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Le point de vue
Jacques Aumont
Aumont Jacques. Le point de vue. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 3-29;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1566
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1566
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vue. Cette dualité est très généralement résorbée dans le discours sur le
cinéma, sous le prétexte implicite que le film, étant dans sa conception
habituelle une histoire racontée par l'image (et le son), on rend
suffisamment compte des phénomènes de représentation en les référant
à l'histoire, ou au mieux au récit.
Ces deux exemples (et cent autres aussi faciles à trouver) pour
souligner, simplement, le privilège spontanément accordé par
l'institution cinématographique au narratif sur le représentatif. Privilège dont
on trouverait la confirmation, apparemment sur le même mode de la
spontanéité et de l'évidence, jusque dans la réflexion théorique et
analytique récente. Il n'y a qu'à relire la plupart des analyses ( «
textuelles » ou non) publiées, pour se convaincre que presque toutes, et
indépendamment de leur qualité, se concentrent de façon «
déséquilibrée » sur l'analyse de l'histoire, au détriment de la réflexion sur le
niveau figuratif et représentatif, qu'on ne convoque que lorsqu'il
apporte de l'eau au moulin narratologique n. Quant aux théoriciens, les
notions proposées récemment de « texte filmique » (Casetti), de «
dynamique communicative » (Colin), voire, et paradoxalement, d'analyse
« paramétrique » (Chateau), ont pour commune caractéristique de ne
retenir de l'image, et par définition, que son pouvoir narratif (fût-il
dysnarratif ) .
prêtent à ce codage qui en fait l'expression d'un point de vue. Toutes les
valeurs plastiques, tous les paramètres iconiques, bien des éléments de la
narration peuvent être investis de cette valeur de signification — de
l'inclinaison de la caméra à la couleur, du typage de l'acteur à la prise en
compte par le film d'un gestus social.
Je l'ai dit déjà : je ne saurais viser à proposer un modèle, une solution
générale de ces problèmes. Reste donc possible d'en rendre compte en
référence à l'histoire (histoire des films et, plus largement, histoire de la
représentation). Naturellement, les dimensions de ces notes n'autorisent
nulle prétention à un vrai travail historique, et ma démarche met à
contribution une supposée histoire du cinéma dont, nous l'apercevons
chaque jour, il n'existe guère que des approximations 12. Ce qui suit se
présente donc comme une série de ponctions, plus ou moins arbitraires,
dans le vaste corpus des films et des théories qui les accompagnent — , à
seule fin de cerner les rapports, permanents et variables, de ces « points
de vue ».
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Exemple. Dans Enoch Arden, lorsque Annie Lee attend sur la plage le
retour de son époux : tout à coup, son visage prend une expression
horrifiée, ses bras se tendent ; au plan suivant, on voit le naufrage
d'Enoch (il est vrai que parler ici de focalisation interne implique une
certaine croyance à la télépathie). Plus nettement peut-être : dans The
Battle, la scène où le jeune kn.me, fraj .^ le panique, abandonn
poste, inclut un plan sur la tranchée où il ne figure plus, et qui
représente son regard.
Avant qu'on en arrive aux lois à peu près fixes par lesquelles le cinéma
classique a tenté de rationaliser la représentation de l'espace (et dont je
ne dirai rien, car elles sont abondamment étudiées un peu partout), ce
privilège accordé à la clarté du récit continue d'être encore repérable à
travers toute la période muette, ou presque — parfois sous forme
caricaturale, comme dans ce film de 1920, The Chamber Mystery, où les
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Davantage que dans une industrie hollywoodienne qui eut vite fait,
dans sa majorité, de ramener à quelques stéréotypes ces aventures de la
lumière 21, c'est dans le cinéma européen des années vingt qu'il faut
chercher les tentatives les plus nettes (je ne dis pas abouties) d'un
discours de l'image. Tentatives dispersées, au gré des écoles et des
époques, dont je ne puis dresser ici le catalogue. Trois exemples :
Le caligarisme.
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L 'impressionnisme.
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La ciné- langue.
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quent d'un jeu des acteurs de type analytique, selon les principes du
typage.
Curieusement, cet auteur dont la postérité a surtout retenu ses
développements en faveur de la ciné-langue et du ciné-idéogramme, a
en fait été l'inspirateur et l'instigateur de ce qui, dans l'expérimenta-
lisme massif des années vingt européennes, se rapproche le plus de la
leçon du cinéma américain : des films dans lesquels le travail du
narrateur consiste moins à porter un jugement sur ce qu'il montre qu'à
le montrer clairement, et dans lesquels l'essentiel du récit est porté par le
corps de l'acteur, mécanisé (biomécanisé) pour plus de sûreté narrative.
C'est bien ce qu'on trouve dans les films aujoud'hui conservés de
Koulechov et son atelier, Mr. West (1924), le Rayon de la mort (1925),
et même Dura Lex (1926) : des films où, pour simplifier le travail de
lecture, on évacue tout ce qui encombre inutilement le récit.
Certes, chez tels de ses contemporains, on accorde davantage
d'attention aux possibilités predicatives du cinéma. Chez Eisenstein, bien
entendu, que nous allons retrouver dans un instant. Même chez son
disciple Poudovkine, dont les films se caractérisent eux aussi par la
linéarité et la limpidité du récit, mais qui se permet à l'occasion de larges
métaphores (voir les finales de Tempête sur VAsie (1929) et de la Mère
(1926)) : un Griffith qui reculerait moins à exploiter la valeur «
symbolique » de son matériau. Du côté des théoriciens « formalistes », on fait
droit également à la figure rhétorique ; « dans le cinéma, le monde
visible est donné non en tant que tel, mais dans sa corrélation
sémantique », pose Tynianov 25, pour qui l'image et les enchaînements
d'images -fragments doivent être calculés en fonction de leur valeur
narrative et, potentiellement, métaphorique.
La conception de la ciné-langue est donc sans doute moins simpliste
qu'on ne l'esquissait avec Koulechov ; elle inclut la possibilité d'une
intervention de l'instance narratrice directement sur le matériau
représenté, sur un mode analogue à ce que les cinéastes allemands ou français
pratiquaient. La métaphore, la figure rhétorique en général, se voit
réserver une place dans la poétique du cinéma 26, comme un des niveaux
possibles de signification de l'image-signe. Pourtant, si l'on recense les
actualisations de ce principe dans les films de Poudovkine et des FEX,
on voit que, malgré la beauté indéniable de certaines, les métaphores se
restreignent, un peu timidement, au jeu sur l'angle de prises de vues, au
montage raccourci, à des comparaisons intra-diégétiques (ce que Mitry
appelle des « symboles impliqués »), et que dans l'ensemble, elles
apparaissent comme des suppléments un peu décoratifs d'une idée que
le récit a à charge de principalement véhiculer.
Mes trois exemples sont tout sauf innocents : ils prennent en écharpe
les manifestations les plus importantes et les plus célèbres de l'esprit
d'expérimentation qui marque généralement le cinéma muet à son
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pour dire le deuil, en mobilisant aussi bien des éléments diégétiques que
des paramètres de la représentation. Dans les termes que nous nous
sommes donnés, on a évidemment affaire à une conception du cinéma
qui gonfle démesurément le point de vue prédicatif, au point d'en faire,
tendanciellement, le seul moteur, et le seul principe de cohésion, d'un
discours filmique où le discursif même se voit hypertrophié.
Ce sont ces « excès » qu'Eisenstein s'appliqua à corriger, quelque dix
ans plus tard, dans sa série de textes sur le montage, à travers le concept
central d'imaginicité. Je ne puis revenir ici sur le détail de ces textes, que
j'ai commentés par ailleurs, et qui seront bientôt publiés en traduction
française. La norme esthétique qui s'y voit proposée soumet le film à une
double exigence :
— il doit figurer (représenter) le réel d'une façon vraisemblable, qui
ne heurte pas la vision « normale », quotidienne qu'on peut en avoir ;
exigence vague, mais qui insiste sur la production, d'une part d'un
« bon ■» espace-temps scénique, d'autre part d'un récit raisonnablement
linéaire ; ce travail de représentation (de dénotation) est toujours,
premier, il ne saurait être oublié ;
— il doit véhiculer, à partir de cette représentation et à son sujet, une
image globale, conçue tantôt comme « schéma », tantôt comme «
généralisation » métaphorique, et qui est en fait l'aspect purement prédicatif
de ce cinéma.
Ce rappel un peu squelettique des grands principes exposés au long du
traité de 1937 sur le montage en escamote un peu trop, sans doute, les
méandres, les hésitations, les contradictions — pour mieux faire saillir la
conjonction, portée ici à son point de fusion idéal, du point de vue
représentatif et du discursif 29. Je renvoie le lecteur au texte eisenstei-
nien, pour y apprécier la façon dont ces principes s'incarnent dans une
réflexion sur le cadrage, sur le son, voire sur le jeu de l'acteur, et me
contente de souligner ici une question que cette approche de la forme et
du sens filmiques soulève de manière privilégiée : la question de la
vérité.
L'imaginicité, constitution d'une image abstraite superposée à la
représentation, et l'interprétant, n'a en effet de sens que si cette
auto-lecture du film est 1° unique, 2° légitime. Or ces deux exigences,
pour Eisenstein, n'en font qu'une : c'est parce que l'image globale est
véridique qu'elle est, de surcroît, dénuée d'équivoque. Pour le dire (plus
élégamment) avec Barthes : «L'art d'Eisenstein n'est pas polysémique
(...) ; le sens eisensteinien foudroie l'ambiguïté. (...) Le décoratisme
d'Eisenstein a une fonction économique : il profère la vérité. »
Sans doute, il n'est pas indifférent que cette « vérité » dont Eisenstein
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Avant de reprendre, une dernière fois, cet entrelacs des points de vue
qui, de l'image, s'offrent au spectateur, je me permettrai, en une ultime
digression, d'essayer de cerner encore ce porte-à-faux du narratif dans le
filmique, qui en fait à la fois la cheville la plus sûre du travail du don, et
la moins spécifique des opérations du discours filmique.
Je prendrai, non sans un certain arbitraire lié aux contingences de la
disponibilité des copies de films, le début d'un film d'Hitchcock réalisé
en 1935, les 39 Marches 32. Plus précisément, j'en considérerai les 51
premiers plans après le générique, qui forment une sorte de prologue du
film ; à l'exception du premier, que j'oublierai, ces plans forment une
seule séquence, dont le rôle dans l'économie narrative du film est
d'organiser la rencontre entre le héros, Hannay, et l'agent secret
Annabella Smith, qui mourra un peu plus tard dans ses bras,
l'engageant ainsi dans l'aventure ; cette rencontre a lieu vers la fin de la
séquence en question, de façon « naturelle », dans le hasard d'une
bousculade. Or, toute la séquence, orientée vers cette fin qui permet
d'embrayer sur la suite du film, est en fait souterrainement
déterminée par une tout autre nécessité : montrer le face-à-face entre Hannay
et Mr. Memory, l'homme à la mémoire phénoménale qui est, on le
comprendra à la dernière séquence du film, le maillon essentiel d'une
chaîne d'espions.
Ainsi, dans cette séquence, le travail de l'instance narratrice est-il
double : il s'agit d'une part de mener le spectateur des tout premiers
plans où, d'abord, sur le mode de la fragmentation, le héros est présenté,
à sa rencontre avec Annabella, en insistant sur le caractère aléatoire,
donc naturel de la succession des événements ; d'autre part, mais « sans
le dire » , il faut marquer le rapport entre Hannay et Memory, le héros et
l'agent secret, que tout le récit va précisément impliquer dans la même
histoire, où ils seront ennemis. C'est ce « sans le dire » qui fait problème,
bien entendu : car si je puis en toute certitude affirmer que le prologue
du film contient ce face-à-face, c'est que celui-ci est bel et bien « dit » à
un certain niveau.
Précisons ce « dire ». La séquence-prologue comporte, en gros, trois
« moments », correspondant à trois types de cadrages :
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{Juin 1981.)
Jacques AUMONT
Université de Lyon II
NOTES
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28. Je me permets de renvoyer ici aux pages que j'ai consacrées à ce sujet dans
Montage Eisenstein, où l'on trouvera d'autres références critiques.
29. Pour fixer les idées, je rappelle seulement le célébrissime cadre d'Ivan le Terrible
(1945) où le tzar (tête de profil, en gros plan, à droite du cadre) regarde la procession du
peuple russe (ruban noir se détachant sur la neige, en plan général, gauche cadre). Voici
ce qu'en écrit Eisenstein en 1947 : « Ici, avec le contraste plastique le plus violent
d'échelle et de couleur entre le tzar et la procession, ceux-ci sont unis par le contenu
interne de la scène (l'unité du tzar et du peuple), par l'élément dramatique (la tête qui
s'incline, marquant l'assentiment) et par la concordance des lignes du profil du tzar et
du contour de la procession. » On retrouve bien une situation dramatique, mise en scène
comme telle, et sa « vérité », directement traduite en termes visuels dans l'opposition/
conjonction des divers paramètres.
30. Car Bazin, contrairement à une idée simpliste, n'est pas partisan de quelque
intenable « non-intervention ». Voir, à propos de Welles : « La mise en place d'un objet
par rapport aux personnages est telle que le spectateur ne peut pas échapper à sa
signification (...). En d'autres termes, le plan-séquence en profondeur de champ du
metteur en scène moderne, ne renonce pas au montage, il l'intègre à sa plastique »,
etc.
31. Voir Serge Daney, Vieillesse du Même, et Mourlet, Sur un art ignoré.
32. Fort commode découpage de ce film dans VAvant-scène, n° 249, juin 1980 —
auquel je me réfère ici pour la numérotation des plans.
33. Constitution d'un espace qui n'a lieu, Mitry le note pertinemment, que dans la
mobilisation du point de vue : « [Avec la caméra fixe] ce qui est ressenti, ce n'est pas
l'espace mais seulement Y étendue. L'espace, en effet, ne saurait être éprouvé qu'à partir
du moment où l'on s'y déplace ou — ce qui revient au même — à partir du moment où
on l'envisage de divers points de vue successifs. »
34. Chez Mûnsterberg, par exemple, la visée est en quelque sorte renversée : il
s'intéresse essentiellement à montrer que toutes les caractéristiques du cinéma sont
« mentales », dans la mesure où toute la machinerie représentative du cinéma s'appuie
implicitement sur les lois (pour lui, grosso modo, gestaltistes) de la perception et de
l'appréhension du monde par l'esprit humain.
35. Séminaire XI, p. 93.
36. A propos de laquelle Lacan remarque, quelques lignes avant la citation qu'on
vient de donner, que les tableaux où n'est représentée aucune figure humaine présentent
néanmoins un regard, implicitement.
37. Bien que, sans doute, avec une certaine exagération dans le détail mimique, par
l'insistance unilatérale sur l'immobilité, sur le noir de la salle, surtout sur la position du
projecteur « derrière la tête » (ce qui est loin d'être une donnée universelle).
38. Voir cependant les travaux d'Alain Bergala, dans son Initiation à la sémiologie du
récit en images, et dans le dernier chapitre du Manuel d'introduction à la théorie du
cinéma (à paraître).
39. On pourrait ici rappeler, aussi bien, les remarques de Metz sur le blocage des
identifications, au théâtre, par le fait de la présence physique, dans le même espace que
le spectateur, de l'acteur et du décor. C'est aussi cette « présence » que vise Jean-Louis
Schefer lorsqu'il postule, dans toute une partie du cinéma, un rapport de sidération
entre le film et son spectateur : si le spectateur (qui, chez Schefer, est toujours peu ou
prou un spectateur enfantin) est sidéré, c'est parce qu'il y a quelque chose, une présence,
sur l'écran — et non pas seulement une représentation.
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