-là, une société chrétienne ressemblerait
assez à celle que nous considérons maintenant « de gauche » .
Mais, d' autre part, il conviendrait d e toujours insister sur
l' obéissance - obéissance (et marques extérieures de respect)
à l 'égard des magistrats, des enfants pour leurs parents et (j ' ai
peur de me rendre impopulaire) des épouses envers leurs
maris. Ce serait, en troisième lieu, une société enthousiaste,
débordante de chants et de réj ouissances, et considérant
comme un tort l' inquiétude ou l' anxiété. La courtoisie est
l' une des vertus chrétiennes, et le Nouveau Testament hait ce
qu' il appelle les intrigants.
S ' il existait une telle société et que vous ou moi lui ren­
dions visite, je pense que nous la quitterions avec une
impression curieuse. Nous éprouverions le sentiment que sa
vie économique est très socialisante et, dans ce sens,
« avancée », mais que sa vie familiale et son code de mœurs
sont plutôt vieux jeu, cérémoniaux ou aristocratiques.
Chacun d' entre nous apprécierait quelques aspects de cette
société, mais je crains que très peu en aimeraient l ' en­
semble. C ' est exactement ce qu' on serait en droit d' attendre
si le christianisme concrétisait le plan, à mettre en œuvre,
pour le fonctionnement de la machine humaine. Nous nous
sommes tous éloignés de ce schéma de diverses façons ;
chacun veut prouver que ses propres modifications du plan
original constituent le plan lui-même. Vous retrouverez ce
travers à maintes reprises à propos de tout ce qui est réelle­
ment chrétien ; chacun est attiré par des aspects de l' en­
semble et désire les isoler du reste. C' est pourquoi nous
n' avançons guère et que des gens visant des buts diamétra­
lement opposés peuvent dire de bonne foi qu' ils combattent
pour le christianisme.
96 Les fondements du christianisme

Passons à un autre point. Le système économique moderne


a totalement désobéi à un conseil donné par les anciens païens
grecs, par les Juifs de l ' Ancien Testament et par les grands
maîtres chrétiens du Moyen Âge. Tous ces gens nous incitent
à ne pas faire de prêt portant intérêt ; or, cette pratique -que
nous appelons l ' investissement- est la base de tout notre
système. Il ne s ' ensuit pas obligatoirement que nous ayons
tort. Certains disent que lorsque Moïse, Aristote et les chré­
tiens s' accordaient pour interdire l ' intérêt (ou « l ' usure »
comme on l' appelait alors), ils ne pouvaient prévoir le déve­
loppement de la société bancaire capitaliste, et ne pensaient
qu' au prêteur particulier ; par conséquent, nous n ' avons pas à
nous soucier de leurs propos. C' est là une question sur
laquelle je ne puis prendre position. Je ne suis pas un écono­
miste et, franchement, je ne sais pas si le système d' investis­
sement est responsable ou non de l ' état dans lequel nous
sommes plongés. Sur ce point nous avons besoin de l' aide de
l ' économiste chrétien. Mais j ' aurais manqué d' honnêteté si
j ' avais passé sous silence que trois grandes civilisations
étaient d' accord (du moins à première vue) pour condamner
le principe même sur lequel nous avons fondé notre système
économique actuel.
Encore une précision et j ' en aurai fini. Nous trouvons dans
un passage du Nouveau Testament que chacun doit travailler
« pour avoir de quoi donner à celui qui est dans le besoin » .

La charité (l' aumône) est une partie essentielle de la morale


chrétienne ; dans la saisissante parabole des brebis et des
boucs, il semble que ce soit la charnière sur laquelle pivote
tout le récit. De nos jours, certains avancent que la charité ne
devrait plus être nécessaire et qu' au lieu de donner aux
pauvres, nous devrions construire une société dans laquelle il
n ' y aurait plus de pauvres à secourir. Il se peut qu ' ils aient
entièrement raison. Toutefois, si quiconque pense pouvoir
cesser de faire des dons, il fausse compagnie à la morale chré­
tienne. Je ne crois pas qu' on puisse fixer combien l ' on doit
donner. J'ai grand-peur que la seule règle valable soit d' offrir
La morale sociale 97

plus qu'on peut épargner. En d' autres termes, si nos dépenses


de confort, de superflu, de divertis sements, etc., atteignent le
niveau moyen de ceux qui disposent d ' un revenu similaire,
alors probablement notre sacrifice est insuffisant. Si nos dons
n' entraînent pour nous ni privation, ni gêne, j ' ose prétendre
qu' ils sont trop faibles.
Il devrait y avoir des choses que nous aimerions faire et aux­
quelles nous renonçons parce que la somme consacrée à nos
buts charitables en exclut la possibilité. Je parle là de « faire
la charité » au sens ordinaire. Les cas particuliers de détres se
parmi vos propres parents, vos amis, vos voisins ou employés,
que Dieu -pour ainsi dire- impose à votre attention, peuvent
exiger beaucoup plus, jusqu ' à amoindrir ou mettre en danger
votre patrimoine. Pour beaucoup d' entre nous, le grand obs­
tacle à la charité réside non dans notre mode de vie somp­
tueux ou notre cupidité, mais dans notre crainte- la peur de
l ' insécurité. Souvent on doit l' envisager comme une tentation.
Quelquefois aussi notre orgueil freine notre charité : nous
sommes tentés de dépenser plus que nécessaire dans les
aspects tape-à-l'œil de la générosité (pourboires, hospitalité)
et moins que nous le devrions envers ceux qui ont réellement
besoin de notre aide.
Avant de conclure, je vais m' aventurer à poser une ques­
tion : les lecteurs ont-ils réagi à ce chapitre ? N ' y a-t-il pas
parmi nous quelques partisans gauchistes, très irrités qu · on ne
soit pas allé plus loin dans cette voie, ou d' autres encore, du
bord opposé, révoltés des exagérations dans ce domaine ? S ' il
en est ainsi, cela nous amène face au véritable écueil à sur­
monter pour établir une société chrétienne idéale . La plupart
d' entre nous, d' ailleurs. n' abordent vraiment pas le sujet dans
le but de découvrir ce que propose le christianisme. Notre
approche cache plutôt l ' espoir que le christianisme confortera
nos conceptions et nos orientations personnelles. Nous
recherchons un allié là où on nous offre un Maître ou un Juge.
Nous ne sommes pas différents ; comme vous, j ' aurais aimé
éviter bien des passages de ce chapitre . C ' est pourquoi rien ne
98 Les fondements du christianisme

saurait sortir de tels propos à moins que nous n 'élargissions le


champ de notre investigation. Une société chrétienne ne verra
le jour qu' avec notre vouloir quasi-unanime ; et nous n 'aurons
cette volonté que si nous devenons profondément chrétiens. Je
puis répéter : « Fais ce que tu voudrais qu'on te fit » j usqu'à
ce que ma voix s'enroue, mais je ne puis vraiment le réaliser
que si j 'aime mon prochain comme moi-même. Et je ne puis
apprendre à aimer mon prochain comme moi-même que si
j ' apprends à aimer Dieu ; je ne puis apprendre à aimer Dieu
sans la pratique de l'obéissance. Ainsi, comme je vous en ai
avertis, nous sommes conduits inéluctablement vers quelque
chose de plus profond. Entraînés loin des questions sociales,
nous entrons dans le domaine religieux, et mieux encore, dans
le Royaume de Dieu.
M ORALE ET PSYCHANALYSE

Je l ' ai déjà écrit : nous n' aurons jamais une société chré­
tienne à moins que la plupart de ses membres deviennent des
chrétiens convaincus. Cela ne veut pas dire non plus que nous
puissions négliger toute initiative en faveur de cette société
jusqu ' à quelque date fantaisiste dans un avenir lointain. Il en
découle que nous devons entreprendre immédiatement et
conjointement deux tâches : 1 ) étudier comment « Fais ce que
tu voudrais qu' on te fit » peut être mis en pratique dans la
société moderne et, 2) devenir ceux qui mettront en œuvre ce
principe s ' ils savent comment. Voyons maintenant ce qu' est la
vision chrétienne de l' homme bon, susceptible de s' adapter à
la machine humaine.
Avant d'en venir aux détails, je désire attirer votre attention
sur deux autres points d' ordre général. Tout d' abord, puisque
la morale chrétienne s' avère être une technique permettant le
bon fonctionnement de la machine humaine, sans doute aime­
riez-vous savoir quelle est sa parenté avec une autre technique
de prétention semblable : la psychanalyse.
À ce propos, il faut distinguer très clairement entre, d' une
part, les théories médicales positives, la technique de la psy­
chanalyse et, d' autre part, la conception philosophique géné­
rale du monde conçue par Freud et quelques autres. Cette
philosophie freudienne est en contradiction flagrante avec le
christianisme, ainsi qu' avec le grand psychologue Jung.
Quand Freud explique la thérapeutique des névroses, il parle
en spécialiste de son suj et, mais lorsqu' il se lance dans la phi­
losophie générale, il discute en amateur. Il est donc tout à fait
raisonnable de lui faire crédit dans un cas mais non dans
l' autre ; c' est là mon opinion. J ' y suis d' autant plus disposé
1 00 Les fondements du christianisme

que j ' ai constaté son ignorance lorsqu' il sort de sa spécialité


pour aborder un sujet de ma compétence (à savoir le langage).
Mais la psychanalyse elle-même, mis à part les adjonctions de
Freud et d' autres, n ' est nullement contradictoire avec le chris­
tianisme. Sa technique se confond avec la morale chrétienne
sur quelques points et ce ne serait pas mauvais si chaque
membre du clergé en connaissait quelques rudiments. Mais la
psychanalyse ne suit pas la même voie que la morale chré­
tienne sur tout le parcours, car les deux techniques ont des
objectifs différents.
Quand un homme fait un choix moral, deux facteurs sont en
j eu. L'un est l ' acte même du choix. L' autre comprend les sen­
timents divers et les pulsions qui, puisés dans son bagage psy­
chologique, contiennent la matière première de son choix. Or
cette matière première peut être de deux sortes. Elle peut être
normale, selon notre critère de qualification -à savoir les sen­
timents communs à tous les hommes- ou consister en des sen­
timents hors nature dûs à des éléments qui ont dégénéré dans
le subconscient de l ' individu. Ainsi la crainte de ce qui pré­
sente un réel danger illustrerait le premier type ; un effroi irra­
tionnel des chats ou des araignées serait un exemple du
second type. Le désir d'un homme pour une femme serait du
premier type ; le désir d'un homme pour un autre homme
entrerait dans la seconde catégorie. En fait, la psychanalyse
entreprend de supprimer les sentiments anormaux, de donner
à l ' homme une matière première meilleure pour ses choix ; la
morale s' occupe des actes de choix eux-mêmes.
Disons-le autrement. Trois hommes vont à la guerre. L' un
éprouve à l ' égard du danger la peur naturelle qui tenaille
tout individu. Il la domine par un effort moral et il fait
preuve de courage. Les deux autres, du fait de troubles dans
leur subconscient, ressentent une frayeur exagérée, irration­
nelle, sur laquelle aucun effort moral n ' a de prise. Supposez
qu' un psychanalyste intervienne et les guérisse tous deux,
qu' il les ramène à la position du premier : alors même que le
problème psychique est résolu, le problème moral demeure !
Morale et psychanalyse 101

Maintenant, du fait que ces deux hommes sont guéris, ils


peuvent prendre des voies totalement divergentes. Le premier
pourra dire : « Grâce à Dieu j e me suis débarrassé de tous ces
impedimenta. Je peux faire enfin mon devoir envers mon
pays, ce que j ' ai touj ours désiré. » Mais l' autre pourra
s' écrier : « Excellent. Je me réjouis de me sentir assez calme
sous le feu, mais ceci ne change rien au fait que je reste drô­
lement décidé à veiller sur moi seul et laisser autant que pos­
sible le copain faire le boulot dangereux. En vérité, l ' un des
bons résultats du traitement c' est que maintenant je peux
m' occuper de moi plus efficacement, tout en le cachant habi­
lement aux autres. » Or cette différence est purement morale
et la psychanalyse n ' y peut rien. Quelle que soit l ' améliora­
tion que vous apportiez à la matière première humaine, vous
avez atteint un objectif supplémentaire : le choix réel et libre
de l' homme, en fonction du bagage moral dont il dispose,
pour privilégier son intérêt ou le reléguer au dernier rang. Ce
libre choix est la seule chose qui concerne la morale.
Le mauvais matériau psychologique n ' est pas un péché
mais une maladie. On n ' a pas besoin de s ' en repentir, mais
d'en être guéri . Et, soit dit en passant, c ' est très important.
Les êtres humains se jugent l ' un l' autre d' après leurs actes
extérieurs . Dieu les soupèse selon leurs choix moraux.
Lorsqu 'un névrotique ayant une horreur pathologique des
chats se force à prendre un chat dans ses bras pour quelque
bonne raison, il est fort possible qu ' aux yeux de Dieu il ait
montré plus de courage qu 'un combattant ayant obtenu la
Médaille Militaire. Quand un individu perverti dès l' enfance,
à qui l ' on a fait croire que la cruauté est chose normale, mani­
feste un peu de tendresse ou renonce à quelque penchant
cruel -risquant les sarcasmes de ses compagnons- il peut,
aux yeux de Dieu, faire plus que si vous et moi donnions
notre vie pour un ami .
Utilisons une autre image. Certains d' entre nous, gens tout
à fait bien apparemment, ont fait un si mauvais usage de leur
bonne hérédité ou de leur éducation qu' ils en deviennent pires
1 02 Les fondements du christianisme

que d' autres. Sommes-nous convaincus que nous aurions agi


différemment qu'eux si nous avions disposé du même bagage
psychologique, et si à une éducation déplorable s 'était ajoutée
par exemple la puissance d'un Hitler ? C'est pourquoi il est
dit aux chrétiens de ne pas porter de jugement. Nous avons
seulement la possibilité d' observer les résultats des choix
qu'un homme tire de sa matière première. Dieu ne le juge pas
du tout d' après celle-ci mais d'après l'usage qu' il en a fait. La
majeure partie de l' acquis psychologique d'un individu est
due probablement à son corps ; quand son corps meurt tout
cela disparaît, et l ' homme véritable, l'être qui choisit, qui a
tiré le meilleur ou le pire de cette matière première, se
retrouve tout nu. Certains d'entre nous s'enorgueillissent de
toutes sortes d · avantages et de qualités dont ils s' attribuent le
mérite. bien quïls soient seulement le fait d'une bonne assi­
milation nutritive ou intellectuelle. Or si un jour ces éléments
factices tombent comme des oripeaux chez les uns, toutes
sortes de choses désagréables dues à des complexes ou à une
santé déficiente s · éclipseront chez les autres. Pour la première
fois. nous verrons chacun tel qu ïl est en réalité. Que de sur­
prises alors �
Cela m · amène à mon second point. Les gens envisagent
souvent la morale chrétienne comme une espèce de marchan­
dage où Dieu dit : Si tu observes un tas de règles, je te
«

rfrompenserai. et si tu ne le fais pas. gare à toi . Je ne pense


»

pas que ce soit la meilleure façon de considérer la question. Je


dirais plutot que chaque fois que vous faites un choix. vous
trnn s fom1ez une partie de votre être intérieur. où s · opère le
l'hl1ix. en quelque chose d·un peu différent de ce quïl était. Si
vous considàez les choix innombrables dont vous avez eu à
décider tout au long de votre vie. vous verrez que lentement
vous avez transfom1é votre être intérieur en une créature
céleste. en harmonie avec Dieu. les autres et vous-même. ou
�rn contraire en une créanue inf e rnale. en haine contre vous­

rn�me. vos semblables et en état de guerre contre Dieu .


..\ppartenir à la première catégorie. c'est le ciel ou. en d· autres
Morale et psychanalyse 1 03

termes, la joie, la paix, la connaissance et la puissance coha­


bitent. Mais être l 'autre signifie folie, horreur, sottise, rage,
impuissance et solitude éternelle. Chacun de nous, à tout
moment, progresse vers l'un de ces deux.
Ainsi s'explique ce qui m'a toujours intrigué chez les écri­
vains chrétiens ; ils semblent être très stricts à un moment
donné mais libres et compréhensifs à d' autres. Ils parlent
comme si d' anodins péchés en pensée étaient extrêmement
importants alors que meurtres et perfidies terrifiants s' effa­
çaient d'un simple repentir. Or j ' en suis arrivé à comprendre
qu'ils ont raison : ils pensent plutôt à l'impact de l' acte sur
notre personnalité intérieure. La conséquence n'est pas
décelée dans cette vie terrestre, mais chacun de nous devra la
supporter -ou s'en réjouir- à jamais. Un individu peut être
dans une situation telle que sa colère peut provoquer l' effu­
sion du sang de milliers de personnes ; par contre un autre, de
rang plus modeste, verra sa fureur -si explosive soit-elle­
tournée en dérision. Mais la légère cicatrice sur l' âme peut
être la même dans les deux cas. Chacune a marqué son
empreinte sur l' individu ; à moins qu'il ne se repente, elle
rendra sa prochaine colère plus difficile à réfréner quand il
sera tenté, et sa rage pire s ' il y succombe. Pour chacun d' eux,
c' est en se tournant vers Dieu avec sérieux que de tels nœuds
pourront être défaits ; chacun d ' eux, à la longue, est
condamné s ' il n ' adopte pas une attitude de contrition.
L' ampleur ou la ténuité des conséquences d'un acte, vue de
! 'extérieur, n' est pas ce qui compte vraiment.
Un dernier point. Rappelez-vous, comme je l ' ai dit, que la
bonne voie conduit non seulement à la paix mais aussi à la
connaissance. Lorsqu 'un homme devient meilleur, il com­
prend de plus en plus clairement le mal qui subsiste en lui.
Mais si un homme devient pire, il comprend de moins en
moins sa propre perversité. Un homme modérément mauvais
sait qu' il n'est pas très bon ; un homme complètement
dévoyé pense qu'il est parfait. Axiome connu, n' est-ce pas ?
C' est éveillé que vous comprenez le sommeil et non pendant
1 04 Les fondements du christianisme

que vous dormez. Un bon fonctionnement de vos facultés


vous permet de repérer des erreurs de calcul, mais elles vous
échappent au moment où vous les faites. On peut com­
prendre la nature de l'ivrognerie quand on est sobre, non
quand on est ivre. Les gens convenables sont au courant de
ce qui est bien ou mal ; les gens mauvais ne savent rien ni de
l ' un ni de l' autre.
LA M ORALE SEXUELLE

Venons-en maintenant à l'étude de la morale chrétienne


concernant la sexualité, à ce que les chrétiens appellent la vertu
de chasteté. Il ne faut pas confondre la règle chrétienne de chas­
teté avec la règle sociale de pudeur c'est-à-dire la bien­
« »,

séance ou décence. La règle sociale de bienséance a prescrit


quelle portion du corps humain pouvait être exposée, de quels
sujets et dans quels termes on pouvait s'entretenir, selon les
coutumes d'un milieu social donné. Ainsi, alors que la règle de
chasteté est la même pour tous les chrétiens de tous les temps,
la règle de bienséance change. Une jeune fille des îles du
Pacifique quasiment nue et une dame de l'ère victorienne dans
son amoncellement de vêtements peuvent toutes deux être
« prudes convenables, ou décentes selon les normes de leur
»,

propre société. Et toutes deux, d' après ce qu' on peut conclure


de leur tenue vestimentaire, peuvent être également chastes (ou
également impudiques). Certaines expressions qu'utilisaient les
femmes chastes au temps de Shakespeare ne pouvaient être
proférées que par une femme dévergondée au dix-neuvième
siècle. Lorsque les gens rompent la règle de pudeur en usage à
leur époque et dans leur milieu, si leur intention est d'exciter
leur propre concupiscence ou la convoitise chez les autres, ils
offensent la chasteté. Mais s'ils la violent par ignorance ou
insouciance, ils ne sont coupables que de mauvaises manières.
Quand -et c'est souvent le cas- ils la violent par défi, afin de
choquer ou embarrasser autrui, ils ne sont pas forcément impu­
diques mais manquent de charité. Prendre un malin plaisir à
mettre les autres mal à l'aise ne révèle-t-il pas un manque de
charité ? Je ne pense pas qu' une norme de pruderie stricte ou
tâtillonne soit une preuve de chasteté ou une incitation à la res-
1 06 Les fondements du christianisme

pecter. J'estime comme une bonne chose l'assouplissement et


la simplification de cette règle qui sont apparus au cours de
mon existence. Sa phase actuelle d'évolution présente toutefois
l'inconvénient que les personnes d'âge et d'éducation différents
ne reconnaissent pas les mêmes règles et se sentent un peu
perdues. Tant que dure cette confusion, je pense que les per­
sonnes âgées, ou « à la vieille mode », devraient veiller à ne pas
prétendre que les jeunes ou « les émancipés » sont corrompus
alors qu' ils ne sont (selon les normes périmées) qu'inconve­
nants. En retour, les jeunes ne devraient pas appeler leurs aînés
ridicules ou puritains, sous prétexte qu' ils n'adoptent pas spon­
tanément les nouvelles modes. Le désir sincère de croire le
maximum de bien des autres et de les mettre à l'aise autant que
possible résoudra la plupart des problèmes.
La chasteté est la plus impopulaire des vertus chrétiennes.
Aucune dérogation n' est permise. La règle chrétienne est :
« soit le mariage avec fidélité absolue au conjoint, soit l' abs­
tinence totale ». Or c 'est si difficile et si contraire à nos ins­
tincts que, manifestement, le christianisme a tort, ou notre
instinct sexuel -tel qu' il est maintenant- s' est déréglé. L' un
ou l' autre. En tant que chrétien, j ' opte naturellement pour une
perversion de l' instinct.
J'ai cependant d' autres raisons pour appuyer ma thèse. Le
but biologique de l'instinct sexuel est la procréation, tout
comme le but biologique de manger est la réparation des forces
corporelles. Or si nous mangeons chaque fois que nous en
avons envie et aussi copieusement que nous voulons, il est bien
certain que la plupart d'entre nous mangeront trop, certes, mais
pas exagérément. Un homme peut manger pour deux mais pas
pour dix. L' appétit dépasse un peu son but biologique mais
jamais démesurément. Si un solide jeune homme satisfait son
appétit sexuel chaque fois qu' il en a envie, et en prenant
comme hypothèse que chaque rapport produise un bébé, en dix
ans il pourrait aisément peupler un petit village. Cet appétit est
un excès ridicule et déraisonnable de sa fonction sexuelle.
Présentons la chose différemment. On peut réunir une large
La morale sexuelle 1 07

audience pour voir une fille se déshabiller sur scène. Supposons


maintenant que vous alliez dans un pays où, au lieu d'une
séance de strip-tease, on remplisse un théâtre en présentant sur
scène un plat recouvert. Le couvercle serait soulevé pour que
chacun voie, avant l'extinction des feux de la rampe, une côte­
lette de mouton ou une tranche de rosbif : ne penseriez-vous
pas que dans ce pays, la notion d'appétit est détraquée ? De
même, quiconque élevé dans un monde différent du nôtre pen­
serait que notre instinct sexuel est particulièrement bizarre.
Un critique a déclaré que s'il découvrait un pays dans
lequel de tels actes de strip-tease alimentaire étaient popu­
laires, il en conclurait que le peuple de ce pays mourait de
faim. Il voulait dire, dans ce cas, qu'un tel phénomène de
strip-tease résulterait non d' une corruption sexuelle mais
d'une faim sexuelle. En accord avec lui, je dirais que si en
quelque lointaine contrée nous trouvions des actes similaires
très populaires à propos de côtelettes de mouton, l'une des
explications plausibles pourrait être la famine. Mais l' étape
suivante serait d' étayer notre hypothèse en découvrant si, en
fait, on consomme peu ou beaucoup de nourriture dans ce
pays. Si d' évidence une nourriture abondante était absorbée,
il nous faudrait alors abandonner l'hypothèse de la famine et
orienter nos recherches dans une autre voie. De même, avant
d' accepter l' idée que la fringale sexuelle soit la cause de
pareilles démonstrations, il nous faudrait prouver sans
conteste que notre époque connaît davantage d' abstinence
sexuelle que celles où le strip-tease était inconnu.
Indubitablement, une telle évidence n' existe pas. Les contra­
ceptifs ont rendu l' acte sexuel beaucoup moins lourd de
conséquences dans le mariage et bien plus sûr en dehors du
mariage qu' auparavant ; l' opinion publique est moins hostile
à l' union libre et même à la perversion qu' elle ne l'a été
depuis l' époque des païens. Pas davantage, l' hypothèse de la
« fringale n' est la seule qu' on puisse imaginer. Chacun sait
»

que l' appétit sexuel, comme tous les autres, s' accroît si l'on
s'y abandonne. Les affamés pensent sans doute beaucoup à la
1 08 Les fondements du christianisme

nourriture, mais les gloutons aussi ; les repus, aussi bien que
les affamés, aiment l'émoustillement.
Et voici le troisième point. Vous trouvez très peu de gens
qui veulent manger des produits non comestibles, ou désireux
d'utiliser la nourriture à d'autres usages que le manger.
Autrement dit, les perversions de l 'appétit, concernant la
table, sont rares. Mais les perversions de l'instinct sexuel sont
nombreuses et effrayantes, difficiles à guérir. Je suis gêné
d' avoir à entrer dans tous ces détails, mais je le dois car vous
et moi, pendant ces dernières décennies, avons été abreuvés
quotidiennement de mensonges tenaces concernant la sexua­
lité. On nous répète, j usqu'à satiété, que le désir sexuel est de
même nature que n' importe quel autre désir : si seulement
nous abandonnions la vieille idée stupide de l' époque victo­
rienne de le réduire au silence, tout serait délicieux ! Ce n' est
pas le cas. Dès l'instant où vous considérez les faits, en dépit
de la propagande, vous vous rendez compte qu' il n'en est rien.
On nous dit que la sexualité est devenue un gâchis parce
qu'elle a été calomniée. Mais, pendant ces trente dernières
années, elle n'a pas été combattue. On a jacassé à son propos
tout au long du jour. Si l'étouffement avait été la cause de tout
ce trouble, une ventilation aurait rétabli l'ordre normal. Or elle
n'a rien changé. Je pense qu'il faut envisager la question autre­
ment. Je crois qu' à l'origine, la race humaine a contrôlé cet ins­
tinct sexuel parce qu' il était devenu anarchique. Les gens
modernes proclament sans cesse : « Il n'y a pas lieu d' avoir
honte du sexe Par là ils peuvent avoir deux pensées en tête.
».

Tout d' abord : « Pas de raison d'avoir honte du fait que la race
humaine se reproduit d'une certaine façon, ni que l'acte
procure une jouissance ». Si c'est bien là leur idée, ils ont
raison. Le christianisme dit de même. Ce n'est pas dans l' acte
ni dans le plaisir que réside le problème. Les vieux prédicateurs
chrétiens précisaient que, sans la chute originelle de l'homme,
le plaisir sexuel, au lieu d'être amoindri comme maintenant,
serait en réalité plus grand. Et si quelques chrétiens à l' esprit
confus décrétèrent que le christianisme jetait le discrédit sur la
La morale sexuelle 1 09

sexualité, le corps ou la jouissance, ils avaient tort. Le christia­


nisme est presque la seule des religions qui exalte le corps,
croit que la matière est bonne et, que Dieu lui-même a revêtu
un jour un corps humain. De plus, une certaine forme corpo­
relle nous sera donnée au ciel et constituera une part essentielle
de notre bonheur, de notre beauté et de notre énergie. Le chris­
tianisme a glorifié le mariage plus que toute autre religion.
Quasiment toute la plus belle poésie d'amour dans le monde
est l' œuvre de chrétiens. Si quelqu'un a dit que le sexe, en soi,
est mauvais, le christianisme le contredit sur-le-champ.
D' autre part, quand les gens affirment : Aucune raison
«

d' avoir honte du sexe », ils peuvent signifier : Le stade


«

auquel l' instinct a évolué maintenant n'a rien de honteux ». Si


telle est vraiment leur pensée, je crois qu' ils ont tort. J' estime
qu'il y a vraiment lieu d'en être honteux. Si la moitié du genre
humain faisait de la nourriture l'intérêt primordial de sa vie et
passait son temps à la contempler tout en bavant et en se pour­
léchant les babines, ce serait une honte. Cependant, il n ' est
pas honteux de savourer de la nourriture. Je n ' avance pas que
vous et moi soyons individuellement responsables de la situa­
tion présente. Nos ancêtres nous ont transmis sur ce point des
appétits pervertis et nous grandissons entourés d' une propa­
gande en faveur de l' impudicité. Certains individus veulent
enflammer en permanence notre instinct sexuel pour nous
soutirer de l' argent, parce que, évidemment, un homme
obsédé offre peu de résistance à la tentation. Dieu connaît
notre situation, il ne nous jugera pas comme si nous n' avions
pas eu de difficultés à vaincre. Mais ce qui compte, c' est la
sincérité et la persévérance de notre volonté à les surmonter.
Pour être guéri, il nous faut préalablement le vouloir, et
ceux qui vraiment demandent du secours l'obtiendront. Pour
beaucoup de gens modernes, cependant, le souhait reste diffi­
cile. Il est aisé de se persuader qu' on veut quelque chose sans
que s' engage notre volonté. Il y a fort longtemps, un chrétien
célèbre nous a raconté qu' adolescent il priait constamment
pour rester chaste. Cependant, il prit conscience des années
1 10 Les fondements du christianisme

plus tard que lorsque ses lèvres murmuraient : « Ô S eigneur,


rends-moi chaste », son cœur secrètement ajoutait : « mais j e
t ' en prie, pas tout d e suite ». Nos prières réclamant les vertus
qui nous manquent ne sont-elles pas souvent ainsi ?
Trois raisons sont néanmoins à considérer, non seulement
pour désirer, mais pour observer une chasteté totale.
Tout d' abord, notre nature faussée et toute la publicité en
faveur de la luxure s 'unissent pour nous faire croire que les
désirs sexuels auxquels nous résistons sont si « naturels », si
« saints » et si raisonnables, qu' il est presque pervers et anormal
de leur résister. Affiche après affiche, film après film, roman
après roman, les démons tentateurs associent la notion d' indul­
gence sexuelle aux idées de santé, moralité, jeunesse, franchise
et bonne humeur. Or ce rapprochement est un leurre. Comme
tout mensonge puissant, il se fonde sur une vérité, admise plus
haut : la sexualité en soi (hormis les excès et les obsessions qui
grouillent tout autour) est « normale » et « saine ». Tout le bla­
blabla ou le mensonge est dans la suggestion que toute tentation
sexuelle qui vous survient à un moment donné est saine et
normale. Or quel que soit le point de vue adopté, en dehors de
toute notion chrétienne, ce ne peut être qu' un non-sens.
Capituler devant tous nos désirs conduit manifestement à l' im­
puissance, à la maladie, aux jalousies, aux mensonges, à la dis­
simulation et à l ' opposé même de la santé, la bonne humeur ou
la franchise. Pour toutes joies, des contraintes s' ;vèrent néces­
saires en ce bas monde, car la prétention qu' a tout désir d' être
sain et raisonnable, aussi puissant soit-il, n'a aucune valeur.
Chaque individu sain d' esprit et civilisé doit disposer d'un
ensemble de principes en fonction desquels il choisit de rejeter
certains de ses désirs pour en valoriser d' autres. Un hommé
peut réagir ainsi selon ses principes chrétiens, ou des principes
d'hygiène ; un autre le fera d' après des principes sociologiques.
Il n ' y a pas de conflit véritable entre le christianisme et « la
nature », mais bien entre les principes chrétiens et nos pulsions
naturelles. À moins que vous teniez à ruiner votre vie, celles-ci
doivent être contrôlées. Les principes chrétiens sont, de l ' avis
La morale sexuelle 111

général, plus stricts que les autres, mais nous pensons que nous
recevons une aide divine pour leur obéir. /
En second lieu, beaucoup de gens estiment qu' il est impos­
sible de se conformer aux principes de la chasteté chrétienne.
Mais lorsqu' il s ' agit d'entreprendre quelque chose, on ne doit
pas toujours l' envisager en fonction du succès ou de l' insuc­
cès. Confronté à une épreuve facultative dans un examen, le
candidat se demande s ' il doit la traiter ou non. Tel n' est pas le
cas d' une question obligatoire, pour laquelle il faut répondre
de son mieux. Il se peut que vous récoltiez quelques points
pour une réponse très imparfaite, mais vous aurez un zéro si
vous rendez page blanche. Non seulement au cours d'un
examen, mais dans une ascension, dans l ' apprentissage du
patinage, de la natation, du cyclisme, en boutonnant avec des
doigts gourds un col empesé, les gens font très souvent ce qui
leur semblait impossible. C ' est merveilleux ce qu' on peut réa­
liser quand on y est obligé !
Comme on ne peut atteindre la parfaite charité envers les
autres par nos efforts humains, il est tout aussi sûr qu' on n'at­
teindra jamais la chasteté parfaite. Il faut demander l' aide de
Dieu. « Mais je l ' ai déjà fait », me direz-vous, « et aucun_
secours neÏÜ'a été donné ». Que cela ne vous troub!e pas. Aprè_s__
chaque échec, implorez le pardon, reprenez courage et essayez
à nouveau. Très souvent, le secours que nous offre Dieu tout
d�d n' est" pas laveffilêile-m�Il).e_ mai_s !� puissance d'eS­
sayer a nouveau. Aussi import�nte gue soit la chas�_
courage, la dr01ture ou toute autre vertu- ce proc_essus constit.!:1�,
une éducation de lâme bien plus importante encore. Elle efface
nos illusions sur nous-mêmes et nous enseigne à dépendre de
�ieu. Nous apprenons d'une part que nous ne pouvons avoir
confiance en nous-mêmes à nos meilleurs moments et, d' autre
part, que nous ne devons pas désespérer aux pires moments car
nos échecs sont pardonnés. La seule attitude fatale serait de ne
plus rechercher la perfection.
Troisièmement, les gens méconnaissent l' enseignement de
la psychologie au sujet des « refoulements ». Elle nous
1 12 Les fondements du christian;sme

apprend que la sexualité « refoulée » est dangereuse. Mais


« refoulé » est ici un terme technique ; il ne signifie pas « sup­

primé » dans le sens de « nié » ou « combattu » . Un désir ou


une pensée refoulés sont repoussés dans le subconscient
(généralement à un âge tendre) et ne ressurgissent dans l' es­
prit que sous une forme déguisée et méconnaissable. La
sexualité refoulée n' apparaît pas au patient comme telle.
Lorsqu' un adolescent ou un adulte sont en train de résister à
un désir conscient, ils n ' ont pas à craindre le danger de créer
un refoulement ou d'y croire. Au contraire, ceux qui sérieuse­
ment s' efforcent d' atteindre la chasteté sont plus conscients
de leur propre sexualité et en savent souvent bien plus que
quiconque. Ils en arrivent à connaître leurs désirs comme
Wellington les pensées de Napoléon, ou Sherlock Holmes1
celles de Moriarty. Comment un chasseur de rats ne se laisse
pas abuser par les rats ; ou un plombier par les fuites d' eau.
On peut penser que la vertu même, celle qu'on désire acqué­
rir, apporte la lumière ; le laisser-aller fait naître le brouillard.
En fin de compte, bien que j ' aie dû parler assez longuement
du sexe, je veux souligner sans ambiguïté que le centre de la
morale chrétienne n' est pas là. Quiconque estime que les
chrétiens considèrent l' impudicité comme le vice suprême a
complètement tort. Les péchés de la chair sont mauvais mais
ils sont les moindres de tous. Les pires jouissances sont toutes
purement spirituelles et se caractérisent par le plaisir de
mettre autrui dans son tort, de régenter, de patronner, de jouer
les trouble-fête, de médire, de se complaire dans les plaisirs
du pouvoir et de la haine. Car il y a deux pulsions en moi, le
moi animal et le moi démoniaque qui rivalisent avec le moi
humain que je m' efforce de devenir. Le moi démoniaque est
le pire des deux. C ' est pourquoi un prétendu vertueux, froid et
imbu de lui-même, assidu aux cultes, peut-être bien plus près
de l' enfer qu ' une prostituée. Mais il vaut mieux n' être ni l'un
ni l' autre.

1 Personnage des romans de Conan Doyle, type du détective amateur.


,

LE MARlAGE CHRETIEN

Le chapitre précédent était plutôt négatif. J ' ai traité de ce


qui cloche dans l ' instinct sexuel chez l'homme, mais j ' ai dit
très peu de choses sur l' aspect moral qui l' anime et qui se
situe dans le mariage chrétien. Deux raisons m'incitent à ne
pas m' étendre trop longuement sur le mariage. La première
est que les doctrines chrétiennes sur ce sujet sont extrême­
ment impopulaires. La seconde est que n ' ayant jamais été
marié, je ne peux parler que par ouï-dire1 • Je me rends néan­
moins compte que je puis difficilement laisser le sujet de côté
dans une étude de la morale chrétienne.
L'idée chrétienne du mariage se fonde sur les paroles du
Çhrist qu' un homme et sa femme doivent - être considérés
comme un seul être. C' est le sens de l ' expression « une seule
chair ». Ce n' est d' ailleurs pas un simple concept qu' aurait
affirmé le Christ, mais bien plutôt une réalité que partagent les
chrétiens, tout comme guelgu' un énonce un fait en disant
qu' une serrure et sa clé ne constituent qu' un mécanism�_, ou
qu' un violon et son archet qu' un seul instrument. L' inventeur
de la machine humaine affirmait que ses deux parties, mâle et
femelle, étaient faites pour se souder en une paire, pas simple­
ment sur le plan sexuel, mais dans une union intégrale. Où se
situe l' anomalie des rapports sexuels hors du mariage ? Dans
le fait que ceux qui s'y complaisent tentent d' isoler un des
aspects de l' union (l' aspect sexuel) de ceux prévus pour l ' ac­
compagner et constituer la véritable union totale. L' attitude
chrétienne n'implique rien qui soit répréhensible en soi dans

( ! ) Il s'est marié depuis.


1 14 Les fondements du christianisme

le plaisir sexuel, pas plus que dans le plaisir de manger. Il


s ' agit simplement de ne pas isoler ce plaisir pour l 'ériger en
désir impératif et égocentrique, comme on essaierait en
quelque sorte de savourer le goût d ' un mets sans l ' avaler ni le
digérer ou de mâcher la nourriture pour la recracher ensuite.
Selon le christianisme, le mariage lie deux êtres pour la vie.
Il existe, naturellement, une différence entre les diverses
confessions. Certains n' admettent pas le divorce ; d' autres le
permettent à contre-cœur dans des cas spécifiques. Il est
regrettable que les chrétiens soient en désaccord sur un tel
sujet ! Mais voici une remarque importante pour un laïc ordi­
naire : contrairement à l ' opinion répandue dans la société, les
diverses confessions sont d' accord au sujet du mariage bien
plus que sur toute autre question. Je m' explique. Toutes consi­
dèrent le divorce comme une vivisection, une espèce d' opéra­
tion chirurgicale. Quelques Églises estiment l' opération si
violente qu' elle ne saurait être entreprise ; d' autres, dans des
cas extrêmes l' admettent comme un remède désespéré. Toutes
cependant conviennent que ceci ressemble davantage à l ' am­
putation de deux jambes qu' à la dissolution d' une société
anonyme ou la désertion même d'un corps d' armée.
Toutes réprouvent l ' idée actuelle qu' il s' agit d' un simple
remaniement de partenaires, utile chaque fois que les époux
n' éprouvent plus d' amour réciproque, ou que l ' un d'eux
s' éprend d' une tierce personne. Avant d' étudier la conception
moderne du mariage et des rapports qu'il établit avec la chas­
teté, considérons toutefois ceux qu' il pourrait avoir avec une
autre vertu qu' on appelle la justice. La justice, comme je l ' ai
dit plus haut, inclut le respect des promesses. Or quiconque
s' est marié à l' église a fait une promesse publique solennelle
d' être lié à vie avec son partenaire. Le devoir de respecter
cette promesse n ' a aucun rapport spécial avec la morale
sexuelle et se situe dans la même optique que toute autre pro­
messe. Si, comme nos contemporains nous le répètent sans
cesse, le désir sexuel est exactement comme tous les autres, il
doit être traité de la même façon ; si l' assouvissement de nos
Le mariage chrétien 1 15

désirs divers est contrôlé par nos promesses, il ne saurait y


échapper. Si, comme je le pense, il ne ressemble pas aux
autres désirs mais s' excite de façon morbide, alors nous
devrions être spécialement attentifs à ne pas lui permettre de
nous entraîner dans la mauvaise voie.
À ceci, quelqu' un peut répondre qu' il considérait la pro­
messe prononcée dans l ' église comme une simple formalité et
qu' il n ' a jamais eu l ' intention de la tenir. Qui donc, alors,
essayait-il de tromper quand il l ' a faite ? Dieu ? Ce serait ridi­
cule. Lui-même ? Ce ne serait guère plus sage. L' épouse, ou
le garçon d'honneur ? Les beaux-parents ? Trahison. Le plus
souvent, je pense, le couple (ou l ' un d' eux) espérait tromper
son public. Chacun veut la respectabilité attachée au mariage,
sans avoir l ' intention de payer le prix. En d' autres termes, ce
sont des imposteurs ; ils trichent ! S ' ils se satisfont de triche­
ries, je n'ai rien à leur dire. Qui exigerait la dure et haute obli­
gation de chasteté de gens qui n ' ont pas eu l' intention d' être
plus honnêtes ? S ' ils ont maintenant recouvré leur sens et
désirent se racheter, la promesse déjà faite les contraint. Et
ceci, voyez-vous, s' inscrit dans le contexte de la justice et non
de la chasteté. Si des individus ne croient pas à l' indissolubi­
lité du mariage, peut-être vaudrait-il mieux qu' ils vivent en
concubinage plutôt que de prononcer des vœux qu' ils n' ont
pas l' intention de respecter. Il est vrai qu' en vivant ensemble
hors mariage ils se rendent coupables (aux yeux des chrétiens)
de fornication. Mais on ne répare pas une faute en y ajoutant
le parjure.
L' idée qu ' « être amoureux » est la seule raison pour rester
mariés n' engage en rien le mariage comme contrat ou pro­
messe. Si l' amour est le seul critère, alors la promesse ne peut
rien ajouter. Si elle n'ajoute rien, pourquoi donc la prononcer ?
Chose curieuse, les amoureux eux-mêmes, tant qu' ils sont liés
par 1' amour, connaissent bien mieux cette réalité que les
encenseurs de l' amour. Ceux qui s' aiment ressentent l' inclina­
tion naturelle de se lier par des promesses. Les chants d' amour
sont, par le monde entier, des vœux d' éternelle fidélité. La loi
1 16 Les fondements du christianisme

chrétienne n' impose pas à la passion amoureuse quelque


chose d' étranger à la nature propre de la passion ; elle exige
des amoureux une réflexion sérieuse sur cet engagement que
leur propre passion les pousse à formuler.
Naturellement, la promesse d'être fidèle faite quand et
parce que je suis amoureux, m' oblige à être conséquent même
si je cesse d' aimer. Une promesse doit avoir pour objet
quelque chose que je puis faire, qui soit aussi tangible que des
actes. Personne ne peut promettre la continuité d ' un sentiment
dans une voie donnée ; on pourrait aussi bien promettre de ne
jamais avoir mal à la tête ou d ' avoir toujours faim. Mais on
peut se demander s ' il est utile de maintenir deux personnes
liées si elles n' éprouvent plus d' amour réciproque. Il y a là
plusieurs raisons sociales solides à exposer : 1 ) fournir un
foyer aux enfants, 2) protéger la femme (qui a probablement
sacrifié ou compromis sa carrière en se mariant), 3) lui éviter
d' être rejetée chaque fois que l' homme est lassé d'elle. Mais
il existe une autre raison que j ' estime plus valable encore,
bien que l ' explication s ' avère difficile.
Elle est difficile par le fait que tellement peu de gens com­
prennent que, lorsque B est meilleur que C, A peut être
encore meilleur que B . Ils aiment penser en termes de bon
ou mauvais, et non en termes de bon, meilleur ou le meilleur,
mauvais, pire ou le pire . Prenons un exemple. Plusieurs
aimeraient connaître votre opinion sur le patriotisme. Sans
doute allez-vous répliquer qu ' il est bien meilleur que
l ' égoïsme individuel, mais moindre que la charité univer­
selle, à laquelle il devrait toujours céder le pas quand les
deux s' affrontent. Cette réponse laisserait vos interlocuteurs
insatisfaits, tant ils vous trouveraient évasifs. Ils pourraient
tout autant persévérer et vous demander vos opinions sur le
duel. Si vous répliquez qu ' il est bien mieux de pardonner à
un homme que de le provoquer en duel, ils s ' éloigneront,
convaincus que vous ne leur donnez pas la réponse correcte.
En effet, un duel pourrait être, selon vous, préférable à une
inimitié de toute une vie jalonnée d ' efforts secrets pour
Le mariage chrétien 1 17

« abattre l 'homme ». J' espère que nul ne commettra cette


erreur au sujet de ce que je vais exposer maintenant.
Ce que nous appelons « être amoureux » est un état radieux
et, sous maints aspects, bénéfique pour nous. Il contribue à
nous rendre généreux et courageux. Il aide nos yeux à s ' ou­
vrir non seulement sur la beauté de la bien-aimée, du bien­
aimé mais sur toute autre beauté ; il laisse même en retrait
(spécialement au début) notre sexualité exclusivement
animale. Dans ce sens, l ' amour est le grand vainqueur de la
luxure. Personne, d' après l' expérience de ses sens, ne peut
nier qu' être amoureux est bien meilleur que la sensualité
commune ou l' égocentrisme glacé. Mais comme je l ' ai écrit,
l' attitude la plus dangereuse qu' on puisse avoir, est de suivre
une pulsion de sa propre nature et de l ' ériger en désir à satis­
faire à tout prix. Être amoureux est une bonne chose, mais ce
n' est pas la meilleure. Si bien des choses lui sont inférieures,
beaucoup d' autres lui sont supérieures ! Vous ne pouvez faire
de l' amour la base d' une existence entière. C' est un noble
sentiment, mais ce n' est qu' un sentiment. Or, on ne peut se
fier à un sentiment pour qu' il garde sa pleine intensité, ou
qu' il résiste même à l' atteinte du temps . La connaissance peut
durer, les principes aussi, les habitudes également, mais les
sentiments naissent et meurent. En fait, quoiqu' en disent les
gens, « la condition amoureuse » ne dure généralement pas. Si
la classique conclusion des contes de fées « ils furent heureux
toujours » est interprétée comme : « pendant les cinquante ans
qui suivirent ils éprouvèrent exactement le sentiment qu' ils
ressentaient le jour précédant leur mariage », alors ce ne fut
probablement jamais le cas et ce serait même très indésirable
si c' était vrai. Qui pourrait supporter de vivre dans une telle
tension, même pendant cinq ans ? Qu' adviendrait-il de votre
travail, votre appétit, votre sommeil, ou vos amis ?
Naturellement, cesser d' être amoureux n'implique pas cesser
d' aimer. L' amour -distinct du fait d' « être amoureux »- n ' est
pas dans ce sens simplement un sentiment. C ' est une unité
profonde, maintenue par la volonté et délibérément renforcée
1 18 Les fondements du christianisme

par l' habitude, réconfortée (dans le sens chrétien) par la grâce


que les deux conjoints demandent à Dieu et qu' ils reçoivent.
Ils peuvent posséder cet amour mutuel même à ces moments
où ils n' éprouvent aucun attrait réciproque. Tout comme on
s' aime soi-même alors même qu' on se prend en dégoût. Ils
peuvent préserver cet amour même quand chacun pourrait
aisément, s ' il se le permettait, tomber « amoureux » d'une
tierce personne. « Être amoureux » les a tout d ' abord conduits
à se jurer fidélité ; cet amour plus paisible leur permet de
garder leur promesse. C ' est par cet amour que fonctionne le
moteur du mariage ; « être amoureux » fut l ' étincelle provo­
quant le démarrage.
Si vous n' êtes pas d' accord avec moi, vous direz naturelle­
ment : « il n'y entend rien, il n' est pas marié ». Et peut-être
aurez-vous raison. Mais avant d' avancer cet argument, soyez
sûr de me juger vraiment en connaissance de cause d' après
votre expérience et par l' observation de vos amis. Non d' après
les idées que vous ont inspirées romans et films. Notre expé­
rience est imbibée des livres, des pièces de théâtre, et du
cinéma. Démêler les choses que notre vie personnelle nous -a
vraiment apprises requiert donc de la patience et du temps.
On puise dans les livres l' idée qu ' en épousant la personne
bien choisie, on peut s ' attendre à rester « amoureux » à
jamais. Mais la suite est décevante quand les époux décou­
vrent le contraire, ils pensent que la preuve est faite de l' er­
reur commise. Ils ont le droit, pensent-ils alors, de changer de
partenaire. Ils ne se rendent pas compte que lorsqu ' ils auront
effectué ce transfert, l' enchantement s' éloignera de ce nouvel
amour de la même façon qu ' il avait déserté l' ancien. Dans ce
domaine de la vie comme dans tout autre, les frémissements
d' émotion du début ne durent pas. L'exaltation qu'un garçon
ressent à sa première idée de piloter un avion ne persistera pas
quand il aura rejoint une escadrille et affrontera les arcanes du
pilotage. L' émerveillement que vous éprouvez en voyant pour
la première fois un lieu splendide s ' éteint quand vous êtes
amené à y vivre. Mais cela signifie-t-il pour autant qu' il vaille
Le mariage chrétien 1 19

mieux ne pas apprendre à piloter un avion et ne pas demeurer


en un lieu merveilleux ? En aucune façon. Dans les deux cas,
si vous approfondissez le sujet, la disparition de la première
exaltation sera compensée par un type d' intérêt plus tranquille
et plus durable. Qui plus est (je peux difficilement trouver les
mots pour vous dire l ' importance que j ' y attache), c' est juste­
ment les êtres prêts à se soumettre à la perte de l' exaltation et
à s' installer dans un concept plus sobre, qui, probablement,
éprouveront de nouveaux frissons d' intérêt dans quelque
direction tout à fait différente. L' homme ayant appris à voler,
bon pilote, comprendra soudain « la musique » ; l' homme qui
s ' est établi dans le lieu merveilleux y découvrira les plaisirs
du jardinage.
C ' est, je le pense, un aspect de ce que le Christ affirmait en
disant qu' une chose ne vivra pas réellement à moins qu' elle
ne meure d' abord. Ep vérité il n' est pas bon d' essayer de
nourrir une exaltation ; c ' est le pire qu' on puisse faire.
Laissez cette exaltation s' atténuer -laissez-la s' évanouir- tra­
versez cette période de mort pour atteindre un centre d' intérêt
==:
=:..:
:.::.
:.:.:
...: ;;::;.=
...: =:::.
..::.
.::: ;_::;
.:: ;;:;:;:
::.=�-=���= =���- -

i?Tu s calme et un nouveau bg�r. Vous découvrirez alors que


vous vivez de façon constante dans un monde de nouveaux
tressaillements. Mais si vous décidez de faire des exaltations
votre régime quotidien en essayant de les prolonger artificiel­
lement, elles deviendront de plus en plus faibles, de moins en
moins nombreuses. Pour le reste de vos jours, vous serez un
vieil homme désabusé. C ' est parce que si peu de gens le com­
prennent que vous voyez tant d' hommes et de femmes d ' âge
moyen se lamenter sur leur jeunesse perdue, alors même que
de nouveaux horizons apparaissent et de nouvelles portes
s' ouvrent. Il est bien plus amusant d' apprendre à nager que de
s' efforcer inlassablement (et sans espoir) de retrouver le sen­
timent éprouvé quand, pour la première fois, le petit garçon
que vous étiez a pagayé dans un canot.
Une autre notion que nous tenons des romans et du théâtre
est que « devenir amoureux » est un fait irrésistible qui vous
assaille comme la rougeole. C ' est pourquoi certains conjoints
1 20 Les fondements du christianisme

tombent dans le panneau et abandonnent, quand ils sont


attirés par une nouvelle connaissance. Mais je suis enclin à
croire que ces passions irrésistibles sont bien plus rares dans
la vie que dans les livres. Quand nous rencontrons une per­
sonne belle, intelligente et sympathique, nous devrions, en un
sens, admirer et aimer ses bonnes qualités. Mais n' est-ce pas
l' apanage de notre choix que cette attirance se change ou non
en ce que nous appelons « tomber amoureux » ? Sans nul
doute, si notre esprit est saturé de romans, de pièces de théâtre
ou de fleurs bleues et notre corps imbibé d' alcool, nous trans­
formerons tout sentiment en cette sorte d' amour. De la même
façon une fondrière sur votre sentier canalisera toute l' eau de
ruissellement. Si vous portez des lunettes bleues, tout ce que
vous verrez sera bleu, par votre propre faute.
Avant d' abandonner la question du divorce, j ' aimerais
établir la distinction entre deux notions trop souvent confon­
dues. La conception chrétienne du mariage en est une, l ' autre
est tout à fait différente : jusqu ' à quel point les chrétiens, s ' ils
sont électeurs ou représentants du peuple, doivent-ils imposer
leur vue du mariage au reste de la communauté en la codifiant
par des lois relatives au divorce ? Bon nombre de personnes
pensent que si l ' on est chrétien, on doit essayer de rendre le
divorce difficile pour tous. Je ne suis pas de cet avis. Tout
comme il serait mal venu que les Mahométans empêchent le
reste de l' humanité de boire du vin, les églises devraient fran­
chement reconnaître que la majorité des Français ne sont pas
chrétiens et qu ' on ne saurait donc attendre d' eux qu' ils
mènent une vie chrétienne. Il doit y avoir deux types distincts
de mariage : l ' un érigé par l ' État avec des règles appliquées à
tous les citoyens, l' autre établi par l' Église avec des règles
imposées à ses propres membres. La distinction devrait être
très nette, de sorte qu ' on sache quels couples sont unis reli­
gieusement et lesquels ne le sont pas.
En voici assez sur la doctrine chrétienne concernant l' indis­
solubilité du mariage chrétien. Il nous reste à traiter un point
encore plus impopulaire. Les épouses chrétiennes promettent
Le mariage chrétien 121

obéissance à leur mari. Dans le mariage chrétien l' homme,


dit-on, est le « chef » de famille. Il est évident que deux ques­
tions se posent aussitôt :
1 ) Pourquoi devrait-il y avoir un chef - pourquoi pas
l' égalité ?
2) Pourquoi l'homme serait-il le chef ?

1 ) La nécessité d ' un chef découle de la permanence du


mariage. Aussi longtemps que mari et femme s ' entendent, il
est inutile d' évoquer la nécessité d'un chef. Mais lorsque
surgit un désaccord profond, la question se pose. Que feraient
des époux qui, malgré plusieurs discussions n' arriveraient pas
à s' accorder ? Un vote à la majorité ne déciderait rien, faute
de votants . Pourtant une alternative est possible : ou bien ils
se séparent pour suivre chacun sa propre voie, ou l'un doit
avoir sur l' autre un vote prépondérant. Si le mariage est per­
manent, l' une ou l' autre des parties doit, en dernier ressort,
détenir le pouvoir de décider de la politique familiale. Il ne
peut exister une association permanente sans constitution.
2) S ' il doit y avoir un chef, pourquoi l' homme le serait-il ?
Eh bien ! tout d' abord, est-il profondément souhaité que ce
soit la femme ? Pour autant que je le constate, même une
femme qui veut être le chef de son propre foyer n' admire
généralement guère cette situation lorsqu' elle la découvre
chez ses voisins. Très probablement s' écrie-t-elle aussitôt :
« Pauvre Monsieur X ! Je ne puis imaginer qu' il permette à

cette effarante bonne femme de le mener par le bout du nez ! »


Je ne pense pas pour autant qu ' elle soit flattée des allusions
faites à sa propre direction du ménage. Sans doute y-a-t-il
quelque chose d' anormal concernant la règle de prédomi­
nance de la femme sur le mari, puisque les femmes elles­
même en sont quelque peu honteuses et méprisent les maris
qu' elles gouvernent. Mais il existe aussi une autre raison dont
je parle franchement en tant que célibataire, car on la discerne
mieux de 1' extérieur que de 1' intérieur. Les relations de la
famille envers le monde extérieur -ce que nous pourrions
1 22 Les fondements du christianisme

appeler sa politique étrangère- doivent dépendre en dernier


ressort de l'homme, parce qu' il doit touj ours être (et il l'est en
principe) beaucoup plus juste à l' égard des gens du dehors.
Une femme, instinctivement, défend ses enfants et son mari
contre le reste du monde. Naturellement, et à juste titre, ses
réclamations en ce domaine surclassent, pour elle, toutes les
autres revendications. Elle est en quelque sorte dépositaire de
leurs intérêts. Le rôle du mari est de veiller à ce que cette pré­
férence pour les siens ne domine pas exclusivement. Il a le
dernier mot afin de protéger autrui de l ' intense patriotisme
familial de sa femme. Si quelqu' un en doute, permettez-moi
de poser simplement une question : si votre chien a mordu
l' enfant des voisins, ou si votre enfant a blessé le chien d'à
côté, à qui voudriez-vous de préférence avoir affaire ? Au
maître de maison ou à sa femme ? Si vous êtes une femme
mariée, puis-je vous poser cette question : malgré toute l ' ad­
miration que vous portez à votre mari, ne direz-vous pas que
son principal défaut est de ne pas défendre, contre les voisins,
vos droits et les siens, aussi vigoureusement que vous le sou­
haiteriez ? Le mari, en général, est un conciliateur.
LE PARDON

Dans un chapitre précédent, j ' ai indiqué que la chasteté


était la plus impopulaire des vertus chrétiennes. Mais je ne
suis pas sûr d' avoir raison, car une autre est plus décriée
encore. Elle s' exprime par la règle : « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même ». Car dans la morale chrétienne « le pro­
chain » s' applique tout autant à « l' ennemi » ; c ' est là un bien
terrible devoir que de lui pardonner ! Chacun reconnaît que
l' idée du pardon est merveilleuse, mais combien difficile à
mettre en pratique ! La guerre en est le témoin. Faites mention
du sujet, il est aussitôt accueilli avec colère. Nos compatriotes
pensent-ils qu' il s ' agit d'une vertu trop haute et trop difficile ?
Non, ils la considèrent haïssable et méprisable. Ils ajoutent
même que de tels propos les rendent malades. Que ressentir
effectivement si, Polonais ou Juif, on me suggérait de pardon­
ner à la Gestapo !
C' est bien ce que je demande vraiment. Tout comme le
christianisme m' enjoint de ne pas abjurer ma foi, même pour
échapper à la mort sous la torture, je m ' interroge pour savoir
ce que je ferais en pareille circonstance. Je ne sais ce que je
ferais moi-même -peut-être n' aurais-je pas le courage voulu­
cependant, c ' est là le christianisme. Je ne l ' ai pas inventé.
Nous trouvons au cœur de la doctrine : « Pardonne-nous nos
offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont
offensés ». Pas la moindre suggestion ne nous est fournie,
pour échapper à cette règle. Il est évident que si nous ne par­
donnons pas, nous ne serons pas pardonnés. Il n ' y a pas deux
routes au choix. Ql!_e devons-nous faire ?
Ce sera difficile, sans nul doute, mais je suggère deux atti­
tudes possibles pour nous rendre le pardon plus aisé. C�st
1 24 Les fondements du christianisme

pas par des calculs différentiels ue nous débutons en mathé­


ma 1ques, mais plutôt ar des additions simp es.
nous vou ons réellement (c' est une uestion e vo onté)
pren re a pardonner, eut-être vaudrait-il mieux ne as
co encer par a Gestapo. Pardonnons d' abord au conjoint,
aux parents, aux enfants ou au ser ent de la section, pour leurs
� ou eurs paroles de la semaine écoulée. e serait déjà
suffisant pour le moment. Nous pourrions essayer ensuite de
comprendre exactement ce que signifie aimer son prochain
comme soi-même. Je dois l ' aimer comme je m ' aime, moi. Eh
bien ! comment se manifeste l ' amour que j ' ai pour moi ?
Alors que j ' y réfléchis, je n ' éprouve pas exactement de
l ' amour ou de l ' affection pour moi-même, et je constate que
je ne jouis pas touj ours de ma propre compagnie. « Aimer
son prochain » ne signifie apparemment pas « éprouver de
l ' affection pour lui » ou « le trouver attirant » . J ' aurais déjà
dû m ' en apercevoir car, évidemment, on ne peut éprouver de
l ' affection pour autrui par un effort volontaire. Ai-je une
bonne opinion de moi-même, estimant que je suis un chic
type ? Eh bien ! J ' ai grand-peur de le penser parfois (ce sont
mes pires moments), mais là n ' est pas la raison de mon nar­
cissisme. En fait, il faut prendre les choses à l ' envers :
l ' amour que je me porte me fait croire que je suis un type
bien, mais le penser n ' est pas la raison de cette affection
pour moi-même. Ainsi, aimer mes ennemis ne veut pas dire,
semble-t-il, qu' ils soient gentils. Voilà un immense soulage­
ment, car beaucoup s' imaginent que pardonner aux ennemis
signifie se persuader qu' ils ne le sont pas en réalité, alors
qu ' il est évident qu' ils le sont ! Franchissons un pas de plus.
Dans mes moments de plus claire lucidité, j ' estime non seu­
lement que je ne suis pas un excellent individu, mais que je
suis fort désagréable. Je me remémore avec horreur et
dégoût certains actes que j ' ai accomplis. Aussi, m' est-il
permis d' exécrer et de haïr ceux accomplis par mes ennemis.
Maintenant que j ' y réfléchis, je me souviens des professeurs
chrétiens d ' autrefois m' expliquant que je devais haïr les
Le pardon 1 25

mauvaises actions d ' un homme, mai s non l ' individu lui­


même ; haïr le péché mais pas le pécheur.
Fort longtemps, j ' ai pensé que c ' était là un distinguo
stupide qui coupait les cheveux en quatre. Comment pouvait­
on haïr ce qu' un homme faisait sans haïr l' individu ? Or, bien
des années plus tard, il me vint à l' esprit qu' il y avait un
homme que j ' avais traité ainsi toute ma vie, c 'était moi­
même. Quel qu' ait pu être le dégoût de ma lâcheté, mon
orgueil ou ma cupidité, j ' ai continué à m' aimer sans la
moindre difficulté. En fait, la raison même de ma haine pour
certains de mes actes était justement que j ' aimais l' homme.
Parce que je m' aimais, j ' étais fâché de découvrir que j ' ac­
complissais souvent de viles actions. Le christianisme ne
désire donc pas que nous réduisions d'un atome la haine que
nous éprouvons contre la cruauté et la perfidie. C' est un
devoir de les haïr. Il n'y a pas un mot à supprimer de ce que
nous avons dit à leur sujet ; mais il convient que nous les haïs­
sions de la même manière que nous détestons nos propres
mauvaises actions. �tre navré des multiples fautes de notre
roc ain mais croire touj ours que, d'une façon ou d' une autre,
il en sera guén et re ev1en ra un etre norma .
.
Voilà le test de vénté : supposons qu' un récit d' atrocités
odieuses nous tombe sous les yeux et que l' histoire racontée
ne se révèle pas être aussi véridique ou aussi révoltante
qu ' elle en a l' air. Que nous viendra-t-il alors à l ' esprit ?
Remercier Dieu que ce ne soit pas plus grave que cela ou
vouloir s ' en tenir au premier récit pour le plaisir d' imaginer
des ennemis, parangons de la méchanceté ? Adopter cette der­
nière attitude serait, je le crains, le premier pas d' une
démarche qui, poussée à l' extrême, ferait de nous des démons.
Cela équivaudrait à souhaiter, pourquoi pas, que le noir soit
encore plus noir, ou même que le gris soit noir ou le blanc
noir. Nous serions forcés, en fin de compte, de tout voir en
noir -Dieu, nos amis, nous-mêmes y compris. Tout étant
mauvais à nos yeux, nous ne pourrions même plus, dans notre
univers de pure haine, nous soustraire à cette phobie.
1 26 Les fondements du christianisme

Aimer notre ennemi signifie-t-il ne pas le punir ? Non, car


m' aimer moi-même n'implique point que j e ne me soumette à
quelque punition, à la mort même. Si vous aviez commis un
meurtre, le comportement chrétien serait de vous livrer à la
police et être le cas échéant guillotiné1 • À mon avis, il est donc
parfaitement juste, pour un procureur chrétien, de requérir la
peine de mort, ou, pour un soldat chrétien, de tuer un ennemi.
J ' ai toujours pensé ainsi, même depuis que je suis devenu
chrétien, et bien avant la guerre. Mon opinion reste la même
alors que la paix règne. Il ne sert à rien de citer : « tu ne tueras
point ». Il y a deux verbes grecs : le mot ordinaire tuer et le
terme assassiner. Or, quand le Christ cite ce commandement,
il utilise le mot assassiner dans les trois versions de Matthieu,
Marc et Luc. On m' affirme qu' on retrouve la même distinc­
tion dans l 'hébreu. Tout acte de tuer n' est pas un meurtre, pas
plus que tout rapport sexuel est un adultère. Quand les soldats
vinrent à Jean Baptiste lui demander conseil, il n ' a j amais
suggéré leur démission de l ' armée. Le Christ n ' en dit pas
davantage lorsqu'il rencontra le centurion romain. L'idée du
chevalier -le chrétien en armes pour la défense d' une juste
cause- est l' une des grandes idées chrétiennes. La guerre est
une chose horrible, et bien qu' un pacifiste convaincu ait tort,
à mes propres yeux, j e le respecte pourtant. Je ne puis com­
prendre cette sorte de semi-pacifisme fleurissant de nos jours
qui répand l' idée que, même lorsque la lutte est justifiée, on
ne doit s ' y résoudre qu' avec un visage de carême. Ce senti­
ment prive quantité de j eunes chrétiens aux armées d'un droit
fondamental qui s' intègre tout naturellement au courage -une
sorte de gaieté à tout cœur.
Que serait-il advenu si, pendant la première guerre mon­
diale, moi-même et quelque jeune Allemand nous nous étions
tués simultanément et retrouvés après notre mort ? Je ne peux
m' imaginer que l ' un ou l' autre aurait éprouvé du ressenti-

1 L'ouvrage a été rédigé avant que la peine de mort soit abolie en France.
Le pardon 1 27

ment ou une gêne quelconque. Peut-être même nous serions­


nous réj ouis.
Quelqu' un me répliquera : « Eh bien ! si l ' on a le droit de
condamner les actes de l ' ennemi, le punir ou le tuer, quelle
différence y a-t-il entre la morale chrétienne et tout autre point
de vue ? » Une différence incommensurable. Rappelez-vous
que nous, chrétiens, pensons que l' homme vit éternellement.
Ce qui compte donc vraiment, ce sont ces petites empreintes,
ces spires, au plus profond de son âme, qui le changent à la
longue en une créature céleste ou diabolique. Çertes, nous
pouvons tuer si nécessaire, mais sans haïr, ni jubiler de haine ;
tout comme nous pouvons châtier, sans y trouver du plaisir.
En d' autres termes, c' est le sentiment de rancune et de ven­
geance qui doit être tué en nous. Sans prétendre qu' ils puis­
sent être extirpés à l' instant même de chacun de nous, il nous
faut adopter à leur encontre une démarche particulière.
Chaque fois qu ' une telle tentation montre le bout du nez, jour
après jour, année après année, toute notre vie, il nous faut la
combattre. C'est une tâche difficile, mais la tenter n ' a rien
d' impossible. Comme nous châtions et luttons, essayons
d' éprouver pour l' ennemi les sentiments que nous éprouvons
pour nous-mêmes. Souhaiter qu' il ne soit pas si mauvais,
espérer qu ' il puisse, dans ce monde ou dans l' autre, être guéri
et vouloir son bien. Y�c�u' ent�Qg_k._!E�E �< aimer
.
son ennemi ». Lui souhaiter du bien et non pas éprouVërlln
semblant d'_affectiünoür- lui, ni prétendre qu' il est sympa-
thique aîors qu' il ne J�st NS .
·

· cëïà l.mpliqÜ. eTmo ;âvis, d' aimer les gens qui n' ont rien
d' aimable en eux. Mais a-t-on soi-même quelque chose d ' ai­
mable à présenter en retour ? Vous avez de l' amour pour vous
parce que c' est vous. Or Dieu désire que nous aimions toutes
les créatures pour la même raison ; il nous a donné l' expé­
rience de notre cas comme exemple à suivre. Appliquons
donc cette règle à toute autre créature. La tâche sera plus
facile si nous nous rappelons que c ' est ainsi que Dieu nous
aime ; non en raison de certaines qualités séduisantes que
1 28 Les fondements du christianisme

nous pensons posséder, mais parce que nous sommes des


créatures humaines. Car il n ' y a en vérité rien d' autre à aimer
en nous. Nous nous complaisons tant dans la haine que nous
en priver équivaudrait tout autant à nous priver du plaisir de
fumer ou de boire.
' '

LE GRAND PECHE

Abordons maintenant un aspect de l a morale chrétienne qui


diffère nettement des autres . Il y a un vice dont aucun homme
au monde n' est exempt. Les gens admettent facilement être
désagréables, coureurs de j upons, buveurs ou même frous­
sards, mais bien peu, à l ' exception des chrétiens, s ' accusent
d ' un tel vice et ne montrent la moindre indulgence en décou­
vrant chez autrui ce vice qu ' il s exècrent. Il n ' existe pas de
faute qui rende un individu aussi impopulaire et aucune autre
dont il soit plus inconscient. Plll_s _ç� _ _yjce �portant chez
- - ·

nous, plus il nous dégoûte chez les autre s .


- �vicê� c ' est l ' orgueil o u l a fatuité, dont l a vertu opposée
selon la morale chrétienne, est l ' humilité. Si le cœur de la
morale chrétienne ne réside pas dans notre attitude face à la
sexualité, je peux écrire maintenant que nous sommes parve­
nus à l ' épicentre de la morale. n; après -les. maîtres chrétiens ,

le -vi�� ��ntiel, _ le mal suprême est l ' orguei l . - pudicité,

c�!�re_,_ avid_i�� jyrogn,eri� e�_t<_?��_ J� re_ste_,_ n� sont que ïïlof­
__

sures de puce en comparaison. C ' est l ' orgueil quaraye là vo-ie


à . tous les vicês ef transforma ·1e·- -dia6ïë--en cè-· qu '-iC.est.
�'_S?.rgueiJ�s5_ Ï ; état d' espiiT foialem-ei1t -anti--Dieù.-- -- -
Çroyez-vous que j ' exagère ? Si oui, réfléchissez. Dans l e
paragraphe précédent, j ' ai s ignalé que plus on était
orgueilleux, lus on détestait ce vice chez les autres . Si vous
voulez savoir dans quelle mesure vous êtes orgue1 eux, e
mieux est de vous demander : « A uel oint · · exècre l ' or­
gueil uand un snob m' infli e un affront, u ' on refuse e
me porter la mom re attention , gu ' on interrompt mes
jf opos, qu ' on me traite avec condescendance, ou qu ' on
parade devant moi ? »
------
1 30 Les fondements du christianisme

Le problème, c ' est que l ' orgueil de chacun est en compéti­


tion avec celui d' autrui. Je voulais être le clou de la soirée et
me voilà terriblement vexé qu' un autre le soit à ma place.
Deux moineaux sur un même épi ne sont pas longtemps amis.
Ce qui doit être très clair pour vous c ' est gue l ' orgueil est par
eiSèrî êe êoncurrentiel, alors gue les autres vices n ' entraînent
q u ' accidentel lement la compétition. L' orgueil ne naît pas du
plalSlr de posséder mais plutôt d ' avoir plus que le voisin.
Nous constatons que s i les gens sont fiers d' être riches, intel­
ligents ou beaux, c ' est toujours par rapport aux autres. Si
chacun recevait une part égale de richesse, d' intelligence ou
de beauté, i l n ' y aurait plus aucun motif d ' orguei l . C ' est la
c�araison �rguejlle ux, le plaisir d' ��::_�e_s_S_l}_S
c!�L'!Q_tres. Une fois que l ' élément de compétition a disparu,
l' orgueTiS' enfuit aussitôt. C' est pourquoi l ' orgueil est concur­
rentiel par essence alors que les autres vices ne le sont pas.
L' instinct sexuel peut entraîner une compétition entre deux
hommes s ' ils désirent la même fille, mais c ' est par accident
seulement ; ils auraient pu tout aussi vraisemblablement fré­
quenter deux jeunes filles différentes. Un orgueilleux tâchera
de vous rafler la fille que vous courtisez, non parce q u ' il la
désire, mais pour se prouver qu ' i l vous surclasse. L'avidité
peut mettre des hommes en compétition si le champ de
manœuvres est restreint, mais l ' orguei lleux, même pourvu
bien au-delà de ses besoins essaiera d ' amasser encore davan­
tage, simplement pour affirmer sa puissance. Presque tous les
maux du monde qu ' on attribue à l ' avidité ou à l ' égoïsme sont
réellement, et de loin, les fruits de l ' orgueil .
Passons a u domaine de l ' argent. L' avidité conduit u n indi­
vidu à vouloir de l ' argent pour se payer une plus belle
demeure, de meilleures vacances, une nourriture et des bois­
sons de choix. Mais j usqu ' à un certain point seulement. Quel
mobi l e incite un homme di sposant d ' un revenu de
600 000 francs à vouloir 1 000 000 francs par an ? C ' est l ' or­
gueil et non la convoitise puisque son revenu actuel lui permet
tous les luxes dont un homme peut jouir ; le désir d ' être plus
Le grand péché 131

riche que tout autre i ndividu fortuné et (encore p l u s ) l e désir


de puissance ! La p u i s s ance n ' est-elle pas c e dont l ' orgueil
j ou i t l e p l u s ? Rien n e procure autant à u n homme l ' ivresse de
la supériorité que de pouvoir manœuvrer les autres c omme l e s
soldats de p lomb. Pourquoi donc u n e j o l i e fi l l e répand-el l e l a
souffrance où q u ' e l l e a i l l e en c o l l ectionnan t l e s soupi rants ? I l
ne s ' agit certainement p a s de s o n i n stinct sexuel -ce genre d e
fi l l e e s t très souvent frig ide- m a i s b i e n pl utôt de s o n orgue i l .
Q u ' e st-ce q u i incite un chef politique ou u n e n ation à s ' entê­
ter pour exi ger encore plus ? Enc ore l ' orgue i l . L' org u e i l est en
l u i -même une c ompétition ; c ' est pourquoi il va touj ours p l u s
l o i n . S i j e s u i s un org u e i l l e u x . a u s s i longtemps qu ' i l y a ura s u r
cette terre un homme p l u s p u i s sant, p l u s riche, ou p l u s i n t e l l i ­
gent que m o i , i l sera m o n rival et m o n ennemi.
Les chrétiens ont rai son : l ' orguei l a été la p ri n c i p ale cause
de détre sse dans chaque n ation et chaque fam i l l e depuis que
l e monde e s t monde . D ' autres vices peuvent rassembler des
individus : vous pouvez trouver une bonne camaraderi e . des
p l a i s anteries et de ! " a m i t i é parmi les i vrognes ou les débau­
chés. Mai s l ' org ueil implique toujours l ' inimitié. i l est l ' ini­
miti é . 0Non seulement r animosité entre l ' homme .et l ' homme .

r ai s rhost i l i té à 1 . é 2: ard de Die�.
-En D i �u . vo �s he u rtez a ce qui, à tous égards . vous e st
incommensurablement supérie ur. S i vous ne reconnai s sez pas
D i eu sous cet aspect -conscient que vous n ' êtes 1i en en com­
para i son- i l vous re ste i nconnu. Aussi l o n gtemps que vous
pers i stez dans votre orgu e i l , vous ne pouvez connaître D i e u .
Un orgue il leux abai s se touj ours s o n regard sur l e s choses et
l e s êtres : et, bien entendu, aussi longtemps que vou s regardez
wrs le bas, vous ne sauriez voir ce qui est au-de s s u s de vou s .
C e tte constante s o u l è ve u n e terri b l e q u e s t i o n . Comment s e
fai t - i l que d e s g e n s manifestement dé vorés d ' orgue i l p u i ssent
affi rmer l e u r foi en D i e u et s ' e stimer re l i gieux ? Je crains fort
que c e l a ve u i l l e dire q u ' i l s adore nt un D i e u i m a g i n a i re .
Théori q u e ment, i l s admettent n ' être rien e n pré sence d e ce
D i e u fantôme, i:n a i s ils se fi gurent s a n s c e s s e . en réal i t é . que
1 32 Les fondements du christianisme

ce Dieu les approuve et les estime bien supérieurs. Autrement


dit, ils lui offrent cinq centimes d' humilité imaginaire et en
retirent dix francs d' orgueil envers leurs semblables. Peut­
être Jésus les visait-il quand il annonça que certains prêche­
raient et chasseraient les démons en son nom ; qu' ils
s ' entendraient dire à la fin du monde que le Christ ne les a
jamais connus. N ' importe lequel d' entre nous peut à tout
moment se trouver dans ce coupe-gorge. Voici pourtant un
conseil. C!_iague fois que nous avons l ' impression dans_notre
vie religieuse d' être bons -et surtout meilleurs qu' un autre­
nousaevons etreconvaincüS-ù'êue tês-�marionnettes du
(J diable, et non de Dieu. Le test véritable ctë notre communion
avec Dieu est de s'ollblier complètement soi-même, ou de se
considérer comme un objet nusérable et soul11e ;-iTValit
mieux s' oublier soi-même totalement.
-- --- ----- -- -.___--
_ --- ------
- -- - - - - .,_

N' est-i lpas-ëîffayant que le pire de tous les vices, l' orgueil,
puisse s' immiscer à la dérobée au centre même de notre vie
religieuse ? On devine pourquoi. Les autres vices, moins
mauvais, viennent de l' action du diable au travers de notre
nature animale. Mais, en ce qui concerne l ' orgueil, notre
nature animale n ' y est pour rien. Il s' agit d' une émanation
directe de l' Enfer, d' ordre purement spirituel, entraînant ainsi
des conséquences subtiles et mortelles. Pour la même raison,
on peut souvent se servir de l ' orgueil pour abattre des vices
plus simples. Les enseignants font souvent appel à l ' orgueil
d'un enfant, ou à son amour-propre, pour qu' il se conduise
convenablement. Beaucoup d' individus ont vaincu leur couar­
dise, leur concupiscence ou leur mauvais caractère par
orgueil, se persuadant que leurs défauts étaient au-dessous de
leur dignité. Le diable en rit. Il se réjouit de vous voir devenir
chastes, courageux, maîtres de vous, car c ' est par ce biais
qu' il compte vous installer dans la dictature de l' orgueil. Il
serait tout aussi satisfait de vous voir guéri de vos engelures
s ' il lui était permis, en retour, de vous inoculer le cancer. Gar
} '- orgueil est un._ cancer.. spirituel,- il dévore l� possi_!>ili�_mêffië
d' amour, de contentement et de simple bon sens.
- .. . . --- ---=-
-,� . -
Le grand péché 1 33

Avant de clore ce sujet, je dois vous mettre en garde contre


des malentendus possibles ;
1 ) La satisfaction qu' on éprouve à recevoir des éloges n ' est
pas de l' orgueil. L' enfant qu ' on tapote affectueusement dans
le dos pour avoir bien appris sa leçon, la femme dont le sou­
pirant vante la beauté, l' âme rachetée à qui le Christ déclare
« c' est bien », sont heureux et ont raison de l ' être. En effet,
dans ce cas, la satisfaction réside dans le fait que vous avez
fait, à juste titre, plaisir à quelqu' un selon votre intention . .Le
mal commence quand à notre réaction naturelle de : « je lt!L ai
Riu, tant mieu.x » s'ajoute · « qpel type formidable je suis pour
âYoir suscité une telle admiration J » Plus vous vous réjol!_Ls­
sez de votre valeur et moins vous renez oût à la louan
pjre vous eyeriez. Lorsque vous prenez uniquement plaisir en
vous-même sans plus prêter d' attention à la louange, alors
vous avez atteint le fond de l' abîme. C ' est pourquoi la vanité,
bien qu' elle soit le type d' orgueil toujours en surface, est vrai­
ment la sorte la moins mauvaise et la plus pardonnable. gn
vaniteux éprouve un besoin croissant de louanges, d_'_applau­
dI'SSëffiems, d' admiration, et il est toujours en train de l��
quêter. C ' est un_e faute, mais une faute enfantine et bénig_!J. e.
Elle prouve que vous ne vous contentez pas totalement de
votre propre admiration. Vous estimez suffisamment la valeur
des autres pour désirer qu' ils portent leur regard sur vous. En
fait, ceci est humain. Le véritable orgueil, noir, diabolique,
surgit quand vous considérez les autres de si haut gue vous ne
�Ôus souciez plus de leur opinion. Il est très juste --et c ' est
Souvent notre devoir- de ne porter nulle attention à ce que les
autres pensent de nous, si seule l' opinion de Dieu demeure
notre unique souci. Mais l' orgueilleux a une raison différente
de faire fi des appréciations d' autrui. Il se dit : « Pourquoi prê­
terais-je attention aux applaudissements de ce faquin ? Son
opinion est sans valeur. Et quand bien même elle en aurait,
suis-je le type d' homme à rougir de plaisir devant un compli­
ment comme une jeune fille timide ? Non, je suis une per­
sonnalité solide, adulte. Tout ce que j ' ai fait, c ' était pour
1 34 Les fondements du christianisme

satisfaire mes idéaux, ou ma conscience artistique, ou les tra­


ditions de ma famille ou, en un mot, parce que je suis un type
de classe. Si la populace aime les compliments, ça la
regarde ; ils ne comptent pas pour moi ! » Compris de cette
façon-là, l ' orgueil tentaculaire peut agir comme obstacle à la
vanité, car, ainsi que je l ' ai dit, Satan aime « guérir » un petit
défaut en vous affligeant d ' un plus grand. Essayez donc de
bannir la vanité sans jamais faire appel à votre orgueil.
2) Nous disons qu' un homme est « fier » de son fils, ou de
son père, de son école ou de son régiment, et l ' on peut se
demander si l' orgueil dans ce sens est un péché. Cela dépend,
d' après moi, du sens exact que nous donnons à l' expression
« fier de ». Très souvent, dans de telles phrases, la formule

« être fier de » signifie « éprouver une chaude admiration

pour ». Celle-ci est, bien entendu, loin d' être un péché, mais
elle peut aussi signifier que l' individu en cause se rengorge à
propos de son père si distingué, ou de son appartenance à un
régiment d' élite ; ce serait indubitablement un défaut, toute­
foi s plus acceptable que d ' être fier de soi-même. Aimer et
admirer quoi que ce soit en dehors de soi-même équivaut à
s ' écarter de la ruine spirituelle totale. Mais nous n ' aurons
jamais une saine spiritualité aussi longtemps que notre amour
et notre admiration ne se porteront pas uniquement sur Dieu.
3) Il ne convient pas de penser que Dieu proh ibe l' orguei l
comme une offense contre lui-même, ou que l ' humi lité serait
requise en tant qu' hommage dû à sa dignité, car il serait alors
lui-même très fier ! Dieu ne se soucie nullement de sa dignité.
Il veut seulement que vous le connaissiez ; il veut se donner à
vous. Or, la nature de son être et la vôtre sont telles que c ' est
en le connaissant -de quelque façon que ce soit- que vous
deviendrez réellement humble . Vous éprouverez alors le sou­
lagement infini de vous être débarrassé, une fois pour toutes,
de ce stupide fatras concernant votre dignité qui vous a rendu
si i nquiet et malheureux toute votre vie. Pauvres idiots que
nous sommes ! Dieu essaie de nous rendre humbles pour hâter
le moment où nous enlèverons notre dégui sement de paon
Le grand péché 1 35

ridicule et laid. Je voudrai s tant être allé moi-même plus loin


dans la voie de l ' humilité ! Mon expérience me permettrait
probablement d ' être plus éloquent pour prôner l ' allégement et
le bien-être de jeter aux orties ce vain travesti . Quel soulage­
ment de se libérer de ce faux soi-même, avec ses « regardez­
moi bien » et ses « ne suis-j e pas un chic type ? » , toutes ses
affectations et ses poses avantageuses qui le caractérisent.
S ' approcher de ce dépouillement, ne serait-ce qu' un moment,
c ' est, pour un homme perdu dans le désert, savourer une
gorgée d' eau fraîche.
4) S i vous rencontrez un individu vraiment humble, n ' i ma­
ginez pas qu ' il sera fait de cette humilité actuelle que l ' on
trouve dans le genre onctueux, doucereux, répétant sans cesse,
naturellement, q u ' i l n ' est rien du tout. Mais probablement
vous apparaîtra-t-i l de type jovial, intelligent, prenant un
plaisir réel à ce que vous lui racontez. S i vous ne l ' aimez vrai­
ment pas, c ' est que vous serez un peu envieux de ce qu ' i l
j ouisse sainement de la vie, sans songer à son humilité per­
sonnelle. ni à l ' oubli de soi qui le ou la caractérise.
E?r ail leurs, si quelqu ' un désire acquérir l ' humilité, je crois
être en mesure de lui indiquer le premier pas . C ' est d e prendre
c.onscience quïl est fier. Faire ce p�ier pas n ' est pas peu de
c��_9!L ilen.Jle_ .s._aurait jamais s ' accomplir sans l u i ! Car
penser n ' être pas vaniteux,� c�<:st l '_�lr.� .Yraiment.
- - - ��.
-----·----- - --- ·-
,

LA CHARlTE

J ' ai dit, dans un chapitre précédent, qu' il y avait quatre


vertus « cardinales » et trois « théologales » . Les trois théolo­
gales sont la foi, l' espérance et la charité. La foi sera traitée
dans les deux derniers chapitres. La charité, quant à elle, a
seulement été traitée au chapitre sept, sous l' aspect du pardon.
Allons plus avant dans cette étude.
Tout d' abord, précisons le sens du mot. Charité désigne
actuellement ce qu' on appelait autrefois « l ' aumône » ou les
dons aux pauvres. Il revêtait donc à l ' origine un sens bien plus
large. Si un homme est charitable », donner aux pauvres est
l ' un des actes les plus visibles qu' il puisse faire : ainsi on en
vint à considérer que ce geste représentait toute la charité. De
même, la « rime » étant la caractéristique la plus évidente de
la poésie, on en est venu à désigner par poésie rien de plus
qu' un texte rimé. Au sens chrétien du terme, la charité c' est
« l ' amour » en dehors de tout état émotionnel. Ce n ' est donc

plus affaire de sentiment mais de volonté. Cette disposition de


la volonté manifestée d' emblée à notre propre égard, nous
devons apprendre à l' avoir pour autrui.
J'ai mis en évidence, dans le chapitre sur le pardon, que
notre amour pour nous-mêmes n' implique pas du narcissisme,
mais le simple souhait de notre bien propre. De même,
l' amour chrétien (ou la charité) ne se résume pas dans l' af­
fection que j ' éprouve envers mes voisins, car nous avons de
l' attachement pour certains et pas pour d' autres. Cet amour
naturel n' est ni un péché ni une vertu, pas plus que notre goût
et notre dégoût pour tel plat ne le seraient. C ' est simplement
un fait. Naturellement, ce que nous faisons à ce sujet peut être,
cependant, répréhensible ou vertueux.
1 38 Les fondements du christianisme

L' affection ou l ' amour naturel envers les gens rend plus
facile le fait d' être « charitable » à leur égard. C ' est donc nor­
malement un devoir d' encourager nos affections et d' aimer
autrui autant que possible (tout comme il est souvent de notre
devoir d' encourager notre attrait pour l ' exercice physique ou
la nourriture saine) . Cet amour, en soi, reste l ' une des vertus
de la charité, et une aide pour l ' atteindre. D ' autre part, il est
également nécessaire de veiller à ce que notre amour pour
une personne ne nous rende pas injuste à l' égard d' une autre.
Il y a même des cas où notre amour entre en conflit avec
notre charité à l' égard de l ' être aimé : une mère abusive peut
être tentée, par affection naturelle, de « gâter » son enfant et
d' exagérer ses pulsions d' amour aux dépens du futur bonheur
de l ' enfant.
Bien qu' il convienne normalement d' encourager les affec­
tions naturelles, penser que la façon de devenir charitable
consiste à essayer de cultiver des sentiments affectueux serait
une grave erreur. Certaines personnes sont « froides » par
tempérament ; ce peut être une infortune pour elles, mais ce
n' est pas plus un péché que d'avoir une mauvaise digestion.
Cela ne les prive pas de la possibilité, ou ne les dispense pas
du devoir d' apprendre l a charité. La règle à respecter unani­
mement est parfaitement simple. Ne vous tracassez pas de
savoir si vous « aimez » votre voisin ; agissez comme si vous
l' aimiez. Dès la mise en pratique de ce principe, vous décou­
vrirez l ' un des grands secrets. Lorsque vous vous conduisez
comme si vous aimiez une personne, vous en arrivez bientôt à
l ' aimer. De même, si vous blessez quelqu ' un qui vous déplaît,
vous en arrivez bientôt à le détester encore plus. Rendez-lui
un service, vous le détesterez moins ! Mais il y a cependant
une exception. Si vous lui êtes agréable -non pour plaire à
Dieu et obéir à la loi de la charité- mais pour lui montrer
combien vous avez le pardon facile et pour en faire votre débi­
teur, et si vous comptez sur sa « reconnaissance », alors vous
serez déçu. Les gens ne sont pas fous ; ils repèrent vite ce qui
est du tape-à-l'œil et du paternalisme. Au contraire, chaque
La charité 1 39

fois que nous faisons du bien à notre prochain simplement


parce qu' il est un être créé comme nous par Dieu, et que nous
désirons son bonheur comme nous désirons le nôtre, nous
apprenons à l' aimer un peu plus ou à le moins détester.
Par conséquent, bien que la charité chrétienne paraisse un
comportement très froid aux gens sentimentaux et qu' elle soit
tout à fait distincte de l' affection, elle en ouvre cependant la
voie. La différence entre un chrétien et un incroyant n ' est pas
que ce dernier éprouve seulement des « affections » et le chré­
tien seulement de la « charité ». L' incroyant traite aimable­
ment certaines personnes parce qu' il les « aime » . Le chrétien
s' efforçant d' être aimable avec tous, en arrive à aimer plus de
gens tout au long de sa vie, y compris ceux qu' i l n ' aurait
. . .
Jamais cru pouv01r aimer.
.

La même loi spirituelle agit terriblement en sens inverse.


Peut-être les Allemands ont-ils d' abord maltraité les Juifs par
pure haine, mais ensuite ils les ont haïs bien davantage parce
qu ' ils les avaient maltraités. Plus vous êtes cruel, plus vous
haïssez ; plus vous haïssez. plus cruel vous devenez. Cela
demeure à jamais un cercle vicieux.
Le bien et le mal s ' accroissent selon une progression à
intérêts composés. C ' est pourquoi nos petites décisions j our­
nalières revêtent une importance i nfinie. Le plus infime acte
de bonté accompl i auj ourd ' hui constitue la conquête d ' un
point stratégique à partir duquel , dans quelques mois, vous
remporterez des victoires dont vous n ' aviez j amais rêvé . De
même, une compl aisance apparemment insignifiante dans
les domaines de la convoitise charnelle ou de la colère
entraînera la perte d ' une crête , d' une voie ferrée ou d ' une
tête de pont d ' où l ' ennemi lancera une attaque auparavant
hors de sa portée.
Quelques écrivains uti lisent le terme charité pour décrire
non seulement !' amour chrétien entre les humains, mais aussi
l' amour de Dieu pour l ' homme et celui de l ' homme pour
Dieu. Les gens s ' i nquiètent souvent du second aspect de ce
diptyque . On leur dit qu ' il s doivent aimer Dieu. Or ils ne
1 40 Les fondements du christianisme

découvrent aucune trace de cet amour en eux-mêmes. Que


doivent-ils faire ? La réponse est la même que précédem­
ment : agissez comme si vous ressentiez cet amour. Ne vous
forcez pas des heures durant à susciter un tel sentiment.
Demandez-vous : « Si j ' étais assuré d' aimer Dieu, que ferais­
je ? » Quand vous aurez trouvé la réponse, mettez-la aussitôt
en pratique.
Concentrons davantage notre réflexion sur l'amour de Dieu
pour nous, car c'est un sujet bien plus sûr que notre amour
pour lui. Personne ne saurait éprouver en permanence des sen­
timents pieux ; serait-ce même le cas, sachons que Dieu ne se
soucie pas spécialement de tels sentiments. L'amour chrétien,
qu' il s'exerce envers Dieu ou envers les hommes, est une
affaire de volonté. Si nous nous efforçons de faire la volonté
de Dieu nous obéissons au commandement : « Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu ». Il nous donnera des sentiments d' amour
si tel est son désir. Nous ne pouvons les créer par nous-mêmes
et nous ne pouvons les réclamer comme un droit. Souvenez­
vous avant tout que l' amour de Dieu est constant malgré notre
versatilité. Dieu ne s' inquiète pas de nos péchés ou de notre
indifférence ; ils n'influent pas sur sa détermination de nous
en guérir quel qu' en soit le coût pour nous et pour lui.
L'ESPÉRANCE

L' espérance est une des vertus théologales. Cela veut dire
que regarder sans cesse vers le monde éternel n ' est pas
comme certains le pensent une forme d' évasion de la réalité
ou de réflexion gorgée d' espoir, mais un des devoirs
imposés au chrétien . Ceci ne signifie pas pour autant que
nous devons abandonner le monde actuel à son triste sort.
En lisant ! ' Histoire, on découvre que les chrétiens ayant
exercé la plus grande influence dans leur temps pensaient le
plus souvent au monde à venir. Les apôtres eux-mêmes
évangélisant l ' Empire romain, les grands bâtisseurs du
Moyen-Âge, les Anglais évangéliques abolitionnistes de la
traite des Noirs, tous ont laissé dans l ' histoire universelle
une trace indélébile car leur esprit était subj ugué par la
pensée du ciel.
Or c ' est depuis que les chrétiens ont, dans une large
mesure, cessé de penser à l' autre monde qu' ils sont devenus
inefficaces dans celui-ci. Aspirez au ciel et aussitôt la vision
du monde vous assaillera : ne pensez qu' à ce monde et vous
n' aurez plus aucune vision du ciel et de la terre. Règle
étrange, n' est-ce pas, mais on peut trouver des effets sem­
blables en d' autres domaines. La santé est une grande béné­
diction, mais dès l' instant où elle prend pour vous une
importance primordiale et directe, vous commencez à devenir
un maniaque et un « malade imaginaire » . Très vraisembla­
blement, vous resterez en bonne forme dès que vous aurez
d' autres désirs : nourriture, jeux, travail, bonne humeur, vie en
plein air. De même nous ne sauverons j amais la civilisation
aussi longtemps qu' elle restera notre but unique. Il nous faut
désirer quelque chose de plus.
1 42 Les fondements du christianisme

La plupart d' entre nous trouvent très difficile de dés irer le


« Ciel » -sauf s ' il nous permet de retrouver les êtres chers dis­
p arus- car nous n ' avons subi aucune initiation à ce suj et.
Toute notre éducation tend à fixer notre e sprit sur l e s perspec­
tives de ce monde. De plus, lorsque l e désir véritable du Ciel
nous habite, nous n ' en avons pas conscience. La plupart de s
gens, s ' i l s avaient vraiment appris à l ire dans leur propre
cœur, s auraient q u ' i l s aspirent très fortement à quelque chose
que ce monde ne peut leur donner. Tout ce qui s ' offre à nous
ici-bas ne tient j amais totalement ses promes s e s . Nos aspira­
tions, lors de notre premier amour ou d ' un proj et de visite de
p ays étrangers, ou lors de l ' étude d ' un sujet passionnant, ne
peuvent s e réali ser ni p ar l e mariage, ni par un voyage, ni par
la recherche approfondie. Je n ' évoque p as ici, bien entendu.
un mariage ou des vacances manquées, ou une profe ss ion
d ' érudit vouée à l ' échec. Je parle des résultats l e s mei ll e urs .
Nous nous berçons, dans nos aspirations initial e s , de rêves qui
s ' évanoui ssent dans la réalité . Je pense que c hacun saisit mon
argumentation. L" épouse peut être excellente. l e s hôte l s ou le
p ay sage de toute beauté , et la chimie un travail fort intéres­
s ant. nous restons toujours insati s faits. Or il y a deux fausses
manières d · e rn·is ager ce fai t et une seule Hai e .
l ) L a méthode de 1 " i nsensé . I l j ette l e blâme sur l e s choses
e l les-même s . Il passe sa \ ie à penser que c · e st en tentant
r a\·enture awc une autre femme. en s · offrant un \ oyage plus
c her. ou quoi que ce soit d " autre . quïl connaîtra cette aspi ra­
tion mystérieuse après laqu e l l e nous soupirons tou s . La
plupart des gens rongés p ar r ennui. insat i s faits. fortunés . sont
de c e type . Ils passent l e ur \·ie à trotter d " une femme à ! " autre .
d ' un continent à un autre . de p l a i s i r en p l a i s i r. persuadés
c haque fois qu' i l s auront enfi n atte i n t la « chose \·éri table >> :
mai s i l s en restent touj ours désappointé s .
2 ) L a méthode d e « ! " homme intell igent ». désabu s é . Il
décide d " emblée que tout est fari b o l e s . « Nature l l ement. dit- i l .
o n éproU\·e cette impre s s i on quand o n e s t j e une . À mon âge .
j e préfère renonc er à courir aprè s de telles chi mères » . Il s · as-
L 'espérance 1 43

sagit alors, apprend à ne pas s ' attendre à trop et refoule ce qui


en lui s' ingéniait « à vouloir décrocher la lune ». Il va de soi
que c ' est un point de vue bien meilleur que le premier, qui
rend un homme plus heureux et moins assommant pour la
société. Mais il tend à faire de lui un poseur (arrogant envers
les « adolescents ») qui, dans l' ensemble se débrouille plutôt
bien. Ce serait la meilleure voie à emprunter si l ' homme ne
vivait pas éternellement. Mais supposons que le bonheur
infini existe et nous attende. Supposons qu' on puisse réelle­
ment un jour atteindre sa chimère. Dans ce cas, quel dommage
de découvrir trop tard (juste après la mort) que notre soi­
disant « bon sens », étouffa en nous la faculté d'en jouir.
3) La méthode chrétienne. Le chrétien, pour sa part, rai­
sonne ainsi : « La naissance ne nous a pas dotés de désirs
dont la satisfaction soit impossible. Un bébé a faim : eh bien,
la nourriture existe. Un caneton désire nager : eh bien, l ' eau
est là. Les hommes éprouvent le désir sexuel : eh bien, le sexe
est là. Et si je découvre en moi un désir qu' aucune expérience
au monde ne puisse satisfaire, l ' explication plausible ne
serait-elle pas que je suis fait pour un autre monde ? Si aucun
de mes plaisirs terrestres ne satisfait ce désir, il n ' est pas
prouvé pour autant que l ' univers soit une supercherie.
Probablement n' a-t-il jamais été prévu que les plaisirs ter­
restres doivent satisfaire ce désir, mais seulement l ' éveiller,
suggérer la chose réelle. S ' il en est ainsi, je dois prendre soin,
d' une part, de ne jamais mépriser ces bénédictions terrestres
ou montrer de l ' ingratitude, et d ' autre part, ne j amais les
confondre avec ce quelque chose d ' autre dont ils ne sont
qu' une copie, un écho ou un mirage. Je dois maintenir bien
vivace en moi l ' aspiration pour ma vraie patrie que je n' at­
teindrai qu' après la mort. Je ne dois j amais la laisser mourir
ou s ' enfouir sous la neige. L' objet principal de ma vie doit
donc être d ' y aspirer et d ' inviter tous ceux qui m' entourent à
faire de même ».
Pourquoi se laisser troubler par les facétieux essayant de
ridiculiser l' espérance chrétienne du Ciel en disant qu ' ils ne
1 44 Les fondements du christianisme

veulent pas « passer l 'éternité à jouer de la harpe » .


Répondons-leur que s ' ils n e peuvent comprendre les livres
écrits pour des adultes, ils ne devraient pas en parler. Toute
l' imagerie des Écritures (harpes, couronnes, or, etc.) est natu­
rellement, une tentative purement symbolique pour exprimer
l'inexprimable. On mentionne les instruments de musique
parce que, pour la plupart d'entre nous, la musique est dans
cette présente vie ce qui suggère le plus fortement l 'extase et
la pérennité. La mention des couronnes évoque le fait que les
rachetés unis à Dieu pour l ' éternité partagent sa splendeur, sa
puissance et sa joie. L' or est cité pour suggérer l' éternité du
Ciel (l' or ne rouille pas) et son incommensurable valeur. Si
l ' on prend ces symboles au pied de la lettre, pourquoi ne pas
penser alors que comme le Christ nous a conseillé de ressem­
bler à des colombes, nous devrions pondre des œufs ?
LA FOl

Ce chapitre traitera de ce que les chrétiens appellent la Foi.


Grosso modo, le mot « foi » semble être utilisé par eux dans
deux sens différents, que j ' étudierai success ivement.
Premièrement il désigne plutôt la croyance qui accepte ou
considère vraies les doctrines du christianisme. C ' est assez
simple, n ' est-ce pas ? Mais ce qui intrigue les gens -tout au
moins ce fut mon cas- c ' est le fait que les chrétiens envisa­
gent la foi comme une vertu. Comment diantre pouvait-elle
être une vertu, qu' y avait-il de moral ou d' immoral de croire
ou de ne pas croire à une série de déclarations ?
Manifestement, me disais-je, un homme sain d' esprit accepte
ou rejette une affirmation, non par décision arbitraire de sa
volonté, mais parce que l ' évidence lui apparaît bonne ou
mauvaise. S ' il se trompait au sujet de la crédibilité de la
preuve, cela ne signifierait pas pour autant que c' est un
homme mauvais ; il ne serait seulement pas très intelligent.
S ' il persistait malgré l' évidence contestable à croire quand
même, ce serait tout bonnement stupide.
Eh bien ! je m'en tiens toujours à ce point de vue. Mais ce
qui m' échappait alors -et échappe encore à beaucoup aujour­
d' hui- fut ceci : je tenais comme établie une fois pour toutes
l' acceptation d' une notion vraie par l' esprit humain, notion
qu'il continuerait à accepter toujours comme vraie, à moins
qu ' une raison impérieuse lui fasse reconsidérer son point de
vue. Je croyais en fait que l ' esprit humain était entièrement
régi par la raison. Or, il n'en est rien. Par exemple, ma raison
est parlaitement convaincue par l' évidence que l' anesthésie
n'est pas insupportable et qu' un chirurgien expérimenté ne
commence pas l' opération tant que le patient n ' a pas sombré
1 46 Les fondements du christianisme

dans l ' inconscience. Mais cela ne change rien au fait qu' une
fois allongé sur la table d' opération et qu' on me colle l'hor­
rible masque sur le visage, une panique enfantine me saisit. Je
pense que je vais étouffer et j ' ai peur qu' on commence à me
charcuter avant que je ne sois complètement endormi. En
d' autres termes, j e perds la foi dans l ' anesthésique. Ce n ' est
pas la raison qui chasse ma foi ; au contraire, ma foi se fonde
sur la raison. C ' est le fait de mon imagination et de mon
émotion. La bataille se livre entre la foi et la raison d ' un côté,
l ' émotion et l' imagination de l ' autre.
Quand vous réfléchissez à cette remarque, vous découvrez
quantité de cas semblables. Un homme sait de toute évidence
qu' une charmante j eune fille de sa connaissance est menteuse,
incapable de garder un secret et ne mérite aucune confiance.
Mais quand il se trouve avec elle, son esprit perd sa foi dans
ce qu ' il sait d' elle et il se met à penser : « peut-être sera-t-elle
différente cette fois-ci », et à nouveau il se conduit comme un
fou racontant à sa belle ce qu'il ne devrait pas lui dire. Ses
sens et ses émotions ont détruit sa foi en ce qu' il sait perti­
nemment être vrai. Prenez l ' exemple d'un garçon qui apprend
à nager. Sa raison sait parfaitement qu' un corps humain non
soutenu ne coulera pas forcément dans l' eau ; il a d' ailleurs vu
des douzaines de gens flotter et nager. Mais toute la question
est de savoir s ' il pourra continuer à y croire quand le moniteur
le lâchera et le laissera nager seul, ou cessant d'y croire, s'il
s ' abandonnera à la panique et coulera.
Or il en est exactement de même au sujet du christianisme .
Je ne demande à personne d' accepter le christianisme si, en
raisonnant sérieusement, il affirme que l' évidence prouve le
contraire. Ce n' est pas sur ce point que la foi intervient. Mais
supposons que la raison d ' un homme le pousse à accepter
l' évidence du christianisme comme irréfutable. Que lui arri ­
vera-t-il par la suite ? Les ennuis et les mauvaises nouvelles
l ' accablant, le fait pour lui_ de vivre avec des gens ne parta­
geant pas sa croyance, feront que ses émotions reprendront le
dessus et écraseront sa foi comme sous un bombardement.
La foi 1 47

Que vienne pour lui le désir de mentir, convoiter une femme,


faire un peu d' argent par un procédé malhonnête ou que sur­
vienne un moment imprévu pendant lequel il lui serait plus
commode que le christianisme ne fut pas vrai, une fois encore
les souhaits et les désirs de cet homme balayent tout. Je
n' évoque pas les heures où des raisons nouvelles et valables
contre le christianisme apparaissent. Ces moments-là, il faut
les affronter, mais c' est alors une autre question. Je parle seu­
lement des instants où une simple saute d' humeur prend le
contre-pied de notre croyance.
Or la foi, dans le sens que j ' utilise ici, est l ' art de s' accrocher
aux certitudes que votre raison a acceptées une fois pour toutes,
en dépit de vos variations d'humeur. Car votre humeur chan­
gera, quel que soit le point de vue qu' adopte votre raison. Je le
sais par expérience. Maintenant que je suis chrétien, je subis
des sautes d' humeur au cours desquelles toute croyance reli­
gieuse paraît fort improbable ; mais quand j ' étais athée j ' avais
de même des dispositions d' esprit où le christianisme me sem­
blait fort probable. Cette rébellion de vos humeurs contre votre
être intérieur se produira, soyez-en sûrs. C'est pourquoi la foi
est une vertu si nécessaire. Si vous prenez en compte vos sautes
d' humeur, vous ne pourrez jamais être un chrétien solide ou un
athée convaincu. Vous serez seulement une créature s' agitant
sans but, et dont les croyances dépendent du temps, ou de l' état
de votre digestion. On doit donc s' exercer à la foi.
Le premier pas consiste à admettre que votre humeur est
changeante. Le suivant est de s' assurer que, si vous acceptez
le christianisme, ses principales doctrines doivent occuper
délibérément votre esprit un certain temps chaque jour. C ' est
pourquoi la prière quotidienne, la lecture de la Bible et l' assi­
duité aux cultes font partie intégrante de la vie chrétienne.
Remémorons-nous continuellement ce que nous croyons.
Cette croyance, pas plus qu' une autre, ne restera automati­
quement vivante en notre esprit. I-1 convient de la nourrir. En
réalité, si ! ' on considère cent personnes ayant perdu la foi
chrétienne, je me demande combien parmi elles le doivent à
1 48 Les fondements du christianisme

un argument raisonnable ! La plupart des gens ne partent-ils


pas simplement à la dérive ?
Maintenant, étudions la foi dans son second sens, plus
élevé. C ' est la tâche la plus difficile que j ' aie dû affronter jus­
qu' ici. Je veux l ' aborder en reprenant le sujet de l 'humilité. Si
le premier pas vers l' humilité est la reconnaissance de son
propre orgueil, le pas suivant consiste en une sérieuse tenta­
tive de pratiquer des vertus chrétiennes. Une semaine n'y
suffit point, car tout est plutôt branlant durant les premiers
jours. Renouvelez la tentative pendant six semaines. C' est au
bout de ce laps de temps que vous aurez découvert quelques
vérités sur vous-même. Nul individu ne sait à quel point il est
mauvais jusqu ' à ce qu' il ait essayé très fort d' être bon. Une
sotte idée courante est que les gens bien n' ont aucune notion
de la tentation. Quelle erreur flagrante ! Seuls ceux qui
tâchent de résister à la tentation connaissent ·sa puissance.
Après tout, vous découvrez la force de l' ennemi en l' affron­
tant, non en baissant pavillon, tout comme vous appréciez la
violence du vent en essayant d' avancer contre lui et non en
vous allongeant sur le sol.
Un homme qui cède à la tentation au bout de cinq minutes
ne sait vraiment pas quelle aurait été sa réaction une heure
plus tard. C ' est pourquoi les gens mauvais ignorent presque
tout de la méchanceté. Leur capitulation constante devant la
tentation les a mis à l ' abri de tout remous de conscience. Nous
n' éprouvons jamais la virulence d'une pulsion mauvaise si
nous n' essayons pas de la combattre. Le Christ, le seul
homme qui jamais ne céda à la tentation, est aussi le seul
homme sachant pleinement ce qu' elle signifiait ! L'acquis
essentiel d' une tentative sérieuse de pratiquer les vertus chré­
tiennes est d'en accepter les échecs. Mais écartons d' emblée
l' idée que Dieu nous fait subir une sorte d' examen susceptible
de nous valoir de bonnes notes. N' imaginons pas non plus que
pratiquer des bonnes œuvres serait la part d'un marché que
nous aurions à faire avec Dieu pour qu' en retour il doive nous
récompenser. De telles idées doivent être exclues.
La foi 1 49

Quiconque possédant quelque vague croyance en Dieu


avant de devenir chrétien a probablement dans l ' esprit cette
image d'examen ou de marchandage. Le premier résultat du
vrai christianisme est de mettre cette idée en pièces. En
constatant la ruine de cette notion, quelques personnes
pensent tenir la preuve que le christianisme est un fiasco et
elles y renoncent. Dieu n' est pas candide, et, naturellement,
sait tout à ce sujet. Il a attendu que vous découvriez vous­
même qu'il n' est pas question de réussir à un examen, ni de
faire de lui votre débiteur éventuel.
Vient alors une autre découverte : chaque faculté que vous
possédez, votre pouvoir de penser, ou de mouvoir vos
membres à tout moment, est un don de Dieu. Si vous consa­
criez chaque instant de votre existence à son service exclusif
vous ne pourriez rien lui donner qui, en un sens, ne lui appar­
tienne déjà. À qui ressemblerait alors un homme accomplis­
sant une action pour Dieu en lui offrant quelque chose ? À
rien d' autre qu' un petit garçon allant demander à son père :
« Papa, donne-moi dix francs pour acheter ton cadeau d ' anni­
versaire ». É videmment le père s' exécuterait et serait très
heureux du présent de son fils. C ' est très gentil et légitime,
mais seul un imbécile penserait que le père a gagné dix francs
dans cette transaction ! Quand un homme a fait ces deux
découvertes, Dieu peut vraiment se mettre à l' œuvre. C ' est
après ce stade que la vie véritable commence. La foi se com­
prend d'abord ainsi. Passons maintenant à son second sens.
J' aimerais que chacun tienne le plus grand compte de ce
qui va suivre : si ce chapitre ne signifie rien pour vous et s ' il
semble tenter de répondre à des questions que vous ne vous
êtes jamais posées, ne vous en formalisez pas outre mesure. Il
y a certains éléments du christianisme qu' on peut saisir de
l' extérieur, avant même de devenir chrétien. D ' autres par
contre, tout aussi importants, ne peuvent être compris
qu' après avoir parcouru un bon bout de chemin sur la voie
chrétienne. Ces éléments sont purement pratiques, bien qu' ils
n'en donnent pas l' impression. Ce sont des directives en
1 50 Les fondements du christianisme

rapport avec certains carrefours et des obstacles situés le long


du voyage. Elles n ' ont de sens que lorsque vous attei gnez ces
endroits. Chaque foi s que vous trouvez dans les saints écrits
quelque affirmation inexplicable, ne vous tracassez pas .
Laissez l ' affaire de côté. Un jour viendra où vous découvrirez
brusquement sa signification car si on la comprenait à l ' ins­
tant même, i l n ' en résulterait que du mal .
Naturellement, de tels propos plaident contre moi et ce que je
tâche d' expliquer dans ce chapitre risque d' excéder mes pos­
s i b i l i t é s . Il se peut que je croie avoir atteint mon but alors qu ' il
n ' en est rien. Que les chrétiens avertis veillent scrupuleuse­
ment à ce que j ' affirme et me corrigent si j ' ai tort, et que les
autres absorbent ce que j e leur présente assaisonné d ' un peu
de sel, comme une offre à titre d' aide éventuel l e . Je ne pré­
tends pas avoi r touj ours raison.

Je vais donc aborder l e second sens de la foi. qui est


d ' ai l leurs le plus important. La question se pose donc après
q u ' un i ndividu ait découvert sa faillite. Faillite face aux vertus
c hrétiennes q u ï l ne peut pratiquer et à son inc apacité de resti­
tuer à Dieu ce q u i l u i appart ient déj à . Or encore une foi s . rap­
pelons-nous que Dieu ne se souci e p as a\'ant tout de nos acte s .
I l prend pl utôt intérêt à di sposer d e créatures d " un certain type
ou d " une qual i té donnée -telles que son de ssein les a\ ait
conçues- qui garderaient un lien a\ ec lui .
Je n · aj oute pas « liées l e s unes aux autres » puisque c · est
inclus : si \'O U S êtes en rel ation nomiale awc Dieu. \·ous serez
i néYitablé�t en bons termes avec vos sembl ables. tout comme
l�s ravons d " une roue fixés sur la J ante et le moyeu sont so-l i ­
d_aires les uns des autres . Aussi longtemps qu · un homme se
repré sente Dieu comme un examinateur lui donnant une épreU\ e
à faire ou comme le partenaire d " un certain marché. aussi long­
temps q u ' i l pense à des offres et des « contre-offre s ». i l n · est
pas dans une rel ation coJTecte awc l u i . I l se méprend total ement
sur son identité et celle de Dieu : aussi ne pouITa+il étab l i r une
j uste re lation qu· après arnir découvert sa propre fai l l i te .
La foi 1 51

Je dis « découvert » en toute réflexion et non pour énoncer


une simple redite. Naturellement, tout enfant, s ' il reçoit une
éducation religieuse, apprendra bientôt à répéter que nous
n' avons rien à offrir à Dieu qui ne lui appartienne déjà ; la res­
titution que nous faisons demeurera toujours incomplète. Je
parle de découvrir réellement cela, car c 'est par notre expé­
rience qu' on découvre la vérité.
Or, nous ne pouvons, en ce sens, admettre notre échec à res­
pecter la loi de Dieu sans nous y être efforcé de notre mieux
(avec l' échec comme conclusion). Car si ce n' est le cas, il sub­
sistera toujours dans notre esprit l' idée que par un effort per­
sonnel plus soutenu, nous réussirons la fois suivante à être
complètement bons. Ainsi, en un sens, le retour vers Dieu est
un chemin d'effort moral, de tentatives toujours plus ardues.
D' autre part, ce ne sont pas nos propres essais qui nous
conduiront au but. Toutes ces entreprises n' aboutiront que si
nous nous tournons vers Dieu en nous écriant : « Aide-moi,
Seigneur, je ne peux rien de moi-même ». Mais avant d' arri­
ver à cette démarche, je vous en conjure, commencez par vous
demander : « Suis-je prêt à l' assumer ? » Ne vous arrêtez pas
à scruter votre esprit pour voir si une telle chose peut se pro­
duire, car pareille méthode vous dirigera plutôt sur une fausse
piste. Quand les événements les plus importants de notre vie
surviennent, très souvent nous n'en sommes pas conscients sur
le moment. Un individu ne se répète pas toujours : « Bravo, j e
suis en train d e grandir ». C ' est seulement e n regardant en
arrière qu 'il prend conscience de sa « croissance » . On peut se
rendre compte de ce phénomène, même dans des domaines
très simples. Un individu qui surveille anxieusement si le
sommeil va enfin le gagner restera probablement tout à fait
réveillé. Ce dont je parle peut ne pas se manifester chez
chacun de façon soudaine, comme ce fut le cas pour l' apôtre
Paul ou John Bunyan1 ; c' est parfois si progressif qu' on ne

1 John Bunyan ( 1 628- 1 688) prédicateur, et auteur du « Voyage du chrétien » .


1 52 Les fondements du christianisme

peut fixer une heure ou une année précise. Ce qui importe,


c 'est la nature même de la transformation et non ce que nous
ressentons quand elle se produit. C 'est bien le changement :
on passe d'une confiance en ses propres efforts à un état dans
lequel on désespère de faire quoi que ce soit par soi-même.
Alors, on abandonne tout entre les mains de Dieu.

Le Christ observa une obéissance totale à Dieu son père, de


sa naissance à sa crucifixion. Aussi l ' expression chrétienne
« laisser tout à Dieu », risque d' être mal interprétée, mais
gardons-la pour l' instant. Elle sous-entend la dépendance d'un
chrétien vis-à-vis de Dieu et la confiance qu' il porte au Christ,
son modèle vivant, pour atteindre l' obéissance parfaite. Et le
Christ, présent par son Esprit, tirera profit des déficiences
humaines pour permettre aux hommes de se rapprocher de lui.
En termes chrétiens il partagera « sa nature de fils » avec nous
pour que nous devenions, comme lui, « fils de Dieu ». Dans un
autre chapitre, je tenterai une analyse plus approfondie du sens
de cette expression. Si vous adhérez à de telles formulations,
sachez en outre que Jésus-Christ nous fait don de sa présence
en échange de rien. En un sens, toute la vie chrétienne consiste
à accepter cette offre éminemment remarquable. La difficulté
est d' atteindre le point où l'on reconnaît que tout ce qu' on a
fait ou qu ' on peut faire est néant. N' aurions-nous pas aimé que
Dieu additionne nos bonnes notes et ignore les mauvaises ?
Aucune tentation n' est jamais vaincue jusqu'à ce que, arrêtant
notre combat, nous capitulions. Mais vous ne pouvez « cesser
d'essayer » pour de bon tant que vous n ' aurez pas dépensé
toutes vos forces dans la lutte. Car laisser toutes choses entre
les mains du Christ n' implique pas, bien entendu. que vous
arrêtiez vos efforts. Lui faire confiance, c' est simplement
s'évertuer à faire tout ce qu' il dit. Il serait insensé d' affirmer
que vous placez votre confiance en une personne sans suivre
ses conseils. Si donc vous vous êtes réellement abandonné au
Christ, il va de soi que vous devez lui obéir : mais essayez
d' une façon moins angoissée. Ne le faites pas dans le but d' être
La foi 1 53

sauvé, mais parce que le Christ a déjà commencé en vous son


œuvre de salut et non dans l' espoir de mériter le ciel en récom­
pense de vos actes. Ayez plutôt le désir sincère d'agir en fonc­
tion de cette petite lueur du ciel, déjà présente en vous.
La question a souvent été de savoir ce qui, entre les bonnes
actions ou la foi dans le Christ, conduisait un chrétien au
paradis. Je ne suis pas vraiment habilité à traiter un sujet si
difficile mais cela revient, me semble-t-il, à demander quelle
lame est la plus nécessaire dans une paire de ciseaux. Seul un
sérieux effort moral vous amènera à découvrir l' inanité de vos
efforts. La foi placée dans le Christ est le seul élément qui
puisse alors vous sauver du désespoir ; et les bonnes œuvres
découlent inévitablement de cette foi-là. Il a existé dans le
passé deux parodies de la vérité que des chrétiens ont attribué
à des confessions chrétiennes ; peut-être jetteront-elles un peu
plus de clarté sur cette notion. On accusa un groupe de pré­
tendre : « Ce sont les bonnes œuvres qui comptent le plus. Et
comme la bonne œuvre par excellence est la charité, la
meilleure forme quelle puisse prendre est un don en argent.
L'église en sera d' ailleurs le meilleur dépositaire. « Faites-lui
un don de 1 OO 000 francs et elle veillera à ce que tout se passe
bien pour vous ». La réponse à ce non-sens est simple : les
bonnes œuvres accomplies dans ce but, avec l ' idée qu' on peut
acheter le Ciel, ne seraient pas de bonnes œuvres, mais bien
plutôt des spéculations financières. On accusa l' autre groupe
religieux d' avancer : « la Foi est tout ce qui compte. Si donc
vous possédez la foi, ce que vous faites n ' a aucune impor­
tance. Ne vous gênez pas pour pécher, mon brave, prenez du
bon temps et le Christ s ' arrangera pour qu' il n ' y ait pas de
conséquences fâcheuses à la fin » . Qu' objecter à cette
ineptie ? Si ce que vous appelez la « Foi » dans le Christ n ' im­
plique pas la moindre attention à ses paroles, alors ce n' est pas
du tout la foi ou la confiance en lui, mais seulement l' ac­
quiescement intellectuel à quelque théorie le concernant.
La Bible semble clore le débat quand elle lie les deux
concepts dans une phrase étonnante dont la première partie est :
1 54 Les fondements du christianisme

« Travaillez à votre propre salut avec crainte et tremblement » 1


ce qui laisse supposer que tout dépendrait de nous et de nos
bonnes œuvres. Mais elle continue ainsi : « car c' est Dieu qui
produit en vous le vouloir et le faire », laissant supposer que
Dieu fait tout, et pour rien. Je crains que ce soit l' obstacle
contre lequel nous butons. Je suis intrigué, mais non surpris.
Voyez-vous, nous essayons de comprendre et de séparer en
compartiments étanches l ' action de Dieu et celle de l ' homme
quand tous deux travaillent en équipe. Nous pensons qu 'il
s'agit de deux ouvriers travaillant côte à côte, de sorte qu' on
peut constater : « Il a fait cette tâche et moi celle-ci » . Mais
�façon de penser s' écroule, car Qieu n ' est pas ainsi. Il eS1
à l ' intérieur aussi bien qu' à l' extérieur de nous. En admettant
même qu' on puisse préciser de qui serait ceci ou cela, je ne
pense pas qué'. le langage humain pourrait même valablement
l' exprimer. Pour tenter quelque explication, les diverses égli ses
avancent des arguments différents. Cependant, les confessions
qui insistent le plus fortement sur l ' importance des bonnes
œuvres conviennent qu 'il faut la foi ; et celles qui mettent l ' ac­
cent sur la foi vous demandent d'accomplir de bonnes œuvres.
Je ne peux pour ma part fourni r une plus claire explication.

Tous les chrétiens seraient d' accord avec moi si j ' avançai s
que le christianisme, quoique semblant à première vue unique­
ment axé sur la morale, les devoirs, les règles, la culpabil ité et
la vertu, nous entraîne plus loin vers un au-delà hors de tout.
Dans ce pays, on ne parlera plus de ces choses, sauf peut-être
à titre de plai santerie et chacun tel un miroir inondé de lumière,
débordera de ce que nous appelons la bonté. Cette bonté ne
préoccupera plus les habitants, tellement ils seront occupés ù
contempler la source d'où elle émane. Nous sommes ici près
du point où la route franchit la frontière de notre monde.
Aucun œil ne peut voi r loin au-delà de cette limite, mais bien
des gens ont une vue plus perçante que la mienne.

1 Philippiens : 2 : 1 2
Quatrième partie

AU-DELA DE LA PERSONNE,
'

ou

LES PREMlERS PAS


DANS LA DOCTRlNE
DE LA TRlNlTE
,
CRÉER ET EN GENDRER

De toutes parts, on m'a conseillé de renoncer à ce que je


vais vous exposer dans cette dernière partie. « Le lecteur
moyen ne veut pas entendre parler théologie, donnez-lui
plutôt une religion pratique et simple », me dit-on. J' ai rejeté
cet avis. Je ne crois pas que le lecteur moyen soit si sot.
Théologie signifie « la science de Dieu » et je pense que tout
homme désireux de méditer sur Dieu tient à avoir sur lui des
idées aussi claires et précises que possible. Vous n ' êtes pas
des enfants : alors pourquoi vous traiterait-on comme eux ?
En un certain sens, je comprends fort bien pourquoi la théo­
logie déconcerte certaines personnes. Je me rappelle qu' un jour,
lors d' une causerie sur une base de l' Armée de l' Air britan­
nique, un vieil officier coriace se leva pour me dire : « Je n ' ai
que faire de tout cela. Mais notez que je suis un type religieux,
je sais que Dieu existe. J'ai ressenti sa présence, seul au désert,
la nuit et dans le mystère du silence. Et c' est justement pour­
quoi je ne crois pas en vos gentils petits dogmes le concernant.
Quiconque a rencontré la Réalité les trouve tous si mesquins,
pédants et irréels ! »
Dans un certain sens, je suis tout à fait d' accord avec cet
homme. Je crois qu' il avait réellement vécu l ' expérience de la
présence de Dieu au désert. Et, glissant de cette expérience
vers les doctrines chrétiennes, il passa probablement d' une
grande réalité vers quelque chose de moins authentique. De
même, si un individu ayant contemplé l' Atlantique depuis la
plage consulte ensuite une carte de l' océan, il ira aussi du réel
au moins réel ; des vagues véritables à un papier colorié. Mais
voici le point crucial. La carte, reconnaît-on, n'est qu ' un
papier colorié, mais il faut se souvenir de deux choses . En
1 58 Les fondements du christianisme

premier lieu, cette carte est basée sur les découvertes d ' in­
nombrables navigateurs ayant traversé l ' Atlantique. Elle est
ainsi l e frui t d ' une somme d ' expériences vécues, tout aussi
réelles que celle que vous avez faite sur la plage ; seulement,
alors que la vôtre n ' est qu' un simple coup d ' œi l i solé, la carte
offre la synthèse de ces diverses expériences.
En second lieu, si vous voulez naviguer, une carte est indis­
pensable. Tant que vous vous contentez de promenades sur la
plage, il est plus agréable de regarder la mer que de contempler
une carte. Toutefois, si vous voulez atteindre l ' Amérique, cette
dernière rendra plus de services que les promenades sur la grève.
Or la théologie est semblable à une carte. Se contenter
d' apprendre les doctrines chrétiennes et d ' y réfléchir, c ' est -si
on en reste là- moins réel et moins passionnant que la révéla­
tion qu ' eut cet officier au désert. Les doctrines ne sont pas
Dieu, mais seulement une sorte de carte établie d ' après l ex­
périence de centaines de gens qui ont réellement eu un contact
avec lui . Tous les frémissements pieux ou les émotions spiri­
tuelles que vous et moi sommes susceptibles d' éprouver sont
bien élémentaires et confus, comparés à ces expériences
vécues. En outre, si vous désirez al l er plus loin, il vous faut
utili ser une carte. Voyez-vous, ce qui est arrivé à cet homme
dans le désert peut avoir été réel , très exaltant, mais rien n ' en
est ressorti . On ne peut rien en tirer. Cel a ne conduit nulle
part ; c' est pourquoi une religion floue qui consi ste à retrou­
ver Dieu dans la nature est tellement attrayante. Ce n ' est hélas
que de l ' exal tation, sans action , comme la contemplation des
vagues au bord du rivage. Vous n ' atteindrez pas Terre-Neuve
en scrutant ainsi l ' Atlantique, comme vous n ' obtiendrez pas
la vie éternelle en ayant le sentiment de la présence de Dieu
dans les fleurs ou la musique. De même, vous n ' irez nulle part
en regardant des cartes, sans prendre la mer, et vous ne serez
pas en sécurité si vous naviguez sans carte .
En d ' autres termes, et surtout de nos jours, la théologie est
pratique. Autrefois, alors que l ' instruction et le goût de la dis­
cussion étaient moins répandus, peut-être était-il possible de se
Créer et engendrer 1 59

satisfaire d' un petit bagage d' idées simples sur Dieu. Il en va


autrement aujourd' hui. Tout le monde lit, et participe à des dis­
cussions. Par conséquent, si vous ne prêtez pas l' oreille à la
théologie, cela n' implique pas que vous n' ayez pas d' idées per­
sonnelles sur Dieu, mais que vous en avez quantité de fausses,
de vagues et de désuètes. En effet, maintes notions sur Dieu,
exhibées aujourd'hui comme des nouveautés, sont tout bonne­
ment celles que de vrais théologiens ont rejetées, voici des
siècles. Dans le monde moderne, il est tout aussi rétrograde de
croire à la religion populaire que de croire que la terre est plate.
En effet, lorsque vous y regardez de plus près, l' idée que
l'on se fait du christianisme n ' est-elle pas simplement que
Jésus-Christ était un grand maître de morale et que si nous res­
pectons ses conseils, nous deviendrons capables d' établir un
ordre social meilleur et d'éviter une nouvelle guerre ? Cette
notion est juste, certes, mais bien en-deçà de toute la vérité sur
le christianisme, et sans aucune importance pratique.
Il est bien vrai que si nous appliquions les conseils du
Christ, nous vivrions bientôt dans un monde plus heureux .
Mais il n' est pas nécessaire pour cela de remonter jusqu ' au
Christ. Si nous mettions en pratique tout ce qu' ont dit Platon,
Aristote ou Confucius, tout irait bien mieux. Nous n ' avons
cependant jamais suivi leurs conseils, et il serait étonnant que
nous commencions maintenant. Pourquoi serions-nous mieux
disposés à suivre le Christ plutôt que les autres ? Serait-il le
meilleur de tous les moralistes ? Or, justement, une telle
constatation rendrait moins vraisemblable que nous le sui­
vions. Si nous ne pouvons assimiler les leçons élémentaires,
pourquoi retiendrions-nous les plus complexes ? Si le chris­
tianisme ne constitue qu' une nouvelle brassée d' excellents
conseils, il demeure alors sans importance. Il y a pléthore de
bons conseils depuis quatre mille ans. Une petite dose sup­
plémentaire n ' y changerait rien.
Portez votre attention sur la vraie littérature chrétienne et
vous découvrirez aussitôt qu' elle traite d'un sujet tout à fait
différent de cette religion populaire. Elle affirme que Jésus est
1 60 Les fondements du christianisme

le Fils de Dieu (avec tout ce que cela implique) et que ceux


qui placent leur confiance en lui peuvent aussi le devenir
(avec tout ce que cela implique). Elle proclame que sa mort
nous a sauvés de nos péchés (avec tout ce que cela implique).
Inutile de se plaindre de la difficulté à comprendre ces affir­
mations. Le christianisme se targue de nous parler d ' un autre
monde, de quelque chose au-delà de notre univers perceptible
au toucher, à l ' ouïe, à la vue. Peut-être pensez-vous que cette
prétention est fausse ; mais si elle est vraie, ce que le christia­
nisme nous enseigne sera obligatoirement difficile, au moins
autant que la physique moderne l ' est pour la même raison.
Or, dans le christianisme, le plus grand choc vient de l' af­
firmation qu' en nous attachant au Christ, nous pouvons
« devenir fils de Dieu ». L' on demandera : « Ne sommes-nous
pas déjà fils de Dieu ? La paternité de Dieu n' est-elle pas à
coup sûr l ' une des idées chrétiennes fondamentales ? » Oui,
sans doute, d'un certain point de vue, nous sommes déjà fils de
Dieu. J' entends par là que Dieu nous a appelés à l' existence,
nous aime et veille sur nous et, de ce fait, il est comme un Père.
Mais quand la Bible explique que nous pouvons « devenir »
fils de Dieu, elle doit manifestement envisager quelque chose
d' autre. Ceci nous conduit au cœur même de la théologie.
Un des credos proclame que le Christ est le Fils de Dieu
« engendré et non créé » ; et il ajoute : « né du Père avant tous
les siècles ». Remarquez-le bien, ceci n'a rien à voir avec la
conception virginale ou le fait que lorsque le Christ naquit sur la
terre en tant qu'homme, il était le fils d' une vierge. Nous son­
geons à ce qui s'est produit avant que la nature fût créée, avant
que les temps ne commencent. « Avant tous les siècles, le Christ
est engendré et non créé ». Quel est le sens de cette affirmation ?
En langage moderne, nous n' utilisons guère les mots
engendrer ou engendré, mais chacun en connaît le sens.
Engendrer, c' est devenir « père » ; tandis que créer, c' est faire
ou fabriquer. On engendre quelque chose de même nature que
soi. Un homme engendre des enfants, un castor engendre des
petits, et un oiseau des œufs qui se transforment en oisillons.
Créer et engendrer 161

Mais créer, c ' est faire quelque chose d ' une nature différente
de soi. Un oiseau fait son nid, un castor construit une digue,
un homme fabrique un téléviseur. Un sculpteur adroit fera
même une statue qui ressemblera à un homme, mais celle-ci
n'en gardera cependant que l ' image et ne pourra j amais ni res­
pirer ni penser. Elle ne sera j amais vivante.
Mettons bien ceci au clair ; ce qui est engendré de Dieu est
Dieu, tout comme un homme s ' engendre d ' un autre homme.
Ce que Dieu crée n'est pas Dieu, tout comme l ' homme ne
peut créer un autre homme. C' est pourquoi les hommes ne
sont pas fils de Dieu dans le sens où le Christ l ' est. Il peuvent
être comme Dieu en certains domaines, mais ne sont pas des
êtres de même nature. Ils ressemblent davantage à des statues
ou à des images de Dieu.
Une statue revêt la forme d'un homme, mais elle n' est pas
vivante. De même, l' homme (et je vais m'en expliquer) a la
« forme » ou l ' apparence de Dieu, mais il ne possède pas la

même vie que lui. Prenons le premier point (la ressemblance


de l ' homme avec Dieu). Tout ce que Dieu a créé présente
quelque similitude avec lm-meme. L' espace lui ressemble par
son immensité, non que l ' étendue infinie soit du même type
que celle de Dieu, mais elle en est une sorte d' image, ou une
tfansposition en termes non spirituels. La matière, par sa force
énergétique, est comme Dieu, quoique naturellement l' éner­
gie physique soit d'une nature différente de la puissance de
Dieu. Le monde végétal lui ressemble parce qu ' il est vivant et
Dieu est le « Dieu vivant » , mais la vie, dans son sens biolo­
gique, n' est pas identique à celle de Dieu ; elle en est seule­
ment une sorte de symbole ou d' ombre. En ce qui concerne
les animaux, nous trouvons d' autres types de similitudes, en
plus de la vie biologique. L' activité et la fécondité intenses
des insectes, par exemple, sont une première et pâle ressem­
blance avec l' incessante activité et la puissance créatrice de
Dieu. Chez les mammifères supérieurs, nous trouvons une
amorce de l' affection instinctive. Elle n' est pas de même
nature que l' amour qui existe en Dieu, mais elle lui ressemble
1 62 Les fondements du chrisnanisme

comme un tableau peut représenter un paysage. Quand nous


en arrivons à l ' homme, le plus élevé dans la hiérarchie
animale, nous atteignons la meilleure des ressemblances avec
Dieu. (Peut-être existe-t-il dans d' autres mondes des créatures
plus semblables à lui, mais nous ne savons rien d'elles).
L'homme non seulement vit, mais il aime et il raisonne. La vie
biologique atteint en lui le plus haut niveau connu.
Mais ce que l' homme ne détient pas de nature, c' est la vie
spirituelle, cette vie différente et supérieure que seul Dieu
possède. Nous utilisons le terme vie dans les deux sens. Si
vous estimez que ces deux sens recouvrent la même chose,
cela revient à penser que la « grandeur » de l ' espace et la
« grandeur » de Dieu sont du même ordre. En réalité, la diffé­

rence entre la vie biologique et la vie spirituelle est si impor­


tante que je vais leur attribuer deux noms distincts. La vie
biologique nous est acquise par nature et tend sans cesse à
s' anémier et à dépérir, si bien qu' elle ne peut être entretenue et
régénérée que par des apports d' air, d' eau, de nourriture, etc.,
de la nature même : c' est le Bios 1 • La vie spirituelle, qui est en
Dieu de toute éternité et qui créa l' univers naturel, c' est la
Zoé2• Le Bios présente, bien sûr, une certaine ressemblance
confuse ou symbolique avec la Zoé, de même type que le serait
une photo pour un paysage, ou une statue pour un homme. Un
individu qui muterait de Bios en Zoé subirait un changement
aussi radical qu' une statue qui, de pierre sculptée, deviendrait
homme véritable.
Or, c' est précisément le but du christianisme. Ce monde est
l' atelier d'un grand sculpteur. Nous sommes les statues et la
rumeur court que certains parmi nous vont un jour prendre vie.

1 B ios, du grec : la vie biologique, la vie animale, ou comme moyen de vivre.


Cf. Actes 26 : 4 ; Marc 1 2 :44
2 Zoé, du grec : la vie est !' antithèse de la mort. Cf. Luc 1 6 : 25 ; Actes 1 7 : 25,
la vie éternelle ; cf. Jean 6:5 1 ; Romains 5: 1 8 et 6:4
DlEU EN TROl S PERSONNES

Le chapitre précédent expliquait la différence entre engen­


drer et créer. Un homme engendre un enfant, mais il crée une
statue. Dieu a engendré le Christ, mais il crée des hommes. Ce
disant, je n ' ai illustré qu' un seul aspect de Dieu : ce qui est
engendré de Dieu le Père est de même nature que lui. En ce
sens, il en va comme d'un homme qui engendre un fils. Mais
la comparaison comporte des différences. Je m' explique :
Bon nombre de gens disent de nos jours : « Je crois en
Dieu, mais pas en un Dieu personnel ». Ils pressentent, en
accord avec les chrétiens eux-mêmes, que le mystère qui
existe derrière toutes choses doit être plus qu' une personne.
Mais les chrétiens cependant sont les seuls à avoir une idée de
la nature d'un Être qui serait au-delà de la personne. Tous les
autres pensent à lui comme étant impersonnel ou dépourvu de
personnalité. Si vous cherchez quelque chose de supraperson­
nel, vous n' avez pas le choix entre le concept chrétien et
d' autres notions. Dans ce domaine, l ' idée chrétienne est la
seule qui s' offre.
De plus, certains estiment qu' après cette vie, ou peut-être
plusieurs vies, les âmes humaines seront « absorbées » en
Dieu. Mais lorsqu' ils essaient d' expliquer leur conception, ils
paraissent croire que cette absorption en Dieu ressemble à
celle d' une matière par une autre. Ils comparent ce phéno­
mène à une goutte d' eau se perdant dans la mer.
Naturellement, la goutte disparaît. Si tel est notre devenir
ultime, être absorbé revient à cesser d' exister. Seuls les chré­
tiens conçoivent la façon dont les âmes peuvent être
recueillies dans la vie de Dieu et rester toutefois elles-mêmes
en réalité, tout en étant bien plus elles-mêmes qu' auparavant.
1 64 Les fondements du christianisme

Je vous ai avertis que la théologie est pratique. Le but


suprême de notre existence est notre insertion dans la vie de
Dieu. De fausses idées sur le sens de la vie rendront ce but plus
difficile à atteindre. Suivez-moi encore plus attentivement.
Vous savez qu' il existe dans l 'espace trois mouvements
directionnels différents de la droite vers la gauche, du haut
vers le bas, de l ' avant vers l ' arrière, ou vice-versa. Ces trois
dimensions géométriques (longueur, largeur, hauteur ou pro­
fondeur) sont utilisées seules ou non. Si vous n' utilisez
qu'une dimension, vous tracez une droite. En utilisant deux
dimensions, vous pouvez dessiner avec quatre lignes droites
une figure, un carré par exemple. Faisons un pas de plus. Avec
trois dimensions, on peut bâtir un corps solide (un volume),
par exemple un cube, un morceau de sucre, un dé constitué de
six carrés.
Suivez-vous mon raisonnement ? Un monde à une dimen­
sion serait une ligne droite. Dans un monde à deux dimen­
sions, vous avez encore des droites, mais plusieurs lignes
constituent une figure plane. Dans un monde tridimensionnel
vous avez encore des figures, mais assemblées, plusieurs
d' entre elles constituent le volume d'un corps solide. En
d' autres termes, au fur et à mesure que vous atteignez des
formes plus réelles et complexes, vous n' abandonnez pas les
éléments simples que vous aviez trouvés au début. Vous les
retrouvez, mais combinés en de nouvelles figures que vous ne
pouviez imaginer auparavant.
Or l ' idée de Dieu, chez les chrétiens, repose justement sur
le même principe. Le plan humain est simple et sans profon­
deur. Sur ce plan-là, une personne est un être, et deux per­
sonnes quelconques sont deux êtres distincts, tout comme, sur
deux dimensions, un carré constitue une figure et deux carrés
deux figures distinctes. Au plan divin, vous trouvez encore
des personnalités, mais elles sont combinées de telle sorte que
nous, ne vivant pas sur ce plan-là, ne saurions les imaginer.
Dans cette dimension de Dieu, pour ainsi dire, vous trouvez
un Étre qui est trois Personnes, bien qu' uni�, co�me un_
Dieu en trois personnes 1 65

cube constitué de six carrés reste un seul cube. Naturellement,


· nous ne pouvons pleinement concevoir un Etre semblable, de
même que si nous étions incapables de percevoir plus de deux
dimensions dans l ' espace, il nous serait impossible d' imagi­
ner un cube. Cependant, nous pouvons avoir de cet Être en
trois Personnes une notion bien vague. Quand nous y parve­
nons, nous avons alors pour la première fois une idée vraie, si
faible soit-elle, de quelque chose de supra-personnel, trans­
cendant la personne. Nous n' aurions jamais pu le deviner.
Cependant, une fois l ' explication donnée, nous pressentons
que nous aurions dû le découvrir, puisque cela cadre si bien
avec tout ce que nous savons déj à.
On peut se demander : « Si nous ne pouvons imaginer un
être en trois personnes, à quoi sert-il de parler de lui ? » Eh
bien, ça ne sert à rien ! L' important, c' est d' être véritablement
attiré au sein de cette vie en trois personnes, ce qui peut com­
mencer à tout moment, ce soir si vous le voulez.
Je précise ma pensée. Un chrétien ordinaire s' agenouille
pour prier. Il essaie d' entrer en contact avec Dieu. S ' il est
vraiment chrétien, il sait que ce désir de prier est inspiré par
Dieu qui est, pour ainsi dire, en lui-même. Mais ce croyant
sait aussi que toute sa connaissance réelle de Dieu lui vient du
Christ. L' homme qui était Dieu - ce Christ tout près de lui-
1' aide dans sa prière en priant pour lui. Çar Dieu que le chré­
tien veut atteindre par sa prière, est aussi à l ' intérieur de lui et
anime son désir qui le pousse à prier. Il est également la voie
ou le pont sur lequel le chrênen est guidé vers ce but, de sorte
que toute cette vie trinitaire de l' Être en trois Personnes est
réellement à l' œuvre dans cette chambre banale où un homme
comme les autres dit sa prière. L'homme est ravi j usqu' aux
plus hautes sphères de vie, ce que j ' ai appelé Zoé, la vie spi­
rituelle. Dieu l' attire j usqu ' en son sein, l' homme restant pour­
tant lui-même.
C' est ainsi que débuta la théologie. On avait déj à une vague
connaissance de Dieu, mais parut un homme qui proclama
être Dieu. Et, n' étant pas le genre d' homme à éconduire pour
1 66 Les fondements du christianisme

cause d' aliénation mentale, les gens furent contraints de


croire en lui. Ils le rencontrèrent même à nouveau vivant,
après qu' ils l ' aient vu mourir sur une croix.
S ' étant ensuite constitués en un petit groupe ou commu­
nauté, ils le découvrirent en eux-mêmes, en quelque sorte, les
dirigeant et les rendant capables d' accomplir des actes qu' ils
ne pouvaient accomplir auparavant. Quand ils réussirent à y
voir plus clair, ils se rendirent compte qu' ils étaient parvenus
à la définition chrétienne de Dieu en trois Personnes.
Cette définition, comme vous pouvez le constater, n ' est pas
une invention. Contrairement aux religions créées de toutes
pièces, la théologie reste une science expérimentale. J'entends
par là qu' en un sens, elle est de même nature que les autres
sciences expérimentales, mais pas à tous les points de vue. Un
géologue étudiant les roches doit aller les ramasser. Elles ne
viennent pas à lui s ' il ne va les chercher. Les roches, incapables
de fuir, ne pourront cependant ni l' aider, ni perturber son
travail ; l'initiative lui appartient complètement. Mais imaginez
que vous êtes un zoologiste qui veut prendre des photos d' ani­
maux sauvages dans leurs repaires ; c' est totalement différent
de l' étude des roches. Les animaux sauvages ne viendront pas
à vous et pourront s' enfuir si vous ne restez pas silencieux. Il y
a en quelque sorte une amorce d' initiative de leur part.
Passons maintenant à un stade plus élevé. Supposons que
vous vouliez reconnaître urie personne décidée à vous ignorer.
Vous ne parviendrez à faire sa connaissance qu 'en gagnant sa
confiance. En ce cas, l ' initiative est divisée en parts égales ; il
faut être deux pour que naisse l' amitié.
Quand il s' a_git de la connaissance de Dieu, l' initiative vient
de lul.S ' il ne se révèle pas, rien de ce que vous ferez ne vous
Rermettra de le trouver. _En f�i_Sjl se manifeste davantage_ �
_

qyelgues personnes qu ' à d' a!Jtres, non parce qu'il a ses


favoris, mais il lui est imposslble-de se montrer. à l' individu
dont l' es nt et le caractère sont mal dis osés. Le soleil n'a as
· e favori, mais il se re ète mieux dans un miroir propre 9.!:le
dans un miroir poussiéreux.
Dieu en trois personnes 1 67

On peut l ' expliquer différemment ; contrairement m.�x


autres sciences où s' utilisent des éléments extérieurs à l ' o�é­
rateur (tels les microscopes et les télescopes), l' instrument à
1ravers lequel vous pouvez voir Dieu, c' est votre être tout­
enhër.Si votre être inteneur n' est pas maintenu net et brillant,
votre vision de Dieu sera voilée, comme la lune observée à
tr;wers un telescope poussiéreux. C ' est pourquoi certaines
nations ont d horribles religions, car elles ont regardé Dieu à
travers une lentille souillée.
bfou ne peut se reve er tel qu' il est réellement qu' à des
hommes réels. Non pas à des hommes individuellement bons,
mais à des hommes soudés en un corps, pratiquant l' amour et
l' entraide et disposés à manifester Dieu aux autres. Car Dieu
avait conçu l ' humanité comme des musiciens dans un
orchestre, ou des organes dans un corps. --------�

_r Par consëquent, la seule école vraiment efficace pour s' ins­


truire sur Dieu est la communauté chrétienne dans son attente
collective de Dieu. La fraternité chrétienne est, pour ainsi
dire, l' équipement technique de cette science, l' installation de
laboratoire. C ' est pourquoi tous ces gens qui se manifestent
épisodiquement, faisant du prosélytisme pour une religion
simplifiée de leur cru dans l' intention de la substituer à la tra­
dition chrétienne, perdent vraiment leur temps. Cela fait
penser à une personne qui, pourvue seulement d' une vieille
paire de jumelles, se targue de mettre tous les vrais astro­
nomes au pas. Peut-être plus intelligente que certains d' entre
eux, elle n' aurait cependant aucune chance de succès. Deux
ans plus tard tout le monde l' aurait oubliée et la science véri­
table continuerait à progresser.
Si le christianism� était une invention humaine, nous l'au­
ij�ndu plus facile, bien entendu. Mais ce n' est pas le cas.
Nous ne pouvons rivaliser sur le plan de la simplicité avec des
inventeurs de religions. Comment le pourrions-nous ? Nous
sommes confrontés à des faits. É videmment, n' importe qui
peut simplifier à outrance s ' il n ' a pas à se soucier des faits.
UN TEMPS
PAR-DELÀ lE TEMPS

Il serait stupide de penser qu' aucun passage d'un livre ne


doive être sauté. Nombreux sont les lecteurs qui le font sans
scrupule. Dans le présent chapitre, je vais traiter un suj et utile
pour certains, mais sans intérêt et rébarbatif pour d' autres. Si
vous êtes de ces derniers, sentez-vous libre de passer au cha­
pitre suivant si celui-ci ne vous captive pas.
J ' ai abordé dans différents passages le sujet de la prière.
Comme tout est encore frais dans nos mémoires, j ' aimerais
traiter d' une difficulté qui trouble certaines personnes à ce
propos. Q�!gu' un m�_.Qrésenta l� prière ainsi : «_!_e_crois �Len.
enJ2ku. in.ais ce u ..'_ ()Q_ ne me_f�r�'!�c;t.Y_aïêr 2 estl:i.d§�_ qy�
__

Dieu s' intéresse individuellement à des centaines de millions


---------- - -- - - --- ---- - - - - - -- - -

d_e__�réatures s' adressant à lui _�_n rriême t�mps _», 1� m�-��i�


-

aperÇu-êi!!e bea!:!_CO�Q Ge -�IlS tiennent un tel raisonnement.


-n cô�vi�nt de remarquer en premTer lieU� 9_di ffië-�tté
se t_f�_dans �es mo-ts en mê_"!!!_!_e m.P!_. La plupart d' entre
nous ne peuvent imag1nêfDleu prêtant attention aux nom­
breux solliciteurs qu ' à condition qu ' ils se présentent l ' un
après l ' autre, et que pour ce faire Dieu dispose d ' un temps
illimité . Et, au fond, l ' idée que Dieu doive s ' occuper de
mille et une choses dans un même laps de temps nous
dépasse grandement.
C' est évidemment ce qui se passe pour nous. Notre vie
nous est accordée moment par moment. Un instant disparaît
avant qu' un autre le remplace, et peu de temps est imparti
pour chacun. Voilà comment nous vivons le Temps. Bien
entendu, vous et moi tenons pour vérité première que cette
cadence temporelle -succession du passé, présent et futur­
n' est pas seulement la façon dont la vie se présente à nous,
1 70 Les fondements du christianisme

mais qu' elle rythme aussi l ' existence de toutes choses. Il est
donc logique de penser que tout l' univers et Dieu lui-même se
déplacent comme nous du passé au futur. Mais beaucoup
d' hommes instruits ne sont pas de cet avis. Les théologiens
ont émis, les premiers, l ' idée que certaines choses sont totale­
ment hors du temps. Plus tard, les philosophes et quelques
scientifiques reprirent également cette idée.
Il est presque certain que Dieu est hq�s_du temps. Sa vie ne
consisi_e pas_ en Jin� sùë__c_ession de moments. Si un million de
personnes le prient ce soir T èîix heures trente� il ne lui est pas
nécessaire de les écouter toute�- dans- ce yetit espace de temps
que nous appelons dix heures trente. Cet instant précis -et tout
autre depuis le commencement du monde- est toujours le
présent pour lui. Si vous préférez, il a toute l' éternité pour
écouter la prière d' une fractiop de s�_ç9_nçle lancée par un
pilote dont l' avion s ' écrase en flammes.
C ' est difficile à saisir, j ' en conviens. Permettez-moi de
vous soumettre un exemple un peu semblable. Supposez ql!e
j ' écrive un roman : « Marie posa son ouvrage ; l' instant
suivant on frappa à la porte ! » Pour Marie qui doit opérer
ciàns le temps imaginaire de mon récit, il n ' y a aucun inter­
valle entre l' '!bandon de son ouvrage et le coup frappé à la
-
p.orte. Mais moi, qÙi. iuis le- �réa-tê-ùr de M_arie Je - ne- vis pas du
tout en ce temps imaginaire. Entre les deux parties de la
phrase, j ' ai pu m' arrêter trois heures et réfléchir profondé­
ment à Marie. J' aurais pu penser_ à Mane comme si elle était
le seul personnage du roman et cela aussi longtemps qu ' il
rÎl' aurait plu. Les heures ainsi remplies n' apparaîtraient pas
dans le temps de Marie (le temps imaginaire de l' histoire).
-Cë ri' ëst pas unè illustratiÜn parfaite, évidemment, mais
elle peut donner un aperçu de ce que je crois être la vérité .
Dieu n' est pas �ntraîné dans le cours du temps de cet univers,
pas plus que ne le serait un auteur dans le temps imag_inai!:_� .d:e
son roman. Il a une attention infinie à consacrer à chacun
------

d' entre nous. Il n ' a pas à s ' occuper de nous en bloc . Vous êtes
face à face avec lui comme si vous étiez le seul être qu ' il ait
Un temps par-delà le temps 1 71

créé. Quand le Christ mourut, il mourut pour vous indivi­


duellement, comme si vous étiez seul au monde.
Voici cependant le point où mon illustration ne joue plus.
L' auteur s' évade d' une cadence du temps (celle du roman)
pour s ' insérer dans une autre (celle de la réalité). Mais Dieu,
je le crois, n' est pas du tout prisonnier d' une succession de
temps. Sa vie ne s ' écoule pas instant après instant comme la
nôtre. Pour lui, c' est -pour ainsi dire- encore 1 920 et déj à
2000. Car lui-même est la Vie.
Si vous représentez le temps par une ligne droite le long de
la.guelle nous devons progr_esses, aloEs il vous faut représenter
Dieu par la _ê� entiè�e-·ciiTa ligneesttraëée�Nülls aVaïîÇo-ns
le long deïa llgn�PQin t par QümT : il nous faut guitter A avant
cr·arnver à B , et nous ne pouvons atteindre C tant que nous
�--'!.':�:m s pas laiss é B derrière � ou_s_:_Q ieu z. qu_ _�l_:_Q_�_ � itut:: -3�-­
_ _ __

dessus, en dehors ou tout autour, maîtrise toute la ligne et la


voit danS-Son integfalité.
Il vaut la peine de saisir cette idée, car elle supprime
quelques difficultés apparentes du christianisme. Avant de
devenir chrétien, je formulais parmi d' autres, l' objection sui­
vante : les chrétiens assurent que le Dieu éternel, omniprésent,
veillant à la bonne marche de l' univers, un jour s ' est fait
homme. Fort bien, objectai-je, mais comment se comportait
alors l' univers quand Jésus n' était qu' un bébé ou pendant son
sommeil ? Comment pouvait-il à la fois être le Dieu qui sait
tout et un homme demandant à ses disciples : « Qui m'a
touché ? » Notez que le mystère réside dans ces mots relatifs
au temps : « pendant qu ' il était un bébé » « Comment
pouvait-il en même temps ? » En d' autres termes, je présu­
mais que la vie du Christ en tant que Dieu se situait dans le
temps et que la vie de Jésus-homme en Palestine, était une
courte période soustraite à ce temps, tout comme mon service
militaire était une courte période dérobée à ma vie normale.
Or la plupart d' entre nous avons tendance à raisonner ainsi.
Nous imaginons Dieu vivant à une période où sa vie humaine
se situait encore dans l ' avenir, puis parvenant au présent de
1 72 Les fondements du christianisme

cette vie, et enfin considérant cette période comme étant du


domaine du passé.
Sans doute ces idées ne correspondent-elles à rien dans la
réalité. On ne peut insérer la vie terrestre du Christ en
Palestine dans une portion restrictive du temps de sa vie car,
en tant que Dieu, il se situe au-delà de l ' espace et du temps.
C ' est à mon avis une vérité intemporelle concernant Dieu, de
croire que la nature et l ' expérience humaines, débiles, igno­
rantes et soumises au sommeil, puissent être -de façon ou
d' autre- comprises dans la globalité de la vie divine. Cette vie
humaine de Dieu est, de notre point de vue, une période par­
ticulière dans l ' histoire de notre monde (de l ' an 1 de l ' ère
chrétienne j usqu ' à la crucifixion) . Nous imaginons donc
qu' elle est aussi une période dans la propre existence de Dieü.
Or, Dieu n ' a pas d ' histoire. Il est trop complètement réel pour
en avoir une, car avoir une histoire signifie perdre une partie
de sa réalité (puisqu' elle a déjà glissé dans le passé) sans en
avoir gagné une nouvelle (puisqu' elle est encore dans le
futur) . En fait on n ' a que le fugitif petit « présent », qui s ' est
enfui avant même de l ' évoquer. Dieu nous préserve de penser
qu' il en est de même pour lui. Nous pouvons toutefois espérer
échapper un jour à cette mesure rationnée du temps.
Si nous croyons Dieu tributaire du temps, une autre diffi­
culté surgit. Tout chrétien croit que Dieu connaît ce que vous
et moi allons faire demain. Or s ' il le sait, comment suis-je
libre d'agir autrement ? Eh bien, une fois encore la difficulté
naît de notre idée que Dieu progresse le long de la ligne du
temps de la même façon que nous, la seule différence étant
qu' il peut voir au-delà du moment présent, et que nous ne le
pouvons pas. Si Dieu prévoyait nos actes à l' avance, il serait
difficile de savoir comment nous y dérober.
Mais supposons que Dieu soit en dehors et au-dessus de la
ligne du temps. Dans ce cas, ce que nous appelons
« demain » lui est visible, tout comme ce que nous nommons
« aujourd ' hui ». Pour lui, tous les jours sont « maintenant » .
I l n e s e souvient pas de vous effectuant les actes d' hier ; il
Un temps par-delà le temps 1 73

vous voit simplement en train d' agir. Pour vous, hier est der­
rière vous, pour lui, non. Il ne « prévoit » pas ce que vous
ferez demain, il vous voit simplement en train d ' agir ; car si
demain n'est pas encore là pour vous, il est là pour lui . Avez­
vous supposé que vos actes du moment présent soient moins
libres à cause de la prescience de Dieu ? Eh bien, il connaît
de même vos actions de demain, parce qu' il est déj à dans ce
demain et peut vous observer tout simplement. �n un sens, il
n�nnaît pas votre action jusqu ' à ce que vous l ' ayez
acs._9..mplie_;_m ais le moment où vous l' avez faite est déj à
<<Jllilintenant » pour lui.
Cette pensée m ' a été d ' un grand secours . Si elle ne vous
aide pas, laissez-la tomber. C ' est une « idée chrétienne » car
de grands et sages chrétiens l ' ont soutenue et il n ' y a rien en
elle de contraire au christianisme. Mais elle ne se trouve pas
dans la Bible ni dans aucun Credo . Vous pouvez être un
excellent chrétien sans l ' accepter ou sans y porter le
moindre intérêt.
LA SAlNE CONTAGl ON

Au début de ce chapitre, je fais appel à votre imagination.


Représentez-vous deux livres sur une table, l ' un au-dessus de
l ' autre. Manifestement le livre d ' en dessous soutient l ' autre.
C ' est à cause de ce livre du dessous que le second se trouve,
disons, trois centimètres au-dessus de la surface de la table au
lieu de la toucher. Appelons le livre inférieur A et l' autre B . La
position de A conditionne celle de B . Est-ce clair ? Imaginons
maintenant que ces deux livres aient toujours occupé ces posi­
tions respectives - c' est impossible en réalité, mais cela
servira d' illustration. Auquel cas la position de B aurait tou­
jours été fonction de celle de A. De même la position de A
n' aurait pas existé antérieurement à celle de B . Autrement dit,
le résultat ne suit pas la cause. D ' habitude c ' est le contraire :
vous mangez une copieuse salade de concombres et vous avez
ensuite une indigestion. Mais il n'en est pas ainsi de toutes les
causes et de tous les résultats . Vous allez vous rendre compte
bientôt pourquoi j ' y attache tant d' importance.
J ' ai expliqué précédemment que Dieu est un être unique
composé de trois Personnes, de la même façon qu'un cube
contient six carrés et reste un volume. Or, dès que je tente
d' expliquer comment ces trois personnes sont liées, il me faut
utiliser des mots donnant l' impression que l' une d' entre elles
existait avant les autres. La première personne est appelée le
Père et la seconde le Fils. Nous disons que le premier
engendre ou produit le second ; nous disons engendrer et non
créer car ce que le Père suscite est de même nature que lui. En
ce cas, le mot Père est le seul qui convienne. Cela signifie
cependant qu ' il est là le premier -comme un père humain
existe avant son fils. Néanmoins, il n'en est pas ainsi ; il n ' y a
1 76 Les fondements du christianisme

ni avant ni après en ce qui le concerne. C ' est pourquoi j ' es­


time important de montrer clairement comment une chose
peut être source, cause ou origine d'une autre sans lui avoir
préexisté. Le Fils existe parce que le Père existe, mais aucun
laps de temps ne s ' est écoulé avant que le Père n ' ait engendré
le Fils.
Voici peut-être la meilleure manière de comprendre pareille
notion. Je vous ai demandé de vous représenter deux livres. Il
en est résulté une image mentale. Manifestement, votre @
d ' imagination .fii.� la cause.!t�mentale le résultat. Cela
n ' implique nullement ue vous avez ima iné d' abord et vu
image ensuite. Les deux ont été simultanés. Toutefois, l ' acte
de volonté et l'image ont commencé ensemble et ont pris fin
simultanément. Maintenant, si un Etre d' essence éternelle
avait imaginé une chose, son acte aurait produit en perma­
nence une image mentale, mais l ' image aurait été tout aussi
éternelle que l' acte lui-même.
Dans le même ordre d' idées, nous devons toujours penser
au Fils j aillissant du Père comme la lumière d' une lampe, la
chaleur d ' un feu, ou les pensées de l ' esprit. Il est l' expression
même du Père, la voix fidèle du Père. Il n ' y eut jamais un
temps où le Fils n ' ait rempli sa fonction. Avez-vous remarqué
ce qui se passe ? Toutes ces images de lumière ou de chaleur
donnent l' impression que le Père et le Fils sont deux choses
plutôt que deux personnes, si bien qu' après tout, l' image du
Père et du Fils offerte par le Nouveau Testament se révèle plus
précise que tout ce que nous essayons de lui substituer. Cela
se produit toujours quand on s ' éloigne des mots de la Bible.
On a certes le droit de s ' en évader un moment afin d'éclaircir
un point spécial, mais il faut toujours y revenir.
Naturellement, Dieu se décrit lui-même bien mieux que nous
ne le pourrions. Il sait que le rapport de Père à Fils se rap­
proche plus du rapport entre la première et la seconde per­
sonne que tout ce que nous pouvons imaginer. Il s ' agit d' une
relation d' amour, ce qu' il est essentiel de retenir. Le Père
prend plaisir en son Fils et le Fils respecte son Père.
La saine contagion 1 77

Avant de poursuivre, notez l ' importance pratique de cette


observation. Toutes sortes de gens aiment répéter l' affirma­
tion chrétienne « Dieu est amour ». Mais ils ne semblent pas
remarquer que l' expression « Dieu est amour » n ' a de sens
véritable que si la personne de Dieu comprend au moins deux
personnes. L' amour est un sentiment qu' une personne
éprouve pour une autre. Si Dieu n' était qu' une personne
unique avant la création du monde, il n' était pas amour.
Naturellement, le sens que donnent ces gens à l' expression
« Dieu est amour » est souvent bien différent ; ils entendent
« l ' amour est Dieu ». Pour eux, en vérité, nos sentiments
d' amour, quels que soient leur objet, leur origine ou leurs
résultats, doivent être traités avec grand respect. C ' est exact
en effet. Mais quand les chrétiens disent « Dieu est amour »
ils entendent tout autre chose : ils croient que la dynamique
vivante de l' amour se poursuit en Dieu depuis toujours et a
créé toute chose.
En ceci -disons-le en passant- réside sans doute la plus
grande différence entre le christianisme et les autres religions.
Qans le christianisme, Dieu n ' est as une chose statique -pas
même une personne- mais une activité dynamique, v1 rante,
une vie, quasiment un drame et, si vous ne me jugez pas irrè­
vérencieux, un tourbillon de danse. L' union entre le Père et le
FilSèst s1 concrète et vivante qu' elle-même est égalerileîïtllne
P r onne. Je sa1 · nconcevable, mais cons1-
d 'rez-le d'a rès ce ui suit. Lorsqu' on se réumt ans une
famille, un club ou un syndicat, on parle souvent e « l ' es­
prit » de cette famille, de ce club ou de ce s nd1cat, pârceque
les in 1v1 us amsi réunis se comportent et conversent autre­
ment que lorsqu' ils sont seuls. Cette conduite corporative peut
être meilleure ou pire que le comportement md1v1duel des
membres. Une personnalité commune émerge du groupe, ou
plutôt quelgue chose qm rappelle la personnalité. Voilà juste­
ment l'une des djfféren ces entre Dieu et nous. Ce gui jaillit de
la vie commune du Père et du Fils est une Personne véritable,
la troisième des trois Personnes qm sont en Dieu.
1 78 Les fondements du christianisme

R_ans le langage théologique, cette troisième Personne est


. .•

appelée le Sruïfr-Esprit ou « ! 'Esprit » de Dieu. Ne soyez pas


- -=------ .

ilÎqÜiet ou surpris s1 vous trouvez cette expression plus vague


ou plus confuse que les deux autres. Il y a, à mon avis, une
raison pour qu' il en soit ainsi. Généralement, dans la vie chré­
tienne, nous ne regardons guère au Saint-Esprit. Il agit pour­
tant toujours par votre intermédiaire. Si vous pensez au Père
comme à une réalité lointaine et au Fils comme à une per­
sonne se tenant à vos côtés, vous aidant à prier et s ' efforçant
de faire de vous un autre fils, il vous faudra alors vous repré­
senter la troisième Personne comme étant en vous ou derrière
vous. Peut-être en est-il qui trouveraient plus facile de com­
mencer par la troisième Personne et de suivre la route inverse.
Dieu est amour ; cet amour agit par le truchement des
hommes, et particulièrement par le moyen de la communauté .
des chrétiens. Mais l' esprit d' amour est, de toute éternité, un
amour permanent entre le Père et le Fils.
Et maintenant, pourquoi tout cela �st-il important ?
__

Çroyez-le, ceci est plus important que tout au monde. La


chorégraphie, le drame ou le scénario de cette vie à trois
Personnes doit transparaître en chacun de nous. Ou pour
1 �xprimer différemment, chacun de nous doit entrer dans le
j eu et jouer son rôle. Il n ' est nul autre bonheur pour lequel
nous ayons été faits. Les bonnes choses, aussi bien que les
mauvaises, sont contagieuses. Si vous désirez avoir chaud, i l
vous faut rester près du feu ; s i vous voulez vous mouiller
vous devez sortir sous la pluie. Si vous voulez la joie, la
puissance, la paix, la vie éternelle, vous devez vous rappro­
cher de celui qui les possède ou devenir UN avec lui. Car de
telles aspirations ne constituent pas une sorte de récompense
que Dieu pourrait tout bonnement offrir, si tel était son
plaisir, à n ' importe qui. Elles sont une grande fontaine
d' énergie et de beauté qui j aillit au cœur même de la réalité.
Si vous en êtes proche, l' écume vous éclaboussera ; mais, si
vous vous en éloignez, vous resterez sec . Une fois qu ' un
homme est uni à Dieu, comment pourrait-il ne pas vivre à
La saine contagion 1 79

j amais ? Quand un homme est séparé de Dieu, que peut-il


faire sinon s ' étioler et mourir ?
Mais comment faut-il faire pour être uni à Dieu ? Comment
nous est-il possible d' être intégrés dans cette vie en trois
-
PersOïïnës-'?- --
__ ..
- - -

Rappelez-vous ce que j ' ai écrit au chapitre deux concernant


engendrer et créer. Nous ne sommes pas engendrés par Dieu,

'��
mais créés par lui ; selon notre nature humaine nous ne
c-
sommes pas fils de Dieu, mais seulement, pour ainsi dire, de
simples statues. Nous n' avons pas reçu la vie spirituelle de la
j Zoé, mais seulement le Bios, la vie biologique qui va vers la
f
'
;j décrépitude et la mort. Qr voici l '_ offre exceptionnell� du
( christianisme : nous pouvons, en laissant ag1fU1eu, participer
f"fa vie �st. Si nous le faisons, nous partagerons alor_s

I
.-

':Ee vie gui fut engendrée, non créée, qui a toujours existé �

"'
existera toujours. Le Christ est le Fils de Dieu. S i ns
� , part a ce type e vie nous serons aussi fils de Dieu. Nous
, ";' ' aimerons le Père comme le Christ le fait, et le Saint-:EsQr:it se
� \ @.v�l�ra-en_�� _Jés�s vint dans ce monde en tant qu' hom�
'- afin de communi uer utres h sorte de vie ui
était en ui..:..11 l ' a fait par ce que j'appe l le une « saine conta­
gion ». Chaque chrétien est appe lé à devenir un petit christ.
Voilà ce que signifie devenir chrétien. Rien d' autre.
'j
SOLDATS DE PLOMB
OBSTINÉS

Le Fils de Dieu devint homme pour permettre aux hommes


de devenir fils de Dieu. Nous ignorons comment les événe­
ments auraient évolué si la race humaine ne s ' était j amais
rebellée contre Dieu et n' avait rejoint l' ennemi. Peut-être
chaque homme aurait-il été « en Christ », et aurait-il partagé
la vie du Fils de Dieu dès sa naissance. Peut-être le Bios, vie
naturelle, se serait-il inséré immédiatement, comme allant de
soi, dans la Zoé, la vie incréée. Mais ce sont là des hypo­
thèses. Nous sommes plutôt concernés par la façon dont les
choses se passent maintenant.
Mais où en sommes-nous actuellement ? Les deux types
de vie sont maintenant non seulement différents (il en aurait
toujours été ainsi) mais réellement opposés. La vie naiurelle
en chacun de nous est égocentrique, elle demande à être
cajolée et admirée, à profiter de la vie des autres et à exploi­
ter l' univers. Elle tient spécialement à se replier sur elle­
même, pour se garder à l' écart de ce qui serait meilleur, plus
fort ou plus élevé qu' elle, ou de tout ce qui lui ferait sentir sa
petitesse. Elle craint la lumière et l' air du monde spirituel,
tout comme les gens élevés dans la saleté ont peur de prendre
un bain. En ce sens elle a raison. Elle sait que si la vie spiri­
tuelle s' empare d' elle, tout son égocentrisme et son opiniâ­
treté vont être anéantis et elle est prête à employer toute son
énergie pour l' éviter.
N' avez-vous jamais rêvé, étant enfant, que vos jouets pren­
nent vie ? Imaginons aujourd'hui que le cas se soit produit,
que vous ayez pu transformer un de vos soldats de plomb en
un petit homme de chair, bien vivant. Que se passerait-il si
celui-ci, ne pouvant accepter son nouvel état et ne voyant en
1 82 Les fondements du christianisme

vous que le destructeur de sa propre matière, s' opposait vio­


lemment à vous en cours de modelage ? Il lui serait impos­
sible de devenir un homme à part entière.
Qu' auriez-vous pu faire pour lui ? Je n ' en sais rien. Voici
cependant ce que Dieu fit pour nous. La deuxième personne,
le Fils, devint homme. Il est né dans ce monde comme
chacun de nous et a reçu des signes distinctifs : une taille, un
poids, des cheveux particuliers et un certain langage. Avant
d' être un homme, l ' Être éternel qui sait tout et a créé l ' uni­
vers fut un bébé après avoir été un fœtus, dans le sein d' une
femme. Si vous voulez comprendre une telle abnégation,
demandez-vous de la même façon si vous aimeriez devenir
un crabe ou une limace.
Il en est résulté un être assumant réellement le destin prévu
pour nous tous : un homme chez qui la vie créée, héritée de sa
mère, se soumit à être parfaitement et complètement intégrée
dans la vie engendrée. En lui, la créature humaine au sens
naturel s' inséra pleinement dans le Fils divin. Ainsi, en ce cas
unique, la nature humaine s' était, pour ainsi dire, manifestée,
et était passée dans la vie du Christ. Toute la difficulté pour
nous réside dans le fait que la vie nouvelle doit être, en un
sens, mise à mort. C ' est pourquoi le Christ choisit une carrière
terrestre incluant à tout moment la mort de ses désirs humains.
Il subit la pauvreté, l' incompréhension de sa propre famille, la
trahison de l'un de ses amis intimes, les railleries et les
mauvais traitements de la police, et l' exécution sous la torture.
Après une telle mort -se prolongeant chaque jour- la créature
humaine en Christ, du fait qu ' elle était liée à la nature de Fils
divin, « revint ensuite à la vie ». Et quelle vie ! Car non seu­
lement la nature divine du Christ ressuscita, mais aussi sa
nature humaine. Voilà toute l' affaire. Pour la première fois on
vit un homme véritable. Un soldat de plomb, de vrai plomb,
devenu pleinement et magnifiquement vivant.
Ici, bien entendu, nous atteignons le point où s' écroule mon
image du soldat de plomb. Dans le cas de vrais soldats de
plomb, si l ' un prenait vie, manifestement cela ne ferait aucune
Soldats de plomb obstinés 1 83

différence pour les autres qui ne resteraient tous que de


simples objets distincts. Or les êtres humains ne le sont pas.
Ils semblent autonomes parce qu' on les voit marcher séparé­
ment. Nous sommes ainsi faits que nous voyons seulement le
moment présent. Si nous pouvions observer le passé, naturel­
lement, cela paraîtrait tout différent, car il fut un temps où
chaque homme était une partie intégrante de sa mère et anté­
rieurement de son père également, et ceux-ci de leurs grands­
parents. Si vous pouviez voir l'humanité étalée dans le temps
comme Dieu la voit, elle ne vous apparaîtrait plus tel un four­
millement d'être distincts dispersés. Elle se révélerait comme
un arbre aux ramures multiples, une chose unique qui croît
constamment. Chaque individu apparaîtrait alors relié à tous
les autres. Aussi, les hommes ne sont-ils pas plus séparés de
Dieu qu' ils ne le sont les uns des autres. Toute créature, en cet
instant, respire et éprouve des sentiments parce que Dieu la
maintient en vie.
Par conséquent, l' incarnation du Christ ne peut pas être
mise en parallèle avec la transformation d'un homme en
soldat de plomb. C'est comme si quelque influence, s' exer­
çant en permanence sur la race humaine, commençait, à un
stade donné, de l ' affecter autrement, l'orientant vers des voies
nouvelles. De là, l'effet se répand à travers toute l'humanité,
la différence se faisant sentir pour ceux qui vécurent avant
Jésus-Christ, comme pour ceux qui vécurent après lui. Elle
touche également tous ceux qui n'ont jamais entendu parler
du Christ. Cela revient à verser dans un verre d' eau une goutte
de liquide modifiant le goût ou la coloration de l' ensemble.
En fait, aucune de ces illustrations ne convient parfaitement.
En fin de compte, Dieu n'est autre que lui-même et ce qu'il
fait ne ressemble à rien d' autre. Pourrait-on s' attendre à ce
qu' il en soit autrement ?
Quelle est donc cette nouv��uté introduite par Dieu pour
l' humanité tout entière ? La voici sim lement : c'est celle de
çteveni ieu, 4e passer de l'état de chose créée à ce!!:ii
çl� �hose engendrée, de muter de la vie biologique éphémère
_
1 84 Les fondements du christianisme

à la vie « s_pirituelle » éternelle. L'humanité est pour ainsi dire


« sauvée » en principe. Il faut cependant que chaque membre
s'approprie ce salut. En retour, le plus difficile -la part qué
nous n' aurions pu faire- a été par avance accomplie à nofie
pTace. Nous n' avons pas à nous hisser dans la vie spintuelle
�s propres efforts ; elle-même est venuej!!_sgg'� nous. Il
suffit de nous abandonner au seul Homme en qui elle se mani­
fêsta dâns sa ioia1ifé.�Cêfüi gm eta1t à la fois__DieJ.l__e_Lbo��
ventabîe- agira en nous et pour nous. Sou��nez-vous de me.s
propos sur la « saine contagion ». Un homme de_ nQtre race
possède cette vie nouvelle ; Si nOUS n-OUS aQ rochons de ïlil,. 11
-
nOuS la commurÏlqliepfilCÜ�tagion.
...

Naturellement, on peut exprimer cette idée de bien des


façons. On peut proclamer que le Christ est mort pour nos
péchés, que le Père nous a pardonnés parce que le Christ
accomplit à notre place ce que nous aurions dû faire. On peut
affirmer que nous sommes lavés par le sang de l' Agneau,
que le Christ a vaincu la mort. Tout cela est vrai. Si l'une de
ces expressions ne vous parle pas, laissez-la et attachez-vous
à celle qui vous convient. Ne vous mettez en aucun cas à
vous quereller avec d' autres fidèles pour des formules diffé­
rentes des vôtres.
DEUX N OTES

Afin d'éviter des erreurs d'interprétation, j ' ajoute ici des


notes aux deux points soulevés par le chapitre précédent.
1 ) Une question se pose : si Dieu voulait avoir pour fils
chaque être humain, pourquoi ne les a-t-il pas engendrés tout
de suite comme tels, au lieu de les faire passer par le stade du
« soldat de plomb et les conduire ensuite à la vie par un pro­
»

cessus difficile et douloureux ? Une partie de la réponse est


relativement facile ; la seconde est probablement au-delà de
toute connaissance humaine. Voici la première, très acces­
sible : le processus de transformation d'une créature en un fils
n' aurait été ni difficile ni pénible si la race humaine ne s'était
détournée de Dieu voici des siècles. Elle put le faire parce que
Dieu l' avait dotée d'une volonté libre. Il la lui avait donnée
parce qu'un monde d' automates ne pouvait pas aimer ni par
là-même connaître un bonheur infini. Venons-en à la seconde
partie, plus compliquée. Tous les chrétiens sont d' accord qu'il
n'y a, dans le sens original, qu' un seul « Fils de Dieu » . Si
nous insistons : « Aurait-il pu y en avoir d' autres ? », nous
nous trouvons plutôt sans réponse. L'expression « aurait-il
pu » a-t-elle le moindre sens si on l' applique à Dieu ? On peut
dire d' une chose finie qu' elle « aurait pu être » différente de
ce qu' elle est si quelque chose d' autre, tributaire également
d'une troisième, l' avait été aussi, et ainsi de suite ; ce qui, en
fait, n' est qu' un enchaînement de dissemblances se comman­
dant l'une l' autre. (Les caractères de cette page auraient été
rouges si l'imprimeur avait utilisé de l'encre rouge, et il aurait
utilisé cette encre s'il en avait reçu l'ordre). Mais quand on
parle de Dieu -c' est-à-dire du Principe Irréductible, du fait
Fondamental dont dépend tout le reste- il serait absurde
1 86 Les fondements du christian;sme

d'imaginer qu' il pourrait en être autrement. Ce sont les faits


et voilà tout.
Mais, en dehors de cela, je trouve extravagante l'idée même
du Père engendrant des Fils de toute éternité. Étant nombreux,
ils auraient dû être quelque peu dissemblables. Deux pièces de
monnaie ont la même forme. Comment se fait-il qu'elles
soient distinctes ? Simplement parce qu'elles occupent deux
emplacements séparés et contiennent des atomes différents.
En d' autres termes, c 'est de par les notions d'espace et de
matière que nous les considérons dissemblables. En fait, nous
devons faire intervenir la « Nature » ou l'univers créé. Je puis
comprendre la distinction entre le Père et le Fils sans faire
appel à l'espace ou à la matière, parce que l'un engendre et
l' autre est engendré. Le rapport du Père avec le Fils n' est pas
le même que celui du Fils avec le Père. Mais s'il y avait eu plu­
sieurs fils, ils seraient tous liés l'un à l' autre et au Père de la
même façon. Comment pourraient-ils différer l'un de l' autre ?
On ne repère pas la difficulté au premier abord, naturellement.
On pense qu' on peut admettre l'idée de « plusieurs » fils. En
y réfléchissant profondément, j 'estime que celle-ci est pos­
sible simplement parce que j ' ai une vague idée de ce que pour­
raient être ces fils de formes humaines groupés en un certain
espace. Autrement dit, en affectant de penser à quelque chose
existant avant la création de l'univers, je glissais en fraude la
présence d'un autre univers dans lequel je l'introduisais. Car,
en retour, si je mets un frein à mon imagination et que j ' essaie
de penser au Père engendrant beaucoup de fils « avant tous les
mondes », je me rends compte qu'en fait, je ne peux rien
concevoir. Ma réflexion se dilue en mots, tout simplement. (La
nature -espace, temps et matière- a-t-elle été créée précisément
afin de rendre possible cette pluralité ? N'existe-t-il aucune
autre façon d' avoir des esprits éternels, si ce n'est de les créer
préalablement dans un univers matériel et les spiritualiser
ensuite ? Dieu seul le sait, car tout ceci est pure conjecture).
2) L' idée que la race humaine soit dans un sens une chose
distincte, un organisme colossal, semblable à un arbre, ne doit
Deux notes 1 87

pas réfuter la valeur des individus en prétendant que Pierre,


Jacques ou Françoise ont moins d'importance que toute entité
collective, des classes, des nations, des races, etc. Il s ' agit là
de deux conceptions opposées. Les éléments qui font partie
d'un même organisme sont souvent différents les uns des
autres, tandis que ceux qui sont indépendants peuvent se res­
sembler fortement. Six pièces de monnaie sont distinctes et
très identiques ; mon nez et mes poumons sont très différents
mais ne vivent que parce qu' ils font partie de mon corps et
partagent sa vie commune.
Le christianisme ne conçoit pas les individus comme les
simples membres d'un groupe ou les éléments d'un catalogue
mais comme les organes d'un corps, différents les uns des
autres, chacun apportant sa contribution spécifique et irrempla­
çable. Si la lubie vous prenait de transformer vos enfants, vos
élèves ou même vos voisins en des êtres semblables à vous,
souvenez-vous que Dieu n'a jamais prétendu cela. Vous et eux,
êtes des créatures distinctes, créées pour être différentes.
D' autre part, quand vous êtes tenté de ne point vous soucier des
ennuis d' autrui parce qu' ils ne vous regardent pas, n'oubliez
pas que malgré nos différences, chacun de nous appartient au
même organisme. Si vous l'oubliez, vous faites acte d'indivi­
dualisme. Si vous oubliez que cette personne est différente de
vous, si vous voulez supprimer les divergences et rendre tous
les êtres semblables, vous faites du totalitarisme. Or, un chré­
tien ne doit être ni un totalitariste ni un individualiste
« » « ».

J'ai fort envie de vous dire -et il en est sans doute de même
pour vous- laquelle de ces deux erreurs est la pire. C ' est le
démon qui nous assaille. Il lance toujours dans le monde des
sophismes par couples, ou par paires de contraires. Il nous
encourage sans cesse à gaspiller beaucoup de temps à cher­
cher laquelle est la plus mauvaise. Vous comprenez pourquoi,
n' est-ce pas ? Il compte que votre répulsion pour l' une de ces
erreurs vous incitera progressivement à adopter l' autre. Il
nous faut garder les yeux fixés sur le but et foncer droit entre
les deux. Il n'est pas d' autre attitude à adopter.
FAl SON S COMME Sl . ..

Puis-je une fois encore commencer un chapitre en vous rap­


pelant deux récits connus ? L'un est l 'histoire que vous avez
tous lue, La Belle et la Bête, où une jeune fille doit épouser un
monstre, pour une certaine raison. Elle l 'épouse et l 'embrasse
comme si la Bête était un homme. Alors, la Bête, à son grand
soulagement, se transforme en homme et tout se termine fort
bien. L' autre histoire parle d'un personnage qui devait porter
un masque pour se rendre plus beau. Après l ' avoir supporté
pendant des années, il l' enlève et découvre alors que son
visage s' est modelé aux formes mêmes du masque et qu' il est
devenu réellement beau. Ce qui avait débuté par un déguise­
ment était devenu une réalité. Je pense que ces deux histoires
peuvent aider à illustrer (de façon fantaisiste évidemment) ce
que je désire exposer dans ce chapitre. Jusqu'à présent, j ' ai
essayé de décrire des faits : ce qu' est Dieu et ce qu' il a accom­
pli. Maintenant, je veux parler de la mise en pratique : que
faire ensuite ? Cette théologie, qu' apporte-t-elle de nouveau ?
Eh bien, elle peut dès ce soir marquer une différence. Si vous
avez été poussé à lire jusqu' ici, il vous reste assez d'intérêt
sans doute pour tenter de prier, et vous direz probablement le
Notre Père.
Cette prière que le Seigneur nous a enseignée commence
par Notre Père. Voyez-vous maintenant ce que ces termes
signifient ? Ils veulent dire, sans détours, que vous occupez la
place de fils ou fille de Dieu. Pour parler net, vous revêtez le
Christ. Si vous préférez, vous « faites semblant ». Bien
entendu, au moment où vous prenez conscience du sens de ces
mots, vous vous rendez compte que vous n' êtes pas un Fils de
1 90 Les fondements du christianisme

Dieu, dont la volonté et les intérêts sont à l'unisson de ceux


du Père. Vous êtes plutôt un faisceau de craintes, d'espoirs, de
convoitises, de jalousies et de fatuité, centré sur vous-même et
voué à la mort. Aussi cette prétention de se présenter comme
Christ est une manifestation outrageuse d'effronterie. Mais,
aussi étrange que cela puisse paraître, Dieu nous a ordonné
d' agir ainsi !
Pourquoi ? À quoi servirait-il de feindre ce que vous n'êtes
pas ? Eh bien, même sur le plan humain, il existe deux types
de simulation. Il y a la façon erronée, où l' illusion remplace la
réalité (tel un homme qui, au lieu de venir immédiatement à
votre aide, prétendrait, mais en vain, qu' il est sur le point de
le faire). Mais il y a aussi une forme valable où l' illusion
conduit à la réalité. Quand vous n'éprouvez pas une impulsion
amicale -sachant pourtant que c'est votre devoir- le mieux à
faire est, très souvent, d'adopter une attitude amicale et de
vous comporter en fait comme si vous étiez plus aimable que
vous ne l'êtes. Bientôt, comme nous l' avons tous constaté,
vous vous sentirez plus amical. Très souvent, la seule façon
d' acquérir une qualité est de se comporter comme si on la
possédait déjà. C'est pourquoi les jeux des enfants revêtent
une telle importance. Les gosses contrefont toujours les
adultes -jouant aux soldats, à la marchande, ils fortifient leurs
muscles et aiguisent leur intelligence, de sorte que leur pré­
tention d' être adultes les aide à croître pour de bon.
Au moment où vous concevrez nettement : Me voici, me
«

présentant sous l'habit du Christ », il est fort probable que


vous verrez immédiatement quelque domaine dans lequel, à
ce même instant, l' illusion s' amenuisera au profit de la réalité.
Vous découvrirez alors dans votre esprit plusieurs pensées qui
ne devraient plus avoir de place si vous étiez réellement un fils
de Dieu. Eh bien, ne les tolérez pas. Vous pouvez même
prendre conscience qu' au lieu de prier, vous feriez mieux
d'écrire une lettre ou d' aider votre femme à faire la vaisselle.
Alors, allez-y donc !
Vous voyez ce qui se passe ? Le Christ lui-même, le Fils de
Faisons comme si... 191

Dieu qui est homme (tout comme vous) et Dieu (tout comme
son Père) est vraiment près de vous à cet instant, commençant
à transformer votre illusion en réalité. Est-ce là simplement un
rappel fantaisiste de votre conscience vous indiquant la
conduite à suivre ? Si vous l'interrogez, vous obtiendrez une
réponse, mais celle-ci sera différente si vous vous souvenez
que vous vous présentez comme Christ. Il y a quantité de
choses que votre conscience ne juge pas irrémédiablement
mauvaises (surtout les pensées de votre esprit) mais vous
comprenez aussitôt ne pas pouvoir continuer dans cette voie
si vous essayez sérieusement d' imiter le Christ. Car alors vous
ne raisonnez plus simplement en termes de bien ou de mal ;
vous tâchez d' attraper la saine contagion d'une Personne.
Cela tire davantage à la ressemblance d'un portrait plutôt qu' à
l a stricte observance des règles. Et, fait étonnant, c'est beau­
coup plus difficile en un sens que de respecter les règles ; d'un
autre côté, c'est beaucoup plus aisé.
Le véritable Fils de Dieu se tient à vos côtés. Il commence
à vous transformer en une personne qui lui ressemble. Il com­
mence, pour ainsi dire, à injecter en vous sa propre essence de
vie et de pensée. C' est sa vie (Zoé) qui entreprend de changer
le soldat de plomb que vous êtes en homme vivant, et ce qui
en vous n' apprécie pas cette mutation est le résidu du plomb.
Certains parmi vous peuvent penser que cela n'a rien de
commun avec leur propre expérience. Peut-être direz-vous :
« Je n' ai jamais eu l' impression d'être secouru par un Christ
invisible mais j ' ai souvent reçu l ' aide d' autres humains » .
Une telle attitude serait semblable à celle d' une femme qui,
lors de l' autre guerre mondiale, disait n'être pas concernée par
le manque éventuel de pain car chez elle on mangeait toujours
des biscottes. S ' il n'y a pas de pain, il n'y a pas davantage de
biscottes ! Si l'on ne recevait aucun secours du Christ, il n'y
aurait aucun secours à attendre des humains. Le Christ tra­
vaille en nous de maintes manières, et pas seulement par le
truchement de ce que nous croyons être notre « vie reli­
gieuse » . Il œuvre par le moyen de la nature, par notre propre
1 92 Les fondements du christianisme

corps, par des livres, parfois par des expériences qui semblent
(a priori) anti-chrétiennes. Lorsqu'un jeune homme, ayant
fréquenté l'église par routine, se rend compte honnêtement
qu' il ne croit pas au christianisme et cesse d'assister au culte
-s' il le fait par honnêteté et non simplement pour agacer ses
parents- l'esprit du Christ est sans doute plus près de lui
qu' avant. Mais, par dessus tout, le Christ travaille en nous par
l'intermédiaire des autres.
Les hommes, tels des miroirs, sont des « messagers » du
Christ auprès de leurs semblables, mais n'en sont pas toujours
conscients. Personnellement, j ' ai été conduit au christianisme
par l ' intermédiaire d'incrédules et je pense que « cette saine
contagion » peut nous être transmise par eux. Mais habituel­
lement, ce sont ceux qui connaissent le Christ qui l' apportent
aux autres. C' est pourquoi l' Église -corps global des chré­
tiens- qui témoigne du Christ aux autres, a tellement d'im­
portance. Et lorsque deux chrétiens suivent le Christ
ensemble, ils ne témoignent pas deux fois plus du christia­
nisme, mais seize fois plus.
N' oublions pas ceci. Tout comme il est naturel qu'un bébé
absorbe le lait maternel sans connaître sa mère, il est tout
aussi naturel qu' on ne puisse discerner le Christ derrière celui
qui nous aide. Mais il ne convient pas que nous restions des
bébés. Il nous faut croître pour reconnaître le vrai Bienfaiteur.
Ce serait pure folie de ne pas le faire, parce que sinon, nous
aurions à nous appuyer sur des créatures humaines, et nous
serions les dupes. Les meilleurs des hommes font des erreurs
et tous sont mortels. Nous devons être reconnaissants envers
ceux qui nous ont aidés, les honorer et les aimer, mais ne
jamais mettre toute notre foi en aucun être humain, quel qu'il
soit, fût-il le meilleur et le plus sage. Si de belles choses
peuvent être réalisées avec du sable, il n'est pas sage d' édifier
sa maison dessus.
Nous commençons maintenant à comprendre le langage du
Nouveau Testament. Il dit des chrétiens qu'ils sont « nés de
nouveau », « qu' ils ont revêtu le Christ », et au sujet du Christ
Faisons comme si. . . 1 93

« qu' il est formé en nous ; et il assure que nous avons


» «

l' esprit du Christ Chassez de votre esprit l ' idée que ce


».

n' est qu' une manière imagée de parler pour inciter les chré­
tiens à mettre en pratique les paroles du Christ, tout comme
un homme peut étudier les écrits de Platon ou de Karl Marx
pour essayer de les mettre en pratique. Non, ces paroles ont
un sens beaucoup plus profond encore. Elles prétendent
qu'une Personne réelle, le Christ, est ici et à cette heure
même, dans cette pièce où vous priez, et qu' il agit en votre
faveur. Il ne s' agit pas d'un homme bon qui mourut voici
deux mille ans. C 'est un Homme vivant, aussi humain que
vous mais toujours autant Dieu que lorsqu' il créa le monde,
qui vient s' occuper de vous à titre personnel. Il fait mourir en
vous la vieille nature pour la remplacer par sa propre person­
nalité, tout d' abord épisodiquement, puis pour de plus
longues périodes. Enfin, si tout va bien, il vous transforme
définitivement en une sorte d'être différent, en un petit christ
nouveau, une créature qui, à sa façon modeste, possède la
même sorte de vie que Dieu. Vous participez alors à sa puis­
sance, à sa joie, à sa connaissance et à son éternité. Ceci nous
conduit tout aussitôt vers deux autres découvertes.
1 ) Nous commençons à prendre conscience, non seulement
de nos péchés particuliers, mais aussi de notre propension au
péché ; à nous émouvoir non seulement de ce que nous
faisons, mais de ce que nous sommes. Ceci peut vous paraître
plutôt difficile en effet, aussi vais-je essayer de donner
quelques précisions en m' appuyant sur un témoignage per­
sonnel. À l ' heure de ma prière du soir, lorsque je fais le
compte de mes péchés du jour, ceux-ci proviennent neuf fois
sur dix d'un manque de charité : j ' ai boudé, rembarré quel­
qu' un, raillé un autre, infligé un affront, ou piqué une colère.
L'excuse qui vient immédiatement à mon esprit, c' est la sou­
daineté de la provocation ou le fait que n'étant pas sur mes
gardes, je n'ai pas eu le temps de me ressaisir. Certes, ce peut­
être là une circonstance atténuante à propos d' actes particu­
liers ; ils auraient été manifestement pires s ' ils avaient été
1 94 Les fondements du christianisme

délibérés et prémédités. D' autre part, il est évident que la


réaction d'un homme pris à l'improviste, est la meilleure pour
connaître le type d'homme à qui l'on a affaire. Sans aucun
doute, la colère spontanée exprime mieux le vrai caractère de
chacun. S ' il y a des rats dans une cave, il est fort probable que
vous les verrez si vous y entrez brusquement. Mais l'intrusion
brutale ne crée pas les rats, elle les empêche seulement de se
cacher. De même, la soudaineté de la provocation ne fait pas
de moi un homme de mauvais caractère, elle le montre seule­
ment. Les rats sont toujours dans la cave, mais si vous entrez
en criant bruyamment ils se seront mis à couvert avant que
vous éclairiez. Apparemment, les rats du ressentiment et de la
rancune sont toujours là présents dans la cellule de mon âme,
mais celle-ci reste hors d' atteinte de ma volonté consciente. Je
puis en quelque mesure contrôler mes actes, mais je ne puis
exercer aucune censure directe sur mon humeur. Et si (comme
je l'ai dit avant) ce que nous sommes importe plus que ce que
nous faisons -si vraiment ce que nous faisons importe surtout
en tant que preuve de ce que nous sommes- alors il s' ensuit
que le changement dont j ' ai le plus besoin est une transfor­
mation irréalisable par mes efforts directs et volontaires. Ceci
s' applique également à mes bonnes actions. Combien d'entre
elles ont été accomplies pour le bon motif, par crainte de
l' opinion publique, ou par désir de me mettre en vedette ?
Combien ont pour origine une sorte d'obstination ou le senti­
ment de ma supériorité qui, en d' autres circonstances,
auraient pu également conduire à un acte très répréhensible ?
Mais je ne peux, par un effort moral direct, me donner à moi­
même d' autres mobiles d' action. Après les tout premiers pas
dans la vie chrétienne, nous prenons conscience que tout ce
qui doit être fait dans notre âme ne peut l' être que par Dieu.
Ceci nous amène à une notion qui risque encore d'être mal
interprétée dans mon langage.
2) J ' ai parlé comme si c' était nous qui faisions tout. En
réalité, bien entendu, c 'est Dieu qui fait tout. Nous nous
prêtons tout au plus à cette action sur nous. En un sens, nous
Faisons comme si. . . 1 95

pourrions même dire que c ' est Dieu qui fait de nous ce qu' il
aimerait que nous soyons. Le Dieu en trois Personnes voit
devant lui, pour ainsi dire, un animal humain égocentrique,
avide et rebelle. Il dit : « Faisons comme s ' il était notre fils et
non une simple créature, et comme s'il était homme comme le
Christ le fut et supposons même qu'il soit comme lui par
!'Esprit. Même s ' il ne l'est pas, traitons-le comme tel. Faisons
semblant, afin de transformer l'illusion en réalité. » Dieu vous
considère comme si vous étiez un petit christ. Et le Christ,
quant à lui, se tient auprès de vous pour vous transformer
ainsi. J' imagine que cette idée de Dieu « faisant semblant »
vous paraît bizarre. Mais est-ce tellement étrange ? C'est de
cette manière pourtant que ce qui est supérieur élève toujours
ce qui est inférieur. Une mère apprend à son bébé à parler en
s'exprimant comme s ' il la comprenait, bien avant qu'il com­
prenne. Nous traitons nos chiens comme s ' ils étaient
« presque humains » ; c'est pourquoi, en vérité, ils deviennent
à la fin presque humains !
LE CHRl STIANlSME EST-ll
EXl GEANT OU FACllE ?

Dans le précédent chapitre nous avons étudié l'idée chré­


tienne de « revêtir le Christ » ou de « se présenter » comme
fils de Dieu pour, en fait, le devenir véritablement. Il ne s ' agit
pas là, vous comprenez bien, d'un devoir chrétien ou d'un
exercice particulier pour passer dans une classe supérieure.
C 'est plutôt la base même du christianisme qui se trouve
exprimée ici, car celui-ci n'offre rien d' autre. C 'est d' ailleurs
en ce sens qu' il se distingue des préceptes ordinaires de
« morale » ou de « convenance ».
Voici l' idée habituelle que nous avons avant de devenir
chrétiens. Prenons comme point de départ notre moi et ses
désirs. Nous devons admettre que ce que nous appelons mora­
lité ou convenance a des droits sur nous. N'est-ce pas la per­
sonne qui reconnaît ces exigences qui est considérée comme
« bonne » ? Car, tout comme apparaissent en nous des pul­
sions dites mauvaises auxquelles il faut renoncer, il en existe
aussi d' autres, considérées comme « bonnes », qu' il nous faut
suivre. Toutefois, nous espérons toujours qu' une fois ces exi­
gences satisfaites, le pauvre « moi » aura encore la chance et
le temps de reprendre sa vie propre et d' agir à sa guise. En
fait, nous ressemblons beaucoup à un honnête citoyen payant
ses impôts. Il les paie mais il espère bien qu' en retour il lui
restera assez d' argent pour vivre. Et ceci parce que nous
restons toujours centrés sur nous-mêmes.
Aussi longtemps que nous raisonnerons ainsi, nous aurons
probablement l' une ou l ' autre des deux conséquences sui­
vantes : ou nous renonçons à essayer d'être bons, ou nous
devenons vraiment malheureux. Car, ne vous y trompez pas,
si vous essayez réellement de satisfaire toutes les exigences
1 98 Les fondements du christianisme

adressées à votre moi, il ne lui restera plus rien en propre. Plus


vous obéirez à votre conscience, plus elle se montrera exi­
geante à votre égard. Votre être intérieur ainsi affamé, brimé
et contrarié à chaque fois, rechignera de plus en plus. À la fin,
ou vous renoncerez à tenter d'être bons ou vous deviendrez
l'un de ces individus qui, comme ils le disent, vivent pour
«

les autres », mais qui, toujours mécontents et grognons, se


prennent pour des martyrs et déplorent continuellement que
leur dévouement ne soit pas mieux reconnu. Vous serez alors
une vraie peste pour quiconque doit vivre avec vous, bien plus
détestable que si vous étiez franchement égoïste.
La voie chrétienne est différente, plus rigoureuse et plus
facile. Le Christ dit : Donne-moi tout. Ce n'est pas une
«

portion de ton temps, de ton argent, ou de ton travail qui m'in­


téresse mais c'est TOI. Je ne suis pas venu pour torturer ton
être naturel mais pour le tuer. Aucune demi-mesure n'est
valable. Je ne viens pas émonder une branche ici ou là. Je
veux que l ' arbre tout entier soit abattu. Je ne veux pas
plomber ou couronner une dent après l' avoir forée à la rou­
lette, mais je veux l' extraire. Livre-moi tout ton être naturel et
les désirs que tu penses innocents aussi bien que ceux que tu
reconnais coupables - le tout. Je te donnerai un nouveau moi
en échange. En fait, je me donnerai moi-même : ma propre
volonté deviendra la tienne. »

C' est à la fois difficile et plus aisé que ce que nous


essayons tous de faire. Vous avez remarqué, je l' espère, que
le Christ lui-même décrit parfois la voie chrétienne comme
étant très pénible, d' autres fois très facile. Il adjure :
« Chargez-vous de votre croix. En d' autres termes, cela
»

équivaut à être battu à mort dans un camp de concentration.


Mais la minute suivante il déclare : Mon joug est aisé et
«

mon fardeau léger. Les deux déclarations sont vraies et


»

bien l ' expression de sa pensée.


Les enseignants vous diront que le garçon le plus paresseux
de la classe est celui qui, en fin de compte, travaille le plus
dur. En voici l' explication : si vous demandez à deux garçons
Le christianisme est-il exigeant ou facile ? 1 99

d' apprendre un théorème de géométrie, celui qui est prêt à se


donner du mal essaiera de le comprendre. Le paresseux
tâchera de le retenir par cœur en vue d'un moindre effort.
Mais six mois plus tard, alors qu'ils se préparent pour un
examen, le paresseux consacre des heures et des heures de dur
travail à des notions que l'autre garçon aura comprises en
quelques minutes. À long terme, la paresse implique donc
plus de travail. Prenons un autre exemple. Dans une bataille
ou dans une ascension difficile, il y a souvent un moment qui
exige de l' audace ; mais c'est aussi, à la longue la chose la
plus sûre. Si vous reculez, vous vous trouverez, des heures
plus tard, en bien plus mauvaise posture. La couardise fait
courir un plus grand danger.
Il en est de même dans le domaine spirituel. Le fait le plus
pénible, quasiment impossible, est de livrer votre moi au
« »

Christ, vos désirs et vos calculs. Cependant, c' est beaucoup


plus facile que tout ce que nous essayons de faire en contre­
partie. Car, tout en voulant être bons, nous voulons rester
« nous-mêmes pour continuer à faire de notre bonheur per­
»

sonnel le but le plus important de notre vie. Aussi notre esprit


et notre cœur sont-ils orientés et attirés par l ' argent, le plaisir
ou l' ambition, tout en gardant l'espoir de se comporter hon­
nêtement, chastement et avec humilité.
Or, c'est justement ce que le Christ nous avertit de ne pas
faire : un chardon ne peut produire des figues. Si je suis une
prairie, je ne puis fournir du blé, même en coupant l'herbe.
Pour produire du blé, le changement doit se faire en profon­
deur. Il faut qu' on me laboure et qu' on m' ensemence.
C'est pourquoi le vrai problème de la vie chrétienne sur­
vient là où on ne le cherche pas habituellement. Il se manifeste
au moment de votre réveil chaque matin. Tous les souhaits et
les espoirs pour la journée qui s'ouvre vous assaillent comme
des animaux sauvages. La première tâche, chaque matin,
consiste simplement à les repousser tous, à écouter une autre
voix, à adopter un autre point de vue permettant à une vie plus
vaste, plus forte, plus paisible, d' entrer en vous. Et ceci tout
200 Les fondements du christianisme

au long du jour, nous tenant à l'écart des inquiétudes et des


tracas naturels, en quelque sorte à l'abri du vent.
Nous ne pouvons y parvenir qu'épisodiquement, tout
d' abord. Mais à partir de ces moments privilégiés, la nou­
velle vie se développera à travers notre être parce que main­
tenant nous laissons le Christ travailler où cela est nécessaire.
C' est la différence entre la peinture simplement étalée en
surface et celle qui s'imprègne profondément. Le Christ ne
s'est jamais complu dans un bavardage vague et idéaliste.
Quand il a dit : Soyez parfaits il le désirait vraiment et
« »,

s' attendait à ce que nous suivions un traitement complet.


C' est contraignant, mais le compromis que nous désirons
ardemment obtenir est plus dur encore. D' ailleurs il est inac­
cessible. Peut-être est-il difficile pour un œuf de se transfor­
mer en oiseau mais ce serait drôlement plus ardu pour lui
d' apprendre à voler en restant un œuf. Nous sommes à
présent comme des œufs, et l ' on ne peut rester définitivement
un œuf ordinaire, banal. Il faut être couvé ou pourrir.
Puis-je revenir sur mes explications précédentes ? C'est
cela le christianisme. Il n'y a rien d' autre. Il est si aisé de
s' embrouiller là-dedans. Il est facile de penser que l' Église
présente une large variété d'objectifs : éducation, construc­
tions, missions, services religieux. Tout comme il est normal
de supposer que l' État a de multiples raisons d'être : mili­
taires, politiques, économiques, etc. Mais, en réalité, les
choses sont beaucoup plus simples.
L' État existe simplement pour promouvoir et protéger le
bonheur ordinaire des humains : un couple bavardant au coin
du feu, des amis jouant à la belote dans un café, un homme
lisant un bon livre chez lui ou cultivant son j ardin, c ' est là
affaire de l' État. Et, à moins de contribuer à accroître, à pro­
longer et à protéger de tels moments, toutes les lois, les par­
lements, les armées, les tribunaux, la police, l ' économie, etc.
n' auraient pas de raison d' être. De même, l' Église n'existe
pour rien d' autre que d' attirer les hommes au Christ, les
transformer en petits christs. Si ce n'est pas le cas, toutes les
Le christianisme est-il exigeant ou facile ? 20 1

cathédrales, le clergé, les missions, les sermons, même la


Bible seraient simplement source de gaspillage. Dieu devint
Homme dans ce but. Il est même douteux que tout l 'univers
ait été créé pour quelque autre dessein. Il est écrit dans la
Bible que tout l 'univers a été fait pour le Christ et que toutes
choses seront réunies en lui. Je ne crois pas qu' aucun d' entre
nous puisse s' imaginer comment cela se produira, pour
l' univers entier. Nous ne savons pas ce qui vit (si toutefois
c ' est le cas) dans les parties de cet univers situées à des mil­
lions de kilomètres de nous. Même sur cette terre, nous
ignorons comment cela s' applique aux éléments autres que
les hommes. Après tout, c ' est ce à quoi l ' on pouvait s' at­
tendre. Le plan de Dieu nous a été révélé seulement en ce
qm nous concerne.
J' aime quelquefois rêver que je suis en mesure de conce­
voir quelle serait son application aux autres choses : comment
les animaux domestiques sont presque intégrés à l 'Homme
quand celui-ci les aime et les rend plus humains qu' ils ne le
seraient sans cela. Je puis même constater comment les
choses inertes et les plantes sont attirées vers l'Homme quand
il les étudie, s'en sert et les apprécie. S ' il existait des créatures
douées de raison dans d' autres mondes, elles pourraient, dans
leur propre environnement, agir de la même façon. Peut-être
est-il possible que, lorsque des créatures intelligentes entrent
en Christ, elles entraînent dans leur sillage tout avec elles. En
vérité, je ne sais pas ; et ceci ne reste que simple conjecture.
Ce qu' on nous a enseigné, c 'est comment nous, humains,
pouvons être amenés au Christ, devenir participants de ce
merveilleux cadeau que le jeune Prince de l 'Univers veut
offrir à son Père -ce présent qu' il est lui-même- et que nous
sommes nous-mêmes au travers de lui. C' est le dessein ultime
qui motiva notre création. Dans la Bible, des allusions
étranges et exaltantes nous disent que, lorsque nous serons
intégrés au Christ, nombre d' autres choses dans la nature
commenceront à se rétablir. Le mauvais rêve prendra fin ; ce
sera le matin.
'

CALCULER LA DEPEN SE

Un grand nombre de gens ont été tracassés par ce que j ' ai


dit précédemment concernant les paroles de notre Seigneur :
« Soyez parfaits Certains semblent penser qu'elles signi­
».

fient : à moins que vous ne soyez parfaits, je ne vous vien­


«

drai pas en aide ; or, comme nous ne pouvons être parfaits,


»

notre situation serait désespérée. Mais je ne crois pas que


c'était l' intention de Jésus. Je pense qu'il voulait dire : Le .
«

�'8©00urs que j�-:�ous donnerai est une aide pQur _ atteindre


....,..,,,
.., ,

la perfection. Peut-être êtes:: vous plus rµodestes dans vqs exi-


genees;-mais,je ne vous donn�rai rien�� moins ». · .

Je m' explique. Quand j ' étais enfant, j ' avais souvent mal
aux dents. Je savais que si j ' allais trouver ma mère, elle me
donnerait un calmant pour me permettre de dormir. Mais, tant
que la douleur était supportable, je préférais ne pas aller vers
elle et j ' avais mes raisons : une fois consciente de mon mal,
ma mère se sentirait obligée, le matin suivant, de me conduire
chez le dentiste ! Je ne pouvais obtenir d' elle ce dont j ' avais
besoin sans échapper à une autre initiative que je ne voulais
pas. Je désirais le soulagement immédiat de la douleur, mais
ne pouvais en bénéficier sans subir l' extraction d'une dent.
Or je connais bien ces dentistes : une fois en route avec leurs
instruments, ils se mettent toujours en devoir de soigner des
dents qui ne font pas souffrir. Ils ne peuvent pas laisser les
gens tranquilles. Donnez-leur le petit doigt et ils s'emparent
du bras ! Eh bien, si vous permettez, notre Seigneur leur res­
semble étrangement. Donnez-lui votre petit doigt et il s' em­
parera de votre bras. Quantité de gens vont à lui pour être
guéris de quelque péché particulier dont ils ont honte
(comme la masturbation ou la frousse) ou qui manifestement
204 Les fondements du chrisaanisme

empoisonne leur vie quotidienne (comme le mauvais carac­


tère ou l 'ivrognerie). Mais attention ! Fort de guérir ce péché,
le Christ ne s' arrêtera pas là. Non pas que de vous-même
vous en demandiez davantage ; mais, une fois que vous avez
fait appel à lui, il vous imposera le traitement complet.
C 'est pourquoi il avertit chacun de « calculer la dépense
avant de devenir chrétien ». « Ne commettez pas d'erreur, pré­
vient-il ; si vous me laissez agir, je vous rendrai parfait. Dès
le moment où vous vous remettez entre mes mains, c 'est ce
qui vous attend. Rien de moins. Vous disposez d'une volonté
libre et vous pouvez me rejeter. Mais si vous ne me repoussez
pas, comprenez bien que je vais accomplir mon œuvre inté­
gralement. Quelle que soit la souffrance que cela vous cause
ici-bas, quelle que soit l' inconcevable purification que cela
vous coûte, quel qu' en soit le prix pour moi-même, je ne pren­
drai pas de repos et je ne vous en laisserai pas jusqu'à ce que
vous soyez parfait ! Jusqu' à ce que mon Père puisse déclarer
sans réserve qu' il est content de vous, comme il l ' a dit de moi.
Mais je ne me contenterai de rien de moins. Je peux le faire et
je le ferai. »
Néanmoins -et c 'est l' autre aspect également important de
la question- cet ami secourable qui en fin de compte se satis­
fera seulement de la perfection absolue, se réjouira aussi du
premier effort hésitant et chancelant que vous ferez demain en
accomplissant le devoir le plus banal. Ainsi qu'un grand écri­
vain (George Mac-Donald) l'a fait remarquer : « Si un père est
heureux du premier pas chancelant de son enfant, il n'en
exigera pas moins une marche assurée, libre et virile, de son
fils adulte ». De même, ajoute-t-il : « Il est aisé de plaire à
Dieu mais très difficile de le satisfaire » .
L a conclusion pratique est l a suivante : l ' exigence de Dieu
quant à la perfection ne doit nullement vous décourager dans
vos tentatives de faire le bien, ou même dans vos échecs
actuels. Chaque fois que vous tomberez, il vous relèvera. Il
sait parfaitement que vos propres efforts ne vont jamais vous
amener à la perfection. En outre, vous devez prendre
Calculer la dépense 205

conscience dès le début que le but vers lequel il commence à


vous guider est la perfection absolue ; aucune puissance dans
tout l 'univers, si ce n'est vous, ne peut l ' empêcher de vous y
amener. C'est ce à quoi vous êtes engagé, et il est très impor­
tant de s'en rendre compte. Si vous ne le faites pas, il est fort
probable qu' au bout d'un certain temps, vous commenciez à
régresser et à résister au Christ. Il suffit qu' il nous ait rendus
capables de vaincre un ou deux péchés qui étaient un tour­
ment évident pour qu' aussitôt, nous soyons enclins à penser
tout bas que nous sommes assez vertueux maintenant.
Puisqu' il a accompli tout ce que nous voulions qu' il fit, qu' il
veuille bien désormais nous laisser tranquilles ! « Je n ' ai
jamais voulu devenir un saint mais seulement un type
correct », pensons-nous. Ce disant, nous imaginons que nous
faisons preuve d'humilité.
Or, c 'est là l 'erreur fatale. Bien entendu, nous n ' avons
jamais souhaité être transformés en cette sorte de créature que
Dieu va faire de nous. L' important n'est pas ce que nous
avions l ' intention d' être, mais ce qu' il voulait que nous deve­
nions quand il nous a créés. C'est lui l' inventeur, et nous, seu­
lement la machine. Il est le peintre, nous sommes le tableau.
Comment saurions-nous ce qu' il a l' intention de faire de
nous ? Voyez-vous, il nous a déjà rendus très différents de ce
que nous étions. Longtemps avant notre naissance, encore
blottis dans le sein maternel, nous sommes passés par
diverses étapes. Nous ressemblions d' abord à des végétaux,
puis ensuite à un poisson ; ce n'est que dans une phase plus
tardive que nous sommes devenus des bébés humains. Et si,
lors de ces premières étapes, nous avions été conscients, j ' ose
affirmer que nous aurions été pleinement satisfaits de rester
ce que nous étions. Le besoin de devenir des bébés ne nous
serait pas même venu à l' esprit. Mais Dieu n'a cessé d' avoir
un projet pour nous et il était décidé à le mettre à exécution.
Un phénomène identique se produit maintenant à un niveau
plus élevé. Nous pouvons nous contenter de rester ce que
nous appelons des « gens ordinaires », mais Dieu est décidé à
206 Les fondements du christian;sme

conduire à bien un plan totalement différent. Se soustraire à


son dessein n'est pas de l'humilité, c ' est de la paresse ou de
la lâcheté. S ' y soumettre n'est pas de l'orgueil ou de la méga­
lomanie, c ' est de l' obéissance.
Voici une autre présentation des deux aspects de la vérité.
D'une part, n'imaginons jamais qu'on puisse compter sur ses
propres efforts pour se conduire, même pendant vingt-quatre
heures, en personnes respectables. Si le Christ ne nous sou­
tient pas, aucun de nous n'est à l ' abri de quelque péché fla­
grant. D' autre part, aucun niveau de sainteté ou d'héroïsme
jamais atteint par les plus grands saints ne dépasse ce que le
Christ est décidé à nous faire atteindre à la fin. Cette œuvre ne
sera pas achevée dans cette vie, mais le Christ désire nous
entraîner le plus loin possible ici-bas.
C'est pourquoi ne soyons pas surpris si nous avons des
difficultés en perspective. Quand un homme se tourne vers le
Christ et semble ferme dans la foi (puisque certaines de ses
mauvaises habitudes sont maintenant corrigées), il éprouve
souvent l' impression qu' il serait normal désormais que tout
aille comme sur des roulettes. Si les ennuis surgissent
-maladie, pénurie d' argent, nouveaux types de tentation- il
est déçu. Ces avatars, pense-t-il, auraient pu être nécessaires
pour l ' inciter au repentir dans ses jours mauvais d' autrefois,
mais pourquoi maintenant ? Parce que Dieu l' oblige à aller
de l' avant, à se hisser à un niveau plus élevé. Il le place dans
des situations où il devra faire preuve de courage, de
patience ou d' amour bien plus qu' il n' avait jamais rêvé d'en
manifester. Cela nous paraît tout à fait inutile parce que nous
n ' avons pas la plus légère notion de l ' être formidable qu' il
veut faire de nous.
Il me semble utile d'emprunter une autre parabole à George
Mac-Donald. Imaginez un instant que vous êtes une maison
vivante et que Dieu ait l' intention de vous rebâtir. Au début,
peut-être comprenez-vous ce qu' il faut faire. Vous savez que
les réparations étaient indispensables ; aussi n'êtes-vous pas
surpris de le voir remettre les gouttières en état ou colmater
Calculer la dépense 207

les fuites du toit. Mais il en vient bientôt à bouleverser la


maison de fond en comble, ce qui vous semble n'avoir plus de
sens. « Que fait-il donc ? vous direz-vous. La réponse est
»

qu' il érige une demeure entièrement différente de celle de vos


rêves, ajoutant une aile ici, surélevant un étage là, élevant des
tourelles, créant des cours. Vous pensiez qu' il allait vous
transformer en un petit pavillon coquet, mais Dieu est en train
de faire de vous un palais pour venir l'habiter en personne.
Le commandement Soyez parfaits n'est ni un verbiage
idéaliste ni un ordre d' accomplir l'impossible. Le Christ veut
nous transformer en créatures capables d'obéir à ce comman­
dement. Il a dit (dans la Bible) que nous étions des « dieux »

et il tiendra sa parole. Si nous le laissons agir (nous pouvons


choisir de l'en empêcher) il transformera le plus déchu et le
plus immonde d'entre nous en un dieu ou une déesse ; créa­
ture éblouissante, rayonnante, immortelle, vibrant corps et
âme d' énergie, de joie, d' amour et de sagesse. Tel un miroir
brillant et sans tache, nous réfléchirons parfaitement l' image
de Dieu (bien que sur une petite échelle évidemment), sa puis­
sance illimitée, sa félicité et sa bonté. Le processus sera long
et parfois très douloureux, mais c'est sur cette voie que nous
sommes engagés. Rien de moins. La proclamation du Christ
était vraiment l'expression de sa pensée.
BRAVES GEN S OU
HOMMES N OUVEAUX ?

Oui, ce que le Christ a dit, il le pense. Ceux qui s ' abandon­


nent à lui deviendront parfaits, comme il est lui-même parfait
- en amour, sagesse, joie, beauté et immortalité. Le change­
ment ne s ' achèvera pas dans cette vie car la mort est une
partie importante du traitement. On ne sait jusqu ' où ira la
transformation d ' un chrétien avant la mort.
Voici le moment venu de considérer une question souvent
posée : si le christianisme est vrai, pourquoi tous les chré­
tiens ne sont-ils pas manifestement meilleurs que les
incroyants ? Ce qui se cache derrière une telle question est
censé et absurde à la fois. En effet, si la conversion d ' un
individu au christianisme ne produit aucune amélioration
dans ses actes et s ' il reste comme avant aussi snob ou mépri­
sant, envieux ou ambitieux, alors on peut soupçonner que sa
conversion était en grande partie i maginaire. AQrè�
conver · chaque fois que l ' on pense avoir pro crressé dans
la vie chrétienne, il faut se emander si ce progrès est visible
four les autre�. Les beaux sentiments, les nouvelles intui­
tions, un plus grand intérêt pour les choses religieuses ne
signifient rien s' ils ne changent pas notre conduite. C ' est
comme dans une maladie : « se sentir mieux » ne sert ànen
sïle thermometre mdique une hausse de température� !'.-n ce
�ns, le monde a tout à fait raison d ' apprécier le christia­
nisme selon ses résultats. Le Chnst nous a conseillé de juger
d ' aprè s ce critère : on connaît un arbre à ses rrm ts ; ou
êo'mme la ualité d' une chose se révèle à l'usage.
uand nous, chrétiens, n ' arrivons pas à bien nous conduire,
12ous
. ne pouvons taire prendre le chnshamsme au séneux
par ceux qui nous entourent.
210 Les fondements du christianisme

Pendant la guerre, des affiches nous avertissaient qu'un


bavardage indiscret pouvait causer la perte de vies humaines :
« Attention ! les oreilles ennemies vous écoutent. Il est éga­
»

lement vrai que des vies inconséquentes suscitent des com­


mentaires défavorables. Les langues vont alors bon train et
nous donnons des arguments pour douter de la vérité même
du christianisme.
Mais les incro ants ont une façon d'exiger des résultats
défiant toute lo e humai non seulement une
·

transformation profonde dans a vie e chaque nouveau chre�


tien, mais aussi une distinction très nette entre deux camps en
présence, les chrétiens et les non-chrétiens. Et ils attendent
des premiers qu' ils soient en tout temps visiblement meilleurs
que les autres. Ceci n'est as sérieux pour hie
·

En premie� Jiey Ja situ'!!iQ!l_ est 1en lus corn li ué�. Le


mon e ne comporte pas que des chrétiens à 1 OO % et des non­
chrétiens à 1 00 %. Il y a des gens (en grand nombre) qui se
ré�lament chrétiens mais ne le sont que de nom. Et dans le lot,
il se trouve bien des ecclésiastiques, hélas ! D' autres, au
contraire, deviennent lentement chrétiens, bien qu' ils n'osent
pas encore se déclarer. Certains n' acceptent pas l' intégralité
de la doctrine chrétienne concernant le Christ ; pourtant ils
sont si fortement attirés par lui que déjà, son influence sur eux
est plus profonde qu' ils n'en ont conscience. Dans d' autres
religions, on trouve des gens que l 'influence secrète de Dieu
amène à réfléchir sur les aspects de leur religion qui s' accor­
dent avec le christianisme ; on peut estimer qu' ils appartien­
nent au Christ sans le savoir. Par exemple, un bouddhiste de
bonne volonté peut être conduit à se concentrer de plus en
plus sur la miséricorde et à reléguer à l' arrière-plan (bien qu' il
puisse encore y croire) l'enseignement bouddhique sur cer­
tains autres points. Bon nombre de païens honnêtes peuvent
s' être trouvés dans ce cas bien avant la naissance du Christ.
Enfin, il y a toujours un grand nombre de personnes aux
pensées confuses, possédant les croyances les plus diverses,
sans queue ni tête. Par conséquent, il ne sert à rien de porter
Braves gens ou hommes nouveaux ? 211

des appréciations d'ensemble sur les chrétiens et les non-chré­


tiens. Il peut être utile de comparer des chats et des chiens, ou
même des hommes ou des femmes d'une manière globale car
on sait pertinemment qui est qui, car un animal ne se trans­
forme pas (lentement ou soudainement) de chien en chat.
Mais quand nous comparons les chrétiens en bloc avec les
non-chrétiens, nous ne pensons pas habituellement à des per­
sonnes que nous connaissons, mais seulement à deux concep­
tions vagues inspirées de romans ou de journaux. Si vous
voulez confronter le mauvais chrétien et le bon athée, il vous
faut penser à deux spécimens vrais que vous avez réellement
rencontrés. Sauf si nous serrons la réalité de près, nous gas­
pillons notre temps.
2) Supposons que nous en soyons venus aux faits concrets
et que nous n' opposions pas un chrétien et un non-chrétien
fictifs, mais deux personnes bien réelles de notre connais­
sance. Prenons pourtant garde à bien poser la question. Si le
christianisme est vrai, il s' ensuivra : a) que tout chrétien sera
meilleur que s'il n'était pas devenu chrétien ; b) que qui­
conque devient chrétien sera meilleur qu' auparavant. De la
même façon, si les réclames d'un dentifrice sont vraies, il doit
s'ensuivre que : a) quiconque l' utilisera aura de meilleures
dents que s'il ne l' employait pas ; b) que celui qui commence
à s'en servir aura une dentition plus saine. Je ne peux pas pré­
tendre que la publicité est mensongère si, ayant hérité de mes
parents une mauvaise dentition, le dentifrice ne me donne
jamais des dents aussi belles que celles d'un vigoureux
Africain n' utilisant pas de dentifrice du tout.
Mme Durand, la chrétienne, peut avoir une langue plus
acérée que M. Dupont, l' incroyant. Ce qui en soi ne nous
prouve pas que le christianisme soit efficace ou non . Que
serait la langue de Mme Durand si elle n'était pas chrétienne,
ou celle de M. Dupont s'il le devenait ? Mme Durand et
M. Dupont sont nés avec leur tempérament propre résultant
d'une éducation première. Le christianisme prétend placer ces
deux tempéraments sous une nouvelle autorité, du moins s' ils
212 Les fondements du christianisme

y consentent. Par contre, vous avez le droit de vous demander


si cette nouvelle direction va améliorer l ' affaire.
Dans le cas de M. Dupont, le matériau est bien meilleur que
celui de Mme Durand. Mais là n' est pas le problème. Prenons
un autre exemple : pour apprécier la gestion d ' une usine on
doit considérer non seulement le rendement, mais l' équipe­
ment. Considérant l ' équipement de l ' usine A, ce peut être un
miracle qu' elle produise quelque chose. Compte tenu de l' ou­
tillage de première qualité de l' usine Y, son rendement,
quoique élevé, peut être inférieur à ce qu' il devrait être. Il ne
fait pas de doute que le bon P.D.G. de l ' usine A va installer un
nouvel équipement dès qu' il le pourra, mais il lui faudra du
temps. Le faible rendement qu' il obtiendra entre-temps ne
prouve pas qu' il soit incompétent.
3) Maintenant, approfondissons davantage. Le directeur va
installer un nouvel équipement : avant que le Christ en ait
terminé avec Mme Durand, elle va devenir ' raiment quelqu' un
de très bien. Toutefois, si on s ' en tenait là. on aurait l ' impres­
sion que le seul but du Christ est de hisser Mme Durand au
niveau où se situe M. Dupont depuis longtemps. En fait, nous
pourrions croire que M. Dupont était presque parfait. et que le
christianisme à l ' usage exclusif des gens désagréables ne lui
était pas destiné. Comme si r amabilité était tout ce que Dieu
exige � Non. ce serait une erreur fatale . La vérité est qu · au
regard de Dieu. M. Dupont a tout autant besoin du « salut »
que Mme Durand. En un sens ( que f expliquerai bientôt ) la
bonté naturelle n · entre pas en ligne de compte.
On ne peut s · attendre à ce que Dieu considère le caractère
placide et les dispositions amicales de Mme Dupont de la
même manière que nous. car ils ne sont que le résultat de
causes naturel les dont Dieu est 1 . auteur. Ne relevant que du
tempérament. ces caractéristiques disparaîtront entièrement si
M . Dupont digère mal . La gentillesse. en vérité. est le don de
Dieu à M . Dupont et non le don de M . Dupont à Dieu. De
même. Dieu a permis à des causes naturelles. agissant dans un
monde souillé par de s siècles de péché de produire chez \1me
Braves gens ou hommes nouveaux ? 213

Durand l'étroitesse d'esprit et la tension nerveuse qui justi­


fient en grande partie sa méchanceté. Dieu redressera, en
prenant le temps, cet aspect du caractère de Mme Durand.
Pour Dieu, cela ne présente aucune difficulté et il ne s'en
inquiète pas. Par contre, ce qui fait l 'objet de sa vigilance, de
son attente et de son action divines est plus difficile. C 'est
quelque chose qu' il ne souhaite pas obtenir par un simple acte
de puissance. Il en attend le résultat aussi bien pour Mme
Durand que pour M. Dupont, et tous deux sont libres d'ac­
cepter ou de refuser l 'offre divine. Se tourneront-ils ou non
vers Dieu et réaliseront-ils ainsi le seul dessein pour lequel ils
furent créés ? Leur libre volonté oscille en eux comme l ' ai­
guille d'une boussole, mais c ' est une aiguille qui peut s' arrê­
ter sur un choix. Elle peut pointer vers le Nord véritable, mais
ce n' est pas une nécessité. L' aiguille toumera-t-elle, puis se
stabilisera-t-elle en direction de Dieu ?
Dieu peut intervenir pour qu' il en soit ainsi, mais ne peut
l 'imposer. Car s'il déplaçait lui-même l' aiguille dans la bonne
direction il n'y aurait plus de volonté libre. Va-t-elle pointer
vers le Nord ? C'est la question dont tout dépend. L'incrédule
et la pieuse dame offriront-ils leur moi à Dieu ? Savoir si ce
moi qu' ils cèdent ou refusent d' abandonner est gentil ou
mauvais est d' importance secondaire. Dieu peut s' occuper en
son temps de cet aspect du problème.
Ne vous méprenez pas ! Bien entendu, Dieu considère un
caractère mauvais comme une chose déplorable. Non moins
naturellement, il estime qu' une belle nature est une chose
aussi bonne que le pain, le soleil ou l 'eau pure. Ce sont là les
bonnes choses données par Dieu. Il a créé les nerfs solides de
M. Dupont tout autant que son équilibre digestif et garde en
réserve beaucoup d' autres bienfaits. Il ne coûte donc rien à
Dieu, pour autant qu' on le sache, de créer de belles choses ;
mais convertir des volontés rebelles a coûté la vie de Jésus
sur une croix. Les libres personnalités que nous sommes
peuvent -chez les bons comme chez les méchants- repousser
la sollicitation divine. Toutefois, la gentillesse de M. Dupont
214 Les fondements du christianisme

étant simplement le fait de son tempérament, à la fin il n'en


restera rien, comme la Nature elle-même. Les causes natu­
relles agissent en M. Dupont pour en faire un assemblage
psychologique plaisant, tout comme elles se fondent dans un
coucher de soleil pour créer une agréable harmonie de cou­
leurs. En fait (car c ' est ainsi qu'opère la nature), tout se dis­
persera. M. Dupont a eu la possibilité de donner (ou plutôt de
permettre à Dieu de donner) à cet assemblage éphémère la
beauté d'un esprit éternel, mais il ne l ' a pas saisie.
Ceci recèle un paradoxe. Aussi longtemps que M. Dupont
ne se tourne pas vers Dieu, il croit que sa gentillesse lui est
propre ; or ce n'est pas le cas. Cette aimable nature de
M. Dupont ne deviendra vraiment sienne que lorsqu' il
prendra conscience que sa gentillesse n'est qu' un cadeau qu' il
doit rétrocéder à Dieu. Ainsi, M. Dupont pourra tenir son rôle
dans sa propre création. Les seules choses que nous conser­
vons sont celles librement données à Dieu. Ce que nous
essayons de garder pour nous est justement ce que nous
perdons à coup sûr.
Nous ne devons donc pas être surpris si nous trouvons chez
les chrétiens quelques personnes encore désagréables. Il existe
même, en y réfléchissant, un espoir de voir se tourner vers le
Christ un nombre plus important de gens mauvais que de bons.
C'est d' ailleurs ce que l'on reprochait au Christ durant sa vie
terrestre : il semblait attirer des « gens peu recommandables ».
L' objection reste d'actualité et elle existera toujours. En voyez­
vous les raisons maintenant ? Le Christ a dit : « Heureux les
pauvres », et encore : « Il est difficile pour un riche d'entrer
dans le royaume des cieux » . Sans aucun doute, il visait bien
les riches et les pauvres au plan économique, mais ses paroles
ne s' appliquaient-elles pas également à une autre catégorie de
riches et de pauvres ? L'un des dangers de la possession d'une
grosse fortune est qu' on peut se satisfaire pleinement des
divers bonheurs que l' argent dispense et ne pas se rendre
compte de notre besoin de Dieu. Si, en signant simplement un
chèque, les alouettes tombent toutes rôties dans votre assiette,
Braves gens ou hommes nouveaux ? 215

vous risquez d'oublier à tout moment que vous dépendez


entièrement de Dieu. Or, soyons honnêtes, les dons naturels
portent en eux le même danger. Si vous avez des nerfs solides,
de l'intelligence, une excellente santé, la popularité et une
bonne éducation, vous serez probablement satisfait de votre
caractère tel qu' il est. Aussi vous direz-vous : « Qu' ai-je
besoin de mêler Dieu à ces choses ? » Vous n'êtes pas l'une de
ces créatures lamentables, toujours obsédées par la sexualité,
l' alcoolisme, la nervosité ou le mauvais caractère. Votre
conduite est bonne, et tout le monde s' accorde à dire que vous
êtes un chic type. Entre nous soit dit, vous partagez cet avis, et
peut-être n'éprouvez-vous pas le besoin d'une meilleure
qualité de bonté. Il est souvent difficile d' amener les gens
pourvus de toutes les qualités à reconnaître leur besoin du
Christ, jusqu'au jour où leur bonté naturelle leur fait défaut. À
peine vient-elle alors à leur manquer que toute leur autorisa­
tion vole en éclats. En d' autres termes, qu'il est dur à tout
« riche » d'entrer dans le royaume de Dieu !
Il en est autrement des gens mauvais, des petits, des
humbles, des timides, des désaxés, des débiles, des solitaires,
des passionnés, des sensuels ou des impulsifs. S ' ils essaient
d'être bons, ils apprennent en un rien de temps qu' ils ont
besoin de secours. Pour eux, c'est le Christ ou rien. C'est se
charger de la croix et suivre le Christ, ou plonger dans le
désespoir. Ce sont les brebis égarées. Le Christ est venu spé­
cialement pour les trouver. Ils sont (en un sens très vrai et ter­
rible) les « pauvres » ; il les a bénis. Ce sont « les rejetés »,
les « méprisés »1 qu' il fréquente - et naturellement les
Pharisiens clament encore comme autrefois : « S ' il y avait
quelque chose de vrai dans le christianisme, ces gens-là ne
seraient pas des chrétiens ! ».
Il y a ici un avertissement ou un encouragement pour
chacun de nous. Si la vertu vous est naturelle, méfiez-vous !
On attend beaucoup de ceux qui ont beaucoup reçu. Si vous

1 Voir le Sermon sur la Montagne, évangile selon Matthieu 5 : 3


216 Les fondements du christianisme

vous attribuez le mérite des dons que Dieu vous accorde par
le truchement de la nature, et si vous vous contentez simple­
ment d'être quelqu' un de bien, vous êtes encore un rebelle ; et
tous ces talents rendront votre chute plus terrible, votre cor­
ruption plus complexe, votre mauvais exemple plus désas­
treux. Le Diable était un archange autrefois ; ses dons naturels
outrepassaient largement les vôtres, dans la même mesure que
les vôtres surclassent ceux d'un chimpanzé.
Mais si vous êtes une pauvre créature dégradée par une
éducation pitoyable au sein d'un foyer rongé par des jalousies
stupides et de basses querelles -possédée, contre votre gré,
par quelque écœurante perversion sexuelle- aux prises nuit et
jour avec un complexe d'infériorité qui vous aigrit à l'égard
de vos meilleurs amis, alors ne désespérez pas. Le Christ
connaît fort bien tout cela. Vous êtes l'un de ces pauvres qu' il
a bénis. Il sait quelle machine lamentable vous essayez de
diriger. Tenez ferme. Faites de votre mieux. Un jour, il jettera
votre vieille nature sur le tas d' immondices et vous en
donnera une nouvelle. Vous pourrez alors nous étonner autant
que vous-même, car vous l' aurez appris d' une école exi­
geante : certains des derniers seront les premiers et quelques­
uns des premiers seront les derniers.
Une personnalité saine et complète est excellente. Il nous
faut essayer par tous les moyens médicaux, éducatifs, écono­
miques et politiques mis à notre disposition de produire un
monde où le maximum possible d' individus deviennent des
« gens bien », tout comme il faut nous efforcer de bâtir un
monde où chacun ait à manger à sa suffisance. Mais il ne fau­
drait pas supposer que si l'on réussissait à faire de tous les
individus de braves gens, on aurait sauvé leur âme. Un monde
de gens charmants, satisfaits de leur propre gentillesse, sans
perspective d' avenir et se détournant de Dieu, aurait tout aussi
désespérément besoin du salut et pourrait même être plus dif­
ficile à sauver qu' un monde misérable.
Bien que la rédemption améliore toujours les gens et les
rehausse à un niveau inimaginable, une simple amélioration
Braves gens ou hommes nouveaux ? 217

ne les rachète pas. Dieu devint homme non pour changer un


vieux type d'hommes en le rendant meilleur, mais pour pro­
duire plutôt une nouvelle qualité d'hommes, appelés fils de
Dieu. Il ne s ' agit pas d'entraîner un cheval à sauter de mieux
en mieux mais de le transformer en une créature ailée.
Naturellement, une fois pourvu d' ailes, le cheval pourra
désormais planer au-dessus des clôtures qu' il n' aurait pu
franchir, et battre ainsi à son propre jeu tout cheval normal.
Cependant, une période préparatoire, pendant laquelle le
cheval ne pourra voler, sera nécessaire. À ce moment-là, les
embryons d' ailes, à ses épaules lui donneront même un
aspect balourd !
Peut-être nous sommes-nous trop attardés sur cette ques­
tion. Si vous cherchez un argument contre le christianisme (je
me rappelle avec quelle avidité je traquais de telles preuves
quand je commençais à craindre la véracité du christianisme)
vous pouvez aisément trouver quelque chrétien stupide et peu
convaincant. Allez-vous ricaner : « Voici votre fameux homme
nouveau ! Servez-moi plutôt l' ancien modèle ! Mais si vous
»

commencez à vous apercevoir de la crédibilité du christia­


nisme grâce à d' autres critères, vous reconnaîtrez en votre for
intérieur que vous usez de faux-fuyants. Que pouvez-vous
réellement connaître de l'âme des autres, des circonstances de
leurs tentations, de leurs luttes ? Il n'y a qu' une âme dans
toute la création que vous connaissez vraiment, la seule dont
le sort repose entre vos mains. S ' il y a un Dieu, vous êtes, en
un sens, seul devant lui. Vous ne pouvez l'écarter par des spé­
culations relatives à vos voisins de palier ou par les réminis­
cences de vos lectures personnelles. Quel sera le poids de tous
ces bavardages et de ces ouï-dire (vous en souviendrez-vous
seulement ?) quand le brouillard anesthésique de notre soi­
disant « monde réel ou « nature se dissipera et que la
» »

Présence qui vous environnait en permanence deviendra


concrète, directe et inévitable ?
LES H OMMES N OUVEAUX

Dans le chapitre précédent, j ' ai comparé l ' œuvre du Christ


pour faire des Hommes nouveaux au processus de transforma­
tion d ' un cheval en une créature ailée. Je me suis servi de cet
exemple extrême pour souligner qu ' il ne s ' agit pas d ' une
simple amélioration mais d ' une métamorphose. Le parallèle le
plus proche dans le monde de la nature se retrouve dans les
mutations remarquables que nous pouvons réaliser sur les
insectes en les soumettant à l ' action de certains rayons .
Certains partisans de ! ' Évolution pensent qu' elle a pu s ' opérer
de cette façon. Les altérations sur lesquelles leur théorie repose
pourraient s ' être produites sous l" action des rayonnements
venant de l ' espace. (Naturellement une fois que les modifica­
tions sont effectuées. « la sélection naturelle » agit sur elles ;
les changements utiles sun'iYent et les autre s sont éliminé s ) .
Sans doute un homme moderne peut-il mieux comprendre le
christianisme s ' il fait un parallèle avec r é volution. Chacun.
auj ourd" hui. est au courant de cette théorie ( que certains esprits
cultivés contesten t ) . Lïdée est que l ' homme est le résultat
d ' une évolution p artan t de types de Yie inférieurs. En consé­
quence. on se demande souvent : « Quel est le prochain cycle ?
.
Qu est-ce qui va apparaître après r homme ? » Les écriYains
débordants d " imagination essaient parfois de dépeindre r étape
suivante, le Surhomme - le Superman pour utiliser le j argon à
la mode . Généralement. ils réussissent à décrire seulement un
être bien plus détestable que l ' homme que nous connai ssons.
Ils e ssaient alors de parfaire leur création en lui aj outant de s
jambes et des bras supplémentaires . Supposons que l " étape sui­
vante soit tellement différente de toutes les précédentes qu · elle
dépasse le rêve le plus fou � Pensez-vous que cette utopie
220 Les fondements du christianisme

puisse voir le jour ?1 {roici des milliers de siècles, existaient des


créatures lourdement cuirassées. Si quelqu'un à l'époque avait
pu observer le cours de l'évolution, il se serait probablement
attendu à ce que d'autres créatures postérieures revêtent pro­
gressivement une carapace de plus en plus épaisse. Or, il aurait
eu tort. Dans sa poche, l'avenir cachait une carte que rien à
l'époque ne pouvait laisser prévoir. Il aurait vu surgir de petits
animaux dénudés, sans carapace protectrice, mais pourvus
d'un cerveau plus développé avec lequel ils allaient maîtriser
toute la planète. Non seulement ils allaient posséder une puis­
sance supérieure à celle des monstres préhistoriques, mais
celle-ci serait d'un type nouveau. L'étape suivante allait être
non seulement dissemblable mais d'un genre inédit. Le cours
de l'évolution n'allait pas continuer à couler dans la direction
prévisible ; ce cours allait s'incurver brutalement.
Il me semble que la plupart des hypothèses populaires rela­
tives à la prochaine étape commettent exactement le même
type d' erreur. Les gens voient, (ou tout au moins croient voir)
les hommes pourvus d'un cerveau toujours plus développé, et
capables d' une plus grande maîtrise sur la nature. S' imaginant
que le courant est irréversible, ils se persuadent qu' il conti­
nuera dans le même sens. Mais je ne puis m'empêcher de
penser que la prochaine étape sera vraiment nouvelle et s'in­
fléchira dans une direction impossible à concevoir ; autre­
ment, il ne servirait à rien de l' appeler nouvelle. Je m' attends
plutôt, non à une différence banale, mais à une différence de
nature. J'imagine, non simplement un changement, mais un
nouveau moyen d' amener le changement. Ou, me permettant
un illogisme, je penche plutôt à croire que le prochain palier
dans l' évolution ne sera justement pas un palier du tout, et que
l'évolution en tant qu' agent de changement sera remplacée.
Finalement, quand la chose se produira, je ne serais pas
surpris si très peu de gens s'en rendent compte.
Or, si l'on considère l'événement sous cet angle, le point de
vue chrétien est précisément que cette nouvelle étape est déjà
entamée. Et elle est vraiment nouvelle !
Les hommes nouveaux 22 1

Ce n'est pas la transformation d'hommes intelligents en


hommes plus intelligents. Ce changement s'opère dans une
voie totalement différente et s' associe à la mutation de créa­
tures de Dieu en fils de Dieu. La manifestation initiale se pro­
duisit en Palestine voici deux mille ans. Le changement n'est
pas du tout lié à « !' Évolution ». Il n'est pas sorti du proces­
sus naturel des événements mais bien plutôt d' une irruption
dans la nature. C'est bien ce que j 'attendais. Nous avons
déduit la théorie de « ! ' Évolution » de l'étude du passé. Si se
manifestent des nouveautés évidentes, d' une originalité fla­
grante, alors -bien entendu- notre opinion fondée sur le passé
ne saurait les accepter. En vérité, cette nouvelle phase diffère
des précédentes non seulement parce qu' elle vient d'un
monde extérieur, mais par d' autres aspects également.
1 ) Elle ne résulte pas de la reproduction sexuelle. Ceci vous
surprend-il ? Il fut un temps où le sexe n' existait pas ; la conti­
nuité de la vie s'effectuait par diverses méthodes. Nous
aurions donc pu nous attendre à ce que vienne une époque où
le sexe disparaîtrait, ou, bien qu'existant encore (et c'est ce
qui se passe actuellement), il cesserait d' être la voie principale
de la transmission de la vie.
2) Lors des cycles primitifs, les organismes vivants n' ont
pas eu le choix (ou très restreint) de franchir un nouveau pas.
Pour l'essentiel, le progrès leur était offert mais ils n ' y
étaient pour rien. Or dans cette nouvelle étape, l a transfor­
mation de créatures en fils est volontaire, au moins en un
sens. Mais précisons qu'elle ne l'est pas d'un autre point de
vue puisque, de notre propre gré, nous n' aurions pu choisir
de la franchir ou même de l ' imaginer. Par contre, elle est un
effet de la volonté car lorsqu' elle nous est offerte, nous
pouvons la refuser. Il nous est possible, si tel est notre désir,
de nous dérober, de nous enliser et de laisser la nouvelle
humanité continuer sans nous.
3) J'ai appelé le Christ le « premier exemple » de l' homme
nouveau. Bien sûr, il est beaucoup plus que cela. Il n' est pas
seulement un homme nouveau, un spécimen de l' espèce, mais
222 Les fondements du christianisme

il est lui-même, l'Homme Nouveau. Il est l'origine, le centre


et la vie de tous les hommes nouveaux. Il vint de sa propre
volonté dans l'univers créé, apportant avec lui la Zoé (cette
vie nouvelle, pour nous, mais qui existe de toute éternité). Le
Christ ne la transmet pas par hérédité, mais par ce que j ' ai
appelé une « saine contagion ». On ne peut la recevoir que par
un contact personnel avec le Christ. Les hommes deviennent
« nouveaux » quand ils sont « en lui ».
4 ) Cette étape est franchie à une vitesse différente des pré­
cédentes. Comparée au développement de l'homme sur la
planète, la diffusion du christianisme au sein de la race
humaine semble avoir passé comme un éclair, car deux mille
ans ne sont presque rien dans l' histoire de l ' univers.
(N' oubliez jamais que nous sommes encore les « premiers
chrétiens » ). Les actuelles divisions perverses et oiseuses
entre nous sont, espérons-le, une maladie infantile. « Nous
perçons nos dents » alors que ce monde, sans nul doute, pense
exactement le contraire et croit que le christianisme meurt de
vieillesse. Mais combien de fois déjà n' a-t-il pas eu cette
idée ? À maintes reprises il a pensé que le christianisme ago­
nisait sous les persécutions externes et les corruptions
internes, par suite de la naissance de l' Islam, du progrès des
sciences physiques, et de l' éveil des grands mouvements
révolutionnaires anti-chrétiens. Or, chaque fois le monde a été
déçu. Sa première déception concerne la crucifixion.
L'Homme revint à la vie. En un sens, je me rends compte à
quel point cela doit paraître injuste, car toujours, le même pro­
cessus se renouvelle. Aussi préfère-t-il étouffer ce que
l' Homme-Dieu a fait surgir, et chaque fois qu' il piétine sa
tombe, on claironne soudain que le christianisme est encore
vivant et qu'il a ressurgi ailleurs. Peut-on s' étonner de la haine
du monde à l' égard des chrétiens ?
5) L' enjeu est plus élevé encore. Si par sa déchéance au
cours des premières étapes de l'évolution, une créature
péchait, elle perdrait, au pire, le bénéfice de quelques années
de sa vie terrestre, et encore pas toujours. Mais en ratant cette
Les hommes nouveaux 223

nouvelle étape, nous les hommes, perdons une chose d'un


prix infini. Maintenant c'est le moment critique ! Siècle après
siècle, Dieu a guidé la nature jusqu ' au point de produire des
créatures qui peuvent (si elles le veulent) être dégagées de la
gangue de la nature et être transformées en « dieux».

Accepteront-elles d'être ainsi arrachées à la nature '? C' est en


somme un peu comme une naissance. Jusqu' à ce que nous
nous levions pour suivre le Christ, nous sommes encore partie
intégrante de la nature, dans le sein même de notre mère. La
gestation a été longue, douloureuse, angoissante, mais elle a
atteint son point culminant. Le moment critique est venu. Tout
est prêt et le médecin est là. La naissance se passera-t-elle
«

bien ? Évidemment, dans le cas qui nous préoccupe, elle


»

diffère d'une naissance ordinaire, où le bébé n'a pas le choix ;


ici, il l'a. Je me demande ce que ferait un bébé ordinaire s ' il
avait le choix. Peut-être préférerait-il rester dans l' obscurité,
la chaleur et la sécurité du ventre de sa maman. Car, naturel­
lement, il penserait que le giron maternel signifie la sécurité.
Or, ce serait son erreur : s ' il restait là, il mourrait.
Eh bien, l'événement s'est produit. La nouvelle étape a été
franchie et continue de l' être. Déjà les nouveaux hommes se
rencontrent ici et là. Quelques-uns, comme je l ' ai admis, sont
encore à peine repérables, mais d' autres sont reconnais­
sables. Leur voix et leur visage sont différents : plus assurés,
plus paisibles, plus heureux, plus rayonnants. Ils commen­
cent là où la plupart d' entre nous renonçons. Ils sont, dis-je,
reconnaissables, mais vous devez savoir ce qu'il faut recher­
cher en eux. Ils ne ressemblent guère aux gens religieux
« »,

tels que vous les concevez d' après vos lectures. Ils n' attirent
pas l' attention sur eux. Vous inclinez à croire que vous êtes
aimables à leur égard alors qu'en réalité c'est eux qui mani­
festent leur bienveillance envers vous. Ils vous aiment plus
que ne le font les autres mais ils ont moins besoin de vous. (Il
nous faut vaincre cette manie de nous croire indispensables -
qui se manifeste chez les plus zélés, surtout les femmes, car
c'est la tentation la plus difficile à vaincre). Les chrétiens
224 Les fondements du christianisme

semblent généralement disposer de beaucoup de temps, ce


qui vous intrigue.
Quand vous aurez repéré l ' un d'eux, vous reconnaîtrez le
suivant beaucoup plus aisément. Et je les suspecte fort -mais
comment le saurai-je ?- de se reconnaître entre eux immé­
diatement et infailliblement, malgré les barrières de couleur,
de sexe, de classe sociale, d' âge ou même de confession.
Dans cette optique, devenir saint est plutôt adhérer à une
société secrète. Le moins qu' on puisse en dire, c ' est que
c' est passionnant.
Mais il ne faut pas s'imaginer que les hommes nouveaux,
au sens ordinaire, soient tous identiques. Bien des propos de
cette dernière partie peuvent vous faire supposer qu' il ne
pourrait en être autrement. Cependant, devenir des hommes
nouveaux signifie perdre ce que nous appelons « notre moi ».
Sortant de nous-mêmes, nous devons nous fondre dans le
Christ, et faire nôtre sa volonté et ses propres pensées. Il nous
faut « avoir l' esprit du Christ » ainsi que le dit la Bible. Si le
Christ est unique et s ' il doit ainsi demeurer « en » nous, n'al­
lons-nous pas tous nous ressembler ? On serait enclin à le
croire, mais il n'en est rien.
Il est malaisé de trouver une image valable car il n'y a pas
deux choses qui soient liées entre elles comme le Créateur et
l ' une de ses créatures. Cependant, je vais avancer deux illus­
trations très imparfaites, susceptibles de donner une pâle
image de la vérité. Imaginez des gens ayant toujours vécu
dans les ténèbres, à qui vous essayez de décrire la lumière.
Vous pourrez leur dire que s' ils viennent à la lumière, cette
lumière tombera sur eux, et qu' ils deviendront tous visibles.
Il est bien possible, en retour, qu'ils s' imaginent que bai­
gnant dans la même lumière et ayant des réactions sem­
blables, ils vont tous se ressembler. Or ce que vous et moi
savons c'est que la lumière mettra en évidence à quel point
ils sont différents � Supposez un individu qui ne connaisse
rien du sel . Vous lui en donnez une pincée à goûter et il fait
l ' expérience d' une saveur particulière, forte et prononcée.
Les hommes nouveaux 225

Vous lui expliquez que dans votre pays on met du sel dans
tous les aliments. Ne pourrait-il pas croire alors que tous nos
plats ont exactement la même saveur parce que le goût de ces
petits grains est si fort qu' il ôtera celui de tout le reste ? Mais
vous et moi savons bien que le sel produit exactement l'effet
opposé. Loin de tuer la saveur de l' œuf, de la viande et du
chou, il la fait ressortir. Ces mets ne révèlent vraiment leur
goût véritable que s ' ils sont relevés de sel. (Naturellement, ce
n'est pas une très bonne illustration car vous pouvez, après
tout, supprimer les autres goûts en forçant la dose de sel,
tandis que vous ne pouvez faire perdre la « saveur » d'une per­
sonnalité humaine en l'imprégnant trop du Christ). J'ai fait de
mon mieux en m'exprimant ainsi.
Il en va un peu de même entre le Christ et nous. Plus nous
nous débarrassons de ce que nous appelons « notre moi » et
laissons le Christ s'emparer de nous, plus nous devenons
vraiment nous-mêmes. Le Christ a une telle intensité et
densité que des millions de « petits christs », tous différents,
seront encore trop peu nombreux pour l'exprimer entière­
ment. Il les a tous modelés. Semblable à un auteur qui
conçoit les personnages de son roman, il a inventé des
hommes aussi différents que vous et moi. En ce sens, nos per­
sonnalités réelles sont en dépôt en lui et nous attendent. Il est
vain de m'efforcer d' être « moi-même » sans lui. Plus je lui
résiste en essayant de vivre replié sur moi-même, plus je me
trouve dominé par mon hérédité, mon éducation, mon envi­
ronnement et mes désirs naturels.
En fait, ce que j ' appelle si fièrement « moi » devient sim­
plement le rendez-vous d' événements que je n'ai jamais pro­
voqués et que je ne puis arrêter. Ce que j ' appelle « mes
désirs » sont simplement les appétits émanant de mon être
physique, inspirés par les pensées d' autrui, ou suggérés même
par quelque démon. Voyez cet homme dans ce compartiment.
Il vient de décider (et se flatte d' avoir pris une décision per­
sonnelle et judicieuse) de courtiser la jeune fille assise en face
de lui. Il oublie que son état euphorique est causé par quelques
226 Les fondements du christian;sme

apéritifs, des mets épicés et un corps bien reposé. Par ailleurs,


l'origine véritable de ce que je considère comme mon option
politique propre n'est que le fruit d'une propagande. Aussi,
dans mon état naturel, ne suis-je pas aussi semblable à la per­
sonne que je crois être : la plus grande part de ce que j 'appelle
« moi » peut être très facilement expliquée. C'est quand je me
tourne vers le Christ, quand je me donne à lui, que je com­
mence à acquérir ma vraie personnalité.
En commençant, j ' ai écrit qu' il y avait trois Personnes en
Dieu. J' irai plus loin maintenant. Il n 'est point de vraies per­
sonnalités nulle part ailleurs. Jusqu' à ce que vous ayez aban­
donné votre « moi » à Dieu, vous n ' avez pas de personnalité
propre. On trouve davantage de similitude entre les hommes
les plus « naturels », que chez ceux qui font leur soumission
au Christ. Quelle monotonie dans la ressemblance de tous
ces tyrans ou conquérants ! Quelle glorieuse diversité chez
les saints !
Mais il faut qu' il y ait un réel abandon de soi. On doit
rejeter sa personnalité « aveuglément », pour ainsi dire. Le
Christ, en retour, vous donnera votre vraie personnalité ;
mais n' allez pas vers lui dans cette intention. Aussi long­
temps qu' on se préoccupe de son « moi », on ne s' approche
pas vraiment du Christ. Le tout premier pas est l 'effort de
s' oublier totalement soi-même. Votre personnalité réelle,
nouvelle (qui est celle du Christ autant que la vôtre) n' appa­
raîtra pas tant que vous la chercherez. Elle naîtra quand vous
le rechercherez, lui, le Christ. Cela vous paraît-il insolite ?
Les mêmes principes s' appliquent à des choses banales et
quotidiennes. Dans la vie sociale, vous ne produirez jamais
une bonne impression sur les autres si vous ne cessez de
penser à l ' impression que vous faites. En littérature et en art,
quiconque s' inquiète d' originalité ne sera jamais original. Au
contraire, si vous essayez simplement de dire la vérité (sans
vous soucier qu' elle ait été dite bien souvent) vous devien­
drez original, même sans l' avoir remarqué. Ce principe gou­
verne toute la vie du début à la fin. Renoncez à vous-même
Les hommes nouveaux 227

et vous trouverez votre vraie personnalité. Perdez votre vie et


vous la sauverez. Acceptez la mort de vos ambitions, de vos
désirs favoris chaque jour et enfin, la mort de votre corps.
Soumettez-vous avec toutes les fibres de votre être et vous
trouverez la vie éternelle. Ne gardez rien pour vous, car rien
de ce que vous n'avez pas réellement abandonné ne vous sera
restitué. De plus, rien en vous qui ne soit mort ne ressusci­
tera. Si votre « moi est votre unique intérêt vous ne trouve­
»

rez en fin de compte que haine, solitude, désespoir, rage,


ruine et déchéance.
Mais recherchez le Christ. Vous le trouverez et, avec lui, tout
le reste vous sera donné par surcroît.
1
1
I

I
I
/
/
229

'

TABLE DES M ATIERES

AVANT PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
POUR FAlRE CONNAl SSANCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

PREMlÈRE PARTIE - Le Bien et le Mal, clé du sens


de l 'Univers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 7

1 . La l oi de la n ature humaine... . . . . . . . . . . . . . . . 1 9
2 . Quel q u es obj ecti ons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 5
3 . La réalité d e l a loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
4. Que dissimule l a l oi ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
5 . N ous avons d es m otifs d e n ous sentir mal à l 'aise . 43

DEUXlÈME PARTIE - Ce que les chrétiens croien t . . . 49

1 . Con cepti ons rival es au sujet de Dieu . . . . . . . . . . 5 1


2 . L'invasion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 5
3 . L'alternative ch oquante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 1
4. Le pénitent parfait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 7
5 . Conclusi on d 'ordre pra tique . . . . . . . . . . . . . . . . 73

TROlSl ÈME PARTIE - Le comportemen t chrétien . . . 7 9

1 . Les trois composantes d e l a m orale . . . . . . . . . . . 8 1


2 . Les vertus cardinales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 7
3 . L a m orale sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
4. M orale et psych analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
5. La morale sexu ell e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 0 5
6. Le mariage chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
7 . Le pardon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 2 3
8. Le gra n d péch é . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 2 9
230 Les fondements du christianisme

9. La charité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3 7
1 0. L'espéran ce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 41
1 1 . La foi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 45

QUATRlÈME PARTIE - Au-delà de la personne,


ou les premiers pas dans la doctrine de la Trinité . . 1 55

1 . Créer e t engendre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 57
2 . Dieu en Trois Personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 63
3. Un temps par- d el à le temps . . . . . . . . . . . . . . . 1 69
4. La sain e contagion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 75
5. Sol d a ts d e plomb obstinés . . . . . . . . . . . . . . . . 1 81
6. Deux n otes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 85
7. Faisons comme si . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 8 9
8. Le christia nisme est-il exigeant ou fa cile ? . . . . 1 97
9. Calculer l a d épense . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
1 O. Braves gens ou h ommes nouveaux ? . . . . . . . . 209
1 1 Les h ommes n ouveaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219

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