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Revue Philosophique de Louvain

Antiphénoménologie et phénoménologie dans la philosophie


d'Emmanuel Levinas
Stephan Strasser

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Strasser Stephan. Antiphénoménologie et phénoménologie dans la philosophie d'Emmanuel Levinas. In: Revue Philosophique
de Louvain. Quatrième série, tome 75, n°25, 1977. pp. 101-125;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1977.5923

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_25_5923

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Abstract
The A. shows firstly that the philosophy of Levinas differs essentially from the « classical »
phenomenology of Husserl. Levinas criticises the objectivating character of intentionality, of the
immanentism of the cogito, of the constituting nature of the transcendental ego, as Husserl had
conceived them. To this Levinas opposes a philosophy of passivity, of suffering, of patience, of radical
exteriority. The A. then analyses some tendancies which Levinas and Husserl have in common. Both
set out a philosophy of subjectivity and of temporalisation, both show an inexorable radicalism when it
is a question of discovering the hidden sources of that which is shown to the naive look. The A.
concludes that Levinas' phenomenology is a new kind of phenomenology, that he has changed the
phenomenological viewpoint by adding to it a dimension of depth.

Résumé
L'A. montre d'abord que la philosophie de Levinas diffère essentiellement de la phénoménologie «
classique » de Husserl. Levinas fait la critique du caractère objectivant de l'intentionalité, de
l'immanentisme du cogito, de la nature constituante de l'ego transcendantal, telles que Husserl les
avait conçues. Levinas lui oppose une philosophie de la passivité, de la souffrance, de la patience, de
l'extériorité radicale. L'A. analyse ensuite quelques tendances que Levinas et Husserl ont en commun.
Tous les deux exposent une philosophie de la subjectivité et de la temporalisation, tous les deux font
preuve d'un radicalisme inexorable quand il s'agit de découvrir les sources cachées de ce qui se
montre au regard naïf. L'A. en conclut que la phénoménologie de Levinas est une phénoménologie
d'un type nouveau, qu'il a changé l'optique phénoménologique en y ajoutant une dimension de
profondeur.
Antiphénoménologie et phénoménologie
dans la philosophie d'Emmanuel Levinas

La philosophie de Levinas mérite le nom de «philosophie en


marche ». C'est une pensée qui se fait remarquer, qui attire l'attention,
qui arrive à une certaine notoriété. Et comme on en parle beaucoup,
la question se pose de savoir à quel courant intellectuel cette
philosophie très originale est apparentée. Peut-on dire que Levinas est
phénoménologue? C'est là le problème que l'on discute surtout.
Or, cette discussion crée une situation typique. Tandis que les uns
trouvent que le caractère phénoménologique de cette philosophie
«saute aux yeux», les autres hésitent longtemps avant de prononcer
un «oui» ou un «non» bien faible. Il est cependant facile de fournir
une explication à ces deux manières de voir. Ceux qui observent le
mouvement phénoménologique «du dehors» sont très sensibles à un
certain style, à une certaine manière de pratiquer la philosophie que,
d'après Merleau-Ponty, les phénoménologues ont en commun. Ceux
par contre qui participent eux-mêmes à ce mouvement remarquent
immédiatement des différences, des divergences, voire des contrastes
entre les auteurs que l'on appelle «phénoménologues». Puisque je
fais moi-même plutôt partie du deuxième groupe je suis enclin à
répondre à la question que nous venons de poser par un très
énergique «et primo videtur quod non». J'irai même plus loin. Je suis
convaincu que la philosophie de Levinas diffère essentiellement de tout
ce qui, jusqu'à présent, a été conçu comme phénoménologie. La tendance
dominante de la pensée de Levinas diffère, en effet, de la doctrine
husserlienne. Notre philosophe s'oppose consciemment à Heidegger
et à son «ontologie fondamentale». Levinas prend ses distances —
le plus souvent de façon implicite, mais parfois aussi explicite —
vis-à-vis de Sartre et de Merleau-Ponty. Il connaît très peu le groupe
phénoménologique de Munich. Mais il hausse les épaules à propos de
la philosophie des valeurs de Scheler1, alors qu'il y a des passages
1 En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, 2e éd.
(indiqué désormais par le sigle DEHH), p. 51. Je me servirai en outre des abréviations
102 Stephan Strasser

qui permettent d'imaginer ce qu'il aurait dit de la théorie schelerienne


concernant les sentiments de sympathie.
Pour défendre ma thèse de façon complète, je serais obligé
d'analyser les œuvres principales de tous les auteurs que je viens de
nommer. Ceci étant évidemment impossible dans les limites d'un
article, je vais me borner à la philosophie de Husserl.

*
* *

Mon choix n'est ni gratuit, ni arbitraire. Car c'est Husserl qui


a déclenché le mouvement phénoménologique; c'est sa philosophie
qui est considérée comme la phénoménologie classique. En outre il a
exercé sur Levinas une influence prolongée. Il est vrai que Levinas n'a
étudié la philosophie que pendant une année à Fribourg et qu'il n'a
participé qu'à un seul «séminaire» sous la direction de Husserl.
Pourtant Levinas s'est occupé à plusieurs reprises de la philosophie
de Husserl et, bien entendu, en y apportant toutes les marques de
l'estime. Cela ne l'empêche pas de le critiquer. Dès le début il fait
des objections. Même dans la thèse que l'étudiant Levinas a écrite
à Strasbourg et qui a trait à la théorie de l'intuition dans la philosophie
de Husserl, nous trouvons des considérations critiques. Je voudrais
en citer deux qui me paraissent particulièrement caractéristiques.
La première concerne l'idéal d'une théorie supratemporelle,
éternellement valable, idéal qui domine la pensée husserlienne. Or, Levinas
n'y croit pas et n'en veut pas. «La philosophie paraît dans cette
conception aussi indépendante de la situation historique de l'homme
que la théorie cherchant à tout considérer sub specie aeternitatis »,
écrit-il2. Husserl sépare la philosophie d'avec l'existence concrète de
l'homme, de sa vie, de son temps, de la société, de l'histoire. Le modèle
du théorème géométrique prédomine. Sa manière de concevoir la

suivantes pour indiquer des écrits de Levinas: La Théorie de l'Intuition dans la


Phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan, 1930: TH ; Le Temps et l'Autre, dans Le
Choix, le Monde, l'Existence, Grenoble-Paris, Arthaud, 1947: TA; De l'Existence à
l'Existant, Paris, Fontaine, 1947: EE; Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961: TI;
Humanisme de l'autre Homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972: HA; Autrement
qu'être ou au-delà de l'Essence, La Haye, Nijhoff, 1974: AQE; Dieu et la Philosophie,
dans Le Nouveau Commerce, cahier 30-31, Paris, 1975, pp. 95-128: DP.
2 TH, p. 220.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 103

vérité fait penser à Platon et aux rationalistes. Voilà ce que lui reproche
le jeune Levinas. Si plus tard il concevra une philosophie radicale
de la temporalisation, cette tendance est déjà perceptible en 1930.
Un autre passage critique se rapporte au caractère intellectualiste
de la réduction transcendantale phénoménologique. On ne voit pas
comment nous arrivons à changer de façon radicale notre attitude
à l'égard de la réalité et du monde entier : «... en vertu du primat
de la théorie, Husserl ne se pose pas la question de savoir comment
cette 'neutralisation' de notre vie, qui est néanmoins un acte de
cette dernière, comment s'y trouve-t-elle fondée?» Et Levinas de
remarquer non sans ironie : « La philosophie commence avec la
réduction; or voilà un acte où, certes, nous considérons la vie dans tout
son aspect concret, mais où nous ne la vivons plus » 3. Si l'on considère
que la réduction est, d'après les affirmations réitérées de Husserl,
l'unique voie donnant accès au point de vue phénoménologique transcen-
dantal, une pareille remarque donne à penser.
Dix ans plus tard Levinas consacre un article à la philosophie de
Husserl. Le ton et le contenu de cette étude intitulée L'œuvre d'Edmond
Husserl* diffèrent beaucoup de ceux de la thèse. Elle commence par
la constatation qu'avec «le recul du temps» l'impression totale de
l'œuvre de Husserl s'est modifiée. Il s'est trouvé que cette philosophie
qui par sa doctrine et par son contenu a paru si révolutionnaire
est en parfaite harmonie avec le génie de la civilisation européenne.
Husserl est convaincu de l'excellence de la tradition intellectuelle et
de l'esprit scientifique de l'Occident. C'est uniquement la question
du fondement de cet édifice du savoir qui l'inquiète. Il est vrai qu'il
veut assurer le «fundamentum inconcussum» de la recherche
scientifique par d'autres voies que ses ancêtres et ses contemporains
philosophes ne l'ont fait. Avec Husserl il n'est pas question de
«scientisme ». Le mouvement philosophique qu'il se propose d'instaurer n'est
pas identique au progrès scientifique. Tout au contraire. La nouvelle
manière d'assurer le fondement scientifique revient précisément «à
situer la science elle-même dans les perspectives d'une pensée
entièrement maîtresse d'elle-même, responsable d'elle-même et par
conséquent libre » 5 .

3 TH, p. 222, resp. p. 219.


4 DEHH, pp. 7-52.
5 DEHH, p. 45.
104 Stephan Strasser

Tout en défendant Husserl, Levinas formule cependant certains


doutes qui parfois prennent l'allure d'une critique explicite. Au reproche
d'intellectualisme dont nous avons déjà parlé il ajoute trois nouvelles
objections. Elles concernent respectivement le caractère objectivant
de l'intentionalité, l'immanentisme de la conscience et la prétention
du sujet conscient d'être origine absolue.
Suivons un peu ces réflexions critiques. Déjà dans sa thèse,
Levinas avait déploré chez Husserl la préoccupation excessive de la
pure théorie. Il y avait cité l'affirmation que «tous les actes en tant
que tels — y compris les actes affectifs et volitifs — sont des actes
'objectivants', qui 'constituent' originellement des objets; ils sont donc
la source nécessaire de régions d'être différentes . . . Par exemple, la
conscience qui évalue constitue un type nouveau d'objectivité:
l'objectivité 'axiologique'»6.
Ce qui en 1940 intéresse Levinas, ce sont les conséquences
ontologiques de cette thèse husserlienne. Si était valable le principe selon
lequel le sens d'un être est déterminé par les actes conscients qui
le constituent, cela signifierait que tous les êtres seraient des objets
pour la conscience. Cela reviendrait aussi à dire que l'univers des
êtres se composerait de «régions ontologiques» correspondant à
différents types de constitution. Husserl a en effet décrit l'intentionalité
de telle façon que cette conclusion s'impose. Pour lui l'intention
est une manière de « se tourner vers ... », de « braquer sur ... », de
« viser ...» ; alors ce vers quoi je me tourne et ce que je vise est,
en vertu de l'acte même de viser, objet de ma visée. Cela s'applique
aussi bien aux actes émotifs et d'appréciation qu'aux actes de volonté.
Encore faut-il tenir compte de la situation suivante : en visant quelque
chose je l'identifie, je le distingue et je le retire du contexte où je
l'ai d'abord trouvé. Alors ce contexte se mue en horizon indéterminé
sur lequel se dessine la chose visée7. Si mon intention a le caractère
d'une pensée ou d'une parole, la séparation de la chose visée d'avec
son contexte sera une thématisation. Je serai donc obligé de"
reconnaître que tout ce que je pense, tout ce dont je parle est, en vertu
de la thématisation même que j'effectue, objet pour moi. Voilà
pourquoi, dans le cadre de l'ontologie husserlienne, la conclusion

6 Idées directrices pour une Phénoménologie pure et une Philosophie


phénoménologique, livre premier, trad. Ricœur (abréviation: Id I), pp. 400-401.
7 Voir Id I, p. 100.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 105

s'impose: le sens primordial que j'attribue à un être est


essentiellement celui d'un thème pour moi, d'un objet pour moi. Ludwig
Landgrebe qui, on le sait, est un des meilleurs connaisseurs de la
pensée husserlienne, arrive par d'autres voies au même résultat : «Pour
Husserl, en effet, être c'est être objet» constate-t-il8.
Il est vrai — et Levinas le signale — que pour Husserl le pôle
intentionnel ne doit pas nécessairement être un objet défini. Une
inclination instinctive, par exemple, n'est pas toujours consciente de son
but. Même au niveau de la vie perceptive, nous constatons parfois
que « quelque chose bouge » ou que « quelque chose nous frôle » sans
avoir une idée définie de cette chose. Il s'agit cependant dans tous
ces cas d'un objet possible. Or tous les actes visant des objets sont
animés d'une aspiration vers la lumière et la connaissance intégrale. On
sait que Husserl appelle «évidence» l'achèvement du processus
intentionnel qui tend à éclairer et à compléter ce qui est donné de façon
vague et partielle. « Toute intention est une évidence qui se cherche »,
constate Levinas9. Par conséquent l'évidence, elle aussi, a un caractère
objectivant. De plus, tous les objets actuels et possibles sont réunis
par l'horizon universel du monde. La conception husserlienne de
l'intentionalité culmine donc nécessairement dans la thèse bien connue
suivant laquelle le monde n'est que le corrélat de la conscience
intentionnelle œuvrante et constituante.
Que pense Levinas de cet objectivisme transcendantal ? Disons
d'une manière générale qu'il le combat de différentes manières
répondant à différents niveaux de réflexion.
La première se réclame d'une analyse de la notion « vivre de ... ».
Le passage de Totalité et infini qui commence par la constatation
apparemment si simple: «Nous vivons de 'bonne soupe', d'air, de
lumière, de spectacle, de travail, d'idées, de sommeil etc. ...» a une
signification ontologique importante10. Levinas y montre que les
choses dont nous vivons ne sont pas simplement des pôles
intentionnels; elles ne sont pas constituées par nous, elles ne sont pas —
pas originellement — des objets de connaissance : nous en jouissons.
La jouissance établit une relation absolument directe avec ce dont elle

8 Husserls Phànomenologie und die Motive zu ihrer Umbildung, dans Der Weg
der Phànomenologie, Gûthersloh, 1963, p. 33.
9 DEHH, p. 241.
10 TI, p. 82.
106 Stephan Strasser

jouit; elle n'est pas fondée dans une connaissance préalable, elle ne
suppose pas ce que Levinas appelle «une représentation»11. La notion
« vivre de ...» tranche donc sur la fameuse « conscience de ...» qui
a joué un rôle si important dans le cadre de la tradition Brentano-
Husserl. « L'intentionalité de la jouissance peut se décrire par
opposition à l'intentionalité de la représentation», nous assure Levinas.
« Elle consiste à tenir à l'extériorité que suspend la méthode transcen-
dantale incluse dans la représentation»12. Nous voilà confrontés avec
le concept à.' extériorité, concept décisif pour la pensée de Levinas.
Dans le texte que nous venons de citer il paraît avoir une signification
claire: le monde n'est pas simplement le eorrélat de notre conscience
intentionnelle, car nous vivons de lui, nous en jouissons, nous
dépendons de lui. Par conséquent le monde n'existe pas grâce à nos
actes constituants. Cette argumentation de Levinas ressemble à un
plaidoyer pour un réalisme assez banal. Il n'en est rien. L'idée
d'extériorité comporte chez Levinas des conséquences philosophiques bien
différentes.
Car enfin, qu'est-ce qui est absolument extérieur à l'égard de
moi? Ce n'est pas la «res»; c'est l'Autre et, en particulier, le visage
de l'Autre. Voilà pourquoi Levinas se dresse contre la conception
monadologique de l'esprit humain. Il montre qu'il existe un rapport
entre cet immanentisme de Husserl et son interprétation du cogito
cartésien. «La certitude du cogito caractérise la situation d'un esprit
qui, au lieu de se comporter comme un être parmi d'autres êtres,
se retrouve au moment où il neutralise toutes ses relations avec le
dehors», constate-t-il. «Le cogito est une situation où l'esprit existe
en tant que commencement, en tant qu'origine ». Voilà la raison pour
laquelle les substances spirituelles, les monades, ne sauraient avoir
de fenêtres. «À travers l'immanence de son présent il [l'esprit] doit
dans son existence authentique considérer toute transcendance»,
note Levinas. «Rien ne peut entrer en lui, tout vient de lui»13.
Ces textes prouvent que Levinas ne rejette pas seulement l'imma-
nentisme de la monadologie husserlienne. Il affronte également la
conception suivant laquelle le cogito de la conscience transcendantale

11 Sur ce point Levinas adopte la terminologie de beaucoup d'auteurs des xvme


et xixe siècles, qui désignaient par «représentation» tout contenu de la conscience
connaissante.
12 TI, p. 100.
13 DEHH, pp. 46 et 47.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 107

serait le commencement absolu, X arche (dans la signification grecque


de ce mot). Il lui oppose son idée de la structure an-archique de
l'esprit humain. Cette structure est, elle aussi, conditionnée par ma
relation avec l'Autre. Car je ne suis pas l'origine de la proximité de
l'Autre qui se tient près de moi; et cette proximité ne doit pas
sa signification à une donation de sens provenant de ma conscience.
Levinas y insiste en disant : « La proximité apparaît comme la relation
avec l'Autre qui ne peut se résoudre en 'images', ni s'exposer en
thème; avec ce qui n'est pas démesuré par rapport à l'àp^r) de la
thématisation, mais incommensurable...»14.
Le passage que nous venons de citer se trouve dans une des
œuvres récentes de Levinas. Dans ce qui suit nous ne tiendrons plus
compte de l'ordre chronologique des publications. Nous montrerons
simplement que certains aspects de la philosophie de Levinas tranchent
sur la phénoménologie telle que Husserl l'avait conçue.
Nous avons déjà constaté que, d'après Levinas, l'Autre est à
l'égard de moi absolument «extérieur». Cela veut dire que lui, il
est séparé de moi, et que moi, je suis séparé de lui. Si je me tourne
vers lui, si je le regarde en face, si je l'aborde en lui parlant, je
sors de mon isolement égoïste, j'accomplis un acte de transcendance.
Levinas consacre une grande partie de son œuvre Totalité et infini
à développer l'idée d'une approche transcendante. Dès la préface il
annonce: «Si les relations éthiques doivent mener — comme ce livre
montrera — la transcendance à son terme, c'est que l'essentiel de
l'éthique est dans son intention transcendante»15. Cela comporte
certaines conséquences qui concernent le discours phénoménologique.
La phénoménologie peut — comme le voulait Husserl — commencer
avec une égologie, c'est-à-dire avec une recherche concernant l'ego
solitaire et sa conscience a-sociale. Seulement, d'après Levinas, cette
manière de voir a une signification éthique. Car cette existence a-sociale
ne correspond pas simplement à un egocentrisme transcendantal, mais
à un égoïsme moral. C'est que la vie comme être séparé est
essentiellement «intéressée». Levinas le dit sans ambages: l'être séparé est
naturellement égoïste. Sa manière d'exister correspond à la «natûr-
liche Einstellung» de Husserl. Les deux penseurs sont également
d'accord pour affirmer la nécessité d'un changement radical d'attitude,

14 AQE, p. 126.
15 TI, p. xvn.
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si l'on veut rompre avec ce mode d'être. Pour Husserl il s'agit d'un
changement d'attitude gnoséologique, commençant par la réduction;
pour Levinas il s'agit d'un changement d'attitude éthique commençant
par le contact avec l'Autre. Voilà comment il arrive à modifier la
conception «intellectualiste» qu'avait Husserl de la réduction.
Nous avons dit à plusieurs reprises que, d'après. Husserl, les actes
intentionnels étaient «constituants». Que signifie au juste ce terme
technique? C'est là un point sur lequel les interprètes ne sont pas
d'accord. Pourtant il me paraît possible d'en donner une définition
qui est presque toujours applicable. Constatons de façon générale
que la conscience est constituante pour autant qu'elle contribue
activement à la genèse de son objet, que ce soit par exemple grâce à une
identification, une synthèse ou une apprésentation. La constitution
est donc en tous cas une activité, même dans le cas d'une simple
perception. Bien entendu, Husserl ne prétend nullement que la
conscience soit entièrement active; elle est aussi bien réceptive.
Au niveau perceptif, par exemple, elle reçoit des impressions visuelles,
sonores, tactiles, olfactives. Cependant toute cette «hylè sensible»
est transformée, animée et pourvue d'un sens grâce à la « morphè
intentionnelle». «J'entends l'adagio d'un violoniste, le gazouillement des
oiseaux», remarque Husserl16; je n'entends pas des impressions
acoustiques. Pour pouvoir «entendre» — au sens fort de ce mot —
il faut donc une certaine compréhension qui culminera dans une
donation de sens. Cela n'empêche pas la conscience d'être réceptive
et même passive. Husserl a donné plusieurs fois des cours sous le
titre d'« Analyses concernant la synthèse passive»17. Cependant, si
nous regardons de près, nous apercevons que Husserl appelle « passif»
tous les processus immanents qui ne proviennent pas d'un acte
intentionnel, donc des processus comme, par exemple, l'association,
la rétention, la protention, les modes d'attention et, surtout, le flux
temporel même de la conscience. Tout ce qui se passe, pour ainsi dire,
derrière le dos de la conscience connaissante et voulante est caractérisé
comme « passif».
À cette idée de passivité Levinas en oppose une autre. «Pâtir»
signifie primitivement «souffrir». Déjà le jeune Levinas donne une

16 Recherches logiques, trad. Élie, Kelkf.l, Schérer, tome second, première


partie, p. 381.
17 Analyse» zur passiven Synthesis (Husserliana, IX), La Haye, Nijhoff, 1966.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 109

analyse de la souffrance physique qui, pour l'homme, équivaut à


l'impossibilité de se comporter comme un spectateur désintéressé à l'égard
de son existence concrète. À partir de cette situation Levinas développe
une philosophie de la patience. Il montre que la conscience, précisément
en tant que conscience, conserve toujours une distance minimale à
l'égard du mal qui la menace. Grâce à ce fait l'extrême passivité peut
se transformer en une maîtrise de la souffrance; elle peut devenir
patience18. Levinas traite également le problème de la souffrance
morale. Il décrit longuement la souffrance de celui qui vient dans
un monde dominé par la violence et l'injustice et qui se sent
responsable des méfaits commis par ses frères. Il en parle sous les titres
d'« otage»19 et de «substitution»20. Une fois de plus il faudra
reconnaître que Levinas ouvre à la pensée phénoménologique une
voie nouvelle, inconnue jusqu'alors.
Revenons encore une fois à la notion de «visage». Il s'agit là
de l'idée la plus connue de toute l'œuvre de Levinas; et en même
temps c'est l'idée qui donne lieu aux plus grands malentendus.
Je me rappelle une conversation entre mon collègue Jan Plat et le
philosophe allemand Helmuth Plessner. Au courant de cette
conversation mon collègue tâchait d'expliquer à son hôte allemand ce
que c'était que cette philosophie du visage. À un moment donné
Plessner s'exclama: «En effet, le visage, c'est l'apparition de l'ap-
paroir». Sa réaction était compréhensible. Pour Plessner une
philosophie du visage ne pouvait être autre chose qu'une réflexion
philosophique sur l'expressivité de la physionomie humaine. Cependant
il est sûr que Plessner, en désignant le visage comme «l'apparition
de l'apparoir», a exprimé une idée dont Levinas, précisément, ne
veut pas. Car d'après Levinas le visage n'apparaît pas. C'est que le
visage n'est pas un objet intentionnel pour moi, il n'est pas donné, il
n'est pas un phénomène. Précisons cela en nous servant d'un langage
plus concret: quand Levinas dit «visage», il ne pense ni à une
bouche, ni à un nez, ni au jeu des sourcils, des lèvres et des muscles
faciaux. Tout cela, Levinas le nomme «la forme». Or la forme ne
montre pas, elle déguise « le visage dans sa nudité ». Levinas y insiste.
«La forme est ce par quoi un être est tourné vers le soleil — ce

18 TI, pp. 215-6.


19 DEHH, pp. 233-235.
20 La Substitution, AQE, pp. 125-166.
110 Stephan Stras se r

par quoi il a une face, par laquelle il se donne, par laquelle il


s'apporte», écrit-il. «Elle cache la nudité dans laquelle l'être
déshabillé se retire du monde, est précisément comme si son existence était
ailleurs ...»21. En d'autres mots : les données qui intéressent la
recherche empirique concernant l'expression physionomique ne sont
pour Levinas que forme, face, vêtement, image. Cependant, si on fait
abstraction de toutes ces données, il y a quelque chose qui reste: la
proximité de l'Autre. Ce que Levinas appelle visage n'est donc pas une
partie de l'organisme humain, capable d'être perçue, représentée,
pensée. C'est plutôt quelque chose qui déborde ma capacité de
percevoir, de représenter, de penser. Tout cela Levinas l'exprime par la
formule suivante: «La manière dont se présente l'Autre, dépassant
l'idée de l'Autre en moi, nous l'appelons, en effet, visage. Cette façon
ne consiste pas à figurer comme thème sous mon regard, à s'étaler
comme un ensemble de qualités formant une image. Le visage
d'Autrui détruit à tout moment et déborde l'image plastique qu'il
me laisse ... »22.
Ceux qui ne réfléchissent pas sur de tels passages auront des
difficultés à comprendre les écrits plus récents de Levinas. Ils seront
très étonnés quand Levinas insiste sur le rapport entre «visage»
et «trace»; quand il parle d'un visage «abstrait»; quand il se
déclare d'accord avec Sartre pour qui l'Autre est un trou dans le
monde23. Examinons un peu cette dernière idée. Si j'appelle «mon
monde» la totalité des objets pour moi ou bien l'horizon universel
embrassant tout ce qui m'apparaît comme phénomène, le visage
originairement ne fait pas partie de «mon monde». Au contraire: le
visage de l'Autre interrompt et dérange l'ordre mondain; sa présence
est ambiguë ; il est en rapport avec moi non pas comme un phénomène,
mais comme une énigme. Levinas montre la différence entre ces
deux manières d'être en relation avec moi dans son étude Énigme
et phénomène24'.
Ceci nous oblige à exposer encore une autre divergence entre la
phénoménologie de Husserl et la philosophie de Levinas. Nous avons
déjà fait allusion à la doctrine de Husserl suivant laquelle l'expérience
comme telle a tendance à remplir ses lacunes, à éclaircir ses obscurités,

21 EE, p. 61
22 TI,
Il, y.
p. j21.
L. 1
23
.

DEHH, pp. 197-8.


24 DEHH, pp. 203-217, voir surtout pp. 207 et 208.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 111

à faire cesser ses contradictions. Dans le cas idéal, l'expérience


culminera dans une évidence claire, précise et complète. Husserl
caractérise comme suit l'objectif qui anime toute intention connaissante:
«L'objet est véritablement présent ou donné tel qu'il est visé»25.
Dans ce cas idéal, Husserl parle d'une « conscience de remplissement »
{Erfullungsbewusstsein). En principe toute intention connaissante peut
devenir conscience d'une présence intégrale et évidente, alors qu'en
fait cela sera le plus souvent impossible.
Sur ce point Levinas est d'accord avec Husserl. Seulement, il
décrit l'acte de connaître de façon plus compliquée en profitant de
certains aspects sur lesquels la philosophie moderne du langage a
attiré l'attention. Pour Levinas la visée intentionnelle va toujours de
pair avec un «logos kerygmatique », c'est-à-dire avec une intention
langagière énonçante et annonçante; elle n'est donc ni uniquement,
ni principalement intuitive. Expliquons-nous en variant un exemple
que Husserl a donné lui-même : je vois une figure dans l'étalage d'un
magasin et je la considère comme une poupée de cire et non pas
comme une vendeuse. Dans mon discours je parle d'elle comme d'une
chose et non pas comme d'une personne. De cette manière je fais
savoir à mon interlocuteur que pour moi cette figure est un objet
inanimé, ou, plus généralement : je lui dis que je vise « ceci » comme
«cela». Levinas est donc essentiellement d'accord avec Husserl,
sauf pour le plus important. Ce que Levinas considère comme le plus
important, c'est le fait que hors du phénoménal il y a l'énigmatique.
Or l'énigmatique se dérobe au « logos kerygmatique », à l'intentionalité
thématisante annonçante. C'est que l'énigmatique nous apparaît d'une
façon essentiellement différente. Alors que l'expérience d'une donnée
phénoménale tend d'elle-même à s'éclairer et à se compléter, l'énigme
se soustrait au moment même où elle s'offre au regard scrutateur.
Il ne suffit pas de dire que l'énigmatique est l'ambigu. Ce que
Levinas veut dire en insistant sur l'énigme, ce n'est pas la concurrence
de deux significations possibles. Le cas de la figure qui peut être
aperçue soit comme poupée, soit comme vendeuse, est «ambigu»
dans ce sens. Mais l'énigmatique se dérobe tout en se donnant. Citons
le cas le plus simple et le plus typique. Tout à l'heure je sentais la
proximité de l'Autre; mais maintenant je l'ai examiné. J'ai noté la
couleur de ses cheveux, le timbre de sa voix, le caractère de ses

25 Recherches logiques, tome troisième, p. 146.


112 Stephan Strasser

mouvements. Tout cela je l'ai vu, je l'ai thématisé, je pourrai en parler.


Alors, au fond, qu'est-ce que j'ai fait? J'ai examiné la trace de
l'Autre. Mais la trace est un vide, un manque, une absence; elle me
renvoie à quelque chose (ou à quelqu'un) qui est définitivement,
irrévocablement passé. Je me demande si l'Autre a été vraiment présent
«dans» toutes ces données, grâce à toutes ces données que je viens
de noter. Je peux le croire, mais je ne suis pas obligé de le croire.
Il y a la question d'une décision plutôt que d'une évidence
contraignante. L'énigme se tient dans le clair-obscur; elle est donc le contraire
du phénomène qui, sous le soleil de la raison, doit se transformer
en une évidence parfaitement intelligible.
Il est clair que les analyses de Levinas impliquent une certaine
critique de l'idée même de phénomène. Il ne s'agit pas d'un détail ou
d'une question de moindre importance. La critique de Levinas concerne
une notion fondamentale de la phénoménologie classique.

*
* *

Nos analyses nous ont permis de signaler certains contrastes


entre la philosophie de Husserl et celle de Levinas. Peut-être est-il
possible de les résumer sous la forme de propositions brèves (quelles
que soient les objections que l'on pourrait faire contre de pareils
«slogans»). On pourrait alors opposer les caractéristiques suivantes.
Avec Husserl nous sommes en présence d'un idéalisme
phénoménologique, avec Levinas en présence d'une philosophie de l'existence
concrète ou de la vie; Husserl met l'accent sur l'immanence, Levinas
sur la transcendance de l'esprit; Husserl décrit la vie spirituelle en
termes monadologiques, Levinas insiste sur l'ouverture, la proximité,
le discours entre êtres spirituels; Husserl considère le cogito comme
« arche » absolue de la vie intentionnelle, Levinas parle de la structure
an-archique du psychisme humain; l'idéalisme phénoménologique de
Husserl est basé sur les notions de «viser», «constituer», «donner
du sens»; Levinas développe une philosophie de la passivité, de la
souffrance et de la patience. Husserl s'intéresse aux intentions
objectivantes et thématisantes qui rendent possible une théorie valable pour
tous les temps ; Levinas s'intéresse à la responsabilité du Moi à l'égard
de l'Autre, responsabilité qui rend possible la bonté. Husserl considère
comme phénomène ce qui, en principe, peut être donné de façon
évidente; Levinas est d'accord avec lui, tout en ajoutant que ce n'est
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 113

pas le phénomène, mais l'énigme qui joue un rôle décisif dans la vie
éthique, sociale et religieuse de l'homme.
Est-ce tout? Nous ne le croyons pas. Le contraste le plus
fondamental doit encore être mis au jour. Pour le faire ressortir,
examinons de plus près cette notion d'« objet» ou de Gegenstand.
De quoi s'agit-il au fond? «Objet» ou Gegenstand signifie
littéralement : ce qui se jette sur le chemin de mes intentions exploratrices,
expérimentales ou connaissantes ; voilà la signification primitive, dérivée
du latin «ob-icit». Ce qui se trouve sur mon chemin est naturellement
perçu, aperçu, compris, interprété, c'est-à-dire pourvu d'un sens
déterminé. Grâce à cette compréhension et à cette interprétation,
chaque étant est nécessairement intégré dans un certain contexte.
Finalement tout ce qui existe fait partie d'une totalité universelle
embrassant tous les étants : c'est la totalité du monde. Nous avons déjà
mentionné tout cela. Ce qu'il faut ajouter, c'est que les termes de
cette description peuvent être renversés. Du point de vue de la
phénoménologie classique on pourrait dire aussi bien: existe ce qui est
objet possible de compréhension et de donation de sens. C'est précisément
cela qui caractérise l'étant en tant qu'étant. Or depuis Parménide
nous savons que l'esprit humain ne saurait entrer en relation
qu'avec ce qui existe et jamais avec ce qui n'existe pas. Ce qui
revient à dire que l'esprit humain ne rencontrerait jamais quelque
chose ou quelqu'un qui lui serait absolument extérieur, absolument
autre, absolument étranger.
La philosophie de Levinas peut être considérée comme une
tentative grandiose pour rompre avec cette ancienne et vénérable
tradition qui, en effet, relie de façon relativement continue
l'ontologie des Eléates à celles du temps moderne. D'ailleurs le mot
«rompre» ne doit pas donner lieu à des malentendus: il ne s'agit
nullement d'une philosophie de la négativité. Levinas insiste sur le
fait que toute négation exige une affirmation préalable et que celui
qui nie présuppose, du moins implicitement, une position. Ce que l'on
a coutume d'appeler « dialectique » est donc un mouvement de l'esprit
qui ne quitte jamais l'univers des étants. Levinas, par contre,
s'efforce de montrer que l'esprit humain est en relation avec quelque
chose qui n'a pas le statut d'un étant dans le sens que nous venons
de définir.
Les leçons publiées sous le titre Le Temps et l'Autre lui fournissent
une première occasion de faire un effort dans cette direction. Levinas
114 Stephan Strasser

y traite le problème de la mort, mais, bien entendu, d'une manière


qui diffère essentiellement de celle de Heidegger, de Sartre et des
philosophes de l'existence. On ne saurait même dire que la mort est une
expérience de la passivité, nous assure Levinas, car expérience signifie
toujours initiative, connaissance, intelligence. «L'objet que je
rencontre est compris et, somme toute, construit par moi, alors que la
mort annonce un événement dont le sujet n'est pas le maître, un
événement par rapport auquel le sujet n'est plus sujet»26. Ma mort
n'est jamais présente pour moi. Car, comme disaient les anciens
stoïciens : si tu es, elle n'est pas ; si elle est, tu n'es pas. La mort n'est
donc pas seulement inconnue de fait, elle est inconnaissable, elle est
réfractaire à toute elucidation. L'homme ne saurait donc assumer sa
mort, il ne saurait l'anticiper avec fermeté et résolution. Ce que
Heidegger a décrit, c'est la relation du Dasein avec l'état futur de
moribond, non pas avec l'événement de la mort.
Ces analyses donnent lieu à une double conclusion. Du point de
vue ontologique Levinas constate que ce qui est radicalement autre,
comme par exemple ma mort, ne saurait être considéré comme un
«pendant» de moi. Ma mort n'est pas de la manière dont, moi,
je suis; nous ne participons pas au même être. L'existence est donc-
essentiellement pluraliste21'. Du point de vue phénoménologique «ma
mort » ne saurait être un objet constitué par moi en tant qu'ego transcen-
dantal. Car cette mort n'est pas un étant. Il est vrai que ma mort sera
notée dans l'histoire objective par un tiers, mais il est indéniable que
cet événement ne fera pas partie du «monde pour moi» ou du
«monde pour nous»; il ne s'intègre pas dans le monde dont parle
le phénoménologue.
De façon analogue il faudra dire que l'Autre est totalement
extérieur et «totaliter aliter» à l'égard de moi. Lui non plus n'existe
de la même manière que moi. On ne comprend pas toujours le
radicalisme avec lequel Levinas accepte toutes les conséquences de son
point de vue pluraliste. Dans sa perspective « nous » — Moi et l'Autre
— ne sommes pas deux exemplaires de l'espèce «homo sapiens»; mais
nous ne sommes pas non plus deux animaux raisonnables, deux ego
transcendantaux ou deux organismes pratiques. Une pareille addition
est, en principe, impossible parce que Moi et l'Autre ne formons pas

TA, p. 165.
Voir TA, pp. 170, 171.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 115

une totalité. Pour la même raison il est impossible d'appliquer la


structure logique «espèce-individu» à ce soi-disant «nous». La seule
idée qui, de loin, fait penser à la vue pluraliste de Levinas se trouve
dans la doctrine de Thomas d'Aquin, doctrine d'après laquelle chaque
ange serait une espèce particulière28.
L'altérité radicale diffère donc de toutes les relations qui
pourraient exister entre des étants contemporains; c'est là une des thèses
décisives de Levinas. Or, elle implique une conséquence que l'on ne
prévoit pas tout d'abord. Puisque Moi, le Même, je suis présent par
définition, l'Autre, en vertu de son altérité, est absent. Nous
comprenons pourquoi Levinas caractérise le visage comme absence.
Au moment même où je voudrais m'en saisir comme d'un étant
présent il s'est déjà dérobé. Ce qui me reste alors comme un
étant qui me soit contemporain, c'est la trace de l'Autre.
Dans un autre contexte et à un niveau plus élevé, Levinas parle
encore d'un non-objet, non-thème, non-étant, en rapport avec Dieu.
Pour Levinas Dieu est le Transcendant par excellence, il est le
Très-Haut, le Lointain, l'Inaccessible. Il est vrai que Dieu est une
personne, mais comme personne il n'est pas un «Tu», mais un «II».
Cela veut dire qu'il ne faut pas le désigner du pronom familier et
inspirant la confiance, « tu ». C'est plutôt le pronom « ille », exprimant
la distance et créant de la distance, qui lui convient. Voilà la raison
pour laquelle Levinas introduit le néologisme « Illéité » dans le discours
philosophique. Ce terme doit exprimer «toute l'énormité, toute la
démesure, tout l'Infini de l'absolument autre, échappant à
l'ontologie»29. Pour Levinas une notion telle que le «Tu absolu» de Gabriel
Marcel implique une contradiction. Car l'Absolu s'est d'ores et déjà
absous; il s'est déjà détaché, séparé, éloigné, il est déjà passé30.
Il faudrait évidemment éclairer davantage cette idée de Dieu et la
manière dont le «tu» humain s'insère entre le «Je» et le «II»
absolu, mais cela nous éloignerait de notre sujet.
Si Levinas est mécontent de la phénoménologie classique, c'est
que dans le langage de cette phénoménologie on ne saurait parler
d'un Dieu transcendant. Husserl n'aurait pas été un grand penseur,

28 «... in substantiis incorporels non potest esse diversitas secundum numerum


absque diversitate secundum speciem et absque naturali inaequalitate ... », Summa
Theologiae, I-Iae, q. 75, a. 7, c.
29 DEHH, p. 199.
30 Voir DEHH, p. 216.
116 Stephan Strasser

si ce fait lui avait échappé. En vérité, il en était parfaitement


conscient. Au moment où Husserl développe pour la première fois
de façon explicite son idée de la réduction transcendantale
phénoménologique, il n'hésite pas à évoquer cette difficulté. Voici ce qu'il
en dit: «une fois le monde naturel abandonné, nous nous heurtons
encore à une autre transcendance qui, à la différence du moi pur,
n'est pas dans une unité immédiate avec la conscience réduite, mais
accède d'une tout autre façon à la connaissance, s'opposant pour
ainsi dire polairement à la transcendance du monde. Nous voulons
parler de la transcendance de Dieu»31. Husserl ne dissimule donc
pas la nature et l'importance de cette difficulté. Et pourtant il y
échappe d'une manière qui, du point de vue philosophique, n'est pas
entièrement satisfaisante. Tout d'abord Husserl parle de « ùbergehen »,
c'est-à-dire «d'omettre» la notion de Dieu (qui pourtant, selon lui,
est une notion raisonnable et légitime) ; il demande qu'elle « soit exclue
du terrain de recherche qu'il nous faut instaurer». Mais tout d'une
haleine il annonce: «Cet 'Absolu' et 'transcendant' tombe
naturellement sous la réduction phénoménologique»32. D'une part, Husserl
semble dire: faisons abstraction de la transcendance de Dieu parce
qu'elle dépasse les cadres de notre recherche. Il procède alors comme
s'il s'agissait d'une recherche empirique. En effet l'homme de science
a le droit et parfois même le devoir de limiter le terrain de ses
investigations. Mais alors la phénoménologie ne saurait prétendre à la
dignité d'une philosophie transcendantale. D'autre part la réduction
phénoménologique serait appliquée à Dieu. Cela signifierait que Dieu
est objet, être mondain, réalité existant grâce à «une donation de
sens»33. En ce cas Husserl ne tiendrait aucunement compte de la
transcendance entièrement différente de Dieu. Au contraire: Dieu
serait pour lui simplement un étant parmi d'autres étants qui tous
seraient réunis par l'horizon universel du monde.
Il y a encore une autre raison pour laquelle l'idée de Dieu
tranche sur les catégories fondamentales de la phénoménologie
classique. Levinas la donne en analysant la structure formelle de Vidée
de l'Infini34. Déjà Descartes avait reconnu que, parmi toutes les

1d I, p. 191.
Id I, p. 192.
Id I, p. 183.
La philosophie et l'idée de l'Infini, DEHH, pp. 165-178.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 117

cogitationes, l'idée de l'Infini joue un rôle exceptionnel. C'est que


dans le cas de cette idée Yideatum dépasse son idea. Levinas de son
côté insiste sur le fait que nous possédons une idée de l'infini, alors
que ce fait contredit la conception husserlienne de l'intentionalité.
Dans le cadre de cette conception, la chose visée correspond en effet
rigoureusement à l'acte de viser, le noèma est le corrélat de la noèse;
tous deux font partie de la vie immanente de Y ego transcendantal.
Cependant, s'il s'agit de l'idée de l'Infini, cette conception ne tient
pas debout. Dans ce cas l'intentionalité «vise ce qu'elle ne peut pas
embrasser et dans ce sens, précisément, [elle vise] l'Infini ». En d'autres
mots : «... l'altérité de l'Infini ne s'amortit pas dans la pensée qui la
pense ». Levinas conclut que « la transcendance de l'Infini par rapport
au moi qui en est séparé et le pense, constitue la première marque
de son infinitude»35.
Il y a une troisième raison pour laquelle l'idée d'un Dieu
transcendant forme un obstacle pour la phénoménologie classique:
c'est Y immanentisme que professe cette philosophie. Husserl n'avait-il
pas déclaré formellement que «chaque forme de la transcendance est
un sens existentiel se constituant à l'intérieur de Y ego. Tout sens et
tout être imaginables, qu'ils s'appellent immanents ou transcendants,
font partie du domaine de la subjectivité transcendantale en tant que
constituant tout sens et tout être»36.
Quelle est l'attitude de Levinas à l'égard de cette position? Il y
répond par une distinction. La thèse husserlienne a trait aux choses
mondaines; elle ne saurait se référer au Dieu infini et transcendant.
Car cette transcendance est — d'après les mots mêmes de Husserl —
polairement opposée à la transcendance du monde. Cependant Levinas
va plus loin: si tout étant est essentiellement constitué dans
l'immanence de l'ego transcendantal, Dieu n'est pas un étant; il n'est
évidemment pas rien. Il est en dehors de la distinction éléatique de l'être
et du non-être. Dans le cas de Dieu il s'agit d'une «nouvelle
modalité»37. Dieu est, nous le répétons, de la manière du «Ille».
Cela veut dire qu'il n'apparaît pas, qu'il ne se cache pas, qu'il est
«en dehors de toute révélation et de toute dissimulation»38, qu'il

35 DEHH, p. 172.
36 Méditations Cartésiennes, trad. G. Peiffer-E. Levinas, p. 71.
37 DEHH, p. 209.
38 DEHH, p. 199.
118 Stephan Strasser

laisse seulement une trace. «Être en tant que laisser une trace, c'est
passer, partir, s'absoudre» nous assure Levinas39. Sa trace est la
seule chose qui, si nous y voulons faire attention, témoigne de celui
qui, de façon définitive et irrévocable, a passé. Voilà pourquoi la
notion de trace — Levinas le dit formellement — «n'appartient pas
à la phénoménologie»40.
Ces remarques concernant la philosophie religieuse de Levinas
sont évidemment incomplètes. Elles suffisent cependant pour prouver
que les concepts opératoires dont se sert Levinas sont incompatibles
avec les idées directrices de la phénoménologie classique.

*
* *

S'il y a des divergences si éclatantes entre la philosophie de


Levinas et celle de Husserl, comment se fait-il que tant de personnes
ont la ferme conviction que la pensée du premier est, malgré tout, de
nature phénoménologique? On a beau répliquer qu'il s'agit seulement
d'une impression intuitive, pareille réplique n'est pas convaincante.
Veut-on dire qu'une impression intuitive n'est fondée sur rien? Un
phénoménologue ne sera pas enclin à admettre pareille chose. Peut-être
est-il possible d'expliciter quelques éléments qui sont à la base de
cette impression.
Commençons par le fait indéniable que la philosophie de Levinas
est une philosophie du sujet. Elle l'a été dès le début. Déjà dans
De l'existence à l'existant, Levinas décrit longuement le surgissement
du sujet personnel au milieu du procès de l'être anonyme. Bien entendu,
le sujet dont parle Levinas n'est ni un pôle d'intentionalité, ni un
ego transcendantal ; il n'est même pas un individu dans le sens logique
du terme, puisqu'il n'est pas l'individuation d'un concept d'espèce.
Il est tout aussi peu « l'individu unique » dont parlent les philosophes
de l'existence; son unicité ne consiste pas en une combinaison unique
de qualités physiques, psychiques ou caractérielles. «Le moi n'est pas
unique comme la Tour Eiffel ... », remarque Levinas sur un ton
ironique. «Il est unique parce qu'il se tient dans une dimension
d'intériorité»41. La raison ultime de cette unicité est cependant déve-

39 DEHH, p. 199.
40 Ibid.
41 TI, p. 90.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 1 19

loppée dans le cadre d'une philosophie des générations. «Chaque fils


d'un père est fils unique, fils élu», nous assure Levinas, et «il est
unique pour soi, parce qu'il est unique pour son père»42. — La
philosophie de la subjectivité, telle que la voit Levinas, diffère donc
de celle de Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Marcel et Jaspers. —
Pourtant il est caractéristique que Levinas ne songe pas à choisir
comme point de départ de ses recherches la nature, la logique, la
langue constituée, les sciences ou le mouvement dialectique dans
l'histoire. Ses réflexions se rapportent au Moi, au Soi, à la
responsabilité incessible du sujet particulier. La subjectivité se trouve au
centre de toutes ses recherches philosophiques; et ceci constitue un
fait remarquable.
Signalons aussi le rôle décisif que jouent dans l'œuvre de Levinas
les notions de temporalité et de temporalisation. On peut dire que
Levinas présuppose sans plus les vues phénoménologiques sur le temps.
J'en ai parlé dans un autre contexte tout en comparant la temporalité
telle que Levinas l'a décrite, à celle de Bergson, Husserl, Merleau-Ponty
et Heidegger43. Je voudrais compléter mes considérations en
remarquant que sur ce point il y a des analogies entre Husserl et Levinas.
Pour Husserl le temps n'est pas la forme a priori de l'expérience
interne du sujet; il est la subjectivité même. Or la subjectivité doit
s'individualiser grâce à son intériorité et non pas par suite de limites
qui lui seraient imposées du dehors. Husserl en rend compte en
justifiant sa notion de «monade» par une philosophie de la
temporalité. «... Le temps vécu qui est essentiel pour une âme monadique
ne saurait être un segment d'un temps qui l'englobe, il ne saurait
être composé des temps vécus d'autres monades », nous dit-il44. De cette
manière Husserl nous fait comprendre le caractère absolu de chaque
conscience individuelle, son existence indépendante et séparée de toutes
les autres consciences. Il y insiste en disant: «l'individualité des âmes
désigne dans un certain sens séparation infranchissable, donc un être-
autre et un être-extérieur des uns à l'égard des autres [«ausser-
einander-sein»] (dans un sens logique et non spatial)»45. Tout cela

42 Tl, p. 256.
43 Erotiek en vruchtbaarheid in de filosojle van Emmanuel Levinas, in Tijdschrift
voor Filosqfîe, 37, 1975, pp. 3-50; voir surtout pp. 30-38.
44 Zur Phànomenologie der Intersubjektivitàt, tome III (Husserliana, XV), La Haye,
Nijhoff, 1973, texte 20, p. 338.
45 Loc. cit., texte 19, p. 335.
120 Stephan Strasser

fait penser aux concepts d'« altérité », de «séparation» et d'«


extériorité », concepts fondamentaux dans la philosophie de Levinas.
Est également remarquable le souci de Levinas de découvrir les
origines cachées de tout ce qui se montre, apparaît, se fait remarquer.
Ses efforts réitérés pour pénétrer jusqu'aux «sources» peuvent être
considérés comme typiquement phénoménologiques. De ce point de
vue encore son attitude ressemble à celle de Husserl. Chez Husserl
il ne s'agit pas du monde, mais de la genèse du monde grâce aux
actes intentionnels. Il ne s'agit pas de la logique formelle, mais du
sens primitif de la logique constitué dans la vie transcendantale.
Il ne s'agit pas des théories scientifiques telles qu'elles fonctionnent
dans les laboratoires, les observatoires et les musées, mais du
fondement ultime de ces théories dans le «monde de la vie». De façon
analogue on pourrait dire : Levinas ne s'occupe point de la morale
comme d'un système de commandements et d'interdictions; le
problème qui le préoccupe, c'est la naissance de la conscience éthique
dans les relations du Moi avec l'Autre. Il ne songe pas à nous
donner une description des religions positives, mais il analyse la
genèse et l'essence de l'attitude religieuse de l'homme. Ce qui est
surtout frappant, c'est sa philosophie du langage. Tandis que la
majorité des philosophes — empiristes logiques, adhérents de la
« lingual analysis », structuralistes — concentrent leur attention sur la
langue comme système de signes fonctionnant dans la vie
scientifique et préscientifique, Levinas s'intéresse exclusivement au langage
primitif qui précède la constitution de tous ces systèmes. Pour lui le
«dire» — le geste verbal grâce auquel j'entre en contact avec l'Autre
— est primordial, le «dit» — le contenu communiqué — est
secondaire. L'expression comme telle est plus fondamentale que la
proposition exprimée. Ce n'est pas par hasard que Levinas parle souvent
de «l'en deçà». Par «en deçà» il désigne une «transcendance en
arrière, une rétrocédance » 46, c'est-à-dire un mouvement de l'esprit
qui part de ce qui est donné et se dirige vers un arrière-plan qui,
lui, n'apparaît pas. Cette manière de se poser des questions
concernant les origines de ce que, dans la vie de tous les jours, on
considère comme allant de soi, correspond à une préoccupation
spécifique de la philosophie phénoménologique.
Dans ce contexte il faut signaler un autre trait caractéristique du

46 DEHH, p. 119.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 121

philosophe Levinas: son radicalisme inexorable. Cela encore est une


tendance qu'il a en commun avec Husserl. Husserl n'hésite pas un
moment à formuler des exigences qui tranchent sur les vues du sens
commun. Qu'est-ce qui est plus «contre nature» que d'échanger la
certitude d'un monde existant contre l'idée d'une vie transcendantale,
idée qui se soustrait à toute preuve empirique? D'ailleurs Husserl
ne cache pas que l'attitude phénoménologique qu'il réclame est tout
le contraire de l'attitude naturelle. De façon analogue Levinas nous
présente des idées qui d'abord nous paraissent étranges. Songeons par
exemple à cette «proximité» qui en même temps est une absence.
Pourtant Levinas n'hésite pas à introduire des notions pareilles pour
faire entendre son message philosophique. Lui aussi est radical quand
il s'agit d'un nouveau fondement de l'éthique et de la philosophie
religieuse.
Pour finir, attirons l'attention sur un parallélisme qui ne se fait
guère remarquer et qui est pourtant le plus important. Demandons-nous
comment Levinas justifie ses thèses. Posons la question critique
moderne: «Sur quoi tout cela repose-t-il?» Nous constaterons alors
que Levinas fait toujours appel à des expériences fondamentales.
L'expérience de la proximité, celle du désir métaphysique, de la
responsabilité éthique pourraient être citées comme exemples. Cela vaut
aussi bien pour les œuvres plus récentes de Levinas : songeons au « vide
de la trace», à l'« ambiguïté de l'énigme», à la «conscience d'être
assigné » etc. Si les expériences que Levinas décrit de façon émouvante
n'évoquaient pas en nous un écho de familiarité, ses analyses,
ressembleraient à des inventions arbitraires et fantaisistes — et cela
n'est évidemment pas le cas. — Or il n'est pas nécessaire de prouver
longuement que cette façon de philosopher est typiquement
phénoménologique. La différence entre Husserl et Levinas consiste en ceci que,
pour le premier, l'expérience intuitive est «le principe des principes»,
alors que le dernier ne considère aucune forme de connaissance
comme fondamentale.
Cependant, ces remarques générales ne suffisent pas. Nous
touchons là à une difficulté, et nous procéderions de manière
superficielle, si nous la passions sous silence.
Commençons par nous demander ce que veut dire ce mot-clef
de tant d'auteurs phénoménologiques: expérience. Il est clair qu'il
ne renvoie pas à des impressions sensibles, ni à une synthèse a priori
de pareilles impressions, ni au résultat d'inductions. Chez les phénomé-
122 Stephan Strasser

nologues le concept d'expérience a un contenu plus riche : il a trait à


quelque chose que l'on a subi ou vécu et qui permet de découvrir
un nouveau sens. Cette découverte n'a pas nécessairement le caractère
d'un savoir. Les phénoménologues existentialistes ont attiré l'attention
sur le caractère révélateur de certaines expériences émotionnelles;
songeons à Yangoisse chez Heidegger, à la nausée chez Sartre, à
Y espoir chez Marcel. Chez aucun de ces auteurs «expérience» ne veut
dire objectivation et thématisation d'un étant. Nous sommes donc
tentés de comparer le désir dont parle Levinas avec les expériences
émotionnelles que Heidegger, Sartre, Marcel ont décrites.
Si nous hésitons à signaler sans plus un certain parallélisme,
c'est que Levinas a conçu des théories concernant la nature de l'expérience ;
ces théories ne sont pas seulement sujettes à des modifications, mais
elles impliquent certaines contradictions.
Examinons-les de plus près, en tenant compte de l'évolution du
penseur Levinas. Dans ses premiers écrits «expérience» semble avoir
la signification que nous venons d'indiquer. «Fille de l'expérience, la
vérité prétend très haut», écrit-il en 1957. «Elle s'ouvre sur la
dimension même de l'idéal. Et c'est ainsi que la philosophie signifie
métaphysique et que la métaphysique s'interroge sur le divin»47. À ce
moment notre philosophe n'hésite pas à parler d'une expérience
métaphysique et religieuse. Quatre ans plus tard Levinas s'exprime d'une
façon plus nuancée. «Le rapport avec l'infini ne peut certes pas se
dire en termes d'expérience . . . Mais si expérience signifie précisément
relation avec l'absolument autre — c'est-à-dire avec ce qui toujours
déborde la pensée — la relation avec l'infini accomplit l'expérience
par excellence»48. L'expérience métaphysique n'est pas une expérience
objectivante, car elle dépasse essentiellement les limites de ce qui peut
être identifié comme objet; voilà comment on pourrait interpréter ce
passage. Au cours de son évolution Levinas élargit encore davantage
l'extension du concept « expérience ». L'expérience n'aboutit pas
nécessairement à une connaissance certaine et univoque: elle peut tout
aussi bien être expérience d'une «trace» (dans le sens que nous
venons de signaler). Cette dernière sorte d'expérience a encore une
particularité: celui qui suit une trace ne retourne plus à son point de
départ. Son aventure ressemble à celle d'Abraham, non pas à celle

47 DEHH, p. 165.
48 TI, p. xiii.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 123

d'Ulysse. Pour marquer la différence Levinas parle d'une « expérience


hétéronome >>. Cette sorte d'expérience correspond à un mouvement
vers l'Autre qui «ne se récupère pas dans l'identification, ne revient
pas à son point de départ»49. Voilà comment Levinas s'exprime en
1963. Dans un autre texte datant de 1965 Levinas définit comme
suit se propre position à l'égard de Husserl: «les contemporains qui
ne l'accomplissent pas [n'accomplissent pas le réduction
phénoménologique] selon les règles de l'art définies par Husserl se placent
néanmoins sur son terrain. L'expérience pour eux est une source de
significations. Elle est éclairente avant d'être probante»50.
Il est pourtant certain que les vues de Levinas concernant la
nature de l'expérience ont subi une radicalisation ultérieure. Celle-ci
se manifeste surtout dans la préface de Humanisme de l'autre Homme.
Notre philosophe y formule des doutes concernant tous les modes
de l'expérience. «Il ne s'agit pas, dans la proximité, d'une nouvelle
'expérience' opposée à l'expérience de la présence objective ... », nous
assure Levinas. // s'agit plutôt de la mise en question de
Inexpérience » comme source de sens, ...51. Il faut comparer ce texte paru
en 1972 avec l'essai Dieu et la Philosophie paru en 1975. Dans cet essai
récent Levinas dit par exemple: «La thématisation de Dieu dans
l'expérience religieuse a déjà escamoté ou manqué la démesure de
l'intrigue rompant l'unité du 'je pense'»52. On remarquera que dans
ce dernier écrit notre philosophe exclut la possibilité d'une expérience
religieuse au sens strict.
Avouons que les considérations théoriques de Levinas
concernant la nature de l'expérience sont déconcertantes. Une fois nous
apprenons que la vérité est une fille de l'expérience, une autre fois
on nous assure que l'expérience n'est pas source de sens du tout.
Comment expliquer ces contradictions? Il faut, d'une part, tenir
compte d'une évolution du philosophe Levinas, évolution que nous
avons caratérisée sommairement comme radicalisation. D'autre part
nous percevons une certaine indifférence concernant la cohérence
systématique de la pensée. Chaque essai forme, pour ainsi dire, un
monde à part; les liens qui devraient les raccorder font défaut; les
concepts fondamentaux ne sont pas suffisamment éclairés. On pourrait

49 DEHH, p. 190.
50 DEHH, p. 162.
51 HA, p. 14, italiques de Levinas.
52 DP, p. 108.
124 Stephan Strasser

cependant se demander si cette insouciance à l'égard du système n'est


pas elle aussi un trait caractéristique de la pensée phénoménologique.
Il suffit de rappeler dans ce contexte la critique respectueuse
d'Eugène Fink concernant « les concepts opératoires dans la
phénoménologie de Husserl»53. Peut-être Levinas est-il phénoménologue de
ce côté aussi.
Somme toute nous pouvons légitimement conclure que
l'impression de tant de gens qui considèrent Levinas comme un
phénoménologue n'est pas due à un hasard. Sa philosophie présente en effet
certains traits, positifs et négatifs à la fois, qui caractérisent les penseurs
phénoménologiques. Elle est une phénoménologie, mais une
phénoménologie d'un type nouveau. Peut-être faut-il préciser comme suit
cette conclusion : Levinas a changé l'optique phénoménologique en y
ajoutant une dimension de profondeur .

Museum Kamstraat, 58 Stephan Strasser.


Nijmegen,
Pays-Bas.

Résumé. — L'A. montre d'abord que la philosophie de Levinas


diffère essentiellement de la phénoménologie «classique» de Husserl.
Levinas fait la critique du caractère objectivant de l'intentionalité,
de l'immanentisme du cogito, de la nature constituante de l'ego trans-
cendantal, telles que Husserl les avait conçues. Levinas lui oppose
une philosophie de la passivité, de la souffrance, de la patience, de
l'extériorité radicale. L'A. analyse ensuite quelques tendances que
Levinas et Husserl ont en commun. Tous les deux exposent une
philosophie de la subjectivité et de la temporalisation, tous les deux
font preuve d'un radicalisme inexorable quand il s'agit de découvrir
les sources cachées de ce qui se montre au regard naïf. L'A. en
conclut que la phénoménologie de Levinas est une phénoménologie
d'un type nouveau, qu'il a changé l'optique phénoménologique en y
ajoutant une dimension de profondeur.

Abstract. — The A. shows firstly that the philosophy of Levinas


differs essentially from the «classical» phenomenology of Husserl.
Levinas criticises the objectivating character of intentionality, of the
53 Cahiers de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1959, pp. 214-241.
Antiphénoménologie et phénoménologie chez Levinas 125

immanentism of the cogito, of the constituting nature of the


transcendental ego, as Husserl had conceived them. To this Levinas opposes
a philosophy of passivity, of suffering, of patience, of radical
exteriority. The A. then analyses some tendancies which Levinas and
Husserl have in common. Both set out a philosophy of subjectivity
and of temporalisation, both show an inexorable radicalism when
it is a question of discovering the hidden sources of that which is shown
to the naive look. The A. concludes that Levinas' phenomenology is a
new kind of phenomenology, that he has changed the phenomenological
viewpoint by adding to it a dimension of depth. (Transi, by J. Dudley).

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