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Communications

Passion, poursuite : la linéarisation


Noël Burch

Citer ce document / Cite this document :

Burch Noël. Passion, poursuite : la linéarisation. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 30-50;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1567

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1567

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Noël Burch

Passion, poursuite : la linéarisation *

d'abord
Si l'onpar
excepte
les frères
les Latham,
combats puis
de boxe
par Raff
filmés
et Gamon
pour le1, kinétoscope,
la première
manifestation au cinéma d'une « grande forme narrative » — à savoir la
mise bout à bout de plusieurs tableaux (trois, semble-t-il, au minimum ;
cf. infra) sur le mode de la concaténation bi-univoque — , par opposition
à la petite forme narrative (un plan unique se suffisant à lui-même :
l'Arroseur arrosé (1895)), ce sont les quatre versions de la Passion
tournées en 1897 et 1898, deux à Paris (par Léar et par Georges Hatot
pour la Société Lumière), une troisième en Bohême par William
Freeman et une quatrième à New York par Paley et Russel. Les deux
premières duraient plus de dix minutes, durée déjà exceptionnelle pour
l'époque, mais les deux autres approchent ou dépassent la demi-heure !
Etant donné donc que, pendant une dizaine d'années, aucune narration
autre que celle de la Passion n'atteindra une telle durée, il apparaît
d'emblée que nous sommes en présence d'un phénomène exceptionnel,
et dont il semble évident que l'histoire classique du cinéma n'a guère mis
à jour les significations capitales.
De fait, nous avons là une illustration éclatante de la nature
fondamentalement contradictoire du cinéma primitif, de la manière
dont tel geste — en direction de la linéarisation ou de la clôture, par
exemple — pouvait aboutir en fin de compte à la création d'objets dont
d'autres traits majeurs tendaient à mettre en échec le projet implicite qui
sous-tendait ces gestes.
L'origine de ces diverses versions de la Passion est très directement
« théâtrale » : le succès touristique, à la fin du XIXe siècle, auprès d'une
bourgeoisie désormais voyageuse, des spectacles folkloriques d'Oberam-
mergau, en Autriche, et de Horitz, aujourd'hui en Tchécoslovaquie (ce
dernier sera même filmé in situ par Freeman). Il convient de souligner
qu'il s'agit d'une forme théâtrale descendant directement des mystères
du Moyen Age et qui n'entretenait encore, en cette fin de siècle, que des
rapports indirects et partiels avec le mode de représentation du théâtre
bourgeois. Zdenek Stabla, qui a consacré une monographie au film de
Freeman, décrit ainsi la Passion de Horitz : « II ressort du texte,

* Chapitre d'un livre à paraître, la Lucarne de Vinfini.

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Passion, poursuite : la linéarisation

conservé, du Mystère de la Passion (sa première édition remonte à


1892) que sa mise en scène nécessite deux méthodes différentes de
présentation, correspondant au caractère même des scènes et des actes.
Le genre de représentation scénique correspondant aux formes
dramatiques traditionnelles, où le conflit entre les divers personnages sont
exprimés avant tout dans des dialogues, est le plus fréquent. Il y a
environ cinquante scènes ou, plus précisément, actes de ce genre.
« Ce qu'on appelait des tableaux vivants relève d'un genre tout à fait
différent — ils étaient précédés d'un commentaire explicatif récité par le
chef de chœur. Le Mystère comptait vingt-six tableaux vivants, groupés
toujours en un certain nombre de séries alternant avec des scènes
dramatiques. Plus proches de la pantomime que du drame, ils
convenaient le mieux aux prises de vues cinématographiques. » Et de fait,
toutes les versions de la Passion filmées entre 1897 et 1907 consistent en
des successions de tableaux vivants, précédés (séparés) par l'intitulé du
tableau 2.
Bien entendu, l'existence de ces Passions filmées trouve un début
d'explication dans cette affinité entre deux arts muets. Mais bien plus
important me semble le fait qu'avec la Passion, nous nous trouvons en
présence d'un récit universellement connu. Et c'est très évidemment cela
qui permit aux promoteurs de ces films de franchir d'un bond les limites
étroites du plan-séquence de Lumière ou de Dickson et de proposer un
spectacle de longue durée fait de tableaux vivants dont l'exacte relation
concaténaire était notoirement connu de tous. Soulignons le fait : la
succession des tableaux de l'une ou l'autre de ces Passions — par
exemple, dans celle de la maison Lumière : « L'adoration des Rois
Mages », « La fuite en Egypte », « La résurrection de Lazare », «
L'entrée à Jérusalem », et ainsi de suite pour un total de treize, cette
succession ne pouvait avoir le moindre sens narratif pour un spectateur
ignorant tout de la tradition chrétienne. Ces images ne comportent guère
d'indice intrinsèque de leur concaténation nécessaire, et à quelques
exceptions près leur ordre, aurait pu être radicalement bouleversé sans
semer aucun trouble dans l'esprit d'un spectateur qui ignorerait, par
exemple, que la Cène vient obligatoirement après l'Entrée à Jérusalem
et avant le Jardin des Oliviers. Il se serait agi, pour l'œil « innocent »,
d'une sorte de paysage spirituel, comme le spectacle purement «
topologique » offert aux yeux du païen par les vitraux d'une cathédrale. En
revanche, pour le chrétien — y compris le non-pratiquant, y compris
l'incroyant élevé dans une tradition chrétienne — , ces images
obéissaient à un ordre inéluctable, à l'Ordre des Ordres, peut-on dire, à la
progression de cette vie exemplaire entre toutes dont la linéarité,
garantie par les gestes sacramentels, est, en Occident, fondatrice de
toute linéarité possible, et notamment de celle de la vie de chaque
chrétien, microcosme de cette histoire universelle censée aller sembla-
blement de la Création au Jugement Dernier. En l'occurrence donc,

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Noël Burch

l'histoire de la Passion se révèle dotée du pouvoir As fonder le principe de


la linéarité narrative au cinéma longtemps, très longtemps, avant que
ne se soit éclos ce « syntaxique » qui permettra de l'assurer à tous
les niveaux (et non plus seulement au réfèrent, seul niveau articulé
ici).
Mais en même temps — et il s'agit là d'une manifestation précoce
d'une sorte de loi d'incompatibilités réciproques qui va présider à tout le
développement du cinéma primitif — toutes ces versions de la Passion
vont exacerber certaines caractéristiques du « tableau primitif », du
« modèle Lumière », et ce dans un sens qui contribuera à retarder en fait
l'accession du cinéma à sa « vocation ultime ». C'est un véritable
écheveau de contradictions qui va se nouer à partir de ces films, et qui
mettra plus de vingt années à se dénouer.
Tout d'abord, si l'imagerie de ces Passions adhère — à travers les
représentations folkloriques qu'elles recréaient — à l'imagerie sulpi-
cienne des tableaux pieux de l'époque, cette reconduction a pour effet
d'ajouter aux exigences a-centriques, « panoramiques », de la lecture de
n'importe quel tableau du genre, d'autres exigences qui surgissent, elles,
de Vintroduction du mouvement dans un tableau plat, sans que la
couleur, le relief ou la parole ne viennent compenser, comme au théâtre,
la difficulté de lecture accrue. Georges Sadoul prononce, à propos de la
« Passion Lumière ». ce verdict sans appel : « ... on s'était borné à
photographier des scènes de théâtre, dont ni le jeu, ni le groupement, ni
les costumes, ni la mise en scène n'étaient adaptés au cinéma et qui
devaient donner une impression de confusion et de complication3 ».
Mais cette impression-là est celle que reçoit l'œil moderne (« devaient
donner... »), et il la reçoit devant un grand nombre de films réalisés
pendant la première décennie du cinéma, et notamment l'ensemble de
ces Passions. Dans ces conditions, il est difficile de voir là uniquement un
phénomène de bruit sémantique, de parasitage, même si î'« œil
moderne », accoutumé à une image plus centrée, plus dépouillée, mieux
hiérarchisée, ne la perçoit pas comme autre chose. Et à ce propos, nous
aurons quelques hypothèses à formuler quant à la manière dont les
publics de l'époque pouvaient recevoir de telles images, au fur et à
mesure du développement du cinéma. Quoi qu'il en soit, il est certain
que, dès 1897, ceux qui montrèrent ces Passions au public, malgré la
notoriété de l'argument, ressentirent effectivement le besoin d'en faire
accompagner les projections par des conférences, pratique empruntée,
certes, à la lanterne magique mais aussi aux Passions théâtrales
elles-mêmes (celle de Horitz, nous l'avons vu, comportait, pour les
tableaux vivants, des gloses liminaires dites par le « chef de chœur »). Il
est certain, d'ailleurs, que le rôle du conférencier n'était pas seulement
ici de déchiffrer l'iconographie d'une « image confuse » ; car si les
responsables des projections pouvaient être sûrs qu'ils avaient affaire à
un public ayant reçu une éducation chrétienne, ils pouvaient sans doute

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Passion, poursuite : la linéarisation

craindre que tous ne possèdent sur le bout des doigts les détails essentiels
de « the greatest story ever told », sans parler des leçons qu'elle
comporte pour le croyant. Ici comme ailleurs, donc, la présence et le rôle
du conférencier furent surdétçrminés.
Nous examinerons ultérieurement et en détail cette véritable
institution que fut le conférencier, qui tient une place si importante et si
méconnue dans l'histoire du premier cinéma, contribuant en particulier
au maintien, pendant une bonne quinzaine d'années, d'un phénomène
que nous qualifierons de non-clôture à travers une pratique qui
cependant visait avant tout à suppléer aux manquements à la linéarité.
Il s'agit d'une autre contradiction exemplaire. Quant à cette «
impression de confusion » évoquée par Sadoul, nous y reviendrons plus bas à
propos de la problématique que nous désignerons comme celle de la
linéarisation des signifiants iconographiques. Pour l'instant, cependant,
il s'agit de suivre à la trace le développement de cette linéarisation
narrative, de cette instauration de la concaténation bi-univoque, du
« cause à effet » inauguré de toute évidence par les premières
Passions 4.

En 1898, le pionnier anglais, George Albert Smith, tourne, devant un


moulin à vent qui se dresse sur les Downs près de Brighton, un petit film
d'un peu plus de douze mètres, intitulé Miller and Sweep (« Le Meunier
et le Ramoneur » ) : devant son moulin, un meunier porteur d'un sac de
farine se heurte accidentellement à un ramoneur qui porte un sac de
suie. Il s'ensuit une bagarre au cours de laquelle le meunier se trouve
noirci de suie et le ramoneur blanchi par la farine. Jusqu'ici, il s'agit
d'un gag tout à fait courant sur les scènes du vaudeville et du music-hall,
ainsi que dans les premiers films (cette même année, la compagnie
anglaise Walturdaw produit un film intitulé Black and White Washing
qui comporte un semblable changement de couleur, dû à du savon
truqué). Mais vers la fin de ce petit film, le meunier s'enfuit hors du
cadre poursuivi par le ramoneur (à moins que ce ne soit le contraire ?) et
à ce moment-là toute une foule de gens, dont la présence hors champ
n'était absolument pas sensible auparavant, traverse le champ à la
poursuite des deux protagonistes, et le film ne se termine que lorsque
cette petite foule est entièrement sortie du cadre.
Sans doute serait-il abusif de dire qu'il s'agit du premier « film à
poursuite ». D'abord, il est tout à fait possible qu'il y ait eu des
précédents, en Angleterre, ou peut-être en France. D'autre part, si le
film à poursuite occupe à partir de 1903 une place privilégiée dans
l'histoire du cinéma, précisément à cause du rôle qu'il joue dans le
développement de la « grande forme narrative » (et du syntagme de
succession), c'est dans la mesure où il comporte plusieurs plans.
Cependant, ce film nous indique chez un cinéaste qui fait figure de

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véritable visionnaire, à la lumière de toute l'évolution postérieure


aboutissant au Mode de Représentation Institutionnel (MRI) à quel
besoin répondait le film à poursuite.
Il a été suggéré 5 que cette amorce d'une poursuite et jusqu'au genre
lui-même prennent leur source dans le vaudeville, où l'on avait
l'habitude effectivement d'organiser une poursuite à plusieurs
personnages traversant le devant de la scène et censée se continuer en coulisse.
Cependant, compte tenu du moment historique où intervient ce qui,
dans cette optique « sources théâtrales », ne peut guère être considéré
que comme un « engouement inexplicable » pour le film à poursuite,
compte tenu aussi de tout le développement ultérieur du langage
cinématographique, il me semble que ce genre peut être considéré avant
tout comme le deuxième grand pas vers la concaténation linéaire de
l'action pro-filmique qui sera celle du MRI.
Dans Miller and Sweep, l'entrée dans le champ, puis la sortie du
champ de cette foule « surgie du néant » appelaient déjà, d'une manière
qui ne pouvait être le fait d'une poursuite au théâtre, la mise en œuvre
d'espaces contigus à l'espace « pro-scénique » du champ primitif, d'un
ailleurs possible, relié à cet espace par une relation potentielle de
« successivité », par un principe de concaténation encore inconcevable.
Un premier pas dans ce sens sera franchi par les premiers films à
poursuite proprement dits, qui mettront en œuvre l'idée à la fois de la
successivité dans le temps et de la contiguïté (plus ou moins proche)
dans l'espace, sans pour autant qu'aucune des normes qui par la suite
viendront régir ce type de relation n'ait été codifiée. Ainsi, dans Stop
Thief, de l'anglais Williamson (et nous essaierons de voir,
ultérieurement, le pourquoi de cette « précocité » d'un certain cinéma anglais), la
structure poursuite, extrêmement rudimentaire encore, se développe sur
trois plans seulement, chiffre dont on verra qu'il faut le tenir pour un
minimum absolu afin que la poursuite puisse devenir une forme
narrative complète (dans Miller and Sweep, en effet, elle n'est que la
chute de l'action ; dans l'Arroseur arrosé, elle est mieux intégrée à la
forme narrative, certes, mais reste ancrée dans le cadre, malgré une
sortie du champ brève et intempestive, et n'appelle pas encore la
« grande forme 6 » ) . Chez Williamson, le premier plan (exposition)
montre le ressort de la poursuite — un clochard vole des saucisses à un
boucher — ainsi que le départ ; le second (développement) en montre le
cours — poursuivi par le boucher et des chiens, le clochard court dans la
rue ; le troisième y met un terme (résolution) lorsque le clochard se
cache dans un tonneau au milieu du cadre, y est rejoint par les chiens et
en est tiré par le boucher. C'est bien parce qu'il y a trois plans qu'on peut
imaginer une poursuite plus ou moins longue qui se serait développée
dans les interstices (nous assistons aussi, bien sûr, aux « premiers pas »
de ce que j'ai nommé ailleurs la petite ellipse (cf. ma Praxis du cinéma)
dont la « directionnalité » et « l'ambitus » temporel ( « quelques instants

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Passion, poursuite : la linéarisation

viennent de s'écouler ») feront un composant essentiel du processus de


linéarisation). Une suite de deux plans seulement aurait donné
l'impression d'une poursuite s'arrêtant aussitôt commencée (elle n'aurait été
constituée que par une sortie de champ suivie d'une entrée). D'ailleurs,
il est significatif ici que le clochard se réfugie dans un tonneau au beau
milieu du champ, ce qui permet d'ancrer rapidement, de couper court à
une action qui, du fait précisément du deuxième plan, avait pris son élan
(et bientôt, on le sait, les poursuites vont connaître des développements
quasi interminables). Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant dans cette
« découverte » de la primauté d'une structure tripartite. La sémiologie
du récit, au moins depuis Propp, considère en effet qu'une semblable
structure constitue la condition minimale à l'existence même du récit
(cf. Claude Bremond, Structure du récit). Nous avons vu que la
poursuite fonde la concaténation interne avant la codification des règles
qui vont garantir celle-ci ; au niveau de la proximité spatio-temporelle,
au sein du MRI pleinement épanoui, le principe du raccord de direction 7
n'est absolument pas « respecté », puisque dans le premier plan la sortie
se fait par la droite, dans le deuxième, l'entrée se fait par la droite et la
sortie par la gauche alors que l'entrée du troisième plan se fait aussi par
la gauche. Tout cela n'est guère étonnant, puisque ce n'est qu'avec le
développement de tout un ensemble de traits qui allaient créer, de
conserve, les conditions d'une relation « identificatrice » d'un certain
type entre spectateur et image cinématographique (plutôt entre
spectateur et caméra) que la concaténation aurait besoin des raccords
d'orientation en tant que garantie du vraisemblable. Donc, le raccord de
direction n'allait faire problème pour cinéastes et public qu'une
quinzaine d'années plus tard, et il faudra attendre la fin des années vingt
pour que ce gendarme du raccord, la script-girl, commence sa carrière
sur les plateaux. Mais tout ceci souligne aussi que la situation diégétique
de la poursuite « créait de la continuité » quoi qu'il advienne. Dans le
cinéma français, en particulier, les poursuites innombrables à travers les
rues de la capitale et de sa banlieue servent manifestement à mettre en
chaîne des « pleins airs » à la Lumière, elles servent à faire visiter la ville
au spectateur (on songe au premier film de Louis Feuillade, Un coup de
vent de 1906, où un clown poursuit son chapeau à travers Paris) ou,
encore plus fréquemment peut-être, à lui faire faire le tour des petits
métiers parisiens 8. C'est ce lien avec le plein air à la lumière, cette
« autarcie des plans successifs » , qui confère à la poursuite primitive son
caractère mécanique et qui l'oppose encore fortement au « naturel » du
futur MRI : en règle générale, même lorsqu'un grand nombre de
personnes participaient à la poursuite (cas fréquent), le passage dans le
cadre et la sortie du champ de tous les personnages sans exception, était
de rigueur. Or, on peut penser que ce besoin d'« épuiser le sujet » à
chaque tableau est précisément ce qui ancre encore ce genre primitif
dans le plan unique et autarcique des tout premiers films : la poursuite

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Noël Burch

relie les tableaux entre eux, certes, mais ils gardent encore leur
autonomie relative, leur qualité de monde en soi. Ce principe durera plus
de dix ans et constituera un élément de contradiction fondamentale,
contribuant à empêcher la poursuite de s'intégrer dans le mouvement de
« naturalisation » qui avancera bien plus vite dans d'autres genres 9. En
effet, c'est par son aspect mécanique que le grand cinéma burlesque
américain des années dix et vingt gardera une position en porte à faux au
sein de l'Institution, malgré la psychologisation progressive de son
humour.

Nous avons vu que la transposition au cinéma des codes de la Passion


théâtrale et picturale ne faisait que renforcer cet aspect « grouillant » et
« confus », qui ne pouvait que solliciter une lecture topologique de
l'image cinématographique. Cet aspect du cinéma primitif est
absolument décisif notamment lorsqu'on cherche à définir ce qu'il pouvait y
avoir de constant dans un éventuel « mode de représentation primitif » .
Il est remarquable, en particulier, de constater que, si des efforts certains
avaient été accomplis en vue de simplifier, de dépouiller le plan
d'ensemble primitif afin d'en faciliter la lecture (efforts qui font écho
aux fonds noirs de Dickson chez Edison, même dans le travail d'un
cinéaste comme Porter, où ce souci de dépouillement apparaît très
clairement et très tôt), le plan d'ensemble « grouillant de monde », et qui
exige (du spectateur moderne tout au moins) des visions répétées pour
en épuiser — parfois même simplement pour en déchiffrer — le contenu,
continue à se perpétuer très généralement jusqu'en 1906 au moins.
Citons des exemples pris dans le cinéma américain, qui avait certes « du
retard » par rapport au cinéma anglais et français à cette époque encore,
mais qui ne s'en adressait pas moins déjà au public de loin le plus
important de tous les pays producteurs (il est vrai que ces films étaient
peu exportés). Rube in the Subway (Un péquenot dans le Métro) de
1905 (Biograph) nous montre, en un seul plan, un décor fort ingénieux
avec des trains qui arrivent et repartent à droite et à gauche d'un quai
central au bout duquel s'élève un escalier. Dans cet espace extrêmement
exigu, une foule considérable va et vient : parmi elle, le péquenot vit de
menues aventures comiques que la plupart des spectateurs modernes
seraient parfaitement incapables de déchiffrer en une seule vision du
film. Certes, le personnage du péquenot reparaît dans plusieurs films, et
ici le phénomène de la reconnaissance pouvait aider au déchiffrement 10.
Mais le premier plan du très beau et désormais célèbre film
photographié par Billy Bitzer, Tom Tom the Piper's Son — qui ne fait partie
d'aucune série — consiste en un tableau montrant une place de village
bourrée de monde et dominée par une gracieuse funambule en collant
blanc, plan que, l'expérience l'établit, le spectateur moderne est
totalement incapable de lire. Le film de Ken Jacobs, qui décortique,

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Passion, poursuite : la linéarisation

analyse cette scène comme à la loupe, montre bien le besoin qu'a le


spectateur moderne, formé exclusivement au régime du MRI, d'épeler
linéairement un pareil tableau pour que se dégage l'action simple qu'en
fait il propose : un petit garçon vole un cochon, point de départ de la
poursuite délirante qui constitue la substance du film n. Ce plan
apparaît d'autant plus significatif si l'on songe que Billy Bitzer allait
devenir, trois ans après, l'opérateur de D.W. Griffith, et que l'un des
premiers conseils qu'il aurait donnés au réalisateur débutant (pour son
premier film, The Adventures of Dolly, 1908) aurait été de ne pas placer
son appareil trop loin du sujet. On peut penser que ce premier plan de
Tom Tom — film pourtant très populaire — lui apparaissait déjà comme
une erreur. Et pourtant n'est-ce pas Bitzer qui a lui-même réalisé
(également en 1905) l'un des plus authentiques chefs-d'œuvre du
cinéma primitif, ce Kentucky Feud qui se caractérise par une distance du
sujet considérable et uniformément maintenue.
Il existe une idéologie de la lecture des images qui, si elle n'est pas née
au XIXe siècle, semble avoir atteint son apogée vers la fin de celui-ci, et
qui demeure, semble-t-il, encore vivace aujourd'hui. Elle tourne autour
de la notion qu'il existerait des « lois naturelles » de la composition,
dérivées à leur tour de quelques prétendues lois naturelles de la vision,
dont l'observation faciliterait (rendrait possible) la lecture d'un tableau
précisément à travers une linéarisation de ses signifiants. Il s'agit en fait
du refus de toute possibilité d'une vision topologique, d'une lecture
« gestaltique » de l'image/surface, telle que nous la (ré) apprenons
depuis un siècle, notamment au contact de la peinture moderne ; il s'agit
de réduire le tableau à une chaîne de signification conforme au modèle
saussurien du langage, à ce que Heidegger a désigné comme la « notion
vulgaire du temps », ou tout simplement à l'ordonnancement du récit
lisible. L'analyse faite en 1911 par Rodin de VEmbarquement pour
Cythère de Watteau constitue un excellent exemple de cette démarche,
qui nous semble si caractéristique de l'époque qui a vu naître les
projections animées : « Dans ce chef-d'œuvre, Vaction, si vous voulez
bien y prendre garde, part du premier plan tout à fait à droite pour
aboutir au fond tout à fait à gauche. » Puis, après une description des
scènes successives du tableau, dont Rodin montre qu'elles détaillent les
étapes d'une seule et unique progression galante : « Vous voyez donc
bien qu'un artiste peut, quand il lui plaît, représenter non seulement les
gestes passagers, mais une longue action pour employer le terme usité
dans l'art dramatique. Il lui suffit, pour y réussir, de disposer ses
personnages de manière que le spectateur voie d'abord ceux qui
commencent cette action, puis ceux qui la continuent et ceux qui
l'achèvent 12. »
Or, ce qui est frappant pour le chercheur d'aujourd'hui est de
constater qu'un si grand nombre de plans et même de films tournés dans
tous les grands pays producteurs entre 1894 (si l'on tient compte de

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Noël Burch

certaines productions pour le kinétoscope) et 1914 (que l'on songe à


Fantomas de Feuillade, mais aussi à Judith of Bethulia par exemple)
requéraient du spectateur une lecture topologique, une lecture « à angle
large », une lecture qui devait saisir des signes sur toute la surface de
l'écran dans leur simultanéité, souvent sans que des indices très clairs ou
très distinctifs viennent immédiatement les hiérarchiser, et faire
ressortir au premier plan « ce qui comptait » , pour reléguer au second « ce qui
ne comptait pas ». En somme, ces tableaux, ces films entiers parfois,
exigeaient une lecture plus proche de celle qui est requise par la surface
picturale de l'Occident « primitif » — ou « moderniste » — que de
l'espace hiérarchisé de la Renaissance et des siècles qui l'ont suivie (et
nous verrons ultérieurement que la reconduction ou non du mode de
représentation picturale de la profondeur et du volume au sein du
cinéma constituera une problématique aussi décisive qu'elle le fut au
théâtre ou en peinture).
Ainsi que je l'ai déjà suggéré, on peut dire que la première tentative de
linéariser la lecture de l'image « confuse » du tableau caractéristique du
cinéma primitif, par exemple de ces premières Passions, fut
l'introduction du conférencier, qui, aux États-Unis tout au moins, eut précisément
lieu avec ces films. Certes, le raisonnement qui aux États-Unis
accompagnait la mise en place (bien partielle au départ et jamais
complètement généralisée semble-t-il) du conférencier, était d'« élever le niveau
culturel » des présentations par l'adjonction de la voix, seule véritable
détentrice du savoir. Les nombreux plaidoyers prononcés (dans les
journaux corporatifs, notamment) en faveur du conférencier, surtout
aux environs de 1906, où une véritable campagne d'épuration est lancée
à l'encontre des Nickelodeons, ces « lieux iniques », vont insister sur ce
rôle « culturel » de la voix. Mais en même temps (et là aussi des témoins
attestent qu'il s'agit d'un phénomène conscient) le conférencier servait à
la fois à mettre de l'ordre dans le « chaos » de l'image primitive et à
imprimer au mouvement narratif un supplément de nécessité
directionnelle, de succession concaténaire qui lui manquait encore pour une part
souvent importante. Du moins peut-on affirmer que ce fut là une des
impulsions idéologiques avérées du conférencier « éducatif », issu en
somme de ce même espace socio-culturel qui a produit l'analyse de
Rodin. En même temps le développement de l'emploi aux U.S.A. du
conférencier, à une époque (1907-1910) où ailleurs celui-ci paraît sur le
déclin (?), correspond à la venue dans les salles d'un public « vierge »,
petit-bourgeois, qui va faire la fortune de l'industrie américaine, mais
qui dans ses premières années avait, cela semble établi, le plus grand
mal à déchiffrer ces images « confuses » et qui réclamait bel et bien le
conférencier et ses explications. Cependant, la présence du conférencier
dans un nombre grandissant de lieux de projection entre 1895 et 1907
ou 1908 produisait des effets éminemment contradictoires (d'où, sans
doute, la résistance qui semble aussi s'être dressée contre lui tout au long

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Passion, poursuite : la linéarisation

de cette époque). D'une part, et ce sera le sujet du chapitre suivant, il


produit un effet d'ouverture, de distanciation qui ruine tout un aspect
du projet de « transparence » dont la pulsion linéarisante est l'un des
ressorts essentiels : lisant la diégèse, pour ainsi dire, le conférencier la
met hors image, la met de côté, il opère une disjonction du signifiant
assez proche de celle qu'opère le chantre du théâtre de poupées japonais.
Mais, et c'est l'aspect de cette institution que nous retiendrons tout
particulièrement ici, ne peut-on penser aussi qu'il aide à apprendre au
spectateur, j'entends au spectateur assidu des premières projections, à
lire d'une façon disponible, attentive, constamment ouverte, une image
qui n'était en tout état de cause pleinement lisible qu'à cette
condition ?
Encore une fois, la perpétuation de tels tableaux pendant près de
vingt années, et dans l'œuvre de cinéastes dont on ne peut absolument
pas affirmer, ni qu'ils ne connaissaient pas leur métier, ni qu'ils ne
connaissaient pas leur public (nous songeons ici à Billy Bitzer aux
environs de 1906, à Méliès vers 1911, à Griffith lui-même jusqu'en
1917-1918), nous semble indiquer clairement qu'un type de regard
difficilement imaginable aujourd'hui 13 sous-tendait le rapport œil/
image — et en fait tout le rapport sujet/écran — pendant les premières
décennies du cinéma.
Précisons qu'il ne s'agit pas pour nous d'ériger cet état de choses (cette
époque) en Paradis perdu, mais simplement de décrire un phénomène
occulté par des développements antérieurs. Certes, cette occultation et la
nature du phénomène occulté nous apprennent beaucoup sur ces
développements antérieurs, mais ceux-ci font partie de notre histoire, ce
sont eux qui fondent non seulement l'ensemble du cinéma mais aussi la
possibilité où nous nous trouvons aujourd'hui d'en faire cette lecture
symptomale.

Nous avons signalé ailleurs H l'apparition chez Dickson et Demeny,


ces prophètes de l'Institution — mais aussi chez Lumière — , c'est-à-dire
dès les tous premiers pas des photographies animées, du «portrait 15 ».
Or, il importe de souligner ici que le plan rapproché, unique, «
autarcique », s'est développé en tant que genre autonome, d'abord en
Angleterre à partir de 1897, puis en France à partir de 1900 environ, et
enfin aux U.S.A. (où le phénomène paraît moins étendu, pourtant).
Nous examinerons ce phénomène en détail ultérieurement lorsqu'il sera
question du « gros plan » en tant que clef de la constitution de la persona
cinématographique. Mais il est essentiel de comprendre que,
contrairement à ce que toutes les histoires du cinéma sans exception ont jusqu'ici
donné à penser (peut-être parce que leurs auteurs n'avaient pas eu accès
à un corpus assez important), la « difficulté » qui se présentait aux
cinéastes dont la tâche historique allait consister à reconduire, dans le

39
Noël Burch

cinéma, les « essences » de la représentation théâtrale romanesque


picturale bourgeoise, n'était pas de filmer leurs acteurs de près, ce qu'ils
avaient toujours fait. C'était d'intégrer ces gros plans et ces plans
rapprochés dans le film, c'était de présenter successivement les tableaux
d'ensemble et les plans plus rapprochés, c'était d'accomplir analytique-
ment la linéarisation du plan d'ensemble (du tableau primitif) au moyen
d'images plus rapprochées, lesquelles, à la limite, certes, pourraient
permettre de se passer du tableau d'ensemble, mais qui surtout allaient
permettre de l'organiser, de le hiérarchiser, de le rendre lisible.
Dans la perspective historique qui est la nôtre aujourd'hui, nous
pouvons aisément embrasser le lent itinéraire suivi par la graduelle
linéarisation des signifiants iconographiques : pendant une vingtaine
d'années le tableau primitif, maintenu dans un rôle prépondérant,
continua à présenter simultanément les composants d'une scène. Même
un tableau ne comportant que deux personnages plaçait dans le même
espace-temps perceptuel — par exemple — celui qui parlait et celui qui
écoutait (réagissait à ses paroles) . Or cette approche, dans le contexte
d'une rapide linéarisation du récit cinématographique, allait, de plus en
plus, faire problème. Il allait s'agir, à terme, d'éliminer le risque que la
succession « logique » (mise en évidence de celui qui parle, puis de celui
qui écoute, par exemple) ne puisse être subvertie par un spectateur
« distrait » dont le regard, par une perversité quelconque (l'attrait
sexuel de celui qui écoute étant, par exemple, plus fort sur lui ou sur elle
que l'attrait de celui qui parle...) ou bien par le fait d'être attiré par un
détail (« mal » contrôlé) du fond de l'image encore trop présent (trop
net, trop vaste), ne puisse inverser cet ordre et brouiller ainsi les cartes.
Mais le processus, dont nous résumons ainsi le ressort essentiel, a pris de
très longues années pour s'accomplir, et la distribution « équitable » de
gros plans parmi les plans d'ensemble et en relation avec eux va mettre
plus de vingt années à se réaliser... tandis que la mise en place du
système de concaténation linéaire des cadres sucessifs, issus des
Passions et des films à poursuite, va être beaucoup plus rapide et plus
spectaculaire. C'est peut-être ce qui explique pourquoi jusqu'à présent
le lien fondamental entre les deux processus historiques a été mal
compris. D'autant plus que, dans un premier temps, et pendant
longtemps même, le gros plan « intercalé » va servir exclusivement à
privilégier le détail signifiant, ce qui donne lieu, parmi les historiens du
cinéma, à toute une idéologie du plan subjectif qui va privilégier
abusivement la pulsion scopique et le concept d'identification et occulter
très efficacement l'unité profonde du double processus de linéarisation
en cours.
Le premier type de gros plan « intercalé » est celui qui se trouve inséré
dans un plan d'ensemble tourné de façon continue mais partagé en deux
par ce gros plan précisément. Parmi les exemples précoces figure un film
anglais de Smith, The Little Doctor de 1900 16 et un film américain,

40
Passion, poursuite : la linéarisation

généralement attribué à Porter, The Gay Shoe Clerk (1903). Dans le


premier film, une petite fille et un garçonnet déguisé en médecin font
avaler un médicament à un petit chat « malade » : le gros plan montre le
moment où le chat avale la potion. Dans Gay Shoe Clerk, les mains d'un
vendeur de chaussures s'égarent sur la cheville, puis la jambe d'une
« jolie cliente 17 » qu'il finit par embrasser sous le nez de la chaperonne
de la dame : ici, le gros plan central montre le jeu de mains du vendeur et
celui de la dame qui remonte un peu sa jupe. Dans les deux cas (surtout
le second !) on peut certes affirmer que ces plans correspondent à un
besoin de « mieux voir » le détail signifiant de la scène, qu'ils répondent
à la sollicitation d'une «pulsion scopique », et il ne s'agit évidemment
pas ici de nier l'existence d'une telle pulsion, sur laquelle nous
reviendrons. Cependant, si l'on envisage ces films sous l'angle sémiolo-
gique, il apparaît clairement que ces gros plans, ces détails empruntés au
plan d'ensemble de base créent, par leur simple insertion, l'un des
premiers syntagmes spécifiques que le cinéma ait connus, aboutissant
bel et bien à un supplément d'ordonnancement des signifiants visuels,
déjà présents, mais sur un mode simultané, dans le plan d'ensemble.
Dans Gay Shoe Clerk, en particulier, nous avons une triple articulation
causale clairement définie : d'abord une introduction qui « campe » les
personnages et qui est cause de l'action en gros plan, laquelle est ensuite
cause de l'action finale en plan d'ensemble (baiser, coups de parapluie).
Bien entendu, cette même séquence d'événements se serait produite
dans la « version sans gros plan », mais tous les personnages étant
présents à chaque instant, ce sentiment de causalité linéaire se serait
trouvé fortement estompé. Ni dans ce film, ni dans The Little Doctor, il
n'est possible d'affirmer que le détail qui compte aurait été illisible,
invisible pour le spectateur (nous verrons que, bien longtemps après ces
films, un réalisateur aussi averti que Griffith pouvait estimer qu'un
détail de jeu encore beaucoup plus discret et plus petit dans le cadre
pouvait être lu (cf. The Musketeers of Pig Alley, 1912). Le rôle du gros
plan ici ne saurait donc selon nous être réduit à la pulsion scopique : la
pulsion vers une syntaxe linéarisée, où la cause à effet prend le pas sur
une topologie « égalitaire », est un facteur tout aussi important.
Cette signification sous-jacente du gros plan intégré se clarifiera mieux
peut-être si nous examinons un autre film de Smith réalisé en 1903,
Mary Jane's Mishap or Don't Fool with the Parrafin (remake, d'ailleurs,
d'un film de Porter de 1901 — The Finish ofBridgit MacKeen — mais
qui, lui, ne comportait pas de gros plans) . Une jeune ménagère à la figure
comique cherche imprudemment à surmonter les difficultés qu'elle
rencontre à allumer le feu avec du bois mouillé en versant du pétrole
dans le foyer de sa cheminée. Il s'ensuit une violente explosion et son
corps passe par la cheminée pour retomber en morceaux sur le toit de sa
maison. L'action dans son ensemble a été filmée en plan large, mais
Smith y injecte deux plans très rapprochés, l'un montrant l'insuccès de

41
Noël Burch

son héroïne à allumer le feu une première fois, l'autre montrant le


moment crucial où elle arrose le feu de pétrole. Encore une fois, ces deux
moments eussent été (sont — le plan d'ensemble est en fait présent dans
toute sa continuité) parfaitement « lisibles » sans l'intervention des gros
plans. Ceux-ci remplissent en fait d'autres fonctions. D'une part,
l'actrice fait des clins d'oeil au public (dont nous reparlerons ailleurs).
Mais d'autre part, et peut-être surtout, il s'agit de bien diviser l'action en
plusieurs étapes : situation du personnage (sociale et physique) (P.E.)
— obstacle qu'il rencontre dans ses tâches quotidiennes (P.R.) —
décision prise de le surmonter (P.E.) — solution dangereuse (P.R.) —
conséquence désastreuse (P.E.). Encore une fois, tous ces signifiants
sont présents dans le tableau primitif « sous-jr^ent », mais il s'agit d^ ^"
épeler, de donner une structure démonstiau*e et non ambivalente ^
cette leçon de morale pratique (car c'en est bien une, comme le sous-titre
l'indique, et si ce genre était relativement rare dans le cinéma anglais, il
fut extrêmement fréquent dans le cinéma américain, qui fournit ici le
thème de Smith, même si la forme qui lui était adéquate est issue de
pratiques spécifiquement anglaises).
Cependant, cette linéarisation du récit par introduction du gros plan
dans le tableau primitif se fera très lentement, nous l'avons vu. Porter
lui-même mettra encore longtemps à s'en servir couramment, et dans
The Great Train Robbery, par exemple, réalisé deux ans après Gay Shoe
Clerk, aucun détail d'une action pourtant bien plus complexe ne sera
ainsi mis en évidence, le célèbre gros plan du chef des hors-la-loi, plan
qui « erre » au périmètre de la diégèse, répondant manifestement à une
préoccupation tout autre que celle de la linéarisation (d'ailleurs ce film,
en raison même de ce plan mobile — que les exploitants pouvaient
accoler à leur gré au début ou à la fin du film — , ainsi que les autres
films les plus prophétiques de Porter seront, par certains côtés, parmi les
moins linéaires de tout le cinéma primitif).
En Grande-Bretagne, un film réalisé par la Société Hepworth en
1905, Falsely Accused fait un usage encore rudimentaire, mais considéré
comme « avancé » , d'inserts en très gros plan qui privilégient certaines
« clefs » matérielles de l'intrigue (un morceau de cire dans laquelle le
méchant prend l'empreinte de la clef du coffre et qu'il cachera ensuite
dans le bureau du faux coupable ; les billets de banque que le méchant
jouera aux cartes et qui permettront de le confondre).
Cependant, sept ans plus tard, la dialectique entre plan d'ensemble et
gros plan n'avait guère progressé, comme en témoigne l'un des films les
plus remarquables, et les plus remarquablement « avancés » par
ailleurs, que le maître Griffith ait réalisés pour la Biograph. L'argument de The
Musketeers of Pig Alley est l'un des plus complexes parmi les
centaines de films en une bobine réalisés par Griffith : un musicien pauvre
se sépare pendant quelque temps de sa femme pour gagner de l'argent.
Pendant son absence le Snapper Kid (rôle tenu par l'admirable Elmer

42
Passion, poursuite : la linéarisation

Booth), chef de bande du quartier misérable de New York où le film se


situe (et où il fut, en partie, tourné), fait la cour à la femme du musicien
(Lilian Gish), que les intertitres appellent la Petite Dame. La séquence
qui nous intéresse est en deux tableaux 18, et se situe dans une sorte de
bar-dancing fréquenté par la pègre locale. Une amie de Lilian Gish,
en l'absence de son mari, l'entraîne dans ce lieu pour l'y distraire. Le
premier tableau montre la salle où l'on danse. On y voit un grand
nombre de personnages, et une action riche et complexe — entrée des deux
femmes, admiration des gangsters qui plastronnent dans ce lieu, et
parmi eux le Snapper Kid. Un autre truand accapare la Petite Dame
et, sous l'œil hostile du Kid, l'entraîne dans une petite salle
attenante à la première, sorte d'alcôve où se trouve une table et des
chaises. Déjà ce premier tableau est d'une lecture fort ardue pour le
spectateur moderne : le grand nombre de personnages, la complexité de
l'action et des motivations contraires qui s'y manifestent créent chez
nous un sentiment presque inévitable de frustration ; on a le sentiment
d'avoir manqué des choses (et ce sentiment ne se dissipe pour nous
qu'après plusieurs visions, car généralement des détails importants nous
ont échappé en effet) . Mais dans le tableau qui suit, le phénomène est
encore plus frappant : le truand entraîne donc la Petite Dame dans cette
sorte d'alcôve où on leur sert à boire. Retour dans la grande salle : le
Snapper Kid s'approche de l'entrée de l'alcôve. Retour à celle-ci : le
truand tire de son portefeuille des photos (sans doute de sa famille) pour
les lui montrer. Pendant ce temps, par l'entrée de la petite pièce que
l'on aperçoit à l'extrême gauche de l'écran, des bouffées de fumée
d'une cigarette nous indiquent que le Kid est en train de surveiller le
manège du truand rival. Bientôt, tandis que la Petite Dame examine les
photos, on voit apparaître son visage au bord du cadre. Puis
soudain il fait irruption dans l'alcôve et veut chercher querelle à l'autre.
Le Grand Patron surgit pour empêcher qu'ils en viennent aux mains
sur place, et il est décidé de régler ça « dehors », ce qui constitue le
point de départ d'une confrontation meurtrière entre deux bandes
rivales qui sera le clou du film. Mais je dois préciser que je viens de
raconter ce dernier tableau tel que la plupart des spectateurs modernes
le perçoivent et tel que je l'ai moi-même lu pendant des années et des
dizaines de visions du film. C'est tout à fait par hasard que je me suis
aperçu un jour que cette scène, qui m'avait toujours semblé étrange, mal
motivée, comportait un autre élément tout à fait décisif, mais qui
requiert pour être simplement perçu une lecture « topologique »
particulièrement aiguë du tableau. Au moment même où la Petite Dame
est en train de regarder les photos du truand et où le Snapper Kid guette
la scène derrière le rideau à gauche, le truand sort de sa poche un sachet
contenant une poudre et la verse dans le verre de la Petite Dame. C'est
en voyant ce geste que le Snapper Kid fait irruption dans la pièce pour
empêcher l'héroïne de boire ce qui est sans doute une drogue destinée à

43
Noël Burch

la mettre à la merci de la lubricité de l'autre. Or, la grosseur du plan,


l'emplacement de ce geste dans le cadre et surtout la coprésentation
spatio-temporelle des différents éléments de l'action (jeu de Lilian Gish,
présence guetteuse de Snapper Kid, jeu distractif du truand) font en
sorte que le spectateur moderne est dupe au même titre que la Petite
Dame et ne voit pas le geste coupable du truand. Je dis le spectateur
moderne, et des expériences faites avec de très nombreux étudiants,
souvent habitués au film muet, me confirment que cette généralisation
n'est pas abusive. Mais peut-on dire que le spectateur de l'époque avait
le même problème, formé qu'il était depuis toujours à ne voir que des
plans d'ensemble pour dépeindre des actions tant soit peu complexes et
pour qui le gros plan de détail, explicatif, organisateur du discours,
n'était encore qu'une incidence tout à fait exceptionnelle, à laquelle il
n'était pas encore en droit de s'attendre — peut-on dire que le spectateur
possédant cette formation-là n'était pas suffisamment sur le qui-vive
pour surprendre le geste perfide du truand en même temps que le
Snapper Kid ? Question qui devra sans doute rester à jamais sans
réponse. Mais peut-on alors, du côté de la production, affirmer que
Griffith a commis ici une erreur ? Certes, du point de vue de la tendance
à la linéarisation qui informe l'ensemble de sa carrière à la Biograph et
qui constitue son apport essentiel au MRI en gestation, on peut
l'affirmer. Mais d'une part, rien, précisément, ne prouve que son public
ne pouvait le suivre dans des plans de cette complexité topologique ;
d'autre part, cela faisait tout de même cinq ans que Griffith faisait des
films, The Musketeers était sa trois cent quatre-vingt-quatorzième
réalisation et a manifestement fait l'objet d'un soin tout particulier... Il
est donc difficile de ne pas attacher une certaine signification, une
certaine positivité à cette « erreur ».
Il me semble que ces deux tableaux — et plus généralement les
innombrables autres du même type qui survivaient encore à l'époque
dans les films de Griffith (et pas seulement de Griffith) — montrent bien
que le développement de la linéarisation des signifiants iconographiques
par le montage, par l'insertion de gros plans dans les tableaux
d'ensemble, a été un processus beaucoup plus lent que celui de la
linéarisation narrative par la communication concaténaire entre plans
affirmés comme successifs. Et The Musketeers en fournit précisément
une preuve éclatante, puisqu'il permet de comparer directement l'état
d'avancement des deux processus. Griffith organise des trajectoires
complexes de personnages d'un lieu à un autre en des structures qu'on
peut reconnaître comme issues de la poursuite primitive, mais qui vont
bien plus loin que la simple concaténation « au cordeau » de celle-ci.
L'organisation des raccords de direction, les savantes reprises des
mêmes décors associés aux passages successifs des différents
personnages, contribuent à élaborer une géographie imaginaire d'une assez
grande complexité, à produire en fait, dix ans avant qu'il

44
Passion, poursuite : la linéarisation

n'ait été reproduit « en laboratoire » et théorisé, Y effet Koulechov.


Griffith, bien entendu, n'est pas le premier à avoir étendu, au-delà de
la situation hystérico-répétitive de la poursuite typiquement primitive,
le principe de concaténation qu'elle fonde et qui va sous-tendre la notion
même de continuité spatio-temporelle au sein du MRI. En Angleterre, à
l'époque où le cinéma avait encore une « avance » considérable sur celui
des autres pays, la société que dirige Cecil Hepworth produisit deux
films aux structures et aux thèmes semblables qui eurent une résonance
considérable et qui montrent avec précision l'articulation entre la
poursuite primitive et la concaténation linéaire dans sa forme la plus
générale telle qu'elle se manifestera dans The Musketeers.
Dans Rescued by Rover (1904), une vieille pauvresse en haillons,
véritable ogresse de contes pour enfants, enlève une enfant de la bonne
bourgeoisie et la séquestre dans un taudis. Rover, fidèle chien berger,
suit l'enfant à la trace, la retrouve, retourne chercher le père qu'il
ramène ensuite chercher la pauvre enfant séquestrée. Deux ans plus
tard, Black Beauty raconte l'aventure d'un bel aristocrate attaqué, alors
qu'il se promène à cheval en forêt, par des chemineaux qui l'assomment
pour le dévaliser. Son cheval, Black Beauty, retourne à la maison
chercher l'épouse du malheureux, la lui ramène, va ensuite porter un
message aux policiers qu'il reconduit à leur tour auprès du blessé.
En dehors du caractère de classe très manifeste de ces deux films,
l'emploi dans ces films — comme dans bien d'autres de l'époque — ,
^animaux blessés pour illustrer en fait la nouvelle virtuosité concaté-
naire des réalisateurs, nous paraît plein d'enseignements. Car l'animal
se dirige par instinct — un instinct à la fois mystérieux et incertain. En
conséquence, un trajet qu'il suivrait seul intéresse par et pour lui-même.
Or, c'est justement la possibilité de décrire un trajet topologiquement
défini qui est la nouvelle merveille du cinéma — non plus un trajet « qui
va de soi » comme celui de la poursuite, dont la succession de plans
garantira toujours l'enchaînement concaténaire malgré toutes les
scories, toutes les anicroches, mais un trajet à but précis et d'une réalisation
apparemment hasardeuse. Donc la prouesse d'un animal dressé fournit
un admirable sujet de démonstration. Par ailleurs, ces deux films
attestent fortement le décalage entre les deux sphères de la linéarisation
(la picturale et la narrative) : l'utilisation du plan rapproché y est
extrêmement rudimentaire — dans chacun il y a un gros plan
« emblème » à la manière du Great Train Robbery, et dans Rescued by
Rover il y a deux raccords dans l'axe, d'une ampleur très faible au
demeurant, et qui sont à peine l'anaphore du gros plan «
analytique ».
Comment expliquer le remarquable décalage dans le développement
de ces deux linéarisations, décalage observable jusqu'en les années
vingt ? C'est que la linéarisation des signifiants iconographiques ne
pourra s'instaurer qu'avec la maturation de tout un ensemble d'autres

45
Noël Burch

pratiques, de sorte que l'« erreur » du sachet de poudre des Musketeers


ne saura être évitée à coup sûr qu'une dizaine d'années plus tard dans un
contexte fondamentalement différent : une scène comparable sera alors
très découpée, avec emploi du champ-contrechamp et utilisation si
fréquente du plan rapproché et du gros plan que la causalité qu'ils
instaurent apparaîtra comme parfaitement naturelle. En 1912,
l'introduction, forcément exceptionnelle, d'un gros plan à ce moment du film,
aurait sans doute paru à Griffith comme relevant d'une insistance trop
grossière, trop distançante, de sorte qu'il a préféré se fier aux habitudes
« topologiques » du spectateur d'alors. Mais en dehors de toute
considération d'intention, il est absolument certain que le gros plan et le plan
rapproché ont rencontré des résistances très puissantes tout au long de
cette époque, précisément d'ailleurs au nom de cette idéologie de la
vraisemblance qui sous -tendait en fait tout le mouvement historique que
nous décrivons. En témoigne cet article paru en 1894 dans une revue
anglaise pour lanternistes et qui impose un véritable tabou à l'encontre
des gros plans, notamment des visages et des fleurs.
Dix-huit ans plus tard, alors que Griffith réalise ses Musketeers, on
continue à ressentir le gros plan comme une gêne, comme une entorse à
l'illusion. Nous comptons examiner ultérieurement les implications très
importantes de cette attitude.
Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'autour de cette époque, qui est
celle de toutes les grandes innovations de Griffith, certains cinéastes,
notamment Perret en France, expérimentent une solution toute
différente au problème de la linéarisation iconographique : par-ci, par-là un
cache noir viendra isoler tel ou tel détail de l'ensemble du tableau afin de
diriger le regard du spectateur. Il est certain qu'au niveau du montage le
cinéma français d'alors a déjà pris un « retard » considérable sur
l'américain, mais il est intéressant d'observer que cette manière
d'aborder le problème de la linéarisation continue à faire marginalement
partie du vocabulaire du cinéma européen (surtout allemand et
français) jusqu'au milieu des années vingt. On songe surtout à Caligari, bien
sûr, encore qu'il s'agisse là d'un certain retour volontaire vers le
primitivisme dans un film qui utilise par ailleurs très rarement le gros
plan proprement dit, mais aussi à des films de Lupu Pick, de Lang, de
Murnau, etc. Cependant, pareil procédé, qui aboutit à produire la
surface de l'écran ainsi que le cadre comme supports représentationnels
matériels et à manifester comme telle l'intervention d'un « auteur » ne
pouvait survivre longtemps au sein d'une Institution enfin complétée par
le son synchrone, et fondée sur la « transparence » du signifiant, et il
disparaît tout à fait avec l'avènement du son. Ainsi se résorbait, sans
doute, la dernière contradiction générée par l'époque primitive.
Mais il est un autre développement de la poursuite qui, intervenant de
très bonne heure, en France tout au moins, nous fera comprendre à quel
point la notion de linéarisation est l'une des clefs de voûte du MRI. Car

46
Passion, poursuite : la linéarisation

on peut dire que le syntagme alterné (ainsi que le nomme la sémiologie


classique, dénomination qui nous paraît parfaitement adéquate à son
objet) dérive très directement de ce que nous appelons le syntagme
successif, fondé, lui, par la poursuite, et en est même une sorte de
variante. Tâchons d'isoler le moment où intervient cette « scissiparité »
fondatrice, c'est-à-dire où l'on commence à distinguer deux sens
attribuables au passage entre deux plans concaténés de manière
biunivoque : dans un cas, il est signifié que le temps du deuxième plan
est relié à celui du premier par une relation de postériorité et que leurs
espaces sont relativement proches, autrement dit, que la succession des
deux images à l'écran doit être lue comme signifiant une succession
diégétique « plus ou moins proche » — ce qui n'allait pas de soi, comme
on pourrait le penser, loin de là. Dans l'autre cas, cette succession est lue
comme signifiant au contraire que les deux événements sont diégétique-
ment simultanés et éloignés dans Vespace (cette non-proximité, signalée
nécessairement par des indices iconographiques à défaut des cartons
qui, par la suite, collaboreront à cette tâche, étant d'ailleurs la « marque
négative » essentielle pour distinguer ce syntagme de l'autre). Prenons
un exemple qui n'est sans doute pas particulièrement précoce mais qui a
l'avantage de précéder d'au moins trois ans le premier usage que fit
Griffith du montage alterné, dont il a si longtemps été considéré comme
l'inventeur. Il s'agit d'un film français de 1906, intitulé les Cyclistes et le
Cul-de-Jatte, version populaire du thème du lièvre et de la tortue où
l'on voit un cul-de-jatte dans sa petite voiture gagner une course contre
un coureur cycliste qui, comme le veut la tradition, pèche par excès de
confiance. Après le plan de mise en situation, où le défi est lancé, tout le
film se construit sur une alternance entre le cycliste d'un côté et le
cul-de-jatte de l'autre, chacun accomplissant dans « son » plan une
partie du trajet total. Il s'agit, on le voit, d'une sorte de poursuite,
mais au cours de laquelle on ne sait jamais, bien entendu, qui est le
poursuivant et qui est le poursuivi (incertitude essentielle à l'intrigue,
forme typiquement primitive de « suspense »). Or, c'est bien cette
suppression du couple antériorité/postériorité (par l'éloignement
indéterminé des lieux successifs de l'action et surtout par la séparation
rigoureuse des protagonistes) qui marque précisément le « moment »
historique où la successivité bascule en simultanéité : dans ce film, on
voit bien que la linéarisation de la simultanéité temporelle — qui fait
pendant à la linéarisation de la « simultanéité » spatiale (des gros plans
« scandant » le tableau général) — est directement issue, malgré le
décalage historique, de la linéarisation temporelle première, de la simple
concaténation successive. La distinction entre les deux est assurée
principalement par une manipulation des signes iconographiques,
les indices de la proximité (la dimension spatiale de la successivité)
cédant la place à ceux de l'altérité (l'éloignement spatial). Bien entendu,
de même que le syntagme de la successivité va déborder largement le

47
Noël Burch

cadre de la poursuite pour pénétrer tous les niveaux du discours, le


syntagme alterné sera semblablement généralisé, quittant bientôt,
même chez Griffith lui-même, le seul terrain de suspense — c'est-à-dire
en fait celui de la poursuite « bis » dont l'issue est supposée inconnue —
à la différence de la poursuite à l'état brut qui existe en et pour
elle-même, étant donné notamment que le poursuivi était presque
toujours un malfaiteur (même « pour rire ») et le poursuivi un justicier
(même si ce n'est qu'une ménagère en colère brandissant le rouleau à
pâtisserie proverbial).
Ainsi, on voit que de très importants aspects de cette entreprise de
codification qui va aboutir au MRI et qui ont été si souvent décrits avant
nous, certes, mais en tant que phénomènes discrets, isolés, ne sont en fait
que les diverses facettes d'une même pulsion vers la linéarisation,
pulsion qui travaille des pratiques qui n'étaient pas, au départ,
« spontanément » linéaires, loin de là. En même temps, nous le verrons,
ce mouvement vers la linéarité entretient des rapports extrêmement
complexes et souvent contradictoires avec les autres axes fondamentaux
de notre généalogie du MRI, notamment avec les phénomènes de clôture
et de centrement que nous examinerons ultérieurement. Et nous verrons
aussi que, pendant l'époque mouvante du cinéma primitif proprement
dit, de nombreuses procédures vont se développer, tantôt en écho au
mode de présentation du spectacle populaire, tantôt comme résultat
« transitoire » de tel ou tel geste vers la linéarité (par exemple, le
plan-emblème mobile de Porter) qui très souvent donneront aux films
de cette époque un caractère résolument non linéaire, tant sur le plan du
pictural que sur celui du temporel-narratif.
Pour conclure, un mot sur l'emploi qui est fait ici du concept de la
linéarité. Il peut paraître qu'en n'abordant que des aspects
apparemment trop « littéraux » de ce concept, je fais l'impasse sur ce qui sera la
« linéarité profonde » de l'Institution, rapport en fait très complexe
entre les niveaux du signifié et du signifiant qui vise à produire cet effet
de transparence dont on sait aujourd'hui qu'il n'est jamais que
trompe-Pœil, du moins sous le scalpel de la théorie.
Cependant, mes recherches me convainquent que cette linéarité-là est
fondée, historiquement, sur des mouvements fort « simples », ceux que
je décris ici, d'autres que je traiterai plus tard, et que ce sera leur
interaction fort complexe au niveau du symbolique qui produira l'effet
de linéarité propre à l'Institution. Alors que l'on m'accorde, pour
l'instant, le bénéfice du doute sur ce point.

Noël Burch

48
Passion, poursuite : la linéarisation

NOTES

1. Il s'agit de série de bandes d'une minute (la durée d'un round) que l'on pouvait voir
l'une à la suite de l'autre à travers la lucarne du kinétoscope, moyennant une pièce de
monnaie. Ce genre culmine en 1897 avec le tournage sur le vif d'un combat entre
Corbett et Fitzsimmons dans le Nevada au moyen d'un appareil dérivé du kinétographe,
le vériscope. Le film atteignit, après « montage », la longueur tout à fait inusitée de
quinze minutes. Il est évident que, malgré le caractère « documentaire » de ces
tournages, nous sommes devant l'une des prémices de ce que sera le montage narratif,
notamment en raison du suspense du combat de boxe, entretenu d'un épisode à l'autre.
Cependant, nous sommes encore au cœur du mode de représentation primitif en ce sens
que suspense, continuité et séquentialité sont « un fait de culture extérieure » au film :
celui qui ignore tout du sens de la succession des rounds, des règles de la boxe, ne perçoit,
jusqu'au knock-out final, s'il y a lieu, qu'une suite toujours recommencée de horions
échangés.
2. Les tableaux figurent aux catalogues des producteurs en tant que films séparés,
mais dont les numéros se suivent toujours, et il semble qu'à l'instar du catalogue
Biograph de 1903 où figure pour la première fois le film de la Passion de Horitz, les
tableaux ne purent jamais être achetés séparément.
3. Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, tome I, « L'invention du cinéma,
1832-1897 », Denoël, 1973, p. 372-373.
4. Soulignons que la Passion demeurera un genre cinématographique jusqu'en 1907
au moins, date de la réalisation par la Gaumont de la plus spectaculaire entre toutes.
Celle-ci semble avoir été le fruit d'une collaboration plus ou moins enthousiaste entre
Alice Guy, prolifique réalisatrice de la période primitive, dont la carrière française
s'achevait et Victorin Jasset, personnalité importante et parfois novatrice qui faisait
alors ses premiers pas au cinéma. Cette date et cette rencontre sont symboliques parce
qu'on peut estimer que c'est en 1907-1908 que la Période primitive proprement dite
prend fin et que débute la Première Période formative.
5. Par Garry Salt, dans une conférence à Brighton en 1978.
6. Une version anglaise du film de Lumière, A Joke on the Gardener, Bamforth (?),
1900, développe, dans le cadre du plan séquence, l'action de l'Arroseur, l'améliore, la
perfectionne dans le cadre de la « petite forme » (cf. supra).
7. Un personnage qui sort à gauche doit rentrer à droite sous peine de donner
l'impression qu'il revient sur ses pas.
8. Rappelons que ces petits métiers étaient déjà un sujet consacré par les cartes
postales illustrées de l'époque dont ces films sont un peu le « bout-à-bout » .
9. Et c'est bien entendu cette perduration de l'autarcie primitive qui fera jouer aux
bords du cadre et à l'espace off un rôle tout à fait privilégié dans le cinéma muet
européen jusqu'à une date très tardive, et dans le cinéma mondial jusqu'à la Grande
Guerre.
10. Il en est de même aujourd'hui. Costa-Gavras aurait dit que l'emploi d'acteurs très
familiers du public français dans Z (1969) répondait à la volonté d'aider les spectateurs
à distinguer d'emblée entre une pléthore de personnages.
1 1 . On pourrait imaginer que le plan est encore plus difficile à lire pour le spectateur
masculin, dont l'œil est probablement attiré vers la blanche silhouette de la funambule.
Cependant, l'expérience semble montrer que la difficulté des spectatrices modernes est
(presque) tout aussi grande.
12. Rodin, L'Art, Gallimard, 1967, p. 58-60.
13. De la part d'un public de masse devant l'écran de cinéma ; il existe bien entendu

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Noël Burch

un public cultivé qui le pratique plus ou moins couramment au musée ou même dans des
salles où se projettent des films d'avant-garde.
14. Chapitre inédit.
15. Gros plan ou plan rapproché ? Pour les besoins de cette démonstration, ils sont
équivalents en ce que tous deux isolent les visages d'un ou de plusieurs individus en tant
que tels, les détachant décisivement du fond, de ce (ou ceux) qui les entoure (nt) et de
leur propre corps.
16. Film perdu mais refait par Smith trois ans plus tard sous le titre The Sick Kitten
(version qui a survécu).
17. En fait, un travesti, pratique courante à l'époque, sur laquelle nous
reviendrons.
18. Quatre plans, car il y a montage alterné entre les deux lieux.

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