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Lia Varela
Calvet Louis-Jean, Varela Lia. De l'analogique au digital. À propos de sociologie du langage et/ou sociolinguistique et/ou
linguistique. In: Langage et société, n°89, 1999. Ethnométhodologie et analyse conversationnelle. pp. 125-137.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1999_num_89_1_2887
De l'analogique au digital
2 - Le digital et l'analogique
La vogue dans les années 1950 et 1960 de la linguistique structurale,
discipline qui a servi un temps de modèle à d'autres sciences comme
l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie, voire une certaine psychan
alyse, tenait essentiellement au fait qu'elle donnait l'illusion que les
objets d'étude de ces sciences pouvaient être conçus comme des codes
digitaux. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, Claude Lévi-Strauss
importe-t-il vers sa science des catégories issues de la linguistique.
Dans un article publié dans la revue de linguistique Word en 1945 il
explique que dans l'ensemble des sciences sociales la linguistique
« occupe une place exceptionnelle : elle n'est pas une science sociale
comme les autres, mais celle qui, de loin, a accompli les plus grands
progrès ; la seule, sans doute, qui puisse revendiquer le nom de science
et qui soit parvenue, à la fois, à formuler une méthode positive et à
connaître la nature des faits soumis à son analyse » (Lévi-Strauss 1958 :
37). Lévi-Strauss consacre soixante-treize pages au thème "langage et
parenté". Le modèle structural emprunté à la linguistique apparaît
nettement dans sa description des villages bororo (Id., 1955 : 248 et
sv.), l'emprunt méthodologique est théorisé lorsqu'à propos des
interdits alimentaires il utilise les notions de "marqué/ non marqué"
(Id., 1962 : 134-136), etc. À l'origine de cet engouement est la phonol
ogie,qui ne pouvait vivre que sur l'hypothèse de l'existence d'un
code digital et sur l'idée que les sons du langage sont structurés par un
critère de pertinence, la fonction de communication, c'est-à-dire qu'ils
trouvent le principe de leur organisation à un autre niveau, celui du
sens. Si p et b sont des phonèmes différents en français, c'est parce que
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pain et bain, bas et pas, pont et bon, etc., ont des sens différents.
Apparaissait ainsi ce que nous appelerons la pensée digitale. L'éty-
mologie n'est pas ici indifférente. Un code digital, du latin digitus,
"doigt", est un code dont on peut compter les éléments, et la pensée
digitale vit sur le principe du dénombrement des unités constituant
l'objet d'étude (par exemple les phonèmes, chez Martinet comme chez
Chomsky) et sur la recherche des règles qui président à leur organi
sation. Ces unités sont donc, par nécessité, discontinues (discrètes,
digitales). Face à cette "pensée digitale" il en est une autre, que nous
dirons "analogique". Le premier sens de cet adjectif, le plus fréquent,
renvoie à la comparaison. Celui que nous lui donnons ici englobe le
précédent et l'élargit, prenant en compte la possibilité de calcul ana
logique avec des mesures physiques continues.
L'illustration la plus simple de cette distinction est celle d'une
montre, qui peut être analogique (des aiguilles tournent et nous indi
quent l'une les heures et l'autre les minutes, reproduisant dans leur
déplacement la continuité et la circularité du temps vécu) ou digita
le (le cadran affiche des chiffres, traduction digitale de ce temps
vécu). La perception de la différence entre la chaleur du corps et la
chaleur ambiante est un autre exemple de la même distinction. On
peut avoir chaud ou froid, dire qu'il fait chaud, qu'il fait froid, plus
ou moins chaud, très chaud, très froid, en se situant nettement du
côté d'une valeur continue, même si la langue nous impose ici une
traduction digitale (brûlant vs chaud vs tiède vs froid vs glacial, etc.).
Mais on peut aussi dire qu'il fait moins dix degrés Celsius, zéro
degré, dix ou vingt degrés, ou encore qu'il fait vingt-six degrés
Fahrenheit, trente-deux degrés, quarante-six ou soixante-six degrés
en se situant du côté d'un système digital ou d'un autre (Celsius vs
Fahrenheit). Nous passons ainsi de la chaleur à la température, d'une
valeur intensive à une valeur extensive. Le passage de l'analogique
au digital est ici brutal, il peut être plus progressif, comme dans
l'exemple des couleurs. Nous avons tout d'abord, du côté de l'ana
logique, la perception d'un spectre de longueurs d'ondes constituant
un continuum parfait, dans lequel on a effectué des divisions analo
giques (ici au sens le plus courant : "qui relèvent de la comparaison")
en rapprochant par exemple une "couleur" d'une autre expérience
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(c'est "vert" comme les feuilles, les herbes, etc.) pour en venir ensuite
à des oppositions digitales (qui peuvent changer d'une langue à
l'autre), en passant ainsi de façon plus progressive d'une valeur conti
nueà des valeurs discontinues.
Ces valeurs continues, ou analogiques, ont été maintenues hors du
champ de la linguistique puisque les unités de la langue constituent
par définition un filtrage digital de l'expérience. C'est à ce prix que la
linguistique pouvait se constituer en science, en s'inventant un objet la
langue, à partir de pratiques multiples qu'il lui fallait ramener à une
structure digitale. « La preuve du pudding, c'est qu'on le mange », écri
vait Friedrich Engels, la preuve des langues c'est qu'on les parle, pour
rions-nous dire, ou encore, en termes saussuriens, la preuve de la
langue c'est la parole. Mais ces pratiques, ces actes de paroles, peuvent
être observés à différents niveaux, à partir de différentes approches, de
la même façon que l'on peut avoir une vue globale d'un paysage, puis
que l'on peut focaliser sur un détail à l'aide de jumelles, et que l'on
peut ensuite se rapprocher de plus en plus et analyser un végétal ou un
échantillon minéral au microscope.
Si une certaine linguistique, la "linguistique consonne-voyelle",
en est restée à ce stade digital (paires lexicales chez Labov, niveaux de
langues chez Martinet...), la science a évolué vers d'autres horizons,
la sociolinguistique remettant dans un premier temps la linguistique
structurale à une place plus modeste. Puis le débat entre sociologie
du langage et sociolinguistique a posé les problèmes d'une façon
encore différente. Pour les uns, la sociologie du langage était l'affaire
des sociologues, la sociolinguistique, celle des linguistes ; pour
d'autres, la sociologie du langage étudiait la société en partant du
langage ou des langues, et la sociolinguistique recherchait les effets
de la société sur la langue et son évolution, pour d'autres encore
(comme Boutet, Fiala et Simonin-Grumbach 1976), la sociolinguis
tique travaillait sur la covariance tandis que la sociologie du langage
étudiait les pratiques langagières, etc. Dans tous les cas, nous avons
donc une division binaire d'abord lexicale qui a cherché ensuite à se
réaliser théoriquement ou disciplinairement.
Le point de vue adopté ici considère ce dernier débat comme mal
posé, et nous partirons d'une autre approche. Les pratiques à partir
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Conclusion
La dictature du digital qui a marqué l'irruption de la linguistique
dans les sciences sociales nous semble avoir eu des effets pervers au
bout du compte plus importants que ses effets positifs. Réduisant la
communication sociale à la seule utilisation de langues, de codes, les
études en ont donné une image appauvrie, limitée. Sans doute était-ce
le prix que la linguistique devait payer pour se constituer en science,
une voie de passage obligé. Mais, le dogmatisme aidant, cette voie
de passage a été transformée en une fin en soi, en but ultime.
Nous avons tenté de montrer que les choses étaient plus compli
quéeset que la déperdition produite par la seule approche digitale
était importante. L'idée de zoom, de focale variable, passant pro
gressivement d'une approche analogique à une approche digitale, ou
du flou au net, nous a permis de postuler une complémentarité de
postures généralement présentées comme inconciliables. On aura
compris qu'il n'y a pour nous aucune nuance dépréciative dans
l'adjectif flou, aucune nuance meliorative dans l'adjectif net Flou ne
signifie pas "imprécis" pas plus que net ne signifie "précis", ils peu
vent même signifier le contraire : une lecture analogique peut être
infiniment plus précise qu'une lecture digitale. Une montre digitale,
par exemple, a une précision limitée par l'échantillonnage du temps
utilisé (la seconde, ou le dixième de seconde, ou le centième de
seconde) tandis qu'une montre analogique a une précision infinie,
à condition qu'on puisse la lire (avec une forte loupe ou tout autre
système grossissant).
De ce point de vue, le concept "langue" peut paraître plus "pré
cis"que le concept "langage", pour la simple raison qu'il est le pro
duit d'une pensée digitale, mais en même temps les informations que
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Louis-Jean Calvet
louis-jean.calvet@wanadoo. fr
Lia Varela
Université de Buenos Aires
Références bibliographiques
CALVET Louis-Jean (1992) - « Des mots sur les murs, une comparaison entre
Paris et Dakar », in Des langues et des villes. Paris, Didier érudition.