Вы находитесь на странице: 1из 41

L'QSOùCQ

oos m o is
OG mattarmo
<a Grooothaen*
JüCQUGA iiddCiÔI'O
«u > m o t OU L'IOOG -
in c n s s o L u o ie m e n t
ue à v&tre -
se tro u u e ê tre
â l 'o r ig in e o e s
n o t io n s m ociernes
crespace oons
Les a rts PLOstv.Qü(?s
e t Lâ m USIQUe (...)
iL n 'y a pas
0€> s t r u c t u r e s
p r im a ir e s a u tre s
QU<? C<?LU?S OU
LùnQùVQ QUI U?S
O é F in it. J<? U<?UX
oif€» Qu'un artiste
no construit pas
un uoLum<?.
îl écrit €>n uoLumG
(...) L'<?spac<?
<?st lg manteau
0 0 S âUGU9LGS».

m ftß C eL OROODTHACßS
c<?t ouurage obt oaito
au<?c lg Aoutien
συ group? uttrauao (parub).
Mon titre semble renvoyer à un point bien particulier
dans l’histoire de l’art et de sa critique, la rencontre
de Broodthaers avec Mallarmé, scellée en particulier
par l’exposition littéraire que Broodthaers a organisée
autour du poète et par l’œuvre singulière qu’il lui
a consacrée : ces douze plaques qui mettent en espace
les douze doubles pages du poème de Mallarmé,
Un coup de déA jam aià na bolirù le hasard. Pourtant
cette rencontre n’est pas une question particulière
d’histoire de l’art. Elle engage une réflexion plus large
sur le rapport des mots et de l’espace qui invite
elle-même à reconsidérer ce qu’on appelle la modernité
en art et ses enjeux politiques.
La rencontre se présente en effet sous la forme
d’un paradoxe simple à formuler : Broodthaers voit
en Mallarmé «le fondateur de l’art contemporain».
Il voit dans Un co u p d e déA ja m a iA n a b o lira le h aA ard
le traité de l’art qui convient à notre temps et révoque
celui de Léonard de Vinci, coupable d’avoir accordé trop
d’importance aux arts.plastiques. En conséquence
il rend hommage au fondateur en proposant son «image»
du poème, c’est-à-dire aussi son application du «traité».
Or cette image consiste à effacer le texte entier,
à lui substituer les rectangles noirs de sa distribution
spatiale, soit précisément sa «plastique». Comment
donc penser cet hommage à Mallarmé qui consiste
à rendre son poème illisible ? Comment le traité de l’art
nouveau anti-plastique peut-il être accompli dans
la forme contradictoire du devenir-plastique de son texte?
On peut objecter que ces douze plaques couvertes
de lignes noires répondent bien à ce que proclamait
Mallarmé : le poème qui «poursuit noir sur blanc»,
l’identité entre la disposition intime du théâtre
de la pensée et la distribution du blanc et du noir sur
le théâtre de la page. Mais cette objection ne fait
que souligner le cœur de la difficulté : comment penser
cet espace qui rend identiques le textuel et le plastique?
La singularité de la réponse de Broodthaers ne se com­
prend peut-être qu’au regard d’une conceptualisation
antérieure de la spatialité du poème mallarméen,
formulée par Paul Valéry dans des phrases célèbres :
«Il me sembla de voir la figure du ne pensée, pour
la première foi& placée dans notre espace... Ici véritable­
ment l ’étendue parlait, songeait, enfantait des former
temporelles», i L’étendue parlait : la phrase de Valéry
formule le nœud de la question. L’identité du poème
et de la figure dans l’espace, c’est aussi l’équivoque
sur la cause efficiente de cette identité. La pensée pure
qui brille un instant sur l’espace de la page consacre
en même temps le pouvoir d’un espace qui engendre
des formes. Avec ce pouvoir donné à l’espace, l’opposi­
tion de Léonard de Vinci, l’homme de l’ancienne
esthétique et de Mallarmé, le fondateur de la nouvelle,
se perd aussitôt formulée. C’est peut-être à cette confusion

1 Paul Valéry, Variété, in ŒuvreA, Gallimard, 195 7,1 .1, p. 624.


que répondent les formules provocantes qui expriment 7
le mallarméisme de Broodthaers «Le m o t ou Vidée -
in d isso lu b lem e n t lié à l ’être - A e trouve être à l ’origine
deA'fiotionA m o dern es d ’esp a ce danA le a artA plaAtiqueA
et la m uAique (...) Il n ’y a paA deA tru ctu reA primaireA
autreA que celleA du lan gage qui leA définit. Je v e u x dire
q u ’un artiAte ne co n s tru it paA un volum e. Il écrit
en volu m e (...) L ’eApace eAt le m an teau deA aveugleA». 2
Ces textes affirment le primat absolu des mots-idées,
dans des formules qui frisent la négation berkeleyenne
de la «réalité extérieure». Ils ont trouvé à l’époque
aliment dans les textes d’un autre grand mallarméen,
dans les ÉcritA de Lacan affirm ant le primat du signi­
fiant. Et ils ont nourri en retour d’innombrables
commentaires, empressés d’y voir des travaux pratiques
de tracé de la barre signifiante. Pourtant ce n’est pas
du rapport entre le signifiant et le signifié que Brood­
thaers s’occupe mais du rapport que l’espace établit
entre le mot-idée et la forme plastique. Et c’est là
que le problème se pose. Broodthaers affirme le pouvoir
des mots d’engendrer des espaces. Or l’application
qu’il en fait au poème de Mallarmé semble contredire
ce principe, puisqu’il a précisément séparé mots
et images. D’un côté il a reproduit sur une double page
le texte du poème dans une continuité seulement
coupée par les barres obliques qui symbolisent les pas­
sages à la ligne. De l’autre il a reproduit la disposition

2 Marcel Broodthaers, MTL, documents reproduits dans le catalogue


de l’exposition Marcel Broodthaers du Jeu de Paume, Paris, 1991,
p. 147 et 149.
spatiale sans les mots. Il a effacé les mots au profit
d’un équivalent plastique qui leur communique
l’identité indifférente de l’espace étendu. Sans doute
les cinq tailles de caractères utilisées par Mallarmé,
sont-elles traduites par l’épaisseur différente des lignes
dans l’«image» de Broodthaers. Mais Mallarmé avait
fait jouer bien d’autres traits de distinction typographi­
que. Pour imposer la puissance spatialisante des mots
eux-mêmes, il avait choisi comme caractère le Didot
commun plutôt que le Garamond prisé par les esthètes.
Il avait utilisé capitales et minuscules, romains et
italiques pour distinguer les «motifs» de l’idée, réaligné
certains passages afin que les mots qui faisaient rime
spirituelle tombent exactement les uns sous les autres.
Et au cœur de la dramaturgie spatiale du Coup d e déA
se trouvaient bien évidemment les trois doubles pages
en italiques, mimant le «doute» de l’idée et son «insi­
nuation» au cœur de l’espace indifférent. Ce nœud
graphique du drame disparaît sans reste dans l’unifor­
mité des barres noires de Broodthaers.'
Mais surtout la mimesis spatialisante était double
dans le poème de Mallarmé. «La constellation», disait-
il, «y affectera d ’après deJs Ioîa exactes, et autant qu’il
eM permis à un texte imprimé, fatalement, une allure
de constellation». 3
Mais si le dessin de la Grande Ourse s’imprimait dans
les lignes décalées de la dernière page du Coup d e déA,

3 Lettre à André Gide, 14 mai 1897, Correspondance. Lettres sur la poésie,


B. Marchai éd., Folio-Gallimard, p. 632
c’était parce que la «veille», le «doute», la «brillance»
et le «sacre» en projetaient l’idée. Les lignes im itaient
l’idée pour autant que les mots le faisaient aussi,
qu’ils assim ilaient le dessin imaginaire des objets
évoqués à la distribution visible des lignes. La spatiali­
sation du Coup de dés combinait ainsi deux espaces :
l’espace virtuel que le pouvoir d’évocation des mots
dessine dans l’esprit et l’espace matériel constitué
par la disposition graphique. La plastification de Brood-
thaers institue à l’inverse une spatialisation indiffé­
rente. Celle-ci semble rendre le mouvement du poème
à ce que le poème mallarméen entend conjurer,
«l’espace à so i pareil qu’il s ’affirme et se nie». Il semble
le rendre semblable à cet espace dont Broodthaers
lui-même dit qu’il est le «manteau des aveugles».
D’un côté donc Broodthaers affirme, au nom de M allar­
mé, le primat du mot signifiant sur la forme spatiale.
De l’autre il réduit à des lignes spatiales insignifiantes
les mots du poème qui représente la forme la plus
systématique de la manière dont Mallarmé affirm ait
un espace propre des mots. Ce que les douze plaques
semblent mettre en évidence, c’est justem ent qu’il n’y a
pas d’espace propre des mots. Il y a les mots et il y a
l’étendue.
Pour comprendre ce paradoxe, il faut déplier le problème,
se demander quelle est exactement l’idée de l’art
qui réunit Mallarmé et Broodthaers autour du nœud
entre écriture et espace, comment Mallarmé théorise
et pratique cette idée, et pourquoi la manière dont Brood­
thaers comprend la même idée l’oblige à la retourner
contre l’entreprise mallarméenne. On touche alors
à une question qui ne concerne pas simplement les spé­
cialistes peu nombreux du rapport entre Broodthaers
et Mallarmé mais la question de ce qu’on appelle
modernité artistique et des rapports entre esthétique
et politique.
Commençons par le commencement : ce qui fait com­
munauté entre Mallarmé et Broodthaers, c’est une cer­
taine idée de la communauté des signes et des formes,
de la ligne d’écriture et de la surface des formes.
C’est une même idée touchant ce qu’on appelait naguère
la «correspondance des arts». Cette idée s’oppose claire­
ment à la vision dominante de la modernité artistique.
Selon cette dernière les arts seraient devenus modernes
en appliquant la leçon de Lessing qui brise la corres­
pondance des arts que réglait le primat du poème
et renvoie chaque art à la conquête de son médium et
de sa forme d’expression autonomes.
La révolution artistique survenue entre le 19e et le 20e
siècle serait donc essentiellem ent une autonomisation
de chaque art. La peinture, libérée de l’anecdote
représentative, ne s’occuperait plus que des ressources
de sa m atérialité propre, celle de la surface bidimen-
sionnelle et de la matière colorée; la musique libérée
des formes expressives imposées par la tradition
poétique exploiterait les ressources pures de la sono­
rité; la littérature exploiterait, elle, les ressources
de la fonction poétique, intransitive du langage, opposée
à son usage communicationnel, etc. Au cœur de ce para­
digme se trouve le rôle quasi-mystique accordé
à la surface picturale. La peinture étant, depuis la récu­
sation du privilège du poème, l’art chargé de faire
la preuve de l’art, l’affirm ation de la peinture comme
pur art de la surface est devenue la pierre de voûte
de la théorisation moderniste de l’autonomie de l’art
comme autonomie deA artA.
Depuis quelques décennies, ce paradigme a été appa­
remment remis en question. Mais il l’a été dans ses pro­
pres termes. Le «postmodernisme» l’a validé au passé,
en le décrétant périmé, en le renvoyant dans un âge
héroïque de la modernité auquel il aurait convenu
mais qui aurait maintenant laissé la place au grand
bazar du mélange généralisé des signes et des formes.
Cette «critique» confirme en fait la vision simpliste
d’un développement linéaire de l’histoire de l’art
et de l’histoire en général. Elle empêche une véritable
critique du paradigme moderniste, qui permettrait
de comprendre non pas que ce paradigme n’est plus
valide parce que les temps ont changé mais qu’il ne l’a
jamais été, qu’il n’est lui-même qu’une interprétation
après coup de la révolution esthétique beaucoup plus
lente, beaucoup plus complexe qui a rompu avec le para­
digme représentatif. Une véritable critique du schéma
moderniste doit rompre avec l’idée selon laquelle
la rupture avec le régime représentatif aurait signifié
une autonomisation de chaque art dans son domaine
et avec son matériau propre. C’est l’inverse qui est vrai.
Quand le modèle représentatif qui tenait les arts à dis­
tance les uns des autres, selon les règles de l’analogie,
s’est effondré, ce qui s’est produit, ce n’est pas la con­
centration de chaque art sur sa matérialité propre,
c’est au contraire que ces matérialités elles-mêmes ont
commencé à tomber sans médiation les unes sur
les autres. La récusation des règles de la représentation
qui guidaient la comparaison des arts conduit non pas
à l’autonomisation de chacun sur son support propre
mais au contraire à la rencontre directe de ces «supports»
eux-mêmes. Quand le poète ne raconte plus une histoire
ou ses propres sentiments, ce qu’il explore n’est pas
l’intransitivité du langage mais l’espace plastique
de l’écriture. Quand le peintre ne peint plus ni femmes
nues ni chevaux de batailles, ce qu’il peint, c’est peut-
être des idées et des mots. L’un et l’autre se rencontrent
alors en construisant le point ou l’espace de l’inter­
changeabilité des supports : dessin de l’idée ou rythme
des choses sur la page, dynamisme du mouvement
sur la surface immobile, peinture des mots ou collage
des objets sur la toile.
C’est clairement cette autre idée de la révolution esthé­
tique qui est commune au Coup de dés mallarméen
et à sa plastification par Broodthaers, commune aussi
au travail de Broodthaers et à d’autres surfaces
artistiques auxquels il s’est intéressé : la sonate de mots
et les collages de Schwitters, ou les tableaux-rébus
de Magritte. Elle lui est commune aussi à des artistes
ou des pratiques artistiques qu’il ignore ou suspecte :
calligrammes à la Apollinaire, tableaux partitions
à la Ciurlionis ou à la Klee, typographies à la Rodtchenko,
poèmes-objets du surréalisme, etc. Tous ces cas mettent
en œuvre une idée de la surface strictement opposée
au paradigme moderniste : la surface n’y est pas la gar­
dienne de la pureté de l’art à travers la pureté picturale.
Elle est au contraire une surface d’échange où les pro­
cédures et les m atérialités des arts glissent les unes
sur les autres, où les signes deviennent des formes
et les formes deviennent des actes. Les formes de l’art
alors ne se distinguent pas des propositions du langage.
Elles ne se distinguent .pas, non plus, en dernière intance,
des formes de construction de la vie «non artistique».
La plastification du poème de Mallarmé s’inscrit
dans cet espace d’échange. Donner une version plastique
du Coup de d és, c’est d’abord séparer Mallarmé
de son assignation moderniste simple à l’«intransitivité»
du langage, s’inscrire dans la continuité d’une idée
de l’art qui lie la pureté idéale du poème à un dispositif
matériel spécifique : théâtre, chorégraphie, pantomime
ou typographie. Mais elle s’y inscrit d’une manière par­
ticulière. En redoublant la spatialisation mallarméenne
et en rendant ainsi muet son espace parlant, Brood­
thaers divise le paradigme de la surface d’échange.
L’«image» du poème qu’il propose suspend le mariage
heureux de l’écriture et de l’espace. Elle introduit
dans la grande utopie de la surface d’échange des mots
et des choses, de l’art et de la vie, un écart propre
à la remettre en cause. Pour comprendre le sens
de cette opération, il faut revenir à Mallarmé lui-même.
En quoi consiste la fondation mallarméenne ? Comment
le Coup d e déA en donne-t-il l’exemple ? Et qu’est-ce
qui fonde les déplacements du modèle qu’il fournit ?
C’est en effet dans la manière dont Mallarmé conçoit
l’idéalité poétique que s’enracinent les déplacements,
extensions ou retournements de son projet.
Le point de départ de Mallarmé, c’est apparemment,
une opposition radicale entre image et modernité.
«Le moderne dédaigne d ’imaginer», dit-il dans une for­
mule célèbre. Il faut bien entendre ce que ce dédain
de l’image veut dire. On l’a souvent renvoyé à la pureté
nocturne de l’écriture, c’est-à-dire à l’intransitivité
d’un art du langage qui ne s’occuperait plus que
de lui-même et du néant qui le creuse. Mais la phrase
de Mallarmé, si on la lit jusqu au bout, nous dit tout
autre chose.
«Le m oderne d éd a ig n e d ’imaginer, m ais, habile à s e s e r ­
v ir des arts, il a tte n d que ch a cu n l ’entraîne là où éclate
une p u is sa n c e s p é c ia le d ’illusion, p u is consent», m
Ce qui s’oppose à l’image n’est pas la nuit glacée du vier­
ge papier, c’est la performance comme telle : le déploie­
ment spatial d’un prestige dont le feu d’artifice fournit
volontiers l’exemple. Le trait constant de la poétique
mallarméenne est bien celui-ci : la pureté spirituelle
du poème se m anifeste par un tracé spatial propre.
La langue pure opposée à la langue impure de la tribu
ou le théâtre spirituel du poème opposé aux profana­
tions du boulevard s’attestent toujours dans des dis­
positions spatiales, dans la configuration visible
d’un espace matériel. La danseuse illettrée écrit avec
ses pas, « sa n s appareil de scrib e», le poème intérieur
de celui qui dépose à ses pieds «la f le u r de (sa) po étiqu e
rêverie». Si cette analogie du «théâtre intérieur»
et de l’espace écrit est introuvable sur la scène des lieux
de spectacle, elle peut toujours se retrouver dans
le face-à-face avec la page double ouverte où le poème
écrit devient la chorégraphie du poème de son lecteur.
À la disposition du journal, coulée d’encre à plat, ce n’est
point la pure intériorité du poème qui s’oppose mais
une autre disposition de l’écrit : le volume qui alterna­
tivement met au tombeau la disposition en chœur
des feuillets et la fait ressusciter entre les mains ouver­
tes du lecteur; la double page gouvernée par la puissance

y «Richard Wagner. Rêverie d’un poète français» in Mallarmé,


Œuvres complètes, Gallimard, 1945, p. 542.
du blanc, centre spirituel qui disperse le noir des mots
en guirlandes ou pendentifs, analogues aux éclats,
aux retraits et aux suspens de la pensée.
C’est cette analogie que doit manifester la typographie
du Coup de dés, en égalant la distribution des lignes
et des caractères aux mouvements de la pensée.
Mais cette mimesis spatiale de la pensée ne s’accomplit
que par la médiation d’une autre m im esis. L’équi­
valence du mouvement affirm atif ultime de la pensée
et du mouvement des lignes sur la dernière page
ne se fait que par l’image qui les unit : l’assimilation
de la disposition des lignes avec un dessin des gardes
et du corps de la Grande Ourse, laquelle symbolise
elle-même la lumière de la disparition, la lumière spiri­
tuelle que l’écriture fait briller du sein de la disparition
des choses dans la nuit. Sur la page se vérifie l’analogie
de la puissance spatialisante du poème avec l’«alphabet
des astres». L’idée se mire dans son espace pour autant
que s’y mime l’histoire où l’énigme du poème s’ analo-
gise avec une trajectoire dans l’espace : ourlet d’écume
où le risque du «naufrage» pur et simple se transforme
en ondulation de sirène; jet de dés qui trace une con­
stellation analogue au spectacle du ciel étoilé, au prix
de risquer sa perte dans la clapotis quelconque; mouve­
ment d’éventail ou déploiement de chevelure qui mime
le mouvement de l’apparition et de la disparition,
ronds de fumée analogues à l’immatérialité du poème,
coupes levees où les bulles figurent les sirènes évanes-
centes qui allégorisent sa manifestation évanescente.
Le poème mallarméen se spatialise pour manifester
l’analogie de l’esprit pur avec tous ces gestes de pli et
de dépliement, d’obscurcissem ent et de retour
à la lumière, de projection hasardeuse et d’efflorescence
lumineuse, qui miment eux-mêmes la mort et la résur­
rection quotidiennes du soleil. Il se spatialise aussi
parce que sa matérialité même l’inscrit parmi ces arti­
fices de l’élévation humaine, de l’auto-célébration
de l’animal chimérique comme tel qui font substitut
aux pompes royales et aux eucharisties anciennes :
feux d’artifice des Quatorze Juillet où la république
symbolise en «gerbe m ultiple et illum inante» «la richeAAe
an n u elle et la moÎAAon deAeA grainA » ; «chimèreA
tangibleA» des bibelots, étoffes et bouquets intimes
parmi lesquels repose le «coffret Apirituel a u x cent pageA»
qui confond avec les plis du tapis «AeA pliA brodéA
darabeAqueA A ignificativeA e t de monAtreA». 5
En effet le geste de singularisation du poème n’est pas
un geste d’isolement de l’art. Il dessine au contraire
une forme de symbolisation de la communauté qui est
elle-même une autre forme de spatialisation. La vie
de la communauté obéit pour Mallarmé à une double
loi, l’économie et l’esthétique. Mais « le A th é tiq u e » est
elle-même une autre forme d’économie qui se traduit
dans une autre organisation de l’espace. Il y a l’espace

5 «Villiers de l’Isle Adam», Œuvres complètes, p. 499/500. Sur ce thème,


je me permets de renvoyer à mon livre Mallarmé. La politique de la sirène,
Hachette-Littérature, 1996.
horizontal de l’échange marchand, communicationnel
et démocratique : 1’ espace où l’encre coule uniform é­
ment sur le journal, où la parole s’échange comme
une pièce de monnaie passant silencieusem ent de main
en main, et où les terrassiers prennent de la terre
à droite pour la porter à gauche, quitte à faire ensuite
le trajet inverse pour un salaire égal. À ce monde
horizontal de l’éternelle équivalence Mallarmé oppose
l’espace vertical d’une grandeur commune : feux
d’artifice de la république ou or du poème projetant
ses artifices «à quelque élévation défendue et de foudre»,
le transformant en une constellation fixée sur la surface
«vacante et supérieure».
Mallarmé formule ainsi un certain nouage des mots
et de l’espace, qui est aussi une certaine idée de l’identité
entre signes, formes et actes. Il dessine à sa manière
une politique ou métapolitique de cette adéquation.
La surface d’identité entre signes, formes et actes
accomplit ce qu’on pourrait appeler la politique de la
révolution esthétique : l’idée d’une révolution de la vie
comme révolution des formes, devenir identique
des actes et des formes qui supprime les images au pro­
fit d’une vie qui est tout entière en acte. Que les mots
se fassent formes et que les formes se fassent actes,
cela veut dire aussi que la vie ne se sépare plus
de son image, que la vie matérielle ne se sépare plus
ni d’une idéalité artistique ni d’une idéalité politique.
En ce sens le «symbolisme» mallarméen définit aussi
la formule d’esthétiques qui se voudront en rupture
avec les rêveries célestes du symbolisme mais qui pour­
tant rejoueront la formule mallarméenne d’identifi­
cation de la surface d’identité des mots et des formes
avec l’inscription d’une sorte de nouveau ciel collectif.
Mais cette élévation constitutive d’un autre espace,
d’une autre économie, n’a pas d’autres matériaux
que ceux fournis par le hasard. Ainsi la «Déclaration
foraine» transforme en théâtre le simple déploiement
d’une chevelure, le «Spectacle interrompu» fait du déra­
page accidentel d’un spectacle de dressage une allégorie
spirituelle du théâtre et de la grandeur humaine, quitte
à ce que sur ce poème, la toile retombée vienne à nouveau
abattre «son jo u rn a l de tarifs et de lie u x com m u n s». &
C’est sur le plat d’une page, par la répartition des noirs
et des blancs, que le poème doit faire sa différence.
Il se sépare de la platitude communicationnelle et mar­
chande en mimant en noir sur blanc l’alphabet des astres.
Mais il ne le mime qu’au risque de le confondre à jamais
avec « l’inférieur cla p o tis quelconque» ou la «neutralité
indifférente du gouffre». Le comble de l’art est, en chaque
point, pris dans l’indiscernabilité du quelconque.
Pour que le poème puisse fonder une autre économie,
il faut donc qu’un poème exemplaire consacre l’absolue
différence du tout semblable, fixe sur l’espace le nom­
bre unique qui ne peut être un autre. Mais la preuve

6 «Un spectacle interrompu» in Mallarmé, ŒuvreA complètes, p. 278


et «La déclaration foraine», Ibid., p.282.
ne se donne jamais qu’à se dénier aussitôt. Le nombre
unique est toujours un assemblage de hasard. Et ce nom­
bre hasardeux est toujours menacé de se perdre dans
la banalité de «l'océan de vaine faim». Le geste
du marin hésitant à «ne pas ouvrir le poing» image
ce risque de l’or poétique, toujours près d’être livré soit
au clapotis quelconque de la consommation démocratique,
soit aux déluges symphoniques du poème nouveau,
de l’œuvre d’art totale wagnérienne où le peuple assiste
à la messe nouvelle qui célèbre non plus sa grandeur
chimérique mais son mythe incarné. On ne s’étonnera
pas de retrouver chez Broodthaers la même référence
à Wagner et la constance d’une même opposition.
À la musique wagnérienne du mythe collectif Mallarmé
opposait l’Ode sans autres symboles que ceux dessinés
par la rencontre de ses types abstraits avec le regard
de la foule. On sait que Nietzsche y opposait de son côté
la séguedille de Carmen. Broodthaers, lui, enverra
à Richard Wagner - et à son héritier supposé Josef Beuys,
l’apôtre de la «plastique sociale» - une lettre accusatrice
signée Jacques Offenbach. 7
L’art poétique fixé par Mallarmé porte cette leçon dérou­
tante que futuristes ou surréalistes, artistes pop ou
conceptuels redécouvriront et figureront à leur manière :
là où l’art n’est plus régi par des normes, où il doit,
selon son expression, faire lui-même sa preuve,
se distinguer lui-même du non-art, il ne le peut qu’en

7 M arcel Broodthaers, Magie. A rt et politique, Paris, M u ltip licata, 1973.


s’identifiant à une autre forme du non-art. C’est ainsi
que chez Mallarmé le poème se fait tracé spatial et
objet du monde. Le propre de l’art désormais est
de distinguer entre la manière artistique et la manière
non-artistique de poser l’identité de l’art et du non-art.
Qu’une chose soit et ne soit pas une pipe, la chose serait
de peu de conséquence si elle ne concernait que l’arbi­
traire du signe. Elle vaut si elle sert à tracer ce geste
de l’art qui tranche dans sa propre indiscernabilité avec
son contraire.
C’est dans ce jeu du discernement de l’indiscernable
qu’il faut comprendre la spatialisation de Broodthaers
et son enjeu politique. La transform ation qu’il opère
de l’espace verbal/graphique de Mallarmé s’oppose
en effet à un certain mallarméisme, à une certaine iden­
tification de la surface des mots-images avec un nou­
veau ciel collectif. C’est cette identification qui, depuis
Mallarmé, s’est poursuivie, à travers une multiplicité
d’usages de la surface que peuvent trois figures exem­
plaires.
Je pense d’abord au calligramme d’Apollinaire Bonjour
Mon frère Albert à M exico où la disposition rayonnante
des mots et de leurs cercles autour d’un centre occupé
par les mots «hauts de trois cents mètres» mime
la diffusion radiophonique des m essages par les ondes
depuis le sommet de la Tour Eiffel. On peut évoquer
aussi les affiches de Rodtchenko pour la compagnie
aérienne Dobrolet qui harmonisent la forme des lettres
du nom de la compagnie avec la forme géométrisée
des avions et harmonisent du même coup l’affiche plane
sans perspective avec la conquête physique de l’espace
et le travail des constructeurs du nouveau monde sovié­
tique à l’assaut du ciel. Mais l’exemple le plus sign ifi­
catif est sans doute celui des tableaux-poèmes élaborés
par Schwitters à l’aide des débris rassemblés de la vie
ordinaire, des tickets d’autobus aux roues de m écanis­
mes d’horlogerie. C’est lui qui a tout particulièrement
retenu l’attention de Broodthaers. Celui-ci parle ainsi
de la «roue de l’espace» dans le mouvement de laquelle
il a perçu l’œuvre de Schwitters, cette œuvre qui, dit-il,
«charriait au lieu d ’étoiles des m o rce a u x de bois,
d es v ie u x clou s, des tick ets d ’a u tobu s, to u t ce qu e l ’u s a ­
ger de la Vie a b a n d o n n e d a n s les ca v es et les greniers,
les q u a is de gare et le p a v é des rues, com m e la m arée
Schwitters construit un espace
a b a n d o n n e les épaves».
d’indifférenciation où se redéfinissent les éléments
constituants d’un nouveau monde sensible, en deçà
de la distinction de la phrase poétique et du dessin
graphique, de la surface picturale, du relief structural
ou du rythme musical, des matériaux de l’art et de ceux
de la vie ordinaire, e À travers ses collages, ses poèmes
de lettres et de chiffres ou sa sonate de sons, s’affirme
une même idée de la surface indifférenciante qui
définit une certaine forme de «communisme esthétique».

8 «J’ai collé ensemble des mots et des phrases de poèmes de façon à ce


que leur disposition forme un dessin rythmé. À l’inverse j’ai collé des tableaux
et des dessins où il fallait lire des phrases. J’ai cloué des tableaux de façon
à ce que, outre l’effet pictural, il y ait également un effet de relief plastique»
- «Déclaration pour exiger un théâtre Merz», in K u r t S c h w itte r s , M e r z,
écrits choisis et présentés par Marc Dachy, Gérard Lebovici, 1990, p.59.
Au nom de Merz et Dada, comme au nom du constructi­
visme ou d’une forme poétique du cubisme, ces démar­
ches construisent une même surface de l’impropriété,
une surface du communisme artistique qui peut
se marier à l’autre ou le récuser au nom même du sen­
sorium commun quelle construit, q Sur cette surface
commune « l’eAAentiel», dit Schwitters, «eAt de do n n er
form e». À partir de là nous pouvons commencer à com­
prendre la stratégie propre à Broodthaers. Le premier
film qu’il a réalisé a été consacré à Schwitters et
il le présente comme l’occasion d’un conflit de géné­
rations ; Le père de Broodthaers se serait plaint de ne
rien voir dans ce film tout noir. Le fils, lui, aurait perçu
dans cette réaction le symptôme d’une attitude «forma­
liste» propre à la génération de son père. Pour celui-ci
les objets collés sur les toiles de Schwitters jouaient
en effet «les rôleA AervileA d ’une tache de couleu r
et d ’un coup de p in cea u deAtinéA à A o u te n ir la com po-
Aition». 10L’anecdote nous dit ceci : Broodthaers inter­
vient dans un temps où,la grande utopie-symboliste,
simultanéiste, futuriste ou dadaïste - de l’identité
des signes, des formes et des actes, s’est en quelque
sorte gelée, où elle est devenue la forme renouvelée
de l’art des formes. Les projets de vie qui voulaient
remplacer les œuvres de l’art sont devenus eux-mêmes
des œuvres d’art comme les autres où simplement
les techniqueA m ixteA remplacent les pigments d’antan.

9 «Il n’y a plus de propriété, maintenant seul le communisme sait encore


ce qu’est la propriété», Anna Blume, Ivrea, Paris, 1994, p. 28.
10 Marcel BroodthaerA, Cinéma, édité par Manuel J. Borja-Villel et Michaël
Compton, en collaboration avec Maria Gilissen, Fundacio Antoni Tapies,
Barcelone, 1997, p. 25.
aérienne Dobrolet qui harmonisent la forme des lettres
du nom de la compagnie avec la forme géométrisée
des avions et harmonisent du même coup l’affiche plane
sans perspective avec la conquête physique de l’espace
et le travail des constructeurs du nouveau monde sovié­
tique à l’assaut du ciel. Mais l’exemple le plus sign ifi­
catif est sans doute celui des tableaux-poèmes élaborés
par Schwitters à l’aide des débris rassemblés de la vie
ordinaire, des tickets d’autobus aux roues de m écanis­
mes d’horlogerie. C’est lui qui a tout particulièrement
retenu l’attention de Broodthaers. Celui-ci parle ainsi
de la «roue de l’espace» dans le mouvement de laquelle
il a perçu l’œuvre de Schwittersl cette œuvre qui, dit-il,
«charriait au lieu d ’étoiles d es m o rce a u x de b o is ,
d es v ie u x clou s, d es tick ets d ’au tobu s, to u t ce qu e l ’u s a ­
ger de la Vie ab a n d o n n e d a n s les ca ves et les greniers,
les q u a is de gare et le p a v é des rues, com m e la m arée
Schwitters construit un espace
a b a n d o n n e les épaves».
d’indifférenciation où se redéfinissent les éléments
constituants d’un nouveau monde sensible, en deçà
de la distinction de la phrase poétique et du dessin
graphique, de la surface picturale, du relief structural
ou du rythme musical, des m atériaux de l’art et de ceux
de la vie ordinaire, e À travers ses collages, ses poèmes
de lettres et de chiffres ou sa sonate de sons, s’affirme
une même idée de la surface indifférenciante qui
définit une certaine forme de «communisme esthétique».

8 «J’ai collé ensemble des mots et des phrases de poèmes de façon à ce


que leur disposition forme un dessin rythmé. À l’inverse j ’ai collé des tableaux
et des dessins où il fallait lire des phrases. J’ai cloué des tableaux de façon
à ce que, outre l’effet pictural, il y ait également un effet de relief plastique»
- «Déclaration pour exiger un théâtre Merz», in Kurt SchwitterA, Merz,
écrits choisis et présentés par Marc Dachy, Gérard Lebovici, 1990, p.59.
Au nom de Merz et Dada, comme au nom du constructi­
visme ou d’une forme poétique du cubisme, ces démar­
ches construisent une même surface de l’impropriété,
une surface du communisme artistique qui peut
se marier à l’autre ou le récuser au nom même du sen­
sorium commun qu’elle construit, o Sur cette surface
commune «l'essentiel», dit Schwitters, « est de do n n er
form e». À partir de là nous pouvons commencer à com­
prendre la stratégie propre à Broodthaers. Le premier
film qu’il a réalisé a été consacré à Schwitters et
il le présente comme l’occasion d’un conflit de géné­
rations ; Le père de Broodthaers se serait plaint de ne
rien voir dans ce film tout noir. Le fils, lui, aurait perçu
dans cette réaction le symptôme d’une attitude «forma­
liste» propre à la génération de son père. Pour celui-ci
les objets collés sur les toiles de Schwitters jouaient
en effet «les rôles s e r v ile s d u n e tache de couleu r
et d ’un coup de p in cea u d e stin é s à s o u te n ir la co m p o­
sition ».10 L’anecdote nous dit ceci : Broodthaers inter­
vient dans un temps où la grande utopie-symboliste,
simultanéiste, futuriste ou dadaïste - de l’identité
des signes, des formes et des actes, s’est en quelque
sorte gelée, où elle est devenue la forme renouvelée
de l’art des formes. Les projets de vie qui voulaient
remplacer les œuvres de l’art sont devenus eux-mêmes
des œuvres d’art comme les autres où simplement
les tech n iq u es m ix te s remplacent les pigments d’antan.

9 «Il n’y a plus de propriété, maintenant seul le communisme sait encore


ce qu’est la propriété», Anna Blume, Ivrea, Paris, 1994, p. 28.
10 Marcel Broodthaers, Cinéma, édité par Manuel J. Borja-Villel et Michaël
Compton, en collaboration avec Maria Gilissen, Fundacio Antoni Tapies,
Barcelone, 1997, p. 25.
Pour le dire autrement, les surfaces de Rodtchenko,
d’Apollinaire ou de Schwitters sont devenues ces surfa­
ces que Clement Greenberg célèbre comme gardiennes
de l’autonomie de l’art. Face à cette involution, il faut
réactiver la surface, rejouer la dramaturgie de l’échange
des places et des statuts entre signes et formes.
Mais il faut la jouer autrement : là où toute une généra­
tion avait recherché à faire fusionner signes, formes
et objets, Broodthaers va, au contraire, utiliser la surface
comme tableau noir, lieu permettant de remettre
en question le processus de fusion. Cette fusion voulait
donner la formule d’un art nouveau. Elle a en fait
renouvelé la vieille formule de l’art. Elle voulait donner
la formule d’un art identifié à la construction d’un monde
nouveau : double économie mallarméenne ou économie
unique de la construction des formes de la vie moderne,
sur le mode simultanéiste, constructiviste ou futuriste.
Elle a en fait fourni la formule de l’identification crois­
sante de l’art au monde de la marchandise. La surface-
tableau noir de la rencontre des hétérogènes doit alors
être la surface de confrontation de l’art de la surface
avec la logique de la marchandise.
Il faut réintroduire sur la surface l’hétérogénéité des
signes et des formes. Et pour cela il faut d’une certaine
façon prendre à revers le projet «moderne» de Mallarmé.
Il faut remettre en jeu les notions que l’art des signes/
formes avait voulu évacuer de l’art, celles de la ressem ­
blance et de l’image. La plastification du Coup de déA
de Mallarmé est donnée par Broodthaers comme
une «image» du poème. Nous devons donner à ce mot
toute sa signification. Broodthaers remet Mallarmé
au régime de l’image. En renversant la logique mallar­
méenne il fait de l’image un instrum ent de réflexion,
propre à repenser cette rencontre des signes, des formes,
des objets et des actes qui a été la grande utopie
de l’art, de Mallarmé à Rodtchenko ou Schwitters.
L’opération qui rend illisible le poème «spatial» mallar-
méen est bien en accord avec une pratique du mot
et de l’image qui souligne leur écart. Il n’y a pas plus
d’alphabet des astres que de forme formatrice d’une vie
nouvelle. Si l’alphabet joue chez Broodthaers un rôle
essentiel, c’est par les abécédaires qui, en donnant
aux lettres des images, initient le devenir-chose des
significations, à l’opposé des combinatoires d’éléments
prim itifs présentées par les poèmes d’Anna Blume.
Et les chiffres qu’il déroule en commentaire du poème
de Heine et des images dju rocher de la Lorelei ne sont pas
ces nombres entiers, quelconques et générateurs,
qu’assemblait Schwitters. Ce sont les cours du marché
à Munich, Hambourg, Hanovre, Amsterdam ou Paris, u
La surface où se combinent les mots et les images
de Broodthaers est donc une surface d’art pour autant
qu’elle est un espace de confrontation. Le mot «figure»
qui revient obstinément chez Broodthaers pour désigner

il M arcel B rood th aers, En lisa n t la Lorelei, Genève, M am co, 1997.


toute chose et son absence - pipe sans fumée, fumée
sans fumeur, absence de pipe, poème reproduit
ou effacé, etc - marque ce déplacement. Là où toute
une époque avait voulu établir la fusion de la parole
et de l’image, de l’œuvre de l’art et des gestes de la vie,
il marque au contraire la frontière. À la fusion des élé­
ments s’oppose le choc des incompatibles. Seulement
ce choc lui-même connaît deux grandes formes
qui définissent aussi les deux grandes voies de l’image
surréaliste. La première assemble des éléments
qui n’ont aucune raison de s’assembler. C’est la rencontre
du parapluie £t de la machine à coudre, qui ne les oppose
que pour m ieux les réunir non point tant sur la table
de dissection que dans l’inconditionné du rêve.
La seconde, à l’inverse, ne s’attache qu’à l’incompatibilité
des choses qui sont parentes les unes des autres,
semblables les unes aux autres : impossibilité que la pipe
peinte soit une vraie pipe ou que la pipe et le mot
qui la désigne occupent la même place.
C’est ce second mode que choisit Broodthaers quand
il distingue Magritte de tous les tenants surréalistes
de l’indistinction du rêve et de la réalité pour en faire
un précurseur du pop art. Ce qui lie M agritte aux artis­
tes pop art est de travailler non point à la conjonction
des étranges ou à la transfiguration du banal
mais à l’interrogation sur deux états d’une même chose
ou d’une même signification. Mais cette filiation décla­
rée suppose en fait un écart délibéré avec la pensée
et la pratique de Magritte. En effet les confrontations
que celui-ci opère entre chose, image et signe relèvent
encore d’une certaine idée du projet mallarméen, partagée
par les constructivistes ou les dadaïstes, les futuristes
ou les surréalistes. Elles entendent forger, contre
les liaisons du sens commun, un nouveau s e n s o r iu m ,
d’autres habitudes perceptives. C’est pourquoi elles se ré­
clament de la catégorie mallarméenne du «mystère»
qui en résume l’idée. C’est pourquoi aussi la «con tra­
diction entre le m o t p e in t et l ’ob jet peint», si elle se pose
en termes linguistiques, se résout en termes visuels.
«D ans un tableau les m o ts s o n t de la m êm e s u b s ta n c e
que les im ages». 12 Dans la pratique du peintre, cette pa­
renté équivoque devient un principe d’homogénéisation :
la cartouche qui contient le seul nom de l’objet se place
sur la toile de M agritte dans la position qu’ occuperait
son image ou encore y projette son ombre comme tout
corps sensible.
Marcel Broodthaers, luif n’est pas peintre. S’il cesse d’être
poète, ce n’est pas pour devenir plasticien. C’est pour
devenir a r t is t e , c’est-à-dire aussi pour mettre en œuvre
une nouvelle idée de l’artiste, où celui-ci se définit
d’abord par son «attitude négative». 13 L’artiste tout court
n’est plus l’homme d’aucun médium, il récuse donc
les formes d’homogénéisation que chaque médium offre
aux éléments hétéroclites qu’il assemble. Les abécédai-

12 «Les mots et les images», in René Magritte, ÉcritA complets, p. 60


13 «Dix mille francs de récompense» in Marcel BroodthaerA par lui-même,
res, vignettes, cartes de géographie, modèles d’écriture
ou autres accessoires pédagogiques qu’utilise Brood­
thaers n’ont pas plus d’ombre physique que d’aura mythi­
que. Il sont et restent des mots qui désignent des choses,
des im ages qui illustrent des mots et représentent
des choses, des choses qui prêtent leur corps à des signi­
fications ou à la dissimulation de ces significations.
Les éléments métamorphiques du tableau de M agritte
doivent être tirés des deux côtés de leur distinction :
du côté de la «linguistique» : des mots, et de leur pouvoir
d’engendrer des espaces; du côté de la «sociologie» :
des choses et de leur capacité d’enfouir des significations.
On pourrait en prendre pour exemple le travail réalisé
par Broodthaers autour de la fable de La Fontaine,
Le corbeau et le renard. Et on pourrait voir dans la spa­
tialisation de cette fable par Broodthaers une réponse
à la spatialisation mallarméenne du Coup de dés,
remettant en cause toute utopie graphique de l’équiva­
lence des mots et des formes.
Broodthaers opère une première transformation.
Il substitue au poème de La Fontaine une «écriture per­
sonnelle» inspirée par lui. Cette écriture personnelle,
si simple qu’elle soit, implique déjà une stratégie
complexe. Premièrement elle renvoie les mots
et les vers du poème dans l’univers scolaire : celui
des petites phrases qui servent à apprendre les bases
de la grammaire ou donnent des consignes aux écoliers :
«Le D eAt pluA gran d que le T. Toua leA D do iven t avoir
la m êm e longueur. Le ja m b a g e et l ’ovale on t la m êm e
Deuxièmement elle utilise
pen te co m m e danA A».
ce dispositif pédagogique pour souligner l’absence
de ce dont le poème parle, son caractère purement verbal :
«Le Corbeau et le renard A ont abAentA. Je m e AouvienA
d ’e u x maiA à peine. J ’ai o u b lié leA patteA et leA mairiA,
leA j e u x et leA coAtumeA, leA v o ix et leA couleurA, la fo u r ­
berie et la vanité. Le peintre éta it to u t couleurA.
L ’arch itecte éta it en pierre. Le corbeau et le renard
é ta ien t de caractèreA impriméA». m
Le rapport entre les leçons ou modèles d’école primaire
et les phrases qui disent l’absence des choses dans
les mots permet alors de mettre en scène et en question
l’utopie de la spatialisation des signes/form es. Le pro­
pre des mots est l’absence des choses dont ils parlent.
L’utopie des signes/form es veut leur donner un corps.
Elle veut qu’ils dessinent dans l’espace la forme dont
ils parlent. Mais qu’est-ce que cela veut dire, en dernière
instance, sinon le désir que l’architecte soit de pierre
et le peintre en couleur ?
La leçon de choses peut alors se démultiplier. Brood­
thaers met les mots du poème sur une surface de tableau,
les enferme dans le volume d’une boîte ou les imprime
sur un écran. Celui-ci perd sa virginité tout en conti­
nuant à jouer le rôle de la surface de projection, car,
sur cet écran couvert de mots, Broodthaers projette

m M arcel Broodthaers, Cinéma, op.cit., p. 53.


les mots du poème et des images d’objets quotidiens -
lait, bottes ou autres - dont le dispositif interroge alors
la ressemblance avec les mots qui les désignent. À l’op­
posé de toute fusion des mots et des images, il apparaît
alors que ces «semblables» ne peuvent cœxister
qu’au prix de se cacher l’un l’autre. La «sp a tia lisa tion »
du poème devient ainsi un « essa i p o u r nier a u tan t
que p o ssib le le s e n s du m o t com m e de Vimage». 15
Ce que Broodthaers récuse, c’est le pouvoir métamorphi­
que attribué à la spatialisation des mots. C’est l’idée
de la surface comme un s e n s o r iu m commun où
les pensées deviendraient des formes ou les objets
des signes. C’est le pouvoir homogénéisant du médium.
Le tableau noir n’est pas un médium à métamorphoses.
Les signes s’y dessinent sans pour autant cesser d’être
signes, c’est-à-dire de marquer leur différence avec
les images qui présentent les choses, avec les choses
que ces images présentent ou avec le geste qui opère
le tracé sur la tableau. C’est cette limite du pouvoir
des mots et des surfaces qu’emblématise le film consacré
par Broodthaers à la célèbre plaque du métro parisien,
A u -d e là d e c e tt e lim ite le s b ille t s n e s o n t p lu s
La plaque filmée est comme une réponse
v a la b le s .
au collage des tickets d’autobus sur la toile de Schwitters.
Un billet de transport n’est pas un matériau de la vie
recyclable en élément de forme artistique, comme
les catalogues ou m agazines démodés affectionnés

15 In terview de Trépied, in M arcel Broodthaers, Cinéma, op. cit., p. 59.


par le surréalisme. Il est seulement un titre qui permet
de se déplacer dans les lim ites d’un système clos défini
que bordent deux portillons. Au-delà de leur valeur
signifiante les mots ne sont plus valables et la surface
qui les porte ne les change en rien d’autre. Si les mots
prennent l’apparence de choses physiques sur l’œuvre-
tableau de Broodthaers, c’est seulement pour expliquer
quels rapports les mots ont avec les choses, à la manière
des images des livres de classe.
La démonstration peut prendre plusieurs formes :
on peut expliquer le rapport de la lettre A avec l’aigle
ou avec l’art. À l’école primaire, cela sert à apprendre
l’alphabet et à y associer les choses que l’on peut voir
et celles que l’on peut seulement imaginer. Cela s’appelle
de la pédagogie élémentaire. Plus tard le même procédé
d’association peut servir à énoncer l’identité de l’art
avec son idée : cela s’appelle alors de l’art conceptuel.
On peut aussi expliquer le rapport entre la légende
de la Lorelei, la poésie de Heine, les cartes postales fanées
et les cours de la bourse : cela s’appelle, en science,
de la sociologie, en art, du pop art. Ce sont deux manières
de mettre des mots et des choses en regard, de les rendre
compossibles sur un espace donné, pour montrer com­
ment les mots deviennent des choses. Mais il y a
une manière plus simple de montrer ce devenir-chose
des mots : c’est de les chosifier : on transformera ainsi
l’édition d’un poème, Le Perue-bêtes, en structure
plastique homonyme ou encore un texte de Baudelaire
en pages blanches. Ou bien l’on établira une image
du poème spatial Un co u p d e déA ja m a ÎA n ’a b o lir a
le h a s a r d faite de bandes noires. Le devenir-chose
des mots, c’est alors proprement leur devenir illisible.
Si l’image réfute le poème qu’elle accomplit, c’est
en niant sa proposition : la plastification du poème,
c’est strictement le coup de dés qui abolit le hasard :
Y«unique nombre qui ne peut être un autre».
Un coup d e déA contre un autre. Là est le pivot politi­
que du retournement opéré par Broodthaers. Il nous dit
ceci : les artistes n’ont pas besoin de transformer
les signes en formes spatiales ou les objets en signes.
Car cette métamorphose qu’ils posent comme la fin
glorieuse d’un art devenu forme de vie s’accomplit
prosaïquement tous les jours, dans la transformation
des signes de l’échange en choses. Cette transform a­
tion, M arx l’appelle fétichism e de la marchandise.
En fondant sur l’analyse de la marchandise une critique
de la culture, Lukacs, dont Broodthaers recevra
par Lucien Goldmann la leçon, l’appelle réification.
La plastification du poème est une opération artistique
qui met en scène la réification. Mais il faut bien
en comprendre le procédé. Il ne s’agit pas de démystifier
Mallarmé, comme on pourrait le faire en confrontant
la sublimité du projet poétique à quelque icône
de la trivialité marchande. Il s’agit d’utiliser la poétique
mallarméenne (la puissance spatialisante des mots-
idées qui récuse le privilège plastique de la forme)
pour confronter cette puissance à la puissance ordinaire
qui transforme en choses les signes de l’échange.
Sur le tableau noir la capacité des mots d’inventer
des espaces vient s’identifier à son contraire tout sem­
blable : la transformation marchande des signes
en choses et des choses en signes.
Broodthaers fait donc servir l’espace mallarméen
à la démonstration de cette équivalence marchande
contre laquelle Mallarmé l’avait conçu. Car si Mallarmé
avait si minutieusement compté les blancs, les lignes
et les caractères de son poème, c’est que ce compte
était un contre-compte. Il opposait à l’économie
de l’échange marchand, communicationnel et démocra­
tique, l’or du poème constitutif d’une autre économie,
une économie de la grandeur collective, quitte
à ce que cet or ne soit lui-même que le «sceau spirituel»
donné à un matériau quelconque.
C’est cette double économie que révoque l’opération
exercée par Broodthaers sur le texte mallarméen.
Cette opération prend acte de ceci: la transformation
des pensées et des mots en objets de culte commun,
rêvée par le poète, a déjà eu lieu. Elle s’appelle tout
simplement marchandise. Car la marchandise n’est pas
l’étalage vulgaire du même. Elle est depuis Marx la
théologie subtile des contraires indissociables.
Quand Broodthaers fait disparaître la double économie
scripturale de Mallarmé dans l’indifférence des lignes
noires, il répète la manière dont le travail du tailleur
disparaît dans la toile et se fantasm agorise dans
le fétiche. Il n’y pas de double économie, pas plus
qu’il n’y a de transformation des rebuts de la consom­
mation en m atériaux de l’art à la manière dadaïste
ou en im ages de rêve à la manière surréaliste.
Poursuivre noir sur blanc n’est que poursuivre noir sur
blanc. Mettre les mots de Mallarmé à l’écart de leur
espace, c’est dénoncer la prétention du devenir-espace
à refléter la disposition d’un alphabet des astres.
Le poème ne se spatialise vraim ent qu’à une condition :
se vider de ses mots et de leur sens. Le poème ne peut
pas être à la fois le déploiement du quasi-visible
de la parole et sa constitution en un espace matériel
concret. Il n’y a qu’une manière pour le poème
de devenir une chose spatiale : c’est de disparaître
dans la chose sans mots, comme les exemplaires res­
tants du Pense-Bêtes dans leur «sculpture» ou
le Coup de dés mallarméen dans leur «image».
En m ettant en parallèle les douze plaques reproduisant
les lignes du Coup de dés avec son texte déspatialisé,
ramené à son seul «contenu» signifiant, Broodthaers
a exactement enfermé le poème de Mallarmé entre
les deux extrêmes :
les mots sans espace et l’espace sans mots.
Et sur les panneaux blancs accrochés au mur
de l’«exposition littéraire autour de Mallarmé»,
l’alphabet ordinaire ne trouve plus d’autre équivalent
que la pipe de Magritte, laquelle n’intègre la lettre
que pour m ieux dénier toute correspondance entre
l’alphabet des lettres et un alphabet du visible, entre
la dispersion spatiale du texte et la dissipation
de la matière en esprit. Ainsi la poétique mallarméenne
s’accomplit avec et contre Mallarmé. L’art est bien
la mise en espace - non en forme - d’une idée. Et il est
le tracé d’une identité de l’art et du non-art qui
en réfute une autre. Mais ce qu’il s’agit de récuser
désormais, ce n’est pas la «coulée à plat» de l’écriture
ou la platitude de l’étalage marchand. C’est au contraire
l’esthétisation dans laquelle se dissimule le devenir-
marchand. L’opposition mallarméenne de l’artifice
gratuit à la nécessité marchande s’est en effet trouvée
retournée par le processus de l’esthétisation marchande
dont le graphisme symboliste a été l’initiateur. Il faut
donc la retourner à nouveau. Tracer la différence
de l’art, c’est déjouer la banalisation esthétique pour
faire de l’art la présentation sincère du devenir-image
des choses et du devenir-chose des significations.
Mais inversement cet «anti-mallarméisme» doit
se pratiquer à la manière mallarméenne.
C’est en rapprochant Mallarmé et Magritte que Brood­
thaers se sépare de la manière alors dominante dont
l’art dénonçait le fétichism e de la marchandise et s’in­
terrogeait sur, son rapport à l’économie marchande.
Cette manière consistait à homogénéiser des images
de statut différent : images publicitaires copiées
sur la toile, pour dénoncer le règne de la marchandise
ou objets de consommation exposés comme œuvres
d’art pour dénoncer le mensonge de l’art; icônes de l’art
pictural ravalées au rang de simulacres publicitaires ;
images du bonheur marchand confrontées aux images
nues de la domination. Broodthaers rend hommage
à la vertu critique de ce détournement. Et il sait aussi
transformer la sirène de Heine - et celle de Mallarmé
par la même occasion - en gravure de mode pour m aga­
zine de l’Allemagne du miracle économique. i&
Pourtant ce transfert des images reste ambigu.
Le recyclage des icônes publicitaires peut dénoncer
la société de consommation en lui renvoyant ses images
et dénoncer en même temps la complicité de l’art. Mais
il tient ainsi ce devenir-image pour acquis et, du même
coup, il use encore du pouvoir formel de l’image,
il entretient ce culte de la forme dans lequel le devenir-
image se sublime.
Broodthaers, lui, entend à la fois maintenir le primat
de la poétique mallarméenne, celle des mots-idées,
et la pureté de la démonstration. Il se situe donc
en amont, au point où un dispositif spatial d’idée permet
de voir les signes se faire images et choses. S’il utilise

16 Cf. Autour de la Lorelei, édition critique établie et postfacée


par Philippe Cuenat, Genève, Mamco, 1997.
les images, ce n’est pas comme reflets d’un monde mais
comme signes de la fonction-image : abécédaires, atlas,
planches et modèles d’écriture : tout ce qui établit
une équivalence entre des idées, des signes, des images
et des choses, tout ce qui permet de mener une leçon
de choses. S’il sociologise Magritte, c’est pour renvoyer,
à l’inverse, la «sociologie» des images à la forme
du rébus. Celle-ci met sur une même surface mots,
images et choses afin d’ éclairer la manière dont
ils se transforment les uns dans les autres. Cela aucune
image de potage ou de star ne le fera jamais. Il y faut
en effet une «image» qui ne soit le double d’aucun objet
du monde mais la mise en œuvre d’une idée.
Telle est l’«image» que Broodthaers propose du Coup
de dés. Cette image fait du poème spatial un rébus
impossible. Elle montre comment les mots et les images
ne sont compatibles qu’au prix de s’annuler m utuelle­
ment. Les lignes noires ne sont ni un poème ni
une forme. Elles sont l’œuvre d’un art qui n’est plus
ni poésie ni art plastique. Cet art utilise les images
pour délier ce qu’elles lient et rendre les mots
et les choses à nouveau comparables au sein même
du processus qui les rend indiscernables. Ainsi
Mallarmé est-il accompli dans sa réfutation.
Ainsi l’art qui dénonce le devenir-marchand est-il aussi
l’art qui accomplit honnêtement le principe de ce deve­
nir-marchand. Tout près de Mallarmé et au plus loin.
Après tout celui-ci le disait lui-même : «Vidée a u x coupA
de crou pe A in u eu x et contradictoireA n e A e d é p la ît
du to u t à f i n i r en queue de poiAAon». n
Mais, dans cette opposition de Mallarmé à lui-même
quelque chose de plus général est en jeu : le choc
de deux grandes politiques esthétiques, de deux gran­
des formes de dépassement de l’art : l’art qui dépasse
la singularité des arts et des supports pour construire
des formes de l’espace commun; et celui qui dénonce
sa propre prétention utopique en faisant voir le rapport
de ses formes à celles de la vie aliénée. En opposant
Mallarmé à lui-même, Broodthaers oppose aussi deux
formes de cette auto-suppression de l’art qui, depuis
le romantisme, n’a cessé d’être le destin paradoxal
de l’art. ie

JacqueA Rancière

17 Mallarmé, «Solitude» in Œuvres complètes, op.cit., p. 408.


18 Je dois remercier Maria Gilissen ainsi que Corinne Diserens et Emily Wacker
pour l’aide apportée à ma connaissance des textes et des films
de Marcel Broodthaers .
Musée des Beaux-Arts de Nantes
10, rue Georges-Clemenceau
44000 Nantes
musee-beaux-arts(amairie-nantes.fr
33 (0)2 5117 45 00

Graphisme : Labomatic
Assistante : Juliane W ollensack

ΕΑΝ 9782906211421
ISBN 2-906211-42-7

D épôt légal : mai 2005


© 2005, Musée des Beaux-Arts de Nantes
Première édition :
Tous droits réservés pour le texte de Jacques Rancière.
Imprimé en France.

Le Musée des Beaux-Arts de Nantes remercie tout


particulièrement Jacques Rancière pour la conférence
L’Espace des mots : entre Mallarmé et Broodthaers,
qu’il a donnée au Musée des Beaux-Arts de Nantes
le 9 janvier 2004, dans le cadre de l’exposition M aïÇfL
Broodthaers. Un jardin d ’hiver..., et
qu’il a eu la générosité de nous $
Nous remercions également
Labomatic pour son tray

Вам также может понравиться