Вы находитесь на странице: 1из 262

Dramaturgies, No.

26

Le modèle postdrama- Catherine Bouko est maître


tique de Hans-Thies de conférences au sein de la
Lehmann suscite de filière Spectacle vivant de
nombreuses réactions, l’Université Libre de Bruxelles.
positives et négatives, Ses recherches portent
Théâtre et réception

Théâtre et réception
parmi les spécialistes du particulièrement sur les
théâtre. Pour la première fois, formes spectaculaires inter-
l’ouvrage propose une étude approfondie artistiques et intermédiales.
Le spectateur postdramatique

Catherine Bouko
de la question postdramatique. S’appuyant
sur une quarantaine d’exemples de théâtre
contemporain, l’auteure examine la théorie Catherine Bouko
postdramatique et fournit une analyse
critique des codes propres à ces pratiques
artistiques.
Les formes postdramatiques, situées au
croisement du théâtre, de la danse, de la
performance, des nouvelles technologies et
des arts plastiques et visuels, invitent le
spectateur à des processus de réception
spécifiques. Cet ouvrage propose
d’interroger la relation que tisse le spec-
tateur avec le spectacle au moyen de
modèles de réception fondés sur des
approches esthétiques, sémiologiques
et sociologiques. Le spectateur y est
abordé sous un angle individuel (personne
singulière) et collectif (membre d’une
communauté).
Les points de vue théoriques, ponctués
de nombreux schémas et photographies,
sont illustrés par l’analyse de productions
significatives, entre autres de Roméo
Castellucci, Jan Fabre, Heiner Goebbels,
Tadeusz Kantor, Jan Lauwers, Wim
Vandekeybus et Kris Verdonck.

ISBN 978-90-5201-653-5

P.I.E. Peter Lang P.I.E. Peter Lang


www.peterlang.com
Dramaturgies, No. 26

Le modèle postdrama- Catherine Bouko est maître


tique de Hans-Thies de conférences au sein de la
Lehmann suscite de filière Spectacle vivant de
nombreuses réactions, l’Université Libre de Bruxelles.
positives et négatives, Ses recherches portent
Théâtre et réception

Théâtre et réception
parmi les spécialistes du particulièrement sur les
théâtre. Pour la première fois, formes spectaculaires inter-
l’ouvrage propose une étude approfondie artistiques et intermédiales.
Le spectateur postdramatique

Catherine Bouko
de la question postdramatique. S’appuyant
sur une quarantaine d’exemples de théâtre
contemporain, l’auteure examine la théorie Catherine Bouko
postdramatique et fournit une analyse
critique des codes propres à ces pratiques
artistiques.
Les formes postdramatiques, situées au
croisement du théâtre, de la danse, de la
performance, des nouvelles technologies et
des arts plastiques et visuels, invitent le
spectateur à des processus de réception
spécifiques. Cet ouvrage propose
d’interroger la relation que tisse le spec-
tateur avec le spectacle au moyen de
modèles de réception fondés sur des
approches esthétiques, sémiologiques
et sociologiques. Le spectateur y est
abordé sous un angle individuel (personne
singulière) et collectif (membre d’une
communauté).
Les points de vue théoriques, ponctués
de nombreux schémas et photographies,
sont illustrés par l’analyse de productions
significatives, entre autres de Roméo
Castellucci, Jan Fabre, Heiner Goebbels,
Tadeusz Kantor, Jan Lauwers, Wim
Vandekeybus et Kris Verdonck.

P.I.E. Peter Lang P.I.E. Peter Lang


Théâtre et réception
Le spectateur postdramatique

P.I.E. Peter Lang


Bruxelles Bern Berlin Frankfurt am Main New York Oxford Wien
z z z z z z
DRAMATURGIES
TEXTES, CULTURES ET REPRÉSENTATIONS

Directeur de collection
Marc Maufort, Université Libre de Bruxelles

Comité scientifique
Christopher Balme, University of Munich
Franca Bellarsi, Université Libre de Bruxelles
Judith E. Barlow, State University of New York-Albany
Johan Callens, Vrije Universiteit Brussel
Jean Chothia, Cambridge University
Harry J. Elam, Stanford University
Albert-Reiner Glaap, University of Düsseldorf
André Helbo, Université Libre de Bruxelles
Ric Knowles, University of Guelph
Alain Piette, École d’interprètes internationaux-Mons
John Stokes, King's College, University of London
Joanne Tompkins, University of Queensland-Brisbane

Assistante éditoriale
Caroline D E WAGTER, Université Libre de Bruxelles
Catherine B OUKO

Théâtre et réception
Le spectateur postdramatique

Dramaturgies
No.26
Cet ouvrage est publié avec le soutien de la Fondation universitaire.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque


procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit,
est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E.-Peter Lang S.A.


Éditions scientifiques internationales
Bruxelles, 2010
1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique
info@peterlang.com ; www.peterlang.com

ISSN 1376-3199
ISBN 978-3-0352-6033-5
D/2010/5678/56

Imprimé en Allemagne

Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Nationalbibliothek »


« Die Deutsche Nationalbibliothek » répertorie cette publication dans la
« Deutsche Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont
disponibles sur le site http://dnb.d-nb.de.
Remerciements et crédits images

Photographie 8 : © Rossel & Cie S.A. – Le Soir, Phodoc, Bruxelles,


16 novembre 2007. La présente photo est reproduite avec l’autorisation
de l’Editeur, tous droits réservés. Toute utilisation ultérieure doit faire
l’objet d’une autorisation spécifique de la société de gestion Copiepresse
info@copiepresse.be.

Je remercie vivement les artistes et photographes qui m’ont permis


d’utiliser les clichés suivants pour la réalisation de cet ouvrage : the
Builders Association, la Clinic Orgasm Society, Heiner Gœbbels, la
Needcompany, les Quatrelles, Karin Schoof, la Societas Raffaello
Sanzio, Troubleyn, Kris Verdonck.

Photographie 1 : © Luca Del Pia, photographie 2 : © Daniel Cordova,


photographie 3 : © Esther Bastendorff, photographie 4: © Catherine
Antoine, photographie 5 : © Gabriele Pellegrini, photographie 6 :
© Needcompany, photographie 7 : © The Builders Association, photo-
graphie 9: © Eveline Vanassche, photographie 10 : © Wonge Bergman,
photographie 11 : © Miel Verhasselt, photographie 12: © Wonge
Bergmann, photographie 13 : © Wonge Bergmann, photographie 14 :
© Karin Schoof, photographie 15 : © Steirischerherbst/Manninger,
photographie 16 : Wonge Bergmann, photographie 17 : © Catherine
Antoine, photographie 18 : © Needcompany, photographie 19 :
© Needcompany, photographie 20 : © Needcompany, photographie 21 :
© Miel Verhasselt, photographie 22 : Miel Verhasselt, photographie 23 :
© Eveline Vanassche, photographie 24 : © Wonge Bergmann, photo-
graphie 25 : © Wonge Bergmann.
Table des matières

Introduction .........................................................................................13

PREMIÈRE PARTIE
LE THÉÂTRE POSTDRAMATIQUE

CHAPITRE I
Polémique autour du théâtre postdramatique ..................................19
Un paradigme aux multiples qualificatifs ........................................19
Un théâtre qui ne condamne pas le drame ? .....................................22
À la recherche d’un paradigme discriminant ...................................25
CHAPITRE II
Le théâtre postdramatique et le drame .............................................47
Le texte-matériau non prescriptif .....................................................48
Des pôles d’émission et de réception pluriels ..................................49
Quand le texte-matériau manipule
la construction spectaculaire dramatique .........................................55
CHAPITRE III
La dramaturgie visuelle postdramatique .......................................... 73
Un théâtre d’images .........................................................................74
Le vide et le plein : esthétique des intensités ...................................77
Perception et dramaturgie visuelle : le regard en construction .........79
CHAPITRE IV
Le traitement postdramatique du corps ............................................91
Quelques présupposés épistémologiques :
le discours-corps et la présence-chair ...............................................91
Le traitement postdramatique du corps ............................................94
Le paradigme postdramatique, un art de la danse ?........................ 105
CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES
Un art de la subversion .....................................................................113
10

DEUXIÈME PARTIE
LE PROCESSUS SÉMIOTIQUE POSTDRAMATIQUE

CHAPITRE V
Le signe théâtral ................................................................................119
Les études théâtrales : entre le texte écrit et la re-présentation ......119
Le double statut du signe théâtral :
entre opacité et transparence ..........................................................122
Référence et négativité ...................................................................127
Axes paradigmatique et syntagmatique. .........................................128
Le signe sémiopragmatique peircien ..............................................130
La phanéroscopie peircienne :
les catégories de la signification.....................................................132
CHAPITRE VI
La pensée iconique postdramatique .................................................143
De l’avis des praticiens : montrer l’invisible..................................143
Interprétations symbolique et poétique ..........................................144
Détournement du banal et pensée iconique ....................................146
La pensée iconique et la subversion des codes dramatiques ..........152
CHAPITRE VII
La dramatisation postdramatique....................................................161
Concrétisation, contexte social et isotopies ....................................162
Le Lector in Fabula d’Umberto Eco :
le lecteur en tant que compétence...................................................166
Le modèle d’Umberto Eco et le théâtre postdramatique ................174
Le modèle de la réception iconique et la théorie des vecteurs .......184
Le processus sémiotique postdramatique complet .........................190
CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES
Le spectateur postdramatique modèle .............................................193
11

TROISIÈME PARTIE
COMMUNICATION THÉÂTRALE ET MODÈLES COOPÉRATIFS

CHAPITRE VIII
La réciprocité de la relation théâtrale .............................................197
Le modèle de la conversation téléphonique ...................................197
Le regard et l’écoute : la réponse du spectateur .............................199
CHAPITRE IX
Approche systémique de la communication théâtrale ....................215
Le processus d’auto-énonciation ....................................................216
L’énonciation collective .................................................................219
Un système de contraintes culturelles préexistantes ......................221
L’approche systémique de l’énonciation théâtrale .........................224
CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES
Une double coresponsabilité .............................................................239

Conclusion générale...........................................................................243
Bibliographie ......................................................................................251
Index ...................................................................................................257
INTRODUCTION
Théâtre, signe, réception

Amorcée en 1880 selon Peter Szondi1, la crise de la représentation


aurait atteint son paroxysme dans les années 1950 et 1960 avec l’œuvre
emblématique de Samuel Beckett. Pour Denis Guénoun2, la fin du
vingtième siècle est dominée par une question centrale : comment faire
du théâtre après cet artiste de génie, qui a apporté une réponse radicale à
la crise de la représentation. Pour y répondre, à l’aube des années 1980,
un pan du théâtre expérimental s’engage dans la voie des croisements
interartistiques : de nombreux artistes transgressent les conventions
dramatiques en mettant sur pied un dispositif scénique qui intègre la
danse, la performance, les arts plastiques, la musique, les nouvelles
technologies, etc. Un certain nombre de traits postdramatiques, selon
l’expression de Hans-Thies Lehmann3, traduit l’émergence de formes
nouvelles : nouveaux équilibrages entre les dimensions de représenta-
tion et de performativité, prééminence de l’image sur le texte et sur la
fable, exploitation de la matérialité du spectacle, déconstruction du
personnage qui laisse apparaître le performeur, etc.
Les formes postdramatiques ont pour effet de susciter une mise en
cause des genres et des pratiques spectaculaires qui contribue à fonder le
spectacle vivant en véritable paradigme syncrétique. Théâtre, danse,
opéra, installations, arts plastiques, performance, etc. se croisent dans
une création dont la morphologie mérite d’être étudiée. La réception du
spectateur mérite d’être appréhendée en parallèle. Nous posons l’hypo-
thèse d’une réception postdramatique qui accompagne la production. En
quoi le théâtre postdramatique implique-t-il une activité spectatorielle
spécifique, qui se distingue de la réception dramatique ? L’objectif de
notre recherche consiste dans l’élaboration d’un modèle de réception qui
prenne en compte la spécificité des pratiques scéniques postdramatiques
et leurs implications sur l’activité du spectateur.
Notre recherche est organisée autour de trois problématiques cen-
trales. Premièrement, le concept de théâtre postdramatique est revisité.

1
Szondi, P., Théorie du drame moderne, Belval, Circé, 2006.
2
Guénoun, D., Actions et acteurs : raisons du drame sur scène, Paris, Belin, 2005,
p. 27.
3
Lehmann, H.-T., Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002.
14 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Diverses dénominations sont employées pour se référer à cette forme de


théâtre contemporain. Cette pluralité terminologique met en évidence
combien il est délicat de rassembler les spectacles contemporains au sein
d’une appellation. Tout en conservant le terme postdramatique, nous
tentons de proposer un modèle plus restrictif, qui s’applique à un fais-
ceau de pratiques théâtrales plus précis. L’analyse des moyens scéniques
postdramatiques met en évidence comment ces formes spectaculaires
subvertissent les conventions dramatiques. Le théâtre postdramatique se
dégage du principe de représentation extrascénique dramatique : l’énon-
ciation du texte, les éléments visuels et la présence du corps ne ren-
voient pas au monde extérieur mais interrogent les possibilités
d’expression scénique non dramatiques.
La deuxième partie de la recherche porte sur les concepts de signe et
de processus sémiotique. Dans quelle mesure les théories du signe
théâtral, fournies par Tadeusz Kowzan, Anne Ubersfeld ou Patrice
Pavis, conviennent-elles au théâtre postdramatique ? Il apparaît néces-
saire de dégager la théorie du signe théâtral de son empreinte drama-
tique : le signe postdramatique est opaque, contrairement au signe
dramatique qui apparaît comme transparent chez Ubersfeld. Contraire-
ment à l’opinion de certains opposants (Fischer-Lichte, Lyotard, States,
etc.), la portée sémiologique ne limite pas à la question de la significa-
tion et ne réduit pas l’élément scénique à un signe figé et abstrait : le
signe opaque, mystérieux, n’est pas rattaché à un sens précis.
L’approche du signe postdramatique constitue une première étape à
l’étude de la réception du spectateur. Ensuite, notre étude entend propo-
ser un modèle de processus sémiotique postdramatique. Il apparaît que
ce langage scénique qui fait fi des codes dramatiques appelle chez le
spectateur une réception iconique, qui sera relayée par le processus de
dramatisation.
Le processus sémiotique postdramatique concerne le spectateur mo-
dèle. Notre recherche a l’ambition de dépasser le niveau intersubjectif
de ce spectateur abstrait pour porter sur les paramètres collectifs de la
réception spectatorielle empirique. La troisième partie aborde dès lors le
processus sémiotique au niveau des contraintes qui le conditionnent. Il
est aujourd’hui acquis que l’approche du théâtre en tant que processus
événementiel, invariablement éphémère et fugitif, requiert une remise en
question de la méthodologie, démarquée des sciences du texte. Dans le
cas du théâtre postdramatique, la scène ne constitue plus le support de la
représentation d’un texte ; elle s’autonomise pour devenir un événement
à part entière. L’analyse doit dès lors particulièrement prendre ses
distances par rapport aux modèles dominés par la linguistique. Com-
ment le chercheur peut-il aborder le caractère vivant de son objet
d’étude ? Quels sont les outils qui lui permettent de dépasser l’approche
Théâtre, signe, réception 15

intersubjective de la réception ? Pour pouvoir aborder l’activité specta-


torielle dans sa dimension empirique, la recherche doit notamment
porter sur les contraintes qui pèsent sur l’énonciation. L’enjeu consiste à
étudier l’objet théâtral comme un système régi par une série de cadres.
Ceux-ci conditionnent l’activité spectatorielle de tous les spectateurs.
Membres de la même communauté culturelle, l’instance scénique et les
spectateurs partagent des contraintes qui pèsent sur l’énonciation.
Pour aborder le spectateur empirique, l’analyse doit aborder l’objet
théâtral par une saisie globale, comme un événement collectif. Le spec-
tateur apparaît comme doublement coresponsable de l’énonciation.
Premièrement, l’énonciation est collective : l’instance scénique et le
spectateur créent leur propre texte spectaculaire. Le sens n’est pas
transmis de l’émetteur vers le récepteur. Deuxièmement, le spectateur,
en tant que membre de l’assistance, influence le déroulement de l’action
scénique par la qualité de son attention : par son regard et son écoute,
ses émotions sont renvoyées à la scène. L’objet théâtral apparaît comme
doublement vivant, tant au niveau de la construction du sens que de la
circulation des émotions.
PREMIÈRE PARTIE

LE THÉÂTRE POSTDRAMATIQUE
CHAPITRE I
Polémique autour du théâtre postdramatique

Parmi les dénominations reçues par la critique, le terme de théâtre


« postdramatique » est sans doute celui qui fait le plus débat à l’heure
actuelle. Si certains l’ont adopté (Crombez, De Marinis, di Matteo,
Sacchi, Stalpaert, Vanhaesebrouck, un groupe de travail de la Fédération
internationale de Recherche Théâtrale, etc.), il a cependant provoqué de
vives réactions de la part de certains théâtrologues qui y vont vu une
mise à mort du drame. Tel que l’entend Lehmann, le théâtre postdrama-
tique ne condamnerait pas le drame et ne consisterait pas dans une
typologie stricte mais plutôt dans une constellation de caractéristiques
que l’on retrouve, à des degrés divers, dans certains spectacles contem-
porains. Le caractère hybride de nombreuses créations requiert un
modèle souple, qui ne les enferme pas fermement dans une catégorie.
Cette souplesse paraît toutefois excessive chez Lehmann : il y a en effet
lieu de se demander si l’apparition de quelques traits postdramatiques
suffit à qualifier le spectacle, voire l’artiste, de postdramatique. Par des
assimilations trop rapides, la théorie postdramatique perd sa précision.
Le modèle de Lehmann renvoie à l’attitude générale de remise en cause
de la représentation dramatique, qui a traversé le vingtième siècle, mais
n’est pas suffisamment restrictif. La théorie postdramatique demande
donc à être affinée au moyen de critères discriminants, qui en précisent
la portée.

1. Un paradigme aux multiples qualificatifs


Les théoriciens font usage de diverses dénominations pour qualifier
le théâtre occidental de la fin du vingtième siècle, qui remet en cause la
fonction de représentation du spectacle théâtral : théâtre inter-, multi- ou
pluridisciplinaire, théâtre postdramatique, théâtre performatif, théâtre
interartistique, théâtre de l’image/des images, théâtre visuel, Regiethea-
ter, etc. Cette pluralité terminologique met en évidence combien il est
délicat de rassembler les spectacles contemporains au sein d’une appel-
lation, à l’heure où les créations théâtrales cherchent à briser les fron-
tières entre les arts, les genres et les enjeux esthétiques. Évaluons la
pertinence des termes les plus utilisés. Les concepts de théâtre multi-,
pluri- ou interdisciplinaire sont fréquemment rencontrés. Le recours au
terme « discipline » fait montre d’une confusion terminologique : au
20 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

sens strict, il ne renvoie pas à la création artistique mais aux branches de


la connaissance (telle la linguistique ou la sociologie). Il est entendu au
sens de pratique artistique (théâtre, danse, etc.) lorsqu’il est question de
théâtre multi-, pluri- ou interdisciplinaire.
Au-delà de cette précision terminologique, Marie-Christine Lesage1
démontre surtout dans quelle mesure l’usage de la notion de discipline
renvoie à une approche moderne datée, qui tend à compartimenter les
pratiques en clôturant l’identité distinctive de chaque art. Chaque champ
artistique est défini par son territoire, composé des règles et de codes
qui le distinguent des autres. Adorno évoquait déjà combien la trans-
gression des frontières entre territoires est abordée avec méfiance :
« Tout ce qui ne s’en tient pas à la discipline de territoires établis une
fois pour toutes passe pour indocile et décadent, alors que l’origine de
ces territoires n’est pas naturelle mais bien historique […]. »2
Afin de pallier l’approche par territorialisation, qui ne prend pas en
compte le caractère mouvant de l’identité artistique, la chercheuse
privilégie le concept de théâtre interartistique proposée par Patrice
Pavis.3 Cette dénomination aurait comme avantage de se débarrasser de
la connotation forte liée au terme de discipline et de dépasser ainsi la
tendance à la territorialisation.
Les préfixes « multi » et « pluri » tendent à appuyer l’approche de la
rencontre des arts en tant que combinaison. Jean-Pierre Ryngaert sou-
ligne combien de telles créations spectaculaires appellent plutôt une
étude de « la nature des liens entre les morceaux, […] la primauté du
montage et la qualité de la jointure. »4 Son propos rejoint celui de
Lesage, qui préconise l’utilisation du préfix « inter » dans la mesure où
ce dernier renvoie plus précisément aux connexions dynamiques qui
s’établissent entre les champs artistiques. Par le décloisonnement qu’elle
implique, l’approche interartistique du théâtre entend étudier les rela-
tions entre les arts dans la complexité de l’entre-deux qui les lie.
Le théâtre postdramatique tel que nous l’entendons convoque im-
manquablement un dispositif interartistique fragmenté. Tout spectacle
postdramatique confronte plusieurs champs artistiques, qui conservent
leur autonomie : ceux-ci ne convergent pas vers l’œuvre totale. Le terme

1
Lesage, M.-C., « L’interartistique : une dynamique de la complexité », in Registres,
n° 13, Paris, 2008, p. 11-26.
2
Adorno, T., cité dans Lesage, M.-C., op. cit., p. 19.
3
Pavis, P., « Les Etudes théâtrales et l’interdisciplinarité », in L’Annuaire Théâtral,
n° 29, Ottawa, 2001, p. 14.
4
Ryngaert, J.-P., « Du bon usage des cailloux », in Hébert C., Perelli-Contos, I. (dir.),
Théâtre : multidisciplinarité et multiculturalisme, Québec, Nuit Blanche Éditeur,
1997, p. 147.
Polémique autour du théâtre postdramatique 21

de postdramatique est donc plus restrictif que celui d’interartistique :


alors que le théâtre postdramatique est nécessairement interartistique,
l’inverse n’est pas vrai. Le dispositif de Nachtevening, mis en scène par
Inne Goris d’après Médée, comprend un chœur et des séquences lors
desquelles le conflit entre les deux personnages s’exprime par des corps-
à-corps intenses, proches de la danse. Ces derniers, même si non drama-
tiques, sont soumis au drame ; ils le renforcent en faisant appel à la
puissance d’évocation du corps. Dans ce cas, le recours à l’interartis-
tique constitue un procédé au service de la logique dramatique. Le
théâtre postdramatique apparaît comme une catégorie du théâtre interar-
tistique.
En réponse aux modèles qui semblent porter sur des pans du spec-
tacle vivant de plus en plus étendus, Patrice Pavis5 insiste sur la néces-
sité de développer des théories restrictives, qui prennent garde à éviter
une approche exclusive ou éclectique. Certaines notions ne conviennent
pas en raison de leur manque de spécificité discriminante. La notion de
Regietheater met en évidence le rôle accru de la mise en scène au
détriment de la dramaturgie mais n’est pas suffisamment spécifique : le
pouvoir de la mise en scène a été en constante augmentation depuis la
« crise » de la représentation amorcée en 1880 selon Szondi. Le qualifi-
catif de théâtre d’images ne paraît pas non plus adéquat. Frédéric
Maurin6 évoque le caractère galvaudé du terme, utilisé par référence à
un paradigme beaucoup trop vaste. La définition de cette forme théâtrale
proposée par Patrice Pavis7 est au contraire particulièrement restrictive :
l’image scénique ne prime pas seulement sur l’énonciation du texte et le
travail corporel, elle remplace ceux-ci. Le relief du spectacle fait place à
une image en deux dimensions. Au sens strict, cette définition ne con-
vient qu’aux spectacles au sein desquels la performance de l’acteur a
disparu. Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos8 font usage du terme de
théâtre de l’image. Ce dernier rendrait compte de la primauté de l’image
par rapport au texte dramatique. La notion de théâtre de l’image, elle
non plus, ne paraît pas suffisamment discriminante : les auteures recon-
naissent que la question de l’image théâtrale est antérieure à l’émer-
gence de ces pratiques contemporaines.
Il est frappant de constater que toutes ces dénominations portent sur
les moyens convoqués par l’instance scénique (l’image, la rencontre des
5
Pavis, P., op. cit.
6
Maurin, F., « Au péril de la beauté : la chair du visuel et le cristal de la forme chez
Robert Wilson », in Picon-Vallin, B. (dir.), La scène et les images, Paris, CNRS édi-
tions, 2001, p. 56.
7
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 373.
8
Hébert, C., Perelli-Contos, I., La face cachée du théâtre de l’image, Sainte-Foy,
Presses de l’Université Laval, 2001.
22 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

arts, le pouvoir de la mise en scène) et non sur la finalité spectaculaire.


Nous choisissons de retenir l’expression de théâtre postdramatique dans
la mesure où elle met prioritairement en évidence l’enjeu esthétique
partagé par certains créateurs contemporains ; la question des procédés
scéniques exploités est secondaire et dépasse les champs artistiques. Le
concept de « théâtre performatif », défendu par Josette Féral9, porte lui
aussi sur la finalité esthétique de ces productions théâtrales. Nous
privilégions néanmoins l’acception postdramatique dans une volonté de
souligner les frictions, confrontations, mélanges ou croisements obser-
vables entre les esthétiques dramatique et performative. La manifesta-
tion postdramatique de la théâtralité se fonde en effet sur une explora-
tion des équilibrages entre ces deux approches de la scène théâtrale (voir
3.2.3.).

2. Un théâtre qui ne condamne pas le drame ?


Florence Baillet10 interprète la théorie postdramatique comme le scel-
lement de la fin historique du drame. Jean-Pierre Sarrazac l’a interprétée
comme une mise à mort du drame. En 1998 déjà, ce dernier faisait déjà
montre de son opposition à la tendance postmoderne qu’il définit
comme « un jeu qui consiste aujourd’hui à annoncer, après celle de
l’Histoire, la mort du drame, la fin du théâtre, etc. »11 Dans sa réponse à
l’ouvrage de Lehmann, Sarrazac12 démontre que le drame, loin d’être
mort, se renouvelle même grâce à la désunion entre le drame et la
scène : l’affranchissement de la mise en scène par rapport à la forme
dramatique donne un nouveau souffle à cette dernière.
Sarrazac propose de distinguer le drame-de-la-vie et le drame-dans-
la-vie, pour mettre en évidence le renouveau du drame contemporain. Le
drame-de-la-vie s’oppose à la linéarité du drame-dans-la-vie : il ne
comprend plus une organisation logique de l’action, structurée par un
début et une fin. L’étendue et le rythme du drame sont modifiés : le
héros fait place au personnage ordinaire, en proie à l’introspection. Les
événements qu’il vit sont devenus presque insignifiants ; le drame
contemporain est un théâtre du quotidien, de l’intime. Sarrazac souligne
combien l’action n’est plus « active » mais « passive », relevant de
9
Cycle de conférences organisé à l’Université Libre de Bruxelles en novembre 2009,
dans le cadre des échanges Erasmus Mundus.
10
Baillet, F., « Critique de l’ouvrage Le Théâtre postdramatique par Hans-Thies
Lehmann », in Registres, n° 8, Paris, 2003, p. 78.
11
Sarrazac, J.-P., « Une mise en pièce(s) du théâtre ? Un entretien conduit par Hélène
Kuntz et David Lescot », in Études théâtrales, vol. 13, Louvain-la-Neuve, 1998,
p. 51.
12
Sarrazac, J.-P., « La reprise : la réponse au postdramatique », in Études Théâtrales,
vol. 38-39, Louvain-la-Neuve, 2007, p. 7-20.
Polémique autour du théâtre postdramatique 23

l’intrapsychique. Cette définition de l’art dramatique contemporain met


en évidence combien celui-ci, même s’il est en mutation, respecte la
logique de la représentation extrascénique : cette dernière s’est déplacée
des actions mythiques vers celles, insignifiantes, de la vie quotidienne ;
l’acteur incarne désormais un personnage banal, « anti-héros ». La
logique dramatique est préservée : à l’instar du théâtre de l’absurde,
l’action scénique est toujours au service d’un discours sur le monde
porté par le texte.
À l’inverse, le cœur des spectacles postdramatiques se situe dans la
remise en question de la fonction même de représentation extrascénique
du théâtre. L’art dramatique, en tant que représentation du monde – qu’il
soit mythique ou quotidien – via l’énonciation du texte, est abandonné.
Privilégier un dispositif postdramatique ne signifie néanmoins pas nier
le potentiel de renouvellement du drame. Les formes dramatiques et
postdramatiques contemporaines se distinguent par leur mode
d’approche de la crise de la représentation. Le modèle postdramatique
théorise les formes théâtrales qui privilégient un théâtre interartistique
en réaction à la représentation en crise, tandis que le modèle dramatique
contemporain aborde le renouvellement du drame, qui se produit no-
tamment en remplaçant la logique destinale par l’imprévisibilité, comme
le démontre Denis Guénoun.13 Les théâtres dramatique et postdrama-
tique apparaissent comme deux méthodes nourries par l’exploration de
la fonction de représentation, qui ne s’excluent pas l’une l’autre.
Lehmann condamne-t-il le drame dans son modèle ? Examinons
comment le terme de postdramatique peut être défini. Le préfixe
« post » paraît entraîner autant de problèmes qu’il n’en résout car il peut
être interprété de deux manières différentes : soit comme un balayage
des avancées dramatiques au profit d’une approche qui remet les comp-
teurs à zéro ; soit comme une forme spectaculaire qui ne nie pas les
possibilités du drame de se renouveler mais se centre sur l’exploration
de moyens d’expression non dramatiques. Si les réfractaires semblent
avoir privilégié la première définition, le point de vue de Lehmann
correspondrait quant à lui à la seconde. Le chercheur se défend en effet
de condamner le drame. On peut pourtant se poser la question quand on
observe la liste des artistes qu’il considère comme postdramatiques :
Peter Brook notamment est convoqué. Son travail mondialement célèbre
sur la musicalité de la langue française, explorée avec des acteurs de
multiples origines, est cité en exemple de la « mise en musique »14
postdramatique. Le texte est exploité comme un matériau au sein d’un
dispositif interculturel (25 comédiens de 16 nationalités différentes pour

13
Guénoun, D., « Les Futurs du drame », in Registres, n° 8, op. cit., p. 89-99.
14
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 143.
24 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

le célèbre Mahabharata). Cette évocation du travail du metteur en scène


pose problème. L’exploitation du texte comme musique est guidée par la
logique dramatique chez Brook : l’énonciation du texte est préservée ; la
musicalité n’est pas indépendante du drame. Pour que la musicalité de
l’énonciation du texte soit postdramatique, elle doit être indépendante
du texte et non à son service, comme dans les mises en scène de Jaz de
Koffi Kwahulé (voir chapitre II). Ceci ne caractérise pas le travail de
Peter Brook. Si l’on n’affine pas le trait de « mise en musique » proposé
par Lehmann, la musicalité postdramatique ne se distingue pas de la
musicalité d’un spectacle dramatique et perd donc sa spécificité. Leh-
mann fait preuve d’une souplesse excessive lorsqu’il considère la musi-
calité de Brook comme un trait postdramatique.
Le chercheur fait une seconde fois référence au travail de Brook
lorsqu’il évoque l’insistance sur l’expérience du temps réel de la repré-
sentation plutôt que sur le temps historique inscrit dans le drame.15 Les
spectacles qui durent toute la nuit, tel le Mahabharata, invitent le spec-
tateur à prendre particulièrement conscience de la temporalité réelle du
spectacle. Ici non plus, la spécificité postdramatique n’apparaît pas
clairement : en quoi une création dramatique ne pourrait-elle pas con-
fronter ces deux approches de la temporalité de la sorte ? La préserva-
tion totale de l’illusion mimétique interdirait un tel procédé, pour garan-
tir l’immersion du spectateur dans l’univers représenté. Le théâtre
dramatique a depuis longtemps abandonné cette obéissance incondition-
nelle à la mimésis. Du quatrième mur, il ne reste souvent que quelques
briques. De plus, la longueur du spectacle ne semble pas prioritairement
déterminée par ce souci de faire apparaître la temporalité réelle du
spectacle mais s’expliquerait plutôt simplement par l’ampleur du poème
indien. Quand il est présenté à Brooklyn, le spectacle est d’ailleurs
présenté lors d’une journée complète mais est également découpé en
trois soirées. La longueur du spectacle n’apparaît donc pas comme un
dispositif central qui fragiliserait volontairement l’énonciation du
drame.
Un second problème apparaît : deux traits dits postdramatiques suffi-
sent-ils à considérer un artiste comme tel ? Difficilement. Même si un
spectacle comprend quelques traits dits postdramatiques, il doit être
considéré comme dramatique si la logique de représentation dramatique,
portée par le texte, est préservée. La création scénique est postdrama-
tique quand elle met sur pied un système qui ne comprend plus de drame
en son centre ; les procédés scéniques s’émancipent alors de l’autorité
du texte, quand il y en a un. Si Lehmann se permet de présenter Brook
comme postdramatique, c’est vraisemblablement parce qu’il définit le

15
Id., p. 249-250.
Polémique autour du théâtre postdramatique 25

théâtre postdramatique en tant que constellation de traits que l’on re-


trouve à des degrés divers dans les créations scéniques. Son modèle
postdramatique n’exclut pas l’approche d’un spectacle ou d’un artiste à
la lumière des systèmes dramatique et postdramatique, en fonction des
traits sur lesquels on veut insister. Tel est le cas pour Peter Brook :
implicitement, Lehmann nous invite à le considérer comme un artiste
dramatique dont les spectacles comprendraient des traits postdrama-
tiques. Ce serait en cela qu’il est postdramatique. Avec une telle sou-
plesse, beaucoup d’artistes peuvent être considérés comme postdrama-
tiques, sans que cela caractérise prioritairement leur travail. Dans cette
perspective, Peter Brook n’est pas un artiste postdramatique au sens
strict. Quand Lehmann inscrit son nom au sein de la liste d’artistes
postdramatiques, il invite cependant à penser le contraire. Cela se vérifie
également quand Lehmann convoque Bernard-Marie Koltès. D’après
lui, Koltès est l’un des neuf auteurs cités « dont une partie de l’œuvre
tout du moins peut être apparentée au répertoire postdramatique. »16
Sans apporter de précision qui expliquerait l’évocation de cet artiste,
considéré comme l’un des auteurs dramatiques français contemporains
les plus importants, l’on comprendra que Lehmann s’attire des foudres
multiples. Son attitude fait par ailleurs indirectement écho au point de
vue de Jean-Pierre Sarrazac, qui souligne le caractère insatisfaisant de la
notion d’écriture dramatique, que l’on continue à utiliser « faute de
mieux. »17 Si le concept de dramatique ne convient pas à certains ar-
tistes, celui de postdramatique ne leur sied pas forcément pour autant.
En définitive, Lehmann ne semble pas condamner le drame mais
prend parfois comme exemple des pratiques qui relèvent davantage de la
logique dramatique. Sans que cela soit forcément son intention, il oc-
culte le caractère dramatique de certaines pratiques quand il considère
leurs dispositifs comme des avancées postdramatiques, alors qu’ils
apparaissent au service du renouvellement du drame.

3. À la recherche d’un paradigme discriminant


Les spectacles postdramatiques partagent l’ambition de se dégager
du drame, entendu comme principe organisateur de la représentation
théâtrale du monde extrascénique. Si le caractère hybride de nombreux
spectacles contemporains requiert l’abandon de catégories strictes, la
souplesse doit être maniée avec prudence : le risque est réel de labelliser
tout spectacle comme postdramatique dès que quelques traits postdra-
matiques sont observables et par conséquent de ne plus rendre compte

16
Id., p. 30.
17
Sarrazac, J.-P., in Guénoun, D., « Quel devenir pour la forme dramatique ? », in
Registres, n° 8, op. cit., p. 90.
26 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

d’une quelconque spécificité. En tentant de prendre en considération la


porosité des frontières entre les genres, le modèle de Lehmann ras-
semble excessivement les esthétiques spectaculaires. Certains exemples
relèvent en effet du système dramatique (Peter Brook), d’autres de la
danse (Anne Teresa de Keersmaeker), sans que la référence au modèle
postdramatique se justifie vraiment.
3.1. Une flexibilité nécessaire
Selon Jean-Pierre Ryngaert18, le succès des formes que l’on qualifie
de postdramatiques peut s’expliquer par l’absence de récits communs
suffisamment forts pour s’imposer dans la société contemporaine.
Plusieurs voix (Dort, Ostermeier, Sarrazac, etc.) s’élèvent aujourd’hui
pour affirmer le retour de la parole, après le règne de la mise en scène.
Les opposants au théâtre postdramatique annoncent – non sans une
certaine satisfaction – la fin de ce dernier. Sarrazac rejoint le point de
vue de Thomas Ostermeier19, selon lequel les conflits contemporains
réclament le retour du drame. De l’avis du dramaturge allemand, la
période postmoderne évoquée par Ryngaert est révolue. Un effet de
boomerang se produirait : les récits communs auraient disparu pour
réapparaître avec force aujourd’hui. Une nouvelle génération de drama-
turges en aurait fini avec la mise à distance du texte.
L’hypothèse du retour de la parole renvoie à une compartimentation
chronologique des pratiques spectaculaires qui convient peu à la diversi-
té que l’on observe aujourd’hui. Le théâtre performatif et le théâtre de
représentation extrascénique se croisent parfois au sein des créations
d’un seul et même artiste, comme Jan Lauwers ou Jan Fabre.
Le point de vue de la dramaturge Carole Fréchette souligne combien
il n’est pas question d’un simple retour à un état initial de la parole
théâtrale. Les deux esthétiques cohabitent sur les scènes théâtrales et
permettent, consciemment ou non, un renouvellement de leurs pratiques
respectives :
Le théâtre de l’image n’est pas disparu, mais il s’est beaucoup transformé.
[…] Ce courant a modifié le théâtre. Il a montré avec éloquence le pouvoir,
la force d’évocation et d’expression de certains éléments de la représenta-
tion : le corps des acteurs, la lumière, la scénographie, l’espace… Après être
resté longtemps dans la zone du texte, il était normal, sans doute, que le ba-
lancier du spectacle monte bien haut du côté de l’image. Est-il au bout de sa
course ? Il me semble, quant à moi, qu’il a déjà commencé à redescendre et
qu’il repassera bientôt par le centre de la pendule, ce bienheureux centre où

18
Ryngaert, J.-P., op. cit., p. 147.
19
Ostermeier, T., Chalaye, S., Thomas Ostermeier. Introduction et entretien par Sylvie
Chalaye, Paris, Actes Sud Papiers, 2006, p. 52-53.
Polémique autour du théâtre postdramatique 27

tout est permis, où le texte et l’image ne s’opposent pas, où peuvent non


seulement cohabiter mais collaborer les écrivains scéniques et les écrivains
tout court. 20
La métaphore de balancier à laquelle Fréchette a recours paraît parti-
culièrement bien choisie pour questionner les catégorisations strictes :
l’entre-deux qui caractérise de nombreuses créations spectaculaires
empêche une catégorisation stricte, qui dépasse la question de l’appar-
tenance aux champs artistiques. Au niveau-même du théâtre, les typolo-
gies contemporaines existantes pour catégoriser les esthétiques ne
conviennent pas aux pratiques postdramatiques. Pour Denis Guénoun21,
l’évolution succédant au théâtre avant-gardiste se caractérise par trois
approches différentes de la dimension dramatique. La Restauration
entend ne pas prendre en compte l’évolution du théâtre contemporain
pour revenir à des formes dramatiques hors de la crise. La deuxième
approche peut être qualifiée d’« accommodage des restes » : cette forme
théâtrale considère la crise du drame comme irrévocable et propose de
travailler sur des formes théâtrales débarrassées de la dimension drama-
tique. La troisième réaction post-beckettienne renouvelle la forme
dramatique contemporaine. Le théâtre postdramatique ne s’accommode
pas de la différenciation proposée par Guénoun : les traces dramatiques
que l’on retrouve dans certains spectacles invalident l’intégration exclu-
sive du paradigme à la seconde catégorie. Par son caractère souple, le
modèle postdramatique se situe inévitablement au croisement des deu-
xième et troisième catégories. Certaines créations préservent en effet
une dimension dramatique. Telles les créations de Jan Lauwers, le
spectacle postdramatique peut contenir une forme de discours par le
texte et une exploration des moyens d’expression du corps et de la
scénographie indépendante de l’univers textuel.
La distinction stricte entre le théâtre dramatique et les autres arts du
spectacle vivant exclurait du champ d’application une multitude de
spectacles hybrides. La musicalité des spectacles comme Jaz, écrit par
Koffi Kwahulé ou La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers montre la
nécessité de catégories flexibles pour aborder des créations dont le
dispositif ne relève pas strictement de l’art dramatique. La mise en
musique de l’énonciation du texte s’y produit indépendamment du
drame et fait apparaître le texte en tant que son, dont les vibrations jazz
frappent le spectateur dans sa chair (voir chapitre II).

20
Fréchette, C., « La place du texte dans le théâtre actuel », in Hébert, C., Perelli-
Contos, I. (dir.), Théâtre : multidisciplinarité et multiculturalisme, Québec, Nuit
Blanche éditeur, 1997, p. 187-188.
21
Guénoun, D., op. cit., p. 74.
28 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Au-delà des spectacles qui excluent formellement le drame, la théo-


rie postdramatique conviendrait à certaines créations contemporaines
que certains qualifient de dramatiques. Karel Vanhaesebrouck22 va dans
ce sens lorsqu’il considère que le théâtre postdramatique crée un langage
composé autant de signes linguistiques que non linguistiques, un lan-
gage où les sons sont aussi importants que les mots. Allons plus loin et
affirmons que le langage postdramatique est composé de plus de signes
non linguistiques que linguistiques. Le dispositif ne comprend plus le
drame en son centre ; le texte ne détermine plus les autres signes scé-
niques. La performativité prime sur la représentation extrascénique.
Lehmann ne met pas en évidence cette hiérarchie lorsqu’il cite Peter
Brook comme un artiste postdramatique.
3.2. Des conditions nécessaires et suffisantes
La flexibilité excessive de la théorie proposée par Lehmann rappelle
la sagesse du proverbe « qui trop embrasse mal étreint ». Pour préciser
la portée du modèle postdramatique, une tâche préliminaire consiste à
prendre en compte les spectacles, contrairement à Lehmann qui évoque
les artistes. Comme tant d’autres créateurs contemporains, le travail de
Jan Fabre est protéiforme et ne peut dès lors être intégré au modèle
postdramatique dans sa totalité : alors que L’Ange de la mort peut être
considéré comme un spectacle typiquement postdramatique, Le Roi du
plagiat, porté par le texte et l’interprétation de Dirk Roofthooft, relève
davantage de la catégorie dramatique. Contrairement à Lehmann, nous
nous gardons d’intégrer des auteurs au modèle postdramatique : si
l’écriture de certains, comme Elfriede Jelinek, se prête à une exploita-
tion postdramatique sur scène, seul l’événement spectaculaire est pris en
compte. Pour que la dimension postdramatique ne se limite pas à
quelques traits mais relève d’un véritable système scénique, l’écriture
doit être intégrée à un dispositif interartistique non hiérarchisé par
l’autorité du drame (voir chapitres II, III et IV).
Il y a lieu de s’interroger sur les critères qui permettent de considérer
un spectacle comme postdramatique. Lehmann cite Peter Brook dans sa
liste d’artistes postdramatiques car son travail comprend deux traits
postdramatiques, à savoir la musicalité de l’énonciation du texte et
l’expérience du temps réel de la représentation. Pour Lehmann, ce
double aspect de son travail est vraisemblablement suffisant pour le
considérer comme postdramatique. Ces deux critères se révèlent pour-
tant insuffisants. La hiérarchie des systèmes n’est notamment pas prise
en compte : même si quelques traits postdramatiques apparaissent, c’est
22
Vanhaesebrouck, K., « Jan Lauwers’ bouillabaisse », in Stalpaert, C. et al., No
Beauty For Me There, On Jan Lauwers’ Theatre Work With Needcompany, Gand,
Academia Press, 2007, p. 290.
Polémique autour du théâtre postdramatique 29

la logique dramatique qui domine au sein des spectacles du metteur en


scène.
La définition du théâtre postdramatique doit comprendre des condi-
tions nécessaires et suffisantes clairement identifiables. Alors que
l’approche de Lehmann insiste sur les points communs observables (de
près ou de loin) entre les artistes, les critères discriminants mettraient en
évidence en quoi les spectacles postdramatiques se distinguent des
autres pratiques spectaculaires. L’identification de telles conditions
constitue un exercice délicat : celles-ci doivent être à la fois générali-
sables tout en restant spécifiques. L’équilibre est à trouver entre un
faisceau trop important, qui perd en spécificité, et une approche trop
restrictive, qui empêcherait la prise en compte de l’entre-deux caracté-
ristique de nombreuses créations. Nous proposons cinq conditions. Afin
de pallier le caractère inévitablement arbitraire d’une telle typologie,
celle-ci se garde de contenir des frontières trop rigides. La diversité des
pratiques postdramatiques requiert une telle prudence. Le concept de
balancier est par ailleurs convoqué pour insister sur les différentes
manifestations de la théâtralité postdramatique sans fixer le spectacle
dans une catégorie stricte.
3.2.1. Une discrimination historique
Pour Lehmann, la souplesse de la notion de postdramatique permet
de prendre en compte aussi bien le travail de Robert Wilson ou de Jan
Fabre que celui de Jerzy Grotowski ou d’Eugenio Barba : au moyen de
techniques distinctes, les uns et les autres s’opposent à la logique de la
représentation dramatique. La prise en compte d’un corpus aussi étendu
s’explique sans doute par sa volonté de mettre en évidence combien la
remise en question de la représentation dramatique est une probléma-
tique qui a traversé les trois derniers quarts du vingtième siècle. En
citant par exemple Tomaz Pandur aux côtés de Jerzy Grotowski dans sa
liste d’artistes postdramatiques, Lehmann insiste sur les convergences
générales entre les pratiques des artistes, sans prendre véritablement en
compte leurs divergences. Le modèle lehmannien se veut fédérateur. Si
cette problématique partagée les rassemble, leurs divergences, tant au
niveau des objectifs poursuivis que de la méthode, rendent leur rappro-
chement inévitablement approximatif.
Shannon Jackson23 propose d’affiner l’ampleur du paradigme en dis-
cernant les artistes postdramatiques de première et de deuxième généra-
tion, sans néanmoins fournir les critères de différenciation. La première
série pourrait renvoyer aux pionniers, nés avant les années 1940, tels

23
Séminaire organisé à l’Université Libre de Bruxelles le 12 décembre 2008 dans le
cadre du programme d’échanges Erasmus Mundus.
30 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Grotowski (né en 1933) ou Barba (né en 1936). Les années 1980 consti-
tueraient un tournant : cette première génération, âgée, cède la place à la
seconde génération d’artistes postdramatiques, née en même temps que
les nouvelles technologies. L’exploration se déplace du travail de
l’acteur comme objet central vers la composition d’un spectacle frag-
menté, au sein desquels différents champs artistiques (danse, perfor-
mance, arts plastiques, vidéo, etc.) sont exploités dans leur autonomie.
Le théâtre que nous qualifions de postdramatique relève de la se-
conde génération. La systématicité du travail de Grotowski ou Barba
s’oppose à la recherche postdramatique de la théâtralité via un dispositif
interartistique fragmenté. La recherche grotowskienne au niveau de la
déconstruction du travail dramatique de l’acteur fait écho à un pan de
l’esthétique postdramatique mais ne constitue pas une condition suffi-
sante pour être intégrée au modèle. Il en va de même pour la recherche
sur le travail de l’acteur menée par Barba. Les divergences observées
dans la méthode et les moyens convoqués afin d’interroger la fonction
de représentation dramatique invalident la prise en compte des artistes
postdramatiques de première et de deuxième génération au sein d’un
même modèle.
3.2.2. Un dispositif opposé à tout textocentrisme
La fragmentation du dispositif scénique résulte directement de
l’opposition farouche à tout textocentrisme. Le drame, énoncé au moyen
du texte, ne constitue plus le cœur du spectacle, au point d’en être
parfois totalement exclu. Dans Inferno, Romeo Castellucci exprime sa
vision de la souffrance par une succession de tableaux scéniques. Cette
dramaturgie visuelle déploie des images dont l’intensité de la puissance
d’évocation est aujourd’hui connue de tous. Libéré du drame comme
principe organisateur, Inferno pulvérise l’organisation concentrique
propre à la logique dramatique.
Richard Schechner24 aborde la question du textocentrisme lorsqu’il
distingue les notions de drame, script, théâtre et performance. Sa théorie
permet de mettre en évidence la spécificité du théâtre postdramatique,
qui ne fait plus du drame son centre névralgique.
Commençons par préciser ces concepts. Chez Schechner, le script
désigne des modèles d’actions intériorisés, dont la fixation et la trans-
mission ne passent pas par l’écrit. Cela concerne par exemple les sché-
mas de mouvements dansés spécifiques à une cérémonie. Aucun texte
écrit ne vient appuyer l’apprentissage de ces mouvements. La transmis-
sion se produit lors d’une interaction entre l’expert et l’apprenant. De

24
Schechner, R., Performance. Expérimentation et théorie du théâtre aux USA,
Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2008, p. 27-72.
Polémique autour du théâtre postdramatique 31

tels scripts caractérisent particulièrement les pratiques des sociétés


apparues avant l’alphabétisation.
Au fur et à mesure de l’expansion de la parole à travers les siècles,
les modèles d’actions ont cédé la place à des modèles de pensée. Les
sons et gestes des scripts sont remplacés par les mots. Le concret de
l’action évolue vers l’abstrait de la pensée couchée sur le papier. Le
script devient alors drame. Les schémas d’actions sont fixés par la
pensée écrite ; un drame peut dès lors être indéfiniment reproduit alors
que la transmission du script requiert une relation singulière, en face à
face. Lorsque le script évolue vers le drame, de l’action concrète vers la
pensée abstraite à représenter, la manifestation cède du terrain à la
communication.
La logique dramatique veut que le script soit au service du drame ; le
script consiste alors dans la concrétisation des actions inscrites dans le
drame. D’un point de vue dramatique, le script consiste pour Schechner
dans la mise en scène singulière des actions dramatiques. Il s’agit tou-
jours d’actions, mais celles-ci sont déterminées par le drame écrit. Le
drame à communiquer conditionne les actions comprises dans le script.
Schechner25 propose un premier schéma :

performance

théâtre
script
drame

Figure [1] : drame, script, théâtre, performance

Concentrons-nous pour l’instant sur les deux cercles au centre du


schéma. Ce diagramme met en évidence le caractère concentrique de la
représentation dramatique : le drame constitue le cœur de l’événement ;
le texte dramatique conditionne le script. Toute forme théâtrale n’im-
plique bien évidemment pas la présence d’un drame en son centre. Le
spectacle postdramatique peut contenir un script qui n’est pas déterminé
par un drame. Le précédent schéma prendrait alors la forme suivante :

25
Id., p. 31.
32 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

L’un des enjeux du théâtre postdramatique consiste précisément à


proposer des actions scéniques indépendantes d’un drame. Dans ce cas,
les actions comprises dans le script sont dominées par la manifestation
et non par la communication d’un drame abstrait. Les actions ne repré-
sentent pas des modes de pensée fixés dans un texte à transmettre.
Inferno de Romeo Castellucci est inspiré (librement) de la Divine Co-
médie de Dante mais ce texte ne conditionne pas pour autant les actions
scéniques. Les tableaux visuels – le script – que déploie ce spectacle ne
représentent pas scéniquement les schémas de pensée compris dans ce
texte ; Inferno ne constitue pas une version scénique de l’œuvre dan-
tesque.
Contrairement à des spectacles comme Inferno, certaines créations
postdramatiques comprennent des traces d’un drame à représenter. Dans
ce cas, le dispositif postdramatique procède fréquemment par dissocia-
tion : une partie du script est émancipé du drame ; les actions scéniques
n’obéissent plus à la logique dramatique. Le système concentrique est
remplacé par une mise en tension entre le drame et le script :

La dissociation entre le drame et le script peut être observée tant


dans le théâtre dramatique que postdramatique. Lorsqu’il évoque The
Tooth of Crime de Sam Shepard mis en scène par le Performance Group,
Schechner26 fait référence à des procédés de mise en tension que l’on
retrouve dans les mises en scènes dramatiques contemporaines : sup-
pression ou fusion de personnages, incarnation d’un personnage mascu-
lin par une femme, etc. Ces techniques malmènent la logique interne du
drame mais son énonciation demeure le cœur du spectacle. Le texte
n’est pas relégué au second plan. La mise en tension entre le drame et le
script est postdramatique quand elle contrecarre la représentation du
drame au moyen de procédés qui ne servent plus le texte. C’est le cas

26
Id., p. 36.
Polémique autour du théâtre postdramatique 33

dans Jaz de Koffi Kwahulé, lorsque l’énonciation produit une musicalité


jazz indépendante, qui fait entendre le texte en tant que son. La mise en
tension est également postdramatique lorsque les actions scéniques
filtrent avec la performance dans Le Bazar du homard de Jan Lauwers
(voir chapitre II). La dernière scène du spectacle est construite sous la
forme d’une performance physique de Maarten Seghers, qui soumet son
corps à une tension musculaire intense.
Nous venons de voir en quoi le théâtre postdramatique abandonne le
textocentrisme en interrogeant les relations entre le drame et le script.
Définissons à présent les concepts de théâtre et de performance selon
Schechner. Ces deux pôles du spectacle peuvent eux aussi être libérés de
l’autorité dramatique. Le théâtre renvoie à l’événement de la représenta-
tion et comprend l’ensemble des actes effectués par les artistes sur
scène. Il est le domaine du plateau.
La performance constitue l’ensemble le plus large, qui comprend
tous les événements qui se produisent dans la salle, dans les coulisses,
etc. (et pas seulement sur la scène). Alors que le cercle du théâtre ren-
voie à la fonction de représentation, celui de la performance prend en
compte la totalité de l’événement. L’espace-temps pris en compte
dépasse celui de la représentation : la salle et ses spectateurs sont inté-
grés, dès le premier arrivé jusqu’au dernier parti.
Dans le système dramatique concentrique, la performance se soumet
au théâtre, qui se soumet au script, qui à son tour se soumet au drame,
situé au cœur du spectacle. Le modèle peut également être abordé en
sens inverse : le drame conditionne le script, qui conditionne le théâtre,
qui conditionne enfin la performance. La cohérence dramatique est
maintenue à ces quatre niveaux. L’événement concret est occulté pour
laisser pleinement apparaître le drame représenté.
Certaines pratiques théâtrales tentent de dissocier la performance du
théâtre. Dans ce cas, l’événement concret n’apparaît plus au service de
la représentation. Schechner illustre cette recherche avec son travail sur
The Tooth of Crime. Certaines composantes du dispositif invitent le
spectateur à aborder ce spectacle comme une performance indépendante
de la représentation. Premièrement, l’identité de l’acteur en tant
qu’individu n’est pas cachée derrière le masque dramatique mais vérita-
blement mise en évidence : avant la représentation, les acteurs tiennent
la billetterie et accueillent les spectateurs. Pendant les pauses, certains
« spectateurs » (considérés comme des participants) discutent avec les
artistes dans la salle. Deuxièmement, le spectacle comprend des perfor-
mances musicales composées et jouées par les acteurs eux-mêmes. Leur
rôle dramatique est alors occulté par leur identité de musicien. Le dispo-
sitif musical fait apparaître plus intensément l’authenticité de leur
prestation : le concert est basé sur une relation sincère avec le public,
34 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

loin de tout rôle. Il était important pour Schechner de ne pas avoir


recours à un groupe de musique ; l’intérêt résidait précisément dans les
frottements qui se produisent au niveau de l’identité de l’acteur. Leur
apparition en tant que musicien fragilise leur personnage. Troisième-
ment, le spectateur est invité à participer au spectacle en se déplaçant à
sa guise, modifiant ainsi constamment sa relation à la scène selon ses
propres envies. Il est ainsi intégré à la performance et peut en modifier
la configuration par ses déplacements.
Les interactions entre l’acteur et le spectateur exploitées dans The
Tooth of Crime constituent un procédé propre au théâtre environnemen-
tal. Ces techniques facilitent particulièrement l’approche du spectacle en
tant que performance car elles rapprochent la représentation théâtrale de
l’événement social. Plus le spectateur participe concrètement, moins le
déroulement prévu de la performance est garanti : chaque intervention
peut la modifier. L’événement social n’est pas autant fixé dans des
codes que la représentation théâtrale ; chaque participant y jouit d’une
liberté que le théâtre n’autorise pas. Tœstand, le spectacle de vingt-
quatre heures célébrant les vingt ans de la compagnie belge Tg Stan en
octobre 2009, dissocie la performance du théâtre au moyen de procédés
environnementaux. Cela concerne particulièrement la relation entre les
participants, qui ne maintient plus la séparation stricte entre acteurs et
spectateurs : à de nombreuses reprises, les acteurs pénétraient dans la
salle pour distribuer boissons et aliments aux spectateurs. Lors de ces
pauses, les spectateurs avaient l’occasion de rencontrer informellement
les acteurs. Plutôt que simplement inviter le spectateur à sortir quand il
le désire pour se restaurer ou s’aérer, ce spectacle-marathon a inscrit les
interactions acteurs-spectateurs au centre de son dispositif.
Cette approche interactionniste de la performance ne concerne pas le
théâtre postdramatique. La séparation entre l’acteur et le spectateur n’est
pas transgressée ; le rôle du spectateur en tant qu’observateur silencieux
est maintenu. Sans avoir recours aux procédés environnementaux, le
théâtre postdramatique dissocie lui aussi la performance du théâtre. La
performance n’est ici toutefois pas aussi proche de l’événement social
que celle mise en place par un dispositif environnemental, qui cherche
constamment à impliquer le spectateur par des actions concrètes (dépla-
cements, etc.). Certaines séquences postdramatiques, qui font la part
belle à l’événementialité, font apparaître le dispositif scénique comme
une performance détachée du théâtre. Lorsqu’il est présenté à Anvers,
Inferno de Romeo Castellucci commence par une séquence lors de
laquelle un homme à moitié nu escalade les murs hauts de plusieurs
dizaines de mètres jusqu’au plafond du bâtiment, d’où il disparaîtra. La
hauteur de l’ascension, la difficulté de l’exercice et l’apparente absence
de harnais de sécurité intensifient la performance. Regroupés sur le
Polémique autour du théâtre postdramatique 35

plateau, les spectateurs pouvaient se déplacer ou échanger leurs impres-


sions. Le public jouissait d’une liberté que ne lui accorde pas le théâtre ;
il pouvait choisir son comportement et modifier ainsi la performance :
ses déplacements et ses interventions verbales éventuelles influençaient
le déroulement de l’événement. Si de tels procédés ne constituent pas
l’essence du théâtre postdramatique, ils invitent le spectateur à percevoir
le spectacle comme une performance détachée du théâtre pendant
quelques instants.
Le schéma suivant proposé par Schechner27 récapitule la mise en ten-
sion des quatre pôles composant le spectacle.

performance

théâtre script

drame

Figure [2] : drame, script, théâtre, performance


pour l’avant-garde contemporaine

Au sein des formes postdramatiques, ces dimensions sont dissociées


les unes par rapport aux autres. Le script se distance particulièrement du
drame. La cohérence de la représentation (dramatique) est rompue. Le
textocentrisme, qui aborde ces 4 pôles d’un point de vue concentrique,
est abandonné.
3.2.3. La manifestation postdramatique de la théâtralité
En se distinguant de l’approche concentrique dramatique, le théâtre
postdramatique explore une manifestation de la théâtralité libérée de
l’autorité du texte. La préservation de la théâtralité par le spectacle
postdramatique apparaît comme un critère discriminant, qui permet
d’évacuer un certain nombre de pratiques scéniques du modèle.
Avant de préciser cette hypothèse, une clarification terminologique
s’impose. Depuis que Barthes l’a définie comme le théâtre moins le

27
Id., p. 38.
36 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

texte dans les années 1950, la notion théâtralité n’a cessé d’être exami-
née. Patrice Pavis28 souligne combien le concept de théâtralité devient de
plus en plus métaphorique, au point de ressembler à une coquille vide.
Ceci s’expliquerait notamment par l’utilisation de cette notion pour des
pratiques qui ne relèvent pas des arts spectaculaires (arts plastiques,
urbanisme, paysages, etc.). Excluons d’emblée cette approche non
spectaculaire pour nous concentrer sur les arts du spectacle vivant.
Deux approches de la théâtralité peuvent être distinguées. Première-
ment, la théâtralité est communément définie comme ce qui est spécifi-
quement théâtral. Il est ici question du langage théâtral, voire drama-
tique : on peut en effet observer un recours fréquent à la catégorie
dramatique pour figer la notion de théâtralité. Pavis la définit comme
« ce qui, dans la représentation ou le texte dramatique, est spécifique-
ment théâtral […]. »29 La théâtralité apparaît comme fortement liée à la
fonction scénique de représentation du texte dramatique. La définition
proposée par Jean-Marie Piemme30 conforte ce point de vue : pour le
dramaturge, la théâtralité concerne en premier lieu l’énonciation du
texte. À côté de cette approche dramatique, la théâtralité est également
définie en opposition à l’autorité du texte. Le point de vue artaudien est
systématiquement convoqué pour illustrer cette définition. L’artiste
prônait la fin de l’assujettissement au texte et la libération de la fonction
de communication linguistique. Plutôt que de représenter le monde, le
théâtre doit agir sur les sens du spectateur et les immerger totalement,
corps et âme, dans la célébration en cours.
L’approche de la théâtralité en tant que langage théâtral comparti-
mente les pratiques scéniques : le théâtre dramatique ou celui
d’inspiration artaudienne relèveraient chacun d’une théâtralité spéci-
fique. Si l’on suit cette logique, chaque esthétique scénique possèderait
sa propre définition de la théâtralité. Il y aurait alors autant de théâtrali-
tés que de pratiques. Ces définitions se contredisent par ailleurs entre
elles : d’après la définition dramatique de la théâtralité, les pratiques
artaudiennes ne relèvent pas du théâtre puisqu’elles négligent le texte.
André Helbo31 souligne combien cette approche pose problème car elle
articule la théorie et ses manifestations concrètes suivant un découpage
préétabli des pratiques, que Marie-Christine Lesage condamne égale-
ment (voir début de chapitre). Le chercheur rappelle la recommandation
émise par Greimas : « Le discours est indifférent, en principe, au lan-

28
Pavis, P., « Les Études théâtrales et l’interdisciplinarité », in L’Annuaire Théâtral,
n° 29, Ottawa, 2001, p. 17.
29
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 358.
30
Piemme, J.-M., in Corvin, M., Dictionnaire du théâtre, Paris, Bordas, 2008, p. 1338.
31
Helbo, A., Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ?, Paris, Klincksieck, 2007, p. 29.
Polémique autour du théâtre postdramatique 37

gage dans lequel il se produit. »32 L’approche de la théâtralité en tant


que langage théâtral est maintenue au niveau des pratiques scéniques
concrètes et ne fait pas état d’un discours.
Pour Michel Corvin33, la difficulté de circonscrire cette notion pro-
vient du besoin de stabiliser un concept évolutif. Il est cependant évolu-
tif si l’on s’en tient au langage, sans examiner le discours qui condi-
tionne celui-ci. La deuxième approche dépasse les spécificités de chaque
esthétique, inscrite dans un espace-temps déterminé, pour porter sur les
fondements de la théâtralité. Celle-ci n’est pas considérée comme un
concept évolutif mais universel ; il y aurait une théâtralité, que l’on
retrouve à des degrés divers et sous différentes formes dans tous les arts
du spectacle vivant.
Dans les années 1970 déjà, Elizabeth Burns, consciente du caractère
culturellement déterminé du théâtre, ne définit pas la théâtralité comme
un langage mais comme un mode de perception, un point de vue sur
l’objet : « La théâtralité se produit lorsqu’un certain comportement ne
semble pas naturel ou spontané mais composé selon cette grammaire de
conventions rhétoriques et authentifiantes. »34 La première série de
codes renvoie essentiellement aux contraintes de production du spec-
tacle ; la seconde porte sur la référence au monde extrascénique. La
fonction de représentation est inscrite dans cette définition générale de la
théâtralité. Josette Féral35 propose une définition large de la théâtralité,
entendue également comme un point de vue sur l’action de la part d’un
regardant et/ou d’un regardé, qui la distingue du quotidien. Ce regard
peut être activé par le regardé (il se met en scène) ou par le regardant,
qui distingue une démarcation du quotidien sans y être invité. Le spec-
tacle vivant constitue le champ artistique par excellence au sein duquel
la théâtralité peut être explorée, puisque le regardant et le regardé parta-
gent ce point de vue sur l’action.
Selon Féral, la théâtralité se manifeste par l’intermédiaire de trois
clivages. Le premier renvoie à la distinction entre l’espace quotidien et
l’espace de la fiction. L’espace dans lequel se déploie la théâtralité
s’isole du monde, par une séparation matérielle ou non. La plupart des
spectacles de rue ne se démarquent pas de l’espace quotidien au moyen
d’un équipement. L’espace de la fiction peut être mouvant. Corps est le
premier mot que je dis est produit dans une grande salle nue mais
32
Greimas, J. in Helbo, A., op. cit.
33
Corvin, M., op. cit., p. 1339.
34
Burns, E., cité dans Carlson, M. « The Resistance to Theatricality », in Substance:
theatricality # 98/99, vol. 31, n° 2/3, Madison, 2002, p. 240 (traduction personnelle
de l’anglais).
35
Cycle de conférences organisé à l’Université Libre de Bruxelles en novembre 2009,
dans le cadre des échanges Erasmus Mundus.
38 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

n’occupe qu’une partie de cet espace. Aucun objet, aucun siège n’a pour
fonction de démarquer cet espace investi du reste de la salle. Dans cette
performance, Eve Bonneau se déplace fréquemment dans l’espace. Les
spectateurs qui l’entourent suivent le déplacement de l’espace de la
fiction. Celui-ci est sans cesse modulé par la performeuse et les specta-
teurs. Le deuxième clivage concerne la distinction entre la réalité et la
fiction. Il concerne l’action des regardés, qu’ils démarquent consciem-
ment du quotidien. Ce clivage restreint le champ d’application de la
théâtralité au spectacle vivant, au sein duquel l’artiste se met consciem-
ment en scène. La théâtralité émanant du regard du spectateur sur une
action qui ne relève pas d’une mise en scène consciente (une altercation
en rue, etc.) n’obéit pas à ce second clivage. Ici, le regardant et le regar-
dé doivent adopter un point de vue sur l’action qui la distingue du
quotidien. Insistons sur le fait que l’action constitue ici un phénomène
de fiction mais pas forcément de représentation. L’acteur, le danseur ou
le performeur jouent à être un autre, à se détacher de leur identité so-
ciale. Le processus de fiction ne se traduit pas automatiquement par
l’incarnation d’un personnage, par la représentation d’un univers extras-
cénique. C’est au niveau du troisième clivage que le principe de repré-
sentation apparaît. La théâtralité naît de la confrontation entre les di-
mensions pulsionnelle et symbolique de l’énonciation scénique. Lorsque
l’action scénique est symbolique, elle passe de la simple fiction à la
représentation. La scène se transforme en signe. La théâtralité se dis-
tingue ici du spectaculaire. On retrouve ce point de vue sur l’action
partagé entre le regardant et le regardé, conditionné par les trois cli-
vages, dans la définition sémiologique de la théâtralité proposée par
Erika Fischer-Lichte.36 Pour la chercheuse, la théâtralité apparaît quand
l’utilisation de signes est prédominante, et ce tant pour celui qui les
produit que pour celui qui les perçoit.
Les clivages identifiés par Féral affinent au fur et à mesure la notion
de théâtralité : le premier clivage peut concerner toutes les interactions
humaines ; le deuxième concerne les arts du spectacle vivant ; le troi-
sième renvoie à la fonction de représentation que les pratiques de spec-
tacle vivant peuvent contenir. Le théâtre constitue le champ artistique
par excellence au sein duquel la théâtralité se déploie, mais il n’en a pas
l’exclusivité : dans son ouvrage Danse contemporaine et théâtralité
(1995), Michèle Febvre souligne combien les créations dansées peuvent
explorer la théâtralité.
Contrairement à l’idée communément rencontrée, la théâtralité ne
renvoie donc pas à ce qui est spécifiquement théâtral. Il est plus juste
36
Fischer-Lichte, E., « Theatricality Introduction : a Key Concept in Theater and
Cultural Studies », in Theatre Research International, vol. 2, n° 2, Cambridge, 1995,
p. 85-90.
Polémique autour du théâtre postdramatique 39

d’affirmer qu’elle est particulièrement théâtrale. La théâtralité du spec-


tacle vivant constitue donc un processus énonciatif lors duquel l’espace
se démarque de l’espace quotidien et l’artiste effectue consciemment des
actions soumises au regard du spectateur. La fonction de représentation
symbolique domine ces actions.
Définir la théâtralité en tant que langage théâtral consiste en défini-
tive à identifier les manifestations concrètes du processus général de
théâtralité. Seule la deuxième définition de la théâtralité entend celle-ci
en tant que discours, au sens greimassien. Corvin vient appuyer cette
hypothèse lorsqu’il affirme « […] qu’il n’y a peut-être qu’une différence
de degré, non de nature, entre les manifestations divergentes de la
théâtralité. »37
Effectivement, il apparaît que la théâtralité constitue un principe
fondateur tant des théâtres dramatique que postdramatique. Tous deux
prennent en compte les trois clivages identifiés par Féral. C’est essen-
tiellement au niveau du troisième clivage que des divergences apparais-
sent. Au sein du théâtre postdramatique, l’articulation entre les fonctions
pulsionnelle et symbolique ne se traduit pas par une soumission de la
première vis-à-vis de la seconde. La matérialité de la scène n’est pas au
service d’un système signifiant porté par le texte dramatique, qui condi-
tionne la nature des signes scéniques. Au contraire, les frictions entre la
performativité et la représentation sont explorées. Alors que l’acteur
dramatique privilégie la représentation d’un univers extrascénique au
moyen d’un personnage fictif, le performeur postdramatique explore la
représentation d’un univers non dramatique, souvent porteur d’une forte
charge onirique. La relation entre l’instance scénique et le spectateur
demeure médiate ; la construction spectaculaire est préservée (voir
chapitre II). Les créations postdramatiques conservent le principe de
représentation mais se dégagent de la référence à un univers extrascé-
nique au moyen du texte comme principe fondateur.
Le recours au concept de théâtralité permet de répondre à ceux qui se
demandent en quoi les formes postdramatiques relèvent encore du
théâtre. Il rappelle combien le théâtre postdramatique comprend lui aussi
les trois clivages et n’abandonne pas la fonction de représentation.
Le recours à un dispositif interartistique fragmenté et non porté par
un texte pourrait rapprocher le théâtre postdramatique de la performance
et de la danse contemporaine. Lehmann inclut notamment Pina Bausch,
Anne-Teresa de Keersmaeker, Wim Vandekeybus, Saburo Teshigawara,
Maguy Marin et Jean-Claude Gallotta dans sa liste d’artistes postdrama-
tiques. Le maintien du principe de la théâtralité par le spectacle post-
dramatique constitue un critère discriminant qui prévient certaines
37
Corvin, M., op. cit.
40 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

assimilations excessives. Par la fonction de représentation qu’il con-


serve, le théâtre postdramatique se distingue de la performance, au sein
de laquelle l’événementialité occulte la représentation.
L’intégration de chorégraphes au modèle postdramatique requiert
une certaine prudence. Ici encore, l’exploration de la théâtralité doit être
maintenue : la recherche sur la fonction de représentation l’emporte sur
une recherche exclusivement consacrée au mouvement. L’événementia-
lité du corps dansant ne peut occulter la fonction de représentation du
théâtre. Deux critères doivent être rencontrés par les créations chorégra-
phiques pour relever du théâtre postdramatique : convoquer la danse en
tant que moyen scénique parmi d’autres ainsi qu’explorer la théâtralité,
en confrontant la fonction de représentation et l’événementialité du
corps dansant.
Le maintien de la théâtralité comme principe fondateur par le spec-
tacle postdramatique valide l’usage du terme de théâtre postdramatique.
Cette approche terminologique se distingue du point de vue moderne,
qui catégorise le théâtre en tant que représentation d’un texte. Le théâtre
peut convoquer un dispositif sans texte, dans la mesure où la théâtralité
peut elle-même être explorée sans le recours à un texte.
La dénomination de « forme postdramatique du spectacle vivant »
peut paraître adéquate pour dépasser la forte connotation moderne du
terme de théâtre. Il ne serait alors plus nécessaire de répondre aux points
de vue modernistes qui se demandent si les formes postdramatiques
relèvent encore du théâtre. Ce qualificatif rendrait plus confortable
l’approche des spectacles périphériques qui penchent plutôt du côté
performantiel du pendule postdramatique. Si la dénomination de spec-
tacle vivant répond à la compartimentation en dépassant la catégorie
moderne de théâtre, elle paraît néanmoins quelque peu paradoxale : le
qualificatif postdramatique maintient la création au niveau du théâtre
tandis que celui de spectacle vivant tend à l’en éloigner.
La conservation du terme « théâtre » repose sur un pari : celui de
parvenir à dépasser la connotation forte inhérente à ce qualificatif, que la
vision moderne du théâtre en tant que discipline figée implique.
Angelina Berforini38 invite à dépasser ces projections traditionnellement
effectuées sur le concept de théâtre. Pour ce faire, dépassons les ap-
proches opposant les langages théâtraux pour privilégier le concept de
théâtralité qui réunit les pratiques.
La mention de « forme postdramatique du spectacle vivant » paraît
confortable mais n’est in fine pas indispensable – une fois la catégorie

38
Berforini, A., « Je suis le chevalier du désespoir », in Banu, G., Tackels, B. (dir.), Le
Cas Avignon 2005, Montpellier, L’Entretemps, 2005, p. 172.
Polémique autour du théâtre postdramatique 41

moderne de théâtre dépassée – et surtout trop imprécise car elle ne


comprend pas, même implicitement, le critère discriminant de la théâtra-
lité. Ce dernier doit être appuyé afin de pallier le risque « […] d’effacer
la différence de nature entre l’action et l’acte, entre l’exposition,
l’exécution, la prestation, relatives aux arts du spectacle et la re-
présentation propre au théâtre. »39
3.2.4. Quand la scène n’est pas signe dramatique :
l’esthétique des « signes-sphinx »
Les études théâtrales ont longtemps été dominées par le modèle du
cercle de Prague, qui considère que tous les éléments scéniques fonc-
tionnent en tant que signes, dans le sens qu’ils valent pour un élément
du monde extérieur. Bert States insiste sur la portée limitée de cette
théorie : celle-ci ne serait valide que pour les représentations théâtrales
qui portent en elles une référence au monde : « Tant qu’il y a prétention,
ou jeu, il y a prétention de quelque chose, et ce « de » constitue un pont
entre la scène et l’analogue fictionnel du monde, ou, si vous préférez,
entre le signifiant et le signifié. »40
Contrairement au point de vue de States, il apparaît que tout spec-
tacle théâtral comprend une prétention. Non seulement le réel est mis en
scène, autrement dit transformé en fiction (clivage 2) mais il est doté
d’une charge symbolique (clivage 3). Tous les spectacles théâtraux
comprennent une référence au monde. C’est la nature de cette prétention
référentielle qui peut varier : la scène fait référence à l’univers extrascé-
nique par un dispositif dramatique porté par le texte mais elle peut
également comprendre des signes opaques, auxquels il est plus difficile
de conférer une signification. La référence au monde ne se construit
alors pas par l’intermédiaire de signes facilement décodables ; elle n’est
pas transparente. Dans ce second cas, States considère qu’il n’y a pas de
pont entre la scène et le monde. Plus précisément, il apparaît qu’il n’y a
pas de pont reposant sur une traduction transparente d’un signe en
signification. La référence au monde ne signifie pas automatiquement
une représentation portée par la mimésis, par la reproduction d’actions
existant dans le monde réel. L’enjeu du théâtre postdramatique consiste
à fournir une vision du monde qui n’émane pas essentiellement d’un
drame mais des dimensions visuelle et performative que le spectacle
construit. Cette esthétique donne naissance à des signes postdramatiques.

39
Baillon, J., « Billet pour un débat », in Banu, G., Tackels, B. (dir.), op. cit., p. 95.
40
States, B., “The Dog on the Stage: Theatre as Phenomenon”, in New Literary
History, vol. 14, n° 2, Charlottesville, 1985, p. 373 (traduction personnelle de
l’anglais).
42 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Wilfried Passow41 souligne combien il est difficile de ne pas repérer


de représentation dans une action scénique. Passow fait allusion à
l’expérience menée par Manfred Wekwerth sur ses étudiants : l’un d’eux
était invité à monter sur scène sans proposer une quelconque forme de
représentation. Il restait debout sans essayer de représenter quoi que ce
soit. L’étudiant propose ici une mise en scène du réel, isolée du
quotidien (l’absence de jeu constitue un jeu) mais il ne représente pas le
monde extrascénique. Les autres étudiants, non informés des consignes,
parvenaient à déceler dans l’attitude de l’étudiant-acteur une multitude
de discours représentés. L’expérience de Wekwerth exemplifie une
certaine attitude spectatorielle : dans l’attente d’un discours à interpréter
et influencés par la fonction de représentation qui cadre leur approche,
ceux-ci finirent inévitablement par chercher la signification des signes
scéniques. C’est précisément cette attitude spectatorielle que le théâtre
postdramatique tente de subvertir : le plateau comprend des signes
opaques, qui ne sont pas abordés en référence au monde extrascénique
par des procédés de représentation dramatique. L’horizon d’attente
dramatique est déjoué : le spectateur ne peut raccrocher la plupart des
signes scéniques à un univers dramatique, qui représente le monde
extérieur, comme il le ferait lors d’une représentation dramatique. Les
signes théâtraux postdramatiques n’appellent pas prioritairement une
traduction en signification. Celle-ci doit pouvoir demeurer en retrait, « en
suspension. »42
Le théâtre postdramatique va de pair avec une sémiotique « déblo-
quée »43, c’est-à-dire une conception du signe libérée de la recherche
inéluctable de signifiés. L’enjeu ne réside pas dans la signification des
signes mais dans la mise en évidence de la matérialité du signifiant des
signes. Ce principe conduit à l’émergence de signes postdramatiques,
« débloqués ». Les signes sont source de sens sans convoquer un signifié
clairement identifiable.
Le sens en suspension caractérise le signe théâtral postdramatique.
Ces signes « “font du sens” sans pouvoir être fixés conceptuellement »44,
autrement dit sans se rapporter à un signifié précis. L’abstraction de ces
signes empêche leur sémiotisation immédiate. La fonction de représen-
tation mimétique est déjouée : les significations ne précèdent plus les
objets mais leur succèdent. Le rapport entre l’expression et le contenu
du signe théâtral est modifié ; il s’apparente à un « non-langage »45 au
41
Passow, W., Strauss, R., « The Analysis of Theatrical Performance: The State of the
Art », in Poetics Today, vol. 2, n° 3, Durham, 1981, p. 242.
42
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 12.
43
Id., p. 131.
44
Id., p. 128.
45
Fontanille, J., Sémiotique du visible, Paris, PUF, 1995, p. 24.
Polémique autour du théâtre postdramatique 43

sein duquel l’expression demeure en quête de contenu (voir deuxième


partie de l’ouvrage).
Les signes opaques postdramatiques peuvent être considérés comme
des signes-sphinx, qui s’opposent au principe de sémiotisation immé-
diate. Nous proposons d’élargir la théorie des « mots-sphinx »46 de
Michel Thévoz à l’hypothèse de « signes-sphinx ». Selon Thévoz, le
destinataire doit suspendre sa recherche de signifiés pour entendre le
texte, autrement dit porter son attention sur le poids du signifiant de
celui-ci. Les signes du théâtre postdramatique peuvent être qualifiés de
signes-sphinx dans la mesure où leur matérialité prend le pas sur la
traduction immédiate en signifiés.
Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage mettent en évidence
combien les créations postdramatiques appellent un processus sémio-
tique qui se dégage de l’empreinte dramatique. L’opacité des signes
invite le spectateur à la pensée iconique, selon la sémiotique de Charles
S. Peirce. La théorie de la pensée iconique renvoie au moment lors
duquel le spectateur est dépourvu de repères pour interpréter les signes
scéniques opaques. Il ne parvient pas à créer du sens. Il apparaît que
cette « pensée », fragile et éphémère, est relayée par le processus de
dramatisation. Lors de cette seconde étape de réception, le spectateur
confère du sens aux éléments scéniques en élaborant des isotopies
thématiques, visuelles ou sonores.
3.2.5. La dynamique de l’inter : une triple articulation
Le modèle postdramatique concerne fréquemment les créations qui
se situent à l’intersection de plusieurs champs artistiques et qui ne
peuvent être strictement assimilés à aucun d’entre eux. Marie-Christine
Lesage a montré combien l’approche de telles productions requiert le
décloisonnement indispensable des catégories modernes (voir début de
chapitre).
L’articulation postdramatique des champs interartistiques propose
des manifestations de la théâtralité qui se concrétisent en fonction de
trois enjeux prégnants, qui font la part belle à l’événementialité :
– le traitement du texte en tant que matériau non prescriptif (dépour-
vu de son autorité sur les autres signes scéniques), qui implique un
glissement du travail de l’acteur vers celui de performeur ;

46
Thévoz, M. in Weiss, A. S., « Mouths of Disquietude, Valère Novarina Between the
Theatre of Cruelty and Écrits Bruts », in The Drama Review, vol. 37, n° 2,
New York, 1993, p. 87 (traduction personnelle de l’anglais).
44 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

– l’élaboration d’une « dramaturgie visuelle »47 autonome, qui perd


sa fonction de support dramatique pour inviter le spectateur à réfléchir
sur ses habitudes de perception ;
– la mise-en-chair postdramatique, c’est-à-dire l’approche du corps
en tant que matériau autonome et non plus en tant que relais de la repré-
sentation du monde.
Les différents arts apparaissent en filigrane dans ce triple enjeu. Le
traitement postdramatique du texte convoque particulièrement la per-
formance et la musique ; la dramaturgie visuelle autonome implique
l’intégration des arts plastiques et arts visuels, de montages vidéo, de
graphisme, de séquences filmées et de l’architecture. Enfin, la mise-en-
chair postdramatique se concrétise via des procédés relevant essentiel-
lement de la performance et de la danse.
Le Bazar du homard de Jan Lauwers est emblématique de cette triple
articulation postdramatique : le texte y est source de tension entre
l’énonciation performative et sa fonction de support au service de la
représentation d’un univers extrascénique. La scénographie se compose
de sculptures contemporaines abstraites sans lien avec le drame. Jan
Lauwers développe ici une esthétique de la perception « décontextuali-
sée » : il crée un décalage entre les habitudes de perception muséales de
telles œuvres et leur présence sur scène, ce qui produit un effet spectacu-
laire spécifique (voir chapitre III). L’intégration de séquences dansées y
constitue enfin un moyen fréquemment exploité pour explorer les
tensions entre la corporalité non dramatique et l’évocation dansée de la
fable.
Tout spectacle postdramatique ne doit pas comprendre systémati-
quement cette triple articulation interartistique stricto sensu ; une telle
rigidité des frontières empêcherait la prise en compte de nombreux
spectacles situés dans un entre-deux, alors qu’ils partagent les enjeux
postdramatiques. La métaphore du balancier est convoquée pour faire
apparaître les différentes explorations postdramatiques de la théâtralité.
Celles-ci se caractérisent toutes par l’articulation de la représentativité et
la performativité sans que la première conditionne la seconde. Un
spectacle comme Le Bazar du homard peut être considéré comme une
création située au centre du pendule postdramatique car il interroge les
frictions entre ces deux pôles au moyen d’un dispositif scénique qui
prend pleinement les trois enjeux en considération. Les productions qui
développent davantage certains enjeux plutôt que les autres apparaissent
aux extrémités de ce balancier.

47
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 146.
Polémique autour du théâtre postdramatique 45

Théâtre postdramatique

langage théâtral langage théâtral porté langage théâtral dominé


préservant le principe tant par les dimensions par la performativité
de représentation performative et de
représentation
Inferno de Romeo
Jaz de Koffi Kwahulé : Le Bazar du homard de Castellucci :
- texte renvoyant à un Jan Lauwers : - absence de texte
univers extrascénique - texte renvoyant à un - dramaturgie visuelle
- énonciation du texte en univers extrascénique prédominante
tant que matériau, - texte en tant que - séquences explorant une
pensée en tant que matériau performativité très
musique indépendante - dramaturgie visuelle intense
- performances autonome - présent scénique
musicales - présence non dramatique
du corps : performance et
danse
Figure [3] : le balancier postdramatique

Jaz de Koffi Kwahulé fait partie de ces spectacles périphériques :


l’énonciation du texte en tant que son, pensée comme une performance
musicale ainsi que le recours à la musique live (contrebasse, saxophone,
clarinette) constituent des traits postdramatiques. La musicalité spéci-
fique qui se dégage de ce spectacle empêche une intégration stricte à la
catégorie dramatique. Pour être prise en compte, cette musicalité appelle
une analyse qui ne se limite pas au modèle dramatique.
Des spectacles tels que Jaz comprennent une certaine organisation
dramatique et pourraient dès lors être assimilés à cette catégorie. Le
modèle postdramatique tente de dépasser les compartimentations rigides
et de mettre en évidence l’entre-deux qui caractérise de telles créations.
Le texte compris dans Jaz n’empêche pas de considérer ce spectacle
comme postdramatique. Alors qu’il comprend un texte dramatique, Jaz
délaisse le textocentrisme pour déployer un dispositif interartistique.
Rappelons l’importance de ce point : un spectacle n’est pas postdrama-
tique parce qu’il insiste sur la dimension matérielle et performantielle de
l’énonciation du texte. Celle-ci s’intègre dans une écriture scénique et
demeure un élément parmi les autres. Le cœur du théâtre postdramatique
ne réside pas strictement dans le texte-matériau mais dans la recherche
d’un langage indépendant de l’autorité du texte au moyen d’un dispositif
scénique interartistique.
46 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

De l’autre côté du pendule apparaissent des spectacles comme Infer-


no de Romeo Castellucci. Cette création fait la part belle à une drama-
turgie visuelle puissante et à la performativité des actions scéniques, qui
comportent un certain risque : un homme gravit un mur tel une arai-
gnée ; Romeo Castellucci est attaqué par des bergers allemands ; un
piano à queue est incendié ; un cheval d’une blancheur éclatante est
recouvert de peinture rouge, etc.

Photographie [1] : Romeo Castellucci dans Inferno


de Romeo Castellucci/Societas Raffaello Sanzio © Luca Del Pia

Dans le cas présent, le traitement postdramatique du texte est délais-


sé au profit des deux autres enjeux : la dramaturgie visuelle et le corps
en performance portent le spectacle.
Par des moyens scéniques opposés, Jaz et Inferno partagent l’explo-
ration de la représentation non dramatique dans un dispositif interartis-
tique. Dans les deux cas, la manifestation de la théâtralité est portée par
les tensions entre les dimensions de performativité et de représentation,
qui ne sont plus combinées au service de l’énonciation dramatique.
CHAPITRE II
Le théâtre postdramatique et le drame

Le théâtre postdramatique réfute le statut dramatique du texte : ce


dernier est exploité comme un matériau, inscrit dans une dynamique
scénique qui ne lui est pas assujettie et au sein de laquelle il n’est qu’un
élément parmi d’autres. Loin de toute volonté d’exhaustivité, les procé-
dés postdramatiques que nous présentons dans ce chapitre mettent en
évidence comment le texte perd son statut dramatique pour devenir une
matière scénique malléable. Le texte ne communique plus prioritaire-
ment et n’est plus le vecteur de l’univers dramatique. Sa fonction lin-
guistique est subvertie. Certaines techniques mettent en avant la dimen-
sion performative de l’énonciation verbale : le texte est crié jusqu’à
devenir parfois inintelligible ; la langue étrangère prive le spectateur du
signifié des signes linguistiques ; les accents soulignent la physicalité de
l’énonciation ; le texte est exploité dans sa dimension musicale, etc.
La subversion des codes dramatiques concerne également la cons-
truction du personnage : ce dernier apparaît en tant que figure ; son jeu
détaché crée une distance avec le récit et le fait apparaître comme un
« type individuel », etc. L’énonciation est par ailleurs fréquemment
métathéâtrale : l’action dramatique est abandonnée ; le drame prend la
forme d’un commentaire sur le monde.
Le passage de l’énonciation du texte dramatique à celle du texte-
matériau modifie la nature de la représentation : la représentation drama-
tique cède du terrain à la représentation de la présence. La construction
spectaculaire, qui fait office de médiation entre l’instance scénique et le
spectateur, en est modifiée. Lors d’une production dramatique, la rela-
tion scène-spectateur n’est possible que par l’intermédiaire de l’illusion
portée par le drame. Le dispositif postdramatique abandonne l’illusion
comme pilier de la construction spectaculaire. Celle-ci demeure specta-
culaire – elle est toujours médiate – mais n’est plus dramatique car le
rapport entre l’acteur et le personnage s’est modifié. Au moyen d’un
type d’adresse qui fait la part belle à la performance physique, le rapport
entre l’absence et la présence est à la recherche d’un équilibre non
dramatique.
48 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

1. Le texte-matériau non prescriptif


Le spectacle postdramatique peut exploiter le texte en tant que maté-
riau tout en préservant une certaine organisation dramatique. Le théâtre
postdramatique désacralise le texte. L’attitude radicale de Richard
Foreman envers ses textes en est emblématique : l’artiste met des cen-
taines de pages à la disposition de tous sur son site internet. Tout artiste
est invité à se les approprier dans ses œuvres personnelles.
Foreman brise la cohérence – le théâtre est pour lui le fruit de la
coïncidence – et supprime la notion de rôle : la répartition de la parole
ne s’effectue plus selon des personnages mais de façon arbitraire. Ses
créations sont dépourvues de progressivité dramatique : disciple de
Gertrude Stein, Foreman fonde son approche de l’action scénique sur
l’idée de présent perpétuel. Ses textes sont exploités en tant que maté-
riau aléatoire ; son écriture est libérée de toute organisation narrative :
For many years I have created plays in the following manner. I write – usu-
ally at the beginning of the day, from one half to three pages of dialogue.
There is no indication of who is speaking – just raw dialogue. From day to
day, there is no connection between the pages, each day is a total ‘start from
scratch’ with no necessary reference to material from previous days’ work.
[…] Every few months, I look through the accumulated material with the
thought of constructing a ‘play’. I find a page that seems interesting and
possible as a ‘key’ page – and then quickly scan through to find others that
might relate in some way to that ‘key’ page. The relationship is not narrative
– but loosely thematic – in a very poetic sense – even in simply an ‘intuited’
way. Often – I can not explain why – simply that one page seems interesting
in a yet indefinable way, if juxtaposed to other selected pages. When I have
forty to fifty pages, I consider this the basis. I then arrange the pages in
search of some possible loose thematic ‘scenario’ – which again, is more
‘variations on a theme’ rather than strictly narrative. I look to establish a
‘situation of tension’ – then imagining how the other pages somehow aug-
ment and ‘play with’ that situation, rather than leading to story and resolu-
tion.1
Richard Foreman désacralise également le statut de l’acteur, porteur
de la parole, en manipulant la distinction entre l’acteur et l’objet. Dans
La Robe de Chambre de Georges Bataille notamment, les acteurs sont
manipulés comme des objets.
Emmanuel Béhague2 relève le paradoxe du rapport entre le texte et la
scène chez Jelinek : la dramaturge fournit un texte précis tout en laissant
1
Extrait du « Richard Foreman’s notebook », consulté sur http://www.ontological.
com/RF/notebooks.html le 18 octobre 2008.
2
Béhague, E., « “Vom theater fortkommen.” Le théâtre d’Elfriede Jelinek et la mise
en scène », in Thiériot, G. (dir.), Elfriede Jelinek et le devenir du drame, Toulouse,
Presses universitaires du Mirail, 2006, p. 96-123.
Le théâtre postdramatique et le drame 49

toujours plus de liberté à la mise en scène. Jelinek considère son texte


comme un matériau scénique parmi les autres. Catherine Mazellier-
Grünbeck3 insiste sur le caractère malléable du texte chez Jelinek. Il
constitue un véritable matériau dans lequel le metteur en scène peut
puiser à sa guise. Les textes de la dramaturge sont à la base de mises en
scène hétérogènes, dont le point commun serait l’affranchissement par
rapport à l’autorité du texte. Les metteurs en scène exploitent le texte
comme un matériau à part entière. Frank Castorf déconstruit l’objet
dramatique et le confronte aux autres composantes scéniques (fragments
filmiques, musicaux, etc.). De cette confrontation naît un spectacle
postdramatique.
Dans Das Werk, Jelinek fait montre de son refus radical des fonde-
ments dramatiques : la dramaturge désintègre les personnages, le dia-
logue, la fable. La dramaturgie, devenue absurde, s’inscrit dans un maté-
riau textuel qui se méfie et défie la langue. Le désaveu du texte opéré
par Jelinek ne signifie pas sa mise à mort. Le drame devient métadrame,
conserve sa capacité d’énonciation, fragilisée dans un monde où le
discours est source de méfiance. Inscrit dans une mise en scène visuelle
telle celles de Frank Castorf, il en devient postdramatique.
Jan Lauwers exploite certains textes de répertoire (Jules César, Le
Roi Lear, etc.) comme un matériau. Le drame shakespearien est ici
devenu matériau à la source d’un spectacle interartistique. Les cinq actes
de Jules César sont condensés en une heure et quinze minutes ; cer-
taines scènes sont amplifiées, d’autres sont réduites ou supprimées. Jan
Lauwers maintient bien entendu une certaine dimension dramatique ;
son intérêt pour Le Roi Lear s’explique entre autres par la dimension
tragique hors-normes de cette pièce. La dimension scénique l’emporte-
rait néanmoins : si Jan Lauwers conserve le drame shakespearien, celui-
ci est en partie produit sur scène par des procédés non dramatiques.

2. Des pôles d’émission et de réception pluriels


Les modèles de la communication par transmission comprennent un
pôle d’émission (l’émetteur) et un pôle de réception (le récepteur). Lors
de la représentation théâtrale, les pôles d’émission et de réception sont
pluriels. La problématique de la pluralité de ces pôles demande à être
étudiée. La question porte sur l’enchevêtrement des multiples pôles
d’émission et de réception. Ceci a des implications sur l’énonciation et
la réception théâtrales. Lors d’une représentation dramatique, la relation
entre l’instance scénique et le spectateur se produit toujours au moyen
d’une construction spectaculaire dramatique : le personnage sur le
3
Mazellier-Grunbeck, C., « Le théâtre d’Elfriede Jelinek : de la maison de poupée à la
tour de Babel », in Thiériot, G. (dir.), op. cit., p. 94.
50 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

plateau s’adresse au spectateur à l’intérieur de la fiction. Le spectacle


postdramatique manipule cette construction spectaculaire en interro-
geant les équilibrages entre les pôles de représentation et performativité.
2.1. Fiction, performance et relations théâtrales
Du point de vue fictionnel, un personnage est en relation avec un
autre personnage (relation intrascénique) ainsi qu’avec le spectateur
(relation extrascénique). Quand il y a fictionnalisation du spectateur,
c’est-à-dire lorsqu’il entre dans la fiction pour devenir lui-même un
personnage, le spectateur devient actant fictionnel. Lors des monologues
d’Othello, le spectateur est intégré à la fiction dramatique et endosse le
rôle de confident. Une relation intrascénique s’établit entre le personnage
et le spectateur/personnage. L’espace dramatique s’étend alors à la salle.
Du point de vue performantiel, un acteur est en relation avec un autre
acteur (relation intrascénique) et avec le spectateur (relation extrascé-
nique).
Le tissu des relations théâtrales peut être schématisé de la façon
suivante :

Figure [4] : les dimensions fictionnelle


et performantielles des relations théâtrales

Les dimensions fictionnelles et performantielles se superposent pour


former le réseau croisé des relations théâtrales.
Le théâtre postdramatique et le drame 51

Figure [5] : le réseau croisé des relations théâtrales

La complexité des relations théâtrales ne s’arrête pas là : le person-


nage et l’acteur ne sont qu’une seule et même personne. L’acteur/
personnage établit ainsi quatre types de relations, cinq dans le cas d’un
monologue durant lequel le spectateur devient un personnage fictionnel.
Il est à noter que nous n’avons pas intégré l’auteur du texte théâtral
dans nos schémas des relations. L’interaction entre l’auteur (scripteur
chez Ubersfeld) et le public ne se produit assurément pas directement
mais requiert la médiation de personnages, incarnés par des acteurs.
Ubersfeld ne considère d’ailleurs pas le scripteur comme un participant
à part entière de la relation théâtrale dans la mesure où celui-ci n’est
présent que de manière indirecte, par l’intermédiaire de son œuvre.
La relation entre la scène et le spectateur s’établit aux niveaux fic-
tionnel et performantiel : le spectateur est à la fois destinataire de la
fiction – produit des relations entre les personnages – et de la perfor-
mance des comédiens. Les niveaux fictionnels et performantiels se
croisent.
La logique dramatique implique l’existence d’un double destinataire
de l’énonciation : lorsqu’il y a énonciation verbale du personnage A/
comédien A vers le personnage B/comédien B, ce dernier ainsi que le
spectateur sont les destinataires de l’énonciation : les niveaux intra- et
extrascéniques se combinent. Les relations théâtrales se produisent à
quatre niveaux : intra- et extrascénique, fictionnel et performantiel.
2.2. Trois types de récepteur
Si le spectateur n’est pas le premier destinataire, il constitue néan-
moins le destinataire « réel », à qui la représentation est véritablement
destinée. Catherine Kerbrat-Orecchioni4 distingue entre trois types de
récepteurs en fonction de leur inscription au sein de l’action drama-
tique : le premier type renvoie à l’allocutaire, destinataire direct. Il

4
Kerbrat-Orecchioni, C., « Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », in
Pratiques, n° 41, Metz, 1984, p. 47.
52 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

correspond au personnage à qui le locuteur s’adresse directement. Le


destinataire indirect constitue le second type de destinataire. Celui-ci
peut être intra- et extrascénique : l’instance productrice peut intégrer des
« assistants muets »5, de « figures bord de scène »6, etc. Comme le
spectateur, ils constituent des destinataires indirects. Ces personnages
renvoient le spectateur à sa fonction d’observateur de l’action drama-
tique. Ce procédé fût largement exploité par la Compagnie de l’Éveil
pour sa mise en scène du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux : les
comédiens alternaient constamment des temps de jeu et des temps
d’observation de l’action dramatique. Le troisième et dernier type de
destinataire est le destinataire additionnel, dont la présence n’est pas
prise en compte par l’instance productrice. Dans la mesure où il est le
destinataire ultime de l’énonciation, le spectateur ne peut assurément
être considéré comme un destinataire additionnel ou comme un voyeur.
La parole dramatique lui est destinée. Par sa seule présence, le specta-
teur légitime et donne sens à la représentation.
Le statut particulier du spectateur, à la fois destinataire indirect et
destinataire ultime, constitue une caractéristique centrale des relations
théâtrales dramatiques. Ce statut implique que la relation extrascénique
requiert la médiation d’une relation intrascénique : le spectateur n’est
jamais directement en contact avec l’acteur.
2.3. Une relation extrascénique indirecte :
la construction spectaculaire dramatique
La construction de la relation scène-salle dramatique se produit par
l’intermédiaire de relations intrascéniques. Matthias Langhoff souligne
le caractère indirect de la relation théâtrale extrascénique, qui nécessite
toujours une « construction spectaculaire. »7 La relation théâtrale extras-
cénique peut être schématisée comme suit :

5
Ubersfeld, A., Lire le théâtre, tome III, Paris, Belin, 1996, p. 33.
6
Mervant-Roux, M.-M., L’Assise du théâtre : pour une étude du spectateur, Paris,
CNRS Éditions, 1998, p. 27.
7
Langhoff, M., in Mervant-Roux, M.-M., op. cit., p. 100.
Le théâtre postdramatique et le drame 53

Figure [6] : la construction spectaculaire dramatique

Les personnages construisent la fiction au niveau de la relation in-


trascénique. C’est au travers de la fiction que la relation extrascénique
est possible : l’acteur et le spectateur ne sont jamais directement en
relation. La construction spectaculaire permet la relation extrascénique
entre le double émetteur et le spectateur.
Selon Kerbrat-Orecchioni, ce phénomène général de médiation, cen-
tral au théâtre, constitue un « trope communicationnel »8, c’est-à-dire un
renversement de la hiérarchie des destinataires. Il y aurait trope commu-
nicationnel à partir du moment où deux niveaux de destinataires peuvent
être distingués. L’allocutaire intrascénique constitue en apparence le
destinataire véritable alors qu’il s’agit en réalité du spectateur, destina-
taire réel et ultime. Le discours dramatique, in fine destiné aux specta-
teurs, fonctionnerait dans son ensemble comme un trope communica-
tionnel. Il y a nécessairement ce type de construction spectaculaire dans
un spectacle dramatique, même lorsqu’il s’agit d’un monologue.
2.4. La construction spectaculaire lors d’un monologue
Même lors d’un monologue, la relation théâtrale dramatique ne se
limite pas à une relation extrascénique. L’on peut en effet également y
identifier une construction spectaculaire dramatique. Il est possible de
distinguer entre deux types de monologues lors desquels le seul destina-
taire semble être le spectateur.9

8
Kerbrat-Orecchioni, C., Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1998, p. 92.
9
Il est seulement question des monologues pour lesquels le spectateur semble être le
seul destinataire. Dans sa classification des monologues, Ubersfeld reconnaît
l’existence de monologues au sein desquels le personnage s’adresse à un absent
(mort, disparu, non présent sur la scène) ou à une instance supérieure (Dieu). Dans
ces deux cas, le destinataire premier est identifié ; le « monologant » est seul sur
54 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

● Premier type de monologue


Lors d’un monologue de type I, le comédien semble « parler tout
seul » sans prendre en compte la présence des spectateurs. Le caractère
autoréflexif de ce discours serait néanmoins feint : pour Benveniste, le
personnage se dédouble en un locuteur et un auditeur. Pour Ubersfeld,
« l’adresse au moi »10 est caractéristique de nombreux monologues.
La seconde scène du premier acte du Mariage de Figaro de Beau-
marchais consiste dans un monologue de Figaro. Ce personnage parle
seul ; il est le seul destinataire intrascénique de son discours. Son mono-
logue a pour but de réfléchir à toutes les étapes du stratagème mis en
place par le comte pour s’emparer de Suzon. Pour le spectateur, destina-
taire indirect, ce monologue permet de récapituler l’action dramatique et
d’identifier sans trop d’efforts le schéma actanciel de la pièce.
Si d’apparence le seul destinataire semble être le spectateur, la rela-
tion extrascénique ne se produit en réalité qu’au moyen de la médiation
d’une construction spectaculaire au sein de laquelle le destinataire se
dédouble : le premier destinataire serait donc le personnage lui-même, le
spectateur demeurant le destinataire indirect.
● Second type de monologue
Lors d’un monologue de type II, le comédien s’adresse ou plutôt
feint de s’adresser directement aux spectateurs, à qui il confère le rôle
intrafictionnel de confident. Par ce processus, le comédien inscrit le
spectateur à l’intérieur de la fiction. Le destinataire de l’énonciation
verbale est double : les spectateurs en tant que confident fictionnel
(niveau intrascénique) et les spectateurs en tant qu’actants réels (niveau
extrascénique). L’on assiste ici à un processus de fictionnalisation du
spectateur.
Le spectateur, pris collectivement, incarne fréquemment le person-
nage fictionnel collectif de la conscience universelle. Dans la représenta-
tion monologique de Gilles et la nuit de Hugo Claus, le public repré-
sente l’assemblée des juges présents lors du procès de Gilles De Raix.
D’autres rôles sont possibles : confident, complice, etc. Pour Mervant-
Roux, le spectateur fait ici office de « protagoniste de point de vue. »11
L’absence de demande réelle de conseils par le comédien corrobore
cette hypothèse : lorsque le comédien demande conseil aux spectateurs,
ceux-ci ne sont pas invités à répondre mais à respecter le rôle intrascé-
nique (confident, conscience collective, juge, complice, etc.) que le

scène pour des raisons pratiques : impossibilité d’être présent (mort, disparu, Dieu)
ou choix scénique (personne aimée, etc.).
10
Ubersfeld, A., op. cit., p. 23.
11
Mervant-Roux, M.-M., op. cit., p. 22.
Le théâtre postdramatique et le drame 55

comédien lui a assigné lorsqu’il dialogue avec lui à l’intérieur de la


fiction. Ces procédés concernent en particulier les monologues mais
peuvent néanmoins se produire à tout moment de la représentation,
lorsque l’adresse aux spectateurs est mise en scène.
L’hypothèse de la construction spectaculaire dramatique au sein du
monologue fait quelque peu écho aux travaux de Kerbrat-Orecchioni sur
les interactions verbales, dans lesquels elle propose également une
double approche du monologue : en tant que conversion avec soi-même
et en tant que « discours adressé à une “audience” mais qui ne permet
pas l’alternance. »12 L’audience n’est pas constituée des spectateurs en
tant qu’actants réels. Ils incarnent des personnages de confident au sein
de l’illusion dramatique.
Marie-Madeleine Mervant-Roux13 observe la non-coïncidence entre
les spectateurs tels que les comédiens les regardent et les spectateurs tels
qu’ils sont en réalité. Ceci s’explique par la construction spectaculaire
dramatique : le personnage regarde d’autres personnages ; il ne s’agit
pas de l’acteur qui regarde les spectateurs en tant que personnes indivi-
dualisées. Ce serait seulement à la fin du spectacle, lors des applaudis-
sements, que des regards individuels entre acteurs et spectateurs peuvent
s’échanger. Lors du spectacle, il ne pourrait s’agir, sauf accident, que
d’échanges de regards entre personnages de la fiction. La relation scène-
salle ne constitue jamais une relation directe.

3. Quand le texte-matériau manipule la construction


spectaculaire dramatique
Le théâtre postdramatique malmène la construction spectaculaire
dramatique. Pointons quelques procédés scéniques qui exploitent la
prévalence de la matérialité de l’énonciation sur le contenu sémantique
et d’autres qui fissurent le personnage dramatique. Dans le premier type
de cas, l’énonciation du texte-matériau en tant que performance phy-
sique et/ou musicale interroge les limites de la construction spectacu-
laire dramatique. Cette exploration peut aller jusqu’à la pulvériser et
proposer un système de médiation entre la scène et le spectateur qui ne
repose plus sur la référence à un monde extrascénique. Dans le second
cas, la construction spectaculaire dramatique est fragilisée : elle paraît
démontée par les procédés de jeu détaché, d’énonciation métathéâtrale,
etc., mais est pourtant bel et bien maintenue.

12
Id.
13
Id., p. 110.
56 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

3.1. La matérialité de l’énonciation


3.1.1. L’autonomisation du langage
Libéré de sa fonction discursive, le langage tend à s’autonomiser au
sein du théâtre postdramatique : il perd sa fonction de communication
du drame. Cette forme langagière met en avant le signifiant plutôt que le
signifié ; la sensualité est privilégiée au sens. La matérialité des mots
naissant lors de leur énonciation scénique prend le pas sur leur inscrip-
tion dans un discours.
L’autonomisation du langage peut se traduire par un travail sur le
« cri », lors duquel les parties textuelles sont criées par les performeurs
jusqu’à devenir parfois inintelligibles. Helga Finter souligne combien la
confrontation du texte et de la performance physique qui en teste les
limites contribuent à détruire l’unité dramatique du corps scénique :
Au théâtre, la présence du corps n’est plus une entité stable automatique-
ment décodée lors de l’acte d’audio-vision. Elle est plutôt l’effet d’une re-
présentation, qui, toujours en mouvement, transforme l’unité imaginée du
corps physique en une dialectique et présenté de multiples images du corps
au moyen de l’articulation vocale. 14
Au sein de cette esthétique du cri, le corps devient le véhicule d’un
discours indépendant du langage verbal. Ce procédé met en valeur la
dimension performative, la matérialité de l’énonciation. Ce procédé
énonciatif peut se cristalliser dans la confrontation entre des sons ver-
baux et des sons non verbaux. Dans le cinquième acte du Roi Lear créé
par Jan Lauwers, certains performeurs imitent des armes à feu ou expri-
ment leur peur de la guerre par des cris et des pleurs. Ces sons sont
amplifiés par des micros. À l’opposé, les performeurs qui énoncent un
texte ne disposent pas de micros et tentent vainement de se faire en-
tendre dans ce chaos sensoriel. La dimension performantielle est ici
mise en évidence. L’énergie de la performance supplante la signification
linguistique ; cette dernière disparaît derrière les signes non linguis-
tiques.
L’autonomisation du langage peut également se traduire par l’isole-
ment des signes linguistiques. Dans The interview that dies, Jan Fabre
travaille sur l’autonomie des mots les uns par rapport aux autres.
Chaque signe est énoncé dans son individualité, séparé du mot suivant
par cinq secondes de silence. Fragmentée en séquences individuelles, la
langue perd sa fonction de véhicule d’un discours. Les « surfaces de

14
Finter, H., “Antonin Artaud and the Impossible Theatre: the Legacy of the Theatre of
Cruelty”, in The Drama Review, vol. 41, n° 4, New York, 1997, p. 31 (traduction
personnelle de l’anglais).
Le théâtre postdramatique et le drame 57

langage »15 s’opposent à la parole discursive des personnages. Il n’y a


plus à proprement parler de texte. Le signifié de ces signes linguistiques
est préservé – les mots sont énoncés distinctement – mais ne se rattache
à aucun discours supérieur. Ce procédé rappelle l’exploration de
l’écriture menée par Claude Régy : dans Paroles du sage, l’énonciation
de la parole est contrebalancée par de longs instants de silence. La
langue apparaît alors comme un poème et perd sa fonction linguistique
première :
Quand on prend la parole après dix minutes de silence, ça n’est pas la même
parole que lorsqu’on enchaîne tout de suite. […] Si on enchaîne, on informe,
alors qu’avec cette métrique, on se rend compte des dégâts que font le lan-
gage cursif et l’imitation de la grammaire, le parler naturaliste. C’est une
destruction de tout ce que le poème crée comme vie.16
Il devenu courant que des procédés liés à la robotique participent à
l’autonomisation du langage. Dans Armageddon créé par le groupe de
musique scénique Art Zoyd, les machines ont totalement remplacé les
performeurs pour évoquer les catastrophes que connaît l’espèce humaine
depuis son apparition. Elles partagent la scène avec les musiciens ; plus
aucune voix, sinon de synthèse, ne participe à la construction de
l’univers scénique. Dans Actor #1, Kris Verdonck évacue également
l’être humain du dispositif scénique, dans lequel il développe la théma-
tique de la métamorphose du chaos vers l’ordre en trois tableaux.
L’empreinte humaine se manifeste seulement lors de la projection en
taille réduite de l’image animée de l’acteur Johan Leysen, qui énonce
inlassablement un texte fragmenté, inspiré de Sans de Samuel Beckett et
composé de phrases assemblées arbitrairement.
Dans DTC, la Clinic Orgasm Society interroge le rapport entre le
texte et l’acteur qui l’énonce. La virtualité du texte enregistré vient se
frotter à la performativité de l’acteur : les phrases ne sont pas directe-
ment prononcées par les performeurs mais préalablement enregistrées et
émises via des baffles attachés aux acteurs par une ceinture. Ils jouent
donc principalement en playback. Le texte émis a fait l’objet d’une
manipulation via un logiciel text-to-speech, qui convertit le texte en
fichier audio.
Le visage, en particulier la bouche, perd son statut d’origine prédo-
minante de l’énonciation ; celle-ci se déplace et se loge désormais au
niveau du ventre du performeur.

15
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 26.
16
Régy, C., « Un cinéma dans notre monde intérieur », entretien avec Sébastien Derrey
in Théâtre/Public, n° 124-125, Gennevilliers, 1995, p. 114.
58 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Photographie [2] : Blaise Ludik dans DTC (On est bien),


créé par la Clinic Orgasm Society © Daniel Cordova

La langue s’autonomise par rapport au performeur au moyen de trois


choix dramaturgiques principaux. Premièrement, l’expressivité naturelle
du performeur est remplacée par l’émission robotique des phrases. Les
pauses entre les mots ne respectent pas la syntaxe ; les rires ou les
exclamations (ponctuant la joie ou la colère) sont formulés avec une
neutralité qui contraste avec leur démonstration animée traditionnelle.
Les mots semblent enregistrés individuellement puis combinés, tels les
messages que l’on peut entendre sur les quais des gares. Deuxièmement,
les phrases émises par les baffles et l’énonciation par le performeur
entrent parfois en confrontation : alors que Blaise Ludik parle la bouche
pleine, sa voix provenant du baffle n’en tient pas compte et demeure
identique. À certains instants, les performeurs prennent la parole ; les
phrases sont alors doublées. La tonalité mécanique s’oppose à l’expres-
sivité des acteurs. Troisièmement, les phrases enregistrées ne correspon-
dent pas toujours aux actions scéniques. C’est le cas lorsque Blaise
Ludik se tait alors que son baffle continue de parler.
Ces techniques confèrent un caractère virtuel à la parole théâtrale,
devenue indépendante du performeur. Ce dernier perd sa fonction
centrale de transmission de la parole ; il devient un instrument au ser-
vice de l’énonciation digitale : les mouvements de sa bouche ne créent
aucun son ; ils obéissent généralement au texte enregistré. L’acteur se
transforme ainsi en marionnette ; le rapport hiérarchique entre l’homme
et la machine s’est inversé.
3.1.2. Texte et performance corporelle : une mise en tension
Tadeusz Kantor développe particulièrement un langage porté par la
performance physique de ses acteurs. Dans son spectacle Wielopole,
Wielopole, les acteurs énoncent le texte polonais devant un public
florentin. En privant les spectateurs d’une version italienne du texte, la
mise en scène privilégie un rapport direct avec le signifiant. La parole
Le théâtre postdramatique et le drame 59

devient inactive, inefficace, une parole dont l’effet esthétique provient


essentiellement de l’énergie corporelle qu’elle libère. La musique, les
corps, l’esthétique visuelle, etc., prennent le pas sur une parole privée de
sa fonction de communication linguistique.
L’insistance sur le signifiant de la parole atteint son paroxysme lors
de la scène du mariage des parents de Kantor. Son père, privé de sa
capacité de parole, ne parvient qu’à émettre des sons inintelligibles. En
affirmant que « Kantor n’écrit pas son théâtre avec des mots mais avec
des corps »17, Anne Ubersfeld paraphrase excellemment la théorie post-
dramatique. Chez Kantor, le spectacle n’est pas porté par les signes
linguistiques (incompréhensibles ou inexistants) mais par l’énergie
déployée par ses acteurs et les images visuelles puissantes qui en dé-
coulent.
Le travail de Kantor est présenté comme une forme de renouvelle-
ment du drame dans le volume 38/39 d’Études théâtrales. Les auteurs
de l’article définissent le texte de Kantor comme un « texte-matériau
purement scénique dont il importe cependant de noter que l’enjeu, pour
son auteur, est de saisir et de transmettre des tensions dramatiques
primordiales. »18 Une des caractéristiques majeures du théâtre postdra-
matique consiste précisément dans l’utilisation du texte en tant que
matériau scénique. Les tensions dramatiques de Wielopole, Wielopole ne
proviennent pas du texte – réduit à quelques phrases en polonais – en
tant que support discursif ; elles trouvent avant tout leur origine dans la
combinaison de tensions physiques et rythmiques. La manifestation de
la théâtralité est typiquement postdramatique dans la mesure où elle est
essentiellement portée par la performativité et non par la représentation
d’un univers extrascénique via un texte. Le théâtre postdramatique n’est
pas un théâtre hors du texte. L’inscription de formes textuelles dans les
spectacles n’implique pas automatiquement la renonciation à la notion
de postdramatique pour ceux-ci.
La physicalité de l’énonciation, amplifiée par des moyens techniques
ou en raison des particularités corporelles des acteurs, peut renforcer le
discours dramatique ; l’abstraction du drame et la matérialité concrète
du texte-matériau se combinent alors. Romeo Castellucci explore cette
mise en tension dans son adaptation de Jules César de Shakespeare : il
confie le rôle d’Antoine à un acteur opéré des cordes vocales, qui émet
des sons en inhalant de l’air, tandis que l’aspiration des bouffées
d’hélium modifie la voix de Brutus. La première scène du spectacle
17
Ubersfeld, A., Le Théâtre et la cité : de Corneille à Kantor, Paris, AISS-IASPA,
1991, p. 206.
18
Chenétier-Alev, M. et al., « L’éviction du vivant : Maeterlinck, Jarry, Craig, Albert-
Birot, Novarina, Minyana, Kantor, … », in Études Théâtrales, « La réinvention du
drame (sous l’influence de la scène) », n° 38/39, Louvain-la-Neuve, 2007, p. 48.
60 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

comprend une exhibition du larynx grâce à un laryngoscope enfoui dans


la gorge d’un acteur. La recherche de Castellucci comprend une mise en
avant du processus physique de construction de la parole, qui implique
tout le corps, généralement dissimulé au profit du discours seul. La
parole est ici présentée dans sa viscéralité. Elle n’est cependant pas
seulement exploitée en tant que matière charnelle mais vient renforcer le
propos dramatique. Castellucci a en effet choisi ce travailler avec cet
acteur car « tout le discours d’Antoine ramène à la blessure, celle de
César et la sienne. »19 La douleur physique inscrite dans le drame est
présentée dans l’intensité de la chair des performeurs.
Dans les productions de Jan Lauwers, la dimension performative de
l’énonciation se cristallise notamment dans la diction ; les performeurs
énoncent un texte qui n’est pas écrit dans leur langue maternelle. Dans
La Chambre d’Isabella, la matérialité du signe apparaît notamment par
la mise en exergue du grain de la voix et des accents des performeurs.
Le jeu de l’acteur devient une véritable performance physique. Pour La
Chambre d’Isabella, Viviane De Muynck utilise essentiellement
l’anglais, seules quelques répliques sont en français. Dans ce spectacle,
l’énonciation du texte prend parfois la forme de cris : certains perfor-
meurs qui présentent les objets découverts par Isabella hurlent leur texte.
L’énergie de l’énonciation prend le pas sur la signification linguistique,
qui devient moins intelligible. De nombreuses scènes du Roi Lear sont
énoncées en néerlandais, la langue maternelle de certains performeurs.
Ceux-ci exploitent les sonorités de la langue en accentuant fortement les
intonations typiquement hollandaises. Dans L’Ange de la mort de Jan
Fabre, la performeuse croate Ivana Jozic intensifie les sonorités typiques
de l’accent croate alors qu’elle dialogue en anglais avec le chorégraphe
allemand William Forsythe.
Jeanne Bovet souligne combien l’utilisation de plusieurs langues
constitue un moyen de « déréalisation symbolique de la parole »20 : cette
dernière acquiert une dimension sensorielle et entre directement en
contact avec la sensibilité du destinataire. La mise en avant des accents
relève de cette finalité esthétique. La fonction linguistique est couplée à
un effet sensoriel indépendant du contenu dramatique.
3.1.3. Le texte en tant que musique
La musicalité postdramatique renvoie à la construction de la repré-
sentation théâtrale en tant que musique autonome. Le texte conserve une

19
Castellucci, R., in Solis, R., « Ce Giulio Cesare tient la corde », in Libération,
15 juillet 1998.
20
Bovet, J., in Hébert, C., Perelli-Contos, I. (dir.), La face cachée du théâtre de
l’image, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 88.
Le théâtre postdramatique et le drame 61

organisation dramatique mais est avant tout élaboré comme une partition
musicale. Avec la musicalité comme principe structurant, le texte de-
vient un outil d’énonciation postdramatique. La construction intrinsèque
de Jaz de Koffi Kwahulé se fonde sur le principe organisationnel de
l’esthétique jazz. D’après Gilles Mouëllic, l’écriture de Kwahulé est un
« mouvement dans lequel coexiste une diversité de figures que l’on ne
retrouve que dans le texte oral : multiples changements de vitesse,
bifurcations soudaines, itérations sur plusieurs niveaux, contradic-
tions. »21 La construction jazz constitue véritablement la matrice de Jaz :
celui-ci présente une architecture ouverte, fragmentée, qui balance entre
le contenu dramatique et le déferlement du rythme. L’écriture de Jaz est
pensée en termes musicaux. Koffi Kwahulé affirme que « ce n’est pas le
sens d’un mot qui m’intéresse – le sens viendra tout seul si le son est
juste, si le rythme est bon. »22
Les mises en scène de Jaz de Koffi Kwahulé et de La Chambre
d’Isabella de Jan Lauwers sont représentatives de la combinatoire du
drame et de la musicalité autonome. Le point commun entre ces deux
spectacles réside dans la préoccupation partagée par leurs créateurs de
faire entendre le texte en tant que son, indépendamment du contenu
narratif.
L’organisation des deux spectacles relève de l’alternance entre des
séquences narratives et musicales. La création lauwersienne se situe par
ailleurs fréquemment à l’intersection de ces deux registres. Pour La
Chambre d’Isabella, la musicalité intrinsèque du texte est fréquemment
soutenue par la musique et la danse qui se superposent à l’énonciation
du texte dramatique. Karel Vanhaesebrouck23 souligne la présence d’une
double vibration, qui provient de l’énonciation du texte et se prolonge
dans la danse et la musique. Le signe linguistique y est travaillé dans sa
sonorité autonome.
Les mises en scène de Jaz par Denis Mpunga et par la compagnie
Les Quatr’elles sont également composées de séquences à la fois tex-
tuelles et musicales. La compagnie Les Quatr’elles insiste sur la dimen-
sion musicale du spectacle lorsqu’elle présente son travail comme une
« forme hybride de théâtre-jazz. C’est le monologue d’une femme
incarné ici par un quintet : quatre femmes et un saxophoniste. »24 Ce
dernier apparaît comme aussi important que l’énonciation verbale.

21
Mouëllic, G., Frères de son, Koffi Kwahulé et le jazz, Montreuil-sous-Bois, Éditions
Théâtrales, 2007, p. 7.
22
Id., p. 24.
23
Vanhaesebrouck, K., op. cit., p. 287.
24
Programme du spectacle consulté sur le site
http://storage.canalblog.com/63/52/205932/30284344.pdf en mai 2009.
62 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Dans la mise en scène des Quatr’elles, l’énonciation du texte et les


solos musicaux s’interrompent mutuellement régulièrement, parfois au
milieu d’une phrase. À d’autres moments, le musicien joue tandis
qu’une des actrices énonce le texte. Ce dernier en devient parfois
presque inaudible.

Photographie [3] : Hugues Tabar-Nouval, Emilie Jourdan et Marie Suran


dans Jaz de Koffi Kwahulé mis en scène par Esther
Bastendorff/Compagnie Les Quatr’elles © Esther Bastendorff

La dimension physique de l’énonciation textuelle est particulière-


ment exploitée : les tensions corporelles sont visibles, particulièrement
quand les actrices inspirent et expirent intensément. Certaines syllabes
sont excessivement accentuées. Les actrices s’amusent des sifflements
de la lettre [z] de [jaz] ; le rythme verbal se dégage de la cohérence
énonciative dramatique : les actrices marquent des arrêts, accélèrent et
ralentissent au milieu des phrases. La combinaison de procédés syn-
taxiques et rythmiques fait entendre la présence de la musique à travers
la parole.
La musicalité du texte ne met pas en péril le signifié linguistique.
Gilles Mouëllic25 observe un glissement de la fonction du signe linguis-
tique : celui-ci conserve sa signification mais est appelé à devenir un son
en tant que tel. Dans Jaz comme dans La Chambre d’Isabella, la voix-
son ne supplante pas la voix-discours mais la fait accéder à une autre
25
Mouëllic, G., op. cit., p. 50.
Le théâtre postdramatique et le drame 63

dimension. La parole devient charnelle.26 Pour Antonin Artaud, « ce que


le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont des possibilités
d’expansion hors des mots, d’actions dissociatrices et vibratoires sur la
sensibilité. »27 Par leur travail sur le rythme indépendant du contenu
narratif, Koffi Kwahulé et Jan Lauwers parviennent à atteindre ces
« actions dissociatrices et vibratoires sur la sensibilité » au niveau même
de l’énonciation du texte.
Le travail de Heiner Gœbbels constitue certainement l’un des
exemples les plus emblématiques de musicalité postdramatique. Depuis
plus de vingt ans, il présente des spectacles qui explorent la musicalité
intrinsèque du texte, couplée à des compositions musicales. L’intérêt de
l’artiste porte sur des textes dont leurs auteurs se sont autant penchés sur
les questions sémantiques que sur leur structure. La question n’est pas
tant de transmettre ce qu’ils disent mais de faire apparaître comment ils
le disent. Les textes (relativement courts) que Gœbbels choisit sont
examinés à la loupe, afin que la musique révèle la richesse de leur
structure, de la ponctuation, parfois de la calligraphie ou des symboles
(la répétition du pronom I dans The Man in the Elevator de Heiner
Müller). Pour I Went to the house but did not enter, il a choisi de travail-
ler sur quatre textes (de Kafka, Blanchot, Eliot et Beckett) dont le sens, à
l’instar du titre du spectacle, n’est pas toujours déchiffrable. Les chants
a cappella du Hilliard Ensemble, tout en retenue et pureté, les font
accéder à un autre niveau, au-delà de toute signification :
Tous les textes [choisis pour I went to the house but did not enter] possèdent
cette méfiance envers les formes narratives linéaires. Ces textes sont diffi-
ciles et je ne cherche pas à les rendre lisibles ou clairs pour le spectateur. Je
pense que le théâtre est une forme artistique ou du moins qu’il doit être re-
considéré comme tel, et non comme une plateforme où l’on transforme le
message en réalité. Si vous allez voir un spectacle plusieurs fois parce que
vous n’en comprenez pas le sens immédiatement, parce qu’il y a une
énigme, un secret, vous allez être attiré par ce que vous ne comprenez pas. Il
y a un pouvoir attractif dans la recherche de sens. […] C’est un moyen
d’amener le spectateur à penser le spectacle, à l’entendre et à le sentir.28
Gœbbels29 s’oppose à toute incarnation du texte de la part de
l’acteur-chanteur. Celui-ci doit s’effacer afin de laisser entendre la

26
Kwahulé, K., cité dans Mouëllic, G., op. cit., p. 50.
27
Artaud, A., cité dans Papin, L., « Théâtres de la non-représentation », in The French
Review, vol. 64, n° 4, New York, 1991, p. 672.
28
Gœbbels, H., Entretien par Nancy Bruchez le 1er mars 2009 pour Scènes Magazine,
consulté sur http://www.scenesmagazine.com/spip.php?article1186 en février 2010.
29
Gœbbels, H., « Text as Landscape », in Performance Research, vol. 2, n° 1,
Aberystwyth, 1997, p. 65.
64 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

musicalité intrinsèque du texte, sans chercher à la renforcer par des


mouvements du corps ou par l’accentuation de sonorités. Sa richesse
formelle ne demande pas un tel dédoublement. Pour Goebbels, en
faisant entendre le texte en tant que son, le théâtre redevient une véri-
table forme artistique.
3.2. La fissuration du personnage dramatique
L’utilisation du texte en tant que matériau évoquée ci-avant implique
le glissement de l’acteur vers le performeur. De manière générale, le
théâtre postdramatique se caractérise par une remise en question radicale
de l’incarnation d’un personnage par l’acteur. Celui-ci peut être délaissé
au profit de la figure ou remplacé par le performeur au sein de sé-
quences dépourvues de toute trace textuelle. Enfin, le personnage dra-
matique peut céder du terrain au « type individuel » qui brouille les
frontières entre l’identité personnelle du performeur et celle de son
personnage.
Dans le cas de l’énonciation métathéâtrale, où les acteurs jouent de
manière détachée, l’action scénique feint de briser la construction spec-
taculaire. À l’inverse, lors des séquences qui relèvent davantage de la
performance, la construction spectaculaire disparaît : le rapport entre
l’action scénique et le spectateur ne s’établit plus par l’intermédiaire de
la fiction. À de nombreux instants, la création postdramatique brouille
les pistes : le drame est absent des mouvements dansés puis s’y glisse
subrepticement. Ce type de séquences se caractérise par un entre-deux –
entre la fiction dramatique et la performance autonome – qui déroute la
perception du spectateur. Ce dernier ne peut plus aborder la scène sur la
base de la distinction stricte entre ces deux registres.
3.2.1. La figure
Jean-Louis Perrier souligne le basculement postdramatique engendré
par le refus du drame : « sans langue, plus de personnages, mais des
allégories, des symboles, des icônes, un tissu de mouvements et de
gestes dont les enchaînements sont requis à signifier. »30

30
Perrier, J.-L., « Traverser les portes du visible », in Alternatives théâtrales, n° 85-86,
Bruxelles, 2005, p. 57.
Le théâtre postdramatique et le drame 65

Le travail de Romeo Castellucci ou du Belge Kris Verdonck est re-


présentatif de ce traitement de l’acteur. End, créé par Verdonck, est
construit dans une absence totale de fable. Aucun personnage drama-
tique n’y est créé ; le plateau est investi par des figures.31 L’homme y
perd sa supériorité signifiante : les figures sont humaines mais égale-
ment constituées de machines. L’identité psychologique du personnage
est broyée au profit de corps non dramatiques et d’installations tech-
niques.

Photographie [4] : End de Kris Verdonck © Catherine Antoine

Le texte n’est pas totalement absent de ce spectacle : d’une faible


voix monotone, une figure énonce inlassablement des bribes d’infor-
mation en anglais. Le performeur est installé dans une cabine mobile, au
second plan de la scène. Ce dispositif enferme la parole, au sens propre
comme au sens figuré : l’acoustique modifiée participe à rendre le texte
à peine audible. Lors d’une entrevue après le spectacle, le performeur
Johan Leysen a par ailleurs souligné la difficulté de l’exercice : le
traitement du texte empêche toute appropriation par celui qui l’énonce.
Ce dernier ne crée par de personnage mais renvoie à l’allégorie du
messager.

31
Patrice Pavis (Pavis 2004 :141) insiste sur l’absence de traits distinctifs qui compo-
sent la figure. La figure peut être définie en tant que personnage allégorique, opposé
au personnage dramatique inséré dans le drame.
66 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

3.2.2. Personnage et performance physique


Romeo Castellucci magnifie la présence des corps de ses perfor-
meurs. Pour Giulio Cesare, Castellucci exploite la présence magnétique
du corps obèse de Giancarlo Paludi, ici orné de deux ouïes de violon :

Photographie [5] :Giancarlo Paludi dans Giulio Cesare


de Romeo Castellucci © Gabriele Pellegrini

Le corps hors normes a ici remplacé la femme du célèbre Violon


d’Ingres de Man Ray. Son magnétisme dépasse toute fonction de repré-
sentation. Le jeu scénique postdramatique se présente fréquemment
comme une performance autonome. À l’instar de la danse contempo-
raine, les séquences portées par la performance permettent de suspendre
la construction spectaculaire dramatique, le spectateur entre en contact
avec le corps du performeur, sans le truchement d’un personnage drama-
tique.
La dernière scène du Bazar du homard de Jan Lauwers est unique-
ment composée d’une performance physique de Maarten Seghers.
Salman, handicapé mental dépourvu de l’usage de la parole, est le
premier clone humain fabriqué par le père de l’enfant défunt. La der-
nière scène du spectacle se construit exclusivement autour des tensions
corporelles exécutées par le performeur Maarten Seghers qui interprète
Salman.
Le théâtre postdramatique et le drame 67

Photographie [6] : Maarten Seghers dans Le Bazar du homard


de Jan Lauwers & Needcompany © Needcompany

La séquence dure quelques minutes. Plongé dans un silence pesant


qui contraste avec l’abondance des sons émis pendant le spectacle,
l’espace scénique est uniquement porté par la performance de Seghers.
Dans un rapport frontal aux spectateurs, Salman tente désespérément de
communiquer sans qu’aucun son ne puisse sortir de sa bouche.
L’expressivité n’est ici possible que par le corps. Son torse nu met en
évidence l’intensité des tensions que le performeur s’inflige. Cet effet
scénique rappelle la scène de Wielopole, Wielopole dans laquelle le père
de Kantor ne parvient à émettre aucun son intelligible.
Salman radicalise le « gommage » du personnage dramatique qui
laisse apparaître le performeur. Cette performance physique n’est toute-
fois pas totalement indépendante du drame : l’incapacité de parler, qui
donne lieu à ces tensions corporelles, fait partie de l’identité de Salman.
Encore une fois, l’univers dramatique s’immisce subtilement au sein
d’une performance qui se débarrasse de l’approche dramatique du per-
sonnage. La construction spectaculaire dramatique est ainsi questionnée.
La tension corporelle se suffit à elle-même et paraît mieux convenir
pour proposer un discours sur le monde d’aujourd’hui. Lors d’un entre-
tien succédant à une représentation, Jan Lauwers affirmait que cette
scène contient autant de force qu’un roman de l’écrivain français
contemporain Michel Houellebecq : la condition contemporaine de l’être
humain est exprimée au-delà des mots. La remise en cause du texte se
prolonge ici jusqu’à son abandon total.
L’instance scénique aime jouer avec cet entre-deux et bouleverser
ainsi les habitudes de perception du spectateur : ce dernier est balancé
68 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

d’un registre à l’autre et doit par conséquent constamment modifier son


approche de l’action scénique. Tel est le cas des séquences qui com-
prennent à la fois l’énonciation d’un texte et une performance dansée
autonome. Dans L’Ange de la mort de Jan Fabre, Ivana Jozic ou
William Forsythe dansent tandis que l’autre performeur énonce un texte.
Cet entre-deux typiquement postdramatique peut être décelé à
l’intérieur même de séquences dansées du Bazar du homard. Lors du
duo dansé entre Grace Ellen Barkey – la mère – et Tijen Lawton – le fils
–, un aller-retour permanent se produit : le drame apparaît dans la danse
pour disparaître l’instant suivant. Les mouvements des deux perfor-
meuses correspondent tantôt à leur personnage dramatique (évocation de
la tristesse maternelle, etc.) ; tantôt ils sont totalement non figuratifs
(voir chapitre IV).
Ce type de séquences subvertit la construction spectaculaire drama-
tique par de fines touches. Elles ne se contentent pas d’alterner des
moments avec et sans construction spectaculaire dramatique ; elles
effacent temporairement les frontières entre les deux. La fiction et la
performance ne s’opposent pas mais s’entremêlent, au point qu’il de-
vient difficile pour le spectateur de les distinguer. Le théâtre postdrama-
tique apparaît ici résolument comme un champ entre.
3.2.3. Les « types individuels » détachés
D’après Lehmann, assister à un spectacle de la Needcompany donne
l’impression de passer « une soirée chez Jan [Lauwers] et ses amis. »32
Le personnage dramatique se fissure ; le jeu détaché des acteurs laisse
transparaître leur personnalité. Les acteurs chez Jan Lauwers laissent
entrevoir leur personnalité au travers de leur rôle. Audronis Liuga
rejoint cette conception de l’identité scénique lorsqu’il désigne ces
personnages comme des « types individuels. »33 Plutôt que de camoufler
leur personnalité derrière un personnage, les performeurs mettent en
évidence des caractéristiques universelles qui font partie de leur identité
individuelle : l’érotisme féminin de Grace Ellen Barkey face au charme
juvénile d’Inge Van Bruystegem, etc.
La désinvolture des acteurs, ancrés dans une réalité scénique qui
s’amuse de la construction spectaculaire dramatique, empêche l’inscrip-
tion totale du spectacle dans la fiction. Dans les créations postdrama-
tiques développant une esthétique du détachement, les acteurs habitent
leur rôle sans pour autant construire l’illusion solide qu’ils sont des
personnages fictionnels. Leur identité personnelle est préservée.

32
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 171.
33
Liuga, A., “The warld of The Lobster Shop”, in Stalpaert, C. et al., op. cit., p. 153
(traduction personnelle de l’anglais).
Le théâtre postdramatique et le drame 69

Certaines réflexions de Bert States34 rejoignent la théorie du déta-


chement. Ce dernier observe que la présence d’enfants perturbe le
fonctionnement dramatique. Plus précisément, la dénégation y est mise à
mal : l’enfant en tant que présence empiète sur son rôle fictionnel. La
personnalité de l’enfant se détache de son rôle dramatique. Comme chez
Jan Lauwers, le détachement du jeune acteur face à son rôle met en
évidence sa présence scénique non dramatique.
Le détachement des performeurs met en évidence combien le dispo-
sitif scénique ne représente pas un drame dans un système soumis à son
autorité. Le jeu détaché des performeurs fragilise la construction specta-
culaire dramatique : le spectateur n’entrerait pas en relation avec des
personnages fictionnels mais avec des acteurs qui interprètent un per-
sonnage. Alors que cette double identité est généralement combinée au
service de la représentation dramatique, ses deux dimensions se confron-
tent au sein du dispositif postdramatique. De nouveaux équilibrages sont
explorés.
Ce type de jeu crée une proximité avec le spectateur : ce dernier se
sent impliqué dans l’action puisque les performeurs semblent le regarder
et s’adresser à lui. Cette proximité est cependant feinte : même si le jeu
nonchalant donne l’impression du contraire, l’adresse des performeurs
aux spectateurs ne constitue pas une relation extrascénique directe ;
celle-ci se produit toujours par l’intermédiaire de la fiction. La construc-
tion spectaculaire dramatique paraît être transgressée mais elle est
pourtant bel et bien maintenue. Lorsque le performeur feint de
s’adresser au spectateur, l’action scénique descend dans la salle. Le
spectateur devient un partenaire de jeu, un personnage de la fiction. Ce
n’est pas la scène qui sort de l’illusion, c’est le spectateur qui y entre.
La personnalité des acteurs de la Needcompany fait partie intégrante
du matériel utilisé par Jan Lauwers pour créer ses spectacles. Lauwers
les connaît bien : les membres de sa compagnie sont récurrents ; la
plupart travaillent avec lui depuis de nombreuses années. Ce rapport à
l’acteur se distingue de l’approche dramatique conventionnelle : chez
Lauwers, le comédien n’est pas choisi pour interpréter un rôle ; le
metteur en scène se nourrit de sa personnalité pour construire le person-
nage, même sur papier. Jan Lauwers exploite la personnalité de ses
acteurs, et notamment de la troublante Viviane De Muynck. Cette
performeuse habite la scène avec une telle aisance naturelle qu’elle
paraît briser la construction spectaculaire. Comme les artistes chez Jan
Fabre, celle-ci allume parfois nonchalamment une cigarette. Cette
attitude amplifie l’impression d’une construction spectaculaire brisée : la

34
States, B., op. cit., p. 373-388.
70 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

performeuse semble apparaître sur scène telle qu’elle est, sans incarner
un personnage.
La performeuse de Gonzo Conférence radicalise la manipulation de
la construction spectaculaire lorsqu’elle envahit physiquement l’espace
des spectateurs et les étreint. La distance physique entre la scène et la
salle se rompt. Les contacts réels avec le spectateur, touché dans sa
chair, mettent en péril la distance nécessaire à la construction spectacu-
laire. Cette dernière est grandement fragilisée et risque de céder à tout
instant. Si les spectateurs ne se laissent pas prendre au jeu, s’ils em-
pêchent Fanny de Chaillé de les étreindre, ils n’obéissent pas au rôle
fictionnel qu’elle leur impose et brisent ainsi la construction spectacu-
laire fondée sur le respect des rôles fictionnels de chacun.
3.2.4. La parole-commentaire
Toute une branche du théâtre contemporain interroge la parole théâ-
trale en la présentant en tant que commentaire. Ce procédé n’est en rien
l’apanage du théâtre postdramatique, bien au contraire : si ce travail sur
le texte est central au sein de créations dramatiques contemporaines, il
constitue seulement un aspect du travail postdramatique, dans la mesure
où l’énonciation du texte y est insérée au dispositif interartistique. Le
commentaire peut croiser la parole théâtrale à l’intérieur du même texte.
Dans La Nuit arabe, Roland Schimmelpfennig exploite particulière-
ment cette technique :
Lemonnier : votre clé est toujours dans la serrure. Je sors la clé et je la tends
à mademoiselle Mansour.
Fatima : il me tend la clé, que je coince d’un doigt entre les sacs. Encore
merci, et pour cette histoire d’eau disparue, n’hésitez pas à repasser. 35
Dans ce dialogue, l’action dramatique est vécue et commentée con-
jointement. Ce procédé trouble le croisement des relations intra- et
extrascéniques : le spectateur est le destinataire indirect lors de l’action,
mais devient un personnage fictionnel quand Lemonnier ou Fatima la lui
commente. Dans ce dialogue, chaque phrase implique une relation
scène-salle différente. Cette alternance constante de rapports au specta-
teur malmène les habitudes de perception de ce dernier.
À l’instar de ceux de Schimmelpfennig, les textes de Lauwers mé-
langent parfois l’action et le commentaire sur l’action. Dans ses spec-
tacles, la parole est fréquemment narrative : l’action dramatique est
plutôt racontée que véritablement jouée. La forme privilégiée dans Le
Bazar du homard est celle du récit : seul le troisième acte est essentiel-
lement construit sur la base de séquences dialogiques. Anneke Bonnema

35
Schimmelpfennig, R., Une nuit arabe, Paris, L’Arche, 2002, p. 14.
Le théâtre postdramatique et le drame 71

y présente les autres personnages aux spectateurs et commente l’histoire.


Un procédé similaire peut être observé dans La Chambre d’Isabella, au
sein duquel les performeurs présentent une série d’objets ethnogra-
phiques directement aux spectateurs. Dans Le Bazar du homard, la fable
est parfois directement expliquée aux spectateurs. Le personnage de
Teresa déclare à ces derniers qu’« il a tué mon fils », en désignant de la
main Axel, avant de crier à celui-ci « you killed my son ». Le commen-
taire prend le pas sur la fable ; l’action dramatique proprement dite
tombe en désuétude. La forme dialogique est mise en retrait ; le rapport
frontal avec les spectateurs est privilégié. Ceci contribue à l’augmenta-
tion de la distance entre l’acteur et le personnage qu’il incarne.
Pour Thiériot36, le théâtre de Jelinek incarne le mépris du principe
d’action. Chez Jan Lauwers, il s’agirait plutôt d’une distance parodique
par rapport à celle-ci : par leur détachement, les acteurs invitent les
spectateurs à prendre de la distance par rapport à la fable.
Au sein de l’esthétique de la confrontation propre aux créations lau-
wersiennes, récits et dialogues s’alternent constamment, la première
forme étant plus exploitée dans Le Bazar du homard. L’approche du
texte par le spectateur balance ici entre les modes de fonctionnement
dramatique et narratif. Cette parole métathéâtrale modifie les modalités
de perception de l’action par le spectateur : tantôt il est le destinataire
indirect du drame, tantôt il y est intégré pour devenir un personnage fic-
tionnel. Le métathéâtre ne brise pas la construction spectaculaire drama-
tique : lorsque l’acteur commente l’action au spectateur, ce dernier est
tenu de respecter son rôle fictionnel de témoin. La parole-commentaire
fragilise la construction spectaculaire mais ne la transgresse pas. Le
principe de médiation fictionnelle est préservé. En combinant un jeu
scénique détaché, des performances physiques et une parole-commen-
taire, les spectacles postdramatiques invitent le spectateur à interroger la
nature de la médiation qui s’opère entre l’instance scénique et lui-même.
3.2.5. Le vécu personnel comme matière scénique
Le vécu personnel des membres de la Needcompany est parfois évo-
qué dans l’action scénique : les premières minutes de La Maison des
cerfs de Jan Lauwers sont consacrées au décès au Kosovo du reporter de
guerre Kerem Lawton, frère de Tijen Lawton. La présence de la perfor-
meuse sur le plateau, lorsque le décès de son frère nourrit l’action
scénique, trouble les contours de son personnage : son rôle dramatique
est fissuré par l’irruption de son identité de sœur. Le jeu scénique est ici
le produit d’une tension entre l’individu et le personnage : Lawton

36
Thiériot, G., « Elfriede Jelinek et les avatars du drame », in Thiériot, G. (dir.),
op. cit., p. 140.
72 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

montre ses émotions de sœur mais construit simultanément son person-


nage.
L’exploitation de telles tranches de vie crée un sentiment de proximi-
té chez le spectateur. La construction spectaculaire dramatique paraît
brisée ; le spectateur semble en relation avec la performeuse, dans
l’intimité de sa tristesse de sœur, sans l’intermédiaire d’un personnage.
À l’instar de la parole métathéâtrale et du jeu détaché des performeurs,
l’évocation du vécu personnel ne rompt pas la construction spectaculaire
dramatique. Le personnage est fragilisé par l’identité envahissante de
Tijen Lawton, mais il subsiste. Au demeurant, la performeuse interprète
sa propre identité. C’est seulement lors des séquences de performance
autonome que la relation avec le spectateur ne passe plus par une cons-
truction spectaculaire dramatique.
CHAPITRE III
La dramaturgie visuelle postdramatique

« Un spectacle se regarde avant tout.


Et le théâtre est d’abord un art figuratif.
Le mot même de spectacle vient
du latin spectare, qui signifie regarder. »1

Cette affirmation énoncée par Nikolaj Tarabukin rappelle à quel


point la question de l’image au théâtre est sans doute aussi ancienne que
le théâtre lui-même. En définissant le théâtre comme un art figuratif,
Tarabukin insiste sur le caractère représentationnel du théâtre. C’est
résolument une conception antagonique de l’image scénique que déploie
le théâtre postdramatique.
Si les signes visuels sont privilégiés, la « dramaturgie visuelle »2
postdramatique se révèle en réalité multisensorielle. La multisensorialité
postdramatique donne lieu à une profusion de signes à l’attention du
spectateur. Si la profusion scénique se limite à une coquille vide pour
certains, elle fait apparaître l’activité du spectateur comme un processus
d’« inattention sélective »3, lors de lequel l’intensité de sa concentration
varie. Le dispositif fragmenté, dépourvu d’organisation dramatique,
constitue un matériau dans lequel le spectateur puise ad libitum pour
créer son propre montage. Au sein de la dramaturgie visuelle, même le
texte peut devenir image. Les signes linguistiques deviennent une
matière non signifiante.
Le dispositif scénique postdramatique est autoréflexif : il invite le
spectateur à un questionnement sur l’acte même de regarder, plutôt que
de se laisser transporter vers un monde représenté.
La manipulation de la perception spectatorielle peut prendre diverses
formes : le déplacement de la perception muséale au contexte spectacu-
laire, l’utilisation de readymades, la création d’une attirante étrangeté
ou la fragilisation de la frontière entre le réel et la fiction. À nouveau,
ces techniques subvertissent les conventions dramatiques en interrogeant
les équilibrages entre représentation et performativité.
1
Tarabukin, N., in Picon-Vallin (dir.), op. cit., p. 12.
2
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 146.
3
Schechner, R. op. cit., p. 260.
74 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

L’esthétique postdramatique peut être rapprochée de la définition


générale de l’art formulée par Viktor Shklovsky4 : le propre de l’art
consiste à rendre la perception plus longue et plus difficile en augmen-
tant la non-familiarité des composantes. Le théâtre postdramatique tente
d’augmenter l’écart entre les processus de perception et de significa-
tion ; il appelle un « temps d’arrêt » lors de la perception, qui vaut pour
elle-même et non simplement comme étape précédant la sémiotisation.
Situé hors de l’illusion dramatique, le théâtre postdramatique crée des
univers scéniques au sein desquels la perception constitue une finalité
esthétique à part entière.
Il importe de souligner que la perception ne se définit pas en tant que
contemplation. Si certaines composantes peuvent demeurer au niveau du
« sens en suspension », elles exigent du spectateur une approche qui
dépasse l’expérience phénoménologique de contemplation. Pour Jean-
Louis Perrier5, c’est par son activité intellectuelle que le spectateur perce
les images scéniques créées au sein des spectacles de Romeo Castelluc-
ci. Dans la seconde partie de l’ouvrage (chapitres V, VI et VII), cette
problématique est approfondie au niveau de l’activité spectatorielle :
face à un tel dispositif scénique, le processus sémiotique postdramatique
prend la forme d’une pensée iconique relayée par un processus de
dramatisation.

1. Un théâtre d’images
Le théâtre postdramatique est parfois qualifié de théâtre d’images ou
des images. Ces notions sont utilisées ici en opposition à l’organisation
dramatique : l’image vaut pour elle-même, sans être au service de
l’action dramatique. Il y a toutefois lieu de s’interroger sur la pertinence
du recours à la notion d’image dans le contexte des arts du spectacle
vivant. L’image doit être entendue en tant que composition scénique.
Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos6 font quant à elle usage de
l’expression d’écriture scénique. Inscrite dans une production scénique
interartistique, l’image postdramatique sollicite toutes les fonctions
sensorielles. Elle implique un nouveau rapport au sens : pour Jean-Louis
Perrier, le langage dramatique cède du terrain à « des allégories, des
symboles, des icônes, un tissu de mouvements et de gestes dont les
enchaînements sont requis à signifier. Même le son est image [chez

4
Shklovsky, V., in States, B., op. cit., p. 374.
5
Perrier, J.-L., « Roméo Castellucci : traverser les portes du visible », in Alternatives
théâtrales, n° 85-86, Bruxelles, 2005, p. 58.
6
Hébert, C., Perelli-Contos, I., La face cachée du théâtre de l’image, Sainte-Foy,
Presses de l’Université Laval, 2001, p. 9.
La dramaturgie visuelle postdramatique 75

Romeo Castellucci]. »7 Le point de vue de Perrier paraphrase l’hypo-


thèse selon laquelle la notion de dramaturgie visuelle ne concerne pas
exclusivement l’image scénique. Hebert et Perelli-Contos le rejoignent
lorsqu’elles affirment que l’enjeu du théâtre de l’image réside dans la
« nouvelle visualisation »8 qu’il propose, débarrassée de la logique
représentationnelle dramatique. Peu importe qu’il s’agisse d’éléments
visuels proprement dits ou qu’ils sollicitent les autres sens.
La dramaturgie visuelle consiste en réalité dans la présence de stimu-
li multisensoriels qui invitent le spectateur à modifier ses modes de
perception. La notion d’image formulée par Jan Lauwers implique elle
aussi une nouvelle visualisation. L’enjeu de ses spectacles consisterait
selon lui à construire des images-limite :
Ce que je recherche dans mon œuvre théâtrale, c’est l’instant où la forme et
le fond se muent en une image ‘absolue’, loin de toute anecdote ou narra-
tion. Des moments où le temps semble figé et où l’image se grave dans la
mémoire. C’est ce genre d’images que j’appelle des images-limite.9
Les approches de l’image par Castellucci et Lauwers se font l’écho
contemporain du point de vue de Gordon Craig, qui affirmait en son
temps la nécessité de donner au visuel le statut d’image vivante multi-
sensorielle.
Depuis 1994, le groupe The Builders Association, fondé par
Marianne Weems (précédemment membre du Wooster Group), a créé
une dizaine de spectacles présentés sur les scènes internationales. Leurs
dispositifs visuels mêlent le théâtre, les arts visuels, l’architecture, la
musique, les nouvelles technologies, etc. Pour Shannon Jackson10, la
spécificité de la Builders Association réside dans leurs collaborations
avec des artistes extérieurs à la communauté spectaculaire. Leur travail
relève d’une véritable coopération interartistique, qui permet à chaque
art de se réinventer au contact des autres. Leurs pratiques repoussent les
frontières du théâtre. L’espace n’est plus seulement un support drama-
tique ; il devient un objet manipulé par les arts plastiques. Pour leur
spectacle fondateur The Masterbuilder, la Builders Association a fait
appel à des architectes plutôt qu’à des scénographes. L’espace est
occupé par une maison, dont le dispositif se situe au croisement des arts
visuels et des nouvelles technologies. Dans The Masterbuilder, le dispo-

7
Perrier, J.-L., op. cit., p. 58.
8
Hébert, C., Perelli-Contos, I., op. cit., p. 87.
9
Lauwers, J., http://www.needcompany.org, consulté le 26 janvier 2008.
10
Séminaire organisé à l’Université Libre de Bruxelles le 12 décembre 2008 dans le
cadre du programme d’échange Erasmus Mundus.
76 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

sitif scénique confronte la performance de l’acteur avec la technologie :


les écrans et micros contrastent avec le jeu intime des performeurs.

Photographie [7] : The Masterbuilder de la Builders Association


© The Builders Association

L’image a pris le dessus sur le texte. Cette hiérarchie texte-image


demande à être nuancée lorsque l’on s’intéresse à des spectacles post-
dramatiques au sein desquels le texte a repris des forces. Dans de tels
cas, la dramaturgie visuelle autonome côtoie le drame sans pour autant
lui être assujettie ; une mise en tension spécifique apparaît.
Tandis que la dramaturgie visuelle s’autonomise par rapport au texte,
celui-ci peut lui-même devenir image lorsqu’il est projeté sur un écran.
Les signes linguistiques sont exploités comme un matériau ; la matière
formelle vaut pour elle-même. Les spectacles de la Needcompany
mêlent le français, le néerlandais et l’anglais et sont sur-titrés dans les
langues que les performeurs n’emploient pas. Les sous-titres ne remplis-
sent pas seulement une fonction de communication, ils deviennent
parfois des images. Dans Le Roi Lear, le verbe « kill » inscrit sur l’écran
LED et le signe linguistique relèvent de deux processus de perception
différents. Le mot « kill » projeté sur l’écran est devenu une image, qui
entre en tension avec le signifié linguistique. Les signes linguistiques
deviennent ainsi des éléments graphiques qui participent à la construc-
tion de la dramaturgie visuelle autonome.
Le texte composant les sur-titres est toutefois rarement exploité dans
son potentiel graphique. Peu de spectacles fournissent un effort de
stylisation visuelle ; le sur-titrage se résume souvent à sa fonction
première d’outil de compréhension du spectacle. La question est diffé-
rente lorsque la projection du texte fait l’objet d’une certaine recherche.
La dramaturgie visuelle postdramatique 77

Pour son spectacle Theater geschreven met een K is een Kater, Jan
Fabre a choisi de projeter une version manuscrite du texte. La projection
est ici purement artistique : le texte écranique ne constitue pas une
traduction dans une autre langue des paroles verbales. Les signes lin-
guistiques apparaissent ici à la fois en tant que signe et dessin et impli-
quent dès lors une approche du spectateur qui se situe à mi chemin entre
la communication linguistique et l’approche des arts plastiques.
Le texte écranique perd totalement sa signification linguistique dans
Stifters Dinge de Heiner Gœbbels. Projeté sur une surface non plane, les
signes linguistiques sont impossibles à déchiffrer et se mêlent aux autres
images de la scénographie. Le spectateur est contraint de ne pas cher-
cher à les décrypter mais à se laisser porter par l’agencement graphique.
Gœbbels manipule ainsi les habitudes de perception spectatorielle, par
lesquelles le spectateur tente toujours de lire les signes linguistiques, et
ainsi de les ramener à leur fonction de communication.11

2. Le vide et le plein : esthétique des intensités


Le théâtre postdramatique se caractérise par une « dialectique de plé-
thore et de privation. »12 L’esthétique du plein se traduit par une multi-
tude de stimulants sensoriels « bombardés » sur la scène. L’espace
scénique se fragmente et perd en cohérence.
Pour Crista Mittelsteiner, l’abondance scénique relève chez Heiner
Müller d’une « dramaturgie de la submersion »13 : diverses techniques
sont exploitées pour inonder le spectateur de signes. Doit-on craindre un
possible effet pervers de cette submersion ? Devant un monde saturé
d’images, l’expérience spectatorielle ne deviendrait-elle pas de plus en
plus superficielle ? L’inondation du spectateur est-elle une fin en soi ?
Au-delà de cette fragmentation, le théâtre postdramatique ne serait-il
qu’une coquille vide ? En réaction au Bazar du homard de Jan Lauwers,
certains critiques ont affirmé que ce spectacle lance mille idées mais
n’en développe aucune. Si certains interpréteront cette remarque comme
la critique d’une prétendue superficialité, nous préférons mettre en
évidence la liberté laissée au spectateur de mettre sur pied son propre
spectacle sur la base des propositions offertes par l’équipe du Bazar du

11
La lecture des signes linguistiques est résolument un réflexe culturel dont il est
difficile de se débarrasser : il suffit de voir dans quelle mesure le spectateur de ciné-
ma a tendance à porter son attention sur les sous-titres quand il maîtrise la langue
parlée et ne connaît pas celle sous-titrée.
12
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 139.
13
Mittelsteiner, C., « Fragments d’une spéculation sur “HM”: “Hamlet Machine”
(1995) Un projet multimédia de Heiner Müller et Dominik Barbier », in Picon-Vallin,
B. (dir.), op. cit., p. 140.
78 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

homard. Richard Schechner14 défend les points de vue multiples, qui


imposent au spectateur de faire des choix, de sélectionner véritablement
ses pôles d’attention. Au sein du théâtre environnemental, le spectateur
est même convié à se déplacer pour changer de point de vue.
L’esthétique postdramatique relève d’une esthétique des intensités.
Christel Stalpaert15 reprend la notion deleuzienne d’esthétique des
intensités pour étudier l’adaptation du Roi Lear de Jan Lauwers : dans le
cinquième acte, cette esthétique se traduit par la présence simultanée de
deux rythmes principaux, celui rapide de l’image saturée et celui plus
lent de la séquence chorégraphique de Cordelia. Pour Stalpaert16,
Cordelia constitue un point de répit visuel et rythmique au cœur du
dispositif scénique submergé. Dans le cinquième acte, contrairement aux
quatre précédents, le dispositif scénique est saturé d’informations : le
son des armes, des pleurs, etc. sont produits par certains performeurs,
tandis que d’autres tentent de faire entendre leur texte par-dessus la
profusion de sons. Face à ce foisonnement chaotique, la performance
dansée de Cordelia, basée sur la répétition d’une même phrase dansée,
contraste avec force. Cette séquence du spectacle est portée par deux
rythmes, deux univers développant leur propre esthétique. Face à un
dispositif scénique non hiérarchisé, le spectateur est non seulement privé
de repères – les signes ne sont pas organisés dans un système cohérent –
mais se voit également balancé d’un rythme à l’autre.
Lorsqu’il assiste à Menske de Wim Vandekeybus, le spectateur est
balancé sans transition d’une séquence théâtrale vers une partie dansée,
de moments calmes vers une explosion scénique, etc. Il est invité à
interpréter un texte puis à se laisser porter par le rythme de la danse, etc.

14
Schechner, R., op. cit., p. 140.
15
Stalpaert, C., “Beauty as a weapon against the unbearable cruelty of being in Need-
company’s King Lear”, in Stalpaert, C. et al., op. cit., p. 123.
16
Id., p. 124.
La dramaturgie visuelle postdramatique 79

Photographie [8] : Menske de Wim Vandekeybus/Ultima Vez


© Rossel & Cie S.A.

La séquence dont la photographie ci-dessus est extraite constitue le


paroxysme de la sollicitation sensorielle : la musique est assourdissante,
les performeurs vont et viennent dans l’espace scénique. Lentement, la
performeuse monte sur l’échelle et s’y cramponne. Un ventilateur
souffle des fumigènes dans sa direction. Son corps, en équilibre instable,
semble voler dans les airs. À l’instar ceux de Cordelia dans Le Roi Lear
de Jan Lauwers, les mouvements de la performeuse contrastent avec le
chaos ambiant.
Plutôt que de conduire à une perception superficielle, la profusion
scénique invite le spectateur à l’« inattention sélective. »17 Cette dernière
fait accéder le spectateur à un autre niveau de réception, proche de
l’inconscient. À de tels moments, la concentration du spectateur s’affai-
blit et ses modalités de perception sont modifiées (voir chapitre VIII).

3. Perception et dramaturgie visuelle :


le regard en construction
Edgar Morin18 distingue trois regards de l’homme sur le monde. Pour
observer l’univers dans sa complexité, l’être humain aurait besoin de
mettre sur pied un quatrième regard, dans lequel il intègre sa propre
condition d’observateur. En exploitant divers procédés questionnant les

17
Schechner, R., op. cit., p. 260.
18
Morin, E., Science avec conscience, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
80 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

modes de perception spectatorielle, le théâtre postdramatique fait de ce


quatrième regard un enjeu fondamental de son esthétique. Certaines
techniques postdramatiques mettent en évidence le processus de cons-
truction du regard. Des sculptures et des readymades sont intégrés au
dispositif scénique. La corruption du banal représenté engendre une
attirante étrangeté. Le dispositif manipule également fréquemment
l’impression de réel : le spectateur ne sait plus s’il assiste à une fiction
ou à un événement spontané. Ces quelques procédés obligent le specta-
teur à interroger ses habitudes de perception et les conventions qui les
conditionnent.
3.1. Perception muséale et contexte spectaculaire
Nombreux sont les artistes postdramatiques issus du monde des arts
plastiques : les pionniers Tadeusz Kantor, Oskar Schlemmer, Axel
Manthey, Robert Wilson, etc. ainsi que des figures emblématiques
contemporaines comme Jan Lauwers ou Jan Fabre. L’exploitation du
dispositif visuel en tant qu’objet de perception à part entière constitue
une constante au sein des créations postdramatiques.
La scénographie du Bazar du homard de Jan Lauwers invite le spec-
tateur à réfléchir sur les conditions de sa perception. Une vingtaine de
sculptures composent la scénographie. Sans aucun lien avec la mise en
scène, agissant comme une force autonome, ces formes abstraites
semblent échappées d’une exposition d’art plastique. Jan Lauwers
développe ici une esthétique de la perception « décontextualisée » : le
décalage entre les habitudes de perception muséales de telles œuvres et
leur présence sur scène produit un effet spectaculaire spécifique. Cette
scénographie souligne le contraste entre la perception muséale et la
perception spectaculaire. Contrairement aux conditions muséales, le
spectateur n’est ici pas maître de la temporalité de sa perception des
sculptures : elles s’offrent à son regard jusqu’à la fin du spectacle. La
durée de la perception fait partie intégrante de la dramaturgie.
Jan Lauwers n’impose pas seulement la temporalité de la perception
mais également ses conditions spatiales : le spectateur ne peut modifier
son angle de vision, une fois qu’il est assis. Il est ici privé du plaisir de
déambuler autour de l’œuvre pour multiplier les points de vue. La pré-
sence de sculptures muséales dans un dispositif spectaculaire met en évi-
dence le caractère partiel de la perception : limitée à un angle de vision,
le spectateur ne peut approcher la forme abstraite que de façon res-
treinte.
Un procédé analogue peut être observé dans la scénographie de La
Chambre d’Isabella. La réflexion sur la perception est également au
cœur de la construction scénographique mais la concrétisation sur scène
diffère à deux niveaux. Il ne s’agit pas ici de formes abstraites mais
La dramaturgie visuelle postdramatique 81

d’objets d’art ethnique. Ceux-ci sont intégrés à la fable : tout comme


dans Le Bazar du homard, les performeurs incarnent des personnages
détachés, qui présentent ici les objets au spectateur. Des photographies
d’œuvres d’art sont disposées sur le plateau. Elles appellent particuliè-
rement une réflexion sur les conditions de la perception spectaculaire de
ces objets, décalée par rapport aux conditions muséales classiques. Ces
photographies constituent une première construction de la perception de
ces objets ethniques.

Photographie [9] : La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers & Needcompany


© Eveline Vanassche

Il paraît possible de jeter des ponts entre la réflexion sur la tempora-


lité de la scénographie chez Jan Lauwers et le point de vue du peintre
Paul Klee.19 Pour ce dernier, l’image créée par l’artiste s’offre au specta-
teur comme un produit du temps. Les temporalités de la création et de la
perception sont intégrées à l’esthétique picturale. La scénographie, tout
comme l’art visuel, devient un art du temps à part entière. Comme celui
de Paul Klee, le travail de Jan Lauwers empêche le spectateur de se
limiter à un rapport immédiat avec l’œuvre et l’invite à une réflexion sur
la temporalité de sa propre perception. Le regard du spectateur n’est pas
un simple phénomène de contemplation mais une construction, un
montage dans la durée et dans l’espace.
Le peintre Frantisek Kupka20 souligne un point commun qui réunit
l’ensemble des pratiques artistiques : toutes confrontent plusieurs dimen-
sions spatio-temporelles. Toute œuvre artistique orchestre des espaces-
temps distincts. L’orchestration qu’évoque Kupka constitue un enjeu
central de l’esthétique postdramatique : la scénographie participe à une

19
Klee, P., cité dans Bosseur, J.-Y. (dir.), Musique et arts plastiques, interactions au
XXe siècle, Paris, Minerve, 1998, p. 76-108.
20
Kupka, F., in Bosseur, J.-Y., p. 51-56.
82 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

confrontation de composantes qui proposent différents rapports au


temps et à l’espace.
La célèbre « scène des verres » du spectacle The Snakesong Trilogy
– Le Désir de Jan Lauwers cristallise l’influence du temps sur l’image
lauwersienne. Dans cette séquence, la performeuse dépose délicatement
des verres sur d’autres et crée ainsi une composition plastique.

Photographie [10] : Carlotta Sagna dans The Snakesong Trilogy –


Le Désir de Jan Lauwers & Needcompany © Wonge Bergmann

La création plastique de The Snakesong Trilogy s’élabore dans le


temps ; elle se transforme lentement. L’image scénique est mouvante et
insaisissable. La constitution de l’image dans le temps est ici véritable-
ment exhibée sur scène. Le spectateur approche une œuvre en construc-
tion, qui s’élabore dans le temps au même titre que sa propre perception.
Phénomène typiquement postdramatique, la démarche est ici privilégiée
au produit fini.
La dramaturgie visuelle postdramatique 83

Tant le texte théâtral que le dispositif visuel sont fréquemment ex-


ploités comme des matériaux en construction, qui comprennent en leur
sein des aspects du processus créatif. L’esthétique du processus est ainsi
privilégiée.
3.2. Scénographie et readymades
Nous venons d’évoquer combien la « scène des verres » de The
Snakesong Trilogy met en avant l’inscription du processus artistique
dans le temps. La construction de cette séquence se traduit également
par un autre procédé artistique, à savoir le recours à des readymades. La
scène susmentionnée s’élabore en effet au moyen de verres et chande-
liers domestiques classiques. Jan Lauwers confirme lui-même l’influence
du travail de Marcel Duchamp sur ses propres créations. La perturbation
de la perception se produit ici au niveau de l’usage dont il est fait de
l’objet : le caractère fonctionnel du verre est remplacé par une fonction
poétique.
Les readymades impliquent une perturbation du fonctionnement de
l’objet en tant que signe iconique se rapportant à une catégorie de signes.
La définition du verre en tant que signe iconique d’un instrument de
consommation ne prime plus. Une perception poétique du verre, qui
contraste avec son approche courante, est imposée au spectateur.
L’usage esthétique d’objets domestiques invite le spectateur à modifier
sa perception de ceux-ci. Le monde familier fait l’objet d’une manipula-
tion.21
Le détournement poétique de la porcelaine constitue le cœur de la
scénographie du spectacle The Porcelain Project de Grace Ellen Barkey,
co-fondatrice de la Needcompany. La scénographie se compose
d’innombrables objets de la vie quotidienne et de sculptures en porce-
laine. Ceux-ci semblent parfois constituer des readymades mais sont en
réalité tous créés par l’artiste Lot Lemm.

21
Le spectateur est contraint de rejeter ses connaissances encyclopédiques. Comme
nous le verrons dans le chapitre VII, cet abandon de conventions maîtrisées fait partie
intégrante de l’enjeu spectatoriel : c’est en abandonnant sa connaissance du monde
que le spectateur peut atteindre la pensée iconique.
84 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Photographie [11] : Tijen Lawton dans The Porcelain Project


de Grace Ellen Barkey & Needcompany © Miel Verhasselt

Les entonnoirs qui composent le soutien-gorge de Tijen Lawton


confèrent par ailleurs une dimension intertextuelle au spectacle. Ils
rappellent en effet le célèbre modèle dessiné par Jean-Paul Gaultier.
3.3. L’attirante étrangeté
Le concept d’« inquiétante étrangeté », particulièrement développé
par Freud, renvoie aux affects éprouvés lorsqu’une rupture apparaît dans
la rationalité de la vie quotidienne. Un élément vient perturber le confort
de l’univers familier et le transforme en monde effrayant. En psychana-
lyse, l’inquiétante étrangeté est notamment étudiée en lien avec l’an-
goisse ou le refoulement.
Certains spectacles postdramatiques mettent en place une attirante
étrangeté en perturbant, par petites touches, la représentation du monde
familier. Celle-ci n’est pas source d’angoisse mais de plaisir pour l’uni-
vers mystérieux, qui résiste à une sémiotisation immédiate. Loin de
toute transparence, les spectacles de Heiner Gœbbels visent à susciter
une attraction pour l’énigme qu’engendre un sens non déchiffrable (voir
chapitre I). La dramaturgie visuelle participe à cette recherche : la
représentation du monde apparemment conventionnelle se fissure
lorsque des composantes irrationnelles sont introduites. Dans I went to
La dramaturgie visuelle postdramatique 85

the house but did not enter, la scénographie du deuxième tableau est
composée d’une maison de dimension réelle. La scène se produit dans
une obscurité totale ; la lumière provient uniquement des quelques
éclairages de la maison. Pourtant, l’ombre d’un arbre se distingue sur la
façade.

Photographie [12] : I went to the house but did not enter


de Heiner Gœbbels © Wonge Bergmann

Cette technique surréaliste rappelle le célèbre Empire des lumières


peint par René Magritte, qui figure une résidence plongée dans la nuit,
éclairée par un réverbère, alors que le ciel est bleu comme en pleine
journée. L’apparition de l’ombre transforme la scène en un univers fan-
tastique, dans lequel le jour et la nuit cohabitent. En 1951, Magritte
affirmait : « mes tableaux ont été conçus pour être des signes matériels
de la liberté de la pensée. »22 Tout comme le peintre, Heiner Gœbbels
crée un monde irrationnel, composé d’éléments incompatibles, qui invite
la réception du spectateur à s’échapper de la recherche de sens.
Une rupture dans la représentation hyperréaliste se produit également
lors du premier tableau de ce spectacle. Celui-ci s’ouvre par une scène
lors de laquelle les quatre chanteurs du Hilliard Ensemble déplacent les
meubles et objets de la salle à manger. Les gestes banals du déménage-
ment sont précis et travaillés dans leur potentiel visuel, en ton sur ton.

22
Document présentant l’ouverture du Musée Magritte, le 2 juin 2009 à Bruxelles,
p. 37.
86 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Photographie [13] : I went to the house but did not enter


de Heiner Gœbbels © Wonge Bergmann

Certains agissements déroutants engendrent une attirante étrangeté :


au milieu de cette succession d’actions millimétrées, pensées dans un
souci d’efficacité, l’un des chanteurs verse lentement l’eau des tulipes
dans la caisse contenant les objets rangés. La sensation d’étrangeté s’in-
tensifie lorsque le déménagement fait place à l’emménagement, lord
duquel les chanteurs replacent méthodiquement les objets à leur place
initiale. L’emménagement se présente comme le négatif de la première
scène : la vaisselle et les fleurs blanches sont devenues noires.
Ayant observé ces exécutions une première fois, le spectateur peut
totalement laisser flotter sa réception au niveau de leur beauté formelle.
La répétition enlève tout intérêt à la dénotation que ces scènes peuvent
comporter.
La compagnie belge Tristero intègre des éléments provoquant une
attirante étrangeté dans Living. Ce spectacle, totalement dépourvu de
signes linguistiques, propose une représentation hyperréaliste du quoti-
dien. La scénographie se soumet à l’architecture de la salle : les fenêtres
existantes sont exploitées ; les murs recouverts de papier peints sont
ceux de la salle. Le spectateur perçoit le froid et les bruits de la rue
lorsque les fenêtres sont ouvertes. Le spectacle se produit sans régie :
seules les lampes du décor fournissent de la lumière ; la musique pro-
vient uniquement du tourne-disque ; une caméra invisible pour les spec-
tateurs filme le plateau et indique ainsi aux acteurs quand ils doivent
entrer sur scène.
La dramaturgie visuelle postdramatique 87

Certains comportements étranges viennent contrecarrer la représenta-


tion confortable du banal, conférant une dimension comique au spec-
tacle : une performeuse cachée dans un pot de plantes apparaît et se
glisse dans les étagères ; une autre soulève un vase jusqu’à l’éreinte-
ment ; une dernière, incarnant un chien, attend qu’on lui ouvre la porte ;
un performeur se déguise en boîte à carton, etc. La représentation réa-
liste du quotidien ainsi corrompue invite le spectateur à repenser ses
modes de perception. Le banal ne l’est plus vraiment.
3.4. Un théâtre du réel ?
Tout art du spectacle vivant interroge l’inscription du réel dans son
dispositif. Anne Ubersfeld souligne combien le signe théâtral est « ho-
mo-matériel »23, c’est-à-dire qu’il possède la même expression que ce
qu’il représente : le signe [chaise] est composé de bois, comme l’objet
[chaise] à laquelle il renvoie. L’existence d’une seule expression pour
deux contenus (le signe et son valant pour) permet de multitudes explo-
rations scéniques du réel. Pendant une vingtaine d’années, la Royal
Shakespeare Company de Stratford a utilisé un véritable crâne lors-
qu’elle représente Hamlet. Fin 2008, ce crâne a cédé la place à sa ré-
plique en résine car il perturbait trop les spectateurs. L’instance scénique
joue ici avec le caractère homo-matériel du signe en ayant recours à un
crâne réel, alors que la bienséance prône plutôt l’usage d’une copie pour
ce type de signes tabous. Dans de tels cas, la réalité (le crâne authen-
tique) supplante l’illusion scénique (le crâne en tant que signe).
Par les nouveaux équilibrages entre représentation et performativité,
le théâtre postdramatique manipule le caractère homo-matériel du signe
scénique ; il invite à une expérience du réel en créant une ambiguïté
entre la réalité et la fiction. Ces deux notions demandent à être précisées
car une confusion terminologique apparaît. Celle-ci s’explique par
l’existence de deux définitions de la fiction.
S’appuyant sur Berthold Brecht, Michel Bernard24 insiste sur la « dé-
réalisation ontologique » que le système scénique, qu’il soit de danse ou
de théâtre, impose. La scène spectaculaire ne peut en aucun cas être le
lieu du réel ; celui-ci est immanquablement converti en fiction. Ce point
de vue fait écho à notre approche de la théâtralité (voir chapitre I). Le
second clivage énonciatif distingué par Josette Féral concerne précisé-
ment les rapports entre réalité et fiction : la scène isole le dispositif
qu’elle accueille du monde quotidien ; elle met en scène le réel. En ce

23
Ubersfeld, A., Lire le théâtre, tome II, Paris, Belin, 1996, p. 37.
24
Bernard, M., De la création chorégraphique, Pantin, Centre National de la Danse,
2001, p. 87.
88 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

sens, la création théâtrale comme la création dansée constituent des


fictions.
La seconde définition de la fiction se rapporte au texte représenté.
Patrice Pavis la définit en effet comme une « forme de discours qui fait
référence à des personnages et à des choses n’existant que dans l’imagi-
naire de leur auteur, puis du lecteur spectateur. »25 La fiction est ici
synonyme de monde imaginaire, porté par un discours qui n’a pas valeur
de vérité. Cette acception concerne la représentation du texte drama-
tique ; l’objet dansé n’obéit pas à cette approche de la fiction.
Cette deuxième définition est plus restrictive que la première et in-
tègre celle-ci : non seulement l’objet scénique se démarque du monde
quotidien, mais il consiste dans une illusion, portée par la représentation
d’un univers imaginaire. Il est alors question de fiction en tant que récit
imaginaire porté par la mimesis. La distinction est importante : si l’on
suit la première définition, le théâtre postdramatique relève de la fiction.
Par contre, il ne déploie pas strictement une fiction définie en tant que
récit imaginaire.
Ces deux définitions de la fiction impliquent un rapport différent à la
réalité : la première se démarque du réel tandis que la seconde n’existe
pas dans le réel et n’est qu’illusion. Le théâtre postdramatique explore
ces deux rapports entre réalité et fiction. Deux approches postdrama-
tiques du réel peuvent en effet être identifiées :
1. le réel en tant qu’événement imprévisible qui contraste avec
l’artificialité du dispositif dramatique ;
2. le réel en tant qu’action performative, inscrite dans le présent plu-
tôt que dans l’espace-temps d’un univers dramatique ;
La première approche fragilise la démarcation de la scène par rapport
au réel en tentant de rapprocher le spectacle de l’événement. La seconde
oppose l’abstraction de la représentation au caractère concret de la
performativité.
Les composantes du spectacle postdramatique sont organisées dans
un projet scénique dessiné avant la représentation ; l’imprévisibilité y a
peu sa place. Certaines séquences postdramatiques manipulent par
contre la réception du spectateur en l’empêchant de déterminer si elles
relèvent de l’artificialité de la scène ou de la spontanéité du réel. Déjà
dans Le Pouvoir des folies théâtrales mais également dans L’Orgie de la
tolérance vingt-cinq ans plus tard, les performeurs de Jan Fabre
s’accordent des pauses afin de fumer une cigarette. Jan Lauwers intro-
duit des séquences ambiguës similaires à celles de Jan Fabre. Dans La
Chambre d’Isabella, la comédienne Viviane De Muynck allume non-
25
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 140.
La dramaturgie visuelle postdramatique 89

chalamment une cigarette. Ce geste peut par ailleurs se rapporter à


l’esthétique du détachement précédemment évoquée. Si le dispositif
lauwersien donne l’impression qu’il laisse une grande place à l’improvi-
sation et la spontanéité des performeurs, tout est en réalité savamment
orchestré.
Dans Le Bazar du homard, Jan Lauwers introduit des « accidents » :
le personnage Mo incarné par Julien Faure trébuche et tombe dans
plusieurs sculptures. Le caractère accidentel de l’événement est accentué
par le fait que cette séquence est totalement secondaire, exécutée à
l’arrière-plan et à peine visible depuis certains sièges. Un autre « acci-
dent » se produit dans ce spectacle. Lors de la performance dansée de
Grace Ellen Barkey, la poitrine de la performeuse est dévoilée au public
pendant quelques secondes. L’événement paraît involontaire et dû à la
coupe de la robe. En réalité, cet « accident » se reproduit lors de chaque
représentation. Jan Lauwers joue avec l’artificialité de la forme specta-
culaire : la performance dansée de Barkey paraît libre de toute chorégra-
phie stricte mais elle n’en est pas moins rigoureusement préparée. L’im-
pression d’imprévisibilité est le fruit d’un travail et donc d’une artificia-
lité certaine. Jan Lauwers joue ici avec le voyeurisme du spectateur. Le
corps dans sa nudité semble s’offrir involontairement au regard ; le
spectateur se retrouve dans une position de voyeuriste, admirant les
formes d’un corps qui ne voulait pas se montrer.
Lors des deux exemples cités, Jan Lauwers manipule la perception
du spectateur et sa sensation d’être confronté à l’imprévisibilité de l’évé-
nement. En conférant un caractère nonchalant ou accidentel à certains
événements scéniques, la mise en scène postdramatique crée un effet de
réel. Ce dernier se distingue des pratiques du théâtre naturaliste, qui
visent l’illusion spectaculaire. L’effet de réel postdramatique tend au
contraire à rompre l’illusion et à donner l’impression que l’événement
scénique n’est pas construit préalablement.
L’irruption du réel peut se produire par la présence d’animaux vi-
vants sur scène : des tarentules vivantes chez Jan Fabre, des serpents
venimeux chez Jan Lauwers, des chiens, un bouc ou un cheval chez
Romeo Castellucci. Leur caractère vivant empêche une artificialisation
totale du plateau. Ces animaux peuvent être considérés comme des
signes naturels artificialisés : ceux-ci se comportent naturellement mais
leur présence sur scène est quant à elle artificielle. Le réel se manifeste
également au niveau du risque encouru par le performeur au contact de
ces animaux dangereux : le risque d’être attaqué est bien réel.
L’utilisation de cette technique apparente le théâtre aux numéros circas-
siens animaliers, lors desquels la bravoure réelle du dompteur est mise
en avant. Il n’est pas ici question de simulation mais de véritable
prouesse face au monde animal. Même si les chiens sont dressés, le
90 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

risque de blessures est réel pour Romeo Castellucci lorsqu’il est allongé
sur le sol le visage découvert (voir photographie [1], chapitre I).
De telles actions performatives maintiennent la réception du specta-
teur dans l’intensité du présent. L’espace-temps se limite à celui de
l’événement ; celui-ci ne renvoie plus à autre chose qu’à lui-même.
L’intensité de telles séquences prend le pas sur toute fonction de relais
dramatique. Le point de vue sur l’action fait la part belle à la performa-
tivité : quand le spectateur est happé par le caractère concret de
l’événement scénique, le réel fait irruption sur le plateau.
L’Orgie de la tolérance de Jan Fabre comprend plusieurs séquences
d’agression sexuelle qui confrontent avec violence les pôles de perfor-
mativité et de représentation : alors que ces sévices s’intègrent au récit et
remplissent une fonction de représentation, elles portent néanmoins
réellement atteinte à l’intimité physique du performeur. La réception du
spectateur balance entre ces deux extrêmes. Celui-ci est alors contraint
d’aborder le spectacle selon deux modes : selon les codes théâtraux de
l’illusion et selon les codes culturels (la morale) s’il considère le spec-
tacle comme un événement réel. Pour de tels spectacles, le spectateur
remplit la fonction de témoin, qui fait appel à son éthique. La responsa-
bilité du spectateur est engagée. White Clouds and Blue Sky Forever de
Ko Siu Lan intègre le questionnement de la morale spectatorielle dans
son dispositif : un aquarium percé contenant un poisson rouge se vide
progressivement de son eau. Choqués par l’asphyxie annoncée de
l’animal, les spectateurs montent sur le plateau pour remplir le bocal au
moyen des bouteilles d’eau disposées dans la salle. Ko Siu Lan oblige
ici le spectateur à aborder le plateau comme un événement réel, sans
quoi le poisson mourra devant ses yeux.
CHAPITRE IV
Le traitement postdramatique du corps

Explorer les possibilités spectaculaires du corps constitue un enjeu


central de l’esthétique postdramatique. Le corps est libéré de sa soumis-
sion à l’action dramatique : le travail corporel du performeur n’est plus
au service de la construction d’un personnage. Dans ce chapitre, nous
tenterons de distinguer les procédés majeurs de la mise-en-chair post-
dramatique, c’est-à-dire de l’approche du corps en tant que matériau
autonome et non plus en tant que relais de la représentation du monde.
Le théâtre postdramatique entend exploiter le corps en tant que pré-
sence. Cette notion demande à être approfondie. La première partie de
ce chapitre porte sur la distinction que l’on peut opérer entre le discours-
corps et la présence-chair.
Plusieurs procédés de mises-en-chair postdramatique sont relevés
dans la deuxième partie : le corps se fragmente ; le corps non idéal est
mis en avant ; le dispositif interroge la beauté corporelle ou érotise le
corps. Certaines créations radicalisent le traitement du corps : des dou-
leurs physiques lui sont infligées ; sa pesanteur est malmenée. Un corps-
à-corps avec le spectateur peut même se concrétiser : certains perfor-
meurs étreignent véritablement le spectateur. L’intégration de la danse
au sein des spectacles postdramatiques est abordée dans la troisième
partie de ce chapitre. À l’heure où les frontières entre les champs artis-
tiques sont de plus en plus poreuses, le travail de certains chorégraphes
peut être considéré comme postdramatique.

1. Quelques présupposés épistémologiques :


le discours-corps et la présence-chair

1.1. Deux approches du corps


Michel Bernard1 souligne combien la notion de corps présuppose une
approche préétablie de celui-ci. L’usage de ce terme renverrait au pro-
cessus de dénaturalisation de notre rapport au monde : la perception

1
Bernard, M., op. cit., p. 18.
92 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

serait réduite à l’information ; l’ex-pression2 renverrait à la communica-


tion ; la dépense d’énergie est limitée à sa fonction utilitaire. Enfin,
l’émission verbale ou corporelle est entendue comme une transmission
de message. Dans la société occidentale contemporaine, le corps se
manifeste en tant que discours. D’après Bernard, l’avènement de l’art
contemporain a permis de déconstruire ce modèle. La totalité signifiante
du corps fait place à une autre dimension corporelle : le corps est égale-
ment abordé dans sa réalité physique – ses circuits énergétiques, ses
tensions internes, etc.
La notion de corps renvoie au discours-corps et à la présence-chair.
Plusieurs théoriciens intègrent cette double approche du corps dans leurs
travaux. La distinction proposée par Jacques Fontanille rejoint le souci
de Bernard de se dégager de la définition exclusive du corps en tant que
synthèse signifiante. Fontanille3 opère une distinction entre le corps-
propre et la chair. Le corps propre relève de la corporéité en tant que
discours, tandis que la chair consiste dans le réseau des intensités phy-
siques internes. Cette différenciation en implique une seconde : le soi se
distingue du moi. Ce dernier est défini comme une pure sensibilité. Le
soi renvoie quant à lui à l’individu qui prend forme par le discours dans
ses rapports avec le monde extérieur. Ces deux niveaux de la corporéité
sont complémentaires chez Fontanille : le corps-propre relève du rapport
entre lui-même et le monde ; la chair est constituée des battements du
cœur, de la respiration, des pulsions, etc. L’externe et l’interne sont
consubstantiels.
Il importe de déterminer si la corporéité postdramatique relève du
corps-propre ou de la présence-chair.
1.2. La corporéité postdramatique
Il paraît nécessaire d’interroger la validité de la distinction corps-
chair pour le théâtre postdramatique. D’après Lehmann, ce théâtre est
celui de la « corporalité autosuffisante »4 : le corps se dégage de la
dimension discursive pour apparaître dans ses intensités internes. Le
spectacle postdramatique chercherait ainsi à atteindre l’exploitation du
corps en tant que présence. La notion de « présence » demande à être
précisée. Il paraît opportun de la limiter à la présence non dramatique :
la corporalité vaut ici pour elle-même en tant que présence dans la

2
Pour Michel Bernard, la notion d’ex-pression est à entendre au sens étymologique du
mot, comme un processus pulsionnel et énergique.
3
Fontanille, J., Soma et sema, figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004,
p. 22.
4
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 150.
Le traitement postdramatique du corps 93

mesure où elle ne sert aucun discours dramatique. La présence scénique


est néanmoins toujours signifiante.
Les théories de Michel Bernard définissent le corps scénique en tant
qu’instance invariablement spectaculaire. Pour cette raison, la présence
corporelle ne peut être ontologique : le corps scénique « […] se dé-
pouille-t-il nécessairement de l’être qu’il revendique. »5 Eugenio Barba
paraphrase ce point de vue lorsqu’il souligne la contradiction inhérente à
la présence scénique : « […] l’acteur de la pure présence [est un] acteur
représentant sa propre absence. »6 Jérôme Dubois7 explique très bien
dans quelle mesure le corps de l’acteur ne lui appartient plus en propre.
Le corps spectacularisé contraint le performeur à une « exhibition
anonyme »8 désincarnée.
Michel Foucault affirme l’existence d’un corps prédiscursif, qui pré-
cède le corps culturellement construit. L’approche occidentale du corps
en tant que fonction discursive masquerait sa force souterraine. D’après
Judith Butler9, la chair ne peut constituer un matériau prédiscursif :
l’approche du corps serait indissociable des conventions qui gouvernent
son approche. Ce point de vue rejoint l’hypothèse largement partagée
selon laquelle la présence scénique est toujours signifiante.
Le pré-discours doit être défini en tant que première couche discur-
sive. La notion de pré-mouvement fournie par Hubert Godard10 appuie
cette hypothèse : le simple rapport entre le corps et la gravité est déjà
doté d’une charge expressive et constitue un premier projet sur le
monde. Le corps scénique demeure invariablement discursif, même
lorsque son approche est réflexive et non dramatique. Qu’elle soit
dramatique ou postdramatique, la corporéité scénique relève du corps-
propre – non ontologique – et de la relation au monde.
Dans son étude du Body Art, Michael Kirby11 confirme l’impossibi-
lité et même la non-volonté de fournir un corps sans discours : les
artistes qui se dénudent ont l’ambition de débarrasser leur corps des

5
Bernard, M., op. cit., p. 87.
6
Barba, E., in Pavis, P., op. cit., p. 270.
7
Dubois, J., La mise en scène du corps social, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 31.
8
Rivière, J.-L., Comment est la nuit ? Essai sur l’amour du théâtre, Paris, L’Arche,
2002, p. 65.
9
Butler, J., in Klaver, E., « A Mind-Body-Flesh Problem: the Case of Margaret
Edson’s Wit », in Contemporary Literature, vol. 45, n° 4, Madison, 2004, p. 668.
10
Godard, H., « Le geste et sa perception », in Michel, M., Ginot, I., La danse du
XXe siècle, Paris, Larousse-Bordas, 1998, p. 224.
11
Kirby, M., in Berghaus, G., Avant-garde performance. Live Events and Electronic
Technologies, New York, Macmillan Palgrave, 2005, p. 134.
94 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

couches de signification déposées par la culture mais tentent de faire


émerger un nouveau discours – notamment féministe – sur le corps.
Les pratiques spectaculaires qui nous occupent ont pour objet la dé-
construction du corps en tant que lieu d’inscription dramatique mais
créent invariablement un nouveau discours sur celui-ci. Du point de vue
postdramatique, le corps en tant que relais dramatique est déconstruit au
profit d’une recherche sur la représentation de la présence. En libérant
le corps des contraintes dramatiques, l’esthétique postdramatique tente
de revenir à un corps originel, à la corporalité autosuffisante.

2. Le traitement postdramatique du corps


La recherche sur le corps non dramatique illustre le déplacement de
l’approche du corps opéré par ce théâtre contemporain : auparavant le
support du logos, le corps s’émancipe par rapport à son instrumentalisa-
tion dramatique et devient un signe autonome.
La présence scénique se définit essentiellement en tant que pure in-
tensité. L’exhibition de la chair devient la finalité esthétique. Pour
Artaud, le théâtre est une écriture du corps. Si le Théâtre de la cruauté
inspire nombre de ces artistes, le point de départ de la réflexion semble
néanmoins s’être déplacé de la crise du langage vers la crise du sujet lui-
même et de sa corporalité signifiante : la relation au corps se radicalise
au point de meurtrir parfois véritablement la chair.
Huit traitements postdramatiques du corps sont présentés dans les
points suivants.
2.1. La corporéité fragmentée
L’exhibition de la chair peut prendre la forme d’une fragmentation
de l’image corporelle. Le corps est décomposé et perd sa cohérence si-
gnifiante. Pour Evelyne Grossman, cette fragmentation du corps im-
plique le passage du corps anatomique au « corps “atomique” en puis-
sance d’explosion »12 : un corps déhiérarchisé, désorganisé.
Cette esthétique fait par ailleurs écho au travail du chorégraphe
Xavier Le Roy, qui, dans Self Unfinished, efface la hiérarchie corporelle
au point qu’il n’est plus possible de discerner les parties supérieures et
inférieures du corps.

12
Grossman, E., in Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine. La suite,
Bruxelles, Contredanse, 2007, p. 47.
Le traitement postdramatique du corps 95

Photographie [14] : Xavier Le Roy dans Self Unfinished © Karin Schoof

La présence scénique du corps disloqué participe au morcellement du


spectacle. Gilles Deleuze13 définit cette présence comme un facteur de
perturbation, qui empêche la construction du sujet-corps et par là de la
représentation. Ceci constitue précisément la finalité de ces créations : le
corps morcelé a intégralement perdu sa totalité signifiante. Il ne peut
plus être identifié par le spectateur comme un support dramatique, mais
uniquement comme une matière fragmentée.
Dans Hey Girl! de Romeo Castellucci, le corps féminin l’objet d’une
métamorphose. Au début du spectacle, le plateau est occupé par une
table de laquelle dégouline une masse informe, de couleur chair. Dans
cette matière en mouvement dépourvue de référent apparaîtra le corps
nu de Silvia Costa.

13
Deleuze, G., Francis Bacon : logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence,
1984, p. 36.
96 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Photographie [15] : Silvia Costa dans Hey Girl ! de Romeo Castellucci/


Societas Raffaello Sanzio © Steirischerherbst/Manninger

Les modalités de perception spectatorielle se modifient. Le specta-


teur est d’abord uniquement confronté à une matière exposée dans sa
plasticité, qui se déforme lentement sous l’action de la pesanteur. Au fur
et à mesure que la pâte tombe sur le sol, cette masse prend peu à peu une
forme humaine. Josette Féral14 souligne combien le glissement des
signes constitue une caractéristique centrale de ce type de théâtre et
prend comme exemple La Face cachée de la lune de Robert Lepage, la
vitre de la lessiveuse devient le hublot de la fusée. Installé dans un mode
de réception, à la signification établie, le spectateur est alors contraint de
changer de point de vue sur l’objet et ainsi invité à interroger ses habi-
tudes de perception. Dans Hey Girl!, Romeo Castellucci questionne
également le confort de perception du spectateur lorsqu’il le confronte à
cette masse mystérieuse qui se métamorphose.
2.2. Le corps non idéal
L’exhibition du corps imparfait constitue un procédé fréquemment
rencontré dans les spectacles postdramatiques. Le travail de la Societas
Raffaello Sanzio de Romeo Castellucci est emblématique de cette
approche du corps : les acteurs, souvent amateurs, sont sélectionnés
pour leurs caractéristiques physiques, leur maladie, leur handicap, etc.
14
Cycle de conférences organisé à l’Université Libre de Bruxelles en novembre 2009,
dans le cadre des échanges Erasmus Mundus.
Le traitement postdramatique du corps 97

Située dans une démarche non thérapeutique, cette forme théâtrale


entend se constituer à partir de la réalité, et non plus en proposer une
imitation (voir photographie [5], chapitre II).
Jan Lauwers, fasciné par l’érotisme de la mort et du déclin, interroge
la dualité de la beauté : les acteurs se présentent parfois nus, dans la
vulnérabilité de leur corps mortel. Dans les créations lauwersiennes,
cette physicalité fait apparaître la fragilité du corps éphémère sans
tomber dans le pathos. Le divertissement n’est en effet jamais loin. La
dualité du corps humain exploitée par Lauwers rejoint quelque peu le
point de vue de Romeo Castellucci, pour qui « la beauté n’est pas un
objet. […] La beauté est d’être soi-même surpris, y compris par la
laideur, la violence, la tendresse […]. »15
Pour Michela Marzano, la monstration du corps non idéal s’oppose à
la tendance contemporaine de considérer le corps comme un « fétiche et
une abstraction »16, autrement dit comme un corps parfait qui se soumet
aux dictats occidentaux : grand et mince, sans odeurs, etc. D’après
Marzano, la peur de ce qui échappe au contrôle explique cette recherche
du corps idéal.
Des artistes comme Jan Fabre radicalisent la résistance face à
l’approche corporelle occidentale : le corps abstrait et fétichisé fait place
à la matière corporelle dans sa réalité concrète (sueurs, fluides corporels,
etc.). L’acteur dramatique fait place au « guerrier de la beauté ».
2.3. Les guerriers de la beauté
Dans certains de ses spectacles, Jan Fabre déploie une esthétique de
l’obscénité. Est communément qualifié d’obscène ce qui est sale, ce qui
offense le bon goût, ce qui choque par sa trivialité. Etymologiquement,
« obscène » proviendrait du latin ob-scenus, qui renvoie à ce qui est
situé devant la scène, qui ne doit pas y être montré mais maintenu à
l’abri des regards. L’acteur obscène blesse la pudeur car il exhibe l’inté-
rieur du corps, qui doit rester caché. La sphère de l’intime est pulvéri-
sée ; ses tabous sont transgressés. Jan Fabre définit ses performeurs et
lui-même comme des « guerriers de la beauté » qui cherchent les possi-
bilités de la beauté dans un dispositif qui mêle le sacré et l’obscène.
Pour l’artiste, la beauté sans tragique demeure du kitsch. Elle ne peut
être obtenue par la représentation ; seule la réalité créée sur scène peut
prétendre l’atteindre. Le corps constitue l’outil premier du guerrier de la
beauté. Celui-ci est présenté dans sa réalité primaire ; il tente de se

15
Castellucci, R., op. cit., p. 55.
16
Marzano, M., Penser le corps, Paris, PUF, 2002, p. 13.
98 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

libérer de la domestication culturelle qu’il a subie pour revenir à un état


instinctif.
Aux antipodes de l’ordre aristotélicien, la combinaison de l’obscène
et du sacré fait naître une beauté à la fois fascinante et repoussante. La
finalité esthétique ne réside pas dans le choc pur et simple mais dans la
mise en avant de la dualité de la beauté. Pour Chantal Hurault17, ce n’est
pas tant la transgression qui ébranle le spectateur que le corps refoulé
qui devient porteur de vérité : la beauté émerge du corps souillé.
Plusieurs critiques (Drouhet, Hertmans, Perrier, Wynants) rappellent
combien l’eschatologie médiévale résonne dans l’exhibition de ce corps
primaire parti à la recherche de la beauté. Le sublime et l’abject se
conjuguent : la beauté et la sacralité côtoient la violence et la mort. Jan
Fabre crée Je suis sang comme un « conte de fées médiéval » (sous-titre
du spectacle) dans lequel il explore l’attitude de l’être humain face à la
mort. La matérialité et la spiritualité se rencontrent au cœur du corps
obscène, repoussé dans ses ultimes retranchements. Dans ce spectacle,
Jan Fabre emmène ses performeurs et spectateurs vers un chemin spiri-
tuel qui va à la rencontre de la mort pour renouveler la vie. L’artiste
partage avec Romeo Castellucci cette fascination pour l’approche
moyenâgeuse du renouvellement de la vie après la mort. Dans sa Trage-
dia Endogonidia, Castellucci aborde la vie comme un cycle qui bannit la
mort pour se renouveler continuellement. Inferno, deuxième volet de sa
trilogie Inferno, Purgatorio, Paradiso, est particulièrement inspiré de La
Divine Comédie de Dante, nourrie du combat entre la vie et la mort.
Je suis sang est un spectacle dans lequel les performeurs partent dé-
fier la mort, afin de donner un nouveau souffle au vivant. L’obscène
figure trois phases de la vie : la pureté (naissance), la création (accou-
plement) et la souffrance (mort).

17
Hurault, C., « L’empereur de la perte. Fascination et défi », in Alternatives Théâtra-
les, n° 85-86, Bruxelles, 2005, p. 94-95.
Le traitement postdramatique du corps 99

Photographie [16] : Je suis sang de Jan Fabre/Troubleyn


© Wonge Bergmann

L’action obscène transcende le propos explicite présenté sur scène :


la représentation des règles féminines ou les crispations de douleur des
performeurs ne valent pas en tant que simple dénotation ; elles trouvent
leur force dans la puissance de transcendance du corps. Le sens de
l’action scénique n’est pas transparent ; il demeure en suspension, porté
par une charge poétique médiévale qui frappe le spectateur dans ses
questionnements existentiels les plus profonds. En allant aux confins de
ses limites physiques et morales, le guerrier de la beauté n’en est que
plus vivant.
Un tel spectacle invite le spectateur à un parcours similaire : le corps
en métamorphose du performeur le renvoie à ses propres angoisses, à
son propre rapport irrationnel à la mort. L’ébranlement du spectateur
conduit celui-ci à défier la mort pour goûter intensément la vie. La
puissance du signe obscène tient dans sa capacité à provoquer une
élévation de la signification : au-delà d’un sens immédiatement déchif-
frable, son sens en suspension confronte le spectateur à son rapport
irrationnel à sa chair. Fabre et Castellucci poétisent le corps en putréfac-
tion afin de faire ressentir au spectateur le souffle de vie, au plus pro-
fond de ses entrailles. La transcendance obtenue par le corps en perfor-
mance constitue l’enjeu esthétique central de cette pratique de l’obscène.
2.4. Le corps provocateur
La provocation par le corps est un procédé fréquemment rencontré
au sein des pratiques postdramatiques, telle (A)pollonia de Krzysztof
100 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Warlikowski et son Apollon aux parties génitales peintes en bleu,


l’étoile de David accrochée au « jeu du pendu » sur ses fesses. Ces
pratiques suscitent de vives réactions. Pour certains, elles ne visent qu’à
montrer la misère du corps et à effrayer le spectateur. La scène serait
réduite à une fonction de provocation, au risque de se réduire à produire
de la « cruauté de sex-shop »18, selon l’expression de Daniel Bougnoux.
Ce dernier critique sévèrement ces pratiques, qu’il accuse d’un certain
opportunisme :
[…] Alors que les cultures et les langues nous divisent et freinent notre cir-
culation, la nature, le corps humain mis à nu et l’animal sous-jacent en cha-
cun offriraient une sorte d’affects ou de sensations plus universellement par-
tageables. L’artiste qui rêve d’une communication planétaire doit donc viser
“bas” […].
L’Orgie de la tolérance de Jan Fabre a particulièrement engendré des
remarques comme celles de Bougnoux. Dans une volonté de plonger
dans le « trou du cul du monde », comme le programme le mentionne,
cette création comprend plusieurs séquences masturbatoires, qui se
répètent à intervalles réguliers.
Loin de toute transcendance, l’exploitation du corps brut traduit ici
une critique du désir et de la visibilité du corps dans la société capitaliste
contemporaine. Le chorégraphe Félix Ruckert, un temps collaborateur
de Pina Bausch, en avait fait le cœur de sa création Hautnah : les specta-
teurs, disposés dans des petites pièces individuelles, étaient confrontés à
la proximité dérangeante d’un corps nu qu’ils pouvaient payer pour le
voir danser. Ruckert malmène les codes du désir éprouvé pour le corps
dansé : au lieu d’être tenu à une distance confortable du corps parfait, le
spectateur est confronté à une proximité telle que les imperfections de ce
corps (odeurs, défauts physiques) sont dévoilées et imposées. En mettant
à mal la « distance masturbatoire de l’illusion »19, le dispositif contraint
le spectateur à questionner ses pratiques spectatorielles.
L’enjeu de L’Orgie de la tolérance réside lui aussi dans une telle re-
mise en cause du désir corporel mais l’approche privilégiée est pédago-
gique et humoristique : le corps est désormais exploité comme un procé-
dé de caricature ; l’humour remplace la charge poétique existentielle du
guerrier de la beauté, avec plus ou moins de bonheur. Jan Fabre mise
sur la reproduction interminable des scènes qu’il condamne pour éveiller
l’attitude critique du spectateur. Les scènes obscènes n’évoquent rien
d’autres qu’elles-mêmes : les performeurs participent à des séances de
masturbation collective ; les possibilités sexuelles du fusil ou de la roue

18
Bougnoux, D., La crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006, p. 25.
19
Lepecki, A., « Skin, Body, and Presence in Contemporary European Choreography »,
in The Drama Review, vol. 43, n° 4, New York, 1999, p. 135.
Le traitement postdramatique du corps 101

de vélo sont explorées, etc. Les systèmes scéniques sont ici à interpréter
au sens propre : l’obscénité consiste dans la reproduction des actions
intimes, auxquelles on confère une note humoristique. L’enjeu du signe
obscène réside ici dans la provocation révolutionnaire et non dans la
confrontation du sublime et de l’abject, forces de toute vie. Le corps
obscène s’intègre ici à une didactique de la contestation couplée d’une
esthétique de la provocation. De mystique, le signe obscène est devenu
pédagogique.
Au sein du travail de Jan Fabre, deux esthétiques du corps obscène
peuvent être identifiées. Dans les deux cas, le performeur apparaît
comme un guerrier : la première esthétique renvoie aux guerriers de la
beauté, selon l’expression de Jan Fabre lui-même ; la seconde fait appa-
raître l’acteur comme un guerrier politique. Les deux esthétiques n’appa-
raissent pas comme de qualité égale : tandis que le guerrier de la beauté
déploie une charge poétique en conjuguant les extrêmes de la condition
humaine, le guerrier politique semble limiter son propos à une repro-
duction, voulue humoristique, des gestes qu’il condamne. L’obscène
devient particulièrement puissant quand il tend vers la transcendance et
seule la première esthétique explore celle-ci, dans une quête existen-
tielle.
2.5. Érotisation
À l’instar de Félix Ruckert cité ci-avant, Jan Lauwers aime jouer avec
le désir spectatoriel et interroger la position de voyeur du spectateur. Le
voyeurisme et l’exhibitionnisme – voir et être vu – inhérents à la
création spectaculaire sont au centre du travail lauwersien. Pour Rudi
Laermans20, toutes les créations de la Needcompany interrogent les
possibilités de jeu avec le regard du spectateur, rendu insensible par la
profusion d’images qui caractérise la société contemporaine.
Dans The Snakesong Trilogy, les mouvements de bassin effectués de
dos par la performeuse aux seins nus captivent le regard du spectateur
attiré. La sensualité suggestive du corps féminin présentée à l’arrière-
plan contraste avec l’exhibition agressive du corps mentionnée précé-
demment. La chair est ici partiellement cachée ; c’est au spectateur de
dessiner mentalement les courbes du corps.
Cette technique est également exploitée pour le personnage de Nasty
dans Le Bazar du homard : la courte robe translucide que porte la
performeuse est très suggestive mais empêche néanmoins le dévoile-
ment complet de son corps parfait. Certaines postures corporelles accen-
tuent l’érotisme intrinsèque de la féminité. Ceci n’est bien entendu pas
20
Laermans, R. « The essential theatre of Needcompany », in Stalpaert, C. et al.,
op. cit., p. 207.
102 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

l’apanage du théâtre postdramatique : certaines poses magnifient le


corps de la belle Hélène dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu par
exemple. L’érotisation du corps y constitue toutefois un procédé drama-
tique en cohérence avec le personnage : la beauté d’Hélène est au cœur
du drame de Jean Giraudoux. Dans les créations postdramatiques, le
corps érotisé tend à déplacer l’attention du spectateur vers le corps
comme matière organique érotique indépendante de toute action drama-
tique.
Le dévoilement pseudo-accidentel de la poitrine de Grace Ellen
Barkey lorsqu’elle danse dans Le Bazar du homard est intensément
érotique. Pendant quelques secondes, le spectateur contemple un corps
qui ne voulait pas se montrer. Le spectateur surprend son regard en
flagrant délit de voyeurisme.
Le travail de Jan Lauwers illustre la théorie de « l’art déceptif » for-
mulée par Laurent Goumarre21, qui renvoie aux formes artistiques qui
problématisent la place du spectateur guidée par ses attentes, voyeuristes
chez Lauwers.
Michela Marzano22 s’est penchée sur l’objectivation du corps lors du
désir et de la relation sexuelle. L’approche du corps en tant qu’objet
n’est pas systématique dans de telles circonstances. Pour Marzano, le
corps est instrumentalisé quand la réciprocité du désir et la subjectivité
du partenaire sont niées. Lors d’un spectacle, l’observateur ne peut
prendre en compte la réciprocité du désir et la subjectivité du perfor-
meur. Le passage érotique de la performance de Grace Ellen Barkey
exemplifie ce phénomène : cette séquence s’oppose totalement à la
réciprocité dans la mesure où le corps ne voulait pas se montrer. C’est
par le regard voyeuriste du spectateur que le corps en performance
devient un objet – objet en présence, loin de toute logique dramatique.
2.6. Douleurs physiques
Dans certaines créations postdramatiques, le corps est l’objet de dou-
leurs physiques réelles. Ces procédés permettraient d’accroître l’authen-
ticité du corps organique. L’approche du mouvement dansé par Jan
Fabre est emblématique de la volonté de mettre en avant les craquelures
du corps muselé. En radicalisant le vocabulaire gestuel classique, Jan
Fabre interroge l’équilibre fragile entre le corps signifiant du danseur et
son corps organique construit par les tensions musculaires. Dans De
Danssecties (Les Séquences dansées), les danseuses exécutent extrême-
ment lentement des mouvements du ballet classique. La rigidité du
21
Goumarre, L., in Fontaine, G., Les Danses du temps, Pantin, Centre National de la
Danse, 2004, p. 94.
22
Marzano, M., op. cit.
Le traitement postdramatique du corps 103

ballet contraste avec le corps en souffrance, soumis à un exercice de


discipline particulièrement pénible.
La perfection de l’image est mise à mal par les tremblements inévi-
tables du corps en tension : le corps discipliné du danseur classique se
fissure et fait apparaître le corps organique. Le bikini des danseuses
laisse par ailleurs apparaître chaque tremblement musculaire et rend
ainsi visible le corps biologique qui échappe au ballet classique. Le
corps en représentation ne peut camoufler le corps organique. Jan Fabre
cherche à déconstruire le corps dansant en tant que figure signifiante.
Le caractère pénible des mouvements est exhibé dans White Clouds
and Blue Sky Forever de Ko Siu Lan. La performeuse exécute sans
interruption un enchaînement strict de mouvements. Au fur et à mesure
de la performance, la structuration cohérente du corps fait place au corps
organique en sueur, le souffle haletant. Certains accessoires accentuent
la pénibilité du mouvement : le pied droit de la performeuse est attaché à
divers objets, tels des boulets.
Alors que certaines créations mettent en évidence la fissuration du
corps signifiant due aux mouvements éprouvants, d’autres infligent de
véritables douleurs physiques à la chair. Ceci tendrait à maximaliser
l’utilisation du corps en tant que présence réelle. Dans Sonic Boom de
Wim Vandekeybus, la manipulation du corps engendre des hématomes.
Pour Marcelle Michel et Isabelle Ginot, le corps chez Vandekeybus ne
sort pas meurtri de ses blessures. Au contraire, les douleurs semblent
donner toujours plus de puissance à ces « corps kamikazes. »23 Situé en
dehors de la représentation dramatique, ce traitement du corps sollicite
par ailleurs les codes moraux du spectateur, qui tolère ou non cette
exhibition de la douleur.
Anthony Kubiak regrette que les marques physiques créent une dis-
tance avec le corps et le forcent à devenir « un signe (ou plutôt un signe
d’un signe) de sa présence physique. »24 L’ambition du théâtre postdra-
matique réside précisément dans la production d’un corps en tant que
signe de sa présence physique. La corporalité autosuffisante serait alors
atteinte.

23
Michel, M., Ginot, I., op. cit., p. 214.
24
Kubiak, A., “Disappearance as History: The Stages of Terror”, in Theatre Journal,
vol. 39, n° 1, Baltimore, 1984, p. 87 (traduction personnelle de l’anglais).
104 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

2.7. Le corps en pesanteur


Le rapport entre l’homme et la machine est un champ de recherche
récurrent dans le travail du belge Kris Verdonck. Dans End, chaque
performeur est soumis à une difficulté physique : l’un tire un poids de
quatre-vingt kilos ; l’autre meut son corps avec un lourd contrepoids,
etc. Le risque du mouvement est également au centre de la création ; le
performeur Geert Vaes tombe de plusieurs mètres tout au long du
spectacle.

Photographie [17] : End de Kris Verdonck © Catherine Antoine

La réappropriation de la pesanteur du corps, qui caractérise la danse


contemporaine comme le rappelle Laurence Louppe25, est également une
thématique de travail majeure dans de nombreuses créations postdrama-
tiques. Contrairement au corps classique qui nie la gravité en s’élançant,
les performeurs postdramatiques manipulent et interrogent fréquemment
leur pesanteur. Le corps assume sa masse et s’en amuse. Les jambes
sont libérées de leur rôle de support ; le corps se déhiérarchise. Grâce
aux harnais qui les soutiennent, les performeurs de ces deux créations
parviennent à effectuer des mouvements de jambes qui se dégagent de
leur fonction de point d’appui.

25
Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997,
p. 97.
Le traitement postdramatique du corps 105

Dans End, toute la performance de Claire Croizé est centrée sur la


désarticulation anatomique de son corps. Attachée au harnais, ses pieds
touchent tout de même le plateau. Le rapport entre le corps et le sol est
modifié : le contact n’est plus déterminé par la pesanteur.
Laurence Louppe évoque les fonctions organique et philosophique
du sol, en tant que « […] corps de nos appuis, [le] corps substitut
[…]. »26 End, en s’opposant à cette approche du sol, transforme celui-ci
en un élément chorégraphique à part entière, délivré des lois physiques
et philosophiques généralement rencontrées.
À l’instar de créations de la Compagnie Roc in Lichen qui se produi-
sent sur une paroi d’escalade placée à l’horizontale, End invite le specta-
teur à une autre approche de l’espace, notamment par de nouvelles
expériences d’appuis. Le corps du performeur devient le médium entre
la perception spectatorielle et l’espace modifié.
2.8. Les contacts corporels
La destruction du personnage dramatique au profit de l’authenticité
corporelle du performeur peut se traduire par des contacts réels avec le
spectateur. La proximité des corps se radicalise ; un véritable corps-à-
corps se produit.
Dans Gonzo Conférence, la performeuse Fanny de Chaillé se mêle
aux spectateurs et les étreint. La matérialité du corps spectacularisé
atteint son paroxysme par le contact physique. Le spectateur est vérita-
blement touché dans sa chair ; la distance entre la scène et la salle n’est
plus. Le contact avec la masse corporelle offre au spectateur le corps
dans sa matérialité concrète.
Le spectateur touché devient un participant à la dramaturgie à part
entière : sa collaboration est requise et devient l’objet d’attention des
autres membres de l’assemblée. En touchant les spectateurs, Fanny de
Chaillé manipule la construction spectaculaire : l’illusion scénique
s’étend jusque dans la salle ; le spectateur doit accepter le rôle que la
performeuse lui impose (se laisser toucher sans réagir) sans quoi la
construction spectaculaire est brisée (voir chapitre VIII).

3. Le paradigme postdramatique, un art de la danse ?

3.1. Des chorégraphes


Le théâtre postdramatique et la danse contemporaine partagent la
conscience du corps en mouvement et une recherche sur ses moyens
d’expression. Lehmann cite plusieurs chorégraphes dans sa liste
26
Id., p. 192.
106 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

d’artistes postdramatiques : Maguy Marin, William Forsythe, Pina


Bausch, etc. Ceux-ci ont travaillé et/ou travaillent sur des formes interar-
tistiques.
Au début de sa carrière, Maguy Marin rencontre l’œuvre de Samuel
Beckett. De sa recherche sur le langage corporel théâtral et chorégra-
phique naît May B, spectacle dans lequel dix danseurs incarnent des
personnages du dramaturge en dehors de toute cohérence narrative.
Dans Waterzooi, les différents états de l’âme sont évoqués par les
mouvements du corps, la parole et la musique. Points de fuite est égale-
ment une création interartistique. Pour Turba, des extraits de De natura
rerum de Lucrèce se combinent à un travail sur la fluctuation des mou-
vements évanescents. Les thèmes de ce texte font par ailleurs écho à
l’esthétique postdramatique : pour Lucrèce, les éléments infinis qui
composent la Nature ne forment pas une totalité mais existent dans leur
individualité ; le multiple n’est pas synthétique.
En 2005, William Forsythe crée Three atmospheric Studies. Par ce
triptyque dansé, Forsythe entraîne la danse vers le Tanztheater poli-
tique.27 Fondé sur son opposition au conflit en Irak mais indépendant de
tout message politique, le spectacle crée des images de guerre au moyen
du mouvement, de la parole et de sons qui soulignent la brutalité de la
corporéité guerrière.
William Forsythe partage avec Wim Vandekeybus une recherche sur
la société contemporaine urbaine et sur ses corps empreints de violence.
Le langage interartistique de Spiegel de Vandekeybus, créé pour célé-
brer le vingtième anniversaire de sa compagnie Ultima Vez, exhibe
l’énergie instinctive et animale des corps fragilisés.
3.2. La danse et le théâtre postdramatique :
Le Bazar du homard de Jan Lauwers
Le théâtre postdramatique crée fréquemment une mise en tension
entre le texte et la dynamique scénique indépendante. Le texte et
l’univers scénique se confrontent par leur indépendance respective,
balançant constamment le spectateur entre ces deux registres. Tantôt les
dimensions visuelle et performantielle accompagnent le texte, tantôt
elles s’en éloignent pour faire apparaître leur puissance autonome. Le
contraste qui se dégage de cette confrontation produit un effet spectacu-
laire propre à la manifestation postdramatique de la théâtralité, que nous
pouvons qualifier d’esthétique de la mise en tension.

27
Programme du spectacle distribué aux spectateurs.
Le traitement postdramatique du corps 107

D’après Deborah Jowitt28, la relation dialectique entre la danse pure


et la danse théâtrale caractérise toute la danse occidentale. Dans Le
Bazar du homard, Jan Lauwers étudie les rapports possibles entre le
théâtre, la danse « pure » et la danse théâtralisée. L’artiste a recours à
plusieurs procédés pour faire apparaître la confrontation entre le drame
et la performance valant pour elle-même.
Il paraît possible de distinguer quatre rapports dialectiques entre le
drame et la danse dans ce spectacle : l’opposition, la fusion, l’intégration
et le détachement. Ces quatre relations illustrent les possibilités infinies
de dialogues entre ces deux registres spectaculaires, au sein même d’une
seule création.
Cette mise en rapport, source de tensions, renouvelle l’activité spec-
tatorielle : face à une forme hybride, le spectateur est invité à aborder le
spectacle au niveau du texte et au niveau de la performance dansée. Ce
mélange de codes est source d’indécision pour le spectateur : la création
lui impose de coupler les conventions dramatiques à d’autres modes
d’approche et de repenser ses modalités de perception.
3.2.1. Mise en tension et opposition
Lors des premières minutes du Bazar du homard, les performeurs
exécutent des mouvements tout en énonçant le texte. Ces mouvements
soutiennent parfois les signes linguistiques mais sont la plupart du temps
sans lien avec le texte. Le jeu dramatique est remplacé par des mouve-
ments dansés autonomes. Jan Lauwers questionne ici l’unité dramatique
entre le corps et la voix qui énonce le texte.
La présence corporelle n’est plus une identité stable automatique-
ment décodée. S’opposant à la cohérence dramatique entre la parole et le
corps, ce dernier se définit comme un montage construit par collage. La
fragmentation a remplacé la totalité.
Le travail de Jan Lauwers s’intègre à la réflexion contemporaine sur
le rapport entre le texte et le corps. Dans le cas de « l’esthétique du cri »
évoquée dans le second chapitre – hurler le texte jusqu’à ce qu’il en
devienne inintelligible –, la physicalité du corps tente d’énoncer un
discours indépendant du langage verbal. Le corps dansant est ainsi à la
source de deux discours simultanés qui se confrontent. Il en va de même
dans cette séquence du Bazar du homard : celle-ci se fonde sur la désar-
ticulation entre le texte énoncé et les mouvements du corps. La danse
crée son propre langage ; le corps se laisse vibrer par la musique et se
met à danser. Un pareil procédé de désarticulation du corps est au centre
de Chelfitsch de Toshiki Okada : les performeurs énoncent un texte en
28
Jowitt, D., in Febvre, M., Danse contemporaine et théâtralité, Paris, Chiron, 1995,
p. 13.
108 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

japonais (surtitré en français et néerlandais) tandis que leur corps produit


des mouvements indépendants du texte, obtenus par un travail sur
l’automatisation des gestes.
L’opposition entre l’univers dramatique et la performance se traduit
également par la présence simultanée de séquences dramatiques et dan-
sées. Dans Le Bazar du homard, Tijen Lawton et Julien Faure dansent
pendant que la performeuse incarnant Nasty énonce son texte. Les
personnages incarnés par Lawton et Faure sont ici effacés : ils occupent
l’espace en tant que danseurs et non comme des personnages drama-
tiques. La casquette et le survêtement sans manches que portent Lawton
lorsqu’elle incarne Jef sont remplacés par une chemise blanche à moitié
boutonnée. Julien Faure, lui, ne porte pas de jeans dans les séquences
théâtrales. Le changement de vêtements renforce l’effacement tempo-
raire du personnage dramatique. Indépendamment du drame, Lawton et
Faure construisent leur propre univers.

Photographie [18] : Tijen Lawton et Julien Faure dans Le Bazar du homard


de Jan Lauwers & Needcompany © Needcompany

Le duo dansé étant rythmé par la distance et le contact entre un


homme et une femme, les relations intersubjectives homme-femme
peuvent paraitre au centre de la chorégraphie. L’on pourrait penser que
le duo s’appuie sur le contenu dramatique de la scène théâtrale dans
laquelle la chorégraphie s’inscrit : il y est question de la relation amou-
reuse entre Nasty et Salman. La séquence dansée se définirait dès lors en
tant que métaphore du contenu dramatique. Cette hypothèse est cepen-
dant fragile dans la mesure où le corps androgyne de Tijen Lawton
s’oppose à une figuration de la féminité. Ceci est renforcé par la che-
Le traitement postdramatique du corps 109

mise d’homme qu’elle porte et qui ne laisse apparaître aucune de ses


courbes féminines. Jan Lauwers déjoue ici la tentation de considérer
cette séquence comme une métaphore dansée du drame. Empêchant
l’assimilation dramatique automatique grâce au corps androgyne habillé
comme un homme, Jan Lauwers questionne l’indépendance sémantique
de la chorégraphie.
3.2.2. Mise en tension et fusion
Un phénomène de fusion se produit lorsque la danse est narrative et
soutient le drame. Cette approche du mouvement dansé s’observe dans
la scène qui évoque le décès du fils. La danse et l’énonciation du texte y
conjuguent leur pouvoir de représentation.
Michel Bernard29 distingue trois utilisations possibles de la dimen-
sion sémantique du texte par la danse. L’hypothèse de Bernard porte sur
une lecture antérieure du texte par le chorégraphe. Elle paraît également
valide pour l’énonciation du texte sur scène, précédant la séquence
dansée. Deux des approches identifiées par Bernard sont observables
dans cette séquence : la danse tend à figurer le drame ainsi qu’à en
exprimer les tensions sous-jacentes. Les mouvements dansés vont et
viennent entre ces deux approches du texte.
La chorégraphie se construit :
– comme une figuration du texte : la douleur parentale est exprimée
par certaines postures et par les mimiques du visage ;
– comme une construction rythmique qui relève d’une esthétique de
la rupture, entre accélérations et ralentissements, extensions et flexions.
Ceci se traduit par les flexions des jambes de la mère et des bras du fils,
la rythmicité différente des deux danseuses, l’alternance entre les
rythmes compulsifs et le relâchement du corps, etc.
Certains mouvements de la mère soutiennent l’action dramatique :
Grace Ellen Barkey est fréquemment pliée en deux ou le dos cambré,
une main sur le bas du ventre. Son visage est tendu, crispé de douleur ;
ses yeux sont fermés ; sa bouche est grimaçante. Les mimiques
d’angoisse – les mains près des dents serrées – figurent la psychologie
du personnage de la mère.
Par les cris de douleur qu’il exprime, le visage crispé de tristesse, le
personnage du père représente dramatiquement la tristesse parentale. La
fonction dramatique du corps du père est par ailleurs soutenue par le
film projeté à l’écran. Le père y apparaît cherchant son fils sur la plage.
Trois rapports à la fable se confrontent dans cette séquence : une relation
poétique, métaphorique concrétisée par la performance corporelle de la

29
Bernard, M., op. cit., p. 127.
110 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

danseuse, une relation plutôt dramatique lors de laquelle le père exprime


physiquement sa tristesse et une relation diégétique typiquement ciné-
matographique.

Photographie [19] : Grace Ellen Barkey dans Le Bazar du homard


de Jan Lauwers & Needcompany © Needcompany

À une danse proche de la danse moderne dans sa finalité – intention-


nalité, imaginaire comme guide, thématique à partager avec le specta-
teur, etc. – s’ajoutent des mouvements dansés pulsionnels.
Se détachant du figuratif, ces mouvements conduisent la danse vers
son abstraction. Chez les deux performeuses, des mouvements se ré-
pètent dans un ordre non constant. La chorégraphie consiste ici dans une
partition que le performeur s’approprie et module selon les pulsions de
son corps. La répétition contribue par ailleurs à briser la dimension figu-
rative de la danse. La rapidité des mouvements y participe et renforce
également le caractère pulsionnel de la chorégraphie.
L’expressivité inhérente du corps de Grace Ellen Barkey se mani-
feste notamment par le dévoilement d’une partie de son corps : les larges
bretelles de sa robe tombent et laissent apparaître sa poitrine. Nous rejoi-
gnons Michèle Febvre lorsqu’elle affirme que ce dévoilement vient
appuyer la théâtralité inhérente au corps dansant : comme dans Le Sacre
du printemps de Pina Bausch, ce sont les mouvements du corps – faus-
sement spontanés – qui provoquent l’exhibition de la poitrine et non
l’action narrative. Le dévoilement « par accident » s’oppose à l’esthé-
tique du mouvement totalement maîtrisé et accentue l’impression de
pulsion qui domine la danse.
Le traitement postdramatique du corps 111

3.2.3. L’intégration : quand le texte s’appuie sur la danse


Dans la cinquième partie du spectacle, les parents regardent Jef dan-
ser et évoquent l’incendie qui a causé le décès de leur fils. Tijen Lawton
incarne Jef par l’intermédiaire exclusif des mouvements dansés non
figuratifs. Elle ne regarde jamais les parents et crée un univers chorégra-
phique qui n’évoque pas à la scène dramatique jouée simultanément. Par
une subtile alchimie, la danse est ici à la fois autonome et un relais
dramatique. Lauwers confronte l’horreur de l’accident, portée par le
texte et la force des sentiments éprouvés à l’égard de l’enfant, explorée
au moyen de la chorégraphie de Lawton. La danse est intégrée au drame
et trouve sa force dans la tension qu’elle provoque entre les émotions
extrêmes que la perte d’un être cher provoque.
La relation entre le drame et la danse se produit ici à sens unique : le
texte a recours à la danse pour soutenir le drame tandis que la danse
déploie un univers indépendant, composé de mouvements non expres-
sifs.
3.2.4. L’esthétique du détachement
Dans une séquence du spectacle, un ours chante gauchement une
chanson ; les autres performeurs dansent en rythme. Ces chorégraphies
collectives sont sans rapport avec le drame. Au contraire, leur légèreté
contraste avec le propos tragique.
La théorie du détachement appliquée au travail de l’acteur peut être
transposée à ces séquences dansées (voir chapitre II). Le détachement se
présente ici sous deux formes : la situation spectaculaire est assumée et
les codes de la danse sont balayés en faveur d’un retour à une jouissance
primitive.
Le regard vers le spectateur fait partie intégrante de la construction
de la séquence. La convention de l’illusion est brisée au profit d’un
divertissement auquel le spectateur est convié. L’allégresse palpable sur
le plateau ne demande qu’à se propager dans la salle.
Les pratiques spectaculaires contemporaines ont parfois recours à
des non-danseurs ou non-acteurs pour revenir à un corps sans technique,
à un retour aux sources. Pour Romeo Castellucci, les acteurs amateurs
conservent un naturel que les professionnels ont perdu.
Dans certaines séquences du Bazar du homard, Jan Lauwers travaille
sur le retour à un corps naturel, sans technique : les mouvements sont
patauds, imparfaits et rappellent des jeux enfantins. Plutôt que de recou-
rir à des performeurs amateurs, Jan Lauwers explore ici la tension
éprouvée par le performeur entre la liberté des mouvements naturels et
la soumission relative à la technique. Dans certaines séquences, les per-
formeurs, tous professionnels, font entrevoir un corps naturel au specta-
112 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

teur, sans technique apparente : les mouvements sont patauds, imparfaits


et rappellent les jeux enfantins. Libérée de la technique, la danse se veut
ici jouissive. Les cris de plaisir qui l’accompagnent renforcent cette
finalité.
Michèle Febvre rappelle dans quelle mesure le vêtement peut contri-
buer à cacher ce corps « “trop danseur”. »30 Dans Le Bazar du homard,
ce procédé prend des allures parodiques : le costume de l’ours dont est
affublé l’un des performeurs empêche toute exécution précise des
mouvements. La gaucherie est inévitable.
Le corps atypique de certains performeurs est également exploité : le
performeur Julien Faure est pratiquement nu ou torse nu durant la
totalité du spectacle, laissant apparaître sa pilosité hors normes. Le corps
n’apparaît pas ici en tant qu’instrument au service de la technique et des
codes de la danse mais en tant que présence naturelle, imparfaite, non
travaillée, parodiée notamment par l’ours. Il est ici un « corps-sujet »
possédant une existence individualisée ; il s’oppose ainsi au corps
universel et interchangeable du danseur. La danse se veut jouissive,
débarrassée des codes de la performance dansée. Le visage souriant des
performeurs, qui semblent prendre beaucoup de plaisir, renforce cette
esthétique. L’explosion de vie contraste avec le caractère tragique du
drame. Chez Jan Lauwers, la vie et la mort se confrontent sans cesse.

30
Febvre, M., op. cit., p. 65
CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES
Un art de la subversion

La notion de postdramatique désigne un théâtre qui se situe au-delà


du drame, sans pour autant nier les possibilités de celui-ci de se renou-
veler. Les théâtres dramatique et postdramatique répondent tous deux,
chacun à leur manière, à la « crise » contemporaine de la représentation,
amorcée en 1880 selon Peter Szondi : le premier conserve le texte
comme principe fondateur ; le second s’émancipe de l’autorité du drame
sur les autres signes scéniques.
Le concept de théâtre postdramatique permet de mettre en évidence
la remise en question de la manifestation de la théâtralité fondée sur la
représentation d’un texte. Les autres notions en présence, comme celles
de Regietheater ou de théâtre d’images, ne comprennent pas en leur sein
la relation avec l’organisation dramatique revisitée. La manifestation
postdramatique de la théâtralité relève d’un renversement : l’équilibrage
entre les dimensions de représentation et de performativité se produit en
faveur de cette dernière.
La portée du modèle proposé par Lehmann peut être affinée au
moyen des cinq critères discriminants proposés : une discrimination
historique qui prend en compte les créations à partir de l’essor technolo-
gique des années 1980, la mise en place d’un dispositif opposé à tout
textocentrisme, l’exploration d’une manifestation postdramatique de la
théâtralité, le recours aux « signes-sphinx » non soumis à la fonction de
signification, et enfin une dynamique interartistique.

Subversion et signes opaques


L’exploration de la manifestation postdramatique de la théâtralité a
été analysée sous trois axes : le rapport au drame, le dispositif visuel et
le traitement du corps. Le texte est désormais pensé comme un matériau
scénique non prescriptif. La cohérence dramatique est abandonnée au
profit d’une création polymorphe au sein de laquelle les différents
champs artistiques (drame, danse, musique, performance, arts plas-
tiques, etc.) sont exploités dans leur autonomie. Les signes linguistiques
postdramatiques témoignent d’une articulation spécifique entre les
dimensions de représentation et de performativité. La performance
scénique en tant que telle est fréquemment privilégiée dans l’énoncia-
114 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

tion : le texte se fait entendre en tant que son – inintelligible parfois – ;


les accents sont exploités, les signes linguistiques deviennent musique,
etc. Le théâtre postdramatique appelle une mise en tension unique entre
la composante textuelle et les autres composantes du spectacle. La
fonction linguistique des signes verbaux se fragilise, jusqu’à se rompre
au sein des formes extrêmes.
La création postdramatique produit des dispositifs multisensoriels
qui questionnent les modalités de construction du regard. La dramatur-
gie visuelle autonome interroge le statut de l’œuvre d’art en tant que
construction : en manipulant ses conditions de production et de récep-
tion, en exhibant sa dimension temporelle, en utilisant des readymades,
en mettant en avant les artifices qui permettent son élaboration, en
questionnant son caractère réel, etc. Les images élaborées sont ainsi des
méta-images, qui interrogent leur propre construction.
Les sculptures abstraites qui occupent le plateau dans Le Bazar du
homard de Jan Lauwers ou du Porcelain Project de Grace Ellen Barkey
requièrent un mode d’approche qui ne peut reposer sur les conventions
dramatiques. Ces objets ne valent pas pour un élément extrascénique
mais sont exploités en tant que matériau autonome.
Le corps subit un traitement analogue : le travail corporel n’est plus
au service de la construction d’un personnage mais interroge les possibi-
lités d’expression du corps en tant que matière autonome. Si ce traite-
ment est invariablement discursif – la présence spectaculaire n’est
jamais ontologique –, il est néanmoins débarrassé des codifications
dramatiques.
L’approche du texte, des éléments visuels et du corps comme maté-
riau autonome, dépourvu de tout rapport à un drame, conduit à la cons-
truction de signes opaques : quand le texte est réduit à un son non
intelligible, que des sculptures abstraites composent la scénographie ou
que le corps devient une matière fragmentée, le signe scénique ne fait
plus référence au monde extérieur par des procédés de représentation.
Le point de vue est réflexif ; le signe ne vaut plus pour un élément
extrascénique. Il devient opaque : le plan de l’expression ne peut plus
être associé aisément à un plan du contenu. La recherche en sémiologie
du théâtre doit prendre en compte l’opacité des signes postdramatiques.

La subversion des habitudes spectatorielles


Les horizons d’attente du spectateur sont questionnés : habitué à des
signes qui renvoient vers le monde extrascénique, il se trouve confronté
à des formes mystérieuses qui ne renvoient à rien d’autre qu’à elles
mêmes. Les codes dramatiques qu’il maîtrise ne permettent pas au
Un art de la subversion 115

spectateur d’aborder ce langage scénique. Il est alors contraint de les


abandonner et de s’ouvrir à d’autres modes de perception.
La problématique des modes de perception postdramatiques est étu-
diée du point de vue sémiologique dans la deuxième partie de la re-
cherche. La théorie peircienne de la pensée iconique paraît particulière-
ment fructueuse pour analyser la subversion de l’activité spectatorielle
par la création postdramatique (voir chapitre VI). Le dispositif scénique
contraint le spectateur à abandonner son encyclopédie et l’invite ainsi à
la réception iconique. Cette dernière, fragile et éphémère, sera relayée
par le processus de dramatisation. L’étude se concentre ensuite sur la
collaboration du spectateur nécessaire pour la construction du sens : ce
dernier a recours à ses connaissances encyclopédiques pour conférer du
sens au dispositif scénique (voir chapitre VII).

Fragmentation et cocréation
La dramaturgie visuelle autonome se présente comme un dispositif
fragmenté, multisensoriel, au sein desquels les signes sont émis à profu-
sion. Une mise en tension des intensités peut parfois être observée :
certains systèmes scéniques constituent des points de répit au milieu du
chaos scénique, tels les lents mouvements dansés dans le cinquième acte
du Roi Lear de Jan Lauwers.
La profusion scénique postdramatique est l’objet de certaines cri-
tiques : certains condamnent cette logique de la submersion, qui se
maintiendrait à un niveau superficiel. Il apparaît plutôt que la fragmenta-
tion et la non-hiérarchisation du dispositif scénique laisse une totale
liberté au spectateur pour créer son propre système signifiant. Tout
spectacle théâtral implique la destruction du déroulement scénique par le
spectateur, qui crée son propre montage. Hors de toute cohérence dra-
matique, la création postdramatique amplifie cet aspect de l’activité
spectatorielle. Le spectacle se présente par ailleurs comme une œuvre-
processus, en évolution constante, plutôt que comme un produit abouti
qui fige la représentation d’un drame. Le processus d’actualisation du
sens y est plus important que le sens lui-même : le spectateur est invité à
interroger ses habitudes de réception plutôt qu’à chercher désespérément
un sens précis aux signes scéniques.
L’instance scénique ne transmet aucun message artistique, selon
l’expression d’Anne Ubersfeld. Elle crée des images multisensorielles
qui laissent libre cours à l’interprétation débridée du spectateur.
DEUXIÈME PARTIE

LE PROCESSUS SÉMIOTIQUE POSTDRAMATIQUE


CHAPITRE V
Le signe théâtral

D’après Lehmann, les éléments scéniques postdramatiques font du


sens sans être pouvoir fixés conceptuellement. La nature du sens diffère-
rait de celui produit lors de la réception dramatique. L’affirmation de
Lehmann demande à être évaluée. Il apparaît que la réception postdra-
matique prend la forme d’un processus de réception iconique suivi de la
dramatisation, selon l’expression de Marie-Madeleine Mervant-Roux
(voir chapitres VI et VII).
Ce double mécanisme de réception est favorisé par la nature des
signes postdramatiques : ceux-ci sont fréquemment opaques, autoré-
flexifs, dépourvus de référent. Il importe donc de commencer par exa-
miner la nature de ces signes scéniques. Dans cette perspective, l’objet
de ce premier chapitre consiste dans l’évaluation des principales théories
du signe théâtral, appliquées au théâtre postdramatique. L’enjeu de cette
partie consiste à proposer une théorie du signe, et non une typologie des
signes théâtraux, qui convienne à l’analyse de l’objet postdramatique.
L’opacité du signe occupe une place centrale dans le modèle, alors que
le signe dramatique est plutôt relativement transparent.

1. Les études théâtrales : entre le texte écrit


et la re-présentation
L’évaluation des théories du signe doit assurément prendre en consi-
dération les définitions de l’objet théâtral qui y sont liées. Trois ap-
proches du fait théâtral peuvent être rapidement distinguées.
1.1. Deux rapports entre le texte et la scène
Patrice Pavis distingue deux rapports entre le texte écrit et la scène.
Le premier renvoie à Aristote et tend à élever le texte au rang de
« contenu essentiel de l’art dramatique. »1 Pour Alessandro Serpieri, le
texte contiendrait en son sein une « virtualité scénique »2 que la mise en
scène se bornerait à récupérer et à concrétiser. Selon Anne Ubersfeld3,

1
Pavis, P., op. cit., p. 354.
2
Serpieri, P., in Pavis, P., op. cit., p. 355.
3
Ubersfeld, A., Lire le théâtre, tome I, Paris, Belin, 1996, p. 13.
120 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

ce premier rapport présuppose une équivalence sémantique entre le texte


et la scène. Le sens de la scène équivaudrait à celui du texte ; la scène ne
pourrait être elle-même source de sens. La représentation serait une
traduction scénique des systèmes de signes linguistiques. Le travail de
mise en scène consisterait essentiellement à transformer un texte écrit en
texte oral.
De nombreux théoriciens (Helbo, Pavis, Ubersfeld, etc.) ont invalidé
cette hypothèse d’équivalence sémantique depuis longtemps : la scène
n’est pas sémantiquement équivalente au texte. Le sens de la représenta-
tion prend forme au-delà de l’ensemble des signes linguistiques au
moyen d’une pluralité de systèmes de signes visuels, auditifs, etc. Ce
premier rapport tend à figer la représentation tel un objet littéraire, qui
n’est pas composé de systèmes de signes propres à la représentation.
Dans cette perspective, la représentation se contente de traduire les
signes du texte.
1.2. Dialectique contemporaine :
l’écart assumé entre texte et scène
En opposition à l’hypothèse de primauté absolue du texte, le second
rapport texte/scène conçoit le texte comme un système de signes parmi
d’autres systèmes de signes qui composent la représentation. Ubersfeld4
s’oppose à l’idée de traduction scénique lorsqu’elle propose la définition
du texte écrit en tant que « texte troué » T, qui requiert un travail de
mise en scène (texte T’) pour devenir représentation P.
T + T’ = P
Le « remplissage des trous » que constitue la mise en scène ne se ré-
sumerait pas à une simple opération de traduction mais est lui-même
porteur de sens, indépendamment du texte T. Les ensembles T et T’ sont
tous deux sources de sens. Par la mise en place de systèmes de signes
propres à l’objet théâtral, la mise en scène constitue selon Patrice Pavis
une première interprétation du texte écrit, plutôt qu’une simple traduc-
tion. Ce second rapport instauré entre le texte et la scène reconnaît
l’existence de signes propres à la représentation, au-delà de signes qui
traduisent scéniquement le texte écrit.
L’objet littéraire (le texte écrit) et l’objet scénique (la représentation)
ne divergent cependant pas uniquement par la nature des signes qui les
composent ; l’organisation de ces signes est également différente. Pavis
rappelle combien le texte et la scène engendrent deux univers fictionnels
distincts, qui se rencontrent dans la représentation. Un parallèle peut par

4
Id., p. 19.
Le signe théâtral 121

ailleurs être établi entre cette hypothèse et la théorie du « texte troué »


d’Ubersfeld : le texte propose un « univers troué » U qui rencontre
l’univers scénique U’ dans la représentation P. Les modalités de cons-
truction de ces deux univers se fondent sur deux principes sémiotiques
différents : « Le texte linguistique signifie au moyen de ses seuls
signes, comme absence pour une présence, c’est-à-dire comme la
réalité fictive éprouvée comme présente et réelle ; la scène se donne
comme présence immédiate de ce qui n’est en fait qu’absence
[…]. »5 Contrairement au texte littéraire, l’objet théâtral relève d’une
combinatoire de fiction et de performance. La représentation spectacu-
laire n’est pas uniquement narrativité mais aussi monstration, ostension,
présentation.
À la croisée de systèmes de signes linguistiques et scéniques, ver-
baux et non verbaux, balancée entre la fiction et la performance, la
représentation théâtrale ne peut se satisfaire d’une définition en tant que
texte. Par cette particularité qui le distingue de l’objet littéraire, le fait
théâtral requiert un modèle qui appréhende la représentation au-delà
d’un objet strictement narratif. Cette approche du rapport entre texte et
représentation domine au sein des études théâtrales depuis une trentaine
d’années.
1.3. L’esthétique postdramatique
La première approche reconnaissait la primauté du texte et entendait
l’événement théâtral comme une traduction scénique du texte. L’étude
de la représentation en tant que telle a permis de se dégager de ce mo-
dèle et de reconnaître les potentialités signifiantes au-delà des signes
linguistiques. L’esthétique postdramatique implique une troisième
articulation : la primauté revient maintenant aux signes non linguis-
tiques, affranchis de la logique dramatique. La première partie de
l’ouvrage a développé ce point de vue en examinant le rapport postdra-
matique au texte, au dispositif visuel et au corps.
Ce glissement implique une évaluation des théories du signe théâ-
tral : il est nécessaire de déterminer comment celles-ci peuvent prendre
en compte la particularité des signes postdramatiques alors qu’elles sont
dominées par les théories linguistiques et la dimension narrative de la
représentation dramatique.

5
Id., p. 356.
122 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

2. Le double statut du signe théâtral :


entre opacité et transparence

2.1. Le signe théâtral saussurien


Les signes postdramatiques tendraient à être plus opaques que les
signes dramatiques. Plus le signe est opaque, plus il invite à la dramati-
sation plutôt qu’à une lecture stricto sensus (voir chapitres VI et VII).
Examinons les hypothèses concernant l’opacité et la transparence
proposées par Anne Ubersfeld. Son approche du signe théâtral se fonde
sur les théories linguistiques saussuriennes : le signe se compose d’un
signifiant et d’un signifié. Ubersfeld intègre également le référent. La
fonction référentielle du signe est ici un présupposé épistémologique ; le
signe théâtral se construit dans son rapport au monde extérieur. Il vaut
pour un élément existant en dehors de la scène. La problématique du
référent est implicite au sein des théories saussuriennes ; le rapport entre
le signifiant et le signifié s’établit au moyen d’un référent relativement
transparent.
Pour Ubersfeld, le plaisir du spectateur provient pour une grande part
de la reconnaissance : il reconnaît le monde extrascénique grâce aux
signes dramatiques. La transparence des signes, qui permet cette recon-
naissance, constitue un fondement de l’art dramatique. La notion de
transparence apparente la sémiotisation à un décodage relativement
évident : le rapport entre la scène et le monde extérieur est étroitement
maintenu, si bien que le spectateur peut reconnaître assez aisément les
univers extrascéniques. Lorsqu’il assiste à une représentation du Révizor
de Nikolaï Gogol, le spectateur prend plaisir à reconnaître des situations
familières. L’affolement et l’aveuglement des habitants du village suite
à la venue d’un prétendu inspecteur renvoient aux travers humains que
le spectateur connaît bien.
Même si les signes transparents restent prépondérants pour la cher-
cheuse, celle-ci reconnaît la tendance contemporaine à opacifier les
signes, c’est-à-dire à augmenter l’écart entre le signifiant et le signifié.
Selon Ubersfeld, le signe théâtral ne pourrait toutefois pas être totale-
ment opaque ; l’iconicité est indissociable de la création théâtrale. Si la
composante scénique ne se réfère pas, de manière plus ou moins trans-
parente, au monde extérieur, elle ne constitue pas un signe. Si l’on suit
Ubersfeld, de nombreuses composantes scéniques postdramatiques ne
peuvent être entendues comme des signes car elles sont totalement
dépourvues de fonction iconique. La scénographie du Bazar du homard
de Jan Lauwers en est un exemple.
Le signe théâtral 123

Photographie [20] : Grace Ellen Barkey dans Le Bazar du homard


de Jan Lauwers & Needcompany © Needcompany

Ces compositions plastiques n’ont aucune fonction iconique ; elles


ne représentent rien. Elles se définissent en tant que présence, et non en
tant que relais sémantique. Si la représentation dramatique comprend
des objets d’art abstrait, ceux-ci sont généralement en rapport avec le
drame : Art de Yasmina Reza s’articule autour d’un tableau abstrait. Ce
tableau blanc n’est pas exploité en tant que présence ; il remplit une
fonction dramatique, dont sont dépourvues les sculptures du Bazar du
homard.
Les théories du signe théâtral doivent se dégager de la fonction ico-
nique : les éléments scéniques constituent des signes, même s’ils ne
renvoient pas au monde extérieur. Ils ne sont pas des signes au service
de la représentation d’un univers extrascénique. La théorie des type/
token définit le signe par rapport au drame et demande une évaluation
lorsqu’elle concerne les signes postdramatiques.
2.2. La représentation théâtrale et la théorie des type/token
Ubersfeld aborde la transparence et l’opacité des signes au moyen de
la théorie peircienne des type/token.6 La représentation théâtrale se

6
Peirce a proposé la distinction entre le type et le token (voir “Prolegomena to an
Apology for Pragmaticism”, CP 4.537, 1906). Pour Peirce, le type n’existe pas en
tant qu’objet ou événement singulier mais il détermine des objets existants. Le token
est quant à lui défini comme un objet ou événement unique, qui se produit dans un
espace-temps singulier. Le token consiste dans une exemplification du type. Par
exemple, l’article anglais « the » constitue un type. Lorsque ce mot est écrit sur une
page, il devient un token, autrement dit un exemplaire singulier.
124 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

composerait d’un type et de deux token. Cette hypothèse peut être


schématisée comme suit :

TYPE
univers dramatique du texte écrit

TOKEN 1 TOKEN 2
représentation scénique du drame manifestation concrète sur scène
(fiction) (performance)

signe théâtral
Figure [7] : schéma type/token pour la représentation dramatique

Le signe théâtral comprend les dimensions de fiction et de perfor-


mance (token 1 et 2). La performance n’est pas indépendante de
l’univers dramatique du texte écrit mais en constitue la manifestation
concrète, un exemplaire.
Le modèle d’Ubersfeld est dominé par la dimension linguistique de
la représentation : les phrases du texte constituent les types, les énoncia-
tions singulières en sont les token. La célèbre formule shakespearienne
« to be or not to be » constitue un type, indéfiniment interprétable.
Lorsque Laurence Olivier l’énonce, cette phrase devient un token. Plus
précisément, le personnage de Hamlet constitue le token 1 (celui de la
fiction) ; Laurence Olivier réalise le token 2 de la performance.
Les signes postdramatiques ne peuvent être étudiés au moyen de la
théorie des type/token, pour laquelle le texte, en tant que type, constitue
le centre névralgique de la signification. Au-delà de la logique drama-
tique, tout un pan du spectacle postdramatique se manifeste comme une
performance autonome, valant pour elle-même, et non en tant que token
d’un type dramatique. Il n’y a alors pas de point de départ (type) et de
point d’arrivée (token). La scénographie du Bazar du homard n’est pas
un token d’un quelconque type.
Dans le cas de la musicalité postdramatique par exemple, cette théo-
rie n’est pas invalide mais requiert un réajustement. Dans Jaz ou dans
La Chambre d’Isabella, la manifestation sur scène n’est pas strictement
le token du drame. L’énonciation résulte de la tension entre le drame et
la recherche d’une musicalité autonome. De tels signes postdramatiques
confrontent leurs dimensions opaques et transparentes. Au-delà de
l’organisation en type/token classique, la performance musicale auto-
Le signe théâtral 125

nome doit apparaître dans le modèle. Le texte écrit constitue un type à la


source de deux token ainsi que du matériau musical indépendant.

Texte

univers dramatique (type) matériau musical

fiction (token 1) +
performance (token 2) >< performance musicale autonome

transparence opacité

signe sonore postdramatique


Figure [8] : la musicalité postdramatique entre opacité et transparence

Le schéma ci-dessus met en évidence la tension spécifiquement


postdramatique qui émerge du double usage du texte et la confrontation
subséquente entre l’opacité et la transparence du signe.
Selon Ubersfeld7, le type renvoie à la signification, le token à
l’événementialité. L’événementialité consiste dans la concrétisation sur
scène de la signification du texte. Cette concrétisation transforme la
signification en sens ; la signification devient spatio-temporellement
déterminée. Au sein des créations postdramatiques, c’est essentiellement
l’événementialité en tant que telle qui est source de sens.
N’étant pas des token, les signes scéniques postdramatiques ne sont
pas transparents et ne peuvent être lus à proprement parler. Plus le signe
est opaque, plus le rapport entre le signifiant et un signifié est flou. Le
signe peut même être totalement dépourvu de signifié et renvoyer à la
représentation de la présence.
2.3. Le signe opaque hjelmslevien
Patrice Pavis8 fait usage de la théorie des plans de l’expression et du
contenu formulée par Louis Hjelmslev pour définir le processus sémio-
tique théâtral. Cette théorie met en évidence l’existence de figures qui
renvoient à l’opacité des signes. Ces deux aspects permettent de se

7
Ubersfeld, A., Lire le théâtre, tome II, Paris, Belin, 1996, p. 44.
8
Pavis, P., Voix et images de la scène, Lille, PUL, 1985, p. 72.
126 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

dégager de l’approche dramatique du signe. Pour Pavis9, le signe théâ-


tral comprend les quatre dimensions suivantes, articulées en deux plans :

Figure [9] : les plans du contenu et de l’expression par Patrice Pavis

La première étape du processus sémiotique consiste dans l’alliance


des formes de l’expression et du contenu. Il y a signe théâtral quand les
substances de l’expression et du contenu se combinent. À l’instar du
modèle saussurien d’Ubersfeld, le signe opaque ne constitue pas un
signe selon l’approche de Pavis.
Pour Hjelmslev, nous sommes en présence de figures lorsque le plan
de l’expression n’est pas combiné au plan du contenu. Ces figures
s’apparentent à des non-signes. Dans cette perspective, l’élément scé-
nique postdramatique, lorsqu’il ne se rattache pas à un plan du contenu,
ne constitue pas un signe mais un non-signe.
Dans une volonté de dépasser l’approche mimétique de la représenta-
tion théâtrale, Pavis se penche sur l’articulation entre les plans de
l’expression et du contenu qu’explorent les pratiques avant-gardistes. La
définition qu’il confère à cette dernière convient au théâtre postdrama-
tique : ces créations théâtrales s’intéressent aux formes, sans invaria-
blement établir un lien entre celles-ci et le monde extérieur, autrement
dit entre l’expression et le contenu.
Pour Pavis, ce travail sur les formes consiste dans un discours sou-
terrain, le cœur du spectacle demeurant le drame. Ce discours secon-
daire prend la forme d’un « déphasage »10, lors duquel différents sys-
tèmes se confrontent sans le souci de cohérence dramatique : les
fragments ne se combinent pas en fonction du drame ; ils valent dans
leur capacité à générer des images chez le spectateur et à l’inviter ainsi à
une « nouvelle perception. »11 Si le spectateur identifie des signifiés, ces
9
Id.
10
Id., p. 195.
11
Id., p. 221.
Le signe théâtral 127

derniers ne sont pas traduisibles de manière univoque. Le signe perd


ainsi son caractère transparent.
Le théâtre postdramatique requiert un renversement : le discours sou-
terrain devient son fondement esthétique ; le déphasage son centre
névralgique. Les idées exprimées et leur structuration ne sont plus
fournies au spectateur selon des motifs dramatiques. À lui d’établir une
relation entre l’expression et un contenu éventuel.

3. Référence et négativité
Pour Ubersfeld, tout signe théâtral est marqué de négativité : tout
élément scénique perd sa qualité d’objet réel pour se transformer en
signe fictionnel. Sur scène, la fonction de signe se substitue donc à la
fonction d’objet. L’objet devient signe au service de la fiction : une
chaise n’est plus une chaise sur laquelle le spectateur pourrait s’asseoir
mais seulement un accessoire de la fiction. La négativité du signe re-
vient à un procédé d’« allègement sémiotique »12 : l’objet n’est pas
abordé en tant que présence mais en tant que relais dramatique, vers un
monde extérieur.
Au théâtre, l’illusion et le phénomène d’identification qui en découle
s’accompagnent du mécanisme de dénégation. Ces deux processus sont
enclenchés simultanément : le spectateur appréhende le monde de la
scène comme un monde possible (identification à l’illusion), tout en
étant conscient que ce monde perçu ne s’inscrit pas dans le réel (dénéga-
tion). C’est la dénégation qui confère une marque de négativité au signe
théâtral.
La notion d’« effet de réel » étudiée par Patrice Pavis13 met en évi-
dence le mécanisme de négativité : dans le cadre d’une représentation
mimétique, le spectateur pense être en contact avec le référent du signe
(identification). Il s’agit en réalité du signifiant du signe, qui devient
porteur de sens via le signifié (dénégation). La négativité implique ce
passage du référent au signifiant.
Les mécanismes d’identification et de dénégation demandent à être
évalués dans le cas du théâtre postdramatique. Au sein de la logique
dramatique, l’objet sur scène vaut en tant que référence à l’objet du
monde extérieur. L’esthétique postdramatique tend à briser cette réfé-
rence et la négativité des signes : ceux-ci sont fréquemment exploités
pour leur matérialité, sans rapport direct au monde extérieur.

12
Bougnoux, D., op. cit., p. 21.
13
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 325.
128 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

André Helbo14 souligne le caractère conventionnel des mécanismes


d’identification et de dénégation. Ceux-ci reposent sur le pacte selon
lequel l’énonciation théâtrale est basée sur la logique de simulation. La
nature de l’énonciation est déterminée par des conventions – drama-
tiques – que le spectateur maîtrise. En s’opposant à la négativité de
certains signes, le théâtre postdramatique met à mal ces codes et oblige
le spectateur à repenser ses modalités de réception. Le pacte sur lequel il
fonde sa réception n’est plus valable.15
Le spectacle White Clouds and Blue Sky Forever de Ko Siu Lan ma-
nipule la négativité des signes scéniques. Un poisson rouge est menacé
d’asphyxie, son aquarium se vidant progressivement de son eau. Le
danger de mort de l’animal n’est pas simulé ; le signe que cette scène
constitue n’est pas marqué de négativité. Sans l’intervention des specta-
teurs, stimulée par la présence de bouteilles d’eau dans les gradins,
l’animal était soumis à une mort certaine. L’entremise des spectateurs
implique que ceux-ci aient renoncé à la dénégation : la scène qui leur
était présentée n’apparaissait plus comme une fiction. Le signe perd son
caractère négatif.

4. Axes paradigmatique et syntagmatique


D’après Ubersfeld, la lecture des signes théâtraux se réalise aux ni-
veaux syntagmatique et paradigmatique. Cette approche du processus
sémiotique présuppose une cohérence dramatique entre les signes : tous
sont au service de l’illusion dramatique et dépendent les uns des autres.
Il est nécessaire d’évaluer la théorie de la lecture syntagmatique et
paradigmatique à la lumière du théâtre postdramatique : dans quelle
mesure ces lectures sont-elles possibles lorsqu’elles concernent des
spectacles fragmentés et non hiérarchisés, dépourvus de cohérence
dramatique ?
Le caractère paradigmatique de la représentation théâtrale suppose
que tout signe peut être remplacé par un autre, dans la mesure où il fait
partie d’un ensemble de conventions auxquelles se réfère l’univers
dramatique : plusieurs attributs peuvent symboliser la royauté, l’être
aimé, etc. Le signifié peut donc se matérialiser dans différents signi-
fiants : la royauté dans la couronne, la cape, les emblèmes, le person-
nage du roi, etc. Le signifiant est un support pour le processus sémio-
tique ; son importance réside dans sa fonction de relais sémantique au
sein de laquelle la forme en tant que telle importe moins que le signifié.
Peu importe le token, tant que le type est préservé.
14
Helbo, A., Le théâtre : texte ou spectacle vivant ?, Paris, Klincksieck, 2007, p. 40.
15
Cette problématique sera approfondie dans la troisième partie de l’ouvrage (« com-
munication théâtrale et modèles coopératifs »).
Le signe théâtral 129

La cohérence dramatique implique également la lecture syntagma-


tique du spectacle. Le spectateur aborde les signes dans leur articulation
dramatique les uns par rapport aux autres.
Que l’apport des informations soit chronologiquement linéaire ou
non, le spectateur n’appréhende pas la représentation comme un flux.
Helbo16 souligne que si la représentation structure les systèmes de signes
en un flux continu, le processus de réception se traduit par la destruction
de ce flux par le spectateur, qui construit son propre montage. Le pro-
cessus de réception est essentiellement tabulaire, caractéristique fonda-
mentale de la réception théâtrale. Ceci n’empêche assurément en rien
que le drame, en tant que principe organisateur, garantisse les lectures
paradigmatique et syntagmatique de la représentation théâtrale.
La lecture sous deux axes diffère pour les signes dramatiques et post-
dramatiques. L’autonomie des champs artistiques constitue un fonde-
ment de l’esthétique postdramatique : les séquences dansées, l’énon-
ciation d’un texte, les moments musicaux, etc., sont relativement
indépendants les uns des autres. Délivrés de la fonction de représen-
tation et de l’univers dramatique en tant que type, ces signes ne relèvent
pas d’un paradigme dramatique et se dérobent à une telle lecture.
Une création plastique ou un mouvement dansé peuvent assurément
être remplacés par d’autres. Il ne s’agit pas pour autant de substitution,
au sens d’une permutation à l’intérieur d’un même paradigme : les
sculptures ou mouvements de danse contemporaine ne partagent pas un
même signifié, régi par des codes similaires. Ils ne sont pas les token
interchangeables d’un type commun. L’absence de convergence drama-
tique entre les signes entrave la lecture syntagmatique dramatique. Ce
drame ne cimente plus les diverses composantes. C’est au spectateur à
créer son propre système signifiant à l’intérieur de la représentation
fragmentée.
L’on peut remarquer que le spectateur crée son propre montage lors
de toute représentation, même dramatique. La nature du montage diffère
cependant : lors d’un spectacle dramatique, le spectateur bénéficie de
repères syntagmatiques et paradigmatiques. La plupart des scènes de
Menske de Wim Vandekeybus sont interartistiques. Dans la scène dont
est extraite la photographie ci-dessous, le spectateur est soumis à une
profusion scénique : la musique est assourdissante ; certains performeurs
dansent, d’autres traversent constamment l’espace scénique. Une per-
formeuse monte lentement sur l’échelle. Son corps, en équilibre ins-
table, semble voler dans les airs (voir photographie [8], chapitre III).

16
Helbo, A., op. cit., p. 96.
130 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

La musique, les éléments scénographiques, les mouvements (dansés


ou non), les effets de lumière, les fumigènes, etc., créent une image
scénique dépourvue de cohérence dramatique. C’est au spectateur à
assembler les composantes hétérogènes pour créer des systèmes signi-
fiants à l’intérieur de son propre montage.

5. Le signe sémiopragmatique peircien


Contrairement aux théories binaires de Saussure, Barthes ou Frege,
la théorie du signe est triadique chez Peirce : le processus sémiotique
met en relation un signe/representamen17, un objet et un interprétant.
L’interprétant constitue la clé, le moyen par lequel le processus sémio-
tique est possible : il y a processus sémiotique quand le signe est ren-
voyé à un interprétant par le destinataire.
Umberto Eco conserve deux aspects de la définition peircienne de
l’interprétant : pour la première (C.P.1.339), l’interprétant consiste dans
l’idée à laquelle le signe donne naissance. La deuxième définition
(C.P.2.228) transforme l’idée en un second signe : le signe crée un signe
équivalent dans l’esprit du destinataire. Ce second signe correspond à
l’interprétant du signe initial. Le processus sémiotique est illimité :
l’interprétant du signe devient un signe, qui a lui-même un interprétant,
et ainsi de suite.
Pour certains théoriciens, le modèle de Peirce se noie dans un réseau
infini de signes qui renvoient à d’autres signes et ne parvient ainsi pas à
établir la relation entre le signe et l’objet. Umberto Eco18 s’oppose à ce
point de vue et démontre le bien-fondé de la théorie peircienne : les
notions d’interprétant et de sémiose illimitée permettent au contraire
d’atteindre un niveau élevé de pragmatisme. Le rapport entre le signe et
l’objet n’est cependant pas ontologique ; il est pragmatique : l’objet ne
renvoie pas à une chose concrète mais aux opérations effectuées par le
récepteur pour aborder le monde et produire des objets.
Grâce à la notion d’interprétant, il est possible d’aborder la problé-
matique du contenu en évitant de tomber dans une approche abstraite ou
psychologique. Smith19 insiste sur le fait que l’interprétant constitue un

17
Nicole Everaert-Desmedt (Le processus interprétatif : introduction à la sémiologie
de Peirce, Liège, Mardaga, 1990, p. 39) souligne la différence terminologique entre
le signe et le representamen. Le premier consiste dans la chose donnée ; le second est
la chose-signe intégrée au processus sémiotique. Peirce fait parfois indistinctement
usage de ces notions.
18
Eco, U., « Peirce’s notion of interpretant », in MLN, Baltimore, vol. 91, n° 6, 1976,
p. 1457-1472.
19
Smith, C.M., « The Aesthetics of Charles S. Peirce », in The Journal of Aesthetics
and Art Criticism, Philadelphia, vol. 31, n° 1, 1972, p. 21-29.
Le signe théâtral 131

signe et ne doit pas être confondu avec l’interprète. En tant que signe,
l’interprétant a une existence propre ; l’interprète empirique ne consiste
que dans une exemplification dans le champ des interprétants. Pour
Smith, il est faux de penser que les affects engendrés par l’œuvre ne
peuvent qu’être subjectifs. Chaque interprétant exemplifie un type de
rapport entre l’objet et le representamen. L’ensemble de ces interpré-
tants permet d’identifier les rapports récurrents et de tendre vers l’inter-
prétant final.
Le rapport entre l’interprétant et le representamen dépend des con-
ventions propres à la culture donnée. Le processus sémiotique, théori-
quement illimité, est maîtrisé par l’habitude, qui permet au destinataire
d’attribuer un « interprétant logique final » aux signes. Celui-ci fige tem-
porairement le processus sémiotique. L’interprétant logique final n’est
toutefois pas un interprétant ultime chronologiquement. Tel un phénix,
le processus sémiotique meurt et renaît de ses cendres constamment.
La notion d’habitude renvoie aux lois formulées a posteriori, au
contact de la réalité. Les conventions consistent quant à elles dans des
lois formulées a priori. Tant les lois formulées a priori que celles
élaborées a posteriori bloquent temporairement le processus sémiotique.
Eco souligne dans quelle mesure Peirce vérifie les théories compor-
tementales d’un point de vue sémiotique : une action répétée par rapport
à un signe donné devient à son tour un signe. Le comportement specta-
toriel est déterminé par l’habitude. Au fur et à mesure de sa fréquenta-
tion des théâtres, le spectateur maîtrise de mieux en mieux les conven-
tions théâtrales. Celles-ci influencent, de concert avec les codes culturels
acquis, les interprétants logiques finaux. L’attribution d’un signifié n’est
donc en aucun cas un processus automatique mais consiste dans un
mécanisme pragmatique qui dépend des conventions socioculturelles
maîtrisées par le destinataire.
Les lois communes qui orientent la sémiose constituent selon Peirce,
le « common ground » du processus sémiotique. Ce terme comprend en
son sein la dimension collective de cette notion, selon laquelle différents
individus dans un contexte donné partageraient la connaissance de
certaines lois et auraient ainsi recours à des interprétants semblables.
Le spectateur peut par ailleurs avoir recours à un double interprétant,
quand il aborde Laurence Olivier en tant qu’homme et en tant que
personnage de Hamlet. Si d’autres interprétants ne sont pas à exclure, le
« common ground » composé des conventions théâtrales influence le
spectateur vers une approche essentiellement dramatique des éléments
scéniques.
Du point de vue peircien, l’opacité du signe renvoie à l’impossibilité
de recourir à des codes pour lui conférer un interprétant. Le dispositif
132 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

postdramatique manipule les codes dramatiques et invite le spectateur à


la pensée iconique. L’interprétant ne relève alors pas de la tiercéité mais
de la priméité. La phanéroscopie peircienne permet d’aborder ce type de
réception qui ne tend pas systématiquement vers la recherche de signifi-
cation.

6. La phanéroscopie peircienne :
les catégories de la signification

6.1. Trois approches du monde


Peirce fonde son modèle sémiotique sur la dialectique qui s’établit
entre trois types d’appréhension du monde. Chaque événement peut être
interprété à trois niveaux différents : au niveau de l’observation (priméi-
té), de la discrimination (secondéité) et de la généralisation (tiercéité).
Le premier rapport au monde (rapport de priméité) correspond au
domaine de l’abstraction, de la contemplation, antérieures à tout méca-
nisme de pensée. Les qualités sensorielles (son, odeur, couleur, etc.)
ainsi que les émotions appartiennent à ce premier rapport. Le signe
renvoie à une totalité, un possible, vierge de tout processus discriminant
ou interprétatif : à partir du moment où les parties du monde sont distin-
guées, le processus sémiotique relève de la secondéité. La distinction
entre le sujet et l’objet exclut la priméité. Il est très difficile d’accéder à
la priméité pure ; les artistes y parviendraient lors de certains moments
privilégiés. Concevoir la priméité est par ailleurs impossible : elle
s’évanouit dès que l’on y pense ; elle n’est pas intelligible.
Le second rapport au monde (secondéité) renvoie au monde de
l’expérience, du réel, du concret. Les qualités de priméité sont ici ratta-
chées à une expérience ou un objet réels. Le célèbre exemple de la
« rougéité » permet d’illustrer les concepts de priméité et de secondéité :
observer l’existence du rouge constitue une opération qui appartient à la
priméité. La « rougéité » n’est rien à ce stade de plus que de la « rougéi-
té ». Actualiser la qualité de « rougéité » dans un objet réel (et distinguer
par conséquent l’objet des autres objets ne possédant pas cette qualité)
relève déjà de la secondéité.
La tiercéité, troisième et dernier rapport au monde défini par Peirce,
renvoie quant à lui aux règles/lois qui régissent la relation entre l’objet
et le representamen. Cette catégorie est celle de la pensée. Lorsqu’un
individu interprète la « rougéité » comme une tache de sang, il procède à
une opération qui relève de la tiercéité : c’est grâce à sa connaissance de
la loi biologique qui veut que le sang humain soit de couleur rouge que
cet individu est en mesure de fournir cette interprétation. Le principe de
tiercéité requiert un objet ou une expérience concrète (ici la tache de
Le signe théâtral 133

sang) pour se réaliser – objet qui singularise les qualités observées dans
la priméité. L’interprétation est obtenue par l’intermédiaire de codes.
6.2. Les catégories de la signification
Les notions d’objet, de representamen et d’interprétant sont toutes
abordées selon les trois catégories. Nicole Everaert-Desmedt20 rappelle
l’articulation des trois catégories dans le schéma suivant :

I 3. 1. rhème
2. dicisigne
3. argument 1. abduction
2. induction
3. déduction

R 1. 1. qualisigne O 2. 1. icône
2. sinsigne 2. indice
3. légisigne 3. symbole

Figure [10] : tableau récapitulatif de la trichotomie peircienne


Chacune des trois notions se subdivise en trois, selon le mode
d’approche – priméité, secondéité ou tiercéité. Il est important de ne pas
séparer ces catégories ; elles font partie d’un tout. La secondéité im-
plique la priméité ; elle la matérialise dans un objet ou une expérience
concrets. La tiercéité englobe les deux autres catégories. Dans cette
perspective, le modèle de Peirce doit être entendu comme une trichoto-
mie, et non comme une simple tripartition. Les fonctionnements de la
signification ne s’excluent pas mutuellement mais renvoient à des
articulations différentes de la priméité, secondéité et tiercéité.

20
Everaert-Desmedt, N., Interpréter l’art contemporain, Bruxelles, De Boeck, 2006,
p. 297.
134 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

6.2.1. Les trois catégories du representamen,


de l’objet et de l’interprétant
● Le representamen
Le representamen peut être un qualisigne, un sinsigne ou un légi-
signe. Il est une possibilité de signe au niveau de la priméité, un signe
réel au niveau de la secondéité et enfin un signe conventionnel au niveau
de la tiercéité. Contrairement au qualisigne qui demeure une possibilité
non matérialisée, le sinsigne est déterminé spatio-temporellement. Le
légisigne – signe dont le fondement est une loi – se matérialise dans le
sinsigne.
● L’objet
L’objet consiste dans une icône (rapport de similarité avec le repre-
sentamen), un indice (rapport de contiguïté contextuelle) ou un symbole
(rapport de loi).
Pour Peirce, la notion d’icône est double. Il opère une distinction
entre l’icône pure et l’hypoicône. Cette dernière consiste dans le substi-
tut de la chose à laquelle elle ressemble ; elle en est un exemplaire
concret. Un portrait est l’hypoicône de la personne représentée. Contrai-
rement à la priméité pure qui est indiscernable et qui appartient à la
priméité, l’hypoicône est de l’ordre de la tiercéité car elle fait appel à
des conventions pour associer le portrait à l’individu peint.
Un lien de cause à effet caractérise l’indice. Une pierre mouillée par
la pluie en est l’indice. Celui-ci est singulier et se rapporte à un objet
également singulier : il est ici question d’une pierre déterminée, mouillée
par une averse précise. Associer la trace d’humidité et la pluie de ma-
nière générale est du ressort de la tiercéité : le phénomène est alors inter-
prété au moyen d’un interprétant logique final déterminé par l’habitude.
Alors que l’indice renvoie à son objet par contiguïté contextuelle, le
symbole fait intervenir une loi. C’est au niveau du symbole que le
processus sémiotique se concrétise totalement. Le qualisigne s’assimile
à son objet, le sinsigne le désigne. Seul le symbole signifie l’objet. Pour
ce faire, il requiert un interprétant.
● L’interprétant
James J. Liszka relève la multiplicité des catégorisations de l’inter-
prétant : entre 1902 et 1909, Peirce a proposé au moins treize catégorisa-
tions différentes. La classification fondamentale distingue l’interprétant
immédiat, dynamique et final. Au-delà de ces notions, Peirce propose
celles d’interprétant émotionnel, énergétique, logique, intentionnel,
effectif, communicationnel, etc. La classification des interprétants a en-
gendré beaucoup de controverses. En réponse aux hypothèses formulées
Le signe théâtral 135

par John Fitzgerald et Thomas Short21, Liszka privilégie la division entre


l’interprétant immédiat, dynamique et final. Il les considère comme
paradigmatiques ; les autres catégories existantes doivent être entendues
comme de (relatives) analogies. L’on peut ainsi établir une correspon-
dance entre ces catégories et celles de l’interprétant émotionnel, énergé-
tique et logique.
L’interprétant immédiat est central au sein du modèle de la réception
iconique. Ainsi que nous allons le voir dans le chapitre suivant, l’inter-
prétant est de type immédiat lorsque la pensée se libère et devient
iconique.
6.2.2. L’articulation entre les différentes catégories
La sémiose consiste dans la mise en relation entre un representamen,
un objet et un interprétant. Le modèle de Peirce permet une grande
variété de combinaison de ces trois éléments.
Les dix modes de fonctionnement de la signification sont repris dans
le diagramme suivant, proposé par Nicole Everaert-Desmedt22 :
ROI
1 111 Qualisigne iconique rhématique : un sentiment vague de peine
2 211 Sinsigne iconique rhématique : une maquette
3 221 Sinsigne indiciel rhématique : un cri spontané
4 222 Sinsigne indiciel dicent : une girouette
5 311 Légisigne iconique rhématique : une onomatopée : « cocorico »
6 321 Légisigne indiciel rhématique : un embrayeur : « ceci »
7 322 Légisigne indiciel dicent : un feu rouge en contexte
8 331 Légisigne symbolique rhématique : un nom commun : « pomme »
9 332 Légisigne symbolique dicent : une proposition : « Il fait froid ici. »
10 333 Légisigne symbolique argumental :
1. abduction : « Il fait froid ici. » interprété comme une demande de
fermer la fenêtre.
2. induction : « Il n’y a pas de fumée sans feu. »
3. déduction : le feu rouge en général dans le code de la route
Figure [11] : les dix modes de fonctionnement de la signification

Les dix catégories sont basées sur les trois possibilités d’approche du
representamen, de l’objet et de l’interprétant. La priméité, la secondéité
21
D’après les deux théoriciens, les interprétants émotionnels, énergétiques et finaux
relèvent tous de l’interprétant dynamique car ils consistent dans des effets concrets
sur le destinataire. Liszka met en évidence dans quelle mesure cette hypothèse mé-
lange la secondéité et la tiercéité. Considérer qu’une action singulière (secondéité)
peut constituer un interprétant final (tiercéité) invalide leur théorie. Un interprétant
logique suppose un rapport triadique entre le representamen et l’objet. Il ne peut donc
pas être une subdivision de l’interprétant dynamique, qui lui implique un rapport
dyadique.
22
Everaert-Desmedt, N., op. cit., p. 295.
136 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

et la tiercéité peuvent se combiner : un sinsigne (secondéité) peut être


associé à une icône (priméité) ou un indice (secondéité), etc.
Le tableau met en évidence dans quelle mesure c’est au niveau de la
tiercéité que le processus sémiotique se réalise pleinement : le symbole
peut être associé à des objets et des interprétants appartenant aux deux
autres catégories. L’inverse n’est pas possible. Il est important de rappe-
ler que cette liste ne propose pas une classe des signes mais les diffé-
rentes manières d’aborder un même événement.
6.2.3. Les catégories dramatiques de la signification
Jorgen Dines Johansen, Anne Ubersfeld et Patrice Pavis ont fait
usage du modèle peircien pour étudier le signe dramatique. Johansen23
met en évidence la combinaison sur scène de signes non symboliques –
les indices et icônes – à des signes symboliques. Pavis24 va dans le
même sens lorsqu’il aborde la signification au théâtre dans un circuit
comprenant l’icône, l’index et le symbole. La sémiose dramatique
comprend trois fonctions, qui peuvent être associées à la trichotomie
peircienne : les fonctions mimétique (icône), narrative (indice) et auto-
nome (symbole).
6.2.3.1. L’exemplification iconique
Johansen définit la représentation théâtrale comme la représentation
iconique d’un texte fictif. Elle ne se limite toutefois pas à une traduction
scénique de celui-ci. Dans cette perspective, l’acteur consiste dans une
« exemplification iconique. »25 Plus précisément, il n’exemplifie pas un
personnage mais plutôt l’interprétation de celui-ci. Parler de l’exempli-
fication iconique d’une interprétation confère une dimension autoré-
flexive à la définition de l’acteur : le processus de création du person-
nage est pris en compte.
La théorie de l’exemplification iconique est assurément fondée sur le
personnage dramatique. Être acteur consiste à proposer un token du
personnage type. Les objets scéniques ont également valeur d’icône ; ils
exemplifient d’un point de vue iconique les objets appartenant à
l’univers du texte fictif.26 Le travail de l’acteur dramatique est iconique ;
il y a ressemblance entre le personnage qu’il crée et le personnage sur le
papier.
23
Johansen, J.D., « Sémiotique », in Helbo, A., Johansen, J.D., Pavis, P., Ubersfeld, A.
(dir.), Théâtre modes d’approche, Bruxelles, Labor, 1987, p. 113-165.
24
Pavis, P., Voix et images de la scène, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du
Septentrion, 2007, p. 10.
25
Johansen, J.D., op. cit., p. 154.
26
Le caractère iconique de l’objet est plus complexe que dans le monde extérieur car la
ressemblance porte sur certains aspects, choisis par la mise en scène.
Le signe théâtral 137

Johansen reconnaît la triple définition de l’acteur sur scène : il est


présent en tant que personne fictive, en tant que professionnel et en tant
qu’individu physique. Dans Hamlet, Laurence Olivier est le personnage
de Hamlet, acteur et individu. Les deux premiers aspects renvoient
directement à la logique dramatique : le personnage fictif est au centre
de l’illusion ; le professionnel exploite les codes dramatiques néces-
saires à l’interprétation. Le personnage en tant que présence renvoie à la
dimension physique/érotique du spectacle.
L’approche de l’acteur en tant qu’exemplification iconique met
l’accent sur les deux premiers aspects : il est avant tout au service de la
représentation ; la présence physique se met au service du personnage.
L’esthétique postdramatique inverse la hiérarchie de la triple défini-
tion de l’acteur : la représentation dramatique est confrontée à des pro-
cédés performatifs tout aussi importants. Dans Le Bazar du homard de
Jan Lauwers par exemple, la technique du détachement fissure le per-
sonnage et exploite la présence scénique du performeur.
Il est important de rappeler la distinction opérée par Peirce entre la
priméité pure, qui est indiscernable et qui appartient à la priméité, et
l’hypoicône, qui est de l’ordre de la tiercéité. L’iconicité théâtrale abor-
dée ici relève assurément de la tiercéité. Les théoriciens (Goodman,
Leja, Mitchell) qui ont critiqué le fait que l’application des catégories
peirciennes aux arts (visuels) ne prennent pas suffisamment cette dis-
tinction en compte. Goodman27 et Mitchell ont voulu mettre en évidence
la dimension conventionnelle de l’iconicité. Celle-ci fait pourtant partie
intégrante de la définition peircienne de l’hypoicône. Goodman a souli-
gné la faiblesse de la notion de ressemblance comme critère d’iconicité.
La notion d’hypoicône fait intervenir les codes – au moyen de l’inter-
prétant – pour identifier la nature de la ressemblance. Celle-ci n’est donc
pas abordée d’un point de vue imprécis, contrairement à ce que Good-
man affirme. L’exemplification iconique dont il est question ici ne
dépend pas de la priméité mais de la tiercéité.
6.2.3.2. Les signes indiciels dramatiques :
des réactifs vers les désignations
À première vue, le lien réel de cause à effet propre aux signes indi-
ciels empêcherait l’existence de ceux-ci sur la scène : puisque la logique
dramatique consiste dans la simulation, elle ne pourrait comprendre des
signes indiciels. Pour Johansen, l’aspect indiciel du signe constitue

27
Goodman, N., Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols, Cambridge,
Hackett Publishing, 1988.
138 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

pourtant le cœur de la représentation.28 La distinction peircienne entre


deux types de signes indiciels permet cette hypothèse. Peirce (C.P.
8.368) distingue les réactifs et les désignations. Le réactif est un signe
indiciel directement influencé par l’objet. Le lien de cause à effet est
automatique : la pierre est mouillée par l’action de la pluie, une douleur
est provoquée chez le destinataire de la gifle, une cheville est foulée à
cause d’une chute, etc. Ce sont les réactifs qui ne sont pas possibles sur
la scène : cette dernière simule le lien réel de cause à effet.
Les désignations n’impliquent pas de lien existentiel de cause à effet.
Ces signes sont utilisés pour attirer l’attention sur l’objet. L’exemple des
larmes fourni par Johansen illustre bien le remplacement des réactifs
par des désignations, qui caractérise la représentation dramatique. Les
larmes peuvent être des réactifs : une vraie gifle peut avoir comme effet
de provoquer des larmes. Au sein du drame, les larmes constituent des
désignations qui renvoient à la tristesse. Celle-ci n’est pas réelle mais
simulée. Les désignations linguistiques du dialogue se couplent de
« désignations iconiques »29 dont les larmes constituent un exemple.
Le drame implique le remplacement des réactifs par des désigna-
tions : le réel est simulé sur scène. S’opposant à la logique de simulation,
le théâtre postdramatique implique le passage inverse : des désignations
vers les réactifs. Les exercices pénibles que comprennent certains
spectacles postdramatiques infligent des douleurs réelles aux corps des
artistes. L’effort physique est mis en évidence : le performeur transpire,
est essoufflé, etc. Le lien réel de cause à effet est exhibé. La perfor-
mance fait place à la simulation. Lorsque Kris Verdonck interroge la
gravité du corps dans End, les liens de cause à effet sont des réactifs : le
corps soumis à la force d’un poids est réellement déséquilibré. La
désarticulation du corps est un effet existentiel de la modification de la
gravité. Malheureusement pour le performeur, dans L’Orgie de la
tolérance de Jan Fabre, le contact des parties génitales avec une roue de
vélo en mouvement ne relève pas de la désignation.
Il convient de parler de renversement – des désignations vers les
réactifs – plutôt que de la simple exploitation de réactifs. Le point de
départ de l’esthétique postdramatique réside dans les codes dramatiques,
qu’elle tente de dépasser. Le spectateur a pour habitude d’aborder les
signes indiciels théâtraux comme des désignations. La prise en compte
de cette convention spectatorielle fait partie intégrante de la recherche
sur les signes indiciels postdramatiques. Le spectateur est maintenant

28
Encore une fois, nous insistons sur le fait que les catégories ne sont pas exclusives :
la photographie de mon frère est, dans le portefeuille de ma mère, à la fois icône et
indice. Les catégories peuvent se combiner.
29
Johansen, J.D., op. cit., p. 154.
Le signe théâtral 139

inviter à interroger cette habitude de perception afin de pouvoir aborder


ces signes en tant que réactifs.
6.2.3.3. Les fonctions du signe théâtral
Dans le contexte de l’invalidation des recherches sur le signe mini-
mal dramatique, Patrice Pavis a pris ses distances par rapport à la typo-
logie des signes fondée sur l’icône, l’index et le symbole. Il insiste
plutôt sur la pertinence d’aborder les signes par rapport à leur fonction
dominante (iconique, indicielle ou symbolique) dans la séquence. Ces
fonctions ne renvoient donc pas à un type de signes.
Aborder les signes théâtraux par rapport à leur fonction dominante
met en évidence leur complexité, qui ne peut être évaluée par une
approche rigide des catégories peirciennes. Le signe n’appartient pas
strictement à une catégorie ; son utilisation scénique met en évidence
l’une des trois approches du monde. Pavis évite ainsi les travers de
l’approche des catégories en tant que typologie.
L’articulation entre les trois fonctions diffère assurément entre les
esthétiques dramatique et postdramatique. Au sein du spectacle drama-
tique, la priméité est actualisée au niveau de l’hypoicône (tiercéité), qui
vise la ressemblance et s’oppose à la priméité pure. D’après Pavis, la
fonction indicielle est au service de la narration, qui permet la représen-
tation de la fable. La fonction symbolique renvoie au rapport entre le
signifié et le signifiant déterminé arbitrairement, par l’intermédiaire de
codes.
La priméité, la secondéité et la tiercéité font l’objet d’une articulation
spécifique dans le spectacle postdramatique. Le modèle de la pensée
iconique permet de confronter les deux formes théâtrales. Dans le pre-
mier cas, l’articulation donne lieu à un processus sémiotique authentique,
tandis que le spectacle postdramatique engendre un processus dégénéré.
6.2.4. Les types authentiques et dégénérés
Les dix modes de fonctionnement peirciens font apparaître la distinc-
tion entre les processus sémiotiques authentique et dégénéré.
La classification peircienne des signes comprend les catégories au-
thentiques, dégénérées et accrétives.30 Peirce distingue la secondéité
dégénérée de la secondéité authentique. Toute secondéité implique la
relation entre l’objet et le representamen. La relation est authentique
lorsque ces deux éléments appartiennent à la secondéité. Gérard

30
L’étude des types accrétifs n’est pas pertinente dans le cadre de notre étude. Il
concerne la priméité comme seconde et comme troisième et se définit à l’inverse de
la dégénérescence, qui aborde la secondéité et la tiercéité au niveau de la priméité.
L’accrétion est une avancée, la dégénérescence un recul.
140 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Deledalle31 reprend le célèbre exemple peircien de la girouette soumise


au vent. Le souffle du vent et la girouette constituent deux seconds,
spatio-temporellement déterminés. Tous deux sont indépendants l’un de
l’autre : il peut y avoir du vent sans girouette et une girouette sans vent.
Le fait que la girouette ne bouge pas n’annule en rien son existence.
Dans un cas de secondéité dégénérée, un élément second est associé
à une priméité. Deledalle reprend également l’exemple du déchirement
du silence par le sifflement d’un train. Le récepteur passe d’un niveau de
priméité à un autre : il passe de la tranquillité à la souffrance de son
tympan. L’expérience vécue – le déchirement du silence – est de l’ordre
de la secondéité mais implique une qualité (la souffrance).
Le dramaturge et metteur en scène américain Richard Foreman ex-
ploite particulièrement la secondéité dégénérée dans ses spectacles.
Avec sa compagnie Ontologic-Hysteric Theater, ce disciple des théories
de Gertrude Stein crée des spectacles interartistiques qui visent notam-
ment à bouleverser les habitudes de perception spectatorielle. Une des
techniques qu’il emploie consiste à solliciter sensoriellement le specta-
teur. Pour maintenir ce dernier dans un état « contemplatif », la mise en
scène comprend des sons assourdissants qui détournent l’attention du
spectateur. Ce procédé lui permet ensuite de redécouvrir la scène, d’être
de nouveau en position de commencement.32 Cette manipulation senso-
rielle correspond à la secondéité dégénérée : l’expérience vécue par le
spectateur implique une qualité. C’est grâce à cette qualité que le specta-
teur peut redécouvrir le dispositif scénique : le choc sensoriel libère la
pensée de toute interprétation. Lemi Ponifasio a utilisé un procédé simi-
laire dans Tempest without a body. La transition entre l’avant-spectacle
et celui-ci se produit abruptement : un son assourdissant est émis et les
lumières sont éteintes brusquement.
Lors de la secondéité dégénérée, le signe constitue un sinsigne ico-
nique rhématique : le representamen appartient à la secondéité mais sa
relation avec l’objet se réalise au niveau de la priméité. Le rapport entre
le representamen et l’objet est celui de la similarité.
À l’instar de Foreman, d’autres artistes postdramatiques (Castellucci,
Fabre, etc.) exploitent des techniques de manipulation sensorielle qui
renvoient à la secondéité dégénérée. Toutefois, les procédés scéniques
postdramatiques s’apparentent plus fréquemment à la tiercéité dégéné-

31
Deledalle, G., Théorie et pratique du signe, Paris, Payot, 1979, p. 60.
32
La notion de commencement provient directement des théories de la dramaturge et
écrivaine Gertrude Stein. Cette dernière s’opposait au rythme syncopé de la représen-
tation théâtrale et supprimait toute progressivité dans ses œuvres. Son objectif consis-
tait à maintenir le spectateur dans un présent perpétuel, afin qu’il jouisse des images
scéniques dans l’instant, sans se préoccuper d’une quelconque narrativité.
Le signe théâtral 141

rée. Le choc sensoriel produit une qualité lors de la secondéité dégéné-


rée. Au niveau de la tiercéité dégénérée, c’est la subversion des codes
dramatiques et l’absence de codes adéquats qui implique une qualité. La
subversion ne produit pas seulement un choc au niveau des sens du
spectateur, mais également au niveau de ses connaissances encyclopé-
diques, qui deviennent inopérantes.
La tiercéité est authentique lorsque les trois éléments (le represen-
tamen, l’objet et l’interprétant) relèvent de la tiercéité. Deux types de
dégénérescence peuvent être rencontrés au niveau de la tiercéité. La
forme la moins dégénérée de la tiercéité se produit lorsque la pensée
demeure à un niveau de secondéité. La pensée est alors simplement
considérée comme rien de plus qu’un fait.
C’est la forme la plus dégénérée qui nous intéresse. Elle concerne la
priméité de la tiercéité. La pensée est ici située au niveau de la priméité.
La pensée est ici libérée et revient à une pensée pure, réflexive, « qui n’a
d’autre contenu que la pensée. »33 Tout comme la secondéité dégénérée,
la tiercéité se réalise ici au niveau de la priméité, et implique une quali-
té. La pensée iconique relève de la tiercéité dégénérée.
Lorsque le spectateur est privé de ses repères de réception – des
codes qu’il maîtrise –, sa pensée se libère et devient iconique. Ce type
de pensée constitue le cœur de notre modèle de réception, présenté dans
le chapitre suivant.
6.3. Sémiologie et performativité
Marie-Madeleine Mervant-Roux cristallise le reproche formulé à
l’encontre des théories sémiologiques portées par les modèles linguis-
tiques : la prédominance de la dimension intellectuelle de la réception
réduit le corps du spectateur au cerveau et aux « yeux et oreilles indis-
pensables à la saisie des signes. »34 Pour Patrice Pavis35, la sémiologie
théâtrale est en crise car elle n’est pas parvenue à dépasser le point de
vue logocentrique, déterminé par une approche stricte du théâtre en tant
que représentation du monde extrascénique.
Erika Fischer-Lichte36 modère les accusations selon lesquelles la sé-
miologie ne prend pas la performativité de l’énonciation scénique en
considération. Pour la chercheuse, la performativité n’est pas absente
mais seul son potentiel en tant que signe, à produire la signification, est

33
Everaert-Desmedt, N., op. cit., p. 49.
34
Mervant-Roux, M.-M., op. cit., p. 48.
35
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 322.
36
Fischer-Lichte, E., op. cit., p. 70.
142 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

pris en compte. Fischer-Lichte récapitule les problématiques étudiées


par la sémiologie et les théories sur la performativité en deux questions :
Alors que l’approche sémiologique se pose la question suivante : que signi-
fient les processus de performativité, l’approche performative soulève plutôt
la question : que font-ils ? En conséquence, une analyse sémiologique du
spectacle considère ce dernier comme un produit et les événements produits
sur scène comme un texte, composé de signes théâtraux à interpréter.37
Contrairement au point de vue de Fischer-Lichte, la portée de la sé-
miologie du théâtre ne se limite pas aux questions de signification et
d’interprétation. Le concept de signe opaque postdramatique, qui invite
le spectateur à la réception iconique plutôt qu’à une interprétation
dramatique (voir chapitre suivant), démontre la possibilité d’étudier la
performativité dans une perspective non logocentrique : les effets pro-
duits par le traitement du corps en tant que présence autonome relèvent
ici de la priméité. Les affects sensoriels sont ainsi pris en compte au sein
du processus sémiotique postdramatique.
Selon Fischer-Lichte, la phénoménologie permet d’étudier la perfor-
mativité per se, contrairement à la sémiologie. La chercheuse propose de
combiner ces deux disciplines au moyen du concept d’« embodiment » :
Le terme d’embodiment [terme non traduit de l’anglais] concerne les pro-
cessus corporels par lesquels le corps phénoménologique devient un corps
particulier, qui simultanément génère des significations spécifiques. Donc,
l’acteur présente son corps phénoménologique d’une manière spécifique à
travers un processus d’embodiment qui est parfois vécu en tant que
PRÉSENCE. Simultanément, il produit une figure dramatique.38
Tandis que Fischer-Lichte considère que la présence et la production
de signification ne peuvent être abordées qu’au moyen de deux disci-
plines distinctes, la théorie sémiologique du signe postdramatique, qui
prend en compte sa transparence et son opacité, renvoie à la significa-
tion et à la performativité per se. Les deux dimensions du signe peuvent
ainsi être abordées à l’intérieur d’un même cadre disciplinaire.
Nous rejoignons la chercheuse lorsqu’elle affirme que la sémiologie
et la phénoménologie ne gagneraient pas à être confrontées mais doivent
se trouver combinées car le spectacle théâtral est construit par l’imbri-
cation de la performativité et de la signification. Cependant, les potentia-
lités qu’a la sémiologie d’étudier la performativité per se doivent être
reconsidérées. La théorie de la réception iconique le démontre dans le
chapitre suivant.

37
Id., p. 71 (traduction personnelle de l’anglais).
38
Id., p. 77 (traduction personnelle de l’anglais).
CHAPITRE VI
La pensée iconique postdramatique

Certaines séquences postdramatiques déploient un langage scénique


qui prive le spectateur de tout repère. Le sens demeure alors en suspen-
sion. Le modèle de processus sémiotique postdramatique permet
d’affiner cette affirmation métaphorique. En ne se laissant pas aborder
au moyen des conventions dramatiques, le dispositif scénique invite le
spectateur à la pensée iconique, au sens de Peirce.
Le sens apparaît doublement en suspension : le processus iconique
appelle un « temps d’arrêt » lors duquel la perception demeure au niveau
de la priméité et est délivrée de toute recherche de sens. La pensée
iconique est fragile et éphémère ; elle ne peut être atteinte qu’en de rares
instants et requiert une attitude ouverte de la part du spectateur : ce
dernier doit accepter d’abandonner ses repères (dramatiques) pour
aborder ce langage scénique. S’il s’oppose au flottement, il ne pourra
pas atteindre ce type de réception.
Sa réception ne peut être maintenue longtemps au niveau de la pri-
méité. Dès qu’elle est intellectualisée, la pensée iconique disparaît et est
relayée par le processus de dramatisation. Dans un second temps, le
sens se construit sous la forme d’isotopies multisensorielles ou théma-
tiques lors de la dramatisation. Il demeure en suspension car il n’est
jamais vérifiable ; chaque spectateur élabore des isotopies personnelles
qui ne sont jamais soumises à validation.
La pensée iconique et la dramatisation constituent les deux faces du
processus sémiotique postdramatique complet (voir chapitre VII).

1. De l’avis des praticiens : montrer l’invisible


Le modèle de la réception iconique fait écho aux réflexions intuitives
de praticiens incontournables comme Antonin Artaud ou Peter Brook.
Artaud souhaitait que le théâtre crée des émotions puissantes, non
dramatiques. L’accès à la pensée iconique résonne au sein des théories
artaudiennes : « Il [Artaud] voulait un public qui se défît de toutes ses
défenses, qui se laissât transpercer, choquer, étonner et violer de telle
144 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

sorte qu’on put, dans le même temps, l’emplir d’une nouvelle puis-
sance. »1
Lors du processus de réception iconique, le spectateur abandonne les
conventions dramatiques et se laisse transpercer par l’opacité mysté-
rieuse des signes scéniques. La modification de ses habitudes spectato-
rielles l’invite à une nouvelle perception – iconique –, à une nouvelle
puissance.
Les hypothèses de Brook sont également proches de la pensée ico-
nique. Selon le metteur en scène, l’enjeu du théâtre sacré consiste à
rendre visible l’invisible. Non seulement le théâtre postdramatique
parvient à montrer « l’invisible » mais elle offre les conditions qui
permettent sa perception. Pour Brook, l’invisible se cache sous l’écorce
du monde des apparences, telle une matière bouillante. En ébranlant le
spectateur (et donc ses habitudes de perception), le dispositif scénique
l’ouvre à la vie. Brook prend le happening comme exemple. Il apparaît
que le théâtre postdramatique, par la subversion des codes dramatiques,
poursuit le même objectif. Lorsque que le spectateur atteint la pensée
iconique, il entre en contact avec l’invisible. L’étude de la réception
iconique permet d’approfondir ces réflexions à la lumière des théories
sémiologiques.

2. Interprétations symbolique et poétique


Deux types d’articulation entre la priméité, la secondéité et la tiercéi-
té peuvent être identifiés. Ceux-ci donnent naissance à deux processus
sémiotiques : l’interprétation symbolique et l’interprétation comme acte
de pensée poétique.
Nicole Everaert-Desmedt2 propose les deux tableaux suivants :

Figure [12] : l’interprétation symbolique

1
Brook, P., L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 2001, p. 77.
2
Everaert-Desmedt, N., op. cit., p. 55.
La pensée iconique postdramatique 145

Figure [13] : l’interprétation comme acte de pensée poétique

Ces schémas ont été élaborés pour l’analyse d’œuvres picturales


mais se révèlent généraux ; ils ne renvoient pas à des modalités
d’approche spécifiques à la réception des arts visuels. Au niveau de la
secondéité, le tableau est remplacé par le spectacle théâtral. Ce change-
ment est marqué d’un astérisque.
Les deux types d’interprétation impliquent des parcours priméité/ se-
condéité/tiercéité distincts. L’interprétation symbolique relève du pro-
cessus sémiotique classique : la priméité, la secondéité et la tiercéité se
succèdent. L’activité du spectateur débute par un processus de recon-
naissance au moyen d’hypoicônes : les signes comportent une référence
au monde extrascénique relativement transparente. Le spectateur contex-
tualise cette première étape via le cadre théâtral et aboutit enfin à une
interprétation symbolique. Celle-ci constitue la finalité. Le processus
sémiotique est authentique car il se réalise au niveau de la tiercéité.
L’interprétation comme acte de pensée poétique implique une autre
articulation entre la priméité, la secondéité et la tiercéité. Le point de
départ de l’activité spectatorielle consiste dans la reconnaissance de
l’objet banal (tiercéité). Lors de la secondéité, le spectateur est soumis à
un choc visuel, provoqué par l’ébranlement de ses habitudes de récep-
tion : l’usage scénique de l’objet est en décalage par rapport à son usage
conventionnel. Ce décalage engendre l’épuration du regard et entraîne la
libération de la pensée. Le spectateur atteint alors la priméité : sa récep-
tion est iconique, autoréflexive, en suspension. Le processus sémiotique
est ici dégénéré ; la réception se produit au niveau de la priméité. Elle
s’articule autour d’interprétants immédiats.
Trois remarques doivent être prises en compte. Premièrement, il est
curieux de constater qu’Everaert-Desmedt inscrit ici l’hypoicône dans la
146 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

priméité, alors qu’elle-même rappelle que celle-ci relève de la tiercéité.


La chercheuse critique cette approche de la priméité mais ne s’en dé-
gage pas au sein de son modèle. La colonne de la priméité peut être
supprimée : l’interprétation symbolique se joue au niveau de l’observa-
tion spatio-temporellement déterminée (secondéité) actualisée au moyen
de codes (tiercéité). Everaert-Desmedt a sans doute voulu mentionner la
priméité comme première catégorie de manière à conserver la trichoto-
mie peircienne et à mettre en évidence l’articulation de trois catégories :
1-2-3 versus 3-2-1 dans le second tableau.
Deuxièmement, une distinction trop rigide entre les deux formes
d’interprétation porterait atteinte à la pertinence du modèle lorsqu’on
l’applique au fait théâtral. Chaque forme théâtrale peut inviter le specta-
teur à ces deux formes d’activité de réception. C’est la hiérarchie entre
les deux qui différencie les esthétiques : si le théâtre dramatique com-
prend une part mineure d’interprétation poétique en tant que processus
sémiotique dégénéré, cette dernière constitue véritablement le cœur de la
création postdramatique. Et inversement pour l’interprétation symbo-
lique.
Troisièmement, la notion d’interprétation comme acte poétique pa-
raît trop vague dans la mesure où « poétique » est un terme fleuve, qui
renvoie à une variété de concepts. Nous proposons de la remplacer par
l’idée de processus sémiotique dégénéré en opposition au processus
sémiotique authentique.

3. Détournement du banal et pensée iconique


Les objets issus de la vie quotidienne ne nous parviennent qu’à
travers les filtres de la tiercéité. L’objectif des artistes comme René
Magritte consistait à échapper à la symbolique de la réalité domestique.
L’objet perd sa valeur de signe traditionnel pour devenir mystérieux. Il
en va de même dans les séquences de The Porcelain Project ou la
célèbre « scène des verres » de la deuxième partie de la trilogie The
Snakesong Trilogy – Le Désir : l’utilisation spectaculaire non
dramatique d’objets familiers permet de les aborder en dehors des
conventions et d’accéder ainsi à une pensée iconique, libérée de toute
signification.
3.1. The Porcelain Project
Ce spectacle créé par Grace Ellen Barkey se fonde sur l’utilisation
d’objets en porcelaine. Ces objets sont simples, en porcelaine blanche
sans motifs. La porcelaine utilisée relève de trois catégories : alors qu’ils
sont tous créés par la plasticienne Lot Lemm, certains objets paraissent
directement issus de la vie quotidienne – tasses, assiettes, bols, etc. Les
La pensée iconique postdramatique 147

objets du second type se situent au croisement entre des objets domes-


tiques et des sculptures d’art plastique. De nombreuses formes, proches
de celle du vase, appartiennent à cette catégorie. La porcelaine du
troisième type est utilisée pour créer d’autres objets : des morceaux sont
attachés à des fils afin de créer un rideau de porcelaine, etc.
L’esthétique générale du spectacle consiste dans l’utilisation poé-
tique de la porcelaine, invitant ainsi le spectateur à modifier ses habi-
tudes de perception. Le caractère esthétique de la porcelaine est exploité
à deux niveaux : la beauté de l’objet visuel est autant exploitée que la
qualité des sons produits lorsque les pièces de porcelaine entrent en
contact. Ces sons sont couplés aux autres pour composer le fond musi-
cal. Trois procédés invitant à la priméité dans The Porcelain Project
sont ici présentés.
● Séquence I : découverte de la porcelaine
Lors des premiers instants du spectacle, le spectateur est face à un
dispositif scénique rempli d’objets de porcelaine. Une table débordant
d’assiettes est installée à l’avant-plan. Le spectateur reconnaît aisément
les objets de porcelaine. Ceux-ci consistent dans des hypoicônes, qui
renvoient au quotidien au moyen de l’interprétant défini par l’habitude.
La première étape du processus relève de la tiercéité. Dans un deuxième
temps, le spectateur est soumis au choc perceptif : observer des objets de
porcelaine en tant qu’objets scéniques autonomes contraste avec ses
habitudes. Le contexte dans lequel apparaît l’objet n’est pas familier. Le
choc provient de la combinaison d’objets avec un contexte inhabituel (le
plateau non dramatique). L’objet devient mystérieux. Le spectateur
aborde la porcelaine en tant que qualité, libérée de sa signification
usuelle.
● Séquence II : quand la porcelaine entre en mouvement
Le premier type de séquence concerne la disposition scénique de la
porcelaine immobile ; les performeurs ne sont pas encore présents. Dans
le deuxième type de séquence, les performeurs participent à l’exploita-
tion esthétique de la porcelaine. Le nez de Julien Faure est recouvert de
porcelaine ; les bras de Tijen Lawton sont entourés de tasses. Le sou-
tien-gorge de Lawton est fait de porcelaine.
Le spectateur reconnaît les objets (tiercéité) et est soumis au choc
visuel (secondéité), qui le conduit à la priméité. Les performeurs accen-
tuent la poésie mystérieuse de la porcelaine : ils dansent avec les objets,
qui soudain sont remplis de grâce. L’objet est intégré à une séquence
portée par le rythme de la danse ; sa portée esthétique est décuplée. La
qualité sonore de l’objet est également exploitée dans ce type de sé-
quences : le tintement familier de la vaisselle fait place à des sonorités
mystérieuses exploitées en tant que musique.
148 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Photographie [21] : The Porcelain Project


de Grace Ellen Barkey & Needcompany © Miel Verhasselt

● Séquence III : corps et porcelaine deviennent sculptures


Les séquences de type II modifient non seulement la perception de la
porcelaine mais également celle du corps : les corps sont modifiés par
les attributs en porcelaine. Ce travail corporel atteint son paroxysme lors
de séquences de type III : Taka Shamoto est allongée par terre tandis
que Julien Faure dispose des sculptures autour de son corps. Dans les
séquences de type II, les objets en porcelaine sont des accessoires.
L’association des objets et du corps couché crée une installation qui
appelle la libération de la pensée. Le corps perd sa totalité signifiante
(qui est préservée dans les séquences de type II) et devient un élément
de la sculpture à part entière. Dans ce type de séquence, le corps libéré
de la performeuse invite à la pensée iconique, à la priméité.
La pensée iconique postdramatique 149

Photographie [22] : Taka Shamoto dans The Porcelain Project


de Grace Ellen Barkey & Needcompany © Miel Verhasselt

Les trois étapes du processus sémiotique dégénéré étudié dans The


Porcelain Project sont représentées dans le schéma suivant. Chaque
étape comprend une articulation spécifique entre le representamen,
l’objet et l’interprétant. Il doit être lu de bas en haut.
150 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Mystère
PRIMÉITÉ
icône

I pensée de la « ressemblance »
(iconique)

Objet mystérieux

SECONDÉITÉ

I dicisigne
indice

La porcelaine est esthétique


et non domestique

Signe de la porcelaine
sur scène

TIERCÉITÉ
symbole

I rhème

Porcelaine utilisée
sur la scène
Figure [14] : adaptation du diagramme de la pensée iconique
(Everaert-Desmedt) à The Porcelain Project

L’interprétant de la première étape (tiercéité) est un rhème : il ren-


voie aux traits standards de la porcelaine, grâce auxquels on la reconnaît
comme telle. En tant que réplique (objet en porcelaine), le representa-
men consiste dans la porcelaine utilisée sur scène. L’objet immédiat
constitue une hypoicône. La reconnaissance d’objets familiers met le
spectateur en confiance. Un sentiment rassurant de courte durée, qui
disparaît brutalement au niveau de la secondéité.
La relation entre les objets est de l’ordre de la contiguïté lors de la
secondéité : ils sont des dicisignes qui s’interprètent mutuellement. Dans
La Trahison des images de Magritte, le choc est provoqué par l’associa-
tion d’un objet et d’un contexte incongru : l’image de la pipe est asso-
ciée à la phrase « ceci n’est pas une pipe ». La pipe perd ainsi son identi-
té et se transforme en objet mystérieux. Dans The Porcelain Project, il
La pensée iconique postdramatique 151

est question d’associer un objet (ou plutôt un type d’objets) au contexte


de la performance, qui ne lui est pas familier. À l’instar de la pipe,
l’objet immédiat – l’hypoicône de la porcelaine – devient un objet
mystérieux. La confiance fait place au mystère ; le spectateur est en
perte de repères. C’est le contexte de l’énonciation et l’usage non fami-
lier qu’il implique qui rendent l’objet mystérieux. Un mécanisme de
subversion des codes du quotidien se produit. L’objet en porcelaine perd
sa fonction utilitaire et devient une qualité visuelle et sonore.
Lors de la troisième étape (priméité), l’objet mystérieux libère la
pensée ; elle devient iconique. Nicole Everaert-Desmedt la nomme
pensée de la ressemblance, en référence à la distinction opérée par
Magritte entre ressemblance et similitude. La similitude implique la
distinction entre les objets, tandis que la ressemblance n’est possible
qu’au niveau de l’indistinction. La similitude relève ainsi de la tiercéité
et de l’hypoicône tandis que la ressemblance appartient à la priméité.
Everaert-Desmedt3 insiste sur le fait qu’il s’agit bien de pensée, et
non de rêve ou de sentiment. L’objet de cette pensée pure se limite au
mystère. L’objet mystérieux est l’icône du mystère. L’icône est ici une
icône pure et non une hypoicône : elle ne fait qu’un avec le mystère
qu’elle n’entend pas rendre intelligible.
3.2. The Snakesong Trilogy – Le Désir
Il est important de ne pas opposer strictement les deux types de pro-
cessus sémiotiques – authentique et dégénéré. La combinaison de ces
deux processus peut se produire tant d’un point de vue syntagmatique
que paradigmatique. La frontière entre les deux finalités est parfois
mince. L’instance scénique joue fréquemment avec cette délimitation :
la symbolique d’une séquence peut se dérober, la danse abstraite finit
par acquérir une signification symbolique, etc. Le théâtre postdrama-
tique aime manipuler cet entre-deux. Ce dernier laisse une grande liberté
au spectateur qui, privé de repères, peut véritablement privilégier le type
de processus sémiotique auquel il est le plus sensible, consciemment ou
non. L’articulation entre les deux processus sémiotiques doit être enten-
due en termes de confrontation plutôt que d’opposition ; ils ne
s’excluent pas l’un l’autre. La séquence de The Snakesong Trilogy de
Jan Lauwers étudiée ici illustre cette hypothèse. La seconde partie de la
trilogie, intitulée Le Désir, commence par une séquence lors de laquelle
une actrice lit un passage de l’œuvre À Rebours de Joris-Karl Huysmans
pendant que Carlotta Sagna crée une installation composée de chande-
liers/vases et de plateaux en verre (voir photographie [10], chapitre III).

3
Everaert-Desmedt, N., op. cit., p. 48.
152 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Cette construction s’élabore dans le temps ; l’ensemble nécessite une


quinzaine de minutes. Les gestes de Sagna sont précis, méthodiques.
Dans cette séquence, l’usage fonctionnel des chandeliers est détourné
pour produire une œuvre à forte densité esthétique.
Le processus sémiotique dégénéré peut être observé ici : le specta-
teur reconnaît les objets en verre qui sont disposés au devant de la scène
(tiercéité). Le choc (secondéité) provient de l’expérience esthétique à
laquelle Sagna invite les spectateurs : l’image qu’elle crée s’oppose aux
habitudes spectatorielles et appelle la pensée iconique (priméité). Le jeu
avec la lumière, qui se reflète dans le verre, participe à la fascination
éprouvée pour la séquence.
L’intérêt de cette scène réside dans son énonciation couplée : un texte
est lu en même temps que l’image est construite. Les deux types de pro-
cessus sémiotique se réalisent conjointement. Tout en écoutant le texte
lu, le spectateur demeure fasciné par la construction de l’installation
fragile, prête à s’effondrer à chaque instant. Le texte et l’image
s’opposent ; ils appellent deux processus sémiotiques distincts. La
puissance de la pensée iconique se révèle d’autant plus qu’elle est
confrontée aux signes linguistiques.
Le modèle de la pensée iconique ne doit pas se limiter à l’approche
des objets familiers. Les habitudes de perception sont également subver-
ties à d’autres niveaux. Au sein du dispositif postdramatique, la récep-
tion iconique est essentiellement provoquée par la création d’un langage
opaque, qui se dégage des codes dramatiques.

4. La pensée iconique et la subversion


des codes dramatiques
En interrogeant ou rejetant les codes dramatiques, le théâtre post-
dramatique invite le spectateur à modifier ses habitudes de perception
spectaculaire. Les exemples provenant de The Porcelain Project et de
The Snakesong Trilogy – Le Désir mettaient en évidence la transgres-
sion des codes du quotidien. Les trois exemples proposés ici concernent
la subversion des codes dramatiques. Ceux-ci portent sur le texte, le
dispositif visuel et l’approche du corps.
4.1. Quand le drame devient performance :
esthétique de la modulation
Si de nombreuses réalisations postdramatiques sont créées par des
artistes totaux qui prennent en charge toutes les composantes du spec-
tacle, certaines créations convoquent des œuvres majeures du répertoire.
Les pièces de William Shakespeare les séduisent particulièrement.
La pensée iconique postdramatique 153

Le drame shakespearien peut être rendu sur scène par des moyens
scéniques non dramatiques. L’énonciation dramatique du texte fait place
à la performance. Ce remplacement implique le passage du processus
authentique au processus dégénéré : le spectateur est confronté à un
spectacle avec peu de texte, qui requiert une approche spectatorielle non
dramatique. Le processus sémiotique dégénéré est illustré par deux créa-
tions : Le Roi Lear par Jan Lauwers et Tempest II de Lemi Ponifasio.4
Dans les deux cas, les éléments extérieurs au spectacle – tant le péri-
texte que l’épitexte – font explicitement allusion au dramaturge. Le titre
constitue assurément la première référence. Le programme qui accom-
pagne le spectacle se réfère également à l’œuvre originale. Ces deux
premières indications font écho au contenu encyclopédique du specta-
teur, qui est ainsi invité à prendre l’œuvre shakespearienne comme cadre
de référence. Le paratexte active ainsi des horizons d’attente déterminés,
qui seront ensuite déjoués.
4.1.1. L’appropriation postdramatique du Roi Lear
et de La Tempête
Dans son appropriation du Roi Lear, Jan Lauwers conserve pour une
grande part le texte original. C’est essentiellement le cinquième acte qui
fait l’objet de l’analyse : le drame shakespearien apparaît sous la forme
d’une performance. Dans cet acte, le dispositif scénique est saturé
d’informations : le son des armes, des pleurs, etc. sont produits par
certains performeurs, tandis que d’autres tentent de faire entendre leur
texte par-dessus la profusion de sons. La dimension performantielle est
ici mise en évidence ; l’énergie de la performance physique supplante la
signification linguistique.
Dans Tempest II, Ponifasio travaille tant sur l’expression que sur le
contenu. L’œuvre originelle est citée sous ces deux aspects. Dans cette
création, le drame a pris la forme d’un « crypto-récit »5, porteur d’une
référence latente. L’esthétique dramatique a pratiquement totalement
cédé la place à la performance. Le texte shakespearien se prête particu-
lièrement à une telle transposition : énigmatique, il contient une part
importante de surnaturel et est considéré par beaucoup comme une
allégorie des sentiments humains. Tout comme dans le texte de Shakes-
peare, la chanson occupe une place non négligeable au sein de Tempest
II. Du point de vue du contenu, l’univers élisabéthain est transposé aux
4
Né dans les îles Samoa, Lemi Ponifasio se frotte aux arts scéniques en Nouvelle-
Zélande, puis en Asie et en Europe. Ses spectacles, situés au croisement du théâtre,
de la danse et des arts visuels, comprennent une forte dimension rituelle et politique.
En 1995, Ponifasio fonde la compagnie MAU, dont le nom évoque les mouvements
en faveur de l’indépendance des minorités du pacifique.
5
Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, p. 266.
154 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

réalités du peuple maori. Six ensembles se frottent dans Tempest II : les


codes de la performance et du drame latent ainsi que la fable élisabé-
thaine et le contexte politique de l’Océanie contemporaine. Deux esthé-
tiques spectaculaires, deux régions du monde et deux temporalités.
Celles-ci se confrontent dans deux discours, à savoir le discours drama-
tique shakespearien d’origine et le discours performantiel du Pacifique
contemporain.
4.1.2. Les modulations au niveau de l’expression :
le processus dégénéré
Tant au niveau du contenu que de l’expression, Le Roi Lear et
Tempest II interrogent les habitudes spectatorielles : une modulation à
ces deux niveaux se produit. La modulation au niveau de l’expression
concerne le processus sémiotique dégénéré. La modulation au niveau du
contenu se produit dans un second temps, lors d’une phase de dramatisa-
tion.
L’appropriation postdramatique du drame shakespearien s’apparente
à un processus de « traduction intersémiotique. »6 Cette dernière consti-
tue un polysystème : elle implique la transposition de signes (linguis-
tiques) vers des signes d’une autre nature. Cette forme de traduction
concerne essentiellement le transfert d’une œuvre complète d’un registre
à un autre (une pièce de théâtre vers un film, etc.). On peut néanmoins la
limiter à certaines composantes (un passage ou une thématique par
exemple). Dans ce dernier cas, la notion de traduction peut être qualifiée
d’appropriation intersémiotique. Cette approche polysystémique rejoint
particulièrement l’esthétique postdramatique : le drame shakespearien
est exploité au moyen de procédés non linguistiques. Le texte a pratique-
ment disparu ; les personnages se transforment en figures allégoriques ;
le corps explore ses moyens d’expression autonomes, etc. Toutes ces
techniques contribuent à diriger le spectateur vers la réception iconique.

6
Helbo, A., L’Adaptation, du théâtre au cinéma, Paris, Armand Colin, 1997, p. 24.
La pensée iconique postdramatique 155

Le schéma de la pensée iconique prend la forme suivante :

Mystère
PRIMÉITÉ
icône

I pensée iconique

performance mystérieuse

SECONDÉITÉ

I dicisigne
indice

(L’énonciation du drame fait place


à la performance.)

moyens scéniques
non dramatiques

TIERCÉITÉ

I rhème
symbole

(traits standard de l’énonciation


dramatique, codes en jeu, etc.)

représentations précédentes
du drame shakespearien /
4 premiers actes du Roi Lear
Figure [15] : la pensée iconique pour Le Roi Lear et Tempest II

Pour les deux créations, la tiercéité se produit avant le spectacle/la


séquence postdramatique. Pour Le Roi Lear, les quatre premiers actes,
essentiellement dramatiques, orientent l’approche dramatique du cin-
quième acte. La tiercéité est conditionnée par les autres représentations
du drame auxquelles le spectateur a assisté, etc. Le spectateur aborde les
premiers instants en fonction de son encyclopédie, autrement dit de ses
représentations mentales du drame. Le paratexte renforce par ailleurs
l’approche dramatique du spectacle.
The Porcelain Project et The Snakesong Trilogy impliquent un mé-
canisme de reconnaissance chez le spectateur : il reconnaît les objets
familiers dans l’œuvre. Cette dernière comprend ainsi en son sein la
tiercéité. Dans Le Roi Lear et Tempest II, il n’y a pas de reconnaissance.
La pensée iconique est engendrée par la confrontation entre l’encyclo-
pédie (dramatique) du spectateur et l’événement scénique opaque.
156 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Face à une performance mystérieuse, qui refuse toute approche au


moyen de codes interprétatifs, le spectateur peut atteindre la pensée ico-
nique.
4.2. Quand la dramaturgie visuelle s’autonomise
Au sein des théories dramatiques, l’espace se scinde en l’espace scé-
nique (concret) et l’espace dramatique (de la fiction). L’espace drama-
tique spatialise la structure dramatique. L’espace scénique est au service
de l’espace dramatique, et a fortiori de la structure dramatique. L’esthé-
tique postdramatique malmène cette fonction de l’espace scénique. La
mise en place d’une dramaturgie visuelle autonome manipule les codes
dramatiques à au moins deux niveaux : le plateau perd en cohérence ; le
texte n’a plus autorité ; les éléments visuels ne soutiennent pas le drame.
La deuxième conséquence porte sur la fonction des objets. Ceux-ci
deviennent des objets esthétiques à part entière, n’entretenant aucune
relation dramatique avec les autres composantes spectaculaires. Appli-
quons le modèle de la pensée iconique à la scénographie du Bazar du
homard de Jan Lauwers.

Photographie [23] : Le Bazar du homard


de Jan Lauwers & Needcompany © Eveline Vanassche
La pensée iconique postdramatique 157

Le schéma prend la forme suivante :


Mystère
PRIMÉITÉ
icône

I pensée iconique
Approche des sculptures en tant que qualité

Objets mystérieux

SECONDÉITÉ
indice

I dicisigne
La scénographie est indépendante du drame

Sculptures non figuratives

TIERCÉITÉ
symbole

I rhème
(traits standards de la scénographie
dramatique)
Scénographies dramatiques
précédentes
Figure [16] : adaptation du diagramme d’Everaert-Desmedt
au spectacle Le Bazar du homard de Jan Lauwers

Face à un dispositif scénique autonome (secondéité), le spectateur est


soumis à un choc. Les codes dont il fait usuellement usage ne convien-
nent pas. Dépourvus de fonction dramatique, les objets deviennent mys-
térieux et invitent à la pensée iconique. Les sculptures sont abordées en
tant que qualité.
L’enjeu de la présence des sculptures scéniques ne se limite pas au
choc visuel ; il réside essentiellement dans l’approche réflexive des
conditions de perception spectatorielle. La sculpture devient ainsi le
support d’une dramatisation réflexive. La réflexion sur les modalités de
perception est une caractéristique essentielle de l’esthétique postdrama-
tique.
Le dispositif visuel se présente aux yeux du spectateur tout au long
de la représentation. Le plateau est toujours occupé par au moins deux
champs artistiques : les arts plastiques et l’énonciation du texte, la danse
ou la musique. Lors de l’énonciation du texte, le spectateur est invité à
plusieurs types de réception : iconique, réflexive et dramatique. Au
158 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

spectateur d’effectuer des choix face à cette combinaison d’approches :


à lui de décider constamment si son attention porte sur le contenu tex-
tuel ou sur la mise en question des conditions de perception par les
signes plastiques.
4.3. Le personnage en tant que performance
La dernière scène du Bazar du homard manipule les conventions
portant sur le personnage dramatique. Durant quelques minutes, le
performeur est immobile et produit de fortes tensions corporelles.
Aucun son ne parvient à sortir de sa bouche ; seul le corps s’exprime
compulsivement.
Le personnage dramatique a fait place au seul corps du performeur,
qui se livre à une véritable performance physique. Le corps de l’artiste
n’est plus le support d’un discours dramatique mais interroge ses
propres moyens d’expression, sans suggérer une quelconque significa-
tion. De cette façon, il libère la pensée.

Mystère
PRIMÉITÉ
icône

I pensée iconique
Approche du corps en tant que qualité

Corps mystérieux

SECONDÉITÉ
indice

I dicisigne
L’expressivité du corps est indépendante de
tout discours dramatique

Corps en tension

TIERCÉITÉ
symbole

I rhème
(traits standards du jeu et du personnage
dramatiques)
Personnages dramatiques
déjà rencontrés
Figure [17] : personnage et performance dans Le Bazar du homard
de Jan Lauwers & Needacompany
La pensée iconique postdramatique 159

Il convient d’insister sur le caractère fragile de la pensée iconique :


elle n’est accessible qu’en de brefs instants et s’échappe dès que l’on
tente de la rendre intelligible. La réception iconique constitue un fonde-
ment du théâtre postdramatique. Il serait cependant abusif de se limiter à
ce type d’activité spectatorielle : le processus sémiotique postdramatique
est également composé de la dramatisation. Celle-ci, rapidement men-
tionnée dans cette section, fait l’objet du chapitre suivant.
CHAPITRE VII
La dramatisation postdramatique

La définition sémiopragmatique du signe peircien prend en compte


les codes maîtrisés par le spectateur. Ceux-ci déterminent l’interprétant
que ce dernier confère au representamen. Le présent chapitre approfon-
dit cette question : de quelle manière la connaissance encyclopédique du
spectateur intervient-elle dans le processus de réception postdrama-
tique ? Comment le spectateur parvient-il à créer du sens une fois la
pensée iconique dépassée ?
En reprenant le modèle de la concrétisation, Patrice Pavis dépasse les
catégories saussuriennes de signifiant/signifié pour pleinement prendre
en compte l’influence du contexte social au niveau du processus sémio-
tique.
Le modèle du Lector in fabula d’Umberto Eco prend en compte les
codes socioculturels du destinataire. La deuxième partie du chapitre
porte essentiellement sur cette théorie : le texte y est entendu comme
une stratégie qui fait appel aux codes intégrés par le destinataire ; le
lecteur modèle est défini en tant que compétence qui a recours à des
connaissances encyclopédiques, etc.
Le modèle d’Eco est adapté aux théâtres dramatique et postdrama-
tique. La transposition dramatique est fournie par Patrice Pavis. Notre
transposition au théâtre postdramatique s’articule autour de trois no-
tions : les structures (discursives, narratives, actantielles et idéolo-
giques), les hypothèses formulées par le spectateur, ainsi que sur la
définition de ce dernier en tant que compétence. Ce modèle met en
évidence les différentes étapes qui composent la dramatisation. Le rôle
actif du spectateur est pleinement pris en compte.
Le modèle du processus sémiotique postdramatique est confronté à la
théorie des vecteurs de Patrice Pavis, au sein de laquelle il propose
également un modèle de réception en plusieurs étapes. L’articulation
entre la pensée iconique et la dramatisation est confrontée à ses concepts
de vectorisations primaire et secondaire en fin de chapitre.
162 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

1. Concrétisation, contexte social et isotopies


Le rapport entre le signifiant et le signifié demeure central chez
Patrice Pavis : soit le spectateur découpe la représentation en signifiants
et leur recherche des signifiés, soit il tente de matérialiser des signifiés
dans des signifiants. Pour que le signifiant soit doté de signification et
devienne signe, il doit être mis en rapport avec la chose signifiée, autre-
ment dit le référent.
Pavis réévalue les notions de signification et d’articulation signifiant/
signifié. La signification ne résulte plus de l’articulation systématique
entre le signifiant et le signifié mais devient sémiopragmatique : la ren-
contre entre les deux faces du signe est déterminée par des paramètres
socioculturels, que Pavis aborde au moyen de la notion de « contexte
social. »1 Le sens n’est donc pas automatique mais résulte de la combi-
naison de facteurs pragmatiques.
La notion de contexte social est double ; elle renvoie au contexte de
production ainsi qu’à celui de la réception de l’œuvre. La non-concor-
dance entre les deux met en évidence la possibilité d’interprétations
différentes.
1.1. Processus sémiotique et concrétisation
Le modèle de la concrétisation élaboré par les formalistes russes et
repris par Pavis, entend pallier deux difficultés. La première concerne le
fossé creusé entre la production et la réception des signes. Le modèle de
Pavis accorde un rôle actif au spectateur dans le processus sémiotique.
Le second problème – qui peut être considéré comme concomitant au
premier – renvoie à la fermeture des théories saussuriennes par rapport
au référent. Le modèle de Pavis intègre les paramètres socioculturels
dans le choix du référent. Ce dernier n’est plus une donnée saussurienne
abstraite mais se concrétise lors du processus sémiotique.
Le modèle de la concrétisation prend la forme suivante :
Sa → contexte social → Sé → concrétisation
La détermination du signifié provient de l’articulation entre le signi-
fiant et le contexte social. Le signifié consiste donc dans une donnée
variable conditionnée par des paramètres socioculturels. La représenta-
tion théâtrale est ainsi un produit dynamique qui reconnaît la possibilité
de produire du sens à l’instance scénique ainsi qu’au spectateur. Ceci
nous permet de proposer le schéma suivant :

1
Pavis, P., Voix et images de la scène, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du
Septentrion, 2007, p. 246.
La dramatisation postdramatique 163

Figure [18] : le schéma de la concrétisation

La distinction entre les signifiants T et T’ s’explique par le processus


de sélection des signes : si l’instance scénique produit tous les signes, le
spectateur ne peut en saisir la totalité. Sa sélection de signifiants consti-
tue un premier choix, qui différencie les processus sémiotiques de
l’instance scénique et du spectateur. Le contexte social de ce dernier est
central dans la détermination des signifiés et a fortiori dans l’élaboration
des isotopies. Celles-ci peuvent être visuelles ou thématiques, et non
strictement narratives.
Ce modèle aborde la réception théâtrale comme un processus actif,
déterminé socio-culturellement. Il tient des dimensions non narratives de
l’activité spectatorielle en prenant en considération l’élaboration des iso-
topies par le spectateur. Le schéma ci-dessus convient donc à la fois
pour l’esthétique dramatique et postdramatique. Comme nous allons le
voir dans le point suivant, la hiérarchie des types d’isotopies (narratives,
thématiques et multisensorielles) constitue la seule différence et n’appa-
raît pas dans le modèle.
1.2. Processus de réception et isotopies
La récurrence d’une même articulation des plans du contenu et de
l’expression engendre une isotopie. Pour Pavis, le travail du spectateur
revient à identifier les isotopies.
Umberto Eco définit l’isotopie comme « un niveau de cohérence in-
terprétative »2 mis sur pied par l’instance productrice du texte, que le
lecteur doit respecter lors du processus de réception. Les isotopies que le
2
Eco, U., Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 119.
164 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

lecteur identifie doivent être cohérentes.3 Il en va de même pour le


spectateur d’une représentation dramatique : c’est à lui d’établir les
isotopies mais celles-ci doivent être cohérentes par rapport au drame.
Patrice Pavis identifie trois types d’isotopie : les isotopies narratives/
de l’action, les isotopies thématiques et les isotopies visuelles. Les pre-
mières isotopies concernent l’art dramatique et renvoient au cadre inter-
prétatif mis sur pied par l’instance scénique. Les isotopies thématiques et
visuelles portent davantage sur les formes indépendantes de toute repré-
sentation d’un univers extrascénique. Pavis ne précise pas la nature des
isotopies visuelles et thématiques mais renvoie à la notion de « spécu-
laire »4 formulée par Julia Kristeva. L’information spéculaire n’est pas
en lien avec le référent mais avec l’attitude du sujet vis-à-vis de l’objet.
Elle ne renvoie donc pas au monde extérieur mais à l’activité de récep-
tion en tant que telle. L’information spéculaire est autoréflexive. Ce type
de signe comprend deux dimensions, à savoir le rapport au monde
extérieur et une relation autoréflexive entre l’objet et le spectateur. Le
renversement postdramatique implique la prédominance de la seconde
dimension : le signe postdramatique est plus spéculaire que référentiel.
L’approche du spéculaire résiste à l’interprétation symbolique. Pour
Pavis, c’est le travail inhabituel sur les formes qui fait ici signe. Ces
signes autoréflexifs donnent naissance à des isotopies visuelles.
Prendre uniquement en compte les isotopies visuelles exclut notam-
ment la composante sonore du spectacle postdramatique. Nous avons
précisé que la « nouvelle visualisation » que ces formes théâtrales
proposent relève d’un dispositif multisensoriel, même si le visuel pré-
domine (voir chapitre III). Préférons dès lors la notion d’isotopie multi-
sensorielle, qui ne se limite pas au versant visuel.
La dramaturgie visuelle autonome ne peut être abordée au moyen
d’isotopies narratives. Si les isotopies narratives créées par le spectateur
doivent être relativement cohérentes par rapport au drame, les isotopies
multisensorielles et thématiques dépassent le souci de cohérence. Le

3
Le rôle actif du destinataire dans la création des isotopies est admis au sein des
modèles sémiopragmatiques. Pour Eco (Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset,
1992, p. 127) « un système naît d’une hypothèse interprétative » et non l’inverse. Le
lecteur est autorisé à élaborer sa propre combinatoire de signes sur la base de
l’hypothèse qu’il a formulée, dans la mesure où celle-ci s’appuie sur des éléments du
texte qui ne s’opposent pas aux autres aspects plus explicitement énoncés. Le lecteur
est donc chargé d’assembler certains signes (ou systèmes de signes) pour les articuler
dans un système qui fasse sens. Une interprétation peut paraître « excédentaire » dans
la mesure où elle se fonde sur des signes moins apparents mais elle demeure néan-
moins rattachée au texte et par conséquent légitimée par la stratégie textuelle.
4
Pavis, P., op. cit., p. 229.
La dramatisation postdramatique 165

processus d’« essais et erreurs »5 propre aux isotopies narratives n’appa-


raît pas dans le cas de ces isotopies.
Le renversement postdramatique, qui veut que le travail sur les
formes soit privilégié par rapport au contenu, implique une importance
accrue des isotopies multisensorielles et thématiques. L’articulation
entre les plans de l’expression et du contenu est laissée au spectateur. Le
discours traduisible en termes linguistiques est supplanté par des isoto-
pies qui, selon Pavis, font la part belle à « l’imaginaire fantasmatique. »6
L’interprétation dramatique cède la place à la dramatisation.
1.3. Isotopies et dramatisation
Les isotopies thématiques et multisensorielles impliquent que la
création du sens se réalise dans une saisie allégorique, pour reprendre
l’expression de Marie-Madeleine Mervant-Roux. La notion d’allégorie
doit être dégagée de son empreinte historique. Elle renvoie à « l’idée
abstraite »7 du spectacle, sans que celle-ci soit incarnée par un person-
nage comprenant des propriétés définies (la faux de la mort, etc.)
comme c’est le cas dans les allégories médiévales ou baroques.
Hey Girl! de Romeo Castellucci constitue une allégorie de la fémini-
té. Le spectateur est confronté à certaines images scéniques qui parais-
sent évoquer la violence faite aux femmes à travers l’Histoire : une
femme noire est enchaînée ; son corps est peint, etc. Ces images sont
empreintes d’une beauté extraordinaire. La force du théâtre visuel de
Romeo Castellucci ne réside pas dans un discours intelligible ; la drama-
turgie visuelle de ses spectacles va bien au-delà de tout discours tradui-
sible en mots. Les isotopies thématiques et multisensorielles prennent le
pas sur toute forme d’intellection dramatique. Si le spectacle comprend
une thématique exploitée allégoriquement, il se présente néanmoins
comme une énigme indéchiffrable. Au spectateur de créer du sens, au
moyen de ses isotopies personnelles.
La notion de la dramatisation mentionnée par Marie-Madeleine
Mervant-Roux fait écho à la distinction entre les isotopies narratives et
multisensorielles/thématiques. Pour la chercheuse, le spectateur « ne
peut pas ne pas dramatiser. »8 Mervant-Roux prend comme exemple des
performances qui ne contiennent aucune forme de représentation ; le
travail des performeurs est réduit à la recherche de l’équilibre de corps
résistant à une force mécanique. D’après Mervant-roux, même lorsqu’il
5
Pour Eco, le lecteur émet des hypothèses, qu’il vérifie au fur et à mesure de
l’avancement de la Fabula.
6
Pavis, P., op. cit., p. 191.
7
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 14.
8
Mervant-Roux, M.-M., Figurations du spectateur, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 44.
166 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

assiste à une performance qui pousse à l’extrême le refus de représenta-


tion, le spectateur dramatise. Deux types de réception peuvent être dis-
tingués : l’interprétation dramatique et la dramatisation, qui s’apparente
à une saisie allégorique. Dans le cadre d’une représentation dramatique,
le spectateur crée son texte spectaculaire en conférant des signifiés aux
signes, en fonction des isotopies. Mais lors d’un spectacle d’inspiration
performantielle, « […] débarrassé de la question de l’interprétation (pas
de fiction, pas de personnage, etc.), de toute velléité de perspective
sociale, le spectateur s’installe dans une saisie moins activiste, moins
hâtive, il est disponible pour un sens qui ne sera ni forcément dit ni
pensé […]. »9
Au cours du processus de dramatisation, le spectateur produit du sens
mais la nature de celui-ci diffère de la réception dramatique. Le specta-
teur de la performance ne lit pas à proprement parler le spectacle et ses
signes. Ces derniers sont opaques et rendent la lecture de la création
impossible. Le spectateur approche le travail des performeurs de ma-
nière plus globale, via des isotopies thématiques et multisensorielles. La
création de ces isotopies articule le processus de dramatisation. Celles-ci
sont globales et ne proviennent pas d’une traduction précise de signi-
fiants en signifiés.
End de Kris Verdonck invite le spectateur à se dégager d’une lecture
dramatique des signes scéniques. Du point de vue dramatique, l’action
scénique est extrêmement réduite. Les divers événements sont à aborder
dans leur totalité, sous un angle allégorique. Les mouvements ne déno-
tent rien ; ils valent pour eux-mêmes, dans l’exploration des moyens
d’expression du corps aux prises avec la pesanteur (voir photogra-
phie [4], chapitre II).
Le modèle de saisie allégorique et de dramatisation affine l’hypo-
thèse de Lehmann, selon laquelle les éléments scéniques « font du sens
sans pouvoir être fixés conceptuellement. »10 Pavis va dans le même
sens lorsqu’il affirme que ces signes ne peuvent être traduits de manière
univoque. Il y aurait construction de sens/dramatisation sans pour cela
figer celui-ci dans des signifiés précis.

2. Le Lector in Fabula d’Umberto Eco :


le lecteur en tant que compétence
Dans le point précédent, l’importance du contexte social du destina-
taire a été mise en évidence. Le spectateur a recours à des connaissances
pour élaborer les isotopies. La combinaison des notions d’isotopies

9
Id., p. 46.
10
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 128.
La dramatisation postdramatique 167

thématiques/multisensorielles et de la dramatisation permet quant à elle


d’ouvrir la sémiotisation à des processus qui dépassent l’articulation
entre un signifiant, un signifié et un référent préétabli.
Le modèle de réception littéraire du Lector in Fabula, élaboré par
Umberto Eco, approfondit la question des modalités de création du sens,
laissée en friche dans le point précédent, et évalue comment le destina-
taire utilise ses connaissances pour parvenir à la dramatisation. S’il date
déjà d’un quart de siècle, ce modèle inspire toujours les études de
réception théâtrale (voir point 3).
Le modèle d’Eco sous-tend l’hypothèse centrale de l’inscription du
lecteur dans le texte. Ce dernier est défini en tant que stratégie qui pré-
voit les mouvements du lecteur en déterminant un lecteur modèle ca-
pable d’actualiser le contenu du texte. Le lecteur modèle d’Eco consiste
au demeurant dans une construction abstraite qui rassemble les compé-
tences nécessaires à la pleine actualisation du contenu du texte. Ces
compétences doivent être entendues comme l’ensemble des connais-
sances du destinataire modèle qui induisent des comportements de
réception déterminés. L’évaluation du modèle prend particulièrement en
compte les modalités par lesquelles le destinataire a recours à ses com-
pétences, plutôt que les compétences en tant que telles.
2.1. Le « lecteur modèle » comme système
de compétences déterminées
Les modèles de réception d’Eco et d’Iser se fondent tous deux sur
l’hypothèse théorique du lecteur inscrit dans le texte. Ces deux modèles
se distinguent cependant par leur appréhension de ce lecteur : Iser
présuppose l’inscription d’un lecteur implicite. L’hypothèse du lecteur
modèle d’Eco dépasse cette notion de lecteur implicite : l’hypothèse
d’un destinataire idéal implique que celui-ci possède les connaissances
précises pour accomplir l’acte de réception. Pour pouvoir actualiser le
contenu du texte, la stratégie textuelle du modèle d’Eco présuppose une
série de compétences linguistiques et encyclopédiques que le lecteur
modèle maîtrise.
À l’instar de tout procès de communication s’inscrivant dans un ré-
seau de systèmes de signes, la réception d’un texte littéraire requiert
entre l’émetteur et le récepteur le partage d’un code commun (entendu
comme l’ensemble des conventions linguistiques et culturelles), qui
constitue dès lors un préalable à l’acte communicatif.
Le « lecteur modèle » consiste dans un système de compétences qui
renvoient à des connaissances linguistiques et encyclopédiques préa-
lables. Les connaissances du lecteur se structurent sous la forme de
scénarios sur lesquels le processus de réception se base. Lorsqu’il
168 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

rencontre les disjonctions de probabilités, le lecteur est appelé à émettre


des hypothèses anticipatives sur les états des mondes possibles, confir-
mées ou infirmées au fur et à mesure par le texte spectaculaire. Le
processus de réception revêt ici un caractère flexible et superficiel, dans
la mesure où le lecteur doit se contenter d’une information incomplète
concernant le monde possible. Contraint de suspendre ses références au
monde lorsque l’état du monde de la fabula l’impose, le lecteur doit
résolument faire preuve de bonne volonté.
2.1.1. Compétences linguistiques et encyclopédiques
Dans un premier temps, la stratégie textuelle fait appel aux connais-
sances linguistiques du lecteur pour interpréter les énoncés linguistiques.
Articulés autour de signes verbaux, les mécanismes de réception tex-
tuelle requièrent l’appropriation préalable des codes de la langue par le
lecteur.
Eco conçoit également le texte comme un tissu de non-dits,
d’espaces blancs (laissés délibérément blancs par l’auteur du texte) au
niveau des références au monde. Le lecteur est dès lors amené à actuali-
ser le contenu du texte par inférence en recourant à ses compétences
encyclopédiques. Celles-ci consistent dans la connaissance de la réalité :
connaissance du monde (réalité quotidienne de la culture à laquelle le
texte renvoie) et connaissance littéraire (autres textes lus). Ces compé-
tences sont indispensables au processus de réception. Cette connaissance
se révèle néanmoins virtuelle : la stratégie textuelle demande au lecteur
de « faire semblant de croire le(s) connaître »11 ; le lecteur ne doit pas les
connaître en substance, mais seulement imaginer leur existence possible,
en fonction de l’univers de référence.
2.1.2. Scénarios
Les compétences du lecteur renvoient à un savoir qui se structure
sous la forme de scénarios. La connaissance de la réalité du monde
s’établit dans la mémoire du lecteur sous la forme de scénarios com-
muns. Ils correspondent à des structures de situations stéréotypées
rencontrées auparavant par le lecteur et par lesquelles il appréhende les
situations nouvelles. Les scénarios intertextuels sont le fruit des lectures
antérieures du lecteur et sous-tendent par ailleurs l’idée qu’un texte ne
peut être appréhendé par le lecteur qu’en regard des autres œuvres qu’il
a déjà pu lire.

11
Eco, U., op. cit., p. 234.
La dramatisation postdramatique 169

2.1.3. Un lecteur flexible et superficiel


face à des mondes possibles déficients
Le lecteur d’Eco consiste dans un système de compétences qui se ré-
fère à des scénarios chargés culturellement pour appréhender le texte.
Plus précisément, le lecteur est amené à identifier le(s) monde(s) pos-
sible(s) inscrit(s) dans le texte. Ces mondes possibles se définissent
comme des mondes « incomplets, handicapés »12 car ils ne représentent
pas un monde abouti mais se restreignent à présenter l’aspect de monde
dans lequel la fable s’inscrit. Lorsque le texte propose un monde pos-
sible qui diffère du monde du lecteur, celui-ci est tenu d’abandonner ses
cadres référentiels.
Par leur caractère déficient, les mondes possibles appellent une cer-
taine flexibilité de la part du lecteur. Dans Le Petit chaperon rouge de
Perrault, les loups ont la faculté de parler ; le lecteur est tenu d’accepter
en faisant preuve de flexibilité.
L’acte de réception requiert également que le lecteur manifeste une
certaine superficialité : le lecteur ne peut s’interroger sur les modalités
pratiques qui permettent au loup de parler (possession de cordes vocales,
etc.). Il est tenu d’accepter cette caractéristique du monde possible sans
que le texte ne lui fournisse une quelconque explication. La stratégie
textuelle ne charge donc pas le lecteur d’effectuer un travail méticuleux
de recherche encyclopédique exhaustive (qui se solderait inévitablement
par un échec) ; le lecteur est uniquement tenu de se laisser prendre dans
les filets narratifs de la fabula en prenant pour acquises les informations
qui lui sont présentées et en les interprétant en référence à son expé-
rience du monde ou à la définition du monde possible qui apparaît dans
le texte. La définition de la réception inscrite dans le modèle d’Eco se
limite néanmoins pour l’instant à une définition par la négative, qui
indiquerait ce que la réception ne doit pas être. Le point suivant tend à
préciser les opérations effectuées lors du processus de réception.
2.1.4. Attitude prévisionnelle du lecteur
par les disjonctions de probabilité
Une fois les mondes possibles identifiés, les scénarios permettent au
lecteur d’anticiper l’évolution du récit : il est en effet chargé par la
stratégie textuelle d’émettre constamment des hypothèses sur l’état futur
des mondes possibles. L’acte de réception est défini en tant qu’attitude
prévisionnelle. Selon Eco, la stratégie textuelle appelle de telles hypo-
thèses lorsqu’elle établit des « disjonctions de probabilités. »13 Lors de
12
Dolezel, L., cité dans Eco, U., Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992,
p. 227.
13
Eco, U., Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 145.
170 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

celles-ci, le texte autorise différentes possibilités quant à l’évolution du


récit. Au carrefour de plusieurs probabilités possibles, le destinataire est
appelé à opérer des choix anticipatifs, dont les bien-fondés seront confir-
més ou infirmés au fur et à mesure de l’avancement du récit. Au lecteur
de privilégier la suite qui lui semble la plus probable et qui sera confir-
mée ou non par la stratégie textuelle. Ces disjonctions constituent des
outils stratégiques qui confèrent une dynamique à l’acte de réception du
destinataire : ce dernier ne peut se contenter de suivre une voie toute
tracée et participe activement à l’élaboration du sens.
Les disjonctions de probabilité constituent des indicateurs explicites
du rôle coopératif actif du lecteur. Le processus de réception est ici
résolument sémiopragmatique : la dimension culturelle de la réception
occupe une place centrale dans le modèle d’Eco. Ce dernier jette par
ailleurs un pont vers les théories sociologiques quand il définit notam-
ment ces compétences en tant que « patrimoine social »14, qui singulari-
serait socio-culturellement chaque lecteur. L’hétérogénéité de l’encyclo-
pédie du destinataire est constitutive du processus sémiotique.
2.2. Un modèle plus souple qu’il n’y paraît
Si son influence sur les études de réception est unanimement recon-
nue, le modèle d’Eco fait l’objet d’un certain nombre de critiques.
Certaines d’entre elles paraissent reposer sur une appréhension trop
rigide du modèle.
2.2.1. Une interprétation essentiellement cognitive ?
Pour Eco, le processus d’interprétation repose sur une série d’opéra-
tions essentiellement cognitives qui précèdent la formulation d’hypo-
thèses. La stratégie textuelle définit le lecteur comme une construction
actantielle capable d’effectuer ces différentes opérations. Les scénarios
appelleraient des réactions de type cognitif de la part du sujet. Eco
renvoie à Van Dijk qui entend les scénarios comme des éléments de
« connaissance cognitive […] des représentations du ‘monde’ qui nous
permettent d’effectuer des actes cognitifs fondamentaux comme les
perceptions, la compréhension linguistique et les actions. »15
Le modèle d’Eco se définit à première vue comme un modèle cogni-
tif. L’utilisation de l’adjectif « cognitif » requiert néanmoins une cer-
taine prudence. L’on peut en effet observer une utilisation abusive de ce
terme, qui semble recouvrir diverses significations selon les différents
chercheurs. Certains lui attribuent une définition large, qui renvoie
essentiellement aux notions générales de connaissance/d’intellect, en
14
Eco, U., Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 133.
15
Van Dijk, T., cite dans Eco, U., Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 103.
La dramatisation postdramatique 171

opposition à la notion d’affectif. Marco De Marinis16 par exemple


instaure dans son modèle cette opposition cognitif-affectif, au sein de
laquelle le terme « cognitif » renvoie explicitement à la notion plus
générale d’intellectuel.
Dans ce contexte de confusion terminologique, il semble important
de rappeler très brièvement la définition du terme « cognitif » qui ren-
voie au cognitivisme. Cette discipline fonde ses approches de la récep-
tion sur la notion centrale de cognition : « toutes nos capacités mentales
– perception, mémoire, raisonnement et autres encore – sont organisées
en un système complexe, la fonction englobante de celui-ci est appelée
cognition. »17 Les chercheurs cognitivistes se centrent sur l’étude des
invariants cognitifs, des structures mentales logiques qui détermine-
raient exclusivement la réception d’un texte par le lecteur. Ces structures
mentales déterminent des modèles logiques invariables qui établissent
les conditions de communication entre les individus. Tout énoncé ne
pourrait être appréhendé qu’à la lumière d’invariants logiques. Or, Eco,
en intégrant dans son modèle la notion de compétence, renvoie à une
appréhension du monde par le lecteur qui ne dépend pas exclusivement
de structures mentales dominées par des processus logiques, mais
également de paramètres extralinguistiques. Dans le modèle d’Eco, les
actes d’inférence que le lecteur est amené à exécuter répondent à des
processus logiques mais, contrairement aux modèles cognitivistes, ils
demeurent également déterminés par les compétences émotionnelles ou
culturelles du lecteur, et pas uniquement ses structures mentales.
Eco adopte une position plus large que les études cognitivistes et re-
connaît par ailleurs une certaine hétérogénéité de réception provenant
des différences de compétences. Cette hétérogénéité n’apparaît pas dans
les modèles cognitivistes. Au terme de ce rapide détour terminologique,
il semble apparent qu’Eco propose un modèle sémiologique de la récep-
tion qui se définit au-delà d’un processus strictement cognitiviste.
2.2.2. Le modèle d’Eco et le procès de communication
Selon Jean-Pierre Esquenazi18, le modèle défini dans Lector in Fabu-
la renvoie davantage à « l’illumination d’un esprit par un autre » plutôt
qu’à une « véritable communication ». Lubomir Dolezel semble égale-
ment entendre la relation textuelle du modèle d’Eco comme une trans-

16
De Marinis, M., The Semiotics of Performance, Bloomington, Indiana University
Press, 1993.
17
Glass, L., cité dans Vogler, E., Management stratégique et psychologie cognitive,
1995, p. 5, http://www.emlyon.com/france/faculte/professeurs/alpha/vogler/WP9510.
pdf, consulté en septembre 2008
18
Esquenazi, J.-P., Sociologie des publics, Paris, La Découverte, 2003, p. 11.
172 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

mission d’informations entre individus lors de laquelle le lecteur ne peut


produire du sens :
Dépourvu de son pouvoir d’assigner du sens, le lecteur (destinataire) peut
trouver sa place dans le processus de communication qui est, en fin de
compte, un processus de transmission d’informations entre individus (hu-
mains).19
Esquenazi et Dolezel fondent leur critique sur une approche trop ri-
gide du modèle d’Eco. Leurs objections se révèleraient pertinentes si
Eco se bornait à définir le lecteur comme une fonction actantielle char-
gée exclusivement d’actualiser le sens du contenu du texte, préalable-
ment inscrit. Or, nous avons vu que la stratégie textuelle autorise dans
une certaine mesure le lecteur à produire un sens personnel au contenu
du texte. La stratégie textuelle confère également un rôle actif au lecteur
en le chargeant d’anticiper l’évolution de la fabula.
Ces mécanismes de coopération entre le lecteur et le texte légitiment
notre définition du modèle de réception d’Eco comme un acte
d’échange, même si celui-ci demeure dans une certaine mesure prédé-
terminé par la stratégie textuelle. La transmission d’informations ne
correspond pas à un acte strictement unilatéral du texte vers le lecteur,
ou d’un esprit vers un autre.
2.2.3. Une normativité critiquée
Esquenazi s’oppose au caractère normatif du modèle de réception
d’Eco : l’instauration d’un comportement idéal constituerait un obstacle
à l’initiative interprétative personnelle du lecteur. L’hypothèse
d’Esquenazi paraît abusive, en raison notamment de l’appréhension
incorrecte de la notion de lecture idéale, qui ne constitue pas au demeu-
rant une loi lectorielle. Marco De Marinis20 tente de répondre aux cri-
tiques formulées à l’égard de la normativité du modèle d’Eco. Ses
travaux se fondent sur l’hypothèse d’un spectateur modèle. Selon lui, la
théorie du lecteur modèle d’Eco ne cherche pas à définir la réception
comme un processus rigoureusement prédéfini, en référence à une
lecture modèle. Il souligne combien l’enjeu de la thèse d’Eco se limite à
démontrer la relation entre la production et la réception d’un texte, la
production anticipant un type de réception.
La lecture modèle se révèle être une lecture indicative qui ne fait pas
figure de véritable norme. Cette hypothèse est en outre assumée explici-
tement par Eco au sein même de son modèle. La construction théorique
19
Dolezel, L., « Eco and his Model Reader », in Poetics Today, vol. 1, n° 4, Tel Aviv,
1980, p. 182.
20
De Marinis, M., « Dramaturgy of the Spectator », in The Drama Review, vol. 31,
n° 2, New York, 1987, p. 100-114.
La dramatisation postdramatique 173

d’un lecteur modèle constitue une condition indispensable au processus


de création sans pour autant impliquer que le lecteur idéal et le lecteur
réel doivent impérativement se rencontrer. Le lecteur est inscrit dans le
processus de production du texte en tant qu’anticipation d’un destina-
taire hypothétique. Les critiques portant sur la rigidité normative du
modèle d’Eco ne semblent pas en avoir tenu compte.
2.3. Le spectateur : compétence, scénario,
mondes possibles et anticipation
Chez Eco, le lecteur coopère avec le texte – cette machine paresseuse
– pour actualiser la fable. Cette collaboration est facilement transposable
à l’univers dramatique : le spectateur est invité à actualiser le drame au
fur et à mesure de la représentation. Lorsqu’il assiste à une représenta-
tion des Noces de Figaro de Beaumarchais, le spectateur construit des
scénarios pour structurer l’intrigue, grâce à ses compétences encyclopé-
diques. Ces scénarios se rapportent notamment aux relations entre Figaro
et Suzanne, aux contacts entre Suzanne et le comte, etc. Le spectateur
anticipe la progression de la pièce, comme le piège dans lequel tombe le
comte. Une véritable coopération dramatique se crée entre le spectateur
et la représentation. Le drame est ainsi actualisé. Le plaisir du spectateur
provient notamment de la confirmation ou non de ses hypothèses.
D’après Eco, un texte est toujours incomplet. Pour se réaliser, il re-
quiert la coopération du lecteur. La stratégie textuelle charge le lecteur
de se référer à ses compétences encyclopédiques pour être en mesure de
concevoir la fable présentée dans l’œuvre paresseuse. La stratégie dra-
matique rejoint la stratégie textuelle : le spectateur est invité à concevoir
la fable via les signes scéniques incomplets. La stratégie postdramatique
prend quant à elle la forme d’une stratégie de dramatisation : soumis à
un dispositif scénique qui ne représente rien, le spectateur est invité à
saisir le spectacle de manière allégorique et à interroger ses habitudes de
perception.
La définition du spectateur comme compétence est centrale au sein
du théâtre postdramatique : le dispositif le force à abandonner les codes
qu’il maîtrise pour atteindre un type de réception non dramatique. End
de Kris Verdonck oblige le spectateur à se libérer de ce type de coopéra-
tion : le spectacle ne peut pas être structuré sous la forme de scénarios. Il
n’y a pas de récit, et a fortiori pas d’avènement à anticiper. Les mondes
possibles que le spectateur peut identifier sont seulement allégoriques :
l’allégorie est ici celle de l’apocalypse.
Il serait cependant abusif de considérer la coopération dramatique et
le spectacle postdramatique comme strictement incompatibles. Des spec-
tacles comme End constituent des expériences radicales, qui pulvérisent
tous les fondements dramatiques. Dans le cas des créations respectant
174 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

une certaine organisation dramatique, les modalités d’actualisation de la


fable – scénarios, mondes possibles, anticipation – demeurent fréquem-
ment valides, même si fragilisés par la fragmentation de la parole, que
l’on rencontre également dans le théâtre dramatique contemporain.

3. Le modèle d’Umberto Eco et le théâtre postdramatique


La théorie d’Eco est ici transposée à l’art dramatique puis au modèle
postdramatique. L’étude des stratégies de coopération dramatique et des
stratégies de dramatisation est approfondie. L’analyse met en évidence
combien la réception prend la forme d’un circuit composé de plusieurs
étapes.
3.1. Le spectateur dans le spectacle dramatique
Patrice Pavis applique le modèle d’Eco à l’objet théâtral et part ainsi
à la recherche du spectator in spectaculo (son schéma est présenté à la
page suivante)21. La transposition paraît aisée : de l’approche du texte
narratif, l’analyse passe au texte spectaculaire composé de signes lin-
guistiques et non linguistiques. Cette double nature des signes scéniques
ne s’oppose pas au modèle d’Eco dans la mesure où la cohérence narra-
tive est maintenue.
Abordons le modèle de Pavis sous trois angles. Premièrement, la ré-
ception de la représentation théâtrale prend la forme d’un parcours dyna-
mique, lors duquel aucun stade de la réception n’est figé : il ne s’agit pas
d’un processus linéaire mais plutôt d’un circuit au sein duquel chaque
niveau d’interprétation peut être évalué et modifié. Les flèches du
schéma mènent systématiquement à la fois aux niveaux supérieurs et
inférieurs de la réception. La formulation et la vérification des hypo-
thèses interprétatives prennent un caractère particulièrement vivant. Le
processus de réception apparaît comme un parcours semé « d’essais et
d’erreurs », constamment remis en question.
Deuxièmement, le schéma proposé par Pavis met en évidence le
conditionnement de la réception par les paramètres culturels. La prise en
considération du contexte fait intervenir des éléments extérieurs à
l’espace-temps de la représentation (le paratexte, les conditions spatio-
temporelles du spectacle, etc.). La production et la réception du spectacle
dépendent de la situation d’énonciation, pleinement prise en compte. La
situation d’énonciation implique une définition moderne du théâtre. La
situation d’énonciation paraît reposer sur les catégories traditionnelles
du jeu théâtral, le jeu des acteurs pouvant être rapporté à un type.

21
Pavis, P., L’Analyse des spectacles, Paris, Armand Colin, 2005, p. 232.
La dramatisation postdramatique 175

L’encyclopédie du spectateur intervient également en point de départ


de la réception. Celui-ci est abordé en tant que compétence, capable de
solliciter les codes et les systèmes de signes ainsi que de les assembler
dans un système cohérent. La représentation théâtrale est synthétique :
les systèmes de signes convergent ; leur cohérence se met au service de
la représentation d’un univers extrascénique.

STRUCTURES IDÉOLOGIQUES STRUCTURES DU MONDE


Évaluation des valeurs implicites ● Utilisation de notre monde de référence
dans cette mise en scène et des mondes possibles pour compléter la
représentation
● Effets mimétiques
● Modélisation des mondes
STRUCTURES ACTANTIELLES
des personnages et de la représentation
VÉRIFICATION DES HYPOTHÈSES
Inférences quant aux options
STRUCTURES NARRATIVES
n globale de la fable
(vue en profondeur)

STRUCTURES DISCURSIVES PREMIÈRES IMPRESSIONS


● de quoi ça parle : quel thème ● Hypothèses de lecture
● structuration de l’intrigue (vue ● Recherches d’allusions à notre monde
superficielle) (on est encore en surface)
● choix d’une interprétation possible de
la représentation

REPRÉSENTATION
dans son déroulement scénique

ENCYCLOPÉDIE SITUATION D’ÉNONCIATION


● Connaissance des codes ● Choix des acteurs ; type de jeu
et des systèmes de signes ● Indications sur le contexte
● Cohérence des systèmes (point de départ de l’observation)
et des options de mise en scène
● Compétence idéologique
du spectateur
(structuration encore chaotique
des codes, non encore envisagés
à des niveaux de plus en plus abstraits)
Figure [19] : application par Pavis du modèle du Lector in Fabula
à l’objet théâtral
176 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Troisièmement, la première tâche du spectateur consiste ici à déter-


miner le fil narratif du spectacle et à établir des premières hypothèses de
lecture en cherchant des allusions au monde extrascénique. Le circuit de
réception évolue d’une approche superficielle – les premières impres-
sions – vers une interprétation toujours plus profonde : le spectateur
identifie chronologiquement les structures discursives, narratives, actan-
tielles, idéologiques et enfin les structures du monde.
Tant la construction de la représentation que sa réception par le spec-
tateur sont soumises aux fondements dramatiques : le thème (structures
discursives) est articulé dans une fable (structures narratives) organisée
au moyen de l’action des personnages (structures actantielles) qui
imitent l’univers extrascénique (structures du monde).
3.2. Spectator in spectaculo et théâtre postdramatique
Sur la base des schémas élaborés par Eco et Pavis, nous proposons le
diagramme suivant pour le théâtre postdramatique :

DRAMATISATION

STRUCTURES IDÉOLOGIQUES NOUVELLES HYPOTHÈSES


● élaboration d’idéologèmes ● isotopies visuelles et thématiques

STRUCTURES DISCURSIVES PREMIERES IMPRESSIONS


● thèmes ● hypothèses de lecture
● exploration des moyens ● recherche d’allusions à notre monde
d’expression et au monde spectaculaire
● rythme musical et plastique ● stratégies d’intérêt
● isotopies visuelles et thématiques

SPECTACLE POSTDRAMATIQUE

ENCYCLOPÉDIE SITUATION D’ÉNONCIATION


● connaissance des codes et des ● indications sur le contexte
systèmes de signes dramatiques
● compétence idéologique du
spectateur
Figure [20] : application des modèles d’Eco et de Pavis
au théâtre postdramatique
La dramatisation postdramatique 177

3.2.1. Les premières impressions


● Les hypothèses de lecture
Dès les premiers instants du spectacle, le spectateur émet des hypo-
thèses de lecture en se rapportant au monde extérieur et aux codes qu’il
maîtrise. Comme dans le modèle de Pavis, le spectateur est abordé en
tant que compétence, qui a recours à ses connaissances encyclopédiques
pour tenter de donner du sens au spectacle. La recherche de traces de
représentation du monde constitue un automatisme : « le spectateur ne
peut pas ne pas dramatiser » (voir point 1.3. de ce chapitre). La trans-
gression des codes peut provoquer la pensée iconique : les premiers
instants de Hey Girl! se présentent comme une énigme indéchiffrable.
L’expérience encyclopédique ne permet pas de la résoudre car le dispo-
sitif scénique ne comporte aucune allusion au monde extrascénique.
Tout au long de la représentation, le spectateur pose des hypothèses,
essentiellement multisensorielles et thématiques, plutôt que dramatiques
(voir plus loin, le point 3.2.4.).
Le contexte (paratexte et épitexte) fournit une première série d’infor-
mations qui conditionnent la réception. Le programme de Menske par
Wim Vandekeybus décrit le monde possible du spectacle : l’être humain,
aliéné, éprouve des difficultés à s’adapter dans la société contemporaine,
toujours en mouvement. Tous sont fragilisés par une crise existentielle.
Les hommes vivent ensemble tout en évoluant dans des mondes séparés.
Les thèmes sont connus du spectateur avant le début du spectacle ; la
recherche de traces d’allusions au monde en est facilitée. L’enjeu de la
réception réside moins dans la recherche de mondes possibles que dans
l’observation des moyens d’expression explorés pour évoquer ces
mondes possibles. Réaliser que Menske porte sur les problèmes de com-
munication dans la société contemporaine n’est pas une fin en soi. Par
contre, interroger ses habitudes de perception spectatorielle en observant
le potentiel d’expression des moyens scéniques non dramatiques consti-
tue le cœur de l’activité spectatorielle postdramatique.
● Les stratégies d’intérêt
Toute création spectaculaire tente de suscite l’intérêt du spectateur.
Marco De Marinis22 s’est penché sur cette question. Dans son modèle, le
public est pris en compte en tant qu’objet dramaturgique manipulé par
la stratégie spectaculaire.
Les stratégies d’intérêt sont établies en fonction des compétences du
spectateur. De Marinis renvoie aux théories du metteur en scène
Eugenio Barba. Ce dernier fonde ses stratégies sur la manipulation des
22
De Marinis, M., The Semiotics of Performance, Bloomington, Indiana University
Press, 1993.
178 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

habitudes perceptives des spectateurs afin de susciter de l’intérêt chez


ceux-ci. L’intérêt du spectateur est obtenu grâce aux propriétés colla-
tives des stimuli : des éléments de surprise, d’étonnement, etc. qui
contrecarrent les attentes du spectateur pour susciter son intérêt. Le
succès des stratégies d’attention permet d’obtenir la « valeur esthé-
tique » de la représentation. Pour Jauss, une œuvre a une valeur esthé-
tique quand elle provoque un changement d’horizon chez le destinataire.
Ce changement est atteint quand ses attentes sont frustrées ou dépassées.
Selon De Marinis, pour susciter l’attention du spectateur, la stratégie
spectaculaire doit tendre vers un tel changement d’horizons.
D’après De Marinis, l’identification du genre constitue la première
étape de la réception : le spectateur doit identifier s’il s’agit d’une comé-
die, d’un drame, etc., et aborder le spectacle en fonction des codes spéci-
fiques s’y rapportant. Ceci rejoint l’approche moderne de Pavis, qui
identifie les types de jeu théâtral. Pour éveiller l’intérêt du spectateur, la
stratégie du spectacle consiste à manipuler les conventions du genre : la
stratégie doit trouver un juste milieu entre le respect des codes et leur
transgression. Le spectacle postdramatique pulvérise les frontières entre
les genres et entre les champs artistiques.
Les premiers instants du Bazar du homard de Jan Lauwers ou de Hey
Girl! de Romeo Castellucci provoquent l’étonnement chez le spectateur.
Les procédés sont cependant totalement différents : dans Le Bazar du
homard, le performeur Hans Petter Dahl s’adresse aux spectateurs avec
une désinvolture déconcertante (voir détachement, chapitre II). La
séparation entre la scène et la salle semble être rompue. La surprise
provient de la subversion des codes propres au jeu dramatique. Dans
Hey Girl!, la matière dégoulinante disposée sur une table attire le regard.
L’opacité totale du signe questionne le spectateur. Sa transformation en
corps humain amplifie le sentiment d’étonnement : la masse qu’il
croyait informe est en réalité le corps de Silvia Costa. Dans un cas
comme dans l’autre, les conventions dramatiques sont malmenées. Les
horizons d’attente du spectateur sont transgressés. La nature de l’étonne-
ment provoqué par le jeu détaché dans Le Bazar du homard diffère de
celui engendré par la matière mouvante dans Hey Girl!. Seul le second
peut faire accéder le spectateur à la pensée iconique car son objet est
opaque, rempli de mystère. La possibilité d’atteindre la réception ico-
nique dépend de sa capacité à laisser flotter sa perception au niveau de
la priméité, face à un signe scénique qui se dérobe à toute signification.
3.2.2. Les structures
Même quand il comprend un texte, le spectacle postdramatique ne
comprend pas les cinq structures dramatiques auxquelles Pavis fait
référence dans son appropriation du modèle d’Eco. Les structures narra-
La dramatisation postdramatique 179

tives et actantielles ne conviennent pas. Les structures discursives et


idéologiques sont quant à elles conservées mais réajustées. Les struc-
tures discursives renvoient aux thèmes généraux exploités, tant au
niveau du contenu que de la forme.
● Les structures du monde
Les structures du monde constituent le point final du modèle de
Pavis. Au terme des quatre structures précédentes, le spectateur élabore
une vision du monde et la confronte à celle proposée par l’instance
scénique, sous forme de formulations et vérifications constantes
d’hypothèses.
Dans ce modèle, la vision du monde est dramatique : elle repose sur
une action scénique mettant en scène des personnages. Tout spectacle
propose une vision du monde. Pour convenir au théâtre postdramatique,
la notion de vision du monde doit être libérée de la représentation d’un
univers extrascénique. La vision postdramatique du monde est davan-
tage métaphorique. Celle proposée par Kris Verdonck dans End est
portée par l’allégorie de l’apocalypse.
Le discours postdramatique sur le monde passe par une modification
des habitudes de perception spectatorielles. Celle-ci passe par une
manipulation des structures qui cadrent la représentation et sa réception.
● Les structures discursives, narratives, actantielles et idéologiques
La structure discursive renvoie au thème de la représentation.
D’après Pavis23, le spectateur identifie sommairement l’intrigue à ce
niveau. Une distinction stricte entre l’intrigue et le thème est nécessaire :
si le spectacle postdramatique est rarement fondé sur une véritable
intrigue, il comprend néanmoins un ou plusieurs thèmes. Ceci fait écho
à la distinction opérée entre les isotopies narratives et thématiques (voir
début de chapitre). L’esthétique postdramatique refuse les premières
mais ne s’oppose pas aux secondes. L’on peut considérer que le spec-
tacle postdramatique comprend une structure discursive, tout en se
gardant de l’assimiler à une intrigue.
La structure narrative se réfère à l’organisation globale de la fable. À
ce niveau de réception, le spectateur analyse l’action dramatique de
manière plus profonde.
La structure actantielle augmente encore d’un niveau la profondeur
de l’étude de l’action. Si Pavis reconnaît que l’analyse ne doit pas porter
sur tous les éléments des schémas actantiels existants (Greimas, Propp,
Ubersfeld), ceux-ci constituent néanmoins l’épine dorsale de ce niveau
de réception. Pavis24 propose le schéma suivant :
23
Pavis, P., op. cit., p. 234.
24
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 8.
180 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Niveau 3 Systèmes des personnages Acteurs Intrigue


Structure superficielle ↓ ↓ ↓
(manifestée)
Niveau 2 Modèle actantiel Actants Action
Structure discursive ↓ ↓ ↓
(niveau figuratif)
Niveau 1 Structures élémentaires Opérateurs Modèles logiques
Structure profonde de la signification logiques de l’action
Structure narrative (carré sémiotique de
Greimas, 1970)
Figure [21] : modèle actantiel, action et intrigue

Dans le schéma ci-avant, Pavis met en évidence le rôle du modèle


actantiel dans la structuration de la narration. Le modèle actantiel im-
plique des actants au service de l’action. Ces actants sont considérés
comme des opérateurs logiques, qui obéissent à un modèle logique de
l’action.
L’organisation des personnages sous la forme d’un schéma actantiel
convient peu au théâtre postdramatique. Les rôles des acteurs/ perfor-
meurs correspondent plutôt à des types individuels, « détachés » de
l’illusion. Les personnages postdramatiques ne sont pas soumis à un
modèle logique d’action. Au contraire, le spectacle postdramatique
cherche à désintégrer le personnage dramatique. Plusieurs techniques
sont utilisées à dessein : la création de confusion entre le personnage et
l’acteur, l’interchangeabilité des acteurs pour un même personnage,
l’alternance entre séquences métadramatiques et séquences performan-
tielles lors desquelles le personnage disparaît, etc. La fragmentation des
séquences scéniques est privilégiée par rapport à la mise en place d’une
action dramatique obéissant aux lois du schéma actantiel.
Enfin, la structure idéologique fait référence aux valeurs implicites
de la représentation. Pavis considère ce niveau comme le plus profond et
le plus enfoui. La notion de structure idéologique convient au paradigme
postdramatique : tout spectacle comprend une vision du monde portée
par certaines valeurs, certaines grandes thématiques idéologiques.
Tempest II de Lemi Ponifasio contient une grande force politique,
rendue par des moyens non dramatiques : la danse, la scénographie, les
performances corporelles, les chants, etc. Les valeurs sont portées par le
rythme musical et plastique, plutôt que par la logique dramatique.
Menske de Wim Vandekeybus comprend de nombreux fragments
textuels qui prennent pratiquement tous la forme de monologues. Ces
séquences parlées ne s’organisent pas en fable et n’ont pas de lien entre
elles. Les performeurs ne développent aucune intrigue ; les actions scé-
niques ne sont pas dramatiques. Entre souffrance, agressivité et solitude,
La dramatisation postdramatique 181

chacun des trois performeurs-personnages expose un point de vue sur


les relations humaines dans la société contemporaine. Le spectacle
privilégie les structures discursives et idéologiques. Wim Vandekeybus
propose ici un idéologème assez simple, qui est fourni explicitement au
spectateur via le programme. L’enjeu réside au niveau de la forme : le
dispositif explore comment la danse, l’énonciation du texte et la mu-
sique exploitent leurs moyens d’expression pour évoquer cette vision du
monde. Le spectacle interroge les moyens d’expression et invite le
spectateur à faire de même : une fois les idéologèmes repérés (avec
l’aide du contexte), l’attention du spectateur peut porter sur l’exploration
des moyens d’expression non dramatiques.
3.2.3. Le rythme musical et plastique
Pavis insiste sur la prise en compte insuffisante du rythme musical et
plastique. Dans une création postdramatique, ce rythme est une source
centrale de sens : les composantes scéniques ne sont plus organisées
autour de l’espace-temps dramatique mais autour d’un rythme essentiel-
lement musical et plastique. C’est par ce rythme non dramatique que les
formes hétérogènes se rencontrent et créent du sens. Les structures
discursives et idéologiques concernent ici autant le plan du contenu que
celui de l’expression.
La combinaison de ces structures invite le spectateur à formuler les
hypothèses de dramatisation, toujours renouvelées. Chaque système
scénique (éclairage, scénographie, costumes, énonciation du texte, etc.)
possède son propre rythme. Dans le cas de la représentation dramatique,
le travail de la mise en scène consiste à organiser ces différents rythmes
afin qu’ils soient au service du drame. Le modèle de Pavis prend en
compte cette cohérence au niveau de l’encyclopédie du spectateur : ce
dernier doit maîtriser les codes mais également leur articulation en un
système cohérent. Le spectateur organise à son tour ces rythmes lors-
qu’il crée son propre montage. Cet agencement individuel, cadré par les
codes dramatiques dans le cas présent, devient central lorsque le specta-
teur aborde la mise en scène postdramatique. Celle-ci n’agence pas les
rythmes d’un point de vue dramatique. Dans sa mise en scène de
Tempest II, Lemi Ponifasio travaille particulièrement sur la discontinui-
té. Le rythme de chaque art est organisé par des effets binaires : les
danses alternent des séquences lentes et rapides, etc.
3.2.4. Formulation et vérification d’hypothèses
L’élaboration de la vision du monde lors d’une création postdrama-
tique repose elle aussi sur l’alternance incessante entre la formulation et
la vérification d’hypothèses. Ce procédé souligne le caractère dyna-
mique de la réception. La nature du processus diffère néanmoins des
182 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

hypothèses d’ordre dramatique. Si une certaine liberté est laissée au


spectateur dans son interprétation dramatique, celle-ci doit demeurer
cohérente par rapport au drame présenté sur la scène. Les hypothèses
fonctionnent par anticipation du déroulement du drame. L’avancement
de la fable et l’approfondissement de son analyse permettent au specta-
teur de vérifier les hypothèses qu’il a précédemment formulées. La
réception est pensée en termes d’essais et d’erreurs validés par des
résultats, qui doivent être cohérents par rapport au drame.
Lors d’un spectacle postdramatique, le spectateur est invité à émettre
des hypothèses, sans pour autant être tenu de les vérifier par la suite.
L’évolution du spectacle n’implique pas la validation successive des
hypothèses ; la création n’a pas de caractère normatif mais demeure une
question ouverte, qui ne propose pas de réponse. La progression de la
sémiotisation dramatique – d’une approche superficielle vers l’analyse
profonde du drame – fait place à un parcours multidirectionnel dans la
création : le double sens des flèches met en avant la remise en question
constante des hypothèses et l’absence de points de départ et d’arrivée.
Le cœur de ces créations réside dans leur structure ouverte, qui ne
fournit pas de réponse. Dépourvus de hiérarchie, tous les idéologèmes
élaborés par le spectateur se valent.25
Contrairement à la recherche d’un produit fini – le monde possible
du drame –, l’enjeu de la réception postdramatique consiste bel et bien
dans le processus en tant que tel.
Les hypothèses postdramatiques consistent dans l’identification
d’isotopies multisensorielles ou thématiques. Celles-ci sont centrales au
sein du processus de dramatisation. Ces hypothèses peuvent être consi-
dérées comme des propositions de sens allégorique, dont la validité n’est
jamais vérifiée. Le sens demeure ouvert, en suspension.

25
La notion d’idéologème formulée par Pavis (L’Analyse des spectacles, Paris, Armand
Colin, 2005, p. 49-50) est ouverte aux séquences scéniques non dramatiques. La spé-
cificité de celles-ci réside dans leur ouverture au niveau de la forme. Pavis prend
l’exemple d’une création non dramatique de Heiner Gœbbels, qui possède un idéolo-
gème évident au niveau du contenu (l’invasion du territoire de l’homme noir par
l’homme blanc). L’idéologème consiste ici dans une thématique générale. Le carac-
tère explicite que Pavis lui reconnaît paraît discutable mais n’est au demeurant pas
dramatique. La fragmentation de la forme, qui fait appel à des composantes interartis-
tiques, n’impose pas « […] une hiérarchie, un résultat, un parcours et un discours
idéologique. » (id., p. 50). L’idéologème peut ainsi être libéré de l’autorité drama-
tique et se matérialiser dans une forme qui laisse le spectateur libre dans son interpré-
tation.
La dramatisation postdramatique 183

3.2.5. Le spectateur postdramatique en tant que compétence


Le modèle sémiopragmatique d’Umberto Eco met en évidence les
compétences auxquelles le lecteur doit recourir lors du processus de
réception. Eco entend le texte comme une stratégie qui requiert la
coopération du lecteur. Tant le texte que le drame sont des « machines
paresseuses »26 qui nécessitent l’action du destinataire pour combler les
blancs laissés et identifier la vision du monde proposée par l’œuvre.
Cette stratégie diffère au sein du spectacle postdramatique. La vision du
monde n’est plus dramatique et laisse le spectateur totalement libre dans
sa réception : toutes les isotopies se valent et ne sont pas articulées selon
des motifs narratifs.
Pour pouvoir convenir au théâtre postdramatique, la notion de com-
pétence doit être libérée de sa définition textuelle. Face à un dispositif
scénique non hiérarchisé, le spectateur cadre sa réception sous forme de
scénarios. Ces derniers ne consistent pas dans des visions du monde
dramatiques, conformes au schéma actantiel. La dramatisation postdra-
matique se structure plutôt dans des scénarios flottants, aux frontières
poreuses.
Les connaissances intertextuelles du spectateur sont fondamentales.
Lorsqu’un spectacle postdramatique insiste sur l’énonciation du texte en
tant que performance physique, ses connaissances des codes drama-
tiques se confrontent au dispositif scénique qui s’y oppose. Il en va de
même lorsque le corps cherche de nouveaux modes d’expression ou que
les composantes plastiques valent pour elles-mêmes et non en tant que
support dramatique.
Jan Fabre travaille sur l’autonomie des mots par rapport aux autres
dans The interview that dies. Chaque signe linguistique est énoncé dans
son individualité, séparé du mot suivant par cinq secondes de silence.
Fragmentée en séquences individuelles, la langue perd sa fonction de
véhicule d’un discours. Les codes linguistiques et dramatiques ne con-
viennent plus pour aborder cette séquence. Le théâtre postdramatique
étant un art autoréflexif ; il interroge les compétences spectaculaires du
spectateur : pour le spectacle de Jan Fabre, le spectateur mesure le
décalage entre cette exploitation des signes linguistiques et l’usage
conventionnel dramatique.
La capacité à anticiper l’évolution de la fable constitue également
une compétence pour Eco. Les disjonctions de probabilité – autrement
dit les carrefours de sens – réclament au destinataire de faire des choix
par anticipation, qui se vérifieront ou non. Les disjonctions propres à
l’esthétique postdramatique ne dépendent pas de seuils de probabilité.

26
Eco, U., Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 234.
184 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Dépourvu de fil rouge narratif, le spectacle se compose de fragments


aux contradictions signifiantes. La combinaison des différents champs
artistiques et de leur rythme propre contribue à modifier constamment le
rapport du spectateur à l’œuvre.
Dans cette perspective, l’anticipation par le spectateur de l’évolution
du spectacle n’est pas possible. L’activité du spectateur se caractérise
plutôt par un changement constant de point de vue sur l’œuvre.

4. Le modèle de la réception iconique


et la théorie des vecteurs
Le modèle de la réception iconique articule les catégories de la tri-
chotomie peircienne de la façon suivante : la tiercéité est bousculée lors
de la secondéité (expérience concrète) et appelle la priméité (pensée
iconique). Une fois la réception iconique fugitive dépassée, le processus
sémiotique relève de la dramatisation.
Le modèle de processus sémiotique postdramatique complet consiste
dans l’articulation d’un processus sémiotique dégénéré et d’un proces-
sus authentique. La théorie des vecteurs élaborée par Patrice Pavis traite
également de la chronologie des étapes de réception, sans toutefois se
rapporter explicitement aux théories peirciennes.
La combinaison du modèle de la réception iconique et de la théorie
des vecteurs permet d’affiner l’étude de l’articulation entre les processus
sémiotiques dégénéré et authentique. Les différentes étapes du processus
sémiotique postdramatique complet sont présentées au terme de cette
partie.
4.1. La théorie des vecteurs
En réponse aux théories sémiologiques qui décomposent la représen-
tation à la recherche du signe minimal (Fischer-Lichte, Kowzan), Patrice
Pavis propose de se pencher sur les réseaux de signes, c’est-à-dire sur
leurs mises en système. Ces réseaux, où chaque signe est pris en compte
dans ses relations avec les autres, mettent en évidence la dynamique de
la représentation.
L’intérêt du modèle de Pavis réside dans sa tentative de concilier
l’approche sémiologique et les hypothèses phénoménologiques se rap-
portant à l’énergie, au corps, etc. La représentation théâtrale serait régie
par deux dynamiques : la dynamique de la signification et celle de la
performance valant pour elle-même. Le théâtre postdramatique implique
une nouvelle hiérarchie entre ces deux dimensions : la performance
supplante la signification dramatique. Au niveau de la réception, le pro-
cessus sémiotique dégénéré prend le pas sur le processus authentique.
La dramatisation postdramatique 185

4.1.1. Quatre types de vecteurs


Pavis développe la notion de parcours. Lors de la production des
signes du spectacle, l’instance scénique met sur pied deux types de par-
cours qui se combinent : des parcours de stimulation sensorielle et des
parcours de sens. Tous correspondent à des promenades structurées à
l’intérieur de la représentation. L’organisation de tous les éléments scé-
niques peut être identifiée grâce aux vecteurs ; ces derniers constituent
l’armature grossière du travail de l’acteur par exemple. Les vecteurs
rendent compte de la mise en ordre des signes par l’instance scénique.
Ils constituent des repères dans l’organisation du spectacle et font
apparaître les parcours. Pavis classe les vecteurs en quatre catégories :
1) Accumulateurs condensent ou accumulent plusieurs signes ;
2) connecteurs : ils relient deux éléments de la séquence en fonction d’une
dynamique ;
3) sécateurs : ils provoquent une rupture dans le rythme narratif, gestuel,
vocal, ce qui rend attentif au moment où le sens « change de sens » ;
4) embrayeurs : ils font passer d’un niveau de sens à l’autre.27
Selon qu’ils soient au service de la performance ou de la fiction,
Pavis les nomme respectivement vecteurs d’intensité et vecteurs de
signification. Cette distinction permet de prendre notamment en compte
la performativité de l’énonciation, autonome par rapport au contenu
dramatique. Lorsque les performeurs crient le texte dans Le Roi Lear
mis en scène par Jan Lauwers ou quand l’énonciation engendre une
musicalité indépendante du drame dans Jaz de Koffi Kwahulé, le corps
crée un langage que la distinction entre les deux types de vecteurs
permet d’étudier : les vecteurs d’intensité sont indépendants par rapport
aux vecteurs de signification.
4.1.2. Une vectorisation en deux étapes
La théorie des vecteurs permet d’aborder à la fois les processus de
production et de réception de la représentation théâtrale. Du point de vue
du spectateur, toute approche du spectacle se déroule en deux temps. Ils
correspondent chronologiquement à l’approche du signifiant et du
signifié du signe. Ces deux étapes sont structurées grâce aux vecteurs
d’intensité et de signification. La théorie de la vectorisation peut être
schématisée comme suit :

27
Pavis, P., L’Analyse des spectacles, Paris, Armand Colin, 2005, p. 61.
186 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Figure [22] : le schéma de la vectorisation

Lors du processus primaire (moment 1 de la réception), le spectateur


est confronté à la dynamique du signifiant. La vectorisation n’atteint pas
de cible (le signifiant n’est pas relié à un signifié) ; le flux des intensités
est, selon Pavis, une finalité sans fin, qui ne vaut que pour elle-même.
Le modèle de la vectorisation se fonde sur l’hypothèse selon laquelle la
sémiotisation est un processus inévitable :
Confronté à un geste, à un espace ou à une musique, le spectateur appréciera
aussi longtemps que possible sa matérialité : il sera d’abord touché et
comme frappé d’étonnement et de mutisme par ces choses qui s’offrent à lui
dans leur être-là avant de s’intégrer au reste de la représentation et de se vo-
latiliser en un signifié immatériel. Mais tôt ou tard, il est fatal que le désir se
vectorise et que la flèche atteigne sa proie, la transformant en signifié.28
La réception du spectateur ne se limite pas à une approche par les
vecteurs d’intensité et est toujours relayée par le processus secondaire,
c’est-à-dire par la sémiotisation, la traduction du signifiant en signifié
(moment 2).
4.1.3. Plusieurs fonctionnements vectoriels
Selon la théorie des vecteurs, toutes les composantes du spectacle
sont sémiotisés in fine par le spectateur. Le rapport phénoménologique
ne constitue que l’étape précédant la sémiotisation.
Il est possible d’observer deux types d’articulation des parcours d’in-
tensité et de signification. Ceux-ci pourraient correspondre respective-
ment aux formes dramatique et postdramatique. Les deux formes specta-
culaires fonctionnent par double vectorisation (primaire et secondaire)
mais pour le texte-matériau postdramatique, à l’instar de l’exemple
d’Ulrike Meinhof fourni par Pavis : « […] ce n’est pas le sens et la
28
Pavis, P., op. cit., p. 20.
La dramatisation postdramatique 187

fictionnalisation de l’acteur qui comptent, mais c’est l’intensité, l’effet


corporel produit sur le spectateur […]. »29 La physicalité de l’acte
d’énonciation, qui met en avant la matérialité du signifiant, engendre
une force qui relègue la dimension fictionnelle au second plan.
Si l’on applique strictement la théorie des vecteurs au théâtre post-
dramatique, l’approche de l’énonciation par le spectateur pourrait être
décomposée en trois phases :
1) l’onde de choc provoquée par le rapport immédiat au signifiant
(moment 1)
2) la sémiotisation des signes (moment 2)
3) la phase de désémiotisation (moment 3) lors de laquelle l’attention
se concentre sur les vecteurs d’intensité, sur la tension physique qui se
dégage de la scène.
Onde de choc, sémiotisation et désémiotisation caractériseraient le
fonctionnement des signes postdramatiques d’après la théorie des vec-
teurs.
4.2. Les limites de la théorie des vecteurs
4.2.1. Chronologie des parcours
La théorie des vecteurs de Pavis propose de concilier les théories
phénoménologiques et sémiologiques dans un rapport chronologique.
Une phase phénoménologique précède la sémiotisation et la désémioti-
sation constitue une troisième phase possible. La théorie des vecteurs
propose une articulation des catégories peirciennes qui prend la forme
suivante :

Lors de la vectorisation primaire, l’onde de choc est produite lors


d’un événement concret. La secondéité est ici maintenue au niveau
dégénéré : l’expérience vécue est de l’ordre de la secondéité – événe-
ment scénique concret – mais implique une qualité.
Dans un deuxième temps, lors de la vectorisation secondaire, l’évé-
nement scénique est sémiotisé. Chez Pavis, la priméité constitue le point
de départ du processus sémiotique, la tiercéité le point d’arrivée : le
spectateur est d’abord dans un état de « choc » puis parvient à créer du
sens.
29
Id., p. 86.
188 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Identifier la priméité comme point de départ du processus sémiotique


paraît caduque : l’individu aborde toujours le monde via la tiercéité et le
filtre des codes qu’il maîtrise. Contrairement à l’hypothèse de vectorisa-
tion de Pavis, le point de départ de l’activité spectatorielle relève de la
tiercéité et non de la priméité : c’est la transgression des codes (tiercéité)
qui produit la pensée iconique (priméité). La tiercéité (le recours –
inopérant – à l’encyclopédie) précède l’onde de choc. C’est d’ailleurs la
transgression de ces codes qui permet le « choc ». La tiercéité apparaî-
trait en filigrane dans le modèle de Pavis.
Le modèle de la double vectorisation reste valide si l’on en modifie
les étapes constitutives : la vectorisation primaire n’est possible que par
la transgression des codes (tiercéité). Cette vectorisation demande ainsi
à être précédée par la tiercéité, comme dans le modèle de la réception
iconique.
L’hypothèse d’un rapport chronologique doit par ailleurs faire place
à une combinaison complexe : les vecteurs d’intensité et de signification
se combinent, s’entrecroisent et se concrétisent simultanément. Il est
possible de se soustraire à ce rapport chronologique ; Pavis lui-même
admet que les deux types de parcours se combinent. Ceux-ci ne sont
donc pas à opposer strictement.
4.2.2. Approche métaphorique de la phénoménologie
Les hypothèses phénoménologiques sont intégrées dans la théorie
des vecteurs au moyen de notions telles que l’« onde de choc » qui
demeurent à un niveau métaphorique.
La phénoménologie entendue par Pavis relève du rapport immédiat
entre l’objet et l’individu, d’une forme de contemplation. Cette immé-
diateté pose question car l’approche du signifiant par le spectateur ne
relève pas d’une onde de choc contemplative. Nous rejoignons les
théoriciens comme David Le Breton30 lorsqu’ils affirment que la percep-
tion sensorielle n’est jamais neutre mais déjà porteuse de significations.
Elle constitue une construction culturelle subjective et dès lors ne peut
être réduite à un processus de contemplation phénoménologique au sens
où Pavis l’entend.
Anne Ubersfeld insiste sur la complexité de la perception théâtrale.
Elle s’appuie sur la théorie de Christian Metz concernant la réception
cinématographique. Celui-ci souligne dans quelle mesure la perception
visuelle et auditive consiste « un palier d’intelligibilité, […], variable
selon les cultures. »31 La perception théâtrale n’en est que plus com-
30
Le Breton, D., La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié,
2006, p. 13-14.
31
Metz, C., cité dans Ubersfeld, A., Lire le théâtre, tome I, Paris, Belin, 1996, p. 135.
La dramatisation postdramatique 189

plexe, dans la mesure où la matière de l’expression n’est pas homogène,


contrairement au cinéma.
En fragmentant le dispositif scénique, en conférant une fonction dra-
matique à certaines composantes et pas à d’autres, le théâtre postdrama-
tique amplifie encore davantage la complexité de la perception. Aborder
cette dernière en tant que contemplation ne le prend pas en compte. Le
théâtre postdramatique crée des images qui n’invitent pas à la contem-
plation mais plutôt à une réflexion sur les modalités de construction du
regard.
La notion de « choc » doit être délaissée car sa signification est am-
biguë. Pavis souligne combien la scène de Ulrike Meinhof dans laquelle
l’actrice feint de se trancher la langue constitue un choc pour le specta-
teur. Ce type de choc renvoie aux codes moraux du spectateur et n’est en
rien comparable à la pensée iconique. Le choc ne dépend pas ici de
l’opacité du signe scénique, indispensable à la réception iconique.
La distinction entre les chocs liés à la transgression des horizons
d’attente et la pensée iconique, produite par l’opacité du signe, répond
aux remarques éventuelles selon lesquelles la réception iconique serait de
plus en plus difficile à atteindre pour un spectateur habitué à la création
postdramatique. Insistons sur le fait que la pensée iconique ne constitue
pas un stade de la réception dû à une non-familiarité avec le théâtre
postdramatique. Ce n’est pas tant le fait que les horizons d’attente soient
déjoués qui provoquent la réception iconique, mais la difficulté pour le
spectateur de se référer à des codes pour sémiotiser le signe opaque.
4.2.3. Sémiotisation inévitable et dramatisation
Pavis considère la sémiotisation comme un processus inévitable.
Celle-ci se produit par la traduction du signifiant en un signifié immaté-
riel, qui s’intègre au reste du spectacle. Cette hypothèse demande à être
précisée lorsque l’on prend en compte des créations postdramatiques.
Pour Lehmann, « on doit pouvoir accorder aux signes théâtraux de
fonctionner justement par le retrait de la signification. »32 Le théâtre
postdramatique irait de pair avec une sémiotique « débloquée »33, c’est-
à-dire une approche du signe libérée de la recherche inéluctable de
signifiés immatériels. La présence de tout élément sur le plateau n’en
reste pas moins toujours signifiante. Il ne s’agit cependant pas d’un
signifié précis ; le sens demeure allégorique, « en suspension ».
Au niveau postdramatique, la vectorisation secondaire donne le plus
souvent lieu à un processus de dramatisation, au sein duquel le sens est
allégorique et organisé au moyen d’isotopies multisensorielles ou thé-
32
Lehmann, H.-T., op. cit., p. 128.
33
Id., p. 131.
190 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

matiques. La sémiotisation, au sens où Pavis l’entend, est dramatique.


Pour convenir au théâtre postdramatique, la sémiotisation doit être
entendue en tant que dramatisation.
4.2.4. Des signifiés intégrés
Si Pavis fournit une théorie qui peut être adaptée au théâtre postdra-
matique, il entend néanmoins la représentation théâtrale en tant que
forme dramatique. La question de l’intégration des signifiés au reste de
la représentation appuie cette hypothèse. Le dispositif postdramatique
exploite un langage scénique qui n’est pas structuré selon un univers
dramatique produit sur scène. Le spectacle ne se définit pas comme une
œuvre synthétique mais privilégie au contraire l’autonomie des compo-
santes scéniques : cette forme théâtrale implique un passage « de la
mimesis à la mixis. »34 Le processus d’intégration des signifiés évoqué
par Pavis renvoie à la construction dramatique du spectacle, qui ne
s’opère pas ici. Les signes scéniques ne sont pas intégrés à un système
signifiant dramatique qui les dépasse. Les isotopies produites lors de la
dramatisation ne s’articulent pas forcément dans un système cohérent.

5. Le processus sémiotique postdramatique complet


Le schéma présenté dans cette partie comprend le processus dégéné-
ré (pensée iconique) et le processus authentique (dramatisation) qui lui
succède. Les vectorisations leur sont associées.
Nous reprenons l’exemple du spectacle Tempest II de Lemi Ponifasio
pour approfondir la problématique du passage entre la pensée iconique
et la dramatisation.
La réception iconique produite par la transgression des codes et
l’opacité des signes fait place à la structuration de l’imaginaire. Peirce
entend ce phénomène comme un processus d’abduction : face à un
élément qui surprend le spectateur, celui-ci procède rapidement à la
mise sur pied d’une hypothèse explicatrice qu’il appliquera à l’élément
inédit par déduction (secondéité) puis induction (tiercéité). Cette triple
opération constitue un processus sémiotique authentique : la symbolisa-
tion (tiercéité) en constitue le point final.
L’appropriation intersémiotique postdramatique de l’œuvre shakes-
pearienne constitue un processus « oblique »35 : l’instance scénique
sélectionne, accentue ou minimise les isotopies qu’elle entend citer.
34
Hébert, C., « De la mimesis à la mixis ou les jeux analogiques du théâtre actuel », in
Hébert C., Perelli-Contos, I. (dir.), Théâtre : multidisciplinarité et multiculturalisme,
Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1997, p. 25.
35
Helbo, A., Signes du spectacle, des arts vivants aux médias, Bruxelles, P.I.E. Peter
Lang, 2006, p. 91.
La dramatisation postdramatique 191

Pour André Helbo, la manipulation des isotopies originales obéirait à


une constante : les isotopies littérales seraient négligées en faveur
d’isotopies supérieures. Il apparaît que le traitement postdramatique, en
ouvrant le champ sémantique, produit naturellement des isotopies d’un
niveau supérieur. Ceci peut être observé dans Le Roi Lear et Tempest II.
Les signes postdramatiques sont essentiellement non linguistiques et
s’apparentent ainsi fréquemment à un non-langage qui favorise les
isotopies allégoriques.
Ce processus de modulation des isotopies place le spectateur en son
centre car il revient à modifier la vision du monde originale en fonction
de l’encyclopédie de celui-ci. L’activité spectatorielle consiste pour une
grande part à manipuler ces isotopies, dans un mécanisme de « méta-
abduction. »36
La méta-abduction est relativement explicite dans Le Roi Lear. L’en-
cyclopédie spectatorielle est ici grandement aidée par l’utilisation
scénique de signes explicites pour évoquer un climat de guerre (le son
d’armes à feu, etc.). Les signes postdramatiques du spectacle invitent le
spectateur à modifier son hypothèse isotopique de départ, valide pour les
quatre premiers actes : le discours shakespearien originel fait place à un
métadiscours allégorique centré sur la violence de la société contempo-
raine.
La dimension textuelle de Tempest II est très limitée : le texte de
Shakespeare est absent ; les paroles – non traduites – de la cérémonie
maori constituent les seuls fragments textuels. Les isotopies inscrites
dans l’œuvre originale sont au cœur de l’appropriation. Les thèmes de la
vengeance, du pouvoir ou du pardon sont conservés ; le caractère allégo-
rique des personnages est amplifié. Loin de la logique dramatique, les
performeurs incarnent de véritables figures.
Lemi Ponifasio intègre la déroute du spectateur au centre de la dra-
maturgie. Son spectacle stimule l’association de trois contextes cultu-
rels, qui impliquent trois paliers de méta-abduction. Guidé par le para-
texte, le spectateur cadre la représentation en tant que spectacle
shakespearien. La première phase de méta-abduction est ainsi enclen-
chée. Confronté à une performance scénique emprunte de systèmes
signifiants océaniques, le spectateur est invité à modifier ses hypothèses
de départ (seconde méta-abduction). L’un des enjeux de Tempest II
consiste à provoquer une troisième méta-abduction chez le spectateur.
Alors que ce dernier peut se sentir peu concerné par la situation poli-
tique lointaine évoquée sur scène, son encyclopédie lui est renvoyée de
plein fouet : contre toute attente, Tempest II fait écho au passé colonisa-
teur dont ont hérité les spectateurs occidentaux. Le spectacle parvient à
36
Id., p. 72.
192 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

atteindre l’universalité par l’intermédiaire des compétences du specta-


teur. Par cette troisième méta-abduction, ce dernier devient un cocréa-
teur à part entière : l’instauration de cette isotopie supérieure – et la
puissance du spectacle qui en découle – dépendent directement de ses
connaissances historiques.

Objet dramatisé TIERCÉITÉ

DRAMATISATION
VECTORISATION

AUTHENTIQUE
SECONDAIRE

SÉMIOTIQUE
PROCESSUS
symbole

I Interprétant logique final

PROCESSUS SÉMIOTIQUE POSTDRAMATIQUE COMPLET


Mystère PRIMÉITÉ
icône

I Pensée de la « ressem-
blance » (iconique) VECTORISATION PRIMAIRE

PROCESSUS SÉMIOTIQUE DÉGÉNÉRÉ

performance mystérieuse
SECONDÉITÉ

I Dicisigne
indice

(L’énonciation du drame
fait place à la performance.)

moyens scéniques non dramatiques


TIERCÉITÉ

I Rhème
symbole

(traits standard
de l’énonciation drama-
tique, codes en jeu, etc.)

représentations précédentes
du drame shakespearien /
4 premiers actes du Roi Lear
Figure [23] : le processus sémiotique postdramatique complet
associé à la théorie des vecteurs pour Tempest II de Lemi Ponifasio
CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES
Le spectateur postdramatique modèle

L’enjeu de cette seconde partie de l’ouvrage consistait à proposer un


modèle de processus sémiotique qui convienne à l’activité spectatorielle
postdramatique.
L’évaluation des théories du signe théâtral fait apparaître l’impor-
tance de la notion de signe opaque : de nombreux signes postdrama-
tiques ne renvoient pas au monde extérieur par représentation ; les
formes mystérieuses des composantes scénographiques ne valent que
pour elles mêmes.
Le dispositif scénique comprend une série de chocs, lors desquels
l’interprétation est délaissée. L’enjeu consiste à analyser ce choc au
moyen des théories formulées par Charles S. Peirce. Dépourvu de
repères, les codes acquis étant devenus inopérants pour aborder la scène,
le spectateur est invité à la pensée iconique. La théorie peircienne de la
pensée iconique est ici adaptée au théâtre postdramatique.
Lorsqu’il sémiotise, le spectateur ne confère pas un signifié précis
aux signes scéniques ; il dramatise : les signes postdramatiques sont
combinés dans des systèmes signifiants qui prennent la forme
d’isotopies multisensorielles et thématiques, au sein desquelles le sens
demeure flottant et allégorique. Ces isotopies distinguent le processus de
dramatisation de l’interprétation dramatique. La théorie de la dramatisa-
tion invalide par ailleurs l’approche de l’activité spectatorielle en tant
que contemplation : le spectateur finit toujours par dramatiser, même s’il
est confronté à un spectacle qui refuse toute forme de représentation ou
d’intellection. Les dispositifs postdramatiques réclament une approche
intellectuelle.
L’application du modèle du Lector in Fabula d’Umberto Eco au
théâtre postdramatique permet de rendre compte des étapes qui compo-
sent le circuit de la dramatisation. Le modèle élaboré par Eco est sémio-
pragmatique : il aborde le destinataire en tant que compétence, qui
dispose de connaissances encyclopédiques pour activer le sens de
l’œuvre. Le processus sémiotique postdramatique est abordé de façon
pragmatique ; l’intervention des paramètres socioculturels est prise en
compte. La recherche ne s’intéresse pas au sens, invariablement hétéro-
gène, qui découle de la dramatisation, mais plutôt aux processus qui la
194 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

conditionnent. Face à un dispositif scénique composé de signes opaques


et dépourvu d’organisation dramatique, le spectateur crée du sens en
repérant des isotopies. La nature de ces dernières diffère assurément
pour chaque spectateur, en fonction de son encyclopédie. L’ensemble
des spectateurs ne partage pas le sens mais plutôt les modalités qui
conditionnent la création de celui-ci.
La subversion des codes présuppose la maîtrise préalable de celles-ci
par le spectateur : c’est le décalage entre son expérience encyclopédique
et le dispositif postdramatique qui provoque la pensée iconique. Parce
qu’il propose un travail réflexif qui interroge les codes dramatiques, le
théâtre postdramatique entend le spectateur comme une compétence,
capable d’abandonner les codes qu’il maîtrise pour se laisser aller à la
réception iconique.
Même si la recherche se concentre sur les modalités de construction
du sens, et non sur le résultat du processus sémiotique, elle aborde
l’activité spectatorielle du spectateur modèle. Le spectateur est ici
entendu dans sa fonction modèle de « désémiotisation » (réception
iconique) et sémiotisation (dramatisation). Dans la troisième et dernière
partie, l’étude interroge dans quelle mesure l’approche théorique du
spectateur modèle peut être dépassée afin de parvenir à prendre en
compte le spectateur empirique. Pour ce faire, il apparaît que la re-
cherche doit s’orienter vers le point de vue systémique : les spectateurs
sont entendus en tant que membres d’une communauté culturelle, qui
implique le respect d’un certain nombre de règles. Par cette approche, la
recherche a l’ambition de passer de la dimension individuelle du specta-
teur modèle à la dimension collective de l’activité spectatorielle.
La notion de spectateur modèle glisse vers celle de public. Le specta-
teur n’est plus abordé dans l’individualité de ses compétences encyclo-
pédiques mais au niveau des contraintes qu’il partage avec les autres
membres de sa communauté culturelle. Ces contraintes sont activées par
l’institution théâtrale, qui impose un parcours spectaculaire au specta-
teur, dès son entrée dans le théâtre et jusqu’à sa sortie. Le fait théâtral
est ainsi abordé en tant qu’événement, dont l’espace-temps dépasse celui
de la durée du spectacle.
TROISIÈME PARTIE

COMMUNICATION THÉÂTRALE
ET MODÈLES COOPÉRATIFS
CHAPITRE VIII
La réciprocité de la relation théâtrale

La relation théâtrale telle qu’elle est abordée sur la base du modèle


de communication de Jakobson n’implique pas une réponse de la part du
destinataire. Il y a un procès de communication quand un message est
transmis de l’émetteur vers le récepteur. Ubersfeld conçoit la communi-
cation théâtrale ainsi. Pour d’autres théoriciens, la réciprocité est une
condition indispensable à la communication : cette dernière ne se réalise
qu’à la condition que le destinataire réponde au message de l’émetteur.
Il y a longtemps déjà, Georges Mounin s’est intéressé aux types de
réponse du spectateur. Son étude de ceux-ci avait surtout comme objec-
tif d’invalider la notion de communication pour l’objet théâtral.
Mounin se fonde sur l’approche de la représentation théâtrale en tant
que discours, auquel le spectateur répond de manière discursive : il
affirme son adhésion ou non au spectacle en protestant, en soupirant, en
applaudissant, etc. La théorie de Mounin a été élaborée à une époque où
les études théâtrales étaient dominées par les théories linguistiques. Ne
nous attardons pas sur cette période révolue mais intéressons-nous aux
approches qui actualisent la problématique de la relation théâtrale.
Marie-Madeleine Mervant-Roux se dégage de l’approche discursive
présente chez Mounin et propose d’aborder la « réponse » du spectateur
du point de vue de la circulation des émotions : l’action scénique se
reflète sur le visage des spectateurs et s’entend. Cette réponse émotion-
nelle, renvoyée à la scène, provoque des modifications subtiles du jeu de
l’acteur. L’approche de Mervant-Roux concerne les émotions inscrites
dans le texte et le jeu dramatique. Lors d’un spectacle postdramatique, la
confrontation de la présence corporelle du performeur et du dispositif
technologique engendre une circulation des émotions spécifique.

1. Le modèle de la conversation téléphonique


Le modèle de la conversation téléphonique se fonde sur la réversibilité
de la transmission d’informations : l’émetteur transmet une information
au récepteur qui lui répond en émettant à son tour une information. La
198 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

communication constitue un « dialogue égalitaire »1 lors duquel l’infor-


mation circule dans les deux sens.
Si l’on l’applique au fait théâtral, ce type de communication prend la
forme suivante :

INSTANCE SPECTATEUR
SCÉNIQUE

systèmes de communication
(codes linguistiques)

PROCESSUS A

émetteur récepteur

PROCESSUS B

récepteur émetteur

COMMUNICATION
Figure [24] : la réciprocité de la communication appliquée à l’objet théâtral

Mounin2 a recours à cette définition pour aborder la communication


théâtrale : celle-ci requiert la réponse du spectateur pour se réaliser. La
nature de cette réponse empêcherait la communication. Pour le théori-
cien, il ne peut y avoir de communication entre l’instance scénique et le
spectateur car leurs modes d’échanges ne se basent pas sur le même
système de communication. Face à la richesse d’énonciation de la mise
en scène, seuls « l’applaudissement, le sifflet et la tomate » constitue-
raient les moyens de réponse du spectateur.
Cette affirmation caricaturale met en évidence plusieurs présupposés
qui déterminent cette approche de la communication. Premièrement, la
communication est abordée en termes de discours : l’instance scénique
élabore un message, essentiellement porté par les codes linguistiques,
auquel le spectateur répond. Deuxièmement, la communication dépend
de l’intention de communiquer de la part du producteur du message. La
réponse du spectateur doit être volontaire ; il communique son point de

1
Cabin, P., Dortier, J.-F., La Communication : état des savoirs, Auxerre, Science
Humaines éditions, 2005, p. 10.
2
Mounin, G., Introduction à la sémiologie, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
La réciprocité de la relation théâtrale 199

vue. Troisièmement, la communication nécessite le partage de conven-


tions, essentiellement linguistiques : pour qu’il y ait communication, le
destinataire doit faire appel à certains codes pour comprendre le mes-
sage et pouvoir y répondre. Il y a donc communication quand le produc-
teur construit intentionnellement un message, que le destinataire com-
prend, grâce à la maîtrise de codes, et auquel il répond en ayant recours
au même système de communication. L’échange est ici symétrique et
essentiellement linguistique.
La tentative de Mounin d’appliquer ce modèle de la communication
à la représentation théâtrale met en évidence dans quelle mesure son
approche ne prend pas en compte la spécificité de l’objet spectaculaire.
Selon André Helbo, Mounin nie la spécificité de l’écriture théâtrale en
l’assimilant à la littérature. Mounin lui-même assume cette assimilation
lorsqu’il affirme que « […] nous sommes en présence d’une relation à
sens unique, […] qui se sert simplement de l’instrument linguistique
[…], comme toute la littérature. »3
Le problème réside dans l’incompatibilité de deux présupposés aux-
quels Mounin renvoie : il entend le phénomène théâtral à la fois comme
un processus en construction permanente et comme une œuvre figée,
comprenant « un savoir-sens à dispenser. »4 Helbo souligne combien il
devient dès lors impossible de distinguer chez Mounin le texte théâtral
et le texte dramatique (objet littéraire indépendant de la production du
spectacle et qui peut être lu). Pour Helbo, la notion de réversibilité ne
requiert pas l’usage du même système de communication entre émetteur
et récepteur. Le décor communique un système de signes aux specta-
teurs. Le regard de ceux-ci constituerait la réponse.
Il serait regrettable de limiter la question de la réciprocité de la
communication au point de vue restrictif de Mounin, fondé sur la com-
munication linguistique. Mervant-Roux5 propose une approche plus fine
de la réciprocité de la relation théâtrale : par son regard et son écoute, le
spectateur renvoie ses émotions vers la scène. Il répond ainsi à l’action
scénique.

2. Le regard et l’écoute : la réponse du spectateur

2.1. Une relation réciproque fondée sur l’émotion


La présence de l’observateur-spectateur est indispensable pour qu’il
y ait théâtre. Les artistes évoquent fréquemment cette mystérieuse

3
Helbo, A., Les Mots et les gestes, Lille, Presses universitaires de Lille, 1983, p. 89.
4
Id., p. 72.
5
Mervant-Roux, M.-M., op. cit.
200 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

relation qui lie la scène et la salle. Les métaphores de certains artistes


concernant le regard de la salle sont cauchemardesques : les comédiens
de la commedia dell’arte qualifiaient le public de bête noire ; nombreux
sont les acteurs contemporains qui évoquent le public comme un
monstre fait de milliers d’yeux, de bouches et d’oreilles, etc.6 D’autres
artistes insistent sur le caractère magique du rapport entre la scène et la
salle. Le metteur en scène Charles Dullin7 considérait la relation théâ-
trale comme un miracle. Pour l’acteur François Périer, il s’agit presque
de sorcellerie. Mervant-Roux considère par ailleurs le fait de ne pas
photographier les spectateurs comme un accord tacite quant à leur
puissance magique.
Ce n’est pas tant le discours théâtral qui crée la relation entre
l’instance scénique et le spectateur. Le caractère mystérieux de la rela-
tion avec un spectateur qui est là et en même temps n’est pas là, pour
reprendre l’expression de Peter Brook, s’expliquerait par le fait que
l’essence du rapport scène-salle ressort du domaine de l’émotion et de la
sensibilité. La réponse du spectateur à l’action scénique passe par le
corps : les émotions qu’il ressent modifient son regard et son écoute et
se répercutent sur la scène. La relation théâtrale est véritablement réci-
proque : le spectateur agit sur le plateau autant que ce dernier agit sur
lui. Ce premier diagramme récapitule la réciprocité de la relation théâtrale :

instance scénique spectateur

jeu des acteurs émotions intériorisées


dans le regard et l’écoute

respiration du spectacle

Figure [25] : la réciprocité de la relation théâtrale

À l’instar du tableau concernant le modèle de la conversation télépho-


nique, ce schéma comprend une double flèche. Trois différences ma-
jeures distinguent cependant les deux modèles. Premièrement, l’instance
scénique n’émet pas un message à l’intention du spectateur. La commu-

6
Id., p. 124.
7
Dullin, C., Souvenirs et notes de travail d’un acteur, Paris, Librairie théâtrale, 1985,
p. 85.
La réciprocité de la relation théâtrale 201

nication se dégage ici de son caractère informatif et linguistique.


L’instance scénique émet des signes, sans fournir les clés de leur inter-
prétation. Les signes sont abordés ici au niveau de leur capacité à susci-
ter des émotions chez le spectateur.
Deuxièmement, la réponse du spectateur consiste plutôt dans une
conséquence de l’action scénique : il ne décide pas de ses émotions et de
leurs répercussions sur son regard et son écoute ; la réponse corporelle
que le spectateur renvoie est essentiellement involontaire, non intention-
nelle.
Pour différencier le bon et le mauvais public, beaucoup d’artistes dis-
tinguent entre les spectateurs qui laissent libre cours à leur sensibilité et
ceux qui ne lâchent pas prise et se figent. Cette seconde attitude bloque
la relation théâtrale et la respiration du spectacle. La prétendue mau-
vaise qualité d’attention du public scolaire expliquerait pourquoi tant
d’acteurs sont réfractaires à la présence trop importante d’élèves venus
avec leur professeur : leur manque d’intérêt, leur distraction, voire leurs
bavardages sont autant d’obstacles à la relation théâtrale. Ces compor-
tements parasites empêchent la circulation des émotions. Le spectateur
n’est donc pas uniquement coresponsable de la construction du sens
(grâce à ces compétences), mais également de la qualité de la relation
théâtrale, et par conséquent de la représentation toute entière.
La troisième et dernière différence réside dans le caractère infini de
la relation théâtrale. Cette dernière constitue un circuit dynamique : la
réaction émotionnelle des spectateurs agit sur la représentation. À son
tour, le spectacle modifié influence les réactions spectatorielles, qui
modifient le jeu scénique, et ainsi de suite. Cette approche de la relation
théâtrale met en évidence combien le théâtre constitue un art du vivant
par excellence et pourquoi une représentation, faut-il le rappeler, n’est
jamais la même que celle de la veille ou du lendemain.
Pour Mervant-Roux, la puissance d’action de la salle sur le jeu des
acteurs intervient à deux niveaux : les visages s’échangent ; les corps
entrent en résonance.
2.2. Des échanges de visages
2.2.1. Les faces perdues
Les visages sont « la chair de l’émotion. »8 Assis dans le fauteuil, le
corps du spectateur disparaît ; seul le visage demeure et apparaît de face.
L’obscurité de la salle est nécessaire pour la circulation des émotions.
Elle participe à la libération sociale du spectateur : dans le noir, une fois

8
Mervant-Roux, M.-M., op. cit, p. 130.
202 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

que les spectateurs ne communiquent plus entre eux, l’individu perd sa


fonction sociale. Son visage se déshumanise ; les traits de sa personnali-
té se neutralisent pour laisser la place à l’inscription de ses émotions. Le
malaise perceptible quand les lumières restent allumées s’explique par la
difficulté d’effacer sa personnalité sociale pour se laisser aller à ses
émotions. Dans ces conditions, le visage peine à devenir une surface
sensitive. De plus, le visage éclairé des autres spectateurs vient entraver
sa relation avec le spectacle : la masse informe et noire se transforme en
une multitude de visages singuliers qui séparent le spectateur de la
scène.
Pour Mervant-Roux, le spectateur ne regarde pas véritablement
l’acteur, mais plutôt sa « face perdue »9, autrement dit le masque –
matériel ou non, la mimique pouvant être un masque – que l’acteur crée
lorsqu’il joue un personnage fictif. Dans le même sens, l’acteur ne voit
pas le visage du spectateur en tant que tel mais « le reflet de l’action
scénique sur la face spectatrice. »10 L’échange de visages ne passe pas
par une réelle observation des spectateurs par les acteurs. La qualité du
regard et de l’écoute se ressent. Ce ressenti, évoqué métaphoriquement
par les acteurs, influence leur jeu.
L’échange des visages peut être schématisé ainsi :
instance scénique spectateur

jeu des acteurs émotions intériorisées

face perdue : face perdue :


personnage dramatique reflet de l’action scénique

visage construit regard mobile


de l’acteur et transparent

mobilité du corps immobilité du corps

échange des visages

Figure [26] : l’échange des visages

9
Id., p. 135.
10
Id.
La réciprocité de la relation théâtrale 203

Le reflet de l’action scénique sur le visage du spectateur prend la


forme d’une réflexion inversée : le visage construit de l’acteur (le
masque de la fiction) s’oppose au visage mobile et transparent du spec-
tateur. L’immobilisme de ce dernier, limité à l’espace de son siège,
contraste avec la mobilité du corps présent sur le plateau. Tels le Ying et
le Yang, les visages/corps du spectateur et de l’acteur ont besoin l’un de
l’autre pour exister : la force de l’un provient grandement de son rapport
contrasté avec l’autre.
L’échange de visages est ici dramatique : l’acteur apparaît en tant
que personnage ; le visage du spectateur reflète les émotions que
l’action dramatique suscite en lui. Le propos du metteur en scène Max
Reinhardt le confirme : « Le rideau des visages entoure l’acteur d’une
réaction vivante aux émotions qu’il représente. [Nous insistons.] »11 La
relation théâtrale est ici nourrie du contraste entre l’artificialité de
l’illusion scénique et l’authenticité des émotions spectatorielles.
Il importe de se dégager de cette empreinte dramatique lorsque l’on
s’intéresse au théâtre postdramatique. Celui-ci n’a pas pour but de
susciter des émotions par l’intermédiaire d’un personnage fictif. Le
spectateur ne réagit pas aux émotions provenant de la représentation
d’un univers dramatique. Dans ce cas, le reflet inscrit sur le visage du
spectateur n’est pas celui de la face perdue de l’acteur. Lorsque le
metteur en scène exploite le performeur en tant que présence non dra-
matique, il n’y a pas de construction spectaculaire dramatique : la
relation entre le performeur et le spectateur ne se produit pas par
l’intermédiaire d’un personnage de fiction. Lors de telles séquences, ce
n’est pas le reflet des émotions suscitées par l’action dramatique qui est
renvoyée à la scène. Il s’agirait plutôt du reflet de l’émotion provoquée
par l’intensité corporelle déployée par le performeur. Du point de vue de
la théorie de la vectorisation de Pavis, ce sont ici les vecteurs d’intensité
qui sont essentiellement à l’origine de l’émotion.
Jan Fabre exploite particulièrement ce contraste entre l’énergie pro-
venant de la scène et « l’inactivité » physique des spectateurs dans
L’Ange de la mort. Assis par terre, les spectateurs sont au croisement de
deux flux d’énergie : la performance nerveuse d’Ivana Jozic d’un côté,
le corps en mouvement de Forsythe de l’autre.

11
Reinhardt, M., cité dans Mervant-Roux, M.-M., op. cit., p. 141.
204 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Pour ce spectacle, la disposition de la salle prend la forme suivante :

Figure [27] : l’organisation de l’espace


pour L’Ange de la mort de Jan Fabre

Les quatre lignes noires représentent les écrans sur lesquels William
Forsythe apparaît. Le cercle gris correspond à la scène occupée par
Ivana Jozic. Enfin, la ligne courbe qui entoure la scène schématise
l’emplacement des spectateurs, assis par terre. L’impossibilité de bouger
du spectateur contribue à donner toute sa force à la performance de
Jozic :

Photographie [24] : Ivana Jozic dans L’Ange de la mort de Jan


Fabre/Troubleyn © Wonge Bergmann

L’élasticité de son corps contraste avec l’immobilisme du spectateur,


dont la position l’empêche de se mouvoir : seuls quelques centimètres
séparent les spectateurs assis les uns à côté des autres.
La réciprocité de la relation théâtrale 205

Parce qu’ils radicalisent le contraste entre la scène et la salle, les


spectacles comme L’Ange de la mort mettent en évidence combien la
scène ne peut être comprise sans tenir compte de la salle, et inversement.
Dans de telles créations, la face perdue du spectateur ne reflète pas les
effets d’une action dramatique. C’est l’intensité physique du jeu qui se
reflète sur le visage du spectateur, contraint à une position inconfortable
qui empêche tout mouvement.
2.2.2. Échange de regards et inattention sélective
postdramatique
Lors d’une représentation théâtrale, le spectateur n’est pas en mesure
de saisir tous les signes. Les procédés dramatiques de focalisation
guident le spectateur vers les éléments importants pour la compréhen-
sion du drame ; il est ainsi invité à ne pas s’égarer hors de l’action
dramatique. Un faisceau de lumière en direction du comédien qui parle
constitue une technique de focalisation parmi d’autres. Selon Patrice
Pavis, ces techniques font partie de l’encyclopédie du spectateur. Marco
De Marinis12 s’est penché sur les stratégies que l’instance scénique met
en place pour guider l’attention du spectateur. Devant la multiplicité de
systèmes de signes, les stratégies d’attention doivent faire en sorte
d’attirer le spectateur vers certains éléments mais veillent également à ce
que celui-ci ne s’attarde pas sur des éléments considérés comme secon-
daires. Les stratégies d’attention sont destinées à aider le spectateur à
« suivre le fil narratif » de la performance, à ne pas s’égarer dans des
éléments narratifs secondaires. La création postdramatique comprend
rarement un tel guidage : tous les signes ont fréquemment la même
importance ; la profusion scénique oblige le spectateur à sélectionner
une partie des signes sans être guidé par des repères dramatiques.
Richard Schechner13 distingue deux rythmes de réception : l’attention
focalisée et l’inattention sélective. Il souligne l’intérêt de l’inattention
sélective : lorsque le spectateur n’est pas concentré, il remarque les
« schémas d’ensemble » dont il n’aurait pas été conscient autrement. Les
événements scéniques se produisant en arrière-plan sont davantage
perçus. Ce « balayage inconscient » du plateau caractériserait particuliè-
rement la réception de performances de Nô. Dans un état entre la veille
et le sommeil, les japonais se laissent porter par les rythmes oniriques du
spectacle. La création postdramatique appelle par moments l’inattention
sélective. Le dispositif non hiérarchisé invite le spectateur à choisir des
signes sans être influencé par des focalisations dramatiques. Toutes les
composantes scéniques ont alors le même poids. La création d’isotopies

12
De Marinis, M., op. cit.
13
Schechner, R., op. cit., p. 241-266.
206 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

multisensorielles ou thématiques favorise la perception des schémas


d’ensemble : portant sur des grandes parts du spectacle, voire sa totalité,
ces isotopies ne requièrent pas la concentration totale du spectateur. Ce
dernier peut laisser flotter son attention et se laisser porter par le rythme
non dramatique de la création scénique. Le dispositif non hiérarchisé de
End de Kris Verdonck favorise l’inattention sélective. De tels dispositifs
n’empêchent pas une certaine focalisation. Dans Le Roi Lear par Jan
Lauwers, la confrontation d’un rythme rapide et d’un rythme lent invite
le spectateur à focaliser son attention sur le solo dansé de Cordelia. Dans
Menske de Wim Vandekeybus, l’ascension de l’échelle se détache de
l’organisation chaotique des autres signes scéniques.
L’inattention sélective met-elle en danger la relation théâtrale ? Dans
quelle mesure le reflet de l’action scénique sur la face perdue du specta-
teur se produit-il, si ce dernier perçoit le plateau avec une inattention
sélective ? Pour que ce reflet soit renvoyé vers la scène et influence
l’action scénique, ne doit-il pas être relativement homogène parmi les
spectateurs ? Ces derniers ne peuvent agir individuellement : c’est la
convergence de dizaines/centaines de reflets qui leur donne leur pouvoir
de modifier le jeu des acteurs. Le reflet est puissant s’il est collectif.
L’inattention sélective contrasterait avec la convergence des reflets
et la qualité d’attention a priori nécessaires à la relation théâtrale. Il
apparaîtrait cependant que ce type d’attention ne met pas à mal la rela-
tion théâtrale : les instants lors desquels la concentration du spectateur
est relâchée alterneraient avec des moments de grande concentration. La
qualité de celle-ci est d’autant plus grande qu’elle n’est pas tout le temps
extrêmement sollicitée. Les variations d’intensité de la concentration
n’empêcheraient pas la relation théâtrale. Au contraire, le spectacle
respirerait précisément grâce à ces fluctuations.
Si l’inattention sélective postdramatique ne met pas en péril la rela-
tion scène/salle, le recours aux technologies pourrait par contre paraître
plus problématique.
2.2.3. La circulation des émotions et la technologie
postdramatique
L’acteur joue un rôle crucial dans la respiration de la salle et
l’échange des regards : c’est par son jeu qu’il peut moduler la représen-
tation, en fonction du reflet renvoyé par les spectateurs. Sans les fines
adaptations du jeu de l’acteur, la relation théâtrale se bloque. Il est
nécessaire d’évaluer dans quelle mesure le dispositif technologique ne
risque pas de créer un rythme artificiel et d’empêcher ainsi la respiration
du spectacle. Pour L’Ange de la mort, Jan Fabre a recours à un dispositif
scénique qui place la technologie en son centre.
La réciprocité de la relation théâtrale 207

Photographie [25] : L’Ange de la mort de Jan Fabre/Troubleyn


© Wonge Bergmann

L’action scénique est rythmée par la confrontation du corps de la


performeuse avec celui, virtuel, de Forsythe. La partie technologique du
spectacle est importante : le corps de Jozic paraît constituer un petit
contrepoint face aux quatre écrans géants sur lesquels Forsythe apparaît.
Le dispositif technologique semble laisser peu de place au corps de la
performeuse. L’inverse se produit pourtant : face à un partenaire virtuel,
le corps de Jozic n’en parait que plus vivant. L’énergie qu’elle déploie
contraste avec la virtualité de l’écran. Son corps s’affirme en tant que
matière vivante, qui envoie une charge énergétique aux spectateurs à
laquelle le corps virtuel de Forsythe ne peut prétendre. Malgré
l’omniprésence d’un partenaire géant, qui l’entoure de tous côtés, c’est
le corps de Jozic qui est au centre de la circulation des émotions entre la
scène et la salle.
Pour Jan Lauwers, la création scénique se présente comme une
œuvre totale, au sens qu’elle active plusieurs sources d’énergie en même
temps. Artiste provenant des arts visuels, Jan Lauwers s’inspire du
concept d’élargissement de Joseph Beuys. Ce sculpteur allemand avait
pour ambition d’élargir la conception de la sculpture, en sollicitant, de
manière muette par les formes et les matières, plusieurs niveaux de
perception : ses installations, Plight en particulier, sollicitent la vue mais
également l’ouïe, le toucher, la sensation de chaleur. Les formes et
matières (humaines, animales, végétales et minérales) sont à la source de
plusieurs énergies que le visiteur ressent par l’intermédiaire de ses
sensations. Dans ses spectacles, Jan Lauwers a l’ambition de créer des
séquences au sein desquelles plusieurs sources d’énergie sont activées.
208 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Au spectateur de choisir celle qu’il privilégie : dans La Chambre


d’Isabella, il peut fermer les yeux et écouter la musique, observer les
objets ethnographiques, se laisser porter par le rythme des mouvements
dansés ou par l’énonciation du texte. Le spectateur crée son propre
spectacle, en fonction des énergies auxquelles il est le plus sensible. Les
moyens techniques ne mettent pas en péril la relation scène/salle. Cette
relation n’est plus bipolaire : l’acteur, le spectateur, mais également le
dispositif scénique entrent en dialogue et libèrent leurs énergies respec-
tives. Le reflet sur la face perdue du spectateur correspond à sa réaction
émotionnelle face à cette profusion d’énergies diverses.
2.3. Des sons qui résonnent
2.3.1. La modification de l’acoustique
L’activité spectatorielle s’entend. Mervant-Roux14 regrette la prédo-
minance du visuel, qui a longtemps caractérisé les études théâtrales.
Pour la chercheuse, la dimension auditive de la relation théâtrale se
construit elle aussi dans la réciprocité : l’action scénique résonne dans la
salle. Cette résonance, qui dépend de la qualité d’attention des specta-
teurs, est renvoyée à la scène. Le public agit comme une caisse de
résonance. L’activité spectatorielle influence ainsi l’action des comé-
diens par le regard et l’écoute.
Tout son est influencé par l’espace dans lequel il est émis.
L’acoustique dépend de trois paramètres : de l’architecture de la salle,
de l’absorption du son par les corps des spectateurs et de la qualité de
leur écoute. L’acoustique des représentations du Bazar du homard de
Jan Lauwers aux Halles de Schaerbeek et au Kaaitheater était totalement
différente. La salle principale des Halles est froide : l’espace est gigan-
tesque, les sièges sont en plastique, les murs principalement en acier et
en verre. Les spectateurs étaient peu nombreux. Tous ces éléments ont
contribué à une acoustique de mauvaise qualité. Ni l’architecture ni le
nombre limité de spectateurs n’absorbait le son et ne faisait résonner le
spectacle. La relation théâtrale en a souffert. À l’inverse, la salle du
Kaaitheater était comble. L’attention des spectateurs, qui ont plébiscité
le spectacle, et l’architecture de la salle (sièges recouverts de tissus,
tapis, absence de fenêtres, etc.), ont permis une bien meilleure propaga-
tion du son. La qualité de la relation théâtrale peut notamment
s’expliquer ainsi.
Cet exemple contrasté souligne dans quelle mesure la dimension
acoustique de la relation théâtrale dépend à la fois de l’organisation de
l’espace et de la qualité de l’attention. Le spectateur est un instrument

14
Mervant-Roux, M.-M., op. cit., p. 151.
La réciprocité de la relation théâtrale 209

actif dans la propagation du son : ses émotions résonnent dans la salle


autant que les sons vibrent sur son corps. Le schéma suivant, qui com-
prend le regard et l’écoute, récapitule les paramètres de la relation
théâtrale :

instance scénique spectateur

jeu des acteurs émotions intériorisées

face perdue : face perdue :


personnage dramatique reflet de l’action scénique

visage construit de l’acteur regard mobile et transparent

mobilité du corps immobilité du corps

Sons émis par l’instance Résonance du son sur le corps


scénique du spectateur

Résonance des émotions


renvoyée vers la scène

La relation théâtrale : échange des visages et résonance des émotions

Figure [28] : le circuit de la relation théâtrale

2.3.2. Le dispositif sonore de la création postdramatique


La création postdramatique interroge fréquemment les possibilités
scéniques d’exploitation du son. Il devient une composante scénique à
part entière. À l’inverse, le son est considéré comme résiduel pour l’art
dramatique : peu de représentations l’exploitent dans son autonomie par
rapport au drame. D’après Erika Fichter-Lichte15, le son n’est en rien
indispensable à la représentation du drame. Si l’espace visuel de la scène
est clairement identifiable, l’espace acoustique ne l’est pas : le son ne

15
Fischer-Lichte, E., The Semiotics of Theater, Bloomington, Indiana University Press,
1992.
210 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

s’arrête pas aux bords du plateau. Par le son, l’espace scénique peut
s’étendre à la salle et résonner jusqu’à la dernière rangée de sièges.
La création postdramatique manipule la perception de l’espace so-
nore du spectateur. Les divers procédés exploités modifient la relation
théâtrale. Dans la première série d’exemples présentés ci-dessous, le
cadre scénique est déconstruit par l’espace sonore. Dans le second
exemple, l’espace de l’action et des spectateurs s’entremêlent. Ceci
modifie les possibilités de résonance du son.
2.3.2.1. Le principe de synchrèse :
déconstruction du cadre scénique
De nombreux spectacles postdramatiques exploitent le principe de
« synchrèse », étudié par Michel Chion16 : le son s’intensifie progressi-
vement et ouvre ainsi l’espace de jeu. Ce dernier se propage vers la
salle. Inversement, l’espace scénique rétrécit lorsque l’intensité sonore
diminue. Wim Vandekeybus exploite particulièrement ce procédé dans
Menske : lors de certaines séquences, la musique de Daan est diffusée à
grand volume. La diffusion du son au moyen de baffles implique que la
scène n’apparaît plus comme la source du son. Ces scènes contrastent
avec les autres, plus calmes et sans musique. L’alternance entre ces deux
types de séquences rend l’espace sonore élastique : lorsque le volume
est élevé, l’espace scénique s’étend et englobe l’espace des spectateurs.
Ces derniers franchissent le cadre scénique : du point de vue sonore, il
n’y a plus de distinction entre l’espace de l’action et l’espace des specta-
teurs. À l’inverse, ces derniers sont rejetés du cadre scénique lorsque
l’intensité sonore diminue.
Le principe de synchrèse ne se limite pas à l’exploitation de mu-
siques. Il peut également se produire lorsque les performeurs crient le
texte et que leurs sons sont amplifiés. Comme dans Le Roi Lear de Jan
Lauwers, l’intensité de leur performance fait glisser l’espace de l’action
vers la salle.
La confrontation du public à un espace sonore élastique caractérise
les trois derniers spectacles de Jan Lauwers (La Chambre d’Isabella, Le
Bazar du homard et La Maison des cerfs). Dans chacun d’entre eux, des
séquences musicales entrecoupent le jeu des performeurs. Le détache-
ment qui caractérise le jeu des acteurs contraste avec la diffusion musi-
cale du son amplifié : leur jeu détaché n’est pas énergique ; les signes
linguistiques sont généralement énoncés sans apparente conviction ni
relief. L’action scénique ne semble concerner personne, pas même les
performeurs. Dans de telles séquences, l’espace de l’action est limité au
plateau. À l’inverse, l’intensité sonore des parties musicales fait débor-

16
Chion, M., in, Mervant-Roux, M.-M., op. cit., p. 154.
La réciprocité de la relation théâtrale 211

der l’espace scénique jusqu’au fond de la salle. Le son englobe autant


les performeurs que les spectateurs.
La fonction de résonance du spectateur était fortement palpable lors
de la représentation de Jaz de Koffi Kwahulé mis en scène par Denis
Mpunga. Les séquences monologiques s’alternaient avec des solos de
contrebasse. Les vibrations typiques de cet instrument frappaient de
plein fouet le corps des spectateurs. Ce phénomène vibratoire contrastait
avec l’énonciation feutrée du texte. Dans de tels cas, le spectateur
devient un instrument à part entière, sur lequel vibrent les ondes de la
musique. Tel un boomerang, la vibration jazz dilate l’espace scénique
jusqu’à la salle ; celui-ci se contracte quand la musique s’arrête.
2.3.2.2. Le spectateur au centre de l’espace visuel et sonore
Lors des spectacles mentionnés précédemment, le dispositif est bi-
naire : les spectateurs font face à la scène. L’exploitation des sons
amplifiés brise ce rapport frontal : l’action scénique se propage dans
toutes les directions. L’espace devient sphérique par sa dimension
sonore. Dans L’Ange de la mort, Jan Fabre radicalise l’approche de
l’espace de l’action. La fonction de résonance des spectateurs en est
modifiée. Le dispositif scénique contrarie les habitudes de perception du
spectateur à trois niveaux. Assis au milieu de l’espace scénique, il ne
jouit pas d’une vision frontale. Sa perception est segmentée ; il est
contraint de se tourner pour changer l’orientation de son regard.
L’inconfort de sa position perturbe son activité de spectateur. Cette
disposition influence également la propagation du son. Le spectateur est
assis au centre de l’action scénique et est entouré de six sources so-
nores : la performance de Jozic, les quatre vidéos montrant Forsythe et
les solos intermittents du saxophoniste, qui se déplace.
Jan Fabre explose ici le cadre scénique. Le dispositif sonore n’étend
pas l’espace de l’action vers les spectateurs ; ceux-ci sont totalement
intégrés à cet espace. L’instance scénique et le spectateur partagent le
même champ acoustique pendant toute la durée du spectacle. Dans les
spectacles de Jan Lauwers, cette communion acoustique se produit
uniquement lorsque le son est amplifié.
2.4. Quand le spectateur assiste la représentation
En abordant la relation théâtrale du point de vue sensoriel (circula-
tion des émotions par la vision et l’audition) plutôt qu’au niveau de la
construction du sens, cette approche permet de se dégager de
l’opposition production/réception, actif/passif et de la conception de la
relation théâtrale comme un procès de communication. La fonction des
spectateurs est aussi importante que celle de l’instance scénique pour
que la relation théâtrale puisse avoir lieu. Ensemble, par le reflet de leurs
212 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

émotions sur leur face perdue et la qualité auditive de leur attention, les
spectateurs assistent la représentation. Lorsque la relation théâtrale est
de bonne qualité, le public se transforme véritablement en assistance, au
sens strict du mot.
Peter Brook s’est fortement intéressé à la relation théâtrale ; cette
thématique apparaît dans la plupart de ses écrits. Pour le metteur en
scène, le spectateur participe activement à la représentation par sa
« présence éveillée. »17 La qualité de son regard est d’une importance
capitale ; il aide véritablement le jeu scénique. Brook souligne la subtili-
té de la participation du spectateur : ce dernier n’a pas besoin
d’intervenir physiquement pour participer (Georges Mounin s’était
limité à cet aspect). Le pouvoir de son regard est tel qu’il suffit pour
influencer l’action scénique.
Brook est conscient de l’importance de la relation théâtrale pour que
la magie du théâtre, art du vivant, s’opère. Si le public regarde passive-
ment le spectacle, l’acteur ne parviendra qu’à créer une répétition des
répétitions. Le théâtre ne peut être vivant qu’à la condition que le spec-
tateur le soit aussi. Le spectateur vivant assiste la représentation : « c’est
grâce à cette “assistance” – l’assistance des regards, des désirs, du
plaisir et de la concentration – que la répétition devient représenta-
tion. »18
Lorsque la répétition se transforme en représentation, l’opposition
binaire entre la scène et la salle s’efface. La relation théâtrale implique
toutes les personnes présentes, tant les acteurs que les spectateurs.
2.5. Vers l’abandon des pôles actif et passif
La qualité de l’écoute et du regard spectatoriels est renvoyée vers la
scène et influence le déroulement de la représentation. Si l’immobilisme
du spectateur le fait paraître passif, l’analyse de sa fonction de résonance
prouve le contraire. La scène ne peut exister sans le spectateur. Sinon,
elle se limite à une énième répétition. Pour que le théâtre soit vivant, il
requiert l’assistance des spectateurs.
Cette théorie de la relation théâtrale va à l’encontre de la théorie qui
aborde le rapport scène-salle comme le rapport entre un pôle actif et un
pôle passif. Le spectateur répond émotionnellement à l’instance scé-
nique, autant que celle-ci lui répond à son tour et modifie le cours de la
représentation. Loin d’un procès de communication construit par ques-
tions/réponses, la relation théâtrale prend plutôt la forme d’une boucle

17
Brook, P., Le Diable c’est l’ennui, Arles, Actes Sud Papiers, 1991.
18
Brook, P., L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 2001, p. 180.
La réciprocité de la relation théâtrale 213

dynamique, d’un mouvement qui dure le temps du spectacle et fait de ce


dernier un art bien vivant.
2.6. Du spectateur vers le public
La relation théâtrale se crée collectivement : la qualité du regard et
de l’écoute ne peut être renvoyée vers la scène qu’à la condition que le
groupe des spectateurs fournissent cette qualité d’attention. Les specta-
teurs perturbateurs, peu attentifs, doivent demeurer des exceptions. La
relation théâtrale est fragile : il peut suffire d’un spectateur peu concerné
pour empêcher la relation théâtrale. Un rire isolé lors des monologues
tragiques de Richard III paralyse la relation.
La fonction de reflet et de résonance du spectateur est ici étudiée en
tant que phénomène collectif : le spectateur devient un membre du
public, de l’assistance. C’est l’ensemble des spectateurs qui remplissent,
collectivement, cette fonction.
Le spectateur remplit des fonctions à la fois individuelles et collec-
tives. Il a recours à ses connaissances encyclopédiques individuelles
pour conférer du sens au spectacle en y identifiant des isotopies multi-
sensorielles et/ou thématiques.
Le caractère collectif de l’événement théâtral ne se limite pas à la
respiration du spectacle par l’intermédiaire de la circulation des émo-
tions. L’énonciation elle-même peut être abordée comme un mécanisme
collectif : le spectateur, en tant que membre d’une communauté cultu-
relle, partage un certain nombre de contraintes avec les autres membres,
dont fait partie l’instance scénique. Ces contraintes communes pèsent
sur l’énonciation spectaculaire. Plutôt qu’un procès de communication
du producteur vers le récepteur, la communication théâtrale est alors
entendue en tant que système.
CHAPITRE IX
Approche systémique
de la communication théâtrale

L’approche de la communication théâtrale par transmission est inva-


lidée depuis longtemps : le spectateur sélectionne certains signes et les
combine dans des systèmes signifiants, en fonction de son encyclopédie.
Les modèles tels que celui de Jakobson, adapté à l’énonciation théâtrale
par Anne Ubersfeld notamment, ne permettent pas de prendre suffisam-
ment en compte le rôle actif du spectateur dans l’élaboration de son
texte spectaculaire.
Certains chercheurs, comme Liviu Dospinescu, ont tenté d’intégrer
la construction du sens par le spectateur dans le modèle de transmission.
André Helbo se dégage totalement de l’héritage linguistique et des
modèles de transmission pour étudier l’énonciation théâtrale comme un
phénomène collectif : le spectateur et l’instance scénique créent tous
deux leur propre texte spectaculaire. La scène ne transmet plus un
message artistique, pour reprendre l’expression d’Ubersfeld, à la salle.
L’étude de la communication théâtrale glisse de la problématique de la
transmission vers celle des contraintes partagées, qui pèsent sur l’élabo-
ration des textes spectaculaires.
L’approche systémique de la communication aborde l’individu en
tant que construction sociale, qui obéit à certaines règles afin de respec-
ter la face de chaque participant et de garantir ainsi le bon déroulement
de l’interaction. Ces théories portent sur les interactions en face à face
mais peuvent néanmoins être transposées à l’expérience spectaculaire et
ainsi affiner l’étude de la communication théâtrale en tant que matrice
culturelle, qui subsume les participants individuels. Cette matrice com-
prend des règles qui précèdent la situation. Celles-ci structurent le
comportement des participants. Ces derniers s’engagent à respecter ces
règles en signant un contrat implicite. Enfin, cet engagement collectif
prend la forme d’une coopération. Solidaires, les participants à l’inter-
action constituent une équipe.
Loin de l’approche par transmission d’un message de l’émetteur vers
le récepteur, les théories systémiques approfondissent la question du
cadre, entendu comme un ensemble de contraintes qui pèsent sur la
communication théâtrale. André Helbo propose un modèle du système
216 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

de contraintes qui pèsent sur l’événement spectaculaire. Le parcours


spectaculaire que le spectateur effectue, dès son entrée dans le lieu
théâtral, conditionne son approche du spectacle. Certaines conventions
sont activées par ce parcours.
Le spectateur a recours à plusieurs cadres pour structurer sa récep-
tion. Tout spectacle théâtral active les cadres spectaculaires et théâtraux.
Lors de la représentation d’un drame, l’ensemble des conventions
dramatiques constitue une seconde couche de cadre. La subversion de
ces codes par le dispositif postdramatique oblige le spectateur à aban-
donner ce cadrage, devenu inopérant. Le troisième cadrage que requiert
le théâtre postdramatique fait apparaître les spectateurs comme un non-
public, selon l’expression de Jean-Pierre Esquenazi, dans la mesure où
ils ne partagent pas un discours légitimé, qui cadre l’approche de ce
langage théâtral.

1. Le processus d’auto-énonciation
L’évaluation de l’application du modèle de Jakobson à l’objet théâ-
tral a depuis longtemps mis en évidence en quoi la distinction entre
l’émetteur et le récepteur pose problème. Le spectateur élabore des
systèmes signifiants en sélectionnant et en combinant certains signes
scéniques. Dans le cas d’un spectacle postdramatique, il jouit d’une
liberté accrue dans la mesure où l’organisation des signes n’est pas au
service de l’univers dramatique. Les systèmes de signes sont indépen-
dants les uns des autres et sont combinés sans converger vers le drame.
De plus, de nombreux signes postdramatiques possèdent un haut degré
d’opacité, qui les éloigne encore davantage d’une transmission transpa-
rente.
Liviu Dospinescu1 propose une théorie qui comprend encore
l’opposition entre l’émission et la réception. La co-construction du sens
par le spectateur est cependant intégrée au modèle, au moyen du concept
d’auto-énonciation.

1
Dospinescu, L., Attitudes de recherche en phénoménologie de la réception théâtrale
ou comment une « tourbière » fait figure de réduction phénoménologique »,
www.recherche-qualitative.qc.ca/Num%8Ero%2025/Liviu%20Dospinescu%202.pdf,
téléchargé le 14 décembre 2008
Approche systémique de la communication théâtrale 217

Dospinescu schématise ses hypothèses de la façon suivante :

Figure [29] : le processus d’auto-énonciation

Pour Dospinescu, l’activité spectatorielle renvoie à deux processus


de construction du sens, en fonction de la nature du signe : la significa-
tion du signe « plein » est transmise de l’énonciateur vers l’énonciataire,
tandis que le signe « vide » implique un processus d’auto-énonciation.
1.1. Espace vide et objet sémiotique « plein »
Dospinescu se réfère à la notion d’espace vide formulée par Peter
Brook pour distinguer les signes vides et les signes pleins. Le chercheur
entend l’espace vide brookien comme un espace minimaliste, épuré,
vide d’accessoires et de décor. L’espace vide de Brook est effectivement
un espace dépouillé et rempli par la performance de l’acteur.
Il paraît possible d’ouvrir la notion d’espace vide : l’espace n’est pas
forcément physiquement vide mais il l’est du point de vue dramatique.
Le terme « décor » est lui-même lourd de sens : dans son dictionnaire du
théâtre, Pavis le définit comme « ce qui, sur la scène, figure le cadre de
l’action par des moyens picturaux, plastiques, architecturaux, etc. »2 Le
décor sert l’action dramatique. Le plateau postdramatique ne contient
pas de « décor » et peut être considéré comme un espace vide : la scène
peut être remplie de nombreux objets mais ils n’empêchent pas l’espace
d’être dramatiquement vide. Les sculptures abstraites qui composent
l’espace scénique du Bazar du homard de Jan Lauwers n’ont aucun
rapport avec le drame (voir photographie [23], chapitre VI).

2
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, p. 79.
218 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

L’espace scénique peut être à la fois physiquement rempli et vide.


Paradoxalement, malgré la profusion scénique qui caractérise de
nombreux spectacles, le théâtre postdramatique peut souvent être consi-
déré comme un art de l’absence : absence de référence extrascénique ou
vide dramatique qui entraîne la perception du spectateur vers la pensée
iconique.
L’approche de l’espace vide par Dospinescu ne se limite pas aux
éléments scénographiques. Pour le chercheur, tout signe scénique peut
être vide : un signe linguistique, un objet, un geste, etc. Pour Dospines-
cu, l’émetteur de ces signes ne leur confère pas un signifié. Ce dernier
est laissé à l’initiative du spectateur. Le signe vide correspond ici au
signe opaque, au « non langage » selon le mot de Fontanille. D’après
Dospinescu, c’est lorsque le signe est vide que se produit l’auto-
énonciation réflexive, qui implique la co-construction de la significa-
tion.
1.2. Construction et co-construction de la signification
Dospinescu identifie deux modes de construction de la signification.
Lorsque l’objet sémiotique est « plein », autrement dit dramatique,
l’émetteur produit la signification à l’intention du récepteur. Par contre,
lorsque le signe est vide, le sens serait produit conjointement par
l’émetteur et le récepteur. Il n’y a alors plus de transmission du sens de
l’émetteur vers le récepteur.
Il est curieux que Dospinescu évoque une co-construction de la si-
gnification car cette notion s’oppose à son concept d’auto-énonciation
réflexive. Le chercheur insiste sur le caractère réflexif du processus : le
spectateur crée lui-même du sens, pour lui-même. Dans son schéma, la
co-construction de la signification ne se produit qu’au niveau du specta-
teur ; il ne s’agit pas d’un processus collectif. Il paraît étrange de nom-
mer cette sémiotisation en tant que co-construction et nécessaire de
préciser en quoi elle relève d’une collaboration.
Les hypothèses de Dospinescu concernent l’art dramatique. L’espace
vide n’y constitue qu’une partie limitée du dispositif théâtral ; l’essentiel
de la représentation est composé de signes pleins, au service du drame.
Ce modèle est encore trop dominé par les théories qui entendent la
communication théâtrale comme un processus de transmission. Même
lorsqu’il s’agit de signes dramatiques, le spectateur remplit un rôle actif
dans la construction du sens.
Le modèle de Dospinescu doit être abordé comme une tentative de
concilier l’approche jakobsonienne de la communication théâtrale et le
rôle actif du spectateur dans la construction du sens. L’hypothèse de
deux modes de construction de la signification paraît cependant infon-
Approche systémique de la communication théâtrale 219

dée : les organisations scéniques dramatique et postdramatique impli-


quent toutes deux la participation active du spectateur dans la création
du sens. L’approche de la communication théâtrale au moyen des pôles
d’émission et de réception doit être abandonnée. Les tentatives de
concilier la transmission et la création du sens par le spectateur donnent
lieu à des modèles insatisfaisants. Le rôle actif du spectateur dans la
création du sens, face à des signes « vides » ou « pleins » ne peut être
abordé que dans un modèle qui se dégage des notions de production et
de réception.
Loin d’un procès de transmission, la communication théâtrale doit
être abordée du point de vue systémique : l’ensemble des contraintes
partagées par les spectateurs constitue un système qui dépasse le niveau
individuel et permet une relative homogénéité du sens.

2. L’énonciation collective
Plusieurs recherches (De Marinis, Eco, Helbo) ont démontré que le
destinataire n’est pas seulement confronté à un système de signes qui lui
est proposé ; il crée véritablement son propre système signifiant sur la
base des signes émis par l’instance productrice. Pour André Helbo, une
caractéristique majeure du phénomène théâtral, art du vivant, consiste
dans « l’invention et la genèse à la fois collective et provisoire du
sens. »3 La construction du sens implique désormais tous les participants
au phénomène théâtral, regroupés au sein de la notion de collectif
d’énonciation. La linéarité de l’échange a fait place à un « polysys-
tème. »4 Chaque participant n’est plus cantonné à un rôle précis de
producteur ou de récepteur. L’opposition classique entre l’émetteur et le
récepteur se dissipe au profit d’une logique syncrétique. À la notion de
linéarité du processus sémiotique – du producteur vers le spectateur –,
Helbo substitue l’hypothèse d’une double production de systèmes
signifiants : l’instance scénique et le spectateur produisent tous deux
leurs propres « textes spectaculaires ». L’usage de cette notion diffère
quelque peu de celui qu’en fait Pavis.5 Ce dernier aborde la notion de
texte spectaculaire uniquement du point de vue de l’instance scénique :
il consiste dans la combinaison de tous les systèmes signifiants, organi-
sés par la mise en scène. Helbo étend cette notion à l’activité spectato-
rielle : le spectateur détruit le montage proposé par la mise en scène
pour créer son propre montage, et ainsi ses propres systèmes signifiants.

3
Helbo, A., Le théâtre : texte ou spectacle vivant ?, Paris, Klincksieck, 2007, p. 51.
4
Id., p. 65.
5
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 357.
220 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

destinateur T.S. T vs T.S. T’ destinataire


instance scénique spectateur

contraintes partagées

Figure [30] : la double énonciation

Simultanément, l’instance scénique et le spectateur élaborent leurs


systèmes signifiants qui composent respectivement les textes spectacu-
laires T et T’. Ceux-ci ne sont pas contraints de se rejoindre ;
l’autonomie de réception du spectateur est assumée.
La théorie de la vectorisation formulée par Pavis est complémentaire
au modèle de Helbo (voir chapitre VII). Elle met en évidence la copré-
sence d’activités cognitives et sensorielles. Lors de la production des
signes du spectacle, l’instance scénique met sur pied deux types de
parcours qui se combinent : des parcours de stimulation sensorielle et
des parcours de sens. Tous correspondent à des promenades structurées
à l’intérieur de la représentation. Libre au spectateur de créer ses propres
chemins. Selon qu’ils soient au service de la performance ou de la
fiction, Pavis nomme ces parcours respectivement vecteurs d’intensité et
vecteurs de signification.
Cette distinction est particulièrement pertinente dans le cas de créa-
tions postdramatiques car elle permet de prendre en compte la perfor-
mance en tant que telle, autonome par rapport au contenu dramatique.
Le texte spectaculaire se construit grâce aux parcours de sens et
d’intensité. La combinaison des deux modèles peut être schématisée
comme suit :
instance scénique spectateur
texte spectaculaire T texte spectaculaire T’
parcours d’intensité et de sens P parcours d’intensité et de sens P’

contraintes partagées

Figure [31] : création du texte spectaculaire


lors des parcours d’intensité et de sens
Approche systémique de la communication théâtrale 221

L’enjeu de la recherche ne porte plus sur les modalités de transmis-


sion d’un message artistique mais sur les contraintes, partagées par
l’instance scénique et le spectateur, qui pèsent sur la création de leur
texte spectaculaire. Cette approche de la communication théâtrale est
proche des théories systémiques : la « nouvelle communication » est
étudiée au niveau du système qui subsume les participants individuels.

3. Un système de contraintes culturelles préexistantes


Les chercheurs en communication (Lohisse, Sfez, Winkin, etc.) op-
posent l’approche systémique et la conception de la communication en
tant qu’acte de transmission. Il serait toutefois abusif de séparer ces
deux champs de recherche de façon manichéenne car elles apparaissent
comme complémentaires : les théories systémiques s’intéressent à la
« matrice » culturelle à laquelle s’intègrent les actes de transmission.
Cette matrice constitue un système qui structure les transmissions et
permet le partage du sens.
Cette hypothèse fait écho aux interrogations de la recherche en sé-
miologie théâtrale : quelles sont les contraintes partagées par l’instance
scénique et le spectateur, qui pèsent sur l’énonciation de leur texte
spectaculaire ? Pour y répondre, il s’agit d’identifier le système, la
matrice culturelle qui conditionne l’énonciation théâtrale.
3.1. Un système de contraintes préexistant
partagé entre les membres d’une culture
Du point de vue systémique, la communication ne se rapporte pas à
la signification d’un message transmis mais aux relations qui s’éta-
blissent entre les personnes en présence. La communication ne repose
plus sur l’action d’un individu mais renvoie à une matrice supérieure, au
système qui le subsume : la culture. L’approche de la communication par
ce champ de recherche est éminemment culturelle : c’est le partage de
règles propres à une culture donnée qui permet la communication.
La communication est considérée comme le « mécanisme média-
teur » entre les individus : pour Winkin6, le partage de codes et de règles
rend prévisibles et régulières les interactions entre les membres d’une
même culture. Communiquer revient à participer à un système commu-
nicatif qui implique des comportements réguliers et prévisibles par les
autres participants.
Cette approche de la communication est structuraliste ; elle implique
que la définition de la situation précède l’interaction entre les partici-

6
Winkin, Y., Anthropologie de la communication, Paris, Seuil, 2001, p. 88.
222 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

pants ; un système de contraintes préexiste. Les participants ne défi-


nissent pas la situation ; ils l’évaluent et agissent en conséquence.
Les cadres constituent l’instrument qui leur permet de juger la situa-
tion, mais non de la définir. Les célèbres théories d’Erving Goffman
concernant les structures stables identifiables au-delà des situations
ponctuelles sont un pilier de ce champ de recherche.
3.2. Le participant en tant que construction sociale
Le point de vue systémique de la communication est collectif : ces
chercheurs étudient les règles qui conditionnent les relations unissant les
membres d’une culture. Ces théories ne sont pas centrées sur le partici-
pant en tant qu’individu. Pour Goffman7, la nature humaine universelle,
pour peu qu’elle existe, n’est pas à chercher au niveau de l’individu
mais au niveau de l’organisation sociale : l’homme consiste dans une
construction essentiellement élaborée à partir des règles imposées de
l’extérieur, afin qu’il puisse interagir avec les autres membres de sa
culture. L’être humain est ici abordé en tant que construction sociale, à
la psychologie dépouillée, dont les comportements sont conditionnés par
une matrice qui le subsume.
Ces théories ne remettent pas en question l’importance de
l’encyclopédie personnelle de chaque participant lors de l’interaction.
L’angle d’approche de la recherche systémique s’intéresse aux « mo-
ments et leurs hommes »8 plutôt qu’aux hommes et leurs moments.
Cette optique est indispensable pour l’étude de la communication théâ-
trale en tant que phénomène collectif : ce sont les contraintes partagées
par l’ensemble des participants qui rendent l’énonciation théâtrale
collective.
3.3. Un rapport égalitaire entre les participants
Les individus participent à la communication. Le rapport entre les
individus est égalitaire : tous sont des participants. Ce point de vue
convient particulièrement pour l’approche de l’expérience théâtrale en
tant que phénomène collectif : tous participent en créant leur propre
texte spectaculaire. Tant le spectateur que l’instance scénique sont des
participants, qui font partie du collectif d’énonciation. Cette notion,
proposée par André Helbo, peut être rapprochée de celle de l’orchestre,
formulée par Gregory Bateson et développée par l’école de Palo Alto.
La métaphore de l’orchestre renvoie à l’absence de chef. L’hypothèse
d’une participation collective se dégage : chaque participant est un

7
Goffman, E., Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 41-42.
8
Id., p. 8.
Approche systémique de la communication théâtrale 223

musicien qui crée sa composition musicale. Au niveau théâtral, chaque


participant à l’énonciation crée son propre texte spectaculaire.
3.4. Le « contrat comportemental »
Les théories goffmanniennes concernent les interactions en face à
face. La réussite des interactions implique un engagement de la part des
participants : ceux-ci s’engagent à respecter certaines règles pour contri-
buer au bon déroulement de l’interaction. L’engagement entraîne la
responsabilité : en s’engageant, chaque participant devient corespon-
sable de l’interaction.
L’engagement prend la forme d’un contrat : quand le participant
s’engage dans une interaction, il signe un contrat implicite par lequel il
est tenu de veiller et de contribuer au succès de l’interaction. Il s’engage
à respecter les règles partagées par sa communauté culturelle : éviter les
sujets de conversations délicats, respecter les temps de parole de chacun,
etc.
Pour Goffman, la facilité relative avec laquelle les participants obéis-
sent au contrat s’explique par le simple fait que son respect est plus
profitable aux participants que la désobéissance. Lors d’une interaction
en face à face, la désobéissance met en péril la face des participants.9
Ces derniers s’engagent donc à contribuer au bon déroulement de
l’interaction en protégeant la face sacrée de chacun. Ce faisant, toutes
les faces sont protégées et chacun des individus y gagne.
La notion de contrat apparaît dans le modèle de Helbo. En franchis-
sant le seuil du lieu théâtral, le spectateur signe implicitement le contrat
spectaculaire, par lequel il s’engage à respecter sa fonction d’observa-
teur silencieux ainsi que l’illusion scénique. Comme lors d’interactions
interpersonnelles, le spectateur qui ne respecte pas ces conventions
risque de perdre la face : s’il intervient dans le déroulement de la repré-
sentation théâtrale, il perturbe la réception des autres spectateurs. Ces
derniers condamnent les comportements perturbateurs et a fortiori ceux
qui en sont à l’origine. Les réactions sont toujours vives lorsque la
sonnerie d’un téléphone portable retentit : en ne l’éteignant pas, son
propriétaire n’a pas respecté son rôle d’observateur silencieux. La gêne
que ressent ce spectateur témoigne de la mise en danger de sa face.

9
Le respect des règles permet aux participants de ne pas perdre la face. La face de
chaque participant serait en effet en jeu lors des interactions. Lors d’une interaction
réussie, l’individu sauve sa face (action d’amour-propre) et protège celle des autres
participants (action de considération). Selon Goffman, la face, personnelle ou des
autres individus, constitue la condition centrale de l’interaction. La face joue un rôle
crucial dans le maintien de l’ordre : sans ordre social, l’individu perd sa valeur. Res-
pecter l’ordre social revient à respecter sa face et celle des autres participants.
224 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

3.5. La notion d’équipe


Un groupe social se constitue lorsque ses membres poursuivent des
intérêts communs. Les membres d’un groupe s’engagent dans une action
concertée. La notion goffmannienne d’équipe est plus restrictive :
l’objectif commun doit être le maintien d’une définition précise de la
situation. Les membres de l’équipe mettent en scène une définition de la
situation ; ils font preuve de « coopération dramaturgique. »10 Les
partenaires d’un couple en conflit peuvent tous deux s’engager à donner
une impression de stabilité et d’accomplissement ; ils mettent en scène
leur prétendu bonheur. La réussite de cette définition de la situation
nécessite l’engagement de tous les participants : les deux partenaires du
couple doivent s’engager et coopérer pour que leur vie conjugale pa-
raisse harmonieuse. Les participants à l’énonciation théâtrale font
également preuve de coopération dramaturgique. Le collectif d’énoncia-
tion peut être considéré comme une équipe. Le silence des spectateurs
fait partie de la définition de l’expérience théâtrale. Tous doivent coopé-
rer pour que cet aspect de la définition ne soit pas transgressé. Il suffit
d’un spectateur perturbateur pour enrayer la définition de la situation.

4. L’approche systémique de l’énonciation théâtrale


Les travaux d’André Helbo sont proches de l’approche systémique
de la communication : pour le théoricien, l’étude des codes théâtraux en
tant que tels doit céder du terrain à l’exploration des processus par
lesquels ces codes sont assemblés. La recherche doit porter sur les
contraintes qui pèsent sur l’énonciation, sur le système qui subsume les
participants. La marque spectaculaire relève de la définition systémique
du cadre : la séparation des regardants et des regardés, l’architecture, les
marques du temps théâtral, etc., sont autant de contraintes qui condi-
tionnent l’énonciation théâtrale. Ces contraintes précèdent la création du
spectacle.
La combinaison de contraintes donne lieu à des cadres, qui struc-
turent l’expérience du spectateur. Ce dernier a recours à plusieurs types
de cadres : tous les spectacles théâtraux renvoient au cadre théâtral, qui
comprend le cadre spectaculaire. Le cadre dramatique régule la récep-
tion lors d’une représentation dramatique. Enfin, la création postdrama-
tique requiert le recours à un troisième cadre, qui remplace le cadre
dramatique. Nous verrons dans quelle mesure ce dernier cadre ne repose
pas sur des conventions figées, contrairement à l’art dramatique.

10
Goffman E., The Presentation of Self in Everyday Life, Londres, Penguin Books,
1990, p. 90 (traduction personnelle de l’anglais).
Approche systémique de la communication théâtrale 225

L’activité spectatorielle non légitimée par un discours dominant fait


apparaître les spectateurs comme un non-public.
4.1. Le parcours spectaculaire
Marco De Marinis11 aborde le cadre théâtral essentiellement au ni-
veau de l’encyclopédie du spectateur. Grâce à sa compétence générale,
ce dernier identifie le premier cadre théâtral. Sa compétence particulière
lui permet ensuite de repérer le genre de la représentation. Chez De
Marinis, le spectateur consiste dans un spectateur modèle qui a recours à
ses connaissances encyclopédiques pour identifier le genre auquel la
représentation appartient. Les théories d’André Helbo concernent le
spectateur empirique, qui partage des contraintes communes avec
l’instance scénique, pesant sur l’élaboration de leurs textes spectacu-
laires respectifs.
Les travaux de Helbo approfondissent la question du contexte qui
conditionne l’énonciation. Celle-ci dépend de l’articulation entre le
contrat, le régime de croyance et le savoir. Le processus de création du
texte spectaculaire par le spectateur est étudié d’un point de vue chrono-
logique : chaque étape du processus de construction est conditionné par
un certain nombre de contraintes, partagées par l’ensemble des partici-
pants à l’énonciation. Le processus de seuillage défini par André Helbo
peut être schématisé comme suit :

Figure [32] : le processus de seuillage

Le spectateur effectue un parcours spectaculaire, qui affirme le


cadre énonciatif, depuis son entrée à l’intérieur du théâtre jusqu’à sa
sortie.

11
De Marinis, M., op. cit., p. 158-188.
226 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

4.1.1. La mise en place de la convention spectaculaire


Lors de la première étape du parcours, la convention spectaculaire
est mise en place : quand il franchit la porte du théâtre, l’individu se
transforme consciemment en spectateur. Cette première étape corres-
pond au premier clivage identifié par Josette Féral (voir chapitre I).
Le dispositif différencie le monde naturel du monde spectaculaire en
mettant explicitement en place des rituels de séparation : le spectateur
passe physiquement d’un espace vers un autre ; le passage de la lumière
à l’obscurité plonge la salle dans le monde du spectacle, etc. Si l’archi-
tecture matérialise explicitement le passage du monde authentique vers
l’univers du spectacle, elle n’est pas indispensable pour autant. La théâ-
tralité d’une représentation s’exhibe par une multitude de dispositifs :
pour indiquer la distinction entre le monde quotidien et l’événement
spectaculaire, la démarcation n’est pas nécessairement matérialisée.
4.1.2. Contrat spectaculaire et contrat théâtral
4.1.2.1. Le contrat spectaculaire
Pour Helbo, le spectateur doit respecter son rôle actantiel d’actant
observateur ainsi que le caractère fictionnel de l’action scénique, qui se
distingue du quotidien. Ce respect prend la forme d’un contrat. La
représentation théâtrale est un art vivant mais fragile : en raison de la
simultanéité de l’émission et de la réception des signes (le spectateur
entend le texte directement, au moment-même où celui-ci est énoncé), le
spectateur peut enrayer à tout instant le déroulement du spectacle s’il ne
respecte pas sa fonction d’observateur silencieux et la fiction spectacu-
laire. Lors des représentations de Bash de Neil Labute, certains specta-
teurs ont répondu à demi-mots aux questions posées par le personnage
dans son monologue. Leur attitude souligne leur hésitation quant au
maintien de leur rôle d’observateur et de la fiction scénique. Dans une
telle situation, la fiction est en danger. La voix faible de ces spectateurs
a permis de ne pas tenir compte de leur intervention et le spectacle a pu
se poursuivre. Cet exemple illustre combien le contrat spectaculaire est
fragile : le spectateur peut se méprendre quant aux frontières séparant le
monde naturel et l’univers scénique, qui impliquent la séparation des
regardants et des regardés. Dans ce cas, le spectateur commet une erreur
de cadre et ne respecte pas le contrat spectaculaire. La réponse du
spectateur au monologue dans Bash est due à une erreur de cadre et au
non-respect des conventions s’y rapportant. Le cadre théâtral est particu-
lièrement fragilisé lors d’expériences de théâtre de l’intime : pour Trois
secondes et demie d’après Serge Valletti, joué en appartement par
Philippe Vauchel, certains spectateurs éprouvaient des difficultés à
Approche systémique de la communication théâtrale 227

aborder le spectacle comme une représentation théâtrale et non comme


un événement social improvisé.
In Nomine, écrit et mis en scène par Antoine Pickels, interroge la
fonction d’observateur du spectateur : brusquement, un spectateur, assis
parmi le public, intervient dans l’action scénique. Un dialogue s’amorce
entre l’acteur et ce spectateur. Cette interruption de l’action déroute les
autres membres de l’assistance car elle transgresse la fonction d’obser-
vateur. Il faudra quelques minutes au public pour réaliser que cette inter-
vention fait partie de la mise en scène.
Art de la subversion par excellence, le théâtre postdramatique mani-
pule parfois l’opposition binaire entre l’espace des acteurs et l’espace
des spectateurs. Nous avons vu que pour L’Ange de la mort de Jan
Jabre, les spectateurs sont assis au milieu du dispositif scénique. Si la
masse corporelle du public participe à la scénographie du spectacle, la
distinction entre les fonctions d’acteur et d’observateur est bel et bien
maintenue. La séparation entre les regardants et les regardés ne requiert
pas une séparation physique entre la salle et la scène. Si la distinction
entre les acteurs et les spectateurs est maintenue quel que soit
l’aménagement de la salle, c’est parce qu’elle dépend essentiellement du
respect de cette convention par le spectateur. Les arts du spectacle
vivant impliquent cette distinction.
Certains spectacles postdramatiques transgressent véritablement le
cadre spectaculaire pour rapprocher l’action scénique d’un événement
réel. Dans White Clouds and Blue Sky Forever, Ko Siu Lan exige un
changement de cadre de la part du spectateur : si ce dernier aborde
l’action scénique comme une simulation fictive et n’intervient pas, le
poisson rouge, en proie à l’asphyxie dans un aquarium qui se vide,
mourra. Les spectateurs ont eu besoin de quelques minutes pour changer
de cadre et venir remplir le bocal avec les bouteilles d’eau disposées
dans la salle. Ko Siu Lan manipule ici les cadres qui régulent l’activité
spectatorielle et oblige l’assistance à adopter un point de vue sur la
scène qui est contraire aux cadres conventionnels. Un tel spectacle invite
le spectateur à transgresser le contrat spectaculaire : les codes sociocul-
turels (ici la protection des animaux) prennent le pas sur la fonction
d’observateur silencieux.
4.1.2.2. Le contrat théâtral
Le respect de la fonction d’observateur du spectateur ainsi que de
l’illusion scénique compose le « contrat spectaculaire. »12 Son nom
implique qu’il s’applique à toutes les formes de spectacle vivant. Lors
d’un spectacle de théâtre, de danse, de cirque, de conte, etc., le specta-

12
Helbo, A., Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ?, Paris, Klincksieck, 2007, p. 69.
228 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

teur demeure l’observateur silencieux. La fiction scénique se produit


également dans tous ces cas : le spectacle se démarque de la réalité
quotidienne ; le dispositif scénique est artificiel.
Un deuxième type de contrat, plus spécifique, doit être pris en
compte. Ce contrat théâtral a des conséquences sur le mode d’adhésion
qui le distinguent du contrat spectaculaire. La fiction scénique est
maintenue quand le spectateur sait que le spectacle est un produit spec-
taculaire, hors de la réalité quotidienne. Le contrat théâtral va plus loin :
non seulement le spectateur doit aborder la scène comme une fiction,
mais il doit faire comme si cette fiction était la réalité et ainsi obéir au
principe de simulation. Ce faire-semblant théâtral n’est pas rencontré
dans les autres formes spectaculaires. Le mode d’adhésion par identifi-
cation et dénégation est propre au dispositif théâtral.
La distinction entre ces deux types de contrat est d’importance pour
la recherche sur le théâtre postdramatique : celui-ci ne manipule que très
rarement le contrat spectaculaire. C’est par exemple le cas lors de la
première séquence d’Inferno de Romeo Castellucci, lors de laquelle le
spectateur est libre de bouger et d’échanger ses impressions avec son
voisin (voir chapitre I). Par contre, ces formes théâtrales malmènent
fréquemment le contrat théâtral. Il manipule ainsi le mode d’adhésion du
spectateur.
4.1.3. Le mode d’adhésion
Le mode d’adhésion par identification et dénégation relève du con-
trat spécifiquement théâtral : le spectateur s’identifie aux personnages
tout en étant conscient que l’action scénique est une illusion. Le théâtre,
lorsqu’il est défini en tant que représentation d’un univers extrascé-
nique, implique un tel cadre théâtral, balançant le spectateur entre
identification et dénégation.
Le spectacle postdramatique joue avec le mode d’adhésion théâtral.
Chez Tadeusz Kantor, les signes ne renvoient pas au monde authentique
mais obéissent à une logique autonome déterminée par le regard dé-
miurgique du metteur en scène. Confronté à un théâtre de la subjectivité
pour lequel la mémoire de Kantor constitue le premier matériau, le
spectateur ne crée pas son texte spectaculaire sur la base de signes
fictionnels relativement transparents. Dans Wielopole, Wielopole, les
signes linguistiques ne sont pas intelligibles pour les spectateurs : le
spectacle est délibérément joué en polonais (sans sur-titrage, etc.). Les
signes linguistiques sont opaques ; c’est la décharge énergétique de
l’énonciation qui est ici source de sens. Le mécanisme de dénégation
joue ici un rôle central : le spectateur doit se débarrasser de la recherche
d’un monde connu pour atteindre le cœur du spectacle. Le contrat
Approche systémique de la communication théâtrale 229

théâtral, porté par l’illusion théâtrale, n’est pas respecté par l’instance
scénique et a fortiori par le spectateur.
Nous avons vu combien le théâtre postdramatique recours à de mul-
tiples procédés pour malmener la construction spectaculaire et donner
l’impression au spectateur d’être en contact direct avec le performeur,
sans l’intermédiaire d’un personnage : autonomisation du langage,
fissuration du personnage dramatique au profit de la figure ou de la
performance physique, exploitation du vécu personnel comme matière
scénique, etc. (voir chapitre II). La construction spectaculaire n’est pas
manipulée par Kantor : le spectateur n’a pas le sentiment d’être en
contact direct avec l’acteur en tant qu’actant réel. Ses acteurs incarnent
des personnages. Ceux-ci, non dramatiques, consistent plutôt dans des
figures.
En manipulant la construction spectaculaire, ces techniques boule-
versent le mode d’adhésion du spectateur. La fissuration du personnage,
qui laisse entrevoir le performeur, freine l’identification. Cette dernière
est interrompue lors des séquences de performance autonome. Le dispo-
sitif interartistique du théâtre postdramatique balance le spectateur d’un
mode d’adhésion à l’autre, souvent abruptement. Lorsque le plateau est
simultanément envahi par l’énonciation du texte et des mouvements
dansés, le spectateur est confronté à deux dispositifs qui requièrent
conjointement les deux modes d’adhésion. Les séquences produisant un
entre-deux, troublant la frontière entre représentation et performance
autonome, obligent le spectateur à questionner constamment le mode
d’adhésion privilégié. La recherche d’un équilibre entre l’identification
et la dénégation devient une problématique esthétique à part entière.
4.1.4. Les savoirs impliqués
Le régime de croyance dépend des savoirs, autrement dit de la con-
naissance des codes en jeu lors de l’énonciation. Helbo mobilise le
concept de « sous-partition » développé par Pavis pour aborder la
question des savoirs impliqués. Celle-ci consiste dans les points d’appui,
les savoir-faire invisibles du travail de l’acteur sur lesquels repose sa
partition scénique. Pour Pavis, si la sous-partition relève du travail de
l’acteur, elle « ne peut se manifester que par l’esprit et le corps du
spectateur. »13 Helbo va plus loin et suggère que le spectateur sollicite
des régimes de croyance et de savoir au sein d’une sous-partition qui lui
est propre14. La sous-partition consiste alors dans le texte spectaculaire
élaboré par le spectateur. Les savoirs mobilisés par l’acteur sont structu-
rés dans sa sous-partition ainsi que dans celle du spectateur. Pour ce

13
Id., p. 94.
14
Id., p. 82.
230 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

dernier, créer sa sous-partition revient à repérer les codes et techniques


qui constituent les piliers de la partition scénique. Ce travail se com-
plexifie lorsqu’il assiste à un spectacle postdramatique, dans la mesure
où les repères et codes traditionnellement convoqués font l’objet d’une
remise en question.
L’élaboration de la sous-partition est malmenée par les changements
de cadre que le théâtre postdramatique implique.
4.2. La subversion postdramatique
des cadres théâtraux et dramatiques

4.2.1. Une multitude de cadres


L’élaboration des textes spectaculaires est conditionnée par une mul-
titude de cadres dont l’analyse doit être affinée : le cadre spectaculaire,
mis en évidence dans le modèle de Helbo, porte sur la distinction entre
les regardants et regardés ainsi que sur la fiction scénique. Alors que
tous les arts du spectacle vivant partagent ce cadre, le mode d’adhésion
est spécifiquement théâtral. Le cadre théâtral balance l’adhésion du
spectateur entre identification et dénégation : ce dernier aborde l’action
scénique comme vraie, tout en étant conscient qu’elle ne l’est pas. Le
faire-semblant théâtral demande au spectateur de faire comme si. À cette
première couche de cadres peut se superposer le cadre dramatique, qui
comprend les codes propres à cette pratique théâtrale (jeu, gestion du
temps et de l’espace, objets, etc.). L’articulation entre les cadres specta-
culaires, théâtraux et dramatiques est hiérarchisée : le cadre théâtral
englobe le cadre spectaculaire ; le cadre dramatique comprend les deux
autres cadres :

Figure [33] : l’articulation des cadres spectaculaires,


théâtraux et dramatiques
Approche systémique de la communication théâtrale 231

Les cadres spectaculaires, théâtraux et dramatiques n’ont pas la


même portée sur les conditions de l’énonciation. L’obéissance au contrat
spectaculaire est cruciale pour que l’énonciation puisse se réaliser dans
de bonnes conditions : un seul spectateur qui ne respecte pas sa fonction
d’observateur parasite les textes spectaculaires de tous les autres partici-
pants. Les créateurs d’In Nomine l’ont bien compris et exploitent ce
paramètre de l’énonciation.
Il apparaît que le théâtre postdramatique respecte le cadre spectacu-
laire mais subvertit fréquemment les cadres théâtraux et dramatiques.
Au sein de la création postdramatique, le contrat spectaculaire est
maintenu : le spectateur conserve sa fonction d’observateur. Même
lorsqu’il est au milieu de l’espace scénique, comme dans L’Ange de la
mort de Jan Fabre, le spectateur demeure silencieux et n’intervient pas
dans l’action. Le spectacle postdramatique ne prend pas une forme
environnementale, qui tenterait de briser les frontières entre la réalité
quotidienne et l’artificialité spectaculaire : le dispositif scénique isole la
création du monde ordinaire. La fiction scénique est préservée. Le
théâtre postdramatique se produit par ailleurs dans les institutions
théâtrales conventionnelles, dont le dispositif architectural renforce le
cadre spectaculaire.
4.2.2. Cadres primaires et keyings
Alors que le cadre spectaculaire est manipulé mais maintenu, le
cadre théâtral, qui repose sur les conventions portant sur le mode
d’adhésion, fait quant à lui l’objet d’une subversion : le dispositif scé-
nique manipule la construction spectaculaire par le biais de divers
procédés (jeu détaché, irruption du vécu personnel, performance auto-
nome, etc.), si bien que le spectateur hésite quant au mode d’adhésion à
privilégier.
Le cadre dramatique, entendu comme le tissu des conventions dra-
matiques en jeu lors de l’énonciation d’une représentation dramatique,
est lui aussi subverti. Cette subversion est au centre du processus sémio-
tique : dans The Porcelain Project de Grace Ellen Barkey, le spectateur,
face à des objets dépourvus de leur fonction iconique, est contraint
d’abandonner les codes dramatiques. Ces mystérieuses formes en porce-
laine ne peuvent être abordées par ces codes et l’invitent à la pensée
iconique (voir chapitre VI) (voir photographie [21], chapitre VI).
Cette subversion des cadres théâtraux et dramatiques peut être étu-
diée à la lumière de la théorie du keying formulée par Erving Goffman.
4.2.2.1. Le keying dans la représentation dramatique
D’après la théorie systémique, chaque participant à un événement
aborde celui-ci au moyen de cadres sociaux primaires : le code de la
232 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

route structure son comportement au volant, les règles propres au tennis


lui permettent de pratiquer ce sport avec un autre participant, les règles
de politesse conditionnent ses rencontres formelles, etc. Tous les évé-
nements quotidiens sont conditionnés par de tels cadres. Ceux-ci régu-
lent les expériences des membres d’une communauté donnée.
La distinction entre les cadres primaires et les cadres secondaires est
d’importance pour la recherche théâtrale. Un cadre secondaire apparaît
quand une situation première est extraite de son contexte de réalisation
habituel pour être transposée à un autre. Deux situations se distinguent :
la situation originale constitue le modèle de la seconde. Le monde
extérieur est le modèle de la représentation dramatique : une situation
est extraite de son contexte pour être transposée à l’univers théâtral.
William Shakespeare transpose les guerres fratricides dans Le Roi Lear ;
plus récemment, le quotidien de la vie lors de la Seconde Guerre mon-
diale nourrit L’Atelier de Jean-Claude Grumberg ou Le Complexe de
Thénardier de José Pliya.
La transposition dramatique d’une situation originale consiste dans
un keying15 : les matériaux significatifs dans un premier contexte (grâce
aux cadres primaires) sont exploités dans un autre contexte énonciatif.
Le keying requiert l’existence préalable des cadres primaires, sans quoi
il n’y a pas de transposition possible.
Le keying implique un changement de point de vue chez le partici-
pant : les cadres primaires ne suffisent plus pour aborder la situation ;
des cadres secondaires viennent s’y greffer.
Lors d’un keying, les participants sont conscients de l’altération. Des
signes spatio-temporels soulignent le changement de cadre. Le parcours
spectaculaire met en évidence comment le keying spectaculaire se
réalise : le spectateur effectue un parcours spectaculaire, lors duquel il
franchit physiquement un seuil, qui isole l’événement spectaculaire de la
réalité extrascénique. Le spectateur est ainsi préparé au changement de
cadre.
Lors d’une représentation dramatique, le spectateur, conscient du
keying, fait appel aux cadres primaires issus de la vie quotidienne, ainsi
qu’aux cadres secondaires que constituent les cadres spectaculaires,
théâtraux et dramatiques. Lors du quatrième acte de Lorenzaccio
d’Alfred de Musset, le spectateur aborde le monologue de Lorenzo par
l’intermédiaire des codes primaires (relations père-fils, culpabilité du
meurtrier, etc.) et les codes secondaires proprement dramatiques.
L’activité spectatorielle se réalise ici par l’intermédiaire de deux types
15
Goffman, E., Frame Analysis, Cambridge, Harvard University Press, 1974, p. 45.
Nous avons choisi de conserver la version anglaise de cette notion. Elle apparaît par-
fois en tant que « remodélisation » dans les traductions françaises.
Approche systémique de la communication théâtrale 233

de cadres. Le spectateur est conscient de la transposition de l’énoncia-


tion (du modèle quotidien vers la scène), et par conséquent du recours
nécessaire à un double cadrage.
Le double cadrage qui se produit lors de la représentation dramatique
est illustré par Le Mariage de Figaro de Beaumarchais dans le schéma
suivant :
situation extrascénique : SITUATION MODÈLE cadre primaire
le comte peut faire valoir
sont droit de cuissage
sur ses servantes

situation scénique : KEYING cadre primaire


la représentation
du Mariage de Figaro Situation modèle cadres secondaires :
dans un autre contexte ● spectaculaire : illusion scénique
énonciatif + observation silencieuse
par le spectateur
● théâtral : mode d’adhésion
par identification et dénégation
● dramatique : conventions
propres à la représentation
du drame
Figure [34] : le double cadrage induit par la représentation dramatique

La situation scénique s’inspire d’une situation provenant du monde


extérieur. Une situation modèle est ainsi extraite de son contexte pour
être transposée au contexte énonciatif dramatique. Ce processus de
keying implique le recours à un cadre secondaire. La combinaison des
cadres primaires et secondaires régule l’approche de la représentation
théâtrale par le spectateur.
La création postdramatique se distingue de la représentation drama-
tique car elle provoque une véritable rupture de cadre : le dispositif
scénique pulvérise le cadre dramatique, laissant le spectateur privé de
repères. Un keying spécifiquement postdramatique se produit.
4.2.2.2. Le keying postdramatique, ou l’existence d’un cadre tertiaire
La théorie du keying permet d’approfondir l’analyse du processus
sémiotique postdramatique. Quand il assiste à une création postdrama-
tique, le spectateur effectue le même parcours spectaculaire que lors
d’une représentation dramatique : il franchit le seuil, signe implicite-
ment les contrats spectaculaire et théâtral qui conditionneront l’énoncia-
tion de son texte spectaculaire. La rupture de cadre se produit au niveau
du cadre dramatique. Lorsque le dispositif scénique crée un langage scé-
nique qui transgresse un ou plusieurs codes dramatiques, le spectateur
234 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

perd ses repères : le cadre dramatique ne régule plus son approche du


spectacle. Ces instants sont propices à la pensée iconique, l’expérience
iconique étant une expérience dérégulée. L’activité spectatorielle ne
peut se produire indéfiniment sans cadre. Après le choc, le spectateur
aura recours à un cadre tertiaire pour structurer sa perception. Ce cadre
ne vient pas se greffer sur le cadre secondaire mais le remplace.
Prenons l’exemple de Menske de Wim Vandekeybus pour illustrer le
triple cadrage qu’induit la création postdramatique :
situation extrascénique : SITUATION MODÈLE cadre primaire
la vie urbaine contemporaine est
violente. Les hommes, de plus
en plus individualistes, peinent
à communiquer.

situation scénique : Menske KEYING cadre primaire

occupation du plateau par un situation modèle cadres secondaires :


personnage angoissé, qui parle dans le contexte ● spectaculaire : illusion
à un certain Pablo absent. énonciatif dramatique scénique + observation silen-
cieuse par le spectateur
monologue d’une architecte ● théâtral : mode d’adhésion
qui fantasme sur une mégalopole par identification et dénégation
en construction, etc. ● dramatique : conventions
propres à la représentation
du drame

situation scénique : Menske 2e KEYING cadres secondaires :


● cadre spectaculaire conservé
séquences dansées, performances situation modèle ● subversion des cadres
autonomes portées par le rythme dans le contexte théâtraux et dramatiques
musical, etc. énonciatif postdramati-
que
pensée iconique
Cadre tertiaire du spectateur-
amateur :
● thématique : identification
d’isotopies

Cadre tertiaire du spectateur-


expert:
● postdramatique : conventions
propres à ce nouveau langage
scénique

dramatisation
Figure [35] : le triple cadrage induit par la création postdramatique

Erving Goffman distingue le keying de la fabrication. Lors d’un


keying, tous les participants sont conscients du changement de cadre. À
Approche systémique de la communication théâtrale 235

l’inverse, la fabrication implique que certains participants ne soient pas


au courant du changement de cadre, dans le cas d’un canular, etc. Même
si le spectateur ne sait pas directement à quel cadre tertiaire se référer
lors du cadrage postdramatique, il est conscient de l’invalidité des
cadres dramatiques et du changement de cadre à opérer.
Contrairement au keying dramatique, le keying postdramatique n’est
pas accompagné de signes spatio-temporels qui annoncent le change-
ment de cadre. La création postdramatique implique deux processus de
keying :
– l’art dramatique simule sur scène la situation extrascénique
(1er keying) ;
– le dispositif postdramatique subvertit quant à lui la situation dra-
matique et crée un langage scénique opaque (2e keying).
Alors que les codes dramatiques peuvent encore convenir pour abor-
der les séquences parlées, ils sont totalement inopérants quand le dispo-
sitif scénique s’autonomise et glisse vers la performance. Lorsque le
dispositif scénique passe d’un registre à l’autre, le spectateur doit chan-
ger de cadre : le cadre dramatique ne convient plus et doit céder la place
au cadre tertiaire postdramatique. L’activité spectatorielle se caractérise
ainsi par un triple cadrage.
La pensée iconique se produit jusqu’à ce que le spectateur fasse ap-
pel au cadre tertiaire. Sans ce troisième cadrage, le spectateur demeure
privé de repères régulateurs. Le processus de dramatisation structure
l’approche du dispositif scénique par le spectateur ; la réception ico-
nique disparaît pour laisser la place à la création d’isotopies.
La dramatisation peut être structurée par des cadres encyclopédiques
et postdramatiques : le spectateur-amateur centrerait plutôt sa perception
sur l’identification d’isotopies thématiques ; le spectateur-expert, maîtri-
sant le vocabulaire spectaculaire, serait en mesure de repérer davantage
d’isotopies spectaculaires. Ces dernières sont réflexives et se rapportent
à l’exploration des moyens d’expression scénique.
4.3. Le non-public postdramatique
Contrairement au cadre secondaire dramatique, le cadre tertiaire
postdramatique ne repose pas sur des conventions figées dans le temps.
Le langage postdramatique est récent dans l’histoire théâtrale ; le dis-
cours accompagnant cette forme spectaculaire est seulement amorcé
depuis quelques années.
N’étant pas formatée par un discours cadrant partagé par tous, la re-
lation qui s’établit entre la scène postdramatique et le spectateur est
particulièrement singulière : tous les participants à l’énonciation ne par-
tagent pas le même cadre tertiaire. C’est au spectateur, en fonction de
236 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

son expérience personnelle, qu’il revient de construire le cadre tertiaire.


Telle est la spécificité des arts qui ne sont pas encore tout à fait légiti-
més.
Jean-Pierre Esquenazi16 opère une distinction entre le public et le
non-public. Leurs différences se rapportent à leur objet et au discours
qui l’entoure : le non-public s’intéresse à des formes culturelles qui
n’ont pas (encore) été légitimées par la critique. En conséquence, aucun
discours n’est disponible pour structurer leur approche de l’objet, « ou-
blié » par les critiques culturels. Pour Esquenazi, l’ensemble des ama-
teurs d’un objet culturel constitue un véritable public quand ils partagent
un discours sur cet objet.
Les spectateurs d’une création postdramatique s’apparentent quelque
peu à un non-public : pour le spectateur-expert, la subversion postdra-
matique renvoie à un langage spectaculaire qu’il maîtrise de mieux en
mieux, au fil de son expérience spectatorielle. Le langage postdrama-
tique lui est devenu une habitude culturelle. À l’inverse, le spectateur-
amateur est peu initié à ce nouveau langage et ne dispose pas encore
d’un discours qui puisse cadrer sa réception. Ce manquement se vérifie
à la sortie de certains spectacles postdramatiques. Les réactions des
spectateurs sont parfois très vives : le langage n’a pas été compris, voire
réduit à un propos vulgaire. Les « images-chocs » (en particulier les
corps nus) sont extraites de leur cadre énonciatif et limitées à une volon-
té de provocation.
Cette résistance se rencontre également auprès de certains journa-
listes. L’attitude d’une partie des médias lors du festival d’Avignon
2005 est emblématique du rapport frileux qu’entretiennent certains
critiques avec les créations postdramatiques. Jean-Marc Adolphe dé-
plore combien certains n’ont retenu que « violence et obscénités »17 des
spectacles présentés. En réalité, le non-public n’est pas ici confronté à
une absence de discours mais plutôt à certaines formes d’anti-discours,
qui s’opposent à ces productions spectaculaires et condamnent leur
légitimité sur les planches du festival. Nombreux sont ceux qui fustigent
le comportement réactionnaire de ces critiques, contraire à leur fonction
d’éclairer la réception des spectateurs par leur expertise supposée. C’est
précisément cette dernière qui est mise en danger : face au renouvelle-
ment postdramatique des formes théâtrales, ces critiques se seraient
réfugiés dans le confort des formes établies portées par le texte et
n’auraient pas suffisamment élargi leur regard. Jean-Marc Adolphe parle

16
Esquenazi, J.-P., op. cit., p. 111.
17
Adolphe, J.-M., « Sur le fond d’Avignon », in Banu, G., Tackels, B. (dir.), op. cit.,
p. 129.
Approche systémique de la communication théâtrale 237

d’une critique qui a « refusé de se mettre au travail »18 ; Gérard Mayen19


évoque la disponibilité sensible qu’exigent ces créations et que ces
critiques n’ont pas eue. Angelina Berforini regrette quant à elle le
basculement paradoxal du rôle de la critique : « Etrange paradoxe que
celui des journalistes-critiques d’art qui utilisent la démunition des
spectateurs pour crédibiliser leur propre faiblesse en matière de
réflexion. »20
Alors que la fonction de la critique est de répondre au manque de re-
pères des spectateurs en proposant un discours cadrant, certains journa-
listes, aux compétences devenues inopérantes, ont considéré l’opacité de
ces spectacles comme un fait regrettable. Le spectateur démuni ne peut
ainsi plus s’appuyer sur la critique ; c’est même le contraire qui se
produit. Pour Marie-Mai Corbel21, ce n’est pas le théâtre qui est en crise
mais le savoir critique, qui demeure figé dans les codes établis. Face à
un langage spectaculaire en pleine exploration, la critique ne participe-
rait pas toujours à la réflexion en cours.
Les oppositions binaires entre le texte et l’image, qui prennent la
forme d’un « combat entre le bien et le mal »22 revêtent également un
caractère institutionnel. La hiérarchie entre le théâtre de texte et les
formes hybrides est maintenue par certains programmateurs, eux aussi
critiqués pour leur frilosité. Six mois avant son lancement, le festival
d’Avignon 2005 s’attirait déjà les foudres de la critique, en raison du
renversement de sa programmation : les spectacles marginaux, canton-
nés précédemment à la section des « découvertes » deviennent le cœur
du festival, au détriment des créations portées par les diffuseurs. La
présence du théâtre postdramatique est acceptée par une partie de la
critique tant qu’elle demeure aux marges.
Certains journalistes projettent des lectures préétablies, déterminées
par des horizons d’attente traditionnels, sur un spectacle ou sur le festi-
val d’Avignon ; ils témoignent du décalage entre les pratiques scéniques
contemporaines et les cadrages proposés par la critique aux spectateurs.
Tout comme le théâtre postdramatique, le discours qui l’accompagne se
façonne par les remises en question inévitables des codes établis.
Les critiques à l’encontre des formes postdramatiques paraissent plus
vives en France qu’ailleurs. Jean-Marc Adolphe23 se montre particuliè-

18
Id.
19
Mayen, G., « Mais de quelle danse parlait-on ? », in id., p. 136.
20
Berforini, A., op. cit., p. 170.
21
Corbel, M.-M., « Les “autres” du théâtre », in Banu, G., Tackels, B. (dir.), op. cit.,
p. 150.
22
Perrier, J.-L., « Avignon critique de la critique », in id., p. 195.
23
Adolphe, J.-M., « Sur le fond d’Avignon », in id., p. 33.
238 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

rement acerbe lorsqu’il évoque la « paresse intellectuelle » française qui


se traduirait par un « manque de générosité dans la compréhension des
formes ». Ceci s’explique peut-être par le statut « sacré » du texte et de
la langue française, alors que la communauté néerlandophone de
Belgique par exemple, berceau de Jan Fabre, Jan Lauwers, Wim
Vandekeybus, Guy Cassiers, etc., entretient un rapport moins révéré
avec sa langue et n’hésite pas à la malmener.
CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES
Une double coresponsabilité

La communication théâtrale requiert une redéfinition du rapport


entre production et réception qui sorte de l’opposition production –
consommation. Le modèle de Jakobson est partiellement exact lorsqu’il
est question de l’art dramatique dans la mesure où l’instance scénique
émet effectivement des signes dans l’intention de communiquer un
drame. Ceci expliquerait pourquoi certains célèbres théâtrologues
(Ubersfeld, Kowzan) ont eu recours à ce modèle et d’autres suivent
encore cette voie aujourd’hui. Lorsque ces théoriciens appliquent le
modèle de Jakobson à l’objet théâtral, ils examinent comment l’instance
scénique communique le drame au spectateur. La représentation théâ-
trale est entendue comme un langage. Anne Ubersfeld reconnaît que la
représentation ne consiste pas dans une traduction scénique du texte.
Néanmoins, les signes scéniques sont abordés du point de vue du
drame : ils sont destinés à représenter le monde fictionnel inscrit dans le
texte dramatique.
Le dispositif scénique postdramatique n’est pas au service d’un
drame à « communiquer ». La plupart des signes ne peuvent être abor-
dés en tant que message, dans la mesure où leur opacité empêche tout
décodage. Le rapport entre le signifiant et le signifié se présente comme
une énigme.
Si la représentation dramatique émet un message artistique, pour re-
prendre l’expression d’Ubersfeld, à l’attention du spectateur, ce dernier
ne se contente pas de le décoder. La communication théâtrale doit
prendre en compte le caractère actif de la réception spectatorielle : le
spectateur sélectionne et combine les signes dans des systèmes signi-
fiants ; il crée véritablement son propre montage.
L’étude de la communication théâtrale d’après le modèle de la con-
versation téléphonique ne pouvait que se solder par un échec : du point
de vue linguistique, le spectateur ne peut pas véritablement répondre à la
scène. La réponse du spectateur demande à être étudiée au niveau de la
circulation des émotions : le visage des spectateurs renvoie le reflet de
l’action scénique à la scène ; leur attention modifie la qualité de
l’acoustique. Les émotions du spectateur se voient et s’entendent. La
circulation des émotions prend la forme d’une boucle dynamique :
l’action scénique suscite des émotions chez le spectateur, que ce dernier
240 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

renvoie à la scène par son regard et son écoute. L’énergie renvoyée par
les spectateurs influence à son tour la performance des acteurs. La scène
influe sur le spectateur autant que celui-ci influe sur l’action scénique.
L’émotion est essentiellement de nature dramatique lors de la repré-
sentation d’un drame : elle est inscrite dans le texte et est véhiculée par
les personnages. Le dispositif postdramatique a quant à lui l’ambition de
proposer une pluralité d’énergies simultanées au spectateur, au moyen
d’un dispositif fragmenté : énonciation du texte, mouvements dansés,
musique, arts visuels, projections vidéo, etc.
L’étude de la relation théâtrale au niveau de la circulation des émo-
tions fait apparaître combien le spectateur est coresponsable de
l’énonciation : la qualité de la relation théâtrale dépend de son attention.
De plus, il crée son propre texte spectaculaire, réalise son propre mon-
tage. L’instance scénique et le spectateur composent de concert l’énon-
ciation spectaculaire, tant au niveau du sens que de l’émotion. Loin
d’être réduit à une fonction passive, le spectateur apparaît comme
doublement coresponsable de l’énonciation. La qualité de l’attention est
cruciale pour que la relation théâtrale se réalise. Dans ce cas, le public
assiste véritablement la scène et le spectacle devient vivant.
L’approche systémique de la communication théâtrale permet de dé-
passer le niveau individuel de l’activité spectatorielle en ce qui concerne
la construction du sens. Au-delà de l’encyclopédie personnelle, chaque
spectateur partage un certain nombre de contraintes avec les membres
de sa communauté culturelle.
D’après Charles Lemert1, Goffman nous sort de l’illusion confortable
que notre expérience nous appartient totalement. C’est précisément cette
partie de l’expérience qui « n’appartient pas totalement » au spectateur
de théâtre qu’il convient d’étudier pour parvenir à atteindre le spectateur
empirique et le caractère collectif de la construction du sens.
Le modèle du parcours spectaculaire formulé par Helbo rend compte
du conditionnement de l’activité spectatorielle : le spectateur signe
implicitement le contrat spectaculaire, par lequel il respecte sa fonction
d’observateur silencieux et l’illusion scénique. Les contraintes permet-
tent au spectateur de cadrer son approche du spectacle. La représenta-
tion implique qu’une situation est extraite de son contexte originel pour
être transposée sur la scène. L’illusion dramatique devient une copie de
la situation originelle. Le spectateur est invité à un double cadrage : il a
recours aux cadres primaires pour aborder la situation, ainsi qu’aux
cadres secondaires, qui conditionnent l’énonciation dramatique de celle-
ci. En subvertissant les codes dramatiques, le dispositif postdramatique
1
Lemert, C., Branaman, A. (ed.), The Goffman Reader, Cambridge, Blackwell, 1997,
p. ix.
Une double coresponsabilité 241

contraint le spectateur à un triple cadrage : le cadre secondaire drama-


tique ne convenant plus, un cadre tertiaire est nécessaire.
La nature de ce troisième cadre fait apparaître les spectateurs comme
un non-public. Le langage postdramatique est encore peu accompagné
d’un discours cadrant qui parvient jusqu’aux spectateurs. Celui-ci est
parfois même remplacé par un anti-discours, proposés par certains
journalistes peu à l’aise face à ces spectacles qui bouleversent leurs
horizons d’attente et exigent un renouvellement de leurs compétences.
Sans pour autant tout encenser, un pan de la critique doit ouvrir son
regard et dépasser sa « crispation conservatrice sur le texte »2 fustigée
lors du festival d’Avignon 2005.

2
Longchamp, C., « Une Ambition polychrome », in Banu, G., Tackels, B. (dir.),
op. cit., p. 181.
Conclusion générale

Notre recherche s’articule autour de trois problématiques centrales.


Premièrement, en quoi certaines pratiques spectaculaires contempo-
raines (des années 1980 à nos jours) peuvent être qualifiées de postdra-
matiques ? Quels sont les critères discriminants qui permettent de les
rassembler sous la bannière postdramatique ? Cette notion elle-même
demande à être évaluée et précisée.
Deuxièmement, en quoi le processus sémiotique est-il spécifique-
ment postdramatique ? Dans quelle mesure le dispositif scénique post-
dramatique implique-t-il des modes d’approche qui se distinguent de
ceux propres à l’art dramatique ?
Troisièmement, une fois le processus sémiotique postdramatique
identifié, il s’agissait de déterminer dans quelle mesure l’activité specta-
torielle postdramatique revêt une dimension collective. Quels sont les
paramètres qui pèsent sur l’énonciation et dont l’étude permettrait de
dépasser le niveau intersubjectif du spectateur modèle ?

Le théâtre postdramatique
Les pratiques des artistes postdramatiques sont variées et difficile-
ment intégrables à des catégories spectaculaires strictes. Certains appar-
tiennent à la danse (Pina Bausch, William Forsythe, Maguy Marin,
etc.) ; d’autres sont parfois répertoriés dans l’art de la performance. Le
caractère hybride de ces créations interartistiques empêche les catégori-
sations fermes. Le travail de nombre de ces artistes est par ailleurs
protéiforme : Romeo Castellucci, Jan Fabre, Tadeusz Kantor, Jan Lau-
wers, Wim Vandekeybus, Robert Wilson, etc.
Le modèle du théâtre postdramatique proposé par Hans-Thies
Lehmann a l’ambition de prendre en compte la diversité des pratiques. Il
importe de préciser le rapport qu’entretient le théâtre postdramatique
avec le drame : cette forme de théâtre contemporain ne condamne pas le
drame mais centre sa recherche sur les moyens d’expression scéniques
non dramatiques.
Plutôt qu’une typologie, Lehmann propose un paradigme qui, par sa
souplesse, parvient à convenir aux formes postdramatiques plurielles : le
théâtre postdramatique relève d’une constellation de caractéristiques,
qui se retrouvent à des degrés divers dans certaines créations contempo-
raines. Si un modèle souple est indispensable pour rendre compte de ces
244 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

formes interartistiques, la théorie du théâtre postdramatique doit com-


prendre des conditions nécessaires et suffisantes afin de devenir discri-
minant et d’affiner ainsi sa portée.
Le théâtre postdramatique apparaît comme l’art de la subversion
dramatique par excellence. Les codes dramatiques sont transgressés
pour laisser la place à un langage qui ne repose plus sur la primauté du
texte et la représentation d’un univers extrascénique.
Notre étude s’articule autour de trois dimensions de la création spec-
taculaire : le texte, le dispositif visuel et le traitement du corps. Le
théâtre postdramatique subvertit les codes dramatiques à ces trois ni-
veaux.
Le texte est traité comme un matériau scénique non prescriptif. Il
perd sa fonction de véhicule du drame pour être exploité dans la « phy-
sicalité » de son énonciation : les signes linguistiques sont criés, jusqu’à
en devenir parfois inintelligibles ; le texte devient musique, etc. Cer-
taines créations postdramatiques conservent une dimension textuelle
importante. La subversion se produit alors au niveau de l’organisation
dramatique : le personnage se fissure ; le texte apparaît comme une
œuvre en construction ; la parole devient commentaire détaché.
D’aucuns considèrent ces procédés comme strictement postdrama-
tiques : de nombreux spectacles dramatiques interrogent également ces
fondements. La combinaison de cette exploration et de la recherche sur
les moyens scéniques non dramatiques inscrivent de nombreux spec-
tacles dans le théâtre postdramatique. Leur centre névralgique s’est
déplacé de l’autorité du texte vers un dispositif scénique interartistique.
Le théâtre postdramatique crée une dramaturgie visuelle autonome.
Plutôt que de représenter un drame, la scène produit des images, qui font
appel à tous les sens du spectateur. Ces images invitent celui-ci à réflé-
chir sur les modalités de construction de son regard en manipulant ses
habitudes de réception : la perception muséale est transposée au contexte
spectaculaire ; des readymades sont utilisés ; le dispositif brouille les
frontières entre la le réel spontané et la fiction, etc. La fonction plastique
de l’image scénique est exploitée indépendamment du drame. Le rapport
dramatique entre les dimensions plastique et iconique est subverti : les
signes visuels opaques, dépourvus de référent extérieur, ne sont pas au
service de la représentation d’un drame.
La mise en scène dramatique du corps fait place à sa mise-en-chair :
il ne sert plus de relais physique à la représentation du monde mais est
exploité comme un matériau autonome. Le corps devient présence.
Le dispositif scénique se joue des repères dont dispose le spectateur
pour cadrer sa réception. Balancée entre plusieurs registres – la frontière
entre le drame, la danse figurative et la danse autonome n’est plus
Conclusion générale 245

distinguable –, la réception du spectateur demeure fréquemment dans un


entre-deux.

Le processus sémiotique postdramatique


Subvertissant les conventions dramatiques, le théâtre postdramatique
requiert un modèle sémiologique qui :
– prend en compte l’opacité des signes postdramatiques ;
– sort de l’illusion et de la cohérence dramatique ;
– abandonne la hiérarchie des signes, en ne plaçant plus les signes
linguistiques en son centre ;
– réconcilie les approches sémiologiques et « phénoménologiques »
centrées sur le corps, l’énergie, la matérialité ;
– appréhende l’énonciation dans sa dimension concrète, socio-
culturellement déterminée ;
– reconnaît le rôle actif du spectateur dans la création du sens et dans
la dynamique de la relation théâtrale.
La figure suivante récapitule le modèle :

communauté culturelle (occidentale contemporaine)


instance scénique spectateur
T respiration du spectacle T’
circulation des émotions

contraintes spectaculaires, théâ-


trales et dramatiques

1er keying (cadres secondaires)


signes opaques processus sémiotique :
contraintes postdramatiques réception iconique
subversion des codes (vect. primaire) +
dramatiques dramatisation
(vect. secondaire)
discours non légitimé 2e keying (cadres tertiaires)
par la critique non-public

Figure [36] : schéma récapitulatif du modèle sémiologique postdramatique


246 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Le signe opaque
Le dispositif postdramatique fragmenté et non hiérarchisé invite le
spectateur à puiser ad libitum dans le spectacle. Ce dernier apparaît
comme un matériau dans son ensemble : les composantes scéniques
sont essentiellement exploitées en tant que présence autonome, qui
interroge son potentiel d’expression non dramatique.
La nature du signe postdramatique appelle une évaluation des théo-
ries du signe théâtral. Les théories du signe théâtral saussurien (modèle
d’Anne Ubersfeld) et l’approche du signe par les plans du contenu et de
l’expression (formulée par Louis Hjelmslev et appliquée par Patrice
Pavis) sont évaluées à la lumière du théâtre postdramatique. Alors
qu’Ubersfeld théorise essentiellement le signe dramatique transparent, la
théorie des plans du contenu et de l’expression permet de prendre en
compte l’opacité des signes postdramatiques.

La dramatisation
Les signes postdramatiques n’appellent pas une interprétation de
type dramatique mais plutôt un processus de dramatisation, lors duquel
le spectateur repère des isotopies multisensorielles et/ou thématiques.
L’élaboration de telles isotopies est favorisée par la nature du signe
postdramatique. Ce dernier est moins transparent que le signe drama-
tique ; le rapport au monde extérieur est ténu, voire inexistant. Le sens
ne provient pas de la mise en rapport d’un signifiant et d’un signifié
précis ; il demeure flottant. La vision du monde inscrite dans les spec-
tacles postdramatiques se limite fréquemment à une allégorie globale :
Menske de Wim Vandekeybus porte sur les problèmes de communica-
tion de la société contemporaine ; End de Kris Verdonck développe
l’allégorie de l’apocalypse.
Le spectateur est libre d’identifier les isotopies de son choix. Celles-
ci ne sont jamais soumises à une validation. Le spectacle postdramatique
crée généralement des images mystérieuses pour lesquelles il ne fournit
pas de clé d’interprétation.
La création des isotopies relève d’un processus dynamique qui com-
prend plusieurs étapes : les premières impressions précèdent l’élabora-
tion constante d’hypothèses en fonction des structures discursives et
idéologiques identifiées. La dramatisation prend la forme d’un circuit,
au sein duquel aucune hypothèse n’est figée.

La pensée iconique
Le processus sémiotique postdramatique est doublement composé.
Lors qu’il déroute le spectateur en subvertissant les conventions drama-
Conclusion générale 247

tiques, le dispositif scénique invite celui-ci à la pensée iconique, lors de


laquelle le sens est en suspension. Ce processus fragile et éphémère, est
relayé par le processus de dramatisation.
L’analyse met en évidence que le point de départ de l’activité specta-
torielle relève de la tiercéité et non de la priméité : c’est la transgression
des codes (tiercéité) qui produit le choc et invite à la réception iconique
(priméité). Cette dernière est fragile et éphémère. Elle est invariable-
ment relayée par la dramatisation. Les processus sémiotiques dégénérés
et authentiques se combinent lors du processus sémiotique postdrama-
tique.

L’expérience sensible
Selon Patrice Pavis1, la sémiologie théâtrale requiert un modèle qui
prenne seulement en compte les effets produits sur le spectateur afin de
répondre aux critiques formulées à l’encontre de la sémiologie (voir la
partie « sémiologie et performativité »). Il insiste également sur le
danger d’écarter les processus de production de l’analyse. Le modèle du
processus sémiotique postdramatique comprend ces deux pans : la
théorie de la pensée iconique rend compte des effets produits sur le
spectateur au niveau de la priméité, au moyen de procédés scéniques
opaques.
La théorie peircienne de la pensée iconique permet d’intégrer
l’expérience sensible du spectateur au modèle sémiologique de la récep-
tion théâtrale. Lors de la pensée iconique, l’activité spectatorielle est
maintenue au niveau du sensible : les formes mystérieuses ne sont pas
reliées à une signification.
Le modèle de processus sémiotique postdramatique prend en compte
le sensible au niveau systémique : lorsqu’il subvertit les conventions, le
dispositif postdramatique appelle un triple cadrage de la part du specta-
teur. Dépourvue de ses repères habituels, la réception du spectateur se
réalise dans la priméité jusqu’à ce que celui-ci parvienne à remplacer le
cadre dramatique pour structurer son approche du spectacle.
Notre modèle a l’ambition de dépasser le niveau intersubjectif du
sensible car il se fonde sur la transgression des règles partagées par la
communauté culturelle, qui provoque la pensée iconique. Le modèle
affirme par ailleurs la possibilité d’un traitement sémiologique du
sensible, dépouillé de tout psychologisme.
André Helbo souligne l’intérêt de ce type de modèles : « […] le sen-
sible n’est plus traité au niveau des mouvements de l’âme par définition
antérieurs et insaisissables : il s’agit désormais de saisir un processus
1
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 322.
248 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

d’interrelation constitutive objet perçu/sujet percevant […]. »2 La théo-


rie de la pensée iconique postdramatique constitue précisément une
tentative de mettre en relation l’expérience sensible du spectateur avec
les contraintes systémiques – les cadres – qui conditionnent la percep-
tion de l’objet spectaculaire. Le modèle parviendrait ainsi à saisir le
sensible dans sa dimension collective.

Le triple cadrage postdramatique


Le spectateur aborde la création au moyen d’une multitude de cadres.
Ceux-ci constituent des contraintes, partagées par tous les membres de
la communauté culturelle à laquelle l’instance scénique et le spectateur
appartiennent. Ces contraintes pèsent sur l’énonciation des textes spec-
taculaires. Le spectateur empirique est ainsi abordé au niveau des con-
traintes qui conditionnent sa réception. Celles-ci précèdent l’activité
spectatorielle ; elles permettent au spectateur d’évaluer la situation
théâtrale. La définition est antérieure à la réception. Les contraintes
constituent des règles intériorisées par les membres d’une communauté.
Elles consistent dans des cadres, qui structurent l’expérience des parti-
cipants à l’énonciation.
Le parcours spectaculaire active les cadres spectaculaires et théâ-
traux. Le lieu théâtral affirme par ailleurs le passage du contexte quoti-
dien au contexte énonciatif spectaculaire au moyen d’une série de rites
de séparation.
Tout individu aborde chaque expérience par l’intermédiaire de
cadres primaires. En extrayant une situation de son contexte quotidien
pour la transposer au contexte dramatique, la représentation théâtrale
appelle un double cadrage. Un processus de keying se produit alors.
L’expérience de la situation est structurée par les cadres primaires ainsi
que par les cadres secondaires. Ces derniers consistent dans les codes
dramatiques. Lorsqu’il subvertit les conventions dramatiques, le disposi-
tif postdramatique implique un triple cadrage : les cadres primaires, les
cadres secondaires et enfin les cadres tertiaires, qui remplacent les
cadres dramatiques devenus inopérants. La transgression des conven-
tions dramatiques implique un second keying.
Le remplacement des cadres secondaires par des cadres tertiaires
n’est pas immédiat. L’expérience du spectateur est dépourvue de cadres
pendant quelques instants. La pensée iconique est alors possible. Le
spectateur aura néanmoins in fine recours aux cadres tertiaires.
Le langage postdramatique n’est pas structuré par un tissu de con-
ventions comme peut l’être le langage dramatique. Le discours critique

2
Helbo, A., « Le Lisible et le sensible », in Degrés, n° 75-76, Bruxelles, 1993, p. c11.
Conclusion générale 249

portant sur le théâtre postdramatique est à peine amorcé. Les spectateurs


ne partagent pas un discours cadrant, qui structurerait leur approche de
l’événement. Cette relative absence de légitimation culturelle fait appa-
raître les spectateurs comme un non-public : le spectateur est face à un
dispositif scénique pour lequel il ne dispose pas toujours de cadre
structurant fourni par la critique.

Un événement qui respire


L’étude des contraintes qui pèsent sur l’énonciation implique la prise
en compte de l’objet théâtral en tant qu’événement collectif et spatio-
temporellement déterminé. Le spectacle n’est pas réduit à son énoncia-
tion scénique ; le contexte énonciatif est pris en considération.
Le spectacle théâtral est un événement qui respire. Au-delà de la
construction du sens, le spectateur remplit une seconde fonction cen-
trale : par la qualité de son écoute et de son regard, il influence le dérou-
lement de la représentation. Par le renvoi de ses émotions vers la scène,
le spectateur assiste véritablement le spectacle.
La circulation des émotions était jusqu’à présent étudiée du point de
vue dramatique. L’acteur construit des émotions au niveau de son
personnage ; il les représente. La respiration du spectacle postdra-
matique dépend peu de ce type d’émotions mais plutôt de l’énergie
déployée par les performeurs, qui frappe de plein fouet le spectateur. Le
performeur ne simule pas une émotion inscrite dans un texte drama-
tique ; il exploite les flux énergétiques qui traversent son corps indépen-
damment de toute incarnation.
L’étude du double rôle actif du spectateur, au niveau de la construc-
tion du sens et de la respiration du spectacle, dégage définitivement
l’approche de la réception de la distinction des pôles d’activité et de
passivité et fait apparaître combien l’événement théâtral consiste dans
un art vivant. Le spectateur est doublement coresponsable de l’énoncia-
tion spectaculaire.
Bibliographie

Alternatives théâtrales, n° 85-86, Bruxelles, 2005.


Banu, G., Tackels, B. (dir.), Le Cas Avignon 2005, Montpellier, L’Entretemps,
2005.
Berghaus, G., Avant-garde performance. Live Events and Electronic Technolo-
gies, New York, Macmillan Palgrave, 2005.
Bernard, M., De la création chorégraphique, Pantin, Centre National de la
Danse, 2001.
Bosseur, J.-Y., Musique et arts plastiques, interactions au XXe siècle, Paris,
Minerve, 1998.
Bougnoux, D., La crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006.
Brook, P., Le Diable c’est l’ennui, Arles, Actes Sud Papiers, 1991.
Brook, P., L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 2001.
Cabin, P., Dortier, J.-F., La Communication : état des savoirs, Auxerre, Science
Humaines éditions, 2008.
Carlson, M. « The Resistance to Theatricality », in Substance: theatricality #
98/99, vol. 31, n° 2/3, Madison, 2002, p. 238-250.
Corvin, M., Dictionnaire du théâtre, Paris, Bordas, 2008.
Degrés, n° 75-76, Bruxelles, 1993.
Deledalle, G., Théorie et pratique du signe, Paris, Payot, 1979.
Deleuze, G., Francis Bacon : logique de la sensation, Paris, Éditions de la
différence, 1984.
De Marinis, M., « Dramaturgy of the Spectator », in The Drama Review,
vol. 31, n° 2, New York, 1987, p. 100-114.
De Marinis, M., The Semiotics of Performance, Bloomington, Indiana Universi-
ty Press, 1993.
Dolezel, L., « Eco and his Model Reader », in Poetics Today, vol. 1, n° 4,
Tel Aviv, 1980, p. 181-188.
Dospinescu, L., Attitudes de recherche en phénoménologie de la réception
théâtrale ou comment une « tourbière » fait figure de réduction phénoméno-
logique », www.recherche-qualitative.qc.ca/Num%8Ero%2025/Liviu%20
Dospinescu%202.pdf, téléchargé le 14 décembre 2008.
Dubois, J., La mise en scène du corps social, Paris, L’Harmattan, 2007.
Dullin, C., Souvenirs et notes de travail d’un acteur, Paris, Librairie théâtrale,
1985.
Eco, U., « Peirce’s notion of interpretant », in MLN, Baltimore, vol. 91, n° 6,
1976, p. 1457-1472.
252 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Eco, U., Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1985.


Eco, U., Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
Esquenazi, J.-P., Sociologie des publics, Paris, La Découverte, 2003.
Études Théâtrales, vol. 13, Louvain-la-Neuve, 1998.
Études Théâtrales, vol. 38-39, Louvain-la-Neuve, 2007.
Everaert-Desmedt, N., Interpréter l’art contemporain, Bruxelles, De Boeck,
2006.
Febvre, M., Danse contemporaine et théâtralité, Paris, Chiron, 1995.
Féral, J., "Theatricality: The Specificity of Theatrical Language", in Substance,
vol. 31, n°2/3, Issue 98/99: Special Issue:Theatricality, 2002, pp. 94-108.
Finter, H., « Antonin Artaud and the Impossible Theatre: the Legacy of the
Theatre of Cruelty », in The Drama Review, vol. 41, n° 4, New York, 1997,
p. 15-40.
Fischer-Lichte, E., « Theatricality Introduction : a Key Concept in Theater and
Cultural Studies », in Theatre Research International, vol. 2, n° 2,
Cambridge, 1995, p. 85-89.
Fontaine, G., Les Danses du temps, Pantin, Centre National de la Danse, 2004.
Fontanille, J., Sémiotique du visible, Paris, PUF, 1995.
Fontanille, J., Soma et sema, figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose,
2004.
Gœbbels, H., Entretien par Nancy Bruchez le 1er mars 2009 pour Scènes Maga-
zine, consulté sur http://www.scenesmagazine.com/spip.php?article1186 en
février 2010.
Gœbbels, H., « Text as Landscape », in Performance Research, vol. 2, n° 1,
Aberystwyth, 1997, p. 61-65.
Goffman, E., Frame Analysis, Cambridge, Harvard University Press, 1974.
Goffman, E., Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
Goffman E., The Presentation of Self in Everyday Life, Londres, Penguin
Books, 1990.
Goodman, N., Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols,
Cambridge, Hackett Publishing, 1988.
Guénoun, D., Actions et acteurs : raisons du drame sur scène, Paris, Belin,
2005.
Hébert C., Perelli-Contos, I. (dir.), Théâtre : multidisciplinarité et multicultura-
lisme, Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1997.
Hébert, C., Perelli-Contos, I., La face cachée du théâtre de l’image, Sainte-Foy,
Presses de l’Université Laval, 2001.
Helbo, A., Les Mots et les gestes, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du
Septentrion, 1983.
Helbo, A., Johansen, J.D., Pavis, P., Ubersfeld, A. (dir.), Théâtre modes
d’approche, Bruxelles, Labor, 1987.
Helbo, A., L’Adaptation, du théâtre au cinéma, Paris, Armand Colin, 1997.
Bibliographie

Helbo, A., Le théâtre : texte ou spectacle vivant ?, Paris, Klincksieck, 2007.


Kerbrat-Orecchioni, C., « Pour une approche pragmatique du dialogue théâ-
tral », in Pratiques, n° 41, Metz, 1984, p. 46-62.
Kerbrat-Orecchioni, C., Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1998.
Klaver, E., « A Mind-Body-Flesh Problem: the Case of Margaret Edson’s
Wit” », in Contemporary Literature, vol. 45, n° 4, Madison, 2004, p. 659-
683.
Kubiak, A., « Disappearance as History: The Stages of Terror », in Theatre
Journal, vol. 39, n° 1, Baltimore, 1984, p. 78-88.
Le Breton, D., La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris,
Métailié, 2006.
Lehmann, H.-T., Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002.
Lemert, C., Branaman, A. (ed.), The Goffman Reader, Cambridge, Blackwell,
1997.
Lepecki, A., « Skin, Body, and Presence in Contemporary European Choreo-
graphy », in The Drama Review, vol. 43, n° 4, New York, 1999, p. 129-140.
Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997.
Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine. La suite, Bruxelles, Contre-
danse, 2007.
Marzano, M., Penser le corps, Paris, PUF, 2002.
Mervant-Roux, M.-M., L’Assise du théâtre : pour une étude du spectateur,
Paris, CNRS Éditions, 1998.
Mervant-Roux, M.-M., Figurations du spectateur, Paris, L’Harmattan, 2007.
Michel, M., Ginot, I., La danse du XXe siècle, Paris, Larousse-Bordas, 1998.
Morin, E., Science avec conscience, Paris, Seuil, 1990.
Mouëllic, G., Frères de son, Koffi Kwahulé et le jazz, Montreuil-sous-Bois,
Éditions Théâtrales, 2007.
Mounin, G., Introduction à la sémiologie, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
Ostermeier, T., Chalaye, S., Thomas Ostermeier. Introduction et entretien par
Sylvie Chalaye, Paris, Actes Sud Papiers, 2006.
Papin, L., « Théâtres de la non-représentation », in The French Review, vol. 64,
n° 4, New York, 1991, p. 667-675.
Passow, W., Strauss, R., « The Analysis of Theatrical Performance : The State
of the Art », in Poetics Today, vol. 2, n° 3, Durham, 1981, pp.237-254.
Pavis, P., Voix et images de la scène, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires
du Septentrion, 2007.
Pavis, P., « Les Etudes théâtrales et l’interdisciplinarité », in L’Annuaire
Théâtral, n° 29, Ottawa, 2001, p. 13-27.
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004.
Pavis, P., L’Analyse des spectacles, Paris, Armand Colin, 2005.
Picon-Vallin, B. (dir.), La scène et les images, Paris, CNRS éditions, 2001.
254 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Registres, n° 13, Paris, 2008.


Rivière, J.-L., Comment est la nuit ? Essai sur l’amour du théâtre, Paris,
L’Arche, 2002.
Schechner, R., Performance. Expérimentation et théorie du théâtre aux USA,
Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2008.
Schimmelpfennig, R., Une nuit arabe, Paris, L’Arche, 2002.
Smith, C.M., « The Aesthetics of Charles S. Peirce », in The Journal of Aesthet-
ics and Art Criticism, Philadelphia, vol. 31, n° 1, 1972, p. 21-29.
Solis, R., « Ce Giulio Cesare tient la corde. », in Libération, 15 juillet 1998.
Stalpaert, C. et al., No Beauty For Me There, On Jan Lauwers’ Theatre Work
With Needcompany, Gand, Academia Press, 2007.
States, B., « The Dog on the Stage: Theatre as Phenomenon », in New Literary
History, vol. 14, n° 2, Charlottesville, 1985, p. 373-388.
Szondi, P., Théorie du drame moderne, Belval, Circé, 2006.
Théâtre/Public, n° 124-125, Gennevilliers, 1995.
Thiériot, G. (dir.), Elfriede Jelinek et le devenir du drame, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 2006.
Ubersfeld, A., Le Théâtre et la cité : de Corneille à Kantor, Paris, AISS-
IASPA, 1991.
Ubersfeld, A., Lire le théâtre, tomes II et III, Paris, Belin, 1996.
Vogler, E., Management stratégique et psychologie cognitive, 1995, p. 5,
http://www.emlyon.com/france/faculte/professeurs/alpha/vogler/WP9510.
pdf, consulté en septembre 2008.
Weiss, A. S., « Mouths of Disquietude, Valère Novarina Between the Theatre of
Cruelty and Écrits Bruts », in The Drama Review, vol. 37, n° 2, New York,
1993, p. 80-94.
Winkin, Y., Anthropologie de la communication, Paris, Seuil, 2001.
Œuvres citées

Barkey, Grace Ellen The Porcelain Project


Bonneau, Eve Corps est le premier mot que je dis
Brook, Peter Mahabharata
The Builders Association The Masterbuilder
Castellucci , Romeo Giulio Cesare
Hey Girl!
Inferno
Claus, Hugo Gilles et la nuit
Clinic Orgasm Society DTC (On est bien)
de Chaillé, Fanny Gonzo Conférence
Fabre, Jan L’Ange de la mort
L’Orgie de la tolérance
Le Pouvoir des folies théâtrales
Les Séquences dansées
The interview that dies
Theater geschreven met een K is een Kater
Forsythe, William Three atmospheric Studies
Goebbels, Heiner I went to the house but did not enter
Stifters Dinge
Goris, Inne Nachtevening
Jelinek, Elfriede Das Werk
Kantor, Tadeusz Wielopole, Wielopole
Ko Siu Lan White Clouds and Blue Sky Forever
Kwahulé, Koffi Jaz
la Compagnie de l’Éveil Le Jeu de l’amour et du hasard
Lauwers, Jan Jules César
La Chambre d’Isabella
La Maison des cerfs
Le Bazar du homard
The Snakesong Trilogy - Le Désir
Le Roy, Xavier Self Unfinished
256 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

The Performance Group The Tooth of Crime


Pickels, Antoine In Nomine
Ponifasio, Lemi Tempest II
Tempest without a body
Tg Stan Toestand
Tristero Living
Vandekeybus, Wim Menske
Sonic Boom
Spiegel
Verdonck, Kris Actor #1
End
Warlikowski, Krzysztof (A)pollonia
Index

(A)pollonia, 99 Jaz, 27, 33, 45, 61, 62, 124, 185,


Actor #1, 57 211
Bernard, Michel, 87, 91, 93, 109 Jules César, 49
Brook, Peter, 144, 200, 212 Kristeva, Julia, 164
Corps est le premier mot que je L’Ange de la mort, 28, 60, 68,
dis, 37 203, 204, 206, 211, 231
Das Werk, 49 L’Orgie de la tolérance, 88, 90,
De Marinis, Marco, 171, 172, 100, 138
177, 205, 225 La Chambre d’Isabella, 60, 61,
DTC (On est bien), 57 62, 71, 80, 88
Eco, Umberto, 130, 131, 161, La Maison des cerfs, 71, 210
163, 167, 168, 169, 170, 171, Le Bazar du homard, 33, 44, 70,
172, 173 81, 89, 101, 106, 137, 157,
End, 65, 104, 105, 173, 179, 206 178, 208, 210
Esquenazi, Jean-Pierre, 171, 172, Le Jeu de l’amour et du hasard,
236 52
Everaert-Desmedt, Nicole, 144, Le Pouvoir des folies théâtrales,
145, 151 88
Féral, Josette, 22, 37, 38, 87, 96 Lehmann, Hans-Thies, 19, 23,
Fischer-Lichte, Erika, 38, 141, 24, 26, 28, 29, 39, 105, 113,
142 166, 243
Fontanille, Jacques, 92 Les Séquences dansées, 102
Gilles et la nuit, 54 Mahabharata, 24
Giulio Cesare, 59, 66 Menske, 78, 129, 177, 180, 206,
Goffman, Erving, 222, 223, 224, 210, 234
240 Mervant-Roux, Marie-
Gonzo Conférence, 70, 105 Madeleine, 197, 201, 208
Guénoun, Denis, 23, 27 Nachtevening, 21
Helbo, André, 128, 129, 191, Pavis, Patrice, 20, 21, 36, 88,
199, 215, 219, 223, 224, 226, 119, 125, 126, 127, 139, 141,
229 161, 162, 164, 174, 179, 180,
181, 184, 186, 188, 217, 220,
Hey Girl!, 95, 165, 177, 178
229
I went to the house but did not
enter, 85, 86 Sarrazac, Jean-Pierre, 22, 26
Schechner, Richard, 30, 31, 33,
In Nomine, 227, 231
35, 78, 205
Inferno, 30, 32, 34, 46, 98, 228
258 Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique

Self Unfinished, 94 The Tooth of Crime, 32, 33


Sonic Boom, 103 Theater geschreven met een K is
Spiegel, 106 een Kater, 77
Stifters Dinge, 77 Three atmospheric Studies, 106
Tempest II, 153, 154, 180, 181, Tœstand, 34
190, 191 Ubersfeld, Anne, 54, 87, 119,
Tempest without a body, 140 121, 122, 123, 125, 127, 128,
The interview that dies, 56, 183 239, 246
The Masterbuilder, 75 White Clouds and Blue Sky
The Porcelain Project, 146, 152, Forever, 90, 103, 128, 227
231 Wielopole, Wielopole, 58, 67,
The Snakesong Trilogy – Le 228
Désir, 82, 83, 101, 146, 151
DRAMATURGIES
Textes, cultures et représentations

Cette série présente des travaux de recherche innovateurs dans le


domaine de la dramaturgie des XXe et XXIe siècles, principalement
dans les civilisations anglophones et francophones. Son objectif essen-
tiel est de ré-examiner la relation complexe entre études de textes,
aspects culturels et/ou performatifs à l’aube d’un millénaire multicultu-
rel. La collection offre des analyses du lien entre textes dramatiques et
multiculturalisme (études de dramaturges issus de minorités diverses,
ethniques, aborigènes et sexuelles), de nouvelles approches de drama-
turges confirmés à la lumière des théories critiques contemporaines, des
études de l’interface entre pratique théâtrale et analyse textuelle, des
études de formes théâtrales marginales (cirque, vaudeville, etc.), des
monographies relatives au théâtre postcolonial ainsi qu’aux nouveaux
modes d’expression dramatique. Elle aborde également le domaine du
théâtre comparé et de la théorie théâtrale
Directeur de collection
Marc MAUFORT, Université Libre de Bruxelles

Titres parus
No.26 – Catherine BOUKO, Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique,
2010, ISBN 978-90-5201-653-5
No.25 – Marc MAUFORT & Caroline DE WAGTER (eds.), Labyrinth of Hybrid-
ities. Avatars of O'Neillian Realism in Multi-ethnic American Drama (1972-
2003), 2010, ISBN 978-90-5201-033-5
No.24 – Marc MAUFORT & Caroline DE WAGTER (eds.), Signatures of the Past.
Cultural Memory in Contemporary Anglophone North American Drama,
2008, ISBN 978-90-5201-454-8
No.23 – Maya E. ROTH & Sara FREEMAN (eds.), International Dramaturgy.
Translation & Transformations in the Theatre of Timberlake Wertenbaker,
2008, ISBN 978-90-5201-396-1
No.26 – Marc MAUFORT & David O’DONNELL (eds.), Performing Aoteaora.
New Zealand Theatre and Drama in an Age of Transition, 2007, ISBN 978-
90-5201-359-6
No.21 – Johan CALLENS, Dis/Figuring Sam Shepard, 2007, ISBN 978-90-5201-
352-7
No.20 – Gay MCAULEY (ed.), Unstable Ground. Performance and the Politics
of Place, 2006, ISBN 978-90-5201-036-6
No.19 – Geoffrey V. DAVIS and Anne FUCHS (eds.), Staging New Britain.
Aspects of Black and South Asian British Theatre Practice, 2006, ISBN 978-
90-5201-042-7
No.18 – André HELBO, Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias, 2006,
ISBN 978-90-5201-322-0
No.17 – Barbara OZIEBLO and María Dolores NARBONA-CARRIÓN (eds.), Codi-
fying the National Self. Spectators, Actors and the American Dramatic Text,
2006, ISBN 978-90-5201-028-1
No.16 – Rachel FENSHAM, Theatrical Bodies. Corporeality in Performance (pro-
visional title), forthcoming, ISBN 978-90-5201-027-4
No.15 – Véronique LEMAIRE, with the help of/avec la collaboration de René
HAINAUX, Theatre and Architecture – Stage Design – Costume. A Biblio-
graphic Guide in Five languages (1970-2000) / Théâtre et Architecture –
Scénographie – Costume. Guide bibliographique en cinq langues (1970-
2000), 2006, ISBN 978-90-5201-281-0
No.14 – Valérie BADA, Mnemopoetics. Memory and Slavery in African-
American Drama 1939-1989, 2008, ISBN 978-90-5201-276-6
No.13 – Johan CALLENS (ed.), The Wooster Group and Its Traditions, 2004,
ISBN 978-90-5201-270-4
No.12 – Malgorzata BARTULA & Stefan SCHROER, On Improvisation. Nine
Conversations with Roberto Ciulli, 2003, ISBN 978-90-5201-185-1
No.11 – Peter ECKERSALL, UCHINO Tadashi & MORIYAMA Naoto (eds.), Alter-
natives. Debating Theatre Culture in the Age of Con-Fusion, 2004, ISBN
978-90-5201-175-2
No.10 – Rob BAUM, Female Absence. Women, Theatre and Other Metaphors,
2003, ISBN 978-90-5201-172-1
No.9 – Marc MAUFORT, Transgressive Itineraries. Postcolonial Hybridizations
of Dramatic Realism, 2003 (3rd printing 2006), ISBN 978-90-5201-178-3
No.8 – Ric KNOWLES, Shakespeare and Canada: Essays on Production, Trans-
lation, and Adaptation, 2004, ISBN 978-90-5201-989-5
No.7 – Barbara OZIEBLO & Miriam LÓPEZ-RODRIGUEZ (eds.), Staging a Cul-
tural Paradigm. The Political and the Personal in American Drama, 2002,
ISBN 978-90-5201-990-1

Peter Lang — The website

Discover the general website of the Peter Lang publishing group:

www.peterlang.com

Вам также может понравиться