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IBTISSEM CHACHOU
Université de Mostaganem, Algérie
DZ-27000
ibtissemchachou@yahoo.fr
Résumé. — Dans cet article, nous étudions les différents procédés de détournement de
publicités réalisés par des internautes algériens sur le réseau social Facebook. La réflexion
porte sur les procédés de disqualification ironique et parodique des panneaux publicitaires
d’entreprises publiques et privées pendant l’été 2012. Cette disqualification fait suite
à des dysfonctionnements en matière de prestations de services. Les détournements
stylistiques, argumentatifs, iconiques et énonciatifs variés élaborés concernent surtout les
logos, les devises, les slogans, les images, les rédactionnels, les noms de produits et les
noms des entreprises.
253
I. Chachou
L’
objectif de cette contribution est de décrire une forme de créativité ludique
et ironique chez les internautes algériens comme mode d’expression libre
dans l’appropriation des nouvelles technologies de la communication. Il
s’agit du détournement parodique1 de textes publicitaires et d’images à l’aide de
photoshop2. Si l’inventivité des jeunes Algériens dans la production de certaines
pratiques sociodiscursives a déjà retenu l’attention de chercheurs, le numérique
offre de nos jours de nouvelles perspectives d’études dans la saisie des modes
de production, de réception et de circulation de messages verbaux plurimodaux
d’ordre diaphasiques3. Cette créativité se manifeste par les procédés de la re/
siglaison et de la re/nomination, par les créations sloganoïdes et le défigement
des locutions4 propres au milieu des entreprises. Ce détournement concerne
les spots publicitaires des entreprises étatiques et les logos d’entreprises privées
dont le contenu est tourné en dérision à cause des dysfonctionnements de leurs
prestations de service qui ont pénalisé les citoyens durant l’été 2012, notamment
en matière d’électricité et de connexion. La subversion ironique qui vise à ruiner
l’autorité de l’annonceur officiel concerne trois entreprises. À cet effet, les jeunes
internautes ont rivalisé d’ardeur dans la manière de dénoncer les mauvaises
prestations de ces entreprises. Le détournement des publicités commerciales
s’est opéré selon deux procédés : la parodie et l’ironie. L’ironie est définie comme
« un acte d’énonciation » ( Charaudeau, 2006 : 20 ) qui vise à créer la connivence
avec l’interlocuteur et « un acte de discours qui s’inscrit dans une situation de
communication » ( idem : 21 ). L’auteur définit trois types de connivence qui varient
en fonction de l’acte d’énonciation et de la situation de communication, et qu’on
peut retrouver dans une même production. La première connivence, dite ludique,
consiste en « une fusion émotionnelle de l’auteur et du destinataire » ( idem : 36 ),
la seconde, critique, « propose au destinataire une dénonciation du faux-semblant
de vertu qui cache des valeurs négatives » ( ibid. ). Ces catégories se vérifient
surtout dans le sous-corpus de la campagne publicitaire « Mazel Waqfine ». La
troisième et dernière « est la connivence de dérision » qui suggère « l’insignifiance
de la cible » ( ibid. ) par sa disqualification.
1
Il consiste en une « transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » ( Sangsue,
1994 : 73 ).
2
Il s’agit d’un logiciel de retouche d’images.
3
« On parle de variation diaphasique lorsqu’on observe une différenciation des usages selon les
situations de discours ; ainsi la production langagière est-elle influencée par le caractère plus ou
moins formel du contexte d’énonciation et se coule-t-elle en des registres ou des styles différents »
( Moreau, 1997 : 49 ).
4
Voir I. Chachou ( 2011 : 113-130 ).
Les deux premières entreprises publiques prises pour cible par le détournement
de leur logo sont Sonelgaz et Algérie Télécom. La troisième, El-Watanya Télécom,
privée et d’origine koweïtienne, opère dans la téléphonie mobile. Le détournement
repose sur une visée humoristique. Il s’agit pour les internautes de dénoncer le
dysfonctionnement de ces entreprises en jouant sur les connivences ironique et
humoristique. D’après Patrick Charaudeau ( 2006 : 40 ), « la stratégie du discours
humoristique a une fonction libératrice de soi par rapport aux contraintes du
monde avec la complicité de l’autre ». Les jeunes internautes occupent ainsi le
champ symbolique de la dominance en inventant le lexique et en parodiant
les textes institutionnels. Il en résulte que « l’acte humoristique met l’humoriste
dans une position d’omnipotence » ( Bourdieu, 2001 : 145 ). Ce qui permet aux
créateurs d’opérer en toute liberté une mise à distance critique par rapport à
la signification d’origine, surtout par détournement de la matérialité discursive et
iconique. L’analyse que nous proposons porte essentiellement sur les procédés
de détournement par l’introduction de nouveaux éléments linguistiques dans
les textes publicitaires, lesquels mettent en œuvre un régime humoristique et
parodique visant à disqualifier le produit. Nous procéderons par rapprochement,
puis par comparaison de l’image parodiée avec celle d’origine afin de faire
ressortir les dissemblances. Pour des raisons méthodologiques, nous proposons
une catégorisation de notre corpus en trois sous-corpus qui regroupent chacun
les formes parodiées des publicités ou des logos des trois entreprises citées
précédemment.
intempestives qui obligent comme au bon vieux temps le recours aux bougies5
pour s’éclairer. Sur le plan argumentatif, on peut parler d’antiphrase ( Morier,
1981 ), dans la mesure où l’éclairage à la bougie se pose en contresens de la
fourniture de l’électricité par la société qui en a la charge. La prédication positive
sur le produit relève de l’ironie, laquelle consiste en une révélation positive qui
masque une pensée négative. Il en résulte une sorte de jeu entre ce qui est dit
et le contenu qui se profile à l’arrière-plan de l’image. En effet, alors que le fond
du logo officiel beigne dans une couleur vive donc lumineuse, et que tout ce
tableau est encadré par un rectangle de couleur blanche, la réplique parodiée est
envahie par le noir au fond duquel scintille la flamme d’une bougie. L’écart entre
ces deux images contrastées trace les grandes lignes de la posture auctoriale des
internautes algériens face aux irrégularités dans la fourniture en électricité.
Figure 1 : Sonelgaz : Parce que la bougie c’est aussi une énergie et le logo officiel.
5
L’Algérie est le premier fournisseur de gaz pour la France, le troisième pour l’Europe.
6
Il est à noter que « la créativité de la langue publicitaire est d’abord lexicale » ( Adam, Bonhomme,
2003 : 159 ).
Dans les exemples ( F4 ) et ( F5 ), le logo officiel de l’entreprise se trouve ici soumis à
deux détournements. Le premier remplace le nom de l’entreprise en français par
le slogan « Toujours debout » de l’opérateur de téléphonie mobile El Wataniya
Télécom7. La seconde parodie n’est autre que le célèbre slogan populaire repris
lors des manifestations des « printemps arabes » en Tunisie, en Egypte et dans
d’autres pays : « Le peuple veut la chute du régime »8. Ce slogan est ici remplacé
par : « Le peuple veut la chute de Sonelgaz ». Le terme subverti ici est « régime »,
« en-nidam » en arabe, que les internautes remplacent par « Sonelgaz ». Le slogan
hautement symbolique des révolutions arabes est détourné et recontextualisé
pour faire « dégager » 9 l’auteur des prestations en cause :
7
Même si la parodie F4 a sa place dans le deuxième sous-corpus regroupant toutes les parodies
de l’entreprise El Wataniya Télécom, nous avons préféré l’insérer ici parce qu’elle se prête à la
même analyse que F5. Il faut noter que les trois entreprises sont critiquées en même temps. Le fait
d’utiliser un slogan pour une entreprise autre que celle d’origine renforce la connivence critique qui
passe par l’affichage d’un slogan mensonger.
8
En arabe : « Ech-chaâb yourid isqat en-nidâm ».
9
« Dégage » est un autre terme-phare de la révolution arabe, utilisé d’abord en Tunisie en décembre
2010, il sera repris puis traduit dans d’autres pays arabophones par le mot « Erhal ».
Figure 6 : Sonelgaz investit dans les énergies renouvelables – Mots de Tête d’Algérie10.
Concernant10la figure ( 6 ), les bougies occupent, sur le plan iconique, l’ensemble
du territoire national. Le nom de l’entreprise fait l’objet d’un détournement
lexico-sémantique, il est remplacé par « Sonelgag » pour traduire la situation
comique de celle-ci : « SONELGAG » et « Mots de Tête d’Algérie ». Sur le plan
argumentatif, la phrase d’accroche sert de support à la parodie. L’argumentation
est de nature élogieuse, elle est fondée sur un positionnement écologique, une
pratique de plus en plus courante dans l’élaboration des discours publicitaires.
Comme le souligne Marc Bonhomme ( 2013 : 12 ), « c’est la cause écologique
11
« La publicité se remarque par une prédilection pour les formes textuelles empruntées aux
domaines discursifs les plus divers » ( Adam, Bonhomme, 2003 : 162 ).
12
Ce texte est très parodié dans différents discours : journalistiques, publicitaires, scientifiques,
littéraires, cinématographiques, etc.
Figure 8 : Radio ici et là-bas. Sonelgaz. Et que chacun parle. Sonelgaz et que chacun parle :
Pardieu – Où est l’électricité ô bavarde – Merde, vous avez esquinté mon PC et ma télé. Sonelgaz que Dieu la
maudisse. Sonelgaz on éteint la lumière.
Dans l’exemple ( F9 ), la parodie s’appuie sur l’emprunt du genre télévisé ( voir
Adam & Bonhomme, 2003 : 141 ), consistant en l’annonce d’un programme. Le
détournement a lieu sur l’ENTV, télévision étatique, dite l’unique jusqu’à il y
a quelque temps15. La parodie des logos et des panneaux publicitaires de la
Société Nationale d’Électricité atteste l’agacement des internautes algériens
confrontés de manière récurrente aux coupures d’électricité. C’est pourquoi
ils reproduisent le programme télévisé en y insérant une rubrique « coupure
d’électricité » comme si cela allait de soi :
13
Voir la devise employée dans son contexte d’origine plus bas dans les parodies d’Algérie Télécom.
14
Voici la traduction des énoncés recensés ( à lire de droite à gauche ) : « Que Dieu maudisse la
religion de votre père », « Où est l’électricité bande de lâches », « Vous m’avez bousillé le PC et
la télé », « Allô Sonelgaz ohé allô », « Sonelgaz, Dieu vous maudisse », « Sonelgaz nous a privés
d’électricité ».
15
D’autres chaînes étatiques et privées ont vu le jour depuis quelques années. Dans la presse
arabophone, la chaîne ENTV est dite « elyatima », c’est-à-dire l’orpheline.
Figure 9. Rendez-vous. 19h00 à 20h00 : Publicité. 20h00 à 20h30 : Journal télévisé. 8h30 à 9h30 : Coupure
d’électricité. 9h30 à 12h00 : La suite des programmes. On vous souhaite une très bonne soirée.
Dans le premier exemple ( F10 ) de cette série, la formule d’accroche « On est
toujours debout » est remplacée par « On dort encore ». Le slogan qui sert de
base au processus de détournement est le suivant : « 50 ans d’indépendance
et l’électricité continue à être coupée ». Cette mouture de base fonctionne en
« Bientôt s’ouvrira la porte, allô triciti, Le pays redeviendra charmant, allô triciti, etc. »
16
Figure 12 : En haut : Algérie Télécom et tout le monde souffre. Cliquez sur « j’aime », peut-être
que le débit de connexion sera meilleur. En bas : Les logos officiels.
17
Il est utilisé également dans la parodie ( F5 ).
18
« R. Jakobson utilise le terme de fonction conative pour désigner la fonction impérative ou injonctive,
qui tend à imposer au destinataire un comportement déterminé » ( Dubois et al., 1994 : 57 ).
19
Voir la catégorie du sceptique de Sigmund Freud évoquée par P. Charaudeau ( 2006 : 35 ).
20
Il s’agit de deux mots proches phonétiquement, avec la même syllabe finale.
Figure 13 : Algérie Télécom. Les séparations d’Algérie et tout le monde souffre.
Dans l’exemple ( F14 ), c’est le même procédé de détournement qui est reproduit
en substituant « séparations » à « communications ». Le détournement lexico-
sémantique est opéré ici en arabe institutionnel et en français. « Télécom »,
abréviation de « Télécommunications » est remplacée par « Téléconne ».
Le préfixe « télé », signifiant « loin » en grec, est gardé, alors que le terme
« communications » issu du latin communicare qui veut dire « partager » est, lui,
remplacé, par « conne » dont le sens est vulgaire. La disqualification par la re/
nomination dévalorisante s’appuie sur l’incompétence de l’entreprise figurant sur
son enseigne :
Figure 15 : Algérie télécom introduit enfin la HALAZOUNBOX. Le débit internet qui ne dépasse
pas actuellement les 2 mégas passera à 200 mégas avec HALAZOUNBOX. Série limitée, disponible
exclusivement dans les points de vente, date de lancement 4 Avril 2035.
Figure 16 : Algérie Télécom. « Tu m’as affaibli » Télécom. Un monde nouveau vous ralentit.
Dans les figures 17 et 18, sont détournés la valeur perlocutoire du slogan ainsi
que l’argumentation métonymique qui s’articule autour de la valorisation du
produit et de l’euphorisation du client ( Adam & Bonhomme, 2003 : 172 ). Le
caractère ironique provient de l’énonciation attribuée à l’opérateur historique
qui s’adresse à ses usagers à travers ces deux énoncés : « Parce que vous n’avez
pas le choix » et « Le seul choix ». Le but est de leur signifier qu’ils sont réduits à
une « mauvaise » extrémité qui ne leur laisse pas d’alternative. Détournée, cette
argumentation induit la dévalorisation du produit et la dysphorisation du client,
ce qui contraste avec la nature de l’argumentation publicitaire :
Figure 18 : Algérie Télécom. Parce que vous n’avez pas le choix.
Figure 19 : Google : Algérie Télécom. Essayez l’orthographe : Les coupures d’Algérie ( Télécom ).
Figure 20 : Algérie Télécom = Les coupures d’Algérie Télécom. Et tout le monde parle = Et tout le monde
souffre. Fawri Internet Haut débit = Fawri : Déconnecting People. À droite : Les logos officiels.
Conclusion
Il ressort de ces quelques exemples de parodies que les internautes recourent
à des procédés, argumentatifs, iconiques, énonciatifs et linguistiques très variés
et parfois savamment élaborés. Ils consistent notamment en des détournements
de l’argumentation iconique et discursive des textes officiels : logos, devises,
slogans, images, rédactionnels, noms de produits, noms des entreprises, etc. On
y observe particulièrement les détournements des stratégies de crédibilisation
du discours publicitaire, de l’argumentation dithyrambique de ses messages, des
supports médiatiques étatiques et de leurs contenus. Dans certaines créations,
l’argumentation s’appuie sur une mise en discours à thématique écologique.
Les internautes algériens conçoivent des dispositifs d’énonciation complexes et
réfléchis pour disqualifier la cible, à l’image du phénomène de la re/sémantisation
des devises par leur recontextualisation/banalisation, ainsi que de la re/
Références
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