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LA POÉTIQUE
(1)
(Lycée Henri IV, classe de Lettres Supérieures, 1996)
Ce cours est un long commentaire du Peri Poiêtikês d'Aristote. Sur cette première
page, ne figurent que la bibliographie et l'introduction. Pour lire la suite, il faudra cliquer
dans la marge de gauche sur les titres successifs : "Imitation" ; puis "Imitation d'un acte" ;
puis "Catharsis" ; et enfin "Appendice : le pardon".
BIBLIOGRAPHIE
Les éditions de La Poétique :
Trad. Hardy (Belles Lettres, 1965) : index des noms et notions ; grec et français.
Trad. et notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot (Le Seuil, 1980) ; grec et français.
Trad. et notes de Michel Magnien (Le Livre de Poche, 1990) : index des noms et
des notions ; français seulement.
Trad. introd. et notes de Barbara Gernez (Les Belles Lettres, 1997) ; deux
annexes, sur la catharsis et la lexis ; grec et français.
Autres textes d’Aristote :
La Rhétorique, trois volumes en Belles Lettres, trad. M. Dufour et A. Wartelle. Éd.
en Livre de Poche, par B. Timmermans.
Les Politiques, GF, trad. et notes par Pierre Pellegrin.
Éthique à Nicomaque et Éthique à Eudème (tous deux chez Vrin).
Sur Aristote :
Martin Heidegger, Questions II, “Ce qu’est et comment se détermine la fusiV”, TEL,
Gallimard.
Pierre Aubenque, Le problème de l‘Etre chez Aristote (PUF, “Quadrige”) et La
Prudence chez Aristote (PUF)
Rémi Brague, Aristote et la question du monde, PUF 1988.
Sur La Poétique :
Pierre Somville, Essai sur La Poétique d’Aristote, Vrin 1975.
Victor Goldschmidt, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Vrin 1982.
Sur la tragédie :
Delcourt (Marie), Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, Droz, 1944 ; Paris,
Les Belles Lettres, Paris 1981.
Delcourt (Marie), Héphaïstos, ou la légende du magicien.
Kott (Jan), Manger les dieux : essais sur la tragédie grecque et la modernité, Payot
1975.
Nietzsche (Friedrich), Querelle autour de la “Naissance de la tragédie”, écrits et
lettres, Paris, Vrin, 1995.
Romilly (Jacqueline de), La Tragédie grecque, PUF, "Quadrige"
Romilly (Jacqueline de), Le Temps dans la tragédie grecque, Paris, Vrin, 1971.
Rohde, Erwin, Psyché ; Le Culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à
l’immortalité, Claude Tchou, pour la Bibliothèque « Les Introuvables », Paris, 1999.
Saïd (Suzanne), La faute tragique, Paris, Maspero, 1978.
Vernant (Jean-Pierre) et Vidal Naquet (Pierre), Mythe et Tragédie en Grèce
ancienne (I et II), Maspéro La Découverte.
Vidal Naquet (Pierre), préface aux Tragédies de Sophocle, en “Folio”.
Introduction
Nous ne possédons d’Aristote que deux ouvrages directement consacrés à la
philosophie esthétique : La Rhétorique, où sont définies et répertoriées les différentes
figures — ou tropes — de l’éloquence persuasive, et la Poétique (Peri Poiêtikês), c'est-à-
dire : « De l’art de créer », de produire une œuvre. Malgré ce titre prometteur — dont
Aristote lui-même n’est nullement responsable, « Peri poiêtikês » n’étant que les premiers
mots de l’ouvrage — il s’agit en réalité d’une réflexion portant non sur l’art en général,
mais sur la tragédie et, plus accessoirement et en rapport avec la tragédie, sur l’épopée. A
l’inverse des dialogues de Platon, très rédigés (ce qui est paradoxal de la part d’un
philosophe qui a toujours marqué le primat de la parole sur l’écriture), le texte d’Aristote
est exempt de toute recherche de style : on pense qu’il s’agit de notes pour un cours
professé au Lycée sur la poésie (1). Aussi l’exposé est-il discontinu, et comporte-t-il des
digressions, et sans doute des reprises ou des additions. Pierre Pellegrin remarquait, à
propos de La Politique, combien les textes d’Aristote nous sont parvenus déformés par les
siècles, et bourrés d’incidentes dont l’authenticité est discutée (2). En fait, nous
connaissons le texte de La Poétique par un manuscrit du Xe ou XIe siècle, donc postérieur
de près de 1500 ans à l’enseignement d’Aristote ! Les dialogues de Platon sont des chefs
d’œuvre élaborés et subtils, qu’il faut apprécier dans leurs moindres détails ; les textes
d’Aristote sont plutôt des notes pour une réflexion collective, un instrument (organon) de
travail pour la recherche et pour la discussion, a work in progress plutôt qu’un chef-
d’œuvre élaboré. Le texte aristotélicien ne vise nullement à la perfection formelle, il vise
plutôt à alimenter un débat, et doit être considéré comme un instrument didactique et non
comme une œuvre achevée. Il n’aurait sans doute pas suscité tant de commentaires, et
peut-être de corrections et de scolies, s’il n’appelait lui-même son lecteur à participer à la
recherche, à intervenir dans le travail de la pensée.
De composition difficile, La Poétique d’Aristote est en outre une œuvre inachevée.
Le préambule annonce qu’il sera question de « l’art poétique en lui-même [c'est-à-dire à la
fois de la poésie et de la création en général] et de ses espèces (eidos), de l’effet
(dunamis) propre à chacune d’elles, de la façon dont il faut composer les histoires
(muthos) si l’on veut que la poésie soit réussie (kalôs), puis du nombre et de la nature des
parties, et également de toutes les autres questions qui se rattachent à la même
recherche ». En vérité, il ne sera guère traité que de la tragédie. Au début du chapitre 6,
Aristote annonce : « Nous parlerons plus tard de l’art de représenter (mimêtikê) en
hexamètres, et de la comédie » (49 b 21). Il n’en sera jamais question. Dans La
Rhétorique (1372 a 1), Aristote écrit : « Les choses risibles (peri geloiôn) ont été définies à
part dans notre Peri Poiêtikês » ; et en 1419 b 6 : « Nous avons dit, dans notre traité Peri
Poiêtikês, combien il y a d’espèces de plaisanteries (eidê geloiôn), dont une partie
s’accorde avec le caractère de l’homme libre, l’autre non ». C’est ainsi, continue Aristote,
que l’ironie (eirôneia) est libre, la bouffonnerie (bômolokhia) servile. On ne saura rien de
plus du traité d’Aristote sur la comédie. Il n’est pas interdit d’échafauder sur cette lacune
diverses hypothèses (les moines copistes n’auraient-ils pas délibérément supprimé la
partie concernant les geloia, les choses risibles ? L’œuvre immense d’Épicure n’a-t-elle
pas été victime d’une censure du même genre?), et même les plus romanesques : lisez Le
Nom de la rose, par Umberto Eco.
Malgré ces incertitudes, La Poétique est un texte essentiel : c’est d’abord un
témoignage sur la tragédie des anciens Grecs, une méditation, par un très grand penseur,
sur un art rare, et qui a brillé d’un éclat exceptionnel moins d'un siècle avant qu’Aristote ne
rédige son cours. On suppose que La Poétique a été composée lors du second séjour
qu’Aristote fit à Athènes de 335-334 jusqu’à la mort d’Alexandre, en 323 (3). C’est pendant
ce séjour, dès son arrivée à Athènes en 335, qu’il fonde, près d’un temple dédié à Apollon
lycien, le Lycée, école rivale de l’Académie fondée par Platon. Sophocle et Euripide
meurent tous deux en 405. A l’époque où médite Aristote, l’âge d’or de la tragédie, comme
celui de la cité athénienne, est révolu. Faisant surtout référence à Sophocle —
c’est Œdipe tyran qui est aux yeux d’Aristote la tragédie la mieux exemplaire — Aristote
réfléchit un phénomène esthétique (la représentation tragique) dont ses contemporains
ont perdu le secret, de même que dans La Politique, il pense la perfection d’une cité
autarcique que l’histoire, et tout particulièrement la domination macédonienne dont il a
pourtant épousé le parti, a anéanti à jamais. Avec La Poétique, nous tenons la méditation
la plus ancienne, et sans doute la plus profonde, sur cet art tragique qui manifeste, aux
yeux de Nietzsche, l’essence même de l’art et la vérité de toute création.
Mais La Poétique soulève notre intérêt pour d’autres raisons encore : si ce seul
fragment nous est parvenu, c’est en premier lieu à cause du caractère exemplaire de la
représentation tragique, à la fois pour la philosophie éthique et pour la philosophie de l’art
en général. Le héros tragique est en effet un modèle pour l’action morale — il ose
librement un acte audacieux et transgresse une limite — et pour l’invention artistique —
tout créateur doit ainsi rompre avec le passé et enfanter du neuf. La tragédie est la
représentation d’un acte fondateur qui ouvre une ère nouvelle, elle met en scène une
rupture féconde, qui réinvente l’avenir.
Mais il est une autre raison pour laquelle La Poétique nous a été transmise par
delà les siècles, et doit retenir encore notre attention : l’Église chrétienne, qui prétend
renouveler radicalement l’interprétation du sacrifice, portait sans doute un intérêt tout
particulier à la tragédie, en laquelle elle croyait reconnaître, précisément, la représentation
du sacrifice païen, c'est-à-dire du sacrifice non encore éclairé par la lumière de la
Révélation. Pour cette tradition, qui pèse encore lourdement sur la lecture que nous
faisons de ce texte, la mort du héros tragique n’est qu’un avatar parmi d’autres du rituel
sanglant du bouc émissaire, auquel seule la révélation chrétienne a su mettre fin. En en
dénonçant la cruauté inutile et inhumaine, le christianisme aurait mis fin à la tragédie
païenne, et le Christ aurait vaincu Dionysos. La Poétique d’Aristote nous fournit l’occasion
de repenser cette alternative que Nietzsche, il n’y a pas si longtemps, posait avec force,
se prononçant pour le second, et contre le premier.
Le texte est peu connu dans l’Antiquité (4) : on n’en connaît aucun commentaire. Il
est méconnu encore pendant le Moyen Age, alors pourtant qu’à partir du XIIIe siècle,
l’œuvre d’Aristote, que Thomas d’Aquin nomme "Philosophus", est abondamment
commentée. On s’appuie alors sur la Physique et sur la Métaphysique, et l’autorité
d’Aristote est surtout invoquée pour fonder une logique, une cosmologie et une théologie.
La théorie de l’art est, au Moyen Age, toujours subordonnée à la théologie : on ne
s’intéresse au processus créateur de l’artiste que dans le but de mieux comprendre l’acte
de la création divine. L’artiste n’est que le singe de Dieu.
C’est seulement avec la Renaissance, au XVIe et non au XVe siècle, que le texte
devient très répandu. Le néoplatonisme du XVe siècle s’était résolument détourné
d’Aristote. Le XVIe siècle le redécouvre, non comme une autorité dogmatique et
scientifique, mais comme un maître de rhétorique et de philologie, à qui l’on demande des
règles pour la critique esthétique. La Poétique est traduite en latin en 1498 par Giorgio
Valla, mais le texte ne sera vraiment répandu qu’à partir de 1536 (traduction de
Alessandro de’ Pazzi). Il donnera lieu, dans la seconde moitié du XVIe siècle, à de
nombreux commentaires (5). C’est en se réclamant de La Poétique qu’on définira, au
XVIIe siècle, la règle des trois unités de la tragédie classique : de lieu, d’action et de
temps. Lecture formelle d’une Académie surtout soucieuse de son autorité, et qui veut
donner des leçons : on s’intéresse alors moins à la création de l’œuvre — la “poïêtikê”
elle-même — qu’aux “canons” qui lui donnent sa forme achevée et parfaite. Ce
dogmatisme de la beauté idéale entraînera, par réaction, un rejet du texte d’Aristote aux
XVIIIe et XIXe siècles, qui se réclament surtout de la Nature et de la Liberté.
Enfin, au XXe siècle, la psychanalyse a contribué à une lecture nouvelle du texte.
En 1895 — dans les Études sur l’hystérie — Freud et Breuer baptisent la technique
psychanalytique, dont le traitement du cas d’Anna O. est pour ainsi dire l’acte de
naissance, “a talking cure”, ou bien encore une “catharsis” (6). “Catharsis”, qui signifie en
grec “purification”, c’est aussi le terme qu’emploie Aristote pour définir la tragédie : elle est,
selon lui, « une purification des passions, ê tôn toioutôn pathêmatôn katharsis » (49 b 27-
28). C’est sur ce thème de la catharsis que se sont cristallisés aujourd’hui les problèmes
d’interprétation suscités par le texte d’Aristote : pour la psychanalyse, catharsis est
l’expression d’un désir inconscient, analyse donc, plutôt que refoulement ; c’est ainsi que
la tragédie d’Œdipe tyran représente sur la scène le désir inconscient, à la fois parricide et
incestueux, de l’enfant. Pour d’autres, qui préfèrent une interprétation plus sociologique, la
mise à mort du héros tragique serait comparable à l’expulsion du pharmakos (dans
l’Athènes archaïque, on chassait rituellement, chaque année, un criminel de la cité, et on
le mettait à mort), ou plus généralement du bouc émissaire, chargé de tous les péchés
d’Israël et abandonné dans le désert (7). Pour la thèse du pharmakos, voyez par ex. J. P.
Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, “Ambiguïté et renversement. Sur la
structure énigmatique d’Œdipe-Roi””, p. 117 sq ; pour la thèse du bouc émissaire, voyez
René Girard, Le Bouc émissaire et La Violence et le sacré. L’interprétation psycho-
sociologique et l’interprétation psychanalytique peuvent paraître proches l’une de l’autre.
Elles polémiquent pourtant entre elles, et la meilleure critique de la lecture freudienne de
la tragédie de Sophocle se trouve au chapitre IV, intitulé “Œdipe sans complexe”, de
l’ouvrage de Vernant : Mythe et tragédie en Grèce ancienne.
Puisque la définition proposée par Aristote au chapitre VI de La Poétique semble
l’enjeu fondamental de l’interprétation, nous commencerons par la comprendre, c'est-à-
dire par la traduire. Nous diviserons ensuite notre recherche en autant de chapitres que
cette définition comportera de difficultés.
La Définition de la tragédie (49 b 24-28)
« La tragédie (tragôdia) est l’imitation (mimêsis) — mais Dupont-Roc et Lallot
traduisent : “représentation” — d’une action noble, de caractère élevé (praxeôs
spoudaias)...».
Praxis désigne aussi bien l’acte que les conséquences de l’acte. L’acteur tragique
est pleinement responsable, il revendique la responsabilité de son acte et en assume
toutes les conséquences : «Créon : Et toi, toi qui restes là, tête basse, avoues-tu ou nies-
tu le fait? Antigone : Je l’avoue et n’aie garde, certes, de le nier » (Antigone, v. 441-443).
Spoudaios : “digne”, “vertueux”, mais aussi “zélé” et “rapide”. Aubenque (La
Prudence..., p. 45 sq) propose de traduire par “valeureux”. L’acte “spoudaios”, c’est l’acte
qui établit lui-même sa propre valeur, et ne la tient pas d’une norme extérieure. L’acte du
héros tragique est un acte créateur de valeur, qui fonde l’Éthique et ne la subit pas, un
acte qui est à lui-même sa propre mesure : « Le valeureux se distingue principalement en
ceci qu’il voit le vrai en toutes choses, comme s’il en était la règle et la mesure, ôsper
kanôn kai metron ôn » (Eth. Nic, III, 6, 1113 a 29 sq). L’acte valeureux résout l’énigme
posée par la formule de Protagoras, que l’homme est la mesure de toutes choses : l’acte
valeureux mesure la mesure elle-même, il vaut par lui-même et pose le critère de la vérité
éthique. Dans la tragédie, l’acte, non l’acteur, est valeureux : on ne saurait certes dire
d’Œdipe qu’il “voit la vérité”. Mais son acte, dont il ne songe pas un instant à esquiver la
responsabilité, a valeur éthique et, si paradoxal que cela puisse paraître, est fondateur de
vérité et de sens.
Spoudê désigne encore la promptitude, l’effort volontaire, le zèle et l’ardeur : l’acte
tragique est toujours un acte extrême, marque d’un caractère exceptionnel. On pourrait
traduire : “un acte ardent”.
Un acte ardent « et complet » (Hardy), « mené jusqu’à son terme » (Dupont-Roc et
Lallot), « conduit jusqu’à sa fin » (Magnien) : teleias. Le telos est le point de maturation de
la crise, l’acmé d’un devenir. C’est seulement après la tragédie qu’on peut dire que tout est
accompli. L’acteur tragique porte son acte jusqu’à une limite extrême. Le héros tragique
est un “jusqu’au-boutiste” : « Jocaste : Arrête-toi pourtant, crois-moi, je t’en
conjure. Œdipe : Je ne te croirai pas, je veux savoir le vrai (ekmathein saphôs, mot à mot,
je veux connaître en toute clarté, voir en quelque sorte ce qui crève les yeux...) » (Œdipe-
Roi, v. 1064-1065).
Un acte « d’une certaine étendue » (megethos ekousês). Le temps tragique est
“compté” : l’acte possède origine et fin, arkhê et telos. remarquons que megethos peut
désigner à la fois la grandeur mesurable dans l’espace comme dans le temps, et la
grandeur morale (force et grandeur d’âme). Ainsi la grandeur propre à la tragédie, c’est
non seulement l’intervalle temporel qui limite le déploiement de l’acte, mais aussi la
grandeur d’âme que le héros, par son acte, manifeste aux yeux du monde. En effet,
l’extrémisme du héros tragique n’est pas sans grandeur : ne pas réduire la sagesse
tragique au thème humaniste de la prudence, ou du châtiment de la démesure. Ce thème
est en effet absent de La Poétique d’Aristote. Cette leçon modérée (c’est du moins en ce
sens qu’on l’interprète le plus souvent) est le plus souvent prononcée par le coryphée, qui
conclut en se tournant vers les spectateurs : « Gardons-nous d’appeler jamais un homme
heureux avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi de chagrin » (Œdipe-Roi).
Cette parole mesurée refoule la démesure que la crise tragique a fait paraître au grand
jour. Dans la tragédie, la vérité est toujours démesurée ; seuls les héros sont dignes de la
manifester, et non le chœur, conduit par le coryphée, tenu à l’écart de la scène. Si le mot
de la fin est abandonné au coryphée, c’est que tout rentre dans l’ordre et que, le feu de
l’événement passé, les mots redeviennent sans importance.
Comment cet acte est-il représenté? Les traductions sont ici curieuses : « au
moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisées séparément
selon les parties de l’œuvre » (Dupont-Roc et Lallot), « dans un langage relevé
d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties » (Hardy), « un
langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les
parties de l’œuvre » (Magnien). Quelle est donc cette salade qu’on nous “assaisonne”
ici? Hêdusmenon logon, de hêdunô (part. présent), qui signifie en effet assaisonner,
donner du sel, du piquant, et s’emploie surtout pour les épices ou le vinaigre.
L’assaisonnement de la cuisine tragique est plutôt acide. La parole libre (le héros tragique
ne parle pas un “langage”, il prononce une parole) est en effet le “sel” de la représentation
tragique. Dans la tragédie en effet, les mots sont des actes, les personnages sont
littéralement pris au mot, et il suffit parfois d’un mot imprudent pour tuer. La parole tragique
est parole agissante. Traduisons : mettre en relief, mettre en valeur, faire ressortir : « Un
acte mis en valeur par la parole ».
Tout de suite après la définition de la tragédie, Aristote s’explique lui-même : «
J’appelle “langage relevé d’assaisonnements” celui qui a rythme, mélodie et chant
(ruthmos, harmonia, melos) ; et j’entends par “assaisonnement d’une espèce particulière”
que certaines parties sont exécutées simplement à l’aide du mètre, tandis que d’autres,
par contre, le sont à l’aide du chant ». Les parties du chœur étaient en effet chantées —
ou du moins psalmodiées — et dansées, les acteurs récitant plus sobrement leur texte.
Cependant, la parole de l’acteur n’est pas récitation monotone, elle est “lexis”, parole
expressive et forte, à la fois expression, élocution ou mieux : déclaration. A la “lexis”,
Aristote consacre les chapitres 19 à 22 de La Poétique. Ainsi la mise en valeur de la
parole tragique est obtenue, selon Aristote, par l’alternance de la parole expressive et du
lyrisme rythmé des chants du chœur, accentué encore par le jeu du contrepoint de la
strophe et de l’antistrophe. Cette notion de rythme est plus explicite encore dans la suite
de la définition.
Une parole « utilisée séparément selon les parties de l’œuvre » (Dupont-Roc et
Lallot). Mot à mot : khôris, séparément ; ekastô, pour chacune ; tôn eidôn, des idées, des
formes, ou des espèces ; en tois moriois, qui sont en ses parties. Ainsi l’acte tragique se
compose de parties, de “moments”, chacun mis en valeur par un certain type de discours :
à la jactance d’Œdipe le tyran succède la lamentation d’Œdipe le banni ; entre les deux, la
“stichomythie” d’Œdipe l’enquêteur. En 52 b 16 sq, Aristote distingue dans la tragédie
entre le prologue, l’épisode, l’exode et le chant du chœur, ce dernier se divisant lui-même
en parodos et stasimon. Comprenons que le déroulement de l’acte tragique n’est pas
continu : il est fait de ruptures, il se compose de formes distinctes. Un mouvement que
scandent ainsi des figures définies, c’est ce qu’on appelle un mouvement rythmé. Le
rythme est en effet pour Aristote un facteur essentiel de la représentation en général : «
Tous les arts produisent la représentation (poiountai tên mimêsin) par le rythme (ruthmos),
par la parole (logos) et par la mélodie (harmonia) » (47 a 20-21).
« Un acte mis en œuvre par les personnages du drame et sans avoir recours à la
narration » (Dupont-Roc et Lallot), « par les personnages en action et non au moyen d’un
récit » (Hardy). Un acte réellement effectué (drôntôn, gén. absolu de draô, agir, faire,
exécuter, accomplir) et non apaggelias, de apaggelia, réponse d’un messager, relation,
récit. Pourtant, c’est un vieux serviteur de Laïos qui raconte le parricide ; c’est un
messager qui dit Œdipe se crevant les yeux ; c’est encore un messager qui raconte le
geste d’Antigone, ou la profanation, par Créon, de la sépulture. C’est encore un serviteur
qui, dans l’exodos de l’Iphigénie à Aulis dit la substitution miraculeuse à la victime d’une
biche d’Artémis. Et c’est dans la boîte noire de la skênê qu’Oreste, par deux fois, donne
un coup mortel à Clytemnestre ; seul nous l’apprend le délire inspiré de Cassandre,
demeurée au seuil du palais. Par delà la diversité des œuvres, Aristote tient à souligner
l’effectivité de l’acte accompli. La scène du théâtre tragique n’est pas un espace de fiction
ni de merveilleux, elle est au contraire le lieu d’une épreuve de vérité, la mise en évidence,
brutale et sans fard, d’un acte essentiel. C’est au théâtre seulement qu’on cesse de faire
semblant. La scène tragique est le domaine où la vérité se manifeste.
« Un acte qui, suscitant pitié et crainte » (Hardy), « représentant la pitié et la
frayeur » (Dupont-Roc et Lallot), «par l’entremise de la pitié et de la crainte » (Magnien)
— eleou kai phobou. Eleos : pitié, compassion. “Pitié” est fortement connoté par la
tradition chrétienne. Augustin, Les Confessions, III, 2 : « Mais quelle est cette pitié inspirée
par les fictions de la scène? Sed qualis tandem misericordia in rebus fictis et scenicis? Ce
n’est pas à aider autrui que le spectateur est incité, mais seulement à s’affliger, et il aime
l’auteur de ces fictions dans la mesure où elles l’affligent ». Il importe donc de ne pas
confondre la pitié chrétienne — tous les hommes fraternisent par l’humiliation et l’agonie
du Christ — avec la pitié tragique, ou païenne. Pitié et crainte forment un doublet et
doivent plutôt être rapportées au déroulement dramatique, selon que l’action suscite
l’adhésion et la compassion, ou bien au contraire l’horreur ou la répulsion. Ils ne sont sans
doute pas sans rapport avec la contagion, par sympathie ou antipathie, inspirée par
l’envoûtement mimétique.
Par cet effet dramatique, précise enfin Aristote, la représentation tragique « opère
la purgation (katharsis) propre à de pareilles émotions (pathêmata) » (Hardy), « réalise
une épuration de ce genre d’émotions » (Dupont-Roc et Lallot), « accomplit la purgation
des émotions de ce genre » (Magnien). Ici, le mot essentiel est
évidemment katharsis. Hêdunê évoque aux traducteurs le vocabulaire culinaire ; katharsis,
le vocabulaire médical. La “purgation”, c’est l’arrivée, sur la scène tragique, d’un
personnage de farce : monsieur Purgon. Sans doute, le mot a une signification médicale,
attestée par le corpus hippocratique. Il désigne alors, non pas le défoulement des pulsions
inconscientes, mais plutôt un remède apaisant, qui met fin à une tension. C’est ainsi que
la musique était considérée comme une efficace katharsis pour le traitement de certains
troubles, comme, par exemple, la mélancolie. Au livre VIII de La Politique, chapitre 7,
Aristote développe longuement le rôle cathartique de la musique capable d’apaiser
certaines passions, telles « la pitié, la crainte et aussi l’enthousiasme » (1342 a 7). Ce
passage est d’autant plus remarquable qu’Aristote s’y réfère explicitement au texte de La
Poétique : « Quant à ce que nous entendons par purification, nous en parlons pour
l’instant en général, mais nous en retraiterons plus clairement dans notre traité sur la
poétique » (1341 b 38). Référence d’autant plus précieuse qu’on ne rencontre nulle part
ailleurs, dans le texte de La Poétique, le mot de katharsis. Katharsis se dit en plusieurs
sens, et non pas seulement en un sens médical : moral (qui apaise un délire, qui met fin à
une tension), philosophique (ainsi la dichotomie, ou diakrisis, du Sophiste 266 d sq, a
valeur de katharsis) ou religieux (laver une souillure). La tragédie étant une cérémonie
civile et religieuse qui s’accomplit sous le regard du prêtre de Dionysos, il faut la dire
purification plutôt que purgation, rite d’ablution qui lave une souillure. Telle est en effet sa
fonction dans Les Euménides d’Eschyle : la représentation tragique lave la faute d’Oreste,
disculpé par Athéna, et convertit les Erinyes, “chiennes assoiffées de sang”, en
Euménides, déesses de la paix et de la fécondité. Deux remarques : cette purification
rituelle semble bien éloignée du déballage pratiqué sur le divan de l’analyste. A ce propos,
remarquons que rien ne dit que le sujet de la catharsis est le spectateur qui, après avoir
tremblé par compassion et répulsion, retrouve enfin la paix quand tout est dit ; ce peut être
tout aussi bien l’acteur, le héros lui-même qui, après avoir souffert la passion tragique,
devient enfin ce qu’il était et se réconcilie avec lui-même. Nous verrons que cette seconde
interprétation est sans aucun doute la plus proche du texte aristotélicien. La purification
n’a pas grand rapport non plus avec le rite du bouc émissaire : dans Les Euménides,
la katharsis n’est pas expulsion du criminel hors la cité, mais au contraire pardon accordé
à Oreste qui trouve accueil dans la cité d’Athéna, tandis que les Érynies hors-la-loi se
convertissent en servantes de la déesse. C’est pourquoi, sans doute, Aristote peut écrire
que la conséquence de la péripétie — qui est le renversement de la situation provoqué par
l’acte tragique — n’est ni l’exclusion, ni le refoulement, mais au contraire
la reconnaissance, anagnôrisis (Poétique, chapitres 11 et 16).
Récapitulons ces diverses remarques, et traduisons : « La tragédie est la
représentation d’un acte valeureux, accompli jusqu’au bout, ayant sa propre grandeur, et
mis en valeur par la parole selon les formes distinctes qui la composent ; un acte
réellement effectué et non simplement récité qui, par compassion et répulsion, opère
parfaitement la purification de ces passions ».
NOTES
1- Belles Lettres, p. 8 et Seuil p. 12.
2-Les Politiques, GF, p. 11.
3- Belles Lettres, p. 15.
4- Sur la fortune de l’œuvre d’Aristote, on lira l’étude remarquable et approfondie de
Michel Magnien, p. 50-95 de son édition de La Poétique.
5- Giulio Ferroni, Einaudi 1991, p. 118-119.
6- Marthe Robert, La Révolution psychanalytique, I, 1964, p. 116-117. “Cure par la parole”,
ou “ramonage de cheminée” sont des expressions inventées par Berthe Pappenheim soi-
même, alias Anna O. “Catharsis”, qui fait plus docte, est proposé par Freud et Breuer.
Josef Breuer serait le premier à avoir utilisé le terme de catharsis pour désigner le
défoulement d’affects au cours de l’hypnose (Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie,
art. “catharsis”).
7-Lévitique, 16, 5 sq : « Aaron posera les deux mains sur la tête du bouc et confessera à
sa charge toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs
péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite
d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu
aride » (16, 21-22). Le bouc émissaire était tiré au sort entre deux boucs, l’autre étant
sacrifié à Yahvé.
ARISTOTE
LA POÉTIQUE
(2)
(Lycée Henri IV, classe de Lettres Supérieures, 1996)
On lira sur cette page le second chapitre du commentaire de La Poétique d'Aristote.
Pour lire la suite, il faudra cliquer dans la marge de gauche sur les titres successifs :
"Imitation d'un acte" ; puis "Catharsis" ; puis "Appendice : le pardon".
L'imitation (mimêsis)
Chez Platon, le domaine de la mimêsis est celui du simulacre, icône ou idole, qui se
substitue, de façon bénéfique ou maléfique, à l’absence du vrai. Penser les “mimêmata”,
c’est toujours, pour Platon, réfléchir l’effet, de signification ou de fascination, qu’ils
produisent sur l’esprit.
Le domaine de ce qu’Aristote nomme à son tour la mimêsis est infiniment plus
vaste. Il ne comprend pas seulement les effets sémantiques ou esthétiques suscités par la
ressemblance, il se rapporte plus encore à l’univers en sa totalité, c’est-à-dire à l’ensemble
des êtres qui, par le mouvement qui les anime, tendent vers une fin. Platon pensait la
mimêsis à la façon des anciens sophistes et rhéteurs, qui s’efforçaient de comprendre et
de classer les impressions que leurs discours produisaient sur les âmes des auditeurs.
C’est ainsi que dans le Phèdre, Socrate déclare qu’il existe autant de types de discours
persuasifs qu’il y a d’espèces d’âmes (271 d sq). A chaque caractère correspond alors un
mode particulier du discours. La rhétorique se fonde sur la connaissance des passions de
l’âme, et la psychagogie est en définitive une psychologie. A l’inverse, chez Aristote, la
mimêsis est de l’ordre de l'action plutôt que de la passion, elle est une puissance qui
produit des œuvres effectives, “poiêtique” donc, et non seulement une apparence
séduisante qui peut aussi bien n’être qu’un faux semblant.
Il faut dire davantage : non seulement la mimêsis est de l’ordre de l’action plutôt
que de la contemplation, mais encore toute action, en tant qu’elle tend vers une fin, tout
mouvement, en tant qu’une cause finale le motive, est mimétique en son essence. Qu’est-
ce donc en effet que tendre vers une fin, sinon s’efforcer de rejoindre un modèle auquel on
désire s’identifier, imiter, le plus qu’il est possible, une forme d’existence plus parfaite dont
notre existence présente souffre la privation (stérêsis)? L’imitation est en ce sens, pour
Aristote, le principe de l’univers matériel en sa totalité, le principe qui fait se mouvoir toute
existence qui souffre d’être privée de la perfection. Seul le Premier Principe, ou Moteur
immobile, est étranger au travail de l’imitation. Jouissant de l’autarcie divine, il coïncide
parfaitement avec lui-même et, n’imitant rien, il demeure toujours égal à lui-même.
Premier dans l’ordre de la sagesse comme du savoir, il est le pôle impassible vers lequel
tend toute existence matérielle. Dans l’ordre du savoir, le Premier Principe est « pensée
de la pensée » (Mét L, 9, 1074 b 34), et jouit éternellement de la plénitude de la
conscience de soi. Si « tous les hommes désirent par nature savoir (eidenai oregontai
phusei)» (première phrase de Mét), c’est parce qu’ils tentent d’imiter, autant qu’il est
possible, la parfaite circularité du savoir absolu, la quiétude de la pensée parvenue à son
achèvement. Dans l’ordre de la sagesse, le Premier Principe est autarcie et suffisance, et
demeure toujours égal à lui-même, dans un état de béatitude éternelle (Mét L, 7) ; aussi
tous les vivants imitent, autant qu’il est possible, cet état de parfaite quiétude, tous tendent
vers ce Souverain Bien (to agathon ariston) que l’Éthique s’efforce de connaître (Nic I, 1).
C’est ainsi que “le dieu, o theos” est le modèle que tout ce qui n’est pas lui s’efforce de
rejoindre, et d’imiter.
La cosmologie aristotélicienne est alors organisée selon l’universel principe de
l’imitation : la dernière des sphères, où se trouvent les étoiles fixes, celle dont le
mouvement est le plus lent, imite l’immobilité du Premier Moteur. Les sept sphères, portant
les sept planètes, de Saturne à la Lune en passant par le soleil, gagnent alors en degrés
de mouvement selon qu’elles sont plus éloignées du Principe immobile, qui meut sans être
mu. Voyez Mét, L, 8, inspiré de l’astronomie pythagoricienne d’Eudoxe, contemporain et
ami de Platon (1). Mouvement circulaire des planètes car, de tous les mouvements, le
mouvement circulaire est celui qui imite le mieux l’éternelle immobilité du Premier Moteur.
Mais « la nature sublunaire imite la Nature subsistante des Corps célestes, de la même
façon que le mouvement circulaire du Premier Ciel imite l’immobilité du Premier Moteur
» (2). En effet, le cycle des saisons est l’image, au sein de la “nature”, du parcours
circulaire des astres, qui sont corps incorruptibles. La génération des vivants, qui
surmonte la mort de l’individu par la perpétuité de l’espèce, imite le retour des astres
immortels et l’éternité du Premier Moteur. Déjà Diotime enseignait à Socrate que le désir
d’enfanter était, chez les mortels, comme une image de la vie des dieux immortels : «
C’est de cette façon que se sauvegarde toute existence mortelle : non pas en étant à
jamais totalement identique, comme est l’existence divine, mais en faisant que ce qui se
retire, et que son ancienneté a ruiné, laisse après soi quelque chose de nouveau, pareil à
ce qui était. Voilà, dit-elle, par quel artifice (mêkhanê), ce qui est mortel, Socrate, participe
à l’immortalité » (Banquet, 208 ab). Enfin, au dernier terme de cette chaîne mimétique,
l’art imite la nature et la tragédie est l’imitation d’un acte.
L’art est le propre de l’homme. La nature imite d’elle-même, par le principe de
mouvement qui anime tous les êtres naturels, et fait qu’ils tendent eux-mêmes vers leur
fin. L’homme imite par une action libre, et l’artiste est seul responsable de son œuvre.
C’est pourquoi le principe de mouvement est interne aux œuvres de la nature, mais il est
externe aux œuvres de l’art, car il n’appartient pas à l’œuvre elle-même, mais au choix du
“poète” qui lui a donné naissance. « L’art (humain) imite la nature, ê tekhnê mimeitai tên
phusin » (Phys, 194 a 21) : comprendre que l’œuvre de l’homme supplée aux défaillances
de la nature, il parfait ce qui demeurait inachevé, il porte dans la plénitude de sa forme ce
qui sommeillait en puissance dans la matière. « L’art achève ce que la nature n’a pu
mener à bien » (Phys., II, 8, 199 a 15-17) (3). Les êtres naturels imitent par un mouvement
inconscient, qui les porte d’eux-mêmes vers leur fin, c'est-à-dire vers l’accomplissement
de leur nature. L’homme au contraire participe activement et intelligemment à ce travail
d’imitation qui fait l’unité de l’univers tout entier. C’est en l’homme seulement que la nature
réalise son œuvre la plus accomplie, qu’elle enfante un vivant qui participe, de lui-même, à
ce mouvement, dont la nature est le principe, et qui porte toute existence vers sa fin, c'est-
à-dire vers l’achèvement de sa forme. « Par exemple, si une maison était chose
engendrée par nature, elle serait produite de la façon dont l’art en réalité la produit ; et si
les choses naturelles n’étaient pas produites par la nature seulement, mais aussi par l’art,
elles seraient produites par l’art de la même manière qu’elles le sont par la nature » (Phys,
II, 8 199 a 12-15). Ou bien encore : « Il en est des êtres naturels comme des productions
de l’art (sunistamena, les choses assemblées) : la semence joue, en somme, le rôle de
l’artiste, car elle a, en puissance, la forme » (Mét, Z, 9, 1034 a 33-35).
Il apparaît alors que l’homme, qui a vocation à être artiste, qui a pour ainsi dire la
responsabilité de la production de l’œuvre, est le plus “naturel” des êtres de la nature. En
effet, tout être naturel tend de lui-même vers la fin qui lui est propre, le feu vers la hauteur,
la rose vers l’éclosion et le cheval vers le galop. L’homme inversement n’a d’autre fin
propre que d’œuvrer à la finalité qui s’accomplit dans la nature, de porter ce qui n’est
encore qu’en puissance dans la perfection de ce qui s’accomplit en acte, de parachever
l’inachevé ou le manqué, l’avorton ou le monstre qui déparent l’œuvre défaillante de la
nature. La phusis est en effet la région de l’Etre qui est la plus éloignée du Premier
Principe qui anime le tout. A l’inverse de l’espace sidéral, où règnent l’ordre et le
mouvement régulier, il y a dans le monde sublunaire une part de hasard qui fait
quelquefois obstacle à l’accomplissement du mouvement naturel. Physique, II, 8, 199 a 33
: « Il y a des fautes (hamartia) dans les choses naturelles » reconnaît Aristote, et « les
monstres sont les ratés (hamartêma) de la finalité ». Aussi l’homme a-t-il bien sa place en
ce lieu où le principe d’imitation est le plus faible et le plus hasardeux : c’est à lui qu’il
appartient d’introduire de l’ordre et de la beauté là où l’image du Premier Principe vient à
se brouiller ou à se perdre.
Les êtres naturels imitent la fin en laquelle s’accomplit leur nature, l’homme imite
l’imitation elle-même. Il est l’imitateur par excellence, poète et producteur de formes,
nature naturante plutôt que nature naturée. Aussi tend-il, non vers une fin qui le
particularise, mais vers l’autarcie qui fait la perfection de Dieu, la parfaite suffisance et
autonomie d’un premier principe qui est à lui-même sa propre fin. Autarcie politique ou
éthique, selon qu’on la considère dans la vie communautaire ou dans la vie privée, et qui
définit invariablement, selon Aristote, l’idéal divin auquel l’homme seul peut prétendre, en
de brefs instants, seulement, il est vrai. « L’homme doit, dans la mesure du possible,
s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui » (Nic, X, 7,
1177 b 34) ; “la partie la plus noble”, c'est-à-dire l’intellect qui a puissance de savoir, et
participe par là à l’autonomie de la pensée divine. « Au Premier Principe sont suspendus
le Ciel et la nature. Et ce principe est une vie, (diagôgê, vie contemplative, vie passée
dans le loisir) comparable à la plus parfaite qu’il nous soit donné, à nous, de vivre pour un
bref moment » (Mét, L, 7, 1072 b 13-15). C’est ainsi que l’homme, par la vertu de
l’imitation qui lui appartient en propre, a pouvoir de s’immortaliser. Aristote ne se souvient-
il pas de Platon, ou plutôt de Diotime, pour qui l’amour conférait, aux vivants qui sont
mortels, le caractère de l’immortalité (Banquet, 206 c 7)? Cicéron, De Finibus, II, 16, 40 : «
Sic hominem [...], ut ait Aristoteles, [...] quasi mortalem deum » (4). L’homme est en effet
comme un dieu mortel, parce que le modèle qui le porte à l’imitation n’est pas telle ou telle
fin qui définirait sa nature, mais l’activité mimétique même, devenue à elle-même sa
propre fin et choisissant librement l’œuvre qu’elle veut accomplir. Si la finalité gouverne le
mouvement des êtres naturels comme celui des astres, l’homme est cet unique vivant qui
est fin en soi, c'est-à-dire qui n’a d’autre fin que de participer librement à l’œuvre de finalité
qui s’accomplit dans l’univers.
« Imiter est naturel aux hommes, to mimeisthai sumphuton tois anthrôpois, et se
manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à
l’imitation — mimêtikôtaton — et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières
connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations»
(Poét, 48 b 5). Cette propriété marque, selon Platon, un défaut en la nature de l’homme,
elle est l’effet de cet éblouissement du vrai auquel, en tant qu’hommes, nous sommes
assujettis : à défaut de la vision directe, nous passerons par la médiation de la
représentation. Cette même propriété marque, selon Aristote, la grandeur de notre
nature (5). C’est sur le thème de la ressemblance — qui est la fin de toute imitation — que
l’opposition des deux penseurs est la plus manifeste. La ressemblance est selon Platon un
genre “glissant”, qui induit l’esprit à l’erreur : par le jeu des ressemblances, il n’est rien qui
ne puisse paraître vrai. L’art de tromper est « l’art de faire passer insensiblement les
autres de ressemblance en ressemblance » (Phèdre, 262 b). C’est ainsi, explique Socrate,
« pour changer de côté sans qu’on s’en aperçoive, on y arrive mieux en se déplaçant à
petits pas qu’à grands pas » (262 a). La ressemblance corrompt insidieusement la droite
raison, et le raisonnement par analogie est déraison. Pour Aristote, la ressemblance est au
contraire le principe même de la création poétique. L’animal mimétique par excellence est,
plus que tout autre, apte à saisir les ressemblances. Le langage poétique exprime par
métaphores ces relations d’analogies qui donnent à l’univers son unité et démontrent
l’universalité du principe d’imitation : « Mais ce qui est de beaucoup plus important, c’est
d’exceller dans les métaphores. En effet, c’est la seule chose qu’on ne peut prendre à
autrui, et c’est un indice de dons naturels (euphuias sêmeion). Bien faire les métaphores,
c’est voir (theôrein) les ressemblances » (59 a 7) (6). Poète et parlant par métaphores, le
génie mimétique de l’artiste a le pouvoir démiurgique d’enfanter un monde et de recréer la
nature.
La faculté mimétique fait de l’homme le seul poète, un créateur de formes à l’égal
de la nature, un vivant autonome, nature dans la nature et presque « empire dans un
empire » (Spinoza). Cette responsabilité — qui fait l’homme maître de ses propres choix,
non pas de façon arbitraire, mais en conformité avec le principe d’imitation qui gouverne la
nature — n’est peut-être pas sans rapport avec la représentation tragique elle-même.
Qu’est-ce en effet qu’une tragédie sinon une situation critique, qui se noue à la limite de
l’insupportable? Il appartient alors à l’homme, par une action volontaire, de “dénouer” cette
faute et de rétablir l’équilibre naturel des choses qu’une faute ancienne avait
dangereusement troublé. Les monstres, qui sont dans la nature les “fautes de la finalité”,
proviennent, selon Aristote, d’une “semence viciée” : c’est ainsi qu’une faute ancienne
corrompt dès l’origine la descendance malheureuse des Atrides, ou celle des Labdacides.
Seul l’homme, animal politique et doué de parole, responsable de ses choix, peut alors
résoudre la tension. Le héros tragique, comme l’artiste qui conduit la forme à son
achèvement, comme le sage qui, par la vie contemplative, connaît la béatitude de
l’immortel, comme l’homme politique qui veille sur l’autonomie de la cité, met fin à la
guerre qui troublait l’ordre du monde et rétablit la paix que tous désirent, la paix et la
sérénité divines que toute existence s’efforce d’imiter : « Car nous ne nous adonnons à
une vie active qu’en vue d’atteindre le loisir, et ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix
» (Nic, X, 7, 1177 b 5). C’est ainsi que le conflit tragique, qui trouble provisoirement l’ordre
de l’univers, se résout dans la paix quand tout est accompli. Tel est peut-être en effet le
sens de la catharsis tragique : rétablir l’harmonie au sein de l’univers et résoudre le conflit
qui troublait la finalité. La représentation tragique, mimétique elle-même, met donc en
lumière la grandeur mimétique de l’animal doué de raison, seul capable de soigner les
monstruosités qui troublent l’histoire des hommes, et de porter cette histoire jusqu’à la fin
naturelle qui la réconcilie avec elle-même. Il ne suffit donc pas de dire que la tragédie est
mimêsis, représentation : elle est mimêsis du plus mimétique des êtres naturels, elle rend
manifeste cette puissance mimétique qui fait de l’homme ce vivant autonome appelé à
participer, par un libre choix, à l’œuvre de finalité qui règne dans la nature.
Mimétique, la tragédie l’est enfin elle-même, puisqu’elle est comme l’image de
cette autonomie qui, en l’homme, est l’image de l’autarcie divine. Il est donc “naturel” que
le déroulement de la tragédie forme une totalité organique, qui contienne son propre
principe et qui soit à elle-même sa propre fin. L’œuvre de l’homme, créateur autonome et
nature naturante, doit être autonome elle-même. C’est en ce sens que l’acte tragique est
“spoudaios”, “valeureux”, ce qui signifie selon Aristote, comme nous l’avons déjà précisé,
“qui est à lui-même sa propre mesure” : la représentation tragique doit se suffire à elle-
même et être pour elle-même sa propre mesure : « Il est donc évident que le dénouement
de chaque histoire doit aussi résulter de l’histoire elle-même, et non d’un recours à la
machine comme dans Médée et dans l’Iliade pour la scène de l’embarquement [...] Il ne
doit rien y avoir d’irrationnel (alogon) dans les faits » (54 a 37). De même en effet que
l’homme est le principe de ses propres actions, de même la tragédie doit prendre appui
sur elle-même et ne pas recourir à l’intervention d’un deus ex machina. C’est ainsi que la
Médée d’Euripide s’envole après le meurtre de ses enfants, sur un char ailé élevé par
l’aiôrêma (de aiôreisthai, lever en l’air, tenir suspendu) ; c’est ainsi encore que dans
l’Iliade, II, les Grecs, découragés par le discours d’Agamemnon, fuiraient devant Troie si
Athéna ne venait pas raffermir le courage d’Ulysse. Aristote, puriste de la tragédie : la
machine, qui est toujours l’instrument d’une transcendance (c’est ainsi que
le theologeion désigne une sorte de balcon où apparaissaient les dieux, tels Castor et
Pollux à la fin de l’Électre d’Euripide) n’est qu’un trucage laborieux qui marque la
défaillance de l’œuvre. Tout ce qui relève du spectacle, effets spéciaux, mise en scène
extérieure à la ligne rigoureuse du développement dramatique, est, selon Aristote, à
proscrire : « Le spectacle (opsis), bien que de nature à séduire le public (psukhagôgikon),
est tout ce qu’il y a d’étranger à l’art et de moins propre à la poétique » (50 b 18). La
beauté de l’œuvre tient à sa seule cohérence interne, et non aux enjolivements extérieurs
dont on voudrait la parer. Le développement dramatique d’une bonne tragédie obéit donc
à une nécessité immanente, et non transcendante. Elle imite en cela la nature, qui se
déploie selon un principe interne de mouvement, et non par une intervention extérieure : «
L’observation des faits montre que la nature n’est pas une série d’épisodes sans lien, à la
façon d’une méchante tragédie, ôsper mokthêra tragôdia » (Mét, N ou XIII, 1090 b 19).
Paradoxale imitation, qui est imitation, non d’un modèle extérieur, mais de
l’imitation elle-même, qui est représentation autonome et non copie dépendante.
Paradoxale “ressemblance” également. La ressemblance est en effet une qualité qui
appartient en propre à l’imitation. En grec : to eikos, qu’on peut traduire à la fois par
semblable, convenable ou vraisemblable. Pour l’académisme de l’âge classique, le souci
de la vraisemblance se réduit au respect des bienséances, des convenances. Pour Platon,
la vraisemblance est fonction de la plus ou moins grande conformité au modèle. Aristote,
quant à lui, semble avoir une étrange conception de la vraisemblance : en effet, le
vraisemblable, sur la scène tragique, n’exclut nullement l’invraisemblable. Ici encore, ce
n’est pas par la conformité de la représentation à un réel, historique ou mythique, que se
mesure la vraisemblance, mais plutôt par la cohérence dramatique qui réunit ensemble
tous les épisodes du drame et, par cette liaison, emporte l’adhésion du spectateur qui, par
la seule force de l’art, sera porté à juger vraisemblable l’invraisemblable même. Tout
comme l’imitation elle-même, la vraisemblance est immanente et non transcendante au
développement de l’action : seule l’unité du muthos produit par elle-même ses propres
critères de vraisemblance. C’est pourquoi « il ne doit rien y avoir d’irrationnel dans les faits
» (54 b 6) : non que la raison tragique se conforme à l’ordre raisonnable et coutumier de
l’existence ; le rationnel, dans la tragédie, c’est la seule logique de la consécution
dramatique, c’est l’enchaînement des épisodes et la “raison” de leur suite. La tragédie est
à elle-même sa propre raison. La vraisemblance n’a donc rien à voir avec le réalisme, elle
est un pur effet mimétique qui naît de la seule force de l’enchaînement dramatique. Ainsi
Aristote peut-il souligner le caractère paradoxal de la vraisemblance tragique : « Il faut
choisir l’impossible qui est vraisemblable plutôt que le possible qui est incroyable, adunata
eikota mallon ê dunata apithana » (60 a 26) ; « Il est vraisemblable (eikos) que beaucoup
de choses arrivent contre la vraisemblance (para to eikos) » (56 a 24) ; « L’impossible qui
persuade (pithanon adunaton) est préférable au possible qui ne persuade pas (apithanon
dunaton) » (61 b 11), qui résume le paradoxe sous la forme resserrée du chiasme. C’est
ainsi qu’Aristote reconnaît volontiers, de l’histoire d’Œdipe, qu’elle est invraisemblable ;
mais la traque de l’enquête, qui progresse logiquement vers la manifestation de la vérité,
impose la vraisemblance malgré l’invraisemblance : « De chose irrationnelle, il ne peut y
en avoir aucune dans les faits ; s’il y en a, ce doit être en dehors de la tragédie, comme
c’est le cas dans l’Œdipe de Sophocle » (54 b 6).
On comprend alors combien la tragédie forme, aux yeux d’Aristote, un tout
autonome, et qui définit lui-même ses propres valeurs. La vraisemblance, c'est-à-dire ce
qui tient lieu de vérité sur la scène tragique, peut reposer sur l’invraisemblable, et même
sur l’impossible dans le domaine du réel : il suffit pour cela que la cohésion dramatique,
dont l’autorité est souveraine dans le monde de la mimêsis, soit persuasive et s’impose
par la seule logique de l’action. Platon dénoncerait ici le danger de l’illusion théâtrale, qui
donne le simulacre pour la vérité. Aristote, peut-être plus artiste, fait au contraire l’éloge de
la puissance mimétique du génie humain, capable de créer un monde autonome, qui vit de
sa propre nécessité et semble n’obéir qu’à ses propres lois. C’est pourquoi Aristote lie le
plus souvent la vraisemblance à la nécessité, to eikos et to anankaion. Par exemple : «
Les événements (il s’agit de la reconnaissance et de la péripétie) doivent toujours naître
de la constitution même du “mythe” (sustasis tou muthou) de façon à découler des faits
antérieurs, par voie de nécessité ou suivant la vraisemblance » (52 a 17) ; condamnant les
trames décousues des mauvaises tragédies, «j’appelle “histoire épisodique” (epeisodiôdê
muthon) celle où la succession des épisodes n’est déterminée ni par la vraisemblance ni
par la nécessité » (51 b 34) ; et enfin : « Il faut aussi dans les caractères comme dans la
composition de faits (pragmatôn sustasei) chercher toujours ou le nécessaire ou le
vraisemblable, de sorte qu’il soit nécessaire ou vraisemblable que tel personnage parle ou
agisse de telle façon, qu’après telle chose il se produise telle autre » (54 a 34). Il faut
comprendre que le vraisemblable est l’effet du nécessaire, c'est-à-dire que la persuasion
résulte de la seule logique de l’enchaînement dramatique, et de nulle autre cause. Le
poète ne doit donc pas trop se soucier de la vérité historique ni de la tradition mythique qui
fait la matière de son drame : « Il ne faut pas vouloir absolument s’en tenir aux mythes de
la tradition, sur lesquels roulent nos tragédies. C’est même là un souci ridicule » (51 b
23) (7). C’est pourquoi le poète, qui fait passer l’invraisemblable pour vraisemblable, est
supérieur à l’historien qui rapporte des faits bien réels, mais qui semblent pourtant, le plus
souvent, invraisemblables. L’historien n’est que le greffier de l’histoire, le poète en est
l’inventeur et le créateur : « L’historien et le poète se distinguent en ce que l’un racontent
les événements qui sont arrivés, l’autre des événements qui pourraient arriver. Aussi la
poésie est-elle plus philosophique et plus noble (philosophôteron kai spoudaioteron) que
l’histoire, car la philosophie raconte plutôt le général, l’histoire le particulier » (51 b 5).
L’historien, qui n’est aux yeux d’Aristote qu’un chroniqueur, ne fait qu’enregistrer le plus
singulier. Le poète au contraire crée des formes douées de signification, il introduit de
l’ordre et du sens dans l’histoire chaotique et hasardeuse des humains. Ce qui se
dissimule, brouillé, dans le labyrinthe de la chronique apparaît en pleine lumière sur la
scène tragique.
Cette paradoxale mimêsis, qui fait de l’imitation une imitation d’elle-même et de la
puissance d’imiter pour laquelle l’homme a vocation, commande l’esthétique
aristotélicienne de la tragédie. La beauté de la représentation tient en effet à cette
cohésion dramatique qui confère à l’œuvre l’unité d’un organisme vivant, c'est-à-dire doué
d’autonomie. Le muthos tragique est une histoire qui semble pour ainsi dire fonctionner
toute seule et marcher de son propre pas (un automate), à la façon des êtres naturels qui
possèdent en eux le principe de leur propre mouvement. Le lien, plus tard souligné par
Kant, entre la finalité interne du vivant et la finalité sans fin de la belle représentation, est
au cœur de la poétique aristotélicienne : « Puisque le bel animal et toute belle chose
composée de parties suppose non seulement de l’ordre dans ces parties mais encore une
étendue qui ne soit pas laissée au hasard, car la beauté réside dans l’étendue et dans
l’ordre [...] il s’ensuit que, de même que pour les corps et pour les animaux il faut une
certaine grandeur, telle qu’on puisse aisément l’embrasser du regard, de même pour les
fables (muthos) il faut une certaine étendue, telle que la mémoire puisse aisément la saisir
» (50 b 35). Même image plus loin : « Il faut, dans les tragédies, composer le muthos de
façon qu’il soit dramatique (dramatikos) et tourne autour d’une seule action, entière et
complète ayant un commencement (archê) et un milieu (mesos) et une fin (telos), afin que
comme un animal par l’unité du tout (en olon), elle procure le plaisir qui lui est propre » (59
a 17).
On trouvait la même idée dans le Phèdre de Platon, dans ce dernier moment qui,
réfléchissant l’enthousiasme poétique de Socrate-Stésichore, esquisse les règles d’une
poétique platonicienne. 264 c : « Tout discours (panta logon) doit être constitué à la façon
d’un être animé (zôon) : avoir un corps qui soit le sien, de façon à n’être sans tête ni pieds,
mais à avoir un milieu et des extrémités, toutes parties bien proportionnées entre elles et
avec l’ensemble ». Idée reprise plus loin, en 268 d : « M’est avis, Socrate, qu’ils (Sophocle
et Euripide) riraient au nez de celui qui s’imaginerait que la tragédie n’est pas avant tout
une composition harmonieuse où tous ces éléments s’accordent entre eux et avec
l’ensemble ».
Pourtant, et malgré la similitude des textes, l’inspiration de Platon diffère de celle
d’Aristote. Pour Platon, la mimêsis relève surtout de l’ordre de l’imaginaire : elle a pour
fonction de produire une belle image, dont l’harmonie et la symétrie ont pour but de
séduire. L’unité formelle de la tragédie répond surtout pour Platon à un impératif rhétorique
: elle réalise une forme équilibrée, qui satisfait et séduit l’esprit. Inversement, l’unité
organique de la tragédie est pour Aristote de l’ordre de l’action plutôt que de la
connaissance, elle est dramatique plutôt que formelle. Il ne s’agit pas de créer une belle
apparence, comme un tout harmonieux et bien proportionné, mais de produire un
enchaînement d’épisodes qui soit efficace et convaincant par lui-même. L’idéal esthétique
de Platon, qui reste en cela pythagoricien, est une forme immobilisée dans la figure de sa
perfection et soustraite à la déformation du devenir. L’idéal poétique d’Aristote est la
cohésion dramatique d’un muthos bien “ficelé”, qui se développe par sa nécessité propre
et crée lui-même son propre rythme. Aussi, quand Platon évoque la magie mimétique,
c’est presque toujours à la peinture qu’il songe ; pour Aristote, c’est au contraire la
tragédie qui manifeste avec le plus d’éclat la puissance propre à la représentation
mimétique. Est mimétique pour Platon la belle forme qui séduit ; pour Aristote, l’œuvre en
voie d’accomplissement, révélée par le mouvement même de sa réalisation. Pour le
premier, la perfection de l’œuvre exclut le devenir ; pour le second au contraire, la beauté
est un événement qui se manifeste dans le temps, et qu’on ne saurait dissocier du
processus qui lui donne naissance. C’est aussi en ce sens que la tragédie est “poétique” :
elle est une œuvre en devenir, et qui n’existe véritablement que dans le temps de sa
représentation, qui s’identifie à l’histoire de son accomplissement.
L’autonomie de l’œuvre commande la cohésion de ses parties et l’unité de
l’ensemble. De toutes les œuvres de l’art, la tragédie est sans doute la plus “mimétique”,
c'est-à-dire la plus expressive de cette autonomie qui est le propre de l’homme, l’animal
mimétique par excellence. Plus que tout autre œuvre en effet, la tragédie est une,
ramassée dans son unité avec une concision et une économie exemplaires : « La tragédie
s’efforce de s’enfermer, autant qu’il est possible, dans le temps d’une seule révolution du
soleil, ou de ne le dépasser que de peu, tandis que l’épopée n’est pas limitée dans le
temps » (49 b 13-14). L’épopée, qui n’est pas soumise à l’impératif de la représentation
scénique, peut évoquer diverses actions simultanées ; la tragédie au contraire, ne peut en
montrer qu’une. Plus profondément, l’épopée, qui chante l’ivresse de la victoire et le
triomphe des héros, ne saurait admettre sa fin, elle ne saurait se résigner à finir.
L’Iliade n’a ni commencement — la guerre précédait la colère d’Achille — ni fin — la
guerre reprendra après les funérailles d’Hector. Admettre sa fin, ce serait pour l’épopée
admettre sa limitation, et par conséquent son échec : l’épopée dit le triomphe illimité de la
bravoure sur la mort. C’est pourquoi la fin de l’Iliade (la ruse du cheval) se trouve dans
l’Odyssée : l’épopée ne peut trouver qu’en dehors d’elle-même la raison de son
achèvement. A la démesure épique, s’oppose alors la mesure tragique : quintessence de
l’art mimétique, la tragédie rassemble toute la force de la représentation dans les strictes
limites que son autonomie, c'est-à-dire son unité, exige. Dans la tragédie, le temps est
compté : son exploit, indéfiniment renouvelé, n’exalte pas indéfiniment le héros, il le
passionne au contraire , et le détruit. Ainsi Prométhée souffrant devant nous par l’acte qu’il
revendique pourtant hautement. L’acte tragique se consume lui-même par l’effet qu’il
provoque ; l’acte épique se nourrit au contraire de lui-même dans un élan toujours
perpétué. C’est pourquoi la tragédie soumet la représentation à un principe rigoureux
d’unité, qui la limite exactement. Pour Aristote, cette limitation n’est nullement un
appauvrissement de l’œuvre, mais au contraire le principe de sa perfection. A transposer
la mesure tragique dans la démesure épique, on en épuiserait toute la force : « La
tragédie a encore l’avantage de réaliser parfaitement l’imitation de moindre étendue ; car
on aime mieux ce qui est resserré que ce qui est dispersé sur un long temps : supposons,
par exemple, qu’on transpose l’Œdipe de Sophocle en autant de vers qu’il y en a dans
l’Iliade ! » (62 b 1).
A elle-même sa propre fin, autonome, la représentation tragique est donc
absolument une. L’âge classique le répétera : la tragédie doit obéir à la règle de l’unité.
Reste à déterminer le principe de cette unité poétique : l’unité de lieu n’est pas
mentionnée par Aristote, l’unité de temps est à peine évoquée (dans le passage cité plus
haut : “une seule révolution du soleil”). Seule l’unité d’action est, selon Aristote,
déterminante. La tragédie n’est pas seulement mimêsis : elle est mimêsis praxeôs,
représentation d’un acte. Le muthos, qui est l’enchaînement des actions, est “le principe
et comme l’âme de la tragédie” (50 a 38). L’action, sa nécessité, son rythme, donne à la
tragédie sa mesure véritable.
NOTES
ARISTOTE
LA POÉTIQUE
(3)
(Lycée Henri IV, classe de Lettres Supérieures, 1996)
On lira sur cette page le troisième chapitre du commentaire de La
Poétique d'Aristote. Pour lire la suite, il faudra cliquer dans la marge de gauche sur les
titres successifs : "Catharsis" ; puis "Appendice : le pardon".
Imitation d'un acte (mimêsis praxeôs)
NOTES
1- Sur ces deux moments de l’action, et sur la perfection éthique de l’acte, voir
Aubenque, La Prudence chez Aristote, p. 106 sq.
2- Sur la responsabilité d’Œdipe Roi, voir Suzanne Saïd, La Faute tragique, p. 212-220.
3- Rapprocher ce texte des passages du De Oratore dans lesquels Cicéron met en garde
l’orateur contre la tentation de faire le bouffon pour gagner les auditeurs (II, LX, 244 et sq).
4- Pour ces diverses références, voir le Vocabulaire de Lalande, à l'article « Hasard », p.
402 et 403.
5- Hegel, Correspondance, tome I, p. 82. Sur la valeur de la traduction de Hölderlin, voir
G. Steiner, Les Antigones, Gallimard 1986, p. 73 sq.
6- Hölderlin, Œuvres, Gallimard 1967, « Pléiade», p. 951 sq.
7- On retrouve cette énigmatique notion de l’ « aorgique » chez Schelling (il l’écrit :
« anorgique »), dans les cours de Philosophie de l’art, § 107, Jérôme Millon, 1999, p.
251sq. Anorgique s’oppose à organique, et selon Schelling la musique est l’art anorgique
comme la peinture est l’art organique (§ 104, p. 248). Il n’est pas simple de bien
comprendre ce que Schelling entend par là. Il ne faut en tous cas pas opposer anorgique
à organique comme chaos à ordre : il y a un ordre et une mesure anorgiques (par ex. le
rythme dans la musique) mais il semble que cet ordre est non réfléchi, produit non par la
raison mais par un instinct de la nature. C’est ainsi que l’œuvre d’art animale (l’alvéole de
l’abeille ou la toile de l’araignée) relèvent de l’anorgique (§ 107, p. 251-252). Si la musique
est anorgique, la peinture, elle, est organique (sa forme est composée par l’esprit, non
produite par un instinct de la nature), quant à la plastique, qui trouve son essence la plus
achevée dans la sculpture, elle est selon Schelling, rationnelle en ce qu’elle réalise la
forme immatérielle et accidentelle de la musique, qu’elle sculpte la forme dans la matière.
Tout cela semble plutôt confus. Il faut en conclure que l’anorgique selon Schelling est fort
éloigné de l’aorgique selon Hölderlin.
8- On objectera peut-être que Tirésias, le devin des tragédies de Sophocle, est un homme.
En vérité, il l’est assez peu : on racontait que, sur le mont du Cythéron, ayant séparé deux
serpents qui s’accouplaient, Tirésias devint femme ; sept ans plus tard, refaisant au même
endroit la même opération, il redevint homme. Le prophète est un hybride, il hante le lieu
de la démesure — hubris — la zone intermédiaire entre mortels et immortels : ni homme ni
femme, il est créature androgyne qui mêle les contraires.
9- On peut penser à ce qu’Aristote écrit au sujet de l’énigme, qui fait partie du style noble
qui convient à la tragédie, mais dont il ne faut pourtant pas abuser : « L’essence de
l’énigme est de joindre ensemble, tout en disant ce qui est, des termes inconciliables » (58
a 26). Ainsi l’énigme du sphinx, qui questionne l’homme sur son origine, cette origine dont
Œdipe n’a pas gardé souvenir.
10- 48 a 1, 23, 27, 49 b 31, 37, 50 a 6, 21, 50 b 4, 60 a 14.
11- Même idée en 54 a 18 sq.
ARISTOTE
LA POÉTIQUE
(4)
(Lycée Henri IV, classe de Lettres Supérieures, 1996)
On lira sur cette page le quatrième chapitre du commentaire de La
Poétique d'Aristote. Pour lire le dernier chapitre, il faudra cliquer dans la marge de gauche
sur : "Appendice : le pardon".
La Catharsis
Nous en venons au troisième élément de la tragédie selon la définition de Poét 49 b
24 : nous avons vu en quel sens la tragédie est mimêsis ; en quel sens elle est mimêsis
praxeôs ; reste à examiner sa fonction cathartique : « ...un acte qui, par compassion et par
répulsion, opère parfaitement la purification de ces passions ». La première partie de la
définition pense la tragédie du point de vue de l'acteur : le héros qui revendique la
responsabilité de son acte. La seconde partie semble plutôt réfléchir la tragédie du point
de vue du spectateur. L’acteur est le sujet de la praxis ; le spectateur est le sujet de
la catharsis. La praxis énonce l’essence objective de la tragédie ; la catharsis désigne
l’effet produit par la représentation sur l’âme des spectateurs. La catharsis est une
pathétique. En ce sens, Aristote se rapprocherait ici de la problématique platonicienne :
chez Platon en effet la théorie de la mimêsis est une pathétique plutôt qu’une poétique,
une méditation sur l’effet produit par l’œuvre dans l’esprit du spectateur, plutôt que sur la
“production” de l’œuvre elle-même, ni sur sa nature propre. On sera donc tenté de
rapprocher la catharsis aristotélicienne de l’analyse — qui vaut pour une condamnation —
des passions inspirées par les fictions de la scène, analyse développée par Platon au livre
X de la République. Toutefois, nous avons déjà eu l’occasion de constater combien la
poétique aristotélicienne repose sur un esthétique anti-platonicienne. Il se peut donc que
le rapprochement ne soit qu’apparent, et que l’interprétation du pathos tragique réclame
chez Aristote une tout autre interprétation.
La catharsis est purification des passions. Non pas de toute passion, mais de deux
précisément nommées : la pitié (eleos) et la crainte (phobos). Curieusement, ces deux
passions sont presque toujours nommées ensemble. Pourquoi elles plutôt que d’autres ?
Aristote s’inscrit ici dans une longue tradition qu’il renouvelle pourtant. Il nous faut donc
d’abord comprendre le sens et la valeur du couple pitié/crainte. C’est seulement ensuite
que nous nous demanderons comment la tragédie peut opérer “complètement”
la catharsis de ces passions. Cette question nous conduira à préciser la notion
d’anagnôrisis — de reconnaissance — qui qualifie le second volet du diptyque tragique : le
dénouement (lusis) en effet est accompagné de reconnaissance, la crainte et la pitié se
portant plutôt sur le nouement (desis) et surtout sur le coup de théâtre (peripeteia). Tout se
passe comme si la reconnaissance avait la valeur d’une purification de la crainte et de la
pitié.
A- La pitié et la crainte
La crainte et la pitié semblent donc les deux valeurs de la pathétique du drame.
Elles sont les deux passions originaires sur lesquelles prend appui la rhétorique de
la mimêsis tragique. La représentation dramatique doit en effet émouvoir les spectateurs
car « les poètes se laissent mener (akolouthousi) et se conforment, en composant, aux
souhaits des spectateurs (kat'eukhên tois theatais) » (53 a 35). Le purisme de l’esthétique
aristotélicienne ne nie donc pas la nécessité d’une participation passionnelle du spectateur
au spectacle. Le spectateur (mais peut-être n’est-il pas le seul) éprouve, à la tragédie,
crainte et pitié : « Le mythe doit être composé de telle sorte que, même sans les voir, celui
qui entend raconter les faits (ton akouonta), en frémisse (phrittein) et en soit pris de pitié
(eleein) » (53 b 4). “Même sans les voir” : c'est-à-dire par la pure logique du drame, plutôt
que par la splendeur du spectacle. Le spectateur : non seulement ceux qui se trouvent sur
les gradins, mais aussi le chœur qui représente, dans l‘orchestra, la cité spectatrice de
l’action qui se joue devant elle. C’est pourquoi Aristote peut écrire paradoxalement que le
chœur participe à l’action : « De plus, le chœur doit être considéré comme un des acteurs
(tôn hupokritôn), faire partie de l’ensemble et concourir à l’action, non comme chez
Euripide mais comme chez Sophocle » (56 a 25). On a pu remarquer en effet que
l’importance du chœur diminue avec le temps (1) : elle est très grande chez Eschyle
(plusieurs de ses tragédies portent en effet le nom du chœur, et non celui du héros : Les
Perses, Les Suppliantes, Les Choéphores, Les Euménides), elle est moindre chez
Sophocle, moindre encore chez Euripide, chez lequel les chants du chœur n’ont plus
qu’un rapport très lâche avec l’action. Près de la moitié des Grenouilles d’Aristophane —
descente aux enfers bouffonne — est consacrée à un affrontement d’Eschyle et d’Euripide
(Sophocle s’effaçant respectueusement devant Eschyle), sous l’arbitrage de Dionysos en
personne. Scène remarquable qui montre l’opposition des deux esthétiques, celle, noble
et emphatique, d’Eschyle, et celle, démocratique et populaire, d’Euripide. Finalement, c’est
à Eschyle que sera accordé “le trône de la tragédie”, et Euripide sera écarté. Parmi les
critiques qu’Euripide adresse à Eschyle, figure la part trop longue accordée aux chœurs,
tandis que les acteurs demeurent silencieux : « Euripide : Le chœur s’appuyait coup sur
coup quatre série de chants tout d’un tenant. Et eux se taisaient. Dionysos : Moi, j’aimais
ce silence, et j’y prenais plaisir beaucoup plus qu’aux bavards d’aujourd’hui » (v. 914-917).
La tragédie est un équilibre rare entre deux opposés : pour que le drame s’accomplisse, il
faut que l’acteur — c'est-à-dire la personne singulière qui assume la responsabilité de ses
actes — se distingue du chœur et ose transgresser la limite ; mais il ne faut pas non plus
qu’il s’en détache tout à fait, et que le chœur soit négligé. La tragédie dit l’émergence
difficile de l’individu du sein de la cité, mais elle ne dit pas son affranchissement radical, et
le chœur n’y est jamais absent. Il reste que le héros seul se risque à agir, le chœur,
composé le plus souvent de femmes ou de vieillards, n’intervenant jamais. En quel sens
Aristote peut-il donc dire que le chœur doit être considéré comme l’un des acteurs, et qu’il
doit concourir à l’action? C’est seulement par les passions qu’il éprouve — son chant est
l’expression même de la passion — que le chœur participe à l’action. Le chœur, dont le
sort dépend souvent de l’issue de l’action (c'est le cas dans Les Suppliantes d'Eschyle, ou
dans la tragédie d'Euripide qui porte le même nom), le chœur qui délègue en quelque
sorte sur la scène la figure du spectateur, éprouve crainte et pitié. La crainte et la pitié sont
les modalités de la participation du spectateur à l’action qui se représente sous ses yeux.
En définissant ainsi le pathos tragique, Aristote n’innove pas. Cette célèbre formule
n’est peut-être que la reprise d’un lieu commun. C’est ainsi qu’on retrouve la même idée
— cette fois à propos de la poésie épique et de sa force dramatique — dans le Ion de
Platon (535 b sq). Après avoir défini la possession poétique (par la métaphore de
l’aimant), Socrate interroge : « Quand tu déclames à la perfection des vers épiques et
frappes au plus haut point ceux qui te regardent, que tu chantes Ulysse sautant sur le
seuil de sa maison et, s’étant fait reconnaître par les prétendants, répandant les flèches à
ses pieds, ou Achille s’élançant à la poursuite d’Hector ou l’un de ces passages qui
suscitent la compassion (eleinos), sur Andromaque, sur Hécube, sur Priam, as-tu alors
toute ta raison ou ne te sens-tu pas hors de toi? ». Évoquant les effets produits sur les
auditeurs, Socrate en distingue nettement de deux sortes : Ulysse, Achille, héros guerriers
dont la fureur provoque la crainte ; et Andromaque, Hécube et Priam : femmes et vieillards
dont l’affliction provoque la pitié ; Grecs vainqueurs contre Troyens vaincus. Ion renchérit
sur la suggestion de Socrate : « Chaque fois que je dis quelque chose qui suscite la
compassion (eleinos), mes yeux se remplissent de larmes ; mais quand c’est quelque
chose d’effrayant (phoberon) ou de terrible (deinon), la peur (phobos) me fait dresser les
cheveux et mon cœur se met à sauter » (535 c). Crainte et pitié : les deux passions sont
sans doute indissociables, et valent ensemble. Pour reprendre l’image platonicienne de la
pierre de Magnésie, on peut interpréter eleos comme attraction (attirance par sympathie,
la pitié inclinant à porter secours et à s’identifier avec celui qui souffre)
et phobos comme répulsion (la crainte inclinant au contraire à échapper au danger et à se
dégager de l’action). Le couple de l’attraction et de la répulsion définit alors précisément
l’ambivalence du pathos tragique : le spectateur est alors paradoxalement attiré par l’effroi
et effrayé par ce qui l’attire. Son âme est alors comme déchirée par la fascination tragique.
La pathétique tragique est une pathologie de l’âme, âme divisée par l’effet de la
contrariété qui la passionne.
Ion l’homéride déclamant sur l’estrade, paré d’un manteau de pourpre et d’une
couronne d’or, entre larmes et effroi, entre pitié et crainte, n’est plus lui-même et ne
possède plus sa raison. La pathétique du spectacle tragique renvoie à une pathologie de
la dépossession. Ce n’est pas seulement le spectateur et son image civile — le chant du
chœur dans le cercle de l’orchestra — qui sont la proie de la crainte et de la pitié, c’est
l’acteur lui-même, le récitant qui est envahi par l’ivresse passionnelle, qui se dédouble de
lui-même et se transporte par imagination dans les figures du mythe. Rien n’est plus
étranger à la pensée grecque en général, et à celle d’Aristote en particulier, que le sang
froid paradoxal de l’acteur tel que Diderot le conçoit. C’est essentiellement que le théâtre
tragique est dionysiaque, et qu’il joue passionnément avec le vertige de l’identité : le
récitant comme l’acteur, et le poète qui leur donne la parole, se risquent à devenir autres,
de la même façon que le héros du mythe transgresse la limite des mondes et s’aventure
dans les régions de l’inhumain : « Les poètes les plus persuasifs sont ceux qui entrent
dans les passions (en tois pathesin eisi), et il apparaît vraiment en proie à la détresse celui
qui sait se mettre dans la détresse, et vraiment en proie à la colère celui qui sait
s’emporter. Aussi l’art de poésie appartient-il à des hommes naturellement bien doués
(euphuos), ou à des hommes exaltés (manikos) ; dans le premier cas, ils sont euplastoi,
aptes à se façonner eux-mêmes à leur gré en personnages, dans le second cas ils
sont ekstatikoi, aptes à s’abandonner au délire poétique » (Poét, 55 a 31). En ce sens, la
poétique de la tragédie est une poétique de la possession : la scène s’élève en ce lieu
hybride où le profane est la proie du sacré, et l’humain du divin. Le héros tombe dans la
main du dieu, et se consume par le feu qui le transfigure. L’extase tragique est l’image
scénique de l’extase poétique.
La critique que Socrate fait de la rhétorique, dans la dernière partie du Phèdre,
n’est pas sans rapport avec cette analyse. L’art de la persuasion est l’art d’exciter des
émotions dans l’âme, de susciter les passions ; elle est une psychagogie, connaît autant
de discours qu’il y a de genres d’âmes et joue de son répertoire selon l’effet qu’elle veut
produire : celui « qui veut enseigner l’art oratoire devra d’abord décrire l’âme », puis «
ayant classé les espèces de discours et d’âmes, et les affections de l’âme (pathêmata), il
en passera en revue les causes, il appropriera chaque chose à celle qui lui correspond, et
enseignera quels discours et quelles causes produiront nécessairement la persuasion
dans telle âme, et resteront sans effet sur telle autre » (271 ab). Le véritable traité de
rhétorique est un traité des passions de l’âme. Cependant, cet art de l’émotion suscitée
n’est pas encore une poétique. Pour créer une œuvre, il faut encore ordonner les
arguments par art dialectique, les disposer de façon systématique à l’image de
l’organisation d’un être vivant. C’est pourquoi le poète tragique fera peu de cas d’un art qui
sait inspirer des émotions violentes, mais ne sait pas les intégrer dans un ensemble
maîtrisé : « Si quelqu’un venait trouver Sophocle et Euripide et leur disait qu’il sait
composer des tirades sans fin sur de petits sujets et traiter succinctement les grands
sujets, manier à son gré la pitié (oiktros) ou, au contraire, la terreur (phoberos) et la
menace et tous les sentiments du même genre, et qu’en prétendant cela, il prétende
enseigner la manière de faire une tragédie? — M’est avis, Socrate, qu’ils lui riraient au
nez, s’il s’imaginait que la tragédie n’est pas avant tout une composition harmonieuse où
tous ces éléments s’accordent entre eux et avec l’ensemble » (268 c). C’est ainsi que la
crainte et la pitié ne sont pour Platon (pour Aristote également) que des effets extérieurs à
la vérité de l’art dramatique, les ressorts d’une rhétorique grossière, qui cultive l’émotion et
exploite le goût du sensationnel. En ce sens, ils relèvent de la rhétorique plutôt que de la
poétique proprement dite, et plus particulièrement de cet art de conduire les âmes —
la psychagogie — dont le Socrate du Phèdre crédite Gorgias et les sophistes (261 a). Et
c’est en effet chez Gorgias, dans L’Éloge d’Hélène, le plus important fragment conservé
de cet orateur, qu’on trouve l’une des premières mentions de la crainte et de la pitié : « Je
considère que toute poésie n’est autre qu’un discours, marqué par la mesure, telle est ma
définition. Par elle, les auditeurs sont envahis du frisson de la crainte, ou pénétré de cette
pitié qui arrache les larmes ou de ce regret qui éveille la douleur, lorsque sont évoqués les
heurts et les malheurs que connaissent les autres dans leurs entreprises ; le discours
provoque en l’âme une affection qui lui est propre » (§ 9, “Pléiade”, Les Présocratiques, p.
1033). L’art de la rhétorique, qui est en ce sens l’inverse exact de l’art de la maïeutique,
consiste donc à susciter une pathologie dans l’âme, à insinuer le trouble et l’affection.
Aristote ne dit pas le contraire : la force expressive (lexis) de la parole de l’orateur
possède un grand pouvoir (mega dunatai) : celui de provoquer “la perversion de l’auditeur”
(tên tou akroatou mokhthêrian) — Rhétorique, III, 1, 1404 a 8. Ou bien encore
(Rhétorique I, 1, 1354 a 24), l’art oratoire a le pouvoir de pervertir (diastrephein) le juge, en
le portant à la colère, la crainte ou la haine. Les passions de l’âme, dont la crainte et la
pitié, sont donc des armes pour la psychagogie. C’est ainsi que Thrasymaque
(l’interlocuteur fougueux de Socrate au livre I de La République) aurait, selon Aristote,
composé un traité intitulé : Moyens d’exciter la pitié (Rhét, III, 1, 1404 a 14). Aussi ne faut-
il pas nous étonner si c’est dans son ouvrage La Rhétorique qu’Aristote développe
l’analyse la plus approfondie des deux passions inspirées par la scène tragique : II, 5 est
consacré à l’analyse de la crainte, II, 8, à l’analyse de la pitié. « La crainte est une peine
ou un trouble consécutifs à l’imagination (ek phantasias) d’un mal à venir pouvant causer
destruction ou peine [...] Encore faut-il que ces maux apparaissent non pas éloignés, mais
proches et imminents » (1382 a 21). La tragédie, qui fait pressentir l’imminence d’un
retournement fatal, attise ainsi l’imaginaire de la crainte. Quant à la pitié, elle est une
identification imaginaire au spectacle de la souffrance : « La pitié est une peine
consécutive au spectacle d’un mal destructif ou pénible, frappant qui ne le méritait pas, et
que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même dans sa personne ou dans la personne d’un
des siens, et cela quand ce mal paraît proche » (1385 b 13). C’est ainsi que la pitié,
comme la crainte, est liée au pressentiment d’un danger imminent, qui nous menace dans
un avenir proche comme il frappe actuellement celui qui souffre sous nos yeux : « Pour
ressentir de la pitié, il faut évidemment qu’on se puisse croire exposé, en sa personne ou
celle d’un des siens, à éprouver quelque mal » (1385 b 16). Aussi la crainte comme la pitié
n’affectent pas ceux qui sont irrémédiablement perdus, ni ceux qui se croient hors
d’atteinte du danger : elles sont les passions du seuil, entre infortune et bonne fortune,
dans l’attente du coup du Sort. Elles sont, plus que d’autres, les passions d’une âme en
proie à l’instabilité, passionnée par la torture de l’attente. Ceux qui n’ont plus rien à
attendre n’éprouvent ni crainte ni pitié : « Ceux qui peuvent déjà avoir souffert tout ce que
l’on peut craindre, et que l’avenir laisse froids, comme ceux que déjà le bourreau passe au
bâton, ne connaissent plus la crainte ; car il faut pour craindre garder en son for intérieur
quelque espoir de salut touchant l’objet de son anxiété » (1383 a 3). Et de même : « La
pitié n’affectent ni ceux qui sont irrémédiablement perdus (ils ne pensent pas pouvoir
souffrir davantage, car ils ont épuisé la souffrance : peponthasi to pathein), ni ceux qui
croient atteindre au suprême bonheur, au contraire ils pèchent par démesure ( hubrizein) ;
car, s’ils croient posséder tous les biens, ils s’imaginent aussi, cela va de soi, qu’aucun
mal ne peut les atteindre » (1385 b 19). Les passions tragiques sont donc les passions de
l’ambivalence : de part et d’autre de la péripétie, elles oscillent entre bonheur et malheur,
sans jamais trouver le lieu de leur repos. Les extrêmes les excluent : elles s’éveillent dans
l’incertitude de la zone intermédiaire. On le voit : la pathétique tragique est profondément
liée au rythme du drame. Elle est la passion d’un avenir proche qui peut tout renverser.
Elle déchire l’âme en la projetant par imagination dans le futur immédiat, elle met l’âme
hors d’elle-même en exacerbant l’attente. La pitié a pitié d’autrui, la crainte craint pour soi-
même : projections imaginaires de soi sur l’autre, ou de l’autre sur soi, la crainte et la pitié
sont à la fois associées et dissociées : « Ceux qui ressentent une crainte très vive ne
peuvent éprouver de la pitié ; car on ne peut éprouver de la pitié quand on est frappé de
stupeur, parce qu’on ne pense qu’à sa propre souffrance » (1385 b 32). Complémentaires
et exclusives à la fois, elles marquent les deux temps du rythme émotionnel de l’âme que
le spectacle tragique possède. Elles réfléchissent la symétrie de l’acteur et du spectateur
(l’un est à l’image de l’autre, par correspondance mimétique), la pitié étant crainte pour
autrui et la crainte pitié pour soi. Le spectateur transporte sur la scène une partie de son
âme, dissociée d’elle-même par ce transport qu’évoquait Hölderlin, et qui est la vraie
scansion du rythme tragique.
Aristote, pourtant, perçoit l’excès en lequel cette esthétique de la tragédie est
susceptible de verser. On peut supposer que l’évolution de la tragédie au IVe siècle
confirme, aux yeux d’Aristote, ce risque de dégénérescence, par tentation de la facilité. En
visant à susciter seulement l’effroi et les larmes, la tragédie deviendrait insensiblement un
art de l’effet, le drame verserait dans le mélodrame, flattant le goût du sensationnel et le
penchant pour les émotions fortes. L’épure dramatique que compose l’agencement
systématique des actes s’effacerait, laissant la première place aux “effets spéciaux”, et au
choc des images. La tragédie serait alors en quelque sorte détruite par sa propre
contradiction : représentation d’un acte, elle héroïse la volonté de l’homme et montre ce
dont l’audace est capable ; inspirant la terreur et la pitié, elle énerverait et affaiblirait
inversement l’âme des spectateurs, elle déprimerait les volontés. Telle est l’ambivalence
du piège mimétique : plus le courage est sur la scène, plus la sensiblerie est dans la salle,
plus le poète évoque les exploits des héros, plus le spectateur s’abandonne à l’émotion
qui l’envahit. Rousseau ne s’y est pas trompé : la division de la scène et de la salle n’est
pas simple séparation entre des termes semblables, mais plutôt distanciation entre des
termes nécessairement inégaux, et dont l’inégalité croît en proportion de la fascination que
le spectacle inspire. Que cette division, qui corrompt l’égalité originaire, soit division
sexuée entre l’âme attendrie et féminine du spectateur, et l’esprit viril et guerrier, sinon
matamore, de l’acteur qui parade sous les feux de la rampe, La Lettre à d’Alembert le dit
explicitement. Aussi conclut-elle sur la sagesse des mœurs genevoises, les femmes se
réunissant de leur côté et les hommes du leur, se préservant ainsi du feu passionnel que
cultive l’idolâtrie théâtrale, qui arrache l’âme à son indolence originaire et la précipite en
catastrophe dans le malheur de son histoire. Sans que soit jamais précisée la sexualité
latente du désir inspiré par les fictions de la scène — mais il faut attendre le christianisme
pour que soit ainsi montré du doigt le péché de concupiscence — Aristote, selon l’idéal
tout païen de l’égalité d’âme et de la sérénité du sage, répugne au laisser-aller de l’âme
victime de l’art psychagogique. De même qu'il ne convient pas que l’art oratoire
pervertisse l’esprit du juge, il ne convient pas davantage que l’art tragique ne corrompe les
âmes en insinuant en elles le trouble de l’ambivalence, entre crainte et pitié. « Quant à
ceux qui suscitent par le spectacle non point la crainte (to phoberon) mais seulement
l’horreur (to teratôdes), ils n’ont rien de commun avec la tragédie ; car ce n’est pas
n’importe quel plaisir qu’il faut chercher à procurer avec la tragédie, mais le plaisir qui lui
est propre » (53 b 8). C’est ainsi que certains poètes, cédant à la tentation mimétique,
représentent sur la scène ce qui doit s’accomplir de l’autre côté du miroir, ou de la porte du
Palais, dans l’au-delà invisible du sacré (l’Hadès est non-phénoménal, et celui qui se coiffe
du casque d’Hadès se rend invisible). C’est ainsi que « Euripide a représenté Médée
tuant ses enfants » (53 b 28). C’est ainsi encore que certaines tragédies « recourent aux
êtres effrayants (to teratôdes) comme les Phorcides (2), Prométhée et toutes les actions
qui se passent dans l’Hadès » (56 a 2). D’autres mettent en scène le pathos, «
l’événement pathétique qui est une action qui fait périr ou souffrir, par exemples les
agonies exposées sur la scène, les douleurs cuisantes et blessures, et tous les autres faits
de ce genre » (52 b 11). Telles sont les tragédies qu’Aristote nomme précisément
“pathétiques” (ê pathêtikê) « par exemple les Ajax et les Ixion » (56 a 1). Cette dérive
pathétique, qui recherche avant tout l’effet, se fait aux dépens de l’action et du muthos, qui
est pourtant “l’âme de la tragédie”. En se laissant tenter par l’attrait du sensationnel, en
flattant le goût du public, la tragédie s’expose à perdre son âme.
C’est pourquoi la crainte et la pitié doivent naître, non des images du spectacle,
mais des faits eux-mêmes, c'est-à-dire de l’agencement systématique des actes. Nous
savons que les personnages, sur la scène tragique, ne valent jamais par eux-mêmes,
mais seulement par l’acte qu’ils osent, ou qu’ils esquivent. Il serait donc paradoxal que la
crainte et la pitié attachent les spectateurs aux souffrances des personnages, et masquent
ainsi la grandeur de l’acte accompli. Cependant, de qui peut-on avoir pitié, sinon de celui
qui souffre, que peut-on craindre, sinon le danger auquel le héros s’expose? Le texte
de La Poétique suggère un autre type de participation du spectateur à la représentation
tragique : les objets de la crainte et de la pitié sont moins les personnages eux-mêmes
que le seul rythme de l’action, qui nous fait tantôt nous projeter sur la scène par
l’identification de la pitié, tantôt nous reculer d’effroi devant le danger qu’on pressent
imminent. Il ne faut jamais oublier qu’aux yeux d’Aristote, le psychologique est toujours
subordonné au dramatique : l’adhésion passionnelle à la mimêsis tragique porte donc sur
le drame, c'est-à-dire sur l’âme même de la tragédie, et non sur les caractères. Ici, le
modèle du roman policier peut constituer une fois encore un bon guide : la psychologie
des personnages y est fort rudimentaire, et pourtant nous entrons dans l’action, nous y
participons avec intensité. C’est pour la succession des épisodes, pour le nouement du
drame, que nous éprouvons crainte et pitié, et non pour les personnages, schématisés à
l’extrême. Et l’on comprend bien que le roman policier ne peut se laisser tenter par la
psychologie (ainsi, chez Simenon) sans perdre beaucoup de son efficacité dramatique, qui
est son âme véritable. « La crainte et la pitié peuvent bien sûr naître du spectacle, mais
elles peuvent naître aussi de l’agencement même des actes accomplis (tês sustaseôs tôn
pragmatôn), ce qui est préférable et d’un meilleur poète. Il faut en effet agencer l’histoire
(ton muthon) de telle sorte que, même sans les voir, celui qui entend raconter les actes qui
s’accomplissent, frissonne et soit pris de pitié devant les événements qui surviennent —
ce que l’on ressentirait en écoutant raconter l’histoire d’Œdipe. Produire cet effet au
moyen du spectacle ne relève guère de l’art et ne demande que des moyens de mise en
scène » (53 b 1). Ce sont ainsi les événements, et non les caractères, qui suscitent la
crainte et la pitié : « La représentation a pour objet non seulement une action menée
jusqu’à sa fin, mais aussi des événements qui suscitent crainte et pitié ; ces sentiments
naissent surtout lorsque ces événements, tout en découlant les uns des autres, se
produisent contre notre attente » (52 a 1).
Pourtant, ce n’est pas toute l’action, prise dans sa totalité, qui attire uniformément
à elle la crainte et la pitié, mais plus précisément ce point crucial de l’action que marque le
coup de théâtre. Là se concentre l’adhésion passionnelle du spectateur au déroulement
du drame. « La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’une péripétie,
comme celle qui prend place dans Œdipe [...] Elle est celle qui convient le mieux à
l’histoire, et celle qui convient le mieux à l’action (praxis) ; car une reconnaissance de ce
genre — assortie d’une péripétie — suscitera pitié ou crainte » (52 a 32, et 52 b 1). La
cause véritable de l’émotion ressentie par le spectateur, c’est la surprise du coup de
théâtre et des rebondissements renouvelés de l’action : « Dans une tragédie, ce qui
exerce la plus grande séduction (ta megista psukhagôgei), ce sont les parties de l’histoire,
c'est-à-dire les péripéties et les reconnaissances » (50 a 33). Le coup de théâtre, qui
retourne la situation et inverse les effets de l’action, permutant mauvaise et bonne
fortunes, est le foyer de l’ambivalence tragique, le point de cristallisation de l’âme partagée
entre crainte et pitié. « Avec les péripéties et les actions simples, les poètes recherchent
les effets de surprise (thaumastôs) désirés ; c’est en effet cela qui fait naître le tragique et
la sympathie (philanthrôpon) » (56 a 19). Dans l’instant du renversement, le suspense est
à son comble. Il concentre sur lui l’émotion tragique, qui porte ainsi sur le rythme de
l’action bien davantage que sur les personnages qui souffrent devant nous.
Malgré cette rigueur dramatique, qui est selon Aristote l’âme et l’essence de la
représentation tragique, il se peut que la recherche de l’effet l’emporte sur la logique des
actes, et que la pathétique tragique sombre dans la pathologie. Aristote reconnaît ce
risque de corruption, et sait que la curiosité du monstrueux et l’attrait de l’horreur exhibée
peuvent fort bien pervertir l’esthétique stylisée, la “poésie philosophique” (51 b 5) de la
tragédie. Il ne s’en effarouche pourtant pas : si les hommes prennent plaisir aux
représentations de l’horreur, c’est précisément parce qu’elles sont des représentations, et
non des faits réels, et deviennent par là même des objets possibles de connaissance,
puisque l’émotion est ici comme désamorcée par l’irréalité de l’image. C’est en effet le
propre de l’homme que de prendre plaisir à la mimêsis, non pour la trouble possession
qu’elle induit — selon l’analyse platonicienne — mais parce que la représentation est le
support de l’apprentissage et de la connaissance : « Tous les hommes prennent plaisir aux
représentations (khairein tois mimêmasi). Un indice en est ce qui se passe dans les faits :
nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous
est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des
cadavres [...] On se plaît en effet à regarder les images (tas eikonas) car leur
contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est
chaque chose » (48 b 8). Aristote s’oppose ici ouvertement, et presque de façon
provocatrice, à l’enseignement de son maître Platon. A la diabolisation platonicienne de
la mimêsis, il répond par la dignité spéculative des images, instruments de connaissance.
On peut se demander toutefois ce que peut bien enseigner la contemplation d’un animal
repoussant, et plus encore d’un cadavre. Il est clair qu’il ne s’agit ici que de contempler
l’image, et non d’intervenir sur la chose même, par exemple disséquer le cadavre. Si
Aristote choisit néanmoins ces exemples, c’est en quelque sorte pour prévenir l’objection :
il sait bien la trouble séduction que peut exercer le spectacle de l’horreur, mais il refuse de
mêler l’art tragique à ces passions viles, indignes d’un homme libre. La Poétique entend
réhabiliter l’illusion mimétique critiquée par Platon. Il se peut que la tragédie montre sur
scène des cadavres, ou des agonisants. Il ne faudra pourtant pas voir en cela l’effet d’une
perverse attirance, mais une exposition dramatique qui suscite l’intérêt des spectateurs en
sollicitant le désir de savoir. Il ne convient pas, de plus, que l’image impressionne l’esprit
au point qu’elle fasse oublier la logique du drame. Il reste que le texte, par ces étranges
cadavres et animaux repoussants, fait signe vers une objection refoulée, mais qui n’en est
pas moins présente.
On sait que, selon Platon, la mimêsis tragique entraîne une véritable corruption de
l’âme, incapable de se recueillir ni de se ressouvenir, dissociée d’elle-même par la
contradiction passionnelle du plaisir et de la souffrance : le spectateur de la tragédie se
réjouit de voir souffrir, et prend paradoxalement plaisir à verser des larmes. Il y a là pour
Platon une disharmonie qui trouble l’esprit, et le rend ainsi incapable d’exercer sa faculté
propre, qui est de concevoir et de connaître : « Quand les meilleurs d’entre nous
entendent Homère ou quelque poète tragique imitant un héros dans l’affliction, qui débite
une longue tirade de gémissements ou qui chante son mal en se frappant la poitrine, tu
sais que nous éprouvons du plaisir, et que nous nous laissons aller à le suivre avec
sympathie (sumpaskontes) » (Rép, X, 605 d). L’acte de la réminiscence fait l’âme une, en
la ramassant en elle-même et en la rapportant au centre de son intériorité. Inversement
l’ivresse dionysiaque expose l’âme au risque de la dispersion et de la possession, lacérée
par les passions contradictoires, comme une lyre désaccordée qui produit des sons
dissonants. L’âme tripartite de Platon (noûs, thumos et epithumia, un sage, un lion et un
serpent prisonniers d’un même sac de peau, selon “l’image de l’âme” développée en Rép.
IX, 588c sq) est toujours sur le point de rompre, comme si l’unité de la conscience de soi,
cette invention de la philosophie, était encore trop neuve pour n’être pas fragile. En jouant
sur l’ambivalence et la contrariété, la tragédie s’expose au risque de déstabiliser cet
équilibre récent, en exacerbant les passions opposées, elle court le risque de provoquer
une fragmentation de l’âme, alors incapable de s’opposer à sa folie. L’âme dionysiaque est
une âme devenue folle, qui se réjouit de s’affliger et prend plaisir à la lamentation : elle est
« la partie de notre âme qui a soif de larmes, qui voudrait soupirer à son aise et se
rassasier de lamentation, parce qu’il est dans sa nature de former de tels désirs, est
justement celle que les poètes satisfont et réjouissent dans leurs représentations » (606
a). Et la critique platonicienne vaut tout autant pour la comédie et la bouffonnerie (606 c),
qui provoquent le rire : le rire comme les larmes sont paroxysmes de l’âme, secouée par
un spasme qu’elle ne peut maîtriser, incapable de se recueillir dans la paix de son
intériorité. C’est donc au nom de la sérénité de l’âme, de l’égalité d’âme, idéal du sage
antique, qu’il faut repousser avec mépris la tentation mimétique. La tragédie produit dans
l’esprit un trouble néfaste qui déprave la claire connaissance qu’il doit avoir de lui-même,
et la maîtrise qu’il doit garder de lui-même. L’émotion tragique est un avachissement de
l’âme. C’est ainsi que Platon remarque que, « lorsqu’un deuil nous frappe nous-mêmes,
nous nous piquons de rester calmes et patients » (605 d), tandis que, spectateurs de
tragédie, nous nous laissons aller aux larmes, nous nous abandonnons paradoxalement à
une délicieuse tristesse. Seuls le calme et la sérénité sont dignes du sage. Toute passion
qui vient troubler cet équilibre est mauvaise. Ou plutôt, toute passion qui ne trouve pas sa
source dans l’intériorité de l’âme, mais dans la fascination d’une image extérieure, est une
maladie de l’âme. L’âme en effet est passionnée par son propre désir, qui est désir
d’immortalité, mais n’éprouve cette passion qu’en se ressouvenant d’elle-même, en
considérant sa seule intériorité. Le théâtre au contraire décentre l’âme en la transportant
dans l’extériorité phénoménale. Le théâtre est l’art sophistique par excellence, et règne en
maître dans la démocratie, qui est la constitution de la société du spectacle.
On sait que c’est par Platon, et plus encore par Plotin et le néoplatonisme,
qu’Augustin s’acheminera vers le christianisme. Et l’on trouve en effet, dans
les Confessions d’Augustin (autour de 400) une critique de la passion suscitée par les
spectacles, critique qui semble inspirée de Platon, et dont se réclamera par la suite toute
la chrétienté pour condamner le divertissement du théâtre. Le texte essentiel se lit au
chapitre 2 du livre III. Selon Augustin, la pitié inspirée par le spectacle tragique est une
perversion monstrueuse — un simulacre diabolique — de la véritable pitié,
ou misericordia : la pitié tragique demeure spectatrice, et ne se porte pas au secours de
celui qui souffre ; la pitié chrétienne participe au contraire à la souffrance d’autrui,
puisqu’elle reconnaît en elle l’image du Crucifié, en laquelle s’incarne la vérité de notre
commune condition. Il faut donc opposer la charité du bon samaritain à la curiosité
fascinée du spectateur, qui jouit paradoxalement du rite cruel qui s’accomplit sous ses
yeux : « Si le spectacle de ces malheurs antiques ou fabuleux (vel antiquæ vel falsæ) ne
l’attriste pas, il se retire avec des parole de mépris et de critique (fastidiens et
reprehendens) ; s’il éprouve de la tristesse, il demeure là, attentif et joyeux ». Il importe de
comprendre combien ce retrait est essentiel à la nature même du plaisir théâtral : on
pourrait croire en effet que, si le spectateur reste cloué sur son siège, c’est parce qu’il sait
que la douleur de l’acteur est feinte, et non réelle, que la représentation est une fiction et
non la vérité. Son comportement serait donc sensé, et non la proie de cette “misérable
folie” (miserabilis insania) que dénonce Augustin. Il se peut cependant que la souffrance
soit réelle, et non feinte : le théâtre de l’Antiquité tardive intégrait parfois au spectacle le
châtiment corporel d’un délinquant. Ce n’est pas la tragédie classique, celle du Ve siècle,
qu’analyse Augustin, mais plutôt ce qu’elle est devenue plus de huit siècles après
Sophocle. Mieux encore : il existait alors, répandu dans tout le monde romain, une scène
où la mise à mort était effective : l’amphithéâtre, où s’affrontaient les gladiateurs. C’est
pour voir mourir, et non feindre la mort, qu’on se rend alors en foule au cirque. Dans
les Confessions, Augustin raconte comment Alypius, l’un de ses élèves (Augustin est alors
professeur de rhétorique à Carthage), cède à la fascination exercée par les jeux du cirque.
Entraîné par ses camarades d’études dans l’amphithéâtre, il ne se laisse conduire qu’en
affirmant qu’il saura demeurer indifférent à ces atrocités : « J’y serai comme absent (Adero
itaque absens) », prétend-il. Mais une “clameur” (ce ne peut être que celle de la foule qui
demande la grâce, ou la mort du vaincu) attire ses regards, incapables dès lors de se
détourner : « Aussitôt qu’il eut aperçu ce sang, il s’abreuva de cruauté (immanitatem
ebibit ). Il ne se détourna pas (non se avertit), il y fixa ses regards ». Cette scène a, dans
les Confessions, une valeur exemplaire : elle est l’archétype de la chute de l’âme, et de la
puissance du Mal. Elle démontre la précarité de la sagesse païenne — idéal de la sérénité
et de l’égalité de l’âme — puisque Alypius, comptant sur ses seules forces, ne résiste pas
à la tentation. Elle montre encore que l’immobilité du spectateur, loin d’être raisonnée, est
l’effet d’une fascination, comme d’un véritable envoûtement. Augustin nomme curiositas la
passion de l’âme spectatrice mise hors d’elle-même par l’exhibition d’une mise à mort.
Seul le corps demeure sur les gradins, l’âme du spectateur est comme transportée sur la
scène, où se manifeste sa plus secrète vérité : elle projette, ou transpose, sur l’objet du
spectacle, le mal intime qui la dévore en secret. « Les spectacles du théâtre me
ravissaient (rapiebant), écrit Augustin, ils étaient pleins des images de mes misères (plena
imaginibus miseriarum mearum) et de substances où j’alimentais le feu qui me dévorait
(fomitibus ignis mei) » (III, 2). C’est ainsi que l’agonie du gladiateur représente sur la
scène, c'est-à-dire en ce lieu où se joue le transfert spectaculaire, l’invisible mort qui me
consume intérieurement. « C’est cette maladie de la curiosité qui est à l’origine des
exhibitions de monstres dans les spectacles ; ex hoc morbo cupiditatis in spectaculis
exhibentur quæque miracula » (X, 35). La curiosité n’est curieuse des monstres que parce
qu’elle réfléchit, sur leur difformité, l’angoisse d’une secrète monstruosité qui la rend
incompréhensible à elle-même. Telle est le mécanisme du transfert imaginaire qui fait tout
l’éclat de la scène théâtrale. La pitié tragique cède à la tentation de la curiosité, qui est,
selon Augustin, “la concupiscence des yeux”, concupiscentia oculorum » (X, 35).
La chute d’Alypius est l’échec du paganisme, et l’expérience cruciale de la vérité
du christianisme : Alypius en effet n’accepte de se rendre à l’amphithéâtre que parce qu’il
croit son âme assez forte pour mépriser ces spectacles vulgaires : « Mon corps, vous
pouvez le traîner et l’installer là-bas, mais est-ce que vous pouvez de force fixer mon
esprit (animus) et mes yeux sur ces spectacles ? J’y serai comme absent et de la sorte je
triompherai et de vous et d’eux » (VI, 8). Et c’est bien là, en effet, l’interprétation païenne
de la fascination spectaculaire : seul le corps mortel est attiré par le spectacle de la mort,
l’âme immortelle s’en détourne avec mépris, selon le principe qui veut que seul le
semblable éprouve l’attrait du semblable. C’est pourquoi le vulgaire, qui n’est que corps,
est curieux du sang versé, tandis que le sage, dont l’âme demeure en toutes
circonstances égale à elle-même, demeure étranger à ce spectacle. Mais la chute
d’Alypius démontre la vanité de cette sérénité affichée : la mort est dans l’âme, et l’âme
livrée à elle-même, ne comptant que sur ses seules forces, reconnaît dans le spectacle de
la mise à mort l’image réfléchie de son intime vérité. Cette mort dans l’âme, qui a nom
mélancolie, ou ennui, marque dans la créature un mal radical, un péché originel, dont elle
ne peut se sauver que par la conversion et la foi, qui la rétablit en Dieu. Seule cette
conversion peut purifier la pitié — ou misericordia — de sa perversion tragique. Le
sentiment de la pitié se convertit alors, de l’empire de la Curiositas, où le maintient la
fascination spectaculaire, au règne de la Caritas, où il se régénère en Dieu. C’est ainsi
que la pitié païenne, ou tragique, demeure captive de l’imaginaire, et s’alimente
paradoxalement au spectacle de la cruauté ; seule la pitié chrétienne rompt le charme du
spectacle, et se porte au secours de son frère souffrant, en lequel elle reconnaît la figure
universelle du Christ. La sagesse païenne pèche donc par orgueil, la créature croyant
pouvoir triompher du Mal par les seules forces de son esprit. D’où vient, demande
Augustin, cette perversion de la pitié ? « Ce phénomène, répond-il, a sa source dans
l’amitié (Hoc de illa vena amicitiæ est) » (III, 2). L’amitié est, on le sait, pour les païens,
l’excellence du lien politique par lequel se constitue la citoyenneté et se cultive la sagesse.
Elle est au fondement des sociétés humaines. Selon Aristote, la perfection de la relation
d’amitié déifie l’humain en le portant à l’autarcie que seuls goûtent les dieux. C’est là,
selon Augustin, un fondement humain et trop humain : l’humanisme politique de la
sagesse des païens, bien loin de déifier l’homme, l’abandonne au Mal qui corrompt sa
nature. La prolifération des spectacles sanglants dans l’Antiquité tardive démontre la
faillite de la sagesse païenne, et l’échec de la créature qui prétend se faire Dieu en
s’affranchissant de Dieu. C’est dans le chapitre qui précède immédiatement celui que
nous commentons, sur la passion des spectacles (III, 2), que se trouve la célèbre formule :
« Nondum amabam et amare amabam, je n’aimais pas encore, et j’aimais à aimer » (III,
1). L’amour que les hommes se portent l’un l’autre, sans l’appui de Dieu, est un amour qui
se consume lui-même, à l’image de ce feu qui dévore le spectateur, et que la scène
transpose sur la victime du sacrifice. L’amour est alors à lui-même sa propre fin, et se
nourrit d’imaginaire. Tels sont les sentiments inspirés par la pathétique tragique : la pitié
n’y est qu’imaginaire, mais la cruauté tend à devenir réelle. Cette perversion profane de
l’amour est encore le destin de l’amitié, ciment de la cité païenne. Il n’y a pour Augustin de
communauté que chrétienne, il n’y a d’Église que par la communion de chacun de ses
membres dans la Passion du Christ, qui est l’universelle vérité de la condition des
hommes : telle est la célébration de la messe, image dans l’histoire de la Cité céleste
établie dans l’éternité. Quant à la cité terrestre, où le chrétien a peu de part, elle demeure
jusqu’au Jugement soumise à la violence qui marque la nécessaire corruption de la
créature.
On comprend que la fascination théâtrale opère sous nos yeux le mystère du
péché originel, et comme le commencement du Mal : la métamorphose de Misericordia,
entre Caritas et Curiositas, mime la perte de l’innocence et la perversion du désir. Dans La
Cité de Dieu, Augustin prononce l’éloge du jurisconsulte Scipion Nasica (IIIe-IIe siècles
BC) qui dissuada le Sénat “du projet corrupteur de bâtir un amphithéâtre” (I, 31-33). Il ne
faut pas davantage, selon Augustin, d’amphithéâtre à Rome, qu’il ne faut, selon
Rousseau, de théâtre à Genève. Le théâtre est l’origine et le foyer d’une “peste morale” (I,
32) qui, depuis ce point, prolifère et corrompt la cité. Alypius cédant à la fascination du
spectacle, c’est Adam et Eve s’excluant eux-mêmes de l’innocence du Paradis. « Mais où
va ce sentiment [l’amitié] ? Où coule-t-il ? Pourquoi va-t-il se perdre dans le torrent de poix
bouillante, dans le bouillonnement monstrueux des noires voluptés en quoi il se
métamorphose par son propre mouvement, détourné et déchu de sa pureté céleste ? »
(III, 2). La fascination spectaculaire est corruptrice de toute pureté : la pitié s’y mêle de
cruauté, le plaisir de douleur, l’amour de haine, la volupté de souffrance : « Malivola
benivolentia : bienveillance malveillante » (III, 2) : « Au spectacle du malheur d’autrui,
malheur imaginaire et de tréteaux (ærumna falsa et saltatoria), le jeu de l’acteur me
plaisait et me charmait d’autant plus qu’il me tirait de larmes ». Les larmes délectables
sont un effet de la perversion de misericordia. L’ambivalence tragique est une corruption.
Si la chute d’Alypius témoigne dans les Confessions pour le mystère de l’origine du Mal, la
conversion d’Alypius — il sera baptisé par Augustin — témoigne pour le triomphe du
christianisme. Seule la Grâce peut ainsi convertir en Charité la Pitié que la Nature a
pervertie en Curiosité.
« Quel plaisir (voluptas), demande Augustin, peut donner la vue d’un cadavre
déchiré et qui fait horreur ? Pourtant qu’il en gise un quelque part, on accourt pour
s’attrister et pâlir d’émoi (ut contristentur et palleant ) » (Confessions, X, 35). Le procès
qu’instruit le renversement chrétien — c’est ma vérité méconnue que j’hallucine sur la
victime exhibée, chargée, par ce transfert imaginaire, de tous les péchés du monde —
reste étranger à l’esprit du paganisme. L’interprétation chrétienne attire, par un effet
rétroactif, l’attention sur un texte de Platon, qui prend ainsi une résonance à laquelle
n’avait sans doute pas songé son auteur. Pour Platon, comme pour Alypius avant sa
conversion, la curiosité du cadavre n’est qu’un relâchement méprisable de l’âme qui cède
ainsi au poids du corps, et trahit sa nature propre, qui est le désir de l’immortalité. On sait
que l’un des thèmes les plus constants de La République, texte pédagogique beaucoup
plus que politique, est celui de l’unité de l’âme : la réminiscence, qui recueille l’âme en
elle-même, la fait se rassembler et devenir une ; mais les désirs dont le corps est l’origine,
dissocient l’âme d’elle-même, l’arrachent à son intériorité et la livre à la “passion”, qui la
lacère et la démembre. L’âme du sage se conserve en son équilibre, et résiste à la
tentation de la possession ; l’âme du fou, déstabilisée par l’objet mimétique, cède à l’attrait
du sensible, c'est-à-dire du devenir et de la mort. Contre cette maladie de l’âme, la
philosophie est l’unique remède : par l’exercice de l’anamnèse, l’âme se fait une, et
devient insensible au vertige. République, IV, 439e sq : « Léontios, fils d’Aglaïon,
remontant du Pirée et longeant l’extérieur du mur septentrional, s’étant aperçu qu’il y avait
des cadavres étendus dans le lieu des supplices (para tô dêmiô, o dêmios
doulos qualifiant l’exécuteur public, c'est-à-dire le bourreau), sentit à la fois le désir de les
voir et un mouvement de répugnance qui l’en détournait. Pendant quelques instants, il
lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, vaincu par le désir (epithumia),
il ouvrit les yeux tout grands et courant vers les morts, il s’écria : “Tenez, malheureux,
jouissez (emplêsthête, de empiplêmi, se remplir, se rassasier, s’abreuver) de ce beau
spectacle” ». Le parallèle avec la chute d’Alypius est frappant. Il est d’autant plus frappant
qu’un article de Louis Gernet sur l’exécution capitale dans la Grèce antique (1924) nous
apprend qu’à Phalère — près du Pirée — on a exhumé au début de ce siècle des tombes
de suppliciés, qui portaient des anneaux de fer autour du cou, des poignets et des
chevilles (3). On suppose qu’il s’agit de pirates capturés et condamnés au supplice de
l’apotumpanismos : le supplicié est attaché par cinq crampons à un poteau dressé sur le
sol. Nul ne peut s’en approcher. On attend que mort s’ensuive. La parenté de ce supplice
avec celui de la crucifixion est si évidente qu’elle a déjà été remarquée (4) : le condamné
meurt pour ainsi dire écartelé sous son propre poids. On a remarqué encore que,
représentant le supplice de Prométhée, Eschyle s’est conformé, pour les traits essentiels,
à l’image traditionnelle de l’apotumpanismos (5). C’est ainsi que, semblant anticiper
l’analyse d’Augustin, l’image du Crucifié apparaît en effet sur la scène de l’ancienne
tragédie. Le rapprochement est d’autant plus troublant que, selon certains
témoignages, Prométhée délivré, qui faisait suite au Prométhée enchaîné d’ Eschyle,
rapportait comment le héros acceptait de porter une couronne d’osier (6) — tel le Christ
coiffé de la couronne d’épines — en souvenir des chaînes qu’il quittait (selon d’autres
traditions, il porte une bague faite de l’acier de ses chaînes et d’un morceau du rocher sur
lequel il était attaché) (7). Léontios, fils d’Aglaïon, cède donc à la “concupiscence des
yeux” : c’est sa propre torture morale — l’âme étant pour ainsi dire écartelée du lieu
intérieur de son recueillement — que Léontios est avide de contempler. « Platon pour
disposer au christianisme » (Pascal, B 219).
Pourtant, l’analogie n’est qu’apparente et ne fait en vérité que mieux souligner
l’abîme qui sépare, du christianisme, le paganisme. Pour Platon en effet, le spectacle du
crucifié est honteux, mais nullement exemplaire : le sage, maître de lui-même, s’en
détourne avec mépris. Le supplice représente non l’âme elle-même (“la forme de
l’humaine condition”) — telle qu’elle se retrouve et s’accorde dans l’anamnèse — mais
l’âme déstabilisée par le poids du corps, entraînée hors d’elle-même vers ce qui lui est le
plus contraire : une image repoussante de la mort qui réfute sa nature propre, qui est son
immortalité. Le chrétien se reconnaît dans la figure terrifiante du crucifié : l’agonie du
supplice représente la vérité de notre condition ; le philosophe se reconnaît dans la figure
sereine de Socrate : la mort même ne trouble pas l’égalité de son âme. Le Christ meurt
dans les tourments atroces de la croix ; Socrate meurt comme un sage, philosophant avec
ses amis jusqu’au dernier moment, s’effaçant progressivement par ce voile blanc qui le
recouvre, et qui le découvre une dernière fois pour une ultime ironie : que Criton n’oublie
pas de sacrifier un coq pour Asclépios. Il ne viendrait jamais à Platon l’idée étrange,
proprement “renversante”, de reconnaître, sur les corps suppliciés du Pirée, la paradoxale
“divinité” de l’homme : seule est divine en nous la pensée, capable de se connaître elle-
même, en d’autres termes la raison, dont la philosophie cultive la dialectique. Quant à
Prométhée, il est héros et non victime, rebelle qui défie Zeus et non martyr qui agonise. Le
Prométhée d’Eschyle, enchaîné par Force et Pouvoir, n’existe que par la parole poétique,
et semble insensible à la souffrance. Rien ne suscite dans cette tragédie cette pitié
chrétienne qui veut participer à la douleur : Prométhée n’est pas humilié par son supplice,
il est au contraire exalté par le défi que lui, immortel, lance aux dieux immortels. Le
christianisme dénonce la sagesse des hommes, qui est folie pour Dieu. Cette sagesse des
hommes, c’est celle-là même de la philosophie qui confie à la seule raison, qui est la
pensée se connaissant elle-même, la tâche de nous conduire à la sérénité. A l’âme
toujours égale du sage antique, le christianisme oppose une âme toujours déstabilisée par
un tourment intérieur, et qui reconnaît dans la crucifixion l’aveu de sa plus secrète vérité.
En intériorisant la souffrance, il fait de la subjectivité une énigme insondable pour elle-
même, et de l’homme, un monstre incompréhensible pour lui-même. Comme le répète
souvent Augustin, non sans une trouble délectation : « J’étais devenu pour moi-même un
grand problème : je demandais à mon âme pourquoi elle était triste et me troublait si fort,
et elle ne savait rien me répondre ; factus eram ipse mihi magna quæstio et interrogabam
animam meam, quare tristis esset et quare conturbaret me valde, et nihil noverat
respondere mihi » (Confessions, IV, 4). La tragédie, dont elle sait qu’elle met l’accent sur
le développement dramatique plutôt que sur la peinture des caractères, est étrangère à ce
tourment. Les anciens ne refuseraient sans doute pas à l’interprétation chrétienne de la
pitié une réelle profondeur psychologique. Mais elle s’attarde à des sentiments troubles
qui sont indignes d’un homme libre. En outre, elle ne touche pas à la vérité de la tragédie,
qui est tout entière contenue dans l’action et se désintéresse de la psychologie. Elle
accorde trop d’importance à des effets de terreur qui avilissent le genre noble de la
tragédie et en font un art à sensations, que méprise le purisme esthétique d’Aristote. La
crainte et la pitié, soutenues par le rythme de l’action et l’imminence de la péripétie, sont,
pour Aristote, les modalités de la participation du spectateur au drame. Pour une telle
analyse, établir une raprochement entre la passion du héros tragique et les cadavres
suppliciés qui attirent irrésistiblement la curiosité d’Aglaïos, est proprement insultant.
L’ivresse dionysiaque exprime l’exaltation du héros par l’accomplissement d’un acte de
transgression. Épopée que le temps mesure, la tragédie représente la victoire plutôt que
l’humiliation, la grandeur d’un acte plutôt que la déchéance de notre condition.
Pour Augustin, la fascination tragique est corruption, elle mime la perversion du
péché originel qui insinue le Mal au cœur de l’innocence. Pour Aristote au contraire, la
tragédie est purification (catharsis) qui s’opère par le pathos de la crainte et de la pitié. Il
se peut que le sens véritable de cette “purification” — que deux mille ans de christianisme
dénoncent comme une souillure — nous soit devenu étranger. Aussi devons-nous nous
efforcer de retrouver, en deçà d’Augustin, la signification proprement païenne de la
catharsis tragique.
B- La purification et la reconnaissance
L’interprétation augustinienne de la tragédie pense l’origine du mal. Le transfert
imaginaire qui s’opère sur la scène du théâtre recommence et vérifie le mystère d’un Mal
radical, enraciné dans la nature de l’homme, à la fois âme et corps. Cette perversion
originaire s’accomplit chaque fois que la créature entreprend de se nourrir d’elle-même, de
“s’alimenter au feu qui la dévore”. Par ce retour sur soi, le Bien se révolte en Mal, et la
pitié en cruauté : « La pitié (misericordia) se métamorphose de son propre mouvement
(vertitur per nutum proprium), détournée et déchue (detorta et dejecta) de sa pureté
céleste ». Comment un tel renversement est-il possible?
Distinguer projection et identification.
La pitié est communion entre les hommes qui se connaissent prochains dans la
figure du Christ, dont la souffrance est l’universelle vérité de notre condition. La pitié est
donc identification : elle rapproche et rassemble. Toute souffrance humaine est ma
soufrance, puisque c’est par la souffrance — leur commun dénuement devant le mystère
de la mort — que les hommes découvrent leur paradoxale royauté : qu’ils sont membres
et pairs d’un même royaume. C’est pourquoi la Croix est, pour le chrétien, un symbole (qui
seul a valeur universelle), et non la réalité sensible d’un corps supplicié (chaque fois
unique et incomparable). C’est pourquoi la souffrance seule est rédemptrice : par elle les
hommes se ressemblent et se rassemblent, et c’est en souvenir d’elle qu’ils peuvent
seulement communier. Christianisme, religion du monde à l’envers : les humiliés seront
élevés, les glorieux seront abaissés. Renversement de toutes les valeurs. Renversement
qui n’aurait pas lieu d’être, si le rituel tragique de la mise à mort n’avait auparavant —
c'est-à-dire dès l’origine — pervertit toutes les valeurs.
En ce sens le théâtre ne saurait être le lieu de la pitié, puisqu’il creuse
inversement, entre l’homme et son prochain, la distance spectaculaire que la fascination
rend infranchissable. Aussi est-ce sur cette distance qui sépare l’homme de son prochain,
qui stérilise la pitié et pervertit la charité en curiosité, que prend appui, dès son principe, la
critique augustinienne de la tragédie. La distanciation théâtrale corrompt la pitié en la
dissociant, en la mettant en contradiction avec elle-même : le spectateur n’est plus lui-
même, il se dédouble entre salle et scène, entre larme et souffrance, entre compassion et
humiliation. Celui qui compatit au théâtre ne se raproche pas de celui qui souffre, il s’en
éloigne au contraire. Cette disharmonie de l’âme est la marque selon Platon, du trouble
passionnel ; elle est selon Augustin le signe manifeste du fonds mauvais de notre nature :
« Figmentum enim humani cordis malum est ; car le fond du cœur de l’homme est
mauvais » (Genèse, VIII, 21, cité par Pascal, B 453). La distanciation est donc intérieure,
et constitutive de notre nature : le spectateur est à la fois sur la scène et dans la salle, par
un mécanisme de projection — et non plus d'identification — qui lui fait halluciner sur la
victime l’énigme de sa propre souffrance. Mais tandis que la charité se reconnaît en l’autre
— c'est-à-dire dans le Christ souffrant par lequel tous les hommes communient —, la
curiosité se méconnaît en l’autre : c’est un double inconscient de lui-même que le
spectateur projette sur la scène. C’est ainsi que le christianisme analyse — c'est-à-dire
proprement rend conscient — le mécanisme inconscient de la projection qui motive le
sacrifice païen. Le moment crucial de la conversion n’est pas l’acte de foi qui fait obéir
Abraham au commandement du dieu qui réclame le sacrifice de son fils unique
(Kierkegaard), mais plutôt la venue de l’ange — deus ex machina — qui substitue à
l’enfant l’offrande d’un bélier (scène qui préfigure, dans la tradition chrétienne, le sacrifice
du Christ). Fasciné par le double inconscient de sa propre souffrance, le spectateur jouit
du supplice qui lui est infligé, transférant sur le masque de l’acteur la haine qu’il se voue à
lui-même. Ainsi Augustin peut-il parler de perniciosa voluptas, delectatio in dolore, malivola
benivolentia : le spectateur en effet souffre par cet autre qui lui ressemble, il jouit par cet
autre qu’il exclut. Conclusion : seul le christianisme, qui convertit la projection en
identification et la curiosité en charité, peut nous sauver du mal.
En quel sens Aristote peut-il alors écrire que la tragédie est catharsis, c'est-à-dire
purification ? Cette parole, après le christianisme, devient incompréhensible. Ou plutôt,
elle ne peut être interprétée que de façon polémique : la tragédie ne peut être qu’une
purification perverse, non pitié mais corruption de la pitié, inversion de l’identification en
projection. La traduction souvent adoptée, de catharsis en “purgation”, qui se justifie par la
référence au vocabulaire médical (il est vrai que la péripétie tragique joue, pour le muthos,
la fonction de révélation que joue la crise pour la maladie, selon la médecine
hippocratique), doit sans doute beaucoup à l’interprétation chrétienne. Purger, c’est en
effet débarrasser le corps des excréments qui risquent de faire obstruction. C’est ainsi que
la pitié tragique purge l’âme des ordures qui l’encombrent et qu’elle projette sur la victime
du sacrifice. Purification impure, pitié haineuse, la catharsis païenne est donc un rituel de
la méconnaissance : elle est l’expulsion du bouc émissaire. Nous sommes bien loin
d’Aristote, qui affirme inversement qu’il n’y a pas de péripétie sans “reconnaissance”
(anagnôrisis), et qui fait de la reconnaissance l’œuvre ultime de la tragédie, cette aurore
qui ne se lève que lorsque tout est consumé.
En vérité, on ne trouve pas trace d’une telle interprétation dans les textes des
anciens. C’est seulement avec le triomphe du christianisme qu’elle commence de se
répandre. Les textes qui la soutiennent sont tardifs, et ne remontent jamais plus haut que
le IIIe siècle de notre ère. Il se réfèrent à la fête des Thargélies, qui avait lieu au début du
mois de mai (Thargelion, en grec), en l’honneur d’Apollon. Le 6 de ce mois, la ville était
purifiée par le rite des “pharmakoi” : « Deux hommes parcouraient les rues de la ville ; on
les frappait à coups de branches de figuier et de tiges d’oignons marins pour les chasser
de la cité et éloigner avec eux les souillures, les “miasmes” dont on les supposait chargés
» (8). Une scolie aux Cavaliers d’Aristophane nous apprend que « les Athéniens
entretenaient quelques grands criminels qui, en cas de malheur s’abattant sur la ville
comme une peste ou quelque autre calamité, étaient sacrifiés dans le but de purifier par là
cette souillure » (scolie médiévale au vers 1136). Un lexique du Xe siècle, la Souda,
rapporte que « les Athéniens, lors des Thargélies, excluent deux hommes, comme
exorcismes purficatoires (catharsis) de la cité, l’un pour les hommes, l’autre pour les
femmes ». Le texte le plus documenté est celui de Jean Tzétzès, savant byzantin du
XIIe siècle : « Voici quel était de toute antiquité le caractère d’offrande purificatoire
(katharma) du pharmakos : si quelque malheur saisissait la cité par le vouloir des dieux —
famine ou peste ou quelque autre fléau — ils choisissaient le plus laid d’entre eux et
comme en sacrifice, le menaient pour qu’il serve de purification (katharmos) et de remède
(pharmakos) à la cité malade. Ils fixaient alors le sacrifice en un endroit voulu, lui mettaient
dans la main fromage, bouillies et gâteaux ; ils le frappaient avec des oignons marins
(skillai) et des figues sauvages ; enfin, ils le brûlaient avec du bois d’arbre sauvage et
dispersaient ses cendres à la mer et au vent » (9).
Tous ces témoignages sont donc tardifs, et également issus du monde chrétien.
On pourrait y ajouter un passage curieux de Diogène Laërce (IIIe siècle AC), dans le
chapitre qu’il réserve à Socrate : « Socrate était né sous l’archontat d’Apséphon, la
quatrième année de la soixante dix-septième olympiade, le sixième jour du mois de
Thargelion, le jour où les Athéniens purifient la ville et où Artémis naquit à Délos » (II, 44 ;
GF I, p. 118). Socrate, qui accouche les âmes comme les sages-femmes, placées sous le
patronage d’Artémis, accouchent les corps, est donc devenu, au IIIe siècle après JC, le
bouc émissaire dont la mort purifie la cité, et comme la préfigure philosophique du Christ.
Cette tradition, de près de sept siècles postérieure à la mort du Socrate historique,
témoigne pour la récupération, par le christianisme naissant, du mythe fondateur de la
philosophie. Dès le IIe siècle après JC, Clément d’Alexandrie voit dans la sagesse
socratique la plus haute connaissance à laquelle la philosophie païenne, privée des
lumières de la révélation, peut prétendre : à ses yeux, Socrate est un inspiré qui pressent
les vérités de la religion chrétienne (10). La mise à mort de la victime expiatoire est ainsi la
faute que répète obsessionnellement l’humanité d’avant la Grâce. Pour l’interprétation
chrétienne, la tragédie antique n’est pas un genre littéraire parmi d’autres, elle est
emblématique de l’aveuglement qui frappe le paganisme tout entier. Ce même schéma
herméneutique se fonde sur l’étymologie même de tragôdia, qui se décompose en tragou
ôdos, le chant du bouc, en lequel on croit reconnaître le bouc émissaire, archétype de la
victime expiatoire. Non seulement on ne trouve rien de tel dans les textes des anciens,
mais encore c’est oublier que les Grecs sacrifiaient à Dionysos des porcelets, des faons
ou des biches, mais nullement des boucs (11). Une fois de plus, le contresens vient de ce
qu’on transfère un rite de l’ancien judaïsme dans la sphère de la culture grecque. C’est
pourtant cette interprétation, qui situe la vérité de la tragédie dans la mise à mort
du pharmakos, que reprend aujourd’hui un certain positivisme inspiré de l’anthropologie
structurale. C’est ainsi que Jean-Pierre Vernant (“Ambiguïté et renversement”, in Mythe et
tragédie en Grèce ancienne, p. 117 sq) rapporte longuement la “purification” tragique (en
l’occurence, il s’agit d’Œdipe expulsé de Thèbes) au rite des Thargelia. Il se fonde
pourtant, pour cette interprétation de la catharsis tragique, sur des témoignages tardifs et
étrangers au paganisme : Hésychios (grammairien chrétien du Ve s.), Photius
(lexicographe du IXe s.), Jean Tzétzès (érudit du XIIe s.) et la Souda (nom d’un lexique du
Xe s.). La persistance de ce schéma herméneutique est bien symptomatique du poids de
la tradition chrétienne sur les esprits qui s’en déclarent pourtant affranchis. La thèse du
bouc émissaire sera enfin systématisée, sinon caricaturée, par René Girard dans La
Violence et le sacré (chap. III : “Œdipe et la victime émissaire). L’interprétation
psychanalytique elle-même ne relève-t-elle pas de cette tradition? En effet, il s’agit encore
d’un exorcisme : par projection et par transfert, Œdipe est offert en victime expiatoire à la
culpabilité inconsciente du désir incestueux (Freud, L’Interprétation des rêves, chap. V).
Toutefois, Jean-Noël Biraben, Les Hommes et la peste en France et dans les pays
européens et méditerranéens, Paris 1976, p. 58 : « La recherche d’un bouc émissaire,
comme le baudet de la fable de La Fontaine, remonte au moins à l’Antiquité, ainsi qu’en
témoigne Pétrone à la fin de son Satyricon : “Peu de temps après je reçus la nouvelle que
les Crotoniates [...] trucidèrent Eumolpius à la façon de Massilia. Les Massiliens, chaque
fois que la peste ravageait leur cité, prenaient un de leurs pauvres qui s’offrait de lui-
même. Pendant un an, il vivait sur les deniers publics, alimenté des plus exquises
nourritures. Puis, la date convenue, orné d’une robe sanctimoniale, couronné de verveine,
on le promenait avec maintes exécrations, pour que retombassent les maux de tous sur sa
tête. Ensuite, on le précipitait dans la mer”» (12).
Purification ou souillure? Les Anciens étaient-ils à ce point aveugles que, dans les
formes les plus hautes de leur art, ils élevaient un lynchage collectif à la dignité d’une
purification religieuse? Il est révélateur que, lorsque Aristote donne l’exemple d’une scène
cathartique, il se réfère plusieurs fois au même épisode d’Iphigénie en Tauride d’Euripide :
Iphigénie, prêtresse chez les Taures en Crimée, où elle a été transportée par Artémis qui
lui a substitué une biche sur l’autel où Agamemnon, son père, s’apprêtait à la sacrifier, doit
à son tour sacrifier l’étranger inconnu qui vient de débarquer sur ces rivages barbares ;
c’est au dernier moment seulement qu’elle reconnaît son frère Oreste, et qu’elle le sauve
ainsi de la mort. C’est ainsi qu’en 55 b 14, Aristote évoque « le salut d’Oreste amené par
la purification, dia tês katharseôs ». La catharsis, c’est ici, non le sacrifice, mais au
contraire la reconnaissance qui le suspend, et la vie épargnée. Aristote revient plusieurs
fois sur cette scène essentielle, comme si elle lui semblait caractéristique de
la catharsis tragique : en 55 b 2 et en 54 b 32. Selon l’analyse platonicienne (que partage
Aristote par sa condamnation des spectacles “à sensation”), la fascination mimétique, qui
exacerbe les passions de la crainte et de la pitié, attise la curiosité du monstre et ne peut
s’empêcher de tourner ses regards vers les cadavres des suppliciés. C’est précisément
cette démesure que la catharsis tragique a pour fonction d’apaiser. La catharsis n’est
nullement l’acmé de la crise mimétique, mais plutôt sa résolution par le retour de l’équilibre
dans l’âme pacifiée, c'est-à-dire rassemblée en elle-même, redevenue une et simple. Et
c’est bien en ce sens, l’interprétant comme un remède qui apaise en l’âme la distension
passionnelle, qu’Aristote développe longuement, au chapitre 7 du livre VIII de La Politique,
les vertus pédagogiques et cathartiques de la musique. S’inspirant de Platon, il se réclame
de « ceux qui vivant de la philosophie se trouvent avoir de l’expérience en matière
d’éducation musicale » : le livre III de La République analyse en détail les effets sur l’âme
des divers modes de la mimêsis musicale. A la suite de Platon, Aristote distingue une
musique qui provoque l’enthousiasme et la possession d’une musique dite “sacrée”, qui
apaise cet emportement passionnel et qui, pour cette raison même, peut être dite
“purificatrice” : « La passion qui assaille impétueusement certaines âmes se rencontre
dans toutes les harmonies, mais avec une différence de moins et de plus, ainsi la pitié, la
crainte et aussi l’enthousiasme. En effet, certains sont possédés par ce mouvement, mais
nous voyons que quand ces gens ont eu recours aux mélodies qui jettent l’âme hors
d’elle-même, ils sont ramenés, du fait des mélodies sacrées, à leur état normal comme
s’ils avaient pris un remède (pharmakon) et subi une purification (catharsis). C’est donc la
même chose que doivent subir ceux qui sont pleins de pitié aussi bien que ceux qui sont
remplis de crainte, et d’une manière générale tous ceux qui subissent une passion et tous
les autres dans la mesure où chacun a sa part dans de telles passions, et pour tous il
advient une certaine purification, c'est-à-dire un soulagement accompagné de plaisir. Or,
de la même manière, les mélodies purificatrices procurent aux hommes une joie innocente
» (trad. Pellegrin, GF p. 542-543). La “perniciosa voluptas”, la “malivolentia benevolentia”
d’Augustin ne sont certes pas des “joies innocentes”. On comprend par ce texte — qui se
réfère ouvertement à la catharsis tragique, non seulement par le thème souligné de la
crainte et de la pitié, mais encore explicitement : « Quant à ce que nous entendons par
purification, nous en retraiterons plus clairement dans notre traité sur la Poétique » (1341
b 39) — combien pour Aristote comme pour Platon, la purification restaure l’unité et
l’égalité de l’âme que la distension passionnelle avait provisoirement corrompues. C’est
pourquoi Aristote loue Platon d’avoir prononcé l’éloge de l’harmonie dorienne — qui
inspire le courage — et d’avoir condamné les rythmes orgiastiques et bacchiques, qui
mettent l’âme hors d’elle-même. Il est clair en ce sens que l’expulsion du bouc émissaire,
ou du pharmakos — dont le principe est la projection, c'est-à-dire la dissociation de l’âme
avec elle-même — est souillure et non purification. La catharsis tragique s’apparente, non
à la possession de la musique “enthousiaste”, qui suscite crainte et pitié, mais à
l’apaisement de la “musique sacrée”, qui fait l’âme revenir à elle-même et la fait se
réconcilier avec elle-même. La philosophie, qui cherche à apaiser la tension tragique du
profane et du sacré, et à substituer l’enseignement à l’affrontement, s’apparente au
moment de la purification et de la reconnaissance : elle rétablit l’unité de l’âme que
le pathos tragique dissocie, et que cultive l’amitié de la réminiscence. Si la poésie tragique
est une “poésie philosophique” (51 b 5), c’est surtout au moment cathartique qu’elle le
doit.
A cette remarque d’ordre général, on peut en ajouter deux autres, plus particulières
:
1- L’expulsion est comique, non tragique
Le rite des pharmakoi — qui évoque la mise à mort d’un roi de carnaval — est en
effet bien plus proche de l’exclusion comique que de l’implication (par la crainte et la pitié)
tragique. Malgré les apparences — le sang y coule moins — la comédie est plus cruelle
que la tragédie. Le pitre dont on exhibe le ridicule est un clown qui n’a plus rien d’humain :
sa mort n’inspire pas la pitié, mais fait rire au contraire. J-P Vernant reconnaît lui-même
cette dimension carnavalesque de l’expulsion de la victime, sans apercevoir cependant la
contradiction qui le conduit à l’attribuer à la tragédie elle-même : « Il arrive aussi qu’on
délègue à un membre de la communauté le soin d’assumer le rôle de roi indigne, de
souverain à rebours. Le roi se décharge sur un individu, qui est comme son image
retournée, de tout ce que son personnage peut comporter de négatif. Tel est bien
le pharmakos : double du roi, mais à l’envers, semblable à ces souverains de carnaval
qu’on couronne le temps d’une fête, quand l’ordre est mis sens dessus dessous, les
hiérarchies sociales inversées » (Mythe et Tragédie, p. 123). Ainsi le pharmakos est le
bouffon du roi — son double grotesque — qu’on sacrifie les jours de fête. Ce n’est
pourtant pas ainsi que Sophocle nous donne à voir Œdipe, maître incontesté de la cité
jusqu’au moment paradoxal où il en est reconnu le fondateur. Mais c’est bien ainsi
qu’Aristophane nous donne à voir Socrate, héros bouffon d'une comédie qui s’achève par
un véritable appel au lynchage : « Qu’aviez-vous aussi à outrager les dieux et à scruter le
siège de la lune? Poursuis, lance, frappe, pour mille raisons et surtout sachant qu’ils
offensaient les dieux », s’écrie Strepsiade en mettant le feu à “la maison des bavards”
(Les Nuées v. 1506-1509). La comédie elle-même joue le rôle, dans l’économie de la
tétralogie, d’une bouffonnerie, ou d’une parodie de la tragédie, l’inversion récréative du
sublime en ridicule. Il apparaît ainsi clairement combien l’interpétation chrétienne
dévalorise la grandeur tragique, puisqu’elle l’identifie à sa propre parodie, ou caricature.
L’analyse de René Girard (13), qui radicalise l’interprétation sacrificielle, n’échappe pas à
ce contresens : en effet, l’indifférenciation de la crise victimaire — la montée de la violence
faisant de chacun le frère jumeau de son semblable, et du groupe une collectivité de frères
ennemis (Étéocle et Polynice) — relève de la comédie plutôt que de la tragédie. Dans la
tragédie au contraire, chacun a son éthos propre, c'est-à-dire sa place dans le conflit, son
engagement dans la situation, engagement que nul ne peut assumer pour un autre ni
déléguer à un autre. C’est dans la comédie que les rôles permutent par confusion
(Amphitryon et Sosie). Le ressort de la comédie est le jeu du quiproquo, vertige d’identité
par lequel chacun se prend pour un autre, et l’autre pour lui. La confusion des caractères
et la substitution des personnages (par ex. par le stratagème du déguisement) est un
thème comique, et nullement tragique.
On pourrait ajouter de la même façon que la tragédie du “destin” (dans laquelle le
héros s’abandonne au destin qui l’entraîne, et qu’il faut distinguer de la tragédie de la
“destination”, dans laquelle le héros répond des nécessaires conséquences de son acte),
par un contresens peut-être semblable, tire le genre vers le comique. C’est ainsi que
Charlot, et non Œdipe, est un pantin manipulé par un destin tout mécanique. Le
mécanisme, quand il surgit au cœur du vivant, inspire le rire (Bergson), et non la crainte, ni
la pitié. Si “l’agencement des actes” n’est qu’un mécanisme irresponsable, si le
développement dramatique n’est que l’engrenage d’une “machine infernale”, alors il n’y a
plus de place pour l’acte librement assumé, ni pour la représentation de cet acte, qui est la
tragédie elle-même.
2 - L’expulsion est méconnaissance, non reconnaissance
En effet, le mécanisme de la projection est, nous l’avons vu, un effet de la
méconnaissance : je ne me reconnais pas dans la figure de la victime émissaire. La
projection me sépare de l’Autre ; l'identification me réunit au Semblable. Or, le mouvement
de la tragédie — qui prend appui sur le renversement de la péripétie, ou coup de théâtre
— s’oriente au contraire vers la reconnaissance (anagnôrisis), qui est « passage de
l’ignorance à la connaissance », « ex agnoias eis gnôsin metabolê » (52 a 30). Aristote
souligne ce thème, et lui accorde un développement tout particulier. Au chapitre 11, il lie
explicitement la péripétie tragique à la reconnaissance : « Une reconnaissance qui est
accompagnée de péripétie suscitera la pitié ou la crainte ; or, c’est des actions suscitant
ces émotions que la tragédie est supposée être l’imitation » (52 a 38).
Il apparaît alors que le muthos tragique accomplit une phénoménologie, une prise
de conscience ; il est ainsi tout le contraire d’un refoulement dans l’inconscience. Seul
l’aveuglement des acteurs serre le nœud tragique. La tension tragique est
méconnaissance, la purification tragique est reconnaissance. La tragédie est l’épreuve
cruciale qui enseigne à chacun qui il est, et à reconnaître sa véritable identité. Au terme de
son parcours, Œdipe — celui qui voulait savoir, dont le nom même (oida, de eidô, je vois,
je sais) évoque le désir de savoir — reconnaîtra enfin qui il est, et résoudra l’énigme qu’il
est pour lui-même. Il se reconnaîtra pour profane ou sacré, roi en ce monde ou devin dans
l’autre.
Un long chapitre, le chapitre 16, est tout entier consacré au seul thème de la
reconnaissance. Il s’agit essentiellement d’une reconnaissance d’identité. Dans un monde
sans droits écrits, sans archives ni papiers d’identité, comment savoir que chacun est ce
qu’il prétend être (par ex. fils de Polybe et de Mérope)? Comment démasquer l’imposteur?
Chacun se reconnaît dans la cité, et la reconnaissance d’identité est surtout est surtout
fondée sur la familiarité. Le voyage, qui commence toute aventure, introduit le trouble
dans la reconnaissance : quand, au terme d’un long périple, le voyageur revient à son
foyer, comment peut-il se faire reconnaître? Ainsi Oreste de retour à Argos, Œdipe de
retour à Thèbes, Ulysse de retour à Ithaque. La reconnaissance est l’épreuve du retour.
C’est la raison pour laquelle elle est aussi la condition de la purification. En effet,
la catharsis est un rite apollinien dont l’effet est objectif bien plutôt que subjectif : il s’agit
moins de modifier la disposition du cœur que l’état des choses, et la place de chacun dans
le monde. La catharsis comique, ou catharsis de la haine, est surtout psychologique : elle
n’est qu’une décharge émotionnelle qui ne résout que momentanément la violence latente
qui est à l’origine de la crise. Purement symbolique — puisqu’elle ne change rien à l’état
des choses — elle est vouée à la répétition, prisonnière d’une situation qui demeure
inchangée. Il lui faut donc toujours une nouvelle victime. La catharsis tragique a au
contraire valeur d’admission : elle ouvre la porte d’un temple, elle reçoit dans une
communauté. La tragédie est en effet la représentation d’un acte, et c’est le propre d’un
acte que de modifier réellement l’équilibre de la situation. L’expulsion de la victime
émissaire n’est qu’un geste virtuel, un rite imaginaire (même si la mise à mort
du pharmakos, elle, est bien réelle) qui laisse inchangée la situation qui l’a suscitée (ou
plutôt, elle ne peut que la faire empirer). Le christianisme n’est pas sans connaître cette
signification essentielle de la catharsis tragique : le baptême est le rite purificateur qui
sanctionne l’admission dans l’Église. C’est ainsi qu’Oreste, au terme des Euménides, est
admis dans la communauté athénienne. C’est ainsi encore que la catharsis tragique
expulse moins Œdipe de la cité de Thèbes qu’elle le reçoit dans le monde du sacré :
aveugle comme Tirésias, errant et devin à son tour, il est enfin ce qu’il était depuis
toujours, la créature du dieu. Telle est peut-être la leçon la plus énigmatique de la tragédie
de Sophocle : le fondateur de la polis, meurtrier du basileus, vainqueur du Sphinx et fils
incestueux de sa mère, est lui-même apolis. C’est ainsi que, pour que le sacrifice soit
agréé, il faut peut-être que le sacrificateur lui-même soit exclu. Les Grecs célébraient au
mois de juin (Skirophorion), dernier mois de l’année athénienne, la fête
des Bouphonia (14). On y sacrifiait un bœuf, mais, dès la mise à mort accomplie, le
sacrificateur s’enfuyait à vive allure et la hache du sacrifice, jugée impure et sacrée à
l’issue d’un simulacre de procès, était jetée dans la mer. C’est ainsi qu’il faut un sacrifice
pour fonder la cité, comme il faut un parricide pour fonder la philosophie. Mais le fondateur
se rend impur par son geste même, et s’exclut lui-même de la cité. Pas de cité sans
parricide, mais le parricide lui-même ne saurait être de la cité. N’est-ce pas toujours par
une révolte contre le droit qu’un nouveau droit se fonde, excluant à son tour le droit de la
révolte? Le destin, dans la Grèce ancienne, du turannos, sacrificateur du basileus, à
l’origine porté au pouvoir par un soulèvement populaire, puis accaparant ce pouvoir pour
lui seul, n’a-t-il pas montré que la cité ne peut se fonder solidement que par l’expulsion de
celui qui est pourtant, par son acte, à l’origine de la cité? C’est cette connaissance qui est
l’effet de la catharsis tragique, reconnaissant en Œdipe à la fois le fondateur de la cité et le
seul qui ne saurait y être admis.
Dans le chapitre 16, Aristote dénombre les divers modes de la reconnaissance. Le
plus simple, et le premier mentionné, est celui qui s’accomplit par les signes (sêmeion).
Comme la tessère d’hospitalité (sumbolon), le signe permet de renouer un lien : tout signe
est signe de reconnaissance, enjeu d’un échange et d’une réciprocité. Aristote cite à
plusieurs reprises l’Odyssée : « L’Iliade est un poème simple et pathétique. L’Odyssée est
un poème complexe [55 b 34 : la tragédie complexe consiste entièrement en péripétie et
reconnaissance], car elle est reconnaissance (anagnôrisis) d’un bout à l’autre » (59 b 14-
16). En effet, la presque moitié de l’Odyssée (du chant XIV au chant XXIV) est une
épopée de la reconnaissance : Ulysse, méconnaissable sous les haillons du mendiant, se
fait reconnaître des siens et reprend possession de son foyer. Rite d’admission, donc, et
non d’expulsion. Dès lors, les signes se multiplient pour rétablir l’identité du héros oublié.
“Signes extérieurs” (54 b 21) : en premier lieu, la cicatrice, blessure d’une chasse au
sanglier dont Ulysse sortit vainqueur. Cicatrice héroïque et profane, dont le double négatif
est la cicatrice infamante et sacrée qui fait reconnaître Œdipe, par la marque des liens qui
serraient les chevilles. La reconnaissance est un acte de l’amour, plutôt que de la haine :
c’est la nourrice Euryclée qui reconnaît Ulysse à la cicatrice, comme une mère reconnaît
le corps de son enfant (Odyssée, XIX, 391). La reconnaissance se fait par ailleurs pendant
le lavement des pieds, qui a la double signification de la purification et de l’admission.
Autre signe de reconnaissance, par l’épreuve : seul parmi les prétendants, Ulysse réussit
à courber l’arc et à envoyer une flèche dans l’ouverture de douze haches alignées (chant
XXI). Ces signes pourtant, par le corps ou par l’exploit, restent extérieurs à la vérité intime
du personnage. C’est pourquoi Aristote dénonce le faux raisonnement (paralogismos, 55 a
17) qui conclut, de la prouesse de l’archer, à la reconnaissance d’Ulysse (Poétique, 55 a
12-17 ; mais aussi Réfut. Sophist., V, 167 b 1 sq. Voir aussi 60 a 18 sq) : il se peut fort
bien qu’un autre soit aussi habile, ou qu’il porte la même cicatrice. La reconnaissance
n’est véritable que lorsqu’elle pénètre le secret de l’âme, rendant ainsi possible une union
intime qui met un terme à la méfiance, et rétablit la confiance. La question de la
reconnaissance est métaphysique : quelle est l’expérience de vérité qui fait échec au
Grand Trompeur et réfute le Malin Génie? A quel signe peut-on reconnaître l’aveu de la
vérité? Aristote lui-même en donne un exemple : « Dans le récit à Alcinoos : en entendant
le cithariste, Ulysse se souvient et verse des larmes » (55 a 2). Allusion à l’Odyssée, VIII,
92 : en écoutant le récit des malheurs des Grecs et des Troyens chanté par l’aède aveugle
Démodokos à la cour du roi des Phéaciens Alcinoos, Ulysse se souvient et pleure. C’est
ainsi que la reconnaissance se fait par un acte de mémoire qui rend à nouveau présent un
passé qu’on croyait révolu. Se ressouvenant et pleurant, Ulysse, qui s’était présenté sous
une identité fictive, redevient lui-même. Reconnaissance intérieure encore, que celle qui
s’accomplit par le secret partagé : seul Ulysse, avec Pénélope, sait que l’un des quatre
pieds du lit conjugal est le tronc d’un olivier planté en terre. Secret lié au lit et à l’épouse,
au centre fixe de la demeure mais aussi au patronage d’Athéna, dont l’emblème est
l’olivier (XXIII, 153-240) : l’homme et la femme, l’époux et l’épouse partagent le secret de
l’arbre généalogique. En vérité, Ulysse fait beaucoup plus que dire le secret de l’olivier : il
fait véritablement le récit de la construction, de ses propres mains, de la chambre nuptiale,
il rebâtit par la parole le lieu de son union avec Pénélope (XXIII, 177-206). C’est la
fondation de la demeure qui réunit les époux qui est recommencée par l’évocation
poétique, et c’est ce retour d’un passé fondateur qui comble l’intervalle de l’absence, et
rétablit la confiance. Le pilier de bois d’olivier est un arbre vivant qui enracine la couche
des époux dans la terre nourricière, et lui communique son énergie. Quand Pénélope,
pour éprouver l’étranger, demande à la servante Euryclée de porter le lit au dehors de la
chambre, Ulysse dit aussitôt : « Femme, tu viens de prononcer là un mot qui m’a blessé le
cœur » (XXIII, 183). Ce qui blesse le cœur d’Ulysse, c’est que l’olivier ait été coupé à la
racine et que l’arbre se soit desséché. Cette blessure, mieux que la cicatrice au pied,
prouve que l’arbre est demeuré vivant dans le cœur d’Ulysse, et c’est cet aveu qui ouvre
le cœur de Pénélope : « En pleurant, elle courut droit à lui, et jeta ses bras autour du cou
d’Ulysse » (207-208).
C’est encore par un secret partagé qu’Ulysse se fait reconnaître de son père
Laërte au chant XXIV : « Si tu es bien Ulysse, mon fils, revenu à Ithaque, donne-moi une
preuve évidente (sêma ariphrades) : je veux être bien sûr » (v. 328-329). Or, seul Ulysse
sait avec son père les arbres du verger qui lui ont été donnés quand il était enfant : treize
poiriers, dix pommiers et quarante figuiers. Signe de mémoire : l’essentiel est ici moins la
connaissance du secret lui-même, que le fait qu’il soit demeuré présent dans le cœur de
l’absent. La reconnaissance est l’épreuve de la fidélité. Les arbres du verger sont arbres
nourriciers et sources de richesse, l’héritage paternel — le signe transmis — est la
prospérité du domaine. A l’inverse, l’olivier d’Athéna est un arbre sacré, source de vie —
Télémaque en est le fruit — et non de revenus.
Enfin, il existe une reconnaissance parfaite, qui s’effectue sans preuve ni signe,
par le seul acte de la présence : ainsi le chien Argos reconnaît son maître de retour après
une absence de vingt ans, et meurt de saisissement (XVII, 326-327) : reconnaissance
animale, d’autant plus intense qu’elle est muette. Et Télémaque lui-même, auquel il suffit
qu’Ulysse paraisse et dise : « Je suis ton père (patêr teos eimi) » (XVI, 188), Télémaque
qui croit d’abord voir un dieu avant de reconnaître en effet son père. Reconnaissances
immédiates et naïves. Il convient inversement que Pénélope ne cède pas si vite à
l’étranger, ni Laërte, dont la reconnaissance vaut pour une délégation d’autorité (15).
Qu’on ne vienne donc pas dire, après ce « poème de la reconnaissance » — c’est
Aristote lui-même qui présente l'Odyssée — que les Grecs ne connaissaient de la
purification que l’expulsion de la victime émissaire ! Bien au contraire, le signe de
reconnaissance dissipe la méconnaissance et rétablit chacun dans son identité retrouvée.
Il ouvre le secret des cœurs, et reconnaît chacun pour ce qu’il est en effet. C’est ainsi
qu’Ulysse remet à l’endroit le monde que les prétendants avaient mis à l’envers. Et c’est
ainsi qu’au terme de la crise tragique, la reconnaissance purifie en rétablissant l’ordre des
choses, en attribuant à chacun la part qui lui revient, à Créon la cité et le dieu à Œdipe. Au
terme du chapitre 16, après avoir décrit les diverses modalités de la reconnaissance,
Aristote, fidèle à son purisme esthétique, conclut : « La meilleure reconnaissance de
toutes est celle qui dérive des faits eux-mêmes (ex autôn tôn pragmatôn), lorsque la
surprise a lieu au moyen d’événements vraisemblables, comme par exemple dans
l’Œdipe de Sophocle et dans Iphigénie ; car il est naturel qu’Iphigénie veuille charger
Oreste d’une lettre » (55 a 17). Iphigénie, qui doit sacrifier Oreste, épargne Pylade pour
qu’il aille porter à Mycènes un message à son frère Oreste. La reconnaissance naît ainsi
du retournement de l’action même. De même, dans Œdipe, la cicatrice ne joue qu’un rôle
secondaire, et c’est le seul déroulement de l’enquête qui conduit au rétablissement de
l’identité.
Il est tout à fait remarquable qu’Aristote rapproche, dans une même citation, la
reconnaissance de l’Œdipe-Roi de Sophocle et la reconnaissance d’Oreste par Iphigénie
dans la tragédie d’Euripide. La seconde suspend un sacrifice et sauve la victime. Aussi ne
saurait-on dire qu’Œdipe est chassé de Thèbes comme le pharmakos aux fêtes
des Thargélia. L’expulsion du bouc émissaire est une liturgie de la haine ;
la catharsis tragique est un rituel de la reconnaissance. La tragédie reconnaît ; elle ne
condamne pas. Œdipe n’est pas condamné : il lui est révélé que, roi de Thèbes, il n’est
pas à sa place. Œdipe n’est pas condamné : il est plutôt sanctifié par Athènes et son roi
Thésée, puisque c’est à la limite d’Athènes que l’on vénère le tombeau d’Œdipe, à Colone
où le héros devenu tutélaire s’abîme dans les entrailles de la terre. La tragédie ne
condamne pas : elle reconnaît, au terme de la péripétie, le rôle et la fonction de chacun, et
purifie le monde qu’une inversion avait souillé. La péripétie a ainsi pour fonction de rétablir
l’accord et l’harmonie que le transgresseur avait un moment troublés. La purification doit
ainsi être comprise comme la réinsertion du monde humain dans l’harmonie générale du
cosmos. La catharsis est admission dans le Temple, et le Temple est, pour les Grecs, le
cosmos lui-même. Le parcours tragique apaise l’acte de violence que l’homme seul peut
accomplir. La scission s’efface : le chœur redevient toute la cité et les dieux, au terme du
sacrifice, reçoivent leur part.
NOTES
1- Voir Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, PUF 1990, p. 26-33;
2- Les Phorcides sont trois vieilles — elles n’ont qu’un œil et qu’une dent, qu’elles se
passent à tour de rôle — qui gardent le chemin qui conduit vers les Gorgones. Eschyle
leur aurait consacré un drame satyrique. Quant au Prométhée, il s’ouvre sur la scène de la
crucifixion du Titan.
3- Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1976, p. 303-329 :
“Sur l’exécution capitale : à propos d’un ouvrage récent”. On remarquera que
le tumpanon est un morceau de liège qui règle le débit de l’eau dans la clepsydre, ou
horloge à eau : voir Vitruve, Les dix livres d’architecture, Livre IX, chap. 9, éd. Balland p.
287. De la même façon, l’axe du pendule est nommé « fléau », de flagellum, le fouet. Ainsi
le supplice de la croix, comme celui de l’apotumpanismos, est en vérité le supplice du
temps.
4- Gernet, p. 307.
5- Gernet, p. 306. L'apotumpanismos est aussi le supplice auquel est soumis le
Prométhée d'Eschyle. Attention toutefois au rapprochement Prométhée/Christ ; certes, le
Moyen Age ne l’a pas ignoré, mais surtout pour affirmer que la légende païenne de
Prométhée annonce de façon confuse ce que la révélation chrétienne fera paraître en
clair. Sur les rapprochements faits par les chrétiens, voir Raymond Trousson, Le Thème
de Prométhée dans la littérature européenne, I, p. 65, n. 24. Il s’agit alors, non d’identifier
Prométhée au Christ, mais au contraire de déprécier le héros païen, qui insulte Zeus, pour
glorifier le Christ, qui obéit à son Père. L’identification Prométhée/Christ ne se trouve
nullement dans la littérature chrétienne ; elle est tardive, et appartient au romantisme. Ce
serait Edgar Quinet, en 1838, dans la préface à son Prométhée, qui l’aurait pour la
première fois développée. Voir R. Trousson, id., p. 74 sq.
6- Eschyle, Tragédies, Les Belles Lettres, 1962, p. 150.
7- Grimal, Dictionnaire de la mythologie, art. “Prométhée”, p. 397 b.
8- Flacellière, La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, p. 251.
9- Tous ces textes sont cités par Pierre Somville, dans son ouvrage sur La
Poétique : Essai sur la Poétique d’Aristote, Vrin, 1975. L’auteur n’apporte aucun autre
témoignage sur le rituel purificatoire des Thargélies. Sur les Thargélies, on se reportera
également à Rhode, Psyché, 1999, p. 326 sq ; nombreuses et passionnantes références
dans la note 1 de la page 327. La plus ancienne semble remonter à Hipponax, auteur de
mime satiriques du Vième siècle, qu’il faut donc rattacher à la comédie et non à la
tragédie. On trouvera également chez Rhode une riche référence à Philostrate, Vie
d’Apollonius de Thyane, IV, 10 : le lynchage d’un vieillard mendiant par les Ephésiens pour
chasser la peste qui décime la cité. On lit par ailleurs chez Pausanias (X, XI, 5) ceci :
« Les Cléonéens ayant été affligés de la peste aussi bien que les Athéniens, avertis par
l'oracle de Delphes, sacrifièrent un bouc au soleil levant ; ils furent délivrés du mal
contagieux, et pour marquer leur reconnaissance ils consacrèrent à Apollon un bouc de
métal ».
10- Micheline Sauvage, Socrate et la conscience de l’homme, Seuil 1961, p. 152 sq et
texte p. 181 sq.
11- Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque, p. 17.
12- On trouvera une scène semblable dans Philostrate, Vie d’Apollonius de Thyane (vers
220), Livre IV chap. 10 (Pléiade 1145-46) : pour stopper l’épidémie, Apollonius incite les
Ephésiens à lapider « un vieillard qui avait l’air d’un mendiant, clignant des yeux
hypocritement comme un aveugle, et qui portait une besace contenant une croûte de
pain ».
13- La Violence et le sacré, III, “Œdipe et la victime émissaire”.
14- Sur la fête des Bouphonia, Flacelière, La Vie quotidienne en Grèce, p. 251,
et Dictionnaire des Mythologies, t. II, p. 411 sq, art. : “Sacrifice : les mythes grecs”.
15- Sur ce thème de la reconnaissance dans l’Odyssée, on lira le beau texte de Jean
Starobinski, “Je hais comme les portes de l’Hadès”, in Le Remède dans le mal, Gallimard
1989, p. 263-286.