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Strasser Stephan. Antiphénoménologie et phénoménologie dans la philosophie d'Emmanuel Levinas. In: Revue Philosophique
de Louvain. Quatrième série, tome 75, n°25, 1977. pp. 101-125;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1977.5923
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_25_5923
Résumé
L'A. montre d'abord que la philosophie de Levinas diffère essentiellement de la phénoménologie «
classique » de Husserl. Levinas fait la critique du caractère objectivant de l'intentionalité, de
l'immanentisme du cogito, de la nature constituante de l'ego transcendantal, telles que Husserl les
avait conçues. Levinas lui oppose une philosophie de la passivité, de la souffrance, de la patience, de
l'extériorité radicale. L'A. analyse ensuite quelques tendances que Levinas et Husserl ont en commun.
Tous les deux exposent une philosophie de la subjectivité et de la temporalisation, tous les deux font
preuve d'un radicalisme inexorable quand il s'agit de découvrir les sources cachées de ce qui se
montre au regard naïf. L'A. en conclut que la phénoménologie de Levinas est une phénoménologie
d'un type nouveau, qu'il a changé l'optique phénoménologique en y ajoutant une dimension de
profondeur.
Antiphénoménologie et phénoménologie
dans la philosophie d'Emmanuel Levinas
*
* *
vérité fait penser à Platon et aux rationalistes. Voilà ce que lui reproche
le jeune Levinas. Si plus tard il concevra une philosophie radicale
de la temporalisation, cette tendance est déjà perceptible en 1930.
Un autre passage critique se rapporte au caractère intellectualiste
de la réduction transcendantale phénoménologique. On ne voit pas
comment nous arrivons à changer de façon radicale notre attitude
à l'égard de la réalité et du monde entier : «... en vertu du primat
de la théorie, Husserl ne se pose pas la question de savoir comment
cette 'neutralisation' de notre vie, qui est néanmoins un acte de
cette dernière, comment s'y trouve-t-elle fondée?» Et Levinas de
remarquer non sans ironie : « La philosophie commence avec la
réduction; or voilà un acte où, certes, nous considérons la vie dans tout
son aspect concret, mais où nous ne la vivons plus » 3. Si l'on considère
que la réduction est, d'après les affirmations réitérées de Husserl,
l'unique voie donnant accès au point de vue phénoménologique transcen-
dantal, une pareille remarque donne à penser.
Dix ans plus tard Levinas consacre un article à la philosophie de
Husserl. Le ton et le contenu de cette étude intitulée L'œuvre d'Edmond
Husserl* diffèrent beaucoup de ceux de la thèse. Elle commence par
la constatation qu'avec «le recul du temps» l'impression totale de
l'œuvre de Husserl s'est modifiée. Il s'est trouvé que cette philosophie
qui par sa doctrine et par son contenu a paru si révolutionnaire
est en parfaite harmonie avec le génie de la civilisation européenne.
Husserl est convaincu de l'excellence de la tradition intellectuelle et
de l'esprit scientifique de l'Occident. C'est uniquement la question
du fondement de cet édifice du savoir qui l'inquiète. Il est vrai qu'il
veut assurer le «fundamentum inconcussum» de la recherche
scientifique par d'autres voies que ses ancêtres et ses contemporains
philosophes ne l'ont fait. Avec Husserl il n'est pas question de
«scientisme ». Le mouvement philosophique qu'il se propose d'instaurer n'est
pas identique au progrès scientifique. Tout au contraire. La nouvelle
manière d'assurer le fondement scientifique revient précisément «à
situer la science elle-même dans les perspectives d'une pensée
entièrement maîtresse d'elle-même, responsable d'elle-même et par
conséquent libre » 5 .
8 Husserls Phànomenologie und die Motive zu ihrer Umbildung, dans Der Weg
der Phànomenologie, Gûthersloh, 1963, p. 33.
9 DEHH, p. 241.
10 TI, p. 82.
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jouit; elle n'est pas fondée dans une connaissance préalable, elle ne
suppose pas ce que Levinas appelle «une représentation»11. La notion
« vivre de ...» tranche donc sur la fameuse « conscience de ...» qui
a joué un rôle si important dans le cadre de la tradition Brentano-
Husserl. « L'intentionalité de la jouissance peut se décrire par
opposition à l'intentionalité de la représentation», nous assure Levinas.
« Elle consiste à tenir à l'extériorité que suspend la méthode transcen-
dantale incluse dans la représentation»12. Nous voilà confrontés avec
le concept à.' extériorité, concept décisif pour la pensée de Levinas.
Dans le texte que nous venons de citer il paraît avoir une signification
claire: le monde n'est pas simplement le eorrélat de notre conscience
intentionnelle, car nous vivons de lui, nous en jouissons, nous
dépendons de lui. Par conséquent le monde n'existe pas grâce à nos
actes constituants. Cette argumentation de Levinas ressemble à un
plaidoyer pour un réalisme assez banal. Il n'en est rien. L'idée
d'extériorité comporte chez Levinas des conséquences philosophiques bien
différentes.
Car enfin, qu'est-ce qui est absolument extérieur à l'égard de
moi? Ce n'est pas la «res»; c'est l'Autre et, en particulier, le visage
de l'Autre. Voilà pourquoi Levinas se dresse contre la conception
monadologique de l'esprit humain. Il montre qu'il existe un rapport
entre cet immanentisme de Husserl et son interprétation du cogito
cartésien. «La certitude du cogito caractérise la situation d'un esprit
qui, au lieu de se comporter comme un être parmi d'autres êtres,
se retrouve au moment où il neutralise toutes ses relations avec le
dehors», constate-t-il. «Le cogito est une situation où l'esprit existe
en tant que commencement, en tant qu'origine ». Voilà la raison pour
laquelle les substances spirituelles, les monades, ne sauraient avoir
de fenêtres. «À travers l'immanence de son présent il [l'esprit] doit
dans son existence authentique considérer toute transcendance»,
note Levinas. «Rien ne peut entrer en lui, tout vient de lui»13.
Ces textes prouvent que Levinas ne rejette pas seulement l'imma-
nentisme de la monadologie husserlienne. Il affronte également la
conception suivant laquelle le cogito de la conscience transcendantale
14 AQE, p. 126.
15 TI, p. xvn.
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si l'on veut rompre avec ce mode d'être. Pour Husserl il s'agit d'un
changement d'attitude gnoséologique, commençant par la réduction;
pour Levinas il s'agit d'un changement d'attitude éthique commençant
par le contact avec l'Autre. Voilà comment il arrive à modifier la
conception «intellectualiste» qu'avait Husserl de la réduction.
Nous avons dit à plusieurs reprises que, d'après. Husserl, les actes
intentionnels étaient «constituants». Que signifie au juste ce terme
technique? C'est là un point sur lequel les interprètes ne sont pas
d'accord. Pourtant il me paraît possible d'en donner une définition
qui est presque toujours applicable. Constatons de façon générale
que la conscience est constituante pour autant qu'elle contribue
activement à la genèse de son objet, que ce soit par exemple grâce à une
identification, une synthèse ou une apprésentation. La constitution
est donc en tous cas une activité, même dans le cas d'une simple
perception. Bien entendu, Husserl ne prétend nullement que la
conscience soit entièrement active; elle est aussi bien réceptive.
Au niveau perceptif, par exemple, elle reçoit des impressions visuelles,
sonores, tactiles, olfactives. Cependant toute cette «hylè sensible»
est transformée, animée et pourvue d'un sens grâce à la « morphè
intentionnelle». «J'entends l'adagio d'un violoniste, le gazouillement des
oiseaux», remarque Husserl16; je n'entends pas des impressions
acoustiques. Pour pouvoir «entendre» — au sens fort de ce mot —
il faut donc une certaine compréhension qui culminera dans une
donation de sens. Cela n'empêche pas la conscience d'être réceptive
et même passive. Husserl a donné plusieurs fois des cours sous le
titre d'« Analyses concernant la synthèse passive»17. Cependant, si
nous regardons de près, nous apercevons que Husserl appelle « passif»
tous les processus immanents qui ne proviennent pas d'un acte
intentionnel, donc des processus comme, par exemple, l'association,
la rétention, la protention, les modes d'attention et, surtout, le flux
temporel même de la conscience. Tout ce qui se passe, pour ainsi dire,
derrière le dos de la conscience connaissante et voulante est caractérisé
comme « passif».
À cette idée de passivité Levinas en oppose une autre. «Pâtir»
signifie primitivement «souffrir». Déjà le jeune Levinas donne une
21 EE, p. 61
22 TI,
Il, y.
p. j21.
L. 1
23
.
*
* *
pas le phénomène, mais l'énigme qui joue un rôle décisif dans la vie
éthique, sociale et religieuse de l'homme.
Est-ce tout? Nous ne le croyons pas. Le contraste le plus
fondamental doit encore être mis au jour. Pour le faire ressortir,
examinons de plus près cette notion d'« objet» ou de Gegenstand.
De quoi s'agit-il au fond? «Objet» ou Gegenstand signifie
littéralement : ce qui se jette sur le chemin de mes intentions exploratrices,
expérimentales ou connaissantes ; voilà la signification primitive, dérivée
du latin «ob-icit». Ce qui se trouve sur mon chemin est naturellement
perçu, aperçu, compris, interprété, c'est-à-dire pourvu d'un sens
déterminé. Grâce à cette compréhension et à cette interprétation,
chaque étant est nécessairement intégré dans un certain contexte.
Finalement tout ce qui existe fait partie d'une totalité universelle
embrassant tous les étants : c'est la totalité du monde. Nous avons déjà
mentionné tout cela. Ce qu'il faut ajouter, c'est que les termes de
cette description peuvent être renversés. Du point de vue de la
phénoménologie classique on pourrait dire aussi bien: existe ce qui est
objet possible de compréhension et de donation de sens. C'est précisément
cela qui caractérise l'étant en tant qu'étant. Or depuis Parménide
nous savons que l'esprit humain ne saurait entrer en relation
qu'avec ce qui existe et jamais avec ce qui n'existe pas. Ce qui
revient à dire que l'esprit humain ne rencontrerait jamais quelque
chose ou quelqu'un qui lui serait absolument extérieur, absolument
autre, absolument étranger.
La philosophie de Levinas peut être considérée comme une
tentative grandiose pour rompre avec cette ancienne et vénérable
tradition qui, en effet, relie de façon relativement continue
l'ontologie des Eléates à celles du temps moderne. D'ailleurs le mot
«rompre» ne doit pas donner lieu à des malentendus: il ne s'agit
nullement d'une philosophie de la négativité. Levinas insiste sur le
fait que toute négation exige une affirmation préalable et que celui
qui nie présuppose, du moins implicitement, une position. Ce que l'on
a coutume d'appeler « dialectique » est donc un mouvement de l'esprit
qui ne quitte jamais l'univers des étants. Levinas, par contre,
s'efforce de montrer que l'esprit humain est en relation avec quelque
chose qui n'a pas le statut d'un étant dans le sens que nous venons
de définir.
Les leçons publiées sous le titre Le Temps et l'Autre lui fournissent
une première occasion de faire un effort dans cette direction. Levinas
114 Stephan Strasser
TA, p. 165.
Voir TA, pp. 170, 171.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 115
1d I, p. 191.
Id I, p. 192.
Id I, p. 183.
La philosophie et l'idée de l'Infini, DEHH, pp. 165-178.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 117
35 DEHH, p. 172.
36 Méditations Cartésiennes, trad. G. Peiffer-E. Levinas, p. 71.
37 DEHH, p. 209.
38 DEHH, p. 199.
118 Stephan Strasser
laisse seulement une trace. «Être en tant que laisser une trace, c'est
passer, partir, s'absoudre» nous assure Levinas39. Sa trace est la
seule chose qui, si nous y voulons faire attention, témoigne de celui
qui, de façon définitive et irrévocable, a passé. Voilà pourquoi la
notion de trace — Levinas le dit formellement — «n'appartient pas
à la phénoménologie»40.
Ces remarques concernant la philosophie religieuse de Levinas
sont évidemment incomplètes. Elles suffisent cependant pour prouver
que les concepts opératoires dont se sert Levinas sont incompatibles
avec les idées directrices de la phénoménologie classique.
*
* *
39 DEHH, p. 199.
40 Ibid.
41 TI, p. 90.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 1 19
42 Tl, p. 256.
43 Erotiek en vruchtbaarheid in de filosojle van Emmanuel Levinas, in Tijdschrift
voor Filosqfîe, 37, 1975, pp. 3-50; voir surtout pp. 30-38.
44 Zur Phànomenologie der Intersubjektivitàt, tome III (Husserliana, XV), La Haye,
Nijhoff, 1973, texte 20, p. 338.
45 Loc. cit., texte 19, p. 335.
120 Stephan Strasser
46 DEHH, p. 119.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 121
47 DEHH, p. 165.
48 TI, p. xiii.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 123
49 DEHH, p. 190.
50 DEHH, p. 162.
51 HA, p. 14, italiques de Levinas.
52 DP, p. 108.
124 Stephan Strasser