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Technique et sensible

1. Vers une philosophie de l’âme ouverte


2. Essai sur Comenius, Rousseau, Bergson et Simondon

« On ne commande la nature qu’en lui obéissant »

Francis Bacon

« Ils sont tellement fascinés par le rendement de l’outil, qu’ils en ont oublié
l’immensité infinie du champ »
Cheikh Hamidou Kane

« L’immense rumeur de la vie en fuite continuait : une fontaine à Eyoub, le


ruissellement d’une source sortant de terre à Vaucluse en Languedoc, un torrent
entre Ostersund et Frösö se pensèrent en lui sans qu’il eût besoin de se rappeler
leurs noms »

1
« La conscience est spiritualisée en ce sens que l’expression y devient pensée claire
et consentie, réfléchie, voulue selon un principe spirituel ; l’expression est
entièrement enlevée au corps (…) La spiritualisation de la conscience opère en
direction inverse de la matérialisation du corps »
3. Simondon

« Être libre et agir ne font qu'un »

Hannah Arendt

2
1. Introduction

2.

1. Introduction

Face à l’explosion des technologies modernes, l’homme est à la fois optimiste et


inquiet : optimiste car il se découvre toujours plus de moyens de gérer une nature qui
lui a toujours semblé impénétrable…inquiet quant aux dangers que profilent ces
découvertes, ces nouveaux moyens de maîtrise de la nature. Il est apparu en effet que
certaines technologies modernes comme l’énergie nucléaire, les techniques de la
biologie et de l’informatique soulèvent une série de questions quant à la manière dont
nous pouvons vivre avec elles au quotidien : faut-il maintenir le développement et la
production de l’énergie nucléaire, au risque d’un nouvel Hiroshima, d’un nouveau
Tchernobyl comme nous le montre aujourd’hui l’accident de la centrale nucléaire de
Fukushima ? Allons-nous perpétuer l’espèce humaine en remplaçant la sexualité,

3
comme moyen de reproduction, par l’éprouvette, et le ventre de la mère par l’utérus
artificiel ? Sous prétexte de protection, devons-nous installer des systèmes de
surveillance informatisés sur tous les lieux de travail, dans les magasins, dans les rues
et jusque dans nos appartements ?
1. Tel est le questionnement éthique qui naît de l’effondrement de l’optimisme
technologique depuis le premier choc de la bombe atomique et de la possibilité
d’une destruction planétaire. Il s’agit donc pour l’homme de savoir comment se
situer dans le nouvel environnement technologique qui est le sien : comment
définir la meilleure manière de vivre avec d’autres hommes dans ce nouvel
environnement ? Quelle attitude l’homme doit-il avoir à l’égard de la technique ou
sur le choix qu’il doit faire de la bonne technique, de la bonne évolution
technologique ?
2. Ces interrogations éthiques ont vite fait de susciter chez bon nombre de penseurs
des réponses élaborées qui peuvent se regrouper dans ce que J. P Séris appelle le
« discours critique » de la technique. Le discours le plus insistant en ce début de
siècle reste celui de Hans Jonas, qui centre sa critique à partir du concept de
responsabilité. D’autres discours se sont déployés avant, notamment chez
Heidegger, Harendt ou Bergson, mais dans un moment pré-éthique, « avant le
passage au premier plan des questions éthiques », précise J. P Séris à la fin de son
introduction.
3. Ce qui nous intéresse ici, à titre de point de départ de notre réflexion, c’est
l’ensemble de ces vues critiques en tant qu’elles annoncent une mise en question
radicale de la technique qui coïncide avec l’assomption du concept de
responsabilité. Car cela nous amène à nous poser une question toute simple :
comment ce qui était censé répondre à nos problèmes – la technique libératrice – a-
t-il pu devenir un problème dont devions répondre ?
4. Autrement dit, comment ce qui était censé nous libérer a-t-il pu s’inverser en ce
dont il faut se libérer ? Quelles sont les raisons d’une telle conversion de la
vocation technique entendue comme res-ponsable ? En quoi convient-il
aujourd’hui de formuler un nouveau principe de responsabilité pour notre société
technologique ?
4
5. D’autre part, La mondialisation technologique et économique, les diverses

tentatives de concertation politique à l’échelle de la planète constituent le nouveau


cadre de l’agir humain.
6. Face au contexte actuel de la crise des migrants, et de la montée des populismes

dans l’espace européen, la question du pluralisme se pose à nouveaux frais. Elle


connote l’urgence d’une réflexion renouvelée sur les valeurs de l’échange, du
partage, et de la compréhension réciproque entre les individus porteurs de cultures
différentes, et porte au jour la nécessité d’une éducation au sens de la paiedeia
grecque – qui s’entend plus largement comme formation du citoyen, à une
citoyenneté interculturelle.
En dehors des perspectives touristiques ou d’information, les rencontres
internationales se généralisent : elles ont lieu entre personnes, groupes, organisations,
institutions et nations. Pour fonctionnelles qu’elles demeurent, ces rencontres sont
nécessairement confrontées à la dimension culturelle, régies par ce qu’on pourrait
appeler un « choc des cultures ».

Si l’homme a déjà connu de nombreux chocs narcissiques, il semble aujourd’hui qu’il


doive en assumer un autre : celui qui met en jeu, non plus son identité cosmologique
– Galilée - son identité religieuse – Darwin ou encore son identité subjective – Freud
- mais bien son identité nationale, culturelle et linguistique. L’Autre fait désormais
partie de soi, de notre visée sur le monde, de notre être-là, et le moi n’est plus le
maître dans sa culture. Mais ce diagnostic en appelle un autre, qui porte sur l’état de
notre planète et le principe d’une responsabilité envers les générations futures pour la
sauvegarder : la mondialisation des individus et des cultures, va de pair avec une
interrogation de nature écologique inédite, comme le souligne Ph. Descola dans son
Ecologie des autres.

Dès lors, le problème est double : d’un côté, comment faire face à cette nouvelle
décentration anthropologique ou narcissique ? Comment préserver son identité
culturelle sans rejeter celle des autres ? De l’autre, comment préserver cet état de la

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co-présence de l’humanité à elle-même que figure le phénomène de la mondialisation
en assumant le souci d’une écologie avec et pour les autres ?

La visée de l’éthique, au sens défini par P. Ricoeur, d’une « vie bonne et accomplie
dans des institutions justes » intègre dans son essence contemporaine, génétique, ce
double aspect d’une interrogation anthropologique du divers et d’une écologie
soucieuse d’articuler la diversité culturelle à un environnement viable dans le cadre
d’une éthique de la proximité.

Il faut alors repenser les fondements d’une philosophie de la Nature qui puisse être à
même d’assumer ce nouveau champ de la critique contemporaine, à la croisée de
l’anthropologie et de la philosophie, dans la perspective d’une anthropologie
philosophique.

Cette philosophie procède d’un retour et d’une réappropriation de l’héritage de


pensée sensualiste du siècle des Lumières incarné par Rousseau, et en partie aussi,
par Diderot, dans son approche d’un matérialisme aléatoire.

Aussi présentons-nous dans ce court essai les fondements de sa philosophie politique


et naturelle, en tenant compte des pensées de ses prédécesseurs comme Locke ou J. A
Comenius, en Bohême : retrouver la source sensualiste de l’être et de l’existence,
c’est se donner les moyens de se conformer à une authentique philosophie de la
Nature dont notre siècle a « cruellement » besoin, et qui serait à chercher aux sources
d’une pensée présocratique, chez les physiologues ioniens, dans la première forme du
Logos que le terme d’apeiron a commencé par nommer.
C’est cette intuition fondamentale que les Stoïciens ont élaboré et inclus dans un
système de l’être fondé sur la théorie de l’âme du monde, et qui reste encore à
découvrir. Metaxis, du grec μεταξύ « au milieu de », « entre », « parmi », cet espace
heuristique de la connaissance réelle, logée entre l’a priori et l’ a posteriori sans
postuler le lieu d’une essence à composer par retour insidieux et dialectique du
préjugé de l’essence ou de la structure qui échappe à toute position anthropologique
(Deleuze), mais plutôt comme logique de l’autrement qu’être (Lévinas), milieu
subjectif et non-subjectiviste entre la forme-archétype et la forme hylémorphique, au-

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delà de la question de l’essence sur la quiddité (Quid), et sur la connaissance en droit
(Quid juris) produite sur les choses, qui dégage l’essence de l’être selon le point de
vue de la responsabilité, au sens jonassien de la détermination de ce qui est faire, de
l’un envers l’autre, du même et de l’autre comme identiques en droit. Le mode
impérieux du questionnement métaphysique qui culmine chez Heidegger dans la
question de non-sens par l’absurde « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? »
définit le dévoiement le plus abouti de la philosophie comme connaissance et science
de l’être en tant que substance, aux dépens d’une science de l’individuation comme
processus de la pensée éthique, où peut être décrit, sur un mode phénoménologique,
le lieu de production de l’inédit comme caractère de la structure émergeant d’un
rapport intensif, d’une série de l’acte libre comme relais amplificateur de différences
intensives et préindividuelles ordonnées selon le schème temporel de la transduction
analogique : le principe empiriste de l’analogie, de l’association, n’est pas dépourvu
de sens au regard de la nature de l’expérience qui, ressaisie en son origine
préindividuelle, affectivo-émotive et subconsciente, indique l’espace du trajectif de
l’imagination créatrice, dans une poïéthique (poisesis grecque), mais contient aussi
une condition de communication d’essence pragmatique, comme essence de la
nécessaire interrelation, au sens phénoménologique de l’intersubjectivité, entre les
individus comme sujets - l’idée de l’individuation aurait alors comme prolongement
philosophique légitime une philosophie de la responsabilité qui est sans pourquoi.

Dans un article paru en 2002, J. Garelli dresse un panorama de la phénoménologie et


de son rayonnement « pluriel » depuis sa naissance à partir du fondateur qu’est
Husserl. Reprenant les analyse de Fink, il dit ceci :

« Dès le début de son article intitulé « L’analyse intentionnelle et le problème de la


pensée spéculative », Eugen Fink parle de la phénoménologie au passé, comme d’un
mouvement d’inspiration idéaliste, fondé sur le réalisme à caractère objectivant de la
philosophie cartésienne, qui, dans la quête de l’Ego transcendantal, a touché ses
limites, parce qu’elle n’a ^pas pu s’ouvrir sur la philosophie spéculative : [citant
Fink] « l’attitude anti-spéculative de la phénoménologie doit peut-être subir une
7
révision radicale. Mais la pensée spéculative n’est peut-être pas seulement nécessaire
pour saisir l’essence ontologique de la constitution intentionnelle de l’étant dans les
processus vitaux – des pensées spéculatives sont déjà indispensables pour
comprendre la démarche suivie en quelque sorte de façon instinctive, par Husserl,
dans l’analyse intentionnelle »1.
L’auteur poursuit, en insistant sur le motif de Vorst-ein qui sous-tend la démarche
phénoménologique, à travers une référence, qui apparaît centrale, à la
phénoménologie de Merleau-Ponty :

« Tout l’effort de la phénoménologie merleau-pontienne est précisément de préserver


l’indéterminité foncière de cette référence initiale sur laquelle aucune épokhè n’a de
prise et d’en maintenir l’énigme. Ce point a été souvent négligé. La quête d’un
Princeps ou d’une Arché, servant de socle et de fondement à la connaissance, n’est
donc aucunement le fait des approches de style merleau-pontien et post-merleau-
pontien. En fait, la différence, à l’égard de Descartes, se situe dans l’évaluation de
l’énigme de la présence irréductible du monde, au sens anté-prédicatif et trans-
individuel du terme,, totalement étrangère à la conception cartésienne de la présence
à soi, qui, pour un phénoménologue post-husserlien et merleau-pontien, est
inassimilable à quelque signification que ce soit »2

C’est dans cette perspective que s’inscrit la philosophie post-husserlienne telle


qu’elle peut apparaître avec Bergson et avec G. Simondon, dans l’idée d’une nouvelle
économie de la pensée centrée autour de la question de l’élan vital ou encore du
préindividuel, comme sphère d’un réel antérieur à l’individuation qui tiendrait lieu
d’une « philosophie première » et non-réduite à la question du subjectif, mais tendue
vers le pré-Etre (Vor-sein) ou l’idée d’un Ego transcendantal « désintéressé ».

1 GARELLI (J.), « Une phénoménologie plurielle », Collège international de Philosophie, Rue Descartes, 2002/1,
n°35, p. 77 ; FINK (E.), Problèmes actuels de la phénoménologie, p. 79.

2 GARELLI (J.), « Une phénoménologie plurielle », op.cit.., p. 85.


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De cette angle d’analyse que l’on peut désormais nommer tran-individuel (c’est à dire
anté-prédicatif), un questionnement renouvelé sur la nature et l’éthique, et celle du
politique devient possible et heuristiquement fécond pour la recherche : comment,
partant de l’individuation ou de l’élan vital, de « l’englobant » comme le qualifiait
déjà K. Jaspers, peut-on aboutir à une vision de la société comme suivant et décrivant
une évolution créatrice, et comment la comprendre ? Quelles peuvent en être les
dimensions et les caractéristiques conceptuels et théoriques, mais aussi pratiques ? En
quoi la philosophie de l’élan vital, ou du préindividuel, adossée à ces nouveaux
principes, peut-elle mener à une morale de l’individuation et permettre de saisir la
nature morale de l’homme où se nouent les fondements du religieux et du politique,
dans l’idée de cette « humanité créatrice » qui figure une forme d’humanisme distinct
de l’existentialisme ? Qu’est-ce que pourrait être une nature transindividuelle de
l’homme et de la société ? Quelles sont les conditions de possibilité de la joie ?

Il s’agit dans ce petit livre de penser les conditions d’un point de vue réciproque entre
le corps et l’esprit, à travers les notions de transduction comme logique et de
transindividualité comme éthique, où se noue la question profonde de la liberté
humaine comprise comme élan vital.
Cette liberté se définit comme un processus plutôt que comme une donnée, elle ne
dépend pas d’un seul acte de conscience comme décret, mais se constitue comme
individuation. Or, et c’est là toute la difficulté de penser le problème de la liberté du
point de vue de l’individuation, si l’on admet que l’individu se constitue par sa
relation à un milieu, c’est-à-dire à l’expérience du réel comme matière, il faut
introduire dans la pensée de l’individuation l’idée de transduction comme zone
centrale opérationnelle et relationnelle de l’être. En ce sens, la pensée commune de
l’individuation chez Bergson et Simondon permet de définir une catégorie de la
liberté comme échappant à la conscience, ou à l’idée d’un sujet extrait du réel, et se
confrontant dans son exercice à la disparation du réel saisi comme système de l’être
s’individuant. Comment alors caractériser la liberté dans son rapport à l’individuation
? Faut-il penser l’acte libre comme un prolongement de l’élan vital, ou bien est-il

9
médiatisé par la matière et les difficultés qu’elle impose à l’individu ? A quelles
conditions l’intuition de sa propre liberté peut-elle être vécue comme créatrice ?
Si la durée de l’individu est celle de son individuation, elle implique de penser les
conditions réelles de l’espace et du temps, et non plus les schèmes extérieurs de la
succession, c’est-à-dire une critique de l’espace homogène. Le réel dans sa
matérialité ne peut seulement être appréhendé à partir d’un réalisme, son expérience
est aussi solidaire de conditions de genèse et d’information. C’est dans ce processus
d’interdépendance entre l’individu et son milieu que se définit la liberté humaine,
dont le sens transcendantal ne se rapporte pas tant à une instance libre en l’homme,
en tant que présupposée par l’expérience de la loi morale, qu’à un effort naturel par
lequel l’individu s’inscrit dans la réalité avec sympathie : la liberté ne serait pas à
comprendre sur le plan de l’Idée, mais plutôt comme une auto-transcendance par
laquelle l’individu se constitue effectivement comme être libre.
Cette valeur réelle et non plus formelle conférée au problème de la liberté se
comprend alors dans un « réalisme des relations » que Simondon définit par la
méthode de la transduction, et qui permet de préciser le sens de l’intuition
bergsonienne : l’exigence de précision qui, selon Bergson, manquait à la philosophie,
est satisfaite par l’introduction de ce concept, qui permet à la fois de saisir la
complexité du réel, répondant à l’exigence épistémologique de la synthèse du divers,
et de comprendre dans un même mouvement naturel le sens même de la liberté, à la
fois comme effort de l’intuition et délimitation problématique de son vouloir-propre.
C’est dans cette relation entre la connaissance et l’essence de l’acte libre que se
comprend la valeur éthique du transindividuel, et au fond, de la vie comme évolution
créatrice. Le monisme de l’élan vital permettrait ainsi de rendre à la métaphysique
son visage humain, tout en posant les fondements de cette « vraie métaphysique » si
chère à Bergson3.
De cette autre métaphysique que trace Bergson dans le sillage des intuitions de
philosophes qui l’ont précédé comme Maine de Biran et Ravaisson, il devient
possible de comprendre la nature profondément écologique ou « écosophique », au
3 Elle introduit aussi, du même coup, la question du politique, sous la notion de transindividuel, à la fois comme vie
et vivre-ensemble, la durée de l’individu définissant toujours ce point de nouage possible, et toujours convocable en
droit, entre ces deux dimensions, c’est à dire entre l’ontologie et le politique, comme « bio-politique ». Cf. sur cette
question, Annales bergsoniennes, sous la dir. F. Worms, Tome 5, Bergson et la politique, PUF, « Epiméthée », 2011.
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sens que Comenius a pu donner à ce terme, de la relation de l’homme à la matière,
comprise comme dans les temps antiques comme naturante et enseignante, qu’il
convenait jadis d’imiter : non pas qu’il s’agisse de conjurer les catégories analytiques
de l’esprit, mais plutôt de constater et de préciser les modalités et conditions par
lesquelles la nature même les convoque, en termes de genèse, d’infirmation et
d’individuation, selon le postulat d’un parallélisme ontologique entre ratio et
operatio, science expérimentale et science apriorique.
Cette métaphysique contemporaine pour laquelle plaide le présent traité, comme
fondement possible d’une éco-logie responsable qui a à gagner en précision sur la
nature et la genèse physique de la vie saisie comme élan vital, ouvre en effet à une
conception du transindividuel qui permet d’inclure dans un régime réciproque
matière et esprit, vie individuelle et vie en société, psychisme et collectivité, tout en
assumant le problème de la technique, et montre que la pluralité ontologique de la
vie, comme phénomène d’individuation – de l’être en tant qu’individué, appelle ou
convoque une unité de l’esprit, comme source même de la spiritualité, dans la relation
originaire du fini, l’individu atomistique, à l’indéfini, au sens de la nature
présocratique de l’apeiron – Anaximandre, ou encore dans le vocabulaire de Bergson,
du clos à l’ouvert, de la morale sociale à la morale absolue.
Une topologie de la forme par-delà l’hylémorphisme est requise pour une telle
approche et définit le plan d’analyse de notre comparaison entre les philosophies de
Bergson et de Simondon, qui se cristallisent autour du problème de l’individuation,
tantôt « œuvre de la matière », durée de juxtaposition, tantôt « effet de ce que la vie
porte en elle », durée et liberté.
A travers les figures de Rousseau et de Comenius, nous avons entrevu les conditions
et les ressources conceptuelles historique et critique d’une pensée de l’écologie
philosophique qui puisse rendre justice et consolider l’hypothèse bergsonienne de
l’élan vital, qui fonde sa philosophie comme monisme : de la vie à la nature et à
l’esprit, il y a non-seulement continuité ontologique, qui comporte aussi des
changements transformateurs et des ruptures, mais un parallélisme qu’il reste à la
pensée philosophique de préciser et d’élucider, dans l’idée d’un agencement multiple
de l’individualité humaine, et de sa nature profonde comme spirituelle.
11
3.

1.

12
2.

4. Première partie – Technique et responsabilité : préalables critiques pour


une raison écologique

Face à l’explosion des technologies modernes, l’homme est à la fois optimiste et


inquiet : optimiste car il se découvre toujours plus de moyens de gérer une nature qui
lui a toujours semblé impénétrable…inquiet quant aux dangers que profilent ces
découvertes, ces nouveaux moyens de maîtrise de la nature. Il est apparu en effet que
certaines technologies modernes comme l’énergie nucléaire, les techniques de la
biologie et de l’informatique soulèvent une série de questions quant à la manière dont
nous pouvons vivre avec elles au quotidien : faut-il maintenir le développement et la
production de l’énergie nucléaire, au risque d’un nouvel Hiroshima, d’un nouveau
Tchernobyl comme nous le montre aujourd’hui l’accident de la centrale nucléaire de
Fukushima ? Allons-nous perpétuer l’espèce humaine en remplaçant la sexualité,
comme moyen de reproduction, par l’éprouvette, et le ventre de la mère par l’utérus
artificiel ? Sous prétexte de protection, devons-nous installer des systèmes de
surveillance informatisés sur tous les lieux de travail, dans les magasins, dans les rues
et jusque dans nos appartements ?
3. Tel est le questionnement éthique qui naît de l’effondrement de l’optimisme
technologique depuis le premier choc de la bombe atomique et de la possibilité d’une
destruction planétaire. Il s’agit donc pour l’homme de savoir comment se situer dans
le nouvel environnement technologique qui est le sien : comment définir la meilleure
manière de vivre avec d’autres hommes dans ce nouvel environnement ? Quelle
attitude l’homme doit-il avoir à l’égard de la technique ou sur le choix qu’il doit faire
de la bonne technique, de la bonne évolution technologique ? Quel peut être le sens
d’une démarche écologique de responsabilité vis à vis de la préservation de
l’environnement et de la protection des écosystèmes de notre planète ?
4. Ces interrogations éthiques ont vite fait de susciter chez bon nombre de
penseurs des réponses élaborées qui peuvent se regrouper dans ce que J. P Séris
appelle le « discours critique » de la technique. Le discours le plus insistant en ce
13
début de siècle reste celui de Hans Jonas, qui centre sa critique à partir du concept de
responsabilité. D’autres discours se sont déployés avant, notamment chez Heidegger,
Harendt ou Bergson, mais dans un moment pré-éthique, « avant le passage au premier
plan des questions éthiques », précise J. P Séris à la fin de son introduction.
5. Ce qui nous intéresse ici, à titre de point de départ de notre réflexion, c’est
l’ensemble de ces vues critiques en tant qu’elles annoncent une mise en question
radicale de la technique qui coïncide avec l’assomption du concept de responsabilité.
Car cela nous amène à nous poser une question toute simple : comment ce qui était
censé répondre à nos problèmes – la technique libératrice – a-t-il pu devenir un
problème dont devions répondre ?
6. Autrement dit, comment ce qui était censé nous libérer a-t-il pu s’inverser en ce
dont il faut se libérer ? Quelles sont les raisons d’une telle conversion de la vocation
technique entendue comme res-ponsable ? En quoi convient-il aujourd’hui de
formuler un nouveau principe de responsabilité pour notre société technologique ?
7. D’autre part, La mondialisation technologique et économique, les diverses
tentatives de concertation politique à l’échelle de la planète constituent le nouveau
cadre de l’agir humain.
8. Face au contexte actuel de la crise des migrants, et de la montée des
populismes dans l’espace européen, la question du pluralisme se pose à nouveaux
frais. Elle connote l’urgence d’une réflexion renouvelée sur les valeurs de l’échange,
du partage, et de la compréhension réciproque entre les individus porteurs de cultures
différentes, et porte au jour la nécessité d’une éducation au sens de la paiedeia
grecque – qui s’entend plus largement comme formation du citoyen, à une
citoyenneté interculturelle.
En dehors des perspectives touristiques ou d’information, les rencontres
internationales se généralisent : elles ont lieu entre personnes, groupes, organisations,
institutions et nations. Pour fonctionnelles qu’elles demeurent, ces rencontres sont
nécessairement confrontées à la dimension culturelle, régies par ce qu’on pourrait
appeler un « choc des cultures ».

14
Si l’homme a déjà connu de nombreux chocs narcissiques, il semble aujourd’hui qu’il
doive en assumer un autre : celui qui met en jeu, non plus son identité cosmologique
– Galilée - son identité religieuse – Darwin ou encore son identité subjective – Freud
- mais bien son identité nationale, culturelle et linguistique. L’Autre fait désormais
partie de soi, de notre visée sur le monde, de notre être-là, et le moi n’est plus le
maître dans sa culture. Mais ce diagnostic en appelle un autre, qui porte sur l’état de
notre planète et le principe d’une responsabilité envers les générations futures pour la
sauvegarder : la mondialisation des individus et des cultures, va de pair avec une
interrogation de nature écologique inédite, comme le souligne Ph. Descola dans son
Ecologie des autres.

Dès lors, le problème est double : d’un côté, comment faire face à cette nouvelle
décentration anthropologique ou narcissique ? Comment préserver son identité
culturelle sans rejeter celle des autres ? De l’autre, comment préserver cet état de la
co-présence de l’humanité à elle-même que figure le phénomène de la mondialisation
en assumant le souci d’une écologie avec et pour les autres ?

La visée de l’éthique, au sens défini par P. Ricoeur, d’une « vie bonne et accomplie
dans des institutions justes » intègre dans son essence contemporaine, génétique, ce
double aspect d’une interrogation anthropologique du divers et d’une écologie
soucieuse d’articuler la diversité culturelle à un environnement viable dans le cadre
d’une éthique de la proximité.

Il faut alors repenser les fondements d’une philosophie de la Nature qui puisse être à
même d’assumer ce nouveau champ de la critique contemporaine, à la croisée de
l’anthropologie et de la philosophie, dans la perspective d’une anthropologie
philosophique.

Cette philosophie procède d’un retour et d’une réappropriation de l’héritage de


pensée sensualiste du siècle des Lumières incarné par Rousseau, et en partie aussi,
par Diderot, dans son approche d’un matérialisme aléatoire.

9. Aussi présentons-nous dans ce court essai les fondements de sa philosophie


politique et naturelle, en tenant compte des pensées de ses prédécesseurs comme

15
Locke ou J. A Comenius, en Bohême : retrouver la source sensualiste de l’être et de
l’existence, c’est se donner les moyens de se conformer à une authentique
philosophie de la Nature dont notre siècle a « cruellement » besoin, et qui serait à
chercher aux sources d’une pensée présocratique, chez les physiologues ioniens, dans
la première forme du Logos que le terme d’apeiron a commencé par nommer pour
rendre compte et décrire le monde naturel comme indéterminé et illimité dans son
caractère essentiellement indéfini, et donc porteur d’une valeur d’humilité et de
nécessaire solidarité ou co-dépendance des êtres entre eux de part leur
indétermination qui appelle la rencontre structurante du transiondividuel, des
relations entre individus porteurs d’apeiron et de potentiel. C’est cette intuition
fondamentale que les Stoïciens ont élaboré et inclus dans un système de l’être fondé
sur la théorie de l’âme du monde, et qui reste encore à découvrir. Metaxis, du grec
μεταξύ « au milieu de », « entre », « parmi », cet espace heuristique de la
connaissance réelle, logée entre l’a priori et l’ a posteriori sans postuler le lieu d’une
essence à composer par retour insidieux et dialectique du préjugé de l’essence ou de
la structure qui échappe à toute position anthropologique (Deleuze), mais plutôt
comme logique de l’autrement qu’être (Lévinas), milieu subjectif et non-subjectiviste
entre la forme-archétype et la forme hylémorphique, au-delà de la question de
l’essence sur la quiddité (Quid), et sur la connaissance en droit (Quid juris) produite
sur les choses, qui dégage l’essence de l’être selon le point de vue de la
responsabilité, au sens jonassien de la détermination de ce qui est faire, de l’un envers
l’autre, du même et de l’autre comme identiques en droit. Le mode impérieux du
questionnement métaphysique qui culmine chez Heidegger dans la question de non-
sens par l’absurde « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » définit le
dévoiement le plus abouti de la philosophie comme connaissance et science de l’être
en tant que substance, aux dépens d’une science de l’individuation comme processus
de la pensée éthique, où peut être décrit, sur un mode phénoménologique, le lieu de
production de l’inédit comme caractère de la structure émergeant d’un rapport
intensif, d’une série de l’acte libre comme relais amplificateur de différences
intensives et préindividuelles ordonnées selon le schème temporel de la transduction
analogique : le principe empiriste de l’analogie, de l’association, n’est pas dépourvu
16
de sens au regard de la nature de l’expérience qui, ressaisie en son origine
préindividuelle, affectivo-émotive et subconsciente, indique l’espace du trajectif de
l’imagination créatrice, dans une poïéthique (poisesis grecque), mais contient aussi
une condition de communication d’essence pragmatique, comme essence de la
nécessaire interrelation entre les individus comme sujets de la responsabilité envers
l’autre, et son prochain. L’idée de l’individuation a comme prolongement
philosophique légitime une philosophie de la responsabilité qui est sans pourquoi.

10.

5. I – La vocation responsable de la technique


11.

6. A – La nécessité ontologique de la médiation technique

7. 1 - Fondement technique de l’humanité : la différence anthropologique


12.
13.
14. « Insister sur le rôle de la technique dans l’évolution humaine,
revient simplement à rappeler que l’homme vit plongé dans la nature
et existe seulement dans la mesure où il sait agir sur celle-ci ; qu’aussi
et surtout il est essentiellement un et qu’en chacun de nous l’homo
faber et l’homo sapiens se compénètrent incessamment »4.
15.
16.
17.
18. On ne saurait en effet séparer les artefacts de faber et l’humanité même de
19. sapiens. Mais comment situer ces deux ordres d’existence par rapport à la technique ?
20. La technique est-elle humaine parce qu’elle différencie l’homme de la nature ou bien parce
qu’elle procède de cette dernière ?
21. Autrement dit, doit-on comprendre la nécessité ontologique de la médiation technique sous
l’angle d’une différence anthropologique qui écarte l’homme de la nature, ou bien sous l’angle
d’une constante anthropologique qui suppose un équilibre entre les deux ?
22. Dans la première partie de son livre, La Différence anthropologique5, F. Tinland tente de
4 BLOCH (M.), Mélanges historiques, Tome 1, EHESS, Serge Fleury, 1983.
5 TINLAND (F.), La différence anthropologique. Essai sur les rapports de la nature et de l’artifice, Paris, Aubier-
Montaigne, 1977.
17
définir « l’essence de l’homme en tant qu’organisme » : il y aurait selon lui, « une lacune dans la
plénitude immédiate des systèmes naturels », qui interdit toute conception téléologique de l’homme
selon laquelle celui-ci serait le « couronnement d’une tendance évolutive ».
23. L’homme serait ainsi propre à tout mais « immédiatement bon à rien, selon la formule
anthropienne de H. Steuntjens, reprise par F. Tinland.
24. Mais cette lacune, qui fait de l’homme un être inadapté au plan immédiat des systèmes
naturels, détermine une « nouvelle organisation des pouvoirs » par laquelle l’homme devra trouver
un système médiateur entre lui et le monde.
25. Ce système médiateur est celui de l’artifice comme réponse à un défi biologique, par
l’édification d’un ordre nouveau. Cet ordre nouveau est l’environnement technique sans lequel
l’homme ne saurait survivre en tant qu’organisme, ce qui marque sa différence anthropologique. La
technique apparaît alors dans sa vocation res –ponsable, et il s’agit de définir si cette responsabilité
technique de faber se déploie contre la nature de sapiens ou si elle recouvre ces deux aspects
anthropologiques de l’homme ?
26. Comme le remarque Tinland, « l’outil ouvre sur l’infinie perspective d’un dépassement par
l’homme de ses pouvoirs naturels »6.
27. De ce point de vue, la technicité humaine, présente dès l’apparition des outils, prend en
effet le sens d’une extériorisation croissante du corps, d’une amliplification illimitée d’organes en
outils techniques qui rendent l’homme toujours plus en prise sur son milieu, sa main devenant «
griffe, serre, corne, lance, ou épée, ou tout autre arme ou outil »7.
28. L’humanité tirerait ainsi son origine dans la manipulation croissante d’artefacts : elle se
serait progressivement constituée hors d’elle –même, en un certain sens hors de la nature, sur le
fond d’un édifice exosomatique, artificiel.
29. Au fondement même de l’homme, il y aurait la technique ; au fondement de sapiens, faber.
C’est dire que l’homme n’appartient au monde qu’à condition de s’en extraire.
30. C’est donc notre statut d’homo faber qui assume notre appartenance à la nature tout en nous
arrachant à son emprise : l’immanence de l’homme à la nature serait paradoxalement rendue
possible par une transcendance initiale de celui-ci sur celle-là, via la technique.
31. On aboutit ainsi à la thèse selon laquelle l’homme est lui-même artifice : nous ne saurions
donc entretenir avec la nature des relations autres qu’artificialisantes. Est-ce à dire que nous
sommes voués à accomplir l’utopie formulée par Francis Bacon : l’artificialisation absolue et sans
fin de la nature ?
32. Si l’homme ne se constitue qu’en dehors de lui-même par la médiation
technique, peut-on dire que sa différence anthropologique le dé-sole, hors de la
nature ? L’homme artifice n’existe-t-il pas que sur fond d’un « équilibre millénaire »
6 TINLAND, La Différence anthropologique, op.cit.., p. 133.
7 ARISTOTE, Les parties des animaux, 687a, Paris, Les Belles-Lettres, 1995.
18
entre la nature et la technique, via le corps ?
33.
34.

8. 2 – Fondement humain de la technique : la constante anthropologique


35.
36.
37. Nous venons de voir qu’on ne saurait séparer les artefacts de faber et l’humanité même de
sapiens pour comprendre la nécessité ontologique de la médiation technique. Mais c’est en ancrant
cette nécessité dans la capacité humaine à produire un ordre nouveau – para naturel- pour répondre
de sa survie que nous avons aussi saisi la dimension éminemment responsable de la technique. Or,
cette capacité n’est pas exclusivement celle de l’homme en tant qu’homo faber, mais celle de
l’homme en tant que corps, en tant qu’homo sapiens appartenant au règne organique de la nature :
l’outil apparaît alors non plus seulement comme la marque d’une différence anthropologique, mais
comme une « véritable sécrétion du corps et du cerveau des Anthropiens »8.
38.
39. Ce n’est donc plus l’homo faber qui répond de son existence en créant des outils, c’est
l’homo sapiens qui, par son corps, « exsude progressivement » les outils propres à sa réponse, à son
adaptation.
40. La technicité, écrit encore Leroi-Gourhan, n’est ainsi qu’un fait zoologique : exsudé par
l’ organisme, l’outil fait corps avec la nature, il semble lui être immanent.
41. La nécessité de la médiation technique est ainsi doublement ontologique : parce qu’elle
permet à l’homme d’exister, en amont ; parce qu’elle implique que la nature puisse s’accorder avec
une telle possibilité, en aval. La technique, en tant qu’extériorisation par laquelle l’homme dépasse
sa condition naturelle serait en fait une solution explorée par la vie elle-même dans les limites d’un
équilibre entre le corps et l’outil technique. C’est pourquoi l’humanité que produira l’artifice sera
moins surgissement d’une ordre supra-naturel que para-naturel.
42. Loin donc d’éloigner l’homme de la nature, la technique appréhendée comme constante
anthropologique instaure une continuité entre l’homme et la nature où l’homo faber et l’homo
sapiens se compénètrent incessamment.
43. Nous verrons que cette complémentarité entre les contenus naturels et les contenus
techniques prend tout son sens chez Aristote, dans le champ métaphysique.
44.

9. 3 - Technique et métaphysique
45.
8 LEROI-GOURHAN (A.), Le geste et la parole, Tome 1, Paris, Albin Michel, 1965, p. 132.
19
46.
47. C’est dans la problématique de la causalité dressée par la Physique9 d’Aristote qu’il nous
faut ressaisir la question de la technique, et plus particulièrement, du rapport entre la causalité
naturelle et la causalité artificielle : c’est dans ce rapport, nous semble-t-il, que se joue la question
de la finitude indépassable de l’homme, finitude que la technique, appuyée sur la délibération et
orientée par la causalité de l’Amour comme « Premier moteur », se propose néanmoins d’atténuer
au sein du processus d’imitation qui unit l’homme à son modèle absolu , la Nature.
48. Comme le dit Aristote en effet, la Nature naturante est un acheminement vers la Nature
naturée. Or, la causalité véritable provient de la « forme », en tant que celle-ci est à la fois la fin et
le moteur d’un procès de réalisation matérielle, technique. Ainsi la nature est à la fois forme et
matière : telle est la téléologie naturelle qu’implique la conception d’Aristote.
49. Ainsi la Nature est-elle un art, l’art le plus parfait, immanent à l’œuvre, l’art humain ne peut
employer dans ses productions, que les procédés de la nature elle-même. Dès lors, l’art en tant que
téléologie artificielle est une Nature seconde et imparfaite, une simple imitation inchoative qui a
besoin de chercher une voie que la Nature trouve d’emblée. Ce tâtonnement est impliqué dans la
nécessité où se trouve l’homme de pré-concevoir ce qu’il a à faire, de délibérer quant aux meilleurs
moyens d’y parvenir. En dernière instance, ce qu’il y a à faire, c’est d’atteindre le « Premier
Moteur », le « suprême désirable »10.
50. Or, n’ayant pas en lui cette préexistence de l’idée de l’œuvre à réaliser, l’homme ne peut que
tendre vers cette idée formelle, qui est en même temps la cause finale de la Nature : cette nécessité
où se trouve l’homme de dégager péniblement la forme en l’actualisant par la technique définit sa
finitude « indépassable ».
51. Si la technique est une nécessité ontologique, c’est donc dans la mesure où elle exprime
l’essence de l’homme en tant que substance métaphysique, c'est-à-dire qu même titre que l’essence
du monde, l’homme apparaissant comme son couronnement chez Aristote.
52. On retrouve chez Bergson une conception similaire de la technique, du moins en son origine
mystique ou métaphysique : « l’homme ne se soulèvera au dessus de terre que si un outillage
puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En
d’autres termes, la mystique appelle la mécanique »11.
53. Mais cette technique ne se développe pas selon une finalité préexistante à l’œuvre dans la
nature, comme chez Aristote ; si elle s’inscrit dans la nature, c’est en tant que prolongement
biologique de l’homme : « l’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc
un prolongement de son corps ».
54. Mais la notion d’ « élan vital » introduite par Bergson tend à la domination de la nature, par

9 ARISTOTE, Physique, Paris, Les Belles-Lettres, Chap. 3, livre II.


10 ARISTOTE, Métaphysique, Paris, Vrin, 1991, Tome, 2, 1072b.
11 BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1965, Chap. 4, p. 329.
20
son dépassement mystique, et la technique qui en procède vise donc à la fabrication d’un outillage
puissant qui, prolongeant le corps de l’homme, lui permette de s’affranchir des limites que lui
impose sa finitude incarnée.
55. Pourtant, si l’homme peut se défaire progressivement de sa finitude par la technique,
comment peut-il soigner sa déchirure originelle, recouvrir une continuité harmonieuse avec lui-
même ? Ne doit-il pas travailler ce monde qui l’embarrasse afin de le rendre à son image ?
56.

10. 4 - L’outil comme moyen de réflexivité : solution hégelienne au


déchirement
57.
58. Il y a un fait du monde, je ne puis faire qu’il n’y ait pas un monde, je ne puis supprimer son
pôle objectif car « toute conscience est conscience de quelque chose » nous apprend Husserl et son
approche phénoménologique.
59. Mais je peux, naturellement, entreprendre de faire que l’être m’apparaisse tel ou tel, que ce
monde soit pour moi tel que je le veux : ce sera le sens de l’ « épochè », c'est-à-dire de la réduction
phénoménologique où la chose est réduite au sens qu’elle offre à sa conscience.
60. Dans la Dialectique du Maître et de l’Esclave12, Hegel montre comment l’homme, pour se
libérer de son esclavage, utilise l’outil pour travailler la matière, et affirmer par là sa position de
sujet (« être pour soi »). En effet, l’esclave, dans sa soumission au maître, consent à travailler pour
lui dans le but d’assurer au maître la jouissance des produits de son travail. Ce faisant, ce produits
ou objets techniques possèdent normalement un sens étranger (« Fremder Sinn »), puisqu’ils
découlent de l’aliénation d’une conscience servile.
61. Or, c’est là tout l’intérêt de la médiation technique, l’objet technique une fois achevé, ne fait
pas que médiatiser le rapport du maître à l’esclave, mais il médiatise de façon réflexive le rapport de
l’esclave à lui-même : « dans la personne du maître, il est à ses yeux son objet »13.
62. Hegel continue : « la propre activité de (l’esclave)…n’est pas encore dans la chose. Il faut
aussi poser une activité propre dans l’instrument, faire de lui quelque chose d’auto-actif »,
autrement dit maintenir le rapport réflexif entre l’homme et la technique.
63. Ainsi, le service qui exprimait la sujétion de l’esclave au maître devient ce par quoi l’esclave
traduit son pouvoir sur le monde : le monde devenu l’image objectivée de sa négativité créatrice à
travers le produit, permet à l’esclave d’entrer dans « l’élément de la permanence » nous dit Hegel.
64. Par contre-coup, ma conscience se retrouve elle-même dans la coïncidence de l’être pour soi
et se réapproprie son sens propre (Eigner Sinn) : la nécessité ontologique de la médiation technique
exprime ici l’essence de l’homme en tant qu’être dialectique, ce par quoi l’homme peut de nouveau

12 HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1991, p. 150.


13 Ibid, p. 156.
21
être pleinement responsable de lui-même et de sa vie.
65. Faut-il alors voir dans la technique la figure emblématique de la responsabilité humaine ? La
technique est-elle d’emblée responsable, ou est-ce la responsabilité comme mode de présence au
monde qui appelle la technique ?
66.

11. B – La responsabilité médiatisée


67.
68.

12. 1 – Contradiction ontologique ?


69.
70.
71. L’être humain se caractérise par la nécessité d’intégrer ce qui fait de lui un être vivant dans
des formes nouvelles. Ainsi les hommes ont dû produire des médiations qui se sont interposées
entre le nature en eux, et la nature autour d’eux. Autrement dit la médiation technique exprime à la
fois une continuité et une rupture de l’homme avec le monde : telle est l’ambiguïté de la médiation
technique qui implique en même temps qu’une identité une « différence anthropologique ». Selon F.
Tinland, cette ambivalence rejaillit sur l’homme puisqu’il hérite de « morphogénèses naturelles »
qui le condamnent à son « propre dépassement » par le recours à la médiation technique ; l’homme
est ainsi voué à exister en continuité et en rupture avec la Nature. Dans la mesure où notre existence
est fondée sur cette contradiction indépassable, « on pourrait en conclure, selon l’auteur, « qu’il
appartient à notre essence d’être vouée à l’auto-destruction, et que ce que nous avons en propre
pousse ainsi à l’érosion des conditions qui constituent le soubassement naturel d’une vie se
développant en marge de la vie ». Mais alors, en quel sens peut-on comprendre la responsabilité
sous un autre aspect, celui de la continuité ?
72.

13. 2 – Difficile continuité


73.
74.
75. Loin de former un couple antithétique, ces deux notions de technique et de responsabilité
entretiennent un lien de subordination et de complémentarité élémentaire : c’est parce que la
responsabilité comme élan de survie veut se renforcer, que l’homme veut répondre adéquatement au
Réel dans le sens de sa préservation.
76. La technique apparaît ainsi comme la manifestation de ce qu’il y a de plus éminemment
responsable en l’homme : la détermination de répondre adéquatement au monde pour maintenir la
possibilité de sa propre existence. La technique est ainsi le développement coextensif de la

22
responsabilité : dès lors, l’homme a toujours été responsable, mais en tant que sujet technique.
77. Mais si on peut également parler ici de responsabilité technique, ne peut-on voir qu’elle est
médiatisée ? Si l’homme devient un sujet responsable par la médiation technique, peut-il prétendre
qu’il est vraiment responsable ? La responsabilité technique ne conduit-elle pas à la
déresponsabilisation ?
78. On peut d’ores et déjà se poser la question suivante, avec Achterhuis : « Jonas ne devrait-il
pas se demander d’abord pourquoi la responsabilité est devenue absente de cette nouvelle réalité
[technologique], au lieu de développer son principe de responsabilité à l’extérieur ou à l’encontre de
cette réalité ? »14.
79.
80.

14. C - Danger de la dé-responsabilisation


81.
82. Nous avons vu que la technique était la marque de l’écartèlement interne de l’homme, en
même temps que signe de l’écartèlement avec le monde. Cette contradiction indépassable qui
définit la condition humaine, est néanmoins garante du mouvement de référence au monde, comme
horizon d’adaptation.
83. Dans ce contexte, l’homme peut vouloir dépasser sa condition, sa contradiction : il peut
vouloir se libérer de la nature, s’affranchir de ce qui le pousse à exister : sa finitude.
84. Pour cela, il lui suffit de nier toute consistance ontologique à la nature et de voir que cette
négation n’a aucune incidence sur l’existence de sa conscience : celle-ci, loin d’être affectée par la
disparition du monde, se maintient comme telle et devient le seul point d’ancrage durable et fiable.
85. Par là, la conscience s’affirme dans sa dimension absolue, dans son être-pour-soi radical
selon l’expression de Hegel, qui ne dépend plus d’aucune instance extérieure.
86. Mais alors que cette présence à soi signifie pour l’anthropiens un simple impératif de survie,
elle consiste pour le philosophe dans un « but électif », dans une prétention qui s’auto-justifie, dans
un « luxe », selon Bergson.

87. Mais il faut une réponse à une telle visée de la conscience :


précisément, à l’absolu en conscience, seul le système peut répondre sur
un plan pratique ; à la responsabilité tâtonnante succède une responsabilité
systématique fondée sur une conscience absolue. Ainsi, la médiation
technique n’est-elle plus au service de l’homme selon une nécessité
14 ACHTERHUIS (H.), « La responsabilité entre la crainte et l’utopie », Nature et respnsabilité, Hottois & Pinsart,
Paris, Vrin, 1993, p. 47.
23
ontologique, mais au service de sa prétention selon une nécessité
systématique.
88. Elle n’assume plus la responsabilité de l’homme en tant qu’être
naturel limité, c'est-à-dire par et pour lui avec le monde, mais elle se
propose au, contraire d’assumer la responsabilité de l’absolu en l’homme
sur la base d’une négation du monde préalable : telle est l’extension indue
du procès ontologique de médiatisation technique en système qui prétend
se substituer au corps pour éradiquer toutes ses limitations.
89. La contre-partie de cette libération est une double perte : celle de
l’homme et celle du monde. Et comme la responsabilité émerge à
l’intérieur de ce cadre, il s’ensuit une troisième perte : celle de la
possibilité d’être responsable.
90. C’est en ce sens que comme le dit Séris, « la technique est au
carrefour de la plus grande entreprise de déresponsabilisation et de
l’exigence têtue, irréductible, de se représenter les hommes, les sociétés ou
l’humanité comme sujets de leur action »15.

15.

16. II – Danger éthique d’une systématisation de la médiation technique :


le paradigme cartésien
91.
17. A - Le cogito, Dieu et la technique
92.
93. En découvrant le cogito, Descartes met un terme au piétinement
indéfini de la pensée grecque et de la tradition scolastique médiévale : le
commencement ferme de la connaissance est donné par un nouveau levier
d’Archimède, celui de la subjectivité absolue, qui expérimente la certitude
simultanée de sa pensée et de son existence.
15 SERIS (J.), La technique, Paris, PUF, 1994, p. 349.
24
94. Mais l’intensité de cette présence à soi a pour revers la réalité d’une
absence au monde : tel est le solipsisme cartésien.
95. Pour prétendre à une gestion absolue du monde, il faut d’abord le
retrouver à l’extérieur de soi : seul Dieu peut constituer cette extériorité car
son caractère infini est inaccessible à ma raison, tout au moins à ma
compréhension. Mais si Dieu redonne une consistance ontologique au
monde, il n’en reste pas moins son créateur transcendant : en Dieu seul
résident le principe de causalité ultime et le pouvoir de création continue.
96. Cette garantie transcendantale dispense l’homme de méditer sur le
« pourquoi » du monde, l’incitant à n’y voir qu’une simple matière : «
Sachez donc… que par la Nature je n’entends point ici quelque déesse…
mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même… sous cette
condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a
créée »16.
97.
98. Cette matière, c’est le monde vivant réduit à une simple mécanique :
le monde est en fait retrouvé à travers la mécanisation de son image,
sanctifié par un Créateur qui en demeure absent, laissant à l’homme le
privilège de s’en rendre « maître et possesseur ». Du cogito à la technique,
se jouent donc la bénédiction divine d’instrumentaliser le monde, la
jonction du savoir et du pouvoir.
99.
100.

18. B - La technique entre savoir et pouvoir


101.
102.
103.
16 DESCARTES (R.), Le monde ou traité de la lumière, Paris, Adam & Tannery, t. 11, pp. 36-37.
25
19. 1 – Une fausse responsabilité
104.
105.
106. Situé entre l’ordre spirituel de Dieu d’une part, et le monde
mécanique de la nature d’autre part, l’homme peut concevoir Dieu –
intelligibilité- mais non le comprendre, car sa pensée est finie : seule la
Matière est compréhensible. En ce sens l’homme doit se tourner vers une
physique libérée de toute téléologie, ce qui caractérise le renversement de
la modernité : l’ultime visée du savoir n’est plus spéculative, mais
pragmatique, et à la métaphysique doit succéder une science de la nature
qui étudie le « comment » des choses pour fixer les meilleurs moyens
nécessaires à sa maîtrise : le savoir devient la mesure de notre pouvoir
technique sur le monde.
107. A la technique artistique d’Aristote qui s’inscrivait dans une
technique naturelle, et spontanée, succède la technique d’ingénieur qui nie
toute finalité naturelle et cherche uniquement à trouver l’efficacité sur la
matière. Comme le souligne J. Ellul, de ce point de vue en effet,
l’intervention technique sur la nature « fait passer dans le domaine des
idées claires, volontaires et raisonnées ce qui était du domaine
expérimental, inconscient et spontané »17.
108. La techno-science devient ainsi responsable du monde, du devenir de
l’humanité, et culmine dans l’assomption de la machine.
109.
110.

17 ELLUL (M.), La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, A. Colin, 1954, p.17.


26
20. 2 - Technique et machine

111.

112. La médiation technique s’interposait entre l’homme et le monde. En


prolongeant sa main, elle lui permettait de se « prendre en main », pour
mieux habiter le monde.
113. Systématiser une telle médiation, c’est d’une part en faire un recours
constant, d’autre part l’ériger en système : faire un recours constant à la
médiation technique, c’est avoir des réponses toujours appropriées aux
situations de survie que nous impose la nature, ce qui revient à supprimer
le monde comme horizon de référence adaptatif.
114. Ce caractère de permanence affilié à la médiation a donc pour
conséquence directe la suppression de l’anthropiens au profit d’un règne
du sujet rationnel dont l’assurance technique le dispense de tout effort
d’adaptation.
115. D’autre part, ériger la médiation en système, c’est introduire une
relation entre les éléments médiateurs eux-mêmes afin de la constituer en
assemblage – sistêma – cohérent et auto-suffisant. Eriger la médiation en
système, c’est donc poser la dimension autotélique de la médiation, à
travers sa continuité intrinsèque.
116. Si donc la médiation technique aboutit à supprimer ce qui l’a fait
naître – l’homme comme origine anthropologique- c'est-à-dire ce pour
quoi elle médiatise, et à supprimer ce qu’elle médiatise – la nature comme
pôle –référent- elle procède fatalement à son auto-négation. En ce sens,
c’est toute l’entreprise technique qui est menacée dans sa relation
consubstantielle à l’humanité responsable et donc dans sa dimension
éthique.
27
117. Mais aveuglé par sa volonté de maîtrise du monde, l’homme
moderne préfère briser cet équilibre millénaire entre le corps et l’outil, et
détermine le passage de la médiation anthropologique à la médiation
systématique, en d’autres termes, à la machine : celle-ci assumera
beaucoup mieux que l’homme la réponse à apporter aux exigences de la
nature.
118. En effet, « survenue dans un monde déjà travaillé par la technique, la
machine prend la place des forces naturelles comme moteur, la place de
l’outil comme organe de travail et la place de l’homme dans son rôle
d’opérateur, de conducteur et de contrôleur »18.
119. L’avènement de la technique machinique par systématisation de la
médiation annule ainsi le champ de tension homme-médiation-monde dans
lequel la technique s’inscrivait à titre de médiation anthropologique.
120. Leroi-Gourhan souligne bien cette dépossession radicale de
l’humanité au profit d’un devenir autonome de la technique : « le corps
extériorisé » qui résulte d’un processus naturel par la technique serait en
passe de transformer chacun de nous en « cellule dépersonnalisée dans un
organisme […] admirablement planétarisé »19.
121. Autrement dit, ce n’est plus l’outil qui est à la mesure du corps
humain, mais l’homme qui devient la mesure de la machine, au service des
tâches qu’elle délimite. Cette inversion de la relation entre l’homme et
l’artefact est également dénoncée par J. Ellul : « il n’y a pas d’autonomie
possible de l’homme en face de l’autonomie de la technique »20.
122. En effet, à partir du moment où la technique impose « la recherche
du meilleur moyen dans tous les domaines », selon l’héritage moderne,
18 SERIS (J.P), La technique, PUF, 1994, p. 154.
19 LEROI-GOURHAN ( A.), Le geste et la parole, t. 2, « La mémoire et les rythmes », Paris, Albin Michel, 1965,
p.60.
20 ELLUL (J.), La technique ou l’enjeu du siècle, op.cit.., p. 126.
28
toute une série de décisions semblent s’enchaîner d’elles-mêmes, de façon
automatique : l’agent réel de la décision est alors la technique elle-même,
en ce sens que la décision découle de la logique qui préside à l’agencement
même des moyens. Tel serait le phénomène d’auto-accroissement qui
caractérise « le phénomène technique » selon J. Ellul.
123. La machine, parfaite expression de ce « phénomène technique » que
nous avons appelé pour notre part « systématisation de la médiation »
dispense ainsi l’homme d’être technicien.
124. « Affranchie des contraintes anthropomorphiques du labeur
humain », la technique machinique réduit « la matérialisation de l’action à
accomplir à sa forme pure, à sa simple silhouette… à l’exigence de son
exécution rigoureuse. Elle uniformise, régularise, rectifie les gestes et les
outils »21.
125. Peu importe donc la question de savoir pourquoi nous produisons,
l’essentiel étant de produire plus et mieux : telle est l’attitude moderne de
domination de la nature, la machine remplaçant l’homme, faisant de lui un
« homme unidimensionnel », selon l’expression de H. Marcuse22.
126. Or l’éloignement de l’organique ne se solde-t-il pas nécessairement
par un « accident technique » en tant qu’il conditionne une dé-
responsabilisation éthique ?
127.

21. 3 – L’accident technique : solution utopique chez Bloch


128.
129.
130. Grâce à la machine, l’homme est devenu absolument responsable :
rien ne lui échappe. Nous arrivons ainsi au paradoxe suivant : plus la
21 SERIS (J.P), La technique, op.cit.., p. 159.
22 MARCUSE, (H.), L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968.
29
technique fournit de moyens de répondre, plus les moyens de répondre
sont nombreux et élaborés, et plus la réponse est étrangère à son objet. La
réflexion d’ E. Bloch nous permet des comprendre ce paradoxe à travers la
notion d’ « utopie » : c’est parce que l’homme veut répondre adéquatement
au monde qu’il le débarrasse préalablement de « tout caractère étranger »,
selon une « progression toujours plus forte dans un no man’s land
entièrement mathématisé »23.
131. Autrement dit, c’est parce que l’homme veut être en conformité
totale avec le monde qu’il procède à son abstraction mathématique, puis
mécanique, selon un « idéalisme méthodique » qui va de pair avec
l’ « utopie naissante d’une technique non-euclidienne ».
132. Et, poursuit l’auteur, « ces lignes directrices concrètement utopiques
sont très clairement commandées par la tâche à remplir qu’est
l’établissement du rapport concret entre le sujet et l’objet. Afin que le sujet
soit médiatisé avec l’objet de la nature, et l’objet de la nature avec le sujet,
et que les deux ne se comportent plus comme plus comme des étrangers
l’un vis à vis de l’autre »24.
133. Autrement dit la machine serait en réalité l’expression la plus forte de
l’homme pour se rapprocher de la Nature. Mais l’orgueil prométhéen
oublie ou nie ce fondement, élimine ce « contact reflétant avec l’objet ».
134. Dès lors, si le « feu est dompté, surveillé, il reste étranger » et la
« trace » par laquelle « il vient à nous est alors purement et simplement
dangereuse, s’apparente à l’esprit du feu qui tourne sa face vers nous »,
déclenchant une crainte de la technique25.
135. Il n’est donc pas étonnant de voir l’homme aussi démuni face à ses

23 BLOCH (E.), Le principe espérance, op.cit.., p. 264.


24 BLOCH, Le principe espérance, op.cit.., pp. 264-265.
25 Ibid, p. 299.
30
créations techniques qu’il pouvait l’être face à la nature : telle est selon
Bloch la conséquence de la « technique bourgeoise » qui a pour
conséquence l’ « accident technique », et la « crise économique » qui lui
est conjoint. Le diagnostic de Bloch est celui du « rapport abstrait des
hommes avec le substrat matériel de leur action »26.
136. Il convient selon l’auteur de ressaisir la technique dans son origine
utopique d’une parfaite médiation avec la nature en redonnant à cette
dernière sa dimension de Natura Naturans qui obéit désormais à une loi
dialectique de l’histoire : au sein de cette histoire l’homme transforme la
chose en soi en chose pour nous, le monde comme tel en monde meilleur
pour l’humanité selon un rapport de « coproductivité » : telle est l’utopie
concrète de la technique qui va de pair avec une « utopie concrète de la
société », comme condition de possibilité d’une « liberté technique »27.
137. Mais ne faut-il pas se prémunir des dangers de la technique en
renonçant à la volonté de puissance et de domination qui la sous-tend ? Ne
faut-il pas réagir et pouvoir s’appuyer, non pas sur une seule utopie, mais
sur un nouveau paradigme, comme alternative à l’héritage cartésien ?
138.

22. III – Nécessité éthique d’une technique de la non-puissance


139.
23. A - La technique comme dévoilement chez Heidegger
140.
141.
142. Heidegger commence par renvoyer la question de la technique à une
interrogation sur l’être, par delà toute considération anthropologique et
social sur les techniques : « l’essence de la technique n’est absolument
26 Ibid, p. 300.
27 Ibid, p. 302. Selon Ph. Roqueplo, on peut parler d’une « dialectique de la nécessité et de la décision inscrite au
cœur de l’activité technicienne », in Penser la technique, Paris, Seuil, 1983, p.120.
31
rien de technique »28 nous dit –il.. En effet, la technique n’est pas un
simple moyen humain en vue d’une fin humaine comme le pose
l’anthropologie instrumentaliste, elle est un « concept du savoir ».
143. La technique, au sens grec du terme, « teknê » signifie « s’y
connaître dans le fait de produire »29 et relève plus essentiellement de ce
que Heidegger appelle « dévoilement » : « c’est comme dévoilement, non
comme fabrication, que la tekne est une pro-duction. Comprise en ce sens,
la technique devient un mode de dévoilement des choses, un type de
manifestation, d’accession à la présence des étants.
144. Le produire humain ne s’oppose pas alors à la nature mais se fonde
au contraire à l’instar de la vie elle-même dans le dévoilement – aletheia.
145. On reconnaît ici la perspective phénoménologique dans laquelle
s’inscrit Heidegger : ce qui intéresse le phénoménologue, ce n’est pas la
reprise du thème traditionnel de l’être comme substance, « greffe d’un
préjugé fatal »30, mais la déconstruction de la philosophie moderne du
sujet afin de laisser apparaître l’ouverture de l’Etre dans le monde, ce qui
définit l’ek-sistence, le Dasein.
146.
« il est tout d’abord besoin d’assigner à la
147.
choséité elle-même sa provenance ontologique, si
l’on veut pouvoir poser la question de savoir ce qu’il
faut comprendre positivement pour un être non-
chosifié du sujet, de l’âme, de la conscience, de
l’esprit , de la personne »31.
148.
149.
150. Là ou la modernité cartésienne n’envisage le rapport au monde que
sous l’angle de la certitude mathématique du sujet substantiel ( « Je pense
28 HEIDEGGER, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p.176.
29 HEIDEGGGER, « La question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.
30 HEIDEGGER, Etre et temps, Authentica, 1985, $ 6, p. 40.
31 Ibid, $ 10.
32
donc je suis ») validé par l’existence de Dieu, Heidegger veut réhabiliter la
constitution du sujet dans le monde à partir de la logique du dévoilement
que révèle toute manifestation.
151. Dans ce contexte, la technique n’est plus la simple manifestation
d’un mécanisme obéissant à la raison calculante, mais plutôt la
manifestation ontologique de l’Etre, qui tend à se dévoiler.
152. En quoi y a-t-il lieu de critiquer la technique alors ?
153.
154.
24. B – Le « Gestell »
155.
156.
157. C’est en comprenant l’essence de la technique comme dévoilement
que l’on peut saisir l’évènement disrupteur qui introduit une discontinuité
entre la technique ancienne et la technique moderne. La science de la
nature qui découle du cartésianisme et plus tard, du positivisme annonce
l’essence de la technique moderne comprise comme « Gestell », ce qui
signifie en allemand, « arraisonnement ». Ce concept heideggerien traduit
l’attitude de l’homme moderne qui exploite la nature en la contraignant à
rendre toujours plus d’énergie, en l’assignant à n’être qu’un bien de
consommation à la disposition de l’homme.
158. Pourtant, ce n’est pas la volonté humaine de maîtrise absolue de la
nature qui détermine l’essence de la technique moderne, c’est au contraire
la technique comme mode impérieux de dévoilement de l’être –
sommation provocante – qui trouve son expression la plus adéquate dans la
domination de la science moderne : loin d’être entre les mains de l’homme
selon une conception instrumentale, la technique en tant que « Gestell »
tient l’homme en son pouvoir selon une conception destinale de l’Etre.
33
Comme le dit Heidegger, « le Gestell n’est aucunement le produit de la
machination humaine ; il est au contraire « le mode extrême de l’histoire
de la métaphysique, c'est-à-dire du destin de l’être »32.
159.
160. C’est donc l’Etre lui-même qui se met en péril par le Gestell dans une
dissimulation qui est le plus « périlleux du péril », car elle autorise
l’arraisonnement frénétique par la technique moderne et rend possible la
disparition de la nature et de l’essence pensante de l’homme dans sa co-
appartenance originaire à l’Etre.
161. Dès lors, selon Heidegger, il convient de restaurer la fonction
originaire de l’aletheia (dévoilement), à partir d’une « analyse de la
situation » qui rend possible le « tournant dans l’être et permet à l’homme
de se libérer de la technique », selon une sérénité en laquelle coïncident un
« oui » et un « non » : il y a acquiescement à la technique comme mode de
dévoilement de l’être et refus catégorique de la volonté de puissance
qu’elle recèle insidieusement.
162. Dès lors, ne passe-t-on pas d’une responsabilité technique à une
responsabilité de la technique ?

163.
25. C – Le tournant responsable

164.
26. 1 – Signification phénoménologique de l’expérience de l’angoisse

165.
166. Ce n’est qu’après le tournant que l’homme peut assumer la
« domination planétaire de la technique », selon une habitation circonscrite
32 HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p.326.
34
à la « clairière de l’être » : « dans le tournant s’éclaircit soudainement la
clairière de l’essence de l’être »33.
167. L’habitation authentique semble donc exiger le voisinage de l’être.
Or, l’être se définit dans son retrait, contrairement à l’étant qui se définit
par sa disponibilité : son essence est d’échapper au principe d’identité que
fait valoir la raison pour identifier le donné. Habiter dans le voisinage de
l’être implique donc préalablement une confrontation de l’homme avec ce
fond abyssal qu’est l’Etre et qui définit l’expérience fondamentale de
l’angoisse : devant l’absence de positivité de l’être, l’homme expérimente
le néant, la possibilité que rien ne soit, l’ « hiver sans fin ». Tel le premier
homme jeté dans le monde hostile, il est au monde dans un dépouillement
radical, livré à sa finitude indépassable.
168. Mais alors que l’anthropien s’en remet à la médiation technique pour
prolonger son corps et créer l’étincelle d’une présence, le feu, l’homme du
tournant expérimente le caractère intransférable de son angoisse : dire non
à la technique, c’est ainsi assumer sa non-dépendance vis-à-vis d’elle. La
technique étant essentiellement médiation réflexive, il s’ensuit un abandon
de toute réflexivité, de toute possibilité de présence à soi par la médiation
de quelque chose, par transfert sur un élément extérieur qui nous fournirait
un appui et nous redonnerait ainsi une certaine contenance.
169. S’affranchir du règne de la technique implique donc une mort
symbolique en tant que l’on meurt à une époque de l’être – Gestell - ce qui
nous introduit à un nouveau mode d’être au monde : ce mode d’être, c’est
celui de la responsabilité absolue que l’homme avait jusqu’ici atténuée en
la transférant sur les médiations techniques.
170. L’angoisse qui surgit du « tournant en tant que rupture radicale avec

33 HEIDEGGER, Questions IV, op. cit.., p. 149.


35
la technique », interdit toute échappatoire : soit l’homme répond
absolument de lui-même pour survivre au péril soit il ne répond pas et se
condamne à l’exil loin de l’être, habitant le monde selon un sentiment de
sécurité illusoire que lui procure la technique.
171.

27. 2 – L’être pour la mort : ethique de la non-médiation et poéthique

172.
173. L’habitation authentique dans le voisinage de l’être exige ce passage
de la responsabilité médiatisée à la responsabilité absolue, de la
responsabilité technique à la responsabilité qui s’affirme contre la
technique, contre ce qui en elle, systématise l’oubli de l’être comme
totalité référentielle, par volonté de puissance.
174. La vocation responsable de la technique s’étant inversée en pro-
vocation par hypostase du sujet , il faut réaffirmer la responsabilité du
dehors de la technique, rompre leur relation de dépendance originaire, car
c’est elle qui rend possible le danger éthique de la dé-responsabilisation.
175. Cette rupture par explicitation de la responsabilité hors du champ
technique suppose néanmoins la conservation du fondement de cette
relation de dépendance originaire : l’élan responsable de survie. Celui-ci
est simplement transposé dans le champ de l’être. Il ne trouve plus son
expression dans le déploiement technique qui s’est perverti mais dans le
dévoilement de l’être qui conditionne désormais notre survie.
176. La première étape de ce dévoilement consiste pour l’homme à faire
émerger le « il y a », dans sa différence avec l’étant, à dégager de son
« être pour la pour la mort » la forme pure de la vie en tant que telle : « il y
a « , telle est la parole inaugurale d’un homme qui est ouvert à la lumière

36
de l’Etre et qui se propose d’en être le « berger », parce qu’il l’a choisi,
après avoir assumé la responsabilité absolue de sa propre vie devant la
mort.
177. A ce stade, l’habitation éthique repose strictement sur une éthique de
la non-médiation qui consacre l’avènement d’une véritable responsabilité :
l’éthos de l’homme post-moderne semble être celui d’une responsabilité
qui se « prend en main », s’affranchissant de la main mise originaire de la
technique.
178. Cette nouvelle responsabilité consistera dans un second temps à
déterminer la nature poétique du « il y a » en lequel l’Etre se dit, car la
poésie équivaut à l’éclaircie de l’être en tant qu’elle s’ouvre
primordialement à elle. Le Dasein de l’être pour la mort que nous révèle
l’expérience fondamentale de l’angoisse devient alors poien , et le mode
de séjour authentique n’est possible que là où la parole poétique en donne
la mesure : « ceux qui parfois risquent plus que l’être de l’étant….risquent
l’enceinte de l’être. Ils risquent la langue »34 , car le « dire plus disant de
ceux qui risquent le plus est le chant ». Ainsi la responsabilité
métaphysique de la possibilité de l’être devient une responsabilité
ontopoéthique de la « fondation de l’être par la parole ». En effet, il
appartient au poète de « traverser le vacarme de l’époque » en restant
attentif à la parole silencieuse de l’être.

34 HEIDEGGER, Questions IV, op. cit.., p. 379.


37
179. Mais si la responsabilité semble se dessiner hors du champ technique
dans le sens d’une co-appartenance avec l’être, ne lui manque-t-il pas un
contenu concret, un visage ? Ne faut-il pas formuler de manière concrète
un principe de responsabilité qui fonderait une nouvelle éthique, voire une
politique ?

180.

28. D – Tension entre responsabilité de l’homme et responsabilité de


l’être : vers la conciliation jonassienne
181.
182.
183. Nous avons vu que c’est autour de la parole poétique qu’il y a lieu de
comprendre la responsabilité dans l’acception heideggerienne : c’est par la
langue que l’homme peut se ressaisir dans sa co-appartenance originaire à
l’être et rendre ainsi le monde technique habitable. Mais est-ce l’être qui se
dévoile dans la langue poétique ou bien l’homme qui détermine ce
dévoilement ? Comment justifier la frontière entre la passivité réceptive du
Dasein et son activité propre ?
184. Dans sa Lettre sur l’Humanisme, Heidegger destitue l’homme de
toute initiative : il est jeté par l’Etre lui-même dans sa vérité, dans son
éclaircie poétique, ne décidant pas de l’ « histoire », ni de l’ « avènement
de la nature ». Tel est le statut du Dasein, réduit à l’état de passivité, qui
fait de l’homme un témoin de l’être et non l’agent de son dévoilement.
185. Ainsi, poser la question de la sauvegarde l’être, c’est le marquer
comme étant l’initiateur de la question qu’on pose sur lui : c’est l’être qui
se destine lui-même à apparaître dans sa libre éclosion. En ce sens la
responsabilité humaine de l’homme face à la technique est transférée sur la
responsabilité distincte de l’être lui-même : l’entreprise heideggerienne de
38
destruction de l’égo au profit d’une référence exclusive à l’être interdit par
là toute possibilité de penser un sujet responsable, au sens réel, en tant
qu’agent causal à qui on imputer un état de choses donné. Autrement dit,
elle interdit la possibilité d’une humanité relationnelle, d’une efficience
interactive et sociale. Certes Heidegger ne récuse pas l’idée d’un moi
d’abord isolé puisqu’il pose le Dasein ; mais il n’en affirme pas moins que
le « Dasein [n]’ est authentiquement lui-même [que] dans l’isolement
originaire de cette résolution réticente qui s’intime à elle-même
l’angoisse ».
186. On voit aussitôt les limites de la réflexion heideggerienne sur la
technique : l’habitation poétique du monde technique de la modernité,
circonscrite à la clairière de l’être, ne relève pas d’une responsabilité
humaine mais d’une responsabilité métaphysique dont le contenu est
deshumanisé : l’Etre.
187. Nous voyons ici que l’excès du mouvement de référence hors de la
sphère subjective est tout aussi « dangereux » que son absence dans le
cadre du solipsisme cartésien : dans les deux cas, il y a perte fondamentale,
celle de l’élément humain concret chez Heidegger, celle de l’élément
naturel comme référence chez Descartes. Or cette bipolarité n’est-elle pas
constitutive de l’existence humaine ?
188. Comment faire pour concilier ces deux pôles et rendre possible
l’émergence d’une responsabilité ? Le responsabilité comme autre de la
technique par explicitation ne suppose-t-elle pas une réaffirmation de
l’humanité sociale de l’homme , qui tienne compte en même temps de la
nature, qui accepte d’être « prise en otage » par elle ? En quoi Jonas fait-il
de la responsabilité une responsabilité à visage humain, qui s’inscrit à la
fois dans le champ étique et politique ?
39
29. IV – Jonas et l’éthique de la responsabilité

30. A – Nécessité d’une éthique de l’avenir


189.
190. La technique était ce par quoi l’homme répondait de lui-même, dans
un sens adaptatif : elle se comprenait dans sa vocation responsable et
humanisante. Mais elle est devenue ce dont l’homme doit désormais
répondre car elle se définit maintenant comme volonté frénétique de
puissance.
191. La seule réponse que l’on puisse apporter à ce problème est d’ordre
éthique car ce terme met en jeu l’image que l’on peut se faire de la vie
humaine, et de l’habitation au sein d’un univers de plus en plus mécanisé.
192. En effet, alors que pour Heidegger la technique moderne est un
« évènement épistémologique ou philosophique hors contexte (social,
économique ou politique) » 35, elle reçoit pour Jonas « une signification
éthique par la place centrale qu’elle occupe désormais dans la vie
subjectives des fins humaines »36.
193. Comme le soutient l’auteur, la technique est devenue « un exercice
irrésistible du pouvoir », une poussée en avant infinie de l’espèce [vers]
une domination maximale sur les choses et sur l’homme lui-même », ce
qui rend l’avenir indéterminé : pour la première fois dans l’histoire,
l’homme ne sait pas où il va dans la mesure où il ne peut prévoir ou
anticiper tous, les effets de ses actes. C’est ce nouveau choc narcissique
qui appelle selon l’auteur une « transformation de l’essence de l’agir
humain », dont résulteraient « les nouvelles dimensions de la
responsabilité ».
194. En effet, les technologies biomédicales nous permettent aujourd’hui
35 SERIS (J.), La technique, op.cit.., pp. 108-109.
36 JONAS (H.), Le principe responsabilité, Paris, Cerf, 1995, p. 28.
40
de contrôler le comportement des hommes grâce aux manipulations
génétiques, qui peuvent conduire à une systématisation de l’eugénisme.
Mais l’extension de ce pouvoir s’accompagne d’une ignorance accrue des
effets lointains de la technique, ce qui justifie une éthique de l’avenir et
non plus restreinte à l’environnement immédiat, comme c’était le cas pour
l’éthique traditionnelle de la proximité.
195. C’est en ce sens, que l’avenir indéterminé fournit l’horizon pertinent
de la responsabilité, ou encore, c’est de « cette transformation de l’agir
humain » que résultent selon Jonas les « nouvelles dimensions de la
responsabilité », celle d’une responsabilité des générations futures.
196.

31. B – Une responsabilité à visage humain


197.
198.
199. Jonas commence par distinguer deux types de responsabilité : la
responsabilité comme « imputation causale des actes commis » et la
responsabilité comme « détermination de ce qui est à faire »37. C’est ce
dernier concept de responsabilité que retient Jonas pour fonder une éthique
de la civilisation technologique : s’il y a lieu de se sentir responsable de
nos actions techniques, c’est en vertu de la « chose qui revendique mon
agir » ; celle-ci, bien qu’elle se trouve en dehors de moi, est dans la sphère
d’influence de mon pouvoir, elle en a besoin sinon elle est menacée par lui.
C’est parce que je peux détruire la nature, faisant d’elle un objet de mon
pouvoir causal, que je découvre la nature comme véritable cause de ce
pouvoir, en son extériorité vulnérable : cette prise de conscience m’oblige
à réorienter mon pouvoir dans le sens d’une protection de la nature. Ainsi,
ce qui était dépendant, la nature, devient ce qui commande en
37 Ibid, p. 132.
41
revendiquant une protection, le « puissant avec son pouvoir causal
[devenant] ce qui est soumis à l’obligation »38.
200. Ce tournant dans la représentation détermine l’émergence d’une
responsabilité authentique : une telle responsabilité porte sur l’humanité
entière. Cette humanité, c’est celle qui est à venir, ce sont les générations
futures et leur existence qui est en jeu, d’où la formulation par Jonas d’une
« obligation inconditionnelle », à laquelle nous sommes tenus désormais.
201.
202.
203. Si la responsabilité des générations futures est inconditionnelle, elle a
à plus forte raison pour contenu le visage du « nouveau-né », paradigme
qu’utilise Jonas avec celui de l’homme d’Etat, pour donner un caractère
concret et immédiat à son concept de responsabilité. L’auteur s’appuie en
effet sur l’idée d’une « préférence naturelle pour l’être », pour justifier la
détermination à agir responsablement.
204. Cette approche se traduit par un nouvel impératif : « Agis de telle
sorte que les conséquences de tes actes soient compatibles avec la survie
de l’espèce humaine » : tel est le commandement pratique qui fonde
l’éthique de la responsabilité chez Jonas.
205. Cette éthique ne peut être abstraite car l’impératif qu’elle pose n’est
pas catégorique. Il suppose en effet une « heuristique de la peur » : cette
heuristique donne ainsi la condition de l’action à laquelle cet impératif est
tenu. Il y a bien un contenu à la forme du devoir, la peur, qui motive
l’action humaine face à la revendication d’une nature en péril. En ce sens,
l’éthique d’avenir coïncide avec une éthique de proximité, et il appartient à
l’homme d’Etat de veiller à l’application de ce nouvel impératif pour notre

38 Ibid, p. 133.
42
société technologique.
206.
207.
208. Nous avons vu que la responsabilité n’est pas étrangère à la
technique et que leur séparation n’est pas donnée de droit, mais qu’elle est
le produit d’une évolution historique, autrement dit qu’elle résulte d’un
processus de dé-résponsabilisation dû au paradigme cartésien de la
technique moderne, et de son prolongement machinique : le technique ne
relevait plus alors d’un élan responsable de survie mais d’un savoir
consubstantiel à un pouvoir. C’est ce renversement qui est à l’origine
d’une distorsion du sens de la vocation responsable de la technique en
« sommation provocante » selon l’expression d’Heidegger.
209. Dès lors, la responsabilité ne pouvait se concevoir que comme en
dehors de la technique, ce que Jonas nous a explicitement affirmé en
procédant à la fondation d’un principe responsabilité recommandant aux
hommes d’agir contre « l’exercice irrésistible du pouvoir » que véhicule la
technologie contemporaine.
210. Ainsi, la nature, loin d’être un objet de maîtrise, doit en effet devenir
le sujet de notre pouvoir, en revendiquant notre agir dans le sens d’une
protection de son existence et de sa préservation dans le futur : plus que
jamais, la responsabilité se tient à l’extérieur de la technique, comme son
garde – fou coercitif.
211. Soutenir cette critique, ce n’est pas aller à l’encontre de la technique,
mais lui restituer la possibilité d’une responsabilité technique, et qui ne se
donne que dans une co-appartenance de la technicité et du corps.
212. La technique construit le corps, dépasse le corps, transforme le corps,
mais à condition de ne pas oublier son ancrage immémorial dans le corps,

43
et de ne plus le vivre sur le mode pathologique d’une médiation
indéfectible dont on voudrait se débarrasser en se créant des ailes, à
l’image d’Icare. Cette médiation qu’est le corps est au contraire le ressort
de toute participation éthique et d’une véritable responsabilité ontologique
envers son prochain.
Dans The phenomenon of life, Jonas fonde son monisme intégral de la
corporéité sur l’idée qu’il existe à l’état de nature une « préférence
naturelle pour la vie », et qui peut guider le sens de l’attitude à avoir
portant sur le souci de la préservation de l’humanité future, sur un plan
éthique.
C’est cet aspect et ce problème de la vie comme objet d’une philosophie,
c’est-à-dire comme vitalisme, que nous voudrions maintenant examiner.

32. Deuxième partie. De la vie au vitalisme chez Bergson et Simondon

33.

34. I – Durée et individuation : l’élan vital contre la critique de l’espace


homogène

35. A – La durée

Bergson est le penseur du devenir compris comme durée. Cette durée est celle de la
conscience, qu’il oppose au temps mesuré par la science, qui est spatialisé et appauvri
par rapport au temps vécu par la conscience.

44
Il s’agit pour Bergson de se demander comment se définit la multiplicité qualitative
de la durée, par opposition à la multiplicité quantitative de la science. Depuis Kant en
effet, l’espace et le temps sont des formes à priori de l’intuition, qui permettent à
l’individu de se rapporter au monde, selon le schème d’une addition linéaire des
parties, c’est-à-dire des expériences vécues par l’individu, qui deviennent une somme
pouvant être synthétisée dans l’entendement. L’espace ainsi entendu intègre une
multiplicité d’extériorité, de juxtaposition, d’ordre et de quantités extensives, mais
cette intuition du sensible n’est pas pensée pour elle-même, dans ce qu’elle a
d’immédiat, et revient à manquer le dynamisme de la matière, sa genèse : penser la
matière chez Bergson renvoie à une épreuve par l’individu du sensible, qui en
éprouve la multiplicité interne, où les deux dimensions de continuité et
d’hétérogénéité cohabitent pour rendre possible une individuation. L’argument de
Bergson consiste à dire qu’une totalité ne se divise pas sans changer de nature, et qu’à
la place du sujet transcendantal opérant une synthèse des expériences, il faut
apprendre à penser la multiplicité propre et intensive qui constitue le sujet dans le
temps, avec une autre précision, en termes de durée. C’est cette nouvelle exigence qui
introduit, nous semble- t-il, l’individuation dans le bergsonisme.
L’individuation du point de vue de la durée, renvoie à une autre approche du sujet et
du temps, que le schème de la succession linéaire d’instants hérité de Kant ne permet
pas d’envisager : l’intuition n’est plus seulement une condition formelle de la
connaissance, mais aussi un acte ou une méthode de la sensibilité qui permet à
l’individu d’expérimenter sa liberté.
Partir de la durée chez Bergson reviendrait à partir de l’individuation chez
Simondon : la tendance à changer n’est pas accidentelle en se rapportant à la
substance-étendue selon tel ou tel degré par des lois d’association et d’addition, elle
ne se fonde pas que sur des quantités observables ou sur des mesures objectives
combinant des unités arithmétiques, elle est aussi qualitative et intensive, et se fonde
sur des différences de nature, sur des seuils évolutifs de l’individu, des étapes du
processus d’individuation.
Une telle pensée de la durée chez Bergson permet de comprendre le statut de la
liberté qui en découle :
45
On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. Ce rapport est
indéfinissable, précisément parce que nous sommes libres. On analyse, en effet, une
chose, mais non pas un progrès ; on décompose de l’étendue, mais non pas de la
durée…Par cela seul qu’on prétend décomposer le temps concret, on en déroule les
moments dans l’espace homogène39 .

Penser une durée réelle, ou ce qui revient au même l’individuation permet ainsi de
dépasser l’aporie kantienne de la liberté conçue comme « noumène », qui ne serait
pas accessible à l’expérience. Il y aurait alors une antériorité de l’individuation sur
l’Idée, du processus sur le principe, de l’intuition saisie dans la durée sur sa forme à
priori : il y a passage des conditions de l’expérience possible aux conditions de
l’expérience réelle.
En effet, l’intuition, comprise comme méthode pour s’habituer à penser en termes de
durée, ou en termes d’individuation, nous entraîne selon Deleuze,

à dépasser l’état de l’expérience vers les conditions de l’expérience. Mais ces


conditions ne sont pas générales, ni abstraites, elles ne sont pas plus larges que le
conditionné, ce sont les conditions de l’expérience réelle. Bergson parle d’aller
chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où,
s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience
humaine40 .

Nous pourrions parler des conditions d’une individuation en progrès, où l’intuition,


« attachée à une durée qui est croissance », permettrait de « saisir l’évolution comme
créatrice », c’est-à-dire l’idée d’un progrès possible dans la durée vitale et
psychologique, qui s’expérimente comme individuation, et où s’organise le social, la
relation transindividuelle, condition à son tour, d’une liberté authentique.

39 BERGSON, Essais sur les données immédiates de la conscience, PUF, « Quadrige », 2013, p. 165.
40 DELEUZE, Le bergsonisme, PUF, 1966, pp. 17-18.
46
36. B - La durée comme intuition de soi et comme méthode

Cette méthode de l’intuition, très largement inspirée de la pensée bergsonienne et sur


laquelle nous reviendrons, réhabilite la possibilité d’une connaissance de l’être, mais
d’un être non plus conçu comme substance mais bien plutôt comme mouvement, en
essayant d’admettre que la pensée implique dans la vie celui qui se livre à cet
exercice de l’intellect : elle permet d’appréhender la réalité comprise comme une
triade vie-temps-mouvement, où le sujet connaissant n’est plus isolé du monde qu’il
entreprend de comprendre et de saisir selon les différentes catégories de qualité, de
quantité ou encore de causalité. Comme le remarque P. Montebello 41, chez Bergson,
le mouvement réel qui est perçu par l’intuition, par la perception immédiate qu’en a
l’individu, se manifeste également dans le Tout qui dure, la psychologie se prolonge
en métaphysique, « la conscience d’un changement en moi atteste aussi un universel
devenir, la perception m’informe (conscience) aussi d’une transformation
cosmique » : cette possibilité pour la perception de se placer dans les choses ou dans
la subjectivité permet à l’individu de se placer aussi dans le mouvement réel de
l’univers, et définit, en droit, la théorie de la perception immédiate ou de l’intuition,
comme méthode s’appliquant à s’installer dans la durée vitale, dans ce rythme plus
lent où la conscience fait effort pour se replacer par l’intuition dans la nature intime
de l’action, tend à « solidifier en moments distincts, d’en condenser ainsi la matière
et, en se l’assimilant, de la digérer en mouvements de réaction qui passeront à travers
les mailles de la nécessité naturelle »42, pour épouser la durée du monde, cette
« continuité mouvante » où « mon propre corps, et, par analogie avec lui, les autres
corps vivants, sont ceux que je suis le mieux fondé à distinguer dans la continuité de
l’univers » : le mouvement réel est l’objet d’une méthode de l’intuition qui définit les
« actions libres », une liberté de se mouvoir où « ma conscience est ouverte sur la
transformation du Tout, informée de ce qui change, parce que le Tout est lui-même
l’Ouvert, incessante création ». Chez Bergson, cette double dimension de la
41 MONTEBELLO (P..), « Simondon et la question du mouvement, », in Revue philosophique de la France et de
l’étranger, 2006/3 (tome 131)
42 Cf. BERGSON, Matière et mémoire, PUF, « Quadrige », 2008, p. 280.

47
perception, métaphysique et psychologique caractérise le sens renouvelé de
l’intuition intellectuelle - mode d’intuition qui présente « un intérêt plutôt vital que
spéculatif », où se déploie une tension du virtuel à l’actuel dans l’acte libre, la
mémoire débordant la limitation du corps, la vie de l’esprit tirant plus d’elle-même
qu’elle n’a (la spiritualité consistant en cela même dit Bergson) – qui articule « tout à
la fois un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous ». L’intuition y
est la seule instance où le mouvement s’éprouve comme durée à la croisée de
l’individu et du monde, condition d’une conscience évolutive qui s’individue dans le
devenir et les différents rythmes de durée dans l’univers :

« l’univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre conscience ; il attend lui-
même. Ou il dure, ou il est solidaire de notre durée. Qu’il se rattache à l’esprit par ses
origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans l’autre il relève de l’intuition par
tout ce qu’il contient de changement et de mouvements réels »43.

La durée vitale ou intérieure est l’approche par le dedans d’un mouvement dit absolu,
« prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir »,
mouvement de transformation qui s’explique par une « translation dans l’espace » qui
implique une « différence de potentiel » entre « passé psychique virtuel (mémoire) et
structure présente actuelle (corps), ce qui conduit à « imaginer la supraconscience de
l’Evolution créatrice comme une immensité virtuelle de compénétration » nous dit P.
Montebello : en ce sens, et c’est, souligne-t-il, la lecture deleuzienne du rapport entre
les philosophies de Bergson et de Simondon, la durée serait un « processus
d’interpénétration qualitatif indivisible [qui] est une forme d’ontogénèse
relationnelle »44.
C’est donc à cette nouvelle méthode de la connaissance fondée sur le caractère mixte
de notre perception immédiate, et qui doit néanmoins être limité par l’analyse
psychologique décrite dans Matière et mémoire - où l’action, s’infléchissant dans le
sens de notre utilité délimite les images et fixe la matière, reconduit à la perception de
43 BERGSON, La pensée et le mouvant, Arvensa Editions, 2015, p. 28.
44 MONTEBELLO (P..), « Simondon et la question du mouvement, », in Revue philosophique de la France et de
l’étranger, 2006/3 (tome 131), pp. 279-297.
48
fait cette image déterminée de l’action possible de notre corps sur le réel, et donc à
une relativisation du mouvement, rapporté aux besoins de notre corps - à laquelle
nous invitent Bergson et Simondon, par la sympathie qui permet de de transporter à
l’intérieur des choses et de coïncider avec ce qu’elles ont d’inexprimable, à rebours
de l’aporie de la chose en soi inaccessible qui signait les limites de la pensée
kantienne de la liberté et de la relativité de la connaissance.
Avec Bergson et Simondon, la connaissance humaine porte aussi sur un sujet qui se
meut, qui réfléchit tout en agissant, palpant dans ses actions des impressions mobiles
qui alimentent sa réflexion et la dynamique de la découverte scientifique : la
connaissance porte sur un sujet qui est mouvement, vie et individuation, c’est-à-dire
aussi réalisation d’une personnalité ; elle devient par là même ou plutôt accède au
rang d’une connaissance spirituelle, au sens socratique du « connais-toi toi-même ».
Ce courant spiritualiste dans lequel s’inscrivent la pensée de Bergson et de Simondon
permet d’élargir le champ du connaître en direction de l’individu, de la personne et de
sa liberté concrète : elle oriente ou fait bifurquer l’effort de connaissance vers une
attention à soi, à la qualité de son action dans le réel, et aux modes d’échange avec les
autres êtres qui s’individuent, bref vers cette ligne de l’homme où l’élan vital passe
avec succès, et que l’on peut appeler Société ou collectif transindividuel.
Dans ce cadre, la connaissance devient relative à notre pouvoir ou notre capacité à
communiquer avec autrui, d’entrer en relation, selon une condition non plus critique
mais énergétique, qui intègre les notions d’information, de potentiel ou encore de
résonnance interne. Pourtant, il semble que cette invitation post-kantienne, voire post-
moderne à une spiritualité telle que la professait déjà Socrate selon le précepte
delphique, ne puisse pas s’exprimer dans les termes d’une méthode analytique,
comme si l’on voulait transposer dans le champ des données intuitives l’exigence de
précision intellectuelle ou conceptuelle inhérente à la science classique : cette
précision dont parle Bergson n’est pas à notre sens de l’ordre du concept
philosophique, même « taillé sur la chose même », comme si l’on pouvait aller de
l’intuition à l’analyse, ce que Bergson défend néanmoins, mais plutôt de l’ordre du
langage, de l’intersubjectivité et du mouvement auquel nous dispose ou nous incite
notre corps, avec sa propre dynamique, son propre « cogito » ou son horizon
49
intentionnel nous propulsant vers les autres. Comme le dit Bergson en comparant la
faculté de l’intuition à l’exercice de composition littéraire, il y a bien un parallélisme
qui se produit entre les facultés d’analyse et d’intuition, qui permet de s’acheminer
vers un travail de synthèse où le sujet éprouve un sentiment ineffable de liberté
intérieure, se laissant aller à cette impulsion d’une écriture qui engage tout son être et
ses facultés. Mais ne faut-il pas alors s’en tenir à ce mouvement, à cette expérience
d’individuation, en l’inscrivant dans une éthique ou une durée qui est croissance dans
la proximité avec soi et avec les autres ? Plus que de précision, Bergson nous invite à
la simplicité, à la sympathie, qui impliquent, tout comme chez Simondon, de
renoncer à la recherche d’une principe d’individuation comme remontée inductive et
finaliste vers une première cause explicative ou fondatrice.

37. II – Durée et liberté : le transindividuel

38. A – Les deux sens de l’individuation : vie et matière

L’individuation telle qu’elle est définie par Bergson dans L’Evolution créatrice est
métaphysique et psychologique, elle renvoie à l’exercice intérieur de la liberté, au
champ spirituel de la réalisation de l’individu. Mais il y a chez Bergson deux aspects
de l’individuation : une individuation comme difficulté, épreuve du réel ou de la
matière, et une individuation comme spontanéité, comme enchaînement d’actes
libres. Comment faire la part entre ces deux individuations et laquelle pourrait être
synonyme de liberté ?
Nous pensons que l’individuation réelle doit être conçue comme « l’effet de ce que la
vie porte en elle », c’est-à-dire comme élan vital, mouvement vers ce qui nous est
propre. Toutefois, l’individuation est aussi chez Bergson « en partie l’œuvre de la
matière »45 et, comprendre cette relation, c’est comprendre une finitude de l’élan

45 BERGSON, L’évolution créatrice, PUF, « Quadrige, 2013., p. 259.


50
vital, de la diversification de ou dans la matière. Comme le remarque C. Riquier au
sujet de l’élan vital :

Lui-même doit se dissocier pour croître davantage…Percevoir, c’est hésiter ; vivre


c’est choisir. La matière est l’urgence du présent, et exige de la vie qu’elle sorte de
son indécision et lui réponde d’une façon ou d’une autre […] la vie se limite pour
grandir, et ne grandit qu’en se limitant…Les multiples bifurcations de son évolution
ne sont d’ailleurs qu’une autre façon de conjurer sa limitation interne. Car si la
personne humaine ne peut s’engager dans sa vie individuelle sans renoncer à ce
qu’elle aurait pu être et ne sera pas, la vie choisit sans exclure, se divise sans se
sacrifier46 .

Pour Bergson, la liberté existe dans une relation du corps et de l’esprit, ou dans
l’attention que l’esprit se porte à lui-même tandis qu’il se fixe sur la matière. Bergson
exprime bien cette relation de réciprocité dans un passage qui jette un éclairage
nouveau sur le problème de l’identité et de son expérience dont dérivent les idées
abstraites :

la ressemblance entre choses ou états, que nous déclarons percevoir, est avant tout la
propriété, commune à ces états ou à ces choses, d’obtenir de notre corps la même
réaction, de lui faire esquisser la même attitude et commencer les mêmes
mouvements. Le corps extrait du milieu matériel ou moral ce qui a pu l’influencer, ce
qui l’intéresse : c’est l’identité de réaction à des actions différentes qui, rejaillissant
sur elles, y introduit la ressemblance ou l’en fait sortir47.

Mais, comme le remarque C. Riquier à l’encontre de Deleuze,

Ce qui porte la vie à se différencier en séries divergentes le long desquelles se


créeront les espèces est l’effet de son impuissance, non de sa puissance. Il n’y a pas

46 RIQUIER (C.), « Vie et liberté », in A . François (éd.), L’Evolution créatrice de Bergson, Vrin, 2010, pp. 147-148.
47 BERGSON, La pensée et le mouvant, Arvensa Editions, 2015,, p. 45.
51
un mouvement de dissociation, mais une dissociation de mouvement. Et celle-ci n’est
pas plus une position qu’une négation. Sa différence est une limitation48.

Simondon reconnaît cette limite dans sa définition du préindividuel, qui introduit à


une problématique du transindividuel : « cette réalité non-individuée ne peut-être dite
purement spirituelle ; elle se dédouble en conscience collective et en corporéité
collective, sous formes de structures et de limites qui fixent les individus. Les
individus sont à la fois animés et fixés par le groupe. On ne peut créer de groupes
purement spirituels, sans corps, sans limites, sans attache ; le collectif comme
l’individuel est psycho-somatique », ce qui nous renvoie à cette idée bergsonienne
d’une finitude de l’élan vital .
Pourtant, l’idée d’une disposition vitale que tend à définir la catégorie de
préindividuel chez Simondon comme condition d’accès au collectif n’est pas
étrangère à la conception bergsonienne de la durée, qui inclut dans le vécu
l’expérience réelle du temps à la fois comme ouverture sur le devenir et l’évolution
dynamique de l’individu et comme mouvement de la différenciation suivant des
lignes qui correspondent aux degrés de l’individuation : l’élan vital, ou la dynamique
du préindividuel expriment tous deux le potentiel-virtuel de l’individu qui s’actualise
dans l’attention que l’individu se prête à lui-même par l’exercice de son intuition
tandis qu’il se fixe sur la matière et apprend d’elle ce qui est utile à son action dans le
présent de l’expérience.
Dans sa discussion sur l’individuation, Gilbert Simondon considère aussi que «
l’équilibre entre l’intégration et la différenciation caractérise la vie » 49. N’est-ce pas
reprendre, d’une certaine manière, le point de vue de Bergson chez qui l’élan vital se
différencie en tendance à l’association et à l’individuation ? 50 C’est aussi reconnaître
qu’il y a là une rupture entre l’être purement physique et l’être vivant, rupture à
laquelle Simondon associe l’homéostasie, en tant que facteur d’équilibre et de
stabilité interne de l’être vivant. L’individuation du vivant ne peut donc pas se
comprendre uniquement comme terme de la première hypothèse de Simondon, selon
48 Ibid, p. 147.
49 SIMONDON, IG, p. 159.
50 BERGSON, L’évolution créatrice, Oeuvres complètes, Paris, PUF, 1907.
52
laquelle une simple transformation aurait permis le passage de l’inerte au vivant. Si
cette simple transformation suffisait à rendre compte des transformations
biochimiques à l’intérieur du vivant, elle serait en tous cas impuissante à
expliquer l’élaboration et la stabilité des structures, c'est-à-dire la différenciation
organique. Ceci étant posé, Simondon écrit aussi que « si l’intégration et la
différenciation étaient seules réelles, la vie n’existerait pas » 10. Dans le vivant, il faut
donc aussi penser la permanence des phénomènes physiques et chimiques.
L’individuation du vivant impliquerait donc « des processus d’intégration et de
différenciation », dont Simondon pense « qu’ils ne peuvent en aucune manière être
donnés par autre chose que par des structures physiques » 11. C’est ici que le saut
qualitatif entre l’inerte et le vivant paraît quelque peu délicat. Si les structures
physiques peuvent par elles mêmes donner ces processus dans l’individuation du
vivant, pourquoi l’individuation de la réalité inerte donne-t-elle un résultat
différent ?

Dans cette analyse de l’individuation, il semble qu’il manque quelque chose comme
l’analyse philosophique de l’acte et de la puissance. En réalité, non seulement le
vivant est individué, mais il est actualisé. Par ailleurs, non seulement il possède son
propre mouvement, mais aussi son propre acte, donc sa propre fin. Ainsi, en
revenant à une philosophie aristotélicienne, on introduit des distinctions qui
transcendent les structures matérielles de l’individuation du vivant et le posent en
attente d’un accomplissement (ce qui n’est pas le cas d’un objet qui serait dans un
pur devenir). Mais le postulat selon lequel l’organisation se conserverait est-il
pertinent ?

Nicole Le Douarin a étudié les diverses phases de développement embryonnaire


et elle a mis en évidence le rôle de la crête neurale51 :

« Elle constitue, écrit-elle, un facteur de l’évolution des


vertébrés. Elle paraît ajouter une nouvelle dimension
d’interrelations et de communications entre des structures
51 LE DOUARIN N., 2000, Des chimères, des clones et des gènes, Odile Jacob, Paris.
53
plus archaïques : elle participe, directement ou
indirectement à l’émergence de régulations plus
sophistiquées entre organes, à l’acquisition de capacités et
de facultés toujours plus variées au niveau du sens et des
relations avec le monde extérieuré52. La crête neurale a donc
un pouvoir organisateur capable de réguler et de
redynamiser le développement embryonnaire, elle souligne
la capacité qu’a le vivant de créer et d’adapter en
permanence ses propres structures, d’être source de son
propre changement. C’est un mode d’organisation qui
possède sa propre dynamique et qui diffère du mode
d’organisation de l’inerte, procédant par intégration.

Or, comme le souligne bien Olivier Perru dans une conférence prononcée à Nantes53,
« c’est ici que le saut qualitatif entre l’inerte et le vivant paraît quelque peu délicat.
Si les structures physiques peuvent par elles mêmes donner ces processus dans
l’individuation du vivant, pourquoi l’individuation de la réalité inerte donne-t-elle
un résultat différent ? »

Simondon est bien conscient des limites de ce qu’il appelle « l’individuation du


vivant ». Et la limite la plus nette, c’est la mort. Ainsi, « la vie est comme un
problème posé qui peut n’être pas résolu, ou mal résolu : l’axiomatique s’effondre
au cours même de la résolution du problème » 54. Une vision biologisante de l’être,
comme l’est celle de Simondon, voit l’individu comme un collectif tridimensionnel.
Apparemment, c’est ramener l’individu à sa base physique et aux éléments qui le
constituent. « Peut-être faut-il supposer que l’organisation se conserve mais se
transforme dans le passage de la matière à la vie ?»55. Ainsi on aurait une
organisation différente chez le vivant, mais aussi complexe que dans le monde
inerte.

« Analogiquement, poursut l’auteur, il peut être intéressant de considérer l’individu


en tant que constitué par une multiplicité à tous niveaux : multiplicité d’éléments et
52 Ibid, p. 218.
53 PERRU (O.), « L’individuation chez Gilbert Simondon », Nantes, SHESVIE, 19-03-2004.
54 SIMONDON, IG, p. 213.
55 SIMONDON, IG, p. 157.
54
d’actions. Or, justement, la méthode employée par Simondon est une méthode
logique. Muriel Combes écrit : « il appartient à Simondon de montrer que
l’individuation est centralement une opération, et de faire de la connaissance des
opérations d’individuation, le cœur d’une nouvelle pensée de l’âtre et d’une
nouvelle méthode de pensée. Or, seule une méthode analogique peut se révéler
adéquate à une ontogenèse »56
«
C’est donc par l’analogie que le philosophe cherche à saisir les diverses formes ou
niveaux du phénomène d’individuation. Ce phénomène appelle une unification de
l’être à partir d’éléments multiples, et il se caractérise plus généralement par ce que
Simondon appelle « la transduction » : il faut se rappeler en effet que la transduction
désigne chez Simondon « l’opération analogique en ce qu’elle a de valide...c’est une
notion à la fois métaphysique et logique...La possibilité d’employer une transduction
analogique pour penser un domaine de réalité indique que ce domaine est
effectivement le siège d’une structuration transdcutive ».

Ainsi, logiquement, elle peut fonder l’idée d’une « nouvelle espèce de


paradigmatisme analogique » qui expliquerait la corrélation entre les différents
niveaux d’individuation, physique, vital, puis transindividuel et permettrait de
renouveler le sens d’une description, sur plan phénoménologique novateur et inédit
dans la tradition de pensée phénoménologique, des effets et des modes (formes et
degrès) de leur application ou de leur répartition sur des domaines traditionnels tels
que matière, vie, esprit et société. : il s’agirait bien de la sorte, d’expliquer les
phénomènes d’individuation en se tenant au plus proche de la matière et du vivant.
Mais si c’est par l’analogie que le philosophe cherche à saisir les diverses formes ou
niveaux du phénomène d’individuation, au plan logique, métaphysiquement la
transduction exprimera quant à elle l’individuation ou l’ontogénèse tout en
permettant de la penser, par l’intuition, comme « démarche de l’esprit qui
découvre ».

C’est ici que Simondon rejoint, sur cette question précise de l’intuition, à la fois
comme méthode et comme expérience du vivant, d’une vie insérée entre matière et
56 COMBES M., 1999, Simondon, individu et collectivité, PUF, Paris, p. 20.
55
psychisme, puis collectif, la philosophie bergsonienne de l’intuition, véritable
moment d’une intuition intellectuelle qui se comprend à la fois en tant qu’élan et
sympathie, effort de la pensée pour « se transporter à l’intérieur de la chose et
coïncider avec ce qu’elle a d’inexprimable » : la métaphysique définira le véritable
champ du transindividuel et l’enjeu de la société, du vivre-ensemble, en tant que
fondée sur un mode de pensée qui emprunte aux ressources propres de l’intuition et
de l’analogie en tant que méthodes, qui requiert la conquête, peut-être, d’un esprit
soumis à une exigence de précision pouvant fonder les bases d’une nouvelle forme
des sociétés à venir, comprises comme des collectifs transindividuels, et
approfondissant, toujours, sans relâche, le sens de l’espace et du temps saisis comme
durée : cet espace est encore terra incognita, mais il peut laisser entrevoir d’ores et
déjà l’émergence logique et nécessaire d’une troisième forme de la sensibilité qui
s ‘appliquerait naturellement à la troisième dimension de l’espace et de l’extension,
savoir la profondeur, pour mieux en découvrir le sens et les enjeux au sujet de
l’homme, c’est à dire dans la théorie de l’anthropologie. Simondon nomme cette
forme de l’intuition, à la suite de Kant et de Bergson, a praesenti : elle se détache à
même le sensible pour indiquer son sens réel à l’esprit, comme in-formation, n’étant
ni a priori ni seulement a posteriori, mais pré-individuelle, directement donnée à
l’intuition comme une « totalité qui ne se divise pas sans changer de nature », et qui
réagit et se positionne aussi, comme nous l’apprend la physique quantique, en
fonction du regard de l’observateur, se modifiant ou acquérant son sens en même
temps que lui, dans une genèse qui accomplit la signification perçue par le sujet en
même temps « que s’accomplit la genèse de l’objet », dans une démarche où la
pensée « s’applique à suivre l’être dans sa genèse », pour mieux le décrire
phénoménologiquement et aboutir à une probable, bien qu’indéterminée en droit –
principe d’indétermination ou d’incertitude de la physique quantique – adequatio rei
et intellectus, dont les caractères d’apodicticité auraient les traits de l’application et
de l’universalisation de l’emploi d’une méthode génétique comme alternative solide
et rigoureuse à l’universalité de la réduction par où apparaît le cogito : l’enjeu au
fond, n’est pas tant l’acquisition d’une certitude, que celle d’un « retour effectif aux
choses », fidèle au mot d’ordre de la phénoménologie, et que l’on peut comprendre
56
comme cette immersion du sujet dans un espace-temps qui, saisit comme durée,
redéfinit le champ de la socialité, de la vie et de la signification comme des moments
ou des charges de nature pré-individuels, ayant pu être échangés et partagés à travers
des relations trans-individuelles, la société pouvant apparaître alors comme une
somme des individuations successives, et l’intuition permettant d’y saisir l’évolution
comme créatrice.

Nulle part cette parenté profonde qui unit la philosophie de Bergson à celle de
Simondon n’est peut être la mieux exprimée que dans la phrase de ce dernier :
l’intuition philosophique porterait, en réalité,sur « l’unité du jaillissement primordial
[qui] se conserve dans la continuité du mouvement de la vie [et] va se diversifiant à
travers la matière…l’élan vital est un perpétuel a priori, il reste source à travers
l’existence…l’intuition permet de saisir l’évolution comme créatrice »57.

Dans L’Autre métaphysique, P. Montebello montre que la science et la


métaphysique, la matière et l’esprit, enfin la nécessité et la liberté, peuvent enfin être
réconciliés à condition de d‘adopter un nouveau principe des principes, permettant
d’opérer, avec Bergson, « une nouveauté qui change tout, un changement de
direction de l’esprit » : « que la Physique soit tout simplement du psychique
inverti »58. Or, c’est par cet « effort sui generis de l’esprit », qui engendre l’univers
matériel, comme le dit Bergson, que peut s’établir une cosmologie où « c’est encore
la matière qui est le point central de la démonstration ». Selon l’auteur, c’est
justement vers ce point de jonction entre le physique et le psychique que l’individu
doit tendre, et tenter de se transcender comme vers un absolu. Ce serait à ce niveau
de l’analyse préconisée par Bergson que l’on pourrait prolonger ce dernier avec
Simondon au point de nouage de l’ontologie et du politique que définit
essentiellement le transindividuel comme cette conquête de l’esprit étant parvenu à
un plus juste compréhension du problème du dualisme métaphysique et
hylémorphique hérité d’Aristote, et de sens enjeux pour la société et les individus :
une « vraie » métaphysique est possible, et peut éclairer sous un nouveau jour le

57 SIMONDON (G.), Imagination et invention, La Transparence, Châtou, 2008, pp. 60-


61.
58 BERGSON, E .C, p.
57
problème de la nature même de la connaissance humaine, et des sciences de
l’Homme, comme la promesse d’une nouvelle mise en récit de l’histoire et du sens
de l’humaine destinée ;

39. B – L’individuation dans les limites de la durée

C’est dans cette réciprocité de l’intuition et de l’action que se définit une théorie de la
liberté ordonnée au concept de durée, ou à la sphère du préindividuel chez Bergson et
Simondon ; « il y a collectif, nous dit Simondon, quand une émotion se structure »,
ou encore, « le collectif est, pour le sujet, la réciprocité de l’affectivité et de la
perception ». Chez Bergson, la sympathie avec les choses de l’expérience qui se
présente comme cette intuition de la durée intime est doublée d’un réalisme qui colle
aux contraintes de la matière, en revenant presque naturellement, à force de pratique
ou de cette sélection intelligente, au mouvement de la division qui détermine les
différences de nature : il y a un double mouvement d’intégration et de différenciation
qui décrit la relation problématique de la matière et de l’esprit.
En ce sens, si la connaissance semble avoir de nouvelles limites, qui ne se bornent
pas seulement, comme chez Kant, au champ d’une expérience ordonnée aux formes a
priori de la sensibilité qui en décrit les conditions de possibilité, mais au champ de
l’expérience en tant que telle, telle qu’elle se donne dans le mouvement de la vie, sub
specie durationis, et dans une démarche du connaître qui s’applique à la décrire, la
philosophie pourrait alors relever d’une morale, ou de cette « vraie métaphysique »
qui, selon Bergson permet d’ancrer le concept de liberté dans la sphère pratique de
l’expérience, en récusant sa réduction à la chose en soi comme pur noumène qui
compromet le sensible et rive la morale à la contingence d’une liberté comme objet
d’espérance : la liberté est une donnée positive de l’existence qui s’expérimente selon
une problématique de l’individuation, si l’on nous accorde qu’elle a pour souci
d’impliquer le sujet qui la pense : si l’on doit semble-t-il accorder à Kant qu’une

58
connaissance réelle est bien possible et peut être éprouvée dans une concordance
entre la représentation, par exemple celle de liberté, et l’expérience que nous pouvons
en faire dans l’existence, nous croyons que ce motif peut être conservé sans être attelé
à une dérive relativiste qui associerait la liberté à la contingence de l’expérience de la
loi morale, en faisant d’elle une chose en soi « inconnaissable », un noumène ou une
seule idée régulatrice ; la liberté chez Kant est la forme pratique d’un « Je pense » qui
peut accompagner nos représentations, et qui permet au sujet une descente en lui-
même, un approfondissement de sa nature morale, dans le cadre d’une philosophie
pratique : c’est cet aspect du kantisme que nous pouvons retenir pour développer une
approche de la philosophie qui se comprendrait comme une morale de
l’individuation, ouvrant à une nouvelle forme d’impératif « catégorique », celui
d’obéir au désir d’être soi-même, à cet élan vital qui nous prescrit à chaque étape ou
degré du processus d’individuation, de « réinscrire son être dans son propre
vouloir »59, au sein de cette durée où nous agissons.
Mais une telle perspective doit pouvoir à son tour être éclairé par les concepts
simondoniens : qu’est-ce que le pré-individuel au regard du concept traditionnel de
liberté ? Où se situe l’individu ou le champ de l’individuel par rapport à l’expérience
qu’il peut en faire ? Enfin, en quel sens peut-on parler de communauté
transindividuelle comme aboutissement d’une liberté fondée sur le processus
d’individuation et sur la lecture conceptuelle qu’en fait Simondon ?
En premier lieu, il semble que le préindividuel désigne le potentiel, de « potentia »,
pouvoir, capacité, ce qui est en puissance : on peut entendre par préindividuel ce qui
chez l’individu peut être fait, l’individu étant d’emblée lié à un « faire », mais pas
encore à un « je veux » ou à un exercice de la volonté : ce potentiel qu’est le
préindividuel apparaît cependant déjà comme un acte par lequel l’individu revient à
lui-même, à sa nature d’être exempte de toute détermination qui serait en prise avec
le réel par l’application d’une quelconque intentionnalité. On pourrait parler d’un
sens interne qui signifie pour l’individu, se ressourcer, ou plutôt se recentrer, observer
ce qu’il y a en soi comme force ou comme élan vital, comme envie ou désir : le
préindividuel correspondrait ainsi à cette disposition vitale qui, chez l’individu, lui
59 BERGSON, L’Evolution créatrice, PUF, « Quadrige, 2013.
59
permet d’accéder à une forme de recueillement, de paix intérieure, désignant alors la
sphère intime du soi, de l’émotion simple liée à la présence à soi, au plaisir d’être.
C’est en ce sens que l’on peut justifier le préfixe « pré-individuel », ce qui est avant
l’individu, qui représente seulement une capacité à être en soi, l’en-soi n’étant plus à
comprendre philosophiquement comme cette chose inaccessible à l’intelligence, mais
comme cette présence absolue donnée par l’être-là du corps : le réflexif ou la
conscience réflexive pourrait en ce sens être compris au sens propre d’un retour sur
soi, comme condition de l’expérience réelle de la liberté.

40. C – Le problème de la liberté et l’individuation

La méthode de l’intuition consiste à permettre à l’individu d’avoir et d’éprouver le


sentiment de sa durée vitale, c’est-à-dire de la nature intime de son action. Elle
semble s’opposer à la nature utile de l’action qui définit pourtant aussi le sens de la
durée, et qui permet à l’individu de se situer dans le monde, en tenant compte des
conditions pragmatiques de son évolution.
L’idée d’une liberté serait à chercher dans l’élan vital que procure cette intelligence
combinée à un effort d’intuition, et qui instaure la possibilité même de la durée, son
sens existentiel et métaphysique :

La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est
une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous
agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres, et c’est là que
nous devons faire effort pour nous replacer [pour réinscrire son être dans son propre
vouloir] par la pensée dans le cas exceptionnel et unique où nous spéculons sur la
nature intime de l’action, c’est-à-dire dans la théorie de la liberté60.

60 BERGSON, Matière et mémoire, PUF, « Quadrige », 2008, pp. 207-208.


60
Il ne pourrait y avoir d’individuation y conduisant sans une adaptation aux nécessités
de la matière que permet l’intelligence et dont l’intuition fournit une image motrice
individuante :

la liberté ne sera pas dans la nature comme un empire dans un empire. Nous disions
que cette nature pouvait être considérée comme une conscience neutralisée… : cette
conscience n’a fait qu’écarter un obstacle, extraire du tout réel une partie virtuelle,
choisir et dégager enfin ce qui l’intéressait ; et si, par cette sélection intelligente, elle
témoigne bien qu’elle tient de l’esprit sa forme, c’est de la nature qu’elle tire sa
matière…L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et
les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté61.

Il n’y a donc pas de dualisme psychologique chez Bergson et la dualité métaphysique


traditionnelle entre le corps et l’esprit s’atténue considérablement. Comme le
remarque Deleuze, « sur cette ligne », il ne peut y avoir différence de nature, mais
seulement de degré entre la perception de la matière et la matière elle-même :

le dualisme n’est qu’un moment, qui doit aboutir à la reformation d’un monisme.
C’est pourquoi, après l’élargissement, survient un dernier resserrement, comme après
la différenciation, l’intégration […] Nous ne pouvons le comprendre qu’en revenant
au mouvement de la division déterminant les différences de nature62.

C’est cette interaction stimulante du corps et de l’esprit, ou de l’intuition et de


l’intelligence que nous souhaitons ici souligner, comme une clé de l’œuvre
bergsonienne, et du sens de la liberté humaine qui s’en dégage, que nous pouvons
rapprocher du transindividuel simondonien : pour réinscrire « son être dans son
propre vouloir », nous dit Bergson, il faut le concours de ces deux facultés, comme
cet effort qui « palpe l’action qui s’ensuit de ses impressions mobiles », et qui touche
61 Ibid, ppp. 279-280.
62 DELEUZE, Le bergsonisme, op.cit.., p. 20 ; p. 22.
61
par là quelque chose de l’absolu. La liberté se comprend alors comme un exercice et
une pratique spirituels, qui permettent à l’individu d’évoluer dans le sens de son
individuation, et naturellement de s’inscrire dans le processus menant à la société : la
liberté conçue comme une résultante de l’élan vital n’a d’autre sens que celui d’un
retour sur soi, qui se comprend comme une « replongée » dans la sphère
préindividuelle de l’expérience, dans une « supraconscience » de la matière, c’est-à-
dire dans la durée vitale et cosmologique d’où peuvent émerger les possibles, sur le
fond de cette conception présocratique de la Nature comme apeiron ,les potentialités
de l’individu. C’est seulement après ce tournant de l’expérience que l’individuation
vitale peut se poursuivre en individuation collective en inscrivant l’individu dans un
processus plus largement « mental » menant au transindividuel. Comme le remarque
justement Jean-Louis Vieillard-Baron,

L’intuition, en tant que frange d’instinct, a une origine vitale


comme l’intelligence. Elle va donc apparaître sous un
double aspect : l’aspect intellectuel par lequel elle est
connaissance et l’aspect vital par lequel elle est volonté. La
thèse de Bergson est que l’on dépasse par l’intuition
l’opposition entre intelligence et volonté, entre une raison
théorique et une raison pratique….penser intuitivement est
penser en durée. L’intuition n’est donc ni instinct ni
sentiment ; elle est réflexion. Aucune tendance anti-
intellectualiste chez Bergson, même dans la critique du
concept…l’intuition qui féconde et anime l’intelligence
suppose que celle-ci puisse faire un saut hors d’elle-même63.

Dans cette perspective, l’évolution créatrice au sens spécifique de la


transindividualité serait à chercher dans une articulation entre l’individuation
simondonienne et la liberté définie par Bergson, comme une condition d’accès à la
vraie métaphysique ou à la spiritualité que visent de façon très proche, les deux
philosophes. Simondon évoque, sans la conceptualiser, cette perspective de réflexion
sur la notion de liberté, en lien avec sa théorie de l’individuation et l’idée d’élan vital,
en se référant à Malebranche :

63 VIEILLARD-BARON (J-L), Bergson et le bergsonisme, Paris, Armand Colin, 1999, p.56.


62
« Chez Malebranche par exemple, nous pourrions découvrir une certaine conception
de la liberté humaine, et de la responsabilité individuelle reposant sur le fait que
chaque être a du mouvement pour aller toujours plus loin »64.

La valeur de ce saut de l’intuition hors d’elle-même pour se rapporter au réel, sous


l’effet de la matière est systématisée chez Simondon par l’introduction d’une
nouvelle logique qu’il nomme transduction. Mais cette dimension de continuité que
la méthode transductive permet d’assurer entre la pensée et la vie ne comporte pas,
comme dans le vitalisme d’Aristote, un finalisme à l’œuvre dans la nature, en vertu
duquel la puissance s’actualise selon un telos d’une Nature Naturante – devenant
Nature Naturée conforme à une cause formelle, ce postulat continuiste n’excluant pas
la possibilité du changement disrupteur et de la disparation, synonyme d’un processus
de la différenciation en tant que telle et de la transformation induit par la condition
métastable du système de l’être s’individuant, dans lequel il existe des tensions et des
incompatibilités de l’être avec lui-même.
C’est en ce sens que l’approche simondonienne du vivant est présentée comme
« problématique », marquant une distance à l’égard du concept bergsonien d’élan
vital. Cette différence notoire entre la conception bergsonienne de l’élan vital et l’e
problème de l’individuation vitale chez Simondon doit être saisie comme relevant
d’un ordre qui est plutôt « pré-vitale », impliquant des ordres de grandeurs
préexistant dans le milieu associé de l’individu qui est son complément d’être, et
caractérise la seconde phase de la Nature. Comme le souligne R. Barbaras, cela
revient à reconnaître que l’être formel, qui semble échapper à la perception, lui
appartient encore » : l’intuition du mouvant qui semble récuser le primat des formes,
comme catégorie essentielle de la pensée philosophie critiquant le mécanisme,
apparaît en effet comme une notion parallèle au développement des sciences de la
vie, avec les concepts d’évolution et de transformation. Sous cet angle, comme le
note Simondon, on peut « mettre en doute l’hypothèse dichotomique selon laquelle la

64
SIMONDON (G.), L’individuation à la lumière des notions de forme et d’infirmation (ILFI), Grenoble, Jérôme
Millon, 2013, p. 273.
63
saisie du mouvement serait uniquement intuitive, et celle des formes purement
conceptuelle ; il s’agit en fait de deux modes de perception également réels »65
Cette dimension problématique surgit en effet dans le système préindividuel, système
de l’être métastable et sursaturé, faisant de l’individu un être qui est plus qu’unité, qui
peut se déborder lui-même de part et d’autre de son centre : comme le souligne
Simondon, cette réalité non-individuée

que l’être transporte avec lui n’est pas vitale, elle est pré-vitale. On ne doit pas la
nommer élan vital, car elle n’est pas exactement en continuité avec l’individuation
vitale […] la vie est une spécification, une première solution, complète en elle-même,
mais laissant un résidu en dehors de son système. Ce n’est pas comme être vivant que
l’homme porte avec lui de quoi s’individuer spirituellement, mais comme être qui
contient en lui du pré-individuel et du pré-vital66.

La notion de préindividuel permet de rendre compte que l’être ne suffit pas à lui-
même comme substance, et que l’actualisation de son essence ne se déroule pas
seulement suivant une ligne continue de l’élan vital, où l’individuation ne serait
conçue que comme « l’effet de ce que la vie porte en elle » : elle implique une
intervention de l’individu dans sa problématique vitale que lui insigne l’existence
d’une tension à l’oeuvre dans le système préindividuel, et qui assure le passage de
l’individu biologique, vivant au statut de sujet, ce qui définit la logique transductive
et problématique de l’être, non-monolithique. Que l’être s’inscrive dans cette logique
transductive ne veut pas dire pas qu’il n’y ait pas d’unité, mais que celle-ci peut être
saisie dans le processus des multiples individuations qui surgissent dans le système
de l’être s’individuant, et qui définissent le lien constitutif de la liberté à un collectif
dans lequel l’individu s’insère pour résoudre sa propre problématique psychique,
c’est à dire dans le domaine du trans-individuel. Ce lien ferait apparaître l’idée de la
responsabilité individuelle comme choix ou décision par lesquels le sujet affirme sa
différence singulière dans le processus de disparation de l’être, comme ce moment de
dissociation du mouvement de la différenciation de la vie selon ses divers modes et
65 SIMONDON, Cours sur la perception, PUF, 2013, p. 201.
66 SIMONDON, (G.), ILFI, p. 303.
64
degrés, par laquelle l’individu découvre en même temps qu’il se pose comme origine
anthropologique et structure de l’individuation, dans le mode de la sélection
intelligente du divers sensible de l’intuition.

41. D - La transduction comme intuition dynamique de de la liberté

Dire que l’être possède une unité transductive engage un nouveau rapport au savoir,
la transduction apparaissant comme une méthode qui s’applique au champ logique,
sans conférer à la connaissance qui en dérive une valeur apodictique, puisqu’elle se
comprend comme le corrélat ontologique de l’essence temporelle de l’être : « elle
s’applique à l’ontogénèse et est l’ontogénèse même » nous dit Simondon. La
transduction, qui apparaît ainsi comme une notion « à la fois métaphysique et
logique », définit donc une méthode permettant de penser l’individuation, et repose
sur une conception relationnelle de l’être :

La conception de l’être sur laquelle repose cette étude est la


suivante : l’être ne possède pas une unité d’identité, qui est
celle de l’état stable dans lequel aucune transformation n’est
possible ; l’être possède une unité transductive ; c’est-à-dire
qu’il peut se déphaser par rapport à lui-même, se déborder
lui-même de part et d’autre de son centre. Ce que l’on prend
pour relation ou dualité de principes [le corps, l’’esprit, ou la
matière et la forme] est en fait étalement de l’être, qui est
plus qu’unité et plus qu’identité67.

Cette méthode transductive permet, au fond, de saisir les êtres par le milieu, car elle
porte toujours sur le couple (la dyade indéfinie, préindividuelle) individu-milieu, qui
67 SIMONDON, ILFI, p. 31. Cette phrase peut être reliée à l’idée d’unité tropistique, ou de singularité
préindividuelle, à partir desquelles se déploie le processus de la connaissance : « Dans l’unité tropistique, il y a déjà
le monde et le vivant, mais le monde n’y figure que comme direction, comme polarité d’un gradient qui situe l’être
individué dans une dyade indéfinie dont il occupe le point médian, et qui s’étale à partir de lui. La perception, puis
la science, continuent à résoudre cette problématique…La distinction de l’ a priori et de l’a posteriori,
retentissement du schème hylémorphique dans la théorie de la connaissance, voile de sa zone obscure centrale la
véritable opération d’individuation qui est le centre de la connaissance », ibid, p. 30
65
est son complément d’être. En ce sens, elle fait de la zone relationnelle des êtres le
lieu même où s’édifie la possibilité d’une unité de l’individu, comme une unité
renouvelée de la pensée et de la vie, comme individuation. Mais, comme le précise
M. Combes, « que l’être soit plus qu’unité ne signifie donc pas qu’il n’y ait pas d’un :
mais cela signifie que l’un advient dans l’être, qu’il doit être compris comme le dépôt
relatif de l’étalement de l’être, de sa capacité à se déphaser. On appellera
transduction, nous dit-elle, ce mode d’unité de l’être à travers ses diverses phases, ses
multiples individuations »68.
Si l’on peut comprendre l’intérêt de cette méthode pour penser l’individuation,
son caractère novateur nous semble être dans la notion de « transindividualité » (les
deux termes possédant les mêmes préfixes) à laquelle elle conduit.
La transduction se définit en effet chez Simondon comme une opération, à la fois

physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une


activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un
domaine, en fondant cette propagation sur une structuration
du domaine opérée de place en place : chaque région de
structure constituée sert à la région suivante de principe de
constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi
progressivement en même temps que cette opération
structurante69.

Elle renvoie bien ainsi au processus d’individuation selon les trois niveaux ou
« régimes » d’individuation que Simondon distingue pour replacer l’individu dans
l’être : le niveau physique, vital et psycho-social. Ces trois niveaux selon lesquels se
produit l’individuation permettent de comprendre les relations étroites qui unissent,
de proche en proche, des domaines tels que matière, vie, esprit et société.
En ce sens, l’intérêt de la méthode transductive serait de nous permettre de
mieux comprendre les enjeux soulevés par une théorie du collectif que Simondon
définit dans les termes du transindividuel, et qui définit l’objectif de son étude. Mais
comment passe-t-on de l’individuation psychique au transindividuel ? Comment

68 COMBES (M.), Simondon, une philosophie du transindividuel, Paris, Eds Dittmar, 2013, p. 35.
69 SIMONDON, ILFI, p. 32.
66
comprendre la relation qui peut s’établir entre la problématique individuelle et la
problématique transindividuelle ?
Si la transduction se comprend comme processus ou démarche de la pensée par
laquelle « une structure apparaît dans un domaine de problématique comme apportant
la résolution des problèmes posés », cette problématique étant celle du sujet, la
structure découverte dans cette démarche est afférente au collectif, car le psychisme
ne peut se résoudre « au niveau de l’être individué seul » :

Mais le psychisme ne peut se résoudre au niveau de l’être


individué seul ; il est le fondement de la participation à une
individuation plus vaste, celle du collectif…Au collectif pris
comme axiomatique résolvant la problématique psychique
correspond la notion de transindividuel70.

Ainsi se trouvé énoncée la relation entre l’individuation psychique et l’individuation


collective, dont la catégorie de transindividuel tend à rendre compte. Cette conception
relationnelle de l’être que Simondon postule au fondement de sa philosophie de
l’individuation permet donc de comprendre la continuité conceptuelle qui peut unir
les notions complexes de transduction et de transindividuel, rapportées ou saisies
dans le cadre du processus d’individuation71. Comme le remarque Muriel Combes,

C’est dans cette méthode transductive inventée pour saisir


les êtres par le milieu, où se tisse une unité renouvelée de la
pensée et de la vie, que se noue une relation profonde avec
la transindividualité…Ainsi, le souci de la transindividualité
se trouve inscrit dans la méthode même d’une philosophie

70 ILFI, p. 31.
71 Cette continuité conceptuelle de la transduction comme méthode, et comme processus même de l’ontgénèse, et du
transindividuel comme lieu où se produisent les significations sociales et éthiques, voire spirituelles, est bien
exprimée par Simondon à la fin de son ouvrage : « La pensée que l’on peut nommer transductive ne considère pas
que l’unité d’un être est conférée par la forme informant une matière…l’unité de l’être est un régime d’activité qui
traverse l’être…La relation ne peut jamais être conçue comme relation entre des termes préexistants, mais comme
régime réciproque d’échange d’information et de causalité dans un système qui s’individue. La relation existe
physiquement, biologiquement, psychologiquement, collectivement comme résonance interne de l’être individué ;
la relation exprime l’individuation, et est au centre de l’être », in ILFI, p. 313.
67
qui fait de la zone relationnelle des êtres le lieu où naît, où
vit la pensée72.

Suivre l’être dans sa genèse, comme nous y invite la méthode transductive, revient à
poser un parallélisme entre la genèse de la pensée et celle de l’objet, que seul l’idée
d’un mouvement de la pensée semble pouvoir restituer, comme processus dynamique
par lequel est ré-effectuée l’appartenance de la pensée à la vie, impliquant le sujet qui
la pense, et qui renverrait ainsi à la possibilité d’un nouveau vitalisme philosophique.
Simondon semble suggérer cette piste en évoquant, à la fin de son introduction, une
« individuation de la connaissance » :

nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connaître


l’individuation ; nous pouvons seulement individuer, nous
individuer, et individuer en nous ; cette saisie est donc, en
marge de la connaissance proprement dite, une analogie
entre deux opérations, ce qui est un certain mode de
communication…c’est par l’individuation de la
connaissance et non par la connaissance seule que
l’individuation des êtres non sujets est saisie73.

Affirmer un tel vitalisme conduit dans second temps à reconnaître que la valeur
transductive des êtres reconduit à la vie comprise comme transindividualité, où
« l’individualité psychologique apparaît comme étant ce qui s’élabore en élaborant la
transindividualité », dans une pensée renouvelée du devenir comme dimension de
l’être s’individuant :

On pourrait dire que ce mouvement de devenir, procédant


étape par étape, est transductif. Le vrai schème de
transduction réelle est le temps, passage d’état à état qui se
fait par la nature même des états, par leur contenu et non par
le schème extérieur de leur succession : le temps ainsi conçu
est mouvement de l’être, modification réelle…réelle en tant
que relationnelle au milieu de deux états74.

72 COMBES (M.), « Une vie à naître », in Simondon, coordonné par P. Chabot, Vrin, 2002, p. 51.
73 SIMONDON (G.), ILFI, p. 36.
74 SIMONDON, ILFI, p. 288.
68
La transduction permet donc de faire le lien entre les trois niveaux d’individuation,
vital, psychique et transindividuel. A la fois méthode de connaissance et processus
ontogénétique, elle s’applique enfin à la vie, décrivant les bases d’un nouveau libre-
arbitre : si la pensée appartient à l’activité vitale et s’il existe un continuum entre
l’individuation biologique, psychique et collective que la transduction permet de
saisir, le geste complet de ce vitalisme consiste alors, selon M. Combes, à inscrire
dans la pensée l’ appartenance de la pensée à la vie, « en faisant de cette appartenance
un enjeu essentiel de la pensée »75. C’est seulement par ce deuxième temps, que « ce
vitalisme peut être dit philosophique, si l’on nous accorde que la philosophie est la
pensée qui a le souci d’impliquer le sujet qui la pense »76, c’est-à-dire qui introduit au
vrai problème de la liberté.
Mais cette continuité que la méthode transductive permet d’assurer entre la
pensée et la vie ne comporte pas, comme dans le vitalisme d’Aristote, un finalisme à
l’œuvre dans la nature, en vertu duquel la puissance s’actualise selon le telos de la
Nature naturante, et devient une Nature naturée conforme à une cause formelle : ce
postulat continuiste, à l’œuvre chez Aristote, mais aussi chez Bergson ne permet pas
de penser l’opération transductive qui situe l’individu dans le système métastable
faisant apparaître la possibilité de la rupture ou du changement transformateur.
C’est en ce sens que l’approche simondonienne du vivant est présentée comme
« problématique », marquant une distance à l’égard du concept bergsonien d’élan
vital. Cette dimension problématique surgit dans le système préindividuel, système de
l’être qui est traversé de tensions et d’incompatibilités, faisant de l’individu un être
qui est plus qu’unité, qui peut se déborder lui-même de part et d’autre de son centre :
cette réalité non-individuée

que l’être transporte avec lui n’est pas vitale, elle est pré-
vitale. On ne doit pas la nommer élan vital, car elle n’est pas
exactement en continuité avec l’individuation vitale […] la
vie est une spécification, une première solution, complète en
elle-même, mais laissant un résidu en dehors de son
système. Ce n’est pas comme être vivant que l’homme porte

75 COMBES (M.), « Une vie à naître », in Simondon, coord. Pascal Chabot, Vrin, 2002, p. 50.
76 Ibid, p. 51.
69
avec lui de quoi s’individuer spirituellement, mais comme
être qui contient en lui du pré-individuel et du pré-vital77.

Un vitalisme pensé à la lumière de l’individuation et prenant en compte le caractère


transductif de l’être peut à cette condition introduire au collectif, à une réalité qui «
peut être nommée transindividuelle », et qui permet de penser les conditions réelles
de la liberté.

42. III – Durée et nature : le mouvement de la vie

43. A - Corps, phénoménologie, individuation : l’élan vital caractérisé


comme mouvement et expérience de la subjectivité

Il y aurait dans l’idée même du mouvement de l’existence, ou de la vie, la possibilité


d’une subjectivité fondée sur le corps, comme point d’ancrage où viennent se loger
les impressions, dans une attitude de réceptivité aux choses qui nous apparaissent, et
qui sans impliquer de décret de la conscience, d’affirmation d’une thèse d’existence
par lesquels l’individu se positionnerait par rapport à des actions à entreprendre,
laisserait place à une orientation de son être plus rythmique, plus vitale, s’inscrivant
dans la durée, au sens bergsonien. Il s’agirait au fond de concevoir l’idée selon
laquelle le corps possède son propre langage, de la même manière que la raison ou
l’intelligence élaborent le discours à l’intérieur duquel l’individu peut expérimenter
l’unification du réel, opérer une forme de synthèse du divers en recourant à des
procédures logiques de jugement et d’énonciation : à l’intelligence du logos se
superpose ou se dresse parallèlement une intelligence du corps, qui oriente notre
conduite et peut parfois dérouter l’individu habitué à agir en fonction de
77 SIMONDON, ILFI, p. 303.
70
raisonnements préalables. L’esprit et le corps sont agissants, mais l’esprit doit
pouvoir se tourner vers le corps et le mouvement qu’il imprime à notre conduite pour
se placer du côté de la transcendance, des objets intentionnels, de l’autonomie du
champ phénoménal. Comme le remarque R. Barbaras, la notion de mouvement est
centrale dans la phénoménologie de Patocka, car elle est ce qui constitue le lien du
sujet à l’apparaître du monde :

« En insistant sur l’autonomie de l’apparaître, Patocka veut


souligner le fait que l’apparaître du monde n’est pas l’œuvre
d’une conscience, que les vécus ne sont pas l’élément de
l’apparaître : si le sujet prend part à l’apparaître du monde,
il ne le constitue d’aucune façon. Ainsi, en mettant en avant
la dimension proprement dynamique du sujet, Patocka
montre qu’il est dépossédé par le monde plutôt qu’il ne le
possède et que c’est là sa manière propre de se rapporter à
lui […] la critique du subjectivisme et la reformulation de la
corrélation nous ont conduit à ce que l’on pourrait nommer
une phénoménologie dynamique, pour autant que le sujet
(destinataire) de l’apparaître s’y trouve caractérisé comme
mouvement […] ce mouvement doit être compris comme un
procès d’individuation, c’est-à-dire de sortie de
l’indifférenciation »78.

Il semble que dans ce mouvement du sujet soient rendus possibles le passage d’une
faculté à une autre, des mécanismes de pensée productifs, une vitalité de l’esprit d’où
peuvent émerger des rapports conceptuels favorisant une meilleure compréhension de
l’être : c’est le sens de la démarche transductive qu’introduit Simondon dans la
théorie de la connaissance79, toute connaissance appartenant à une activité vitale qui
s’origine dans le corps, impliquant le sujet qui pense dans la vie et ses caractères
78BARBARAS (R.), « Le mouvement du monde et le problème de l’apparaître », in Philosophie, Paris, Minuit, n°118,
2013, pp. 27-29.
79Comme le remarque P. Montebello au sujet de cette notion de mouvement chez Simondon, « pour la perception ou la

connaissance, un mouvement absolu a toujours des dimensions analogiques, il est simultanément métaphysique et
logique…Il faut ajouter que nous ne connaissons pas d’une autre manière : surgit entre nous et les choses que nous
cherchons à connaître une transduction, un rapport potentiel, des dimensions analogiques et significatives qui sont
l’horizon du problème. La manière dont on connaît est toujours double : un système se forme qui comprend à la fois la
conscience perçevante et le mouvement perçu, les deux ne préexistant en aucune manière mais se révélant comme les
phases du processus de connaissance. En ce sens, la transduction cognitive est bien métaphysique et logique, à la fois
dans notre esprit et dans les choses, démarche de l’esprit et intuition d’une résolution structurante, d’une résolution
possible dans la tension du système. Sans aucun doute cette double condition est-elle nécessaire pour appréhender un
mouvement absolu quelconque : suivre le mouvement des choses et être mis en mouvement par les choses (analogie de
transduction) », in « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
Paris, PUF, 2006/3, Tome 131, p. 286.
71
d’apparition, avec les déterminations impressionnelles ou hylétiques qui composent
le vécu, et leur face noématique qui oriente vers le côté transcendant de
l’expérience80. Il est intéressant de noter la définition que donne Patocka du
mouvement : « Concept de mouvement comme fondement – mouvement conçu, non
pas comme mouvement de l’objet, mais comme œuvre de la physis, avant toute
objectivation ou subjectivation – la physis comme essence qui est évènement, essence
qui advient »81. Cette définition du mouvement pourrait être rapprochée du concept
simondonien du préindividuel, qui est conçu comme un système métastable traversé
d’énergie et de potentiel se structurant par voie transductive, selon le mouvement
ontogénétique : on pourrait concevoir la possibilité d’un concept central de
mouvement dans le système préindividuel, condition d’apparition des phases de
l’être, et montrer par là-même, en suivant la méthode phénoménologique de la double
réduction patockienne (réduction de la sphère des étants/mise hors circuit de la thèse
du cogito), que ce qui apparaît effectivement à l’individu est un vivre qui a pour
fondement le corps. Le mouvement qui s’instaure dans le préindividuel serait cette
« énergie centrifuge », cette « impulsion de pénétration dans le monde » qui prendrait
sa source dans la force motrice du corps. Mais il s’agit d’un mouvement naturel, qui
se détache d’un corps en repos, admettant stabilité et homogénéité (de ses affections),
dans le sens premier que les physiologues ioniens donnaient de la nature (le réalisme
et le postulat de la continuité, l’importance de la durée comme dimension
d’intelligibilité perceptive)82 : c’est dans un second temps qu’intervient la « poussée »
de la Physis, de l’élément qui fait naître et croître, et qui introduit l’opération
relationnelle de l’être ; chez Simondon, le réalisme des relations est introduit par une
80Comme le remarque Patocka, « la connaissance n’est rien d’autre que le passage de la visée pure et simple à la
donation de la chose en original, c’est-à-dire dans une originarité telle que rien, dans la même sphère et sur le même
mode, ne peut la surpasser. De là le principe fondamental de la philosophie nouvelle : la dernière instance de toute
connaissance censée rendre raison de son objet est la donation intuitive en original – c’est à elle qu’il faut remonter », in
Qu’est-ce que la phénoménologie, op.cit.., pp. 132-133.

81PATOCKA, Papiers phénoménologiques, op.cit.., p. 269.


82L’idée d’un mouvement naturel qui s’inscrit dans la durée est bergsonienne, car la relation de l’homme à l’univers est
un « approfondissement graduel » qui porte sur « tout ce qui se présente à nous avec l’apparence de la stabilité », le
mouvement de l’individu étant un « réglage de la mobilité sur la mobilité » où se retrouve l’état de repos. Peut-être faut-
il retenir la sagesse de ces phrases de Bergson, et comprendre qu’elles définissent au fond la spiritualité que vise le
bergsonisme : tâchons de nous habituer à voir les choses sub specie durationis, et « pénétrons-nous alors de cette idée,
ne perdons jamais de vue la relation particulière de l’objet au sujet qui se traduit par une vision statique des choses : tout
ce que l’expérience nous apprendra de l’un accroîtra la connaissance que nous avions de l’autre, et la lumière que celui-
ci reçoit pourra, par réflexion, éclairer celui-là à son tour », in La pensée et le mouvant, Paris, Flammarion, 2014, p.
205.
72
logique exprimant l’ontogénèse, la transduction, comme processus qui « correspond à
cette apparition des phases de l’être lorsque l’être préindividuel s’individue ».
On pourrait dire ici avec Canguilhem, qu’il y a « analogie avec l’opposition
aristotélicienne entre mouvement naturel et mouvement violent », et que le
mouvement réel est en fait celui qui manifeste une « confiance vitaliste dans la
spontanéité de la vie », cette spontanéité caractérisant le sens du naturalisme impliqué
dans la conception du préindividuel83.
D’autre part, cette réflexion sur la notion de mouvement permet de mieux
comprendre le sens de la phénoménologie de Patocka, pour qui le statut du corps
propre revêt une importance majeure dans sa critique du subjectivisme de Husserl, et
dont la méditation conduit, comme nous l’avons vu, à une phénoménologie de la
corporéité, et à une philosophie de la liberté. Au fond, la notion de mouvement se
pourrait se trouver à la jonction problématique de la phénoménologie de la corporéité
de Patocka, et du postulat philosophique du préindividuel de Simondon qui
conditionne sa théorie de l’individuation, comprise alors comme expression du
préindividuel-corporel.
De cette hypothèse selon laquelle il faudrait opérer un tournant dans l’être au sens
classique de l’ontologie, pour se placer du côté du corps afin de s’inscrire dans la
transcendance de l’existence, dans son mouvement propre, se dégage la possibilité
d’une nouvelle lecture de la subjectivité humaine où peut s’approfondir l’empirisme,
en découvrant une sphère élargie de l’expérience où le sujet peut s’expérimenter
comme tel, dans l’unité du corps et de l’esprit, découvrant comme chez Hume, une
morale des passions de l’âme et du corps réglée sur une nouvelle science de la nature
humaine, qui prend l’expérience pour règle, l’existence du moi comme fruit
d’habitudes où l’esprit accède à une régularité du réel par coutume, se laissant parfois
surprendre par l’inattendu qui peut être le gage de l’humour humien : l’expérience est

83Mais l’on peut intégrer cette notion de mouvement disrupteur dans la définition du préindividuel, qui nous semble
recouvrir une légitimité justifiée par la réforme notionnelle engagée par Simondon, qui introduit des termes comme
« énergie potentielle », « résonance interne » ou encore « d’équilibre métastable » pour qualifier ce régime du
préindividuel. L’individuation intervient justement comme résolution des tensions et incompatibilités d’un système
sursaturé, et amène l’individu à se « déborder lui-même de part et d’autre de son centre », à se déphaser : l’un advient
dans l’être, « doit être considéré comme le dépôt relatif de l’étalement de l’être » nous dit M. Combes pour caractériser
ce nouveau mode de relation entre pensée et être impliqué par le concept de transduction. Cf. Simondon, une
philosophie du transindividuel, Paris, Editions Dittmar, 2013, p. 35.
73
le thème commun à l’empirisme et à la phénoménologie. Pour Patocka, le
phénoménologue

« s’applique à suivre la manière dont les composantes singulières de l’expérience


concourent à sa structure générale et au sens objectif (ou noème, à la différence des
déroulements mêmes de l’expérience, dits noèses) qui en est l’accomplissement.
L’attention dirigée sur la production du sens dans une corrélation légale, susceptible
d’intuition, avec ces accomplissements, est ce que Husserl appelle l’étude la
constitution de l’objet dans l’expérience »84.

44. B - Vers un vitalisme philosophique

45. 1 - Théorie de la connaissance et théorie de la vie

Notre hypothèse est que ce qui se découvre à travers l’épochè est une spatialisation
originaire, l’individuation comprise comme élan vital et « cogito moteur ». Suspendre
la relation à l’espace en tant qu’apeiron (indéfini de la matière, champ des
singularités, des faits) ou être transcendant, permet de découvrir un centre subjectif à
partir duquel commence l’individuation, ce centre étant non pas seulement la
conscience comme présence intellective à soi, ou comme donnée « absolue » mais le
corps, l’appartenance au monde, qui se donnent comme préindividuels : il y aurait
dans la conscience transcendantale une expérience de soi fondée sur une corporéité,
sur un vécu asubjectif. Dans l’individuation, le cogito apparaît comme une expérience
de soi simultanée à l’expérience des choses, un travail sur les relations entre ce que
84PATOCKA, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, op.cit.., p. 139. On notera sur ce point la proximité de la démarche
phénoménologique avec la définition que donne Simondon de la méthode transductive, démarche qui « consiste à suivre
l’être dans sa genèse, à accomplir la genèse du sujet en même temps que s’accomplit la genèse de l’objet » (c’est nous
qui soulignons) ; de même, la définition qu’il donne de la transduction comme opération, qui permet de décrire
l’ontogénèse, ou l’individuation, se rapproche de cette idée d’une progression de la connaissance dans la
phénoménologie descriptive, et qui ramène à cette structure du connaître, tantôt sur le mode « constitutif » dans la
phénoménologie transcendantale, ou bien dans le mode « problématique » ou « génétique » qu’adopte notamment
Husserl, comme nous l’avons vu.
74
l’on pense, ce que l’on perçoit, et ce que l’on éprouve, ce en quoi on parle moins
d’une ontologie du sujet que d’une ontogénèse.

Merleau-Ponty nous permet de comprendre ce « retournement » dans la


compréhension du sujet :

« Or les propriétés intuitives de la chose perçue dépendent


de celles du « corps-sujet » qui en a l’expérience. La
conscience de mon corps comme organe d’un pouvoir
moteur, d’un « je peux », est supposée dans la perception de
deux objets distants l’un de l’autre ou même dans
l’identification de deux perceptions successives que je me
donne d’un même objet. Davantage : mon corps est un
« champ de localisation » où s’installent les sensations […]
Car la chose perçue dans l’entrelacs de ma vie corporelle
serait bien loin d’être encore chose pure ou vraie : elle est
prise dans cette expérience charnelle comme dans un
cocon ; il n’y a aucun discernement de ce qui est vraiment
vrai en elle, et de ce qui n’est qu’apparence en rapport avec
mes particularités d’individu. Je suis loin de les connaître
toutes, puisque mon corps, tout le premier, n’est pas encore
objectivé. Il ne le sera que quand je le penserai comme
corps parmi tous les autres corps humains, quand
j’apprendrai à le connaître dans les autres, et par exemple à
imaginer mes yeux sur le type des yeux que je peux voir…
L’expérience que j’ai de mon corps comme champ de
localisation d’une expérience, et celle que j’ai des autres
corps en tant qu’ils se comportent devant moi, viennent au-
devant l’une de l’autre et passent l’une dans l’autre. La
perception que j’ai de mon corps comme résidence d’une
« vision », d’un « toucher » et, …d’un Je pense, et la
perception que j’ai là-bas d’un autre corps « excitable »,
« sensible » et…porteur d’un autre Je pense, - ces deux
perceptions s’illuminent l’une l’autre et s’achèvent
ensemble… Je me vois. Je défalque de mon expérience ce
qui est lié à mes singularités corporelles »85.
85MERLEAU-PONTY (M.), Résumés de cours, op.cit.., pp. 113-115.
75
C’est dans cette appartenance de la pensée, du cogito, à la vie comprise comme
corporéité que se noue selon Merleau-Ponty une communauté de sujets, sous la forme
d’une éthique phénoménologique que précise bien le concept d’individuation, pour
autant qu’il est processus par lequel le sujet apparaît comme une personne, un
individu avec ses singularités corporelles pouvant communiquer ainsi avec d’autres
personnes, selon l’orientation naturaliste du préindividuel : c’est sous cet angle, nous
semble-t-il, que peut se comprendre la portée du collectif transindividuel chez
Simondon, ce qui se passe à travers les individus, entre les charges de potentiel qu’ils
échangent, et qui définit le véritable lieu de l’éthique de l’individuation, la possibilité
d’une « communauté idéale de sujets incarnés, d’une intercorporéité », selon la belle
expression de Merleau-Ponty.

Dans cette perspective, ne pourrait-on définir le concept d’individuation de Simondon


en nous centrant sur ce qu’il a d’implicite, à savoir une pensée du corps, de
l’individu-sujet envisagé dans son ancrage terrestre, qui seul permet d’accéder à la
spiritualité ? La spiritualité, loin d’être à l’opposé du corps, est chez Simondon, tout
faite de corps et de sensorialité :

« On peut se demander dans quelle mesure une telle


conception de l’individuation peut rendre compte de la
connaissance, de l’affectivité, et plus généralement de la vie
spirituelle. C’est par une sorte d’abstraction que l’on parle
de vie spirituelle. Pourtant, cet adjectif a bien un sens ; il
indique une valeur…il ne faudrait peut-être pas dire qu’il y
a une vie biologique, ou purement corporelle, et une autre
vie qui serait la vie spirituelle par opposition à la première.
Le dualisme substantialiste doit être mis en dehors d’une
théorie de l’individuation. Mais il est pourtant vrai que la
spiritualité existe, et qu’elle est indépendante des structures
métaphysiques et théologiques…la spiritualité n’est pas
seulement ce qui demeure mais aussi ce qui brille dans
l’instant…S’il n’y avait pas cette adhésion lumineuse au

76
présent, cette manifestation qui donne à l’instant une valeur
absolue, qui le consomme en lui-même, sensation,
perception et action, il n’y aurait pas de signification de la
spiritualité »86.

Si Simondon ne dresse pas une phénoménologie du corps propre, à l’instar de


Merleau-Ponty ou encore de Patocka, la compréhension de son approche dite
« génétique », qui pense l’individu dans sa genèse, dans sa progression
« transductive » qui édifie en partie sa personnalité en le situant d’emblée dans le
temps, dans la spatialité et le devenir, nous semble être indissociable d’une pensée du
sens même de ce que peut être un individu en tant qu’il est animé et mû dans son
existence par des mobiles d’ordre affectif (sphère affective et émotive qu’il décrit très
bien), des motifs relevant de sa personne (renvoyant à des exigences plus
intellectuelles ou d’ordre éthique, moral, liées par exemple au rôle social que la
personne exerce dans la société par son travail), et les moteurs profonds de sa
personnalité, qui renvoient plus à des formes symboliques inscrites dans le
subconscient, à la sphère intime des attachements par exemple aux proches, à sa
famille, aux liens d’amitié).

Appréhender la notion d’individu de ce triple point de vue relève, nous semble-t-il,


d’une philosophie de l’individuation telle que l’entend Simondon, pour autant que
l’on entende par là ce qui est sous-jacent à une telle entreprise de « réforme » de
l’entendement (critique de l’hylémorphisme aristotélicien), à savoir l’idée d’une
conscience de soi comme conscience de son corps87, et du mouvement qu’il répercute
sur notre pensée, c’est-à-dire sur une pensée en devenir, qui se construit grâce et par
nos expériences, au premier rang desquelles nos expériences vécues par
l’intermédiaire de nos sens bien sûr (sphère des sense-data, des perceptions), mais
aussi par le biais de nos sentiments et de nos désirs, et des actions que nous entendons
mener ou accomplir pour les réaliser, leur donner une assise, les ancrer dans le
86SIMONDON, ILFI, pp. 245-246.
87Perspective moniste que souligne R. Misrahi dans son analyse de l’individuation chez Spinoza (Cf. Spinoza, un
itinéraire du bonheur par la joie, Paris, Editions Jacques Grancher, Coll. « Ouverture », 1992.
77
quotidien et notre projet de vie, et qui donnent sens à notre vie : c’est ce que l’on peut
appeler le vitalisme philosophique de Simondon, et qui implique d’intégrer à la
définition de l’individu ce en quoi il se recentre pour se comprendre soi-même et
évoluer, à savoir le préindividuel, qui peut donc se comprendre chez Simondon
comme corps : cette perspective d’analyse que nous empruntons est une façon de
mettre un nom sur l’idée simondonienne de préindividualité, qui se définit aussi
comme potentiel de l’individu en cours d’individuation, cette part d’indéterminé qui
peut être source de rencontres et de relations transindividuelles, ouverture naturelle,
présence spontanée à l’apparaître des choses, qui peut se nommer hasard, moment où
s’exerce librement les sens, où parle la sensibilité, se met en œuvre un flux de
perceptions qui ouvre à son tour à une vision esthétique, ou poéthique de l’existence,
du fait de vivre, d’être-corps.

Un tel vitalisme est bien défini par Canguilhem, qui dans La connaissance de la vie,
montre comment s’opère un changement de paradigme entre le milieu-environnement
décrit par la science mécaniste, ce cadre spatio-temporel a priori chez Kant, et ce qui
est réellement milieu pour l’individu vivant qui se situe dans le monde, c’est-à-dire le
centre « préindividuel » par lequel l’individu donne à son milieu « associé » le sens
des conditions de son existence :

« Après trois siècles de physique expérimentale et


mathématique, milieu, qui signifiait d’abord, pour la
physique, environnement, en vient à signifier, pour la
physique et pour la biologie, centre. Il en vient à signifier ce
qu’il signifie originellement…C’est la position d’un vivant
se référant à l’expérience qu’il vit en sa totalité, qui donne
au milieu le sens de conditions d’existence »88.

Cette interprétation de la physique, qui n’enlève rien « à une physique aussi


déterministe qu’elle voudra et pourra », est une affirmation de l’originalité de la vie et
88CANGUILHEM (G.), La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2009, p. 122.
78
de la science du vivant, condition d’une vitalité de la pensée philosophique que
Canguilhem analyse comme étant un vitalisme auquel il tente de « rendre justice »,
car, « traduisant une exigence permanente de la vie dans le vivant », il maintient
« l’identité avec soi-même de la vie immanente au vivant », c’est-à-dire l’opération
du vivant à partir de son centre, ce principe vital de l’homme qui est, croyons-nous, le
corps, ou selon Barthez, médecin de l’Ecole de Montpellier au XVIIIè siècle, « la
cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps humain »89. Il ne s’agit
pas de penser une entéléchie comme chez Aristote, où le corps vivant s’adjoindrait à
un finalisme de la Nature, à une causalité matérielle qui tendrait à sa forme, à une
Nature naturée, car la vie est à elle-même son propre principe et se situe sur un plan
d’immanence, pensée dans son unité, unité du vivant humain qui s’engage dans « une
recherche du sens des rapports entre la vie et la science en général, la vie et la science
de la vie plus spécialement »90.

Le vitalisme philosophique que défend Canguilhem s’appuie donc sur l’idée d’un
vivant humain qui est conscient de vivre, c’est à dire sur une théorie de la vie qui
transcende l’alternative mécanisme/vitalisme, et qui peut être comprise comme un
« matérialisme vitaliste », où la connaissance se fait corps, s’engendre, s’entend déjà,
peut-être, comme ontogenèse.

Mais renouer avec soi, avec ses mobiles, ses motifs et ses moteurs, n’est-ce pas, de ce
point de vue vitaliste, finalement renouer avec son corps, ce « foyer » de notre vie
qu’habite notre âme et qui est source de toutes nos déterminations dans le contexte
même de la vie ? N’est-ce pas le corps qui ressent cette quiétude de l’esprit lorsque
notre pensée s’ordonne, trouve écho dans son action, « remplit » ses intentions,
lorsque nos perceptions et nos émotions peuvent trouver un terrain de continuité dans
le mouvement même de l’existence, et nous faire éprouver cette liberté de notre être
qui se communique aux autres êtres, qui définit chez Simondon le transindividuel ou
encore la spiritualité, et chez Spinoza la joie, ou comme un sentiment d’éternité.
Cette perspective plus radicale d’un monisme du corps est celle qu’adopte Maine de

89BARTHEZ, Nouveaux éléments de la science de l’homme, 1778.


90CANGUILHEM, La connaissance de la vie, op. cit.., p. 108.
79
Biran, comme nous l’avons vu dans le cadre de la phénoménologie du corps
développée par M. Henry.

Mais dans cette hypothèse vitaliste qu’adoptent Simondon, tout comme Bergson, la
connaissance serait moins à comprendre comme une critique (au sens kantien), que
comme une éthique (au sens spinoziste), c’est-à-dire comme une approche de
l’individu qui prend en compte l’effort (au sens du conatus) par lequel ce dernier
prend conscience de ses affections et de ses désirs sous un rapport raisonnable à
l’action, et pouvant alors préparer à une action individuante, peut être alors au sens
épicurien d’un calcul raisonné des plaisirs, et donc d’un hédonisme spirituel.

Dès lors, la vie, au sens d’une individuation fondée sur une conscience de soi comme
corps – exigence que paraît définir le concept de préindividuel, au sens où le sujet se
comprend comme affecté dans le geste même philosophique, n’en vient-elle pas à
définir une limite au connaître ? Comment comprendre chez Simondon l’idée selon
laquelle nous ne pouvons connaître, « au sens habituel du terme » précise-t-il,
l’individuation ? Nous laissons cette perspective de réflexion ouverte 91, et qu’il nous
semble important de souligner au moment même où nous tentons de montrer en quoi
le préindividuel chez Simondon semble impliquer une pensée profonde du corps, ou
le présuppose dans sa formulation comme dans son étayage conceptuel, en rappelant
l’intérêt probable de la méthode bergsonienne de l’intuition pour répondre à cette
nouvelle exigence de connaissance, plus proche du mouvement même de l’existence,
et de la vie.

46. 2 - Le réalisme de l’intuition et la question du mouvement

91Ilserait intéressant, notamment, de prendre en compte cette interrogation au regard du problème de la relativité de la
connaissance telle qu’elle découle de la philosophie kantienne : si nous ne pouvons connaître les choses en soi comme
l’âme, le monde ou encore Dieu, si notre expérience des choses se limite aux formes a priori de la connaissance, si
enfin notre expérience de la liberté est relative à la contingence de l’expérience de la loi morale, doit-on pour autant
s’en remettre à un scepticisme ? Comme le remarque P. Montebello, Bergson prend en compte cette difficulté du
kantisme et montre que nous pouvons connaître les choses en elles-mêmes, grâce à la faculté de l’intuition : « La
perspective philosophique change du tout au tout lorsque l’on inverse méthodiquement le sens de la révolution
copernicienne proposée par Kant, c’est-à-dire lorsque l’on fait passer le sujet dans les choses au lieu de rapporter les
choses à notre pouvoir de connaître. Telle serait la méthode intuitive défendue par Bergson », in La pensée et le
mouvant, op.cit.., p. 15.
80
Cette méthode de l’intuition, très largement inspirée de la pensée bergsonienne et sur
laquelle nous reviendrons, réhabilite la possibilité d’une connaissance de l’être, mais
d’un être non plus conçu comme substance mais bien plutôt comme mouvement, en
essayant d’admettre que la pensée implique dans la vie celui qui se livre à cet
exercice de l’intellect : elle permet d’appréhender la réalité comprise comme une
triade vie-temps-mouvement, où le sujet connaissant n’est plus isolé du monde qu’il
entreprend de comprendre et de saisir selon les différentes catégories de qualité, de
quantité ou encore de causalité. Comme le remarque P. Montebello, chez Bergson, le
mouvement réel qui est perçu par l’intuition, par la perception immédiate qu’en a
l’individu, se manifeste également dans le Tout qui dure92, la psychologie se prolonge
en métaphysique, « la conscience d’un changement en moi atteste aussi un universel
devenir, la perception m’informe (conscience) aussi d’une transformation
cosmique » : cette possibilité pour la perception de se placer dans les choses ou dans
la subjectivité permet à l’individu de se placer aussi dans le mouvement réel de
l’univers, et définit, en droit, la théorie de la perception immédiate ou de l’intuition,
comme méthode s’appliquant à s’installer dans la durée vitale, dans ce rythme plus
lent où la conscience fait effort pour se replacer par l’intuition dans la nature intime
de l’action, tend à « solidifier en moments distincts, d’en condenser ainsi la matière
et, en se l’assimilant, de la digérer en mouvements de réaction qui passeront à travers
les mailles de la nécessité naturelle »93, pour épouser la durée du monde, cette
« continuité mouvante » où « mon propre corps, et, par analogie avec lui, les autres
corps vivants, sont ceux que je suis le mieux fondé à distinguer dans la continuité de
l’univers » : le mouvement réel est l’objet d’une méthode de l’intuition qui définit les
« actions libres », une liberté de se mouvoir où « ma conscience est ouverte sur la
transformation du Tout, informée de ce qui change, parce que le Tout est lui-même
92MONTEBELLO (P.), « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
op.cit.., p. 293.
93BERGSON, Matière et mémoire, (MM dans la suite du texte), Paris, PUF, Coll « Quadrige », 2012, p. 236. C’est en

ce sens que P. Montebello prévient de cette double dimension de droit et de fait dans la théorie de la perception
immédiate, ou ce qui revient au même de l’intuition, car l’intuition de cette continuité entre le mouvement individuel et
le mouvement d’univers est « une perception du monde que nous aurions si notre mémoire ne solidifiait pas déjà cette
durée pour les besoins du corps », c’est-à-dire que, parallèlement à la perception qui divise la matière en objets
indépendants, « notre mémoire solidifie en qualités sensibles l’écoulement continu des choses. Elle prolonge le passé
dans le présent, parce que notre action disposera de l’avenir dans l’exacte proportion où notre perception, grossie par la
mémoire, aura contracté le passé ».
81
l’Ouvert, incessante création »94. Chez Bergson, cette double dimension de la
perception, métaphysique et psychologique caractérise le sens renouvelé de
l’intuition intellectuelle - mode d’intuition qui présente « un intérêt plutôt vital que
spéculatif », où se déploie une tension du virtuel à l’actuel dans l’acte libre, la
mémoire débordant la limitation du corps, la vie de l’esprit tirant plus d’elle-même
qu’elle n’a (la spiritualité consistant en cela même dit Bergson) – qui articule « tout à
la fois un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous »95. L’intuition
y est la seule instance où le mouvement s’éprouve comme durée à la croisée de
l’individu et du monde, condition d’une conscience évolutive qui s’individue dans le
devenir et les différents rythmes de durée dans l’univers :

« l’univers matériel, dans son ensemble, fait attendre notre


conscience ; il attend lui-même. Ou il dure, ou il est
solidaire de notre durée. Qu’il se rattache à l’esprit par ses
origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans l’autre
il relève de l’intuition par tout ce qu’il contient de
changement et de mouvements réels »96.

La durée vitale ou intérieure est l’approche par le dedans d’un mouvement dit absolu,
« prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir »,
mouvement de transformation qui s’explique par une « translation dans l’espace » qui
implique une « différence de potentiel » entre « passé psychique virtuel (mémoire) et
structure présente actuelle (corps), ce qui conduit à « imaginer la supraconscience de
l’Evolution créatrice comme une immensité virtuelle de compénétration » nous dit P.
Montebello : en ce sens, et c’est, souligne-t-il, la lecture deleuzienne du rapport entre
les philosophies de Bergson et de Simondon, la durée serait un « processus
d’interpénétration qualitatif indivisible [qui] est une forme d’ontogénèse
relationnelle »97.
C’est donc à cette nouvelle méthode de la connaissance fondée sur le caractère mixte
de notre perception immédiate, et qui doit néanmoins être limité par l’analyse
94MONTEBELLO (P.), « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
op.cit.., p. 297.
95BERGSON, MM, p. 229.
96BERGSON, La pensée et le mouvant, op. cit.., p. 70.
97MONTEBELLO (P.), « Simondon et la question du mouvement », Revue philosophique de la France et de l’étranger,

op.cit.., p. 296.
82
psychologique décrite dans Matière et mémoire - où l’action, s’infléchissant dans le
sens de notre utilité délimite les images et fixe la matière, reconduit à la perception de
fait cette image déterminée de l’action possible de notre corps sur le réel 98, et donc à
une relativisation du mouvement, rapporté aux besoins de notre corps - à laquelle
nous invitent Bergson et Simondon, par la sympathie qui permet de de transporter à
l’intérieur des choses et de coïncider avec ce qu’elles ont d’inexprimable, à rebours
de l’aporie de la chose en soi inaccessible qui signait les limites de la pensée
kantienne de la liberté et de la relativité de la connaissance.
Avec Bergson et Simondon, la connaissance humaine porte aussi sur un sujet qui se
meut, qui réfléchit tout en agissant, palpant dans ses actions des impressions mobiles
qui alimentent sa réflexion et la dynamique de la découverte scientifique : la
connaissance porte sur un sujet qui est mouvement, vie et individuation, c’est-à-dire
aussi réalisation d’une personnalité ; elle devient par là même ou plutôt accède au
rang d’une connaissance spirituelle, au sens socratique du « connais-toi toi-même ».
Ce courant spiritualiste dans lequel s’inscrivent la pensée de Bergson et de Simondon
permet d’élargir le champ du connaître en direction de l’individu, de la personne et de
sa liberté concrète : elle oriente ou fait bifurquer l’effort de connaissance vers une
attention à soi, à son action dans le réel, à la qualité et aux modes d’échange avec les
autres êtres qui s’individuent, bref au social, ce que Simondon nomme le
transindividuel.
Dans ce cadre, la connaissance devient relative à notre pouvoir ou notre capacité à
communiquer avec autrui, d’entrer en relation, selon une condition non plus critique
mais énergétique, qui intègre les notions d’information, de potentiel ou encore de
résonnance interne. Pourtant, il semble que cette invitation post-kantienne, voire post-
moderne à une spiritualité telle que la professait déjà Socrate selon le précepte
delphique, ne puisse pas s’exprimer dans les termes d’une méthode analytique,
comme si l’on voulait transposer dans le champ des données intuitives l’exigence de
précision intellectuelle ou conceptuelle inhérente à la science classique : cette
98Car « le corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de
l’esprit…le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la
conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complètera et éclaircira la
situation présente en vue de l’action finale », MM, p. 199.

83
précision dont parle Bergson n’est pas à notre sens de l’ordre du concept
philosophique, même « taillé sur la chose même », comme si l’on pouvait aller de
l’intuition à l’analyse, ce que Bergson défend néanmoins, mais plutôt de l’ordre du
langage, de l’intersubjectivité et du mouvement auquel nous dispose ou nous incite
notre corps, avec sa propre dynamique, son propre « cogito » ou son horizon
intentionnel nous propulsant vers les autres. Comme le dit Bergson en comparant la
faculté de l’intuition à l’exercice de composition littéraire, il y a bien un parallélisme
qui se produit entre les facultés d’analyse et d’intuition, qui permet de s’acheminer
vers un travail de synthèse où le sujet éprouve un sentiment ineffable de liberté
intérieure, se laissant aller à cette impulsion d’une écriture qui engage tout son être et
ses facultés. Mais ne faut-il pas alors s’en tenir à ce mouvement, à cette expérience
d’individuation, en l’inscrivant dans une éthique ou une durée qui est croissance dans
la proximité avec soi et avec les autres ? Plus que de précision, Bergson nous invite à
la simplicité99, à la sympathie, qui impliquent, tout comme chez Simondon, de
renoncer à la recherche d’une principe d’individuation comme remontée inductive et
finaliste vers une première cause explicative ou fondatrice, pour s’engager dans un
procès de connaissance qui s’applique à décrire les modes et les degrés
d’individuation, en reprenant ou en approfondissant la démarche phénoménologique
dont Simondon reconnaît qu’elle est le mode d’analyse prédominant de notre époque
contemporaine : c’est en ce sens qu’une pensée de l’individuation, ou qu’une
phénoménologie de l’individuation peut fonder à son tour un véritable courant
spiritualiste dans le sillage de penseurs comme Bergson, Maine de Biran ou encore
Ravaisson.

Mais cette simplicité de l’acte d’exister, de l’acte libre qui constitue notre vie est
solidaire d’une exigence de précision, comprise par Bergson comme cet effort
spirituel pour s’extraire de la succession temporelle contingente que nous impose
l’individuation comme « œuvre de la matière » afin de nous replacer par la pensée,
en réinscrivant son être dans son vouloir-propre, « dans le cas exceptionnel et unique

99Disons le pour conclure : cette faculté n’a rien de mystérieux [….] Mais l’acte simple, qui a mis l’analyse en
mouvement et qui se dissimule derrière l’analyse, émane d’une faculté tout autre que celle d’analyser. Ce sera, par
définition même, l’intuition », in Bergson, La pensée et le mouvant, op.cit.., p. 252.
84
où nous spéculons sur la nature intime de l’action, c’est-à-dire dans la théorie de
[notre] liberté »100.
Simplicité, précision et effort constituent naturellement les fondements d’un vitalisme
philosophique qui détermine alors ce que l’on peut appeler, en effet, « miracle » de
l’élan vital : pensé à la lumière de l’individuation et prenant en compte le caractère
transductif de l’être, il peut à cette condition introduire au collectif, à une réalité qui «
peut être nommée transindividuelle », et qui permet de penser les conditions réelles
de la liberté. Le potentiel de la vie qu’exprime le concept bergsonien d’élan vital ne
s’inscrit pas seulement dans une durée, mais aussi dans une dimension du devenir
comme faisant apparaître des conditions de disparation, de rupture, et de
changements possibles dans l’être.
En ce sens l’individu peut être dit libre, détenteur d’une liberté qui l’inscrit dans les
contraintes de la matière, et qui la limitent : l’individuation se réalise toujours selon la
ligne de de cette dualité entre l’esprit et la matière, qui fixe et délimite le champ du
désir et du vouloir propres de l’individu. L’individuation comprise comme processus
menant à la liberté intime de l’individu s’ancre dans cette différenciation, dans ce
moment où l’individu opère un retour idéel-préindividuel sur lui-même, et se définit
comme personne.
L’idée d’un vitalisme philosophique commun aux pensées de Bergson et de
Simondon permettrait en ce sens une relecture du sujet, ou de celle de subjectivité, en
l’inscrivant selon l’hypothèse ontologique du préindividuel dans une dynamique
d’individuation collective qui lui permet de rencontrer en autrui la même charge de
réalité pré-individuelle, et de s’individuer. Selon cette approche, les individus ne sont
plus pensés comme des entités déjà constituées de fait, mais en droit comme porteurs
de potentiels pré-individuels qui assignent à chacun un avenir de significations
relationnelles à découvrir, et qui amène, sous la notion de transindividualité, à une
nouvelle manière de concevoir le rapport entre individu et société, éclairant par-là
sous un nouveau jour le sens même de l’exercice des libertés individuelles.

100 BERGSON, Matière et mémoire, PUF, « Quadrige », 2008, pp. 207-208.


85
47. IV – Une axiomatique vitaliste. Durée et religion, en appliquant l’élan
vital avec Bergson : les arts du Ki

Le concept de « mouvement » a été assez largement abordé par des philosophes


comme Patocka et Bergson, et d'autres, mais le modèle retenu classiquement est celui
de la "figure et du mouvement" au sens cartésien et géométrique de la théorie des
proportions, c'est à dire du point de vue extérieur de la succession des parties dans
l’étendue, qui désengage le sujet et aboutit à sa position clivante avec le monde, la
société, les autres, sous la forme d’un substantialisme de la pensée.
En ce sens, la notion de mouvement, qui est centrale dans les disciplines corporelles
asiatiques comme le kinomichi ou l’aikido, relève de plein droit ou est tributaire
d'une philosophie de l'individuation, et peut être appréhendée par le discours comme
une question posée à la philosophie, à l'endroit même de sa démarche et de sa
définition originaires comme con-naissance ("naitre avec, l'autre de surcroît - l’ouvert
comme cet apeiron-indéfini qui caractérise la morale ouverte pour Bergson 101),
comme Socrate l'avait définie notamment en tant que dialogue de l'âme avec elle-
même impliquant la médiation de l'autre ( dia-lectique)
Seulement cette conception du mouvement va de pair avec un concept
anthropologique de "décentrement" qui fonde en partie la production du discours
philosophique actuel, comme anthropo-logique (logique s'opposant ici à "logie,
comme "ouvert" à "fermé", tiers inclus à tiers exclu comme principe de la théorie
déductive au moins depuis Leibniz !)

Dans son mouvement propre ou le sens de sa démarche, la philosophie ou l’épistémé


semble se situer au carrefour d’une généalogie et d’une anthropo-logique. Elle
chemine lentement mais sûrement vers les principes – le principium individuationis
- , dont les fondements sont déjà à l’oeuvre dans les arts et les disciplines du corps,
101 La morale sociale se répand par la contrainte, ou la pression. A l’inverse, dans la morale complète : « on ne cède
plus ici à une pression, mais à un attrait ». A la première correspond une satisfaction devant le fonctionnement
normal de la vie. Tandis que la seconde renvoie pour Bergson à l’enthousiasme d’un progrès ou d’une marche en
avant ; alors, ce n’est pas que l’on franchit les obstacles, c’est qu’il n’y a pas d’obstacle. De ce point de vue, cette
âme se sent donc, à tort ou à raison en coïncidence avec le principe même de la vie, l’élan vital, qui ne connaît pas
non plus d’obstacle.

86
tels que l’aikido ou le kinomichi, pour rester dans la tradition japonaise du Budô, et
comme des sagesses implicites de la corporéité, intelligence pratique du chiasme qui
serait la "duplication de l'ordonnancement génétique de la double hélice [structure
spiralée de l'ADN] du vivant qui pré-ordonne l'ordre du corps, distribué entre la
verticalisation et la mort" (in Tony Brachet "Verticalité()s et condition humaine.
Babel revisitée, in Hervé Barreau dir., Les conditions de l'humain. Temps, langue,
éthique et mal. Autour de l'oeuvre d'André Jacob, Armand Colin, 2013.)

Ici le premier ouvrage de G . Bachelard pourrait faire référence, L’intuition de


l’instant, cette faculté qui permet de saisir la valeur profonde de l’instant pouvant être
comprise comme une visée à contenu pratique, une cause formelle ou finale de l’acte,
pour reprendre une catégorie aristotélicienne.
Il en dérive une éthique fidèle à l’origine de l’Homme, - « apriorique » au sens de
l’universalisme positif, dans sa genèse vitale, le laissant apparaître depuis toujours,
comme pris ou enchâssé dans une forme d’éternité du monde où tout s’écoule et qui
le rive à sa condition naturelle de finitude, selon la célèbre formule d’Héraclite au
temps des Présocratiques, qui professait, déjà, la doctrine du mobilisme universel –
panta rei « tout s’écoule » ou, autre fragment, « on ne se baigne jamais deux fois
dans le même fleuve » : l’être se dit en qu’il devient, en tant que mouvement, rythme,
éveil condensation et repos.
C’est ce paradigme génétique de l’homme, sa mémoire de l’origine ou inconscient
ontologique actualisés dans le discours, à travers l’analyse herméneutique des
symboles ou la compréhension du système adaptatif et du fonctionnement transductif
du régime vital, psychique, et transindividuel de l’individu en cours d’individuation,
que la théorie anthropologique et éthique de Bachelard nous invite à méditer pour
notre temps, Simondon ayant tenté d’en élaborer la logique - la ratio essendi [l’être
en tant qu’individué ] et cognoscendi [l’individuation de la connaissance du sujet et
de l’objet dans l’intuition par la méthode transductive] - correspondant à cette
anthropologie philosophique.
Seulement, un tel retour aux sources de la nature de l’Homme ou à son origine en tant
que genèse, c’est à dire saisie dans une intelligence génétique, qui nous relie aussi
87
aux animaux et donc à la science éthologique, ou encore un tel contrat naturel pour
reprendre M. Serres, impliquait une refonte complète de l’entendement moderne
hérité de la doctrine transcendantale cartésienne et kantienne de l’intuition, de la
sensibilité, et, plus généralement, du sens de la représentation comme phénomène
empirique ou comme conscience.
L’Esthétique transcendantale, dans la Critique de la raison pure, nous livre une
doctrine du sens interne qui ouvre un champ de réflexion, phénoménologique, mais
aussi spiritualiste sur la notion de temps, et celle de l’espace, renouvelant le rapport
de la matière et de l’esprit, du corps et de l’âme. Contradictoire d’après certains
commentateurs orthodoxes de la Critique de Kant, l’esthétique transcendantale ou la
théorie des facultés de Kant nous laisse sur la nature indéterminée du temps comme
objet du sens interne, tandis que l’espace serait lui sûrement objet du sens externe.
Mais les choses sont-elles aussi simples, nous demanderaient Bachelard et Bergson ?
Que dire des rapports qui se tissent entre matière et esprit dans l’imagination, la
mémoire, ou la fiction ? La matière est -elle une simple tabula rasa, une res extensa
extérieure à nous et donnée d’avance sur laquelle nous pourrions agir sans nous y
impliquer ? Citons Bachelard :

« La matière n’est pas étalée dans l’espace, indifférente


au temps ; elle ne subsiste pas toute constante, tout
inerte, dans une durée uniforme. [...] Elle est, non
seulement sensible aux rythmes ; elle existe, dans toute
la force du terme, sur le plan du rythme, et le temps où
elle développe certaines manifestations délicates est
un temps ondulant, temps qui n’a qu’une manière
d’être uniforme : la régularité de sa fréquence »102.

48.

Il y aurait au fond comme une mémoire de la matière, qui nous englobe et nous
contient dans ses formes, et trace les sillons parfois périlleux de notre individuation,
formant le creuset de notre destinée : c’est ce que Bergson a tenté de nommer, selon
Deleuze, en ayant recours à l’hypothèse d’un inconscient ontologique.

102 BACHELARD (G.), La dialectique de la durée, PUF, 1963, p. 130.


88
Nul n’est besoin ici de mentionner la théorie de l’inconscient collectif élaborée par
Jung, mais qu’il nous soit permis de souligner l’intérêt de la théorie du réalisme
magique dans la critique littéraire, qui montre simplement que cela existe, ou fait
partie de l’expérience de l’homme. Le problème serait de savoir à partir de quel
moment ou dans quelle mesure, ce réalisme pourrait devenir une norme pouvant régir
les relations et le mode d’interaction entre les individus, c’est à dire entrer dans la
théorie de l’éthique et d’une nouvelle forme de rationalité de la sphère de l’agir, et de
la communication inter-humaine. Nous laissons ouverte cette voie de l’investigation
philosophique qui a pour nous une valeur scientifique, ou pré-critique.

Dans son introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, J. Derrida retrace la


genèse de l’idéalisme transcendantal de Husserl, depuis l’analyse de la Philosophie
de l’arithmétique jusqu’à Logique formelle et logique transcendantale, en dévoilant
la tension entre les sciences éidétiques de la conscience, fondées sur l’élucidation
intuitive des évidences logiques, et les autres chemins de véridiction du sens dévolu à
l’expérience : « dans le passé, on a référé l’idée de science à la logique conçue
comme sa norme », nous dit Husserl, « mais il y a encore d’autres chemins possibles
pour des prises de conscience dirigées vers le radicalisme ». Il y a une tension entre
d’une part, la « naïveté de l’évidence apriorique » et d’autre part cette même
évidence qui « tient en mouvement tout travail géométrique normal ».

Cette évidence pour Hume est donnée dans l’impression, ou plus exactement dans le
statut de l’expérience comme impressions. Pour Hume, nul besoin de s’extraire de
cette impression par la réflexion, ce serait un non-sens, puisqu’alors l’on manquerait
le sens du présent vivant de l’expérience, sa genèse propre et légale, bref le sens
même de la constitution empirique : le moi est simplement l’écoulement synthétisant
et identifiant du divers des perceptions, l’association réfléchie comme unité
subsistante et simple. Comme le dit Hume dans le Traité, « nous sentons seulement
une connexion ou une détermination de la pensée de passer d’un objet à un autre » :
le feeling est la seule origine valable de la conscience de soi. Dans l’ordre de la
causalité, le feeling correspond à une impression de réflexion ayant pour
89
correspondant l’idée de nécessité, qui n’est cependant pas réflexion, car il est toujours
engagé dans telle ou telle association, et on ne peut s’y reposer comme dans une
substance pensante synthétisant toute la teneur de l’immédiat, en train de passer dans
une relation tendue et supposée entre passé, présent et avenir, par un procédé de
rétention externalisé : il y a bien un feeling de la transition, mais on ne peut le penser
comme cogito. L’imagination seule est nature (tendance) et de la nature il n’y a pas
de pensée : « c’est alors un grand bonheur que la question de l’identité personnelle
s’enferme dans un labyrinthe », nous dit Hume.
De cette philosophie empiriste de la conscience découle un principe écologique
fondée sur une philosophie authentique de la nature humaine, et de la nature en
général comme apeiron, règne de l’indéterminé et de l’indéfini : la détermination ne
survient alors que comme élan de responsabilité des individus les uns envers les
autres, comme une communauté scientifique avertie qui se conforme au Principe des
principes de la phénoménologie de l’individuation : l’axiomatique de l’apeiron, de
l’être du préindividuel, indique qu’aucune norme, aucun principe ne peuvent être
détachés de leur contenu immédiat, et établis comme principe de tiers-exclu.
Lévinas avait bien cerné cet enjeu de la co-responsabilité qui sous-tend le sens
phénoménologique de la communauté humaine, dans l’articulation de l’empirique et
du transcendantal. Simondon prolonge cette réflexion sur la notion de responsabilité
comme « mouvement pour aller toujours plus loin » où l’être fini apparaît comme le
contraire de l’être limité : être limité, c’est admettre, au fond, le principe de la
transindividualité comme ce qui dépasse l’individu tout en le prolongeant dans
l’économie des relations humaines fondées sur un principe de responsabilité
phénoménologique, qui articule, en effet, éthique et infini, et fournit le sens de
l’objectivation sociologique, ou etho-logique, de l’apeiron des Présocratiques.
Le fondement possible d’une écologie transcendantale apparaît ainsi sous la forme de
la recherche d’une nouvelle philosophie de la conscience affranchie du diktat du
« cogito » et de la logique de la représentation numérique qui divise le réel pour le
recomposer à des fins utiles. La philosophie pratique morale qui s’y rattache peut
trouver son principe à la fois dans l’idéalisme transcendantal de Husserl et dans
l’empirisme naturaliste de Hume :
90
« L’axiomatique en général, à partir de laquelle seule
prendre sens tout idéal de déductivité exhaustive et exacte, à
partir de laquelle seule tout problème de décidabilité peut
ensuite surgir, suppose donc déjà une sédimentation du sens
[préindividuelle-spirituelle], c’est à dire une évidence
originaire, un fondement radical, qui est aussi un passé. Elle
est donc déjà exilée des origines auxquelles Husserl veut
maintenant faire retour […] Dès lors que la
phénoménologie s’est affranchie du platonisme
conventionnel aussi bien que de l’empirisme historiciste, le
mouvement de la vérité qu’elle veut décrire est bien celui
d’une histoire concrète et spécifique, dont les fondements
sont les actes d’une subjectivité temporelle et créatrice
fondés sur le monde sensible et le monde de la vie comme
monde de la culture »103.

Nous pouvons parler d’une axiomatique vitaliste fondant le vitalisme philosophique


dans son aspect de transcendantal, tout en ayant à l’esprit le principe des principes
simondonien selon lequel une « axiomatisation du préindividuel » n’est pas objet du
discours, mais lieu indéfini de notre individuation qui implique hasard, information et
finitude adossée à la possibilité du néant. Aucune norme détachée de son contenu ne
peut être définie, et la relation est simultanée par rapport aux termes qu’elle unifie.
Dans ce nouveau cadre empirico-transcendantal, qui définit le champ
anthropologique moderne, l’ « homme en tant qu’esprit et humain »104, il est possible
de penser le moment de la détermination de ce qui est à faire, c’est à dire de l’action
au sens harendtien, par lequel l’individu se définit et se positionne en prenant acte de
cette philosophie de la nature fondée originairement dans l’être-impression-indéfini,
comme tendance et nature qui, délogeant l’instance du cogito, permet d’adopter le
point de vue du Tout comme primant sur les parties discrètes additionnées comme des
monades dans l’entendement pour le recomposer sur la base de la res extensa : une
philosophie morale anti-cartésienne apparaît ainsi non seulement nécessaire, mais
aussi suffisante comme condition d’intelligibilité de l’authentique nature humaine qui
103 DERRIDA (J.), Introduction à L’Origine de la géométrie de Husserl, PUF, 1974.
104 C’est nous qui soulignons, pour reprendre une expression de l’auteur, qui élargit la dichotomie traditionnelle de
l’esprit et du corps à l’humain, ouvrant à d’autres perspectives de réalisation qui ne se limitent pas aux seuls arts
corporels, mais impliquent aussi des valeurs tels que le travail, le langage, ou encore les modes d ‘échange
interindividuels qui se produisent dans l’attitude naturelle ou personnaliste.
91
de la nature ne pense pas, et ne se pense pas dans l’évidence du cogito donné à soi
dans le prétendu sens interne de l’immanence du vécu : la philosophie morale qui
peut sous-tendre une pensée profondément spirituelle et une théorie de l’action,
s’inspire non seulement du présupposé de la genèse inhérent à la philosophie de
l’individuation, qui interdit toute connaissance outrepassant les limites de
l’individuation de la connaissance, et maintient par là la position éthique par
l’implication du sujet qui la pense – dans le geste d’un vitalisme philosophique –
mais aussi de la philosophie morale empiriste, notamment de Hume qui est le
fondateur de ce courant de pensée et qui, se rapportant à l’origine de nos passions et
de nos actions, prend fond sur une doctrine de l’impression, « selon laquelle le plaisir,
considéré en sa naissance, est événement contingent et gratuit, même si on peut en
tirer un monde de l’utilité, comme des impressions de sensation on tire un monde
d’objets »105 .
Comme le souligne M. Malherbe, « il est clair que dans un tel système moral la
raison ne joue aucun rôle fondateur...Cela ne signifie pas que la raison n’intervienne
pas dans le domaine moral, mais que son exercice est toujours postérieur et
subordonnée à la nature ».
Pour Hume, les passions portent en elles un sentiment actif de la généralité, capables
de s’opposer aux principes de l’égoïsme : l’utilité publique plaît, « en vertu d’un
sentiment d’humanité ou de sympathie qui s’adjoint à l’amour de soi et le contrôle. Il
y a un sens propre du bien d’autrui »106 .
Or, ce bien d’autrui s’articule aujourd’hui sur deux éléments caractéristiques de notre
époque : un élargissement des fins humaines à partir du souci écologique de la
préservation de la nature, et d’une humanité future, auquel se rattache le principe
d’une responsabilité envers les générations futures qui auront à habiter notre planète,
selon un nouvel impératif catégorique que l’humanité soit (Jonas) ; et une logique de
l’expression des passions (-Spinoza) dans les modes de plus divers et variés,
médiatisés notamment par la profusion d’outils technologiques, de l’action humaine :,
en fait, de l’origine indéterminée de la connaissance en tant qu’impression dériverait
la détermination éthique de la responsabilité vis à vis de cette nature indéterminée qui
105 MALHERBE (M.), La philosophie empiriste de David Hume, Vrin, 1998, pp 276-277.
106 Ibid, p. 275.
92
nous tient en otage, et qui recrute un sens large de l’action humaine, politique et
écologique. Jonas exprime cette idée à partir d’une fondation moniste de l’être sur la
corporéité, qui manifeste une préférence naturelle pour la vie ; mais le sens du
collectif ne résiderait pas seulement dans l’entendement de cet impératif de nature
que l’on peut qualifier ici d’écologique, qui renvoie à une détermination globale ou
synchronique, il se situerait aussi au niveau de la singularité comme mouvement de
l’individu qui se meut effectivement dans la sphère de la planète et l’habite, au sens
propre de l’éthique comme « faire habiter », « mode de séjour » - poïen ; il implique
de concevoir, pour reprendre l’analyse d’Hannah Arendt sur la condition de l’homme
moderne, une priorité de l’action sur la raison et la contemplation philosophiques, au
sommet de la hiérarchie de la tripartition de la vita activa (vie active) – action, travail,
œuvre – qui inscrit l’individu dans l’espace public où il s’exprime.
Pour prolonger le propos de l’auteure, nous pourrions dire que de même que l’action
appartient au domaine politique, qui prend acte de la nature expressive et
relationnelle de l’individu, de même elle pourrait appartenir, dans une tradition de
pensée articulée sur une pratique de la sagesse, à une philosophie du mouvement par
laquelle l’énergie créatrice des individus en tant qu’êtres singuliers, notamment dotés
de « Ki » ou « Chi » peut émaner et être canalisée : au zoon politikon d’Aristote, il
faudrait associer un zoon kinêtikos, l’animal cinétique, qui se meut, dont l’être se
définit et s’exprime comme mouvement général de la pensée et du corps à la fois.

Par l'action, qui engage la parole et le corps, l’individu se meut essentiellement,


« bouge », est dans une vita activa, et actualise ses potentiels : il est l’être de
l’expression qui révèle ou « divulgue » son identité aux autres en interagissant avec
eux, ce que ne permettraient ni le travail ni l’œuvre, au sein desquels nous avons à
remplir des fonctions, et où nous ne pouvons manifester que nos talents, non la
singularité de notre identité. Par le travail et l’œuvre, nous ne pouvons divulguer que
ce que nous sommes (« What » we are), et non qui nous sommes (« Who » we are)107.
Pour penser l’action, la liberté et l’humain, il faut en référer au « zoon politikon »
comme logique d’apparition des êtres dans l’espace public, comme condition de
107 Hannah Harendt (trad. Georges Fradier, préf. Paul Ricœur), Condition de l'homme moderne, Paris, Pocket, 1994.
93
pluralité et comme logique d’expression. Par suite, action et parole se rapportent à ce
qu'Arendt nomme la « pluralité », comme métaphore, pouvons-nous dire, de cette
part de nature d’apeiron que chaque être contient en lui comme réalité du possible ou
potentiel de pluralité réticulaire et expansive. Arendt renvoie au réseau des relations
humaines, qui, constitué comme domaine politique, comme polis est l'espace où tous
sont égaux en tant qu'appartenant à l'humanité, mais aussi où chacun se distingue des
autres en ayant une perspective sur le monde qui lui soit propre : « la pluralité
humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de
l'égalité et de la distinction »108. L'action « est l'actualisation de la condition humaine
de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux »109.
Dans cette perspective arendtienne peuvent s’articuler ontologie et éthique, dans une
économie de signifiance qui aurait pour fin le visage d’autrui, l’Autre comme alter
ego dont le bien dans l’espace public passe désormais par l’assomption du souci de la
nature et d’une anthropologie devenue écologique – d’une « écologie des autres »,
pour reprendre la belle expression de Ph. Descola, dans un sens synchronique, et
cinétique comme assomption d’une éthique du mouvement, fondé sur un concept
authentique de mouvement qui, selon Patocka, permet de comprendre l’essence du
pouvoir humain comme « je peux », c’est à dire le sens de la liberté et de l’action
comme dérivant génétiquement d’un besoin d’affirmation - expression de soi dans
une logique d’expansion qui concrétise la problématique de l’espace, en établissant
les jalons de sa compréhension et de ses conditions réelles – ce qui définit le plan de
la dia-chronie des singularités.
En fait et en droit, « être libre et agir ne font qu'un »110 et une réflexion naturelle sur
l’esprit et la nature humaine, en un sens humien, pourrait être évoquée, sur le plan
philosophique, dans le cadre d’une théorie de l’information dont Simondon tente de
saisir les enjeux en termes de relativité du réel et de nature relationnelle des
individus, fonctionnant en réseau. Celle-ci rend opérantes les notions fécondes
d’intentionnalité, de description phénoménologique plutôt que d’analyse, dont les
termes individuants divisent la référence, ou encore d’impression et de feeling,
108 Ibid, p. 231.
109 Ibid, p. 335.
110 ARENDT (H.), La crise de la culture, Gallimard, p. 198.
94
conformes à la nature de l’esprit humain, et enfin de transduction qui permet, sous la
condition de la genèse, de synthétiser en la réfléchissant, l’évidence originaire de
l’impression sur le sens de l’expérience transcendantale pour la communauté
scientifique humaine, vivante et sensible, enfin responsable : le concept de
transduction apporte la raison d’être de la transition associative d’une impression à
une autre, sous forme d’impression de réflexion, sans chercher ailleurs le principe de
leur enchaînement, mais simplement en essayant de la décrire pour rester fidèle aux
phénomènes, et à leurs caractères de devenir ; elle apporte (la transduction),
l’intelligibilité de nature génétique et transcendantale, de l’opération analogique en ce
qu’elle peut avoir de valide eu égard aux modalités d’amplification de l’agir
communicationnel et relationnel, dans une structure réticulaire formant un réseau de
sujets dignes et responsables.
En effet, comme le remarque M. Malherbe, « l’empirisme ne saurait être complet
sans une doctrine de la raison » et celle-ci « a à s’établir dans son droit,
métaphysique ou critique, elle ne peut en partir » : la règle peut être tirée de
l’expérience sous forme d’un principe de justice, comme l’être pour la conscience
peut être inféré de l’être de la conscience qu’est l’expérience-impression, dans le
cadre d’une ultime clarification de soi comme doublet empirico-transcendantal qui
fait apparaître la question anthropologique et sa position dans l’éthique dans la
nécessité d’une réhabilitation de la philosophie de la nature comme apeiron, et
Physis, au sens de l’antiquité grecque : ce qui naît de la nature peut croître à l’infini,
mais ne grandit effectivement qu’en se limitant, en étant soumis à des règles
naturelles de l’entendement qui rendent possibles les relations entre individus dans
leur pluralité, dans un monde où « toutes nos perceptions sont des existences
différentes et suffisantes, desquelles ne naît aucune tendance » :

« le plaisir l’imagination et la sympathie lient ces


perceptions, les composant en monde et en moi, sans qu’on
puisse les en dériver. A cet égard, il n’y a pas d’expérience
originaire de la nature. La nature surgit dans la genèse de
notre humanité, comme un accident imprévu qui advient à la

95
différence primitive, comme un supplément
111
inassignable » .

Les voies martiales du kinomichi, de l’aikido ou du Qi Qong, permettent de


concrétiser la concept philosophique de mouvement, d’en établir la raison pratique,
et nous invitent à une réflexion sur un sens renouvelé du statut de l’expérience, de ce
qui se donne effectivement dans l’intuition de l’instant, au sens d’une donnée
immédiate de la conscience à partir de laquelle on pourrait partir pour se situer dans
l’action, et dont découlerait un pragmatisme de l’évolution créatrice :
fondamentalement, ce qui est effectif ne serait pas tant rationnel comme a voulu le
laisser penser Hegel, mais en réalité relationnel et communicationnel, au sens où
Simondon entend qualifier par là la valeur absolue de l’instant présent comme l’être
de la relation, qui fonde sa théorie de l’individuation et de l’information à rebours du
discours philosophique qui la prend pour objet, en essayant de « composer l’essence
d’une chose au moyen d’une relation conceptuelle » entre des termes.
Si l’humanité peut être une chance, ce serait au regard de ce processus évolutif
remarqué par H. Bergson, et dont ce dernier a tenté de faire l’éloge tout au long de
son œuvre : M. Serres ne disait-il pas , au sujet de Bergson, qu’il était très en avance
sur son temps ?
Pour reprendre un mode d’interrogation heideggerien s’agissant du destin de l’Etre,
sous la forme du Gestell qui situe notre monde technologique dans l’idée d’un
« mode impérieux de dévoilement de l’être », on pourrait dire que l’humanité se
manifeste dans ses ultimes soubressauts face à sa vérité originaire, en tant que nature
indéterminée face à l’infini du Cosmos, et que seule la croyance dans la possibilité de
faire émerger le « il y a » dans sa différence avec l’étant, au seuil de l’expérience de
l’angoisse, peut marquer le sens d’une conquête de l’esprit, où l’humain parvient
enfin à se reconnaître pour ce qu’il est, l’être-là du Dasein, qui le fait exister dans
l’ici et maintenant phénoménologique, tout en lui offrant la possibilité de se penser et
de se vivre comme tel, grâce aux ressources corporelles et spirituelles qu’il peut

111 MALHERBE (M.), La philosophie empiriste de David Hume, Vrin, 2001, p. 247.
96
effectivement explorer et promouvoir pour les générations futures, comme cette
« terra incognita » de la pensée à venir, ou d’une humanité à naître.
L’idée d’une morale ouverte et complète chez Bergson, comme intelligence de cette
relation du fini à l’indéfini – apeiron, du clos à l’ouvert, de l’individu dans ce qu’il a
d’unique et de différent en soi à l’autre et à la société où il existe effectivement est
reprise ou fait écho à la compréhension derridienne de la phénoménologie sub specie
genesis de la phénoménologie de Husserl qui, dan son ouvrage La voix et le
phénomène, souligne l’analyse de la portée fondamentale du geste transcendantal
husserlien : il s’agirait, au fond, de revenir aux choses en considérant la catégorie
centrale de la phénoménologie de vécu logique en tant que vecteur principiel ou
porteur d’idéalité, comme rendant possible le point de jonction postulé par la pensée
qui spécule sur l’idée de pureté détachée du sensible – sur l’Idée au sens moderne
kantien – et l’indéfiniment répété de la pensée dans les choses,

« dans l’identité de sa présence pour cela même qu’elle


n’existe pas, n’est pas réelle, est irréelle, non pas au sens de
la fiction mais en un autre sens qui pourra recevoir plusieurs
noms...la nécessité de l’essence, du noème, de l’objet
intelligible et de la non-mondanité en général. [Mais] cette
non-modanité n’étant pas une autre mondanité, cette idéalité
n’étant pas un existant tombé du ciel, l’origine en sera
toujours la possibilité de la répétition d’un acte producteur.
[Et] pour que la possibilité de cette répétition puisse
s’ouvrir idealiter à l’infini, il faut qu’une forme idéale
assure cette unité de l’indéfiniment et de l’idealiter : c’est le
présent ou plutôt la présence du présent vivant...l’idéalité de
l’idéalité...la présence à soi de la vie transcendantale »112.

De ce point de vue génétique de la phénoménologie, que Husserl adopte dans ses


écrits dès 1917113 -, et qui qualifie selon nous le sens du concept d’individuation dans
le tournant post-phénoménologique de la philosophie contemporaine sur l’idée de la
subjectivité – qu’elle soit récusée au nom du relativisme sceptique ou simplement
112 Derrida, p ; 4-5
113

97
déconstruite, il apparaît possible, au nom d’une authentique phénoménologie de
l’individuation – d’une philosophie comme science rigoureuse selon le vœu de
Husserl, de surmonter l’écueil d’un « règne des formes » préindividuelles dans l’idée
de nature comme cet « individu pur » qui pourrait se dégager de la lecture de l’oeuvre
de Simondon, en intégrant et en limitant le modèle de l’ontogénèse à un strict plan
d’immanence des phénomènes, compris, certes, dans la perspective husserlienne des
Recherches logiques, comme idéalités mathématiques qui, non-réelles, n’existant pas
en soi, n’en restent pas moins des objectités ou des noèmes pour la pensée au même
titre que l’être mondain naturel toujours indéfini : ce plan d’immanence
phénoménologique peut renvoyer à cette idée d’une conscience sans corps et, « aussi
paradoxal que cela puisse paraître », qu’une pensée de cette conscience sans corps
soit rendue possible aussi comme celle d’une conscience sans âme, et serait l’exact
opposé symétrique du spinozisme pour qui l’idéation en tant que telle dérive
essentiellement du corps et de sa puissance propre, donc d’un corps qui pourrait se
passer de penser ; dans les deux cas, il conviendrait de retenir l’idée de cette
immanence à soi dans le corps ou dans l’esprit, c’est à dire celle du parallélisme
ontologique psycho-physique qu’avait judicieusement introduite Spinoza – et qui
caractérise son génie moderne – sans verser dans le psychologisme transcendantal.
Comme le remarque Derrida,

« la conscience transcendantale n’est rien de plus ou d’autre


que la conscience psychologique. Le psychologisme
transcendantal méconnaît ceci :que si le monde a besoin
d’un supplément d’âme, l’âme, qui est dans le monde, a
besoin de ce rien supplémentaire qu’est le transcendantal et
sans lequel aucun monde n’apparaîtrait »114.

Fidèle au devenir et à la différence qu’exemplifient les Ennéades, et en sens à la


nouvelle métaphysique de la durée et du mouvant de Bergson – en cela héraclitéen –
cette phénoménologie de l’individuation n’en reste pas moins polémique pour la
possibilité du sens et du monde, dans le monde, si, comme le disait Patocka, « toute
114 P ; 12-13
98
division [différence], toute individuation est dans le monde, mais n’a pas de sens pour
le monde »115 : tel serait alors le lieu de l’écriture et de la différence comme pratique
discursive authentique du Logos, alternatif mais en un sens aussi parallèle à
l’herméneutique et au principe de sa méthode,, où « le langage garde la différence qui
garde le langage ».

La méthode de la déconstruction des faux-substantialismes, articulés sur des postulats


erronées ou en position d’imposture dialectique vis à vis de l’essence mouvante du
réel et de la vie, serait une voie contemporaine de la critique, et de son sens possible,
visant à chercher et à élucider au fur et à mesure de la progression dans la
connaissance des formes ou phases de l’épistémé, les sources permettant de
déconstruire effectivement les fausses-évidences, stéréotypes et clichés, ancrés dans
un usage par trop catégorique de la pensée et de son mode d’extension au réel,
comme res cogitans qui s’oppose à la res extensa : ce point de vue du parallélisme est
notamment souligné par F. Lordon116 dans un récent ouvrage, comme une exigence
pour la pensée et son mode propédeutique de fonctionnement, qui soit conforme à la
non-antinomie des « idées » et des affects, une fois ceux-ci soustraits « à ses usages
de sens commun – les émotions – pour en faire le concept plus général de l’effet que
les hommes produisent les uns sur les autres ».
Les affects, les idées et croyances qui les sous-tendent, sur le fond d’un dogmatisme
transcendantal de la naïveté de la croyance au monde comme donné ultime de
l’intuition des évidences premières peuvent s’articuler quasi-empiriquement sans
céder à toute forme de réification de la conscience ou à un subjectivisme de la
pensée, et en essayant d’intégrer sous le vocable platonicien du chôrimos – comme
modèle patockien de l’épochè universelle – l’idée de la séparation comme condition
d’individuation de l’individu, non pas de l’être, qui implique une autre métaphysique
de l’intuition, dans le sillage tracé par Bergson : la méthode de l’intuition concrète
que ce dernier préconise, sub specie durationis, permet de penser à travers
l’opposition entre société close et société ouverte, l’idée du vivre-ensemble, de la
l’essence de la sociabilité qui ne se limite pas au formalisme de l’adhésion juridico-

115 In Papiers phénoménologiques


116 LORDON (F.), Les affects de la politique, Seuil, 2016.
99
politique au pacte national, car, « entre la nation, si grande soit-elle et l’humanité, il y a toute la distance
du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert », nous dit encore Bergson.

Scolie. Bergson politique. La dimension morale de la liberté. Pour une lecture


nomologique du transindividuel

49.

1 - Pression sociale – obligation, morale close et morale ouverte. L’individu et


son milieu

50.

51. Comme le remarque I. Prelorentzos117, le fait que Bergson se soit


penché tard sur la question morale « ne signifie pas qu’il n’y ait pas de
thèmes ayant une connotation morale dans ses trois premiers grands
ouvrages, comme par exemple celui de la création de soi par soi dans
L’Évolution créatrice, ou que Bergson n’ait pas eu une conception implicite
de la morale comme réalisation de la volonté libre :

« Une des raisons principales pour lesquelles Bergson s’est


penché tard sur les questions morales et religieuses a été le
fait que, bien qu’il considérât le problème de la durée ou de
la personnalité comme le problème central de la
métaphysique27, il tenait les questions morales et religieuses
pour « ce qu’il y a de plus difficile en philosophie »118. Par
ailleurs, sa conviction constante était que « la difficulté
principale [du monde actuel] est morale, encore plus que
politique ou économique, et qu’aucun résultat viable ne peut
être obtenu sans une réforme morale de l’humanité ».

117 PRELORENTZOS (I.), Philonsorbonne 1/2007, p. 104-105 ; p. 107.


118. Correspondances, op. cit., p. 1386 : « Ces questions morales et religieuses qui sont, de beaucoup, ce qu’il y a de plus difficile en
philosophie ». Cf. aussi ibid., p. 1233 (23 sept. 1927) : « Ces questions morales sont les plus difficiles de toutes, et elles ont été
singulièrement négligées par la philosophie moderne ».
100
52. Bergson ne concevait nullement la philosophie comme un système
et, par conséquent, il ne voulait aucunement déduire logiquement la morale
de ce qu’il avait écrit auparavant sur d’autres problèmes, sur la durée, la
liberté, la mémoire et surtout sur l’élan vital.

53. En fait, Bergson permet de qualifier la dimension morale du


préindividuel, à travers une réflexion sur le caractère instinctif « virtuel »,
pré-individuel, de l’obligation, identifiée dans son origine vitale, réflexion qui
est absente de l’oeuvre de Simondon : « Notre souvenir le plus ancien est
l’obligation, ainsi que l’interdiction : le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a
de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de

l’humanité »119.

En quoi consiste l’obligation ? Quelle est sa fonction ? En recourant à l’étymologie


du mot, Bergson affirme que « l’obligation […] nous lie aux autres membres de la
société ». Sa fonction est la sauvegarde de la cohésion sociale ; Bergson précise que
l’obligation implique l’intelligence :

« L’obligation […] qui […] nous lie aux autres membres


de la société, est un lien du même genre que celui qui unit
les unes aux autres les fourmis d’une fourmilière ou les
cellules d’un organisme. C’est la forme que prendrait ce lien
aux yeux d’une fourmi devenue intelligente comme un
homme, ou d’une cellule organique devenue aussi
indépendante dans ses mouvements qu’une fourmi
intelligente ».

54.

L’obligation implique la liberté. En effet, lorsque Bergson propose une définition de


l’obligation, il est évident qu’elle implique intelligence, choix, liberté : « L’obligation
nous apparaît comme la forme même que la nécessité prend dans le domaine de la vie
quand elle exige, pour réaliser certaines fins, l’intelligence, le choix, et par
conséquent la liberté »120. Et il poursuit ainsi :

119 Bergson, Les deux sources, Flammarion, 2012, p. 87,


120 Ibid, p. 24.
101
« Représentez-vous l’obligation comme pesant sur la
volonté à la manière d’une habitude, chaque obligation
traînant derrière elle la masse accumulée des autres et
utilisant ainsi, pour la pression qu’elle exerce, le poids de
l’ensemble : vous avez le tout de l’obligation pour une
conscience morale simple, élémentaire. C’est l’essentiel ; et
c’est à quoi l’obligation pourrait à la rigueur se réduire, là
même où elle atteint sa complexité la plus haute »121

Une autre thèse majeure des Deux sources est la comparaison de l’obligation avec
l’instinct : l’ensemble des habitudes, « je veux dire l’habitude de contracter ces
habitudes, étant à la base même des sociétés et conditionnant leur existence, aura une
force comparable à celle de l’instinct, et comme intensité et comme régularité. C’est
là précisément ce que nous avons appelé “le tout de l’obligation”…C’est un instinct
virtuel »122.

Mais entre les deux sources – du moins en apparence – de l’obligation, la société et la


vie, laquelle est la source primordiale ? Cela ne pose pas de problème suivant
Bergson ; c’est la vie, car « le social est au fond du vital ». C’est par là que nous
entrevoyons le lien constitutif de la morale et du transindividuel, compris dans une
acception nomologique ou déontologique : quelle représentation de la société est
immanente à la pression considérée en elle-même ? La représentation d’une société
close dont le seul but est de se conserver. Et, comme le souligne I. Prelorentzos,

« quant au sentiment qui caractérise la conscience de cet


ensemble d’obligations pures, à supposer que toutes sont
remplies, c’est « un état de bien-être individuel et social
comparable à celui qui accompagne le fonctionnement
normal de la vie. Il ressemblerait au plaisir plutôt qu’à la
joie »123 .

Nous obéissions parce qu’il s’agissait de nos parents ou de nos maîtres, mais par-
delà, la société. Mais il ne faut pas confondre la loi morale avec une loi naturelle :
121 Ibid, p. 19.
122 Ibid, p. 21; pp. 22-23.
123 PRELORENTZOS (I.), op.cit.., p. 124.

102
l’obligation vient de la société, mais ne s’impose pas de l’extérieur à l’individu, car
une partie du moi de l’individu est le moi social. C’est la société qui s’est intégrée au
moi lui-même de l’individu. Ce moi social s’oppose au moi intime ou moi profond
qui représente ce que l’individu a d’unique, de singulier et d’inexprimable, et qui peut
être une autre source de morale

En effet, la morale sociale se répand par la contrainte, ou la pression , à l’inverse,


dans la morale complète, on ne cède plus ici à une pression, mais à un attrait, une aspiration,
une expansion.

A la première correspond une satisfaction devant le fonctionnement normal de la vie.


Tandis que la seconde renvoie pour Bergson à l’enthousiasme d’un progrès ou d’une
marche en avant ; ce n’est pas que l’on franchit les obstacles, c’est qu’il n’y a pas
d’obstacle : à l’opposé de la morale de la pression, à laquelle est immanente « la
représentation d’une société qui ne vise qu’à se conserver », la morale de l’aspiration
contient implicitement le sentiment d’un progrès124.

À part l’obligation qui est inéluctablement présente dans la vie des hommes et
dont la source primordiale est biologique, Bergson soutient qu’il y a une autre donnée
également empirique : « il y a bien autre chose … l’aspiration » 125 de la conscience
individuelle126. Il constate empiriquement l’existence de la morale ouverte : « De tout
temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale – la morale
complète, « qu’on ferait mieux d’appeler absolue » – s’incarnait »127.

Quel est le rapport entre l’aspiration et l’obligation (pression sociale) ? Selon


Bergson l’aspiration « prolonge l’obligation primitive et lui emprunte ce qu’elle a
d’impératif ».

De ce point de vue, cette âme se sent donc, à tort ou à raison en coïncidence avec le
principe même de la vie, l’élan vital, qui ne connaît pas non plus d’obstacle : la
nature a voulu l’espèce humaine sociable. Ce pour quoi l’homme a adopté la
première sorte de morale. Mais l’homme échappe à la nature et complexifie sa
124 BERGSON, op.cit;;, p. 49; p. 187.
125 . Cf. dans les Annales bergsoniennes, vol. I, op. cit., p. 134 le texte des feuillets glissés par Bergson dans son exemplaire de
l’ouvrage cité de Loisy, Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion ?
126 . Cf. Deux Sources, p. 84 : « […] par une aspiration de la conscience individuelle ».
127 . Ibid., p. 29.

103
morale. Avec la morale complète, on sort du clos (de ce en quoi la nature nous avait
enfermé) et l’on porte l’élan vital plus loin.

Cette seconde forme de morale est celle qui accompagne l’élan vital, et qui permet de
comprendre la relation plus complexe du clos et de l’ouvert, trop souvent réduite à la
dichotomie de surface entre l’obligation morale et l’individuation vitale ou
biologique et psychique. C’est cette relation plus subtile entre les deux types de
morale, celle de l’obligation et celle qui découle de l’élan vital, et leur relation au
concept de la transindividualité établit par Simondon, dans le sillage de Bergson, que
nous allons maintenant tenter d’examiner.

104
2 - Les conditions de l’expérience morale comme liberté : liberté et
transindividualité

Les sources de la morale et de la religion chez Simondon sont figurées dans le


commentaire de la rencontre du Zarathoustra de Nietzsche ; celui-ci rencontre
un danseur de corde acclamé par la foule qui tombe et se trouve hué par celle-ci,
ce qui représente une « destitution de la communauté », première condition
« négative » de la transindividualité par laquelle s’ouvre un champ des
possibles ; la question philosophique de fond qui cette expérience traduit est
celle de l’authenticité de la personne, de l’individu, qui fait de lui un être unique
et différent des autres, de la communauté dans laquelle il s’inscrit ; c’est là le
fondement vital, psychique de toute morale, close comme ouverte, puisque cette
différence qui singularise l’individu comme Soi, comme pour-soi distinct d’une
simple chose parmi d’autres est cela même qui le maintient en le conservant, en
droit ; mais en même temps, une telle expérience explique et recèle, à titre pré-
individuel, la nature d’une aspiration d’union avec l’autre dont il se distingue
pourtant : c’est la rencontre de Zarathoustra avec le danseur de corde, qui se sent
frère de ce dernier, dans l’absence et l’abandon de la communauté. Le
transindividuel marque la nécessité pour l’individu en cours d’individuation de
se libérer précisément de la « pression sociale », de la morale close, pour
accéder à une autre sphère de la signification, qui peut être spirituelle : le trans-
individuel recoupe et excède en même temps la distinction entre le clos et
l’ouvert comme étant topologie transversale à toute possibilité pré-individuelle
de la morale et de la religion.

105
Suivant la distinction que fait Simondon entre transindividuel subjectif et
transindividuel objectif, on pourrait dire que le premier renvoie à la
problématique de la morale ouverte de Bergson, par laquelle l’individu se
découvre dans son aspiration et sa découverte d’une « unité panthéistique » de
l’univers, qui sont les conséquences du procès de « destitution de la
communauté » qu’expérimente le personnage de Zarathoustra en décidant de
porter son aide au danseur de corde, par un élan de fraternité : la solitude du
Zarathoustra est, en fait, la métaphore de l’enfermement dans la morale close de
la communauté par l’absurde, n’existant que pour une communauté dans
laquelle il n’a ni place, ni signification en tant qu’être individué, ce qui définit
l’essence de la solitude comme condition de « significations relationnelles à
venir » ; le transindividuel objectif recouperait quant à lui le thème de la morale
ouverte comme obligation et contrainte, l’élan mystique de la vie se renversant
dans la limitation spatiale de la nécessité de l’action qu’assigne le corps à
l’individualité biologique et lui permet de se conserver dans sa durée
existentielle.

L’aspiration à l’expansion indéfinie et in-fini pour faire corps avec la société et le


monde, comme plan et expérience du transindividuel subjectif - moment de la
métaphysique – peut s’éclairer par l’une des thèses essentielles de Simondon
selon laquelle « à travers l’individu, transfert amplificateur de la Nature, les
sociétés deviennent un monde » ; mais il faudra toujours se rappeler d’une autre
thèse capitale pour notre propos selon laquelle, pour Simondon, « l’être fini est
le contraire de l’être limité » : l’être fini n’a pas une dimension d’infini par
l’invocation d’un argument ontologique - Dieu, je pense donc Dieu existe, par
un procédé de déduction ontologique, comme un propriété toute subjective de
l’agent pensant – dont Lévinas disait qu’elle figurait comme le « grand secret du
rationalisme- il est d’abord être en tant qu’être limité dans la mesure où il sort de
l’illimité, de la nature comme apeiron – déduction anthropologique qui fonde
l’ontologie simondonienne.

106
En ce sens, le transindividuel ne commence pas paradoxalement par une expansion
logique ou une individuation, mais par une délimitation ontique de l’individu
dans un milieu, complément de celui-ci par rapport au Tout : l’individu émerge
comme être limité, distinct en soi tout en n’ayant de signification que comme
élément d’un Tout dans lequel il s’inscrit, et que l’on peut entendre comme le
milieu social, par objectivation sociologique de l’apeiron, société ; l’individu
n’est pas in-fini de droit, il se dé-finit de fait par rapport à un milieu
premièrement où il émerge comme terme d’une Dyade indéfinie qui l’englobe
originairement et pèse sur lui ; on retrouve ici l’idée de la « pression » sociale
exercée par la société chez Bergson comme figure de la morale « close », la
représentation immanente à ce premier type de morale étant justifié par une
nécessité vitale de se conserver.

Il suit de ce raisonnement que le sens premier du trans-individuel, n’est pas tant à


comprendre dans le phénomène d’une auto-transcendance, comme auto-
constitution du transindividuel qui définirait la personne comme entité à part
entière, mais plutôt dans son origine pré-individuelle et pré-vitale qui, comme
apeiron, définit l’individu par rapport à la société, ce qui renverrait chez
Simondon au transindividuel objectif, dans ses caractères physique, vital et
psycho-social.

« une société est une communauté en expansion, tandis qu’une communauté est
une société devenue statique…une société utilise une pensée analogique, au sens
véritable du terme, et ne connaît pas seulement deux valeurs, mais une infinité
continue de degrés de valeurs, depuis le néant jusqu’au parfait, sans qu’il y ait
opposition des catégories du Bien et du Mal, et des êtres bons et mauvais ; pour
une société, seules les valeurs morales positives existent, le mal est un pur néant,
une absence, et non la marque d’une activité volontaire »128.

Or, pour Bergson, c’est cette relation de l’indéfini (apeiron) à l’ouvert qui est
constitutive de la signification anthropologique de la société comme communauté
ouverte pouvant comporter des caractères et exigences spirituels : l’indéfini,
128 IPC, p. 259
107
l’illimité, justifient en droit préindividuel la limitation essentielle de l’individu qui
l’inscrit à tire ontique et ontologique dans le tissu et le faisceau des relations sociales
qui exercent sur l’individu une « obligation » visant à sa conservation, celle de
l’espèce - mouvement qui assigne à l’individu de se dé-finir par rapport à l’autre,
comme singularité et personne, individualisation empirique ; l’individuation n’est
transcendantale qu’à partir de cette première condition que Simondon inscrit dans un
réalisme naturaliste de la relation, couple de l’individu et du milieu. Dans cette
perspective ontogénétique, la Nature n’est pas en effet le contraire de l’Homme, mais
« la première phase de l’être » qui, se comprenant sous l’espèce d’une « réalité du
possible » - registre de l’ouvert, de l’aspiration chez Bergson – amène à la
constitution des sociétés comme monde, auquel tout individu et sujet à la fois peuvent
se rapporter en droit. Ce qui nous limite et nous retient dans notre individuation –
l’obligation ou la matière chez Bergson, le milieu chez Simondon, bref l’Autre
comme point où s’arrête notre liberté là où commence celle de l’autre, est en réalité,
la question-en-retour sur le monde de la vie qui définit le véritable lieu de la
philosophie spéculative de l’acte libre, c’est à dire de l’économie de l’effort par
lequel l’individu s’extirpe par une « sélection intelligente », de la durée de fusion,
afin de pouvoir « spéculer sur la nature intime de l’action, c’est à dire dans la théorie
de la liberté » : en ce sens précis et inclusif de l’altérité d’autrui et des choses de ce
monde, «« on pourrait dire que l’acte libre, ou acte moral est celui qui a assez de
réalité pour aller au-delà de lui-même et rencontrer les autres actes…Chaque acte est
centré mais infini »129
Le transindividuel pourrait ainsi exprimer une autre signification normative du lien
social et de la morale, dans le sillage de cette morale « absolue » fondée sur l’idée
d’une société ouverte chez Bergson, qui se traduit en éthique : « « l’éthique est ce par
quoi le sujet reste sujet, refusant de devenir un être absolu, domaine fermé de réalité,
singularité détachée ; elle est ce par quoi le sujet reste dans une problématique interne
et externe toujours tendue, c'est-à-dire dans un présent réel…L’éthique exprime le
sens de l’individuation perpétuée »130.
129 IPC, p. 243
130 Nous pouvons dire que le transindividuel implique trois termes : le moi, l’autre et la subconscience affectivo-
émotive, comme rémanence du préindividuel en chacun d’eux. Le transindividuel est de l’émotion qui se structure
dans la présence de l’Autre, une forme d’identification qui ne se fait pas par l’intermédiaire du concept, mais par
108
Il convient donc de retenir que la corrélation entre la morale ouverte chez Bergson et
le transindividuel chez Simondon ne présente qu’une valeur téléologique ou finale,
qui permet de résoudre en droit le problème de la dualité métaphysique entre individu
et société, corps et esprit, matière et âme. Finalement, c’est toujours sous l’effet de la
vie entendue comme contrainte biologique du corps et de l’action en général que peut
être saisi « quelque chose de l’absolu » à travers le changement, le mouvement, et
enfin l’obligation. Ainsi, l’expérience transindividuelle, dans ses caractères d’auto-
constitution et d’auto-affection transcendante, ne recouvre sa dimension d’objectivité,
pour la science qui répond à une exigence de précision, qu’en se comprenant
finalement dans son sens pragmatique, qui intègre les éléments propres de la morale
de l’obligation, comme limite objective ou formelle à la dynamique de l’élan vital : si
elle est métaphysique, c’est sur un plan subjectif, qui implique d’opérer un
dissociation de mouvement ou une différenciation de nature vis à vis de la
communauté comme société close, mais en restant comme « tendue » vers elle, de la
même manière que l’intuition pouvait se définir en tant que méthode comme cette
« attention que l’esprit se porte à lui-même tandis qu’il se fixe sur la matière », pour
rester inscrit dans le mouvement objectif de la vie, éthique et politique, où l’individu
fait effectivement l’épreuve de sa durée. C’est en ce sens que, comme a pu le noter
Deleuze, l’élan vital ne passe avec succès que sur la « ligne de l’homme » : l’élan
mystique ou l’aspiration au Tout de l’univers appellerait alors une philosophie de la
vie pragmatique, sur le fondement de cette philosophie de l’intuition et de la durée,
dans la lignée du pragmatisme de W. James dont Bergson fait l’éloge. Au fond, la
catégorie simondonienne du transindividuel, et l’exemple qu’il en donne à travers la
rencontre du Zarathoustra, permet de faire le « pont » entre les deux aspects de la
morale et de la religion qu’établit Bergson selon une terminologie du « clos » et de
« l’ouvert », au point de nouage du biopouvoir et de la vie créatrice, en dégageant
l’ethos spécifique qui régit le passage de l’un à l’autre et les conditions de leur

l’intuition de la valeur absolue de l’instant. C’est soutenir qu’il y a une valeur de l’esprit par laquelle le sujet
communique avec la Nature, s’accomplit en elle, dans « cet univers en voie de constitution que l’on peut nommer
esprit » nous dit Simondon. La théorie simondonienne de l’émotion permet ainsi de penser le transindividuel
comme fondement de la cohérence du collectif, qui est reconnaissance de l’autre et de sa finitude, mais aussi
ouverture à sa transcendance : comme chez Lévinas, l’éthique accomplit ici l’essence critique du savoir, en
postulant l’infini (apeiron) de la relation à l’autre comme a priori ontologique dans lequel se joue le procès de
connaissance réelle de l’être complet.
109
relation, en un mot de comprendre comment l’individu devient le législateur de sa
propre vie.
Mais si comprendre l’individuation à partir du préindividuel, c’est remonter à la
dimension de l’infini en chaque être, à cet apeiron qui constitue tout homme comme
source de potentiels et d’affects., et le mène au transindividuel subjectif qui ouvre à
la société ouverte et à la dimension de l’absolu au sens moral, comment faut-il
comprendre le point de départ de ce passage d’un transindividuel subjectif à un
transindividuel objectif ? Quelle est l’essence de la société selon Bergson ?

3 – Aspiration et vie créatrice : l’individu et le Tout

Ce n’est pas cette « société ouverte que serait l’humanité entière », qui nous
intimerait des devoirs envers tous les hommes, mais une société qui vise la cohésion
sociale devant un ennemi. C’est une société close : la nation. Or entre la nation, si grande

soit-elle et l’humanité, il y a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert.


C’est ce que tente de suggérer la catégorie vitale, psychique et psycho-sociale, du
transindividuel, ces différents régimes de l’individuation étant alors compris, en
guidant le sens de l’analyse, comme fondements des « domaines tels que matière, vie,
esprit, société », dont la signification culmine dans l’idée constitutive, et pas
simplement régulatrice comme chez Kant, du religieux ou du spirituel, c’est à dire
comme objet effectif de l’expérience délivrée de l’aporie du relativisme de la
connaissance et de la scission qui le sous-tend, entre le phénomène et le noumène.
Bergson tente lui de montrer les limites de cette première source de la morale, la
société, ce qui fait qu’il va nécessairement falloir imaginer une deuxième source de la
morale.

Avec Simondon, celle-ci peut être imaginé en partant de l’indéfini ou de


l’indéterminité de la Dyade de l’individu et du milieu saisie comme phase de la
Nature, et par généralisation, comme société ou milieu social qui nous limite et nous
dé-finit, au sens pré-individuel, devenant conditions réelle, de fait, de l’in-fini

110
comme autre source de la morale authentique en l’homme, source mystique ou
religieuse, où la distinction du clos et de l’ouvert se résorbent : il est très important de
retenir que, chez Bergson, la morale close et la morale ouverte n’ont jamais existé et
n’existeront jamais à l’état pur : il s’agit d’idées limites. Leur statut est celui de «
limites extrêmes ». Le passage à la limite en bas est l’obligation pure, tandis qu’en
haut est l’aspiration. Les deux limites extrêmes « ont plutôt un intérêt théorique ; il
n’arrive guère qu’elles soient réellement atteintes »,

« Les deux morales […] ne se présentent plus à l’état


pur. La première a passé à l’autre quelque chose de sa force
de contrainte ; la seconde a répandu sur la première quelque
chose de son parfum. Nous sommes en présence d’une série
de gradations et de dégradations, selon qu’on parcourt les
prescriptions de la morale en commençant par une extrémité
ou par l’autre »131.

Comme il arrive dans la plupart des distinctions opérées par Bergson, entre la
morale close et la morale ouverte il y a possibilité de transition :

« Entre l’âme close et l’âme ouverte il y a l’âme qui


s’ouvre. Entre l’immobilité de l’homme assis, et le
mouvement du même homme qui court, il y a son
redressement, l’attitude qu’il prend quand il se lève. Bref,
entre le statique et le dynamique, on observe en morale une
transition »132.

Selon Frédéric Worms, la distinction fondamentale de Bergson en matière de


morale et de religion n’est pas vraiment celle entre la morale close et la morale
ouverte, mais plutôt :

« la distinction entre le clos et l’ouvert comme


distinction transversale dans la morale et la religion, entre
toutes les morales et toutes les religions […] Il ne s’agira
pas en effet de distinguer entre une morale et une autre, ou
131 Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 48. Cf. également ibid., p. 47 : « Ces deux morales
juxtaposées semblent maintenant n’en plus faire qu’une, la première ayant prêté à la seconde un peu de ce qu’elle a
d’impératif et ayant d’ailleurs reçu de celle-ci, en échange, une signification moins étroitement sociale, plus
largement humaine ».
132 Ibid, p. 62
111
entre une religion et une autre, mais entre le clos et l’ouvert
dans toutes : tel est l’acte simple et fondamental de ce livre
[…] En effet, le clos et l’ouvert désignent moins une morale
et une religion, que deux manières de distinguer entre les
morales et les religions […] La thèse de Bergson sera donc
bien que, dans chaque morale et dans chaque religion (peut-
être aussi dans chaque philosophie), il y a une part de
clôture et une part d’ouverture, qui sont moins des données
abstraites que des forces concrètes, qui appellent non
seulement des distinctions, mais des actes ».

112
3 – La dualité de l’homme : l’individu et l’universel

Si l’on peut accorder à Bergson d’avoir poussé sa réflexion sur la vie et le


phénomène vital jusque ses ultimes conséquences, en assumant la dualité de la
durée et de l’espace comme une double limite de l’expérience 133 qui se partage
entre une « priorité métaphysique » et une « priorité pragmatique », d’un côté la
durée pouvant être identifiée à l’esprit de l’autre l’espace au corps – comme
contrainte biologique du corps et de l’action en général – c’est à Simondon qu’il
revient d’avoir le mieux penser cette dualité ou cette double limite à l’intérieur
même de l’expérience, n’opposant plus les deux : sur la même ligne de réflexion
qui unit le vital, le mental et le social que Bergson, Simondon approfondit
l’affirmation du point de vue de la conscience individuelle tout en ne niant en
aucune façon son inscription dans la vie biologique et dans une société
politique ; seulement cette inscription est définie comme la résultante de
l’individuation biologique, car Simondon ramène l’individuation physique ou
l’individuation psychologique à l’individuation vitale, et le transindividuel
apparaît comme son expression sociale mettre le psychique dans le
prolongement du vital n’est pas inintéressant mais, comme le remarque O. Perru,
« ceci étant, il faut remarquer l’implication matérialiste qui peut se glisser
derrière ces lignes : quelle place reste-t-il encore pour l’esprit si toute forme
d’individualité humaine est conditionnée par l’individuation au sens biologique
? … Existe-t-il une place pour l’universel du principe dans l’individualité du
corps ?

Simondon permet de résoudre cette difficulté la résoudre dans une pensée du


transindividuel qui accepte une discontinuité entre le vital et le psychologique,
car il fait une distinction entre le conditionnement initial du vivant et sa
détermination finale qui se comprend comme expérience du transindividuel : on
peut alors parler de l’âme comme « l’émergence, à l’intérieur de l’individu
vivant, d’un nouvel individu »27. Et Simondon poursuit : « « La conscience est
133 Worms, Les deux sources
113
spiritualisée en ce sens que l’expression y devient pensée claire et consentie,
réfléchie, voulue selon un principe spirituel ; l’expression est entièrement
enlevée au corps (…) La spiritualisation de la conscience opère en direction
inverse de la matérialisation du corps »38.

Il faut distinguer l’individuation comme processus de la conscience :« l’individu


est un être qui devient »34 et « l’individualisation continue l’individuation » 35.
Dans cette philosophie du processus, l’âme n’est pas exclue mais elle est elle-
même relative à un processus. « L’individuation domine dans le corps, en tant
qu’il est un corps séparé qui a sa vie et sa mort à part des autres corps, et qui
peut être blessé et amoindri sans qu’un autre corps soit blessé ou amoindri » 36.
Au contraire, la conscience est indépendante des éléments matériels et semble
donc se superposer au corps comme un second individu. Le corps peut alors être
pensé comme étant le milieu de l’âme. « Il est le plus proche milieu pour l’âme
qui devient l’être même, comme si le corps entourait l’âme (carneam
vestem, dit Saint Augustin) »134.

L’individu s’individualisant est alors une limite du ou des processus


d’individuation. L’individualisation forme l’individu dans ses caractères propres,
c’est ainsi qu’elle apparaît alors comme une limite de l’individuation. Toute
individualisation forte est limite entre deux mouvements, l’âme est limite entre
l’animation et l’incorporation, l’individu est affirmé comme limite entre
l’individuation psychique et l’individuation collective. Comme le remarque O.
Perru, dans une philosophie qui intègre des éléments d’Augustinisme, Simondon

« considère alors que l’unité de l’être est donnée par la


mémoire et qu’elle est « unité de rencontre des symboles » 39.
Elle suppose que s’effectue donc la conscience de l’unité du
corps et de l’âme comme symboles, c'est-à-dire « une
certaine coalescence partielle entre les deux symboles du
moi, le symbole par rapport auquel le moi est un individu et
celui par rapport auquel le moi il est le milieu »40. Ainsi dans
une approche relativement proche de celle de Bergson,
Simondon peut écrire que « l’aspect d’âme et l’aspect de
corps ne sont que des cas extrêmes ; (…) le corps est passé et
134

114
avenir pur, l’âme fait coïncider passé prochain et avenir
prochain ; elle est présente ; l’âme est le présent de l’être ; le
corps est son futur et son passé (…). L’âme surgit et s’édifie
entre les deux corporéités ; elle est extrémité de l’animation
et origine de l’incorporation »41.
La dualité de l’esprit et du corps n’est donc rien de relatif ou d’artificiel, car elle
peut être vue comme signe de notre finitude ou « plutôt des intensités variables
de l’absolu lui-même », écrit F. Worms :

« à chaque limite de notre vie, et à chaque degré de vie, nous


atteignons quelque chose d’absolu, le sens ultime de notre
expérience, qui n’apparaît selon Bergson que dans des
expériences spécifiques, le changement, le mouvement et
finalement l’obligation. Nous comprenons maintenant
pourquoi nous avons une double expérience de l’obligation, ,
comme espèce humaine condamnée à l’action, et comme
individus vivants capables de création, capables d’imiter la
morale ouverte et le mysticisme. Nous pouvons même
comprendre que cette dualité est la dualité dernière du
bergsonisme »135

L’élan vital se renverse vers la contrainte pragmatique, en passant sur la ligne de


l’homme. Car c’est seulement sur cette ligne que l’élan vital passe avec succès
sur le plan de l’accomplissement moral de l’individu.

Simondon observe la même limite dans le processus de l’individuation vitale, en


parvenant à assumer le concept ou une philosophie de l’âme : en décrivant la
relation, à travers le phénomène d’individuation, dans ses formes, modes et
degrés, du corps et de l’esprit, il parvient au point ultime de sa réflexion à
ressaisir l’âme dans le problème de l’être et la question métaphysique de la
possibilité de sa survie, c’est à dire de l’immortalité. Tel est le sens final du
concept de transindividuel chez Simondon, qui permet d’entrevoir l’ancrage de
l’âme dans le corps, à travers la formulation, proche de celle de Spinoza, d’un
monisme du corps fondé sur l’idée d’une « transcendance qui prend racine dans

135 Worms, Les deux sources, Ellipses, p. 69.


115
l’intériorité ». Le statut et le problème classique de l’âme ne renvoie pas
seulement à une doctrine du parallélisme ontologique de l’esprit et du corps,
mais plus précisément entre l’esprit, le corps et l’âme, qui renvoie à un
parallélisme du vital, du mental et du social, ou du transindividuel.

L’apport de Bergson à cette philosophie de l’âme qui marque le point culminant d’une
philosophie du transindividuel, est de l’inscrire dans une compréhension à la fois
morale et pratique, enfin religieuse, comme source concrète et pragmatique du
mysticisme que Simondon approche implicitement, sans jamais le nommer. : en
s’appliquant à expliquer ce qui, dans cette recherche d’un monisme, peut venir clore
en quelque sorte le problème spéculatif de la dualité, Bergson situera sa possible
résorption sur un plan nomologique et déontologique de la morale pragmatique de
l’obligation, qui marque le point-limite d’achoppement du procès de la vie et de l’élan
vital, de l’individuation comme effet de ce que la vie porte en elle, pour demeurer un
vivant effectif et relatif, au sens de l’être en relation qui constitue et circonscrit
l’individualité en fait.

On pourrait dire au seuil de cette comparaison entre les héritages philosophiques de


Bergson et de Simondon, que le premier anticipe déjà et tire, au fond, la conséquence
morale et pratique de la théorie du transindividuel telle qu’elle est formulée par
Simondon, et qui donne le cadre d’intelligibilité de la relation finale entre le corps,
l’esprit, et l’âme, en suivant les différents régimes de l’individuation ou de l’élan
vital entre vie, esprit et société.

La philosophie du transindividuel ainsi comprise, aboutit à la formulation d’un


principe décisif pour l’éthique post-moderne, comme le remarque F. Worms, à savoir,
que nous ne devrions « jamais aller au-delà de notre vie et de l’expérience humaine,
en d’autres termes, au-delà des limites de l’immanence » : entre l’obligation de la
morale close et l’appel ou l’aspiration mystique au transindividuel objectif de
l’humanité, par lequel les « sociétés deviennent un monde », et où l’homme peut
s’inscrire « dans un univers en voie de constitution que l’on peut nommer Esprit », il
nous faut être con-scient de cette dualité, sans parler du vivant comme quelque chose

116
de mystérieux ou d’une substance qui auraient les caractères d’une révélation –
limite que Simondon a peut-être outrepasser ? - et s’en tenir à sa réalité comme telle,
qui s’édifie, du biopouvoir à la vie créatrice, à travers ces « deux limites entre
lesquelles notre vie éthique et politique fait l’épreuve de sa durée »136 : au fond, il
reste un fond de dualité dans la transindivi-dualité.

B – De l’élan vital au politique : l’individu et la société, l’éthique

Si la connaissance semble avoir de nouvelles limites, qui ne se bornent pas seulement,


comme chez Kant, au champ d’une expérience ordonnée aux formes a priori de la
sensibilité qui en décrit les conditions de possibilité, mais au champ d’une expérience
en tant que telle, telle qu’elle se donne dans le mouvement de la vie, et dans une
démarche du connaître qui s’applique à la décrire, la philosophie pourrait alors relever
d’une politique, si l’on nous accorde qu’elle a souci d’impliquer le sujet qui la pense :
si l’on doit semble-t-il accorder à Kant qu’une connaissance réelle est bien possible et
peut être éprouvée dans une concordance entre la représentation, par exemple celle de
liberté, et l’expérience que nous pouvons en faire dans l’existence, nous croyons que
ce motif peut être conservé sans être attelé à une dérive relativiste qui associerait la
liberté à la contingence de l’expérience de la loi morale, en faisant d’elle une chose en
soi « inconnaissable », un noumène ou une seule idée régulatrice ; la liberté chez Kant
est la forme pratique d’un « Je pense » qui peut accompagner nos représentations, et
qui permet au sujet une descente en lui-même, un approfondissement de sa nature
morale, dans le cadre d’une philosophie pratique : c’est cet aspect du kantisme que
nous pouvons retenir pour développer une approche de la philosophie comme durée et
intuition, qui se donneraient comme les deux sources morales du politique, comme
une biopolitique de l’individuation, ouvrant à une nouvelle forme d’impératif
« catégorique », celui d’obéir au désir d’être soi-même, dans les limites imposées par
les règles du vivre-ensemble.

136 Worms, Les deux sources, Ellipses, p. 70.


117
Mais une telle perspective doit pouvoir à son tour être éclairé par les concepts
simondoniens : qu’est-ce que le pré-individuel au regard du concept traditionnel de
liberté ? Où se situe l’individu ou le champ de l’individuel par rapport à l’expérience
qu’il peut en faire ? Enfin, en quel sens peut-on parler de communauté
transindividuelle comme aboutissement d’une liberté fondée sur le processus
d’individuation et sur la lecture conceptuelle qu’en fait Simondon ? Comment rendre
compte de cette question épineuse du « passage » au collectif autrement qu’en termes
de médiation formelle ou de simple actualisation d’une puissance naturelle ?

En premier lieu, l’engagement d’un sujet dans une individuation collective survient
comme résolution de la tension entre préindividuel et individué en lui. « Qu’est-ce que
cela signifie du point de vue du sujet lui-même ? » nous demande M. Combes :

« Cette tension, éprouvée par le sujet dans l’affectivité et l’émotivité, peut être vue
comme la forme sous laquelle celui-ci peut percevoir la latence du collectif en lui.
Mais cette latence n’est pas de l’ordre d’une dynamis qui viserait à devenir energeia ;
c’est l’excès d’être préindividuel qui s’y manifeste comme impossible à résorber au
sein de l’être individué : pour advenir au collectif et individuer la part de préindividuel
qu’il porte avec lui, l’individu doit se transformer »

L’exemple de la rencontre du Zarathoustra est, nous l’avons, significative d’une telle


transformation, qui commence avec l’épreuve de la solitude ; et , comme le remarque M.
Combes,

«Que le transindividuel, mode de la relation à l’autre


constitutive de l’individuation collective, doive être découvert
et ne puisse l’être qu’au terme d’une épreuve solitaire, c’est là
pour le moins un paradoxe...Mais si, comme l’écrit
Simondon, « l’épreuve de la transindividualité » commence
118
dans la solitude, peut-on vraiment dire que la découverte du
transindividuel est ce qui advient « au terme » de
l’épreuve ? ...l’expression « l’épreuve de la transindividualité
», qui peut certes s’entendre partiellement en ce sens, nous dit
également tout aute chose ; le génitif objectif (« de ») indique
en effet que l’éprouvé de cette épreuve n’est pas, à proprement
parler, la solitude, mais déjà, à travers elle (« avec la solitude
»), la transindividualité même. Et il semble bien que ce soit
surtout par commodité de langage que l’on fasse de la
découverte du transindividuel le « terme » de l’épreuve »

Le paradoxe du transindividuel est qu’il désigne un mode spécifique de relation à


l’autre et au collectif tout en exigeant la solitude comme épreuve et domaine de
traversée, mettant en jeu le préindividuel en l’individu. Il faut, pour lever cette
ambiguïté, s’attarder sur la nature de la relation qui relie réellement Zarathoustra au
danseur de corde qu’il rencontre alors qu’il est abandonné par la foule venue le
regarder au terme de sa chute. En effet, Le danseur de corde est «

« l’être le plus quelconque qui se puisse trouver. Plus


précisément : c’est seulement au moment où il devient
absolument quelconque, lorsque sa chute mortelle lui ôte sa
qualité de danseur de corde, qu’il peut devenir pour
Zarathoustra le vecteur d’une relation d’un autre type que
celle qui lie des individus en raison de leur fonction et qui
est constitutive de la vie en société. La solitude dont nous
parle Simondon, loin d’être la suppression de toute relation,
est bien plutôt la conséquence d’une relation d’une autre
nature que la relation interindividuelle, relation qu’il nomme
transindividuelle et qui, en s’instaurant, appelle la
suspension momentanée de toute relation interindividuelle ».

Mais qu’est-ce qui différencie une relation interindividuelle d’une relation


transindividuelle, « et pourquoi la constitution de l’une exige-t-elle, fût-ce
momentanément, la destitution de l’autre » ?

C’est que les rapports interindividuels sont régis par des fonctions sociales qui
relèvent de cette « morale close » dont nous parle Bergson, ou l’individu est défini par
119
ses devoirs et ses obligations sous l’effet d’une pression sociale exercée par la
communauté et où il n’existe que dans une modalité fonctionnelle de la relation à
autrui. C’est pourquoi seul un événement exceptionnel qui suspend la modalité
fonctionnelle de la relation à autrui et dans lequel un autre sujet, destitué de sa
fonction sociale, nous apparaît dans sa plus qu’individualité, peut forcer un sujet à
apercevoir ce qu’il y a en lui de plus qu’individuel et à s’engager dans l’épreuve
qu’appelle cette découverte du transindividuel, ou de la sphère de la morale ouverte
comme appel « mystique », aspiration ou tension vers ce qui excède l’individualité
déterminé par son rôle social :

« On comprend mieux à présent en quoi la découverte du


transindividuel relève d’une rencontre et exige la solitude
comme milieu à traverser. C’est seulement dans la solitude
que se défait l’appartenance communautaire. Or, s’engager
dans la constitution du collectif, c’est d’abord, pour un sujet,
destituer la communauté, ou tout au moins, déposer ce qui
en elle empêche la perception de l’existence de préindividuel
en soi et la rencontre du transindividuel : les identités, les
fonctions, tout le réseau du « commerce » humain — dont la
principale monnaie d’échange, comme l’a bien montré
Mallarmé, est le langage, les « mots de la tribu » dans leur
usage quotidien — qui assigne à chacun sa place au sein de
l’espace social ».

120
121

À la lumière du postulat de la nature transitionnelle de l’individualité psychique,


pouvons-nous éclairer le sens de la différence que Simondon établit entre
transindividuel subjectif et transindividuel objectif ? Comme le remarque M. Combes,

« le côté objectif » du transindividuel, ce serait ce qui en lui


est adéquat à la description de la constitution du collectif,
celle-ci pouvant également être appréhendée du point de vue
de ses effets sur un sujet sous le nom de « transindividuel
subjectif ». Hypothèse qui permet de rendre compte du double
exposé de la notion de transindividuel dans L’individuation
psychique et collective, une première fois dans la partie sur
l’individuation psychique et une deuxième fois à l’occasion de
la description de l’individuation collective »

Ce qui est, dans le sujet, condition du collectif, en constituant, la base du


transindividuel objectif, est aussi en même temps fondement de l’individualité
psychologique : ce n’est pas la relation à soi qui vient en premier et qui rend possible
le collectif, mais « la relation à ce qui, en soi, dépasse l’individu et communique sans
médiation avec une part non individuelle en l’autre », comme nous le montre et
l’illustre l’exemple de la rencontre du Zarathoustra. Autrement dit, ce qui donne
consistance à la relation à soi, ce qui donne consistance à la dimension psychologique
de l’individu, c’est ce qui en lui le dépasse, le tournant vers le collectif : « ce qu’il y a
de réel dans le psychologique est transindividuel ».
Tout le paradoxe du transindividuel tient en ce que, processus d’auto-constitution, il se
présente nécessairement à nous comme s’il surgissait du dehors, car il émerge
forcément pour nous sur fond des rapports interindividuels qui constituent notre
existence sociale et qui se trouvent momentanément destitués par sa constitution. C’est
que, plus profondément, le transindividuel émerge à partir de ce qui, en nous, n’est
pas nous, se constitue à partir de ce qui, dans le sujet, n’est pas le noyau
individuel constitué ; « c’est en effet à chaque instant de l’auto-constitution que le
rapport entre l’individu et le transindividuel se définit comme ce qui DÉPASSE L’INDIVIDU
TOUT EN LE PROLONGEANT », dit précisément Simondon. (IPC, p. 156)
Cette définition du transindividuel, rapportée à la distinction bergsonienne entre
morale close et morale ouverte, peut permettre de mieux comprendre les implications
sous-jacentes, généalogiques, qui éclairent le passage de l’une à l’autre qui fait défaut
dans l’analyse bergsonienne : si il convient de reconnaître que l’obligation comme
morale extérieure et contraignante, qui assigne et réduit l’individualité à sa simple
121
122

fonction sociale dans une communauté, est une source objective de la morale et de la
religion comme référant au « clos », le transindividuel comme expérience peut
apparaître comme la ratio cognoscendi de la morale « ouverte », en se comprenant
dans sa dimension subjective d’auto-constitution, sa ratio essendi pouvant être définit
à travers la catégorie de transindividuel objectif que vise la théorie de l’individuation
psychique ET collective de Simondon : « mais c’est que la structure du sujet que
propose Simondon s’apparente davantage à un procès de subjectivation qu’au sujet
conçu comme substance pensante ». Le sujet comme pouvant fonder un champ de
légitimité de l’adhésion au collectif se comprend plus comme écart à soi, comme
dédoublement que comme une res cogitans : « à proprement parler, le sujet n’a de
relation à lui-même, comme sujet, que dans ce pli de l’affectivité où il s’éprouve
comme écart entre individu et autre qu’individu » :

« Proposer une distinction entre transindividuel subjectif et


objectif, c’est finalement donner à comprendre ceci que la
transindividualité éclaire aussi bien la nature du collectif
comme réalité en devenir que celle de l’individualité
psychique. Ainsi, présenter le transindividuel sur son versant «
subjectif » — comme le fait l’auteur de L’individuation
psychique et collective dans la première partie de l’ouvrage
—, c’est éclairer en quel sens nous pouvons être dit « sujets ».

C’est seulement sur cette ligne du sujet ou de l’homme que le transindividuel devient
objectif, et peut être décrit comme « être physique du collectif »

Cette seconde individuation dont il est ici question, qui réunit « les natures qui sont
portées par plusieurs individus, mais non pas contenues dans les individualités déjà
constituées de ces individus » (IPC, p. 197), c’est celle du collectif, et oute l’originalité
du geste de Simondon tient dans cette conception de « l’être comme polyphasé, en
fonction d’une nature qui n’est rien d’autre que du potentiel réel » : il y a en effet,
suivant cette conception du préindividuel, une « rémanence de la phase primitive et
originelle de l’être dans la seconde phase, et cette rémanence implique tendance vers
une troisième phase qui est celle du collectif » (idem).
L’individuation du collectif, qui donne naissance, selon Simondon, à des
significations, est donc la deuxième individuation, et peut être qualifiée d’objective, et
apparentée à l’idée bergsonienne de l’individuation comme effet de ce que la vie porte
en elle, qui est d’origine pré-vitale : elle permet de comprendre comment, à travers
l’individu, en tant que tourné et étendu par l’intuition à la sphère de l’humanité
créatrice comme objet d’amour ou d’aspiration spirituelle, la société devient un
122
123

monde, le collectif advient à son être physique, raison pour laquelle Simondon forge la
notion d’un transindividuel objectif :

« ce sont des êtres déjà individués en qui insiste une part


d’apeiron, des sujets, donc, qui s’engagent dans une relation
transformatrice. En réunissant les parts de préindividuel qui
restent en eux, les individus peuvent donner naissance à une
réalité nouvelle, emportant l’être vers sa troisième phase.
Mais pourquoi faire ainsi usage d’une terminologie physique
pour décrire une réalité sociale ? »

La première phase de l’Etre est la Nature saisie comme Dyade


préindividuelle, indéfinie et illimitée – apeiron, la seconde comme dyade
de l’individu et du milieu, caractérisée comme opposition de l’individu et
de son milieu, et complément de l’individu par rapport au Tout ; enfin, une
troisième phase, essentielle pour comprendre la conception de l’Etre
polyphasé de l’ontogénéalogie de Simondon, peut être définie comme
opération du système de l’être complet, en laquelle coexistent dans une
disparation non-contradictoire l’individu et les conditions sociales de son
existence même dans le collectif, bien que parvenu, dans l’expérience
médiane de la transindividualité, à s’en destituer. C’est en ce sens, nous
semble-t-il, que l’on peut comprendre le mot d’ordre de Simondon, selon
lequel « il faut comprendre l’individu à partir de l’individuation, et
l’individuation à partir du préindividuel », tout en admettant que le
postulat qui fonde cette double transition se définit à travers l’idée qu’il y a
« conservation d’être dans le devenir » de l’Etre génétique à travers ses
phases.

C’est en tant que porteurs d’un a priori réel – physis, que les sujets individués
fondent le sens du collectif comme transindividuel objectif, et c’est au sujet du
collectif que la redéfinition simondonienne de la relation délivre le mieux son sens
paradoxal : loin que ce soit le collectif qui résulte de la liaison d’individus fondant
la relation, c’est « l’individuation du collectif qui est la relation entre les êtres
individués » (idem).
Le collectif ne résulte pas de la relation comme somme des être individués, c’est au
contraire la relation ayant rang d’être qui exprime l’individuation du collectif car pour
qu’il y ait relation, il faut qu’il y ait opération d’individuation ; il faut donc qu’il y ait
un système tendu de potentiels : ainsi le « collectif possède sa propre ontogénèse, son
opération d’individuation propre, utilisant les potentiels portés par la réalité

123
124

préindividuelle contenue dans les êtres déjà individués » (IPC, p. 211). Comme le
remarque M. Combes,

« ce qui relie les individus entre eux, et vient d’avant eux, est
réel : ce sont les parts de nature chargées de potentiel que
l’opération d’individuation réunit ; d’où que le collectif lui-
même « est réel en tant qu’opération relationnelle stable ; il
existe physikos, et non pas logikos » […] c’est ici que le
naturalisme se révèle inséparable du paradigme physique,
mais aussi, inversement, que celui-ci se révèle surdéterminé
par l’inspiration présocratique. Cette réciprocité de la
philosophie de la nature et du paradigme physique devient
évidente lorsque, expliquant que la relation transindividuelle
suppose dans les êtres individués la rémanence d’une charge
d’indéterminé Simondon affirme : « On peut nommer nature
cette charge d’indéterminé » qu’il faut concevoir comme une
« véritable réalité chargée de potentiels actuellement existants
comme potentiels, c’est-à-dire comme énergie d’un système
métastable » (IPC, p. 210). »

Ce qui relie entre eux les individus dans le collectif, ce grâce à quoi des individus
constitués peuvent entrer en relation et constituer un collectif, ce sont donc ces parts de
nature, de possible réel, ces potentiels actuellement existants comme potentiels bien que
non actuellement structurés.

De cette analyse il faut retenir que la catégorie du transindividuel permet de fournir le


cadre d’intelligibilité du passage de la morale « close » à une morale « ouverte » qui,
dépassant l’obligation dans l’auto-constitution du transindividuel subjectif, en conserve
la force suggestive dans l’idée de l’être-physique du collectif, comparable à cette âme
qui revient comme toujours circonscrite à son corps, comme « cette hésitation de
l’intelligence qui va pouvoir mimer l’hésitation supérieure des choses dans la durée, et
qui va permettre à l’homme, en un bond de rompre le cercle des sociétés closes » : en
effet, « qu’est-ce qui vient s’insérer dans l’écart intelligence-société « ? L’émotion,
nous dit Deleuze, « comme genèse de l’intuition dans l’intelligence » qui caractérise
cette ligne précise « de l’homme où l’Elan vital prend conscience de soi », notamment
124
125

chez les « grandes âmes » que sont les artistes et les mystiques : « Partant, ne devons-
nous pas nous en remettre à leur exemple et fonder notre philosophie politique sur
celui-ci, ancrant l’intuition dans l’émotion qu’il suscite ? »137.

Si nous sommes, semble-t-il, « toujours renvoyés d’un terme à un autre » chez Bergson,
ce n’est pas seulement parce que l’intelligence nous persuade, par la fonction
fabulatrice, qu’il « est de notre intérêt de ratifier l’obligation sociale », mais parce de la
même manière que l’utile était un guide pour l’analyse psychologique du rapport entre
matière et mémoire pour mieux comprendre la nature de la relation du corps à l’esprit,
qui conduisait au stade pratique, voire pragmatique de l’intuition présent dans
l’Evolution créatrice, selon une conception métaphysique décisive, de même, la priorité
métaphysique de l’intuition suit une dialectique descendante vers la priorité
pragmatique, la vérité de l’être et de son action, qui marque l’inscription plus originelle
du corps dans l’espace où la vie s’entend finalement comme contrainte biologique du
corps et de l’action en général, « qui implique de se représenter distinctement et de
maîtriser pratiquement les choses d’abord mélangées dans le flux originel : en effet,
nous dit Simondon, « il y a collectif quand une émotion se structure », vie et espace
pouvant alors être compris comme « les deux limites entre lesquelles notre vie éthique
et politique fait l’épreuve de sa durée », saisie dans son essence et sa nature
transindividuelle qui, fondée sur l’essence transductive de la vie - la transduction
définissant le véritable schème du temps, est aussi opération de l’être qui se transforme
sur un plan physique, biologique, mental et social comme activité qui se propage et se
singularise, de proche en proche, en fondant une structuration évolutive de l’être réparti
sur des domaines tels que vie, matière, et société : au fond, le transindividuel permet de
comprendre la relation entre les différents régimes de l’individuation, vital, psychique
et psycho-social, et d’approfondir la distinction bergsonienne entre société close et
société ouverte.

Sur le plan éthique, il semble que le préindividuel désigne le potentiel, de « potentia »,


« pouvoir, capacité, ce qui est en puissance » : on peut entendre par préindividuel ce qui
137 JANVIER (A.), « Ecart émotif et création politique : une lecture deleuzienne des Deux sources », in Annales
bergsoniennes, Tome V, PUF, « Epiméthée », 2012 , p. 221.
125
126

chez l’individu peut être fait, l’individu étant d’emblée lié à un « faire », mais pas
encore à un « je veux » ou à un exercice de la volonté : ce potentiel qu’est le
préindividuel apparaît cependant déjà comme un acte par lequel l’individu revient à lui-
même, à sa nature d’être exempte de toute détermination qui serait en prise avec le réel
par l’application d’une quelconque intentionnalité. On pourrait parler d’un sens interne
qui signifie pour l’individu, se ressourcer, ou plutôt se recentrer, observer ce qu’il y a
en soi comme force ou comme élan vital, comme envie ou désir : le préindividuel
correspondrait ainsi à cette disposition vitale qui, chez l’individu, lui permet d’accéder
à une forme de recueillement, de paix intérieure, désignant alors la sphère intime du
soi, de l’émotion simple liée à la présence à soi, au plaisir d’être. C’est en ce sens que
l’on peut justifier le préfixe « pré-individuel », ce qui est avant l’individu, qui
représente seulement une capacité à être en soi, l’en-soi n’étant plus à comprendre
philosophiquement comme cette chose inaccessible à l’intelligence, mais comme cette
présence absolue donnée par l’être-là du corps : le réflexif ou la conscience réflexive
peut en ce sens être compris au sens propre d’un retour sur soi.

On peut parler alors d’un plaisir de l’être qui assignerait à la philosophie la marque
d’un hédonisme spirituel comme le fait de pouvoir résider dans une « proximité » avec
soi, dans un rapport de vérité compris comme authenticité ; on retrouverait par là, dans
cette approche de la liberté impliquée par cette conception du préindividuel, la visée
socratique de la sagesse comme connaissance de soi, condition du bonheur de
l’individu que l’Antiquité grecque associait au sens même de la recherche
philosophique, sous le vocable de l’eudémonisme.

Le « je peux » que met en jeu l’idée de préindividualité renvoie donc à une approche de
la liberté qui associe la sphère intime du soi à la sphère de l’agir et du souci de soi, dans
le sens suggéré par Spinoza d’une théorie morale qui tient compte des « affections » de
l’âme. Cette orientation « affectivo-émotive » prend chez Simondon le nom de
« transindividualité », et étend le sens de l’existence humaine, de l’individu comme
sujet, qui se cherche à travers une pensée inventive et intuitive, « transductive », dans la
sphère des rencontres, des résonances entre individus : c’est au fond pour Simondon,

126
127

dans les relations transindividuelles que s’expérimente la liberté, et que la morale


trouve son fondement, car elle définissent le lieu où l’individu trouve naturellement,
c’est-à-dire de façon préindividuelle et dégagée de tout a priori, des points de
recoupements entre l’expérience qu’il fait de lui-même, comme souci de soi, et son
action dans le réel qui l’amène à se rapprocher, à se soucier des autres. Si l’on veut
mieux se connaître, mieux se comprendre, c’est aussi pour pouvoir être soi-même dans
la sphère publique et découvrir par-là les plaisirs et la joie qui naissent de relations
transindividuelles.

55. Troisième partie. Politique du sensible : nature et élan vital

I – Comenius ou l’âme ouverte. Une « Magna Didactica » de la raison


sensible : la Nature enseignante

Sans vouloir ici prétendre à une étude exhaustive de la portée et des enjeux de la
critique coménienne de l’anthropocentrisme au nom d’une pansophie universelle
comme système de l’éducation à la nature et à l’essence pratique -empirique- du savoir,
qui fonde la philosophie de l’éducation présente dans son traité d’éducation majeur de
la Grande Didactique, nous nous limiterons à reproduire le texte de Jean Piaget paru
dans la revue de l’Unesco138, qui permet d’avoir une vision globale et synthétique de
l’oeuvre philosophique et pédagogique de J. Amos Comenius.

Nous retiendrons de cet extrait l’idée centrale d’une Nature naturante transposée dans le
champ éducatif, qui fait apparaître l’idée d’une « Nature enseignante », pour peu que
l’homme se décentre de son statut moderne d’être ou de chose pensante dégagée du

138 PIAGET (J.), « Jan Amos Comenius », Perspectives (UNESCO, Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1/2,
1993, p. 175-99.
127
128

sensible de la nature, dont il fait partie intégrante. Cette décentration est une condition
du dépassement, pour notre modernité principalement cartésienne fondée sur une
physique mécaniste, de l’anthopocentrisme qui place la substance pensante comme
centre de l’univers dont il reconstruit mathématiquement l’ordre en instituant la
domination de de la nature par l’homme ou sa maîtrise et sa possession comme instance
de légitimation ontologique et théologique, comme nous l’avons suggéré plus haut dans
le rapport entre le cogito, Dieu, et la théorie du mécanisme.

Au contraire, Comenius semble nous léguer, au seuil et comme trait de notre modernité,
une synthèse entre le paradigme aristotélicien de la Physis comme Nature naturante que
l’homme tente d’imiter dans le cadre d’une téléologie naturelle qui articule mimesis et
poiesis , et l’idéal mathématique de la science moderne, qui s’inscrit dans le
rationalisme et la nouvelle physique galiléenne ou galiléo-cartésienne.

128
129

56. Mais, pour Comenius, à l’inverse de Descartes qui dans son Traité des
lumières réduisait la Nature à une simple matière, Comenius, retient le motif antique
de la Physis pour en dériver les caractères d’ordre et de mesure qu’elle contient de
façon immanente, et pouvant donc servir de modèle à une mathesis universalis non-
subjectiviste et non-anthropocentrique : le raisonnement consisterait à dire que, de
même que l’art porte à son terme ce que la nature n’a pas eu le pouvoir d’achever, de
même l’éducation réalise selon la réalisation progressive des Idées intelligibles de la
pensée rationnelle dans le réel l’essence de la nature en l’homme, en faisant advenir
la nature dans l’homme, qui permet de concevoir autrement le rapport entre la nature
et la culture, qu’à travers le prisme d’une vision réductrice du simple réalisme des
idées ou des catégories s’appliquant de façon schématique à la matière sensible ou à
la nature dont nous participons Tel nous semble être le coeur de la pensée
coménienne qui, critique contemporain de Descartes139, établissait en Bohême les
fondements d’une science de l’éducation, au sens de la paiedeia grecque d’une
formation de l’individu à la raison et à la spéculation philosophique, et^plus
généralement, d’une science de l’homme capable d’être réconciliée avec la science
de la nature, qui définissait l’utopie coménienne de la pansophie : c’est à travers cette
potentielle réconciliation dans le système de pensée que nous livre Comenius, que
nous pouvons entrevoir les prémisses classiques d’une forme d’écosophie, dont le
sens contemporain est défini dans sa tentative heuristique d’un dépassement de
l’anthropocentrisme, et du subjectivisme de la chose pensante -ou idéalisme subjectif
critiqué également par Ravaisson, comme étant par nature distincte de la chose
étendue, ou de la nature, qui l’alimente. Au fond, le caractère actuel et profondément
métaphysique d’une reprise de la pensée coménienne comme tentative de
réappropriation d’un autre schème de la modernité, plus proche des postulats et des
intuitions mis en jeu par les préoccupations d’ordre écologique de notre temps,
s’établit dans une réciprocité recherchée entre la ratio et l’operatio, entre le
rationnel et l’expérimental. Comme le souligne J. Piaget,
57.
139 Cf. à ce sujet Y. Belaval, Leibniz. De l’Âge classique aux Lumières. Lectures leibniziennes, Paris, Beauchesne,
« Bibliothèque des archives de philosophie », 1997.
129
130

58. « Comenius n’a rien d’un sensualiste, encore que (nous


y reviendrons) il n’ait peut-être pas suffisamment exploité
5
le parallélisme de la ratio et de l’operatio , pour insister
sur le caractère d’activité propre à la connaissance. Mais,
pour lui, la sensation est formatrice de connaissance en ceci
qu’elle constitue comme une signalisation déclenchant à la
fois la spontanéité de l’esprit et sa mise en correspondance
avec la spontanéité formatrice des choses. De même que
l’art imite la nature, selon la formule aristotélicienne, la
sensation permet (et cela n’est plus péripatétien) de rétablir
l’harmonie entre l’ordre actif des choses, qui enseigne, et la
spontanéité du sujet percevant […] A cet égard, la
métaphysique de Comenius vient s’insérer entre la scolastique
e
inspirée d’Aristote et le mécanisme du XVII siècle. Tout le
monde a noté la parenté de sa philosophie avec celle de
Bacon, mais il ne faudrait pas exagérer cette filiation dans le
sens de l’empirisme, et il convient d’en retenir surtout le
retour à la nature et l’instauratio magna. Le langage
aristotélicien de Comenius est, d’autre part, souvent évident,
mais à la hiérarchie immobile des formes il tend à substituer
sans cesse les notions de dépassement et d’émergence, ainsi
que le parallélisme ou l’harmonie entre les divers règnes. En
d’autres termes, on trouve fréquemment chez Comenius
une résonance néoplatonicienne, et c’est sans doute à
juste titre que Jan Patocka a insisté sur cette influence et

sur celle de Campanella ».

59.

60. L’actualité de Comenius serait à situer dans le sillage du courant


spiritualiste français, de Maine de Biran, de Ravaisson et de Bergson, dans le cadre
130
131

d’une autre métaphysique140 qui puisse être réhabilité en fonctions des conditions
de genèse, de vie et d’individuation :

61.

« La différence essentielle entre Comenius et nous est celle


e e
qui sépare la pensée du XX siècle de celle du XVII , à
quelques exceptions près : nous ne croyons plus qu’une
métaphysique nous permette de comprendre le
développement de l’enfant ou de l’homme en société, ni les
interactions entre l’homme et la nature, ni surtout les lois de
cette dernière. Nous avons substitué une série de sciences
particulières à la simple spéculation, et c’est en fonction de
cette transformation fondamentale des méthodes qu’il nous
faut transposer les idées centrales de Comenius dans nos
perspectives contemporaines. Mais une telle transposition est
alors pleinement légitime, car il est bien souvent arrivé, dans
l’histoire des sciences, qu’une idée a été proposée sur le plan
philosophique avant de donner lieu à une structuration plus
poussée et surtout à un contrôle systématique sur le
plan scientifique : entre autres exemples innombrables,
on peut citer les notions atomistiques, celles de
conservation, etc. Ces réserves de méthode étant faites, il est
incontestable qu’on peut considérer Comenius comme l’un
des précurseurs de l’idée génétique, en psychologie du
développement, et comme le fondateur d’une didactique
progressive différenciée en fonction des paliers de ce
développement ».

L’instauratio magna ou l’idée didactique universelle renvoie à un schème de


l’épistémé classique qui affirme avec une vigueur peu courante pour l’époque du

140 Cf. à ce sujet, P. Montebello, L’autre métaphysique. Essai sur Ravaisson, Tarde, Nietzsche et Bergson, Desclée de
Brouwer, 2003.
131
132

rationalisme le parallélisme de l’homme et des facultés innées, « préformées » avec la


Nature au sens aristotélicien d’une Nature naturante comme reprise du postulat de la
Physis d’où l’homme tire des leçons de vie, en continuant à l’imiter : c’est l’idée
centrale d’une Nature enseignante propre au philosophe des lumières tchèques, qui
permettrait de penser la nature de la connaissance en-deçà de fausse alternative
épistémologique entre rationalisme d’un côté, et science empirique expérimentale de
l’autre, tension qui caractérise jusqu’aux positions philosophiques les plus
contemporaines, notamment entre les tenants d’une phénoménologie transcendantale
de la subjectivité et ceux du néo-positivisme sceptique qui se réclame de l’empirisme.
Comme le souligne J. Piaget :

62. « Sur le premier de ces deux points, on a tour à tour


interprété Comenius comme un représentant des facultés
innées attribuant l’évolution mentale à une simple
maturation de structures préformées ou comme un empiriste
considérant l’esprit comme un réceptacle que rempliraient
peu à peu les connaissances tirées de la sensation. Cette
double interprétation est, à elle seule, très significative de la
position réelle de l’auteur qui, comme tous les partisans de
la spontanéité et de l’activité du sujet, est accusé tantôt de
pencher dans la direction du préformisme et tantôt
d’exagérer le rôle de l’expérience acquise. Or c’est sur ce
point précisément que la notion coménienne du parallélisme
de l’homme et de la nature est à serrer de près : prêtant à
ces deux objections, s’il est conçu comme statique, un tel
parallélisme constitue, au contraire, une doctrine d’activité
dans la mesure où il met en correspondance l’ordre
formateur des choses et cet ordre formateur inhérent
aux actions du sujet, qui représente, selon Comenius, à
132
133

la fois la loi du développement et le processus éducatif


lui- même »

63.

64. A cet égard, la métaphysique pansophique de Comenius revêt un

caractère d’une grande actualité pour les études philosophiques, notamment en

épistémologie de la connaissance et pour la science contemporaine, car elle forunit

le cadre conceptuel, à partir d’une authentique Physique de la Nature incluant

l’idée en germe de sujet pensant qui fonda avec Descartes la modernité, d’une

lecture compréhensive permettant de résoudre le questionnement sur le problème

scolastique de l’individuation : le parallélisme de l’homme et de la nature définit la

position, avant la monade leibnizienne et l’idéalisme subjectif de Schelling, et

d’une manière similaire à Spinoza, d’une unité en acte qui pose l’individuation du

sujet comme contemporaine de l’individuation de l’objet, c’est à dire la réciprocité

anticipée de l’operatio et de la ratio, que Simondon appréhende à travers a notion

d’une allagmatique de la connaissance comme théorie des réciprocités et de

réversibilité des opérations et des structures : c’est en ce sens que l’on pourrait

tenter de « serrer » de plus près l’héritage philosophique et didactique de

Comenius, si l’on nous accorde que l’idée génétique permet de résoudre les apories

de la réflexion spéculative sur le principe d’individuation qui a dominé la pensée

133
134

scolastique médiévale, et que celle-ci trouve son origine en Bohême, plus

exactement en Moravie, chez cet admirable penseur du XVIIè siècle.

65. Pour conclure sur ce philosophe de la vie et de la nature enseignante, qui


fait dépendre l’individuation des humains, de la subjectivité humaine et de sa liberté,
du respect de la liaison préindividuelle de l’homme à la Nature, nous dirions qu’il
permet à notre modernité, et notre ère post-moderne, de réhabiliter une « vraie
métaphysique » au sens défini par Bergson, et dans le sillage du spiritualisme français
de Ravaisson pour qui, contre l’idéalisme (pour lequel seules les représentations de la
conscience sont réelles) et le « séparatisme » (conception des choses en tant
qu'extérieures les unes aux autres), il faut rendre les « âmes pénétrables les unes avec
les autres, sensibles aussi les unes aux autres, tout le contraire du séparatisme de
l'heure présente »141.
Ravaisson souhaite, contre le séparatisme, retrouver « l'unité substantielle du réel »,

dans une métaphysique unitaire où « la nature ne diffère pas essentiellement de la


pensée », rappelle le spécialiste Jean-Michel Le Lannou142. Il ajoute que « ni la
matérialité du corps, ni la pulsion vitale ne lui sont hétérogènes », présupposé qui
fournit, on le sait, chez Simodnon, le cadre a priori réel garantissant par un principe de
rémanence causale l’association évolutive, transductive, de cette « charge de nature »
associée à l’individu dans son expérience continuelle des choses, continue et
discontinue ; là où le sens du vécu du phénomène de la nature demeure fidèle à la
constitution idéelle de l’esprit, dans sa genèse disparate et son évolution créatrice qui
répond à l’élan vital.

II – Prégnance de Jean-Jacques Rousseau : le sentiment de l’existence


comme préfiguration de l’élan vital

141 RAVAISSON (F.), Testament philosophique, in Revue de Métaphysique et de Morale, 1901


142 Le vocabulaire de Ravaisson, Paris, Ellipses, 2002
134
135

Rousseau est un penseur du XVIIIè siècle, dont la réflexion et l’œuvre ont fait l’objet
de nombreux commentaires. En effet Rousseau est un penseur original, qui se
démarque de son temps, celui des Lumières, en cherchant à restaurer la véritable
philosophie, celle que prêchait Socrate - « Connais-toi toi-même » - conformément au
décret de l’oracle de Delphes.
Cette philosophie se veut avant tout pratique, et rompt avec la tradition de réflexion
spéculative dont les penseurs du XVIIIè se font les disciples, notamment à travers les
Encyclopédistes (Diderot, Voltaire, D’Alembert…).
Dans son dernier recueil, les Rêveries, Rousseau affirme son statut de libre penseur et
de précurseur,

« Je me suis toujours dit : tout cela ne sont que des arguties et


des subtilités métaphysiques qui ne sont d’aucun poids auprès
des principes fondamentaux adoptés par ma raison, confirmés
par mon coeur, et qui tous portent le sceau de l’assentiment
intérieur, dans le silence des passions » (Troisième
promenade)

Ainsi Rousseau a-t-il le premier voulu instaurer une philosophie des limites du savoir,
en prétendant ne consulter que la lumière intérieure, ce qui attestait pour Kant la
possibilité de bâtir sur d’indestructibles fondements la métaphysique nouvelle, la
métaphysique de la liberté et de la raison pratique. Comme le remarque Delbos,

« C’est par cet ardent besoin de rénovation intérieure, par


cette aperception pénétrante d’un rapport plus immédiat entre
l’âme humaine et ses motifs d’agir, d’avoir foi, d’espérer, que
Rousseau put conquérir la fière nature morale de Kant »143.

Le fil conducteur de notre réflexion sera d’interroger le concept de Nature, en


définissant l’homme à l’état de nature, et en prenant soin de souligner la continuité
entre l’anthropologie et la politique dans le souci d’un dépassement de
l’anthropocentrisme fondé sur la prééminence de la raison : l’état de nature est-il une
143 DELBOS (V.), Essai sur la formation de la philosophie pratique de Kant, Paris, Félix Alcan, 1903, p.127.
135
136

origine ou une fin de l’humanité ? L’homme n’entretient-il pas un lien indissoluble avec
la Nature dont dérivent les préceptes de la morale et qui récuse l’idée subjectiviste de
l’homme comme mesure de toutes choses et sommet de la création ? Rousseau ne pose-
t-il pas son concept de nature dans une perspective transcendantale, comme condition
de possibilité de l’être et de l’éthique ? En quoi peut-on dire que la Nature conduit
voire coïncide avec la morale chez Rousseau ?
Si le concept de nature apparaît comme fondateur dans l’œuvre rousseauiste, comme
nous le verrons dans la première partie de ce travail, nous examinerons dans un second
temps comment Rousseau va construire un modèle politique visant à écarter toute
violence envers l’individu, qu’elle soit physique ou morale, afin de garantir la paix
civile et le règne de la vertu : ce modèle c’est le Contrat social, le contrat social comme
adhésion de chacun à la volonté générale, qui est pur postulat de la raison pratique.
Cette dimension politique de l’œuvre de Rousseau ne saurait être écartée de notre
réflexion, car elle présuppose de nombreuses notions-clés comme celle de loi, de
conscience, de liberté et de raison, qui sont liées au concept de Dieu, comme nous
l’apprend La Profession de foi du Vicaire Savoyard.

« Tout l’intérêt de Rousseau, toute sa passion n’ont jamais eu


qu’un objet : savoir ce qu’est l’homme ; mais Rousseau a
compris que cette question ne pouvait être posée
indépendamment d’une autre : savoir ce que l’homme devrait
être »144.

I – Une vie libre

A - Le concept de Nature et le statut du sensualisme chez Rousseau

144 CASSIRER (E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette Littératures, 1987, p.44.
136
137

Le concept de nature chez Rousseau est à la fois simple et complexe à saisir : d’un côté
il désigne les origines primitives de l’être humain, de l’autre l’exigence du Bien et de la
morale, et enfin l’unité transcendantale de l’individu qui, débarrassé des « passions et
de leur cortège social » renoue avec sa profonde intériorité, avec la pure présence de la
nature. Comme le remarque Eric Weil, « Rousseau retrouve le grand Un du cosmos et
de la Nature, le retrouve en lui-même…. il y a présence, et la peur, le désir, l’espérance,
l’appréhension sont également annihilés »145.
On retrouve donc chez Rousseau la conception stoïcienne de « l’âme du monde », et
plus fondamentalement d’une téléologie immanente à la Nature qui guide l’homme sur
la voie du bonheur. Comme le remarque Bernard Groethuysen, « il y a dans la
constitution de l’homme une légalité intérieure, une téléologie immanente qui lui trace
la voie à suivre », qui le détache de son moi relatif englué dans le paraître et l’amour-
propre pour le ramener à son moi absolu.
Cette prééminence de la Nature dans la pensée de Rousseau prendra un visage concret
dans l’Emile, à travers l’éducation : l’idée fondamentale de l’Emile est qu’il ne faut rien
épargner à l’élève en matière de confrontation avec le Réel, d’expérience de la
nécessité naturelle qui doivent nous renforcer et nous faire advenir à une idée adéquate
de soi-même, c'est-à-dire à l’autonomie.
Comme le remarque Cassirer146, « chaque individu est seul à pouvoir se donner la vraie
intuition, même lorsqu’il s’agit d’objets sensibles…C’est d’un contact immédiat avec
les objets que Rousseau entend voir naître une connaissance du monde physique », au
lieu d’agréger sur un mode purement spéculatif une somme de connaissances
scientifiques qui ne permettent pas à la mémoire d’être véritablement enrichie147.
Là encore, il convient de remarquer un point qui nous semble capital pour la
compréhension de l’œuvre de Rousseau : c’est cette autonomie de l’élève face à la
Nature, sa pure présence à elle dans la plus stricte « autopsie » qui commandent la

145 WEIL (E.), « Rousseau et sa politique », Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, 1984.
146 CASSIRER (E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette/Littératures, 1987.
147 Nous touchons ici au sensualisme de Rousseau, pour qui la référence à la Nature est une manière d’affirmer la
primauté de la sensation sur l’idée, de la sensibilité sur le savoir. Comme le dit le Vicaire savoyard en effet, « exister
pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des
sentiments avant des idées ». Nous verrons dans cette partie comment ce sensualisme est problématique dans la pensée
de Rousseau, à travers son articulation au transcendantal.
137
138

compréhension de son harmonie et de sa bonté. La Nature est bonne, de même qu’il y a


une bonté naturelle de l’homme. Et ajoute Cassirer, l’élève « ne doit rien savoir qu’il
n’ait lui-même soumis à examen ; ne rien tenir pour vrai dont il n’ait l’immédiate
certitude. C’est exactement la même exigence qui vaut, ici, pour l’expérience sensible
et, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, pour l’expérience spirituelle »148.
Nous voyons ici que l’éducation et la religion sont étroitement liés, toujours dans une
même perspective naturelle. Nous examinerons ce rapport entre la religion et la Nature
en nous appuyant sur la Profession de foi du vicaire savoyard.
Enfin, il nous faudra élucider les origines naturelles de la morale, à partir du
phénomène naturel de la bonté bien entendu, mais aussi à partir d’idées telles que le
Bien ou la vertu : peut-on dire du Bien qu’il est naturel, et que la vertu est naturelle à
l’homme ? Celle-ci ne s’acquiert-elle pas à partir d’un effort de la volonté ? Où s’arrête
la nature ? Où commence la culture ?
Peut-on s’en tenir à ses penchants naturels pour vivre en société ? Si l’homme peut
avoir l’intuition de la nature et en éprouver une libération intérieure, peut-on dire que
nature et liberté sont deux aspects d’une même idée ? Ne doit-on pas obéir à des lois
qui garantissent le bien commun et l’ordre dans une société ?
Là encore, nous souhaitons apporter un dernier complément à l’introduction de ce
chapitre, en insistant sur le caractère de la bonté naturelle : si l’homme est
naturellement bon, il ne l’est « pour autant néanmoins que cette nature ne soit pas
commandée uniquement par les impulsions de ses sens, mais sache s’élever d’elle-
même et sans aide extérieure à l’idée de la liberté… ce don spécifique qui distingue
l’homme de tous les autres êtres vivants est celui de la perfectibilité : l’homme ne s’en
tient jamais à son état d’origine, mais tend à le dépasser »149.
L’homme n’est donc bon qu’à condition d’inscrire cette bonté dans le cadre des idées
de liberté et de volonté, ce qui implique « travail » et « combat » : il faudrait donc que
l’homme sorte de l’état de nature en quelque sorte, pour apprendre le « métier » de
vivre en société.

148 CASSIRER ( E.), Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette, Littératures, p. 112.


149 Ibid, p 93.
138
139

C’est tout l’enjeu de l’autre ouvrage de référence de Rousseau, le Contrat social, qui
paraît en même temps que l’Emile. Rousseau nous dit, dans le Contrat social

« Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans


l’homme un changement très remarquable, en substituant dans
sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la
moralité qui leur manquait auparavant »150.

A l’homme naturel doit donc succéder le citoyen, et nous verrons dans quelles
conditions se forme une nouvelle conception de l’Etat chez Rousseau, notamment à
partir de notions telles que volonté générale, loi, et liberté morale.

1 - L’homme naturel : une hypothèse

Rousseau commence par s’interroger sur une question mise au concours par
l’Académie de Dijon : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle
est autorisée par la Loi naturelle » ?
Cette question intéresse Rousseau dans la mesure où elle appelle une réflexion sur
l’homme, qu’il assimile dès le début du Discours à la démarche socratique inscrite sur
le Temple de Delphes : « Connais toi toi-même ». Cette exigence de connaissance de
soi est, comme le remarque Joseph Moreau, empruntée à l’opinion de Malebranche
dans la Préface à la Recherche de la vérité :

« La plus belle, la plus agréable, et la plus nécessaire de


toutes nos connaissances, est sans doute la connaissance de
nous-mêmes. De toutes les sciences humaines, la science de
l’homme est la plus digne de l’homme ».

En effet, comme le remarque Rousseau, « comment connaître la source de l’inégalité


parmi les hommes, si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? ».
Et précise t-il, cette démarche vise à connaître l’homme « tel que l’a formé la Nature »,
par opposition à l’homme civil, dont la nature a été « altérée » par le progrès des
150 ROUSSEAU (J.J), Le Contrat social, Hachette/Littératures, 1972, L. I, Chap. VIII, p.186.
139
140

connaissances humaines, par la vanité scientifique et par le « choc continuel des


passions » :

« Comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a


formé la nature, à travers tous les changements que la
succession des temps et des choses a dû produire dans sa
constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son
propre fonds d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont
ajouté ou changé à son état primitif ? Semblable à la statue de
Glaucus, que le temps, la mer et les orages avaient tellement
défigurée qu’elle ressemblait moins à un Dieu qu’à une bête
féroce, l’âme humaine, altérée au sein de la société par mille
causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une
multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements
arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des
passions, a pour ainsi dire changé d’apparence au point d’être
presque méconnaissable ; et l’on y trouve plus, au lieu d’un
être agissant toujours par des principes certains et invariables,
au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son
auteur l’avait empreinte, que le difforme contraste de la
passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire »151.

On voit donc d’emblée comment Rousseau se positionne, en partant de l’hypothèse que


l’homme à l’état de nature était pur, mû par une « Céleste et majestueuse simplicité
dont son auteur l’avait empreinte », tandis que la société consacre le règne de la vanité
scientifique, de la « passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire ».
Comme le remarque Bernard Groethuysen en parlant de l’homme naturel,

« A peine sorti de son étuve, il fait un plaidoyer véhément


contre la société ; il renverse l’histoire, il accuse les hommes
et les invite à suivre son exemple. Cet être chétif et incolore,
issu de la pensée, s’oppose à l’humanité entière. Il prétend
être le seul vrai homme et s’érige en modèle. L’homme
naturel de Rousseau est par définition insociable, il est par
essence l’ennemi de toute société ».152

151 ROUSSEAU (J.J), Discours sur l’origine de l’inégalité, Préface, Gallimard, Coll. Idées, 1965, pp.31-32.
152 GROETHUYSEN (B.), J. J Rousseau, Paris, Idées/Gallimard, 1949, p.16.
140
141

Toute la théorie de l’homme chez Rousseau repose sur cette opposition entre ce qui lui
est naturel et ce qui lui est ajouté par la vie sociale. En effet, l’homme de la nature est
extrêmement difficile à saisir ; nous ne le rencontrons pas autour de nous, dans la
société où nous vivons et il ne se livre pas non plus à l’observation ethnographique :
l’état de nature est antérieur à l’histoire.
Ainsi, comme le remarque J. Moreau, « la méthode de Rousseau pour déterminer l’état
de nature n’est donc pas historique, mais idéologique »153.
C’est dans ce contexte d’un dualisme irréductible entre l’homme primitif, à l’état de
nature et l’homme civilisé que Rousseau va définir les qualités inhérentes à l’homme
naturel, de façon
antérieure à l’homme civil, et à l’Histoire : l’homme naturel chez Rousseau, c’est
l’Ame humaine ramenée à ses « premières plus simples opérations ».
Toutefois, Rousseau précise bien que cet homme naturel qu’il va dépeindre est une pure
fiction, et qu’ils faut se garder d’y voir une vérité historique :

« Commençons donc par écarter tous les faits…il ne faut pas


prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce
Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des
raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à
éclaircir la Nature des choses qu’à montrer la véritable
origine ».

Nous voilà donc avertis : l’état de nature est une hypothèse destinée à nous faire
comprendre l’homme naturel, et non à nous représenter les origines historiques de
l’humanité.

2 – L’homme naturel et ses qualités primitives

153 MOREAU (J.), Jean-Jacques Rousseau, PUF, 1973, p.16.


141
142

Rousseau commence par définir les deux qualités ou passions qui appartiennent de
façon intrinsèque à l’homme naturel : ces deux « principes antérieurs à la raison » sont
l’amour de soi et la pitié.
L’amour de soi nous « intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de
nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir
tout être sensible et principalement nos semblables »154.
Ainsi, pour Rousseau, l’homme, traditionnellement considéré comme un être sociable,
est au contraire, dans l’état de nature, un être solitaire, fuyant ses semblables. Comme
le remarque Christian Destain,

« il vit dans la nature, parfaitement adapté, presque animal


parmi les autres animaux, heureux sans même le savoir, sans
autres besoins que naturels, besoins vite comblés – la
nourriture, une femelle de temps en temps, le repos – se
rassasiant de glands et buvant l’eau des sources, sans aucun
souci de sa progéniture »155.

Cet aspect « autarcique » de la vie de l’homme à l’état de nature conditionne sa survie


et sa conservation. C’est un avantage selon Rousseau, car l’homme sauvage est en ce
sens indépendant, il est libre et possède une intériorité : « le Sauvage vit en lui-même ;
l’homme
sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est, pour
ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence »156.
Ainsi, dans l’état de nature, l’homme est conforme à sa nature, et il est heureux sans
même le savoir : il vit selon un équilibre anthropologique rigoureux, il est absolument
autonome157.
L’amour de soi y joue un rôle prépondérant :

154 ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit.. ; p.36.


155 DESTAIN (Ch.), Jean-Jacques Rousseau, Le Cavalier Bleu, Idées reçues, p.42.
156 ROUSSEAU (J.J), Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, p.126.
157 Rousseau nous donne une belle expression de cette autonomie dans le Discours sur l’origine de l’inégalité : « se
porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi », p.49.
142
143

« Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos sentiments


primitifs se concentrent en nous-mêmes ; tous nos
mouvements naturels se rapportent d’abord à notre
conservation et à notre bien-être »158.

Cette indépendance de l’homme à l’état de nature pourrait nous faire croire que
l’homme est égoïste et qu’il ne cherche que son intérêt, selon la loi du « chacun pour
soi ». Pourtant, nous dit J. Moreau,

« Dans l’état de nature, chacun pour soi n’équivaut pas à tous


contre tous. Ce sont les passions et les vices acquis dans l’état
social, c’est la vanité et la cupidité, qui engendrent la rivalité
et les luttes entre les hommes, qui les rendent méchants »159.

On voit qu’il n’est pas encore possible de parler de morale à l’état de nature, car
l’homme n’est pas encore engagé dans des liens sociaux. Toutefois, cette première
caractéristique de l’homme naturel permet de concevoir son innocence foncière, son
incapacité à nuire à son prochain.
D’autre part, Rousseau nous dit que l’amour de soi est tempéré par le sentiment de la
pitié, par « une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et
principalement nos semblables »

« il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel,


qui modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de
soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute
l’espèce »160.

Cette pitié, qui nous porte naturellement au secours de l’autre que nous voyons souffrir
est en ce sens une vertu :
« je parle de la Pitié…vertu d’autant plus universelle et
d’autant plus utile à l’homme, qu’elle précède en lui l’usage
de toute réflexion […] Tel est le pur mouvement de la Nature,
antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié

158 ROUSSEAU, Emile, Librairie de Paris, Livre II, p .85. Nous ferons certaines références à l’Emile directement dans le
texte.
159 MOREAU, op.cit.. ; p. 19.
160 ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, p. 77.
143
144

naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à
détruire »161.

Et c’est de cette vertu naturelle que Rousseau va induire d’autres qualités humaines
telles la « générosité », la « clémence », l’ « humanité » ou encore l’ « amitié » :
Rousseau va jusqu’à faire de la pitié le fondement d’une morale chez l’homme naturel ;
« c’est elle [la pitié] qui, dans l’état de Nature, tient lieu de Loi, de mœurs et de vertu,
avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix »162.
La pitié comme qualité naturelle, comme vertu de la Nature serait-elle alors un principe
social ou faut-il la circonscrire au pur domaine de la Nature, par opposition à l’état
civil ?
On pourrait faire ici un rapprochement avec une question soulevée par Cassirer, qui
remarque avec justesse que Rousseau refuse l’idée d’un instinct social originaire.
Pourtant note Cassirer, il semble que Rousseau fait appel à une aptitude sociale
originaire, dont seraient dérivées les notions mêmes de devoir et de conscience
morale :

« Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable


par nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être
que par d’autres sentiments innés relatifs à son
espèce….Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer, l’homme
n’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt que sa raison le
lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce
sentiment qui est inné »163.

On voit à travers ce passage de L’Emile une ambiguïté qui fait passer Rousseau du
domaine anthropologique au domaine purement éthique. Où sont les limites de
l’homme naturel alors ? Où commence l’ordre rationnel et moral ?
Cette tension semble caractéristique de la réflexion de Rousseau, qui ne se contredit
pas, mais contribue à l’évolution de sa pensée en cherchant à fonder l’éthique sur le
domaine anthropologique, l’homme à l’état de nature que nous examinons ici, cette
161 ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op.cit.. ; pp.74-75.
162 Ibid, p.77.
163 ROUSSEAU (J.J), Profession de foi du vicaire savoyard, Flammarion, 1996, p.90.
144
145

anthropologie étant à son tour fondée sur une métaphysique, comme le remarque Luc
Vincenti164, à partir de la Profession de foi du vicaire savoyard.

Enfin, il faut attribuer à l’homme naturel le caractère de la bonté : « les hommes sont
méchants : une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant,
l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré »165.
Et poursuit-il, de la même manière que l’amour de soi dégénère en amour-propre dans
la société civile, cette qualité de la bonté est pervertie en méchanceté des hommes, sous
la forme de l’injustice et de l’oppression : « Qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à
ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits,
et les connaissances qu’il a acquises ? »166.
Rousseau exprime ici de façon radicale son esprit anti-Lumières, et se démarque de
l’intellectualisme régnant qui s’est fourvoyé dans les spéculations de la Raison et qui
détermine le souci du paraître : « Si elle [la Nature] nous a destinés à être sains, j’ose
presque assurer, que l’état de réflexion est un état contre Nature, et que l’homme qui
médite est un animal dépravé »167.

Cette faculté de la bonté, qui pousse l’homme à aimer ses semblables tout en veillant à
sa propre conservation, n’est toutefois pas un instinct de sympathie nous avertit
Cassirer : la bonté naturelle de l’homme est « une tendance et une destination
fondamentales de la volonté ».

La bonté est donc un pur vouloir qui s’éprouve dans la capacité à reconnaître une loi
morale chez l’individu : « l’homme est naturellement bon pour autant néanmoins que
cette nature ne soit pas commandée uniquement par les impulsions des sens, mais sache
s’élever d’elle-même et sans aide extérieure à l’idée de la liberté »168.

164 VINCENTI (L.), Du Contrat social, Rousseau, Ellipses, 2000.


165 ROUSSEAU (J.J), Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, note IX p.158.
166 Ibid.
167 ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité, op.cit, p. 53.
168 CASSIRER, op.cit.. ; pp. 92-93.
145
146

Dès lors, comment penser l’homme naturel sans faire appel à une métaphysique, à une
éthique ? Ne peut-on voit-on voir dans l’éducation idéale développée par Rousseau un
avatar de l’homme naturel, qui se développe en conformité avec la nature jusqu’à
devenir capable de raison, au sens d’une raison pratique qui annonce le politique et le
religieux ?

3 – De la Nature de l’enfant : une approche sensualiste

66. a – Une éducation sensitive

Si l’homme à l’état de nature est bon et innocent, il en va de même d’un être sortant des
mains de la Nature : l’enfant.
Rousseau va même jusqu’à dire que son ouvrage majeur, l’Emile, « n’est qu’un traité
de la bonté originelle de l’homme » ( Rousseau juge de Jean-Jacques, dialogue
troisième).
Dans l’Emile, Rousseau cherche à montrer comment on pourrait arriver, grâce à
l’éducation, à éviter la corruption du cœur humain et la dépravation des moeurs.
Comme le remarque Eric Blondel, « l’enfant est donc l’image qui sert de symbole à
Rousseau pour illustrer d’une façon concrète l’idée abstraite de l’homme à l’état de
nature »169.
C’est ce paradigme de l’enfant et de son éducation qui donne un visage à l’homme
naturel, et c’est l’évolution de cet enfant et les conditions de son éducation que nous
allons tenter de restituer ici, pour illustrer en quelque sorte la voie de la Nature.
Dans cet ouvrage emblématique de la pensée de Rousseau, l’auteur, fait de nombreuses
références à la Nature : « Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle
exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de
169 BLONDEL (E.), Rousseau, Ellipses, 2000, p.27-28.
146
147

toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et douleur »
(Livre I, p.19)
Ainsi, vivre, c’est s’éprouver continuellement dans la nature, « ce n’est pas respirer,
c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les
parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence ».
Ce qui compte pour l’enfant, c’est donc de sentir la vie, d’éprouver en soi la force et
l’efficience de la nature qui contribuent à l’éveil de ses sens et de son corps : « et
toujours la leçon lui venait de la chose même » ( Livre II, p.123).
Cet empirisme « phénoménologique », pourrait-on dire, renvoie chez Rousseau à une
éducation négative, car il ne s’agit pas d’enseigner la vertu ni la vérité à l’enfant, mais
de garantir son coeur du vice et des erreurs de l’esprit :

« Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale, il


n’en doit recevoir que de l’expérience : ne lui infligez aucune
espèce de châtiment ; car il ne sait ce que c’est qu’être en
faute : ne lui faites jamais demander pardon ; car il ne saurait
vous offenser. Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il
ne peut rien faire qui soit moralement mal, et qui mérite ni
châtiment ni réprimande » (Livre I)

Les expériences de l’enfant font donc déjà partie de l’instruction de l’élève, comme le
souligne Rousseau, car « l’expérience prévient les leçons ».
Les premières sensations de l’enfant sont affectives, c’est donc une éducation de la
sensibilité qu’il convient de donner à l’enfant, car l’enfant n’étant pas encore doué de
raison et de conscience, il peut faire preuve de méchanceté : « l’enfant n’est méchant
que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon ».
Justement, le moyen de rendre l’enfant plus fort est de lui accorder plus de liberté, car
cela l’ amènera à « borner [ses] désirs à [ses] forces, [et] ils sentiront peu la privation de
ce qui ne sera pas en leur pouvoir ».( Livre II, p.49)
On voit là une conception majeure de la philosophie de Rousseau, qui consiste dans
l’obéissance à la nécessité naturelle, au sens des Stoïciens, c'est-à-dire dans la capacité
à différencier les désirs qui relèvent de la pure nécessité naturelle de ceux qui sont
147
148

artificiels : « l’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut et fait ce qu’il lui plaît.
Voilà ma maxime fondamentale » (Livre II, p. 67.)
L’enfant ne doit donc pas obéir à une tiers personne, il doit seulement se plier à la
nécessité naturelle, en exerçant ses organes et en fortifiant son corps ; « Exercez son
corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu’il
se pourra ».
On peut parler avec Rousseau d’un exigence d’autonomie dans l’éducation de l’enfant :
« Préparez de loin le règne de sa liberté et l’usage de ses forces…en le mettant en état
d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose sa volonté » (Livre I,
p.41)
Rousseau bâtit ainsi dans son traité d’éducation l’idée fondamentale qu’il y a des étapes
dans la croissance de l’enfant pour parvenir à l’âge adulte, et devenir effectivement un
être libre.
Ainsi, l’œuvre de la Nature, ses intentions bienfaisantes, deviennent visibles à celui qui
sait comprendre l’enfance : il faut suivre l’enfant pas à pas à travers les différents
stades de son développement et savoir découvrir dans chacun d’eux l’intention
particulière que la Nature y révèle. Comme le remarque B. Groethuysen, « il y a une
logique immanente à la croissance de l’enfant. Les différents moments de sa vie
s’enchaînent. L’un est la condition du suivant [...] En évoquant l’homme des bois, nous
ne comprenions encore qu’imparfaitement ce qu’avait voulu la nature lorsqu’elle créa
l’homme. En observant l’enfant, les intentions de la nature se précisent…ce qui n’était
qu’une abstraction doublée d’une nostalgie, est là, vivant sous nos yeux »170 : l’enfant.
Nous terminerons cette partie en citant E. Cassirer, qui nous semble bien résumer la
philosophie de l’éducation de l’Emile :

« La thèse fondamentale de l’Emile est qu’il ne faut épargner


à celui dont on veut conduire la volonté et le caractère à une
autonomie aucune difficulté matérielle, aucune souffrance,
aucun effort, aucune privation. La seule chose dont on doit
soigneusement le protéger, c’est d’être contraint par la force

170 GROETHUYSEN (B.), op.cit.. ; p.28.


148
149

de se plier à une volonté étrangère, ou d’obéir à un ordre dont


ne comprend pas la nécessité »171.

67. b – Le sensualisme de Rousseau : une tension avec le transcendantal

Rousseau avait pour projet d’élaborer une philosophie physiologique, à travers deux
textes : La morale sensitive, ou Le matérialisme du sage. Comme le rappelle Masson,
c’eût été un manuel d’hygiène morale, où Rousseau aurait cherché par quelles règles de
vie physique on pouvait maintenir l’âme dans l’état le plus favorable à la vertu. Le
raisonnement est le suivant : en agissant convenablement sur la machine humaine, on
prépare des désirs qui préparent des volontés. En ce sens, comme le remarque très
justement P.M Masson,

« il [Rouseau] travaille en philosophe positif, sensualiste, à


qui les hommes de l’encyclopédie n’ont pas seulement donné
le goût de l’expérience, mais ont appris à ne pas négliger le
corps, à lui rendre dans la vie l’importance, et presque la
prépondérance, qui lui est due. Il semble bien que, dans ce
Matérialisme du sage, on eût encore retrouvé l’ami de
Condillac et de Diderot »172.

On voit que Rousseau a été influencé par le matérialisme régnant du Siècle des
Lumières : on peut parler en ce sens d’une certaine affinité entre Rousseau et
d’Alembert à travers le projet même de l’Encyclopédie. Comme le remarque M.
Ourida173, d’Alembert commence la première partie de son discours par constater
d’emblée l’existence des sensations chez l’homme et par proposer une explication
sensualiste de la généalogie des connaissances. Or, c’est toute la démarche de l’Emile
que de nous montrer comment se forme la connaissance à partir des sensations et de

171 CASSIRER (E.), op.cit.. ; p.40.


172 MASSON (P.M), op.cit.. ; deuxième partie, chap.1, p.8.
173 OURIDA (M.), Le Citoyen de Genève et la République des Lettres. Etude de la controverse autour de La Lettre à
d’Alembert de Jean-Jacques Rousseau, Peter Lang, s.d.
149
150

leur comparaison, qui permet de forger des idées : au départ il y a la sensation, ensuite
vient la formation de l’idée dans l’intellect, tel est la démarche foncièrement sensualiste
de Rousseau, qui se rattache paradoxalement à ses collègues de l’Encyclopédie.
Comment alors soutenir ce paradoxe dans la genèse de la pensée de Rousseau, qui
s’appuie sur un sensualisme décisif dans la formation de l’agent raisonnable, comme en
témoigne l’Emile, et qui revendique en même temps le fondement transcendantal de la
raison en ce qu’elle véhicule la loi morale ? Le sensualisme de Rousseau, peu étudié, ne
nous conduirait-il pas vers l’associationnisme de Hume et son empirisme sceptique, et
par conséquent vers la ruine du transcendantal ?
Cette problématique nous semble toucher au cœur du système philosophique de
Rousseau, et pointe une contradiction que l’on peut exprimer plus traditionnellement à
travers les antinomies suivantes : matérialisme/spiritualisme,
immanence/transcendance, sentiment/raison.
En effet, le transcendantal est ce qui par définition se détache de l’expérience, pour
devenir une pure exigence interne de la raison : il s’oppose en ce sens au sensualisme
qui prétend à une théorie de la connaissance fondée sur les sensations.
Pourtant, Rousseau reste profondément sensualiste à travers son apologie du sentiment,
qui place l’être au cœur du Réel et se comprend comme auto affection constitutive de la
vie : c’est dans cette immanence du sentiment qui relie l’homme aux sensations
premières et à la spontanéité des émotions que Rousseau fonde, en dernière instance, sa
théorie de la connaissance : toute connaissance qui n’est pas validée par le sentiment,
ou qui ne porte pas le sceau de l’assentiment intérieur est écartée et dénoncée comme
confuse et spéculative.
En revanche, ce qui relève du transcendantal dans la théorie de la connaissance de
Rousseau, c’est le sentiment de la nécessité interne de la loi, qui est en même temps un
pur postulat de la raison pratique.
Mais il n’y a pas d’antagonisme entre la pureté du sentiment et la pureté de la raison
pratique, dans la mesure où ils relèvent tous deux, nous semble t-il, de la méditation
transcendantale : le sentiment, interface entre la sensation primitive et l’Idée

150
151

transcendantale, définit le fondement d’une raison qui se veut éminemment pratique, et


non spéculative.
C’est en ce sens nous semble-t-il que l’on peut résoudre cette tension entre
l’immanence du sentiment d’une part, et la transcendance de la loi morale d’autre part :
« L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-
même », nous dit Rousseau174.
En ce sens, l’universalité de la loi morale a pour corrélat la bonté de la Nature, qui
définissent toutes deux l’horizon transcendantal de l’existence humaine : la Nature est
donc une fin, et non une origine anthropologique.

Mais une fois l’enfant devenu « homme par la vigueur »175, comment peut-il le devenir
par la raison ? Rousseau nous parle bien dans l’Emile d’une raison sensitive, « qui
consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations » ? Cette
raison est celle de l’enfant, et à ce titre elle fait partie de la genèse sensualiste de la
raison humaine en général. Mais qu’est-ce que la Raison alors ?
Comment élever l’enfant à la rationalité pratique qui fonde la conscience morale ?
Comme le remarque Rousseau, « à l’activité du corps qui cherche à se développer,
succède l’activité de l’esprit qui cherche à s’instruire » (Livre II, p.180)
Comment alors instruire l’âme humaine en conformité avec la Nature ?

B – De la nature à culture : une raison politique du sensible

1 - La liberté par la loi

Nous avons vu que la « sentimentalité » chez Rousseau a une acception, tantôt


naturaliste, tantôt idéaliste. De même l’homme naturel et l’homme social représentent
174 ROUSSEAU, Lettre à d’Alembert, Flammarion, 1967, p.76.
175 Rousseau nous révèle son intention fondamentale à travers la phrase suivante, qui nous semble capitale pour
comprendre l’évolution de sa pensée : « il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l’âme », in Emile, Livre I,
p.28.
151
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deux manières d’être essentiellement différentes : l’homme, pour être naturel, doit se
libérer du joug de l’opinion et des préjugés, il doit se défaire de l’amour-propre et
savoir vivre en lui-même. Pourtant l’homme ne possède t-il pas une aptitude sociale
originaire, grâce au sentiment inné de la justice comme nous l’avons vu ?
Comme le remarque Cassirer176, si cette relation n’est nullement une « greffe » mais est
« innée », alors il appartient à l’homme de vivre dans une communauté humaine et ce
lien qui l’unit à elle relève de sa nature rationnelle, de sa liberté.
En effet, comme le précise Rousseau dans le Contrat social,

« ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans


l’homme un changement très remarquable, en substituant dans
sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la
moralité qui leur manquait auparavant » ( Livre I, Chap. VIII,
p.186)

Ainsi, l’homme qui ne suit que ses penchants naturels est naturellement bon, mais ne
suivant que son instinct, n’écoutant que son sentiment et non sa raison, il reste un
« animal stupide et borné »177et ne connaît pas la vertu, c’est à dire la plénitude de
l’exercice de la liberté :

« O vertu ! Science sublime des âmes simples, faut-il donc


tant de peines et d’appareil pour te connaître ?
Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les coeurs et ne
suffit-il pas pour apprendre tes Lois de rentrer en soi-même et
d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des
passions ? »178.

De même que la bonté appartient à l’état de nature, de même la vertu appartient à l’état
social et éthique : elle est ce qui définit la suprême liberté de l’homme en tant qu’il se
soumet à la volonté générale.

176 CASSIRER, op. cit.. ; p.120.


177 ROUSSEAU (J.J), Du Contrat social, I, VIII, p.187.
178 ROUSSEAU (J.J), Discours sur les Sciences et les Arts, Oeuvres, t. III, p.30.
152
153

L’enjeu est de transformer la pure nécessité naturelle en une volonté et un devoir.


Comme le remarque B. Groethuysen, « l’effort qu’il nous fallait faire tantôt pour
écouter la voix de la nature, nous devons le faire à présent pour suivre les inspirations
de la volonté générale »179.
L’idée fondamentale de Rousseau, c’est que la liberté s’acquiert par un effort contre ses
penchants, car « l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on
s’est prescrite est liberté »180, et contre toutes les passions qui asservissent l’homme
comme l’amour-propre, le paraître, la volonté de dominer, de profiter de la faiblesse
d’autrui pour étendre son empire etc... Certes les hommes font usage de leur libre-
arbitre mais ils demeurent assujettis aux manières de penser que leur impose leur milieu
social, leur religion, leurs coutumes, et ils ne connaissent pas de ce fait la « liberté de
l’âme »181
Comme le remarque B. Groethuysen, « l’enjeu de la lutte pour la liberté, c’est la vie
individuelle, comprise...dans sa légalité intérieure »182.
Liberté de l’âme et légalité intérieure définissent donc l’homme émancipé de la tutelle
de la nature et de l’avilissement des moeurs de la société humaine.
Toutefois, ce n’est pas seulement la recherche des avantages personnels qui doit cesser,
mais toute inclination subjective, toute valorisation du sentiment personnel. Comme le
remarque Cassirer,

« La morale de Rousseau n’est pas une éthique du sentiment,


elle est la forme la plus radicale de la pure éthique de la loi
qu’on ait élaborée avant Kant... Ce qui s’accomplit à travers la
loi n’est pas du tout pour autant une révélation transcendante,
mais purement immanente »183.

179 GROETHUYSEN (B.), op.cit.. ; p.144.


180 ROUSSEAU, Du Contrat social, livre I, Chap. VIII.
181 Sur ce concept de liberté de l’âme, nous renvoyons le lecteur au remarquable ouvrage de P. Audi, Rousseau : une
philosophie de l’âme, Verdier, 2008.
182 Ibid, p.197.
183 CASSIRER, op.cit.. ; p.81-82.
153
154

Ce caractère d’immanence de la loi à l’homme se réalise grâce à la conscience, comme


nous l’avons vu : Dieu a donné à l’homme « la conscience pour aimer le bien, la raison
pour le connaître, la liberté pour le choisir » ( L’Emile, Livre IV, p. 349).
Il convient ici de souligner une dimension problématique de la pensée de Rousseau :
d’un côté, la nature se caractérise par l’immanence du sentiment, de l’autre la loi se
fonde sur un acte de liberté, que l’on peut qualifier, avec P. Burgelin de transcendantal :
en effet, il convient selon l’auteur de

« se demander si l’exigence fondamentale d’unité de soi [en


accord avec la nature] est compatible avec la l’impersonnalité
de loi, la transcendance morale avec l’immanence du
sentiment ? Peut-on être à la fois bon, pleinement existant, et
vertueux ? »184.

En effet, comment conjuguer l’exigence d’authenticité de l’être, que garantit le


sentiment de l’existence éprouvé dans la pure relation à la nature, avec l’exigence
morale de détachement de la nature, qui nous met sous l’emprise des penchants et des
passions ?
Cette tension entre la référence « naturaliste » à la nature, et la référence idéaliste à
cette dernière implique, comme nous l’avons vu, de trancher sur la signification du
concept de Nature chez Rousseau, en s’appuyant par exemple sur la catégorie du Beau :
il faut, nous semble-t-il, concevoir la Nature et la Loi comme des fins, auxquelles
l’existence de l’homme tend, et qui lui confèrent une signification transcendantale.
Cette signification de l’existence est éminemment morale, car elle se fonde sur le
sentiment du beau, éprouvé dans la nature, et nous fait advenir de la sorte à notre
dimension éthique, c’est à dire à l’exigence de la vertu : il y a donc un parallélisme
entre le Beau de la Nature et la vertu de la morale chez Rousseau.
Le Beau de la nature s’éprouve dans un dépassement radical du déterminisme naturel et
de son cortège de passions, de même que la vertu renvoie au plein exercice de la liberté
dans un acte de lucidité sur son moi transcendantal.

184 BURGELIN ( P.), La philosophie de l’existence de J-J Rousseau, Paris, PUF, 1952, p.332.
154
155

La liberté est donc le signe de la plus haute destination de l’homme, car elle permet à
l’homme de réaliser la suprême valeur du Bien, ou du Beau moral au sein de la société
humaine, en se conformant à l’idée de Nature.

2 – La volonté générale comme réalisation de la liberté

Rousseau commence par analyser le problème de l’autorité : il n’y a pas selon lui
d’autorité naturelle sur son semblable car la « force ne produit aucun droit » et « céder
à la force est un acte de nécessité, non de volonté ».
C’est la « convention » qui permet à l’homme de fonder « toute autorité légitime parmi
les hommes » :

« Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son


semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent
donc les conventions pour base de toute autorité légitime
parmi les hommes » (Contrat social, Livre I, IV, p.167.)

Cette convention prend la forme d’un pacte social qui devient le fondement de tout
ordre politique. Par ce contrat, l’homme abandonne la liberté naturelle et s’oblige par sa
propre volonté à y adhérer. Ainsi, l’homme s’arrache à la nature mais trouve cependant
dans l’association une forme de sociabilité qui lui permet de rester « aussi libre
qu’auparavant ». Tel est l’objet fondamental du contrat social :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de


toute la force commune la personne et les biens de chaque
associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »
(Livre I, VI, p.178)

L’acte d’association ne fait que conférer à la réalité sociale un caractère de droit, il est
une supposition juridique pour donner force de loi aux décisions de la volonté générale.
155
156

Ainsi, le contrat social de Rousseau ne prétend pas à être une vérité historique, il
s’interroge sur l’idéal pur issu de la raison pratique, qui préside à la conception d’un
Etat. Comme le remarque Goyard-Fabre,

« les conditions de possibilité et de légitimité de l’Etat


résident dans une exigence philosophique pure qui est tout
près de se caractériser comme une Idée à priori de la
raison »185.

La philosophie politique de Rousseau procède donc d’une rationalité pratique qui vise à
restaurer la normativité du droit politique moderne.

Cette « aliénation » au corps social se définit fondamentalement par le concept


d’adhésion à la volonté générale : « Chacun de nous met en commun sa personne et
toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale » ( Ibid, p.180)

C’est l’obéissance à cette volonté générale formée par le corps moral ou le moi social
qui définit le « citoyen » et plus fondamentalement sa liberté, car « l’obéissance à la loi
qu’on s’est prescrite est liberté », nous dit Rousseau.
En effet, la rectitude de la volonté générale affermit la liberté de l’individu et met sa
personne publique, composée de toutes les autres, hors d’atteinte : nulle volonté
particulière ne peut contrecarrer la volonté générale qui exclut toute soumission et toute
oppression.
Toutefois, il ne faut faire de la volonté générale une simple somme ou juxtaposition de
volontés particulières. Comme le remarque B. Groethuysen, « ce serait méconnaître le
principe qui domine toute la conception politique de Rousseau, savoir : l’unité du moi
collectif »186.
Ce qui fait défaut, c’est l’intelligence de la volonté générale chez l’ensemble des
particuliers, car celle-ci n’est pas la volonté de tous, elle est indivisible et représente le
bien commun, le principe pur du droit. C’est de cette exigence que découle la célèbre
formule rousseauiste :
185 GOYARD-FABRE, op.cit..; p.32.
186 GROETHUYSEN (B.), Rousseau, op.cit.. ; p.87.
156
157

« que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera


contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose
sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition
qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute
dépendance personnelle » ( Livre VII, p. 185)

3 – Une démocratie éclairée ?

Le citoyen rousseauiste ne peut donc subir purement et simplement une contrainte de la


part du pouvoir qu’il constitue et cela précisément parce qu’il le constitue. Du fait que
la volonté générale soit inaliénable, il en résulte qu’elle est indivisible, c’est à dire
qu’elle ne peut aucunement se déléguer et doit rester au peuple en sa totalité. Comme le
remarque Luc Vinceti, « le caractère absolu du pouvoir souverain doit être compris par
l’immanence de la souveraineté à la communauté des citoyens »187.
Ainsi, le citoyen peut vivre dans une démocratie éclairée par la volonté générale, et il
convient en ce sens d’interroger chacun sur le bien commun, par la démocratie directe :
alors seulement il est possible de dire, au vu des résultats du vote, que je me suis
trompé sur ce qu’était le bien commun lorsque l’avis contraire au mien l’emporte. Cette
leçon de démocratie est bien exprimée par Rousseau :

« on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est


conforme à la volonté générale qu’après l’avoir soumise aux
suffrages libres du peuple » ( Livre II, VII, p.222)

C’est dans ce cadre démocratique fondé sur le concept régulateur de volonté générale
que l’homme peut évoluer et se perfectionner, dans l’articulation du politique et du

187 VINCENTI, (L.), Rousseau. Du Contrat social, Ellipses, 2000, p.13.


157
158

moral : « nous ne commençons proprement à devenir homme qu’après avoir été


citoyens » nous dit Rousseau dans son Manuscrit de Genève (I, 2).
Nous en revenons ici au rôle positif de la perfectibilité chez Rousseau, celle-ci
connotant le progrès éthique dans un système politique et social républicain et
démocratique. Comme le remarque justement Cassirer,

« Ce qu’exige Rousseau de la communauté humaine...ce n’est


donc pas qu’elle accroisse le bonheur, le bien-être et le plaisir
des hommes ; mais qu’elle lui garantisse sa liberté et le rende
ainsi à sa destination véritable. A l’utilitarisme des théories de
l’Etat et de la société élaborées par les Encyclopédistes,
Rousseau oppose très clairement l’éthique pure du droit. Cette
éthique est en fin de compte... la preuve suprême, voire la
seule démonstration, de la bonté originelle de la nature
humaine »188.

Toutefois, pour vivre en démocratie, l’homme doit cesser d’être solitaire, comme l’y
incline sa nature. Quant à l’amour de soi, il constitue une passion primitive qui peut
être très bénéfique dans le champ politique, notamment pour l’homme du peuple : ainsi,
loin de dégénérer en amour-propre, l’amour de soi peut devenir le plus puissant levier
de la vie sociale, lorsqu’il s’allie à l’amour de la patrie et à l’émulation qui en découle,

« de l’effervescence excitée par cette émulation, naît cette


ivresse patriotique qui seule sait élever les hommes au-dessus
d’eux-mêmes, et sans laquelle la liberté n’est qu’un vain nom,
et la législature qu’une chimère »189.

Cette attention portée à l’homme du peuple souligne la volonté de Rousseau de rendre


possible la volonté générale, en s’appuyant sur des facultés originaires de l’individu.
Comme le souligne B. Groethuysen,

« la pensée accomplit son acte philosophique le plus haut


lorsqu’elle s’élève à l’idéalité pure afin de penser, en une
démarche réflexive, ce qu’aurait dû ou pu être l’Etat conforme
188 CASSIRER, op.cit.. ; p.94.
189 ROUSSEAU, Considérations sur le gouvernement de Pologne, Chap. XII, 449.
158
159

à la nature originelle de l’homme en deçà de toutes les


perversions par lesquelles elle s’est laissée assaillir »190.

Toutefois, le peuple ne saurait uniquement s’appuyer sur l’amour de soi commun à


chacun, et il convient de le guider vers la raison pour garantir l’existence de la volonté
générale :

« tous ont également besoin de guides ; il faut obliger les uns


à conformer leur volonté à leur raison ; il faut apprendre au
peuple à connaître ce qu’il veut. Alors des lumières publiques
résulte l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps
social... Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur » (Livre
II, VI, p.218)

Dans ce cadre, le peuple peut recouvrer sa souveraineté, devenant « l’interprète génial


de la volonté générale »191, et c’est en ce sens selon l’auteur qu’on donne une « forme à
la volonté générale » : la forme de la volonté générale, c’est le peuple, la vox populi.
Ce peuple, éclairé par la raison, accède à fortiori à l’exigence de la vertu, qui est
nécessaire pour agir et voter dans le sens de la volonté générale.
Nous terminerons en citant M .Groethuysen, qui montre bien l’idéal démocratique de
Rousseau :

« La masse est devenue peuple, les hommes ont une patrie.


C’est ainsi que Rousseau conçoit l’unité du peuple, et, c’est
cette unité vivante qu’est pour lui le peuple, qu’il rend
souverain. C’est la grande idée politique qu’il donne à la
révolution française et que personne avant lui n’avait
complètement réalisée »192.

4 – Le contenu naturel de la loi morale : expression de la raison pratique

190 GROETHUYSEN (B.), op.cit.. ; p. 31.


191 GROETHUYSEN (B.), op. cit.. ; p. 124.
192 Ibid, p. 126.
159
160

L’apologie de la loi et de sa validité universelle se trouve au cœur de la pensée politique


de Rousseau. En effet, Rousseau se soucie du devoir-être, de ce que peut être la
meilleure forme de gouvernement pour éduquer le peuple à des fins de citoyenneté. Il
exprime cette exigence radicale dans les Confessions193,

« quelle est la nature du gouvernement propre à former un


peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le
meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens ? ».

Si la loi exprime les données immédiates de la raison, c’est qu’il n’y a point d’autre
autorité qu’elle. Ainsi la loi exprime l’essence de la raison pratique. Rousseau insiste
sur ce fondement rationnel de la loi : « la volonté publique tire son plus grand poids de
la raison qui l’a dicté » 194. Ainsi la socialité pure qu’exprime la loi va de pair avec la
rationalité ; la volonté générale est en fait la raison publique, et de la source rationnelle
pratique qu’est la souveraineté du peuple découlent des volontés qui portent le nom de
lois.
Cela signifie pour Rousseau que la volonté générale enveloppe la puissance
d’obligation qui, immanente à la raison, fait de la législation toute entière « la plus
sublime des institutions humaines »195.
Ainsi, la loi est formellement engendrée par la volonté générale, qui est toujours droite
et ne peut errer : c’est en ce sens que la loi vaut universellement en tant que forme de la
rationalité pratique. Rousseau nous dit : « la loi est bonne pour cela seul qu’elle est la
loi »196.
Cet axiome de la raison pratique consacre le caractère pur et absolu de la loi qui vaut en
soi. Toutefois, comme le souligne Simone Goyard-Fabre,

« le formalisme de la loi exprime non seulement la rationalité


pure et universelle qui est au fondement de toute législation
193 ROUSSEAU (J.J), Les Confessions, Œuvres, t. I, p.404 sq.
194 ROUSSEAU, Discours sur l’économie politique, Œuvres, t. III, p.249.
195 ROUSSEAU, Manuscrit de Genève, I, VII, p.310.
196 ROUSSEAU, Lettres écrites de la Montagne, VIIIè Lettre.
160
161

civile, mais aussi la rationalité du sens dont toute loi est


porteuse »197.

Ce sens réside au fond dans l’autonomie en acte de l’individu qui se soumet à la


rectitude de la loi : il faut que chacun de nous ait d’abord trouvé en lui-même la loi
stable et simple qui le conduit dans sa vie avant de s’interroger sur les lois générales
qui gouvernent la Nature. Autrement dit, l’éthique et le politique priment sur la
connaissance et l’exercice purement théorique de la raison. Comme le remarque
Cassirer,

« la liberté intellectuelle reste stérile sans la liberté éthique ;


celle-ci, à son tour, ne peut-être atteinte sans une
transformation radicale de l’organisation de la Société,
bouleversement qui doit faire litière de tout arbitraire et
contribuer au triomphe de la seule nécessité interne de la
loi »198.

Rousseau est donc le fondateur de la raison pratique, opérant un bouleversement sans


précédent dans l’histoire des idées, et dont seul Kant s’est fait « l’émule admiratif » : ce
qui importe aux deux auteurs comme nous le verrons plus loin, c’est l’exigence d’une
validité intrinsèque de la loi et la fondation de l’autonomie, en mobilisant la faculté de
la raison.
C’est donc cette relation étroite entre la loi et la raison qu’il convient de souligner ici,
car elles procèdent d’un même acte fondateur qui débouche sur le politique : l’enjeu est
d’émanciper la raison des dérives spéculatives, voire métaphysiques, est de la
réhabiliter comme source de connaissance de la loi morale, comme faculté qu’a l’être
humain de connaître le Bien, et de le choisir par un acte inaugural de liberté.
Nous terminerons cette partie en citant Rousseau :

197 GOYARD-FABRE (S.), op.cit.. ; p. 54.


198 CASSIRER (E.), op.cit.. ; p. 35.
161
162

« C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la


liberté...C’est cette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les
préceptes de la raison publique, et lui apprend à agir selon les
maximes de son propre jugement, et à n’être pas en
contradiction avec lui-même »199.

Rousseau est donc incontestablement le penseur le plus influent de son temps : il se


présente comme un philosophe et un politique dont les œuvres ont révolutionné le
mode de pensée du XVIIIè siècle : Rousseau est le précurseur du mode de pensée
criticiste, dont Kant sera la figure emblématique.
En effet, Rousseau pense tour à tour l’Idée de nature, ainsi que l’Idée de l’homme à
l’état social : ce sont des Idées transcendantales, qui décrivent les conditions de
possibilité de l’unicité de l’être, où le sentiment de l’existence, central dans la
philosophie de Rousseau est indissociable d’une exigence morale, de l’aspiration à
l’éthique du droit : se sentir exister à travers ses sensations – sensualisme – et ses
sentiments – méditation - , être attentif à ce qui nous touche immédiatement témoignent
d’une spontanéité qui prépare la spontanéité de la volonté comme adhésion à la loi
morale, et l’aspiration au Bien qui doit rassembler les individus éclairés de leurs seules
lumières naturelles. C’est dans cette unité, nous semble-t-il, que se réalise la plénitude
de la liberté de l’homme rousseauiste, où l’on trouve le pur sentiment de l’existence
comme cet élan vital tourné vers la loi morale.

199 ROUSSEAU, Discours sur l’économie politique, Œuvres, t. III, p.248.


162
163

Conclusion

La valeur de ce saut de l’intuition hors d’elle-même pour se rapporter au réel, sous


l’effet de la matière est systématisée chez Simondon par l’introduction d’une nouvelle
logique qu’il nomme transduction. Mais cette dimension de continuité que la méthode
transductive permet d’assurer entre la pensée et la vie ne comporte pas, comme dans le
vitalisme d’Aristote, un finalisme à l’œuvre dans la nature, en vertu duquel la puissance
s’actualise selon un telos d’une Nature Naturante – devenant Nature Naturée conforme
à une cause formelle, ce postulat continuiste n’excluant pas la possibilité du
changement disrupteur et de la disparation, synonyme d’un processus de la
différenciation en tant que telle et de la transformation induit par la condition
métastable du système de l’être s’individuant, dans lequel il existe des tensions et des
incompatibilités de l’être avec lui-même.
C’est en ce sens que l’approche simondonienne du vivant est présentée comme
« problématique », marquant une distance à l’égard du concept bergsonien d’élan vital.
Cette différence notoire entre la conception bergsonienne de l’élan vital et l’e problème
de l’individuation vitale chez Simondon doit être saisie comme relevant d’un ordre qui
est plutôt « pré-vitale », impliquant des ordres de grandeurs préexistant dans le milieu
associé de l’individu qui est son complément d’être, et caractérise la seconde phase de
la Nature. Comme le souligne R. Barbaras, cela revient à reconnaître que l’être formel,
qui semble échapper à la perception, lui appartient encore » : l’intuition du mouvant qui
semble récuser le primat des formes, comme catégorie essentielle de la pensée
philosophie critiquant le mécanisme, apparaît en effet comme une notion parallèle au
développement des sciences de la vie, avec les concepts d’évolution et de
transformation. Sous cet angle, comme le note Simondon, on peut « mettre en doute
l’hypothèse dichotomique selon laquelle la saisie du mouvement serait uniquement
intuitive, et celle des formes purement conceptuelle ; il s’agit en fait de deux modes de
perception également réels »200
200 SIMONDON, Cours sur la perception, PUF, 2013, p. 201.
163
164

Cette dimension problématique surgit en effet dans le système préindividuel, système


de l’être métastable et sursaturé, faisant de l’individu un être qui est plus qu’unité, qui
peut se déborder lui-même de part et d’autre de son centre : comme le souligne
Simondon, cette réalité non-individuée

que l’être transporte avec lui n’est pas vitale, elle est pré-vitale. On ne doit pas la
nommer élan vital, car elle n’est pas exactement en continuité avec l’individuation
vitale […] la vie est une spécification, une première solution, complète en elle-même,
mais laissant un résidu en dehors de son système. Ce n’est pas comme être vivant que
l’homme porte avec lui de quoi s’individuer spirituellement, mais comme être qui
contient en lui du pré-individuel et du pré-vital201.

La notion de préindividuel permet de rendre compte que l’être ne suffit pas à lui-même
comme substance, et que l’actualisation de son essence ne se déroule pas seulement
suivant une ligne continue de l’élan vital, où l’individuation ne serait conçue que
comme « l’effet de ce que la vie porte en elle » : elle implique une intervention de
l’individu dans sa problématique vitale que lui insigne l’existence d’une tension à
l’oeuvre dans le système préindividuel, et qui assure le passage de l’individu
biologique, vivant au statut de sujet, ce qui définit la logique transductive et
problématique de l’être, non-monolithique. Que l’être s’inscrive dans cette logique
transductive ne veut pas dire pas qu’il n’y ait pas d’unité, mais que celle-ci peut être
saisie dans le processus des multiples individuations qui surgissent dans le système de
l’être s’individuant, et qui définissent le lien constitutif de la liberté à un collectif dans
lequel l’individu s’insère pour résoudre sa propre problématique psychique, c’est à dire
dans le domaine du trans-individuel. Ce lien ferait apparaître l’idée de la responsabilité
individuelle comme choix ou décision par lesquels le sujet affirme sa différence
singulière dans le processus de disparation de l’être, comme ce moment de dissociation
du mouvement de la différenciation de la vie selon ses divers modes et degrès, par
laquelle l’individu découvre en même temps qu’il se pose comme origine
201 SIMONDON, (G.), ILFI, p. 303.
164
165

anthropologique et structure de l’individuation, dans le mode de la sélection intelligente


du divers sensible de l’intuition.

165
166

68. CONCLUSION

Une philosophie de la vie ou un vitalisme pensé à la lumière de


l’individuation et prenant en compte le caractère transductif de l’être peut à
introduire au collectif, à une réalité qui « peut être nommée
transindividuelle », et qui permet de penser les conditions réelles de la
liberté et du politique. Le potentiel de la vie qu’exprime le concept
bergsonien d’élan vital ne s’inscrit pas seulement dans une durée, mais aussi
dans une dimension du devenir comme faisant apparaître des conditions de
disparation, de rupture, et de changements possibles dans l’être.
En ce sens l’individu peut être dit libre, détenteur d’une liberté qui l’inscrit
dans les contraintes de la matière, et qui le limite : l’individuation se réalise
toujours selon la ligne de de cette dualité entre l’esprit et la matière, qui fixe
et délimite le champ du désir et du vouloir propres de l’individu.
L’individuation comprise comme processus menant à la liberté intime de
l’individu s’ancre dans cette différenciation, dans ce moment où l’individu
opère un retour idéel-préindividuel sur lui-même, et se définit comme
personne, comme corps.
L’idée d’un vitalisme philosophique commun aux pensées de Bergson et de
Simondon permettrait en ce sens une relecture du sujet, ou de celle de
subjectivité, en l’inscrivant selon l’hypothèse ontologique du préindividuel
dans une dynamique d’individuation collective qui lui permet de rencontrer
en autrui la même charge de réalité pré-individuelle, et de s’individuer.
Selon cette approche, les individus ne sont plus pensés comme des entités
166
167

déjà constituées de fait, mais en droit comme porteurs de potentiels pré-


individuels qui assignent à chacun un avenir de significations relationnelles
à découvrir, et qui amène, sous la notion de transindividualité, à une
nouvelle manière de concevoir le rapport entre individu et société, éclairant
par-là sous un nouveau jour le sens même de l’exercice des libertés
individuelles.

Dans cette perspective du transindividuel, au sens à la fois éthique et


politique découlant de la philosophie de l’élan vital, et qui permet de
concevoir la doctrine philosophique d’un vitalisme renouvelé à la lumière de
l’individuation et de la méthode de l’intuition, il conviendrait de définir
comme le souligne bien P. Rabhi, une heuristique de l’articulation de la
conscience et de l’environnement, ou dit autrement, entre science de
l’homme et science de la nature qui, comme le souligne l’auteur, est devenue
l’enjeu majeur et le défi que doivent assumer nos sociétés contemporaines
pour être pérennes.
Nous pensons avoir établi les fondements philosophiques possibles d’une
telle réforme de la nature humaine eu égard aux exigences écologiques dont
l’urgence et la prise en compte ne sont plus à prouver. A cet égard, la culture
peut être un instrument de lutte contre les dérives climato-sceptiques et la
doxa qui instaure une ligne de partage irréversible et ontologique entre
l’homo faber et l’animal présenté comme sauvage et dépourvu de toute
sensibilité, réduit au schéma cartésien de l’horloge et de l’animal-machine :
il faut revenir à l’évidence originaire et objective de la Terre-mère, qui n’est
pas « une métaphore poétique ou symbolique », où
167
168

« s’est établie une logique extraordinaire fondée sur la


cohésion du vivant. La terre, le végétal, l’animal et
l’humain sont de cette manière unis et indissociables.
Prétendre nous abstraire de cette logique, la dominer
ou la transgresser impunément est une dangereuse
illusion […] Notre lien à la terre est si intime, si vital,
que rien ne peut le résilier. La conscience et
l’entendement devraient permettre à l’humain de
comprendre, de ressentir, de s’enchanter de cet ordre
et donc de le respecter et d’en prendre soin avec
humilité et compassion. Notre responsabilité à l’égard
de nous-même et de nos semblables inclut la
responsabilité à l’égard de tout ce phénomène
extraordinaire que l’on appelle la Vie »202.

La phalanstère de la culture, indexée à une catégorie de l’esprit cultivé « au


rang des créativités sublimées de l’esprit » semble en effet s’être constituée
aux dépens du sens originel du mot « culture », qui désigne aussi les actions
de cultiver la terre, à des fins utiles à l’homme et aux animaux domestiques ;
« idem des minorités culturelles présentes en Europe et ailleurs », dont la
définition moderne de la culture a évacué toutes les formes d’expression
culturelle « non conformes à la définition qu’en a fait la modernité », nous
dit P. Rabhi.

69. Nous espérons à travers ce livre avoir tracé les voies possibles et les
fondements d’une autre modernité, ou d’une autre métaphysique dont la
justification philosophique contemporaine nous semble recevable et
légitime, que nous qualifions résolument de sensualiste en nous référant
aux premières sources de cette modernité que sont le philosophe tchèque
J. Amos Comenius mais aussi le philosophe anglais J. Locke - dans sa
202 RABHI ( P.), Conscience et environnement, Les éditions du Relié, 2006, pp. 19-20.
168
169

critique des idées innées de Descartes, qui préfigurent les intuitions de la


philosophie empiriste, où « l’esprit perd ses évidences, mais gagne en
précision » : cet esprit de la précision qu’appelait de ses vœux Bergson en
philosophie, comme exigence et méthode à la fois – l’intuition, nous
semble définir le coeur de ce court traité sur la vie et la nature, qui
s’appuie sur l’impulsion et l’économie de l’élan vital conceptualisé par
Bergson. Enfin, pour rendre justice à la philosophie encore trop méconnue
de G. Simondon, qui permet de réhabiliter en démontrant, par le recours à
la logique transductive, cette économie de l’élan vital au point de nouage
de la vie et de la nature comme système de l’être s’individuant –
individuation comprise comme physique, vitale, et psycho-sociale
permettant d’établir le régime de véridiction du transindividuel et réparti
sur ces différents domaines de la pensée que sont matière, vie, esprit,
société ou encore religieux - nous voudrions établir un parallèle
historique et épistémologique entre le nouveau paradigme de
l’ontogénèse qui prédomine désormais dans la philosophie contemporaine,
notamment en permettant d’élaborer le versant génétique de la méthode
phénoménologique – qui porte sur les phénomènes intentionnels dans une
genèse empirique de l’esprit dont toute réalité procède,et la naissance du
procédé et de la méthode génétique en philosophie qui naît avec le
philosophe tchèque J- A Comenius au siècle de Descartes : l’ambition
d’un tel parallèle, outre le fait qu’il permettrait de réactualiser l’intérêt,
pour les sciences européennes, de la philosophie coménienne, est en fait
de souligner un autre parallélisme, de nature ontologique ou éco-logique,
entre la vie ou la nature et l’esprit humain, par-delà les alternatives
classiques du naturalisme ou du constructivisme, du réalisme et de
169
170

l’idéalisme, enfin du matérialisme et du spiritualisme. Entre l’empirie et


la ratio, il existe un continuum qu’il reste à explorer et déchiffrer, dans cet
acte de simplicité de la méthode de l’intuition que préconise Bergson, qui
vaut aussi sur le plan de l’analyse transcendantale de la conscience comme
vécu, qui n’a rien à envier au « magistère spécifique d’une catégorie
sociale monoculturelle, universelle, standardisante, uniformisante et
subordonné au profit sans limite sur lequel se fonde l’idéologie
dominante »203.

203 Ibid, p. 45.


170
171

70. Table des matières


1. Introduction.......................................................................................................................................3
Première partie – Technique et responsabilité : préalables critiques pour une raison
écologique............................................................................................................................................ 13
I – La vocation responsable de la technique.................................................................................. 17
A – La nécessité ontologique de la médiation technique ..............................................................17
1 - Fondement technique de l’humanité : la différence anthropologique................................... 17
2 – Fondement humain de la technique : la constante anthropologique....................................19
3 - Technique et métaphysique......................................................................................................... 20
4 - L’outil comme moyen de réflexivité : solution hégelienne au déchirement.......................... 21
B – La responsabilité médiatisée......................................................................................................22
1 – Contradiction ontologique ?........................................................................................................ 22
2 – Difficile continuité..........................................................................................................................23
C - Danger de la dé-responsabilisation.......................................................................................... 23
II – Danger éthique d’une systématisation de la médiation technique : le paradigme cartésien
................................................................................................................................................................25
A - Le cogito, Dieu et la technique....................................................................................................25
B - La technique entre savoir et pouvoir.........................................................................................26
1 – Une fausse responsabilité...........................................................................................................26
2 - Technique et machine...................................................................................................................27
3 – L’accident technique : solution utopique chez Bloch.............................................................. 30
III – Nécessité éthique d’une technique de la non-puissance ......................................................32
A - La technique comme dévoilement chez Heidegger.................................................................32
B – Le « Gestell »................................................................................................................................34
C – Le tournant responsable.............................................................................................................35
1 – Signification phénoménologique de l’expérience de l’angoisse ............................................35
2 – L’être pour la mort : ethique de la non-médiation et poéthique.............................................37
D – Tension entre responsabilité de l’homme et responsabilité de l’être : vers la conciliation
jonassienne.......................................................................................................................................... 38
IV – Jonas et l’éthique de la responsabilité.....................................................................................40
A – Nécessité d’une éthique de l’avenir...........................................................................................40
B – Une responsabilité à visage humain......................................................................................... 42
Deuxième partie. De la vie au vitalisme chez Bergson et Simondon.................................................... 45
I – Durée et individuation : l’élan vital contre la critique de l’espace homogène................................. 45
A – La durée...........................................................................................................................................45
2. B - La durée comme intuition de soi et comme méthode..............................................................47
171
172

3. II – Durée et liberté : le transindividuel..........................................................................................51


4. A – Les deux sens de l’individuation : vie et matière.....................................................................51
5. B – L’individuation dans les limites de la durée.............................................................................59
6. C – Le problème de la liberté et l’individuation.............................................................................61
7. D - La transduction comme intuition dynamique de de la liberté.................................................. 66
8. III – Durée et nature : le mouvement de la vie............................................................................... 72
9. A - Corps, phénoménologie, individuation : l’élan vital caractérisé comme mouvement et
expérience de la subjectivité.................................................................................................................. 72
10. B - Vers un vitalisme philosophique.......................................................................................... 76
11. 1 - Théorie de la connaissance et théorie de la vie......................................................................76
12. 2 - Le réalisme de l’intuition et la question du mouvement........................................................83
13. IV – Une axiomatique vitaliste. Durée et religion, en appliquant l’élan vital avec Bergson : les
arts du Ki................................................................................................................................................88
14............................................................................................................................................................91
Scolie. Bergson politique. La dimension morale de la liberté. Pour une lecture nomologique du
transindividuel..................................................................................................................................103
15..........................................................................................................................................................103
1 - Pression sociale – obligation, morale close et morale ouverte. L’individu et son milieu ......................103
16..........................................................................................................................................................103
20..........................................................................................................................................................104
2 - Les conditions de l’expérience morale comme liberté : liberté et transindividualité...........................107
3 – Aspiration et vie créatrice : l’individu et le Tout.................................................................................. 112
3 – La dualité de l’homme : l’individu et l’universel.................................................................................. 115
B – De l’élan vital au politique : l’individu et la société, l’éthique................................................. 119
Troisième partie. Politique du sensible : nature et élan vital............................................................... 129
I – Comenius ou l’âme ouverte. Une « Magna Didactica » de la raison sensible : la Nature
enseignante.......................................................................................................................................129
Mais, pour Comenius, à l’inverse de Descartes qui dans son Traité des lumières réduisait la Nature à
une simple matière, Comenius, retient le motif antique de la Physis pour en dériver les caractères
d’ordre et de mesure qu’elle contient de façon immanente, et pouvant donc servir de modèle à une
mathesis universalis non-subjectiviste et non-anthropocentrique : le raisonnement consisterait à dire
que, de même que l’art porte à son terme ce que la nature n’a pas eu le pouvoir d’achever, de même
l’éducation réalise selon la réalisation progressive des Idées intelligibles de la pensée rationnelle dans
le réel l’essence de la nature en l’homme, en faisant advenir la nature dans l’homme, qui permet de
concevoir autrement le rapport entre la nature et la culture, qu’à travers le prisme d’une vision
réductrice du simple réalisme des idées ou des catégories s’appliquant de façon schématique à la
matière sensible ou à la nature dont nous participons Tel nous semble être le coeur de la pensée
coménienne qui, critique contemporain de Descartes, établissait en Bohême les fondements d’une
science de l’éducation, au sens de la paiedeia grecque d’une formation de l’individu à la raison et à la
spéculation philosophique, et^plus généralement, d’une science de l’homme capable d’être réconciliée
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avec la science de la nature, qui définissait l’utopie coménienne de la pansophie : c’est à travers cette
potentielle réconciliation dans le système de pensée que nous livre Comenius, que nous pouvons
entrevoir les prémisses classiques d’une forme d’écosophie, dont le sens contemporain est défini dans
sa tentative heuristique d’un dépassement de l’anthropocentrisme, et du subjectivisme de la chose
pensante -ou idéalisme subjectif critiqué également par Ravaisson, comme étant par nature distincte
de la chose étendue, ou de la nature, qui l’alimente. Au fond, le caractère actuel et profondément
métaphysique d’une reprise de la pensée coménienne comme tentative de réappropriation d’un autre
schème de la modernité, plus proche des postulats et des intuitions mis en jeu par les préoccupations
d’ordre écologique de notre temps, s’établit dans une réciprocité recherchée entre la ratio et
l’operatio, entre le rationnel et l’expérimental. Comme le souligne J. Piaget,...................................130
« Comenius n’a rien d’un sensualiste, encore que (nous y reviendrons) il n’ait peut-être pas
5
suffisamment exploité le parallélisme de la ratio et de l’operatio , pour insister sur le caractère d’activité propre à
la connaissance. Mais, pour lui, la sensation est formatrice de connaissance en ceci qu’elle constitue comme une signalisation déclenchant à la fois la
spontanéité de l’esprit et sa mise en correspondance avec la spontanéité formatrice des choses. De même que l’art imite la nature, selon la formule
aristotélicienne, la sensation
permet (et cela n’est plus péripatétien) de rétablir l’harmonie entre l’ordre
actif des choses, qui enseigne, et la spontanéité du sujet percevant […] A cet égard, la métaphysique de
e
Comenius vient s’insérer entre la scolastique inspirée d’Aristote et le mécanisme du XVII siècle. Tout le
monde a noté la parenté de sa philosophie avec celle de Bacon, mais il ne faudrait pas exagérer cette filiation dans le sens de l’empirisme, et il convient
d’en retenir surtout le retour à la nature et l’ instauratio magna. Le langage aristotélicien de Comenius est, d’autre part, souvent évident, mais à la hiérarchie
immobile des formes il tend à substituer sans cesse les notions de dépassement et d’émergence, ainsi que le parallélisme ou l’harmonie entre les divers
règnes. En d’autres termes, on trouve fréquemment chez Comenius une résonance néoplatonicienne, et c’est sans doute à juste titre que Jan

Patocka a insisté sur cette influence et sur celle de Campanella ».......................................................................................... 131

L’actualité de Comenius serait à situer dans le sillage du courant spiritualiste français, de Maine de Biran, de Ravaisson et de Bergson, dans le cadre
d’une autre métaphysique qui puisse être réhabilité en fonctions des conditions de genèse, de vie et d’individuation :..................................132

« Sur le premier de ces deux points, on a tour à tour interprété Comenius comme un représentant des facultés innées attribuant l’évolution mentale à une
simple maturation de structures préformées ou comme un empiriste considérant l’esprit comme un réceptacle que rempliraient peu à peu les connaissances
tirées de la sensation. Cette double interprétation est, à elle seule, très significative de la position réelle de l’auteur qui, comme tous les partisans de la
spontanéité et de l’activité du sujet, est accusé tantôt de pencher dans la direction du préformisme et tantôt d’exagérer le rôle de l’expérience acquise. Or
c’est sur ce point précisément que la notion coménienne du parallélisme de l’homme et de la nature est à serrer de près : prêtant à ces deux
objections, s’il est conçu comme statique, un tel parallélisme constitue, au contraire, une doctrine d’activité dans la mesure où il met en
correspondance l’ordre formateur des choses et cet ordre formateur inhérent aux actions du sujet, qui représente, selon Comenius, à la fois
la loi du développement et le processus éducatif lui- même »........................................................................................ 133

A cet égard, la métaphysique pansophique de Comenius revêt un caractère d’une grande actualité pour les études philosophiques, notamment en
épistémologie de la connaissance et pour la science contemporaine, car elle forunit le cadre conceptuel, à partir d’une authentique Physique de la Nature
incluant l’idée en germe de sujet pensant qui fonda avec Descartes la modernité, d’une lecture compréhensive permettant de résoudre le questionnement
sur le problème scolastique de l’individuation : le parallélisme de l’homme et de la nature définit la position, avant la monade leibnizienne et l’idéalisme
subjectif de Schelling, et d’une manière similaire à Spinoza, d’une unité en acte qui pose l’individuation du sujet comme contemporaine de
l’individuation de l’objet, c’est à dire la réciprocité anticipée de l’operatio et de la ratio, que Simondon appréhende à travers a notion d’une allagmatique
de la connaissance comme théorie des réciprocités et de réversibilité des opérations et des structures : c’est en ce sens que l’on pourrait tenter de
« serrer » de plus près l’héritage philosophique et didactique de Comenius, si l’on nous accorde que l’idée génétique permet de résoudre les apories de la
réflexion spéculative sur le principe d’individuation qui a dominé la pensée scolastique médiévale, et que celle-ci trouve son origine en Bohême, plus
exactement en Moravie, chez cet admirable penseur du XVIIè siècle..................................................................................... 134

Pour conclure sur ce philosophe de la vie et de la nature enseignante, qui fait dépendre l’individuation
des humains, de la subjectivité humaine et de sa liberté, du respect de la liaison préindividuelle de
l’homme à la Nature, nous dirions qu’il permet à notre modernité, et notre ère post-moderne, de
173
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réhabiliter une « vraie métaphysique » au sens défini par Bergson, et dans le sillage du spiritualisme
français de Ravaisson pour qui, contre l’idéalisme (pour lequel seules les représentations de la
conscience sont réelles) et le « séparatisme » (conception des choses en tant qu'extérieures les unes
aux autres), il faut rendre les « âmes pénétrables les unes avec les autres, sensibles aussi les unes aux
autres, tout le contraire du séparatisme de l'heure présente ».............................................................. 135
II – Prégnance de Jean-Jacques Rousseau : le sentiment de l’existence comme préfiguration de
l’élan vital........................................................................................................................................ 136
I – Une vie libre............................................................................................................................... 138
A - Le concept de Nature et le statut du sensualisme chez Rousseau ....................................................... 138
21. a – Une éducation sensitive.......................................................................................................147
22. b – Le sensualisme de Rousseau : une tension avec le transcendantal..................................... 150
B – De la nature à culture : une raison politique du sensible.................................................................... 153
23. CONCLUSION.........................................................................................................................168
Nous espérons à travers ce livre avoir tracé les voies possibles et les fondements d’une autre
modernité, ou d’une autre métaphysique dont la justification philosophique contemporaine nous
semble recevable et légitime, que nous qualifions résolument de sensualiste en nous référant aux
premières sources de cette modernité que sont le philosophe tchèque J. Amos Comenius mais aussi le
philosophe anglais J. Locke - dans sa critique des idées innées de Descartes, qui préfigurent les
intuitions de la philosophie empiriste, où « l’esprit perd ses évidences, mais gagne en précision » : cet
esprit de la précision qu’appelait de ses vœux Bergson en philosophie, comme exigence et méthode à
la fois – l’intuition, nous semble définir le coeur de ce court traité sur la vie et la nature,
qui s’appuie sur l’impulsion et l’économie de l’élan vital conceptualisé par Bergson. Enfin, pour
rendre justice à la philosophie encore trop méconnue de G. Simondon, qui permet de réhabiliter en
démontrant, par le recours à la logique transductive, cette économie de l’élan vital au point de nouage
de la vie et de la nature comme système de l’être s’individuant – individuation comprise comme
physique, vitale, et psycho-sociale permettant d’établir le régime de véridiction du transindividuel et
réparti sur ces différents domaines de la pensée que sont matière, vie, esprit, société ou encore
religieux - nous voudrions établir un parallèle historique et épistémologique entre le nouveau
paradigme de l’ontogénèse qui prédomine désormais dans la philosophie contemporaine, notamment
en permettant d’élaborer le versant génétique de la méthode phénoménologique – qui porte sur les
phénomènes intentionnels dans une genèse empirique de l’esprit dont toute réalité procède,et la
naissance du procédé et de la méthode génétique en philosophie qui naît avec le philosophe tchèque
J- A Comenius au siècle de Descartes : l’ambition d’un tel parallèle, outre le fait qu’il permettrait de
réactualiser l’intérêt, pour les sciences européennes, de la philosophie coménienne, est en fait de
souligner un autre parallélisme, de nature ontologique ou éco-logique, entre la vie ou la nature et
l’esprit humain, par-delà les alternatives classiques du naturalisme ou du constructivisme, du réalisme
et de l’idéalisme, enfin du matérialisme et du spiritualisme. Entre l’empirie et la ratio, il existe un
continuum qu’il reste à explorer et déchiffrer, dans cet acte de simplicité de la méthode de l’intuition
que préconise Bergson, qui vaut aussi sur le plan de l’analyse transcendantale de la conscience comme
vécu, qui n’a rien à envier au « magistère spécifique d’une catégorie sociale
monoculturelle, universelle, standardisante, uniformisante et subordonné au profit sans limite sur
lequel se fonde l’idéologie dominante ». 170
Table des matières................................................................................................................................173

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