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KW/ 1s3 N 4
OBSERVATIONS
· C R I T I Q U E S,
SUR LA NOUVELLE TRADUCTION
EN VERs FRANçoIs
DES GEORGIQUES DE VIRGILE,
E T s U R L E s P o E Mr E s

DES SAISONS, -

DE LA DÉCLAMATION,
ET DE LA PEINTURE,

PAR M. CLÉMENT,
Suivies de quelquès Réflexions ſur le Poème
de Pſyché.

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A G E N E V E. A

M. D C C. LXXI, · -
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A VE RTI ss E M E N T.
CEs critiques, quoi qu'on en ait
dit, ne ſont point des ſatyres. Dans
les obſervations ſur la traduction de
M. Delille, c'eſt la cauſe de Virgile,
& celle du bon goût que j'embraſſe ;
mais ſansaucune intention de déplaire
au nouveau Traducteur, que je ne
connois pas. Il ne peut s'offenſer ſi je
m'adreſſe au Public éclairé, lorſqu'il
s'agit de la gloire de Virgile & de l'in
térêt des Lettres. Il ſeroit à craindre
pour la bonne Littérature, qu'on ſe
crût diſpenſé d'étudier dans l'original
l'ouvrage le plus parfait du plus fa
meux Poëte de l'antiquité ; ſous pré
texte qu'on en auroit en vers françois
une traduction digne de lui.Au reſte,
quoique je n'aie point pour cette nou
velle traduction l'enthouſiaſme de ſes
Admirateurs, je regarde M. Delille
| iv AVERTISSEMENT .
· comme un Littérateur très-eſtimable,
Je n'ai autre choſe à dire des re
marques que j'ai hazardées ſur les
trois autres Poëmes Didactiques, ſinon
qu'elles ſont dictées par le ſeul amour
de l'Art. Plus les Auteurs critiqués
aimeront l'Art qu'ils cultivent, & lui
feront honneur , moins ils ſeront
bleſſés de la critique. -

Quelque honnêteté que j'aie voulu


mettre dans ces diſcuſſions, peut-être
m'eſt - il échappé quelque trait qui
ſente la vivacité, car la critique veut
un peu de chaleur & de ſel : mais on
ſait que tout retombe ſur l'ouvrage
& rien ſur l'Auteur, & je déſavoue
d'avance ce qui pourroit bleſſer la
perſonne. Les Gens de Lettres doi
vent s'eſtimer, s'aimer & ſe critiquer.
Mais à préſent , la plûpart ne s'ai
ment, ni nes'eſtiment, & ſont furieux
quand on les critique.
O BSERVAT#C N S
C R I T I Q U E S *
D' UN ANCIEN PROFESSEUR,
sus la nºuvelle Traduaion en vers Francois
des Géorgiques de Virgile.

I L ne faut pas dire, comme quelques gens


qui n'aiment que le genre où ils s'exercent :
» Rien de plus inutile qu'un Poëme ſur l'Agri

* Comme Virgile n'eſt point un joli Auteur, j'ai


cru devoir écrire cette Diſſertation qui le regarde plutôt
ſainement que joliment. J'ai fuivi en cela l'exemple de
Deſpreaux lui-même qui, dans ſes excellentes réfiexions
ſur Longin, a préféré un ſtyle ſimple & raiſonnable aux
molles afféteries d'un ſtyle brillanté. Je cherche à met
tre dans leur jour les tableaux d'un grand Peintre, &
point du tout à leur donner un cadre. Je me flate en-*
core que nul Lecteur ne ſera aſſez injuſte pour taxer de
2 Obſervations Critiques ^ |
» culture » , parce qu'on pourroit dire tout
auſſi bien ou tout auſſi mal : Rien de plus inu
tile qu'un Poème épique, qu'une Tragédie,
&c. Il n'y a que les mauvais ouvrages d'inu
tiles; & certainement les Géorgiques ne ſont
pas un Poëme inutile , puiſqu'il fait l'ad
miration de tant de ſiécles. Il faut dire ſeule
ment : Rien de plus difficile en François qu'un
Poëme ſur l'Agriculture. Auſſi ne l'a-t-on pas
tenté dans le ſiécle dernier, dans le ſiécle du
génie, & dans celui-ci qu'on peut appeller le
ſiécle de l'eſprit , ne l'a-t-on guere exécuté
qu'avec eſprit ; & l'on ſait que les ſeuls ou
vrages de génie ſont immortels.
» Non que n'ayez tout l'eſprit en partage
. » Qu'on peut avoir, on vous paſſe ce point,
» Mais ſavez-vous qui fait vivre un ouvrage,
» C'eſt le génie & vous ne l'avez point ».
Pédanterie la néceſſité où je ſuis de citer beaucoup de
Vers latins.Il eſt aſſez naturel qu'en défendant Virgile,
on lui faſſe parler ſa Langue. D'ailleurs je mets tou
jours la traduction nouvelle en Vers françois après les
- paſſages latins, pour les comparer : ainſi , je prie ceux
que les vers de Virgile auroient le malheur d'ennuyer,
de s'amuſer beaucoup des Vers de M. Delille.
jur les Géorgiques de Virgile. 3

Quelles ſont les raiſons qui nous rendent ſi


difficiles des Géorgiques françaiſes? Ce ſont d'a
bord nos mœurs, comme l'a fort bien remarqué
M. D. L. dans ſon Diſcours Préliminaire. Nos
mœurs nous éloignent trop des travaux cham
pêtres. Elles nous font trouver de la baſſeſſe
à des fonctions qui ne ſont que naturelles.
L'Agriculture honorée chez les Romains, &
exercée par des Conſuls, offroit à ce Peuple un
intérêt que nous ne ſommes plus dans le cas
d'éprouver. Les détails de la vie ruſtique furent
ennoblis par ceux mêmes qui s'y livroient.
Parmi nous, au contraire, la campagne &
· ſes travaux ayant été abandonnés à des hom
mes qui parlent à peine la même langue que
nous , tous ces mêmes détails de l'Agriculture
ont reçu une empreinte de groſſiereté qui
choque nos oreilles trop ſuperbes, & peu ac
coutumées à des expreſſions bannies du lan
gage poli & cultivé. Auſſi eſt-ce moins en
core parce que nous nous ſoucions peu de
l'Agriculture, qu'un Poëme ſur ce ſujet nous
ſeroit peu agréable; puiſque ceux qui peuvent
lire Virgile, le font avec tant de plaiſir : c'eſt
- · A ij
4 Obfervations Critiques
parce que les mots conſacrés à cet art n'ont
pas dans notre langue cette nobleſſe que le
préjugé donne ou ôte peut-être, mais qui n'en
eſt pas moins eſſentielle pour plaire dans un
ouvrage de Poëſie.
A chaque pas, notre délicateſſe, l'harmo
nie & l'élégance nous arrêtent dans la peintu
re des travaux de la campagne, notre lan
gue naturellement ſéche, peu nombreuſe en
expreſſions & qui manque de ſynonimes, a
ſur-tout ces défauts pour rendre les choſes ruſ
tiques. Nous ne pouvons même exprimer no
blement en un ſeul mot, l'habitant des campa
gnes; car Laboureur & Cultivateur ne ſigni
' fient pas la même choſe que Villageois &
· Payſan bannis de la Poëſie ſoutenue. On a
fait depuis peu le mot d'Agriculteur, mot bar
· bare, parce qu'il manque à l'analogie. On dit
Agriculture, parce qu'on dit la culture des
champs,mais on ne dit point Culteur pour Cul
tivateur.
Les Latins avoient pluſieurs ſynonimes.Agri
cola, Agricultor, Ruſticus, Arator, &c. & aucun
de ces mots n'étoit indigne de la muſe de Vir
fur les Géorgiques de Virgile. 5
gile. Quoi de plus agréable dans leur langue
que Vinitor'oſerons-nous mettre Vigneron?Eſt
ce que Laboureur ſignifiera la même choſe ?
Il en eſt de même de mille autres termes,
ſoit pour exprimer les inſtrumens du laboura
ge, & les diverſes productions de la terre ,
ſoit pour donner des préceptes, ſoit pour pein
dre les animaux, leur uſage, & les ſoins qu'on
, en doit prendre. Il faut, à chaque inſtant, avoir
recours à des périphraſes, qui peuvent quel
ques fois faire des beautés; mais qui à la lon
gue jettent de l'obſcurité & de l'embarras dans
le ſtile. Il n'eſt pourtant pas poſſible, ſi vous
traitez de l'Agriculture en vers, de n'avoir
pas à parler, des Vaches & de leur lait, & du
vaſe où on le reçoit,qui n'a point de terme dans
notre langue pour rendre le Mulétra des La
tins; des Porcs, des Veaux, des Cavalles, des
Etalons, &c. mais aucun de ces termes ne ſe
peut ſouffrir dans le vers ſérieux. Vous ne
pouvez y faire entrer les mots, d'Engrais, de
Coutre, d'Arbre fruitier, de Veſce , de Choux,
de Foin,de Pois,de Chenevieres,de Noiſette,de
tant d'autres choſes qui ne peuvent pas plus ſe,
A iij
©.

6 , Obſervations Critiques
paſſer d'entrer dans un Poëme ſur l'Agriculture
que dans le ménage de l'homme des champs.
Ces difficultés , qui rendent intraitable un
Poëme françois ſur les choſes ruſtiques , ſe
rencontrent avec beaucoup d'autres dans la
traduction des Géorgiqûes; auſſi le Traducteur
a t-il employé fort mal à propos pour les
oreilles poëtiques, la plûpart des mots que nous
venons de citer, & pluſieurs autres non moins
malheureux ; tels que Orillons, Couloir, Fan
non , Dai-brun , Alezan.- clair, Sainfoin ,
Coſſe, Provigné , Compartiment , Veſce , Lu
pin, Avoine, Claie , Crapaud , &c. Comment
M. Delille,qui avoit ſi bien obſervé que notre
langue, & ſur-tout notre Poëſie , avoit attaché
un préjugé de baſſeſſe à tous ces mots, eſt-il
allé choquer cet écueil ? A-t-il cru être excuſé
par le deſſein de traduire Virgile ? Mais il n'eſt
aucune raiſon qui juſtifie ce que le goût ré
prouve. Toutes les expreſſions de Virgile ſont
nobles dans ſa langue , & ne peuvent toujours
être noblement tranſportées dans la nôtre : il
faut les laiſſer dans la ſienne; & ne point tra
duire un ouvrage qui choquera, s'ill'eſt fidéle
\
º

ſur les Géorgiques de Virgile. 7

ment , & qui choquera davantage encore ,


ſi l'on ne retrouve preſque plus Virgile. .
Il ne faut pas croire que les traductions des
Poëtes Grecs & Latins puiſſent faire aucun
honneur aux originaux. Les traductions en
proſe peuvent rendre à peu près le ſens; mais
elles ne rendent ni le génie, ni l'eſprit, ni
l'harmonie : elles ne ſervent qu'à ceux qui
n'entendent pas facilement l'original. A ceux
qui ne l'entendent pas du tout, elles inſpi
rent peu d'eſtime pour les Auteurs traduits.
Ce ſont ces traductions qui ont fait les Perraut
& les Lamotte. Les traductions en vers n'ont
pas même l'avantage des traductions en pro
ſe ; puiſqu'elles ſont trop infidéles pour ſe
courir ceux qui n'ont pas aſſez d'intelligence
dans les langues ; & qu'elles ne peuvent don
ner une idée juſte d'un Poëte. Pour bien tra- .
duire un Poëte en vers, il faudroit avoir plus
de génie que lui; or quand on a plus de génie
que Virgile,on ne ſonge point à le traduire.On
aime mieux ſervir de modéle comme lui. Si
vous traduiſez toujours , vous ne ſerez jamais
traduit ; a dit fort bien M. de Monteſquieu.
- - A iv
T

8 obſervations Critiques
Jamais aucun bon Poëte Latin n'a traduit en
vers un Poëte Grec. Jamais aucun bon Poëte
, François M'a traduit en vers un Poëte Grec ou
Latin. Ce qui doit nous donner beaucoup de
défiance ſur ces traductions Angloiſes & Ita
liennes des anciens Poëtes, ſi vantées par la
nation où elles ont été produites; & dont
cependant nous ne recevrions jamais de loix
en matiere de goût. -
Virgile imitoit Théocrite & Homére. Il
faiſoit paſſer dans ſa langue les beautés de ces
Poëtes qu'il pouvoit s'approprier; mais il n'au
roit pas conſumé un tems précieux à lutter
contre des beautés qui tiennent à la langue
où elles ſont écrites, & qui ne peuvent ſe
tranſplanter dans une autre ſans perdre de leur
grace ou de leur force. Un homme de génie
· ne peut ſe réſoudre à reſter toujours à côté
ou au deſſous d'un autre; & c'eſt ce qui arri
ve à tout homme qui traduit Racine , La
Fontaine & Boileau ont fait comme Virgile.
Ils ont cueilli avec choix les fleurs poëtiques
de l'antiquité ; laiſſant toujours celles qui au
, roient pu ſe flétrir ſur une tige étrangère.
* -, -
ſur les Géorgiques de Virgile. 9

On prétend même que Deſpréaux & Racine


avoient projetté de traduire enſemble l'Ilia
de, & quels hommes en étoient plus dignes !
mais ils ſentirent bientôt l'impoſſibilité d'a
chever glorieuſement cette entrepriſe, & pré
férerent d'embellir leurs propres ouvrages des
conquêtes faites ſur Homére, au travail in
fructueux de le montrer en françois trop ſou
vent au-deſſous de lui-même.
Comment voulez - vous, en traduiſant un
Poëte ancien, ſentir le même enthouſiaſme que
lui pour des choſes qui le touchoient vivement
& qui vous ſont indifférentes? Lorſque Virgile
loue Auguſte, lorſqu'il peint le trouble des
guerres civiles de ſon tems , les richeſſes des
campagnes de l'Italie qui étoient ſous ſes yeux,
mille autres objets dont il étoit affecté, ſon
eſprit s'animoit, il écrivoit dans la chaleur du
ſentiment qu'il éprouvoit. Mais vous qui
travaillez à froid ſur ces objets, qui n'y trou
vez d'autre intérêt que celui que vous inſpire
la lecture de Virgile même ; & qui êtes en
core réfroidi par les obſtacles que vous ren
contrez dans votre langue, pour vous expri
—T

I 6) Obſervations Critiques
mer; eſt-il poſſible que vous peigniez les mê
mes choſes, avec le même élan , avec la mê
me vérité ? -

Les plus grandes difficultés de traduire en -


vers françois ſe trouvent ſans contredit dans
la différence des langues & de la verſification ;
& cette différence paroît encore plus ſenſible
ment dans les Géorgiques, par les raiſons que
nous en avons données. Perſonne ne s'eſt
plaint encore d'avoir trouvé des détails arides,
déſagréables , rebutans à l'oreille & au goût
dans le Poëme de Virgile; & l'on en trou
vera sûrement dans la traduction de M. D. L.
Par exemple notre Poëſie s'accommode t-elle
de ces vers ci : -

Ainſi l'un perd l'excès de ſa fécondité,


L'autre de quelque ſuc eſt encore humecté. ...
Ou bien ſeme du bled dans le même terrein
Qui n'a produit d'abord que le frêle lupin,
Ou la veſce légere . . . .. . .
La terre toutefois, malgré leurs influences
Pourra par intervale admettre ces ſémences,
Pourvu qu'un ſol uſé, qu'un terrein ſans vigueur, |

Par de riches engrais raniment leur langueur,


Soit qu'en la dilatant par ſa chaleur active ,
ſur les Géorgiques de Virgile. 11
Il ouvre des chemins à la ſéve captive ,
Soit qu'enfin reſſerrant les pores trop ouverts, &c.
· Tous ces Vers ſont pris dans la même page ;
& certainement ceux qui ne connoîtront Vir
gile que par-là, n'en concevront pas une gran
de idée : au lieu que s'ils pouvoient lire ces
mêmes détails dans le Latin , ils ſeroient tout
étonnés de la nobleſſe & de l'élégance qu'ils
tirent d'une langue auſſi poëtique pour traiter
ces ſujets, que la nôtre eſt ſtérile & ſéche.
Il en eſt de même de ces endroits pris au
hazard. -

Pour qu'ils ſoient mieux nourris, & pour rendre


le grain -

Plus promt à s'amollir en bouillant dans l'airain,


J'ai vu dans le marc d'huile & dans une eau nitrée,
Détremper la ſémence avec ſoin préparée. .. . .. -
Ici la terre eſt forte . . . . . . .
Pour ne pas t'y tromper, que la béche la ſonde ;
Creuſe dans ſon enceinte une foſſe profonde.
Ce qui vient d'en ſortir, il faut l'y repouſſer.
Sur ce monceau poudreux bondis pour l'affaiſſer.
Deſcend-il ſous les bords ? cette terre eſt légere . .
Si cet amas épais, rebelle à ton effort
Refuſe de rentrer dans le lieu dont il ſort,
A la plus forte terre il faut dès lors t'attendre . . . • .
I2 Obſervations Critiques
Ou bien enduis leur corps privé de ſa toiſon,
De la graiſſe du ſouffre, & des ſucs de l'oignon, &c.
Qui eſt-ce qui ſe ſoucie de ſavoir fi ce ſont
là des Vers françois, ou de la proſe la plus
aride ? Mais qui oſera dire que Virgile n'eſt
pas plus agréable à lire dans ces endroits ? Il
faut donc convenir que notre langue eſt très
ingrate pour traiter en vers tous les ſujets où il
entre des préceptes d'art, de métier, ou des
" termes tecniques & ſcientifiques. Comment
cela ſeul n'a-t-il pas détourné M. D. L. de ſon
entrepriſe ?*
* Mon deſſein n'eſt point ici de rabaiſſer la Langue
françoiſe. Dans le cours de mes remarques, je ferai voir
aſſez que M. D. L. n'a pas ſû trouver dans ſa langue les
reſſources qu'elle lui offroit. Nos bons Poëtes nous ont
prouvé que le génie ſavoit exprimer heureuſement les
choſes les plus difficiles. M. Racine le fils, qui n'eſt pas
un de nos plus grands Poëtes ; mais peut-être celui qui
a le mieux connu le génie de notre langue après ſon
illuſtre Pcre & Boileau,offre des détails, dont la difficulté
A

vaincue n'eſt pas le moindre mérite, dans ſon Poëme


de la Religion qui auroit été plus eſtimé dans l'autre ſié
cle qu'il ne l'eſt dans celui-ci. Voici par exemple un
morceau ſur la formation des fleuves & des rivieres dont
ſur lesGéorgiques de Virgile. I3

Mais ſur tout, comment n'a-t-il pas ſenti


quelles armes inégales lui offroit le Vers fran
çois pour ſoumettre à la traduction le Vers de
Virgile ? & s'il les a ſenties, comme il le pa
roît dans ſa Préface, comment a-t-il oſé pour
ſuivre ? Les uns traiteront cela de courage ;
mais après avoir lu mes remarques, on l'accu
ſera peut-être de témérité, & de témérité mal
heureuſe.
En effet, peut-on, ſans audace, n'être pas
effrayé d'avoir contre ſoi, le génie de Vir
gile, l'aridité du ſujet, celle de la Langue
il n'étoit pas aiſé de ſurmonter la ſéchereſſe phyſique
avec plus d'élégance & de Poëſie. -

» La mer, dont le ſoleil attire les vapeurs ,


Par ces eaux qu'elle perd , voit une mer nouvelle
· Se former, s'élever & s'étendre ſur elle.
De nuages légers cet amas précieux,
Que diſperſent au loin les vents officieux,
Tantôt feconde pluie arroſe nos campagnes,
Tantôt retombe en neige, & blanchit nos montagnes.
Sur ces rocs ſourcilleux, de frimats couronnés,
Réſervoirs des tréſors qui nous ſont deſtinés,
Les flots de l'océan apportés goûte à goûte,
Réuniſſent leur force & s'ouvrent une route.
14 : Obſervations Critiques
françoiſe, & plus terrible que tout cela, la
Poëſie latine oppoſée à la nôtre. -

Le Vers latin marche librement, ſa conſtruc


tion eſt variée , ſes enjambemens lui donnent
toutes les tournures, toutes les attitudes dont
il a beſoin. Enfin un Vers latin peut ſe placer
à côté de tout autre, ſans aucun embarras; il
ſera bien par-tout, ſi le ſens l'y met. Le Vers
françois a une conſtruction très-bornée point >

- d'enjambemens, il ne peut marcher ſeul , le


joug de la rime l'enchaîne néceſſairement avec

Juſqu'au fonds de leur ſein lentement répandus,


Dans leurs veines errans, à leurs pieds deſcendus,
On les en-voit enfin ſortir à pas timides,
D'abord foibles ruiſſeaux, bientôt fleuves rapides.
Des racines des monts qu'Annibal ſut franchir,
Indolent Ferrarois, le Pô va t'enrichir.
Impétueux enfant de cette longue chaîne,
Le Rhône ſuit vers nous le penchant qui l'entraîne ;
Et ſon frere emporté par un contraire choix,
Sorti du même ſein , va chercher d'autres loix.
Mais enfin, terminant leurs courſes vagabondes,
Leur antique ſéjour redemande leurs ondes :
Ils les rendent aux mers; le ſoleil les reprend :
Sur les monts, dans les champs,l'Aquilon nous les rend ».
jur les Georgiques de Virgile. 15
un autre; &,pour ſurcroit de gène,il faut quel
quefois faire quatre vers pour en amener un.
Car ſi,après une rime maſculine, le ſens exige
un autre vers à rime maſculine différenre, il
faut trouver deux rimes feminines qui les ſé
parent. C'eſt ce qui eſt arrivé ſouvent à M. D.
L. dans ſa traduction; où il met de ces rem
pliſſages tant pour la rime que pour le mêlan
ge des rimes. Ainſi lorſqu'il nous dit, dans
ſa Préface, qu'il n'a fait que cent vingt vers
plus que Virgile , il faut entendre qu'il eſt
beaucoup plus court; car il a ajouté au moins
cent vingt vers de ſon cru, pour lui ſervir
de tranſitions, & pour lier ſes rimes; & il s'eſt
dédommagé de cette contrainte ſur des vers
de Virgile qu'il ne rend point, ſur d'autres
qu'il ne rend qu'à moitié, & dont il abre
ge impitoyablement les ornemens poëtiques,
comme je le ferai voir amplement dans mes
remarques.
Notre verſification demande donc beaucoup
de génie & de travail à celui qui l'emploie,
pour perdre, dans ſes mains, ſa roideur, ſa
contrainte & ſa monotonie : encore faut-il

I6 Obſervations Gritiques
que ce ſoit dans des ouvrages originaux, où
du moins elle n'a que ſes entraves à vaincre;
& où elle peut s'en dédommager par la liberté
- des idées, & par la facilité de les arranger à
ſa fantaiſie; mais ſi vous l'oppoſez ſans ceſſe,
avec ſes chaînes, à une verſification libre & vo
lontaire , vous redoublez ſa gêne & ſon eſ
clavage ; vous l'obligez de ſe traîner, avec
tout ſon attirail, bien loin derriere l'autre qui |

marche rapidement, & ſans embarras. |

Je n'entrerai point dans les détails infinis


qui prouvent que notre Poëſie eſt prodigieuſe
ment au-deſſous de la Poëſie latine ; & que, |
par conſéquent, c'eſt une tentative inutile de
traduire tout entier un Poëte latin en vers l.

françois; car il ſe peut qu'on en traduiſe .


heureuſement quelque paſſage, comme il eſt \,
arrivé à M. D. L. lui-même. J'ai cru ce peu •

de réflexions néceſſaires, avant de prouver


toutes les infidélités que le nouveau traducteur
a faites au génie de Virgile. Cette diſcuſſion
ſera un peu longue ; mais je me flatte qu'elle
ne ſera pas inutile à la gloire de Virgile, ni
même à celle du Traducteur, s'il ſe réſout à
rendre
ſur les Géorgiques de Virgile. 17

rendre ſa copie auſſi digne qu'il eſt poſſible de


ſon modéle inimitable. -

Il faut ſavoir auparavant que Segrais, Poëte


eſtiméavec juſtice par ſes Eclogues, & Martin
Auteur peu connu, avoient déja mis en vers les
Géorgiques avec très peu de ſuccès, ce qui n'eſt
pas étonnant.M.D.Laſſure dans ſa préface qu'on
n'en peut ſoutenir la lecture. Il y a pourtant
quelque apparence qu'il l'a ſoutenue lui même,
puiſqu'il leur a pris environ cent cinquante
vers à eux deux. On en verra la preuve en ci
tations à la fin de ces remarques. Il auroit
peut-être été plus honnête à M. D. L. d'aver
tir ſes Lecteurs du ſervice que ſes devanciers
lui ont rendu; d'autant plus qu'il s'avoue re
devable en un endroit d'un vers pris à M.
Racine le fils * , & qu'un ſeul vers ne fait
* Ce vers eſt celui-ci du quatriéme Livre.
Et dans un foible corps s'allume un grand courage.
M. D. L. ne ſongeoit pas d'abord à avertir qu'il avoit
emprunté ce vers à M. Racine ; mais une Dame, à qui
il liſoit ſa traduction, lui ayant cité l'endroit du Poëme
de la Religion, d où il l'avoit tiré, l'engagea d'en in
diquer la ſource. Il l'a fait dans une note, ſans donner
,B
13 Obſervations Critiques
pas un objet comme cent cinquante. Il pourra
dire qu'il eſt permis de prendre quelques bons
vers dans des Auteurs qu'on ne lit plus, com
me Virgile en tiroit d'Ennius; mais il ne fal- .
loit pas détourner de lire Segrais ni Martin,
puiſqu'il ne vouloit pas dire ce qu'il en em
pruntoit ; & d'ailleurs il s'en faut beaucoup
un ſeul mot d'éloge au Poëme de M. Racine, qui eſt
cependant bien ſupérieur à ſa traduction. M. D. L. a
t-il rien de comparable à ce paſſage charmant où il a
trouvé le vers en queſtion ; paſſage qu'il devoit citer en
entier par reconnoiſſance.
» O toi qui follement fais ton Dieu du haſard,
Viens me développer ce nid qu'avec tant d'art,
Au même ordre toujours Architecte fidelle ,
A l'aide de ſon bec, maçonne l'hirondelle.
Comment, pour élever ce hardi bâtiment,
A-t-elle, en le broiant, arrondi ſon ciment ?
Et pourquoi ces oiſeaux ſi remplis de prudence,
Ont-ils de leurs enfans ſu prévoir la naiſſance ?
Que de berceaux pour eux aux arbres ſuſpendus !
Sur le plus doux coton que de lits étendus !
Le Pere vole au loin, cherchant dans la campagne
Des vivres qu'il raporte a ſa tendre compagne ;
Et la tranquille mere, attendant ſon ſecours,
Rchauſſe dans ſon ſein le fruit de leurs amours.
· ſur les Géorgiques de Virgile. 19
qu'il ne leur doive que de bons vers; on verra
qu'il leur en a pris beaucoup d'aſſez mauvais.
Je n'ai point d'autre marche à ſuivre dans
ces obſervations, que de prendre de ſuite les
morceaux les plus intéreſſans du Poëme, &
de confronter l'original avec la traduction. Ce
--

Des ennemis ſouvent ils repouſſent la rage,


Et dans des foibles corps s'allume un grand courage.
, Si cherement aimés, leurs nourriſſons un jour
Aux fils qui naîtront d'eux rendront le même amour.
Quand des nouveaux zéphirs l'haleine fortunée
Allumera pour eux le flambeau d'hyménée,
Fidellement unis par leurs tendres liens .
Ils rempliront les airs de nouveaux citoyens :
Innombrable famille , où bientôt tant de fréres
Ne reconnoîtront plus leurs ayeux ni leurs péres.
Ceux qui, de nos hivers redoutant le courroux ,
Vont ſe réfugier dans des climats plus doux,
Ne laiſſeront jamais la ſaiſon rigoureuſe
Surprendre parmi nous leur troupe pareſſeuſe.
Dans un ſage conſeil par les chefs aſſemblé,
Du départ général le grand jour eſt réglé :
Il arrive, tout part. Le plus jeune peut-être
emande, en regardant les lieux qui l'ont vu naître,
Qaand'viendra ce Printems par qui tant d'exilés,
Dans les champs paternels ſe verront rappellés » ?
B ij
2O Obſervations Critiques
qui donnera lieu à de nouvelles réflexions de
goût & de littérature, qui appuyeront celles
par où j'ai commencé cette critique.
«G6SG»

Le début du Traducteur offre pluſieurs cho


ſes à obſerver. Il ne lui donne point cette ron
deur qui eſt dans Virgile : il l'a voulu rendre
précis , mais il l'a eſtropié. Ce n'eſt ni une
traduction ni une imitation. Il ôte d'abord
l'apoſtrophe à Mécéne qui eſt eſſentielle, & :
au lieu de cela il met un vers entier qui n'eſt
point dans le latin.
* C'eſt l'ami de Céſar, c'eſt le mien qui l'ordonne.

* Lorſque j'achevois ces obſervations, a paru la


quatriéme Edition de M. D. L. où il a changé quatre
ou cinq endroits de ſa traduction, & ſur-tout ce com
mencement. J'ai cru devoir laider ſubſiſter ma criti
que pour ceux qui ont les éditions précédentes : mon
deſſein étant d'ailleurs de relever en note les endroits
corrigés. Voici donc le nouveau début : -

» Je chante les moiſſons. Je dirai ſous quel ſigne


» Il faut ouvrir la terre, & marier ia vigne,
» Les ſoins induſtrieux que l'on doit aux troupeaux,
» Et les mœurs de l'abeille & ſes ſages travaux.
ſur les Géorgiques de Virgile. 2t
Cet enjolivement où l'on ne voit pas plus
Mécéne que tout autre ami de Céſar & de
, Virgile , eſt tout à fait contraire à la belle
ſimplicité de ce Poëte. -

Je chante les moiſſons, les fertiles vergers.


Les fertiles vergers ſont pour rimer à Ber
gers, car le latin n'en dit rien. Mais il dit :
Quo ſidere terram vertere; ce qui eſt en effet
un des plus grands objets du Poëme ; & le
Traducteur n'en dit rien à ſon tour.
Et l'art du vigneron, & les ſoins des Bergers,
Et le Nectar brillant que l'Abeille nous donne.

M. D. L. a retranché le mot Vigneron ſi téméraire


ment hazardé, ſur-tout dans un début. Il a ôté auſſi
le Nectar des Abeilles, & le vers qu'il donnoit tout
entier à Virgile. Voilà certainement trois défauts de
moins : mais n'y en a-t-il pas remis d'autresL'apoſtro
phe à Mécene eſt toujours entierement oubliée, ce qui
eſt une grande faute. Je chante & je dirai font un plai
ſant effet. Pourquoi chanter les moiſſons & dire le reſte ?
Virgile veut tout chanter. Le Traducteur a ſenti qu'il
avoit eu tort d'omettre quo ſidere terram vertere; mais
comment l'a-t-il traduit ? Sous quel ſigne il faut ouvrir
la terre. Sous quel ſigne à la fin du premier vers d'un
Poëme eſt extrêmement baroque ; d'ailleurs ſigne eſt
B iij
2 2. Obſervations Critiques
Ces trois & rendent ce début ſautillant; ce
qui contraſte infiniment avec la période nom
breuſe, grave & ſimple de celui de l'original.
L'art du Vigneron eſt bien ſec pour ulmis ad
jungere vites, joindre la vigne à l'ormeau.D'au
tant plus que Vigneron ne peut entrer dans un
vers noble. Et le Nectar brillant , & c. M. D. L.
aime beaucoup ce mot Nectar, comme on le
verra ; tout devient Nectar ſous ſa plume. Api
bus quanta experientia parcis. Tels ſont les ter
mes de Virgile. Quelle eſt l'induſtrieuſe œco

trop vague, le mot d'aſtre étoit néceſſaire, à moins de


mettre ſous quel ſigne céleſte. Ouvrir la terre,ne dit point
vertere terram, retourner la terre. Marier la vigne tout
ſeul eſt ſingulier. A t-on jamais dit ; il marie ſa vigne,
comme il marie ſa fille ? Il faut néceſſairement ajouter
marier la vigne à l'ormeau, ulmis adjungere vites. Le
début de Segrais me ſemble conſerver beaucoup mieux
le ſens & l'eſprit du latin.
» Je chante les beautés de la blonde Cérès,
» Sous quelaſtre, Mécéne, on tourne les guérets,
» Par quels accords la vigne à l'ormeau ſe marie,
» Le ſoin qu'on a des bœufs & de la Bergerie ,
» L'épargne de l'Abeille, &c.
ſur les Géorgiques de Virgile. 23

nomie des Abeilles, ce que Martin rend par


ce vers aſſez heureux.
Les vertus de l'Abeille amoureuſe des fleurs.
•ôGSo» -

Les vingt vers ſuivans de la traduction de


M. D. L. ſont pleins des mêmes défauts. La
Poëſie animée de Virgile eſt deſſéchée par
des vers morts & preſque tecniques. L'Auteur
n'a cherché là d'autre mérite que d'être plus
court que le latin. Il valoit bien mieux garder
cette préciſion pour les endroits où il l'a ſi lâ
chement allongé. Qui croiroit qu'un homme
vraiment Poëte eût rendu ces trois vers ſi
poëtiques,
| » Liber & alma Ceres, veſtro ſi munere teflus
» Chaoniam pingui glandem mutavit ariſtâ,
» Poculaque inventis Acheloïa miſcuit uvis ».
Par ces deux ci.

Cérès, dont les moiſſons ſuccéderent aux glands ,


Bacchus dont le Nectar teint les eaux dés fontaines.

Une traduction en proſe ſeroit moins ſé


che & plus fidéle. « Bacchus, & toi bienfai
» ſante Cérès, ſi, par votre faveur, la terre
B iv
|
24 Obſervations Critique
» a quitté les glands de Chaonie pour les moiſ
» ſons fertiles, & apprit à mêler la liqueur
» de la vigne à l'eau de ſes fontaines , & c. ».
Où eſt dans les vers françois, le veſtro munere,
le Tellus mutavit glandem Chaoniam pingui
ariſtâ. Cette image eſt vive, intéreſſante. Il
n'y en a point de trace dans le Traducteur.
Bacchus dont le Nectar teint, & c. ce vers
dur rend-il Poculaque inventis Acheloia miſcuit
uvis ; Inventis ſur-tout étoit la principale idée
qu'il falloit exprimer. Encore le mot de Nectar.
Étoit-ce là ſa place ? Il y a ſimplement uvis.
Nectar teint : quelle harmonie ! Un Nečiar qui
teint des eaux : quelle foibleſſe dans l'expreſ
ſion ! Il s'agiſſoit bien de teinture. La couleur
n'eſt point eſſentielle ici, c'eſt le goût, la
ſaveur , & miſcuit en donne l'idée.
- •0GSO- -

Neptune qui . . • . . .
Fis ſortir de la terre un courſier indomptable.
Eſt-ce là traduire en vers Frementem fudit
equum tellus : quelle vivacité dans fudit ! in
domptable donne-t-il l'image du frementem * ?
* Le défaut principal de M. D. L. eſt de changer les
ſur les Géorgiques de Virgile. 25
J'aime mieux Martin qui dit, quoiqu'encore
foiblement : le cheval henniſſant.Du moins il
cherche à peindre,& indomptable ne peint rien.
•08$9» -

Pan qui ſur le Lycée ou le riant Ménale,


Animes ſous tes doigts la fiûte paſtorale.
Ce n'eſt là ni l'idée, ni l'expreſſion de Vir
gile qui dit :
Ipſe nemus linquens patrium, ſaltuſque Lycxi,
Pan ovium cuſtos, tua ſi tibi maenala curae ,
Adſis ô tegæe favens.
Le Poëte invite Pan à quitter le Lycée & le
Ménale pour venir l'encourager. Le ſecond
vers françois eſt tout au Traducteur.
•98S)o»

Vieillard qui dans ta main tiens un jeune cyprès >

Cette antithéſe de vieillard qui tient un


jeune cyprès , ne tomba jamais dans l'eſ
prit de Virgile. Lorſqu'on lui prêtera ces pe
tits agrémens du bel eſprit qui caractériſent
/

Epithetes caractériſtiques de Virgile, en Epithetes va


gues. Frementem ne convient bien qu'au courſier. In
domptable convient au tigre, au lion, au taureau, &c
26 Obſervations Critiques
les écrits d'Ovide, & ceux du dix-huitiéme
fiécle, on ſera bien loin de connoître le gé
nie & le goût exquis de l'auteur des Géor
giques.
«08$9»

Dans l'invocation à Céſar , qui ſuit immé


diatement, le Traducteur abandonne l'attitude
& la tournure du Poëte. Au lieu de déployer,
comme lui, une longue & belle période bien
enchaînée, il a haché pluſieurs petites phraſes
détachées qui ont la plus mauvaiſe grace, &
qui ôtent toute reſſemblance entre ces deux
morceaux. ll ne falloit pas traduire velis par
veux-tu ; mais par ſoit que tu veuilles , il ne
falloit pas non plus répéter ce veux-tu ſi ridi
cule, puiſque Virgile ne met velis qu'une.
fois.
Sous quel titre, ô Céſar, faudra-t-il qu'on t'implore ?
Pas un mot de cela dans le latin.
Veux-tu ſur l'océan un pouvoir ſouverain ?
Virgile n'avoit garde de dire à Céſar :
yeux-tu ceci, veux-tu cela ? Je te le donne :
parce que cela ne me coûte rien. Il mettoit plus .
d'art dans ſes flatteries même les plus outrées.
ſur les Géorgiques de Virgile. 27
Il lui dit : ſoit que tu régnes ſur les mers, & c.
M. D. L. dans les quatre vers qu'il emploie
pour traduire les trois vers latins, répéte trois
fois ce que le latin ne dit qu'une. Deus im
menſ venias maris. Dans le françois il y a :
veux-tu un pouvoir ſouverain ſur l'océan ?
Après cela : le trident de Neptune eſt dans ta
main. Ce qui eſt la même choſe. Enſuite
il eſt encore Rot des mers profondes.
«38$e»

Peut-être plus voifin de tes nobles aïeux.


Rien de cela dans l'original.
Choiſis, mais garde-toi d'accepter les enfers, &c.
A

Virgile dit par une tournure bien plus heu


reuſe : « Quelque ſoit ton rang dans le Ciel,
» car les enfers ne doivent pas eſpérer de t'a
» voir pour Roi ». Et ce vers charmant.
Quamvis ... . . .. .
- Nec repetita ſequi curet Proſerpina matre1m,

« Quoique Proſerpine redemandée en vain,


» n'ait point déſiré retourner à ſa mere ». Il
fournit ce vers françois qui n'a aucun rapport
au ſens. - -
28 Obſervations Critiques
Fiere d'un ſceptre affreux que Proſerpine y regne.
Il ſemble que le Traducteur ait voulu effa
cer tous les traits de ſentiment qui ſont dans
Virgile; tant il eſt éloigné de les rendre: d'ail
leurs le vers latin rappelle en paſſant un trait
de la fable qui fait une nouvelle richeſſe poë
tique.
«66So»
Toi je veux qu'on t'adore, & non pas qu'on te craigne.

Ce Vers ne ſe trouve point dans le latin. En


revanche il eſt imité de celui - ci de Racine.
Las de ſe faire aimer, il veut ſe faire crain
dre. Mais ce n'étoit pas Racine qu'il falloit
traduire dans les Géorgiques de Virgile.
Le Traducteur qui ajoute tant de vers de
fa façon, ne traduit point celui-ci du Poëte.
Da facilem curſum, atque audacibus annue cœptis.
« O Céſar ! ſoutiens moi dans ma carriere,
» & protége mon audacieuſe entrepriſe ». Ce
pendant c'étoit là l'objet principal de l'invo
cation, & ſi on le paſſe, tout ce qui précéde
eſt inutile.
Et prélude par eux au bonheur des humains,
\ -
ſur les Géorgiques de Virgile. 29

Cette gentilleſſe d'expreſſion eſt bien con


traire au goût de Virgile qui dit ſimplement.
Votis jam nunc aſſueſce vocari. -

« Accoutume toi dès-à-préſent à recevoir nos vœux ».


| Par l'examen que nous venons de faire des
quarante-quatre premiers vers de cette traduc
tion, on peut juger juſqu'où nous pourrions
nous étendre , ſi nous la ſuivions toute entiere
avec la même exactitude. On ſeroit étonné de
voir combien M.D.L. abandonne ſon modéle ,
ſubſtitue des penſées à des images, des maximes
à des traits de ſentiment, & ſur-tout inſère des
vers de ſa fabrique qui font languir, ce que
Virgile anime : comme -

Connois donc la nature, & régle toi ſur elle.


Mais l'art du Laboureur peut tout après les Dieux.
Peut-être voudrois-tu, dès la ſaiſon de Flore,
Prévoir ce que pour toi, l'Éte va faire éclore, &c.
Offre des vœux nouveaux pour des moiſſons nouvelles.
Ainſi ce Dieu puiſſant dans ſa marche féconde, •
Tandis que de ſes feux il ranime le monde, &c.
& tant d'autres qu'il ſeroit trop long de citer.
Il faut convenir que M D. L. ſe tire mieux
des endroits où Virgile étale des précepres,
3o Obſervations Critiques 4

que de ceux où il déploie les tréſors de la


Poëſie. Cependant il ſe trouve ſouvent des
tournures poëtiques dans ces détails ingrats par
eux-mêmes, & c'eſt preſque toujours ce que le
Traducteur ne rend point ou ne rend qu'à demi.
Mais avec quelle triſte préciſion , avec
quelle ſéchereſſe de pinceau , il exténue les
belles images de Virgile! celles-ci par exemple,
Antè jovem , nulli ſubigebant arva coloni ;
Nec ſignare quidem, aut partiri limite campum
Fas erat : in medium quaerebant, ipſaque tellus
Omnia liberiiis, nullo poſcente, ferebat.
Le Traducteur croit avoir dit tout cela dans
ces deux Vers.

Nul enclos, avant lui, ne diviſoit les plaines.


On jouiſſoit ſans crainte,on moiſſonnoit ſans peines,
J'oſe dire que ces Vers ſont à côté de ceux
de Virgile, ce que les Vers de la Phedre de
Pradon ſont auprès de ceux de Racine. M. D.
L. a un peu mieux rendu les ſuivans.
Ille malum virus ſerpentibus addidit atris ,
Pracdarique lupos juſſit, pontumque moveri ; l
Mellaque decuſſit foliis, ignemque removit ;
Et paſſim rivis currentia vina repreſſit. ,
ſur les Géorgiques de Virgile. 3I

Empoiſonna la dent des vipéres livides ;


Contre l agneau craintifarma les loups avides :
· Dépouilla de leur miel les riches arbriſſeaux,
Et du vin dans les champs fit tarir les ruiſſeaux.
Ces quatre Vers ne ſont pas malheureux,
excepté, le dernier qui eſt mal tourné ; fît
tarir les ruiſſeaux du vin dans les champs ,
n'eſt ni aſſez françois ni aſſez élégant. Il falloit
pour rendre Virgile fit tarir dans les champs
le vin qui couroit en ruiſſeaux. Rivis currentia
vina. Le Vers de M. D. L. eſt lourd & gêné.
Defpréaux qui a voulu , non pas traduire,
mais imiter tout ce morceau dans ſa troiſiéme
Epître, a beaucoup mieux rendu le génie du
Poëte latin, en y ajoutant même d'autres
beautés. -

Hélas! avant ce jour, &c. . . .. . . .


Le bled, pour ſe donner, ſans peine ouvrant la tºrre,
N'attendoit pas qu'un bœuf, preſſé de l'aiguillon,
Traçât à pas tardifs un pénible fillon.
Tout le monde entend l'harmonie imitative
de ce dernier vers, dont Virgile n'a point
donné l'exemple. Boileau qui ſentoit qu'on ne
Pouvoit prendre au latin, le nullo poſcente qui
32. Obſervations Critiques
eſt admirable, a cherché d'autres richeſſes
peut être plus précieuſes; mais le Traducteur
n'a rien cherché, Auſſi n'a t-il trouvé que : on
jouiſſoit ſans crainte,on moiſſonnoit ſans peine.
Deſpréaux continue. -

La vigne offroit par-tout des grappes toujours pleines.


Et des ruiſſeaux de lait ſerpentoient dans les plaines.
Ce dernier vers fait une image comme
vina currentia rivis.

Il fallut qu'au travail ſon corps rendu docile


Forçât la terre avare à devenir fertile.
Le chardon importun hériſſa les guérets.
L'n du mot chardon devant la voyelle i
d'importun, fait, pour ainſi dire, une pronon
ciation importune qui eſt une beauté dans ce.
vers. Mettez les chardons importuns hériſſent,
& le vers devient commun.

Le ſerpent vénimeux rampa dans les forêts.


La canicule en feu dévora les campagnes.
L'Aquilon en fureur gronda ſur les montagnes.

Il faudroit être bien ignorant en Poëſie,


pour diſconvenir que Boileau ſoit plus Poëte
que Virgile même, en cet endroit,
- Un
ſur les Géorgiques de Virgile 33

Un autre exemple qui prouve que M. D.


L. a traduit ſouvent ſans : enthouſiaſme &
ſans être Poëte, c'eſt la verſion de ce paſ
ſage qui ſuit immédiatement l'autre.
Tum laqueis captare feras, & fallere viſco
Inventum, & magnos-canibus circumdare ſaltus.
Atque alius latum fundâ jam verberat amnem
Alta petens, pelagoque alius trahit humida lina.
Des chiens lancent un cerf. Le chaſſeur tend ſes toiles.
La glu trompe l'oiſeau. Le crédule poiſſon *

Tombe dans les filets, ou pend à l'hameçon.


Ces trois hémiſtiches ſecs & coupés ne
figurent-ils pas à merveille avec la Poëſie
harmonieuſe & nourrie du latin ? Inventum
magnos canibus circumdare faltus. Des chiens
lancent un cerf. Ne voilà-t-il pas une préci
· ſion bien imaginée ? Ainſi des autres.Pourquoi
n'avoir pas offert les deux images que préſente
Virgile ? Alius latum funda jam verberat am
nem, alius trahit humida lina. Tout eſt animé
chez le Poëte : tout eſt mort chez le Traducteur.
· Cette briéveté mauvaiſe pour tracer des
images, ſeroit heureuſe pour débiter des re
gles & des préceptes ; mais M. - D. C
-
L. a ſuivi •
34 Ohſervations Critiques
· un ſyſtême de traduction tout oppoſé. Il reſ
ſerre cruellement les détails poëtiques , &
s'étend avec plaiſir ſur les endroits de pré
ceptes que Virgile a reſſerrés. Nous citerons
pour exemple la deſcription de la charrue.
· On a dit depuis peu, je ne ſais dans quel
Journal, que ce morceau du Traducteur auroit
étonné Boileau. ll eſt bien vrai que Boileau
auroit été étonné de voir, dans une traduction
de Virgile, la deſcription d'une charrue fran
çoiſe, & ſept vers latins noyés dans quinze
vers françois. Il auroit été ſur-tout étonné du
grand nombre de fautes qui ſont dans ces
quinze vers, & que nous allons développer.
«OS$o»
De la charrue enfin deſſinons la ſtructure.
Ce début eſt de l'imagination du Traduc
teur qui met beaucoup d'apprêts pour une choſe
toute ſimple. Virgile ne dit point deſſinons.
Il deſſine ſi bien, qu'il n'a pas beſoin d'aver
tir qu'on y prenne garde.
Le Traducteur a bouleverſé toute cette deſ
cription. Virgile met le timon au commen
· cement, croyant que c'eſt une des premieres
ſur les Géorgiques de Virgile. 35
parties de la charrue qu'il faut montrer d'a
bord. Mais le Traducteur le renvoie à la fin.
De huit piés en avant que le timon s'étende.
«08S6e

Caeditur & tilia antè juge levis, altaque fagus,


Stivaque, quas currus à tergo torqueat imos.
M. D, L. fait quatre vers pour ces deux-là.
Le joug , qui t'aſſervit ton robuſte attelage ,
Le manche qui conduit le champêtre équipage,
Pour ſoulager ta main & le front de tes bœufs,
Du bois le plus léger ſeront formés tous deux.
Qui t'aſſervit tan robuſte attelage eſt une
paraphraſe inutile & froide du ſeul mot jugo.
Le champêtre équipage ne dit rien du tout,
& n'a pas plus de rapport à une charrue qu'à
toute autre voiture champêtre. C'eſt très-mal
rendre le ſecond vers latin qui peint le mou
vement de la charrue pouſſée par le La
boureur. Le troiſiéme vers françois eſt un
Commentaire; car il n'y en a pas un mot dans
le latin. Enfin il abrege ce que Virgile a le
plus étendu. Après avoir dit au commence
ment que le corps de la charrue devoit être d'or
meau, Virgile ſpécifie ici le bois dont on doit
, faire le joug & le manche ; c'eſt du tilleul &
\ C ij
i 36 Obſervations Critiques
du hêtre. C'étoit une choſe indiſpenſable à t.

dire : mais le Traducteur ſe contente de


mettre du bois le plus léger. Le ſapin eſt plus
léger encore, & ne conviendroit pas. Prenez
garde qu'après avoir enſeigné qu'il falloit ſe
ſervir de hêtre & de tilleul, Virgile apprend
tout de ſuite qu'il faut faire ſécher ce bois à
la fumée.
Et ſuſpenſa focis exploret robora fumus.
M. D. L. au lieu de joindre ces deux pré
ceptes, les ſépare par ces quatre vers.
Le fer dont le tranchant dans la terre ſe plonge ,
· S'enchaſſe entre deux coins d'où ſa pointe s'allonge »
| Aux deux côtés du ſoc de larges orillons -

En écartant la terre exhauſſent les ſillons. .


Admirez la prodigieuſe abondance du Tra
ducteur, car Virgile dit en un vers.
Binae aures, duplici aptantur dentalia dorſo.
Il eſt vrai que ce vers étoit difficile à tra
duire; mais il étoit inutile dans cette deſ
cription de dire que le fer de la charrue ſe
plonge dans la terre, ni que les orillons en
écartant la terre exhauſſent les ſillons, ce ſont
les effets de la charrue dont on n'a que faire
là, où l'on ne veut qu'une deſcription de linſ
\
ſur les Géorgiques de Virgile.
37
trument. Remarquez que M. D. L. doit à
Segrais les deux derniers vers qui ne ſont pas
fort heureux. Segrais avoit mis,
Qu'aux deux côtés du ſoc tiennent les orillons »
Et le coûtre audevant pour ouvrir les ſillons.
avant de revenir à ſon bois le plus léger. M.
D. L. nous dit encore , -

Sur deux orbes roulans que ta main le ſuſpende."


ce qu'il a tiré de ſon imagination, fort mal à .
propos, car il en fait une charrue à deux
roues. Pas un mot dans Virgile. Enſuite,
Et qu'enfin " tout ce bois éprouvé par les feux
Se durciſſe à loiſir ſur ton foyer fumeux,
Ce mot Enfin a quelque choſe de ſingulier,
ainſi que tout ce bois. Il ſemble qu'après avoir
fait tout ce champêtre équipage , & l'avoir
ſuſpendu ſur deux orbes roulans , il faille le fai- .
re durcir ſur le foyer fumeux. Cela vient de
ce que M. D. L. a ſéparé par ſix vers ce qu'il
falloit mettre enſemble, comme nous l'avons
remarqué. Eprouvé par les feux, dit trop & ne
- - l

" Il eſt a remarquer qu'il a commencé par dire : de

la charrue enfin, &c. ce qui rend ridicule ce ſecond enfin


C iij
38 Obſervations Critiques
dit rien. Les feux au pluriel ne ſe mettent
point dans ce ſens. On dit les feux de l'amour,
les feux de Vulcain , les feux ſouterrains ;
mais on ne met point les feux tous ſeuls pour
le feu. D'ailleurs ce n'eſt point au feu, mais
à la fumée que Virgile fait durcir ce bois, &
c'eſt une contradiction dans le Traducteur qui
ne la doit qu'à lui. Si ce bois eſt éprouvé par
le feu, il n'a plus beſoin de durcir à loiſir à
" la fumée. Suſpenſa n'eſt point rendu. Sur ton
foyer dit le contraire de ſuſpendus au foyer,
Foyer fumeux n'eſt point françois, quoique
M. D. L. mette plus d'une fois cette expreſ
ſion en uſage. Fumeux ne ſe dit que du vin
& des liqueurs. Un Auvergnat fumeux dans
Boileau. On ne dit point un bois fumeux ,
quoi qu'il en ſorte de la fumée, ni une chau
| miere fumeuſe, mais une chaumine enfumée,
comme a dit La Fontaine. Pour revenir à
º
•,

cette deſcription de la charrue, Virgile n'a


voit point cru qu'il fallût s'étendre ſur une
choſe auſſi vulgaire, & ſur une matiere auſſi
(
ſéche. Il n'en avoit pas fait un morceau d'ap ,
pareil. Il ne prétendoit pas que cet endroit
ſur les Géorgiques de Virgile. 39
étonnât Horace : il réſervoit la richeſſe de ſes
couleurs, pour des idées plus agréables, plus
ſuſceptibles de Poëſie & d'images. On verra
qu'en général le Traducteur a obſervé le con
traire; & c'eſt principalement ce qui doit éton
ner tout homme de goût.
Avant de paſſer à l'épiſode du premier Li
vre , morceau d'une certaine étendue & rem
pli de la Poëſie la plus élévée, où nous détail
lerons , avec la même exactitude, les infidé
lités de la traduction, plus fréquentes dans
les endreits poëtiques, nous releverons quel
ques fautes que nous avons trouvées ſur
notre paſſage dans ce premier Livre : nous
ferons auſſi quelques autres remarques aſſez
courtes ſur différens points aſſez curieux
pour les vrais Littérateurs. Il eſt vrai que les
excellens Juges ſont devenus bien rares, ſur
tout en Poëſie; car on ne juge plus guere des
ouvrages de génie qu'avec eſprit.
- •98S6»

Tes greniers crouleront ſous tes grains entaſſés.


Crouler ſe diſoit anciennement, & ne ſe
dit plus pour s'écrouler. Il ne falloit pas pren
- C iv
4o · Obſervations Critiques
cette expreſſion à Segrais qui dit en meilleur
VC1S.

Ses greniers crouleront ſous leur charge péſante,


•o68e- ,^
Dans ces riches vallons la moiſſon flottera,
Sur ces côteaux rians la grappe murira.
Jamais un Poëte ami de l'harmonie n'a
fini des vers par des rimes auſſi ſéches, &
auſſi gothiques. M D. L. en met pluſieurs
de cette ſorte dans ſa verſion : il auroit dû
les laiſſer à Ronſard & à Chapelain. Dans
cet endroit , Martin dit plus heureuſement
€1l llll VCIS.

Là jauniſſent les blés, ici les vins muriſſent.


«OSSO»
Tantôt pour empêcher qu'un fréle chalumeau.

On ſait ce qu'on entend en françois par


chalumeau. Quoiqu'il vienne du mot latin
calamus, on n'a jamais dit un chalumeau de blé,
pour un épi. Le Traducteur répéte ſouvent
ce terme impropre auquel il paroît attaché.
«08S9»

D'abord qu'un long Cylindre, &c. #


.D'abord on forge un ſoc, &c. -

D'abord il faut choiſir, &c. -

$"
ſur les Géorgiques de Virgile. 41
Tous ces d'abord ſont dans la même page.
Il eſt sûr qu'on ne peut ſe paſſer de ce mot,
dans un Poëme didactique ; mais il faut le
placer plutôt au milieu du vers qu'au com
mengement; & d'ailleurs M. D. L. l'emploie
ſouvent , lorſque Virgile n'a rien d'équivalent.
•08$o» -

Pour qu'ils ſoient mieux nourris, &c.

Jamais en vers on ne s'eſt ſervi,de cette par


ticule dure & mal ſonante, pour que à peine
ſupportable dans la proſe ſoutenue.
«08S9»

Des anciens Laboureurs l'uſage héréditaire.


Anciens ne ſe met jamais en grand vers,
parce qu'il eſt gêné quand on ne le fait que de
deux ſyllabes, & trainant quand on le fait de
trois , ſelon l'uſage. Boileau ainſi que tous nos
bons Poëtes ſe ſert d'antique au lieu d'ancien.
On dit que ton front jaune & ton teint ſans couleur
Perdit en ce moment ſon antique pâleur.
«96So»
- • A -

J'entens crier la dent de la lime mordante.

M. D. L. a voulu mettre dans ce vers une A -


42 Obſervations Critiques
harmonie convenable au bruit de la lime. Lime
mordante peint très-bien la choſe; c'eſt le mo
mordit de Phedre dans la même occaſion; mais
M. Racine le fils dans ſon Poëme de la Re
ligion, rempli de ſi bons morceaux de Poë
ſie, avoit déja trouvé cette beauté d'harmoniet
la lime mord l'acier & l'oreille en frémit, & ce
vers eſt bien plus expreſſif que celui de M.D.L.
par le déchirement que cauſe à l'oreille, l'acier
& l'oreille, &c. D'ailleurs quand une beauté
eſt trouvée, celui qui s'en ſert enſuite, n'a
plus que le mérite de la réminiſcence. Pour
avoir celui de l'invention , M. D. L. auroit dû
s'efforcer de rendre le ferri rigor de Virgile ;
car il ne l'a qu'ébauché bien foiblement par
CC VCfS :

Bientôt le fer rougit dans la fournaiſe ardente.


«08So>

Nec nulla interea eſt inaratz gratia terræ.


Martin avoit traduit,
Et le repos lui rend ſa premiere vigueur.
M. D. L. a mis,
Mais un entier repos redouble ſes largeſles.
ſur les Géorgiques de Virgile. 45
Segrais lui ſeul a plus approché de la tour
nure de Virgile.
C'eſt quelquefois pour elle un bien qu'on la néglige.
•96$9»
Il faut ſavoir auſſi d'un regard curieux.
Pour cultiver la terre, interroger les cieux.
Vous ne trouverez aucune de ces antithé
ſes dans Virgile. Ce ſens même n'y eſt pas. La
· premiere choſe dont il falloit ſe préſerver ,
en traduiſant un Poëte d'un goût ſi épuré,
c'étoit de ce petit eſprit, de ces faux agré
mens qui maſquent le naturel. M. D. L. s'at
tirera le même reproche que Racine faiſoit
à Tourreil. Le bourreau! ne veut-il pas donner
de l'eſprit à Démoſthenes ? ·
Ǽ8$o>
Leurs ſignes ne ſont pas moins utiles au monde,
Pour ſillonner les champs,que pour voguer ſur l'onde.
Qui ſe douteroit que ces deux vers & les
deux précédens vouluſſent rendre ces quatre
vers latins.
Præterea tam ſunt arcturi ſidera nobis
Haedorumque dies ſervandi, & lucidus anguis,
Quàm qtibus in patriam ventoſa per aequora veétis
Pontus, & oſtriferi fauces tentantur abydi.
44 Obſervations Critiques
Où eſt dans le Traducteur l'intention du
Poëte qui met nobis pour varier la forme des
préceptes ? Où ſont ces différens ſignes qu'il
preſcrit d'examiner , ce qui fait la richeſſe de
cette Poëſie ? où eſt enfin l'image de ces gens
qui reviennent dans leur Patrie à travers les
plaines orageuſes, & c. & qui obſervent avec
tant de ſoin les conſtellations pour diriger
heureuſement leur courſe ? Au lieu de cette
comparaiſon pleine de ſentiment, le Tra
ducteur nous donne une antithéſe d'écolier,
& un regard curieux. Non content d'avoir mis,
pour cultiver la terre , il répéte pour ſillonner
les champs. Enfin il ſe ſauve de tout , par un
voguer ſur l'onde pris de quelque chanſon. Ce
n'eſt là ni traduire ni imiter; c'eſt défigurer,
c'eſt parodier. -

«08$o»

Ter ſunt conati imponere Pelio Oſſam


Scilicet, atque Oſſae frondoſum involvere Olympum.
Ter Pater extructos disjecit fulmine montes.
M. D. L. n'eſt pas heureux à rendre ces
grandes images animées de la plus riche Poë
ſie. Virgile a voulu peindre les efforts des
ſur les Géorgiques de Virgile. 45
Titans par les hiatus du premier vers. C'eſt un
chef-d'œuvre d'harmonie imitative. Que fait
le Traducteur ? Il s'amuſe à dire : -

Trois fois roulant des monts arrachés des campagnes


Leur audace entaſſa montagnes ſur montagnes.
Les Géans roulent des monts pour entaſſer
des montagnes : ne voila-t-il pas quelque cho
ſe de merveilleux ? Il ſe contente encore de
ce vers pris tout entier à Martin, comme le
précédent & le ſuivant.
Oſſa ſur Pelion, Olympe ſur Oſſa.
Il falloit conſerver la beauté du vers de
Virgile par un équivalent, ou ne pas ſe mê
ler de le traduire. Le troiſiéme vers latin
qui peint Jupiter renverſant trois fois de
ſa foudre ces montagnes entaſſées, eſt rendu
par celui-ci. -

Trois fois le Roi des Dieux d'un trait les renverſa.


Ce renverſa à la fin du vers, imité de Mar
ir-i
tin, ne fait-il
-

pas une belle figure ?|) Quoi de


- -

plus agréable encore que -

Leur audace entaſſa


Olympe ſur Oſſa
· D'un trait les renverſa.
46 Obſervations Critiques
Que ſignifie un trait ? Il falloit la foudre
Un trait eſt de la plus grande foibleſſe. Pour
quoi avoir paſſé extructos montes qui fait l'i
mage principale de ce vers, où l'on voit
les montagnes élevées trois fois juſqu'au ciel ,
& trois fois retombant renverſées par la fou
dre ? Si vous voulez ſentir l'enthouſiaſme qui
animoit Virgile dans cette grande peinture,
fermez la traduction, & liſez ces ſtrophes de
Malherbe.
Telle en ce grand aſſaut, où des fils de la terre,
La rage ambitieuſe à leur honte parut . .... .
• • • • • • • • •' • • • • » • • • • • • • • • • •

Déja de tous côtés s'avançoient les approches.


Ici couroit Mimas. Là Typhon ſe battoit;
Et là ſuoit Euryte à détacher les roches
Qu'Encelade jettoit.
Ces coloſſes d'orgueil furent tous mis en poudre,
Et tous couverts des monts qu'ils avoient détachés:
Phlégre, qui les reçut, put encore la foudre
Dont ils furent touchés.
«08SG»
Multa adeò gelida meliûs ſe neéte dedere.
Aut cum ſole novo terras irrerat Eeus.
Noéte leves ſtipulae meliûs, necte arida prata
Tondentur : noctis lentus non deficit humor.

|
-
ſur les Géorgiques de Virgile. 47
Le Traducteur qui ne traduit point , dit :
Chacun a ſon emploi, mais dans ce choix du tems.
Ainſi que d'heureux jours, il eſt d'heureux inſtans.
Pas un ſeul mot de tout cela dans le latin
qui met ſeulement au premier vers , qu'on
peut faire pluſieurs choſes beaucoup mieux pen
dant les fraîcheurs de la nuit. Jamais Virgile
ne ſe ſeroit aviſé de dire qu'il y a des inſtans
heureux dans d'heureux jours.
M. D. L. s'eſt peut-être rappellé cette an
tithéſe de M. le C. de B.
Perdent leurs plus beaux jours pour ſaiſir des inſtans.
Le Traducteur continue :

Faut-il couper le chaume à On le coupe ſans peine,


Quand la nuit l'a mouillé de ſon humide haleine,
Pour dépouiller les près, attens que ſur les fleurs »
L'aurore en ſouriant ait répandu ſes pleurs
La répétition de nofte, qui ſans doute eſt un
agrément, ne ſe retrouve plus dans le françois,
où l'on voit en revanche cette ſinguliere inter
rogation : Faut - il couper ? On coupe º
cette antithéſe de l'aurore qui répand ſes Pº
48 · Obſervations Critiques
en fouriant. C'eſt donner du petit eſprit à
Virgile aux dépens de ſon beau naturel &
de ſon bon eſprit. Les perſonnes qui ne
l'entendent pas , croiront que ce Poëte af
fectoit ces petits brillans qui font le mérite
de nos jolis Auteurs; & peut-être ne l'eſti
meront elles que par-là.
«0(#)o»
· Donne aux ſoins les beaux jours & l'hiver à la joie. -

Il s'applaudit l'hiver des travaux de l'été.


- Offre des vœux nouveaux pour des moiſſons nouvelles.
Petits rapports de mots, gentilleſſes fran
çoiſes qu'on aura le malheur de ne pas trou
ver dans Virgile.
On ſera peut-être curieux de lire ici un
morceau de la traduction de Martin comparé
à M. D. L. à quelques vieux mots près , l'an
cien Traducteur eſt bien préférable. Voici
M. D. L.

Tranquille ſous le chaume, à l'abri des tempêtes,


L'heureux Cultivateur donne ou reçoit des fêtes.
Pour lui ces triſtes jours rapellent la gaieté,
Il s'applaudit l'hiver des travaux de l'été.
Alors même ſa main n'eſt pas toujours oiſive.
· De l'arbre de Pallas il recueille l'olive. L
c
ſur les Géorgiques de Virgile. 49.
Le myrthe de Venus lui cede un fruit ſanglant ,
Et le laurier ſa graine, & les chênes leur gland.
Lcs flots ſont-ils glacés, les champs couverts de neige,
Il tend des rêts au cerf, prend l'oiſeau dans un piége,
Ou preſſe un liévre agile, ou, la fronde à la main,
Fait ſifler un caillou qui terraſſe le daim.
· Voyons Martin.
Ce n'eſt que dans l'hiver, aux heures inutiles,
Qu'on voit les Laboureurs,ſous leur chaume tranquiles,
Boite enſemble, & goûter, avecque liberté,
Les fruits délicieux que leur donne l'été ;
Et dans les longs repas où la ſaiſon.convie,
Oublier les chagrins de leur pénible vie.
C'eſt le tems cependant qu'ils ramaſſent le gland,
La verdoiante olive, ou le myrthe ſanglant ;
Qu'ils tendent des filets au ramier, à la grive,
Et lancent dans les bois la biche fugitive : -

Quand les fleuves groſſis roulent ſous les glaçons,


Et que la neige épaiſſe enſevelit les monts.
• Ces deux derniers vers ſont peut-être égaux
en beauté à celui-ci de Virgile. Cum nix alta
jacet, glaciem cum flumina trudunt.
«08So» " •

L'Univers ébranlé s'épouvante ..... le Dieu -

De Rhodope ou d'Athos reduit la cime en feu.


M. D. L. croit avoir trouvé une combi- .
D
5o Obſervations Critiques
naiſon neuve de verfification, par cette ca
dence ſuſpendue au cinquiéme pied. Elle eſt
ordinaire dans nos Poëtes. Elle fait par exem
ple un grand effet dans ces vers d'Eſther.
Revêtu de lambeaux, tout pâle *; mais ſon œil
Conſervoit ſous la cendre encor le même orgueil.
Racine n'a pas mis ſix points pour faire
remarquer cette beauté. La ſuſpenſion du
Traducteur péche en ce que le Dieu eſt
trop près des mots de Rhodope ou d'Athos ;
& qu'il ſemble que ce ſoit le Dieu de Rhodo
pe, ce qui a l'air d'un emjambement déſa
gréable. D'ailleurs ce dernier vers eſt beau
coup trop foible pour ſoutenir l'autre. Ajou
tez encore qu'il n'eſt pas françois.On dit fort
bien reduire en cendre, mais on ne dit point
reduire en feu. «º$S6»

.* Il eſt à remarquer que tout pâle eſt d'un grand eifet


& par l'harmonie & par l'expreſſion, s'épouvante eſt
commun & ne peint ni aux yeux ni à l'oreille. Autant
ille flagranti qui termine le vers latin eſt noble &
impoſant, autant ces deux monoſillabes le Dieu qui
terminent le vers françois, ſont meſquins & peu non
breux.
ſur les Géorgiques de Virgile. 51
· L'air vomit tous ſes flots, &c.
Cetre expreſſion fauſſe & recherchée n'eſt
jamais entrée dans la tête de Virgile. Les
pluies ne ſont pas les flots de l'air. Dans cette
belle deſcription d'un orage, le Traducteur
a rendu cette image.
. . .. .. ... ruit arduus æther ,
Et pluvià ingenti ſata læta boumquc labores
Diluit.

Par ce vers (*) Le ciel ſe fond en eaux ,


les grains ſont inondés. Pour peu qu'on ait de
goût pour la Poéſie, on ſemt bien que quand
même on n'auroit pas eu à traduire Virgile,
on ne ſe ſeroit pas exprimé ſi meſquinement

(*) M. D. L. a fait ici quelque changement. Il


exprime ruit arduus œther par le Ciel fond ſur la terre.
Je ne me rappelle pas que Brebeuf ait jamais rien écrit
de plus outré.Borleau a fort bien dit : le Ciel qui ſe fond
tout en eau, ce que M. D. L. lui avoit pris. Cela valoit
mieux que le Ciel qui tombe ou qui fand ſur la
terre. Il devoit laiſſer cette expreſſion triviale au peu
ple qui dit : ſi le Ciel tomboit il y auroit bien des oiſeau*
de pris.
D ij
51 Obfervations Critiques
dans une occaſion, où il faut peindre à grands
traits. Des grains inondés, qu'eſt-ce que cela
- préſente ? Un tas de grains recueillis & diſper
, ſés par la pluie : au lieu que Virgile vous met
ſous les yeux , les travaux de la charrue &
les moiſſons abondantes inondés , ſubmergés
par des torrens de pluie. Voyez comme La
Fontaine ſait décrire en grand Poëte une pein
ture pareille dans Philémon & Baucis.
sur un mont aſſez proche enfin ils arriverent.
, A leurs piés auſſi tôt cent nuages créverent. .
Des miniſtres du Dieu les eſcadrons flottans, #
Entraînerent ſans choix animaux, habitans,
Arbres, maiſons, vergers; toute cette demeure,
· Sans veſtiges du Bourg, tout diſparut ſur l'heure.
«08S9» - "

Les corbeaux . . . .. . . - -

Folâtrent à l'envi parmi l'épais feuillage.


Des corbeaux qui folâtrent eſt une ex
preſſion burleſque , Virgile dit : inter ſe
foliis ſtrepitant, on entend le bruit des feuilles,
des branches & des corbeaux qui s'agitent ſous
la feuillée.
- «08S6»
Continuò, ventis ſurgentibus, aut freta ponti
Incipiunt agitata tumeſcere, & aridus altis
ſur les Géorgiques de Virgile 53
Montibus audiri fragor, aut reſonantia longè
Littora mifceri, &nemorum increbreſcere murmur.

Ces vers ſont fameux par la beauté des ima


ges, ſur-tout par l'harmonie imitative qui y
regne ; & par la gradation de cette harmonie

qui conſiſte dans l'emploi redoublé des r & des


t; & qui fait que le bruit va toujours en s'au
gmentant ainſi que celui d'un orage. Le der
nier vers ſur-tout eſt admirable en cela , & par
le mot murmur qui, jetté à la fin , complette
parfaitement cette Onomatopée. Voyons ce
que le Traducteur a fait. >

Soudain l'onde en grondant s'enffe dans ſes priſons.


Un bruit impétueux roule du haut des monts. .
D'un mugiſſement ſourd la rive au loin réſonne, ,
Et des bois murmurans le feuillage friſſonne. •:

Le premier vers eſt celui qui a le plus d'har


monie propre à la choſe, les autres n'en ont
preſque point ; ainſi le Traducteur eſt tout op
poſé à l'original qui commence à petit bruit ,
qui va toujours croiſſant, & qui finit avec fra
cas. D'où vient que ventis ſurgentibus eſt ou
blié dans la traduction ? Cette circonſtance
- D iij
54 Obſervations Critiques
n'eſt pourtant pas inutile : c'eſt le premier ſi
gnal de l'orage. Un bruit impétueux roule, ex #

preſſion hazardée. Un vent roule avec bruit;mais


le bruit ne roule point.D'un mugiſſement ſourd la J:

rive au loin réſonne. L'épithéte de ſourd n'eſt


rien moins qu'heureuſe avec réſonne au loin.
Et des bois murmurans , jamais murmurant n'a
été adjectif Il n'eſt que gérondif Quelle diffé
rence d'ailleurs entre ce friſſonne qui eſt d'une
maniere petite & preſque burleſque, & cet
inerebreſcere murmur qui eſt ſi noble & ſi imi
· tatif! Il faut avouer qu'il eſt de la plus grande
difficulté d'égaler Virgile dans les beautés de
ce genre. Or comme ces beautés, & d'autres
encore plus inimitables ſont très - fréquentes
dans ce Poëte , c'eſt une folie de vouloir le
mettre en vers françois; où l'on eſt toujours
ſi au-deſſous de lui. On releve ſa gloire il eſt
vrai, mais le Traducteur ne fait rien pour la
ſienne propre. -

«08$9» • º

Un autre exemple d'harmonie imitative,


| dans Virgile, eſt ce vers : . '

, Tam multa in teſtis crepitans ſalit horrida grando.


ſur les Géorgiques de Virgile. :55
On ſent bien que tous ces t donnent à l'o
reille le ſon de la grêle qui rerentit en ſau
tant ſur les toits. Le Traducteur ſe contente
de ceci. - -

La grêle affreuſe tombe & l'écraſe à grand bruit.


Combien le premier hémiſtiche eſt lourd
pour la chûte de la grêle!Virgile ne dit point
procumbit, il dit ſalit. A grand bruit rend-il
· crepitans ? H ne fallort pas dire qu'elletombe à
grand bruit ; cela ne pernt rien à l'oreiIle : il
falloit imiter, comme Virgile, le bruit qu'elle
fait. Segrais avoit eu 1'idée de l'harmonie qui
· doit entrer dans ce vers, en finifſant par cet
hémiſtiche ſur nos toits retentit. Pour mon
trer combien ſe connoît peu en harmoiſie,
M. D. L., au lieu de la grêle, mettez : -- r

La roche affreuſe tombe & récraſe à grand bruit.


·

Vous trouverez l'harmonie propre à la choſe.II


étoit donc bien ridicule de l'appliquer à la grêle.
Quoique j'aie dit que la langue manque
ſouvent à M. D. L. pour traduire Virgile ;
ce qui eſt vrai ; il n'eſt pas moins vrai
que M. D. L. manque plus ſouvent encore
D iv
56 Obſervations Critiques " ^
au génie de la langue; car de l'aveu duTra
ducteur lui-même, nos bons Poëtes ont ſû
donner à leurs vers cette ſorte d'harmonie ,
dont Virgile eſt rempli. Boileau, Racine, La
Fontaine en offrent des exemples fréquens ; &
· c'eſt ce qui procure un charme toujours nou
veau aux connoiſſeurs dans la lecture de ces
Poëtes immortels. M. D. L. qui cite dans ſon
Diſcours préliminaire, Deſpréaux & Racine,
ne parle point de La Fontaine qui cepen
dant n'eſt pas moins plein de cette harmonie
· imitative. Qui ne connoît pas cette admirable
peinture du Héron ? -

» Un jour , ſur ſes longs piés, alloit je ne ſais où


» Le Héron, au long bec, emmanché d'un long cou,
Cette répétition du mot de long eſt excel
lente & fait la beauté de cet endroit, parce
que le Héron eſt tout en jambes, en cou &
en bec.
Il n'eſt pas moins expreſſif quand il parle du
peuple vautour, - • - l-

" Au bec retors, à la tranchante ſerre.


Veut il faire entendre le ſiflement des vents ?
Borée ... .. ſifie, ſoufie, tempête, &c. ,
, , ! .
ſur les Géorgiques de Virgile. 57
Dans Philémon & Baucis, voyez ſi on peut
mieux peindre une vieille femme qui allume
du feu.
Quelques reſtes de feu, ſous la cendre épandus,
D'un ſoufle haletant par Baucis s'allumerent.
Des branches de bois ſec auſſi-tôt s'enflamerent.

Je ne finirois pas ſi je voulois rapporter tous


les exemples de la même ſorte, que je pour
rois tirer du Poëte le plus naturel & le plus
riche que nous ayons. L'occaſion ſe trouvera
d'en citer de nouveaux dans la ſuite de ces re
marques : paſſons à l'épiſode du premier Livre
des Géorgiques.
Quoiqu'il y ait quelques vers aſſez beaux
dans la traduction de cet épiſode, il ne faut
jetter pourtant qu'un coup d'œil ſur l'original
pour ſentir à chaque moment l'infidélité &
l'infériorité de la copie.
Solem quis dicere falſum audeat ?

Qui pourroit, ô ſoleil! t'accuſer d'impoſture ?


Tes immenſes regards embraſſent la nature.

Ce dernier vers eſt poſtiche. Il n'y a rien


dans le latin qui y réponde.
58 ' Obſervations Critiques
.. .. .. Ille etiam cœcos inſtare tumultus
Sapè monet, fraudemque & operta tumeſcere bella.
C'eſt toi qui nous prédis ces tragiques fureurs
Qui couvent ſourdement dans l'abîme des cœurs.
Je ne vois pas que les tragiques ſureurs ex
priment cœcos tumultus, fraudem, operta bella :
trois choſes qui déſignent les ſéditions, les
guerres civiles qui déſolerent Rome dans ce
tems. Un ſeul particulier peut avoir des fu
reurs tragiques ; Oreſte par exemple *. Couvent
ſourdement dans l'abime des cœurs, ſent le
Phœbus & le précieux ; d'autant plus que cela
n'explique rien, & que ſi l'on n'avoit pas le
latin à côté, on n'entendroit point ce que le
françois veut dire. Bella operta tumeſcere eſt
* Voulez-vous voir comment le grand Rouſſeau ſait
placer à propos cette expreſſion, liſez cctte ſtrophe de
l'Ode à M. le Comte de Bonneval. ll parle de Bacchus.
» De ſes Ménades 1évoltées,
Craignons l'impétueuxcourroux :
Tu ſais juſqu'où ce Dieu jaloux,
Porte ſes fureurs irritées ,
Et quelles tragiques horreurs
Des Lycurgues & des Panthées
Payerent les folles erreurs ».
fur les Georgiques de Virgile. 59
de la plus grande beauté, il peint ces conſ
pirations qui fermentent, qui s'enflent en ſecret
avant que d'éclater : Rien de cela dans le fran
cois.
«98S9»

Ille etiam extincto miſeratus Ceſare Romam,


Cum caput obſcurâ nitidum ferrugine texit.

Pour deux mots Ceſare extincto. M. D. L.


met un vers des plus foibles. Lorſque le grand
Céſar eat terminé ſa vie. Pour miſeratus Ro
mam, cet autre aſſez ſingulier.
Tu partageas le deuil de ma triſte Patrie.

Imité de cet hémiſtiche de Segrais qui du


moins eſt plus vif : Il prit le deuil de Rome.
Pour le vers qui préſente une ſi belle peinture
da ſoleil qui couvrit ſa tête brillante d'une rouille
obſcure , ce vers vague & ſans image
Tu refuſas le jour à ce ſiécle pervers.
«oG>o
Combien de fois l'Etna, briſant ſes arſenaux *,
',

* J'avoue que je n'aime point les arſenaux de l'Etna.


Cette expreſſion eſt plus biſarre qu'heureuſe. -
6e Obſervations Critiques
Parmi des rocs ardens, des fiammes ondoyantes,
Vomit, en bouillonant, ſes entrailles brûlantes !

Il y a de la Poëfie & de l'expreſſion dans ces


vers; mais on y cherche encore le vidimus, qui
donne tant d'ame à cette tournure ; in agros
cyclopum qui fait une richeſſe ; ſaxa liquefacta
plus fort & plus vrai que Rocs ardens; vol
vere qui ajoute une nouvelle image. Il eſt vrai
que M. D. L. met vomit ſes entrailles, expreſ
ſion forte qu'il ne doit point à Virgile; mais à
Segrais qui avoit dit :
Et roula ſur les champs ſes entrailles fondues.
•08$9»
Armorum ſonitum toto Germania cœle
Audiit, &c. :

Des bataillons armés dans les airs ſe heurtoient.


Virgile dit ſimplement que la Germanie
entendit les airs retentir du cliquetis des armes.
Le Traducteur lui ſubſtitue une image gigan
teſque. L'Auteur des Géorgiques n'a jamais
cru que la Poëſie pût aller juſqu'à montrer en
l'air des bataillons armés.
«08S9»

L'airain même parut ſenſible à nos malheurs.


fur les Géorgiques de Virgile. GI

On demandera à M. D. L. de quelle manie


re l'airain peut montrer ſa ſenſibilité. Le Poëte
latin, toujours guidé par un goût ſage, dans
ſes hardieſſes poëtiques, dit en deux mots,
araque ſudant. On voit ſuer l'airain. Et il n'y
` a rien d'affecté dans cette expreſſion, au lieu
que le vers françois l'eſt beaucoup. D'où
vient que le Traducteur met toujours le pré
térit, lorſque Virgile met le préſent qui anime
davantage le Diſcours, & lui donne de la
variété ?
«98S6»
Fluviorum Rex Eridanus.
On nous dit dans la traduction.
Le ſuperbe Eridan, le ſouverain des eaux.
Ces deux le ſont déſagréables, même dans
la proſe la plus familiere. Qui eſt-ce qui a ja
mais dit : le grand Louis , le Roi de France ?
On ne voit point dans le latin l'Eridan ſouve
rain des eaux ; parce que cette dénomination
eſt impropre, n'appartenant qu'à Neptune.L'E
ridan Roi des fleuves ; telle eſt ſon expreſſion
qui eſt juſte. - - - -

L'onde changée CIl ſang roule des flots impurs,


- -* - -
-
-
62. Obſervations Critiques
Roule des flots impurs eſt de la plus grande
foibleſſe, après l'onde changée en ſang qui
en diſoit bien aſſez. Il falloit mettre : les four
ces roulent des flots de ſang. Non puteis mana
re cruor ceſſavit.
«0ºSo»
Un jour le Laboureur, dans ces mêmes ſillons,
Où dorment les débris de tant de bataillons,
* Heurtant avec le ſoc leur antique dépouille
Trouvera ſous ſes pas des dards rongés de rouille ,
Entendra retentir les caſques des Héros, -

Et d'un œil effrayé contemplera leurs os.


Voilà ſix vers aſſez bien faits. Des dards
rongés de rouille rend un peu l'harmonie de
ſcabrâ rubigine, quoiqu'il ne donne point l'é
pithéte riche & poëtique de ſcabrâ. Il ſeroit à
ſouhaiter auſſi que M. D. L. n'eût pas trouvé
dans Martin. - -

Parmi les dards rongés de la rouille & des 3f1S.


Entendra retentir les caſques des Héros.
Eſt bien ; mais ne préſente pas l'image de
galeas pulſabit inanes. Ce qui eſt le moins heu
reuſement traduit, c'eſt
* Pour donner à c t hémiſtiche ſa vraie harmonie, il
faut le retourner ainſi :
Avec le ſoc heurtant, &c.
ſur les Géorgiques de Virgile. 63,
Grandiaque effoſſis mirabitur oſſa ſepulchris.
Et d'un œil effrayé contemplera leurs os. ,

Ces os jettés à la fin du vers ſans épithéte


a quelque choſe de ſec & de ridicule. Le gran
dia " n'y eſt plus; ce qui fait toute la beauté
du vers de Virgile. Contemplera d'un œil
effrayé allonge le mirabitur ſans le rendre.
On ne contemple point d'un œil effrayé. L'ef
* Non-ſeulemcnt grandia n'y eſt plus, mais ce mo
noſillabe os produit un effet abſolument contraire.A la
bonne heure s'il eût eu à rendre le ridiculus mus.
L'harmonie du Poëte françois fait donc un véritable
contreſens. Ossemens eût été plus poëtique & plus nom
breux. Voici comme M. le Brun avoit imité Virgile
dans ſon Ode aux François.
· Du ſang de nos rivaux cas plaines ſont fumantes.
Le ſoc y vient heurter leurs ossemens épars.
Et l'eſcaut roule encor juſqu'aux mers écumantes,
· Les caſques & les dards.
L'image des deux derniers vers eſt priſe de l'Enéide.
Dans le vers imité des Géorgiques, le Poëte a voulu
que le ſoc y vient heurter, exprimât le choc par la dureté
du mot ſoc & de l'h aſpirée; & que le deuxiéme hémiſ
tiche, leurs ossemens épars , rendît le grandia ccsa par
une harmonie étendue & déployée.
64 Obſervations Critiques.
froi empêche de contempler. Il falloit plutôt
d'un œil étonné; parce que l'étonnement eſt
tranquille.
«08$@»

· Quippe ubi fas verſum atque nefas, tot bella per


orbem, -

Tam multa ſcelerum facies. Non ullus aratro


Dignus honos ; ſqualent abductis arva colonis,
Et curvæ rigidum falces confiantur In enſem.
- - - E

L'Editeur des Géorgiques a défiguré cet en


droit entiérement.
Que d'horreurs en effet ont ſouillé la nature
Les Villes ſont ſans loix , la terre ſans culture.
En des champs de carnage on change nos guérets,
Et Mars forge ſes dards des armes de Cérès.
Le premier vers eſt vague. tam multe facies
ſcelerum étoit aſſez beau pour exciter la verve
du Traducteur qui néanmoins l'a laiſſé à part.
La terre ſans culture eſt bien maigre auprès de
non ullus aratro dignus honos. Où eſt abductis
colonis qui donne un ton de ſentiment à ce
morceau ? ce que Virgile ne manquoit jamais
non plus que Racine. Le dernier vers françois
ſeroit heureux s'il étoit par-tout ailleurs que
dans
ſur les Géorgiques de Virgile. 65
traduction , où il falloit montrer non pas Mars
· & Cérès dont il ne s'agit point, mais les faulx
recourhées qui ſe forgent en épées meurtrieres.
C'eſt là une image poſitive; au lieu que le vers
du Traducteur eſt trop vague. Le conflantur
eſt une richeſſe latine qui ne peut ſortir de
cette langue. M. Racine le fils, qui ſentoit le
prix de cette Poëſie, a pris ce tour pour dire
dans un ſens oppoſé. "
» Il eſt venu ce tems, l'eſpoir de nos aïeux,
Où le fer, dont la dent rend les guérets fertiles,
Sera forgé du fer des lances inutiles «.
• 26$g»

Ut cûm carceribus ſeſe effudere quadrigx ,


Fertur equis auriga, neque audit currus habenas
Virgile, pour finir ſon premier Livre, s'a
bandonne à toute l'audace de la plus ſublime
cëſie, dans une comparaiſon qui fait voir
merveilleuſement la fureur du peuple qu'on
ne peut plus contenir quand on lui a lâché le
frein ; & par-là il laiſſe le Lecteur dans l'ad
miration & l'étonnement. M. D. L. rend froi
dement & d'une maniere timide cette auda
cieuſe Poëſie. -
| E
66 Obſervations Critiques -

Ainſi lorſqu'une fois franchiſſant la barriere,


D'impétueux courſiers volent dans la carriere.
On ne voit là que les deux rimes tant rebat
tues de barriere & de carriere ; mais on ne voit
point la rapidité des chevaux ſi vivement ex
primée par ſeſe effudere, ni cette idée énergi
que addunt ſe in ſpatia,ils redoublent de viteſſe
en courant. Les deux autres vers ſont encore
pires :
. Leur guide les rappelle & ſe roidit envain.
Leur rebelle fureur ne connoît plus le frein.
Se roidit envain ne fait pas l'image du
retinacula tendens, le fertur equis auriga ſi
rapide, ſi expreſſif , ſe trouve totalement ou
blié. Neque currus audit habenas, eſt de la
plus grande hardieſſe , puiſque ce ne ſont
pas ſeulement les chevaux, mais le char qui
n'entend plus le frein. -

· Et le char emporté n'écoute plus les rênes.


Le Traducteur ſe traîne, lorſque Virgile
vole. -

v#"
m=

ſur les Géorgiques de Virgile. 67

L I V R E S E C O N D.

L E ſeul morceau d'une certaine longueur


de ce ſecond Livre,où nous comparerons Vir- -

gile avec ſon nouveau Traducteur, ſera l'épi


ſode ſi fameux où eſt décrit le bonheur de
la vie champêtre. Auparavant nous parcour
rons quelques endroits pris ſans choix où nous
ferons ſentir, comme dans l'autre Livre, les
pertes que Virgile fait ſans ceſſe dans cette
verſion , ſoit par la faute de la langue, ſoit
encore plus ſouvent par celle du Traducteur.
Un grand défaut où eſt tombé M. D. L.
& qui répand une monotonie continuelle
dans ſes vers; c'eſt d'avoir terminé toutes ces
phraſes de la même maniere. Je m'explique.
Pourquoi de tems en tems ne finit-il pas une
phraſe par un vers qui trouve ſa rime au pre
mier vers de la phraſe ſuivante ? Cela étoit
eſſentiel en traduiſant Virgile, afin d'avoir un
air moins gêné par la rime. Racine & Boileau -

le pratiquent dans leurs Poëſies pour varier les


chûtes & l'harmonie. Si notre grand vers pa
E ij
68 Obſervations Critiques
roît trop uniforme ; c'eſt moins ſa faute que
celle des Poëtes qui l'employent pour l'ordi
naire. Rien de plus varié dans La Fontaine,
Racine & ſur-tout Deſpréaux. Liſez dans le
Lutrin le diſcours de la moleſſe, vous n'y trou- -

verez peut-être pas deux vers de ſuite faits de


la même façon. La meſure y eſt auſſi variée
qu'elle peut l'être dans Virgile, & pour citer
ici des exemples plus courts, voyez ces vers.
La diſcorde triomphe, & , du combat fatal ,
Par un cri , donne en l'air l'effroyable ſignal.
Chez le Libraire abſent tout entre, tout ſe mêle.
Les livres ſur Evrard fondent, comme la grêle,
Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux,
Abat l'honneur naiſſant des rameaux fructueux.

Pas un de ces vers ne ſe reſſemble pour la


meſure ; tout homme qui ſait lire des vers ,
doit la ſentir par la ſeule ponctuation. Il en eſt
de même de ceux-ci.
Des Chantres déſormais la brigade timide
s'écarte, & du Palais regagne les chemins.
Telle, à l'aſpect d'un loup, terreur des champs voiſins,
Fuit d'agneaux effraiés une troupe bêlante :
Ou tels, devant Achille, aux campagnes du Xante,
Les Troyens ſe ſauvoient à l'abri de leurs tours.
/
ſur les Géorgiques de Virgile. 69
Quand Brontin à Boirude adreſſe ce diſcours :
Illuſtre Porte Croix, &c.
Et dans le même endroit,
A ces mots, il lui tend le doux & tendre ouvrage.
Le Sacriſtain bouillant de zéle & de courage ,
Le prend , ſe cache, approche, & droit entre
les yeux,
Frappe du noble écrit, l'Athlete audacieux, &c.

Un peu plus bas.


Sa fierté l'abandonne, il tremble, il céde, il fuit,
Le long des ſacrés murs, ſa brigade le ſuit, -

Tout s'écarte à l'inftant , &c.


Ouvrez Boileau en quel endroit vous vou
drez, & par-tout vous trouverez la même va
riété dans la ſtructure du vers & dans l'harmo
nie , ce qui fait qu'on lit toujours ſes ouvrages
avec un plaiſir nouveau, & qu'on ne ſauroit
le quitter quand on le tient; mais il faut re
venir à la traduction des Géorgiques à laquelle
on ne trouve pas le même charme à beaucoup
près.
Le vrai ſeul eſt mon but, & toi ſeul es mon guide.
La nature eſt trop vaſte & tes momens trop chers
Rien de toutes ces jolies choſes , dans
E iij
7o · Obſèrvations Critiques ,
Virgile. En récompenſe on y lit :
| Non mihi ſi linguæ centum ſint, oraque centum,
Ferrea vox , &c.

Que le Traducteur a laiſſé de côté.

Ce que peut la nature & ce que l'art obtient.


On eſt bien sûr de ne rencontrer aucun de
ces petits contraſtes dans l'original. Au lieu
de cela il dit :

Fructuſque feros mollite colendo.


« Adouciſſez les fruits ſauvages à force de culture ».
Le vice principal du Traducteur eſt de ſubſ
tituer à des circonſtances intéreſſantes des
phraſes vuides, & de la métaphyſique à des
images. -

Lorſque Virgile, par exemple, parle de ces


arbres ſauvages que l'on greffe, il dit : cxue
rint ſylveſlrem animum.
Ils auront dépouillé leur naturel ſauvage.
C'étoit-là le trait poëtique qu'il falloit ſur
tout faire paſſer dans la copie, ſans quoi
le tableau n'a plus de vie qu'à moitié. C'eſt
ſur les Géorgiques de Virgile. 71
préciſément ce que le Traducteur oublie.
Nous avons déja remarqué, au commence
ment de ces Obſervations,que M. D. L. don
noit aux détails d'agriculture une ſéchereſſe
rebutante, que Virgile a grand ſoin d'éloigner
par des tournures poëtiques ou du moins très
élégantes. Comme ici
Melius propagine vites reſpondent.

Voilà de la Poëſie; mais il n'y en a plus,


dès que le Traducteur met 'es ſeps provignes :
avec des mots pareils, on ne fait plus que des
vers tecniques : C'eſt ce qu'ont évité,dans tou
tes ſortes de ſujets, non-ſeulement nos plus
grands Poëtes, comme Boileau qui , dans
ſon Art Poétique, ne s'eſt point permis d'em- .
ployer le mot Strophe. Mais nos Poëtes mê
me du ſecond rang, comme M. Racine le fils,
qui, dans le premier chant du Poëme de la
Religion, nous déorit la circulation de la ſeve
d'une maniere extrêmement heureuſe, il fait
parler la terre.
Contemple ſeulement l'arbre que je fais croître.
Mon ſuc dans la racine à peine répandu,
E iv
72 Obſervations Critiques
Du tronc qui le reçoit, à la branche eſt rendu :
La feuille le demande, & la branche fidelle ,
Prodigue de ſon bien, le partage avec elle.
• Si l'on peut traiter ainſi une matiere aſſez
ingrate, d'après ſon propre génie, à plus forte
raiſon, quand on eſt ſoutenu du génie de Vir
gile qui vous préſente les tournures dont vous
devez uſer , toutes prêtes, & miſes en œu
VIe,

«08$o»

. . . . . Nec longum tempus, & ingens


Exiit ad cœlum ramis felicibus arbos,
Miraturque novas frondes & non,ſua Poma.
Bientôt ce tronc s'éleve en arbre vigoureux,
Et, ſe couvrant des fruits d'une race étrangere,
Admire ces enfans dont il n'eſt pas le Pere.
Le premier vers de la traduction ne peint
pas à beaucoup près comme lngens exiit ad
cœlum ramis felicibus arbos. L'arbre ſe déploie
& s'éleve avec le vers ; c'eſt une image vi
vante , & le vers françois eſt inanimé. Les
fruits d'une race étrangere eſt une amplifica
tion. Pourquoi n'avoir pas traduit novas fron
des qui fait également une parure à l'arbre
ſur les Géorgiques de Virgile. 73

comme les fruits, le dernier vers a une tour


nure comique qui reſſemble à celui-ci de Mo
liere,
: . . .. . . .. . Et que les cieux proſperes
Nous donnent des enfans dont nous ſoyons les Peres.
Le Traducteur a amplifié ; mais n'a point
rendu le non ſua d'une préciſion ſi poétique.
Si Boileau ſe fut aviſé de traduire les Géor
giques, il auroit d'abord ſongé à conſerver des
traits pareils, & s'il ne l'avoit pu, il auroit
laiſſé là le projet de défigurer Virgile.
«06$o» -

Le même arbre d'ailleurs diverſement produit,


Voit changer ſon feuillage , & varier ſon fruit.
Pas un ſeul mot de ces deux vers dans le
latin. Il en eſt ainſi d'une foule d'autres que
M. D. L. gliſſe à tous momens pour faire ſes
rimes, comme nous l'avons déja obſervé. Il
eſt étonnant que l'on mette de pareils vers à
côté de Virgile pour les comparer avec les
ſiens, où l'on ne voit rien qui puiſſe y répon
dre.
«08$9»
74 Obſervations Critiques
Sed neque quam multœ ſpecies, nec nomina quae ſint
Eſt numerus: neque enim numero comprendere refert.
Quem qui ſcire velit, lybici velit acquoris idem '
Diſcere quàm multae zephyro turbentur arenz ;
Aut ubi navigiis violentior incidit Eurus,
Noſſe quot Ionii veniunt ad littora fiuctus.

ce Comment compter toutes les eſpeces & les


» noms de ces raiſins différens ? Mais qu'impor
» te d'en ſavoir le nombre ! Que celui qui le
» voudra connoître, tâche auſſi de compter les
» ſables que le zéphyr ſouleve dans la mer de
» Lybie, ou les flots que l'Eurus ſi redoutable
» aux Matelots fait briſer contre le rivage ».
Virgile,après le dénombrement des fruits &
des raiſins, s'étend exprès, dans cette ſorte de
comparaiſon,pour réveiller l'attention du Lec
teur. C'eſt une adreſſe de génie; mais le Tra
ducteur, qui penſe ſans doute autrement que
Virgile, après avoir amplifié l'énumération, &
mis en trente-deux vers ce que le latin renfer
me en vingt, étrangle la comparaiſon en deux
VerS. -

Puis-je encore oublier ces énormes raiſins...


Mais qui pourroit compter & nommer tous ces vins ?

#

ſur les Géorgiques de Virgile. 75


On compteroit plutôt & les ſables numides,
Et les flots entaſſés ſur les plaines humides.
Qu'eſt-ce que cette réticence que M. D. L.
emploie au premier vers ? Virgile n'a garde
de faire de ces reticences qui ne diſent rien.
Il ne s'en ſert que rarement & dans la paſſion,
comme le quos ego. Peut-être M. D. L. a-t-il
voulu imiter Racine qui fait dire à Hermione.
. . .. . . . . . .. T'es-tu fait raconter
Le nombre des exploits. .. mais qui peut les compter ?
Nous répétons que c'étoit Virgile & non
Racine qu'il falloit traduire; & que, pour la
comparaiſon, il ne falloit pas ſe contenter des
deux rimes riches de numides & humides. Nous

ſommes bien éloignés de blâmer cette richeſſe


de rimes, que nos rimeurs ſourds négligent
avec tant d'orgueil; nous ſommes perſuadés au
contraire que tous vers mal rimés ne ſont plus
des vers, & que cet abus vient de la pareſſe des
Auteurs qui ſe hâtent de produire de médio
cres ouvrages, mais nous croyons auſſi qu'il ne
faut pas que cette richeſſe de rimes ſoit trop
affectée ; comme M. D. L. l'a fait dans ſa
traduction ; & qu'il ne devoit pas ſe borner
76 . Obſervations Critiques
à nous payer en rimes riches, la riche Poëſie
de Virgile,comme dans l'endroit que nous ve
nons de citer & dans une infinité d'autres.
º

40( S9»

Fluminibus ſalices, craſſiſque paludibus olni


Naſcuntur, ſteriles ſaxoſis montibus orni.
Littora myrtetis laetiſſima : denique apertos,
Bacchus amat colles, Aquilonem & frigora taxi.

Le Myrte aime les eaux, le frêne un mont pierreux,


L'aune un marais dormant, le ſaule une onde pure,
La vigne le ſoleiI, & les ifs la froidure.
Il paroît d'abord aſſez heureux d'avoir pu
reſſerrer ainſi en trois vers les quatre du latin.
En y regardant de plus près, cette préciſion eſt
malheureuſe : tous ces ſubſtantifs , accumu
lés les uns ſur les autres en françois, ſemblent
autant de nominatifs qui font un effet déſa
gréable. Virgile, qui n'avoit pas ce défaut à
éviter, a ſoin de mettre de la variété dans ſes
tours. Il commence par naſcuntur; enſuite lit
tora letiſſima ſunt, & enfin amat. C'eſt une
richeſſe qui convient mieux à la Poëſie qu'une
régularité ſéche & uniforme. Martin avoit
ſur les Géorgiques de Virgile. 77
ſenti, dans cet endroit, le goût & l'abondan
ce de ſon modéle qu'il a ſuivi d'aſſez près.
Le ſaule croît aux bords des rivieres courantes ;
L'aune dans les marais, le myrte ſur les eaux.
Le frêne veut le rec, la vigne les côteaux.
Les ifs aiment du nord le ſouffle impitoyable,
Et Bacchus du midi le regard favorable.
«98S9»

Chez l'Arabe l'encens embaume au loin la plaine . .


Le Beaume, heureux Jourdain , parfume tes rivages.

Ne croyez pas que le Traducteur doive au


Poëte latin deux tournures toutes ſemblables,
pour dire deux choſes différentes.
solis eſt Thurea virga ſabaeis. ...
Quid tibi odorato referam ſudantia ligno
Balſama, &c.
".

ce La ſeule Arabie porte la plante de l'en


» cens. .. .. Que vous dirai-je du baume que
» diſtille un bois odoriférant » ?
«08S9•

Colchos, pour labourer tes vallons fabuleux,


Mets au joug des taureaux étincelans de feux.
78 Ohſervations Critiques
Pourquoi prêter à Virgilel'intention qu'il n'a
pas eu de traiter ces vallons de fabuleux ? ce
Poëte, qui profitoit des richeſſes poëtiques que
lui préſentoient ces antiques traditions, n'avoit
garde de les appeller fabuleuſes, cela auroit été
trop maladroit.Des taureaux étincelans de feux
ne dit rien, par où étinceloient-ils de feux ?
C'eſt ce qu'il falloit peindre, & ce qu'a fait le
Poëte latin. Tauriſpirantes naribus ignem. Des
taureaux ſouflant la flamme de leurs naſeaux
brûlans. -

•08$G»

Partout c'eſt un beau ſol qu'éclairent de beaux cieux,


Où la nature eſt riche, & l'art induſtrieux.
Aucuns de ces frivoles agrémens dans les
Géorgiques. Le Traducteur qui croit peut
être qu'un beau ſol & de beaux cieux veulent
tout dire, ne traduit point.
Adde tot egregias urbes , &c.

-9c8e
Sin armenta magis ſtudium, vituloſque tueri,
Aut fœtus ovium, aut urentes culta capellas.
Ces deux vers ſi harmonieux, ſi remplis, où
ſont détaillées les richeſſes des Bergers, le
ſur les Géorgiques de Virgile. 79
Traducteur n'en tire que celui-ci qui ne dit
rien.

Voudrois-tu faire envie aux Bergers tes rivaux ?

Il s'agit bien de rivalité & de faire envie.


Cela eſt démenti par l'épiſode de ce ſecond
Livre où le Poëte éloigne de la vie champê
tre tout ſentiment d'envie & de jalouſie.
«98S9» -

Et quantiim longis carpent armenta diebus,


Exiguâ tantum gelidus ros nocte reponet.
Et tout ce qu'un long jour conſume de pâture,
La plus courte des nuits le rend avec uſure.
Peut-être eſt-il difficile de rendre en moins
de mots les deux vers latins ; mais le char
me de Virgile n'eſt point dans le françois.
L'harmonie de ce premier vers tout en ſylla
bes longues,qui peint les longs jours d'été, n'eſt
point imitée par tout , ce qu'un long jour.
Gelidus ros nočte reponet.

Une roſée fraîche le remettra la nuit


diſparoît dans la traduction. En un mot cette
8o Obſervations Critiques
!
traduction, eſt auprès des Géorgiques de Virgi
le, ce qu'eſt une Plaine de Syberie, comparée à
une plaine d'Italie. Peut-être auſſi M. D. L.
étoit-il en état de faire mieux, s'il ne ſe fût
pas contenté de prendre ces vers à Martin
qui les arrange ainſi :
Et tout ce qu'un long jour conſume de pâture,
La plus courte des nuits le rend avec uſure.
•@S$o»

Antiquaſque domos avium cum ſtirpibus imis


Eruit ; illae altum nidis petiere relictis.
Détruit les vieux palais des habitans de l'air :
L'oiſeau tremblant , s'enfuit de ſes toits qu'on
ravage.

Les vieux palais & les toits ſont de mauvais


goût. Domos antiquas ſignifie les antiques de
meures. Pourquoi donner des palais aux ha
bitans de l'air ? Il ne falloit pas ſe laiſſer ſé
duire par Segrais qui avoit mis :
Juſqu'aux ſouches détruit les palais des oiſeaux.

Nidis eſt une image toute naturelle ; mais


les toits des palais des oiſeaux , c'eſt de l'am
phigouri
ſur les Géorgiques de Virgile. 8I

phigouri. Les toits qu'on ravage n'a aucun


raport avec cum ſtirpibus imis eruit, quand
un tremblement de terre détruit une maiſon
par ſes fondemens, on ne dit point qu'il en
ravage les toits.
«08S9»

Sur ce monceau poudreux bondis pour l'affaiſſer.

Ce mot bondir, emploié ſouvent dans cette


traduction, ne s'eſt jamais mis en ce ſens. Vir
gile met pedibus ſummas aquabis arenas. L'i
mage eſt plus ſimple & plus vraie.
«06S6°

L'Auteur des Géorgiques, en parlant de la


maniere dont il faut planter la vigne, & des
aſpects qui lui ſont le plus favorables, dit :
Quin etiam cœli regionem in cortice ſignant ;
Ut quo quaeque modo ſteterit, quâ parte calores
Auſtrinos tulerit : quâ terga obverterit axi,
Reitituant : adeò in teneris conſucſcere multum eſt !

Voici la traduction.
Pluſieurs même obſervant, dans l'endroit dont il ſort,
Quel côté vit le ſud , & quel côté le nord,
| F
32 Obſervations Critiques
Conſervent ces aſpects qu'ils gravent ſur l'écorce,
Tant de nos premiers ans l'habitude a de force !

On ne peut diſconvenir que voilà la belle


Poëſie de Virgile traveſtie en ſtyle de Chape
lain. Envain le Poëte latin ſe ſert de deux pé
riphraſes pleines d'images & d'harmonie : le
Traducteur n'y trouve que cette ligne géo
graphique,
Quel côté vit le ſud & quel côté le nord.
Eſt-ce là faire ſentir les beautés d'un Poëte?
Mais, me dira-t-on, conſerver ces beautés,
c'eſt la choſe impoſſible. Voilà donc pour
quoi il ne falloit point ſonger à traduire.
Si un Peintre ne pouvoit pas attraper vos traits,
vous lui diriez : quittez le pinceau, je ne veux
pas que vous me défiguriez : mais eſt-il bien
vrai que ces ſortes de choſes ne puiſſent pas
ſe dire poëtiquement en françois ? Je ſuis bien
loin de le croire. Ce ſont les Poëtes qui font
leur langue en bien des circonſtances.Voyez ſi
Boileau ne s'eſt pas tiré en Poëte d'une deſ
· cription toute ſemblable dans ſa ſixiéme
Epître.
--
- - -
ſur les Géorgiques de Virgile. 83
» La maiſon du Seigneur, ſeule un peu plus ornée,
-» Se préſente au-dehors de murs environnée.
» Le ſoleil en naiſſant la regarde d'abord 2

» Et le mont la défend des outrages du nord ».


Virgile n'auroit pas dit plus poëtiquement
qu'une maiſon étoit ſituée à l'Orient.
Tant de nos premiers ans l'habitude a de force !

Virgile ne parle point de nos premiers ans.


Il n'affecte point une morale auſſi ſententieu
ſe, en appliquant directement à l'homme ce
qui regarde la vigne. Il dit en général.
» Tant les premieres habitudes ont de force ».
* / +

«0S$)G»

La race en eſt éteinte & jamais ne revit :


L'Auteur ſeul de ſa mort, l'olivier lui ſurvit.
N,

Revivre & ſurvivre ſont deux, compoſés du


verbe vivre, & il n'eſt ſi petit verſificateur
qui ne ſache que deux compoſés ne riment
point enſemble ni avec le verbe d'où ils dé
rivent, comme ſi l'on faiſoit rimer revient & 4 }

ſurvient.
84 Obſervations Critiques
Dubius Mars mediis errat in armis.
Voilà une peinture vraiment poëtique &
forte.

s« Mars incertain erre au milieu des armes ».

',
Elle eſt défigurée par cette jolie phraſe.
Quand Mars prélude encore à l'horreur des combats.
Préluder à l'horreur cela eſt nouveau. Ce
mot préluder eſt précieux & puérile, dès qu'il
n'eſt pas à ſa place, c'eſt-à-dire , dans une
image agréable.
«08$6»
- - - »

AEſculus imprimis quæ quantûm vertice ad auras


4thereas, tantum radice in tartara tendit.

Sur-tout le chêne altier qui, perdu dans les airs ,


De ſon front touche aux cieux, de ſes piés aux enfers..
· Perdu dans les airs rempliſſage pour rimer.
Le tantùm quantùm qui fait un ſi bel effet n'eſt
point exprimé. « Sa tête s'éleve autant dans
» les cieux que ſes piés deſcendent vers le
» tartare ». M. D. L. pour s'excuſer d'être
reſté autant au - deſſous de ſon modéle que la
tête du chêne eſt au-deſſus de la terre, &
| t -
ſur les Géorgiques de Virgile. 35
que ſes piés ſont au-deſſous, nous dit dans ſa
note que cette image mille fois répétée eſt de
venue triviale. On lui répondra qu'on ne l'a
pas encore rendue dans le goût de Virgile
La Fontaine qui l'a imitée le premier eſt celui
qui a le mieux réuſſi, dans ſa fable du chêne
& du roſeau. -

Cehui de qui la tête au ciel étoit voiſine,


Et dont les piés touchoient à l'empire des morts.
M. de Voltaire a dit enſuite , troiſiéme Diſ
cours moral :

Leur pié touche aux enfers, leur cime eſt dans les cieux.

Enfin M. D. L. cite avec éloge une autre


imitation dont j'ignore l'auteur, & qui eſt
bien inférieure à celle de La Fontaine. .
Qui touchant de leur cime à la voute du monde,
Plonge dans les enfers leur racine profonde.
La voute du monde a un air trop emphati
que Plonge dans les enfers eſt trop fort. Le
Poëte latin dit : Tendit ad tartara, qui eſt une
expreſſion juſte.Plonge dans les enfers eſt exa
géré dans le goût de Lucain. Il réſulte de ces
F iij
86 · Obſervations Critiques
réflexions que M. D. L. pouvoit, en traduiſant
davantage Virgile, ſe rendre très-différent de
ceux qui l'avoient ſeulement imité, & peut
être les ſurpaſſer par la tournure beaucoup plus
vive que le latin donne à cette image ſubli
me. Segrais n'avoit pas mal réuſſi à la traduire
au premier vers près qui eſt trop gêné. -
Autant que d'un vieux chêne au ciel les bras s'éten
- dent , . .. -- · · ·

Autant vers les enfers ſes racines deſcendent.

M. D. L. ne s'eſt pas mieux tiré des cinq.


vers ſuivans.
Ergò non hyemes illam, non fiabra, neque imbres
· Convellunt : immota manet, multoſque per annos
Multa vitûm volvetis durando ſecula vincit.
Tûm fortes latè ramos & brachia tendens , i .
Hüc illüc, media ipſa ingentem ſuſtinet umbram.
• • •! - - -

Auſſi les noirs torrens, les vents & la tempête, -

En vain rongent ſes piés, en vain battent ſa tête.


Malgré les vents fougueux l'orage & les torrens,
Tranquille il voit rouler le long cercle des tems.
De ſon vaſte contour embrasse les campagnes
Protége les vallons & commande aux montagnes.
· Pour illam le Traducteur répéte les piés &
•.

ſur les Géorgiques de Virgile. 87


la tête du vers précédent. Comment les vents
rongeront-ils ſes piés qui ſont aux enfers ?
Malgré les vents, . .. l'orage & les torrens.

Autre répétition très-vicieuſe ſur-tout après


en vain, & qui ne fait qu'allonger ſans rien
peindre. Au lieu de tout ce verbiage, Virgile
ne dit que deux mors : immota manet rendu
bien foiblement par tranquille. Il voit rouler:
volvens ne ſignifie point que cet arbre voit rou
ler. C'eſt une expreſſion aſſez forte pour dire
en vivant, c'eſt comme Boileau, lorſqu'il a dit :
Monpour
perevivre.
... en mourant me laiſſa pour rouler &
A

Le mot volvens eſt encore plus hardi, étant .


appliqué à un arbre.Le long cercle des tems.
Au lieu de ces mots vagues, voyez le latin.
Multa virûm .... durando ſecula vincit. "

« Il ſurpaſſe en durée pluſieurs âges d'hommes ».


Il falloit porter dans le François ce trait de
fentiment qui nous montre un arbre mieux
partagé que nous qui ſommes ſi vains , de
nos avantages. De ſon vaſte contour eſt bien
- F iv
88 · Obſervations Critiques
au-deſſous de latè ramos & brachia tendens.

« Etendant au loin ſes bras & ſes rameaux ».

· Qu'eſt-ce que c'eſt qu'un arbre qui em


braſſe les campagnes de ſon contour? embraſſe,
protége, commande : cette accumulation de ver
besa un air d'emphaſe qui n'eſt point dans les
vers latins; & dans le françois on ne retrouve
pas ingentem ſuſtinet umbram , la partie la
plus eſſentielle de l'image, puiſqu'il s'agit d'un
arbre. Boileau a bien mieux peint une choſe
pareille dans ces vers. -

Sur ce rang d'ais ſerrés qui forment ſa clôture,


Fut jadis un Lutrin d'inégale ſtructure,
Dont les flancs élargis, de leur vaſte contour,
, Ombrageoient pleinement tous les lieux d'alentour.
Prenez garde que Boileau ne dit pas em
braſſer, mais ombrager de ſon vaſle contour.
•08So» -

Dès-lors plus d'eſpérance; atteints dans leurs racines,


Tes ſeps ne peuvent plus réparer leurs ruines.
Ces vers ne ſont pas traduits de Virgile. Ils
ſont imités de Racine dans Athalie.
|
ſur les Géorgiques de Virgile. 89
Le ciel même peut-il réparer les ruines
De cet arbre ſéché juſques dans ſes racines ?
Le Traducteur auroit donné un tour plus
harmonieux à ſes vers, en conſervant entié
rement celui de Racine.
Plus d'eſpoir. Rien ne peut réparer les ruines
De tes ſeps deſſechés juſques dans leurs racines.
«06SQ»

Si vous voulez connoître la différence du


goût & du génie de Virgile & de ſon Traduc
teur, comparez-les dans le tableau du Prin
tems. Au lieu de cette ame qui eſt répandue
ſur les images de l'un, vous verrez , dans
l'autre , ces vers maniérés.

· L'amour dans les forêts réveille les oiſeaux.


L'amour dans les vallons fait bondir les troupeaux.
Echauffés par Zéphyre, humectés par l'Aurore,
On voit germer les fruits, on voit les fleurs éclore.
La terre eſt plus riante & le ciel plus vermeil.

Ce ſtyle eſt ce qu'il y a de plus oppoſé à


la belle ſimplicité de l'Auteur des Géorgiques.
Sur-tout le dernier vers qui eſt tout à M. D.
9o · Obſervations Critiques .
L.; car après avoir peint l'hymen du ciel avec
la terre, le Poëte n'a pas beſoin d'avertir que
la terre eſt plus riante & le ciel plus vermeil.
Sa peinture ſi vive, ſi touchante l'a fait aſſez
voir, ſans qu'il ait beſoin de le dire.
«08S9»

Inque novos ſoles audent ſe gramina tutò


Credere,

* Les gazons oſent ſe confier aux nouveaux


» ſoleils ». •

Voilà qui eſt animé, plein de vie ; M. D.


L. glace toute cette Poëſie par ce vers froid
& mort,
Le gazon ne craint point les ardeurs du ſoleil.
Segrais avoit dit beaucoup mieux.
· L'herbe aux nouveaux «06$gº
, •
ſoleils ſans danger ſe confie.

Aux tréſors de l'Automne aſpire dès l'Hyver.


- Jeu de mots , ſtyle affecté, petite reſſource
pour ſuppléer à cette penſée neuve & forte
ment exprimée.
* Jam tûm acer curas venientem extendit in annum
Ruſticus, &c. -
\

ſur les Géorgiques de Virgile. 9t


« Déja le prudent Cultivateur étend ſes
» ſoins juſques dans l'année ſuivante ». C'eſt
à peu près cette même penſée que Boileau a
renfermée dans ce beau vers.

Et loin dans le préſent regarde l'avenir.


•osso
Primus humum fodito, primus devecta cremato .
Sarmenta, & vallos primus ſub tecta referto.
Poſtremus metito. - - -

| Cette préciſion de Virgile eſt remarqua


ble dans ces préceptes qu'il adreſſe au vigne
ron. C'étoient peut être des proverbes qu'il
falloit reſſerrer en peu de mots. « Béche le
» premier la terre. Enleve & brûle tes ſarmens
» le premier. Raporte le premier tes échalas
» ſous ton toit. Vendange le dernier ». Le
Traducteur ſi bref, quand il s'agit d'images
& de Poëſie, s'amuſe ici à s'étendre. -

premier tes vignobles fertiles.


Façonne le L,

· A quoi ſert fertiles ? à la rime, En place de


vignobles, il falloit vignes. On ne façonne pas
un vignoble qui ſignifie un Païs abondant en
Vignes. · · · · ·
92 Obſervations Critiques
Jette au feu le premier leurs débris inutiles.
Renferme leurs appuis, remets les le premier.
Que veut dire, remets les après renferme,
nous l'ignorons. , 1

Pour boire du Nectar, vendange le dernier.

Pour boire du Nečtar eſt de l'invention du


Traducteur; car Martin avoit dit plus ſimple
ment, quoique tout auſſi mal, pour boire du
bon vin. Le mot Nečtar eſt encore fort dé f

placé; puiſque ce précepte d'Agriculture eſt


général, & que dans beaucoup d'endroits on
peut l'obſerver ſans boire pour cela du Nečtar.
«98So»

Et quand la grappe enfin mûrit ſous ſon feuillage,


Pour noyer ton eſpoir il ſuffit d'un orage.
Parce qu'on a dit dans quelque chanſon,
noyer ſon ſouci dans le vin , le Traducteur a
cru pouvoir dire , noyer un eſpoir dans un
orage. Qui ne croiroit qu'au moins il a vou
lu lutter ici contre une expreſſion forte de Vir
gile; mais non, ce Poëte a dit d'une maniere
ſimple quoique très-poëtique,
ſur les Géorgiques de Virgile. 93
Et jam maturis metuendus Jupiter uvis.

«Et déja Jupiter eſt à craindre pour tes raiſins mûrs.


«08S0»

Oû l'art n'a point encore profané la nature.


Cette ſorte de jeu de mots, cette antitheſe
de l'art & de la nature ſi répétée par les mo
dernes, n'a point été connue des anciens. Le
Traducteur a fait trop ſouvent les frais d'une
tournure triviale & ſi oppoſée au goût de
Virgile. -

«0839»

Le myrte de Venus fournit des traits à Mars.

Voilà encore une ſorte d'eſprit que Vir


gile n'a point; mais que M. D. L. aime beau
coup, quoiqu'elle ne ſoit plus guere en vogue
que dans les Colléges. Il y a dans le latin, .
At myrtus validis hoſtilibus (bona )
-

, «oSSo»

Il eſt tems devenir à l'épiſode & de quitter ces


petits détailsquiſe multiplieroient étrangement,
ſi je voulois m'y arrêter; & que j'ai peut-être
94 Obſervations Critiques
déja trop relevés. J'eſpére qu'on les pardon
nera à mon amour bien légitime pour un Poëte 2

qu'on a ſi ſouvent traveſti, & non traduit en


françois.
«0896»
Ah ! loin de tous ces maux que le luxe fait naître.
On ne ſait pourquoi M. D. L. a traduit
ainſi procul diſcordibus armis, où il n'y a rien
qui déſigne le luxe, mais ſeulement la diſcor
de & les armes , ni pourquoi il n'a pas com
mencé comme Virgile, -

O fortunatos, &c.
Heureux le Laboureur, trop heureux s'il ſait l'êtrel
-
- -
» ,

Cette répétition d'heureux eſt d'autant plus


déſagréable, que s'il ſait l'être ſignifie encore
s'il ſait être heureux. )

" O fortunatos nimium, ſua ſi bona norint,


Agricolas ! - - -

Que ce début eſt bien plus ſimple & plus


touchant ! « ô trop heureux l'habitant des
· campagnes, s'il connoiſſoit ſon bonheur » !
Il ne voit point chez lui ſous des toits magnifiques.
Ce n'eſt point là du tout la tournure latine,
ſur les Géorgiques de Virgile. 95

qui eſt ainſi. « S'il n'a point un palais ſuperbe


où, &c. ». Ce qui eſt plus naturel. Il ne fal
loit pas tranſporter ces toits magnifiques chez
le Laboureur. Cela ôte toute la grace à ce
morceau ſi beau dans l'original, & lui donne
un air amphibologique; d'ailleurs la circonſ
tance de manè ſalutantum eſt oubliée : ainſi
que l'accumulation de domus alta, de foribus
ſuperbis, de totis edibus, qui peint ſi bien la
magnificence & le faſte des grands.
Dans ce vers :

Manè ſalutantum totis vomit acdibus undam.

regne une harmonie qui n'a point paſſé dans


celui-ci,
Des flots d'adulateurs inonder ſes portiques *.

* M. D. L. qui a pris ce dernier hémiſtiche à Ra


cine, n'a pas eu l'adreſſe de donner à ſon vers l'har
monie imitative qu'on trouve dans ceux-ci d'Athalie.
Du Temple orné par-tout de feſtons magnifiques,
Le Peuple ſaint en foule inondoit les portiques.
Des flots d'adulateurs a un ſon ſec qui ne peint rien,
non plus qu'inonder à l'infinitif : mais en foule inon
doit entraîne comme un torrent. .
96 Obſervations Critiques
C'eſt cette même harmonie ſur laquelle Boi
leau a peut-être enchéri dans ces beaux vers
de ſon Lutrin.

Auſſi-tôt on ſe leve, & l'aſſemblée en foule,


Avec un bruit confus par les portes s'écoule.
«0SSeP

Il n'a point tous ces arts qui trompent notre ennui ;


Mais que lui manque-t-il ? la nature eſt à lui.

Rien de tout cela dans les Géorgiques; mais


il y a :
At ſecura quies, & neſcia fallere vita.

· Il valoit bien mieux, au lieu de jouer en


core ſur les mots d'art & de nature, tâcher
de rendre neſcia fallere vita qui eſt un des
plus beaux traits de cette peinture : car ſi vous
ſubſtituez ſans ceſſe votre eſprit à celui de
· Virgile, pourquoi appellez-vous cela une tra
'duction ; & mettez-vous vos vers à côté des
· vers de Virgile ?
·8º | | -- : -
, Des grottes, des étangs, une claire fontaine,
. -, Dont l'onde en murmurant, l'endort ſous un vieux
chêne, -- .

Un
º
\ -
-

ſur les Géorgiques de Virgile. 97


Un troupeau qui mugit, des vallons, des forêts,
ce ſont là ſes tréſors; ce ſont là ſes palais.
Cette répétition trainante de ce ſant-là vaut
elle l'agrément des trois At. At ſecura quies.
At latis otia fundis. At frigida tempe. Je ne
vois pas non plus dans le françois « le repos
en de vaſtes campagnes ». Latis otia fundis.
Ni frigida tempe, ni molles ſomni , & ſur-tout
i
ce non abſunt, qui fait une chûte ſi agréable ;
car il ſemble que Virgile l'ait mis par oppo
ſition à la vie des Grands dont il venoit de
parler. - •. ",

c'eſt dans les champs qu'on trouve une mâle jeuneſſe.


M. D. L. penſe-t il que ſon épithéte de mâle
*. - ^ - t -

ſuffiſe pour Patiens operûm parvoque


'-
-
-

- - - -
aſſueta º»

juventus ? *. - - t -»
.. ,' T :(

La juſtice fuyant nos coupables climats. - -


:
"!
Les coupables climats ne ſignifient point la
Terre. . Excedens terris. c' : !
- -
- -' , .

Pourquoi la terre tremble, & pourquoi la mer gronde ?


Quel pouvoir fait enfler, fait décroître ſon onde ?
-
| --

Voilà une traduction ſans ame & ſans ver


G
98 Obſervations Critiques
ve. Unde tremor terris ? Pourquoi la tcrre
tremble ? , \ - -

· · Quâ vi maria alta tumeſcant


obicibus ,uptis , rurſuſque in ſe ipſa reſidant?
- ' . \ * •. - - - - - - . . >
Qui eſt-ce qui repréſente dans la traduction
obicibus ruptis « rompant ſes barrieres » ?
Qui eſt ce qui nous peint la mer venant ſe
raſſeoir ſur elle-même ? Virgile s'exprime en
| Poëte. M. D. L, en Phyſicien exact & froid.
• Comment de nos ſoleils l'inégale clarté
t
: S'abrége dans l'hyver ?
• ° *
- ... ' . ' - -

Ce ſont encore là des vers tecniques de Buffier


-
en placee de
en pl de cette périphraſe
te pe pnrat ,!ſi P
-
poëtique
tique : •é

--
, Hyberni.
Quid tantûm oceano
· · · properent
A * -.
ſe tingere ſoles

" à Pourquoi les ſoleils d'hyver ſe hâtent de ſe


» plonger dans l'Océan «. Si l'on ne vouloit
point rendre toutes ces belles images qui font
la Poéſie, il ne falloit pas choiſir Virgile. C'eſt
le Poëte qui s'accommode le moins d'un eſprit
, ſec & timide.
" - º. 1 . - · · · . - -

» Loin ces rimcurs craintifs dont l'eſprit flegmatique


» Garde dans ſes fureurs un ordre didactique.
-- 152 Y , : * : º ...
•ºSSo»
ſur les Géorgiques de Virgile 99
Mais dans mon corps glacé ſi mon fang refroidi.
On peut appeller cela un contreſens fait
au génie de Virgile. Il ne s'agit point du
Jang réfroidi dans le corps glacé, qui ſignifie
qu'on eſt mort. - | , ! }

sin... frigidas obſtiterit circlim præcordia ſanguis,


ſignifie : ſi mon eſprit eſt trop froid, ſimon ſang
ne porte pas aſſez de chaleur à mon cœur, ou
dans mes eſprits , & c. Le Poëte donne,à en
tendre que le cœur eſt le ſiége du génie, &
que c'eſt du plus ou du moins de chaleur &
de ſenſibilité que vient le plus ou moins
de génie & de talent. On pourroit demander
ſouvent au Traducteur , pourquoi avant de
traduire Virgile, il ne s'eſt pas dit prudem
ment à lui-même : · · · · · · , ·· .

, • • • · Sin, has ne poſim accedere partes,



Frigidus obſtiterit circûm præcordia ſanguis.
•ocbe

Dieux ! que ne ſuis-je aſſis aux bords du Sperchins !


Si M. D. L. avoit imaginé cette tournure
, pleine de paſſion , il ſe trouveroit pour la
· G ij
I ©© Obſervations Critiques
premiere fois au - deſſus de Virgile , mais
il la doit à Racine , dans Phédre.
Dieux ! que ne ſuis-je aſſiſe à l'ombre des forêts !
«06So»
O qui me portera , &c.
· Pourquoi n'avoir pas pris le ô qui me ſiſtat.
: O qui m'arrêtera, qui eſt plus rempli de cette
douceur , de ce repos convenable à la ſitua
tion. Virgile voudroit être arrêté pour jamais
, dans ces paiſibles retraites. Il eſt bon de rap
peller ici comment La Fontaine a imité ce bel
- endroit , avec ce ſentiment qu'on trouve dans
Virgile, & que le génie ſeul peut inſpirer ,
ou plutôt qui donne ſeul le génie.
solitude, où je trouve une douceur ſecrete,
· Lieux que j'aime toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde & du bruit goûter l'ombre & le frais?
O qui m'arrêtera ſous vos ſombres aziles !
Quand pourront les neuf ſœurs, loin des cours & des
- villes, -

M'occuper tout entier, & m'apprendre des cieux


Les divers mouvemens inconnus à nos yeux ,
Les noms & les vertus de ces clartés, errantes ,
Par qui ſont nos deſtins & nos mœurs différentes ?
Que ſi je ne ſuis né pour de ſi grands projets ,
, - º
ſur les Géorgiques de Virgile. 1o1
Du moins que les ruiſſeaux m'offrent de doux objets ?
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie ?
La parque à filets d'or n'ourdira point ma vie,
Je ne dormirai point ſous de riches lambris ;
Mais voit on que le ſomme en perde de ſon prix ?
En eſt-il moins profond, & moins plein de délices ?
Je lui voue au déſert de nouveaux ſacrifices.
Quand le moment viendra d'aller trouver les morts,
J'aurai vécu ſans ſoin , & mourrai ſans remords.
- «98$)Q»
Felix qui potuit rerum cognoſcere cauſas
Atque metus omnes, & inexorabile fatum,
Subjecit pedibus, ſtrepitumque Acherontis avari.
Heureux le ſage inſtruit des loix de l'Univers ,
Dont l'ame inébranlable affronte les revers,
Qui regarde en pitié les fables du Ténare,
Et s'endort au vain bruit de l'Achéron avare.

Rien de plus infidéle en tout ſens que cette


verſion.Subjecit pedibus étoit le mot qu'il falloit
conſerver & non l'affoiblir par trois verbes qui
ne le valent pas, affronte, regarde en pitié,
s'endort; il auroit pu du moins l'exprimer
dans ſon ſecond vers, & en place de
Dont l'ame inébranlable affronte les revers ,
Qui ne ſe trouve plus que dans les Poëſies
académiques, il auroit pu mettre,
Giij
1o2 , Obſervations Critiques
Qui peut fouler aux piés le ſort & ſes revers.
Auſſi bien n'a-t-il rendu ni l'inexorabile fa
tum, ni metus omnes, ni les trois conjonctions
atque & que qui ſervent à multiplier les objets.
Le troiſiéme vers qu'il a tiré de ſa tête ne dit
rien,ce n'eſt qu'un foible commentaire du der
nier. S'endort au bruit eſt un ſens oppoſé à celui
du Poëte; ſubjecit pedibus marque la fermeté &
le courage : s'endort peint l'indolence. Depuis
que Racine a accoutumé nos oreilles à l'avare
Acheron, il ſemble que l'Acheron avare a
quelque choſe de dur & en même-tems de
trainant ſur-tout à la fin du vers. Le vain bruit
n'a pas coûté grand peine à trouver puiſqu'il eſt
dans l'Abbé Des Fontaines, Chaulieu avoit
mieux imité ce vers de Virgile par celui-ci. .
| Et foule aux piés le bruit de l'avare Achéron.
- Je crois pourtant qu'on pouvoit donner à
ſºrepitum un ſens plus fort.Je me rappelle qua
tre vers, où l'on avoit traduit affez fidélement
ceux des Géorgiques dont il s'agit; & qui fai ,
ſoient ſentir peut-être la fineſſe qu'il ſemble
que Virgile a voulu mettre au mot Strepitum.
ſur les Géorgiques de Virgile. io ;
| Heureux qui peut ſavoir les loix de la nature,
Et qui foule à ſes piés la crainte & i'impoſture, ,
Et le ſort inflexible, & la mort qui le ſuit,
Et l'avare Achéron dont on fait ſi grand bruit ! •

- •©8S)o» -

L'intérêt dont la voix fait taire le ſang même,'


i
Eſt un lieu commun devenu trivial, qui eſt
tout au plus l'ombre de
| Infidos agitans diſcordia fratres. -
«06S0» - , * · i -

Et la pitié pénible & ſ'importune envie,


Qu'eſt-ce que e'eſt que ce vers auprès de
| -- . | | Neque ilie , , ! .
Aut doluit miſerans inopem, aut invidit habcnti ,

s * Il n'a point à gémir ſur l'indigent, ni


» à porter envie au riche ». . ir . ' ' se
· Le Traducteur en a très-bien vu le ſens
dans ſa note; mais il valoit mieux le faire ſen
tir dans ſes vers. . - : - vi .. · .

· Pour ferreu jura inſanumqueforum , on neus


donne ces deux vers communs. , : r, , * ' cº . :-)
Jamais aux Tribunaux diſputant de vains droits, A

• La chicane pour lui ne fic mugir ſa voix. ººº º


G iv
1o4 , Ohſervations Critiques
Ferrea jura, de vains droits ! le ſecond vers
eſt plutôt inité de Boileau que de Virgile.

Le frere s'applaudit teint du ſang fraternel.

C'eſt par ce vers dur & gêné qu'on traduit


- - - 4

Gaudent perfuſi ſanguine fratrum.


Mais ſur-tout ces deux autres ſi touchans ,
ſi poëtiques,
Exilioque domos & dulcia limina mutant,
- Atque alio patriam quaerunt ſub ſole jacentem.
« Les freres ſe baignent avec joie dans le
» ſang de leurs freres, & s'exilent du ſein de
» leur famille, pour chercher, ſous un autre
» ſoleil, une Patrie étrangere ».
Ces deux vers donc ne fourniſſent que ce
lui-ci, · · · · · · · -

Et va vivre & mourir loin du toit paternel.


• Il eſt vraiſemblable qu'on n'a cherché dans
cette verſion aſſez plate qu'à faire rimer fra
ternel & paternel ; tandis qu'on devoit moins
ambitionner une rime qu'une expreſſion riche
-

:º )
fur les Géorgiques de Virgile. 1o5
& digne d'être confrontée avec celle de Vir
gile.
· Les vingt vers ſuivans ſont aſſez bien faits,
quoique preſque toujours éloignés de la tour
nure & de l'eſprit du Poëte latin; mais les der
niers ſont de la ſeule fabrique
de M. D. L. qui
abandonne totalement ſon modéle. A cette cir
conſtance ſi philoſophique, ſans en avoir l'air,
. . • . .. : Antè . .. : . : . -

Impia quàm cæſis gens eſt epulata juvencis,


' « Avant que la race impie des hommes,
chair ſanglante des
» ne ſe fût raſſaſiée de la
» animaux ». -- | , --

Il ſubſtitue cette penſée rebattue,


L'homme étoit ſans tyrans, les animaux ſans maître.
* 1 , - " • •

Et cette déclamation empoulée & philoſo


phique, -

Et l'homicide acier & l'or impérieux :


Ces métaux , l'inſtrument & l'appas de la guerre,
N'avoient ni ravagé, ni corrompu la terre.
A cette image bien au-deſſus de toutes les
déclamations de Collége.
1 o6 Obſervations Critiques
. Nec dum impoſitos duris crepitare incudibus enſes

C'eſt ce qui s'appelle traveſtir Virgile en


jeune Philoſophe de notre ſiécle qui veut être
couronné à quelque Académie.

'
ſur les Géorgiques de Virgile. 1o7

· L IV R E T R O I S l É M E.

A v E c la même franchiſe que je releve les


défauts de cette traduction , je dois avouer
que j'ai trouvé le troiſiéme Livre mieux tra
vaillé que les autres. On y ſent un peu plus la
verve & la chaleur qui animoit l'Auteur des
Géorgiques, principalement dans la peinture
du cheval, dans celle de la courſe des che
vaux ; & dans le morceau preſque entier de
l'amour parmi les animaux. Si tout le Poëme
étoit traduit comme ces trois endroits , ce
feroit un des meilleurs ouvrages de no
tre ſiécle. Je ne diſſimulerai pas cependant
qu'il y a beaucoup de défauts, dans ce troiſié
me Livre, du même genre que ceux qui m'ont
fourni déja tant d'Obſervations; ſur - tout le
commencement auquel je vais m'arrêter, &
qui eſt de la plus grande médiocrité. Comme
le ſeul intérêt de l'art m'anime & me fait écrire,
je dis mon ſentiment ſans égard & ſans mé
nagement. Il eſt impoſſible qu'un homme qui
Io8 | Obſervations Critiques
aime la Poëſie , qui s'eſt accoutumé à con
noitre le beau & à l'admirer avec enthouſiaſ
me; ne s'écrie pas en voyant quelque choſe qui
le choque : que cela eſt mauvais ! comme il ſe
recrie en liſant Virgile : Voilà qui eſt beau !
· Le Traducteur n'a trouvé moyen d'expri
mer Paſtor ab Amphryſo que par un com
mentaire étendu en un vers & demi. ,
- y

. . . . . . . .. Divin Berger d'Admete *

Qui ſur les bords d'Amphryſe as porté la houlete. *


-
º

As porté la houlette eſt on ne peut plus


trainant & inutile ; car Berger dit tout. Vir
gile n'allonge pas ainſi ſes vers de détails ſu
perflus. C'eſt une des choſes qui contribue le
plus à rendre le ſtyle vuide & froid. Divin
Paſteur d'Amphryſe ſuffiſoit. Pour canemus
il faut encore abſolument un vers au Traduc
teur : Ma muſe va pour vous reprendre les pin
ceaux. Ainſi lorſque le Poëte latin s'élance
2VeC rapidité dans la carriere, ſon rivaly mar
che gravement; & s'autoriſe ſans doute, pour
l'atteindre, de la fable du liévre & de la
LOICLICs -
ſur les Géorgiques de Virgile. 1o9 -
Mais lorſqu'il s'agit de rendre,
Aut illaudati neſcit Buſiridis aras.

Il reſſerre ce trait dans un hémiſtiche obſcur,


Buſiris & ſa mort. La circonſtance remarqua
ble d'Aras n'y eſt point, ni la belle épithé
te d'Illaudati. En revanche on parle de ſa
mort, qui n'intéreſſe guere.
«98S9»
-

Qui ne connoît Pélops & ſa fatale amante !


Qu'eſt devenue la Poëſie de Virgile ?
Hypodameque, humeroque Pelops inſignis cburno,
Acer equis.

On ne peut retrancher humero inſignis ebur


no, ni acer equis, ſans ôter toute la richeſſe
poëtique de ce trait fabuleux, & que Virgile
raporte exprès - puiſqu'il dit qu'il ne veut point
chanter toutes ces merveilles de la fable épui
ſées par ceux qui l'ont précédé ; mais en diſant
qu'il ne les chantera point, il fait bien voir
qu'il pourroit habiller ces récits de tous les -

ornemens & de toutes les graces dont ils


doivent être embellis. Cet art eſt commua
I IO Obſervations Critiques
V

à tous les grands Poëtes. C'eſt ainſi que Boi


leau, en diſant qu'il ne peut s'exercer dans
le genre héroïque, ſe ſert pourtant d'expreſ
ſions dignes de la plus haute Poëſie.
Tout Chantre ne peut pas, ſur le ton d'un Orphée,
Entonner en grands vers la diſcorde étouffée,
Peindre Bellone en feu tonnant de toutes parts,
Et le Belge effraié fuiant ſur ſes remparts.
Deſpréaux eſt plein de ces figures qui jettent
tant d'ame & de variété dans ſes admirables
Poëſies. C'eſt encore ainſi qu'il dit à Louis
XIV. dans ſa premiere Épître.
Oui, Grand Roi, laiſſons là les ſiéges, les batailles,
Qu'un autre aille, en rimant, renverſer des murailles,
Et ſouvent ſur tes pas, marchant ſans ton aveu .
S'aille couvrir de ſang , de pouſſiere & de feu,
A quoi bon, d'une muſe au carnage animée,
Echauffer ta valeur déja trop allumée ? &c.
On voit par la chaleur qui regne dans ce
ſtile que ce n'eſt pas le talent qui manque au

Poëte pour traiter ces ſujets. Que ſi quelqu'un
s'aviſant dé traduire Boileau en une autre lan
gue, diſſéquoit ces vers ſi nourris, ſi bien ſou
tenus, & n'en préſentoit que le ſquelette ;
ſur les Géorgiques de Virgile. 111
devroit-il ſe flatter d'avoir ſenti, & de faire
ſentir aux autres le génie & le goût de ce Poë
te le plus conſommé dans ſon art que la France
ait eu ? M. D. L. en a uſé de même, avec Vir
gile, dans les vers que nous venons de rappor
ter, ainſi que dans les ſuivans :
Oſons, à notre tour, par des ſentiers nouveaux,
Dans les champs de la gloire, atteindre nos rivaux.
Les ſentiers nouvecux, les champs de la gloi
re & atteindre ſes rivaux ont été répétés mille
fois au moins ; ainſi il falloit rejetter tout ce
jargon de Rhetorique , & ſe reſoudre à nous
S, ' préſenter les idées de Virgile qui parle ainſi en
Poëte.

© e e © Tentanda via eſt, quâ me quoque poſſim


Tollere humo, victorque virûm volitare per ora.
» Il me faut auſſi tenter un eſſor qui m'é
» leve au-deſſus du vulgaire, & faſſe voler de
bouche en bouche mon nom victorieux ». Il
me ſemble que ce noble enthouſiaſme devoit
bien animer le Traducteur qui eſt reſté glacé
dans cet endroit., - · · ,
/
/ I I2 · Obſervations Critiques
Bien plus ſur le penchant de ces rives fécondes. .;.
· De Céſar au milieu je placerai l'image. .
Moi-même au bord des eaux ferai voler cent chars.

Rien de plus gêné, de plus proſaïque, de


plus mal fait en un mot que ces vers. Bien
plus ne s'eſt jamais mis en Poëſie. De Céſar
au milieu inverſion dure & déſagréable qu'il
ne falloit pas dérober à Segrais. Ferai voler cent
chars, cette fin de vers eſt lourde & embarraſſée.
Cent chars, loin de peindre la légéreté, vous
arrête péſamment. * Pour dona feram , on

* Il ſeroit un peu long de citer tous les vers proſaï


ques, lâches, plats & trainans de cette traduction ;
en voici quelques uns. - -

Deux autres ont reçu les malheureux mortels ,


Et terminent l'eſpace où la ligne écliptique
S'étend obliquement juſqu'au double tropique . . .
Pluſieurs font à loiſir, durant les jours d'orage,
Ce qui des jours ſereins déroberoit l'uſage . , . .
Sur les portes , je peins les exploits de Céſar ...
Ici des ſouches d'arbre ou des rameaux fendus
Ou des pieux éguiſés à vos champs ſont rendus . . .
Vois les vins blancs de Thaſe & de Mareotide ...
Veut-on boire un vin fort ? on choiſit l'Amminée
Qui ſurpaſſe le Tmole & même le Phanée . .. . .
Tous
m=

ſur les Géorgiques de Virgile. 1 13


vous met deux lignes de Commentaire ,
. . . . . . .. C'eſt moi qui du vainqueur
Couronnerai l'adreſſe & la mâle vigueur.
«08$0»

Tous les divers climats ont des arbres divers.. . -


|
Vois ces forts ſuſpendus ſur ces rochers ſauvages.. .
Du Permeſſe pour toi les canaux ſont rouverts. .. .
Enfin pour le froment choiſis ces terreins forts,
Pleins de ſucs au-dedans, noirâtres au-dehors,
Dont la terre eſt broïée . . . . . . ... . .. . .
Prens ſous ton toît fumeux le couloir de ton vin ..
Enfin dans les vallons, comme ſur les côteaux,
Qu'ils ſoient diſtribués en eſpaces égaux...... ..
Comme tes nourriſſons différent en grandeur,
Il faut que leur berceau différe en profondeur ... :
N'attends rien d'une vigne expoſée au couchant. ..
Soit lorſque le ſoleil . . . . . . . .
De l'Eté vers l'Hyver conduit l'Automne humide .. ,
Tes ſeps ſont-ils plantés ? Il faut couvrir de terre ,
Engraiſſer de fumier le lit qui les reſſerre ;
Qu'on y pouſſe la bêche & ſans rompre les lignes. ..
Je ne pouſſerai pas ce détail plus loin ; mais je n'ai

pris les vers que je viens de citer que dans les deux pre
miers Livres, en les parcourant fort vite. Quiconque
a lu Virgile ſait fort bien ſi aucun de ſes vers eſt ſur ce
ton là.
H
1 I4 Obſervations Critiques
Je me trompe, ou déja la pompe auguſte eſt prête.
Allons, marchons au Temple & commençons la fête.
Voilà certes un enthouſiaſme bien concer
té. On croiroitentendre La Mothe. Virgile
n'examine point s'il ſe trompe; mais il fait
illuſion au Lecteur, Il ſe jette au milieu de la
fête; il la conduit, il regle la marche du triom
phe, les facrifices & la cérémonie. Il vous en
traine avec lui, tandis qu'un autre vous dit
lourdement : allons, marchons, commençons.
Ecoutez Virgile. -

.. .. Jam nunc ſolemnes ducere pompas


Ad delubra juvat, &c. -

| « Déja j'aime à conduire au Temple la


» pompe ſolemnelle, & à voir couler le ſang
» des victimes ». - -

Cœſoſque videre juvencos.


, Savez-vous ce que le Traducteur ajoute,
Allumons cet encens, égorgeons ces taureaux.
Le Poëte vous montre le ſang qui coule ,
tandis que ſon froid imitateur vous dit : a4
lumons, égorgeons.Comment oſe-t-on mettre
ſur les Géorgiques de Virgile 1 15
en vers Virgile, quand on eſt ſi peu animé de
ſa verve & de ſon génie ?' Il eſt bien moins
dur de le voir défiguré en proſe, on s'y attend.
Tout le reſte de cette magnifique deſcription
eſt ainſi traité. Qu'on me pardonne ce dépit
poétique; mais en vérité ce que je dis fera
moins de peine auTraducteur, que m'en a fait
la traduction de ce paſſage.
Les autres remarques, que j'ai à faire ſur ce
troiſiéme Livre, concerneront divers endroits
pris ça & là. Je ne m'arrêterai plus ſur aucun
autre paſſage conſiderable que l'épiſode du
quatriéme Livre ; le morceau le plus mal tra
duit peut être de toutes les Géorgiques, quoi
que ſi intéreſſant dans Virgile, & ſi rempli de
ſentiment & de la plus haute Poëſie. Com
me ce morceau me retiendra longtems, je
paſſerai légérement ſur le reſte pour y arri
ver plutôt. | - -

M. D. L. n'eſt point embarraſſé des vers


tecniques ; mais ſi Virgile releve ces vers par
d'autres plus élégans & plus poëtiques, M. D.
L. n'y eſt plus; par exemple :
AEtas lucinam janoſque pati hymenzos
H ij
1 16 , Obſervations Critiques
Deſinit antè decem', poſt quatuor incipit annos. ,
· Le ſecond vers, il le rend à merveille, mais
le premier ! -

L'âge ſoit de l'hymen . .. .. . -

· Après quatre ans commence & ceſſe avant dix ans.


L'âge ſoit de l'hymen, voilà comme eſt tra
veſtie la belle Périphraſe latine ; car il ne faut
pas appeller cela une traduction, mais une
Parodie. . ·
: + v «ô8$0»

#. Qu'elle laiſſe en mourant de nombreux héritiers. .


Il s'agit ici d'une Géniſſe & des héritiers de
cette Géniſſe, cette façon de parler eſt plaiſan
te. On
rité d'unavoit bien dit juſqu'ici la race,la poſté
animal. - •.

| Et la poſtérité d'Alfane & de Bayard,


Si ce n eſt qu'une Roſſe eſt vendue au hazard.
Mais les héritiers eſt tout nouveau. Virgile
même n'avoit pas oſé y penſer; car il dit :
Atque aliam ex alia generando ſuffice prolem.
Sans doute que M. D. L. regarde la littiere
comme l'héritage que la Géniſſe laiſſe à ſes
hoirs & ayans-cauſe. M. Racine le fils, qui a
ſur les Géorgiques de Virgile. 117
fait quelquefois des vers de génie; mais le
plus ſouvent avec beaucoup de travail & de
goût, s'eſt ſervi, dans ſon Poëme de la Religion,
de ce mot Héritiers en l'appliquant au ver à
| ſoie ; mais il faut voir avec quelle adreſſe.
O ver, à qui je dois mes nobles vêtemens !

De tes travaux ſi courts que les fruits ſont charmans!


N'eſt-ce donc que pour moi que tu reçois la vie ?
Ton ouvrage achevé, ta carriere eſt finie :
Tu laiſſes de ton art des héritiers nombreux,
Qui ne verront jamais leur pere malheureux.
L'art du ver à ſoie étant une ſorte de ri
cheſſe, c'eſt effectivement un héritage que les
peres laiſſent aux enfans : & cette métaphore
devient très-heureuſe dans cette occaſion, mais
les héritiers d'une Géniſſe ſeront à jamais ridi
cules. .
- «0639»
v 9

L'Etalon généreux , &c.


On ne ſe ſert point en vers françois du mot
Etalon qui n'eſt pas noble. Boileau a dit :
On fait cas d'un courſier qui, fier & plein de cœur ,
Fait paroître, en courant, ſa bouillante vigueur.
•08S9»
- H iij
1 13 · Obſervations Critiques
D'une épaiſſe criniere il fait handir les flots.
Quoiqu'on diſe une criniere, une chevelure
flottante, on ne dit point des flots de criniere,
des flots de cheveux. Faire bondir des flots de
criniere eſt une expreſſion vraiment originale.
Virgile préſente une autre image.
Denſajuba, & dextrojactata recumbit in armo.
« Son épaiſſe criniere flotte ſon épaule droite ».
Il faut convenir que M. D. L. a été égaré
par l'exemple de Segrais chez quil'on voit auſſi
A ſa droite, ſes crins voltigent à longs foi .
«08$9»

Le globe vers le nord.......


S'éleve & redeſcend vers les brûlans climats.

M. D. L. a mis pluſieurs fois ce mot redeſ


cendre qui n'eſt pas françois, quoique remon
ter le ſoit.

Qu'enfin ſes pieds, ſa tête & ſon cou monſtrueux


De leur beauté difforme épouvantent les yeux.
Ce dernier vers eſt beaucoup dans le ſtyle
amphigourique. Qu'eſt-ce que c'eſt qu'une
)

ſur les Géorgiques de Virgile. 1 19


beauté difforme, ce qui eſt beau n'eſt plus dif
forme; & quand cela pourroit être, une beauté,
quelle qu'elle ſoit, n'épouvante point les yeux.
On n'eſt point épouvanté de voir une belle
géniſſe. Ne vous imaginez pas que Virgile ait
t rien de ſemblable, ni qui puiſſe faire naître
une telle idée. . " -

«©S3©»
ceux qu'on deſtine au ſoc, il faut dès leur jeune âge,
Diſcipliner au joug leur docile courage.

Façonner, former , accoûtumer au joug ;


c'eſt ainſi qu'on a parlé juſqu'à préſent. Diſ
cipliner au joug eſt de l'invention de M. D. L.
Diſcipliner ne ſouffre point la prépoſition à ou
au. On dit diſcipliner une armée tout court ;
on n'ajoute pas à la guerre.De plus, ſi un cou
rage eſt docile, il n'eſt pas beſoin de le diſ
cipliner. C'eſt au contraire quand il eſt indo
cile, ou emporté, qu'il a beſoin de diſcipliné,
Juſqu'au Printems nouveau ſe nourriſſent d'herbage,

On retrouve à chaque feuillet ce mot hér


bage, que les Poëtes élégans n'ont jamais din
- | H iv
1 2.5 Obſervations Critiques
· ployé depuis Ronſard. Il eſt vrai que Martin :
& Segrais s'en ſont ſervis; mais M. D. L.
devoit le leur laiſſer, ainſi qu'une quantité de
mauvais vers qu'il leur a pris à la ſourdine,
comme on l'a vu déja, & comme on le verra
plus amplement. -
•08 $9»

Hunc quoque, ubi aut morbo gravis, aut jam ſe


nior annis º,
s Deficit, abde domo, nec turpi ignoſce Senectæ.
Frigidus in Vene1em ſenior, fruſtràque laborem
Ingratum trahit, &c.
Ce paſſage n'eſt pas à beaucoup près auſſi
bien traduit que celui qui le précéde. Pour
hunc quoque M. D. L. met ce vers de rem
| pliſſage, ce veritable frere Chapeau,
Quel que ſoit le courſier qu'ait adopté ton choix.
Non turpi ignoſce Senecte ne ſe reconnoît
point dans celui-ci :
Des travaux de l'amour diſpenſe ſa foibleſſe.
Cette épithéte de non turpi eſt pleine de
ſentiment. · .

Vénus ainſi que Mars demande la jeuneſſe.


- Eſt celà traduire Frigidus in Venerem ſenior ?
·

- -
· ſur les Georgiques de Virgile. 121
c'eſt redire moins heureuſement ce qu'avoit
dit Malherbe, '
Mars eſt comme l'amour, ſes travaux & ſes peines
Veulent des jeunes gens.
Ce qu'avoit déja imité Segrais.
Amour eſt comme Mars, il veut de la jeuneſſe.
Le latin ne montre aucune trace de ces
deux vers :
Pour ſon corps dévoré d'un impuiſſant deſir,
L'hymen eſt un tourment & non pas un plaiſir.
Car je ne préſume pas qu'ils veuillent ex
primer fruſtràque laborem ingratum trahit ,
Il ſe conſume envain dans un travail ingrat.
Qui cache une idée ſi piquante ſous une ex
preſſion ſi naturelle.
La peinture de la courſe des chevaux, je le
répéte , approche aſſez près de l'original. Que
ce paſſage donne de regret pour le reſte ! Je
remarquerai ſeulement, dans ce morceau, un
vers de Virgile très-beauj, oublié dans le fran
çois. Virgile recommande d'obſerver
L'âge, la race, le courage d'un courſer.
Il ajoute ,
I22 Obſervations Critiques
Et quis cuique dolor viºlo, qua gloria palme.
Ce qui n'eſt point traduit par ce vers,
Et ſur-tout dans la lice obſerve ſon ardeur.

Le trait de Virgile fait ſentir tout le prix


d'un courſier, en lui donnant des ſentimens de
honte & d'honneur. Il ne falloit point omet
rre ce trait de génie. Peut-être l'auroit-on in
diqué en tournant ainſi ces deux vers.
Obſerve donc ſon âge, & ſa race & ſon cœur,
La douleur du vaincu, la fierté du vainqueur.
«9(!$6» -

Aux bourdonnemens ſourds de ſon aîle bruyante. **

• Il étoit facile de donner au premier hémiſ


tiche une harmonie plus imitative en chan
geant , •

Aux ſourds bourdonnemens , & c.


- «@6$)o» N.

Tout-à-coup il s'élance& plus prompt que l'éclair,


Dans les champs effleurés, il court, vole & fend l'air.
Ces deux vers ſont moins la traduction des
vers de Virgile , que la copie de ceux-ci de
l'Abbé Du Refnel, dans ſa traduction de l'Eſſai
ſur la Critique de Pope.
fr les Géorgiques de Virgile. 12s
Voyez-vous des épis effieurant la ſurface,
Camille, dans un champ, qui court, vole & fend,
l'air ,
La Muſe ſuit Camille, & part comme un éclair.
J'ai déja cité avec éloge la peinture des ani
maux dans le tems de leur amour.Je me fais
un plaiſir de la louer encore, quoique pluſieurs
détails ſoient bien inférieurs à l'original. Peut
être le Lecteur ſera-t-il curieux de comparer
quelques vers de cette traduction à un endroit
de la fable des deux coqs de La Fontaine, où il
a voulu imiter Virgile. -

Une Helene au combat entraîne deux rivaux.


1 Entre eux point de traités, dans de lointains déſerts,
Le vaincu déſolé va cacher ſes revers, * •

Va pleurer d'un rival la victoire inſolente,


La perte de ſa gloire, & ſur tout d'une amante ;
Et vers ces bords chéris tournant encor les yeux ,
Abandonne l'empire où regnoient ſes ayeux *,

* On ſera charmé de voir ici en note, comment


M. Racine le fils avoit tourné la même imitation
de Virgile dans ſa premiere Epître ſur l'ame des Bêtes.
« J'entends d'un Peuple entier la diſcorde éclater.
» Une Héléne a ſoufflé cette ardeur meurtriere ;
124 | Obſervations Critiques
Mais l'amour le pourſuit juſqu'en ces lieux ſauvages :
Là dormant* ſur des rocs, nourri d'amers feuillages,
Furieux, il s'exerce à venger ſes affronts ;
De ſes dards tortueux il attaque des troncs ;
Son front combat les vents, &c.
Voici La Fontaine.
. . . • . . . * Le vaincu diſparut;
» Il alla ſe cacher au fond de ſa retraite,
» Pleura ſa gloire & ſes amours, #
» Ses amours, qu'un rival tout fier de ſa défaite
» Poſſédoit à ſes yeux; il voyoit tous les jours
» Cet objet rallumer ſa haine & ſon courage,
» Il aiguiſoit ſon bec; battoit l'air & ſes flancs ;
» Et s'exerçant contre les vents
» S'armoit d'une jalouſe rage ».
Il n'eſt pas beſoin de faire ſentir toute la
grace de la répétition ſes amours qui donne
» Plus d'un Héros pour elle a mordu la pouſſiere ;
<
» Et l'oiſeau, dont le chant, noble cri du reveil,
» Doux ſalut de l'Aurore, appelle le ſoleil,
» Souvent à haute voix célébre ſa victoire, . . ;
» Tandis qu'abandonnant ſes amours & ſa gloire,
. » Le vaincu prend la fuite, en détournant les yeux, ;
» Vers ſes antiques toits, palais de ſes ayeux ». #

* Couché vaudroit peut-être mieux, car il ne doit


pas dormir. -
ſur les Géorgiques de Virgile I 45
tant d'ame à ces vers. Ce ſont là de ces traits
#
de génie & de ſentiment ſi communs dans La
Fontaine, & ſi rares dans d'autres Poëtes.
«08S9»

: .. : . : .. Il eſt tems que je chante


Des chêvres, des brebis la famille bêlante.
Ici le Traducteur auroit heureuſement ſur
paſſé Virgile, par l'impoſſibilité de rendre ſon -
Lanigeros greges, ſi cette périphraſe de fa
mille bêlante étoit de ſon invention ; mais on
, ſe rappelle que Boileau a dit :
))

Telle à l'aſpect d'un loup, terreur des champs voiſins,


Fuit d'agneaux effraiés une troupe bêlante.
º Il eſt vrai que Virgile a dit autre part : Ge
# nuſque balantûm.

, - . - Hinc largi copia lactis


, Quo magis exhauſto ſpumaverit ubere mulctra, .
Læta magis preſſis manabunt flumina mammis.
Son lait ne tarit pas.
) Et plus ta main avare épuiſe ſa mamelle,
, Plus ſa deuce ambroiſie entre tes doigts ruiſſelle.
Mulctra ſpumaverit,enquoi conſiſte le fonds
I2 6 Obſervations Critiques
de cette image , s'évanouit ſous la plume du
Traducteur. Lorſqu'on néglige, dans la copie
d'un tableau, la partie principale qui en pro
duit tout l'effet; le reſte eſt inutile. La douce
ambroiſie eſt du ſtyle recherché. Leta flumina
dit Virgile; entre tes doigts ruiſſelle ne peint
pas l'abondance , comme preſſis manabunt
flumina mammis.
« Des ruiſſeaux de lait couleront de ſes
Ǽ

» mammelles preſſées «.
Plus bas on a encore oublié une autre ima
ge bien vraie. Il s'agit toujours des chêvres.
" Atque ipſœ memores redeunt in tecta, ſuoſque
Ducunt, & gravido ſuperant vix ubere limen.
| Et le ſoir, ſous ſon toit, qu'elle ſait reconnoître,
Rentre avec ſa famille & vient nourrir ſon maître.

Ipſe memores ne veut pas dire qu'elle ſait re


connoftre ſon toit ; mais qu'elle ſe reſſouvient,
d'elle-même & ſans être avertie, qu'il faut re
venir ſous ſon toit accoûtumé.Vient nourrir ſon
maître , eſt une idée morale & commune
ſubſtituée à une image naturelle & parlante,
. . . .. Et gravido ſureransvix ubere limen.

. ſur les Géorgiques de Virgile. 127
· « Et leur mammelle enflée & trainante ſur- .
» monte à peine le ſeuil de la porte ». C'eſt
ce qu'il falloit tâcher d'exprimer heureuſement;
car ce ſont ces petits détails qui caractériſent
Virgile & tous les grands Poëtes. r

•96S9» A

Si l'on veut avoir un exemple de vers con


tournés , diſloqués , martelés , tourmentés,
renouvellés de Chapelain, qu'on life ceux-ci :
· Les laitages nouveaux du matin ou du jour,
On les fait épaiſſir quand l'ombre eſt de retour :
Ceux du ſoir, dans des joncs treſſés pour cet uſage,
La Ville au point du jour les reçoit du Village,
Ou le ſel les ſauvant des atteintes de l'air,
Dans un repas frugal on s'en nourrit l'hiver.
Les laitages nouveaux on les fait épaiſſir.
· Ceux du ſoir la Ville les reçoit du Village,
ou le ſel les ſauvant de l'air on s'en nourrit..
Cette accumulation de phraſes ſuſpendues par
des inverſions forcées , qu'on ne doit employer
qu'avec beaucoup de ménagemens, a quelque
choſe de bien barbare. On ne fait point de
pareils vers dans les ardeurs de l'enthouſiaſme,
mais dans les douleurs de la torture.Je préfe
re Segrais qui nous dit ſimplement une choſe
ſimple. -
I 28 Obſervations Critiques.
Ce qu'on tire au matin, fait au ſoir le fromage.
Du ſoir & de la nuit repreſſant le laitage,
On le porte au marché, dès qu'on voit blanchir l'air,
Ou l'arroſant de ſel, c'eſt un mets pour l'hyver.
«08SGº

Il faudroit faire un gros volume, ſi l'on


vouloit relever , par le menu, toutes les fauſ
ſes imitations du Traducteur, & les fautes
qu'il fait contre le génie de Virgile. On ne
s'attache qu'aux endroits les plus intéreſlans,
tels que celui-ci, par exemple. -

Non ſecùs ac patriis acer Romanus in armis,


Injuſto ſub faſce viam cum carpit , & hoſti
Antè exſpectatum poſitis ſtat in agmine caſtris.
Telle de nos Romains une troupe vaillante
Marche d'un pas léger ſous ſa charge péſante,
" Et traverſant les eaux, franchiſſant les fillons,
Court devant l'ennemi planter ſes pavillons.
Il ne falloit point d'abord ſe ſervir d'une
troupe vaillante de Romains : Virgile parle du
Romain en général ; ce qui a bien autrement
d'énergie. L'antithéſe de pas léger & de
charge péſante eſt du plus mauvais goût, &
révolte quand cela eſt mis à côté de Virgile.
- ,
-
- Le
ſur les Géorgiques de Virgile. 129
Le Traducteur a droit de propriété ſur le troi
ſiéme vers, où il eſt plaiſant de voir franchiſ
ſant les ſillons, renchérir ſur traverſant les
eaux ; comme ſi le premier étoit plus diffi
cile que le ſecond. Ne cherchez point patriis
in armis, niante exſpectatum. Le ſoldat romain
eſt déja campé , & ſous les armes , aux yeux de
l'ennemi, avant d'en être attendu.
Y .

«98$o»

Sed jacet aggeribus niveis informis & alto "


Terra gelu latè, ſeptemque aſſurgit in ulnas.
Semper hyems, ſemper ſpirantes frigora Cauri.
Tüm ſol pallentes haud unquam diſcutit umbras,
Nec cüm invectus equis altum petit æthera, nec cum
Prxcipitem oceani rubro lavit æquore currum.
|: | "

Là le tems, l'un ſur l'autre entaſſe les hyvers. .

Le latin ne préſente pas un image ſi lou


che. Il ſemble que les hyvers ſoient pris pour
les années, & qu'on ait voulu dire que le tems
entaſſe les années l'une ſur l'autre. Le Poëte re
préſente en Scythie la terre ſans forme & ſans
culture, enſevelie ſous des maſſes de neige , &
s'élevant de ſept coudées de glace.
I
13e Obſervations Critiques.
» L'œil ébloui n'y voie que de brillans déſerts.
Rien de cela dans Virgile. De brillans déſerts
eſt d'un mauvais goût, parce que brillans of
fre toujours une image riante, & qu'il falloit
ici le contraire.
« Que des plaines de neige & des rochers de glace,
• • Dont jamais le ſoleil n'effleura la ſurface ;
» Des frimats éternels, & des brouillards épais
» Eteignent tous ſes feux , émouſſent tous ſes traits.
Emouſſent tous ſes traits eſt d'une grande
foibleſſe après le premier hémiſtiche. Semper
ſpirantes frigora cauri. « Le vent caurus ſouflant
toujours le froid », ne devoit pas être ou
blié, non plus que ſol pallentes haud unquam
diſcutit umbras. « Le ſoleil n'y efface jamais
la pâleur des ombres ». Cette image eſt délayée
en trois vers des plus mauvais ; & les deux
vers latins ſi poëtiques qui peignent le coucher
& le lever du ſoleil, ont inſpiré celui-ci qui
n'eſt pas né de l'enthouſiaſme,
» Et ſoit que le jour naiſſe,ou qu'il meure dans l'onde.
Après quoi pour rimer à onde, il tire non
du ſein de Virgile, mais du fatras des phraſes
à la mode , - »
ſur tes Géorgiques de Virgile. 13 1
• La nature y ſommeille en une horreur profonde ».
Ces grands mots ſont bien plus faciles à trou
ver que des images naturelfes & en mêmetems
poëtiques. Segrais s'étoit efforcé de conſerver
la belle périphraſe de Virgile.
Soit qu'au haut de ſa courſe, il rayonne dans l'air,
soit qu'il plonge ſon char dans les flots de la mer.
«08$o»
-
| -"

· Concreſcunt fubitz currenti in flumine craſtae


« Là le fleuve en courant ſent épaiſſir ſes eaux »
Epaiſſir ne dit rien. Une eau épaiſſe n'eſt
point une eau gêlée. Concreſcunt,s'endurciſſent.
Subits devoit être exprimé. |
•oºse- . :
Undaque jam tergo ferratos ſuſtinet orbes, : .
Puppibus illa priûs patulis, nunc hoſpita plauſtris.
Des chars oſent rouler où voguoient des vaiſſeaux.
Avec cette conciſion, il eſt aiſé de ſe tirer
d'affaire ; mais il eſt difficile de contenter les
connoiſſeurs. Ce n'eſt point imiter, c'eſt indi
quer une partie du ſens. , , ·
•gºo
I ij
1 32 • Obſervations Critiques .
Virgile dit, en parlant des peuples de la
Scythie, qui font avec du froment & des fruits
ſauvages une liqueur pour imiter le vin :
- . .. . .. • • . .. . . - Et pocula laeti
Fermento atque acidis imitantur vitea ſorbis.
, Le Traducteur nous dit que ces mortels
Boivent un jus piquant Nectar de ces déſerts.
' C'eſt une choſe étrange d'employer par-tout
ce mot Nectar, ſur-tout lorſqu'il s'agit de pi
quette. |
| Un peu plus bas on trouve encore ce mot
deux fois placé, pour exprimer la bonté du lait
des troupeaux à qui l'on a donné de l'herbe
parſemée de ſel, qui les excite à boire.
Hinc & amant fluvios, & magis ubera tendunt,
· Et ſalis occultum referunt in lacte ſaporem.
2 ,, , 4 : -

" Il n'y a pas un mot de Nectar dans ces ex


preſſions ſimples mais élégantes. Voyez la tra
$
duction :, \

- #5 4i )} ^
. ' !! ' - , , ,
Etleur ſoif plus ardente épuiſant les ruiſſeaux,
En des flots de Nectar ils transforment ces eaux.

V.
ſur les Géorgiques de Virgile. I 33

Puis il ajoute , i . -

· Pluſieurs pour conſerver ce Neftar ſalutaire.

Plus un mot eſt agréable quand il eſt mis à


ſa place, plus il eſt ridicule quandil eſt déplacé.
Veut-on voir comment Boileau met en œuvre
ce mot Nectar ? car c'eſt toujours à lui qu'il
faut en revenir, lorſqu'on donne des exemples
de goût, de poëſie & de raiſon.
· Lui même le premier, pour honorer la troupe, .
D'un vin pur & vermeil il fait remplir ſa coupe, |
Il l'avale d'un trait, & chacun l'imitant , ' i
La cruche au large ventre eſt vuide en un inſtant.
Sitôt que du Nectar la troupe eſt abreuvée,
On deſſert, &c.

Dès qu'on a vu un vin pur & vermeil, on


n'eſt plus étonné d'entendre appeller ce vin
Nectar; ſur-tout lorſqu'il s'agit de Chanoines.
La cruche au large ventre eſt digne de Virgile.
Homere ne peint guere plus poëtiquement
les repas des Dieux, que Deſpréaux ne décrit
ceux des Chanoines. - ,
e08)e» | -- '

Même quand la douleur pénétrant juſqu'aux os, .


D'un ſang ſéditieux fait bouillonner les flots. -

- - 1 iij

-
I 34 . Ohſervations Critiques !
Ce dernier vers n'eſt point une traduction
de artus depaſcitur arida febris; mais une imi
tation de ces deux beaux vers de Boileau ,
Si dans cet inſtant même un feu ſéditieux
Fait bouillonner mon ſang & Pétiller mes yeux,

Que le hardi bélier s'abandonne à leur pente,


Et ſorte en ſecouant ſa laine dégoutante.
Dégoutant ne peut s'employer noblement,
qu'en ajoutant de quoi on dégoute, On ne dira
point ma main meurtriere dégoute encore; mais
ma main dégoute encore du meurtre ou du ſang.
- •0SS6»

Labitur infelix ſtudiorum atque immemor herbae


Victor equus, fonteſque avertitur, & pede terram
Crebra ferit : demiſſe aures; incertus ibidem
· Sudor, & ille quidam morituris frigidus, aret
| Pellis, & ad tactum tractanti dura reſiſtit.
Prenez garde comment le Traducteur a bon
leverſé toute l'image de Virgile, mettant au
commencement la fin, & à la fin le commen
*
CCIIlC11t.

Le courſier, l'œil éteint, & l'oreille baiſſée,


Diſtillant lentement une ſueur glacée,
ſur les Géorgiques de Virgile. 135
Languit, chancelle, & tombe, & ſe débat envain ;
Sa peau rude ſe ſéche & réſiſte à la main , -

Il néglige les eaux, renonce au pâturage ,


Et ſent s'évanouir ſon ſuperbe courage.
Les deux derniers vers ne diſent plus rien
à l'eſprit. Après qu'on a vu le cheval chan
celler, tomber & preſque mort, il eſt bien inu
tile de ſavoir qu'il néglige les eaux & le pâtu
rage. Virgile commence par là : ce n'eſt pas
ſans raiſon. Le dégoût des animaux & leur
abbattement eſt le premier ſimptôme de leurs
maladies. D'ailleurs M. D. L. ne rend ni
pede terram crebra ferit, qui caractériſe le che
val, ni incertus ſudor morituris frigidus qui
doit terminer cette image. Voilà un terrible
, contreſens en Poëſie.
«@8SoP
Mais fi le mal accroît ſes actes douloureux.
Le mot acie eſt plaiſant en vers, les actes
d'un mal l'eſt encore davantage. On ne ſait
pas non plus ſi les actes douloureux ne feroient
Point les actes de la douleur, ce qui ne ſeroit
pas moins comique,
«06S9»
Pourtant nos mets flatteurs, nos perfides boiſſons.
I iv
-

1 36 · Obſervations Critiques - .
# Pourtant , au commencement d'une phraſe,
eſt de la plus vieille datte de la Poëſie fran
çoiſe. Cependant on pourroit l'y mettre avec
grace dans le ſtile familier de la Comédie ;
mais dans le ſtile poëtique il faut l'éviter, &
mettre en place toutefois ou cependant, ou
· bien inſérer pourtant dans le milieu du vers.
| ... · · · · · Boileau ... ... ... - .

| Qui mit à tout blâmer ſon étude & ſa gloire,


A pourtant de ce Roi parlé comme l'Hiſtoire.
-- * - • • • • «08S9» . ·

| Et le daim ſi léger s'étonnoit de languir ...


Dans les fleuves ſurpris courent épouvantés . . .
• L'Hydre étonnée expire . • • . . 7

Cette expreſſion, devenue triviale, à force


d'avoir été déplacée, eſt ici employée trois fois
en ſept vers ; & Virgile ne met qu'une fois
· attoniti hydri. Remarquez en outre que le daim
ſi léger qui s'étonne de languir ne ſignifie rien,
parce que léger ou non tout animal languit
quand il eſt malade. . r ' , .
-

• • • • • • • © • • .. It triſtis arator
Mœrentem abjungens fraternâ morte juvencum,
Atque opere in medio defixa reliquit aratra.
v , .
ſur les Géorgiques de Virgile. 137
, Il meurt, l'autre affligé de la mort de ſon frere,
Regagne triſtement l'étable ſolitaire ;
Son maître l'accompagne, accablé de regrets,
Et laiſſe en ſoupirant ſes travaux imparfaits.
Fraternâ morte, ſi touchant en latin, devient
ridicule, lorſqu'on traduit de la mort de ſon
frere; il eſt vrai que cet hémiſtiche eſt pris à
Martin. De plus on ne voit pas l'image de
Virgile. On ne voit pas le triſte laboureur dé
telant le taureau qui lui reſte, & laiſſant la
charrue au milieu de ſon ouvrage. :
«38 )or
Le criſtal d'un ruiſſeau qui rajeunit les prés,
d'argent ſur des ſables dorés. -
Et roule une eau

Cette eau d'argent ſur ces ſables dorés eſt


bien loin d'appartenir à Virgile, qui ne cher-.
che point de «es agrémens faux & contraſtés
avec un art ſi puérile. C'eſt ce que les Italiens
appellent des concetti; & ce que le Taſſe aime
beaucoup; mais un Traducteur des Géorgi
ques ne doit point s'aviſer de préférer,
. . - Le clinquant du Taſſe à tout l'or de Virgile.
- - - «36$)Q»
Dans leurs regards eſt peinte une morne triſteſſe.
- · > : - - » • - - - -

Voilà un trait en l'air qui ne dit rien, qui

•,
133 Obſervations Critiques
ne peint rien, qui convient mal à la choſe.
Auſſi Virgile, dit-il,
- . . . .. Oculos ſtupor urget inertes.

« Une langueur ſtupide preſſe leurs yeux


» immobiles ». Racine qui n'avoit point à pein
dre des chevaux accablés d'une maladie mor
telle, mais ſeulement triſtes de voir leur maî
tre affligé, eſt plus expreſſif.
L'œil morne maintenant & la tête baiſſée,
Sembloient ſe conformer à ſa triſte penſée.
«06$o»

Et panché mollement leur front s'appéſantit.


Que ſignifie ce mollement qui convient plu
tôt à la volupté ou à l'indolence, qu'à l'acca
blement de la douleur ? *
Ad terramque fluit devexo pondere cervix.
#

» M. Racine le fils a employé cet adverbe mollement


avec génie, dans ces vers, où il fait parler un Epicurien.
Plongeons-nous ſans effroi dans ce muet abime,
Où la vertu périt auſſi bien que le crime ;
Et ſuivant du plaiſir l'aimable mouvement,
Laiſſons-nous au tombeau conduire mollement.
fur les Géorgiques de Virgile. J 39

· « Sa tête, cédant à ſon poids, tombe lan


» guiſſamment vers la terre ». Leur jront s'ap
péſantit, exprime-t-il fluit ad terram ?
-

»
•06Sg>

On vit des malheureux, pour enfouir les graines,


Sillonner de leurs mains & déchirer les plaines,
Et roidiſſant leurs bras, humiliant leurs fronts,
Trainer un char péſant juſqu'au ſommet des monts.
Ces vers ne valent rien ,, parce
parce qu'on
q
ſent
qu'ils peuvent être beaucoup meilleurs ; ſur
tout quand on lit ceux de Virgile.
Ergo xgrè raſtris terram rimantur, & ipſis
Unguibus infodiunt fruges, monteſque per altos
Contentâ cervice trahunt ſtridentia plauſtra.
On deſire, dans les vers françois, l'harmo
nie du premier & du dernier vers latin, qui
peignent ſi bien, le premier,par le concours
des rr. & des conſonnes dures qui ſe heurtent,
le déchirement de la terre, & la peine de ceux
qui l'ouvrent avec la herſe;& le dernier, le çri
aigre des charriots,ſtridentia plauſtra, tirés avec
· effort, ſur les montagnes, par des hommes :
Contentâ cervice trahunt, « tirent, le ceu ten
I4o · obſervations critiques
du »,montre la choſe même,ce que ne fait ni les
bras roidis,ni les fronts humiliés,parce que rien
n'eſt plus vague. Juſqu'au ſommet des monts
eſt trop léger pour finir un vers qui doit être
pénible. Juſques au haut des monts auroit
mieux valu. Voyez comme La Fontaine ſait
peindre la même choſe, par l'arrangement
heureux des mots.

Dans un chemin montant, ſablonneux, malaiſé,


Et de tous les côtés au ſoleil expoſé ,
Six forts chevaux tiroient un coche,
L'attelage ſuoit, ſouffloit, étoit rendu.
«98$G»

Szvit & in lucem ſtygiis emiſſa tenebris


Pallida Tyſiphone, morbos agit antè metumque,
Inque dies avidum ſurgens caput altiùs effert.
Ce trait poètique, dont Virgile anime la fin
de cette deſcription de la peſte, eſt de la
plus grande force. Le Traducteur l'a tout à
fait manqué. -

Tyſiphone ſortant du gouffre des enfers,


Epouvante la terre, empoiſonne les airs, ..
Et ſur les corps preſſés d'une foule mourante,
Léve de jour en jour ſa tête dévorante.
ſur les Géorgiques de Virgile. 141
Emiſſa in lucem eſt-il rendu, ainſi que Pal
lida, ainſi que le plus beau trait, morbos agit
antè metumque ? La pâle Tyſiphone fait mar
cher devant elle les maladies & la peur. Quand
on ne ſent pas qu'il faut conſerver, dans une
traduction, une pareille beauté, & qu'en place
on met deux vers foibles & inutiles , je
doute ſi l'on eſt Poëte.
1 42 Obſervations Critiques

L I VR E Q U A TRI E M E.
D.• ces petits objets que de grandes merveilles !
Puérile antithéſe qui n'eſt point dans Vit
gile , où l'on voit,
Admiranda tibi levium ſpectacula rerum.
L'antithéſe, cette figure favorite du ſiécle
de Sénéque, eſt auſſi celle de notre ſiécle.
Les Auteurs diſtingués, par leur goût autant
que par leur génie, n'ont rien employé plus
ſobrement que l'antithéſe, qui eſt preſque
toujours un jeu de mots, fi on ne la manie
avec beaucoup d'adreſſe. Quand la poſtérité
n'auroit que cette enſeigne pour diſtinguer les
écrits de ce tems d'avec ceux du ſiécle précé
dent, elle ne pourroit s'y méprendre. S'il y a
quelque choſe de ſouverainement ridicule, c'eſt
de traduire Virgile avec le goût de Sénéque.
«063e»

Moins le ſujet eſt grand, plus ma gloire va l'être.


Il s'enſuivroit delà qu'Homere a mérité plus
ſur les Géorgiques de Virgile. 145
de gloire par ſa Batracomiomachie que par ſon
Iliade, ce n'eſt point là le ſens de Virgile :
il ne meſure point la gloire à la petiteſſe du
ſujet. Il dit ſimplement : « mon ſujet eſt petit,
» mais ma gloire ne le ſera pas, ſi le Dieu des
» vers m'écoute & m'inſpire ».
In tenui labor : at tenuis non gloria.
«08S9»

L)'abord de tes eſſaims établis le Palais.

Il eſt certain qu'il faut en vers relever les


petites choſes par des expreſſions nobles; mais
il faut que ces expreſſions conviennent & ne
ſoient pas emphatiques, principalement dans
un début. Le Palais des eſſaims a ce double
inconvénient. Les abeilles conſidérées comme
un Peuple, telles qu'elles le ſont ici, ne doi
vent pas loger dans un palais, c'eſt une habi
tation, une ville qu'il leur faut, où leur Roi
aura un Palais.Auſſi dans le latin y a-t-il :
Sedes apibus ſtatioque petenda.
«0899»

.. . .. Neque oves, hrdique Petulci


144 s Obſervations Critiques
Floribus inſultent, aut errans bucula campo
Decutiat rorem , & ſurgentes atterat herbas.

Que jamais auprès d'eux le chevreau bondiſſant,


Ne vienne folâtrer ſur le gazon naiſſant,
Ne foule aux piés les fleurs, & des feuilles humides :
Ne détache en courant les diamans liquides. .
Ne vienne folâtrer ſur le gazon ne montre
point la même image que atterat herbas, n'é
craſe l'herbe ; car pour peindre une choſe fâ
cheuſe, il n'en faut pas préſenter une agréable,
& qui inſpire la gaieté comme folâtrer. Le mot
de Roſée étant très-noble dans notre langue ,
je ne ſais pourquoi M. D. L. s'eſt aviſé d'aller
chercher une longue périphraſe uſée depuis
que Dubartas, Ronſard & la foule des autres
• .2^ - - -

Poëtes s'en eſt ſervie. Les diamans liquides des


feuilles humides viennent, on ne peut pas plus
-

mal, en cet endroit,où il ne falloit pas peindre


la roſée ; mais ſeulement dire qu'on doit em
pêcher la Géniſſe d'abattre la roſée. Ne déta
che n'a aucun rapport avec decutiat, détacher
les diamans liquides , eſt une expreſſion man
quée. Détacher ſignifie enlever avec la main.
On détache une poire de la main ; mais ſi
OR
ſur les Géorgiques de Virgile. 145
on ſecoue l'arbre on la fait tomber Decutiae
rorem tout ſeul offre une image plus ſenſible
& plus vraie que tout le jargon uſé & entor
tillé du Traducteur. -

«ô8S9»

Mais le Printems renaît, l'Hyver fuit, l'air s'épure,


Et l'aſtre des ſaiſons rajeunit la nature.

Toujours des expreſſions vagues en place de


la Poëſie pittoreſque de Virgile. Le Printems
renaît, l'Hyver fuit, l'Air s'épure ; c'eſt re
dire la même choſe en trois manieres auſſi peu
poëtiques l'une que l'autre. Rajeunit la nature,
Jargon moderne : au lieu de tout cela , le
Poëte nous préſente une ſeule & belle image.
« Dès que le ſoleil radieux a chaſſé l'hyver de
» vant lui , ſous un autre Hémiſphere, & ſe
» rouvre dans le ciel une carriere plus brillan
» te ».
\

. . . . . Ubi pulſam hyemem ſol aureus egit


Sub terras, ceelumque æſtivâ luce recluſit.
* . «08$)©»

. . .. .. Mella tenacia fingunt.

2
14s obſervations critiques
· Cette épithéte tenacia eſt très - heureuſe.
Elle peint au mieux la liqueur gluante du miel.
Le Traducteur croit avoir tout fait en mettant :
& pétrit de ſon miel le liquide tréſor. Pétrir le
tréſor de ſon miel, eſt une locution recherchée
& précieuſe, le tréſor liquide ne l'eſt pas moins.
Enfin ce tréſor liquide convient moins au miel
qu'à toute autre choſe beaucoup plus liquide,
par exemple le Vigneron .
Entonne de ſon vin le liquide tréſor.
%.

Ces périphraſes, qui ont une ſignification


qui ſe prête à tout, ne valent pas une ſeule
épithéte comme tenacia qui vous fait, pour
ainſi dire, toucher au doigt la choſe. -

«66S9»

, Ainſi pleuvent les glands, ainſi la grêle tombe.


Quelle ſéchereſſe ! Quelle malheureuſe pré
, ciſion ! Non denſior aère grando. Moins épaiſ
ſe eſt la grêle en tombant de la nue.Ainſi pleu
vent les giands : & d'où pleuvent-ils ? Eſt-ce
du Ciel ? Il falloit conſerver en deux vers
la vérité & l'élégance de cette double compa
T-mm

ſur les Géorgiques de Virgile. 147


raiſon. « Non de concuſsâ tantùm pluit ilice
» glandis. Le chêne qu'on ſecoue fait pleu
» voir moins de glands ».
•0$S9»

Uſque adeò obnixi non cedere, dum gravis aut hos,


Aut hos verſa fugâ victor dare terga ſubegit.
Ces deux vers qui finiſſent,on ne peut mieux,
le combat opiniâtre des abeilles, le Traduc
teur les remplace par un ſeul qui ne dit rien de
ce que dit Virgile. Ils preſſent le ſoldat, ils
· échauffent ſa rage. « Ils mettent leur gloire à
| » ne point céder, (dit le Poëte) que la vic
| » toire ne force enfin les uns ou les autres à
» tourner le dos & à prendre la fuite ». Je
me rappelle des vers du Pere Lemoine dans
ſon Poëme de St. Louis, où il paroît avoir
voulu imiter cet endroit de Virgile. On y
trouvera quelques vieux mots; mais plus de
Poëſie & de Verve que dans la traduction
moderne.

Ainſi quand deux eſſaims, commandés par deux rois,


Sortentau renouveau, de leurs tentes de bois,
Et que leurs eſcadrons ſe choquent au paſſage
K ij
148 · Obſervations Critiques
• " * , • V 7
D'un ruiſſeau qui ſerpente à travers un herbage * ; |

Le bruit eſt belliqueux qu'ils font dans les deux ,º


champs. .. . - |

La plaine en retentit, la ſaulſaye en réſonne ;


De l'ardeur du combat le Vilageois s'étonne ;
| . Par troupes , les vaincus de l'air précipités,
| Sont, le long du canal, par les eaux emportés. -

# Il en eſt que l'on voit tirer vers le rivage,


Les uns ſur une feuille, & d'autres à la nage, - #
Et le ruiſſeau , couvert de bleſſés & de morts , ſe
Murmure de leur perte, & s'en plaint à ſes bords. ./

Lorſque Virgile dit, par une métaphore auſſi


· hardie que belle & bien ſuivie, cum triſtis .
hyems ... glacie curſus frenaret aquarum « lorſ
que le triſte hyver arrêtoit, d'un frein de gla- .
ce, la courſe des eaux » tous les mots ſont
choiſis & mis à leur place, pour offrir une idée
très-poëtique. Dans cette métaphore , les eaux
| ſont des courſiers, l'hyver arrête leur courſe
par le frein : ce frein de Thyver eſt la glace **.
* Ce mot a vieilli, néanmoins M. D. L. en uſe très
ſouvent dans ſa traduction.
** Racine a fait paſſer en ſa langue une partie de #

" cette belle métaphore, dans ce vers d'Athalie.


« Celui qui met un frein à la fureur des flots ».
ſur les Géorgiques de Virgile. I 49
Toutes ces beautés diſparoiſſent dans le fran
çois.
. . . . . .. L'Hyver impétueux . . .. .
Interrompoit encor la courſe des ruiſſeaux.
«º8So»

Voici une autre maniere de défigurer Vir


gile, aſſez ordinaire dans la traduction nou
velle.

Jamais Flore chez lui n'oſa tromper Pomone,


Chaque fleur du Printems étoit un fruit d'Automne.
Ces petits rapports de Flore & de Pomone ,
de fleurs du Printems & de fruits d'Automne
ſont d'un goût trivial & affecté, & rebattent
la même choſe. Soyez bien perſuadé que
l'Auteur des Géorgiques n'a point de ces orne
mens frivoles. Il dit avec une belle ſimplicité:
Quorque in flore novo pomis ſe fertilis arbos
Induerat , totidem Autumno matura tenebat.
« Autant ſes arbres fertiles s'étoient revêtus
» de fruits encore dans leurs fleurs, autant
» ils en portoient en maturité pendant l'Au
» tomne ».
«36SG» •

K iij
1 5o · Obſervations Critiques
Dans la fameuſe comparaiſon des abeilles
empreſſées à leur travail, & des Cyclopes qui ſe
hâtent de forger la foudre ; M. D. L. a tronqué |

cette image : Alii taurinis follibus auras acci


piunt reddunt que , en mettant, l'un tour à tour
enferme & déchaîne les vents. Il falloit dire en
quoi il renfermoit les vents. Taurinis follibus.
Une autre choſe importante qu'il a négligée,
c'eſt l'harmonie de ces deux vers,
Illi inter ſeſe , magnâ vi , brachia tollunt
Innumerum, verſantque tenaci forcipe ferrum.

Les quatre premiers pieds du premier vers


peignent,par de lourds ſpondées, les efforts des
Cyclopes. Le reſte peint le bruit des marteaux
qui tombent en cadence, par l'uniformité des
piés qui tombent tous de même; ce ſont qua
tre dactiles & quatre ſpondées qui ſe ſuccédent
alternativement.

. . . . . - . .. Brachia tollunt
In numerum , verſantque tenaci forcipe ferrum.
Je demande ſi des oreilles accoûtumées à
ſentir cette harmonie, trouvent le moindre
plaiſir à entendre cette prétendue traduction :
ſur les Géorgiques de Virgile. 151
# Et leurs bras vigoureux levent de lourds marteaux
la Qui tombent en cadence & domptent les métaux.

On aimera bien mieux ces vers de M. Ra


cine le fils, où il a ſû ſi bien varier l'harmo
nie, en changeant d'objets, & imiter, dans le
dernier, quelque choſe de celle de V1 gile.
Et tandis qu'au fuſeau la laine obéiſſante,
Suit une main légere, une main plus péſante
Frappe à coups redoublés l'enclume qui gémit.
Ce paſſage bruſque,au ſecond vers,d'un mou
vement doux , à un mouvement fort, produit
º l'effet de ces détonations que ſait employer à
* propos un Muſicien habile pour émouvoir &
· furprendre. Frappe à coups redoublés, fait
º entendre la choſe même.
«08$9»

L'Aurore luit, tout part, la nuit vient, tout s'aſſemble.


Le Traducteur s'eſt ſûrement félicité de cette
préciſion qui viſe à la recherche & à l'eſprit ;
mais avec cette briéveté, plus de Poëfie. Il
faut le redire ſans ceſſe dans cette traduction
Ce ne ſont plus que des membres de phraſe
- Kiv
152 Obſervations Critiques
hachés & ſautillans. Ce n'eſt po'rt là 'e goût
de La Fontaine, un des modernes le plus ap
prochant du goût de Virgile, pour les détails
poëtiques, qui ſont l'ame de tout ouvrage en
vers, & ſur-tout de ceux comme celui-ci ,
qui ne vivent que de ces détails. Il y a dans le
latin ,
Manè ruunt portis, nuſquàm mora : rurſüs eaſdem
Veſper ubi è paſtu tandem decedere campis
Admonuit , tüm tecta petunt.
« Le matin ſans retard , on ſe précipite
» hors des portes; & dès que l'étoile du ſoir
» les avertit de quitter les champs & les
» fleurs, elles s'empreſſent à regagner leurs
» toits ». - -
Mais un peu plus bas, c'eſt bien pis. M.
D. L. fait parler Virgile en marin. Ce Poëte
dit en latin :
. . . . .. . . .. Et ſaepè lapillos
Ut cymbx inſtabiles fluctu jactante ſaburram
Tollunt : his ſeſe per inania nubila librant.
On lui fait dire en françois :
Et ſouvent, dans ſon vol, tel qu'un nocher prudent,
Leſté d'un grain de ſable, il affronte le vent.
ſur les Géorgiques de Virgile. 15 ;
Une autre façon de parler en vers non
moins ſinguliere eſt celle-ci :
Et que des quatre points qui diviſent le jour
Une oblique clarté ſe gliſſe en ce ſéjour.
Au lieu de ces quatre points du jour, le latin
avoit mis quatuor à ventis, aux quatre vents op
poſés. Ce qui a paru moins poëtique au Tra
ducteur.
«08SG»

Le Peuple dont le nil inonde les ſillons,


Qui,ſur des vaiſſeaux peints,voguant dans les vallons
Fend les flots nourriciers du fleuve qu'il adore.
Des vaiſſeaux peints font un hémiſtiche dur
& baroque. Les flots nourriciers eſt une lo
cution neuve & ſinguliere; mais je ne ſais ſi
elle vivra ; car nourricier & nourriciere eſt en
core moins noble que nourrice, qui eſt banni
du vers ſoutenu.
«08$o» V.

Déja les doux zéphirs font friſſonner les eaux.


Le mot friſſonner laiſſe toujours une idée
du froid , ainſi l'on diroit bien : les aquilons
font friſſonner les eaux : mais le doux zéphir
I 54 Obſervations Critiques
n'a jamais fait friſſonner perſonne. Virgile
avoit donné au Traducteur un mot plus con
vénable.

Zephiris primüm impellentibus undas.

La Fontaine, un des peintres le plus vrai de


la nature, dit d'une maniere auſſi juſte que
hardie ,
Le moindre vent qui, d'avanture ,
Fait rider la face de l'eau. :

Les hardieſſes ſont l'ame de la Poëſie, qui ,


ne peut vivre ſans elles; mais il faut que le
goût les dirige, ſans quoi ce ſont des extra
vagances.
«08$6»

Ante novis rubeat quàm prata coloribus, antè,


Garrula quàm tignis nidum ſuſpendat hirundo.
Quelle variété d'images! Quelle Poëſie ani
mée ! Mais qu'elle eſt défigurée dans la tra
duction !

Avant que ſous nos toits voltige l'hirondelle,


Et que des prés fleuris l'émail ſe renouvelle.
Il s'agit bien ici d'émail, lorſque le latin
ſur les Géorgiques de Virgile. 155
dit : « Avant que nos prés brillent de cou
» leurs nouvelles ». Qu'a-t-on fait de cette
image charmante de l'hirondelle qui vient
ſuſpendre ſon nid ? Le mot voltige en dit-il
aſſez ? Qu'eſt devenue ſur-tout cette épithéte
garrula qui anime ce vers, & ſans laquelle
l'image eſt à demi manquée ? Car les Poëtes
doivent peindre pour l'oreifle comme pour les
yeux. En vous montrant l'hirondelle, qui ſuſ
pend ſon nid aux fenêtres, on vous rappelle ce
que vous voyez; mais on amuſe auſſi vos oreil
les, lorſqu'on vous fait entendre le babil har
monieux de cet oiſeau. -

J'aurois mille autres choſes pareilles à ob


ſerver; mais paſſons au plus beau morceau de
Poëſie de toute l'Antiquité, que le Traduc
teur a le plus maltraité de tout le Poëme,
comme je l'ai déja avancé; & comme ces re
marques vont le prouver. Ce qui plaira plus
au Lecteur que mes remarques ; c'eſt une au
tre traduction en vers de ce fameux épiſode,
de laquelle j'oppoſerai pluſieurs paſſages à
ceux de M. D. L. Cette traduction étoit faite
il y a pluſieurs années , & ſon Auteur l'avoit
156 Obſervations Critiques
recitée en différens endroits. M. D. L. à qui
l'on en avoit ſans doute rapporté des vers,
en a pris quelques uns d'aſſez heureux qu'il a ,
#"!
#

ſouvent eſtropiés. Je les revendiquerai au nom


de l'Auteur qui a bien voulu me confier ſa
traduction.Je ne veux point ici prévenir les
éloges du Lecteur par les miens. Je me ferai
de même un grand effort pour ne pas m'é
tendre ſur le mérite de cc Poëte eſtimé,
& connu par des ſuccès, dans le genre
lyrique, qu'il oſe cultiver , dans un ſiécle
frivole, où l'on n'aime que des ariétes, & des
ſingeries dramatiques. Un recueil de ſes Poë
ſies, qu'il ſe propoſe de donner, fera plus ſon
éloge que toutes les louanges d'un ami, qu'on
pourroit croire ſuſpectes d'enthouſiaſme & de
prévention.
Paſtor Ariſtacus fugiens pencia Tempe,
Amiſſis, ut fama, apibus morboque famcque,
Triſtis ad extremi ſacrum caput adſtitit amnis
Multa quærens, &c. -

Qui eſt-ce qui ne ſent pas à ce début , à cette


harmonie coulante, à ces vers lents & liés en
ſemble, à ces chûtes molles & plaintives »
-

V
ſur les Géorgiques de Virgile. 157
la douleur d'Ariſtée, & le ton convenable à ce
ſujet ? A la place de cette rondeur de phraſes
dont Virgile commence cette narration, M. D.
L. a mis dans ſon début une ſéchereſſe , & des
vers détachés & ſans harmonie, qui le rendent
le plus ridicule du monde, le voici :
Ariſtée autrefois vit mourir ſes abeilles.
Des vallons de Penée il part en ſoupirant.
Vers la ſource du fleuve, il arrive en pleurant.

Pourquoi n'avoir pas dit, comme Virgile,


ce qu'étoit Ariſtºe ? Paſtor Ariſleus. C'eſt
une choſe eſſentielle à toute narration. Cet
autrefois n'eſt - il pas admirable ? Perrault ne
commençoit pas mieux ſes Contes de Peau
d'âne & de Cendrillon. Quoi de plus plaiſant
que ces deux chûtes, il part en ſoupirant , il
arrive en pleurant * ! Il étoit plus naturel de

* Il part, il arrive ; oppoſition petite & de mauvais


goût ; expreſſions ſans chaleur & ſans énergie. Ariſtée
ne part pas, il fuit, fugiens , en ſoupirant en pleurant,
gérondifs collégiaux, rimes platement obligées : partir
en ſoupirant , arriver en pleurant : oppoſition fauſſe,
indigne de Virgile,
158 Obſervations Critiques
partir en pleurant & d'arriver en ſoupirant ;
car les larmes ſe ſéchent en chemin. M. D.
L. a voulu être plus court que Virgile, mais
de méchans vers ſont toujours trop longs.
•O$$9»

Il s'arrête, il s'écrie : ô Cyrene , ô ma mere !


Si je puis me vanter qu'Apollon eſt mon pere.

Ce n'eſt point là Virgile. Quelle fantaiſie


de ne point exprimer, que gurgitis hujus ima |
tenes Sans cela on ne ſait où eſt, ni quelle
eſt cette Cyrene à qui parle Ariſtée, & rien
n'eſt plus abſurde. Si je puis me vanter, n'a
point la même grace que quem perhibes, ſi,
comme vous me l'aſſurez , Apollon eſt mon
pere; car cette tournure eſt déja un reproche,
tandis que dans la traduction, il n'y a ni fi
neſſe, ni ſentiment.
«08S6»

Achevez, de vos mains ravagés * ces côteaux.

* Ce ces là eſt bien ridicule, le Traducteur a oublié


qu'Ariſtée a fui loin de Tempé. Virgile ne donne
point lieu à cette bevue.
ſur les Géorgiques de Virgile. 159
Embraſez mes moiſſons, immolez mes troupeaux.
Dans ces jeunes forêts allez porter la flamme ;
Puiſque l'honneur d'un fils ne touche plus votre ame.
Quin age, & ipſa manu felices erue ſylvas ;
Fer ſtabulis inimicum ignem, atque interfice meſſes :
Ure ſata , & validam in vites molire bipennem,
Tanta meae ſi te caeperunt taedia laudis.
ſt,

Quinage a bien plus de chaleur que achevez;


& marque bien plus la paſſion.Que n'allez-vous?
Immolez mes troupeaux a-t-il la force de fer
ſtabulis inimicum ignem , portez dans mes éta
bles la flamme ennemie. Interfice meſſes eſt une
expreſſion énergique contre laquelle il falloit
lutter. Ravagez ces côteaux , ne donne pas
même l'idée de validam in vites molire bipen
nem, faites tomber ſur mes vignes la hâche
meurtriere. Avec quoi ravagera - t - elle ? Et
qu'eſt-ce qu'elle ravagera ? Car enfin des cô
teaux ne ſignifient pas plus des vignes que des
bois. Les vers de Virgile ſont pleins de paſſion
& de hardieſſes propres à la paſſion. Ceux du
Traducteur ſont ſans vie & rampent timide
ment.Voici comment M. le B. ... a tâché de
conſerver, dans ce début, le ſentiment, le
16o Obſervations Critiques
goût, la ſage ſimplicité, & les beautés poëti
f
ques que Virgile a voulu y mettre.
Déja, loin de Tempé, délicieux rivage,
Pleurant ſes doux eſſaims que la Parque ravage,
Ariſtée égaroit ſes pas & ſes douleurs ;
Aux ſources de Penée il accourt tout en pleurs,
Et là , tendant les mains vers ces grottes profondes,
O Cyrene, dit-il, ô Nymphe de ces ondes !
Du plus brillant des Dieux ſi j'ai reçu le jour,
Si vous êtes ma mere, où donc eſt votre amour ?
Et que m'importe, helas ! cette illuſtre origine,
Si les deſtins jaloux ont juré ma ruine ?
Eſt-ce la ce bonheur que vous m'aviez promis,
Cet Olympe où les Dieux attendoient votre fils ?
* Un ſeul bien, ici bas, mes abeilles ſi cheres !
Eut de mes jours mortels adouci les miſeres ;
C'étoient les plus doux fruits de mes ſoins aſſidus,
Et vous êtes ma mere ! & je les ai perdus !
Cruelle ! de mes pleurs ne ſoyez point avare.
Au ſein de mes agneaux, plongez un fer barbare,
Et que mes jeunes ſeps expirent ſous vos coups,
Si le bonheur d'un fils arme votre couroux.

* Après un vers aſſez pompeux,la ſimplicité de celui


ci,avec cette interjection de regrets (mes abeilles ſi che
res ) rend peut-être aſſez naïvement la douleur d'un
jeune Berger qui ne voit que ſes abeilles dans l'Univers.
Les
ſur les Géorgiques de Virgile. 1« r
Les trois premiers vers ont bien une autre
tournure que ceux de M. D. L. ce n'eſt point
un récit de gazette : c'eſt la même rondeur de
phraſe, le même ton qui invite à l'attendriſſe
ment dans Virgile. Il a grand ſoin de ne pas
oublier Tempé, ce lieu de délices qui contraſ
te avec la douleur d'Ariſtée, & lorſque M. D.
L. dit en ſec proſateur, Ariſtée vit mourir ſes
abeilles, M. le B. nous dit en Poëte ,
' , , , * ' - . -
· - · , · -
-
Pleurant· ſes doux eſſaims que la Parque ravage.
· · · · · , / ... | | | -- : > ... -

Pouvoit-on rendre plus heureuſement vi


te mortalis, eut de mes jours mortels adouci les
miſères ? c'eſt ainſi que Racine avoit dit, dans
$, Iphigénie, au ſujet de la mere d'Achille, :
| « Lorſqu'un époux mortel fut reçu dans ſon ſit- ',

- , , • · · : · · · · ,

· Pendant que M. D. L. nous donne un au


milieu des mortels, qui eſt du ſtyle le plus tri
vial. Enfin M. le B. qui ſait connoître ce qui
doit être principalement exprimé, lorſqu'on ne
peut pas tout traduire , ſans être long , & trop
long , s'eſt attaché à interfice meſſes, qui eſt
le mot de force de Virgile, & l'a fait paſſer
- L
-
162 : Obſervations Critiques
dans notre langue, avec une hardieſſe pleine
de goût. . · · · · -- - -

- Et que IIlCS jeunes ſeps expirent ſous vos coups.

Il a ainſi réuni en une ſeule image les deux du


latin interfîce meſſes, in vites molire bipennem,
& c'eſt là une ſage & belle préciſion Qu'au
roit-il pu mettre qui fût auſſi énergique, &
qui n'eût pas affoibli cette métaphore fi ani
mée de ces jeunes ſeps expirans ſous la hache ?
Que M. D. L. entaſſe les verbes, ravagez ,
embrâſez , immolez, il ne laiſſe aucune im
· preſſion profonde, comme l'a fait M. le B,
après Virgile ; leurs vers ſe placent dans la
mémoire, & ceux de M. D. L. ſe perdent
dans l'oreille ; mais continuons ſa traduction
cyrene entend ſa voix au fond de ſon ſéjour.
Voilà le plus grand contreſens qu'on puiſſe
faire. S'il étoit vrai que Cyrene eût entendu
la voix de ſon fils, elle auroit dû voler tout de
, ſuite à lui, & Virgile auroit eu tort de couper
det endroit par un long détail des Nymphes, de
leurs travaux & de leur converſation; mais
Virgile dit ſimplement: :
ſur les Géorgiques de Virgile. 163
At mater ſonitum thalamo ſub fluminis alti
Senſit. " :

Les plus fameux Commentateurs, tels que


Servius, Lacerda, ont eu ſoin d'avertir préci
ſement que ſonitum ſignifie là un bruit confus;
à la ſeconde foismême Cyrene n'eſt pas ſûre que
ce ſoit ſon fils, Arethuſe le lui apprend. M.
le B. n'eſt point tombé dans cette lourde mé
priſe, comme M. D. L. d'après l'Abbé Des
Fontaines, dont il ne falloit pas traduire ce
contreſens.
- «06$0»

. . . - • .. .. Les Nymphes de ſa cour,


Filoient d'un doigt léger des laines verdoyantes.
Verdoyantes ne ſe dit que des herbes & des
arbres qui commencent à verdir ; mais une
laine verdoyante, pour une laine teinte d'une
belle couleur verte , hyali ſaturo fucata colore,
eſt une expreſſion burleſque. Mileſia, épithéte
qui ennoblit cette laine, n'étoit pas à dédai
gner.
Leurs beaux cheveux tomboient en treſſes ondoyantes.
Cette affectation de rimes, verdoyantes & on- .
L ij
I 64 Obſervations Critiques
doyantes , fait un mauvais effet dans un en
droit gracieux. Le vers latin eſt charmant.
Caeſariem effuſe nitidam per candida colla.

Candida colla, qui convient ſi bien à des


Naïades, & qui eſt le trait principal de cette
peinture, n'eſt point dans le françois, qui dit
ſeulement, leurs beaux cheveux tomboient.Sur
quoi ? Eſt-ce à terre ?
-oºo
Là ſont la jeune Opis, aux yeux pleins de douceur,&c.
Ce là ſont eſt très-mal adroit, quand on
ne met qu'une Nymphe après. Là ſont une
Nymphe. Il falloit une accumulation. Là ſont
Opis, Neſée , & c. aux yeux pleins de douceur,
eſtpoſtiche, ainſi que toutes les autres quali
tés qu'on donne aux autres Nymphes. Virgile
a mieux aimé laiſſer penſer que toutes ſes
Nymphes étoient aimables également; d'ail
leurs il n'a pas le tems de leur débiter à
chacune des douceurs.
Et Clio toujours fiere & Beroë ſa ſœur :
Pourquoi Beroë n'eſt-elle pas fiere auſſi bien
ſur les Géorgiques de Virgile. 165
que ſa ſœur, puiſqu'elle ſe vante de ſon ori
gine ? -

Toutes deux ſe vantant d'une illuſtre origine.


Il falloit auſſi dire cette origine, ſans quoi
# l'on ne ſait pas trop de quoi elles ſe vantent.
# Virgile qui ne les fait ni fieres, ni ſe vantant
# de rien, les appelle, Clioque & Beroë ſoror
Oceanitides ambe. « Clio & Beroë ſa ſœur,
» toutes deux filles de l'Océan ».

Étalant toutes deux l'or, la pourpre & l'hermine.

)! · Etalant ne ſignifie rien : ne ſemble-t-il pas


: que ces Nymphes étaloient plus que les autres
• le luxe & le faſte ? La pourpre eſt de trop,
: on n'habilla jamais de pourpre les Nayades.
, Virgile dit : Ambe auro , pičtis incincte pel
, libus amba. Il les préſente comme deux
ſœurs qui s'habilloient toutes deux de la mê
me maniere; ce que la traduction ne fait nul
lement entendre.

Et la brune Neſée & la blonde Phyllis


Thalie au teint de roſe, Ephyre au ſein de lis.
• Cette oppoſition de brune & de blonde, de
L iij
166 Obſervations Critiques .
teint de roſe & de ſein de lys, eſt du plus
mauvais goût. Virgile ſe garde bien de ces
balivernes. N'eſt-ce pas une belle dénomina
tion que d'appeller l'une brune & l'autre blon
de ? Comme s'il n'y avoit eu que ces deux
Nymphes qui fuſſent blondes ou brunes *. Le
teint de roſe convient-il bien à une Nayade ?
Près d'elle Cymodoce à la taille légére.
Cette douceur, que l'on dit à Cymodoce, eſt
une injure pour les autres, qui n'ont pas ap
paremment la taille légere. Ce ſont des Nym
phes mal bâties, excepté Cymodoce.
Cydippe vierge encor, Lycoris déja mere.
Ce vers eſt d'une préciſion très-heureuſe ;
mais M. D. L. le doit à M. L B. qui l'avoit
fait douze ans avant lui **. Il eſt impoſ

* Les peintres, ni les Poëtes ne donnent guere un


teint brun aux Nymphes des eaux. Virgile s'en eſt bien
gardé. Cette gentilleſſe eſt toute à M. D. L.
*" Ce vers, ainſi que plufieurs autres du même épi
ſode, avoit été retenu par beaucoup de gens à qui
M. Le Brun a lu ſa traduction en différens tems.
ſur les Géorgiques de Virgile. 167
ſible que deux perſonnes aient rencontré ce
même tour,pour traduire cette périphraſe latine.
e e e° e e e • © •• • • • e .. (Allera virgo.)
Altera tum primos Lucina experta labores.
«66$o» - .*

Vous Aréthuſe enfin que l'on vit autrefois -

Preſſer d'un pas léger les Habitans des bois :


Ce n'eſt point l'image du latin. . | | | .
Et tandem pofitis velox Arethuſa ſagittis -
| Ici l'on voit qu'Aréthuſe abandonne pour
jamais les bois, en faveur des eaux, ce qui ne
ſe voit pas dans la traduction : poſitis ſagittis,
voilà ce qui vouloit abſolument être préſenté.
Tous les défauts que je viens de remarquer,
M. le B. les a évités dans ſes vers.
- , • - •s

Mais Cyrene, du fonds de ſa grotte azurée,


Entend le bruit confus d'une plainte égarée •
Ses Nymphes l'entouroient ; ſur leurs fuſeaux légers.
— —
M. Delille devoit au moins ne les point gâter en les pre
nant, & les accompagner de meilleurs vers ; mais une
taille légere accompagne bien mal Lycoris déja mere.
L iv,
168 . . Ohſervations Critiques
* Brille un lin de Milet, teint de l'azur des mers. .
. Là ſont en foule Opis, Glaucé, Pyrrha, Néere,
Cydippe Vierge encor, Lycoris déja mere,
Néſé, Spio, Thalie, & Driope, & Naïs ;
Leurs blondscheveux fiottoient autour d'un ſein de lys.
Xanthe, Ephir, jeunes ſœurs, filles du vieux Nérée,
Ceinte d'or, l'une & l'autre, & d'hermines parée,
Et l'agile Aréthuſe abjurant ſon carquois, &c.
Ce morceau eſt tout à fait dans le goût
antique. Point de ces épithétes fades, point
de ces ornemens modernes, dont nous vou
lons embellir les graces belles ſans ornemens.
Virgile avoit imité cet endroit d'Homére , &
ne l'avoit point affublé de clinquans. M. le B.
a ſuivi en cela Virgile, ce que M. D. L. a
eu tort de ne pas faire. Il en eſt de même
de tous les détails ſuivans. - - -

Pour charmer leur ennui, &c. $ . -

Virgile ne nous apprend point que ces Nym


· phes s'ennuyent. M. D. L. leur fait gratui
tement ce triſte don, & il a mal retenu le vers
de M. Le Brun, qui dit , avec raiſon, pour
charmer leurs loiſirs.
i .
|

..
. "
* • • • .

c-oSSo- - *

| ,- i
ſur les Géorgiques de Virgile. 169
Tandis qu'à l'écouter les Nymphes attentives,
· Font tourner leurs fuſeaux entre leurs mains actives,

Attentives à l'écouter n'eſt pas élégant.Cela


fait un ſens pauvre & meſquin. Attentives à
ſes recits, eſt la façon poëtique de s'expri
mer.Leurs mains actives eſt un hémiſtiche poſ
tiche, qu'on ne trouvera jamais dans Racine
ni dans Boileau; d'ailleurs le vers eſt ſi dur & -

ſi lourd, que les pauvres Nymphes ont plus


l'air de tourner la meule que leurs fuſeaux lé
gers. Font tourner leurs entre leurs; & cet active
qui termine péſamment ! Quel contraſte avec
la molle harmonie de Virgile, Dum fuſis mol
lia Penſa devolvunt ! - º -
«08$o»

Aréthuſe, cherchant d'où partent ces ſanglots ,


Rien de moins utile à dire; car on ne pou
voit pas s'y tromper. Le latin met ſeulement
proſpiciens qui eſt vif & rapide. Le françois
devoit ſonger à retracer la légéreté d'Aréthuſe,
· peinte par ces mots, antè alias ſorores. Rien
n'eſt mis envain dans Virgile, il avoit déja
17o Obſervations Critiques
dit velox Arethuſa, l'agile Arethuſe. Chaque
choſe eſt placée pour faire ſon effet Sion ne rend
pas tout, & dans la place où il doit être, le ta
bleau n'eſt plus le même, vous lui ôtez ſon jour.
«0SS9»

Montre ſes blonds cheveux ſur la voute des flots.

Quelle image cela préſente-t-il ? Des che


veux à une voute. Rien de plus animé dans
le latin. -

- . . .. sed antè alias Arethuſa ſorores


Proſpiciens, ſummâ flavum caput extulit undâ.
« Aréthuſe, avant ſes autres ſœurs, leve ſa
» tête au-deſſus des flots ».

«06Se»

Ton fils, ton tendre fils, tout baigné de ſes larmes,


Paroît au bord des eaux, accablé de douleurs,
Et ſa mere eſt, dit-il, inſenſible à ſes pleurs
Après toat baigné de ſes larmes, accablé de
douleurs ne ſignifie plus rien, c'eſt du rem
pliſſage: ton fils, ton tendre fils, eſt bien dur,
& ne rend pas tua maxima cura : paroft az
bord des eaux eſt de la derniere foibleſſe, il
-

· \
ſur les Géorgiques de Virgile. 171
ne met aucune attitude dans cette ſituation.
Stat lacrymans montre la choſe. Penei geni
toris ne devoit pas être omis. C'eſt une cir
conſtance touchante. Le troiſiéme vers eſt.
lourd, ſans ame. Le dit-il eſt plat & traînant;
inſenſible à ſes pleurs eſt trivial , & te cru
delem nomine dicit. Il vous nomme cruelle.
ht
Voilà un reproche vif & douloureux. Voilà
un trait de paſſion qui donne la vie à ce
tableau. Voyons ee qu'a fait M. le B.
« Pour charmer leurs loiſirs, Climéne, au milieu d'elles,
Leur chantoit de Vénus les amours infidelles,
Les doux larcins de Mars , les fureurs de Vulcain,
Et ſes réſeaux, tiſſus d'un inviſible airain.
Ses Nymphes, en filant, écoutoient ces merveilles*,
Quand un lugubre cri frappe encor leurs oreilles.
Cyrene, en pâliſſant , tremble à ce cri fatal :
ſ,
Chaque Nymphe ſe trouble en ſon lit de criſtal.
Toutes, avec effroi, gardent un long filence.
Plus promte que ſes ſœurs , Aréthuſe s'élance ,

* M. L. B. a tâché, dans ce vers & dans le ſuivant,


d'oppoſer, ſelon le ſens, une harmonie douce & molle
à une harmonie dure & lugubre. Le contraſte eſt ſenſi
ble. Les ſyllabes ſont riantes dans le premier , elles
ſont triſtes , rudes & pleines'd'r, dans le ſecond.
172 | Obſervations Critiques
Et, jettant ſes regards ſur la face des eaux,
Léve ſa tête humide & ceinte de roſeaux.
Et de loin : ô Cyréne ! ô mere infortunée !
Ton fils ! il eſt en pleurs aux ſources du Pénée ;
Il te nomme barbare. A ces triſtes récits,
Va, cours, vole, Aréthuſe *, améne moi mon fils,
Qu'il vienne, qu'il deſcende en nos grottes ſacrées »
Ces derniers vers entrent bien dans la paſ
ſion qui animoit Virgile, lorſqu'il faiſoit dire
ſi vivement à Cyréne : - -

Duc age, duc ad nos; fas illi limina Divûm


Tangere. | .1

M. D. L. en a-t-il rien ſenti, lorſqu'il a '


refroidi cette chaleur, dans ces quatre vers
glaçans ?
Mon fils ** , répond Cyréne en pâliſſant de crainte,

* Cet hémiſtiche,en mots coupés,eſt compoſé de cinq


bréves & d'une ſeule longue. Il eſt par conſéquent plus
rapide encore que le duc age, duc ad nos, que M. D. L.
allonge miſérablement. -

* Eſt-ce que mon fils eſt une reponſe ? Eſt-ce qu'une


mere répond quand elle doit agir ? Ce quel eſt donc le ſu
jet de ſa plainte ? ajouté à Virgile , eſt ridicule.
Qu'on améne, elle oublie apparemment qu'elle parle
à Aréthuſe.
ſur les Géorgiques de Virgile 173
Qu'il vienne, & quel eſt donc le ſujet de ſa plainte ?
Qu'on améne mon fils, qu'il paroiſſe à mes yeux,
Mon fils a droit d'entrer dans les palais des Dieux.
Comme les notes, que me fourniroit la tra
duction de M. D. L. ſe multiplieroient peut
être juſqu'à la ſatiété, j'aime mieux me con
tenter, pour abréger, de le comparer ſimple
ment à M. le B. dans le morceau ſuivant, où il
s'agit de détails dans le goût antique, leſquels
demandent au Traducteur beaucoup de déli
cateſſe, de génie & de bon eſprit, pour con
ſerver leurs graces originales, dans une autre
langue moins accoutumée à ces richeſſes toutes
poëtiques. Commençons par M. D. L.
. . .. . . . . .. .. L'onde reſpectueuſe
A ces mots, ſuſpendant ſa courſe impétueuſe, *
S'ouvre, & ſe répliant ** en deux monts de criſtal,
Le porte mollement au fond de ſon canal ;

* Expreſlion empnatique pour l'onde naillante d'un


fleuve.
| ** Se replier en monts, locution riſible. Mollement
ne s'accorde point avec criſtal.Au fond de ſon canal, eſt
du dernier proſaïque. Le Stupefactus , qui fait un ſi bel
effet, eſt rendu bien foiblement par il s'étonne, c'eſt ce
qu'a rendu M. L. B. par admire avec effroi,
|

174 Obſervations Critiques


Le jeune Dieu deſcend , il s'étonne, il admire
Le Palais de ſa mere & ſon liquide empire :
Il écoute le bruit des flots retentiſſans ,
Contemple le berceau de cent fleuves naiſſans
Qui , ſortant en grondant de leur grotte profonde,
Proménent en cent lieux leur courſe vagabonde.
Delà partent le Phaſe, & le vaſte Lycus,
Le Pere des moiſſons, le riche Caicus, *
L'Enipée orgueilleux d'orner la Theſſalie,
Le Tybre encor plus fier de baigner l'Italie ;
L'Hypanis ſe briſant ſur des rochers affreux, .
Et l'Anio paiſible & l'Eridan fougueux ,
Qui roulant à travers des campagnes fécondes,
* Cett énumération de fleuves a les mêmes défauts ,
que celle des Nymphes de Cyréne. Le Lycus eſt vaſte,
quoique Virgile n'en diſe rien. Pour le pauvre Phaſe, il
n'eſt rien du tout, malgré ſa renommée. Le Caicus qui
devroit ſe nommer le Caique eſt riche. Deux vers après
l'Eridan ne l'eſt pas moins. Ce vers, court dans les
vaſtes mers enſevelir ſes ondes, fait un ſens bien ridicule
& bien éloigné de Virgile. On croiroit d'après M D.
L. que l'Eridan eſt le ſeul fleuve qui ſe jette dans la
mer, ce qui eſt abſurde. Le Poëte Latin dit ſeulement,
qu'aucun fleuve ne s'y jette avec plus d'impétuoſité ; ce
, qui eſt bien différent. D'ailleurs vaſtes mers eſt em
phatique & convient mal au Golphe adriatique qui eſt
dans la Méditerranée.
ſur les Géorgiques de Virgile. 175
Court dans les vaſtes mers enſevelir ſes ondes.
Mais enfin* il arrive à ce brillant Palais
Que les flots ont creuſé dans un roc toujours frais.
Sa mere en l'écoutant ſourit ** & le raſſure. -

Les Nymphes ſur ſes mains épanchent une eau pure,


Offrent, pour les ſécher, de fins tiſſus de lin***.
On fait fumer l'encens, on fait couler le vin.
Prens ce vaſe, ô mon fils ! afin qu'il nous ſeconde,
Invoquons l'Océan le vieux pere du monde****.

* Mais enfin eſt très-mauvais.Ne croiroit-on pas qu'il


a fait cent lieues ?
** Virgile ne parle pas de ce ſourire. Une mere, qui
vient de pâlir de crainte, ne ſourit point.
C'eſt flectus inanes qu'il falloit rendre.
^;

*** Parlerai-je de ſécher des mains avec de fins tiſſus


de lin, qui ne vaut rien pour le ſens, ni pour l'expreſ
ſion ; mais pourquoi M. D. L. veut-il que ſon Ariſtée
s'en retourne à jeun ? Pourquoi retranche-t-il ce détail
charmant ?

· **** L'Océan le vieux Pere du monde eſt plaiſant.


Ne diroit on pas que l'Océan ſoit beaucoup plus vieux
que le monde ? Il ne s'agit point du monde : Patrem re
| rum, » Pere de la nature ». M. Racine le fils avoit
évité cette mépriſe, dont il auroit pu garantir M. Delille,
par ces deux vers dignes de Virgile.
176 , Obſervations Critiques
Et vous Reines des eaux, protectrices des bois*,
Entendez-moi, mes ſœurs : elle dit , & trois fois
Le feu ſacré reçut la liqueur pétillante ; ' » . .

Trois fois jaillit dans l'air une fiamme brillante,


· Elle accepte l'augure & pourſuit en ces mots ».
Voici M. Le B.
Elle dit : à ſa voix, les ondes ſéparées,
Se courbant tout-à-coup en mobiles vallons,
Reçoivent Ariſtée en leurs gouffres profonds.
J'
Il s'avance , étonné, ſous ces voutes liquides,
Admire, avec effroi, ces Royaumes humideS »
Tous ces fleuves grondans ſous leurs vaſtes rochers ,
, Et la ſource du Nil inconnue aux nochers ,
. +

Et le Tibre, & le Phaſe, & l'Hébre, & le Caïque,


Et l'Eridan qui roule au Golphe adriatique.
Quand il eut pénétré ces liquides Palais ,
Cyréne, en l'embraſſant, calme ſes vains regrets,
Chaque Nymphe, à l'envi, ſert le jeune Ariſtée.
Les unes, ſur ſes mains, verſent l'onde argentée,
Un lin blanc les eſſuie; & d'autres à ſes yeux,
• }
Offroient les coupes d'or, les mets délicieux.

» Et le vieux Océan, Pere de la nature,


» Etend autour de nous ſon humide ceinture ».
2K L'oppoſition de Reines & de Protectrices eſt riſible.

· Rien de cela dans Virgile. Ne croiroit - on pas que


toutes les Nymphes ſont Reines?
Mais
ſur les Géorgiques de Virgile. 177
Mais Cyréne : ô mon fils! que cette liqueur pure
Coule pour l'Océan pere de la nature ;
Pour les Nymphes des bois, des fleuves & des mers.
Elle dit : l'encens fume, & les vœux ſont offerts.
Trois fois le vin ſe mêle aux flammes odorantes ;
Trois fois la fiamme vole aux voutes tranſparentes.
O mon fils ! dit Cyréne, à ce préſage heureux ».
Je vais citer tout de ſuite la traduction du
diſcours de Cyréne, par M. Le B. après quoi
nous examinerons celle de M. D. L.

Non loin des flots d'Egée eſt un Devin fameux ;


5,
C'eſt l'antique Prothée, aux regards infaillibles.
Sur des courſiers marins, il fend les mers paiſibles ;
C; Il tend vers l'Emathie, & côtoyant nos ports ,
De Palléne déja ſon char touche les bords.
C'eſt l'oracle des mers : les Dieux lui font connoître
Et tout ce qui n'eſt plus, & tout ce qui doit être.
#. Ainſi le veut Neptune ; & lui ſeul, ſous les caux,
:, Fait paître de ce Dieu les énormes troupeaux.
Il ſait de vos malheurs la ſource & le reméde ;
Mais,par de longs ſoupirs,c'eſt envain qu'on l'obſéde,
Son oracle eſt le prix de qui l'oſe dompter.
C'eſt lui que votre audace enfin doit conſulter.
Moi-même, dès que l'aſtre, embraſant l'hémiſphere,
Aux troupeaux altérés rendra l'ombre plus chere ,
Je veux guider vos pas vers l'antre, où le vieillard,
| M
178- Obſervations Critiques
Loin du jour & des mers, ſe repoſe à l'écart.
C'eſt là que le ſoinmeil invite à le ſurprendre.
Chargez-le de liens ; mais , promt à ſe défendre,
A vos yeux , ſeus vos mains, il ſe roule en torrent,
Gronde en tigre irrité, gliſſe & ſifle en ſerpent,
Dreſſe en lion fougueux ſa criniere ſanglante,
Et tout à coup échappe en flamme pétillante.

· Il faut remarquer l'harmonie imitative qui


| regne dans ces quatre derniers vers. Chaque
choſe eſt peinte à l'oreille , comme aux yeux,
avecles mots propres. Il ſe roule en torrent, fait
entendre le bruit du torrent.Gronde en tigre irri
té, a une autre harmonie qui exprime la colere
du tigre. Gliſſe & ſifle en ſerpent, tout le monde
doit ſentir combien cet hémiſtiche fait d'effet
par lui-même, & par ſon oppoſition avec le
précédent. Rien de plus heureux que ce con
traſte d'harmonie. Les deux vers ſuivans ont le
même mérite. L'avant dernier eſt plein & ſu
perbe, le dernier eſt léger & COUlIt tOllt eIl
dactiles, auſſi prompt que la flamme. Il faut
avouer que M. Le B. en cet endroit, a ſurpaſſé
Virgile lui même. Atraque tigris ſquamoſiſque
draco (fiet ) ne valent pas : |
ſur les Géorgiques de Virgile. 179
öronde en tigre irrité, gliſſe & fifle en ſerpent *.
-

-
-
. /

Mais le Poëte Latin ne peut être ſurpaſſé,


lorſqu'il dit,
Aut acrem flammæ ſonitum dabit ... ... | -

| Autin aquas tenues dilapſus abibit. • • ' •

. / . :

M. D. L. n'eſt pas ſupportable dans la ma


niere dont il traduit ces vers. Il n'y a ſans dou
te ſenti aucune beauté, car il n'en a mis au
cune dans les ſiens. ·
-

-
- - -
- - ' - - :

. .. ... .. .. ... Il prend la forme ºº *


D'un tigre furieux, d'un ſanglier énorme. "º

Rien ne caractériſe le tigre & le ſangtier,


car l'un peut être énorme ou furieux, tout com
me l'autre; ce qui convient à tout, ne convient
à rien. » ' · · · ·
- 2 ' • •• * ,

* Boileau, dans ſon Lutrin, faiſant un Prothée de la


chicane,a bien ſû profiter de quelques traits de Virgile.
» Comme un Hibou, ſouvent il ſe dérobe au jour.
Tantôt les yeux en feu, c'eſt un lion ſuperbe,
-

| Tantôt humble ſerpent, il ſe gliſſe ſous l'herbe. .. ,


\ M 1j -
18o · Obſervations Critiques
Serpent il s'entrelace, * & lion il rugit,
C'eſt un feu qui pétille, un torrent qui mugit
, Qu'eſt ce que cela peint ? ' L'Auteur n'a
pas voulu perdre deux belles rimes, comme ru
git & mugit; mais il a perdu bien autre choſe,
de la Poëſie & de l'harmonie. Achevons le
morceau de M. Le B.
Mais plus le Dieu mobile eſt prompt à s'écharper,
- Plus de vos nœuds preſſans il faut l'envelopper ;
Vaincu, chargé de fers, qu'il vous rende Prothée.
D'Ambroifie, à ces mots, parfumant Ariſtée,
Cyréne lui ſouffla l'eſpoir d'être vainqueur.
Ses membres reſpiroient l'audace & la vigueur.
Le début de M. D. L., dans ce diſcours de
Cyréne , eſt d'une bruſquerie ſinguliere.
- Prothée, ô mon cher fils ! peut ſeul finir tes maux.
Comme ſi Ariſtée connoiſſoit Prothée. Virgile
fait expliquer à Cyréne ce qu'eſt Prothée , les
mers qu'il-habite, &c. « Il y a dans la mer
»i Carpathienne un Devin, nommé Prothée ».
-

· · · · · -- · · · -

· * Le verbe entrelacer n'a pas plus de rapport à un ſer


pent qu'à des rameaux qui s'entrelacent; auſſi Rouſſeau
dit : ſur leurs tyrſes entrelacés.
\i -
>
ſur les Géorgiques de Virgile. 181
· Ses regards pénétrans, ſon vaſte ſouvenir,
Embraſſent le préſent, le paſſé, l'avenir.
Souvenir a été mis là pour rimer avec ave
nir, mais jamais il ne fut plus malaccouplé ;
car on ne ſe ſouvient, ni du préſent, ni de l'a
venir : on ne ſe ſouvient pas qu'une choſe arri
vera de telle façon : on le prévoit, quand on
a le don de prévoir. M. D. L. dira que les
regards pénétrans feront pour l'avenir; & que
le ſouvenir ſera pour le paſſé. Mais tout cela
eſt inglobé, & cette phraſe ne peut manquer
d'être auſſi ridicule que les héritiers de la Gé
niſſe. Voyez ſi Virgile dit meminit. Il dit d'a
V »

près Homére ,
. . . . . .. Novit namque omnia vates
Quae ſint, quae fuerint, quae mox ventura trahantur.
Racine a dit de Calchas : il ſait tout ce qui
fut, & tout ce qui doit être. L'Ecriture nous
dit, que l'Etre ſuprême embraſſe d'un ſeul de
ſes regards, (& non de ſon vaſte ſouvenir :)
le paſſé, le préſent, l'avenir. L'expreſſion de
M. D. L. eſt tout à la fois giganteſque & pue
rile. Si Boileau avoit pu ſe ſouvenir qu'on
M iij
182 , Obſervations Critiques |
employât jamais une telle façon de parler ,
combien il s'en ſeroit moqué d'avancé ! mais
nous qui pourrons nous en ſouvenir, nous en
rirons long-tems. «ºS$o»

On a beau l'implorer, ſon cœur ſourd à la plainte


Réſiſte à la priere, & cede à la contrainte.
· Ces deux vers, dont le ſecond eſt une con
trefaction de celui-ci de M. de Voltaire,
, Il reſiſte à la force, il céde à la ſoupleſſe, :
ne font qu'effleurer le ſens de Virgile,
Nam ſine vi non ulla dabit prxcepta, neque illum
Orando flectes. Vim duram & vincula capto
Tende : doli circûm hae - demûm frangentur inanes.
La force d'expreſſion de ce dernier vers
valoit bien la peine qu'on cherchât à la faire
paſſer en françois. « Ses ruſes inutiles ſe bri
» ſeront enfin contre tes chaînes ». J'ai regret
que M. Le B. n'ait pas ſongé non plus à tra
duire ce beau vers. )
- «06$9» -

.. .. Quand Phœbus, partageant l'horiſon,


De ſes feux dévorans jaunira le gazon,
Al'heure où les troupeaux goûtent le frais de l'ombre.
ſur les Géorgiques de Virgile. 183
Phœbus partageant l'horiſon, eſt-ce là une
Poëſie propre à la choſe, telle que medios cùm
ſol accenderit eſtus. « Lorſque le ſoleil allu
» mera les ardeurs du midi » ? Le ſtyle du
Poëte latin eſt auſſi brûlant que le midi d'été
qu'il veut peindre. Sans cela plus de Poëſie.
Jaunira le gazon, cela eſt-il animé ? Virgile
montre les herbes altérées , cum ſittunt herbe.
En place d'une expreſſion forte, le Traducteur
en met une triviale & commune. Les trou
peaux goûtent le frais de l'ombre. C'eſt là tout
au plus la moitié de l'idée du Poëte Les trou
peaux goutcnt le frais de l'ombre, plus d'une
fois le jour, dans les châleurs, mais pour ex
primer le tems du jour le plus chaud, il dit :
Cùm pecori jam gratior umbra eſt ; lorſque
l'ombre eſt plus agréable au troupeau. Ce que
M. Le B. a très-bien traduit ainſi :
. . .. .. Dès que l'aſtre, embraſant l'hémiſphere,
Aux troupeaux altérés rendra l'ombre plus chere.
Nous allons encore comparer M. Le B. à
M. D. L. dans le morceau fuivant : -

Au ſein des vaſtes mers, s'avance un mont ſauvage,


Où le flot mugiſſant, briſé par le rivage,
M iv
184 · Obſervations Critiques
Se diviſe, & s'enfonce en un profond baſſin *
Qui reçoit le nocher dans ſon paiſible ſein.
Là, dans un antre obſcur , ſe retiroit Prothée.
Cyréne le prévient, y conduit Ariſtée,
Le place loin du jour, dans l'ombre de ces lieux,
Se couvre d'un nuage & ſe dérobe aux yeux.
Déja le chien brûlant dont l'inde eſt dévorée,
Vomiſſoit tous ſes feux ſur la plaine altérée :
Déja l'ardent midi, deſſéchant les ruiſſeaux,
Juſqu'au fond de leur lit avoit pompé leurs eaux.
Pour reſpirer le frais dans ſa grotte profonde,
Prothée, en ce moment , quittoit le ſein de l'onde ;
Il marche, près de lui, le Peuple entier des mers s
Bondit, & fait au loin jaillir les flots amers.
, Sa grotte profonde expreſſion uſée & reba
tue pour rimer avec onde, il falloit le con
ſueta antra, ſon antre accoutumé. Le choix des
épithétes eſt ce qui diſtingue le plus les vrais
Poëtes des ſimples faiſeurs de vers. Près de lui
ne rend pas circùm eum, autour de lui. Fait jail

* Il y a ici un bien riſible contreſens en mauvais vers.


Virgile dit que l'onde ſe diviſe & forme deux golfes :
voilà qui eſt raiſonnable ; mais M. D. L. dit que l'onde
ſe diviſe, & ne forme qu'un baſſin. Se peut-il rien de
plus abſurde ?
ſur les Géorgiques de Virgile. 185 .
· lir les flots amers, ce n'eſt pas là l'image
latine. Prothée étant ſorti des flots, & les mon- .
ſtres marins l'environnant, ne ſont plus dans
la mer, & ne peuvent faire jaillir les flots
amers. Virgile dit, rorem latè diſpergit ama
rum, & par là il peint ces monſtres, ſautant
& ſe ſecouant en ſortant de la mer , & faiſant
jaillir en roſée l'onde amere dont ils ſont
X,
trempés.
Tous ces monſtres épars s'endorment ſur la rive.
Alors, tel qu'un Berger,quand la nuit ſombre arrive,
Lorſque le loup s'irrite aux cris du tendre agneau,
Le Dieu,ſur ſon rocher,compte au loin ſon troupeau.
A peine il s'aſſoupit, que le fils de Cyréne
Accourt, pouſſe un grand cri, le ſaiſit & l'enchaine.
M. D. L. avoit oui-dire ces deux derniers
vers de M. Le B. mais il les a mal retenus,
il les a gâtés. -

Le vieillard , de ſes bras ſort en feu dévorant ;


Il s'échappe en lion, il ſe roule en torrent.
Ce dernier hémiſtiche eſt encore dû à M.
Le B. comme on l'a vu, dans le diſcours de
Cyréne , cité précédemment. Il ne faut pas
croire que M. D. L. ſe faſſe un ſcrupule de
186 ' Obſervations Critiques
prendre ce qu'il trouve à ſa diſpofition, puiſ.
qu'il a copié, ou imité cent cinquante vers
de Martin & de Segrais, fans en dire un mot.
· Enfin , las d'oppoſer une défenſe vaine,
Il cede, & ſe montrant ſous une forme humaine, &c.

| Tout cet endroit de Virgile eſt eſtropié :


ſur-tout ce vers,
| In ſeſe redit, atque hominis tandem ore locutus.
Il ſeroit trop long de faire remarquer toutes
les bévues anti-poëtiques de cette traduction.
Les vers de M. Le B. ſi on les lit attentive
ment, feront aiſément ſentir combien M.
D. L. a peu connu l'eſprit de Virgile.
» Dans les flancs caverneux * d'un roc battu de
l'onde, -

S'ouvre un antre ; à ſes pieds le flot bouillonne &


©. gronde, -

Mais il creuſe à l'entour deux golfes, dont les eaux;


Loin des vents orageux, accueillent les vaiſſeaux.
Le vieillard , de ce roc aime le frais & l'ombre.

* Ce vieux mot ne pouvoit être plus à propos


reſſuſcité, pourrendre Exeſ latere in montis. Cette tra
duction de M Le B. a un mérite que l'autre n'a point ;
elle gagne bcaucoup à être confrontée avec ſon modéle.
ſur les Géorgiques de Virgile. 187
--Éa Nymphey met ſon fils,vers le fianc le plus ſombre,
. Et ſe dérobe au fond de ſon nuage épais.
Déja l'aſtre du jour, enfiammant tous ſes traits,
Des fleuves bouillonnans tarit l'urne profonde *,
Et, du haut de ſa courſe, il embraſe le monde.
Des feux du Syrius tout l'air eſt allumé.
Prothée alors, nageant vers l'Antre accoutumé, -

Voit ſes monſtres, autour de ſa grotte ſauvage,


. D'une roſée amere inonder le rivage. . .

Et dans ſa grotte aſſis, loin des feux du ſoleil,


Compte ſes veaux marins que preſſe un lourd ſommeil.
A peine il s'endormoit, que le fils de Cyréne
S'élance , jette un cri, le ſaiſit & l'enchaîne.
Prothée, en s'éveillant, s'agite dans ſes fers,
Et ſurpris des liens dont ſes bras ſont couverts,
Rappellant de ſon art les merveilles en foule,
Tigre, flame, torrent, gronde, embraſe, s'écoule.
Vains efforts ! & cédant au bras victorieux,
A lui-même rendu, ſa voix l'annonce aux yeux , &c »
-

- # . # .

- * C'eſt ainſi qu'un Poëte fait reproduire la poëſie de


Virgile. -

• • e e e . . . . Cava flumina, ſiccis


Faucibus, ad limum radii tepefacta coquebant.
Voyez M. D. L. il vous parle de ruiſſeaux, & de
lardent midi qui pompe leurs eaux. -
188 · Obſervations Critiques
Je ne ſais pas trop comment M. D. L. au
roit oſé montrer ſa traduction, ſi celle de M.
Le B. avoit été imprimée.
«08S9»

Le Thrace belliqueux lui-même en ſoupira


Le Rhodope en gémit, & l'hébre en murmura.
Il eſt plaiſant que M. D. L. ait pris ce der
nier hémiſtiche à Martin. Nous avons déja
repris des vers pareils, dont l'harmonie eſt ſi
gothique; mais dont les oreilles du Traducteur
s'accommodent aſſez; car il met encore vingt
vers plus bas :
Sur ſa roue immobile Ixion reſpira
Et ſenſible une fois Alecton ſoupira.
Je le prie de nous dire quelle harmonie
imitative il trouve dans ces ra ſi ſinguliers.
J'avois cru juſqu'ici que, pour rendre un ſon
conforme à la douleur dans ces occaſions, il
falloit ſe ſervir des pluriels, pleurerent , ſou
pirerent , murmurerent , &c.
Son époux s'enfonça dans un déſert ſauvage ,
Là , ſeul touchant ſa lyre & charmant ſon veuvage,
Tendre épouſe ! C'eſt toi qu'appelloit ſon amour,
Toi qu'il pleuroit la nuit, toi qu'il pleuroit le jour.
ſur les Géorgiques de Virgile 185
Il ſuffit de lire Virgile, pour ſentir la foi
bleſſe & la ſéchereſſe de ſentiment du Tra
ducteur.

Ipſe cavâ ſolans œgrum teſtudine amorem,


Te, dulcis conjux, te, ſolo in littore, ſecum ,
Te, veniente die, te, decedente, canebat.
Toucher ſa lyre. Quelle expreſſion, lorſque
Virgile met « ſoulageant ſur ſa lyre ſon amour
» affligé » ! Il eſt plaiſant de voir le veuvage
d'Orphée,pour agrum amorem : on n'avoit gue
re mis encore veuvage dans le ſtyle noble, &
ſur-tout en parlant d'un homme. Il ne falloit
pas que l'amour des rimes riches coutât une ſi
riche abſurdité. Le veuvage d'Orphée peut
aller de pair avec les héritiers de la Géniſſe,
#
& le ſouvenir de l'avenir. .
C'eſt toi qu'appelloit ſon amour, au lieu
de ce froid rempliſſage, il falloit tâcher de
traduire ſolo in littore ſecum , & de tranſ
mettre, dans le françois , la grace de ces qua
tre te qui donnent tant de ſentiment aux vers
latins. Toi qu'il pleuroit la nuit , toi qu'il pleu
roit le jour, expreſſion flaſque, ſans ame au
près de te, veniente die, te, decedente , « C'eſt
· 19o , Obſervations Critiques
» toi, quand le jour vient, c'eſt toi, lorſqu'il
» s'éloigne, &c. » Le mot pleuroit n'eſt pas
aſſez pour Orphée. Canebat il chantoit, avec
des pleurs ſeulement, il n'auroit pas fléchi
Pluton. Si Virgile n'avoit voulu que le faire
pleurer, il ne lui auroit pas mis une lyre en
main : ſolans agrum teſtudine amorem.Après
cette traduction ſans chaleur & privée de ſen
timent, on verra avec plaiſir celle de M. L. B.
Nymphe ! Que ta belle ombre emporta de regrets !
· : Les Dryades en pleurs font gémir leurs forêts,
: Du Rhodope attendri les rochers ſoupirerent,
Dans leurs antres ſanglans les tigres la pleurerent.
· Mais lui, belle Euridice, en des bords reculés 2

· Seul, & ſa lyre en main, plaint ſes feux déſolés,


· C'eſt toi, quand le jour naît, toi quand le jour expire,
Toi que nomment ſes pleurs, toi que chante ſa lyre.
Revenons à M. D. L.

s - C'eſt peu. Malgré l'horreur de ſes profondes voutes,


Il franchit de l'enfer les formidables routes,
Et perçant ces forêts, où regne un morne effroi,

· Il aborda des morts l'impitoyable Roi.


.. C'eſt peu. Tranſition froide en cet endroit.
Virgile ne met qu'un etiam entre deux mots•
-

#
ſur les Géorgiques de Virgile. 19 r
Tenarias etiam fauces, juſqu'au Tenare même,
&c. : il falloit imiter cette rapide tranſition.
Malgré l'horreur de ſes profondes voutes, eſt de
l'imagination du Traducteur. Virgile ne par
le point de voutes. Ni fauces, ni oſii t n'ont
ſignifié des voutes : quelle liaiſon y a-t-il dans
ces idées, malgré les voutes de l'enſer, Orphée
en franchit les routes ? Cela a bien l'air d'a
voir été mis pour la rime. Les deux vers ſui
vans n'ont pas dû coûter beaucoup à M. D.
L. car M. Dulard, qui avoit déja traduit cet épi
ſode , aſſez mal à la vérité, avoit mis :
:
Vit ces forêts, où regne un éternel effroi ,
Aborda des enfers le redoutable Roi.

Ni l'un ni l'autre n'ont oſé ſonger à nous


donner dans notre langue la belle hardieſſe
de ce vers ,
Et caligantem nigrâ formidine lucum.
! -

Hardieſſe que M. Le B. s'eſt appropriée avec


beaucoup de génie & de goût, comme on le
verra. Mais pourquoi M. D. L. a-t-il oublié :
Neſciaque humanis precibus manſueſcera corda.
192 Obſervations Critiques
, C'eſt par là que Virgile varie ſon ton. De
la Poëſie la plus haute, il paſſe à un trait de
ſentiment ; & ce mêlange enchanteur, cet
art connu du ſeul Racine après lui, regne
preſque dans tous ſes ouvrages. Oublier ces
traits, c'eſt bien peu connoître le génie de
Virgile.
«08SG»

A ſes chants accouroient du fond des noirs Royaumes,


Des ſpectres pâliſſans, de livides fantômes.
Des ſpeétres pâliſſans ne ſignifie rien. Un
ſpecire eſt pâle, mais il ne pâlit point. Um
bre tenues eſt plus expreſſif, ſur-tout commo
te qui fait la force de ce vers « Les ombres
légeres, émues par les chants d'Orphée, &c.
, Semblables aux eſſaims de ces oiſeaux nombreux,
,
Que chaſſe au fond des bois l'orage ténébreux.
· Ne diroit-on pas que Virgile compare pour
la forme ces livides fantômes à des eſſaims
- d'oiſeaux. On n'a jamais mis ſemblables pour
autant que , - 4

Quam multa in ſylvis avium ſe millia condunt.


« Du fonds des enfers, accouroient, aux
» chants d'Orphée, les ombres émues; autant
- 22 que
ſur les Géorgiques de Virgile. 193
» que l'on voit d'oiſeaux ſe cacher dans les
2) bois 32 e

«0GS9»

Des Vierges, des Epoux, des Héros & des Meres.


Quelle ſéche énumération! Eſt-ce de la Poë
ſie ? Voyez Virgile.
Matres atque viri, defunctaque corpora vitâ
Magnanimûm heroûm, pueri, innuptæque puellæ.
Des enfans moiſſonnés dans les bras de leurs peres.
Dans le latin, ce ſont des enfans mis ſur
le bucher aux yeux de leurs peres « Impoſitiq;
rogis juvenes antè ora parentûm ». L'image eſt
plus riche. Elle rappelle une coûtume ancien
ne. Elle eſt en même-tems plus touchante.Je
ne ſai pourquoi M. D. L. ayant des tours neufs
à prendre à ſon modéle, y ſubſtitue toujours
des expreſſions uſées dans notre langue. Des
enfans moiſſonnés, rien de plus commun à
préſent. La tournure latine ne l'étoit pas,
il falloit donc s'en ſervir.
Victimes que le Stix, bordé de noirs roſeaux,
Environne neuf fois de ſes lugubres eaux.
Ces vers ſeroient paſſables, ſi ceux de Vir
N -
1 94 Obſervations Critiques
gile n'exiſtoient pas, mais on ne trouve point,
dans le françois,
. . .. Tardâ palus innabilis undâ.
Environne neuf fois n'a pas la force de alli
" - - 7- -

gat & noves inter-fuſa coercet. Neuffois de


ſes replis retient empriſonnés.
-

«08$9»

Le Cerbere oublia d'épouvanter les ombres.


On ne dit pas plus le Cerbere, que le Plu
ton, ni la Proſerpine : ici le Traducteur avoue
qu'il a traduit Ovide, ne pouvant traduire Vir
gile. Tenuitque inhians Cerberus ora : ces mots
font voir la choſe même; & c'eſt le premier
mérite de la Poëſie. Si vous ſubſtituez ſans
ceſſe une penſée à une image, vous n'êtes
- -- # - V.

plus Poëte. On ne fera point ce reproche à


M. Le B. en liſant les vers ſuivans :
« Mais que ne peut l'amour ! Orphée, aux ſombres
bords,
Oſa tenter vivant la retraite des morts ,
Ces bois noirs d'épouvante, & ces Dieux effroyables
Aux larmes des humains toujours impitoyables.
Il chante, tout s'émeut, & , du fond des enfers,
Les mânes accouroient au bruit de ſes concerts.
ſur les Georgiques de Virgile. 195
Tels, quand un ſoir obſcur fait gronder les orages,
· D'innombrables oiſeaux volent ſous les ombrages.
Telles, autour d'Orphée, erroient de toutes parts,
Les ombres des Héros, des enfans, des vieillards,
Et ces fils, qu'au bucher redemandent leurs meres,
Et ces jeunes beautés à leurs amans ſi cheres.
Peuple ſombre & léger que, de ſes bras hideux,
Preſſe neuf fois le Stix, qui mugit autour d'eux.
Du Tartare, à ſa voix, les gouffres treſſaillirent.
Sur leurs trônes de fer , les Parques s'attendrirent.
L'Euménide ceſſa d'irriter ſes ſerpens,
Et Cerbere retint ſes abbois menaçans ».

º62e»
• • • • , . : .. Jamque pedem referens, &c.
Dit ſeulement Virgile ; & M. D. L. délaie
ces trois mots en deux vers :

Enfin il revenoit des gouffres du Tenare,


Poſſeſſeur d'Euridice, & vainqueur du Tartare.

Quel beſoin de dire d'où revenoit Orphée ?


on le ſait aſſez.

Tout ce qu'on dit de trop eſt fade & rebutant.


«96$e
Sans voir ſa tendre amante, il précédoit ſes pas.
, Nij
196 · Obſervations Critiques.
|
Sans voir ſon amante, cheville, dès qu'il
marchoit devant elle, il ne pouvoit la voir.
Dans le latin, il y a ſimplement pone ſequens,
en parlant d'Euridice.
Tout ſecondoit leurs vœux,tout fiattoit leur tendreſſe.

Hémiſtiche d'Opéra ! fade rempliſſage.


Preſque aux portes du jour,troublé,hors de lui-même.

Troublé, ni hors de lui-même ne peignent


l'impatience amoureuſe d'Orphée, pour revoir
Euridice. Immemor heu ! Victuſque animi, ren
ferme un ſentiment bien plus paſſionné. « Ou
» bliant la loi impoſée, hélas! vaincu par ſon
>> aIIlOllI 32 . -

Il s'arrête, il ſe tourne, &c.

On ſe tourne pour voir à côté de ſoi; mais


on ſe retourne pour voir derriere. Le plaiſant
de l'affaire eſt que M. D. L. ait pris cette
faute groſſiere à Martin.
«6º6$g»
- •

Et des enfers charmés de reſſaiſir leur proie,


Trois fois le goufire avare en retentit de joie.
ſur les Géorgiques de Virgile. 197
· Ces deux vers gènés & martelés ſont la pa
raphraſe de ceci :
. . . . Terque fragor ſtagnis auditus averni.
« Trois fois un bruit affreux retentit des étangs de
:
l'averne ».
«06S9» ^
·

Illa,quis & me,inquit,miſeram, & te perdidit, Orpheu.

Comme ce vers eſt rapide & ſerré ! comme


il peint l'agitation & le ſaiſiſſement d'Euridi
ce ſurpriſe & déſolée de perdre ſon époux ! Je
demande ſi l'on trouvera la moindre de ces
· graces dans cette traduction : !
Orphée ! ah! cher époux ! quel tranſport malheureux!
· Dit-elle, ton amour nous a perdu tous deux.

Quelle vivacité y a-t-il dans cet Orphée ! ah


· cher époux ! pris à M. Dulard ? Rien de plus
lourd que ce dit-elle , jetté au commence
ment d'un vers, qui doit être coulant& rapide.
«98S9»

Adieu, mes yeux fiottans de nouveau s'obſcurciſſent.

Des yeux flottans. Image tronquée. Dans


quoi flottent-ils ? Flottans & s'obſcurciſſent,
N iij
· 198 : Obſervations Critiques ^.
n'ayant aucun rappbrt, font diſparate : il fal
loit conſerver une ſeule image, comme Vir
gile. . !
. . . . Conditque natantia lumina ſomnus.
Il eſt vrai que M. D. L. a corrigé cette
- - • • ·*

mépriſe, dans la nouvelle édition, en mettant,


ce Adieu,l'enfer ſe r'ouvre,& mes yeux s'obſcurciſſent ».
- mais ſon vers n'en eſt pas plus élégant; & Vir
gile n'eſt pas mieux traduit. Je ſuis étonné que
· M. D. L. qui a paru montrer beaucoup de
goût, dans ſon ouvrage, pour les antithéſes &
les jeux de mots, n'ait pas mis :
.2. " -- ' l' -

« Adieu, l'enſer ſe r'ouvre, & mes yeux ſe referment »:


, Je ſuis perſuadé qu'une auſſi jolie choſe lui
: t, - • r * "" 4 " , •• • • •• , ' .. --
· auroit attire, comme le reſte, des admirateurs
• L ' - - - - - - - - - -

ſinceres. '! ' :• · · · , · · · · · ·


- ccsc- " * " º -

- · · · - . . , , , , i "
Elle dit, & ſoudain dans les airs s'évapore.

Euridice s'évapore. Plaiſante façon de par


· ler. Il falloit du moins ajouter une comparai
ſon, qui fît paſſer le mot d'évaporer. La compa
raiſon eſt dans le latin. - º - º -
ſur les Géorgiques de Virgile. 199
Dixit, & ex oculis ſubitò, ceù fumus in auras
Commixtus tenues, fugit diverſa.
« Elle dit, & ſoudain s'échappe à ſes yeux,
» comme une vapeur légere qui ſe mêle dans
» les airs ».
«06Se»

Orphée envain l'appelle, envain la ſuit encore,


Il n'embraſſe qu'une ombre.
- . . . . . . . , . Ncque illum
Prenſantem necquidquam umbras,& multa volentem
Dicere, præterea vidit.

Voyez ſi Virgile eſt rendu. « Envain ſon


» époux veut embraſſer ſon ombre. Que de
» choſes il veut lui dire ! mais envain. Elle
» fuit, & ne le voit plus.
«96$0»

Déja cette ombre froide arrive aux ſombres bords,


Ombre froide, ſombres bords, rendent ce
vers ſcabreux fort mal à propos. Pourquoi ne
pas offrir l'image poëtique de Virgile ? « Déja
» l'ombre froide repaſſoit la barque ſtigien
IlC »2 •

«06SG»
N iv
2 OO Obſervations Critiques
Et les chênes émus s'inclinoient dans les airs.

Les chênes s'inclinoient. Fauſſe image. Vir


gile peint Orphée, agentem carmine quer
cus. Les chênes s'agitent, mais ne s'inclinent
point.
«08$9»

Qualis populeâ mœrens Philomela ſub umbrâ


Amiſſos quaeritur fœtus, quos durus arator
Obſervans nido, implumes detraxit : at illa
Flet noctem, ramoque ſedens miſerabile carmen
Integrat, & mœſtis latè loca queſtibus implet.
Telle ſur un rameau, durant la nuit obſcure,
Philoméle plaintive attendrit la nature,
Accuſe en gémiſſant l'oiſeleur inhumain,
Qui, gliſſant dans ſon nid une furtive main,
Ravit ces tendres fruits que l'amour fit éclore,
Et qu'un léger duvet ne couvroit pas encore.

M. D. L. dit, dans une note,qu'il a cru de


voir renverſer la comparaiſon de Virgile, &
mettre à la fin ce qui étoit au commencement.
Il paroît pourtant plus naturel de montrer d'a
bord les petits oiſeaux enlevés ſans plumes ;
puiſque c'eſt là le ſujet des plaintes; & de faire
entendre enſuite les gémiſſemens de la mere.
ſur les Géorgiques de Virgile. 2o1
Voyez d'ailleurs que les deux derniers vers
du Traducteur ſont tout entiers pour rendre
trois mots. Amiſſos fœtus, & implumes. Obſer
vans nido fournit encore un vers ; mais
lorſqu'il faut peindre l'eſſentiel, c'eſt-à-dire,
les chants plaintifs & lamentables de Philo
méle, miſerabile carmen ; ce qui met tant de
juſteſſe dans cette comparaiſon d'Orphée &
d'un roſfignol; le Traducteur ne trouve qu'une
expreſſion vague & triviale, attendrit la na
ture. J'aimerois autant qu'il eût mis ; atten
drit l'univers. Il faut que le Traducteur ait le
gênie tout oppoſé à celui de ſon modéle,
puiſqu'il étend ce que l'autre reſſerre, & qu'il
eſt ſtérile où Virgile abonde, ſurtout en fait
de ſentiment. J'aime mieux Martin , qui pa
roît du moins avoir ſenti la beauté touchante .
du miſerabile carmen integrat, lorſqu'il traduit,
Et rempliſſant les champs d'inutiles regrets,. ,
Recommence ſa plainte & ne finit jamais. *

«08$9»

Pour lui plus de plaiſir , plus d'hymen, plus d'amour.


Ce vers eſt joli; mais celui de Virgile eſt
2 62 Obſervations Critiques.
plein de ſentiment, & d'une harmonie conve
nable à la douleur.

Nulla Venus, nullique animum flexere hymenzi.


Il n'y a peut-être au-deſſus de ce vers que
celui-ci de La Fontaine,
Plus d'amour, partant plus de joie.
«OS$9e

Hl pleuroit Euridice & plein de ſes attraits


Plein de ſes attraits, Hémiſtiche d'Opéra,
dévoué à la Rime. Après ce qu'on vient de
voir d'Orphée, il eſt bien utile d'avertir qu'il
eſt plein des attraits d'Euridice.
«08SG»

. .. . .. . .. Et leurs mains ſanguinaires


La nuit, à la faveur des myſteres ſacrés.
Quels myſteres ! Le latin le dit, & il fal
loit le dire après lui, de peur d'être obſcur
quand il eſt clair. D'autant plus qu'on n'a
point nommé les Bacchantes , & qu'on ſe
borne à les appeller mille beautés.
Inter ſacra Deûm nocturnique orgia Bacchi.
" Parmi les ſacrifices & les orgies noctur
ſur les Géorgiques de Virgile. 2o ;
» nes de Bacchus ». Remarquez que le Tra
ducteur paraphraſe les endroits qui n'en ont
pas beſoin, & laiſſe deviner ce que Virgile
explique.
•08S9»

. . . . Euridicen vox ipſa & frigida lingua


Ah ! miſeram Euridicen, anima fugiente, vocabat.
Euridicen toto referebant flumine ripae.
Il n'eſt perſonne, pour peu qu'il aime la
belle Poëſie, qui ne ſache ces vers ſi touchans
à la fois & ſi poétiques Ovide, qui les a vou
lu imiter, les a allongés à ſa maniere, a ſub
ſtitué l'eſprit au ſentiment, & les a tout-à
fait affoiblis. Le nouveau Traducteur les rend
ainſi :

Là ſa langue glacée, & ſa voix expirante,


Juſqu'au dernier ſoupir, formant un foible ſon ,
D'Euridice, en fiottant, murmuroit le doux nom.
Euridice, ô douleur ! touchés de ſon ſupplice,
Les échos répétoient, Euridice, Euridice !
º Formant un foible ſon , & le vers ſuivant
ſont un rempliſſage, qui n'eſt point dans Vir
gile, & qui refroidit cet endroit. Le troiſié
me vers eſt d'une gêne & d'une dureté bien
2.O4 Obſervations Critiques
ridicule, lorſqu'il faut exprimer la tendreſſe.
O douleur ! ne ſignifie rien, en place de
ah ! miſeram Euridicen ! Touchés de ſon
ſupplice , hémiſtiche ſuperflu pour rimer
à Éuridice. Il valoit mieux chercher à tra
duire toto flumine ripe , & ſe paſſer des
échos. On ne ſait pourquoi les échos répétent
deux fois Euridice, Euridice ; puiſque le Poé
te dit une ſeule fois Euridice ô douleur ! l'écho
devroit répéter ſeulement ô douleur ! Voyez
Virgile. Il fait dire à la voix d'Orphée, ah !
miſeram Euridicen ; & l'écho ne répéte que
le dernier mot Euridicen. Ces traits ſont in
diſpenſables pour peindre fidélement la nature.
Au reſte, il faut remarquer que,dans ce paſ
ſage, où le Traducteur auroit dû employer
toutes ſes forces pour approcher de Virgile le
plus qu'il lui auroit été poſſible, il n'a rien
tiré de lui-même.
Juſqu'au dernier ſoupir formant un foible ſon,
D'Euridice, en flottant , murmuroit le doux nom.
L'idée de ces vers, & juſqu'à l'inverſion
ſi barbare du ſecond, eſt priſe de ces deux de
Segrais. -
fur les Géorgiques de Virgile. 2o5
Là roulant ſur les flots, d'un lamentable ton,
D'Euridice ſa langue encor nommoit le nom.

Roulant ſur les flots vaut mieux que flot


tant : le doux nom, qui finit ſi lourdement le
ſecond vers de M. D. L. eſt pris de M.
Dulard.
Sa bouche prononçoit le doux nom d'Euridice.
Les deux derniers vers de M. D. L. ont
été faits ſur ceux-ci de Martin.

Son ame, en s'enfuiant, d'une mourante voix ,


Appelloit Euridice , Euridice ; les bois, -

· Les antres, les échos, touchés de ſon ſupplice,


Répondoient coup ſur coup, Euridice, Euridicé.

On voit que les échos touchés de ſon ſuplice,


& la répétition d'Euridice, Euridice, n'ont pas
coûté grand effort d'imaginative à M. D. L.
Obſervez que Martin, en faiſant répéter aux
échos deux fois Euridice , n'étoit pas tombé
dans la même faute que M. D. L. punqu'il
**
avoit fait dire également deux fois à Orphée
le nom d'Euridice. Je ne puis mieux finir ces
* remarques , où je crois avoir mis en évidence
#2
2o6 Obſervations Critiques
que M. D. L. n'a donné aucune idée du génie
de Virgile, dans ce touchant & bel épiſode,
qu'en achevant de rapporter la traduction de
M. Le B. qui nous retrace ſi ſouvent, dans
ſes vers, les graces, le naturel, & la chaleur
qui animoient l'Auteur des Géorgiques.

« Déja l'heureux Orphée eſt vainqueur du Ténare ;


Il ramene Euridice échappée au Tartare ;
Euridice le ſuit. (Car un ordre jaloux
Défend encor ſa vue aux yeux de ſon époux ).
Mais, ô d'un jeune amant trop aveugle imprudence!
Si l'enfer pardonnoit , ô pardonnable offenſe !
Orphée impatient, troublé, vaincu d'amour,
S'arrête, la regarde, & la perd ſans retour.
Plus de trêve ! Pluton redemande ſa proie.
Trois fois le Stix avare en murmure de joie.
Mais elle : ah cher amant ! quel aveugle tranſport,
Et nous trahit tous deux, & me rend à la mort !
Déja le noir ſommeil flotte ſur ma paupiére,
Déja je ne vois plus tes yeux ni la lumiere ;
Orphée : un Dieu jaloux m'entraine malgré moi ;
Et je te tends ces mains qui ne ſont plus à toi.
Adieu.L'ombre,à ces mots,fuit,comme un vain nuage,
Son amant veut encor la ſuivre au noir rivage ;
Mais comment repaſſer le brûlant Phlégéton !
Comment fléchir deux fois l'inflexible Pluton ?
ſur les Géorgiques de Virgile. 2o7
Quels pleurs, ou quels accens lui rendroient ſon
amante ?
L'ombre pâle eſt déja dans la barque ſanglante.
Sur les bords du Strymon déplorant ſes revers,
Orphée erra, ſept mois, ſous des rochers déſerts.
Aux tigres, aux forêts racontant ſes diſgraces,
Les tigres, les forêts gémirent ſur ſes traces.
Ainſi le Roſſignol, pleurant ſes tendres fils,
Helas! ſans plume encor, dans leur berceau ravis,
Et racontant ſa perte aux forêts attentives,
Traine ſes longs regrets en cadences plaintives.
Ah ! depuis qu'Euridice eſt ravie à ſes feux,
Nul amour, nul hymen ne fiatte plus ſes vœux.
A travers les frimats des monts hiperborées,
Il promene, au hazard, ſes flammes éplorées,
Solitaire, il couroit les bords du Tanaïs,
Quand tout à coup ( ô rage ! ô forfaits inouis)
Les Bacchantes en foule, aſſiégeant le Riphée,
De leurs jalouſes mains déchirerent Orphée ;
Lui percerent le cœur de leurs thyrſes ſanglans,
Et ſémerent au loin ſes membres palpitans.
Dans l'Hébre impétueux ſa tête fut jettée ;
Mais tandis qu'elle erroit ſur la vague agitée,
Ses levres, qu'Euridice animoit autrefois,
Et ſa langue glacée, & ſa mourante voix,
Sa voix diſoit encore, ô ma chere Euridice !
Et tout le fleuve en pleurs répondoit, Euridice ».
Ce n'eſt pas ſans y avoir beaucoup refléchi
zo8 Obſervations Critiques
que M. Le B. a fait rimer Euridice avec Eu
ridice. S'il n'avoit pas cru mettre une beauté
dans cet endroit, il ne l'auroit pas fait. C'eſt
peut-être ici la ſeule occaſion où cette li
cence fut néceſſaire. Il eſt ſûr que notre rime
n'eſt qu'un écho, & cet écho devient très-in
génieux, lorſqu'il ſert à peindre l'écho ſi tou
chant du fleuve ſenſible à la douleur d'Orphée.
Je ſais bien qu'on peut être partagé d'avis ſur
cette nouveauté ; mais on ne peut s'empêcher
d'y trouver un intention très-fine & très-heu
reuſe.
Quoique mes Obſervations ſur la tra
duction de M. D. L. ſoient aſſez nombreuſes ,
il ne faut pas croire que j'aie épuiſé cette ma
tiere, ni que j'aie fait choix des fautes les plus
marquées.Je puis certifier que j'y recueillerois
encore de quoi faire une critique au moins auſſi
ample,& toujours auſſijuſte que celle que je pré
ſente aux yeux du Lecteur.Mon ſeul but étoit de
mettre ſur la voie les perſonnes, qui n'ont pas
aſſez luVirgile,pour découvrir les infidélités de
toute eſpece que ſonTraducteur lui a faites;ſoit
en préſentant d'une maniere ſéche & rébutan
- tG
ſur les Géorgiques de Virgile. 1o9
te des détails champêtres, que le Poëte latin a
ſû revêtir de tous les agrémens & de toutes les
richeſſes de la Poëſie; ſoit en amplifiant l'ori
ginal ſagement précis dans ſes préceptes , &
connoiſſant mieux que ſon Traducteur cette
leçon d'Horace, ou plutôt de la nature,
Quidquid præcipies eſto brevis. ... .. .. .
ſoit en étranglant les endroits où le Poëte ſe li
vroit à l'eſſor le plus hardi;ſoit en négligeant de
ſuivre ſon modéle toujours ſimple & vrai, pour
s'abandonner à un eſprit faux, & aux antithèſes
º du mauvais goût; ſoit en ajoutant des liaiſons
s, inutiles, toujours froides & languiſſantes; ſoit
a en manquant ſans ceſſe de ce ſentiment dont
, Virgile eſt plein, & dont il fait un mêlange ſi
précieux avec la Poëſie la plus magnifique, la
plus élégante & la plus ſoignée; ſoit enfin
, pour n'avoir pas aſſez approfondi le génie de
, la langue françoiſe , lorſqu'elle pouvoit heu
, reuſement lutter avec la latine ; pour n'a
, voir pas mis aſſez de variété dans ſes tours ,
: dans ſes chûtes & dans ſon harmonie; pour
n'avoir pas cherché à reproduire,dans ſes vers,
2 | O
* .

2 Io Obſervations Critiques \
cette harmonie preſque continuelle dont les
vers de Virgile ſont remplis ; non cette har
monie vague & indéterminée qui convient à
une choſe comme à une autre, mais cette
harmonie propre à la choſe que l'on veut pein
dre, & qui la fait entrer dans votre eſprit
par les oreilles & par les yeux. Talent qui
caractériſe tous les grands Poëtes, & qui met
la Poëſie ſi au-deſſus de la Peinture, puiſque
celle-ci ne peut paſſer à l'ame que par la vue ;
& que la Poëſie, dans les mains de Virgile,
réunit les charmes de la Peinture, & l'har
monie de la Muſique.
Ce n'eſt pas qu'on ne rencontre quelque
fois dans l'ouvrage de M. D. L. des paſſages
qui ſe liſent avec plaiſir, même à côté de
Virgile ; mais il n'y en a pas un qui ſoit ſu
périeur à l'original, très-peu qui l'égalent, &
les autres, ſelon l'expreſſion de Boileau,
Toujours baiſent la terre & rampent triſtement.

v#º
fur les Géorgiques de Virgile. - 2 I I

V E R S
Pris , ou en entier , ou en partie , ou imi
tés de Segrais & de Martin , dans leurs
traductions des Géorgiques ; ou de M. Du
lard dans ſa traduction de l'épiſode d'Ariſtée.
L IV RE P R E MI E R.
M. D. L.

Venez, inſpirez-moi, je chante vos bienfaits.


M A R T I N.
A - -

Venez à mon ſecours. Je chante vos bienfaits.

l': M. D. L.

Et toi qu'attend le ciel, & que la terre adore*.


:
, M A R T I N.
Et toi, jeune Héros que tout le monde adore.
M. D. L.

Veux-tu, le front paré du myrte maternel,


Remplacer Jupiter ſur ſon trône éternel,
-

* Prenez garde que l'idée de ces vers ne peut avoir


été fournie par Virgile, puiſqu'elle n'y exiſte pas. ;
O ij
2 I 2. Obſervations Critiques
Va, préſide aux ſaiſons, gouverne le tonnerre,
Protége les cités, fertiliſe la terre.
M A R T I N.
, *

Soit que . . . . . pour enrichir la terre,


· Gouverner les ſaiſons, ou régir le tonnerre ,
• Le front environné du myrte maternel,
Tu prennes ſur les airs un empire éternel.
M. D. L.
Nouveau ſigne d'Eté, veux-tu briller aux cieux ?
Le ſcorpion brûlant, déja loin d'Erigone, -
S'écarte avec reſpect, & fait place à ſon thrône.
S E G R A I S.

Nouveau ſigne des mois, tu regnes dans les cieux.


Déja le ſcorpion s'éloigne d'Erigone,
La balance s'écarte & fait place à ſon thrône.
M. D. L.

Dès que le doux zéphir amollit les campagnes.


S E G R A I S.

Sitôt que le zéphir , meſſager du Printemps,


Fond la neige des monts, & ramollit les champs.
M. D. L.

Qu'un ſoc long-tems rouillé brille dans le ſillon.


ſur les Géorgiques de Virgile. 213
M A R T I N.

Le coutre dérouillé brille dans les vallons.

M. D. L.

De fertiles cailloux ſéma d'affreux déſºr .


M A R T I N.

De fertiles cailloux, dont l'homme prit naiſſance.


M. D. Le

Ou la veſce légere, ou ces moiſſons bruiantes


De pois retentiſſans dans leurs coſſes tremblantes.
M A R T I N.
llX.

Les légumes couverts d'une gouſſe flottante,


Après qu'on en a fait la récolte bruiante.
M. D. L.

Tout céde aux longs travaux.


S E G R A I S, #

· Tout cede au long travail : * #


M. D. L.

Tourmente donc la terre, appelle donc la pluie. ,


O iij
2 14 , Obſervattons Critiques ^.
M A R T I N.
Du pluvieux ſolſtice implore les nuages*.
M. D. L.

Ou bientôt affamé, près d'un riche voiſin ,


Retourne aux glands des bois pour aſſouvir ta faim.
, M A R T I N. |

| Autrement, mépriſé d'un voiſin opulent ,


Tu te verras forcé de retourner au gland.
S E G R A Is.
Retournant aux forêts pour ſoulager ta faim.
M. D. L.
Aux deux côtés du ſoc, de larges orillons
En écartant la terre, exhauſſent les ſillons.

s E G R A I S.
Qu'aux deux côtés du ſoc tiennent les orillons,
Et le coutre au-devant pour ouvrir les ſillons.
' M. D. L. !

Si d'un ciment viſqueux tes mains ne, la pétriſſent.

* Ce vers de Martin eſt très-beau, celui de M. D L.


en eſt moins une imitation qu'une parodie.
*
ſur les Géorgiques de Virgile. 213
M A R T I N.

· Et d'un ciment viſqueux étroitement liée.


M. D. L.

Y creuſe ſourdement ſa maiſon ſouterraine. /


-

S E G R A I S.

La ſouris creuſera ſes greniers ſouterains


, M. D, L.
séme l'orge, le lin , les pavots nourriſſans.

, M A R T I N.
Séme l'orge, le lin, les pavots nourriſſans.

- M. D. L.

Le globe ainſi connu t'annonce les ſaiſons.


Quand il faut ou ſémer, ou couper les moiſſons
S E G R A I S.

Le ciel, bien qu'incertain, nous marque les ſaiſons,


Le tems propre à ſémer, le tems propre aux moiſſons.
· M. D. L.
Ou rafraichir ſes près que la chaleur altere ,
Ou baigner ſes brebis dans une eau ſalutaire.
O iv
2 16 Obſervations Critiques
S E G R A IS.

Il peut d'un doux ruiſſeau conduire l'onde claire :


Baigner ſes chers troupeaux dans une eau ſalutaire.
M. D. L.

La lune apprend auſſi dans ſon cours inégal.


S E G R A I S.

Dans ſon cours inégal la courriere des mois,


#
M. D. L.

Le cinquiéme eſt funeſte. . . .. Quintum fuge.


M ART 1 N.
Le cinquiéme eſt à ſe
M. D. L.

Et vous fameux Titans, Géans audacieux ,


Que la terre enfanta pour attaquer les cieux.
S E G R A I S.

Et la terre enfanta, pour renverſer les cieux,


Des fuperbes Titans le Peuple audacieux.
M. D. L.

Leur audace entaſſa montagnes ſur montagnes,


Oſſa ſur Pélion, Olympe ſur Oſſa.
Trois fois le Roi des Dieux d'un trait les renverſa
ſur les Géorgiques de Virgile. 2 17
M A R T I N.

D'entaffer par trois fois montagnes ſur montagnes


Oſſa ſur Pélion, Olympe ſur Oſſa.
Et trois fois Jupiter leurs travaux renverſa.
M. D. L.

Promener la navette.

M A R T I N.
Fait courir la navette.

M. D. L.

Trois fois autour des blés on conduit la victime.


S E G R A I S. •

| Trois fois autour des champs marchera la victime:


M. D. L.

Traîne de longs éclairs qui ſillonnent les ombres.


- . S E G R A I S.

Et dans l'ombre, après ſoi, traîner un long éclair.


M. D. L.

Le taureau hume l'air par ſes larges naſeaux,


S E G R A I S.

Ou le jeune taureau, vers le ciel regardant,


Tiendra, pour humer l'air, ſes narrines tendues,
1I5 Obſervations Critiques
M. D. L.

Tremblante pourſes œufs, la fourmi déménage.


- M A R T I N.

La fourmi déménage, & pour ſauver ſes œuf .


M. D. L.

La Corneille enrouée.

M ART iN.
Les Corbeaux enroués. y
•°
M. D. L.

Non que du Ciel, en eux, la ſageſſe immortelle .


• D'un rayon prophétique ait mis quelque étincelle.
' M A R T I N.

Il n'eſt pas vrai pourtant que l'ame univerſelle


Ait l'eſſence
De dans les animaux
céleſte. verſé quelque étincelle
• .

- M. D. L.

Les êtres animés changent avec le tems.


Ainſi , muet l'hyver, l'oiſeau chante au printems.
Ainſi l'agneau bondit ſur le naiſſant herbage.
s E G R A I S.
• Triſtes pendant l'hyver, plus gais dans le Printems,
ſur les Géorgiques de Virgile. z19
Leur joie & leur douleur changent comme le tems.
C'eſt ce qui fait bondir les troupeaux aans l'herbage.
M. D. L.

Tu partageas le deuil de ma triſte patrie.


| - S E G R A I S4

I1 pri le deuil de Rome.

M. D. L.

Vomit en bouillonnant ſes entrailles brulantes.

s E G R A Is. , . .
# Et roula ſur les champs ſes entraillrs fondues.

· MART IN.
Des bois muets ſortoient des voix épouvantables.

M A R T I N.

• • • • • • • • • • . . . .. D'épouvantables voix
Sortirent du ſilence & de l'ombre des bois.

M. D. L.

Trouvera ſous ſes pas des dards rongés de rouille.


M A R T I N.
".

ſ) Parmi les dards rongés de la rouille & des ans.


2.2 C> Obſervations Critiques
M. D. L.

O Pere des Romains , fils du Dieu des batailles !


Protectrice du Tibre, apui de nos murailles !

s E G R A I S. . | |
Pere & Roi des Romains, fils du Dieu des batailles,
Protectrice du Tibre, appui de nos murailles.
\

ſur les Géorgiques de Virgile. 221


==
: L I V R E S E C O N D.
M. D. L.

L E pâle peuplier, : .. & le ſaule verdâtre


-
| s E G R A I S.
Le pâle peuplier, les ſaules verdoians.
- M. D. L.

Et jamais dans nos champs, une hydre monſtrueuſe,


Ne traîne en longs anneaux ſa croupe tortueuſe.
S E G R A I S.

Et jamais on n'y vit un ſerpent monſtrueux


En grands cercles rouler ſes replis tortueux.
M. D. L,

Fouillez ces champs féconds. Le fer, l'argent, l'airain,


L'or même,en longs ruiſſeaux , circulent dans leur ſein.
S E G R A I S.

Ce beau climat produit & l'argent & l'airain


L'or même en abondance a coulé de ſon ſein.
M. D. L.
Maintenant des terreins diſtinguons la nature,
Leur force & leur couleur, leurs fruits & leur culture.
S E G R A I S.

Des terres maintenant expliquons la nature,


Leur force, leur couleur, leur diverſe culture.
2 22 - obſervations Critiques
M, D. L. - -

Le Toſcan ſous ſes doigts, fait reſonner lyvoire.


S E G R A I S. #

Fait reſonner lyvoire, à la gloire des Dieux.


M. D. L.

Et tout ce qu'un long jour conſume de pâture,


La plus courte des nuits le rend avec uſure.
M A R T I N. 4 (

Là, les plus courtes nuits rendent avec uſure, º


Ce que les plus longs jours conſument de pâture. -

M. D. L. '
Aucun champ ne verra tant de bœufs attelés \
T'aporter à pas lents le tribut de ſes blés.
S E G R A I S.

. . .. . . . . . . .. Jamais bœufs attelés


N'ont du champ à la grange amené tant de blés,
M. D. L.

Tel encor ce terrein couvert d'un bois ſtérile,


Que ſon maître rougit de laiſſer inutile,
D'une main indignée il y porte le fer,
étruit les vieux palais des habitans de l'air.
..
ſur les Géorgiques de Virgile. 225
S E G R A I S.

Un vieux bois qu'on défriche eſt encore fertile,


Quand ſon maître, indigné de le voir inutile,
Juſqu'aux ſouches détruit les palais des oiſeaux.
M. D. L.

Que tapiſſe à nos yeux un gazon toujours frais,


Où le coutre brillant ne ſe rouille jamais.
M A R T I N.

Qui ſoi-même s'emplit d'herbages toujours frais,


Où le fer enfermé ne ſe rouille jamais.
M. D. L.

A la plus forte terre , il faut dès lors t'attendre.


Que tes plus forts taureaux gémiſſent pour la fendreX
S E G R A I S.

Tiens cette terre forte, & pour ton labourage


Des plus forts de tes bœufs accouple l'attelage.
M. D. L.

Le jeune arbuſte, ainſi jamais ne dégénere,


Et ne s'apperçoit pas qu'il a changé de mere. .
S E G R A I S.
•º
Pour que le jeune plant qui ſouvent dégénere,
Ne s'aperçoive pas qu'il a changé de mere.
2 24 Obſervations Critiques
M. D. L.
Sur-tout ſi l'Aquilon s'éleve en ce moment,
Et chaſſe devant lui ce vaſte embraſement.
S E G R A I S.

Pour peu que dans ces bois les bruiants Aquilons


Du vaſte embraſement roule les tourbillons.
M. D. L.

Il ouvrit au ſoleil ſa brillante carriere


Et pour l'homme naiſſant épura la lumiere.
M A R T I N.

Oui, le Printems ouvroit ſa brillante carriere


Quand le bétail naiſſant reſpira la lumiere.
M. D. L.

Il faut couvrir de terre, engraiſſer de fumier


S E G R A I S.

Il faut combler de terre, engraiſſer de fumier.


M. D. L.

Chantons pour luiles vers que lui chantoient nos peres,


Qu'un bouc ſoit par la corne entrainé vers l'autel.
S E G R A I S.
-
Chantons à ſon honneur les chanſons de nos peres,
Soit un bouc par la corne à ſes autels offert.
M. D. L.
ſur les Géorgiques de Virgile. 225
M. D. L.
·
Ainſi roulent en cercle & ta peine & tes jours,
s E G R A Is.
• . . · . Ainſi la race humaine . -

Foit en cercle rouler & l'année & ſa peine.


M. D. L. ,
La grandeur des Romains, la chûte des Etats,
M A R T I N.

Rome & ſes intérêts, la chûte des Etats.


M. D. L.

Et ſes bœufs, compagnons de ſes heureux travaux.


M A R T I N.

Ses fidéles taureaux compagnons de ſes peines,


M. D. Le

Et ſes douces chaleurs ſur les côtes vineuſes


Achevent de mûrir les grappes pareſſeuſes.
M A R T I N.

Attendant que le ciel ſur les croupes vineuſes


Achéve de murir les grappes pareſſeuſes.

ººns2r | ic .
22 6 | Obſervations Critiques

L IV R E T R O I S I É M E.
M. D. L. . -

DE Céſar, au milieu, je placerai rimage


· · S E G R A IS.

De Céſar, au milieu, j'éleverai l'image.


- M. D. L.

D'une queue à longs crins balayer la pouſſiere*.


S E G R A IS. -

D'une queue à longs crins balayer la pouſſiere.


M. D. L.

son épine ſe double & frémit ſur ſon dos.


D'une épaiſſe criniere il fait bondir les flots.
s E G R A Is.
Son épine paroît ſe doubler ſur ſon dos.
A ſa droite ſes crins voltigent à longs flots.
M. D. L.

Vénus, ainſi que Mars, demande la jeuneſſe,


-

* Ce vers eſt peut-être le plus beau & le plus heureux


de toute la traduction de M. Delille. Segrais avoit fait
ce vers d'après celui-ci de Boileau, Satir. 1.
« D'une robbe à longs plis balayer le barreau ».
ſur les Géorgiques de Viigiie 2 27
S E G R A I S.

Amour eſt comme Mars, il veut de la jeuneſſe.


M. D. L.
Des routes de l'amour, l'embonpoint inutile, r

Aux germes créateurs ouvre un champ moins fertile,


* • .

s E G RA I S.
L'excès de l'embonpoint rendroit le champ ſtérile.
tſt M, D. L.

Qu'au ſeul ſon de ta voix ſon allégreſſe éclate,


Qu'il fremiſſe au doux bruit de la main qui le flatte.
M A R T I N.

. . . . , , , . . . . . - .. Et que ſa joie éclate


Sous les coups redoublés de la main qui le flatte.
M, D. L.

Ne l'engraiſſe ſur-tout qu'après l'avoir dompté.


- s E G R A I S.
II ne le tiendra gras qu'après qu'il eſt dompté.
M. D. L.

| II ſe dreſſe en fureur ſous le fouet qui le touche,


Et s'indigne du frein qui gourmande ſa bouche.
M A R T I N.
Il rue , il ne craint point la verge qui le touche,
Et refuſe le mords qui gourmande ſa bouche.
P ij
2 28 Obſervations Critiques
M. D. L.

Que les fleuves profonds , qu'une haute montagne


Séparent le taureau de ſa belle compagne *. .
M A R T I N.
Oppoſe à leur fureur des fleuves des montagnes,
Qu'ils paiſſent ſéparés de leurs cheres compagnes.
M. D. L.
Que n'oſe un jeune amant qu'un feu brûlant dévore !
s E G R A I S. .
Que n'oſe un jeune cœur ſitôt qu'amour l'enffamme !
M. D. L.

Viens, auguſte Palés : viens ſoutenir ma voix.


M A R T I N.

Vien donc m'aider, Palés, & ſoutenir ma voix.


M. D. L.

Mais aux champs où l'Iſter rouie ſes flots rapides

* On pourroit croire que toutes ces imitations vien


nent plutôt de ce que M. D. L. a traité le même ſujet
après Segrais & Martin, que de l'envie de les copier ;
mais qu'on faſſe attention que Segrais & Martin, dans
la même entrepriſe, n'ont pas deux vers qui ſe reſſem
blent. - -
ſur les Géorgiques de Virgile. 229
M A R T I N.

Dans ceux où l'Iſtre enfié roule ſon eau rapide.


- M. D. L.
Là les champs ſont ſans herbe & les bois ſans verdure
· · S E G R A Is.
Les champsy ſont ſans herbe & les bois ſans feuillage.
- · M D. L.
Quelquefois, ſous la crêche, une affreuſe vipére,
· Loin du jour importuna choiſiſon repaire.
S E G R A I S.

Sous la crêche immobile, une horrible vipére


Fuit le jour, & ſe cache en un ſombre repaire.
- -

· M. D. L.
. . - : -- . - . . . - Ce ſérpent écaillé
Qui rampe fiérement ſur ſon ventre émaillé . :: .
Et ſe roule ſur l'herbe ... quand le Printems humide.
· MA R. T I N. . -

. . .. .. .. . ... Il roule ſur le ſable


De diverſes couleurs un long ventre émaillé, .
| Sous les plis tortueux de ſon dos écaillé, -
Quand l'humide Printems, &c.
D. L. · · · , · of »
, M. !

Me préſervent les Dieux d'aller dans les forêts,


Goûter le doux ſommeil , ou reſpirer le frais t
P iij
23o , obſèrvarions Critiques .
| SE G R A I S.
Me préſerve le ciel d'aller au frais de 1'ombre
Chercher un doux ſommeil en un boccage ſombre.
• -

- : - M. D. L. - • • -

Autant on voit de flots ſe briſer ſur les mers ,


Autant dans un bercail regnent de maux divers.
s E G R A Is.
Les vens élevent moins de vagues ſur les mers
Qu'on ne voit les troupeaux ſentir de maùx divers,
M. D. L.· · · · · · · · · >
---- .' -

Mais quelle affreuſe mort * ! ... .. | .


s E G R A Is.
Mais quelle mort,
· - grands • . . -! •
' : ' Dieux • - • • • •

- M. D. L. !· i Cº .
· L'oiſeau même eſt atteint, & des traits du trépas,
Le vol le plus léger ne le garantit pas.
- ' M A R T.I.N. .. . . .. . . .
L'oiſeau, hôte de l'air, y trouve le trépas, : ſ .
- - -
- ..- , » * . *
Le vol le plus léger ne- l'enrégarantit
-s- pas.º
sº, \ # ºº
> : ) r" -

* ce mouvement oratoire n'étant point dans Vir


gile, il faut que M. D. L. 1'ait pris à Segrais. "
:º \ e' -2 -o69o- .º " , - º
iii ! - -
ſur les Géorgiques de Virgile. 231

L I VR E Q U A T R I E M E.
M. D. L.

Le• • • • .............
N'auront, dans leur contour, qu'une étroite ouverture
· M A R T I N. .
La ruche . . . . . . . - • • • • • •
N'aura, dans ſon contour, qu'une étroite ouverture ,

', | M D.. L.
.: | ' _
-

Imitant du clairon les ſons entrecoupés. - -

Les combattans épars déja ſont attroupés.


MARTIN.
Le murmure confus des ſoldats attroupés, - º

Du clairon imite les ſons entrecoupés.


$, , M. D. L. -

L'autre, à regret montrant ſa figure hideuſe,


Traine d'un ventre épais la maſſe pareſſeuſe.
M A R T I N. . · : · - r

Pareſſeux & couvert d'une hideuſe peau,


* Traîne d'un ventre épais l'inutile fardeau.
M. D. L.

Les enfans ſont communs, les richeſſes communes.


P iv
232 ... Obſervations Critiques
- M A R T I N.

Les enfans ſont communs, la richeſſe commune.


M. D. L.

Tels les fils de Vulcain, dans les flancs de la terre,


Se hâtent à l'envi de forger le tonnerre.
· M A R T I N. n

Tels les Ciclopes nuds, dans leur antre ſous terre,


S'empreſſent à l'envi de forger le tonnerre.
M. D. L. -

L'Etna tremblant gémit ſous l'enclume péſante.


S E G R A I S.

Les cavernes d'Etna gémiſſent ſous l'enclume.


· M. D. L.
Ignorant ſes plaiſirs, ainſi que ſes douleurs,
Elle adopte des vers éclos du ſein des fleurs.
MARTIN.
Et de l'enfantement ignorant les douleurs,

Leurs petits ſont des vers éclos du ſein des fleurs.


M. D. L. -
Et retournant aux cieux en globe de lumiere,
Vont rejoindre leur être à la maſſe premiere
M A RTI N.

Elle revole au Ciel, lieu de ſon origine,


- Et ſe rejoint ſans ceſſe à la maſſe divine,
ſur les Géorgiques de Virgile. 233
M. D. L.

Dans les flots odorans d'un vin délicieux,


Fai bouillir ſa racine. -

MA R T I N.
Fai bouillirſa racine en un vin odorant.
M. D. L.
#
. . . - . . , . .. .. Et vous êtes ma mere !
Achevez . . .. ravagez ces côteaux ....
- Dans ces jeunes forêts allez porter la flamme
Puiſque l'honneur d'un fils ne touche plus votre ame.
M. ' D U L A R D.

Et vous êtes ma mere ! Ah ! pour combler mes maux,


Détruiſez mon bercail, ravagez mes côteaux.
Portex dans mes guérets & le fer & la flame.
Ma gloire , je le vois, ne touche plus votre ame.
- M. D. L.

Leurs beaux cheveux tomboient en treffes ondoiantes.


• M. D U L A R D.
• . . . , . .. Et leurs cheveux flottans
Se jouoient ſur leurs dos à replis ondoians.
*

M. D. L. - •,

Mon fils a droit d'entrer dans le palais des Dieux.


S E G R A I S.

Il a droit d'être admis dans le palais des Dieux !


2 34 Obſervations Critiques . -
M. D U L A R D.

n'eſt en droit d'entrer dans l palais des Dieux.


M. D. L.

L'Hypanis ſe briſant ſur des rochers affreux.


S E G R A I S.

D'où ſe vient l'Hypanis briſer contre des roches.


M. D. L.
| |
A l'heure où les troupeaux goûtent le frais de l'ombre |4
Je guiderai tes pas vers une grotte ſombre, |

| Où ſommeille ce Dieu ſorti du ſein des flots, . |


Là tu le ſurprendras dans les bras du repos. : |
lt
--
t,
-,
" M. D U L A R D. • .

· Quand le troupeau ſe plaît à repoſer à l'ombre,


Je guiderai vos pas vers une grotte ſombre,
Où le Paſteur des mers, ſorti du ſein des flots,
Dans les bras du ſommeil, ſe livre au doux repos.
M. D. L,

Là dans un antre obſcur ſe retiroit Protée,


Cyréne le prévient, y conduit Ariſtée.
M. DULAR D.
Dans cet antre ignoré ſe retiroit Protée.
· La Naiade en ſecret y conduit Ariſtée.
Jſur les Géorgiques de Virgile 235

, M. D. L.

Déja le chien brûlant dont l'Inde eſt dévorée °


Vomiſſoit tous ſes feux ſur la plaine altérée. -
. M. DU LA R D.

" C'étoit dans la ſaiſon, oû de pluie altérée !


Des ardeurs du lien la terre eſt dévorée.L - . -
· M. D. L. -

Tous ces monſtres épars s'endorment ſur la rivé


Alors, tel qu'un Berger, quand la nuit ſombre arrive.
s E G RAI s.
Les veaux marins dormoient étendus ſur la rive
Et, comme le Paſteur,.lorſque le ſoir arrive. .
M. D. L.

Le Rhodope en gémit, & l'Ebre en murmura.


- a . , ". #.
2 MA RTI N. ,
Le Rhodope en pleura... Et l'Ebre en murmura.
' , \" M.M. D. .
D. L. .'.
*. , " , #

Et perçant ces forêts , où regne un morne effroi,


Il aborda des morts l'impitoyable Roi.
M. D U L A R D.

Vit ces forêts, où regne un éternel effroi,


Aborda des enfers le redoutable Roi.

236 Obſervations Critiques, & c.
M. D. L. - -

Sur le riant Lycée, où paiſſent tes troupeaux ,


Va choiſir à l'inſtant quatre jeunes taureaux.
M. D U L A R D.

Retournez ſur les monts, où paiſſent vos troupeaux.


Et, ſoigneux de choiſir quatre jeunes taureaux.
M. D. L. -

Bien digne de pardon, ſi l'enfer pardonnoit. :


H s'arrête, il ſe tourne. - -

MARTIN. 1
Qu'on pouvoit pardonner, ſi l'enfer pardonnoit,
Il s'arrête, & ſe tourne.
A Monſieur * " * *

SUR LE P O EME DES SAISONS ,


de M. de St. L****.

J, A c c E PT E, avec empreſſement, MoN


#, SIEUR, la propoſition que vous me faites de
nous entretenir des ouvrages qui paroiſſent
avec un certain éclat dans la Littérature. Ces
entretiens , ces diſcuſſions polémiques pour
ront contribuer à nous raffermir mutuellement
dans les principes que nous avons puiſés aux
bonnes ſources, & que le bel eſprit ou l'eſ
prit faux, (aujourd'hui l'un c'eſt l'autre ,)
s'efforce de corrompre & de détruire, ſur-tout
à force de raiſonnemens ; car, vous le ſavez ;
rien de plus raiſonneur que les gens les moins
raiſonnables.
Le Poëme des Saiſons fera l'objet de cette
•,
-
z38 Obſervations Critiques
Lettre. Quoiqu'il ait paru depuis plus d'une
année, je vous avoue que je n'avois encore
pu me réſoudre à le lire de fuite.J'étois agréa
blement ffatté de quelques détails; mais une
monotonie fatiguante, éternelle , qui com
mence au premier vers & ne finit qu'au der
nier, un amas de deſcriptions trop continues,
& trop uniformes, un défaut de plan & d'in
térêt me faiſoient tomber des mains le Poëme
tant vanté; & quoique j'y trouvaſſe des vers
très bien faits, des images vivement rendues,
.des peintures neuves, en petit nombre à la
· · vérité, des penſées hardies , & quelquefois
exprimées fortement ; je ne pouvois me dé
fendre de l'ennui qui me gagnoit avant la fin
d'un Chant, & qui m'ôtoit l'envie de paſſer
au ſuivant. Ainſi, en convenant des beautés
de cet ouvrage avec ſes Admirateurs , mon
refrein étoit toujours de dire :
| Mais je ne ſais pourquoi je bâille en le liſant.
, Je le ſais à préſent que j'y ai un peu reflé
chi, & que je me ſuis obſtiné à lire ce Poë
me, d'un bout à l'autre, ſans interruption
Je vais vous faire part des réflexions qui me
ſur le Poème des Saiſons. 239
ſont venues ſur les cauſes de l'ennui involon
taire qu'il inſpire, malgré le mérite qui ſe
trouve dans quelques-unes de ſes parties.
· Quelques éloges que M. D. S. L. faſſe de la
Poéſie deſcriptive , dans ſon Diſcours Préli
minaire, où il l'appelle un genre neuf, in
connu aux Anciens; il n'eſt pas moins vrai que
ce genre neuf eſt un très-mauvais genre, qu'il
falloit laiſſer aux Allemands & aux Anglois
qui l'ont créé par un défaut de goût.
Je rends juſtice, autant qu'un autre , aux
peintures naïves, fidéles , & quelquefois ſu
blimes par leur ſimplicité, que les Thompſon,
les Geſner, &c. ont faites de la Nature. J'a
voue qu'ils la voient ſouvent auſſi bien que
les Anciens, nos plus grands maîtres en ce
genre, où nous n'avons guéres que La Fon
taine à leur oppoſer. Mais il faut convenir auſſi
qu'ils ont fait un grand abus de ce talent pré
cieux, en voulant tout décrire à la fois , en
entaſſant des deſcriptions ſur des deſcriptions,
des images triviales ſur des images commu
nes, & ne laiſſant pas paſſer un rocher, un
buiſſon, la moindre fleur, ſans les peindre
tout au long ?
24o Obſervations Critiques
Quoi de plus burleſque, par exemple, que
de voir M. Geſner, dans une de ſes Idylles,
s'extaſier ainſi ſur une barbe griſe ? Il

« Je vois, avec plaiſir, ma barbe griſe flot #


» ter en ondes blanchâtres ſur ma poitrine, llll

» & rendre témoignage de la conſtante bonté . pe


» des Dieux. Doux zéphirs, qui voltigez au
» tour de moi, ne dédaignez pas de vous jouer
» dans les replis argentés que ma barbe forme
» ſous mon menton, &c. ».
Rien de plus contraire au goût de la ſaine
antiquité que cette emphâſe puérile, & cette
gravité niaiſe, ſur des objets qui méritent ſi
peu d'attention ; mais qui excitent trop ſou
vent la verve froide des Poëtes Germaniques.
Ce qu'ils ont imaginé de pire, ainſi que
les Anglois, c'eſt de créer une eſpece de Poë
me, dont le fonds principal ne fut que des
deſcriptions. La Poëſie deſcriptive doit entrer
dans tous les genres de Poëſie ; mais ne peut
compoſer un genre à part. Autrement on fe
roit des Poëmes ſur tout. Quel plus beau champ
pour la Poëſie deſcriptive, que les quatreparties
du monde ! Certainement rien de plus varié,
de
ſur le Poëme des Saiſons. 24 î

de plus étendu, de plus fertile en images neu


ves, en contraſtes, &c. mais avec tout cela
rien de plus ennuyeux, de plus fatiguant,
parce qu'un Poëme, pour attacher, doit avoir
un plan ; & qu'un Plan de Géographie ne
peut faire celui d'un Poëme.
La Poëſie deſcriptive a pour objet de délaſ
ſer les yeux & l'eſprit, dans un ouvrage qui
vous intéreſſe d'ailleurs, ou par de grands évé
nemens, comme le Poëme épique ; ou par
des préceptes utiles & agréables, comme le
Poëme didactique ; mais un délaſſement de
vient une fatigue, quand on en fait une oc
cupation unique. -

Les Anciens n'ont aucun exemple d'ouvra


ge auſſi bizarre. - -

Héſiode, qui écrivoit dans l'enfance de


la Poëſie, dans le tems où l'on veut tout pein
dre, parce que tout eſt nouveau, a cependant
donné une forme utile à ſon Poëme des Ou
vrages & des Jours. Les préceptes y dominent
par-tout , & trop ſans doute; car on lui re
proche une ſimplicité trop nue, une inſtruction
trop ſéche. - -

Q
2 42 Obſervations Critiques
Virgile eſt ſans contredit celui qui a le
mieux entendu ce genre de Poëſie. Son but
étoit de faire aimer la campagne aux Romains
plongés dans le luxe, & fatigués des guerres
civiles ; mais il falloit d'abord faire lire &
faire aimer ſon Poëme, afin de parvenir plus
fûrement à ſon but; car ſi ſon ouvrage eût été
ennuyeux, peut être auroit-on ſoupçonné la
campagne de l'être auſſi. En un mot ſes Géor
· giques ont un plan donné par le Poëte, & non
pas commandé par le ſujet, ni diviſé comme un
Almanach. Le ſujet eſt intéreſſant, utile pour
tous les hommes. Ce ſont les préceptes de
l'agriculture, & les devoirs, les occupations,
les plaiſirs,le bonheur de l'homme des champs.
Tout cela eſt revêtu d'agrémens, d'images,
& de toutes les richeſſes de la Poëſie; mais
les ornemens acceſſoires n'étouffent jamais le
fonds principal Les deſcriptions en font une
des plus belles parties ; mais cet embelliſſe
ment eſt ſubordonné. Il ne faut pas que tout
ſoit œil dans un corps. -

Il n'eſt guere de Poëme plus abondant en


peintures & en deſcriptions que celui de Lu
crece ſur la nature des choſes; mais elles n'en
ſur le Poëme des Saiſons. 243

ſont pas le ſujet. Tout eſt lié par un ſyſtême


ſuivi qui eſt la trame premiere, où viennent
aboutir tous les autres fils de ce tiſſu.
| Liſez tous les bons Poëmes anciens & mo
dernes; vous ne trouverez, dans aucun, que la
Poëſie deſcriptive y domine comme ſujet prin
cipal. Il eſt donc certain qu'un genre bizarre,
auquel n'avoient penſé, ni les Anciêns, ni les,
Modernes; un genre créé, depuis peu, chez des
nations où le goût a rarement éclairé le génie;
un genre,dont le défaut eſſentiel eſt d'ennuyer,
ne peut être, je le répéte, qu'un très-mauvais
genre. - •

· Cela poſé,vous ſentez aiſément la raiſon pour


quoi la lecture du Poëme des Saiſons eſt ſi fati
guante,pourquoi elle vous laiſſe dans l'eſprit un
vuide ſi grand, & rien de ce profond ſouvenir
qui eſt le caractere infaillible d'un excellent
ouvrage. - - ·

Qu'eſt-ce en effet que le Poëme des Sai


ſons ? Quatre Poëmes différens qui ſe ſuccé
dent ; mais qui ne ſe tiennent par aucun fil;
ſi bien qu'on peut placer l'un avant l'autre, le
dernier avant le premier, l'Hyver avant le
Q 1j º -
2 44 Obſervations Critiques
Printems, ſans rien changer au plan d'un ou
vrage qui n'a point de plan. Chacun de ces
Poëmes pourroit fournir le ſujet d'une Idille
intéreſſante, encore y faudroit-il plus d'action
& plus de chaleur.
Les quatre Saiſons ne peuvent pas plus for
mer un Poëme régulier que les quatre âges
de l'hommé, les quatre parties du monde , les
quatre points du jour, & toutes ces diviſions
communes , qui fourniſſent des ſujets aux
Peintres, pour quatre tableaux ſéparés ; car il
ſeroit impoſſible de n'en compoſer qu'un
ſeul. Or un Poëme, dont le tout ne peut faire
unité, & ne peut être reſſerré dans un ſeul
tableau, eſt inconteſtablement un Poëme irré
gulier, bizarre & indigne de ce nom. -

L'ouvrage de M. D. S. L. péche donc d'a


bord radicalement par le choix du genre , qui
eſt un genre bâtard; & par le choix du ſujet,
dont on ne peut tirer qu'un tout informe,
ou plutôt quatre parties qui font chacune un
tout. Voyons maintenant ſi le Poëte n'a pas mis
d'autres défauts eſſentiels,entraitant un ſujet dé
fectueux,dans un genre plus défectueux encore.
La Monotonie, mere éternelle de l'ennui,
ſur le Poème des Saiſons. 245
ſemble avoir préſidé ſeule à la compoſition
des Saiſons. Chaque chant a une coupe uni- '
forme. La marche du Poëte eſt toujours la
même. Ce ſont des deſcriptions, des excla
mations & des déclamations. Même uniformi
té dans les épiſodes, qui ſe reſſemblent tous,
à l'exception de celui des Corvées, le ſeul qui
ſoit fait avec quelque génie, quoiqu'écrit foi
blement. -

Monotonie dans le ſtyle qui n'a qu'une ſeule


couleur. De l'élégance aſſez ſouvent, mais
preſque jamais de la force, ni de l'élévation,
ni de la chaleur, ni de l'enthouſiaſme. En
ſorte qu'on peut dire que cet ouvrage eſt d'une
élégante médiocrité.
Monotonie dans la verſification. Les vers
tombant deux à deux, preſque d'un bout à l'au
tre, & n'ayant qu'une même tournure, qu'une
même harmonie, ce qui fait qu'ils n'en ont
aucune. -

Monotonie dans la partie dramatique du Poë


me,où les perſonnages qu'on met en jeu, parlent
en Philoſophes. On ne voit, on n'entendjamais
de bonnes gens champêtres;mais par-tout M.D.
Q iij
2.46 · Obſervations Critiques -

S. L. qui penſe, réfléchit, déclame & diſſerte. $


J'examinerai ici, un moment, en paſſant,
ſi cet eſprit philoſophique ſi vanté, & qui re
gne aujourd'hui dans tôus les ouvrages, depuis #
le Poëme épique, juſqu'à l'Opéra bouffon, a
fait autant de bien à la littérature qu'on le
prétend. - pl

Deſpréaux diſoit que la Philoſophie avoit cou- , !


pé le cou à la Poéſie ; mais il n'entendoit alors
que la Philoſophie de Deſcartes, qui avoit
répandu dans les eſprits un raiſonnement trop |
ſévére , trop de méthode & de ſéchereſſe, "
& cette recherche ſcrupuleuſe de la plus exacte . "
vérité, qui banniſſoit de notre langue, non- .
ſeulement les belles rêveries de l'antiquité, *
leY
ces allégories brillantes , ſi favorables à la ri
che Poëſie; mais encore cette hardieſſe d'ex-
preſſions , cette élévation pindarique à la-
s#t
quelle aucun de nos Poëtes n'atteindra jamais, (t
& qui met autant de différence entre les Poé- #
- ſies anciennes & modernes, qu'il y en a en-
tre un Opéra de Quinault, & une Tragédie
,i
de Racine. -

Que diroit aujourd'hui Deſpréaux, s'il voyoit


une Philoſophie plus funeſte corrompre le
ſur le Poème aes Saiſons. 247

goût, & hâter la décadence des Lettres ? s'il


voyoit tous les ouvrages marqués de cette mê
Ine empreinte de Philoſophie, & en porter ,

pour ainſi dire, les livrées ? s'il voyoit la Poë


ſie réduite à d'éternelles déclamations, & s'en
vélopper, dans tous ſes genres , du manteau
philoſophique ? Si dans les livres, dans les
(ſ
poëmes, dans les perſonnages de Théâtre ,

il ne trouvoit que des Sénéques , des Pédans
chargés de morale; tandis qu'il n'y a jamais
eu moins de mœurs dans la nation, & que
jamais elle né s'eſt moins ſouciée d'en avoir ?
· Que diroit Deſpréaux s'il entendoit des
Géométres nous donner des leçons de Poëſie;
nous dire que de belles images ne prouvent
rien; que nous en ſommes venus au point que
des vers ne ſauroient nous plaire, à moins que
d'être penſés ; qu'une maxime, une vérité,
| ( c'eſt là le grand mot) eſt toujours préféra
ble aux détails poëtiques les plus brillans &
les plus harmonieux : que la Poëfie a un but
bien plus noble & plus digne d'elle en ſe
bornant à inſtruire le genre humain, qu'en
cherchant à amuſer & à plaire : que l'imagi
Q iv
248 Obſervations Critiques
nation ne ſert qu'à tromper le jugement; &
que nos têtes ſont montées à un tel degré de
juſteſſe philoſophique , qu'elles aiment mieux
ſaiſir le vrai tout nud, que de le chercher
ſous les voiles les plus ingénieux & les plus
agréables; qu'en un mot le plus grand génie
n'eſt pas celui qui a fait de plus beaux vers,
mais celui qui a dit de plus grandes vérités.
Il me ſemble que Deſpréaux arrêteroit ici
nos Géometres raiſonnans ſur la Poëſie , &
leur répondroit à peu près ainſi.
Que direz-vous, Meſſieurs les Penſeurs, ſi
je vous donne, dans un même homme, celui
qui a dit les plus grandes vérités, & fait les
plus beaux vers ? C'eſt Homere. Horace, qui
s'y connoiſſoit bien autant que vous , trou
voit plus à s'inſtruire dans l'Iliade, que dans
toutes les leçons des Philoſophes. /

* Trojani belli ſcriptorem, maxime Lolli,


Dum tu declamas Romae, Praeneſte relegi :
Qui, # ſit pulchrum, quid turpe , quid utile,
quta non,

* Epit. 2, liv. 2.
ſur le Poème des Saiſons. z49
* Pleniùs, ac meliùs Chryſippo & Crantore dicit.
Otez à la Poëſie l'imagination & les images,
vous l'anéantiſſez. Les jeunes gens, que vous
endoctrinerez, ſeront de petits Pédans qui
enfileront des ſentences, comme des grains de
chapelets, mais toutes ces ſentences priſes
dans vos livres ne pourront jamais faire une
piéce de Poëſie; & vos graves verſificateurs
toujours raiſonnans ou déraiſonnans , morali
ſans, philoſophans, & nous glaçant, ne ſe
ront jamais des Poëtes. -

La Poëſie doit mener à la ſageſſe, mais à


travers les fleurs, & ſans paroître y ſonger. Elle
doit cacher l'inſtruction ſous l'appas du plaiſir.
Elle ne prêche point ; car elle ſait qu'on ne
rend point meilleurs les gens qu'on ennuye.
* . . .. De ton eſprit
Bannis l'erreur générale, - >

Qui, jadis, en maint écrit,


Plaça la ſaine morale.
On abuſe de ſon nom.
Le chantre d'Agamemnon
Sçut nous tracer,' dans ſon livre,
Mieux que Chryſippe & Zenon,
Quel chemin nous devons ſuivre ».
* - ( Rouſſeau, Od. z. L. z. )
2 5o Obſervations Critiques .
Vous avez donc manqué votre but, en ren
dant la Poëfie toute moraliſte; car ſi elle quit
te ſes graces riantes,.pour prendre le viſage
ſévére du Portique, elle ne ſera plus Poëſie ;
elle ne ſera qu'une mauſſade & grimaciere
copiſte de la Philoſophie. Elle aura beau crier :
aux mœurs ! à la vertu ! elle ſera auſſi ridi
cule qu'une jeune perſonne qui auroit pris
l'habit & le ton d'un vieillard , pour gour
mander ſévérement des hommes faits.
· Vous n'avez point manqué votre but, Meſ
ſieurs de la Philoſophie, ſi vous avez voulu
abattre la Poëfie, pour élever votre idole en
ſa place. Vous avez rendu les Poëtes tout
Philoſophes; c'eſt-à-dire qu'il n'y a plus de
Poëtes. Vous voilà les ſeuls précepteurs du
genre humain. Mais ſouvenez-vous que tou
jours les ſiécles de Philoſophie ont ramené la
barbarie & l'ignorance que la Poëſie avoit
diſſipées. -

Cette digreſſion ſur l'eſprit philoſophique eſt


d'autant moins déplacée ici, qu'il regne avec
tout ſon faſte, dans les Saiſons de M. D. S.
L. qui paroît s'en faire gloire : car enfin il
faut être de ſon ſiécle. -
ſur le Poëme des Saiſons. 1 51
· Une des choſes qui mettent le plus le ca
chet philoſophique à cet ouvrage, c'eſt que
dans un Poëme, fait en France, par un Fran
çois , il n'y ait preſque pas un mot ſur ſa pa
trie. On ſait en effet que la Philoſophie nous
rend citoyens du monde, & nous fait regar
der l'amour de la Patrie, comme un ſentiment
meſquin. Le Philoſophe a pour concitoyens,
tous les hommes ; & il aime, avec une ten
dre humanité, le Lapon & l'Ourang-outang,
qu'il ne verra jamais ; afin de regarder, com
me étranger, ſon compatriote avec lequel il
vit tous les jours. - -

Virgile, qui avoit le malheur d'être grand


Poëte, & point Philoſophe , au moins comme
on l'eſt aujourdhui, ſe plaît, dans ſes Géor
giques , à parler de Rome, de la beauté de
l'Italie, des anciens Romains. Il loue un peu
trop Auguſte ; mais il loue encore davantage
les mœurs & les Héros de l'antique Rome.
Thompſon , dans ſon Poëme des Saiſons ,
que je ſuis bien loin de comparer aux Géor
giques, fait des éloges fréquens de ſa patrie,
avec plus d'enthouſiaſme encore que Virgile.
2 52 Obſervations Critiques
Il aime à s'en entretenir, il y revient avec paſ
ſion. Et c'eſt une des parties de ſon Poëme
qui fait le plus de plaiſir, même à un bon
François. Car on lui pardonne ſes bravades
contre notre nation , en faveur du ſentiment
patriotique qui l'inſpire.
Si le Poëte françois ne parle aucunement de
ſa Patrie, en revanche il s'occupe continuelle
ment de lui même, ce qui n'eſt pas moins phi
loſophique; car à force d'aimer tout l'Univers,
il arrive qu'il n'y voit que lui, & qu'il n'aime
que lui. Il ſemble que toute la nature ne ſoit
faite que pour M. D. S. L. & qu'il ne la veuille
peindre que pour lui & pour ſa Doris. C'eſt
un monologue perpétuel, au premier Chant,
car la Doris ne repond pas le moindre mot.
Il eſt bien dommage que Virgile n'ait pas eu
auſſi une Doris à qui il eût pu enſeigner les
préceptes de l'Agriculture , & pour laquelle
il eût fait ſon Poëme.
Mais Virgile ne connoiſſoit point cette
fleur de galanterie., il auroit eu peur qu'on
ne ſe fût mocqué de lui, s'il eût ſans ceſſe parlé
à ſa maitreſſe, dans un Poëme ſérieux, fait
· ſur le Poème des Saiſons. 2 53
pour être utile à tout le monde. On lui auroit
dit : aimez votre maîtreſſe à la bonne heure ,
ſi vous en avez une; mais elle n'a que faire
ici. C'eſt à nous qu'il faut parler, ou bien nous
vous laiſſerons avec elle ; car rien de plus en
nuyeux,
ne pourqu'à
ſongent un eux.
tiers, que deux. amoureux qui - •

La partie du Poëme, où domine le plus


l'eſprit philoſophique, eſt ſans contredit le
ſtyle, dont nous examinerons inceſſamment les
défauts. Diſons auparavant quelque choſe des
· Saiſons de Thompſon , qui ont ſervi de
modele aux Saiſons de l'Auteur françois.
Thompſon a du moins ſauvé l'irrégularité
de ſon Poëme par beaucoup de variété,
& par des images vraiment ſublimes. Il ne
ſe borne pas à des deſcriptions & à des dé
clamations vulgaires; il a étendu ſon plan, avec
beaucoup d'imagination , & s'il s'égare dans
un mauvais genre , & ſur un ſujet bizarre ,
c'eſt du moins avec beaucoup de génie. Il
a eu le talent de faire excuſer ſes défauts, &
de faire lire ſon Poëme. Il a ſenti qu'il ne
pouvoit ſupléer à l'unité d'intérêt, qui man
quoit à ſon ſujet, que par le nombre & le
2 54 Obſervations Critiques
choix des épiſodes. Auſſi a-t-il cherché tous .
ceux qui pouvoient convenir à chacun de ſes
chants, & les a-t-il liés fort heureuſement.
Au Printems, il ne nous aſſomme point,
comme M. D. S. L. de deſcriptions éternelles
de la pluie, du beau tems, du ſoleil, des
champs, de la verdure , des arbres, de la )

roſée, de l'émail des fleurs , &c. toutes choſes


qu'on aime fort à voir,d'un ſeul coup d'œil,dans
la campagne; mais dont on n'aime pas enten
dre parler ſi long-tems; parce que l'eſprit ne
nous donne jamais, comme la vue, une idée
:
auſſi rapide & auſſi vive de cette ſorte de
plaiſir. Thompſon nous promene rapidement
ſur tous ces objets. Il nous tranſporte à l'âge
d'or, qui vient très-bien au ſujet du Printems,
il nous entretient du déluge , & du dérange
ment des Saiſons. Nous aimons à nous inſ
truire, un moment,avec lui,de choſes auſſi inté
reſſantes ; il n'a garde d'oublier l'utile diver
tiſſement de la pêche. Il s'étend, avec plaiſir,
ſur les oiſeaux différens, ſur leurs amours,
ſur le développement des petits : tableaux rians
& agréables pour tout le monde, mais que
l'Auteur françois n'a preſque point touchés ,
ſur le Poème des Saiſons. 2 55
ne nous parlant pas même du plaiſir cruel que
prennent les jeunes gens à enlever les nids, le
#
travail, la joie & l'eſpérance des oiſeaux.
Thompſon finit ce chant par une peinture de
: l'amour dans les hommes, faite de main de
maître, quoique trop longue, par le défaut
& ordinaire aux Anglois & aux Allemands,qui ne
finiſſent jamais ſans épuiſer un ſujet ; mais
elle eſt pleine des traits les plus frappans. On
n'a jamais mieux développé la paſſion de l'a
mour, jamais on n'a mieux fouillé dans le
cœur humain, ni dévoilé ſes foibleſſes. M.
D. S. L. n'a dit, à ce ſujet, que des choſes
'extrêmement communes. - ·
Thompſon n'eſt pas moins abondant en épi
ſodes neufs & intéreſſans,dans le chant de l'Eté.
Chanter cette Saiſon, c'eſt chanter l'empire du
ſoleil. Auſſi fait-il une digreſſion ſavante, qui ,
a pour objet le pouvoir du Roi des aſtres ſur
les trois regnes de la nature. Les inſectes ne
ſont pas indignes de l'œil du Poëte. Il s'y
arrête, & nous amuſe utilement de ces pe
tits objets qui ont tant d'influence ſur nous
mêmes. - - ' . -- "
256 Obſervations Critiques
Pour varier ſes couleurs & ſes images,
Thompſon ne ſe reſtraint pas à peindre ſeule
ment la nature de ſon climat.Afin de nous
conſoler des chaleurs médiocres que nous
ſouffrons dans nos contrées, il nous tranſ
porte quelque tems ſous le tropique ; & ce ta
bleau brûlant qu'il nous offre , fait que nous
nous repoſons doucement, quand nous reve
nons à des images plus fraîches.
Le Poëte Anglois nous promene dans le
nouveau monde, où il nous préſente mille
' objets plus curieux & plus neufs les uns que
les autres : on ſent combien ce contraſte ré
pand de charmes & de variété dans cette lec
·{llTe,

Enſuite il nous étale les hprreurs de la peſte,


fille du ſoleil & de la canicule. Il eſt étonnant
. que M. D. S. L. ait omis une peinture qui
prête tant de richeſſes à la Poëfie, & qui ve
noit d'elle-même à ſon ſujet. Lucrece & Vir
gile ne l'avoient point oubliée , quoiqu'elle
n'entrât pas de force dans leur Poëme com
me dans un chant de l'Eté. Il eſt vrai qu'il
faut être Poëte, & très grand Poëte, pour
traCeſ
ſur le Poëmc des Saiſons. 2 57
tracer, une deſcription ſiterrible avec les cou
leurs qui lui conviennent, & M. de S. L. s'eſt
rendu juſtice en ne l'eſſayant point. Il ne s'eſt
pas plus arrêté à l'art de nager , ſi utile pour
tout le monde, & ſur lequel Thompſon s'eſt
étendu avec plaiſir. " ,
· Bientôt, en nous effrayant des effetsdu ton
nerre, il nous arrache des larmes ſur le ſort
d'une amante frappée de la foudre à côté de
ſon amant. Delà il nous conduit à des images
plus agréables, & plus voluptueuſes , c'eſt au
bain d'une jeune fille, ſurpriſe par celui qu'elle
aime, & qui la reſpecte aſſez pour ne pas pro
fiter de l'avantage que lui donnent le lieu, l'oc
caſion , & leur amour mutuel. -

· Que ce paſſage, d'un épiſode pathétique &


terrible à un autre riant & tendre , fait de plai
ſir au Lecteur qui veut être remué par des ſe
couſſes différentes ! Car l'ame n'eſt jamais plus
mal à ſon aiſe , que lorſqu'elle languit dans la
même ſituation , fût elle agréable. Voilà la
vraie cauſe de l'ennui que donne le Poéme de
M. D. S. L. Il a imité ce dernier épiſode de
Thompſon , mais il l'a chargé d'un vernis phi
- R
258 · Obſervations Critiques
loſophique , qui peut bien en faire un Conte
Moral; mais qui n'en fera jamais un épiſode
Poëtique , & digne d'être cité comme celui
d'Ariſtée , &c, Thompſon termine ſon Chant
de l'Eté par un éloge très-pompeux & très
étendu de ſa Patrie. Nous avons déjà averti,
qu'on ne trouveroit rien de pareil dans le Poë
me François. . - -

Dans le Chant de l'Automne, on lit un épi


ſode aſſez touchant, & tiré de l'Ecriture, d'une
jeune glaneuſe née de parens nobles. On voit
que tous ces épiſodes ont un caractère qui les
diſtingue, bien différens de ceux de M. D. S. L,
qui paroiſſent tous ſortis du même moule.
Thompſon s'égare agréablement en plu
fieurs digreſfions auſſi amuſantes qu'inſtruc
tives ſur l'origine de la ſociété · humaine ;
ſur les femmes qui ne doivent point s'adon
ner aux exercices des hommes ; ſur la forma
tion des rivieres & des fleuves, Morceau non
moins poëtique que ſavant & curieux ; quoique
troPlong : ſur l'Ecoſſe & quelques grands hom
mes d'Angleterre, ſur la Lunes les météores&c.
Ce Chant eſt terminé par une imitation de l'é
-
jur le Poéme des Saiſons z59
piſode du ſecond Livre des Géorgiques, ô for
tunatos, &c. - -

Il eſt à remarquer que M. D. S. L. n'a


rien imité d'aucun Poëte ancien. Il a ſou
vent rimé Jean-Jacques Rouſſeau ; il a quelque
fois imité le Pradium ruſticum du P. Vanieres :
mais il ne s'eſt jamais abreuvé aux ſources an
tiques. On ſait que ce dédain pour les modeles
ſublimes, qui ont formé nos meilleurs Poëtes,
eſt encore un fruit de l'eſprit philoſophique.
Indépendamment de tout ce qui peut ca
ractériſer l'Hiver, des plaiſirs & des occupa
tions que permet cette Saiſon, le Poëte An
glais trouve encore d'autres reſſources dans ſon
imagination , pour augmenter l'intérêt & la
variété de ce Chant. On ne peut rien lire de
plus attendriſſant que ſon épiſode de ce Berger
perdu dans les neiges, égaré de ſa maiſon ,
qu'il cherche en vain , & expirant de froid.
Cet épiſode aſſez court, mais plein de génie,
eſt ſuivi d'un autre non moins touchant ſur la
généroſité des Anglais qui délivrerent plus de
97ooo priſonniers pour dettes. Cet hommage
poétique rèndu à la bienfaiſance de ſes com
R ij
à 6o Obſervations Critiques ^ |
patriotes, fait l'éloge du Poëte autant que celui a

de ſa Nation. - :

· Thompſon, qui nous a conduit en Été ſous |

la Ligne, nous fait paſſer en Hiver au fond du


Nord, & nous donne un ſujet de confolation
ſur notre fort, dans la peinture de la vie pitoya- |!
ble & triſte de ces Peuples , nèuf mois abſens
des regards du ſoleil. Cet épiſode conſidéra
ble & très-attachant, amene naturellement un
éloge de Pierre le Grand. : ººº º
- On voit, par le détail ſuccinct des épiſodes |
les plus frappans du Poëme Anglais, avec quel
| génie & quelle abondance, Thompſon a ſû
couvrir le genre défectueux qu'il traitoit.Auſſi,
malgré ſes déclamations , ſa diction ſouvent |
empoulée , guindée, affectée, loin du naturel n
& du vrai , ſon Ouvrage fera un très-grand .
, plaiſir , par la multitude & la variété des ima
ges heureuſement contraſtées qu'il y a répan
dues, & qui délaſſent à tout moment ſon Lee
teur. , : - :, t ! ... | : .

• Ce mérite, le ſeul qui pût faire pardonner


le choix d'un pareil ſujet , manque au Poème
.
ſur le Poëme des Saiſons. 26 r
, de M. DS. L. qui s'eſt borné à des images dou
ces, champêtres & monotones. Il ſuffiroit de
' copier les argumens de chacun de ſes Chants
pour faire la critique de ſon Ouvrage. .
Quels épiſodes a-t-il mis au Printems, pour
nous repoſer de ſes perpétuelles & fatigantes
, , deſcriptions ? L'empire de l'amour ſur les ani
d maux & ſur l'homme ; encore cette digreſſion
: , n'eſt-elle qu'une nouvelle deſcription.
Le Chant de l'Été fait plus de plaiſir , à
, : cauſe de deux épiſodes qui s'y trouvent , ſur
e tout celui des Corvées. Car le dernier eſt plutôt
, , un Roman philoſophique que l'épiſode d'un
ſ Poëme. Nous avons vû qu'en partie il étoit
, imité de Thompſon 5 l'autre partie, qui eſt une
· nôce champêtre, eſt auſſi imitée du Predium
| | ruſticum , à la fin du ſecond Livre. Il auroit
- : peu coûté à l'Auteur d'en dire deux mots dans
ſes notes. - ,

Le Chant de l'Automne a des digreſſions ,


, mais point d'épiſodes : car je ne compte
, pas pour tels ces petites Idylles d'amoureux,
qu ſemblent faites l'une ſur l'autre , & qui
#

| Riij
2 62, Obſervations Critiques .
· n'ont rien de remarquable que la fadeur avec
· laquelle elles ſont écrites.
Dans le Chant de l'Hiver : des vues philo
ſophiques; mais point d'autre épiſode que le
monologue d'un Seigneur de Château qui ra
· conte des choſes fort ordinaires. Obſervez que
l'Auteur a mis dans ſon Poëme, pluſieurs mc
nologues de vieillards, toujours ſur le même
ton; mais très-peu de ſcenes, ou riantes ou pa
thétiques. -

Delà vient, ſans doute, que l'on quitte avec


plus de plaiſir qu'on ne reprend la lecture de
ce Poëme, qui, non-ſeulementn'a aucun plan,
mais qui ne rachete ce vice par aucune ſorte
d'intérêt. Voyons du moins ſi le ſtyle dédom
· mage de tant de défauts; ou plutôt ſi les dé
- fauts du ſtyle, ne ſe réuniſſent pas aux autres
pour occaſionner l'invincible ennui dont cet
Ouvrage afflige le Lecteur.
On ne peut nier qu'il y ait dans les Saiſons
une certaine quantité de vers très bien faits ,
quoique faits toujours de la même façon ;
mais il n'y a jamais de cette Poéſie élevée ,
pleine de chaleur, qui décele l'entBouſiaſme,
ſur le Poème des Saiſons. 2 63
& qui le communique. Ce Poëme eſt écrit du
ſtyle le plus tempéré. On ſent que l'Auteur
eſt un homme de beaucoup d'eſprit, qui a des
connoiſſances , de la Philoſophie , qui aime
la campagne, les mœurs & la vertu , qui tour
ne bien un vers; qui doit faire de petites Poë
ſies fugitives pleines d'agrémens; mais qui n'eſt
rien moins que grand Poëte ; & il faut l'être
pour chanter la Nature. ,
Quand M. D. S. L. a de grandes images à
tracer, il trouve bien de grands mots ; mais
jamais de grands traits. Il ne paſſe aucune
circonſtance ; mais il n'en fait valoir aucu
ne. Il donne en étendue ce qui lui manque
en énergie. Le grand Poëte laiſſe de côté
les petits acceſſoires ; il ſaiſit ce qui doit
produire un grand effet , & s'y borne.
Après avoir étonné , bouleverſé l'ame ; il
s'arrête. Tout ce qu'il diroit de plus, étendroit
bien la Peinture ; mais l'affoibliroit. Il dimi
nueroit le plaiſir, au lieu d'y rien ajouter. Pre
nons pour exemple la deſcription d'un orage.
Ce n'eſt pas le morceau le moins eſtimé du
Poëme des Saiſons. -

R iv
2 44 Obſèrvatións Critiques ^
L'Auteur ne vous fait pas grace de la moindre
circonſtance Il prendl'orage, dès ſes commen
cemens , le ſuit dans ſon cours, & ne le quitte
que quaudil eſt paſſé. - 2

On voit à l'Horiſon, de deux points oppoſés,


| Des nuages monter dans les airs embraſés, .
On les voit s'épaiſſir , s'élever & s'étendre.
· L'un tonnerre éloigné le bruit s'eſt fait entendre.
Les flots en ont frémi, l'air en eſt ébranlé,
, Et le long du vallon, le feuillage a tremblé.
Les Monts ont prolongé le lugubre murmure,
Dont le ſon lent & ſourd attriſte la Nature.
Il ſuccede à ce bruit un calme plein d'horreur,
Et la Terre en ſilence attend dans la terreur.
Des Monts & des rochers le vaſte amphithéâtre,
Diſparoît tout-à-coup ſous un voile grisâtre.
,, ?
Le nuage élargi les couvre de ſes flancs ;
Il peſe ſur les airs tranquilles & brûlans ;
Mais des traits enflammés ont ſillonné la nue,
Et la foudre en grondant , roule dans l'étendue : .
Elle redouble, vole, éclate dans les airs : · »

Leur nuit eſt plus profonde, & de vaſtes éclairs,


En font ſortir ſans ceſſe un jour pale & livide. -

Du couchant enſlammé s'élance un vent rapide 3


Il tourne ſur la plaine, & raſant les ſillons ,
Il roule un ſable noir qu'il pouſſe en tourbifloiis.
Ce nuage nouveau , ce torrent de pouſſiere ,
"#
ſur le Poème des Saiſons. 265
r Dérobe à la campagne un reſte de lumiere. -

La peur, l'airain ſonnant dans les temples ſacrés,


Font entrer à grands flots les Peuples égarés.
Grand Dieu ! Vois à tes pieds leur foule conſternée,
Te demander le prix des travaux de l'année. -

Voilà vingt-huit vers pour annoncer & pré


parer cette tempête. Le Lecteur eſt refroidi
& calme, quand il arrive au fort de l'orage.
Helas , d'un Ciel en feu les globules glacés,
Terraſſent en tombant les épis renverſés :
Le tonnerre & les vents déchirent les nuages, s
Les 1uiſſeaux , en torrens , dévaſtent leurs rivages.
O récolte ! O moiſſon ! Tout périt ſans retour : #

L'ouvrage de l'année cſt détruit dans un jour :


Il n'eſt plus de bonhear, l'eſpérance eſt perdue,
Des femmes, des vieillards, les cris percent la nue,
Le Hameau retentit d'horribles hurlemens ;
Les vents à ces clameurs mêlent leur ſifflemens,
Les cris des animaux effrayés du tonnerre,
Ce fracas répété du ciel & de la terre , . . . .
Ces ravages, la nuit, la tempête en fureur,
Tout inſpire à la fois, l'épouvante & l'horreur.
On ne ſauroit diſconvenir que le Poëte n'ait
tout dit ; mais on n'a rien remarqué. Il a rem
pli les oreilles, & c'eſt tout. Demandez à dif
férens Lccteurs quel eſt le trait qui a le plus
/
2 66 Obſervations Critiques.
frappé, celui qu'on trouve le plus ſublime ?
on relira tout ce morceau, ſans s'arrêter nulle
part, ſans être ému dans un endroit plus que
dans un autre; preuve infaillible que ce tableau
eſt médiocre & ſans effet.
Voyez Virgile, au premier Livre des Géor
giques. Il fait la Peinture d'un orage , & n'y
met que treize vers. D'abord cet orage com
ImeI1CC. -

Sœpè etiam immenſum cœlo venit agmen aquarum,


Et fœdam glomerant tempeſtatem imbribus atris
Collectæ ex alto nubes. . . . .

Voilà ce que M. D. S. L. a dit en vingt vers.


Virgile, au contraire, s'enflamme tout à coup,
& laiſſe échapper cette expreſſion pleine d'é
nergie qui vous arrête :
- - - - - . - ruit arduus aether.

Et auſſi-tôt il montre le dégat de la pluie,


& vous fixe les yeux ſur des images triſtes ;
Et pluviâ ingenti ſata laeta, boumque labores
Diluit : implentur foſſae, & cava flumina creſcunt
Cum ſonitu. .. . .
ſur le Poéme des Saiſons. 267 » ,

: , Il y a plus d'harmonie imitative dans creſ


: cunt cum ſonitu, que dans tout le morceau des
Saiſons. - -

· Sans s'arrêter, le Poëte Latin s'éleve, par


un vol pindarique, juſqu'au milieu des nuages,
& peint, à grands traits, le Maître des cieux
ébranlant l'univers , par les coup^redoublés
du tonnerre. - - . "

Ipſe Pater, mediâ nimborum in nocte, coruſcâ


Fulmina molitur dextrâ ; quo maxima motu
Terra tremit, fugêre fera ; & mortalia corda
Per gentes humilis ſtravit pavor. -

Par une ſuſpenſion des plus heureuſes, il


C0.
vous laiſſe , un moment, partager la frayeur
& la déſolation de l'Univers conſterné; & ſou- '
dain il remet le calme dans votre eſprit, en
vous montrant le Pere des hommes, au lieu de
punir leurs crimes, ſe détournant pour lancer
ſa foudre ſur les montagnes.

• - • - . : • . .. ille flagranti
Aut Athon, aut Rhodopen , aut alta Ceraunia, telo
Dejicit . . . .

C'eſt par ces contraſtes d'images vives, ſu


- 268 · Obſervations Critiques.A -

blimes & variées, que la grande Poëſie ravit, : !


enleve , & ſaiſir les eſprits. Vous avez vû,dans ,
un tableau très-court, tout ce qu'une tempête sº
peut avoir de triſte, d'effrayant, de terrible, ga
de majeſtueux, & l'inſtruction que les hom- ºu
mes en doivent retirer, Il n'eſt perſonne qui ne le
s'accorde «ſur les différentes beautés que four- .
nit ce morceau : pas un vers, pas un mot d'inu ºut
tile. Concluez donc que M. D, S. L. vous a fait ; )
l'hiſtoire d'un orage , mais que Virgile a ſû le lim
peindre ; que l'un eſt un bel eſprit qui parle #
ſans être ému, & ſans vous émouvoir ; & que de
l'autre ſaiſi d'enthouſiaſme, vous inſpire tous #
les ſentimens dont il eſt échauffé. !.
Cet exemple ſuffit pour mettre les Lecteurs iae
ſur la voie, & leur faire connoître un desgrands
défauts du Poëme des Saiſons où preſque toutes
· les images ſont ainſi délayées & ſans conſiſ
· tance : où les détails des objets ſont épuiſés, l
mais n'en laiſſent aucune trace profonde dans #
l'imagination , ni dans la mémoire. , , . ,
• Si M. D. S. L. n'a pas cette qualité du grand i D
Poëte, qui conſiſte à donner de fortes impreſ s
ſions, & à ſaiſir le ſublime d'une choſe, po" e
ſur le Poème des Saiſons. 269
º
-
le préſenter vivement & dégagé de circonſtan
ces inutiles ; il n'a guere plus le talent non
moins eſſentiel de prêter aux petits objets ces
graces & cette nobleſſe qui les relevent, &
leur donnent une importance poëtique. Ce
talent, qui diſtingue le plusles Poëtes anciens,
n'a été accordé, par la nature , qu'à trois ou
quatre modernes. . , '. : |
M. D. S. L. embarraſſé de peindre les choſes
ſimples, avec une noble ſimplicité, ne s'en eſt
tiré qu'en les chargeant ld'un air d'enflure &
d'emphaſe, non moins ridicule que la baſſeſſe ;
double excés qu'il eſt difficile d'éviter, · 1
Par exemple; ſi l'Auteur veut parler de l'a
voine, que l'on ſéme au Printems : il dit :
-
, sºrs v \AA, - - - -

'- . "
M.

Il va ſemer ces grains ſi chers auxianimaux


| Compagnons éternels de ſes nobles travaux »
· La périphraſe etoit heureuſe , mais il l'.

gêtée par &la bouffiſure


d'éternels de nobles. deºp ces· l deux épithétes
· r $ !

Dans cet autre endroit, où il peint une merè


avec ſes enfans , qui arracheiit d'un'champ ,
les herbes inutiles. º º º ' '
-m=

27o Ohſervations Critiques.


La merc , d'un ſouris, flatte leur vanité,
Applaudit à leur zele , excite leur gaieté,
' Et d'un œil ſatisfait, les voit ſur la verdure,
S'agiter , ſe jouer, croître avec la nature.
Tout étoit bon , juſqu'à ce dernier hémiſti
che, qui a la prétention de dire une choſe
philoſophique , & qui dans le fonds , n'eſt que
du galimathias. ·
| Voici encore de l'emphaſe après une image
naturelle. /

Ce murmure aſſoupit les ſens du laboureur.


· Les ſpectacles du jour ont réjoui ſon cœur.
Il a vû , ſur les champs, deſcendre l'abondance.
Aimable illuſon ſonges de l'eſpérance
2 2

Rendez lui les plaiſirs, qu'interrompt ſon ſommeil ,


Il eſt ſûr d'en jouir au moment du reveil.
Ces trois derniers vers ſont un amphigouri
qu'on appelle aujourd'hui , des vers de raiſon,
des penſées 3 mais · qui font une ſource mor
telle d'ennui pour l'homme de goût. C'eſt ainſi
que M. D. S. L. qui ne ſait jamais s'arrêter
où il faut, charge ſon Poëme de réflexions
inutiles, vagues & fatales à la belle Poéſie
Voulez-vous voir des images tronquées ,
· /
ſur le Poème des Saiſons. 27 X
faute d'avoir trouvé l'expreſſion poëtique,
& un tour heureux , liſez ces ſix vers.

De leurs humbles ſommets ſortoit l'eau pure & vive,


Qui baignoit les jardins, conduite & non captive. .
Elle alloit, en ruiſſeau, rafraîchir le verger ,
Et s'étendre en baſſin au fond du potager :
Là, ſur des arbres nains, la pomme & la groſeille
Couronnoient la laitue, ou tomboient ſur l'oſeille.

Cet hémiſtiche dur & gêné , conduite & non


captive ne convient guere à la douce harmonie
que doit avoir un vers , où l'on veut pein
dre le cours facile d'une ſource. ,
C,

Au fond du potager eſt d'une proſe abjecte.


#! Il falloit relever ce mot potager par une épithéte
heureuſe , ou ne le point employer. Les deux
derniers vers ſont les plus ridicules. Tous ces
mots de pomme, de groſeille de laitue & d'o
ſeille ſans aucune épithéte, ſont du ſtyle le plus
plat. Cette idée de mettre la groſeille ſur un arbre
nain eſt biſarre, elle s'étoit contentée deſetrou
ver juſqu'à préſent ſur l'humble buiſſon; quelle
étrange imagination d'avoir fait une couronne
de la pomme & de la groſeille pour couronner
-
272 · Obſervations Critiques
quoi ? la laitue; ou bien pour tomber ſur l'o
ſeille ! Voilà certainement une dépenſe d'i
mages bien déplacée & bien puérile. C'eſt dans
ces ſortes de choſes, que le goût eſt très-né
ceſſaire. Il avertit de ne point s'abaiſſer à des
minuties , & de ſavoir diſcerner les images
naïves & vraies , des images niaiſes & fu
tiles.
Le goût auroit encore averti l'Auteur de ne
pas ouvrir une grande bouche dans ces deux
vers,
-[:
· -
·
-
·
-
' - -- ,

Ce Ciel tranquille & pur, qu'argente la lumiere,


. Réfléchit ſa clarté , ſur la nature entiere. •

Pour nous lâcher tout-à-coup ce vers meſquin


& riſible, " --- - · · · · · --

Tu la vois ondoyer, ſur le poil des taureaux.


Le contraſte de la Nature entiere, & du poil
des taureaux , eſt burleſque.
- On ne ſe douteroit peut-être pas , qu'un
Poëte fit entrer le pain bis, dans un vers, &
ſurtout qu'il le finît par ce mot rampant & po
pulaire; c'eſt pourtant ce qu'a fait l'Auteur des
Saiſons. -

La
ſur le Poème des Saiſons. 273
La fraiſe, le lait frais, le cidre, & le pain bis. '
· · Un " philoſophe dira : pourquoila Poëſie ſe
· roit-elle aſſez dédaigneuſe pour ne pas nom
mer le pain bis, le pain du pauvre ? C'eſt parce
que la Poëſie ne ſe pique pas de tout nom
mer par ſon nom, ccmme Diogene. C'eſt que
par délicateſſe , & non par orgueil , elle veut
embellir tout ce qu'elle touche. . | | |
#
· La Fontaine, ayant à peindre la même cho
ſe, dans Philémon & Baucis , n'oſe pas mê
me ſe ſervir du mot pain : il dit plus élégam
Ine11t : - - - º - , - **

2.x !
Le linge, orné de fleurs, fut couvert, pour tout mets,
§ D'un peu de lait, de fruits, & des- dons de Cerès.
2: • .. , il ,

C'eſt par ces tours relevés & ingénieux ,


que la Poëſie devient un langage à part, & au
deſſus de celui du Peuple. Si elle veut écouter
les Philoſophes, elle ramaſſera tous les ter
ImeS des halles, des cabarets , des cuiſines ,
parce que tout cela eſt dans la Nature, & n'a
rien qui ſoit indigne d'une bouche Philoſo
phique. - fi ! : '

Avec ce beau ſyſtême, La Fontaine, au mê


S
274 Obſervations Critiques
me endroit que je viens de citer , pour dé
crire une vieille table de pauvres gens, auroit
dit tout ſimplement : -- ,

» Leur table étoit d'un bois groſſier & raboteux.


» Encore étoit-elle boëteuſe & trop courte à
» l'un des pieds. Baucis y mit un morceau
» d'un pot caſſé, afin de la faire tenir droite ».
La Fontaine auroit parlé en ſervante , ou
en Philoſophe ; mais comme il étoit Poëte,
il s'exprime ainſi : -

La table, où l'on ſervit le champêtre repas,


Fut d'ais non façonnés à l'aide du compas ;
Encore aſſure-t-on , ſi l'hiſtoire en eſt Crue »
Qu'enun de ſes ſupports le tems l'avoit rompue.
• Baucis en égala les appuis chancelans ,
- Du débri d'un vieux vaſe, autre injure du tems.
Si j'avois trouvé une ſeule beauté de ce genre
dans les Saiſons , elle m'auroit fait peut-être
pardonner tous les défauts de ce Poëme. Ce
n'eſt pas, je le répéte, qu'on n'y rencontre des
vers bien faits, façilement tournés ; ce ſont des
vers de génie qui y manquent.
4 -
ſur le Poème des Saiſons. 275
Le jargon métaphyſique eſt le vice domi
nant du Poëme des Saiſons. Jamais l'Auteur
n'a préſenté une peinture, ouune image,qu'il n'y
faſſe ſuccéder une réflexion, une penſée phi
loſophique , & autres lieux communs de mo
rale métaphyſique , qui donnent à la Poëſie
une démarche lourde, un air ſcholaſtique &
pédanteſque. L'Auteur veut-il peindre le plaiſir
qu'il a de retourner à la campagne., dans le
Printems? O forêts, ô vallons ! dit il, ·

· Vous chaſſez mes ennuis, vous charmez la langueur


• Dont la ville & l'hiver ont accablé mon cœur.

Il falloit en reſter là; mais il n'y auroit pas


eu de ces grands mots à la mode, qui font ex
taſier nos Précieuſes Philoſophes.
· L'auteur ajoute donc :
Je ſens renaître en moi, la joie & l'eſpérance,
Et ce doux ſentiment d'une heureuſe exiſtence.
Verbiage qui ne ſignifie rien, non plus que
ce vers à prétention,
º
C'eſt là, qu'on eſt heureux ſans trop penſer à l'être.
*

Ni ceux ci qui ſuivent :


(
ſ#
S ij
, •
276 Obſervations Critiques
Vois-tu l'activité , l'eſpoir de ſon bonheur,
Eclater dans les yeux du jeune agriculteur.
Un peu plus bas vous liſez :
Ce ſoleil qui s'éleve & prolonge le jour,
Va réveiller les ſens & ramener l'amour.

Le Philoſophe ne paroît point trop dans ces


vers; mais voici ſon cachet dans les ſuivans :
Il donne aux animaux plus d'ame & d'énergie :
Il ajoute à l'inſtinct, il augmente la vie.

Lorſqu'il apoſtrophe l'amour , il n'a garde


d'oublier un petit mot qui annonce l'eſprit fort ,
& l'homme au deſſus de ces préjugés, qu'on
nomme vertus; il lui dit : -

Puiſſance univerſelle, ou charmante ou terrible, -

Vainqueur des foibles loix & des dogmes trompeurs ,


Que les vains préjugés t'oppoſent dans nos cœurs.
Toi qui ſeul remplis l'ame, & fais ſentir la vie, & c.
S'il parle de l'attachement des animaux, pour
les fruits de leur amour, il ne ſe borne pas à
une expreſſionde ſentiment & d'admiration ,
il déclame ces vers froids & ſententieux,
· ſur le Poéme des Saiſons. 277
Sentiment vif & pur, généreuſe tendreſſe,
Protégez, conſervez, les êtres animés ... .
D'un être foible encor, qu'un autre ſoit l'appui...
A l'amour maternel, la nature confie
Ces êtres imparfaits qui commencent la vie.
- e º *, -

Ce dernier vers reſſemble bien à une


-

ºé -
tirée d'un cahier de l'école : il en eſt ainſi des
• • • ".

ſuivans, - - - - -

Tout ſe meut, s'organiſe, & ſent ſon exiſtence 2

Un être eſt remplacé par l'être qu'il produit...


Mes regards . . . commandoient à l'eſpace.
De ce tout varié, la confuſe harmonie.
On jouit au haſard & la joie inſenſée
A notre ame en tumulte interdit la penſée. .
Mais ici mon bonheur me laiſſoit réflechir,
Et même la raiſon m'invitoit à jouir, &c. .

Qu'un Métaphyſicien eſt plaiſant, quand il


ſe croit Poëte ! Si dans les ardeurs de l'Eté,
il ſouhaite d'habiter un vallon rafraîchi par les
torrens d'un fleuve , c'eſt parce que, dit-il ,
Le bruit, l'aſpect des eaux , leur écume élancée
Rafraîchiroient de loin, mes ſens & ma penſée.l
· S iij
278 Obſervations Critiques
S'il s'enfonce dans l'ombre d'un bois, c'eſt
encore en Métaphyſicien.
Je ne ſais quoi de grand s'imprime à mes penſées...
Ce tranquille déſert, ce calme univerſel,
Leur donne un caractère & grave & ſolemnel.....
Je crois rentrer alors dans le monde ſenſible.

Fait-il parler un fermier, c'eſt en Métaphy


Jicien : ce fermier dira :
Moi plein du ſentiment des forces de mon âge.

· Fait-il parler un Curé de village, c'eſt en


Métaphyſicien : ce Curé dira : "
. . . . . . . Le Pere des humains
Nous admet les premiers à ces feſtins champêtres,
Où ſa voix paternelle invite tous les êtres ....
Jouir, c'eſt l'honorer, jouiſſons, il l'ordonne.

Ce dernier vers ſent un peu l'Encyclopé


diſte ; mais il eſt bien plus piquant dans la
bouche d'un Curé de village. ' ·
Voici un débordement de Métaphyſique.
Ah ! Nous étions heureux, par la ſeule eſpérance,
Puiſſions-nous l'être encore au ſein de l'abondance !
ſur le Poème des Saiſons. 279

L'homme a tout recueilli, n'a plus à deſirer,


Et le cœur ſatisfait va ceſſer d'eſpérer.
Pcut être du ſoleil , la lumiere affoiblie,
Répandra moins ici, l'action & la vie.
L'homme va moins ſentir, & peut-être ſon cœur
Va-t-il de l'indolence éprouver la langueur.

l Si notre Métaphyſicien Poëte fait parler les


º Habitans des champs, ils diront par ſa bouche :
| | Nous avons conſervé le dépôt des vertus.
Ces noms ſi ſaints, ſi chers, & de pere & d'époux,
Ne ſont point au hameau, des titres, mais des chaines.
#! Tourmentés de leur ſort, fatigués de notre être, &c.

Et ſurtout ils ne pourront ſe diſpenſer de dé 1


*.
clamer cette maxime ,
-
·· · ·
|
-
- ' ,
Les cœurs des malheureux ſont rarement avares.

Encore une bordée de Métaphyſique rimée. -


! : Ils ne reçoivent plus du Dieu de la lumiere
Ce feu qui fait ſentir & vivre la matiere.
La campagne épuiſée a livré ſes préſens,
Et n'a rien à promettre à mes goûts, à mes ſens. .
Dans ces jardins fiétris,dans ces bois ſans verdure,
Je ſens à mes beſoins échapper la nature.
S iv
28o . Obſervations Critiques
Ce concert monotone & des eaux & des vents,
Suſpend & ma penſée & tous mes ſentimens.
Sur elle même enfin mon ame ſe replie, &c.

Mais j'oublie que toutes ces citations de vers


· ſecs, bourſouflés & hériſſés de termes ſcientifi
ques, qui étonnent les ignorans, & font bâil
ler l'homme inſtruit,ſont auſſi faſtidieuſes à lire
que fatigantes à copier. | -

Ce qui m'a fort diverti dans ce Poëme ,


c'eſt l'embarras où l'Auteur ſe trouve, pour lier
' tant de deſcriptions & de déclamations. Jamais
on n'a vu tant de peine & d'efforts pour ame
ner des tranſitions. Plus il ſe tue à joindre en
· ſemble tous ſes morceaux ſéparés & ſans ſuite,
plus il prouve le vice de ſon ſujet & de ſon
plan. Il a, pour l'ordinaire,recours à des excla
mations, qui le tirent d'embarras : ſans les oh !
' & les ah! qu'il trouve, par bonheur, à chaque
page, ſous ſa main, je ne ſais trop comment
il ſeroit venu à bout de coudre tant de vers
les uns aux autres; mais ce ne ſont pas encore
là les tranſitions les plus ſingulieres : c'eſt lorſ
qu'il ſe met à la torture pour faire trouver
ſur le Poème dcs ſaiſons. 281
quelque rapport & quelque liaiſon entre deux
morceaux qui n'en peuvent avoir. Par exem
ple, ayant parlé de cette mere, qui va monder
& nétoyer un champ avec ſes enfans, il pour
roit bien les laiſſer là ; mais non, il les apoſ
trophe ainſi : -

O vertueuſe mere , & vous jeunes enfans ,


Suſpendez vos travaux & vos jeux innocens , •
Voyez ces prés, ces champs, &c. -

Et cela, pour faire une deſcription de la ver


dure & des fleurs de la campagne. Méthode
bien poëtique ! L'Auteur ignore-t-il qu'on ai
meroit mieux le ſuivre, même dans une mar
che vagabonde & en déſordre, que de le voir
s'acrocher à tout ce qu'il rencontre pour ſe pou
voir trainer ? ' - ·
Autre exemple, il vient de décrire un jardin
champêtre, il en nomme le maître , ce qui
n'étoit guere utile,
- Raymond y recevoit le tribut des Cités. .. ,

| Ce n'eſt pas tout :


Mais le fils de Raymond, Lindor aime Glycere
|
282 Obſervations Critiques
Que ce mais a un grand rapport avec ce qui
précéde ! On voit qu'il n'a nommé le maître
de ce jardin, que pour amener les amours de
ſon fils & de Glycere. La meſquinerie de ce
petit artifice montre la ſtérilité du genie. C'eſt
ce qu'il y a de plus contraire à la liberté de la
Poëſie,qui ne va point par des ſentiers ſi étroits,
& qui aime à faire perdre la trace de ſes pas,
Vous ne trouverez, dans aucun Poëte de l'an
tiquité, ces tranſitions ſauvages, qui ſentent la
méthode de l'école. Nos bons Auteurs moder
nes , qui ſont venus dans des ſiecles moins
poétiques, ont mis plus d'ordre dans leurs
ouvrages; mais au moins ont ils employé l'art
à cacher l'art même. M. D. S. L. au contraire,
fait ſentir le travail, & s'éloigne d'autant plus
du naturel , qu'il étale davantage ſes préten
tions pénibles pour y arriver.
C'eſt encore ainſi qu'il a mis un art déplacé
à lier l'épiſode de cette mere forcée au tra
vail des corvées, & qui voit expirer ſon en
fant; avec la deſcription d'un orage.Ila peint
le déſeſpoir de la mere, ſon accablement, il
ajoute : • \
ſur le Poème des Saiſons : 28 ;
Le
<s
peuple l'environne & l'emporte
v ( ·. »
au village,
Où le force à rentrer la crainte d'un orage.

Ainſi vient cette deſcription de quarante


vers au moins. -

A-t-il parlé des enfans du Laboureur, cou


pant le tendre oſier pour lier les gerbes ? Il veut
amener le long épiſode romaneſque qui termi
ne le Chant de l'Eté; comment s'y prend-il ?
Liſe, à ce doux travail, Liſe, au fond d'un bocage,
Avoit charmé Damon, le Seigneur du village,

Circonſtance bien intéreſſante que Liſe ait


charmé Damon , en coupant de l'oſier ! "
Dans le Chant de l'Automne , il apoſtro
phe les écoliers, & les invite à venir à la cam
pagne, venez, leur dit-il,
: Venez y prendre part aux plaiſirs de l'Automne,
Il calme, il rafraîchit l'air qui nous environne,
Il couvre de vapeurs le vaſte firmament,
- > •

, Et ce voile plombé reſte ſans mouvement, &c.

Ne croiroit-on pas que tout cela eſt adreſſé


284 · Obſervations Critiques
à ces jeunes gens , de la maniere que ces
vers ſont liés ? Mais non , l'Auteur en fait
une tranſition pour une nouvelle peinture de
l'automne. Si à la ſuite d'une deſcription des
vendanges , & d'une fête bachique & cham
pêtre, il veut paſſer à l'eſquiſſe d'une tempête,
il dit : -

On ſe leve en tumulte, on part , & les buveurs


Font retentir au loin leurs chants & leurs clameurs.
Ils n'ont point entendu le Demon des tempêtes, &c.

C'eſt avec le même artifice, & avec ſi peu


d'art , qu'il amene l'éſpece d'épiſode du der
nier Chant. Il a deſſiné une veillée ruſtique, &
la termine par ces maximes d'une Morale ſé
che & faſtidieuſe, qui glace la Poëſie, & qui,
comme dit le grand Rouſſeau, fait vomir ce
qu'elle perſuade. - -

Le bonheur de la vie eſt dans l'emploi du tems.


Il faut des ſoins legers & des travaux conſtans,
Plus agir que penſer, plus ſentir que connoître.
Tel eſt l'état heureux du Citoyen champêtre :
O Peuple des hameaux ! Que votre ſort eſt doux !
Peut-être un ſeul mortel eſt plus heurus que vous.
ſur le Poème des Saiſons. 285
Il prend delà ocaſion d'apoſtropher ce mor
tel heureux , & de lui faire raconter des petits
détails domeſtiques peu intéreſſans.
Sentez-vous combien il y a de roideur, de
gêne dans cette marche laborieuſe, dans ces
tranſitions forcées , & que je nomme ſauva
ges. Certainement je n'aime pas les ouvrages
découſus , dont tous les lambeaux mal aſſortis
ne tiennent à rien : mais je n'aime pas plus ces
ouvrages tiſſus maladroitement, où les coutures
s'apperçoivent de ſi loin. ·
M. D. S. L. a mis dans ſon Poëme, tous les
#! défauts de ſon ſiecle; déclamations philoſo
:[. phiques, métaphyſiques , &c. J'en ai donné
des preuves.Style précieux, affecté, amphigou
rique. Vers proſaïques, lignes rimées. Expreſ
ſions néologiques & contraires à la pureté de la
langue. Je vais ramaſſer, au haſard, les exem
ples les plus frappans, que j'expoſerai alterna
tivement à votre critique.

-
Fxemples de vers proſaiques.
-

« * :

Les êtres animés conſervent leur gaieté. .


Le Fermier étonné parcourt le payſage.
286 Obſervations Critiques
L'Auteur emploie très-ſouvent ce mot pay
ſage, qu'aucun Poëte n'avoit cru propre pour
les vers. Ce ſeul mot , de quelque maniere
qu'on l'agence, ſuffit pour rendre un vers plat.
L'eſpérance revient ... ..
Intéreſſer mon ame aux ſpectacles des champs.
Il me faut plus d'eſpace & de variété.
Les êtres pour jouir, reprenoient l'exiſtence.

Ces termes d'être & d'exiſtence , qui puent


l'écolage, comme dit Montaigne, & qui ſont
répétés juſqu'au dégoût, dans les Saiſons, ainſi
que dans toutes nos productions modernes ,
rendent les vers ſecs & ſcholaſtiques. Racine
ne s'eſt jamais ſervi de ces mots, non plus que
Rouſſeau, ni La Fontaine. Boileau a mis, une
fois, celui d'être dans ſon Epître théologique
ſur l'amour de Dieu; & Moliere dans la bou
che des femmes ſavantes.On ne veut pas voir
que la Poëſie abhorre le jargon des pédans, &
le langage technique des ſciences.
Que ces eaux, ce vent frais, ce ſoleil ſans nuage,
Donnent de vie & dame à ce beau payſage !
Qu'il eſt doux d'admirer les détails & l'enſemble :
&
ſur le Poème là Saiſons. 287
Que ces termes de peinture font un char
mant effet ! Bientôt on mettra en vers le faire
d'un Peintre , les proportions, les lumieres lar
ges, le papillotage , les jîgures aiguës ou géo
métrales, &c. . • --
- - - -
·

Notre ame en eſt ſans ceſſe, amuſée ou ravie.

Ce vers eſt à la fois un exemple du ſtyle


précieux, & du ſtyle plat. J'ai été embarraſſé
du rang que je lui donnerois. .
Les ſens n'ont qu'un objet, le cœur qu'un ſentiment.
Et par ces tableaux vrais, les ſens plus irrités.
Sans doute elle a perdu de ſa variété.
* Perdre de ſa variété eſt peut-être la locution
la plus proſaïque qui ſoit entrée dans un vers.
· Le mot de variété y eſt intolérable. Voyez ſi
Boileau en uſe dans ſon Art Poétique , où il
avoit à tout moment occaſion de le placer, il
dit : · · ·

Sans ceſſe en écrivant, variez vos diſcours.

C'eſt par cette licence qu'on s'eſt donnée de


laiſſer gliſſer, dans les vers , de termes nés ſeu
lement pour la proſe, que l'on gâte tous les
• .

288 · Obſervations Critiques


jours la Poëſie, qui enfin eſt devenue bien in
férieure à une proſe paſſable ; & c'eſt ce que
ſouhaitent nos Soi-diſans Philoſophes, qui ne
pouvoient dominer, comme ils le font; ſans • - - -
-

l'anéantiſſement de la bonne Poëſie.

Ces émaux, ces détails que le Printems varie. .


Et ce n'eſt plus qu'en grand qu'il faut voir la nature,
Ses devoirs, ſes projets, naiſſent des circonſtances.
v •• "

Il revêt de ſplendeur la nature enflammée. -

On ſait qu'il y a des verbes dont toutes les


terminaiſons ne conviennent pas à l'harmo
nie des vers. Revêtir ne peut s'y employer au (
préſent je revêts, ni à l'imparfait je revêtois, §ſ
comme je vaincs , ou je vainquois. Ce ne ſont
pas là des préjugés de Poëte , comme le di- .
ſent certaines gens, ce ſont des loix d'harmo
nie, que l'oreille a établies , & qui ne peu
vent être conteſtées que par des ſourds.
La chaleur a vaincu les eſprits & les corps.
· L'ame eſt ſans volonté, les muſcles fans reſſorts.
Nous ne nous doutons pas des charmes d'un feſtim.
J'ai vu le Magiſtrat qui régit la Province.
On avoit conſumé les grains de l'autre année.
Sans porter des rubans, des bouquets, des dentelles.
Ar Vers
ſur le Poëme des Saiſons. z89
Vers de Comédie dans un Poëme. Tout cet
épiſode de Liſe & de Damon eſt écrit du même
| ſtyle, ſans chaleur, ſans élévation, ſans poëſie.
Ce ſpectacle à Damon, n'ôte point l'eſpérance,
Ne le rend point jaloux. . . .
Et même il croit dès-lors ſa victoire infaillible.
Bientôt Liſe . . . .
Va prendre ſes habits poſés ſur le rivage.
Des mots qui vont au cœur. . . . .
Les mortels de tout âge, & ceux de tous les rangs.
#i Il voit d'injuſtes loix qu'il faudroit abroger ,
Des abus à punir, des formes à changer.

" Ces lignes ne coûtent que la peine de les


' écrire. -

\t A nos jeux, nos plaiſirs, que le travail s'uniſſe.


. Il y voit des tréſors, & la variété.
) Et ſur ſes pas encor fondent ſur les campagnes.
Développez en vous la force & le courage.
N'a-t-il pas des ruiſſeaux . . . ..
N'a-t-il pas des beautés que chaque inſtant varie.. .
Où ſon œil cherche en vain la premiere nuance
De l'émail qui finit, de l'émail qui commence.
N'a-t-il pas des guerets par des bois terminés ?
Il a d'autres tableaux & plus intéreſſans. ,
De voir à,leur inſtinct ſuccéder la penſée,
D'éclairer, de hâter leur raiſon commencée.y
2 9o Obſervations Critiques
Quandl'utile & legrandconduiſoient aux honneurs.
Le rapport des eſprits unit les conviés
Cache ſous le fillon l'eſpoir de l'autre année,
Il eſt, il eſt un art de choiſir les engrais.
Remarquez l'air d'emphaſe qu'il y a dans
cette répétition, il eſt, il eſt, pour dire plate
ment une choſe fort commune, \

L'inſtinct du laboureur deviendroit du génie. .


Et retranchant, ſans doute, au nombre des ſubſides.
Comment reprendre alors ſa force & ſa gaité ?
Auprès de ſes amis, au ſein de la Cité.
I>iſſipe de nos maux le triſte ſentiment.
Ou, dans un antre obſcur, fiérement impaſſible,
Ce terme théologique impaſſible mis en vers
& ſurtout appliqué à un ours, eſt extrêmement
plaiſant. * A

· Le martyr de ſes ſens & de ſes ſentimens.


Il paſſe dans les pleurs, ſon moment d'exiſtence.
L'uniſſon de la voix, celui des inſtrumens.
Je leur vois ſuccéder de rians payſages.
Revenus ſur la terre, à ce point inviſible ,
Qui décrit dans l'eſpace un trait imperceptible.
voili · ce qui fait crier merveille à nos
Mm=

ſur le Poème des Saiſons. 291


· géometres. Voilà ce qu'ils préfèrent à tou
· tes les images de Virgile. .
Je cherche à pénétrer les ſecrets de ſon étre,
A retrouver en lui ces principes des mœurs.
Sur l'eſcadre d'Anſon, je traverſe les ondes.
Le premier de ſon ſiecle, il l'eût encore été
- Au ſiecle de Léon , & c.
Les agréables ſoins d'un Seigneur de château.
Helas! ce malheureux,ſans pain & ſans ouvrage. &c.

|. Vous penſez bien que j'ai pris ſeulement les


vers qui ſautent aux yeux , en parcourant rapi
dement l'Ouvrage , dont le ton en général
# eſt foible & ſans poéſie. En un mot, c'eſt le
ton du ſiecle, où l'on ſe figure que des vers
ne doivent pas plus coûter que de la proſe, &
qu'il faut dire communément des choſes com
munes.Nos Philoſophes regardent,comme une
niaiſerie indigne d'un écrivain,le ſoin fcrupu
leux de relever de petits détails,& de les habiller
de couleurs poëtiques. Ils cenſurent amèrement
Boileau d'avoir exprimé poétiquement ſa perru
que. Le bel emploi pour un Auteur, de s'occu
per de pareilles miſeres, tandis qu'il a des cho
ſes importantes à dire, & des vérités hardies à
T ii
2 92 Obſervations Critiques
jetter à la tête du Peuple ! Ils triomphent en ré
pétant ſans ceſſe cette abſurdité d'un rimeur,
peut-être imaginaire, qui, au lieu de faire dire
ſimplement à un perſonnage, le Roi vient; lui
mit dans la bouche ce vers emphatique & pué
rile, Ce grand Roi roule ici ſes pas impérieux.
Ils ne ſentent pas qu'une extravagance ne peut
faire une raiſon contre le plus grand mérite
de la Poéſie : c'eſt comme ſi l'on rejettoit les
beautés de Racine , à cauſe des ſottiſes de
Pradon.

Exemples du ſtile précieux & affecté.


En donnant la beauté promettez la richeſſe.
J'Aſſociois mon cœur à tous les cœurs contens.
Nous la bornons ſans ceſſe à nos deſſeins bornés.
Oppoſe leur émail, à l'émail des gazons.
Dans ſon jardin plus gai, travailloit plus gaiment.
Il a chanté pour plaire, il chante ſes plaiſirs.
Nés pour aimerunjour, qu'ils ſoient d'abord aimés.
Qu'ilprodigue les ſoins qu'onprodigua pour lui.
Nos biens ſont ſa beauté, ſa grace eſt l'abondance.
Il peut aimer demain, ce qu'il aime aujourd'hui,
C'eſt chez vous que le cœur peut rencontrer un cœur,

Image de l'amour & de l'époux qu'elle aime.


Rendre Plus agréable , ou l'amant ou l'amour.
ſur le Poème des Saiſons. 2 93
Fatigué de ſentir, il paroît inſenſible.
* Les bienfaits qu'il prodigue annoncent des bienfaits.
Jouiſſoit ſans tranſports, badinoit ſans folie.
Rendroit heureux ſon Prince en s'avouant heureux.
Et les êtres qu'il aime arrachés à ſon être.
Le bonheur d'être jeune & le plaiſir d'aimer,
Sait donner en tout tems, & prendre du plaiſir.
L'art donné par l'amour, ſervit à l'amour même.
Vous cediez noblement à de nobles vainqueurs.
Des amans reſpectés vous rendoient reſpectables.
Ils ſuivent ſans cadence un inſtrument ſans art.
* Dolon cueille un baiſer ſur les levres d'Iris,

* Le premier de ces deux vers eſt pris de celui-ci


de Boileau ,

» Vante un baiſer cueilli ſur les levres d'Iris,


Le ſecond eſt une imitation maniérée des deux
ſuivans du même Poëte : -

» Qui mollement réſiſte & par un doux caprice,


» Quelquefois le refuſe afin qu'on le raviſſe.
L'Auteur des Saiſons a emprunté pluſieurs autres
vers à Deſpréaux. En voici quelques-uns.
» Ils couvrent d'un long cercle
un Peuple trop avide,
» Qu'attira vers la rive une amorce perfide » &c.
» Souvent dans un ſallon, propre & non faſtueux,
» Il admet à ſa table un amivertueux.
- T iij
2.94 · Obſervations Critiques _

Le baiſer eſt donné, mais il paroît ſurpris.


. Grand Dieul.C'eſt dans ces champs , embellis partes
- mains, - -

: Que ta main paternelle appelle les humains.


C'eſt là que l'abondance amene l'abondance.

Ces antithéſes, ces jeux de mots, quoique


d'un goût meſquin , ne ſeroient point vicieux,
s'ils étoient parſemés ſobrement dansun Poëme.
Ils ſerviroient à la variété; mais, multipliés au
point qu'on vient de le voir en partie,ce ſont des
affectations d'autant plus inſuportables, qu'on
a voulu y mettre plus de prétention au bel eſ
prit. Ce ton eſt le plus oppoſé au ſtyle ſim
ple , naturel & gracieux. C'eſt avec ce ton ,

» Son domaine a produit le feſtin qu'il ordonne,


» Et ſans l'art de Comus, le beſoin l'aſſaiſonne.
Boileau avoit dit : Epitr. VI.
» Quelquefois, aux appas d'un hameçon perfide,
» J'amorce en badinant le poiſſon trop avide...
» Une table , au retour , propre & non magnifique,
» Nous préſente un repas, agreable & ruſtique....
» La maiſon le fournit, la fermiere l'ordonne ;
» Et mieux que Bergerat l'appétit l'aſſaiſonne.
' !
ſur les Géorgiques de Virgile. 295
qu'on paroît un homme délicieux dans certai
nes cotteries ; qu'on revolte le petit nombre
des gens de goût, & qu'on endort le public.
Voici des affectations d'une autre eſpèce.

Leur apprendre à connoître, à ſentir la Nature.


En précédant ta route, il couvre la Nature.
· Et ſemble en jouillant menacer la Nature.
· S'agiter , ſe jouer, croître avec la Nature.
. Tout annonce le Dieu, qu'attendoit la Nature.
· Jouiſſez de vos biens, poſſedez la Nature.
| Quel aſpect impoſant il donne à la Nature !
Et ce n'eſt plus qu'en grand qu'il faut voir la Nature.
Dont le ſon, lent & ſourd attriſte la Nature.
Et ſans ſentir les airs, il parcourt la Nature.
1 Moi je partage ici, la paix de la Nature. .
- Ils pourroient aux humains diſputer la Nature.
Je ſens à mes beſoins échapper la Nature.
Tu vois, diſoit Lubin, l'état de la Nature.
Ils jouiſſoient eri paix des dons de la Nature.
Abandonné de tous, en proie à la Naturé.
Ces rigueurs d'un moment,qu'a pour nous la Nature.
Des chaînes de criſtal vont charger la Nature.
Vous expiez aſſez les torts de la Nature.
Les triſtes vents du Nord , la mort de la Nature.
Me retrouver encore auprès de la Nature.
Etre Ami de foi même, amant de la Nature, &c.
T iv
296 Obſervations Critiques
Ce mot Nature, ne préſentant qu'une idée
très-vague , doit être employé avec beaucoup
de modération , ſurtout en vers. J'approuve
fort M. D. S. L. lorſqu'il dit :

O Dieu puiſſant & bon, Pere de la Nature !
O Pere des humains, ô Dieu de la Nature!
Je jouis des beaux arts & chante la Nature &c.

Dans ces endroits, & quelques autres ſem


blables, ce mot ne paroît point affecté ; mais
il étourdit ennuyeuſement l'oreille, quand on
le retrouve à chaque page, pris dans un ſens
obſcur, & retombant continuellement en rime;
ce qui le fait paroître encore plus paraſite.
L'Auteur a pris ainſi d'affection pluſieurs
mots qui reviennent à chaque ligne ; entr'au
tres celui de gaieté, qu'il a peut-être répété
plus de cent fois, & même qu'il a mis au plu
riel , quoiqu'on n'ait jamais dit des gaiétés.
Pourquoi l'Auteur, qui ne me ſemble pas fort
gai, eſt-il ſi fort attaché à ce mot ? La répéti
tion en eſt d'autant plus vicieuſe qu'il n'eſt pas
trop fait pour les vers. Les Poëtes du dernier
ſiecle ne l'y ont preſque pas du tout admis. Si
ſur le Poème des Saiſons
- 297
l'on ne veut pas l'en exclure comme eux , il
en faut uſer du moins avec beaucoup de réſer
ve; car la prononciation en eſt peu agréable.
Il ſeroit beaucoup trop long de rapporter
tous les exemples d'affectation qu'on eſt en
droit de reprocher au ſtyle de M. D. S. L.
Finiſſons par ceux-ci. -
-
|
-
.. )

Et dans ſon vol léger, l'amoureux papillon ,


Donne moins de baiſers aux roſes du canton.

D'où vient que l'Auteur n'a pas mis de ſon


canton ? Cela n'auroit été guere plus ridicule
& ſeroit plus clair. . -, , - - -

- -
-

L'incarnat de ſon ſein, ſes regards languiſſans,


De l'amoureux Silvandre ont égaré les ſens : "
Il demande avec crainte, il tente avec audace,
Un rien le rend coupable, un crime obtient ſa grace,
Et tous deux entraînés, vaincus ſans liberté,
· · ſ
Cedent à la nature, à la néceffité. - -

Voilà ce qui s'appelle décrire un amour de


bergers, en petit maître Philoſophe. L'incarnat
de ſon ſein ; enjolivement nouveau, pris d'un
Traité de Peinture. Demander avec crainte,ten
ter avec audace. Un rien qui rend coupable, un
298 Obſervations Critiques
crime qui obtient grace ! On croit lire les Ro
mans d'Angola ou du Sopha. Que les Anciens
étoient pédans de ne pas ſonger ſeulement
à cette fleur de bel eſprit qu'on préfére au
jourd'hui au ſentiment & aux graces ! Tout
cela pouvoit-ilêtre mieuxterminé que par cette
réflexion ſi juſte de la néceſſité & de la Nature
qui forcent au plaiſir ces deux amans entraf
nés , vaincus , ſans liberté ?

O mon Concitoyen,
- , - - ſ
mon compagnon, mon frere !
- *, -

Que direz-vous de cet enthouſiaſme philo


ſophique pour le laboureur ? Mon frere rne ſem
ble pourtant un peu trop Capucin. Il ſeroit
fâcheux de faire rire avec tant de zele. C'eſt
le même eſprit qui a dicté cet autre vers que
vous tâcherez d'entendre,
• • • •
Le pauvre donneau pauvre& le riche eſt ſon frere !

, , Exemples du ſyle amphygourique.


Mais ſes ſombres vapeurs qui retardent l'aurore,
s'entr'ouvrent aux rayons du ſoleil qui les dore.
L'aſtre victorieux perce le voile obſcur ,
Qui nous cachoit ſon diſque & le céleſte azur.
ſur le Poéme des Saiſons. 299 *

Il ſe peint ſur les mers, iI enflamme les nues.


Les grouppes variés de ces eaux ſuſpendues,
Diſperſés par les vents, entaſſés dans les cieux,
Y forment au haſard un cahos radieux.

Si l'Auteur a voulu peindre ce cahos par le


cahos de ſes expreſſions , il y a parfaitement
réuſſi, excepté pourtant qu'il eſt plus obſcur que
radieux. -

O forêts, ô vallons.. . quand je reviens à vous...


· Je crois rentrer au port après un long orage,
Et ſuis près quelquefois d'embraſſer le rivage.

Que ſignifie ce dernier vers, & quel rap


port a-t-il avec la campagne ? A moins que
l'Auteur ne regarde les champs comme le riva
ge de la ville, ce qui eſt tout à fait clair.
O que l'homme eſt heureux! Qu'il doit être content
') ,

Des beautés qu'il découvre & des biens qu'il attend !


Le fermier étonné parcourt le payſage ,
Des Tréſors qu'il prévoit, il médite l'uſage,
Et poſſeſſeur des biens qu'il eſpère obtenir,
- Enchanté du préſent, il hâte l'avenir.

- On voit dans ces vers , que les biens que


3oo Obſervations Critiques
l'homme attend, ſont des tréſors qu'il prévoit,
& des biens qu'il eſpère obtenir; ce qui eſt en
core fort intelligible & fort élégant. -

L'homme reſpire enfin ſous un ciel tempéré,


Il ne craint point encor les vents & la froidure ,
Et ſans ſentir les airs, il parcourt la Nature. ,
J'avoue de bonne foi que je ne comprens pas
un ſeul mot de ce vers hydropique.
Accablés du ſoin d'être & du travail de vivre.
Je m'imagine que ces grands mots, dont
les Philoſophes empliſſent leur bouche avec
emphâſe , ſont mis pour leurrer le vulgaire
des Lecteurs, comme les Médecins autrefois
parloient Latin, pour en impoſer à leurs ma
lades. Moliere, qui a ſi heureuſement ridiculiſé
& même corrigé les Médecins, ne viendroit
pas ſi facilement à bout des Philoſophes. Il en
ſeroit ſûrement la victime.
Ils vivoient à la Cour, ſans nuire & ſans flatter ;
Avant d'en obtenir, ils vouloient mériter.

Ce vers eſt obſcur , parce qu'il n'eſt pas


françois. Obtenir ni mériter ne ſont des verbes
neutres. Avant d'en obtenir des faveurs , ils
ſur le Poëme des Saiſons. 3o 1

les vouloient mériter. C'eſt ainſi qu'on parle,


ou à peu près, quand on veut être entendu.
Je ſens à mes beſoins échapper la Nature.
Viens me rendre plus vif le ſentiment des biens.
Abandonné de tous, en proye à la Nature.
L'amour ſans ſe montrer, fait ſentir ſa préſence,
Et plein d'un ſentiment, vif & délicieux ,
Chacun ſent le plaiſir qu'il voit dans tous les yeux.
Vous que rendoient heureux la Nature & vos ſens.
L'autre célébre en vers la beauté du village ,
La Muſe & la Bergere ont le même langage.
Et déjà le chagrin peſoit moins ſur mon cœur.
Et Philoſophe heureux, homme content de l'être, &c.
M. D. S. L. n'avoit pas beſoin de nous avertir,
à la fin de ſon Poëme , qu'il eſt Philoſophe.
Nous nous en ſommes apperçus dès la premiere
page. Il a pris plus de ſoin à cacher qu'il étoit
Poëte. On ſe figure à préſent que la Poëſie doit
• s'ehvelopper dans une obſcurité impénétrable
au commun des Lecteurs ; qu'avec des idées
abſtraites, un ton ſcientifique , un air ſenten- .
tieux , métaphyſique & moral, on ſe va diſtin
guer de la foule des Poëtes; & qu'enfin, pour
ſe faire admirer, il faut renoncer à être intel
ligible & clair pour tout le monde.
3o2 Obſervations Critiques
Ils croiroient s'abaiſſer dans leurs vers monſtrueux,
S'ils penfoient ce qu'un autre a pû penſer comme eux.
Il faut être perſuadé au contraire, par l'exem
ple des grands maîtres, que le merire le plus
précieux de la Poëſie, eſt de plaire à tous les eſ
prits, & de mettre à la portée du plus grand
nombre , par des images ſenſibles, les choſes
qui tombent le moins ſous les ſens. Voilà ce
qui a fait naître ces allégories ingénieuſes &
brillantes des Anciens. Voilà ce qui rend im
mortel à jamais Homere & ceux qui ont ſuivi
dignement ſes traces. .
M. D. S. L ne s'eſt pas moins permis de
choquer la Langue , que la Poëſie. Il donne
l'être à des expreſſions bien étonnées d'exiſter.
Juſqu'ici l'on avoit dit : une prairie émaillée
de fleurs. L'Auteur des Saiſons , qui renverſe
- /° • © .

cette métaphore, écrit : l'émail de la verdure,


l'émail frais des fleurs : l'émail des oiſeaux :
l'émail des gazons : l'émail des côteaux, & c.
& le redit ſi fréquemment, qu'on voit bien
qu'il y attache de la prétention , mais ce n'eſt
pas tout, il va chercher , je ne ſais où, le plu
rier d'émail , des émaux : -
ſur le Poème des Saiſons. 3o3

Ces émaux, ces détails que le Printems varie.

N'eſt-ce pas là un mot bien flatteur à l'oreille,


& bien heureux pour le vers ?
L'un ſeul mot quelquefois le ſon dur ou biſarre
Rend un Poëme entier, ou burleſque ou barbare.
Le terme d'agriculteur eſt encore très-cher à
l'Auteur qui me ſemblel'avoir créé.On dit agri
culture : pourquoi ne diroit-on pas agriculteur ?
Voilà le raiſonnement de M. D. S. L. Mais,
pourquoi ne l'a-t-on pas dit juſqu'à préſent ?
Il ne falloit pas une imagination bien vive pour
le trouver. Agriculteur a choqué l'oreille, par
la même raiſon qu'on n'a point dit culteur ;
mais cultivateur. Agriculture a paru tout natu
rel , dès qu'on diſoit culture. L'oreille, ſouve
raine maîtreſſe des Langues , l'emporte tou
jours ſur le raiſonnement. D'ailleurs l'un &
l'autre s'accordent pour rejetter le mot barbare
d'agriculteur. -

Je ne ſais trop la raiſon qui détermine l'Au


teur à mettre le pourpre des raiſins pour la pour
pre ; ſi ce n'eſt parce que ce dernier étoit trop
françois & trop poëtique; & que l'autre a quel
3O4 ,. obſervations Critiques.
que choſe de plus original. M. D. S. L. a d'au
tres expreſſions non moins ſingulieres : telles
que l'incarnat d'un matin, des grappes d'in
carnat, des rubis émaillés : des dômes d'azur :
le criſtaldes airs : des lambris de roſe : un Océan
de blés : le champ d'une carriere : l'incarnat des
branchesflétries : la vérité champêtre : le Peu
ple vendangeur : le Peuple agriculteur : le dé
pôt des vertus : un Peuple atôme , &c. toutes
nouveautés dont il ſe flatte d'enrichir la Lan
gue des Poëtes; mais ce luxe de mots incohé
rens eſt une véritable pauvreté. Les hardieſſes,
je le ſais , ſont les aîles de la Poëſie ; mais il
arrive ſouvent que le mauvais goût lui donne
des aîles inverſes, qui l'entraînent dans la fan
ge, bien-loin de l'éléver à un vol ſublime.
J'oubliois de parler d'un grand défaut, qui
regne dans le ſtyle des Saiſons, d'un bout à l'au
tre. L'Auteur ſait rarement s'arrêter avant de
dire une choſe inutile; où un vers ſuffiroit
il en met deux. Le premier ou le ſecond eſt
preſque toujours de trop , & ſouvent l'un &
l'autre. C'eſt là le plus sûr moyen d'être lan
guiſſant, & de faire languir le Lecteur.Voici
deux
ſur le Poëme des Saiſons. 3o5
deux ou trois endroits qui ſerviront d'exem
ples, pour découvrir tous ceux qui ſont écrits
dans le même goût. 1 . *

Amour . • • . » -

, Viens remplir de tes feux l'air, la terre & les mers.


Principe de la vie , ame & reſſort du monde ,
Des graces, des plaiſirs, ſource aimable & feconde,
Toi qui, dans tous nos ſens répands la volupté,
Dès que la force en nous s'unit a la beauté ! *
Toi qui ſubjugues tout, toi qui rends tout ſenſible,
Puiſſance univerſelle, ou charmante ou terrible ,
Vainqueurdes foibles loix & des dogmes trompeurs,
Que les vains préjugés t'oppoſent dans nos cœurs.
Toi qui ſeul remplis l'ame & fais ſentir la vie, '
Conſolateur des maux dont elle eſt pourſuivie !
Rends heureux l'Univers, qu'il aime; & c'eſt aſſet.
Enflammes, réunis les êtres diſperſés, -

Parl'excès des plaiſirs , fais ſentir ta puiſſance...


Des chants multipliés dans les airs ſe confondent,
Et volent des côteaux, aux vallons qui répondent &c.
Le rire à longs éclats eſt ſouvent répété, >

Et le cri qui l'exprime ajoute à la gaiété. **


Bacchus a déchiré les voiles du myſtère.

* La laideur & la foibleſſe n'empêchent pas d'aimer.


** Nouvel exemple du ſtyle amphygourique. .
V
3o6 · obſervations Critiques
chacund'eux,augrandjour, produitſon caraétère.*
Ils ſont tous contens d'eux, duſort & des humains.
Là, des rivaux unis un verre arme les mains.. .
Tu ſuſpens, ô Bacchus l la haine & la vengeance.
Tu fais régner l'amour, tu repands l'indulgence. &c.
· Mais voici le moment où l'aſtre des Saiſons,
Fait gémir nos climats brûlés de ſes rayons :
Il deſcend du Cancer au monſtre de Nemée :
Ml revêt de ſplendeur la Nature enflammée,
Son orbe étincelant , roule ſous un ciel pur ;
Des campagnes de l'air , il argente l'azur.
JEt ſur le vaſte champ d'une longue carri.re.**
Il verſe de ſon ſein des torrens de lumiere. &c.
· Helas! l'homme eſt forcé de ſe donner des chaînes.
c'eſt un poids qu'il ajoute au fardeau deſes peines,
Il eſt né pour ſouffrir.Mais peut-il aujourd'hui
Réſſtez aux malheurs prêts à fondre ſur lui ?
Le ſoleil retiré vers l'humide Amalthée,
· Jette un dernier regard ſur la terre attriſtée. .
, Tout eſt changé pour nous. Ce théâtre inconſtant,
Où l'hom ne paſſe un jour & jouit un inſtant,
Cette terre autrefois fi belle, ſi fertile ,
- . .. , , I , , , , , , , a atT

* Produ t ſon caractère eſt horriblement proſaïque. .


** on ne dit pas plus le champ ºune carriere, que la
carriere d'un champ. -

}
ſur le Poéme des ſaiſons. 3 o7
| * Devient en ce moment, triſte,pauvre & ſtérile.
Je ne les verrai plus ces émaux éclatans ,
La pompe de l'Eté, les graces du Printems :
Ces nuances du verd, des bois & des prairies.
Le pourpre des raiſins , l'or des moiſſons muries. &c..

Combien cet entaſſement de vers oiſeux ,


cette abondance ſtérile appéſantit la marche du
Poëme, & fatigue à la longue !
Qui ne ſait ſe borner, ne ſut jamais écrire.
Les objets entourés de mille acceſſoires inu
tiles, ſurtout dans des deſcriptions , ne s'ap
* perçoivent que confuſément. On ne les voit
' plus qu'à travers un brouillard. On eſt tout
· ſurpris, à la fin du Poëme des Saiſons, de ne
plus ſe reſſouvenir de ce qu'on a lu.
- Je m'imagine qu'un bon ouvrage reſſemble
| à ces vins délicieux qui laiſſent, dans la bou
che, des traces de leur ſaveur, long-tems après
qu'on les a bûs.Appliquez la comparaiſon à
l'ouvrage de M. D. S. L. & voyez s'il la ſou
tient.

* Repétition lâche de l'hémiſtiche qui eſt plus haut,


. , . . . . .. ſur la terre attriſtée.
V ij
3o8 Obſervations Critiques
S'il y a quelque choſe d'indiſpenſablé, dans
un Poëme didactique , après la perfection du
ſtyle en général, c'eſt celle de la verſification.
Tous les ouvrages de Poëſie exigent ſans doute
un grand ſoin, pour cette partie, puiſque c'eſt
elle qui fait lire plus ou moins les Poëmes en
tout genre , où elle eſt plus ou moins ſoignée ;
mais il y a des Poëmes, comme le Dramatique,
qui , à la faveur d'une intrigue pleine de cha
leur, de quelques ſituations intéreſſantes &
pathétiques, peuvent, juſqu'à un certain point,
faire oublier la verſification & quelquefois le
ſtyle.
Le Poëme Didactique, au contraire, n'ayant
que rarement occaſion de remuer le cœur,
parle toujours à l'eſprit qui juge de ſang froid.
Il faut donc, afin de l'attacher à une lecture
tranquille , avoir recours à toutes les reſſour
, ces de l'art, & ne rien épargner pour réveil
ler l'attention facile à s'égarer, & à s'éteindre
dans un ſujet froid par lui-même. Delà vient .
que Virgile n'a rien travaillé avec plus de cor
rection & d'élégance que ſes Géorgiques ; &
que Boileau s'eſt ſurpaſſé lui-même, dans ſon
Art Poetique. - -

/
ſur le Poème des Saiſons. 3o9
Le premier mérite de la verſification, com
me du ſtyle , eſt la variété ; & c'eſt ce que
M. D. S. L. connoît le moins. II n'a qu'une
maniére de verſifier. Qui a lû les quatre pre
miers vers de ſon Poëme , ſait comment eſt
fait tout le reſte. Toujours les mêmes chûtes.
Jamais de ſuſpenſions qui empêchent, de tems
en tems, un vers de tomber comme les autres.
Hémiſtiches réguliérement faſtidieux. Rimes
platement obligées , & rapportant ſans ceſſe
leur double ſon, avec une inſipide uniformi
·té ; tandis qu'il faut ſouvent rompre ce ſon ,
par la marche différente des vers , en finiſ
ſant une phraſe à une rime, & gardant l'au
tre rime pour la phraſe ſuivante.
Le grandart eſt dans la coupe des phraſes.Tan
tôt c'eſt une période nombreuſe de dix à onze
vers, & quelquefois plus, qui vous entraîne dou
cement ; tantôt ce ſont trois ou quatre vers dé
tachés, qui courent avec rapidité. Plus loin, ils
vont par trois ou par cinq ou par ſept, aſſez
fréquemment par deux; mais non pas trop de
ſuite. Tout à coup un vers ſeul, un hémiſti
che vous arrête & vous donne à penſer. Voilà
V iij
3 Io · Obſervations Critiques
comment on peut varier à l'infini ſa marche,
& éviter l'engourdiſſement de la monotonie.
Cet art ne donne point le génie, & ne fera
pas faire de bons vers à un homme qui n'eſt
pas Poëte ; mais celui qui eſt vraiment Poëte,
trouvera infailliblement cet art, ſans lequel la
Poëſie ne ſeroit plus qu'un inſtrument à une
ſeule corde.
M. D. S. L. je le répéte, ne connoît nulle
ment cette heureuſe variété. Sa verſification
eſt par-tout , en tout tems, la même; dans une
ſituation vive, comme dans une ſituation tran
quille. Ses vers ſont enfilés deux à deux, ou qua
tre à quatre, & il ne ſort pas delà.Je n'en vais
rapporter pour exemple qu'un endroit aſſez
long. Il faudroit citer tout le Poëme. C'eſt la
· fin de l'épiſode de Liſe & de Damon, au Chant
de l'Eté. - -

Lucas qui l'apperçoit s'épouvante à ſa vue,


Mais il voit ſur ſon front la gaieté répandue.
Damon lui prend la main , & Lucas étonné,
Loin du vallon ſauvage eſt d'abord entraîné.
Les voilà dans les champs que Polemon moiſſonne,
Lucas eſt-interdit & Polemon friſſonne.
ſur le Poème des Saiſons 311
Liſe qui voit de loin & Damon & Lucas, .
En ſuivant ſon travail, cache ſon embaras.

Sa mere, dans ſes mains ſent trembler ſa faucille,


Et ſe place auſſi-tôt à côté de ſa fille.

Mais Damon les aborde : ô mon cher Pal:mon t


Voyez dans ce berger le rival de Damon.
Liſe brûle pour lui de l'amour le plus tendre,
Il aime, il eſt aimé, qu'il ſoit donc votre gendre. .

Liſe, un berger ſans bien n'eſt pas digne de vous.


Que Lucas ſoit donc riche & qu'il ſoit votre époux...
| Liſe & l'heureux berger, la mere & Polemon,
Se regardoient l'un l'autre, & regardoient Damon.
Lucas ſe précipite aux pieds de ſa maîtreſſe,
Liſe fait éclater ſa joie & ſa tendreſſe.

Les parens ſont ravis, & Damon enchanté,


Trouve dans tous les yeux le prix de ſa bonté.

De nôces, de feſtins, bien-tôt la douce image,


' Va porter la gaieté de village en village.
Et dès le lendemain, les cris & les chanſons,
Ont annoncé l'aurore & l'inſtant des moiſſons.
- V iv
312 . * Obſervations Critiques
· Il eſt donc arrivé ce moment d'abondance,
Où le travail des champs reçoit ſa récompenſe.
De la riche Cérès les tréſors vont s'ouvrir,
Et voici l'heureux jour où l'homme va jouir.
Déjà des moiſſonneurs la troupe partagée,
Attaque les ſillons ſur deux files rangée.

Un ſentiment profond, pur & délicieux,


Regne dans tous les cœurs,brille dans tous les yeux.

Liſe auprès de Lucas, plus ardente à l'ouvrage,


A bien-tôt dévancé les filles du village. ©

Et nouveau laboureur , dans ce noble métier,


Lucas aux yeux de Liſe, eſt fier de s'éſſayer.
Ici Dolon ſourit agacé par Thémire , - -

' Là Colin rit tout haut des bons mots qu'il va dire.

Polémon , en ſecret, ordonne aux Moiſſonneurs,


D'augmenter le tribut qu'on deſtine aux glaneurs.

Ces beaux jours ont banni l'envie & la miſere,


Le pauvre donne au pauvre & le riche eſt ſon frere.

Mais Liſe & ſon amant ont vu naître le jour,


Où le Miniſtre ſaint doit bénir leur amour.
-

ſur le Poème des Saiſons. 3 13


Ils vont ſanctifier la flamme la plus pure,
Et jurer de s'aimer ſans craindre le pajure.
on leur lit les devoirs impoſés aux époux,
Ils ſont ſûrs de les ſuivre & de les aimer tous.
&c. &c. &c. &c. &c. & c. & c. &c. &c. &c. &c.

, L'ennui glace ma main & l'arrête. Si vous


voulez pourſuivre, prenez le Poëme. Ces vers
apportent à mon oreille un bruit auſſi impor
tun que des gouttes d'eau qui tomberoient
, deux à deux dans un baſſin d'argent. Quand
' le ſtyle de ce paſſage ſeroit auſſi agréable, auſſi

vif, auſſi neuf, qu'il eſt mou, lâche & commun,


ce retour invariable d'une même meſure le | z

rendroit encore inſupportable à lire. Voulez- +

vous, dit Boileau : - ·

Voulez vous du public mériter les amours,


Sans ceſſe en écrivant variez vos diſcours.
Un ſtyle trop égal & toujours uniforme,
En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
| . On lit peu ces Auteurs nés pour nous ennuyer,
Qui toujours ſur un ton, ſemblent pſalmodier.
J'ai dit que la verſification de M. D. S. L.
n'avoit aucune harmonie, & cela eſt vrai, par

3 I4 · obſervations Critiques
la même raiſon qu'une cloche n'en a point :
ainſi, quand on m'oppoſeroit ſix vers des Sai
ſons fort harmonieux , je prendrois les ſix,
les vingt ſuivans, tous ceux du Poëme ; & je
demanderois ſi l'harmonie réſulte d'un ſon tou
jours égal. « ^ -

Un Auteur, qui n'a pas ſenti le beſoin que le


· vers français avoit d'être varié à l'infini, pour
ne pas aſſoupir l'oreille la plus amoureuſe de
rimes, ne doit pas trop s'être douté de cette
perfection d'harmonie, qu'on appelle harmo
nie imitative, par laquelle on donne à chaque
choſe le ſon qui lui eſt propre, pour la porter
à votre eſprit, telle que ſi vous l'entendiez
elle-même. ·
Je ſais qu'à préſent la foule des rimeurs,
qui veut faire facilement des vers difficiles à
lire, rejette bien loin cette ſorte d'harmonie,
affirmant que notre Langue n'en eſt pas ſuſcep
tible; & que le peu d'exemples, que nous en
fourniſſent nos Poëtes, eſt le fruit du haſard,
plutôt que de l'intention.
Il eſt vrai qu'un Poëte habile, exercé dans
ſon art, rencontrera quelquefois ſans travail »
-
ſur le Poëme des Saiſons. 315

cette harmonie convenable à ce qu'il veut pein


dre ; mais celaviendra des longues méditations
qu'il aura faites en d'autres tems, & de l'habi
tude où il a mis ſon oreille de ne rien laiſſer
paſſer que ce qui la flatte agréablement.
· Il eſt encore vrai que quelques-uns de nos
Poëtes eſtimés ont négligé cette partie; mais les
uns, comme Corneille & Crébillon,en avoient
peu de beſoin dans leur genre, où le Poëte ne
doit pas avoir ſouvent l'occaſion de ſe mon
trer; quoique pourtant Racine ait ſû profiter
dans ſes Tragédies, de ce talent qu'il avoit rap
porté du commerce des Anciens. D'autres, &
Rouſſeaului-même,y ont rarement ſongé.C'eſt
une tache , ſans doute , dans ſes Odes ſubli
mes d'ailleurs & brûlantes de cet enthouſiaſme
ſi peu commun aux Poëtes français.
Mais, peut-on dire que La Fontaine & Boi
leau n'aient pas cherché cette harmonie, qui
regne habituellement dans leurs écrits, & qui
les fait lire tant de fois avec un plaiſir toujours
nouveau ? Peut-on croire que La Fontaine ,
par exemple, n'ait point mis d'intention, lors
qu'il peint ainſi le babil rapide de la Pie ?
# 16 obſervations Critiques
Caquet bon bec alors de jaſer au plus dru,
Sur ceci , ſur cela , ſurtout.

Ou bien en diſant du théſauriſeur ,


Il paſſoit les nuits & les jours
* A compter, calculer, ſupputer ſans relâche,
Calculant, ſupputant, comptant comme à la tâche.

* M. D. V. a une beauté de ce genre dans le pauvre


Diable.
» Il compiloit, compiloit, compiloit. -

Cette répétition charge plus le ridicule qu'il veut jet


ter ſur le compilateur, que tout ce qu'il pourroit ajouter,
Dufreſny avoit dit auſſi dans une Comédie.
» Parlant, parlant, parlant, & puis ne parlant plus.
Un autre vers du pauvre Diable très heureux dans ce
genre eſt celui-ci,
' » Tu n'as point d'aîle, & tu veux voler ; rampe.
. Ce mot rampe, jetté à la fin du vers , après tu veux
voler, fait un contraſte d'image & d'harmonie très-rc
marquable. -

Il eſt vrai que Lafaye avoit déjà trouvé cette beauté.


Nous avons de lui un Madrigal qui commence ainſi :
» Cache ta vie, au lieu de voler, rampe.
Il ſeroit à ſouhaiter que M. D. V. eût répandu un peu
plus de cette harmonie imitative dans ſes Poëſies.
mNm=

ſur le Poème des Saiſons. 3 17


Et quand il a peint les efforts d'un coche, dans
un chemin montant :

L'attelage ſuoit, ſouffioit , étoit rendu.


Il dit plus bas :
- *A

Après bien du travail, le coche arrive au haut :

Mettez au ſommet, à la place d'au haut , ce


· vers perd tout ſon prix. Il en eſt ainſi de cent
autres que certainement La Fontaine a fait à
deſſein, ſachant bien que c'eſt un très-grand
, mérite d'imiter la Nature, même par le ſon des
le mots.
Il ne faut qu'ouvrir Boileau, pour voir avec
quelle attention il donne à ſes vers le nombre
& l'harmonie , qui convient à telle ou telle
image ; & ſans rapporter ici les exemples les
plus connus, s'imagine-t-on que, dans la troi
ſieme Satyre, il ait dit, ſans y avoir réflechi ;
L'autre eſquive le coup, & l'aſſiette volant,
S'en va frapper le mur , & revient en roulant.

· N'a-t-il pas voulu peindre par les r r du ſe


cond vers le bruit même de l'aſſiete qui roule ?
3 18 Obſervations Critiques
Par la légéreté de l'hémiſtiche, & l'aſſiette vo
lant, ne montre-t-il pas la force & la viteſſe
dont l'aſſiette eſt lancée ? -

N'a-t-il pas cherché les mots les plus capa


bles de donner de la rapidité à ces vers ?
Mes vers comme un torrent, coulent ſur le papier.
ks
Et déjà mon vers coule à flots précipités.
tral
Le moment où je parle eſt déjà loin de moi.
: Le chagrin monte en croupe & galoppe avec lui.
, Tu me verras ſouvent, à te ſuivre empreſſé,
Pour monter à cheval, rappellant mon audace,
Apprentif cavalier, galopper ſur ta trace.

Quel vers Latin, avec rous ſes dactiles, eſt


plus leger & plus rapide ? On ſait combien
de tems & de réflexions il employa pour faire,
à ſon gré, ces vers qui montrent ce qu'il dit :
(Epitr. 3.)
A peine du limon où le vice m'engage,
J'arrache un pied timide, & ſors en m'agitant ;
Que l'autre m'y reporte, & s'embourbe à l'inſtant.

Parle-t-il de l'enjambement du vers ? quelle


heureuſe inverſion !
ſur le Poème des saiſons. 31»
Et le vers ſur le vers n'oſa plus enjamber.
Si vous changez : y
" - -- ,

Et le vers n'oſa plus enjamber ſur le vers.


(

Ce dérangement fait un vers plat, quoique


les mêmes mots y ſoient. Voulez-vous un con
traſte d'harmonie admirable ?

J'aime mieux un ruiſſeau qui, ſur la molle arène,


Dans un pré plein de fleurs, lentement ſe promene,
Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,
Roule plein de gravier ſur un terrein fangeux.

Dire que Deſpreaux écrivoit ainfi auhaſard, -

aſſurément c'eſt dire une ſottiſe.


Je ne finirois point, ſi je parcourois l'Art
Poëtique & le Lutrin, pour citer des exemples
d'harmonie imitative Ces deux Poëmes en ſont
une ſource inépuiſable en tout genre. Je me
contenterai d'en tirer encore deux de l'Ode
ſur la priſe de Namur, que les Fontenelle &
les Perrault ont décriée; & qu'après eux, d'au
tres Perrault ont cru mauvaiſe, ſans l'avoir
lue; & par prévention , ou par ignorance de la

52 o Obſervations Critiques -
grande Poëſie, après l'avoir lue : mais qui eſt
en effet une des plus belles Odes pinda1iques
que nous ayons, à quelques vers près, qui ſont
trop ſimples, pour l'élévation & le ſublime du
genre. Liſez cette ſtrophe ;
Mes préſages s'accompliſſent,
* Il commence à chanceler.
Sous les coups qui retentiſſent,
Ses murs s'en vont s'écrouler.
Mars en feu qui les domine, !
Souffle à grand bruit leur ruine ;
Et les bombes dans les airs,
Allant chercher le tonncrre ,
Semblent, tombant ſur la terre ,
Vouloir s'ouvrir les enfers.
Indépendament des richesimagesqu'elle ren
ferme , telles que Malherbe ni Rouſſeau n'en
ont point de plus poëtiques ni de plus ſuper
bes; de quelle harmonie ne frappe-t-elle pas
le Lecteur inſtruit ? N'entend-on pas le bruit
de la bombe dans ces vers ? -

| Et les bombes . . . . . .
Semblent, tombant ſur la terre,

* Namur.
Le
ſur le Poème des Saiſons. 32 1
Le Gerondif tombant, qui ſeroit lourd dans
une autre occaſion , fait ici un grand effet,
Par oppoſition au vers précédent qui eſt léger.
· · · · dans les airs, »

Allant chercher le tonnerre. . - •.

Je ne ſais comment on a oſé cenſurer l'har


monie de cette autre Strophe.
" * - -- -

»
e º © © e ©

Je vois monter nos cohortes


La fiamme & le fer en main ; ·
Et ſur les monceaux de piques,
De corps morts, de rocs, de briques, · · .
S'ouvrir un large chemin. -

• Il faut être dépourvu de toute connoiſſance


en harmonie imitative, pour avoir repris ce
VerS
-
- - - •.
" - -- · · ·

• '

De corps morts , de rocs, de briques,


comme dur & rocailleux. On ne s'eſt pas douté
que Boileau l'avoir fait exprès, pour peindre
la difficulté d'un aſſaut ſur un rocher, tel que
celui où étoit Namur. On ne s'eſt pas douté
que cette dureté du vers étoit l'expreſſion de la
| X
"522 Obſervations Critiques .
choſe. On ne s'eſt pas douté qu'Homere four
mille de pareils exemples, & que Deſpreaux
étoit rempli d'Homére. .. v ::: | | -

| Il réſulte de ces réflexions que notre Lan


gue n'eſt point du tout contraire à l'harmonie
imitative , & qu'il ne lui manque que des Poë
tes habiles, qui veuillenten étudier les reſſour
ces, pour redevenir ce qu'elle étoit ſous les
plumes immortelles de La Fontaine , de Deſ
preaux & de Racine. J'ajoute même que c'eſt
à préſent, plus que jamais, qu'il faut travailler t
avec ſoin notre verſification. Nous ſuccédons
f
à un ſiecle de génie, qui a épuiſé les plus bel d,
les mines de la carriere. Il eſt vrai que tant
d'ouvrages excellens en tout genre nous facili
tent l'art d'écrire ; mais c'eſt cette facilité mê
me qui eſt pernicieuſe. Rien de plus commun
aujourd'hui que des vers tournés avec une élé
gance aiſée, & faits, pour ainſi-dire, de mé
moire. Mais rien de plus rare que des vers de
génie, où l'on trouve des tours neufs & heu
· reux, un naturel exquis, & de nouvelles com
binaiſons d'harmonie. C'eſt parce qu'il nous
eſt facile d'écrire beaucoup, qu'il faudroit écrire
ſur le Poème des Saiſons. 313
peu, mais bien. Cent vers excellens font plus
d'honneur qu'un long Poéme médiocre , &
ſont plus sûrs de paſſer à la poſtérité qui ne re
cherchera que nos ouvrages les plus parfaits.
La Motte & Fontenelle , qui écrivoient preſque
hier, & avec quelle réputation! n'exiſtent plus
comme Poëtes.Tels Auteurs vivans, que l'ap
plication regarde , ne ſongeront guere à ſe la
faire; mais revenons à M. D. S. L.
Non ſeulement il n'a point cherché à met
tre dans ſon Poëme cette harmonie déterminée,
ſans laquelle des vers ne ſont que des lignes
de proſe. Souvent même il emploie une har
monie toute contraire à ce qu'il veut dire ; ce
qui fait le même effet qu'un ton faux & une
diſcordance en Muſique. Voyez ce vers,
Le chant gai de l'oiſeau qui monte au haut des airs.

Vous avez lû celui de La Fontaine, où il


met au haut, pour marquer la difficulté & la
peine d'un coche à monter ſur une hauteur.
Cette même harmonie ne convient-elle pas
bien au vol léger de l'allouette ?
· X ij
3 24 Obſervations Critiques
Un tourbillon de feux, de flêches enflammées,
Vole, s'éléve, roule & voile les armées.

Les e muets& les l du derniervers le rendent


ſourd, peſant & tout oppoſé à ce qu'il doit ex
primer.
Les oiſeaux - . . . . . .
Rempliſſoient de chants gais, les voutes des ombrages.

Ce chantgai, que l'Auteur affectionne beau


coup , bien loin d'imiter le chant des oiſeaux,
a un ſon déſagréable, qui approche de la ca
cophonie.
En parlant du tigre :
Il careſſe en grondant ſon amante en furie.
L'harmonie eſt indiquée à demi. Deſpreaux
l'a bien mieux rendue, au ſujet des chats qui
l'empêchent de dormir.
L'un miaule en grondant comme un tigre en furie ;
L'autre roule ſa voix comme un enfant qui crie.

Voici un autre contreſens en harmonie de


M. D. S. L.
ſur le Poéme des Saiſons. 325

Il roule un ſable noir qu'il pouſſe en tourbillons.


\s
Ce nuage nouveau , ce torrent de pouſſiere, &c.

Un ſable noir qu'il pouſſe eſt de la mauvaiſe


proſe qui ne peint abſolument rien. Il falloit
reſſerrer ces deux vers en un :
Il roule en tourbillons un torrent de pouſſiere.

Dans une deſcription de chaſſe ,


J'avance, l'oiſeau part, le plomb que l'œil conduit,
Le frappe dans les airs, au moment qu'il s'enfuit.

| Vous remarquez d'abord qu'apres l'oiſeau


part , au moment qu'il s'enfuit eſt de trop, &
rend ces vers trainans. Le plomb que l'œil con
duit , eſt lourd, au lieu d'être vif, ſurtout au
ſecond hémiſtiche Voyez Boileau, comme il
dit la même choſe avec une harmonie bien
différente ;

Ou d'un plomb qui ſuit l'œil, & part avec l'éclair,


q,

Qui ſuit l'œil eſt rapide. Le dernier hémiſ- .


· tiche l'eſt encore davantage.
- X iij
;24 Obſervations Critiques -
En voilà bien aſſez pour vous faire juger du
peu de ſoin que l'Auteur des Saiſons a pris de
cette partie de la verſification, la plus eſſen
tielle néanmoins , & qui diſtingue principa
lement les vers de Virgile , de ceux de Lu
cain & de Stace.; & les Poëſies françoiſes de
l'autre ſiécle, de celles du ſiécle préſent.
Je crois vous avoir expliqué ſuffiſament tou
tes les raiſons qui font du Poëme de M. D. S. L.
un Poëme ennuyeux. Vous avez vû que c'eſt
là ſon plus grand défaut, occaſionné par tou
tes les eſpèces de monotonie imaginables.Vous
vous reſſouvenez de ce qu'a dit précieuſement
un bel eſprit
géométre , que Racine avoit la
monotonie de la perfection. Ne pourroit-on pas
dire plus clairement de M. D. S. L. qu'il a
atteint la perfection de la monotonie ?
· A la ſuite de ſon Poëme , l'Auteur a mis
pluſieurs notes, où il explique en proſe la Mé
taphyſique de ſes vers. Il faut convenir qu'elle
eſt plus amuſante ſous cette forme qui lui con
vient mieux. Vous ſavez que tous les grands
Poëtes n'ont jamais ſongé à commenter leurs
Poëſies: il eſt vrai qu'elles étoient aſſez bonnes
ſur le Poëme des Saiſons. 327
pour s'en paſſer. A préſent on a du moins la
complaiſance de nous dédommager un peu en
preſe, de l'ennui qu'onnous a donné en vers.
, Quoi qu'il en ſoit, les notes de M. D. S. L.
ſont fort bien écrites. Il n'y en a que deux ou
trois littéraires. Une ſur l'Opéra très ſenſée,
une ſur Moliere aſſez commune ; & une ſur
Corneille & Racine, qui contient la plus grande
héréſie qu'on puiſſe avancer au Parnaſſe.
Il s'agit, dans cette note, de ſoutenir ce que
l'Auteur a dit de M. D. V. dans ce vers :
-
-

-. -
-

Vainqueur des deux rivaux qui regnent ſur la Scene.

Remarquez qu'on ne dit pas un mot de Cré


billon , notre troifieme Poëte tragique.
' Je connois aſſurément les beautés des tragé
dies de M. D. V. auſſi bien que ſes partiſans
· fanatiques ; & je les ai comparées à celles de
Corneille & de Racine , avec moins de pré
vention & de partialité. -

1°. Si l'on joue moins ſouvent leurs piéccs qiie


celles de M. D. V. cela prouve que M. D. V.
a un parti parmi les Comédiens & parmi ceux
X iv
328 Obſervations Critiques .
qui les conduiſent; mais cela ne prouve point
que le Public ne fût charmé de voir plus ſou
vent au Théatre, le Cid , Cinna, Rodogune,
Polieucte , Héraclius , Horace, & toutes les
piéces de Racine. Surtout , ſi les Acteurs, gâ
tés par des piéces pantomimes, ſavoient encore
jouer dignement des chefs d'œuvres qu'ils eſ.
tropient. -

| On ſe contente de lire & d'admirer ces Tra


gédies immortelles, auxquelles il faudroit des
Baron & des Lecouvreur; & l'on va voir re
· préſenter des.Drames qu'on ne ſauroit lire ;
mais que les Acteurs s'efforcent de faire valoir.

2°. On ne convient point que Corneille &


Racine ſoient moins pathétiques que M. D. V.
Le Poëte qui a fait parler Auguſte , Chimene,
Camille , Pauline, &c. Le Poëte qui a fait par
ler Phédre, Iphigénié, Achille, Clytemneſtre,
Hermione, Andromaque, Roxane, Monime,
Mithridate,&c. entendoient aſſurément le lan
gage des paſſions, auſſi bien que M. D. V.
Quel endroit de ſes piéces eſt auſſi véhément,
auſſi énergique, auſſi déchirant que les impré
ſur le Poème des Saiſons. 3 29
1

†. cations de Camille, les emportemens d'Her


mione, les douleurs de Clytemneſtre, & les fu
reurs d'Oreſte ?

3°. Ses Tragédies ont plus d'action que celles


de Corneille & de Racine;mais elles en ont trop.
Preſque toutes ſont des intrigues cômmunes
de Roman, ſans vraiſemblance. Racine & ſur
tout Corneille n'ont point ces petits moyens
prodigués dans les piéces de M. D. V. Ces let
tres ſans adreſſe, ces noms changés ſans ſujet,
ces enfans perdus & retrouvés, comme Zaire
& Nereſtan; comme Seide & Palmire ; reſſour
ces peu dignes de la ſimplicité d'une action qui
doit ne durer que quelques heures, & qui doit
être fondée principalement ſur la plus exacte
vraiſemblance. - -

4°. Chez M. D. Volt. le ſujet des Tragédies


eſt, dit-on, d'un intérêt plus général.Pourquoi ?
Parce qu'il prend pour action la révolution d'un
Empire. Cette raiſon n'en eſt pas une. L'inté
rêt le plus général eſt de peindre le cœur hu
main. Phédre, Iphigénie, Andromaque font ver
33e Obſervations Critiques
ſer plus de larmes que Mahomet & Gengis-Kàn»
donc elles intéreſſent plus. Qui eſt-ce qui tou
che davantage dans l'Orphelin de la Chine ?.
c'eſt Idamé & Zamti dont l'intérêt eſt parti
culier. Ces chûtes d'Empire , ces révolutions
d'opinions font plus de plaiſir dans l'Hiſtoire
qu'au Théatre. C'eſt un acceſſoire qui a ſon
mérite ; mais dont on peut ſe paſſer, ſans en
être moins pathétique & moins intéreſſant.

5°. M. D. V. a mis plus de Speftacle dans


ſes Tragédies ; & il en a trop mis.Semiramis,
Tancrede, Olympie , les Scythes, &c. ſont
des piéces à décoration. Ce n'eſt point le ſpec
tacle qui prouve le grand Poëte. Autrement les
Anglois, les Eſpagnols, ſeroient plus Poëtes
que nous; & les Opéra de Métaſtaſevaudroient
mieux que tout notre Théatre. Le grand Poëte
tragique eſt celui qui s'éleve à des idées ſubli
· mes, & ſurtout qui excelle dans la peinture des
paſſions. Racine & Corneille ont mis du ſpec
tacle, quand il en falloit, dans Rodogune, dans
Athalie, lorſque ce ſpectacle venoit naturelle
ment, & contribuoit à augmenter la terreur
ſur le Poème des Saiſons. 33 I

d'üne ſituation & l'éclat d'un dénouement. M.


D. V. a égaré, par ſon exemple , les jeunes
gens qui font de la Scene Françoiſe une lan
terne magique. .

6°. On ne trouve point dans M. D. Volt.


d'auſſi beaux caractères que dans Corneille &
dans Racine. Car ce n'eſt pas aſſez que d'entre
voir un beau caractère; il le faut ſoutenir par
de grands traits. Alvares eſt un homme bon,
moitié Philoſophe, moitié Chrétien ; mais il
n'a pas une force tragique, comme Burrhus ,
comme le vieil Horace. Mahomet eſt froid dans
ſon amour, ainſi que dans ſa politique, ſon ca
ractère de Tartuffe eſt peu tragique. Oroſmane
eſt auſſi paſſionné, dans ſes derniers actes, que
Roxane d'après laquelle il eſt fait; mais il n'eſt
point annoncé, comme elle, dans les premiers
actes. On le fait voir d'abord le Sultan le moins
jaloux ; qui change toutes les loix du ſerail ;
qui ne veut ni voiles ni clôtures, ni Eunuques ;
& enſuite ſa jalouſie va juſqu'à la fureur. Ce
n'eſt point ainſi que ſe prépare dans Bajazet ,
le caractére de la jalouſe Roxane,
3 32- Obſervations Critiques
, Quels caractères M. D. V. a-t-il à oppofer
à Emilie, à Cornélie, à Polieucte, à Severe,
à Pauline, à Léontine , à Rodogune , à Au
guſte, à Joad, à Athalie, à Achille, à Phé
dre, à Mithridate, à Agrippine, à Neron, à
Mathan , &c. &c ?

7 °. M. D. V. n'a jamais peint les Romains


avec autant d'élévation que Corneille, ni avec
autant de vérité que Racine a repréſenté la Cour
de Neron. M. D. V. a deſſiné les Chinois,
les Tartares, les Arabes, les Scythes, &c. il
ne lui manquoit plus que de mettre ſur notre
théatre les Iroquois & les Hottentots.- Sotiſe
que notre troupeau d'imitateurs n'eſt que trop
diſpoſé à faire. Que nous importe la peinture
de ces Peuples , dont l'Hiſtoire eſt à peine
digne de notre attention! La peinture de l'hom
me, voilà le premier objet de la Tragédie. Il
eſt donc bien ridicule d'avoir dit que Racine
n'a peint que les Juifs. Racine a voulu peindre
d'abord le cœur humain qui eſt le même chez
tous les peuples. Mais il n'a pas négligé les
autres acceſſoires. Porus eſt-il Juif? Mitridate
-

|
ſur le Poème des Saiſons.
eſt il Juif? Rome dégradée ſous Nerc
elle pas admirablement peinte ? Tac
mieux fait ? Les mœurs turques ne ſont-enes
pas bien conſervées dans Bajazet & ſurtout
dans le caractère du Viſir Acomat ?

8°. M.D.S. L. nous dit : Mahomet eſt un ſer


mon, Algire eſt un ſermon. Voilà une plaiſante
manière de louer des Tragédies. Je ne dirai
point : Polieučte eſt un ſermon, Athalie eſt un
ſermon, Cinna eſt un ſermon. Mais je dirai que
ces Tragédies ne le cedent à aucune autre pour
l'inſtruction morale, quoiqu'on n'affecte point
d'y prêcher.

9°. On nous dit encore que les Tragédies


de M. D. V. inſpirent plus que toutes les Tra
gédies anciennes & modcrnes l'humanité & la
bienfaiſance. Une Tragédie n'eſt point une dé
clamation ſur la vertu, ſur l'humanité. Séné
que, qui eſt rempli de ces morales dépla
cées, eſt un Rhéteur inſuportable ſur la Scéne.
Il ne ſeroit pas difficile de prouver que M. D.
V. eſt tombé dans ce défaut. Après tout, la clé
'334 : Obſervations Critiques
mence d'Auguſte, la généroſité d'Alexandre,
ſont des leçons de bienfaiſance & d'humanité
en exemples, ſupérieures à celles que M. D,
V. en a données en maximes.

1o°. On ajoute qu'il a le plus répandu les


lumieres & la ſaine Philoſophie. Il y auroit beau
| coup à dire ſur ce que M. D. S. L. appelle la
ſaine Philoſophie.Comme ſi le ſiecle de Deſ
cartes , de Bayle , de Gaſſendi , n'avoit pas
été le ſiecle de la ſaine Philoſophie ! Com
me ſi le ſiecle de Boſſuet, de Paſchal, de Fé
nelon, de Corneille, de Racine, de Moliere,
de Boileau, de La Fontaine, de La Bruyere,
de Bourdaloue , n'avoit pas été un ſiecle de
lumieres ! Vous verrez qu'il n'y a eu de lu
mieres en France , que depuis que Jocaſte
débite des maximes contre les Prêtres, Zaire
ſur la loi naturelle, & Algire ſur le ſuicide.

1 1°. Le Dialogue de M. D. V. n'eſt point


auſſi ſoutenu, ni auſſi bien enchaîné que celui
de Corneille. Il n'eſt point auſſi vrai, ni auſſi
coulant , ni auſſi éloquent que celui de Racinº
-Nm=

ſur le Poème des Saiſons. 3 35


, Cherchez des Scenes dans M. D. V. dialo
# guées comme celles de Sertorius & de Pom
, pée, du Cid & de Chimene , de Léontine
& de Phocas, de Pauline & de Polieucte.
On eſt d'accord que jamais Poëte n'a pouſſé
l'art du Dialogue au degré de perfection où il
º eſt dans Corneille. fous les Poëtes ont des
· imitateurs , lui ſeul n'en a pû avoir dans ce
· genre. Cherchez dans M. D. V. des Scenes
, dialoguées avec autant de naturel & de paſſion
( que celles de Phedre & d'Œnone , de Phedre
# & d'Hypòlite ; avec autant d'énergie & de feu
# que celles d'Achille & d'Agamemnon, d'A
re chille & d'Iphigenie; avec une ſimplicité auſſi
le naïve & auſſi noble que celles d'Andromaque &
l de Pyrrhus, d'Athalie & du petit Joad. La pre
, miere qualité du Dialogue conſiſte à ne mon
# trer que les perſonnages, & à faire croire que
c'eſt effectivement Clytemneſtre, Agamemnon,
Athalie & Joad qui ſe parlent. Jamais Poëte
• tragique, après Sophocle, n'a mieux poſſédé ce
· talent que Racine; mais M. D. V. paroît ſou
• vent à la place de ſes perſonnages. Souvent le :
· ſpectateur peut dire : ce n'eſt pas là Zaïre, ce
336 - obſervations critiques -

n'eſt pas là Mérope ; c'eſt M. De Voltaire.


12° M. D. V. n'a aucun trait de ſublime,
qu'on puiſſe citer à côté du qu'il mourut,du moi
de Médée; ni de ces traits de force ſurprenans,
dont Corneille eſt plein. Il n'a rien qui ap
proche des endroits où Corneille eſt grand.
En général il eſt plus harmonieux, plus correct
Que cela eſt merveilleux, quand on écrit cent
ans après Corneille, qu'on vient après Racine,
après Crebillon, & qu'on profite des exem
ples de trois grands maîtres !
13 °. Il faut ſe connoître bien peu en Poëſie,
pour dire que les vers de M. D. V. ont plus de
| force & d'énergie que ceux de Racine.Si cela étoit
luiauroit il pris tant de vers?M. D. V. n'a peut
être pas une métaphore 2 llI1C expreſſion forte,
une image qui ne ſoit dans Racine. Il eſt cer
tain qu'en bien des endroits M. D, V. a un
coloris ſéduiſant, un ſtyle brillant qui éblouit,
mais j'ai bien peur que la poſtérité , qui jugerº
ſans paſſion & ſans flatterie, ne préfere pas »
comme on fait aujourd'hui , -

| Le
ſur le Poëme des Saiſons. 337

Le clinquant de Voltaire a tout l'or de Racine.

14°. M. De Volt. a dans ſes Pieces plus


de coups de Théatre & de ſituations que Racine.
Mais la Grange Chancel ; mais Thomas Cor
neille en ont plus que M. D. V. Sont-ils meil
leurs tragiques que lui ? Les coups de Théatre
ſont la reſſource de quiconque ne peut atta
· cher par le développement des paſſions, & par
l'éloquence du ſtyle. M. D. V. l'a dit vingt
fois lui même.

. 15°. Les Pieces de M. D. V. dit M. D.S.L.


ont plus de régularité que celles de Corneille.
Qu'y auroit-il là d'étonnant ; puiſque Cor
nellle a créé ſon genre ; & que M. D. V. a
eu vingt Auteurs tragiques avant lui , dont il
pouvoit étudier les beautés, & même les dé
fauts ? mais la régularité eſt peut-être la partie
la plus foible des Drames de M. D. V. je ne
ne lui connois pas une piéce qui ſoit conduite -

ſans reproche ; & certainement on ne lui ac


cordera pas le gènie de Corneille , pour tracer
un plan , ni pour en embraſſer l'enſemble &
Y -

-
338 · Obſervations Critiques
les parties. Louer M. D. V, de ce côtélà, c'eſt,
comme dit Boileau,
'. c ! - * - - - - -

, Donner de l'encenſoir au travers du viſage.

Il faudroit beaucoup plus de pages pour dé


truire complettement les aſſertions laconiques
& magiſtrales de M. D. S. L. H affirme & ſe
diſpenſe des preuves.Quiconque niera ce qu'il
affirme, lui aura ſuffiſament répondu. On s'at
tachera davantage à réfuter ces opinions ha
ſardées , dans un ouvrage prêt à paroître , &
qui regarde plus particuliérement M. D. V.
Les détails que cette diſcuſſion exige ſont trop
étendus , ſurtout par rapport au ſtyle pour >

fe trouver ici, où je me borne à relever le ju


gement inconſidéré de M. D. S. L. Je me per
ſuade que M. D. V lui-même eſt fâché de ſe
voir ainſi loué à toute outrance , aux dépens
de ſes maîtres, dont il a ſuivi les traces avec
tant de reſpect. Il déſavoue tout bas des adu
lations ſuſpectes ; quoique tout haut il en re
mercie l'Auteur par politeſſe, en écrivant que
- 2 ... • # | | | | | -- , - . - « :: - . "

-
º
ſur le Poëme des Saiſons 339

le Poeme des Saiſons eſt le ſeul Ouvragé de


nos jours qui ſoit digne du peau ſîecle de Louis
XIV. cè qui a fait dire à un Négociant de
mes amis , que M. D. S. L. avoit tiré une
lettre de change ſur M. D. V. & que celui-ci
l'avoit payée à vue.

Y ij
A U MEME

s U R L E P o E M E
DE LA DE CLAMATION,
DE M o NS I E U R D****.
E Siecle dernier, Monſieur , fut inondé
de Poëmes épiques qui tous ont diſparu.
Le nôtre voit groſſir tous les jours le torrent
des Poëmes Didactiques qui n'auront peut
être pas un ſort plus heureux. Tous pêchent
autant par le cnoix du ſujet, que par la ma
nière dont ils ſont traités. -

Le Poëme de la Religion de M. Racine le


fils, qui eſt, ſans contredit, le plus eſtimable
de tous , par les ſolides beautés dont il eſt ſe
mé, a néanmoins le défaut d'être plus T héo
• -
" .
-
N

ſur le Poème de la Déclamation. 341


| logique que Didactique ; & ſi l'on en excepte
| les deux premiers Chants, avec quelques paſſa
, ges des autres, le reſte eſt ſec, froid & triſte.
| On peut même appliquer au fonds de cet Ou
| vrage ce que Boileau diſoit dans une autre
occaſion. -

De la foi des Chrétiens les myſtères terribles

D'ornemens égayés ne ſont pas ſuſceptibles. .

\ Car la Poéſie Didactique a beſoin de graces .


) & d'agrément, pour adoucir l'auſtérité qui fait
ſon caractère. --- . ' -

Deux ans environ, avant le Poëme des Sai


o ſons , dont je vous ai entretenu, dans ma let
# tre précédente, a paru celui de la Déclamation
ºſ. théatrale , en quatre Chants. C'eſt ſur cet Ou
# vrage que je vais vous communiquer mes ré
flexions ; non pas ſeulement dans la vue de
: le critiquer; mais pour donner quelque déve
loppement à mes idées ſur la Poëſie Didacti
# que, & pour les faire mieux ſentir par des exem
ples. - -

La Déclamation eſt un de ces arts, qui prête


- - Y iv
342 Obſervations Critiques
plutôt matiere à un traité curieux qu'à un Poº
me intéreſſant. Il en eſt ainſi de la Peinture,
de la Sculpture, de la Muſique, de l'Architec
ture , &c. - | -- -

* La Poëſie veut bien ſe charger de donner


des préceptes; mais ſur des ſujets qui ſoient
dignes de ſon langage , & dans leſquels elle
ſe puiſſe faire entendre à tout le monde, ſans
deſcendre à des expreſſions tecniques, qui lui
ſont étrangeres, & qui ſont à peine intelli
gibles pour le demi quart des Lecteurs.
Voilà pourquoi un Poëme ſur la Peinture,
· comme je viens de le dire, ne peut réuſſir en
| notre Langu i ; car il y a ſi peu de gens qui
, ſoient au fait du méchaniſme & des termes de
· cet art; ces termes ſont d'ailleurs ſi peu po#
| tiques, ſi inuſités , que ce Poëme ne pourroº
plaire qu'aux artiſtes & aux amateurs , pourvu
| toute fois qu'ils ne fuſſent pas Poëtes. Mais je
m'étendrai davantage , à ce ſujet, dans la let
· tre ſuivante ſur les différens Poëmes de la Pein
ture. Revenons à celui de la Déclamation.
La Déclamation touche de plus près à la

Poéſie , mais c'eſt une partie ſubalterne, dont


ſur le Poëme de la Déclamation 343
les idées générales rentrent dans le ſujet de
l'Art Poétique. La plûpart des leçons, que Boi
leau donne à uv Auteur, peuvent s'appliquer
à l'Acteur qui en eſt l'interprête.
Si Deſpreaux dit à l'Auteur Tragique :
-: | Que dans tous vos diſcours, la paſſionémue,
Aille chercher le cœur, l'échauffe & le remue.
Si d'un beau mouvement l'agréable fureur ,
., Souvent ne nous remplit d'une douce terreur, ,
.t ou n excite en notre ame une pitié charmante,
En vain vous m'étalez, &c. - - . .. !
, Le ſecret eſt d'abord de plaire & de toucher ...
, Chaque paſſion parle un différent langage.
La colere eſt ſuperbe, & veut des mots altiets.
Labattement s'explique en des termes moins fiers »
Il faut dans la douleur que vous vous abaiſſiez.
. Pour mc tirer des pleurs,ilfaut que vous pleuriez,&c.
. . : r2 .3 tt - . .. : º ^ r !
• Tout cela, & ſurtout ce dernier vers, s'a
dreſſe également à l'Aäeur Tragique ;ainſi que
les vers ſuivans. · , · 2 4 - : , :

: Le Théatre fertile en cenſeurs pointilleux, *


- chez nous, pour ſeproduire eſt un champpérilleux.,
· Un Aſieur n'y fait pas'- de. - faciles: conquêtes
· · · -- : --- • . : . __ .. : - ! .

! - - · Y iij
344 Obſervations Critiques ,
Il trouve à le fiffer des bouches toujours prétes. ' ,
Chacun le peut traiter de fat & d'ignorant ; l' 1

C'eſt un droit qu'à la porte on achete en entrant.


Il faut qu'en cent façons, pour plaire il ſe replie, .
Que tantôt il s'ékve & tantôt s'humilie, &c. !

Si Deſpreaux
ques. .. parle ainſi- aux
. . | Auteurs Comi-
! •
F

Que la Nature donc ſoit votre étude unique,


Auteurs qui prétendez aux honneurs du Comique.
Quiconque voit bien Phomme, & d'un eſprit profond.
De tant de cœurs cachés a pénétré le fond ,
· Qui ſait bien ce que c'eſt qu'un prodigue, un avare,
- Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre,
· Sur une scene heureuſe , il peut les étaler , '
· · · Et les faire à nos yeux ; vivre, agir & parler.
Préſentez en par tout, les images naïves. :
º Que chacun y ſoit peint des couleurs les plus vives.
La Nature, féconde en bizarres portraits, ---

' Dans chaque ame, eſt marquée à de différens traits. #


· · Un geſte la découvre, un rien la fait paroître;
Mais tout eſprit n'a pas des yeux pour la connoître,

Ajoutez à ce morceau ce que le Poëte dit


des mœurs de l'homme, dans ſes différens âges. (
Voilà les leçons principales, qu'on peut don- |
fur le Poème de la Déclamation. 345
ner à l'Acteur Comique.Auſſi M. D. dans ſes
deux premiers Chants , n'a-t-il fait que com
menter ces préceptes généraux , & les a même
affoiblis en les étendant. Oppoſez , par exem
ple, aux vers de Boileau , ceux ci de la Décla
mation. - · · · - • · ,

Voulez-vous ſur la Scene , exciter la tendreſſe ?:


Il faut que votre abord, que votre air m'intéreſſe ; )
Et puiſſe faire éclore en nos cœurs agités, - -

Le feu des paſſions que vous repréſentez. . / . .. !


Sans ces charmes touchans, ſoutiens de votre Empire,
Me rendrez-vous ſenſible aux douleurs de Zaïre.... ,
Que tout un Peuple ému frémiſſe en vous voyant, ſ )
Et que réaliſant vos complots parricides
J'entende autour de vous, ſiffler les Eumenides ...
Conſultez votre cœur. C'eſt là qu'il faut chercher,
* Le ſecret de nous plaire, & l'art de nous toucher, &c.

Aſſurément ces vers ne valent pas tous en


ſemble celui ci tout ſeul , : ! : | ico
, , , i iii ' , b : ' ) ; 4 ' :
· Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez. •
-
* Ce vers eſt pris à Boileau , excepté l'art de toucher.
C'eſt le ſecret du génie & de la Nature; mais ce n'eſt
•*

Point un art. : º : aies ::: , Y. : i *


-
346 - Obſervations Critiques -" . •
: Comparez encore un paſſage du Chant de
la Comédie, à celui de l'Art Poétique. .
A° :

Pour peindre la Nature,il faut h bien connette -

En tout tems, en tous lieux, il faut la conſulter,


La conſulter encore , & puis la méditer.
Elle eſt belle, féconde, & ſublime à tout âge.*
Dans les jeux de l'enfance épiez ſon langage. /
Obſervez les vieillards & leur air ombrageux ;
:
Du jeune homme inquiet les deſirs orageux ;
L'épouſe avec l'époux, le fils avec le pere , º L - .
Et la fille attentive aux leçons de ſa mere ; .
|
C'eſt là que l'on ſaiſit ce ton de verité, ! .
Que l'effort du travail n'a jamais imité, &e. ^
· ·· · · · · · · · · · · e

- C'eſt redire, d'une façon commune, ce


u'Horace & Boileau ont dit avec tant d'agré
| | | º| | -, i> ! " _ - . -
ment & de force
- rSi vous ôtez ces inſtructions générales, qui
conviennent à tous les arts , que vous reſter
t-il pour le ſujet d'un Poëme ſur la Décla
mation ? des détails mécaniques, & communs,
peu faits pour les vers comme,- --
- º -- : -- c2x2 - L - C .. : | , , , , ,
,- = - t- º ! -

* ka Nature n'eſt point ſublime dans l'enfance.


ſur le Poème de la Déclamation. 347
Que dabord vous marche en impºſe à nos yeux. :

Ponaux les repos » obſervez les ſilences. - - - - -

· Pour laiſſer de chacun, reſN rtir la partie, . .


- Etudiez destons l'heureuſe ſympathie. , - - - -

Que la taille « le corps ſoientº jouisederie | i -

Aux rôles différens que vous repréſentez. , º,


Sur le Théatre enfin, ſachez vous deſſiner, &c. >
º | .
. .. : . : i - » : i | -- > 5 · · ·
| Ou bien des raiſons pprofondies ſur l'att
du Comédien , qui ſont bien plus utiles; mais
qu'il eſt impoſſible de mettre en vers. -
· La Déclamation eſt donc une matiere ſté
rile, même pour la Poëfie Didactique, & qui
peut fournir à peine deux Chants. , , ,
| Par quel moyen M. D. eſt-il venu à bout de
l'étendre en quatre ? Par une diviſion tout-à
fait ſinguliere & triviale.Il s'eſt impoſé le be
ſoin de faire un Chant ſur la Tragédie, un ſur
la Comédie, un ſur l'Opéra , & un autre ſur la
· Danſe.Après quoi il a rempli chacun de ſes
Chants , comme il a pû , de mille hors-d'œu
·vre, qui ne tiennent pas plus à la Déclamation
qu'à la Poëſie. . - - - - :, · :
348 Obſervations Critiques. : -
Comment n'a-t-il pas ſenti d'abord que
ſes deux derniers Chants ſortoient entiére
ment de ſon ſujet, ou que, du moins, ils n'y
pouvoient entrer que comme épiſodes ? "
La Muſique faiſant le fond eſſentiel de l'O
péra, n'a aucun rapport à notre Déclamation,
quoiqu'elle en eût beaucoup avec celle des An
ciens. On pouvoit faire ſeulement une digreſ
ſion aſſez courte ſur ce ſujet, & inviter nos
Acteurs d'apprendre de la Muſique, à diſcer
ner la valeur des tóns, & toute l'étendue qu'on
peut donner à ſa voix , pour peindre les dif
férentes paſſions. D'ailleurs tout ce que l'Au
teur nous dit de la Déclamation, dans le Chant
de l'Opéra, revient à ce qui eſt preſcrit dans |
celui de la Tragédie. C'eſt le même caractère
de nobleſſe & de paſſions. Avec cette diffé
rence que l'Opéra peut ſe paſſer d'une Décla
mation parfaite. | | | : .

, * Je ſuis étonné que M. D. n'ait pas fait deux Chants


de plus intitulés, l'un, l'Opéra comique, & l'autre, les
Marionettes. Car enfin on déclame pour le moins att
A ^ ,
, tant à ces ſpectacles qu'aux Opéra & aux Ballets.
ſur le Poème de la Déclamation. 349
Quant à la danſe, ôtez-en la Pantomime,
quel rapport a-t-elle avec la Déclamation ? à
moins de dire qu'on ne ſauroit jouer digne
ment Achille & Mérope , ſans avoir appris à
* danſer. - -

- Il falloit ſe borner, dans un épiſode qu'au


roit amené le jeu muet, à rappeller ces Pan
tomimes des Anciens, qui exprimoient ſi bien
toutes les paſſions, tous les ſentimens, ſans le
· ſecours de la parole ; & les propoſer pour
: modeles à nos Comédiens qui , pour la plû
# part, ne ſavent rien exprimer avec le geſte & .
: la parole même.
C. Ainſi , rien de plus certain que la moitié du
t Poëme de la Déclamation eſt inutile, & égare
# loin du ſujet.Voyons comment l'Auteur a rem
: pli l'autre moitié.
, Les préceptes y ſont très-rares & très-va
gues. M. D. ſe répand en un nombre infini
- d'exemples, qui n'apprennent rien ; mais qui
| prouvent combien il a trouvé lui même ſon ſu
jet borné Horàce, ni Boileau, en parlant de la
Tragédie & de la Comédie, ne font paſſer en
revue la foule des Piéces & des Auteurs.Un
- -
N

- 35o Ohſervations Critiques


-Poëme Didactique ne doit pas être trop ſec ;
· mais il ne faut pas qu'il ſoit ſimplement une
"galerie de tableaux.
- La méthode de M. D. pratiquée uniformé
ment dans tous ſes Chants, eſt de préſenter
- l'effet d'une ſituation,ou d'une action théatrale :
enſuite les portraits de quelques Acteurs ou
Actrices ; & toujours de même alternative
ment. Qui ne voit pas que cette apparence de
variété & d'abondance cache une monotonie
ſtérile ? . -

Il ſemble que l'Auteur ait plutôt fait ſon


Poëme , pour l'amour des Actrices, que pour
- l'intérêt de l'art. Ce ſont des complimens à
* chaque page. La Comédienne la plus médio
· cre, ſi elle eſt d'une figure agréable , a droit
à ſes cajoleries. Il ne ſe borne pas a lui don
• •.

· ner des leçons, ou des conſeils ſur ſon talent,


- il ſe charge encore de l'inſtruire pour ſa con
- duite. Ill'exhorte à ſe livrer à l'amour ; mais à
· un amour modéré, à ne point écouter les pro
· pos oiſifs des foyers ni des couliſſes. Il s'inſ
titue enfin le Mentor galant de nos Dames d
" Théâtre, & aſpire à leurs bonnes graces. Tou
ſur le Poème de la Déclamation. 351
les Lecteurs ſenſés jugeront qu'une pareille ga
lanterie eſt étrangement déplacée dans un Poë
me Didactique. ·
-- L'Auteur ramaſſe donc tout ce qu'il rencon
tre ſur ſon chemin, pour arrondir ſa tâche.
Mais qu'eſt-ce qu'un Poëme ſur la déclama
tion avoit beſoin d'une deſcription des foyers,
& de ceux qui les fréquentent, & de la ma
niere dont les Comédiennes doivent faire l'a
mour ?
Qu'avoit-on beſoin de toute cette liſte d'Ac
teurs morts ou vivans , entre leſquels on en
compte un parfait & trois ou quatre bons ?
Qu'avoit-on beſoin des éloges de Meſde
· moiſellesD• • • D• • • L *** F *** &c.
: de Meſſieurs B* *** B * *** & d'autres Ac
teurs ou Actrices , dont le talent eſt très-ordi
naire ? Qu'auroit-on dit de Deſpreaux, ſi avec
Corneille , Racine & Moliere, il eût loué dans
ſon Art Poétique, Mont-Fleury & La Calpre
nede ?
- Qu'étoit il néceſſaire de faire une digreſ
fion, en faveur du genre Poiſſard, genre tout
à fait contraire au bon goût, & dont il auroit
35 2 Ohſervations Critiques
fallu plutôt ſonger à détourner nos Comé
diens, que de leur conſeiller de s'en inſtruire ?
Au lieu de louer Vadé , il valoit beaucoup
mieux parler de Moliere, comme Auteur, &
comme Acteur. -

A quoi bon s'étendre ſur les détails de la


toilette des Actrices ? Ces minuties ſont-elles
du reſſort du Poëme Didactique, & les fem
mes ont elles beſoin de préceptes ſur cette ma
tiere ? + -

Etoit-il bien utile encore de s'arrêter avec


complaiſance ſur la folie épidémique qui s'eſt
repandue de jouer la Comédie, & qui a gagné
toutes les ſociétés , toutes les petites coteries
de Bourgeois & de Marchands ? Cette manie
ne prêtoit-elle pas d'avantage à la critique,
- qu'aux louanges ? -

Enfin, quel rapport peuvent avoir avec la


Déclamation ces réflexions ſur les nouveaux ca
ractères que préſente le monde aux Auteurs
comiques ? Réflexions communes & rebattues
ſans examen , ou ſans néceſſité ; car ſi l'hom
me de génie , qui pourroit les mettre en œu
vre, nous manque toujours, nous aurons beau
les
ſur le Poème de la Déclamation. 353
les étaler ; ſi cet homme de génie vient à pa
roître, il les trouvera bien de lui-même. Qui
eſt-ce qui avoit indiqué les Précieuſes, le Mi
ſantrope, l'Avare, & le Tartuffe à Moliere ?
Vous voyez que, ſi l'on retranche des deux
Chants de la Déclamation , les inutilités, les
longueurs , les paraphraſes de ce qu'Horace
& Boileau ont dit avec une ſage briéveté, ſur
tout en fait de préceptes , les hors-d'œuvres
minutieux ou poſtiches ; les éloges prodigués
ſans choix, ſans raiſon & ſans goût, vous re
duirez ces deux Chants, peut-être à moins que
la moitié. . -

Si j'avois eu l'idée de compoſer un Poëme


ſur la Déclamation , & ſi la ſéchereſſe de ce
ſujet ne m'en avoit pas détourné, il me ſem
ble que j'aurois dreſſé mon plan à peu près ainſi.
Je n'aurois point ſongé d'abord à en faire
quatre Chants. Rien de moins poſſible.Je me
ſerois reſtreint à un ſeul, ou à deux tout au
plus. Si j'en avois fait deux, je me ſerois bien
gardé de les diviſer par Chapitres, intitulés :
Tragédie & Comédie. Ces ſortes de diviſions
ne conviennent à aucune eſpèce de Poëſie.
Z
354 Obſervations Critiques
J'aurois commencé par défendre le Théa
tre à tous les talens foibles & médiocres; j'au
rois fait valoir contr'eux.le préjugé qui les
déshonore , & au-deſſus duquel on ne peut
s'élever que par un mérite éminent
, J'aurois tracé les préceptes généraux de la
Déclamation avec une préciſion poëtique ,
m'arrêtant aux plus eſſentiels,
Je me ſerois élevé contre cette manie de .
vouloir embraſſer pluſieurs genres, & de vou
loir être méchant Acteur Tragique, au lieu de
ſe contenter d'être bon pour le Comique.
J'aurois tourné en ridicule ces Acteurs Dé
moniaques qui outrent tout, & ne parlent que
par convulſions ; qui nous font ſouffrir par
leurs efforts de voix & le déchirement de leur
poitrine. Je les aurois menacé du ſort de Mont
Fleury, & d'autres Comédiens morts tragique
ment , pour n'avoir pas plus conſulté leurs
poumons que la Nature. -

Je n'aurois pas moins critiqué ceux qui tom


bent dans un familier bas & populaire, croyant
attraper le naturel , & qui font parler Auguſte
& Mitridate, comme un Bourgeois & un Sol
dat.
ſur le Poème de la Déclamation. 355
- Jeme ſeroisjuſtement récrié contre le peu d'in
telligence quelaplûpart desActeurs mettent dans
leur jeu, contre le peu d'application qu'ils ont à
faire valoir les beautés des piéces qui leur ſont
confiées, & à développer les paſſions, les ſenti
mens, ou les fineſſes cachées. Je leur aurois
mis ſous les yeux l'exemple du fameux Roſcius
François ; & les peines que prenoit l'illuſtre
Moliere, pour faire jouer, à ſon gré, des chef
d'œuvres,qu'on repréſente aujourd'hui preſque
ſans les entendre.
J'aurois tâché d'aſſaiſonner toutes ces leçons
Iſ). & beaucoup d'autres, du ſel de la plaiſante
[ll rie, le ſeul moyen de reveiller l'attention &
l[ de piquer la curioſité, dans un ſujet ingrat par
lui-même. -

Je ſerois enſuite entré dans le détail des dif.


férens caractères, ſoit Tragiques, ſoit Comi
ques, avec des réflexions ſur chacun de ſes ca
ractères. - ,

J'aurois mêlé tout cela de quelques épiſodes


ſur la Muſique & la Pantomime , comme je
l'ai déjà indiqué plus haut , & de quelques
traits ſinguliers des plus célébres Acteurs an
Z ij
356 Obſervations Critiques
ciens & modernes. J'aurois fini par recom
mander aux Comédiens des mœurs très-épu
rées , une étude infatigable, de la conſidéra
tion & même du reſpect pour les Auteurs ,
dont ils ſont les repréſentans devant le public ;
& enfin l'eſtime de ſoi-même, pour mériter
celle des honnêtes gens.
Si je reviens au Poëme de la Déclamation,
tel qu'il eſt, je vous avoue que je lui préfére,
non pas le Poëme faſtidieux & ſec de l'Abbé
De Villiers ſur l'Art de Prêcher, ni le Poëme
ridicule du P. Sanleque , ſur le Geſte ; mais
un Ouvrage en Proſe de M. Rémond de Saint
Albine , intitulé : le Comédien , dont M. D.
ne nous parle point, quoique probablement il
l'ait connu , & qu'il en ait profité.
Nous ſommes dans un tems, où l'on s'ap
proprie, ſans ſcrupule, le travail d'autrui. On
ſe croit diſpenſé d'un tribut de reconnoiſſance,
qui conſiſte dans un aveu facile à faire ; ou
· bien par une ingratitude impardonable , on
parle avec le dernier mépris, d'un ouvrage dont
on s'eſt le plus ſervi; afin d'éloigner tout ſoup
çon qu'il ait pû être utile.
»

ſur le Poëme de la Déclamation, 357


Je ne veux pas dire que le Comédien ſoit un
livre bien profond ; ni qu'il contienne des ré
flexions de génie ; mais l'Auteur a pris la fleur
de ſon ſujet, & l'a préſentée avec beaucoup
d'agrémens , de fineſſe & de clarté. Il a dit
peu de choſe pour un Acteur habile; mais il en
dit aſſez pour la foule des Comédiens, & pour
les gens du monde, qui veulent apprendre à
les juger. Enfin, ce qui eſt l'eſſentiel, ce livre
ſe fait lire avec beaucoup plus de plaiſir que le
Poëme de la Déclamation.

Je vais vous rapporter un exemple de la ma


nière dont M. D. a mis en œuvre quelque paſ
ſage du Comédien. -

Dans le Chant de la Comédie, il s'agit des


valets.

Quelquefois un valet novice dans ſon art.


De la publique joie oſe prendre ſa part.
Et ne ſachant ſur lui garder aucun empire,
Rit de ce qu'il a dit ou de ce qu'il va dire.
C'eſt uſurper nos droits, le jaloux ſpectateur
S'attriſte avec raiſon, du plaiſir de l'Acteur.
Tout le charme eſt détruit dès qu'on voit la perſonne.
· Le perſonnage ſeul nous plaît & nous étonne.
Z iij
3 58 « Obſervations Critiques
Ne te livre jamais à ce rire empeſé,
Et ſache être amuſant, ſans paroitre amuſé.
Ne va point cependant, baladin mercenaire,
Apporter ſur la Scene un front atrabilaire,
Et t'acquitter d'un art, pour toi toujours nouveau,
Ainſi qu'un portefaix qui décharge un fardeau.
Je mépriſe un Acteur que ſon talent ennuye,
Il doit être chaſſé de la Cour de Thalie :
C'eſt un Hibou qui vient, ſous des berceaux naiſſans,
Effrayer Philomele & troubler ſes accens.
L'ingénieux Armand , ce Neſtor du Théatre , *
Oublié par le tems étoit encor folâtre.
Que j'aimais ſon adreſſe & ſa naïveté !
son œil étinceloit du feu de la gaieté,
Mais , rempli de l'objet qu'il avoit à nous peindre ,
Sous un flegme éloquent il ſavoit la contraindre.
Au plaiſir qu'il donnoit, il ſavoit ſe borner ;
Et ſans montrer le ſien, le laiſſoit ſoupçonner.
Voyez maintenant ce paſſage du Comédien.
Les vers précédens ne ſont pas aſſez bons, pour
vous faire lire la proſe ſuivante avec moins de
plaiſir.

* Jamais le nom de Neſtor n'a moins convenu qu'à


un Comédien chargé des rôles de valet. L'hémiſtiche
ſuivant eſt d'une obſcurité précieuſe.
ſur le Poème de la Déclamation. 359
» Nous voulons que, ſans ceſſe, les ris mar
» chent ſur leurs traces, & qu'ils ſe divertiſ
» ſent , en nous divertiſſant. Ce n'eſt qu'en ſe
» donnant la Comédie à ſoi-même , qu'on
» peut parvenir à la bien jouer. Quand on re
» préſente un perſonnage comique, ſans y
» prendre du plaiſir , on n'a l'air que d'un
» mercenaire , qui exeree le métier de Comé
» dien par l'impuiſſance de ſe procurer d'au
3» tres reſſources. »
» Au contraire , lorſqu'on partage le plai
» ſir avec les ſpectateurs, on eſt preſque tou
» jours certain de leur plaire. L'enjouement
» eſt le veritable Apollon des Acteurs Comi
» ques. S'ils ſont joyeux , ils ont preſque né
» ceſſairement du feu & du génie.
» N'oublions pas cependant de les avertir
» que nous deſirons de lire, pour l'ordinaire ,
» dans leur jeu ſeulement, & non ſur leur vi
» ſage , la gaieté que leur inſpirent leurs rôles.
» Les phyſionomies triſtes ne ſont ſouffertes
» qu'avec peine dans la Comédie. Mais un
» Comédien qui ſe propoſe de nous réjouir,
» nous paroîtra ſouvent d'autant plus comi
- - Ziv
36o · Obſervations Critiques
» que qu'il affectera davantage de paroître ſé
» rieux.Je dirai bientôt aux Acteurs Tragi
» ques : Pleurez ſi vous voulez que je pleure. Je
» lui dis : ne riez preſque jamais ſi vous voulez
» que je rie. » -

» Il ne doit jamais perdre de vue qu'il eſt


» toujours obligé de demeurer caché derriere
» ſon perſonnage : que le perſonnage nous di
» vertit, ſoit par les choſes qu'il fait ou qu'il
» dit de deſſein prémédité , ſoit par des ac
» tions & des diſcours involontaires : que dans
» la derniere ſuppoſition, le comique manque
» ſon effet, ſi l'Acteur en riant, lui ôte l'air
» de naïveté qui en fait tout le prix : que dans
» le premier cas, les plaiſanteries perdent au
» Théatre comme dans la converſation , leur
» ſel le plus piquant, ſi la perſonne dont elles
» partent ne diſſimule avec ſoin ſon intention
» de faire rire, & l'eſpérance qu'elle a d'y
3) réuſſir. 33

Mon deſſein n'eſt point de blâmer M. D.


' d'avoir fondu dans ſon Poëme les différentes
idées qu'il a trouvées dans le livre de M. R
D. S. A. Rien de plus permis; mais je répéte
ſur le Poème de la Déclamation. 361
qu'il auroit dû lui donner, dans ſa préface, les
éloges qu'il mérite. La louange lui coûte ſi
peu pour tant de perſonnes qui la méritent
moins ! Je voudrois même qu'il ſe fût péné
tré davantage des excellentes leçons & des re
marques fines, repandues dans le Comédien.
J'aurois ſouhaité qu'aulieu de tous ſes por
traits peu intéreſſans, & de ſes tableaux re
battus, il ſe fût approprié en Poëte, ce que
M. R. D. S. A. dit des différentes qualités que
doit poſſéder le Comédien, comme le feu, le
ſentiment, l'intelligence, l'eſprit même dans
les rôles tragiques : du ſoin que les Acteurs doi
vent prendre de varier leur jeu , non-ſeule
ment en repréſentant différens perſonnages ;
mais auſſi lorſqu'ils jouent le même rôle : des
fineſſes qu'ils peuvent y mettre pour ranimer
l'attention du ſpectateur à des pieces qu'il voit
trop ſouvent : de la prudence qu'il y a de ſe re
tirer du Théatre, à un certain âge, pour finir
glorieuſement ſa carriere, & ne pas s'expoſer
au ridicule : de l'élévation d'ame & de l'enthou
ſiaſme néceſſaire aux Tragiques pour repréſen
ter dignement leurs perſonnages : de la vérité
362 Obſervations Critiques
qu'il faut mettre dans ſon action & dans ſon exº
preſſion : de l'exacte obſervation des conve
nances : de l'étude qu'exige la récitation, pour
être noble ſans emphaſe, ou naturelle ſans tri
vialité : des défauts de la récitation : de la per.
fection dont il ſeroit à propos que les pieces
fuſſent appriſes des Comédiens , pour rendre
leur jeu plus sûr , plus vif & plus vrai : de la
charge qu'on peut ſe permettre dans la Comé
die, & même dans la Tragédie : du génie pro
pre au grand Acteur , ſoit pour deviner ſou
vent l'intention du Poëte , ſoit pour ſup
pléer aux omiſſions d'un Auteur médiocre dans
la peinture des paſſions ou des caractères : des
différens jeux de Théatre qui contribuent à
rendre la repréſentation plus vraie, ou ſeule
ment plus agréable : & enfin de pluſieurs au
tres choſes qui tendent à former un Acteur
parfait , comme l'a été Baron , & comme on
n'en voit plus.
J'eſpère de vous faire quelque plaiſir en vous
citant d'ingénieuſes réflexions de M. D. S. A.
priſes çà & là , qui vous donneront une idée
de l'eſprit obſervateur qui l'a guidé dans ſon
ſur le Poëme de la Déclamation 363
Ouvrage; & qui vous feront ſouhaiter que M.
D. eût fait le ſien avec les mêmes lumieres.
» De même que le Peintre ſouvent nous
» fait voir un très-grand Pays, dans un petit
» eſpace , le Poëte quelquefois, dans un très
» petit nombre de vers , prête à ſes Acteurs
» une grande multitude d'impreſſions fort dif
» férentes; mais l'un & l'autre s'appliquent à
» ne point nous repréſenter comme voiſines
» les chofes entre leſquelles la Nature a mis
» une extrême diſtance. Il eſt du devoir du
» Comédien d'avoir la même attention , &
» de ménager habilement les paſſages par leſ
» quels il fait ſuccéder une paſſion à une paſ
» ſion contraire. » - -

«98$6»

| » Un Auteur, dans une Comédie, prête le


» langage d'un bel eſprit à un valet ou à une
» ſuivante; il met des Madrigaux ou des Epi
» grames dans la bouche d'un Acteur agité
» d'une paſſion violente, & l'on dit qu'il a trop
» d'eſprit. Hl ſeroit plus exact de dire qu'il n'a
» pas celui de connoître la Nature , & de l'i
364 Obſervations Critiques
» miter. En jouant un rôle , vous vous livrez
» à l'emportement dans des endroits qui n'en
-» demandent pas; ou ſi votre emportement
» n'eſt pas hors de propos, il n'eſt pas naturel.
» Vous tombez dans ces fautes, non par ex
» cès ; mais par défaut de chaleur. Dès-lors,
» vous ne ſentez, vous n'exprimez point ce
» que vous devez ſentir & exprimer. Ainſi, ce
» n'eſt pas du feu, c'eſt de la déraiſon & de
» la mal-adreſſe que nous appercevons en vous.»
«08S0»

» Ce qu'il vous convient d'obſerver, lorſ


» que votre rôle demande que vous ſoyez vé
» hément, c'eſt de ne pas abuſer tellement
» de votre voix qu'elle ne puiſſe vous ſervir
» juſqu'à la fin de la Piece. On ſe mocque avec
» raiſon , d'un athlete, qui précipitant indiſ
» crettement ſes pas , dès le commencement
» de la carriere, ſe met hors d'état de la four
:>2 nir 32e
«98$o»

» Quelques Acteurs tragiques, ſe perſua


» dant qu'ils ne ceſſent jamais d'être Princes,
# ſur le Poéme de la Déclamation | 365
ll » ne peuvent même en quittant le cothurne ,
:-,
- » deſcendre de leur grandeur. Ils croient don
-
» ner Audience , en recevant une viſite, &
» tenir Conſeil d'Etat , lorſqu'ils aſſiſtent
# » aux délibérations de leur Troupe. Ils dictent
: » des ordres à leurs domeſtiques, du ton avec
l' » lequelles Souverains prononcent des Arrêts;
» & ils font des politeſſes à un Auteur, qui a

» beſoin d'eux, d'un air à donner lieu de ſoup
» çonner qu'ils penſent diſtribuer des graces
» ou des récompenſes.
«08$9»

» Le pouvoir de nous élever au deſſus de


» nous-mêmes eſt le plus beau privilege de la
» Tragédie ; mais ſouvent pour en jouir, elle
» a beſoin du ſecours de l'Acteur. Les diſcours
» qui renferment les ſentimens les plus héroï
·» ques, ſont, pour un grand nombre de per
» ſonnes , ce qu'eſt un air ſimplement notté
» pour ceux à qui la Muſique n'eſt point fami
» liere.A moins qu'un chanteur habile ne lui
» donne l'ame & l'expreſſion , les ignorans
» n'en connoiſſent pas le prix. La ſublimité
366 , Obſervations Critiques
»d'un ſentiment échappe à pluſieurs ſpectateurs
» ſi le Comédien ne les aide à l'appercevoir.»
- • «06$0»

· » Lorſqu'en repréſentant ungrand homme,


» vous êtes rempli de cette chaleur céleſte dont
» il fut animé , vous la faites paſſer dans
» les ames les plus communes. Vous tranſ
» formez un cœur foible en un cœur magna
» nime , & vos auditeurs , du moins , pour
» le moment , deviennent autant de Héros. »
«96$o»

, » L'expreſſion doit,ainſi que les mouvemens,


» varier ſelon le perſonnage. Chez un jeune
» homme, l'amour éclate en tranſports impé
•» tueux. Chez un vieillard, il a coutume de ne
» ſe manifeſter qu'avec plus de circonſpec
» tion & de ménagement. Une perſonne d'un
: » rang ſupérieur , met dans ſes regrets , dans
» ſes plaintes, dans ſes menaces , plus de dé
» cence & moins d'emportement, qu'un hom
» me ſans naiſſance & ſans éducation. L'afflic
» tion , cauſée par la perte d'un tréſor, ſe
ſur le Poème de la Déclamation. 367
» peint ſur le viſage d'un Avare, avec des cou
» leurs tout autrement vives que ſur celui d'un
» prodigue , & le glorieux ne rougit pas de la
» même façon que l'homme modeſte. »
· «oC$o»

» Les tableaux préſentés par le Théatre, ne


» ſont vus que d'une certaine diſtance , par
» la plus grande partie des perſonnes qui ſont.
» au ſpectacle. Ils ont beſoin de traits marqués
» & d'une force de touche, dont ſe peuvent
» paſſer ceux qui ſont deſtinés à être regardés
» de près, » - "

- «O$$9»

» La Nature livrée à elle-même a des mouve


» mens moins meſurés que lorſqu'elle eſt retenue
, » par le frein de l'éducation.Les gens du grand
» monde ont les mêmes paſſions que le Peu
» ple, mais chez eux les paſſions ſont hypo
» crites, & elles affectent un air modéré & rai
» ſonnable. Un Seigneur a, pour l'ordinaire,
» un dépit tranquille. Lucas , dans ſa colere,
» s'agite, renverſe table & fieges, bat ſa fem
» me & ſes enfans. -
368 Obſervations Critiques
Il faut lire en entier ce Chapitre, qui eſt le
troiſieme de la ſeconde Partie, il eſt plein d'ex
cellentes obſervations puiſées dans la Nature,
& dont un Poëme ſur la Déclamation ne pou
voit ſe paſſer.
» Lorſqu'un Peintre, dans un tableau deſtiné
» à nous toucher, fait grimacer ſes figures , On
» ne dit point qu'il charge; on dit qu'il rend
.» mal ce qu'il veut exprimer. Lorſqu'un Co
» médien , en voulant copier un Héros, nous
» montre un énergumene , on ne doit pas
» non plus dire † charge ſon rôle; on doit
» dire qu'il joue un rôle différent. »
» La charge eſt au Théatre la même choſe
» que dans la Peinture. C'eſt un excès qu'on
» ſe permet pour ſe moquer, ou pour faire
» rire.Un Peintre, dans une débauche d'ima
» gination , trace une figure groteſque, il l'ac
» cable ſous le poids d'une boſſe, dont l'énor
» mité ſurpaſſe tout ce qu'on a pû voir en
» ce genre ; de même un Acteur Comique ,
» pour s'égayer , ou pour égayer les ſpecta
» teurs , peut porter quelques eſpèces de ri

dicule
ſur le Poème de la Déclamation 369
» dicules à un plus haut point qu'elles n'ont ja
» mais été portées », -

V. «ô6$o»

» Quand un Acteur met à peu près dans ſon


» action & dans ſa récitation toute la vérité con
» venable ; quand il ne laiſſe appercevoir nulle
» part le travail ni l'effort, la multitude des
» ſpectateurs ne demande pas davantage, par
» ce qu'elle n'imagine rien au-delà : au tribu
» nal des gens de goût, il y a entre le jeu qui
» n'eſt que naturel & vrai, & celui qui de plus
» eſt ingénieux & fin , la même différence
» qu'entre le livre d'un homme qui n'a que
» du ſavoir & du bon ſens , & le livre d'un
» homme de génie. -

«06$g»

» Il ſeroit à ſouhaiter qu'on fit quelques


» changemens dans diverſesTragédies, & dans
» diverſes Comédies; mais elles peuvent s'en
» paſſer, lorſqu'elles ſont jouées par de grands
» Acteurs. Il faut qu'un défaut ſoit extrême
Aa
37o Obſervations Critiques
» ment marqué, pour qu'ils ne trouvent pas le
» moyen de le faire diſparoître. »
» L'Auteur fait-il parler trop longuement
» le perſonage, avec lequel ils ſont en ſcene ?
» ils ſe gardent bien d'imiter ces Actrices, qui
» ſe perſuadent que, dès qu'elles n'ont rien à
» dire, elles ſont diſpenſées de prendre part
» à l'action de la Piece , & qui , pendant ce
» tems, s'amuſent à parcourir des yeux la Salle
» & l'Aſſemblée, Par leur jeu muet, ils ont
» l'art de parler , même pendant que l'Auteur
» les condamne au ſilence, »
4

•98$9»

» Si vous jouez le rôle du valet d'un riche


» impertinent, qu'on remarque en vous ce que
» peut ſur les domeſtiques la contagion des
» mauvais exemples de leurs maîtres. Emprun
» tez le ton & le maintien du fat que vous
» ſervez.Lors que vous ſerez ſur la Scene avec
» quelque honnête artiſan, qu'on liſe dans
» vos yeux & dans votre action, le plaiſir que
* les perſonnes d'une condition vile ont à hu
ſur le Poème de la Déclamation 371
» milier quelqu'un, dont ils envient la for
» tune ſans la reſpecter. »
•06S9»

» Ce n'eſt pas aſſez que les Comédiens varient


» leur jeu, lorſqu'ils jouent des rôles qui ſe
» reſſemblent. Il faut qu'ils le varient lorſqu'ils
» jouent le même rôle. Le peu d'attention qu'ils
» font à cet article , eſt une des principales
» cauſes de notre répugnance à voir pluſieurs
, » fois de ſuite la même Piece. Particuliére
» ment dans la Comédie, rien n'eſt plus inſup
» portable que l'habitude conſtante d'un Acteur
» à employer toujours, dans les mêmes inſtans,
» les mêmes inflexions , les mêmes geſtes &
» les mêmes attitudes. Autant vaudroit-il con- .
» templer aſſiduement dans une montre le re
» tour périodique des mêmes mouvemens. »
| Je finirai ces citations intéreſſantes par une
obſervation pleine de goût ſur un vers de
Corneille, qui a été critiqué mal à propos,
même par M. de Voltaire.Je m'étois trouvé ->

' de ravis de l'Auteur du Comédien, avant


de l'avoir lû.
• - A aij
372 Obſervations Critiques
» On s'attendoit qu'en parlant des vers re
» dondans, je citerois celui-ci :
* Ou qu'un beau déſeſpoir alors le ſecourut.

» Mais ne jugeant point comme pluſieurs


» critiques, que ce vers ſoit une inutilité, je pré
» tens que l'Auteur ne pouvoit l'omettre, ſans
» rendre ſa penſée incomplette.A la queſtion ,
» Que vouliez-vous qu'il fit contre trois ? Un
» Pere ne doit répondre : qu'il mourût, qu'en
» ſuppoſant que ſon fils a été dans l'impuiſſan
» ce de vaincre.Souvent j'ai vû des Comédiens
» déployer toute leur véhémence à ces mots :
» qu'il mourût ; & paſſer rapidement,le reſte
» de la réponſe. J'imagine au contraire , qu'il
» faut prononcer froidement le premier mem
» bre de la phraſe , & le ſecond avec une ex
» trême chaleur. »
Après avoir examiné le Poëme de la Dé
clamation , du côté du plan, & avoir montré
combien il eſt défectueux & irrégulier dans

* Horace Acte 3 Scene 6


ſur le Poème de la Déclamation. 37;
º ,
à,
ſa diſtribution & dans ſa marche ; je vais paſ
ſer au ſtyle, partie importante ; mais aujour
d'hui tant négligée, ou plutôt ſi peu connue.
J'oſe avancer qu'il y a très-peu de perſonnes
qui ſachent encore juger des vers. Pourvu qu'on
y trouve des idées brillantes & qui ſe choquent
en anthitheſes ; des penſées ſi ſubtiles qu'elles
échappent, quand on veut les ſaiſir ; ou ſi pro
fondes qu'elles en ſont impénétrables; joignez
à cela l'enluminure du vernis moderne , des
maximes découſues & à prétention , une cer
taine élégance commune ; en voilà plus qu'il
n'en faut pour crier merveille, -

| Mais que des vers ſoient naturels & variés,


tantôt nobles & nerveux; tantôt ſimples & fa
ciles, & toujours clairs ; que l'expreſſion n'en
ſoit jamais fauſſe ou vague ; que chaque mot
ſoit mis à ſa place, pour y produire ſon effet ;
que les penſées y ſoient vraies ſans trivialité,
neuves ſans recherche, ornées ſans affectation 5
que les tournures aient un air original qui ré
veille & qui pique ; que l'harmonie ſurtout
s'y reproduiſe ſans ceſſe ſous une forme diffé
rente , change avec les images , & prenne,
A a iij
374 Obſervations Critiques. .
pour ainſidire , le caractère de ce qu'elle veut
peindre ; c'eſt ce qu'on ne cherehe plus , &
dont on eſt bien loin de ſe douter. On fait les
vers comme la proſe, & on les lit de même.
On eſt bien d'accord ſur ceux qui ſont tout-à
fait déteſtables; mais les médiocres, on les trou
ve bgns; & Fon eſt tout ſurpris de ne les pou
voir lire ſans bâiller.
C'eſt à préſent, plus que jamais, qu'il faut .
répéter après Horace & Boileau, que dans l'art
des vers,
Il n'eſt point de degré du médiocre au pire.
En toute autre choſe la médiocrité peut être
eſtimable ; mais dans les arts de pur agrément,
on ne doit point la ſupporter , &, pour ne par"
ler que des vers, tous ceux qui ne ſont pas auſſi
bons qu'ils peuvent l'être, doivent être réputés
J'nallVa1S. -

D'après ce principe , j'en vois très-peu dans


le Poëme dont il s'agit, qui puiſſent échap
per à la condamnation. J'en vais prendre quel
ques-uns pour les examiner ſelon cette regle ſé
vere, il eſt vrai , mais ſans laquelle la Poëſie
eſt perdue.
ſur le Poëme de la Déclamation. 375
Au commencement du Chant de la Tragé.
die, on trouve une comparaiſon fort ingénieu
ſe, entrel'art du Prothée de la Fable, & l'art
"..
du Comédien. Il ne manque à ce morceau que
des vers bien faits.Voici ceux de M. D.

Dans ſes jeux inſtructifs, la Fable reſpectée,


Nous vante les talens du mobile Prothée,
Qui , poſſeſſeur adroit d'innombrables ſecrets ,
Changeoit en ſe jouant, ſa figure & ſes traits.
Tantôt Aigle ſuperbe, affrontoit le tonnerre ;
Tantôt reptile impur, ſe trainoit ſur la terre ;
Arbre élevoit ſa tige, onde, ou feu dévorant,.
Pétilloit dans les airs, ou tomboit en torrent ;
Rouloit, Tigre ou Lion, ſa prunelle enflammée ;
Et près d'être ſaiſi, s'exhaloit en fumée.
Le vrai vous eſt caché ſous ce voile impoſaét.
Quel étoit ce Prothée ? un Acteur ſéduiſant,
-
Qui de ſon art divin poſſédoit la ſcience,
:
De chaque paſſion diſtinguoit la nuance ;
Déployoit d'un Héros l'eſſor impétueux,
: Peignoit la politique & ſes plis tortueux.
D'un tendre ſentiment dévéloppoit les charmes,
Là frémiſſoit de rage , ici verſoit des larmes ; .
Ou faiſoit dédaigner par tous les ſpectateurs,
· Le ſonge de la vie & celui des grandeurs.
A a iv
376 , Obſervations Critiques
La foule des Lecteurs ſera ſatisfaite de ce
paſſage. Voici ce que des yeux inſtruits & dif
ficiles y peuvent remarquer. Indépendamment
de ce qu'il eſt écrit ſans verve & ſans cha
leur, il manque d'élégance, de coloris &
d'harmonie. Le premier vers ne dit pas ce qu'il
devoit dire : on ne reſpecte point la Fable, on
l'aime, elle amuſe : inſtructif ne s'employe ja
mais en vers; il eſt dur & raboteux.
A*

..... Poſſeſſeur adroit d'innombrables ſecrets,

Eſt jetté pour rempliſſage; le vers précédent


en diſoit aſſez. Ce n'eſt pas que ces ſortes de
rempliſſages ne ſoient ſouvent indiſpenſables;
mais alors le Poëte doit ſçavoir les changer en
ornemens néceſſaires , ou bien en richeſſes
• • * 2 • - e /

poétiques, & l'on excuſe ce qui fait beauté ;


mais pºſſeſſeur adroit ne ſignifie rien; il n'y a
point d'adreſſe à poſſéder, mais à mettre en
uſage : innombrables eſt vague ; il falloit plu
tôt dire de qui le devin fameuxtenoit cesſecrets.
, .... Aigle ſuperbe affrontoit le tonnere.
Il ne falloit pas ſe ſervir de cette métamor
ſur le Poème de la Déclamation. 377
phoſe, que n'indiquent point les anciens Poë
tes ; car enfin s'il s'élevoit en aigle juſqu'au
tonnerre, comment n'auroit-il pas échappé à
ceux qui le ſaiſiſſoient ? Affronter le tonnerre ,
expreſſion uſée.
| .... Reptile impur ſe traînoit ſur la terre.

L'épithete d'impur ne convient point ici,


d'autant plus que cette métamorphoſe eſt l'em
blême de la Politique ; il falloit une épithete
qui peignît la ruſe & la ſoupleſſe. Se traînoir
ſur la terre eſt un expreſſion impropre : ce
n'eſt point en ſe traînant que Prothée eut tâ
ché de fuir. Boileau a bien mieux dit :
Tantôt humble ſerpent, il ſe gliſſe ſous l'herbe.
• Remarquez l'harmonie imitative de ce vers.
Celui de M. D & les ſuivans n'en ont aucune.
Arbre, élevoit ſa tige, hémiſtiche gêné &
ſans grace. Onde ou feu dévorant : onde ou feu
n'eſt point harmonieux : il ne falloit point
d'épithete à feu puiſqu'il n'y en a point à onde;
ces deux mots étant joints par la particule ou.
On ne dit point homme ou femme jolie. -
378 Obſervations Critiques
Les trois vers ſuivans, ainſi que les trois pré
cédens, manquent, je le répete, de cette har
monie, qui repréſente chaque choſe avec le
ſon qu'elle produit en effet. Le vers doit faire
entendre le bruit du torrent, la légereté de la
flamme, la colere du tigre, &c. Vous pouvez
voir là-deſſus ce que j'ai dit dans mes Obſer
vations ſur les Géorgiques, où Virgile a peint
les mêmes images en Poëte habile, & a été
ſi mal imité par M. D. L. Manquer à ces loix
de l'harmonie imitative, c'eſt comme ſi un
Muſicien exprimoit tout avec le même ton.
Le vrai vous eſt caché ſous ce voile impoſant.

Il eſt des circonſtances où l'inverſion eſt


abſolument néceſſaire pour donner une ſorte
de gradation à une image; & c'eſt un des avan
tages que les vers ont ſur la proſe. Il auroit
donc mieux valu mettre :
-

-
-

Sous ce voile impoſant le vrai vous eſt caché,


En changeant l'épithete d'impoſant qui n'eſt
pas le mot propre; car cette fable eſt plus in
génieuſe qu'impoſante. .
ſur le Poème de la Déclamation. 379
. . .. .. .. .. .. .. , Un Aſteur
Qui de ſon art divin poſſédoit la ſcience.

C'eſt de la mauvaiſe proſe que poſſéder la


'ſciencede fon art. Le vers qui ſuit n'eſt guère
plus poëtique. Quand on veut ſe ſervir de ce
mot nuance, tranſporté de la Peintute dans
la Poëſie, il le faut relever par un tour plus
heureux.

Déployoit d'un héros l'eſſor impétueux.

L'eſſor eſt trop vague. Quel eſſor? Eſt-ce


l'eſſor de ſa généroſité, de ſa colere, de ſon
ambition ? L'Auteur a voulu dire le caractere,
l'ame, &c.
Peignoit la politique & ſes plis tortueux.
Vous ſentez que ce vers n'a pas la force
qu'il auroit, ſi l'on eût mis :
Peignoit la politique aux replis tortueux.
Le vers qui ſuit eſt ſans expreſſion.Les deux
derniers ne ſont pas même de la proſe paſſa
ble : faire dédaigner par, &c. eſt plus rampant
que faire dédaigner à, &c.
\

38o Obſervations Critiques


Le ſonge de la vie & celui des grandeurs,
Phraſe rebatue dans les amplifications de Col
lége, où l'on mettroit ſeulement le ſonge de
la vie & des grandeurs , ſans le rempliſſage
traînant & plat du pronom celui. Il ne falloit
point finir une comparaiſon brillante par deux
vers abjects. -

Il vous eſt facile de juger, par les détails que


m'a fournis un des plus paſſables endroits du
Poëme, de ceux où je me noyerois ſi je vou
· lois en examiner, avec la même attention, tous
les endroits médiocres. Cet exemple indiquera
ſuffiſamment la méthode qu'il faut apporter
pour apprécier les Poëſies du jour. .
Après le ſtyle foible, proſaïque & inani
mé, ce qui domine le plus dans la Déclama
tion, c'eſt le ſtyle précieux, affecté, manieré,
qui vient de l'envie de clouer de l'eſprit à ſes
moindres propos, & ſur-tout du défaut de gé
nie; car le génie aime principalement le ſimple
& le naturel. . :

· M. D. ſçait-il bien ce qu'il entend, quand


if dit à Mademoiſelle Dubois :

Fixe par le talent l'éclair de la beauté.


ſur le Poëme de la Déclamation. 381
Qu'eſt ce que c'eſt que de fixer un éclair ?
Et dans le vrai, le talent peut-il fixer la beauté ?
Il la rend plus précieuſe , ou il en dédommage.
Voilà donc une penſée fauſſe où l'eſprit brille
aux dépens de l'eſprit, comme dit le grand
Rouſſeau. -

Qu'eſt-ce encore qu'un orgueil créateur, le


foyer du ſublime ? Pour dire qu'un noble or
gueil éleve l'ame, & inſpire le ſublime. Un
orgueil créateur , & qui eſt un foyer! Quand
nos beaux eſprits peuvent enfler leurs vers de
ces termes détournés de leur ſens, ils ſe croyent .
étonnans, mais ils ne ſont que biſarres.
L'Auteur parle ainſi des Acteurs chargés des
rôles d'amans :
Avant que d'être aimés, il leur faut des attraits.
On voit là beaucoup de prétention au joli ;
mais on n'y voit point de ſens. Recommande
t-il à ceux qui jouent les petits-maîtres de fré
quenter nos gens du bel air ? il trouve pour
rimer :
C'eſt aux plaines du Ciel que ſe forme l'éclair.
On ne s'attendoit guère à voir le Ciel en
cette affaire. -
382 Obſervations Critiques
Aumême endroit il donne encore ce conſeil :

Obtenez quelques mois de nos femmes célebres.

Ne trouvez-vous pas quelques mois délicieux ?


Ce quelques mois en dit plus qu'il n'eſt gros.
Un peu plus bas, il s'agit de Baron qui jouoit
l'homme à bonnes fortunes dans le monde
encore mieux que ſur le théâtre.
L'ardente vanité ſe diſputoit ſes vœux.

Entendez-vous cela ? la vanité qui eſt ardente


d'amour, & qui ſe diſpute à elle-même ſes
vœux , c'eſt-à-dire les vœux de Baron : mais
le vers charmant qui ſent l'homme de bonne
compagnie, & que la Fontaine n'eût jamais
fait, c'eſt celui-ci,
Il ſe donna les airs de tromper des Ducheſſes.

Ce fat de Baron qui ſe dannoit les airs de trom


per des Ducheſſes, qui l'aimoient plus pour
leur plaiſir que pour ſon mérite ! Se donner les
airs ne fait-il pas dans un Poëme didactique
une excellente figure ?
Ceci me rappelle une autre gentilleſſe pa
ſur le Poéme de la Déclamation. 383
reille du même Auteur, dans une petite piece
à Roſine , ſi je ne me trompe, où il lui re
/ - -

proche ſi agréablement de vouloir quitter le


monde, en lui diſant : ton petit nez
N'eſt point trouſſé pour les déſerts.

On dit vulgairement un nez retrouſſé; mais


un nez trouſſé, c'eſt du neuf : trouſſé pour les
déſerts eſt exquis. Ce joli petit nez n'eſt point
trouſſé pour les déſerts : ce ne ſont pas les dé
ſerts de l'Arabie; c'eſt-à dire pour la ſolitude.
Il eſt trouſſé pour la Ville, pour les ſociétés
| divines de Paris. On auroit beau étudier toute
ſa vie les anciens & la nature, on ne trouve
roit jamais de ces bonnes fortunes d'eſprit,
de ces ſaillies d'un homme du bon ton, qui
écrit comme parlent les gens du bel air : auſſi
la Muſe de M. D. eſt-elle aimée des Dames,
&, comme il le dit lui-même,
La beauté te ſourit, il faut chanter pour elle.

Admirez l'aiſance de ces autres vers :

L'Amour eſt un enfant qu'amuſe la jeuneſſe.


A dix-huit ans, à vingt on peut le retenir.
384 | Obſervations Critiques
Aſſurément cela eſt écrit ſans efforts, à dix
huit ans , à vingt. On ne reprochera pas à
l'Auteur d'avoir mis de la recherche dans cette
expreſſion; au contraire, lui ſeul des vers aiſés
poſſède le talent. Ce reproche convient mieux
à ces vers où l'on parle des vieilles amantes.
Tous ces rôles choquans, s'ils n'ont l'appui du jeu,
Sous les traits de Gauthier ont fixé notre aveu.

Des rôles qui fixent un aveu; celaeſt plus facile


à deviner qu'à comprendre. Je demande auſſi
à M. D. où il a pris les expreſſions ſuivantes :
N'enrubanez point trop vos burleſques appas.
Voyez-vous celui-ci que l'on vient d'empâter.
Et dont le foible bras jouant de l'eſponton.
La Peinture a pour vous déroulé ſes tréſors.
Toi qui veux t'emparer des rôles à baguette.
Et ſon bras par ſes yeux eſt trois fois déſarmé,

Un bras déſarmé trois fois par des yeux ! con


traſte puéril & du plus mauvais goût.
• Senſible par corvée & folle par état. -

| Senſible par corvée, quel ſtyle familier & plat !


Mais voici du joli, du fin, du plus ſubtil :
| L'écoliere
ſur le Poéme de la Déclamation 385
L'écoliere bientôt égale ſes maîtreſſes 2 • -

S'inſtruit dans l'art de plaire, & plaît en l'oubliant.


Vous avouerez que, ſi elle plaît en oubliant l'art
de plaire, elle pouvoit ſe paſſer de s'en inſ
truire.

Autre penſée ſubtile, en parlant du fa


meux Maître à danſer Marcel, qui faiſoit de
ſi bonnes écolieres :
Il dotoit la jeuneſſe en lui gâgnant des cœurs.
Le commentaire de ce vers eſt tout ſimple.
Marcel donnoit tant de graces à celles qu'il
inſtruiſoit, que ces graces leur gagnoient des
cœurs, & leur ſervoient de dot. Ne faudroit
il pas être bien difficile pour trouver cette idée
entortillée ? - -

Il ne ſeroit pas ſi aiſé d'expliquer celle-ci :


Et l'aile du déſir eſt le vol de la crainte.

J'avoue que ce vers eſt de l'Hébreu pour moi.


Que l'aîle du deſir faſſe voler la crainte , ou
que la crainte vole ſur l'aîle du déſir, c'eſt ce
que je ne m'efforcerai pas de pénétrer.
M. D. qui eſt galant, ſçait comme il faut
B b
386 Obſervations Critiques
parler à une jolie Danſeuſe. Il loue ainſi Ma
demoiſelle Alard & le Sieur d'Auberval.

Tous deux dans cette arêne où vous regnez ſur moi,


"-
Vous cueillez le laurier; mais la pomme eſt pour toi.
-

Pour Mademoiſelle Alard, cela eſt tout na


turel. Pâris n'auroit pas donné la pomme à
Adonis, à moins que d'avoir un goût fort bi
ſarre. -

Liſez encore ces vers du même goût que


tous les précédens.
. . . .. .. .. Sous le vêtement
Que l'Amour deſſiné frappe l'œil de l'amant.
| Et que vos pas brillans ſoient le vol des plaiſirs.
Ses pieds ſont des oiſeaux effleurant un parterre.
Laiſſez votre routine & vos pas didactiques.
Et végetez du moins dans le ſein des plaiſirs.
Ce n'eſt pas aſſez d'être précieux, affecté,
entortillé, obſcur ; l'Auteur de la Déclamation
veut être plaiſant ; mais jamais perſonne ne
connut moins que lui la bonne plaiſanterie.
On pourroit lui appliquer ces vers de Deſ
préaux : \ -

· Il veut être folâtre, évaporé, plaiſant ;


ſur le Poème de la Déclamation. 387,
Il s'eſt fait de ſa joie une loi néceſſaire,
Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.

Vous en allez juger : il parle ainſi de ceux qui


ſe deſtinent aux rôles de niais : º
Cet autre, qui de ſoi prudemment ſe défie,
Se ſent pour les niais formé par ſympathie.
Jamais on n'a plaiſanté plus lourdement, ni
plus à contre-ſens. Ne diroit on pas qu'il faille
être niais ſoi-même pour en jouer le perſon
nage ? M. R. D. S. A. a dit bien plus ſenſé
II l6Ilt : -

» On déſire que tous les Acteurs ayent une


5>
phyſionomie ſpirituelle : on la déſire telle,
» même à ceux qui ſe propoſent uniquement
» de repréſenter des perſonnages de niais &
» de dupes. En fait de défauts, c'eſt la copie
» & non l'original que nous cherchons au
» Théâtre ; & nous ne tenons aucun compte
» au Comédien de nous paroître ce qu'il eſt
» effectivement. Il ne peut ſe faire auprès de
» nous un mérite de bien jouer le rôle d'un
» ſot fur la ſcène qu'autant que nous jugeons
» qu'il ne le joue pas dans le monde. Nous
B b ij .
s 88 Obſervations Critiques
» louerons d'autant plus ſon art, que pour
» en faire uſage il eſt moins aidé de la nature. «
| Dans le chant de l'Opéra, M. D. donne
ces conſeils à l'Actrice qui prend les rôles à
baguette : -

Ne va point imiter ces ſorcieres obſcures


· Qui n'ont rien d'infernal, ſi ce n'eſt leurs figures.

N'y a-t'il pas bien de la gaieté dans ce jeu de


mots ? il continue :

Siſyphe, à leur aſpect, & tranſit & ſuccombe.


De ſes doigts engourdis ſa roche échappe , tombe ;
Et l'ardent Ixion, ſurpris de friſſonner,
Sur ſon axe immobile a ceſſé de tourner.

Il eſt aſſez maladroit de faire produire à une


fauſſe ſorciere les mêmes effets qu'on raconte
des chants d'Orphée.
Que direz vous de ce petit badinage ram
pant & proſaïque ? "
..... Sans un froid mortel puis je voir reparoître
L'automate chantant dont les yeux libertins
Sont en correſpondance avec tous leurs voiſins.

Ne trouvez-vous pas que les yeux libertins


ſur le Poème de la Déclamation. 361
d'un automate qui ſont en correſpondance avec
les yeux voiſins, ſont d'une légereté, d'une
délicateſſe tout à-fait Horacienne.
Il en eſt de même de ces autres endroits :

C'eſt peu. . ·· · ··············


, De battre l'entre-chat, de jouer du poignet,
De haſarder un rond , de faire un moulinet , &c.
Fuyez loin de mes yeux, pagodes verniſſées,
Vous froids exécutans qui n'exécutez pas.
Automates ſauteurs, figurans ſans figure, &c.
Tout ceci me rappelle les quolibets du Pere
· Sanlecque, dans ſon Poëme ſur le Geſle. En
voici quelques-uns :
- L'un pouſſant dans les airs ſes regards pleins de zele,
Juſqu'au haut de ſon œil fait enfuir ſa prunelle :
L'autre, ſans y penſer, nous met dans l'embarras,
En voyant du côté qu'il ne regarde pas.
Ici cet œil qui craint la trop grande lumiere,
N'oſe voir qu'au travers des poils de ſa paupiere, &c
Chez les nouveaux Acteurs c'eſt un geſte à la mode
Que de nager au bout de chaque période.
Chez d'autres apprentifs l'on paſſe pour galant
Lorſqu'on décrit en l'air, & qu'on peint en parlant.
L'un ſemble d'une main encenſer l'aſſemblée;
L'autre, à ſes doigts crochus, paroît avoir l'onglée
Bb iij
39o Obſervations Critiques
celui-ci prend plaiſir à montrer ſes bras nuds :
Celui-là fait ſemblant de compter ſes écus.
Ici ce bras manchot jamais ne ſe déploie :
Là, ces doigts écartés font une patte d'oie, &c.

Au moins, parmi ce fatras de badinage


ſcholaſtique, on trouve quelquefois d'heureuſes
naïvetés, comme celle ci : -

Jadis un Charlatan, Docteur en Médecine,


Devîna (car chez eux vous ſçavez qu'on devîne. )

Vous ne trouverez dans la Déclamation aucun


· de ces tours naïfs qui décelent quelque lueur
de génie.Je n'oublierai pas de vous rapporter
encore de ce Poëme ces plaiſanteries ſi déplai
ſantes , pour parler comme l'Auteur.
On rit de ces zéphirs orageux & maſſifs
Qui font gémir les airs ſous leurs bonds convulſifs....
Et le Parterre enfin renvoye avec juſtice
Ces petits vents honteux ſouffler dans la couliſſe.

Des zéphirs maſſifs qui ſont de petits vcnts


honteux ; cela eſt auſſi juſte qu'agréable. On
ſçait ce que c'eſt qu'un vent honteux.
A propos de ces danſes Lacédémoniennes
ſur le Poème de la Déclamarion. 39x
où les filles figuroient toutes nues, le Poëte
ſe récrie ingénieuſement : | | 1 --

-
-
on1curgue ,ii
-
, Licurgue , • 1age ,!
, · ! O Véritable ſ

. De ces # † politique †, -

· Qu'il eſt doux à ce prix d'être Légiſlateur !


v - , \ :: i

· Qu'il eſt doux d'être Légiſlateur pour voir dan


ſer des filles toutes nues !
ſ ! ",
-

,, , . , , , !- - - ' • . ",

Vous. . . . . . . . - -- ' .

Qui changez chaque jour, pour ſeuls amuſemens,


'. De chiens, de perroquets, de magots & d'amans.
- - ' ſ. - 2 -

Que ces amans ſont joliment rapprochés des


:
chiens, des perroquets & ſur-tout des magots !
#
Mais ce que vous devez trouver extrêmement
plaiſant, c'eſt lorfque l'Auteur apoſtrophe tous
les états, tous les foux, tous les ſages, teus
2 les ſots, &c. - · · ·

, Vous tous qui variant vos lugubres travers,


Chacun pour votre compte ennuyez l'univers ;
Danſez. . . . • ' • - - - - • u

* Vous conviendrez qu'une tirade de ſeize


, vers à demi ſérieux, terminée par une pareille
B b iv
·

392 • Obſervations Critiques ' º .


exclamation, eſt bien digne de faire rire d'un
rire inextinguible. : r : 2-1 - :
Si vous voulez joindre aux mauvaiſes plai
ſanteries de nouveaux exemples de mauvais
goût, je ſuis en état de vous ſatisfaire; liſez :
Et par la peſanteur d'un jeu ſoporatif.
, Je vous avoue que j'aimerois mieux ſoporatif
dans un Livre de Médecine que dans un
Poëme. . . . , , , , , , , . .
Songes-y, dans ce genre auquel tu te deſtines.
Ce vers eſt d'un goût plat.
: Un corps alerte & ſouple , un eſprit verſatile.
En parlant de l'Amour 2 *

• Il enlaidit toujours ceux qu'il n'embellit pas. . ';


: La voix impérieuſe, ou l'organe flûté. .
Voyez-vous ce Silene au dos rond & convexe,
Heurter tous ſes voiſins de ſon pas circonflexe.
D'un geſte ou d'un ſouris combinez la valeur. ^
L'œil la prend pour Venus, l'oreille pour Thalie. .
Et d'un œil prophétique où le dédain repoſe.
En parlant de l'ordre & de l'harmonie des
· mondes : · · · · ·
*.

ſur le Poèmede la Déclamation 393


. Paroiſſant oppoſés, ils ont leur ſympathie,
| Dans l'accord général chacun a ſa partie. »

Cette image ne vous préſente-t-elle pas les


mondes comme un orcheſtre de Muſiciens ?
· Le genre de vos voix peut vous ſervir de guide.
C'eſt quandl'Acteurpeint bien que nous l'applaudiſſons.
Comment à ſes effets pourroit oſer prétendre....
Vous gâtez le tableau qui par vous ſe partage.
Le plus barbare écho répeta des chanſons.
A. -

Qu'eſt-ce qu'un écho barbare ? ou plutôt quelle


harmonie que barbare écho ? •3 -

. . .. • • • • . .. Le chant,
S'il eſt manieré, ceſſe d'être touchant.
Que mon rapide vers brille, parte & s'élance,
comme l'inſecte aîlé, qui dans l'airſe balance.

Je n'aimerois point comparer mes vers à des


inſectes; & ſi je voulois peindre la légereté,
je ne finirois point par un hémiſtiche auſſi
lourd que qui dans l'air ſe balance.

Mars courant aux combats, & Vulcain qu'il déteſte,


Traînant avec lenteur la jambe qui lui reſte.
Où l'Auteur a-t'il vu que Vulcain eût une
394 Obſervations Critiques
jambe de bois ? Le mot jambe paſſeroit à peine
dans le vers le plus familier. C'eſt une délica
.teſſe de la langue qu'il faut reſpecter.
Formez vos premiers pas ſous un Maître qui penſe.
Sentez-vous bien toute la profondeur de cette
idée : un Maître à danſer qui penſe ?
C'eſt ainſi que Marcel, l'Albane de la danſe.
J'aimerois autant que l'Auteur eût mis ie la
Fontaine de la Danſe, & je lui conſeille, quand
il parlera de l'Albane, de l'appeller le Marcel ,
de la Peinture. .
* Sautez ſur le gaſon ſans y laiſſer vos traces.
Le mot ſauter ne convient point à la légereté;
il eſt peſant. Boileau le penſoit ainſi quand il
a mis : - - · · · · · ·

D'aiſe on entend ſauter les peſantes baleines.

* C'eſt avec le même goût pour l'harmonie, que


M. D. a mis ailleurs :
" Mille Sylphes légers, &c.
Il eſt fâcheux qu'on ne puiſſe prononcer ces ſyllabes
lourdes ſans faire une contorſſon. - -

-
ſur le Poëme de la Déclamation. 395
Quand M. D. recommande les graces né
ceſſaires pour bien danſer, il en donne cette
, raiſon :
Elles vous donneront le poli des reſſorts.
Dans vos pas, s'il ſe peut, enchainés vos penſées.
Lorſque le grand Dupré, d'une marche hautaine.
Le grand Dupré ſignifie-t'il ici ſimplement
que Dupré étoit d'une grande taille ? ou bien
l'Auteur dit-il le grand Dupré comme on dit
le grand Corneille, le grand Condé, le grand
Rouſſeau ? Dans l'un & l'autre cas le grand
Dupré ne peut être que fort ridicule. •

· · · · · -
Quel frais ronceau de lys mêlés de quelques roſes!
C'eſt ainſi que Sallé s'empara de la ſcène,
Et Peintre des Amours, en paroiſſoit la Reine.
Les détails ſont parfaits, ſans eclipſer l'enſemble.
Transfuges des Palais, danſez ſous des berceaux,
Tout objet bien ſaiſî conſerve un prix réel, &c. &c.
- A ,

Une preuve de peu de goût & de peu de


reſſources dans l'eſprit, c'eſt lorſqu'on répete
ſouvent des expreſſions qui ſe ſupportent à
peine une fois dans un Poëme, comme f

Faire tonner l'Amour. . . , . . . ' . .


396 Obſervations Critiques
. . - . . - • Un mortel renommé
A fait tonner ſur vous ſa farouche éloquence.
J'ai chanté l'art brillant. . . , . . .
De parler, de gémir, de tonner ſur la ſcène.
Tel Acteur s'applaudit. . . . . .. . .
AQui, d'une voix tonnante, aborde une Bergere.

· Il n'eſt pas hors de propos de vous faire


maintenant remarquer quelques-unes des fau
tes que M. D. a faites contre la langue. Deſ
préaux dit très-ſenſément : -

Sans la langue, en un mot, l'Auteur le plus divin.


Eſt toujours, quoiqu'il faſſe, un mauvais Ecrivain.
+ -

A plus forte raiſon quand l'Auteur n'eſt pas


divin.

En vain vous prétendez m'offrir Sémiramis,


Bourreau de ſon époux, amante de ſon fils.
" J'ignore ſi l'Auteur prend Sémiramis, bour
reau & amante pour une hardieſſe. Ce que je
n'ignore pas, c'eſt que jamais on n'a oſé par
der ainſi. On ne pourroit pas même dire à une
femme : allt€ll/" de ' tOllS /7265 /7?all.% . eintre des

amours , comme le dit M. D. dans un autre


endroit. . . . . , " "
ſur le Poëme de la Déclamation. 397
Voulez-vous qu'une amante. . .
Médite en éclatant un ſiniſtre deſſein.

I1 n'eſt pas facile d'entendre ce que ſignifie en


éclatant. L'Auteur vouloit dire : en faiſant
éclater ſa voix, ce qui eſt la même choſe à
ſon avis.
Ses bras ſont teints de ſang , qu'elle détache en vain.
Il eſt bon d'avertir que détache eſt mis dans
le même ſens que détacher un habit, en ôter
les taches. Je demande ſi Scarron, le burleſ
que Scarron, ſe ſeroit autrement exprimé dans
ſes turlupinades.
Prens cette humble eſcabelle, oſe & vuide avec lui
Ce broc de vin , &c.

Je ſçais que les Rimeurs peu difficiles ſont


dans l'habitude d'employer à tout propos ce
terme oſer pour remplir leurs vers : oſez m'ai
. mer, pour aimez-moi; oſe être juſte, pour ſois
juſte, &c. Je ne les chicane point ſur l'uſage
de ce verbe paraſite, qui peut quelquefois
être bien placé * : mais que ne pouvant faire
* Deſpréaux a dit à ſon eſprit :
» Oſez chanter du Roi les auguſtes merveilles ce,
398 . Obſervations Critiques
entrer dans un hémiſtiche oſe vuider avec lui,
on riſque de dire oſe & vuide, cela eſt un peu
trop fort.Je prédis que, ſi ces licences puériles
ſont permiſes, il n'y aura bientôt perſonne
qui ne puiſſe faire un Poëme en quatre chants
& en quatre jours. -

. N'allez point ſur la ſcène. . . . . .


Y faire huer un Dieu ſous les traits d'un mortel.

· Huer étant aſpiré, cette éliſion eſt une faute


où les plus novices en l'art, des vers ne peu
vent tomber. -

La naine pourra-t-elle, avec l'air enfantin. . . .

Je ſçais que Moliere a mis dans le Miſan


trope, Act. 2 , Sc. 5.
La naine un abrégé des merveilles des Cieux.

Mais ſi ce mot déſagréable ſe peut tolérer


dans une Comédie, dans le langage familier,'
il n'en eſt pas de même dans la bouche d'un
Poëte, qui doit choiſir des termes harmonieux,

Oſex n'eſt point inutile là ; il ajoute au ſens. Il iignifie,


ayet la noble audace de chanter, &c.
ſur le Poëme de la Déclamation. 399
& rejetter tous ceux qui ſont mal nés pour les
oreilles. - -

De l'homme infortuné tu ſuſpens la miſere,


Rens le travail facile & la peine légére. .
On ne peut pas omettre le pronom tu, comme
on retranche l'article il, à moins qu'on ne le
remplace par la conjonction &. Tu ſuſpens la
miſere, & rens le travail facile, &c.
La Colombe ſe laſſe & ſent faiblir ſon aîle,

Faiblir n'eſt point François, comme s'affoi


blir. Si faiblir ſe diſoit , il ſignifieroit rendre
foible, & non devenir foible : ainfi que forti
fier ſignifie rendre fort, & ſe fortifier devenir '
fort : humilier rendre humble, & s'humilier
devenir humble : avilir rendre vil, & s'avilir,
devenir vil, &c. &c. &c.
Je ne vous dirai rien de la verſification de
M. D. elle a les mêmes défauts que celle du
Poëme des Saiſons , ou plutôt que celle de
preſque tous nos Poëtes actuels : ni variété ,
ni harmonie : ainſi tout ce que j'ai dit à ce
ſujet dans ma Lettre précédente, lui convient
4OO Obſervations Critiques
parfaitement. Je ne releverai ici qu'une tour
nure très vicieuſe qu'il affecte, & qui donne
au vers un air barbare. C'eſt quand il met :
Oubliez, imitant le plus célébre Acteur,
Votre rôle, votre art, vous & le Spectateur.
Faites-vous, imitant nos célébres Actrices ,
Admirer ſur la ſcène & non dans les Couliſſes.
Et ne vous force point, glaçant votre chaleur,
D'aller à ſon défaut, conſulter le ſoufleur, &c. &c.

Lorſque le gérondif fait une phraſe incidente


un peu longue, jamais on ne doit le mettre
après un verbe, ni entre deux ; mais avant.
Deſpréaux, notre grand Maître dans l'art des
vers, n'auroit pas mis :
Leur art vit, attirant le culte des mortels,
A ſa gloire, en cent lieux, élever des Autels.
Au lieu de :
Et leur art attirant le culte des mortels ,
A ſa gloire, en cent lieux, vit dreſſer des Autels.
M. D. n'eſt pas heureux quand il veut re
dire d'une autre maniere ceque Boileau a dit
avant lui. L'Auteur de l'Art Poétique ouvre
ainſi ſon troiſieme chant :
I1
/

ſur le Poëme de la Déclamation. 4o1


Il n'eſt point de ſerpent, ni de monſtre odieux ,
Qui, par l'art imité, ne puiſſe plaire aux yeux.
L'Auteur de la Déclamation exprime ainſi la
même choſe avec une ſéchereſſe rebutante :

Tel objet eſt choquant dans la réalité,


Qui plaît au Spectateur, s'il eſt bien imité.

Voici comme il délaye en huit vers traînans


une comparaiſon que Boileau a rendue en qua
tre. M. D. recommande aux Acteurs d'aller
étudier les ridicules dans le tourbillon du
monde.

Et revenez, tout fier de cent graces nouvelles,


De leurs propres travers amuſer vos modelles.
C'eſt ainſi que l'Abeille, aux approches du jour,
* Moiſſonne les jardins & les prés d'alentour.
Et diſputant la roſe au jeune Amant de Flore,
Lorſqu'elle a butiné** les dons qu'il fait éclore,

* Moiſſonner les jardins & les prés, c'eſt bien fort


pour l'abeille, qui ſe contente de tirer le ſuc des
fleurs. 4

** Butiné. Mauvaiſe ſingerie de cette expreſſion


poëtique, du butin des fleurs. · · ·

Cc
4O2 Obſervations Critiques
Revient, dans ſon azile obſcur & parfumé,
Dépoſer le tréſor du miel qu'elle a formé.
Voyez les vers du Satyrique.
Ainſi, dès qu'une fois ma Verve ſe réveille ,
Comme on voit, au Printems, la diligente abeille, *
Qui, du butin des fieurs, va compoſer ſon miel,
Des ſottiſes du tems je compoſe mon fiel.
Il auroit fallu que M. D. ne ſongeât point
à être le rival de Deſpréaux dans ces endroits
& dans quelques autres; mais qu'il prît de lui
la méthode de donner à ſes préceptes un tour
vif, preſſé & laconique qui les fixât dans la
mémoire. Pour cela, il faut ſouvent les reſ
ſerrer en un ſeul vers, comme
Qui ne ſait ſe borner, ne ſut jamais écrire.
Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire.
Soyez plutôt Mâçon, ſi c'eſt votre talent, &c.

* L'épithéte diligente miſe avant le ſubſtantif abeille,


peint mieux l'activité que ſi elle étoit après. Il ne faut
point taxer cette remarque de minutie. Sans cette at
tention ſcrupuleuſe à l'harmonie, on ne fera jamais
des Vers que tout le monde ſache par cœur comme
ceux de Boileau.
ſur le Poëme de la Déclamation 4o ;
C'eſt dans le Poëme Didactique que les vers
de maxime ou de préceptes ſont excellens, &
non dans les Tragédies & les autres Poëſies
de ſentiment; mais auſſi faut-il que ces pré
ceptes ayent une certaine importance, & qu'on
ne nous diſe pas d'un air grave & ſentencieux
des vétilles pareilles à celles-ci :
Voyez nos élégans, & nos gens du bel air.
Obtenez quelques mois de nos femmes célébres.
Elaguez ce panier , rognez cet évantail.
Le ton eſt tyrannique, il s'y faut aſſervir.
: N'enrubannez point trop vos burleſques appas.
Avant de déclamer, on doit ſavoir parler.
Foible imitation de ce précepte utile de l'Art
Poétique.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penſer.
Quand je vous ai fait voir que le Chant de
l'Opéra & celui de la Danſe ne tenoient point
- au Poëme de la Déclamation, j'ai oublié de
vous dire ſi du moins chacun de ces Chants
-

pouvoit faire en ſon particulier un bon Poëme.


J'en reviens toujours à ce que j'ai avancé,
que les arts, dont les termes ſont bannis de
C c ij
4O4 Obſervations Critiques
l'uſage ordinaire, ne ſe prêtent pas à l'élégance
du vers François. Notre vers ne ſçauroit ſe
charger d'un mot biſarre, encore moins d'une
phraſe technique qui ne ſe permet que dans
un traité en forme, ou dans la bouche des
Artiſtes. Souffrez, pour vous convaincre, que
je tourmente un moment vos oreilles de quel
ques-uns des vers barbares dont les chants de
l'Opéra & de la Danſe ſont hériſſés. -

Quand les vents déchaînés mugiſſent une fois*,


Ils ne s'appaiſent point avec des ports de voix .
Elle phraſait ſon chant, ſans jamais le charger.
Que vos inflexions ſoient alors ſoutenues,
Laiſſez les expirer en de longues tenues.
Prodiguez le point d'orgue & les coups de goſier.
Que le motif de l'air ſoit toujours votre guide.
Que de cris & d'accens qui ne ſe nottent pas !
Que ſes piés , avec ſoin, rejettés en dehors ,
Des jarrêts trop diſtans rapprochent les refforts.
Que l'épaule s'efface, & que chaque partie
. En paroiſſant ſe fuir, ſoit pourtant aſſortie.
Elevé dans les airs, ſoyez aſſujetti,
Au point ſtable & central d'où vous êtes parti,

* Pourquoi pas deux fois ? LVne fois dans le ſens


oü il eſt ici , eſt du dernier familier. .
-"mM

ſur le Poème de la Déclamation. - 4o5


: - Pour atteindre au fini de tous ces déploiemens.
- Laiſſez la Gargouillade, & les pas hazardeux.
Veſtris, par le brillant, le fini de ſes pas.
La valeur de la note eſt toujours dans ſes pas, &c. &c.

Décidez, je vous prie, ſi ces vers ſont aſſez


heureux pour encourager nos Auteurs à rimer
des livres de Muſique & de Danſe. Rameau
diſoit en riant : je mettrois la Gazette en mu
ſique.Je ne déſeſpere pas de voir la Géomé
trie en vers.
Je ne finirai point ſans vous parler du Diſ
cours préliminaire de M. D. ſur la Déclama
tion. Souvenez-vous toujours qu'un Poëte qui
a fait un Poëme excellent, ne ſonge point à
· écrire un Diſcours préliminaire. Celui - ci
eſt très ſuperficiel ; & je ne m'y arrête que
pour relever une erreur ſur la Déclamation
des anciens, & un jugement haſardé ſur Boi
leau.
Notre Auteur s'égaye beaucoup aux dépens
des Romains & de leur Déclamation. On
pourroit même dire qu'il cherche à les perſ
fler. M. D. entendra ce mot. Voici le paſſage |

· en queſtion.
' C c iij
4o6 Obſervations Critiques
» Ce que je ne puis comprendre, & ſerois
preſque tenté de ne pas croire, malgré la
foule des autorités qui l'appuyent, c'eſt ce
biſarre partage de la Déclamation, entre
l'Acteur chantant & l'Acteur geſticulant.
Ce double emploi devoit diſtraire l'atten
tion, diviſer l'intérêt & nuire à cet enſem
ble ſi recommandé dans les repréſentations
2)

» théâtrales. Comment voyoit-on, ſans écla


ter de rire, un perſonnage débitant de ſang
22 froid & les bras croiſés, des vers brûlans
32
où ſe peignoient tour à tour l'ambition, l'a
33
mour , la fureur, la haine ; tandis que
2)
l'autre, obligé de ſe taire, ſe dédomma
geoit de ſon ſilence par une agitation per
» pétuelle, des mouvemens convulſifs & des
32
contorſions épouvantables ? Sans doute, dans
32.
les endroits pathétiques, il étoit auſſi chargé
des ſanglots & des larmes. Son immobile
• 33
compagnon ſe voyoit diſpenſé de tout, ex
, 32,
cepté de la mémoire; & la perfection de
32
ſon talent conſiſtoit apparemment à ne s'é
mouvoir de rien. Quelque reſpect ſuperſti
32
tieux que l'on conſerve à l'antiquité, il n'eſt
ſur le Poëme de la Déclamation. 4o7
» guère poſſible de juſtifier cette ridicule mé
» thode. Il arrivoit ſouvent que le filencieux
» faiſeur de geſtes s'acquittât mal de ſon rôle,
» & que le chanteur excellât dans le ſien :
» dès-lors on devoit huer l'un en même temps
» qu'on applaudiſſoit l'autre. Quelle majeſté
» pouvoit avoir un pareil ſpectacle ? Et com
» ment ſe figurer que les Romains, parce
» qu'un de leurs Acteurs s'enroua à leur ré
» péter un morceau brillant d'un Drame, ſe
» ſoient aviſés de cet enfantillage qui dégrade
» leur Théâtre aux yeux de la raiſon ? «
L'autorité de M. D. ne peut mettre en
:: doute un fait atteſté par Tite-Live, Valere
Maxime & d'autres Auteurs anciens qui ont
vu ce qu'ils aſſurent; & le goût, ou plutôt la
fureur des Romains pour les ſpectacles, ne
doit pas les faire ſoupçonner d'avoir ſouffert
un enfantillage qui dégrade leur Théâtre aux
yeux de la raiſon.
Au lieu de ſe répandre en mauvaiſes plai
ſanteries qui ne prouvent rien qu'un peu trop
de ſuffiſance, l'Auteur auroit dû chercher ſi
un uſage approuvé par une nation perfection
- C c iv
E-Nm=

4o8 Obſervations Critiques


née dans les beaux Arts ne pouvoit pas être
raiſonnable. -

Il eſt certain que les Théatres des Anciens


étant extrêmement vaſtes , l'Acteur devoit
être beaucoup fatigué pour ſe faire entendre.
Livius Andronicus s'étant enroué dans une de
ſes Piéces, imagina de charger un autre Ac
teur du récit, & de ſe borner à faire les
geſtes : on remarqua que ſon action en deve
| noit beaucoup plus animée : étant couvert d'un
- maſque, on ne pouvoit pas voir s'il parloit
ou s'il ne parloit point. Quant à l'accord de
la récitation avec les geſtes, on ſçait que la
Déclamation des Anciens étoit notée, & que
la même meſure qui conduiſoit l'Acteur qui
récitoit, conduiſoit de même celui qui geſti
culoit. Enfin il eſt à préſumer que l'Acteur
chargé de réciter n'étoit point vu , & qu'on
le plaçoit au-devant de la ſcène, où il étoit
facilement entendu de tout le monde, ſans
être apperçu, & par conſéquent ſans diſtraire
les yeux des Spectateurs attachés ſur l'Acteur
principal. -

Cette explication me ſemble toute natu


ſur le Poème de la Déclamation 4o9
relle, & ſauve le ridicule que notre légereté
aime à jetter ſur des uſages contraires aux nô
tres. Il faut être moins prompt à décider con
tre des traditions irréprochables, & contre le
goût d'une nation, qui mettoit autant de gran
deur & de magnificence dans ſes ſpectacles
que nous retréciſſons les nôtres par notre meſ
quinerie & notre frivolité.
Je viens à ce que M. D. dit de Boileau, il
compare ſon Art Poëtique à celui d'Horace.
» L'Art Poëtique d'Horace étincelle de
» beautés, & reſpire cette négligence heu
» reuſe qui caractériſe les jeux du grand hom
» me. Celui de Boileau, ce légiſlateur de la
» Poëſie Françoiſe, eſt plus ſage, plus mé
» thodique, plus travaillé; c'eſt le déſeſpoir
» des Verſificateurs : mais qu'il eſt loin encore,
» avec tous ces avantages, du génie brillant
» & facile qu'il voudroit imiter ! L'un inſ
» truit en ſe jeuant , c'eſt un Philoſophe ai
# » mable qui fait badiner enſemble les graces
- » & la raiſon ; l'autre , dès ſon début, affi
55che la ſévérité. Le Poëte Latin a la gaieté
» d'un homme du monde : le François, l'hu
4Io , Obſervations Critiques
» meur d'un Ariſtarque vieilli dans l'ombre
» du cabinet : il vous traîne au but où l'autre
» vous conduit, & dégoûteroit preſque d'un
3
» art dont il donne les meilleures leçons. ce
M. D. devoit d'abord remarquer que l'Art
Poétique d'Horace n'eſt qu'une Epitre adreſſée
au Conſul Piſon & à ſes fils, & qu'il falloit
répandre ſur ſon ſujet de certaines graces en
parlant à des gens qui poſſédoient toute l'ur
banité Romaine. Si Boileau eût écrit au grand
Condé ſur l'art des vers, il auroit adouci ſon
ton en pluſieurs endroits; mais il a écrit un
Poëme Didactique qui n'exige aucuns ména
gemens. Il y affiche la ſévérité , parce que
c'eſt la premiere arme qu'il faut employer au
| Parnaſſe contre la médiocrité toujours prête à
l'inonder.
Horace écrivant une Epitre , ne pouvoit
pas s'étendre comme a fait Boileau. Horace
pouvoit admettre plus de négligence & une
marche moins réguliere ; ce qui ne diminue
point le mérite du Poëme François, qui eſt plus
ſage , plus méthodique, plus travaillé & qui
devoit l'être.
ſur le Poéme de la Déclamation. 411
Je ne vois pas, au reſte, qu'Horace ſoit
moins ſévere que Boileau. Tous deux ont les
mêmes principes, non-ſeulement contre les
méchans Poëtes ; mais contre les médiocres.
Horace dit expreſſément :
. . . . • . .. Mediocribus eſſe poétis
Non homines, non Di .. conceſsêre . .. .
Si paulüm à ſummo diceſſit, vertit ad imum.
Et cette vérité dure, mais inconteſtable, il
l'adreſſe préciſément au fils aîné du Conſul
Piſon, qui probablement faiſoit lui-même des
vers. Boileau n'a rien de plus ſévere ; mais
eft-il vrai qu'il n'approche point des graces,
ni du génie facile & brillant d'Horace. Celui
ci n'a rien d'auſſi gracieux ni d'auſſi facile que
le début du ſecond Chant de Deſpréaux, ni
d'auſſi brillant que le début du quatrieme,
ni d'auſſi Poëtique que la fin du même Chant.
Vous ne trouverez point, dans Horace, cette
aiſance à changer de ton ainſi que de fujet ;
cette inconcevable habileté de donner à la
, fois le précepte & l'exemple; cette harmonie
· toujours ſoutemue & toujours variée ; cette
élégance, cette correction continuelle qui con
4 I2 Obſervations Critiques
viennent ſi bien à un homme qui donne des
loix dans ſon Art. Horace en avoit moins be
ſoin, parce qu'il n'écrivoit qu'une Epitre.
Il n'eſt rien de plus commun aujourd'hui
que de déclamer contre Deſpréaux. Il ſemble
qu'on le veuille punir d'avoir prononcé des Ar
rêts irrévocables contre la médiocrité : tant
de gens ſont intéreſſés à faire croire qu'il
avoit tort !

Les uns diſent qu'il n'eſt qu'un Verſifica


teur; & ce Verſificateur a fait le ſeul Poëme
qui puiſſe nous tenir lieu d'un Poëme épi
que : les autres, qu'il n'a point de ſentiment,
comme ſi un Poëte Satirique devoit faire
pleurer. Ceux-ci le comparent à un miroir qui
a tout répété; & ils ne ſçavent pas qu'ils font
ſon éloge, puiſque le miroir eſt ſans contre
dit le plus fidele peintre des objets. Ceux-là
aſſurent qu'il eſt froid & ſeulement correct.
S'il étoit froid, il y a long-temps qu'on n'en
parleroit plus ; on ne ſe donneroit pas la
peine de le décrier. S'il n'étoit que correct,
, on ne le ſçauroit point par cœur. Enfin ſes
ſur le Poème de la Déclamation. 41
détracteurs ſont d'accord pour l'accuſer de
dureté & de ſévérité. Voilà ce qui les cho
que, ce qui les courrouce ; ſa réputation les
écraſe : ils voudroient ſe débarraſſer de ce
poids accablant. Comment en effet pouvoir
lire une de leurs pages, après avoir goûté
l'Art Poétique ? Mais ils ont beau crier , il
leur eſt plus facile d'inſulter ſa mémoire que
de la faire oublier. Ses Ouvrages fourniront à
jamais des armes contre le mauvais goût de
ſes ennemis, & font chaque jour le procès
aux miſérables productions que l'eſprit faux
s'efforce d'accréditer. -

Le peu de perſonnes qui conſervent en


core le goût de la bonne Littérature, & qui
détournent les yeux de ces nouveautés gro
· teſques qu'on nous étale avec tant de préſomp
tion , me pardonneront ces ſentimens d admi
ration & de reſpect pour un Poëte qui ne ſe
roit point attaqué après ſa mort, avec tant d'a
charnement, s'il n'étoit encore redoutable,
tout mort qu'il eſt. Ils lui adreſſeront avec moi
ce que lui-même diſoit à Racine :
414 Obſervations Critiques
Que peut contre tes Vers une ignorance vaine ?
Le Parnaſſe français, ennobli par ta veine, :
Contre tous ces complots ſaura te maintenir,
Et ſoulever pour toi l'équitable avenir.

4
LETTRE I I I.
A U M E ME ,
SUR DIFFER E N S P O E MES

D E L A P E I N T U R E.
J EAhe ſçais, Monſieur, comment on a oſé
avancer que l'Art Poètique étoit un ſujet
moins heureux pour les vers que l'Art de
Peindre.Je ne ſuis pas moins étonné que l'Au
teur d'une pareille aſſertion ait oſé compoſer un
Poëme de la Peinture ; car ſi Deſpréaux a fait
un chef-d'œuvre d'un ſujet ingrat, on s'im
poſoit la loi de faire mieux encore dans un
ſujet plus heureux. C'eſt une mal-adreſſe de
venir lutter contre Boileau, en avouant qu'on a
de meilleures armes, & ſur-tout quand on mon
tre tant d'infériorité dans l'art de s'en ſervir.
Pour conſoler M. L. ſur les conſéquences
4I 6 Obſervations Critiques
peu flatteuſes qu'on pourroit tirer contre lui,
de ſon propre aveu, il ne me ſera pas diffi
cile de prouve• combien la Poéſie a plus d'a
vantage pour parler dignement de ſon art, que
pour traiter de la Peinture : après quoi je
m'entretiendrai avec vous des différens Poëmes
Latins & François qu'on nous a donné ſur
l'Art de Peindre.
Je vous ai dit, dans ma Lettre précédente,
que les principes généraux de tous les beaux
Arts étoient les mêmes : c'eſt une vérité in
conteſtable, puiſqu'ils ont tous le même but,
l'imitation de la nature. Ce n'eſt que dans la
maniere d'opérer que ſe trouve la différence
des moyens. Ce qui appartient au génie eſt
égal dans le Poëte , le Peintre & le Muſicien.
Ce qui regarde le méchaniſme de leur Art
demande des regles particulieres.
Le même avantage ſe trouve donc dans
l'Art Poétique & dans l'Art de Peindre pour
les regles générales. Je demande à préſent ſi
le méchaniſme de la Peinture offre des détails
plus agréâbles que celui de la Poëſie. Les opéra
tions les plus méchaniques de celle-ci tiennent
G1lCOIC
*

ſur différens Poèmes de la Peinture. 417


encore à l'eſprit; & c'eſt ce qui en établit la no
bleſſe & la ſupériorité ſur ſa rivale.
Le travail manuel de la Peinture a mille
parties dont les préceptes ſont plus arides les
uns que les autres pour être mis en vers. Ces
préceptes ſont fondés ſur la Géométrie, ſur
l'Optique, ſur l'Anatomie, ſur la Chymie, &c.
Croit-on que toutes ces Sciences ſympatiſent
beaucoup avec la Poëſie ? Voilà préciſément
ce qui empêche qu'on ne puiſſe faire en notre
langue un Poëme liſible ſur l'Art de Peindre.
Quand la Poëſie didactique deſcend à des
petites regles de verſification, les ſeules qui
ayent un peu de ſéchereſſe, au moins parle
t-elle de choſes qui la concernent, & qu'elle
eſt plus en état d'ennoblir que les détails mé
chaniques d'un Art étranger. Il lui eſt plus
facile d'employer, ſans ſe dégrader les termes
:
céſure , hémiſtiche, rondeau, triolet , tercet ,
V,
quatrain , &c. qui ſont entendus de tout Lec
', · teur à demi inſtruit , que les expreſſions de
:j
ligne centrale, de reflet, de clair-obſcur, de
demi teinte , de fond-éteint, de couleur lo
# cale, de corps horiſontal , de figure géométra
Dd
418 : - Obſervations Critiques
le , des angles droits , de corps ronds , de
figures à pans, & de mille autres non moins
bizarres pour une oreille poëtique.
Il eſt très-certain qu'un Poëte habile peut
ne pas entendre ce jargon technique inventé
par les Artiſtes, & qui ne ſe parle qu'entre
eux.Un Poëme ſur l'Art de Peindre peut donc
être en partie de l'algebre pour un grand
Poëte ? Que ſera-ce pour le commun des Lec
teurs ? Or on ne ſçauroit trop répéter qu'un
Poëme eſt fait pour tout le monde, & que ſon
plus grand mérite eſt d'être lû, entendu, eſti
mé généralement.
Je ne comprends point M. L. quand il dit
que l'Art de Peindre offre plus d'images au
Poëte que l'Art Poétique. Toutes les images
appartiennent autant à l'un qu'à l'autre de ces
Arts; il y en a même beaucoup que la Poèſie
développe, & que la Peinture ne peut tout
au-plus qu'indiquer. Que dis-je ? le Peintre
doit infiniment plus à la Poëſie que le Poëte
ne doit à la Peinture. -

En décrivant en vers les plus beaux tableaux


des Peintres, on ne fait que répéter les images
ſur différens Poémes de la Peinture. 419
des grands Poëtes, où les Pointres eux-mêmes
ont puiſé toutes leurs beautés. Si vous me pei
gnez une bataille d'après le Brun, je vous en
montrerai cinquante dans Homere, dans Vir-.
gile , plus fortes d'expreſſions que celle du
Peintre , & que votre imitation par conſé
quent.
| Au reſte, ces ſortes de tableaux ne font
point l'eſſentiel du Poëme didactique, comme
je l'ai fait voir dans ma Lettre ſur la Décla
mation. Si Deſpréaux eût voulu tranſporter
dans ſon Art Poètique les images qu'il pou
voit trouver dans les Poëtes, il n'auroit pas
fini. Son objet étoit de poſer des principes
certains pour caractériſer les différens genres
de Poëſie.
Mais voici l'avantage éminent qu'il a ſur
celui qui traite de la Peinture : en donnant le
précepte, il n'a pas beſoin d'aller chercher
l'exemple ailleurs ; chez lui le précepte même
ſert d'exemple. S'il parle de l'Ode , il en a la
chaleur & l'élévation; s'il veut donner une idée
de l'Idylle, c'eſt elle-même qu'il vous préſente,
ſous les ſimples ornemens d'une Bergere ; il
D dij
42 O Obſervations Critiques
en eſt ainſi de preſque toutes les eſpeces de
Poëmes.
En parlant de la Peinture, vous ne pouvez
être que Poëte , & ce ſera toujours un Art
Poètique que vous ferez d'une autre façon.
· Il réſultera de votre travail que vous ne di
·rez rien que de très-imparfait au Peintre qui
verra chez vous le précepte , mais jamais
l'exemple; & que vous révolterez les Poëtes
par les régles particulieres de la Peinture, qui
ſont plus faciles à être tracées avec le compas,
qu'à être enfermées avec grace dans la meſure
d'un vers. - -

C'eſt là ſans doute la raiſon pour laquelle


les Anciens, ſoit Grecs ou Romains, qui ont .
beaucoup écrit ſur la Peinture, ne l'ont ja-,
mais fait en vers. Ils n'avoient pas d'idée
qu'un Poëme pût ſouffrir le langage des atte
liers. Mais, qui eſt-ce qui a traité de l'Ait
Poétique en vers ? Ce ſont deux des plus grands
Maîtres en Poëſie. Pour traiter de l'Art de
Peindre d'une maniere ſatisfaiſante, ſi la choſe
étoit poſſible , il faudroit être à la fois grand
Peintre & très-grand Poëte; ce qui eſt encore
plus impoſſible a trouver.
ſur différens Poèmes de la Peinture. 421
· Dufreſnoy, qui, le premier, a fait un Poëme
· didactique de Arte Graphicâ, étoit Poëte &
Peintre. Les Connoiſſeurs en Peinture avouent
qu'il manquoit de ce génie qui place un Ar
·tiſte entre les modeles. Son Poëme annonce
· qu'il avoit un goût ſain & ſévere ; mais qu'il
étoit Poëte ſec & froid : néanmoins cet Ou
#vrage eſt encore le meilleur qu'on ait fait ſur
: cette matiere; car celui de l'Abbé de Marfy
-n'eſt qu'une amplification aſſez élégante de
· quelques paſſages du Poëme de Dufreſnoy,
"
, * - comme je le prouverai bientôt. -
Dufreſnoy, quoique François, choiſit la
· langue latine pour écrire ſon Poëme ; ſoit pour
être entendu des Artiſtes de tout pays; ſoit
qu'il ne trouvât pas que le François eut, de
ſon temps, acquis aſſez de perfection ; ſoit
, plutôt qu'il ſentît que la ſéchereſſe des pré
ceptes de la Peinture, ne pouvoit s'accom
moder avec notre Poëſie difficile & dédai
gneuſe , & qu'il y avoit plus de reſſource dans
la Poëſie latine, | |
Cependant ſon Poëme eſt peu lu, quoique
- eſtimé, parce qu'un Poëme latin moderne eſt
| D d iij
42 2 · Obſervations Critiques »
difficilement bien latin, parée que peu de gens
ſont en état de l'entendre, parce que la lec
· ture d'un Poëine ne doit pas être un travail;
· parce que ſes vers forts de préceptes & hé
riſſés des termes de l'Art, ne ſeroient peut
· être pas trop intelligibles pour Virgile & pour
Horace eux-mêmes. ' , - -

· Les endroits qu'Horace approuveroit ſont


· ceux où Dufreſnoy donne des leçons de goût
applicables à tous les Arts. Rien de plus judi
cieux & de plus agréable pour tous les eſprits
éclairés que ce qu'il dit de l'étude qu'un Ar
tiſte doit faire de la nature, & comme il doit
s'appuyer ſur les anciens pour apprendre à la
· connoître & à la bien choiſir,
| Praecipua imprimis Artiſque potiſſima pars eſt
Noſe quid in rebus natura crearit ad artem .
| Pulchrius, idque modum juxtà mentem que vetuſtam;
Quâ ſine Barbaries cæca & temeraria pulchrum :
Negligit, inſultans ignotx audacior arti ;
· Ut curare nequit, qux non modo noverit eſſe. .
Illud apud veteres fuit undè notabile
* - - * - • -
dictum,
- ! a
-

Nil Piclore malo ſecuriùs atque Poetá.


* ſ . ' ' - .º -!

» Le premier point de l'Art & le plus im


: - -
ſur différens Poèmes de la Peinture.
/
423
» portant eſt ſur tout de connoître ce que la
» nature a fait de plus beau & de plus digne
» de lui, & d'en juger ſelon le goût & la
» maniere antique, Sans cela, une barbarie
» aveugle & téméraire néglige le vrai beau,
» inſulte avec audace à l'art qu'elle ignore, &
» ne peut eſtimer ce qu'elle ne peut connoî
» tre. De-là vient ce mot remarquable des
» Anciens : Rien de plus ſûr de ſoi qu'un ſot
» Peintre & un ſot Poète *. «
Ce dernier vers attribué aux Anciens, &
qui eſt vraiment digne d'Horace, appartient
à Dufreſnoy. Ce ſont ces maximes pleines de
- ſel qui animent le Poëme didactique. Horace
& Boileau ſont remplis. L'Abbé de Marſy,
e1l

qui n'a fait qu'une amplification de Rhéto


ri ue, n'a aucun trait pareil Les Auteurs
% des Poëmes François ſur la Peinture ſe ſont
à peine doutés que la Poëſie Didactique avoit
beſoin de ces ſaillies qui piquent & aiguiſent
-─= • • • • • * -
—i , : c:::: > º

* Boileau avoit peut-être en vue ce vers, quand il


a dit : | -

- • > , * " -4 - - - * - -

» L'ignorance toujours eſt prête à s'admirer. ce


- D d iv
424 . : Obſervations Critiques .
l'attention du Lecteur; & il faut avouer que
Dufreſnoy lui-même n'en a pas aſſez de ſem
blables pour délaſſer de ſes regles auſteres &
obſcures. Voici pourtant un paſſage digne du
précédent. ' · º
-
· · · · · · ·
*.

Non ita naturæ aſtanti ſis cuique revinctus,


Hanc praeter nihil ut genio ſtudioque relinquas,
Nec ſine teſte rei naturâ, artiſque magiſtrâ ,
Quid libet ingenio, memor ut tantum modo rerum à

Pingere poſſe putes. Errorum eſt plurima ſilva,


Multipliceſque viae, bene agendi terminus unus,
Linea recta velut ſola eſt, & mille recurvae.

| » Ne ſoyez pas ſi fort attaché à la nature,


» que voiis ne donniez rien à l'étude ni à vo
» tre génie : mais n'allez pas croire auſſi qu'aidé
» de votre génie & de votre mémoire, vous
» puiffiez rien peindre ſans conſulter la na
35 ture, maitreſſe de l'att, & témoin de la
» vérité. Mille chemins conduiſent à l'erreur,
» un ſeul mene au vrai*; comme il y a mille
» lignes courbes & une ligne droite. « - -
- /
- , , , ,- 11: ·
-
· · · , º .'' . ººº

* C'eſt la- même penſée que Boileau rend ainſi :


- - - - -- . - - •. f ..

» La raiſon, pour marcher, n'a ſouvent qu'une voie *


• • •
• * •*
RN•m"=

ſur différens Poèmes de la Peinture. 425


: - Cette comparaiſon eſt très-ingénieuſe, mais
, plus agréable en Latin qu'en François. ••

· · Si Dufreſnoy fait plaiſir aux gens de goût


, dans ces endroits & en d'autres pareils, il leur
. préſente une lecture bien rebutante dans la
moitié de ſon Poëme. Eſt-on bien curieux de
trouver, dans un Ouvrage de Poëſie, ces lignes
techniques beaucoup mieux placées dans un Li
vre élémentaire ? - | .

| Difficiles fugito aſpectus, contraåaque viſu '

# | Membra ſub ingrato, motuſque , actuſque coactos,


Quodque refert ſignis rectos quodammodo tractus;
- Sive parallelos plures ſimul, & vel acutas,
· Vel geometrales; (ut quadra, triangula ) formas »
· : Ingratamque pari ſignorum ex ordine quamdam -

| Symmetriam , ſed præcipua in contraria ſemper


| Signa volunt duci tranſverſa ; ut diximus antè.
| Summa igitur ratio ſignorum habeatur in omni
:
:! · Compoſito; dat enim reliquis pretium atque vigorem.
• • •- ,

#. - º * :
-
|a ' º º- -,

:
» Fuyez les vues difficiles & peu naturelles,
» les actions & les mouvemens forcés, ainſi
» que toutes les parties déſagréables à voir,
, » comme les raccourcis. .. > e : - . - p
- » Fuyez encore les lignes & les contours
426 - Obſervations Critiques
» égaux qui font des paralleles & d'autres figu
» res à pans ou géométrales , comme des
» quarrés, des triangles, & toutes celles enfin
» qui pour préſenter trop d'ordre, font une
» certaine ſymmétrie ingrate, qui ne produit
», aucun bon effet , mais, comme nous l'a
» vons déja dit, les principales lignes doivent
» ſe contraſter l'une l'autre; c'eſt pourquoi,
» dans tous les contours , vous aurez princi
2X
palement égard au tout enſemble ; car c'eſt
» de lui que proviennent la beauté & la force
» des parties. « |
Il faut peu s'étonner ſi un Poëte, qui con
ſacre ſes vers à des détails qu'on ne ſouffre
en proſe que dans les Ecoles des Peintres, eſt
lu d'un très-petit nombre de perſonnes.Com
me la Peinture n'eſt pas une partie des Belles
Lettres , un Poëme ſur l'Art de Peindre n'eſt
guère fait pour les Gens de Lettres. C'eſt à
quoi n'a pas aſſez réfléchi Dufreſnoy ni ſes
imitateurs. .. , 2 . · ·
. iIl n'eſt pas inutile néanmoins de remarquer
que le Poëme dont je vous parle, fait avant
d' Art Poétique , n'étoit pas mépriſé de Deſ
ſur différens Poëmes de la Peinture. 427
préaux. Il paroît en avoir imité quelques pen- .
ſées qui ent rapport aux Poëtes comme aux
Peintres. Il y a beaucoup de reſſemblance en
tre les premiers vers du Poëte François.
C'eſt en vain qu'au Parnaſſe, &c.
S'il ne ſent point du Ciel l'influence ſecrette,
Si ſon aſtre, en naiſſant, ne l'a formé Poëte, &c.

Et ceux ci du Poëme Latin, au ſujet de l'in


vention : -

Iſta labore gravi, ſtudio, monitiſque magiſtri


Ardua pars nequit addiſci : rariſſima namque,
Ni priûs æthereo rapuit quod ab axe Prometheus,
Sit jubar infuſum menti cum flamine vitae ;
Mortali haud cuivis divina haec munera dantur.

» Cette partie ſi rare & ſi difficile ne peut


» s'acquérir ni par le travail, ni par les veil
» les, ni par les conſeils, ni par les préceptes
» des Maîtres : ce préſent divin n'eſt accordé
» à aucun mortel, s'il n'a reçu, avec la vie,
» le feu céleſte ravi par Prométhée. ce
Vous trouverez encore dans Boileau quel
que trace d'imitation d'une partie de ce mor
| Ceau.
428 Obſervations Critiques
· Utere Doctorum monitis, nec ſperne ſuperbus
· Diſcere qua de te fuerit ſententia vulgi.
• 1Eſt cæcus nam quiſque ſuis in rebus, & expers
Judicii, prolemque ſuam miratur amatque.
Aſt ubi conſilium deerit ſapientis amici,
Id tempus dabit, atque mora intermiſſa labori.
Non facilis tamen , ad nutus & inania vulgi
| Dicta levis mutabis opus, geniumque relinques :
Nam qui parte ſuâ ſperat benè poſſe mcreri,
Multivagâ de plebe, nocet ſibi, nec placet ulli.

» Profitez des conſeils des vrais Connoiſ


» ſeurs, & ne dédaignez point, Artiſte pré
» fomptueux, d'apprendre ce que le Public
» penſe de vos ouvrages Chacun eſt aveugle
» ſur ſon propre compte , & ne peut ſe juger
:» ſoi même. On s'aime & l'on s'adrnire dans
» ſes propres enfans. S'il vous manque un ami
» prudent qui puiſſe vous éclairer de ſon con
» ſeil, celui du temps ne vous manquera pas,
» quand vous aurez laiſſé repoſer votre Ou
» vrage. Toutefois ne vous rendez pas trop
•s légerement aux vaines cenſures & aux ſots
» avis des ignorans. Vouloir ſe flatter de réu
2>
nir en ſa faveur les ſuffrages de la multitude
ſur différens Poèmes de la Peinture. 429.
» volage, c'eſt vouloir ſe nuire à ſoi-même &
» ne plaire à perſonne. «
Le commencement de ce paſſage n'a rien
fourni à Deſpréaux, qui a trouvé les mêmes
idées dans Horace; mais la fin ne lui a-t'elle
pas ſuggéré ces vers de ſon quatrieme Chant.
&

Je vous l'ai déja dit : aimez qu'on vous cenſure ;


Et ſouple à la raiſon, corrigez ſans murmure ;
Mais ne vous rendez pas dès qu'un ſot vous reprend.
Souvent, dans ſon orgueil, un ſubtil ignorant
Par d'injuſtes dégoûts combat toute une Piece.... s
Ses conſeils ſont à craindre, & ſi vous les croyez,
Penſant fuir un écueil, ſouvent vous vous noyez.
Je ne puis m'empêcher de vous rapporter
encore un endroit où Boileau s'eſt rencontré
avec Dufreſnoi , s'il ne l'a pas imité. . :

Travaillez pour la gloire, & qu'un ſordide gain


Ne ſoit jamais l'objet d'un illuſtre Ecrivain......
Aux plus ſavans Auteurs, comme aux plus grands guer
riers, ·.

· Apollon ne promet qu'un nom & des lauriers. -


- •oe$o- - 2

Infami tibi non potior ſit avara peculî ")

: Cura, aurique famcs, modicâ quam ſorte beato ,


43o Obſervations Critiques
Nominis aeterni & laudis pruritus habendae
Condignac pulchrorum operum mercedis in aevum.

» Que la faim de l'or, & l'avare deſir du


gain n'étouffe pas en vous l'amour de la re
» nommée. Content d'une fortune modeſte,
» ne brûlez que pour la gloire de vous faire
» un nom éternel, ſeule récompenſe digne
» des Ouvrages ſublimes. «
Paſſons au Poëmé de l'Abbé de Marſy,
fait cent ans après l'autre. Il en a ſçu rendre
la lecture moins difficile, en écartant les pré
ceptes qui tiennent à l'art méchanique de la
Peinture. Otez-en deux ou trois endroits qui
regardent particulierement cet Art, le reſte
peut s'appliquer également à la Poëſie : il a
fait une galerie de tableaux, mais il n'a point
fait de Poëme proprement dit; auſſi l'Art de
Peindre de Dufreſnoi, malgré ſa ſéchereſſe,
eſt-il un Ouvrage plus original, plus dans le
genre de la Poëſie didactique : ſon ſtyle eſt
auſſi plus convenable à ce genre. Il manque
quelquefois de grace & de ſoupleſſe; mais il
eſt ſain, précis & ſobrement poëtique; il fait
ſur différens Poèmes de la Peinture. 43 r
penſer. Celui de l'Abbé de Marſy eſt chargé
d'ornemens ambitieux. Son élégance eſt trop
pompeuſe; ſes fleurs trop recherchées. Il ne
vous laiſſe guère que des mots dans la tête.
Le ſtyle de Dufreſnoy eſt à lui ; il s'eſt
formé ſur Lucrece & ſur Horace; mais il ne
les met point à contribution. L'Abbé de Marſy
a le ſtyle de tous les Poëtes Latins de Col
lege : ce ſont des membres de vers pris çà &
là dans Virgile, dans Ovide : voilà pourquoi
il a préféré les deſcriptions & les tableaux au
raiſonnement & à la critique. Avec les ſecours
des anciens Poëtes, il eſt facile de faire des
images dans leur langue ; mais pour raiſonner
& pour donner des leçons de goût, il faut
ſe renfermer plus en ſoi-même, & tirer da
vantage de ſon propre fonds, puiſqu'il n'y a
qu'Horace qui ait écrit en vers ſur ces ma
tieres, & qu'il n'eſt pas facile de prendre la
maniere ſimple & aiſée d'Horace.
Le Poëme de l'Abbé de Marſy ne peut
donc plaire qu'aux jeunes gens , qui font,
comme lui , des vers, ſans ſonger dans quel
genre ils travaillent , qui courent après les
432 Obſervations Critiques
tirades, mais qui ne recherchent point l'en
ſemble d'un ouvrage ; qui effleurent tout, &
n'approfondiſſent rien ; qui imitent tout, &
n'ont rien à eux. Si le Poëme de Dufreſnoy
eſt lu de peu de gens, au moins ſera-t-il étu
dié avec fruit, de ce petit nombre d'Artiſtes
& de Connoiſſeurs : il leur laiſſera dans l'eſ
prit des réflexions utiles : mais le Poëme de
l'Abbé de Marſy ne ſera goûté que par des
Lecteurs très-ſuperficiels, & ne peut être utile
à perſonne.
Si vous voulez entrer un peu dans le détail
de ſon Poëme, vous verrez qu'il n'a point de
marche à lui, point d'idées neuves, rien qui
lui appartienne & qui lui ſoit propre. Son dé
but eſt celui de l'Art Poétique. Deſpréaux dit :
La nature fertile en eſprits excellens
Sçait entre les Auteurs partager les talens.
L'un, &c. • • • . . . . • . . .
L'autre , &c. - • • • • • • • • • . .

L'Abbé de Marſy nous dit auſſi :


-

. , , . .. .. . . . . • • • Dotes
Ingenii varias, varia argumenta repoſcunt.
. ... , Sua
ſur différens Poèmes de la Peinture. 43 ;
. . . . . . . Sua cuique innata facultas.
Hiſtoriae largos alter, &c. . . . . . . .
Pingit oves alius, &c. . . . - . . . . .
Aſt alius veros, &c. . . . . • . . . - .

Ce cadre emprunté lui ſert à renfermer une


ſoixantaine de vers : enſuite il recommande
aux Peintres de ne point mêler le profane au
ſacré, comme Boileau le preſcrit aux Poëtes.
Un peu plus loin , il redit encore après le
même Auteur, qu'il ne faut pas prendre le
pinceau malgré Minerve, & ſi l'on n'a reçu
en naiſſant l'influence céleſte, & le feu du gé
nie créateur : &, dans le même endroit, il ſe
ſert d'une très-belle image de Dufreſnoy, que
voici :

Ambae quippe, ſacros ad Relligionis honores 2

Sidereos ſuperant ignes, aulamque tonantis


Ingreſſae, divûm aſpectu, alloquioque fruuntur.
Oraque magna Deûm, & dicta obſervata reportant
Cæleſtemque ſuorum operûm mortalibus ignem.

» Toutes deux *, pour la gloire de la Re

* La Poëſie & la Peinture.


# E e
434 obſervations Critiques
ligion, s'élevent juſqu'aux Cieux, entrent
» dans le palais du Maître du tonnerre; jouiſ
» ſent de l'aſpect & de l'entretien des Dieux*,
» ſe rempliſſent de leur majeſté, en prennent
» le langage, & rapportent ici-bas le feu cé
» leſte qui brille dans leurs ouvrages.
Liſez l'imitation de l'Abbé de Marſy.
Nunc etiam impavidis ſurgens ad ſidera pennis,
Terrena nil fœcis habens, fiammantia mundi
Mœnia tranſgreditur, templuinque ingreſſa tonantis,
Sidereâ magnum numen ſpeculatur in aulâ,
Vivaque divini vultûs ſimulachra reportat.

J'oſe dire que la copie eſt bien inférieure à


l'original, pour l'élévation, la vivacité & la
majeſté de l'expreſſion.
Cinq ou ſix vers plus bas, nouvelle imita
tion : il eſt vrai que c'eſt pour donner le même
précepte : mais choiſit-on un ſujet déja traité
* Vous trouvez cette ſublime idée ainſi rendue Par
Boileau :

» L'Ode, avec plus d'éclat. . . . . . . .


» Elevant juſqu'au Giel ſon vol ambitieux,
» Entretient dans ſes vers commerce avec les Dieux.
ſur différens Poèmes de la Peinture. 44 ;
par un Poëte, & dans la même langue, afin
de le répéter ? Je commence par l'Imitateur. #

· In medio, reliquas inter ſpectanda figuras,


Contemplantûm oculos princeps perſona motetur. -
Finibus extremîs, imâque in parte tabellæ . .
Abjice vulgares, ingloria corpora, formas.
» * Il faut que la principale figure ſoit pla
» cée au milieu, pour fixer ſur elle les yeux
» des ſpectateurs, & qu'elle ſe démêle des
:)
» figures ſubalternes. Rejettez au fond du ta
» bleau, ou ſur les côtés de la toile, toutes
D>
celles qui ne doivent pas faire un grand effet,
3>
ni frapper la vue. «
Voici l'original :
, Prima figurarum, ceu princeps dramatis , ultrò
| Proſiliat mediâ in tabulâ, ſub lumine primo,
* Pulchrior ante alias, reliquis nec operta figuris.' º
•. , $ :

Dufreſnoy dit qu'il faut que les contours des


membres ſoient ondoyans, ſemblables à la
flamme, ou au ſerpent qui ſe replie en ram
pant. - - • .

· * Traduction de M. de Querlon.
E e ij
436 Obſervations Critiques
Membrorumque ſinus ignis flammantis ad inſtar
Serpenti undantes flexu.
L'Imitateur nous dit de même, au ſujet des
draperies.
sublimes amplique finûs . . : . . . .
. . .. . .. Ut flamma volent, ut lympha dehiſcant
Molliter; ut ſerpens ſinuoſo tramite currant.

Je trouve encore un précepte que les deux


Poëtes donnent également aux Peintres. Il me
ſemble que Dufreſnoy a mieux réuſſi : jugez
en; c'eſt lui que vous allez lire.
Non eadem formae ſpecies, non omnibus œtas
AEqualis, ſimileſque color crineſque figuris.
Nam variis vclut orta plagis, gens diſpare vultu.

» La forme des viſages, l'âge, la couleur


» & les cheveux ne doivent pas être les mêmes
» dans toutes les figures. La variété des cli
» mats en met parmi les hommes. « -

Gentibus in variis quae ſint diſcrimina cultûs,


Quae veſtes, quae forma viris, non ultimus eſto
Obſervare labor.

Ces vers n'ont pas le même poids que les


-
ſur différens Poèmes de la Peinture. 437
précédens, qui finiſſent par une maxime d'une
vérité intéreſſante. C'eſt ainſi que Deſpréaux
ſçait fixer le même précepte par ce vers ſen
tencieux, qui s'arrête dans la mémoire. .
Les climats font ſouvent les diverſes humeurs.

L'Abbé de Marſy continue ſon imitation


au mºme endroit.
. . . . . . . .. Penitüs luſtrare memento
Annales populorum, ævi monumenta vetuſti,
AEra, peregrinis excuſa numifmata praelis ;
Marmoraque, & vivo ſpirantia ſigna metallo.

» Ayez ſoin de conſulter l'Hiſtoire des peu


ples, les anciens monumens, les bronzes,
les médailles, les bas-reliefs & les ſtatues. «
Dufreſnoy.
Non te igitur lateant antiqua numiſmata, gemmae5
Vaſa, typi, ſtatuae, cælataque marmora ſignis,
Quodque refert ſpecie ve'erum poſt ſecula mentem.
Splendidior quippe ex illis aſſurgit imago,
Magnaque ſe rerum facies aperit meditanti.
Les deux derniers vers ſont, à mon avis, de
toute beauté : le meditanti jetté à la fin eſt
"- E e uj
438 Obſervations Critiques ,
d'une harmonie bien expreſfive. L'Abbé de
Marſy, avec tout ſon clinquant & ſon vernis
emprunté d'Ovide, n'a pas une ſeule beauté
de ce genre. . .i - .

Le morceau le plus eſtimé de l'Abbé de


Marſy, morceau vraiment poëtique, & qui pé
che peut être en ce qu'il l'eſt trop pour le ſu
jet, eſt celui où il décrit la ruine de la Pein
ture & de la Sculpture cauſée par celle de
l'Empire Romain ; il en doit l'idée à Dufreſ
noy, & n'a fait que l'amplifier beaucoup. Je
vais vous rapporter ce qu'il en a pris.
Aſt ubi barbaries peregrino ex orbe profecta, .
Numina ſub templis , cives tumulavit in urbe,
Diffugere Dex. Laceres pictura tabellas
" Incenſis rapuit laribus : fragmenta laboris -

Exigua immenſi, mutilas ſculptura columnas, "


Semirutos portarum arcus, avulſaque fulcris
* Signa pedes partim, partim truncata lacertos
Abſtulit , & penittis tellure recondidit imâ.
' Indè tencbroſis latuêre receſſibus amba ,

Fornicibuſque cavis, &c. ,


Cette paraphraſe eſt fort belle, mais
:
le texte
ne l'eſt pas moins . -

· · < --
-
ſur différens Poèmes de la Peinture. 43»
: ... Ubi bella, famem & peſtem, diſcordia, luxus,
Et Romanorum res grandior intulit orbi, -

Ingenux periêre artes, periêre ſuperbæ


Artificûm moles : ſua tunc miracula vidit
Ignibus abſumi Pictura , latere coacta
Fornicibus, ſortem & reliquam confidere cryptis,
Marmoribuſque did ſculptura jacere ſepultis.
» Quand le luxe, la diſcorde & la trop
92
grande domination des Romains eurent par
3>
tout répandu la guerre, la peſte & la fa
mine, les Beaux Arts périrent, & avec eux
3>
périrent leurs ſuperbes monumens. La Pein
3> ture vit ſes merveilles conſumées par les
39 flammes, forcée de ſe cacher dans le creux
92 des ſouterrains, & de confier aux plus pro
fondes cavernes les reſtes de ſes richeſſes.
3>
La Sculpture auſſi reſta longtemps enſevelie
3>
ſous les marbres qu'elle avoit enfouis. .
Je vous ferai grace des autres endroits où
1'Abbé de Marſy, qui probablement n'étoit
pas trop verſé dans l'Art de Peindre, s'appuie
ſur ſon devancier pour en tracer quelques pré
ceptes difficiles à rendre. Dans l'un & dans
l'autre, ces paſſages ſont fort ennuyeux à lire :
E e iv
m-m=-T|

44o , Obſervations Critiques


mais je n'oublierai pas de vous citer encore
une maxime de goût très-ſenſée, que Dufreſ
noy a fournie à ſon Imitateur. Cette ſorte de
larcin paroît d'autant plus dans celui-ci , que
ces beautés ſolides, ces beautés du genre y
ſont extrêmement rares. Il cherche plutôt ce
qu'Horace appelle ſeſqui pedalia verba. Il a écrit
un Poëme didactique , comme on écriroit un
Poëme héroïque. Voici le vers en queſtion de
Dufreſnoy :
Maxima deinde erit ars, nihil artis ineſſe videri.

» L'art y ſera parfait, ſil'art n'y paroît point. «


Cette maxime judicieuſe, qu'on ne ſçauroit
trop répéter aux Poëtes comme aux Peintres,
eſt très-remarquable. L'Abbé de Marſy n'y a
-
» /

fait qu'un léger changement.


Artis erit ſummum nihil artis ineſſe videri.

· Enfin il termine ſon Poëme par les carac


teres des différens Peintres fameux, à l'exem
ple de Dufreſnoy : ſeulement il y met plus de
pompe & de fracas dans l'expreſſion. Ce n'eſt
point avec ce luxe de métaphores & de ſtyle
-
ſur differens Poëmes de la Peinture. 441
recherché que Virgile même a écrit ſes Geor
giques, qui permettoient cependant beaucoup
plus les images en tout genre. >
Je conclus ceci par dire que, ſi vous ôtez
de l'Ouvrage de l'Abbé de Marſy ce qu'il a
pris à Dufreſnoy, à Virgile & aux autres an
ciens Poëtes Latins , il ne vous reſtera de lui
que deux ou trois tirades ampoulées, & une
centaine, tout au plus, de vers aſſez beaux,
mais ſans caractere, & qui figureroient mieux
dans une déclamation de Collége que dans un
Poëme didactique.
Il eſt temps de vous parler des deux Poëmes
François qui ont paru ſur la même matiere,
d'après les Poëmes Latins dont je viens de
vous entretenir.
M. W..... me ſemble s'être formé ſur Du
freſnoy : Poëte & Peintre comme lui, il s'eſt,
à ſon exemple, étendu ſur la partie la moins
agréable, la partie technique : il a même pouſſé
là-deſſus les détails beaucoup plus loin que
, - ſon modele. Vous ſçavez ſi les vers François
ſe prêtent plus agréablement à ce travail que
les vers latins.Auſſi l'Art de Peindre de M.W.
442 Ohſervations Critiques
qui peut être lu avec fruit par nos jeunes Ar
tiſtes, n'eſt-il point & ne ſera-t-il jamais
dans les mains du Poëte, ni de l'homme de
goût.
D'ailleurs, il n'a pas ſçu, comme Dufreſ
noy, mêler la critique à l'inſtruction ; il n'a
pas ſçu jetter ſur les leçons ce ſel piquant qui
les fait retenir. Aucune réflexion profonde &
raiſonnée; aucun trait qui reſte dans l'eſprit.
Son ſtyle, en général, eſt foible, ſans con
ſiſtance : il n'eſt point offuſqué d'ornemens
déplacés ; mais il eſt auſſi trop dénué de Poë
fie. Nulle verve, nulle force, nulle élévation,
nulle chaleur. Par-tout des idées communes,
revêtues de couleurs vulgaires. L'élégance
même, quand elle s'y trouve, y eſt médiocre.
Une proſe ſoutenue & ſoignée ſe fait lire avec
plus de plaiſir. -

Je ne vous ferai point la critique détaillée -

du ſtyle ni de la verſification de l'Art de


Peindre ; j'aime mieux vous en citer un très
joli vers, dans le goût d'Ovide, & que j'ai
retenu avec plaiſir. C'eſt à propos des ſervices
que la Sculpture rendit aux Dieux des Anciens
ſur différens Poèmes de la Peinture. 443
, , Venus eût plus d'encens lorſqu'elle eût plus d'attraits.
Je m'arrêterai davantage ſur la Peinture de

Ce Poëme, avant d'être imprimé, jouiſſoit


d'une réputation éclatante : on n'en parloit
qu'avec l'enthouſiaſme de l'admiration. A-t'il
paru au grand jour ? On n'en a parlé que pour
le critiquer. -
Ces revers ſi communs aujourd'hui, de
vroient bien dégoûter nos Auteurs des lectures
particulieres , où ils vont s'enyvrer d'un encens
dont le Public aime à abattre les fumées*. Ils
devroient ſe rappeller cet avis ſi raiſonnable
de Boileau notre Maître. -
*.

- Ne vous enivrez point des éloges flatteurs


" Qu'un amas quelquefois de vains admirateurs :

* Quelle foule d'exemples je pourrois rapporter de


ces Arrêts particuliers caſſés par le Public : Encore l'hy
ver dernier, on ne parloit dans Paris que d'un Drame
qui devoit placer ſon Auteur au-deſſus de tous les La
chauſſée paſſés, préſens & futurs. Cet Auteur, qui eſt
d'une extrême modeſtie, pour ſe dérober au bruit que
faiſoit ſon Ouvrage, n'a eu beſoin que de le faire im
primer. - :' · # : : , :
444 • Obſervations Critiques
" Vous donne en ces réduits prompts à crier merveille.
Tel écrit récité ſe ſoutint à l'oreille,
Qui , dans l'Impreſſion, au grand jour ſe montrant,
Ne ſoutient pas des yeux le regard pénétrant.
On ſçait de cent Auteurs l aventure tragique ;
Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.
Je conçois aſſez comment le Poëme de M.
L. aura charmé les Peintres qui l'auront en
tendu, & comment il n'aura pas amuſé le
Public qui n'eſt pas Peintre. Ce ſujet n'eſt pas
ſuſceptible de produire généralement une
grande impreſſion ſur les eſprits. J'en ai
donné les raiſons au commencement de cette
Lettre.
Ainſi je ne ſuis pas de l'avis d'un ami de
l'Auteur, qui vient de faire le procès à tout
Paris de ce qu'on ne peut pas lire, ni admirer
le Poëme de la Peinture. Seroit il poſſible que
tant d'eſprits différens vouluſſent s'entendre
pour ſe priver d'un plaiſir, ſi l'Ouvrage en
queſtion étoit capable de leur en procurer?
On ſçait que Moliere, avec un génie très
rare, n'a pu parvenir à ſe faire lire, quand il
a voulu parler en vers de la Peinture, quoi
ſur différens Poëmes de la Peinture. 445
qu'il n'eût pas entrepris d'en donner des ré
gles. Son exemple auroit bien dû détourner de
cette carriere ingrate ceux qui ont riſqué de
s'y produire.
Outre le vice du ſujet, voici les défauts
qu'on peut reprocher juſtement à M. L. dans
la maniere dont il l'a traité. Il s'eſt trop aſſervi
au plan & à la marche de l'Abbé de Marſy,
& ne s'eſt pas aſſez pénétré de l'Ouvrage de
Dufreſnoy. Il a trop imité le premier dans ſes
déclamations, & n'a pas étudié dans le ſecond
ce goût exquis, ce ton convenable au Poëme
didactique, qui ne doit pas être toujours monté
ſur des échaſſes, & qui veut être égayé même
par la ſatyre. -

M. L. a trop négligé ſur-tout les graces &


la correction du ſtyle. On a beau dire que
l'Auteur a ſa maniere comme Crébillon avoit la
ſienne.Sans faire aucune comparaiſon, la manie
re de Crébillon, bonne, à bien des égards, pour
la Tragédie, auroit été fort mauvaiſe pour la
Poëſie didactique. Celle-ci n'admet point les
négligences, les obſcurités, les duretés.Tout y
doit être élégant, clair, correct, harmonieux.
\
344 obſervations Critiques
Quand on s'érige en Légiſlateur, il faut être
bien ſûr d'être exempt de défauts vraiment
iepréhenſibles.
D'après cela, nous ferons à l'Auteur des
remarques ſur les défectuoſités de ſon ſtyle,
ſans leſquelles la lecture de ſon Poëme ſeroit
moins fâcheuſe & moins pénible.
Le crayon de ta fille alors fut un flambeau.

Cette métaphore eſt de mauvais goût , &


auſſi ridicule que ton flambeau fut un crayon.
Pour figurer un corps, d'un autre l'on fit choix.

Cette inverſion n'eſt pas tolérable.


: Si de l'aſtre fécond qui luit ſur le Poëte ,
Les rayons divergens ſemblent fuir ta palette.

Ces termes de géométrie donnent un air ſau


vage à des vers François. La proſe oratoire
elle même rejette ce jargon algébrique, quoi
qu'on ait voulu l'y ſoumettre. - -

· L'un, né pour moiſſonner dans les champs de l'Hiſ


tO1re , -

Nous peindra. . . . ' . , . .. . - .


ſur différens Poèmes de la Peinture. 447
Le vol du plomb rapide, & plus prompt que la fleche,
Les remparts foudroyés, le vainqueur ſur la breche.
Il n'eſt pas trop poſſible de peindre le vol du
Plomé rapide. Je ne ſçache pas qu'aucun Pein
tre s'en ſoit aviſé. On n'ignore pas que le
plomb rapide eſt plus prompt que la fleche : iI
étoit au moins inutile d'en avertir. Le vain
queur ſur la breche eſt du ſtyle le plus pauvre
& le plus ſec. Il falloit terminer cette image
Par un hémiſtiche plus harmonieux.
Et la jeune Laitiere, en jupon retrouſſé,
RaPPortant ſon pot vuide, un bras paſſé dans ranſe,
ºº» de la ville aux champs, retournant en cadence.
En jupon retrouſſé eſt auſſi trivial qu'en robe
détrouſſée. Un bras paſſé dans "anſe eſt une
image meſquine, quoique vraie.Retournant en
cadence eſt burleſque. ·.

Lafontaine préſente ainſi cette image.


Perrete, ſur la tête ayant un pot de lait, , . •

Bien poſé ſur un couſſinet, -

Prétendoit arriver ſans encombre à la Ville.


Légere & court-vétue, elle alloit à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon ſimple, & ſouliers plats. .
448 Obſervatuons Critiques
Voilà un modele pour un Peintre ; mais je
ſerois curieux de voir comment il peindroit
cette autre Laitiere qui s'en retourne en ca
dence.

L'Auteur a manqué preſque entierement


l'article du portrait.

Un fidele crayon m'attachant de plus près,


Sous mes yeux étonnés, a reproduit mes traits.
Il ſemble, partageant la divine puiſſance,
Multiplier mon être avec ma reſſemblance.
La toile eſt un miroir où l'objet préſenté,
Même loin du modele, eſt encor répété.
Doux charme des amis, malgré le ſort barbare,
Le pinceau fait tomber le mur qui les ſépare.
· De la mort elle-même il affoiblit les coups ;
Et lorſqu'elle a rompu nos liens les plus doux,
L'objet qui dans la tombe emporta notre hommage,
Reſte encor près de nous, & vit dans ſon image.

Ces deux derniers vers ſont vraiment beaux ;


mais les autres, un ou deux exceptés, ſont
de la plus grande foibleſſe. Ce morceau eſt
trop long des trois quarts. M'attachant de plus
Près n'a aucun ſens. Partageant la divine puiſ
Jance eſt un rempliſſage ampoulé qui ne ſigni
fie
ſur différens Poëmes de la Peinture. 449
fie rien. L'objet préſenté n'eſt pas clair ; il fal
loit l'objet repréſenté. Le vers ſuivant eſt d'une
obſcurité qui tient du galimathias : car enfin,
que le modele ſoit près ou loin de la copie,
l'objet n'en eſt pas moins répeté. Il y a de
l'ampoule & de la petiteſſe à-la-fois dans ces
VerS :

. . . . . . . . Malgré le ſort barbare,


Le pinceau fait tomber le mur qui les ſépare.

Quand on n'eſt ſéparé que par un mur, le ſort


n'eſt pas trop barbare. -

L'Abbé de Marſy, que l'Auteur a imité,


lui avoit donné l'exemple de la préciſion.
-- *
- ----* "
-

Aſt alius veros ad vivum effingere vultus


Arte Prometheâ novit, natiſque parentes
Et patribus geminat natos, ſponſœque gementi
Ultima ſpirantem ſiſtit poſt fata maritum, "
Et ficta veros ſolatur imagine luctûs.
«08$o»

Et le Menetrier, debout ſur un tonneau, '


Sous un arcnet aigu, fait détonner Rameau.

Aſſurément la Muſique de Rameau n'eſt pas


Ff
45o Obſervations Critiques
faite pour une danſe ruſtique, & n'eſt guère
connue d'un Menetrier de village.
Il y auroit beaucoup d'obſervations à faire
ſur le morceau de l'anatomie, qui eſt rempli
de vers durs & giganteſques, d'expreſſions pro
ſaïques & rampantes; comme
Les recoins de ce corps, triſte reſte de nous.
Et ſi ce n'eſt point là que l'homme entier s'enferme.
Viens reconnoître encor, juſque dans ces débris,
Tout ce qu'au ſort humain tu dois mettre de prix.

La penſée de ce dernier vers eſt fauſſe, ou du


moins bien louche.

Que même quand la mort l'a marqué de ſon ſceau.

On ne ſçait ce que c'eſt que le ſccau de la


mort, mais à travers ces taches, que la cor
rection & le goût auroient dû enlever, on
diſtingue de fort beaux vers. Ceux-ci, par
exemple. º

. . . . . . . .. Porte un œil aguerri


Sur les canaux glacés où le ſang s'eſt tari.
Démonte ces reſſorts de l'humaine ſtructure,
Examine des os la mobile jointure,

fur différens Poèmes de la Peinture. 431
#

Les nerfs & leur dédale, & d'un regard ſavant,


Alors, dans l'homme éteint, cherche l'homme vivant.
l':
Ce n'eſt qu'en pénétrant dans le ſein de l'ouvrage
# Que tu peux des dehors nous préſenter l'image,
Marquet les paſſions, & peindre avec chaleur
Le couroux enflammé, la force & la douleur.

Ces vers prouvent que, ſi l'Auteur ſe fut défié


davantage de ſa facilité, de ſon oreille, &
s'il avoit des amis ſéveres, il auroit pu donner
à ſon Poëme une élegance & une douceur de
ſtyle qui lui manquent. -

Milon entr'ouvre un chêne auſſi vieux que la terre :


Mais l'arbre tout-à-coup ſe rejoint & l'enſerre ;
Un lion qui ſe dreſſe & s'attache à ſon flanc,
De l'Athlete entravé boit à loiſir le ſang. .

Cette image eſt ſans vie & ſans chaleur. Il


ſemble que l'arbre enſerre Milon tout entier.
Un lion qui ſe dreſſe eſt plat dans cette occa
ſion. L'Athlete entravé n'eſt rien moins que
poétique. Le premier défaut de ces vers eſt de
ne rien peindre, & le ſecond d'être on ne peut
plus mal faits. -

Nul concert dans l'enfant du corps avec la tête,


F f ij
452 Obſervations Critiques
Et l'édifice alors commence par le faîte.
Réflexion niaiſe & ridicule.

Un morceau qui a fait généralement plaiſir,


eſt celui-ci :

Spectacle raviſſant dans la Grece étalé !


Sous ce vaſte portique Apelle a raſſemblé
Cet eſſain de beautés, doux & brillans modeles.
L'Amour vole incertain où repoſer ſes aîles.
Mon œil croit voir en cercle Hélene, Fiore, Hébé,
Thétis, Pſyché, Diane, & Venus, & Thisbé,
Déeſſes, pardonnez; je vous mêle aux mortelles :
: C'eſt ê re égale à vous que d'être au rang des belles.
Sur les divers appas de ces jeunes objets,
Le Peintre laiſſe errer ſes regards ſatisfaits ;
Il préfere ce bras, c'eſt ce pied qui l'attire,
Cet œil l'a plus ſéduit, il choiſit ce ſourire ;
| De lys plus éclatans ce cou paroît ſemé.
. Ce front eſt plus uni, ce buſte eſt mieux formé ;
. Plus beau dans ſes contours, ce ſein qu'il idolâtre,
S'éleve & ſe ſépare en deux globes d'albâtre ;
En raſſemblant ces traits, Apelle tranſporté
N'a peint aucune Belle, il a peint la beauté.
- 43 - - -

Je rends juſtice au mérite de ces vers, & ſin


gulierement aux deux derniers. Je remarque
^
ſur différens Poèmes de la Peinture. 45 ;
pourtant dans cette tirade des imperfections
qui la déparent. -

· Je n'aime pas voir Thisbé miſe pour la


rime, & miſe encore auprès de Venus. Thisbé
n'eſt point connue pour une beauté, comme
les autres mortelles ou Déeſſes que nomme le
Poëte : elle n'eſt fameuſe que par ſon avanture
tragique.
Je n'aime pas non plus cette monotonie de
détails; ce bras , ce pied , cet œil, ce ſourire,
: ce cou , ce front, ce buſte , ce ſein. Il falloit
,.
)* varier les tours pour les rendre plus piquans.
C'eſt ce pied qui l'attire, ou qu'il admire eſt
un peu trivial. Ce frone eſt ptus uni ne dit pas
grand choſe : aucune de ces beautés n'étoit
ridée. Ce ſein qu'il idolâtre eſt du ſtyle uſé,
rebattu & fade, ainſi que les deux globes
d'albâtre.

Il fallut ſéparer, il fallut réunir.


Jamais ces verbes n'ont été neutres.

Regnes, depuis Hermès, trois ſceptres à la main.

On ne ſçait à quoi ſe rapporte le dernier hémiſ


tiche. F fiij
454 • Obſervations Critiques
Le feu, qui détruit tout, ici régénérant,
Retombe en cendre utile & forme en dévorant,

Encore trois verbes actifs employés ſans ré


gimes : même défaut dans ces autres lignes
rimées. -

. . . . . .. C'eſt l'ombre qui détache,


Qui fait fuir les côtés, qui préſente & qui cache.
«06S)0»

Garde ainſi que jamais le prodigue pinceau, &c.

Je croyois d'abord qu'on ne mettoit point


garde tout ſeul pour garde-toi ; je me trom
pois. Boileau a dit :
Gardez qu'une voyelle à courir trop hâtée,

Ce que Boileau n'auroit pas fait, ce ſont ces


vers barbares : " .

Meſure l'ombre au corps , moins d'ombre y doit


tomber,
S'il le faut applatir, & plus pour le bomber.
«08S9»

Les uſages déja, ces tyrans indiſcrets.


Les uſages n'eſt point François pour fignifier
ſur différens Poëmes de la Peinture. 455
le monde, le bel uſage.Je trouve ici un exem
ple du ſtyle puéril qu'il eſt bon de mettre
ſous vos yeux.
Mais quel vaſe léger & rempli de carmin,
Thémire, à ce miroir, tient ouvert dans ſa main !
Elle prend le pinceau, mais la toile.... Ah ! Thémire !
Themire, arrête donc.... Eh! quel eſt ton délire ?
J'ajoute à mes appas, &c. &c.

Quel enfantillage dans cette idée & dans ces


réticences! Eſt-il à ſuppoſer que le Poëte ne
ſçache pas qu'une femme fait uſage du pin
ceau ſans avoir beſoin d'une toile ? Ce diſcours
& ce ton novice ſont tout-à-fait rifibles dans
la bouche de M. L. "
Le poing ſur ſon épée, Achille furieux
| Semble porter la main à la foudre des Dieux.
Le poing & la main font un méchant effet.
#

Pour nous peindre l'Acteur, meſure ſon Theâtre.


La douleur d'un Héros n'eſt pas celle d'un Pâtre.

Quel rapport a le premier vers avec le ſecond ?


Qu'eſt-ce que ſignifie meſurer un Théâtre pour
peindre un Acteur ? Le ſecond vers renferme
F f iv
456 Obſervations Critiques
une vérité platement exprimée. L'oppoſition
de Héros & de Pâtre, terme indigne de la
Poëſie, rend ce vers encore plus plat. Il en eſt
de même de ceux qui ſuivent.
Diſtingue par le ſexe autant que par l'état,
Les larmes d'une femme & les pleurs d'un ſoldat.
Diſtinguer les larmes par le ſexe & par l'état !
M. L. n'eſt pas heureux dans cette imita
tion de Virgile.
Toi, malheureux Dédale, auteur de ta bleſſure,
Deux fois tu veux graver ta fatale aventure,
Deux fois ton cœur ſe ſerre, & tu ſens ſur l'airain
| De ta main paternelle échapper le burin.
Auteur de ta bleſſure , cheville obſcure. Icare
n'eſt point nommé dans ces vers. On croiroit
que c'eſt le ſeul malheur de Dédale qui lui
ſerre le cœur : d'ailleurs, ton cœur ſe ſerre eſt
de trop. Il ne faut pas tout dire. Ecoutez Vir
gile :
- . . . . , . .. Tu quoque magnam
Partem opere in tanto, ſineret dolor, Icare haberes
Bis conatus erat caſus effingere in auro,
Bis patriæ cecide1e manus.
Ces quatre mots, bis patria cecidere manus
ſur différens Poèmes de la Peinture. 457,
ſont bien plus expreſſifs que les deux vers
François. L'attitude de Dédale dans le Poëte
Latin eſt plus énergique : ce ſont les deux
mains qui tombent à ce malheureux pere; il
y a une heureuſe brieveté dont il faut ſentir
le prix en certaines occaſions.
Dans le paſſage que je vais vous citer, vous
verrez combien il en auroit peu coûté à l'Au
teur pour le rendre parfait ! · A

Antiochus périt du mal qui le conſume ;


Tous les ſecours ſont vains. Le cœur plein d'amer
tume ,

Son pere leve au Ciel ſes regards obſcurcis.


Auprès d'Antiochus Eraſiſtrate aſſis , -

Interrogeant le pouls de ce Prince immobile,


Ne ſent battre qu'à peine une artere débile.
La Reine, l'œil humide, & d'un front ingénu,
Paroît, le pouls s'éleve, & le mal eſt connu.
Afin q
que le premier vers fît une heureuſe op
p
poſition avec le dernier, il falloit, au lieu du
mal qui le conſume, mettre d'un mal qu'il diſ
Jimule; ou un autre mot qui expliquât le ſilence
obſtiné que le Prince gardoit ſur ſon mal : alors
vous ſentez l'effet de ces mots : & le mal eſt
COIllllle
458 Obſervations Critiques
1

son pere leve au Ciel ſes regards obſcurcis


Ses regards obſcurcis ne diſent rien que de
vague. Il falloit :
Leve au Ciel ſes regards de ſes pleurs obſcurcis.
Le reſte eſt fort bien. Mais ſouvenez-vous tou
jours que des vers ne ſont pas bons quand ils
peuvent être meilleurs.
L'homme vient repoſer du moins par intervales

L'homme vient repoſer n'eſt pas François. On


dit : vient ſe repoſer. Je repoſe, dans le ſtyle
familier, ſignifie je ſommeille.
As-tu cette ame forte & cet inſtinct hardi
Par qui tout eſt oſé ?

Cette locution tout eſt oſé eſt barbare. On oſe


faire une choſe ; mais une choſe n'eſt pas oſée.
Le peuple dit : ſî tu es aſſez oſé , c'eſt dans une
autre ſignification.
Polyphême s'endort; du coloſſe étendu,
Dans la forêt au loin le corps eſt répandu.

On ne ſçauroit dire que le corps d'un homme


ſur différens Poèmes de la Peinture. 459
ſoit répandu au loin , parce qu'il occupe un
grand eſpace. Au ſurplus, le corps du coloſſe
étendu
gance. eſt répandu manque tout-à-fait d'élé
R,

| L'autre, le thyrſe en main, & d'eſpace en eſpace,


Toiſe du vieux Paſteur la giganteſque maſſe.

Ce monoſyllabe maſſe mis à la fin du vers,


après l'adjectif giganteſque, produit un tout
autre effet que ce qu'il devroit peindre. C'eſt
le ridiculus mus d'Horace. Or il y a loin d'une
ſouris à un Cyclope. C'eſt pourtant la même
harmonie ; il falloit un mot d'une plus lon
gue étendue précédé de deux épithetes.
Le tableau que M. L. a peut-être le plus mal
rendu, eſt celui d'Iphigénie & d'Agamemnon,
par Timante.

Iphigénie en pleurs, ſous le bandeau mortel,


i
De feſtons couronnée, avance vers l'Autel.
Tous les fronts ſont empreints de la douleur des ames. '.
Clytemneſtre ſe meurt dans les bras de ſes femmes.
Sa fille laiſſe voir un déſeſpoir ſoumis ; . :
Ulyſſe eſt conſterné; Ménélas, tu frémis. n
,
Calchas même eſt touché; mais le pere. Le pere !
D'atteindre à ſa douleur l'Artiſte déſeſpere. º
|
46o Obſervations Critiques
Il cherche, héſite ; enfin le génie a parlé.
Comment nous montre-t'il Agamemnon ? Voilé.

Vous êtes frappé du ridicule de cette répéti


tion, le pere , le pere, & de cette interroga
tion froide, qui amene une réponſe d'un la
coniſme très-plat. Ce mot voilé, qui n'a au
cune conſiſtance, termine, on ne peut pas plus
mal, une tirade. Vous avez auſſi remarqué le
mauvais goût de ce vers :
Tous les fronts ſont empreints de la douleur des ames.

La douleur des ames eſt une expreſſion bizarre.


Clytemneſtre ſe meurt eſt du ſtyle Bourgeois.
Il falloit d'ailleurs écarter Clytemneſtre. Quoi
de plus dur que,
D'atteindre à ſa douleur l'Artiſte déſeſpére !

Il faut convenir que l'Abbé de Marſy offroit


à M. L. un modele plus ſimple & plus élégant.
. : . . : . .. Pictorem imitare Pelaſgum
Qui pavidam Atridae natam düm ſiſteret aris,
Maerentes inter proceres, patruumque patremque,
2

Peſperans tantos pingendo attingere luctûs,


#

fur différens Poèmes de la Peinture. 461


Occuluit velo vultûs prudente paternos,
| Et tacuit ſolers quae reddere tela negabat.

On n'entend pas trop l'idée de notre Poëte,


quand il a dit au ſujet de l'Allégorie :
Le ſens doit être clair, quoiqu'il change d'organe.
Mais on applaudit au vers ſuivant, quoiqu'il
ait coûté un mauvais frere chapeau.
l'Allégorie habite un palais diaphane.

Vous avez déja vu que M. L. aime aſſez les


réticences : il en eſt trop prodigue. La réti
cence eſt la figure dont il faut être le plus ſo
bre, parce qu'elle eſt la plus difficile de toutes
à manier. Elle eſt très-près du ridicule. Si elle
ne fait pas beauté, elle choque, d'autant plus
qu'elle annonce de la prétention. Celle que je
vais citer a ce défaut.

Pour peindre un Dieu mourant ſur le funeſte bois,


Michel-Ange auroit pû?... Le crime & le génie !...
Qu'eſt-ce que Michel-Ange auroit pu ? Ce ſens
n'eſt pas aſſez indiqué par ce qui précede.
Quand Athalie dit à Joad,
462 Obſervations Critiques
Je devrois, ſur l'Autel où ta main ſacrifie ,
Te. ... Mais du prix qu'on m'offre il faut me con
tcntCT,

Athalie en fait plus entendre que ſi elle ache


voit. Ce te tout ſeul eſt plus expreſſif que
t'immoler : il laiſſe deviner toutes les barbaries
auxquelles Athalie pourroit ſe livrer. Quelle
beauté ſemblable M. L. a-t'il mis dans ſa ſuſ
penſion ! il n'y a que de l'obſcurité. Le crime
& le génie ! eſt encore une ellipſe trop forte,
qui fait une nouvelle réticqnce , ou plutôt une
nouvelle énigme.
J'évite d'être long, & je deviens obſcur.

C'eſt-là le grand défaut de l'Auteur. Mais


vous trouverez de l'enthouſiaſme & de la force
dans les vers qui ſuivent.
Tais-toi, monſtre exécrable, abſurde calomnie ;
· Quel chef-d'œuvre de l'Art eût jamais effacé
Une goûte du ſang que l'Artiſte eût verſé ?
Que n'eut-on vu plutôt, dans ce délire extrême,
Sécher la main du Peintre, & périr l'Art lui-même !
L'Auteur réuſſit mieux dans les endroits où
fur différens Poèmes de la Peinture. 463
il lui faut de la verve, que dans ceux qui de
mandent des graces & de la légereté.
La foule des Amours de tous côtés aſſiége
L'attelier de l'Albane & celui du Corrége.
Les uns, pour les pinceaux, taillent le myrthe en fleur ;
D'autres, ſur la palette, étendent la couleur.
Celui-ci, d'un genou qu'avec peine il avance,
Veut preſſer à lui ſeul un chevalet immenſe :
Il ſue, il ſe dépite , il ſouleve à moitié ;
Par ſon adreſſe enfin la machine eſt ſur pié.
Celui-là, pour tracer le portrait de ſa mere,
)!
Du Peintre gravement conduit la main lége:e.
Plus il eſt ſérieux , plus ſon air eſt charmant :
Cet autre plus badin, va, vient étourdiment ;
De ſon léger flambeau tire des étincelles,
De crayons plus aigus fait des fiéches nouvelles,
: Touche, dérange tout par ſes folâtres jeux :
# Il a diſtrait l'Artiſte, & l'ouvrage en eſt mieux.
Ce dernier vers eſt fort joli, encore eſt-il
dur, à cauſe du mot Artiſte qui, joint à diſ
trait, déchire l'oreille. De plus, il n'eſt pas
Poétique : mais je ne vois dans tout ce qui pré
cede que des images manquées, ſans agré
ment, ſans coloris. Tout y devoit être aiſé,
coulant, riant, gracieux, & tout y eſt rude,

º
464 Obſervations Critiques
gêné & petit. Le premier & le ſecond vers
ſont proſaïques. Aſſiége finit lourdement le
premier. Les cinquieme, ſixieme, ſeptieme
& huitieme contiennent un détail meſquin,
& ſont péniblement martellés. Veut preſſer à
lui ſeul eſt du langage populaire. Il ſouleve à
· moitié. Qu'eſt-ce qu'il ſouleve ? Soulever n'eſt
point un verbe neutre. La machine eſt ſur pié,
ſtyle plat.
Du Peintre gravement conduit la main légere.

Ce vers n'eſt ni léger , ni harmonieux. Le


contraſte de gravement & de légere eſt d'un
mauvais goût : étourdiment n'eſt pas fait pour
les vers d'une certaine nobleſſe : il eſt ſans
harmonie & ſans vivacité. Qu'eſt-ce que ſigni
fient des crayons plus aigus * Eſt-ce là de la
Poëſie ? -

L'Auteur s'eſt trop appeſanti ſur des ima


ges qui veulent être touchées délicatement.
C'eſt-là ſur-tout qu'il faut ſçavoir s'arrêter & en
faire voir plus qu'on n'en dit. Voyez avec quel
génie & quel art Boileau, en cinq ou ſix vers,
a fait un tableau vraiment digne de l'Albane,
lorſqu'il
fur différens Poèmes de la Peinture. 465
lorſqu'il peint la Cour de la Moleſſe établie à
Cîteaux.
.
C'eſt là qu'en un dortoir elle fait ſon ſéjour :
- Les plaiſirs nonchalans folâtrent à l'entour.
- L'un paîtrit dans un coin l'embonpoint des Chanoines;
L'autre broye en riant le vermillon des Moines.
La volupté la ſert avec des yeux dévots,
Et toujours le ſommeil lui verſe des pavots.
Quelles images & quelle harmonie enchante
reſſe ! Dans ces vers charmans, tous les mots
ſont choiſis pour ce qu'ils doivent exprimer.
: Le ſecond eſt gracieux & riant, ſans avoir
# trop de vivacité, parce que les plaiſirs de la
· moleſſe ſont tranquiles dans leurs jeux. Le troi
, ſieme eſt plein & nourri. Le premier hémiſ
tiche du quatrieme exprime par les rr l'action
même; le ſecond hémiſtiche eſt brillant &
fleuri. Les deux derniers vers ont une harmo
2 nie plus douce, plus languiſſante qui diſpoſe
au ſommeil.

· Je pourrois ſans doute pouſſer mes critiques


: beaucoup plus loin ſur le Poëme de la Pein
: ture, car la correction & l'élégance ne ſont
a pas les qualités de M. L. Je me bornerai à
# |. - G8
• -

466
-
Obſervations Critiques
vous citer encore quelques-uns de ces vers
durs qu'il ſe permet fréquemment, ou bien
que ſon oreille ne juge pas apparemment auſſi
rocailleux qu'ils le ſont pour des oreilles mieux
conformées & plus difficiles, & qui font dire
que M. L. écorcheroit les yeux s'il étoit
Peintre.

Diſtingue. . • . .. • . . . · · ·
Les mouvemens contraintsd'avec ceux qui ſont libres.
· Dans leurs traits, de leur ſexe, il met les caractères.
Du plomb ſort la couleur qui doit peindre l'aurore.
· L'aſtre brûlant. . . . . . . . . .
Plongeant ſur notre tête, ôte l'ombre aux objets.
Par jets l'or ſéducteur pleut du céleſte ceintre.
· Ce grand ceintre des airs ſur la tête enrichi.
Ces fleches de lumiere & leurs jets différens
" Briſés contre la rive, ou dans l'eau pénétrans.
· Un globe à l'horiſon, & l'autre orbe dans l'onde.
Ces flots amoncelés , ni fixes, ni tombans
Embraſſe au même inſtant , ſi tu peux, l'Art entier.
Du corps ſçache avec art déployer l habitude.
Songe à l'objet préſent ; peins les lieux, mais peins
: - l'homme. - - -

Ceux à qui ſous les pieds le feu rompt les chemins.


Ainſi l'Allégorie au beſoin ſervit l'Art.
C'eſt toujours ou lion, ou ſyrene, ou furie.
ſur différens Poèmes de la Peinture. 467
Sur la tête du Roi ſi le crayon la poſe.
Eh bien ! que la Diſcorde aux ſerpens pour cheveux. -

A ce biſarre aſpect la raiſon s'indigna,


Et le voile baiſſé, la Pudeur s'éloigna.
Ce Vinci ſi correct, celui qui né dans Parme.
Pour prendre un vol plus haut ſouvent le retarda.
Vers le point où les lys laiſſent fleurir la roſe.
Le Chriſt transfiguré ſur le haut du Tabor.
Dans l'Ether un feu pur jailliſſant par éclats, &c. &c.
Si j'ai ſçu remarquer, d'un œil impartial,
les défauts qui ſont en grand nombre dans le
Poëme de la Peinture; j'ai ſçu diſtinguer auſſi,
comme vous l'avez vu, les vraies beautés qui
s'y rencontrent. Il y a pluſieurs morceaux qui
ne demandent qu'à être polis par le goût,
pour être parfaits. Il y en a peu où il ne pa
roiſſe des éclairs de talent. En voici quelques
uns que je ne vous ai pas rapportés, auxquels
il ne manque preſque abſolument rien : & qui
font ſouhaiter que le Poëte ait tout écrit avec
le même goût, & le même eſprit.
Quoique vous nous traciez, jeunes rivaux d'Apelle,
Obſervez la nature, & n'interregez qu'elle.
Marchez dans ce ſentier toujours trop peu battu.
Zénon, ſur une ligne, avoit mis la vertu.
G gij
458 Obſervations Critiques
En-deçà , hors de-là, tout lui paroiſſoit vice.
La nature eſt de même, ô Peintre encor novice !
Apprends à la ſaiſir, ſans jamais la forcer.
C'eſt reſter au-deſſous que de la ſurpaſſer.

Voilà le vrai ton propre au genre didacti


· que, qu'on eſtime dans Dufreſnoy, que n'a
point l'Abbé de Marſy, & que M. L. auroit
dû prendre plus ſouvent. -

Sully juſtifié tombe aux pieds de Henri :


Confus de ſon erreur , le Prince jette un cri.
» Leve-toi, l'on croira que ton Roi te pardonne. «
-
- - - - • "• - - - - - - "- - - -

Comment nous peindras-tu ce mouvement ſoudain,


Si l'ame de Henri n'a paſſé dans ton ſein ?
Si du fonds de ton cœur, ce récit piein de charmes,
A ton œil humecté n'a fait monter les larmes ?
Le cœur vil & pervers ſous le vice abartu, .
Jamais d'un trait profond ne peignit la vertu.
On ne pouvoit faire ſentir au Peintre, avec
plus de chaleur & d'ame, combien il en doit
mettre lui-même dans de "areils tableaux.
Je crois que Boileau n'auoit pas déſavoué
l'allégorie ingénieuſe des vers ſuivans,
Il eſt une ſtupide & lourde Déïté.
fr différens Poèmes de la Peinture. 4es
Le Tmolus autrefois fut par elle habité : /

L'Ignorance eſt ſon nom : la Pareſſe peſante -

L'enfanta ſans douleur au bord d'une eau dormante !


Le Haſard l'accompagne & l'Erreur la conduit :
De faux-pas en faux-pas la Sottiſe la ſuit.

Comment, après avoir fait des vers auſſi ex


cellens, l'Auteur n'a-t'il pas ſenti combien les
trois quarts de ſon Poëme étoient loin de cette
perfection ? -

Je ne dirai pas à M. L. comme ſon ami le


Philoſophe moitié gai, moitié chagrin , qui
romproit volontiers une lance pour le Poëme
de la Peinture ; de fermer l'oreille aux cla
meurs de ſes Contemporains , car perſonne ne
crie contre ſon Poëme qu'en le liſant , or on
ne le lit guères; ni d'anticiper un peu ſur ſa
gloire future , & de prendre quelque à compte
ſur ſon immortalité : car ſon Ouvrage, tel qu'il
eſt, n'eſt pas en état de lui procurer cette im
mortalité dont tant de gens ſe flattent d'avan
ce, & à laquelle il en parvient ſi peu.
' Je lui conſeillerois plutôt de remettre à la
lime ſon Poëme trop raboteux, d'en polir
longtemps le ſtyle & la verſification, & de
Gg iij
247e · Obſervations Critiques
prendre les avis de quelques amis moins in
dulgens que le Philoſophe moitié gai, moitié
chagrin. -

Puiſqu'il n'a pas voulu faire un Art de Pein


dre , où fuſſent renfermées toutes les régles
particulieres & méchaniques de cet Art, je lui
conſeillerois encore d'ôter le peu qu'il en a
mis, & qu'il eſt impoſſible de rendre par des
vers élégans & harmonieux. Le mal ne ſera
pas grand que ſes vers n'apprennent rien aux
Eleves de Peinture, pourvu qu'ils ſoient lûs &
eſtimés des Poëtes & des Gens de goût.
Je lui répéterai donc de mettre plus de va
riété dans ſon Poëme , d'y ſemer plus de ſel
& de traits de critique; de perfectionner len
tement les beaux morceaux qu'il a ébauchés,
de refondre entiererncnt ceux qu'il a man
· qués; de ſonger que la cs rection eſt indiſpen
· ſable dans un Ouv,eg le ce genre ; & que
ans elle la verve & la haleur ſont ſujettes à
des écarts qui menent au ridicule.
Tout cela n'eſt rien encore, s'il n'eſt pas
poſſible que M. L. ſe faſſe une oreille difficile
pour l'harmonie ; car .
ſur différens Poèmes de la Peinture. 47r ,
Le vers le mieux rempli, la plus noble penſée -

Ne peut plairé à l'eſprit quand l'oreille eſt bleſſée.


- Mais ſi la dureté qu'il met dans ſes vers
n'eſt pas un défaut incurable, & s'il parvient
à diſtinguer le ſtyle de Chapelain de celui de
Racine ; je crois qu'avec le temps, des con
ſeils éclairés & les conditions que je viens de
lui propoſer; il peut donner à la nation, non
pas un Poëme parfait ſur l'Art de Peindre ;
mais un Poëme agréable qu'on liroit quelque
fois après l'Art Poétique, ne fut-ce que pour
en faire la comparaiſon , & développer par
elle ce précepte d'Horace : ut Pictura Poéſis
erit. ---

Je ne ſçais trop ce qu'on penſera des diffé


rentes Critiques que j'expoſe au jugement des
Connoiſſeurs.Jamais la Critique n'a été moins
en eſtime que dans ce ſiecle où la Littérature
· en a tant de beſoin. Le peuple des Auteurs
médiocres, & il eſt conſidérable, trouve ſon
intérêt à la décrier. On les entend par-tout
déclamer contre elle; aſſurer qu'elle eſt l'en
nemie des talens; que c'eſt un monſtre né du
· déſir de nuire & de l'impuiſſance de créer.
G giv
\
472 Obſervations Critiques
Ils neceſſent de répéter ce vers d'un Philinte :
La Critique eſt aiſée, & l'Art eſt difficile.
Sans doute l'Art eſt difficile pour les eſprits
diſtingués qui en ſentent l'importance, qui
veulent faire vivre leurs Ouvrages, & qui ne
ſe hâtent pas d'entaſſer des productions mé
diocres ſur de plattes productions.
C'eſt ce petit nombre de bons eſprits, pour
qui l'Art eſt difficile, qui aiment d'autant plus
la critique qu'ils la méritent moins. On ne
trouve point , dit Pline le jeune à Tacite " ,
de gens plus dociles à la cenſure , qu« ceux qui
méritent le plus de louanges.
L'Art n'eſt pount difficile pour cette légion
de beaux eſprits, qui n'ont jamais connu en
écrivant le travail & la peine, qui avortent
ſans douleur, & à chaque quartier de lune,
d'Ouvrages en tout genre : Poëmes ſérieux,
galans, philoſophiques , Drames moraux ,
Romans, Hiſtoire, &c. Tout eſt de leur reſ

* Liv. 7, Lettr. 2o. » Neque enim ulli patientiùs


ºrePrehcnduntur, quam qui maximè laudari merentur.
-

\
ſur différens Poëmes de la Peinture. 475 .
: ſort, ſans avoir néanmoins jamais approfondi
les premieres notions de l'Art d'écrire; ſans
connoître aucune propriété du ſtyle; ſans
avoir fait aucune étude des Anciens ; ſans
avoir même réfléchi ſur la lecture de nos
bons Ecrivains. Aſſurément ce n'eſt pas pour
eux que l'Art eſt difficile; mais voilà ceux
qui haïſſent la critique, & auxquels la Criti
que doit s'attacher, ſans jamais lâcher priſe ;
car ce ſont les ennemis des Lettres, dont ils
font un métier plutôt qu'un art.
La Critique eſt aiſée ; j'en conviens, pour
ceux qui jugent de tout avec légereté, ſans
examen , ſans goût, ſans principes & avec
paſſion; qui ſe ſont fait un petit répertoire de
phraſes uſées & déciſives; & qui ne ſçavent
point donner des raiſons ſolides de leur juge
ment : Qui n'ayant, par exemple, aucune idée
de l'Ode; ne connoiſſant point juſqu'où elle
peut s'élever, & les écarts qu'elle ſe peut per
mettre; ni le ſtyle ſublime & brûlant qui lui
convient, avancent hardiment, j'oſerois dire,
avec une impudence riſible, que Rouſſeau ne
ſçauroit être lû par un homme ſenſé, & n'eſt
474 Obſervations Critiques
bon que pour les jeunes gens qui cherchent
des rimes & des mots. Oſez dire devant
eux le Grand Rouſſeau , & vous verrez
de quel œil dédaigneux, ou enflammé de dé
pit, ils vont vous meſurer, pour avoir appellé
notre plus grand Poëte Lyrique , le Grand
Rouſſeau.
Ce ſont encore ces Critiques d'un goût ſi
délicat, d'un eſprit ſi judicieux, qui ne peu
, vent plus ſouffrir Paſcal, qui ne trouvent ni
ſel ni éloquence dans ces fameuſes Lettres
Provinciales, les délices de Boileau & le chef
d'œuvre de la raiſon & de la bonne plaiſan
terie.
Quant à Boileau lui-même, ils ne conçoi
vent pas comment il s'eſt fait tant de réputa
tion, ni pourquoi ſes vers ſont dans la bouche
de tout le monde. Car enfin, ſelon eux, il
y a bien plus d'eſprit & de Philoſophie dans
le ſeul Ruſſe à Paris , que dans toutes ſes Sa
- tyres. - -

· Oh! j'avoue que la Critique eſt facile quand


· elle eſt auſſi ridicule & quand on l'exerce avec
· une abſurdité auſſi effrontée; mais lorſque j'au
ſur différens Poèmes de la Peinture. 475
rai tracé le caractère du véritable Critique,
ainſi que je le conçois, je demanderai ſi la Cri
tique eſt aiſée ?
Celui que je veux peindre , & dont je
trouve peu de modèles aujourd'hui, ne doit
être animé que de l'amour & de l'intérêt des
Arts. Il ne doit point prôner un ſot Ouvra
ge, parce qu'il eſt d'un homme riche , ou
même de ſon ami. Il ne ſera aux gages d'au
cun parti, & n'aura d'égards que pour la vérité.
Il faut qu'il joigne à un goût ſévere & for
mé ſur les meilleurs principes, la chaleur de
l'imagination, & qu'il puiſſe dire à ceux qu'il
reprend; voilà ce que vous-auriez pû faire.
Heureux ſi, doué du talent de la Poëſie , il
peut égayer ſes cenſures d'un bon mot heu
reuſement rendu dans un vers qui le fait re
·tenir ! -

Pour bien juger des Poëtes, il faut l'être


ſoi-même; il faut connoître, par la pratique, la
difficulté d'un Art où tant d'eſprits médiocres
ſe flattent d'exceller; mais où n'excellent en
. effet que trois ou quatre hommes rares dans
les plus heureux ſiecles.
476 Obſervations Critiques
Le véritable Critique ſera ferme & inflexi
ble contre le goût dominant, ſi ce goût eſt
faux & corrompu. Perſuadé de cette maxime
infaillible que le bon goût n'eſt qu'un, & que
tout ce qui en eſt différent eſt mauvais ; il ne
ſe laiſſera point éblouïr aux innovations de
quelques eſprits hardis par foibleſſe, qui ne
pouvant être grands, veulent être ſinguliers,
& veulent perſuader que le droit chemin eſt
uſé, parce qu'ils ne peuvent s'y tenir.
Fortifié contre leurs vains raiſonnemens par
des principes invariables, qui ont leur ſource
dans la nature, & leur appui dans l'exemple
des grands Maîtres de tous les temps ; c'eſt
là qu'il puiſera ſes réflexions pour détruire
· tous ces nouveaux ſyſtèmes établis par la mé
diocrité, ſoutenus par le grand nombre dont
elle eſt la ſouveraine, & qui n'en impoſent
qu'à la frivolité & à l'ignorance ; mais qui
par-là même en impoſent à beaucoup de
monde. - ,

• Il pourſuivra le mauvais goût juſques dans


ſes derniers retranchemens. Il comparera ſes
productions monſtrueuſes avec les chefs-d'œu
ſur différens Poémes de la Peinture. 477
: vres de l'Art & du génie. Il fera voir que
ceux-ci ne plaiſent généralement, depuis ſi
: long-temps, que par une parfaite imitation de
# la nature, & que les autres, par des routes
: contraires, n'ont pû rencontrer la nature tou
jours la même, & qui ne ſe plie jamais aux
* s caprices ni aux fantaiſies de la mode.
Il examinera la différence des ſtyles ; com
: ment le faux eſprit prend la place du bon eſ
prit , & plaît ſouvent davantage à ceux qui
l! ne ſçavent point obſerver les choſes de près ;
# de même qu'une beauté fardée frappe beau
coup plus de loin qu'une beauté ſimple & na
turelle. Il remontera à la ſource de la corrup
% tion du ſtyle, en développera les cauſes, en
marquera les progrès, indiquera les remèdes
, contre le mal trop répandu , & qui a déja
gangrené toutes les parties de la Littérature.
- Si c'eſt-là, du moins en raccourci, le por
s trait du véritable Critique, je ne préſume pas
que beaucoup de gens oſent ſe préſenter pour
s'en déclarer les originaux : mais ſuppoſé que
cet homme exiſte, & qu'il ait le courage
d'exercer un emploi ſi rude & ſi périlleux, voici
478 Obſervattons Critiques
le mal qu'on lui feroit, & le bien qu'il pour
roit faire.
Le parti du mauvais goût, compoſé d'une
foule innombrable de beaux eſprits médio
cres, qui ſe déteſtent tous réciproquement en
particulier, mais qui ſentent la néceſſité de
ſe réunir en faveur de la cauſe commune; for
mera une ligue puiſſante pour le perdre & pour
l'accabler.
Chacun d'eux ſera chargé de le dénigrer
dans les petites cotteries, dans les Bureaux d'eſ
prit où il préſide.
Les uns le feront paſſer pour un homme
dangereux, qui ne ſçauroit applaudir qu'à un
très-petit nombre d'Auteurs, & qui a l'audace
de dire d'un Ouvrage qu'il trouve méchant,
voilà un méchant Ouvrage. -

Dautresſouleveront contre lui leurs protec


teurs, & les convaincrons que leur honneur
eſt intéreſſé à défendre un Livre, quel qu'il
ſoit, dont ils ont acheté la Dédicace.
La plupart le feront paſſer chez des femmes
divines, & parmi les gens du meilleur ton ,
Pour un pédant barbouillé de grec & de latin,
, ſur différens Poèmes de la Peinture. 47»
$. qui ne cite que Virgile, Horace, Boileau,
Lafontaine & Racine; & les prend pour mo
deles dans tout ce qu'il écrit.
- Il ne doit pas ſe flatter de trouver beaucoup
".
-
de perſonnes de ſon parti. Le petit nombre
des gens de goût ſe contentera de l'approuver
en ſecret, quelquefois tout haut ; mais ils ne
feront aucun bruit pour le défendre. Ce n'eſt
point parmi eux que ſe trouvent les cabales ;
&, comme a dit le Grand Rouſſeau :

.. .. S'il s'agit de tenter quelque effort,


De partager vos périls, votre ſort, . t

De repouſſer la brigue par la brigue,


Ou de forger les reſſorte a une intrigue :
Cherchez ailleurs : le plus petit vaurien
En fera plus que tous vos gens de bien
Son zele actif peut vous rendre ſervice :
La vigilance eſt la vertu du vice ;
# Au lieu ſouvent que vos amis diſcrets >

Pour vous ſervir n'ont que de vains regrets.

· Il ſe verra donc preſque ſeulen butte auxtraits


. : de la populace effrénée des ſots. Tous les hon
neurs littéraires lui ſeront refuſés, les Acadé
48o Obſervations Critiques
mies ſe fermeront devant lui; & il ſera trop heu.
reux s'il lui eſt permis de ſe mocquer librement
de ſes ennemis, en prouvant que ce ſont de
mauvais Ecrivains. -

Mais en luttant contre toutes les perſécu


_tions, en oppoſant le courage aux cabales, la rai
ſon aux injures & le ridicule à la fureur, il
pourra du moins retarder quelque temps la dé
cadence entiere de la Littérature; il pourra re
dreſſer quelques eſprits fourvoyés, & ramener
dans la bonne route des talens qu'on vouloit
égarer, parce qu'on en craignoit la ſupériorité.
Peut-être il parviendra à déſabuſer des admira
teurs ſéduits par l'enthouſiaſme du mauvais
goût, & jettera des ſoupçons qui ſe changeront
en certitudes après un examen raiſonné & ré
fléchi.
Il n'aura pas perdu ſes ſoins s'il réveille l'a
mour des bonnes études, & le reſpect pour les
excellens Auteurs qu'on tâche à décréditer; de
même que Séneque déprimoit Ciceron, dont
on ne pouvoit goûter l'éloquence, ſans mépri
ſer celle de Séneque. Il aura le mérite enfin
- d'avoir
ſur différens Poèmes de la Peinture. 481
d'avoir été ſingulier par ſon zèle pour le bien
des Arts, & par ſon averſion même pour les
ſingularités ; & s'il n'a pas la conſolation de 2
voir un changement difficile à eſpérer, au
moins il jouira d'avance du plaiſir certain
que la poſtérité prendra ſon témoignage pour
juger ſon ſiecle, comme l'autorité de Quinti- *.

lien dépoſe encore aujourd'hui contre le ſié


cle des Séneques & des Lucains. .

Hh
====
AVIS DU LIBRAIRE.
Les Obſervations ſuivantes ſur le Poème
de Pſyché, ne ſont pas de l'Auteur des
Critiques précédentes.
SUR LE P OEME

DE PS Y c H É.
ON lit dans le Journal des Béaux Arts &
des Sciences, par M. l'Abbé Aubert & Com
pagnie, tom. I. du mois de Mars 177o. Pag.
483 , l'article ſuivant :
· Défenſe de Pſyché, Poéme en huit Chants,
par M. l'Abbé Aubert , qui ſe trouve à Pa
ris chez Moutard, Quay des Auguſtins. Eſt-cè
M. l'Abbé Aubert, eſt-ce Pſyché , eft-ce la
Défenſe du poëme qui ſe trouve à Paris che2
Moutard ? Il n'y a point de riſque à penſer
que ce ſont tous les trois enſemble. .
« En rendant compte dans le Journal de
H h ij
484 Obſervations
>> Novembre 1769 , dit M. L.A. du Poëme
» de Pſyché que nous venons de faire paroî
» tre, nous avons invité ceux qui daigneroient
» le lire, à ne point négliger les piéces qui y
» ſont jointes ».
On voit que M. L. A. ſe charge volontiers
lui-même de rendre compte de ſes propres Ou
vrages,& l'on juge bien que c'eſt toujours aV62C
la plus grande impartialité, le plus parfait dé
ſintéreſſement, la modeſtie la plus ſincere ,
&c.Il n'a pas manqué non plus d'annoncer ſon
Poëme de Pſyché dans ſes petites Affiches,
non avec le Laconiſme ordinaire qu'il obſerve
pour les autres écrits, mais avec toute l'é
tendue qu'il pouvoit ſe permettre. On remar
que depuis longtems, dans ces Affiches, avec
quel zele il affecte de renvoyer, pour tous les
livres qu'il indique, au Journal des Beaux Arts
& des Sciences qui ſe trouve à Paris chez Mou
tard, comme ſi c'étoit le ſeul Ouvrage qu'il y
eût à conſulter ſur les écrits qu'il annonce ; &
comme ſi le ſeul intérêt du Propriétaire des
Affiches de Paris ( à qui appartiennent auſſi
celles de Province) étoit que M. l'Abbé Aubert
: t ſ . .
•.
ſur Pſyché 4s ;
accréditât ſon Journal, même aux dépens de
la Feuille de Province, qui eſt preſqu'entiére
ment littéraire , & ſur laquelle le Journaliſte
a grand ſoin de garder le plus profond ſilen
- \ º \ l.
ce (a). .. | | | | |
M. L. A. voùloit donc qu'on lût non ſeule
ment ſon Poën e, mais encore toutes les Piéces
qu'il y a jointes : c'eſt-à-dire , ſa longue Pré
face qui ne dit rien du tout, qui n'apprend
rien, & les notes prolixes miſes à la fin de cha
que Chant. Voilà ce qu'il nomme éloquem
ment des Piéces, qu'il étoit important de lire,
comme on lit les preuves d'une Hiſtoire &
certains morceaux de critique. .
* Si l'illuſtre crebillon a dit, comme il le
prétend, qu'il n'y a plus aujourd'hui de ſalut
à faire dans quelque Préface que ce ſoit , il
n'a fait que ºredire
: ,, : . :
aſſez gauchement un mot
ſſ1 , · · · ·

· ( a) M. L. A. vient tout recemment de faire mettre


dans toutes les Affiches qui ſe font en Province une an
nonce de ce Journal, conçue avec ſa modeſtie ordinaire,
& dont l'effet ne peut encore tourner qu'au détriment
de l'Affiche Littéraire de Paris. - - -

Hhiij
486 Obſervations
dit cent fois avant lui , & que M. L. A. pou
voit bien répéter de ſon chef, ſans citer per.
ſonne; mais il n'a pas bien retenu le mot.
On dit : Point de ſalut ſans préface , & non,
point de ſalut à faire dans une Préface, ce qui
devient une expreſſion ridicule.
Que M. L. A. ſe fût contenté de donner ſon
Poëme, ſans Diſcours Préliminaire & ſans no
tes, on l'auroit reçu comme l'ouvrage d'un
homme qui, pour exercer ſon talent, ne pouvoit
choiſir un plus agréable ſujet; on auroit pu,
lui tenir compte de tout ce qu'il perdoit du
côté de l'invention, en faveur du mérite de
la main d'œuvre. Il en ſeroit du moins de ſon
Poëme comme du Roman Comique mis en
vers, il y a 4o ans, par un Original qui eut
du moius le bon ſens de n'y joindre ni Préface
ni Notes. Il ne riſqueroit que de le voir bientôt
. , Jº " . -

oublié, comme le Roman Comique en vers


l'eſt depuis fong-tems. ·

L'autorité de M. de Voltaire qu'affecte de


citer par-tout l'Auteur du Poëme de Pſyché,
comme s'il n'y en avoit plus d'autre aujour
d'hui, peut bien être la ſeule qu'il connoiſſe,
: • ---
· · ·
fur Pſyché. 437
& l'on convient qu'elle eſt très-puiſſante. Mais
M. de Voltaire, en diſant que le Roman de
Pſyché eſt, trop allongé, n'a pas dit que ,
·pour le racourcir, il fallût en retrancher les
principales beautés ; il n'a pas dit, que de ce
Roman trop diffus, ſemé de trop de digreſ
fions, de choſes traînantes & d'expreſſions
ſurannées, mais au fond plein de génie & de
chaleur, il fallût faire un Poème aride &
froid, ſans la moindre grace, quoique régu
lier & verſifié même avec aſſez d'exactitude.
Quand on conviendra de tous les défauts
que M. L. A. trouve dans l'ouvrage de La Fon
taine, que s'enſuivra-t-il * Que M. L. A. a ſu
les éviter ; qu'il n'y a dans ſon Poëme ni
longueurs, ni badineries, ni plaiſanteries, rien
contre la raiſon & la bienſéance; que d'un
· Roman moitié badin, moitié tragique, il a
fait un Poëme uniforme & ſérieux. Mais ſi M.
l'Abbé A. n'a pas le don d'être plaiſant ni ba
din, combien de Lecteurs trouveront que
c'eſt tant pis pour lui! Combien s'accomode
ront beaucoup mieux des diſparates de La Fon
taine, que de ſa froide uniformité !
H h iv
· 488 · Obſervations
Le Tranſlateur de La Fontaine ne veut pas
voir que ce qui ſouleve contre lui tous les
Lecteurs ſenſés , ce ſont principalement ſes
diſſertations & ſes notes; que c'eſt cette aſ
· fectation ridicule, ou plutôt cette intolérable
confiance avec laquelle il met par-tout les vers
de La Fontaine à côté des ſiens, ſes idées vis
à-vis des ſiennes, pour montrer qu'il a mieux
· fait que lui.Voilà préciſément ce qui révolte.
Car quand on voudroit fermer les yeux ſur la
hardieſſe du procedé,il lui convenoit moins qu'à
perſonne de faire ce parallele lui-même. Le
· prétexte de juſtifier ainſi la noble témérité de
ſon entrepriſe , eſt une pure dériſion ; perſonne
n'en peut être la dupe. On ſait que M. L. A.
, ne ſe fait aucune violence, pour ſe rendre des
témoignages obligeans, & l'on a de fréquen
tes preuves que perſonne n'eſt plus accommo
dant ſur l'article de l'amour propre. , ,
Je n'approuve pas les chagrins -

D'un Auteur qui ſe formaliſe ,


De la vanité qu'aux humains
Le Ciel indulgent a permiſe.
Le défenſeur du Poëme de Pſyché, après
: ſur Pſyché 489
avoir aſſez maltraité l'Auteur de l'Almanach
- des Muſes qui n'a pas canoniſé ce Poëme, &
qui a eu le mauvais goût, ainſi que tous ceux
qui ſentent un peu le génie , de préfé
· rer le Roman de La Fontaine, (quoiqu'ouvra
ge de ſa jeuneſſe ), n'a pas cru devoir laiſſer
ſans réponſe le trop indulgent Auteur de l'ex
· trait de ſon Poëme inſéré dans le Mercure. Ce
| dernier a pris la liberté de trouver les vers de
La Fontaine ,
Tout l'Univers obéit à l'ainour, &c.
fort ſupérieurs à ceux que M. L. A. leura ſubſti
tués,comme ils le ſont en effet. Et que lui répond
M. L. A ? Qu'il auroit bien dû rapporter une de
ſes Notes , où l'on trouve juſtement deux pe
tites abſurdités. . · · · | |
1°. Que ſignifie d'abord cette phrâſe ! La
Fontaine a ſuivi la même meſure que nous. M. L.
A. eſt ilantérieur à La Fontaine ? Eſt-ce La Fon
| taine qui l'a copié? N'eſt-cepas M. L. A. qui,
, venu près d'un ſiécle après , a ſuivi la même
méſure que La Fontaine ? |
| 2". Il ajoute, qu'il auroit pu ſe contenter de
· copier les vers de ce Poète, mais qu'il n'a
496 Obſervations
pas voulu qu'on eût ce reproche à lui faire.
Veut-il dire qu'on lui auroit reproché d'avoir
affoibli ſon Poëme, en y mêlant les vers de
La Fontaine ? Il n'avoit qu'à les faire impri
mer tout ſimplement en italique. M. L. A. qui,
pour dire les choſes les plus ordinaires, & tout
ce que le plus médiocre Ecrivain diroit de lui
même, cite toujours l'illuſtre Crébillon, l'il
luſtre Voltaire, pouvoit bien citer La Fontaine.
L'Auteur de l'Affiche de Province n'eſt pas
plus admirateur que les autres du fameux Poë
me de Pſyché : M. L. A. ne l'a que trop ſenti.
Cependant, comme c'eſt ſon confrere, on croit
bien qu'il l'aura beaucoup menagé, qu'il n'au
ra pas dit tout ce qu'il en penſe, ou que, dans
le peu de vérités qu'il n'aura pu ſe diſpenſer
de faire entrevoir, il aura pris tous les détours
convenables. N'importe, il a bleffé ma gloire :
il faut auſſi lui répondre, a dit le Chantre de
Pſyché. M. l'Abbé Aubert, malheureuſement,
n'eſt pas fort en dialectique, ou veut ici nous
donner le change , quoiqu'il s'y prenne très
mal.Son Confrere ne lui fait point un reproche
de s'être préſervé des défauts qu'il atrouvés dans
ſur Pſyche, 49 I
La Fontaine. Il ne prétend point qu'il fallût
copier les longueurs de ſon Roman trop allon
gé, ſuivant l'avis de M. de Voltaire, qui n'eſt
qu'un Avis & non un Arrêt, puiſque perſonne
ne fait d'Arrêt dans la Republique des Lettres,
ce droit n'appartenant qu'au Public, La fauſſe
délicateſſe & le dégoût de malades reprochés,
dans l'Affiche, à certaines gens, ne portent pas
ſur les ſeules longueurs du Roman, comme
M, L. A. veut le faire entendre, mais princi
palement ſur les expreſſions ſurannées, ſur les
digreſſions, ſur les deſcriptions de Verſailles,
&c, Or que M. L. A. qui a ramaſſé avec tant
de ſoin toutes les criblures de La Fontaine,
nous diſe quels ſont les traits de génie, les
naïvetés, les expreſſions même heureuſes, qu'il
a ſu précieuſement conſerver, & quel uſage il en
a fait dans ſon Poëme ? C'eſt une recherche
dont il peut bien ſe charger, ſans craindre l'en
nui ; la tendreſſe paternelle ſuffira pour Pen
garantir. L'Auteur de l'Affiche de Provin
ce ne lui cite qu'un de ces traits profonds de
génie exprimé en proſe, mais qui ſeul vaut
mieux que tous les vers de ſon Poëme. .
492 Obſervations
Réſumons lesinconſéquences ouvolontaires
ou peu réſléchies de la Défenſe du Journaliſte.
De ce qu'on reproche, dans l'Affiche de Pro
vince, à l'Auteur du Poëme de Pſyché, d'avoir
écouté de faux délicats, (dont le premier ſans
doute eſt lui-même), s'enſuit-il qu'on veuille dé
fendre en tout & par-tout La Fontaine ? De ce
qu'on reproche à M. L. A. d'avoir trop ſou
vent éteint le feu de La Fontaine, en tranſ
portant ſes idées, de ſes vers, un peu vieillis
ſans doute & parfois traînans, mais toujours ai
ſés, naturels, dans des vers modernes qui ſen
tent plus le marteau, mais froids & très-ſecs,
s'enſuit-il encore qu'on veuille cenſurer M.
L. A. de n'avoir pas conſervé tout le rem
pliſſage du Roman, & ſurtout les plaiſanteries
que ne pouvoit comporter ſon Poëme ? -

· Ce qu'il y a de plus ſingulier, c'eſt que M.


l'Abbé A. prétende marquer ſon admiration
ſincere pour les beautés de La Fontaine (dont
il ſupprime la plus grande partie), en mettant
dans le plus grand jour, tout ce qu'il y a de
foible dans ſon ouvrage; en ne ceſſant d'en
montrer, dans ſa Préface & dans ſes notes,
ſur Pſyché. 49 3
les longueurs, les mauvaiſes plaiſanteries, &c.
C'eſt parce qu'il ſent, dit-il, ſes beautés plus
vivement que perſonne, que ſes défauts l'ont
frappé davantage. Eh bien, il falloit laiſſer ſes
défauts & s'attacher à rendre ſes beautés. Mais .
interpellons un peu ſa bonne foi : « Quoi ! c'eſt
» par reſpect pour La Fontaine, que vous le criti
» quez à outrance; que votre confiance s'étend
» même juſqu'à laiſſer penſer que ſes fables, ſi
» vous vouliez les diſcuter de la même façon,
» ne ſeroient pas à l'abri de votre cenſure, pour
» en faire déduire modeſtement une conſéquen
» ce favorable aux vôtres?C'eſt par reſpect pour
» La Fontaine que vous blâmez l'Abbé d'Oli
, vet d'avoir donné ſes Œuvres diverſes , ſans
2

» faire d'exception pour le Poëme du Quin


» quina, ſemé des plus beaux vers du monde,
» tandis qu'à la ſuite de Pſyché, vous faites
» imprimer une Épître ſur votre Perruque ?
» Voilà certes un reſpect bien étrange, ou plu
» tôt bien évidemment illuſoire. Eh, Mon
» ſieur l'Abbé , ne voit-on pas clairement, où
» vous en voulez venir ? Ne voit-on pas juſ
» qu'où vous portez la confiance ou la bonne
494 Obſervations ſur Pſyché.
» opinion de vous - même ? Si l'on diſcu
» toit de même vos fables, dont vous étour
» diſſez toute la terre, dont vous parlez à tout
» propos, à toute occaſion, dans votre Journal,
» à l'exception d'un très-petit nombre dont on
» veut vous épargner le compte, quelle idée,
» croyez-vous qu'il en reſteroit ? Je laiſſe dé
» cider maintenant à ceux qui ont lû ou qui
» pourront lire votre Défenſe, ſi vous êtes
'» bien juſtifié, d'avoir entretenu tant de fois
» & ſi longuement le Public de votre Pſyché,
» qui ſe trouve à Paris , chez Moutard, puiſ
» qu'on ne peut trop le répéter à votre gré ».

F I N.
E R R A T A.

PAge 8, ligne 2o , à tout homme qui traduit Ra


cine, mettez à tout homme qui traduit. Racine, &c.
Pag. 18, lig. 7 , il s'en faut beaucoup, &c. liſez il
s'en faut bien, &c. -

Page 65, lig. 1 , traduction, liſez une traduction.


Pag. 8c, lig. 7, ces vers de Martin ſont mal cités.
Voyez-les tels qu'ils doivent être dans les citations
du ſecond Livre, p. 222.
Pag. 84, lig. 8 , eſt précieux & puérile, mettez eſt pré
cieux & puéril.
Pag. 92, lig. 3 , aprez renferme, liſez après renferme ?
Pag. I I 5 , lig. 7, que m'en a fait, liſez que ne m'en a
fait, &c. | --- "

Pag. 1 18, lig. 8 flotte ſon épaule droite, liſez flotte ſur
ſon épaule droite.
Pag. 1 34, lig. 15, ſudor, & ille quidam, &c. mettez
ſudor & ille quidem, &c.
Pag. 1 56, lig. 2 1, multa quœrens, liſez multa querens.
Pag. 175 , lig. 14, flectus inanes, mettez fletus inanes.
Pag. 196, lig 17, le plaiſant de l'affaire eſt que, &c.
liſez, ce qu'il y a de plaiſant, c'eſt que, &c.
Pag. 2o7, vers 7,
Ainſi le roſſignol pleurant ſes tendres fils ;
liſez,
• Ainſi le roffignol pleure ſes tendres fils.
Pag. 292 , lig,5, ce vers emphatique & puérile, liſez
ce vers emphatique & puéril. -

Pag. 377, lig. 1 1 , eſt un expreſſion, mettez eſt une ex


preſſion. - - - -

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