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LE SENS DE LA NATURE.

COMMENT LA NATURE EST DEVENUE


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SURNATURELLE

Raphaël Liogier

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2018/3 Tome 93 | pages 451 à 467


ISSN 0014-2239
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-etudes-theologiques-et-religieuses-2018-3-page-451.htm
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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


93e année – 2018/3 – P. 451 à 467
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Le sens de la nature
Comment la nature est devenue surnaturelle

Selon Raphaël LIOGIER*, la nature n’a pas toujours été l’objet de préoccu-
pation et de soin, d’abord parce qu’elle n’était pas fragile. C’était l’homme
qui était fragile face à elle. Le renversement du sens de la menace s’est effec-
tué à travers la globalisation comprise comme la réalisation concrète de
l’extension terrestre du pouvoir d’action humain, et la réalisation mentale que
l’environnement est limité, qu’il est fini, et qu’il peut donc finir, et finir du fait
de l’action humaine. La nature et ses manifestations vont alors devenir
l’expression de la Vertu, du Bien à préserver face à la souillure des hommes,
voire face à l’homme lui-même considéré, à l’extrême, comme une souillure.
Mais même si une telle mythologie de la nature est réellement vertueuse, et
aujourd’hui nécessaire, elle peut devenir contreproductive si elle se ferme à
toute critique. La mise en scène du naturel – faisant de la nature une vérité
transcendante, une surnature – peut être industriellement coûteuse et écologi-
quement néfaste. Rendre un produit alimentaire plus naturel engage souvent à
davantage d’industrie et, par conséquent, à davantage de pollution. L’auteur
appelle à garder à l’esprit que l’artificiel n’est pas en soi négatif, il est même
ce qui a permis à l’homme de survivre et ce qui peut lui permettre maintenant
de prendre soin efficacement de son environnement.

Lorsque Olivier Abel m’a sollicité pour donner cette leçon de rentrée acadé-
mique, il m’a aussi demandé le titre de mon intervention. Au départ, je voulais
lui donner pour intitulé ce qui figure en sous-titre de cet article, La nature

*
Raphaël LIOGIER est professeur des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence,
membre du Sophiapol (Paris 10 Nanterre) et chercheur invité à Columbia University (Institute for
Religion, Culture and Public Life – IRCPL). Il est l’auteur de Souci de soi, conscience du monde. Vers
une religion globale ?, Paris, Armand Colin, 2012 touchant au sujet de la conférence, et de La guerre
des civilisations n’aura pas lieu, Paris, CNRS Éditions, 2016 (éd. poche/Biblis, 2018). Cet article est
issu de la leçon solennelle d’ouverture de l’année académique donnée le 10 octobre 2017 à l’Institut
protestant de théologie, Faculté de Montpellier. L’auteur remercie M. Jérémy Duval d’avoir réalisé la
transcription de sa leçon. Le style oral a été conservé.

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RAPHAËL LIOGIER ETR

surnaturelle, qui est celui du livre que j’écris en ce moment et dont le sous-
titre sera probablement Modernité et transcendance. À vrai dire, je pensais
avoir fini ce livre dans l’intervalle et que la tournée promotionnelle commen-
cerait dans votre Faculté, mais je suis très régulièrement relancé dans un peu
plus de recherche.
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Qu’est-ce qui m’a amené à travailler cette notion de nature ? J’avais
développé (ou essayé de développer) dans un chapitre d’un de mes livres précé-
dents cette notion (le Souci de soi, conscience du monde) mais l’éditeur m’avait
frustré en comparant mon livre à un arbre qui aurait trop de branches. Je m’étais
alors dit que je prendrai le temps par la suite d’en faire le sujet d’un livre à part
entière. Ce que je suis en train de faire. Entretemps sortira un livre au titre un
peu énigmatique, Manifeste métaphysique (à paraître chez Fayard en 2019),
écrit avec le philosophe Dominique Quessada, dans lequel nous remettons en
cause le discrédit jeté sur la métaphysique. Nous y montrons, entres autres, que
même lorsque l’on prétend être au plus près de la Nature, on ne peut s’empê-
cher de faire de la métaphysique. Ce qui n’est pas grave en soi. Ce qui l’est,
c’est de prétendre qu’il ne s’agit pas de métaphysique mais du « Réel ». C’est
ainsi que l’on fabrique un dogme incritiquable. Alors qu’il peut être tout à fait
louable de faire de la métaphysique assumée, cohérente, logique, ouverte, criti-
quable, à partir de l’idée de Nature et du naturel. Mais ce qui m’a réellement
conduit à travailler sur ce sujet, ce sont des expériences vécues. Des expériences
banales. Tout d’abord, il y a une expression qui paraît évidente mais qui, à bien y
regarder, est illogique, paradoxale, voire absurde, c’est l’expression de parc
naturel. Si c’est un parc, ça ne peut pas être naturel. Il y a dans cette expression
un paradoxe radical : ce qui fait sa nature de parc naturel, c’est le fait que ce soit
un parc, c’est-à-dire un espace cultivé, organisé par l’homme. Ce qui est aux
antipodes du naturel. Cette expression paradoxale est en quelque sorte devenue le
centre de ma réflexion. Mais deux autres anecdotes montrent que cela va plus loin.
Un jour, au restaurant, un serveur m’apporte du pain et, comme j’allais me
servir, il ajoute : « Attendez, je vous apporte maintenant le pain aux céréales. »
Le pain n’est-il pas toujours fabriqué à partir d’au moins une céréale : le blé ? Le
blé n’est-il plus une céréale ? Je me suis renseigné et rendu compte que le pain
aux céréales nécessitait un surplus d’industrialisation parce qu’il est plus facile
de fabriquer aujourd’hui du pain blanc que du pain aux céréales sur lequel il est
même parfois de bon ton de coller des petites céréales diverses et rustiques pour
qu’il fasse plus naturel. Autrement dit, un effort industriel supplémentaire est
nécessaire pour la renaturalisation de ce qui n’a pas l’air assez naturel. C’est-à-
dire qu’il faudrait filtrer le naturel, le mettre en scène, le surnaturaliser.
Enfin, au cours d’un dîner à New York, il m’a été donné d’entendre quelque
chose de stupéfiant. Dîner new-yorkais donc, autour de la culture française, auquel
j’avais été invité et où, à chaque plat, nous avions droit à un verre de vin différent.
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2018/ 3 LE SENS DE LA NATURE

C’est une femme, très célèbre là-bas parce qu’elle importe du vin français, qui
faisait la promotion de ce que nous avions dans nos verres et, à un moment donné,
elle dit quelque chose de fascinant : « Celui que vous tenez maintenant dans votre
main est sans doute le meilleur parce qu’il est (en anglais) untouched by man ! »
Alors là, je me dis que c’est tout de même impressionnant parce que la vigne est
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par excellence une invention humaine, produit patient de siècles de cultures.
J’avais déjà commencé le livre mais me trouvais, à chaque fois, par de
telles anecdotes, comme encouragé à approfondir encore davantage le sujet.
Évidemment, untouched by man, ça ne veut pas dire ce que ça veut dire, et ça ne
veut pourtant pas rien dire. Ça veut dire quelque chose de tellement ancré en nous
que personne ne pense à le remettre en question, ce n’est même pas discutable,
c’est tout à fait non réflexif ou, pour parler comme Bourdieu, c’est incorporé1 : les
gens le sentent directement, sans avoir même à y réfléchir. Ce qui m’intéresse
justement dans mon travail, c’est ce qui est senti sans avoir à y réfléchir. La nature
fait partie de ces notions tellement évidentes que l’on n’y réfléchit plus et, naturel-
lement, si je puis dire, je me suis demandé s’il en a toujours été ainsi.
Abordons la question en trois points. Tout d’abord, l’ambiguïté de la défini-
tion. De quoi parle-t-on quand on parle de cette notion de nature ? Ce n’est pas
si simple, et même si ça a l’air naturel, justement, ça ne l’est pas tant que ça.
Ensuite au rapport ambigu et tout à fait particulier que la modernité entretient
avec la nature. En effet, au départ, nous avons une vision réfléchie de la nature
philosophiquement et même théologiquement. Comment se fait-il qu’elle soit
devenue aujourd’hui une notion incorporée, au point même de devenir une
métaphysique naturalisée dans le double sens du mot, c’est-à-dire qui n’est plus
remise en cause. Par exemple, les gens les plus athées vont valoriser cette idée
de nature sans se rendre compte que c’est une métaphysique, comme les
chantres de la philosophie néo-new-age qui ne se savent pas new-age, tel
Michel Onfray2 par exemple. Sa valorisation du cosmos, d’une philosophie
tellement puissante qu’elle serait naturelle, qu’elle ne serait pas normative –
lui qui dit ne croire en rien parce que soi-disant épicurien – aboutit à une vision
naturalisée de la nature, c’est-à-dire incorporée et non réfléchie, que je trouve
intéressante – non pas du point de vue philosophique mais en tant que phéno-
mène social. Enfin, je poserai la question de savoir ce que l’on risque concrè-
tement avec la surnaturalisation de la nature. En un sens, comme nous le
verrons, je crois aux vertus positives de la surnaturalisation mais je reste
critique parce qu’il y a toujours des dérives possibles, contreproductives, qui
remettent en cause le bien que l’on croyait viser dans cette nouvelle idée de la
nature. À partir d’une idée libératrice, il n’est pas rare que l’humanité plonge
dans un système totalitaire et hégémonique.

1
Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
2
Michel ONFRAY, Cosmos, Paris, Flammarion, 2015.

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DÉFINITIONS DE LA NATURE

Dans mon livre en gestation, je donne une quinzaine de définitions de la


nature mais on se contentera ici de signaler les trois grands registres qu’elles
font ressortir.
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Tout d’abord, la nature comme ce qui est brut, donné directement sans
modification, sans ajout : « Ah ! C’est naturel. » Ce registre correspond bien à
l’étymologie de natura qui renvoie à l’idée de naissance, d’une origine qui
serait conforme à la naissance.
Ensuite, la nature comme environnement, comme ce qui nous entoure, qui
n’est pas nous mais dans lequel nous sommes : « La nature est belle ! » Ici l’on
trouvera la notion d’écosystème et tous les rapports existant entre les humains
et la nature.
Enfin, la définition la plus métaphysique, la nature comme essence :
« Quelle est la nature de ce produit ? » Ce registre est en lien avec la première
définition. Par exemple, quand on qualifie quelque chose de dénaturé, on dit à
la fois que cette chose n’est pas en conformité avec son origine mais aussi avec
les caractéristiques qui lui sont propres. Quand on dit par exemple : « Le
clonage, ce n’est pas naturel », on le dit par rapport à l’homme – parce qu’en
fait, dans la nature, il y a certaines entités qui se reproduisent naturellement
par clonage. Si l’on le dit de l’homme, cela suppose une essentialisation de
l’homme, à savoir une définition de la nature humaine, etc.
Je me suis intéressé à ce que dit le philosophe Clément Rosset dans son
ouvrage L’Anti-nature3. Même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il
avance, je trouve intéressant qu’il assimile la nature avec la métaphysique. Au
fond, dit-il, la nature, c’est la métaphysique. Il pose que les hommes ont besoin
de construire des systèmes de contraintes qui sont appuyés métaphysiquement
et, pour cela, il a une définition très large de ce qu’est la nature. Il critique, par
exemple, le monde magique en ce que celui-ci suppose qu’il y a toujours
quelque chose de secret derrière le voile, qui serait la nature réelle des choses,
et qu’il y a donc des principes qui s’imposeraient à nous. Évidemment, ceux qui
représentent ces principes, les magiciens ou les prêtres par exemple, ont un
pouvoir sur nous. C’est dans la continuité de l’idéalisme de Platon. Pour Rosset,
Platon est un naturaliste car il cherche quelque chose qui existe derrière les
choses et ce serait ça, dit-on, la nature. Le naturalisme, pour lui, consiste en la
manière générale de penser qu’il y a une nature des choses derrière ce que les
choses nous donnent à voir.

3
Clément ROSSET, L’Anti-nature. Éléments pour une philosophie tragique, Paris, Presses univer-
sitaires de France, 1973.

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Clément Rosset est un spécialiste de Nietzsche, et c’est ce que ce dernier


reprochait à Platon : supposer toujours une vérité derrière les apparences (ce qui
se donne à voir). Et de la même manière, Rosset pose qu’il y a une continuité dans
toutes les cultures, et même dans la théologie, car Dieu ou la nature impliquent
que nous cherchions la nature des choses. Ainsi la théologie est un naturalisme,
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comme l’essentiel des narrations humaines, sauf à de rares exceptions, à
certains moments considérés par Rosset comme des joyaux de l’histoire intel-
lectuelle, des moments où se déploierait l’artificialisme. Il repère surtout deux
moments : d’une part, dans l’Antiquité, avec les philosophes pratiques post-
socratiques, en particulier l’épicurisme et même l’épicurisme tardif, comme
celui de Lucrèce qui est à l’origine du matérialisme (dont l’un des ouvrages, le
plus célèbre, s’intitule pourtant De natura rerum). Ces philosophies disent que
tout est donné devant nous, par conséquent ce n’est pas la peine d’aller chercher
derrière, ni même de faire la différence entre le fond et la forme. D’autre part,
Rosset situe au XVIe siècle, entre Montaigne et Machiavel, le deuxième moment
artificialiste avec ces penseurs du réalisme absolu, pragmatique, pour lesquels
avoir une position métaphysique est considéré comme pathologique. Même si
je ne suis pas d’accord, je trouve la proposition de Rosset intéressante, dans la
mesure où il est, à ma connaissance, le seul à oser donner une définition
négative de la nature et une définition positive de l’artificiel. Ma propre position
consiste à considérer, en ce qui concerne l’humain, qu’il n’y a pas plus naturel
que l’artificiel. Ce que l’on appelle le soin de la nature, par exemple, est une
construction absolument artificielle, à laquelle je souscris. Lorsque je dis que
le soin de la nature est artificiel, je ne cherche pas à le discréditer, mais à
montrer, contre les visions essentialistes de la nature, que c’est à travers l’évo-
lution de l’homme, et non en dépit d’elle, que ce soin a été rendu possible et
désirable.
Je pense que Rosset touche là un point crucial mais, en même temps, je ne
le crois pas réaliste, en tout cas pas si réaliste que cela, sur ce qu’est la spéci-
ficité humaine. À mon sens – sans pouvoir le développer ici4 –, la nature
humaine5 est essentiellement narrative. Je dis souvent à mes étudiants que
l’homme est avant tout un pilier de bar : il raconte ses journées, ses exploits et
ses déconvenues. Pourquoi y a-t-il autant de musées ? En effet, du point de vue
d’un extraterrestre qui nous observerait, n’y a-t-il pas quelque chose de ridicule à
vouloir raconter comment on se lavait au cinquième siècle avant J.-C., comment
on se vêtait dans l’Antiquité, quels outils on utilisait à la préhistoire ? Cet on est

4
Je renvoie à mon ouvrage Souci de soi, conscience du monde, op. cit., et, bien sûr, à Paul RICŒUR
dont une grande partie de l’œuvre a consisté à montrer la nature narrative de l’existence humaine (voir
en particulier Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990).
5
J’entends par nature humaine, non pas une essence définie a priori, comme une idée platoni-
cienne, mais ce en quoi l’existence humaine se distingue des autres existants animaux.

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celui de l’humanité qui se raconte elle-même hors d’elle-même. En somme,


c’est l’humanité qui se met collectivement en scène pour donner sens à son
existence. J’appelle cela le désir d’être (pour le distinguer du désir de survivre
et du désir de vivre). C’est un désir narratif qui consiste à raconter quelque
chose de nous-même, au-delà du maintien de notre composition physique (la
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survie immédiate) et de l’amélioration des conditions objectives d’existence
(la vie). Nous composons une pièce de théâtre ou musicale à travers laquelle
nous jouons notre vie. Nous sommes les acteurs d’une vie que nous jouons
dans un scénario qui a été composé pour nous. Le premier théâtre est familial.
Mais il s’élargit et se complexifie sans cesse au cours de l’existence indivi-
duelle et collective. Cela construit la structure même de nos désirs, complète-
ment incorporés, qui ne font pas ou plus l’objet d’une réflexion. Si nous
trouvons ce meuble de bon goût, c’est parce que notre cadre familial a élaboré
une mise en scène qui le rend désirable ; en sens inverse, l’on se sentira mal à
l’aise dans un autre type d’ameublement. Évidemment, tous ces micro-scéna-
rios de la vie quotidienne s’inscrivent dans des scénarios plus généraux que
certains appellent méta-récits et que personnellement j’appelle mythes. C’est
pourquoi l’on ne peut pas se passer de mythe. Je crois que l’humain est un
animal mythologique, avant même d’être un animal politique ; ou, plutôt, c’est
d’abord parce qu’il est un animal mythologique qu’il est, conséquemment, un
animal politique. La politique étant elle aussi une scène mythologique.
La Bible est un mythe. Les grandes religions, c’est évident, sont toutes
fondées sur des mythes. Mais les grands récits plus contemporains qui font de
la Nature une valeur supérieure sont aussi des mythes. Il n’y a rien de péjora-
tif à dire cela. Je distingue, en effet, mythe et fiction. Le mythe est une néces-
sité irréductible de notre perception du monde, parce que nous n’avons pas
accès directement au réel en soi et que nous interprétons tout ce que nous perce-
vons. On peut même dire que notre perception est déjà une interprétation du
réel. Le réel et la réalité ne sont pas équivalents. La réalité est une construction
sur ce que nous postulons du réel. Nous interprétons déjà. C’est ce que Husserl
appelle, par exemple, la « protention6 » : je regarde une porte et j’imagine le
couloir derrière cette porte, alors que je ne le vois pas – mais je suis obligé de
l’imaginer pour que ma perception de la porte soit cohérente. Car une porte est
faite pour être ouverte vers autre chose. Au-delà de cet exemple, l’humain
construit des narrations, jusqu’aux narrations religieuses, qui sont comme les
postulations de ce vers quoi notre existence est ouverte, telle la porte avec le
couloir. La religion est donc dans la continuité de la perception au niveau
humain. Il y a une fonction cognitive du religieux, une fonction d’orientation
dans le monde. La narration est forcément méta-physique parce qu’elle est là

6
Edmund HUSSERL, Leçon pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Préface de
Gérard Granel, trad. Henri Dussort, Paris, PUF, 1996.

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pour voir sans cesse au-delà, non pas vers un au-delà fictif, mais un au-delà
suffisamment plausible pour pouvoir construire une représentation du monde
qui permette d’orienter l’homme. Par conséquent, la religion authentique n’est
nullement fictionnelle, précisément parce qu’elle est mythologique. La fiction,
pour rester dans le champ de la narration religieuse, c’est quand la narration
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s’est tellement éloignée de ce que l’on croit savoir à une période et dans un
espace culturel donnés, que se créé un décalage. Par exemple, le christianisme
de Maurras, qui n’engage pas la foi dans le fond, métaphysiquement, mais
engage seulement l’ordre social, la morale, ne sert plus à construire de la narra-
tion désirante ; il ne sert qu’à occuper des positions morales auxquelles l’indi-
vidu ne croit pas vraiment, du type : « Je suis chrétien, donc je crois à la famille
normale et donc je suis contre le mariage pour tous. » La fiction relève de ce
que j’appelle le conditionnel infantile : « On dirait que je suis un agent secret
et on dirait que toi, tu es espion. » L’enfant joue, et jouit de faire semblant, de
faire comme si.
Une partie des religions ont subi un processus qui les a fait passer du mythe
à la fiction. C’est-à-dire que l’on a continué à jouer sans vraiment y croire,
tandis que l’on se mettait à croire à autre chose sans même s’en rendre compte.
Car quand on croit vraiment, l’on ne s’en rend pas compte. Et même le système
théologique, que l’on superpose à ce que l’on croit sans le savoir, ne vient
qu’après. C’est la différence entre adhérence et adhésion. L’adhérence, ce sont
les chaussures qui adhèrent au sol mythique à travers lequel chacun joue son
rôle sans même s’en rendre compte. Ce sol mythique constitue tous les désirs
et même tous les jugements (de goût, par exemple) que nous avons dans notre
vie, et à travers lesquels peuvent émerger des adhésions intellectuelles, l’adhé-
sion à une théologie par exemple. L’adhésion intellectuelle, c’est le moment
où, en réfléchissant à un certain nombre de choses, je vais pouvoir oser me
conférer une certaine apparence, celle d’un homme de gauche, d’un libéral ou
d’un chrétien. Mais l’adhérence est première. Sans adhérence, l’adhésion ne
sert à rien. L’adhérence, personne ne s’en rend compte, car tous nous marchons
dessus. L’adhésion, c’est là où pointe le regard et vers quoi l’on se dirige, mais
encore faut-il que nous soyons sur la scène. Si l’adhérence ne fonctionne pas,
c’est ce que j’appelle une situation de dépression mythique car il n’y a plus
suffisamment de pression mythique pour tenir notre jeu d’acteur.
Or pour moi, l’idée de nature a progressivement remplacé le décor mythique
des grandes religions (au sens de narration intériorisée), à travers lequel nous
jouions notre vie sans nous en rendre compte. Au point que les religiosités elles-
mêmes, pour résister à leur sortie du champ de plausibilité, ont fini par réintro-
duire la notion de nature et à la discuter comme quelque chose qui avait toujours
été là, depuis l’origine même, y compris dans leur propre mythologie. Elles
vont même jusqu’à réinterpréter leurs textes par rapport à la nature parce que
c’est devenu le sol mythique irréductible de notre temps. Signalons que même
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les idéologues et fidèles de Daesh pensent qu’ils sont écologiques, plus naturels
que les autres. Ils avaient pour projet de bâtir une cité parfaite et parfaitement
écologique. Leur critique de l’Occident repose notamment sur le fait que les
Occidentaux pourrissent tout. Daesh se pose comme bien plus naturel que
l’Occident, plus respectueux de l’essence de ce qu’est un homme ou une
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femme, de ce qu’est le monde. Rappelons qu’avant Daesh, l’hygiénisme nazi
figure parmi les premières promotions politiques de l’écologie.
Pour revenir à Clément Rosset, je crois qu’il apparaît désormais plus nette-
ment pourquoi je ne suis pas d’accord avec lui. D’une part, quand je parle de
nature, je parle de cette vision très spécifique qui se développe dans la moder-
nité, donc de manière historiquement située (non pas d’une tendance omnipré-
sente dans toute l’histoire humaine), vision devenue positive alors qu’elle ne
l’était pas forcément jusque-là, en tout cas dans le rapport à l’environnement
par exemple. Et, d’autre part, parce que, pour moi, l’être humain ne peut pas se
passer de narration ni de métaphysique alors que Rosset pense le contraire
(l’artificialisme serait pour lui un moment de prise de conscience de la réalité
du monde, sans déguisement métaphysique). L’humain ne peut pas, à mon sens,
se détacher de sa condition de pilier de bar. Car il n’existe positivement qu’à
travers les mises en scène qui lui permettent de jouer un rôle. Même sa techno-
logie est une mise en scène de sa technique. Dès lors, c’est comme nouveau
cadre mythologique que doit se penser aujourd’hui la nature.

MODERNITÉ ET NATURE

Je comprends donc la nature au sens de cette positivité, de cette nature qui


est devenue autre chose qu’elle-même, comme lorsque l’on parle de parc
naturel. C’est ce qui fait référence à un dépassement de la nature (un dépasse-
ment de ce qui est vu directement), comme si autre chose était visé que ce qui
est simplement vu comme plante verte, animal sauvage, etc., avec des proprié-
tés quasi invisibles et positives, forcément bonnes. Je ne parle pas d’une nature
qui pouvait déjà être valorisée comme bucolique, par exemple, dans la poésie
antique, mais de la nature qui devient une instance métaphysique et morale
positive. Quand je dis morale, c’est aussi au sens de non-physique. Je n’évoque
pas là la nature comme élément, comme phusis – ce neutre qui est devant nous,
qui peut être décrit, et entrer dans des catégories scientifiques. Je parle au
contraire de cette nature devenue positive en corrélation avec d’autres notions,
elles aussi devenues positives. Par exemple, la positivité de l’infini. Parce que
la représentation que l’on a de la nature, c’est quelque chose d’infini ou du
moins que l’on ne voudrait pas fini ou voir finir. D’ailleurs, une de nos
angoisses les plus profondes, c’est qu’elle puisse finir, maintenant ou demain.

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2018/ 3 LE SENS DE LA NATURE

La relation entre les notions d’infini et de nature est tout à fait intéressante
pour notre propos. Quand on parlait de l’infini dans l’Antiquité, c’était une
manière de se représenter la nature comme l’extériorité indéterminée, le non
ordonné, hors de la ville, de la cité, de la civilisation. C’était équivalent à
sauvage, et même au non-fini, mal fini (apeiron). Ce non déterminé, non-fini,
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incarne l’instabilité, l’in-vertueux, en somme le mal. En remontant au-delà
même des traditions grecques, dans les sociétés dites tribales, l’on a un rapport
à l’infini qui est là aussi en général négatif, lié à l’angoisse de la maladie par
exemple, l’angoisse de ce qui n’est pas contrôlable. La nature symbolise
l’imprévisible, la catastrophe, la force aveugle et incommensurable face à
l’étroitesse humaine. C’est l’intuition que tout peut arriver, surtout le pire, sans
que l’homme ne puisse rien faire. Aujourd’hui, l’on a une vision romantique
d’une nature bienfaisante, et nous projetons notre vue sur les sociétés dites
premières qui auraient été plus respectueuses de la nature. Il serait bon de relire
Lévi-Strauss7 pour sortir de ce genre de préjugés quand il disait, à propos de
certains peuples d’Amérique du Sud, qu’ils ont en horreur la nature parce qu’ils
en ont peur, et que, d’ailleurs, s’ils se scarifient, c’est parfois pour signifier
qu’ils ne veulent pas être complètement dans la nature, ils veulent s’en distin-
guer. Il y a même des tribus qui éliminaient les nourrissons à la naissance –
au-delà même de l’antinatalisme – pour ne pas avoir à élever les enfants. Ils
faisaient prisonniers les enfants, déjà élevés, d’autres tribus pour les intégrer à
leur population. C’est la preuve éclatante qu’ils n’accordaient pas d’importance
positive à la filiation naturelle ni à la nature en général.
De même, les rapports entre l’homme et la nature dans le chamanisme sont
beaucoup plus ambigus – empreints d’angoisse, de défiance, de rapports de
force – que la vision actuelle newagisée du salut chamanique par l’osmose avec
la nature bienfaisante.
La magie traditionnelle n’est pas non plus en quête d’harmonie avec la
nature, mais tente plutôt de réorienter ses forces terribles, par exemple sur un
ennemi ou un concurrent. On est loin de l’idée que la nature serait tellement
bonne, tellement harmonieuse, agréable et douce, qu’il suffirait de la suivre,
de se fondre en elle, de la laisser s’écouler en nous, pour s’épanouir, voire pour
surmonter les vicissitudes de l’existence. Car la nature incarne, justement, les
vicissitudes de l’existence. Il n’y a pas l’idée de prendre soin de la nature, parce
qu’elle n’en n’a pas besoin, elle est déjà surpuissante, violente, imprévisible –
bref infinie. L’anthropologue Shepard Krech8 a déconstruit le mythe de l’Indien
écologiste. Par exemple, les Apaches et d’autres sociétés – ce n’est pas pour les

7
Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.
8
Shepard KRECH, The Ecological Indian. Myth and History, New York, Norton & Company, 1999.

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RAPHAËL LIOGIER ETR

critiquer négativement, mais seulement pour faire réaliser que la conscience


du soin de la nature est très récente – salissaient la nature, et leur nomadisme
était utilitaire, c’est-à-dire qu’une fois qu’il n’y avait plus rien à prendre dans
un lieu, ils déménageaient vers un autre campement et d’autres ressources. Ce
n’est pas horrible, parce qu’alors la nature était perçue comme infinie, c’est-à-
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dire comme ne pouvant jamais finir. Il n’y a aucun besoin d’être économe avec
ce qui est infini. Au contraire, il y a de l’angoisse face à une nature infinie parce
que tout peut arriver et même le pire, la mort notamment, qui fonctionne préci-
sément comme représentation de l’infini qui nous réduit à presque rien.
D’ailleurs, l’animalité qui est infinie parce qu’elle n’est pas contrôlée, l’animal
sauvage, est proche par extension du barbare, cet autre que je ne peux pas
contrôler tout à fait, l’étranger ; c’est celui par qui le mal peut arriver, pouvant
même devenir l’incarnation du mal. L’animal est d’ailleurs l’incarnation du
mal, la Bête – il peut prendre la figure du loup, du renard, du Malin : figure de
l’animalité, du non contrôlé, de l’infini, de ce qui manifeste la nature et, en
définitive, de ce par quoi le mal peut toujours surgir.
On peut se demander ce qui a pu se passer pour que ce rapport-là se
renverse : que l’animal, le sauvage, et la Nature dans son ensemble, devien-
nent le Bien. Non plus la force surpuissante, mais le Bien fragile qu’il faut
soigner. Ce qui s’est passé pour qu’ait lieu ce renversement, je l’énonce de
manière simple, c’est la globalisation.
On oublie souvent que la globalisation, pour reprendre les termes de Peter
Sloterdijk9 (philosophe allemand, spécialiste de l’esthétique), avant d’être la
circulation massive des biens et des services, des personnes et des images, c’est
la réalisation – au sens psychologique du terme – que nous sommes sur un
globe, c’est-à-dire un espace fini. Cette finitude représente une clôture, qui est
la clôture même de notre perception de l’environnement. D’un seul coup, face
au monde cartographié globalement, nous ressentons ce que l’on peut appeler
une claustrophobie globale.
Le monde devient pour nous de plus en plus petit. Avec la globalisation,
l’espace se réduit. Et il se réduit tellement que l’on finit par avoir peur de cette
réduction. Surgit l’angoisse de la finitude globale : parce que ce globe est fini,
cela signifie qu’il peut finir. Voici le point de renversement de notre rapport à
la nature. Il s’agit maintenant d’économiser ce que, jadis, nous voyions comme
un danger infini. On ne peut pas, comme les Apaches, se dire que l’on peut
toujours aller dans un autre champ, plus loin – parce qu’au plus loin que nous
puissions aller nous revenons au même endroit, du fait même que le monde est
un globe. La conscience du monde comme globe transforme le rapport que
nous avons à l’environnement, et contribue à ériger progressivement la Nature

9
Peter SLOTERDIJK, Globes. Sphères II, Paris, Fayard, 2011.

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2018/ 3 LE SENS DE LA NATURE

en valeur rare (au sens économique du terme) et sacrée (au sens religieux du
terme). D’où, au niveau séculier, le soin de la nature, la prise de conscience
qu’il nous faut administrer une économie de la nature. Sur le plan spirituel, cela
aboutit au soin religieux de la nature, avec des pratiques d’offrandes, comme
jadis l’on prenait soin des dieux en leur faisant le sacrifice de nos biens les plus
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précieux, de nos nourritures les plus délicieuses.
L’angoisse de la finitude globale est corrélative du sentiment de solitude, les
humains se disant que c’est peut-être le seul endroit dans l’univers où il y a de
la nature. D’où la recherche effrénée, obsessionnelle de la vie extraterrestre,
sur la Lune, sur Mars, Neptune, le fait de guetter le moindre signe, la moindre
pulsation cosmique. Le bios, ce qui est vivant, est au centre de notre métaphy-
sique. Nous ne sommes plus théocentriques, géocentriques, héliocentriques,
mais biocentriques. Notre conscience tourne autour du vivant, comme principe
salvateur, principe du Bien.
Cette conscience n’est pas venue tout de suite, et elle est aussi dépendante
de l’évolution du savoir légitime, en l’occurrence de l’évolution de la physique
et de l’astronomie10 qui ont progressivement imposé la vue d’un univers sans
limite, non fini, puis infini, reléguant notre environnement planétaire à un
épiphénomène qui non seulement ne serait plus le centre de rien, mais ne serait
plus non plus la périphérie de quoi que ce soit puisque l’univers n’aurait plus
de centre. L’infinité d’un univers sans centre ni périphérie, sans ordre donc,
nous a renvoyé à notre insignifiance, à notre finitude sans accroche, sinon celle
de notre fragile environnement. Une des versions les plus radicales de cette
plongée dans l’insignifiance de notre condition est sans doute celle présentée
par Jacques Monod (qui fut Prix Nobel de Médecine) dans Le Hasard et la
Nécessité11 – qui est un des livres les plus déprimants que je connaisse. Il y est
dit, en substance, que l’on a le sentiment, en tant qu’humain et en tant qu’or-
ganisme vivant, que notre vie a un sens (à la fois une direction et une signifi-
cation), parce que l’on fait des phrases, parce que l’on progresse, parce que
l’on se donne une signification, que l’on se produit culturellement et que l’on
se reproduit biologiquement, que l’on est pris dans une lutte nég-entropique
contre ce chaos qui nous menace – mais, au fond, cette nécessité vitale, cette
lutte contre l’entropie, n’a pas vraiment de sens parce qu’elle est encerclée par
le hasard. À la fin, nous disparaîtrons par hasard, nous les humains, mais aussi
les organismes, tous les organismes, la planète, la vie, toute trace de vie. Ce
sera comme si tout ça, ce grand cirque, n’avait jamais existé, dans la mesure où

10
Voir à ce propos Alexandre KOYRÉ, From Closed World to Infinite Universe, Baltimore, Johns
Hopkins University Press, 1957.
11
Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970.

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RAPHAËL LIOGIER ETR

toutes les traces laissées pour toutes les générations ayant jamais vécu seront
effacées. Et parce qu’à un certain point de l’histoire, l’histoire elle-même dispa-
raîtra. À un certain point du temps, il n’y a plus de temps de la vie, il n’y aura
donc plus de futures générations. En remontant en arrière, au point antérieur au
surgissement de la vie, et donc du sens de quelque chose, il n’y avait quasi-
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ment aucune chance pour que la vie advienne. Dès lors, une fois que ce sera
fini, pour une raison ou une autre (une guerre atomique ou une météorite géante
détruisant l’environnement terrestre), ou même sans raison (par l’usure dégéné-
rescente et nihilisante des millions d’années qui passent), le vivant n’advien-
dra plus. Quand bien même il adviendrait, très improbablement, il serait
entièrement nouveau, sans mémoire, sans lien, sans continuité avec ce qui un
jour s’était appelé la vie sur terre. Comme Kundera l’écrit au début de son
roman phare L’insoutenable légèreté de l’être12 : « Une fois, ce n’est rien. » Ce
qui signifie que si nous disparaissons après cette unique vie, ce sera, a poste-
riori, après notre disparition, et après que ceux qui nous ont connu aient eux-
mêmes disparu, comme si nous n’avions jamais vécu. S’il n’y a pas une
deuxième fois, une deuxième chance, une continuité, il n’y a rien. Pas d’his-
toire. Ainsi en serait-il du vivant dans son ensemble, pour Monod : une fois
qu’il aura disparu, ce sera comme s’il n’avait jamais été. Le moment Monod,
si je puis dire, pousse à l’extrême l’angoisse de l’absurde, de l’insignifiance, de
l’oubli de l’être, de l’annihilation, avant la recomposition mythique des années
1990. Le naturalisme romantique des XVIIIe et XIXe siècles sera alors remobilisé
et transformé, traduit dans une narration mêlant bien-être, développement
personnel et développement durable, vertu naturelle, mécanique quantique,
culte de l’énergie bienfaisante, etc.
La nature va être progressivement valorisée comme ayant le pouvoir de
nous délivrer de l’absurdité, de l’entropie. Les différentes définitions de la
nature, jusque-là relativement autonomes, vont se conjoindre. La définition de
la nature comme environnement ouvre alors sur la question de la nature de
notre nature. On va remettre en cause l’artificialité des cités, de toutes les
urbanités, et se mettre à chercher notre vraie nature intérieure dans la nature qui
nous environne. C’est le développement de l’individuo-globalisme13. Cette
nature que l’on peut voir dans les yeux de l’animal est aussi présente en chacun
de nous, comme une vertu ; on va chercher, aussi, l’indigène qui est en nous,
car il est plus proche de la nature que l’être urbain que nous sommes devenus.
L’industrie (et tout ce qui est en rapport avec elle) va devenir négatif, une contre
valeur. On va se mettre à protéger les loups et penser que les loups, c’est le
Bien. Le loup manifeste une valeur morale. On va essayer de s’amender de
notre culpabilité de pollueur, souilleur de la nature, et chercher une rédemption.

12
Milan KUNDERA, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1984.
13
Pour plus de détails, voir R. LIOGIER, Souci de soi, conscience du monde, op. cit.

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2018/ 3 LE SENS DE LA NATURE

Comment retrouver de l’infini dans la nature alors que l’on voit bien que cette
nature pourrait finir… par notre faute de surcroît ? À cet effet, certains aspects
plus naturels de la vie individuelle et collective seront survalorisés au détri-
ment d’autres. Par exemple, en physique, on survalorisera l’onde au détriment
de la particule, parce que ce qui est ondulatoire serait plus vrai et donateur de
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sens. L’onde participe à la nouvelle transcendance qui essentialise l’énergie,
qui nous relierait à l’essence de la Nature.
Le mouvement New-Age, que l’on moque facilement aujourd’hui, a pénétré
profondément notre société. Si quelqu’un se réveillait aujourd’hui après s’être
endormi dans les années 1970, il serait convaincu que notre société est dirigée
par les hippies. Pour vendre des séjours de ski, la publicité nous montre un homme
en position du lotus dans un décor de montagne vierge. En rentrant dans une épice-
rie, il verrait une bouteille de jus de fruit sur laquelle serait écrit : « C’est bon pour
vous parce que c’est plein d’énergie et de fibres. » Quand on entre dans une
pièce aujourd’hui, on peut s’écrier avec enthousiasme, si l’on est de bonne
humeur : « Il y a une bonne énergie ici. » Au XVe ou au XVIe siècle, personne
n’aurait compris une telle exclamation. Aujourd’hui, tout le monde comprend
la phrase : « Il y a une bonne énergie, une bonne vibe (vibration) ». Pour autant,
personne ne sera capable de dire exactement, simplement, précisément, ce que
cela signifie. Ce vocabulaire est totalement incorporé.
C’est ainsi que toute une métaphysique implicite va déterminer une morale
tout aussi implicite dans laquelle l’indigène, le loup et l’animal en général, vont
devenir des idéaux. Prenons, par exemple, la notion de biodiversité. On nous
dit que la biodiversité, c’est vraiment ce qu’il faut viser et protéger absolument.
Dès que l’on prononce ce mot de biodiversité, c’est le Bien qui entre en scène.
Le paradigme de la biodiversité ne se discute pas. Il est possible de discuter à
l’intérieur du paradigme mais pas le paradigme lui-même. Et, précisément, là
peut être le problème. Il est important de pouvoir discuter un paradigme, même
s’il est nécessaire, tout à fait justifiable concrètement, comme dans le cas de la
biodiversité. Car il ne s’agit absolument pas d’être contre la défense et la
promotion de la biodiversité, mais il est important de garder à l’esprit qu’en soi,
la biodiversité n’est pas un bien ni un absolu. Dans certains types d’écosys-
tèmes, si vous mettez trop de biodiversité, le système étouffe. C’est pourquoi
dans les processus naturels, par exemple dans l’autorégulation de la forêt, il y
a des cycles d’incendies qui permettent à l’écosystème de respirer et même de
se développer. Je n’affirme ni que c’est bien, ni que c’est mal, je remets en
cause le fait que l’expression biodiversité, en soi, puisse être équivalente au
Bien absolu. La biodiversité fait partie de notre sol mythique. Ce n’est pas une
mauvaise chose, parce qu’effectivement nous avons besoin de la protéger. Ce
devrait même être une priorité. D’ailleurs, pour qu’un mythe fonctionne,
comme je le soulignais plus haut, il faut qu’il soit plausible. Mais il n’est pas
souhaitable que le mythe positif de la Nature, incluant la protection légitime de
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RAPHAËL LIOGIER ETR

la biodiversité, devienne une valeur tellement indiscutable qu’elle interdirait


toute investigation concrète, tout débat, toute remise en question ou réorienta-
tion. On ne peut éviter qu’un problème conjoncturel construise une mytholo-
gie, c’est-à-dire participe à une narration qui donne du sens à nos vies. C’est
ainsi que la pollution et la disparition de nombreuses espèces animales du fait
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de l’activité humaine s’intègrent à une mythologie naturaliste positive pour
l’humanité. Cette intégration mythique est nécessaire puisque l’on n’a pas accès
au réel en soi : nous avons besoin de lire la réalité à travers une grille de lecture
mythique. C’est ce qui rend nos actions désirables. Pour autant, il faut travail-
ler à garder un point d’équilibre qui permette la critique de la mythologie en
cours. C’est ce qui peut éviter les glissements totalisants (dans notre vision du
monde, une interprétation totale de la Nature comme Bien, sans doute permis)
et totalitaire (système politique entièrement justifié par la poursuite du Bien
Naturel).
Je pense que l’on ne peut pas se passer de métaphysique parce que l’on ne
peut pas se passer de mythe. Mais je le répète, contrairement à ce que l’on dit
généralement, les mythes doivent être plausibles. Ce ne sont pas des fictions ni
des contes pour enfants. Ce que je dis là, au passage, remet en cause un certain
nombre de théories de la sécularisation. Les théories de base de la sécularisa-
tion affirment que la rationalité est comme un rouleau compresseur qui écrase
progressivement les croyances. À mon sens, on a plutôt assisté à une recom-
position de la structure mythique, dans laquelle la sécularisation elle-même, la
rationalité conquérante, a été intégrée à la mythologie. Et dans le moment de
décalage entre les anciens mythes qui dégénéraient à l’état de fiction, mais qui
résistaient quand même pour des raisons morales, politiques, en somme pour
des raisons de conservatisme social et culturel, tout en se vidant de leur contenu,
de nouvelles croyances se sont développées, encore indicibles, non structurées
narrativement avec précision.

QUEL EST LE RISQUE DE LA SURNATURALISATION DE LA NATURE ?

C’est le risque totalitaire, le risque dogmatique. J’ai critiqué la construction


même du concept de nature et comment il avait pu devenir le cœur de la mytho-
logie actuelle. Mais même si je critique cette mythologie, j’y souscris. C’est-
à-dire que je souscris à la scène et au décor qui mettent la nature au premier
plan. En revanche, je ne souscris pas à tous les scénarios possibles sur cette
scène. Par exemple, je ne souscrirais pas à un scénario – je prends le pire –
d’hygiénisme global sur le mode nazi, qui était fondé, je le rappelle, sur la
même base naturaliste. L’eugénisme nazi se fondait sur la quête d’une nature
pure. Il ne faut pas se croire aujourd’hui indemne ou supérieur à ce qui s’est
produit autrefois parce que les ré-essentialisations totalitaires apparaissent plus
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2018/ 3 LE SENS DE LA NATURE

vite que l’on pourrait s’y attendre. Il importe de rester modeste et d’être sur ses
gardes. Les ré-essentialisations totalitaires ne sont pas évidentes à repérer, du
moins lorsqu’elles sont en germe, justement parce qu’elles sont incorporées.
Autrement dit, elles se traduisent par les sentiments qui nous sont les plus chers,
les plus évidents, avec lesquels nous faisons corps ; ces sentiments qui vont de
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soi constituent notre adhérence basique au monde, avant de relever d’une
adhésion réfléchie à des idées. Et une fois que des images adhérent, au sens de
l’adhérence irréfléchie, vous pouvez faire ce que vous voulez en terme d’adhé-
sion, de réflexion, d’explication, vous n’arrivez à rien. J’avais écrit un petit
chapitre dans un livre sur la laïcité que j’avais intitulé : « Du “oui bien sûr” au
“mais quand même”14 ». Le « oui bien sûr », c’est l’adhésion qui traduit un
consensus rationnel, explicite (« On est pas raciste, bien sûr ! », « on n’est pas
islamophobe, bien sûr ! »). Or ce qui est important pour le sociologue de terrain,
c’est de trouver le « mais quand même », ce qui est incorporé, irréfléchi.
Aujourd’hui, l’on peut repérer des séries de « mais quand même » avec des
sujets variés comme l’islam, l’homosexualité et le racisme. Il arrive même que
l’on en rajoute sur l’adhésion rationnelle, les explications (le fait d’avoir un
ami musulman) pour masquer une adhérence irréfléchie à la croyance que les
musulmans nous envahissent.
Ma crainte, aujourd’hui, c’est qu’une certaine forme d’adhérence mytholo-
gique, irréfléchie donc, à cette nature surnaturelle, plus que naturelle, devenue
hyper-nature, se transforme en antihumanisme. C’est un peu le cas avec la deep
ecology, et l’anti-industrie systématique, l’anti-technologie. Le culte désespéré
et culpabilisé de la Nature peut entraîner une véritable culture de l’anxiété à
l’encontre du progrès technologique et du progrès tout cours15, aboutissant à des
réactions populistes.
Le naturalisme extrême pouvant donner lieu à des formes d’antihumanisme
est précisément ce que l’on trouve dans cette expression que j’évoquais plus
haut : untouched by man. Ça n’a l’air de rien dit ainsi, cette dame voulait seule-
ment dire que ce vin ne contenait pas de pesticides, qu’il n’était pas trafiqué.
Je pense aussi à Douglas Tompkins, co-fondateur de la marque The North Face,
qui était, paraît-il, l’homme qui possédait le plus de terres au monde. Il avait
acheté 810 000 hectares de terre en Amérique du sud pour y enlever toute trace
de souillure humaine. Finalement, il est mort au milieu de cette nature vierge
et préservée, son kayak ayant été renversé au milieu d’un lac d’eau à moins de
4° C, loin des soins humains de haute technologie qui auraient pu le sauver.

14
Raphaël LIOGIER, Une laïcité « légitime ». La France et ses religions d’État, Paris, Entrelacs, 2006.
15
Voir ici https://www.europenowjournal.org/2018/07/01/origins-and-structure-of-anxiety-culture-
about-technology/.

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RAPHAËL LIOGIER ETR

On aboutit alors à des idées qui me semblent non seulement moralement


dangereuses, mais aussi dangereuses par rapport aux actions que l’on veut mettre
en place. Je pense notamment au pain aux céréales. Face à un pain qui ne serait
pas aux céréales et qui serait immoral, le pain aux céréales est plus industrialisé
que le pain blanc. Et si le pain aux céréales devient le paradigme de notre mode
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d’action, cela signifie que pour surnaturaliser la nature, pour lui donner l’appa-
rence de cette nature (ce qui finit par devenir la seule chose qui compte), on va
peut-être davantage polluer, c’est-à-dire que l’on va utiliser plus d’énergie, et
donc que l’on va faire le très exact contraire de ce qu’est supposé signifier ce
pain aux céréales. Pour reprendre la différence que faisait Baudrillard16 entre ce
qui fait signe et ce qui fait sens, ce qui fait signe de la nature peut finir par submer-
ger ce qui fait sens. Pour le dire sans détour, on se tient prêt à construire de
l’illusion naturelle… en polluant. On est capable d’investir des millions dans le
soutien à des cultures folkloriques qui n’ont jamais existé tel qu’elles nous sont
présentées. Nous aurons par exemple des hyper-bédouins qui, dans le désert de
Wadi Rum en Jordanie, pourront vous faire visiter des espaces sauvages avant de
vous préparer du thé à la menthe à l’ombre d’une dune, puis, quand ils rentreront
chez eux, ils pourront enlever leur costume de bédouin et se détendre en regar-
dant la télé dans l’attente du lendemain où il faudra à nouveau faire comme si. Des
systèmes de mise en scène de la nature se mettent au service du tourisme ; la
publicité va s’en emparer et, elle-même, se surnaturaliser ; les modalités du
contrôle social vont s’emparer aussi du langage de la naturalité, en le réduisant à
un système de signes (provoquant des émotions, des désirs, des angoisses), vidé
de son contenu signifiant. La perte de sens est un risque majeur des grandes
mutations mythiques. Pour prévenir cette érosion du sens, il est indispensable de
maintenir un sens critique aiguisé. Ce n’est pas facile.

Cette recherche sur la surnaturalisation de la nature me permet de mieux cerner


le sens de l’humain. La paléoanthropologie nous montre que l’une des caractéris-
tiques de l’être humain est de ne pas être naturellement viable (dans le sens de sa
condition biologique basique). En conséquence, l’homme devrait sa survie, et son
développement, à l’artifice. L’homme est un animal biologiquement artificiel,
c’est-à-dire que pour se maintenir en vie, il ne peut pas se passer de l’artifice. En
un sens donc, ce qui est le plus naturel chez lui, c’est la construction d’artifices
positifs (que l’on trouve tant dans l’art que dans l’artisanat).
Comme le montre Max Weber, la puissance européenne est liée à la défores-
tation, elle-même liée à la rationalisation du travail à l’intérieur des unités de
production préindustrielle que sont les monastères17. Aujourd’hui, l’on ne

16
Jean BAUDRILLARD, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972.
17
Max WEBER, Économie et société, trad. française de Julien Freund, Paris, Plon, t. 1, 1971 (1921).

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2018/ 3 LE SENS DE LA NATURE

pourrait pas reproduire la même chose avec la forêt amazonienne, parce que
l’on priverait le monde d’oxygène, l’on ne pourrait plus respirer. On remet en
cause l’industrie sur le modèle des fabriques du XIXe siècle et des usines du
XXe siècle extrêmement polluantes, parce qu’il y a une nécessité de prendre
soin de la nature. Cependant, cette industrie caractéristique de la révolution
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industrielle n’était pas dangereuse parce qu’elle s’éloignait de la nature mais,
au contraire, parce qu’elle était encore primitive, trop en prise avec les lois
brutes et brutales de la nature, parce que l’on n’avait pas un niveau d’artifice
suffisant. L’industrie première version est une industrie qui ne peut pas se
permettre techniquement le soin envers la nature. Ce n’est que par plus d’indus-
trie que l’on arrive à construire du soin collectif à la nature, mais aussi par plus
de sophistication industrielle. Comme indiqué plus haut, au paléolithique,
l’homme ne prenait pas soin de la nature, mais l’impact qu’il avait sur l’éco-
système était infime. Au début de l’ère industrielle, l’on était encore trop primi-
tif du point de vue technologique pour arriver à dégager des produits et à
construire tout en limitant l’impact sur l’environnement. On ne savait pas, par
exemple, faire des stations d’épuration. La notion même de soin n’est pas une
notion naturelle mais une notion artificielle par excellence, du moins dans son
extension actuelle. Pour tout dire, je ne veux pas même opposer nature et
artifice mais seulement souligner que l’artificialité est le cœur de la condition
humaine dans ses aspects les plus positifs y compris pour la protection de
l’environnement. Il faut donc être attentif à prévenir les dérives qui se veulent
surnaturalistes, comme celles de la deep ecology antihumaniste, pour lesquelles
l’homme serait en soi le mal, et qui lui imposerait une culpabilité irréfragable
et irréversible, alors que le sens même de la responsabilité face à la nature – qui,
pour produire des effets positifs, ne doit pas dégénérer en culpabilité indépas-
sable – est un élément construit de notre artificialité, c’est-à-dire de ce qu’il y
a de plus humain en nous.

Raphaël LIOGIER

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