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Le précurseur

Ou la sédition à 12 ans

Brahim OUCHELH
Paris, le 10 mai 2010

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CHAPITRE 1
Souvenirs d’enfance

Le jeudi noir.
Mon père écoutait d’un air grave son ami. Si Allal lui chuchotait dans l’oreille des propos qui ne devaient
pas être réjouissants.
-Ramasse l’achalandage du dehors, nous lança-t-il, on ferme le magasin.
L’ordre était sans appel, Mais pourquoi donc allions nous fermer en ce début d’après midi, un jeudi jour
du souk de Salé où nous réalisions la moitié du chiffre d’affaire hebdomadaire?
Les autres commerçants de la rue se précipitèrent vers mon père, à la fois ahuris et anxieux.
-« le méchouar (palais royal) est assiégé par des blindés et des cavaliers hostiles, », la France porte
atteinte au Sultan.
C’était le 20 août 1953.

L’instit indigne :
M’sieu Abbas arpentait en long et en large l’estrade. Il ouvrit la porte de la salle de classe, jeta à plusieurs
reprises des coups d’œil à l’extérieur. Nous ne comprenions pas son manège. Il se décida et s’adressa à
nous à voix haute :
- « Demain, vous mettrez vos meilleurs habits pour venir en classe ».Il se ravisa, sorti dans le couloir et
revint pour chuchoter : « que chacun s’habille comme il l’entend ».
Je fis part de ces faits à mon père qui resta intrigué; « Tu n’iras pas à l’école demain ». Il se ravisa peu
après, l’école lui tenait trop à cœur pour m’en priver même pour un jour.
Le lendemain Monsieur Esteve, le directeur, vint nous chercher en personne. Tous les élèves durent se
mettre deux par deux et nous nous dirigeâmes vers la Place Bab Bouhajja située devant le siège du Pacha
de la ville.
Des Mokhaznis nous distribuèrent des drapeaux bleu blanc rouge, mais il n’y en avait pas assez pour tout
le monde. Soudain une musique de fanfare militaire retentit, un convoi de voiture s’arrêta au milieu de la
place. Un homme habillé en militaire descendit de voiture. Nous étions en train de souhaiter la bienvenue
au Général Guillaume, le résident général de France, futur bête noire de tous les Marocains.
De retour à la maison, mon père fut ahuri par mon récit. Il en voulait à M’sieur Abbes Seffar, mais
surtout, il s’en prenait à lui-même. Son hésitation à m’envoyer à l’école était bien fondée, d’autant qu’à
l’époque et ce depuis 1945 il était déjà un partisan actif du Parti de l’Istiqlal. Il avait d’ailleurs failli perde
la vie dans cette même place lors des émeutes du 11 janvier 1944.
C’était en 1952 en cours préparatoire de « l’école des fils de notables de Salé ».

Le légionnaire
Ce jour là les magasins étaient fermés, c’était jour de grève. Mon frère Abdelhouahad et moi-même étions
libres de la corvée du magasin où nous devions aider notre père durant les vacances d’été.
Nous déambulions dans la médina apparemment inerte, mais au coin dune ruelle nous croisâmes un
cortège de quelques centaines de personnes visiblement en colère qui criaient : « Ben Youssef ila
archih » : (BEN Youssef sur son trône). Nous rejoignîmes le cortège.

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A Bab el Khemis les manifestants stoppèrent net, quant à moi je continuai d’avancer tête baissée.
Abdelhouahad me tira brutalement par la chemise : « prend garde! » cria-t-il.
En face de nous, un légionnaire, en tenue de combat, se tenait à plat ventre derrière une mitrailleuse.
N’tkhattar , on parie qu’il va tirer me lança Abdelouahad toujours aussi provocateur. Les manifestants se
retirèrent dans la Médina sans qu’il y eu d’incident.
C’était lors des journées du 20 août 1955, anniversaire de l’exil du futur Mohammed V.

Les terrifiantes dictées.


Cette année là, j’étais en cours moyen 1°année, et j’avais comme institutrice Madame Lheureux. Elle était
l’épouse d’un policier corse. Leur vie à Salé en cette période où la résistance prenait pour cibles les
Français en uniformes ne devait pas être de toute gaité. Était-ce la cause de son agressivité? Toujours est-
il que cette dame de fer manipulait avec dextérité sa grande règle métallique. Cet instrument, pédagogique
devenait entre ses doigts un instrument de torture, il s’abattait sur ma tête chaque fois que je trébuchais en
dictée. Les exercices d’orthographe devinrent mon cauchemar à un point tel que je me souviens encore
avec délice, du texte de Gérôme et Jean Tarault qui m’a valu un zéro habituel mais seulement avec cinq
fautes.
Malgré mes performances en calcul madame Lheureux me fit redoubler cette classe.

Chapitre 2 :
Un instituteur pas comme les autres

À quelque chose, malheur est bon


L’année d’après, étant redoublant j’assumai cet affront avec un sentiment d’injustice.
Je me retrouvai dans une classe prise en main par un compatriote : Monsieur Bekkari.
Il nous paraissait de grande taille et d’allure filiforme, toujours habillé avec distinction : le costume
cravate était de rigueur. Très vite, M’sieu Bekkari devint un personnage intriguant : il avait un moyen de
locomotion peu commun : une vespa, et son langage était différent. Il parlait de sport, de jeux
olympiques, de natation et de course à pied. Il nous surprit un jour en ramenant en classe un poste de
radio qui ne ressemblait pas aux caisses encombrantes que nous avions à nos domiciles. Il nous fit ainsi
découvrir le poste transistor, encore volumineux certes, mais fonctionnant sans fil et avec une autonomie
évidente.

La première audace de Bekkari


Abdallah Bekkari introduisit certaines pratiques pédagogiques peu communes dans notre école. Je fus
choisi parmi un groupe d’une dizaine d’élèves pour recevoir des cours supplémentaires. Bekkari nous
donnait rendez vous au lieu de la prière de l Aïd, Lamsallah situé au cimetière proche.
pour des cours qui ne sont pas de rattrapage mais d’une mise à niveau. Des cours de: français, de calcul
et même des cours d’arabe, empiétant ainsi sur les prérogatives de notre instituteur d’Arabe attitré.
À la fin de l’année il nous présenta un an avant terme à l’examen du certificat d’étude. Cette opération
échoua, car certains élèves, furieux de cette discrimination avertirent Monsieur Estève, le directeur qui s’y
opposa.

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Monsieur Bekkari ne se considéra pas vaincu. En fin d’année, il obtint de reconduire cette classe pour le
niveau supérieur...

Chapitre 3

L’Atomic classe

C’était un premier octobre. En cette période là, les vacances d’été duraient inlassablement du 30 juin au
1er octobre. Cette fois-ci, nous n’avions pas, comme à chaque rentrée, l’angoisse de savoir qui serait notre
instituteur principal. Nous savions que c’était lui, Abdallah Bekkari. Le directeur, Monsieur Estève lui
avait accordé le privilège de garder ses élèves le l’année précédente, mais il avait pris soin d’éliminer les
grands gaillards de fond de classe, ceux qui persévéraient à venir à l’école pour tenter de décrocher le
certificat d’étude, ce sésame qui permettait d’être gendarme flic, ou autre fonctionnaire, œuvrant dans les
nouveaux corps constitués du Maroc indépendant.

Dès les premières formalités d’appel, Monsieur Bekkari nous fit un discours solennel :
« Cette classe sera à nous tous et rien qu’à nous. Nous allons y vivre pendant un an et nous allons en faire
un espace agréable. Ce sera notre univers, nous allons la décorer mais surtout nous allons nous charger de
sa propreté et de son entretien. SI Zaouïa l’homme à tout faire de l’école n’aura plus à y intervenir. »
Monsieur Bekkari y mit les moyens. Le plafond fut transformé en voie lactée avec des étoiles et un
hélicoptère qui pendait avec un fil de pécheur, invisible et résistant. Les murs furent garnis de diverses
ornementations. Quant au devant de la classe le décor dévoilait les intentions de Monsieur Bekkari :
« l’Atomic classe ». Telle fut l’intitulé de la classe inscrit en grand au dessus du tableau.
Nous ne doutions pas que Monsieur Bekkari allait nous propulser dans un autre monde. Le monde de la
modernité. Au dessus du tableau prenait place l’inéluctable portrait de Mohammed V, d’autant plus
solennel que nous avions tous à jamais, été marqués par son retour d’exil, qui eu lieu quelques mois à
peine de la rentrée scolaire. Ce portrait du père de la nation cachait aussi l’emblème du pacte que nous
allions tous établir avec M. Bekkari: la boule rouge.
La convention
La préparation de la salle de classe, n’était que le prélude au pacte que nous proposait M. Bekkari.

a) La boule rouge :
Elle en était l’élément matériel primordial; pour le reste, il s’agissait d’un code de bonne conduite, et
d’une échelle de valeurs à laquelle nous devions tous adhérer.
La boule rouge était reliée par un autre fil de pêcheur au bureau de l’instituteur. Lorsqu’il tirait le fil, la
boule rouge apparaissait et nous devions immédiatement observer un silence total. Si l’un de nous, et c’est
arrivé une fois, se hasardait à transgresser cette règle, il devait en subir les conséquences, et une punition
brutale s’abattait sur lui.
La boule rouge n’a été utilisée de fait que trois ou quatre fois dont deux pour en vérifier l’efficacité. Le
reste du temps, le dialogue pouvait s’établir en toute liberté dans la classe.

b) Les bons points :

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M. Bekkari nous surprit par l’instauration d’un système de gratification digne de la maternelle : les bons
et mauvais points. Il avait établi une sorte de rémunération, un système monétaire interne qui permettait
de gratifier l’effort ou le comportement. Cette gratification servait de stimulateur échelonné de l’effort, de
l’innovation ou de la solidarité. Les bonnes notes des exercices, des examens, des jeux et des
compétitions de toutes sortes étaient matérialisés par les bons points. Ces derniers pouvaient s’échanger
afin d’acquérir de menus petits présents que M. Bekkari mettait aux enchères ou des places pour les
activités parallèles.

c) Les commissions
Notre classe était gérée par des commissions. Je ne me rappelle pas du mode de cooptation des membres.
La gestion des séances de cinéma, l’entretien de la classe était parmi les prérogatives de ces groupements
d’élève. J’ai fait partie de la commission secrète désignée par M. Bekkari, elle avait pour tâche la
mobilisation en temps de crise.

d) L’émulation olympique
L’une des originalités de M. Bekkari c’est qu’il était d’un tempérament et d’une pratique sportive
affirmés. Compétiteur au 5000m, nageur hors catégorie, il rêvait de traverser le détroit de Gibraltar à la
nage et il nous entrainait dans son utopie. La compétition sportive devint dans notre classe la principale
méthode de pédagogie. Les valeurs de Pierre de Coubertin devinrent les nôtres.
Les jeux olympiques de Melbourne étaient d’actualité, M. Bekkari nous y entraina, le franco-algérien
Alain Mimoun, le Tchèque Zatopek nous devinrent familiers alors qu’il n’y avait pas de télévision à
l’époque et que certains d’entre nous n’avaient même pas de poste radio chez eux.
Nous étions transplantés vers un autre monde, en fait, le monde de notre époque, celui des autres
civilisations, des autres valeurs.

e) Le cinéma spectacle
Nous découvrions également le monde de l’imaginaire et de l’art, à travers Charlie Chaplin et Laurel et
Hardy. Grâce à M. Bekkari nous avions notre « mercredi cinéma » après les cours. Notre salle de classe
se transformait en salle de 7ème art. L’estrade était déplacée pour installer des places privilèges : les loges.
Celles-ci étaient réservées à ceux qui pouvaient les acquérir au moyen des bons points, notre monnaie
locale. M. Bekkari se procurait les films en 8mm, qui faisaient notre bonheur. À cette période, je n’avais
été au cinéma, le vrai, celui de la salle Colisée à Salé qu’une seule fois, accompagné par mon père pour
voir le film « Dhouhour Al Islam l’aube de l’Islam». Ma famille n’était pourtant pas démunie et mon
père était un moderniste précurseur.

f) Le cinéma en tant qu’acteurs


Le cinéma était pour nous un rêve, plus grandiose encore lorsque nous devenions nous-mêmes des
acteurs. M. Bekkari nous offrit cet apanage. Il vint avec une caméra 8mm pour nous filmer tous, ainsi
que les lauréats promus au podium olympique après les résultats des examens trimestriels. J’ai eu le
privilège d’y être filmé une fois.

g) Le sport, la plage
M. Bekkari innova encore en nous demandant d’arriver bien plus tôt à l’école pour commencer la journée
par des exercices physiques et pédagogiques sur les sables de la plage voisine. Je ne me souviens pas

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qu’il y ait eu beaucoup de retardataires à ces rendez vous matinaux. Pour nous faciliter la tâche, nous
étions dispensés de ramener nos cartables à la maison. Nous n’avions plus de devoirs à faire à domicile,
sauf bien sur ceux du cours d’arabe qui dépendaient de M. El fquih Moulay El Mekki Alaoui. M. Bekkari
empiéta encore une fois sur ses prérogatives en se chargeant des cours de soutiens en langue Arabe.
g) Une pédagogie avant-gardiste
M. Bekkari ne perdait cependant pas de vue le cœur de sa fonction, nous apprendre une langue, nous
inculquer des connaissances, nous initier à des techniques de travail et à la maitrise du raisonnement.
Tout cela en enracinant en nous des valeurs primordiales. Nous avions notre enseignement dans toutes
les matières du programme: calcul, dictée, rédaction et autres. Tout cela en dose plus qu’habituelles
Toutefois les méthodes étaient inédites, à la fois ludiques et pragmatiques.
Ainsi, les exercices de calcul ou de dictée pouvaient être réalisés sous forme d’un jeu : « quitte ou
double! ».Un élève appelé au tableau pouvait doubler tant qu’il le désirait la récompense acquise par ses
bonnes réponses. Je me souviens comme si c’était hier des 400 points que j’avais acquis en calcul à ce
jeu. Ce gain m’a permis d’acheter aux enchères un petit flacon « échantillon » de parfum qui fit la joie de
ma mère.
Un autre jeu consistait à récompenser la réponse la plus insensée, la plus ingénieuse ou la plus
extravagante. Ces joutes nous procuraient ravissement et allégresse. Nous donnions libre cours à notre
imagination et à notre ingéniosité pour répondre à des questions telles que :
- Pourquoi « Voir Naples et Mourir! »?
- Pourquoi l’eau de la mer est-elle salée?
Cependant, M. Bekkari détestait une chose, les réponses stupides ou irréfléchies, les « âneries » comme il
aimait à le dire. Un élève fut corrigé sévèrement pour avoir rendu un exercice de calcul où il indiquait
que le coût dépensé pour peindre une cabane de plage était 100 fois supérieur à la réalité, car il avait
oublié de placer les virgules.
Tout en répétant que l’écriture était la science des ânes, M. Bekkari nous incitait à nous appliquer mais
sans s’acharner sur la magnificence des pleins et des déliés comme ses prédécesseurs.
h) Des valeurs et des règles d’éthique
La boule rouge derrière le portrait du père de la Nation n’avait pas comme seul objectif d’imposer
l’autorité, elle faisait appel à notre sens du consensus et de l’éthique. Il y avait un contrat à respecter, un
engagement pris et il était nécessaire de s’y tenir. Il n’établissait pas une barrière inaccessible entre
l’élève et le maître. Il suffisait pour cela de nous voir tous entourer M. Bekkari à la sortie de l’école,
s’agglutinant sur sa vespa.

M. Bekkari nous enseignait bien d’autres vertus : la franchise, tout comme la responsabilité de nos actes.
Le climat ludique et la joie de vivre qui régnaient dans la classe, incrustaient en nous le sens de la
responsabilité. Nous étions fiers d’appartenir à cette « communauté » les élèves de M. Bekkari. Cet
homme qui dégageait une certaine force tranquille. Il n’hésitait pas à nous défendre lorsque qu’il le
jugeait utile, faisant face à la sévérité mal placée des autres instituteurs tels M. Cardona, le célèbre
instituteur « catcheur » qui faisait par ailleurs honneur à la ville de Salé.
Nageur contre catcheur, nous, nous avions fait notre choix.

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L’envie
Très vite, des élèves des 4 autres classes préparant au certificat d’étude de l’école manifestèrent leur désir
de se joindre à notre classe. Les « grandes familles » de la ville ne comprenaient pas pourquoi leurs
progénitures ne profitaient pas de tant de privilèges. Les instituteurs des autres classes appréciaient
modestement l’intrusion de cet instituteur venu de Rabat qui n’avait de cesse de remettre en cause leurs
méthodes d’enseignement, ouvrant ainsi la porte au chamboulement.
Monsieur Estève, le directeur, et son adjoint Monsieur Maaninou quant à eux, devaient affronter cette
gronde sournoise tout comme les entorses de notre instituteur aux établies.
Il avait déjà avancé d’une heure (7h au lieu de 8h), l’arrivée à l’école, il décida que les récréations se
feraient non plus en fonction d’un horaire établi pour toutes les écoles du royaume du Maroc, mais selon
l’état de fatigue des élèves engendrée par les efforts fournis.
La visite du Ministre
En cette première année de l’indépendance du Maroc, la visite du Ministre de l’éducation nationale dans
une école primaire devait être un évènement historique. Mohammed Fassi, nous fit cet honneur.
M. Bekkari cru son heure de gloire arrivée. Il espérait que Le ministre visiterait notre classe et
constaterait de visu qu’il était possible d’éduquer les Marocains autrement. Il devait avoir parié sur
l’intervention de son propre frère, haut fonctionnaire au ministère et surtout celle de Si Ahmed
Belyamani, membre du cabinet du ministre dont le fils était parmi nos camarades.
Le ministre arriva en milieu d’après-midi entouré de sa smala habituelle, M. Bekkari gardait la porte de
notre classe ouverte, surveillant les déplacements du dignitaire de l’État, en vain. Je me rappellerais
toujours de la fébrilité de M. Bekkari, puis de la déception mêlée d’un sentiment d’injustice qui
déformait alors son visage.
Nous n’avions pas eu droit aux honneurs de la délégation ministérielle.

Le début de la révolte

Cet échec ou plutôt cette ingratitude, n’entama en rien sa détermination.


Les changements d’horaire étaient Inacceptables par l’administration. La sentence ne se fit pas attendre.
Une mise à pied fut prononcée contre notre instituteur, définitive ou provisoire nous ne le savions pas.
Nous décidâmes alors d’entamer une grève des cours afin de manifester notre colère et d’exprimer notre
solidarité envers notre instituteur. Les manifestations de rue faisaient légende en cette période
d’indépendance nouvellement acquise. Elles transgressaient parfois l’allégresse pour s’attaquer plus
violemment aux traitres de la Nation ou à leurs biens. Nombreux parmi nous avaient caillassé la demeure
de Si Nassiri, voisine de notre école. Cette illustre famille intellectuelle était accusée d’avoir collaboré
avec les colonialistes.
Nos manifestations de solidarité avec notre instituteur prirent le même mode d’expression et les vitres de
notre école volèrent en éclat.
Face au Pacha

Le lendemain, les meneurs présumés de cette manifestation furent convoqués au siège du Pacha de Salé.
Je faisais parti du lot avec Filali, Bouchaara, Ahmed Soussi en plus de deux autres camarades. Le Pacha

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Shihi trônait majestueusement sur son siège drapé dans un blanc burnous. A sa droite se tenaient les
Moqadems de la ville, ces suppléants de l’autorité qui agissent à l’échelle de chaque quartier, comme
« Big Brother watching» du Makhzen.
Nous étions sommer de décliner un à un notre identité.
Chaque Moqadem concerné complétait notre présentation en relatant la fonction de nos pères et la
situation de nos familles. À chaque évocation, le Pacha commentait : « une bonne famille, ton père est un
homme honnête et studieux et toi tu le remercies par ton ingratitude, Ya el Maskhout. Le Moqadem nous
exhortait ainsi à implorer le pardon : « Goulou M’taïb Lillah! ».
C’est à ce moment là qu’Ahmed Soussi, excédé me chuchota en langue Tachlhit, « et si nous basculions
ce Pacha à travers son balcon? ». Quelle audace!
Nous fûmes relâchés sans autre poursuite. Nos parents ne furent pas informés de ces faits. Dans sa
mansuétude, le Pacha considérait que cette admonestation suffirait à nous faire courber l’échine.
Les martyres de la classe :
Quelques semaines plus tard, M. Bekkari reprit sa classe. L’administration avait choisi de calmer le jeu.
Cette période transitoire pour le pays exigeait peut-être de consacrer les énergies à d’autres défis. Mais la
détermination de M. Bekkari ne flancha point. Ses ambitions restaient intactes et sa détermination encore
plus aguerrie.
L’intervention du Pacha de la ville le révolta, elle était pour lui démesurée et attentatoire à notre
juvénilité. Il décida d’ériger un mémorial : les martyrs de la classe, suivi du nom des 6 élèves. Cette
inscription en gros caractères fut collée au dessus de son bureau, en signe de solidarité et de défi.
Ahmed Soussi, le facétieux :
A ce stade de mon récit, il est nécessaire de m’arrêter sur le cas de mon camarade Ahmed Soussi. Non
pas parce qu’il était mon homonyme et que nous étions tous deux issus de famille de commerçants
chleuhs établis de longue date dans la ville de corsaires (Salé), mais bien parce qu’il fut le principal
agitateur de la classe.
Il ponctionnait régulièrement ses parents, des gens aisés, pour nous offrir pois chiches, raisins secs, et
autres friandises. Toutefois, cela ne suffisait pas à satisfaire son besoin d’exhibition et son désir de
leadership. A la fois courageux et malicieux, il n’hésitait pas à fomenter des intrigues. Il m’entraina dans
certaines dont fut victime feu Fquih Mekki El Alaoui. Des faits dont je ne peux aujourd’hui tirer fierté,
bien au contraire.
Un jour de composition portant sur la vocalisation du texte arabe, « achakl », Maître Alaoui s’enferma
dans la classe pour transcrire le sujet de l’examen au tableau. Il y travailla une vingtaine de minutes.
Quand il eut fini, il referma avec soin les deux battants du tableau et sorti de la classe en cadenassant la
porte. Ahmed et moi-même guettions ses gestes et nous nous infiltrâmes dans la classe par une fenêtre
laissée entrebâillée. Nous effaçâmes la totalité du tableau puis nous le refermâmes comme si de rien
n’était.
De retour en classe, Maître Alaoui nous distribua solennellement nos cahiers de composition qu’il
conservait dans son casier et nous lança du haut de son estrade la fameuse maxime et sentence : « jour
d’examen, jour de gloire ou jour d’affront pour chacun! ».Il ouvra de façon théâtrale le tableau. Devant
l’hilarité générale, il se retourna et constata le désastre. Il éclata en sanglots, alla chercher un Moshaf du
Coran et s’installa en larmes sur sa chaise.
Ahmed jubilait, et moi j’avais honte.

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Ce ne fut pas le seul acte d’opposition de mon camarade. Il haranguait tout le monde. Il trouvait dans la
solidarité et la fidélité à Si Abdallah Bekkari un exutoire à sa rébellion.
Cette classe fut le grand tournant dans la vie d’Ahmed Soussi, plus que ce ne le fut pour nous tous.

La révolution à 12 ans

Plus rien n’arrêta le processus atomique de la classe. Encore plus de jeux, d’apprentissages par le quitte
ou double, de dictées au tableau. Les horaires et notre présence à l’école furent chamboulés. Nous
arrivions aux aurores pour courir sur la plage, suivre des cours d’arabe dans la Messallah du cimetière
voisin. Le Fquih Alaoui devint superflu et nous le lui fîmes bien sentir. Il tenta pour sa part d’innover,
remettant en question les méthodes qu’il appliquait depuis des décennies. Des parents certains de nos
camarades, furent ses élèves. Il tenta d’introduire des blagues et une façon plus divertissante dans son
apprentissage. La leçon de grammaire sur l’auxiliaire être Kaana wa akhawatouha devint plus théâtrale.
Monsieur Estève, le directeur n’avait nullement besoin d’un tel chambardement. Il atteignait
paisiblement la fin d’une carrière qui avait traversée toute la période coloniale. La relève marocaine de la
direction, en la personne de Si Maaninou, un des leaders de l’autre branche des nationalistes de Salé, le
parti Choura, n’avait pas non plus besoin de cette rébellion pour entamer la nouvelle ère de
l’indépendance.
La colère grondait aussi chez les autres instituteurs pour des raisons parfois inavouables.
La sentence tomba. M. Bekkari nous fut retiré définitivement. Et radié de l’administration du royaume.
Était-ce le premier fonctionnaire à qui l’on appliqua une telle sanction dans le Maroc indépendant?
La déchirure
La riposte de notre classe fut fulgurante et dévastatrice. Les garnitures et ornements furent arrachés des
murs. Les étoiles du plafond furent décrochées, la boule rouge brisée, le tableau noir mis à terre et les
encriers pulvérisés.
Nous accueillîmes un nouvel instituteur, venu de nulle part, il avança ahuri sur l’estrade, impressionné
par les dégâts. Ahmed Soussi sorti de son cartable une arme de dissuasion massive : un paquet gris
contenant 250g de pois chiches et de raisins secs qu’il projeta au plafond, juste au dessus de la tête du
nouvel arrivant. Ce dernier pris la fuite et revint accompagné de M. Estève le directeur. Durant cette
courte absence nous avions pris soin de ramasser tous les pois chiches et raisins secs éparpillés sur le sol
et détruire ainsi les preuves de l’attentat.
M. Estève décida de prendre directement les affaires en mains et ce fut M. Maaninou le directeur adjoint
qui fut affecté à notre classe.
La dictée de la discorde
Il fallait en premier lieu faire face au désastre. Si Zaouïa, l’homme à tout faire revint investir les lieux, il
remplaça les encriers cassés et nous distribua des cahiers neufs ainsi que des portes plumes.
Pour prendre la classe en main, M. Maaninou décida de commencer les cours par une dictée. C’était
peut-être aussi une manière de juger nos connaissances et nos capacités réelles.
Un chuchotement parcouru la classe. Nous devions boycotter le cours à notre manière, la consigne était :
« faire un maximum de fautes ».

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Lorsque les copies furent ramassées, la direction c du premier au dernier constata l’ampleur de la
résistance. Un élève avait eu l’ingéniosité de coller tous les mots de la dictée.

Le dictat…
Quelque jours après, une importante délégation nous attendait à l’entrée de la classe Il y’avait là le
directeur, Monsieur Estève, son second, Monsieur Maaninou et d’illustres émissaires du ministère,
Monsieur Belyamani en tête.
On nous sommât de nous mettre en file indienne par ordre alphabétique. On appela le premier élève,
Alami ,le représentant du ministère l’interpella à haute voix : « Alami, tu choisis l’école ou Bekkari? ».
Notre camarade s’effondra en pleur, il ne voulait pas être le premier à trancher ce dilemme. Les adultes
se mirent à plusieurs pour répéter la question. Étouffant un sanglot, Alami murmura : « l’école ». Il a
fallu lui faire répéter sa réponse à plusieurs reprises afin qu’elle soit clairement audible à tout un chacun.
Le premier pas franchi, les autres annoncèrent sans hésitation : « l’école ».
Lorsque ce fut le tour du trublion Ahmed Soussi, le couperet tomba :
- Ahmed Soussi, tu es expulsé de toutes les écoles du Royaume.
Quelle sentence! à l’encontre d’un enfant âgé à peine de 12 ans.
Une condamnation irrévocable à l’inculture, à la déchéance intellectuelle. Il fut sacrifié pour l’exemple,
peut-être aussi par vengeance. Je me pose aujourd’hui la question : s’il avait été fils de notable de Salé,
aurait-il subi le même sort? Bien qu’aisée, la richesse matérielle de sa famille n’était pas suffisante pour
lui épargner ce bannissement.
L’agitateur éloigné, il fallait disloquer le bloc, et nous fument divisés en cinq groupes qu’on réparti dans
les autres classes du même niveau.

Le calvaire des bastonnades


Cette tentative de division ne porta pas ses fruits. Nous nous rassemblions chaque matin devant l’école et
refusions d’y entrer. L’administration fit alors appel à nos parents. Ils devaient nous accompagner chaque
jour, nous livrer au directeur de l’école.
La contrainte était violente. Mon père qui ne m’avait jusque là jamais brutalisé, arriva un soir à la maison
avec 2 cordes, qui servaient à fagoter les sacs de sucre. Il m’isola dans une chambre, me ficela avec l’une
des cordes et il utilisa l’autre pour me flageller. Cette séance dura un certain temps et j’entendais ma
mère crier derrière la porte entrebâillée : « Zidou (plus encore!) ».

Quelques décennies plus tard, j’ai demandé à ma mère, qui fut une sainte dévote par ailleurs, pourquoi un
tel acharnement et pourquoi son « Zidou! ». Elle m’avoua que l’administration de l’école et les officiels
du ministère avaient convoqués les parents pour leur expliquer l’enjeu de notre reddition : Bekkari
préparait en fait une génération, selon leurs dires, qui pourrait porter atteinte aux fondements du pays.

C’est du moins ce qu’avait compris mon père. L’argument était de taille pour lui Il fut, en effet, un des
premiers membres des cellules du parti de l’Istiqlal en 1944. Il devait vivre le plus grand dilemme de sa
vie, son fils portant atteinte à la Nation et refusait l’école, l’enseignement, alors que lui, il n’avait jamais
eu cette chance. Il n’avait pu échapper à l’analphabétisme total qu’en fréquentant des enfants de son âge
qui avaient le privilège d’être scolarisé et qui lui avaient dispensé un peu de leurs savoirs.

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Dès l’âge de 4 ans, il avait dû travailler au magasin de mon oncle, une épicerie tabac à Derb Khiyar.
C’était grâce à son militantisme istiqlalien qu’il avait appris l’enjeu de l’enseignement. Comment peut-il
donc admettre que je refuse l’école?
Nous étions donc accompagnés jusqu’à l’école et livré à M. Estève, qui nous admonestait en premier
avant de nous remettre à notre nouvel instituteur. Le mien s’appelait M. Damerdji. Il nous détestait
particulièrement, d’autant plus que nous ne manquions aucune occasion de manifester notre insoumission
si ce n’était pas notre arrogance. Nous restions les élèves de M. Bekkari, donc nous étions les meilleurs,
les plus forts.
La victoire finale
En fin de compte, nous finîmes par être matés et nous nous avons subi les quelques semaines qui nous
séparaient des examens fatidiques : l’entrée en sixième simple ou avec bourse et l’examen du certificat
d’étude.
La victoire fut éclatante, tous les élèves de la classe de M. Bekkari réussirent ces examens .Grand
nombre d’entre nous réussirent avec panache, celui permettant l’octroi d’une bourse, qui était plus
difficile.
L’enseignement de M. Bekkari avait porté ses fruits et nous avions été récompensés.
Dès cette période, l’attitude de mon père, changea vis-à-vis de moi .Pour lui je savais ce que je faisais,
même si cela lui semblait des défis faramineux. Il me l’avoua lors de notre dernière rencontre à Alger, 2
ans avant son décès. Il savait le risque que j’encourais en retournant au Maroc, il préféra venir à Alger où
je vivais avec ma petite famille afin de nous rencontrer.

M. Bekkari en ayant conquis ses élèves en est ressorti victorieux. Ces derniers qui avaient adhéré à son
projet pédagogiques ont livré bataille pour défendre leur instituteur.
Nous formions des délégations qui lui rendaient visite, traversant le Bou Regreg en barque et marchant
jusqu’au quartier Diour Jamaa derrière la SAFT où se trouvait sa demeure familiale.
M. Bekkari fut ainsi informé régulièrement des évènements, et il a pu bénéficier de notre solidarité et de
notre fidélité
Bekkari fut victorieux, malgré une carrière brisée, un élan stoppé net, des ambitions et un projet
pédagogique anéantis.
Fut-il un incompris? Je pense honnêtement que son projet dérangeait. Cette méthode d’éducation et cette
pédagogie n’était pas à propager. Il y avait plus de place dans le Maroc indépendant pour M. Mekki
Alaoui que pour l’atomique classe et ses élèves ouverts à l’universalisme et à la modernité.

Monsieur le précurseur, bravo et merci.

11/11

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