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Communications

Enonciation et narration.
Jean-Paul Simon

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Simon Jean-Paul. Enonciation et narration.. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 155-191;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1572

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1572

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Jean-Paul Simon

Enonciation et narration

Gnarus, auctor et Protée

« Récit » et « histoire » sont couramment employés à propos du


cinéma ; « discours », « narration » le sont de plus en plus ; « diégèse »
et « enonciation », provenant l'un de la théorie cinématographique 1,
l'autre de la théorie linguistique, ont pris une importance accrue dans le
cadre des études cinématographiques. Au-delà de l'ambiguïté que peut
provoquer la reprise sans définition précise de termes utilisés
couramment, l'introduction des derniers a toutefois permis, sinon d'analyser des
phénomènes jusqu'alors entr'aperçus, tout du moins d'en pointer
l'émergence. Par ailleurs, la sémiologie en général, la sémiologie du
cinéma en particulier, ont considérablement évolué en s'ouvrant, entre
autres, à l'apport des théories linguistiques récentes (dont les théories de
renonciation) et de la théorie psychanalytique, à tel point que l'on a pu
parler de sémiologie de seconde génération 2, centrée sur l'analyse, non
plus d'énoncés clos, mais de leurs conditions de production,
métaphoriquement au sens de J. Kristeva et aussi directement. Le recouvrement
partiel de certains de ces termes, leur chevauchement dans les usages,
tout comme le degré de validité des importations conceptuelles, rendent
nécessaire un réexamen critique, un balisage plus précis de leur domaine
d'applicabilité respectif. Pour cela, nous procéderons dans un premier
temps à une reprise globale de ces termes de façon à en préciser les
contenus dans le cadre de cette étude, nous avancerons quelques
hypothèses sur le fonctionnement de la narration cinématographique.
Nous pourrons alors les confronter à un corpus constitué de deux films :
Lady in the lake de Robert Montgomery (1947) et Film de Samuel
Beckett (1964).
Pourquoi ces deux films si manifestement dissemblables ? Tout
d'abord, parce qu'il s'agit de deux films limites dans le cadre de
l'institution cinématographique, marginaux, si l'on veut, mais sans
valorisation de ce terme, et tous deux de façon différente. Films limites,
dont le fonctionnement signifiant met à plat des mécanismes qui jouent
ailleurs de façon moins visible : l'un est un film entièrement en caméra
subjective qui pose d'entrée la question de renonciation et fait coïncider
autour d'une même figure la série auteur/narrateur/héros/personnage,

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Jean-Paul Simon

l'autre, qui est un essai d'illustration d'un propos de Berkeley « esse est
percipi » (exister c'est être vu), montre une course -poursuite du
regardant et du regardé et pose la question du renvoi du regard comme
constitutif d'un sujet. On entrevoit déjà peut-être les recoupements avec
les questions clefs de la narration : qui parle ? qui voit ? et leur mise en
fonctionnement dans un texte filmique.
L'hypothèse implicite qui sous-tend notre démarche est, bien
entendu, que cette marginalité n'est qu'apparente (du moins sur le plan où
nous nous plaçons : celui de la narration) et que ces films laissent
entrevoir par cette mise à nu, par cette concentration sur un nombre
restreint de paramètres, la nature des articulations de tout film
narratif 3.
Une première analyse, celle de la Dame du lac, nous conduira à
affiner nos hypothèses et à présenter un premier modèle, lequel sera à
son tour confronté à Film. Dernier mouvement : passer d'un modèle
descriptif à un modèle explicatif, du moins avancer quelques hypothèses
plus générales sur l'économie narrative du film.

/. Énonciation/narration : première approche.

Reprenons donc la distinction des plans de renonciation introduite


par E. Benveniste dans un article paru en 1954 dans le Bulletin de la
Société de linguistique et qui a eu la fortune que l'on sait : histoire/
discours 4. E. Benveniste cherche avant tout, en étudiant les relations de
temps dans le verbe français, à dégager un système cohérent de leurs
usages qui puisse rendre compte de différences attestées par les emplois.
A cette fin, il distingue deux systèmes concurrents (et un troisième
mixte : le discours indirect) caractérisés chacun par des plans d'énon-
ciation différents, et il les spécifie formellement tant par la temporalité
verbale (aoriste pour l'histoire, temps exclus : présent/futur ; tous temps
permis, sauf l'aoriste, pour le discours) que par l'utilisation des
corrélations de subjectivité/personnalité, ou, plus exactement, par la
présence (discours) ou l'absence (récit) du locuteur : ainsi, dans
l'histoire, « personne ne parle, les événements semblent se raconter
eux-mêmes ». Cette distinction lui permet de marquer une fonction
narrative (« récit des événements passés ») de la langue et d'introduire
une légère dissymétrie par rapport au discours qui devient dès lors
polyfonctionnel, renonciation historique étant de surcroît réservée de
nos jours à l'écrit. La théorie du récit part de la position inverse.
S'interrogeant sur la fonction narrative, elle introduit le discours dans ce
dernier (cf. Gérard Genette, « Discours du récit » 5), différence que
vient encore souligner l'explication du terme le moins marqué, le
moins « avantagé » par l'objet de la recherche. Remarques triviales,
dira-t-on. Mais peut-être n'a-t-on pas suffisamment mesuré l'incidence

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Ênonciation et narration

de ces points de vue et trop repris le premier sans davantage s'interroger


sur ses conditions d'utilisation. Emile Benveniste, étudiant la langue
(l'ensemble des énoncés), parle de « récit historique » pour aborder la
question du temps de l'histoire et éviter la confusion avec le temps
narratif ; Gérard Genette, étudiant le récit (une sous -classe spécialisée
d'énoncés), parle de « discours narratif » pour définir le récit, de même
que Tzvetan Todorov oppose le « récit comme discours » au « récit
comme histoire » 6. Ces différences d'accentuation ne sont pas sans
incidence sur les définitions, d'autant que, souvent, bien des textes
confondent histoire et récit, qu'ils opposent globalement à discours.
Nous avions, nous-même, essayé de dégager, d'un point de vue parallèle
à celui d'Emile Benveniste, ce que nous avions nommé le « dispositif de
renonciation cinématographique », étude de la structure de l'énoncia-
tion cinématographique telle qu'un film peut en actualiser une ou
plusieurs de ses composantes. Nous n'avions donc nullement préjugé de
son utilisation dans le récit 7.
Dans l'étude du signifiant cinématographique, nombre de travaux ont
eu, de surcroît, tendance à confondre énonciation et narration,
principalement en recouvrant intrusion de l'instance narrative (apparition de
« personne ») et révélation du procès de l'énonciation. Or, la première
n'implique pas nécessairement la dernière, même si, en attirant
l'attention sur la situation narrative, elle y renvoie de façon décrochée. C'est le
cas des intrusions « classiques » du narrateur qui suivent ou précèdent
les épisodes narrés. Dans L'homme qui tua Liberty Valance de John
Ford (1962), le personnage joué par James Stewart raconte, à l'occasion
de la mort du personnage interprété par John Wayne, la vie de celui qui
a fait de lui un héros. Il n'y a pas là, à proprement parler, de révélation
du procès de l'énonciation mais simplement récit rapporté par un
narrateur. Ainsi nous constatons une cooccurrence des deux niveaux.
Dans la suite de ce texte, nous nous efforcerons de maintenir ces
distinctions, non pour donner une ultime définition (la bonne, vœu
pieux taxinomiste), mais pour évaluer la productivité de leur maintien.
Revenons, dans un premier temps, sur les définitions que propose
Gérard Genette. Il distingue trois termes : l'histoire (le signifié ou
contenu narratif), le récit (signifiant, énoncé, texte narratif) et la
narration (l'acte narratif producteur) 8. De plus, il identifie histoire à
diégèse 9, ce qui ne nous paraît pas souhaitable — nous verrons pourquoi
plus loin 10 — , et souligne cependant l'inconvénient de ce choix qui
introduit, de fait, une relation de contenant à contenu entre deux termes
qui, dans la définition d'Emile Benveniste, représentent deux plans
d'énonciation distincts u. Toutefois, cet inconvénient est partiellement
atténué par la symétrisation du discours et de l'histoire à l'égard du
récit : « le récit, le discours narratif, ne peut être tel qu'en tant qu'il
raconte une histoire, faute de quoi il ne serait pas narratif, et en tant
qu'il est proféré par quelqu'un, faute de quoi il ne serait pas en lui-même

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Jean-Paul Simon

un discours » 12. On est donc d'entrée de jeu dans un espace mixte de


discours et d'histoire. Il n'en reste pas moins que l'un est du côté du
contenu et l'autre (pour aller vite) de l'instance productrice. Or, si l'on
tient à conserver les catégories d'Emile Benveniste, il faut distinguer des
coefficients d'utilisation mixte (comme le troisième type qu'il introduit :
le discours indirect). Ces définitions posées, Gérard Genette se donne
pour objet l'étude du temps du récit (« relations temporelles entre récit
et diégèse »), du mode (« formes et degrés de la « représentation »
narrative), de la voix (relation entre l'instance narrative, le narrateur et
son destinataire).
Nous nous limiterons, quant à nous, à l'étude du mode et de la voix
dans le récit cinématographique 13' 14. En d'autres termes, et pour
reprendre l'opposition la plus tranchée, nous nous interrogerons sur
« qui voit ? » (mode : façon dont l'histoire est rapportée, « on peut
raconter plus ou moins... selon tel ou tel point de vue ») et sur « qui
parle ? » ou, plus exactement, « qui raconte ? ». En effet, avant
d'aborder le récit, il reste trois questions distinctes : quel est le sujet de
renonciation cinématographique (en fait, « qui parle ?» ou « comment
cela parle ? »), « qui raconte ? » dans un récit cinématographique, « qui
voit ? ». Les deux dernières questions sont bien du domaine de l'étude
de la narration et la première relève du domaine plus vaste de l'étude de
la signification, comme l'a fort bien montré François Jost 15.
Premier problème frontal et bien évidemment trivial : l'appartenance
du cinéma à la série visuelle, appartenance qui bloque les métaphores
couramment employées du « qui voit ? » (et, avec elles, celles de
perspective, point de vue, distance 16) et du « qui parle ? » . Face à une
image banale, à une quelconque séquence, les trois questions que nous
distinguions précédemment se trouvent (sauf intrusion particulière)
pour ainsi dire aplaties, rabattues sur une image qui cède apparemment
son contenu au regard sans celer ce qui la constitue comme telle. D'où la
difficulté et la nécessité de les distinguer. En ce qui concerne la
dimension de renonciation et afin de ne pas trop alourdir cette étude,
nous reprendrons sans réexamen le modèle que nous avons proposé
ailleurs 17 et que nous résumons de la façon suivante :

I II III IV
je absent je absent je présent Je présent
tu absent tu absent tu absent tu absent

ainsi que l'hypothèse du clivage spectatoriel et des modes


d'identification (primaire, secondaire) 18. Le point important étant, sur le versant
marque formelle comme sur le versant régime de l'énonciateur, le
clivage et le rôle de l'énonciateur absent pouvant, le cas échéant,

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Ênonciation et narration

marquer ou non sa présence, donc l'existence d'un système à deux plans


d'énonciations : histoire/discours, avec de surcroît un pôle histoire
d'autant plus marqué que la transparence semble maximale 19.
Restent nos autres questions : comment le récit est rapporté, par quel
relais, et qui raconte ? Le récit filmique a la possibilité, à la différence du
récit littéraire, de transcrire le non-verbal. Aussi peut-on lui appliquer,
mutatis mutandis, ce que Gérard Genette dit des « récits de paroles 20 » à
partir des degrés de médiation des événements rapportés 21. On trouvera
soit une histoire qui se déroule de façon quasi immédiate (cas le plus
général), soit une histoire qui est constamment rapportée par un
narrateur (ex. : l'Hypothèse du tableau volé de Raoul Ruiz (1978) où la
narration accompagne les divers tableaux-représentations qui sont son
objet, mais aussi L'homme qui tua Liberty Valance, la Comtesse aux
pieds nus de Mankiewicz (1954), Cet obscur objet du désir, pour n'en
citer que quelques-uns).
A l'intérieur de ce cadre très général, il nous faut encore préciser le
relais principal qui oriente le récit, son foyer narratif.
Traditionnellement, en opposant le narrateur au personnage, on distingue le narrateur
(omniscient) qui en sait plus que le personnage et qui peut partager à
son gré ce savoir avec le spectateur, lui offrir avantages ou handicaps par
rapport au personnage ; le narrateur dont le savoir recouvre exactement
celui du personnage (cas du roman à point de vue, type H. James) ; le
narrateur qui en dit moins que n'en sait le personnage (roman dit
« behavioriste »). Notons que ce personnage qui en sait plus que le
narrateur fait problème dans la mesure où le récit ne livre {via le
narrateur) que ces éléments : la différence de savoir reste postulée, à la
différence du narrateur omniscient qui donne effectivement au lecteur
les éléments supplémentaires et attestés et avec lesquels il peut très
largement jouer (comme dans les films de suspense). On bascule d'un
seul coup du texte narratif à la diégèse, seul lieu où les savoirs puissent
encore se comparer. Cela est d'autant plus fort au cinéma que nous
pouvons être amenés à suivre constamment un personnage (ce qui
relèverait du second cas) sans comprendre ce qu'il fait, sans avoir le fin
mot de l'énigme (exemple canonique : The Big Sleep (1946) d'Howard
Hawks), que le spectateur peut toujours reconstruire dans la diégèse.
Gérard Genette nomme « focalisation externe » cet éclairage particulier,
« focalisation interne » l'adoption du point de vue d'un personnage
(fixe : un seul ; variable : quelques-uns ; multiples : plusieurs) et récit
non focalisé, le récit classique. L'opposition interne/externe n'est jamais
que la possibilité offerte au spectateur d'accéder aux pensées d'un
personnage (mais par des différences formelles), aussi la focalisation
interne tend-elle vers le monologue intérieur en « première personne »
comme forme pure. L'usage de cette « première personne » reste une
potentialité parmi les autres choix narratifs et nullement une
nécessité 22.

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Jean-Paul Simon

Si l'on perçoit rapidement à quoi correspond le récit


cinématographique non focalisé (comme Octobre d'Eisenstein), si la focalisation externe
semble d'autant plus évidente que le personnage qui en est l'objet se
matérialise devant nous et qu'il n'existe pas de co-extensivité du langage
et du personnage, il n'en va pas de même de la focalisation interne.
Gérard Genette cite plusieurs exemples de focalisation interne
cinématographique 23, parmi ceux-ci, Rashomon d'Akira Kurosawa, qu'il
propose comme exemple canonique de la focalisation interne multiple, ce à
quoi François Jost objecte justement — bien qu'en prenant la définition
la plus restrictive de la focalisation interne — que dans les quatre récits
différents correspondant au point de vue des quatre protagonistes,
ceux-ci apparaissent 24, ce qui ne nous empêche pas, ajouterons-nous,
d'être associés à leurs réflexions et même de voir à travers leur seul point
de vue. Il faudrait donc les rattacher à la focalisation externe, mais il
manque peut-être d'autres éléments pour les rattacher à l'une ou l'autre
des catégories ou pour décider que celles-ci sont inopérantes ici ; il serait
en effet nécessaire de vérifier la co-présence du personnage et des scènes
(pour chacune des versions de l'événement conté dans Rashomon), de
façon à vérifier s'il n'y a pas passage à une autre focalisation, ou à une
absence de focalisation. Cela vaut également pour la focalisation externe
en général, qui exclut d'autres points de vue (du moins si nous cherchons
à constituer une classe « pure » ) . Autant la métaphore de la focalisation
est riche dans l'espace littéraire, autant elle pose problème dans l'espace
visuel, où elle n'est plus métaphore. Du même coup, la relation entre le
personnage focalisant et sa présentation globale demande à être
réélaborée. Admettons néanmoins que la condition posée précédemment
(co-présence constante à l'intérieur de chaque version du personnage
focalisant, dans notre exemple) soit remplie et que, de surcroît, la
bande-son soit également à la première personne 2o : nous serions en
présence de ce qui pour François Jost relève d'un paradoxe : « récits à la
première personne montrés d'un point de vue omniscient ». Dans la
mesure où il n'y a pas de ruptures de relais énonciatif, on ne peut parler
d'un point de vue omniscient (si les conditions précédentes sont donc
respectées), mais nous sommes bien, en revanche, dans un cas de
focalisation externe. Introduisons un nouvel élément : la coïncidence du
« point de vue » de la caméra avec celui du foyer de la narration (ex. : le
champ/contrechamp, qui se caractérise, dans la plupart des cas, par
l'alternance des « points de vue » des protagonistes et leur coïncidence
avec celui de la caméra, coïncidence qui peut également se faire avec un
très léger décalage permettant d'en voir « un tout petit peu plus » que le
seul champ de vision d'un personnage 26, voire inclure le personnage de
dos). Cela nous amène à la situation suivante : scène perçue par un
personnage qui y est représenté mais dans l'axe de son regard ; l'identité
n'est plus maintenant entre les visions, mais entre l'axe du regard du
personnage et l'axe de la caméra. En d'autres termes, la caméra livre un

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Énonciation et narration

minimum d'informations complémentaires et adopte assez largement le


point de vue du personnage. On trouvera des occurrences de ce type
dans Elle et lui de Leo McCarey (1938), soit que le personnage, joué par
Cary Grant, regarde disparaître ou apparaître sa partenaire, soit
l'inverse. Le regard du spectateur est donc bien médiatisé par celui du
personnage, même si celui-ci apparaît dans le champ. Si l'on revient sur
ce qu'on a dit du clivage spectatoriel et de la position d'énonciation dans
un régime narratif « historique » («je » absent, « tu » présent sous
forme d'un personnage auquel le spectateur s'identifie secondairement),
on percevra peut-être là l'ébauche d'une solution. On pourra considérer
qu'il y a focalisation interne si, et seulement si, cette focalisation
s'accompagne d'informations qui peuvent être mises au compte, sans
ambiguïté, des sentiments/pensées du personnage, si la médiation est
explicite (avec, par exemple, une succession de plans vus par le
personnage et vus de façon légèrement décalée, le personnage y
apparaissant), le raccord des axes respecté, cas du plan où Cary Grant
attend l'arrivée de sa partenaire. Dans tous les autres cas, et même dans
celui d'un champ/contrechamp adoptant le point de vue du personnage,
mais strictement informatif visuellement (sans liaison particulière à son
activité ou à ses pensées, cas courant de la scène incluant les visions
brèves des protagonistes de façon à donner un aperçu général plus qu'à
souligner la liaison avec l'un de ces points de vue), on considérera qu'il
s'agit d'une focalisation externe. Le dernier critère utilisé étant la
convergence marquée avec un personnage, Rashomon ne présente plus
ce caractère de paradoxe mais peut être considéré comme un récit en
focalisation externe variable, forme relativement courante dans des
utilisations un tant soit peu plus lâches où le récit suit tour à tour tel ou
tel personnage (comme Perceval d'Eric Rohmer (1978), où le récit suit
tour à tour Perceval et Gauvain) . Il est clair que les recoupements que
nous venons d'essayer de démêler entre focalisation interne et
focalisation externe peuvent aussi se retrouver à un niveau « supérieur », entre
focalisation externe et non-focalisation, toutes les fois où le récit non
focalisé s'attache momentanément à tel ou tel personnage. Mais dans ce
cas, comme dans le précédent, le critère de séparation est bien la
constance de la relation qui définit globalement le caractère focalisé ou
non du récit, étant bien entendu que ce régime général n'exclut pas (pas
plus que dans la littérature) quelques incursions d'autres catégories.
Reprenons notre « réduction » du point de vue de la caméra à celui
d'un personnage : nous tombons sur le cas de la caméra dite «
subjective27». Quand Babette Mangolte adapte (librement) Ce que savait
Maisie de H. James, exemple de récit à focalisation interne fixe, c'est ce
parti pris qu'elle choisit, mais, du même coup, le récit devient plus
difficilement compréhensible (quoique tout à fait intéressant comme
limite de la narration et de l'épuration du récit). De l'épais roman de
James, elle ne retient en effet qu'un nombre limité de scènes 28.

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Jean-Paul Simon

Le spectateur progresse bien avec le narrateur, mais sans qu'il lui soit
possible de resituer celui-ci, puisqu'il coïncide avec le personnage et
qu'il n'est pas montré (ce qui n'est pas tout à fait le cas chez James :
narration à la troisième personne avec quelques inserts, le narrateur
adoptant le point de vue du personnage sans totalement coïncider avec
lui — il émet en particulier des jugements de valeurs). L'autre film cité
par Gérard Genette comme exemple de focalisation interne stricte est
Lady in the lake, où la caméra adopte le point de vue du personnage
principal, mais pas seulement, car le narrateur s'y présente d'abord
comme tel avant d'y intervenir sous forme de personnage par le
truchement de la caméra. A la différence de B. Mangolte, il ne va pas au
bout de son parti pris et prend au contraire bien soin d'initialiser le récit.
De plus, le narrateur reste présent et réintervient à certains moments.
C'est sur ces différents aspects que nous allons maintenant porter notre
attention.

2. «- Lady in the lake », ou comment se débarrasser de la diégèse et du


spectateur. Un cas de narcissisme énonciatif.

Nous avons, peu à peu, repris un certain nombre de définitions.


L'analyse de ce film va nous fournir l'occasion de suivre le mode du récit
et d'introduire la voix narrative.
Nous présenterons un bref découpage en séquences qui ont l'énorme
avantage (pratique) de coïncider avec des plans-séquences, à cause du
parti adopté et à quelques légères retouches (que nous mentionnerons)
près 29.
Après les onze plans du générique, le film commence par un
personnage de face qui se présente comme étant Philip Marlowe,
détective privé. Ce narrateur annonce son rôle de personnage principal
d'une affaire dont « on a beaucoup parlé » (la presse) et dont il est le seul
à connaître le mot de la fin (« I'm the guy who knows »). Il vient juste
d'en terminer la rédaction et réserve au spectateur l'exclusivité de ses
révélations. Pendant les 2' 30" de sa présentation, la caméra avance
progressivement jusqu'à le cadrer en plan américain, laissant voir sa
machine à écrire et les feuillets (encore chauds, serait-on tenté de dire)
sur son bureau. Du même coup, le narrateur assure non seulement la
fonction de personnage principal, de « héros » (mettant en place la
focalisation interne par la caméra « subjective »), mais aussi celle
d'auteur fictif (alors que dans le roman, comme c'est d'ailleurs le cas
pour le roman policier à focalisation externe, le narrateur coïncide avec
le personnage principal, même s'il a, en fait, tendance à se confondre
avec l'auteur fictif, à ceci près que Raymond Chandler, l'auteur réel,
n'est pas détective privé mais écrit des romans policiers). A l'intérieur
du récit, Marlowe se donne d'entrée de jeu toutes les positions possibles

162
Enunciation et narration

(auteur/narrateur/personnage), positions que vient encore renforcer le


fait que l'acteur principal (Robert Montgomery) est aussi l'auteur (réel :
le cinéaste) et qu'en outre, pour reprendre la typologie proposée à
propos du sujet de renonciation 30 pour l'adresse au spectateur, il s'agit
de : «ye absent/ta absent * (soit l'équivalent du portrait ou de
l'autoportrait). Il occupe, dans ce début, cinq positions possibles, du niveau
syntaxique à celui de l'instance narrative et cinématographique (pour
calquer ce terme sur celui d'instance littéraire, mais nous sommes ici au
point de passage du filmique-cinématographique ou
cinématographique-non filmique, par le biais de l'autoreprésentation de l'auteur), il est
aux deux bouts de la chaîne qui va de la production formelle du texte
(qui implique un choix énonciatif) à la production cinématographique
au sens courant (qui implique, du moins dans l'état actuel de la division
du travail cinématographique, un réalisateur), en passant par sa
production narrative.
Rappelons que le choix du premier niveau (sujet de renonciation) ne
présuppose pas de parti pris narratif, ni cinématographique. Essayons
de voir si l'inverse, par contre, ne serait pas vrai et si, comme dans le cas
de la littérature, d'un parti pris narratif ne découlerait pas le choix d'une
« forme grammaticale » . Pour nous en tenir provisoirement à ce premier
plan, il ne semble pas que le choix d'un narrateur implique
nécessairement son appariton par interpellation du spectateur, le régime le plus
courant étant celui de la voix dite « off » en première personne associée à
des plans pouvant montrer ou non le personnage (comme dans
Confidential Report d'Orson Welles (1956), Laura d'Otto Preminger
(1944), Berlin Express de Jacques Tourneur (1948)), pas plus d'ailleurs
qu'une focalisation interne ou externe.
La condensation autour d'une même figure de ces cinq niveaux a, de
fait, obligé l'auteur à s'éloigner du roman, non seulement en laissant le
narrateur se présenter comme auteur, mais également en faisant
démarrer le récit à partir de cette information. C'est en tant qu'«
auteur » que Marlowe fait sa première visite aux Établissements Kingsby,
maison d'édition spécialisée dans les revues et les romans policiers,
et non fabrique de parfum comme dans le roman 31. Les Établissements
Kingsby ont, en effet, convoqué notre « auteur-narrateur » parce qu'ils
sont intéressés par le manuscrit qu'il leur avait envoyé. La position
« auteur » sert donc d'embrayeur pour la narration et elle s'accompagne
d'un retournement complet de la position du narrateur/personnage
principal, puisque celui-ci va passer derrière la caméra. Ce
renversement, préparé par le remarquage de la relation déictique je/tu (je
présent- tu absent), est également préparé par les nombreux
avertissements que le narrateur adresse au spectateur en soulignant à chaque fois
la nécessité de bien regarder (« You better watch »), d'enregistrer
(« Make a note of that »), qu'accompagne la promesse de pouvoir suivre
« en vrai » l'histoire qu'il vient d'achever (« You will meet the people »).

163
Jean-Paul Simon

ANNEXE I : découpage Lady in the lake

séquence contenu narratif occurrence lieu durée


miroir

générique 10 cartes postales 90"


11 plans le plan 1 1 est un
revolver
2'30"
le narrateur resitue l'histoire bureau Marlowe
(travelling
avant jusqu'à
plan
américain)
ni

1 rencontre avec ml bureau publications


Adrian Fromsett lipstick Kingsby r
(A.F.)
engagement
Derek Kingsby
de
Marlowe
4'
2 A. F. lui montre un appartement A.F.
télégramme

3 3'
interrogatoire appartement Lavery
Lavery
4 commissariat de 5'
arrestation/séj our
au poste Bay Area

5 Marlowe rapporte les m2 bureau publications


événements œil poché 4'
Kingsby
narrateur rapporte son voyage 40"
n2 au lac
3'20"
6 revient chez A.F. m3 appartement A.F.

7 Marlowe trouve m appartement Lavery T


cadavre Lavery qui révèle
les traces
de balles

8 Marlowe trouble le bureau publications


Noël des Ets 9'
Kingsby
Kingsby, Kingsby l'engage
Énonciation et narration

ANNEXE I : découpage Lady in the lake

séquence contenu narratif occurrence lieu durée


miroir

9 enquête de la police 5'


maison Lavery
début interrogatoire
Marlowe

10 suite interrogatoire commissariat de


Marlowe 7'30"
Bay Area

11 4'30"
Marlowe téléphone m4 chambre Marlowe

12 enquête Marlowe maison parents


auprès parents Allmore 4'
puis route
puis accident

narrateur pour justifier la perte


30"
n3 de conscience

13 se dégage de 6'30"
route {idem 12)
l'accident
téléphone à A.F.

14 récit des événements m5 chambre A.F. r


passés tendu par
A.F.

15 Marlowe en pyjama m6 appartement A.F. 2'


se regarde

16 discussion Marlowe/ appartement A.F. 6'


A.F.
arrivée Kingsby

17 rencontre avec extérieur rue


Mme Kingsby, puis appartement
résolution 10'
M. Haviland
intrigue policière

narrateur conclut histoire, puis 30"


bureau Marlowe
n4 entrée dans le champ
A.F.
le couple s'enlace,
travelling arrière

Total: 1 h 40' 30"


Jean-Paul Simon

Ainsi sont progressivement introduites les relations narrateur/narrataire


(en l'occurrence le spectateur), mais on entrevoit du même coup une des
raisons de cette « soif » de maîtrise de la chaîne des positions. Le
narrateur peut en effet proposer au spectateur son propre trajet d'auteur
une fois que ce statut lui a été confirmé. Et c'est précisément l'objet de
son récit que cet accomplissement. Dès la première séquence, lors de son
premier entretien avec la protagoniste féminine Adrian Fromsett,
celle-ci lui dit « You do very well for a beginner » et commente devant le
directeur de la maison d'édition à la fois le manuscrit de Marlowe (« The
hero is a supposed writer » ) et sa propre situation ( « He 's just beginning
to write ») : nouveau redoublement de la situation narrative, mais là
assumé par l'autre, le « tu » présent. D'une certaine façon, on pourrait
qualifier ce film de « Bildungsfilm », puisqu'il opère la transformation et
la rédemption du détective en écrivain et qu'il se donne d'emblée, et de
façon explicite, un avantage sur le spectateur, qui n'en est qu'à sa
première vision. Le parti pris de caméra « subjective », comme le
montre, a contrario, le film de B. Mangolte, peut fort bien se dispenser
d'un narrateur. Or, on est dans la répétition et dans la « ré-écriture »
fictive d'événements qui sont censés avoir eu lieu. Dès lors, le choix
narratif s'éclaire : un parcours initiatique sera proposé au spectateur
sous la gouverne du narrateur. Le « je » qui narre en sait plus que le
« je » narré et ne manque pas de le rappeler au spectateur, qu'il se
permet même de défier, le sommant de comprendre ce qu'il a compris,
lui (« You are smart »). Une fois cela fait, le « je » qui narre peut céder sa
place au second en laissant celui-ci venir à la place du « tu » auquel il
s'adressait précédemment.
Nous avons là un cas de figure qui ne rentre plus tout à fait dans la
typologie que nous avions proposée, puisque, par cette inversion, le
« je » présent devient absent et le « tu » absent devient bien présent (par
l'entremise des personnages qu'il rencontre), mais ce « je » ne se laisse
plus ignorer comme tel, car il contraint les autres à lui renvoyer son
regard. Nous avons donc un mixte de « je » absent/* tu » présent et de
« je » présent/ « tu » absent ; la duplication du « je » présent qui
caractérise habituellement cette représentation par un personnage de
face est ici bloquée par cette capture du regard. A la différence de
l'adresse au spectateur, de l'interpellation qui fait remonter vers la
caméra et permet au personnage de fonctionner comme « je », le
personnage est ici piégé et la caméra va le traquer (regards interrogatifs
et inquiets de Fromsett et Kingsby (séquence 1), de Lavery (séquence
3), des parents de l'infirmière (séquence 12)). De très nombreux plans
font ressortir la violence de cette intrusion d'un regard absent qui vient
s'immiscer, qui « force la porte » (plans de Lavery (3), de Fromsett (6),
des parents (12)). Autre effet de maîtrise, l'injonction initiale quelque
peu intimidante (« You better watch », façon Oncle Sam des affiches de
recrutement) est suivie d'une véritable obligation de regard : ainsi la

166
Énonciation et narration

violence qui est faite aux personnages (comme « tu ») accompagne-


t-elle celle que subit le spectateur. Objection possible : notre héros n'est
pas ménagé dans sa quête, et de nombreux coups de poings (3 : Lavery,
Q : De Gummo, 12 : perte de conscience) interrompent son activité, mais
ceux-ci, s'ils soulignent l'apparente fragilité du personnage principal, ne
font en fait qu'augmenter le pouvoir du narrateur (qui s'en est sorti —
on le sait, puisqu'il est là pour tout nous dire) et accroître l'impact sur le
spectateur en le faisant osciller entre les positions d'identification 32. De
plus, ces interruptions ont une autre nécessité, formelle celle-ci : clore la
séquence et assurer le passage à la séquence suivante. Passage au
noir !
Problème classique : comment assurer la transformation de la
consecution des plans en relation de conséquence. Le film narratif s'y emploie
en développant des mécanismes d'induction diégétiques qui passent en
particulier par des informations visuelles ou sonores (voix off). Or, ces
deux possibilités sont ici exclues, ce qui fait que le film est
singulièrement bavard. Les personnages ne cessent de parler, à de brèves
exceptions près (arrivée, départ) et à l'exception des séquences 12-13 où
l'on assiste à l'accident provoqué par le policier De Gummo. Le parti
pris empêche un montage rapide.
Nous avons déjà vu comment s'opérait la transition entre la
présentation du narrateur et la première séquence. Reprenons rapidement les
points de passage que le film donne, afin d'assurer quand même cette
conversion * :

1) nl/1 : arrivée de l'auteur d1


2) 1/2 : invitation d'A.F. d2
3) 2/3 : découverte du télégramme mentionnant Lavery d1
4) 3/4 : coup de poing, Marlowe se retrouve au
commissariat d1
5) 4/5 : l'œil poché lui permet de revenir aux bureaux
Kingsby d1
6) 5/n 2 : l'annonce de la découverte d'un cadavre dans le
lac oblige Marlowe à s'y rendre — comme ce
déplacement à l'extérieur entrait en contradiction avec le parti
pris de caméra « subjective » et la durée globale du film,
ses découvertes sont simplement rapportées par le
narrateur (il figure par contre dans le livre) d1
7) n 2/6 : Marlowe rapporte les informations (données au
spectateur) à sa cliente A.F. d1
8) 6/7 : il annonce son retour chez Lavery
9) 7/8 : la découverte du cadavre de Lavery l'oblige à se
rendre aux bureaux Kingsby d1

* n désigne l'intervention du narrateur, lVxposant indique l'ordre d'apparition.

167
Jean-Paul Simon

10) 8/9 : re-découverte du cadavre, annonce aux policiers d1


11) 9/10 : l'interrogatoire se poursuit au commissariat d1
12) 10/1 1 : réponse à un coup de téléphone, suite à un appel
passé en 10 d1
13) 11/12 : visite aux parents de Florence Allmore d1
14) n2/13 : perte de conscience, commentaire résumé
15) n 3/13 : reprise de conscience d1
16) 13/14 : appel d'A.F., qui vient le chercher d1
17) 14/15 : néant, sans justification diégétique d2
18) 15/16 : idem d2
19) 16/17 : Kingsby l'envoie à un rendez-vous que lui a fixé
sa femme d1
20) 17/n 4 : promet aux policiers d'écrire l'histoire

Nous pouvons constater qu'à l'exception des enchaînements 17 et 18,


tous les autres ont une justification diégétique qui permet le recollement
d'un segment sur l'autre. Ils participent tous d'une logique instaurée par
cette diégèse de type « policière », acceptable comme telle par le
spectateur, qui suit le héros dans sa quête de la solution. 17 et 18 font
exception, car la justification diégétique est d'un autre niveau : elle
permet la confirmation/établissement de la relation amoureuse entre
Marlowe et Fromsett (celle-ci raconte sa vie). D'où l'instauration d'un
autre niveau diégétique, non pas d'un « film sous le film » qui
fonctionnerait comme Thierry Kuntzel l'a établi vis-à-vis d'un certain
nombre de films 33, ni d'un « film dans le film » , mais un film en
concurrence avec l'autre et qui progressivement se débarrasse du
premier. Deux diégèses superposées, l'une policière, l'autre
sentimentale.
Quantitativement, 22' 30" se déroulent dans l'appartement de A.
Fromsett et près de la moitié du film en sa présence 34. Ce que nous livre
le film est la transformation progressive de l'une (policière, notée d1
dans le tableau précédent) et l'autre (sentimentale, notée d2), et le
passage de l'une à l'autre se fait précisément à travers ces emboîtements
sujet/personnage/narrateur/auteur (hormis, pour l'instant, la
cinquième, celle de l'instance cinématographique : le cinéaste). Nous avons déjà
souligné le fait que le parti pris narratif et formel (caméra « subjective » )
n'impliquait nullement l'intervention du narrateur et a fortiori son
implication en tant qu'auteur, mais celle-ci devient nécessaire comme
matrice de transformation de l'intrigue policière en intrigue
sentimentale par le biais de ce que nous avons nommé « Bildungsfilm » , car si le
film est bien le récit de la formation/confirmation en tant qu'auteur,
celle-ci est doublement mise en scène : face au spectateur, mais surtout
face à A. Fromsett. Le récit de son apprentissage coïncide avec celui
de la séduction d'A. Fromsett. Marlowe va apprendre à dominer la
narration en dominant A. Fromsett. Du début à la fin du film, les

168
Ênonciation et narration

rapports entre Marlowe et A. Fromsett vont être systématiquement


renversés au profit du premier. Dans la première séquence, Marlowe est
doublement dominé en tant qu'apprenti écrivain et en tant qu'employé.
Toute cette première séquence est caractérisée par un jeu systématique
de positions hiérarchiques : Marlowe commence par abaisser son regard
sur la secrétaire d'A. Fromsett, puis, face au bureau de celle-ci, il est prié
de s'asseoir et perd sa position de hauteur. Notons que ce jeu
hiérarchique constant est repris lors de la présentation de Marlowe à
Kingsby (le directeur de la maison d'édition), puisqu'elle insiste sur son
côté débutant pour bien souligner l'importance de l'offre qu'elle lui a
consentie. Marlowe rétablit la situation en répondant à la question de
Kingsby sur ce qu'il souhaite : « des phrases courtes » , reprenant sur un
terrain « littéraire » (allusion à l'écriture) son attitude de « détective
cinglant ». Dans ce premier temps, la séduction de Marlowe se double
d'agressivité vis-à-vis de l'objet convoité qu'il va s'efforcer par la suite
de dominer, se débarrassant de son rival (Kingsby) et faisant du même
coup perdre à A. Fromsett l'espoir d'épouser son patron, qui était la
raison pour laquelle elle avait engagé Marlowe. On retrouve la relation
entre l'énigme et l'Œdipe, la conquête du savoir étant une conquête de la
loi par éviction du père et acquisition de la femme 35.
Qu'en est-il alors du spectateur ? Il ne peut guère que s'identifier au
désir de Marlowe (marqué une première fois ironiquement vis-à-vis de
la secrétaire d'A. Fromsett, ce qui lui vaut un rappel à l'ordre du
désir/regard par A. Fromsett, qui est de nouveau face à lui, agressivité et
indifférence feinte) et faire semblant de croire que la séduction lui est
aussi destinée, à ceci près que dès qu'A. Fromsett fait, elle, un geste de
séduction (elle se rapproche de la glace qui se trouve dans son bureau
pour remettre son rouge à lèvres), Marlowe apparaît dans le champ pour
réaffirmer le destinataire intradiégétique {eut dans le mouvement), il y
reste en tant que narrateur. Par contre, le spectateur se voit reclivé,
renvoyé du côté du désir différé du « je » absent au profit du « tu »
présent. Les places ayant été reprécisées, A. Fromsett peut maintenant
inviter Marlowe chez elle. De nouveau, nous trouvons ce jeu des
positions dans l'espace (assis/debout), positions hiérarchiques, et de
séduction qui culmine dans ce plan (aboutissement d'un travelling) où
A. Fromsett offre ses lèvres (qui apparaissent en gros plan sur l'écran) à
Marlowe (et au spectateur), lèvres que celui-ci n'embrasse pas. Il recule
et commente ironiquement le dépit de sa partenaire. Ici encore, le
spectateur suit le désir de Marlowe pour être renvoyé, comme dans la
scène précédente, à A. Fromsett. Ce premier renversement a lieu au
moment où Marlowe-détective commence à exercer son savoir en dehors
de son lieu professionnel à elle et commence par douter d'A. Fromsett
(donc de son autorité). La suite de l'intrigue sentimentale sera aussi
l'établissement de l'innocence d'A. Fromsett, qui précède sa progressive
conquête.

169
Jean-Paul Simon

Après avoir été assommé par Lavery et être passé au commissariat,


Marlowe vient exhiber son œil au beurre noir devant A. Fromsett :
exhibitionnisme de la plaie glorieuse et demande de maternage ( « You
look like an emergency », lui dit-elle). C'est seulement, de nouveau, par
la médiation de son regard à elle qu'il peut réapparaître dans la glace de
son bureau. Idem, séquence 6, où, de nouveau, les visages sont au même
niveau. La suite de la progression de l'intrigue policière est un
désengagement progressif d'A. Fromsett qui est du même coup
disponible pour l'intrigue sentimentale : elle perd (séquence 8) son employé qui
va maintenant travailler aussi pour son patron à elle ; il se trouve en
position d'égalité (introduite formellement par cette apparition dans la
glace en 6) vis-à-vis de leur employeur commun et en position ^°
convertir son capital professionnel (son savoir de détective) en un aua
(écrivain) à un taux qui échappe dès lors à A. Fromsett, d'autant qu'elle
lui reproche d'avoir fait rater son mariage avec son employeur. Libéré
de ses obligations vis-à-vis d'A. Fromsett, il est, lui aussi, disponible
pour l'intrigue sentimentale, non sans avoir signifié à A. Fromsett son
éviction de l'intrigue policière, sa reprise en main de l'affaire, lorsque
celle-ci passe le voir à son hôtel (nouvelle inversion : séquence 11) et
qu'elle apparaît en position seconde dans le miroir, soit l'inverse des
premières apparitions (1, 5), la suite de l'égalité marquée (6). Sa
première position professionnelle reconnue par un autre (Kingsby)
l'autorise à jouer sur la seconde : c'est maintenant en tant qu'écrivain
qu'il va pouvoir séduire A. Fromsett. Il continue donc à se faire materner
(séquence 13 : appel téléphonique ; 14 : elle le soigne) et lui renvoie son
image en plaçant un petit miroir devant lui sur le lit qu'il occupe. Elle le
pousse maintenant à quitter son ancien métier pour devenir «
réellement » un écrivain, lui citant même son propre texte (« You don't have
to make a living that way : You are a writer, remember : If I should live
before I die »). Soumission qui lui revient immédiatement sous forme
d'un baiser : noir qui exclut cette fois le spectateur, le renvoyant aux
noirs ponctuatifs (référables à la narration) qui séparent les séquences.
Dernier élément de cette conquête de son image par la médiation de
l'autre, l'autonomie après le maternage : en 15, il se regarde tout seul
dans la glace, gardant comme seule marque de cette récente
autonomie son pyjama et une robe de chambre qui était destinée à Kingsby,
patron d'A. Fromsett et ancien objet de sa convoitise. Dernière
élimination de son rival : il a maintenant, aux yeux d'A. Fromsett,
le même statut social que son patron (en tout cas, la même robe de
chambre).
Le personnage/narrateur a fait ses preuves et retrouve/construit son
image, il peut clore l'intrigue policière par l'annonce au policier de sa
réécriture de l'histoire ( « Fil write it and see you get the first copy out of
the typewriter »). Le récit est bouclé par le retour au narrateur qui
exhibait en n 1 la dernière feuille qu'il avait juste achevé de taper. Il peut

170
Ënonciation et narration

également clore l'intrigue sentimentale en se retournant vers le narra-


taire implicite de l'intrigue policière, que l'intrigue sentimentale a
rendue explicite : A. Fromsett, qui sort du champ (des deux intrigues)
pour rentrer dans le domaine de l'instance narrative, se voir confirmer,
elle aussi, dans son statut de secrétaire d'écrivain. Son introduction
autorise le passage au dernier niveau, celui de l'auteur qui laisse les deux
personnages s'étreindre (et rompre la relation déictique) par un léger
travelling arrière qui fait pendant au premier.
D'une certaine façon, ce film joue le narcissisme et l'exhibitionnisme
contre le voyeurisme. En assumant un voyeurisme violent, en réduisant
de façon unilatérale le voir du spectateur, il empêche que ne s'établisse le
mode de voyeurisme qui caractérise pour Christian Metz le régime de
fiction cinématographique dominant 36. L'identification secondaire au
personnage est en effet bloquée par cette violente interpellation, car si le
personnage du film, en général, ne veut pas savoir, pour le plus grand
plaisir du spectateur, qu'il est regardé, ici, il ne peut l'ignorer, puisqu'il
n'est là que pour renvoyer à la place de l'autre, pour lui tendre un
miroir, d'abord comme même (petit autre), puis comme grand autre,
organisateur absent. Mais l'identification primaire est ainsi bloquée :
aussi la subjectivisation se transforme-t-elle en son contraire. Les plans
très rapprochés distordent les objets (téléphone : 10, 11 ; volant : 12,
13), ou bien encore les renvoient à la personne (fumée dégagée par
Marlowe et qui envahit l'écran : 1), créant une distance, comme la
créent aussi les distorsions de la vision consécutives aux troubles du
héros (noir : 3, 12, 13 ; vision troublée, coup de poing : 10 ; perte de
conscience : 12 ; whisky versé par De Gummo ; 12). Ces marques de
renonciation, en général virées au compte de la diégèse, référées à une
subjectivité, ne peuvent plus l'être et ne connotent plus à l'intérieur d'un
régime « plein » de vision cette subjectivité. On atteint l'effet inverse.
Finalement, cette perversion du système ne profite qu'au narcissisme
énonciatif et ne ménage pas au spectateur un espace de voyeurisme
suffisant pour que celui-ci ait l'illusion de surprendre/voir un
quelconque secret. Pour reprendre la référence à la scène primitive 37, la
participation du spectateur n'est plus inconcevable mais requise pour
soutenir la captation narcissique. La duplicité fondamentale du film que
soutient le clivage spectatoriel est bloquée, le spectateur n'a plus la
possibilité de maximiser son plaisir en passant d'un régime de croyance
à l'autre. Sommé de participer à un système qui lui retire la place à
chaque fois qu'il la lui offre, il peut fort bien s'y refuser, refuser « l'œil
derrière la tête » devenu une épée de Damoclès 38.
Empilant les niveaux narratifs, le film tire profit de la fiction policière
pour en traiter une autre par l'entremise de l'exploration du dispositif de
renonciation cinématographique qu'autorise, par recouvrement, le jeu
de mots « private eye (détective)/private I39 ». Dès lors, la quête du
« je » est visualisée en « première personne » . Somme toute, on retrouve

171
Jean-Paul Simon

l'ambivalence que Panofsky avait notée à propos de la perspective qui


oscille entre « un triomphe du sens du réel » et un « élargissement du
moi 40 » .

3. Énonciation/narration, deuxième approche : histoire/diégèse.

Nous pouvons maintenant redéployer ces niveaux empilés, reprendre


notre interrogation initiale vis-à-vis du récit cinématographique, de la
façon dont il combine les plans (tels que nous les avons précédemment
définis) histoire/discours. A première vue, l'omniprésence du narrateur/
auteur/personnage/sujet de renonciation semblerait nous porter du côté
du discours, mais les brefs éléments descriptifs que nous avons donnés
rendent difficile d'admettre que l'histoire se raconte toute seule. Il
semble que ce récit à focalisation interne bascule du plan de l'histoire à
celui du discours et se trouve dans une situation analogue à celle du
roman moderne (nous y reviendrons à propos de Film), nouvel aspect de
l'ambivalence et de la distance paradoxale que crée une trop grande
« subjectivisation ». D'une certaine façon, il y a coïncidence formelle,
par les relais utilisés à l'intérieur du discours narratif
cinématographique (du récit cinématographique), entre le récit à visée discursive
affirmée et le récit à visée subjective. C'est le cas, par exemple, de
l'Homme à la caméra ( Dziga Vertov, 1929), qui vise avant tout à
reconstruire, par le cinéma d'un « point de vue », le monde, et où la
démultiplication de la voix narrative s'opère par l'apparition quasi
constante du cameraman (celui qui est dans le film 41). Les relais sont
formellement semblables, mais l'accent sur le voir (sa construction et sa
reconstruction), plutôt que sur le dire, font que la narration est prise en
charge par le couple narratif cameraman/caméra, à travers ses avatars
métonymiques. On connaît d'ailleurs les sévères critiques qu'adressait
S. M. Eisenstein à ce qu'il nommait « pitreries gratuites » ou « coq-
à-l'âne formaliste » 42, partant de sa tentative de construire un régime
narratif mêlant l'histoire (même si certains effets diégétiques y sont
combattus et si le point de vue choisi ne se laisse jamais oublier) et le
discours auctorial (les fameuses « métaphores » dites « extra-diégéti-
ques » peuvent être interprétées de cette façon 43). Le récit
cinématographique est donc avant tout polymodal et dispose d'un grand nombre de
combinaisons narratives faisant jouer ces niveaux.
S'il est polymodal, il peut aussi être polytemporel, ou, plus
exactement, jouer sur les différentes relations temporelles entre l'histoire et le
temps de la narration. C'est d'ailleurs le cas de Lady in the lake, où, bien
que l'histoire rapportée soit passée (et relève donc de la narration
ultérieure), elle vient juste d'être écrite (cet écart minimal entre
l'histoire et la narration justifie les interventions vectorisantes du narrateur

172
Énonciation et narration

et la coïncidence finale du récit et de l'histoire), elle tend à la


narration intercalée ; les séquences focalisées sont en narration simultanée.
Nous retrouvons là les différents types de relations temporelles histoire/
narration, à l'exception de la narration antérieure (récit prédictif), qui
peut toutefois exister — bien qu'assez rarement — sous deux formes
principales : comme dans le récit littéraire, en apparaissant à un niveau
second (rêve, hallucination, prémonition qui sont largement facilités
dans le signifiant cinématographique et sur le plan plutôt des signifiés),
et dans le cadre de ce que nous avons nommé cataphore filmique, ou de
ce que François Jost appelle « téléstructure 44 » , et qui sont plutôt du
côté du signifiant. D'une forme à l'autre, la différence consiste dans la
nature du passage : horizontal (si l'on veut pour le passage à un autre
niveau narratif), ou vertical (échos, renvois, citations...). Si nous
retrouvons narrations simultanée, antérieure et ultérieure, il faut quand
même noter cette différence importante qui tient au fait, également
trivial, que narrations antérieure ou ultérieure prennent la forme de la
narration simultanée, et si le spectateur sait que l'histoire rapportée
relève du passé (ou du futur, même proche), elle ne se déroule pas moins
devant nos yeux sans qu'il soit possible de la démarquer formellement (à
la différence du récit écrit, qui dispose du passé pour la narration
ultérieure, du présent pour la narration simultanée). Le récit
cinématographique dispose toutefois de marques indicielles ou référentielles
immédiates (lieux, costumes, etc.), en plus de l'insertion du temps
chronologique ou référentiel (datation, etc.) qu'il partage avec le roman,
la bande dessinée... Si les deux catégories se recouvrent, comment
rendre compte alors de ces films qui cherchent à déconstruire le temps
illusionniste (ex : les films expérimentaux de Gidal, Le Grice, Snow...) ou
de ces autres qui travaillent sur la durée et où la coïncidence temps
narratif/durée réelle revêt une importance particulière (les films de
Chantai Akerman, en particulier Jeanne Dielman, 1975). Ici encore,
aucune réponse tranchée ne peut être apportée, dans la mesure où le
récit a justement une très grande souplesse polymodale et polytempo-
relle. Toutefois, la position de la narration est toujours indiquée, sous
une forme ou sous une autre, et ce, dès le début du film. On réservera le
terme de narration simultanée aux récits qui sont d'emblée
contemporains et qui, de surcroît, n'indiquent aucun décalage entre le récit et
l'histoire. Dans les autres cas, très fréquents, on pourra considérer qu'il
s'agit de narration ultérieure à présentation simultanée. D'une certaine
façon, à ces déterminations narratives viennent s'ajouter les
déterminations spatiales du récit cinématographique, qui viennent compenser, par
le jeu des codes de connotation, la faiblesse de la dimension temporelle
propre au cinéma et, donc, le manque de détermination temporelle.

173
Jean-Paul Simon

4. « Film » ou le regard inévitable.

Nous allons suivre ces éléments en analysant Film de Samuel Beckett,


qui met en scène un personnage (joué par Buster Keaton) scindé en
deux, l'un (l'œil) étant à la poursuite de l'autre (l'objet) ; le film
s'achevant sur la révélation de l'identité poursuivi/poursuivant. Ce film
vise à illustrer l'assertion de Berkeley « esse est percipi », l'impossibilité
d'échapper à la perception de l'autre, dans la mesure où le refus de cette
dernière achoppe inéluctablement sur la perception de soi.
Film est déterminé spatialement (paysages et entrepôts new-yorkais)
et temporellement (par les costumes des personnages qui recouvrent une
avant-guerre assez floue temporellement mais datée très précisément de
1929 dans le projet initial45). Nous sommes de nouveau dans la
narration ultérieure à présentation simultanée, avec, toutefois, une plus
grande incertitude quant au décalage histoire/narration, incertitude
due, pour une très grande part, au caractère abstrait du décor et à la
stylisation du costume des personnages. En d'autres termes, si le
décalage existe bien, il a tendance à être diégétiquement réduit. Le
personnage de Keaton essentialise, donc déhistorise, le personnage de
clochard que l'on retrouve par ailleurs dans l'œuvre de Beckett.
La problématique de Film recoupe aussi partiellement celle de Lady
in the lake. D'une part, si nous procédons par prélèvements formels des
regards des personnages, la comparaison s'impose encore plus
nettement, puisqu'il y a, là aussi, renforcement de la relation déictique
je/tu 46, et, d'autre part, la narration est en focalisation interne. Du
moins, elle l'est dans le projet de script, car autant il est impossible de ne
pas le savoir dans le cas de Lady in the lake, autant, si l'on quitte le
projet pour suivre le film, on se trouve en focalisation externe et non en
focalisation interne. La première partie débute par un champ vide sur
un mur d'entrepôts, puis deux travellings de sens opposés précèdent
l'apparition du personnage (Keaton courant en rasant le mur). Il est
donc impossible, lors de ces premiers plans, de parler de focalisation
interne, ni même externe, car on peut très bien se trouver en face d'une
narration non focalisée, omnisciente. D'autant que, dans cette première
partie comme dans la seconde, le temps de la narration ne coïncide pas
exactement avec celui de l'histoire, ce que l'on peut noter à travers une
série d'ellipses spatio-temporelles du type de celles que N. Burch nomme
raccord en « degré zéro », destinées à donner l'illusion de la continuité et
à ne pas être perçues comme telles par le spectateur. Le narrateur est
donc libre de nous fournir les informations visuelles qu'il souhaite. Pour
plus de commodité, nous donnerons, comme nous l'avons fait
précédemment, un bref découpage du film.
Dans le projet initial, les deux premières parties étaient uniquement

174
Enunciation et narration

ANNEXE II : découpage de Film

séquence contenu narratif 0/Œ lieu durée

générique 30"
paupière qui
s'ouvre

1 Buster Keaton fuit, Œ extérieur rue 2'


rencontre un couple 1 plan 0 entrepôts

2 B.K. se réfugie dans intérieur 2'


Œ
une maison, rencontre 1 plan 0 maison, cage
une vieille dame d'escalier

a. préparation de la ait Œ/O intérieur 15'30"


3 chambre chambre
b. inspection des photos Œ
c. dévoilement Œ

fin : œil V
puis crédits
Total: 21'

On se reportera au projet, surtout dans sa variante illustrée, qui distingue dans trois
sous-parties (a, b, c) que nous n'avons pas jugé utile de démêler plus dans ce cadre.

du point de vue de Œ (l'œil), et seule la troisième introduisait une


double perception. Par contre, le film insère un point de vue « subjectif »
juste après que Keaton ait bousculé un couple. Cette vue, caractérisée
par son aspect trouble, ne peut pas plus être référée à un personnage que
le plan initial, ni même le second insert du même type 47 (deuxième
partie) lorsqu'une vieille femme descend un escalier. Cette deuxième
apparition fournit bien une information supplémentaire mais ne suffit
pas pour identifier l'origine de ce point de vue. Seule la dernière partie
(qui, en faisant alterner Œ et 0, nous présente soit le personnage, soit ce
sur quoi porte son regard) est suffisamment explicite pour, en tout cas,
pouvoir rapporter cette perception à un personnage et assimiler les vues
troublées à celles de 0, sans toujours être autorisée à remonter sur
Œ.
On passe ainsi d'une narration non focalisée avec insert à focalisation
indéterminée, à une focalisation externe (nous suivons le personnage
sans connaître la nature de ses activités) avec de nouveaux inserts, puis à
une alternance externe/interne qui se résout dans la révélation de
l'aspect interne de la vision externe. Le film tranche donc largement sur
la pratique courante qui consiste à relier le foyer narratif visuel soit à la

175
Jean-Paul Simon

bande-son (par l'entreprise d'une narration à la « première personne »),


soit par divers procédés, parmi lesquels l'apparition du narrateur. Ce
choix diminue considérablement l'aspect de narration ultérieure et
pousse au contraire le film vers la narration simultanée, que seule la
localisation spatio-temporelle peut bloquer. Il retrouve du même coup
une partie des caractéristiques des autres romans de Beckett (narration
simultanée en « monologue intérieur » ) . Du reste, à partir du moment où
l'alternance joue et où nous suivons ce que voit le personnage (et ce, à
l'exclusion de tout autre chose), que celui-ci soit dans le cadre ou bien
que nous percevions directement par son regard, nous pouvons
considérer, comme nous l'avions suggéré plus haut, qu'il s'agit de focalisation
interne avec représentation du personnage (du type Elle et Lui). Le récit
est le récit d'une focalisation, la caméra traque le personnage et s'en
approche de plus en plus. Dès le début, nous savons qu'il est poursuivi
sans savoir par qui : la proposition narrative « 0 est poursuivi » est
suffisamment définie. Simplement, tout comme l'on peut noter
l'apparition d'une vision troublée, on peut noter la coïncidence d'un
mouvement de caméra et de la frayeur du personnage (il se protège). De
nouveau une première fois, lors de la première partie (quand il se colle
au mur), puis, dans la seconde partie, quand il se cache en bas de
l'escalier. Enfin, à l'intérieur de la chambre, dans la troisième partie,
lorsque la caméra entreprend de faire le tour du fauteuil dans lequel 0
s'assoupit, une première tentative aura pour conséquence de réveiller
0 ; une fois celui-ci endormi, le tour complet sera possible. Révélation
progressive de l'identité poursuivant Œ/caméra, qui embraie sur sa
révélation définitive 48.
La narration progresse donc à travers l'utilisation de marques
formelles qui, dans leur utilisation courante, ne sont pas censées être
perçues comme telles et ne sont pas en tout cas censées rétroagir sur le
protagoniste. L'histoire doit rester distincte de la narration (la métalepse
ne doit pas être perçue49). Ainsi la relation narrateur/personnage
est-elle soulignée sans pour autant prendre la forme d'une adresse ou
d'un retournement de regard, figure qui reste réservée jusqu'à la fin du
film aux personnages secondaires, dont la fonction est précisément d'en
souligner le caractère insoutenable et d'introduire (dans la diégèse) un
motif possible de fuite.
Autre série qui diégétise les éléments narratifs : la métonymisation du
regard par l'œil. Cette série s'annonce dès le générique par l'ouverture
de la paupière et l'œil qui fixe le spectateur 50. Elle est bien sûr reprise
par les personnages rencontrés (lorgnon de la femme et pince-nez de
l'homme), puis par le regard des animaux (successivement : chien, chat,
image d'un dieu, appui-tête, perroquet, poisson). La première sous-
partie de la troisième partie ne traite que des aventures de ces regards
(expulsions du chien et du chat, destruction de l'image de dieu,
occultation de la cage et du bocal) ou de leur versant métaphorique

176
Énonciation et narration

(occultation de la fenêtre puis du miroir). La fuite devant la caméra


converge avec l'évitement manifeste de tout regard : à ce moment, 0
entreprend l'inspection de son dossier, non sans avoir changé le sens
d'ouverture, les deux œillets qui font partie du système de fermeture
rappelant eux aussi des yeux. Cet examen, qui se fait sous le regard de
Œ, mais en coïncidence avec ce que voit 0 (ce qui avait été introduit par
la verticalité des œillets, verticalité qui évite la confrontation mais
permet l'empilement), nous livre une série de sept photos 51 qui
représentent sept stades de la vie du personnage, personnage que nous
voyons d'ailleurs pour la première fois, puisque jusqu'à présent il se
dérobait à Œ (donc à nos regards) 52. La dernière photo, sur laquelle il
est représenté dans l'état où nous le voyons, entraîne par son apparition
sa destruction immédiate et la série reprend en sens inverse, les photos
étant déchirées les unes après les autres. La différence avec la série
précédente (outre la localisation dans la narration) tient à ce que cette
série de photos introduit pour la première fois un ailleurs, une ouverture
sur un passé que l'on peut induire diégétiquement comme étant celui du
protagoniste. Jusqu'à ce point, 0 refusait d'être perçu (du moins, dans
les limites de la convention des 45°, il l'était mais ne voulait rien en
savoir). Il refuse maintenant de se voir. C'est bien l'autoperception qui
est le point d'achoppement et la fin logique du refus de toute perception
étrangère. La troisième sous-partie peut commencer et s'achever par la
révélation de l'identité Œ/O et l'affirmation de l'impossibilité
d'échapper à la perception (dans la diégèse) 53.

5. Histoire/diégèse : narration et statut du narrateur.

C'est bien en travaillant avec et sur l'instance narrative, sur la matière


textuelle même, que Beckett, fidèle en cela à sa démarche d'écrivain,
procède à une « mise en spectacle du texte » filmique 54 qui nous fait
passer de l'histoire à la diégèse (au signifié), de la diégèse à la narration.
Nous sommes maintenant amené à distinguer histoire et diégèse, alors
que dans la plupart des cas, ces deux notions sont employées l'une à la
place de l'autre pour le signifié ou contenu narratif 55. On aura peut-être
remarqué que nous avons utilisé avant tout le terme diégétique, insistant
sur la diégétisation qui accompagne le développement de la narration.
En effet, la narration part d'une situation de complète incertitude pour
le spectateur (qui parle ? quelle histoire ?) pour aboutir à un
bouclage/révélation et éclairer rétrospectivement le début. Même en étudiant
le film dans sa totalité, il nous semble méthodologiquement prudent,
si l'on veut conserver la possibilité de distinguer ce fonctionnement d'un
autre [Lady in the lake, où la narration est d'emblée diégétisée, voire un
film à dévoilement final), de maintenir une terminologie qui en tienne
compte. Film nous présente bien l'histoire (certes à faible teneur événe-

177
Jean-Paul Simon

mentielle) d'un personnage poursuivi par un mystérieux poursuivant


et qui se réfugie dans une chambre, non sans que le mystérieux
poursuivant ait le temps d'effrayer le nombre pourtant limité de
personnes qu'ils rencontrent (lui et le personnage). Ce rappel met en
place l'histoire telle qu'elle se déroule devant nos yeux, l'instance
narrative qui la porte et la diégèse, pour rester fidèle à l'acception que ce
terme a prise tant dans son champ d'origine (proche) que dans d'autres :
l'univers imaginaire du récit 56. Cet univers ne se présente pas comme
tel, à la différence de l'histoire qui, elle, se déroule grâce au récit. Sa
construction fait l'objet de ce que nous avons nommé inference
diégétique : reconstruction, par le spectateur, de cet univers 57.
Cette distinction présente un double avantage. D'une part, comme l'a
souligné D. Chateau, elle sépare nettement les « postulats sémantiques
qui fondent l'organisation interne du micro-univers » (diégèse) de « la
suite ordonnée des propositions narratives » (histoire), ce qui rend
possible l'analyse paramétrique de la seconde 58 ; d'autre part, elle ouvre
la voie à l'analyse pragmatique du texte cinématographique (en incluant
aussi la sémantique 59) et rend possible l'étude du spectateur construit
par le texte, dans la mesure où le texte dispense des inferences et des
hypothèses de reconstruction probables ou possibles (c'est le Model
Reader de Umberto Eco 60). Il devient possible d'aller au-delà du modèle
du spectateur de la sémiologie de première génération qui s'attachait à
« comprendre comment le spectateur comprend » pour modéliser ce
spectateur « construit par le texte » et éviter des glissements fréquents de
l'instance narrative à l'instance cinématographique sur son versant non
filmique. Ce « spectateur » ne coïncide pas avec le spectateur empirique,
il est, mutatis mutandis, dans la même situation qu'un locuteur vis-à-vis
du dispositif de renonciation, qu'il peut (ou non) mettre en
fonctionnement. Les deux niveaux subsistent et chacun est doté de sa propre
réalité 61.
On recoupe ainsi la tendance qui substitue à l'étude de la diégèse
l'étude des divers modes ou procédés de diégétisation 62. Par exemple,
dans Octobre, les « métaphores extra-diégétiques » que nous avons
citées sont, comme le montre Ch. Metz discutant ce point avec M.-C.
Ropars 63, « diégétisées » puis « rediégétisées », le passage se faisant par
le jeu de la « liaison textuelle » (Le. les propositions narratives de
l'histoire), analyse qui, dans son développement même, marque de fait
cette distinction.
A ce point du raisonnement, on peut justement se demander où est
passée la narration et si, inversement, celle-ci ne serait pas en train de
disparaître au profit de l'histoire. Il n'en est rien, car la narration reste
bien le plan de l'acte narratif producteur des instances du texte qui
produisent le texte (forme de l'expression). L'histoire est l'«
ordonnancement des propositions narratives » (donc forme du contenu) sans pour
autant empiéter sur le récit (signifiant) qui l'actualise. Nous disposons

178
Énonciation et narration

bien de quatre termes, narration/récit/histoire/diégèse, si nous les


présentons par ordre de proximité croissante par rapport au spectateur
(ou, à l'inverse, de proximité décroissante par rapport à l'instance
narrative), les deux termes médians n'étant plus uniquement dans une
relation contenant/contenu. Enfin, le terme « histoire » redevient
disponible pour entrer en opposition avec « discours » dans le cadre du couple
d'Emile Benveniste (sur le plan de la forme du contenu). Le choix
narratif dont parle Gérard Genette s'opère bien à ce niveau et rétroagit
sur les déterminations formelles de l'instance narrative (comme dans le
cas du roman 64) et sur la forme de l'expression, comme nous avons
essayé de le montrer précédemment. Le choix de la catégorie «
discours » n'évacue pas pour autant la diégèse, ainsi que nous l'avons vu au
travers des exemples précédents . (Eisenstein, Vertov), ce qui bien
évidemment s'applique à ce qui n'a que par trop tendance à se donner
pour « un discours du réel » 65, comme si le réel en question était soudain
devenu aussi bavard (im-médiat) que les personnages de Lady in the
lake. Soit, pour résumer, le schéma hjelmslevien suivant :

modèle instance forme du contenu 4 diégèse


réceptrice

forme du contenu 3 histoire/discours—.

forme de l'expression 2 RÉCIT


t

modèle instance forme de l'expression 1 narration


narrative et
dispositif de
renonciation

I : choix narratif, déterminations discursives. Le réseau des


déterminations est à suivre selon la numérotation, ce qui n'exclut pas des
rétroactions de niveaux. Ex. : 4 — » 1 Film transforme la narration
omnisciente, en focalisation interne. Par ce biais, nous pouvons
réenvisager la classification croisée que proposait Gérard Genette pour
définir le statut du narrateur par son niveau et sa relation à l'histoire en
y ajoutant la relation à la diégèse 66 comme sous-catégorie de la relation
à l'histoire. Du même coup, il nous faut reprendre les termes hétéro-,
homo-, intra-, extra-diégétique, qui reposaient sur le recouvrement
histoire-diégèse. Comme ces termes soulignaient l'absence ou la
présence du narrateur dans l'histoire, le degré de réflexivité de la narration
(premier, second, etc.), nous proposons de substituer « discursif » à
« diégétique », afin d'éviter l'usage d'« historique », trop utilisé par

179
Jean-Paul Simon

ailleurs, et en gardant bien en mémoire que ce terme renvoie à


l'alternative narrative histoire/discours.
Rappelons que le terme intra marque l'inclusion d'un narrateur dans
le récit (récit au « second degré »), le terme hétéro marque l'exclusion du
narrateur de l'histoire, puis de la diégèse.

EXTRADISCURSIF INTRADISCURSIF

hétérodiégétique films courants Frankenstein


1 3
hétérodiscursif
homodiégétique Octobre La fête à Henriette
2 6
Muriel

hétérodiégétique The Portrait of Citizen Kane


Dorian Gray 7
3
Wuthering Heights
homodiscursif
homodiégétique Confidential Report Liberty Valance
4 8
Uhomme à la caméra

Nous avons doublement matérialisé les passages qui marquent des


différences de nature et qui donc impliquent une modification du statut
du narrateur, ce qui ne veut pas pour autant dire que ces catégorisations
sont absolues. Au contraire, tel ou tel film pourra être un composite des
quatre supra- catégories et certaines combinaisons se trouveront plus
fréquemment que d'autres.
Par contre, l'opposition infracatégorielle homo/hétérodiégétique est
une affaire de degré. Selon la progression de l'implication du narrateur,
on pourra passer de l'une à l'autre (cf. Film). Bien souvent, les
interventions de l'instance narrative, et principalement celles qui
s'exercent par l'entremise de mouvements de caméras, peuvent se
trouver à mi-distance entre diégèse et narration, entre le commentaire
extradiscursif (type Octobre) et le remarquage de la narration (ex :
travellings visibles, appuyés, même si ceux-ci, un peu à la façon des
trucages, ont toujours tendance à être diégétisés 67).
On trouve huit types fondamentaux :
1. Extradiscursif/hétérodiscursif/hétérodiégétique : cas le plus
courant de la narration omnisciente en premier degré, narrateur absent de
l'histoire et de la diégèse.
2. Extradiscursif/hétérodiscursif/homodiégétique : narrateur au
premier degré qui raconte une histoire d'où il est absent mais qui intervient

180
Énonciation et narration

sur le plan de la diégèse. Ex. : Octobre de S.M. Eisenstein. Sous une


forme plus atténuée, la diégétisation du narrateur est fréquemment
employée dans les films policiers ou à suspense (ex. : Dial M. for murder,
1954) : le narrateur donne à un moment une information au spectateur,
qui ne peut alors rien en faire, mais cette information prend toute sa
valeur diégétique plus tard 68. Plus généralement, c'est aussi le cas des
rapports à appréhension décalée où la caméra anticipe sur l'histoire 69.
3. Extradiscursif/homodiscursif/hétérodiégétique : narrateur au
premier degré qui raconte une histoire à laquelle il participe mais sans
intervenir (ou faiblement) dans la diégèse. Il s'agit bien entendu d'une
question de degré, de pôles plus ou moins marqués. Ex. : dans le Portrait
de Dorian Gray d'Albert Lewin (1945), le personnage joué par George
Sanders 70.
4. Extradiscursif/homodiscursif/homodiégétique : narrateur au
premier degré qui raconte une histoire à laquelle il participe et qui
intervient dans la diégèse. Ex. : Confidential Report. Quand le
personnage raconte sa propre histoire (récit autodiégétique pour Gérard
Genette, autodiscursif/autodiégétique dans le cadre ici proposé), il lui
est difficile d'y échapper diégétiquement, bien que la situation soit
concevable théoriquement et puisse donner lieu à une situation narrative
originale qui serait sans doute proche de certains récits de Borges :
personnage fuyant sa diégèse. C'est le cas de Film, après la scène finale,
et de certains films policiers où le passé fait retour contre le gré du héros,
ex. : Out of the past {Build my gallows high, 1947) de Jacques
Tourneur.
5. Intradiscursif/hétérodiscursif/hétérodiégétique : narrateur au second
degré, absent de l'histoire et de la diégèse. Ex. : Frankenstein de James
Whale (1931), qui débute par une scène dans un salon où intervient la
narratrice (présentée comme Mary Shelley, auteur « réel » du livre) pour
raconter l'histoire.
6. Intradiscursif/hétérodiscursif/homodiégé tique : narrateur au
second degré, absent de l'histoire mais intervenant dans la diégèse. Ex. : la
Fête à Henriette (Julien Duvivier, H. Jeanson, 1952), où les auteurs
(fictifs) -narrateurs décident des séquences à venir au fur et à mesure du
déroulement du film et modifient histoire et diégèse à leur gré,
réagissant tour à tour à la diégèse qu'ils viennent eux-mêmes de
produire.
7. Intradiscursif/homodiscursif/hétérodiégétique : narrateur au
second degré, qui raconte une histoire à laquelle il participe mais sans
intervenir sur la diégèse. Ex. : Citizen Kane d'Orson Welles (1941),
Wuthering Heights de William Wyler (1939), dans lequel la narration
est assurée par la vieille servante. Comme pour son symétrique 3, le
narrateur relate des faits dont il a été témoin mais sans que sa
participation ait été importante diégétiquement. En général, une fois le
narrateur présenté, la narration commence et celui-ci s'efface devant

181
Jean-Paul Simon

l'histoire qui se déroule dès lors comme en 1. D'ailleurs, la plupart du


temps, le narrateur n'a pu avoir connaissance des événements qu'il
rapporte malgré cela : il devient donc omniscient. C'est le cas des
relations amoureuses de Wuthering Heights, qui ne pouvaient que se
dérouler en dehors de la présence du narrateur et qui ne sont pas, pour
autant, présentées comme une reconstruction hypothétique, au moins
partielle, comme dans Barefoot Comtessa, qui relève de notre dernier
cas de figure.
8. Intradiscursif/homodiscursif/homodiégétique : narrateur au
second degré, qui raconte une histoire à laquelle il participe et qui
intervient dans la diégèse. Ex. : L'homme qui tua Liberty Valance de
John Ford, où le narrateur entame son récit à l'occasion d'un
enterrement (même mécanisme dans Barefoot Comtessa de Mankiewicz 71) et
dans lequel il intervient constamment comme personnage. C'est aussi le
cas de l'Homme à la caméra, que l'on peut, sans doute, s'étonner de voir
apparaître ici, dans la mesure où il est souvent cité comme exemple de
film non narratif, de déconstruction. Mais si l'on considère simplement
que l'on est bien du côté du pôle discursif, et si l'on se rappelle
l'intervention du cameraman, force est de constater que le rapport du
couple caméra/cameraman à ce qui est visualisé est bien du même type
que celui qu'entretient le narrateur à ce qui est dit et montré dans
Liberty Valance.
En entrant dans cette perspective, on pourrait penser qu'il suffit de se
promener le long de la diagonale 1/8 pour passer de l'histoire au
discours, que de 1 à 8 l'intrusion progressive du narrateur (au premier ou au
second degré) rend sa médiation incontournable. Ce faisant, on
oublierait que l'on reste dans le cadre du récit et donc d'un cnoix narratif qui
mêle à des degrés divers ces deux plans d'énonciation. En cela, il n'y a
peut-être pas lieu de s'étonner que le cinéma, comme le roman, n'ait pas
réussi à résoudre le problème histoire/discours 72, l'acte narratif mêlant
à des degrés divers ces deux plans. Il y a, en outre, une ambiguïté
constante entre « histoire » comme pôle de l'opposition précédente et
« histoire » au sens spécialisé défini supra (proposition narrative),
emploi qui est nécessairement lié au récit puisqu'il en spécifie le
contenu : le lien est donc indissoluble. C'est pour cette raison que nous
nous sommes efforcé de séparer discursif, narratif et diégétique. Et c'est
bien le recours à la diégèse qui permet de différencier des emboîtements
formellement distincts (sur ce plan), comme ceux de l'Homme à la
caméra et de Liberty Valance, car les interventions de la diégèse ne se
valent pas. Dans le second cas, l'instance narrative est, si l'on veut,
malgré elle (malgré sa présence) au « service » de l'histoire. Elle va donc
s'efforcer de faire coïncider histoire et diégèse et s'attacher à occulter sa
présence. La diégétisation du narrateur a, dans ce cas, pour fonction de
réduire la double distance (narration, histoire), jouant sur le clivage
spectatoriel en le gratifiant d'une omniscience relative. Elle permet de

182
Énonciation et narration

transformer l'écart initial (la distance marquée) en proximité accrue. A


l'inverse, c'est bien ce que manque Lady in the lake par unification
volontariste des niveaux. Ce processus est facilité par la nature même de
l'image, dont l'organisateur est absent de la représentation, même s'il y
figure sous une autre forme, ce qui favorise grandement l'escamotage du
narrateur, le passage du second au premier degré que nous avons noté à
propos de 7 et qui rend plus difficile l'assimilation au discours. Par ce
passage d'un niveau narratif à un autre, nous retrouvons le « métadié-
gétique réduit au pseudo-diégétique » de Gérard Genette 73, mais qui se
trouve encore plus banalisé dans le cadre du régime narratif dominant
du cinéma. Ainsi, même un récit en 8 tendra asymptotiquement vers 1,
*vf — et c'est là la différence avec VHomme à la caméra — si ces
^ ^ écarts (narration/diégèse, histoire/diégèse) sont non pas comblés,
mais réaffirmés, voire creusés, et si les degrés et les modes de
diégétisation restent, à l'intérieur du même récit, variables et non
unifiés, en régime mobile. Cette hypothèse fournit un élément pour la
compréhension de la diégétisation qui touche des films qui cherchent à y
échapper. Autre aspect de la même question, le récit cinématographique
cumule l'ambivalence de la narration iconique 74 et celle de la narration
romanesque, cumul qui accroît le flottement entre la narration et
l'histoire et qui rend les métalepses narratives acceptables. Le
changement de niveau narratif qui peut accompagner certains récits
cinématographiques aura tendance à être neutralisé, d'une part à travers sa
diégétisation, d'autre part grâce à cette ambivalence de fait qui risque
toujours de déplacer l'accent porté sur la narration vers l'histoire. On
retrouve ici, d'une autre façon et considérablement renforcé, la
remarque de Lucien Dâllenbach sur la mise en abyme énonciative qui tend à
faire remonter l'auteur/lecteur implicite vers l'auteur/lecteur
immanent 75. Il note d'ailleurs, à propos d'Alain Robbe-Grillet se rendant
compte que Trans Europ Express (1966) était perçu comme un film de
Sacha Guitry, que « l'image doit rendre plus difficile que les signes non
iconiques la rupture de l'illusion 76 », mais comme nous l'avons montré,
il ne s'agit pas tant de l'image que de son utilisation dans un régime
narratif.

6. Des instances narratives : narrateur et auteur.

Nous en arrivons à notre dernier point : le rapport auteur/narrateur


(réel ou fictif) que nous avions commencé à saisir par le biais de
l'intrusion du narrateur rabattu sur un auteur implicite ou immanent.
En effet, l'intrusion du narrateur, réduit diégétiquement ou non, a
tendance à relativiser ce qui est rapporté (autre aspect de
l'ambivalence), et bien que puisant une partie de sa force et de son effet dans
l'illusion référentielle, elle tend également à produire ce même réfé-

183
Jean-Paul Simon

rent 77. D'une certaine façon, si l'illusion se maintient, c'est plus grâce à
l'acceptation du mécanisme qui le constitue comme tel que par
l'acceptation « vraie » de sa « réalité » référentielle, le réfèrent tendant
aussi à être produit. Cette autoproduction, si elle accompagne souvent
l'intrusion du narrateur, agit contradictoirement en ce qu'elle mine sa
légitimité fondatrice : elle jette le doute sur l'ensemble de la narration et
sur son fondement. D'où les interventions du narrateur, et d'où, aussi,
cette tentative de films qui sont à eux-mêmes leur principe et dont ils
assurent l'exposition : autoproduction (ex. : Octobre à Madrid de
Marcel Hanoun, 1965). Nous retrouvons de nouveau nos deux films
analysés, l'un jouant sur sa double diégèse et se plaçant à tous les
niveaux, l'autre laissant la narration flotter entre l'histoire et la diégèse.
Dans le premier cas, l'autocréation de l'énoncé est explicitée, dans le
second, elle est fondée métonymiquement par la série de l'œil 78. On
entrevoit ici le lien avec le problème de la réflexivité du film en général et
celui de sa réflexivité locale, en d'autres termes du rapport entre un
segment et l'ensemble. Les classements précédemment proposés devront
être enrichis de l'analyse de ces rapports, de façon à définir ce qui serait,
pour paraphraser Michel Serres, le « théorème canonique de la
représentation cinématographique » : rapports du segment à l'ensemble en
termes d'expansion, réduction sur le plan syntaxique, ou de répétition/
reduplication sur le plan structurel 79. Mais contentons-nous d'un renvoi
à la position du narrateur (et non plus de son statut, comme dans le
tableau précédent) : il est celui qui rapporte les faits réels ou fictifs
(l'histoire supposée, la diégèse étant sa reconstruction par le
spectateur) et qui doit donc être crédible ou accepté comme véridique. Le
narrateur, nous rappelle Jean-Pierre Faye, est celui qui sait : « le
narrator, c'est aussi Narus ou gnarus, le contraire de l'ignare : celui qui
sait80 », l'histoire est ce savoir qui nous est proposé. Premier
dévoilement : l'historien est celui qui veut savoir, ce savoir est suffisant pour
être transparent, l'histoire se déroule et le narrateur s'efface devant ce
qu'il rapporte, même si cet effacement repose sur une double
dénégation, comme l'a montré Louis Marin à propos du tableau historique 81.
Mais il peut y avoir crise de croyance, refus du « willing suspension of
disbelief» des anglo-saxons, et dans ce cas, d'où va-t-il tirer sa
légitimité, où peut-il se réfugier ? Nous avons vu que l'illusion
référentielle pouvait fournir une telle légitimation, mais, fondamentalement,
celle-ci vient de la position « auteur », qui reste le dernier stade non
contestable. Etymologiquement, « auteur » renvoie à autorité, « auc-
tor » à « auctoritas » : « on qualifie d'auctor », dans tous les domaines,
celui qui « promeut », qui prend une initiative, qui est le premier à
produire quelque activité, celui qui fonde, celui qui garantit, et
finalement l'« auteur », l'« auctoritas », est dans ce cas cette possibilité
«de faire surgir quelque chose... de produire l'existence82». On
retrouve ainsi le fondement de la production des énoncés à travers cette

184
f
Enonciation et narration

énonciation qui les instaure. D'où l'enjeu de ces positions d'autorité, et


la remontée du narrateur à l'auteur implicite et de celui-ci à l'auteur
réel... et la tentation d'exhiber formellement les traces de son propre
pouvoir et de ne rien laisser échapper (cf. Lady in the lake), tendance
que peut encore renforcer l'autoreprésentation, la démonstration des
emblèmes du pouvoir visuel (la main, les pinceaux, la caméra),
semblable en cela au « skeptron » grec « symbole de la fonction et signe
mystique de légitimation 83 » . Face à des crises de croyance, à une
légitimité fuyante, à une agnostisation du pouvoir de dire que lui
conféraient ses attributs, l'« auteur » réagit à cette sécularisation (son
statut économique est transformé également : il ne peut plus prétendre à
un prélèvement sur une masse monétaire globale, mais dépend de la
réalisation de sa force de travail par le marché 84) en essayant de
retotaliser, de ritualiser au maximum l'extérieur pour l'inclure à
l'intérieur de l'espace imaginaire coupé qu'il entend construire. Défense
obsessionnelle.
Quant au spectateur (réel et fictif), sa relative vicariance peut, dans
un certain nombre de cas, varier en fonction inverse de l'affirmation de
l'instance narrative. Elle pourra ainsi augmenter avec l'accentuation de
l'instance narrative, et donc de la position qui est construite, mais sans
qu'il soit nécessaire pour autant de l'occuper. Le narrataire peut se voir
assigner une place qu'il aura du mal à quitter, le recouvrement de
renonciation iconique, de la narration iconique et romanesque
l'assignant à celle-ci. Effectivement, dans l'espace de cette position de
maîtrise du narrateur absent, celui-ci peut, à la façon du Bramante du
« Sourire de Démocrite » , appeler et refuser la participation du
spectateur au déchiffrement de la représentation, « en lui assignant une
position impossible 85 » . Les exemples analysés nous ont montré
comment se faisait ce jeu au détriment du spectateur/lecteur, l'auteur/
narrateur y signant sa place face à son maître et au spectateur. Blocage
de la position du spectateur, qui s'oppose à la liberté du narrataire de la
première des histoires, celle d'Hérodote : le roi Protée.

Jean-Paul Simon

NOTES

1. Cf. E. Souriau (sous la direction de), L'Univers filmique, Paris, Flammarion,


1953.
2. Cf. Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, Paris, coll. « 10/18 », 1977.
3. Nous avions déjà adopté une hypothèse analogue lors de notre analyse du film
comique comme forme transgressive qui révèle par sa transgression la nature du
transgressé et par là même s'y intègre comme une de ses modalités possibles (le Filmique
et le Comique, Paris, Albatros, 1978).

185
Jean-Paul Simon

4. Emile Benveniste, « Les relations de temps dans le verbe français », in Problèmes


de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1966.
5. Gérard Genette, « Discours du récit. Essai de méthode », in Figures III, Paris, Éd.
du Seuil, 1972.
6. Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Éd. du Seuil, 1971.
7. Cette présente étude constitue le quatrième volet d'une étude plus vaste consacrée
à la dimension énonciative au cinéma. Elle a été précédée par l'étude du dispositif « sur
le sujet de renonciation cinématographique » : le Filmique et le Comique, op. cit. ;
l'étude de la temporalité : « Notes sur la temporalité cinématographique dans les films
diégétiques », in Cinémas de la modernité : films/théories, Paris, Klincksieck, 1981 ;
l'étude de la deixis : « Référence et désignation : note sur la deixis cinématographique »,
« Regards sur la sémiologie contemporaine », in Sémiologie/Sémiologies, Cahiers du
Cierec, Université de Saint-Étienne, Travaux XXI, 1978.
8. Gérard Genette, op. cit., p. 72.
9. Ibid, p. 72, note 1.
10. On retrouve l'effet de cette différence indiquée plus haut (nécessaire) méthodo-
logiquement de l'élément le moins bien repéré.
11. Nous verrons pourquoi plus loin, cf. le texte de Dominique Chateau.
12. Gérard Genette, op. cit., p. 74.
13. Nous utiliserons indifféremment « cinématographique » et « filmique » pour ce
qui relève, selon un usage maintenant bien établi, du filmique-cinématographique et qui
a été clairement reprécisé par Christian Metz : «
Cinématographique-filmique/cinématographique non filmique/filmique non cinématographique », in Langage et Cinéma,
Paris, Larousse, 1971, II.6, p. 33-37, nouvelle édition Paris, Albatros, coll. « Ça », 1977,
et, dans la mesure où nous étudierons le texte filmique narratif et non la « logique du
récit », « code cinématographique non filmique », cf. Claude Brémond, Logique du récit,
Paris, Éd. du Seuil, 1973 ; cf., aussi, notre « La production du texte filmique :
structures, structuration, histoire », in Ça cinéma, n° 18, 1979.
14. On trouvera des analyses des relations temporelles dans : Marie-Claire Ropars,
« Muriel ou le temps d'un récit », in Claude Baiblé, Michel Marie, Marie-Claire Ropars,
Muriel, Paris, Galilée, 1975, p. 267-297 ; Pierre Sorlin, « Temps-espace », m Sociologie
du cinéma, Paris, Aubier, 1977, p. 224-229 ; Michèle Lagny, « Le temps d'Octobre », in
Michèle Lagny, Marie-Claire Ropars, Pierre Sorlin, La Révolution figurée, Paris,
Albatros, coll. « Ça », 1979. Ces études, par leur minutie (proche en cela du chapitre
« Ordre, durée, fréquence » de Gérard Genette), restent des références en cette matière.
Cf. aussi, pour un point de vue plus global : Gianfranco Bettetini, Tempo del senso. La
logica temporale dei testi audiovisivi, Milan, Bompiani, 1979 ; Cesare Segre, Le
Strutture e il tempo, Turin, Einaudi, 1974 ; et notre « Notes sur la temporalité
cinématographique dans les films diégétiques », op. cit.
15. François Jost, « Discours cinématographique, narration : deux façons d'envisager
le problème de renonciation », in Théories du film (études sous la direction de Jacques
Aumont et Jean-Louis Leutrat), Paris, Albatros, coll. « Ça », 1980.
16. Cf. le texte de Jacques Aumont.
17. « Sur le sujet de renonciation », op. cit., p. 118.
18. Nous nous permettrons de renvoyer aux travaux de Jean-Louis Baudry, «
Cinéma : effets idéologiques produits par l'appareil de base », in Cinéthique 7/8, 1970,
p. 1-8 ; « Le dispositif : approches métapsychologiques de l'impression de réalité », in
Communications (n° 23), Psychanalyse et cinéma, 1975, p. 56-77, repris dans l'Effet
cinéma, Paris, Albatros, coll. « Ça », 1978, p. 13-26 et 27-49 ; à Christian Metz, « 3.
Identification, miroir », in « Le signifiant imaginaire », in Communications, n° 23, op.
cit., repris dans Le Signifiant imaginaire, Paris, coll. « 10/18 », 1977, p. 61-81 ; enfin à
notre « Sujet de renonciation et double identification », p. 113-119, op. cit.
19. Sur les mécanismes qui régissent cette « transparence », cf. Erwin Panofsky, La
Perspective comme forme symbolique », Paris, Éd. de Minuit, 1976.
20. Gérard Genette, op. cit., p. 189-203.

186
Énonciation et narration

21. Sans préjuger des possibilités que lui confèrent ses cinq matières de l'expression,
de la richesse du « lacis audiovisuel », de l'« entrelacs audiovisuel », cf. sur ce point,
Dominique Chateau, François Jost, « II. Du plan à la dialectique audiovisuelle », in
Nouveau Cinéma, Nouvelle Sémiologie. Essai d'analyse des films d'Alain Robbe-Grillet,
Paris, « 10/18 », 1979, en particulier p. 26-33, où l'on trouvera une très utile
classification de ces interactions.
22. Même dans le cas du « showing » jamesien, la narration peut être à la « première
personne » (le Tour d'écrou est introduit par un narrateur) où à la « troisième
personne » (Ce que savait Maisié).
23. Cf. Gérard Genette, op. cit., et François Jost, « Discours cinématographique,
narration », op. cit.
24. Cf. Groupe (jl, Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1971, « 2.5. Le point de
vue », p. 187-189.
25. Mes souvenirs de ce film sont par trop imprécis, mais Barefoot Comtessa de
J.L. Mankiewicz présente une structure analogue : chaque personnage rapportant non
plus sa propre version des faits, mais sa perception du personnage central, qui est ainsi
reconstitué lors de son enterrement. Dans ce cas, la narration commence toujours à la
« première personne » sonore pour passer ensuite en focalisation externe, selon
l'acception qui découle de ce que nous avons dit.
26. Procédé courant lors d'un dialogue entre plusieurs personnages autour d'une
table : on peut alors avoir alternance de champ/contrechamp un peu plus éloigné.
27. Que nous notons avec toutes précautions, cette dénomination, comme celle de
« personne » (première, seconde et troisième), étant susceptible d'apporter plus de
confusion que de clarté en tendant à mélanger les problèmes d'énonciation, de voix et de
mode.
28. Quoique tout à fait intéressant comme limite de la narration.
29. On peut se reporter également au roman de Raymond Chandler, dont est tiré
le film. Nous avons utilisé la Dame du lac, Paris, Gallimard, coll. « Carré noir »,
1979. La copie qui nous a servi à établir ce découpage est une copie 16 mm distribuée
par Films Incorporated, 467 Plesaman DR NE, Atlanta, Georgia 30324, USA. Le
découpage a été réalisé à l'occasion d'un séminaire donné à l'University of North
Carolina at Chapel Hill, French Dpt. Avant cela, nous avions utilisé une copie distribuée
par le Film Library Museum of Modem Art, New York, à l'occasion d'un séminaire
donné à Purdue University, Lafayette, French Dpt.
30. « Sur le sujet de renonciation cinématographique », op. cit., p. 118-119.
31. La caméra « subjective » aurait dû se parfumer, ce qui, dans l'état actuel du
développement technique des matières de l'expression, n'est pas encore réalisé.
32. A la façon dont Clint Eastwood, dans les films de Sergio Leone, exhibe les
blessures qu'il accepte avec flegme, marque de son inaltérabilité profonde.
33. Thierry Kuntzel, « Savoir, voir, pouvoir », in Ça cinéma, n° 7, 1975, repris dans
le Cinéma américain, analyse de films (sous la direction de Raymond Bellour), Paris,
Flammarion, 1980 ; « Le travail du film », in Communications, n° 19, 1972.
34. Toute coïncidence avec un quelconque stade du miroir ou une relation spéculaire
au cinéma ne saurait être, bien sûr, que pure coïncidence. Cf. « Sur le sujet de
renonciation cinématographique », op. cit., et, plus particulièrement, p. 107-110,
l'analyse des Ménines et de la Vénus au miroir de Velasquez.
35. Marc Vernet, à qui je dois ce rappel du lien énigme/Œdipe, me fait également
remarquer la proximité avec le début de « Sarrazine », cf. S/Z, Paris, Éd. du Seuil,
1970.
36. « Histoire/Discours. Note sur deux voyeurismes », in le Signifiant imaginaire,
op. cit.
37. Cf. Christian Metz, « Le régime scopique au cinéma », in le Signifiant imaginaire,
op. cit., p. 85-92.
38. Il y a là, peut-être, une base métapsychologique de l'échec commercial de ce
film.

187
Jean-Paul Simon

39. Nous devons à Sima Godfrey de l'Université de Chapel Hill ce rapprochement.


40. Cf. Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, op. cit., cf. aussi
E.H. Gombrich, « The What and the How : Perspective Representation and the
Phenomenal World », in Logic and Art. Essays in Honor Nelson Goodman, sous la
direction de R. Rudner, I. Schleffer, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1972. Ce flottement de
l'image recoupe l'incertitude et le décentrement du sujet que constate Tzvetan Todorov
chez James dans l'espace littéraire : « Le secret du récit », m Poétique de la prose, Paris,
Ed. du Seuil, 1971, p. 151-185, ainsi que l'effet de bascule histoire/discours que suit
Gérard Genette dans la narration simultanée moderne (cf. « 5. Voix. Temps de la
narration », op. cit., p. 228-238). Cette convergence tend à indiquer que l'emploi d'un
ensemble de marques formelles ne garantit pas pour autant l'inclusion dans un régime
stable.
41. Cf. « Sur le sujet de renonciation cinématographique », p. 132-134, et l'analyse
du fonctionnement temporel de ce film en termes d'ana-cataphores dans « Notes sur la
temporalité cinématographique dans les films diégétiques », op. cit.
42. S.M. Eisenstein, « The cinematic principle and the ideogram », in Film Form,
New York, Harvest, 1949 (trad, fr., Le Film, sa forme, son sens, Bourgois, 1976).
43. Il s'agit là d'une réduction volontaire de notre part centrée sur la narration. Cf.,
pour une analyse plus fine et plus globale, Jacques Aumont, Montage Eisenstein, Paris,
Albatros, coll. « Ça », 1979. En particulier, chap. IV « Le montage en question, II. Les
concepts de montage. 2. L'« imaginicité », p. 178-194, et l'article « Le point de
vue ».
44. Cf. « Remarques sur la temporalité cinématographique dans les films
diégétiques », op. cit. ; François Jost, « Les téléstructures dans l'œuvre d'Alain Robbe-Grillet »,
Robbe-Grillet. Colloque de Cerisy, Paris, coll. « 10/18 », 1976 ; et Dominique Chateau,
François Jost, Nouveau Cinéma, Nouvelle Sémiologie, op. cit., en particulier : « VI.
Orphée au pays des téléstructures », p. 137-192 (exemple des « hallucinations » de Boris
dans L'homme qui ment d'Alain Robbe-Grillet, 1968). A souligner aussi les distinctions
structure narrative/schème formel, « III. Le narratif déjoué par l'analyse
paramétrique », p. 62-83.
45. Cf. Samuel Beckett, « Film », in Comédies et actes divers (Paris, Éd. de Minuit,
1972, p. 11-134) ; et Film by Samuel Beckett (Complete Scenario, Illustrations :
Productions Stills, Londres, Faber and Faber, 1972) qui présente la version anglaise du
projet original de 1963 illustrée par des plans du film. Est inclus un article très descriptif
mais qui rend compte de la prise en considération technique des choix narratifs par le
metteur en scène du film : Alan Schneider, « On Directing Film », p. 63-94. Pour
l'analyse de ce film et son découpage, nous avons utilisé une copie : Grove Press, Film
Division, 214 Mercer Street, New York, NY 10012, « Screenplay », copie n° 05624,
détenue par Non Print Material Collection, Media and Instructionnal Support Center,
Bibliothèque University of North Carolina at Chapel Hill. Il existe une autre version de
Film produite plus récemment par le British Film Institute, où il est encore plus difficile
de démêler ce qui relève d'une focalisation externe et d'une focalisation interne. Même si
cette version se veut plus proche du projet original, le rôle du son dans la première partie
la ferait plutôt basculer du côté d'un récit non focalisé. Les quelques recentrements de
focalisation risquent fort de n'être pas perçus lors d'une première vision et ce d'autant
plus que le film est « conforme » aux réalisations télévisuelles britanniques.
46. Ce que nous avons nommé modalité II : « Je » présent/* tu » absent, cf. p. 158.
47. Sur les raisons de cette différence qualitative troublé/non troublé, cf. note 8, p.
130, de Comédies et Actes divers, op. cit., et note 8, p. 58-59, de Film, op. cit ; cf. aussi
Alan Schneider, op. cit., p. 65.
48. La convention adoptée par Samuel Beckett est celle d'un angle de quarante-cinq
degrés, à l'intérieur duquel O jouit d'une immunité. Par contre, dès que la caméra
dépasse cet angle, il devient sensible à sa présence et s'empresse de le refermer.
Cf. Comédies et Actes divers, p. 114 ; Film, p. 11. Notons au passage que la
structuration de l'espace prévue par le projet est inversée par le film (cf. note 7, p. 129, de Corné-

188
Ênonciation et narration

dies, et p. 58 de Film), ce qui a pour conséquence la présence de Œ dans l'escalier (0 est


vu en très légère plongée), mais qui présuppose que celui-ci soit là avant, alors qu'il est
censé le suivre.
49. Cf. Gérard Genette, « Métalepses », op. cit., p. 233-240.
50. Rajouté lors du tournage, en partie pour compenser la réduction de la première
partie à la rencontre du couple, et pour insister sur l'aspect menaçant du regard (cf.
Film, p. 85). Notons aussi que l'ouverture de la paupière permet également un raccord
de texture, la matière de la paupière de Keaton évoquant celle du mur qui ouvre la
première partie, ainsi que le mur lépreux de la chambre.
51. Renvoi métaphorique global à l'image. Cf. p. 124 et note 12, p. 133-134 ;
Comédies, p. 36-39 ; et note 13, p. 61, Film. La différence de numérotation des notes
tient à ce qu'un diagramme, en note 12, pour indiquer la position respective de 0 et de
Œ dans cette séquence, n'est pas repris dans la version française. Cf. aussi, sur l'aspect
métaphorique/métonymique de renonciation : « Modalités de renonciation et réseaux
métaphoriques/métonymiques », « Sur le sujet de renonciation cinématographique »,
op. cit., p. 128-131.
52. Bébé, 4 ans, 15 ans, 20 ans, 21 ans, 25 ans, 30 ans.
53. Ce même aphorisme a inspiré à J. Borges et A. Bioy Casares une des Chroniques
de BustosDomecq, « Esse est percipi », qui joue sur la réalité de la fiction radiophonique
d'un match de football, Paris, Denoël, 1970.
54. Cf. Lucien Dâllenbach, op. cit.
55. Cf. Gérard Genette, op. cit., p. 72.
56. Cf. Etienne Souriau, VUnivers filmique. Cf., aussi, la définition que propose
Daniel Percheron dans « Diégèse », in Lectures du film (J. Collet, M. Marie, D.
Percheron, J.-P. Simon, M. Vernet), Paris, Albatros, 1976 (3e éd., 1980) ; Dominique
Chateau, « Méthodologies possibles pour des films improbables », in Cinémas de la
modernité : fdms/ théories, op. cit., p. 7-21, qui distingue diégèse («ensemble des
postulats sémantiques qui fonde l'organisation interne des micro-univers construits par
le déroulement du récit ») et histoire (« la suite ordonnée des propositions narratives qui
opère l'actualisation de la diégèse »).
57. Cet « univers » n'est pas à confondre non plus avec le réfèrent, ni historique, ni
iconique. Sur ce dernier point, voir notre « Référence et désignation », op. cit.
58. Cf. également D. Chateau, F. Jost, « III. Le narratif déjoué par l'analyse
paramétrique », in Nouveau Cinéma, Nouvelle Sémiologie, op. cit., p. 62-83.
59. Cf. D. Chateau, « Sémantique du récit filmique », Semiotica, et Boris Uspensky,
« Study of point of view : Spatial and Temporal Form », in Document de travail de
l'université d'Urbino, 24 D, Centre international de sémiotique et de linguistique,
Urbino, mai 1973.
60. On recoupe ici également l'application à la narra tivité cinématographique de la
logique des mondes possibles. Cf. « Semiotica testuale : mondi possibili e narratività »,
in Versus, 19/20, juillet-août 1980. En particulier Umberto Eco, « Possible worlds and
Text Pragmatics : " Un drame bien parisien " », p. 5-72.
61. Les conditions d'accès à ces positions ne relevant plus de la sémiologie stricto
sensu, mais de la sociologie, ou plus exactement d'une socio- sémiologie qui réunirait,
comme le souhaitait J.-P. Faye, « sociologie des langages » et « sémantique de
l'histoire », cf. J.-P. Faye, « III. Vers une narratique générale », in Théorie du récit,
Paris, Hermann, 1972, p. 101-136.
62. Cf. Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, op. cit.
63. Christian Metz, « Métaphore/métonymie ou le Réfèrent imaginaire », in Le
Signifiant imaginaire, op. cit., en particulier « 4. Référentiel, discursif - Figure et
thème », p. 230-231.
64. Cf. Gérard Genette, « Personne », op. cit., p. 251-259.
65. Cf. la mise au point déjà ancienne, mais qui n'a rien perdu de sa pertinence, de
Jean-Louis Comolli, « Le détour par le direct », Cahiers du Cinéma, n° 209, février
1969, n° 211, avril 1969.

189
Jean-Paul Simon

66. Pour mémoire :


1 . Extra-hétérodiégétique : narrateur au premier degré qui raconte une histoire d'où il
est absent, paradigme : Homère.
2. Extra-homodiégétique : narrateur au premier degré qui raconte sa propre histoire,
paradigme : Gil Bias.
3. Intra-hétérodiégétique : narrateur au second degré qui raconte une histoire dont il
est absent, paradigme : Scheherazade dans les Mille et Une Nuits.
4. Intra-homodiégétique : narrateur au second degré qui raconte sa propre histoire,
paradigme : Ulysse aux Chants IX à XII (cf. « Personne », op. cit., p. 251-259).
67. Cf. Christian Metz, « Trucage et cinéma », in Essais sur la signification au
cinéma, II, Paris, Klincksieck, 1972, en particulier « 5. Trucages imperceptibles,
trucages invisibles, trucages visibles », p. 179-180.
68. Formellement, ce peut être par le jeu de ce que nous avons nommé ana/cata-
phores cinématographiques. Cf. « Remarques sur la temporalité cinématographique
dans les films diégétiques », op. cit., en particulier notre analyse de l'exemple de la
montre de Gary Cooper dans The Plainsman (Cecil B. De Mille, 1936).
69. Cf. Noël Burch, Praxis du cinéma, op. cit.
70. Assez spécialisé dans ce type de rôles. All about Eve, Ship of fools (Stanley
Kramer, 1965). Comme me le fait remarquer Marc Vernet, il serait intéressant d'étudier
le rapport de ce type de commentaire avec le clivage du spectateur et la position médiane
qu'annonce ce type de narrateur.
71. Ce lien du récit avec la mort a été noté par Tzvetan Todorov, « Les hommes-
récits », in Poétique de la prose, op. cit., p. 77-91.
72. Cf. Gérard Genette, « Frontières du récit », in Communications, n° 8, L'analyse
du récit, Paris, Éd. du Seuil, 1966.
73. Gérard Genette, « Métalepses », p. 243-246.
74. Comme nous l'avons déjà noté supra. Cf. aussi Louis Marin, « A propos d'un
carton de Le Brun. Le tableau d'histoire ou la dénégation de renonciation », Document
de travail de l'université d'Urbino, 41 F, Centre international de sémiotique et de
linguistique, Urbino, 1975, ainsi que « (Dé) négation », in Détruire la peinture, Paris,
Galilée, 1977.
75. Cf. L. Dâllenbach, le Récit spéculaire, op. cit., en particulier « 2.3. La narration
mise à jour », p. 100-122.
76. Ibid., p. 106.
77. Cf. Michel Bakthine, Le Marxisme et la Philosophie du langage, Paris, Éd. de
Minuit, 1977, et Esthétique et Théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, en particulier
« Deuxième étude. Du discours romanesque », p. 83-233.
78. Sur l'autocréation du sujet de l'énoncé, cf. notre analyse du dessin d'humour :
« 2. L'effet du film comique : comique/esprit/humour. Plaisir de l'énoncé et plaisir de
renonciation », in le Filmique et le Comique, op. cit., p. 37-54.
79. Ré-injecter un sous-ensemble sur un ensemble, cf. Michel Serres, « L'ambroisie et
l'or ». « III. Peinture »,La Traduction, Hermès III, Paris, Éd. de Minuit, 1974, et, sur les
rapports infrasegmentaux/suprasegmentaux, Raymond Bellour, « Le blocage
symbolique », in Communications, n° 22, op. cit., p. 235-350, repris dans L'Analyse du film,
Paris, Albatros, coll. « Ça », 1979, p. 131-246.
80. J.-P. Faye, Théorie du récit, op. cit., en particulier « I. Théorie du récit », p.
15-45 ; « III. Vers une narratique générale », p. 103-136.
81. Cf. Louis Marin, op. cit., et Michel de Certeau, Le Discours de l'histoire, Paris,
Gallimard, 1978.
82. Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Pouvoir,
droit, religion, t. II, Paris, Éd. de Minuit, 1969, en particulier « Livre 2. Le droit. Chap.
VI. Le " censor " et l'auctoritas », p. 143-151.
83. Cf. Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit.,
en particulier « Livre 1. La royauté et ses privilèges. Chap. III. La royauté hellénique »,
p. 29-33. En ce qui concerne l'« autoreprésentation », cf. Julien Gallego, « Le tableau à

190
Énonciation et narration

l'intérieur du tableau >, in Francastel et Après, Paris, Gonthier, Médiations, 1976 ; et


sur l'« apparition de l'auteur » au cinéma, notre analyse : « La double production », in
La Production du cinéma, PUG, Grenoble, 1979, extrait ai1Economie et Cinéma, à
paraître.
84. Cf. Georges Duby, Guerriers, Paysans, Paris, Gallimard, 1973, et Jacques Le
Goff, Pour un autre Moyen Age. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris,
Gallimard, 1977. En particulier, « Les Universités et les Pouvoirs publics au Moyen Age
et à la Renaissance », p. 199-219.
85. Comme le souligne Pierre Bourdieu dans son introduction aux textes de Marisa
Dalai et G. Mulazzani, « L'espace impossible de Bramante. Étude sur le cycle des
hommes d'armes », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 23, septembre 1978,
p. 37-50.

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