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Bou-Yong Rhi
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ISSN 0984-8207
Article disponible en ligne à l'adresse :
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qu’en a fait Jung, dans la perspective de l’attitude thérapeutique jungienne. Ce
qui est le plus important dans la psychothérapie jungienne c’est l’attitude du théra-
peute envers la personne en souffrance. La façon de considérer le patient est
plus importante que toute méthode ou technique thérapeutique. Je pense que
le thérapeute jungien doit prendre en compte sa propre globalité et celle du
patient qui vient lui demander de l’aide1.
D’autres écoles se réclament également de cette même exigence mais pour la
psychologie analytique « l’entièreté de la personne », le soi, c’est quelque chose
de très profond et qui dépasse en fait ce que la conscience peut en appréhender.
C’est à propos de la totalité psychique que Jung a fait mention du tao de Lao Tseu,
en disant que c’était, en Extrême-Orient, le parallèle du symbole du soi et de
l’archétype du Soi. « Vivre dans le tao » signifie « vivre dans la totalité psychique ».
141
Le nom qu’on lui donne
N’est pas le nom immuable.
Vide de nom (Non-être)
Est l’origine du ciel et de la terre.
Avec nom (Être)
Est la mère des multitudes d’êtres.
Le vide de l’être
Médite la racine de toutes choses.
L’être
Considère ses manifestations.
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Tous deux sont un
Mais par leurs noms différents.
Un qui est secret
Mystère du mystère
Porte secrète des mystères.
Le premier chapitre nous dit : si vous parlez du tao comme d’un mode de vie
que vous proposez aux gens, il n’existe pas de tao éternel immuable. Vous pouvez
donner des noms au tao comme les codes éthiques des relations humaines confu-
céens ; cela ne constitue pas un nom éternel immuable. Le tao est très ancien et
il est appelé « vide de nom ». Toutes les créatures – Yu : « avec nom » – procèdent
du ciel et de la terre. Mu, « vide de nom », l’invisible, le sans-forme, le sans nom
devient Yu, « avec nom », ce qui est visible dans le monde phénoménal. « Vide de
nom » et « sans nom » s’enracinent tous deux dans le seul tao et ne diffèrent que
par le nom, c’est ce que nous appelons Hyeon, un profond secret. À travers le « vide
de nom » éternel, sang-mu, on peut voir l’essence secrète (myo) du tao et à travers
« l’avec nom » éternel, sang yu, l’on peut voir la différenciation des êtres (yo).
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du processus d’individuation4 », sans en donner aucune interprétation. Rappe-
lons cette idée de Jung que la conscience procède de l’inconscient : au commen-
cement il y a l’inconscient qui comprend les germes de la conscience et les
potentialités du développement à venir de la personnalité. On peut donc être
d’accord avec Jung quand il écrit dans le commentaire qui suit : « La personna-
lité est tao. »
« La voie non découverte est en nous, tel un psychisme vivant, que la philo-
sophie chinoise classique appelle tao et qu’elle compare à un cours d’eau se
mouvant inexorablement vers son but. Être tao est perfection, totalité, destinée
remplie, commencement, but et réalisation totale du sens de l’existence inhérent
aux choses. La personnalité est tao5. »
143
référence aux chapitres 25 et 14 le confirme : « Ce “rien8” (ou “non-être” ou
“néant”) est visiblement le “sens” ou le “but” ; on l’appelle “non-être” ou “néant”
parce qu’il n’apparaît pas en lui-même dans l’univers sensible dont il est seule-
ment le principe ordonnateur9 » ; avec le concept de « sens » Jung a pu relier le
tao à son principe acausal des phénomènes de synchronicité10. Il dit également
que « Là où prévaut le sens, il en résulte un ordre11. »
Considérer son patient comme un individu porteur de l’immense potentia-
lité créatrice de la psyché collective, ce n’est pas ce qu’il y a de plus simple pour
un thérapeute jungien, surtout si l’on considère ce que Jung dit du Soi : « Le Soi
en tant qu’archétype représente une totalité numineuse qui ne peut être exprimée
que par des symboles (le mandala, l’arbre, etc.). C’est une image collective, qui
en tant que telle dépasse l’individu dans le temps et dans l’espace et n’est donc
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pas exposée à l’impermanence d’un corps seul et unique : la connaissance du Soi
est presque toujours liée au sentiment de l’intemporalité, de l’“éternité” ou de
l’immortalité (cf. l’Âtman, personnel et transpersonnel). Nous ne savons pas ce
qu’est un archétype (c’est-à-dire de quoi il est fait), parce que la nature de la psyché
ne nous est pas accessible, mais nous savons qu’il y a des archétypes, et qu’ils
produisent des effets12. »
144
Le terme « opposés » ne convient pas vraiment pour le concept taoïste de
paire originelle : le yin et le yang, le grand pôle ou origine. Le yin et le yang ne
sont pas les éléments qui s’opposent depuis l’origine. Ce sont les deux pôles
d’une seule entité et ils peuvent devenir antagonistes quand on ignore la totalité
et que l’on s’en tient à un seul pôle sans tenir compte de l’autre. Il n’est pas
besoin d’un tiers pour réconcilier les éléments opposés comme Jung l’a suggéré,
tiers qui viendrait faire contrepoids à deux tendances antagonistes16 ; cela n’est
pas nécessaire parce que les deux pôles coexistent en une unité, le tao en harmonie.
Je n’utilise donc le terme « opposés » que par commodité. Il est évident que Jung
connaissait ces différences subtiles inhérentes à la conception orientale de la
polarité, comme en témoigne cette remarque à propos des principes cosmiques
chinois, qui figure dans le Commentaire du « Livre tibétain de la Grande
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Délivrance17 » : « Il est caractéristique de notre mentalité occidentale de séparer
les deux aspects en personnifications antagonistes : Dieu et le diable. » Qu’il
existe depuis l’émergence du ciel et de la terre deux pôles dans l’univers et dans
l’esprit humain, c’est la condition même de tous les phénomènes. Le fait de le
savoir nous protège de toute tension inutile entre les deux pôles. Ainsi le chapitre 2
mentionne qu’un jugement porté en termes de beauté ou de bonté constelle
inévitablement les opposés :
Dans le monde chacun décide du beau
Et cela devient le laid.
Par le monde chacun décide du bien
Et cela devient le mal
L’être et le vide s’engendrent
L’un l’autre.
Facile et difficile se complètent
Long et court se définissent
Haut et bas se rencontrent
L’un l’autre.
16. Ibid.
17. C. G. Jung, « Commentaire du “Livre tibétain de la Grande Délivrance” » (1939), Psychologie et orien-
talisme, Paris, Albin Michel, 1985, p. 131-163, p. 151.
145
Il émousse ce qui tranche
Démêle les nœuds
Discerne dans la lumière
Assemble ce qui, poussière, se disperse.
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Il faut d’abord exalter
Cette « lumière voilée » est ici interprétée comme réalisation d’un effet précis
grâce à la connaissance des principes subtils ou « réduction » de l’éclat. J’ai
tendance à penser que cette expression signifie « adoucir sa lumière », et que
cela a le même sens que ce qui est écrit au chapitre 4 : « Discerne dans la lumière,
assemble ce qui, poussière, se disperse. »
Lao Tseu n’appréciait pas que l’on fasse étalage de son habileté ou de l’éclat
de sa réussite sociale ou personnelle. Il recommanderait sûrement que lors des
moments critiques de l’existence, on « voile » la lumière, on se tienne dans un
état intermédiaire entre jour et nuit, entre blanc et noir. Dans le livre de Chuang
Zi, il y a une très belle histoire qui parle d’un pauvre homme qui voulait se
débarrasser de son ombre et qui court à la mort. S’il avait pu se cacher sous son
ombre il ne serait pas mort. Le chapitre 77, qui utilise la symbolique du tir-à
l’arc, illustre plus clairement cet accès à la voie médiane, au-delà des opposés :
La voie du ciel
Est comme un arc tendu.
Le haut est courbé
Le bas est relevé
La tension libérée
La détente retrouvée.
C’est la voie du ciel
De prendre ce qui est en excès
Pour combler ce qui est en manque.
La voie de l’homme est contraire :
146
Elle prend à ceux qui ont peu
Pour donner à ceux qui ont trop.
Le fait de tendre l’arc et de tirer une flèche dans le cœur d’une cible témoigne
d’une extrême concentration vers le centre de la totalité psychique (mandala),
dans la symbolisation de la position médiane entre les opposés psychiques. C’est
le symbole du processus d’unification. C’est pourquoi, depuis les temps les plus
anciens, le tir à l’arc est une voie d’intégration spirituelle et de culture de soi ;
on l’appelait Gung-do, le tao de l’arc. D’un point de vue psychologique, cela
illustre la façon d’intégrer la fonction inférieure.
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Dans le chapitre 28, il y a une merveilleuse description de l’entièreté qui
rassemble harmonieusement les composantes duelles de la vie et des symboles
majeurs du tao que privilégiait Lao Tseu : la vallée, le jeune enfant et le bloc de
bois brut :
Connaître le mâle
Préserver la femelle
Être ainsi le ravin du monde.
Qui est le ravin du monde
La vertu constante ne le quitte point
Et il retrouve l’innocence de l’enfant.
Connaître le blanc
Préserver le noir
Être ainsi la norme du monde.
Qui est la norme du monde
La vertu constante ne l’abandonne point
Et il retrouve l’infini.
Connaître l’honneur
Préserver l’humilité
Être ainsi la vallée du monde.
Qui est la vallée du monde
La vertu constante lui est toujours abondante
Et il retourne à l’état de bois brut.
L’état de bois brut sert à creuser des ustensiles
En suivant la nature
147
Le sage règne sur les charges
Car bonne coupe suit le fil (du bois).
Le bois brut, c’est la nature même qui n’a été traitée par aucun processus artifi-
ciel – symbole de simplicité, le tao. La simplicité se situe au-delà de la gloire ;
elle ne connaît pas de désir personnel ni de discrimination unilatérale. C’est un
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état de non-agir, la nature la plus essentielle du tao.
D’une certaine manière, un psychothérapeute est un artiste et un sculpteur
qui s’introduit dans l’âme de son patient et l’aide à devenir une personne entière.
Le chapitre 28 attire notre attention sur l’importance de ne pas interférer de façon
rationnelle avec l’individualité propre du patient, sa globalité psychique, mais
bien plutôt de se focaliser sur le centre psychique du soi tant pour le patient que
pour le thérapeute.
Le jeune enfant
Le chapitre 55 fait état de l’inviolabilité, de l’énergie la plus forte et de l’har-
monie d’un jeune enfant, état antérieur à toute compétition :
Celui qui est dans la complétude de la vie
Est pareil à un nouveau-né.
148
Lao Tseu fut un grand avocat de ce qui est petit, faible et tendre et il a
souligné leur force. Ce qui est mort est dur et rigide, le tendre et le fragile sont
des compagnons de la vie (chapitre 76). Le plus doux peut ainsi l’emporter sur
ce qui est dur et fort :
Que le faible surpasse la force
Que le souple surpasse le dur
Chacun le sait19.
L’eau, la vallée
Rien n’est plus souple et faible
Au monde que l’eau.
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Pourtant pour attaquer
Ce qui est dur et fort
Rien ne la surpasse
Et personne ne pourrait l’égaler20.
L’eau est ce qu’il y a de plus souple, mais elle s’écoule sans fin et modifie la
forme des choses les plus dures. Jung a écrit : « On s’unit au tao, à la “réalité
créatrice infinie” (…) car le tao c’est aussi la marche du temps21. »
Dans le chapitre 34, il est dit : « La grande voie est large, touchant la droite
et la gauche. »
Le tao s’écoule sur toute la terre. Est-ce que l’eau a une forme particulière ?
Assurément, mais elle change librement de forme, sans combat, car telle est sa
nature ; elle a de ce fait un effet consolateur et réparateur sur les gens. L’eau
s’écoule avec fluidité, elle nourrit et transforme toute créature sur la terre. C’est
pourquoi elle est le symbole de la vie et de la transformation. Chacun ressent à
sa façon cette image de l’eau mais pour tous elle a un effet thérapeutique car elle
constelle le niveau archétypique de l’inconscient.
149
Jung s’intéressait particulièrement à la qualité essentielle du tao représentée
par l’image de l’eau. Citant ce chapitre, il s’étonnait qu’on ne puisse mieux
exprimer l’idée de chute23. Dans Mysterium Conjunctionis, il évoque l’aqua
permanens ou eau spirituelle comme medium de la conjonction, agent de l’union
et il fait remarquer que l’un des synonymes courants de l’eau est la « mer »
comme lieu de célébration du mariage alchimique. Le « merveilleux » de cette
mer tient au fait qu’elle mêle et unit les opposés24.
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Car ils savent aller vers le bas.
Ainsi règnent-ils sur les cent vallées.
Ainsi voulant diriger le peuple,
On doit s’abaisser devant lui en paroles.
Voulant se mettre à la tête du peuple
Il faut paraître le suivre.
Ainsi le sage est-il au-dessus du peuple
Sans peser sur lui. […]
Car il ne s’oppose à personne et
Personne ne s’oppose à lui.
Le «grand pays» évoque une grande nation mais peut également se comprendre,
d’un point de vue psychologique, comme le royaume de l’inconscient ; il peut
150
même être comparé au soi en tant qu’« unification du monde » ; et le tao est la
source de toute chose et donc le féminin, la mère de milliers de choses.
Pourquoi Lao tseu insiste-t-il tellement sur le fait que l’image de l’eau qui
court vers le bas est proche du tao ? Le Tao te king le mentionne à propos de la
gouvernance des peuples, mais d’un point de vue psychologique on peut le
comprendre comme une attitude du moi envers la personnalité inférieure incons-
ciente. On peut se demander quelle est l’attitude qui permet le mieux d’intégrer
cette part de la personnalité : la combattre ou l’accepter et lui permettre de se
transformer progressivement ? « Vers le bas » ou « au-dessous » fait référence à
un potentiel physique mais aussi à ce qui est « dédaigné » et « méprisé ». Il était
manifestement tout aussi difficile à l’époque de Lao Tseu de suivre son ensei-
gnement. D’où ces paroles (chapitre 43) :
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La chose la plus souple du monde
L’emporte en âpreté sur le plus dur.
Ce qui est sans substance
Pénètre même dans ce qui n’a pas de faille.
L’enseignement qui n’utilise pas de parole,
Le bénéfice du non-agir,
Rares sont ceux qui le comprennent.
L’homme qui vit dans le tao est la vallée du monde ; la vie éternelle ne le
quitte pas comme il est dit au chapitre 28. Il ressemble si profondément à la vallée
qu’on ne peut le connaître, il est large (vide) comme la vallée et impénétrable
comme ce qui est trouble.
25. Chapitre 6.
151
Comme l’eau qui court celui qui vit dans le tao ne se bat pas contre le mal.
Il vit avec l’eau sombre ou trouble et la transforme lentement par sa tranquil-
lité, par le non-agir. J’y vois une attitude de « religio » – une observation sincère
et vigilante – comme le dit Jung, qui renonce à la superbe du moi et permet l’écou-
lement naturel de l’inconscient capable de transformation créatrice.
Dans l’un de ses articles sur les archétypes, Jung fait mention de l’eau en
évoquant les rêves d’un théologien protestant dans lesquels il est question de vallées
et de lacs : « L’eau est le symbole le plus fréquent de l’inconscient. Le lac dans
la vallée est l’inconscient, qui se trouve en quelque sorte au-dessous du conscient
[…]. L’eau est “l’esprit de la vallée”, le dragon aquatique du tao, dont la nature
ressemble à l’eau – le yang reçu dans le yin. L’eau signifie donc psychologique-
ment : esprit devenu inconscient26. »
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Cette interprétation de la vallée, du lac et de l’eau est proposée dans le
contexte des rêves d’un théologien protestant. Mais il est intéressant de remar-
quer que c’est dans l’image de l’eau du lac et du dragon aquatique du tao que
Jung a vu l’esprit de la vallée et non pas dans le vide, la position basse et la
tranquillité du tao. C’est également à l’eau que Jung associe la dynamique poten-
tielle qui conduit au tao alors que Lao Tseu l’associait davantage au vide de la
vallée et à la tranquillité du sage.
Wu-wei et non-agir
Wu-wei, le non-agir, est le concept central de Lao Tseu. C’est la nature fonda-
mentale du tao et l’attitude du sage. Pour Jung, Wu wei ce n’est pas le rien-faire
mais le non-agir sur un mode rationnel que l’on peut comparer à l’art de laisser
les choses se produire comme chez Maître Eckhardt et dans sa propre méthode
d’imagination active. Wu wei est une attitude de renoncement actif à la prédo-
minance du moi ; c’est aussi le processus qui consiste à laisser s’affaiblir les aspects
de la personnalité qui ne sont pas essentiels ; c’est ce que confirme le chapitre 48 :
À la poursuite de la voie
On s’appauvrit
Chaque jour.
De plus en plus,
Jusqu’à ce que rien
Ne demeure inachevé.
26. C. G. Jung, « Les archétypes de l’inconscient collectif », Les Racines de la conscience, Paris, Buchet / Chastel,
1971, p. 31.
152
On remarquera que le non-agir du tao nourrit le désir d’agir parmi les
créatures parce que c’est sous l’influence du tao que ce désir prend forme. La
restriction du désir associée à la simplicité sans nom devient ensuite nécessaire
pour que s’installe l’état de tranquillité.
Le tao n’a pas de nom : on ne peut l’identifier de façon objective ; mais dès
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lors qu’il commence à se manifester dans le monde, il prend des noms – il prend
forme en tant que systèmes, méthodes et règles. Les systèmes se mettent à inter-
férer avec la simplicité naturelle. Il importe donc de savoir à quel moment il
convient d’y mettre un terme. En psychothérapie, dès lors que nous nous
appuyons surtout sur notre savoir, nos intentions, nos théories et nos techniques
conscientes dans le but de renforcer l’adaptation à la réalité extérieure, nous
sommes facilement captés par les détails de cette réalité extérieure, les symptômes,
les préoccupations de succès extérieur et d’échec de la thérapie, etc. Cela ne
pose pas de problème aussi longtemps que le thérapeute est capable d’être attentif
à l’intention du soi en lui-même et dans l’inconscient de ses patients. Mais dans
les cas extrêmes, il peut perdre le contact avec le soi, la personnalité entière. Il
devrait donc savoir à quel moment il devient nécessaire de mettre un terme à
l’approche extravertie unilatérale et de revenir à l’attitude holistique originelle.
Le non-agir et l’agir ainsi que toutes les dualités en relation avec l’Être et le
non-Être semblent appartenir à une seule entité, le tao. Le tao rassemble toutes
choses en tant qu’origine mais aussi en tant que but :
La voie est au monde
Ce que sont les fleuves et la mer
Aux torrents et rivières28
Moralité et « Ethos »
Si le plus grand bien – Sang Seon – signifie « le bien absolu », au-delà du
jugement de valeur collectif opposant le bien au mal, il correspond d’un point
de vue psychologique à l’« Ethos », comme l’indique Jung. Il distingue l’Ethos
153
(l’aspect éthique de la conscience) de la moralité, c’est-à-dire les normes collectives
de comportement, le code moral approuvé par la société. L’Ethos c’est comme
la voix de Dieu (vox Dei) au sein de l’inconscient des individus ; elle est inconnue
au prime abord, puis elle émerge quand l’individu se trouve aux prises avec des
conflits moraux. La voix de Dieu ne plaît pas toujours aux valeurs du conscient
collectif. Elle procède de la psyché objective transcendante au moi, de la totalité
de la psyché que nous appelons soi29.
La psychologie analytique considère le « bien absolu » comme un compor-
tement qui est en accord avec la totalité psychique. Nous ne connaissons pas toute
l’étendue de la « totalité psychique » ni non plus la nature ultime du tao parce
qu’ils sont inconscients. Il nous faut donc être prudent avant de juger du bien
et du mal.
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En ce sens, on peut considérer que si le moi n’est pas relié à la totalité
psychique, il n’est pas davantage relié au bien absolu. Si cette situation s’aggrave
et menace l’individu de dissociation névrotique, la même défense névrotique se
renforce de plus en plus et elle a pour visée l’élimination superficielle et immédiate
du symptôme. Lao Tseu en fait la remarque en ces termes dans le chapitre 18 :
Le sens du tao perdu
Morale et justice apparaissent
Suivis de l’intelligence et de l’habileté
Qui engendrent la vaste duplicité.
Lorsque les six relations se désaccordent
S’imposent alors amour et devoir filial.
Lorsque les États tombent dans le désordre
Apparaissent alors les serviteurs loyaux.
154
Ainsi le juste enseigne l’injuste
L’injuste est la matière du juste.
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Mais pourquoi rejeter
Un homme de peu ?
Dans le chapitre 74, Lao Tseu dit que ce qui décide de la vie et de la mort
des hommes, ce n’est pas l’homme mais le tao qui est le grand charpentier :
Le filet du ciel est vaste :
Malgré ses larges mailles
Rien ne passe au travers.
155
Chacun gère ses possessions
Seul, je parais démuni de tout.
Les gens du peuple savent tout
Seul, je parais ignorant.
Les gens du peuple sont affairés
Seul, je parais calme.
Dans Ma Vie, Jung, déjà âgé, fait mention de ce chapitre du Tao te king :
« Quand Lao Tseu dit : “Tous les êtres sont clairs, moi seul suis trouble”, il
exprime ce que je ressens dans mon âge avancé. Lao Tseu est l’exemple d’un
homme d’une sagesse supérieure qui a vu et fait l’expérience de la valeur et de
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la non-valeur, et qui, à la fin de sa vie, souhaite s’en retourner dans son être
propre, dans le sens éternel inconnaissable31. »
S’engager sur un chemin que nul n’a jamais emprunté, voir des choses que
nul n’a jamais vues, faire ce que personne n’a jamais fait et connaître ce que
personne n’a jamais su : telle a été la voie de ces sages qui nous ont devancés.
31. C. G. Jung, Ma Vie, Souvenirs, rêves et pensées, 1961, op. cit., p. 408. Le passage cité par Jung est ici traduit
de la façon suivante : « Les gens du peuple savent tout, Seul je parais ignorant. »
156
Fait de silence et de vide
Seul et immobile
Circulant partout sans s’user
Capable d’être la genèse de l’univers
Son nom reste inconnu
On l’appelle tao.
Les termes utilisés par Lao Tseu évoquent la totalité – la totalité et son centre.
De nos jours, les gens vivent au niveau de la réalité concrète et ne sont pas
capables de considérer l’entièreté de la vie et ses racines profondes. Mais peut-
être existe-t-il parmi tous ces gens qui circulent dans les rues illuminées de
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magnifiques décorations technologiques, un homme ou une femme pauvrement
vêtu, qui ne semble pas très malin mais qui porte en lui un trésor. Ce n’est
sûrement pas parmi les intellectuels de haut vol qu’il ou elle se trouve mais
parmi ceux qui souffrent et les solitaires, les gens « non performants » à qui des
psychiatres naïfs prescriraient immédiatement un médicament.
Apparemment, Jung appréciait beaucoup la philosophie de Lao Tseu, mais
en tant qu’européen moderne il mettait davantage son activité au service de la
diffusion de ses pensées et de ses sentiments. Il considérait que la sollicitude est
une condition indispensable à l’activité créatrice en tant que force dynamique
permettant d’explorer la nature de la psyché.
Jung n’a que très rarement commenté le Tao te king même si lors du séminaire
sur les rêves en 1930, il est intervenu dans les discussions sur le quiétisme,
l’introversion extrême et la question de l’inefficacité du non-agir dans la pensée
taoïste32. Mais il a ramené les points de discussion à leur propre problématique
dans la tradition occidentale. Le Tao te king comporte certains passages qu’on
pourrait légitimement taxer de stoïcisme ou d’ascétisme. Mais si on les analyse
de près et si l’on s’attache à une compréhension psychologique de leur signification
symbolique, on découvre la véritable signification des pensées de Lao Tseu. On
se demande parfois pourquoi il ne fait état que des aspects apaisants et bienveillants
de la nature et rarement de ses aspects destructeurs, de la rude confrontation des
êtres humains avec ces aspects destructeurs et du processus engagé pour en venir
à bout, au dedans comme au dehors. Il m’arrive d’éprouver le même sentiment
que Jung à propos du but de la méditation indienne :
« Je ne veux être débarrassé ni des hommes ni de moi-même, ni de la nature
car tout cela représente à mes yeux une merveille indescriptible […]. Pour moi,
32. C. G. Jung, L’Analyse des rêves, Notes du séminaire de 1928-1939, Paris, Albin Michel, 2006, tome 2,
p. 424 sq.
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il n’y a pas de libération à tout prix. Je ne saurais être débarrassé de quoi que ce
soit que je ne possède pas, que je n’ai ni fait ni vécu. Une réelle libération n’est
possible que si j’ai fait ce que je pouvais faire, si je m’y suis totalement adonné
ou y ai pris totalement part […]. Un homme qui n’a pas traversé l’enfer de ses
passions ne les a pas non plus surmontées33. »
Je crois comprendre pourquoi Lao Tseu n’a que rarement mentionné les
aspects destructeurs de la nature : le Tao te king est son dernier enseignement,
destiné à ceux qui, comme lui-même à cette époque des seigneurs de la guerre
dans la Chine ancienne, ont dû supporter toutes sortes de souffrances. Le Livre
était destiné aux déracinés, à ceux qui vivaient dans la dissociation.
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Si dans notre pratique clinique, nous devenons trop déterminés et avons
trop l’ambition d’une guérison complète immédiate, si nous nous reposons sur
notre façon de soigner rationnelle et unilatérale en ignorant les aspects spirituels
irrationnels de la personnalité du patient, si notre vision se rétrécit et s’avère
incapable de voir profondément dans l’âme du patient, alors le Tao te king peut
être un guide de bon conseil.
Traduit de l’anglais par Françoise Le Hénand.
Abstract: On the basis of Jung’s use of and commentary on the concept of the
Tao, the author presents his approach to Lao Tzu’s Tao Te Ching. He compares this
text to Jungian theories of the Self, the union of opposites, wholeness, and
individuation, and likens the attitude of the psychotherapist to the awareness
described by Lao Tzu.
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