Les années 1627-1630 ont marqué un tournant décisif dans
l’histoire du théâtre français. Le pouvoir royal contribua à ce renouveau par le soutient qu’il apporta aux auteurs et aux acteurs. Richelieu manifestait pour le théâtre un intérêt personnel très vif. Il voulut en faire le plaisir des honnêtes gens. Les écrivains savaient que le moyen le plus sur d’atteindre à la considération était d’écrire des pièces propres à plaire aux esprits délicats et cultives. La scène où se déroule l’action de la pièce devient à l’âge classique une image de la vie et une expression de la pensée, en même temps. Le genre théâtral est le modèle littéraire, par excellence : lorsque La Fontaine voudra, en 1668, faire de ses fables l’image du monde et de la société, il les concevra comme « une amples comédie aux cent actes divers ». Les lieux de représentation se multiplient grâce surtout aux efforts de Richelieu qui fit autoriser à Paris une seconde salle de spectacle. A coté de l’Hôtel de Bourgogne, on eut à partir de 1634, le théâtre du Marais. La troupe était dirigée par Montdory, le plus grand acteur du temps. Des genres de spectacle qui connaissaient la faveur du public (tragi- comédie, pastorale, pièces à machines, opéra…) la tragédie semble s’imposer vers 1640 comme le genre le plus élevé. De tous les auteurs dramatiques qui s’exerçaient dans l’art dramatique il n’en reste que trois, les plus célèbres : Corneille, Racine, Molière.
I. Corneille occupe la première moitié du XVIIe siècle et sa
première pièce qui le consacra définitivement, Le Cid, fait le passage du baroque à la tragédie proprement dite classique. Pour Jules Lemaître, C. reste « notre grand professeur d’énergie » ; F. Brunetière considère que le théâtre de C. est « la glorification ou l’apothéose de la volonté » (P. Bénichou, Morales du Grand siècle, p.18, 19). Voilà, au moins, deux coordonnées qui définissent le héros cornélien : la volonté et l’énergie qui justifient toutes ses actions. Après la querelle du Cid déclenchée par l’irrespect des règles de la doctrine classique, Corneille n’écrit plus rien pendant deux ans. A partir de 1640 il donna une série de trois pièces que la critique a isolées pour leur qualité éminente : Horace, Cinna, Polyeucte qui ajoutées au Cid assurent une place bien méritée dan le panthéon des dramaturges classiques. Elles portent un trait commun : toutes montrent le rétablissement d’un ordre : ordre dans le royaume par l’élimination du féodal arrogant ; ordre dans une famille déchirée par sa guerre ; ordre dans l’Etat troublé par des complots permanents ; ordre qui fait que dans l’empire romain, le christianisme n’est plus un scandale. Corneille marque une nouvelle étape dans sa carrière de génie par la pièce Rodogune qui est suivie de Héraclius et Théodore, Vierge et Martyre. Toutes ces trois pièces proposent une structure nouvelle non pas dans la forme, mais dans l’esprit. Elles comportent les mêmes renoncements et les mêmes acquisitions. Renoncement à l’histoire, qui n’est plus guère appelée qu’à garantir l’existence de ses personnages. Renoncement à l’idéologie : il importe seulement de garder ou de conquérir le pouvoir par n’importe quel moyen. Renoncement enfin à suggérer les rapports avec l’actualité. Ainsi disparaît le jeu des trois plans superposés auquel les pièces précédentes devaient un relief exceptionnel. Le théâtre de C. est une véritable école de grandeur d’âme. Le drame cornélien est la mise en spectacle de cette grandeur, hypostasiée par « des âmes bien nées » c’est-à-dire par des rois, princes, des héros, en un mot, dans le sens grec du terme, qui suscite l’admiration du public. La « générosité » du héros cornélien, mot clé de ses pièces, consiste à assumer les impulsions qui définissent d’un côté l’idée qu’il se fait de lui- même et du devoir qui lui impose sa condition. La tension qui s’installe entre la volonté de rester lui-même, fidèle à sa condition et les sentiments/les passions aussi nobles, mais plus humaines, qui le rendent plus vulnérable le pousse à faire un choix. Un choix héroïque ; il faut donc choisir mais sans rien sacrifier, en se dépassant soi-même et en appelant les autres à se dépasser. Cette démarche suppose un exercice souverain de la raison et de la liberté. Il gagne sa liberté par l’harmonie, l’équilibre instauré(e)) entre le moi et le monde. La perfection morale paraît résider justement dans une harmonie du désir et de la liberté cette harmonie se produit dans les âmes généreuses, du fait que le désir s’y portant toujours vers des objets dignes de lui, n’aliène pas la liberté du moi, qui n’est qu’un autre de sa dignité. « ( P. Benichou, p. 36) Le héros cornélien est défini par la force virile d’accepter les exigences du devoir et par la majesté des rôles qu’il s’impose. Le généreux de C. est le reflet de son temps tel que l’honnête homme l’incarne, tel que Descartes l’a théorisé dans son Traité des passions. Le généreux, dans la vision de D, est celui qui sait analyser avec luciditéé, selon les situations données le rapport entre raison/passion/volonté et choisir ce qui est conforme à sa personnalité qui est hors du commun et qui vit à une altitude exigée par ses qualités propres aux âmes bien nées. Ils sont mis à l’épreuve par les situations extrêmes, mêmes paradoxales - le fameux dilemme tragique où ils se trouvent où ils doivent choisir. Ils ne se laissent jamais entraînés par les passions par l’amour, parce que l’amour est une passion trop chargée de faiblesse- disait C. a Saint-Evremont en 1666. Bref, tout le long du théâtre cornélien, ses personnages entendent fonder leur conduite sur la raison. Ils sont, non sans ostentation, les représentants de la lucidité, de la volonté, de l’aptitude de triompher de soi. Il s’agit d’une véritable élite qui fonde l’éminente dignité de l’homme. Par la le théâtre de C. atteint au sublime. Le sublime cornélien se nourrit de prouesse, il côtoie volontairement le rare et l’inédit. Il jaillit des situations inusitées, comme la solution brillante de problèmes insurmontables aux âmes communes. »
Il. Racine fait disparaître de son théâtre le sublime de l’héroïsme
cornélien pour faire place aux passions déchirantes qui ravagent l’âme humaine. Il a commencé sa carrière dramatique par des tragédies conformes au goût du temps ; rien de ses premières pièces de théâtre n’annonce l’œuvre de sa maturité. Mais, 1667 était l’an qui allait le consacrer annonçant à la fois une série de chefs-d’œuvre : ANDROMAQUE BRITANNICUS – 1669 BERENICE – 1670 BAJAZET 1672 MITHRIDADE 1673 IPHIGENIE 1674 PHEDRE 1677 Au centre du théâtre cornélien se trouve l’amour décrit dans toutes ses nuances les plus subtiles. La scène c’est l’âme humaine où se livrent les combats les plus durs. Avec Andromaque se dessine un amour tragique, fatal et totalement différent du canon classique repris de la tradition courtoise et à la quelle Corneille est resté fidèle, et puis avec surtout dans Bajazet et Phèdre et, qui est dans son théâtre, représente l’élément le plus ouvertement et le plus violemment contraire à la tradition. Il déclanche tout un mécanisme psychologique censé mettre à un l’âme ravagée des personnages. Mais, l’amour chez R. se distingue nettement de celui qui avait gagné la faveur du public. Puisque dans ces productions littéraires triomphait toujours, plus ou moins modernisée, la tradition courtoise. R. a rompu cette tradition, en introduisant dans le théâtre un amour violent meurtrier, contraire en tous points aux habitudes chevaleresques.(P.B.). A la place de la soumission, du dévouement, le tout tenant à un véritable culte rendu à la personne aimée, R. met la violence de l’amour, la jalousie de celui pour lequel l’être aimé c’est une sorte de proie. Il y a tout un enchaînement de sentiments extrêmes engendrés par l’amour qui passent par l’angoisse, par la haine pour aboutir à la mort, l’autre pole de ce registre riche et nuancé de psychisme humain. Voila ce que Pyrrhus, disait d’ailleurs en vain a Andromaque : » C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps : Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends. » « L’équivalence de l’amour et de la haine- dit P.B., 223-, nés sans cesse l’un de l’autre, cet axiome qui est la négation même du dévouement chevaleresque, est au centre de la psychologie racinienne de l’amour. » C’est Pyrrhus et Hermione qui s’y conforment, il en est de même pour l’Atalide de Bajazet, partage entre le désir de sauver la vie de Bajazet qu’elle aime, en renonçant à lui pour apaiser la cruelle Roxane et celui de provoquer sa mort plutôt que de la perdre. La Bruyère a dit : « L’on veut faire tout le bonheur, ou, si cela ne se peut pas ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime. » ( Du Cœur). L’amour pour être tragique doit se heurter à un obstacle, quel que soit sa nature. Alors, il devient une forte souffrance, qui le fera passer par des alternatives d’angoisse et d’espérance ; il sera payé d’ingratitude, il sera trahi et devra finalement se venger. Il faut souligner avec P. Benichou que « ce qui distingue les personnages de R., n’est pas la puissance de l’amour, mais la forme de cet amour, à la fois égoïste en ce qu’il vise à la possession de l’objet à n’importe quel prix, et ennemi de lui-meme tourne vers le désastre. La nouveauté de R. ne réside pas dans la primauté donnée à l’amour parmi les autres instincts, mais dans la façon de concevoir l’instinct en général, étranger à toute valeur, et tragique, en un mot naturel, au sens de janséniste du mot. » ( p. 226 ). Pour comprendre donc le personnage racinien il faut tenir compte des trois composantes qui régissent leur attitude : amour-jalousie-égoïsme, dans les variantes amour-obstacle/ souffrance-haine-vengeance ; ou amour-haine-mort. Ainsi, R. fait-il échapper l’amour à la fadeur galante par l’introduction de la jalousie, et par elle, l’action prête à tomber, se renouvelle. Antiochus ( Bérénice) c’est la jalousie résignée. Mithridate est le vieillard jaloux ; Néron est la brute jalouse ; Eriphile est jalouse par dépit ; Roxane et Phèdre le sont par tempérament. Mais, le type complet ( Lanson, p 473) c’est Hermione : orgueil, égoïsme, aveuglement, réaction après le crime et union dans la mort, toutes les phases de la jalousie sont là. C’est toujours dans la jalousie que réside, à l’avis de Lanson et de P. Bénichou, le naturel autant de l’amour-passion que du langage des personnages (car c’est par le langage que les personnages vivent, existent). Il s’élève par la hauteur de son génie au dessus de tous les poètes dramatiques français et égale parfois le meilleur Shakespeare. « … tandis que Corneille lui-même, tandis que Voltaire, tandis que V. Hugo, n’abandonnent pas le langage conventionnel que l’amour parle de leur temps, même quand ils veulent exprimer l’amour passion, Racine en pareil cas devient la matière même. Tout art, tout élégance ou tout figure disparaît : c’est la vie qui se révèle avec une simplicité tellement puissante qu’on oublie absolument qu’il y a une œuvre littéraire, écrite à une certaine date» ( p.473) Dans de dialogue entre deux grands dramaturges un rôle essentiel est joué par la religion différente embrassée par Corneille et Racine. Deux visions dramatiques différentes et deux conceptions religieuses différentes. Corneille est l’adepte du Jésuitisme qui proclame par la voix de son théoricien, Molina, que la volonté des hommes est à la fois la source de salut et de damnation et que Dieu accorde à tous universellement une grâce suffisante. A l’opposée le Jansénisme (doctrine appartenant à l’ecclésiastique hollandais, Jansen, (Jansénius) considère que le tragique de la condition humaine est déterminé par la misère et la conscience de cette misère. Les éléments essentiels de cette doctrine sont la grâce et la prédestination. La grâce de Dieu est tout ; elle est accordée à certains êtres dès leur naissance, en vertu d’une prédestination et qu’aux autres, elle est refusée. Par conséquent, la liberté de l’homme est limitée.
Ces quelques principes qui gouvernent le jansénisme régissent le
comportement du héros racinien. Les héros raciniens sont, à la rigueur, des répliques de cette fameuse définition donnée par Pascal à l’homme : « L’homme est un roseau pensant » Pascal concentre dans cette proposition toute la misère et la grandeur de l’homme, toute sa faiblesse (roseau) et toute sa farce (pensée). Il est prédestiné à la damnation éternelle qu’il domine par la conscience de cet état des choses et la responsabilité qui lui fait s’assumer. Lui, il n’est pas un révolté. Toute son existence est menée par des passions fortes et extrêmes dont il est conscient qu’il assume, mais qu’il ne peut pas dominer. C’est le moment de faire ce parallèle entre le héros de R et le héros de Corneille. Dans le théâtre de C, le héros devient exemplaire par l’énergie et la volonté qui l’aident à surmonter les obstacles et à dominer les conflits ; tandis que le héros de R., bien que conscient de la fatalité qui pèse sur lui, ne peut la surmonter, la vaincre. Il est faible. Il est une victime. Dans le théâtre de C., le conflit est déclenché par un facteur extérieur (famille, état, situation politique) et par le facteur intérieur (une composante subjective) ; chez R. le conflit est intérieur, ce qui fait que la scène de son théâtre soit l’âme de son héros, des ses héros, même quand la passion revêt une ambition politique comme chez Mithridate, Agamemnon, Agrippine ou Athalie - le conflit fait émerger des sentiments, des passions qui atteignent au paroxysme. A cette structure binaire des personnages correspond la dualité, comme procédé dramatique qui met face à face des protagonistes engagés dans le conflit essentiel, prolonge et intensifie le conflit intérieur. En face d’Agamemnon, Achille et Ulysse ; en face d’Andromaque, Pyrrhus, en face de Phèdre, Oenone. En dialogue, mais ne se comprenant pas, ne pouvant s’entendre ce qui a fait la critique parler de solitude du héros racinien. Il tient par certains traits au héros de la tragédie grecque soumis à trois forces implacables : le destin, la fatalité, l’hérédité. Mettons –y la présence d’un dieu cruel pareil aux dieux antiques, mais qui cette fois c’est le reflet de Dieu des Juifs, celui de l’Ancien Testament aussi, implacable, cruel et vengeur, image propre à l’enseignement janséniste- qui complète d’ailleurs l’image de leur condition tragique. Au théâtre de la grandeur humaine issue surtout de la virilité du héros, de la noblesse et l’harmonie de ses sentiments s’oppose ce théâtre des passions déchirantes où les héros, bien qu’ayant une forte personnalité (Andromaque, Pyrrhus, Hermione, Phèdre, Roxane) ; ils sont faibles parce qu’ils sont incapables de dominer la force de leurs sentiments. Ils sont faibles, mais à la fois forts, parce que qu’ils sont à la fin en possession de leur vérité. La crise de conscience découvre la vérité de la nature humaine de chaque personnage. En outre, R. s’est avéré être un grand connaisseur de l’âme féminine. Déchirées par des passions extrêmes, amoureuses et vengeresses - comme Hermione- cruelle et égoïstes comme - Roxane- passionnelles et lucides comme Phèdre - dépourvues d’énergie morale qui eut pu les sauver, elles sont toutes la proie de leur propre nature. Ainsi, au-delà du parallèle classique entre l’idéal et la réalité, le dialogue entre Corneille et Racine doit-il se lire plutôt comme un contraste entre un monde ouvert dominé par la volonté, l’énergie et la générosité et un monde clos, étouffant, le monde des passions déchirantes sans issue.