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Le Soufisme
al-tûsawwuf
et la spiritualité islamique
par
Christian BONAUD
Préface de
Michel CHODKIEWICZ
Suivie d’une bibliographie sélective
établie par
Sara DESCAMPS-WASSIF
Bibliothécaire à l’IMA
Le retour à Dieu
Allah — qu’il soit exalté ! — a dit :
« N’est-ce pas à Allah que toute chose retournera ?
(Cor. 42 : 53)
« Et vous serez ramenés à Lui » (Cor. 10 : 56)
«C’est à Lui que tout reviendra» (Cor. 11 : 123)
« C’est à Lui que vous reviendrez » (Cor. 6 : 60).
Ainsi que d’autres paroles analogues.
Sache que le devenir de toute chose la reconduit à Dieu et
que c’est à Lui qu’elle retourne. Ce retour à Lui des créatures
se produit après la Résurrection, et cette dernière fait suite à
l’anéantissement des créatures. Mais, comme l’a dit le Pro-
4. Les trois termes de ‘ilm al-yaqtn, dyn a/-yagfn et haqq al-yaqin sont
coraniques (voir Cor. 102 : 5-7 ; 56 : 95 ; 69 : 51). Nous soulignons ce fait
pour illustrer la constante référence que font les soufis au livre révélé, tant
pour le contenu des doctrines que pour la terminologie (istilâh) qui leur est
propre. Cela sera confirmé encore par les versets que nous aurons à citer par
la suite.
16 LE SOUFISME
phète — sur lui la Grâce et la Paix ! — « Celui qui meurt,
pour lui le jour de la Résurrection s’est déjà levé ».
Or il y a deux sortes de morts : la mort inévitable et
commune à tous les êtres et la mort volontaire et particulière
à certains d’entre eux. C’est cette seconde mort qui nous est
prescrite dans la parole de l’Envoyé d’Allah : « Mourrez avant
de mourir». Celui qui meurt de cette mort volontaire, la
résurrection pour lui est accomplie *. Ses affaires reviennent à
Dieu et ne sont plus qu’une. Celui-là est revenu à Dieu et il
Le voit par Lui. Ainsi que l’a dit le Prophète — sur lui la
Grâce et la Paix ! — selon une tradition mentionnée par
TabarànT: «Vous ne verrez pas votre Seigneur avant d’être
morts » ; et cela parce que, dans la contemplation de ce mort-
ressuscité, toutes les créatures se sont anéanties, et que pour
lui ne subsiste qu’une seule chose, une seule Réalité. Tout ce
qui sera le lot des croyants dans leurs états posthumes est
préfiguré à un degré ou à un autre dès cette vie pour les
initiés.
Le « retour » des choses — considérées sous le rapport de
[la diversité de] leurs formes — à Allah, au terme de leur
devenir, n’exprime qu’un changement de statut cognitif et
non point une modification de la réalité. Celui qui meurt et
pour qui s’accomplit la résurrection, pour celui-là, le multiple
est Un, en raison de son unité essentielle ; et l’Un est multiple
en raison de la multiplicité en Lui des relations et des aspects.
« Mourrez avant de mourir » : rapporté par TirmTdT, qiyâma, 25
(qui donne la suite du hadît : « ... et demandez-vous à vous-même des
comptes avant que l’on ne vous en demande »). Il s’agit bien entendu
de la mort initiatique sans laquelle il n’est pas de « seconde
naissance », et à laquelle fait allusion un adage soufi, inlassablement
répété tout au long des siècles, prescrivant au disciple d’être, dans ses
rapports avec son Sayh, « comme le cadavre entre les mains du
laveur de morts ».
Voir Écrits Spirituels, traduction par Michel Chodkiewicz d’extraits
des Mawâqij de l’Émir Abd el-Kader (p. 62-63).
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 17
La fin ultime de cette quête est marifat Allah, connaissance
de Dieu, et celle-ci n’est obtenue que par l’extinction et
l’annihilation (fana’) de l’homme en Dieu, goutte d’eau noyée
dans l’Océan. Tout autre élément vient ensuite s’ordonner
par rapport à ce but, dans la mesure où il permet, favorise ou
gêne sa réalisation. Ainsi l’établissement social et l’élaboration
dogmatique, ces deux aspects exotériques de la religion, s’ils
ne constituent pas pour le soufi un but ou une fin en soi, ne
lui paraissent pas pour autant négligeables. Bien au contraire,
c’est dans l’adhésion légale, rituelle et dogmatique qu’il
trouve le support permanent de la voie qui mène de cette
reconnaissance initiale à la véritable connaissance, du fonde
ment scriptuaire au faîte de la réalité (haqïqa).
La Loi et la Voie
La Sar?a et la Mystique (enseignement initiatique) sont
deux aspects différents de la Religion, mais qui se complètent
et ne doivent pas aller l’un sans l’autre.
L’objectif essentiel de la SarTa est, par sa sévérité même, de
préserver l’homme du libertinage de l’irréligion. Elle est
comparable au rabot qui dégrossit la planche. Elle oblige le
fidèle à améliorer sa conduite et l’empêche de tomber dans
les bas-fonds de la vie déréglée où ne peut fleurir aucune
culture spirituelle.
Sans une SàrTa puissante, les tares morales ont vite fait de
s’extérioriser et de favoriser lavdépravation des moeurs. Les
piliers fondamentaux* de la Sana sont comme autant de
drains par lesquels les imperfections qui imprègnent les coeurs
sont amenées à s’écouler.
Si l’on compare la SarTa à un réseau de drains, la
Mystique, elle, sera semblable à une irrigation. Son rôle
consiste à ouvrir l’esprit humain à la Connaissance en Dieu
(marifat), laquelle est comparable à une eau subtile. Vient-elle
à manquer, l’esprit devient tout pareil à un sol aride et
brûlant.
18 LE SOUFISME
Les piliers fondamentaux de la SarTa sont, d’abord, les
obligations canoniques de l’Islam (foi en l’Unité de Dieu,
prière, aumône, jeûne, pèlerinage), puis les diverses interdic
tions, tant morales que matérielles, que le croyant doit
respecter et, enfin, l’ensemble des recommandations tirées de
l’exemple du Prophète et de ses compagnons.
Voir Vie et enseignements de Tierno Bokar, par Amadou
Hampaté Bâ (p. 130).
sance fait d’un objet brisé en deux parties qui étaient donc seules à
correspondre exactement, à symboliser. Remarquons qu’il n’y a pas en
réalités deux objets, mais deux parties d’un seul et même objet. De la même
manière, phénomène et noumène ne sont que deux aspects d’une même
réalité, et de même encore les divers sens d’un verset coranique, que l’on
nomme également âya.
20 LE SOUFISME
Zulf (tresse) : la révélation de la Majesté Divine dans ses
attributs de Toute-Puissance par exemple, Celui qui contient,
Celui qui saisit, le Tout-Puissant, le Mortifiant, Celui qui
trompe ; Ténèbres ; phénomènes en tant que voiles cachant
le Majesté Divine.
Khôl (le grain de beauté) : le point de l’Unité divine qui est
caché et de ce fait représenté comme noir.
Khatt (duvet de la joue) : la manifestation de la Réalité
dans des formes spirituelles.
Chashm (œil) : Dieu observe ses serviteurs et leurs
aptitudes. On dit que 1’ « œil » est mast (ivre) ou bîmâr
(languissant) pour indiquer que Dieu n’a pas besoin de
l’homme et ne fait pas attention à lui. Le ghamza (regard) de
P « œil » indique que Dieu accorde le repos spirituel après
l’affliction et l’affliction après le repos.
Abrû (sourcil) : les Attributs de Dieu, qui voilent son
Essence.
Lab (lèvre) : l’attribut par lequel Dieu donne la vie et
conserve l’homme dans l’existence. Quand on dit que le
dahân (bouche) est étroit (tang) on veut signifier que la
source de l’être de l’homme est invisible.
Sharâb (vin) : expérience extatique due à la révélation du
vrai Bien-Aimé et détruisant les fondements de la raison.
Sâqî (échanson) : la Réalité en tant qu’elle aime se
manifester elle-même dans toutes les formes révélées.
Jâm (coupe) : les révélations des Actes (divins).
Sabû (cruche), khum (bocal) : les révélations des Noms et
Qualités (divins).
Bahr (mer), Qulzum (Océan) : les révélations de l’Essence
(divine). Le monde tout entier visible et invisibje ressemble à
une Khum-khâra (cellier) contenant le vin de l’Etre et l’amour
inné de Dieu ; chaque atome du monde, dans la mesure de
sa capacité et de ses aptitudes particulières, est un paimâna
(gobelet) de vin de Son amour et le gobelet est rempli de ce
vin.
Khârâbât (taverne) : Pure Unité (wahdat) sans différences
ni qualités.
Kharâbâtî (celui qui hante les tavernes) : le véritable amant
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 21
libre des chaînes de la discrimination, qui sait que tous les
actes et les qualités de toutes choses s’effacent dans les
Qualités et les Actes Divins.
Voir le Soufisme par J. A. Arberry (p. 132-135 de la
traduction française).
8. Ce hadït, fameux parmi les soufis, est rejeté comme apocryphe par la
plupart des docteurs exotéristes qui en considèrent néanmoins la significa
tion comme vraie.
9. A un autre degré, le trésor désigne encore — notamment chez Ibn
ArabT — le Verbe en tant que « lieu des possibles » contenant toutes les
entités éternelles à l’état non-manifesté.
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 25
10. Ce terme a aussi été rendu par l’Homme universel, traduction qui,
tout en n’étant pas littérale, est nettement plus adéquate et explicite car la
perfection de l’insân kâmil n’est ni physique, ni morale : elle est due à son
universalité, à son caractère de principe et de synthèse de toute la création.
DOCTRINES ET METHODES DU SOUFISME 29
embrasée et anéantie par l’insoutenable éclat de Sa majesté
(galâl) : c’est là sa fonction de voile suprême (al-higâb al-
a'zam). Enfin et surtout, en tant que pôle d’articulation du jeu
des théophanies, l’insân kâmil est le secret d’amour entre
Dieu et sa créature.
L’insistance des soufis sur cet amour a souvent suscité les
foudres des autorités exotériques : l’amour est une relation
qui n’est concevable qu’entre deux êtres entre lesquels il y a
une certaine proportion et homogénéité entraînant l’inclina
tion de l’un vers l’autre et la rejonction de l’un avec l’autre.
Comment donc pourrait-il y avoir une telle relation entre un
Dieu si transcendant et une créature aussi infime que
l’homme ? L’apparent scandale de cette relation d’amour
disparaît pourtant dès lors qu’on distingue bien deux aspects
de l’Amour divin.
Il y a tout d’abord l’Amour universel inhérent à l’Essence.
Absolument une et seule, n’ayant rien de commun avec quoi
que ce soit, excluant même la présence d’autre qu’Elle avec
Elle, il est évidemment impossible que cette pure Essence soit
l’objet de l’amour d’un être en particulier, comme il est
impossible que son Amour essentiel soit l’amour d’un être en
particulier. Cet amour divin essentiel, celui du Trésor
inconnu, embrasse en fait toutes choses car c’est par cet
Amour que l’Essence, aimant à être connue, donne à l’Etre le
contrepoids qui l’emporte sur le non-être. C’est donc à cet
Amour que se rattache la Volonté divine universelle, la
Volonté existentiatrice par laquelle les choses sont (masT’a
amma kawniyya).
Mais il est aussi une Volonté divine particulière, laquelle est
relative à la Norme divine (masï’a hâssa sariyya) : cette
Volonté entre, comme telle, en relation avec les choses dans
leur particularité et leur singularité, et celles-ci sont alors
l’objet de Son amour ou de Sa détestation en fonction de
leur conformité ou non à la Norme divine. Une telle relation
ne saurait être attribuée à l’Essence, puisque celle-ci est
précisément exclusive de toute relation.
30 LE SOUFISME
Le support de cette Volonté, le lieu de cette relation entre
la Divinité et la créature est en fait l’insdn kâmil. C’est dans la
mesure de la conformité de l’homme avec l’Homme parfait
qu’il y a relation d’amour entre l’homme et Dieu, et c’est dans
la mesure de cette relation que l’Homme parfait sera leur
secret d’amour. Cette relation est possible parce qu’il y a
effectivement entre l’homme et l’insdn kâmil une certaine
proportion et homogénéité, une certaine correspondance qui
justifie la désignation analogique d’homme parfait ou univer
sel. En effet, l’insdn kâmil est le prototype de l’homme, le
modèle exemplaire auquel celui-ci est principiellement iden
tique, et donc aussi, a fortiori, l’accomplissement le plus
parfait auquel il puisse prétendre dans sa réalisation spiri
tuelle n .
Toutefois, si l’insdn kâmil est bien le prototype de l’homme,
tout homme n’en est pas pour autant la manifestation, ou
plutôt il ne l’est que dans sa réalité essentielle et par
participation. Un seul élu — par élection divine, non par
choix humain — est en chaque époque la manifestation
pleinière de l’insdn kâmil : il l’est par essence et par
excellence parce qu’il est le lieu de théophanie (mazhar) du
Nom divin Allah, synthèse de tous les Noms divins. Cet
homme est généralement désigné dans le soufisme comme le
qutb, le Pôle ou l’Axe autour duquel tourne l’univers entier et
vers lequel tous s’orientent. Il est en chaque époque le plus
grand saint, le chef suprême de toute la hiérarchie initiatique.
Qu’il soit visible ou caché, célèbre ou inconnu, il est « l’ombre
de Dieu » (zill Allâh) et le véritable lieu tenant de Dieu sur
terre (halïfat Allâh fi-l-ard).
Cette doctrine est à la clef de la prophétologie et de
l’hagiologie du soufisme. La sainteté culmine en chaque
époque dans la personne du Pôle de ce temps 12, mais il y a
1 1 . C’est à l ’irtsân kâmil que s’applique proprement le hadït « Dieu a créé
Adam à Son image ».
12. Il faut néanmoins remarquer que ce terme — comme d’autres
analogues — est souvent employé de manière hyperbolique pour désigner
de grands spirituels.
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 31
encore une hiérarchie entre les Pôles, et le Pôle des Pôles,
celui d’entre eux, passés, présents ou à venir, en la personne
duquel s’accomplit le plus pleinement l’épiphanie de l’Homme
parfait ne saurait être que le Sceau des Prophètes et Envoyés :
Muhammad. Et puisque le Prophète est la manifestation la
plus parfaite de l’insân kâmil, cette figure métaphysique n’est
autre que sa propre réalité essentielle, la haqîqa muhamma-
diyya. D’où l’injonction coranique :
c Dis : si vous aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous
aimera! » (Cor. 3 : 31).
En effet, celui qui dans le comportement le plus intime de
son être se modèle à la ressemblance du Prophète, celui-là
s’adapte ipso facto à la dimension de la relation avec Dieu,
car le Prophète est, lui, cette relation : il est l’insân kâmil,
support de la Volonté divine et lieu de la relation entre Dieu
et Sa créature 13. Il est ainsi l’aspect sous lequel la Divinité
peut être l’objet de la connaissance humaine et de l’amour
humain (Sa ma'rüfiyya et Sa mahbübiyya), de même qu’il est
l'aspect de Dieu comme sujet aimant (Sa muhibbiyya) :
l'amour de celui qui l’aime est amour de Dieu ; et celui qu’il
aime, Dieu l’aime, puisqu’i/ est, lui, l'Amour divin.
15. C’est là le sens profond des deux termes de la même racine islam, qui
signifie soumission (à la volonté divine) et salâm qui veut dire paix.
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 37
le sein de l’Esprit, et l’être ainsi réunifié pourra entreprendre
son ascension de retour vers son principe :
« O toi Ame apaisée, retourne vers ton Seigneur,
satisfaite et agréée ! Entre parmi Mes serviteurs !
Entre dans Mon paradis ! » (Cor. 89 : 27-30).
Il nous reste alors à voir quels sont les moyens de cette
réalisation spirituelle 16.
5. — Méthodes et pratiques.
Le moyen essentiel de la réalisation spirituelle est désigné
dans le soufisme par le mot dikr qui comprend des
significations multiples telles que : rappel, souvenir, évocation,
invocation...
« N’est-ce pas au dikr d’Allàh que les cœurs s’apai
sent ? » (Cor. 13 : 28).
Pour mieux comprendre le sens du dikr, il faut revenir un
peu en arrière, en ce temps hors du temps où l’homme, à la
source de son existence, a conclu un pacte primordial (mïtâq)
avec Dieu. Aux esprits de tous les êtres humains à venir
jusqu’au Jour dernier, Dieu fit témoigner :
« Ne suis-je pas votre Seigneur ?
Si ! répondirent-ils, nous en témoignons !
Afin que vous ne disiez pas au Jour de la Résurrection :
nous étions inattentifs à cela ». (Cor. 7 : 172) 17.
16. Au-delà des quelques fondements que nous venons d’exposer, la
cosmologie amènerait à traiter de toutes les sciences de la nature en
envisageant leurs liens avec l’hermétisme et d’autres courants ésotériques et
philosophiques. L’anthropologie demanderait l’étude des subtilités de la
psychologie du tasawwuf, de ses théories sur l’art et ses modes de
production, sur la beauté, sur la langue et le langage... Autant d’ouvertures
qui laissent entrevoir les limites de notre présentation.
17. C’est ce pacte primordial qui fonde la validité de la sahâda du
témoignage du musulman, car on ne peut légitimement témoigner que de ce
que l’on a vu.
38 LE SOUFISME
Or au sein de la nuit d’oubli qui enveloppe l’homme lors
de sa venue en ce monde, perdure, plus ou moins enfouie, la
trace lumineuse de ce pacte primordial. La voie spirituelle
(tariqa) consiste donc d’abord à se souvenir de ce pacte, à le
renouveler et à s’en ressouvenir jusqu’à réintégrer l’état dans
lequel il fut conclu.
La quête
Dieu a dit à l’un de Ses serviteurs : « Prétends-tu M’aimer ?
Si tel est le cas, sache que ton amour pour Moi est seulement
une conséquence de Mon amour pour toi. Tu aimes Celui qui
est. Mais je t’ai aimé, Moi, alors que tu n’étais pas ! »
Il lui dit ensuite : « Prétends-tu que tu cherches à
t’approcher de Moi, et à te perdre en Moi ? Mais Je te
cherche, Moi, bien plus que tu ne Me cherches ! Je t’ai
cherché afin que tu sois en Ma présence, sans nul intermé
diaire, le Jour où j’ai dit « Ne suis-je pas Votre Seigneur ?
(Cor. 7 : 172), alors que tu n’étais qu’esprit (ruh). Puis tu
M’as oublié, et Je t’ai cherché de nouveau, en envoyant vers
toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un corps. Tout cela était
amour de toi pour toi et non pour Moi ».
Voir : Écrits spirituels, traduction par Michel Chodkiewicz,
d’extraits des Mawâqif de l’Émir Abd-el-Kader (p. 50).
Le Sayh
Sache que, dans toutes les hautes tarfqas, la fréquentation
des Sayh est le moyen le plus sûr d’atteindre le stade
suprême. Dans toutes les tarîqas, la contemplation du
Créateur s’obtient par la fréquentation des Sayh parfaits et
par l’enseignement des maîtres quy ont atteint Dieu. Dans
toute l’acception de ce terme, le Sayh conduit le disciple
jusqu’au stade de la perfection par sa seule présence, lui
montre la lumière et la beauté du Très-Haut et lui révèle les
mystères de la montée vers Dieu, sans recourir à d’autres
moyens que la pratique fréquente du dikr, l’usage de la riyâda
(abstinence de nourriture) et des prières plus nombreuses.
Sans l’accord du Sayh et sans un attachement (râbita) à lui, la
riyâda ne peut provoquer que des malentendus. Ce que le
mund trouve en un seul instant, il ne le trouvera pas dans la
lecture de mille ouvrages et dans une solitude qui durerait
22. Cela n’est pas sans rendre hasardeuse les recherches sur ces silsila-s :
la première attestée date du IVe/xe s., dans le Fihrist d’Ibn al-Nadim (p. 183),
mais l’absence d’attestation n’implique pas l’inexistence d’une chose qui a pu
être célée. D’autant plus que ce silence ne concerne que les milieux d’ascètes
et que tout autre est la situation dans ce que nous connaissons de
(.’entourage d’imams tels que Muhammad Bâqir (m. 114/733) et surtout
Ja’far Sâdiq (m. 148/765).
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 45
mille ans. Un Sayh parfait dirige son disciple par l’amour et
l’amène jusqu’au stade de la contemplation de Dieu, ce qui
ne saurait être atteint par nul autre moyen en dehors de la
fréquentation des Sayh.
Sache que l’amitié d’un Sayh parfait, avec tout ce que cela
comporte : amour, fidélité, concentration du cœur, dévoue
ment, esprit de sacrifice, humilité, obéissance, est suffisante
pour refléter la lumière de Dieu dans le cœur de celui qui
cherche et pour l’orner de cette lumière.
L’attachement (ràbita) au Sayh et sa fréquentation sont
suffisants pour obtenir le reflet de la beauté de (son) cœur,
même si l’on est éloigné de lui, car la ràbita place le murid
sous la protection du Sayh qui le protège en toute circons
tance, au point que le murid disparaît dans l’image du Sayh,
abandonne sa volonté propre et finit par n’exister que dans la
volonté du Sayh. Alors, par l’intermédiaire du Sayh, la lumière
de Dieu pénètre dans le coeur du murid. Celui-ci reste ainsi
en la compagnie de son Sayh jusqu’à ce qu’il atteigne le
degré d’autonomie et jusqu’à ce que la lumière de Dieu se
manifeste dans son cœur sans l’intermédiaire du Sa^ih. C’est
pour cela que certains théologiens ont dit : « Fais pénétrer ton
Sayh (dans ton cœur), garde-le là-bas et ne l’en fais pas sortir
tant que toi-même tu ne seras pas devenu un connaisseur de
Dieu par son intermédiaire, car le Sayh est la source
d’inspiration de Dieu et celui qui fait pénétrer cette source
dans son cœur atteindra le stade de l’inspiration ». En
conséquence la ràbita, quel que soit l’endroit où l’adepte
l’accomplisse, est beaucoup plus utile à l’adepte qui a pénétré
dans cette voie (la tariqa naqsbandî) que le dikr et que la
préservation de la pureté du cœur.
(Extrait d’un traité Naqsabandi).
Voir : Le Soufi et le commissaire, par Alexandre Bennigsen
et Chantal Lemercier-Quelquejay, (p. 235-236).
Les malâmatiyya
La troisième catégorie est composée d’hommes qui n’ajou
tent aux cinq prières (d’institution divine, Fard) que les
prières (d’institution prophétique, sunna), et ne se distinguent
du commun des fidèles, qui pratiquent les commandements,
par aucun exercice singulier qui les caractérise : ils vont dans
les marchés et conversent avec les gens, sans que personne,
en les voyant, puisse les distinguer du vulgaire en aucune
chose qu’ils pratiquent.
Cependant, ils vivent seul à seul avec Dieu, fermement fixés
en Lui, sans qu’un seul moment s’altère en leurs âmes le
sentiment de leur esclavage et de leur servitude à l’égard de
Dieu. Ils ne connaissent pas l’ambition de la primauté, parce
que le sentiment de la souveraineté absolue de Dieu domine
dans leur coeurs et les convainc de leur propre vilenie... Ils
recouvrent leur sainteté et la cachent aux gens derrière le
25. Les spirituels, qui se caractérisent par cette manière d’être sont
désignés comme malâmâtiyya. On peut résumer leur point de vue en ces
termes : si l’ésotérique devait être manifesté, le Prophète aurait été le premier
à le faire ; or il ne l’a pas fait car l’ésotérique (bâtin) est du domaine de ce qui
est en soi intérieur et caché et doit donc le rester, tandis que l’apparence
extérieure (zàhir) est le lieu de manifestation (mazhar) de la parure de la
san a, de ce qui est en soi exotérique. Le terme de malâmâtïya est donc lié à
l'origine à une volonté ou à un état de conformité à la norme spirituelle de
l’Islam. Néanmoins, sa signification de « gens du blâme » a donné lieu, tout
comme la notion de /agir, à bien des glissements et des déviations.
48 LE SOUFISME
voile de la vie ordinaire, étant, comme ils sont, serviteurs de
Dieu sincères et purs, qui jouissent continuellement de leur
contemplation, tant lorsqu’ils mangent que quand ils boivent,
lorsqu’ils sont éveillés de même que lorsqu’ils dorment, et
même quand ils parlent avec les gens, ils sont avec Dieu...
Ce sont les « malâmàtiyya », les hommes de Dieu qui sont
le plus haut... car ils réunissent tous les degrés de perfection
en eux-mêmes ; mais ils voient que Dieu en ce monde se
cache aux regards des créatures, et comme ils sont les plus
intimes avec Dieu, ils se cachent aussi des gens derrière le
voile de leur Seigneur, et ainsi, dans les créatures, ils ne
contemplent que leur Seigneur... C’est pourquoi le haut rang
spirituel de ceux-ci est ignoré des gens. Les simples « dévots »,
effectivement, se distinguent de ceux qui ne le sont pas, aux
yeux du vulgaire, par leur vie austère et mortifiée, par leur
dévotion et leurs vertus et par l’isolement dans lequel ils
vivent de tout commerce social. Dans cette distinction ils ont
déjà leur récompense. Les soufis se distinguent de même de
ceux qui ne le sont pas, aux yeux du vulgaire, par leurs
prétentions de thaumaturges, c’est-à-dire, parce qu’ils présu
ment de posséder le don de discernement des esprits, celui
d’être entendus de Dieu dans leurs prières, celui de convertir
n’importe quelle chose en nourriture et celui de faire toutes
sortes de miracles, Ils ne se gardent de manifester extérieure
ment aucun de ces charismes qui peuvent contribuer à ce que
les gens connaissent le commerce intime avec Dieu dont ils
jouissent. Et cela parce que selon ce qu’ils prétendent, ils ne
voient dans les choses rien que Dieu. Mais, vraiment,
beaucoup de vérités de la science spirituelle leur sont cachées,
et l’état dans lequel ils vivent est bien peu propice à ce qu’ils
se libèrent de l’illusion et de la tromperie. Les « malâmâtiyas »,
en revanche, ne se distinguent par aucun signe de quiconque
appartenant au vulgaire, et aussi vivent ignorés, et leur
condition est celle du commun du peuple.
6. — Sciences et arts.
Lorsque nous parlons des sciences et des arts dans le
soufisme, il faut bien distinguer deux cas. Le premier est celui
de l’activité professionnelle qu’exerce en principe le soufi :
cette activité peut fort bien appartenir au domaine scientifique
ou artistique, et cela d’autant plus que l’étude de tout ce qui
concerne l’apparence des choses (‘ulüm al-zâhir) relève
encore et toujours, pour lui, de la connaissance du Divin
puisque l’A pparent (al-Zâhir) est un Nom divin. Comme cet
aspect de la question s’incrit plutôt dans le cadre de la
participation des soufis à la vie sociale et intellectuelle, et
relève à ce titre de l’histoire des sciences et des arts en tant
que tels, nous ne l’aborderons pas ici.
Mais certaines sciences et certains arts font par ailleurs
partie intégrante des doctrines, des méthodes ou des pra
tiques du tasawwuf. C’est le cas de nombreuses sciences
cosmologiques, liées généralement à l’hermétisme, et dont les
plus connues sont l’astrologie et surtout l’alchimie (de l’arabe
al-kîmiyà'), dont le plus célèbre représentant, ôâbir b. Hayyân,
fut le premier — d’après les sources actuellement connues —
à porter le qualificatif de süfï.
Des sciences telles que l’astrologie (‘i/m al-tangïm), mais
r a^ssi la géomancie ( ïlm al-raml), la physiognomonie (firâsa),
la chirologie (ïlm al-kaff) ou l’onirologie (ta‘bïr al-rua wa-l-
ahlâm), ont toujours été fort suspectes aux yeux des Docteurs
exotériques et assez méprisées des chercheurs occidentaux.
En fait, il s’agit là d’un des aspects les plus méconnus du
soufisme et cela, d’abord, parce que les soufis eux-mêmes,
pour diverses raisons, en traitent rarement par écrit. De plus,
le soufisme a surtout été étudié par des gens dont l’intérêt
allait à la philosophie ou à la spiritualité et qui, soit se
désintéressaient de cet aspect, soit même voyaient mal la
raison d’être de telles « sciences occultes » au sein d’une
spiritualité envisagée comme purement « mystique ». Enfin,
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 51
lorsque ces sciences furent abordées, ce ne fut généralement
— et fort malheureusement — que sous leur aspect le plus
extérieur, le plus phénoménal et le moins intéressant26. En
effet, l’utilisation de ces sciences à des fins divinatoires ou
autres du même ordre, bien que réelle, ne constitue que leur
intérêt le plus inférieur, celui dont se préoccupe fort peu le
spirituel.Leur intérêt essentiel réside pour lui dans leur valeur
doctrinale et méthodique, laquelle est fondée sur les corres
pondances et analogies qui existent entre les divers plans de
l’existence.
Nous avons déjà vu que les divers niveaux superposés de
l’arbre cosmique symbolisent entre eux : les phénomènes sont
des manifestations des principes et, qui plus est, des
phénomènes d’ordres différents, peuvent fort bien manifester,
chacun dans son domaine, les mêmes principes. Il est donc
possible d’atteindre aux principes en partant de l’étude et de
la méditation de l’une ou l’autre de leurs manifestations. De
la sorte, les sciences qui prennent pour objet ces manifesta
tions deviennent des clefs pour la compréhension de la
doctrine et des supports pour la réalisation spirituelle.
Le véritable alchimiste se préoccupe moins de fabriquer de
l’or que de faire réaliser au plomb de son âme sa véritable
nature d’or spirituel : pour cela, il va intérioriser les opérations
alchimiques qu’il est en train d’effectuer. Si d’aventure cette
méditation venait a être effectuée sans le support de l’œuvre
externe, on aurait encore affaire à une alchimie spirituelle,
tandis que la pratique expérimentale seule ne serait plus
qu’un travail de chimiste. Et les idées que l’alchimiste
développera, par exemple, sur les trois mondes en traitant de
l'or, de l’argent et du plomb, rejoindront le fruit des
méditations de l’astrologue sur le soleil, la lune et la terre ; le
chiromancien retrouvera dans la main les planètes de
l'astrologue et le géomancien verra dans ses « maisons » le
reflet des demeures célestes...
26. On aura un excellent exemple d’approche plus lucide avec Clefs
spirituelles de l’astrologie musulmane selon Ibn ‘Arabî, de Titus Burckhardt.
52 LE SOUFISME
Par toutes ces sciences, le soufi cherche en définitive, dans
le déchiffrement et la méditation du Livre du monde, la
même chose qu’il cherche dans l’approfondissement du Livre
révélé et des rites qui en découlent. Ce parallèlisme entre le
Livre cosmique et le Coran va nous permettre de com
prendre toute la portée de ce que le tasawwuf appelle la
science des lettres ( ‘ilm al-hurüf) qui, bien qu’elle soit la plus
importante de toutes les sciences ésotériques islamiques,
reste des plus ignorées même parmi les musulmans.
En propre, cette science a pour objet, pour support de
méditation et pour moyen d’investigation du réel, les lettres
de l’alphabet qui a servi à transcrire le Coran, le Verbe de
Dieu révélé en langue arabe. Ces lettres vont d’abord être
considérées en leurs formes qui sont en elle-mêmes de
véritables hiéroglyphes au symbolisme riche d’enseignement.
En tant que telle, la science des lettres est déjà liée à l’art
calligraphique, particulièrement apte à servir de support à la
réalisation spirituelle.
27. Avant l’introduction, à partir de l’Inde, des chiffres dits arabes, ce sont
les lettres qui servaient à noter les chiffres et les dates comme c’est encore le
cas pour les datations hébraïques.
DOCTRINES ET MÉTHODES DU SOUFISME 55
tions. Autrement dit, le nombre d’une chose, c’est ce quelle
est in diuinis, telle qu’elle est contenue dans le Verbe divin.
Pratiquer la science des lettres, c’est donc scruter la lettre
pour parvenir au nombre, tenter d’atteindre la réalité des
choses à partir de leur nom dans la langue de la Révélation.
En effet, par delà le symbolisme numérique de base, toute
une arithmologie complexe, similaire à celle pratiquée par les
kabbalistes, permet d’effectuer des opérations sur des lettres,
des mots ou des phrases, en particulier du texte coranique, à
des fins de compréhension ésotérique.
31. Par les arts, le soufisme touchera même bien des artistes ou des
penseurs — tels Muhammad Iqbâl ou le poète Adonis — dont le tasawwuf
est loin d’être la préoccupation première.
Le soufisme dans l ’histoire
33. En fait, c’est bien de les considérer comme Imams, dans les acceptions
plus particulièrement shiltes du terme, qui font de quelqu’un un shî’ite. Les
soufis les considèrent souvent comme des Maîtres spirituels, et nous pouvons
même lire sous la plume d’Ibn Taymiyya, grand pourfendeur de shî’ites et de
soufis, le qualificatif de « Sayfi des Docteurs de la communauté » appliqué à
Ga‘far al-Sàdiq. (voir Ibn Taymiyya, Fadl ahl al-bayt wa huqüquhum, s. 1., Dâr
al-qibïla, 1405/1984, p. 35).
LE SOUFISME DANS L’HISTOIRE 65
dont nous venons de dire que c’est un de ses disciples qui a,
pour la première fois, porté le nom de soufi, a vécu une
période de transition cruciale dans l’histoire de l’Islam : le
renversement de la dynastie omayyade et le passage du
pouvoir aux ‘Abbassides dont l’établissement sera concrétisé
par la fondation de Bagdad trois ans après la mort d’al-
Sâdiq. Un changement politico-religieux s’opère alors, qui
n’est, peut-être, pas sans rapport avec l’apparition du terme
soufi. Le Calife omayyade, en effet, soucieux de souveraineté
temporelle, s’arrangeait assez facilement d’un Imam se
contentant de dispenser un enseignement spirituel sans se
dresser contre son autorité (imam qaid vs imam qaim). Le
Calife ‘abbasside, par contre, se présente comme investi d’une
autorité spirituelle incontestable et exclusive : de ce fait, les
Imams de la descendance d’al-Sâdiq ne pourront plus
prêcher ni enseigner sans être inquiétés, sauf en se dissimu
lant ainsi que le fera la branche ismallienne.
Toute autre est l’école isrâqï qui voit le jour en cette même
époque et qui illustre bien les difficultés où nous sommes
parfois, de trancher nettement entre le soufisme proprement
dit et d’autres voies spirituelles. Son fondateur, Sihâb al-DTn
Yahyâ SuhrawardT, qui mourra exécuté sur ordre de Saladin
en 587/1191, est à proprement parler un théosophe,
autrement dit un philosophe pour qui la Sagesse ne saurait
être que divine et un spirituel pour qui la voie ne saurait être
qu’une gnose, une connaissance libératrice. Il fut donc
l’initiateur d’une théosophie illuminatrice où il voulait con-
joindre, dans le cadre de la tradition soufi — sans pourtant
qu’on le sache affilié à quelque silsila — l’angélologie des
Sages de l’ancienne Perse, la philosophie mystique d’Avi
cenne (m. 428/1037) et, par delà ce dernier, la philosophie
des anciens Sages grecs, au premier rang desquels viennent
LE SOUFISME DANS L’HISTOIRE 79
les Platoniciens. Et jusqu’à nos jours encore, en Iran et en
Inde surtout, d’éminents spirituels déclareront leur apparte
nance à cette tradition israqï.
En Irak, siège du califat ‘abbaside qui vit ses dernières
années, le soufisme vit aussi une profonde mutation. Celle-ci
se caractérise par la naissance des premières tanqa-s ou
organisations initiatiques dotées d’une règle et d’une méthode
propre : deux d’entre elles, la Qàdiriyya et la Rifâ'iyya,
apparaissent dès le VIe/xiIe s. Cette mutation se manifeste
également par la multiplication de bâtiments spéciaux appelés
ribât-s qui seront progressivement réservés aux soufis pour
leurs réunions et séances rituelles (par la suite, on désignera
ces établissements par l’arabe zàwiya, le persan hânqâh ou le
turc tekkêh arabisé en takkiya). Il semble en fait que le Calife
al-Nàsir (587-622/1180-1225) a joué un rôle d’importance
dans cette mutation. Personnalité exceptionnelle, il aspirait à
une restructuration de l’Islam intégrant shntes et sunnites
dans le cadre de la futuwwa réformée en une organisation
qui ne manque pas de rappeler l’institution chevaleresque et
les compagnonnages de métier de notre Moyen-Âge. Encore
faut-il, derrière la personne du souverain ‘abbaside, discerner
(Influence de celui qui fut son conseiller spirituel : Abü Hafs
Sihâb al-DTn ‘Umar SuhrawardT (m. 631/1234) qui fut à
l’origine de la tanqa portant ce nom et qu’il faut bien
distinguer de son homonyme précédemment cité.
Il apparaît alors que la mutation vécue par le soufisme n’est
pas le fruit de coïncidences fortuites, mais qu’elle relève bien
de l’action consciente et volontaire d’une élite, en réponse
aux nouveaux besoins de la communauté musulmane.
Elargissant encore le cercle de ses participants, le soufisme
devient ouvertement, dès cette époque trouble et menaçante,
un extraordinaire pôle d’intégration communautaire, à tel
point qu’on pourra dire parfois qu’il n’est personne en tel
pays qui ne relève de quelque manière de l’obédience d’une
tanqa.
C’est dans ce contexte qu’apparaît l’œuvre d’Ibn ‘ArabT,
80 LE SOUFISME
peut-être l’événement spirituel le plus important de l’histoire
du soufisme. Né en Andalousie en 560/1165, Ibn ‘ArabI
entre très jeune dans la Voie et commence bientôt une vie de
périgrinations qu’il mènera jusqu’à l’âge de soixante ans. Il se
cantonne dans un premier temps à l’A ndalousie et au
Maghreb qui, malgré les difficultés posées par l’étroit littéra-
lisme doctrinal des Almorávides puis des Almohades, vivent
alors de belles journées spirituelles. Après un passage en
Egypte, il parcourt ensuite sans relâche le Proche-Orient du
Hijâz à l’Anatolie, de l’Irak à la Palestine, pour finir enfin par
s’installer en 620/1223 à Damas. C’est là que s’éteindra en
638/1240 ce vivicateur de la religion (c’est le sens de son
surnom : MuhyT-l-dTn) que la postérité désignera aussi comme
plus grand Maître (al-Sayh al-akbar) et Sultan des Connais
sants (Sultan al-arifîn). Il laisse une oeuvre monumentale :
oeuvre d’explicitation théorique certes, offrant avec les Futühât
al-makkiyya une véritable encyclopédie du tasawwuf ; mais
aussi oeuvre du secret, synthèse difficile, voire impénétrable,
comme en témoigne le livre des Fusüs al-hikam, petit ouvrage
de moins de deux cents pages qui reste à ce jour le plus
commenté — et le plus attaqué — de la littérature soufie.
Son disciple d’élection, $adr-al-Dîn Qünawî (m. 672/1263),
sera en contact avec un grand nombre de hautes figures
spirituelles : il rencontrera Ibn Sab‘Tn (m. 629/1270), autre
grand théosophe andalou ; le poète égyptien Ibn al-Fârid (m.
632/1235), connu comme Sultan des Amants divins (Sultan
al-asiqm) ; les fondateurs de tariqa SuhrawardT, l’irakien, et
èâdilî le maghrébin (m. 656/1258) ; il sera en rapport avec
l’iranien Sa‘d al-Dîn Hamüye (m. 650/1252) avec qui nous
voyons réapparaître brillamment un soufisme shîite dont
nous avions perdu la trace depuis le IIe/lXe s. ; enfin il
entretiendra une correspondance avec le philosophe Nâsir al-
DTn TüsT (m. 672/1274) avec qui l’Imamisme officiel prendra
finalement lui aussi position en faveur d’un soufisme modéré.
Cette rapide énumération peut permettre de donner une idée
de la richesse des relations spirituelles de cette époque.
LE SOUFISME DANS L’HISTOIRE 81
L’A ndalousie comme l’Iran, le Proche-Orient comme le
Maghreb connurent alors bien des grands noms que nous ne
pouvons citer ici et qui ont fait de cette période de mutation
un des âges d’or du soufisme.
4. — Continuités et assoupissement (VIIIe/X IV s.-Xff/XVZ/f s.)
Partout dans le monde musulman, les deux siècles suivants
apparaissent comme la continuation des orientations prises
au cours du VIIe/xiIIe s.
Sur le plan doctrinal, l’œuvre d’Ibn ‘Arab! tend à s’imposer
définitivement comme la pierre de touche de la métaphy
sique et de la cosmologie du soufisme. Toute prise de
position se fait par rapport à cette œuvre et bien rares sont
ceux qui échappent à cette influence. On peut même dire
sans trop d’exagération que toute la littérature théosophique
postérieure en Islam ne sera en quelque sorte que commen
taire, illustration ou prolongement d’Ibn Arabï, quel que soit
en définitive le recul ou l’écart pris par rapport au Maître. Il ne
s'agit pas, bien sûr, de nier des divergence plus ou moins
importantes et de divers ordres, mais il faut bien prendre
conscience qu’elles interviennent dans un domaine si subtil
qu’il est souvent difficile d’en déterminer la nature ou la
raison d’être. Ainsi, et pour ne citer qu’un seul exemple, on
ne pourra que s’interroger sur la nature de l’adversité d’un
Samnânï (m. 736/1336) qui, bien que sévèrement critique à
i egard de l’expression théorique de la wahdat al-wugüd,
-. essaiera à donner un commentaire partiel des Fusüs al-
hikam.
Par ailleurs, opposés à toutes ces écoles intellectuelles et
ésotériques, un certain nombre de pieux et doctes musul
mans se réclament d’un tasawwuf huluqï ou soufisme du
souci éthique, considéré comme étant le véritable soufisme
des Anciens, le tasawwuf falsafî ou soufisme philosophique
des Modernes n’étant qu’une blâmable innovation. Entendu
:omme se réduisant à cette seule préoccupation, le soufisme
82 LE SOUFISME
sera fréquemment admis, voire pratiqué, par des musulmans
qui restent cependant étrangers à tout ce que nous avons
désigné comme la réalisation spirituelle. Tel fut le cas de
certaines figures célèbres du « hanbalisme militant » et aussi
de savants polygraphes comme Ibn Haldün (m. 808/1046) et
le granadin Ibn al-Hatîb (m. 777/1375).
Ceci en ce qui concerne l’histoire doctrinale et proprement
interne du soufisme. Les tanqa-s, quant à elles, se dévelop
pent, se ramifient et s’installent de plus en plus dans leurs
fonctions sociales, culturelles, politiques et économiques.
Malgré des études de plus en plus nombreuses abordant ces
aspects du soufisme, beaucoup de travail reste à faire pour
évaluer tous les cas d’adaptation des confréries et de leurs
centres à des réalités locales. D’une manière générale, on
peut dire qu’elles n’auraient pu parvenir à ce degré de
développement dans tout le monde musulman sans la
protection et le soutien économique — notamment par des
dotations immobilières constituées en biens de main-morte
(waqf) — que leur accordent, par conviction ou par intérêt,
les princes et les souverains. Ce furent d’abord les Mongols
en Asie et au Moyen-Orient iranien, diverses principautés
turques en Anatolie et les Mamlouks au Proche-Orient arabe.
Ensuite, à partir du VIIIe/xvie s., il faut considérer séparément
quatre grands états musulmans : le Maroc chérifien, l’Empire
ottoman, l’Iran safavide et l’Inde moghole.
Dans le Maroc chérifien, les confréries prospèrent et jouent
un rôle politique d’importance. La position des zâwiya-s s’est
considérablement renforcée du VIIe/xiIIe s. au Xe/xvie s. à la
faveur de la résistance quelles ont animée face à la pression
occidentale et plus particulièrement ibérique. La dynastie
Sa’dide doit dans une large mesure son installation et son
maintien au pouvoir à l’influence des chefs de confréries.
C’est encore par le canal des zâwiya-s que la culture
islamique s’introduit alors jusque dans les zones monta
gneuses. Enfin, leur enracinement est tel que, lorsque l’État
Sa'dide s’effondre au XIe/xviIe s., une zâwiya sera sur le point
LE SOUFISME DANS L’HISTOIRE 83
de reconstituer l’unité du Maroc sur une base maraboutique.
C’est pourtant la famille ‘alawite qui prendra finalement le
pouvoir, ouvrant une ère de relations plus tendues entre les
soufis et l’État chérifien, sans pour autant que s’affaiblisse le
rayonnement des zâwiya-s.
La situation des confréries dans l’Empire ottoman est, sous
un certain rapport, encore plus favorable. Pour tout un pan
du soufisme, l’évolution se fait, de manière ambigüe, vers une
sorte d’institutionnalisation contrôlée. De manière ambigüe
car il reste à savoir qui contrôle quoi ? D’un côté certains
chefs de confréries, nommés et dotés par le gouvernement,
sont comptés parmi les grands dignitaires de l’État. Mais par
ailleurs, le Sultan est lui-même affilié, soit à la Mawlawiyya,
soit à la Halwatiyya qui se répand alors dans tout l’Empire.
Enfin, et sans présager d’autres rapports, le corps des
Janissaires, élite de l’armée impériale et soutien du trône, est
tout entier rattaché à la Baktasiyya, curieuse synthèse — ou
syncrétisme ? — liée au shîisme anatolien : ce n’est pas un
des moindres paradoxes de l’histoire de l’Islam que celui d’un
État vigoureusement sunnite s’appuyant sur un corps militaire
lié à une tariqa shîite !
Tout aussi paradoxale est l’évolution de la tariqa turque
des Safawiyya : après avoir adopté le shîisme, elle donne
naissance en Iran à un État qui adopte officiellement et
impose cette doctrine et où les confréries seront pour le
moins mises à mal. Au XIÎ/XVIIÎ s., les tariqa-s sunnites ont
disparu de l’Iran safavide et le soufisme confrérique en
général y est au plus bas. Sur le plan intellectuel, par contre,
cette période — qu’Henri Corbin qualifiait de renaissance
safavide — est marquée par la production d’œuvres spiri
tuelles fortes et originales. A la fois docteurs du shîisme et
théosophes gnostiques, leurs auteurs, tout en ne se rattachant
pas nécessairement au soufisme, voire même en s’en
démarquant, abordent les mêmes questions métaphysiques et
cosmologiques que les soufis nourrissant leurs méditations
tant de la tradition héritée des Imams que des œuvres d’ibn
ArabT, de SuhrawardT ou d’autres encore.
84 LE SOUFISME
Une autre production intellectuelle originale est celle qui
naît, en Inde, du contact avec la spiritualité gnostique
hindoue (jnâna). La rencontre aboutit parfois à un syncré
tisme comme le fut la tentative de l’Empereur moghol Akbar
(m. 1014/1605) de créer une «religion divine» (dïn ilâhî).
Mais d’autres — tel, semble-t-il, le Prince soufi Dârâh Shikôh
(m. 1069/1659) — eurent bien conscience d’une conver
gence entre deux réalités autonomes. En Inde également, les
confréries introduites depuis l’Iran dès le V IIe/ x iI Ie s. se sont
développées et multipliées, essaimant plus loin encore, dans
le monde indo-malais. Au sein d’une de ces confréries,
apparaît au X l e/ X V H C s. une personnalité remarquable, le Sayh
Ahmad Sarhindï (m. 1023/1625) qui passera à la postérité
sous le nom de Rénovateur du second millénaire de l’Hégire
(mugaddid al-alf al-tâni) : on se trouve avec lui face aux
prémices d’une vague de fond dont les effets se feront sentir
dès le X IIe/ x v i I I e s. et qui atteindra au siècle suivant tout le
monde musulman.
On a souvent considéré les siècles postérieures à celui
d’Ibn ‘ArabT comme une période de décadence du soufisme.
Il est vrai que, hormis de remarquables exceptions, les oeuvres
intellectuelles relevant directement du tasawwuf se font peu à
peu plus rares ou moins brillantes *. Il est vrai également
qu’après une période d’élaboration, les confréries tendent à
une certaine institutionnalisation, avec tout le conformisme
que cela implique. Toutefois, si le soufisme semble bien
plongé dans un tranquille — et tout relatif -— assoupisse
ment, le réveil qu’il connaîtra au XIIIe/xiXe s. nous empêche
d’utiliser à ce propos le terme de décadence.
5. — Le réueil (XIIIe/XIXe s.)
Au XIIIe/xiXe s., le monde musulman vit la deuxième grande
période critique de son histoire, période de la confrontation
Au nombre de ces exceptions remarquables on pourra citer l’œuvre du
Palestinien ‘Abd al-Ganî al-NâbulusT (m. 1143/1731).
LE SOUFISME DANS L’HISTOIRE 85
avec l’Occident moderne. A cet égard une date, celle de
1798, année de l’expédition d’Égypte, peut tenir lieu de
repère, même si bien avant déjà des premiers contacts et des
premiers affrontements eurent lieu. En ce siècle, l’Occident se
rendra maître d’une grande part de la terre d’Islam (Dâr al-
Islâm), mais ce siècle verra aussi le réveil du monde
musulman, ce réveil que dans les pays arabes on nommera
nahda. Dans le tumulte de cette nahda des mouvements
modernistes — nationaux ou religieux — une autre nahda,
celle du tasawwuf, sera peu remarquée. Pendant longtemps,
et dans une large mesure jusqu’à nos jours, les exposés sur
¡'histoire moderne de l’Islam, en Occident comme en Orient,
ont laissé planer un étrange silence sur les manifestations de
cet esprit de revivification et de rénovation qui anime alors le
soufisme.
Quand le soufisme est abordé dans des études sur cette
période, c’est principalement sous ses aspects les plus
voyants, aspects apparemment plus faciles à saisir mais qui,
du fait qu’il relèvent des applications contingentes et non de
¡ essence, sont souvent des réalités mouvantes aux motiva
tions multiples et complexes. On s’intéresse ainsi au soufisme
institutionnalisé qui atteint alors des sommets en Éqypte où
siège un « Conseil soufi suprême » présidé par un « Sayh des
àayh de toutes les tariqa-s » ; institution plus que paradoxale,
véritable caricature bureaucratique du tasawwuf, qui continue
actuellement encore de fonctionner. On multiplie aussi les
études sur un soufisme dit populaire, études dans lesquelles
on retraite inlassablement, et souvent sans grand discerne
ment, de la ziyâra, ou visite aux tombes des saints, et des
multiples pratiques annexes dont elle est le cadre. On est
concerné, enfin, par le soufisme missionnaire, militant ou
combattant, fonctions que le soufisme assume en fait depuis
son apparition mais auxquelles on est, là, plus directement
confronté. C’est presque exclusivement en raison d’un tel
engagement que certaines manifestations du renouveau
confrérique doivent d’être remarquées : on parlera ainsi
86 LE SOUFISME
fréquemment de la Sanüsiyya et de ses développements en
Cyrénaïque, du rôle de la Mahdiyya au Soudan, ou encore
du Gihâd d’al-Hâgg ‘Umar en Afrique occidentale...
Pourtant, le réveil du soufisme est loin de se limiter à ces
engagements somme toute relativement extérieurs et secon
daires. Il se manifeste tout d’abord, et cela dès le XIIe/
XVIIIe s., par l’apparition d’œuvres importantes, généralement
d’inspiration akbarienne, dont nous citerons au moins celle,
magistrale et par trop méconnue, de l’Emir Abd el-Kader
(m. 1300/1883). Il se manifeste aussi, et surtout, par une
revivification des confréries existantes qui donnent naissance
à de nouvelles branches actives. C’est à cette époque que la
Ni’matullâhiyya est restaurée dans son pays d’origine, l’Iran,
par un Maître venu de l’Inde du Sud. Au Maghreb, le
renouveau se manifeste encore par l’éclosion de tanqa-s
comme la Tigâniyya ou la Idrisiyya, tanqa-s caractérisées par
certains aspects nouveaux que nous ne pouvons développer
ici. La plupart de ces branches ou de ces tanqa-s nouvelles se
répandent très rapidement dans tout un secteur du monde
musulman, et parfois même d’un bout à l’autre du globe.
Enfin, on ne peut non plus ignorer l’éclosion en Iran de
l’école shaykhie qui, bien que se démarquant des confréries,
n’en participe pas moins à ce renouveau spirituel.
Du mariage
[Lors de la nuit de noces, l’époux] s’adressera gentiment à
son épouse, exprimant la joie que lui cause sa présence et
l’affection qu’il éprouve pour elle. Il lui dira, par exemple :
« Bienvenue à toi : par Dieu, tu ne connaîtras auprès de nous
que du bien ; nous sommes pour toi le substitut de ton père et
de ta mère », et d’autres paroles qui lui feront plaisir. S’il y a là
quelque nourriture, de préférence des confiseries, il lui en
donnera de sa main trois bouchées ; toutes ces choses sont
propres à dissiper le désarroi de la jeune mariée et à la
rassurer dans son isolement. Car si l’homme lui-même, qui
36. E. Malutski, Ishanyi Sufism, Tashkent, 1898, cité in A. Bennigsen et
C. Lemercier-Quelquejay, Le Soufi et le commissaire, p. 178, livre qui
montre bien le rôle actuel et passé des tarîqa-s en URSS.
LE SOUFISME DANS L’HISTOIRE 91
pourtant est fort, courageux, et qui en outre se trouve dans sa
propre maison, au milieu des siens, ne manque pas à ce
moment-là de ressentir un certain trouble, une certaine
faiblesse, imagine-toi dans quel état peut se trouver la jeune
fille qui, elle, a dû quitter son entourage familial pour se
rendre dans une maison inconnue, auprès d’un compagnon
qui ne lui était pas familier et dont elle ne sait pas ce qu’il lui
réserve ! Pense quelle frayeur peut habiter son cœur ! Ainsi
donc, si tu l’accueilles par un salut, puis par de douces
paroles, si tu la traites avec bonté et générosité, elle
commencera à s’habituer à toi, à se détendre et à perdre de
sa frayeur.
Que le disciple procède ensuite, selon la sunna, (la tradition
du Prophète), à la dévêtir et à se dévêtir. Puis qu’il la caresse
et l’embrasse. Et qu’il passe ensuite à ce que Dieu lui a rendu
licite, s’il ressent en lui-même un élan suffisant. Sinon, qu’il
attende de ressentir cet élan. Qu’avant la copulation (gimà0, il
prononce la formule : « Au Nom de Dieu ! Dieu, éloigne de
nous Satan et éloigne Satan de ce que Tu nous accordes (en
fait de postérité) ». Lorsqu’il aura consommé l’union, qu’il
reste dans la chambre et qu’il n’aille pas se souiller à suivre la
coutume prohibée des gens du vulgaire qui consiste à aller
exhiber le sang de la virginité. Qu’il s’abstienne même de
pénétrer dans la chambre nuptiale tant qu’il reste des gens
dans la maison et qu’il ne laisse personne observer ce qui se
passe. Si, outre ce qui précède, le disciple enseigne à son
épouse les modalités exactes de l’ablution, grande et petite, et
de la prière, il aura satisfait aux règles de la consommation du
mariage.
Le Sayh Zarrüq a écrit dans sa Nasîhat al-kâfiya : « L’enfant
né d’une union où la femme n’a pas été cajolée sera
nécessairement faible d’esprit et ignorant. Faire preuve de
délicatesse (rifq) envers la femme, exige de la part de
l’homme de l’amour (mahabba) pour son épouse. Que celui
qui veut réaliser cette conjonction ne s’approche pas de sa
femme avant qu’elle ne soit haletante, que ses yeux ne se
troublent et qu’elle ne demande à être satisfaite. Pour
préluder à cela, l’homme multipliera les caresses... »
Par la suite, le disciple devra se montrer pour son épouse
un compagnon prévenant et supporter ses sautes d’humeur.
92 LE SOUFISME
Dieu a dit : « Soyez pour elles de bons compagnons »
(Cor. IV, 19) Il faut, avec les femmes, faire preuve de vertu
politique (siyôsa) et d’une grande patience (sabr), ce dont ne
sont capables que les hommes maîtres d’eux-mêmes. C’est là
que le faqïr montre qu’il est patient et que l’on reconnaît le
mesquin du généreux.
Telle est la raison pour laquelle le maître de notre maître,
Mawlây al ‘Arabï (al-Darqâwî) aimait que le faqïr se marie. Je
l’ai entendu dire : « Il y a des soufis qui ont mis en garde les
disciples contre le mariage. Moi, je leur recommande, afin
qu’il élargisse leur caractère, augmente leur gnose (marifa) et
renforce leur certitude (yaqfn) ».
Voir : L’Autobiographie du soufi marocain Ahmad Ibn
Agïba (1747-1809), traduite par J. L. Michon (p. 116-119).
FVince et ermite
un des derniers directeurs de la prestigieuse université d’al-
Azhar au Caire était sâdilï, et l’actuel mufti de Syrie est un
important Maître naqsabandî... D’autres enfin se spécialise
ront dans diverses branches du savoir, sans qu’on ait
forcément connaissance de leur rattachement au soufisme.
Beaucoup seront sans doute étonnés d’apprendre que le sarif
Murtadâ al-Zabîdï (m. 1205/1791), auteur du fameux et
volumineux dictionnaire Tàg al-‘arüs, est celui qui transmit
94 LE SOUFISME
l’initiation akbarienne au grand-père de l’Émir ‘Abd el-Kader.
C’est ainsi que certains Maîtres, pourtant éminents, ne seront
connus ou étudiés que pour leurs activités exotériques
religieuses ou culturelles, ou encore pour leurs tribulations
politiques\ on ne pourra faire mieux ici que de citer encore le
cas de l’Émir Abd el-Kader lui-même.
Mais s’ils furent présents dans les hautes sphères, les soufis
le furent aussi, et bien plus, parmi le peuple. Si certains furent
Docteurs ou Princes, beaucoup furent simplement bouchers,
forgerons, savetiers voire esclaves. Comme l’a dit un Maître :
« Nous autres, quand un commerçant veut devenir notre
compagnon, nous ne lui disons pas : abandonne ton métier
et viens ! Et quand c’est un homme à métier, nous ne lui
disons pas : abandonne ton métier et viens ! Et si c’est
quelqu’un qui cherche la science (tâlib ‘ilm), nous ne lui
disons pas : renonce à ta recherche et viens ! Nous
confirmons chacun dans ce en quoi Dieu l’a mis, et pourtant
il recevra ce que Dieu a décidé de lui donner par notre
médiation » 37.
Toutefois, même pauvres et illettrés, les soufis demeurent
les véritables ‘ulama, les véritables Docteurs, car ce sont eux
qui forment le peuple, qui l’éduquent, qui l’intègrent.
Fonction d’intégration assumée de manière ouverte à partir
du VIIe/xiIIe s. avec l’apparition des tariqa-s qui seront, de plus
en plus, des organisations de masses. Dès lors, leur rôle social
devient immense. La zâwiya s’installera là ou n’ira jamais le
Docteur de la Loi : dans les campagnes, les montagnes, les
forêts et dans tous les quartiers des villes. La zâwiya sera donc
lieu d’enseignement et d’échange intellectuel, mais aussi lieu
d’entraide et havre de paix où le pauvre et le déshérité, de
même que le voyageur, pourront trouver assistance et asile.
La zâwiya sera encore souvent lieu de commerce et centre
d’une vie économique intense. On peut aisément imaginer
37. P. N wyia, Ibn AtâAllâh et la n a issa n ce de la c o n frérie sâdilite, p. 22-
23.
LE SOUFISME DANS L’HISTOIRE 95
combien une tanqa comme la Qàdiriyya, par exemple,
parsemant le monde musulman de ses zàwiya-s, du Maroc à
la Malaisie, du Caucase au Sénégal, disposera alors d’un
immense réseau permettant déplacements et commerce.
Et ce commerce pourra devenir un véhicule de l’islamisa
tion. Car la fonction missionnaire est encore de celles que le
soufisme assumera dès son apparition : la sainteté a toujours
fait plus pour convaincre que les beaux discours. Le rôle des
soufis fut important dans l’islamisation du Proche-Orient et
de l’Iran, et peut-être plus encore lorsque ce mouvement
s’étendit à l’Anatolie, à l’Asie centrale et aux Indes : la
conversion des peuples turcs et mongols en particulier leur
doit beaucoup. Le commerce fut une occasion de l’action
missionnaire des soufis déjà anciennement en ces régions
puis, depuis environ le XIe/xviIe s., il en devint un véhicule
privilégié en Indonésie et en Afrique noire où l’influence des
confréries deviendra considérable. Et en ces mêmes confins
où il a porté l’Islam le soufisme se chargera plus tard, nous
l'avons vu, de le défendre, par les armes si nécessaire.
Malheureusement, ce ne sont pas ces diverses fonctions
d’islamisation, de « culturation » et d’intégration, avec toutes
les activités qu’elles impliquent, qui ont le plus souvent retenu
l'attention de ceux qui se sont penchés sur la vie du soufisme
au sein des peuples de l’Islam. On a par contre multiplié,
avons-nous dit, des études manquant trop souvent de
discernement, sur la pratique de la ziyâra, ou visite aux
tombes des saints. Il suffit d’ailleurs souvent de prononcer le
mot de soufisme pour que se dessine dans les esprits,
musulmans ou non, l’épouvantail plus ridicule qu’effrayant du
« culte des saints » affublé de tous ses oripeaux : étranges
miracles, rituels bizarres, cérémonies troubles... La conclusion-
réaction consiste alors à établir au sein de l’Islam une
dichotomie irréductible entre un «maraboutisme populaire »
opposé à la tradition savante de l’Islam des clercs et du
soufisme lettré. Ce modèle à deux niveaux est en lui-même
96 LE SOUFISME
fort contestable et nécessite qu’on apporte ici quelques brèves
précisions 38.
D’abord, le terme même de culte des saints est proprement
inacceptable en Islam, et d’ailleurs intraduisible en arabe sans
y introduire un grossier contresens. En elle-même ambigüe,
cette expression n’est possible dans le christianisme qu’après
avoir bien établi la distinction entre un culte de latrie, ou
d’adoration, réservé à Dieu, et un culte de dulie, ou de
vénération, dont les saints sont l’objet. Cette distinction
— inexistante en arabe où culte (‘ibâda) signifie ipso facto
adoration — est d’importance puisque ce n’est qu’en la
précisant qu’on peut faire état d’un culte des saints, qui est
bien vénération et non adoration comme l’imaginent nombre
de musulmans.
Par ailleurs, s’il n’est pas question de nier l’existence de
pratiques plus ou moins étranges liées à certaines ziyâra-s, il
faut tout de même les distinguer bien nettement de la ziyâra
elle-même. A proprement parler, ces pratiques ne sont
habituellement que des superstitions, c’est-à-dire non pas des
éléments apportés par les soufis, mais des survivances (quod
superstat) de traditions antérieures à l’islamisation. Dès lors,
sans vouloir aucunement justifier ces superstitions, on peut
faire remarquer qu’à bien y penser ces survivances au sein du
soufisme témoignent surtout du rôle qu’a joué ce dernier
pour permettre le passage à l’Islam à partir de traditions
souvent fort éloignées du monothéisme. Quant à la vénéra
tion des saints en elle-même, ainsi que la visite pieuse à leurs
tombes, on les trouvera prônées et encouragées par les plus
grands Maîtres, les Saints les plus doctes que l’on s’empresse
rait de « ranger » parmi la tradition savante. Et l’on trouvera
encore sous leur plume mention des miracles et prodiges plus
ou moins surprenants attribués aux saints (karàmât al-awliyà1).
38. Voir le livre de P. Brown, Le Culte des Saints, Paris, 1984, où l’auteur
conteste cette même dichotomie en ce qui concerne la chrétienté médiévale
et celle de l’Antiquité tardive.
LE SOUFISME DANS L'HISTOIRE 97
On sera bien forcé d’admettre que s’il y a là quelque chose de
populaire, ce n’est autre que la sainteté elle-même. Par elle,
l’homme devient un Pontife unissant la terre au ciel ; et de
même que le saint est un axe traversant les multiples états de
l’existence, le soufisme pénètre les diverses couches de la
société islamique et, s’il n’y transparaît pas toujours, il n’en
demeure pas moins, tel le fil du chapelet, un élément
essentiel de sa cohésion 39.
Nous venons d’employer le présent pour parler d’une
réalité qui semble pour beaucoup appartenir au passé. Il
convient alors de poser la question : peut-il encore y avoir
pour le soufisme quelque place et avenir en ce monde ?
U n S ain t m u su lm an d u X X e siècle
« Je rencontrerai pour la première fois le S ayh al- ‘A la w ï au
printemps de 1920. Ce ne fut pas par hasard. J’avais été
appelé auprès de lui comme médecin...
Ce qui me frappa de suite, ce fut sa ressemblance avec le
visage sous lequel on a coutume de représenter le Christ. Ses
vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait
porter Jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses
traits, son attitude enfin, tout concourait pour renforcer
encore cette ressemblance. L’idée me vint à l’esprit que tel
devait être le Christ recevant ses disciples, lorsqu’il habitait
chez Marthe et Marie...
Au début de nos relations, la zaouïa actuelle n’existait pas
encore. La façon dont fut construite cette zaouïa est à la fois
éloquente et typique. Il n’y eut pas d’architecte, ni d’entrepre
neur, et tous les ouvriers furent des artisans bénévoles.
La nouvelle s’était répandue que les travaux de construc
tion de la zaouïa pourraient être repris. Il n’en fallut pas plus.
Parmi les disciples de l’Afrique du Nord, un exode, en ordre
dispersé, commença. Les uns maçons, les autres menuisiers,
tailleurs de pierre ou terrassiers, ou même simples manoeuvres,
nouaient dans un mouchoir quelques maigres provisions et se
mettaient en route vers la cité lointaine où séjournait le
Maître, pour mettre à sa disposition le travail de leurs mains.
Ils ne recevaient aucun salaire. On les nourrissaient, c’est tout.
Et ils campaient sous les tentes. Mais chaque soir, une heure
avant la prière, le Sayh les réunissait et les instruisait. Et c’était
là leur récompense. J’assistais en plein XXe siècle, au même
élan qui fit surgir les cathédrales du Moyen-Age, suivant sans
doute un processus analogue...
Je fus amené à lui expliquer ma position vis-à-vis des
religions. Etant donné que tout homme est troublé par
l’énigme de son existence et de son devenir, chacun cherche
une explication qui le satisfasse et apaise son esprit. Les
religions fournissent une réponse dont se contente le plus
grand nombre. De quel droit irais-je troubler ceux qui ont
ainsi trouvé le repos spirituel ? D’ailleurs, quel que soit le
moyen employé, ou le chemin choisi, pour tâcher d amver a
ACTUALITÉ ET PERSPECTIVES 101
la tranquillité de l’esprit, on est toujours obligé de prendre
pour point de départ une croyance. La voie scientifique elle-
même, qui est celle que j’ai suivie, est basée sur un certain
nombre de postulats, c’est-à-dire d’affirmations considérées
comme des vérités évidentes, mais cependant indémontrables.
Dans toutes les directions, il y a une part de croyance, ou très
grande ou très minime. Il n’y a de vrai que ce que l’on croit
vrai. Chacun suit la direction qui lui convient le mieux. S’il y
trouve ce qu’il cherche, pour lui cette direction est la bonne.
Toutes se valent.
Ici, il m’arrêta et dit :
— Non, toutes ne se valent pas.
Je me tus attendant une explication. Elle vint.
— Toutes se valent, reprit-il, si l’on ne considère que
l’apaisement. Mais il y a des degrés. Certains s’apaisent
avec peu de chose, d’autres sont satisfaits avec la religion,
quelques-uns réclament davantage. Il leur faut non seule
ment l’apaisement, mais la Grande Paix celle qui donne la
plénitude de l’esprit.
— Alors, les religions?
— Pour ceux-là, les religions ne sont qu’un point de départ.
— Il y a donc quelque chose au-dessus des religions?
— Au-dessus de la religion, il y a la doctrine.
J’avais déjà entendu ce mot : la doctrine. Mais lorsque je lui
avais demandé ce qu’il entendait par là, il avait refusé de
répondre. Timidement, je hasardai de nouveau :
— Quelle doctrine ?
— Les moyens d’arriver jusqu’à Dieu.
— Et quels sont ces moyens ?
Il eut un sourire de pitié.
— Pourquoi vous le dire, puisque vous n’êtes pas disposé à
les suivre ? Si vous veniez à moi comme disciple, je
pourrais vous répondre. Mais à quoi bon satisfaire une
vaine curiosité ?
Voir : Un Saint musulman du XXe siècle, de Martin Lings,
Paris, Ed. traditionnelles (p. 15-33).
102 LE SOUFISME
De manière générale, il semble que bien des musulmans
soient aujourd’hui prêts à réviser les condamnations sommaires
des réformistes et modernistes d’hier 40 : on se rend compte
qu’il ne faut pas jeter ainsi « l’enfant avec l’eau du bain ». De
plus, l’influence du soufisme a débordé en ce siècle le monde
de l’Islam. Une institution comme l’UNESCO a accueilli — et
accueille encore — parmi ses fonctionnaires et délégués
musulmans, bien des personnes plus ou moins proches du
tasawwuf, dont l’éminent Sayh Amadou Hampaté Bâ, disciple
et successeur de Tierno Bokar.*Il
Se comprendre
Amadou Hampaté Bâ rapporte qu’il demanda un jour à
son Maître Tierno Bokar :
— Tierno, est-il bon de converser avec les gens d’une autre
foi pour échanger des idées et mieux connaître leur dieu ?
Il me répondit :
— Pourquoi pas ? Je te dirai : il faut causer avec les
étrangers si tu peux rester poli et courtois. Tu gagnerais
énormément à connaître les diverses formes de religion.
Crois-moi, chacune d’elles, quelque bizane qu’elle te paraisse,
contient de quoi affermir ta propre foi. Certes, la foi, comme
le feu, pour être ardente doit être entretenue au moyen d’un
combustible approprié. Sinon elle s’appauvrit, diminue d’ar
deur et de volume, se transforme en braise, de braise en
charbon et de charbon en cendres.
Croire que sa race, ou sa religion, est seule détentrice de la
vérité est une erreur... Si l’on n’a pas la certitude de posséder
entièrement toutes les connaissances, il faut se garder de
contredire. Certaines vérités ne nous paraissent invraisembla-
40. Paradoxalement, beaucoup d’entre eux — tels Muhammad ‘Abduh,
Rasîd Rida ou Hasan al-Bannâ’ — ont été rattachés au soufisme, ce qui vient
en quelque sorte confirmer l’opinion de l’orientaliste russe précédemment
cité.
ACTUALITE ET PERSPECTIVES 103
blés que, tout simplement, parce que notre connaissance ne
les atteint pas. Evite les contestations. Lorsque quelque chose
choque ton esprit dans une religion ou une croyance, incline
plutôt l’oreille de la compréhension. Peut-être Dieu viendra-t-
il à ton secours et te donnera-t-il l’intelligence de ce qui te
paraît étrange...
Ce qui varie dans les diverses formes de la Religion — car il
ne peut y avoir qu’une Religion — ce sont les apports
individuels des êtres humains interprétant la lettre dans le
louable dessein de la mettre à la portée des hommes de leur
temps. Quant au principe même de la religion, c’est une
étincelle pure, purificatrice et invariable dans le temps comme
dans l’espace, étincelle que Dieu insuffle dans l’esprit de
l’homme en même temps qu’il le doue de la parole.
Il faudrait donc, contrairement à ce qui se passe, non pas
s’étonner de rencontrer la richesse spirituelle chez le représen
tant d’une peuplade considérée comme arriérée, mais être
troublé de ne pas la rencontrer en un individu civilisé qui a
tant oeuvré pour faire évoluer sa vie matérielle...
T iem o s ’efforçait co n sta m m en t d e nous in cu lqu er l’esprit
d e toléran ce e t d e nou s faire co m p re n d re q u e seu le c o m p te
la qu alité spirituelle in trin sèqu e d ’un h o m m e :
Notre planète n’est ni la plus grande ni la plus petite de
toutes celles que Notre Seigneur a créées. Ceux qui l’habitent
ne peuvent donc s’affranchir de cette loi : nous devons nous
croire ni supérieurs ni inférieurs aux autres êtres de l’univers,
quels qu’ils soient.
Les meilleures des créatures parmi nous seront celles qui
vivront dans l’Amour et la Charité et dans le respect de leur
prochain. Droites et lumineuses, elles seront comme un soleil
qui se lève et qui monte droit vers le ciel.
Voir : Vie e t en seig n em e n t d e T iem o B okar, par Amadou
H. Bâ, Seuil, (p. 149-155).