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Francis Bacon
« Ils sont tellement fascinés par le rendement de l’outil, qu’ils en ont oublié
l’immensité infinie du champ »
Cheikh Hamidou Kane
1
« La conscience est spiritualisée en ce sens que l’expression y devient pensée claire
et consentie, réfléchie, voulue selon un principe spirituel ; l’expression est
entièrement enlevée au corps (…) La spiritualisation de la conscience opère en
direction inverse de la matérialisation du corps »
3. Simondon
Hannah Arendt
2
1. Introduction
2.
1. Introduction
3
comme moyen de reproduction, par l’éprouvette, et le ventre de la mère par l’utérus
artificiel ? Sous prétexte de protection, devons-nous installer des systèmes de
surveillance informatisés sur tous les lieux de travail, dans les magasins, dans les rues
et jusque dans nos appartements ?
1. Tel est le questionnement éthique qui naît de l’effondrement de l’optimisme
technologique depuis le premier choc de la bombe atomique et de la possibilité
d’une destruction planétaire. Il s’agit donc pour l’homme de savoir comment se
situer dans le nouvel environnement technologique qui est le sien : comment
définir la meilleure manière de vivre avec d’autres hommes dans ce nouvel
environnement ? Quelle attitude l’homme doit-il avoir à l’égard de la technique ou
sur le choix qu’il doit faire de la bonne technique, de la bonne évolution
technologique ?
2. Ces interrogations éthiques ont vite fait de susciter chez bon nombre de penseurs
des réponses élaborées qui peuvent se regrouper dans ce que J. P Séris appelle le
« discours critique » de la technique. Le discours le plus insistant en ce début de
siècle reste celui de Hans Jonas, qui centre sa critique à partir du concept de
responsabilité. D’autres discours se sont déployés avant, notamment chez
Heidegger, Harendt ou Bergson, mais dans un moment pré-éthique, « avant le
passage au premier plan des questions éthiques », précise J. P Séris à la fin de son
introduction.
3. Ce qui nous intéresse ici, à titre de point de départ de notre réflexion, c’est
l’ensemble de ces vues critiques en tant qu’elles annoncent une mise en question
radicale de la technique qui coïncide avec l’assomption du concept de
responsabilité. Car cela nous amène à nous poser une question toute simple :
comment ce qui était censé répondre à nos problèmes – la technique libératrice – a-
t-il pu devenir un problème dont devions répondre ?
4. Autrement dit, comment ce qui était censé nous libérer a-t-il pu s’inverser en ce
dont il faut se libérer ? Quelles sont les raisons d’une telle conversion de la
vocation technique entendue comme res-ponsable ? En quoi convient-il
aujourd’hui de formuler un nouveau principe de responsabilité pour notre société
technologique ?
4
5. D’autre part, La mondialisation technologique et économique, les diverses
Dès lors, le problème est double : d’un côté, comment faire face à cette nouvelle
décentration anthropologique ou narcissique ? Comment préserver son identité
culturelle sans rejeter celle des autres ? De l’autre, comment préserver cet état de la
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co-présence de l’humanité à elle-même que figure le phénomène de la mondialisation
en assumant le souci d’une écologie avec et pour les autres ?
La visée de l’éthique, au sens défini par P. Ricoeur, d’une « vie bonne et accomplie
dans des institutions justes » intègre dans son essence contemporaine, génétique, ce
double aspect d’une interrogation anthropologique du divers et d’une écologie
soucieuse d’articuler la diversité culturelle à un environnement viable dans le cadre
d’une éthique de la proximité.
Il faut alors repenser les fondements d’une philosophie de la Nature qui puisse être à
même d’assumer ce nouveau champ de la critique contemporaine, à la croisée de
l’anthropologie et de la philosophie, dans la perspective d’une anthropologie
philosophique.
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delà de la question de l’essence sur la quiddité (Quid), et sur la connaissance en droit
(Quid juris) produite sur les choses, qui dégage l’essence de l’être selon le point de
vue de la responsabilité, au sens jonassien de la détermination de ce qui est faire, de
l’un envers l’autre, du même et de l’autre comme identiques en droit. Le mode
impérieux du questionnement métaphysique qui culmine chez Heidegger dans la
question de non-sens par l’absurde « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? »
définit le dévoiement le plus abouti de la philosophie comme connaissance et science
de l’être en tant que substance, aux dépens d’une science de l’individuation comme
processus de la pensée éthique, où peut être décrit, sur un mode phénoménologique,
le lieu de production de l’inédit comme caractère de la structure émergeant d’un
rapport intensif, d’une série de l’acte libre comme relais amplificateur de différences
intensives et préindividuelles ordonnées selon le schème temporel de la transduction
analogique : le principe empiriste de l’analogie, de l’association, n’est pas dépourvu
de sens au regard de la nature de l’expérience qui, ressaisie en son origine
préindividuelle, affectivo-émotive et subconsciente, indique l’espace du trajectif de
l’imagination créatrice, dans une poïéthique (poisesis grecque), mais contient aussi
une condition de communication d’essence pragmatique, comme essence de la
nécessaire interrelation, au sens phénoménologique de l’intersubjectivité, entre les
individus comme sujets - l’idée de l’individuation aurait alors comme prolongement
philosophique légitime une philosophie de la responsabilité qui est sans pourquoi.
1 GARELLI (J.), « Une phénoménologie plurielle », Collège international de Philosophie, Rue Descartes, 2002/1,
n°35, p. 77 ; FINK (E.), Problèmes actuels de la phénoménologie, p. 79.
Il s’agit dans ce petit livre de penser les conditions d’un point de vue réciproque entre
le corps et l’esprit, à travers les notions de transduction comme logique et de
transindividualité comme éthique, où se noue la question profonde de la liberté
humaine comprise comme élan vital.
Cette liberté se définit comme un processus plutôt que comme une donnée, elle ne
dépend pas d’un seul acte de conscience comme décret, mais se constitue comme
individuation. Or, et c’est là toute la difficulté de penser le problème de la liberté du
point de vue de l’individuation, si l’on admet que l’individu se constitue par sa
relation à un milieu, c’est-à-dire à l’expérience du réel comme matière, il faut
introduire dans la pensée de l’individuation l’idée de transduction comme zone
centrale opérationnelle et relationnelle de l’être. En ce sens, la pensée commune de
l’individuation chez Bergson et Simondon permet de définir une catégorie de la
liberté comme échappant à la conscience, ou à l’idée d’un sujet extrait du réel, et se
confrontant dans son exercice à la disparation du réel saisi comme système de l’être
s’individuant. Comment alors caractériser la liberté dans son rapport à l’individuation
? Faut-il penser l’acte libre comme un prolongement de l’élan vital, ou bien est-il
9
médiatisé par la matière et les difficultés qu’elle impose à l’individu ? A quelles
conditions l’intuition de sa propre liberté peut-elle être vécue comme créatrice ?
Si la durée de l’individu est celle de son individuation, elle implique de penser les
conditions réelles de l’espace et du temps, et non plus les schèmes extérieurs de la
succession, c’est-à-dire une critique de l’espace homogène. Le réel dans sa
matérialité ne peut seulement être appréhendé à partir d’un réalisme, son expérience
est aussi solidaire de conditions de genèse et d’information. C’est dans ce processus
d’interdépendance entre l’individu et son milieu que se définit la liberté humaine,
dont le sens transcendantal ne se rapporte pas tant à une instance libre en l’homme,
en tant que présupposée par l’expérience de la loi morale, qu’à un effort naturel par
lequel l’individu s’inscrit dans la réalité avec sympathie : la liberté ne serait pas à
comprendre sur le plan de l’Idée, mais plutôt comme une auto-transcendance par
laquelle l’individu se constitue effectivement comme être libre.
Cette valeur réelle et non plus formelle conférée au problème de la liberté se
comprend alors dans un « réalisme des relations » que Simondon définit par la
méthode de la transduction, et qui permet de préciser le sens de l’intuition
bergsonienne : l’exigence de précision qui, selon Bergson, manquait à la philosophie,
est satisfaite par l’introduction de ce concept, qui permet à la fois de saisir la
complexité du réel, répondant à l’exigence épistémologique de la synthèse du divers,
et de comprendre dans un même mouvement naturel le sens même de la liberté, à la
fois comme effort de l’intuition et délimitation problématique de son vouloir-propre.
C’est dans cette relation entre la connaissance et l’essence de l’acte libre que se
comprend la valeur éthique du transindividuel, et au fond, de la vie comme évolution
créatrice. Le monisme de l’élan vital permettrait ainsi de rendre à la métaphysique
son visage humain, tout en posant les fondements de cette « vraie métaphysique » si
chère à Bergson3.
De cette autre métaphysique que trace Bergson dans le sillage des intuitions de
philosophes qui l’ont précédé comme Maine de Biran et Ravaisson, il devient
possible de comprendre la nature profondément écologique ou « écosophique », au
3 Elle introduit aussi, du même coup, la question du politique, sous la notion de transindividuel, à la fois comme vie
et vivre-ensemble, la durée de l’individu définissant toujours ce point de nouage possible, et toujours convocable en
droit, entre ces deux dimensions, c’est à dire entre l’ontologie et le politique, comme « bio-politique ». Cf. sur cette
question, Annales bergsoniennes, sous la dir. F. Worms, Tome 5, Bergson et la politique, PUF, « Epiméthée », 2011.
10
sens que Comenius a pu donner à ce terme, de la relation de l’homme à la matière,
comprise comme dans les temps antiques comme naturante et enseignante, qu’il
convenait jadis d’imiter : non pas qu’il s’agisse de conjurer les catégories analytiques
de l’esprit, mais plutôt de constater et de préciser les modalités et conditions par
lesquelles la nature même les convoque, en termes de genèse, d’infirmation et
d’individuation, selon le postulat d’un parallélisme ontologique entre ratio et
operatio, science expérimentale et science apriorique.
Cette métaphysique contemporaine pour laquelle plaide le présent traité, comme
fondement possible d’une éco-logie responsable qui a à gagner en précision sur la
nature et la genèse physique de la vie saisie comme élan vital, ouvre en effet à une
conception du transindividuel qui permet d’inclure dans un régime réciproque
matière et esprit, vie individuelle et vie en société, psychisme et collectivité, tout en
assumant le problème de la technique, et montre que la pluralité ontologique de la
vie, comme phénomène d’individuation – de l’être en tant qu’individué, appelle ou
convoque une unité de l’esprit, comme source même de la spiritualité, dans la relation
originaire du fini, l’individu atomistique, à l’indéfini, au sens de la nature
présocratique de l’apeiron – Anaximandre, ou encore dans le vocabulaire de Bergson,
du clos à l’ouvert, de la morale sociale à la morale absolue.
Une topologie de la forme par-delà l’hylémorphisme est requise pour une telle
approche et définit le plan d’analyse de notre comparaison entre les philosophies de
Bergson et de Simondon, qui se cristallisent autour du problème de l’individuation,
tantôt « œuvre de la matière », durée de juxtaposition, tantôt « effet de ce que la vie
porte en elle », durée et liberté.
A travers les figures de Rousseau et de Comenius, nous avons entrevu les conditions
et les ressources conceptuelles historique et critique d’une pensée de l’écologie
philosophique qui puisse rendre justice et consolider l’hypothèse bergsonienne de
l’élan vital, qui fonde sa philosophie comme monisme : de la vie à la nature et à
l’esprit, il y a non-seulement continuité ontologique, qui comporte aussi des
changements transformateurs et des ruptures, mais un parallélisme qu’il reste à la
pensée philosophique de préciser et d’élucider, dans l’idée d’un agencement multiple
de l’individualité humaine, et de sa nature profonde comme spirituelle.
11
3.
1.
12
2.
14
Si l’homme a déjà connu de nombreux chocs narcissiques, il semble aujourd’hui qu’il
doive en assumer un autre : celui qui met en jeu, non plus son identité cosmologique
– Galilée - son identité religieuse – Darwin ou encore son identité subjective – Freud
- mais bien son identité nationale, culturelle et linguistique. L’Autre fait désormais
partie de soi, de notre visée sur le monde, de notre être-là, et le moi n’est plus le
maître dans sa culture. Mais ce diagnostic en appelle un autre, qui porte sur l’état de
notre planète et le principe d’une responsabilité envers les générations futures pour la
sauvegarder : la mondialisation des individus et des cultures, va de pair avec une
interrogation de nature écologique inédite, comme le souligne Ph. Descola dans son
Ecologie des autres.
Dès lors, le problème est double : d’un côté, comment faire face à cette nouvelle
décentration anthropologique ou narcissique ? Comment préserver son identité
culturelle sans rejeter celle des autres ? De l’autre, comment préserver cet état de la
co-présence de l’humanité à elle-même que figure le phénomène de la mondialisation
en assumant le souci d’une écologie avec et pour les autres ?
La visée de l’éthique, au sens défini par P. Ricoeur, d’une « vie bonne et accomplie
dans des institutions justes » intègre dans son essence contemporaine, génétique, ce
double aspect d’une interrogation anthropologique du divers et d’une écologie
soucieuse d’articuler la diversité culturelle à un environnement viable dans le cadre
d’une éthique de la proximité.
Il faut alors repenser les fondements d’une philosophie de la Nature qui puisse être à
même d’assumer ce nouveau champ de la critique contemporaine, à la croisée de
l’anthropologie et de la philosophie, dans la perspective d’une anthropologie
philosophique.
15
Locke ou J. A Comenius, en Bohême : retrouver la source sensualiste de l’être et de
l’existence, c’est se donner les moyens de se conformer à une authentique
philosophie de la Nature dont notre siècle a « cruellement » besoin, et qui serait à
chercher aux sources d’une pensée présocratique, chez les physiologues ioniens, dans
la première forme du Logos que le terme d’apeiron a commencé par nommer pour
rendre compte et décrire le monde naturel comme indéterminé et illimité dans son
caractère essentiellement indéfini, et donc porteur d’une valeur d’humilité et de
nécessaire solidarité ou co-dépendance des êtres entre eux de part leur
indétermination qui appelle la rencontre structurante du transiondividuel, des
relations entre individus porteurs d’apeiron et de potentiel. C’est cette intuition
fondamentale que les Stoïciens ont élaboré et inclus dans un système de l’être fondé
sur la théorie de l’âme du monde, et qui reste encore à découvrir. Metaxis, du grec
μεταξύ « au milieu de », « entre », « parmi », cet espace heuristique de la
connaissance réelle, logée entre l’a priori et l’ a posteriori sans postuler le lieu d’une
essence à composer par retour insidieux et dialectique du préjugé de l’essence ou de
la structure qui échappe à toute position anthropologique (Deleuze), mais plutôt
comme logique de l’autrement qu’être (Lévinas), milieu subjectif et non-subjectiviste
entre la forme-archétype et la forme hylémorphique, au-delà de la question de
l’essence sur la quiddité (Quid), et sur la connaissance en droit (Quid juris) produite
sur les choses, qui dégage l’essence de l’être selon le point de vue de la
responsabilité, au sens jonassien de la détermination de ce qui est faire, de l’un envers
l’autre, du même et de l’autre comme identiques en droit. Le mode impérieux du
questionnement métaphysique qui culmine chez Heidegger dans la question de non-
sens par l’absurde « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » définit le
dévoiement le plus abouti de la philosophie comme connaissance et science de l’être
en tant que substance, aux dépens d’une science de l’individuation comme processus
de la pensée éthique, où peut être décrit, sur un mode phénoménologique, le lieu de
production de l’inédit comme caractère de la structure émergeant d’un rapport
intensif, d’une série de l’acte libre comme relais amplificateur de différences
intensives et préindividuelles ordonnées selon le schème temporel de la transduction
analogique : le principe empiriste de l’analogie, de l’association, n’est pas dépourvu
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de sens au regard de la nature de l’expérience qui, ressaisie en son origine
préindividuelle, affectivo-émotive et subconsciente, indique l’espace du trajectif de
l’imagination créatrice, dans une poïéthique (poisesis grecque), mais contient aussi
une condition de communication d’essence pragmatique, comme essence de la
nécessaire interrelation entre les individus comme sujets de la responsabilité envers
l’autre, et son prochain. L’idée de l’individuation a comme prolongement
philosophique légitime une philosophie de la responsabilité qui est sans pourquoi.
10.
9. 3 - Technique et métaphysique
45.
8 LEROI-GOURHAN (A.), Le geste et la parole, Tome 1, Paris, Albin Michel, 1965, p. 132.
19
46.
47. C’est dans la problématique de la causalité dressée par la Physique9 d’Aristote qu’il nous
faut ressaisir la question de la technique, et plus particulièrement, du rapport entre la causalité
naturelle et la causalité artificielle : c’est dans ce rapport, nous semble-t-il, que se joue la question
de la finitude indépassable de l’homme, finitude que la technique, appuyée sur la délibération et
orientée par la causalité de l’Amour comme « Premier moteur », se propose néanmoins d’atténuer
au sein du processus d’imitation qui unit l’homme à son modèle absolu , la Nature.
48. Comme le dit Aristote en effet, la Nature naturante est un acheminement vers la Nature
naturée. Or, la causalité véritable provient de la « forme », en tant que celle-ci est à la fois la fin et
le moteur d’un procès de réalisation matérielle, technique. Ainsi la nature est à la fois forme et
matière : telle est la téléologie naturelle qu’implique la conception d’Aristote.
49. Ainsi la Nature est-elle un art, l’art le plus parfait, immanent à l’œuvre, l’art humain ne peut
employer dans ses productions, que les procédés de la nature elle-même. Dès lors, l’art en tant que
téléologie artificielle est une Nature seconde et imparfaite, une simple imitation inchoative qui a
besoin de chercher une voie que la Nature trouve d’emblée. Ce tâtonnement est impliqué dans la
nécessité où se trouve l’homme de pré-concevoir ce qu’il a à faire, de délibérer quant aux meilleurs
moyens d’y parvenir. En dernière instance, ce qu’il y a à faire, c’est d’atteindre le « Premier
Moteur », le « suprême désirable »10.
50. Or, n’ayant pas en lui cette préexistence de l’idée de l’œuvre à réaliser, l’homme ne peut que
tendre vers cette idée formelle, qui est en même temps la cause finale de la Nature : cette nécessité
où se trouve l’homme de dégager péniblement la forme en l’actualisant par la technique définit sa
finitude « indépassable ».
51. Si la technique est une nécessité ontologique, c’est donc dans la mesure où elle exprime
l’essence de l’homme en tant que substance métaphysique, c'est-à-dire qu même titre que l’essence
du monde, l’homme apparaissant comme son couronnement chez Aristote.
52. On retrouve chez Bergson une conception similaire de la technique, du moins en son origine
mystique ou métaphysique : « l’homme ne se soulèvera au dessus de terre que si un outillage
puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En
d’autres termes, la mystique appelle la mécanique »11.
53. Mais cette technique ne se développe pas selon une finalité préexistante à l’œuvre dans la
nature, comme chez Aristote ; si elle s’inscrit dans la nature, c’est en tant que prolongement
biologique de l’homme : « l’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc
un prolongement de son corps ».
54. Mais la notion d’ « élan vital » introduite par Bergson tend à la domination de la nature, par
22
responsabilité : dès lors, l’homme a toujours été responsable, mais en tant que sujet technique.
77. Mais si on peut également parler ici de responsabilité technique, ne peut-on voir qu’elle est
médiatisée ? Si l’homme devient un sujet responsable par la médiation technique, peut-il prétendre
qu’il est vraiment responsable ? La responsabilité technique ne conduit-elle pas à la
déresponsabilisation ?
78. On peut d’ores et déjà se poser la question suivante, avec Achterhuis : « Jonas ne devrait-il
pas se demander d’abord pourquoi la responsabilité est devenue absente de cette nouvelle réalité
[technologique], au lieu de développer son principe de responsabilité à l’extérieur ou à l’encontre de
cette réalité ? »14.
79.
80.
15.
111.
163.
25. C – Le tournant responsable
164.
26. 1 – Signification phénoménologique de l’expérience de l’angoisse
165.
166. Ce n’est qu’après le tournant que l’homme peut assumer la
« domination planétaire de la technique », selon une habitation circonscrite
32 HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p.326.
34
à la « clairière de l’être » : « dans le tournant s’éclaircit soudainement la
clairière de l’essence de l’être »33.
167. L’habitation authentique semble donc exiger le voisinage de l’être.
Or, l’être se définit dans son retrait, contrairement à l’étant qui se définit
par sa disponibilité : son essence est d’échapper au principe d’identité que
fait valoir la raison pour identifier le donné. Habiter dans le voisinage de
l’être implique donc préalablement une confrontation de l’homme avec ce
fond abyssal qu’est l’Etre et qui définit l’expérience fondamentale de
l’angoisse : devant l’absence de positivité de l’être, l’homme expérimente
le néant, la possibilité que rien ne soit, l’ « hiver sans fin ». Tel le premier
homme jeté dans le monde hostile, il est au monde dans un dépouillement
radical, livré à sa finitude indépassable.
168. Mais alors que l’anthropien s’en remet à la médiation technique pour
prolonger son corps et créer l’étincelle d’une présence, le feu, l’homme du
tournant expérimente le caractère intransférable de son angoisse : dire non
à la technique, c’est ainsi assumer sa non-dépendance vis-à-vis d’elle. La
technique étant essentiellement médiation réflexive, il s’ensuit un abandon
de toute réflexivité, de toute possibilité de présence à soi par la médiation
de quelque chose, par transfert sur un élément extérieur qui nous fournirait
un appui et nous redonnerait ainsi une certaine contenance.
169. S’affranchir du règne de la technique implique donc une mort
symbolique en tant que l’on meurt à une époque de l’être – Gestell - ce qui
nous introduit à un nouveau mode d’être au monde : ce mode d’être, c’est
celui de la responsabilité absolue que l’homme avait jusqu’ici atténuée en
la transférant sur les médiations techniques.
170. L’angoisse qui surgit du « tournant en tant que rupture radicale avec
172.
173. L’habitation authentique dans le voisinage de l’être exige ce passage
de la responsabilité médiatisée à la responsabilité absolue, de la
responsabilité technique à la responsabilité qui s’affirme contre la
technique, contre ce qui en elle, systématise l’oubli de l’être comme
totalité référentielle, par volonté de puissance.
174. La vocation responsable de la technique s’étant inversée en pro-
vocation par hypostase du sujet , il faut réaffirmer la responsabilité du
dehors de la technique, rompre leur relation de dépendance originaire, car
c’est elle qui rend possible le danger éthique de la dé-responsabilisation.
175. Cette rupture par explicitation de la responsabilité hors du champ
technique suppose néanmoins la conservation du fondement de cette
relation de dépendance originaire : l’élan responsable de survie. Celui-ci
est simplement transposé dans le champ de l’être. Il ne trouve plus son
expression dans le déploiement technique qui s’est perverti mais dans le
dévoilement de l’être qui conditionne désormais notre survie.
176. La première étape de ce dévoilement consiste pour l’homme à faire
émerger le « il y a », dans sa différence avec l’étant, à dégager de son
« être pour la pour la mort » la forme pure de la vie en tant que telle : « il y
a « , telle est la parole inaugurale d’un homme qui est ouvert à la lumière
36
de l’Etre et qui se propose d’en être le « berger », parce qu’il l’a choisi,
après avoir assumé la responsabilité absolue de sa propre vie devant la
mort.
177. A ce stade, l’habitation éthique repose strictement sur une éthique de
la non-médiation qui consacre l’avènement d’une véritable responsabilité :
l’éthos de l’homme post-moderne semble être celui d’une responsabilité
qui se « prend en main », s’affranchissant de la main mise originaire de la
technique.
178. Cette nouvelle responsabilité consistera dans un second temps à
déterminer la nature poétique du « il y a » en lequel l’Etre se dit, car la
poésie équivaut à l’éclaircie de l’être en tant qu’elle s’ouvre
primordialement à elle. Le Dasein de l’être pour la mort que nous révèle
l’expérience fondamentale de l’angoisse devient alors poien , et le mode
de séjour authentique n’est possible que là où la parole poétique en donne
la mesure : « ceux qui parfois risquent plus que l’être de l’étant….risquent
l’enceinte de l’être. Ils risquent la langue »34 , car le « dire plus disant de
ceux qui risquent le plus est le chant ». Ainsi la responsabilité
métaphysique de la possibilité de l’être devient une responsabilité
ontopoéthique de la « fondation de l’être par la parole ». En effet, il
appartient au poète de « traverser le vacarme de l’époque » en restant
attentif à la parole silencieuse de l’être.
180.
38 Ibid, p. 133.
42
société technologique.
206.
207.
208. Nous avons vu que la responsabilité n’est pas étrangère à la
technique et que leur séparation n’est pas donnée de droit, mais qu’elle est
le produit d’une évolution historique, autrement dit qu’elle résulte d’un
processus de dé-résponsabilisation dû au paradigme cartésien de la
technique moderne, et de son prolongement machinique : le technique ne
relevait plus alors d’un élan responsable de survie mais d’un savoir
consubstantiel à un pouvoir. C’est ce renversement qui est à l’origine
d’une distorsion du sens de la vocation responsable de la technique en
« sommation provocante » selon l’expression d’Heidegger.
209. Dès lors, la responsabilité ne pouvait se concevoir que comme en
dehors de la technique, ce que Jonas nous a explicitement affirmé en
procédant à la fondation d’un principe responsabilité recommandant aux
hommes d’agir contre « l’exercice irrésistible du pouvoir » que véhicule la
technologie contemporaine.
210. Ainsi, la nature, loin d’être un objet de maîtrise, doit en effet devenir
le sujet de notre pouvoir, en revendiquant notre agir dans le sens d’une
protection de son existence et de sa préservation dans le futur : plus que
jamais, la responsabilité se tient à l’extérieur de la technique, comme son
garde – fou coercitif.
211. Soutenir cette critique, ce n’est pas aller à l’encontre de la technique,
mais lui restituer la possibilité d’une responsabilité technique, et qui ne se
donne que dans une co-appartenance de la technicité et du corps.
212. La technique construit le corps, dépasse le corps, transforme le corps,
mais à condition de ne pas oublier son ancrage immémorial dans le corps,
43
et de ne plus le vivre sur le mode pathologique d’une médiation
indéfectible dont on voudrait se débarrasser en se créant des ailes, à
l’image d’Icare. Cette médiation qu’est le corps est au contraire le ressort
de toute participation éthique et d’une véritable responsabilité ontologique
envers son prochain.
Dans The phenomenon of life, Jonas fonde son monisme intégral de la
corporéité sur l’idée qu’il existe à l’état de nature une « préférence
naturelle pour la vie », et qui peut guider le sens de l’attitude à avoir
portant sur le souci de la préservation de l’humanité future, sur un plan
éthique.
C’est cet aspect et ce problème de la vie comme objet d’une philosophie,
c’est-à-dire comme vitalisme, que nous voudrions maintenant examiner.
33.
35. A – La durée
Bergson est le penseur du devenir compris comme durée. Cette durée est celle de la
conscience, qu’il oppose au temps mesuré par la science, qui est spatialisé et appauvri
par rapport au temps vécu par la conscience.
44
Il s’agit pour Bergson de se demander comment se définit la multiplicité qualitative
de la durée, par opposition à la multiplicité quantitative de la science. Depuis Kant en
effet, l’espace et le temps sont des formes à priori de l’intuition, qui permettent à
l’individu de se rapporter au monde, selon le schème d’une addition linéaire des
parties, c’est-à-dire des expériences vécues par l’individu, qui deviennent une somme
pouvant être synthétisée dans l’entendement. L’espace ainsi entendu intègre une
multiplicité d’extériorité, de juxtaposition, d’ordre et de quantités extensives, mais
cette intuition du sensible n’est pas pensée pour elle-même, dans ce qu’elle a
d’immédiat, et revient à manquer le dynamisme de la matière, sa genèse : penser la
matière chez Bergson renvoie à une épreuve par l’individu du sensible, qui en
éprouve la multiplicité interne, où les deux dimensions de continuité et
d’hétérogénéité cohabitent pour rendre possible une individuation. L’argument de
Bergson consiste à dire qu’une totalité ne se divise pas sans changer de nature, et qu’à
la place du sujet transcendantal opérant une synthèse des expériences, il faut
apprendre à penser la multiplicité propre et intensive qui constitue le sujet dans le
temps, avec une autre précision, en termes de durée. C’est cette nouvelle exigence qui
introduit, nous semble- t-il, l’individuation dans le bergsonisme.
L’individuation du point de vue de la durée, renvoie à une autre approche du sujet et
du temps, que le schème de la succession linéaire d’instants hérité de Kant ne permet
pas d’envisager : l’intuition n’est plus seulement une condition formelle de la
connaissance, mais aussi un acte ou une méthode de la sensibilité qui permet à
l’individu d’expérimenter sa liberté.
Partir de la durée chez Bergson reviendrait à partir de l’individuation chez
Simondon : la tendance à changer n’est pas accidentelle en se rapportant à la
substance-étendue selon tel ou tel degré par des lois d’association et d’addition, elle
ne se fonde pas que sur des quantités observables ou sur des mesures objectives
combinant des unités arithmétiques, elle est aussi qualitative et intensive, et se fonde
sur des différences de nature, sur des seuils évolutifs de l’individu, des étapes du
processus d’individuation.
Une telle pensée de la durée chez Bergson permet de comprendre le statut de la
liberté qui en découle :
45
On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. Ce rapport est
indéfinissable, précisément parce que nous sommes libres. On analyse, en effet, une
chose, mais non pas un progrès ; on décompose de l’étendue, mais non pas de la
durée…Par cela seul qu’on prétend décomposer le temps concret, on en déroule les
moments dans l’espace homogène39 .
Penser une durée réelle, ou ce qui revient au même l’individuation permet ainsi de
dépasser l’aporie kantienne de la liberté conçue comme « noumène », qui ne serait
pas accessible à l’expérience. Il y aurait alors une antériorité de l’individuation sur
l’Idée, du processus sur le principe, de l’intuition saisie dans la durée sur sa forme à
priori : il y a passage des conditions de l’expérience possible aux conditions de
l’expérience réelle.
En effet, l’intuition, comprise comme méthode pour s’habituer à penser en termes de
durée, ou en termes d’individuation, nous entraîne selon Deleuze,
39 BERGSON, Essais sur les données immédiates de la conscience, PUF, « Quadrige », 2013, p. 165.
40 DELEUZE, Le bergsonisme, PUF, 1966, pp. 17-18.
46
36. B - La durée comme intuition de soi et comme méthode
47
perception, métaphysique et psychologique caractérise le sens renouvelé de
l’intuition intellectuelle - mode d’intuition qui présente « un intérêt plutôt vital que
spéculatif », où se déploie une tension du virtuel à l’actuel dans l’acte libre, la
mémoire débordant la limitation du corps, la vie de l’esprit tirant plus d’elle-même
qu’elle n’a (la spiritualité consistant en cela même dit Bergson) – qui articule « tout à
la fois un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous ». L’intuition y
est la seule instance où le mouvement s’éprouve comme durée à la croisée de
l’individu et du monde, condition d’une conscience évolutive qui s’individue dans le
devenir et les différents rythmes de durée dans l’univers :
« l’univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre conscience ; il attend lui-
même. Ou il dure, ou il est solidaire de notre durée. Qu’il se rattache à l’esprit par ses
origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans l’autre il relève de l’intuition par
tout ce qu’il contient de changement et de mouvements réels »43.
La durée vitale ou intérieure est l’approche par le dedans d’un mouvement dit absolu,
« prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir »,
mouvement de transformation qui s’explique par une « translation dans l’espace » qui
implique une « différence de potentiel » entre « passé psychique virtuel (mémoire) et
structure présente actuelle (corps), ce qui conduit à « imaginer la supraconscience de
l’Evolution créatrice comme une immensité virtuelle de compénétration » nous dit P.
Montebello : en ce sens, et c’est, souligne-t-il, la lecture deleuzienne du rapport entre
les philosophies de Bergson et de Simondon, la durée serait un « processus
d’interpénétration qualitatif indivisible [qui] est une forme d’ontogénèse
relationnelle »44.
C’est donc à cette nouvelle méthode de la connaissance fondée sur le caractère mixte
de notre perception immédiate, et qui doit néanmoins être limité par l’analyse
psychologique décrite dans Matière et mémoire - où l’action, s’infléchissant dans le
sens de notre utilité délimite les images et fixe la matière, reconduit à la perception de
43 BERGSON, La pensée et le mouvant, Arvensa Editions, 2015, p. 28.
44 MONTEBELLO (P..), « Simondon et la question du mouvement, », in Revue philosophique de la France et de
l’étranger, 2006/3 (tome 131), pp. 279-297.
48
fait cette image déterminée de l’action possible de notre corps sur le réel, et donc à
une relativisation du mouvement, rapporté aux besoins de notre corps - à laquelle
nous invitent Bergson et Simondon, par la sympathie qui permet de de transporter à
l’intérieur des choses et de coïncider avec ce qu’elles ont d’inexprimable, à rebours
de l’aporie de la chose en soi inaccessible qui signait les limites de la pensée
kantienne de la liberté et de la relativité de la connaissance.
Avec Bergson et Simondon, la connaissance humaine porte aussi sur un sujet qui se
meut, qui réfléchit tout en agissant, palpant dans ses actions des impressions mobiles
qui alimentent sa réflexion et la dynamique de la découverte scientifique : la
connaissance porte sur un sujet qui est mouvement, vie et individuation, c’est-à-dire
aussi réalisation d’une personnalité ; elle devient par là même ou plutôt accède au
rang d’une connaissance spirituelle, au sens socratique du « connais-toi toi-même ».
Ce courant spiritualiste dans lequel s’inscrivent la pensée de Bergson et de Simondon
permet d’élargir le champ du connaître en direction de l’individu, de la personne et de
sa liberté concrète : elle oriente ou fait bifurquer l’effort de connaissance vers une
attention à soi, à la qualité de son action dans le réel, et aux modes d’échange avec les
autres êtres qui s’individuent, bref vers cette ligne de l’homme où l’élan vital passe
avec succès, et que l’on peut appeler Société ou collectif transindividuel.
Dans ce cadre, la connaissance devient relative à notre pouvoir ou notre capacité à
communiquer avec autrui, d’entrer en relation, selon une condition non plus critique
mais énergétique, qui intègre les notions d’information, de potentiel ou encore de
résonnance interne. Pourtant, il semble que cette invitation post-kantienne, voire post-
moderne à une spiritualité telle que la professait déjà Socrate selon le précepte
delphique, ne puisse pas s’exprimer dans les termes d’une méthode analytique,
comme si l’on voulait transposer dans le champ des données intuitives l’exigence de
précision intellectuelle ou conceptuelle inhérente à la science classique : cette
précision dont parle Bergson n’est pas à notre sens de l’ordre du concept
philosophique, même « taillé sur la chose même », comme si l’on pouvait aller de
l’intuition à l’analyse, ce que Bergson défend néanmoins, mais plutôt de l’ordre du
langage, de l’intersubjectivité et du mouvement auquel nous dispose ou nous incite
notre corps, avec sa propre dynamique, son propre « cogito » ou son horizon
49
intentionnel nous propulsant vers les autres. Comme le dit Bergson en comparant la
faculté de l’intuition à l’exercice de composition littéraire, il y a bien un parallélisme
qui se produit entre les facultés d’analyse et d’intuition, qui permet de s’acheminer
vers un travail de synthèse où le sujet éprouve un sentiment ineffable de liberté
intérieure, se laissant aller à cette impulsion d’une écriture qui engage tout son être et
ses facultés. Mais ne faut-il pas alors s’en tenir à ce mouvement, à cette expérience
d’individuation, en l’inscrivant dans une éthique ou une durée qui est croissance dans
la proximité avec soi et avec les autres ? Plus que de précision, Bergson nous invite à
la simplicité, à la sympathie, qui impliquent, tout comme chez Simondon, de
renoncer à la recherche d’une principe d’individuation comme remontée inductive et
finaliste vers une première cause explicative ou fondatrice.
L’individuation telle qu’elle est définie par Bergson dans L’Evolution créatrice est
métaphysique et psychologique, elle renvoie à l’exercice intérieur de la liberté, au
champ spirituel de la réalisation de l’individu. Mais il y a chez Bergson deux aspects
de l’individuation : une individuation comme difficulté, épreuve du réel ou de la
matière, et une individuation comme spontanéité, comme enchaînement d’actes
libres. Comment faire la part entre ces deux individuations et laquelle pourrait être
synonyme de liberté ?
Nous pensons que l’individuation réelle doit être conçue comme « l’effet de ce que la
vie porte en elle », c’est-à-dire comme élan vital, mouvement vers ce qui nous est
propre. Toutefois, l’individuation est aussi chez Bergson « en partie l’œuvre de la
matière »45 et, comprendre cette relation, c’est comprendre une finitude de l’élan
Pour Bergson, la liberté existe dans une relation du corps et de l’esprit, ou dans
l’attention que l’esprit se porte à lui-même tandis qu’il se fixe sur la matière. Bergson
exprime bien cette relation de réciprocité dans un passage qui jette un éclairage
nouveau sur le problème de l’identité et de son expérience dont dérivent les idées
abstraites :
la ressemblance entre choses ou états, que nous déclarons percevoir, est avant tout la
propriété, commune à ces états ou à ces choses, d’obtenir de notre corps la même
réaction, de lui faire esquisser la même attitude et commencer les mêmes
mouvements. Le corps extrait du milieu matériel ou moral ce qui a pu l’influencer, ce
qui l’intéresse : c’est l’identité de réaction à des actions différentes qui, rejaillissant
sur elles, y introduit la ressemblance ou l’en fait sortir47.
46 RIQUIER (C.), « Vie et liberté », in A . François (éd.), L’Evolution créatrice de Bergson, Vrin, 2010, pp. 147-148.
47 BERGSON, La pensée et le mouvant, Arvensa Editions, 2015,, p. 45.
51
un mouvement de dissociation, mais une dissociation de mouvement. Et celle-ci n’est
pas plus une position qu’une négation. Sa différence est une limitation48.
Dans cette analyse de l’individuation, il semble qu’il manque quelque chose comme
l’analyse philosophique de l’acte et de la puissance. En réalité, non seulement le
vivant est individué, mais il est actualisé. Par ailleurs, non seulement il possède son
propre mouvement, mais aussi son propre acte, donc sa propre fin. Ainsi, en
revenant à une philosophie aristotélicienne, on introduit des distinctions qui
transcendent les structures matérielles de l’individuation du vivant et le posent en
attente d’un accomplissement (ce qui n’est pas le cas d’un objet qui serait dans un
pur devenir). Mais le postulat selon lequel l’organisation se conserverait est-il
pertinent ?
Or, comme le souligne bien Olivier Perru dans une conférence prononcée à Nantes53,
« c’est ici que le saut qualitatif entre l’inerte et le vivant paraît quelque peu délicat.
Si les structures physiques peuvent par elles mêmes donner ces processus dans
l’individuation du vivant, pourquoi l’individuation de la réalité inerte donne-t-elle
un résultat différent ? »
C’est ici que Simondon rejoint, sur cette question précise de l’intuition, à la fois
comme méthode et comme expérience du vivant, d’une vie insérée entre matière et
56 COMBES M., 1999, Simondon, individu et collectivité, PUF, Paris, p. 20.
55
psychisme, puis collectif, la philosophie bergsonienne de l’intuition, véritable
moment d’une intuition intellectuelle qui se comprend à la fois en tant qu’élan et
sympathie, effort de la pensée pour « se transporter à l’intérieur de la chose et
coïncider avec ce qu’elle a d’inexprimable » : la métaphysique définira le véritable
champ du transindividuel et l’enjeu de la société, du vivre-ensemble, en tant que
fondée sur un mode de pensée qui emprunte aux ressources propres de l’intuition et
de l’analogie en tant que méthodes, qui requiert la conquête, peut-être, d’un esprit
soumis à une exigence de précision pouvant fonder les bases d’une nouvelle forme
des sociétés à venir, comprises comme des collectifs transindividuels, et
approfondissant, toujours, sans relâche, le sens de l’espace et du temps saisis comme
durée : cet espace est encore terra incognita, mais il peut laisser entrevoir d’ores et
déjà l’émergence logique et nécessaire d’une troisième forme de la sensibilité qui
s ‘appliquerait naturellement à la troisième dimension de l’espace et de l’extension,
savoir la profondeur, pour mieux en découvrir le sens et les enjeux au sujet de
l’homme, c’est à dire dans la théorie de l’anthropologie. Simondon nomme cette
forme de l’intuition, à la suite de Kant et de Bergson, a praesenti : elle se détache à
même le sensible pour indiquer son sens réel à l’esprit, comme in-formation, n’étant
ni a priori ni seulement a posteriori, mais pré-individuelle, directement donnée à
l’intuition comme une « totalité qui ne se divise pas sans changer de nature », et qui
réagit et se positionne aussi, comme nous l’apprend la physique quantique, en
fonction du regard de l’observateur, se modifiant ou acquérant son sens en même
temps que lui, dans une genèse qui accomplit la signification perçue par le sujet en
même temps « que s’accomplit la genèse de l’objet », dans une démarche où la
pensée « s’applique à suivre l’être dans sa genèse », pour mieux le décrire
phénoménologiquement et aboutir à une probable, bien qu’indéterminée en droit –
principe d’indétermination ou d’incertitude de la physique quantique – adequatio rei
et intellectus, dont les caractères d’apodicticité auraient les traits de l’application et
de l’universalisation de l’emploi d’une méthode génétique comme alternative solide
et rigoureuse à l’universalité de la réduction par où apparaît le cogito : l’enjeu au
fond, n’est pas tant l’acquisition d’une certitude, que celle d’un « retour effectif aux
choses », fidèle au mot d’ordre de la phénoménologie, et que l’on peut comprendre
56
comme cette immersion du sujet dans un espace-temps qui, saisit comme durée,
redéfinit le champ de la socialité, de la vie et de la signification comme des moments
ou des charges de nature pré-individuels, ayant pu être échangés et partagés à travers
des relations trans-individuelles, la société pouvant apparaître alors comme une
somme des individuations successives, et l’intuition permettant d’y saisir l’évolution
comme créatrice.
Nulle part cette parenté profonde qui unit la philosophie de Bergson à celle de
Simondon n’est peut être la mieux exprimée que dans la phrase de ce dernier :
l’intuition philosophique porterait, en réalité,sur « l’unité du jaillissement primordial
[qui] se conserve dans la continuité du mouvement de la vie [et] va se diversifiant à
travers la matière…l’élan vital est un perpétuel a priori, il reste source à travers
l’existence…l’intuition permet de saisir l’évolution comme créatrice »57.
C’est dans cette réciprocité de l’intuition et de l’action que se définit une théorie de la
liberté ordonnée au concept de durée, ou à la sphère du préindividuel chez Bergson et
Simondon ; « il y a collectif, nous dit Simondon, quand une émotion se structure »,
ou encore, « le collectif est, pour le sujet, la réciprocité de l’affectivité et de la
perception ». Chez Bergson, la sympathie avec les choses de l’expérience qui se
présente comme cette intuition de la durée intime est doublée d’un réalisme qui colle
aux contraintes de la matière, en revenant presque naturellement, à force de pratique
ou de cette sélection intelligente, au mouvement de la division qui détermine les
différences de nature : il y a un double mouvement d’intégration et de différenciation
qui décrit la relation problématique de la matière et de l’esprit.
En ce sens, si la connaissance semble avoir de nouvelles limites, qui ne se bornent
pas seulement, comme chez Kant, au champ d’une expérience ordonnée aux formes a
priori de la sensibilité qui en décrit les conditions de possibilité, mais au champ de
l’expérience en tant que telle, telle qu’elle se donne dans le mouvement de la vie, sub
specie durationis, et dans une démarche du connaître qui s’applique à la décrire, la
philosophie pourrait alors relever d’une morale, ou de cette « vraie métaphysique »
qui, selon Bergson permet d’ancrer le concept de liberté dans la sphère pratique de
l’expérience, en récusant sa réduction à la chose en soi comme pur noumène qui
compromet le sensible et rive la morale à la contingence d’une liberté comme objet
d’espérance : la liberté est une donnée positive de l’existence qui s’expérimente selon
une problématique de l’individuation, si l’on nous accorde qu’elle a pour souci
d’impliquer le sujet qui la pense : si l’on doit semble-t-il accorder à Kant qu’une
58
connaissance réelle est bien possible et peut être éprouvée dans une concordance
entre la représentation, par exemple celle de liberté, et l’expérience que nous pouvons
en faire dans l’existence, nous croyons que ce motif peut être conservé sans être attelé
à une dérive relativiste qui associerait la liberté à la contingence de l’expérience de la
loi morale, en faisant d’elle une chose en soi « inconnaissable », un noumène ou une
seule idée régulatrice ; la liberté chez Kant est la forme pratique d’un « Je pense » qui
peut accompagner nos représentations, et qui permet au sujet une descente en lui-
même, un approfondissement de sa nature morale, dans le cadre d’une philosophie
pratique : c’est cet aspect du kantisme que nous pouvons retenir pour développer une
approche de la philosophie qui se comprendrait comme une morale de
l’individuation, ouvrant à une nouvelle forme d’impératif « catégorique », celui
d’obéir au désir d’être soi-même, à cet élan vital qui nous prescrit à chaque étape ou
degré du processus d’individuation, de « réinscrire son être dans son propre
vouloir »59, au sein de cette durée où nous agissons.
Mais une telle perspective doit pouvoir à son tour être éclairé par les concepts
simondoniens : qu’est-ce que le pré-individuel au regard du concept traditionnel de
liberté ? Où se situe l’individu ou le champ de l’individuel par rapport à l’expérience
qu’il peut en faire ? Enfin, en quel sens peut-on parler de communauté
transindividuelle comme aboutissement d’une liberté fondée sur le processus
d’individuation et sur la lecture conceptuelle qu’en fait Simondon ?
En premier lieu, il semble que le préindividuel désigne le potentiel, de « potentia »,
pouvoir, capacité, ce qui est en puissance : on peut entendre par préindividuel ce qui
chez l’individu peut être fait, l’individu étant d’emblée lié à un « faire », mais pas
encore à un « je veux » ou à un exercice de la volonté : ce potentiel qu’est le
préindividuel apparaît cependant déjà comme un acte par lequel l’individu revient à
lui-même, à sa nature d’être exempte de toute détermination qui serait en prise avec
le réel par l’application d’une quelconque intentionnalité. On pourrait parler d’un
sens interne qui signifie pour l’individu, se ressourcer, ou plutôt se recentrer, observer
ce qu’il y a en soi comme force ou comme élan vital, comme envie ou désir : le
préindividuel correspondrait ainsi à cette disposition vitale qui, chez l’individu, lui
59 BERGSON, L’Evolution créatrice, PUF, « Quadrige, 2013.
59
permet d’accéder à une forme de recueillement, de paix intérieure, désignant alors la
sphère intime du soi, de l’émotion simple liée à la présence à soi, au plaisir d’être.
C’est en ce sens que l’on peut justifier le préfixe « pré-individuel », ce qui est avant
l’individu, qui représente seulement une capacité à être en soi, l’en-soi n’étant plus à
comprendre philosophiquement comme cette chose inaccessible à l’intelligence, mais
comme cette présence absolue donnée par l’être-là du corps : le réflexif ou la
conscience réflexive pourrait en ce sens être compris au sens propre d’un retour sur
soi, comme condition de l’expérience réelle de la liberté.
La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est
une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous
agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres, et c’est là que
nous devons faire effort pour nous replacer [pour réinscrire son être dans son propre
vouloir] par la pensée dans le cas exceptionnel et unique où nous spéculons sur la
nature intime de l’action, c’est-à-dire dans la théorie de la liberté60.
la liberté ne sera pas dans la nature comme un empire dans un empire. Nous disions
que cette nature pouvait être considérée comme une conscience neutralisée… : cette
conscience n’a fait qu’écarter un obstacle, extraire du tout réel une partie virtuelle,
choisir et dégager enfin ce qui l’intéressait ; et si, par cette sélection intelligente, elle
témoigne bien qu’elle tient de l’esprit sa forme, c’est de la nature qu’elle tire sa
matière…L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et
les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté61.
le dualisme n’est qu’un moment, qui doit aboutir à la reformation d’un monisme.
C’est pourquoi, après l’élargissement, survient un dernier resserrement, comme après
la différenciation, l’intégration […] Nous ne pouvons le comprendre qu’en revenant
au mouvement de la division déterminant les différences de nature62.
64
SIMONDON (G.), L’individuation à la lumière des notions de forme et d’infirmation (ILFI), Grenoble, Jérôme
Millon, 2013, p. 273.
63
saisie du mouvement serait uniquement intuitive, et celle des formes purement
conceptuelle ; il s’agit en fait de deux modes de perception également réels »65
Cette dimension problématique surgit en effet dans le système préindividuel, système
de l’être métastable et sursaturé, faisant de l’individu un être qui est plus qu’unité, qui
peut se déborder lui-même de part et d’autre de son centre : comme le souligne
Simondon, cette réalité non-individuée
que l’être transporte avec lui n’est pas vitale, elle est pré-vitale. On ne doit pas la
nommer élan vital, car elle n’est pas exactement en continuité avec l’individuation
vitale […] la vie est une spécification, une première solution, complète en elle-même,
mais laissant un résidu en dehors de son système. Ce n’est pas comme être vivant que
l’homme porte avec lui de quoi s’individuer spirituellement, mais comme être qui
contient en lui du pré-individuel et du pré-vital66.
La notion de préindividuel permet de rendre compte que l’être ne suffit pas à lui-
même comme substance, et que l’actualisation de son essence ne se déroule pas
seulement suivant une ligne continue de l’élan vital, où l’individuation ne serait
conçue que comme « l’effet de ce que la vie porte en elle » : elle implique une
intervention de l’individu dans sa problématique vitale que lui insigne l’existence
d’une tension à l’oeuvre dans le système préindividuel, et qui assure le passage de
l’individu biologique, vivant au statut de sujet, ce qui définit la logique transductive
et problématique de l’être, non-monolithique. Que l’être s’inscrive dans cette logique
transductive ne veut pas dire pas qu’il n’y ait pas d’unité, mais que celle-ci peut être
saisie dans le processus des multiples individuations qui surgissent dans le système
de l’être s’individuant, et qui définissent le lien constitutif de la liberté à un collectif
dans lequel l’individu s’insère pour résoudre sa propre problématique psychique,
c’est à dire dans le domaine du trans-individuel. Ce lien ferait apparaître l’idée de la
responsabilité individuelle comme choix ou décision par lesquels le sujet affirme sa
différence singulière dans le processus de disparation de l’être, comme ce moment de
dissociation du mouvement de la différenciation de la vie selon ses divers modes et
65 SIMONDON, Cours sur la perception, PUF, 2013, p. 201.
66 SIMONDON, (G.), ILFI, p. 303.
64
degrés, par laquelle l’individu découvre en même temps qu’il se pose comme origine
anthropologique et structure de l’individuation, dans le mode de la sélection
intelligente du divers sensible de l’intuition.
Dire que l’être possède une unité transductive engage un nouveau rapport au savoir,
la transduction apparaissant comme une méthode qui s’applique au champ logique,
sans conférer à la connaissance qui en dérive une valeur apodictique, puisqu’elle se
comprend comme le corrélat ontologique de l’essence temporelle de l’être : « elle
s’applique à l’ontogénèse et est l’ontogénèse même » nous dit Simondon. La
transduction, qui apparaît ainsi comme une notion « à la fois métaphysique et
logique », définit donc une méthode permettant de penser l’individuation, et repose
sur une conception relationnelle de l’être :
Cette méthode transductive permet, au fond, de saisir les êtres par le milieu, car elle
porte toujours sur le couple (la dyade indéfinie, préindividuelle) individu-milieu, qui
67 SIMONDON, ILFI, p. 31. Cette phrase peut être reliée à l’idée d’unité tropistique, ou de singularité
préindividuelle, à partir desquelles se déploie le processus de la connaissance : « Dans l’unité tropistique, il y a déjà
le monde et le vivant, mais le monde n’y figure que comme direction, comme polarité d’un gradient qui situe l’être
individué dans une dyade indéfinie dont il occupe le point médian, et qui s’étale à partir de lui. La perception, puis
la science, continuent à résoudre cette problématique…La distinction de l’ a priori et de l’a posteriori,
retentissement du schème hylémorphique dans la théorie de la connaissance, voile de sa zone obscure centrale la
véritable opération d’individuation qui est le centre de la connaissance », ibid, p. 30
65
est son complément d’être. En ce sens, elle fait de la zone relationnelle des êtres le
lieu même où s’édifie la possibilité d’une unité de l’individu, comme une unité
renouvelée de la pensée et de la vie, comme individuation. Mais, comme le précise
M. Combes, « que l’être soit plus qu’unité ne signifie donc pas qu’il n’y ait pas d’un :
mais cela signifie que l’un advient dans l’être, qu’il doit être compris comme le dépôt
relatif de l’étalement de l’être, de sa capacité à se déphaser. On appellera
transduction, nous dit-elle, ce mode d’unité de l’être à travers ses diverses phases, ses
multiples individuations »68.
Si l’on peut comprendre l’intérêt de cette méthode pour penser l’individuation,
son caractère novateur nous semble être dans la notion de « transindividualité » (les
deux termes possédant les mêmes préfixes) à laquelle elle conduit.
La transduction se définit en effet chez Simondon comme une opération, à la fois
Elle renvoie bien ainsi au processus d’individuation selon les trois niveaux ou
« régimes » d’individuation que Simondon distingue pour replacer l’individu dans
l’être : le niveau physique, vital et psycho-social. Ces trois niveaux selon lesquels se
produit l’individuation permettent de comprendre les relations étroites qui unissent,
de proche en proche, des domaines tels que matière, vie, esprit et société.
En ce sens, l’intérêt de la méthode transductive serait de nous permettre de
mieux comprendre les enjeux soulevés par une théorie du collectif que Simondon
définit dans les termes du transindividuel, et qui définit l’objectif de son étude. Mais
comment passe-t-on de l’individuation psychique au transindividuel ? Comment
68 COMBES (M.), Simondon, une philosophie du transindividuel, Paris, Eds Dittmar, 2013, p. 35.
69 SIMONDON, ILFI, p. 32.
66
comprendre la relation qui peut s’établir entre la problématique individuelle et la
problématique transindividuelle ?
Si la transduction se comprend comme processus ou démarche de la pensée par
laquelle « une structure apparaît dans un domaine de problématique comme apportant
la résolution des problèmes posés », cette problématique étant celle du sujet, la
structure découverte dans cette démarche est afférente au collectif, car le psychisme
ne peut se résoudre « au niveau de l’être individué seul » :
70 ILFI, p. 31.
71 Cette continuité conceptuelle de la transduction comme méthode, et comme processus même de l’ontgénèse, et du
transindividuel comme lieu où se produisent les significations sociales et éthiques, voire spirituelles, est bien
exprimée par Simondon à la fin de son ouvrage : « La pensée que l’on peut nommer transductive ne considère pas
que l’unité d’un être est conférée par la forme informant une matière…l’unité de l’être est un régime d’activité qui
traverse l’être…La relation ne peut jamais être conçue comme relation entre des termes préexistants, mais comme
régime réciproque d’échange d’information et de causalité dans un système qui s’individue. La relation existe
physiquement, biologiquement, psychologiquement, collectivement comme résonance interne de l’être individué ;
la relation exprime l’individuation, et est au centre de l’être », in ILFI, p. 313.
67
qui fait de la zone relationnelle des êtres le lieu où naît, où
vit la pensée72.
Suivre l’être dans sa genèse, comme nous y invite la méthode transductive, revient à
poser un parallélisme entre la genèse de la pensée et celle de l’objet, que seul l’idée
d’un mouvement de la pensée semble pouvoir restituer, comme processus dynamique
par lequel est ré-effectuée l’appartenance de la pensée à la vie, impliquant le sujet qui
la pense, et qui renverrait ainsi à la possibilité d’un nouveau vitalisme philosophique.
Simondon semble suggérer cette piste en évoquant, à la fin de son introduction, une
« individuation de la connaissance » :
Affirmer un tel vitalisme conduit dans second temps à reconnaître que la valeur
transductive des êtres reconduit à la vie comprise comme transindividualité, où
« l’individualité psychologique apparaît comme étant ce qui s’élabore en élaborant la
transindividualité », dans une pensée renouvelée du devenir comme dimension de
l’être s’individuant :
72 COMBES (M.), « Une vie à naître », in Simondon, coordonné par P. Chabot, Vrin, 2002, p. 51.
73 SIMONDON (G.), ILFI, p. 36.
74 SIMONDON, ILFI, p. 288.
68
La transduction permet donc de faire le lien entre les trois niveaux d’individuation,
vital, psychique et transindividuel. A la fois méthode de connaissance et processus
ontogénétique, elle s’applique enfin à la vie, décrivant les bases d’un nouveau libre-
arbitre : si la pensée appartient à l’activité vitale et s’il existe un continuum entre
l’individuation biologique, psychique et collective que la transduction permet de
saisir, le geste complet de ce vitalisme consiste alors, selon M. Combes, à inscrire
dans la pensée l’ appartenance de la pensée à la vie, « en faisant de cette appartenance
un enjeu essentiel de la pensée »75. C’est seulement par ce deuxième temps, que « ce
vitalisme peut être dit philosophique, si l’on nous accorde que la philosophie est la
pensée qui a le souci d’impliquer le sujet qui la pense »76, c’est-à-dire qui introduit au
vrai problème de la liberté.
Mais cette continuité que la méthode transductive permet d’assurer entre la
pensée et la vie ne comporte pas, comme dans le vitalisme d’Aristote, un finalisme à
l’œuvre dans la nature, en vertu duquel la puissance s’actualise selon le telos de la
Nature naturante, et devient une Nature naturée conforme à une cause formelle : ce
postulat continuiste, à l’œuvre chez Aristote, mais aussi chez Bergson ne permet pas
de penser l’opération transductive qui situe l’individu dans le système métastable
faisant apparaître la possibilité de la rupture ou du changement transformateur.
C’est en ce sens que l’approche simondonienne du vivant est présentée comme
« problématique », marquant une distance à l’égard du concept bergsonien d’élan
vital. Cette dimension problématique surgit dans le système préindividuel, système de
l’être qui est traversé de tensions et d’incompatibilités, faisant de l’individu un être
qui est plus qu’unité, qui peut se déborder lui-même de part et d’autre de son centre :
cette réalité non-individuée
que l’être transporte avec lui n’est pas vitale, elle est pré-
vitale. On ne doit pas la nommer élan vital, car elle n’est pas
exactement en continuité avec l’individuation vitale […] la
vie est une spécification, une première solution, complète en
elle-même, mais laissant un résidu en dehors de son
système. Ce n’est pas comme être vivant que l’homme porte
75 COMBES (M.), « Une vie à naître », in Simondon, coord. Pascal Chabot, Vrin, 2002, p. 50.
76 Ibid, p. 51.
69
avec lui de quoi s’individuer spirituellement, mais comme
être qui contient en lui du pré-individuel et du pré-vital77.
Il semble que dans ce mouvement du sujet soient rendus possibles le passage d’une
faculté à une autre, des mécanismes de pensée productifs, une vitalité de l’esprit d’où
peuvent émerger des rapports conceptuels favorisant une meilleure compréhension de
l’être : c’est le sens de la démarche transductive qu’introduit Simondon dans la
théorie de la connaissance79, toute connaissance appartenant à une activité vitale qui
s’origine dans le corps, impliquant le sujet qui pense dans la vie et ses caractères
78BARBARAS (R.), « Le mouvement du monde et le problème de l’apparaître », in Philosophie, Paris, Minuit, n°118,
2013, pp. 27-29.
79Comme le remarque P. Montebello au sujet de cette notion de mouvement chez Simondon, « pour la perception ou la
connaissance, un mouvement absolu a toujours des dimensions analogiques, il est simultanément métaphysique et
logique…Il faut ajouter que nous ne connaissons pas d’une autre manière : surgit entre nous et les choses que nous
cherchons à connaître une transduction, un rapport potentiel, des dimensions analogiques et significatives qui sont
l’horizon du problème. La manière dont on connaît est toujours double : un système se forme qui comprend à la fois la
conscience perçevante et le mouvement perçu, les deux ne préexistant en aucune manière mais se révélant comme les
phases du processus de connaissance. En ce sens, la transduction cognitive est bien métaphysique et logique, à la fois
dans notre esprit et dans les choses, démarche de l’esprit et intuition d’une résolution structurante, d’une résolution
possible dans la tension du système. Sans aucun doute cette double condition est-elle nécessaire pour appréhender un
mouvement absolu quelconque : suivre le mouvement des choses et être mis en mouvement par les choses (analogie de
transduction) », in « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
Paris, PUF, 2006/3, Tome 131, p. 286.
71
d’apparition, avec les déterminations impressionnelles ou hylétiques qui composent
le vécu, et leur face noématique qui oriente vers le côté transcendant de
l’expérience80. Il est intéressant de noter la définition que donne Patocka du
mouvement : « Concept de mouvement comme fondement – mouvement conçu, non
pas comme mouvement de l’objet, mais comme œuvre de la physis, avant toute
objectivation ou subjectivation – la physis comme essence qui est évènement, essence
qui advient »81. Cette définition du mouvement pourrait être rapprochée du concept
simondonien du préindividuel, qui est conçu comme un système métastable traversé
d’énergie et de potentiel se structurant par voie transductive, selon le mouvement
ontogénétique : on pourrait concevoir la possibilité d’un concept central de
mouvement dans le système préindividuel, condition d’apparition des phases de
l’être, et montrer par là-même, en suivant la méthode phénoménologique de la double
réduction patockienne (réduction de la sphère des étants/mise hors circuit de la thèse
du cogito), que ce qui apparaît effectivement à l’individu est un vivre qui a pour
fondement le corps. Le mouvement qui s’instaure dans le préindividuel serait cette
« énergie centrifuge », cette « impulsion de pénétration dans le monde » qui prendrait
sa source dans la force motrice du corps. Mais il s’agit d’un mouvement naturel, qui
se détache d’un corps en repos, admettant stabilité et homogénéité (de ses affections),
dans le sens premier que les physiologues ioniens donnaient de la nature (le réalisme
et le postulat de la continuité, l’importance de la durée comme dimension
d’intelligibilité perceptive)82 : c’est dans un second temps qu’intervient la « poussée »
de la Physis, de l’élément qui fait naître et croître, et qui introduit l’opération
relationnelle de l’être ; chez Simondon, le réalisme des relations est introduit par une
80Comme le remarque Patocka, « la connaissance n’est rien d’autre que le passage de la visée pure et simple à la
donation de la chose en original, c’est-à-dire dans une originarité telle que rien, dans la même sphère et sur le même
mode, ne peut la surpasser. De là le principe fondamental de la philosophie nouvelle : la dernière instance de toute
connaissance censée rendre raison de son objet est la donation intuitive en original – c’est à elle qu’il faut remonter », in
Qu’est-ce que la phénoménologie, op.cit.., pp. 132-133.
83Mais l’on peut intégrer cette notion de mouvement disrupteur dans la définition du préindividuel, qui nous semble
recouvrir une légitimité justifiée par la réforme notionnelle engagée par Simondon, qui introduit des termes comme
« énergie potentielle », « résonance interne » ou encore « d’équilibre métastable » pour qualifier ce régime du
préindividuel. L’individuation intervient justement comme résolution des tensions et incompatibilités d’un système
sursaturé, et amène l’individu à se « déborder lui-même de part et d’autre de son centre », à se déphaser : l’un advient
dans l’être, « doit être considéré comme le dépôt relatif de l’étalement de l’être » nous dit M. Combes pour caractériser
ce nouveau mode de relation entre pensée et être impliqué par le concept de transduction. Cf. Simondon, une
philosophie du transindividuel, Paris, Editions Dittmar, 2013, p. 35.
73
le thème commun à l’empirisme et à la phénoménologie. Pour Patocka, le
phénoménologue
Notre hypothèse est que ce qui se découvre à travers l’épochè est une spatialisation
originaire, l’individuation comprise comme élan vital et « cogito moteur ». Suspendre
la relation à l’espace en tant qu’apeiron (indéfini de la matière, champ des
singularités, des faits) ou être transcendant, permet de découvrir un centre subjectif à
partir duquel commence l’individuation, ce centre étant non pas seulement la
conscience comme présence intellective à soi, ou comme donnée « absolue » mais le
corps, l’appartenance au monde, qui se donnent comme préindividuels : il y aurait
dans la conscience transcendantale une expérience de soi fondée sur une corporéité,
sur un vécu asubjectif. Dans l’individuation, le cogito apparaît comme une expérience
de soi simultanée à l’expérience des choses, un travail sur les relations entre ce que
84PATOCKA, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, op.cit.., p. 139. On notera sur ce point la proximité de la démarche
phénoménologique avec la définition que donne Simondon de la méthode transductive, démarche qui « consiste à suivre
l’être dans sa genèse, à accomplir la genèse du sujet en même temps que s’accomplit la genèse de l’objet » (c’est nous
qui soulignons) ; de même, la définition qu’il donne de la transduction comme opération, qui permet de décrire
l’ontogénèse, ou l’individuation, se rapproche de cette idée d’une progression de la connaissance dans la
phénoménologie descriptive, et qui ramène à cette structure du connaître, tantôt sur le mode « constitutif » dans la
phénoménologie transcendantale, ou bien dans le mode « problématique » ou « génétique » qu’adopte notamment
Husserl, comme nous l’avons vu.
74
l’on pense, ce que l’on perçoit, et ce que l’on éprouve, ce en quoi on parle moins
d’une ontologie du sujet que d’une ontogénèse.
76
présent, cette manifestation qui donne à l’instant une valeur
absolue, qui le consomme en lui-même, sensation,
perception et action, il n’y aurait pas de signification de la
spiritualité »86.
Un tel vitalisme est bien défini par Canguilhem, qui dans La connaissance de la vie,
montre comment s’opère un changement de paradigme entre le milieu-environnement
décrit par la science mécaniste, ce cadre spatio-temporel a priori chez Kant, et ce qui
est réellement milieu pour l’individu vivant qui se situe dans le monde, c’est-à-dire le
centre « préindividuel » par lequel l’individu donne à son milieu « associé » le sens
des conditions de son existence :
Le vitalisme philosophique que défend Canguilhem s’appuie donc sur l’idée d’un
vivant humain qui est conscient de vivre, c’est à dire sur une théorie de la vie qui
transcende l’alternative mécanisme/vitalisme, et qui peut être comprise comme un
« matérialisme vitaliste », où la connaissance se fait corps, s’engendre, s’entend déjà,
peut-être, comme ontogenèse.
Mais renouer avec soi, avec ses mobiles, ses motifs et ses moteurs, n’est-ce pas, de ce
point de vue vitaliste, finalement renouer avec son corps, ce « foyer » de notre vie
qu’habite notre âme et qui est source de toutes nos déterminations dans le contexte
même de la vie ? N’est-ce pas le corps qui ressent cette quiétude de l’esprit lorsque
notre pensée s’ordonne, trouve écho dans son action, « remplit » ses intentions,
lorsque nos perceptions et nos émotions peuvent trouver un terrain de continuité dans
le mouvement même de l’existence, et nous faire éprouver cette liberté de notre être
qui se communique aux autres êtres, qui définit chez Simondon le transindividuel ou
encore la spiritualité, et chez Spinoza la joie, ou comme un sentiment d’éternité.
Cette perspective plus radicale d’un monisme du corps est celle qu’adopte Maine de
Mais dans cette hypothèse vitaliste qu’adoptent Simondon, tout comme Bergson, la
connaissance serait moins à comprendre comme une critique (au sens kantien), que
comme une éthique (au sens spinoziste), c’est-à-dire comme une approche de
l’individu qui prend en compte l’effort (au sens du conatus) par lequel ce dernier
prend conscience de ses affections et de ses désirs sous un rapport raisonnable à
l’action, et pouvant alors préparer à une action individuante, peut être alors au sens
épicurien d’un calcul raisonné des plaisirs, et donc d’un hédonisme spirituel.
Dès lors, la vie, au sens d’une individuation fondée sur une conscience de soi comme
corps – exigence que paraît définir le concept de préindividuel, au sens où le sujet se
comprend comme affecté dans le geste même philosophique, n’en vient-elle pas à
définir une limite au connaître ? Comment comprendre chez Simondon l’idée selon
laquelle nous ne pouvons connaître, « au sens habituel du terme » précise-t-il,
l’individuation ? Nous laissons cette perspective de réflexion ouverte 91, et qu’il nous
semble important de souligner au moment même où nous tentons de montrer en quoi
le préindividuel chez Simondon semble impliquer une pensée profonde du corps, ou
le présuppose dans sa formulation comme dans son étayage conceptuel, en rappelant
l’intérêt probable de la méthode bergsonienne de l’intuition pour répondre à cette
nouvelle exigence de connaissance, plus proche du mouvement même de l’existence,
et de la vie.
91Ilserait intéressant, notamment, de prendre en compte cette interrogation au regard du problème de la relativité de la
connaissance telle qu’elle découle de la philosophie kantienne : si nous ne pouvons connaître les choses en soi comme
l’âme, le monde ou encore Dieu, si notre expérience des choses se limite aux formes a priori de la connaissance, si
enfin notre expérience de la liberté est relative à la contingence de l’expérience de la loi morale, doit-on pour autant
s’en remettre à un scepticisme ? Comme le remarque P. Montebello, Bergson prend en compte cette difficulté du
kantisme et montre que nous pouvons connaître les choses en elles-mêmes, grâce à la faculté de l’intuition : « La
perspective philosophique change du tout au tout lorsque l’on inverse méthodiquement le sens de la révolution
copernicienne proposée par Kant, c’est-à-dire lorsque l’on fait passer le sujet dans les choses au lieu de rapporter les
choses à notre pouvoir de connaître. Telle serait la méthode intuitive défendue par Bergson », in La pensée et le
mouvant, op.cit.., p. 15.
80
Cette méthode de l’intuition, très largement inspirée de la pensée bergsonienne et sur
laquelle nous reviendrons, réhabilite la possibilité d’une connaissance de l’être, mais
d’un être non plus conçu comme substance mais bien plutôt comme mouvement, en
essayant d’admettre que la pensée implique dans la vie celui qui se livre à cet
exercice de l’intellect : elle permet d’appréhender la réalité comprise comme une
triade vie-temps-mouvement, où le sujet connaissant n’est plus isolé du monde qu’il
entreprend de comprendre et de saisir selon les différentes catégories de qualité, de
quantité ou encore de causalité. Comme le remarque P. Montebello, chez Bergson, le
mouvement réel qui est perçu par l’intuition, par la perception immédiate qu’en a
l’individu, se manifeste également dans le Tout qui dure92, la psychologie se prolonge
en métaphysique, « la conscience d’un changement en moi atteste aussi un universel
devenir, la perception m’informe (conscience) aussi d’une transformation
cosmique » : cette possibilité pour la perception de se placer dans les choses ou dans
la subjectivité permet à l’individu de se placer aussi dans le mouvement réel de
l’univers, et définit, en droit, la théorie de la perception immédiate ou de l’intuition,
comme méthode s’appliquant à s’installer dans la durée vitale, dans ce rythme plus
lent où la conscience fait effort pour se replacer par l’intuition dans la nature intime
de l’action, tend à « solidifier en moments distincts, d’en condenser ainsi la matière
et, en se l’assimilant, de la digérer en mouvements de réaction qui passeront à travers
les mailles de la nécessité naturelle »93, pour épouser la durée du monde, cette
« continuité mouvante » où « mon propre corps, et, par analogie avec lui, les autres
corps vivants, sont ceux que je suis le mieux fondé à distinguer dans la continuité de
l’univers » : le mouvement réel est l’objet d’une méthode de l’intuition qui définit les
« actions libres », une liberté de se mouvoir où « ma conscience est ouverte sur la
transformation du Tout, informée de ce qui change, parce que le Tout est lui-même
92MONTEBELLO (P.), « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
op.cit.., p. 293.
93BERGSON, Matière et mémoire, (MM dans la suite du texte), Paris, PUF, Coll « Quadrige », 2012, p. 236. C’est en
ce sens que P. Montebello prévient de cette double dimension de droit et de fait dans la théorie de la perception
immédiate, ou ce qui revient au même de l’intuition, car l’intuition de cette continuité entre le mouvement individuel et
le mouvement d’univers est « une perception du monde que nous aurions si notre mémoire ne solidifiait pas déjà cette
durée pour les besoins du corps », c’est-à-dire que, parallèlement à la perception qui divise la matière en objets
indépendants, « notre mémoire solidifie en qualités sensibles l’écoulement continu des choses. Elle prolonge le passé
dans le présent, parce que notre action disposera de l’avenir dans l’exacte proportion où notre perception, grossie par la
mémoire, aura contracté le passé ».
81
l’Ouvert, incessante création »94. Chez Bergson, cette double dimension de la
perception, métaphysique et psychologique caractérise le sens renouvelé de
l’intuition intellectuelle - mode d’intuition qui présente « un intérêt plutôt vital que
spéculatif », où se déploie une tension du virtuel à l’actuel dans l’acte libre, la
mémoire débordant la limitation du corps, la vie de l’esprit tirant plus d’elle-même
qu’elle n’a (la spiritualité consistant en cela même dit Bergson) – qui articule « tout à
la fois un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous »95. L’intuition
y est la seule instance où le mouvement s’éprouve comme durée à la croisée de
l’individu et du monde, condition d’une conscience évolutive qui s’individue dans le
devenir et les différents rythmes de durée dans l’univers :
La durée vitale ou intérieure est l’approche par le dedans d’un mouvement dit absolu,
« prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir »,
mouvement de transformation qui s’explique par une « translation dans l’espace » qui
implique une « différence de potentiel » entre « passé psychique virtuel (mémoire) et
structure présente actuelle (corps), ce qui conduit à « imaginer la supraconscience de
l’Evolution créatrice comme une immensité virtuelle de compénétration » nous dit P.
Montebello : en ce sens, et c’est, souligne-t-il, la lecture deleuzienne du rapport entre
les philosophies de Bergson et de Simondon, la durée serait un « processus
d’interpénétration qualitatif indivisible [qui] est une forme d’ontogénèse
relationnelle »97.
C’est donc à cette nouvelle méthode de la connaissance fondée sur le caractère mixte
de notre perception immédiate, et qui doit néanmoins être limité par l’analyse
94MONTEBELLO (P.), « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
op.cit.., p. 297.
95BERGSON, MM, p. 229.
96BERGSON, La pensée et le mouvant, op. cit.., p. 70.
97MONTEBELLO (P.), « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
op.cit.., p. 296.
82
psychologique décrite dans Matière et mémoire - où l’action, s’infléchissant dans le
sens de notre utilité délimite les images et fixe la matière, reconduit à la perception de
fait cette image déterminée de l’action possible de notre corps sur le réel 98, et donc à
une relativisation du mouvement, rapporté aux besoins de notre corps - à laquelle
nous invitent Bergson et Simondon, par la sympathie qui permet de de transporter à
l’intérieur des choses et de coïncider avec ce qu’elles ont d’inexprimable, à rebours
de l’aporie de la chose en soi inaccessible qui signait les limites de la pensée
kantienne de la liberté et de la relativité de la connaissance.
Avec Bergson et Simondon, la connaissance humaine porte aussi sur un sujet qui se
meut, qui réfléchit tout en agissant, palpant dans ses actions des impressions mobiles
qui alimentent sa réflexion et la dynamique de la découverte scientifique : la
connaissance porte sur un sujet qui est mouvement, vie et individuation, c’est-à-dire
aussi réalisation d’une personnalité ; elle devient par là même ou plutôt accède au
rang d’une connaissance spirituelle, au sens socratique du « connais-toi toi-même ».
Ce courant spiritualiste dans lequel s’inscrivent la pensée de Bergson et de Simondon
permet d’élargir le champ du connaître en direction de l’individu, de la personne et de
sa liberté concrète : elle oriente ou fait bifurquer l’effort de connaissance vers une
attention à soi, à son action dans le réel, à la qualité et aux modes d’échange avec les
autres êtres qui s’individuent, bref au social, ce que Simondon nomme le
transindividuel.
Dans ce cadre, la connaissance devient relative à notre pouvoir ou notre capacité à
communiquer avec autrui, d’entrer en relation, selon une condition non plus critique
mais énergétique, qui intègre les notions d’information, de potentiel ou encore de
résonnance interne. Pourtant, il semble que cette invitation post-kantienne, voire post-
moderne à une spiritualité telle que la professait déjà Socrate selon le précepte
delphique, ne puisse pas s’exprimer dans les termes d’une méthode analytique,
comme si l’on voulait transposer dans le champ des données intuitives l’exigence de
précision intellectuelle ou conceptuelle inhérente à la science classique : cette
98Car « le corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de
l’esprit…le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la
conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complètera et éclaircira la
situation présente en vue de l’action finale », MM, p. 199.
83
précision dont parle Bergson n’est pas à notre sens de l’ordre du concept
philosophique, même « taillé sur la chose même », comme si l’on pouvait aller de
l’intuition à l’analyse, ce que Bergson défend néanmoins, mais plutôt de l’ordre du
langage, de l’intersubjectivité et du mouvement auquel nous dispose ou nous incite
notre corps, avec sa propre dynamique, son propre « cogito » ou son horizon
intentionnel nous propulsant vers les autres. Comme le dit Bergson en comparant la
faculté de l’intuition à l’exercice de composition littéraire, il y a bien un parallélisme
qui se produit entre les facultés d’analyse et d’intuition, qui permet de s’acheminer
vers un travail de synthèse où le sujet éprouve un sentiment ineffable de liberté
intérieure, se laissant aller à cette impulsion d’une écriture qui engage tout son être et
ses facultés. Mais ne faut-il pas alors s’en tenir à ce mouvement, à cette expérience
d’individuation, en l’inscrivant dans une éthique ou une durée qui est croissance dans
la proximité avec soi et avec les autres ? Plus que de précision, Bergson nous invite à
la simplicité99, à la sympathie, qui impliquent, tout comme chez Simondon, de
renoncer à la recherche d’une principe d’individuation comme remontée inductive et
finaliste vers une première cause explicative ou fondatrice, pour s’engager dans un
procès de connaissance qui s’applique à décrire les modes et les degrés
d’individuation, en reprenant ou en approfondissant la démarche phénoménologique
dont Simondon reconnaît qu’elle est le mode d’analyse prédominant de notre époque
contemporaine : c’est en ce sens qu’une pensée de l’individuation, ou qu’une
phénoménologie de l’individuation peut fonder à son tour un véritable courant
spiritualiste dans le sillage de penseurs comme Bergson, Maine de Biran ou encore
Ravaisson.
Mais cette simplicité de l’acte d’exister, de l’acte libre qui constitue notre vie est
solidaire d’une exigence de précision, comprise par Bergson comme cet effort
spirituel pour s’extraire de la succession temporelle contingente que nous impose
l’individuation comme « œuvre de la matière » afin de nous replacer par la pensée,
en réinscrivant son être dans son vouloir-propre, « dans le cas exceptionnel et unique
99Disons le pour conclure : cette faculté n’a rien de mystérieux [….] Mais l’acte simple, qui a mis l’analyse en
mouvement et qui se dissimule derrière l’analyse, émane d’une faculté tout autre que celle d’analyser. Ce sera, par
définition même, l’intuition », in Bergson, La pensée et le mouvant, op.cit.., p. 252.
84
où nous spéculons sur la nature intime de l’action, c’est-à-dire dans la théorie de
[notre] liberté »100.
Simplicité, précision et effort constituent naturellement les fondements d’un vitalisme
philosophique qui détermine alors ce que l’on peut appeler, en effet, « miracle » de
l’élan vital : pensé à la lumière de l’individuation et prenant en compte le caractère
transductif de l’être, il peut à cette condition introduire au collectif, à une réalité qui «
peut être nommée transindividuelle », et qui permet de penser les conditions réelles
de la liberté. Le potentiel de la vie qu’exprime le concept bergsonien d’élan vital ne
s’inscrit pas seulement dans une durée, mais aussi dans une dimension du devenir
comme faisant apparaître des conditions de disparation, de rupture, et de
changements possibles dans l’être.
En ce sens l’individu peut être dit libre, détenteur d’une liberté qui l’inscrit dans les
contraintes de la matière, et qui la limitent : l’individuation se réalise toujours selon la
ligne de de cette dualité entre l’esprit et la matière, qui fixe et délimite le champ du
désir et du vouloir propres de l’individu. L’individuation comprise comme processus
menant à la liberté intime de l’individu s’ancre dans cette différenciation, dans ce
moment où l’individu opère un retour idéel-préindividuel sur lui-même, et se définit
comme personne.
L’idée d’un vitalisme philosophique commun aux pensées de Bergson et de
Simondon permettrait en ce sens une relecture du sujet, ou de celle de subjectivité, en
l’inscrivant selon l’hypothèse ontologique du préindividuel dans une dynamique
d’individuation collective qui lui permet de rencontrer en autrui la même charge de
réalité pré-individuelle, et de s’individuer. Selon cette approche, les individus ne sont
plus pensés comme des entités déjà constituées de fait, mais en droit comme porteurs
de potentiels pré-individuels qui assignent à chacun un avenir de significations
relationnelles à découvrir, et qui amène, sous la notion de transindividualité, à une
nouvelle manière de concevoir le rapport entre individu et société, éclairant par-là
sous un nouveau jour le sens même de l’exercice des libertés individuelles.
86
tels que l’aikido ou le kinomichi, pour rester dans la tradition japonaise du Budô, et
comme des sagesses implicites de la corporéité, intelligence pratique du chiasme qui
serait la "duplication de l'ordonnancement génétique de la double hélice [structure
spiralée de l'ADN] du vivant qui pré-ordonne l'ordre du corps, distribué entre la
verticalisation et la mort" (in Tony Brachet "Verticalité()s et condition humaine.
Babel revisitée, in Hervé Barreau dir., Les conditions de l'humain. Temps, langue,
éthique et mal. Autour de l'oeuvre d'André Jacob, Armand Colin, 2013.)
48.
Il y aurait au fond comme une mémoire de la matière, qui nous englobe et nous
contient dans ses formes, et trace les sillons parfois périlleux de notre individuation,
formant le creuset de notre destinée : c’est ce que Bergson a tenté de nommer, selon
Deleuze, en ayant recours à l’hypothèse d’un inconscient ontologique.
Cette évidence pour Hume est donnée dans l’impression, ou plus exactement dans le
statut de l’expérience comme impressions. Pour Hume, nul besoin de s’extraire de
cette impression par la réflexion, ce serait un non-sens, puisqu’alors l’on manquerait
le sens du présent vivant de l’expérience, sa genèse propre et légale, bref le sens
même de la constitution empirique : le moi est simplement l’écoulement synthétisant
et identifiant du divers des perceptions, l’association réfléchie comme unité
subsistante et simple. Comme le dit Hume dans le Traité, « nous sentons seulement
une connexion ou une détermination de la pensée de passer d’un objet à un autre » :
le feeling est la seule origine valable de la conscience de soi. Dans l’ordre de la
causalité, le feeling correspond à une impression de réflexion ayant pour
89
correspondant l’idée de nécessité, qui n’est cependant pas réflexion, car il est toujours
engagé dans telle ou telle association, et on ne peut s’y reposer comme dans une
substance pensante synthétisant toute la teneur de l’immédiat, en train de passer dans
une relation tendue et supposée entre passé, présent et avenir, par un procédé de
rétention externalisé : il y a bien un feeling de la transition, mais on ne peut le penser
comme cogito. L’imagination seule est nature (tendance) et de la nature il n’y a pas
de pensée : « c’est alors un grand bonheur que la question de l’identité personnelle
s’enferme dans un labyrinthe », nous dit Hume.
De cette philosophie empiriste de la conscience découle un principe écologique
fondée sur une philosophie authentique de la nature humaine, et de la nature en
général comme apeiron, règne de l’indéterminé et de l’indéfini : la détermination ne
survient alors que comme élan de responsabilité des individus les uns envers les
autres, comme une communauté scientifique avertie qui se conforme au Principe des
principes de la phénoménologie de l’individuation : l’axiomatique de l’apeiron, de
l’être du préindividuel, indique qu’aucune norme, aucun principe ne peuvent être
détachés de leur contenu immédiat, et établis comme principe de tiers-exclu.
Lévinas avait bien cerné cet enjeu de la co-responsabilité qui sous-tend le sens
phénoménologique de la communauté humaine, dans l’articulation de l’empirique et
du transcendantal. Simondon prolonge cette réflexion sur la notion de responsabilité
comme « mouvement pour aller toujours plus loin » où l’être fini apparaît comme le
contraire de l’être limité : être limité, c’est admettre, au fond, le principe de la
transindividualité comme ce qui dépasse l’individu tout en le prolongeant dans
l’économie des relations humaines fondées sur un principe de responsabilité
phénoménologique, qui articule, en effet, éthique et infini, et fournit le sens de
l’objectivation sociologique, ou etho-logique, de l’apeiron des Présocratiques.
Le fondement possible d’une écologie transcendantale apparaît ainsi sous la forme de
la recherche d’une nouvelle philosophie de la conscience affranchie du diktat du
« cogito » et de la logique de la représentation numérique qui divise le réel pour le
recomposer à des fins utiles. La philosophie pratique morale qui s’y rattache peut
trouver son principe à la fois dans l’idéalisme transcendantal de Husserl et dans
l’empirisme naturaliste de Hume :
90
« L’axiomatique en général, à partir de laquelle seule
prendre sens tout idéal de déductivité exhaustive et exacte, à
partir de laquelle seule tout problème de décidabilité peut
ensuite surgir, suppose donc déjà une sédimentation du sens
[préindividuelle-spirituelle], c’est à dire une évidence
originaire, un fondement radical, qui est aussi un passé. Elle
est donc déjà exilée des origines auxquelles Husserl veut
maintenant faire retour […] Dès lors que la
phénoménologie s’est affranchie du platonisme
conventionnel aussi bien que de l’empirisme historiciste, le
mouvement de la vérité qu’elle veut décrire est bien celui
d’une histoire concrète et spécifique, dont les fondements
sont les actes d’une subjectivité temporelle et créatrice
fondés sur le monde sensible et le monde de la vie comme
monde de la culture »103.
95
différence primitive, comme un supplément
111
inassignable » .
111 MALHERBE (M.), La philosophie empiriste de David Hume, Vrin, 2001, p. 247.
96
effectivement explorer et promouvoir pour les générations futures, comme cette
« terra incognita » de la pensée à venir, ou d’une humanité à naître.
L’idée d’une morale ouverte et complète chez Bergson, comme intelligence de cette
relation du fini à l’indéfini – apeiron, du clos à l’ouvert, de l’individu dans ce qu’il a
d’unique et de différent en soi à l’autre et à la société où il existe effectivement est
reprise ou fait écho à la compréhension derridienne de la phénoménologie sub specie
genesis de la phénoménologie de Husserl qui, dan son ouvrage La voix et le
phénomène, souligne l’analyse de la portée fondamentale du geste transcendantal
husserlien : il s’agirait, au fond, de revenir aux choses en considérant la catégorie
centrale de la phénoménologie de vécu logique en tant que vecteur principiel ou
porteur d’idéalité, comme rendant possible le point de jonction postulé par la pensée
qui spécule sur l’idée de pureté détachée du sensible – sur l’Idée au sens moderne
kantien – et l’indéfiniment répété de la pensée dans les choses,
97
déconstruite, il apparaît possible, au nom d’une authentique phénoménologie de
l’individuation – d’une philosophie comme science rigoureuse selon le vœu de
Husserl, de surmonter l’écueil d’un « règne des formes » préindividuelles dans l’idée
de nature comme cet « individu pur » qui pourrait se dégager de la lecture de l’oeuvre
de Simondon, en intégrant et en limitant le modèle de l’ontogénèse à un strict plan
d’immanence des phénomènes, compris, certes, dans la perspective husserlienne des
Recherches logiques, comme idéalités mathématiques qui, non-réelles, n’existant pas
en soi, n’en restent pas moins des objectités ou des noèmes pour la pensée au même
titre que l’être mondain naturel toujours indéfini : ce plan d’immanence
phénoménologique peut renvoyer à cette idée d’une conscience sans corps et, « aussi
paradoxal que cela puisse paraître », qu’une pensée de cette conscience sans corps
soit rendue possible aussi comme celle d’une conscience sans âme, et serait l’exact
opposé symétrique du spinozisme pour qui l’idéation en tant que telle dérive
essentiellement du corps et de sa puissance propre, donc d’un corps qui pourrait se
passer de penser ; dans les deux cas, il conviendrait de retenir l’idée de cette
immanence à soi dans le corps ou dans l’esprit, c’est à dire celle du parallélisme
ontologique psycho-physique qu’avait judicieusement introduite Spinoza – et qui
caractérise son génie moderne – sans verser dans le psychologisme transcendantal.
Comme le remarque Derrida,
49.
50.
l’humanité »119.
54.
Une autre thèse majeure des Deux sources est la comparaison de l’obligation avec
l’instinct : l’ensemble des habitudes, « je veux dire l’habitude de contracter ces
habitudes, étant à la base même des sociétés et conditionnant leur existence, aura une
force comparable à celle de l’instinct, et comme intensité et comme régularité. C’est
là précisément ce que nous avons appelé “le tout de l’obligation”…C’est un instinct
virtuel »122.
Nous obéissions parce qu’il s’agissait de nos parents ou de nos maîtres, mais par-
delà, la société. Mais il ne faut pas confondre la loi morale avec une loi naturelle :
121 Ibid, p. 19.
122 Ibid, p. 21; pp. 22-23.
123 PRELORENTZOS (I.), op.cit.., p. 124.
102
l’obligation vient de la société, mais ne s’impose pas de l’extérieur à l’individu, car
une partie du moi de l’individu est le moi social. C’est la société qui s’est intégrée au
moi lui-même de l’individu. Ce moi social s’oppose au moi intime ou moi profond
qui représente ce que l’individu a d’unique, de singulier et d’inexprimable, et qui peut
être une autre source de morale
À part l’obligation qui est inéluctablement présente dans la vie des hommes et
dont la source primordiale est biologique, Bergson soutient qu’il y a une autre donnée
également empirique : « il y a bien autre chose … l’aspiration » 125 de la conscience
individuelle126. Il constate empiriquement l’existence de la morale ouverte : « De tout
temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale – la morale
complète, « qu’on ferait mieux d’appeler absolue » – s’incarnait »127.
De ce point de vue, cette âme se sent donc, à tort ou à raison en coïncidence avec le
principe même de la vie, l’élan vital, qui ne connaît pas non plus d’obstacle : la
nature a voulu l’espèce humaine sociable. Ce pour quoi l’homme a adopté la
première sorte de morale. Mais l’homme échappe à la nature et complexifie sa
124 BERGSON, op.cit;;, p. 49; p. 187.
125 . Cf. dans les Annales bergsoniennes, vol. I, op. cit., p. 134 le texte des feuillets glissés par Bergson dans son exemplaire de
l’ouvrage cité de Loisy, Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion ?
126 . Cf. Deux Sources, p. 84 : « […] par une aspiration de la conscience individuelle ».
127 . Ibid., p. 29.
103
morale. Avec la morale complète, on sort du clos (de ce en quoi la nature nous avait
enfermé) et l’on porte l’élan vital plus loin.
Cette seconde forme de morale est celle qui accompagne l’élan vital, et qui permet de
comprendre la relation plus complexe du clos et de l’ouvert, trop souvent réduite à la
dichotomie de surface entre l’obligation morale et l’individuation vitale ou
biologique et psychique. C’est cette relation plus subtile entre les deux types de
morale, celle de l’obligation et celle qui découle de l’élan vital, et leur relation au
concept de la transindividualité établit par Simondon, dans le sillage de Bergson, que
nous allons maintenant tenter d’examiner.
104
2 - Les conditions de l’expérience morale comme liberté : liberté et
transindividualité
105
Suivant la distinction que fait Simondon entre transindividuel subjectif et
transindividuel objectif, on pourrait dire que le premier renvoie à la
problématique de la morale ouverte de Bergson, par laquelle l’individu se
découvre dans son aspiration et sa découverte d’une « unité panthéistique » de
l’univers, qui sont les conséquences du procès de « destitution de la
communauté » qu’expérimente le personnage de Zarathoustra en décidant de
porter son aide au danseur de corde, par un élan de fraternité : la solitude du
Zarathoustra est, en fait, la métaphore de l’enfermement dans la morale close de
la communauté par l’absurde, n’existant que pour une communauté dans
laquelle il n’a ni place, ni signification en tant qu’être individué, ce qui définit
l’essence de la solitude comme condition de « significations relationnelles à
venir » ; le transindividuel objectif recouperait quant à lui le thème de la morale
ouverte comme obligation et contrainte, l’élan mystique de la vie se renversant
dans la limitation spatiale de la nécessité de l’action qu’assigne le corps à
l’individualité biologique et lui permet de se conserver dans sa durée
existentielle.
106
En ce sens, le transindividuel ne commence pas paradoxalement par une expansion
logique ou une individuation, mais par une délimitation ontique de l’individu
dans un milieu, complément de celui-ci par rapport au Tout : l’individu émerge
comme être limité, distinct en soi tout en n’ayant de signification que comme
élément d’un Tout dans lequel il s’inscrit, et que l’on peut entendre comme le
milieu social, par objectivation sociologique de l’apeiron, société ; l’individu
n’est pas in-fini de droit, il se dé-finit de fait par rapport à un milieu
premièrement où il émerge comme terme d’une Dyade indéfinie qui l’englobe
originairement et pèse sur lui ; on retrouve ici l’idée de la « pression » sociale
exercée par la société chez Bergson comme figure de la morale « close », la
représentation immanente à ce premier type de morale étant justifié par une
nécessité vitale de se conserver.
« une société est une communauté en expansion, tandis qu’une communauté est
une société devenue statique…une société utilise une pensée analogique, au sens
véritable du terme, et ne connaît pas seulement deux valeurs, mais une infinité
continue de degrés de valeurs, depuis le néant jusqu’au parfait, sans qu’il y ait
opposition des catégories du Bien et du Mal, et des êtres bons et mauvais ; pour
une société, seules les valeurs morales positives existent, le mal est un pur néant,
une absence, et non la marque d’une activité volontaire »128.
Or, pour Bergson, c’est cette relation de l’indéfini (apeiron) à l’ouvert qui est
constitutive de la signification anthropologique de la société comme communauté
ouverte pouvant comporter des caractères et exigences spirituels : l’indéfini,
128 IPC, p. 259
107
l’illimité, justifient en droit préindividuel la limitation essentielle de l’individu qui
l’inscrit à tire ontique et ontologique dans le tissu et le faisceau des relations sociales
qui exercent sur l’individu une « obligation » visant à sa conservation, celle de
l’espèce - mouvement qui assigne à l’individu de se dé-finir par rapport à l’autre,
comme singularité et personne, individualisation empirique ; l’individuation n’est
transcendantale qu’à partir de cette première condition que Simondon inscrit dans un
réalisme naturaliste de la relation, couple de l’individu et du milieu. Dans cette
perspective ontogénétique, la Nature n’est pas en effet le contraire de l’Homme, mais
« la première phase de l’être » qui, se comprenant sous l’espèce d’une « réalité du
possible » - registre de l’ouvert, de l’aspiration chez Bergson – amène à la
constitution des sociétés comme monde, auquel tout individu et sujet à la fois peuvent
se rapporter en droit. Ce qui nous limite et nous retient dans notre individuation –
l’obligation ou la matière chez Bergson, le milieu chez Simondon, bref l’Autre
comme point où s’arrête notre liberté là où commence celle de l’autre, est en réalité,
la question-en-retour sur le monde de la vie qui définit le véritable lieu de la
philosophie spéculative de l’acte libre, c’est à dire de l’économie de l’effort par
lequel l’individu s’extirpe par une « sélection intelligente », de la durée de fusion,
afin de pouvoir « spéculer sur la nature intime de l’action, c’est à dire dans la théorie
de la liberté » : en ce sens précis et inclusif de l’altérité d’autrui et des choses de ce
monde, «« on pourrait dire que l’acte libre, ou acte moral est celui qui a assez de
réalité pour aller au-delà de lui-même et rencontrer les autres actes…Chaque acte est
centré mais infini »129
Le transindividuel pourrait ainsi exprimer une autre signification normative du lien
social et de la morale, dans le sillage de cette morale « absolue » fondée sur l’idée
d’une société ouverte chez Bergson, qui se traduit en éthique : « « l’éthique est ce par
quoi le sujet reste sujet, refusant de devenir un être absolu, domaine fermé de réalité,
singularité détachée ; elle est ce par quoi le sujet reste dans une problématique interne
et externe toujours tendue, c'est-à-dire dans un présent réel…L’éthique exprime le
sens de l’individuation perpétuée »130.
129 IPC, p. 243
130 Nous pouvons dire que le transindividuel implique trois termes : le moi, l’autre et la subconscience affectivo-
émotive, comme rémanence du préindividuel en chacun d’eux. Le transindividuel est de l’émotion qui se structure
dans la présence de l’Autre, une forme d’identification qui ne se fait pas par l’intermédiaire du concept, mais par
108
Il convient donc de retenir que la corrélation entre la morale ouverte chez Bergson et
le transindividuel chez Simondon ne présente qu’une valeur téléologique ou finale,
qui permet de résoudre en droit le problème de la dualité métaphysique entre individu
et société, corps et esprit, matière et âme. Finalement, c’est toujours sous l’effet de la
vie entendue comme contrainte biologique du corps et de l’action en général que peut
être saisi « quelque chose de l’absolu » à travers le changement, le mouvement, et
enfin l’obligation. Ainsi, l’expérience transindividuelle, dans ses caractères d’auto-
constitution et d’auto-affection transcendante, ne recouvre sa dimension d’objectivité,
pour la science qui répond à une exigence de précision, qu’en se comprenant
finalement dans son sens pragmatique, qui intègre les éléments propres de la morale
de l’obligation, comme limite objective ou formelle à la dynamique de l’élan vital : si
elle est métaphysique, c’est sur un plan subjectif, qui implique d’opérer un
dissociation de mouvement ou une différenciation de nature vis à vis de la
communauté comme société close, mais en restant comme « tendue » vers elle, de la
même manière que l’intuition pouvait se définir en tant que méthode comme cette
« attention que l’esprit se porte à lui-même tandis qu’il se fixe sur la matière », pour
rester inscrit dans le mouvement objectif de la vie, éthique et politique, où l’individu
fait effectivement l’épreuve de sa durée. C’est en ce sens que, comme a pu le noter
Deleuze, l’élan vital ne passe avec succès que sur la « ligne de l’homme » : l’élan
mystique ou l’aspiration au Tout de l’univers appellerait alors une philosophie de la
vie pragmatique, sur le fondement de cette philosophie de l’intuition et de la durée,
dans la lignée du pragmatisme de W. James dont Bergson fait l’éloge. Au fond, la
catégorie simondonienne du transindividuel, et l’exemple qu’il en donne à travers la
rencontre du Zarathoustra, permet de faire le « pont » entre les deux aspects de la
morale et de la religion qu’établit Bergson selon une terminologie du « clos » et de
« l’ouvert », au point de nouage du biopouvoir et de la vie créatrice, en dégageant
l’ethos spécifique qui régit le passage de l’un à l’autre et les conditions de leur
l’intuition de la valeur absolue de l’instant. C’est soutenir qu’il y a une valeur de l’esprit par laquelle le sujet
communique avec la Nature, s’accomplit en elle, dans « cet univers en voie de constitution que l’on peut nommer
esprit » nous dit Simondon. La théorie simondonienne de l’émotion permet ainsi de penser le transindividuel
comme fondement de la cohérence du collectif, qui est reconnaissance de l’autre et de sa finitude, mais aussi
ouverture à sa transcendance : comme chez Lévinas, l’éthique accomplit ici l’essence critique du savoir, en
postulant l’infini (apeiron) de la relation à l’autre comme a priori ontologique dans lequel se joue le procès de
connaissance réelle de l’être complet.
109
relation, en un mot de comprendre comment l’individu devient le législateur de sa
propre vie.
Mais si comprendre l’individuation à partir du préindividuel, c’est remonter à la
dimension de l’infini en chaque être, à cet apeiron qui constitue tout homme comme
source de potentiels et d’affects., et le mène au transindividuel subjectif qui ouvre à
la société ouverte et à la dimension de l’absolu au sens moral, comment faut-il
comprendre le point de départ de ce passage d’un transindividuel subjectif à un
transindividuel objectif ? Quelle est l’essence de la société selon Bergson ?
Ce n’est pas cette « société ouverte que serait l’humanité entière », qui nous
intimerait des devoirs envers tous les hommes, mais une société qui vise la cohésion
sociale devant un ennemi. C’est une société close : la nation. Or entre la nation, si grande
110
comme autre source de la morale authentique en l’homme, source mystique ou
religieuse, où la distinction du clos et de l’ouvert se résorbent : il est très important de
retenir que, chez Bergson, la morale close et la morale ouverte n’ont jamais existé et
n’existeront jamais à l’état pur : il s’agit d’idées limites. Leur statut est celui de «
limites extrêmes ». Le passage à la limite en bas est l’obligation pure, tandis qu’en
haut est l’aspiration. Les deux limites extrêmes « ont plutôt un intérêt théorique ; il
n’arrive guère qu’elles soient réellement atteintes »,
Comme il arrive dans la plupart des distinctions opérées par Bergson, entre la
morale close et la morale ouverte il y a possibilité de transition :
112
3 – La dualité de l’homme : l’individu et l’universel
114
avenir pur, l’âme fait coïncider passé prochain et avenir
prochain ; elle est présente ; l’âme est le présent de l’être ; le
corps est son futur et son passé (…). L’âme surgit et s’édifie
entre les deux corporéités ; elle est extrémité de l’animation
et origine de l’incorporation »41.
La dualité de l’esprit et du corps n’est donc rien de relatif ou d’artificiel, car elle
peut être vue comme signe de notre finitude ou « plutôt des intensités variables
de l’absolu lui-même », écrit F. Worms :
L’apport de Bergson à cette philosophie de l’âme qui marque le point culminant d’une
philosophie du transindividuel, est de l’inscrire dans une compréhension à la fois
morale et pratique, enfin religieuse, comme source concrète et pragmatique du
mysticisme que Simondon approche implicitement, sans jamais le nommer. : en
s’appliquant à expliquer ce qui, dans cette recherche d’un monisme, peut venir clore
en quelque sorte le problème spéculatif de la dualité, Bergson situera sa possible
résorption sur un plan nomologique et déontologique de la morale pragmatique de
l’obligation, qui marque le point-limite d’achoppement du procès de la vie et de l’élan
vital, de l’individuation comme effet de ce que la vie porte en elle, pour demeurer un
vivant effectif et relatif, au sens de l’être en relation qui constitue et circonscrit
l’individualité en fait.
116
de mystérieux ou d’une substance qui auraient les caractères d’une révélation –
limite que Simondon a peut-être outrepasser ? - et s’en tenir à sa réalité comme telle,
qui s’édifie, du biopouvoir à la vie créatrice, à travers ces « deux limites entre
lesquelles notre vie éthique et politique fait l’épreuve de sa durée »136 : au fond, il
reste un fond de dualité dans la transindivi-dualité.
En premier lieu, l’engagement d’un sujet dans une individuation collective survient
comme résolution de la tension entre préindividuel et individué en lui. « Qu’est-ce que
cela signifie du point de vue du sujet lui-même ? » nous demande M. Combes :
« Cette tension, éprouvée par le sujet dans l’affectivité et l’émotivité, peut être vue
comme la forme sous laquelle celui-ci peut percevoir la latence du collectif en lui.
Mais cette latence n’est pas de l’ordre d’une dynamis qui viserait à devenir energeia ;
c’est l’excès d’être préindividuel qui s’y manifeste comme impossible à résorber au
sein de l’être individué : pour advenir au collectif et individuer la part de préindividuel
qu’il porte avec lui, l’individu doit se transformer »
C’est que les rapports interindividuels sont régis par des fonctions sociales qui
relèvent de cette « morale close » dont nous parle Bergson, ou l’individu est défini par
119
ses devoirs et ses obligations sous l’effet d’une pression sociale exercée par la
communauté et où il n’existe que dans une modalité fonctionnelle de la relation à
autrui. C’est pourquoi seul un événement exceptionnel qui suspend la modalité
fonctionnelle de la relation à autrui et dans lequel un autre sujet, destitué de sa
fonction sociale, nous apparaît dans sa plus qu’individualité, peut forcer un sujet à
apercevoir ce qu’il y a en lui de plus qu’individuel et à s’engager dans l’épreuve
qu’appelle cette découverte du transindividuel, ou de la sphère de la morale ouverte
comme appel « mystique », aspiration ou tension vers ce qui excède l’individualité
déterminé par son rôle social :
120
121
fonction sociale dans une communauté, est une source objective de la morale et de la
religion comme référant au « clos », le transindividuel comme expérience peut
apparaître comme la ratio cognoscendi de la morale « ouverte », en se comprenant
dans sa dimension subjective d’auto-constitution, sa ratio essendi pouvant être définit
à travers la catégorie de transindividuel objectif que vise la théorie de l’individuation
psychique ET collective de Simondon : « mais c’est que la structure du sujet que
propose Simondon s’apparente davantage à un procès de subjectivation qu’au sujet
conçu comme substance pensante ». Le sujet comme pouvant fonder un champ de
légitimité de l’adhésion au collectif se comprend plus comme écart à soi, comme
dédoublement que comme une res cogitans : « à proprement parler, le sujet n’a de
relation à lui-même, comme sujet, que dans ce pli de l’affectivité où il s’éprouve
comme écart entre individu et autre qu’individu » :
C’est seulement sur cette ligne du sujet ou de l’homme que le transindividuel devient
objectif, et peut être décrit comme « être physique du collectif »
Cette seconde individuation dont il est ici question, qui réunit « les natures qui sont
portées par plusieurs individus, mais non pas contenues dans les individualités déjà
constituées de ces individus » (IPC, p. 197), c’est celle du collectif, et oute l’originalité
du geste de Simondon tient dans cette conception de « l’être comme polyphasé, en
fonction d’une nature qui n’est rien d’autre que du potentiel réel » : il y a en effet,
suivant cette conception du préindividuel, une « rémanence de la phase primitive et
originelle de l’être dans la seconde phase, et cette rémanence implique tendance vers
une troisième phase qui est celle du collectif » (idem).
L’individuation du collectif, qui donne naissance, selon Simondon, à des
significations, est donc la deuxième individuation, et peut être qualifiée d’objective, et
apparentée à l’idée bergsonienne de l’individuation comme effet de ce que la vie porte
en elle, qui est d’origine pré-vitale : elle permet de comprendre comment, à travers
l’individu, en tant que tourné et étendu par l’intuition à la sphère de l’humanité
créatrice comme objet d’amour ou d’aspiration spirituelle, la société devient un
122
123
monde, le collectif advient à son être physique, raison pour laquelle Simondon forge la
notion d’un transindividuel objectif :
C’est en tant que porteurs d’un a priori réel – physis, que les sujets individués
fondent le sens du collectif comme transindividuel objectif, et c’est au sujet du
collectif que la redéfinition simondonienne de la relation délivre le mieux son sens
paradoxal : loin que ce soit le collectif qui résulte de la liaison d’individus fondant
la relation, c’est « l’individuation du collectif qui est la relation entre les êtres
individués » (idem).
Le collectif ne résulte pas de la relation comme somme des être individués, c’est au
contraire la relation ayant rang d’être qui exprime l’individuation du collectif car pour
qu’il y ait relation, il faut qu’il y ait opération d’individuation ; il faut donc qu’il y ait
un système tendu de potentiels : ainsi le « collectif possède sa propre ontogénèse, son
opération d’individuation propre, utilisant les potentiels portés par la réalité
123
124
préindividuelle contenue dans les êtres déjà individués » (IPC, p. 211). Comme le
remarque M. Combes,
« ce qui relie les individus entre eux, et vient d’avant eux, est
réel : ce sont les parts de nature chargées de potentiel que
l’opération d’individuation réunit ; d’où que le collectif lui-
même « est réel en tant qu’opération relationnelle stable ; il
existe physikos, et non pas logikos » […] c’est ici que le
naturalisme se révèle inséparable du paradigme physique,
mais aussi, inversement, que celui-ci se révèle surdéterminé
par l’inspiration présocratique. Cette réciprocité de la
philosophie de la nature et du paradigme physique devient
évidente lorsque, expliquant que la relation transindividuelle
suppose dans les êtres individués la rémanence d’une charge
d’indéterminé Simondon affirme : « On peut nommer nature
cette charge d’indéterminé » qu’il faut concevoir comme une
« véritable réalité chargée de potentiels actuellement existants
comme potentiels, c’est-à-dire comme énergie d’un système
métastable » (IPC, p. 210). »
Ce qui relie entre eux les individus dans le collectif, ce grâce à quoi des individus
constitués peuvent entrer en relation et constituer un collectif, ce sont donc ces parts de
nature, de possible réel, ces potentiels actuellement existants comme potentiels bien que
non actuellement structurés.
chez les « grandes âmes » que sont les artistes et les mystiques : « Partant, ne devons-
nous pas nous en remettre à leur exemple et fonder notre philosophie politique sur
celui-ci, ancrant l’intuition dans l’émotion qu’il suscite ? »137.
Si nous sommes, semble-t-il, « toujours renvoyés d’un terme à un autre » chez Bergson,
ce n’est pas seulement parce que l’intelligence nous persuade, par la fonction
fabulatrice, qu’il « est de notre intérêt de ratifier l’obligation sociale », mais parce de la
même manière que l’utile était un guide pour l’analyse psychologique du rapport entre
matière et mémoire pour mieux comprendre la nature de la relation du corps à l’esprit,
qui conduisait au stade pratique, voire pragmatique de l’intuition présent dans
l’Evolution créatrice, selon une conception métaphysique décisive, de même, la priorité
métaphysique de l’intuition suit une dialectique descendante vers la priorité
pragmatique, la vérité de l’être et de son action, qui marque l’inscription plus originelle
du corps dans l’espace où la vie s’entend finalement comme contrainte biologique du
corps et de l’action en général, « qui implique de se représenter distinctement et de
maîtriser pratiquement les choses d’abord mélangées dans le flux originel : en effet,
nous dit Simondon, « il y a collectif quand une émotion se structure », vie et espace
pouvant alors être compris comme « les deux limites entre lesquelles notre vie éthique
et politique fait l’épreuve de sa durée », saisie dans son essence et sa nature
transindividuelle qui, fondée sur l’essence transductive de la vie - la transduction
définissant le véritable schème du temps, est aussi opération de l’être qui se transforme
sur un plan physique, biologique, mental et social comme activité qui se propage et se
singularise, de proche en proche, en fondant une structuration évolutive de l’être réparti
sur des domaines tels que vie, matière, et société : au fond, le transindividuel permet de
comprendre la relation entre les différents régimes de l’individuation, vital, psychique
et psycho-social, et d’approfondir la distinction bergsonienne entre société close et
société ouverte.
chez l’individu peut être fait, l’individu étant d’emblée lié à un « faire », mais pas
encore à un « je veux » ou à un exercice de la volonté : ce potentiel qu’est le
préindividuel apparaît cependant déjà comme un acte par lequel l’individu revient à lui-
même, à sa nature d’être exempte de toute détermination qui serait en prise avec le réel
par l’application d’une quelconque intentionnalité. On pourrait parler d’un sens interne
qui signifie pour l’individu, se ressourcer, ou plutôt se recentrer, observer ce qu’il y a
en soi comme force ou comme élan vital, comme envie ou désir : le préindividuel
correspondrait ainsi à cette disposition vitale qui, chez l’individu, lui permet d’accéder
à une forme de recueillement, de paix intérieure, désignant alors la sphère intime du
soi, de l’émotion simple liée à la présence à soi, au plaisir d’être. C’est en ce sens que
l’on peut justifier le préfixe « pré-individuel », ce qui est avant l’individu, qui
représente seulement une capacité à être en soi, l’en-soi n’étant plus à comprendre
philosophiquement comme cette chose inaccessible à l’intelligence, mais comme cette
présence absolue donnée par l’être-là du corps : le réflexif ou la conscience réflexive
peut en ce sens être compris au sens propre d’un retour sur soi.
On peut parler alors d’un plaisir de l’être qui assignerait à la philosophie la marque
d’un hédonisme spirituel comme le fait de pouvoir résider dans une « proximité » avec
soi, dans un rapport de vérité compris comme authenticité ; on retrouverait par là, dans
cette approche de la liberté impliquée par cette conception du préindividuel, la visée
socratique de la sagesse comme connaissance de soi, condition du bonheur de
l’individu que l’Antiquité grecque associait au sens même de la recherche
philosophique, sous le vocable de l’eudémonisme.
Le « je peux » que met en jeu l’idée de préindividualité renvoie donc à une approche de
la liberté qui associe la sphère intime du soi à la sphère de l’agir et du souci de soi, dans
le sens suggéré par Spinoza d’une théorie morale qui tient compte des « affections » de
l’âme. Cette orientation « affectivo-émotive » prend chez Simondon le nom de
« transindividualité », et étend le sens de l’existence humaine, de l’individu comme
sujet, qui se cherche à travers une pensée inventive et intuitive, « transductive », dans la
sphère des rencontres, des résonances entre individus : c’est au fond pour Simondon,
126
127
Sans vouloir ici prétendre à une étude exhaustive de la portée et des enjeux de la
critique coménienne de l’anthropocentrisme au nom d’une pansophie universelle
comme système de l’éducation à la nature et à l’essence pratique -empirique- du savoir,
qui fonde la philosophie de l’éducation présente dans son traité d’éducation majeur de
la Grande Didactique, nous nous limiterons à reproduire le texte de Jean Piaget paru
dans la revue de l’Unesco138, qui permet d’avoir une vision globale et synthétique de
l’oeuvre philosophique et pédagogique de J. Amos Comenius.
Nous retiendrons de cet extrait l’idée centrale d’une Nature naturante transposée dans le
champ éducatif, qui fait apparaître l’idée d’une « Nature enseignante », pour peu que
l’homme se décentre de son statut moderne d’être ou de chose pensante dégagée du
138 PIAGET (J.), « Jan Amos Comenius », Perspectives (UNESCO, Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1/2,
1993, p. 175-99.
127
128
sensible de la nature, dont il fait partie intégrante. Cette décentration est une condition
du dépassement, pour notre modernité principalement cartésienne fondée sur une
physique mécaniste, de l’anthopocentrisme qui place la substance pensante comme
centre de l’univers dont il reconstruit mathématiquement l’ordre en instituant la
domination de de la nature par l’homme ou sa maîtrise et sa possession comme instance
de légitimation ontologique et théologique, comme nous l’avons suggéré plus haut dans
le rapport entre le cogito, Dieu, et la théorie du mécanisme.
Au contraire, Comenius semble nous léguer, au seuil et comme trait de notre modernité,
une synthèse entre le paradigme aristotélicien de la Physis comme Nature naturante que
l’homme tente d’imiter dans le cadre d’une téléologie naturelle qui articule mimesis et
poiesis , et l’idéal mathématique de la science moderne, qui s’inscrit dans le
rationalisme et la nouvelle physique galiléenne ou galiléo-cartésienne.
128
129
56. Mais, pour Comenius, à l’inverse de Descartes qui dans son Traité des
lumières réduisait la Nature à une simple matière, Comenius, retient le motif antique
de la Physis pour en dériver les caractères d’ordre et de mesure qu’elle contient de
façon immanente, et pouvant donc servir de modèle à une mathesis universalis non-
subjectiviste et non-anthropocentrique : le raisonnement consisterait à dire que, de
même que l’art porte à son terme ce que la nature n’a pas eu le pouvoir d’achever, de
même l’éducation réalise selon la réalisation progressive des Idées intelligibles de la
pensée rationnelle dans le réel l’essence de la nature en l’homme, en faisant advenir
la nature dans l’homme, qui permet de concevoir autrement le rapport entre la nature
et la culture, qu’à travers le prisme d’une vision réductrice du simple réalisme des
idées ou des catégories s’appliquant de façon schématique à la matière sensible ou à
la nature dont nous participons Tel nous semble être le coeur de la pensée
coménienne qui, critique contemporain de Descartes139, établissait en Bohême les
fondements d’une science de l’éducation, au sens de la paiedeia grecque d’une
formation de l’individu à la raison et à la spéculation philosophique, et^plus
généralement, d’une science de l’homme capable d’être réconciliée avec la science
de la nature, qui définissait l’utopie coménienne de la pansophie : c’est à travers cette
potentielle réconciliation dans le système de pensée que nous livre Comenius, que
nous pouvons entrevoir les prémisses classiques d’une forme d’écosophie, dont le
sens contemporain est défini dans sa tentative heuristique d’un dépassement de
l’anthropocentrisme, et du subjectivisme de la chose pensante -ou idéalisme subjectif
critiqué également par Ravaisson, comme étant par nature distincte de la chose
étendue, ou de la nature, qui l’alimente. Au fond, le caractère actuel et profondément
métaphysique d’une reprise de la pensée coménienne comme tentative de
réappropriation d’un autre schème de la modernité, plus proche des postulats et des
intuitions mis en jeu par les préoccupations d’ordre écologique de notre temps,
s’établit dans une réciprocité recherchée entre la ratio et l’operatio, entre le
rationnel et l’expérimental. Comme le souligne J. Piaget,
57.
139 Cf. à ce sujet Y. Belaval, Leibniz. De l’Âge classique aux Lumières. Lectures leibniziennes, Paris, Beauchesne,
« Bibliothèque des archives de philosophie », 1997.
129
130
59.
d’une autre métaphysique140 qui puisse être réhabilité en fonctions des conditions
de genèse, de vie et d’individuation :
61.
140 Cf. à ce sujet, P. Montebello, L’autre métaphysique. Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson, Desclée de
Brouwer, 2003.
131
132
63.
l’idée en germe de sujet pensant qui fonda avec Descartes la modernité, d’une
d’une manière similaire à Spinoza, d’une unité en acte qui pose l’individuation du
réversibilité des opérations et des structures : c’est en ce sens que l’on pourrait
Comenius, si l’on nous accorde que l’idée génétique permet de résoudre les apories
133
134
Rousseau est un penseur du XVIIIè siècle, dont la réflexion et l’œuvre ont fait l’objet
de nombreux commentaires. En effet Rousseau est un penseur original, qui se
démarque de son temps, celui des Lumières, en cherchant à restaurer la véritable
philosophie, celle que prêchait Socrate - « Connais-toi toi-même » - conformément au
décret de l’oracle de Delphes.
Cette philosophie se veut avant tout pratique, et rompt avec la tradition de réflexion
spéculative dont les penseurs du XVIIIè se font les disciples, notamment à travers les
Encyclopédistes (Diderot, Voltaire, D’Alembert…).
Dans son dernier recueil, les Rêveries, Rousseau affirme son statut de libre penseur et
de précurseur,
Ainsi Rousseau a-t-il le premier voulu instaurer une philosophie des limites du savoir,
en prétendant ne consulter que la lumière intérieure, ce qui attestait pour Kant la
possibilité de bâtir sur d’indestructibles fondements la métaphysique nouvelle, la
métaphysique de la liberté et de la raison pratique. Comme le remarque Delbos,
origine ou une fin de l’humanité ? L’homme n’entretient-il pas un lien indissoluble avec
la Nature dont dérivent les préceptes de la morale et qui récuse l’idée subjectiviste de
l’homme comme mesure de toutes choses et sommet de la création ? Rousseau ne pose-
t-il pas son concept de nature dans une perspective transcendantale, comme condition
de possibilité de l’être et de l’éthique ? En quoi peut-on dire que la Nature conduit
voire coïncide avec la morale chez Rousseau ?
Si le concept de nature apparaît comme fondateur dans l’œuvre rousseauiste, comme
nous le verrons dans la première partie de ce travail, nous examinerons dans un second
temps comment Rousseau va construire un modèle politique visant à écarter toute
violence envers l’individu, qu’elle soit physique ou morale, afin de garantir la paix
civile et le règne de la vertu : ce modèle c’est le Contrat social, le contrat social comme
adhésion de chacun à la volonté générale, qui est pur postulat de la raison pratique.
Cette dimension politique de l’œuvre de Rousseau ne saurait être écartée de notre
réflexion, car elle présuppose de nombreuses notions-clés comme celle de loi, de
conscience, de liberté et de raison, qui sont liées au concept de Dieu, comme nous
l’apprend La Profession de foi du Vicaire Savoyard.
144 CASSIRER (E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette Littératures, 1987, p.44.
136
137
Le concept de nature chez Rousseau est à la fois simple et complexe à saisir : d’un côté
il désigne les origines primitives de l’être humain, de l’autre l’exigence du Bien et de la
morale, et enfin l’unité transcendantale de l’individu qui, débarrassé des « passions et
de leur cortège social » renoue avec sa profonde intériorité, avec la pure présence de la
nature. Comme le remarque Eric Weil, « Rousseau retrouve le grand Un du cosmos et
de la Nature, le retrouve en lui-même…. il y a présence, et la peur, le désir, l’espérance,
l’appréhension sont également annihilés »145.
On retrouve donc chez Rousseau la conception stoïcienne de « l’âme du monde », et
plus fondamentalement d’une téléologie immanente à la Nature qui guide l’homme sur
la voie du bonheur. Comme le remarque Bernard Groethuysen, « il y a dans la
constitution de l’homme une légalité intérieure, une téléologie immanente qui lui trace
la voie à suivre », qui le détache de son moi relatif englué dans le paraître et l’amour-
propre pour le ramener à son moi absolu.
Cette prééminence de la Nature dans la pensée de Rousseau prendra un visage concret
dans l’Emile, à travers l’éducation : l’idée fondamentale de l’Emile est qu’il ne faut rien
épargner à l’élève en matière de confrontation avec le Réel, d’expérience de la
nécessité naturelle qui doivent nous renforcer et nous faire advenir à une idée adéquate
de soi-même, c'est-à-dire à l’autonomie.
Comme le remarque Cassirer146, « chaque individu est seul à pouvoir se donner la vraie
intuition, même lorsqu’il s’agit d’objets sensibles…C’est d’un contact immédiat avec
les objets que Rousseau entend voir naître une connaissance du monde physique », au
lieu d’agréger sur un mode purement spéculatif une somme de connaissances
scientifiques qui ne permettent pas à la mémoire d’être véritablement enrichie147.
Là encore, il convient de remarquer un point qui nous semble capital pour la
compréhension de l’œuvre de Rousseau : c’est cette autonomie de l’élève face à la
Nature, sa pure présence à elle dans la plus stricte « autopsie » qui commandent la
145 WEIL (E.), « Rousseau et sa politique », Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, 1984.
146 CASSIRER (E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette/Littératures, 1987.
147 Nous touchons ici au sensualisme de Rousseau, pour qui la référence à la Nature est une manière d’affirmer la
primauté de la sensation sur l’idée, de la sensibilité sur le savoir. Comme le dit le Vicaire savoyard en effet, « exister
pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des
sentiments avant des idées ». Nous verrons dans cette partie comment ce sensualisme est problématique dans la pensée
de Rousseau, à travers son articulation au transcendantal.
137
138
C’est tout l’enjeu de l’autre ouvrage de référence de Rousseau, le Contrat social, qui
paraît en même temps que l’Emile. Rousseau nous dit, dans le Contrat social
A l’homme naturel doit donc succéder le citoyen, et nous verrons dans quelles
conditions se forme une nouvelle conception de l’Etat chez Rousseau, notamment à
partir de notions telles que volonté générale, loi, et liberté morale.
Rousseau commence par s’interroger sur une question mise au concours par
l’Académie de Dijon : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle
est autorisée par la Loi naturelle » ?
Cette question intéresse Rousseau dans la mesure où elle appelle une réflexion sur
l’homme, qu’il assimile dès le début du Discours à la démarche socratique inscrite sur
le Temple de Delphes : « Connais toi toi-même ». Cette exigence de connaissance de
soi est, comme le remarque Joseph Moreau, empruntée à l’opinion de Malebranche
dans la Préface à la Recherche de la vérité :
151 ROUSSEAU (J.J), Discours sur l’origine de l’inégalité, Préface, Gallimard, Coll. Idées, 1965, pp.31-32.
152 GROETHUYSEN (B.), J. J Rousseau, Paris, Idées/Gallimard, 1949, p.16.
140
141
Toute la théorie de l’homme chez Rousseau repose sur cette opposition entre ce qui lui
est naturel et ce qui lui est ajouté par la vie sociale. En effet, l’homme de la nature est
extrêmement difficile à saisir ; nous ne le rencontrons pas autour de nous, dans la
société où nous vivons et il ne se livre pas non plus à l’observation ethnographique :
l’état de nature est antérieur à l’histoire.
Ainsi, comme le remarque J. Moreau, « la méthode de Rousseau pour déterminer l’état
de nature n’est donc pas historique, mais idéologique »153.
C’est dans ce contexte d’un dualisme irréductible entre l’homme primitif, à l’état de
nature et l’homme civilisé que Rousseau va définir les qualités inhérentes à l’homme
naturel, de façon
antérieure à l’homme civil, et à l’Histoire : l’homme naturel chez Rousseau, c’est
l’Ame humaine ramenée à ses « premières plus simples opérations ».
Toutefois, Rousseau précise bien que cet homme naturel qu’il va dépeindre est une pure
fiction, et qu’ils faut se garder d’y voir une vérité historique :
Nous voilà donc avertis : l’état de nature est une hypothèse destinée à nous faire
comprendre l’homme naturel, et non à nous représenter les origines historiques de
l’humanité.
Rousseau commence par définir les deux qualités ou passions qui appartiennent de
façon intrinsèque à l’homme naturel : ces deux « principes antérieurs à la raison » sont
l’amour de soi et la pitié.
L’amour de soi nous « intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de
nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir
tout être sensible et principalement nos semblables »154.
Ainsi, pour Rousseau, l’homme, traditionnellement considéré comme un être sociable,
est au contraire, dans l’état de nature, un être solitaire, fuyant ses semblables. Comme
le remarque Christian Destain,
Cette indépendance de l’homme à l’état de nature pourrait nous faire croire que
l’homme est égoïste et qu’il ne cherche que son intérêt, selon la loi du « chacun pour
soi ». Pourtant, nous dit J. Moreau,
On voit qu’il n’est pas encore possible de parler de morale à l’état de nature, car
l’homme n’est pas encore engagé dans des liens sociaux. Toutefois, cette première
caractéristique de l’homme naturel permet de concevoir son innocence foncière, son
incapacité à nuire à son prochain.
D’autre part, Rousseau nous dit que l’amour de soi est tempéré par le sentiment de la
pitié, par « une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et
principalement nos semblables »
Cette pitié, qui nous porte naturellement au secours de l’autre que nous voyons souffrir
est en ce sens une vertu :
« je parle de la Pitié…vertu d’autant plus universelle et
d’autant plus utile à l’homme, qu’elle précède en lui l’usage
de toute réflexion […] Tel est le pur mouvement de la Nature,
antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié
158 ROUSSEAU, Emile, Librairie de Paris, Livre II, p .85. Nous ferons certaines références à l’Emile directement dans le
texte.
159 MOREAU, op.cit.. ; p. 19.
160 ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, p. 77.
143
144
naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à
détruire »161.
Et c’est de cette vertu naturelle que Rousseau va induire d’autres qualités humaines
telles la « générosité », la « clémence », l’ « humanité » ou encore l’ « amitié » :
Rousseau va jusqu’à faire de la pitié le fondement d’une morale chez l’homme naturel ;
« c’est elle [la pitié] qui, dans l’état de Nature, tient lieu de Loi, de mœurs et de vertu,
avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix »162.
La pitié comme qualité naturelle, comme vertu de la Nature serait-elle alors un principe
social ou faut-il la circonscrire au pur domaine de la Nature, par opposition à l’état
civil ?
On pourrait faire ici un rapprochement avec une question soulevée par Cassirer, qui
remarque avec justesse que Rousseau refuse l’idée d’un instinct social originaire.
Pourtant note Cassirer, il semble que Rousseau fait appel à une aptitude sociale
originaire, dont seraient dérivées les notions mêmes de devoir et de conscience
morale :
On voit à travers ce passage de L’Emile une ambiguïté qui fait passer Rousseau du
domaine anthropologique au domaine purement éthique. Où sont les limites de
l’homme naturel alors ? Où commence l’ordre rationnel et moral ?
Cette tension semble caractéristique de la réflexion de Rousseau, qui ne se contredit
pas, mais contribue à l’évolution de sa pensée en cherchant à fonder l’éthique sur le
domaine anthropologique, l’homme à l’état de nature que nous examinons ici, cette
161 ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op.cit.. ; pp.74-75.
162 Ibid, p.77.
163 ROUSSEAU (J.J), Profession de foi du vicaire savoyard, Flammarion, 1996, p.90.
144
145
anthropologie étant à son tour fondée sur une métaphysique, comme le remarque Luc
Vincenti164, à partir de la Profession de foi du vicaire savoyard.
Enfin, il faut attribuer à l’homme naturel le caractère de la bonté : « les hommes sont
méchants : une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant,
l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré »165.
Et poursuit-il, de la même manière que l’amour de soi dégénère en amour-propre dans
la société civile, cette qualité de la bonté est pervertie en méchanceté des hommes, sous
la forme de l’injustice et de l’oppression : « Qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à
ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits,
et les connaissances qu’il a acquises ? »166.
Rousseau exprime ici de façon radicale son esprit anti-Lumières, et se démarque de
l’intellectualisme régnant qui s’est fourvoyé dans les spéculations de la Raison et qui
détermine le souci du paraître : « Si elle [la Nature] nous a destinés à être sains, j’ose
presque assurer, que l’état de réflexion est un état contre Nature, et que l’homme qui
médite est un animal dépravé »167.
Cette faculté de la bonté, qui pousse l’homme à aimer ses semblables tout en veillant à
sa propre conservation, n’est toutefois pas un instinct de sympathie nous avertit
Cassirer : la bonté naturelle de l’homme est « une tendance et une destination
fondamentales de la volonté ».
La bonté est donc un pur vouloir qui s’éprouve dans la capacité à reconnaître une loi
morale chez l’individu : « l’homme est naturellement bon pour autant néanmoins que
cette nature ne soit pas commandée uniquement par les impulsions des sens, mais sache
s’élever d’elle-même et sans aide extérieure à l’idée de la liberté »168.
Dès lors, comment penser l’homme naturel sans faire appel à une métaphysique, à une
éthique ? Ne peut-on voit-on voir dans l’éducation idéale développée par Rousseau un
avatar de l’homme naturel, qui se développe en conformité avec la nature jusqu’à
devenir capable de raison, au sens d’une raison pratique qui annonce le politique et le
religieux ?
Si l’homme à l’état de nature est bon et innocent, il en va de même d’un être sortant des
mains de la Nature : l’enfant.
Rousseau va même jusqu’à dire que son ouvrage majeur, l’Emile, « n’est qu’un traité
de la bonté originelle de l’homme » ( Rousseau juge de Jean-Jacques, dialogue
troisième).
Dans l’Emile, Rousseau cherche à montrer comment on pourrait arriver, grâce à
l’éducation, à éviter la corruption du cœur humain et la dépravation des moeurs.
Comme le remarque Eric Blondel, « l’enfant est donc l’image qui sert de symbole à
Rousseau pour illustrer d’une façon concrète l’idée abstraite de l’homme à l’état de
nature »169.
C’est ce paradigme de l’enfant et de son éducation qui donne un visage à l’homme
naturel, et c’est l’évolution de cet enfant et les conditions de son éducation que nous
allons tenter de restituer ici, pour illustrer en quelque sorte la voie de la Nature.
Dans cet ouvrage emblématique de la pensée de Rousseau, l’auteur, fait de nombreuses
références à la Nature : « Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle
exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de
169 BLONDEL (E.), Rousseau, Ellipses, 2000, p.27-28.
146
147
toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et douleur »
(Livre I, p.19)
Ainsi, vivre, c’est s’éprouver continuellement dans la nature, « ce n’est pas respirer,
c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les
parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence ».
Ce qui compte pour l’enfant, c’est donc de sentir la vie, d’éprouver en soi la force et
l’efficience de la nature qui contribuent à l’éveil de ses sens et de son corps : « et
toujours la leçon lui venait de la chose même » ( Livre II, p.123).
Cet empirisme « phénoménologique », pourrait-on dire, renvoie chez Rousseau à une
éducation négative, car il ne s’agit pas d’enseigner la vertu ni la vérité à l’enfant, mais
de garantir son coeur du vice et des erreurs de l’esprit :
Les expériences de l’enfant font donc déjà partie de l’instruction de l’élève, comme le
souligne Rousseau, car « l’expérience prévient les leçons ».
Les premières sensations de l’enfant sont affectives, c’est donc une éducation de la
sensibilité qu’il convient de donner à l’enfant, car l’enfant n’étant pas encore doué de
raison et de conscience, il peut faire preuve de méchanceté : « l’enfant n’est méchant
que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon ».
Justement, le moyen de rendre l’enfant plus fort est de lui accorder plus de liberté, car
cela l’ amènera à « borner [ses] désirs à [ses] forces, [et] ils sentiront peu la privation de
ce qui ne sera pas en leur pouvoir ».( Livre II, p.49)
On voit là une conception majeure de la philosophie de Rousseau, qui consiste dans
l’obéissance à la nécessité naturelle, au sens des Stoïciens, c'est-à-dire dans la capacité
à différencier les désirs qui relèvent de la pure nécessité naturelle de ceux qui sont
147
148
artificiels : « l’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut et fait ce qu’il lui plaît.
Voilà ma maxime fondamentale » (Livre II, p. 67.)
L’enfant ne doit donc pas obéir à une tiers personne, il doit seulement se plier à la
nécessité naturelle, en exerçant ses organes et en fortifiant son corps ; « Exercez son
corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu’il
se pourra ».
On peut parler avec Rousseau d’un exigence d’autonomie dans l’éducation de l’enfant :
« Préparez de loin le règne de sa liberté et l’usage de ses forces…en le mettant en état
d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose sa volonté » (Livre I,
p.41)
Rousseau bâtit ainsi dans son traité d’éducation l’idée fondamentale qu’il y a des étapes
dans la croissance de l’enfant pour parvenir à l’âge adulte, et devenir effectivement un
être libre.
Ainsi, l’œuvre de la Nature, ses intentions bienfaisantes, deviennent visibles à celui qui
sait comprendre l’enfance : il faut suivre l’enfant pas à pas à travers les différents
stades de son développement et savoir découvrir dans chacun d’eux l’intention
particulière que la Nature y révèle. Comme le remarque B. Groethuysen, « il y a une
logique immanente à la croissance de l’enfant. Les différents moments de sa vie
s’enchaînent. L’un est la condition du suivant [...] En évoquant l’homme des bois, nous
ne comprenions encore qu’imparfaitement ce qu’avait voulu la nature lorsqu’elle créa
l’homme. En observant l’enfant, les intentions de la nature se précisent…ce qui n’était
qu’une abstraction doublée d’une nostalgie, est là, vivant sous nos yeux »170 : l’enfant.
Nous terminerons cette partie en citant E. Cassirer, qui nous semble bien résumer la
philosophie de l’éducation de l’Emile :
Rousseau avait pour projet d’élaborer une philosophie physiologique, à travers deux
textes : La morale sensitive, ou Le matérialisme du sage. Comme le rappelle Masson,
c’eût été un manuel d’hygiène morale, où Rousseau aurait cherché par quelles règles de
vie physique on pouvait maintenir l’âme dans l’état le plus favorable à la vertu. Le
raisonnement est le suivant : en agissant convenablement sur la machine humaine, on
prépare des désirs qui préparent des volontés. En ce sens, comme le remarque très
justement P.M Masson,
On voit que Rousseau a été influencé par le matérialisme régnant du Siècle des
Lumières : on peut parler en ce sens d’une certaine affinité entre Rousseau et
d’Alembert à travers le projet même de l’Encyclopédie. Comme le remarque M.
Ourida173, d’Alembert commence la première partie de son discours par constater
d’emblée l’existence des sensations chez l’homme et par proposer une explication
sensualiste de la généalogie des connaissances. Or, c’est toute la démarche de l’Emile
que de nous montrer comment se forme la connaissance à partir des sensations et de
leur comparaison, qui permet de forger des idées : au départ il y a la sensation, ensuite
vient la formation de l’idée dans l’intellect, tel est la démarche foncièrement sensualiste
de Rousseau, qui se rattache paradoxalement à ses collègues de l’Encyclopédie.
Comment alors soutenir ce paradoxe dans la genèse de la pensée de Rousseau, qui
s’appuie sur un sensualisme décisif dans la formation de l’agent raisonnable, comme en
témoigne l’Emile, et qui revendique en même temps le fondement transcendantal de la
raison en ce qu’elle véhicule la loi morale ? Le sensualisme de Rousseau, peu étudié, ne
nous conduirait-il pas vers l’associationnisme de Hume et son empirisme sceptique, et
par conséquent vers la ruine du transcendantal ?
Cette problématique nous semble toucher au cœur du système philosophique de
Rousseau, et pointe une contradiction que l’on peut exprimer plus traditionnellement à
travers les antinomies suivantes : matérialisme/spiritualisme,
immanence/transcendance, sentiment/raison.
En effet, le transcendantal est ce qui par définition se détache de l’expérience, pour
devenir une pure exigence interne de la raison : il s’oppose en ce sens au sensualisme
qui prétend à une théorie de la connaissance fondée sur les sensations.
Pourtant, Rousseau reste profondément sensualiste à travers son apologie du sentiment,
qui place l’être au cœur du Réel et se comprend comme auto affection constitutive de la
vie : c’est dans cette immanence du sentiment qui relie l’homme aux sensations
premières et à la spontanéité des émotions que Rousseau fonde, en dernière instance, sa
théorie de la connaissance : toute connaissance qui n’est pas validée par le sentiment,
ou qui ne porte pas le sceau de l’assentiment intérieur est écartée et dénoncée comme
confuse et spéculative.
En revanche, ce qui relève du transcendantal dans la théorie de la connaissance de
Rousseau, c’est le sentiment de la nécessité interne de la loi, qui est en même temps un
pur postulat de la raison pratique.
Mais il n’y a pas d’antagonisme entre la pureté du sentiment et la pureté de la raison
pratique, dans la mesure où ils relèvent tous deux, nous semble t-il, de la méditation
transcendantale : le sentiment, interface entre la sensation primitive et l’Idée
150
151
Mais une fois l’enfant devenu « homme par la vigueur »175, comment peut-il le devenir
par la raison ? Rousseau nous parle bien dans l’Emile d’une raison sensitive, « qui
consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations » ? Cette
raison est celle de l’enfant, et à ce titre elle fait partie de la genèse sensualiste de la
raison humaine en général. Mais qu’est-ce que la Raison alors ?
Comment élever l’enfant à la rationalité pratique qui fonde la conscience morale ?
Comme le remarque Rousseau, « à l’activité du corps qui cherche à se développer,
succède l’activité de l’esprit qui cherche à s’instruire » (Livre II, p.180)
Comment alors instruire l’âme humaine en conformité avec la Nature ?
deux manières d’être essentiellement différentes : l’homme, pour être naturel, doit se
libérer du joug de l’opinion et des préjugés, il doit se défaire de l’amour-propre et
savoir vivre en lui-même. Pourtant l’homme ne possède t-il pas une aptitude sociale
originaire, grâce au sentiment inné de la justice comme nous l’avons vu ?
Comme le remarque Cassirer176, si cette relation n’est nullement une « greffe » mais est
« innée », alors il appartient à l’homme de vivre dans une communauté humaine et ce
lien qui l’unit à elle relève de sa nature rationnelle, de sa liberté.
En effet, comme le précise Rousseau dans le Contrat social,
Ainsi, l’homme qui ne suit que ses penchants naturels est naturellement bon, mais ne
suivant que son instinct, n’écoutant que son sentiment et non sa raison, il reste un
« animal stupide et borné »177et ne connaît pas la vertu, c’est à dire la plénitude de
l’exercice de la liberté :
De même que la bonté appartient à l’état de nature, de même la vertu appartient à l’état
social et éthique : elle est ce qui définit la suprême liberté de l’homme en tant qu’il se
soumet à la volonté générale.
184 BURGELIN ( P.), La philosophie de l’existence de J-J Rousseau, Paris, PUF, 1952, p.332.
154
155
La liberté est donc le signe de la plus haute destination de l’homme, car elle permet à
l’homme de réaliser la suprême valeur du Bien, ou du Beau moral au sein de la société
humaine, en se conformant à l’idée de Nature.
Rousseau commence par analyser le problème de l’autorité : il n’y a pas selon lui
d’autorité naturelle sur son semblable car la « force ne produit aucun droit » et « céder
à la force est un acte de nécessité, non de volonté ».
C’est la « convention » qui permet à l’homme de fonder « toute autorité légitime parmi
les hommes » :
Cette convention prend la forme d’un pacte social qui devient le fondement de tout
ordre politique. Par ce contrat, l’homme abandonne la liberté naturelle et s’oblige par sa
propre volonté à y adhérer. Ainsi, l’homme s’arrache à la nature mais trouve cependant
dans l’association une forme de sociabilité qui lui permet de rester « aussi libre
qu’auparavant ». Tel est l’objet fondamental du contrat social :
L’acte d’association ne fait que conférer à la réalité sociale un caractère de droit, il est
une supposition juridique pour donner force de loi aux décisions de la volonté générale.
155
156
Ainsi, le contrat social de Rousseau ne prétend pas à être une vérité historique, il
s’interroge sur l’idéal pur issu de la raison pratique, qui préside à la conception d’un
Etat. Comme le remarque Goyard-Fabre,
La philosophie politique de Rousseau procède donc d’une rationalité pratique qui vise à
restaurer la normativité du droit politique moderne.
C’est l’obéissance à cette volonté générale formée par le corps moral ou le moi social
qui définit le « citoyen » et plus fondamentalement sa liberté, car « l’obéissance à la loi
qu’on s’est prescrite est liberté », nous dit Rousseau.
En effet, la rectitude de la volonté générale affermit la liberté de l’individu et met sa
personne publique, composée de toutes les autres, hors d’atteinte : nulle volonté
particulière ne peut contrecarrer la volonté générale qui exclut toute soumission et toute
oppression.
Toutefois, il ne faut faire de la volonté générale une simple somme ou juxtaposition de
volontés particulières. Comme le remarque B. Groethuysen, « ce serait méconnaître le
principe qui domine toute la conception politique de Rousseau, savoir : l’unité du moi
collectif »186.
Ce qui fait défaut, c’est l’intelligence de la volonté générale chez l’ensemble des
particuliers, car celle-ci n’est pas la volonté de tous, elle est indivisible et représente le
bien commun, le principe pur du droit. C’est de cette exigence que découle la célèbre
formule rousseauiste :
185 GOYARD-FABRE, op.cit..; p.32.
186 GROETHUYSEN (B.), Rousseau, op.cit.. ; p.87.
156
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C’est dans ce cadre démocratique fondé sur le concept régulateur de volonté générale
que l’homme peut évoluer et se perfectionner, dans l’articulation du politique et du
Toutefois, pour vivre en démocratie, l’homme doit cesser d’être solitaire, comme l’y
incline sa nature. Quant à l’amour de soi, il constitue une passion primitive qui peut
être très bénéfique dans le champ politique, notamment pour l’homme du peuple : ainsi,
loin de dégénérer en amour-propre, l’amour de soi peut devenir le plus puissant levier
de la vie sociale, lorsqu’il s’allie à l’amour de la patrie et à l’émulation qui en découle,
Si la loi exprime les données immédiates de la raison, c’est qu’il n’y a point d’autre
autorité qu’elle. Ainsi la loi exprime l’essence de la raison pratique. Rousseau insiste
sur ce fondement rationnel de la loi : « la volonté publique tire son plus grand poids de
la raison qui l’a dicté » 194. Ainsi la socialité pure qu’exprime la loi va de pair avec la
rationalité ; la volonté générale est en fait la raison publique, et de la source rationnelle
pratique qu’est la souveraineté du peuple découlent des volontés qui portent le nom de
lois.
Cela signifie pour Rousseau que la volonté générale enveloppe la puissance
d’obligation qui, immanente à la raison, fait de la législation toute entière « la plus
sublime des institutions humaines »195.
Ainsi, la loi est formellement engendrée par la volonté générale, qui est toujours droite
et ne peut errer : c’est en ce sens que la loi vaut universellement en tant que forme de la
rationalité pratique. Rousseau nous dit : « la loi est bonne pour cela seul qu’elle est la
loi »196.
Cet axiome de la raison pratique consacre le caractère pur et absolu de la loi qui vaut en
soi. Toutefois, comme le souligne Simone Goyard-Fabre,
Conclusion
que l’être transporte avec lui n’est pas vitale, elle est pré-vitale. On ne doit pas la
nommer élan vital, car elle n’est pas exactement en continuité avec l’individuation
vitale […] la vie est une spécification, une première solution, complète en elle-même,
mais laissant un résidu en dehors de son système. Ce n’est pas comme être vivant que
l’homme porte avec lui de quoi s’individuer spirituellement, mais comme être qui
contient en lui du pré-individuel et du pré-vital201.
La notion de préindividuel permet de rendre compte que l’être ne suffit pas à lui-même
comme substance, et que l’actualisation de son essence ne se déroule pas seulement
suivant une ligne continue de l’élan vital, où l’individuation ne serait conçue que
comme « l’effet de ce que la vie porte en elle » : elle implique une intervention de
l’individu dans sa problématique vitale que lui insigne l’existence d’une tension à
l’oeuvre dans le système préindividuel, et qui assure le passage de l’individu
biologique, vivant au statut de sujet, ce qui définit la logique transductive et
problématique de l’être, non-monolithique. Que l’être s’inscrive dans cette logique
transductive ne veut pas dire pas qu’il n’y ait pas d’unité, mais que celle-ci peut être
saisie dans le processus des multiples individuations qui surgissent dans le système de
l’être s’individuant, et qui définissent le lien constitutif de la liberté à un collectif dans
lequel l’individu s’insère pour résoudre sa propre problématique psychique, c’est à dire
dans le domaine du trans-individuel. Ce lien ferait apparaître l’idée de la responsabilité
individuelle comme choix ou décision par lesquels le sujet affirme sa différence
singulière dans le processus de disparation de l’être, comme ce moment de dissociation
du mouvement de la différenciation de la vie selon ses divers modes et degrès, par
laquelle l’individu découvre en même temps qu’il se pose comme origine
201 SIMONDON, (G.), ILFI, p. 303.
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68. CONCLUSION
69. Nous espérons à travers ce livre avoir tracé les voies possibles et les
fondements d’une autre modernité, ou d’une autre métaphysique dont la
justification philosophique contemporaine nous semble recevable et
légitime, que nous qualifions résolument de sensualiste en nous référant
aux premières sources de cette modernité que sont le philosophe tchèque
J. Amos Comenius mais aussi le philosophe anglais J. Locke - dans sa
202 RABHI ( P.), Conscience et environnement, Les éditions du Relié, 2006, pp. 19-20.
168
169
avec la science de la nature, qui définissait l’utopie coménienne de la pansophie : c’est à travers cette
potentielle réconciliation dans le système de pensée que nous livre Comenius, que nous pouvons
entrevoir les prémisses classiques d’une forme d’écosophie, dont le sens contemporain est défini dans
sa tentative heuristique d’un dépassement de l’anthropocentrisme, et du subjectivisme de la chose
pensante -ou idéalisme subjectif critiqué également par Ravaisson, comme étant par nature distincte
de la chose étendue, ou de la nature, qui l’alimente. Au fond, le caractère actuel et profondément
métaphysique d’une reprise de la pensée coménienne comme tentative de réappropriation d’un autre
schème de la modernité, plus proche des postulats et des intuitions mis en jeu par les préoccupations
d’ordre écologique de notre temps, s’établit dans une réciprocité recherchée entre la ratio et
l’operatio, entre le rationnel et l’expérimental. Comme le souligne J. Piaget,...................................130
« Comenius n’a rien d’un sensualiste, encore que (nous y reviendrons) il n’ait peut-être pas
5
suffisamment exploité le parallélisme de la ratio et de l’operatio , pour insister sur le caractère d’activité propre à
la connaissance. Mais, pour lui, la sensation est formatrice de connaissance en ceci qu’elle constitue comme une signalisation déclenchant à la fois la
spontanéité de l’esprit et sa mise en correspondance avec la spontanéité formatrice des choses. De même que l’art imite la nature, selon la formule
aristotélicienne, la sensation
permet (et cela n’est plus péripatétien) de rétablir l’harmonie entre l’ordre
actif des choses, qui enseigne, et la spontanéité du sujet percevant […] A cet égard, la métaphysique de
e
Comenius vient s’insérer entre la scolastique inspirée d’Aristote et le mécanisme du XVII siècle. Tout le
monde a noté la parenté de sa philosophie avec celle de Bacon, mais il ne faudrait pas exagérer cette filiation dans le sens de l’empirisme, et il convient
d’en retenir surtout le retour à la nature et l’ instauratio magna. Le langage aristotélicien de Comenius est, d’autre part, souvent évident, mais à la hiérarchie
immobile des formes il tend à substituer sans cesse les notions de dépassement et d’émergence, ainsi que le parallélisme ou l’harmonie entre les divers
règnes. En d’autres termes, on trouve fréquemment chez Comenius une résonance néoplatonicienne, et c’est sans doute à juste titre que Jan
Patocka a insisté sur cette influence et sur celle de Campanella ».......................................................................................... 131
L’actualité de Comenius serait à situer dans le sillage du courant spiritualiste français, de Maine de Biran, de Ravaisson et de Bergson, dans le cadre
d’une autre métaphysique qui puisse être réhabilité en fonctions des conditions de genèse, de vie et d’individuation :..................................132
« Sur le premier de ces deux points, on a tour à tour interprété Comenius comme un représentant des facultés innées attribuant l’évolution mentale à une
simple maturation de structures préformées ou comme un empiriste considérant l’esprit comme un réceptacle que rempliraient peu à peu les connaissances
tirées de la sensation. Cette double interprétation est, à elle seule, très significative de la position réelle de l’auteur qui, comme tous les partisans de la
spontanéité et de l’activité du sujet, est accusé tantôt de pencher dans la direction du préformisme et tantôt d’exagérer le rôle de l’expérience acquise. Or
c’est sur ce point précisément que la notion coménienne du parallélisme de l’homme et de la nature est à serrer de près : prêtant à ces deux
objections, s’il est conçu comme statique, un tel parallélisme constitue, au contraire, une doctrine d’activité dans la mesure où il met en
correspondance l’ordre formateur des choses et cet ordre formateur inhérent aux actions du sujet, qui représente, selon Comenius, à la fois
la loi du développement et le processus éducatif lui- même »........................................................................................ 133
A cet égard, la métaphysique pansophique de Comenius revêt un caractère d’une grande actualité pour les études philosophiques, notamment en
épistémologie de la connaissance et pour la science contemporaine, car elle forunit le cadre conceptuel, à partir d’une authentique Physique de la Nature
incluant l’idée en germe de sujet pensant qui fonda avec Descartes la modernité, d’une lecture compréhensive permettant de résoudre le questionnement
sur le problème scolastique de l’individuation : le parallélisme de l’homme et de la nature définit la position, avant la monade leibnizienne et l’idéalisme
subjectif de Schelling, et d’une manière similaire à Spinoza, d’une unité en acte qui pose l’individuation du sujet comme contemporaine de
l’individuation de l’objet, c’est à dire la réciprocité anticipée de l’operatio et de la ratio, que Simondon appréhende à travers a notion d’une allagmatique
de la connaissance comme théorie des réciprocités et de réversibilité des opérations et des structures : c’est en ce sens que l’on pourrait tenter de
« serrer » de plus près l’héritage philosophique et didactique de Comenius, si l’on nous accorde que l’idée génétique permet de résoudre les apories de la
réflexion spéculative sur le principe d’individuation qui a dominé la pensée scolastique médiévale, et que celle-ci trouve son origine en Bohême, plus
exactement en Moravie, chez cet admirable penseur du XVIIè siècle..................................................................................... 134
Pour conclure sur ce philosophe de la vie et de la nature enseignante, qui fait dépendre l’individuation
des humains, de la subjectivité humaine et de sa liberté, du respect de la liaison préindividuelle de
l’homme à la Nature, nous dirions qu’il permet à notre modernité, et notre ère post-moderne, de
173
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réhabiliter une « vraie métaphysique » au sens défini par Bergson, et dans le sillage du spiritualisme
français de Ravaisson pour qui, contre l’idéalisme (pour lequel seules les représentations de la
conscience sont réelles) et le « séparatisme » (conception des choses en tant qu'extérieures les unes
aux autres), il faut rendre les « âmes pénétrables les unes avec les autres, sensibles aussi les unes aux
autres, tout le contraire du séparatisme de l'heure présente ».............................................................. 135
II – Prégnance de Jean-Jacques Rousseau : le sentiment de l’existence comme préfiguration de
l’élan vital........................................................................................................................................ 136
I – Une vie libre............................................................................................................................... 138
A - Le concept de Nature et le statut du sensualisme chez Rousseau ....................................................... 138
21. a – Une éducation sensitive.......................................................................................................147
22. b – Le sensualisme de Rousseau : une tension avec le transcendantal..................................... 150
B – De la nature à culture : une raison politique du sensible.................................................................... 153
23. CONCLUSION.........................................................................................................................168
Nous espérons à travers ce livre avoir tracé les voies possibles et les fondements d’une autre
modernité, ou d’une autre métaphysique dont la justification philosophique contemporaine nous
semble recevable et légitime, que nous qualifions résolument de sensualiste en nous référant aux
premières sources de cette modernité que sont le philosophe tchèque J. Amos Comenius mais aussi le
philosophe anglais J. Locke - dans sa critique des idées innées de Descartes, qui préfigurent les
intuitions de la philosophie empiriste, où « l’esprit perd ses évidences, mais gagne en précision » : cet
esprit de la précision qu’appelait de ses vœux Bergson en philosophie, comme exigence et méthode à
la fois – l’intuition, nous semble définir le coeur de ce court traité sur la vie et la nature,
qui s’appuie sur l’impulsion et l’économie de l’élan vital conceptualisé par Bergson. Enfin, pour
rendre justice à la philosophie encore trop méconnue de G. Simondon, qui permet de réhabiliter en
démontrant, par le recours à la logique transductive, cette économie de l’élan vital au point de nouage
de la vie et de la nature comme système de l’être s’individuant – individuation comprise comme
physique, vitale, et psycho-sociale permettant d’établir le régime de véridiction du transindividuel et
réparti sur ces différents domaines de la pensée que sont matière, vie, esprit, société ou encore
religieux - nous voudrions établir un parallèle historique et épistémologique entre le nouveau
paradigme de l’ontogénèse qui prédomine désormais dans la philosophie contemporaine, notamment
en permettant d’élaborer le versant génétique de la méthode phénoménologique – qui porte sur les
phénomènes intentionnels dans une genèse empirique de l’esprit dont toute réalité procède,et la
naissance du procédé et de la méthode génétique en philosophie qui naît avec le philosophe tchèque
J- A Comenius au siècle de Descartes : l’ambition d’un tel parallèle, outre le fait qu’il permettrait de
réactualiser l’intérêt, pour les sciences européennes, de la philosophie coménienne, est en fait de
souligner un autre parallélisme, de nature ontologique ou éco-logique, entre la vie ou la nature et
l’esprit humain, par-delà les alternatives classiques du naturalisme ou du constructivisme, du réalisme
et de l’idéalisme, enfin du matérialisme et du spiritualisme. Entre l’empirie et la ratio, il existe un
continuum qu’il reste à explorer et déchiffrer, dans cet acte de simplicité de la méthode de l’intuition
que préconise Bergson, qui vaut aussi sur le plan de l’analyse transcendantale de la conscience comme
vécu, qui n’a rien à envier au « magistère spécifique d’une catégorie sociale
monoculturelle, universelle, standardisante, uniformisante et subordonné au profit sans limite sur
lequel se fonde l’idéologie dominante ». 170
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