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ROUSSEAU,

ÉTHIQUE ET PASSION

Paul Audi

CRÛSSES UNIVERSITAIRES DE ERANGE


RÉFÉRENCES

Saurmcntion contraire, les citations de Rousseau renvoient toutes au texte de l’édi­ Enseveli ou non, le talisman demeure. Impossible
tion critique des (Kuvres comp/cfr.s (OC), publiées sous la direction de Hcrnard Gagncbin qu'on ne le retrouve pas tôt ou tard entre les feuillets
du «eue, en s'appliquant à rendre l'homme au senti­
cl Marcel Raymond dans la «bibliothèque de la Pléiade», en cinq volumes (Galli­
ment primordial qu ’il eut de lui-même et que te
mard, Paris, 1959-1995). Les références des citations, entre parenthèses, y renvoient ; et
rationalisme positiviste a corrompu, l'amenant au
elles sont formées de l’abréviation du titre de l’ouvrage cité et du numéro de la page paroxysme de sa misère après lui avoir enlevéjusqu au
dans le volume correspondant. sens de sa grandeur qui en fu t longtemps inséparable.
Abréviations des ouvrages cités seulement :
André Breton,
A-DSA Appendices au Discours sur les sciences et les arts ; OC, I I I . lors d’un entretien daté de ju illet 1950.
C Confessions ; OC, I.
CS Contrat social, OC, I II .
CS-I Contrat social, T* version, OC, III.
D Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques ; OC, I.
DOI Disrours sur l'origine et 1rs fondements de l'inégalité parmi les hommes ; OC, I I I .
DM Dictumnam de musique ; OC, V.
DSA Discours sur les sciences et les arts ; OC, I I I .
E Émile ; OC, IV .
EO L Essai sur l'origine des langues ; OC, V.
EPR Examen des deux principes avancés par M. Rameau ; OC, V.
ES Emile et Sophie ou les Solitaires ; OC, IV.
LA S i Lettres à Malesherbes ; OC, I.
LC B Lettre à Christophe de Beaumont ; OC, IV .
LF Lettre à Franquières; OC, IV .
LM Lettres morales ; OC, IV . Pour M aria, naturellement.
LV Lettre à Voltaire, 18 août 1756 ; OC, IV .
M LM Mélanges de littérature et de morale ; OC, II.
MM Mémoire à M. de Mably, OC, IV .
.A// La Nouvelle H éloïse; ÔC, II.
P Le Persifleur; OC, l.
R Rêveves du promeneur solitaire ; OC, I.

Pour les citations extraites de la (.onespnndam'c, l'abréviation CC, suivie du Ionie


c< de la page, renvoie à l'édiliott (l'iliquc de lit Correiprindame cmilplétr de Jean-Marques
Rousseau, établie et annotée par R. A. I-cigh, et publiée entre )965 ei 1987 par T h e Vol­
taire l'Viundation, Thorpe Man devil le House, Bnmbary.
I-es ciuuions de Descanes renvoient à l'édition Adam-Taimery. (Eûmes de Destarks
(nouvelle présentation, Paris. Vrin-CNRS, 1966 sq.). abrégée AT, suivie du tome et de la
page.

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<0 Presses Uni\eisil,iiirs de P la n t e , ]f)f)7
10H, boulevard S .ù m -r .e n u a iu . 7f>00(i Paris
Plan de l’ouvrage

Avant-propos, I

introduction, 13

Chapitre I. Le sentiment de l'existence, 31

1. Tout et que nous savons, 31


Q ue savuns-nous ? — L ’aveuglement naturel. —■ Une certitude plus forte
que l'évidence. — Appropriation du cogite cartésien. — Approches de la
phénoménalité originelle. — Critique du « m iroir intellectuel » (G assendi).
— L’immédiation de la connaissance de soi. — L ’idée de l'esprit.

2. La son b lance primitive (de Descartes à Rousseau), 43


U tpochè mise en oeuvre par Rousseau. — Le i ’ideor cartésien, — lai sentir
primitif. — L’âm e, la nature et te moi.

3. L'ajfectwitc de la conscience, 50
Uincipit de la «Profession de foi du V icaire savoyard». — L'nflècfiviiè
com m e modalité privilégiée d’autorévêlaiion du Soi. — G randeur et misère
de la conception m alebranchisle de l'affectivité. — La eonscienti/i com m e
«sentim ent intérieur».

4. L a puissance de ta subjectivité, 57
C ritique du dualisme substantiel cartésien (l’influence de Locke). —■Le moi
introuvable du sensualisme (l’opposition à Condillac). — Le dégagem ent
de l’essence du moi à partit de l’agir (vers une prem ière caractérisation de
l’essence de la vie). — la: dégagement de l’essence du moi à partir de la
com paraison îles sensations (sur la problèm atique île la « Profession de
loi »).
XII Rousseau, éthique et passion

2. L a question de l ’amour de l ’ordre, 355

L ’amour de l’ordre comme approfondissement de l’amour de soi. — Centre


Avant-propos
et limite de la vie. — L a subjectivité com me « cercle concentriqu e». —
L ordre n est pas taxinomique. Le « rapport » au sem blable et à Dieu.
3. Dieu, 365

L ’intériorité absolue de l’ordre. — L ’éternelle ju stice. — L ’ordre et la ques­ « Que nid« Jc-eteurs ne s'imaginent <kmc pu* qttr me
flatter d'avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J'a i com­
tion du mal. — L ’impassibilité du divin. — Pion est affectas Deus : ajfeetio est.
mence quvtquc* Tiiisomtcmrm* ; j'a i hasardé quelques
conjectures, moins dans l'espoir de résoudre la question que
4. Conclusion : Sur les rapports entre justice et compassion, 376 dans l’in ten lion de rédaircit et de la réduire à son veritable
état. D'autre* pourront ai.M'niem nllvr plus luin dans la
même rutiu-, sans qu'il wii facile à jn-rsonnr d'arriver au
Conclusion, 387 terme » (D O /, 123).

Index nom inum , 415

T ab le des matières, 418


L’essai que le lecteur s’apprête à entamer est le résultat de recherches menées, pour
leur plus grande part, dans le domaine de l’éthique, en compagnie d’un « homme de
goût » dont on imagine trop souvent avoir compris la « morale sensitive », sans l’avoir
dûment interrogée. Q u’est-ce qu’un homme de goût ? me demande ra-t-il peut-être.
Celui qui, en écrivant ce livre, a souhaité lui-même le comprendre, sait que la réponse
n'en sera fournie qu’en lin d'ouvrage. Pour avoir voulu s’en faire l’interprète, en est-il
alors devenu un ? On n’en jugera qu’a la substance même de la liberté à laquelle, désor­
mais, il lui sera donné de «goû ter». Car l’homme de goût, comme il ressortira de la
présente méditation, est censé parvenir, quoi qu’il lui en coûte, à savourer sa liberté
naturelle, à en jouir et à s’en réjouir, c’est-à-dire à en Taire le.meilleur « usage » (fruitin)
possible. Mais comment P Tel est justement le problème —le problème philosophique
par exi-i'llmce.
Comme, à ce que je croîs et soutiens dans ce livre, il est revenu àjean-jacques Rous­
seau de poser re problème dans les termes tes plus favorables à sa résolution, on admet­
tra que j ’en appelle dès à présent à sa hante et courageuse pensée, afin que nous nous
saisissions d’un premier signe susceptible de nous mettre sur la voie. Pour Rousseau en
effet, l’homme de goût est celui «qu i vit pour vivre», celni «qu i sait jouir de lui-
m êm e», et qui recherche pour ceia «les plaisirs vrais et simples» (TV//, 482-483). Or,
vivre pour vivre, vouloir jouir de soi, pouvoir distinguer les plaisirs vrais et simples de
ceux qui ne le sont pas, cela ne suppose-t-il pas que nous ayons acquis une certaine
connaissance ou appréciation de ce que sont la vie, le sentiment de soi, le plaisir, la
jouissance, la vérité et la simplicité de ce qui peut nous être donné au moyen de la sen­
sibilité ? Il serait certes à présumer que l’authentique homme de goût soit, d’une cer­
taine manière d’uiie manière dont il va être précisément question - , un «véritable
philosophe » (DSA, 7 et 30). De même - et c’est là un des points d’aboutissement de res
recherches —qu’un philosophe se devrait, avant tout autre chose, de devenir un homme
de goût, un être que la vie n’aurait pas déserté ou le contraire même de ce que
Rousseau appelle, dans l'Émile, une «âm e cadavéreuse» (E, 596). —« Sc devrait»,
dis-je? C ’est qu’il y va en l’occurrencc d’une exigence éthique. 11 y va d’un désir de
sagesse, de sapientia, de goût —celui-là même qui donne naissance à la philo-sophia pro­
prement dite.
2 Rousseau, éthique et passion Avant-propos 3

La question, inlassablement agitée, du fondement de la sagesse humaine est assuré­ s'est encore avisé (et, soyons-en surs, rares sont ceux qui en conviendront avant long­
ment la clef de voûte du « monument »' que Jean-Jacques Rousseau, malgré l’hostilité temps) que, à la « nature et, au sens profond et central que Rousseau a voulu donner à ce
implacable de ses « pairs », aura réussi à bâtir. Si, en cours d’exécution, ce monument vocable plurivoquc1, n’a jam ais correspondu qu'une acception d esprit «phénomén­
a pu emprunter des formes aussi diverses que l’essai, le roman, le théâtre, l’autobiogra­ ologique » —le « purmouvement de la nature » (D O I, 155) ayant à charge de circonscrire,
phie, la théorie de l’histoire, des ans, du langage, des institutions politiques, de l’éduca­ de par son imprescriptible « primitivité », c’est-à-dire en vertu de sa radicalité absolue, le
tion, des comportements sociaux, etc., il ne s’en est pas moins édifié sur des principes m odeinitîalelprim ordialde manifesta lion des phénomènes.
philosophiques de première grandeur, dont Fumic relève entièrement de la détermina­ Aussi, me permettrai-je, afin de situer la perspective ontologique dans laquelle pré­
tion qu’il aura su donner au concept de « nature ». tend s’inscrire la problématique qui sera développée ici même, d’annoncer d emblée, et
Pourtant, depuis l’élévation d’un tel monument, il semble non seulement que ses sans préalable aucun, que le fans et origo de « l’être » s’identifie, pour Rousseau, à la
« fondations » n’aient pas été reconnues pour ce qu’elles sont, mats que l’édifice lui- subjectivité absolue de la vie. ou, en d’autres termes, que l’essence de la «n atu ralité»
même ait été peu à peu abandonné par les esprits les plus exigeants, voire par nos phi­ mise en lumière dans cette te livre, renvoie au « pur mouvement » de l'affectivité, et que
losophes les plus audacicui. Sur lui paraît s’êtrc levé ce vent de la désaffection qui c’est à découvrir la nature de cette vie affective, à comprendre ses conditions cordiales
s acharne eu toute circonstance à mettre à plat le refuge de ceux qui ont cru pouvoir de possibilité aussi bien que scs conséquences heureuses ou malheureuses pour le sujet
faire profession de ne jamais «démériter de la liberté». Sernit-cc que la patience neces­ vivant, que s’est attachée en priorité l'attention philosophique de Rousseau, car c’est
saire pour restaurer pareil monument, ou, tout au moins, pour en reconnaître l’archi­ bien à cette vie-là que toute chose, selon lui, doit de sc manifester et d’obtenir pour tout
tecture et y admirer !a solidité du soubassement, nous aurait, en fin de compte, irrémé­ un chacun une existence marquée et un sens plus ou moins significatif.
diablement fait défaut ? A moins tout simplement qu’ait été perdu l’accès à cet étrange O r, dans la mesure où, comme le rappelait Kant dans ses Fondements de ta métaphysique
phare, dont la vue, du fait de sa hauteur, ne saurait être autrement eps'imprenable ? des mœurs, « i) faut que la métaphysique vienne en premier lieu » car « sans elle il ne peut
1 oujours est-il que la doctrine rousseauiste n’éveille plus les passions comme eiie le fit y avoir en aucune façon de philosophie morale »', il m’a été nécessaire, avant d aborder
en son temps J et il n est guère trop exagéré de penser que ce désintéressement presque les questions morales et éthiques, si centrales chez Rousseau, d’expliquer (tel est i enjeu
unanime représente même la manière la plus insidieuse et la plus perfide que l’on ait des deux premiers chapitres du présent livre) pourquoi et comment la doctrine de ce
trouvé pour perpétuer, par d autres moyens, l’ostracisme dont Rousseau, de son vivant, dernier avait compris d’entrée de jeu comme sa tâche fondamentale, la mise en lumière
fut la malheureuse victime. Ostracisme ancien, quasi originel, provenant d’une volonté dé d’ttn concept pur de la subjectivité, posant, à l’origine de l'être et de la pensée, la vie
neutralisation dont la puissance d’expression fut à l’âge classique sans exemple, puisque, intérieure, phénoménologiquemcnt absolue — une vie consistant essentiellement en l archi-
de la part des humanistes éclairés qui nous servent en co re d e modèles, elle aura été jusqu ’à donation immanente, cardiale et passive du sentiment de soi-mème. Ainsi nous apercevrons-nous,
l’appel au m eurtre; mais ostracisme toujours aussi actif, pour autant qu’elle s’illustre dans cette perspective, que l'essence de ce que Rousseau comprend en tenues de
dans le fait que Rousseau, si admiré qu’il soit —car si l’on reconnaît parfois en lui un très « nature » et d '« amour de sot » s’impose, ontologiquement parlant, c est-à-dire confor­
habile théoricien de la culture, on le considère presque toujours comme un écrivain de mément à son inobjectivité et à sa souveraineté absolues, comme le seul et véritable prin-
grand talent —, n’est que très exceptionnellement compté au rang des véritables cipium individuationis auquel nous ayons jamais affaire en tant qu’êtres vivants. Et ce prin­
philosophes, soucieux de mettre au jou r l’essence même de 1a vérité' P Du moins, nul ne cipe selon lequel le sentiment de soi (ou ce que l’on pourrait appeler : 1 auto-affection de
la vie) est constitutif de l’ctre-Soï, et donc du Soi lui-même, s impose d ailleurs si bien
I. « J ’ai lâché d’élever un monument qui ne dût point â l'art sa force et sa solidité : la vérité seule,
ainsi, que, dans cette œuvre incomparable, dans cette œuvre de bout en bout « philoso­
i qui je l’ai consacré, a droil de le rendre inébranlable » (A DSA, 96). phique» quoiqu’elle n’emprunte jam ais à la tradition de la métaphysique sa méthode
S. Emblématique à cet égard es! l'opinion, que j ’oserai qualifier à'cbm onk, d’Éric Weii, écrivant, pro­ heuristique, ladite « nature » parvient, sans doute pour la première fois dans I histoire
bablement sous une forte influencé d'Enut Cassircr, dans un article qui. sans cette mise au point, n’aurait de la pensée occidentale, à s’arracher à sa détermination archaïque universelle, celle qui
sans doute pas mérité qu’on s’y arrête : « On »’exagérerait pas en disant que, jusqu'à Kant, personne n’a
compris la pensée de Rousseau, ei que Rousseau fin Je premier à ne pas la comprendre [T] : il faIbit Kam, renvoie â la physis grecque et à ses nombreux succédanés. En cessant de nommer une
il fallait un Kant pour que Rousseau devînt, est paru paît, un philosophe » (u Rousseau et sa poliiique », extériorité transcendantale ou empirique, subjective ou objective, peu importe, la
article publié dans l ’ouvrage collectif Pensée dt Rousseau, Paris, Seuil, 1984, p. 17). J e n'invente rien : cela « nature », au sens de Rousseau, sc laisse enfin définir comme une Intériorité radicale et
est écrit en toutes lettres, et si je me prends â citer ce propos, c'est parce qu'il est enseigne partout. L'ennui, irréductible, comme ce «sentiment de l’existence », selon l'expression clé de VEmile, en
pourtant, est qu Eric Wcil, pus plus que Kant d'ailleurs, n'a compris Rousseau, et que c'est sans doute
Rousseau Jui-mcmc qui se comprenait le mieux (ce qui ne veut certes pas dire qu'il n'existe pas de « pro­
blème Jcan-Jacques Rousseau ». bien au contraire).
Cette conviction scion laquelle « il fallait Kam pour penser l a pensées i c Rousseau » (titd., p. IB), a été I Sur 1« signifient ions multiples du concept de « nature » telles qu'dlrs ont été a ITinuées juste avant
en effet un des grands lieux communs de la critique (de langue française surtout) : aussi n'a-t-ellc cessé que, dans le concert des philosophes, Rousseau n'a eu à prendre la paru le, on peut consulter la tltese de
d’etre colportée et reproduite à l'envi, IJ est, par exemple, fort regrettable de constater qu'elle a été déve­ | Ehrard, L'idée dt nature eu France dans la première moud du XVIiï aid e. Parts, Albin Michel, 1994 . Cf. aussi
loppée, il n y a pas si longtemps, par Alexis Philoncnito dans un ouvrage intitulé Jean-Jacques Rousseau et ta l'ouvrage de C. Rosset, L'Anti-mlaci (Paris, PUF, 19931), qui aborde cette question avec force et lucidité,
pensée du malheur (Paris, Vrin, 1984), essai qui ne cache pas, tout au long de ses trois volumes, sa profonde bien que, sur le chapitre du rousseauisme en particulier, il adopte, pensons-nous, a tort une position par
miftanu pour la philosophie - oui, je dis bien : la philosophie - de Rousseau, étant donné qu'il ne se départ trop traditionnelle - celle-là même doru les contemporains de Rousseau ont d’abord voulu le créditer, et
jamais de la volonté de prouver, lui aussi, qu’il vaut mieux, tout bien considéré, renoncer à débrouiller les qui lui fut ensuite assignée par le commentarisme philosophique tout entier. Or, le concept de nature chez
intuitions désordonnées du Promeneur solitaire, afin d’aller directement où ça pense plus correctement et Rousseau est d’une telle singularité, que rien ne nous permet de le « fondre >> sans autre forme de procès
plus rigoureusement : chez Kam et chez Fîchlc notamment. Là, au moins, à en eroirc notre commenta­ dans une histoire dont il ne serait qu’un « moment », aussi déterminant soit-il. ,
teur, le rarionajisme fut expressément débarrassé de la viscosité de ce senti mentalisme qui, ehea Rousseau, 2 . E. Kant, Fondement de la miUtphysique du metan, trad. V. Delbos, revue par A. Philoncnito, Pans,
en maculait encore gravement la pureté originelle. Vrin, p. 49.
4 Rousseau, éthique et passion Avant-propos 5

grâce de quoi s’édifie, dans le tréfonds de son affectivité primordiale, l’ipséité de l’être déterminer la conduite bienveillante que les hommes auraient à adopter les uns vis-à-vis
en tant qu’être vivant. des antres. C ’est ainsi qu’il lui revient de jauger les motifs de l’action d'après leur
Il est alors bien entendu que la philosophie devant prendre racine sur un tel sol, conformité à un certain « ordre » considéré comme « juste », en évitant de s'enferrer
celui où 1 être vivant se trouve défini comme essentiellement nwnadiqut, ou comme étant, dans les illusions de la raison raisonnante, cet ordre n'étant agréé par la raison que s il
selon la pioprc expression cle Rousseau, «tout pour lui|-même| : l’unité numérique, a d'abord été, avant Ulule réflexion, aimé par le coeur et ranimé par sa « logirpie » par­
I entier absolu qui n'a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable» (E, 249), il lui ticulière.
faut se situer aux antipodes de tout « naturalisme » (celui-ci, au demeurant, se rédui­ Chiant à l’éthique, au sens que je donnerais à cc terme par opposition à la morale, elle
sant toujours à une version platement empirique d’objectivisme). De même que, pour se préoccupe, non de « régler» les rapports intcrsubjcctils conformément à un certain
bien entendre ce dont il s agit dans l’esprit de Rousseau, il convient que l’interprète de « ordre » de justice, mais de mener à l'accomplissement la « spiritualité de 1 ante » t FU I,
sa pensée déserte les voies idéaliste et matérialiste, et dépasse le rationalisme ou le senti­ 141), en invitant le « m oi» qui souscrit à une telle exigence, â « sc suffire à lui-même », en
mentalisme, cians lesquels se sont épuisées, pour ne pas dire fourvoyées, les diverses jouissant et en se ré-jouissant de l'équilibre interne des puissances de sa subjectivité. Que
«philosophies» de la «subjectivité» qui lui furent contemporaines. Toutefois, l’on l'éthique concerne le Soi et rien d’autre que soi, qu’elle sc résume en ce principe selon
comprendra aisément qu'il n’en est pas moins nécessaire que se pose également à nous lequel « l ’amour de soi-même est toujours bon et conforme à l’ordre» (E , 491), cela
cette question cruciale : Rousseau lui-même a-t-il eu la force - la force d’âme - de se devrait à tout le moins nous inciter à penser qu’elle précède ta morale, non seulement au sens
hisser à la hauteur de son propre questionnement philosophique ? où I’ « accomplissement » éthique dccltacun peut le disposer à faire preuve de compassion
Mettre à nu les tenants et les aboutissants de la sagesse cordiale de Rousseau est véritable (car « un coeur plein d’un sentiment qui déborde aime à s’épancher » [ ibid.,
certes une entreprise qui suppose que nous nous mettions en quête, au moins à titre 494] ; ce qu a leur manière, les Dialogues répéteront en ces termes : « La bonté, la commi­
liminaire, des raisons pour lesquelles ce dernier a souhaité en fonder la nécessité dans la sération, la générosité, ces premières inclinations de la nature [.,.] ne sont que des émana­
structure du sentiment de 1 existence, c ’est-à-dire, comme il le suggère aussi bien, dans tions de l’amour de soi [...], des besoins de son coeur que [l’homme naturel] satisfera plus
cette « passion indifférente en elle-même au bien et au mal » (LC B , 935), dans cet « en pour sort propre bonheur que par un principe d’humanité qu’il ne songera guère à réduire en
deçà de la distinction du bien et du mal » où peut encore se décider le meilleur usage de règles » [D, 864]), mais aussi parce que la ré-jouissanee de soi, constitutive du comporte­
notre liberté naturelle. Mais nous ne saurions oublier que cette découverte implique ment éthique, dispense celui qui s’y résout d'avoir à obéir aux préventions ct aux mises en
surtout que nous soyons à même de mesurer correctement la différence qui sépare le garde de la morale, tant il est vrai, comme Rousseau l’a dit en une semence décisive, que
Fondement de l’éthique de celui de la morale, la bonté à l’égard de soi, de la justice et « quiconque se suffit à lui-même ne veut nuire à qui que ct soit » {ibid., 790).
de la bienveillance a 1 égard d autrui. Car, chez Rousseau, la question de la morale (je Dans cette subordination de la morale à l'éthique, dans cette sagesse propre à
ne parle pas pour l’instant de l'éthique) ne surgit dans toute son ampleur qu’à partir du 1’ « homme de goût », qui suppose que les résolutions éthiques ne contredisent jam ais les
moment où l’on ne se suffit plus de fonder son action sur le seul respect de valeurs préceptes de la morale, quel rôle la philosophie est-elle appelée à jouer ? Pour Rousseau,
rationnelles, idéales et soi-disaitt « autonomes» —l'auteur de Xlimite s’étant en effet peu philosopher « véritablement » ne consiste ni à se préoccuper d’écrire des livres dits « de
à peu convaincu de cc que l’on affecte encore aujourd'hui d'ignorer, à savoir que philosophie », en recouvrant par exemple de commentaires tlne parole qui, pour n’avoir
« toute valeur, ainsi (pic le notera clairement Scltopenhaucr dans son Fondement de la pas fait au préalable l’objet d’une appropriation spirituelle, n’est de toutes les façons pas
momie, est une grandeur comparée ; on peut même dire qu’elle comporte une double à soi ; ni â réfléchir sur des concepts dé tenu inés, des idéalités ou des abstractions qui ne
relation : elle est irlalive pi 'entièrement parce qu’elle existe puni quelqu'un ; seconde­ font jamais que sc substituer à celte « réalité» dont la manifestation, toute ilillcrcnlc,
ment, elle est comparative, puisqu’elle existe en regard d’une autre chose d'après laquelle relève principalement tlti cti-ur1. Le philosophe ti’iiccuimile pas du savoir dans U- but
elle est estimée »', et que c ’est cette relativité essentielle de la valeur, c'est sa réllexivité «orgueilleux» de satisfaire sa « cu rio sité » ; il u’est ni un éclectique ingénieux, ni un
savant compilateur, comme ott ifcn voit que trop à toutes les époques. Aux yeux du
constitutive qui l’empêche de participer absolument à la Ibndation dernière d'une sagesse
Promeneur solitaire, philosopher est un acte qui équivaut bien plutôt a être soi-meute
digue de cc nom. Certes, une « lo i» , un «com m andem ent» de la raison, ainsi que le
- c'csl-à-dirc vertueux - , en puisant dans son « Tonds» le plus personnel (qui est aussi
« devoir » qui en dépend Ct y trouve sa raison d'ëlrc, toutes ces formes impératives peu­
le plus universel, le plus communautaire) la force de sc maintenir au sein de la vérité
vent bien assurer sa légalité au comportement moral, mais il appartient, comme on le
phénoménologique originelle, rivé au « principe affectif » de l’être, enfoncé dans la vie
verra au chapitre 3 de ce livre, à la Seule eompasston de fonder la véritable moralité, pour
naturelle - ou dans la nature comme rie - , jusqu’à ce qu’il devienne nécessaire d agir
autant que la pitié se définit comme l'unîque «vertu naturelle», l’unique puissance de
en elle comme cette rie « s’exprime » elle-même « pathétiquement » en soi.
l’âme que l’on ne récuse jamais qu'en sc mentant à soi-même, que l’on ne dénie tou­
Conformément à cette vita phitosophwa dûment revendiquée, qui est-ce qui serait
jours qu en s opposant à sa vérité intérieure, et en SC mettant, consciemment ou incons­
alors en droit d’agir authentiquement ? Ni l'individu au sens empirique du mot - fin -
ciemment, « e n contradiction » avec soi. Par conséquent, plutôt que de sc contenter de
viser à la réalisation de valeurs posiLives, la morale rousscauislc, tout imprégnée du
scepticisme théorique de son auteur, préfère regarder à la bonne application de cette
«seule vertu naturelle» qu'est la p itié; et c’est sur relie hase qu'elle se propose de 1 Clriir détermination fie l:i Trîtlilê rH n li w m m i à ce f|iii en constitue l'essence, a savoir I’iiilrriivilr,
csi t otisiaiite ( lu-/. Rousseau ; elle c*l par l'Jîi'iicpli* dûment indiquée dans le texte inachevé h u ile et Sophie
, Df\, que je eile ici parce rjn'it *** lunin* cnnnn que les antres. S'adressant a lanile, Rousseau relit
I. Li St lluprnh.uiri' dr ronrlurr :mssiln| ; ,< Déttuhê de c,-\ dm\ leh/tinn Ir i l'itt't'jii <lc vnlntr find toute 1i i (|t i , •qui est réel, ce qui est rxi tl au t pour lui c ’est ta vio, ta saule, ta jeunesse, la raison, tes talents,
u^iii/initioii -> [!.t- ioiulannit </<■ ht mouile, $ H, trad. M .-R. U.isii.u», l’.uis, I I,...... i mu, 1!>:*L\ ]). I 2(>-1 27). t ' ■ es vertus, rnltn, si tu le veux, et par conséquent ton bonh eur » {hS\ !HH»L
6 Rousseau, éthique et passion Avant-propos 1

dividu que l’on perçoit et qui s’aperçoit lui-même dans le monde - , ni même « l’âme Risquerait-on toujours d’appeler cette singulière attention à la vie un souci d ordre
contournable en soi-même», comme aurait dit Montaigne : ces lieu-tenants de la sub­ moral ? Si l’Éthique de Spinoza ne se préoccupait pas tant d’identifier dans 1 essence de
jectivité sont sans doute aussi perdus dans leurs opinions qu’éperdus d’illusions. Non, l’homme la liberté à l’exercice de la raison, il est probable que Rousseau eût souscrit à la
« cela » à quoi il incombe d’agir authentiquement n’est pas le moi (le moi réflexif, objet proposition selon laquelle « l’homme libre ne pense à rien moins qu à la mort et sa sagesse
de la consciente de soq, mais la vie qui (use en mot et ainsi me dorme d’être pour autant est une méditation non de la mort mais de la vie »'. Car, loin de se fonder en raison, le
et aussi longtemps que je l’incarne. « bon usage », le seul usage convenant de la pensée et de l’action s’enracine, au dire de
Pourtant, agir authentiquement n’est pas encore agir-convenablement. Cela Rousseau lui-même, dans le seul amour de soi, ce sentiment primitif, inné et incessant, en
même qui agit authentiquement n’agit convenablement que si la vie au principe d’une grâce duquel « naît à la vie » le Soi vivant, ou, comme il le dit dans son propre langage, le
telle action parvient, sous certaines conditions définies justement par l’éthique, à une « moi sans contradiction ». C ’esl dans l’auto-afTeclion de sa jouissance de soi que sc fonde
plus forte expansion de soi, à une intensification plus sensible de sa liberté et de sa « per­ en effet, do manière apriorique, le sentiment d’exister et d’éprouver toute chose avec la
fectibilité » intrinsèques. Qu’exprimerait alors celte vie en s’ordonuam ainsi à une certitude apodictique mais tout aussi indémontrable que les choses épiouvécs ne tiennent
sagesse appropriée ? A tout lè moins elle attacherait Je plus grand prix à la nécessité où leur être véritable que de l’expansion de cette vie qui, de part en part, nous saisit, nous
elle se trouve toujours, et quelles que soient les circonstances, de devoir s’accorder à ce transit et nous fait apparaître ces choses comme elle-même s’offre en partage. Aussi, ce qui
qui seul la conserve et 1 accroît, soit à sa propre essence, en tant que cette essence s’avère prend sous sa plume le nom illustre et si approprié de « sagesse » n’est-il rien d’autre que
même et différente à chaque fois et en chacun... Toute « bonne action » découlerait cet « a n de jouir » (un art de jouir dont le matérialisme philosophique de 1 époque,
ainsi de cette « convenance » préalable : là serait la condition d’un « bon usage» de la compte tenu de son aveuglement devant l’essence spirituelle du vivant, ne pouvait même
liberté.
pas avoir l’idée)—un art qui permet à chacun de se tenir constant dans 1 instance de 1 ori­
S agissant de cette convenance tout juste mentionnée, il faut savoir également qu’elle gine, et d e« nourrir en soi le plaisir d'exister» (D, 816).
ne détermine pas seulement tes réquisits de la « philosophie morale », mais qu’elle fonde Alors même qu’il entend développer ces thèmes, le présent ouvrage ne propose pour­
aussi - et ceci est d’importance - une éthique de la philosophie. Une éthique qui a, cepen­ tant que des prolégomènes à un « Traité de ia réjouissance » que j’espère un jou r pou­
dant, elle-même et en tant que telle, partie lice avec une esthétique, dont il importe, avant voir écrire et publier, L’idée en a surgi à la suite d’une brève lecture. Un très court
tome autre préoccupation, de définir les réquisits et de bien mesurer la portée. Ce fut l'ob­ texte, quelques lignes à peine, dont la signification rapportée a l’égarement de notre
je t de mou premier livre publié sur Rousseau1- et consacré presque exclusivement au Dis- époque m'a paru encore plus vraie qu’au moment de sa rédaction, il y a plus d un
cotiri sut tes sciences et tes arts de 1749 - , dont on pourrait, je crois, tirer ta conclusion sui­ siècle. Hier, ce n’était qu’une pensée audacieuse et clairvoyante - celle de Kierke­
vante, à savoir que si philosopher c’est penser avec toute la force d’âme nécessaire à la gaard - quiVaffirmait ; aujourd’hui, c ’est l’histoire tout entière qui nous en apporte la
(rc) tenue de soi au cœur delà vérité, alors cet acte ne s’accomplit effectivement que parla
troublante confirmation.
grâce d une pensée dont le con-tenu consiste en cette même retenue se tenant résolument à
J e le cite :
son principe originel et ne quittant jam ais la « position » de ce sentiment intime d’exister,
dont participe la force d’âme dès lors qu’elle s’auto-affirme et s’auto-détermine librement. « A mesure que la vie s’écoule et que l’existant passe par son action dans la trame
Philosopher, cela consiste donc non seulement à penser la vertu, mais à penser avec de la réalité, il devient plus difficile de distinguer l’ordre éthique de l’extérieur, tan­
vertu - et de ce fait, à agir « convenablement ». Telle est sans doute la raison pour laquelle dis que semble se confirmer d'autant la thèse métaphysique que l’extérieur est l’in­
toute l’œuvre de Rousseau (y compris L a M uselle Héloïse et Les Confessions) semble à pre­ térieur, et l’intérieur, l’extérieur, l’un étant tout à fait commensurable à l’autre.
mière vue relever de la « morale ». Telle est la tentation, et c ’est pourquoi la tâche éthique devient de jou r en jou r plus
Reste que si l’on ne conçoit la morale que d’un point de vue normatif, si l’on n’y voit difficile à accomplir, pour autant qu’on l’a découverte dans l’exaltation initiale et
jamais qu’une conformation de la conduite humaine à des règles, des lois, des impé­ vraie de l’infini [de l’intériorité subjective] où elle se montre le plus clairement. »
ratifs, des commandements, et ultimement à des valeurs transcendantes, je crains que Assurément, n’en savons-nous pas quelque chose aujourd’hui ? La tâche éthique
1 on ne puisse guère se retrouver dans les préceptes rousscauistcs. Pour Rousseau, en n’cst-cllc pas devenue de plus eu plus ardue ? C ’est à peine si nous ne désespérons pas
effet, la vertu ne saurait apparaître à l’occasion d'une action visant certains motifs d’en venir jam ais à bout ! lin règle générale, nous concevons si peu ce qu 'il nous est dinme
idéaux et socialement validés : elle ne surgit que si l’agir ainsi que son mobile subjec­ d ’être, de faire et de viore, qu'il m’a semblé urgent de commencer par mettre éthiquement
tif direct - le désir - se re-prennent en leur propre virtualité essentielle, c ’est-à-dire aussi­ en question la tentation évoquée par Kierkegaard, et philosophique me lit, la possibilité
tôt que l’action s’instaure au cœur de cette puissance en « vertu » de laquelle, précisé­
d’une « réflexion » de l’essence dans la réalité extérieure, lit c'est la prise en compte
ment, il lui est donné d agir — et cela de telle sorte que le vertueux n’accède à la
d’une telle instance qui m ’a conduit au seuil de la doctrine rousseauiste.
«sagesse» qu’après qu’il a appris, non point à mourir, comme le souhaitait encore C ’est dire que cet essai ne souhaite pas s’inscrire dans le cadre de ce qu on appelle
Montaigne, mais, bien au contraire, à jouir enfin de la vie telle qu’elle se révèle à lui, communément 1’ « histoire de la philosophie». Non que cette honorable discipline
c’est-à-dire à soi, comme sa nature propre ; à jouir de cette jouissance que la vie est en
manque de grandeur ou de nécessité. Mais il se trouve qu’elle aura assez servi la cause
son fond, et par conséquent, à se ré-jouir intimement de ce qu’elle édifie en soi, c ’est-à-
dire en lui, comme son être-Soi,
1. Spinoza, Éthique ÎV , ptop- 67, trad. R . Miarahi, Paris, PUF, 1990, p. U 1 .
2. S, Kicrkiwmirri» Pajt'Striptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques », trad, r .- r i. iis-
1. De la véiitabte philosophie. Hrmutau au commencement, Paris, Le Nouveau Commerce, 1ÍPJ4, scuu et É. jLiicpu-t^rivïViiiii tlluurm lumplètes, l. X , Paris, I.’O rantc, IÎÎ77, |).
8 Rousseau , éthique et passion Avant-propos 9

rousseauiste depuis plus d’un siècle pour que l’on se permette enfin de consacrer à celle- « forclusion », qui forme le point d’achoppement contre lequel n’a laissé de se briser (du
ci l’effort d’une interprétation philosophique. Pourtant, la clarification de ma démarche moins jusqu’au moment exceptionnel des Rêveries du promeneur solitaire) le processus
interprétative au seuil de cette étude ne devrait pas laisser entendre que celle-ci résulte­ d’unification et de cohésion de la doctrine tout entière. Que la connexion structurelle
rait seulement d’un constat factuel (à savoir qu’il existe, au sujet de Rousseau, d’excel­ entre la jouissance de l’amour de soi (autrement dit : la « bonté naturelle ») d une part,
lentes études d’historiens de la philosophie, et que ce travail n’est plus prioritaire). Elle et la souffrance de l’être, de l’autre, n’ait guère été reconnue comme telle, qu’elle fut
exige que je réponde aussi à la question suivante : y a-t-il des raisons intrinsèques pour les­ même, pour des raisons qui relèvent aussi bien de la psychologie de I homme que de
quelles la doctrine de Jean-Jacques Rousseau requiert de nous une interprétation philo­ l’éthique de l’auteur, constamment niée par Rousseau, la jouissance de soi devant appa­
sophique ? Question qu’il importe d’ailleurs de redoubler aussitôt par cette autre : quel remment relever de l’essence comme la souffrance de soi de l’existence, l’une de la néces­
sens faut-il ici donner au mot d’ « interprétation » ? sité comme l’autre de la contingence ; et, par conséquent, que l’affectivité comme struc­
A la première de ces questions, je répondrai avec anticipation, en disant que si la pen­ ture fondamentale de l’être, matière première de la manifestation de l’étant et essence
sée de Rousseau nécessite non seulement qu’on la commente, mais aussi, et surtout, qu’on pure de la vie, n’ait pas été suffisamment déterminée sur le plan ontologique pour deve­
l'interprète philosophiquement, c ’est en raison du fait qu'elle recèle en soi un problème qui nir réellement un problème, c ’est là sans doute la raison interne de la difficulté philoso­
justifie, à lui tout seul, et son sens et son style. Ou, pour être plus précis, que l’exégèse de phique qui grève généralement la compréhension de l’oeuvre de Rousseau - une raison
cette œuvre s’impose parce que son auteur, soumis comme il l’a été (et comme nous qui fait que cette œuvre exige maintenant de nous que nous y consacrions enfin une
aurons aussi à le comprendre) à l’emprise de présuppositions théoriques et morales aux­ « interprétation philosophique ».
quelles il n’aura guère su se dérober, a manqué, selon toute apparence, de problématiser Mais il me faut encore reconnaître ceci : cette interprétation, convaincue des
assez originellement - c’est-à-dire de manière proprement transcendantale - l’essence de « limites » essentielles que comporte, au regard de l’esprit, la perspective « historique »
cette subjectivité vivante, appelée par lui « nature », qu’il avait pourtant bien eu le souci —celles-là mêmes qui séparent la pensée de la science, la philosophie de l’idéologie, la
de poser au principe même de l’être. Accomplir une telle problématisation, afin que puis­ vérité de l’exactitude - , n ’a pas d’autre devoir que de se laisser aller à les franchir pour
sent être résolues toutes les questions qui viendraient à se dresser dans son sillage : voilà ce pouvoir je te r un pont à la mesure du présent, entre le passé et l’avenir. Aussi, en évitant
qui constitue en priorité le but de l’interprétation qui va suivre. le commentaire historisant, il m’a semblé également nécessaire de prendre le parti de
Quant à la seconde question, sans doute nul n’est sans savoir qu’il est revenu à un montrer quel lieu occuperait une pensée comme celle de Jean-Jacques Rousseau au
philosophe comme Heidegger d’avoir su parfaitement mettre en relief les raisons pour regard de la philosophie dont nous nous croyons les hériüers - et qui nous enjoint
lesquelles les interprétations philosophiques ont à différer du simple commentarisme, depuis près d’un siècle de nous départir des structures de la métaphysique. Ce parti, ou
jusqu’au point parfois de s’y opposer absolument. Dans un cours consacré à la pensée plutôt ce pari m’a alors conduit à prendre une double décision : d’une part, pour ne pas
kantienne, l’auteur de Kant und das Problem der Metaphysik notait en effet que son inter­ surcharger la démonstration, j ’ai délibérément écarté du corps de cet ouvrage certains
prétation, comme toute interprétation authentiquement philosophique, n’avait pas à pans de la doctrine rousseauiste, qui relèvent en fait de l’application à des questions spé­
poursuivre « le dessein pseudo-philologique de manifester un “vrai” K ant - qui n’existe cifiques des principes fondamentaux explicités ici-même (ainsi, par exemple, le senti­
pas ». Son but, de même que son efficacité incontestable, devait bien plutôt reposer sur ment de la Nature, ou la vision de [’histoire, ou encore la pensée politique, thèmes qui
la considération suivante, à savoir que « toute interprétation philosophique est en soi feront assurément l’objet d’études particulières) ; d’autre part, j ’ai tâché de souligner
destruction, débat et radicalisation, ce qui n’équivaut point à un scepticisme. Ou bien quand il le fallait, c ’est-à-dire le plus souvent, la présence de la phénoménologie, en
elle n’est rien du tout, elle devient un simple babil, qui se borne à rabâcher de manière requérant ainsi, dans cette approche fondamentale de la « chose même », ce qu’elle
plus circonstanciée ce que l’auteur lui-même avait exprimé mieux et plus simplement. pouvait offrir de vivifiant et de libérateur quant à la tradition1.
Toutefois, par rapport à Kant [mais, en nous appropriant ce texte, nous pourrions aussi bien Car c’est non seulement parce que, comme Rousseau aimait à le répéter pour son
dire : par rapport à Rousseau], il ne suit point de là que nous devions déclarer ses preuves compte personnel, « la lettre tue et l'esprit vivifie» [E, 471), mais aussi parce qu’il s’est
correctes et les laisser à ellcs-mcmcs - il en résulte tout au contraire l’exigence de rendre agi pour lui, et par conséquent pour moi qui souhaitais me mettre à l’écoute d’une telle
ces preuves réellement transparentes, afin d’apercevoir justement ainsi le fondement sur pensée, de porter à la lumière un concept pur de la subjectivité, ayant pour effet le plus
lequel elles reposent, lequel fondement, pour [l’auteur en question), est lui-même pré­ considérable de battre en brèche celui auquel notre prétendue modernité (ou « post »-
supposé sans examen »'. modernité) a bien voulu souscrire, c’est pour ces raisons, dis-je, que le problème d’une
C'est ainsi que, dans le cas de Rousseau, il apparaîtra peu à peu (si, bien sûr, le lec­ telle « situation » ne pouvait prétendre à son entière résolution qu’à la condition que
teur me fait l'honneur de me suivre jusqu'au bout) que ce fondement réside dans la s'ouvre au préalable la question de l’essence de la subjectivité transcendantale. Or, c'est
conception des rapports devant unir a priori l’amour de soi et le désespoir. Ou, pour cela qu’accomplit toute phénoménologie qui se veut radicale ; et c ’est cela qu’a adinira-
mieux le dire, que c ’est l’expulsion immédiate et non suffisamment justifiée de la souf­
france de soi hors du règne du fondement, hors de la nature originelle - c’est-à-dire de
ce « pur mouvement de la nature » que la subjectivité, à « l’état de nature », ne laisse 1. O» irmanyv‘ra ciiVi rii- nnmhrcuscs repris« il m’arrivera rie ri 1er les tenants rie la phénoménolo­
gie ria-siqur : Edmond Husserl et Martin Heidegger. C ’est que leur pensée - ei plus particulièrement relie
d’éprouver en soi comme son être même - , que c ’est cette constante et quasi instinctive tir H' i l' KC' r - me parait, sur le plan phénoménologique, être à l’nppusé de celle de Rousseau. Il ressort
meme tic mutes les citations qui' i’rn Jais, que //itêt^jjft et1 1 ' . i n n ~ 'fsu par excelfmn (bien plus d ailleurs
que relui qui pensa II l'être lui-même, à savoir Nietzsche). Ctmirontrr la phéiioméuoluiïic impliriir de
1 „ M. Heidegger, Dr l'essence de la liberté humaine. Introduction à la philosophie, trad. E. Martineau, Paris, Rous-’-au au « svirmontement de la métaphysique » de Heidegger est donc une épreuve qui permet, de
Gallimard, 1987, p, )(>]. manière éclairante, que .soirni dégages le Irmirt/ant il ta maêrmitr fanciht de la pensée rousseauiste.
10 Rousseau, éthique et passion Avant-propos 11

blement mené la «phénoménologie matérielle» de Michel Henry, dont on s’apercevra écrivains jeunes, qui sont en train de créer quelque chose. Ils risquent d’etre étouffés
très vite combien elle m aura été stimulante, profitable, et pour tout dire nécessaire. d’avance. Il est devenu très difficile de travailler, parce que se dresse tout un système
D ’autant que l’entreprise phénoménologique proposée par Michel Henry suggère d’“accuituraiiim" et d'anlicrêmion, propre aux pays développés. C ’est bien pire qu’une
avant toute chose de rompre avec ce qu’il faut bien appeler le « monolithisme » de [’his­ censure. I.a censure provoque des bouillonnement:' stni terrai ns, mais la léatliou, elle,
toire de la métaphysique telle qu’elle se trouve avoir été décrite par Hegel et Heidegger, veut rendre tout impossible. Cette période sèche ne durera pas forcément. » ‘ Ce nés, en
I W une phénoménologie de la vie immanente, venant à s’opposer aux concepts fonda­ période de réaction, quand le cynisme gouverne et fulmine de partout, rendre la vie
mentaux d'une pensée de l’être (ce ittutsccndoss par excellence^ Je pareil ne revient jus­ impossible à la jeunesse devient la chose du monde la mieux partagée. En ions lieux du
tement pas toujours au Même. Au reste, l'on aurait à cet égard tout lieu de croire qu’en navire-civilisation, ou s’emploie à boucher les horizons, à obstruer tes écoutilles et à les­
rompant décisivement avec cette approche unilatérale du passé, il deviendra même pos­ ter les cales. Et il n’y a plus dès lors qu’à se résigner au naufrage. O r, je crois pouvoir
sible, pour ne pas dire obligatoire, que la pensée « française », en son éternelle pudeur dire aussi sans me tromper que tout livre consacré à rendre hommage au noble courage,
affirmative, refasse enfin surface en prenant désormais sous son aile des pensées qui, à la persévérance et à l’héroïque ténacité de Rousseau, toute méditation ayant à coeur
jadis, avaient tissé avec 1 esprit qu’elle incarne des liens quasi identifie a toi res (c’est ainsi de mettre à l’honneur 1’ « anticonformisme » de sa pensée, y « résiste » à sa façon, ce
que Hölderlin ou Nietzsche s’étaient retrouvés, comme par hasard, attirés dans leur exil livre en particulier gageant, contre tout défaitisme, qu’il n’en sera pas toujours ainsi,
de la pensée allemande, c est-à-dire, au fond, de la métaphysique, dans cette terre qui même si aujourd’hui nous y sommes en plein, et n’en voyons pas encore le bout. Bien
nous est, à nous, si familière). Tel est, en tout cas, le secret du rapport qui unit Hölder­ que la sécheresse du désert croît et nous prend à la gorge, nous ne cesserons pas, je veux
lin à Rousseau, rapport que Heidegger d’ailleurs s’est toujours bien gardé d’aborder de le croire, d Ve livrer comme il convient. Pour m’avoir fait confiance et permis de m ex­
front, comme si Hölderlin ne laissait d’être bien plus «gran d » que le maître qu’il primer publiquement, je remercie cordialement cl chaleureusement mon éditeur
saluait pourtant lui-même comme un demi-dieu (ainsi, dans son hymne « Le Rhin » on Roland Jaccard.
dans son Ode en hommage à Rousseau). Or, il se pourrait bien que la grandeur de la I.a deuxième remarque est que depuis plus d’une vingtaine d années, nous assistons,
pensée bülderlinienne ne puisse se manifester véritablement que sous cette lumière quasi en ITance comme à l'étranger, à une véritable extinction des études rousse a uisles.
divine, puisque Jean-Jacques, à en croire le poète souabe, est le seul à avoir pu et su Aurait-on pressenti qu’on avau enfin fait le tour de cette pensée protéiforme ? On aurait
partager la langue des dieux, a avoir entrepris le voyage vers la source de toute parole, d’autant plus de raisons de le penser qu’il aura fallu attendre plus de vingt-cinq an sla
là où la pensée s’éprouve dans la vie avant qu’elle ne se fige dans les termes d’un livre' publication du cinquième et dernier volume de l’excellente édition des Œuvres complètes
qui, comme le disait déjà Platon, ne peut de toute façon répondre de rien. Inversement, de Rousseau dans la « Bibliothèque de la Pléiade » ! Qu’on ait hélas perdu le goût ou le
celui qui peut répondre est celui qui parle au nom de soi. Et celui qui parle ainsi en son désir de s’attaquer à un tel monument, cela peut à la rigueur se comprendre, vu la dif­
propre nom (et qui est parfois contraint, pour ce faire, de renoncer à son nom propre1) , ficulté de la tâche. Quant à pouvoir jeter un regard neuf en direction d’une doctrine
parle en véritable auteur —c’est-à-dire avec autorité... dont on estime avoir réglé le compte de l’auteur au nom d’un certain « humanisme »
Il est toutefois grand temps de mettre un terme à ce trop long préambule. J e conclu- aujourd’hui généralement de mise, les véritables fidèles de la pensée de Rousseau
xai par deux courtes remarques. - La première est une confidence. En rédigeant ce n’osaient même plus y songer. En outre, tout porte à croire, qu’après avoir été délaissé
livre, il m’a été donné en effet d’éprouver à chaque phrase, à chaque mot, non seule­ par la recherche, Rousseau est définitivement passé à la trappe de l'opinion, de cette
ment combien était juste 1 intuition de Nietzsche selon laquelle la philosophie peut être opinion à propos de laquelle il n'a cessé pourtant de dire que celui qui y sacrifie s’em­
légitimement considérée a certains égards comme « la confession de son auteur », ploie du même coup à devenir inexorablement le fossoyeur de l’esprit. Puisse donc le
comme une « sorte de mémoires involontaires », cependant rarement pris pour tels2*,' lecteur du présent testamtn reconnaître que son auieur n’a guère voulu eu faire autant.
mais aussi combien pouvait être pertinent le constat que Gilles Deleuze avait lucide­
ment formulé un jou r de 1989 et que la réalité a depuis corroboré et illustré au plus
haut point, peut-être même de manière bien plus critique et bien plus navrante qu’au 1. G, Deleuze, Pourparlers, Piiris, Minuil, 1990, p. 41-42.
moment où il avait été énoncé. Après avoir déclaré : « Nous vivons depuis quelques
années une période de réaction dans tous les domaines. Il n’y a pas de raison qu’elle
épargne les livres. On est en train de nous fabriquer un espace littéraire, autant qu’un
espace judiciaire, un espace économique, politique, complètement réactionnaires, préfa­
briqués et écrasants. [...] Comment résister à cet espace littéraire européen qui se cons­
titue ? Quel serait le rôle de la philosophie dans cette résistance à un terrible nouveau
conformisme ? », Deleuze poursuivait en confiant à son interlocuteur : « Maintenant ce
qui me paraît difficile, c est la situation des philosophes jeunes, mais aussi de tous les

I . Comme le démontre d’ailleurs de manière aveuglante un livre comme les Dialogues. Rousseau juge
de Jean -Jacqu es. 5
2.. Cl. F. Nietzsche, Far-delà bien et mai, trad. C. Hcim, in Œuvres philosophiques complètes I. VI êci
Colli-Montinari, Paris, Gallimard, 1971, p. 25.
Introduction

Est-ce que j e dis cela parce que j e méprise la civilisa­ Sautons à pieds joints dans Je vif du sujet. Le sujet est vif, et il l’est
tion, ou quelque chose d ’approchant ? Au contraire,
d’autant plus qu’il s’agit de la vie. De cette vie que nous ne nous sommes
c’est précisément parce que j e considère, parce que j e
point donnés à nous-mêmes, dans laquelle nous avons toujours déjà sauté
respecte comme étant » civilisé» ce qui est authenti­
quement humain ; c ’est-à-dire vivre selon la nature, et
à pieds joints, et de tout ce qu’il nous appartient d’en penser et d’y faire,
non contre elle. sitôt que nous décidons d’en user pour notre bien. Ou pour notre salut.
Mais quel est notre bien ? Et qu’appelle-t-on notre salut ?
V . V an Gogh,
Doublant la longue file des philosophes qui, dès l’aube de la pensée,
lettre à T héo , novembre 1883.
ont tâché de répondre à cette suprême question, Rousseau, pour nous
livrer sa part de vérité, n’a pas manqué de se hisser au premier rang. Et
celte place, force est d’avouer qu’il ne l'a plus quittée depuis. Non seule­
ment personne n ’est venu la lui contester, peut-être parce que nul ne s’est
encore aperçu qu’il l'occupait vraiment ; mais il semble que personne non
plus n’ait réussi à passer devant lui et à lui faire de l’ombre.
Pour Rousseau, notre bien n'est autre que notre intérêt supérieur,
notre «intérêt bien entendu» [CS-Ir 289). Serait-ce que sa sagesse ofïri-
rait la caractéristique d’être une sagesse plcinememjtBffrwér ? Mais com ­
ment pourrions-nous aller jusqu’à en admettre le principe, nous qui
avons, dans le champ des préoccupations éthiques et morales, subi,
depuis l’époque de Kant, l’ascendant du «form alism e», sinon souscrit
aux méditations schoponhancriennes sur les divers visages de l’égoïsme;
lions qui n’avons pas été non plus insensibles à la puissance du projet
schelrricn d’une «éthique matériale des valeur^» ? Ce dont il finit pour­
tant se rendre compte d'emblée, c ’est que cet «intérêt » qui est le sien cl
qui ne participe ni de la loi, ni de la règle, ni de la valeur, la sagesse tic
Rousseau l’a dégagé sans jatnuis^voirjm_à.s.c_cuiifocmrr à. des .exigences
formelles, formalistes ou transcendantes - l’important pour lui ayant
consisté à prendre soin d'enraciner à chaque fois le contenu phénoméno-
logique du comportement, la sub stance même, du_<<_bien_agir», dans les
14 Rousseau, éthique et passion Introduction 15

déterminations intimes de la vie individuelle et son affectivité constitu­ dra bien sur revenir) est U seule chose qui puisse nalureltemeniSonâer laju s- -
a i s C est ainsi qu’il existerait, selon Rousseau, une éthique de l’affectivité lice m orale en tant que b ien faisan ce,.Q ^ arcL d ’autTyj. Naturellement :
et, par conséquent, un certain type d’action - u n jL jcrtaïn u m aid k .m l c’est-â-dire sans recours à l'artifice tic la loi, ou aux stratagèmes de la rai­
tioji_che^I hontme du désir et d é jà volonté - qui, par îa'Triï^ple» réso- son raisonnante. O r, dégager un tel fondement naturel, voila gifijuippose
lution de « iigurnrjsn sgi J e t a isir d’exister» (D , 816), conduirait celui- que l’on ait d’abord scindé l’éthique de la moxale, et montré qu’à chacune
d a la n ^ r e u y e d e s a g e s s e , c’est-à-dire à goûter au contentement de soi d’elles correspond, dans la vie, une aire de résolution différente. Mais c est
et a la réjouissance intérieure. justement à cet endroit que le Promeneur solitaire est allé encore plus loin.
Ces actes, dit aussi Rousseau, procèdent tous d’un « bon usage de la C ar pour lui - et telle elle est, tout compte fait, sa d é co u y e a jn o u ïe , tou­
.liber t é » J £ , 603). - User convenablement de sa liberté, se com porter, jours en attente d’être comprise —« quiconque_se_sjffjJffuizmmiM-vsntmuire.
sagement dans la vie, serait-ce alors ce à quoi devrait renvoyer la « bonne à qui que ce soit » ( D , 790) ; une sentence qui veut dire précisément qu il ne
entente » de son « intérêt » ? Mais de quel intérêt s’agit-il en l’occurrence ? faudrait pas se contenter de ce chiffre que Rousseau lui-même avait voulu
D ’un intérêt particulier? D’un intérêt plus universel? Quel en serait le conférer à sa morale tout entière, et qu’il avait résumé dans la maxime
entere d’adoption ? Qui pourrait en être l’arbitre impartial ? Qui serait suivante: «F ais tort bien avec le moindre mal d’autrui qu il est possible»
autorisé à en juger au nom de tous ? Tout intérêt particulier ne^relève-t-il {D O I, 156), mais qu’il vaut d ’aller encore bien au-delà, jusqu’à toucher
pas de l’amour-propre, alors que l’intérêt commun dépend d’une volonté au fondement secret de cet humble principe moral. Au-delà, ou plus exac­
générale que le moi ne saurait maîtriser ? tement plus haut-, car, pour faire son bien avec le moindre mal d’autrui
Mais est-ce seulement à cette problématique-là que nous introduit la qu’il est possible, il convient suprêmement de « se suffire à soi-même », ou,
sagesse cordiale de Rousseau ? Ne pas s’en tenir, au plan théorique, à la tout au moins, de se prendre suffisamment en charge, c ’est-à-dire en estime,
purt. possibilité de la moralité, comme on le voit chez Kant, mais s’effor­ pour tâcher de tendre vers une manière - toute spirituelle - d’autosuffi-
cer également de considérer (en vue de la mettre en œuvre) les con­ sance et de bonté.
ditions pratiques qui rendent cette possibilité «effectivement» possible, Mais de quelle « suffisance » parlons-nous ? Est-elle seulement envisa­
c ’est-à-dire réalisable ici et maintenant, pour tel ou tel individu, selon sa geable? Et, dans ta mesure où elle n’aurait rien d’universel, comment
nature particulière: tel est en vérité l’enjeu qui transparaît an travers pourrions-nous individuellement la reconnaître ? Autrement dît, à quel
des Jçrits_d e_R oysseau . O r, pour correspondre à cet enjeu, pour en « Soi » l’autosuffisance est-elle censée convenir ? Ce sont là, pour Jean -Jac­
éprouver la nature et l’ampleur, il importe de savoir que la grandeur et ques Rousseau, les questions clés de la philosophie,
^ f°rce ^u \TousseaujsrneTtent à ce qu’j/ subordonne constamment la morale à D ’une philosophie qui, pour se tenir résolument au croisement de la
l’éthique, et, ainsi, fonde la-jnoFale-sûr-queique-diose_qidelle.-mëme n’est morale et de l’éthique, se doit, en premier lieu, de se soucier de poser, de
•P^— C ^ l’étWgue ne traite ni du bien^ni du malien tant ^ u e f ds : non , manière ontologique, pour ne jSas dire transcendantale, u n ira it d’union
pas, bien sur, qu elle y serait en söi indifferente, mais, pour elle, « le » entre lesTléuxpar le fait même qu’elle détermine à leur endroit u n ordre
bien ou « le » mal n’existe pas. Ce qu’elle prend en ligne de compte, ce depréséance. Fonder la préséance de l’éthique sur la morale, dèfimrlasupérvmle
qui vaut pour elle au premier .chef» ce n’est pas le bien et le mal en de la_premiaesur-la seconde, c’est parvenir, nous le verrons, àjineriMutiem-existmz.
général, maisjagn_bien, mon mal, lesquels aptiari ne sont pas ceux d’au- lielie, à unjêrmuement.dans.lavk m caractérise-par la disparition même du pro­
jruî. O r, mon bien ne pourrait-il pas être la cause du mal d’autrui ? En blème moral. C ar enfin, qu’est-ce que le problème « m o r a l » par excellence
recherchant de manière égoïste ou individualiste, ou du moins de façon sinon celui qui s’énonce (négativement) sousda form ede om m enragirsans
égotiste ou individuelle, « mon propre bien », est-ce que je ne me place porter préjudice -o u fa ir^ d u mal à autrui ? D e U t e que si la question
pas dans la position où je pourrais nuire à autrui? jL’éthique/t d l e que «'éthique » se pose elle-même en ces termes : comment se suffit-on a soi-
nous venons de brièvement la définir en la rapportant d’emblée à l’idée même ? et si nous convenons par ailleurs que quiconque se suffit à lui-
<<-coti;en;enlcn[ de soi-m êm e», ne se confondrelie pas avec une même ne veut nuire à qui que ce soit, force est alors d’en conclure qu édi­
morale individualiste, laquelle est une contradiction dans les termes? fier la morale sur des fondements éthiques équivaut à faire disparaître le
Autrement dit, la bonté éthique n’est-elle pas au principe d’une injustice problème moral lui-même. A ce titre, la question primordiale - la ques­
morale ? tion induite par l’ordre de préséance postulé à l’instant —ne peut plus être
A ces questions fondamentales, la réponse géniale de Rousseau aura celle de savoir ce qu’est la morale, ce qui en constitue le principe direc­
consisté à dire que la bonté éthique.(une locution sur laquelle il nous fau­ teur, mais ce qui rend la moralité « effectivement possible » ; autrement dit :
16 Rousseau, éthique et passion Introduction 17

qu’est-ce que l’éthique, et, dans ce contexte particulier, quel peut être autrui que ce que l’on veut bien s’imaginer à première vue. L a vanité, par
« m o n » ititcrct-irirD'compris-L_C’cst cette interrogation, si énorme soit- exemple, pour peu qu’elle nous entraîne à nous grandir à nos propres yeux
elle, que nous souhaitons approfondir dans le présent livre. comme au regard des autres, et à réclamer la mesure de notre être hors de
nous-mêmes, est déjà une offense à Eordre invisible deJam ature. aux pres­
as criptions intimes que la vie nous impose « naturellement ».
a sü
O r, c ’est justement parce qu'il ne s’appliq ue pas à la subjectivité agissante, à
Revenons à la question centrale de l'intérêt propre au « sage ». Nous soriTï ipséité » foncière et à la « position » ontologique qu’elle occupe en tant
disposons d’un texte qui la développe thématiquement : la longue lettre qu’êirc-Soi dans l’ordre de l’absolu, que l’intérêt en question - l'intérêt de
que Rousseau a adressée, le 4 octobre 1761, à son ami Grimpel d’Offre- l’amour-propre - n’est pas véritablement «uersotiDel ». Il existe, par contre,
ville (CC, IX , 143). Cette exposition, dont la portée doctrinale est sans un intérêt à proprement parler «personnel», c ’est-à-dire non extérieur à .
conteste déterminante, repose plus particulièrement sur la question de soi, et c’est celui que détermine ce que Rousseau appelle l’amour de soi. C et
« savoir s’il y jyymfcqriqrale déroontxçe, ou_s;il n’y en a ppint_»- Il est aussi intérêt est à tous égards différent de celui de l’amour-propre, car non seule­
une autre manière de poser la question : les motifs3ë~la « bonne action » ment s’aimer soi-même, jouir de soi et de sa propre jouissance en soi, cela ne
^e„fondent-ils dans la transcendance _de la raison, ou dans Timmanence revient pas à sc préférer aux autres, mais le sujet meme de cet amour insigne
pure de la vie_subjective ? Tel est en effet le problème soumis à Rousseau et « solitaire » n’a rien à voir ngn plus avec celui de l’auto préférence au sein
par son correspondant, et, comme on s’en doute, ce problème _e_sj Join d’un monde ou d’une société; donnés. Le « soi » de l’amour de soi est l’ipséité
d’être secondaire. D ’Olfreville aimerait savoir si Jean-Jacques adhérerait du sujet transcendantal vivant, il est la vie du « moi » agissant et pensant en
à l’opinion d’un « adversaire » anonyme qui aurait soutenu devant lui que vertu de son auto-affection primordiale, et non pas l’identité, posée comme
« tout homme n’agit, quoi qu’il fasse, que relativement à son propre inté­ telle par la réflexion, du moi empirique et conscient de soi qui se prend cons­
rêt, et que jusqu’aux actes de vertu les plus sublimes, jusqu’aux œuvres de tamment lui-même pour le terme de la représentation (terme subjectif et
charité les plus pures, chacun rapporte tout à soi ». Pour sa part, d’Offre- objectif), et se détermine toujours en fonction de tout ce qu’il n ’est pas et de
ville avoue s’inscrire en faux contre une telle conception, les principes ce qu’il ne peut pas être.
moraux de l’action devant être par essence universels et indépendants du Pour éviter de mêler ces deux plans, ne faut-il pas cependant avoir
vouloir de tout un chacun. A ses yeux, la moralité aurait son Uéu propre dévoilé au préalable l’essence de l’être comme auto-affection de la vie ou
dans la sphère idéale des valeurs transcendantes, et l’on ne d^yrartjfaire le nature immanente, et placé le principe naturant de ceite vie dans la « bonté
bien que «p ou r le bien même, sans aucun retour d’intérêt personnel». naturelle » de l’amour de soi ? Il faut en effet s’être éveillé à cette distinction
Voilà pourquoi « les bonnes œuvres qu’on rapporte à soi ne sont plus des cardinale, de sorte que quiconque y sera rompu, quiconque refusera
actes de vertu, mais d’amour-propre » ; et pourquoi il ne faudrait pas non d’amalgamer sans autre forme de procès les deux intérêts et les deux niveaux
plus hésiter à reconnaître que « nos aumônes sont sans mérite si nous ne d’analyse qui doivent leur servir de révélateur (l’un radical et transcendan­
les faisons que par vanité, ou dans la vue d’écarter de nous l’idée des tal, et l’autre empirique et circonstanciel), ne pourra plus désormais se
misères humaines». réclamer en bloc et naïvement des thèses présentées par Grimpel d’Offrc-
Sur ce dernier point, Rousseau ne peut s’empêcher de donner raison à ville, lesquelles ne sont, tout bien considéré, que celles de la morale ordi­
son respectueux admirateur. A n’en point douter, sont le pur fruit de naire. C ’est ce que fait Rousseau, qui confie alors à son correspondant :
l’amour-propre toutes les actions qui s’accomplissent en vue de nous- « Sur le fond des choses, ticn e puis vous dissimuler quc je suis de l’avis de
mêmes, non pas seulement parce qu’il s’agirait alors de notre propre per­ votre, adversaire. » Or, qu’en est-il de ce « fond des choses » ? Comment le
sonne, c ’est-à-dire de notre égoïsme en tant qu’il sert « l ’orgueil de notre reconnaître ?
petit individu » (E , 602), mais, plus fondamentalement, parce que ces Parce que l’amour-propre n’est pas l’amour de soi, et que l’âme jouit
actions supposeraient que nous nous prenions pour l’objet d’une quelconque^ d’une bonté naturelle au principe de son être, il est, pense Rousseau, plus
« réalisation a,-d’une ex-position de soi au sein du inonde, eyjquVJle sse rvi- que nécessaire de tenir compte de cette bonté inhérente à l’essence de la
raient alors à nousjy distinguer, en nous engageant aussi bien à tirer un béné­ vie, quand on prétend connaître ce qu’il en est de l’action « bonne ». Car,
fice direct de la considération que la société tics hommes nous offre en avant même de s’expatrier dans le ciel idéal des Valeurs à majuscules, la
échange. En tant que telles, en tant que dictées par l'égoïsme de l’amour- bo rné f * ce qui sc confond avec le «p u r mouvement de la nature » (I)O I,
propre, ces actions bafouent 1’ « ordre moral » intérieur, et font plus de tort à i r 'e règne sans partage de l’Intériorité. Dire d’une action qu'elle
18 Rousseau, éthique et passion Introduction 19

est, essentiellement bonne, cria revient alors à en inscrire pHmairfmi»nr la met en œuvre » (Lettre à M. d’Offreville, op. cit., 14 3)..L ’intérêLde-l-actioii
possibiiùéjdans^affectivité d u ^ j i e u r d’gxijier.-dans l^ Ü Æ o h d ïIIn ^ ' - son motif le plus profond - slenracine. dans la_yie^il est cette vie même en
sante_d’une pure jouissance de vivre. Le critère de la bonne action étant, tant qu’elle s’éprouve soi-meme dans la-plénitude-ontologîque.de impuis­
de ce fait, de nature.^ phénoménologique » et non morale (c’est-à-dire sance .et de,S0n intpyissanc.e.tontologiques.C’est donc la vie en tant qu’être-
indépendajitejje^quelqn£_«norm e» sociale prédéfinie^ il devient toujours Soij en tant qu’elle m ’engendre comme un moi vivant, doté par essence d’un
possible de montrer, au sujet de n’importe quelle «bonne action », de «je peux » fondamental, naturellement à même d’agir en son nom propre, c ’est-à-
quelle manière il lui incombe de tirer originellement son être de l’auto­ dire au nom de soi, c’est cette vie et elle seule qui agit en effet. Au surplus,
affection de la vie, et pourquoi il lui appartient de surgir nécessairement n ’iL-util pas tout à fait_«.absiuric-dlmaiîincr nn’rimtimmLiiagirnis comme si
au cœur de la subjectivité absolue, en prenant part, de la sorte, à l’autodé­ j’étais quelqu'un d’atiin:.».? Et « n'est-il pas vrai que si l’on nous disait
termination du « moi ». Dans cet ordre de choses, operari sequitur esse. qu’un corps est poussé, sans que rien aie le touche, vous diriez que cela n est
Seulement l’important en morale n’est pas de faire, mais de bien faire. pas concevable ? C ’est la même chose en morale quand on croita jâ p a n sn u j
Or, et c ’est l’évidence même, nul ne peut bien faire s’il n’agit pas. D ’où les intérêt». Pas plus qu’il n’y a d’action injustifiée ou immotivée,.11 d)ac-,
questions que pose Rousseau à l’attention de D ’Offreville r connaissons- lion « objective »j. d’agir à la troisième personne. .Tout agirj^tjonctèrcmejU
jious lavé ri table assène e_d.eJIa.cJtÎQH, nous qui prétendons nouroccuper de intéresséffi t-ce l’agir moral ou éthique, et cet in.téret s’inipose^cqmmcjLtie-
morale!^Avons-nous seulement songé qu’il ne saurait y avoir d’action, exfression de TûTAutrement dit, le principe de toute action réside dans l’es­
sans qu’elle ne soit, par essence, déterminée ? Mais de q u e lle n a tu re parti­ sence de là" subjectivité monadique, glle se /on d e, ^p dejnjer ressort, dans
cipe cette détermination ? Est-elfe de l!prdre_ des motifs transcendants, l'immédiat ion absolue de son pur am ourdé soi.
causes extérieures à inaction eUe-jnême, mai.s agréables juniversellement
p a ria raison, ou n esl-eüe pas plutôt de l’ordre (les mobiles subjectifs, fon-
^ s d a n s l ’archi-mouvement de lavie inffividueife? ’ _
Plus loin, évidemment, il nous sera donné d’indiquer pourquoi et com - Mais quel est l’intérêt qui détermine la bonne acm— ,-------------- — ,-------
ment l’agir en général procède d’un « b esoin naturel » ou « absolu » qu’il propre ment.parlent Si la bonté de l’action est naturelle, au sens de la nature
viS£-tQUjours à satisfaire. Toutefois, nous indiquerons dès à présent que ce chez Rousseau, si elle ne lui survient pas de l’extérieur (l’action recevant
besoin au principe de l’action consiste, pour Rousseau, dans l’incessante et alors une signification que lui prêterait par surcroît une conceptiqn.axiqlo-
initiale passion du Soi à l’égard de soi-même - dans cette pure Passivité de l’ai- |pqu.e.,duj«bferi m o ral»), si donc l’action bonne n’est jam ais l’objet d’une
ffi.ctmtéji^scendantale_qui rend p,ossihles.toutes leaautres.passions, en en visée intentionnelle de la raison, et si son vrai mobile ne s’ex-pose point sous
faisant précisément des « passions » ou des « besoins » de la vie —, de sorte un horizon transcendantal de signification, la_boni,é_icj_eu.question ne_pguL
qued’^ ction, engendrée en son essence la plus intérieure par cette passÎorTdtT être qu*«intérieure» - non pas intérieure à la conscience représentative,
§oi,.nfe$tpas autre c h j m ê m e de la nature cpipm otJe7LTagir bien sûr, mais mtérieum-au-SoLde-laJvie affective, qui s’ex-primmjustemem
a sa nécessité propre, sa nécessité des tin ale .E t Lien â g irc ’est agir conformé­ eji elle. Que la bonté de l’action soit naturelle, cela veut dire qu’en se fon­
ment à « ce que la nature a voulu » , comme Rousseau l’écrit le plus simple­ dant sur la souffrance qui résulte d’une insuffisance ou impuissance caracté­
ment du monde dans les Rêveries [R, 1002). O r toute action, qu’elle soit risée, l’action éthique s’identifie pleinement à la « conversion » dans la jouis­
«.moralement » bonne ou mauvaise, déroule ce qn’nn pmirrait appeler sance que J’in-sistance (mais non la persistance) dans la souffrance
« l’histoire de l’âme », pour autant qu’elle participe de la destinée de celle-ci occasionne « bienheureusement ». C ’est d'un tel bienfait qu’il importe de se
en acco mp lissa rtt intrinsèq uement la .transform a tion.de 1a.so.uffrance propre réjouir dans l’action bonne. Aussi est-il essentiel pour Rousseau de se
au « besoip»_e il la for ce et en la jouissance de sa satisfaction. Aussi, pour demander commentfaire avant que de savoir quoifaire —l’approche qui est la
cause de « faiblesse », il peut lui arriver aussi de retenir le moi dans l’orbe de sienne étant, comme toujours, de nature généalogique, c ’est-à-dire détermi­
sa souffrance intérieure, ce qui alors lui ouvre le champ de l’amour-propre née par cette question : comment agir en pleine possessinn-de-seamoyem ?
et, le cas échéant, du mal en tant que « méchanceté »... comment régler ses désirs sur ses pouvoirs ? comment agir sans que je rnqi
Cette détermination de l’action par l’affectivité, cette mobilisation sub­ agissant (ou * l’agent libre» comme dit Rousseau ; cf. DOI, 141) n aille se
jective de l’agir, c ’est là ce que Rousseau appelle proprement son intérêt. En mette en contradiction avec l’essence de cette vie qui le porte, en tant que «je
voici le principe : «jQuand nous agissons^.1 1 faut que_nous ayons un motif peux », à l’action individuelle ? L ’intérêt de la bonne action n est, par consé­
pou^agir, et ce motif ne peut être étranger à nous, puisque c ’est nous qu’il quent, guère différent de celui qui détermine toute action qui vise, de
20 Rousseau, éthique et passion Introduction 21

manière vertueuse ou non, à s’inscrire dans la vie, comme l’accroissement et l’étreinte intérieure, passivité au gré de laquelle la vie se donne librement
l’intensification de son propre amour de soi. L ’intérêt deJa_bonne.ac.tjon à soi comme cette pure étreinte de soi que je suis. Dans Y Émile, et c’est là
réside^ exclusivement dans la « nature » individuelle, en_Jant_que_cette un texte sur lequel nous reviendrons évidemment plus longuement au
nature fait naître à soi-même le moi vivant, en s’auto-engendrant elle-même cours de cet essai, Rousseau écrit : « L a seule [passion] qui naît avec
comme celui Que je suà —c ’est-à-dire comme ce qu’il m’est donné d’être_e.t de l'homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi : passion pri- -
pouvoir éprouver en propre. C ’est l’ipséité qui, s’affirmant dans l’auto- mitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en '
affection de la vie, ressent le besoin d’agir, et agit en effet. C ar le Soi accom ­ un sens, que des modifications» (E , 491). Si bien que, compte tenu de la^
pagne dans son effectuation même, et tout au long de son exécution, l’action passivité de cette passion primitive, on ne dira pas que «je » suis à l’origine
immanente dont il est le seul et unique « sujet » . de mon action (croire que j ’en suis à l’origine est un des signes les plus
Mais qu’est-ce qui permet de le dire ? On répondra : rien ni personne, manifestes d’ « amour-propre ») : à l’origine d’une véritable action, d’une
tsinon le moi agissant lui-même, à qui le principe pathétique de son action action à la première personne, d’une action bonne (au sens que l’éthique
rousseauiste assigne à la bonté) il n’y a en effet rien d’autre que l’imparable
s^auto-révèle,immédiatement en son «je peux ». Ce principe étant sjrvie^
«puissance sans bornes» ( ibid., 588) de la vie qui, venant à s’aimer soi-
ptêrpe, {fest cffectivgxnentJ.lui-même en tant .qufindividre vioant qui
même, venant à jouir de soi, prend invinciblement possession.de sonüttejCL
slé.prauve_en_-Soi-même agissant. Le moi « sait »jdonc toujours gui agit — à
ms détermine ainsi à désirer comme à agir. Ce qui permet alors à l’action
savoir sa subjectivité en tant qu’amour de soi - parce que le « savoir » de
d’être inconditionnellement mienne, d’être souverainem ent libii. c’est cette
l’action, le savoir de la possibilité de l’action ou de la potentialité du pouvoir
passivité fondamentale grâce à laquelle je me trouve toujours disposé à
d’agir qui la rend ainsi effective, ne précède pas l’épreuve de celle-ci : ce
m’emparer des pouvoirs qui me sont octroyés par la Puissance du «je
« savoir » forme au contraire sa substance même, l’étoffe dont elle est faite,
peux » fondamental ; et ce qui me donne d’éprouver ce « sentiment de
sa phénoménalité constitutive. C ’est un savoir de la « mienneté » de l’ac­
liberté» (cf. D 0 1 , 141-142), c ’est le fait que mon pou yo.ir.dlagir me soit
tion. C ar je sais toujours que c ’est moi qui agis. Ou plus exactement, je sais,
donné -dans la-eerrttude-absoJue-d’un-«-sentunenL-deT’existeHec-» -à quoi
lorsque « j ’ » agis, que c’est en vérité moi qui agis - car, comme a réussi à le
s’identifie, au _dire. de Rousseauj-le besoin. ou.leMésir qui^en l ’occurrence,
montrer récemment la réflexion phénoménologique, « c ’est d’être un moi
met en mouventent-mon-être-tout-entier.. ,
que l’ego est un e g o » 1. Toutefois, si je le sais incontestablement, ce n’est
Demander de bien agir, c ’est-à-dire d’agir conformément,auymihjir de
pas parce que je pense à moi ou à mon acte, ce_n’_est_ pas parce que je.m e
sa nature propre, c ’est .alors exiger que l’o n s’accoçde à la tonalité de fonddp
représente la réalité de cette action „comme m’appartenant en propre. La
l ’amour de soi. En cas d’accord, en cas d’accomplissement cTcTaction
représentation se penche plutôt sur l’action quand celle-ci ne s’est pas
éthique, on se Sentira accordé au cœ ur même de la vie. C ’est ainsi, en tout
encore accomplie ou quand elle a déjà eu lieu. La représentation de Fac­
cas, que « l’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus
tion s’effectue toujours trop tôt ou tou jours,.trop tard. Si je sais que c’est
d’années, mais celui qui a le plus senti la vien {ibid., 253), car « vivre, dit Rous­
bien moi qui agis, c ’est plutôt parce que le moi qui agit et qui se sait agis­
seau, ce n’est pas respirer, c’est agir, c’est faire usage de nos organes, de nos
sant n)est jamais le sujet de la représentation, de la « conscience de soi », le
sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui.d_Qnnent.le .sen-
moi qui s’ob-jective au travers de son action et ob-serve son résultat ; c ’est
timent de l’existence,» (ibid.). Bien agir ou agir avec convenance, cela consiste
le Soi qui, dans l’immédiation de son propre amour de soi, dans l'effcctua-
par conséquent à convenir avec la jouiss!Uicc_ongiticllc_qui édifie l’être du. moi
tion positive de son aulo-all’ection, fait naître le inoifà la vie immanentej le
vivant, cl, ultimement, à sr.jéjauir.que la vie soit bd et bien t el lejouissance
livre aux pouvoirs et aux capacités qui lui sont propres, et le pose ainsi dans
originelle et irrédyictihle. Mais c ’est également être juste à l’égard d’autrui,
le préseJItJvivau.LdilTaetH)il la plns eonetèlcj O r. cela implique aussi autre
s’il est vrai que « quiconque est bon pour soi est, par.qnelque côté, bon pour
chose: à savoir que le principe de l’action est en 1nj-niênie « p a » min
autrui » (Lettre à M irabeau, 31 janvier 1767, CC, X X X I I , 82) - l’essentiel
pas au sens d’une passivttêiùnjiillt(lie,..eoutraire à l’activité ou aux agisse­
en la matière étant de p re n d re i n t é r êt à soi, de s’intéresser à soi (de s’estimer
ments d’une volonté particulière, mais au sens de.cettepassion innée[et absolue
soi-même), et d’agir en conséquence. Mais il faut, là aussi, faire attention :
pour soi-même que Rousseau appelle l’amour de soi - passivité radicale de
eei intérêt pour-sni qui-eu-ivreJa-voie- à hnconsidération compassionnelle
d’a utrui, n’est nullement le corrélât d’tine visée intentionnelle; il n’est
l „ Sur !.r (ü.sfiiic iion |)li('-noiiiriit)lniîic(tif m ire le moi et l'ego, cf. sTirloul les rrunirqnes essrnt irJles jam ais donne dans l’extériorité de la transcendance : il ne relève ni d’un
c|iio Mit lu’l I in n \ .1 loi nmires ;j ee sujet dans son élude « Phénoménologie de Ja naissance », in Aller. Revue
de filiriiomrtto/n^u, n" 2. Palis. 1994, p. 40I-M 2 noIammonL « SOU' ~Tun « soin ». En vérité, il mérite à peine le nom d’ « intérêl ».
22 Rousseau, éthique et passion Introduction 23

Car, comment le Soi pourrait-il se prendre pour son propre intérêt, lui qui est
essentiellement jdé terntinéen vie par Pimmanence et l’étreinte immédiate sa sa
de soi-même ? Maintenir l’usage d’un tel vocable suppose sans doute qu’on
Ce qu’il faut donc s’empresser de souligner, c ’est que la sagesse cor-
n’en oublie jamais ^^signifiM tion^r^s^ajm ie, à savoir que l’intérêt
dial£_de_Roii,sseau-a--G€€i- de particulier qu’elle s’ordonne snns la forme
demeure, chez lui, pleinement affectif ; qu’il « touche » . comme il le dit ; et
d_lunc-ClhiqiLCmatérielle qui nexqjmnaiide rien, ne ]noîelte dans_Le._cieLiii,\
que c’est ainsi, dans l’afFectivité dont il constitue proprement l’éveil, qu’il lui
l’idéalité [aucune valeur) aucune loi, aucune norme. Elle consiste dans
est alors possible de mettre en branle le désir agissant.
j ’in ttan tia/iiation. dans le «p orter à l’in-sistance», et, ainsi, à la réjouis­
S’il est donc vrai que le motif ultime (je l’action est immapent aji^Soi,
sance. du mouvement intime de l’affectivité, en tant que son contenu —sa
et si par ce Soi on entend l’ipséité même de la vie, le terme d’ « intérêt »
matière - édifie par soi-même, par le jeu incessant du jouir et du souffrir,
doit, tout compte fait, npus paraître trop équivoque. Ne serait-il pas plus
ces tonaliiés-antalflgique s. fondamentales, l’ipséité de l'être « naissant à_la
juste de parler de mobile ? E n caractérisant baffeetivité-commeJ.e.principe
vie» (cf. R, 1005). Cette éthique non morale ni moralisatrice, cette « cons­
le plus déterminant d ejiactio n , l'intérêt, ne., nomme-effectivement-Tien
cience» qui n ’oblige à aucun devoir, mais recommande un savoir du_ bon
d’autre que la mobilité ou la mobilisation constitutive de la[puissance
usage de la nature, c’est-à-dire de la vie, tient en une formule aussi simple
d’a g it; et cette mobilisation n’est autre que sa subjectivité foncière, ie
qu’exigéaméT « Il fatit être soi dans tous les temps, et ne point lutter contre
,« puf mftuvejjient » naturel qui la traverse de part en part. C ’est du reste
la nature : cès vains efforts usent la vie et nous empêchent d’en user »
l’attachement à cette subjectivité de principe qui permet de comprendre
( £ , 685).
la distinction que Rousseau opère dans sa lettre à d’Offreville entre « l’in­
Ainsi Rousseau déclare-t-il par exemple : « Si nous voulions être toujours
térêt spirituel et moral », qui mobilise l’âme, et « l’intérêt sensible et exté­
sages, rarement aurions-nous besoin d’être vertueux » ( C, 64). Serait-ce que
rieur », qui correspond au_contrairc A l a motivation obiccdvc du corps
la vertu définirait à ses yeux l’anti-essence de la sagesse ? Aux prises avec une
empirique, soit à la manière d’après laquelle deux «o b jets» étran gers1
telle conclusion, les commentateurs de Rousseau ont eu bien souvent du mal
entrent en contact et s’entrechoquent l’un l’autre.
à ne pas relever dans la pensée de ce dernier Ja tentation du paradoxe ou
Ainsi, déclare Rousseau, quand bien même l’âme n’aurait pas affaire
quelque preuve d’une absence de rigueur. Certains, parmi les plus habiles,
à «des objets sensuels, matériels» qui en détermineraient le mouvement,
ont même jugé bon de laisser la question ouverte, comme si Rousseau n’en
comme c ’est le cas du corps avec son intérêt « sensible et extérieur », l’in­
avait pas lui-même fait le tour1 —ou comme si sa doctrine ne nous invitait
térêt « m o ra l» qui est le sien n ’en serait «p as moins vrai, pas moins
pas déjà à penser que l’ombre portée de la raison (s’il est vrai que celle-ci
grand, pas moins solide, et pour tout dire en un mot, le seul qui tenant inti­
mement à notre nature, tende[rait] à notre véritable bonheur » . En effet, qu’il tende
[
à notre « véritable » bonheur, c’est une conséquence qui résulte de ce qu’il
1. II « t regrettable que celui qui a contribué de façon magistrale à défendre l’imité de la doctrine
participe de l’amour de soi, relevant ainsi pleinement_de notre « nature » rouîscAume, à savoir Emst Croire r, ait commis pour ce faire ccl énorme contresens : « La momie de
la plus intime. Mais cela implique aussi bien q"u*f cet intérêt spirituel, Rousseau n'csl pas une éthique du sentiment, elle est la forme U plus radicale rie la pure éthique de lu loi
qu'mt ait élaborée avant Kant » Prublfmf JtûH'Jsfquti ftuuwau, trad- M. B, de [,aumiy, Paris,
outre le fafTqu’il « ne [fasse] point notre profit aux dépens d’autrui ». est Hachflte, 19H7, p. b 1-82), Certain*, dont il ml, confond;mt la conception que Rousseau propose de la
ce qui « tend à notre avantage sans mettre personne à contribution » : en tiwalt avec celle qu'il édicte au sujet du droit, n’ont eu de ocwir en ellêl de consimtir tli1# ponts cuire Kant
et Rousseau (du poim qu'il convient d'ailleurs toujours d'emprunter dans un seul sens I), Or titn, dans lu.
son fond affectif, il ne saurait être autrement que « relatif à nous-mêmes, pensée de Rousseau, n‘annonce la « critique de la raison pratique w- (quand bien même à de nombreuses
au bien-être de notre âme, à notre bien-être absolu ». L ’ « intérêt moral » reprises Kant lui-même se réclame de Rousseau - mats il faudrait parler dans cc cas de l'incompréhension
dont ce dernier fut l'objet, cl ne peut que faire l'objet des lors que la métaphysique s'empare de sa pensée).
est un intérêt qui, tenant intimement à notre nature singulière, ne A cet égard, il faut te souvenir de l'analyse pertinente de P- Surgel in, qui, apré* avoir cité certains propos
concerne que notre bien-être absolu, celui qui s’édifie dans le présent apparemment « contradictoires» de Rousseau, écrivait dans son ouvrage devenu classique : * Derrière
toutes ces reprises nous semons qu'il professe d’admirer h subordination absolue à une loi de la raison qui
vivant de la vie, en deçà et à l’abri du monde extérieur. Il est la bonté qui commande sans condition. Mais ces réserves ne masquem-eïlcspus une question blasphématoire qu’il n’ose
est à elle-même_son propre motif, son propre intéressemtmtj,quand~dle"mf avouer ; luvertu est-elle possible ? Son échec personnel eut-il un accident, ou nVngugc-t-H pas à se deman­
der si l'exigence fondamentale d’unité du soi es Lcompatible avec l’impersonnalité de la loi, la transcen­
^àfïTchVgas^encom com inFune valeur i^àccôm plîi^tënsT^venîïT^m ï^ dance morale avec l’Îmmuncnce du sentiment ? Peut-on être à U fois bon* pleinement existant, « ver*
s’éprouve cqmcne ce qu ela yie accomplit toujoufsldejajimând^Sç^gnt-en tu eu x?» (£u Fhihs&phit de l’txisttnt* A J . - J . Ramsesit, Paris, PUF, 1952* p, 332), Nous apporterons
cependant un seul correctif à cc texte essentiel : ers questions, loin dejâir/ mite à un constat d'échec, theu-
rürjfquand elle est soi-ménie toujours et àja mais!« Voilà, Monsieur, l’intérêt gurent bien pluiôt la méditation de Roussi-an. Ce lin-ci les a dunr bel et bien agiièes dés le départ, au point
que la vertu se propose, et qu’elle doit se proposer, sans rien ôter au que leur * aveu » a servi de préambule A un qiiisthmm'mcîU auquel, cl u-min fiib:mt, itru* rè|mnsc ciairi; et
mérite, à la pureté, à la bonté morale des actions qu’elle inspire ». le mu* a éié apportée. Kl crue iritomie consiste eij une redélbijium nitupli^c u. inédite du .cunorpL di:
.<t_yr r l » » .
24 Rousseau, éthique et passion Introduction 25

développe son contenu dans runiversalité d’un horizon transcendant) ne qué.s, et hi raison, qui gouverne tandis qu’elle est seule, n ’a jam ais de force pour
peut être qu’étrangère à la vie de la « personne morale », c ’est-à-dire à son résister au moindie effort. J e n’ai été tenté qu’une fois, et j ’ai succombé. Si
« individuation » la plus absolue. L ’incidence de la r.uionalitésiirlcNCiili- l’ivresse de quelque autre passion m’eut fait vaciller encore, j ’aurais fait
ment intérieur et constitutif du Soi lui-même est tout saujfeddçnteJDu reste, autant de chute que de faux pas : il n’y a que des âmes de feu qui sachent
par sa structure même, la raison ne porte-t-elle pas toujours trop loin, et ne combattre et vaincre. Tous les grands efforts, toutes les actions sublimes
manque-t-elle pas ce qui est plus proche que le plus proche, à savoir le sont leur ouvrage ; la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre, et l’on ne
cœ ur ? La vérité est que la raison saute toujours.par-dessus son propr^joyer triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre. Quand celle de
affectif) son fondement absolu ; et sa lumière généralisante et objectivante, Ja j/e im . [il s’agit cette fois de l’affectivité de la vertu, de la sagesse cor­
pareille à celle du monde, nelaisse d’offusquer l’obscurité tout intérieure du diale] yient à.sJslSiSJC^-élle..domine seule ej tient tout en équilibre ; voilà,
sentiment de soi. Loin de pouvoir agir sur ce sentiment, loin de pouvoir en com ment se forme le vrai sage, qui n’est_pas plus qu’un autre à l’abri des
modifier la force, elle n’en fait donc même pas cas. C est pourquoi, selon passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote
Rousseau, il est un certain usage d e Jâ-iaiso n (celui qui repose sur la fait route par les mauvais vents » (N H , 493). Dans cette sagesse si peu nor­
croyance en son « autonomie ») qui contrinlitcn toutes circonstances J,oi dre mative, jamais le pur mouvement de la nature n’est aboli, nié, détruit ; il
naturel (^généalogiquemfint.fondé) de-l’cagstence. En tant qu’elle s ima­ £sL„au-.contraire,..exalté , affirmé., intensifié. Le « vrai sage.» rfest pas l’as-
gine reposer sur soi, la raison s’op-pose à la nature et se prend au jeu de cétique moribond qui s’exile hors de soi ; i f è ^ dont l’âme est de
mieux la maîtriser. Seulement, son combat reste vain, et la teneur de sa vic­ .feu, tant elle^ est contenue,par, la passion indéfectible de ’i on 'am ou rd eT oi;
toire pour le moins illusoire. C ar ce n’est jamais qu’a la condition que la pas­ il est cet être qui sait également que son intérêt bien entendu est Ta cons­
sion libère de la passion', que nous parviendrons à nos fins - « l’objet de la vie cience de sa similitude essentielle d’avec ses « semblables », et qu’il n’est donc
humaine [étant] la félicité de l’homme » (L M , 1087), et la fin des fins, par jamais-contrakemn véritable intérêt d e.res derniers.
conséquent, de. jouir de cette vie qui nous a passionnément et passivement Dans une lettre, Rousseau a saisi l’occasion d’expliciter encore plus
posés en elle. Ainsi, en ne_sortant aucunement de nous-mêmes^répondrons- directement, et par contraste avec l’opinion de sa correspondante (nom­
nous à notre « intérêt bien entendu ». mée Henriette), l’assise pathétique de sa sagesse. M a sagesse, dit-il. s’.op-
«ÔnTTbearTvouioTr établir la vertu par la raison seule, quelle solide pose en tout point.à.. C£S-..pJiiIosapIiies..à-.la^mQdei....qm..fQndent leur soi- :
base peut-on lui d on n er?», déclare l’auteur à ’Émile (E, 602). A la vertu disant humanisme sur une conecpUfm-tr-aiiscfendantc. et de ce fait erronée,/
raisonnable et à la moralité raisonnée, il nous faut donc substituer [’exi­ de la nature humaine. Aussi convient-il de ne pas mêler son message « aux '
g e n ce de sagesse cordiale, car si « la vertu n’est que la force de faite son clameurs de celte fauss& sagcsse .qiU^uS4oUc..sans..cesseJiQrs^deJai)US, qui
devoir dans les occasions difficiles », tHasagessc, au _cpntr^ire^est j ’ccartcr compte toujours le présent [le présent vivant de la vie] pour rien et cher­
Ja difficulté de nos devoirs » ; et Rousseau de poursuivre en ces termes : chant un avenir qui fuit à mesure qu’on approche nous transporte conti­
« Heureux celui qui se contentant d’être homme de bien, s’est mis dans nuellement où nous ne sommes pas et enfin où nous ne serons jamais, en
une position à n’avoir jamais à être vertueux» (Lettre à l’abbé de Caron- sorte que la mort nous surprend toujours dans nos préparatifs pour user
delet, 6 janvier 1764, CC, X I X , 13)2. Il appartient néanmoins à l’un des de la vie » (E , man. Favre, 82-83). Ce repoussoir étant ainsi fixé, à celle
plus beaux textes de L a Nouvelle Héloïse d’exprimer clairement cette substi­ (Henriette) qui, dans le but de se libérer du lourd fardeau de ses peines,
tution, ou plutôt cette reconnaissance de l’essence, vraie déjà.v ertu . W ol- du poids insoutenable de sa propre existence, cherchait à s’étourdir dans
mar écrit : « Comment réprimer la passion même la plus faible, quand elle l’apprentissage de la « philosophie », dans la réflexion et les raisonnements
est sans contrepoids ? Voilà l’inconvénient des caractères froids et tran­ en tous genres, Rousseau répond alors qu’il importe de se consacrer à l’ap­
quilles. Tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations ; profondissement de l’essence de la vie, au retour sur soi, et à l’insistance
mais s'il en survient une qui les atteigne, ils sont aussitôt vaincus qu’atta- dans la_ tonalité .constitutive du sentiment de J ’cxistcnce au cœur duquel
('■■ttc vie l‘a ainsi posée. « L ’étude est désormais pour vous la lance
d’Achille qui doit guérir la blessure qu’elle a faite. Mais vous ne voulez
qu’anéantir la douleur, et je voudrais ôter la cause du mal. Vous voulez
]. Rousseau écrit rn W1W dai îs ïtim ilr : « On nn d<* prise sur 1rs pussions qur par 1rs passions ; cVst
par leur empire qu'il f;ml combattre leur tyrannie, et c'rsl toujours tir la nantir rUc-numtc qu’il faut tirrr
1rs instrumrnts propres à la rri>lrr » (A. t>,r>4).
2. « Yrruieux », rntriu.lons-lr bien, au sens de rinoHicatT application d'un eonuiumdenr clusi-
vrmcm rationnel. U' sont-rllcs pas à nouveau aujourd'hui ?
26 Rousseau, éthique et passion Introduction 27

vous distraire de vous par la philosophie. Moi, je voudrais qu’elle vous (lockiennes ou condillaciennes), il ne pouvait, comme nous allons mainte­
détachât de tout [de tout ce qui se manifeste au-dehorsl. et vous rendît à nant le montrer, que foncer à l’échec. A un échec dont il est parvenu mal­
vous-mêmes [à l’intériorité par excellence]. Soyez sûre que vous ne serez gré tout à mesurer l’ampleur, puisqu’il aura enfin réussi à le surmonter
contente des autres que quand vous n’aurez plus besoin d’eux, et qugja peu à peu.
société ne peut vous devenir agréable qu’en cessant de^ou^êtrejnéceg^ Son « idée fondamentale » ( C, 409) est pourtant née d’une constata­
VanïTjN’a ^ a vôûs pIaTn dont vous n’exigez rien, tion fort justifiée : « L ’on a remarqué que la plupart des hommes sont dans
c’est vous alors qui leur serez nécessaire, et sentant que vous, vous suffisez le cours de leur vie souvent dissemblables à eux-mêmes et semblant se
à vous^mêmes, ils vous sauront gré du mérite que vous voulez bien mettre transformer en des hommes différents. » Mais, précise-t-il, « ce n’était pas
en commun. Ils ne croiront plus vous faire grâce, ils la recevront toujours, pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un livre : j ’avais
les agréments de la vie Vous rechercheront par cela seul que vous ne les un objet plus neuf et plus important. C ’était de chercher les causes de res
rechercherez pas, et c ’est alors que, contente de vous sans pouvoir être variations et de m ’attacher à celles qui dépendaient 'de nous [cf. Veph’
mécontente des autres, vous aurez un sommeil paisible et un réveil déli­ hêmin stoïcien !] p^i^_imuiti!e*,-«e8nTOentœlks.4>j9tuyai^t_êî£e.^Dgéfâ4î^
cieux »[(Lettre à H enriette, 7 mai Ï764, CC, X X , 21-22)j Par ces lignes nous-mêmes pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous. C ar il est
magnifiques, Rousseau^ réafïume_jio^IIS2ëI^ü!]ŒSISltjd£Xettfc,5agiKS§e sans contredit plus pénible à l’honnête homme de résistérT des désirs déjà
« uni-verselle » 7 de cette sagesse qui n’inyite_jamais à rompre-ilunité-jel tout formés qu’il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces
l’unicité constitutive'de l’être monadiaue, ni la pluralité des sphères affec- mêmes désirs dans leur source, s’il était en état d’y remonter » <i h i d 4D8-
tives d’existence. —De cette sagesse qui concerne donc chaque individu en 409). L ’essentiel est done, enjemonjant à la sourcejhi désir, d’équilibrer la ten­
tant que tel, selon sa « condition » principielle, son ipséité et son ordon­ sion quTêstTà"^îénne par rapport au<<jepeux » qu T T é^ n d jffectifn ^ is^
nancement intérieur ; de ce plein « usage de la vie », duquel la réflexion ne ce qui né laisse de surprendre dans ce Texte des Confessions où sont exposées
dfiiO^tjajsa^idjyertir, et grâce auquel l’on parviendrait à se convertir au les grandes lignes de son « projet » de morale sensitive, ce sont les raisons
plein accord avec soi, à l’accord du Soi par rapport à la « position » de sa que Rousseau invoque pour expliquer son abandon. Il parle laconique­
propre passion pour la vie, Rousseau reconnaît que l’affectivité - comme ment de « distractions dont on apprendra bientôt la cause », distractions
structure interne de l’absolu - constitue l’alpha et l’oméga. qui « m ’empêchèrent de m ’en occuper» {ibid., 409). Est-ce si vrai? N’y
Par là s’éclaire le titre étonnant que Rousseau confère à cette éthique aurait-il pas une raison plus « objective », qui ne tiendrait pas à l’existence
de l’affectivité : la Morale sensitive. Ce projet, dont Rousseau n’a jamais pu persécutée de Jean-Jacques, mais aux présupposés de son analyse ?
réussir à venir à bout, a sans doute été le grand œuvre de la fin de sa vie, Q p’on juge un peu de cette « idée fondamentale » que l’ouvrage aurait
celui qui, après le semi-échec des Institutions politiques lui a le plus tenu à eu pour tâche de développer, et que l’on se demande s’il y aurait été vrai­
cœur. « J ’avais, confie-t-il dans les Confessions, d’autant plus de courage à ment question de cette «so u rce» du désir à laquelle il importerait de
l’entreprendre que j ’avais lieu d’espérer faire un livre vraiment utile aux « remonter » pour pouvoir en modifier le caractère. « Jîr^§OTdautj^jnoj-
hommes, et même un des plus utiles qu’on pût leur offrir» (C, 408). Pré­ même et en recherchant çlans les autres à q u o i _tepajent ,.ces diverses
tendre cependant qu’avec un tel livre, Rousseau comptait faire écho aux paanières d’être, je^ trouvai, poursuit Rpusse^u, qtf elles dépendaient et)
doctrines du « sentiment moral » exposées, entre autres, par les Anglais grande partie de J ’imprçssionv antérieure d«s_obj«fs extérieurs, et que
Shaftesbury, Hutcheson ou Hume ; ou se contenter de dire qu’il « eût été modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, pous portipns
l’ouvrage d’un disciple de Locke et de Condillac » ', c’est s’interdire résolu­ sans nous en apercevoir, dans nos idées, dans nos^ sentiments, danj nos
ment l’accès au nerf de la question. Car, outre le fait que Rousseau n’est actions mêmes l’ejfet dp ces modifications... Les climats, les saisons, les
pas du genre à se poser en « disciple » de qui que ce soit, il faut bien sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le
admettre qu’il n’aurait sans doute pas eu autant de mal à proposer, bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine et sur
comme le firent ces auteurs, im « traité » de morale sensitive si, en l’occur­ notre âmejpar conséquent ; tout nous offre millc.jpas.es„presque.. assurées.,
rence, il avait suffi qu’il s’inspirât de ces théories bien connues. Or, juste­ pour gouverner dans leur o rig in eJer’sentirnents dont nous nous laissons
ment, tout le problème vient de ce que, partant de prémisses erronées dominer» (Ibid.). Bien qu’il soit question d’ « origine », force nous est
d’admettre que nous n’avons affaire ici qu’à des .causes « extérieures »
(qualifiées ailleurs d’ « occasionnelles ») dont 1’ « effet^x~sut-.xiQS sens
I . Cf. la note correspondante de B. Gagnebin et M. Raymond, in OC, I, 1469. d’abord, et ensuite sur notre âme, provoquerait la « variation » de nos
28 Rousseau, éthique et passion Introduction 29

sentiments ct_dc .nos .idées, suscitant du mêm^CQUBJiaS-rféjsilS. Rousseau celle A mière doctrine pour qualifier ainsi le fond de sa philosophie?
semble ainsi s’en tenir, pour employer un vocabulaire musical, aux seules Aurait-il eu soudain des remords ? La vérité que nous découvrirons peu à
inflexions harmoniques, au détriment de l’accentuation m é lo d iq u e :^ , peu tout au long de cet essai est que ce titre, loin de contenir des traces
cherche à.meltqc à nu le passage d’ut ^affect à u n au tre (!<» « modification » . d’ « holbachisme » (comme aimait à dire Rousseau), loin non plus de faire
des anectsÇéunit obsen oe:vdéjTc xt ér icu r),p lu t o l que kunt conversions ou fond sur le sens condillacien propre à la matière de la sensation, « matière »
.modulations,^ internes, les unes datu les autres. Il s’agit, autrement dit, d une révélée non par elle-même mais par la sensibilité qui, en s’y op-posant, la
genèse de processus objectifs et non d’une généalogie phénoménojogigiic recueille et lui donne « forme », ce titre, donc, se réfèrp plutôt nu phénomène
des modalités de Îa vie. Aurions-nous, dans ce cas, le loisir d’accéder par originel dont L-CJmlenu^est-lccphmoménalité même^la maimaUil phén.om.énqlnmqiu-'
là, comme il le prétend témérairement, à la source de ce désir ? Il faut pure de l’apparaître qui s’apporUlufmême en soi, c’est-à-dire qu’il renvoie à l’archi-'
çnïire-que-nofli-et ee avec d’autant plus d’assurance que le.problème qrnpr révélation de la vie intérieure comme vérité transcendantale absolue.
logique de la passivité originelle (la passivité inhérente à l’amour de soi et Le « matérialisme du sage » est le nom admirable dont Rousseau a
aû~sëntiment de l’existence) ne laisse d’y être interprété en_ termes, de baptisé sa sagesse inédite et vivante, cette « véritable philosophie »
«principes physiques» (ibid.), ce qui ne peut que surprendre. {DSA, 7 et 30) qu’il n’a jamais_cgnçue_comme différente de la_vie même,
Nous soulignerons donc, à cet égard, que pour avoir cru, un temps, de la matière affective du_« vivre» tel qu’elle nourrit en chacun de nous le
que l’équilibre éthique des puissances de la subjectivité était fonction d’un plaisir et la douleur d’exister - substance phénoménologique du « v iv re »
arrangement à dresser entre soi et le monde, pour avoir c m .a_ussi_qu£-lcs que nous appréhendons au seuLgré de l’amour de soi. .Selon^cgtte jjagesse
se_ntimems~dépendaicnt_des sensations e t.jriu s .particulièiemenq_de leur exceptionnelle,, je big.net le ruai, avarit de sç constituerjtn valeurs, avant
objet représentatif extérieur, Rousseau, malheureux disciple de L ocke, d esçfigererp d es notions idéajes_et transcendantes, «>nt, en un sens réso­
s’ësT interdit de remonter à la « source du désir », là où, pour être tous lument extra-moral, la chair même de l’expérience, J e mode prjmittf.de la
deux aussi lourds à porter, le bonheur d’exister et le plus profond déses­ donation de toute chose, en tant (que chose vivante, répondant à la vie.
poir ne font plus qu’un en l’unité infrangible de leur affectivité. En ce C ’est ainsEque toute expérience de fa vie se révèle, en son immédiateté
sens, La Nouvelle Héloïse, certaines pages essentielles de YÉmile, sont allées même, avant tout intéressée et intéressante, ou, pour le dire à la manière
nettement plus loin que là où l’idée fondamentale de la « morale sensi­ de Rousseau, « morale » —non pas, répétons-le, au sens du devoir, mais au
tive » l’avait, dans un premier temps, engagé à avancer. C ’est en tout cas sens de l’affectivité, de ce qui a le pouvoir insigne de toucher l’âme, de lui
la raison pour laquelle ce projet essentiel.cst-jesté_iiraçh£yé- On comprend rendre la vie, de la motiver, de la mobiliser, de la « mettre en branle », de
même pourquoi il était sans doute fatal qu’il le restât - les présuppositions combattre son ennui, de tromper son désespoir, de la faire agir, de lui
qui concernent l’être de la souffrance en tant que telle (l’interprétation donner à penser, d’aiguiser sa sensibilité, de cultiver ses pouvoirs propres,
« corporelle » de la passivité ontologique originelle) ayant toujours recou­ de susciter en elle le goût d’ex-primer la passion qui l’entraîne à parler et
vert chez Rousseau la structure fondamentale de l’affectivité transcendan­ à « agir comme elle parle » ; bref, et en un mot : de simplement la concerner.
tale identique à l’essenee de la vie, c ’est-à-dire la phénoménalité originelle Cette expérience du conccm cm rnt authentique, cette expérience uni­
qui_se_donne initialement à c lic-même, son p ropre .contenu, sa propre fiante en vertu de laquelle, dit Y Émile, l’on est « quelque chose », l’on est
« matière » - sa propre chair individuelle et « sensitive ». « soi-même et toujours unj> (/s, 250), cette expérience qui est identique au
Autrement significatif est le second titre que Rousseau aura souhaité fait de vivre n’est jamais, en tant qu’immanente, objective ou objectivante.
donner à son éthique de l’affectivité. Alors même que la morale sensitive, Ne se prêtant jamais au regard, elle refuse toute mise à distance, toute
telle qu’elle est du moins présentée dans ces textes, ne semble jeter aucune prise de recul, tout écart, tout ek-stasis, elle abolit toute séparation ou pro­
lumière concluante sur la nature de l’absolu, sur le fait que la vie est la jection de soi, et cela tant et si bien que le bien et le mal - c’est-à-dire au
seule « matière », la seule étoffe dont l’apparaître en tant que tel est initiale­ fond la joie ou la souffrance qui se révèlent en toute expérience de vivre -
ment formé, 1z Matérialisme du sage en suggère, quant à lui, une plus nette ont plutôt tendance, de par Ui^.ubie.cJüLvit.é^constitutive de leur propre réa­
compréhension. Si ce titre supplée à l’indigence du précédent, c ’est qu’il litéphénoménologique, à entrer en contradiction avec la notion même du
parvient en effet à le corriger en lui conférant sa portée véritable. - Mais, devoir, laquelle est censée résider au principe de la vertu. « O ù est
demandera-t-on sans doute, n’est-il pas troublant de voir Rousseau, apres l’homme, demande en effet Rousseau, qui puisse se séparer de lui-même
qu’il s’est plu, dans la « Profession de foi du Vicaire savoyard », à rejeter pour s’imposer à lui des devoirs dont il ne voit pas la liaison avec sa cons­
dans le même gouffre d'inanité l’idéalisme f l J f matérialisme, récupérer titution particulière?» (CS-7, 28C). A chacun, donc - non pas sa morale
30 Rousseau, éthique et passion

(la morale a chez Rousseau une portée universelle, car autrement ce serait Chapitre 1
faire preuve d’individualisme, cette contre-vertu issue de l’amour-propre),
mais son éthique personnelle, c ’est-à-dire la conquête, selon son pouvoir et son
vouloir propres, de laJélicité en tant que ré-jouissance de soi. La sagesse humaine
- ou tout au moins le seul fait d’y prétendre —est à ce prix.
Le sentiment de l’existence
C ’est dire que la question n’est pas tant celle du « sa lu t» - ce mot se
fait chez Rousseau particulièrement discret, ou du moins il n’apparaît
jamais en position hégémonique - que celle de vivre comme s’il n ’y avait rien
d ’autre que cette vie à vivre : pas d’autre vie que cette vie-là, et pas d’autre
vie que de « sentir » celte 'vic-là, au sens où « l’homme qui a le plus vécu
n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus
senti la vie». Il est certes vrai que «rien n’est si triste que le sort des
hommes en général ; cependant, ajoute Rousseau, ils trouvent en eux-
mêmes un désir dévorant de devenir heureux qui leur fait sentir à tout
moment qu’ils étaient nés pour l’c tre » (M M , 13), Il ne suffit pourtant
pas d’affirmer, comme avait cru devoir le faire l’auteur des Lettres Tout ce que nous savons. —La semblance primitive (de Descartes à Rousseau) —
morales, que « l ’objet de la vie humaine est la félicité de l’hom m e», cette L ’affectivité de la conscience. —La puissance de la subjectivité. —Le sentiment de soi.
vie étant toute amour de soi, étreinte intérieure et sans écart, accroisse-
mentjet.jouissance de soi — bref, bonté naturelle. Parce qu’il faut aussi A la question fondamentale : que savons-nous ? à cette question dont
compter avec PiriéTùctable «faiblesse humaine», faiblesse responsable du relèvent directement l’essence et les pouvoirs de sa «véritable philoso­
fait que ce « sentiment de bonheur écrase l’homme » — ce dernier n’étant ph ie» (DSA, 7, 30), Rousseau, en ses Lettres morales, répond de manière
presque jamais « assez fort pour le supporter» (E , 860) —, il convient en assurée : « Nous ne savons rien, ma chère Sophie, nous ne voyons rien ;
plus de ne pas oublier que cette expansion inhérente à la vie, et à nous sommes une troupe d’aveugles, jetés à l’aventure dans ce vaste uni­
l’ivresse de son flux, ne va jamais de soi. Elle n’en demeure pas moins tou­ vers. Chacun de nous n’apercevant aucun objet se fait de tous une image
jours possible, sinon nécessaire — quand bien même elle serait sans cesse fantastique qu’il prend ensuite pour la règle du vrai, et cette idée ne res­
compromise par ia manière dont les hommes choisissent de vivre semblant à celle d’aucun autre, de cette épouvantable multitude de philo­
ensemble. Il n’est de sage, au .sens-incomparable que Rousseau-réserve-à
sophes dont le babil nous confond il ne s’en trouve pas deux seuls qui s’ac­
ce grand p etitm ot, que -celui- qui-saura faire. de_ce tte-nécessité-vertu-. Xél_
cordent sur le système de cet univers que tous prétendent connaître, ni sur
es.tXobj£t-deJa.-préserU£-étude.. la nature des choses que tous ont soin d’expliquer» (L M , 1092).
Voilà un texte de première importance qu’il serait sans doute malen­
contreux de vouloir apparenter, comme le fait hélas Henri Gouhier dans
son édition1, au problème anthropologique, si célèbre à l’époque, posé par
Molyneux, adressé à Locke, et discuté entre autres par Voltaire, Condillac
et Diderot. Pour Rousseau, et en dépit de certaines similitudes terminolo­
giques, il ne s’agit nullement de traiter de l’aveuglement « physique », ni,
à plus forte raison, du fait que la guérison soudaine de celui-ci illustrerait
la constitution oculaire de la vision (comme, par analogie, celle des cinq
sens). Dans cette troisième lettre à Sophie, il n’est en effet jamais question
de la guérison de tel ou tel « aveugle-né », ni de la suppléance spécifique
de l’œil par la main, ni, encore moins, de quelque problème relatif à la

1. Cf. OC, IV, 1792, la n. 1 relative à lap. 1093.


32 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 33

perspective ou aux propriétés des corps sentis. L a profondeur de vue dont mieux concevoir ce qu’il attend de la philosophie, et par conséquent de
témoigne l'auteur de ce texte vient au contraire de ce qu’il y fait ouverte­ lui-même. C ar ce qu’il énonce revient à dire ceci : si savoir signifie voir, s’il
ment profession de scepticisme, et que, pour éviter de s’en tenir à l’affir­ n ’y a de rapport possible à l’étant qu’au moyen de la représentation,
mation contradictoire d’une telle skepsis, il se sert néanmoins d’une réfé­ laquelle pose cet étant là-devant et le vise comme tel, il est alors plus que
rence extrêmement fameuse, que nul, dans la société « éclairée » du nécessaire de reconnaître que nous ne savons rien, car nous, qui préten­
X V tI [f siècle, ne pouvait ignorer, pour la subvertir de fond en comble, en dons depuis toujours au savoir intellectuel fondé en raison, nous sommes,
l’arrachant précisément à son aire de résolution matérialiste, pour enfin ontologiquement pariant, aveugles de naissance. Notre regard ne nous
l’inscrire dans l’espace, plus originel et plus consistant, de la philosophie porte pas plus loin que là où nous sommes : « Ne croyant manquer d’au­
cartésienne. Ce n’est donc pas vers Locke ou Condillac qu’il importe ici de cune faculté [nous] voulons mesurer les extrémités du monde tandis que
se tourner, c ’est plutôt, après avoir fait un premier crochet par Mon­ nos courtes lumières n’atteignent comme nos mains qu’à deux pieds de
taigne, vers le seul et unique Descartes. nous » (ibid.) .
Pour mieux suggérer ce retour à l’ontologie phénoménologique la plus Dans ces conditions, il semble vain de vouloir posséder une « vérité » qui
radicale, c’est-à-dire vers un enjeu strictement philosophique, dont il faut serait hors de nous, ou qui nous dépasserait, la sphère d’immanence radi­
reconnaître qu’il a jusqu’à présent échappé à l’ensemble de ses lecteurs, cale qui constitue notre être - et qui est la seule chose dont nous puissions
Rousseau sème alors plusieurs indices, dont la signification se montre, à être réellement en possession, puisqu’en vérité c ’est elle-même qui nous
l’analyse, plus ou moins évidente. Tout d’abord, il fait très vite mention possède —, cette intériorité naturance, donc, noos acculant sans cesse à elle
du cogite, comme de l’instance qui permet de distinguer la «saine philoso­ comme à nous-mêmes, dans une impossibilité principielle de dépasser le
phie » (ibid.) de celle qui ne mérite d’aucune manière la qualification de lieu, ou plutôt, comme il le dira dans les Rêveries, la « position » où nous
« v é rita b le » ; et il en revendique la vérité pour lui-même. Ensuite, pour sommes, et que nous sommes dès l’origine. Cette sphère d’immanence, que
s’assurer du plan ontologique sur lequel se meut sa pensée, il cite, de Rousseau énigmatiquement identifie ici aux «lim ites» du corps propre
manière certes cryptée, une détermination de fond mise en exergue par les (mais ne s’agit-il pas plutôt du corps subjectif et en soi inorganique, dont
Objections aux Méditations (nous y reviendrons dans un instant). Enfin, il il avait déjà été question pour lui dans le second Discours1?), cette sphère
semble loin de considérer l’aveuglement comme un cas d’espèce dont les d’immanence, disons-nous, circonscrit en son effectivité l’expérience que
enseignements ne feraient sens qu’après qu’il eut été surmonté : c’est au nous ne pouvons pas ne pas faire de nous-mêmes. Expérience intime, inté­
contraire le cas général qui est retenu — nous sommes tous aveugles - , cas riorisante et individualisante, épreuve immédiate et affective, et par là
qui échoit par conséquent à la totalité des hommes et dans lequel ceux-ci même non réflexive, épreuve qui ne saurait en être une parmi d’autres
trouvent même la source ontologique de leur « identification » la plus possibles, mais qui, antérieure à toute autre, sert de fondement suprême à
naturelle, mieux : la plus native, en tant qu’ « aveugles-nér». toute réelle expérience.
«N ous sommes de tout point aveugles, mais aveugles-nés...» (ibid.). Mais quel est donc ce fondement a priori de l’expérience ? Rien de
Que signifie ce «d e tout p oint», dont ne traite jamais, et pour cause, le moins, sans doute, que l’expérience du fondement, l’épreuve que le fonde­
débat anthropologique? N ’est-il pas au surplus absurde de nous définir ment fait immédiatement de lui-même et avec lui-même, en tant que sub-
tous comme aveugles de naissance, aveugles par nature, alors qu’à celui qui jectum. Mais où ce fondement se situe-t-il ? A quelle ordre appartient cette
l’affirme, pour le moins, la vue ne fait nullement défaut ? Il est certes subjectivité principielle ? Sur ce point, toute la problématique rous-
entendu que la clé (le eetle « t a r e » originelle réside seulement clans une seauisle tend à montrer que c’est à 1’ « âme », et à elle seule, que revient la
c ertaine condition reçue à la naissance (rappelons que natuui vient à l’ori­ charge de s’ouvrir par soi-même à l’essence de la subjectivité absolu e eu
gine de misa, «n aître»), mais cette naissance n tt en soi pas grand-chose laquelle telle est sou absoluité - il n’y a rien en deçà, rien au-delà. Car,
de factuel : elle est transcendantale, en ce sens que sc concentre en elle pour autant qu’elle ne peut, au plan ontologique, se placer à l'extérieur de
l’ensemble des conditions de possibilité qui font « croître » la vie, quand soi, ni, pour ce faire, se séparer de soi (là est le sens de son aveuglement
elles ne lui donnent pas tout simplement de se conserver en soi. Mais com ­ « naturel »), son existence « inaliénable » n’est autre que ce qui s’identifie
ment s’en assurer ? Avec cette donation de naissance, avec cette condition à un Soi, à une ipséité qui ne laisse d’éprouver sa propre existence dans et
naturelle, à quoi songe exactement Rousseau ?
Sans doute ce texte essentiel est-il un des seuls rédigés par Rousseau,
au temps de sa plus grande maturité doctrinale, qui nous permettent de 1 Voir ci-après le chap. 3,
34 Rousseau, éthique et passion
Le sentiment de l ’existence 35

comme cet impossible dépassement de soi. Ce qui signifie, comme le


minée et consacrée par la philosophie moderne dans son ensemble - cette
déclare alors un Rousseau qui s’approprie par là l’essentiel —ou le cœur — subjectivité qui est fondée sur la transcendance ou l’objectivation de
du cartésianisme le plus authentique, qu’il faut « finir par où Descartes a
l’être - , et la conception affirmée ici par Rousseau, qui définit au
commencé. J e pense, doncj ’existe. Voilà [en effet] tout ce que nous savons»
contraire la subjectivité par son inobjectivité absolue, en tant que sphère
(ibid., 1099).
d’immanence radicale. Mais si c’est bien de cette différence qu’il s’agit,
Cependant, en quoi consiste un tel savoir? N ’est-il pas, lui aussi, de quelle est la signification qui revient alors à l’hommage que Rousseau
l’ordre de la vision, de l’évidence, de l’intuition - c ’est-à-dire de la repré­
rend ici à Descartes ?
sentation ? En répondant par l’affirmative, ne risquerions-nous pas d’être Au génie exceptionnel du Promeneur solitaire, il incombe justement
encore plus troublés par cette limitation de l’apport cartésien au seul d’avoir fait de prime abord le départ entre deux cartésianismes, entre le
cogito ? Et ce d’autant plu^ que l’expérience décisive de Rousseau se trouve cartésianisme du « commencement » (que circonscrivent les deux pre­
au même moment, dans la « Profession de foi du Vicaire savoyard », mières « méditations », jusqu’à l’annonce du cogito), et celui qui lui suc­
consignée en ces termes : « Je sentis peu à peu s’obscurcir dans mon esprit cède, et qui, sans coup férir, lui tournera, d’une certaine manière, le'dos.
l’évidence des principes» (E , 567) ?
Dans la même lettre, Rousseau écrit en effet : « Ne nous étonnons pas de
A cet égard, force nous est d’admettre que cette dernière proposition voir la philosophie orgueilleuse et vaine se perdre dans ses rêveries, et les
ne se comprend nullement comme on se l’est trop souvent imaginé. Une plus beaux génies s’épuiser sur des puérilités. Avec quelle défiance devons-
telle sentence ne propose nullement la révocation en doute de ce qu’on nous nous livrer à nos faibles lumières, quand nous voyons le plus métho­
aurait l’habitude de croire (comme chez Descartes qui, dans la Médita­ dique des philosophes, celui qui a le mieux établi ses principes et le plus
tion première [A T, V II, 17 ; IX , 13], prend et recommande « la résolution conséquemment raisonné, s’égarer dès les premiers pas et s’enfoncer d’er­
de [se] défaire de toutes les opinions reçues en [sa] créance »). Loin de reurs en erreurs dans des systèmes absurdes. Descartes voulant couper tout
viser à battre en brèche la simple formation d’opinions dans la conscience, d’un coup la racine de tous les préjugés commença par tout révoquer en
cette proposition exprime bien plutôt l’abandon de toute « vérité » qu’on doute, tout soumettre à l’examen de la raison ; partant de ce principe
se trouverait dans l’obligation de connaître et d’avaliser par la seule unique et incontestable : je pense, donc j ’existe, et marchant avec les plus
lumière naturelle de la raison. Car c’est en vérité parce que s’obscurcit tout grandes précautions, il crut aller à la vérité et ne trouva que des men­
d’abord l’évidence en tant que telle, que les principes dégagés intuitivement à
songes» (L M , 1095).
partir d’elle, et d’elle seule, s’effondrent du même coup. L a légitimité Par ce propos empreint d’autorité, Rousseau entend souligner deux
même de l’évidence, et plus encore : la prétention de cette extériorité points de portée considérable. D ’une part, il vaut de parler de la grandeur
transcendantale qui constitue et dans laquelle se déploie ladite lumière et de l’importance de la pensée cartésienne dans la stricte mesure où celui-
naturelle, à conduire vers une certitude objectivement apodictique sont, ci s’en est tenu pour ainsi dire exclusivement à la réduction phénoménolo­
de ce fait, comme frappées de nullité, et cela au nom d’une certitude d’un gique qu’il accomplit dès l’ouverture des Méditations — réduction en vertu
tout autre genre, que Rousseau appelle « la sincérité du cœ u r» (E , 570), de laquelle le cogito est posé comme le fondement véritable de toute vérité :
révélation qui ne luit que dans cette «lumière intérieure» (ibid., 569) que « principe unique et incontestable ». D ’autre part, ce philosophe ayant été
dispense seule la subjectivité absolue de la vie. C ’est dire que cette intime le seul à avoir atteint en philosophie la certitude ontologique absolue, la
certitude, cette certitude cordiale du « vivre » qui ne saurait se communi­ certitude apodictique de l’être comme subjectivité de l’existence, s’est très
quer dans quelque logos argumentatif, ou tout d’abord apophantique, ne vite, parti comme il l’a fait de la vérité pour ne plus y revenir, fourvoyé
dépend ni de l’intuition ni de l’évidence - d’aucune saisie objectivante. En dans une investigation étrangère aux résultats originels acquis au com ­
tant que sentiment « plus fort que toute évidence» (ibid., 574), cette certitude mencement. Autrement dit, en s’appuyant sur une certitude plus forte que
précède et même d’une certaine manière excède celle-ci. Dans la véracité l’évidence, mais peut-être pas assez bien reconnue comme telle, il n’a plus
du «sentiment intérieur», dans l’irrécusabilité de cette donation immé­ élevé à la dignité philosophique que des vérités d’évidence, des idées
diate s’enracinent conjointement la vérité rationnelle et l’exactitude du claires et distinctes, ce qui l’a entraîné du même coup à rabattre le champ
jugement. phénoménologique de la vérité sur ce qui se trouve donné et posé là-
Dans ce changement radical qui affecte l’essence de la vérité au sens de devant, sous la seule attention du regard objectif.
la certitude, s’annonce en fait très clairement l’inconciliable différence Mais cela fut-il bien le cas ? Descartes n’est-il pas celui qui, d’emblée,
ontologique existant entre la subjectivité telle qu’elle s’est trouvée déter­ a conçu le cogito non seulement comme le critère de l’évidence, mais
36 Rousseau, éthique et passion L e sentiment de l ’existence 37

comme une première vérité devant s’insérer dans une chaîne continue de et sa substantiate phénoménologique propre. E t pour cela, parce qu’il se
raisons ? Le texte de Rousseau est pourtant très clair : le cogito est un soumet à cette condition-là, nous pouvons dire que le cartésianisme du
principe, ce dont il faut « p a rtir» , il est, en ce sens, le Commencement commencement consiste réellement en la détermination d’un « principe »
lui-même, le commencement absolu et sans suite. En tant que principe absolu, cette détermination ayant pour sens phénoménologique de nous
censé donner raison de tout, ou plutôt censé transformer ce tout lui-même renvoyer à l'apparaître pur en tant que tel, c ’est-à-dire à la phénoména­
en un ensemble de raisons s’imbriquant les unes dans les autres à la lité qui s’apporte elle-même, et de soi-même, en soi1.
grande satisfaction de la raison, le cogito n’est pas la «p rem ière» vérité Parce que son thème est la phénoménalisation de la phénoménalité
dans une succession ordonnée d’évidences rationnelles reposant sur le originelle, le commencement du cartésianisme conduit donc au Commen­
déploiement préalable de la lumière naturelle. Pour autant en effet qu’une cement lui-même ; il est selon l’expression insistante de Rousseau : « tout
première vérité de la raison présuppose toujours l’obtention du cogito lui- ce que nous savons ». Mais le savons-nous vraiment ? E t en premier lieu,
même, il est nécessaire d’en rester à cette principialité-là si l’on veut éviter comment le savons-nous ? Autrement dit, comment l’apparaître comme
de s’égarer « dans des systèmes absurdes » ; car, dès l’instant que le tel se révèle-t-il à lui-même ? Ce quomodo, s’il est vrai qu’il ne se distingue
cogito paraît au regard de Vintuition comme un premier objet d’évidence, pas du quod, c ’est-à-dire du contenu qu’il donne à savoir, est précisément
un premier contenu ontique prenant place et faisant face dans l’orbe la seule chose que nous sachions, la seule chose qui se révèle immédiate­
d’une clarté rationnelle, pourrait-il encore lui être donné de s’imposer ment à nous comme ce qu’elle est. Aussi, parler encore d’une distinction
comme ce « principe incontestable », condition transcendantale de possi­ réelle entre forme et contenu, cela n’a plus ici aucun sens, d’autant que
bilité de toutes les vérités possibles (y compris celle selon laquelle pour que cette distinction irait tout droit à l’encontre de l’exigence d’apodicticité et
je doute il faut bien que je sois) ? Non seulement son statut transcendantal de ce qui la justifie intimement, à savoir l’immédiateté de la donation2.
et strictement ontologique aura toutes les chances de se perdre, mais le L ’essentiel ici est de bien s’apercevoir que Rousseau et le Descartes des
doute, ce doute qui frappe hyperboliquement, comme nous allons bientôt deux premières Méditations partagent la même conception de la vérité
le souligner, tout ce qui se dresse comme tel dans un pur milieu de visibi­ comme vérité phénoménologique. Nous savons, il est vrai, que, pour le
lité (puisque la réalité qui s’y montre ne peut être en ce milieu qu’une cartésianisme du commencement, l’essence du phénomène ne consiste ni
réalité représentée, donnée de manière médiate), sera à nouveau susceptible de dans l’étant apparaissant, ni dans sa constitution fondamentale « comme »
fondre sur lui, comme c ’est possiblement le cas pour tout contenu quoi il est censé nous apparaître (soit son « être »), mais qu’elle réside plus
d’évidence. essentiellement au Commencement lui-même, c’est-à-dire dans l’appa­
En revanche, c ’est bien au cœur d’une réduction radicale de l’horizon raître pur en tant que tel. Cet archi-commencement, ce commence­
du monde que le cogito s’obtient originellement. Une réduction qui affecte ment originaire, Descartes l’appelle «pensée » .J e pense, donc je suis : c ’est
le monde aux deux sens du terme. C ar il s’agit non seulement de la mise pour autant que l’apparaître s’est déployé en lui-même — pour autant
entre parenthèses des étants - intramondains — qui apparaissent sous donc que la pensée a préalablement surgi et déployé son règne — que
l’unité d’un horizon transcendant, mais surtout d’un processus à la suite l’être « est ». L ’être puise sa condition phénoménologique de possibilité
duquel se trouve écarté le mode ek-statique de donation de tous ces étants, dans cet apparaître à soi et en soi qu’est la pensée. « Nous sommes, dit
parmi lesquels il faut notamment ranger les essences mathématiques et les Descartes, par cela seul que nous pensons » (Principes, I, § 8 ; AT, IX , ii, 28).
vérités idéales. Autrement dit, la mise en doute s’applique aussi bien à Ce qui ne veut surtout pas dire que nous sommes parce que nous pensons
l'étant qu'à son mode d’être, c ’est-à-dire à ce mode d’apparaître qui exige que nous sommes. La modalité propre à ce penser que..., la définition de
que le regard traverse extatiquement le milieu ontologique de visibilité la pensée comme conscience de quelque chose, comme représentation, est
pour pouvoir se saisir du phénomène observé. C ’est cet horizon de clarté précisément ce qui a été écarté par la réduction initiale. Le cogito pris en
et de visibilisation lui-même qui disparaît comme tel au terme de l’hypo-
thèse du Malin Génie. Et par voie de conséquence, se retrouve hors jeu
l’essence de la subjectivité reposant exclusivement sur une telle condition 1, Nous devons l’expiessinn ri l;i compréhension de la spérilicité de ce « cartésianisme du comiTien-
o'ini'iii ► » à Mil liel I lenry, don' l'analy se *pdil ( nnsat ie à Drseartes dans sa (>'ruea/iigie de fa p\ythanafy\e. /✓
phénoménale (à savoir, l’homme conçu comme une nature psycho-phy­ loiiniieiiternenf perdu, l’atis. I’l !l , 1985. p, I7-I!^l, mms a pain aussi essentielle qu’éclairauie pour notre
sique [cf. Med. met., II ; AT, V II, 2 5 - 2 6 ; IX , 2 0 ]). N ’est donc pris en propos. Aussi y ie\ii ndroiis-tM ni ; someni
2. A cet égat d, il nous l uit i .ippi b i que, do la même façon, le Discours sur les rciencet et tes artr souhai­
compte par l’analyse des deux premières Méditations ni l’étant, ni l’appa­ tait déjà que le « iiilétium *> île la vétilé s'identifiât, lui-même à la vérité en tant que telle. Cf. nom*
raître de l’étant, mais l'apparaître lui-même, l’apparaître de cet apparaître ouvrage Dr la vhitahfe philosophie. Rousseau au eommeneement, op. cil., § 6-8, p. 59-86.
38 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l’existence 39

compte dans la Deuxième méditation, n’est pas le cogita intentionnel à partir n’entend pas dévoiler par ce biais une constitution empirique. Offrant à
duquel Husserl pensera critiquer Descartes : c’est un cogilo sans cogitatum, l’aide d’une telle détermination un magistral prolongement à l’éloge de
u n > pense qui ne voit rien parce que, de tout ce qui reste par suite de la l’ignorance sur lequel il avait clos son premier Discours', Rousseau vise ici
réduction - à savoir, ce « j e » p en san t-, il ne saurait justement en prendre une, sinon la structure ontologique originelle dont procède en toutes cir­
aucune vue. O r, c ’est sur un tel cogito que Rousseau cherche à fonder sa constances la certitude absolue de l’existence. Dire, par conséquent, que
propre certitude quand, après avoir identifié la condition humaine à celle l’homme est un aveugle-né qui n’imagine pas ce que c ’est que la vue, c ’est
d’un aveugle-né, il signale que l’homme y est naturellement assujetti. Que la indiquer au moyen d’une image (ce qui, on l’admet, tient assez du para­
nature, au sens de Rousseau, c’est-à-dire la constitution primitive de doxe) que l’acte de voir, dans lequel se fondent toute évidence, toute
l’homme, corresponde au pouvoir de l’apparaître originel, tel qu’il a été intuition et tout savoir représentatif, ne se voit pas lui-même. Pour voir, au
mis en lumière par Descartes au terme d’une irsoxh radicale, cela doit en moment de voir, et aussi longtemps qu’on voit, la vue ne se prend pas soi-
effet s’imposer à nous et nous permettre désormais de mesurer à quel point même en vue. E t de ce fait, en tant qu’elle s’effectue réellement, elle ne
le Commencement, en sa détermination rousseauiste, se réfère à la phéno­ saurait se connaître soi-même, s’ob-server comme si elle était en soi un
ménalité originelle, et combien cette phénoménalité-là s’identifie, dans objet connaissable ou représentable. Dans son effectuation même, dans son
l’homme, à la nature même de son âme. actualisation phénoménologique, le voir ne se pose jamais là-devant, c ’est-
Dans sa troisième Lettre morale Rousseau ajoute, au sujet de cette à-dire au devant de lui-même. E t il en est de même pour tout ce que je
nature, un élément essentiel, que nous avions volontairement retenu jus­ peux et tout ce que je fais.
qu’ici : « Nous sommes, déclare-t-il, de tout point aveugles, mais aveugles- Non seulement le voir ne se voit pas voyant, mais c’est même, disions-
nés qui n’imaginons pas ce que c’est que la vue» (L M , 1092). Q u’est-ce à dire? nous, en ne se voyant pas, en ne se réfléchissant pas, qu’il parvient à s’ef­
D’abord, que notre nature essentielle ne dépend pas de la vision qu'on en fectuer réellement. Reconnaître avec Descartes que « c’est l’âme qui voit
pourrait avoir - ce que nous avions du reste déjà commenté en y voyant et non pas l’œ il» (D i o p IV ; AT, VI, 141) ne suffit sans doute plus: il
une indication relative à l’immanence absolue de l’être du « je » . Ensuite, faut encore se convaincre qu’il est impossible de porter un regard en
que cette vision, quand bien même elle aurait lieu, n’entraîne pas néces­ direction de l’âme elle-même. Aussi Rousseau se charge-t-il de préciser:
sairement le savoir de ce qu’est la vue. Enfin, et c ’est le plus important, «N ous ne voyons ni l’âme d’autrui, parce qu’elle se cache, ni la nôtre,
que si l’on voulait quand même comprendre ce qu'est en son fond cette parce que nous n’avons pas de miroir intellectuel» (L M , 1092). O r, que
vue, il faudrait aller jusqu’à cesser de voir, fut-ce sous le régime de l’ima­ vient faire ici ce thème du « miroir intellectuel » ? A quoi se réfère-t-il ?
gination. En d’autres termes, ce n’est ni par la perception ni par l’imagi­ Que nous sachions, il n’est pas de « connaisseur » de la pensée rous­
nation que le savoir de ce qu’est cette vue peut nous être donné. Plus seauiste qui ne se soit jusqu’à présent avisé que ce texte renvoie explicite­
encore, la donation du voir en lui-même doit être structurellement hétéro­ ment à la fameuse polémique engagée par Gassendi en réponse aux Médi­
gène à la représentation quelle qu’elle soit, et à ce dont elle est capable, tations métaphysiques, une polémique au travers de laquelle le « principe »
c’est-à-dire ultimement à sa condition de possibilité : l’ek-stasis. Ainsi, sur même du cartésianisme auquel Rousseau prétend rester fidèle, s’était
le plan ontologique, l’absence de visibilité se présente-t-elle comme la trouvé justement réaffirmé et mis en opposition avec tout ce qui, rapporté
condition à laquelle il convient de s’attacher si l’on désire appréhender au fondement absolu de l’être, relèverait strictement d’une structure
l’essence de la vision; car, pour saisir correctement cette essence, il ek-statique.
importe de ne pas sortir de soi, de ne pas se rapporter à l’affection d’une
quelconque «im age fantastique». Cette condition qui consiste à ne pas 1. « Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, délivre-nous des lumières et des
pouvoir se transcender au moyen de la vue, et a fortiori à ne pas pouvoir funestes arts de nos pères, et rends-nous l'ignorance, l'innocence et la pauvreté, les seuls biens qui puissent
faire notre bonheur et qui soient précieux devant toi » (DSA, 28). La position qui clôt le premier Discours :
apercevoir ira ns Cendant ale ment le voir en son effectivité même, détermine « Restons dans notre obscurité » (ibid., 30), se trouve en outre explicitée dans un « appendice » à ce D is­
alors ce que nous sommes par nature: des «aveugles-nés». C ’est pour­ cours : « Il y a une... ignorance raisonnable, qui consiste à borner sa curiosité à l’étendue des facultés qu’on
a reçues ; une ignorance modeste, qui naît d’un vif amour pour la vertu, et n’inspire qu’indiflerence sur
quoi, en fin de compte, le fait de ne pas pouvoir imaginer ce que c ’est que toutes les choses qui ne sont point digne de remplir le cœur de l’homme, et qui ne contribue point à le
la vue, ne reçoit tout son sens qu’à la condition de l’enraciner dans l’aveu­ rendre meilleur ; une douce et précieuse ignorance, trésor d’une âme pure et contente de soi, qui met toute
sa félicité à sc replier sur elle-même, à se rendre témoignage de son innocence, et n’a pas besoin de cher­
glement ontologique du sujet. cher un Taux et vain bonheur dans l’opinion que les autres pourraient avoir de ses lumières : voilà l'igno­
Cependant à quoi tout cela nous mène-t-il ? A insister au moins sur un rante que j’ai louée» ( A - DSA, 34). Sut ee eonccpl d'ignoranee et son opposition à la « curiosité », cf.
également notre op. cil., ij 10-12, p. 101-130.
point : quand Rousseau peint le visage de l’homme aux yeux fermés, il
40 Rousseau, éthique et passion L e sentiment de l ’existence 41

Q u’on se rappelle l’objection de Gassendi : « Considérant pourquoi de la phénoménalité que le déploiement de cette transcendance en vertu
et comment il se peut faire que l’œil ne se voit pas lui-même, ni que de laquelle le phénomène ne se « fait voir » que dans une « mise à dis­
l’entendement ne se conçoive point, il m’est venu en la pensée que rien tance » phénoménologique par rapport à soi-même, ainsi que dans une
n’agit sur soi-même : car en effet ni la main, ou du moins l’extrémité de opposition ontologique vis-à-vis de soi, c’est cette distance et cette opposi­
la main, ne se frappe point elle-même, ni le pied ne se donne point un tion qui peuvent le mieux servir à définir la structure de toute « connais­
coup. O r étant d’ailleurs nécessaire, pour avoir la connaissance d’une sance » possible, cette constitution de l’objectivité que dispose comme telle
chose, que cette chose agisse sur la faculté qui connaît, c ’est-à-dire le rapport sujet-objet1. Il n’est alors guère surprenant que l’acte même de
qu’elle envoie en elle son espèce, ou bien qu’elle l’informe et la remplisse se connaître suppose, aux yeux du moins d’un empiriste, comme le fut
de son image, c ’est une chose évidente que la faculté même n’étant pas hors sans réserves Gassendi, que se mette immanquablement en œuvre une
de soi ne peut pas envoyer ou transmettre en soi son espèce, ni par consé­ faculté de se recevoir soi-même, de s’affecter par soi, et ainsi de s’auto-
quent former la notion de soi-même. Et pourquoi pensez-vous que l’œil, apparaître dans l’extériorité transcendantale et réfléchissante qui régit
ne se voyant pas lui-même dans soi, se voit néanmoins dans un miroir ? toute visibilisation. «D onnez-m oi donc un miroir... et vous pourrez alors
C ’est sans doute parce qu’entre l’œil et le miroir il y a un espace, et que vous voir. » Le miroir tendu devant soi par l’entendement, le miroir intel­
l’œil agit de telle sorte contre le miroir en envoyant contre lui son lectuel, c ’est-à-dire, en dernier ressort, l’horizon d’extériorité et de visibi­
image, que le miroir après agit contre l’œil en renvoyant contre lui sa lité qui se confond avec l’Image même du monde, telle serait donc, aux
propre espèce. Donnez-moi un miroir contre lequel vous agissiez en dires de Gassendi, la seule possibilité qu’aurait l’âme d’obtenir la « notion
même façon, et je vous assure que, venant à réfléchir et renvoyer contre de soi-même». L a connaissance de soi serait par principe une connais­
vous votre propre espèce, vous pourrez alors vous voir et connaître vous- sance réfléchie ou spéculaire, indirecte ou médiate - une connaissance
mêmes, non pas à la vérité par une connaissance directe, mais du moins revenant à soi à partir d’une première pro-jection de soi à l’horizon du
par une connaissance réfléchie ; autrement je ne vois pas que vous puis­ monde.
siez avoir aucune notion ou idée de vous-mêmes » ( Cinq, ohject., O r, c ’est ce principe même d’un savoir indirect et mondain appliqué à
AT, V II, 292). l’ego, c’est cette affirmation selon laquelle la connaissance de soi ne se
Du point de vue phénoménologique, soit : pour peu qu’on le débar­ développe que dans le milieu ouvert par la réflexion, c ’est-à-dire dans ce
rasse de son vocabulaire scolastique, ce texte étonnant paraît aussi bien milieu d ’irréalité pure qui se forme à la faveur du retour «spéculaire» et
vrai que faux. Vrai, en ce qu’il révèle assurément quelque chose de fonda­ « spéculatif» du moi sur lui-même, c’est cela que rejette Rousseau avec la
mental quant à la structure de toute « connaissance », à savoir son essen­ plus grande vigueur, emboîtant alors le pas à son prédécesseur Descartes.
tielle réflexivité ; mais faux, dans le même temps, puisqu’il ne dépasse Pour ce dernier en effet, l’être de l’ego se révèle à lui-même dans une
guère cette thèse pour se demander si la subjectivité, au sens que lui prête immédiation si radicale que jamais ne vient la rompre aucune sorte de
Descartes (et qui est aussi bien celui de Rousseau), n’entre pas en posses­ mise à distance, d’écart ou de prise de recul. Cette révélation n’est pas
sion de soi dans une immédiateté telle qu’elle ferait précisément échec à tout fonction d’une quelconque prise de conscience de soi, elle ne dépend pas
processus réflexif. non plus d’une certaine durée : elle est si immédiate qu’à toute tentative
Gassendi soutient en effet qu’une faculté de connaissance — comme de re-présentation elle ne peut imposer qu’un inexorable échec. Bref,
l’est au premier chef la vision - , si tant est qu’elle ne soit jamais hors de soi l’acte de se saisir de soi ne saurait aucunement relever de l’ouverture
puisqu’elle ne laisse d’être inhérente au « moi », que ce pouvoir cognitif, transcendantale d’un milieu de visibilité, — et cela, faut-il enfin le dire,
donc, n’est jamais en mesure de se voir lui-même. Il lui faut autre chose, pour la bonne et simple raison qu’avoir la « notion de soi-même » n’équi­
et de préférence un instrument réfléchissant. Car, des actes comme la vaut absolument pas à se voir. D ’où, à cet égard, la réponse de Descartes,
connaissance intellectuelle ou la perception sensible supposent générale­ retirant d’un coup le nosce te ipsum de la tutelle tragique du « regard
ment l’ouverture d’un espace, d’une extériorité primitive dans laquelle et intérieur», de l’introspection, et, plus généralement, de l’auto-intuition,
grâce à laquelle quelque chose peut être posé devant l’œil ou faire face à tutelle qui lui conférait historiquement une signification essentielle­
l’objectivation du comprendre. On pressent ainsi à quel point, par cette ment morale... à moins que, sous le tranchant de cette parole philoso-
« simple » remarque, Gassendi touche aux structures fondamentales de la
connaissance telles que les avait établies la tradition philosophique tout
entière. En effet, la philosophie n’admettant pour seule et unique essence 1. Cf. ÎVl. Henry, L'Essence de la manifestntinn, up- cit-, § 9, p. 72-81.
42 Rousseau, éthique et passion
Le sentiment de l’existence 43

phique, ce ne (ut le nosce te ipsum lui-même, tel qu’il était tout au moins
idée de la subjectivité que Rousseau dit adhérer à son tour, quand il
défendu jusqu’ici par la métaphysique occidentale dans un but «spé­
reconnaît la pleine validité de ce « principe unique et incontestable »
culatif», qui ait vole en éclats, libérant simultanément l’esprit de son
qu’est le cogito des M éd itation s cartésiennes.
identification douteuse à la raison raisonnante, et la pensée de sa vocation
réductrice à l’auto conception naturaliste ou objeclivistc : « Vous prouvez 43

cela par l’exemple du doigt qui ne peut pas se frapper soi-même, et de Sü 43

l’œil qui ne se peut voir si ce n’est dans un miroir : à quoi il est aisé de Professer, au moyen d’une métaphore, que la subjectivité est aveugle
répondre que ce n’est point l’œil qui se voit lui-même ni le miroir, mais au Commencement, c ’est donc laisser entendre qu’elle est ontologique­
bien l ’esprit, lequel seul connaît et le miroir, et l ’œil, et soi-même» [Rép. Cinq ment constituée par l’immanence, et par elle seulement. Cette immanence
abject., AT, V II, 367). (
équivaut à une impossibilité structurelle de sortir réellement de soi afin de
Il suit de là, pour une part, que c ’est l’esprit seul qui connaît, et, à se poser comme tel au-devant de soi-même. En soi, la subjectivité de l’ego
plus forte raison, qui se connaît ; c ’est lui qui est au fondement de toute ne le met en possession d’aucun « miroir intellectuel » dans lequel lui
vision, fut-elle intellectuelle ou sensible. Que ce soit l’esprit seul qui serait accordée la possibilité de se réfléchir. Selon une affirmation décisive
connaît, et non l’œil de l’esprit, cela signifie très exactement que ce 11 ’cst de Rousseau, « l’homme est né pour agir et penser, et non pour réflé­
aucunement au fait qu’il se connaît que cet esprit doit, en son essence chir... » (préface de Narcisse, OC, II, 970) : il ne lui est pas naturellement
même, d’être un Soi (dans ce cas, il ne s’agirait plus que d ’un Soi repré­ donné de se saisir de son être au moyen de la réflexion. Dans ces condi­
senté et livré à la conscience, à la conscience de soi, sous la forme d’un tions, ne s’avère-t-il pas absurde de déclarer, comme l’a pourtant fait l’au­
contenu transcendant). Si l’esprit s’éprouve lui-même comme un Soi, teur de la sixième Lettre morale, que « celui qui sait le mieux en quoi
c est au contraire parce qu’il est toujours déjà en lui-même et pour lui- consiste le moi humain est le plus près de la sagesse» (L M , 1112-1113) ?
même un Soi, un Soi toujours en mesure de s’apparaître à soi et ainsi de Comment concilier l’affirmation de l’immanence comme autodonation
se connaître. Loin de s’identifier à la seule faculté d’ « intelliger », l’es­ immédiate de l’essence de la subjectivité - c’est-à-dire de l’ipséité - , avec
prit, chez Descanes, renvoie à cette ipséitê fondamentale et originaire, cette autre qui renvoie à la nécessité de « s ’étudier soi-même» (ibid.,
qui règne aussi bien dans l’entendement que dans l’im aginadon,1la
1087) ?
volonté ou l'affection des sens. E t ce n’est à rien d’autre qu’à cette Indéniablement, c’est à un « savoir » dûment caractérisé que la sagesse
conception de l’esprit que Rousseau commence par souscrire incondi­ rousseauiste se dit être vouée, de la même façon que le cartésianisme du
tionnellement.
commencement déclarait devoir se consacrer à la « connaissance de
Cependant, pour une autre part, il faut prendre soin de ne pas se l’âm e». Posons donc à nouveau la question que Gassendi se refusait,
laisser égarer par ce terme et ce thème de la « connaissance de l’es­ quant à lui, d’envisager seulement : cette connaissance de l’âme ou cette
prit », car, en toute rigueur, cette connaissance ne peut guère s’effectuer « étude » de soi, ne définissent-elles pas une manière de savoir différant en
sous la forme d’une vision, le voir ne cessant jamais, pour pouvoir tous points de l’expérience intuitive ? L ’étude de soi-même ne s’enracine-
s’exercer, de présupposer l’effectuation phénoménologique de la dona­ t-elle pas dans un fondement radicalement non « métaphysique », au sens
tion immédiate du Soi à soi-même. Pour autant qu’elle détermine où la manifestation même de ce fondement résulterait d’une réduction
a priori la représentation sans pouvoir néanmoins s’y tenir, pour autant allant jusqu’à s’appliquer, par-delà l’opposition du sujet et de l’objet, à
qu’elle précède et excède son accomplissement ek-statique, 1’ « idée de cette Transcendance, à cette ek-stasis que l’être s’ouvre à lui-même sous la
l’esprit», comme Descartes l’a magistralement appelée (Rép. Six. abject.,
forme de sa propre différence par rapport à l’étant ?
A T, IX , 241), réside dans Vaperception intérieure de la vision elle-même.
Si la mise en œuvre de la philosophie de Rousseau dépend d une
Elle est l’archi-révélation du voir en soi-même, une révélation qui, en
adhésion préalable au cogito, c ’est qu’elle profite en même temps des
donnant au Soi de voir, rend dès lors possible toute position pour soi et,
acquis de la réduction cartésienne. Partant, il lui faut com m encer par
par conséquent, toute possession intellectuelle d’objet. C ’est cette expé­ exclure du champ de sa problématique la « réalité objective » de toute
rience subjective, intime et immédiate, c ’est cette épreuve immanente idea - comme, du reste, celle du videre qui en conditionne l’apparition - ,
que le Soi procure inlassablement à la vision elle-même, qui, pour
afin de circonscrire, après l’avoir mise en question, l’ek-stasis comme
autant qu’elle réside au fondement de l’ipséité, constitue selon Descartes
telle, soit l’horizon pur de la transcendance sur lequel se détache
l’essence pure de l’esprit ou encore son «id ée». E t c ’est enfin à cette
toute présence ontique, devenue sujette au doute. Pourquoi et comment
44 Rousseau, éthique, et passion Le sentiment de l ’existence 45

toute l’œuvre de Rousseau repose ainsi sur la nécessité de mettre en appli­ Cette identité du «q u o i» de la phénoménalité première et de son
cation une immense et complexe réduction phénoménologique, c’est ce « comment » le plus originel, cette modalité fondamentale de toute phé-
qui doit maintenant nous apparaître avec plus de clarté - ou, tout au noménalisation, tel est précisément le sujet de la pensée de Rousseau. Un
moins, avec assez de clarté pour que nous comprenions que le fait meme sujet qui est — par nécessité d’essence — l’ego, « j e » : non pas l’ego ano­
de ne pas tenir compte de cette essentielle « méthodologie » équivaut à ne nyme de la philosophie de la conscience transcendantale, mais le « moi »
considérer dans cette œuvre que les « contradictions » dont on la dit à tort concret et vivant, s’éprouvant dans son individualité propre, tel que le
chargée. célébrerait seulement une phénoménologie de la vie subjective reposant
Si l’on veut en effet se convaincre que Rousseau au fond ne s’est jamais sur la parole inaltérable d’un J e disant: «M oi - Jean -Jacq u es.» Voici
contredit, il importe de comprendre pourquoi, dans ses Lettres morales, il en quel sens il semble à Rousseau possible et légitime de revendiquer le
n’est question ni de voir, ni même d’imaginer, et de se demander, en J e pense, donc j ’existe comme la seule et unique chose que nous sachions,
conséquence, à l'intérieur de cette réduction dûment accomplie, et seulement sous comme le fondement apodictique auquel l’âme humaine est capable de
l’égide de cette condition ultime, « ce que c ’est que la vue ». Ainsi est-ce à se rapporter puisqu’elle Yest elle-même en tout état de cause.
présent la proposition transcendantale (puisqu’elle ne procède d’aucun Mais Rousseau ne s’en tient pas pour autant à cette simple revendica­
constat empirique) stipulant que nous sommes des aveugles-nés, qui tion. Rousseau ne répète pas Descartes. C ar l’aveugle-né que chacun de
devrait nous apparaître elle-même sous un jour nouveau - celui de la nous, au terme de la réduction, paraît être pour lui-même, peut expéri­
« réduction » précisément. C ar c ’est seulement cette k-Koyj) qui est capable menter en sa plus pure intimité ce dont il retourne avec l’essence phéno­
de donner à la proposition en question son authentique sens et sa portée ménologique de la vision. E t ce dont il est question avec celle-ci, c ’est que
véritable. De la même façon, il n’est pas jusqu’à la «saine philosophie» la vision puise sa substance dans la chair même de la vie et son indicible
qui ne se réduise pour ainsi dire, sur le plan du savoir auquel elle admet « puissance » d’être, d’agir et de penser. C ’est hors de tout redoublement
devoir prétendre, à cette pure réduction, puisqu’il lui faut s’en tenir exclu­ de la vision, hors de toute ek-stasis - et « avant toute réflexion », comme le
sivement à l’expression du cogito, ou, pour être plus exact, aux conséquences disait aussi bien Rousseau —que le voir que je peux essentiellement accom ­
phénoménologiques qui découlent de sa révélation. plir, que la vision dont je suis effectivement capable mais que, de par la
C ar tout dépend en fin de compte de la distinction entre deux modali­ suspension de toute extériorité, je n’exerce pas en tant que visée vers le
tés fondamentales d’apparaître, exclusives l’une de l’autre. Tout repose monde, vers ce qui est autre ou différent de moi, bref, que le cogito sans
sur la différence qui sépare ce qui tient son essence de l’apparaître originel cogitalum accède enfin à sa vérité dernière et à la substance pure de son
et le désigne exactement - à savoir, l’être « naturel » - , de ce qui n’a pas être. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est sous l’égide de cette
en lui-même un tel pouvoir. Différence radicale et irréductible, héritée en expérience originaire et fondamentale, de cette cécité phénoménologique
fait du cartésianisme du commencement, puisque c ’est sur elle que se au principe de toute vision, qu’est donné à chacun, pour autant qu’il y
fonde le dualisme des Méditations, soit, pour le dire plus précisément, la participe en tant qu’être-soi, le pouvoir de devenir ce que Rousseau appelle
dichotomie de la «connaissance de l’âm e» et de la «connaissance du un « œil vivant » - un œil qui voit parce qu’immédiatement et indubita­
corps ». blement il s’éprouve toujours voyant, et que, sans y réfléchir ni se voir, de
Pourtant, Descartes, qui se disait concerné principalement par son manière « aveugle » donc, il s’empare de son invincible pouvoir au cœur
projet de fondation des sciences, ne s’est pas préoccupé d’approfondir plus même de la vie.
avant la question de la phénoménalité du cogito, comme structure interne Pour comprendre à présent comment le je pense parvient à la certi­
de l’âme. En décidant de creuser le cogito jusqu’à sa racine, c ’est-à-dire, en tude de soi en tant qu’être vivant, sans doute faut-il développer un peu
termes rousseauistes, en allant « porter au fond de son âme le flambeau de plus la référence privilégiée de Rousseau. Au cœur de la Deuxième médi­
la vérité», ne parviendrait-on pas jusqu’à la retraite silencieuse de IVgo, tation, quand l’ÈTroxi a bien établi sa radicalité, et que Descaries lui-
c’est-à-dire jusqu’à son cosur ? Mieux : ne laisserait-on pas la vie elle-même même, en tant qu’être humain appartenant à un certain monde, ayant
parvenir en lui, puisqu’en lui justement — dans la vérité absolue que le un corps, voyant de la lumière, entendant du bruit, sentant de la cha-
« moi » institue par son existence même, autrement dit dans la véracité de lcui, se range comme tel sous le coup de cette réduction par laquelle
son cœur —, il n’y a ni différence ni adéquation possible entre la forme de pl -ion n’existe, sinon comme dans un rêve ; dans la mesure donc où
l’apparaître (de l’apparaître à soi) et son contenu (qui équu ■ tout < >; ores sont fausses et que je dors», la question se pose de
point à l’être-Soi, à l'ipséité du moi vivant) ? 1 iiic peut encore signifier voir, entendre, sentir, alors que mon
46 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 47

corps n’existe plus comme tel. Il y est alors répondu ceci : «A t certe, videre même, la pensée exclut l’extériorité de Yek-stasis, elle s’essencifie comme
videot, audite, calescere... A tout le moins, il me semble que je vois, que j ’en­ une intériorité radicale. »'
tends, que je m échauffe, et c ’est proprement ce qui en moi s’appelle sen­ Aussi bien la pensée, la cogitatio, est-elle en son essence définie par Des­
tit, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser» cartes comme « ce qui est tellement en nous que nous en sommes immédiate­
(Mêd. met., II, AT, V II, 2 9 ; IX , 23). Ce que Michel Henry, dont l’ana­ ment conscients» (Raisons..., A T, IX , 124) ; ou encore comme « tout ce qui
lyse qu il propose de ce texte cartésien nous semble absolument décisive, se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-
comprend ainsi : « Videor désigne la semblance primitive, la capacité origi­ mêmes» ( Principes, I, § 9, AT, IX , 28). Du fait de cette immanence radi­
nelle d apparaître et de se donner en vertu de laquelle la vision se mani­ cale, de ce mode d’intériorité qui n’offre aucune prise à la transcendance,
feste et se donne originellement à nous, quoi qu’il en soit de la crédibi­ la pensée en son aperception immédiate, en son immédiation et sa sem­
lité et de la véracité qu’il convient de lui accorder en tant que vision, blance constitutives, prend le nom de conscience, qui ne signifie plus une
quoi qu’il en soit de ce qu’elle voit ou croit voir et de son voir certaine région intérieure occupée à mesurer la moralité des actes ou des
lui-même. »' intentions, mais l’apparaître originel qui, avant même de donner l’être à
La structure première de l’apparaître, telle qu’elle est exprimée dans toute chose, se le donne à lui-même, en tant que sa vie propre.
le videot, cette « semblance » en laquelle le voir se sent lui-même, et se « Cette sorte de connaissance intérieure qui précède toujours l’ac­
révèle ainsi à lui-même comme un pur acte de voir, voilà ce qui cons­ quise» (Répr-Six. abject., AT, V II, 422) : en ces termes fondamentaux
titue pour Descartes, l’essence originelle de la subjectivité, son « unique Descartes indique l’essence du Commencement. Cette semblance est
et incontestable » fondement. La subjectivité est saisie en son fond comme la pour Rousseau « to u t ce que nous savons». En elle, en ce «sav o ir»
donne d une semblance., primitive, et cette semblance est un sentir primordial : intérieur et absolument antérieur à tout autre, consiste la première effec-
« C ’est comme sentir, précise l’exégèse cartésienne de Michel Henry, que tnation phénoménologique de la phénoménalité pure, le véritable « fait
la pensée va se déployer invinciblement avec la fulgurance d’une mani­ primitif», l’être primordial. J e pense, donc je suis signifie que la cons-
festation qui s’exhibe d’elle-même en ce qu’elle est et dans laquelle cientia institue comme tel le principe de donation de toute chose, et ceci
Vlnoxii reconnaît le commencement radical qu’elle cherchait. Descartes • en tant qu’elle possède a priori son fondement en soi-même. Et parce
n a cessé d affirmer que nous sentons notre pensée, nous sentons que qu’elle s’offre ainsi comme l’instance où opère une certitude absolue, une
nous voyons, que nous entendons, que nous nous échauffons. Et c’est ce certitude qui ne s’identifie pas originellement à une vérité d’évidence,
sentir primitif, pour autant qu’il est ce qu’il est, c’est cette apparence pure identique fût-elle adéquate, nous devons ici distinguer sans hésiter ce que Husserl
à elle-même et à l’être qui définit justement celui-ci... Videor, dans videre videor, aporétiquement identifiait le plus souvent : la vérité adéquate et l’apo-
désigne ce sentir immanent au voir et qui fait de lui un voir effectif, un voir dicticité. Adéquate est la vérité d’évidence qui s’accomplit comme telle,
qui se sent voir. » 12 apodictique la certitude qui procède de l’autorévélation immanente et
Encore faut-il que ce « sentir » de la pensée puisse être strictement immédiate de la subjectivité absolue, autorévélation qui définit originel­
opposé au sentir transcendantal qui règne aussi bien dans la perception lement l’essence du cogito cartésien, pour autant qu’il est exclusif de
sensible que dans l’entendement (si tant est qu’il soit lui-même intuitif) ; toute transcendance, de toute représentabilité, et qu il existe par la
encore faut-il que la semblance de ce sentir soit absolument hétérogène grâce de son immanence foncière, indépendamment de tout rapport à
à la teneur ek-statique de la sensibilité. O r, tel est bien ce que s’em­ un cogitatum quelconque, et, par conséquent, à tout contenu possible­
presse de souligner le phénoménologue : « Le se sentir soi-même qui donne ment « adéquat ».
originellement la pensée à elle-même et fait d’elle ce qu’elle est, l’origi­ Mais comment le mode d’existence de ce cogito se détermine-t-il plus
nel apparaître à soi de l’apparaître..., n’est pas seulement différent du avant, c ’est ce à quoi il faut prêter maintenant attention. C ar, si la fulgu­
sentir qui s appuie sur 1 ek-stase, il l’exclut de soi et c ’est cette exclusion rance du cogito au cccur duquel l’au tore vc Union de la pensée à elle-même
que formule le concept d’immédiateté. Mais Yek-stasis fonde l’extériorité, sc produit et recueille en son fond le sens d’être du sum, si cette « sem­
elle est son développement en soi. Parce que, dans son se sentir soi- blance » se définit sous le nom de « connaissance intérieure », que reste-t-il
de plus à en dire ? De prime abord, semble répondre Descartes, rien, sinon

1. M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cil., p 27


2. Ibid., p. 28-29.
1 . Ibid., p. 31.
48 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 49

que je pense, qu'ego cogito. Pourtant, qu ego surgisse en même temps que interne de Yego n’y est jamais traitée comme telle, et cela parce que le
cogito, qu’un «je » soit ainsi impliqué par la pensée en son essence immé­ projet cartésien, ayant d’autres territoires à conquérir, ne s’y attarde pas
diate et immanente, cela ne signifie-t-il pas que la phénoménalité s’accom ­ vraiment. Pour ce qui est de cette constitution, voici la seule chose que
plit originellement sur le mode de l’ipséité ? Certes ! Mais quoi d’autre ? l’on puisse retenir avec profit : « Nam quod ego sim qui dubitem, qui intelli-
En vérité, que l’ipséité apparaisse comme l’essence de cette phénoménalité gam, qui velim lam manifestum est, ut nihïl occurrat per quod evidentius explice-
qui se phénoménalise immédiatement, cela revient à dire que le sentir tur» ; ce qui, traduit littéralement, donne : « Car, que ce soit moi - ego -
primitif auquel se ramène l’essence de la pensée, ce « se sentir soi-même » qui doute, qui connais, qui veux, cela est si manifeste qu’il ne se pré­
à quoi correspond la semblance originelle qui donne la vision à elle- sente rien par quoi l’expliquer avec plus d’évidence» (Méd. mét., I I , AT,
même antérieurement à tout acte de transcendance, que ce sentiment de V II, 29 ; IX , 22) '. Mais le fait que cela soit précisément si manifeste, ne
soi, donc, définit la structure ultime de l’être, en laquelle il n’y a pas devrait-il pas être au contraire expliqué ? Comment cependant expliquer
d’autre être que lui-même, en laquelle par conséquent il n’est pas d’autre quelque chose de si immédiat qu’il ne peut entrer sous l’éclairage d’au­
être que soi. E t c’est à cette structure première et dernière (que Descartes cune lumière extatique, c’est-à-dire dans aucun champ de connais­
appelle l’âme) que Rousseau, à sa suite, a conféré le nom si bien choisi de sance à proprement parler ? Sommes-nous donc en présence d’une
nature. essence de la manifestation qui fasse résolument échec à toute àTtôcpavaiç
L ’âme et la nature ont toutes les deux une même essence phénoméno­ — à toute détermination « logique », fût-elle originellement herméneu­
logique - une essence qui consiste en un se sentir soi-même à la faveur tique ? Et, en ce cas, pour cette « connaissance de l’âme » dont Descartes
duquel elles s’apparaissent à elles-mêmes comme ce qu’elles sont. Suivant affirme pourtant qu’elle est plus aisée que celle du corps, le moi ne
ce principe « affectif», l’être naturel, dans l’esprit de Rousseau, ne possède deviendrait-il pas irrémédiablement insaisissable ? Enfin, s’il se révélait à
pas vraiment d’identité (Selbigkeit), du moins pas celle dont la mesure a tout jamais perdu, comment Descartes pourrait-il en même temps affir­
tendance à se prendre exclusivement dans les choses, dans la res extensa, et mer qu’il est si manifeste ?
ultimement dans le monde en tant que tel, mais il lui appartient d’avoir Pour surmonter cet embarras fondamental, peut-être devons-nous
une ipséité (Selbstheit) '. Il a même, d’après Rousseau, d’autant moins nous rendre à l’évidence, et reconnaître sans plus attendre que cette
d’identité qu’il est lui-même, à savoir en lui-même, un Soi irréductible et manifestation absolue de l’ego ne s’accomplit nullement sur un mode ek-
insubstituable. L ’être naturel est fondamentalement monadique : il est statique de phénoménalisation, mais qu’elle se donne plutôt en confor­
« tout pour lui : il est l’unité numérique, l’entier absolu qui n’a de rapport mité avec l’apparaître singulier du cogito lui-même, puisqu’elle se révèle
qu’à lui-même ou à son semblable» (E , 249), dit Rousseau12*. E t son prin­ aussi bien en lui que par lui. L a pleine révélation à soi de l’ego est
cipe d'individuation est éminemment, sinon exelusivement, de nature sen­ exclusivement immanente, immédiate — et, de ce fait, il faut la dire pro­
sible, ou, plus exactement encore, d’ordre «affectif». prement « invisible ». La semblance originaire de l’être, la semblance
comme quoi l’être est donné originairement est une sem blance invisible.
Cette reconnaissance de l’ipséité de l’être comme principe d’accom ­
Mais parce qu’elle n’a pas été, loin s’en faut, approfondie par Descaries,
plissement de toute phénoménalité possible, n’a-t-elle pas eu lieu égale­
il est devenu peu à peu inévitable qu’après lui — après que ce « principe
ment chez Descartes ? Q u’a apporté de plus Rousseau à cette probléma­
unique et incontestable:^« pense, donc j ’ex iste » 2 a été mis en lumière —,
tique essentielle ? Et pourquoi le second a-t-il conféré à la nature ce que le
cette détermination de l’être de l’ego se soit imposée comme la tâche la
premier ne réservait qu’à l’âme ?
Nous dirons pour commencer que ce que tout lecteur attentif des
Méditations ne peut manquer de reconnaître, c’est que la constitution
1. Cf. les pages cruciales que M. Henry consacre à cette question dans sa Généalogie de la psychanalyse,
op. cit., p. 90.
1. D\e Selbsthrii tfrj frit rfy/j SsfbsU comme dirait fauteur de Sein und £ 'rit. fîtritc ipseile avant bien sûr 2. Notons en effet nu passage que cette formulation, propre à Rousseau, résulte de la conlraction de
chez Rousseau im sens Truit autre quo ('luv, Heidegger, pour qui « c ’est la structure ontologique de [la réso- deux énoncés cartésien1? : celui du lamcux « je pense, donc j ’existe » issu de la IV r partie du Discours de la
luiion dev.ntçtinfe ( \mtunfrrt/ir J qui dévoile lYxisUTitialilé de ripséilr du Soi-m êm e», et méthode |AT, VI. 32). et dont on imnvc deux versions latines, celle de la traduction du Discours : Cogito, ergo
non fessent r immma-tm- tlt iih'Xt.iîiqm' île h « nature » (de la vie affective) en nous, (T, M. Heidegger. :\utn, \ive exista. et celle des Prinnpta Vhihsnphae, I, $ 7 : ego cogito, ergo sum (AT, V III-1 , 7) ; <rt celui, conclusif,
San utui ^iit, $ (t-l, { ubingeu, Nïmic^et, Hlb't10, p. 322-323 ; iratl. K. Martineau, f.mtû Aulltrulti a, ( ‘IHTi, de l.i S, tonde méditation : I-'.go sutn. ego rxi\to ( Al . Vil, 23). L)’un point de vue rousscauiste. celle conlraciion
p. 22/-22H ainsi que noue <>/», </(,. $ II), p. 101-1 I 3 a sut tout vin sens en c e qu'elle souligne' face eption existentielle de l'être, ce qui signilic peut-être que les
2. Hans le troisième et le septième cliapiiie de eede étude, nous nous ptéoei uperons d'explii in*r i elle t outillions relatives à fapparaîltc de la « pensée' » dans ta me sont par essence soustraites à celles, métaphy­
pltiase essentielle, en |fu liant île laite tonte la lumière possible sut te « i.ippoil au semblable » aussi pri- siques, de rélantité ; et h) en ce qu'elle redouble -- comme c'est obligatoirement le cas en français le
moidi.il el aussi oiiginel que le <» t apport à soi ». « je » devant les deux veibes.
50 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 51

plus urgente de la véritable philosophie1. En tout état de cause, il est apodictique que Descartes appelait «m étaphysique» ( Rép. Cinq, object.,
même apparu à la philosophie post-cartésienne qu’elle ne pouvait A T, VII, 352), et qui se trouvait à ses yeux consignée dans l’ego sum, ego
appréhender autrement son authentique modernité. O r, cette tâche, l’au­ existo de la Deuxième méditation. Mais le Vicaire ne semble pas vouloir se
teur à,'Émile se l’est assignée en toute lucidité - et de manière absolu­ contenter de ce « j ’existe» initial : il le fait aussitôt suivre d’un « ... et j ’ai
ment unique, pour ne pas dire solitaire. En effet, en prenant acte des des sens par lesquels je suis affecté », qui oriente déjà la pensée dans une
embarras qu’ont connus et que connaissent encore les successeurs plus certaine direction. Serions-nous donc là dans une situation différente de
ou moins avérés de Descartes, Rousseau est celui qui s’est chargé de celle de Descartes au seuil du videre videor ? Faudrait-il abandonner aussitôt
répondre à cette assignation par la rédaction de sa si célèbre, mais si la problématique cartésienne et ouvrir, comme le commentarisme le
peu lue, « Profession de foi du Vicaire savoyard », ce texte qui débute conseille à la moindre occasion, le Traité des sensations de Condillac ? Pas le
ainsi par cette annonce, essentielle : « Il faut donc tourner d ’abord mes moins du monde, croyons-nous, car la question cartésienne, comme on
regards vers mot ». Si la pensée de Descartes a couvert la distance qui s’en souvient peut-être, concernait déjà elle-même l’essence de la vision,
relie le cogito au sum, celle de Rousseau a arpenté le chemin qui ramène de l’écoute et du sentir - l’essence de la sensibilité, par conséquent -
implicitement le cogito et le sum à leur fondement commun et unitaire : quand « je dors », c’est-à-dire dans les conditions instituées par I’è^o/ t; de
1 ego. La philosophie de Rousseau est une méditadon endurante et exem­ la phénoménalité du Monde. E t la réponse que proposait alors Descartes
plaire de l’ipséité, avec beaucoup d’audace revenait à penser qu’en dépit même du sommeil
' 4i
(et de l’indistinction du réel et de l’irréel induite par le songe), « il me
4j 43 semble » toujours que je vois, que j ’écoute, que je sens. Ce qui veut dire
qu’à la faveur de cette semblance irréductible et incontestable (de ce mode
Sans doute, après ce qui vient d ’être dit, ne trouvera-t-on plus rien de d’apparaître qui, loin de se confondre avec une quelconque illusion, ren­
surprenant à ce que les idées-forces mises en relief par l’admirable « Pro­ voie bien plutôt, comme nous l’avons compris avec Michel Henry, au sta­
fession de foi du Vicaire savoyard » s’y détachent sur le fond de cette radi­ tut phénoménologique et véritatif de l’expérience subjective dans laquelle
cale (mais non pas ultime) question2 posée avec éclat dès Yincipil : « Qui r le voir s’autorévèle passivement en lui-même, en son se sentir soi-même),
suis-je?» (E , 570).,. A présent, ouvrons donc YÉmile, et tâchons d’en c’est un Soi qui de prime abord est révélé. Et pour autant qu’elle se révèle
suivre le plus soigneusement possible les arguments fondateurs. Conformé­ dans cette semblance originelle, dans l’expérience immanente et surtout
ment à une réduction phénoménologique toujours présupposée, c ’est-à- immédiate de sa propre subjectivité, cette ipséité est elle-même et en elle-
dire fidèlement à l’esprit du cartésianisme déjà évoqué, Rousseau déclare même éprouvée et sentie'.
sans plus attendre ni soulever d’équivoque: « J ’existe, et j ’ai des sens par Mais comment comprendrons-nous ce « se sentir soi-même » qui défi­
lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle nit originairement la cogitatio f Ne doit-il pas justement être saisi dans une
je suis forcé d’acquiescer » (ibid.). première ek-stase, celle de la sensibilité ? S’il est hors de doute qu’il s agit là
Première vérité, cette existence, singulièrement dressée devant soi, l’est de la question cruciale qui donne tout son poids à l’extraordinaire explici­
en ce sens qu’elle relève tout d’abord, c ’est-à-dire avant de prendre la tation phénoménologique que nous avons citée (celle de Michel Henry), il
forme d ’un cogitalum à proprement parler, de cette certitude absolue et n’en est pas moins vrai que nous la lisons également - et de façon propre­
ment inaugurale — sous la plume de Jean-Jacques Rousseau. C est même
parce qu’elle se trouve tout d’abord sous la plume de Rousseau, que la por­
( 1- Lt pTtiliJrmc ik etc bien résumé par M, Pi clin : * L'originalité de Destartes, c'est que* conscient de tée et la profondeur de vue de l’étude d’Henry nous ont paru saisissantes
l'ambivalence des cqgttetwus. qui sont à la fois des acte* mbjtetifs et des présences d'objets intérieurs, il les - de même que le ca p ctè re implicitement mais résolument phénoménolo­
renvoie immédiatement à tm Ego* sms que cet Ego puisse servir de media leur entre 1« tqgitatioruî et les
cogitent. Bii’ii au contraire, ce sont tes eogitatsona qui font la médiation ; l'Ego, quant à lui, ne réussit gique de la «véritable philosophie» de Rousseau parvient à se révéler
qu avec difficulté A être à la fois la substance ou résident nos pensées et Je sujet qui ctj aperçoit le contenu dans tout son éclat, justifiant alors parfaitement la mise en perspective que
intelligible » {Lct-pAibsofiÂm de la triade, Paris, Vrin* 19SÜ, p, 124-125). Eu égard à la problématique expo­
sée dans ce texte, nous poumons dire, poor notre pan* que l’originalité do la pensée de Rousseau ajuste* nous lui assurons ici relativement aux enjeux radicaux de L ’essence de la
mem consisté à relever le defi, c'est-à-dire quelle a visé à mettre l'Ego dans cette position de « médiateur » manifestation2.
entre le iaçiwet ion tegiiarum, que tout, dans Jcs Médifationt cartésienne, invitait à accomplir, rrtaji qui fut
restée pour ainsi dire en plan* le souci de Descancs, passée l’exceptionnelle Deuxième méditation, ayant sur­
tout porté * tir l'analyse des différentes especes de t°giUtü,
2. Radicale mais non ultime* car* comme nous le verrons plus loin {nu chap. 41, cette question* selon \. C ’est en tant que sentie que nous avions qualifié auparavant cette semblance d’invisible.
KmLVKMii, doit se fonder clic-meme dam t elle d r | j « position * om'tlogiqm- du Soi. 2. M. Henry, L'Essence de La manifestation, l’a ris, l’UI'', I9(>3.
52 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 53

Cette question visant à de tels prolongements phénoménologiques, prit » supposent pour se manifester que soit radicalement exclue toute
Rousseau la formule en effet en ces termes : « Ai-je un sentiment propre de transcendance dans la structure ontologique de laquelle, seulement, la
mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations ? Voilà mon pre­ connaissance proprement dite (le videre cartésien) est susceptible d’avoir
mier doute, qu’il m ’est, quant à présent, impossible de résoudre. C ar étant lieu ; b) si l’aperception immédiate de la conscience —l’être-Soi immanent
continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la du cogito - ne s’offre jamais comme une « évidence », fût-elle proprement
mémoire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quelque chose adéquate ; et c) si Yego ignore en sa « constitution » fondamentale (en sa
hors de ces mêmes sensations, et s’il peut être indépendant d’elles ? » nature, dirait Rousseau) l’œuvre médiatrice de la lumière naturelle
(E , 570-571). propre à la raison (puisque Yego existe bien avant que ne se développe
Par ces mots, Rousseau se demande s’il existe vraiment un mode de « dans l’âme » une telle clarté objectivante), alors il est à présumer que
révélation du « moi », une modalité originale et autonome d’autorévélation, cette âme ne puisse jamais être connue par soi-même. C ’est cette inconnais-
qui lui soit constitutive — autorévélation immédiate et immanente que sabilité qui a fait justement dire à Malebranche que l’âme est à elle-
Rousseau appelle ici le « sentiment de l’existence » —, ou si la manifesta­ même, c ’est-à-dire à l’intelligence qu’elle pourrait avoir d’elle-même,
tion de ce même moi ne doit pas plutôt être confiée à une présentation ek- « obscure ».
statique, qui serait, en l’occurrence, de l’ordre de la sensation ? Bref, peut- Il reste que ce qui ne peut être connu avec évidence, peut toujours être
on concevoir une « auto »-affection dont la modalité n’a aucune commune senti. Mais en quel sens? Trouverons-nous chez Malebranche ce qui nous
mesure avec l’affection des sens ? a jusqu’à présent manqué pour saisir l’essence de ce « sentiment du moi »
Nous voilà conduits devant la difficulté de savoir si ce que Rousseau que Rousseau voudrait enfin pouvoir confondre avec le “noyau irréductible
appelle le « sentiment » a par rapport à la sensation une structure ontolo­ de la vérité originelle ?
giquement hétérogène. Comment Rousseau s’y est-il pris pour poser Que l’essence de l’âme soit à elle-même cachée, ou que sa connaissance
pareille question ? Annonçons, avant d’entrer dans le vif du sujet et de soi soit par principe obscure, cela signifie non seulement —et contraire­
d’aborder le détail des analyses, que la question, au lieu de faire fond sur ment à ce qu’en dit Descartes —qu’elle n’est pas plus aisée à connaître que
les conditions d’édification de l’affectivité, tourne autour de l’idée de com ­ le corps, mais qu’il ne saurait y avoir aucune idée dont cette âme pourrait
paraison des sensations. Serait-ce en comparant entre elles les sensations se saisir afin de sc comprendre. En effet, l’idée a la particularité de ne par­
qui nous arrivent, que leur « réalité » nous serait révélée ? Ce débat est ticiper que de ce qui représente pour l’esprit l’altérité même, s’il est vrai
classique. Pourtant, ce que découvre, au travers de ce thème de la compa­ qu’elle suppose pour pouvoir exister un milieu d’extériorité transcendan­
raison des sensations, le Vicaire de la « Profession de foi », c’est non seule­ tale (une « étendue intelligible », selon l’expression de Malebranche) dans
ment l’extériorité des relations par rapports à leurs termes (les sensations), laquelle tout objet visé en pensée est susceptible de se montrer à découvert
ce par quoi il se montre empiriste, disciple de Locke, mais aussi une inté­ ou dans sa vérité propre. « Connaître, c’est sortir de soi », dit fort juste­
riorité des sensations, une profondeur constituante des sensations, qui n’a ment un commentateur de Malebranche1, car l’on ne se représente vrai­
rien d’une relation. Cette intériorité constitutive, cette profondeur de la ment quelque chose que lorsqu’on l’a posé comme tel devant soi. Mais si
sensation n’est pas ce qui résulte de sa représentation, elle est ce qui l’édi­ connaître, c ’est s’extérioriser, cette extériorisation est telle qu’il devient
fie en elle-même, ce qui en (onde la réalité en tant qu'être-senti., elle est la pas­ nécessaire d’en conclure que «les idées qui nous représentent quelque
sivité radicale de sou se-senlir-soi-mênie. Voilà pourquoi fou lie saurait chose hors de nous ne sont point des modifications de notre âm e» {Œ u v res
répondre à l’interrogation fondamentale de la « Prolèssion de foi » sans complètes, éd. H. Gouhier et A. Robinet, 1, Paris, Vrin-CNKS, p. 452).
rappeler, à ce stade de l’analyse, que le terme de « sentiment » qui éclate Telle est la raison pour laquelle cette âme, « nous ne la connaissons point
à la première ligne de la « Profession de foi » cl qui est la pierre angu­ par son idée, nous ne la connaissons que par conscience» ( ibid ., I, p. 451),
laire de l’ontologie rousseauiste - provient en droite ligne de la philoso­ comme l'affirme l’oratorien, qui précise par ailleurs : « On ne connaît la
phie de Malebranche. C ar c’est bien la compréhension de la probléma­ pensée que par sentiment intérieur, ou par conscience» {ibid., I, p. 382). De
tique originelle de la conscientia cartésienne qui avait conduit le plus grand l’esprit, nul n’a donc « d’idée claire comme l’on a de l’étendue » (ibid.) . Et
des cartésiens à donner à celle-ci le nom de « sentiment intérieur » dont a pour cause - «tou t modèle d’intelligibilité» semble toujours « tiré de l’es-
hérité fort à propos Rousseau.
On sait sans doute que Malebranche a interprété le cogito en termes
d’affectivité pour trois raisons essentielles: a) si l’âme ou « l ’idée de l’es­ I s (.'aift'sitinisnir df Mnlchmuht\ l’.uis Yiin. 1971, p. I.r>.r),
54 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l’existence 55

pace ». Aussi est-ce « de la géométrie et de la physique qu’il faudra partir prendre la raison pour laquelle il n’est pas jusqu’au terme de « sentiment »
pour comprendre l’esprit. En sorte que nous ne pourrons raisonner sur la qui ne semble à la limite inapproprié pour rendre compte de cette auto­
pensée que par analogie avec retendue intelligible, et selon des images appréhension immanente à la conscience. C ’est du moins ce qui se dégage
spatiales»1. En tout cas, telle esL la raison pour laquelle la connaissance de de la théorie malebranchiste de l’affectivité. L ’opposition du sentir et du
l’âme par elle-même s’est retrouvée avec Malebranche privée de ce qui lui connaître y est si prononcée que par lui-même le sentir ne révèle ou ne fait
conférait, chez Descartes, sa principale caractéristique (la prééminence sur connaître plus rien au sujet affecté. Ainsi, dans le cas par exemple d’une
toute autre forme de connaissance) ; c ’est aussi pourquoi l’aulorévélaiion douleur, souffrir et savoir que l’on souffre ne sont pas la même chose, pour
de l’essence de l’âme - cette essence qui, par cette auiorévëlaiion insigne, Malebranche. Si je sens bien la douleur, je ne la connais pas ; Dieu seul la
ne faisait qu’un avec l’affirmation concrète de sa propre existence — ne connaît pour autant qu’il connaît l’idée de notre âme, mais il ne la sent
devait pius rien offrir d’immédiat. Chez Malebranche, la présence à soi pas. O r, ne pas connaître sa douleur, cela a-t-il seulement un sens ? Est-ce,
n’était plus qu’analogique. phénoménologiquement parlant, possible ? « Avouer », comme Ferdinand
De ce fait, ont été rompues, non seulement l’immédiateté de la cons- Alquié, que « cette prétendue douleur réelle, que Dieu connaît, est autre
cientia, mais l’unité en elle de l’essence et de l’existence. Et ce qui est chose que ce que nous entendons par douleur, et donc, ne mérite plus son
venu alors occuper cette béance, ce milieu subrepticement ouvert au sein nom », c ’est renoncer d’emblée à résoudre le problème. Autant convenir
même de celte structure ontologique (identique à son propre apparaître) que l’on ne sait plus vraiment de quoi l’on parle. El du reste, comme on
qu’était à !’origine le cogita, cela n’a pas été autre chose que le pouvoir s’en serait douté, celui qui explique ainsi la pensée de Malebranche se voit
de la connaissance proprement dite *- une connaissance de l’âme qui, en contraint de conclure que, chez ce dernier, « le problème du rapport de
tant que connaissance représentative, s’égalait cette fois-ci à celle, toujours Dieu à la douleur est évité»1.
extérieure et toujours médiate, du corps, connaître signifiant, en toutes Mais n’est-ce pas plutôt la question visant en général l’essence même
circonstances, apercevoir une idée, et toute idée se situant, selon Male- de l’affectivité qui est évitée, ou, du moins, négligée - pour ne pas dire
branche, «en D ieu», dans l’altérité et l’extériorité absolues d’un pur tout simplement mal comprise ? L ’affectivité ne consiste-t-elle pas en une
domaine de visibilité ou d’idéalité, Et dans la mesure où la lumière , révélation pleine et immédiate de soi-même ? N ’est-elle pas par essence
naturelle, cette possibilité transcendantale de manifestation de la vérité, sans réserves ni arcanes ? Que la conscientia cartésienne ait pris chez Male­
conditionnait ce que Malebranche appelait la vision en Dieu, alors se branche ce nom de « sentiment intérieur » dont Rousseau va se servir à
connaître ne pouvait plus signifier que le fait de se voir en lui, et par son tour, cela ne devrait-il pas nous laisser penser que l’affectivité est sus­
conséquent d’être toujours soi-même hors de soi. Voilà pourquoi, alors ceptible de contenir en elle-même la substance de l’absolu, la matière dont
même qu'à Descartes affirmant que « rien ne peut être en moi dont je serait faite la vérité originelle ?
n ’ai nulle conscience» (Rép. Prem. abject., AT, V U , 107) M alebranche En vérité, en tant qu’il est promu à une telle dignité ontologique, le
faisait écho par cette proposition adoptée par Rousseau : « Toutes les sentiment ne saurait être étranger à la caractérisation du fondement. Des­
choses... ne peuvent être dans l’âme sans qu’elle les aperçoive par le sen­ cartes lui-même, en dépit de son dualisme, avait déjà affirmé que la dou­
timent intérieur qu’elle a d’elle-même» (op. cit., I, p. 415) - , voilà pour­ leur ne se comprend essentiellement que comme une modalité de l’âme,
quoi, donc, nous devons fermement relativiser l'identité apparente de une détermination pleinement et positivement connue par celui qui
leurs points de vue. Si, pour Descartes, l’essence de l’âme se révèle, de l’éprouve en son for intérieur : « Lorsque quelqu’un sent une douleur cui­
par son immanence principielle, transparente à elle-même, pour Male­ sante, la connaissance qu’il a de cette douleur est claire à son égard... il
branche, en revanche, le sentiment que nous avons de nous-mêmes ne n’aperçoi[t] rien clairement que le sentiment ou la pensée... qui est en
laisse, comme tout sentiment, d’être « confus » : c’est là un « sentiment lui» ( Principes, I, § 46, AT, IX , ii, 44). E t dans un texte des Passions de
sans lumière », qui ne peut en aucun cas nous « apprendre » ce que nous l’âme, au plus haut point décisif (surtout pour la bonne entente de la pen­
sommes (ibid., X , p. 103). sée de Rousseau), il était en outre précisé que la révélation du sentiment
Il n’est donc point malaisé de constater à quel point l’expérience en est en elle-même « très vraie » : vraie d’une vérité absolue, d’une vérité
question est incapable de révéler l’essence de l’âme à soi-même, et de com- propre à l’absolu. En effet, ayant sans doute été le premier penseur à avoir

l . Ibid., p. 93. U Ibid., p. 162.


56 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 57

réussi à situer aussi justement et aussi nettement le problème inhérent à En tout cas, pour ce qui est de Rousseau, ce qui devrait à présent nous
l’essence pure de l’allectivité, Descartes, au paragraphe 26 de son traité, apparaître plus clairement, c ’est que cette impossibilité de distinguer
avait écrit ceci qu’il nous importe d’emblée de retenir : « Souvent lors­ ontologiquement entre l’affection et l’affectivité, c ’est-à-dire cette incapa­
qu’on dort et même quelquefois étant éveillé, on imagine si fortement cer­ cité à concevoir l’immanence et la transcendance comme deux structures
taines choses qu’on pense les voir devant soi ou les sentir en son corps, phénoménologiques ultimes et substantiellement hétérogènes, est ce qui a
bien qu’elles n’y soient aucunement ; mais encore qu’on soit endormi ou contribué à dessiner ce qu’on pourrait appeler les limites de son malebran-
qu’on rêve, on ne saurait se sentir triste ou ému de quelque autre passion chisme comme de son sensualisme condillacien. Ainsi, en voulant élever le
qu’il ne soit très vrai que l’âme a en soi cette passion» (Passions de l’âme, cogito de Descartes à une certitude plus forte que l’évidence, Rousseau s’est
§ 26, AT, X I , p. 348-349). E t d’ajouter plus loin : « On peut... être trompé fondé sur le « sentiment intérieur » découvert chez Malebranche, ce senti­
touchant les perceptions qui se rapportent aux objets qui sont hors de ment de soi rebaptisé pour la cause « sentiment de l’existence », et il en a
nous, ou bien celles qui se rapportent à quelques parties de notre corps, dégagé la condition transcendantale de possibilité en discutant les thèses de
mais... on ne peut pas l’être en même façon touchant les passions, d’autant Condillac. Vu sous un autre angle, nous pourrions dire également que l’op­
qu’elles sont si proches et si intérieures à notre âme qu’il est impossible position que Rousseau a manifestée à l’égard de l’auteur du Traité des sensa­
qu’elle les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent. » tions, une opposition qui constitue un des axes majeurs de la « Profession de
Par le rappel de ces textes de Descartes, il apparaît que si M alc- foi », n’a abouti à quelque chose que dans la mesure où le dualisme carté­
branche est revenu sur la position cartésienne pour refuser au sentiment sien, contre lequel guerroyait à sa façon le matérialisme, était lui-même défi­
en tant que tel la capacité de révéler quoi que ce soit de par lui-même, s’il a nitivement écarté. Ainsi, et comme l’auteur de Y Émile n’aura pas manqué de
été conduit à réduire le « sentiment intérieur », en dépit de ses premières le reconnaître lui-même, la pensée essentielle qu’il y a défendue ne pouvait
allégations, à la plus radicale non-phénoménalisation, et si l’obscurité s’accomplir décisivement qu’après qu’eurent été renvoyés dos à dos le maté­
intrinsèque de l’âme lui a paru relever en fin de compte, non plus de rialisme et l’idéalisme, ou plutôt après qu’ils eurent été tous les deux recon­
l’anti-essence de la transcendance, c’est-à-dire de l’immanence à soi et en duits à leur source commune.
soi de la subjectivité, mais d’une simple « connaissance de fa it, entièrement
a posteriori»', déniant par là même toute effectivité à cette expérience se, se,
« immédiate et solitaire » de soi-même qui détermine en vérité l’essence du
« se sentir soi-même » comme « sentiment intérieur » ; bref, si la théorie de Quiconque souhaite s’enquérir de la nature du sentiment de soi, de ce
Malebranche nous paraît sans cesse « prête à se renverser, à se transformer sentiment à propos duquel nous pouvons d’ores et déjà professer que c ’est
en son con traire»“, c ’est sans doute parce que son auteur a manqué de par lui que s’instaure le principe subjectif dans lequel Rousseau entend
moyens phénoménologiques propres à soutenir une doctrine de l'affecti­ fonder la véritable philosophie, doit donc nécessairement se demander
vité transcendantale, radicalement distincte de tout sensualisme. « Ne comment la reconduction du matérialisme et de l’idéalisme à leur fonde­
faut-il pas reconnaître, comme l’écrit de son côté F. Alquié, que le sen­ ment commun s’effectue concrètement dans son œuvre. Sans doute nous
sible, dans la mesure même où il se distingue de la science de Dieu, sommes-nous déjà aperçu que l’auteur des Lettres morales reproche au phi­
contient un savoir spécifique, irremplaçable, et, par là, premier et fondateur ? On losophe qui avait si bien commencé, à savoir Descartes, de s’être très vite
pourrait alors trouver chez Malebranche une tendance au sensualisme, éloigné de son projet initial en affirmant son « intellectualisme » par le
qui annonce la philosophie de Condillac. » ' biais d’une identification abusive de l’âme à la seule puissance de l’enten­
O r , c ’est p ré c isé m e n t le sen su alism e de ces d eu x p h ilo so p h es, le sen su a ­ dement ou à la seule raison. Précisons maintenant que la troisième Lettre
lism e p a r d éfau t ou p a r c o m p e n s a tio n de l ’id éaliste M a le b r a n c h e , co m m e à Sophie aiguise encore cette critique en affirmant que « sur ce premier
le sen su alism e p a r e x c è s de l'a b b é de C o n d illa c , ainsi q u e le u r a llirm a tio n principe [celui du cogita], il [DescartesJ commença par s’examiner puis
c o m m u n e du c a r a c tè r e e m p iriq u e , b ru t ou o p a q u e du se n tim e n t, qui trouvant en lui des propriétés très distinctes et qui semblaient appartenir
fo rm e n t la [tierce d 'a c h o p p e m e n t c o n tre la q u e lle ils o n t Ictus les d eu x b u té !12 à deux différentes substances, il s'appliqua d’abord à bien connaître ces
deux substances et écartant tout ce qui n’était pas clairement et nécessai­
rement contenu dans leur idée, il définit l’une la substance étendue et
1, Uni . p. <17.
2 . Uni., p H',2. p.nitri- la substance qui pense. Définitions d’autant plus sages qu’elles lais-
ï , Uni., p 1R2. en quelque sorte l’obscure question des deux substances indécise, et
58 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l’existence 59

qu’il ne s’ensuivait pas absolument que l’étendue et la pensée ne se pus­ réinscrire l’autodonation de son être dans l’essence infinie de la
sent unir et présenter dans une même substance» {L M , 1095-1096). C ’est « volonté », laissant par là resurgir par-delà la Troisième méditation l’imma­
donc la détermination qui préside à la constitution du dualisme cartésien nence de la pensée à soi-même et en soi-même, c’est parce qu’à l’origine il
qu’il convient en somme de critiquer, sinon de détruire, en la confrontant s’était trouvé dans l’impossibilité de distinguer entre l’alfectivité constitu­
de préférence à « la seule chose que nous sachions », à savoir ce cogito dont tive de l’être de l’ego, et la nature «subjective» de toute sensation1.
l’essence est comprise à présent (conformément à son interprétation male- Quant à cette résurgence du fondement absolu dans ce qui ne laisse d’être
branchiste en tant que sentiment intérieur) comme relevant directement constitué par lui, elle ne pouvait que laisser indécise, comme dit ici Rous­
de l’affectivité. seau, la question de l’union substantielle, et ouvrir la voie, sous peine
De cette critique rousseauiste, on retiendra d’abord deux éléments cru­ d’abandonner par le fait même l’horizon ontologique défini au départ, à
ciaux. 1 /Aussitôt le principe posé, ou le Commencement élucidé, il faut la détermination empirique de la pensée par la sensation telle que nous la
l’abandonner au plus vite, ne pas s’y apesantir de trop, ne pas se risquer à retrouverons aussi bien dans le sensualisme que dans le matérialisme du
le poser devant soi de manière thétique, comme s’il s’agissait d’une vérité siècle suivant.
d’évidence. Qui se représente le principe en tant que principe le redouble Mais quelle qu’en fût la postérité, une question essentielle demeurait
par là même, s’engageant dans la production de nombreux dualismes, pour le moins problématique à l’intérieur même du cartésianisme - et
comme ceux par exemple (sinon par excellence) de l’âme et du corps. c ’est sur le rappel de celle-ci que la position de Rousseau acquiert son
Ainsi Descartes, rendant prioritaire ce qui n’est que primordial, transfor­ véritable poids philosophique". Cette question est la suivante : comment,
mant en priorité ce qui n’a qu’une primauté, n’a-t-il cessé d’accumuler les en dépit de son illimitation ou infinité principielle3, la volonté peut-elle
principes tout au long de ses Méditations, une tâche que récuse ici Rous­ être déterminée comme le mode d’une essence finie, c’est-à-dire comme
seau. Si le cogito est principe, ce n’est nullement pour que prolifère à partir une modalité de cette res cogitans, id est mens, sive animus, sive intellectus, sive
de sa thèse une série de déductions hypothétiquement liées les unes aux ratio, à laquelle le cogito lui-même, après sa détermination comme sub­
autres : c ’est uniquement pour que se dévoile la « réalité » même du sentir stance intelligible, a été réduit ? Pour autant qu’il entreprenait de se
qu’il est en sonfond. En d’autres termes, c’est pour s’être laissé prendre dans soustraire à la sphère primitive d’immanence absolue circonscrite par la
le filet de la représentadon, et avoir glissé vers l’objectivisme d’une déter­ conscientia originelle, le cartésianisme ne pouvait manquer de buter sur
mination ontique des substances, que le cartésianisme s’est fourvoyé. Du un tel paradoxe.
fait de l’assimilation précipitée du cogito au seul videre, au seul voir de l’en­ 2 /L a réduction de la « pensée » à un acte de l’entendement, impli­
tendement, Descartes s’est en effet risqué, contre toute attente, à perdre quant du même coup celle de tous les modes de la cogitatio à des idées
d’un seul coup la pleine inhérence des modes de la subjectivité dans la contenues en lui, débouchait inexorablement sur l’impossibilité de déter­
cogitatio, celle-là même qui avait pourtant servi à définir l’être de l’ego miner l’essence du mouvement 'autrement qu’au moyen d’une conception,
comme une res cogitans « qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui ou d’une idée, dont l’effectuation se déroule ailleurs que dans la sphère
veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent» (Méd. mêt., II, originelle et vitale du cogito. Ailleurs — c’est-à-dire dans cet espace de la
AT, V II, 8 ; IX , 22). Au demeurant, ce risque ne pouvait manquer de
représentation que Descartes a appelé « la connaissance du corps». Or,
frapper cette pensée dans la mesure où le « se sentir soi-même » constitutif lorsque j ’agis, lorsque je veux quelque chose et que je l’obtiens, il n’est
de la cogitatio —laquelle n’est pas primairement Yintellectio, il faut le rappe­ guère douteux que c’est moi qui agis, qui le veux et qui l’obtiens. Cepen­
ler - ne recevait pas d’élucidation supplémentaire visant à mettre au jour dant, que le mouvement et l’action qui découlent de la volonté soient,
sa capacité essentielle d’auto-attestation. En outre, simultanément à ce nonobstant cet apport de certitude, l’apanage du seul corps, que celui-ci
glissement vers le dualisme substantiel (cette dichotomie ontique laissant fasse ensuite l’objet d’une distinction d’avec l’âme, et que cette âme ne
irrésolue la question de l’ego), l'affectivité - le « sentir » non sensitif qui
signe, d’après la Deuxième méditation, la nature même de la pensée - se trou­
vait elle-même, dès la Troisième méditation, rejetée dans la sphère transcen­ 1. Cette même distinction qui, on va bientôt le voir, donnera lieu chez Rousseau à la problématique
de la « Profession de foi ».
dante des sensations du corps (un rejet qui caractérise d’ailleurs aussi bien 2. En ce sens, on aurait sans doute raison de penser que Rousseau, loin de prendre sa place dans une
la conception malebranchiste). Si Descartes s’était vu contraint, d’une « épistémè » nouvelle, parachève ou accomplit celle que Descartes avait majestueusement inaugurée.
3. On connaît la formulation de Descartes dans la Quatrième méditation : Contrairement à l'entende­
part, d’élire une troisième nature simple après avoir créé de toutes pièces ment, « j ’expérimente » la volonté « si vague et si étendue, qu’elle n’est enfermée dans aucunes bornes »
la théorie problématique de l’union de l’âme et du corps, et s’il avait dû {Méd. met., IV , AT, V II, 56 ; I X , 45).
60 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l'existence 61

puisse enfin répondre d’elle-même aux réquîsits fondamentaux de [’origi­ IX , ii, 41) ; cette expérimentation non discursive se fondant comme telle
nelle cagi/atio, voilà qtd, à l'évidence, ne peut que condamner l’action et dans le s’éprouver soi-même constitutif de la psyché. Toutefois, comme le
son essence à ne recevoir pour riélvrmmaïuHis que celles qui leur sont prétendait à son tour Condillac, si nous n’avons que des sensations corpo­
étrangères, Plus gruvi-mciil encore, ces coin filions séparent la volonté de relles, et si le sentiment du moi n’est lui-même qtt' « une collection de sen­
sa propre rlleetiiaûnii, quand elles ne la réduisent pas tout bonnement a sations» ( Traité des sensations, 1, cliap. IV )1, l'allirmation selon laquelle
un pur souhait (soit à une aspiration de l'intellect). O r, qu’est-ce qu’une nous éprouvons cette force et la sentons au fond de notre être ne peut lais­
volonté qui ne voudrait point par elle-même ? Est-ce toujours une ser d’être ambiguë, sinon injustifiable. Et l’on ne saurait non plus s’éton­
volonté? Ne doit-on pas, quoi qu’il en soit, la distinguer de la simple vel­ ner que le recours à la sensation (et à son caractère représentatif) rende
léité? Ainsi est-ce en toute logique que Rousseau, face à ect embarras car­ aussitôt indéterminable une telle force active en nous-mêmes, une telle
tésien, s’est attaché à remonter à la source du problème, en se demandant, puissance intérieure.
en guise d’ouverture à sa « Profession de foi », ce qui effectivement devrait, Sans pour autant être philosophiquement capable d’en attester le
citez l’homme, « déterminer ses jugements » (c f E , 570). caractère originaire, Condillac admettait tout de même que cette puis­
C ar ce principe déterminant, nous en ignorons encore la nature, si sance est un fait primitif, consubstantiel au « j ’existe» lui-même, sinon
tant est que nous puissions jamais la connaître. Cette question essentielle du constitutif de celui-ci. D ’où, dans ce débat, l’intervention de Rousseau
jugement (ou de la liberté déjuger), comme, par suite, celle de la volonté déclarant à son tour au sujet de cette donne primitive : « Vous me deman­
(au sens d’une force prenant issue eu soi-même), avaient du reste d’autant derez encore comment je sais donc qu’il y a des mouvements spontanés ; je
plus de raisons de servir de véritable casse-tête philosophique, que Rous­ vous dirai que je le sais parce que je le sens. Je veux mouvoir mon bras et
seau s’était lui-même rangé à la «destruction» lockiennc de l’essence je le meus, sans que ce mouvement ait d’autre cause immédiate que ma
intellectuelle de Pâme. Conformément à cette critique empiriste, la troi­ volonté. C ’est en vain qu’on voudrait raisonner pour détruire en moi ce
sième Lettre morale affirmait en effet à l’encontre de l’union substantielle sentiment, il est plus fort que toute évidence ; autant vaudrait me prouver
prônée par Descartes: « L ’entendement humain contraint et renfermé que je n’existe p as» (E , 574). Ou encore: «Com m ent une volonté pro­
dans son enveloppe ne peut pour ainsi dire pénétrer le corps qui le com­ duit-elle une action physique et corporelle ? J e n’en sais rien, mais
prime et n’agit qu’à travers les sensations» (L M , 1092). O r, si l'entende­ j ’éprouve en moi qu’elle la produit. J e veux agir, et j ’agis; je veux mou­
ment se montre aussi passif que le corps, que reste-t-il de la volonté infinie voir mon corps, et mon corps se m eut» {ibid., 576).
méditée par Descartes, de cette instance dans laquelle l’entreprise philoso­ Ainsi se précise la nature du cogito rousseauiste. Pour autant qu’il
phique tout entière, pour autant qu’elle se déclare fondée sur le doute s’éprouve et s’autorévèle comme une « puissance sans borne» {ibid., 588)
iivperholiqiic et la vérité du jugement, trouve, connue le cogito lui-même, en vertu de laquelle il est donné à Yego d’être aussi bien un « je
sa réelle origine ? lïref. si tout me vient de l’extérieur, que suis-je et que pense » qu’un «je veux», le cogito est conçu par Rousseau comme un
puis-jr ? «principe unique et incontestable » principe incontestable puisqu'il
De fait, la statue de Condillac édifiée par la sensation semblait témoi­ s'impose à la laveur d’une certitude plus forte que toute évidence, car
gner de IVxlilivlinn de tout pouvoir originel conféré par essence A IVgu. Ce immédiate et immanente, irréductible à toute ck-slase médiatrice; cl
u’élail qu'au détour d'une note que le 7 railé (ifs sensations parvenait à indi­ principe unique, au sens d’unitaire, car phénomériologiqucrncnl anté­
quer la présence « eu nous » d ’un « principe de nos actions, que nous sen­ rieur à la distinction substantielle et à la constitution transcendante de
tons, mais que nous ne pouvons définir » ; ce principe, disait Condillac, l’âme et du corps.
«on l'appelle force» (1. chap. il. § l ) )'. Force d’âme - ou force corpo­ Avec l’affirmation de ce «je veux», ce dont il y va en somme, c'est
relle? 1Vu importe finalement, car si nous «savons» que cette force est de l’autodonation inconditionnelle et de l’attestation par soi-même de ce
bien la m itir, si umts eu expérimentons eu nous-mêmes l'immanence cons­ pouvoir essentiel qui, à l’instar de la engitalio cartésienne, réside dans un
titutive, i! devient absurde de la croire aussi indéfinissable. D'ailleurs, «j'expérimente en moi », dans une épreuve de soi immanente, dans un
pour Descartes lui-même, « la liberté de notre volonté se connaît sans «se sentir soi-même» immédiat. Il s’agit, en d’autres termes, d'identifier
preuve par la seule expérience que nous en avons» ( P n m ip e s , I, § 39, AT, l'essence de l'action à la subjectivité foncière de l’existence. Alors que,

( (Im | >i T If ( ■’ ■ i i i I ik i. /< t l/i iliLtf/i'rn nu Ltf'h t u<ft<t ' Je j / AWtttwt, J’.n is. Vtin . I ’JJtl , | i -O
I. C ' i l r | i i i II ( !<n i l li r i. / / i \ h'iht ih "ii > w, t,if,/i) m /j h /'s J J R o n \\, a u . of> i i / , 11. (i1>
62 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l’existence 63

dans la Deuxième méditation de Descartes, ce sont les modalités selon les­ tique à celui de la « force de l’esprit » à l’œuvre dans le jugement. Seule­
quelles s’accomplit la subjectivité de Y ego qui se trouvent rapportées à ment, en développant une pareille problématique, devenait-il plus facile
leur condition de possibilité, à savoir l’unité spirituelle de l’âme en tant d’obtenir un concept du sentir qui fût absolument autonome par rapport
qu’ « idée de l’esprit », - chez Rousseau, c ’est Peffectuation même de à l’impressionalité des impressions sensibles ?
l’action par les pouvoirs corporels qui la rendent subjectivement pos­ Rousseau écrit : « Quand les deux sensations à comparer sont aper­
sible, qui se trouve rapportée à l’expérience intime de la vie, de cette vie çues, leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis,
dont le «sentiment intérieur» fonde l’infrangible révélation, et à la mais leur rapport n’est pas senti pour cela» (ibid., 572). Il est un fait que
«sem blance» duquel elle s’identifie totalement. Au premier livre de la mise en rapport de ces impressions entre elles ne relève guère de la sen­
Y Emile, Rousseau écrit à ce sujet ces lignes capitales: «V ivre, ce n’est sation ; seulement, celte mise en rapport elle-même ne cesse de se faire
pas respirer, c ’est agir, c’etet faire usage de nos organes, de nos sens, de éprouver, de se donner en moi-même comme étant toujours en mon pou­
nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui donnent le senti­ voir. Le pouvoir de comparer des sensations m’est donné comme mien : il
ment de l’existence» ( ibid., 253). C ’est, sous l’apparence d’une thèse, est au pouvoir de mon esprit d’être en mesure de rapporter des sensations
l’explicitation du «principe unique et incontestable» commenté plus les unes aux autres. Ce pouvoir, cette force de l’esprit n’est pourtant pas
haut. Vivre n’a rien d’une fonction biologique ou physique; vivre, c’est éprouver seulement à moi : elle est moi ; ce qui veut dire qu’elle ne vient pas s’ajouter
toute chose en soi comme ce qui suscite toujours déjà l’épreuve radicale d’un « se sen­ à quelque étant substantiel disant « je » et nommé « moi » qui préexiste­
tir» originel, c’est adhérer en tout point de son être à cette épreuve sensible dans rait à son effectuation. Le moi ne préexiste et ne se sépare pas des pouvoirs
l’immédiation de laquelle son propre être se révèle spécifiquement à soi — comme un qui sont les siens, pas plus d’ailleurs que ses pouvoirs sont sa « propriété ».
Soi précisément. '• Loin que ces pouvoirs soient la propriété du moi - sinon ils seraient sim­
Il suit de là que seul 1’ « être » dont l’essence est constituée dans la vie plement en sa possession, comme une chose extérieure qu’on saisirait mais
comme ce «je peux » fondamental a non seulement « le droit de juger les qu’on pourrait aussi bien abandonner à l’envi —, le moi est bien plutôt la
choses» (ibid., 570), mais la possibilité aussi d’entreprendre conformément propriété de ses propres pouvoirs. Le moi est l’être-mien de tous les pou­
à un tel jugement une action réelle, une action — de quelque nature voirs qui le constituent comme tel. E t cette mienneté est l’œuvre de ce sen­
qu’elle soit, éthique ou autre - qui, en tout état de cause, soit librement la timent de l’existence dans la phénoménalisation duquel s’édifie la Puis­
sienne : une action, par conséquent, dont il pourrait en toute légitimité sance individuelle du « je p eu x», au sens où, se sentant soi-même, cette
répondre. Cependant, pour que le moi soit intrinsèquement capable de Puissance entre en possession de soi, s’ap-proprie à soi et s’accroît ainsi de
s’autorévéler, dans et par le sentiment de son existence, comme ce «je soi-rçiême. L a mienneté est donc une détermination, un mode de l’imma­
peux » qu’il est en tant qu’être vivant, il faut encore que ce sentiment de nence à soi de la subjectivité. Ou, comme le dit Rousseau dans son
l’existence, comme tout sentiment d’ailleurs, ait par rapport à la sensation langage : « Q u’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui
corporelle une hétérogénéité ontologique structurelle. rapproche et compare les sensations; [...] toujours est-il vrai qu’elle est en
O r, c ’est bien la nécessité de prendre en compte cette hétérogénéité moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique je ne
structurelle qui explique que l’auteur de la « Profession de foi » se soit la produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi les objets»
senti obligé d’en passer par la question du jugement. On pourrait même (ibid., 573).
dire que si cette question lui a paru être la seule à pouvoir livrer accès à la Il ne s’agit donc plus ici de la représentativité, de la réalité objective
nature du sentiment de soi, c ’est parce que la tradition ne lui avait guère des sensations, réalité qui ne s’offre jamais que sous l’égide d’une cause
légué un concept ontologique de l’affectivité originaire en tant que passi­ « occasionnelle », extérieure, phénoménologiquement secondaire et tou­
vité absolue, où la nature du sentiment eût été conçue comme radicale­ jours différente selon les objets de l’impression. Ce dont il s’agit, au
ment «indépendante» (cf. ibid., 571) de la sensibilité elle-même, c’est-à- contraire, c ’est du fondement unitaire sur lequel une telle comparaison, un
dire éidétiquement différente de toute affection et de toute sensation. En tel rapprochement sensible peut avoir lieu. O r ce fondement n’est rien
effet, si tel avait été le cas, et si Descartes s’était préoccupé en son temps de d’autre que l’être-senti en lui-même de la sensation comparée, il n’est
creuser la question de l’affectivité de la « pensée » qu’il avait pourtant rien de moins que ce qui la donne comme telle, en sa chair affective,
découverte au commencement, et comme le Commencement lui-même, comme ce qui nous affecte : il est son origine subjective et immanente
Rousseau n’aurait sans doute pas eu besoin d’emprunter ce long détour dans la vie. La comparaison (soit la mise en œuvre de la faculté intellec­
par la question de l’immanence, dont le champ lui est apparu alors iden­ tuelle de juger) compare, relie et identifie entre elles des impressions,
64 Rousseau, éthique et passion ve sentiment de l'existence 65

non pas en fonction du dis pur nie irréductible de leurs causes (ou de vement à la sensation représentative1, en négligeant par là même le carac­
leurs raisons objectives), mais sdmi l'identification de leur être-impres- tère vivant de l’impressionnalité, le problème sur lequel débouche la ques­
sionnel qui s’édifie à l’origine dans l’ipséité du « se sentir soi-même » tion de savoir si ce principe d’identification appartient ou non à la struc­
- du sentiment intérieur que Rousseau appelle le plus souvent sentiment ture de la sensation ou à l’esprit lui-même, ce problème, donc, a exigé que
de l’existence. cette théorie fût enfin dépassée. C ’est à ce dépassement que s’est vouée,
C ’est pourquoi, en toute lucidité philosophique, Rousseau est allé dans ces textes, la pensée de Rousseau.
jusqu’à reconnaître que ce n’est même pas de la seule comparaison d’im­
pressions, du seul «jugem ent» à proprement parler, que l’on peut tirer «j
une attestai ion originaire du pouvoir de l’esprit, c ’est aussi bien, pour ne «ri «ri
pas dire surtout, cle {'impressionnante de ces mêmes impressions. Voilà, en
Comme la question de la manifestation sensible est tout sauf simple,
tout cas, ce qui ressort de la suite du texte, où l’on s’aperçoit que l’im­
et comme il n’était pas très facile de s’affranchir du sensualisme de
pression, de par sa structure ontologique propre, de par cette structure
Condillac, pourtant si indéterminé sur le plan théorique, il ne faut pas
grâce à laquelle elle se manifeste comme ce qu’elle est, n’a rien d’un être
s’étonner que la première explication donnée par Rousseau au sujet du
purement passif (au sens de ce qui se laisse recevoir de l’extérieur).
« sensorium com m un» [ibid., 280) soit demeurée pour le moins équi­
L ’impression semble en effet se phénoménaliser, c ’est-à-dire se livrer
voque. Avant d’en rendre compte, faisons tout de même remarquer que
comme telle à la «conscience», grâce à un libre pouvoir actif qui la
la critique brutale du sensualisme condillacien qui se dégage des Lettres
donne à elle-même, qui la jette en elle-même et à partir de quoi, ensuite,
morales ne permettait déjà plus, eu égard à cette question, de sauver
il lui appartient de se prêter à une identification et à une comparaison
possibles. Ce pouvoir donateur, cette force active « en moi » n’est cepen­ quoi que ce soit du Traité des sensations. Rousseau objectait en effet à
dant pas di lié rente de l’impression : elle est cette impression en son son auteur (pour qui l’être de la sensation dépend entièrement de l’or­
imprcssionnalhé, r ’esi-à-dirc dans la (ounuire immédiate de son «se sen­ gane sensoriel par l’entremise duquel celle-ci a lieu) que si c’est dans la
tir soi-même». C ar le «se sentir soi-même» de l’impression, l’auto- structure de chaque sens isolé que se construit la sensation, celle-ci devrait
impression de l’impression est simultanément (en sa «pression» même) varier en fonction du « nombre » d’organes sensoriels et de l’organi­
le dégagement d’une force, d’un pouvoir : celui, précisément, qui nous sation du corps, propre à chaque individu. En frappant assurément au
donne d’en être affecté. cœur de l’empirisme, cette objection se révélait ruineuse, Rousseau
Que la « reconnaissance » de l’impression s’accomplisse en vertu de poursuivant en ces termes: «V ous avez pu voir dans la statue de
son imprcssionnalité, c’est-à-dire du pouvoir de l’affectivité qui la jette en l’abbé de Condillac quels degrés de connaissance appartiendraient à
soi-même antérieurement à la prise de conscience que l’esprit pourrait en chaque sens s’ils nous étaient donnés séparément et les raisonnements
avoir en la comparant avec elle-même (A = A) ou avec une autre (A ^ B) bizarres que feraient sur la nature des choses des êtres doués de moins
- comparaison qu’il nous serait alors permis de recueillir dans un juge­ d’organes que nous n’en avons. A votre avis, que diraient de nous à leur
ment proposition nel - , Rousseau le suggère très clairement quand il pré­ tour d’autres êtres doués d’autres sens qui nous sont inconnus ? »
cise: «Ajoutez à eela une réflexion qui vous frappera, je m’assure, quand (L M , 1096).
vous v aui i z pensé : e’est que. si nous étions purement passifs dans l’usage Le problème posé par la réalité de la sensation aurait en outre quelque
de nos sens, il n’y aurait entre eux aucune communication » (ibid.) , aucun chance de se compliquer si l’on devait aussi tenir compte du lait qu’lui
être-cn-commun. Car, qu’est-on supposé entendre par ce thème de la objet n’est jamais senti par un seul organe séparément, mais par plusieurs
«com m unication» des impressions sensibles? Rien de moins que le en même temps. La réalité de la sensation, il appartiendrait alors au
laineux problème philosophique du sensorium commune, dont nous rappelle­ « tout » de nos sensations de la constituer, à cette totalité qui n’est guère la
rons volontiers, avant d’en développer la présente signification, qu’il ren­ somme indéfinissable de nos sensations organiques partielles, délivrées par
voie en général à une détermination anlé-prédicative, ou infra-proposi- chaque organe individuellement, mais qui définit plutôt un être-ensemble
tionnclle. Ainsi, selon Rousseau, il existerait à l’origine même des de nos sensations prenant, dans les traités traditionnels de psychologie, le
sensations — c’est-à-dire à l’origine de leur phénoménalisation - un acte nom technique de cœnesthésie.
d’identification opérant antérieurement à leur mise en relation, et justi­
fiant celle-ci. Mais, dans la mesure ou le sensualisme s’en c“1 " exclusi­ i ••• l;i sensation dans son rapport à sa cause occasionnelle extérieure.
66 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l’existence 67

C ’est cette intercommunication sensorielle que, conformément à l’usage, indirectement à Condillac, nous laissait encore supposer qu’il privilégiait
Rousseau appelle le sensorium commun. La question qui s’impose est alors la la structure du « sens commun » : « Supposons qu’un enfant eût à sa nais­
suivante : qu’est-ce qui unifie le divers des sensations donné à chaque fois sance la stature et la force d’un homme fait, qu’il sortît, pour ainsi dire,
comme tel au sein de l’expérience ? A cette question on sait que Kant répon­ tout armé du sein de sa mère, comme Pallas sortit du cerveau de Ju p iter;
dra : la structure du sens interne. Mais telle n’est pas la réponse de cet homme-enfant serait un parfait imbécile, un automate, une statue
Rousseau, car, à ses yeux, la structure ek-statique du sens interne requiert immobile et presque insensible : il ne verrait rien, il n’entendrait rien, il ne
elle-même une unité qui 11e peut lui cire conférée par soi-même, étant donné connaîtrait personne, il ne saurait pas tourner les yeux vers ce qu’il aurait
que son propre pouvoir (à savoir : le temps en tant que forme a priori de besoin de voir ; non seulement il n’apercevrait aucun objet hors de lui, il
l’intuition) n’est autre que celui de l’extériorité. Autrement dit, le sens interne n’en rapporterait même aucun organe du sens qui le lui ferait apercevoir ;
suppose toujours déjà l’obtention d’une ipséité - d’une puissance unitaire et les couleurs ne seraient point dans ses yeux, les sons ne seraient point dans
naturante — à laquelle il semble alors légitime de rapporter son divers ses oreilles, les corps qu’il toucherait ne seraient point sur le sien, il ne sau­
intuitif. Mais Rousseau, loin de se poser pareil problème, va d’emblée sauter rait même pas qu’il en a un ; le contact de ses mains serait dans son cer­
par-dessus la difficulté que K ant rencontrera et pensera résoudre grâce à veau ; toutes ses sensations se réuniraient dans un seul point ; il n’existerait
l’auto-affection du temps. E t en accomplissant ce saut il sera amené, comme que dans le commun sensorium» ( ibid., 280).
c’est ici le cas, à souligner expressément la nécessité de fonder la sensibilité Ce texte, qui repose sur une fiction explicative (l’homme-enfant), et
elle-même, c’est-à-dire « la communication » entre les sens, sur une auto- qui vise à exposer les conditions originelles qui font du corps un être sensi­
affection primordiale dont la structure n’a rien à voir avec l’affection des sens, tif, cherche manifestement à un problème décisif une solution qu’il ne
ni avec la « sensation représentative » (cf. E , 282, 572) —ni même avec la trouve pas. Son mérite essentiel n’en est pas moins de le poser. S’agissant
temporalité. évidemment de comprendre ce qui fait la réalité de la sensibilité, Rous­
Si, par souci de clarté, l’on acceptait de se servir, au profit de la sensa­ seau met à l’épreuve la théorie de Condillac, pour montrer qu’elle n’ex­
tion, de la terminologie que Descartes réservait pour sa part à l’idée, on plique rien. Pour ce dernier en effet, ce qui permet de dépasser la sensa­
dirait alors : pour Rousseau, la sensibilité ne se fonde ni dans sa réalité tion que j ’éprouve, et de poser derrière elle un être « réel » à l’origine de
objective (la sensation représentative), ni dans sa réalité formelle (l’affec­ l’impression, c ’est la sensation de solidité véhiculée par la main. Or, si la
tion des sens, ou - comme ce sera le cas chez Kant —le sens interne en tant main est le principe de la connaissance que j ’ai du corps, le corps n’est-il
que «fo rm e» a priori de l’intuition) ; la sensibilité se fonde dans l’unité • pas la main elle-même ? Dans ce cas, comment la connaîtrais-je ? De deux
indémembrable de'sa réalité matérielle, laquelle réside dans l’auto-affection choses l’une : ou bien la sensation est toujours isolée, mais dans la mesure
de son être-sensible, c ’est-à-dire dans l’impressionnalité de la chair. Sans où l’organe lui-même n’est jamais connu comme tel, il devient impossible
cette matérialité charnelle, sans le caractère naturant de cette ûXy], il nous de* lui « rapporter », comme dit Rousseau, un objet de sensation. On en
serait en effet impossible, pense Rousseau, « de connaître que le corps que déduit alors que l’origine de la sensation demeure à jamais inconnue. Ou
nous touchons et l’objet que nous voyons sont le même » (ibid., 573). Car, bien la sensation est cœnesthésique, et il faut faire état d’un point commun
sans l’auto-affecdon constitutive de la chair, nous serions condamnés, sis dans le cerveau qui effectuerait, le cas échéant, Yunité de la sensation.
comme la statue de Condillac, à cette alternative aberrante : « Ou nous ne Mais, en plus du fait que l’unité de la sensation se montrerait, dans ce cas,
sentirions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq sub­ tributaire d’autre chose que d’elle-même, en plus du fait qu’elle cherche­
stances sensibles, dont nous n’aurions nul moyen d’apercevoir l’identité » rait toujours l’identité de son être hors de soi, ce « point » (cérébral) lui-
(ibid.). O r toute notre expérience, à chaque instant, nous apprend qu’il même n’en demeurerait pas moins problématique, puisqu’il appartient en
n’en est rien. Nous devons par conséquent nous demander : cela qui fonde tant que tel au corps, et ne saurait être senti que comme sont senties toutes
l’identité de la perception sensible, est-ce la ressemblance des sensations les affections corporelles, c’est-à-dire sous la forme d’un étant étranger qui
qui renverraient toutes à un même objet sensible, ou est-ce le rassemble­ l’affecte du dehors.
ment de plusieurs sensations en une seule ? Ou bien, pour l’exprimer diffé­ Voilà pourquoi la solution apportée à l’énigme du sensorium commune
remment, est-ce le sensorium commun, ou la faculté de juger ? Ou bien, en n’offre rien à quoi se rattacher pour fonder la réalité véritable de l’être-
vérité, n’est-ce ni l’un ni l’autre ? senti. Que cette théorie préjuge du fait que la « sensorialité » est une chose
A ces questions, nous avons déjà annoncé que le livre I de Y Émile avait présente constamment là-devant qui aurait à partager avec les autres
donné une première réponse ambiguë. C ’est que Rousseau, pensant alors choses sous la main la même modalité d’identification (l’identité tautolo-
68 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 69

giquc do la représentation), c ’est pourtant ce dont Rousseau s’est parfaite­ bien sûr, s’il importe au plus haut point de relever ces hésitations tex­
ment rendu compte. Il s’en était d’ailleurs si bien aperçu que, de ce point tilelies, l’essentiel réside ailleurs. L ’essentiel, c ’est la signification qu’il
localisé dans le cerveau, mais qui en l'ail n’a aucune localisation réelle (n’a- convient de prêter à rette rectification de 1’ « idée du m oi» par le «senti­
t-il pas besoin d’une autre sensation et doue de lui-même pour être loca­ ment de soi ». Car, à la faveur de ce considérable aménagement doctrinal,
lisé ?), Rousseau était passé directement à la considération d’un phéno­ Rousseau, pour la première fois, a défini clans Y Emile l'auto-a/ll'Ction
mène d’un tout autre ordre: l’idée du moi. Pour ce faire, il ajoutait: « I l primordiale du sentiment de soi comme la réalité même de l’être sensible
[cet homme-enfant, analogon de la statue condillacienne] n’aurait qu’une (que celui-ci soit sensitif ou affectif, une sensation ou un sentiment),
seule idée, savoir celle du moi, à laquelle il rapporterait toutes ses sensa­ c’est-à-dire comme l’essence de toute réalité, puisque, selon le pseudo-lockisme
tions ; et cette idée ou plutôt ce sentiment, serait la seule chose qu’il aurait de Rousseau, tout ce qui nous est donné (y compris les idées) nous est
de plus qu’un enfant ordinaire » (ibid.) . d’abord donné au moyen de la sensibilité. C ’est ainsi que la cœnesthésie
Comme on le voit aisément, cet enfant «ord in aire» sert ici de figure bien comprise, loin d’appartenir à la sphère du jugement comparatif, et
emblématique à la « primitivité », à l’immanence naturelle de l’ego, figure loin de se fonder dans la conscience intentionnelle et représentative, se
correspondant à bien des égards à l’aninialité de l'homme sauvage telle fonde bien plutôt dans ce « sentiment du moi » relativement à quoi se joue
qu’elle avait déjà été décrite dans le Discours sur l'origine et les fondements de l’affectivité originelle de l’être.
l'inégalité parmi les hommes. Toutefois, ce qui différencie les sensations de Le problème induit par l’essence et la réalité de la sensation rejaillit
l’homme(-enfanl) de celles de l’enfant (ordinaire), c ’est, dit le texte, le maintenant sur celui du «sentiment intérieur» propre au « m o i» (à son
pouvoir qui appartient au premier de les comprendre comme telles, de les «je peu x» c.’est-à-dirc à la Puissance individuelle de sa subjectivité) qui
viser comme les « mêmes », de les identifier, c ’est-à-dire de les lier entre accueille ou qui est toujours susceptible d’accueillir en soi-même, et comme
elles — bref, de les comparer. O r ce pouvoir semble maintenant dépendre soi-même, toutes les sortes de sensations. Prendre son départ dans la sensa­
entièrement de « l’idée du moi », ou, comme s’empresse de le rectifier tion ou dans le sensorium commun afin d’identifier la nature d’un tel senti­
Rousseau lui-même, d’un sentiment que le moi aurait de soi. Est-ce à dire que ment originaire, voilà qui n’était donc possible qu’à la condition de ren­
ce sentiment ne dépendrait que de cette « conscience de soi » dont on dit verser de part en part l’ordre phénoménologique des choses. L a vérité,
communément qu’elle caractérise l’homme plutôt que l’enfant ? Sans c’est que le sentiment de l’existence explique l’être donné de la sensation,
doute, si tel était le cas, nous admettrions, entre le moi et la représentation et non l’inverse. O r ce renversement, nous avons pu nous rendre compte
que ce moi aurait de soi, une équivalence allant dans le sens contraire de qu’il avait été dans un premier temps particulièrement préjudiciable à la
tout ce qui forme la spécificité du rousscauismc. Ne cherchons donc nulle­ pensée de Rousseau, puisqu’il avait eu pour effet de l’entraîner (dans le
ment à nous dissimuler la vérité : ce texte du livre I de YEmile manifeste livre I de YEmile) à soutenir, de manière confuse, sinon ruineuse, des posi­
un embarras majeur, dont Rousseau n’arrivera à se dégager qu’en s’obli­ tions arbitraires et phénoménologiquemcnt inconséquentes. Pour parvenir
geant à le reprendre à nouveaux frais, et sur des bases plus fondamentales, correctement au cœur du problème, il convenait bien plutôt de repartir de
dans le livre IV du même ouvrage, c ’est-à-dire dans « la Profession de foi l’ego lui-même, et de l'expression de son pouvoir originaire. C ’est ce que
du Vicaire savoyard ». Sur d’autres bases, disons-nous, car ce qui l’a fit Rousseau en rédigeant sa fameuse « Profession de foi du Vicaire
conduit finalement à cet échec, c ’est justement le fait de n’avoir pas savoyard ».
voulu - pour des raisons essentiellement «critiques» - exposer cette pro­ C ’est en effet au beau milieu du quatrième livre de Y Emile que Rous­
blématique sans l’aide de la terminologie sensualislc, et hors du contexte seau nous a offert un condensé remarquable de la « métaphysique » sur
ouvert par la théorie condillacienne. Parce que, à ce stade de l’analyse, laquelle il a souhaité faire reposer les éléments de sa « sagesse ». Toutefois,
son but était, sans pour autant le manifester directement, de mettre à bas avant d’en parcourir le texte (ce que nous ferons du reste non seulement
celte théorie, il devenait inéluctable que Rousseau échouât à développer dans ce chapitre, mais tout au long de cet essai), il importe de souligner
sa pensée, celle-c i ne pouvant demeurer tributaire, lut-ce négativement, une nouvelle fois que la constitution en bonne et due forme d’une théorie
d’une philosophie sensualislc. Et combien notre propre interprétation eût Iranscendanlale de l'affectivité aurait sans doute permis à Rousseau de
été sérieusement mise en péril, si la progression du discours dans Y Emile ne résoudre sans plus d’hésitation le «prem ier doute» dont, après l'affirma­
prouvait pas que Rousseau avait lui-même reconnu, en écrivant sa « Pro­ tion immédiate du « j ’existe», il s’est dit assailli. Cette théorie, il ne l’a,
fession de foi», qu’il n’avait pas su, en ce livre I, correspondre' aux réqui- comme telle, jamais proposée ; mais nul ne peut raisonnablement contes­
sits de la question posée. ter que la question de l’affectivité de l’cgw. de la jouissance et de la soûl-
70 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 71

france de la vie individuelle hante littéralement son œuvre tout entière, si l’on parvenait à fonder Yautonomie de ce « m oi» que je suis et qui a le
jusques et y compris dans ses confessions en apparence les moins philoso­ pouvoir d’être constamment alTecté par des sensations.
phiques ou les plus anecdotiques. La passivité en vertu de laquelle je reçois ces sensations atteste de leur
Ceci dit, rappelons en quels termes le Vicaire s’exprime (car c ’est là !e causalité extérieure; mais celle extériorité n’explique pas tout, puisqu’en
plus important) : « J ’existe et j ’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà dépit de l’être-hors-de-moi de l’excitant, la sensation ne laisse d’être en
la première vérité qui me frappe, et à laquelle je suis forcé d’acquiescer. moi, et de se faire sentir de façon immanente comme ce qui forme le tissu,
Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes la texture sinon la chair de ma sensibilité. En d’autres termes, la sensation,
sensations ? Voilà mon premier doute, qu’il m ’est, quant à présent, impos­ malgré l’extériorité mondaine de sa cause, ne cesse de se donner comme
sible de résoudre. C ar étant continuellement affecté de sensations, ou étant irréductiblement mienne. C ’est ainsi que Rousseau, au prix d’une cer­
immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir si le senti­ taine lourdeur de style, prend soin d’exprimer cette mienneté et cette
ment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s’il peut immanence de la sensation, en l’opposant à la causalité objective dont elle
être indépendant d’elles?» (E , 571). relève aussi bien: « M a sensation qui est en moi, dit-il, et sa cause où son
En l’absence de cette théorie pure du sentiment - du sentiment de objet qui est hors de moi, ne sont pas la même chose. » Seulement, après
soi - , et à défaut de la mise en lumière de son essence « indépendante », avoir conclu que la cause de la sensation n’est pas identique à la réalité de
c ’est-à-dire de sa subjectivité absolue, le lecteur de YÉmile se trouve en la sensation, Rousseau n’a pas cru nécessaire d’indiquer, du moins à ce
effet convié à comprendre d’une manière bien plus élémentaire en quoi point de l’analyse, si cette impression intérieurement sentie, donnée dans
consiste la réalité ou bien encore le mode de donation de ce qu’on nomme la chair immanente de la sensibilité, est structurellement différente du se-
la « sensation », Déjà les développements du Livre I de VÉmile relatifs au sentir-soi-même constitutif du moi. L a question qu’il soulève le conduit
sensorium commune avaient eu pour fonction de le convaincre que cette réa­ néanmoins à cette autre : qu’est-ce qui fait que la sensation, qui a un
lité n’est jamais donnée dans l’organe du corps par l’entremise duquel je contenu transcendant, qui ne dépend pas de moi, a aussi un contenu
la sens, puisque cet organe, soi-disant à l’origine du phénomène sensoriel, immanent, affectif, grâce auquel je sens mon existence, un contenu que je
n’est pas lui-même localisé comme tel, n’est pas distinctement donné. sens comme étant absolument et invinciblement m ien? Même si l’on
Comme Rousseau l'affirmait alors dans un même souffle, cet être, plutôt admettait, à l’instar du Descartes idéaliste de la Troisième méditation, que
que de relever de l’organicité du corps sensible, réside tout simplement ces objets hors de soi, que ces objets, causant de l’extérieur l’affection, ne
«en moi». \ sont que des idées, il n’en demeure pas moins que cette affection par les
Il est vrai que cette réponse aurait pu paraître bien vague ou fort peu idées se laisserait elle-même éprouver, dans l’immanence de mon être tou­
essentielle, si le Vicaire ne s’était pas préoccupé de lui offrir aussitôt une jours déjà donné à moi, comme ce qui constitue précisément cet autodo­
justification dont le caractère radical allait bientôt rejaillir sur l’ensemble nation originelle, comme ce qui, exprimé en termes rousseauistes, « me fait
de la doctrine. Car, prétendre qu’il n’y a jamais de sensations qu’ «en ' sentir mon existence». C ’est dire que la question critique posée par Rous­
moi », c ’est affirmer que leur mode de manifestation n’est rien moins seau ne s’applique pas seulement au matérialisme, qui réduit l’être à la
qu'immanent, et il n’en est ainsi, ajoute Rousseau, que dans la mesure où sensation corporelle, mais aussi à l’idéalisme qui le réduit à sa représenta­
« elles me font sentir mon existence ». Cette restriction est ici capitale : en elle tion dans la conscience ; et ces deux courants de pensée se confondent dans
se découvre clairement au regard phénoménologique, qu’il ne saurait être leur incapacité à penser la structure ultime de l’affectivité comme senti­
question de sentir sans que ce sentir ne soit lui-même fondé au préalable ment de l’existence, c’est-à-dire comme donation de la vie, puisqu’ils ne
dans un se sentir soi-même. D ’ailleurs, dans ces pages d ’une extrême den­ connaissent pas d’autre mode de donation que la donation ob-jective de
sité, si Rousseau donne l’impression de répéter le double fait p rim itif-j’ai l’être. «Ainsi, conclut Rousseau, toutes les disputes des idéalistes et des
des sensations, et je sens que j ’existe - , c ’est parce qu’il s’intéresse directe­ matérialistes ne signifient rien pour moi. »
ment, et avant tout, à la question de savoir quelle corrélation fondatrice, Mais n’avons-nous pas vu que l’explicitation ontologique de la réalité
ou quelle connexion de dérivation il est possible de déceler entre ces deux de la sensation, l’explicitation de cette immanence qui détermine la sensa­
données primaires. Est-ce que je me sens parce que j ’ai des sensations tion à apparaître sous la forme d’une modalisation du sentiment de l’existence et
quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent ? Ou est-ce, plutôt, parce par là même du « m o i» , avait cédé la place à une théorie du jugem ent?
tjue je possède toujours déjà le sentiment de mon moi, que je puis accueil­ Selon Rousseau, en effet, il appartient au jugement en tant que tel, ou
lir en moi de telles sensations? La question serait définitivement tranchée plutôt à sa détermination par la volonté, de livrer l’accès à cette autono­
72 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l ’existence 73

mie, à cette « indépendance » du moi par rapport à la sensation, dont le phénoménologique de celui-ci, origine qui est la même que celle de la
Vicaire, dès le départ, a reconnu être en quête. O r voici ce qu’il déclare à volonté en son essence, et qui fait corps avec elle. Voilà pourquoi la dis­
présent : « Apercevoir, c’est sentir ; comparer, c ’est juger ; juger et sentir cussion ne concerne plus la seule faculté d’entendement, pouvant dans le
ne sont pas la même chose » (ibid.) . jugement délimiter la mise en œuvre de la volonté ; n’est pas plus mis en
Bien entendu, que le jugement serve ainsi d’indice susceptible de révé­ cause le fait que celle-ci influencerait peu ou prou la vision de celui-là ;
ler la différence ontologique structurelle existant entre le sentiment c ’est plutôt la source originelle et commune des deux qui paraît en défini­
(«in térieu r») et la sensation, cela ne peut se concevoir qu’à la condition tive la seule détermination réelle du jugement.
que le jugement en tant que tel manifeste par lui-même la même structure Mais pour peu que cette source soit « liée » à la volonté et à l’entende­
que celle du sentiment. O r tel est bien le cas, si l’on retient de la théorie ment de manière extrinsèque, pour peu, également, que le rapport de
cartésienne du jugement dont s’inspire ici Rousseau l’essentiel de son cette source à ce qui lui doit sa condition de possibilité soit un rapport
enseignement : la coprésence en lui de la finitude de l’entendement et de synthétique, on ne comprendra plus comment - à quelles conditions pré­
l’infinité de la volonté... En voici la raison. Si la volonté, comme la pensée cisément - le jugement peut être « déterminé », comme dit Rousseau.
de Rousseau cherche à nous en convaincre, a son lieu d’origine dans l’im­ D ’où la difficulté qu’il y a à concevoir le lien qui existe entre l’entende­
manence d’un «je p eu x» fondamental - dans cette puissance essentielle de ment, la volonté et le jugement lui-même dans lequel ces puissances se
l’ego, qui est une détermination éminente de la vie du moi, en vertu de conjuguent inextricablement - chacune renvoyant à l’autre comme à la
laquelle il peut toujours répondre du moindre de ses actes - , et si cette cause qui la détermine essentiellement. D ’où, par le fait même, le carac­
volonté a pour caractère distinctif « l’infinité », au sens où il lui est impos­ tère incertain qui se dégage de l’affirmation suivante : « Quand on me
sible de partager jamais avec l’entendement les conditions de finitude qui demande quelle est la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon
affectent nécessairement le milieu transcendant de lumière dans lequel tour quelle est la cause qui détermine mon jugement : car il est clair que
toute intellection se produit, alors il s’ensuit que c ’est de la bonne inter­ des deux causes n’en font qu’une ; et si l’on comprend bien que l’homme
prétation de sa structure interne que dépend l’aboutissement de la problé­ est actif en ses jugements, que son entendement n’est que le pouvoir de
matique. Cependant, quand bien même la volonté rousseauiste manifes­ comparer et de juger, on verra que sa fierté n’est qu’un pouvoir sem­
terait sa réalité dans une expérience immédiate de soi qui rappelle blable, ou dérivé de celui-là ; il choisit le bon comme il a jugé le vrai ; s’il
précisément la volonté cartésienne, la théorie du jugement élaborée par le juge faux, il choisit mal. Quel est donc la cause qui détermine sa volonté ?
Vicaire est loin, c’est le moins qu’on puisse dire, de se distinguer par sa C ’est son jugement. E t quelle est la cause qui détermine son jugement ?
profonde clarté. Un embarras s’y laisse constamment percevoir. Écoutons C ’est sa faculté intelligente, c’est sa puissance de juger ; la cause détermi­
Rousseau : « Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne, et nante est en lui-même. Passé cela, je n’entends plus rien » (ibid.) .
l’entendement ne m ’est pas mieux connu » (ibid., 586). Non seulement la En dépit de ce renvoi systématique des uns aux autres, de ce jeu confus
volonté se révèle en elle-même dans cette épreuve muette et immédiate des déterminations extrinsèques, on ne peut éviter de constater néanmoins
qu’elle accomplit avec soi (le « sentiment » en question), mais l’entende­ que l’entendement, la volonté et le jugement se confondent bien plutôt
ment aussi partage avec la volonté la même condition affective qui le — tous les trois étant des « pouvoirs », c ’est-à-dire des modalités du «je
révèle en sa réalité. Que l’entendement, à l’instar de la volonté, ne se peux » primordial - dans une fonction unique et commune : comparer
révèle à soi-même dans sa nature intrinsèque qu’en vertu de celte affection entre elles les sensations. Mais là n’est pas encore le plus important. Car,
immanente ; que le videre soit, de par la semblance primitive du videor qui aussitôt que l’entendement et la volonté se voient ramenés, comme dans la
lui donne d ’être ce qu’il est, une modalité propre du cogilo, il n’y a là rien seconde définition cartésienne de la res cogitans, à leur statut commun de
de plus authentiquement cartésien - rien de plus vrai. Cependant, à peine modalités originaires du cogito, autrement dit dès lors qu’est prise en
se préoccùpe-t-on de rapporter cette condition phénoménologique qu’est compte leur subjectivité fondamentale, l’impossibilité de concevoir plus net­
l’immanence à soi des « facultés » de l’âme, à la structure du jugement, tement le rapport de détermination liant, dans le jugement, ces deux puis­
qu’une difficulté surgit. L a définition cartésienne du jugement, stipulant sances entre elles, donné lieu à la reconnaissance de la structure essentielle
qu’il résulte d’une détermination de la volonté par l’entendement, ne peut de la subjectivité, à savoir l’immanence. La cause qui détermine ultime­
en effet que vaciller dès lors que l’on suit les conséquences réelles des pré­ ment mon jugement est la même que celle qui détermine mon entende-
supposés qu’elle met en œuvre. Car, à présent, ce n’est plus la finitude n’i'Tit, elle est également la même que celle qui détermine ma volonté:
structurelle du voir qui est mise au centre de la question, c ’est l’origine cause, dit Rousseau, est « en moi ». Or, si rien en moi n'est autre que
74 Rousseau, éthique et passion Le sentiment de l'existence 75

nioi-mèmc, si tout ce qui «si en moi «si vécu par moi coin nu: la subsumée ou idées) qui peuvent nous affecter au cours de notre existence, toutes
meme do ma vie - comme un même « vivre » qui n'est celui d’aucun autre les facultés qui composent notre être, comme toutes les catégories qui en
vivant ; si rien d’autre n’esi en moi que moi-même comme pur rapport à rendent compte réflexivement ; et c’est elle qui détermine la vie du moi
la vie, alors rien d’autre que moi-même, rien d’autre que ce pur rapport à (soit: l’automanifestation de cette ipséité édifiée comme telle dans
la vie ne me détermine à agir, à penser et à vouloir, et a fortiori à juger. Parchi-sentiment de soi-même) comme subjectivité absolue, « nature pri­
Voilà pourquoi je suis un être foncièrement libre ; voilà pourquoi je me mitive », « substance immatérielle » ou Soi vivant.
sens tel. Et le Vicaire de déclarer alors avec force : « L ’homme est donc Compte tenu d’un tel résultat, tout l’ordre des déterminations mises
libre dans ses actions, et, comme tel, animé d’une substance immatérielle » au jour se renverse. Ce renversement permet alors à l’analyse de Rousseau
(ibid., 587) — une substance qui n’est rien d’autre que sa vie, en un sens de défendre plus vigoureusement son inspiration transcendantale. Ce qui
subjectif absolu. t est vraiment en question dans cette analyse, c’est en effet la condition de pos­
Pour parvenir à la conclusion que la vie est une « substance immaté­ sibilité du sentir, et cette condition est elle-même, comme le lui avait ensei­
rielle» qui anime l’homme et le rend libre dans ses actions, étaii-iî si gné Descartes, un sentir apriorique et fondamental — un sentir primitif,
nécessaire d’en passer par cette «analytique» du jugement comparant exclusif de toute sensation représentative. A cet égard, on conclura que ce
entre elles les sensations? Sans doute pas. Mais l’emprise du cartésia­ n’est guère parce que je reçois des sensations de 1 extérieur, qu il m est
nisme ainsi que t'influence (fût-elle contestée) du sensualisme furent, sur donné d’en être effectivement affecté ou q u e> peux l’être essentiellement. Si
Rousseau, si contraignants, qu’il s’est cm obligé d’opter, sans auLre je suis susceptible d’être affecté par des sensations extérieures, et plus
forme de procès, pour ce cheminement-là. Toujours est-il que, pour encore par le monde, c’est qu’il est a priori de mon pouvoir d’être un « être
avoir réussi à se convaincre de l’immatérialité de l’âme, c ’est-à-dire de la affectif» —au sens singulier où mon moi s’auto-affecte toujours déjà en lui-
«spiritualité» de celle-ci (cf. DOI, 141) en tant qu’elle constitue, d’une même, c’est-à-dire dans sa vie propre et individuelle, et que je suis ainsi
part, son libre pouvoir d’agir, et qu’elle fonde, de l’autre, la pleine auto­ toujours déjà donné et livré à moi-même dans ce « sentiment intérieur » qui
nomie du moi (identique à l’ipséiti du sentiment de l’existence) par rap­ révèle originairement mon existence à elle-même, en son essence subjec­
port aux sensations qui l’affectent, Rousseau a enfin pu se permettre de tive réelle, en sa sphère concrète d’expérience affective, ainsi qu’en sa
surmonter le « doute » exprimé initialement. Ce ne sont pas les sensa­ singularité absolue, comme affectivité. C ’est en tout cas pour cette raison
tions qui confèrent au moi le sentiment fondamental par lequel il transcendantale, que la réalité des sensations qui m ’affectent « continuel­
s'éprouve existant. C e n’est pas non pius le sens interne — c ’est-à-dire là lem ent» {E , 571), quels que soient à chaque fois leur «réalité objective»
formation d’un horizon sensible dans l’opposition duquel ces sensations et leurs contenus transcendants (c’est-à-dire phénoménologiquement
sont susceptibles d’être reçues par le moi sensible et identifiées pour ce « irréels »), se trouve irrémédiablement contenue « en moi », « en dedans »
qu’elles sont - , ce n’est pas cette «fo rm e» de l’intuition (le temps) qui (L M , 1088), qu’elle m ’est donnée de façon radicalement immanente, dans
édifie le sentiment intérieur comme tel, comme ce moi qu’il est. Ce senti­ la « semblance » indubitable de l’Intériorité, comme ma nature la plus
ment est rtii generù, autonome, « indépendant » de la sensibilité tout ^propre.
entière.
Mais, demandera-t-on alors à juste titre, par l’affection de quoi cette
affection a-t-elle décidément lieu ? Réponse : Par l’affection de soi, préci­
sément 1 Et ceci de telle sorte enfin que le « sentiment du moi » n’appa­
raît plus que comme l’auto-affection constante et originaire qui fonde
l’être du moi en tant que «je peux» fondamental. Pour le dire autrement,
le sentiment de l’existence, en tant que sentiment de soi, est une auto-affection pri­
mordiale et incessante, en grâce de quoi l’existence, comme dit Rousseau, se saisit de
sa propre essence phénoménologique, c’est-à-dire de son ipséité en tant qu’elle s ’iden­
tifie purement et simplement à cette puissance intime et affective d’autorévélation
qu’est la vie transcendantale de l’ego. L ’auto-affection originaire du sentiment
de l’existence est alors ce qui, en tant que fondement naturel absolu,
accompagne et fonde toutes les représentations (sensations, imaginations
Chapitre 2

Naître à la vie

Le prisent vivant de la nature. — L ’amour de soi. - Les enjeux de la généalogie.


— Première exemplification de la généalogie rousseauiste : ta figure de l ’homme
naturel, — Qu’esl-ce que l’état de nature? - Conclusion: sur le concept de « bonté
naturelle».

Contrairement à ses prédécesseurs Rousseau a appelé du nom très


ancien de nature ce qui s’enveloppe dans la nuit originelle de la subjectivité
et s’identifie, à ce titre, à l’essence absolue de la vie. La nature ne saurait
briller à 1:l lumière du monde, elle ne tend jamais à s’exposer au dehors,
sous un quelconque horizon de signification, et, notamment, dans l'orbe
tic celte « lumière naturelle » sous les traits de laquelle la raison humaine
a cru pouvoir prendre conscience de soi-même à l’aube des « Temps
modernes». Par nature Rousseau entend donc ce qui se retient sans faillir
dans Timcriorité de son immanence en soi et refuse ainsi de se soumettre
au mode ek-statique de phcnomcnalisaüon qui déporte et pose à Texte-
rieur de soi-meme, c ’est-à-dire devant soi, à la manière d’un ob-jet, tout
ce qui vient ainsi se prêter à la manifestation. « La nature de l’hom m e»,
« l ’homme naturel», « la nature des choses», « l ’état de nature», leur
« origine » et leur « essence », sont autant de locutions qui, à ses yeux, se
rélï'irut toutes à une archï-donation immanente de l’être, à cette épreuve
hors du monde, muette et solitaire au travers de laquelle la vie se trouve
immédiatement donnée à soi, et de ce fait à nous, comme notre « incarna­
tion » — épreuve incoercible qui s’accomplit toujours dans notre chair et
par elle, dans son affectivité et par « amour de soi », comme une dotation
de Soi précisément.
Or, si Rousseau est le premier penseur de la modernité à avoir su faire
résonner auticnu i.> a > ' ’ si usé ; si sa manière de le faire parler est
tout à fait inédite et n’appartient ;..‘à lui (de même que sa signification
78 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 79

ontologique reste encore aujourd’hui ignorée du plus grand nombre), c ’est de P « individu » ; c ’est elle qui, de manière irrécusable, dispense originel­
parce qu’il lui est apparu que le moi de nature - cette natura qui est le lement la vie en lui.
substantif de nascor, lequel veut dire «n a ître » et « cro ître » en latin - ne Il ne faut cependant pas se méprendre sur cette dispensation affective.
devait plus renvoyer, comme la tradition l’invitait encore à le penser, à la Aussi Rousseau s’empresse-t-il de préciser que la structure de l’affectivité
venue au monde entendue comme un mode d’apparaître des phénomènes, qui est ici en cause, ne se conforme jamais aux lois d’une psychologie exal­
voire comme leur unique mode d’apparaître, mais â la naissance- du Soi à là tée et eudémoniste, qui suppose, on s’en doute bien, la mise en œuvre ek-
vie et en elle, en tam que cette naissance est une automanifestaiion pathé­ statique de la raison sous la forme d’une visce réflexive du meilleur. « On
tique immédiate, un pur sentiment d’exister, une donation passive s’imagine, dit-il, que la première [passion] est le désir d’être heureux et
d’ipséité, primant comme telle sur tout antre mode de manifestation. « La on se trompe. L ’idée du bonheur est très composée, le bonheur est un état
nature, c ’est-à-dire le sentiment intérieur», note clairement Rousseau permanent dont l’appétit dépend de la mesure de nos connaissances, au
dans sa correspondance1, s’appropriant ainsi, et bien avant Maine de lieu que nos passions naissent d’un sentiment actuel indépendant de nos
liiran tjui lui fera magistralement écho, une expression remarquable de lumières. » C ’est que toutes les passions trouvent en effet la condition de
M(débranche qui résumait à scs yeux de la meilleure des façons sa position leur détermination dans la structure ontologique du sentiment de soi,
philosophique fondam en tale. c’est-à-dire dans cette vie « phénoménologique », dans cette vie qui, en
La question ontologique sur laquelle fait fond toute la pensée de d’autres termes, possède par essence la vertu inépuisable de s’apparaître à
Rousseau se concentre en ce lieu dénué de toute dimension mesurable et soi-même, comme celle de faire, par la grâce de cette auto-révélation
rétif à toute observation extérieure. Notre sentiment intérieur ne se voit immanente, en sorte que le « moi » vivant s’éprouve lui-même comme ce
ni ne se conçoit : il s’éprouve seulement. Aussi l’élucidation de ce qui, en qu’il est, à savoir comme cet être livré indestructiblement à lui-même, rivé
accomplissant la donation originaire, donne à toute chose d’être ce à soi, à ce Soi irréductible et absolu qui en fait un individu au sens transcen­
qu elle est, soit t 1 être lui-même eu tant que vie, doit-elle nous mener au dantal et non empirique du terme. Ce sentiment, dit le texte, est toujours
cœur de PalTectivité qui est en nous et qui nous constitue dans notre « actuel », il consiste dans le présent vivant de cette vie qui est la sienne, et
ipséité fondamentale.
avec laquelle il se confond.
Que l’aifectivité, en tant que fondement subjectif absolu, soit l’essence Cette identification du sentiment et de la temporalité inextatique du
de la vie, ou, en termes rousseauistes, l’essence de la « nature primitive» ; présent absolu permet en vérité de corriger la théorie dont on vient de
que sa structure interne soit définie par l’immanence, et par le maintien faire état et qui tendait apparemment à exclure de l’expérience intime de
de soi en elle, c ’est-à-dire, également, par le refus de toute aliénation, de la vie toute trace de «b on h eu r». Au bonheur idéal et idéalisé, représenté
toute pro-jection hors de soi, dans la lumière du Monde, ce texte décisif de dans un avenir indéfini et obscur, au bonheur « composé » dont la seule
Rousseau nous en apporte par exemple un premier témoignage : « L ’état idée pro-jetée, ou la valorisation que lui confère la conscience que l'on
naturel d’un être passible et mortel tel que l’homme est de se complaire peut en avoir, creusent en l’homme un désir insatiable et forgent en lui un
dans le sentiment de son existence, de sentir avec plaisir ce qui tend à le tourment inextinguible, Rousseau, dans un passage essentiel des Rêveries du
conserver et avec douleur ce qui tend â le détruire, c ’est dans cet état promeneur solitaire, substitue le sentiment «naturel et simple» du bonheur
naturel et simple qu’il faut chercher la source de nos passions » ( M L M , immédiat d’être, ou plutôt, de vivre - bonheur éprouvé au présent et défi­
fragment 21, 1324). L ’affectivité, pour autant qu’elle s'exprime par le jeu nissant celui-ci comme tel. De ce fait, la prescription liminaire des Rêve­
des tonalités fondamentales du plaisir et de la douleur, se voit explicite­ ries —« être ce que la nature a voulu » (R, 1002) - , malgré les accents stoï­
ment placée au principe de l’existence comme son essence même et sa ciens dont elle résonne et qui ne laissent de tromper, en acquiert la
condition phénoménologique de possibilité (son « état naturel et sim ple»), suprême signification d’inviter àjouir de la pure joie d’exister qui est au principe
C est elle qui accomplit le premier don, celui de la naissance transcendantale de la vie. Au lieu de se tenir sur la crête d’une temporalité formelle et exta-
tiquement vide, sans cesse en souffrance d’un contenu hors de soi, et autre
que soi, le « rêveur » —qui, en l’occurrence, n’a rien d’un être conduit par
“ .La philosophie n’ayant sur ces matières [les questions religieuses) ni fond ni rive, manquant
son imagination - s’enfonce dans la chair vivante, tranquille et pleine du
d’idées primitives et de principes élémentaires n’est qu’une mer d'incertitude et de doute, dont le m éta­ présent absolu, tel qu’il nous est donné de l’éprouver dans la seule imma­
physicien ne sc tire jamais. J ai donc laissé là la raison, cl j'ai consulté la nature, c ’cst-à-dire le sentiment
intérieur qui dirige ma croyance indépendamment de ma raison » (Ixtlllr il Ventes, IH février I 7SH in nence du sentiment de l’existence, où le moi ne prend plus « intérêt » à
CC\ V, p. Ü2). rien d’autre qu’à soi. Ainsi l’auto-affection «natu relle» de la vie et la
80 Rousseau, éthique et passion JVaître à la vie 81

tonalité qui lui est propre confèrent-elles son contenu au temps, à ce temps gique au sens de sa véritable puissance d’apparaître. Dans la Huitième Pro­
qui ne connaît qu’un présent exclusif de l’être-en-souffrance du passé ou menade, Rousseau déclare à cet égard : « Réduit à moi seul, je nie nourris,
de l’avenir, qui a ses propres déterminations qualitatives, sa propre durée il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas et je me suffis
inquantifiable — temporalité co-intensive à la passion ontologique qui s’y à moi-même» {ibid., 1075). Substance infinie et inépuisable, don incessant
révèle, et coextensive à l’être vivant tout entier, puisqu’il s’y rassemble et irréductible, la vie se nourrit de son propre fonds, et dans la mesure où
passivement et jouit passionnément de soi en chaque point de son être, elle réussit à me maintenir ainsi dans l’existence, c ’est à elle qu’il appar­
dans une même tonalité fondamentale. tient de conserver l’intégrité constitutive de mon être. C ’est dire que
Cette présenteté absolue du sentiment - il faudrait également dire : ce l’élément affectif du Soi, qui donne au sentiment de soi son « contenu »
sentiment identifié à l’incessante impressionnalité de la vie, au sens que la particulier, sa tonalité spécifique et déterminante, soutient la vie et la
phénoménologie donne aujourd’hui à ces mots - , tel est bien ce qui sert de retient en elle-même, l’isolant alors sur soi, à l’intérieur de la sphère
fondement ontologique (Rousseau parle d’ « assiette ») à l’âme tout entière, d’immanence originel où se déploie sa subjectivité, c ’est-à-dire, en un mot,
à ce qui en nous, « être vivants », définit l’apparaître pur comme tel. dans sa solitude « naturelle ».
Rousseau écrit : « S’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide C ar, pèse en chacun de nous le poids d’une solitude indépassable —
pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir d’une solitude ontologique, équivalant à l’ipséité du moi vivant, et déci­
besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit dant de la force de son désir comme de celle de ce désespoir que ce
rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa même désir couve secrètement. Ipséité transcendantale, solitude divine,
durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de « plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevée que les cimes de
privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que moi-même », comme le notait saint Augustin à propos de Dieu ; solitude
celui de notre seule existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir que je ne choisis pas mais que, passivement, je reçois en partage comme
tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heu­ ma propre naissance dans la vie, comme m a véritable « con-dition »
reux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on d’homme, puisqu’elle est ce qui se donne avec mon essence, ce qui me
trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et recouvre totalement et m’élève en moi-même. Mais cette solitude princi-
plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de rem­ pielle est aussi ce à quoi il m ’est donne de m accorder pour devenir celni
p lir» ( ibid., 1046). En ce texte essentiel, dont on n’aura en fait jamais fini que je suis destiné à être. Nous entendons par là que cette destination
de dévider le sens et les implications philosophiques, c ’est le fond de la repose sur une certaine exigence éthique, supposant que je décide en toute
pensée rousseauiste qui se découvre à nous. Pour autant qu’il s’emplit de âme et conscience de ne pas me laisser aller au refus de cette solitude si
lui-même, pour autant qu’il se donne soi-même pour unique contenu et, «nécessaire», de cet être insurmontablcment acculé à soi que fonde la
avec les éléments affectifs de son expérience originelle, avec la joie ou la nature naturante quand elle m’est toujours déjà donnée comme la
douleur qui s’actualisent immédiatement en elle, qu’il s’accroît de soi, le mienne propre, sans que j ’y sois pour quelque chose.
sentiment intime de 1 existence offre à la vie réelle la seule substance qui lui De fait, condition ontologique cl exigence éthique se mêlent dans celte
corresponde vraiment, celle qui lui est tout à fait homogène. Une homo­ assignation de la subjectivité à sa solitude foncière. Dans cette nécessité de
généité, faut-il s’empresser d’ajouter, qui fonde la structure interne de nature (on pourrait même dire d’une certaine façon : dans cette prédesti­
l’être, son « indépendance », car, toute occupée par soi, par l’accomplisse­ nation ontologique) prend effet la possibilité existentielle (et salutaire) de
ment de son essence, toute immergée dans sa tonalité fondamentale, la vie ne plus avoir à s’exposer à la tentation de se détester, comme à celle de
est dès lors ce qui, plus que tout autre chose, s’autosuflit. Son immanence haïr ses semblables — celte haine des autres, pour autant qu elle s appuie
est absolue, et son absoluité monadique. Le don que fournit naturellement sur l’existence d’une similitude essentielle entre le Même et l’Autre, ne
le sentiment de soi est un don de soi : cè qu’il accomplit est l’archi-donation résultant d’ailleurs que d’une irascible et dévastatrice haine de soi. C ar,
d’un Soi, l’édification toute intérieure d'une ipséité. au plan de la sagesse, tout dépend en dernier ressort de raptitude person­
C est en tant qu elle s accomplit sous la forme d’une arclii-donation de nel!!- de chacun à reconnaître pour ainsi dire à temps la raison de cette
soi que la vie vient se dresser au londement de l’être de manière « suffi­ haine dont il est toujours à même d’être la redoutable victime. Ainsi Jeait-
sante, parfaite et pleine», offrant à l'étant en totalité, au monde et à sa Jaeques lui-même, au soir de sa vie. ne pouvant laisser échapper le regret
lumière finie (ainsi qu’à l’homme qui y prend place), sa condition acos- de !'*■ tins avoir su rendre plus lot sou existence, soit la subsiantin Jimta dont
mique et naturante de possibilité, son ultime fondement phénoménolo­ s vint est constitué, «conform e» à l’essence, ou, pour le dire plus
82 Rousseau, éthique et passion Maître à la vie 83

exactement, au subjectum absolution de la vie, c ’est-à-dire, au fond, à « ce sentiment de notre existence» (E , 253). Pour autant qu’il ne se pose
que la nature a voulu » qu’il devienne, Jean-Jacques, donc, n’ayant pas su jamais lui-même dans l’être, mais demeure insurmontablement posé par
plus tôt s ’accorder avec soi-même, écrira ces mots dictés par la sagesse: «S i la vie et en elle, le moi prend donc les traits d’une substantia fm ita, d’une
dès nies premières calamités j’avais su ne point regimber contre ma desti­ « substance », selon le mot qu’emploieront les Rêveries, dont la finitude
née, et prendre le parti que je prends aujourd’hui, tous les efforts des intrinsèque s’enracine dans la subjectivité absolue de ce fond infiniment
hommes, toutes les épouvantables machines eussent été sur moi sans approfondissable, de ce Fond sans fond de la vie qui répond, chez Rous­
cfiels... » f ibid.t 1001). seau, au seul nom de « nature ». Le « je » qui se sent soi-même et qui pour
Ce parti à prendre instamment, cet accord ou plutôt cette concorde à cela dispose toujours de soi (de ce Soi dont le pourvoit justement le senti­
instaurer, voilà ce qui, au moment de l’apaisement final, s’impose en effet ment de soi), le « je » qui jouit de pouvoir s’exprimer dans les Rêveries n’est
comme le sommet de la sagesse, là où Rousseau accédera enfin, dès l’ins­ autre qu’un moi impressionné en tant que tel par l’auto-affection en lui de
tant qu’il consentira pleinement à sa destinée, et qu’il acquiescera au fait la vie, par l’autodonation passive de sa « nature primitive » ; et c’est d’ail­
que, désormais, son désir ne prendra plus appui que sur soi, sur le fonde­ leurs pour cette raison, parce que son «je peux » s’auto-affecte dans la vie,
ment de sa «véritable vie» (ébauches des C\ 1149), fondement identique qu’il lui appartient précisément de s’ex-primer et d’agir, et de transformer
au mouvement affectif de sa subjectivité, et opposé aux choses du monde cette affectivité fondamentale en une force d’action et d’ex-pression. C ’est
et à tout ce qui se rend visible sous l’horizon idéal de celui-ci. C ar ce n’est dire combien il est nécessaire de distinguer chez Rousseau ce qu’il appelle
que là où, me tenant seul en moi-même, « en tant que je me considère tout lui-même la position (ontologique) du moi par la vie, c ’est-à-dire la passi­
seul, comme s il n y avait que moi au m onde» — pour le dire avec Des­ vité de sa donation naturelle sous la forme d’un «jouir de soi» ou d’un
cartes ( Quatrième méditation, AT, IX -I, 49), dont les Rêveries répercutent « se souffrir soi-même », et le re-pos sur soi de ce même moi, repos qui pro­
sans nul doute la profonde leçon - , ce n’est qu’à cette condition-là que je cède (éthiquement) de la re-prise en soi-même de cette position passive­
peux enfin prétendre à l’équilibre de ma «position» (R, 995) intime et ment acquise. C ar c’est pour autant qu’elle re-pose sur soi, sans être posée
esseulée. Une déclaration comme celle-ci : « Sentant enfin tous mes efforts par elle-même, mais par la vie dont elle participe et se « nourrit » sans
inutiles et me tourmentant à pure perte j ’ai pris le parti qui me restait à cesse intrinsèquement, qu’il appartient à la tenue du « moi » de renvoyer
prendre, celui de me soumettre à ma destinée sans pins regimber contre la à un équilibre affectif et passionnel pouvant, le cas échéant, c’est-à-dire à
nécessité», une telle déclaration ne doit donc pas nous laisser croire que condition que l’éthique s’en mêle, donner lieu à un «repos absolu»
ces mots serviraient à une confession fataliste. Il s7agit au contraire pour (R, 998). Dans le pur sentiment de soi qui étreint la vie de part en part,
Rousseau d’exprimer sincèrement une tâche éthique enfin librement assu­ dans ce sentiment ontologique de « p a ix » qu’elle goûte aussitôt qu’elle
mée, Une tâche qu’énonce alors encore plus nettement cet aveu essentiel : exige de soi-même ce repos absolu, règne alors une structure affective
«Pressé de tous côtés, je demeure en équilibre parce que ne m ’attachant déterminée par la seule immanence, où la dualité traditionnelle de la
plus à rien je ne m ’appuie que sur m oi» {ibid., 1077). Ce n’est qu’à la forme et du contenu, de la vérité et de son critère, de l’apparaître et de ce
faveur de cet équilibre conquis, ce n’est que par la grâce de celte paix qui, en lui, est susceptible de se montrer, s’avère radicalement inappli­
éthiquement restaurée, que le moi qui, au gré des «circonstances», ne cable. Dans l’intimité de ce cœ ur qui, au nom de la sagesse, de son conten­
vivait plus qu’ «hors de soi», pourra enfin « s ’ordonner» à l’absoluité tement personnel et de sa fidélité à soi, ne laisse de se re-prendre en soi et
principielle de sa subjectivité, en tant que moi «solitaire» ne reposant de se ré-jouir de soi, il n’y a alors plus rien d’autre qu’une pure et simple
plus que sur soi. adhésion à la vie et à ce qu’elle veut d elle-même, c est-à-dire de soi.
Quoi qu’il en soit pour l’instant des mesures à adopter pour aboutir à Comme le notait très lucidement Rousseau, le bonheur éprouvé à ce stade
cet équilibre cordial, sans doute importe-t-il de préciser dès à présent que - dans cet « état » - ne laisse plus dans l’âme aucun vide qu’elle sente le
l’acte de reposer sur soi ne veut surtout pas dire que le moi serait d’abord besoin de remplir. L ’adhésion à la vie se traduit subjectivement par la
posé par soi. En vérité, le «m oi » se trouve toujours déjà posé par la vie qui cohésion de soi avec soi-même, et objectivement, nous y reviendrons, par
lui donne d’être - d’être un «je peux» vivant justement de se sentir pou­ l’instauration sur terre d’une justice « ordonnée».
voir - en l’animant totalement et tonalcment. Le moi est posé dans la vie Apogée de la pensée de Rousseau, au sens où s’y résolvent finalement
dans la mesure même où, comme nous l’avons déjà indique, «vivre ce dans la plus grande paix de l’âme les contradictions nouées durant toute
n est pas respirer ; c est agir; c ’est faire usage de nos organes, de nos sens, une existence mise au service du monde cl de ses exigences intenables, par­
de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le fois insoutenables, les Rêveries du promeneur solitaire portent l’heureux témoi­
84 Rousseau, éthique et passion .Naître à la vie 85

gnage de cet apaisement salutaire, en développant sous plusieurs formes la ment consignée dans cet opuscule, il n’y a en réalité aucun moyen de
thèse principale et constante de leur auteur, à savoir que l’immanence en soi décrier un écart entre ce qui est fait et ce qui est dît ou rapporté. L ’im­
de la vie édifie par elle-même la structure ontologique de l’ipséité. Ainsi, à la ques­ pression s’inverse dans l’ex-pression ct vice versa. Ce qui revient encore à
tion cruciale: «D e quoi jouit-on dans une pareille situation?» - dans dire que la rêverie ne s’accomplit qu’à la condition de faire simultanément
cette situation où « j ’existe selon ma nature » (E , 591), puisque « pressé de échec à toute forme de représentation. La remémoration, par exemple, n ’y
tous côtés, je demeure en équilibre parce que ne m ’attachant plus à rien je est jamais vécue comme telle, comme le rappel à la conscience, et sous la
ne m ’appuie que sur m oi» - , Rousseau s'empresse de répondre que dans forme d’une image-souvenir, d’une expérience passée; la rëteniion du
cette situation d’équilibre ontologique, on ne jouit « de rien d’extérieur à passé devient elle-même inopérante, puisqu’elle ne peut plus reposer sur
soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence » ; et d’ajouter cette conscience ek-statique qui donne sens et matière à la te m p o ris a ­
aussitôt après que « tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme tion. Pour autant qu’il est sans cesse repris dans le filet vibrant du présent
D ieu» {R, 1047)'. vivant, le souvenir, aboli cil tant que tel, se trouve toujours déjà remplacé
Par ces mots cristallins, Rousseau réaffirme l’identification de l’imma­ par ce «présent qui dure toujours» (selon l’étonnante et bien contradic­
nence et de l’affectivité comme traits principaux de l’être. L ’édification du toire expression de Rousseau), par ce présent vivant dont la signification
Soi de la subjectivité absolue sur son unique fondement intérieur —sur ce si peu « temporelle » nomme cette arc hi-do nation de la vie qui se mani­
que Rousseau appelle également « l ’esprit de vie» (R, 1002) - , ainsi que feste toujours déjà sous la forme d’une pure jouissance de soi.
la mise en lumière de la modalité selon laquelle cette vie subjective se Pour éclairer le noyau auto-impressionnel de la vie, et faire fond ainsi
nourrit de sa propre substance12, forment ainsi les deux questions qui sur ce fondement de la réalité qui se confond, à en croire Rousseau, avec
caractérisent le mieux le dessein mis en œuvre dans les Rêveries. Car, non l’indiscutable réalité du « v iv re » , avec la subjectivité immanente et auto-
seulement chacune de ces rêveries dresse le tableau d’une expérience onto­ afTccüve du « moi », il peut être utile de prendre les choses par un autre
logique irréductible, mais elle devient dans l’évocation même de cette bout. D’après Rousseau, et c ’est là une constante de sa doctrine, le règne
expérience une nouvelle et ultime épreuve de soi, moyennant quoi l’être sans partage, la domination pour ainsi dire totalitaire de ta mesure (ou de
en tant qu’êtrc-Soi, en tant que subjectivité vivante et singulière s’accroît la démesure) sociale exige que « parmi nous », « chaque homme [soit] un
voluptueusement de soi-même, s’excède en soi-même dans l’immanence de son
être double ; la nature agit en dedans, l'esprit social se montre en dehors »
être monadique, irréfléchi et incomparable. « En voulant me rappeler
(E , man. Favre, 57). Devant cet énoncé tout à fait remarquable, il
tant de douces rêveries, au lieu de les décrire j ’y retombais» (ibid., 1003) :
convient de s’employer à souligner combien, par la prise en compte de
c’est qu’au cœur de l’expérience de la rêverie telle qu’elle est scrupuleuse­
cette série d’opposirions - d’abord entre la nature (identique à la vie) et
l’esprit social (solidaire de la représentation), ensuite entre t’agir et le
montrer, enfin entre le dedans et le dehors —, il jette une heureuse clarté
1. Piir là Rousseau lait de ses liévntes du promeneur solitaire un moment exceptionnel de l’histoire de la
spiritualité occidentale, et cela, dans la mesure où son propos se rattache directement à celui des plus sur le tond du problème qui aura, toute sa vie, préoccupé Rousseau. Car
grands penseurs spirituels, ceux qui, dans l’approfondissement de l’ipséilé, voient surgir l’essence même de ce que cette triple différence suggère, c ’est a) que la nature, l'intériorité et
Dieu. L nil'ceiiviir tianseendanlale, en sa structure immanente, se révèle comme ce « je ne sais quoi »,
etranger a toute connaissance, qui surgit et envahit sans Hirsute t rlui qui s'éprouve soi-même, qui l'isole l’action se partagent une seule et même essence - l’essence de la réalité.
sur lui-meme de manieie à ce qu'il ne dépende plus alors de tien d'autie que de lui-même, et qu'il se D'une part, en effet, l’imériorité naturelle recèle ce qui proprement agit;
tienne absolument et ii irdm liblement dans la plénitude vivante rie sou auio-aircclion. à l’instar de Dieu
qui. a\ant tout, n ,i plus besoin de rien, A cet egard pat conséquent, il est possible, sinon nécessaite, de mais si une action a justement lieu en elle, c ’est avant tout parce que le
rappiochct la situation déciite dans les Netrurs de celle dont liailc lui des passages les plus emblématiques fait d’agir est par essence « naturel », c ’est-à-dire immanent, l’action ne
et les plus lotis des 1 utiles de Maître hckhart : « Nous disons que la béatitude [autrement dit, la jouissance
autosuMtsanle de l'être en tant que vie| ne repose ni sur la connaissance ni sur l’amour [c'est-à-dire ni sur
pro-duisant jamais rien au-dehors sans qu’elle ne se soit déjà en elle-même
la structure intentionnelle de la <onsc iencc qui vise son objet, ni sur l'alTection de l'êtie-autre] ; mais un affectée de ce qu’elle est, à savoir la puissance d’un «je p eux». D ’autre
quelque dune est dans l'àme, cl de ce quelque t \\<>scja illit la connaissant e et l'amour. Cela ne connaît pas
soi-même ni n aime ce qui est l'aflaire fies puissances de Pâme t^ui le trouve, il a trouvé sui quoi repose
part, à cette intériorité transcendantale s’oppose l’extériorité illusoire au
la béatitude, Cela n’a pas d'avant ni d'après et n'attend pas que quelque chose survienne, car cela ne peut cœur de laquelle la vie ne saurait en aucune manière parvenir en soi-
devenir ni plus tiilie ni plus pauvie. la de meme il lui finit aussi nier avoit eu connaissance en soi de
quelque iliose qui lut d aboul a accomplit, C'est : elnne/lemt'iit la même tlune, qui ne vil que soi-même •
même, mais où, portée àu dehors dans l’apparence, cx-posce là-devant ct
comme Dieu ! » (Maître hckhait. Sermon\ et haités. trad. P. Petit, Paris, Aubier-Montaigne, 1942, p. 137). op-posé ainsi à soi, donnée comme « a u tre » qu’cllc-même, en un mot,
2. Ct. ibid. : «Ainsi pour me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au représentée, elle ne désire pas moins se montrer. C ’est pourquoi b) il est ici
moins de quelques années au temps où perdant tout espoir ici bas et ne trouvant plus d'aliment poui mon
cci'tir sur la terre, je m'accoutumais peu à peu à la nourrir de sa propre substance et à chett hcr toute sa répété clairement que cet originel et invisible parvenir en soi de la nature,
pâture nu-dedans de moi. » cet « agir » bien réel ne s’effectue en vérité que dans la sphère subjective
86 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 87

immanente - « en dedans », dit Rousseau - , c’est-à-dire dans l’immédia- commencer, et qu’il n’y a point d’autre liaison dans notre existence qu’une
tion principielle du sentiment de soi, ce sentiment d’amour absolu, comme succession de moments présents, dont le premier est toujours celui qui est en
nous allons bientôt le voir, source de toutes les passions qui, les unes don­ acte. Nous mourrons et nous naissons chaque instant de notre vie, et quel
nant lieu directement aux autres, font l’unité d’une seule et même exis­ intérêt la mort peut-elle nous laisser ? S’il n’a rien pour nous que ce qui sera,
tence, celles-ci fussent-elles tristes, désespérantes ou dictées par l’amour- nous ne pouvons être heureux ou malheureux que par l’avenir, et se tour­
propre. menter du passé c ’est tirer du néant les sujets de notre misère. Émile, sois un
Ainsi, à la question cruciale : quand « est », ou plutôt - puisqu’il s’agit homme nouveau, tu n’auras pas plus à te plaindre du sort que de la nature.
à proprement parler, Rousseau le dit bien, d’un «p u r mouvement» Tes malheurs sont nuis, l’abîme du néant les a engloutis ; mais ce qui est réel,
(DOI, 155) —à la question : quand « vient » la vie ? il nous est possible de ce qui est existant pour toi c ’est ta vie, ta santé, ta jeunesse, ta raison, tes
répondre sans plus d’hésitation que la vie ne se déploie en nous que pour talents, tes lumières, tes vertus, enfin, si tu le veux, et par conséquent ton
autant précisément que nous ne «som m es» pas (et aussi longtemps que bonheur » (ES, 905-906).
nous ne sommes pas) identiques à nous-mêmes, c ’est-à-dire identifiés à une Que dit cette parole surprenante et proprement inouïe? Elle se pré­
représentation ou à une « figure » de notre être. La vie « vient » comme occupe, à vrai dire, de dévoiler la nature de ce présent vivant dont il
notre nature propre, en tant qu’elle nous déprend de cettefigure au moyen de sera longuement question dans les Rêveries. C ar les données du problème
laquelle nous ne faisons jamais qu’imaginer que nous sommes, par nous- se ressemblent étrangement : alors que la seconde Promenade tâche d’em-
mêmes, susceptibles de nous poser dans l’être et à l’horizon d’un monde ; blématiser ce qu’il faudrait appeler la naissance du Soi à la vie (nous y
et si elle nous dé-prend ainsi de cette essentielle mé-prise1, c’est afin de reviendrons en fin de chapitre), l’extrait d’Émile et Sophie indique, quant
nous rendre à nous-mêmes, c ’est-à-dire à ce « sentiment de l’existence » qui à lui, les conditions d’après lesquelles doit s’effectuer ce « commencer à
nous anime toujours déjà intérieurement puisqu’il nous pose incessani- vivre». L ’indication la plus significative est alors la suivante: le
ment —et dans la passivité ontologique la plus totale — au cœ ur même de «p assé», dit Rousseau, « n e m’était plus rien » - ce qui, soit dit en pas­
la vie. L a vie vient donc en soi dès lors que nous nous sentons nous-mêmes sant, fait étonnamment écho au « praeterita oblitus» qu’évoque saint
portés par elle, et que nous devenons ainsi les sujets de sa donation passive Augustin dans le passage des Confessions (X I, X X I X , 39) consacré à la
et passionnelle ; et elle ne vient tout d’abord en soi que dans la mesure où conscience intime du temps. Que l’autodonation de la vie, que son pur
elle en vient à s’éprouver soi-même dans la plénitude de sa chair phéno­ (re)commencement implique que le passé ne nous soit plus rien, c’est-à-
ménologique, parvenant alors à la subjectivité - et comme cette subjectivité dire qu’il s’abolisse comme tel dans une invalidation proprement ontolo­
qui est insurmontablement la nôtre. gique, voilà qui permet en effet de clarifier encore davantage ce que
Que notre « nature », en tant qu’être-Soi, dépende de la venue en soi sont l’essence immanente de la vie et son immédiate phénoménalisation,
d’une subjectivité dont le mode insigne de manifestation est un sentiment de puisque cet « oubli » s’accompagne, d’après Rousseau, d’une extinction de
soi identique à l’essence même de la vie, un texte essentiel, tiré de l’opuscule l’espérance qui englobe aussi bien «les choses futures et transitoires» que
inachevé intitulé Émile et Sophie, va nous en apporter l’heureuse confirma­ «celles qui sont en avant» (ibid.), ce que, pour sa part, saint Augustin
tion. En ces quelques phrases dont le caractère est plus intuitif qu’argumen­ refusait d’admettre. Pour Rousseau, l’in-stance du présent vivant,
tatif, Rousseau nous indique en effet que cette « éternelle venue en soi de la comme condition d’émergence d’un premier apparaître, ne se confond
vie », comme on pourrait aussi bien te dire avec Michel Henry, dont ta nullement avec l’ek-stase d’une «dim ension» temporelle; le présent
réflexion phénoménologique reprend et élargit remarquablement ce thème, vivant de la vie comme quoi s’accomplit la donation naturelle en tant
s’apparente à un incessant (re)commencement de sa propre auto-donation : que don de soi ne se recouvre nullement avec la présence de ce « p ré ­
« J ’avais fait un grand pas vers le repos, nous confie Rousseau. Délivré de sent» (ad-ventus) vers lequel nous ne cessons, dit Augustin, de tendre
l’inquiétude de l’espérance, et sûr de perdre ainsi peu à peu celle du désir, en (extentus) à la faveur même d’une dissociation avec le passé ou l’avenir.
voyant que le passé ne m ’était plus rien, je tâchais de me mettre tout à fait Le présent dont il est ici question est, à rebours de toute historicité et de
dans l’état de celui qui commence à vivre. J e me disais qu’en effet nous nefaisons que toute eschatologie, la matière et la substance du don de vie - et c ’est ce
mode inextatique d’archi-donation qu’il s’est agi, pour Rousseau, d’ap­
peler « nature ».
l . Comme nous le verrons dans le chapitre 4 de cet essai, dans cette de-prise, ou dans la réduction
de celle funeste mé-prise, source de l’amour-propre et de l'orgueil humains, la « conscience » (soil l’intcr-
Que l’on prenne effectivement le plus grand soin de ne pas identifier la
prétaiion que Rousseau fait de la « conscience morale ») est censée jouer un rôle essentiel. « succession » temporelle qui est en cause dans ce texte, avec la série des
88 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 89

«m ain ten an t» ponctuels qui, par le Fait de s’enchaîner et de céder leur de commencement et de commandement) du sentiment de soi, et en
place à ceux qui leur font escorte, constituent le llux du temps représenté. tant que ee sentiment primordial, que s’accomplit en soi le don invisible
Car, dans ce dernier cas, qui est celui de la temporalité du monde, c’est le de la vie, le don d’une vie qui fait naître d’clle-mêmc (et c ’est là ce
maintenant lui-même (l’instant « présent ») qui a encore moins de contenu qu’elle donne) toutes les passions possibles et imaginables, lesquelles ne se
(c’est-à-dire de vie) que le passé ou l’avenir. Certes, nous savons tous que vivent jamais qu’au présent, aucunement au passé et nullement dans
le temps est fuyant, que la marque de son « existence » est l’auto-dispari­ l’avenir ; une vie, en effet, à propos de laquelle Rousseau se plaît ici à
tion du « maintenant », son inusable et récurrente évanescence. Mais ce souligner fortement l'hétérogénéité d’essence devant distinguer le présent
que nous ignorons par contre le plus souvent, et que Rousseau nous (vivant) de l’avenir et du passé. Et de fait, c ’est bien à la condition que
apprend dans ce texte, c ’est que ce à quoi l’instant présent s’arrache n’est «le passé» ne nous soit «plus rien» et que nous nous trouvions égale­
pas le temps comme tel, sous la forme d'un continuum de flux homogène, ment « délivrés de l’inquiétude de l’espérance », que le présent du
mais ce qui en lui demeure « réel». O r ce qui est réel (ce mot éclate et «com m encer à vivre» peut s’avérer susceptible d’échapper de lui-même
éclaire de scs feux l’ensemble du texte, sinon la doctrine tout entière), ce à sa dissolution dans le flux auloconstitué de la temporalité ek-siatiquc.
qui porte en lui la substance phénoménologique de toute réalité, ce n’est Ce n’est en effet qu’en y échappant, et jamais autrement, que la vie en
pas l’ek-stase du temps, mais ce dont part cette ek-stase pour être ce qu’elle chacun de nous peut se donner au « commencement » — comme cet
est, le délaissant alors constamment derrière soi, comme son ip'/J] la plus incessant autorecommencement...
fondamentale. - La question qui s'impose est alors la suivante : d’où part Aussi, pour résumer ce que ce texte si important nous apprend, nous
ou provient l’ek-stase du présent ? dirons : il n’y a de « réel » au commencement du vivre, que le Comm en­
Pour Rousseau, la conception linéaire du temps n’est qu’une concep­ cement lui-même, c ’est-à-dire l’autodonation du présent absolu comme
tion précisément : le soi-disant continuum du temps sert de présentation for­ présent vivant ou Impression originaire. C ar « ce qui est réel » et qui
melle à un temps vide, où le présent n’est qu’un présent relatif, ne conte­ constitue i’essence de toute réalité, c’est ce qui ne laisse de s’auto-affecter
nant pas en lui-même le principe de son être. En ce sens, parce qu’il ne en soi, et qui, de ce fait, s’accomplit dans le présent vivant de la vie, en
cesse de demander à la rétention la possibilité de sa propre présentifica- quoi la vie ne cesse de faire irruption, et nous, de commencer à être, de
tion, le présent naissant et disparaissant dans le flux ne peut être qualifié prendre vie, de nous animer, de « faire usage de nos organes, de nos
de « vivant », d’ « absolu » ou d’ « autosuffisant » : l’instant présent sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous don­
demeure essentiellement relatif à sa propre disparition, c’est-à-dire à son nent le sentiment de l’existence», et, ainsi, de pouvoir être concernés par
contraire immédiat, à ce qui est autre que lui. Or, si le temps du « co m ­ ce qui, selon le mot de Rousseau, nous « nourrit » inlassablement jus­
mencer à vivre » est vraiment quelque chose, c ’est parce qu’il appelle de qu'au point de nous rendre, avec cependant le concours de l'éthique,
lui-même un contenu, mieux : une réalité, et que cette réalité qui est alors suffisants à nous-mêmes. Ce qui est réel, c ’est donc ce qui s’appareille à
la sienne, il ne la trouve justement pas dans l’auto-suppression incessante cette «puissance sans bornes» (E , 588), comme dit Rousseau, qui nous
des « maintenant » constitués, mais dans son propre surgissement ou com ­ autorise subjectivement à agir pour autant qu’elle s’enracine dans l’au-
mencement absolu. tomouvement de notre existence phénoménologique en tant que pure vie
Qu’est-ce alors que ce commencement absolu ? C ’est à Husserl qu’il immanente, ou pure affectivité. Mais ce qui est réel n’en est pas moins
faudrait ici demander de répondre, ce commencement absolu étant à ses ce qui, jusqu’à cette transcendance qui porte à l’accomplissement la
yeux une Ur-impression, une « sensation » dont l’originarité viendrait de totalité de nos actes intentionnels, se fonde dans l’Intériorité absolue de
ce qu’elle s’auto-alfecte en soi-même, dans l'éternelle présenteté de son la subjectivité (car la réalilé des modes d’intcntionnaütc, la réalité de
autodonation1. Une «Impression originaire» à laquelle Rousseau vou­ l'irréalité, autrement dit, ne consiste jamais qu'eu l’auio-aifection immé­
dra donner pour sa part le nom, en apparence équivoque, mais au fond diate des actes qui la définissent, cette auto-alfection équivalant elle-
tout à fait justifiable, d’ « amour de soi » nous y reviendrons dans un même à la puissance constitutive, c’est-à-dire à la plénitude de « v ie » de
instan t. C a r e ’esl d ans c e l l e Im p re s sio n o rig in a ire , dans l’àp^y] (an sens IVt;« traiisreudantal1). Ce f|iii est réel, e'esl enfin ce à quoi s'oppose i'rk-
stasc du passé et de l'avenir, Pêtre-lmrs-de soi du temps qui terni la vie à

1, ( !f. K, 1lasset l, Î a\on \pour une p/thiontéiio/aoir de ht <<m\<innr intime i!u tempt, u ;ul, 11, Dus.soi t. Paris,
PUT, IfHil, p, HH : ainsi qm* le développement clé< isil que lui ronsane M. Henry dans sa Phénoménologie 1 , La (It’nmnsiralion phr iio m ni ol og iq uc en a c tr liiilr, nous scniltlr-l-il. pm Mit lirl I lem v dans son
m atéiiel/r, Paris, PU P, 1991, p. 53-5+. Essener de. h mnmjeslatwn, oft ni.
90 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 91

ne plus faire irruption en soi-même, à rompre avec son propre amour de même comme ce qu’elle est, c ’est-à-dire comme ce dont elle ne peut pas ne
soi, et ainsi à se cor-rompre en se transportant « au dehors», là où nous ne pas être chargée. En ce parvenir en soi-même, en cette épreuve où elle se
sommes plus et où nous désespérons de nous briser contre l’impossibilité désire et s’empare inlassablement de soi, de ce qu’elle sent et qu’elle est,
ontologique de cette «extériorisation». l’existence, sans jamais sortir de soi-même, sans jamais pouvoir se dépas­
ser, s’acquiert soi-même, et ainsi s’accroît de soi.
Que la vie phénoménologique absolue, traversée de part en part par
eü se,
l'affectivité qui lui confère seule son être, soit aussi bien conservation
Lu jouissance de soi dans la vie, cette jouissance que le moi éprouve qu'accroissement, c ’est là en effet ce que nous confirme aussitôt la suile du
quant à su puissance immanente d’agir et de penser, telle est donc, selon texte: « T o u t ce qui semble étendre ou affermir notre existence nous
Rousseau, lu donnée première et primordiale de tome existence. Ce pur flatte, tout ce qui semble la détruire ou la resserrer nous afflige. Telle est
sentiment de soi est l’alpha et l’oméga d’une vie qui, s'affectant à jamais la source primitive de toutes nos passions» (M L M , frag. 21, 1324). De
de soi-même et par soi-même, et se nourrissant éternellement de sa propre fait, ces passions, « qui sont les principaux instruments de notre conser­
substance phénoménologique, ne s’épuise de toutes les façons jamais. En vation », constituent «u n grand fleuve qui s’accroît sans cesse», et dont
sa « certitude métaphysique » comme aurait dit Descartes, en cette « ce rti­ la «source est naturelle» (E , 490-491), c’est-à-dire vive et vivifiante. Et
tude plus forte que toute évidence» (E , 574), comme à son tour le stipule il en est ainsi dans la mesure où, sous l’égide de cette loi de conservation
très fermement Rousseau, la vie, qui n’a en effet rien d’une évidence jetée et d’accroissement de la vie, se dresse en soi la véritable mesure de
au devant d’un regard, la vie, que nul n’a jam ais vue, mais que chacun, l’existence, au sens où son pouvoir originel d’autorévélation instaure, pour
en revanche, a la grâce d’éprouver comme ce qui ne cesse de se sentir soi- ainsi dire «naturellem ent», un véritable savoir: savoir fondé sur
même, la vie, donc, en tant qu’elle se trouve inéluctablement soumise aux Tauto-affection immédiate et constante de la vie, savoir « appréciatif »
conditions phénoménologiques de son autodonation passive, a le bonheur de la vie s’éprouvant soi-même et consistant dans cette pure épreuve
immédiat de s’autosuffire. Une proposition essentielle de YÉmile déclare : transcendantale.
« L e bonheur de l’homme naturel est aussi simple que sa vie» (E , man. En vérité, poursuit Rousseau, « cette mesure de l’existence ou pour
Favre, 181). C ’est que ce «vrai bonheur», dont « la source est en nous» mieux dire de la vie n’est pas toujours la même, elle a pour nous une certaine
(R, I, 1003) et non dans l’ex-tension du temps ou Tailleurs d’un Monde latitude, elle est susceptible d’accroissement ou de diminution. Elle est
- ces horizons ontologiques qui n’offrent jamais que l’image de leur tota­ dans le sentiment qui l’apprécie... » Que la réalité d’une telle mesure, loin
lité - , ce n’est pas seulement ce que la vie possède, c ’est aussi, et surtout, d’être identique à soi-même, ne soit pas non plus figée dans une valeur
ce qu’elle est au plus profond d’elle-même, c’est-à-dire dans cet heureux noématique à laquelle on aurait le loisir de souscrire pour son bien, il n’est
« é ta t naturel », état d’équilibre ou d’égalité par rapport à soi qui justifie, certes plus question d’en douter. Et pourtant, ce qu’il convient de remar­
au dire de Rousseau, l’idée meme d’une sagesse1. Ainsi, sous l’influence quer, c ’est que cette appréciation n’est pas aussi tributaire de pouvoirs
probable d'un spinozisme de seconde main, Rousseau ajoutait-il au texte dont on pourrait penser qu’ils sont ceux de l’altérité, du milieu extérieur
déjà cité qui mettait en cause l’idée composée de bonheur cette précieuse de l’affection et des sensations éprouvées par l’entremise des sens ou par
remarque ; « Le développement [de cette idée composée du bonheur] s’est l’action oppositive d’objets hors de soi, que de l’affectivité par laquelle cette
fait à l’aide de la raison mais le principe existait avant elle. Quel est donc extériorité elle-même s’auto-affecte en sa possibilité même. Voilà du reste
ce principe; je l’ai dit : le désir d’exister. » Ici, le désir d’exister caractérise pourquoi Rousseau conclut en disant : « ... mais ce sentiment lui-même est
généalogiquement la loi constitutive de l’existence, l’épreuve intérieure passif, il dépend de beaucoup de choses, les sens, l’imagination, la
que celle-ci, tout d’abord, fait de soi, épreuve au gré de laquelle elle ne mémoire, l’entendement, l’habitude même l’affecte et le modifie mais rien
laisse de parvenir en soi, de prendre possession de soi et de se garder en elle- ne l’affecte que par son rapport avec notre existence ou par le jugement que cette
affection nous en fait porter ». Ce qui signifie très clairement qu’il ne sau­
rait y avoir d’affection qui se manifesterait hors de la vie, et que rien ne
1. Notons au passage que cet équilibre ou celte égalité par rapport à soi de la vie correspond assez à pourrait jamais nous affecter si cette affection ne s’auto-affectait toujours
re que Nietzsche célébrera dans ses textes préparatoires à sa Volonté de Puissance. Cf. : « ... le caractère total déjà elle-même dans l’affectivité, cette pure intériorité du « sentiment de
de la vie, toujours pareil à lui-même au milieu de ce qui change, pareillement puissant, pareillement bien­
heureux », etc. (Fragment posthume 14 [14], in Œuores philosophiques complètes, X IV , trad. J .-C . Hémery, l’existence ». Plus précisément, il n’est pas une seule sensation au monde
cd. cit., Paris, Gallimard, 1977, p. 30). que Ton ne puisse éprouver sans que cette sensation ne s’apporte
92 Rousseau, éthique et passion Naîlre à la vie 93

elle-même au travers d’une jouissance ou d’une souffrance de soi, d’un ment de la nature», en tant qu’il équivaut au mouvement d’auto-affec­
accroissement ou d’une diminution du désir même d’exister. Telle est l’ap­ tion de la vie transcendantale, est ce qui engendre par soi-même sa propre
préciation dont parle Rousseau - une appréciation inhérente à toute dona­ ipséité. Tel est son «p u r mouvement» immanent (cf. D O I, 155), que la
tion d’être, et qui, cil soi, n’a rien à voir avec une quelconque évaluation nature p âm en t grâce à lui à s’emparer de son essence constitutive dans le
rationnelle, imaginaire ou sensitive. sentiment immédiat qu’elle a de soi-même, et qu’elle subit inlassablement.
Parce qu'il lui apparaît clairement que cette appréciation appartient à Et telle est la subjectivité absolue de son «sentiment intérieur», qu'elle ne
la nature même du vivant, c ’est-à-dire à la chair autorévélatrice de la vie peut alors que s'identifier à une véritable passion originelle, phénoménolo-
en lui, et parce qu’elle détermine, pour cette raison, son équilibre existen­ giquement antérieure à tout autre.
tiel, Rousseau va bâtir sur elle le fondement de sa sagesse si personnelle. A E t pourtant, quand Rousseau déclare dans sa lettre à Verncs déjà
cela, il n’est rien de moins surprenant, étant donné qu’au moment de citée : « la nature, c’est-à-dire le sentiment intérieur », il ne nous dit
«ra p p o rter» toute affection, qu’elle soit sensible ou intelligible, au pur encore rien sur la façon dont il comprend le pathos primordial de ce
sentiment que la vie a d’elle-même (au « sentiment de l’existence»), Rous­ sentiment de soi. Nous ne savons pas non plus ce qui résulte de cette
seau est un des très rares penseurs de notre tradition occidentale à avoir affectivité par laquelle se constitue et se modifie la subjectivité absolue
compris que cette vie qui s’accroît en elle-même et d’elle-même, que cette de la vie. Pour déployer cette question comme elle le mérite, et tâcher
nature comme croissance endogène, en d’autres termes, n’est pas autre chose que de comprendre comment Rousseau, « en méditant sur les premières et
ce qui constitue la condition transcendantale absolue de toute affection les plus simples opérations de l’âme humaine » a pu réussir à déceler au
possible, et la source modificatrice de toutes les passions éprouvables par fond de celle-ci un « principe antérieur à la raison », antérieur à la pre­
un être vivant. Mais contrairement à ce qu’on aurait tendance à penser, mière mise en œuvre de la transcendance {D O I, 125-126), car constitutif
cette source, précise le texte qu’on vient de lire, est essentiellement passive. de celle-ci, sans doute convient-il à présent de se tourner vers le Discours
Ce qui signifie très clairement que l’affection tire sa substance phénomé­ sur l ’origine et les fondements de l ’inégalité parmi les hommes. C ar c’est bien sur
nologique véritable d’une passivité encore plus fondamentale que la passi­ l’élaboration, entreprise pour la première fois dans le second Discours, de
vité factuelle qu’éprouverait l’homme en proie à quelque affection ontique ce « premier principe » de l’âme — dénommé « amour de soi » - que
extérieure. reposent toute la force et la grandeur incomparables de la sagesse cor­
Une question préalable se pose alors à nous : l’essence de la sensi­ diale mise en œuvre par Rousseau. C ’est avec cette détermination de
bilité résiderait-elle dans une passivité ontologique originelle, qui serait fond qu’il est en effet parvenu à la découverte décisive de ce que la sub­
l’apanage de la nature elle-même, c’est-à-dire de l’affectivité? Eu égard jectivité absolue est en son fond, à savoir une passion singulière, incessante,
au .sentiment originel que la vie a de soi, eu égard à son «se sentir irrépressible, infinie, coextensive à la vie, co-intensive à toute autre passion, et en ce
soi-même» à relie structure fondamentale du sentir à laquelle toutes 1 sens principulle.
les alléchons, les sensations, les images et les idées, en tant que données Ce principe déterminé par l’immanence originelle de la subjectivité,
de la conscience, sont, dit Rousseau, ultimement «rapportées» -, eu et conçu comme son constituant le plus primordial, Rousseau, pour le
égard au caractère ontologique du sentiment de soi, donc, ne se baptiser, fait appel à un concept d’origine stoïcienne, ayant de surcroît
découvic-t-il pas enfin à nous un concept transcendantal de la passion, marqué l’histoire de l’augustinisme. Mais contrairement à l’usage qu’en
dont la radicalité lui vaut de surmonter la dichotomie traditionnelle de ont fait ces deux traditions de pensée, l’amour de soi chez Rousseau
l’agir et du p âtir? Comment l’essence de toute affection éprouvée par le aura eu pour unique fonction de désigner l’auto-affection du moi, la p a s­
moi s’enracine au cœur de la « passion », d’où proviendrait son insur­ sion exclusive et constitutive de son être-soi. Passion incessante et indomptable,
montable « passivité » intrinsèque, c ’est en effet cette problématique-là dont VEmile proposera sans doute la meilleure définition, puisqu'il y est
qui aura entraîné Rousseau à mettre en lumière un second concept déclaré que « la seule [passion] qui naît avec l’homme et ne le quitte
fondamental, aussi déterminant que celui de nature, à savoir Vamour jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi : passion primitive, innée, anté­
de soi. rieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que
l’osons donc ici, afin de mieux situer celte notion cardinale, la ques­ des modifications» (/?, 491). Avec cette détermination fondamentale, la
tion de savoir ce qu’il en est de cette passivité ontologique originelle vie, dont les «modifications» ne sont autres que les sentiments quelle
autour de laquelle semblent s’articuler les structures fondamentales de la traverse et les tonalités que nous éprouvons, la vie, qui est donc affective
vie individuelle. D'ores et déjà, nous avons pu établir que « le pur mouve- de part en part, apparaît, dans la totalité et l’etre-déterminé à chaque
94 Rousseau, éthique et passion Maître à la vie 95

fois du sentiment dont elle pâtit, comme un s’éprouver affectivement soi- immédiatement et sans sortir de soi, et l’étreinte elle-même fait naître un
même, un s’emparer de ses facultés propres, un se posséder ou s'étreindre Soi qui est justement celui qui s’étreint sans pouvoir s’échapper à lui-
soi-même, dénué de la possibilité de se mettre à distance de soi, de même ni s’extraire de soi. C ’est dire que 1’ « amour de soi » est une expres­
prendre du recul par rapport à soi. La structure de ta vie est une pure sion absolument indécomposable : quand bien même l’on souhaiterait
étreinte intérieure, c ’est le fait de s’aimer soi-même, dans l’îmmédiaiion coûte que coûte la décomposer, on retrouverait le Soi du côté de
la plus radicale de ce pathos. « l ’am our» et l’amour du côté du « so i» . L ’universalité structurelle de
Nous disons donc : l’amour de soi définit, en tant que principe ontolo­ l’amour de soi tient en vérité au fait qu’elle se confond avec celle de la vie
gique, la véritable structure interne de la vie, la nature primitive en tant — de cette vie qui ne serait rien si elle n’était pas en elle-même vivante,
que structure vivante. Ce qui signifie qu’au Commencement est la passion, et c’est-à-dire tonalement déterminée, et, par la grâce de cette onmidétermi-
toute passion (fut-ce celle qui se caractérise par le plus cruel des désespoirs nation, « particulièrement » incamée. Que serait-elle, en effet, la vie, si elle
ou la plus atroce des haines) n’ést rien de moins qu’un amour — un pur n’était pas partout la même et nulle part identique : la même en chaque
amour de soi. De même que la nature se fonde dans la vie, la vie elle-même être et à chaque fois, mais aussi différente en chaque être et à chaque fois ;
se fonde dans l’amour. toujours également donnée, mais jamais de la même façon ? On s’en rend
Encore faut-il, pour que nous ne soyons pas induits en erreur, que compte : avec une pareille découverte, Rousseau accède à une unité d’essence
d’une part cet amour ne soit pas confondu avec un quelconque narcis­ authentiquement originaire, c ’est-à-dire à un pur absolu phénoménologique.
sisme, rût-tl «p rim aire» et identificatoire, et que d’autre part ce terme de Structure simultanément universelle et déterminée, totale et particulière,
«stru ctu re» - dont on a fait le pire usage ces dernières décennies — soit invisible et incarnée.
davantage justifié. Commençons par ce second point. Nous avons déjà eu Que cette uni-totalité primordiale constitue l’essence pathétique - la
l'occasion de dire que l’être-Soi du moi, son individualité, ainsi que l'ip- « n ature» — de la vie, cela signifie donc que le tout de la passion au prin­
séité de la vie, sa capacité tout intérieure à engendrer le vivant (c’est-à- cipe de chaque passion particulière s’articule et s’effectue phénoménalement
dire, au sens phénoménologique, à le donner et à le révéler à lui-même), lui-même comme une passion spécifique, comme cette passion-ci, vécue
s’édifient tous deux et en même temps dans l’amour de soi. O r ils ne s’y par cet être-ci, lequel s’y constitue ontologiquement en tant qu’être-Soi
édifient que parce que l’amour s’accomplit dans la particularité essentielle singulier, monadique, « solitaire ». Autrement dit, si toute passion est au
de cette tonalité déterminée qu’il est en son s’éprouver soi-même à chaque fond amour de soi, l’amour de soi est, avant tout, une passion. C ’est ainsi
fois, hic et nunc. Parce que l’amour, la pure étreinte affective, le vouloir se que se manifeste clairement pourquoi Rousseau présente toujours n’im­
posséder soi-même en soi comme en tout autre que soi, est en lui-même porte quelle passion ou sentiment comme une modification, ou plus exac­
amour de soi, auto-affection originaire, le Soi ne peut que se définir par lui, tement une modalisation de cette passion primordiale qu’est l’amour de
de même que l’âme y trouve son principe universel apodictique. Mais soi. S’il en est ainsi, c ’est parce que ces passions ne sont rien d’autre que
comment peut-on parler d’une «universalité» de «p rin cip e», alors l’effectuation phénoménologique de l’expérience inhérente à cette passion
qu’avec la présence de l’amour à l’origine de la subjectivité, de l’épreuve pure, la détermination particulière par laquelle cette passion se phénomé-
que le moi fait incessamment de soi, la question échappe résolument et ftalise elle-même et de soi-même à chaque fois.
définitivement au monde de la représentation, dont on sait que les notions Cette passion primordiale et sans cesse effective (car elle n’est jamais
d’universalité et de principe sont tributaires? Que l’amour puisse solliciter en puissance, mais est la puissance même d’où sont issus tous les pouvoirs
une représentation qui l’oriente dans un sens ou dans un autre, qu’il particuliers du moi), cette passion du Soi, dirons-nous, ne surgit pas à
puisse même se laisser subvertir par elle jusqu’au point d’y soumettre son l’occasion d’une affection extérieure ; sa loi, la loi interne qui la régit
destin, cela ne signifie pas qu’il se retrouve inclus en elle. L ’amour, comme structurellement, est l’immanence. En ce sens, elle peut être appelée une
toute passion authentique, se phénoménalise dans la vie, jamais dans la « structure » : unité diversement déterminée, totalité sans cesse modifiable
conscience intentionnelle qui ob-jecte toute chose au-devant de son en elle-même, tirant de sa propre universalité la loi de sa particularisation.
regard. Comme tout sentiment, l’amour ne se voit pas, il se vit, et il ne se Que l’amour de soi se fonde ainsi dans l’essence concrète de l’immanence,
vit jamais qu’au présent et à la première personne. Alors en quoi est-il et qu’il s’identifie à sa structure, c’est ce que Rousseau exprime par ces
« principe » ? mots très précis : « L ’amour de soi-même [...] n’a point d’autre loi que le
Dans l’amour de soi, il y a aussi bien l’amour qui s’affecte de soi, que sentiment qui l’inspire» (Lettre à Mme d’Houdetot, 17 décembre 1757,
le Soi qui se prend lui-même d’amour pour soi. Le Soi s’étreint soi-même CC] IV, 394).
96 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 97

Te] est le point crucial autour duquel ont gravité la pensée et le Certes, « l’amour de soi est un sentiment naturel qui porte tout animal
grand art de Rousseau, De la passion originelle de l’être, de sa pas­ à veiller à sa propre conservation» {ibid.t 219). Mais pour qu’il puisse jus­
sion fondamentale à l’égard de soi, proviennent toutes les autres tement veiller à la «p ro p re» conservation de sa vie, pour qu’il puisse s’oc­
passions. Celles-ci sont des modalités de celte passion première, excé­ cuper de soi, encore faut-il que le Soi se soit d’ores et déjà révélé en lui-
dentaire et fondatrice, des modalités qui modaliscnt la vie elle-même, même et par hii-même, qu’il se soit déjà auto-affecté dans l’expérience
en ne l’autorisant jamais à s’échapper à soi, et qui se retiennent immédiate de son ipseité, c’est-à-dire dans l’amour de soi. Ii convient
elles-mêmes auprès d’un Soi qu’elles édifient en tant que Soi absolu, donc de nuancer. Et c ’est d’ailleurs à ce souci des nuances, et à la nécessité
monadique — individualité transcendantale dont les déterminations de distinguer entre l’auio-affcction « naturelle » et la conservation « phy­
subjectives se rapportent à une ipséilc par définition unique et singu­ sique » de soi, que conduit la différence soulignée par Rousseau entre le
lière, celle-là même que lui confère la vie en son auto-affection. L ’amour senliment de l’existence, qui s’effectue sur le mode de l’affectivité transcen­
de soi, c ’est ce que chaque passion, malgré son identité différente, est en dantale, et le « soin » que l’on apporte à cette même existence en propor­
son fond. C ’est sa nature constitutive, soit le lien qui unifie et maintient tion de l'intensité particulière de son amour de soi, c ’est-à-dire de réflecti­
en elles-mêmes toutes les passions quelles qu’elles soient ; c’est l’imma­ vité du principe affectif agissant en lui. Ainsi lit-on dans le second
nence essentielle en laquelle chaque idée, chaque représentation, chaque Discours : « Le premier sentiment de l’homme, fut celui de son existence, son
volition, chaque sensation, chaque sentiment, chaque tonalité affective, premier soin celui de sa conservation. » Ou encore : « L ’état de nature est
bref, tous les vécus et toutes les modalités de la vie subjective s’auto- celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à autrui » ;
affectent intérieurement, de sorte que ces tonalités tout ensemble de meme qu’il ajoute un peu plus loin : « Sa propre conservation faisant
forment un même flux phénoménologique et s’ordonnent en un seul presque son unique soin... » ( ibid., 16 4 ; 1 5 3 }l. L ’important ici est de
Individu sous la forme d’une «histoire personnelle », proprement remarquer que le «so in » qu’il m’arrive de porter à mon être découle du
incomparable. sentiment que cet être éprouve quant à lui-même : il est ta suite et la consé­
O r, comme l'amour de soi, compris comme une passion immanente quence immédiate de l’amour que la vie se porte à soi-même. C ’est pourquoi,
à toutes les passions, est ce qui fait précisément de scs propres modaîisa- dans Y Émile, où se trouve exposée une pensée plus mure, la nuance sou­
tions des passions au sens propre et rigoureux du mot, soit des expé­ tenue timidement dans le second Discours fait enfin place à une affirmation
riences originaires à part entière, ou encore, des événements de la vie, résolument sans équivoque (l’équivoque réside du reste ailleurs, dans
Rousseau déclare que « nos passions sont les principaux instruments de le propos anthropologique du traité, si contraire à l’intention philoso­
notre conservation », qu’ils offrent ainsi à la vie le moyen de s’intensifier phique première) : « Il faut donc, dit Rousseau, que nous nous aimions
par soi-même et de s’accroître de sot. C ’est dire à quel point i! faut se pour nous conserver, et par suite immédiate du même sentiment nous
garder de confondre, comme c ’est assez souvent le cas chez les commen­ aimons ce qui nous conserve» ( £ , 492). En d’autres termes, la révélation
tateurs de Rousseau, cette passion originellement individualisante, et immanente du sentiment d’amour de sot précède bien, en la fondant, la
agissant en guise de principe naturant de l’ipséilé, avec la simple conception dans la conscience de Vidée d’autoconservation, ainsi que sa
«conservation de soi», ce thème courant sur lequel repose la théorie du mise en œuvre.
droit naturel. C e l l e confusion ruineuse a en effet pour principal defaut Tel est, éclairci par la méthode généalogique de Rousseau, le véritable
d 'ii i lc r v c r li r l'o rd re de l'ondalion des p h é n o m è n e s . el le seul ordre de fondation des phénomènes : afors que le soin demeure
En affirmant explicitement que l’amour de soi « nous intéresse ardem­ tributaire de la réflexion, puisqu'il consiste à approprier des moyens à une
ment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes» ( 1)01, 126), fin que l’on se représente (soit, en l'occurrence, à doter sa propre personne
Rousseau avait pourtant bien pris soin d’éviter que celle-ci nous paru! de biens utiles), l’amour de soi est a antérieur à toute réflexion»-, il en est
identifiée par lui à celui-là. Une telle identification, si elle avait vraiment même exclusif, lors même qu’il la rend phénoménoiogiquement possible.
eu lieu, n ’aurait d’ailleurs pas entraîné la mise en exergue d’une telle De plus, dans le soin ou le souri, la vie est projetée devant soi, visée
expression, ni la revendication de l’originalité de ce principe. C ’est plutôt —contradictoirement - à la manière d’une fin à assurer; ainsi représentée,
dans ce principe «m étaphysique» universel de l’amour de soi que se se dissimule du même coup à la conscience son mode « primitif » de dona-
fonde au contraire la condition plus ou moins effective de conservation
physique de notre être, de sorte qu’il est absurde de rabattre l’un sur
l’autre sans autre forme de procès. t. et r"ê m r page : « ... dans le soin de la conservation ».
98 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 99

tion, l’immédiatelé et la passivité indépassable de son épreuve de soi. abstraite. Étant de l’ordre du fondement lui-même et s’identifiant à lui,
L’nutocoiiscrvation en tant que soin ne forme donc pas une expérience « ori­ celte vérilé se situe entièrement sur le seul plan de l’expérience subjec­
ginaire » ; elle repose bien plutôt sur la représentation du mouvement tive et immanente, là où s’instaure l’archi-révélation de la nature princi-
immanent de la vie. Et en ce sens, il devient évident qu’il ne puisse guère piclle, c’est-à-dire, selon les propres termes de Rousseau, « la naissance »
s’affirmer comme un «principe» de l’âme. du moi « à la vie ».
Au contraire, ce qui s’articule au principe même de l’âme, ce qui lui Certes, que Rousseau se soit ainsi senti, dès le début des Rêveries,
est donné « naturellement », ce n’est jamais un sentiment empirique et dans l’obligation de rapporter cette épreuve à une figure concrète,
occasionnel, dépendant d’une rencontre dans le monde et caractérisant derrière laquelle se profile secrètement une exceptionnelle analyse
un événement dont la genèse dépendrait de la transcendance ek-statique phénoménologique, cela n’a pas échappé aux critiques de cette œuvre,
du temps et de l’espace, Il ne s’agit pas non plus d’un titre conféré à qui en ont fort bien remarqué le caractère surdéterminé ; mais force
cette réalité psychologique surévaluée qu’on appelle le narcissisme, puis­ nous est également de constater qu’ils n’en ont guère perçu le sens
qu’il n’y est pas question d’un amour que « primairement » ou « native­ profond. L ’événement attend toujours de recevoir une interprétation
ment » je me porterais à moi-même, et au moyen duquel se produirait adéquate.
une quelconque fusion identificatoire avec un tiers, image ou double de Pour montrer comment la vie au Commencement tient à elle-même,
ma personne. En règle générale, ce dont il retourne avec l’amour de soi, d’une façon si absolue, si immédiate et si inconditionnelle qu’elle n’a nul
ce n’est aucunement de la destinée qui échoit à l’individu empirique, besoin de fonder ce constant et indénouable attachement à soi dans l’ek-
mais seulement de l’essence phénoménologique de la vie, du pur appa­ stase et la réflexivité finie du « soin » d’autoconservation ; pour montrer
raître originel, dégagé par Rousseau, à la suite de Descartes, sous la comment la vie révèle son « droit» fondamental et imprescriptible, et laisse
forme déterminée d’un «principe de l’âm e». Ce qui définit l’être de apparaître ce lien qui la rive invinciblement à soi, en l’obligeant à jamais,
l’âme humaine à « l’état de nature », renvoie plus essentiellement, et de et plus que tout autre chose, à demeurer en soi, l’auteur des Rêveries décrit
manière apriorique, à l’effectuation phénoménologique de l’absolu. un accident qui lui est survenu le jeudi 24 octobre 1776, alors qu’il se pro­
N ’est-il pas du reste tout naturel que l’âme participe de l’essence ipséique menait à la tombée du jour du côté de Ménilmontant.
et monadique de la vie ? De quoi s’agit-il en réalité? Jean-Jacques se souvient qu’il fut soudain
Il convient donc de le répéter : l’amour de soi exprime pour Rous­ tiré de ses méditations par un chien furieux qu’il eut juste le temps de voir
seau l’étreinte intérieure et inlassable de la vie en son auto-affection pri­ fondre sur lui avant qu’il ne le culbutât et ne lui fît perdre « connaissance»
mordiale, son se sentir soi-même immédiat, pour autant que, dans l’af­ (ce mot du texte est d’une extrême importance). « L a mâchoire supérieure
fectivité déterminée par celui-ci, 1’ « âme » se possède elle-même, sans portant tout le poids de mon corps avait frappé sur un pavé très raboteux,
aucune possibilité de se perdre jamais. Dans cette possession plus forte et la chute avait été d’autant’plus violente qu’étant à la descente, ma tête
que tout avoir se manifeste l’origine de son être-Soi, de l’Individu trans­ avait donné plus bas que mes pieds» (R, 1005). Voilà pour la description
cendantal qu’elle engendre et que Rousseau a choisi d’appeler le extérieure, pour les renseignements que lui ont donné après coup les
« moi ». En l’épreuve de cette ipséité incommensurable repose la véri­ 'témoins de sa chute.
table « nature » immanente. E t cela de telle sorte que, sur le plan onto­ Q u’en est-il maintenant de l’expérience subjective et intérieure?
logique, il ne saurait jamais y avoir d’individu que sur le fond d’un amour de soi Rousseau s’applique à en recueillir minutieusement les indices, la ques­
essentiel et primitif. tion préalable qui préside à leur notation étant en somme la suivante :
Evoquons donc, pour clore ce paragraphe, le fameux épisode que comment le moi revient-il à soi ? Comment se (re-)gagne-t-il ? Comment
Rousseau met justement en relief dans la Seconde promenade : il s’agit là la vie se donne-t-elle au cœur de la subjectivité, comment s’apparaît-elle
d’un épisode dont la valeur emblématique se reconnaît aisément à la à elle-même, si tant est que sa phénoménalité soit de l’ordre du senti­
manière analytique que le Promeneur solitaire aura employé pour le ment intérieur et que sa structure soit l’étreinte indestructible de soi, cet
narrer. Est-il du reste besoin de souligner qu’il n’est rien de mieux, pour amour de soi qui livre et accule le Soi à lui-même ? Rousseau déclare :
justifier cette thèse essentielle de l’amour de soi au principe de la vie, « La nuit s’avançait. J ’aperçus le ciel, quelques étoiles, un peu de ver­
que le soutien probant de l’exemple, du cas «co n cre t» et vécu ? Jam ais dure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sen­
en effet la « théorie » ne réussira à ménager un accès à la vérité d’un tel tais encore que par là. J e naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait
fondement, celui-ci se dérobant par principe au regard de la réflexion que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j ’apercevais.
100 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 101

Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien; je n’avais elle-même quand la vie se conserve affectivement en soi. Au reste, le fait
nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui que le ciel, les étoiles et l’herbe soient ici mentionnés, sinon énumérés, ne
venait de m ’arriver; je ne savais ni qui j ’étais ni où j ’étais; je ne sentais doit pas nous faire penser que Jean-Jacques se les représentait alors thé-
ni mal, ni crainte, ni inquiétude. J e voyais couler mon sang comme si tiquement, mais qu’il s’agit là tout au plus des «lim ites» inobjectives de
j ’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’ap­ sa sphère d’expérience interne.
partînt en aucune sorte. J e sentais dans tout mon être un calme ravis­ 2 /Rousseau souligne aussi le caractère temporel de l’épreuve : celle-ci
sant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de com ­ se déroule au présent, en un présent vivant dont le contenu affectif est indi­
parable dans toute l’activité des plaisirs connus » (ibid.) . qué par l’expression « calme ravissant » — ce calme correspondant parfai­
Ici, une double remarque s’impose. 1 / L ’apparente dépossession de tement à la description de l’état de paix ressenti à l’île de Saint-Pierre.
soi n’est pas une désappropriation de soi : elle relève, non de l’abolition Rappelons-nous les mots alors employés : l’état d’équilibre paisible dont
de la subjectivité mais de la «perte de connaissance», c ’est-à-dire de son âme avait joui à ce moment-là avait impliqué que le temps ne fût rien,
l’absence de « conscience de soi », ou encore du manque de conscience que le présent durât toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans
intentionnellement thétique. En ce sens, la depossession de soi est une aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de
désaliénation, soit : la condition d’une authentique réappropriation de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui de sa
ses propres pouvoirs. Qui se dépossède de scs possessions s’approprie seule existence, et que ce sentiment seul pût la remplir tout entière. De
d’autant ses pouvoirs. Moins l’extérieur se compose et moins l’intérieur même, lors de l’accident, «je ne sentais, dit Rousseau, ni mal, ni crainte,
se corrompt. Ainsi, dans l’exemple que nous commentons présentement, ni inquiétude » — bref, aucun sentiment qui aurait pu l’entraîner à sortir
la dépossession de soi consécutive à l’accident de Ménilmontant semble de lui-même et à viser quelque chose d’autre sur le fondement originel du
clairement se fonder sur une appropriation incessante et plus profonde, temps constitué. Ni l’avenir inhérent à l’autoprojection, ni le passé du « sou­
qui permet justement à la «rep rise» de conscience d’avoir lieu. C ’est sur venir » ne sont encore éveillés. Le présent lui-même n’est pas mesurable en
le fondement de cette archi-appropriation de soi que Rousseau « reprend termes de durée objective ; bien au contraire, il n’a de présence que celle
connaissance ». Cette archi-appropriation se confond en effet avec une que lui confère la « continuité » de l’épreuve, le remplissement de la sensa­
révélation principielle du Soi que Rousseau caractérise comme un se sentir tion originelle : ce calme ravissant. E t cette continuité est immanente ; se
soi-même ( «je ne me sentais encore que par l à » ) — un sentir, une sem- retenant en soi-même, elle ne s’échappe vers aucun horizon. De sorte que
blancc première que ne vient guère remettre en question les conditions le « moi » se concentre « tout entier » dans l’impression présente de son
dans lesquelles l’archi-appropriation de soi a lieu, à savoir le fait que sentiment de soi - et qu’il peut être dit pour cela identique à sa propre
Rousseau n’avait, en l’occurrcnce, « nulle notion distincte de son indi­ naturalité. Jouissant de l’expansion incommensurable de son être sur tout
vidu », qu’il ne savait pas « q u i» il était ni « o ù » il était, et qu’il n’était ce qui l’entoure et qui est sans limites, il n’identifie pour autant rien comme
en général conscient d’aucune chose qui pût lui « appartenir » en tel, il n’a « pas la moindre idée » de ce qui lui arrive. E t pourtant, dans ce
propre1. Sur le plan exclusif du sentiment de soi et de l’autodonation de présent vivant et absolu, rivé à lui-même et incapable de se tenir
la vie, il n’y a, à vrai dire, aucune place laissée à la connaissance et à sa au-devant de soi et de se représenter ni les causes ni les effets « réels » de
structure extatique. Aucun élément objectif et identitaire ne saurait l’événement, une seule réalité insiste à se révéler à lui.
apparaître comme tel. La sensation est elle-même recouverte par sa propre Insiste cette force indicible et inentamable de la vie, cette étreinte inté­
condition de possibilité, c’est-à-dire par l’affectivité, et elle ne se donne rieure, toute-puissante et incessante, qui s’empare inlassablement de lui et
que par là. Aussi Rousseau insiste-t-il sur le fait qu’il « remplissait par sa de ses forces partielles rompues, afin de les reprendre en soi-même : en un
légère existence tous les objets » qu’il « apercevait » : autrement dit, le seul et même Soi. Ce Soi n’est pas encore « identifié comme tel » ; il ne
monde, si tant est que l’on puisse dans celte épreuve employer un tel s’est nulle part réfléchi. Mais si c ’est bien à ce défaut de réflexivité que l’on
mot, se manifestait dans la vie et pour elle. Il n’avait aucune autonomie doit l’effet de depossession de soi opéré par la chute, par la «perle de
propre, aucune ob-jectivité : il était le prolongement et le terme imma­ connaissance», il n’en demeure pas moins que, porte par ce «m om ent
nent du mouvement pur de la subjectivité, tel que l’âme l’éprouve en délicieux » et « tout entier au moment présent », accordé à cette tonalité
paisible — c ’est-à-dire in-souciante — qui offre son contenu au présent
vivant, c’est-à-dire à l’autorévélation du Commencement qui fuse en lui et
1. Nous le disions déjà au chapitre précédent : l’appropriation de soi n’est pas la possession. le maintient dans l’être, «je naissais, dit magnifiquement Rousseau, à la
102 Rousseau, éthique et passion Naît te à la vie 103

vie». Non seulement amour de soi et naissance dans la vie renvoient donc jf,
«fc;
mutuellement l’un à l’autre, et, sur le plan de leur inconditionnalité com ­
mune, dressent au-devant de notre compréhension, le fondement naturel Généalogie n’est pas archéologie. Alors que celle-ci nous fait remon­
absolu, selon Jean-Jacques Rousseau1, mais se dégage aussi, au fil de cette ter à une origine temporelle, alors que la voie qu’elle emprunte est histo­
analyse, l’importance cruciale de la « généalogie ». rique, sinon historisanlc, celle-là se préoccupe de mettre en lumière les
conditions de possibilité de cette histoire elle-même. Ces conditions sont
atemporelles: elles relèvent de l’essence. La généalogie1 met en œuvre la
I. C'wi san* doute l'origine historique de ce thème qui a longtemps donné le change et conduit les
interprète! Hc Rousseau à ne considérer dans J'amour de soi qu'une « propriété »> fut-elle métaphysique»
genèse transcendantale des phénomènes à partir du déploiement de la
du vivant - et non ce qui constitue la structure cl détermine la phénoménalité de la vie iramçemîamylc. subjectivité ; elle les dégagent pour autant qu’ils sont des modalités de
Oisons donc X ect égard quelques mots. Nous avons déjà eu l'octa-tion de mentionner que les origines de
I' n aminir de soi » iom nombreuses. Pour Jet présenter toutefois de manière schéma tique, évoquons
l’amour de soi. La loi qui en assume le bien-fondé et qui abaisse d’au­
d'abord la théorie stoïcienne, qui »'ïméreïse explicitement au phénomène de la conservation de soi, et qui, tant les prétentions archéologiques de la doctrine, Rousseau la formule
imifatéralumcrn, fait de cèl umour une détermination du corps ; il existe ensuite tme conception d'inspira­
tion chrétienne, qui se confond avec Tégoïsmc, c'est-à-dire qui transforme alors eci amour en une déiemii«-
dès 1752 en ces termes : « Plus l’intérieur se corrompt et plus l’extérieur se com­
natiou morale. Or* oc qui caractérise la thèse qui nous occupe, c'eut qu'en rnrrtani d'embléc en opposition pose» (A-DSA, 73). Que nous sachions, il n’est pas dans toute l’œuvre de
I amour de soi et I amour-propre (rf, DOit 219 i et /J., 1369), Rousseau critique ce dépasse en même temps Rousseau de sentence qui promulgue mieux que celle-ci l’essentiel de sa
« s deux conceptions traditionnelles, Il les dépasse parce qu’avec cette struefuse d'essence originelle qu’est
l'amour de toi, il y va aussi bien du principe universel d'auto-aiïeciion propre à h vie, que du principe pensée.
d'individuation constituer de te singularité absolue du moi transcendantal. C'est ainsi d'ailleurs que le
concept de l'amour de soi forme U jonction entre la philosophie ci la morale rousscauisies, l'ontologique
cl L'cxjsicntici : il brille au confluent des voies de la sagesse, il en est le point focal, la source vive de son
rayonne mem effectif. Mais ce dépassement est egalement critique car, en tant qu'il se fonde dans la struc­ l’intérêt que je porte à ma personne précède tout. Cet instinct existe chez tous les animaux sans exception
ture interne de l'immanence, et qu'il n'a, pour cette raison, plus rien à voir avec un quelconque compor­ et il n’est pas greffé en eux, mais inné... C ’est en meme temps que [tout vivant] s’intéresse à sa conserva­
tement ou une certaine tenue de rapport (Vtr-hàUnis) vis-à-vis d t soi (c'est-à-dire vis-à-vis de « soi-même tion, qu’il cherche ce qui est bon pour lui et qu’il fuit ce qui lui ferait du mal. Les impulsions vers l’utile
comme un ôuire »), cet amour forme d'une part l'essence pure de l'apparaître (ce qui signifie - cartésia­ comme les répulsions devant son contraire sont naturelles ; tout ce que la nature a prescrit se fait sans
nisme oblige - qu'il ne dépend pas de la corporelle organique), cl définit d'autre part un principe univer­ aucune réflexion qui les dicte et sans délibération. » Et Sénèque de rassembler un peu plus loin ses idées-
sel qui ne saurait « confondre avec l'égoïsme ou l'individualisme particulier de tel ou tel. ' maîtresses sous le ch ef du concept de nature : « T out ce que l’art transmet est flottant et inégal, ce que la
Comme l'indice du mot « soin » sert habilement 1 le souligner, avec E'amour de soi il ne s'agit ni de nature donne échoit à égalité. Elle n’enseigne rien d'autre que la conservation de soi et le savoir-faire qu’il
La conservation physique ni de l'amour-propre, mais d'une détermination absolument inédite, qui prend faut pour cela. Aussi les bêtes commencent-elles simultanément à vivre et à savoir... Le prem ier équipe­
pour la première fois dans l'histoire de la pensée occidentale un statut structurel et prinapicl. C'est par là ment que la nature leur a donné pour se maintenir est l'intérêt et l'am our qu’ils portent à eux-mêmes. Ils
que Rousseau se distingue radicalement de Zenon ou de Cicéron, quand bien même il aurait emprunté n’auraient pu survivre s’ils n’avaient désiré survivre ; ce désir seul n’aurait servi à rien, mais, sans lui, rien
directement aux Stoïciens et le thème et l’expression, et qu'il aurait été parfois tcnlé (surtout lors de te n’aurait servi. Aussi bien n’en verras-tu aucun n’attacher aucun prix à lui-même ou seulement s’oublier
période du second Diuours) de leur emboîter le pas dans l'explication qu'il souhaitait en donner (une un peu » (Sénèque, Lettres à Lucilius, X 1 X -X X , 121, éd. P. Veyne, trad. H. Noblot, Paris, Laffont, coll.
explication qui s'affinera, au reste, de manière progressive à partir de 1760), « B o u q u in s» , 1993, p. 1079-1080).
Pans le aioïcnme, en effet, Ja question de l'amour de soi naît au moment où Zénon se demande sur A lire ces lignes, nous constatons aisément que pour le Stoïcien l'am our de soi s’identifie pleinement
quel instinct primordial est fondée la structure de l’être vivant, et quels sont les rapports qui existent, dans à un instinct de conservation - alors qu’aux yeux de Rousseau il jo u e, de manière transcendantale, en tant
le cas particulier de L'homme, entre cet instinct et sa nature raisonnable, A cette double question, Zénon que structure interne de la vie et non pas du « vivant », le rôle de condition de possibilité pour l'exercice de
répond pur la théorie de Voiieiôsis, de 1' « appropriation », qui forme la b w de l'éthique stoïcienne* Selon ce même instinct. Répétons-le donc : la clef de l’apport rousscauiste tient à la généalogie qu’il expose et à
cette théorie, comme nous le précise un commentateur avisé, « immédiatement après sa naissance, chaque la phénoménologie que celle-ci implique secrètement ; et ce qu’il rétablit dans cette perspective, c’est
être vivant a une perception ultérieure (synaistiiliisj de son propre moi. De là provient le premier mouve­ l’ordre de fondation des phénomènes vus à partir de l'essence du commencement, du pathos originel. Si, par consé­
ment psychique en direction d'un but, c'est-à-dire l'instinct primordial, srmt (oppeliuis). Cet instinct est quent, nous voulons trouver une attestation plus claire du fait qu’il s’agit là du fondement unitaire où s’ar­
VoiXaôns. Il consiste en un retour au moi propre que l'on * s'approprie » et qu'on éprouve comme une ticulent, dans l’unité initiale de la phénoménalité, l’immanence et l'affectivité de l’ctre (c’est-à-dire de
appartenance propre (oiÀeiôn j Cicéron traduit le verbe oiiuiausthai par ceneiliun\, L'awoirr de soi s'y trouve l’âme), sans doute faut-il apprendre alors à se mettre plus correctem ent à l’écoute de Rousseau, et prendre
spontanément lie et, pratiquement, sc manifeste comme inttinit de swsmahon : on tend vers ce qui préserve acte de ce que « la philosophie de l’âme ne s’apprend pas dans les livres » (A-DSA, 81), mais au gré de
sa propre naiurc et favorise son développement, mais on fuît, « on écarte comme quelque chose d'étran­ l’usage particulier que chaque individu fait de la vie et de la sienne propre — en « s’étudiant », somme
ger » cc qui lui est nuisible (aifourioi/sûiùi - altenon). L'impulsion primitive ne consiste pas, comme Êpi- toute, soi-meme...
curc le soutient, à poursuivre le plaisir et à fuir la douleur i non, elle consiste à jiourïuhtc ce qui est salu­ 1. Signalons que le terme de généalogie est employé par Rousseau dans un contexte fondamental,
taire (wiutartut pour l'cxittcncc et pour le développement de ht nature propre ci à fuir cc qui lui eu qui a pour but de le mettre justem ent en valeur : dans la lettre à Christophe de Beaumont, où Rousseau
contraire. Mais celte impulsion est fondée dans l'amour de soi... Zénon était eunvaincu qu’au siudii de Li consigne ressentie) de sa doctrine, à savoir l’explicitation de « l’altération successive de la bonté origi­
vie humaine où la raison» le logos, commrnce à se développer pleinement, Yoikeiotii se tourne vers le logos nelle » : « Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j ’ai raisonné dans tous mes écrits... est que
et IVmbrasM- cuminc la vraie nature de l'homme » (R. Molle, Béatitude e! mgesse. Sawi Augustin et tr problème l'homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ; qu’il n’y a point de perversité origi­
de ttifiu de l'Aiiinnte dfwi ta philosophie ancienne, Paris, ht ut les Aiiguslinicmici, 1962. p. 3J-J4). nelle dans le ccrur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J ’ai fait voir
Cette position, qui paraît de prime abord, très proche de celle de Rousseau, a etc reprise par que l’unique passion qui naisse avec l’homme, savoir l’amour de soi, est une passion indifférente en elle-
Sénèque, ci noLunmcnt dans une des scs Lettret à LutUius où il te charge de répondre a des objections sus­ même au bien et au mal ; qu’elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident et selon les circonstances
citées par cette énigmatique oiksiôiis ou * intérêt pour sot-meme », qui &c manifeste aussi bien chez l'ani­ dans lesquelles elle se développe. J ’ai montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont
mal que chez l'être humain. Sénèque écrit : « C'est à lui-même que l'animal [soit l'circ vivant] s'intéresse point naturels ; j ’ai dit la manière dont ils naissent ; j ’en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, et j ’ai fait
d'abord ; il faut bien qu'il y ail quelque chose à quoi le reste puisse se rapporter. J e cherche le plaisir : voir comment, par l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu’ils
pour qui ? î'our moi : c'cst donc à moi que je m'iméfesse. J e fuis la douleur : pour l'amour de qui ? Pour sont » ( L C B , 935-936). Sur la notion de généalogie, voir aussi notre op. cit. sur Rousseau, § 13-14,
l'amour de moi : c'est donc à moi que je m'intéresse. Si je fais tout dans l'imèrci de ma personne, c'est que p. 137 sq.
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Si l’opposition de ces deux modalités d’apparaître - l’intériorité de la nence naturelle de la vie, l’autre fondée sur elle et par conséquent dérivée,
vie où ce qui s’éprouve soi-même se révèle à soi comme un Soi vivant et structurée par la transcendance du monde, Rousseau lui-même la figure
incommensurable à nul autre, et l’extériorité du monde où tout ce qui est toujours au gré des deux approches du fondement qu’il maintient confusé­
vu est comme tel posé au-dehors, à l’extérieur de soi, comme l’autre d’un ment. Ce qui, à considérer l’œuvre entière, induit le schéma structurel
autre - , si cette différence pose un problème théorique à Rousseau ; si l’ef­ suivant :
fectivité de cette dualité phénoménologique (qu’il faut d’ailleurs se garder 1 /S i le fondement absolu - égal à la vie phénoménologique pure —est
de confondre avec un quelconque dualisme de type cartésien) lui paraît ontologiquement déterminé, en sa sphère d’immanence radicale, comme
dépendre de l’essence et du déploiement de la subjectivité, c ’est avant tout nature (natuie constituante ou naturante), la ligne de partage passant
parce qu’elle a été existentiellement éprouvée par lui et en lui, comme la entre immanence et transcendance dépend alors du procès d’extériorisa­
cause d’une division d’avec lui-même, comme la source d’une insurmon­ tion ou de « composition » de l’extériorité, et plus précisément du déploie­
table « contradiction », représentée par le dédoublement symbolique de ment de la temporalité. L a temporalité est la « dé-naturation » par excel­
«Jean -Jacq u es» et de «R ousseau». Est-ce à dire cependant que l’essence lence ; elle est le lieu de toutes les contradictions. Première différence
originelle de la vie (la « nature ») ne nous serait rendue accessible qu’au affectant l’être-un de l’être-Soi, première déchirure du Sens, elle rend pos­
terme d’une étude psychologique, voire autobiographique ? Cette ques­ sible l’écartement du «naturel » et de 1’ «historique». On a là la pensée
tion préjudicielle est si lourde de conséquence qu’il nous faudra bien, che­ généalogique exposée dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inéga­
min faisant, expliquer pourquoi, dans la théorie de Rousseau, cette lité parmi les hommes.
essence fait constamment l’objet d’une double appellation ; pourquoi il 2 /S i ce fondement originel circonscrit ontologiquement la sphère
revient à la vie d’exprimer l’essence de l’âme individuelle au même titre essentielle de Yâme (sphère immanente, en tant que détermination immé­
que celle, universelle, de la nature. Car, par son évidente équivocité, une diate de la vie, mais « capable » par elle-même de transcendance pour
telle détermination, loin de simplifier les choses, témoigne d’un embarras autant qu’elle déploie un horizon ek-statique, et se rapporte ainsi sur le
que l’auteur de YÉmile n’aura réussi à contenir qu’in extremis, mais qui, mode intentionnel à un au-delà de soi), alors la ligne de partage — ou
entre-temps, aura été poussé à l’extrême, puisqu’il l’aura conduit à don­ encore la « contradiction », sinon la cor-ruption - passe à l’intérieur du
ner à la vie comme fondement absolu de l’être, une essence indistincte­ « développement des facultés » et le structure. Nous obtenons, dans ce cas,
ment ontologique et psycho-anthropologique, sous le titre bien commode une nouvelle articulation généalogique sur laquellp se fonde la doctrine de
mais jamais très clair de « nature humaine ». YEmile.
A cet égard, commençons au moins par nous demander si cette 3 /Enfin, si la vie originelle est dite se manifester en tant que « nature
nature humaine que Rousseau aura voulu passionnément décrire, équi­ humaine », sinon en elle, c ’est alors à la distinction ontique âme-corps, et
vaut, à ses yeux, à un «com posé» de l’âme et du corps, à une unité par conséquent à la structure psycho-physique objectivement subsistante
substantielle pouvant former, le cas échéant, une « nature simple » au de l'homme, que revient la charge d’indiquer symboliquement cette
sens de Descartes ? Ou si elle ne réside pas plutôt, et de façon exclusive, double phénoménalisation de la phénoménalité. Dans ce dernier cas,
dans l’âme, le corps lui-même s’avérant incapable d’exhiber une réalité cependant, c’est la pensée de Rousseau qui s’expose à sombrer tout
qui, s’attestant soi-même, confère à l’être une unité effective? A défaut entière, et de façon ruineuse, dans l’anthropologie la plus plate, en deve­
d’élaborer une philosophie première, phénoménologiqucment conséquente nant d’un seul coup aussi infidèle que possible à son propre projet. O r tel
et audacieuse, Rousseau aura au moins fait longtemps osciller le prin­ est bien le danger qui, en tout état de cause, ne cesse d’ébranler l’édifice
cipe régissant la généalogie entre l’enquête à caractère historique (les construit, car ce troisième sens (qui se place sous la rubrique de « l’homme
Discours) et l’investigation anthropologique (YEmile). Ce qui n’a cessé en général»), non seulement conçoit l’essence de la subjectivité de la
d’engendrer de nombreux problèmes, dont il importe dès à présent de manière la plus traditionnelle (jusqu’au point de se demander, comme on
mettre à nu certaines caractéristiques. n’a pas manqué de le faire, ce qui fait réellement l’originalité et la néces­
L ’embarras principiel de la pensée de Rousseau, toute compréhension sité philosophiques de cette doctrine si particulière), mais ce sens vient de
philosophique digne de ce nom se doit en effet de le relever. D ’autant que surcroît et constamment brouiller la découverte des deux premiers, en en
la détermination de fond de cette doctrine, celle qui correspond, avons- masquant les distinctions principielles les plus significatives.
nous dit, à mettre en lumière une différence, une hétérogénéité entre deux 4 /A moins que la structure unitaire de l’âme, comme c’est enfin le cas
modalités phénoménologiques, l’une « originelle », constituée par l’imma­ des Rêveries du promeneur solitaire, conquière cette signification ultime d’être
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essentiellement intérieure, et par là même d’être exclusivement cette sphère natu­ métaphysique - à ne plus apparaître qu’au travers de, ou par contraste
relle d’immanence absolue que Rousseau, depuis la rédaction de son avec un processus ontique de vie.
premier Discours sur les sciences et les arts, entend méditer pour elle-même, C ar, quand bien même la radicalité et l’originalité de cette approche de
c ’est-à-dire éprouver comme telle, comme ce qu’elle ne cesse d’édifier en la vie serait telle qu’elle se mesurerait exclusivement au coup porté à la tra­
lui sous la forme d’un Soi1. C ’est que, parvenu au sommet de son œuvre, dition philosophique dans son ensemble (cette tradition qui privilégie l’évi­
sommet auquel nous devons quant à nous aboutir sans jamais prendre par dence, l’ek-stase du regard ou l’intentionnalité intuitive comme lieu de
anticipation appui sur lui, Rousseau a su mettre en lumière la « corres­ manifestation de l’être), l’on ne se défait pas pour autant aussi facilement
pondance» intérieure qui existe depuis toujours entre le sentiment de la d’un passé dont sa langue est foncièrement tributaire, et auquel sa concep-
nature et la nature du sentiment, donnant ainsi accès à Y affectivité originelle qui tu alité demeure fidèle. Que l’on soit, comme Jean-Jacques Rousseau, parti­
fonde la nature humaine entendue comme esprit. La subjectivité qui prend culièrement conscient de la hauteur où l’on doit se tenir pour oser dire sa
ainsi la parole, afin de se dire elle-même comme ce qu’elle est en son ina­ « vérité », ne change rien à l’affaire. « Je crois, écrit-il en effet au lendemain
liénabilité absolue, c ’est-à-dire comme ce qu’elle sent de soi, confère alors de la publication du Discours sur les sciences et les arts, avoir découvert de
aux Rêveries le privilège d’offrir une conjonction exceptionnellement pure grandes choses » (Préface d’une seconde Lettre à Bordes, OC, III, 103). Ou
de langue et de pensée. encore : « J ’ai tâché d’élever un monument qui ne dût point à l’art sa force et
Tout dépend donc de là où passe la ligne de partage entre l’imma­ sa solidité : la vérité seule, à qui je l’ai consacré, a droit de le rendre inébran­
nence et la transcendance (et c ’est là un passage qui varie suivant les lable » {A-DSA, 96). Cet aveu de la pensée, rien n’est plus juste, et en même
points de vue où se place Rousseau), étant toujours entendu que la trans­ temps rien n’est moins outrecuidant que lui. Mais il n’empêche que, pour
cendance se fonde dans l’immanence, qu’elle est même un produit de l’im­ imposer cette « vérité seule », Rousseau n’a pas pu éviter de se débattre à
manence (d’où l’adoption du schéma généalogique) et que c ’est en fonc­ l’intérieur de cadres conceptuels prédessinés, cadres qu’il a certes contribué
tion d elle, c ’est-à-dire du Soi qu’elle édifie à chaque fois en sa singularité à mettre en cause, sans pourtant jamais avoir été tout à fait quitte de cet
absolue, qu’elle s’arroge tel ou tel territoire de l’être. affranchissement. Sans doute est-ce l’emprise de Locke qui fut la plus pré­
Il convient, néanmoins, de souligner le fait suivant : parce qu’elle est gnante en la matière : c’est elle qui en définitive aura engagé sa penséefonda-
venue perturber les efforts philosophiques de Rousseau - attestés par le menlaledans une impasse anthropologique qu’au X V I I I e siècle la pensée fran­
constant maintient des sens 1 et 2 - , la conception anthropologique (3) çaise en général n’encourageait pas non plus à contourner.
s’est trouvée surtout à l’origine des difficultés qu’a rencontrées la théorie Dans le cas qui nous occupe ici, l’interprétation pourrait sembler par­
rousseauiste de l’histoire, telle qu’elle fut tout au moins exposée dans le ticulièrement délicate, étant donné qu’elle cherche à mettre en évidence la
second Discours. Difficultés qui non seulement ont entraîné la nécessaire nécessité éprouvée par Rousseau de devoir figurer une origine - à savoir l’es­
création, entre l’état de nature et l’état de société, d’un long « second état sence pure de la nature comme vie — qui se défausse par principe au
de nature », formant la ligature et se nourrissant de la substance phéno­ regard de la pensée, qui d’une certaine façon se révèle insaisissable, et qui,
ménologique des deux « états » ; mais ces états eux-mêmes n’ont obtenu par conséquent, du fait de son indétermination, laisse se développer vers
finalement leur signification philosophique qu’à partir du moment où elle plusieurs perspectives dans lesquelles elle se trouve nommée diverse­
Rousseau les a présentés comme déterminant les conditions d’émergence ment. Diversité, certes, égarante, tant que nous ne nous efforçons pas de la
de deux types d’hommes, surnommés génériquement homme « naturel » ou ramener à l’unité ontologique qui la fonde secrètement, et qui fait de
«prim itif», et «hom m e de l’hom m e». De la même façon, dans VÉmile, l’œuvre entière de Rousseau ce « monument » dont il dit être si fier. Mais
nous nous trouvons aux prises avec une double « naissance » du sujet diversité néanmoins réductible, puisque, dans le tableau des sens de 1 être
(E , 489-490), c ’est-à-dire avec deux processus de développement distincts originel, chaque sens y constitue pour ainsi dire une figure. Et l’on com ­
de la structure psychophysique du moi. C ’est ainsi qu’en dépit de son ina­ prend déjà pourquoi —la nécessité d’une telle figuration, d’une telle dona­
daptation criante aux buts de l’entreprise, la perspective anthropologique tion de sens procédant de ce que l’immanence caractérise essentiellement
aura réduit la vertu de l’existence ou la consistance de la «vie inté­ la substantialité phénoménologique de la nature comme vie. En effet, à
rieure» - arrachées de haute lutte par Rousseau à leur recouvrement cause de son immanence structurelle, cette substantialité ne saurait se
montrer au regard de l’intuition, condamné par principe à poser quelque
1. Et c ’est cela qui d’ailleurs rend caduc l’usage du principe généalogique, de fait inexistant dans les
chose devant soi, à se l’objecter au-dehors, et par là à objectiver la vie natu­
Rêveries. relle, et ainsi à l’offusquer jusqu’à la perdre inexorablement.
108 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 109

Que la « nature originelle », c ’esl-à-dire la vie comme origine phénomé­ naissance de son « anonymat ». N’est-ce donc pas pour avoir manqué de
nologique, se dérobe nécessairement au regard qui l'étudic, qu’elle ne soit dégager les conditions phénoménologiques exigées par son sujet, que Rousseau
point susceptible de se plier au seul mode de présentation ek-statique que s’est senti contraint de lui ouvrir constamment d’autres points de vue, dont
nous ayons pour l'atteindre, à savoir la connaissance, et que, sous le règne de font également partie tous les écrits que l’on qualifie sans trop de rigueur,
plus en plus étendu de celle-ci, cet «é ta t primitif» paraisse de moins en sinon avec empressement, d’ « autobiographiques » ?
moins accessible, voilà qui entraîne précisément Rousseau à déclarer : « Ce En multipliant ainsi les perspectives et les méthodes, Rousseau se serait-il
qu’il y a de plus cruel encore, c ’est que tous les progrès de l’espèce humaine donné plus d’aisance pour approcher l’essence de la vie, la vie comme ori­
éloignant sans cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles gine phénoménologique de l’être, comme lieu de naissance (natura) de la
connaissances, et plus nous nous ôtons les moyens d’acquérir la plus impor­ subjectivité ? Que cette essence ne soit ni représentable, ni objectivable,
tante de tontes, et que c.’cst en un sens à force d’étudier l’homme que nous qu’elle n’oifrc en général aucun aspect, sinon de par la constitution d’une typique
nous sommes mis hors d’état de le connaître» ( DOJ, 122-123) '. La où elle montre ses possibilités et non sa réalité, cela, en vérité, ne la rend pas pour
connexion complexe qui, dans le second Discours, relie entre eux les concepts autant absente. Bien sûr, si entrer dans la présence signifie disposer d’une
de nature, d’état de nature, de nature humaine, d’homme en général, donation d’être préalable à sa propre constitution, si la vie originelle se doit
d’âme, voire même de corps (comme nous allons bientôt le montrer), une de puiser ainsi dans la lumière du Monde la possibilité ontologique de son
telle connexion repose sur une impossibilité principiellc de déterminer au propre apparaître, force lui sera toujours de s’absenter, ou encore de s’abste­
moyen de l’intuition (ou d’une intention totalement remplie, c ’est-à-dire nir. Car, dans ces conditions, il lui faudra pour être se laisser déterminer par
évidente) l’essence originelle de l’etre. Cotte pluralité de « titres » donnés à autre chose que soi, de sorte que ce recours à l’altérité la détrônerait ipsofacto de
la chose même est suscitée par l’interdiction d’y accéder par le biais de la son être-originel, cette chose autre étant alors en droit de revendiquer pour
représentation objective. Comme la « nature » est censée se donner préala­ elle-même ce statut primordial. Or, si - comme Rousseau le pense assuré­
blement à toute visée constituante, comme elle semble se dérober inévitable­ ment - la vie n’exige pas pour apparaître d’entrer sous un horizon de visibi-
ment, dans l’effectuation concrète de son effectivité phénoménologique, à lisation, si elle se trouve par essence réticente à se laisser porter à la présence
une telle donation de sens, ce ne sera jamais qu’en tenant compte de cette dans le milieu transcendant (et en soi indifférent) de la « lumière naturelle »,
préséance ontologique que l’on s’expliquera non seulement pourquoi le c ’est parce qu’elle est en revanche toujours déjà présente, et qu’elle ne s’ab­
Commencement n’est pas déterminable univoquement, mais aussi pour­ sente par conséquent jamais. Mais cette présence n’est pas une présence au
quoi son « étude » doit toujours équivaloir à la figuration de son essence, et, monde ; bien plus : elle ne relève pas de l’essence de celui-ci. Que la vie soit la
de ce fait, à la constitution d’une typique. révélation constante de l’origine, l’archi-révélation du Commencement lui-
Mais n’est-ce pas condamner dans le même temps cet éidétisme à l’abs­ même, cela signifie proprement que sa modalité de « présence », sa parousie
traction, sinon à l’équivoque ? Il y a certes quelque chance pour que le pré­ profuse et prodigue ne saurait en aucune manière être vue. La nature primi­
cepte inscrit sur le temple de Delphes, dont se réclame Rousseau en ouver­ tive, celle qui porte l’être à sa naissance transcendantale en enracinant sa
ture de son second Discours, ce « précepte plus important et plus difficile que donation, c’est-à-dire sa signification, dans la vie phénoménologique
tous les gros livres des moralistes » ( ibid., 122), soit, en vertu de sa difficulté, absolue, cette nature est par principe invisible. Elle est même, dirons-nous,
condamné lui aussi à rester lettre morte. En effet, une « connaissance » qui l’invisibilité k o l t ’ è !; o / t( v .
considérerait la vie naturelle comme l’essence de toute réalité prendrait Comment, dans ce cas, savons-nous qu’elle est ? On répondra : parce
immanquablement, en tant que connaissance, le risque de se fourvoyer. En qu’elle a justement un mode éminent ( eÇo^oç) de révélation, un mode
sautant par-dessus le préalable phénoménologique que constitue la question incontestable et propre à elle, que Rousseau a sans doute tardé à méditer
du « comment », du mode concret de donation de cette réalité - qui est la pour lui-même avec toute la rigueur souhaitable, mais qui néanmoins n’a
donation même, puisqu’il s’agit du Commencement, de l’apparaître initial pas cessé de hanter et de déborder littéralement l’ensemble de sa problé­
de toute chose - , cette recherche ne pourrait que s’achever dans la recon- 1 matique. Ce mode radical de manifestation est l ’affectivité. Même les
Confessions, dont le but avoué fut de répondre plus directement et plus légi­
timement au nosce te ipsum en suivant scrupuleusement les mouvements
1. On pourrait ainsi remarquer que la distance historique séparant les « hommes civilisés » des internes et purement individuels de l’âme aux prises avec les événements
« hommes primilifs » vient par analogie symboliser, sinon recouvrir jusqu'à la iendre invisible, la « dis­
tance phénoménologique » que toute connaissance intellectuelle exige pour pouvoir se représenter un successifs de son existence, même les Confessions ne parviendront pas à
objet diCTérent et extérieur à soi. dévoiler la teneur ontologique de l’affectivité, en tant que structure interne
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de l’immanence. Il faudra en vérité attendre le moment des Rêveries du pro­ nalité de la théorie. Pourtant, quand on aura compris que, contrairement
meneur solitaire pour qu’une telle révélation ait lieu, et que Rousseau recon­ à ce qu’elle représente à la même époque pour les théoriciens du droit
naisse lui-même, et sans plus de détours, que « le connais-toi toi-même du naturel (lesquels ne problématisent jamais le pourquoi d’une telle
temple de Delphes », tel qu’il brillait depuis toujours au frontispice de son typique), cette figure symbolise pour Rousseau la forme sous laquelle
œuvre, « n ’est pas une maxime si facile à suivre qu’[il l’avait] cru dans l’être originel de la vie se manifeste primairement dans l ’immanence et l’invisibilité
[ses] Confessions » (R, 1024), et donc, à plus forte raison, partout ailleurs... de son essence ; et quand on aura saisi que cette essence de la vie se manifeste
Mais pour que cet admirable cheminement de la pensée ait pu s’ache­ toujours en donnant naissance à un moi vivant, et que c’est précisément à
ver ainsi, dans une rétrospection aussi lucide et apaisée, encore fallait-il au cause de cette condition phénoménologique que ce moi est privé de la pos­
moins commencer par s’emparer de cette question essentielle : « Quelles sibilité de paraître à découvert dans l’extériorité d’un monde visible, au
expériences seraient nécessaires pour parvenir à connaître l’homme natu­ regard de tous, comme un membre de la «société», etc., alors, on aura
rel ; et quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société ? réussi à prendre toute la mesure de l’approche rousseauiste, à comprendre
Loin d’entreprendre de résoudre ce problème, je crois en avoir assez sa singularité.
médité le sujet, pour oser répondre d’avance que les plus grands philoso­ L ’on comprendra, en tout cas, que de toutes les perspectives ouvertes
phes ne seront pas trop bons pour diriger ces expériences, ni les plus puis­ en direction de ce phénomène « originel », c ’est sans doute la délicate
sants souverains pour les faire» (DO I, 123-124). question du corps naturel qui semble la plus emblématique et la moins bien
Pourquoi cette expérience est-elle si difficile, sinon impossible à réali­ remarquée. Emblématique : car cette question, dont le caractère propre­
ser, c’est ce que nous commençons tout juste à soupçonner. Il convient ment inédit a toujours échappé au commentarisme traditionnel, témoigne
toutefois de s’attacher, avec autant de patience que de rigueur, à com ­ exemplairement, par son traitement même, de la manière qu’emploie
prendre les raisons pour lesquelles il est si nécessaire de figurer les « sens » Rousseau pour renverser de fond en comble ces conceptions figées et
du Commencement (de cette origine pré-archaïque qui, en tant que passe-partout de la « nature humaine », qui logent la part de la nature
nature ou vie phénoménologique pure, précède toute conscience qu’on dans le corps, et notamment dans la représentation que l’on se fait exté­
aurait d’elle, toute forme de signification, élaborée ou naïve, qu’on aurait rieurement de sa vie instinctive ou de sa sensibilité. Peu remarquée, aussi,
tendance à lui conférer). L ’indétermination dans laquelle ces sens eux- en ce sens que Rousseau, alors même qu’il développe sa signification de
mêmes nous sont sans cesse proposés s’explique non seulement par la façon extrêmement elliptique dès l’amorce du Discours sur l’origine et lesfon­
structure interne de l’immanence comprise comme « invisibilité » princi- dements de l’inégalité parmi les hommes, parvient à inscrire la naturalité corpo­
pielle (et, ultimement, par Pimpossibilité éidétique d’assigner un sens à relle de l’homme naturel - celui-ci vivrait-il dans l’état de nature ou dans
cette structure), mais aussi par l’incapacité qu’éprouve Rousseau de l’état de société — au rang des composantes les plus essentielles de cette
concevoir pleinement son essence comme telle. Comment cette incapacité économie phénoménologique générale qui a pour thème la nature natu-
se manifeste-t-elle, et qu’est-ce qui, en dernier ressort, la justifie ? Y a-t-il rante et primitive, c’est-à-dire l’être comme subjectivité absolue de la vie.
donc un « problème Jean-Jacques Rousseau », et quelle en est la nature ? Voici pourquoi et comment. — Dans le cadre imposé du second Dis­
Telles sont les questions que nous aurons à développer en cours de route, cours, l’élaboration des oppositions entre vie primitive et histoire, nature et
sachant tout au moins que derrière chacun de ces « concepts fondamen­ société, c’est-à-dire, au fond, entre les deux types éidétiques d’hommes qui
taux » si l’on peut dire - derrière « l ’âm e», « la n atu re», 1’ « homme en s’y rapportent, reçoit une surdétermination qui en érode les contours.
général », 1’ « homme naturel », le « primitif », « l’enfant », « Emile », Cette surdétermination s’explique principalement par l’emprise du
«Jean -Jacq u es», etc. - , i! ne faut jamais manquer d’apercevoir une figure schéma psycho-physique qui sert ici à rendre compte de l’essence de la
de la vie phénoménologique absolue, tel qu’elle prend forme dans ï’hypoty- nature humaine. O r, dans la mesure où il semble ne pas convenir du tout
pose de la subjectivité immanente et invisible de l’être. à une mise en lumière adéquate de l’essence de la subjectivité, ce schéma
se défait progressivement de lui-même : il s’avère comme débordé et
dépassé par ce qu’il a pour tâche de contenir. D ’où l’intérêt formidable de
l’analyse en question, et la nécessité, au cours de cette « introduction », de
C ’est en effet sur un aspect fondamental de cette hypotypose que faire état des problèmes qui en découlent.
Rousseau fait fond, lorsqu’il se plaît à dessiner la figure de l’homme naturel. Dans la première partie de ce Discours, Rousseau commence par ébau­
Une figure dont on ne saurait dire de prime abord qu’elle emporte l’origi­ cher son tableau de l’homme sauvage en croisant de manière bien embar­
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rassée deux approches divergentes : une approche qui devrait profiter se servirait à distance, un objet distinct de soi et apprchensible après
d'une différence préétablie entre « l’homme physique » et le même homme réflexion... Comme l’exprime une proposition fondamentale dont nous
considéré « p a r [son] côté métaphysique et m o ra l» ; et une autre qui aurons de nouveau à mesurer l’importance, « l’état de réflexion est un état
conduirait à fonder l’opposition entre humanité et animalité. 1! suifil contre nature» {ibid., 138). Ce qui signifie que la naturalité de l’homme
cependant de se reporter au texte pour s’apercevoir que la description qui naturel ne se développe qu’antérieurement à la levée d’un horizon réflexif,
y est menée séparément dans chacune de ces perspectives — si tant est lequel est toujours ultimement l’horizon d’un monde. La vie, en son
qu’on puisse encore les distinguer - aboutit à chaque fois à la prise en acception «prim itive», est purement immanente, elle est hors de tout
compte totale et unifiée de l’être de l’homme primitif lequel être équivaut à la Dehors, c’est-à-dire intérieure à soi-même ; elle ne connaît ni fins, ni
subjectivité de la vie telle qu’elle participe aussi bien de l’animalité que de moyens, et donc encore moins la délibération qui les met en relation. C ’est
l’humanité. Comment s’en étonner, du reste, puisque cette vie, en sa natu­ pourquoi, lorsque le « sauvage » s’emploie à rompre des branches, ce n’est
ralité originelle, en sa constitution subjective absolue, ne peut, somme jamais son poignet en tant que tel (en tant que « membre » plus ou moins
toute, que représenter le principe présidant à la double distinction substan­ autonome) qui s’y porte tout d’abord : c ’est le corps dans son ensemble,
tielle de l’âme et du corps, d’une part, et de l’animalité et de l’humanité, dans sa puissance ontologique indistincte, incommensurable et diffuse, qui
d’autre part ? déploie sa force sans solution de continuité. C ’est ainsi que le corps naturel
C ’est que l’essence de la nature (ou ia nature comme essence) ne peut et vivant peut se permettre d’ignorer, dans l’expression même de sa vita­
qu’être préalablement donnée à 1’ «hom m e de la nature». Ce qui signifie lité, l’ouverture d’une dimension ontologique où le dénombrement des
en réalité que ie corps à 1’ « état primitif » - à cet « état de nature » qui est organes et l’identification de leur fonctionnalité seraient reconnus et utili­
en l’état toute la nature - , loin d’être appréhendé par l’homme naturel sous sables comme tels. C ’est à cette seule et unique condition, qu’il peut être
une modalité objective, lui est aussi peu représentable que son âme. Son dit « inconscient », « instinctif », « sauvage », « primaire ». Ou, selon les
corps est le lieu de manifestation de sa subjectivité en ce sens que son pou­ propres termes de Rousseau : c’est parce qu’à 1’ « état primitif » il est sans
voir d’agir et de se mouvoir lui est de part en part sensible et immanent. cesse tout entier, et en tout point de sa chair, vivant « en lui-même » ( ibid.,
C ’est ainsi que « l’homme naturel », ne pouvant mettre son corps à dis­ 193), c ’est parce qu’il est, dit-il encore, « tou t pour lui-même» (E , 249),
tance de soi, soit pour l’observer, soit pour s’en servir comme d’un instru­ que le corps s’avère capable d’être « toujours prêt à tout événement »
ment, apparaît tout entier immergé dans la puissance qu’il détient, et que (.DOI, 136). Ce qui rend le corps sans cesse disponible, c’est le pouvoir
son corps déploie « à l’occasion », selon ses besoins spécifiques. Telle est la qu’il détient d’entrer constamment en possession dé soi, de ce Soi comme
raison pour laquelle sa nature pourra être dite tout entière identique à son quoi il s’éprouve soi-même, c ’est sa possibilité incessante de disposer de soi.
« co rp s» . L a disponibilité du corps est un mode de la disposition de soi ; son activité
Mais de quel corps s’agit-il enfin ? Du corps charnel, du corps vivant, et et sa réactivation incessante procèdent d’une puissance intérieure que
vivant pour autant qu’il s’éprouve dans la vie, qu’il s’éprouve sans avoir Rousseau va identifier, comme nous le montrerons bientôt, avec ce « p re ­
encore le pouvoir de s’autoreprésenter dans aucune de ses divisions orga­ mier principe de l’âme » qu’est, selon lui, 1’ « amour de soi ».
niques, puisqu’il ne cesse de se sentir soi-même en chaque point de son Ainsi, dans une notation exceptionnelle, dessinant à elle seule le pro­
être à la seule faveur de l’épreuve que font d’eux-mêmes ses pouvoirs gramme d’une phénoménologie du corps qui ne se réfère plus à la couche
immanents. Pour saisir évidemment ce type d’incarnation, il convient tout constituée du corps propre, mais à sa raison, mieux, à sa chair constituante,
d’abord de se méfier du langage qu’emploie Rousseau dans ce texte essen­ identique à la vie —identique à son être immatériel et animé, c ’est-à-dire,
tiel. Quand il écrit que « le corps de l’homme sauvage [est] le seul instru­ au fond, à 1’ « âme » elle-même - , Rousseau affirme que l’avantage que
ment qu’il connaisse», et qu’il « l ’emploie à divers usage» ( ibid., 135), il détient le corps de l’homme sauvage (ce corps que ce dernier ne se repré­
entend en effet suggérer que c ’est parce qu’il ne joue pas pour lui-même le sente jamais mais qu’il éprouve immédiatement « en lui-même » comme
rôle d’un instrument, que ce corps peut précisément nous apparaître à nous lui-même) sur celui de l’homme civilisé (de cet homme qui ne cesse de se
- êtres « civilisés » - , qui ne connaissons que le corps objectif, le corps l’objectiver comme s’il ne lui appartenait guère, ou plutôt comme si lui-
représenté et organique, comme le seul instrument dont l’homme naturel même n’appartenait pas à la subjectivité essentielle de son propre corps,
puisse être en possession. La preuve en est que son poignet, servant, de sa propre nature), cet avantage, donc, vient de ce qu’il « se porte, pour
d’après l’exemple que prend Rousseau, à rompre des fortes branches, ainsi dire, toujours tout entier avec soi» (ibid.) . Remarque résolument sans pré­
n’équivaut pas pour autant à une hache, c’est-à-dire à une chose dont on cédent, s’il est vrai que ce qu*elle vise à indiquer n’est rien moins que la
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chose suivante: savoir que la vie originelle du corps, qui est sa réalité déjà, au dire de Rousseau, le premier déploiement en lui d’une ek-stase,
immédiate, son archi-donaiion, ne se manifeste exclusive me tu qu’à la celle de la liberté. « A l’égard des animaux qui ont réellement plus de
faveur de la prise de possession toujours déjà exercée de sa force intérieure. forces qu’il n’a d’adresse, il est vis-à-vis d’eux dans le cas des autres espèces
Dans cette autopossession permanente et absolue réside son essence origi­ plus faibles, qui ne laissent pas de subsister; avec cet avantage pour
nelle, sa subjectivité, la possibilité qui est sans cesse la sienne de pouvoir l’homme, que non moins dispos qu’eux à la course, et trouvant sur les
développer ses facultés singulières, et de répondre présent au moindre évé­ arbres un refuge presque assuré, il a partout le prendre et le laisser dans la
nement. Quant au monde auquel ce corps ne cesse de « se rapporter», et rencontre, et le choix de la fuite ou du combat. » Ce choix, pour peu qu’il
à ce qui y « arrive » sous forme de circonstances, d’accidents et d’obstacles, laisse fulgurer à travers lui l’éclair de la liberté, est, selon Rousseau, l’ex­
ils sont tout aussi originellement donnés - donnés non pas tant aux pression de ce qui est imparti à la seule humanité.
organes des sens, lesquel? réagissent par la médiation d’actes spécifiques et Dès lors, qu’en est-il de cette liberté distinctive ? Dans l’analyse fonda­
déterminés, mats à cette seule puissance d’animation qui est susceptible de mentale du second Discours, rien ne paraît plus frappant, à première vue,
les donner en soi-même, comme ce qui lui arrive précisément, c’est-à-dire que cette mutation de l’animalité en humanité recouvrant très exactement
comme ce qui l’affecte. le passage théorique allant du « côté physique » (côté qui offre son pre­
En outre, dans la mesure où cette puissance s’effectue antérieurement mier cadre à l’analyse de l’homme naturel) au côté « métaphysique et
à toutes les facultés spécifiques qu’il appartient au corps vivant de m oral», que Rousseau se sent contraint d’aborder pour circonscrire l’es­
mettre en oeuvre (puisqu’elle donne à celles-ci la possibilité de s’emparer pace dé jeu de la liberté humaine. C ar là aussi — et plus que partout ail­
d’elles-mêmes), et dans la mesure où cette puissance subjective ( « sau­ leurs - les distinctions âm e/corps, humanité/animalité vont aussitôt s’avé­
v a g e » ) n’arrive jamais, du fait de son immanence principielle, à se rer inappropriées à l’essence du phénomène considéré.
manifester à la lumière du monde, le monde lui-même n’apparaît-il pas Rousseau écrit : « L a nature seule fait tout dans les opérations de la
toujours sous les traits de l’altérité, comme le milieu étranger dans lequel bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre.
le corps trouve un terme au rayonnement de sa force intrinsèque ? Contre L ’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui
« ce terme immanent » non encore posé comme tel par J’intention ali té fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même
de la conscience, les pouvoirs qui sont ceux du corps originel viennent quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte sou­
en effet se briser; ce « te rm e » résultant de ce que le corps subjectif et vent à son préjudice. » Autrement dit, « ce n’est pas l’entendement qui fait
vivant, confronté à une première résistance (la sienne propre, comme on parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité
va aussitôt le voir), trouve ainsi sa mesure interne, c ’est-à-dire la limite d’agent libre» (ibid., 141). L ’homme se «reconnaît libre d’acquiescer ou
de sa capacité d’agir. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit pos­ de résister » à une « impression » à laquelle la bête, de son côté, ne peut
sible de quantifier cette puissance et cette impuissance constitutives du manquer d’obéir (ibid., 142). Que la liberté suppose la sensibilité - que
corps immanent, toujours au fait de sa force individuelle. Il n’y a pas, l’homme partage au demeurant avec la bête - , et qu’elle soit définie
dans la nature originelle, de degrés de puissance en fonction de quoi cer­ comme ce qui y réagit, cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose : que
tains types d’êtres seraient plus forts que d’autres. Comme le reconnaît soh activité, sa spontanéité s’effectue sur le fond d’une certaine passivité,
explicitement Rousseau, le corps de l’homme sauvage, pour autant qu’il ou encore qu’elle apparaît, généalogiquement parlant, seconde par rap­
s’identifie à 1’ « animalité » qui est en lui, n’offre pas de lui-même un cri­ port aux prescriptions principielles de la « nature ». Sur cette secondarité,
tère suffisant pour pouvoir être distingué de celui des autres animaux. conçue en termes généalogiques, nous aurons assurément à revenir plus
Alors d’où provient cette première résistance ? loin. Pour l’instant, n’ayant que peu d’éléments en main, demandons-
Ce qui à la rigueur permettrait une première distinction ou comparai­ nous seulement ce qu’il en est de ces prescriptions. Rousseau déclare à leur
son, c ’est l’habileté. « L ’homme sauvage vivant dispersé parmi les animaux, sujet qu’elles sont d’ordre strictement affectif : ce sont les impressions sensi­
et se trouvant de bonne heure dans le cas de se mesurer avec eux, il en fait bles en tant qu’elles sont éprouvées comme ce qui « tend à détruire ou à
bientôt la comparaison et sentant qu’il les surpasse plus en adresse qu’il ne déranger » la « machine ingénieuse » du corps. N ’est-ce pas suggérer le
les surpasse en force, il apprend à ne plus les craindre» (ibid.) . Mais celle mieux du monde qu’il importe de considérer la nature, de même que le
adresse ne relève que partiellement de la pubs an ce intérieure qui constitue corps charnel, subjectif et vivant qu’à tous égards elle est, comme ce
la corporéité originelle du « primitif» ; elle participe surtout de l ’usage que « fond » affectif et pulsionnel auquel l’homme, à l’instar de l’animal - ou
celui-ci fait de cette force — usage immédiat, non réfléchi, mais qui est l’homme en tant qu’animal - se trouve constamment et forcément sou­
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mis ? L a nature serait-elle l’anti-essence de la liberté, une anti-essence Mais, comme on peut s’en apercevoir également, cette liberté, ou
dans laquelle pourtant cette liberté puiserait la force de se libérer précisé­ plus exactement, ce sentiment de la liberté, dans sa réalité phénoménolo­
ment en elle-même, et d’être ainsi pour elle-même ce qu’elle se doit d’être, gique propre, se montre difficilement conceptualisable. De même, la dis­
à savoir une liberté constamment libérée de soi? Tandis que, dans le cas tinction entre l’homme et l’animal, et malgré le fait qu’elle voudrait
de la bête, la réaction affective est qualifiée par Rousseau d’immédiate donner tout son sens à la théorie, risque fort de disparaître à nouveau
(prenant, du coup, le nom d’ « instinct »), chez l’homme la liberté dépend dans l’abîme insondable que cette liberté, en tirant son effectuation
de l’accomplissement d’une première mise à distance des impressions affec­ immédiate de la nature fondamentale de son pouvoir d’affecter, s'ouvre
tives et instinctives, elle suppose une projection de l’être subi, c ’est-à-dire à elle-même. C ’est pourquoi Rousseau, refusant à ce stade du second
de l’affection naturelle, sous un horizon d’intelligibilité. Discours de se laisser entraîner plus avant dans l’explicitation de ce
Et pourtant, que la liberté se concentre tout entière dans ce recul pris par « fond » infini, renoue paradoxalement, et contre toute attente, les fils de
rapport aux impressions sensibles, un tel fait n’abrite pas l’essentiel de l’ana­ l’analyse qu’il consacrait plus haut au coips et à sa corporéité originelle.
lyse. L ’intérêt réel de celle-ci consiste bien plutôt en ce que cettepro-jection hors Mais la perspective a désormais changé : de même que le corps n’est
de soi de la sensibilité—c’est-à-dire cette libération à l’égard de la nature, due à son auto- plus que sa propre représentation à l’intérieur de la conscience, de
représentation —est et apparaît en elle-même affective. Autrement dit, la libération de la même, l’affectivité ontologique le cède soudain à l’affection de l’étant.
nature est une liberté elle-même naturelle. Que-la liberté se déploie au cœ ur de l’af­ Hésitant en effet à élever l’affectivité à la dignité d’une origine phéno­
fectivité, cela signifie donc que l’affectivité, en sa radicale mais non moins ménologique absolue, le second Discours renonce, à cette étape de l’ana­
essentielle passivité, n’est rien d’autre que l’élément dans lequel la libération lyse, à justifier l’avènement de la liberté autrement que par un recours
de la liberté s’effectue phénoménologiquement et concrètement. Celle-ci instant à l’affection externe (ou à la sensation représentative, ainsi que le
n’est pas un pouvoir qui s’ajoute comme par miracle à la sensibilité et lui dira à son tour YÉmile). Ce qui prévaut alors n’est plus que le jeu des
« supplée » ; elle est une modalité de cette même sensibilité, une épreuve « causes extérieures » et leur impact relatif sur la sphère psycho-physique
conduite par elle. Ou encore, en un mot, un sentiment. de l’hom m e; rien de plus... Très vite donc, l’éternelle fascination pour le
Il faut, de ce fait, se rendre à l’évidence : avec la détermination affec­ « déterminisme » des causes mondaines, fussent-elles occasionnelles, et la
tive de la liberté, avec cette fondation sensible du trait ayant pour fonc­ constante allégeance au principe de raison reprennent leurs droits,
tion de distinguer l’homme de l’animal, volent en éclats les oppositions quelque peu contestés. Et ceci nonobstant qu’au regard d’un corps qui
épistémologiques commodes qui jalonnent tout au long et brouillent fata­ « se porte, pour ainsi dire, toujours tout entier àvec soi », ces causes
lement l’analyse rousseauiste. n’ont à proprement parler aucune réalité, ce corps portant précisément
N ’est-ce donc pas parce que la liberté est toujours déjà en son fond en lui-même — et comme ce qu’il est pour lui-même — la seule réalité,
incarnée, et qu’elle ne laisse de prendre naissance dans le corps charnel et l’unique origine de toute détermination : « tout », comme YEmile aura
vivant, dans la chair identique à la jouissance comme à la souffrance enfin l’audace de l’exprimer (cf. E, 249).
endurées, que cette liberté se révèle comme aussi vivante qu’effective, une L ’auteur du second Discours préférant pourtant soutenir qu’il n’y a que
liberté s’ouvrant réellement à soi-même (et contre un dualisme cartésien les circonstances qui puissent favoriser le déploiement de cette liberté
inopérant car appliqué de l’extérieur sur elle) la nature fondamentale de « morale et métaphysique » (ce qui lui permet ainsi de demeurer en
la subjectivité humaine? « L a puissance de vouloir ou plutôt de choisir» accord avec l’esprit de la philosophie moderne), une question s’impose :
est dite alors spirituelle, elle est véritablement ce qui différencie l’homme de quels seraient les liens de détermination réciproque unissant les circons­
l'animal (de l’animal, faut-il encore le préciser, en tant qu'il apparaît tances objectives (les événements du monde) à cette instance inobjective
comme régi « par les lois de la mécanique »). parce qu’elle participe essen­ qu’est le « corps naturel » ? Pour Rousseau, prennent l’allure de « circons­
tiellement de ce qui ne peut justement jamais servir à les distinguer. La tances » les obstacles « naturels » contre lesquels la force immanente du
liberté est spirituelle pour autant qu’une puissance affective en fonde la corps originel vient s’éprouver et se briser dans l’effort. Alors qu’il est dit
substantialité. En tant que « sentiment de cette puissance » (ibid.) , elle est que « les productions de la terre fournissant] » à l’homme naturel « tous
une détermination naturelle de l’esprit fondée dans l’essence pulsionnelle les secours nécessaires » et que « l’instinct » est ce qui seul le porte « à y
de la vie. Et par là nous voulons dire que c ’est au cœur d’un affect, et faire usage » ; alors qu’il est montré que la terre et ses produits ne sont pas
comme un pur affect, que se manifeste la liberté, ou que se fonde, pour l’ex­ connus en tant que tels, c ’est-à-dire représentés dans leurs spécifications
primer avec Rousseau, la « conscience » que l’homme en a. sensibles ou objectives, mais qu’ils sont au contraire «v écu s» au commcn-
1 18 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 11 9

cernent comme le prolongement même des pouvoirs corporels sans jamais hommes commence ainsi... Sous le coup de cette « difficulté » proprement
qu’une «d istance», un espace de jeu ne s’interpose parmi eux (la terre se ar-ténuante, la Terre, d’abord appropriée au Corps en dépit de sa résis­
confondant ainsi avec la satisfaction immédiate des besoins les plus essen­ tance intrinsèque, montre en effet son a altérité » essentielle en même temps
tiels), voici que cette terre offre d’un seul coup, comme par un saut, une que son besoin d’assimilation. Mais étant donne qu’elle ne s’olfre plus à sa
résistance supérieure aux efforts qui s’y portent. La terre se présente alors jouissance, étant donné qu’il y a besoin, elle provoque chez l'homme naturel
tomme U Premier Obstacle, comme ce à quoi le corps ne laisse de se sentir une souffrante telle qu’il ne se donnera plus d autre exigence que de la sur­
naturellement «ap p rop rié» (la force unaire du corps étant toujours déjà monter. Surmonter une pareille souffrance, c’est conjurer le contre-pouvoir
attirée vers elle, polarisée par elle), mais qui n’en demeure pas moins ce de la Terre - et c’est là une conjuration qu’assumera au premier chef le
qu il ne saurait vaincre. La terre est sans cesse repoussée par le corps, de « tra v a il» , et que cristallisera très vite rétablissement de la «propriété».
même qu’il n’y a pas dç corps qui ne repose sur elle, c ’est-à-dire qui ne soit Pourtant, dans l’analyse que Rousseau consacre à ces questions, c ’est à la
lui-même repoussé par elle. La limite (ou bien encore le terme) des pou­ notion générale de « circonstances » qu’a incombé la lonction heuristique de
voirs coqrorels est la terre ; la terre n’est pas un simple composé de matière, montrer (et c ’est d’ailleurs là un bel exemple de généalogie rousseanistc)
elle est le lieu et l’occasion d’une cmtjugaison de forces libérant la force inor­ comment s’ouvre entre le besoin et sa satisfaction une certaine « artente»,
ganique du Corps (soit: le corps comme unité de puissance) et la force un espace de temps au gré duquel—la conscience du temps et celle de 1 espace,
inobjective de la Terre (soit : la terre comme lieu de vectorisation et de la temporalité et la distanciation se déterminant mutuellement sur le fonde­
potentialisation de cette puissance). Si bien que la Terre n’ofTre pas ment d’une souffrance originelle —le corps se démet de sa pleine puissance
d’autre visage que celui d’une force contre laquelle le Corps ne cesse de pour ne plus se présenter que comme une entité instrumentale et laborieuse,
s’exercer pour être lui-même une force - une force dressant un obstacle toujours tenté de céder la place à un outil « sous la main » (ibid., 165), pré­
rédhibitoire a la satisfaction « immédiate» du besoin. A cet égard, il n ’est sent là-devant soi, et ainsi re-présentable. Ce point est si crucial pour l’en­
pas de terre qui ne soit pas toujours déjà en passe de rompre l’immédiation semble de la doctrine qu’il importe de l’évaluer encore plus précisément.
et l'immanence principielles du corps comme nature primitive. La terre Comme nous le développerons plus loin, la pensée de Rousseau est ici
est elle-meme nature, mais une nature qui est toujours déjà « travaillée au (comme du reste partout ailleurs) partagée entre l’intention de mettre en
corps», toujours en puissance d’être ainsi dé-naturée, mise à distance, lumière le Commencement phénoménologique de la conscience « histo­
objectivée. En tant qn’impuissance de la puissance, elle est potentielle­ rique » - cette conscience qui a d’abord conscience du temps, et qui projette
ment la dé-naturation de la nature. Et c ’est même pour autant qu’elle est au-delà de son cogilatum un horizon de signification produit par l’imagina­
cela, à savoir le skandalon du corps vivant, qu’elle incite au combat, tion - et la possibilité d’en confier la détermination à des causer elles-mêmes
c est-à-dire à la « possession » de soi. Dans le contexte « hypothétique » du mondaines et historiques, qualifiées de «naturelles», au sens restrictif de
second Discours, Rousseau écrit : « Mais il se présenta bientôt des difficul­ causes physiques et matérielles. Oscillation qui s’explique, en 1 occurrence,
tés, il fallut apprendre à les vaincre : la hauteur des arbres qui l’empêchait par le fait que le corps vivant, en tant qu’il est pour lui-même toute la nature origi­
d atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient à nelle, c ’est-à-dire toute l’expérience que la vie fait intimement de soî et avec
s en nourrir, la férocité de ceux qui en voulaient à sa propre vie, tout soi, trouve la «lim ite» de sa puissance immanente dans cette épreuve au
1 obligea [l’homme sauvage] de s’appliquer aux exercices du corps » ( ibid., cours de laquelle il pâtit de sa propre réalité, et s’affecte de sa propre puis­
165), Ainsi donc, en refluant de manière insistante à partir de la résistance sance qui est en même temps une impuissance à s’écarier de soi, à prendre
de la terre, le besoin se fait-il, pour la première fois, res-sentir comme tel: du recul par rapport à soi, à sc poser devant soi et à s’échapper ainsi dans
comme ce qui vise une satisfaction qui ne peut plus être immédiate. L ’immé-
l’extériorité d’un monde.
diateté de la satisfaction est alors rompue, et de la souffrance qui en C ar c ’est au fond parce que, en cette auto-affection du corps affecté
découle naît une exigence de visée et de possession, c ’est-à-dire un regard dans l’immanence même de sa chair phénoménologique et par elle, la vie
(pour ne pas dire une « conscience ») ayant à charge de se porter au-delà se révèle sur un mode résolument passif, que tout effort corporel implique
de lui-même vers un objet qui, faisant face, se refuse pour ainsi dire à son le « sentiment intérieur » d’une certaine résistance. Cette résistance, force
incorporation. Et c est par là même que le besoin perd son statut primitif nous est donc de reconnaître qu’il ne faudrait pas se contenter de 1 identi­
et « animal » d’instinct immanent, de « penchant aveugle » (ibid., 164). fier à celle de la Terre. C ’est ce qu’au sortir de la rédaction de son second
O r, si de la peine naît le désir, celui de vaincre cette peine, d’elle aussi naît Discours, Rousseau comprendra parfaitement. L a résistance inhérente au
la peine, c ’est-à-dire le travail et sa division inéluctable. L ’histoire des « pur mouvement de la nature », loin de procéder uniquement de la pré­
120 Rousseau, éthique et passion Naître à la me 121

sence d’un «term e résistant ou in erte»1, terme auquel la force subjective rien faire qu’à faire quelque chose malgré moi ») - ne va pas seulement de
ne peut que s’appliquer dès lors qu’elle s’exerce, va en effet apparaître à pair avec la passion de l’amour de soi, elle tend même parfois à se
Rousseau connue une résistance à l'effort même, une résistance mettant alors confondre avec elle, et cela dans la mesure où la ré-sistancc de la subjecti­
en échec toute force agissante, à la condition toutefois (et c ’est là une vité doit s’entendre ici comme l’in-sistance incessante du Soi dans l’imma­
condition non pas ontologique mais éthique) que le moi vivant et ayant le nence principielle de sa vie, c ’est-à-dire comme le fait, pour cette vie pré­
pouvoir d’agir parvienne à «jouir de soi-même» (R, 1084) ou de son cisément, de demeurer inlassablement acculée à jouir de l’épreuve
«inn ocen ce» (ibid., 1001), c ’est-à-dire qu’il consente à l’incarnation archi- redondante de son présent vivant comme à la souffrir, d’être sommée de
naturelle et archi-passive de son être-Soi et ainsi se ré-jouisse de la vie telle répondre de la passivité de ce sentiment d’amour absolu qui pourrait
qu’elle lui fait toujours déjà gracieusement prisent de soi. mener celui qui prendrait le parti de s’accorder avec lui-même et de
L a paresse - ainsi Jean-Jacques nomme-t-il cette résistance à l’effort - consentir ainsi à sa nature propre, à goûter ce « bonheur suffisant, parfait
obtient, dans l’esprit de l’auteur de YEssai sur l’origine des langues, le même et plein» où le «tem ps n’est [plus] rien, où le présent dure toujours sans
statut « originel », c ’est-à-dire transcendantal, que l’amour de soi en tant néanmoins marquer sa durée et sans une trace de succession », dont a pu
que principe de conservation de soi et d’expansion intérieure. C ’est au enfin témoigner pour lui-même le Promeneur solitaire (R, 1046).
même titre que l'amour de soi - cette «passion primitive, innée, anté­ Mais n’allons pas trop vite. Tâchons plutôt de retenir ce qui, pour
rieure à toute autre» - que la passion de ne rien faire s’affirme comme la l’heure, nous importe le plus, à savoir que le second Discours, au travers
passion de toutes les passions, comme le sentiment qui les traverse toutes d’une brève analyse de la primitivité du corps, est parvenu à mettre en
et nous retient en elles ; le « malgré soi » qui prend toujours en tenaille œuvre, pour ainsi dire entre les lignes, une genèse transcendantale du monde
l’agir de la subjectivité, devant lui-même être compris, non seulement à naturel (au sens de la physis), ce monde se levant comme tel à partir de la
partir de l’essence du pâtir inhérent à toute passion particulière, mais Terre. Cette genèse de l’objectivité du monde extérieur y recoupe celle du
aussi, et surtout, à partir de cette passivité absolue qui, en deçà de la dis­ corps objectif —ce corps aux forces rompues et instrumentalisées qui est le
tinction métaphysique de l’agir et du pâtir, régit la donation à soi du moi lot de tout « homme civil » et qui se substitue à l’archicorps naturel de
vivant pour autant qu’il n’est pas en tant que tel à l’origine de sa propre 1’ «hom m e primitif», ce corps civilisé et socialisé, dont l’ob-jectivation et
existence. Cette naturalité de la paresse qui en rend la passion si insur­ la représentabilité permanentes impliquent qu’il soit éprouvé comme s’il
montable, Rousseau l’a exprimée par ces m ots: «N e rien faire est la pre­ était toujours déjà divisé par rapport à lui-même, séparé de sa propre
mière et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver » puissance intérieure, par l’effet de la conscience réfléchissante à laquelle il
( EO L, 401). Et pourtant, la passion de ne rien faire - ou de faire toute soumet sans cesse son action1. Or, Rousseau, malgré qu’il en ait, ne fait
chose malgré soi (ef. LAM, 1132: « Je consentirais cent fois plutôt à ne pas profession d’anthropologue, il ne se contente pas de constater (voire
de déplorer) le devenir de notre « condition physique», il ne lui suflit pas
de prendre acte de la manière dont on éprouve son corps à l’état de
1, Ainsi que le déclarera, à la suite des analyses du second Discours, M aine de Biran. C'est en cfïct société, c’est-à-dire quand sa réalité - et par là il faut entendre sa force
M aine de Biran, quelques décennies plus tard, qui, en reprenant sur des hases plus assurées cct immense motrice —paraît dépendre par nature de cet «hors de soi» qu’est l’hori­
problème, établira que le corps, aussi « fort » soil-il, agit toujours sur le fond d'un sentiment de la passivité
- ce sentiment étant constamment exorcisé par l’application réflexive de l’habileté, comme par l'invention zon d’un monde déjà constitué : ce qui l’intéresse surtout c’est de considé­
de moyens plus « techniques ». Ainsi, tout corps s’efforce d’agir tontes- ce « terme » inobjectif où sa puissance, rer d’un point de vue généalogique la naissance probable de la « tech­
s'affectant de sa propre impuissance, circonscrit à la faveur de relie expérience intérieure sa sphère indivi­
duelle de « possibilité », le champ iranseendanlal de son véritable pouvoir. Ce terme, qui prend ehez nique ». Au regard de la corporéité originelle, ce phénomène surgit en
Rousseau l'aspei i «le la <« unie » avant fl«' s'identifier à l'ensemble de la « nature extérieure » (la N ature effet comme la mise en œuvre d’une suppléance ayant pour effet de rompre
an s«'tis de la « "est lui qui. en son <« ah éiilé » même, appuiaîl altus «omme extérieur à la conseiem e,
à ee regard qui pla<v toute chose sous l'horizon rationnel de la cause. Or, «piand la eause prend le pas sur l'immanence naturelle du corps vivant. Son essence en fait donc toujours
le véiiiable Commencement, quand la passivité ontologique di* l'étre ne se comprend plus, au regard de la une technique de substitution, une «m ach in e» représentatrice que la
conscience, qu'au f«iwt\ et quand la nature s«' iranslbnnr du meme coup en un « étal » plus ou moins
objectif, <Yst alois la généalogie elle-même qui, lâchant la proie pour l'ombre, icvèl l«*s apparences trom- réflexion construit et dont la structure suscite la perpétuelle hésitation que
pcus<\s d'une au liéologie la pansée «!«' Rousseau acquérant du même coup des accents nostalgiques. connaît toute médiation, délibération ou association consciente des lins et
Il faut dite égulciru'nl que Maine de Biran a renoncé à K'produire la le«,on de Rousseau, et ce alors
même qu’il prétendait faire è< ho à sa pensée par sa propre ihémaiisation du sentiment de l’existence, La des moyens. C ’est d’ailleurs à cette occasion que Rousseau déclare que le
i aison en est que la dimension de l'amour de soi qui, scion le Promeneur solitaire, structure et rythme l'au-
lodonation oiiginellc de ce sentiment égal à l'essence pure de la vie, cette dimension, donc, a été délibéré­
ment ignorée par l'auteur du Mémoire sur La décomposition de la pensée, au bénéfice de ce qu’il a alors appelé 1. T - r p s qui devient ainsi de plus en plus impuissant, ou, comme dit parfois Rousseau, « elfê-
la « force agissante », la « volonté » ou la « puissance qui crée l'effort ». miné »
122 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 123

corps de l’homme ne peut que tendre fatalement à perdre progressivement sauf un savoir livresque, un savoir qui se contenterait de la représentation
et irrémédiablement sa vigueur intérieure et sa force naturante, en propor­ des choses et des idées, et qui ne se les donnerait qu’à l’horizon d une
tion exacte du privilège qui est accordé, dans les sociétés dites « évoluées », transcendance arOficielle où rien n’est plus susceptible d être éprouvé ni
a son autoreprésentation, à sa considération et à sa manipulation objec­ senti comme il se doit. Celle philosophie est un savoir aussi immanent que
tives. Le précepteur d’Émile en fera aussi la remarque, dés lors qu’il inci­ la vie qui lui sert de fondement ; et ce qui la révèle incontestablement à soi
tera son élève à exercer et à aiguiser sa sensibilité corporelle, c ’est-à-dire à n’est jamais rien d’autre que l’intimité absolue de la chair «sensitive».
en éprouver les possibilités par rapport à l’altérité immédiate du monde Pour Rousseau, il n’est pas de pensée véritable qui ne résulte de cette
environnant. Son but sera de lui indiquer que l’expérience immanente de vérité-là, comme il n’est pas de liberté qui ne s’apparente à celte vertu.
la vie (soit l’épreuve que la vie fait incessamment avec soi-même) prend sa
es
source dans le corps charnel de l’individu vivant, et qu’il s’agit là d’un e s es
savoir à part entière, d’un savoir en grâce duquel cet être éprouve en lui-
même le rayonnement de ses propres possibilités, c ’est-à-dire fa « posi­ En dépit de la place exceptionnelle qu’elle occupe dans le second Dis­
tion» que de manière absolument insubstituable il occupe potentielle­ cours, l’analyse si enchevêtrée du corps originel et subjectif que nous
ment, sinon virtuellement, sur cette terre. Comme Rousseau le déclare à venons, autant que faire se peut, d’exposer, pour être phénoménologique-
ce sujet : « Les premiers mouvements naturels de l’homme, étant donc de ment pertinente, n’en demeure pas moins problématique. Et les raisons
se mesurer avec tout ce qui l’environne, et d’éprouver dans chaque objet pour lesquelles il en est ainsi, tiennent elles-mêmes au contenu de cette
qu il aperçoit toutes les qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa analyse. Car, tout bien considéré, il semble que les difficultés rencontrées
première étude est une sorte de physique expérimentale relative â sa ici par Rousseau, comme au reste à chacune des étapes de son parcours,
propre conservation, et dont on le détourne par des études spéculatives proviennent encore et toujours de ce que nous avons recours aux lumières
avant qu’il ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que scs organes délicats et de la « connaissance » pour saisir l’essence de cette ratio « sensitive » qui
flexibles peuvent s ajuster aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis s’oppose rigoureusement à la raison raisonnante. Rousseau en est d ail­
que ses sens encore purs sont exempts d’illusion, c’est le temps d’exercer les leurs si bien conscient qu’il n’hésite pas à avouer dès le début du Discours :
uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres ; c ’est le temps d’ap­ « Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j ’ose me flatter d’avoir vu
prendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec nous. ce qui me paraît si difficile à voir.» E t c’est pour parvenir ne serait-ce qu’à
Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, une ébauche de résultat, qu’il importe en premier lieu de se mettre en
la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sert peine de « réduire» la question de la nature à son «véritable é ta t» (DO I,
de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont 123) - et cet état n’est autre que son statut phénoménologique.
nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est Dans la perspective que nous avons adoptée d’emblée, rien ne saurait
pas nous^ apprendre à raisonner, c ’est nous apprendre à nous servir de la être moins surprenant que ce mot de « réduction » éclatant au seuil de la
raison d autrui; c ’est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais doctrine. Sans la mise en œuvre de celle-ci, il paraît en effet inutile de vou­
rien savoir » (E , 369 -3 7 0 )l. loir prétendre « éclaircir » l’essence de la nature originelle. Au point que
Tel est le fondement de la vertu, de cette vertu qu’il est donné â toutes les analyses les plus essentielles de Rousseau se déploieront désor­
l’homme d’incarner pour lui-même, et telle est cette « philosophie » de la mais au sein de cette épochè fondamentale. Il reste pourtant que cette tâche
vie, qui prend naissance dans ie corps et se définit par lui, qu’ils condui­ réductrice s’avère mal aisée, tant il est vrai que « ce n est pas une légère
sent tous deux inéluctablement à agir avec la force et la vigueur nécessaire entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature
à 1 accomplissement éthique du « moi » - ce savoir immédiat étant tout actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a
peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais» (ibid.) . Disons-le tout
net : la clé de l’édifice rousseauiste réside dans la bonne entente de cette
1. D 'où il s’ensuit que « tous « u x qui ont réfléchi sur la manière de vivre des anciens a ttribuent aux proposition où il est question, en et pour lui-même, de 1 état de nature,
exerctees de la gymnasttque « M e vtguenr de corps et de l’âme [n'est-il pas remarquable que Rousseau ne
c e relie pas a les diflcreiicier ici >) tjiii les riistin p je le plus sensiblement des Modernes, l . i manière dont
c’est-à-dire du fondement subjectif absolu.
M onta,«ne appuie ce « m im e n t montre qu'il eu était fortement pénétré ; il y revient «ms ees.se et de m ille Q u’est-ce que l’état de nature selon Rousseau ? Il s’agit de la figura­
laçons, t u parlant de I éducation d'un en ta ut, [lo tir lui ra id ir l’âme, il b u t, d it-il, lui d u rc ir les mma-lcs ■ tion, ou, comme il le dit également, de la mise en « tableau » {ibid., 149) du
en accoutumant au travail, on tW n m iitm : à b douleur ; il le r.mi rompre à l’âpreté de, t i t r n n , , |K, „ r
Il u n sser â I a p n ie tle la dislocation, de la coin pie et de tous t r i maint... » [itml, 371], Commencement lui-même - de ce Commencement dont 1 essence est telle
124 Rousseau, éthique et passion Maître à la vie 12 5

qu’elle continue de commander et de régir la « nature actuelle » et recou­ et toujours de lui-même et avec lui-même. Il n’en est qu’une représenta­
verte d’artifices. Ce qui veut dire que par le truchement de cette figura­ tion, une simple étiquette déterminée par les conditions sociales de son
tion, il doit être possible d’observer comment l'état présent de l’homme existence, ces conditions qui le jettent malheureusement hors de lui, dans
demeure déterminé par la nature originelle, et pourquoi « l ’art qui peut l’extériorité du monde et de la « société », là où, contradictoirement, il ne
déguiser, plier, étouffer même la nature ne peut la changer tout à fait » laisse de vouloir prendre sa mesure la plus intime.
(E , man. Favre, 57). Or, n’est-ce pas là reconnaître, en dépit de certaines Pour autant qu’elle décrit cette substitution, cette re-présentation,
remarques empreintes de nostalgie1*, que cette nature, en son essence cette extériorisation de l’être hors de soi, la généalogie rousscauiste ne
même, est inaltérable et incessante ? E t si tel est bien le cas, la généalogie rous- consiste pas en une « genèse historique » qui aurait pour dessein de confé­
seauiste n’appréhende-t-elle pas d’emblée cette essence de façon ambiguë, rer un sens historico-mondain à ce dont la révélation, en son invisibilité
puisque d’une part elle est dite constamment présente, tel un subjectum dis­ même, ne cesse d’être effective. Jam ais la vie à l’état de nature — soit la
simulé ou recouvert sur lequel ne cesse de reposer toute chose, et qui ne « condition primitive » ( ibid., 160) : con-dition au sens de ce qui se donne avec et
varie pas avec le temps dans la mesure où il n’est pas soumis à cette condi­ à travers toute donation (et ce qui se donne avec toute donation, c’est ce
tion d’existence ( « ce qui n’a peut-être point existé » ) ; et que d’autre part qui édifie ie Soi de la donation, soit l’apparaître pur en tant que tel) - ,
elle est dite ne plus exister, s’identifiant ainsi à une origine intratempo- jamais la vie en sa nature immanente ne connaît de « durée » mesurable ;
relle, située « dans » le temps, et ayant' disparue depuis longtemps déjà, jamais elle ne dépend des vicissitudes ou de l’écoulement du temps. Mais,
depuis le « moment » premier de son surgissement ? par ailleurs, parce que cette « condition » de la nature ou de la vie n’en
De cette ambiguïté profonde, et de la réduction à laquelle elle incite à dépend justement pas, elle ne saurait y trouver sa place. On comprend
recourir, résulte la figure singulière de l’homme primitif. Pour la cerner, il alors aisément pourquoi Rousseau affirme que l’état de nature n’a jamais
s’agit, dit Rousseau, de considérer dans un premier temps l’être actuelle­ existé, et qu’il n’existera sans doute jamais. En toute rigueur, il faut dire
ment existant, « tel que je le vois aujourd’hui », pour mieux dépouiller que cet état n’ « est » pas. Ce qui signifie à tout le moins que le mot d'état
ensuite « cet être, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels qu’il a pu ne renvoie aucunement à ce qui se tient présent là-devant, ni à ce qui
recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir que par repose constamment sur soi, identiquement à soi-même. Dire que l’état de
de longs progrès ». Ces facultés artificielles, ce sont les puissances intention­ nature n’ « est » pas, c’est reconnaître en revanche qu’il dispose. Mais à
nelles de la représentation, pro-ductrices de toutes sortes d’images et quoi dispose-t-il ? A rien d’autre qu’à soi, à la position du Soi dans « l’ordre
d’idéalités, qui se fondent toutes dans la réflexion, et ultimement dans de la nature », c ’est-à-dire à la vie même et à l’affectivité constitutive de
l’ek-stase du temps constitutive de la transcendance du monde. Pour pré­ son « Ici et Maintenant ».
senter la figure de l’homme naturel, on se souciera donc de ne retenir Sans doute n’est-ce pas sous un horizon à proprement parler ontologique
qu’une seule et même chose, à savoir ce à quoi se «réd u it» toute réalité, que la nature nous apparaît, puisque, sur le mode apriorique, elle rend
et qui n’est autre que la véritable condition de la vie : son immanence prin- possible la donation de tout étre-étant. L 3« état de nature» dresse plutôt les condi­
cipielle. Ainsi le considérera-t-on, « en un mot, tel qu’il a dû sortir des tions selon lesquelles celui-ci peut lui-même être réduit à sa phénoménalité spécifique,
inains de la n ature» ( DOI, 134-135). de sorte qu’en cet état réside le point d’origine de la transcendance dont dépend le
A l’évidence, Vépochè radicale proposée par Rousseau consiste à sus­ déploiement de tout « monde», de toute extériorité possibles. C ’est cette naissance
pendre tout ce qui est constitué (ou « artificiel ») au profit de la mise au de la possibilité d’un monde, c ’est cette genèse transcendantale de la pos­
jour du seu l constituant, de la nature en tant que naturante. Ce constituant sibilité comme Monde que la généalogie rousseauiste se préoccupe de
est alors ce qui subsiste après que tout ce qui a été ajouté au fil du temps mettre en relief.
ou grâce à lui, et qui aurait pu ne pas être, a été éliminé. Le constituant Ainsi la généalogie rapporte-t-elle toute chose à sa naissance dans la
équivaut au fondement sur lequel l’homme s’est bâti une personnalité vie, elle la considère, pour ainsi dire, in statu nascendi —comme ce qu’elle est
identifiée et identifiable par tous, un être « c i v i l » , historique et social. à l’état naissant, à l’état de nature - , au point qu’il devient absurde de
L ’être civil n’est pas l’essence de l’hom m e; il n’est pas « to u te » sa vie, parler d’une nature ou d’une vie originelle qui « serait » ou qui « advien­
c ’est-à-dire l’épreuve intérieure et incontestable qu’il fait immédiatement drait » sans plus. L a vie ne se donne pas à la manière d’un « événement »
survenant à l’occasion à un moi empirique, la vie est au contraire ce qui
I . l’.u rxom p lt', cl.ms l.i in fin i* qui’ notu* clrrn iciv c ita iio n , R o u ssraii a jo u ir : « 1,’h o n m ir de la
parvient inlassablement en soi-même — à l’intérieur de soi, et en tant
natuu- a d ispaiu p ou r iu -ja m a is tcv v n ii. » qu’être-Soi.
i Naître à la vie 127
126 Rousseau, éthique et passion

De même que la nature n’est pas un nouveau nom de T « ê tre » , une dans le temps, à un moment donné, mais plus exactement d’une renais­
nouvelle figure de la métaphysique, fût-elle celle de la subjectivité, de sance éternellement renaissante à soi-même. Car, ce dont il y va tou­
même la généalogie n’est pas «philosophique» au sens ontologico-mcta- jours avec la naissance - et c’est là ce que la phénoménologie de Michel
physique du terme : elle repose secrètement sur une phènomènotugie de la vie Henry nous aide aujourd’hui à comprendre résolument1 - , c’est que
transcendantale. Double est alors sa fonction critique. D ’une part, à la nous ne « sommes » jamais au lieu de notre naissance. De cette naissance
transcendance de l’être, à sa persistance et à son intunionnabilité, elle sub­ transcendantale dans la vie phénoménologique pure, nous ne décidons
stitue de manière décisive l'invisibilité et Pimmanence de Vinstance de la pas. D ’une part, nous sommes livrés à elle, remis passivement entre ses
nature (instance qu’exprime indirectement la notion d’ « é t a t » ) ; et ce mains : et c ’est cette rémission incessante qui fonde la re-naissance inhé­
qu’elle met ainsi en lumière est ce à partir de quoi cette transcendance rente et constitutive de la naissance en soi. D ’autre part, cette « antécé­
comme telle se déploie. D ’autre part, elle ne réfère pas cette nature à l’en­ dence » de la naissance sur sa propre rémission, la passivité du Com ­
trée en présence de Pétant dans l’ouvert d’un monde, à sa phénoménalisa- mencement par rapport au Soi qui s’incarne dans la vie, est ce comme
tion dans Péclaircic de l'être; elle entérine plutôt, en un sens radicalement quoi - c ’est-à-dire ce sous la figure de quoi - se comprend la passivité
original et radicalement originel, le défaut de toute ontologie quand c ’est intrinsèque de son autodonation au « m o i» .
de la vie en principe qu’il s’agit, ou, plutôt, quand c ’est la vie qui par soi- Cette passivité archi-radicale, Rousseau l’interprète justement comme
même, c ’est-à-dire librement et sans contrainte extérieure, surgit au prin­ un être-donné avant que je ne prenne conscience de moi-même. Avant :
cipe de toute phénoménalisation. c ’est-à-dire avant la représentation que je puis en avoir, avant elle, derrière
Cependant, au regard de cette phénoménologie de la naissance à la elle. Que le Commencement se comprenne inéluctablement au passé,
phénoménalité, la naissance dans la vie, qui n ’est en vérité que Parchi- comme ce qui se donne naturellement au passé, parce qu’elle se donne
révéiation de celle-ci, est loin de se produire progressivement (ou « histori­ plus exactement au passif, c’est cela, ainsi que nous l’avons déjà laissé
quement ») : elle est bien plutôt immédiate. Seul le sens qu’on lui prête est entendre, qui motive l’interprétation figurée de l’état de nature comme un
état qui n’est plus. Conformément aux conditions imposées par la pensée
donné dans le temps et par lui ; seule cette signification peut sembler rela­
métaphysique (qui enjoignent de poser l’être dans l’éclairement d’un « en-
tive à l’histoire — celle du monde ou de la conscience transcendantale. Et
face »), la passivité constitutive de la naturalité entraîne la conscience
encore ! il faudrait ici prendre soin de nuancer un tel propos, tant il est
donatrice de sens, en vertu de son intentionnalité structurelle, à lui confé­
vrai que la vie n’est comme telle jamais susceptible de recevoir une quel­
rer le sens d’un être au passé. Mais cette passivité, loin d’être celle de l’ek-
conque signification : elle s’excepte irrémédiablement de la signifiance,
stase, ou celle de son archi-constitution, est en réalité étrangère à la tem­
c ’est-à-dire de la structure de « com m e» par où te monde, et non cette vie, se
poralité ; c’est pourquoi Rousseau se sent contraint d’ajouter en même
phénoménafise extaliquement devant nous. Si bien que ce qui est à même
temps cette remarque essentielle selon laquelle un tel état « probablement
de recevoir un tel sens, c’est le monde et lui seul, ce monde qui recueille et
constitue l’horizon de toute donation de sens; ce n’est nullement la n’existera jamais ».
Ce n’est cependant pas assez de dire que ce «jam ais » est relatif à l’ab-
« nature » au sens inouï dégagé par Rousseau.
ssnce d’inscription temporelle ; ce n’est pas suffisant de montrer que si cet
Loin de former une succession dans le temps, l’autophénoménalisa-
état n’est jamais, c’est au fond parce que, loin d’entrer dans le présent de
tion de la nature est donc, en venu de son îmmédiateté même, une
la temporalité ek-statique, il parvient incessamment en soi en un présent
épreuve à l’abri du monde et du temps ek-statique: elle s’apporte elle-
de vie. Il importe maintenant d’entendre corrélativement ce «jam ais»
même dans la vie comme son présent vivant. Mais pourquoi comme son
comme un «toujours», parce que ce présent est marqué à jamais et pour
présent ? Le parvenir en soi de la nature comme vie est-ü une advenue à
toujours par ce «jam ais ». Jam ais donné dans le temps, jamais donné à
soi du temps sous la forme de l’instant ? La vérité est que si la nature
l’horizon d’une conscience ek-statique, mais toujours au « commence­
s’apporte elle-même en soi dans la vie, c ’est parce que celle-ct est préci­
ment » d’une pareille donation, la nature primitive équivaut, à ce titre, au
sément ce qui, en celle-là, s ’offre toujours gracieusement : elle est ce qui
présent de la vie, au présent vivant qui s’apporte incessamment en soi-
s’oilre avant toute demande, ce qui est toujours donné avant même qu’on
même, qui s’apporte dans sa propre phénoménalité et se donne de soi-
t’exige. De cette antécédence «n atu relle», U faut dire alors que loin
d’exprimer un être au passe - la vie ne se rc-connaît pas, ne se remé­
more pas, mais se révèle toujours immédiatement comme le présent lui-
1. Cf. M. Henry, « Phénoménologie de la naissance », art. cit., p. 295-312,
même - , elle est celle de la naissance. Non pas d ’une naissance accomplie
128 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 129

même. Présent que la vie s’offre initialement à soi, don dont elle fait la que la nature comme vie est ce à quoi le poète fait signe quand il
grâce à l’être pour qu’il y ait « enfin » de la présence, et don par rapport remarque que « nous ne cessons point d’être posés sur la source » 1.
auquel la conscience intime du temps est inéluctablement toujours en On serait cependant bien mal venu de voir dans ce retour à la source
retard - ce retard qu’elle tente de conjurer en lui donnant alors pour sens un point d’aboutissement. Il faut au contraire se rendre compte que cette
d’être au passé, d’être toujours déjà donné à la conscience (ce « toujours » et considération pour rautophénoménalisation originelle de la vie, pour
ce « déjà » qui sont, en tant que modes temporels, précisément toujours cette puissance d’éveil qui se confond de part en part avec l’essence trans­
déjà fondés dans l’être-à-jamais de la nature vivante, puisqu’ils s’explici­ cendantale de l’amour de soi, caractérise le principal dessein de la doc­
tent symboliquement, selon le second Discours qui en inaugure le thème, trine rousseauiste, le point de convergence sinon le fondement de toutes ses
comme un jadis pré-« historique »). prises de position, le véritable ressort de son œuvre. En ce sens, elle est un
Nous dirons donc pour nous résumer : dans l’esprit de Rousseau, la principe. Un principe qui donne lieu, en tout cas, à la thèse la plus singu­
caractéristique positive de l’être-à-jamais de la nature se figure néga­ lière de Rousseau - celle selon laquelle la nature est essentiellement et incondi­
tivement - en tant que toujours déjà qui n’est pas ( « qui n’a peut-être tionnellement « bonne».
point existé » ) - , soit comme un jamais ( « ce qui probablement n’exis­ Principale pomme de discorde entre Rousseau et les philosophes de
tera jam ais » ), soit comme un jadis ( « ce qui n’existe plus » ). E t c ’est son temps, la thèse de la « bonté naturelle » a fait depuis toujours l’objet
dans ce présent jamais «p résen t», mais à jamais donateur de présence, des pires malentendus. Ceux-ci durent encore, et ils dureront inéluctable­
libre en lui-même de toute permanence, et ainsi absolu, que se fonde, le ment tant que la structure de l’amour de soi ne sera pas élucidée comme
« pur mouvement » imprévisible et invisible de la nature comme nais­ elle le mérite, c ’est-à-dire de manière proprement phénoménologique;
sance à la vie. autrement dit : le malentendu demeurera aussi longtemps que la nature
en question ne sera pas identifiée à l’essence pathétique de la vie. On a pu
*3 l’apercevoir dans l’épisode analysé : même ce qui, à cause de la chute,
es *s
était censé être douloureux devenait, dans la mesure où il semblait alors
« Naître à la vie » : tel aura donc été le principe déterminant ainsi que conditionné par l’étreinte intérieure du « m o i» - par l’amour de soi au
le contenu essentiel —et quasi exclusif — de la généalogie rousseauiste. Tel principe de toute vie —délicieux, calme et bienfaisant. Bien sûr, cela peut
aura été pour Rousseau le fond de l’affaire, l’objet premier de son impli­ de prime abord paraître curieux, mais le caractère passablement invrai­
cite « phénoménologie », illustrée si emblématiquement par l’épisode semblable du récit est justement là pour attirer notre attention sur la fonc­
relaté au début des Rêveries. Naître à la vie, parce que la vie est justement tion que la narration de l’accident de Ménilmontant est supposé remplir.
natura, éternelle naissance à soi-même, éveil incessant. Naître à la vie, N’oublions effectivement jamais que ce récit vise à traiter phénoménologi-
parce qu’en cette naissance transcendantale, invisible et sensible, tou­ quement d’une expérience réelle. C ’est pourquoi la temporalité de l’évé­
chante et intangible, c ’est un présent vivant (un « présent qui dure tou­ nement semble exagérément étirée, et les détails y afférents sensiblement
jours ») que la vie s’offre à elle-même en le portant lui-même à la pré­ surévalués. En fait, tout se passe comme si l’affectivité, soit la jouissance
sence, en lui donnant d’être. E t elle lui donne d’être si bien, à ce présent de pure de l’âme plongée, au principe mê.me de son animation intrinsèque,
la vie naissant à soi-même, que, par cette naissance à soi, la vie, loin de dans la source inépuisable de la vie, pouvait, en tant que telle, occulter la
sur-venir au-devant de soi, dans l'extériorité phénoménologique du douleur du corps propre - qu’on se rappelle à cet égard Févocation dtt
monde où elle se trouverait alors livrée à la contingence d’un quelconque sang qui coule - , c ’est-à-dire l’aifcction sensible, dont la cause occasion­
« événement », est ce qui ne cesse de venir en soi sans qu’elle ne soit jamais nelle, comme le reconnaissait bien Rousseau, est toujours « extérieure ».
ni perdue ni attendue. Mais comment expliquer cette curieuse expérience, s’il est vrai, comme
En clfet, lorsque la vie s’éprouve, elle s’éprouve au présent, mais ce l’avait déjà démontré la « Profession de foi du Vicaire savoyard », que l’af­
présent n’est pas celui d’un maintenant voué à la disparition, c’est un pré­ fection en tant que telle puise sa condition ontologique de possibilité et
sent demeurant éternellement contenu en soi-même : un présent au sens
d’un don sans réserves, d’une grâce qui inlassablement nous impressionne et
nous maintient dans l’inobjectivité de son essence. De sorte que, s’il fallait, 1. P, Claudel, Ai! Poétique, in (Eur.re poétique, éd, J . Petit, Pu ris, Gallimard, « Bil)linltiè(|iie de la
Pléiade », 1967, p. 164. Dans cette admiiable citation, il nous faudrait aussi souligner le verbe « poser » :
en dépit de la contradiction qui en découlerait aussitôt, lier cette essence nous le retrouverons plus loin sous la plume de Rousseau, à litre de concept capital pour l'ensemble de la
infinie à une certaine définition ou délimitation ontologique, nous dirions doctrine (cf. niim rliap. 4).
130 Rousseau, éthique et passion .Naître à la vie 131

fonde son cffccluation concrète dans l’affectivité transcendantale? C ’est Compte tenu de cette conception ontologique radicale, la bonté,
qu’entre l’affection et l’affectivité, entre la douleur ou Je plaisir du
avant de pouvoir concerner le « bien » qui valorise certains comporte­
« corps », et la souffrance ou la jouissance de « Pâme », entre la sensation
ments intersubjectifs ou sociaux, exprime pleinement l essence du vivant
et ce sentiment de l’existence qui nous la fait sentir comme telle, il existe
prenant part à la vie, son essence phénoménologique fondée dans l’affec­
une dtllerence essentielle qu’il faut maintenir fermement, puisqu’au fond il tivité. Du coup, la bonté s’identifie de part en part au bonheur d exister
s’agit d ’une part d’un phénomène, et de Pautre de ce qui lui confère sens éprouvé par le moi en l’auto-affection de son pur amour de soi. En
et fondement. C ’est en effet en termes de rapport de fondation apriorique d’autres termes, la locution « bonté naturelle » ne renvoie à rien d’autre
qu il convient d interpréter le fait que la jouissance propre au sentiment et qu’à ce radical bien-être dont le principe affectif est toujours naturel,
au désir d exister —à la « nature » en nous —« couvre » ainsi, jusqu’à l’oc- c ’est-à-dire immanent : bonheur dont la « ca u se » n est autre que soi-
cullalion, la douleur physique.
même, que son propre être qui, en son pur mouvement auto-allectil, ne
Pour Rousseau, donc, le sentiment de l’existence (cette insouciance fait jamais obstacle à soi-même, puisqu’il ne lui est ni contraire ni
originelle) est transcendantalemem anterieure, et ontologiquement supé­ opposé — mais justement « bon », dans l’étreinte intérieure et ininter­
rieure à toute affection ontique. Et c’est très exactement à cette conclu­
rompue de son amour de soi1.
sion-là que se rattache sa thèse la plus constante et la plus « personnelle » ; En tant que détermination inhérente à la nature, la bonté n’est donc
la bonté naturelle. Par la mise au jour de cette bonté à l’origine, Rousseau
pas une qualité, une caractéristique, un attribut de celle-ci ; la bonté n est
parachève en effet sa caractérisation de la subjectivité absolue, son appro­ ni un prédicat qui s’applique à un sujet donné, ni un universel que s’ob­
fondissement de l’essence de la nature en tant que vie. Caractérisation jecte l’intellect. Elle est au contraire la substance même de la réalité
extraordinaire, approfondissement bouleversant, tant il est vrai que cette vivante, l’étoffe et la matière dont celle-ci est faite, la chair infrangible de
détermination, qui a fait couler beaucoup d’encre, est absolument inédite la vie. L a bonté constitue, en tant que pur vécu, la structure ontologique
dans l’histoire de la pensée occidentale. On peut évaluer la révolution de l’Intériorité, soit l’automanifestation de l’essence, au sens de sa pleine
qu’elle inaugure en songeant par exemple que la bonté - ce « bien » que adhésion à soi. Dire, par conséquent, que la nature est essentiellement
1 on affublait jusqu’alors d’une majuscule de majesté, comme pour mieux bonne, c’est admettre qu’au plan de sa constitution fondamentale, elle ne
soumettre à ce summum bonum Phomme ou l’étant tout entier —, y est enfin se « rapporte » à rien d’autre qu’à soi, et qu’elle jouit avant toute chose de
ordonnée, non plus à la transcendance d’une valeur universelle, mais à son (bien)-être. Mais le dire, c’est en même temps faire preuve de la plus
immanence du sujet individuel, à la « vérité » incarnée par le moi vivant, grande audace, puisqu’il s’agit de reconnaître par là qu’il n’y a de bon
logée en son cœur absolu.
que la pure apparition des choses dans la vie, ou plutôt, que ce qui est bon
Autant dire qu il faudrait reconnaître chez Rousseau, sinon un pre­ pour toute chose, et quelle que soit cette chose, ce qui est bon pour l’etre
mier « renversement » du platonisme, du moins une franche affirmation en général —ce transcendens par excellence - , c’est de se manifester au cœur
d’antiplotinisme - et ses commentateurs ne se sont point trompés en même de la vie, en participant directement au « pur mouvement de la
remarquant qu’en l’occurrence, il s’agissait surtout d’une thèse contraire nature » comme à son affectivité. Bref, ce qui est naturellement bon, ce
aux dogmes protestants. Cependant, que « l ’homme [soit] naturellement ■qui se fonde dans la bonté naturelle, c’est ce qui relève du fait que, comme
bon» (DO I, 202) et «tous les premiers mouvements de la nature bons et le dira aussi bien Hölderlin, « Alles ist innig»2 ~ que le Tout, à l’origine, est
droits » (D , 668), cela ne doit pas nous induire en erreur en nous laissant
pure intimité. .
penser que cette bonté, en son originalité naturelle, serait malgré tout Parce qu’elle donne toute chose au commencement (cette chose tut-elle
d’ordre éthique. L a bonté naturelle, comme tout ce qui dépend de l’es­ évaluée par la suite comme étant bonne ou mauvaise), et qu elle s excepte
sence du «com m encem ent» chez Rousseau, n’est rien d’autre qu’une du même coup de ces choses données ; parce qu’elle refuse d’entretenir
déterminité de la vie pure, une déterminité qualifiant la structure interne quelque rapport structurel que ce soit avec la condition de 1 étant, et
de 1 essence. Etre naturellement bon, c ’est alors, selon cet énoncé dénué qu’elle ne se dresse jamais face à un « contraire » (car la bonté de la vie ne
d’équivoque, être « bon de cette bonté absolue qui fait qu’une chose est ce
qu’elle doit être par sa n atu re»1.

1. Sur cette identification de la bonté et du bonheur originels, voir surtout le très beau livre de
R . Ricatte, Réflexions sur tes « Rêveries», Paris, Corti, 1960, p. 63 sq. .
2. Cf. F. Hölderlin, «Plans et fragm ents», in Œuvres, éd. Ph. Jacco ltet, «Bibliothèque de la
1, J .-J. Rousseau, Œuvres el correspondance inédites, Paris, Éd. Strcckeisen-Moultou, Lévy, 1861, p. 135.
Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 924.
] 32 Rousseau , éthique et passion Naître à la vie 133

doit pas sa définition à une quelconque opposition), cette bonté est alors « substance inépuisable », sa chair subjective au sentiment qu’elle a de soi,
ce qui tout d'abord se donne, et s'apporte ainsi à la révélation de soi. La on dira donc que cette bonté déjoue par avance toute conception nihiliste
bonté de la vie est ce qui traverse le pur mouvement de la nature en qui viserait à s’emparer du sens de l’être en général.
s'identifiant liés exactement à lui. On s’aperçoit alors que Rousseau, Et c ’est pourquoi, au vu d’une telle détermination, nous ne pouvons
grâce au thème fondamental de la boute naturelle, réussit à préciser et’ nous empêcher de nous demander si nous aurons un jou r la possibilité de
qu'il entend par cette naturalité de la nature originelle dom on a vu comprendre ce qui aura poussé les hommes, artisans du désastre, à faire
qu’elle rendait compte de rarchi-phénoménalisation de la phénoménalité. subir à Jean-Jacques Rousseau « les offenses, les vengeances, les passe-
On n’insistera donc jamais assez sur le fait que la bonté concerne l’auto* droits, les outrages, les injustices» [R, 1080) dont il fut la misérable vic­
manifestation primitive de l’être au cœur de la vie, une manifestation time - comme si l’on avait voulu lui faire expier les mots qu’il avait un
équivalant à celle de la vie au coeur de l’être. Phénomênalisation très spé­ jour osé prononcer en lui imprimant jusque dans la chair la preuve infa­
cifique, puisqu'on donnant à l’être d’être ce qu’il est —un être vivant selon mante de la soi-disant fausseté de ce qu’il clame. Saura-t-on pourquoi
le principe de l’amour de soi - , elle apparaît comme ce qu’il y a pour lui, celui qui librement, et en toute bonne foi, a annoncé que sous le lot quo­
ou plutôt pour la « n atu re» en lui, de meilleur. tidien du désespoir, de la rancœur et du mal, se cache secrètement l’intime
D ’après l'Émile, qui n’est alors aux yeux de Rousseau « q u ’un traité de et bienveillante vibration de la vie — de cette vie dont il faut alors faire le
la bonté originelle de l’hom m e» (/>, 934), il s’agit là d’une «m axim e meilleur usage pour ne pas se laisser guider par un sentiment d’adversité
incontestable » [li, 322), Et dans la «Profession de foi», le Vicaire envers les autres - , saura-t-on jamais pourquoi il a été contraint, par ses
savoyard ajoute à ce sujet que « la bonté est l’effet nécessaire d’une puis­ propres compagnons d’armes, de porter le joug atroce de leur « haine » et
sance sans borne, et de l’amour de soi, essentiel à tout être qui se sent » de leur «anim osité» {ibid., 1081) ? Comprendra-t-on de même pourquoi
( ibid., 588). Définition dont il faudrait d’emblée souligner au moins deux Rousseau fut le premier à demander à la bonté de nommer la substance
choses. A savoir, tout d’abord, que c ’est de la puissance sans borne, de même de la vie ? E t pourquoi en général il est insupportable d’entendre de
l’absoluité de la subjectivité en tant que «je p eu x» fondamental, ainsi que la bouche d’un penseur (qui n’a rien d’un théologien) que toute vie, que
de Pamour de soi, modalité primitive du «se sentir soi-mêm e», que toute essence résidant en l’immédiation de son propre pathos est, pour peu
découle « nécessairement » la bonté. Ensuite, que l’idée d’une dissociation que l’on sache s’accorder à son amour de soi, inéluctablement et incondi­
entre la puissance ontologique de la subjectivité et Pamour de soi apparaît tionnellement bonne ?
d’un faible secours, dès lors que nous la confrontons à ce que cette puis­ Que la vie soit en son fond jouissance d’être, et que cet être soit, dans l’im­
sance et cet amour rendent conjointement possible, à savoir la bonté. C ar manence de son épreuve de soi et l’intimité de son étreinte avec soi, jouis­
cette bonté réside dans l’individu en tant que tel, en qui elle caractérise le sance de la vie, c ’est effectivement cela qui aura entraîné, au nom d’un
« pur mouvement de la nature », soit la phénomênalisation pathétique de humanisme « réaliste » de façade, l’exclusion de Rousseau. Certes, on n’af­
sa vie transcendantale, identique à son sentiment d’exister toujours déjà firme pas sans aplomb ni danger que « pour qui sent son existence, il [vaut]
effectué et révélé en lui-même. « T o u t homme qui ne voudrait que vivre, mieux exister que ne pas exister» {LV, 1070) - d’autant qu’on ajoute par
vivrait h eureux; par conséquent il vivrait b on » {ibid., 306), dit en effet ailleurs cette remarque essentielle, à savoir que « celui qui n’est que bon ne
Rousseau. Ce qui signifie que, puisant en elle-même - dans l’âme et sa demeure tel qu’autant qu’il a du plaisir à l’être » (E , 818). Et l’on ne définit
subjectivité pathétique —la « puissance sans borne » de son sentiment inté­ pas la subjectivité comme une pure jouissance de soi, sans que, tôt ou tard,
rieur, prenant ainsi possession de soi dans une étreinte absolue avec soi- les foudres du nihilisme, qui commencent en ce XVIIIe siècle à troubler
même (dans « Pamour de soi »), ta vie sc porte à la jouissance de soi, et, en l’horizon de la pensée, ne viennent très rapidement s’abattre sur soi...
ce sous, elle est un pur bonheur d’exister. Ainsi, en cette acception très particu­ Mais là n’est pas la question. L ’important, à nos yeux, et c’est sur ce
lière. puisqu'il s agit là. en réfirente an mal « nature » , de l'essence phénoménologique point que nous conclurons ce chapitre consacré à « l ’ontologie» de Rous­
de In vie, la bonté « 'exprime-t-elle rien d'autre que le bonheur absolu de ce qui adhère seau, est de bien souligner que la bonté de la nature est l’essence de la sub­
indèfeetiblement à soi, sans écart, sans différenciation d'aucune sorte, sans s’appuyer jectivité. Cette essence est toujours déjà donnée et révélée au moi comme sa
sur une ek-stase quelconque. On ira donc jusqu’à dire que la-bonté de la vie, com m e ce. qui lui permet de se conserver en soi et de s’accroître de soi.
nature, pour amant qu'elle se trouve situé«' par Rousseau au cœur de C ’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle prend le nom de nature — en
l'affectivité transcendantale, et qu’elle désigne, de ce fait, la positivité tant que la nature représente ce sur quoi l’on ne peut jamais que revenir
invincible de cette jouissance de soi qui donne corps à la vie en offrant sa quand on a décidé d’en prendre connaissance, voire même d’y penser tout
134 Rousseau, éthique et passion Naître à la vie 13 5

cale de la subjectivité - , puisqu’il se trouve intégralement confié à l’extériorité de la représentation, et plus


simplement. La bonté n’est donc pas l’aiTaire d’une raison raisonnante : précisément à l’objet de l’imagination. Que le « mot désir signifie toujours que l’objet est absent » (Lévia­
elle résulte du jeu intime et varié qui mêle l’affect à la force ; elle est une than, I " partie, chap. VI, vp. cit., p. 47), voilà en effet, proclamé par Hobbes, le principe de base que par­
tagent toutes les doctrines du droit naturel moderne, et que leur conteste Rousseau.
conséquence heureuse de la plénitude du sentiment d’exister. Aussi, Ces doctrines présentent en outre un autre défaut, puisque tous les objets que le désir se représente
comme le déclare Rousseau, quand bien même nous aurions trop souvent sont en eux-mêmes marqués d’une valeur sociale : ce sont des objets qu on se dispute mimciiquemcnt,
qu’on s’arrache dans les ciis c l la fureur collective. En fait de désir, un Hobbes ne connaît, selon Rousseau,
le malheur d’altérer la droiture de notre âme en entrant en société, nous que le contre-coup subjectif de l’infernale présomption qui régit la demande sociale. C ’est ce qu’il laisse
avons surtout « le bonheur d ’être maintenus par la nature dans cel entendre clairement quand il letn.irque, dans son second Discours, que léch er inévitablement rem nulle
pa i l’anl eur du l .é t a n t f in it t online par lu us les théoi iciens du di oit liai m el. lient an tait que, « en p.n lanl
heureux point de vue où elle nous place tous, ci par cela seul (notre] âme sans cesse de besoin, d’avidité, d'oppression, de désirs, et d’otguei! ». ils ont « tons |...| tvanspuiio a l état
garde toujours son caractère originel » (I), 669) de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société. Ils pariaient de l’homme sauvage, et ils peignaient
l'homme civil » (l)O I, I 23), O r, ajoute-t-il, le besoin possède en tant que tel un statut absolument mini­
tel : aussi ne devrait-il « dépendu* •> de lien d’anliv que « soi ». Il est ce qui nuit <im ,»»/, il rsi même ce
mouvement de parvenir en soi mouvement d’amour qui, initialement, pi end sa source* clans uixtiop-pldn
I, I^il-urifluin, Menu: ii clic a cherche S s'accorder à ttne (juestion cjui animai! itiui le débat uhilo- de vie, dans l’excédence en soi el la surabondance de la vie par rapport à elle-même, au point qu’il s’iden­
injiJiiro-jjatiiicjuc de lcpp<|ue - la quciiion cIm condiliom propre! S « le (ai de naiure » -, la pensée de tifie, en tant que besoin naturel, à l’essence de la subjectivité et à sa libre « expansion » intérieure.
Rousseau, loin de s’tire cunlenréc de schémas tous faiis, s'est d'ahord distinguée des autres en ce qu’elle a ’ Que le « tableau de l’état de nature » ( D O I, 149) ait pris, dans le meilleur des cas, les couleurs de la
prétendu que «tout le droil de la nam « n’est qu'une chimère, s’il n’est l'onde ter us i« « n mtuid au tau; subjectivité, qu’un auteur comme Hobbes ait même réussi à faire habilement résonner en cet « état » 1 af­
bumum f (h , 523). En cfiti, un droit dit naturel qui ne procéderait pas de l’essence même de b réalité fectivité qui la fonde, cela ne doit donc pas nous faire oublier que la théorie du droit naturel, mue par un
- r ca-à-dnc de cette consiituiiOM auto-ancctive de la vie subjective individuelle que Rousseau rapporte le parti pris « naturaliste », ne pense autrement celte subjectivité, et ne la pose ailleurs, que dam l extériorité de
plus souvent an « rceur » - ne serait plus qu'une fantasmagorie de l’esprit. Preuve en esi, par exemple, Litre, comme une essence qui appartiendrait de fait au Monde, au sens où elle sc trouverait toujours déjà
J anthropologie philosophique de Hobbes. Certes, le mérite indéniable de celui-ci a été d’avoir n iréi bien engagée dans des rapports intersubjcctifs déterminés - et déterminés en 1 occurrence par la violence
vu le défaut de toutes les défini lions du droit naturel » (0 0 / , 153), i savoir qu'dits sc fondaient d’ordi­ sociale. Pourtant, toute la question philosophique qui transparaît on filigrane de la notion d’ « étal de
naire sur b seule raiionalité de l'homme, et que dans l’état de nature, « hors de b société civile, [seules] nature », ne consiste-t-elle pas justement à établir - sur un mode de construction « hypothétique » - la
les passions régnent » {Dt Cite, X , 1, trad. S. Sorbiërc, éd. S, Goyard-Fabre, Paris, Garnier-Flammarion, possibilité même de ces rapports ? Il semble donc que la critique que Rousseau a émise à l’encontre des doc­
1382, p. 135). Mais Hobbes ne s'en est pas moins trouvé aveuglé à l’approche du rondement, dans tu trinaires de la loi naturelle se justifie par le fait que ces derniers n’ont pas cessé de présupposer le déploiement
m ourc où il n *+ fuit entrer ruai à propos dans 1c soin du lu cuiutcrvaiiun tic l’homme jauvyge Je besoin de: de l’extériorité sous la forme du monde dit « civil » ou du « corps social », et de décrire la fac ticité qui est
«lUstisirc une multilude de passions qui sont l'ouvrage de la société, et qui ont tendu les lois nécessaires » censée la caractériser comme une chose évidente, présente comme telle sous la main, alors qu ils auraient
frird.J. Il ne suffit donc pas de meure au commencement le désir ou la passion : U faut encore en spécifier dû plutôt s’interroger préalablement sur son extériorisation transcendantale et, plus précisément, sur ses condi­
les caractères qui relévenl du Commencement lui-même. Telle est, selon Rousseau, la fonction de ce tions et ses motifs propres (cf. la loi énoncée par Rousseau : « Plus l’intérieur se corrompt, plus 1 extérieur
u besoin naturel », qu’ignore superbement la théorie hobbienne. se compose »). Certes, nul ne saurait nier que Hobbes et Spinoza ne sc sont jamais privés de souligner que
Or. c’est là qu’une seconde critique peut être adressée i l’auteur du Zréraiéajr : « En raisonnant sur ces motifs relevaient bien, à leurs yeux, de la passion et du jeu insuppressible des affects. Mais, loin de
les principe:» tpi’il établit, cet auteur [Hobbes] devait dire que l'état de nature étant « lu i où le aoin de concerner directement certaines passions ou certaines affections en particulier (que celles-ci soient dites
notre conservation est le moins préjudiciable à autrui, cçt état était par conséquent le plu* propre i U « négatives » ou « positives »), l’état de nature, au sens que Rousseau a bien voulu donner à cette expres­
pan«, et îe plu* convenable au genre humain* » Orr c'est ce qu’il n'a pas dit, El »‘il ne Va pas dit, c’est sion, est ce qui « figure », pour le compte de l’intelligence, le plan originel et invisible où seul agit leur fonde­
parce qu’il n’a jamais vu que le soin d'au toi onservation que Thommc se porte faciudlcmem à lui-même, ment ontologique commun, à savoir l’amour de soi en tant que structure immanente de la vie absolue,^ de
se révèle lui-même et en tant que tel, fondé ontologiquement dans l'amour de soi, c ’est-à-dire dans célte la vie « simple et solitaire », comme il est dit dans le second Discours (DO I, 16d). Aussi, aux yeux d’un
pure étreinte pathétique ou b. vus «ans «lâche s’eniate à soi, sc possède soi-même et jouit de ce don - ou Rousseau tournant délibérément le dos à l’anthropologie et à la science politique de son temps, il ne Pou­
de ce présent incomparable - qu’elle «'offre librement i dlc-mcme, et que Rousseau appelle « la bonté vait pas y avoir autre chose que la subjectivité tout intérieure de la vie - autrement dit : la. réalité cordiale
naturelle », Il n’a jamais vu que c'cat à l'immanence, « à eJîc seule, qu’il «vient d’indiquer le lieu (le qui pût constituer et fonder la « loi de la nature ». Bref, « tout le droit de la nature n’est qu’une chimère,
« plan #) ou réside la venté originelle. Celte vérité, c’est que la vie de l’homme naturel est solitaire et pai­ s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur humain ». (Sur la problématique générale du « droit naturel »
sible ï que, pour lui, Je monde est «ans visage, et qu’il n*interrient pour ainsi dire, sous Ja forme de la chez Rousseau, sur son rapport aux jusnaturalistes, ainsi que sur les conséquences historiques et doctrinales
Terre, que pour amant qu'il lui arrive de faire soudain aPsUuU à la jouissance de soi, le besoin naturel, de la position qu’il défend, on consultera bien sûr avec profit l’ouvrage classique et inégalé de R. Dcrathc,
autrement dit : la Puissance de h vie $e retournant alors en une souffrance duc à rinwiisfuciion. O r cê Jean -Jacqu es Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1970', el notamment les trois premiers
besoin, dit Rousseau, est * naturel au tireur » : il lui « i identique, il lui « t immanent, et sa phénoménal!- chapitres.)
satïpn «lève de l’amour de soi en tant qu'utuo-uflertitm pure. Ce besoin est celui de la vie au* prises avec
e|le-même, de cetic vie qui, passionnée par soi, se désire continuellement, désirant, comme nous le Verrons
plus loin, mliiAnuhlcmcm par ellc-mcme, sa propre « perfectibilité »»„
Fout autre « t lu démarche des jusnaiuralistes, comme celle des philosophes qui leur ont emboîté le
pas. Selon rw derniers, il n’est pa* de desir qui ne procède en son fond «lu manque d’un objet extérieur,
cl untipfoce «p«,- l'on dispute à autrui, d'un statut qu'on revendique en société, c'est-à-dire que le besoin ou
le désir, qud qu’en soit le domaine d'cffcCluation, est censé toujours résulter d'une pmviiiojt, qui frustre et
rend mauvais* C’est un appétit dont la négativité constitue par définition l’essence phénoménologique.
Qpe I on songe à Hobbes par exemple. DYmrte de jeu, « le premier commencement Interne de foui mou-
cemem volontaire » - ci par là il faut entendre le eanotui propre à oc quNl appelle par ailleurs le « mouve­
ment animal » - est conçu par lui comme dépendant de la représentation* D'après le Léviathan}
I « t:|1un » est en effet toujours fondé dans « une pensée antécédente du Mrs où, du pur où et du stuti » (f^ par­
tie. chap, VI, t^d. F. Tricaud, Paris, Sirey, 197 J, p, 46 ; cf. à c d égard Y.-Ch. 2arka, U D écûm miiaphy-
iitjue sU fibbbes, Paris* Vrin, 1987, p. 255-292}. Ainsi, désirer, cela revient tout d'abord à st représenter
qurlfjm: chose, à sc projeter hor* de soi, là où nous convoque la « pensée » du manque ou de l’aluvcnrc
diihji’i, | > .im e r s c mid il i o n s , il Hirvicm a I o n fatal que le innove ment dit « interne » du i trnn/mt «r uicinve-
nn-ui qui «loune d ette itiMlcrir. ne puis*? pJux être qttotiHè tf * intérieur » au wdm Ii* l'intimmcme r.uli-
Chapitre 3

Vivre ensemble

t
Le mystère de la pitié. —La perception affective d’autrui. — La pitié : émanation
de l’amour de soi. — La passivité de l’extase. — Conclusion : Rousseau contre Husserl.

De toute évidence, Rousseau ne s’est pas contenté de la détermination


ontologique de l’amour de soi comme principe constitutif de l’essence de
la subjectivité et fondement de l’être en général. «M édit[ant] sur les pre­
mières et plus simples opérations de l’âme humaine» (D O !, 125), il s'est
en même temps consacré à la mise en lumière d’un « second principe» sis,
selon la doctrine professée dans le second Discours, dans la nature de la
subjectivité. Ce principe, qu’il a conçu comme une « dérivation » ou une
« émanation » de l’amour de soi, il l’a nommé « pitié » ou « compassion »,
et c ’est sur la plénitude particulière de ce sentiment qu’il s’est alors efforcé
de fonder la totalité de sa « morale ».
L ’élucidation de ce de quoi il retourne avec la pitié pose néanmoins
des problèmes doctrinaux si inextricables qu’il n’y a sans doute qu’une
approche explicitement phénoménologique, il n’y a qu’une approche
tenant compte de la manière dont se dégage et s’offre à nous un tel phéno­
mène, qui puisse nous permettre de les résoudre décisivement. Il ne faut
donc pas s’étonner que tous les textes écrits par Rousseau au sujet de la
pitié n’ont pas encore été lus, expliqués et commentés comme ils exi­
geaient pourtant de l’être depuis plus de deux siècles.
La première question que fait surgir la considération rousseauiste du
phénomène de la pitié se rattache à son statut ontologique de «second
principe de l’âm e» {cf. DOI, 125-126). Pourquoi Rousseau s’cst-il senti
dans l’obligation de faire une place aussi éminente à ce sentiment, après
avoir défini lu subjectivité absolue de l’âme par le sentiment de l’existence,
et ce sentiment lui-même par l’amour de soi, cet amour étant, pour sa
part, dûment opposé à l’amour-propre et entendu (les Rêveries sont on ne
138 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 139

peut plus claires à cet égard) au sens de l’auto-affection de la vie, de la s’étonner de voir Rousseau s’employer, comme il l’a fait, à fonder la mani­
jouissance de soi et du bonheur d’exister?
festation «prim itive» de la nature essentielle d’autrui dans 1 affectivité
I! est a cet emballas une solution cptc l'on est, d'emblée, tenté de pro­ constitutive de la subjectivité absolue, et soutenir dans le même temps que
poser ; c ’est rjtte de l’amour de soi dépend si fortement l'être du mai queii cette manifestation va de pair avec l’édification immanente de l’ipséité,
cette affection qui l’érige en son individualité la plus incomparable, en cet « entier absolu ». C ’est en tout cas à la compréhension de ce phéno­
cette passion qui l’isole si fondamentalement sur lui-même1, ce moi n'a mène, si l’on peut dire, que nous invitent les grands textes sur la « pitié ».
plus affaire à nul autre que soi.
Outre cela, une autre série d’interrogations s’impose à nous. C ar il
Et pourtant, si 1 amour de soi ne donnait pas lieu simultanément et à par­ semble bien que le fait que la relation originelle que le moi entretient avec
tir de lui-même, à une expérience originelle d'autrui, l’on serait tout aussi son semblable s’enracine dans l’auto-affection de l’amour de soi, nous
justement en droit de penser que la véritable manifestation de l’existence autorise à penser qu’en son effectuation concrète cette relation rompt la
d’autrui demeurerait pour tout moi ayant le sentiment de soi un pur monadicité constitutive de la subjectivité de la vie. Or, qu’est-ce qu une
«m ystère » - ce qui réduirait ipsofado la doctrine rousseauîstc à une théo­ communauté de «m oi vivants»? Un m onde? Un Tout transcendant les
rie solipsiste du sujet, et ôterait, du même coup, tout fondement réel (ou parties qui le composent ? Un horizon visible d’intérêts définis en com ­
naturel) à la moralité. Au demeurant, si rien ne devait attester de cette mun ? Non, dira Rousseau, il s’agit plutôt d’un « ordre». Mais qu’est-ce
expérience originelle d autrui, comment Rousseau aurait-il pu écrire, dans qu’un ordre qui aurait ainsi à se soustraire au principe de raison ?
un texte essentiel qui pose fermement le statut qu’il entend conférer à la Dans le corpus rousseauiste, trois textes se disputent le privilège d arti­
naturalité, c ’est-à-dire à la subjectivité, que 1’ « homme naturel » est « tout culer la théorie fondamentale de l’expérience originelle et affective d’au­
pour lui: il est une unité numérique, l’entier absolu qui n’a de rapport trui. Ils tentent tous les trois de rompre le solipsisme dressé, en apparence,
qu’à lui-même et à son semblable » ( E , 249) ? par ce premier principe régissant la subjectivité qu’est l’amour de soi.
Les questions qu’il convient d’inscrire en préambule de notre analyse Mais, comme nous allons le voir, tous n’y réussissent pas avec la même
sont dès lors les suivantes: comment fonder philosophiquement et de
aisance.
manière apriorique la possibilité du rapport à autrui ? Existe-t-il, dans la Ces textes sont respectivement issus : a) du Discours sur l’origine et lesfon­
vie, une relation à 1’ « autre » , telle que l’être de celui-ci apparaisse à « son dements de l’inégalité parmi les hommes (155-156) ; b) de Y Essai sur l’origine des
semblable » comme « ce que la nature a voulu » aussi qu’il soit ? Comment langues (395-396) ; et ç) de YÉmile (505-509).
pouvons-nous nous représenter une communauté immédiate et naturelle, Bien sûr, le commentarisme a longtemps débattu des différences qui
une communauté par conséquent exclusive de toute re-presentation ? caractérisent le traitement rousseauiste de la question de la pitié, la
Rousseau réussit-il à exposer clairement une doctrine du Mitsein, de l’être- conception de YÉmile reproduisant presque mot pour mot celle de Y Essai,
avec, susceptible de donner lieu à une éthique fondamentale ? alors que le second Discours souligne, sur le mode « généalogique », une
Dans la mesure où l'essence de toute expérience originelle se fonde, idée qui n’est pas avancée par les deux autres ouvrages. Il reste que le
selon Rousseau, dans la nature au sens du sentiment intérieur, il est à pré­ bien-fondé de ces différences, ainsi que le sens de leur nécessité intrinsèque
sumer que l’expérience d’autrui - en tant que révélation immédiate du attendent toujours d’être compris.
moi vivant d’autrui - puise aussi bien sa substance phénoménologique L a « pitié », lit-on dans le second Discours, est une « vertu d’autant plus
dans l’affectivité principielle de celui-ci. Pour cette raison, ne devons-nous universelle et d’autant plus utile à l’homme, qu’elle précède en lui l’usage
pas être conduits à comprendre également â partir de ce pathos fonda­ de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelque­
mental qu’est l’amour de soi, la manière d’entrer originellement en «co m ­ fois des signes sensibles» (DOI, 154). Voilà une définition à laquelle on
munication » avec autrui, et la façon immédiate que nous avons de nous reconnaîtra d’emblée un double avantage : non seulement elle fait explici­
lier à lui ?
tement état des deux traits d’essence qui caractérisent la pitié, à savoir son
Dans ce cas, en effet, non seulement les comportements moraux mais universalité et sa naturalité, non seulement elle stipule pour la première
toute relation intersubjective s’enracineraient dans ce non-« rapport » fois que le second principe de l’âme s’accomplit sous la forme d’une vertu,
absolu qu’est l’amour de soi. E t par voie de conséquence, l’on ne saurait et, plus précisément, de « la seule vertu naturelle» (ibid.) ~ c ’est-à-dire
absolument non réflexive, strictement immanente et proprement affec­
1. U n is o le m e n t q u 'i l fo u t c o m p r c n r ir c b ie n s û r e n u n sens o n t u lo g iq iic , et q u i d o it d e ce f u it re c e v o ir tive - , mais elle montre également que ce que Rousseau entend par ce
le n o m de « s o litu d e », q u i r e t e n t it d e t o u t son p o id s d n n s le l i t r e d u d e r n ie r o u v r J g c d e R o u sse a u .
mot de vertu correspond à un type de comportement qui n a rien à voir
140 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 141

avec l’invention et l’intervention d’une « raison pratique » dont le but, à nalisation pathétique, comme YErlebnis qu’il est « naturellement ». Réflé­
ses yeux, irait aussitôt à l’encontre de la « nature humaine » en la bridant. chir, raisonner, c ’est manquer l’accès au phénomène, puisqu’on y vient
En tant que naturelle, cette vertu participe de la constitution interne de la alors toujours trop tard. Quand la rr-présentation se fève dans la cons­
subjectivité, elle est une modalité de son essence : c ’est son être « fort », cience, la pitié s’est, quant à elle, déjà accomplie dans la vie.
l’excellence de la force d’âme, elle-même entendue comme l’être en puissance Alors comment en rendre com pte? Nul en tout cas ne sera surpris
de soi du Soi lui-même1. d’apprendre que si la pitié apparaît toujours au regard de la pensée
Pourtant, cette position, loin d’être définitive, diffère sensiblement de immanquablement obscure, énigmatique, ou quasiment indéchiffrable,
celle que Rousseau défend dans PEssai et YÉmile, puisqu’il est dit, au c ’est parce que ce phénomène est un sentiment, et que tout sentiment
contraire, dans ces deux derniers ouvrages, que « celui qui n’a pas réfléchi s'éprouve dans l’intimité cordiale de la vie, indépendamment du mode
ne peut être... pitoyable» (EO L, 395). Un tel énoncé liant l’une à l’autre de donation du monde, c ’est-à-dire indépendamment de la levée d’un
pitié et réflexion, morale et rationalité, a permis de conclure aussitôt qu’à horizon de visibilité où se construit une « objectivité », le sentiment
l’opposé du second Discours, ces deux œuvres soutenaient « une conception échappant par principe à la clarté libérée par la transcendance de ta
plus intellectualiste de la pitié2 3». L ’explication d’un tel fait risque néan­ pensée. Meme un Schopenhauer qui, dans Je prolongement de Rous­
moins de faire long feu, si l’on ne s’avise pas de se demander du même seau, a consacré à ce thème une attention certaine et combien rem ar­
coup pourquoi Rousseau admet ainsi une double définition de la pitié, qui quable, parle encore avec raison et respect du «m y stère»1 de la pitié.
la présente selon deux perspectives contradictoires. Il est clair que, face à L ’on ménagera donc d’emblée la position de la question en rappelant
un tel embarras, la solution la plus séduisante est celle qu’on a d’ailleurs que la pitié vaut d’être considérée ici, non comme une propriété psycho­
toujours privilégiée, à savoir la théorie du remaniement progressif de la logique, particulière à certains hommes, mais comme une vertu, sinon
doctrine, et l’examen par recoupements de la chronologie ; une solution une force universelle, appartenant en propre à tout être « d e natu re»,
d’autant plus attirante que la rédaction de YEssai pose en elle-même de c ’est-à-dire à tout individu vivant. C ’est du reste pour cette raison éidé-
sérieux problèmes de datation1. Il reste que de la part de Rousseau, nous tique que la réalité phénoménologique de la pitié, en tant que détermi­
ne disposons d’aucune déclaration de reniement, et son adhésion cons­ nation invisible de la vie subjective, ne pourrait se prêter à un éclaircis­
tante et réaffirmée à la pensée du second Discours doit bien plutôt nous sement strictement « rationnel ».
laisser croire que sur ce point son opinion n’a jamais varié. Dans ces conditions, on conçoit aussi qu’il aura fallu attendre, pour
pénétrer un tel mystère et comprendre du même coup la morale de Rous­
La raison des deux versions est donc tout autre. Disons d’abord que si
seau, que s’ouvre enfin un mode d’accès phénoménologiquemcnt appro­
la doctrine de la pitié, telle que Rousseau l’expose, paraît au plus haut
prié. Seule une philosophie de l’affectivité transcendantale est susceptible de nous
point problématique, c’est essentiellement parce que ce phénomène est en
suggérer que ce qui réside au fond de la pîtié, ce n’est rien d’autre que la
lui-même « obscur », insaisissable par la pensée, laquelle ne peut que se le
révélation originelle de ia souffrance partagée de l’être : souffrance parta­
représenter, et de ce fait, le projeter toujours au-devant de son regard, à la
gée — ou com-passion — qui, loin de se manifester au gré d’une « compa­
manière d’un objet dont on aurait alors tout le loisir d’énumérer les carac­
raison », lui est bien plutôt antérieure, et, à ce titre, réfractaire, puisque sa
téristiques. O r, souligner la nature purement subjective de ce phénomène,
manière de se manifester ignore tout de la transcendance comme proces­
dire qu’il se manifeste, en tant que sentiment, « antérieurement » à l’effec-
sus d’objectivation. En effet, la genèse de ce phénomène (de ce «principe
tuation de la réflexion et, afortiori, de la raison, c ’est déjà exprimer l’im­
de l’âm e», mais aussi de cette «vertu naturelle») est telle que le rapport
possibilité pour toute faculté de connaissance proprement dite de le saisir
compassionnel à l’autre se produit avant que le moi prenne conscience
tel qu’il se donne originellement, dans son immédiateté, dans sa phénomé-
d’une quelconque altérité qui lui ferait face, avant qu’il n’ait la «percep­
tion » de son propre aller e.go. Ce qui veut dire, comme nous entendons à
1. « La vertu qui est la force et la vigueur de l’âme », disait Rousseau dès 1749. Nous nous permet­ présent le montrer, que la pitié ne révèle pas autre chose que le même dans
tons d’attirer l’attention sur le fait que cette phrase, prononcée dans le Discours sur les sciences et les arts, a
fait l’objet d ’un long commentaire dans notre premier ouvrage sur Rousseau, D e la véritable philosophie. l’Autre, ou plutôt, l’autre sur fond du Meme - sur le fond en lui de cette
Rousseau au commencement, § 7, 8 et 9, op. cit., p. 76-115. essentielle similitude qu’est la « nature » en tant que vie.
2. V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris. Vrin, 19832,
p. 337.
3. Cf, la proposition de J . Derrida dans De la grammalologie, chap. III, sect. I, Paris, Minuit, 1967,
p. 235-278 ; ainsi que le dernier point sur la question établi par J . Starobinski dans sa notice de présenta­
tion de l’Ærrflt sur l’Origine des Langues, in OC, V, p. CXCVIi-CCIV. I . A. Schopenhauer, Lz Fondement de la morale, op. cit., notamment p. 355.
142 Rousseau, éthique, et passion Vivre ensemble 14 3

On demandera par conséquent : comment Rousseau envisage-t-il de présuppose-t-on pas du même coup la possibilité que celui-ci jouisse de soi,
prime abord 1 essence de la pitié ? Celle-ci, dit-il sobrement, «nous inspire et que celui-là souffre aussi bien ?
une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et prin­ La question est alors tranchée par Rousseau dans un seul et même
cipalement nos semblables» ( DOI, 126). Or, qui sont nos semblables? sens : alors que la jouissance, en tant que jouissance de soi, est un caractère
R éponse. ceux qui sont comme nous, à savoir des individus vivants, d’essence, un sentiment ontologique, au sens d’un trait permanent et cons­
s’éprouvant en eux-mêmes comme ce qu’ils sont. Mais là réside en fait la titutif de la « nature » —tonalité de fond sur laquelle nul n’a prise mais qui
principale difficulté. C ar comment une âme qui jouit de soi, une âme souvent est « recouverte », telle la statue de Glaucus, par les tonalités fac­
déterminée, comme elle l’est essentiellement, par la « volupté pure » tices éprouvées tout au long d’une existence - , la souffrance, elle, doit au
(E , 491) de l’amour de soi, une âme dont le mouvement, dont le procès de contraire être expulsée de son règne initial. La souffrance de soi n’a pas le
subjectivation accomplit l’apparaître origine! en vertu duquel tout ce qui pouvoir de demeurer «toujours et à ja m a is » ; sa tonalité ne résonne pas
apparaît se donne effectivement à soi-même, et avec un certain plaisir {le au Fond de la vie transcendantale. Elle relève plutôt de la contingence du
plaisir même, la «volupté réelle» [L M , 1117] de la révélation), - com ­ monde en tant qu’elle participe de sa vicissitude ; dans son évanescence
ment cette âme dont la phénoménalité est constituée par l’affectivité au même, elle n’est que le fruit des «circonstances». Voici comment, en
sens de la jouissance ou du bonheur d’exister, peut-elle aller jusqu’à souf­ général, la souffrance se trouve déterminée comme une souffrance de
frir de la souffrance des autres ? Vautre : en tant qu’elle n’est qu’un souffrir de la souffrance d’autrui. Autre­
Pour répondre à cette question, Rousseau construit alors une théorie. ment dit : que je souffre, cela ne sera jamais que la résultante de la souf­
Dont l’argument central est le suivant : si, d’une part, la souffrance n’est france d’un autre —d’une souffrance subie ou causée par un autre. Ce qui revient
pas une composante de notre nature essentielle, au même titre que le senti­ à penser que l’homme, aux yeux de Rousseau, ne connaît le sentiment de
ment intime de la jouissance de soi; si la souffrance est étrangère au Fond la souffrance qu’à l’intérieur du monde et à cause d’un autre que lui-même, c ’est-à-
de la vie originelle où s’édifie le Soi de la vie, c’est-à-dire l’ipsêité du moi dire de manière purement « factice », cette souffrance n’apparaissant
vivant ; et si, d’autre part, cette souffrance, quand elle surgit, loin de pou­ jamais qu’avec autrui, sinon en lui — en tout cas, quand l’autre se présente
voir être tout simplement niée comme si elle n’existait pas, est, de manière devant lui et se laisse représenter comme tel, comme un être souffrant ou
analogue au sentiment de bien-être, irrécusable dans son effectivité phéno­ mauvais... Mais qui est donc cet « autre » ?
ménologique, alors il faut bien lui conférer un statut. O r, comme sa doc­ Ou bien ne faudrait-il pas plutôt se demander : qu’implique le fait que
trine de la « bonté naturelle » a établi que la subjectivité est, du fait de son la souffrance soit ainsi présentée comme étant du seul ressort de l’altérité,
amour de soi, déterminée par une pure jouissance d’être, que, par consé­ comme procédant toujours de causes extérieures et, à ce titre, « occasion­
quent, « pour qui sent son existence, il vaut mieux exister que ne pas exis­ nelles » ? Trois conséquences en,découlent pour la théorie : d’abord, que la
te r» (L V , 1070) - ce qui veut bien dire que la souffrance ne «résid e» pas jouissance et la souffrance se font face dans deux sujets différents (diffé­
originellement dans la nature primitive du moi - , on admettra dès lors rence subjective) ; ensuite, que ces deux tonalités se révèlent dans une cer­
que cette souffrance ne peut se livrer (de manière tout aussi originelle) que taine op-position réciproque (distinction substantielle) ; enfin, que 1 accès
dans l’Autre. à la tonalité affective de la douleur ne se comprend qu’en prenant appui
Mais comment ne pas s’apercevoir aussitôt que ce raisonnement tend dans le phénomène social, et plus profondément, dans cette proto-affec­
de lui-même à se détruire, puisque celui qui souffre (â savoir autrui) est lui tion « sociale » qu’est la pitié (ce qui est, nous le verrons, une contradic­
aussi, à l’origine, un être appartenant d’une certaine manière à la nature, tion méthodologique).
un être partageant avec celui qui le regarde souffrir la même condition Pourtant, Rousseau semble en même temps démentir pareille conclu­
ontologique, à savoir l’amour de soi ? Si, â l’intérieur même de l’amour de sion, car la pitié ne laisse d’être considérée par lui comme un « sentiment
soi, si, dans la structure constitutive de l’affectivité, la possibilité de la naturel» ( ibid., 156), relevant de la seule «n atu re hum aine» et ne dépen­
souffrance n’est pas aménagée a priori, comment 1’ « au tre» pourra-t-il dant d’aucun étal social proprement dit, ni d’aucune société historique en
être en état de souffrir? Autrement dit, en convenant du fait qu’à l’état de particulier. Il faudrait donc se garder de penser qu’on aurait affaire à une
nature 1 un et l’autre forment ensemble une sorte de communauté anté­ vertu « sociale », uniquement parce que « de cette seule qualité découlent
rieure à toute sociabilité réfléchie ou acceptée, fût-ce tacitement, en toutes les vertus sociales» [ibid., 155). N on : la pitié est irréductiblement
connaissance de cause ; et en admettant qu’ils érigent par leur co-présence une vertu naturelle. Mais l’hétérogénéité de la nature et de l’histoire étant
une communauté pré-« sociale » où l’un jouit de soi et l’autre souffre, ne ce qu’elle est aux yeux de Rousseau, n’est-il pas urgent de chercher à corn-
144 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 14 5

prendre comment cette affection naturelle est susceptible de partager le est vrai que la structure essentielle de la perception ou de l’intuition en
même statut - celui d’être une vertu - avec ce qu’elle rend également pos­ général consiste à se laisser op-poser quelque chose auquel le sujet se rap­
sible, à savoir « toutes les vertus sociales» ? porte intentionnellement.
A lire ce texte de Y Essai, on s’aperçoit par conséquent que cette
« affection « naturelle » qu’est la pitié semble d’un côté dépendre d’une
Sti S6
structure transcendantale, à savoir l’ek-stase de l’imagination, mais que,
On le pressent probablement : autour de la notion de « pitié », maintes d’un autre côté, l’imagination empirique — soit : cette faculté qui nous
difficultés s’amoncellent, des difficultés qui deviennent même inextricables donne à voir la chose visée en image, cet acte qui la représente en son
sitôt que l’on décide de comparer entre elles les deux versions qui en décri­ absence, sur un mode différent de sa « présentation » initiale — dépend à
vent l’essence. En effet, comme nous l’avons déjà déclaré, la conception son tour de la pitié, c’est-à-dire, en l’occurrence, d’un sentiment. Y
que Rousseau s’en fait oscille entre, d’une part (dans le second Discours) , aurait-il un sentiment originel, dont le texte ne soufflerait mot, et un
une affection antérieure à la visée réflexive du sujet et à la comparaison sentiment constitué, dont en revanche il ferait seul cas? Quoi qu’il en
qu’il établirait entre son propre état et celui d’autrui, et d’autre part soit, Rousseau, dans YEssai, fait mine de surmonter ce paradoxe en
(dans YEssai et VÉmile), une affection qui repose au contraire sur « des recourant sans autre forme de procès à des notions comme 1’ « inacti­
connaissances acquises». vité » et la « mise en jeu », c ’est-à-dire en insérant le phénomène dans un
Ainsi, nous lisons dans Y Essai ce texte crucial : « Les affections sociales rapport plus englobant, celui de la puissance â l’acte. O r, si le sentiment
ne se développent en nous qu’avec nos lumières. La pitié, bien que natu­ de la pitié prend ainsi de façon illusoire les traits d’un être toujours « en
relle au cœ ur de l’homme resterait éternellement inactive sans l’imagina­ puissance», incapable d’entrer dans l’orbe de la «présence» (au sens de
tion qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? la phénoménalité du Monde, de l’être-visible), c ’est essentiellement
En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être parce que la structure interne de l'affectivité est l’immanence, et que le
souffrant. Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce mode d’apparaître de ce qui est immanent ne saurait s’effectuer dans un
n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Q u’on songe com ­ milieu transcendantal de visibilisation. E t c ’est aussi parce que le senti­
bien ce transport suppose de connaissances acquises ! Comment imagine­ ment est par essence invisible, consistant en un s’éprouver soi-même qui
rais-je des maux dont je n’ai nulle idée ? comment souffrirais-je en voyant exclut de soi, de son se sentir soi-même, toute représentabilité, que la
souffrir un autre si je ne sais pas même qu’il souffre, si j ’ignore ce qu’il y a capacité ontologique de se rendre visible, de s’ex-poser au-devant d’un
de commun entre lui et moi ? Celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni regard sc trouve sans cesse confiée à l’imagination, en tant qu’elle est,
clément ni juste ni pitoyable; il ne peut pas non plus être méchant et vin­ comme Kant l’aura décisivement montré, un pouvoir — sinon le pouvoir
dicatif. Celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au fondamental - de la visibilité.
milieu du genre hum ain» (E O L , 395-396). Toujours est-il que l’entrée en scène de l'imagination n’a pas pour
D ’un tel propos nous pouvons d’ores et déjà nous permettre de tirer un unique fonction de résoudre un embarras phénoménologique. Si tel avait
double enseignement. Premièrement, sans le déploiement de l’imagina­ été le cas, Rousseau l’aurait vite reconnu, et nous aurions été autorisés à
tion, semble dire Rousseau, le moi serait réduit à l’expérimentation solip­ parler en toute légitimité d’une remise en cause interne de la théorie. La
siste de sa pure vie immanente. L ’absence d’imagination interdirait le vérité est qu’en plus de « suppléer » l’immanence du sentiment, l’imagina­
rapport à l’altérité ; on serait alors « seul au milieu du genre humain ». tion est une donnée irréductible de l’expérience compassionnelle. Car, au
L ’imagination ici en question serait-elle d’ordre transcendantal, au sens cours de cette expérience idemificatoire, la perception affective du sentiment
d’une JV elthildungskraft, puissance de donation du Monde en tant qu’hori- d’autrui (d’où résulte la peine de celui qui compatit, l’affliction du «spec­
zon de visibilité ? Deuxièmement, et inversement, il y aurait, d’après tateu r» ( 1)01, 155]) ne saurait être identique, ni même ressemblante, à
Rousseau, concomitance entre le développement des a ffection s sociales et l’épreuve du sentiment telle que cct autre la vit. Mon com-patir ne se
les lum ières qui constituent l'horizon unitaire et mondain où se développe confond pas avec le pâtir de l’autre. L ’épreuve immanente, constitutive de
la raison humaine. L ’affection que nous portons à autrui suppose alors l’ipséité pathétique de Y(alter) ego, s’oppose structurellement à toute
qu'autrui nous apparaisse com m e autre, et que le sentiment qui l'anime soit image qui la représenterait. J e ne sens jamais ce qu'autrui sent, c’est-à-dire
perçu ou intuitionné par nous. —Or, que signifie pareille intuition ? A dire son sentiment tel qu’il se sent lui-même dans la réalité de sou affectivité ;
vrai, elle ne signifie rien d’autre que la représentation d’un tel sentiment, s’il je ne fais que l’imaginer, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ou pour
146 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 14 7

le dire avec Rousseau: «N ous ne souffrons qu’autam que nous jugeons quement naissance dans l’idée irréelle ou dans l’image concrète de cette
qu i! souffre.» Ce qui revient à dire a contrario que celui «qui n’imagine souffrance autre1, et rien de plus.
rien ne sent que lui-même », Ainsi, et alors qu’ils ont la même nature (ce Une première conclusion doit donc en être tirée : compte tenu de ce
sont deux peines), mon sentiment et celui d’autrui ne sont point pareils: qui vient d’être dit, on peut à présent mieux comprendre ce qui Tait aux
la similitude des épreuves n’implique pas l’affirmation de leur ressem­ yeux de Rousseau la spécificité de la pitié, ainsi que son caractère fonda­
blance. Et c ’est cela qui, en la matière, demeure l’essentiel : le sentiment mental.
qu’autrui éprouve est, dans la perception que j ’en ai, différent du mien. Il appert a) qu’avec ce phénomène, c ’cst l'être d’autrui, et plus exacte­
Taudis que le mien, aussi longtemps qu’il sera expérimenté «naturel­ ment son être-autre, ce qui constitue l’alter ego dans son altérité essentielle,
lement » (aussi longtemps qu’il me sera immédiatement donné à vivre), c’est-à-dire aussi bien dans son ipséité propre, c ’est ce sens d’être qui s’im­
restera pour moi irréfutablement réel, le sien ne sera jamais pour moi, pose dans l’expérience en question. Mais b) il ne saurait, ontologiquement
c est-à-dirc dans la perception que j ’en aurai, qu’un sentiment phénomé- parlant, y avoir d’alter ego (de «sem blable») sans le déploiement a lle et i1
no logique ment irréel. de la pitié, puisque cet « autre » ne surgit transcendantalcmeiU, c est-à-
Tels sont donc les trois moments qui, habilement décrits par Rous­ dire dans des conditions dressées par la réduction phénoménologique de
seau, contribuent à faire de cette «vertu naturelle» une «identifica­ « l ’état de nature», qu’à la faveur d’une relation affective s’appuyant sur
tion » qui n’identifie pas totalement à l’issue du « transport » : d’abord, on un acte d’imagination, dont la structure conjoignante et disjoignante
pose l’essence phénoménologique de la pitié; ensuite, on fait état du garantit que ce qui est co-scnti (ce qui est souffert dans la com-passion) est
rapport «perceptif» qui délivre un sentiment irréel; enfin, on enracine une même souffrance - ce qui ne veut pas dire une souffrance pareille ou
te tout de 1 expérience dans l’imagination. Au cœ ur de cette conjonction identique —, une souffrance non de soi mais d’autrui.
qu’opère la pitié, se glisse, de ce fait, une disjonction tout aussi essen­ Toute l’importance du phénomène compassionnel se concentre en ce
tielle, qui lui permet précisément de s’exercer en tant que perception point, à savoir : dans cette opposition du pareil au même, dans cette diffé­
affective, en tant que « compassion ». E t cela de telle sorte que la struc­ rence entre la ressemblance à la similitude. Car, dans la mesure où la souf­
ture que celle-ci met en oeuvre s’avère être une disjonction conjoignante, france d’autrui est perçue comme un sentiment irréel, comme la représen­
ou encore une identification non identifiante, ouvrant entre soi et autrui tation d’un sentiment constitué «significativement» (un sentiment qu’on
une distance, un écart, un espace différentiel, espace grâce à l’ouverture prête à ceux qui souffrent, dit bien Rousseau), cette souffrance ne saurait
duquel la comparaison peut avoir lieu, et qu’en retour cette comparai­ être éprouvée de la même façon par l’être compatissant. O r, si ce dernier
son va étendre davantage. ne souffre pas identiquement, s’il est simplement, ainsi que 1 affirme Rous­
Mais soyons encore plus précis. Car, en vérité, cet écart n’est pas dû seau, « l ’animal spectateur» (DO I, 155), intuitionnant ou percevant la
à 1 affectivité qui transit le rapport et se fonde dans l’immédiation et souffrance d’autrui, est-il toujours légitime de parler de com-passion ?
l’immanence de la vie ; il résulte plutôt du rapport lui-même, en tant Alors que l’argumentation de r£w ai sur l’origine des langues permet de
qu’il revêt un caractère perceptif, c ’est-à-dire intentionnel. C ’est que Ptr- comprendre ce dont il retourne avec le préfixe du verbe « com patir» - ce
réalité, sur le mode de quoi apparaît le sentiment (d’autrui) à celui qui etm renvoyant à une « identification » paradoxale, de type conjonction-
s’y « rap p o rte» ou s’y «tran sp orte», dépend de la structure perceptive disjonction l’analyse proposée dans Y Émile vise à déterminer le sens
et donatrice de sens où se fonde le corn-portement du «sp ectateu r», cet qu’il convient de donner au pâtir propre à la compassion. En voici le
être-au-monde ; elle ne relève jamais de l'affectivité des sentiments
éprouvés des deux côtés du rapport. Comme le dit Rousseau de façon 1. Aw S 67 rie L ’Kurntr dr h iimuifntalim. Mirlwl Henry all;|lyic cette slmt turc vu ces trrrm i : « U
décisive dans YEmile \ « L a pitié qu’on a du mal d’autrui ne se mesure réalité de 1.1 suullhtmc csu tlam faillir, :o » allcriicilè. sou .mrurèeél.itinti A vlle-mémc ‘ Lue la sjilirrr d ira-
manence radicale qui com m ue précisément comme telle ripsétté do l'.mtrc. Ut sirufiraiirc .menue dans lu
pas sur ia quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu’on prête à ceux qui uercrpiion d'.imrui rt'csl au contraire qu'ituc souffrante visée, la ïijjnîficauoii par essence vide “ une
le souffrent» ( £ , 508). De ce fait, les raisons pour lesquelles « c e n’est souffrance qui se trouve de terminée en outre comme souffrante •■réellement vécue , "vécue par I autre ,
c'est-à-dire par un ensemble de significations jointes à la première et idéales tom m e elle. t . est précisément
pas dans nous, mais dans lut que nous souffrons » ressortissent plus claire­ parce que la souffrance réelle visée dans la perception d'autrui ne s’identifie pas au contenu phénoméno­
ment à nos yeux. Il nous apparaît en effet que la souffrance - celle logique de cette perception mais lui est au contraire foncièrement étrangère, comme elle est étrangère à
l'affectivité de éette perception, qu'elle se trouve [rosée comme la souffrance d’un autre, qu'un autre ego se
qu’on dit, dans la compassion, «p artagée» - , n’est pas la même souf­ n-otivr posé en fitte de l'ego pcrccvsml. U pluralité des sphères subjectives d'expérience. la pluralité des
france que celle qui est éprouvée dans l’immanence absolue de la subjec­ ego repose sut la pluralité lies S ] ibères lt'c.S|ici ii-m c alfcelive récite et est fStgéc par elle » (/. At.irmvtfe fa
tivité souffrante ri’autnii : celle-là, contrairement à celle-ci, prend uni­ miiitifrOnti"N, $ 117. '/'■ n é . p. 7'r.l- 7111).
148 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 14 9

texte : « Pour plaindre le mal d’autrui, sans doute il faut le connaître, mais Rousseau rappelle que l’affectivité est ce qui envahit le moi « tout entier »,
il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu’on craint de souffrir, on en chaque point de son être ; et que cet envahissement resserre la tempo­
plaint ceux qui souffrent ; mais tandis qu’on souffre, on ne plaint que soi » ralité en un présent vivant dont l’expansion intérieure abolit toute autre
(E , 5 1 4 ). dimension du temps, passé ou avenir, souvenir ou prévoyance. Le moi
Q u’est-ce à dire ? Que si cette épreuve affective ne laisse jamais aucune vivant, et pour autant qu’il est vivant, est saturé et comblé par l’affection
place à autre chose que soi, c ’est uniquement parce que l’épreuve imma­ qu’il subit. Il en est plein, de la même façon que cette « passion innée »
nente d’un sentiment repose toujours sur la structure d’auto-affection dans qu’est l’amour de soi dé-finit - et par là même infinitise - sa propre
laquelle le moi vivant se sent en tous points de son être sans jamais pou­ existence. Ne dit-on pas d’ordinaire : je « déborde » de sentiment - ou ce
voir se mettre soi-même, ni ce sentiment avec lequel son individualité tout sentiment me déborde ? En vérité, ce sentiment agit en moi par remplisse-
entière se confond, à distance de soi. E t il en est bien ainsi parce que le ment, par resserrement et expansion, il est toujours plein de soi ; et c ’est pour
sentiment, en tant qu’il s’auto-affecte dans la vie, constitue lui-même un cela, comme l’exprime Rousseau au sujet du présent vivant, qu’il « dure
Soi, l’ipséité de cette même vie. Le sentiment se sent dans le présent vivant toujours » et ne « s’épuise »jam ais (R, 1046 ; 1075).
et non dimensionnel de son expérience vécue, sans qu’il soit, pour le sen­ Souvent, à cette plénitude infinie et saturante l’on reconnaît l’exis­
tir, nécessaire, ni même possible, qu’un horizon temporel ek-statique se tence d’une « passion ». On appelle effectivement ainsi le sentiment vif et
lève par-devers lui. Telle est la raison pour laquelle l’âme souffrante envahissant qui prend son essor dès lors que nous nous trouvons « tout
s’éprouve, dans l’immédiation de son pathos, entièrement immergée en entier » réduits à son pouvoir, tenus à la merci du sentiment éprouvé, sans
lui, c ’est-à-dire en soi, sans qu’il ne lui soit accordé de se dépasser vers même qu’il ne nous soit permis de penser qu’il pourrait en être autrement.
autre chose que soi, vers autre chose que sa propre vie affective, dont il lui Dans les Confessions, par exemple, Rousseau expose ainsi l’état de « ravisse­
est ainsi fait présent. ment » dans lequel sa passion amoureuse à l’égard de Mme de Warens
C ’est dire que, comme tout sentiment, la souffrance a pour caractère l’avait plongé : « Mon cœur se nourrissait d’un sentiment tout nouveau
éidétique, en plus d’être immanent et aveuglant, celui d’être saturant. Nous dont il occupait tout mon être : il ne me laissait des esprits pour nulle autre
entendons par là que la vie ne fait jamais irruption en soi, et par consé­ fonction» (C, 53). O r si, lorsque nous éprouvons un certain sentiment,
quent en moi, sans qu’elle le fasse en chaque point de son être. Tel est le nous nous sentons en chaque point de notre être posés dans l’absoluité de
mouvement de l’incarnation, l’être nécessairement incarné du sentiment ce présent vivant, de ce don gratuit - ou gracieux — qui n’a de rapport
de soi. En voulant « décrire » dans ses Rêveries ce qu’il appelle « la nais­ qu’avec lui-même (c’est-à-dire avec la teneur cordiale de son impressionna-
sance du moi à la vie» (cf. R, 1005), Rousseau notait, on s’en souvient : lité), il nous faut reconnaître que nous ne pouvons en venir à compatir
« II me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que avec autrui qu’à la condition de ne pas souffrir nous-mêmes la réalité phé­
j ’apercevais» (ibid.), - ces objets bien entendu n’étant pas «objectivés» noménologique et toujours actuelle du sentiment « de l’autre ». Du prin­
au sens rigoureux du terme, puisqu’ils étaient en l’occurrence, « dans cet cipe de « saturation affective » il s’ensuit, comme Rousseau du reste l’af­
instant » (ibid.) de la naissance à la vie, éprouvés en tant qu’ils faisaient firme très finement, que «nul n’accorde aux autres que la sensibilité dont
indistinctement partie du «tou t de mon être» et appartenaient ainsi à il n’a pas actuellement besoin pour lui-même» (E , 514). Nul ne peut
l’irruption même de la vie en sa subjectivité absolue, en sa chair phénomé­ plaindre autrui que s’il ne souffre pas comme autrui souffre. Le même n’est
nologique. C ’est à ce titre que la saturation affective est une composante donc pas le pareil : souffrir-avec n’est pas souffrir-comme. Et c ’est cette
structurelle de la vie pure. E t c ’est à elle, à cette structure d’incarnation et différence, cet écart, ce déséquilibre ou cette disjonction au sein même de
de sensibilisation panique que Rousseau pense quand il déclare dans l'identification pathétique, ou au cœur du «tran sp ort», qui explique que
VEmile que celui qui souffre ne peut sur le moment que se plaindre soi- dans Y Emile également un rôle exceptionnel a été confié à l’imagination
même. pour rendre compte de la structure du compatir.
Il n’est d’ailleurs pour nous en assurer que de rapprocher ce texte du pas­ C ar si nous ne souffrons en aucun cas la douleur d’autrui dans sa réa­
sage des Dialogues où « Rousseau », cherchant à lire sur la personne même de lité subjective intrinsèque, sans doute pouvons-nous parfois l’imaginer.
«Jean-Jacques » les traits d’essence de la subjectivité originelle, écrit : Peut-être même la percevons-nous, puisque nous lui « prêtons » un senti­
« Pour Jean-Jacques incapable d’une prévoyance un peu suivie, et tout entier ment - c ’est-à-dire en vérité un sens —sans jamais subir sa teneur phéno­
à chaque sentiment qui l’agite, il ne connaît pas même pendant sa durée qu’il ménologique propre, son impressionnalité. Tel est le phénomène que
puisse jamais cesser d’en être affecté» (D , 818). Phrase par laquelle Y Émile décrit et qu’il renonce à expliciter. Et s’il y renonce aussi facile­
150 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 151

ment, c ’est sans doute parce que la « figure » sur laquelle reposent les On objectera sans doute à cette interprétation que, dans cette dernière
développements de ce traité n’a plus rien à voir avec celle que Y Essai met­ citation, il n’y a nulle trace d’auto-affection immédiate, et qu’il y est
tait en avant, à savoir l’homme primitif. Dans YEmile, il s’agit de l’enfant, même fait mention de son contraire absolu, à savoir la rc-ilexion, le retour
dont la sensibilité est généalogiquement décomposée selon qu’elle relève sur soi. Mais si la réflexion suscite dans son mouvement de « retour sur
d’une «sensibilité naissante» (primitive ou immanente) ou d’une sensibi­ soi» un plaisir, c ’est précisément parce que, comme le reconnaît claire­
lité seconde ou supplémentaire, déterminée par l’extériorité. Même si ces ment Rousseau, « en voyant combien de maux il est exempt, il se sent plus
deux figures possèdent une fonction identique, et alors qu’à la limite les heureux qu’il ne pensait l’ctre. Il partage les peines de ses semblables;
termes des deux doctrines se confondent étrangement - YEssai et Y Émile mais ce partage est volontaire et doux. U jouit à la fois de la pitié qu’il a
partageant sur cette question le même horizon de pensée - , dans cette der­ pour leurs maux, et du bonheur qui l’en exem pte» (ibid.) .
nière œuvre, un glissement ne s’en est pas moins produit. L ’analyse, qui se Aurions-nous donc raison ? La question se pose d’autant plus qu’au
situait en 1751 sur le plan ontologique d’une élucidation des «principes», lieu de nous sentir confirmés dans notre interprétation, nous assistons ici à
ne vise plus en 1762 que les conditions psychologiques sur lesquelles doit un bien curieux renversement : à l’inversion immédiate de la souffrance
reposer une « éducation » ayant pour but d’ « exciter et de nourrir dans le dans la joie s’ajoute en effet —à cause de sa forme explicitement com para­
cœur d’un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité nais­ tive - la transformation de la vertu en am our-propre!... Au point, d’ail­
sante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et la bonté» ( ibid., leurs, qu’il semble n’y avoir aucune raison de ne pas croire que le senti­
504). O r une telle éducation suppose par définition l’usage de la réflexion ment de pitié te! qu’il est ici exprimé ne renvoie à rien d’autre qu’à
et la mise en application de certains préceptes pour retrouver « l’ordre de la l’égoïsme le plus franc1.
natu re», c’est-à-dire la sphère égologique d’immanence radicale qui C ’est effectivement ce que l’on pourrait croire. Mais est-ce vraiment ce
caractérise la subjectivité en son ipséité constitutive. qu’il convient de penser ? L ’intention de Rousseau vise-t-elle à déclarer
Posons donc une troisième fois la question de fond : si le « spectateur » tout bonnement que le malheur des uns fait le bonheur des autres ? Ses
compatissant, comme l’appelle Rousseau, n’est jamais capable d’éprouver analyses, souvent embarrassées, s’épuiseraient-elles à vouloir faire la
la douleur d’autrui comme ce dernier l’éprouve dans l’immanence et preuve que derrière le voile pudique et bienveillant de l’altruisme se dissi­
l’auto-affection de sa subjectivité « naturelle », si, comme le remarque éga­ mule la malveillance de l’envie? D ’un autre côté, n ’aurions-nous de rap­
lement Rousseau dans YÉmile, il « la connaît sans la sentir » en ce sens que port à la douleur d’autrui que par crainte de ce qui pourrait nous arriver1,
« ce n’est que l’imagination [et non l’affectivité] qui nous fait sentir [ !] voire pour jouir par contraste de l’idée que nous-mêmes nous ne souffrons
les maux d’autrui» {E , 517), comment pouvons-nous encore employer pas ? Est-il en tout cas possible de concilier un seul instant cette affligeante
avec rigueur le verbe cam-patir ? A cette question, il est arrivé à Rousseau et si lamentable conclusion avec l’autre aspect de la doctrine qui célèbre
de répondre de manière circonstancielle en expliquant que ce n’est pas dans la pitié la plus noble des vertus3 ?
parce qu’Emile ne ressent pas la douleur de l’autre dans son incommuni­
cable réalité phénoménologique, qu’il se trouve dénué de tout sentiment.
Seulement, ajoute-t-il aussitôt, le sentiment qu’il ressent n’est pas de 1* C ' e s t d 'a i l l e u r s lu p r i s e e n c o m p t e d e c e t a é g o ï s m e » d is s i m u l é a u c œ u r d e c e t t e c o m p a s s io n - / à ,
q u i c o n d u i r a N i e t z s c h e à f u s t i g e r l e s f n a iiif c s iu ü O n a p a d i é t i c o - c o m i q u c s d e c e t t e « r e l i g i o n d e l a p i t i é » o ù
l’ordre de la douleur. En imaginant le souffrir de l’autre, en se le représen­ il s ta g ii d e r ie n m o in s q u e d e « » "é g a re r d e la s o r te lo in d e s a p r o p r e v o ie » ( c f . L e Gai savoir, I V , § 3 2 6 e t
tant et en le réfléchissant sur ce mode « irréel », la conscience qui le pose s u rto u t 3 3 8 ) , M a i» s a n s d o u te N ie tz s c h e a u r a it-il e u du m a l à r e c o n n a ît r e q u e d ’u n e c e r ta in e fa ç o n sa c r i­
tiq u e e u t é t é a p p r o u v é e p a r R o u s s e a u ...
ainsi devant soi ne cesse, en tant que faculté de l’âme, de s’auto-affecter et 2. Cf. A ris to te , Rhétorique I I , 1 3 8 6 a.
de sentir en même temps son être même (sa subjectivité) comme une jouis­ 3. S u r ta q u e s t i o n d e t a p i t i é e n g é n é r a l , e t p o u r o b t e n i r u n é c l a i r a g e s u p p l é m e n t a i r e s u r ta p o s i t i o n
d e R o u s s e a u , n o u s r e n v o y o n s à A . C o m te -S p o n v ilta * Petit traité des grandes vertus, P a r i s , p î/ F , 1 9 9 5 * c h a p , 8 T
sance de soi, comme un libre bonheur d’exister. Imaginer la douleur d’au­ p . 1 3 7 - 1 5 7 (s u r R o u s s e a u , c f , p . Î 4 9 - I 5 Q ) . C o r m e - S p o n v i l t a , q u i n e s c r a n g e g u è r e ù r i d é e s e l o n l a q u e l l e
trui, ce n’est donc en aucun cas cesser de se sentir soi-même. C ’est même {ib id ,. n o l c à 4 3 - 4 4 )
« t a p i t i é n e s e r a i t q u 'u n é g o ï s m e p r o j e c t i f o u t r a n s f é r e n t i e l » ( p . 1 5 1 ) , c i t e c e p e n d a n t
d e n o m b re u x a v a ta rs d u lie u c o m m u n » s e l o n l e q u e l c e s c n i i m e m é q u i v a u d r a i t . p m i r n o u s n i t e n i r à ta
tout le contraire, étant donné qu’avoir pitié d’autrui, cela consiste, au dire a

f o r m u l e d 'A r i A t o t r , a * u n m a l h e u r d o n t n o u s s o m m e s t é m o i n s I o n i q u e m in » p r é s u m o n s q u 'i l p e u t n o u s
de Rousseau, non pas à souffrir, à soufirir-avec (ou si peu), mais, surtout, a t t e i n d r e * rm q u e l q u 'u n d e * r o ï t r c M * ( A r o t o t e . Nhtturitjnr. U , tt, 1 3 8 5 W : il f ii ii c g a t a m m i im i t i i m i d e la
m a x im e 26 4 rk lu i J t o i h d b u r m i U i , t i r la m . c ù m r 3 n d e C h a m l m t , le c h a p i n e « D u u n i r » , § -ïïl. d e s
à jouir davantage de soi, du Soi affectif dont résulte son propre moi
Carettères d e l a i l i r u y ê r e , i l c i t e a u s s i t a c h a p i t r e « D e l a p i t i é » ( t a VînirvdMUm <t lu onwai.\.\aiiu d e /Vifirit
vivant! Soit, en termes rousseauistes : « S i le premier spectacle qui le hautain d e V a u v c n u r g u e A . p n t i i r f i n i r a v e c A l a i n — t o u t e s e c s p r i s e s d e p o s m o u a u x q t .n 'U c * s 'o p p o s e : d e la

frappe est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-même est un sen­ m a n i è r e l a p i m d i r e c t e ta c o n c e p t i o n d e K n u v a f f m . A m d a u $ 1(1 d u fimttnnrrtt */r lu mnrtrtr J j * ’h n -
p m i h u n c r {tift vil . p . 2 7 0 -3 ( 1 1 » ) q u e T m i [ h a u m t r o u v e r î l e s e o i i l î i t t M i î n u ! . d u e . u a i l é r r i t n t i - v g o M i : d e la
timent de plaisir... » {ibid., 514). p i li é c o m m e v e n u .
152 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 15 3

En vérité, et aussi surprenant que cela puisse paraître, Rousseau atteint bien-être, de cette tonalité tonique qui se confond avec la surabondance
là, sans pour autant qu’il s’en saisisse ouvertement, un point crucial tou­ de la vie subjective venant elle-même et par elle-même en soi. C ’est ainsi
chant à l’essence de l’affectivité. Ce qu’il suggère par un tel propos, ce n’est qu’un texte de YÉmile nous apporte cette utile précision : « Il [le compatis­
pas que le vice serait la face cachée d une apparente vertu, mais, de façon sant] se sent dans cet état de force qui nous étend au-delà de nous, et nous
essentielle, qu’ an sentiment de douleur partagé, tel que la compassion, ne s’éprouve que fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien-être» (E , 514). Si bien
dans une connexion intérieure et immédiate avec un sentiment de plaisir ; ou plutôt que que 1 on peut entendre le problème de la manière suivante : loin d’être un
l’épreuve même de la souffrance entraîne inévitablement, en tant que sentiment et quels sentiment égoïste ou égocentrique, fondé sur cette «p ru d en ce» timorée et
qu’en soient le motif (compassionnel ou autre) et le sujet (a spectateur» ou « animal fébrile qui « resserre », dirait Rousseau, la puissance de l’affection dans les
souffrant» [D O l, i 55]^, l’auto-affection qui rend pkénoménologiquement possible limites propres de la personne concernée - «dans les bornes du moi
tout sentiment, et a fortiori toute affection, c’est-à-dire le sentiment de soi, le se sentir hum ain» (ibid., 602), et conformément à « l ’orgueil de son petit indi­
soi-même commejouir de soi'. Et pourtant, une telle assomption ne saurait repo­ vidu » —, la pitié, pour autant qu’elle repose sur l’accroissement de soi
ser sur la seule doctrine de YÉmile. Car, malgré tout, il semble bien, dans le inhérent au jouir ontologique de l’amour de soi, étend plutôt cette sensibi­
cas qui nous occupe, que si la joie appartient exclusivement au « specta­ lité hors de soi et jusque sur les «a u tre s» . Voilà qui signifie en tout cas
teu r», la douleur ne concerne, quant à elle, que « l ’animal souffrant». qu’il n’y a que les êtres heureux et indépendants qui soient authentique­
Alors ? Tâchons tout au moins, pour avancer au coeur de ce problème, de ment compatissants. Leur sollicitude et leur bienveillance généreuse ne
nous interroger à présent sur la conception que Rousseau se fait de ce « spec­ sont fonction d’aucun échange voilé, d’aucune rétribution ; la commiséra­
tateur », et demandons-nous à cet effet : qui peut bien compatir ? tion n’est jamais l’instrument de leur «co n fo rt» comme dirait Nietzsche,
et ceci pour la raison essentielle que l’intention qui s’y dessine ne vise pas
se
45 à les rassurer sur leur sort, ni à leur faire oublier où ils sont et ce qu’ils
font1.
Aussi longtemps que la connexion, un moment entrevue, cède la place L a conception négative affirmant que le sentiment de pitié n’est
à un rapport extrinsèque, à un rapport où les deux sentiments mêlés de « doux » qu en raison du sentiment de « bonheur » qui procède de ce que
jouissance et de souffrance sc distinguent et échoient chacun en particulier l’on est soi-même « exempt » de la peine partagée, cette conception, donc,
à deux sujets différents et se faisant objectivement face, force nous est de ne tient pas assez compte de la lettre du texte que l'on a lu. Au demeu­
conclure que l’expérience de la pitié ne donne pas lieu à un sentiment rant, Rousseau prend bien soin de souligner qu’ « en voyant combien de
« vertueux ». D ’ailleurs, le fait que ce rapport soit dit reposer sur la maux il est exempt, [le compatissant] se sent plus heureux qu’il ne pensait
réllexion et la comparaison, ne nous entraînait-il pas déjà à lui recon­ 1 Être». Ne reconnaît-il donc pas par là que ce sentiment n’incombe qu’à
naître dans son principe une part de calcul ? Pourtant, cc qui n en est pas un homme déjà heureux (ou du moins qui s’imagine l’être), soit à un
moins sûr, c ’est qu’il est impossible de comprendre les conditions d’émer­
gence de ce sentiment, pas plus d’ailleurs que les conditions d exercice de
cette vertu, sans songer qu’à la source de toute compassion il y a ce que
1 - N ic txsdie sc silui en effet à l‘o|ipooé d u rousseauisme quanri il écri I : « On appel le le c li ri stia nisme
Rousseau appelle très habilement dans Y Émile la « sensibilité surabon­ La rHipnn île la rom pawn n. I . l rnmpavsitm rit l'njiposè d u émoi hint toniques oui élèvent Iciirrgir du
ir nu ni ru i vital : elle a un eitel déprimant. f l'est perdre de sa lo u e cpie compatir, P,U la rniiiMidoti j ' iuir-
d ante» (/?, 515) de l'être, c ’est-à-dire la vie en tant qu’elle fait irruption ii unite et s'amplifie lu déperdition rie Inters que l.i mu firmier, û elle mule, inflige déjà à lu vie. Ou.mr à la
sous la forme d'un infrangible «sentiment intérieur» - jouissance incom­ Ki.illr.iuee. 1 .1 rnmpassmn ta rend .„m agn um . » Et b -mile H W tirade d'c.piiiriansinicii | « lit roui-
Jinssinii rouir, ute eu Huit la gram le loi de l’éeiilulioll, qui est lil loi de lu sflrrlim u t. Nirixsrltr d'a.ioiller ;
mensurable dont, remarque l'auteur des Rêveries, on «n e trouve rien de
u Ou a usé appeler ta i »mpussi......... . (dans tonte murale ou il,h rai,y,„. elle p a v e pour une l'ail île net'
comparable dans toute l’activité des plaisirs connus» (R, 1005), ces plai­ d i t e ,l m êm e allé plus lo in ; on ru .1 l'ail Ai v en u p ar r x .e t le n ee, I., » « „ - e rl l'iu ig iu r de ......te . le -Y ,
sirs qui, pour se dérouler dans le monde et relativement à lui, ne sont dan. I opliqui . d est vrai el e>-u un [mini à ne jam .ris oublier . d'une pliilnsnpliir qui riait million- et
qui as ail pum devise lu nSpih-m Hr la ere. Ell vein, Schopenhauer èlltit dans le vmi : par la compassion, . ‘est
jamais que làeliees, épisodiques ou occasionnels. la vie qui si1 lunne l i t t e , qui m httri I autant [dus d 'êtir niée, i .a i oui passion ISI lu j'ui\!. .lu uillilisuie I T *,
Il est en effet im p o ssib le de re m o n te r au p rin cip e d ’une telle « v ertu » |/ .‘.IM, h i, l, Mail, ,| -i I! I té mer y. in W a n n phtl.... p/te/nr. o.rn/.riiri. \'|||, éd eil., l'.u h t:.d|iu,.„i| tué I
JE Uiî H/rj.
sans prendre en compte la manifestation de cette tonalité ontologique de la- plus reniuiqnalilr dans «rite irlhim.il.tr opposition. l ’est que Niet/sehe, en . rrn at it VIS.'I. à I) n ets
.Vliupeuliauer. la p lid. ..opine ,|„ .. lailtl,....... I „ pleltéie» - Roil «wail, ..............même S ilm p e n W e r .V ia I,
alto ui la mi nom reel,mi.-, ne hui en vérité que lui eiillioiler le pa. f„ i„ o p ,,t .i, /nffi, rf, /„ rrr'.rorIf
11
tl iiilem ipn Oi jin in ti, fa / Par mi l'on m it egalement que b position de Selto|ietit>am r ne iveian re pas
1. E l c'est sans doute cette con n exion intim e qui sc cach e derrière l’expression q u ’em ploie R ous- tout a fail ie point de sue de Rousseau, ni algie les déclarations du premier. - Nom reviendrons dans imite
sr;ui : jou ir de la futié. cnnrliision sur certains aspects du rappnrt N irtuchc/Rouescau.
154 Rousseau, éthique et passion
Vivre ensemble 155

homme qui, au moyen du phénomène compassionnel, voit précisément cette estime de soi, elle est ce que la sagesse de Rousseau se donne pour
son bonheur s’accroître encore plus ? Les malheureux, en revanche, envahis tâche de revivifier, de cultiver. C ’est ainsi, en effet, que VEmile s’emploie à
par leur propre souffrance, n’excèdent jamais les « bornes » de leur affec­ dérouler les raisons pour lesquelles plus je me sens à l'abri de la douleur et
tion. D ’où leur propension, sinon à être méchants, du moins à manquer plus, de cette accroissement de joie qui en résulte et qui me déborde de
de compassion. Les malheureux ont te cœur « dur ». Et, ajoute à cet égard toutes parts, je me sens alors entraîné, en lui portant notamment secours,
Rousseau, « un homme dur est toujours malheureux, puisque l’état de son à « étendre» et à faire partager à autrui le bonheur d’exister qui est invin­
cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante, qu’il puisse accorder ciblement le mien. C ar en dépit de son caractère paradoxal, la vérité nous
aux peines d’autrui» (ibid., 514-515). impose de dire que c ’est grâce à la joie résultant de la comparaison de
Parce qu’il comprime son âme dans les limites érigées par sa représen­ mon sort avec celui de « mon semblable » — une joie qui ne peut pas ne
tation de soi, le malhepreux ne se rend sensible qu’à lui-même — si tant pas m ’envahir, puisqu’elle se fonde dans l’inconditionnalité principielle de
est, bien sûr, qu’il le soit encore en dépit de sa dureté. C ar la vérité, c’est la subjectivité, et dans son pur amour de soi - , que c ’est grâce à cette joie,
que le malheureux se trouve conduit à tout sacrifier à l’amour-propre, et donc, que je me sens tout naturellement enclin à être bienveillant à
il faut entendre par amour-propre cette anti-« logique du cœur » confor­ l’égard de ceux qui souffrent. Remarquable à cet égard est la formule du
mément à laquelle le « S o i» prétendument aimé n’est qu’un Soi re-pré- traité: « U n cœur plein d’un sentiment qui déborde aime à s’épancher»
senté, un Soi dénué de toute vie, puisqu’ici il se trouve illusoirement pris (E , 494). Ce qu’à leur manière, les Dialogues répéteront en ces termes:
pour un simple objet d’amour, ou plutôt de « préférence » - le « propre » « La bonté, la commisération, la générosité, ces premières inclinations de
dans l’amour-propre étant lui-même identifié comparativement par la dif­ la nature [...] ne sont que des émanations de l’amour de soi [...] des besoins
férence qu’il témoigne par rapport aux autres. Tandis que dans l’écono­ de son cœur qu’il [l’homme naturel] satisfera plus pour son propre bon­
mie de l’amour de soi tout se rend conforme à ce grand principe phéno­ heur que par un principe d’humanité qu’il ne songera guère à réduire en
ménologique génialement découvert par Pascal : « Nous ne pouvons aimer règles» (D, 864).
ce qui est hors de soi » (fr. 485, Br.), dans celle de l’amour-propre qui s’y Non seulement il faut se convaincre que les dispositions morales de
oppose point par point, le Même n’est envisagé que comme extérieur à l’âme humaine se fondent toutes dans la cordialité immanente de la
soi, et, pour le dire plus concrètement, comme l’autre d’un autre. nature, et jamais, comme les moralistes l’imaginent de manière erronée,
E t le monde lui-même ? Pour le malheureux qui s’enferre dans dans la sphère transcendante des règles du devoir, mais il faut aussi s’aper­
l’amour-propre, le monde semble, tout comme lui, dénué de faveurs affec­ cevoir que, de la même façon que les vertus sociales découlent de la pitié
tives, d’énergie et de goût ; le séjour en ce monde est, comme l’écrit un — seule vertu naturelle —, toute sollicitude morale ainsi que toute bienfai­
Saint-Preux désespéré, « triste et horrible » - d’où sa constante « mélanco­ sance sociale procèdent en vépté de l’amour de soi, et uniquement de lui.
lie» (N H , 90). C ar la vie, qui s’en est presque retirée, ne manifeste jamais Mais si la moralité du comportement que nous témoignons à l’égard d’au­
dans son cœur qu’une source d’ennui et de désœuvrement. Le malheureux trui se fonde bel et bien dans la nature, soit dans ce « principe de l’âme »
maudit sa propre « nature », et c’est cela qui forge sa plus profonde afflic­ qu’est la pitié, il lui faut aussi dépendre de la «fo rce » (E , 514) (que cette
tion, sa plus désespérante faiblesse. Une faiblesse qui, pour l’essentiel, pro­ âme affirme, mais qu’elle peut aussi bien contester) de jouir de soi-même,
cède en effet d’une haine envers l’existence (c’est-à-dire envers soi), et qui c ’est-à-dire, en vérité, de se ré-jouir de son propre amour de soi. Une
fait ainsi du « méchant », non pas celui dont Diderot, en guise de miroir, éthique de la réjouissance et de la force d’âme soutient donc, chez
jettera un jour le portrait à la face de Rousseau, à savoir celui qui Rousseau, sa morale de la compassion - une éthique selon laquelle être
demeure seul, mais un contempteur de la vie, ayant perdu, avec l’estime juste envers les autres suppose toujours, comme sa condition la plus indis­
de soi-même, la possession de sa force d’âme, le pouvoir d’ex-primer l’ex­ pensable, d’être bon à l’égard de soi. C ar ce n’est que lorsque le Soi
pansive énergie de son esprit et le plein usage de son autorité naturelle. s’éprouve comme tel dans la ré-jouissance et le contentement de soi-même,
Un tel usage profite, à l’évidence, du fait — du fait primitif - que la qu’il est pleinement - et peut se reconnaître aussi pleinement —être-avec...
« bonté naturelle » se dresse indestructiblement à la racine de l’être pour Ou bien, plutôt que de parler ici d’un être-avec, il faudrait à présent invo­
nourrir dans l’âme son goût « in n é » (DOI, 154) pour la justice1. Quant à quer un certain vivre-ensemble, cette expression rendant sans doute un
meilleur compte du caractère conjointement ontologique et éthique de
1. L 'Emile parle aussi d’un «sentim ent du juste ou de l'injuste.*» inné au cœur de l’hom m e» l’expérience induite par la «p itié». C ar c ’est bien la phénoménalité du
{E , 286). Mitsein, du moins celle qui se veut homogène au Dasein, qui, chez
156 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 157

Rousseau, finit (sinon commence) par voler en éclats, son abstraction plus et connu ses signes ou ses effets : « Pour devenir sensible et pitoyable, il
ou moins grande, le registre transcendant sur lequel elle se laisse générale­ faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce
ment défi inor, et son universalité de principe, cédant alors la place à qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il
Farchi-concréuide du présent vivant et des situations pratiques indivi­ doit avoir l’idée comme pouvant les sentir » (ibid., 505). Mais si nous nous
duelles, sans nulle considération pour la donation préalable et la significa­ en tenons justement à cette proposition, force nous est alors de reconnaître
tivité (Htâeulsamkeii) du Monde. que la solution avancée par Rousseau est loin d’en être une, puisque la
Qu'il n’y ait pas de pur mouvement de la nature, c’est-à-dire de vie problématique ne fait, eu égard à la question de la possibilité de la pitié,
donnant naissance au moi, sans qu’une « émanation a du premier principe que renvoyer à la factualité de celle-ci, et à la comparaison que le sujet éta­
de son âme n’atteigne la chair vive et l’essence affective de Vautre : c ’est à blit, d’après son expérience particulière, entre ce qu’il a déjà vécu et ce
cette réalité-là qu’introduit donc la question de la pitié. Mais cette pitié qui le concerne présentement.
n’est pas seulement un sentiment primitif, inné, universel, c’est aussi, dit Comme s’il s’agissait pour lui d’expliquer ce qui suscite en général
Rousseau, une vertu naturelle. O r tout le problème est là : c’est sur cette 1’ « effet tragique », Rousseau suggère en effet, dans cette analyse de
ultime notion que se concentre toute la difficulté que nous ressentons à VEmile, que la pitié est une vertu qui se produit grâce à l’exercice d’une
admettre la liièse rousseauiste. reconnaissance, laquelle dépend à son tour du développement de la
C ar, s’il est vrai que l’être d’autrui (son affectivité) se donne originai­ mémoire. Mais pour être ainsi placés comme au théâtre, ne manquons-
rement sur un mode immanent, naturel, lui-même auto-affectif, il n en nous pas de nous plier aux conditions de la réduction phénoménologique,
demeure pas moins que cette possibilité de donation, que Rousseau et ne sortons-nous pas, de ce fait, du cadre strict de la constitution imma­
appelle la pitié, exige, de celui qu’elle émeut, qu’il prenne d’abord cons­ nente du vécu ? Tel est bien ce dont il en retourne avec ce texte où la
cience, sous la forme d’une réflexion comparative, de sa propre « exemp­ nodon d imaginaüon est fortement sollicitée. —Pouvons-nous « imaginer »
tio n » de souffrance. En ce sens, et tous les commentateurs l’ont constaté, une souffrance que nous n’aurions pas éprouvée auparavant ? En tout cas,
VÉmile, contrairement au second Discours, offre un concept bien plus intel­ en s’en remettant ainsi à l’expérience empirique de chacun, l’on s’interdit
lectualiste du phénomène. L a question qui s’impose est dès lors la sui­ simultanément de penser (comme Rousseau le fait clairement dans son
vante : rinleilectualisaiion de la pitié ne risque-t-elle pas de pervertir son second Discours) que la pitié réside a priori au « principe » même des « opé­
caractère moral, au point qu’elle apparaisse comme un avatar de l’amour- rations de l’âme humaine », et qu’elle doit donc avoir pour cela un statut
propre et non plus comme une émanation de l’amour de soi ? universel et transcendantal. C ’est que - on ne le dira jamais assez - l’em ­
Pour l’auteur de VÉmile qui place son propos dans une perspective où prise du schéma anthropologique lockien sur la doctrine de l'Émile fut
se coin,'oit - sur un mode apparemment généalogique et sous la forme absolument considérable. Reste que ce n’est pas à cette seule prégnance
d'une «double naissance» de la subjectivité - la constitulion des opéra­ qu’il convient de s’attacher pour justifier l’adoption de la perspective
tions de l’âme («nous semons avant de connaître», déclare à cet égard empirique ; une telle dcterminaLion s’explique principalement par le but
Rousseau ) ibid., 599)), la pitié se fonde de prime abord sur l'expérience que ce traité souhaite aussi atteindre. C ar c’est pour autant qu’il s’y est
empirique de la souffrance, et elle se développe à 1 aide de l imagination employé à dessiner un véritable programme éducatif visant à persuader
- donc, tardivement. Le schéma est décrit comme suit: « A seize ans l’adolescent de la nécessité morale de compatir avec ses semblables, que
l’adolescent sait ce que c'est que souffrir ; car ii a souffert lui-même ; mais Rousseau s’est senti en droit de conférer une importance quasi structurelle
à peine sait-il que d’autres êtres souffrent aussi ; le voir sans le sentir n'est pas à 1 imagination. De fait, cette «faculté» remplit ici une fonction propre­
U savoir, et, comme je l'ai dit cetit fois, ['enfant n'imaginant point ce que ment pragmatique et pedagogique : une fonction qui s’appuie sur le pou­
sentent les autres ne connaît de maux que les siens: mais quand le premier voir qui est le sien de «déterm iner la pente» (E, 501) naturelle de
développement des sens allume en lui le feu de l’imagination, il commence l’amour de soi, en empêchant cette passion égoïque - grâce à un effet
à se sentir dans ses semblables, à s’émouvoir de leurs plaintes et à souffrir d orientation vers telle ou telle image de la souffrance — de dégénérer en
de leurs douleurs. C ’est alors que le triste tableau de l’humanité souffrante égoïsme, c ’est-à-dire en amour-propre.
doit porter à son cœur le premier attendrissement qu’il ait jamais Au plan fondamental, la conception « intellectualiste » de la pitié pré­
éprouvé» (ibid., 504). suppose donc l’émergence d’une conscience capable de faire la différence
Aussi, l’enfant ne reconnaîtra-t-il la souffrance riiez autrui que parce entre soi et son aller ego. D e plus, comme le précise le texte de Rousseau, la
qu’il aura déjà éprouvé dans le passé une «semble* 1 ■" tonalité afleclive, pitié ne surgit qu’à la faveur d’un retour sur soi-même, consécutif à un pre­
158 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 159

mier « transport hors de soi». O r, la part incombant à la réflexion dans dont la légitimité tient au fait que celle-ci s’avère « bien adaptée au cœur
l’effectuation de ce sentiment n’est pas de nature à mettre en cause le fait humain » [E , 243).
que la pitié s’impose comme la « seule vertu naturelle », comme le senti­ Fondée, dès le premier âge, sur la nécessité d’ « exciter » et de « nour­
ment moral par excellence. C ar la raison pour laquelle ce sentiment prin- rir » en l’homme sa « sensibilité naissante », de la « guider ou [de] la
cipiel rend possible l’exercice d’une véritable moralité tient uniquement suivre dans sa pente naturelle», cette éducation a pour tâche réelle d’in­
au fait qu’il «éten d » l’être de l’ego « su r» celui de son aller ego, en tissant tensifier la fibre atfective du moi, que Rousseau appelle « la force expan­
un lien qui concerne et conforte les deux sujets du « rapport » compassion­ sive de son cœ u r» (cf. ibid., 506). En apprenant à se « d ilater» tout
nel. Rousseau écrit dans ce sens : « De cette seule qualité découlent toutes d’abord (telle est son exigence d’ordre éthique), à « s’étendre» ensuite « sur
les vertus sociales... En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’hu­ les autres êtres» (c’est là sa conséquence morale), et à se «retrou ver» enfin
manité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce lui-même «partout hors de lui» (ce qui n’est autre que la sagesse comme
humaine en général ? La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien véritable accomplissement de soi, comme «am ou r de l’ordre»), le cœ ur
prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particu­ peut parvenir à être soi-même, c’est-à-dire à « mesurer le rayon de sa
lier : car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que sphère1 et à rester au centre comme l’insecte au milieu de sa toile», car
désirer qu’il soit heu reu x?» (DOI, 155), - et cela tant et si bien que l’ex­ c’est seulement ainsi que « nous nous suffirons toujours à nous-mêmes et
plication finale doit nous entraîner maintenant à tenir compte de ceci : n’aurons point à nous plaindre de notre faiblesse ; car nous ne la sentirons
plus je rentre en moi-même, plus je prends plaisir à sentir que je suis celui jam ais» {ibid., 305).
que je suis - à savoir ce moi vivant aussi incomparable qu’égal à tout autre Or, cette intensification compassionnelle des pouvoirs de la sensibilité
moi vivant - , et plus je suis en mesure d’être plus que moi-même, d’être ce n’a pas besoin, pour pouvoir se produire2, qu’un retour sur soi, qu’une
que la vie est en moi, à travers moi : un éternel présent, une étreinte incessante, ré-flexion de 1’ « animal spectateur » suive la perception qu’il aurait eue
une jouissance de soi sans lacune. auparavant de 1’ « animal souffrant». C ar cette intensification, comme
Au travers de cette jouissance de soi, c’est en effet la vie elle-même, tout phénomène passionnel, se fonde dans l’immédiation de l’amour de
en son automouvement, en sa « volupté pure », qui, indéfectiblement, ne soi, dans ce pur mouvement de la nature en quoi s’autorévèle la vie. La
cesse de parvenir en soi-même et à son ipséité véritable ; c ’est elle qui pitié serait-elle, dans ce cas, susceptible de recevoir un éclairage plus
s’accroît de soi lorsque je me préoccupe de faire « fructifier la vie », que je essentiel, ouvrant la voie à une théorie mieux appropriée à la teneur
cultive les pouvoirs de ma propre sensibilité, et que je me porte transcendantale (et non plus empirique) de son essence ? Sans doute
librement à l’exercice de la vertu, c’est-à-dire à compatir avec les autres convient-il d’envisager à présent le fondement compassionnel de la
- car «vivre, dit clairement Rousseau, ce n’est pas respirer, c ’est agir; morale, non plus à partir de son caractère perceptif, mais à partir de ce
c ’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les qui lui donne d’être, à savoir la vie immanente en tant qu’affectivité et
parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre exis­ cordialité absolues.
tence» (E , 253). A l’explicitation offerte par l’Émile, qui établit principalement les
De cette « culture » ( i b i d 704) intime et personnelle qui consiste à sen­ conditions psychologiques justifiant pour ainsi dire une éducation au sen­
sibiliser le moi à cette vie qui, par amour de soi, l’engendre, le fait venir timent de la pitié, doivent donc à présent s’ajouter les éléments d’élucida­
en soi et l’édifie de part en part comme un Soi vivant et capable d’agir, de tion qu’apporte le Discours sur lesfondements et l’origine de l’inégalité parmi les
cette culture attentive à soi résulte le dessein implicite auquel tend la hommes, étayés dans une certaine mesure par certaines remarques de l’Essai
«véritable philosophie» (DSA, 7 ; 30) de Rousseau. C ’est cette préoccu­ sur l’origine des langues.
pation éthique - cette considération accordée à sa propre ipséité sur Dans le premier de ces deux derniers ouvrages, la prise en compte
laquelle, comme nous le voyons, il peut arriver qu’une « morale » repose — du phénomène ne se fonde ni sur un type d’homme idéal ni sur la struc­
qui forme la raison d’être de 1’ « étude » à laquelle il se livre dans ses ture psycho-physique de l’individu, mais sur l’essence de la « nature »
ouvrages principaux. identique à l’ipséité de la vie. Dans la nature, la plénitude de la pré­
Mais ce dessein n’intéresse pas la seule personne de Jean-Jacques sence à soi-même, la positivité absolue de l’amour de soi que Rousseau
Rousseau ; il concerne en vérité tout individu qui entendrait vivre confor­
mément à sa « destination » d’être humain sur la terre. Aussi la véritable
] . De sa « sphère affective d’expérience réelle », comme dirait M. Henry.
philosophie se prolonge-t-elle par l’établissement d’un traité d’éducation, 2 . Comme la perspective soutenue dans Vhmilr engage seule à le penser. '
160 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 161

appelle « b o n té», la surabondance de vie telle qu’elle est éprouvée dans ceux qui l’approchent » ; c’est ainsi, ajoute-t-il, que l’activité dans le cœur
le parvenir en soi de l’auto-affection, s’expliquent à partir d’elles-mêmes. de l’enfant « est surabondante et s’étend au-dehors ; il se sent, pour ainsi
Rousseau les nomme d’un seul n om : «expansion». La vie comme senti­ dire, assez de vie pour animer tout ce qui l’environne» (E , man.
ment de soi est par essence expansive. Un cœur vivant, jouissant et souf­ Favre, 78).
frant, vibrant inlassablement des pulsations de la vie, est un «cœ u r A la lumière d’un tel propos, se découvre alors une première loi de la vie
expansif». Et ce cœ ur est absolu : il a de sa solitude ontologique la plus — à savoir que c ’est toujours, dit Rousseau, « une surabondance de vie,
haute idée, le sentiment le plus large et le plus généreux, puisqu’il sait [qui] cherche à s’étendre au-dehors» (E , 502). Ainsi chargée infiniment
que son être-seul sc Tonde sur ripséitc arc hi-i nd ividu ali sa me de son de soi, écrasée contre soi, lestée de son propre poids ontologique et s’étrei­
essence la plus propre. Quant à celte ipséilé, elle s’édifie dans un «p u r gnant immédiatement soi-même en vertu de son invincible « amour de
mouvement » qui est en soi un accroissement de soi, une « perfectibi­ soi », la vie, soumise à la nécessité de son immanence affective, est toujours
lité », selon le terme inouï inventé par Rousseau. Mais cette perfectibilité trop pleine d’elle-même : elle surabonde de vie, déborde de toutes parts,
peut être aussi bien négative que positive, elle peut aller dans le sens s’épanche par chaque point de son être « au dehors ». Mais, faut-il que nous
d’une sensibilisation plus intense à la vie (mettant alors les « progrès de y insistions, ce « dehors », cet « hors de soi » ne lui est guère extérieur ni
l’esprit» [DO I, 143] au service de celle-ci), comme elle peut également étranger (d’où la difficulté à en parler notifiée textuellement par les nom­
se retourner contre elle. Si bien que ce n’est que lorsqu’elle est portée à breux « pour ainsi dire » dont use Rousseau) : ce « dehors » est lui-même
son automouvement par l’amour de soi (et non par i’amour-propre, le « animé » par soi, il est lui-même une extension de cette vie qui s’autoré-
désespoir ou la haine de soi), que lui revient en toute légitimité le beau vèle sous la forme d’un Soi. Cet « au-dehors » est 1’ « étendue » sans espace
nom d’ « expansion ». ni distance - car, en vérité, infinie - de ce qui est con-tenu p ar la vie et en
Cette expansion en soi du Soi équivaut cependant à un épanchement elle, et qui dépend, pour apparaître, de son inépuisable don de soi. Ce
« a u dehors» ( E , 289). Dans l'esprit de Rousseau, une telle condition ne « dehors » circonscrit l’orbe de la parousie, de la présenteté absolue de la
signifie pourtant pas que l’expansion de la vie sc produirait à l’horizon du vie qui en elle-même surabonde, engendrant ainsi le moi vivant, l’Indi­
monde, dans le hors-de-soi ck-statique d’une extériorité transcendantale. vidu transcendantal. Il surgit à la faveur de cette passion ontologique pri­
Cette expansion ne relève pas de la transcendance ; elle n’outrepasse pas mordiale de l’amour de soi, amour qui s’anime avant toute «identifica­
l’être du moi en tant qu’immanence ou Intériorité absolue. Ce qu’elle tion » effective du « moi » et de l’autre, ou du <<moi » par son rapport
caractérise, tout au contraire, c ’est l’expérience, au cœur de la subjectivité, du conscient avec son semblable. Mais ne brûlons pas les étapes...
Tout de la vie, c’est l’immanence cordiale de l’Absolu.
a
Que faut-il donc entendre par là ? Dans l’esprit de Rousseau, *3 f c
P « expansion » caractérise tout ce que l’être sensible éprouve en lui-même
dans un débordement par rapport à soi, dans une saturation passive, dans Être débordé par soi, c ’est, nous le disions à l’instant, laisser à la vie
une plénitude affective non maîtrisable. Les Confessions évoquent en ce sens son expansion naturelle. Que cette expansion soit naturelle, cela doit bien
« ce précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi, sûr se comprendre au sens où elle est naturante et constitutive - parce que
dire tout notre être par toutes nos sensations, et embellit à nos yeux la le débordement par soi du Soi ne fait qu’un avec ce qui se manifeste en
nature entière du charme de notre existence» (C, 57-58). De cette pléni­ tant que moi vivant se rapportant à ce qui' l’environne et le concerne
tude expansive qui donne son charme à l’existence, Pâme pleine d’elle- pathétiquement. O r, cela signifie également que l’amour de soi est « excé­
même, Pâme présente à soi dans la saturation phénoménale de son auto- d a n t» par essence, qu’il s’excède en lui-même et par lui-même, et que
affection, tire la possibilité de devenir, comme dit Rousseau, une c ’est pour cette raison, parce qu’il s’excède en lui-même, que Rousseau
authentique «âm e communicative» [N U , 592), Q u’elle puisse étendre peut clairement le qualifier de passionnel.
son être au-dehors par toutes ses sensations signifie alors qu’elle parvient â Passionnel, cependant, il ne le devient pas en tant qu’il serait excessif
accroître les pouvoirs de sa sensibilité, au point de ne plus faire qu’un avec (la vérité est que l’amour de soi n’est jamais excessif, contrairement à
la nature tout entière. C ’est là du moins le sens de la précision que Rous­ l’amour-propre qui a toujours une tendance à l’excès, qui ne cesse d’en
seau nous donne dans Y Émile au sujet de l’enfant, figure parmi d’autres de dévaler la « pente »). Si l’amour de soi est passionnel, c ’est seulement en
l’affectivité originelle et « identificatrice » : son «prem ier sentiment, dit-il, tant qu’il est radicalement passif, participant d’une passivité qui est sa
est de s’aimer lui-même, et le second, qui dérive du premier, est d’aimer « mesure » intérieure, cette mesure étant elle-même incommensurable
162 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 163

objectivement1. Aussi est-ce à cette irrémissible passivité que renvoie l’ex- la marque d’une quelconque négativité, est ce qui, justement, ne laisse de
cédcnce ontologique qui vient d’être mise en relief, de sorte que ce qui faire échec à celle-ci. L ’impuissance inhérente à l’cxcédcncc est en soi
déborde absolument, ce n’est jamais autre chose que la passivité elle- «positive» ; et c ’esL celle posilivité-là qu’abrite en son fond ce que Rous­
même, la passivité de l’amour de soi, de l’édification intérieure du Soi seau évoque sous le nom de « bonté naturelle».
dans l’afi'eclivité transcendantale. En une formulation décisive, Rousseau met le doigt sur celle impuis­
Mais comment cela a-t-il lieu ? Q u’cst-ce qui en nous atteste de cette sance foncière : « Il ne faut pas, dit-il, chercher à s’éloigner de soi, parce
passivité-là ? Nous disions à l’instant : la passivité du moi à l’égard de soi que ce n'est pas possible, et que tout nous y ramène, malgré que nous en
est un débordement absolu. De par son débordement expansif, cette pas­ ayons» (Lettre à Henriette, 7 mai 1764, CC, X X , 19). S’éloigner de soi
sivité se révèle à jamais plus forte que tout. Mais comment s’obtient cette est donc impossible. Hors de soi, il n’y a ontologiquement plus de Soi. Et
révélation ? Et d’abord,, pourquoi parler ici de révélation ? Parce qu’il l’on comprend maintenant pourquoi —l’ipséité du moi étant constituée par
s’agit là de la manifestation d’une vérité primordiale, et que cette manifes­ l’immanence de son amour de soi, et uniquement par elle. Affirmer cela
tation insigne se produit à la manière d’une surprise qui suspend et revient toutefois à dire que le Soi dont la réalité se trouve engendrée par
déprend le regard de tout ce qui, par principe, lui est donné de voir et de la subjectivité absolue de la vie ne connaît pas l’objectivation, la re-pré-
comprendre. En effet, cette vérité qui se révèle à soi sur-vient à moi en me sentation de soi, sinon sur le mode irréel. Jam ais la subjectivité, qui s’en­
saisissant, en me ravissant, m’emportant et me jetant alors en l’abîme de gendre toujours en soi, ne pro-duit sa réalité à l’extérieur de soi-même.
son Fond - sans doute irrémédiablement. Une «révélation» est toujours D ’où il suit qu’en plus d’être inaltérable, elle est, en son essence intan­
en soi, en tant que révélation, in-attendue, elle est toujours dépourvue de gible, proprement inaliénable. E t cela à telle enseigne que lorsque Rous­
l’horizon libéré par Yattente de ce qui n’est pas encore. Mais de quelle révé­ seau parle à propos de l’âme ou de la nature humaine d’un « transport
lation est-il ici question ? Nous avons dit : la passivité est plus forte que hors de soi », il entend par là que l’individu vivant ne s’aliène nulle part
tout. O r, cette passivité sur-puissante, cette souveraineté de la passivité est ailleurs que dans le milieu ontologique de l’irréalité, où il se re-présente à
en même temps notre impuissance. Telle est en effet la réponse de Rous­ soi comme aux autres. Tel est d’ailleurs le préalable à sa caractérisation
seau, et cette réponse est très nette : la révélation de la passivité ontolo­ constante de la société comme règne des apparences et instance de dédou­
gique du moi à l’égard de soi, c ’est-à-dire du « sentiment de l’existence » blement ; tel est le fondement de l’opposition qu’il ne cesse de rappeler
en tant que tel, procède de Yimpuissance qui, paradoxalement, traverse entre l’aspect «extérieu r» auquel s’attache l’amour-propre, et la sphère
cette force plus forte que tout - une impuissance qui la transit donc à tçl intérieure de l’affectivité que régit l’amour de soi — opposition que Rous­
point que c ’est elle précisément qui est justiciable du fait que Yexcédence de seau, on le sait, comprend fermement ainsi : « Parmi nous, chaque homme
vie inhérente à l’être-Soi ne bascule jamais dans un quelconque excès rela­ est double. La nature agit en dedans, l’esprit social se montre en dehors » (E , man.
tivement auquel cet être se retournerait contre soi. Favre, 57).
L ’impuissance en question prévient la vie de se soustraire à soi, de s’ex­ Dans toute volonté d’extérioriser son être, dans le désir de s’aliéner au-
poser hors de soi. D ’elle résulte ce maintien du Soi auprès de soi-même qui dehors ou de devenir autre que soi-même, Rousseau voit la trace du
signe en toutes circonstances son essence « naturelle » au sens d’imma­ «m éch an t». C ’est même cette tendance qui le définit comme tel : « Le
nente. Que le moi naturel, que le vivant «p o sé» dans l’immédiation et méchant, dit-il, se craint et se fuit ; il s’égaye en se jetant hors de lui-
l’immanence de la vie phénoménologique soit alors privé de la possibilité même ; il tourne autour de lui des regards inquiets, et cherche un objet
de se mettre lui-même et en tant que tel à distance de soi, qu’il ne puisse qui l’amuse ; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait tou­
ainsi ni s’op-poser à soi ni se « nier », cela implique cependant que cette jours triste ; le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire, la sérénité du
impuissance qui est la sienne et dont il ne peut se délivrer, loin de porter juste est intérieure ; son ris n’est point de malignité, mais de joie ; il en
porte la source en lui-même ; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle ;
il ne tire pas son contentement de ceux qui l’approchent, il le leur commu­
t , Routscim Écrit ; « Tout ce qui icmbic Étendre ou aflÉrcnir notre .existence nous flanc, tout ce qui nique» (E , 597). Selon ce texte, le méchant n’est donc pas seulement celui
semble la détruire ou la resserrer nous afflige. Telle est ta source primitive de toutes nos passions. Cette
mesure (le l‘existence ru brut mieux dite de tu nie n’csl pas toujours la meme, elle a pour nous une certaine
qui creuse la contradiction de son existence jusqu’à sauter - par-delà ce
latitude, elle est susceptible d'accroissement ou de dtmimttùn. Elle est dans le sentiment qui l'apprécie, mais ce « je t » hors de soi, et sans égard aucun pour la justice de 1’ « ordre », pour
sentiment tuimëme tst jàsrij, il dépend de beaucoup de choses, les sens, l'imagination, la mémoire, l'entende- cette justice qui s’ordonne conformément à la similitude essentielle qui
ment, l’habitude meme l'aflecie et le modifie mais rit» »t l ’affrété que pur son rapport etvee notre exitlenee ou par
le jugctnrm que celle aflcciiun nous en fait portrr b i-U IM , 13Ï4). règne entre les vivants - du côté de la mort : il est aussi, et surtout, celui
164 Rousseau, éthique et passion
Vivre ensemble 16 5

qui en façonne l’empire. Mais s’il contredit ainsi à l'immanence naturelle qu’il est impossible de se séparer de soi, de s’arracher à sa «p osition »1
de la vie, s’il se fuit et se jette dans l'extériorité pour ne plus être ce qu’il essentielle, 1 anxiété étant justement « que tout nous y ramène, malgré que
est, « là où Ü est », u’est-ce pas parce qu’il ne se supporte pas lui-même, nous en ayons».
parce qu’il ne se soutire plus? C'est cri effet de lui-même, de sou être-Soi Cet ctre-ramené-à-soi est en effet une op-pression, par où l’on suf­
que lui vient la plus grande douleur : celle précisément de se souffrir soi- foque, l’on manque de souffle, l’on perd sa capacité de respirer : de remon­
même, et ainsi d'être - d’être celui qu’il est, insurmontablement lui-même, ter à la surface. Corrélativement à cet empêchement subit, se rétrécit alors
«p o sé» passivement comme il lui est donné de l’être dans la vie et par le champ des possibles, s’éteint ia chance de la liberté naturelle, cette re-
elle. Dans un de ses premiers textes, le Discours sur la vertu du héros, Rous­ spiratio de 1 esprit. E t cela s'accomplit de telle sorte qu’en éclatant furieu­
seau remarquait déjà en ce sens que « c’est au-dedans de nous-mêmes que sement dans le désespoir, l’oppression inhérente à l’anxiété montre claire­
sont nos plus redoutables ennemis» (cf. OC, II, 1273). ment sa véritable nature — d’être la pression que fait peser sur tous les
De cette manière exceptionnelle qui ne sera véritablement mise en modes d « extériorisation » du Soi l’instance qui rend cette extériorisation
lumière que par le Kierkegaard de l’inégalable Maladie à la mort, Rousseau (ou cette irréalisation) possible et qui, en tant que telle, ne peut elle-même
caractérise l’essence cachée du désespoir. Mais au lieu d’en donner un s extérioriser, se mettre à distance de soi. Ainsi, toute Jïgure que le moi se
« traité » à la manière du philosophe danois, il a choisi de l’inscrire au compose «librem ent» et «consciem m ent» se trouve-t-elle irrémédiable­
fronton de La Nouvelle Héloïse, comme une composante si majeure de ment marquée du sceau de l’inquiétude, cette figure étant une détermina­
l’aventure décrite que celle-ci n’est rien d’autre, en définitive, qu’une tion oppressée quant à la liberté même qui la produit. Ou, pour le dire en
« romance » de bonheur qui ne laisse de donner voix, en contrepoint, à ia termes rousseauistes, l'imagination ne se sent jamais aussi « inquiète » (cf.
plus déchirante complainte de désespoir. De ce « désespoir » qui est un des C, 41) que lorsqu’elle « étend pour nous la mesure des possibles » (E , 304).
mots les plus récurrents du livre, et dont il est dit qu’aucun homme ne Au travers de ce phénomène, on s’aperçoit en tout cas que cette impos­
saurait « l’abuser », tant cette incandescence nocturne qui met le feu à sibilité qui peut nous angoisser n’est pas une impossibilité logique, qui
toute passion en sait toujours plus long sur le compte du moi que ce que aurait trait à un jugement que l’on serait tenté de faire sur un certain état
l’intelligence et l’humanité de ce dernier lui permettront jamais de com ­ de choses. Elle procède bien plutôt de l’être-Soi lui-même, et elle concerne
prendre1. la tonalité fondamentale en laquelle cette ipséité est nécessairement éprou­
O r, que ce « roman » mette ainsi en exergue l’essence du désespoir de vée par la subjectivité et en elle, par laquelle le Soi s’autorévèle pathéti­
vivre comme ce qui ne cesse d’être en connexion intime avec le bonheur d’exis­ quement (c’est-à-dire passivement et passionnellement) sous la forme du
ter, voilà qui nous donne aussi à penser que Rousseau ne s’est pas tout à fait «sentiment de l’existence», ce sentiment de soi. Voilà pourquoi cette
ferme les yeux devant cette vérité de la vie qui, alors même qu’elle hante sa impossibilité non contingente, cette passivité irréductible traduit en vérité
pensée, son œuvre et son existence tout entière, n’a jamais pu, jusqu’à une impuissance absolue. Une impuissance vécue dans l’immanence même
l’avant-dernière heure du moins, jusqu’aux Rêveries du promeneur solitaire, être du mouvement qui porte le « moi » à s’en défaire ; une impuissance éprou­
introduite par lui dans le corps proprement dit de sa « doctrine ». vée dans 1 impulsion même qui l’entraîne à vouloir en même temps sortir
Ce n’est pourtant pas le lieu de traiter des raisons de cette lacune, L a de soi et se fuir soi-même, mais qui résulte finalement de ce qu’il demeure
question est plutôt : quand surgit le désespoir ? Réponse : au plus profond encore, et toujours plus fortement, plus insurmontablement, acculé à lui-
de la nuit subjective, et à la suite d’une anxiété fondamentale, d’une même. A lui-même et à nul autre que soi.
« inquiétude » indéfinie et incessante (pour autant qu’elle est inhérente à Ce que la philosophie rousseauiste de l’âme démontre alors de façon
l’être-Soi2), qui consiste à « s’inquiéter » précisément de soi, c’est-à-dire à remarquable, c ’est qu’en dépit de ce que l’on croit communément, le
sc sentir oppressé par soi-même, par la charge que l’on est soi-même à soi- contraire de ce désespoir ontologique n’est justement pas l’espoir, mais
même dès lors qu’apparaît, comme menaçant sa liberté naturelle, le lait 1 amour de soi. C ar l’espoir est une modalité du s’attendre-à..., et, à ce
titre, un sentiment qui porte le moi à solliciter son pouvoir de représenta­
tion, et ainsi, grâce à l’imagination, à se transporter hors de lui-même
1. « èvlfliiïv* mil t ■mm111. flMil:' / mmi i (t-.ir : 11 v:is [' r.J ' i vnu* VHÏi.’iidrc : mai* souvenez-vous
ce nVsi |w»im !f ili'iWnjiiMi ilhiutr ilii à M>lor*l Îvtlmtuni avant de lui i.lire part de ses sous l’honzon transcendant de l’avenir, là où la jouissance du présent
argument» en fiivmr de la mort volontaire fl?B)*
2 . C elle augnfciç que le X V Iil* ïiçtlfr, de manière ëtTanftemeilt unanime, évoque en effet sous le nom
d’ « inquiétude et qui donne sens A toute son e^tV’Dritte. (If. sur ce point le livre de J . Deprun, L a P hi­
losophie- de l'imfuUiutU en Pt-ante ùu XV.fît Rti K 11 1. V oir le chapitre suivani.
166 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 167

vivant qui londe lu scniimum immédiat du sa propre existence ne saurait qui voudrait encore la dévisager. Et son imperceptibilité proprement dite vient de
avoir « lieu » (car non seulement personne ne peut vivre au passé, mais ce qu’elle est toute devenue nature, mais nature mm physique, nature inubjeetwe ; sen­
personne mm plus n’attend de vivre). En portant l’ipséilé du la subjecti­ ti muni de soi. Désormais, « vivifiée par la nallire et revûtue de sa robe de
vité - le Soi - ailleurs que « là » où l'aura posé son affectivité, à savoir en noces au milieu du cours des eaux et du cliaut des oiseaux, ta tenu offre à
soi-même, 1 espoir comme tel, l’espoir excité et nourri par une imagination l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie. d ’intérêt
toujours inquiète1, paraît être non seulement le contraire de tout «con ten ­ et de charme, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se las­
tement intérieur», mais aussi la condition d’une véritable désespérance. sent jam ais» {R , 1062). Telles sont les noces harmonieuses du vivant et de
De meme que l’impuissance est le désespoir de l’espoir, de même, l’espoir la vie célébrées au sein de la nature. Le m onde, au même litre que la
est une impuissance désespérée. Quant au désespoir en tant que tel, en son terre, y sont enfin rendus à la vie - si bien que partout il n y a plus que la
anxiété face à l’être-acculé à soi du Soi, et en sa tentative absurde de fuir nature, toute la nature, rien que la nature. Il n’y a que l’auto-affection de
cette inquiétude constitutive, il relève de la pure haine de soi. De sorte la vie faisant le don de soi ; il n’y a que l’épreuve vivante et vivifiante du
que, et c est là 1 essentiel, 1 amour de soi qui s’oppose en tous points à cette « tout»1. Quant à l’expérience qui en résulte, elle ne se concentre plus que
haine, est - dans la mesure même où il s’effectue sur le mode d’une dans l’ivresse d’un sentiment d’unité et de totalité, dont l’expression la
étreinte absolue qui échoue à se défaire, qui ne peut se relâcher - , en lui- plus authentique serait peut-être celle-ci : je suis vivant, le monde est lui-
même, une impuissance, c est-à-dire un souffrir soi-même l’immanence de sa même «vivifié», tout est alors en vie, la vie est donc dans tout. C ar la vie
condition originelle. La nature du désespoir dont fait état La Nouvelle Héloïse est Tout - au sens exact où Hölderlin, le plus grand « lecteur » que Rous­
nous conduit donc devant la considération de cette vérité ontologique seau ait jamais eu, professera magnifiquement qu’d//cs ist innig.
suprême — à savoir que l’amour de soi est un se souffrir soi-même, une passion Songeant à cette expérience de plénitude, Rousseau remarque en
absolue â une radicale passivité, et la jouissance de soi qui la caractérise en sonfond effet : « Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases
n est rien moins qu’une étemelle souffrance de soi. Une considération qui man­ qu’excite en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s’empare alors
querait cependant l’essentiel, si elle n’apercevait pas dans le même temps de ses sens, et îl se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce
que cette passion originelle et incessante n’est en soi ni bonne ni mauvaise beau système avec lequel il se sent identifié» ( ibid., 1062-1063). Cepen­
- son caractère moralement «négatif» ne se déclarant qu’à partir du dant, si Rousseau fait l’effort de préciser que l’âme se sent identifiée à ce
moment où 1 imagination, cette puissance d’engouement aussi dangereuse « système », et non qu’elle s’identifie à lui directement, c ’est-à-dire délibé­
que salvatrice, parvient à exposer le désir auquel elle donne naissance, aux rément et perceptivement, c ’est sans doute parce que cette «identifica­
perversités probables d’une réalité transcendante. tion », loin de résulter d’une volonté ou d’une conscience intentionnelle,
Pour Rousseau, l’âme expansive se distingue donc par le fait qu’elle dépend entièrement d’un « se sentir soi-même » dont la vérité consiste en
accorde à l’auto-affection du sentiment de soi la possibilité de conférer son une pure passivité de l’être à 1l’égard de soi. L identification dont il est ici
essence individuelle à toute chose. C ’est ainsi qu’en plus de sa propre sin­ question procède ainsi de la vie meme qui, avec ivresse, s auto-affccte et
gularité ou unicité irréductible, l’âme jouit de l’extrême diversité du monde s’identifie en soi-même comme le Soi que tout un chacun est par nature.
comme de l’étemelle fécondité de la « terre » (la nature extérieure) ; c’est Cette ivresse de l’identification au Tout animé par la vie, Rousseau la
également ainsi qu’elle souffre la dé-présentification de cette terre ou du nomme le plus souvent « extase». Term e hélas trompeur, puisque c ’est d’une
monde comme teb, en même temps qu’elle renonce à sa propre « conscience « extase » bien inek-statique qu’il s’agit ; extase qui ne pénètre que l’intério­
de soi ». E t elle ose se déprendre de l’une et se déposséder de l’autre, au rité subjective de la nature, au plus « profond » du Soi, dans l’immanence
point d’encourir la plus radicale perte d’identité - une perte si profonde principielle du sentiment de l’existence. « Extase » sans échappée aucune,
qu’elle ne parvient plus, soumise comme elle l’est à cette expérience de donc, puisque son expansivité ne devient possible qu’au gré d’une extrême
l’expansivité, à se représenter ni le monde ni son moi, ni aucun objet à sensibilisation de l’âme à sa propre vie intérieure, cet absolu mélodique'...
proprement parler. «T ou s les objets particuliers lui échappent»
{R, 1063), déclare lucidement Rousseau dans la Septième promenade. L a
terre change de nature : elle n’a plus d’aspects, elle est sans visage pour
1. Cf. R. 1053 : « 11 ne voil cl ne son rien que dans le loin ».
2 . Pour une approche plus classique, et moins phénoménologique, de la noiiun d‘ * cause » chea
Rousseau, voir le chap. III, 5 3-4, des Méditations mitnphysujuit de J . -J. Rtiusaau d'Henri Gouhisr, «P
p. 101-117 ; cl, plus particuliérement, sur les liens qui unissent l’extase b la prière, P. Burgchn, Ia rttUerr
1. « C ’est l’imagination [...] qui excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire... » ( E, 304). phii i t Vtxisltnci dr J . -J Raütsrm, rh.ip. XV1U, 5 7, ap. ni., p. 460-469.
168 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 169

Si l’on nous demandait à présent de quoi il retourne avec cette extase la vertu morale - n’a rien à voir avec l’idée du devoir, mais tout à voir, au
sans ek-stase, avec ce « dépassement » sans dépassement, ce débordement contraire, avec la notion de « bonté de la nature », la question « qui peut
de la passivité auquel s’oppose le désespoir et ne s’accorde jamais que l’ap­ bien compatir » nous conduit donc à répondre : non pas le désespéré, ni le
profondissement de son être-Soi, il nous semblerait fort judicieux de nous méchant au cœur dur, lesquels sont animés par une haine de soi qui les
inspirer de la seule analyse phénoménologique qui s’y soit jamais consa­ porte au fond à détester la vie comme tout ce qui y participe, à commen­
crée. Au paragraphe 53 de son Essence de la manifestation, Michel Henry cer par leurs semblables, accusés alors d’etre responsables de leur propre
explique en effet que c ’est « dans l’immanence du sentiment » que s’opère souffrance de soi. A cet égard, d’ailleurs, Rousseau, on s’en souvient peut-
en vérité son dépassement, « le dépassement du sentir vers ce qu’il sent », être, remarquait dans l’Essai sur l ’origine des langues que celui qui est
et ceci, « de telle manière que, se dépassant ainsi, le sentir ne se dépasse «m échant et vindicatif» (EO L, 396) ne peut être «clém en t», «ju ste» et
vers rien, ne se dépasse pas lui-même, est l’être-saisi du sentiment par sa « pitoyable ». Non, celui qui peut bien compadr est celui qui éprouve la
propre réalité. L ’absence du dépassement est dans le sentiment ce qui le dépasse, son pitié comme un sentiment naturel, émanation directe de sa propre jouis­
identité avec soi. U n tel dépassement, celui de l’identité, s’accomplissant en sance intérieure au sens où ce phénomène se caractérise par sa passivité,
elle, donne au sentiment un contenu, l’ouvre à celui-ci, le lie indissoluble­ son expansivité et son excédence affectives.
ment à ce contenu qui est lui-même, le charge à jamais du poids de son Voilà pourquoi, s’il est vrai qu’à la compassion l’amour de soi offre
être propre. Ce qui est ainsi chargé de soi pour l’être à jamais, c’est là seulement à bien son lieu de naissance (comme il sert aussi de condition d’émergence
vrai dire ce qu’on appelle un Soi. En celui-ci s’accomplit le mouvement sans mou­ à l’amitié ou à toute autre expérience originaire dans laquelle est censé
vement dans lequel il reçoit, comme un contenu substantiel et lourd, ce s’éveiller le rapport au «sem blable»), et s’il est également vrai que ces
qu’il est, s’en empare, parvient en soi, éprouve sa propre profusion. Le Soi expériences en tant que telles ne se comprennent dans leur mouvement
est le dépassement du Soi comme identique à soi»1. O r c ’est bien là : dans « c e immanent qu’à partir de cette passion initiale, comme « ce que chacun
dépassement du Soi identique à soi », dans ce « mouvement sans mouve­ porte ailleurs de l ’amour de soi»1, selon la formule de Rousseau, alors il
ment » comme dit Michel Henry, dans cette extase sans ek-stase, dans la paraît plus que nécessaire d’ajouter maintenant à cette définition, qu’il
profusion de cette excédence que Rousseau appelle surabondance, c’est donc ne saurait pas non plus y avoir d’amour de soi sans que la pitié n’en
bien là que se fonde le phénomène réputé obscur de la « pitié ». « dérive immédiatement ».
Compte tenu de ce qui vient d’être dit, nous nous trouvons sans doute Dans l’amour de soi, en effet, la pitié est toujours incluse comme sa
un peu mieux armés pour répondre maintenant à la question de savoir qui détermination la plus immédiate, comme la possibilité intérieure de son
peut bien compatir. Nous avions pris soin de demander : « Qui peut bien com­ actualisation phénoménologique. Que la pitié soit bel et bien contenue en
patir ? », et non : « Qui peut compatir ? » ni « Qui doit compatir ? », car puissance dans l’amour de soi, cela vient sans doute du fait qu’elle se
c’est là la question spécifique de Rousseau. Celle-ci, en effet, ne concerne confond avec la sur-puissance expansive de l’amour de soi - une « profu­
nullement la compassion en général (même s’il jette sur l’essence de ce sion» qui donne alors à i’âme, à cette âme qui doit à cette puissance la
phénomène un éclairage phénoménologique inégalé), elle vise plutôt les vie, son authentique force de désirer et d ’agir. Si bien que, de ces prémisses,
conditions qui font de la compassion une « vertu naturelle ». C ’est dire que la conclusion découle tout naturellement : si « l’autre » vers qui va ma
Rousseau, avant même que de voir dans la pitié le second principe de pitié m ’est toujours déjà donné, à moi qui suis et m e sens vivant, alors il ne
l’âme, était plus que conscient de tout ce qui, dans les replis même de ce m’est jamais donné primairement comme tel, c ’est-à-dire « comme un autre»,
sentiment, pourrait le rendre proprement abject. Toute sa démarche et livre celte signification d'être pour moi un « autre». Celte donation d'autrui est
toute sa position eu égard à cet Urphanomen découle de sa constatation justement exemplaire et spécifique, en ce sens que la eo-présencc du moi
qu’il n’est rien d’aussi trompeur. Il y a la pitié qui sert de masque à et de son semblable est de nature radicalement prè-inicntionnelk, ce qui du
l’amour-propre, et la pitié qui est une émanation de l’amour de soi. E t ce reste explique l’embarras dont témoigne Rousseau à chaque fois qu’il
n’est pas seulement ontologiquement qu’il importe de les distinguer, c’est entreprend de tirer cette structure au clair2.
éthiquement —afin que la morale soit enfin soustraite au dénigrement. Or,
comme, chez Rousseau, la vertu éthique —condition, nous l’avons vu, de
1. fimilft manust ril Favre •texre reproduit dans les Annaln Jean -Jacqu es Rousseau, t„ V III, p. 281.
2, Un enibai i as qui tend tl’aillruis à s'évanouir, à défaut de se icsoudre, dès qu'il se trouve u t ouvert
pat remploi qu'il lait pat exemple, au cours de son analyse de YEssai sut l'angine des langues, du rapport
1. M. Henry, L'Essence de la manifestation, $ 53, op. rit. p. 590-591, puissance/aao (cf. EO L, 395-396).
170 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 171

Au luit que dans ces modalisations primaires de l’amour de soi que nons jamais nous-mêmes la vie, nous n’en sommes jamais à 1 origine...
sont, entre autres, la bonté, la générosité et ta pitié, le moi apparaisse à un Voilà pourquoi, ce n’est pas non plus, rigoureusement parlant, en lui, dans
autre mai non pas comme son alter ego, mais comme un moi irréductible l'aller ego, que nous souffrons, Valler ego en l’occurrence n’apparaissant pas
et vivant, il faut rattacher à présent une deuxième lai de l’existence, scion encore avec ce sens d’être un « a lte r» ; en vérité, nous ne souffrons jamais
laquelle celui qui est originellement présent à l’autre l’est en vérité au Soi, que de la passivité même du souffrir éprouvé. Ainsi se manifeste la nature pri­
c ’est-à-dire à ce qu’il est aussi lui-même, et vice versa. Une telle loi signifié mordiale du lien quasi hypnotique qui unit affectivement l’enfant à^sa
que 1 a objet » ou la « raison » de la pitié ne relève pas d’un moi autre et nourrice (lien dont le caractère paradigmatique a d’ailleurs entraîné
transcendant, d un « animal souffrant » là devant un autre moi, à tel Rousseau à lui prêter toute son mien lion dans les premières pages de
moment du temps et eu tel lieu du monde. L ’ « objet » ou la « raison » de VÉmile). Ainsi, également, se révèle la loi immanente du sentiment qui
la pitié n est pas davantage le motif causant actuellement la souffrance régit l’amitié pure, car, comme l’écrit Rousseau dans une lettre :
d’autrui. La pitié résulte plutôt de ce que t’affectivité qui constitue le Soi « L ’amour de soi-même, ainsi que l’amitié qui en est le partage, n’a point
d autrui est similaire (mais non pareille dans ses expressions concrètes) à d’autre loi que le sentiment qui l’inspire ; on fait tout pour son ami comme
celle qui est au principe de ma propre vie, de mon propre sentiment pour soi, non par devoir, mais par délices, tous les services qu on lui rend
d exister. Ce à quoi la pitié compatit, c ’est donc au « s’éprouver soi- sont des biens que l’on se fait à soi-mênie» (Lettre à Mme d Il oucie'ot,
même »^de l’autre dans la vie. Elle est la passion commune du Soi pour le 17 décembre 1757, CC, IV , 394). Ainsi, enfin, se découvre la raison pour
Soi de 1 autre. Mais ce Soi de l’autre est le même que soi, dans l’autre. La laquelle, quand Rousseau soutient que c ’est «en l’animal souffrant» que
compassion - en tant que passion du Soi pour le Soi (et même si ce Soi est le compatissant souffre, nous ne devons pas comprendre qu il s identifie
lui-même le soi d’un autre) - est en ce sens identique à l’amour de soi. alors à la souffrance telle que l’autre l’éprouve, mais bien plutôt nous
Et c ’est alors que se découvre enfin à nous la raison pour laquelle apercevoir que, en souffrant avec autrui, en com-patissant avec lui, il se
Rousseau a pu définir en toute légitimité 1' « identification » propre à la «tran sp orte» dans le Fond affectif de la vie, dans ce « se souffrir soi-même n,
pitié comme un « se sentir dans ses semblables ». Se sentir dans ses sembla­ comme dirait Michel Henry, dans lequel chacun — l ’un comme l’autre —puise la subs­
bles, c ’est en effet s’emparer de roi-même en étant présent à soi-même hors tance invisible de son ipséilé et la certitude de son essence indestructible...
de soi. Une telle proposition ne veut surtout pas dire que, pour pouvoir se Rousseau demandait, on s’en souvient : « Comment souffrirais-je en
sentir, il faudrait se transporter à l’extérieur de son être. Elle signifie bien voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu’il souffre, si j ’ignore ce
plutôt que l’expérience que je suis en mesure de faire de mon être qu’il y a de commun entre lui et m o i?» Demandons-nous alors ce qui,
« même » (ip.se) —c ’est-à-dire du Soi à la similitude essentiel de qui je par­ justement, pourrait leur être « commun ». Q u ’est-ce qui, renvoyant ainsi à
viens dès l’instant, si je puis dire, qu’il m’est donné de «n aître à la vie», une communauté pathétique originelle, rend possible l’expérience singu­
selon I expression capitale des Rêveries {R, 1005) —, cette expérience immé­ lière et immédiate de ce pathos naturel qu’est la pitié ? Comment est-il pos­
diate de la similitude (et non pas, bien sûr, de la ressemblance) n’équivaut sible que nous nous « transportions hors de nous » et que nous « nous iden­
pas à prendre conscience de mon être comme identique à soi (dans une cer­ tifiions avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être
taine représentation de soi, aussi vague soit-elle), mais, pour ainsi dire, à pour prendre le sien » ? Sans doute, à ces questions, qui nous introduisent
m ’éprouver moi-même «dans lu i» 1 - c ’est-à-dire dans l’autre... dans cet toutes à la problématique rousseauistc de 1’ « ordre » (dont U sera traité
Autre qui est lui-même un Soi. Mais qu’est-ce donc que cet Autre qui est plus loin), une première réponse s’impose-t-elle maintenant d elle-même,
lui-même un Soi ? Rien d’autre que la « n ature» en lui, c ’est-à-dire la vie avec une parfaite nécessité. Si je me laisse « naturellement » émouvoir par
qui, en s auto-affectant, en s’aimant éternellement soi-même, m ’étreint la pitié, c ’est parce que cette expérience qui est celle de l’autre - celle de
comme elle étreint tout autre en soi. Mais pourquoi la vie est-elle Autre? cette souffrance qu'éprouve l’autre et à laquelle il s'identifie - est aussi la
« A u tre » veut seulement dire ici qu’elle est l'autre de la conscience inten­ mienne. Non que nous souffrions de la même chose, mais son souffrir et le
tionnelle, c ’est-à-dire qu’elle ne se donne jamais et à jamais, c'est-à-dire mien sont de même nature : ils procèdent tous deux de l’amour de soi qui
naturellement, que dans la plus grande passivité, sans que nous n’y soyons non seulement nous édifie l’un et I autre en notre être le plus singulier,
pour quelque chose — car si l’on peut décider de mourir, nous ne nous don- mais qui nous rend également «sem blable» 1 un à I autre, et parfois, sur
le fondement secret d’une telle similitude, solidaires l’un de l’autre. De plus,
ce « rapport » compassionnel se dresse comme tel relativement au présup­
. 1* tcxlc de 1 Essai sur l ’origine des langues porte d’ailleurs bien ces mots : « Ce n’est pas dans nous
c est dans lui que nous soutirons » ( E O L , 395). ’ posé suivant : à savoir que si je quitte pour ainsi dire mon être pour
172 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 173

prendre le sien, c ’est que, avant même d’identifier autrui comme un pos­ c’est parce que la vie a pour essence son propre accroissement ontolo­
sible alter ego, et avant de m ’identifier moi-même, c’est-à-dire de me repré­ gique, qu’une communauté d’êtres vivants peut exister a priori.
senter à moi-même dans une certaine identité objective et substantielle, je On peut aussi s’apercevoir à quel point celte thèse implicitement, mais
partage avec lui cela, qui constitue également mon ipséitê irréductible et la non moins radicalement phénoménologique, a peu de choses en commun
sienne propre, nous voulons dire la vie en tant que pur mouvement de la avec la théorie prônée par Husserl, selon laquelle « la subjectivité trans­
nature, en tant que donation immédiate de soi Avant donc que je ne cendantale est intersubjectivité ». Certes, dans la philosophie de Rousseau,
prenne conscience de moi et avant que je ne prenne conscience de lui aussi, les deux principes de l’âme, les deux composantes primaires de la
(avant — au sens d’une antériorité de fondation phénoménologique), il subjectivité sont si étroitement solidaires i’un de l’autre qu’ils s’équivalent
faut (au sens d’une nécessité d’essence) qu’une identification préalable et irré­ au fond - au fond, c’est-à-dire dans la sphère d’immanence radicale de l’af­
ductible ait déjà eu fieu : celle où nous nous «identifions» toujours déjà, fectivité, dans le Fond auto-affectif de la nature comme vie. C ar si Rous­
non à l'alter ego, mais à sa subjectivité absolue, c ’est-à-dire à cette même seau les distingue encore superficiellement, en ce sens que la jouissance est
auto-affection que nous éprouvons en nous-mêmes comme le Fond de la ce qui, à ses yeux, constitue le fond affectif de l’amour de soi, alors que la
vie, comme ce pathos qu’est la vie s’affectant incessamment de soi, s’ai­ souffrance ne forme que celui de la pitié, la vérité nous impose de dire que
mant inlassablement soi-même. Identification qui, en se fondant sur une dans l’affectivité, dans ce que nous pourrions appeler le tropisme auto­
similitude essentielle, sur une égalité infrangible, ne procède d’aucune iden­ affectif de la subjectivité, c ’est-à-dire dans ce «p u r mouvement» en grâce
tité préalablement manifestée, d’aucune mimèsis (ou ressemblance) de de quoi la souffrance de soi est susceptible de « se convertir » (cf. R , 1074)
l’autre ou de l’identité de cet autre, en tant qu’elle apparaît comme diffé­ d’elle-même, et immédiatement, en une réjouissance intérieure, les deux
rente de la mienne. Une identification, par conséquent, qui a pour essence principes de l’âme ne font en vérité plus qu’un. Autrement dit, au plan
de s’accomplir à la faveur d’un procès transcendantal et radical d’ipséisa- exclusif de l’affectivité transcendantale, qui est celui de l’absolu, la subjec­
tion, dont Rousseau résume le sens dans cette définition-limite : la pitié est tivité (soit l’amour de soi propre à la vie) est ontologiquement identique à
un se sentir soi-même dans ses semblables. l’intersubjectivité (c’est-à-dire la pitié, comme « émanation » ou modalisa-
En dépit des difficultés spéculatives qu’il a rencontrées, Rousseau n’a tion immédiate du sentiment de l’existence). Mais c ’est justement pour
pas manqué d’exprimer l’extraordinaire loi ontologique - la troisième - qui cela que cette intersubjectivité primitive en tant qu’ « identification com ­
transit et régit, par-delà ce procès de subjectivation, tout rapport à autrui, passionnelle » n’a rien à voir avec cette « apprésentation », elle-même
toute intersubjectivité originelle et vivante. Dans son Rousseau juge de Jean- explicitée sous la forme d’un « rendre conscient en tant que coprésent »' et
Jacques, il écrit en effet : « Notre plus douce existence est relative et collec­ considérée comme un «transfert aperceptif issu du corps p ro p re»2 de
tive, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin telle est la cons­ l’ego, que l’auteur des Méditations cartésiennes a été contraint de privilégier,
titution de l’homme en cette vie qu’on n’y parvient jamais à bien jouir de aperception assimilatrice se produisant à l’issue d’un procès discursif au
soi sans le concours d’autrui » (D , 813). —Notre vrai moi n’est pas tout entier terme duquel la psyché de l’autre, visée comme telle dans une situation
en nous! E t de fait, comment pourrait-il en être autrement, s’il s’avère, semblable, se trouverait, de manière significativement inexplicable, posée
comme nous l’avons vu, que le moi est toujours dépassé par soi : par le Soi par analogie avec la mienne. Non : que notre plus douce existence soit
qu’il est à lui-même, c’est-à-dire par la passivité de la vie qui s’auto-affecte relative et collective, que notre vrai moi ne soit pas tout entier en nous,
en lui et le constitue comme tel, comme un « Soi vivant dans la vie », pour cela n’intéresse en aucune façon les structures objectivantes de l’intention­
l'exprimer dans la terminologie de Michel Henry ? C ’est bel et bien à ce nalité - et moins encore la «perception affective» au sens de Schelcr.
(non) dépassement de soi par Soi, du moi par le Soi de la vie, c ’est au Que « la constitution de l’homme en cette vie» soit telle qu’on n'y
mouvement d’expansion intérieure ou d'auto-accroissement du moi parvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui, cela ne se
vivant, que se réfèrent ees mots: «douce existence relative et eolleelive».
comprend pas à la lumière de la représentation, ni de l’apprésenlalion,
Il disent que l’ètrc-Soi, l’ipséité, est toujours pour le moi, non pas un
niais seulement à la condition de faire fond sur ce «jouir de soi», précisé­
ajout, un supplément, un surcroît, mais un « plus » de soi-même, une excé-
ment, qui n’est pas l’apanage d’un moi ayant la signification transren-
dence irréductible de son affectivité, une surabondance de vie qui rend possibles le
vivre-ensemble et la morale. C ar c ’est sur cette excédence irréductible de la
1. Cf. F,. Husserl. Méditations cartésiennes. Cinquième méditation, § 50, trad. M. B. de Launay, Paris,
subjectivité naturelle absolue, qu’un phénomène comme celui du « nous », PUF, 1994, p. 158.
de la communauté, devient enfin possible. Ou, pour le dire autrement, 2. £ . Husserl, Méditations cartésiennes, Cinquième méditation, § 50, trad. cit., op. cit., p. 159.
174 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble 17 ô

dame d une «unité psychophysique», qui n’est donc pas relatif à ce que ni la priorité ontologique ni la primauté éthique. L a communauté invi-
Husserl appellera T « être humain prim ordial»1, mais qui relève bien plu­ sible des vivants précède toute forme de constitution intentionnelle opérée
tôt de la nature primitive, c ’est-à-dire de la me égologique de cet homme par Vego ; aussi n’est-elle jamais égoïquement centrée, comme chez Husserl
primordial, si tant est que cette vie se caractérise, comme le pense Rous­ qui, en sa description de la communauté originaire, fera jouer à Vego le
seau, par une infrangible «bonté naturelle», au sens de la suffisance rôle de point focal à partir duquel s’accomplit la constitution du sens et de
absolue et do J’immanence radicale de son propre amour de soi. la validité objective de la communautarisation. N’étanl centré ni sur 1 ego
Il n est du reste pour s en convaincre que de se reporter, en conclusion ni. à plus forte raison, sur cet aller ego qui livre son être à l’ego par « reflet
de ce chapitre, à l’un des textes les plus admirables des Confessions, texte appresentatif»1, la communauté monadique s’affirme chez Rousseau
dans lequel Rousseau révèle la dimension inouïe de cette communauté comme un « o rd re » , un Tout qui n’est jamais comme tel rapporté à 1 ego,
originelle, en en décrivant le caractère fondamental, c’est-à-dire simple et quoique Vego y prenne place, ou, pour mieux dire, y jouisse d une certaine
intime. Revenant sur la nature du lien qui, à l’issue d’une expérience dou­ position, celle-là même que son ipséité lui donne d’être, ou plutôt d incar­
loureuse (une grave maladie), s’était établi entre Mme de Warens, qui en ner, de par la tonalité de fond de ce « sentiment de soi » auquel, dans le
avait partagé la souffrance, et lui-même, Rousseau écrit : « S’il y a dans la meilleur des cas, il se sent passivement accordé. Le sentiment intérieur est
vie un sentiment délicieux, c ’est celui que nous éprouvâmes d’être rendus un sentiment aussi bien individuel qu’ « interdividuel ». La pitié est une
I un à 1 autre. Notre attachement mutuel n’en augmenta pas, cela n’était émanation de l’amour de soi. Ou, comme le dit Rousseau au sujet de
pas possible; mais U prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant « l’homme naturel », celui-ci est « tout pour lui : il est une unité numé­
dans sa grande simplicité. J e devenais tout à fait son œuvre, tout à fait son rique, l’entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-même et à son semblable »
enfant et plus que si elle eut été ma vraie mère. Nous commençâmes, sans ( £ , 249). Cela est dans l’ordre. L ’ordre est qu’il en soit ainsi. L ’ordre est
y songer, à ne plus nous séparer l’un de i’autre, à mettre en quelque sorte toute celui de l’intermonadicité. Mais, comme nous le verrons en détail dans
notre existence en commun, et sentant que réciproquement nous nous étions notre dernier chapitre, il n’y a lieu de parler d ordre que si cet ordre se
non seulement nécessaires mais suffisants, nous nous accoutumâmes à ne manifeste primairement à soi, mieux : au Soi, c’est-à-dire s il s ordonne
plus penser à rien d étranger à nous, à borner absolument notre bonheur lui-même à l’amour de soi. L ’ «ord re inaltérable de la n ature» (E , 612)
et tous nos désirs à cette possession mutuelle et peut-être unique parmi les n’a de signification que pour celui qui l’aime et ainsi le considère, il n ap­
humains, qui n’était point, comme je l’ai dit, celle de l’am our; mais.une paraît que pour le bon - pour le bon qui sait qu’il lui doit sa bonté. Car,
possession plus essentielle qui, sans tenir aux sens, au sexe, a l ’âge, à lafigure tenait en définitive, être bon signifie « s’ordonner au tout », et non pas se 1 or­
à tout ce par quoi l ’on est soi, et qu’on ne peut perdre qu’en cessant d’être » (C, 222). donner à soi-même, le rapporter à soi. S’y ordonner, c est d abord se
réjouir de la bonté de la nature, alors que, à l’inverse, «le m échant», 1 in­
es dividu agissant soit par amour-propre, soit par inexpliquable cruauté, ne
éô *6 laisse de s’y opposer et d’ordonner alors « le tout par rapport à lui », en se
faisant justement «le centre de toutes choses» ( ibid., 602). ^
^ Les trois « conditions » de la vie23 et les trois lois « universelles » de Avant d’aller plus loin dans l’exposition de cette question, il n’est pas
l'existence-1 sur quoi repose implicitement cette description magnifique inutile de rapprocher l’intermonadicité, propre à la communauté pathé­
fondent a priori la morale rousseauiste sur ce que nous appellerions volon­ tique de Rousseau, de celle qu’a évoquée, il n’y a pas si longtemps, Hus­
tiers l’invisible communauté de ceux qui sont en vie. Si l’on admet qu’elle serl. Cela, du reste, peut nous être utile pour comprendre aussi bien les
relève de « ce par quoi l’on est soi », une telle communauté ne peut être deux points de vue, s’il est vrai que les présuppositions de la pensée rous­
autre que monadique, ou plus exactement : intermonadique. En sa natu­ seauiste permettent, comme par anticipation, de surmonter les embarras
ralité, c ’est-à-dire en l’immanence et en l’immédiateté de son apparition, rencontrés par l’auteur des Méditations cartésiennes quand il s’est attache a
cette intermonadicité est absolument première : rien ne saurait en contester définir la réalité d’une telle communauté. Marquons donc, pour finir, les
différences - nous devrions dire : les oppositions point par point - qu il est
loisible de déceler entre la thèse husserlienne (fondée sur l’intentionnalité
1. E. Hnvii'fL MkfiUïitanx fürltiitTMtj , Cm^uit-nU- mediution, § 50, lu d . iiiFj up. c il, p, 159,
2. Soit : I t’xji.tnmivilt:, l'ipsciiè, lu commun.iuuritc.
3. 1 / C ' lm tiiujour^ une aur-.ilKindïimv de vit qui cherche à s’étendre au-dehors. 2 /C elui qui est
présent a 1 autre U'sl t n v y ilc nu Sut, cVM-a-din- ii ri* qu’il est aussi lui-même. 3 /N o ire plus douce exis­
tence esl relauve e| uiUi eltve, cl mitre vrai moi «Val pas tout enlier en nous. 1. K. I lu sscil, M rtlilalim i c.m thicm rs, C hiquic-m r m ed itation, § 6 2 , trad. ril„ »/>. a l., p. 200.
176 Rousseau, éthique et passion Vivre ensemble \11

de l’être-avec) et la conception rousseauiste (soucieuse de dégager Timma- sente comme spatiale en raison de la l’autre, séparation qui se présente
nence absolue du vivre-ensemble). Pour cela, il serait bien entendu plus spatialité tics corps-propres objectifs, comme spatiale en raison de la spatialité
(c) D’un autre côté, reirc communauté des corps-propres objectifs. Mais l’ordre
que fastidieux de donner trop de poids à un débat qui nTa cfautre intérêt
originaire nVttt pas tm néant, (I) Si visible du monde extérieur n’est pas
que la clarification (par contraste) qu*il p erm et; partant, nous nous cliatpie monade forme une unité absolu­ l’ordre intérieur de la nature, (e) D ’un
contenterons de citer (colonne A) le début du paragraphe 56 de la « Cin­ ment close, l'irruption réelle et intention­ autre côté, cette communauté originaire,
quième méditation cartésienne», ce texte résumant parfaitement les thèses nelle des autres au sein de ma primor­ aussi invisible et aussi immédiatement
de Husserl en matière d'intersubjectivité, afin d’en exposer les présupposés diale n’est pas irréelle au sens de ce c|ui constituée soit-elle, n’est pas un néant,
à la critique que Rousseau aurait pu lui intenter (colonne B) ; cela devrait serait visé en rêve, de ce qui serait repré­ (f) Si chaque monade forme une unité
senté à la manière d’un simple phan­ absolument close, autrement dit si
suffire. (Nous diviserons les deux textes au rythme de leurs phrases pour
tasme. (g) Ce qui est existant entre en chaque monade est “tout” pour elle-
en souligner les correspondances.) communauté intentionnelle avec ce qui même, étant une “unité numérique, l’en­
existe, (h) C'est une liaison par principe tier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-
A B unique en son genre, une communauté même et à son semblable”, et si
Husserl « Rousseau » effective, et précisément celle qui rend l’irruption réelle, immédiate et pathé­
V e Méditation cartésienne, § 56 Démarquage critique de Husserl transcendantalemcnt possible l’être d’un tique des autres au sein de ma sphère
(trad. M. B. de Launay, op. cil., p. 178) l (supposition de fauteur) monde, d’un monde d’hommes et de affective d’expérience réelle n'a plus rien
choses. » d’irréel, ni au sens transcendantal-phé­
«(a) C ’est donc ainsi qu’est expliqué «(a) C ’est donc ainsi qu’est expliqué noménologique de ce qui se trouve cons­
le premier et le plus bas degré de la com­ le premier degré de la communautarisa­ titué dans l’Ek-stase du Monde, ni au
munautarisation entre moi, la monade tion entre moi, la monade primordiale sens on tique-psychologique que de ce
primordiale pour moi, et la monade pour moi, laquelle est un Soi primitif, et qui serait visé en rîvc, de ce qui serait
constituée en moi comme étrangère et, la monade “pitoyable” , donnée à moi en représenté à la manière d'un simple
par conséquent, comme existant en soi, sa similitude essentielle par rapport à phantasme, (g) C e qui est réilletmni, ce
laquelle ne sc manifeste néanmoins à moi moi-même et, par conséquent, comme qui contient la vie en soi, ce qui
que par appresentalion, (h) Que les existant en soi, comme un (autre) Soi s’éprouve soi-même en chaque point de
autres se constituent en moi comme des vivant, lequel ne se manifeste jam ais à son être, et qui, posé dans la vie par la
étrangers, c’est la seule manière conce­ moi qu’au moyen d’une “identification grâce de son « sentiment de l’existence »,
vable dont ils peuvent avoir sens et vali­ affective” immédiate, (b) Que les autres est ainsi vivant, celui-là donc entre en
dité pour moi comme existant et comme sc donnent immédiatement comme des communauté pré-intentionnelle avec
clstnl iris ; s'ils tiennent ee sens et celle “semblables”, et non pas co m m e des tout ce qui vit. (h) C ’est une liaison par
validité d'uni“eonliimalion constante, ils étrangers, e'est la seule maniéie conce­ principe unique en son genre, apodic-
sont préciséulent, comme je dois en pré- vable dont ils peuvent avoir une réalité tique eu sa manilestelé, passive en sa
diquer, mats seulement dans le sens selon pour moi en tant qu’êtres vivants ; ainsi motivation propre, une communauté
lequel ils sont constitués; c’est-à-dire des sont-ils et demeurent-ils des monades qui effective car affective, et précisément
monades qui sont pour elles-mêmes sont pour elles-mêmes exactement celle qui, à partir de la réalité autorévé­
exactement comme je suis, moi pour comme je suis, moi, pour moi-même, latrice du Soi, rend transcendantalemcnt
moi-même, mais qui sont aussi en com­ mais qui sont aussi en communauté, possible l’être d’un monde, d’un monde
munauté. donc (je répète, en y insistant, donc en liaison avec moi comme “moi'’ d’hommes et de choses. »
l'expression employée plus liant) en liai­ concret, comme monade, (c) Certes, ces
son avec moi comme ego concret, comme monades soin réellement distinctes de la
monade, (c) Certes, ces monades sont mienne, dans la mesure où aucune liai­
réellement distinctes de la mienne, dans son intentionnelle ne conduit de leurs
la mesure où aucune liaison réelle ne vécus jusqu’aux miens ni, en général, de
conduit de leuis vécus jusqu'aux miens leur “position” ontologique à la mienne :
ni, en généra), de leur essence spécifique ce que j ’éprouve, je suis en clfcl seul à
à la mienne, (d) A quoi répond, bien l'éprouver tel qu’il m'est donné de l'éprou­
sùi, la séparation ontique mondaine de ver. (d) A quoi répond, bien sur, la sépa­
mon existence psyehophysique d'avec ration ontique mondaine de mon exis­
celle de l'autre, sépaialion qui se pré- tence psyehophysique d'avec celle de
Chapitre 4

La position du Soi

De Paliénation du moi social à » là où nous sommes ». —La « position » du début


des Rêveries. — Deuxième exemplification de la généalogie rousseauisle : la voix de
la conscience. — Troisième exemplification de la généalogie rousseauiste : la puissance
de désirer. — Force etfaiblesse de Pâme. —Le tropisme de la subjectivité.

L a prise en compte de l’impossibilité de se transporter réellement hors de


soi est d’une importance considérable. Elle ouvre le champ de la question
morale et elle l'articule au problème cardinal de la justice {que cette jus­
tice soit humaine ou divine) de façon à entraîner l’esprit de Rousseau à
considérer plus attentivement la nature de notre « lieu de séjour » et notre
\
« destination » sur cette terre. On ne saurait du reste s’en étonner ; car si
la vie se donne bien en chacun de nous comme un éternel présent vivant
(un «présent qui dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans
aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment [...] que celui de
notre existence » [ R, 1046]), si la vie fait inlassablement présent de soi, et du
Soi que chacun est et incarne en tous points de sa chair, c ’est parce que
jamais, au grand jamais nous ne nous exilons hors du « lieu » inassignable
et intangible où ce « sentiment de soi » nous donne d’être en nous posant
comme tels dans la sphère affective de notre expérience réelle - ainsi que
le reconnaît justement Rousseau dans une lettre à Mirabeau, en notant
que toujours, et irrémédiablement, « je suis tout entier où. je suis » 1 (Lettre à
Mirabeau, 31 janvier 1767, CC, X X X I I , 83). La question n’en est pas
moins la suivante : ce lieu où je suis, cette situation qui est la mienne, cette
position dont il me revient de jouir dans ta rie, appartiennent-ils à celte
extériorité transcendantale que l’on appelle un m onde? En général, de
quel ordre participent-ils ?

1. Et il ajoute dans la même phrase : « ... et point où sont ceux qui me persécutent ».
180 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 181

Que je sois là où je suis, je le dois évidemment à l’immanence de mon pliqne l’nppnrcnt paradoxe que Rousseau n’a pas cessé de dénoncer, et
être, qui, en tant que Soi vivant, ne sort jamais de soi, de sa réalité invi­ qui consiste dans le fait que plus nous désirons nous distinguer des autres,
sible, là où, « tout entier », en chaque point de son être, c ’est-à-dire de son et plus nous nous démettons de ce qui nous rend uniques.
corps et de son âme, le Soi est immédiatement présent à lui-même - sinon Avoir le désir de poser notre identité à la lumière des représentations
pour s’évader dans rirréalité d’un Dehors, dans « l ’imaginaire» et la re­ sociales et mondaines, souhaiter la réfléchir au-dehors et la mesurer par
présentation auto-identiiicatrice de soi et du monde. Toutefois, pour rapport à l’opinion des autres, c ’est-à-dire relativement à l’idée que nous
mieux comprendre ce dont il s’agît, attardons-nous d’abord sur cette ne cessons de nous faire de ce qu’ils pensent de nous comme d’eux-mêmes,
« évasion » responsable du fait que « l’homme se trouve hors de la nature voilà en effet ce qui ne manque pas de hanter notre esprit dès lors que
et se met en cont radie lion avec soi » {E , 491). Interrogeons-nous sur cette nous renonçons à «p orter au fond de [notre] âme le flambeau de la
contradiction dont Rousseau pense qu’elle inflige à l’homme son plus grand vérité» [LAI, 1087). Est-il besoin de préciser cependant que ce renonce­
malheur. ment ne saurait avoir lieu qu’au péril de ce solus ipse qu’il nous est impos­
Pour donner un aperçu de ce malheur, Rousseau ne s’est pas contenté sible d’exhiber au regard de quiconque, puisque, à jamais à la merci de la
d’en établir la loi d’airain : « Plus l’intérieur se corrompt, plus l’extérieur se com­ vie et de sa tournure discrète, nous sommes nous-mêmes toujours déjà
pose» (A-DSA, 73) ; il s’est également engagé à décrire les modes princi­ posés par elle dans l’ordre de l’absolu ? C ’est néanmoins au mépris d’un
paux qui font de cette « corruption » si particulière une déteraunité d’es­ tel danger que nous ne manquons jamais de nous emparer de cette
sence, une modalité (ou une possibilité) de la nature elle-même. Mais de logique identitaire et extra-identificatoire, laissant alors entre nous et
quelle corruption parlons-nous? D ’une corruption évidemment ontolo­ nous-mêmes s’immiscer, tel un écran réfléchissant, le mondé et ses struc­
gique, d’une pure corruption, si l'on peut dire, procédant de l’existence en tures signifiantes objectives.
tant qu’elle se tourne subitement vers le Dehors, c’est-à-dire contre soi- Quel dommage résulte-t-il alors de cette interposition ? Il s’ensuit
même. D ’une « co-ruption », pour l’exprimer avec plus d’exactitude, équi­ qu’entre l’archi-donation immédiate de la nature et l’apparition d’un
valant à une rupture d’avec cette immanence princîpielle dont la nécessité, monde qui en recueillerait le sens, s’ouvre l’écart de l’apparence - un
nous l’avons vu, dépend essentiellement de la disposition fondamentale écart au gré duquel le Fond de notre vitalité essentielle, ce Fond imma­
sous la forme de quoi la vie fait irruption en soi, et par rapport à quoi 1 être nent constitué par son auto-révélation pathétique, pourrait sembler, à
s’accorde au « centre » de sa « position » ontologique (ce « centre com ­ celui qui voudrait le fonder en raison, relever exclusivement du Dehors,
mun » [E , 602] de 1’ « ord re» que l’audace du Vicaire ira jusqu’à identi­ c ’est-à-dire de sa propre extériorité par rapport à soi-même. Quiconque
fier à Dieu1). Il s’agit donc là d’une corruption dont la possibilité repose, confondrait subjectivité et raison se bercerait cependant d’illusions, imagi­
somme toute, sur l’extrême passivité de l’ctre à l’égard de soi... nant par là même que l’unité de sa vie dépendrait pour l’essentiel de la
Mais, précisément, quand la sphère d’immanence radicale que nous compréhension qu’il pourrait en avoir ou de l’interprétation que, le cas
sommes est rompue, que se passe-t-il donc ? Il se passe que nous ne coïnci­ échéant, il saura plus ou moins bien en tirer. Il se donnerait le change en
dons plus avec notre propre nature : la subjectivité qui est la nôtre - soit croyant que cette vie qui est la sienne est susceptible de se faire connaître
la manière que nous avons de nous éprouver nous-mêmes en nous-mêmes, en ses caractéristiques les plus propres, et cela dans la mesure même où
cette manière grâce à laquelle nous devenons ce que nous sommes - ne elle se tiendrait en face de lui et de sa conscience, en dehors de lui-même,
répond plus aux prescriptions ontologiques de l’essence qui la constituent à l’horizon de sa pensée, dans quelque visée objectivante opérée par n’im­
au commencement. Nous nous éprouvons comme divisés d’avec nous- porte lequel de ses pouvoirs intentionnels (sensation, imagination, enten­
mêmes, nous souffrons une séparation par rapport à ce qui donne « lieu » dement). Autrement dit, au lieu de sentir que son moi est inéluctablement
à l’insondable vérité de notre vie ; et ce qui nous en sépare, c’est d’abord « posé » par ce que Rousseau appelle « l’intérieur » et en lui, et au lieu de
l’image que substitue fatalement à cette im-probable vérité notre entende­ consentir au fait qu’il ne cesse de naître à la vie par la grâce de son auto-
ment, sous la forme d’une représentation de notre « état civil », figure que affection passive, il ne s’éprouverait plus que comme s’il était toujours déjà
nous érigeons alors au-dehors et qui nous expose et nous livre à l’emprise exilé hors de lui, sollicité en permanence par des affections extérieures et
comme à l’influence de nos semblables. En tout cas, c ’est ainsi que s’ex- mondaines auxquelles il confierait alors, de manière purement théorique,
le pouvoir de fonder l’essence même de son être.
C ’est dire à quel point ce « fondement » ex-posé - cet esprit social qui
l . Nous y rovicndions plus longuement (Inns les cluipitres suivants. se montre au-dehors, cette figure identitaire que s’invente, dit Rousseau,
182 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 183

Y auto-préférence du moi en société —est loin de pouvoir servir de fondement ce « cogitai » comme dirait Nietzsche. La contradiction s’exerce aussitôt
véritable à l’essence du « sujet » : par son caractère représentatif, il n’a ni que l’être-un et l’être-soi, ces déterminations immanentes à l’essence de la
l’autonomie ni l’immanence d’un fondement réel ; il n’est que le fruit vie, sont contrariées en leur auto-affirmation pathétique, et que l’univer­
d’une conception, voire même d’une mésinterprétation de la vie. O r toute salité et l’unité extérieure de la raison comparative se substituent, dans la
l’œuvre de Rousseau tend à montrer que la vie (c’est-à-dire, en l’occur­ représentation que l’on peut s’autoriser à en avoir, à l’ipséité toujours sub­
rence, la « nature qui agit en dedans») n’est jamais une donnée justiciable jective mais jamais substantielle du Soi.
d’un traitement philosophico-herméneutique : l’épreuve que nous faisons Certes, que cette contradiction défie l’ordre naturel de la vie, comme
de la vie, l’expérience de ce que la vie fait de nous n’est pas et ne dépend nous allons maintenant l’expliquer, cela n’a guère l’inconvénient de
pas non plus du sens qu’on pourrait lui donner. Toute sa pensée est l'affir­ rendre celle-ci invivable. Au contraire, à peine surgie, la contradiction
mation que l’état civil n’est qu’un substitut objectif de l’état de nature ; s’olïre un destin remarquable pour autant qu’elle se confond avec
que l’identité que s’invente le moi, une objectivation et une transforma­ l’amour-propre, et fonde, par sa cristallisation dans une figure de substitu­
tion noématique de son être-Soi. Quant à cette objectivation elle-même, si tion, le devenir des sociétés humaines1. Que nous ne soyons plus accordés
Rousseau l’entend parfois comme une suppléance visant à rendre visible ce à l’amour de soi constitutif de la subjectivité, que l’ipséité absolue de la vie
qui, dépourvu de toute signification, n ’est en soi ni visible ni objectivable, le cède même à un proprium relatif, voilà qui n’empêche donc en rien que
il la caractérise le plus souvent, et avec bien plus de rigueur, comme une nous y gagnions tout de même un « supplément », dont l’avantage immé­
aliénation. Et l’on en comprend aisément les raisons. C ar si le fait de diat consiste au moins à nous « distinguer » à nos yeux comme aux yeux
rompre avec l’immanence naturelle, si la cor-ruption ontologique exprime des autres2. Au demeurant, être en défaut par rapport à soi-même, cela ne
une aliénation du moi vivant, un tel devenir-autre que soi-même découle va-t-il pas souvent de pair avec la prétention et la présomption, notre fai­
en vérité de ce que la détermination de son être-Soi n’est alors plus du blesse œuvrant sans cesse à nous persuader de notre « supériorité » ? En
tout produite par la vie, c ’est-à-dire par sa subjectivité absolue. Cette tout cas, il en va ainsi de l’amour-propre, ce « v ic e » de compensation qui
détermination — soit : ce qui nous singularise foncièrement — loin d’être supplée extérieurement à un équilibre intérieur rompu : en sa déterminité
« posée » par la vie, ou d’être contenue en elle, provient plutôt de ce qui ontologique (et non caractérologique), il correspond à la rupture de l’im­
lui est hétérogène et qui, de surcroît, ne laisse de s’y opposer. manence « naturelle », il est cette cor-ruption en ce sens très précis, puis­
Bien entendu, au premier rang de ce qui lui est hétérogène, il y a, nous qu’il se traduit le plus souvent par la représentation devant soi et l’ex­
l’avons dit, toutes les facultés qui relèvent de la conscience intentionnelle position au-dehors de cela — notre « nature » - que nous ne possédons
et qui dressent comme telle l’identité objective du moi (cette identité que justement jamais, mais qui, invinciblement, et dans la passivité ontolo­
Rousseau interprète en termes d’ « état civil »). Mais il y a aussi « toutes gique la plus radicale, nous possède à jamais et pour toujours, en faisant,
les passions repoussantes et cruelles», comme « l ’envie, la convoitise, la dès notre naissance transcendantale dans la vie, la singularité absolue de
haine », et surtout l’amour-propre, « qui rendent, pour ainsi dire, la sensi­ notre existence.
bilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui Mais qui est donc cet individu que Rousseau appelle dans son second
les éprouve» (E , 506). Un tourment que Rousseau justement nomme tou­ Discours « l’homme de l’homme » ? Il est celui qui, s’opposant en cela à
jours « contradiction », puisque celle-ci n’est pas autre chose que le mou­ l’homme naturel, croit que son identité ne résulte que de la conscience
vement contradictoire de la vie en soi - le fait, pour cette vie, que sa phé­ qu’il a de la place qu’il prétend devoir occuper en société, au milieu de ses
noménalité propre soit régie et dominée, non plus par elle-même, par sa semblables et par rapport à eux — une place qu’il juge seulement être la
phénoménalisation originelle et naturelle enracinée comme telle dans sienne, et qu’il n’acquiert le plus souvent qu’en se préoccupant de ravir
l’amour de soi, mais par la différence et la transcendance d’un certain sens celle qu’il présume en même temps ne pas devoir appartenir à autrui.
qui pourrait à l’occasion lui échoir. Mais pourquoi ravit-on la place d’autrui au lieu de s’en tenir à la
Ainsi la contradiction s’installe-t-elle en nous quand l’automouvement sienne propre ? Parce que la sienne propre n’existe justement pas. Nous
phénoménologique de notre vie est, en son unité et unicité essentielles, de
part en part nié ou du moins contesté, parce qu’il ne manifesterait plus
qu’une indigence ou une «insuffisance» foncière au regard de ce qui 1. Dans le second Discours, par exemple, cette figure prendra les traits de la « propriété », ce proto-
phénomène de l’identification sociale.
sépare toute chose de soi-même, à savoir la conscience représentative ou la
2. On est même tenté de se demander si ce n’est pas pour cette raison justement que l’on s’en
«réflexion», seule instance déterminante pour « l ’homme de l’hom m e», contente le plus souvent.
184 Rousseau, éthique et passion Im position du Soi 185

voulons dire par là qu’à la subjectivité que nous sommes tous de par noire fondamentale, faisant alors de la pluralité des ego une uni-pluralité —ou un
enracinement dans l'affectivité de la vie, il n’est assigné aucun lieu, aucun « ordre », selon le mot qu’emploie Rousseau et que nous allons expliciter - ,
espace visible, aucune assise « m ondaine» et par là objectivable. ^ est bd et bien la plus haute des pensées.
Pourtant, alors même que, sur le plan de notre ipséité, de notre indivi­ Cependant, cette conjonction est tout intérieure, et l’intériorité ne se
dualité incomparable et insubstituable, nous n’occupons aucune place, il perçoit pas. C ’est pourquoi Rousseau s’en est constamment tenu à l’alterna­
nous est toujours possible de percevoir l’être social (ou le statut civil) d au­ tive suivante : ou bien nous nous décidons à aimer ce que Rousseau appelle
trui en fonction de la place que nous imaginons le voir tenir au sein de la « la plus grande merveille», à savoir cet « o rd re » qui laisse apparaître
société. Certes, ce n’est jamais là qu’un rapport intentionnel, qui n’a rien «1 harmonie et 1 accord du tou t» (E , 580) ; ou bien, si cet amour ne nous
de commun avec ce qui entre en jeu dans cette communauté invisible où dit rien, si nous n en avons pas la « conscience éthique », nous continuons,
régnent, d’après Rousseau, « la générosité, la clémence, l’humamtc, etc. » jusqu’à l’effondrement ou l’explosion universelle, de nourrir en nous-
(DOI, 155) “ tous sentiments ou vertus qui modalisent celte vertu natu­ mêmes, non le plaisir d’exister, mais le désir absurde d’occuper, sinon de
relle qu’est la pitié - , et dans laquelle l’idée même de « se rapporter » à ravir, la « place » imaginaire ou symbolique - mais jamais réelle - d’au­
l’Intériorité foncière d’autrui se révèle absurde, puisqu'on cette intimité trui... Or, dans ce dernier cas justement, l’on ne s’intéressera guère qu’à
compassionnelle il n’est fait aucune place à la comparaison, il n’y a point une détermination radicalement extérieure à ce qui est en question, c’est-à-
d’écart, de distance, ou de rapport envisageables, mais seulement la vie dire à une apparence d être (image ou signe) qui, pour que l’identification
sans visage, et pressée contre soi, qui s’auto-affecte hors de tout lieu et de sociale puisse avoir lieu, se substitue dans l’esprit à l’étreinte intérieure
tout temps, hors de toute inscription sociale ou historique particulière. que la vie accomplit toujours avec soi-même. C ’est à ce mode d’identifica­
Inversement, ce n’est que là où s’ordonne un ensemble de places prédéfi­ tion, à cette captation ontologique (et parfois même idéologique), à ce
nies réciproquement par le « corps social », par les conventions et les transfert hors de soi qui, pour être perceptif, n’a pourtant rien de compas­
convenances extérieures sur lesquelles ce corps repose, ce n est que là, que sionnel (même si, à 1 instar de l’amour-propre s’enracinant dans l’amour
s’impose alors à chacun de ses membres la nécessité d identifier son être de soi, ce transfert se fonde lui-même dans le transport de la pitié), c ’est à
civil en ravissant à autrui la place qu’il y occupe - cette place étant ima­ cela que Rousseau donne le nom d’ «im itation ».
ginaire ou symbolique, selon les situations où s articulent les enjeux de Cette imitation, on comprend aisément à présent à quelle insatisfaction,
rintersubjeetiviié. lit, dans la mesure même où cette place n’est jamais à quelle frustration et à quelle perversion il lui arrive de donner naissance,
réelle, mais seulement présumée, ce ravissement commence par une imita- tant il est vrai qu’elle a pour ultime conséquence de lâcher la proie pour
lion 'd’autrui, par le mimétisme d’une certaine représentativité sociale, 1 ombre. C ar c est en imitant un modèle social, en se comparant à lui. et en
laquelle se confond avec cette apparence qu'autrui offre de sa « personna­ se préférant par référence et par contraste, qu’on sc laisse accroire qu’il est
lité » aussitôt qu’il se soumet à la hantise de se distinguer d un autre. possible de rapprocher de soi et de réduire à soi l’infinie singularité de son
Mais pourquoi l’imke-L-on précisément? Parce que l’on ne peut « semblable », sans jamais néanmoins s’aviser qu’en se tenant en société hors
admettre ou se justifier à soi-même celte infinie différence des natures dont de soi, et en ayant toujours déjà sauté par-dessus le plus proche, c ’est-à-dire
résulte au fond la « pluralité des ego». On ne saurait se représenter et sup­ par-dessus ce qui ne peut être mis à distance de soi pour être perçu, il est un
porter cette différence qui réside dans le fait que l’être d autrui — cet être plan sur lequel l’Autre, sans être pour autant identique à soi ou différent de
absolu, identique à sa vie—échappe infiniment, au même titre que sa propre soi, est justement (pour ne pas dire : en toute justice) le Même : un plan où la
vie, aux prises de la donation de sens et de la perception ek-statique. Car, similitude essentielle des ego demeure absolument incntamable. Ce plan est
quand il s'agit de ta vie et de sa pure essenec phénoménologique en tant que celui sui lequel repose la sphère d’immanence pure propre à la vie, et c'est de
Soi, les ratioeinalionsdn principe d’identité, la dialectique de 1 idemité et de lui dont on ne fait aucun « état » - cet état étant « naturel » et proprement
la différence où s’épuisent couramment le discours politique et la logique invisible - quand on se trouve assujetti aux seules conditions dénatura rites et
sociale se montrent en tous points superficielles, pour ne pas dire sans objet- inégalitaires de l’existence « sociale »'.
Ce qu’il convient en revanche de prendre en compte, c ’est la conjonction
suprême qui lie le Soi à son « semblable », ce « rapport sans rapport » qui
structure F « amour » originel (amour de soi ou compassion) et l’édifie inté­ 1. Il importe néanmoins d'ajouter S qu'il tint Ei midnnrnl si- qundci- d,- pensri |':nu...i,-
rieurement comme le premier apparaître, comme la « nature » qui préexiste propre sc développe de m an ière ............................. m im étiqu e, m êm e si, en pesant lie, il ne laii mu un doule
( T 310) ndc,ni'm ,ir '«**» vient du désir de se transporter toujours linrs de soi »
à tout car l’idée que l’absoluité de la vit1 repose elle-même sur une similitude
186 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 187

C ’est d’ailleurs sur le constat d’un tel assujettissement que s’achève le Rousseau à l’époque du Discours sur les sciences et les arts pour emblématiser
second Discours. Après avoir montré que « le sauvage vit en lui-même », la structure ek-statique de l’être comme visibilité1, c ’est sans doute parce
dans l’immanence radicale de sa subjectivité, Rousseau reconnaissait alors qu’il offre l’avantage de mettre encore plus en relief, en tant que pré­
que « l’homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opi­ voyance, son propre fondement temporel. Nous pourrions dire, en usant
nion des autres, et c ’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le par exemple de la terminologie heideggérienne, que la prévoyance, en
sentiment de sa propre existence» ( DOI, 193). Que l’homme «civilisé» tant qu’elle nomme la tentation de se pro-jeter dans l'extériorité irréelle du
tire son sentiment de soi d’un être hors de soi et d’un autre que soi, n’est- temps ek-statique, est un existential plus fondamental que la curiosité.
ce pas là en effet la plus stupéfiante des aberrations - celle dont nous ne Rousseau en présente ainsi la teneur essentielle : « La prévoyance qui nous
concevons même plus l’absurdité, tant la nature ne nous « dit » plus rien, porte sans cesse au-delà de nous, et souvent nous place où nous n’arrive­
tant la vie ne nous tonvoque plus à obéir à ses injonctions, c ’est-à-dire à rons point, voilà la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie a
écouter sa « voix » et à jouir ainsi de la tonalité fondamentale qui nous un être aussi passager que l’homme de regarder toujours au loin dans un
accorde à elle. Telle est bien la « contradiction » ultime dont la « véritable avenir qui vient si rarement, et de négliger le présent dont il est si sûr »
philosophie » de Rousseau aura souhaité, avec ardeur et courage, mettre (E , 307).
à nu l’origine. Par cette ek-stase prévoyante, qui m’entraîne « sans cesse » à me tenir
Et voici ce qu’il faudrait en conclure sur le plan théorique. Dès lors hors de moi, je tiens à tout ce qui n’est pas moi, je tiens tout ce qui de moi
que l’homme fait ainsi partie, non pas de la société des cœurs, mais de la est différent et qui peut, de ce fait même, après m ’avoir un moment
société inégalitaire des hommes aussi faibles qu’orgueilleux; et dès lors importé, devenir à mes yeux complètement indifférent. C ’est en elle, en
que, par voie de conséquence, il se réduit, en tant qu’être social, à cette cette funeste prévoyance, que « nous tenons à tout », que « nous nous
« unité fractionnaire qui tient, dit Rousseau, au dénominateur et dont la accrochons à tout », que « les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout
valeur est dans son rapport avec l’entier qui est le corps social » ( E , 249), ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous », mais c’est aussi à
il devient clair que, désormais, la phénoménologie doive le céder sans cause d’elle que « notre individu n’est plus que la moindre partie de nous-mêmes»
rémission à l’anthropologie. Sur le plan ontologique, l’être n’est plus le (ibid.). Du fait de cette insuffisance, de cette peur qui nous pousse à la pré­
Tout de la vie en lui, son unicité n’est plus celle de l’uni-pluralité « natu­ voyance de toutes choses, notre individualité (et il faut entendre par là
relle » : le voilà maintenant qui se tient comme à l’extérieur de sa propre l’ego transcendantal auquel chacun de nous participe en lui-même, en tant
existence, égaré, sans boussole intérieure, sans «conscience» intime,' «jeté qu’être vivant), l’individualité absolue de notre essence qui seule importe
à l’aventure en ce vaste univers », errant comme exilé hors de cette nature au fond —puisqu’elle ne peut pas ne pas nous importer —, se trouve tronquée,
originelle à quoi il doit pourtant sa naissance transcendantale, le don entamée, diminuée : « Nous n’existons plus où nous sommes, nous n’exis­
même de son existence. Le voilà désormais demandant toujours aux autres tons qu’où nous ne sommes pai » (ibid., 308). Et ceci, pour cette raison que
ce qu’il est et n’osant jamais s’interroger là-dessus lui-même, séparé de la dans Y ek-stase et par elle, nous sommes par principe soucieux de toute chose
« nature », c ’est-à-dire - la nature étant l’Intériorité par excellence — et constamment inquiets, nous ne tenons pas en place et l’oublions sans
cesse, cette instabilité (ou cette absence de force d’âme, ce manque de fer­
scindé par rapport à soi, divisé d’avec lui-même. Quant à son être ainsi
meté d’esprit) ayant bien sûr un sens éminemment ontologique et non
fractionné, il n’a plus qu’une «unité fractionnaire», et de cette unité
psycho-empirique, tant il est vrai que cette place en laquelle, du fait de
encore, il n’est jamais redevable qu’à la totalité postulée de ce corps social
l’inquiétude et du désespoir que nous ne cessons d’éprouver, nous ne
qui le jette hors de lui, entraînant ses désirs à s’opposer à ce dont il est par
tenons pas, est celle qui, en vérité, installe à l’origine et de façon irrémé­
lui-même capable, « ravivant » par là la contradiction de son existence, et
diable notre être même. Ce qui signifie qu’à l’opposé de cette structure de
frappant à mort sa liberté naturelle —totalité ou unité idéale, hypostasiée,
prévoyance, l’ipséité de la subjectivité absolue —laquelle surgit dans la vie
identique à une somme d’éléments atomisés et rassemblés facticement sous
de l’individu et la constitue comme telle, comme ce que cet individu est au
l’unique «dénom inateur» de leurs intérêts particuliers et réciproques...
plus intime de lui-même —relève exclusivement de cette place ou de cette
Telle est la « société ».
« position » ; ipséité qui n’est donc rien d’autre, pour le dire avec Michel
Dans la société, « s’avive et s’exalte » (D , 789) une passion singulière et
particulièrement dévastatrice: la «prévoyance», passion des lointains,
passion de l’ek-stase. O r, si ce thème, assez récurrent dans l’œuvre de la
fin, remplace le paradigme de la curiosité auquel s’était d’abord attaché I . Cf. noire ouvnige, l)e la véritable philosophie, Rousseau au commencement, § IÜ-11, op. c i t p. J01-126.
188 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 189

Henry (dont il appert encore une fois que la pensée est ici tout à fait Hors de la réalité de la vie, il n’y a plus que l’irréalité phénoménolo­
« contemporaine » de celle de Rousseau), que ce « H ic absolu, le Hic où je gique des lois du monde (l’espace, le temps, la causalité, et leurs corol­
me tiens, où je suis - plus exactement : que je suis»1. Ainsi J’tpséitc est-elle laires moraux : l’esclavage, l’illusion, le prestige), il n’y a plus que le
toujours « positionnée », et la « position », toujours ipsêïque. règne englobant et factice de la représentation. Hors de ma «position»
Voici donc « là où nous sommes » : dans cet Ici, plus proche que toute dans 1’ « ordre » invisible de la vie, hors de ce à quoi je suis insurmonta-
proximité possible, en deçà du temps représenté, en dehors de tout heu blement réduit et en quoi, sans aucun paradoxe, je me « resserre » pour
reprcsentable, dans cet Ici sans distension ni extension, incommensurable une meilleure expansion de mon être, hors de ma position donc, je ne
et invisible - que Rousseau appelle parfois une place ou une situation suis plus. C ar je ne suis qu’elle, et rien d’autre qu’elle. — D ’un point de
mais plus souvent, et plus essentiellement, une position, ce concept clé des vue ontologique, donc, la position de l’âme, « là où je suis», est le titre
Rêveries dont nous avons renvoyé jusqu’à maintenant l’élucidation. que donne Rousseau à l’ipséilé de la subjectivité.
Qu’est-ce donc pour Rousseau que tenir sa place, demeurer en soi-
même, insister fermement sur sa « position » ? C ’est d abord, d un point de A3
A3 A3
vue éthique, éprouver dans l’immanence de son être ses propres forces
constitutives, et les « connaître » si bien, c est-â-dire telles qu elles s éprou­ Comment l’âme éprouve-t-elle sa «position» ontologique? Qu’est-ce
vent elles-mêmes intérieurement, qu'il devient impossible d en abuser qui en fonde la prétendue irrécusabilité ? Qu’est-ce qui « en nous » atteste
jamais. Si « bien », disons-nous, car c’est justement sur cette base, et uni­ de « la » ou nous sommes ? Parler de position, n’est-ce pas déjà imposer au
quement sur elle, que l’homme parviendra enfin à éprouver la plus sentiment de l’existence une première «objectivation» - une fatale dé­
grande satisfaction intérieure, et que devra donc s’ériger la sagesse philo­ naturation ?
sophique que Rousseau cherche à enraciner, non pas dans les replis de ce A ce problème crucial, Rousseau a lui-même tâché d’apporter une
qu’un Heidegger appellera l’ek-sistence, ni dans les arcanes de la pensée solution. Pourtant, cette solution, du fait même qu’il lui revenait de
rationnelle, mais dans le tréfonds de l’âme humaine, dans l’immanence faire l’objet d’une considération expresse, a été professée, comme ce fut
bien réelle de la subjectivité, dans cette « nature » individuelle, identique très souvent le cas chez Rousseau, de manière indirecte, pour ne pas dire
à ce qu’il nomme par ailleurs les «vrais mouvements du cœ u r». En symbolique. Emparons-nous, par exemple, de ces Rêveries du promeneur
témoigne ce grand texte de YEmile, où il est dit i « Ô homme 1 resserre ton solitaire où éclate et prend toute sa valeur le terme, même de « position ».
existence au-dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place Dès l’ouverture de ce livre inachevé et sans doute inachevable, le lecteur
que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien lie pourra t’en faire ne peut manquer d’apercevoir que c’est sous les auspices de la « veille »
sortir ; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, et n épuise pas, et du «som m eil» que se décline le thème du «sentiment de l’existence».
à vouloir lui résister, des Ibrres que le ciel ne t’a point données pour Telle est en effet la «situation » de départ, la «position » relative au sen­
étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver timent de l’existence, la dis-position selon laquelle la vie a posé passive­
comme il lui plaît et autant qu il lui plaît, l a liberté, ton pouvoir, ne ment le « moi » au cœur de son propre « se sentir soi-même » : « Depuis
s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, et pas au-delà , tout le quinze ans que je suis dans cette étrange position, écrit Rousseau dans
reste n’est qu’csclavagc, illusion, prestige» (E , 308). sa Première promenade, elle me paraît encore un rêve. J e m’imagine tou­
Hors de la sphère immanente du «se- sentir soi-même», hors du «je jours qu’une indigestion me tourmente, que je dors d’un mauvais som­
peux » fondamental qui développe dans 1 amc la puissance singulière et meil, et que je vais me réveiller bien soulagé de ma peine en me retrou­
inentamablc de la vie - telles sont les «forces naturelles» en fonction vant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que j ’ai fait sans que je
desquelles, dit Rousseau, se mesure le véritable « pouvoir » de la liberté m en aperçusse un saut, de la veille au sommeil ou plutôt de la vie à la mort»
individuelle - , hors de cette donne de la subjectivité, dont le moi en tant {R , 9 9 5 ) .
que tel ne saurait être la cause, il n’y a place que pour le tout autre que Arrêtons-nous quelques instants sur ce texte important.
Soi, pour tout ce qui, autrement dit, s’op-pose à la réalité du Soi vivant,
L ’état dans lequel se trouve ici Rousseau semble en lui-même si parti­
cette seule réalité à laquelle il nous est à jamais donné d’avoir affaire.
culier et si bouleversant, qu’il ne sait même plus pourquoi il lui a été
donne d éprouver un tel sentiment à l’égard de sa propre existence. Com ­
ment il en est arrivé à cette « étrange position », comment l’a envahi cette
1 M, r/h ilollli'lli'liit'jt lltilln ii l i t , ofi. <ll . p Mil. indicible disposition intérieure, il ne le comprend guère, il n’en a aucune
190 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 191

idée, puisqu’il lui semble bien qu’entre la « veille » et le « sommeil », entre certain lien de captivité et d’assujettissement. Dans le sommeil, en effet,
la « vie » et la « mort » (ces antonymes s’équivalant visiblement ici), il s’est il nous incombe non seulement de demeurer passifs, voire « impassi­
produit un certain « saut ». Entre ces deux états du sentiment de soi, entre bles», mais de nous trouver aussi comme rivés à nous-mêmes, au point
le sentiment de maîtrise de soi et de sa «situation» intramondaine, et le de ne pas pouvoir nous ouvrir sur aucune sensation extérieure. De là
sentiment troublant de dépossession et de passivité face aux divers « coups que le sommeil «représente» l’abolition du monde, la suspension de
du sort », il y a eu solution de continuité. Or, qu’est-ce que cela pourrait-il toute extériorité, bref, comme chez Descartes, la condition idéale de
vouloir dire sinon que la « position » présente du sentiment de l’existence, Yépochè transcendantale.
ou sa tonalité de fond, en d’autres termes, s’est imposée à lui dans une telle C ’est en effet dans un esprit très proche de Descartes que Rousseau a
absence de raisons, qu’elle est apparue, à l’âme qui l’éprouve, comme sus­ privilégié deux facteurs susceptibles de concourir à la mise entre paren­
pendue au-dessus d’tin abîme de conscience. Cette position a surgi si spon­ thèses de tout être différent de soi, posé comme tel dans une quelconque
tanément, de façon si inattendue, qu’il ne fut plus possible de lui rattacher transcendance : d’une part a ), la condition ontologique sine qua non de la
rêverie, à savoir la suspension phénoménologique du Monde et des sensa­
une cause adéquate ; en sa phénoménalisation particulière, il lui a semblé
qu’elle s’était toujours déjà soustraite au principe de raison. La tonalité de tions extérieures qui nous mettent en contact avec lui, ainsi que l’affirma­
fond du sentiment de l’existence que Rousseau a cru pouvoir suggérer par tion concomitante du solipsisme, que Rousseau préfère appeler solitude ;
et d’autre part b) , les conditions existentielles particulières (soit, pour l’in­
les mots de « vie » ou d’ « éveil » a tout à coup disparu, et le tissu des actes
dividu Jean-Jacques, le « sommeil » ou le sentiment de la mort au
et des pensées qui, sur la base d’une telle tonalité de fond, d’un tel bien-
monde). Cependant, la rêverie rousseauiste n’est pas sans se distinguer très
être, coordonnaient encore le flux des préoccupations au travers desquelles
nettement de la méditation cartésienne, notamment en ce que l’accent y
une même conscience avait trouvé la raison de son identification, ce tissu
est expressément mis sur la tonalité constitutive de l’ipséité. L ’état de
s’est subitement délité.
« veille » (ou encore l’impression de « vie »), loin d’être exclu sous l’effet de
Certes, ce que le Promeneur solitaire appelle ici 1’ « éveil » ou la
Yépochè initiale, se voit d’emblée repris dans ses filets. Ce qui signifie que la
« vie » a un sens métaphorique, qui ne saurait se confondre avec la
subjectivité, plutôt que d’être « réduite » à la pure forme de l’ego, se défi­
signification ontologique dont Rousseau dote la « nature » comme nais­
nit au contraire en fonction de la substance phénoménologique de son
sance à la vie — à cette vie transcendantale structurellement déterminée
autorévélation, à savoir l’affectivité de son sentiment de soi —ce que Rous­
par l’amour de soi. De plus, la « vie » évoquée en ces pages est, dans son
seau exprime ainsi : « Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma
identité singulière, très clairement fonction de la durée de la conscience
propre substance, mais elle ne s’épuise pas et je me suffis à moi-même »
de soi, de la mémoire unificatrice, et ultimement des facteurs liées à la
[ibid., 1075). Aussi bien les circonstances de la vie sont-elles toutes recon­
« représentation » ; elle n’a donc rien à voir avec la présenteté de
duites à la substance « naturelle » et « naturante » du moi, ce qui suppose
l’étreinte intérieure, avec cette force incommensurable qui, par expan­
que les qualités et les propriétés au travers desquelles la physis et le monde
sion et resserrement, s’accroît de soi dans la jouissance de soi-même ; elle
extérieur se livrent comme tels à la conscience, soient toutes « rapportées »
ne correspond absolument pas à la structure immanente propre au senti­
à la tonalité de fond de l’existence, qui est seule à même de leur donner
ment de l’existence. Etre en « vie », se sentir « éveillé » signifie en
valeur et consistance. Ce que Rousseau appelle la « veille » équivaut alors
l’occurrence se sentir bien dans le monde, et plus exactement encore,
au fait d’avoir du plaisir, ou plutôt de prendre plaisir à soi. Quant au
s’accorder à lui et se comprendre à partir de lui. Quant à ce que le Pro­
« sommeil » (cette image de la « mort »), il renvoie au contraire à la
meneur solitaire conçoit en termes de « sommeil » ou de « mort », il faut
« peine » ou au « tourment », à la douleur d’un profond désespoir.
y voir la léthargie, l’inactivité et, plus généralement, Y insensibilité dont
L a « situation » symbolisée par le « sommeil » est donc la suivante : en
Rousseau prétend être la proie à cette époque de sa vie. Maintenant, à
tant qu’il est soumis à une condition existentielle très particulière, le
l’heure tardive des Rêveries, plus rien ne l’affecte durablement ; le voilà, à
« moi » qui va se prêter de bon cœur à la rêverie se trouve néanmoins
la limite, «impassible comme Dieu m êm e» ( ibid., 999).
contraint d’éprouver sa « solitude » de telle sorte que son « âme » se sente
Pour Aristote, à qui probablement il faut d’abord songer, le règne
insurmontablement acculée à soi, en même temps que se révèle à elle sa propre
du sommeil est justement caractérisé par l’absence d’aEbO-çtnç, par l’inca­
impossibilité à s’extraire de sa « caduque enveloppe », comme elle aurait
pacité d’accueillir et de se laisser affecter par aucun autre étant. Le som­
pu être invitée à le faire s’il lui était arrivé d’être affectée par un étant dif­
meil est un « état » de fermeture, de repli sur soi. Avec une grande jus­
férent d’elle, qui lui aurait fait encontre éventuellement. C ’est ainsi que
tesse, le Stagirite avait allégué à ce sujet l’idée de Seapôç, c ’est-à-dire un
192 Rousseau, éthique, et passion L a position du Soi 193

Pâme, aux prises avec elle-même, ne parvient pas, malgré qu'elle en ait, à p o ra lilé sur laquelle se fonde le m o i en tant que conscience de soi. Tout
goûter le plaisir inhérent au sentiment de la « v ie » (en tant qu’existcnce comme chez Maître Eckhart, pour qui l’autorévélation de l’Absolu, le jail­
intramondaine) ; elle n’a pas, dit Rousseau, l’impression de vivre (ou lissement dans l’âme de sa propre réalité constitutive ( « sur quoi repose la
d’être éveillée). E t le tourment que forge en elle cet être-rivé-à-soi, ou b éatitude»), n’a «n i avant ni après et n’attend pas que quelque chose
cette peine qui se confond avec l’état de captivité propre au sommeil, est survienne» dans l’horizon du temps qui s’écoule continûment1 - puis­
en soi-même si « v ra i» , qu’il emplit i’âme tout entière, mettant du même qu’elle est en elle-même le proto-phénomène à partir duquel quelque
coup en veilleuse, pour ainsi dire, la tonalité primordiale de la veille, de chose comme un horizon temporel ou mondain est susceptible de se lever - ,
l’éveil vivifiant à soi-même. l’état auquel le Promeneur solitaire se trouve disposé ne permet pas non
L a « mort » a pris le pas sur la « vie ». A l’épreuve de cette tonalité plus d’unifier le temps selon l’avant et l’après. L a sjnécheia, la « conti­
subite appartient une douloureuse absence de liberté. En outre, appartient nuité » du temps est rompue ; celui-ci est comme sorti de ses gonds, il est
à cette épreuve le fait que le subi soit pour ainsi dire subit. Car, en pre­ délié ; le passé n’est plus rabattable sur le présent ; aucune liaison ne se fait
nant l'allure d’un saut - celui de la «veille» au «som m eil», de la plus sentir entre les diverses extases temporelles. L ’activité rétentionnelle
« v ie » à cette prétendue « m o rt» qui n’est en vérité qu’une autre tour­ de la mémoire n’agit plus; l’unification dans la conscience du continuum
nure (voire même la tournure véridique encore qu’unilatcrale) de la vie, temporel ne la concerne plus. C ’est cette temporalité-là que Rousseau rat­
au sens transcendantal, cette fois-ci - , ce recouvrement se révèle en tache à la « mort » et à elle seule ; c ’est dans ce temps de la mort au monde
même temps inconditionnel. Le changement est soudain, discontinu. 11 que paraît s’épuiser la position ontologique du « rêveur » —temps adimen­
l’est même à tel point qu’à la non-liberté, à la «passivité» de la position sionnel, « discontinu », sans durée ni écoulement (en un mot : ab-solu),
éprouvée par Jean-Jacques au début des Rêveries, correspond une sponta­ qui justifie la nécessaire dis-ruption des tonalités fondamentales les unes par
néité encore plus originaire, celle du passage dont relève son instaura­ rapport aux autres (c’est-à-dire en l’occurrence le « saut » de la « veille »
tion. Pour le dire autrement, la transformation d’une tonalité de fond en au « sommeil »), bien qu’au travers d’une telle dis-ruption affective la vie
une autre est en elle-même «lib re», sans cause réellement déterminante. n’a aucunement cessé de faire irruption en soi-même.
C ’est là un point d’une extrême importance pour comprendre le dessein L ’indistinction de la veille et du sommeil, qui résulte de l’impossibilité
poursuivi par Rousseau, et mesurer en quoi le fait pour telle ou telle de les comparer, de rapporter leurs positions respectives l’une à l’autre,
tonalité fondamentale (celle, en l’occurrence, dont il est question sous le cette indistinction qui suscite, dit Rousseau, une apparence de « rêve »
nom de « m o rt» ) de s’emparer de l’âme et de l’envahir à tel point qu’il s’opère à rebours de l’être dimensionnel (ou ek-statique) du temps. De là
lui devienne impossible de la révoquer, de la mettre à distance de soi ou sans doute 1’ « étrangeté » de la position décrite, qui ne procède d’aucune
de prendre par rapport à elle un certain recul ne l’oppose pas pour péripétie mondaine. L ’être qui dit «je » au commencement des Rêveries
autant au sentiment de la liberté. C ar, ce qui se produit en réalité au n’a plus de passé sur lequel il pourrait faire fond identitairement ; son iden­
seuil des Rêveries, c ’est que Jean-Jacques passe spontanément, et tout à tité (psychologique ou sociale) ne le préoccupe plus : il n’a plus à se com ­
coup, du ton de la joie à celui de la douleur - une douleur qui révèle parer, à chercher sa place parmi les autres, ceux-ci n’ayant plus de signi­
identiquement à son âme son propre être-à-soi, son ipséilé à ce fication pour lui, ceux-ci l’ayant de toutes les façons déçu. Le
«m o m en t» précis, comme une tonalité «n égative» rassemblant alors «rassemblement» entier de son être ne saurait plus dépendre de sa
l’être tout entier autour d'une «position» qu’elle fonde et qu’elle rem­ mémoire: à présent, c’est de son ipséilé, et de celle de la « n a tu re » , qu’il
plit Et e’esi pourquoi celte révélation, aussi passive, aussi peu maîtrisée s’agit exclusivement. Or, il ressort de la structure de cellc-ci que la
qu elle soit pour le « moi » en question, ne laisse de renvoyer malgré « n a tu re » du moi est toute i/n/e dans le «m om en t» présent, lequel n'est
tout à la pins intime liberté de la vie, la tonalité étant, en son surgisse­ autre que l’épreuve du sentiment de soi. Et cette imité n'est le fruit d’au­
ment immédiat, en sa substance phénoménologique originelle, toujours cune récollection, d’aucune unification ek-statique. « J e » suis - dans la
aussi surprenante et «spontanée». promenade et grâce à la rêverie - désormais seul au inonde, c ’est-à-dire en
Quand Rousseau estime ne plus pouvoir relier le moment présent à deçà du monde, en prise avec mon individuation la plus radicale, la plus
ceux qui le précèdent, il entend donc parler en vérité de cette liberté certaine, bien que la moins évidente, là où la vie individuelle, dans l’im-
intime, de cette libre irruption en soi de la vie comme sentimc.nt de soi. Une
irruption qui est identiquement une interruption de la continuité de la
conscience intime du temps, une rupture de l'unité ek-statique de la tem- 1 ^T. Maître Eckhan. « De la pauvreté en esprit », in Sermons et. traités, op. cit„ p . J 37.
194 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 195

manence de son autodonation, m ’est immédiatement révélée. J e suis là où lui aura fait présent. Le moi n’est pas à l’origine de son être-Soi. L ’ipséité est
ii ont la possibilité de s’effectuer ni la compréhension ontologique, iden­ toujours passivement constituée.
tique au souci de l’être (Seinsverslàndnis), ni la vision en général (intuitio), L a structure de la temporalité qui transit cette position du Soi est par
qui suppose l’ouverture d’une distance phénoménologique séparant le conséquent sans ex-tension aucune. C ’est dans le présent vivant de la rêverie
voyant du vu. Me voilà enfin rendu à la nature, ou plus exactement à ce que que s’édifie l’ipséité du « moi » !. E t cela signifie trois choses que vont alors
la nature a voulu que je sois: un aveugle de naissance1 et un solitaire par parfaitement mettre en scène les différentes «prom enades» : d'abord a),
essence. Comme l’écrit Rousseau : « Tiré je ne sais comment de l’ordre des puisque le terme de « saut » caractérise cette nudité somptueuse du pré­
choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompréhensible où je sent, l’absence d’ « aperccption » qui lui fait escorte équivaut à un
n aperçois rien du tout, et plus je pense à ma situation présente et moins
manque de liaison entre les différentes « parties » du temps ; ensuite b), la
je puis comprendre où je suis » [R, 995). Comment mieux dire que par ces jouissance de soi, celle tonalité propre à l’anto-affection fondamentale, ne
mots, que des sentiments chaotiquement mêlés ayant soudain envahi le se dresse nulle part ailleurs que sur le sommet d’un présent absolu qui est
cœ ur de Jean-Jacques il résulte une même incapacité à appréhender l’his­ celui de la vie immanente et immédiate, radicalement étrangère à toute
toire qui est la sienne et à concevoir ce qu’il est devenu ? Pour autant que
ek-stasis, exclusive de la condition de re-présentâtion du passé et de l’ave­
son propre passé lui est résolument fermé, ayant définitivement rompu
nir, ainsi que de ce pouvoir de liaison qui les situe dans un même flux et
avec lui, pour autant que le passé est véritablement passé, inapte à resur­
prend sa source dans la « réflexion » (c’est aussi la raison pour laquelle
gir, et pour autant que l’avenir ne lui est plus rien, Rousseau ne peut plus
cette infrangible jouissance ne se confond pas pour Rousseau avec le sen­
faire autrement que de «se rapporter» uniquement à son présent. Et
timent « composé » du bonheur2) ; et enfin e) , la souffrance de soi qui pro­
qu’est-ce alors que ce présent ? L a description en est fameuse, et nous ne
cède de l’être rivé à soi et se souffrant soi-même, cette « position » évoquée
devons pas, à ce stade de l’analyse, nous priver de la citer encore une fois,
par la métaphore du sommeil ou de la mort, s’instaure sur U même plan - le
même si nous avons déjà largement mis en valeur cet extrait des Rêveries
plan d’immanence de la « rêverie » - que la jouissance inhérente à l’amour
au second chapitre de notre essai : « S’il est un état, écrit en effet Rous­
de soi. Avec ces trois déterminations, le décor se trouve alors parfaitement
seau, où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière
planté pour que s’impose enfin à l’esprit de Rousseau ce qu’il avait
et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni
jusque-là, jusqu’au coup d’éclat des Rêveries, refusé de prendre en compte, à
d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le prisent dure
savoir l’existence naturelle (c’est-à-dire indépendante de tout rapport à une
toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans
cause occasionnelle ou à quelque événement mondain) d’une «souf­
aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine,
france » primitive, celle-là même que laissait déjà entrevoir la probléma­
de désir ni de crainte que celui de notre seule existence, et que ce senti­
tique de la pitié comme second principe de l’âme (dans le second Dis­
ment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui
cours). Et, comme cela va désormais nous apparaître peu à peu, cette prise
s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et
en compte va donner lieu à la reconnaissance de la positivité non seulement
relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bon­
ontologique mais éthique de tout affect quel qu’il soit, et, par voie de
heur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle
conséquence, à celle de l’équivalence du jouir et du souffrir dans ce qu’on pour­
sente le besoin de rem plir» (ibid., 1046). C ’est donc bien un présent non
temporel, ou plutôt : non temporalisé, sans durée ni succession, c’est-à- rait appeler le «principe de bonté naturelle», en tant que toi régissant le
dire sans extension aucune. L ’éternel et inek-statique présent de l’exis­ processus d’édification du sentiment de l’existence.
tence qui se dégage de l’expérience radicale des Rêveries, le présent vivant De cette approche du début des Rêveries, il ressort en effet que la
de la vie repose, en son immanence même, sur le fait qu’il n’est pas en « situation » ou la « position » décrite dans la « Première promenade » se
notre pouvoir d’en maîtriser le « don » exceptionnel ; ce qui revient d’ail­
leurs à dire - et ceci est d’une importance capitale - que le moi n’est pas lui- 1. pour u tir i n t e r p r é t a t i o n d i f f é r e n t e d e c e t t e é v i d e n t e r u p t u r e a v e c le « pa& sÊ » au p r o fil du « p ré-
je m r u p t u r e c o n s i g n é e c o m m e tu lle d a n s 1j Première prùrtitititdt, c f - E , M a n m c a u , « N o u v e l l e s r é f l e x i o n .!
même et en tant que tel à l’origine de la «position» dont la vie, à tel ou tel moment,
s u r Ic a " R ê v e r i e s ' ' A it h im de Philosophie 4 7 , i t v r i h jm n 1 9 8 4 , je 2 0 7 -2 4 6 ,
2. « L'cïai naturel d'un être passible et mortel ïd que l'homme est de su complaire dan» le sentiment
de son existence, de sentir avec plaisir ce qui tend à la conserver et avec douleur ce qui tend è la détruire,
c*«l dans ecl c m naturel et simple qu'il faut chercher la source de nos passion». Du s'imagine que la pre­
mière est le déair d'etre heureux et on se trompe. L'idée du bonheur est très composée, le bonheur est un
1. Cf. le texte crucial des Lettres morales : « Nous sommes de tout point aveugles, mais avcuglcs-ncs état permanent dont l'appétit dépend de la mesure de no» connaissance», au lieu que no» passions naissent
qui n’imaginons pas ce que c ’est que la vue » (L M , 1092).
d'un »emiment actuel indépendant de nos lumières » (M LM , §21,1 3 2 4 ).
196 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 197

distingue principalement pur sa fonction, qui est de signifier le mode onei- pressive qui l’énonce authentiquement, il est indiqué que la reconduction
nrl sur Icqtiel l’ego est eensé, d’après Rousseau, sc donner à lui-même. La vers l’essence immanente de la vie, bien qu’elle se soit déjà accomplie
perfection des Rêveries tient, nullement dit, au Tait qu'elles prennent grand avant que la lecture ne commence, puisqu’elle s’accomplit en vérité toujours, et
soin de commencer par le commencement, c’est-à-dire par la question du de manière « naturelle», dans la vie, et avant que ne s'y attache le regard philoso­
Commencement, tout en sachant que ce Commencement lui-même ne phique - que cette reconduction, donc, s’effectue en trois étapes. Ont été
peut pas être indiqué (objectivé) autrement qu à la faveur et à la suite barrés par la réduction : a) d ’abord, l’altérité de l’étant qui apparaît dans
d’une « réduction » phénoménologique radicale. En effet, ce n est rien la lumière ekstatique du monde (= «étrangers») ; b) ensuite, l’horizon de
d’autre que vise, selon nous, à exprimer Vinàpil des Rêveries : « M e voici visibilité dont dispose la raison afin que s’accomplisse la connaissance objec­
donc, seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société tive de l’étant, soit : la phénoménalité du monde lui-même (—« incon­
que moi-même » (R , 995) - phrase que nous serions bien inspirés de com ­ nus ») ; c) « enfin » l’inconsistance, l’indigence, voire l’impuissance qui affectent
prendre ainsi : au terme d’une réduction phénoménologique toujours déjà intrinsèquement cette phénoménalité-là dans la mesure où elle ne s’ef­
réalisée, seul demeure : « je » , « moi-meme » ; un J e dont nous pouvons au fectue jamais sans le soutien préalable de ce qu’elle n’est pas, à savoir la
moins nous permettre de dire à présent, après l’analyse que nous venons vie comme sentiment de soi (= « n u ls » )...
de faire de la « position» éprouvée par Jean-Jacques au début des Rêveries, Voilà ce qui n’est plus retenu, ce qui ne compte plus, ce qui est délaissé. Et
qu’il ne doit, en tant que sujet de la «rêverie», en tant que « m o i» maintenant que la totalité de l’étant, que son mode d’être et d’apparaître
s’éprouvant soi-même dans l'intimité de sa vie affective, avoir rien de ont été exclus du champ de l’expérience intime (c’est-à-dire de la « rêve­
commun avec le moi factice du sujet empirique, identique à soi parce que rie »), maintenant que le champ, ou plutôt le plan d’immanence est libre
conscient de soi et de sa situation dans le monde. - libre pour le présent libéré de la présence, libre pour l’irruption de la vie -
Mais pour bien mesurer que le mot qui dit Je ne le dit qu’à la suite la question décisive peut enfin être posée : « Mais moi, détaché d’eux et de tout,
d’une réduction préalable, sans doute faut-il songer à souligner dans cette que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher » (ibid.).
sentence liminaire la petite conjonction emblématique, ce « donc » si sur­ Cette dernière citation est d’une importance majeure, car elle fait
prenant au départ (et à propos duquel bien des commentateurs se sont directement signe aux Méditations de Descartes, texte par rapport auquel
souvent interroges). Corrélativement, il convient d’en mettre en relief la les Rêveries à chaque ligne, et le Promeneur à chaque pas, entendent bien
syntaxe, c ’est-à-dire la structure négative qui la caractérise ; « ne... plus... prendre position. On sait en effet que pour Descartes, je suis « une chose
que ». Pourquoi ? Parce que cette sentence initiale a pour tâche, si elle est qui pense, [...] c ’est-à-dire qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui
philosophiquement entendue, d’exprimer la chose suivante : après donc que la veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent» (AT, VI, 2 8 ;
réduction a eu lieu, il n'y a plus rien d’auirc que moi. Telle est en vérité lo sin­ IX , 22) ; la pensée, précisait-il encore, «est un attribut qui m ’appar­
gularité du projet des Rêveries, en sa teneur phénoménologique propre, que la réduc­ tient », en ce sens qu’ « elle seule ne peut être détachée de moi »
tion y est toujours déjà accomplie. E t elle l’est toujours déjà parce qu il ne s agit (AT, IX , 21). O r, parce qu’il participe de manière fondatrice du lexique
nullement de meure entre parenthèses la présence de l’étant pour se de la « réduction », c ’est bien ce dernier mot - le verbe « détacher » - que
reporter ensuite vers son être, ou vers sa structure d’apparaître en tant reprend ici Rousseau, pour rendre compte du dispositif mis en place par
qu’elle est différente de lui, mais, bien plus originellement, de mettre hors les « rêveries ». Mais l’entreprise n’est pas tout à fait la même : ce n’est
jeu cet être ou cet apparaître de l’étant pour ne plus viser que le pur appa­ plus à ce qui ne peut se détacher de l’ego (la cogitatio) qu’il faut porter
raître tel qu’il est en lui-même, soit la subjectivité absolue de la vie s’ap­ toute son attention, c est à l’ego lui-même en tant qu’il est susceptible
portant elle-même en soi. Eu d’autres termes, le monde tout entier et 1a d’être détaché de tout. Plus encore : pour Rousseau - et sa formulation à
phénoménalité sur laquelle l’être du monde Tonde son apparaître (le phé­ cet égard est dénuée de toute équivoque - , il ne s’agit plus de se deman­
nomène <ui sens grec) sont — grâce à la réduction symbolisée par le der, comme le Descartes de la Deuxième méditation (AT, V II, 2 8 ; IX , 22) :
« d o n c » - toujours déjà frappés de nullité. « Mais qu’est-re donc que je suis ? » (meme si le « donc » de la Première pro­
En effet, poursuit Rousseau, « 1.es voilà donc etrangers, inconnus, nuis menade renvoie d’une certaine façon à celui-ci) ; la question doit bien plu­
enfin pour intû puisqu'ils l'ont voulu » ('■t>ui.J , Eu retle première reveric, tôt être celle-ci : moi... que suis-je donc moi-même? C ’est dire que ce qui
en cette rêverie qui donne le ton, le tou qui s'accorde à la tonalité fondamen­ forme, de manière presque incontestable, la raison d'être de la (non)-
tale du sentiment de l’existence (c'est-à-dire à la «position» décrite), et réduction, ainsi que le cœur du dernier projet de Rousseau, ce n’est pas
auquel s’accordent la pensée qui lui est lidcle aussi bien que la parole ex­ tant le moi, en tant qu’il peut se donner à soi dans une conscience inten­
198 Rousseau, êlhique et passion La position du Soi 199

tionnelle, que l ’être-« même» de ce moi, c’est-à-dire le Soi de la subjectivité l’être, que toute la philosophie de Rousseau s’est concentrée dans cette
absolue et «solitaire», telle qu’il a à s’édifier dans l’immanence et la simi­ affirmation selon laquelle le «je » est dénué du pouvoir d’agir sur sa
litude uni-verselle de son autorévélation. E t le thème auquel nous convie, position, lors même que c’est elle qui agit en lui, en le posant justement
dès le coup d’envoi des Rêveries, cette réduction exceptionnelle, cet être- comme celui qu’il est. - Mais si la position n’est pas effectuée par le
détaché de tout, dont seul Descanes avant Rousseau était parvenu à décou­ moi, par quoi est-elle donc effectuée ? L a vérité est que si la position ne
vrir 1 importance, n’est autre que Vaffectivité telle qu’elle se trouve toujours relève pas du moi, lequel n’est par contre que par elle, c’est qu’elle procède en réalité
déjà impliquée dans le surgissement de cette archi-révéladon de soi, telle d’elle-même (ipse), de l ’auto-ajjection de la vie, du «sentiment de l’existence», du
qu’elle en constitue la possibilité la plus intime. sentiment que l’existence a de soi - c’est-à-dire de l ’ipséité de la subjectivité égale à
Soyons toutefois vigilants. C ar si l’être lui-même n’est plus rien d’autre sa position.
que le surgissement pur de la phénoménalité ; s’il n’y a d ’être qu’en vertu Cette conclusion si importante nous est d’ailleurs confirmée par le
d’un apparaître préalable ; et si l’ontologie présuppose la phénoménolo­ choix fort réfléchi du terme «position». En efFet, il existe au moins deux
gie, la question ne peut plus être simplement posée comme Rousseau l’a raisons fondamentales pour lesquelles Rousseau s’est mis en devoir de
fait (que suis-je moi-même ?). Il faut encore —et c ’est là une nécessité éidé- recourir à ce vocable qui suggère tant à l’entendement philosophique
tique, et non pas seulement méthodologique - élaborer un préalable sans — comme ce sera, par exemple, le cas pour Kant —l’activité même de la
lequel l’être lui-même, l’être du «je suis » ne saurait être compris en son représentatipn ou de l’ob-jectivation. Tel n’est guère le cas des Rêveries. Et
essence dernière. O r telle est bien la nécessité qui contraint Rousseau à c’est même tout le contraire. C ar la position est d’abord a) l’approfondisse­
ajouter tout de suite après : « Malheureusement cette recherche doit être ment de la dis-position', c ’est-à-dire de la tonalité du sentiment de soi que
précédée d’un coup d’œil sur ma position. C ’est une idée par laquelle il faut le moi souffre ou dont le moi jouit à tel ou tel « moment » de son existence.
nécessairement que je passe pour arriver d’eux à moi. » Si bien que dire que je suis accordé à cette tonalité, dire que je suis sous le
Voilà qui montre bien que la proposition apodicüque n’est pas ici, coup de cette disposition, c’est reconnaître du même coup que je suis posé
comme chez Descartes, «je pense donc je suis». Après sa reformulation, sa en elle, que je « suis» ma position en elle, au sein même de m a vie trans­
refondation dans la « Profession de foi » sous la forme : j ’existe, je me sens cendantale.
exister ; après le remplacement du cogito par un sentie plus essentiel, Rous­ Le terme de position se réfère ensuite b) à la positivité de l’essence, à
seau s’élève maintenant à la condition phénoménologique de possibilité de sa vérité phénoménologique apodictique - ou encore, à ce que Rousseau
ce sentiment de l’existence, c ’est-à-dire à la substantialité de l'apparaître a voulu appeler la « bonté » de la nature. Cette positivité, qui est celle
pur que constitue son archi-affection. Ce dont il s’agit désormais, c ’est de la réalité phénoménologique indubitable, irréfutable et égale à elle-
qu’il ne saurait y avoir d’affectivité transcendantale que posée, ou, comme même du «sentiment de l’existence», cette positivité qui donne un
Rousseau le dit également, située. E t cette « situation » est phénoménolo­ contenu spécifique à l’autorévélation du sentiment de soi, renvoie aux
gique : étant donné qu’elle conditionne le règne effectif de l’essence de caractères d’excédence et de saturation envisagés plus haut, c’est-à-dire
l’être, étant donné qu’elle détermine le déploiement du monde lui-même, au fait que la tonalité fondamentale s’im-pose immédiatement à celui qui
la «disposition» égoïque du «rêv eu r» (et la rêverie rousseauiste, à l’op­ l’éprouve, qu’elle l’envahit et le submerge en chaque point de son être
sans qu’il ait lui-même la possibilité, autrement dit la liberté, de la
posite de la rêverie romantique, celle d’un Senancour par exemple, se
mettre à distance de soi, de la poser à l’écart de soi, et ainsi de se la
situe elle-même hors du monde, dans une atmosphère d’irréalitc totale,
représenter. Par rapport à la position que nous « occupons » et qui nous pose en
ainsi que le lui prescrit la «réduction» analysée plus haut) est la fulgu­
elle, nous ne sommes donc jamais «libres». C ar le sentiment de l’existence
rance initiale qui l’illumine en lui-même et le «p o se» comme tel dans la
s’est toujours déjà emparé de ce que nous sommes, pour que nous soyons
vie. C ’est sur cette fulgurance de la position du Soi dans la vie qu’il est
précisément ce que nous sommes : des êtres vivants, sans cesse concernés
nécessaire de jeter «u n coup d ’œ il» afin, comme dit Rousseau, que le moi
par nous-mêmes, et plus exactement par la position immanente de la vie
puisse enfin « arriver » jusqu’à soi.
qui est en nous et qui nous pose en elle. Ainsi, cela (la position) qui
Mais que cette « position » du Soi fasse ainsi fonction de préalable à
s’im-pose de cette manière originelle, s’impose à soi-même, et, dans cette
la révélation de son « ê tre » , et qu’elle s’avère même être la condition
phénoménologique de possibilité de toute donation d’être, cela ne stgni-
fie-t-il pas que cette position n’est justement pas effectuée par cet cire?
Certes! La position dépend si peu, en son essence, du surgissement de 1 . A p p ro fo n d is s e m e n t : au sens de la pénétration de sa condilion de p o s s ib ilité .
200 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 201

imposition à soi, c ’cst le Soi lui-même et comme tel qui se trouve posé. sel » se pose de telle ou telle manière, comme ce sentiment déterminé qui,
Ce qui suppose également que l’édification de i’ipséité n’a lieu qu’en pour apparaître à soi-même comme à un Soi absolument singulier, n ’ap­
tant qu’elle se trouve accordée à la pleine positivité du sentiment de partient à personne ni à rien d’autre que soi1.
l’existence, et que cette édification est une position im-posée à soi-même
de manière immanente. La position - la position du Soi - est le véri­ «
*S *3
table et le seul «principe d'individuation». Une individuation qui se
produit lorsque le sentiment de soi s'im-pose au moi, à partir de sa Si nous ne laissons de nous méprendre sur ce qui constitue notre ipseité
propre réalité positive et de son propre régime tonal (sensibilité « néga­ véritable, cela est dû à la « contradiction » où nous sommes parfois rendus.
tive» ou « positive »/faiblesse ou force d’âme) - et ce qu’elle lui impose Toutefois, comment reconnaissons-nous qu’il s’agit là précisément d’une
n’est rien d’autre que l’imposition de la position de son être dans la vie méprise ? Cette méprise se traduit comme suit : nous nous convainquons
et par elle. Il s’ensuit dès lors que nul n’est en mesure de revenir en que la raison, dont nous exigeons qu’elle nous réponde sur ce que nous
deçà de sa position égoïque ; que nul ne peut s’extraire du Hic invisible sommes essentiellement, repose sur son propre fondement. Nous nous per­
de sa vie. suadons qu’elle est structurellement autonome et se suffit à soi-même, et
Que la position rlm -pose, et qu’elle s’im-pose en posant dans la vie que, par conséquent, nous avons pour essence d’être aussi raisonnables
un Soi, voilà qui ne doit donc pas nous conduire à penser que nous nous que libres dans le choix des motifs raüonnels qui dirigent nos actions.
sommes fondés ou «posés» nous-mêmes. Soulignons très fermement ce Nous ne nous apercevons donc pas que le principe même (c’est-à-dire le
point de doctrine : jamais nous ne nous donnons notre propre fondement ; ou mobile) de l’exercice de la raison se situe hors du domaine légal de sa juri­
encore, pour le dire avec Rousseau, notre nature n’est pas notre fait. diction, étant donné que sa possibilité, mieux : le pouvoir qui lui donne
Pourtant, nous ne sommes toujours que « là » où nous sommes, et nous y d’être une faculté soi-disant « autonome » se trouve lui-même fondé dans
sommes en «aveugles-nés» {L M , 1092). « L à » ; dans la vie invisible. et contenu par la vie naturelle, et cela pour autant qu’elle prend naissance
Posés par elle : car seule la vie est en son auto-affection réellement dans son « besoin » le plus intime. Ne pas s’en apercevoir, c ’est alors igno­
posante - jamais le « moi ». Ce qui veut dire que le. moi, en tant qu’il rer que ce qui nous détermine le plus intimement à penser, ce n’est en
est toujours déjà posé par un sentiment de soi qui le précède et l’excède aucune manière l’extériorité de l’horizon rationnel ou son contenu objec­
totalement, est une subslanlia Jinita, mais il l’est en tant qu’il est pris aussi tif, mais bien plutôt l ’accord profond que nous établissons avec nous-mêmes, l’ac­
dans la passivité ontologique originelle de son suhjectum absolutum, jeté cord que nous sommes nous-mêmes, pour autant que cet accord s’accorde à la tonalité
comme il l’est dans la tonalité particulière de cette passion inéluctable fondamentale dans laquelle la nécessité de la vie librement nous pose.
pour soi-même que Rousseau a voulu appeler l’amour de soi. Parce que En substituant l’universalité de la raison à l’incommensurabilité et à la
cette immersion dans la vie transcendantale et affective constitue l’ipséité singularité absolue de la vie ou de la « nature » du Soi, nous nous donnons
radicale du moi et son intime « position », on peut alors concevoir aisé­ le change. Nous nous le donnons notamment sitôt que le pouvoir ration­
ment que, par principe, celle-ci ne puisse pas s’écbanger. Insistons donc nel d’explication et de mesure vient nous dissimuler que c ’est d’abord lui
également sur ce point : la position est radicalement subjective, résolu­ qui doit être expliqué, et que, d’un point de vue généalogique, cela ne
ment individuelle ; en d’autres termes, la solitude ontologique du moi est peut se faire à partir de ce que la raison se représente, mais à partir de ce
fondée dans la vie. qui lui donne naissance et de ce qui fonde ainsi sa nécessité existentielle.
En résumé, nous dirons donc que, pour Rousseau, la « position » onto­ C est pourquoi il faut insister sur le fait que Rousseau, contrairement à ce
logique ne sc révèle jamais mieux que dans le refus de toute extériorité,
dans l'expulsion hors de soi — et comme ce qu’elle n’est pas —■de toute
transcendance. La position ne connaît ni l’étant, ni son mode d’appa­ 1. Ainsi, avec cette notion de « position », il semble donc que Rousseau ait découvert la véritable
essence de la situation, celle que toutes le» philosophie* de l'existence que notre siècle a connu ont toujours
raître. «'Fout ce qui est, tout ce qui sera » ne la concerne pas. S’éprouvant cherché, mais en vain, à définir. Découverte éblouissante c i «ms pareUlc. qui donne aux l & v m t i d u f w m r -
soi-même, dans l’immcdiat ion pat lié tique de son apparaître à soi, elle ne nniT .M'Uttwe leur profondeur cl leur immense fwrtôc. Avec le concept ontologique de position comme lin e
donné au Fondement subjectif absolu, Jcs./fâftw>.r coiurihurnl en effet, de façon magistrale, à développer
s’intéresse qu’à soi, au Soi qu’elle est et dont la vie lui fait présent. C ’est une phénoménologie du Com m rnrem riu. an sens que ) fumer) rionfinii à r r projet qu'il m ïil’J Î.ut, rit rf l?-
dire qu'il nVsl pas de position, de position affective originelle, sans accom ­ m ire à Deseartes, « philosophie prcmièie ». C ar Rousseau s’applique à y montrer, et nous avons déjà vu
en pailie comment, que ce fiV>t pan l'rlrr qui est premier mais l’apparaître lui-même et en tant que tel
plissement de l'amour de soi ; il n’est pas non plus d’amour de soi, sans - en tant qu'identique à la sphère d ’expérience affective réelle où l’ego acquiert de lui-même cl pour lui-
prise de position ontologique, c ’est-à-dire sans que ce sentiment « univer­ même sa position unique el inenmp,trahie.
202 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 203

que l’on prétend trop souvent, n’a jamais souscrit, ni dans sa vie ni dans étreinte ? En tant qu’elle caractérise le fondement subjectif absolu, nous ne
son œuvre, à un quelconque «irrationalism e» de principe. La raison, la pourrons jamais en dire qu’une seule et même chose, à savoir que cette
mise en œuvre de la rationalité reste pour lui le principal instrument de possibilité s’identifie à la puissance de l’amour de soi et à cette sphère
compréhension de soi, un instrument dont ne saurait en tout cas se passer le d’immanence radicale que dé-finit autour du Soi l’auto-affection trans­
sujet philosophico-éthique. Si Rousseau s’est permis cependant de « criti­ cendantale. En sorte que la manifestation de la subjectivité absolue, se
quer » la raison, c ’est dans une perspective exclusivement généalogique ; trouvant ainsi dénuée de la possibilité de renvoyer à un quelconque
ce qui signifie qu’il s’est préoccupé d’en étudier les conditions de arrière-monde, libère d’elle-même un pur plan d’immanence : « là où
possibilité, en mettant en lumière son mode originel de manifestation, en nous sommes ». Un pur plan — celui de la « nature » — dont il faudrait
se demandant ce qui justifie la naissance et la mise en acte de la raison dans une certes préciser qu’il retire toute pertinence à l’intention, que ne manque­
vie qui, par principe, c ’est-à-dire en l’immanence absolue de son auto- raient pas d’afficher à l’occasion certains enthousiastes hors de propos, de
affection constitutive,' l’ignore totalement. E t la réponse qui en sera don­ contester son droit le plus évident à la transcendance finie de la raison.
née - réponse fragmentée au long des œuvres - sera que ce qui justifie, C ar, que ce droit de la raison, loin de se fonder dans l’idéalité du « prin­
chez « l’homme naturel » (cette figure de la vie), le recours premier et cipe de raison », soit une pro-duction qui se légitime à l’extérieur de soi-
l’importance accordée à la représentation rationnelle, c’est le fait - le fait même, et qu’il dépende en conséquence de l’ipséité de la nature indivi­
primitif s’entend - que l’être de cette vie nous apparaît, sous certaines duelle, soit de l’essence cordiale et auto-affective de la vie immanente, cela
conditions auxquelles il nous faut nous soumettre, marquée au coin de ne lui ôte nullement la justification de son pouvoir universel; bien au
1’ « insuffisance » —la question étant alors de savoir ce qui définit une telle contraire, cette relativité essentielle lui confère toute la force et l’autorité
insuffisance, et ce qui doit être alors exigé pour qu’elle soit surmontée sans dont la raison humaine a toujours besoin pour asseoir son action. C ar la
pour autant porter atteinte à l’intégrité de la vie. raison ne fonde réellement l’action du moi que si elle pose les détermina­
L a pensée de Rousseau — qui s’appuie elle-même sur la raison, puis­ tions qui sont les siennes au nom de son propre fondement, au nom de « là
qu’elle s’exprime rationnellement - s’est ainsi vouée à reconduire la ratio­ où elle est », et ce « lieu » qu’elle occupe, ou plutôt cette « position » dont
nalité, et son articulation principale : la représentation, au lieu d’où elles elle jouit, n’est rien d’autre que l’ipséité de la vie s’éprouvant soi-même
tirent leur impérieux pouvoir. En sorte que la question dominante qui ne dans la nuit sensible et solitaire de sa subjectivité absolue. O u, pour le dire
cesse de hanter cette œuvre incomparable consiste à se demander sur quel autrement, la légitimité des déterminations rationnelles (des idées) pro­
fondement repose l’usage et la vie de la raison, dont, en ce siècle soi-disant viennent de ce qu’elles sont tenues, retenues et contenues par la vie et son
éclairé, on a fait un si grand tapage. E t l’on ne peut à cet égard que se féli­ automouvement pathétique. E t cela tant et si bien que, à la raison, il
citer de constater que le développement que Rousseau lui a consacré ne paraît toujours impossible de contredire franchement son propre principe
comporte en soi aucune parcelle d’ambiguïté : la raison « seule», dit-il, ne naturant, sans risquer de perdre du même coup la confiance que cette
peut rien ; réduit à lui-même, son pouvoir n’est rien moins qu’illusoire*. même vie lui témoigne spontanément, pour ne pas dire aveuglément.
Illusoire, en effet, ce pouvoir l’est en ce sens que la raison s’illusionne Étant donné qu’il ne saurait y avoir d’autre fondement au pouvoir de
en pensant, sur le modèle de son contenu « indépendant » et idéal, qu’elle la raison (comme à toute autre puissance de l’âme, d’ailleurs) que l’hyper-
est en elle-même selbständig, autonome. En vérité, le mobile de son émer­ puissance irrécusable et autorévélatrice de son pur sentiment intérieur, les
gence et le lieu de son effectuation concrète se situent hors d’elle, dans un déterminations rationnelles qui s’appliquent aux contenus de la pensée
fondement qui, pour le coup, se suffit à lui-même, puisqu’il est immanent sont toujours en elles-mêmes « autorisées ». O r c ’est précisément ce rap­
et absolu. Ce fondement est l’inconditionnelle subjectivité absolue de la port de fondation et d’autorisation qui explique comment la découverte
vie. Autrement dit, le fondement de la possibilité de la raison en tant que subjective de la cor-ruption contradictoire a lieu. Car, plus l’intérieur se
pouvoir de l’extériorité et de la représentation réside dans cette puissance corrompt, plus l’extérieur se compose, et plus le sentiment intérieur nous
subjective qui résulte de son irréductible étreinte intérieure, de son pur rappelle à sa naturalité constitutive, à son affectivité. Le «sentiment de
amour de soi. Mais qu’en est-il, au fond, de la possibilité ultime de cetteI. l’existence », en tant que fondement absolu, nous rappelle qu’il est un sen­
timent de soi, et qu’en se sentant soi-même, il édifie du même coup le Sot
I . « La raison, qui gouverne tandis qu’elle est seule, n’a jamais de force pour résister au moindre
qui (se) sent. Tout à coup, de manière quasi instinctive, ce sentiment, au
effort » {NH, 493). Cf. également ibid., 359 : « ... Vains sophismes d’une raison qui ne s’appuie que sur plus profond de la contradiction, au plus fort de l’ek-stase sensible, imagi­
elle-même. »
native ou rationnelle, ramène à soi - éveillant ainsi te Soi qu’il est lui-
204 Rousseau, éthique et passion I m position du Soi 205

même. Et c’est à ce phénomène sans pareil, à c.e rappel soudain, à cet tion et grâce à une telle constance, la vie, ayant alors « lieu » comme la
«instinct divin» ou à cette «immortelle et céleste voix» (E , 600), que position autarcique d’une réjouissance individuelle, devienne par excellence
Rousseau donne le même nom que celui que Malebranche avait déjà ce qu’elle est : « soi-même et toujours un »'.
On dira donc : la « conscience », en tant qu’elle ramène à soi depuis la
donné au sentiment intérieur : la conscience.
Bien entendu, la « conscience » dont parle Rousseau (et pour indiquer sortie hors de soi dans l’irréalité de la représentation, est le pur mouve­
qu'il s'agit bien de racception rousscauiste, ce mot sera désormais toujours ment de retenue (plus encore que de « retour») en soi-même, et, par consé­
flanqué de guillemets) n’est pas la conscience représentative qui vise, sous quent, le principe de toute excellence, de toute moralité. Rousseau,
l’horizon transcendantal qu’elle projette préalablement, un objet posé s’adressant directement à la «conscience», écrit d’ailleurs en ce sens:
devant elle et sur lequel elle porte un jugement. La « conscience» est ce qui, « C ’est toi qui fais l’excellence de sa nature [celle de l’homme] et la m ora­
au cœur meme de la conscience du monde, au cœur même de tout mouvement intention­ lité de ses actions» (E , 601). Au reste, ce statut principiel, Rousseau
nel, va à l'encontre de celle ek-stase. L a « conscience » ne se représente rien, et, l’avait déjà conféré à la «conscience» dès le Discours sur les sciences et les
par conséquent, elle n’énonce jamais aucune proposition. Ce qu’elle mani­ arts : « ... ne suffit-il pas, disait-il alors, pour apprendre tes lois [celles de la
feste, elle ne le manifeste pas sur le mode apophantique. Comme le pro­ vertu, “science sublime des âmes simples”] de rentrer en soi-même et
fesse très clairement Rousseau : « Les actes de la conscience ne sont pas des d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions?» (D SA ,
jugements, mais des sentiments» ( ibid ., 5 9 9 ) . C ’est que cette « conscience » 30). Mais il aura néanmoins fallu attendre la «Profession de foi du
agit exclusivement en tant que modalité du sentiment intérieur, puisant Vicaire savoyard », et le développement de la question concernant Yordre,
son propre pouvoir de manifestation dans l’immédiation de l’affectivité, et pour que ses caractéristiques soient enfin établies. Pourquoi? Parce qu’en
jamais dans la distance inhérente à une quelconque monstration. vérité le phénomène de la « conscience» n’est guère « originel» (au sens phénoménolo­
Il s’en faut néanmoins de beaucoup que la «conscience» se confonde gique) : sa manifestation suppose la révélation ou la donation préalable de la nature
avec le sentiment de l’existence : elle n’en est en vérité qu’une détermina­ comme vie. Ce qui signifie, en d’autres termes, que son économie ne se jus­
tion très particulière, une modalité qui repose elle-même sur certaines tifie qu’à partir du moment où nous sommes amenés à substituer, en vue
conditions d’émergence. Que le sentiment intérieur puisse, en s’éprouvant de la détermination du fondement, la conscience à la vie, la connaissance
ainsi dans des circonstances bien précises, se dénommer autrement, cela à l’action, le discours à l’ex-prcssion, l’agitation au repos. Ou encore : son
résulte en effet de ce qu’il ne vibre jamais que dans le procès d ’extériorisation exercice ne s’impose que dans les conditions existentielles (et pour Rousseau
du moi, en conférant à cette clé-naturalion sa tonalité spécifique. La « cons­ cela veut dire : historiques et sociales) issues de la rupture de l’immanence
cience » est une modalité du sentiment fondamental, une modalité d’après naturelle, cette cor-ruplion du Soi des conditions qui nous entraînent en
laquelle celui-ci iamène à soi, à son clre-soi-même, l'âme qui tend a s’exté­ vain à laire fond sur la seule transcendance de l’être pour « connaître » ce
rioriser hors de soi en recherchant la mesure de son être ainsi que la qu’i] en est du Pond de la vie’.
consistance de son désir - c’est-à-dire, en un mot, son « identité » - , dans C ’est d o n c n o tre « m o i r e l a t i f » (E , 5 3 4 ) , toujo u rs c o n s c i e n t de q u e l q u e
cette dimension de la représentation que la philosophie moderne se plaira c h o se - et surtout de lu i- m ê m e - qui fait seul l ’e x p é r ie n c e in tim e de la
à baptiser du nom de «conscience de soi». Pour autant qu’elle maintient « c o n s c i e n c e » . C e lle - c i a une. telle structure o n to lo g iq u e , q u ’elle ne se
auprès de soi, dans son immanence principiellc, la conscience représenta­ m an ife ste , et plus e x a c t e m e n t , n'appelle q u e si l'a p p e la n t est dans u n e c e r ­
tive ou intentionnelle, la « conscience », au sens que Rousseau donne à ce taine m e s u r e sép aré, sin on d ifferent de l ’appelé. Q u o i q u ’elle ne s’y réduise
terme, est ce qui participe de son intime fondement1. p o int, la p h é n o m é n a l it é de la « c o n s c i e n c e » suppose d o n c le d ép lo ie m e n t
Mais quYsl-cc que cela signifie que la «conscience» puisse ramener de IY/i-tiW.i, p ro filant, en ! ' o c c u n c n c c , de l’écart ré fle x if qui se creuse
à soi l’âme qui s'égare au Dehors, ou qu elle puisse 1 empêcher de « se alors e n tre la vie cette sphère d 'e x p é r i e n c e i m m a n e n t e régie pat l’affe c­
craindre», ou encore la retenir de «se fu ir»? Rien cl autre que ceci, à tivité et sa p ro p r e figure r e p r é s e n t é e : le « m o i » id e n titaire , faisant p a r ­
savoir que la tonscwnic contient, le désirable dans les limites du possible, e csl-a- tie d 'u n m o n d e . U lt i m e m e n t , elle suppose une c e r t a in e re sp iratio n (je-spi-
dirc qu’elle conjugue les possibilités lacluelles offertes au moi relativement
à la nécessité ontologique de son être-Soi, afin que, dans une telle corréla­
1, « J-’uur CCI «■ q uelqu e <hose, pom ê t r e soi-m êm e et loujours nu. il faut agir com m e Ton p a iir ; il
faul ê lre tou jou is (in itie mu k p.iid q u 'on doit p ic m lic , le p m id r e h autem ent et le suivre to u jo u rs»
(E , 250).
I , Elle en participe sans l’être tout à fait, puisqu’elle résulte elle-même du procès d’extériorisation. 2. On pourrait meme aller jusqu’à penser que <~cs conditions déterminent l'histoire de la métaphysique.
206 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 207

ratio) du sujet, par laquelle l’âme, sous le faix de son être livré à soi, aspire ou du moins qu’il n’a pas besoin de connaître. Ainsi que le dit explicitement
à se libérer de sa non-liberté intrinsèque (de sou désespoir), en s’emportant Rousseau, « la conscience... quoique indépendante de la raison, ne peut se
vers une possibilité qu’elle com-pose et qui l’ex-pose en tant que « moi » - développer sans elle » (ibid., 288). E t l’on comprend maintenant pourquoi :
comme ce qu’elle est. Avant que d'être un animal doué de raison, et plus le but du développement de la « conscience » consistant, de manière néces­
radicalement encore que cette détermination métaphysique, l’homme est sairement ambivalente, à laisser resurgir en toute faculté médiatrice son
un être doué de « conscience ». D’une « conscience », dirons-nous, qui propre fondement « indépendant d’elle », cette réalité autre et phénoméno-
accompagne toute ex-pression de liberté naturelle, et qui la teinte inexora­ logiquement hétérogène qui la soutient de part en part. Que la « cons­
blement d’ « inquiétude », au sens relevé plus haut. cience » relie la raison à son principe immédiat dans la nature, à sa naissance
L ’inquiétude ou l’anxiété que suscite la tentation du possible, la transcendantale dans ia vie, c ’est en effet ce à quoi Rousseau se réfère quand
«conscience» en est ,1e véhicule, pour autant qu’elle a la charge de il met en avant, dans Y Émile, le « principe immédiat de la conscience, indé­
ramener 1 être à soi — c’est-à-dire de l’être au Soi — aussitôt que le pos­
pendant de la raison même » (ibid., 600).
sible tenté ne se donne plus comme « effectivement possible», et qu’il ne Toutefois, la « conscience » a beau être structurellement hétérogène à
s’accorde donc plus à ce que les puissances du Soi rendent par elles- la raison, et l’immanence de l’une s’opposer à la transcendance de l’autre,
mêmes possible. L a tonalité inquiète de la conscience ne résonne en nous il n’en demeure pas moins que la première n’apparaît qu’à la faveur du
qu’à partir du moment où nous résistons à ce que la vie - en sa bonté
développement de la seconde, comme ce qui lui donne sens et fondement1.
naturelle - veut que nous soyons, et que, en se détournant d’elle, en se L a « conscience », nous devons insister sur ce point, surgit quand l’imma­
révoltant contre son innocente solitude, nous n’approprions plus notre nence est rompue, ou plutôt recouverte, et que l’impossibilité douloureuse
être qu’à la démesure de la représentation ou de ce qui en elle lui est de sortir de soi manifeste sa loi et sa nécessité ontologiques. C ’est alors
op-posé. Mais c’est là que le problème se complique étrangement. C ar
qu’elle laisse entendre sa voix, ou qu’elle élève son inquiétude au cœur de
l’essence de la « conscience » est aussi bien conçue par Rousseau comme Yek-stasis. Rousseau souligne d’ailleurs très nettement cette condition en
un sentiment que comme un appel ou une «voix de l’âm e» (ibid., 594) ;
remarquant que « la voix de la conscience », en tant que « sentiment inté­
ce qui revient à dire que sa structure se fonde doublement - aussi bien
rieu r», «p erce à travers les écarts de la raison» (D , 972). C ’est que cette
dans l’immanence que dans la transcendance (l’appelant supposant
voix - ou ce bruissement de la vie, cette plainte inhérente à son « se souf­
d ’être quelque peu différent de l’appelé). Y aurait-il donc un moyen de
frir soi-même » — résonne de l’accord désaccordé dans la rupture, désac­
surmonter cette dualité contradictoire ? \
cordé par rapport au ton fondamental de la position. Elle s alarme dès
Que la « conscience » forme aussi bien un « appel » qu’un « sentiment »
que prend corps, à l’origine de l’amour-propre, le désir de rompre 1 unité
- ou que ce sentiment se produise lui-même sous forme d’appel, de réso­
affectivement insoutenable du Soi, inhibant ainsi toute volonté qui
nance intérieure - , cela n'est aucunement réductible en tant que tel, car
cherche à se défaire de sa propre solitude en imaginant pouvoir y parvenir
cette dualité contradictoire procède de la « contradiction » où son phéno­
à l’extérieur de soi.
mène prend justement naissance. En effet, si la lumière universelle de la
P ar la « voix de l’âme », ou encore par 1’ « impulsion de la conscience »
représentation ne se déployait pas de manière aussi hégémonique, en s’ap­
(E , 600), il convient donc d’entendre la tonalité inquiète qui résonne en soi
pliquant de l’extérieur à toute réalité et en assujettissant celle-ci à sa mesure
et prend possession du sentiment intérieur aussitôt qu’il lui faut rappeler à
réglante ; si, considéré d’un point de vue généalogique, ne prenait pas essor
l’âme qui l’éprouve, que sa volonté d’extériorisation est doublement au
au fond de l’essence de l’homme la raison et sa modalité objectivante qui
principe du mal, puisqu’en procédant par excellence de son impuissance,
dilue l’essence de la vie dans une idéalisation de soi ; et si, par conséquent,
elle entraîne le moi à se contredire lui-même ainsi qu’à s’opposer à l’éco­
l’ek-stase de l’entendement ne rompait pas l’immanence essentielle du senti­
nomie spirituellement ordonnée de la nature comme vie.
ment de soi, jamais le phénomène de la « conscience» n’aurait eu à appa­
Par suite, ce que cette voix signifie sans pour autant accuser n’est rien d’autre
raître. Aussi nous faut-il maintenir fermement que ce phénomène ne s’éta­
que le décentrement de la position du Soi dans 1 agencement interne de
blit que sur l’arrière-fond de la duplicité de « l ’homme de l’hom m e» et de
l’être, et son recentrement égoïste ou individualiste (si contraire aux recom-
« l’homme naturel ». Ce qui nous conduit du même coup à préciser que c ’est
l’homme en tant qu’il se trouve pourvu d’une conscience sociale et histo­
rique, mieux : c’est l’être-au-monde de celui-ci, qui est seul doué de « cons­ 1. D ’une manière générale, et sur la base de ce que nous avançons ici, nous renvoyons, en ce qui
concerne les rapports enchevêtrés de la raison et de la conscience, au dossier rassemblé par R. Dcrathé au
cience ». L ’homme « naturel » n’en a pas, c’est là un sentiment qu’il ignore, chap. Ht de son Rationalisme de Jean -Jacqu es Rousseau, Paris, PUF, 1948.
208 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 209

mandations de l’amour de soi) sur une de ses figures particulières, selon le doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers», dit Rousseau au
mécanisme de l’amour-propre. Tel est, à tout le moins, ce que Rousseau chapitre I X de YEssai (EO L, 401).
souhaite exprimer quand, résumant sa pensée, il écrit : « Il est au fond des O r, s’il est question d’expliquer par là les causes qui ont déterminé le
âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres passage de la nature à la culture, force est de reconnaître que l’argumen­
maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme lionnes ou mau­ tation de Rousseau se meut complaisamment à l’intérieur d’un cercle.
vaises, et c ’est à ce principe que je donne le nom de conscience » ( ihid., 598). Aucune cause historico-mondaine ne saurait en ellet engendrer ce qui
n’est en aucune façon historique, mais naturel, ce qui est rigoureusement
« défini comme antérieur à l’histoire et la suscitant... Que la présence d’un tel
Sà Sü
cercle justifie la théorie des « états » du second Discours —l’état de nature
De ce que la position —ou l’être-acculé à soi du sentiment - ne se pré­ offrant le tableau paradoxalement « historique » de la vie de l’homme
sente que dans la «conscience» de ne pouvoir jamais s’en défaire, nul ne naturel, «abandonné à lui-même» (D O I, 133), enroulé uniment dans
se dérobant à sa propre vie, nul ne vivant hors de la vie même, il s’ensuit l’immanence principielle de son être (qui n’est autre que son « corps ») - ,
immanquablement le surgissement d’un besoin irrépressible — besoin cela est indéniable. Cependant, le passage du naturel au social devrait
« naturel » d’autre chose, désir d’altérité et d’extériorisation, « besoin pouvoir être fondé dans l’essence même de la nature, faute de quoi la
absolu» (D , 806) ou « m o ra l» ( EOL, 380) de se soustraire à l’emprise de théorie rousseauiste se transformerait en une conception du monde sans
cette douloureuse impuissance. C ’est cette impulsion qui définit ce que autre assise qu’une arrière-pensée politique (ce que d’aucuns se sont
nous avons appelé plus haut la « respiration » intérieure et nécessaire de empressés de croire). O r, ceci est bien contraire à son esprit généalogique.
l’ego ; c’est elle qui rend raison de sa réalité et qui en « délimite » la sphère Nous préférons donc insister sur le fait que ce saut ou cette rupture s’expli­
d’expérience relativement à la nécessité de sa souffrance ainsi que par rap­ quent par un changement d’essence phénoménologique : ce qui fonde le
port à la possibilité de sa (ré-)jouissance intérieure. passage de l’état de nature à l’état de civilisation, c ’est l’assujettissement
Mais cette singulière naissance du besoin - dont nous disions qu’elle de la nature pré-réflexive —celle qui se donne dans la semblance primitive
équivaut, sur le plan ontologique, à la possibilisation du possible - , se où prend son autonomie le senüment de l’existence — à une autre modalité
trouve le plus souvent étudiée dans une perspective mythologique, et d’apparaître, structurellement hétérogène à l’immanence « primitive » ou
interprétée à la lumière de l’histoire du monde, comme le mobile qui jus­ « sauvage » de la vie, c ’est-à-dire l’ek-stase du Monde. Sur le plan égolo-
tifie l’abandon de l’état de nature et le passage à l’état social. En fait, ce gique, nous passons de la position du Soi à l’ex-position d’une figure du
dont il retourne avec une telle justification, c ’est de l’occultation des « moi » (laquelle suppose son autocompréhension sous un horizon tempo­
conditions subjectives grâce auxquelles ce besoin naturel acquiert sa subs- rel). Sur le plan ontologique, le saut procède de la subjectivité elle-même.
tantialité et son effectivité phénoménologiques. C ’est toujours par un saut Dans la terminologie de Rousseau : la rupture se caractérise comme un
que s’opère chez Rousseau le passage de l’immanence de l’être (le règne « besoin naturel », ou bien encore comme Désir.
de la nature primitive) au Dehors, à la DilTérenee, à l'altérité de la Que la rupture s’effectue comme une possibilité de l’être lui-même, et,
« nature » extérieure comme à celle de la « société ». Quant à la condition plus exactement, comme cette possibilisation même du possible qui déter­
de ce saut, elle est dite résulter en tant (pie telle de profonds et soudains mine à l’origine le déploiement phénoménologique de l’Idée de Monde ;
bouleversements, de révolutions naturelles à caractère historique (puis­ qu’elle relève ainsi de l’être en puissance de soi, capable, en son immanence
qu’il y va à chaque fois, pour les modes de la sociabilité, de l'émergence et de par son immanence, d’une relation transcendante au tout autre que
d’une ère nouvelle), bref, d’une suite de circonstances désastreuses, causes soi, voilà ce qui entraîne alors Rousseau à aflirmer qu’ « on ne peut en
naturelles ou mondaines, dont l’humanité, à l’aube de son histoire, aurait douter, l’homme est soeiable par sa nature, ou du moins fait pour le deve­
été pour son malheur victime : « tremblements de terre », « grandes inon­ n ir» ( E , 600). Mais cette dernière restriction (ce «du moins») provoque
dations», « différence des terrains, des climats, des saisons», «années sté­ une troisième explication «cau sale» consistant à penser le mouvement
riles, [...] hivers longs et rudes, [...] étés brûlants qui consument tout» subjectif de la nature, et la rupture de l'immanence propre à la vie phéno­
( 1 )01, 165). Essai sur /'origine lies langues évoque même une intervention ménologique de « l ’homme naturel», en termes de «facultés virtuelles»
divine irréversible, l’avantage d’une telle cause étant d’avoir une portée sises en lui, et qui auraient été mises en œuvre « au besoin » par des causes
universelle et globale, et non simplement locale, tout en demeurant aussi étrangères. « L a nature ne lui [à cet être primitil] donne immédiatement
énigmatique : « Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du que les désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffisantes pour
210 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 211

les satisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en réserve au fond de son la semblance primitive des données naturelles), cette substitution, rétablis­
âme, pour s’y développer au besoin » (ibid., 304). Ou encore : « Les vertus sant ainsi un ordre phénoménologique véritable, témoigne de la plus juste
sociales et les autres facultés que l’homme naturel avaient reçues en puis* cohérence doctrinale. Écoutons, à cet égard, Rousseau lui-même'. « L a
sance ne pouvaient jamais se développer d’dles-mêmes... elles avaient misère, dit-il, ne consiste pas dans la privation des choses [c’est-à-dire
besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui dans la conscience de leur absence dans le monde et par rapport à soi],
pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fut demeuré éternellement mais dans le besoin qui s’en fait sentir» (ibid., 304). Ce qui ne veut pas
dans sa condition primitive» (DOI, 162). dire autre chose que ceci : le « besoin naturel » - cette impulsion sensible
Tantôt, donc, nous avons affaire à une explication fondée sur les causes qui donne naissance, non à la société des cœurs, mais à la société des
étrangères et objectives du changement ou de la dénaturation, causes hommes - ne se manifeste jamais autrement que comme un sentiment
néanmoins toujours occasionnelles; et tantôt, nous nous trouvons devant la d’ « insuffisance ».
nécessité de ne prendre en compte que Vorigine subjective de la dénatura­ E t pourtant, il faut le souligner fortement, Rousseau a-t-il jamais cessé
tion . origine passionnelle, comme toute origine, affective en son principe, de déclarer que, par essence, la nature est « b o n n e», et que sa bonté
et sise dans la subjectivité transcendantale de l’ego «prim itif», réduit à la consiste en l’auto-donation préalable de la vie, c ’est-à-dire dans ce « pur
pureté de sa sphère d’immanence absolue. Tantôt anthropologique, tantôt phé­ mouvement [...] antérieur à toute réflexion» (DOI, 155) au gré duquel la
noménologique, l’approche généalogique de Rousseau articule de manière souvent trom­ nature immanente parvient au don de soi ? En tant que bonne, la nature
peuse sa double identité, comme en témoigne d’ailleurs ce texte essentiel dont se révèle en effet dans l’expérience vécue de la présence immédiate à soi-
nous avions déjà cité une partie (et dont il convient maintenant de souli­ même ; et pour autant qu’elle est cette pleine adhésion à soi, ce qui la
gner avec force la distinction qu’il propose lui-même entre ai-rio; et caractérise, c’est l’auto-suffisance — ainsi, d ailleurs, que son immédiate
cause et origine-ou-principe) : « La source de nos passions, l'origine et le prin­ conséquence : la cessation de tout désir, de toute inquiétude, de toute agi­
cipe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte tation. Une double question se pose alors à nous : comment fonder la naturalité
jamais tant qu’il vit est l’amour de soi; passion primitive, innée, anté­ du besoin ? et sous quelle forme doit-on en envisager la «f i n » ? C ar aucune cause
rieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont en un sens que des extérieure, aucune détermination transcendante ne saurait non plus justi­
modifications. En ce sens toutes si l’on veut sont naturelles. Mais la plu­ fier cette « insuffisance » à la source de tout attachement, pas plus qu elle
part de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n’au­ ne suffirait à mener le désir vers son ultime assouvissement (celui dont
raient jamais lieu, et ces mêmes modifications loin de nous être avanta­ résulte et qu’exige la sagesse). En cette affaire, seule demeure réellement
geuses nous sont nuisibles, elles changent le premier objet et vont contre déterminante la vie intérieure de l’esprit, puisqu’il n’y a que l’âme, en son
leur principe, c est alors que l’homme se trouve hors de la nature et se met for intérieur, qui éprouve la résistance de ce qui lui fait « obstacle » —et elle
en contradiction avec soi» ( E 491), l’éprouve comme ce qui l’épiiise, l’énerve, l’affaiblit. Telle est du moins la
En règle générale, si ces causes extérieures suscitent réellement la raison pour laquelle Rousseau a fini par reconnaître clairement que « c’est
«contradiction», si elles justifient à elles seules la «dégénérescence» de la faiblesse de l’homme qui le rend sociable » (ibid., 503) ; c’est sa faiblesse
l’amour de soi en amour-propre, c ’est parce qu’elles nous placent dans qui exacerbe en lui l’attrait de ces «passions haineuses» qui vont de
une situation existentielle où nous ne nous suffisons plus à nous-mêmes, et l’amour-propre, cette désespérante envie de se distinguer des autres en se
où nous nous voyons contraints de recourir à la force des autres, à leur préférant à eux, jusqu’à la plus violente surenchère mimétique. En bref,
soutien. Mais dire cela, précisément, n’est-ce pas se risquer à renverser dit également Rousseau, « toute méchanceté vient de faiblesse » (E , man.
l’accentuation de l’analyse rousseauiste, et substituer à la prise en compte Favre, 77).
des causes étrangères et des conditions objectives, leur condition phénomé­ O r qu’est-ce, au plan de la subjectivité, que cette redoutable faiblesse ?
nologique de possibilité, la possibilité de leur donation effective dans la C ’est une expérience à caractère « m o ra l» qui, phénoménologiquement
subjectivité, à savoir la considération exclusive des déterminations ou parlant, concerne la manière dont l’âme, avant toute sociabilité effective,
« modifications » de l’âme ? C ’est pourquoi, attendu que le mal, la souf­ avant tout échange réfléchi avec autrui, avant tout rapport conscient avec
france et la misère ri apparaissent jamais «au-dehors», là où rien n ’est sus­ le monde extérieur, se donne immédiatement à elle-même. L a faiblesse résulte de
ceptible d’être éprouvé ou senti, et qu’ils acquièrent encore moins leur réa­ l’impuissance ontologique dont l’âme se sent nécessairement la victime du
lité phénoménologique dans le monde ou par lui, mais seulement dans la fait de l’immanence de son être, puisque, liée et acculée invinciblement à
sphère d’immanence constitutive de la chair individuelle (c’cst-à-dire dans soi, elle ne peut quitter son insigne position, « là où elle est »... Aussi est-ce
212 Rousseau, éthique et passion I m position du Soi 213

en ayant à l’esprit cette impuissance affaiblissante, cette impuissance non Dans le premier cas (celui de Yeschaton) la jouissance diffère de la souf­
de circonstance mais bel et bien de structure (ou de «n a tu re » ), qu’il france (c’est-à-dire de l’insatisfaction) qui sert de mobile au Désir ; dans le
devient enfin possible de comprendre pourquoi, selon Rousseau, nous deuxième cas (celui du skopos) l’objet désiré se situe, en tant que motif, à
pouvons être à nous-mêmes notre plus grand obstacle - pourquoi « c’est l’extérieur du Désir lui-même, et c’est à cette extériorité réciproque (ou à
au-dedans de nous-mêmes que sont nos plus redoutables ennemis». cette distance) du Désir par rapport à son motif que se mesurent surtout
Il faut toutefois préciser que cette faiblesse naturelle (ou cette «insuffi­ scs chances d’assouvissement, les vicissitudes de son errance ou la réussite
sance » ontologique de l’âme), s’il est vrai qu’elle ressortit à l’immanence de sa visée. La différence du terme le rend toujours « insuffisant », indigent,
et provient de l’impossibilité de se mettre soi-même réellement à distance précaire ; l’extériorité du but, toujours interchangeable, inessenliel, simple­
de soi, est aussi bien une force —une force qui préside en eilet à la mise en ment opportun; bref, leur relativité commune, le fait qu’ils demeurent
acte d’un « je peux » susceptible d’agir par bonté ou par amour-propre, et tous deux relatifs à ce qu’ils ne sont pas, mais qu’ils apirent à être, peut
qui, en sa coïncidence et en sa cohésion avec soi-même, demeure inhérente elle-même être qualifiée de relative.
à la subjectivité. C ar qu’cst-cc qu’une force, en l’occurrence? Ce qui fait Tel n’est justement pas le cas du télos en tant que où êvsxa, « ce en vue de
la force d’une force n’est pas autre chose que sa subjectivité précisément, et quoi ». Loin de signifier l’arrêt du Désir, la cessation, fût-elle provisoire, de
par cette sienne subjectivité il faut entendre le fait qu’elle se possède absolu­ son mouvement, cette modalité de la fin se définit en termes de relativité
ment soi-même, qu’elle s’empare pathétiquement de son être, et, en insistant absolue, ou de rapport suffisant à soi-même, puisque, dans l’économie
ainsi en soi-même, ne s’aliène jamais au-dchors. La force est immanente générative du Désir, elle doit s’entendre comme ce que celui-ci vise pour être
ou elle n’est pas. En outre, de son immanence découle son invisibilité ; et ce qu’il est, à savoir : un mouvement de passage ([astocPoXy)), un rapport de
de cette invisibilité, ceci : que sa soi-disant extériorisation, quand elle n’est modification, une tendance, une tension au devenir autre que soi-même. Le
pas tout simplement symptomatique, équivaut à la manifestation de ses télos du Désir implique par conséquent tout le contraire d’une pause ou d’un
effets sur des objets qui la subissent. Il est donc de l’essence même d’une arrêt : il est constitutif de l’acte de désirer, il est ce qui rend ce Désir essen­
force d’être structurellement hétérogène à son propre exercice. Ou, tiellement possible, d’une possibilité qui n’est ni formelle ni idéale, mais tout à
comme il est dit génialcmcnt dans la « Profession de foi» : « J ’ai toujours la fait concrète, étant donné que ce télos, comme il vient d’être dit, ne se
puissance de vouloir, non la force d'exécuter» {K, 58G). confond guère avec, ce qui pourrait lui servir de « mobile », avec ce qui en
Q u’est-ce à dire cependant? Que signifie ce «toujours» qui incombe rendrait seulement possible le mouvement. Le télos du Désir est ce qui le rend
au «je peux vouloir», à la Puissance de désirer ? Où prend effet sa force possible aussi bien en son mouvement qu’en son repos, il est ce qui lui donne d’être
d’exécution ? Où le désir trouve-t-il sa fin ? Cette fin doit-elle être conçue en vue de ce qui lui est pleinement possible d’être, comme de ce qui lui est
en termes de cessation, d’abolition, ou d’achèvement ? S’il est vrai, comme pleinement possible de faire, et ceci, dit en termes aristotéliciens, relati­
le professait Aristote, que « ce n’est pas toute espèce de terme ( ectxoctov) qui vement à son ÉvÉpyEia, à son « ctre-à-I’œuvrc », posé comme tel dans la
prétend être une fin ( téàoç), mais seulement le meilleur ( to ßeAurrov) » constance de son eÎSoç.
( Physique II, 194 a 32), quel serait donc le meilleur pour le désir naturel — Expliquons-nous. En fondant globalement la capacité d ’auto-modificalion
pour ce Désir qui prend issue au cœur de la passivité ontologique origi­ du Désir, en en déterminant aussi bien le terme que l’origine, la jouissance
nelle, c’est-à-diro dans le «souffrir» et le «su b ir» de l’amour de soi? que la souffrance, cette bipolarité affective en anitne la tension et lui
Qu'est-ce qui, eu égard au Désir, assumerai) le rôle du Superlatif (das donne sens - le sens d’un « passage », d’un devenir autre, d’une métabole - ,
Superlativ), du Plus-Haut (das Höchste), comme eût dit pour sa part pour autant que la jouissance se trouve visée, non par le Désir, comme si
1Iüldei lin ? celui-ci pouvait être une entité détachée et indépendante de l’affecthité
Alors que le terme (ËtryaTov) du Désir est ce qui le fait (tout au moins qui le transit, mais par la souffrance elle-même qui, se souffrant et se subissant
provisoirement) eesser - et ce qui le fait cesser ou l’entraîne seulement à la soi-même, et creusant ainsi sa «soif d’assouvissement», se révèle toujours
pause, à l’arrêt (plus ou moins durable) de son mouvement, cela n’est déjà en quête de son soulagement. Aussi le télos dont il est ici question se
autre que la jou issa n ce du désirable —, en revanche, ce qui fait fonction de définit-il comme la mobilité essentielle du Désir, sa xîvtjotç en un sens radical
but (moTcbçj équivaut à l’objet susceptible de conduire le Désir à sa pleine (puisqu’il inclut en lui et le mouvement, la xivrjmç au sens restreint ou fac­
satisfaction. Jd esch alon et le skopos sont toutefois à placer sous le même rap­ tuel, et le repos). Pour nous en tenir à l’analyse d’Aristote, si pertinente en
port : à l’instar de la cible par rapport à l’arc et à la flèche, le terme et le la matière, observons que cette mobilité essentielle du désir se nomme
but sont toujours différents ou extérieurs à ce qui tente de les atteindre. « entélcchie », cette entéléchie signifiant son être-accompli - èoreXé/sia : èv
214 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 215

t é à e l ëyei, littéralement: « se-posséder-dans-la-fin », se tenir dans l’être- Bien entendu, il serait absurde de penser qu’il s’agit, en cette conclu­
achevé, dans le repos de son être-arrivé à la tenue et à l’être ( e î S o ç ) qui sont sion du Désir, de la prise de possession de l’objet désiré (du « but »). Cette
ceux de son mouvement (qui forment l’essence de son «m étab olism e»)1. inclusion en soi de ce qui n’est jamais ni différent de soi ni extérieur à soi
Que le Désir «prenne fin», voilà qui suppose donc, dans ces conditions, signifie bien plutôt que ce qui inspire le Désir, ce qui lui insuffle constam­
que le mouvement qu’il exerce, se reprenne en lui-même, se retienne en sa ment sa capacité de désirer, sa force d’aspiration, bref, ce qui dote le Désir
fin, c ’est-à-dire en cela « en vue de quoi » il s’exerce, lequel est proprement de sa mobilité effective - une mobilité qui suppose que le possible désiré
sa possibilité - ou sa mobilité —même. ne soit pas encore réalisé, que l’accomplissement du désir ne soit pas tout
En substituant à l’exemple que prend Aristote (la vision) notre propre à fait accompli (achevé) — n’est autre que sa propre subjectivité, si l’on
sujet (le désir) nous pouvons nous approcher de ce que cette « reprise » signi­ entend par cette subjectivité non pas la simple transitivité du Désir, son
fie. Au livre 0 de sa,Métaphysique (6, 1048 A 23) Aristote écrivait : « Quel­ essentielle métabolè, ou encore sa trajectoire sur la distance qui va de l’insa­
qu’un voit et, voyant, il a [justement] en même temps aussi déjà vu ». Nous tisfaction à la satisfaction, mais la reprise en soi (en sa mobilité) du mouve­
dirions quant à nous : le vivant désire naturellement et, désirant, il ajustement en ment de désirer. Appelons donc cette « suspension » la reprise ontologique
même temps aussi déjà désiré. Telle est la manière selon laquelle se déploie la mobilité du Désir en son propre acte de désirer, en sa propre Sûvapiç. La reprise en
essentielle du Désir immanent d’exister. Heidegger commente ainsi la formule soi de cette Sûvapi.i;, la dynamique du Désir, Heidegger nous convie à la
aristotélicienne : « Le déploiement le plus pur de la mobilité, il faut le comprendre à partir d’Aristote (Métaphysique 0 3, 1046 b 36/1047 b 2) :
chercher là où le repos ne signifie pas arrêt ou interruption du mouvement, « La cessation dans l’accomplissement comme non-accomplissement [signifie
mais où la mobilité se rassemble dans le faire-halte (Still-halten), et où cette que] en cessant d’“exercer” [r. e. le pouvoir] nous reprenons en nous
suspension n’excjut pas la mobilité, mais tout au contraire l’inclut - et même selon une manière particulière le pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir-exercer,
ne l’inclut pas seulement, mais l’ouvre jusqu’à son épanouissement ». Et, l’être-exercé-à, et que, proprement, nous le conservons pour d’autres cas
après avoir cité une nouvelle fois Aristote, d’expliquer (que l’on nous et d’autres occasions. Cesser, ce n’est pas se défaire du pouvoir-faire, mais
permette de convertir pour les besoins de la cause le lexique de la vision en le reprendre en soi (Ansichnehmen) 1 ». Mais cette reprise ontologique constitu­
celui du Désir) que le mouvement de désirer « n’est véritablement suprême tive de l’acte de désirer, autrement dit le se-posséder-soi-même (Suvapiv
mobilité (hochste Bewegtheit) que dans la quiétude, dans l’être-en-repos Eyety) de la Puissance de désirer dont relève l’être-en-repos du Désir en soi-
(Ruhigkeit) du [désirer] recueilli en soi-même - simple [désirer], y n tel même, est aussi le sol sur lequel peut germer la re-prise éthique, celle que
désirer est le télos, c ’est-à-dire la fin (das Ende), où seulement le mouvement le Promeneur solitaire des Rêveries évoque par les mots de « repos absolu »,
de [désirer dans l’écart du souffrir et du jouir] se reprend (aujfangt), et est « calme ravissant » ou pur « contentement » intérieur. C ar la re-prise
mobilité déployée » 2. éthique est la reprise ontologique « cultivée » pour elle-même : elle est
En cette reprise du désirer, le Désir fait donc pour ainsi dire halte en Yinstantialisation de la Puissancé de désirer, le fait de jouir du se-posséder-
lui-même3, en sa mobilité identique à sa puissance de désirer, ce qui revient soi-même tel qu’il incombe, selon sa structure phénoménologique, au
à dire qu’en «suspendant» ainsi son mouvement il ne s’exclut pas de Désir qui veut se rendre effectivement possible. Elle est cette ré-jouissance
toute mobilité (de cette mobilité qui est, répétons-le, sa possibilité cons­ expansive qui ouvre le présent vivant de la subjectivité à sa surabondance
tante, sa puissance intérieure, son être en puissance de soi, autopossédé en de vie même. On peut donc soutenir que la re-prise du Désir en sa « fina­
tant qu’approprié en vue de sa fin) : il l’inclut tout au contraire en soi lité » éthique, ou, comme il serait aussi vrai de dire, en son intime ré-jouis­
comme il s’inclut en elle — co-détermination que l’on pourrait appeler sance, s’éprouve comme l’hyperbole de la métabolè, comme le passage à l’ab­
avec Kierkegaard une « conclusion »4. solu (c’est-à-dire l’instantialisation sur le plan de la sagesse) du « passage »
lui-même. La ré-jouissance en son essence n’est pas autre chose que l’insis­
tance en soi du Désir sur sa propre conclusion, laquelle, pour inclure en
1. Cf, I.Vxjiliiii.uioii <1e lYntrlcclm* ansiotélu'iennr par M. Heidegger dans son élude imilulée « Ce
toute quiétude la « fin » ( téXoç) du désirer, n’exclut jamais de soi son
c|u’esl ei t uniment se détermine la physis », irai!. I\ Eedier, in Qiiestions II, Paris, Gallimard, |i)6U, p. 246- caractère suprêmement, hyperboliquement désirant. Posons donc que la ré-jouis­
2VJ. sance éthique (la sagesse) n’est pas le mouvement du Désir mais sa véri-
2. M. Heidegger, *< Ce qu’esl et comment se détermine la physis », op. cit., p, 246.
3. Dans re « faire-lialtc », il importe de souligner le verbe faire, car c’est sur lui, et non sur la halte
clle-rnêrnc, que repose l’essentiel de la reprise.
■\. Cl. sur le « prendre fin » aliac lié à une telle « conclusion », S. Kierkegaard, I js livre sur Adler, trad. 1. M. Heidegger, Aristote, Métaphysique H 1-3. De l'essence et de la réalité de laJhrer, Had, B. Stevens et
E.-M. Jarquel-Tisseau, Paris, L’Orante, 1Ü83, p. 4-5, P. Vandcvclde, Paris, Gallimard, p. 184-185. Gf. également, ibid,, p. 188-HM.
216 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 217

table entélécliie : il est, du Désir, le se-posscder-récllement-dans-sa-fin, soit aspire, bien au contraire, pour autant que sa mobilité, cette mobilité qu’il
encore : son auto-élévation à cette puissance qui est la sienne, et dont, en possède ( è/ e'.) en propre comme cc dont il est éminemment capable, il
ayant lieu, elle jouit. réprouve essentiellement sur le mode non seulement du possible (du dési­
( tue le TsXec du so-posséder-soi-même (du ÎWvaj.icj sxEW) S<,'L <( <icsir rable), mais surtout du pouvoir, de Fêtre-on-puissancc, de l'êlrc-capable
d'exister» {A tl.M . 1021) ni le mobile ni le motif (le mobile en serait bien de désirer et, le cas échéant, de réaliser la possibilité ainsi pro-jetée. Voilà
plutôt le plaisir de la « satisfaction », non le bonlteur de la ré-jouissance) ; ce qu’il faut entendre par cet clre-en-puissancc de soi (ou cet être appro­
qu'il en soit bien plutôt la mobilité essentielle, c'est-à-dire sa puissance la prie à soi) dont nous avons dit qu’il équivaut à la provenance essentielle du
plus liante, et qu'il rende possible à cc titre, aussi bien son mouvement Désir : le pouvoir-désirer l’objet de son désir comme le possiblement dési­
que son repos, sou aller-vers et son arriver-à, voilà qui doit cependant rable. Telle est en effet la réalité à la saisie de laquelle conduit la « suspen­
nous inciter à le placer davantage du côté de 1' « origine » que du côté de sion » susdite du Désir, à savoir : la réalité de la possibilisalion qui caracté­
la « lin ». à moins qu’il làillc mut simplement dire à son égard qu'en « pre­ rise en son fond la mobilité du Désir, une possibilisation qui suppose que
nant lin ». le mouvement du Désir ne fait rien d'autre que se reprendre en le Désir à sa source soit préalablement rassemblé sur sa puissance intrin­
sa nature propre, s’il est vrai, pour en rester à Aristote, que la nature sèque, sur son être-cn-puissance ou cn-entéléchic - certes « non pas entélé-
(ipo'-q) est ïp'/hj v-'-'ïtyreioç y.vi rrriocioc, origine du mouvement et du repos, chie en lui-même en tant qu’il est [désir], mais entéléchie de ce en vue de
origine de la mobilité {Physique II, 192 b 14}. Mais cette arche quelle est- quoi il est dit avoir la puissance»1, comme l’aura clairement établi, assez
elle ? Elle se situe, dirons-nous, sur le plan de la possibilité pure, ou, plus récemment, un excellent commentaire d’Aristote.
exactement, du pouvoir eu tant que pouvoir, de l’attlopossession ou de La « suspension » du Désir caractérise donc la disposition, le fait de se tenir
l'appropriation à soi tic ce pouvoir. L'apy/rj, la « n a tu re » du Désir vise en à la disposition de..., de tenir son être-Soi à la disposition de cela qui est en
elli-t le provenir essentiel de son mouvement et de son repos, la mobilité cons­ son pouvoir. Cela même qui est en son pouvoir, cela même qui « dépend de
titutive de son «vou loir» intérieur et de la prise de possession en laquelle lui» (cf. C, 408), est pour le sujet éthique facteur de ré-jouissance. Cette
s’épuise un tel vouloir. C ar, si la pltysis est archè kinéseôs, c’est parce que ré-jouissance est le repos de l’être-en-repos de la puissance de désirer. Elle
cetlc « origine pour la m obilité»1 veut dire au fond pouvoir sur elle. En tant marque le passage à l’absolu de la force de désirer, une force qui n’a, en tant
qtt’arr/tè, le commencement de ta mobilité - la mobilité ( xlv/jri'-ç au sens que passée à l’absolu, plus aucun besoin d’être exercée. C ’est en cela (et nous
large) comme commencement du mouvement (xcerjmç au sens restreint) - y reviendrons) que la ré-jouissance se confond avec le « repos absolu », la
r»ww(ii«/r eu effet l'ensemble du mouvement, jusques et y compris sa stase, sérénité sans réserves de l’âme. Quand le Désir prend éthiquement « fin »,
son « repos », puisque ee dernier est un « moment » non pas du mouve­ plutôt que de s’abolir dans l’atteinte de son but, dans la satisfaction de son
ment lui-même mais de sa mobilité essentielle. L 'arche du Désir se mani­ « objet », du « bien » qu’il vise et aspire toujours à posséder, il ne laisse donc
feste en tant que telle, en tant que provenance essentielle commence­ de sc mettre a la disposition de lui-même, autrement dit il se dispose à la
ment et commandement - de sa mobilité en son entélcchic, lorsque le ré-jouissancc pour autant qu’il se sait alors toujours déjà disposé à l’épreuve
mouvement de désirer «prend fin» et que, justement, ayant pris cette fin de la rc-jouissance (au contentement de soi comme mode éminent de
sur soi, il se reprend en elle, éprouvant par là même cette fin comme le l’accomplissement de sa subjectivité). C ar c ’est bien cette re-prise du désir
provenir de son mouvement, c ’est-à-dire comme son être-en-puissance- en soi-meme, ccltc auto-appropriation équivalant à un « se tenir en dispo­
d’être-mû — cette coappartenance irréductible de la fin et de l’origine, du sition »"j c est, en un mot, cette retenue du Désir, qui lui permet de « sc gar-
rlXoç et de l’àpx^, en une seule et même essence (la au sens large), d er-p o u rl'acco m p lissem en t de lui-même, fondant ainsi la véritable capa­
fondant la constitution ontologique du Désir comme cet entre-deux, cette cité du D ésira aller jusqu’au bout de lui-même, jusqu’au terme (eschaion) de
tension constante qui sert de trait d’union entre deux modes d’être (le la réalisation de cc en vue de quoi il est dit avoir la puissance, C c en vue de
mouvement et le repos). El c ’est cc qui explique aussi pourquoi Aristote quoi il est dit avoir la puissance est le possible en tant que possible ( vj toù
allïrme qu’il est dans la nature des choses que ce mouvement se fasse voir Suvoctoü 7) Suvocriiv; Physique III, 201 h 3-4), lequel est «en enlélécliic non
« comme n’étant pas encore parvenu à sa fin (aTeX^ç) » ( Physique III,
201 b 31). Non qu'il soit, en l'occurrence, privé de réAnç : ce télos, il y
* I ( ''' iiImiiImi iim^. l.'Avhifinnit de In \tinur phvdqur. F.wai u/> la « l ’insinue» d'.\)i\fafr, Knivllcs,
( ) u s i, i, I ' *;((>, j ) . 7.

2, M. I IcidftrçtT . l'Ml"/r, Mctafihv tique (-) De l'essence et de la réalité de la faite, oh. rit,, n 2 1 l
1. Tcilr csl lu uaduclion de la locution aristotélicienne. 3. Ibid., p. \''l ' ■’
218 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 219

encore réalisée - sans quoi il n’y aurait pas mouvement - , mais en entéléchie perspective métaphysique qui, pour considérer l’essence du désir, c ’est-à-
qui ne soit qu'absence de ce en vue de quoi le possible est possible - sans quoi il dire la possibilité de sa mêlabole, relativement à son être-visible dans l’être-
ne serait pas un possible
achevé de Veidos, met en avant le concept d’entéléchie. Mais c’est là une
En somme, être à soi-même sa propre iin, c ’est, pour le Désir, trouver méthode qui ne saurait s’appliquer à ce que nous avons appelé l’acception
sa conclusion à l’intérieur de soi, et ceci veut dire : inclure et contenir cette éthique du désir d’exister, puisque, dans cette perspective-là, la primauté
tin dans les limites propres de son être, cette appartenance à soi, cette rela­ du possible sur l’effectif se renverse tout à fait, en vertu même de ce qui
tive autonomie du Désir (du vouloir) dans la Puissance ne pouvant avoir vient s’introduire en tiers dans la prise en compte du phénomène, à savoir
beu, de toute évidence, qu’à la condition que soit suspendue pour un temps, la subjectivité, lieu de réalisation et d’accomplissement de l’agir éthique.
ou plutôt «p ou r une éternité», la sempiternelle réitération du désir D ’une part, en effet, i’ngir éthique n’est pas l’agir moral : il ne se déploie
d’altérité, en sorte que soit opérée l’èrcoy^ de son mouvement, de cette pas dans le monde et relativement aux autres, il ne se conlormc pas à une
qui, pour se fonder sur la réciprocité du manque et de la satisfac­ action juste et bonne à l’égard d’autrui, mais se conforme exclusivement à
tion, sur la relativité ontologique de la souffrance et de la jouissance, sc la nature du Soi, il est l’être-cn-accord-avec-notre-nature-propre, en tant
déploie dans l’anticipation permanente de sa propre récurrence, comme la que cette nature se définit préalablement comme ce qui nous est nécessaire­
recherche indéfinie d’une fin hors de soi, sise dans un « o b jet» ayant la ment toujours déjà donné pour que nous soyons nous-mêmes. L ’éthique est
vertu de remplir le vide dont il se sent creusé. en ce sens l’auto-accomplissement de la subjectivité, la sagesse du Soi
Mais à quoi bon suspendre un tel cours ? En quoi l’épreuve de la fin vivant, se re-prenant soi-même dans l’archi-donation de la vie. D ’autre
importe-t-elle pins que l’expérience du terme ou du but ? En quoi l’être- part, on pourrait nous objecter que l’axiome phénoménologique de Hei­
en-repos de la Puissance de désirer est-il « plus haut » que la « satisfac­ degger stipulant que le possible se tient plus haut que l’effectif, s’oppose
tion » du désir lui-même ? directement à celui qu’avait adopté Aristote, pour qui l’èvépYEia est plus
A dire vrai, plus haut ou bien «m eilleur», cet être l’est sur deux essentielle que la Sûvafuç. Objection certes incontestable, mais qui n’en­
plans : ontologique et éthique —des plans qui, pour se recouper remarqua­ tame cependant pas le bien-fondé de la position qui est la nôtre au sujet de
blement dans l’expérience de l’accomplissement de ia subjectivité, ne doi­ l’éthique, puisque le comportement éthique repose en vérité sur la prise en
vent pas pour autant faire l’objet d’une confusion. Nous nous devons par compte d’une autre dimension, que nous appellerions 1’ « effectivement
conséquent d’en dire plus, avant de poursuivre notre analyse. possible », modalité qui ne se confond ni avec le possible en tant que pos­
Si ia Puissance du «je peux » est plus haute que le Désir à quoi il donne sible (cf. Aristote), ni avec l’effectif en tant qu’effectif, tant il est vrai
d’être, c ’est parce que, d’une part, elle constitue sa nature même (saphysis en qu’elle suppose que l’on ait dépassé la dichotomie modale possible-réel
tant qu'arche kinéseÔs), et que, d’autre part, elle est ce qui conduit sa jouis­ (et, ainsi, le choix d’une priorité qui les définirait à chaque fois l’un par
sance (son iêlosapparent) à la ré-jouissance de soi (son télos véritable). Tel est rapport à l’autre), pour la refonder relativement à un troisième terme, soit
le double statut qui échoit â l’amour de soi : a) ii s’enracine dans et se dans la nécessité inhérente à la vie (en tant qu’archi-donation à soi de la
confond avec la nature de la subjectivité (à savoir l’essence de la vie) ; b) il subjectivité de l’individu qui se décide et agit au nom de soi). L ’effective­
donne lieu à une ex-pression éthique de cette même subjectivité (accomplis­ ment possible, nous y reviendrons spécifiquement plus loin1, est l’appro­
sement de soi où le « plus haut » devient aussitôt le meilleur). priation à soi du désiré.
La vérité nous entraîne donc à penser que la fin du Désir n ’est pas plus A ce stade, comme le dirait Kierkegaard, quand à la possibilité du
importante que son terme ou son b u t: elle est phénoménologiquement désirable et à l’effectivité du désiré (lesquels sont uniquement retenus par
plus haute, parce que, sur le plan ontologique (celui de l'essence du Désir), l’approche métaphysique), on adjoint la nécessité du désirer (que seule met
plan qui n’est pas celui de sa réalisation factuelle, « plus haut (hëker) que en avant la démarche généalogique), alors, ce qui se manifeste immédiate­
réflectivité se tient la possibilité», comme il est dit dans Sein und gril1. ment, c ’est la suprématie de l’effectif (le désiré) sur le possible (le dési­
Telle est bien la perspective ontologique qui guidait Aristote* et qui nous rable). Non plus, cette fois-ci, en un sens aristotélicien, simple revers de la
a guidé dans la présente analyse du mouvement et de la fin du Désir : une position heideggérienne, mais en un sens que l’on qualifiera de kierkegaar-
dien, puisque, dans cette perspective où la dynamis ne se conçoit plus à

1. L. Couloubarif»», L'Auënément de la science physique. E ssa i sut la « Physique » d'Aristote, op. cit., p. 287.
2. M, Heidegger, Sein ttnd Q Ù , op. cit., § 7 c, p. 38.
3. A qui, on le suit rnaimcnanl, Heidegger doit l’essentiel de son approche phénoménologique.
1. Voir, infra , chap. 6.
220 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 221

Tanne rie Yénergeia, pas plus d’ailleurs que l’inverse, mais où la mesure des les deux premiers qui engendrent le dernier. De ce fait, quand la possibilité
deux relève de la subjectivité absolue de la vie, c ’est-à-dire de cette néces­ s’unit à Tim-possibilité du nécessaire, quand la liberté principielle convient
sité qui incombe au Soi par nature, et qui détermine le désirer comme avec ce dont elle procède, à savoir la non-liberté originelle (une non-
l'auto-approprialion du désirable, « ii n’en va pas suivant l'explication des liberté qui équivaut, avons-nous vu, à la passivité ontologique de l’être
philosophes |c!e tout ceux qui prennent leur point de départ dans l’objec­ posé ou «positionné» dans l’ordre de l’absolu), c ’est alors la réalité en
tivité de l’être (K. prose ici à Hegel)] disant que la nécessité est la syn­ tant que telle (en tant qu’elle est réellement exclusive de l’altérité du pos­
thèse du possible et du réel » ; il en va, au contraire, selon la détermina­ sible, et inclusive de la nécessité de la «position ») qui naît à soi-même, et
tion que Kierkegaard aura eu l’immense mérite d’énoncer, à savoir que « installe » ou « instantialise » ainsi sa nature dans le présent vivant de sa
« ta réalité est la synthèse du possible et du nécessaire»'. Ainsi cst-c.c ta propre révélation. Telle est de la re-prise éthique (b) .
nécessité du désirer qui, généalogiquement parlant, s’unit au désirable (au On retiendra donc de cette analyse que la nature, en tant que fonde­
possible) dans le désiré (le possible à réaliser) : ce sont les deux premiers ment affectif (ou subjectivité absolue), n’est susceptible de «deven ir» ce
qui engendrent le dernier, qui le rendent effectivement possible - la question qu’elle est (c’est-à-dire non seulement de parvenir en soi-même, mais de se
étant bien entendu de savoir à quelle nécessité, à quelle subjectivité ren­ parfaire en soi-même) qu’à la condition d’approfondir sa « virtualité » (sa
voie le désirer lui-même, la réponse incessamment mise en avant par Puissance) à partir de la pleine « conscience » de sa nécessité. Ainsi re­
Rousseau étant, on le sait : l’amour de soi. prend-elle son perpétuel échappement à soi-même, cette possibilité insigne
On reconnaîtra donc que ccs deux perspectives (ontologique et qui fonde la liberté de l’ego, dans la nécessité de son ipséité infrangible.
éthique) se croisent dans l’amour de soi et qu’en se croisant ainsi, elles Cette « reprise » de la réalité en son être même, en sa nature, est ce en
donnent au mot de « reprise », si souvent énoncé au cours de cette étude, quoi consiste l’accomplissement de la subjectivité absolue, la tâche éthique
par excellence.
deux sens différents. Il faut distinguer nettement entre :
Quand Rousseau écrit : « J ’ai toujours la puissance de vouloir, non la
a) la reprise imtnlogii/uri qui rend possible le désiraé/e (le possible en tant que force d’exécuter» (E , 586), il importe donc, en bonne phénoménologie, de
possible) eu égard au désiré (au possible « à réaliser») ; et ne point confondre ce que la métaphysique, usant du seul concept de dyna-
b) la rt-prise éthique qui rend effectivement possible le désiré (le possible à réa­ mis, identifie constamment : la force n’est pas la puissance. La force
liser) eu égard au désirable (au possible eu tant que possible) et au dési­ s’exerce (à l’occasion), la puissance se possède (toujours et à jamais). Aussi
rer (à la nécessité du « besoin naturel », enracinée dans l’amour de soi). devons-nous marquer la différence entre la Puissance, immanente par
principe, et la force, inhérente à cette puissance, mais d’essence « inten­
En ce qui concerne la re-prise ontologique (a ), nous dirons que la
tionnelle ». A la première, les catégories relatives de la cause et de l’effet
pensée de Rousseau nous invite à prendre conscience que c’est toujours
ne pourraient sans distorsion s’appliquer ; en revanche, ces categories
Ynisoufriui/dr de la souffrance et rie la joie comme tonalités rie fottd (le l’exis­
conviendraient directement à l’essence de la seconde. C ar la «fo rce» ne
tence, que c ’est toujours la nécessaire excellence du sentiment tie soi en lui-
s exerce réellement que si, d’une part, elle fonde cet exercice dans sa Puis­
même, qui (ait désirer le désirable, qui rend possible le possible lui-même,
sance intrinsèque de s’emparer toujours de soi et, ainsi, de se posséder à
et, ainsi, mobilise le désir. La nécessité du Soi possîbiiise alors Veffectualion
jamais ; et si, d’autre part, elle se rapporte à un autre étant qu’ellc-même.
du possible (c'est-à-dire la « réalisation » du désir) dans les limites propres
Cet étant autre est son élément de probation, si Ton peut dire, puisqu’on
et toujours individuellement marquées du «je peux» fondamental consti­
lui résistant, en lui opposant sa force, il manifeste en elle cette force qui est
tutif de la subjectivité. Ou bien encore, si l'on aperçoit la chose d’un point
la sienne et qui, sinon, demeurerait tout bonnement en puissance (c’est
de vue dînèrent, on dira que la possibilîsation du possible s'effectue
bien le cas de le dire).
comme telle dans la réalité, et selon la nécessité, et cette cffcduatiou-là est
Ainsi, toute force, s’il lui faut apparaître comme ce qu’elle est, dépend,
une appropriation, d’après le mot de Rousseau (cf. N H , 362), du vouloir au
d’un côté, d’une Puissance (d’un « je peux») qui la rend en soi-même pos­
pouvoir de la subjectivité. C ’est le nécessaire (la nature) qui, en s’unissant
sible - et cette possibilisalion ou permission de la force doit elle-même se
au possible (au désirable), permet l’accession au réel (au désiré) ; ce sontI
comprendre comme une autorisation, c’cst-à-dire que, au regard de la force,
tonie Puissance qui en possibilise l’exercice est une «au to rité». Mais d’un
I S Ki.-i >1. /ri Uahuiu ci tu mml. li.ul l’.-ll I iss.-.m .i lil'.i- J.n< (l ic<- I iw .iti. in tl-’iinn mm autre rôle, cette foire en exercice ne se lie et ne se rapporte qu’à une autre
/,/,/, .. X\ I. l'.ius. ï.'l >i.iiili . t<>7 I. |>. l'I I-1
‘1 A II' su jr i . ri p.n I.i|i|mn .'i Al islitlr, I li'iilr!.',l;ii ri u|ilo\ .lil. mi l'.l vu. Ir \n lir . Ii///iui('i n force, de sorte qu'il n’existe jamais rie force unique et solitaire en son rxrr-
222 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 223

cice même : toute force qui s’exerce ici et maintenant est soi et autre que du sentiment de l’existence qui ne cesse de s’emparer de soi en s’affectant
soi, toute force est au minimum « double », et son actualité - ou son acti­ par soi. De ce fait, il n’est guère d’action réelle sans que l’agir ne prenne
vation, comme il faudrait sans doute dire - instaure de facto un rapport de naissance dans la vie, c ’est-à-dire dans une tonalité affective particulière.
forces dans lequel elle ne parvient à s’éprouver soi-même qu’en se portant Celle-ci ne résulte donc jamais de l’action ; elle la précède bien plutôt
vers ce qui peut ou ce qui a la force de lui résister. La résistance possible ou comme son mobile le plus intime et le moins évident. Sous l’emprise de
virtuelle est l’essence même de la force agissante, de la vis opérante. Et en cette pure affectivité qui nous fait naître à la vie, le « je p eux», que cha­
ce sens, il n’est guère de vertu - puisque « ce mot de vertu signifie force » ‘ cun de nous est fondamentalement en chaque point de son être, se sent
- qui ne soit héroïque par définition, ou, pour le dire également avec capable d’action, et agit en effet.
Rousseau : « Il n’y a point de vertu sans combat, il n’y en a point sans vic­ Encore faut-il que nous insistions sur un point : l’affectivité au principe
toire » (L M , 1143)12. (Telles sont les conditions premières de la vertu - la de l’action effective n’est pas qu’ivresse et jubilation ; elle participe aussi
vertu étant pour Rousseau « la force et la vigueur de l’âme » (DSA, 8). de la tristesse, de la douleur, d’un certain abattement. Car, comme nous
Toutefois, allons plus loin dans sa caractérisation. La force, avons- l’avons déjà dit en emboîtant alors le pas à l’analyse phénoménologique
nous dit, ne s’effectue qu’à la condition que sa Puissance intrinsèque et de Michel Henry, la Puissance, en son être éternellement en possession de
constitutive, le «je peu x» qui la déploie, cohère immédiatement avec soi, soi et en son être substantiellement acculé à soi, est aussi bien impuissante.
prenne possession de soi, rentre et demeure en soi-même. En son activité Et c ’est précisément parce que sa condition ontologique infrangible est l’im­
interdynamique, la force participe donc d’une Puissance qui est telle puissance quant à soi, que la puissance seforce à lui faire échec, à en sortir, en
qu’elle jouit de se posséder à jamais, c ’est-à-dire au présent. Ainsi, toute devenant justement cette force surprenante, cet appétit sans partage - un
puissance digne de ce nom est-elle par essence jubilatoire ; et ce dont elle pur désir d’altérité. Comme dit Rousseau : « T o u t sentiment de peine est
jouit, c ’est de soi-même. L a conséquence est alors la suivante : le fort n’est inséparable du désir de s’en délivrer» ( ibid., 303). Il nous paraît néan­
heureux de sa force que parce qu’en l’exerçant, il jouit de cette puissance moins urgent d’ajouter à cela que c ’est bien là que se noue le destin du
jubilatoire qui lui donne la possibilité et le sentiment d’être ce qu’elle est «besoin naturel» - dans le fait que le désir est toujours précédé et
- à savoir une force immanente, sommée de se souffrir soi-même et de se débordé par la peine due à l’insatisfaction. Une insatisfaction qui est elle-
dégager en même temps de l’emprise de cette souffrance en se rapportant, même très particulière, puisque loin de relever d’un manque, elle provient
par suite, à autre chose que soi. En son insuffisance intrinsèque, laforce est donc au contraire d’une profonde surabondance, de l’excédence en soi de la
faible, mais sa faiblesse est elle-même une force, puisqu’elle participe comme telle de
Puissance subjective.
la Puissance de la subjectivité. La question que soulève l’éthique est dès lors la Que l’origine soit en elle-même surabondante, voilà qui forme en effet
suivante : comment la force d’âme mène-t-elle au bonheur ? Le problème l’un des aspects les plus étonqants de la pensée de Rousseau, celui grâce
se pose d’autant plus vivement que tout exercice de force procède d’une cer­ auquel il aura réussi à prendre indirectement position contre Spinoza, ou
taine faiblesse, d’une certaine insuffisance. Est-ce à dire que le fort pleine­ du moins contre cette conception vague de la doctrine spinoziste qui han­
ment heureux - le fort ontologiquement autosuffisant - n’aurait plus tait la pensée « philosophique » de son siècle, et vis-à-vis de laquelle Rous­
besoin d’exercer sa force, et que, par conséquent, il n’en jouirait plus que seau n’a jamais hésité à exprimer les plus fortes réserves. Mais si ce qui
comme une Puissance pure, une virtualité sansfin, une réserve inépuisable de vertu ? nous étonne nous semble aussi remarquable, c ’est parce qu’en indiquant
Telle est bien, selon Rousseau, la condition du sage : « impassible comme que le désir naît d’un « plus » plutôt que d’un « moins », Rousseau est par­
Dieu m êm e» (R, 999), puissant in potentia et jamais in actu. La force d’âme venu à prendre de revers toutes les théories négativistes du désir - toute la
du sage est son bonheur d’exister et de « reposer » dans la ré-jouissance nécro-logie misérabiliste des contempteurs de la vie. En guise de réponse à
de soi.
la question généalogique : d’où provient la force du désir ? Rousseau est
Ici se découvrent enfin à nous les principes de l’agir sur lesquels Rous­ effectivement le seul à avoir suggéré (mais suggéré seulement, nous l’ad­
seau a fondé son éthique. L ’essence de l’agir relève de l’éternelle Puissance mettons) ce que la phénoménologie matérielle développera magistrale­
ment deux siècles plus tard, à savoir que cette force intime doit sa véri­
table naissance transcendantale à la « tournure » auto-affective de l’affect
1. Dans sa iMtre à Ai, de Franquières (1769) « Ce mot de vertu signifie force. Il n’y a point de vertu chargé de soi, écrasé contre soi, et n’en pouvant plus de se souffrir soi-
sans combat, il n’y en a point sans victoire. La vertu ne consiste pas seulement à être juste, mais à Poire en
triomphant de ses passions, en régnant sur son propre errur » (LF, 1143). même, en chaque point de son être. Ainsi, la force du désir, loin de
2. Cf., également, noire op. cit. sur Rousseau, § 8-10, p. 76-1 If). dépendre de l’objet désiré (lequel n’existe en fait qu’en vertu de cette force
224 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 225

toujours déjà en œuvre), se fonde-t-elle dans 1’ « impulsion » qui tend à se un rapport structurel, un rapport qui caractérise, à ce litre, la pure vie
délivrer justement de soi-même, de l’impression de sa pulsion, de son affecti­ subjective. Ainsi, parce qu’elle désire plus que ce que sa propre puissance
vité constitutive basculant dans un sens ou dans un autre au seul gré du lui permet, la force finit toujours par se briser contre ce qui n’est pas de
désespoir. Et c’est cette fondation de caractère « phénoménologique » qui son ressort. Telle est sa limitation essentielle et intrinsèque. Pourtant, dans
a conduit Rousseau à opposer, dans ses textes, l’impulsion et l’instinct, la mesure même où elle est, avant toute chose, impuissante à se défaire de
l’ex-pression du « désir » et l’avidité du besoin « physique » - ex-pression son être tel qu’il est, cela, qui n’est pas en son pouvoir, n’est-il pas juste­
où nous avons d’ailleurs déjà reconnu la « respiration » propre à l’esprit, ment ce plus de soi-même ? Là se fonde en effet la nécessité de la sagesse de
le souffle qui l’engendre. Quant à la puissance même de ce souffle, nous Rousseau ; là se reconnaît l’étonnante originalité de son éthique. C ar ce à
avons pu comprendre quelle en était, selon Rousseau, la limite structu­ quoi celle-ci nous convie, c’est à apprendre et à comprendre ce qui cons­
relle, cette limite que porte en lui tout «possible» effectif dès lors qu’il se titue ce plus sur lequel peut se briser notre puissance d’agir ; c ’cst à savoir,
fonde dans la nécessité essentielle de la position du Soi, dans l’impuissance donc, en l’éprouvant dans notre chair, que ce plus est l’essence même de
surprenante de sa passivité. notre ipséité —que ce plus est le Soi, et que c ’est aussi cela qui s’avère par­
Et voilà, en lin de compte, pourquoi il ne saurait y avoir de force réelle, de fois «le plus lourd à porter». Voilà pourquoi, en son point de croisement
force vive et bien vivante, sans qu’elle ne se nourrisse au préalable de sa entre la bonté naturelle (l’amour de soi) et la justice éternelle (l’amour de
propre impuissance, et qu’elle ne risque, en conséquence, de sombrer dans la l’ordre), cette éthique tient en une seule sentence, dont à présent nous
violence pour mieux la circonvenir, sinon la contrôler. (N’est-ce pas du reste pouvons faire mention et que nous devons tâcher de retenir : « Mesurons
ceci, l’essence de la violence : la possibilité inhérente à toute force de se don­ le rayon de notre sphère et restons au centre comme l’insecte au milieu de
ner toujours, en dépit de sa propre impuissance, et proportionnellement à sa toile, nous nous suffirons toujours à nous-mêmes et nous n’aurons point
elle, les moyens de la conjurer en s’en délivrant ?) C ar tout désir est originel­ à nous plaindre de notre faiblesse ; car nous ne la sentirons jamais »
lement et immédiatement un désir de délivrance, un désir d’altérer la peine, (E , 305). Autrement dit : soutenons au centre de notre sphère égologique
de la transformer en joie. Mais qui désire, désire plus que ce dont il est actuel­ la position où, individuellement et incomparablement, la vie nous a posés.
lement en possession, sinon il ne désirerait pas ; or ce qu’il possède avant Mais que faire pour cela ? Comment circonscrire notre « insuffisance
toute chose, c’est sa propre puissance impuissante, dont l’être consiste dans naturelle » ? - Qui souhaite soutenir sa position dans l’ordre secret de la
son autopossession « sans reste ». Contrairement au besoin qui procède d ’un manque vie, se doit d’admettre qu’au cœur du rapport immédiat liant ontologi­
qu 'il vise à combler, le désir naît donc d'un trop-plein qu 'il cherche à réduire. Et comme quement le Désir à sa Puissance intrinsèque, s’articule une loi de. régulation
ce trop-plein est rien moins qu’irréductible (« inépuisable », dit Rousseau), interne ou de proportionnalité, dont les déterminations sont en fait des varia­
c’est à l'excéder - à excéder son excédcnce naturelle - que le désir s’emploie. tions ou, mieux, des modalisalions selon le plaisir ou la douleur, de la sub­
Et il suffirait qu’il n’y parvienne pas pour qu’il sente aussitôt l’angoisse jectivité absolue (de cette subjectivité qui ne se fonde nulle part ailleurs
l’envahir... que dans l’amour de soi en tant que structure immanente de l’affectivité).
Q u’est-ce alors que ce Désir qui n’a rien d’une tension vers un objet C ’est ainsi que le sentiment d’insuffisance naît d’une disproportion dou­
déjà donné? Q u’est-ce donc que désirer, pour une subjectivité posée dans loureuse, et celui de la suffisance d’une égalisation heureuse, entre le désir
l’ordre de la vie par son pur amour de soi ? Q u’est-cc que désirer, quand et ce qui le met en œuvre, c ’est-à-dire entre la force et sa puissance, le vou­
le sujet du Désir est de tout point aveugle, et aveugle-né qui n’imagine pas loir et le pouvoir. Au livre II de YLmile, Rousseau présente la loi modu­
ce que c'est que la vue (cf. I.M , 1092) ? Désirer, eu l'occurrence, c ’est souf­ lant l’équilibre de ces deux determinites de base de la subjectivité. En réfé­
frir qu'on ne peut pas ne pas posséder ce que l’on possède à jamais, puis­ rence au phénomène de la douleur, il note: « C ’est [... | dans la
qu’il prend possession de soi ; c’est vouloir toujours plus que le trop qu'on disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère »
est, et que l’on souffre d’être. ( E, 304). Et, relativement à la modalité de la joie : « Un être sensible dont
les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux » (ihid.) .
ne, En prenant appui sur ce rapport proportionnel au gré duquel s’or­
donne en totalité la position modale et subjective du Soi, Rousseau par­
Seulement, il ne sufflt pas d’affirmer que le désir, contrairement au vient alors à construire les lignes directrices d’une éthique de l’affectivité,
besoin, n’est pas une affaire d’ « avoir » mais d’ « être », il faut encore qui n’a aucun caractère objectif ou général, aucune teneur axiologique
avoir à l’esprit que le rapport excédentaire qui lie la Puissance au Désir < préétablie. Le projet qui préside à sa constitution ignore les commande-
226 Rousseau, éthique et passion I m position du Soi 227

niculs ou les règlements impératifs. S’appliquant a l’individu en particulier, bientôt, il sera aussi bien ordonne à 1’ « ordre», étant donné que ce que
selon son pouvoir et son désir à chaque fois singuliers, cette éthique lui nous avons appelé la communauté invisible (celle économie intermona-
recommande d’apprendre à se connaître lui-même afin de mettre en pro­ dique des subjectivités absolues) ne peut s’instituer qu’à la condition que
portion égale le désir (limité) et la puissance (sans bornes) qui structurent l’homme sc trouve bien ordonné à lui-mcmc et en lui-même. En effet, plus
su propre position dans 1 ordre de l’absolu. Cette éthique de la subjecti­ l’amour de soi vibre en chacun de nous, et plus se dévoile en chaque cœur
vité, cette éthique qui fonde sa « p raticab ilité » sur le tout des potentiali­ « l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la
tés subjectives constitutives de l’unité de l’individu (ce que Rousseau conservation des autres» ( ibid., 579). « M a ître » de sa position ontologique
appelle «les facultés humaines»), celte éthique résolument individuelle (alors même qu’il ne l’a pas posée), capable par lui-même de ce qui, en
(mais jamais individualiste, puisqu’en l’occurrence, et nous y reviendrons, d’autres circonstances (dans le cas d’une inégalité de niveau entre les puis­
être «bon pour soi-mêm e» équivaut à être «conform e à l’ordre» [ibid., sances subjectives), lui aurait paru comme donné dans une éprouvante
491]), cette éthique, donc, est porteuse, à rebours de toute normativité passivité, dans une « étrangeté » inhibitive, le moi peut alors tout à fait
transcendante, de régulations internes s’appliquant à l’Individu transcen­ jouir et se ré-jouir de l’autodonation totale de son être. Q u’il se sente plei­
dantal, c est-à-dire à 1 affectivité du « moi », selon ce qu’il est, ou plutôt nement accordé à sa nature intrinsèque, qu’il s’éprouve profondément
qui il est, en son être-posé, unique et singulier, fini et infini, irréductible et d’accord avec lui-même, c’est alors le signe qu’en lui et par rapport à lui
total. il n’y a plus rien de trop.
Cependant, pour que la régulation éthique en soit réellement une, il Certes, telle qu’elle est définie par une loi de régulation interne (ou de
importe de ne pas privilégier une des puissances subjectives au préjudice modération) —loi modulable en fonction de la « constitution particulière »
des autres. C ’est pourquoi les recommandations de cette éthique doivent reposer de celui qui s’en inspire - , la sagesse tempérante de Rousseau aurait sans
sur les propres prescriptions de la vie, telles que te rapport ontologique puis­ doute eu toutes les chances de se montrer, à l’image de VÉthique de Spinoza,
sance/désir les exprime singulièrement en chacun. Ces prescriptions n’ont pas bien « spéculative1», si elle n’avait pas donné lieu à une caractérisation
pour but d’inciter à opter pour la réduction du désir au profit d’un concrète de la vie. La possibilité de cette caractérisation concrète de la vie
accroissement de puissance, ou inversement ; elles ne vont pas non plus explique en effet qu’entre la généralité abstraite de la règle et l’extrême par­
dans le sens d’un encouragement à l’extinction totale de l’un ou de ticularité de son « application », Rousseau fait place à une typique des indivi­
l’autre, car il n’en résulterait que frustration et, par suite, une intensifi­ dus concernés ou non par l’effectivité de cette loi. A la modalisation (selon le
cation de la souffrance qui, inéluctablement, accentuerait l’amour- plaisir ou la douleur) de la structure ontologique puissance/désir, s’ajoute
propre, quand elle ne le ferait pas tout simplement naître. Non : afin alors la prise en compte d’une modulation de cette même structure, selon
que cette éthique ne suscite pas d’effets contraires à ceux qu’elle vise, il qu’elle détermine les êtres « forts » ou les êtres « faibles ».
faut que celui qui y consent ne se préoccupe que du libre et réjouissant Rousseau s’interroge : « Quand on dit que l’homme est faible, que
développement des désirs en accord avec ses facultés propres. U n des textes les veut-on dire ? » Et de répondre aussitôt : « Ce mot de faiblesse indique un
plus importants de Rousseau déclare alors à cet effet : « En quoi donc rapport de l’être auquel on l’applique. Celui dont la force passe les
consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur? Ce n’est pas besoins, fût-il un insecte, un ver, est un être fort ; celui dont les besoins
précisément à diminuer nos désirs ; car, s’ils étaient au-dessous de notre passent la force, fût-il un éléphant, un lion ; fût-il un conquérant, un
puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions héros ; fût-il un dieu ; c’est un être faible » (E , 305). Pour Rousseau donc,
pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car déterminer la force du fort en ne considérant que sa seule puissance, sa
si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en seule capacité, son aptitude en général, c’est s’interdire l’accès à la spécifi­
deviendrions que plus misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur cité de son être, à ce qu’il est en réalité. C ar ce qu’il est réellement, il l’est
les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C ’est alors dans la vie et par elle ; et comme, pour Rousseau, « vivre, c ’est agir », ce
seulement que, toutes les forces étant en action, l’âme cependant restera n’est que dans la praxis vivante - quand, se sentant soi-même en tous
paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné» (ibid., 304). points de son être, «toutes les forces [subjectives entrent] en action»
Bien ordonné, l’homme le sera surtout à lui-même, puisque entre son (ibid., 304) - que peut et que doit se révéler enfin la « nature » de son âme,
pouvoir et son vouloir, sera instaurée « l ’égalité parfaite», et que, de ce
fait, il sera parvenu à s’accorder à la tonalité fondamentale de sa position
individuelle et immanente - c ’est-à-dire à soi. Mais, comme on le verra 1. Cf. la lettre à l’abbé de Carondelet du 4 mars 1764, CC, X I X , 198.
228 Rousseau, éthique et passion I m position du Soi 229

une nature qui dépend pour partie de la teneur de son désir. C ’est ainsi pliquent ultimement par les rapports de proportion réglant entre eux le
que l’âme la plus; forte du point de vue de la Puissance (un dieu par pouvoir et le vouloir, sont susceptibles de se prêter à des catégories rela­
exemple) peut être, du point de vue de sou action, et ultimement du Désir tives à une temporalité objective - telles que le début et la fin de l’action,
qui y p réside, la plus faible, car ce qui est esse mie lie ment en jeu dans sa cause et son effet - , ou si elles se laissent expliquer en termes de pro­
l’agir, c'est le «com m en t» de celui-ci, c ’est-à-dire la proportion. le « ra p ­ duction de la volonté, ce ne peut pas être le cas de la puissance, qui est tou­
port » nu encore la modilïcalinii réciproque du pouvoir et du vouloir, des jours, en son immanence même, actuelle (ou «perm anente») dans le pré­
facultés et du désir, de la puissance et des besoins, qui confère son ipséité sent vivant de la vie où elle se rassemble en elle-même, comme une
à la subjectivité de (’ «agent libre». Quant au rapport en question, cm « nature » constitutive —et comme sa « potentialité ».
constate aisément qu’il ne s’établit pas entre deux termes prédonnés. Ce Que devons-nous dès lors en conclure ? D ’abord, que le faible n ’est
que désire le sujet agissant, ou ce dont il a besoin, résulte précisément de misérable que pour autant que ses désirs excèdent sa puissance. Ensuite,
[‘auto-affection de son pouvoir (ci donc de l'expérience intime qu’il en a), que le lort n’est heureux que pour autant qu’il désire ce dont il est
lequel pouvoir n'est à son tour, ou m ieux: n'est donné réellement, que dans capable. Toutefois, dans la mesure même où la puissance ontologique ori­
cette auto-affection et par elle. ginelle du « je peux » fondamental réside aussi bien dans l’être faible que
CYsi dire en tout cas que la nécessité éthique d’un tel équilibre subjec­ dans l’être fort, il convient d’ajouter à cela qu’un dieu peut être aussi
tif suppose que ce semitnenl originel, cette atito-aireclioii en vertu de faible qu’un insecte peut être fort —le tout étant de saisir correctement le
laquelle s'édilic noire puissance d’agir, \\ apparaisse jamais de manière per­ rapport structurel qui « s’applique » à tel ou tel « être ». Ainsi le fort est-il
manente et identique. La « force » peut toujours céder la place à la « fai­ celui qui exerce la puissance dont il jouit selon ses possibilités propres. Son
blesse». Cela veut dire également que YUrgrundAz l’être, que l’ultime fon­ action s’accorde à la jouissance de son auto-affection (de son pur amour
dement de la subjectivité monadique ne saurait être, pour Rousseau, de de soi), et cet accord est ré-jouissance. Le faible, en revanche, a toujours
l’ordre de la «présence constante», au sens voulu par la métaphysique. une force (la puissance de son «je peux »), mais de celle-ci il cesse de jouir,
Certes, si on le conçoit comme on se représente généralement les objets parce qu’il est débordé - ou excédé - par la passion d’un désir ou par l’ar­
appartenant au monde, ce fondement ne manquera pas de nous sembler deur d’un « besoin absolu » qu’il est incapable d’assumer ; alors ne
inconstant-, mais s’il est appréhendé comme il se doit, c ’est-à-dire comme s’exerce plus aucune force, sinon celle qui, en désespoir de cause, rend pos­
une donnée immanente et naturante, il faudra en conclure qu'il est inces­ sible l’acte de se retourner contre soi (contre l’amour de soi au principe de
samment, et diversement, senti. Ou, selon la terminologie de Rousseau, que sa vie), jusqu’à ce que, à force d’œuvrer contre lui-même, et d’être mécon­
« la douce jouissance de la vie est permanente » et qu’ « il suffit pour la goû­ tent de soi, le faible perde toute estime pour ce qu’il fait et ce qu’il est1.
ter de ne pas souffrir» (LF, 1 141). Mais que veut dire enfin : cesser de jouir de sa puissance d’agir ? Non
Celte nuance-, il ne semble pas négligeable d’en faire état, tant elle per­ pas cesser de l’éprouver en soi - la «perm anence» de cette épreuve inté­
met de mieux comprendre pourquoi, en cherchant dans son texte à définir rieure étant, nous l’avons vu, essentielle à la subjectivité. Alors pourquoi
la faiblesse, Rousseau s’est toujours senti oblige d’évoquer son contraire, et le faible cesse-t-il d’en jouir ? Parce que la souffrance dont il souffre tou­
vice versa. C'est que dans la subjectivité absolue de l'action, la force est fai­ jours dejà en vertu de la passivité ou passion originelle qui le constitue en
blesse et la faiblesse est force. Mais les deux ne se confondent pas pour tant qu’être, parce que le «se souffrir soi-même» sous la forme duquel se
autant ; elles se rapportent à un fondement unitaire qui permet d’identi- révèle l’auto-affection de la Puissance, parce que cette archi-souffrance,
fter aussi bien l'âme forte que l'âme faible. Ce Tond commun, Rousseau donc, est devenue pour lui insoutenable. Le faible ne jouit plus de soi, il ne
l'appelle unir à mur «fo rce» ou «puissance», des termes qui désignent jouit plus de se souffrir, il souffre en ne souffrant plus de se souffrir, il
ontologiquement la seule Puissance infinie de Panto-affection. De sorte souffre qu’il y ait trop de lui-même et d’être trop à lui-même ; en un mot,
que nous pouvons, compte Icmt de la nature de cette hyperpuissance, pré­ il souffre d’être «en trop». C ’est pour cela, disait Rousseau, qu’il «se
sumer que mm dépend, en définitive, de la signification et du statut onto­ craint et se fuit », qu’ « il s’égaye en se jetant hors de lui-même». Il craint
logique de ladite «fo rce». On dira donc: la puissance est la force toujours celte souffrance qu’il est, et qui le révèle à lui-même. Il craint la vie qui le
actuelle en vertu de laquelle laforce elle-même s'exerce eu s'actualise ici cl maintenant. déborde de toutes parts et qui le pose en son coeur. Il s’effraie de l’nbso-
La puissance ( «la fo rce») modalisc (rentl possible) et la force ci la fai­
blesse (et c ’est du reste pour eela que la faiblesse est aussi une force). Ou I . Rousseau îcsutno ainsi ce point dans Y Emile : « C e sont, dii-il, nos passions qui nous rendent l'ai.
encore : si la force et la faiblesse, si ces corn-portements subjectifs qui s’ex­ Ides, pa rer qu'il faudrait pour 1rs r o n l r n l r r plus de foires que ne nous en don na la n a t m r >» (E, -12IÎ)
230 Rous seau, éthique et passion La position du Soi 231

lmté de sa position ontologique et de la passivité insurmontable de son possible de trouver des raisons qui la justifient a ses yeux comme aux yeux
adhésion à elle. Et, se craignant, il se fuit. « Là où il est » n’est pas où il de tous - ce qui ne laisse en retour d’éveiller quelquefois en lui le goût
veut être. Il se jette hors de soi, il brouille la «transparence» cristalline de amer de la faute, et d’augmenter sa faiblesse proportionnellement au
son cœur. En bref, il désire, se met en mouvement - agit. développement de sa mauvaise conscience. C ar c’est en effet à cause de
Contrairement à 1’ « oisiveté» où l’on apprend à «jouir de [son] inno­ cette impuissance qu’abrite en son fond la toute-puissance du «je peux »,
cence » comme d « un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse c’est à cause de cette passivité qui permet de différencier structurellement
dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de rem plir» (R, 1046; cette toute-puissance de n’importe quelle force comme de n’importe quel
1001), contrairement donc à ce «précieux farniente» auquel Rousseau acte de volonté, que le sentiment exténuant de la faute vient maculer de
avoue avoir voulu se « dévouer» toute sa vie', l’agir est par essence lié au façon indélébile chacun de nos « passages à l’acte », et que la culpabilité a
besoin ou au regret, à l’avenir ou au passé ; il est toujours, d’une manière trouvé le moyen de s’insérer constamment dans la conscience troublée de
ou d’une autre, complice d’une souffrance, d’une insatisfaction, et de la Rousseau1*. A l’inverse, on voit mieux ce qui a pu conduire ce dernier à
nécessité immédiate d'y «p ou rvoir». Pour cette raison d’ailleurs, toute penser qu’il n’y a que l’individu parfaitement heureux le moi vivant mu
action s’avère au fond pénible à accomplir, étant de part en part détermi­ par sa force d’âme — qui puisse, à la manière de 1 homme naturel ou du
née par un « malgré », et traversée par un courant de paresse qui la défait Promeneur solitaire, «jouir de [son] innocence». C ar innocent, en un
en permanence, la rend «difficile» et nous rend opiniâtres dans l’effort. sens ontologique et non moral, seul l’est celui qui s’avère dépourvu de
Mais si tout acte est transi par une fatigue essentielle et irréductible, c ’est toute volonté - celui qui demeure foncièrement inactif.
parce qu’une faiblesse y préside toujours. En suivant Rousseau dans l’éla­ Ce n’est donc nullement un hasard si, aux yeux de Rousseau, la prome­
boration de cette question, on pourrait même volontiers en conclure que nade ou la rêverie expriment le mieux cette extinction de la volonté ou du
l’activité est à inscrire au seul crédit du faible, de ce faible qu’il présente désir de quelque chose, cette « inactivité » égale à 1 impassibilité d un dieu
toujours comme un « a g ité » , un «inq u iet». Mais il s’agit là néanmoins vivant, et identique à la jouissance de son intime position. C est que, comme
d’un faible qui, au moyen de son action, entend jouir. Il en est même à ce le remarque le « Rousseau » des Dialogues, « dans la rêverie, on n est point
point désireux que ses actes l’entraînent immanquablement à recourir à la actif. Les images se tracent dans le cerveau, s’y combinent comme dans le
réflexion, en vue d’évaluer les moyens à mettre en œuvre et de les appro­ sommeil sans le concours de la volonté : on laisse à tout cela suivre sa
prier aux fins visées par sa faculté de connaître. \JÉmilt déclare à ce pro­ marche, et l’onjouit sans agir. Mais quand on veut arrêter, fixer les objets, les
pos : « Le désir inné du bien-être et l’impossibilité de contenter pleinement ordonner, les arranger, c’est autre chose ; on n’y met du sien. Sitôt que le rai­
ce désir lui font [à l’homme] rechercher sans cesse de nouveaux moyens sonnement et la réflexion s’en mêlent, la méditation n’est plus un repos ; elle
d’y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité; principe naturel est une action très pénible, et voilà la peine qui fait l’effroi de Jean-Jacques et
au cœur humain, mais dont le développement ne se fait qu’en proportion dont la seule idée l’accable e t1le rend paresseux» (D , 845). Quand donc
de nos passions et de nos lumières » (E , 429). Rousseau se plaît à avouer à Malesherbes que « la vie active n’a rien qui me
E t de fait, selon la doctrine généalogique exposée dans le second Dis­ tente », et que « je consentirais cent fois plutôt à ne rien faire qu à faire
cours et «quoi qu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit quelque chose malgré moi » (M , 1132), son propos a bien plus qu une
beaucoup aux passions, qui d’un commun aveu, lui doivent beaucoup valeur autobiographique : il reflète en vérité sa plus profonde conviction, à
aussi : c est par leur activité que notre raison se perfectionne ». Ainsi, savoir que « ne rien faire est la première et la plus forte passion de 1 homme
ajoute ce texte de première importance, « nous ne cherchons à connaître que après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que même
parce que nous désirons dejouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi parmi nous c ’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c est encore
celui qui n aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner» la paresse qui nous rend laborieux » (EOL, 401). De même que 1 on devrait
(DO I, 143). L ’élaboration «théorique» que suscite l’action jette alors le se servir de la raison pour mieux lui assigner ses limites, de même, l’on tra­
sujet anxieux dans l’extériorité de la représentation, là où il lui devient vaille malgré soi pour ne plus travailler. La raison d être du travail est de

1. I.C thème essentiel de V « oisiveté » est constamment développé dans l’œuvre de Rousseau. Sur la 1. Comme c’est d’ailleurs le cas chez tout homme. Cf. Nietzsche disant à cet egard que « c est là
conception qu il se fait de cette « douce oisiveté » à laquelle il se sent « livré par système » (Z) 822 ■ qu’on a tramé pour la première fois ce sinistre mariage d’idées, devenu peut-être indissoluble faute et
i L c U,So 845-849)> 11 faut se reporter aux Confessions (C, 640-641) ; ainsi qu’aux Rêveries ’ 104?’ souffrance” » ; L a G é n é a lo g ie la morale, II, § 6, trad. I. Hildenbrand et J . Gratien, m Œuvres philosophiques
1046-1047). \ > >
complètes, t. VII, éd. cit., 1971, p. 258.
232 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 233

parvenir au repos : « On ne travaille que pour jouir. Clette alternative de peut ce qu’elle veut, il est un fait qu’elle n’agit plus qu’en accord avec elle-
peine et de jouissance est notre véritable vocation. Le repos qui sert de délas­ même, conformément à sa nature propre - c’ést-à-dire excellemment1.
sement aux travaux passés et d’encouragement à d’autres n’cst pas moins Q u’est-ce alors que la force d’âme ? La force d’âme, que Rousseau, dès
nécessaire à l’homme que le travail lui-même» (jV7/, 470), Il l’est même le premier Discours, définissait comme la vertu par excellence, équivaut à
davantage, dirons-nous, s’il est vrai que nous ne travaillons jamais que pour l’être-en-exercice de la toute-puissance subjective ; elle manifeste au
jouir —cette jouissance, ce repos formant, d’une certaine façon, le télos de dehors, et contre une autre force (la force de la faiblesse), l’ordonnance
l’humanité, humanité provisoirement laborieuse, puisque les progrès de la paihèiique de la subjectivité, sou « je p eu x» fondamental. Par consé­
technique semblent de jour en jour (ou de siècle en siècle) contribuer à la quent, en tant qu’elle rend possible aussi bien la morale de la compassion
rapprocher de cette « fin »... que la sagesse de l’amour de l’ordre, et cela du fait même qu’elle favorise
A la double question de savoir pourquoi le travail n’a qu’une hantise, l’exercice de la puissance d’agir en en suscitant l’excellence, dirons-nous
celle de cesser, et pourquoi la paresse occupe, dans l’économie du Com ­ que l’éthique de la réjouissance constitue le suprême accomplissement d’une
mencement, le même rang que l’amour de soi, nous pouvons donc telle essence ? Nous l'affirmerons bien entendu, en précisant toutefois que
répondre sans hésiter qu’il en est ainsi parce que nous agissons toujours cet accomplissement de la subjectivité repose en vérité sur la reconnais­
malgré - malgré l’impuissance du sentiment qui détermine notre puissance sance implicite de ce qui intrinsèquement affaiblit et désespère l’âme, et
d’agir et possibilise son action ; malgré l’impossibilité pour celle-ci de se qu’il convient justement de « surmonter».
dépasser ; malgré donc la passivité qui lui est essentiellement inhérente. Voilà pourquoi Rousseau n’a eu de cesse de déclarer que la « connais­
En un mot : malgré soi. Quand nous agissons, nous sautons en quelque sance de soi » est essentielle à l’éthique, que c ’est elle qui rend la vertu
sorte par-dessus notre ombre, parce que cette ombre nous semble précisé­ effectivement possible. Que veut dire en effet se connaître soi-même, si ce
ment avoir plus de poids que notre propre corps, et qu’elle devient si n’est tâcher de découvrir l’ennemi intérieur que l’on abrite au fond de soi,
insupportable, que nous n’avons plus qu’un désir - lui faire faux bond. et comprendre en quoi l’on ne cesse de dresser devant soi un obstacle à sa
Mais il ne s'agit là justement que d’un fa u x bond, puisqu’en agissant nous propre jouissance de la vie, à son éternel amour de soi ?
ne retombons jamais que sur nos deux pieds, « là où nous sommes », de Se connaître, cela exige, il est vrai, de prendre la mesure de ce qui
même que, en pensant, « nos courtes lumières n’atteignent comme nos entame l’âme et l’affaiblit, de ce qui l’entraîne au désespoir, à la fuite, à
mains qu’à deux pieds de nous» (L M , 1092), c’est-à-dire pas plus loin. l’aliénation hors de soi. Se connaître, c’est reconnaître ce qui co-naît avec soi-
Autrement dit : nous agissons bien que nous soyons et parce que nous sommes
ontologiquement passifs à l’égard de notre être, notre « nature » nous
ayant passivement posés dans la vie immanente. 1. Q u e la v crli .1 soit p ar excellen ce T in rfim p lissm irn t de la su b jectivité, que de l'oninlogie à l'ét liique
la con séq u en ce soit bonne, n ’est-ce pas A « rite Conclusion que Rousseau en tend ait ab ou tir quand il écrivait
C ’est à l’intérieur de ce cadre conceptuel, que l’histoire emblématique au début de son second Discours : « C e nYst pus n tic légère entreprise de dém êler ce q u ’il y a d ’originaire
de l’humanité contée dans le second Discours acquiert toute sa portée, celle cl d ’artificiel dans la nature actu elle de I1hom m e, et d r bien co n n aître un état qui n ’existe plus, qui u’a
peut-ütru poini cxLsté. q ui p robab lem en t « Y x in lc r» ja m a is ( D O fr 123) ? C ertes. A fin ite d r la passivité
qui l’apparente à une histoire des faibles, ou, pour le dire plus exactement, outoliiEpqur origin elle qui rnrnciérw e td rn ltq u cm rn l TeAsenre du Trlre* le pur immvemeiH intern e de lu
à une histoire de la faiblesse des « fo rts» . Et c ’est aussi par contraste avec ces itum ii* r| la posiim ii du Kfd, IVlut de n .ihire s'av ère proprem ent ininiijpw bff (d>>ü le rrg ix irr « misiiil-
Riqiie i w i t lequel i t th éin e est t oiisutiunu'iil avan cé), son çiir+uièrc ÎMavùqnnbtr venaiii <îr ce q u e lu *«u-
mêmes conditions du devenir historique que sc révèle enfin à nos yeux la i iijiitOii <i niu Indique pt» Huit timjumn d éjà, en v in rflr tilv iié îtié d u t itbfe, lY x ié rim iiè nu v u l T*ihsï,ielr,
pertinence remarquable de la sagesse de Rousseau. C ar celle-ci n’a pas soi ial on pliyrique, peut ériger «ut dm e loi Ki pourEun, 1‘éi.il de m unir est nu èiai iTi......... qiù ne
tes<e île v uî Ioîî s c forupie cl irluuHM» le lairr : il nu donc seulciuriïl en Mut qu'ulfiiiie jwivoLi-
d’autre ambition que d’inviter l’âme à se re-prendre en soi, en sa propre fltr. en tuni qii'bypnibéjtc idéale* v étal m(donné roi unir un ifléatdc vie) nu l'uerimiel le drvir «ru er aient
puissance constitutive, afin d’en déployer les désirs et les « facultés » inten­ Îatmî eu rxi-il d r la té verte soliluur ou dt In promenade errante rl nidvr* « ras extrême » *n'i il nVs» pré­
tionnelles conformément à ses possibilités subjectives les plus propres. C'est cisément pin* 4|nc.<tinn d'action h t , par cmriîéquciu, d'intérêt). Dans lYrifre-demt - r'cst-A-dm' dan* ert
v état tir *vn Îéw t» qui nogs maintient iuçujYttîx nu.\ événrjnrw* de l'historié du monde et siq rtrnmh-im'til
alors que la puissance de l’âme devient vertu, « force et vigueur de l ’âm e». Dès que chaotique des rapport» sociaux, dans cet clat où, n défunt d'agir proprement* non* ne* fniftom pîuv que réa­
cette « puissance de vouloir » que l’âme a « toujours » en elle, et à quoi elle gi i n i fonction dr ruts seul* intérêt» particuliers, (an sous dr Tarnuiir-ptoprc), interets eu rux-m ém ri lmi~
jour» dise reculs , il revient, scînn R o « w tm , à l’Èiut, r i n sa cnbnion «r réfléchie * A partit du libre
s’identifie, s’afiiiine comme ce dont elle peut se contenter pour être soi- iim y'iii.’iiHT>t do scs membres, dr garnit* il Tnceuiiiptisxrinent dr Tinirrét véri laide tir «ri but un ». (ÎYsl
même, c ’est-à-dire comme ce dont elle peut se réjouir sans obstacles, ne lui ilin\ d'un point, do vue hUioriquret non plus (jour illogique, que Timoré* ne Saurait* ;i pmptemenl parler,
oiin.it té ri M*r ta bmiié nUTni-rfle, tnaif; senleinrin la vertu rabnmiaNi: qui fc'atlatlic û lui redonner vie. T.l
incombe-t-il pas en effet de pouvoir s’emparer de soi, de prendre posses­ cela. ji.im- qu'il suppose. co m m e nous venons de le diic. un « retour vers soi », une autoréapprnpriaiion
sion de son être, et de devenir par cette prise - ou cette reprise en soi- de l'amo ur cle soi à partir d'une é< happée p n m ipiollc et inabuulie. La thématique rie l'iniéi éi île la moi ale
n ’ôle donc rien au mérite, ni à la purelé ni à la bonté morale des actions. Au c on ir ai ic , l'iméi t"l en tant
même - une force capable d’exercer ce que l’âme « veut » ? Quand l’âme que le] les afl’e im ii en les tondant possibles.
234- Rousseau, éthique et passion I,a position du Soi 235

meme, avec son propre amour de soi, son propre bonheur d’exister, à savoir naturalisme substantialiste. Si « naturellement » - au sens strict de la vie
la souffrance primitive, celle qui procède justement de l’amour de soi phénoménologique - nous sommes forts et faibles, nous ne le sommes
pour autant que, cet amour nous acculant sans relâche à nous-mêmes’ qu’en vertu de cette «puissance sans borne» {E , 588) qui nous maintient
nous ne pouvons pas ne pas nous aimer, et mourons de ne pas pouvoir dans l’immanence de l’absolu, et qui nous donne aussi bien à souffrir qu a
nous défaire de cette etreinte intérieure qui nous édifie et nous épuise en jouir d’elle, c’est-à-dire de ce que nous sommes au plus intime de notre
meme temps, tant elle est inlassable et indestructible. Mais à quel dessein intimité. , , , .
enfin se connaître? S’il convient de «rentrer en soi-même», c’est juste­ 2 /Nous devons comprendre que cette puissance de vie n a la « bonté
ment pour ne pas se laisser abattre, pour ne pas se laisser renverser ni par morale » “ la compassion - pour « effet nécessaire » (ibid.), que pour
les «vicissitudes» inhérentes à la vie, quand ses tribulations excèdent nos amant qu’elle s’identifie à la «bonté naturelle» de la jouissance de soi.
lorces, ni par son epreuve intérieure que nous subissons invinciblement O r dans la mesure où elle s’épuise à se supporter soi-même, a supporter
pour autant que nous n’en sommes pas à l’origine même. sa propre impuissance à se dépasser, celte puissance de vie s’énerve et s a -
Ne pas se laisser abattre - ne pas se laisser abattre, qui plus est par faiblit. Elle ne souffre plus que sa «jouissance intérieure» son ontologi­
soi-memc ; ou pour le dire autrement : ne pas désespérer, non pas tant de quement identique à son se souffrir soi-même; et c’est pour cela qu e le se
SOI m des autres, ce qui ne saurait ne pas avoir lieu, mais de son propre trouve alors entraînée à rompre cette « co-naissance » transcendantale. -
desespoir, de cette désespérance si opposée à l’amour de soi éprouvé la question essentielle : qui est le faible et qui est le fort ? il faut donc que
comme jouissance intime, et qui affecte et infecte si fortement l’âme nous répondions à présent : le faible est celui qm exerce sa puissance, non
humaine qu elle en entraîne le Fond {savoir, l’amour de soi) à « se conver­ plus selon son pouvoir, mais selon son désir, toujours dans le but de
tir» en un insurmontable souffrir de soi, en une souffrance, du reste, qui rompre le mouvement d’auto-affection dont il souffre. La faiblesse est en
ne lui est differente qu’en apparence seulement, puisqu’au Fond, et en ce sens cor-ruption, rupture avec l’immanence : déploiement de 1 ek-stasis,
dépit de toute logique, de toute déterminadon de pensée, cette souffrance- activité, désir d’altérité, « inquiétude». A l’oppose, le fort est celui qui, ne
a est proprement identique à cette jouissance-là, dans la mesure même où refusant pas la jouissance de soî-même, maintient son action au plus près
ame humaine ne cesse par essence d’être rivée à soi, livrée à soi, étant de son être, et conformément à l’immanence de sa subjectivité, au point
acculee a soi, pour le meilleur comme pour le pire, dans cet espace tropo- que «désirer et jouir ne sont pour lui qu’une même chose» (D , 857).
Jogique que son coeur lui ouvre subjectivement dès l’instant qu’il se met à Alors, ce qu’il veut ou désire est égal à ce qu’il peut, c’est-a-dire a la puis­
attre. Oui, tu pas désespérer de son propre désespoir, comme nous venons de U dire, sance dont il jouit. E t cela à telle enseigne que le fort est fort de cette puis­
tel est, nous semble-t-il, résumé en m e simple sentence, le principe dynamique, la moti­ sance virtuelle et incommensurable que l’âme éprouve quand, expansive,
vation interne et radicale qui donne toute sa portée universelle à l’éthique rousseauiste elle se concentre au-dedans de soi.
Une portée qui tire donc son envergure de ce qu’au fond de notre âme, en Ces deux remarques nous portent à conclure que force et faiblesse de
1 absolue intimité de notre cœur, dans cette vie qui inlassablement nous l’âme sont les modalités d’une même « n a tu re » ontologique d un meme
porte et nous rend présents à nous-mêmes - fut-ce, le plus souvent, «m al- Soi Mais cette ipseité ne préexiste pas à l’actualisation de la force e
p-e que nous en ayons » - , nous ne laissons d’être toujours faibles et forts la faiblesse, comme un substratum different qui subsisterait en dehors de
la faiblesse étant forte et la force étant faible. ses propres modalités; elle est au contraire constituée par cette actualisa-
t a m l ™ , par t e , c o rn a i..» ™ rtcipm quc. S>»œ™ c « “
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ainsi le sens de la critique rousseauiste de la substantialisation carte
sienne de M m e. L ’âme, ou plutôt le pur auto-mouvement de la vie qui
Au regard d’une telle compréhension de l’entreprise éthique deux la donne à elle-même, n’est pas une essence subsistante, une substance
remarques s’imposent à présent. ’ métaphysique dont on pourrait lire objectivement les caractères, c est
1 /P a s plus qu’il ne faudrait « confondre une faiblesse involontaire et un libre déploiement de modalités subjectives - jouissance/souffrance,
passagère avec un vice de caractère» ( Ç 462), il ne faudrait ici invoquer force/faiblesse - toutes originaires; des modalités qui se modalisem dans
un quelconque péché originel à l’origine de la nature humaine en général, le « je p eu x» fondamental, et grâce à lui: grâce a la «puissance sans
y u e nous puissions, en nous retournant contre nous-mêmes, être l’instru­ bornes» de l’amour de soi qui donne au commencement toute chose, et
ment de notre malheur, cela ne signifie aucunement que nous serions qui se révèle ultimement, sous le nom de nature, comme 1 absolu de la
déterminés «naturellem ent» à cela. Loin s’en faut. Rousseau ignore tout
subjectivité.
236 Rousseau, éthique cl passion La position du Soi 237

A l’appui de celle; thèse cruciale, et pour mieux se convaincre de l’ab­ êtrc-Soi ne démettre pas toujours et à jamais identique à soi-même. Mais,
sence de (oui naturalisme subslanlialisle chez Rousseau, il faut invoquer par ailleurs, la modification incessante des figures du moi ne s’enracine
un texte de première importance, extrait du Persifleur, dans lequel l’auteur pas moins dans une ipséité incomparable. C ar la similitude essentielle du Soi
s'esl plu à dresser son portrait : «R ien , disait-il alors, n’est si dissemblable détermine, c ’cst-à-dire favorise et limite en même temps la dissemblance du
à moi que moi-même, c ’est pourquoi il serait inutile de tenter de me défi­ moi à lui-même. On peut à cet égard reconnaître à Jean Starobinski le
nir autrement que par cette variété singulière ; elle est telle dans mon esprit mérite d’avoir attiré l’attention des lecteurs de Rousseau sur le fait que,
qu’elle influe de temps à autre jusque sur mes sentiments. Quelquefois je « aussitôt » après s’être dépeint comme « l’homme de tous les changements
suis un dur et féroce misanthrope, en d’autres moments, j ’entre en extase et de la plus complète irrégularité», celui-ci «apporte un démenti à ce
au milieu des charmes de la société et des délices de l’amour. Tantôt je suis qu’il vient d’affirmer: au paragraphe suivant, il avoue l’existence d’un
austère et dévot, et pour le bien de mon âme je fais tous mes efforts pour rythme intérieur, d’une alternance plus régulière et plus constante. Ses
rendre durables ces saintes dispositions : mais je deviens bientôt un franc changements ne sont donc plus tout à fait dénués de “périodes fixes” ; il
libertin, et comme je m ’occupe alors beaucoup plus de mes sens que de ma reconnaît la constance d’une loi cyclique, et par-delà ces cycles eux-
raison, je m’abstiens constamment d’écrire dans ces moments-là... En un mêmes, il évoque, sur le ton du badinage, la présence permanente d’une
mot, un protée, un caméléon, une femme sont des êtres moins changeants “folie” plus ou moins m asquée»1. De fait, que lisons-nous à la suite d’un
que moi. Ce qui doit dès l’abord ôter aux curieux toute espérance de me tel portrait ? « J e suis sujet par exemple à deux dispositions principales,
reconnaître quelque jour à mon caractère : car ils me trouveront toujours qui changent assez constamment de huit en huit jours, et que j ’appelle
sous quelque forme particulière qui ne sera la mienne que pendant ce mes âmes hebdomadaires : par l’une je me trouve sagement fou ; par
moment-là ; et ils ne peuvent pas même espérer de me reconnaître à ces l’autre follement sage, mais de telle manière pourtant que la folie l’empor­
changements, car comme ils n’ont point de période fixe ils se feront quel­ tant sur la sagesse dans les deux cas, elle a surtout manifestement le dessus
quefois d’un instant à l’autre, et d’autres fois je demeurerai des mois dans la semaine où je m’appelle sage... » (P, 1110).
entiers dans le même état. C ’est cette irrégularité même qui fait le fond de L a question est alors la suivante : qu’est-ce que cette folie si peu passa­
ma constitution » ( P, 1108-1109). gère, qui prend ainsi constamment le pas sur sa sagesse ? Rien d’autre,
Par ces mots, qui mériteraient à coup sûr un commentaire spécifique, dirons-nous, que la clef - au sens musical du mot (la clef consonantique) -
Rousseau exprime, en avouant l’incarner lui-même, la différence qui lui qui unifie singulièrement la «v ariété» des «formes particulières» que pré­
paraît nécessairement exister entre l'ipséité de la subjectivité — laquelle est sente en permanence l’être du moi. Comprenons - si toutefois nous nous
identique à la consonance de fond du sentiment de soi — et le soi-disant inspirons de la définition qu’en donne Rousseau lui-même^ - que cette clef
caracthe empirique de l’être humain. En aucune façon Rousseau n'entend (la folie, dans le cas présent ; mais pour quelqu’un d’autre il s’agirait bien
définir les propriétés particulières d’un homme (en l’occurrence, Jean -Jac­ sûr d’un antre Ion) consiste à établir le tout de la variation - soit l'en­
ques), en décrivant par exemple les structures psycho-physiques qui ren­ semble llurluant des «dispositions» de l’âme —sur une «p ortée» existen­
dent compte de son «individu». Son intention n’est nullement d’emprun­ tielle dont, au « commencement », cette clef détermine l’élévation dans le
ter une voie anthropologique ; elle vise bien plutôt à mettre en avant les « clavier général » d’une même position ontologique, c ’est-à-dire pour
composantes éidétiques inhérentes à la subjectivité absolue de la vie - autant que ces dis-positions appartiennent toutes à un seul et même flux
c ’cst-à-dire à la «n atu ralité» du moi vivant et s’éprouvant comme tel phénoménologique, et forment ainsi l’unité et l’unicité d’une seule et
dans la vie. C ar le « caractère » dont il est fait mention (cette entité que la même « nature ».
psychologie, toujours complice du sens commun, incline trop souvent à Mais si l'auto-engendrcmcnt de ces dispositions de fond (lesquelles,
valider), n’est en l'ail qu'une fiction de l’esprit figeant eu une image faut-il le rappeler, ne sont ni des «hum eurs», ni des alléchons psychologi­
illusoire, et sous la forme d’une représentation arbitraire, élaborée rétro­ ques, mais des in-tonations spécifiques de l’amour de soi, soit, dans la ter­
spectivement, la «variété singulière» - c’cst-à-dire Puni-diversité des minologie de Rousseau: des «âm es hebdomadaires»), si celte « natura-
dispositions de l’amour de soi - qui concourt à la position d’un seul et
même Soi.
En effet, en dépit de la modification des visages, des figures et des 1, ] S i.n o liin Q i J m n J <u t;ni * !?nttw t eut J n l u v i f > m t m r r t / ’.</■•\tn< h\ 1’ u is ( Jallim ai <1. I f)7 1. p li().
nombreuses « formes particulières » que le moi ne cesse d’exhiber à 2 . Cil, l)u lion iiiti n‘ th .M itsh/iif, à l'ai lu le « (. .lel » : « ( !,u .u lèir df mu mi |ur qui sr nul .ni t om nu ne <-
nicni d'une portée, pour déterminer le degré d'élévation de cette portée dans Je davier général, et indiquer
chaque instant de sa vie, ou grâce à cette modification-là, la vie comme lu, tnu us de toutes les notes qu'elle contient dans la ligm de u lie clef » (D M , 712).
La position du Soi 239
238 Rousseau, éthique et passion

n ,m re en tant que telles ne « sont » pas - au sens d;unc substance métaphy­


don » s’enracine « singulièrement » en un seul et même Soi — en un Soi, sique présente constamment là-devant. Au contraire, la ^
soulignons-le, qui est tout sauf un être substantiel, dont le caractère et les laqvie naturelle) Tait toujours irruption en soi, parvenant de laçon purtme
propriétés seraient objectifs et donnés une fois pour toutes, mais une m ^anente au coeur même de son intimité, dans le présent vivant de lajou.s-
« nature » essentielle qui s’im-pose comme une pure potentialité, c’est-à-dire sT n « de soi EÎTi elle ne parvient pas ainsi en dle-mcme sous la condition
comme un être posé au gré du sentiment qu’il a de soi, ce sentiment d’unejouissance de soi autorévélatnce, et si elle n’a pas la ^ c e ^ ' n e d e s »
variant lui-même en fonction de la commensurabilité réciproque du pou­
voir et du vouloir, ainsi que de la «m isère» ou du «b on h eu r» qui en
résultent directement, c’est-à-dire, en fin de compte, de la possibilité
même du désir d’exister —, si donc ce qui vient d’être dit est juste, quelle intime puissance absolue du
signification et quelle ! validité donnerons-nous alors à cette notion de
« clavier général » ? L a réponse est que cette notion permet à Rousseau de lajoie. Ce que nous poumons symboliser par le schéma u
consdtuer une typique des figures de la subjectivité - cette même typique
PORTÉE
dont nous venons d ’indiquer qu’elle sert à illustrer une certaine « opposi­ CLAVIER GÉNÉRAL
tion » entre force et faiblesse d’âme. En effet, la dissemblance radicale du cours dt: 1 i:xiaU ncc
modulation modalv>ation
t<mai» par rapport à soi, dont parle le texte du Persifleur, ne se fonde pas seu­



lement dans cette clef unitaire que Rousseau appelle sa «folie», mais elle insistance



se distribue aussi sur un double registre ontologique - force ou faiblesse de force dans


la joie


l’âme - , dont il faut préciser qu’il se modi-fie incessamment lui-même,

• |


« position »
puisqu’il s’avère, du point de vue de la subjectivité, que toute force est une du
• * * *
faiblesse, comme toute faiblesse une force. Soi persistance
« *
Bien sûr, cette double modi-fication ne signifie pas que la force devien­ faiblesse dans
la douleur
drait une faiblesse ou que la faiblesse deviendrait une force en un sens dia­ : ^ . 1
lectique. Elle repose au contraire sur l’idée qu’il n’y a pas d’âme naturelle­ 1_________
• = dispositions (« âm es hebdom adaires »)
ment forte, ni d’âme naturellement faible (au sens d’une « nature »
substantielle, constamment identique à soi-même). Pour mieux com ­
prendre cependant de quelle nature il s’agit exactement, reportons-nous à T ’est enfin de cette double «installation» en soi comme au cœur de
un second autoportrait de Rousseau, qui élève, plus clairement encore, la cette qui appuie le
« portée » (à savoir l’image d’un Protée symbolisant la fluctuation des dis­
positions de fond) dans le « clavier général » de la position du Soi. Au
sujet de Jean-Jacques - véritable incarnation de « l’homme naturel à
l’état de société » —, les Dialogues nous apprennent que « son âme estforte ou
faible à l’excès, selon les rapports sous lesquels on l’envisage. Sa force n’est pas a fin d ’in s la n t ia lis e r ta jo u i s s a n c e o n t o lo g iq u e ,

dans l’action mais dans la résistance ; toutes les puissances de l’univers ne


telle est en elfe,
feraient pas fléchir un instant les directions de sa volonté. L ’amitié seule
eut le pouvoir de l’égarer, il est à l’épreuve de tout le reste. Sa faiblesse ne la condition de toute «sagesse humaine», la se“le 1<<™ ^ u “^suggère
consiste pas à se laisser détourner de son but, mais à manquer de vigueur
pour l’atteindre et à se laisser arrêter tout court par le premier obstacle
qu’elle rencontre, quoique facile à surmonter» (D , 818-819).
Que l’âme soit ainsi « capable » de force et de faiblesse « selon les rapports
sous lesquels on l’envisage », cela résulte au premier chef de ce que la force et
la faiblesse se distribuent sur l’axe immatériel d’une vie en fonction de la
- * . ,rir° " ds
proportionnalité qui régit et régule les rapports de la puissance et du désir, l'ex-prcssion pure d’une vie constamment au» prises avec soi-mcm
du pouvoir et du vouloir. Mais cela dépend également du fait que l’âme et la
240 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 241

Que la possibilité de la sagesse se fonde ainsi dans le tropisme absolu de «tropism e» de la subjectivité? Où se fonde, en fin de compte, sa condi­
l’amour de soi, c’est là une vérité que Rousseau a cherché à rendre sen­ tion de possibilité ?
sible à une de ses malheureuses correspondantes : « Vous croyez, a-t-il Pour bien entendre ce dont il s’agit, il est impératif d’envisager plus nette­
écrit un jour à Henriette, que le seul soulagement du sentiment pénible ment la condition de possibilité de ce tropisme auto-affectif - aussi libéra­
qui vous tourmente est de vous éloigner de vous. Moi, tout au contraire, teur de puissance qu’il est créateur de liberté - dans la perspective de ce que
je crois que c ’est de vous en rapprocher » (Lettre à Henriette, 7 mai 1764, l'Essence de la manifestation appelle pour sa part « l'historial de l'absolu».
CC, X X , 21). Ce conseil, il est vrai, Rousseau lui-même ne l’a pas toujours C ’est que, comme le déclare Michel Henry, « une telle possibilité ne réside
suivi, loin s’en faut. On pourrait même voir dans ce manquement le « pro­ en aucune façon dans la succession des événements extérieurs, comme si,
blème » - aussi existentiel que théorique —qui n’a cessé d’entraver l’unifi­ l’un d’eux suscitant notre peine, le suivant notre joie, celle-ci et celle-là se
cation complète de la doctrine. Pourtant, nul ne peut nier pour autant succédaient comme ce qui les motive hors de nous. Lajoie et la peine précisé­
que le resserrement de la création de Rousseau autour de la délicate ques­ ment ne sont pas possibles comme des faits isolés que pourrait, non poser
tion du « moi », comme (et cela est encore plus notable dans ce cas) son dans l’être assurément, mais produire à la manière d’une cause occasion­
illustration dite « autobiographique », témoignent de la volonté de celui-ci nelle si l’on veut, un déterminant approprié, l’événement précisément qui
de se rapprocher du fondement de sa propre existence. L 'Emile, L a Nou­ les motive. Q u’il y ait quelque chose comme une histoire de nos tonalités elles-
velle Héloïse, Les Confessions auront tous pour effet de mener leur auteur à la mêmes, que la joie succède à la peine, cela veut dire, elle se produit à partir
solution heureuse, à l’apaisement final des Rêveries. Chacun pour sa part, d ’elle, à partir de la peine et de ce qu’elle est. C ’est dans la peine et dans son
et avec plus ou moins de succès, se sera chargé d’inclure la loi de régula­ essence, dans l’essence de l’affectivité, c’est-à-dire de l’être lui-même, que
tion interne de la subjectivité, cette loi d’inspiration éthique qui devrait réside et se tient la possibilité du passage qui conduit de la peine à la joie, la
régir, au dire de Rousseau, les différences et les disproportions pouvant possibilité pour celles-ci, pour toutes nos tonalités en général, d’ « avoir »
exister entre le pouvoir et le vouloir, la puissance et le désir, les facultés et une « histoire ». L a possibilité pour nos tonalités d’avoir une histoire, la pos­
les besoins1, dans l’ordre phénoménologique de l’affectivité, là où la souf­ sibilité du passage qui conduit de l’une à l’autre, est identiquement la possi­
france procède de la jouissance de soi, comme la jouissance de soi de la bilité de chacune de ces tonalités, est son être-possible à partir de l’absolu et
souffrance. Il n’y a donc pas trace chez Rousseau d’une quelconque en lui. L ajo ie est possible à partir de la peine parce que ce à partir de quoi la
«quête de soi», pas plus qu’il n’y a d’enquête sur soi. Toutes les œuvres peine est possible peut devenir joie, parce que l’absolu qui s’historialise dans la
de Rousseau (même celles qui ont un caractère purement théorique) peine et devient en elle ce qu’elle est, peut s’historialiser dans la joie. L ’his­
témoignent plutôt de l’importance d’une requête eu égard à soi-même : et toire de nos tonalités est l ’historial de l’absolu. L ’absolu est lui-même le passage,
cette exigence est celle de ne s’ex-primer, de n’agir et de ne penser qu’au lui-même l’histoire, ce qui, pouvant se tonaliser comme peine et comme joie,
nom de soi, comme la nature elle-même l’aura voulu (cf. R, 1002). constituant leur commune possibilité, constitue comme tel aussi la possibi­
Ainsi la « confession » rousseauistc, en dépit même du prétexte allégué, lité de leur commune transformation, de leur naissance l’une à partir de
n’a-t-elle été rédigée qu’à des lins philosophico-éthiques, en vue de l’autre et de leur incessant devenir »'.
prendre la mesure et de tirer les leçons qui conviennent du rapport liant A quel point cette analyse phénoménologique —dont on nous excusera
Y interdépendance du pouvoir et du vouloir individuels à la connexion interne de d’avoir cité si longuement un extrait - s’applique à toute l’œuvre de
la jouissance et de la souffrance telle qu’elle structure en général et en son Rousseau, c ’est ce qui, en effet, ne peut manquer de nous frapper. D ’au­
fond le pur mouvement de la vie. Autrement dit, la question ayant présidé tant que nous retrouvons dans la justification que Rousseau a voulu nous
implicitement à son développement, a été la suivante : qu’en est-il de la donner de son projet si « philosophique » des Confessions, les mêmes termes
connexion réciproque des affects, qui définit la tournure affective ou le exactement que ceux que nous venons de lire sous la plume de Michel
Henry... Ainsi Rousseau précise-t-il : « J ’écris moins l’histoire de ces événe­
ments [ceux de ma vie] en eux-mêmes que celle de l ’état de mon âme, à mesure
I , l ’n dos folios les plus impoi-i:m is do IY*thiqno rousso.iuisle dôclnro : « En quoi donc consislo lu qu’ils sont arrivés. O r les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon
suirossu hum ain e ou l;i ton lo du vrai b on h eu r ? C e n ’est pas piéoisérnem à d im inu er nos désirs : ca r, s ’ils qu’elles ont des sentiments plus ou moins grands et nobles, des idées plus
ôiaienl iiu-dessom do noire puissance, une p artie do nos facultés resterait oisive, et nous no jouirion s pas do
tout n o tic rir e , Cio n 'rsi pas non plus à étendre nos lia ullos, c a r si nos désirs s'éten d aien t à la lois on plus
£i.ui<l ra p p o ii, nous n'on de\intuitions que plus m isérables : m ais c'est à (im m u n /V\rn r/c.t d éd ri sut les fa tu i­
tés, et ri tut tire eu égaillé funjaite la put.waute et la volonté. C 'est alots seulem ent que, toutes les lo rrrs étant en
actio n . Pâm e (ep e n d an i te sie ta paisible, et que l'h o m m e se trouvera bien ord on n é » {lé, 31)4). I. M , H enry. 1,'E w auc de la ruauifeslatian, § 70, ap. <it., p. 8 3 0 -8 3 7 .
242 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 243

° l;2, mT S viws tM nonlbr«us(-‘s. Les faits ne sont ici que des antsts occasion­ nous avons aussi tenté de suggérer, il semblerait que ce soit à La Nouvelle
ne tes Dans quelque obscurité que j ’aie pu vivre, si j ’ai pense plus et mieux Héloïse qu’a incombé la charge d’y avoir le mieux, sinon le plus concrète­
que les rois lhistoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs» ment, répondu. A moins qu’une telle réussite ne soit revenue, tout compte
(ébauchés des Ç 1 150). Bien que, le plus souvent, la diiTtculié de mettre fait, et de manière exclusive, à la seule pratique musicale, comme 1 Essai
en lumière l’essence phénoménologique des tonalités fondamentales de la su r’l’origine des langues nous l’aura donné à entendre en offrant à cette
subjectivité absolue ait entraîné Rousseau à interpréter comme la consé­ réponse la meilleure élaboration théorique.
quence vraisemblable ou feffet probable de «causes extérieures» et Eu égard à la question de « l’autobiographie » chez Rousseau, il faut
«occasionnelles» l’impossible substantialisation de la force et de la fai­ souligner le fait (souvent inaperçu) que sa pertinence et son originalité
blesse - ainsi que le caractère de possibilité modale qui concerne chaque dépendent du renversement que tous ses écrits personnels introduisent
aille individuelle, au gré des « dispositions» dont die est affectée - , il faut dans le rapport liant l'extérieur à l’intérieur, les « causes extérieures» a
en effet reconnaître que ce n’est que dans son oeuvre qualifiée (à tort) l'affectivité. Il faut entendre par là que Rousseau n’est ni un méiuonu-
d «autobiographique» qu’il aura enfin réussi à se débarrasser de la per­ liste, ni un conteur. Écrire sur soi aura toujours été à ses jeu x une entreprise
spective « objectivante » - assujettie au principe de raison - si contraire à éthique - et c ’est du reste pour cette raison qu’il a pu s’autoriser à profes­
la signification véritable de sa pensée, et qu’il se sera le plus approché de ser qu’elle « n ’eut jamais d’exemple» et que son «exécution n aura
cette conception de l’histoire comme « histoire de l’âm e», comme historial point d’imitateur» (6 ’, 5) non plus. Si les Confessions, les Dialogues, et
de 1 absolu ou tropisme de la subjectivité. plus encore les Rêveries, sont si uniques dans l’histoire de la littérature
Quoi d’étonnant, du reste, à cela, quand on sait que l’absolu que dite autobiographique, cela n ’est donc pas dû seulement au fait que
Rousseau découvre à la fin de sa vie, et au sommet de son œuvre, n’est Rousseau s’est trouvé dans la nécessité d’ « inventer un langage aussi
rien d autre que l’absolu de la vie - la puissance sans bornes d’auto-affec- nouveau que [son] projet : car quel ton, quel style prendre pour
non de fam é, animant, de manière transcendantale et strictement indivi­ débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires,
duelle, la totalité de l’être comme sa véritable et indestructible « nature ». souvent si vils et quelquefois si sublimes dont [il fut] sans cesse agité ? »
Quoi d’étonnant, disons-nous, puisque nul n’a la possibilité de conférer à (ébauches des C, 1153-1154), c ’est aussi, et surtout, parce que ces « p ro ­
la vie transcendantale une essence objective, c ’est-à-dire un critère de jets» visent exclusivement à la ré-jouissance de soi, entraînant alors etir
vérité qui puisse être différent de sa propre autorévélation immanente ; et auteur et protagoniste à énoncer une parole de sage, ce sage fut-il en
que chacun de nous, pour peu qu’il soit vivant, et qu’il sente, comme dit l’occurrence «follement sage» ou «sagement fou» ( / ’, 1 ^ ■P ml
Rousseau, la vie, ne peut que laisser la sienne propre, soit 1’ « histoire » des fait que les mêmes mots - «ren trer au dedans de m oi» (C, 278 et
sentiments que son âme éprouve - cette histoire qui fait de la vie ce qu’elle OSA, 30) - servent ainsi à exprimer aussi bien la maxime de base de
est : un « pur mouvement » intérieur, une incessante modalisation du sen­ l’éthique rousseauiste, que le sens que Rousseau a souhaité donner à son
timent de soi-même - venir à la parole et s ’ex-primer, autant que faire se projet de Confessions. C ’est qu’un tel acte (qui n’est, soulignons-le, nulle­
peut dans l’élément périlleux du langage. C ar « nul ne peut écrire la vie ment de l’ordre de l’introspection, du regard en dedans) ne nous rend
d un homme que lui-même. Sa manière d’être intérieure, sa véritable vie vertueux que pour autant qu’il nous permet de prendre conscience
n’est connue que de lui» {ibid., 1149). d’une chose essentielle ; à savoir que, loin que ce soit l ’incidence du monde ou
Il est un fait que la question se pose ici de savoir s’il peut exister juste­ l’affection de l’étant sur notre âme qui détermine l’histoire de celle-ci, c est au
ment une « expression » appropriée au mouvement pur de la vie, à « sa contraire cette histoire qui fait apparaître les «événements du monde» comme ce
manière d’être intérieure». C ’est à cette interrogation plus que légitime qu’ils sont, à savoir des événements, non de l’histoire du monde, mais de notre vie.
que nous allons maintenant essayer de répondre1. Ne nous privons cepen­ Au demeurant, que l’origine de la vertu dépende de celte autocompre-
dant pas, avant de refermer ce chapitre, de rendre hommage à Je a n Sta- hensiou fondamentale, n’est-ce pas ce que laissait déjà transparaître ce
robinski, qui a parfaitement su montrer à quel point cette question han­ propos tiré des Confessions : « J e n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je
tait littéralement les écrits « autobiographiques » de Rousseau, en plus du puisse com pter; c ’est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succes-
fait qu’elle en expliquait la constante réitération*. Mais, et c’est ce que

1. Cf. infra, chap. 5. 1. A cet egard, les commentaires qui parlent sans réfléchir d’une soi-disant autojustiftcanon man-
2. J . S taro b in sk i, Jean -Jacqu es Rousseau. La transparence et l ’obstacle, op, cit., p. 216-239. quent totalement le fond de l’affaire.
244 Rousseau, éthique et passion I m position du Soi 245

sion de mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause physiques ou moraux, trouvent en effet leur essence dans l’affectivité trans­
ou l'effet »'(ibid.) ? cendantale identique au « se sentir soi-même » constitutif de la subjectivité.
E t pourtant, ce projet si subtil des «confessions», ce projet qui est O r ce « se sentir soi-même », ce « vivre » ne se donnejamais autrement qu’en
censé conduire, en travaillant « pour ainsi dire dans la chambre obscure », se révélant à soi-même dans le sentiment indépassable - et consubstantiel à
à faire « l’histoire la plus secrète de mon âme », à « suivre le fil de mes dis­ cette révélation intérieure —du Soi, ce qui vent dire qu’en la passivité essen­
positions secrètes, pour montrer comment chaque impression qui a fait tielle de son auto-donation, le «sentiment intérieur» se charge d’un «se
trace en mon âme y entra pour la première fois» (ibid.), ce projet a souffrir soi-m êm e»1, dont fa teneur essentielle s’avère être profondément
tourné court. Au moment des Rêveries, Rousseau avouera que l’idée de se identique à cette jouissait ce de soi, à ce plaisir d’exister que retient trop uni­
connaître n’avait pas été aussi «facile à suivre» qu’il l’avait d abord cru latéralement Rousseau pour rendre compte de la bonté de la nature. Se souf­
au temps des Confessions. Or, dans la mesure où ces mêmes Rêveries auront frir soi-même, c ’est être radicalement passif à l’égard de soi-même, c ’est être
pour « but » explicite de rendre compte des modifications de 1’ « âme et de livré à soi comme ce qui a toujours déjà été donné à soi, et que le Soi ne peut
leurs successions» {R, 1000), ne convient-il pas de se demander si elles ne ainsi que subir à jamais, comme une « n a tu re » qui vient à la subjectivité
forment pas la réédition de ses « confessions », comme la réitération de mais sur laquelle lui-même ne revient pas.
leur échec ? Comment différencier ces deux œuvres, dont le contenu pré­ Aussi Rousseau, dans ses Dialogues, jugeait-il Jean-Jacques en ces
tendument «autobiographique» est en réalité d’inspiration éthique? termes bien pesés : « Son cœur, avide de bonheur et de joie, ne peut gar­
Dans une page essentielle de l 'Émile, Rousseau écrit : « Le sort de l'homme der nulle impression pénible. La douleur peut le déchirer un moment sans
est de souffrir dans tous les temps. Le soin même de se conserver est attaché à pouvoir y prendre racine. Jam ais idée affligeante n’a pu longtemps l’occu­
la peine » {E , 260). Ce à quoi fait écho cet autre texte : « Les hommes [...] per. J e l’ai vu dans les grandes calamités de sa malheureuse vie passer rapi­
sont tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, dement de la plus profonde affliction à la plus pure joie; et cela sans qu’il restât
aux douleurs de toute espèce » ( ibid., 504). Ou encore ceci : « Nous ne savons pour le moment dans son âme aucune trace des douleurs qui venaient de
ce que c’est que bonheur ou malheur absolu. Tout est mêlé dans cette vie ; on le déchirer, qui l’allaient déchirer encore, et qui constituaient pour lors
n’y goûte aucun sentiment pur, on n’y reste pas deux moments dans le même son état habituel» (D , S25). Demandons-nous cependant par quel
état. Les affections de nos corps sont dans un flux continuel. Le bien et le mal miracle un tel «passage» se produit-il? De quoi relève son étonnante
nous sont communs à tous, mais en différentes mesures. Le plus heureux est « rapidité » ? Le fait est que ce miracle a une double origine : naturelle et
celui qui souffre le moins de peines; le plus misérable est celui qui sent le éthique. Naturelle, parce que l’oscillation des tonalités est selon Rousseau
moins de plaisirs» {ibid., 303). Bien qu’il soit hors de doute que Rousseau constitutive du « flu x » de la vie. Mais éthique aussi, car ce renversement
comprenne ici la « vie » en un sens ontique, bien qu’il ne s’agisse là que du l’une dans l’autre de tonalités opposées ne se produit efficacement que si
cours factuel de l’existence, et non de l’automouvement originel de la nature 1 âme décide de s’attacher si franchement - si sincèrement - à son malheur,
en nous, automouvement se produisant sous la forme d’un sentiment de soi, que sa propre « réalité matérielle» (celle dont relève sa peine) lui semble
de ce « sentiment de l’existenre » qui nous pose comme tels, comme des dès lors appartenir au même « ordre » que celui qui fonde la jouissance de soi
vivants capables de jouir et de souffrir de manière « mêlée », dans la vie, il constitutive du senti ment de l’existence comme plaisir d’exister. Ainsi, en
n’en reste pas moins que le flux continuel de celle-ci, et son oscillation cons­ s'attachant fortement à sa douleur «occasionnelle», et en l'approfondis­
tante entre douleurs et plaisirs, ne peuvent phénoménologiquemeul se fon­ sant jusqu’à sa racine la plus profonde et la plus secrète, cVsi-û-dirc jus­
der que dans l’alfectivité elle-même, dont la structure interne se déploie, en qu a la son il rance même de vivre, il peut lui arriver de loucher au cietir
dc(,à de la distinction « substantielle » de l’âme et du corps, en tant qu esjtnt, du désespoir, de ce sentiment qui naît du fait du lait primitif - qu'il « ne
c ’est-à-dire en tant que re-spiradon de la subjectivité tondéc sur son désir (nul pas ebereher à s’éloigner de soi, parer que ce n’est pas possible, et que
intrinsèque de se ré-jouir de soi, de son êtrc-Soi. Les maux, qu ils soient tout nous y ramène malgré que nous eu ayons» (Lettre à Henriette,
7 niai I 7()4. CC\ X X , î 9). Mais en louchant précisément au désespoir de
ne pas pouvoir etre un autre que Soi, il devient alors possible de faire bas­
I. Même si ro propos n’est pas tout à tait exempt d'ambiguité, n’esi-il pas tout de même u-mar-
qoalile que Rousseau reconnaisse qu'à la considération positive des causes ou des ettels qui expliquent la culer nu h tourner » par elle-même et en elle-même (ce qui veut dire : à partir de
succession nbjeelive des « événements ». il importe de subsumer désormais la prise en <oiil|ilr phéunlnriio-
Inipco-tp'néalotpquc de leur détermination « secréte » ? (l'est en ellet, dit subtilement le texte, »/au » les
sentiments, par la « c h a în e » qu'ils forment entre eux, que les événements sont, r'csl-â-slm- Uuns sont
c itu tn h . l . CT. M H enry, [.'F.wntte <i i n mtvij'cfatiuii, § fi2 - r>3, of) <iL, p. 5 7 3 -5 ()H
246 Rousseau, éthique et passion L a position du Soi 247

sa nécessité la plus intime) cette souffrance de soi dans la joie ontologique profondir la souffrance de soi étant ce par quoi se manifeste à la cons­
qu’elle est en même temps, c’est-à-dire dans cette force d’expansion cience l’identité ontologique du souffrir avec la jouissance intérieure de la
absolue qu’elle ex-prime et qu’elle incarne aussi bien, puisqu’elle est ce à vie, sa découverte —et c’est là un reste d’énigme, dont la pensée en tant que
quoi tout affect s’identifie en vertu de la structure auto-affective de la vie telle ne saurait peut-être venir à bout — apporte par elle-même un soula­
transcendantale. En d’autres termes, dans l’approfondissement « éthique » gement, une rupture de la souffrance dont procède sa conversion durable
de la douleur, il apparaît que celle-ci, en tant que sentiment, ne s’avive en volupté, ce début de la sagesse.
réellement que dans le Fond de la vie, c’est-à-dire au cœur de son amour Il y a certes là un formidable paradoxe, dont la portée est sans
de soi. Et c’est cette découverte, résultant de l’assomption morale d’un tel conteste immense. Pourquoi un paradoxe ? Parce qu’il s’agit, tout
approfondissement, qui définit la raison d’être de l’éthique rousseauiste ; d’abord, de la découverte de ce que la pensée « ne peut elle-même pen­
car plus l’âme in-siste en sa souffrance - cette insistance ne se mesurant ser», et qui «reste au fond partout présent en elle»1. Mais c ’est aussi un
pas, bien sûr, par sa durée temporelle objective, mais en termes de « force paradoxe dans la mesure où ce qui est ainsi porté à cette dignité fonde
d’âme » - , et moins elle est tentée de s’y arrêter, c’est-à-dire de s’y com ­ son essence dans une «insoluble et douloureuse contradiction f l , dans une
plaire réflexivement, et de la perpétuer par le désespoir et l’amour-propre contradiction originaire que rien ni personne ne saurait dénouer, malgré
qu’elle est susceptible d’induire simultanément'. La décision éthique d’ap- la tentative constante de l’imagination et de la pensée, qui tirent leur
propre raison d’être de leur passion à l’égard de ce dénouement illu­
soire. Cette contradiction au Commencement, Rousseau en a bien
I. C ’est en ce sens qu’il faut comprendre pourquoi Rousseau prétend que la douleur n’a en soi approché le cœur, sans toutefois se mettre lui-même à l’unisson de son
aucune consistance, qu’elle n’a tout au plus qu’une vertu pour ainsi dire négative, celle d’alerter ou
d’avertir. « La douleur, dit-il, est encore un mal pour celui qui souffre, j'e n conviens* Mais la douleur et battement. Certes, s’y mesurer, ç ’aurait été s’exposer au vent d’une déme­
le plaisir étaient les seuls moyens d'attacher un être sensible cl périssable â sa propre conservation, et ces sure radicale et proprement irréductible, que tout, à commencer par son
moyens sont ménagés avec une bonté digne de l’Êirc suprême. Au moment meme que j^cris ceci je viens
encore d'éprouver combien U cessation subite d’une douleur njguc est un plaisir vif ci délicieux. M ’oserait- courage, lui aura fait craindre. Son courage, disons-nous, et non pas sa
on dire que la cessation du plaisir le plus vif soit une douleur aigue ? Ijx doucejouissance de ta vu est perma­ faiblesse, car c ’est peut-être à sa force d’âme qu’il a dû de se maintenir
nente ; il suffit pour la goûter de ne pas souffrir. La douleur n’est qu'un avertissement, importun, mais néces­
saire, que ce bien qui nous est si cher est en péril » (LF, [ H t). Rousseau dit même que c'est à la réflexion comme à distance de 1’ « abîme », de cet Ungrund au sujet duquel on
- à la réflexion que cette douleur suscite - , qu’il revient de porter l'aflecLion à J<t durabilité Ou à la subs- pourrait penser que le vertige de celui qui s’y penche suffit à le rendre
taniiulitè, et cela pour autant qu’elle 1’ « augmente » en l’assurant d’une assise temporelle. En effet, « c’est
là le plus grand malheur de l’état de réflexion, plus on en sent les maux plus on les augmente, et'tous nos fou - cette folie étant, qui sait ? une ultime défense d’y sombrer3. Il est en
cflbm pour en sortir ne fonl que nous y embourber plu* profondément * (Lettre à Henriette, 7 mai 1764,
X X , 19). La sphère de la réflexion aliénante, du retour sur soi du regard connaissant, est donc un
cercle vicieux - un cercle qui se refermerait atrocement sur l’individu souffrant (en ce sens que de cet état
de « malheur *>, ou de désespoir, il risquerait de ne jamais sortir, sinon par la mort), si les pouvoirs de 1. Pour user de la définition kierkegaardienne du paradoxe. Cf. S. Kierkegaard, Miettes philosophi­
l’imagination ne lui étaient pas en même temps impartis, cette lance d'Achille, comme l’appelle Rousseau, ques, trad. P. Petit, Paris, Le Seuil, 1967, p,179*
lui permettant alors de trouver dans le mal lui-même le soulagement propice, si ce n’est son remède. 2. F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. Ph. Lacoue-Labarthe, in Œuvres philosophiques com­
On s'aperçoit par là que le fait de penser que « la tristesse, l’ennui, les regrets, le désespoir sont des plètes, I, éd. cit., 1977, p. 81.
douleurs qui ne s’enracinent jamais dans l’âme [...] et l’expérience dément toujours ce sentiment d’amer­ 3. Il est très probable que nous touchions ici à l’essence de ce « délire de persécution » dont on dit
tume qui nous fait regarder nos peines comme étemelles » (NH, 389), a empêché Rousseau de se livrer à que fut victime Jean-Jacques, délire dont les composantes subjectives sont analogues à la dialectique infer­
la tâche d’élucider adéquatement - c'est-à-dire phénoménologiquement - la structure ontologique de l’af­ nale de la douleur et de la réflexion. Du moins, nous pressentons comment une soufFrance proprement
fectivité au sens de la transformation intrinsèque de la souffrance enjoie. On objectera toutefois que cet empêche­ insoutenable et insurmontable a pu provoquer subitement « dans l’imagination et à cause d’elle » sa
ment trouvait aussi une justification supplémentaire sur le plan de l’éduque, et l’on aura raison ; car le fait propre inflammation ou intensification tragiques (« l’imagination va toujours plus loin que le mal »
de refuser de savoir ce qu’il en retourne avec la réalité de la souffrance, peut s’avérer être un moyen mis \NH, 516]). Mais si, malgré cette inflammation, malgré sa « funeste imagination [qui] porte toujours le
en œuvre par la vie pour constamment la « dépasser » au nom de son amour de soi. Il n'en demeure pas mal au pis » ( C, 348), Rousseau a manqué de sombrer dans la folie, ou s’il a en tout cas renoncé à la mort
moins qu’au regard de la théorie, la vérité de l’absolu s’est constamment dissimulée, le sentiment absolu, volontaire, c ’est grâce « aux conseils de la vertu même», comme il l'avouera lui-même à Moultou
le sentiment « permanent »> de l’absolu que donne l’auto-afTection de la vie en tant qu’arnour de soi, (cf. OC, II, 1561) ; ce qui veut dire essentiellement que cette expulsion du mal hors de la nature princi-
n’ayant été interprété par Rousseau qu’au sens d’un jouir de soi - et rien de plus... Du reste, peut-être pielle, ce déport constant de la réalité de la soufFrance hors de soi, hors de sa subjectivité (qui est la possibi­
« n’écrit-on... précisément des livres [que] pour dissimuler ce qu’on cache en soi », peut-être « toute phi­ lité même de son être senti, son affectivité), son extra-position dans l’extériorité des causes occasionnelles
losophie dissimulc[-t-elie] aussi une philosophie ; toute opinion est[-elle] aussi une cachette ; toute parole ou l’espace de la société humaine a recoupé une exigence éthique fondamentale qui l’a soulagé, ou qui
aussi un masque » ? (F. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 289, éd. cit., op. cit., p. 204)... tout au moins a permis de justifier à ses yeux cette pro-jection « paranoïaque ». Cette exigence a pour
Il faut donc PafTirmer très clairement : c'est pour être resté au seuil d’une doctrine cohérente de l’af- principe de ne jamais se complaire dans sa propre souffrance, de ne jamais la lier à cette réflexion extrin­
fectivitc transcendantale ; c’est pour avoir affirmé l’extériorité réelle des tonalités fondamentales de l’être, sèque (à cette volonté de signification) qui nous y « embourbe » davantage, mais de toujours chercher à
le jouir et le souiTrir, et méconnu par là meme la véritable nature du « besoin naturel », celle qui s’ex­ la dépasser, non pas au bénéfice de ce qu’elle n’est pas (un sens possible, par exemple), mais à Vintérieur même
plique par la passivité ontologique originelle à laquelle tout être se trouve soumis en vertu de sa finitude de ce qu’elle est, et à partir de ce qu’elle est aussi bien, à savoir la structure unitaire et totale de l’absolu
propre, c ’est pour cela que Rousseau n’a pas réussi - jusqu’au coup d’éclat des Rêverie*, jusqu’à la révéla­ comme affectivité de la vie, C ’est là la découverte des Rêveries, lesquelles reflètent un moment de grande
tion suprême de l’identitc ontologique de la jouissance et de la souffrance et de leur modalisation réci­ santé dans la vie de Rousseau. —Ainsi la sagesse qu’il préconise, nce de son désespoir, l’a-t-clle finalement
proque au cœur du Soi - à saisir comme elle le mérite l’essence pure de la phénoménalité identique à la sauvé du désespoir ; autrement dit, c ’est du mal lui-même que le remède a été tiré, — ce dont il n’a laissé
semblante primitive nature comme vie. d’être conscient.
248 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 249

clï't't ('vident ([lie Rousseau Li'tt pas subi de fascination pour le « tré­ même elle produit la volupté»1 —ce que dit exactement Rousseau dans la
fonds» de l'être comme ce sera le cas d'un Schilling, d un Ilolderlin ou Huitième promenade de ses Rêveries \ jugeons-en simplement par l’écoule de
d’un Nietzsche, qui viendront après lui (et en cela nous dirions qu’il res­ ce texte: « E n méditant sur les dispositions de mon âme dans toutes les
semble assez à Schopenhauer, qui l’admirait tant ; la critique que situations de ma vie, je suis extrêmement frappé, déclare Rousseau, de
Nietzsche aura adressée à ce dernier se conjuguant fort bien avec les sar­ voir si peu de proportion entre les diverses combinaisons de ma destinée et
casmes qu'il aura délivrés aussi a 1 endroit de Rousseau), Ca'S aventures les sentiments habituels de bien ou mal être dont elles m ’ont alfecté. Les
si emblématiques de la philosophie participent pourtant d une meme divers intervalles de mes courtes prospérités ne m ’ont laissé presque aucun
épopée de l’esprit - celle-là même qui donne sens à la pensée, dès lors souvenir agréable de la manière intime et permanente dont elles m ’ont
qu’elle se trouve aux prises avec « l ’ être véritable »' ou «primordial » l tic affecté, et au contraire, dans toutes les misères de ma vie je me sentais
la subjectivité, avec « la véritable et l’unique réalité des c h o s e s q u i gît constamment rempli de sentiments tendres, touchants, délicieux, qui ver­
en nous et nous donne d’être, St bien qu’il n’est jamais d « a rt de sant un baume salutaire sur les blessures de mon cœur navré semblaient
vivre», il n’est jamais de philosophie proprement dite, ni de grand art', EN CO N VE RT IR LA DOULEUR EN VOLUPTÉ, et dont l’aimable souvenir me
sans que, d'une manière ou d’uue autre, res «projets» - ces pro-jcctions revient seul, dégagé de celui des maux que j ’éprouvais EN MÊME TEMPS »
de la soudiance de soi dans l’espace de la représentation — ne se soient (R, 1074)2*4.
accordés à reconnaître au préalable l existence de cette contradiction Que la conversion de la douleur en volupté soit rendue possible par le
suprême, et à tendre en elle le ressort sensible de leur «d ialectiq u e»’. fait que les « sentiments tendres, touchants, délicieux » soient éprouvés en
Et comme les grandes voix se répondent quand l’abîme leur fait écho même temps que les « maux », c ’est-à-dire grâce à l’unité au sein d’un même
(telle est précisément leur vocation), il n’est pas de meilleure méthode surgissement, de la souffrance et de la jouissance, voilà qui préfigure le
pour donner tout son relief à ce qui dans l’œuvre de Rousseau permet plus nettement du monde ce que Nietzsche lui-même aura à concevoir
d’identifier l’essence de l’absolu, que d’évoquer ce que Artaud appelait comme la contradiction de 1’ « être véritable ». En professant, avec tant de
pour sa part « la contradiction dans le principe», ou, ce qui est encore lucidité et d’émotion, la conversion de la douleur en volupté et la simul­
plus parlant, ce que Nietzsche avait évoqué avant luî sous ie titre d’ « Un tanéité de l’expérience affective qui en impose à l’âme l’absolue nécessité
contradictoire», de «contradiction qui est au cœ ur du m onde», de - simultanéité, au sens de l’unité interne et constitutive d’un même flux
«contradiction originaire qui est cachée au fond des choses» —car inhé­ phénoménologique - , Rousseau parvient donc à la compréhension ultime
rente à la «souffrance éternelle»'’. A la question que pose à son tour de ce qui ordonne en soi l’essence de la subjectivité absolue. C ’est l’auto-
Michel Henry (à qui, faut-il le souligner, nous empruntons l’essentiel de conversion réciproque des tonalités fondamentales de l’être, c ’cst-à-dirc le
cette analyse) : « E n quoi la souffrance est-elle contradictoire?», il ne faut
pas se priver de répondre en effet : « En ceci qu elle-même et par elle-
1. Michel Henry, Géncnhgit de la ptychmalyw. / amnrmifewent. perdu, tp, rit., p. 201. r ite rel nçn :l |;
formule de Ijt .Naùsanre de la tragédie (éd. (il., op. rit., p SS) : « Lu rommdielion, lu volupté née de la dou­
leu r» Cf. également, dans les notes ptéparatoircs, p. 31 1 : « La volonté est la Turoie la plus générale du
phénomène, c ’est-à-dire l'alternance de douleur et de plaisir » (p. 311) ; ou cnrure : « Présenter la me comme
une souffrance inouïe qui produit sans cesse, à chaque instant, une forte sensation de plaisii... » (p. 321 J.
1. F. lit .Và m ‘id la trâgMw. CÏU. *tp , fil- p . 70* Michel Henry ajoute cependant ceci, qui est essentiel : « Nulle part, à vrai dire, Nietzsche n'a véiilalilc-
2* F. W .J, Si ht’Umg. iirfhrrrim 'ut l'wai>f df h: iïbrttf famnine, in (Fntw turtflphyûqun ment expliqué comment, d’elle-mêmc et par clJc-mcme, la douleur engendre la volupté, comment crllr-ci
tr th l.tL.'F- tT iu iriiin ' i'i K. M :m iiu ‘.tu, ItaH inm nl. IÏW0* p. i li7, prend naissance en quelque sorte dans la chair de la douleur cl lui est rnnsuhslnnticllr. L'unité originelle
H. f-'r Niu’É/v ttwtiwts?IHH-t ■autantite n" ‘U1^.V.Ï|1 in pfiilwpftiijtirt de la douleur et de la volupté en tant que constitutive de l'être véritable, de l'LTn originaire - lequel est
mmffUiiJ, KKlT.nl M_ li:t;n n M. dr Lmtfciy* id . d t.. |>. justement leur « contradiction », c ’est-à-dire leur unité - n'est jamais chez Nietzsche que l'objet d'un cons­
4. « I-*» rÎR fci wii/TrAnrï- ri du|>l.û<ïr tUm l'rewUHV du inomlr, d« rv tat. De telle manière toutefois que celui-ci constitue le sol de toutes les analyses, Ylirpokeimemut auquel, en
iW mvii vlvoiivPifMH iw f o u i m c A i p i r dot nul nur dr c c noyau immortvK IXins la mâture dernier lieu, elles renvoient toutes. Or il en est exactement de même chez Rousseau : le retournement de h douleur en
tiù iliqili'm *nii>imiiii- rsi lid-srr p.ir lu noirr rllr-mf-tur r»i un wii- mmuque volupté - ce </ue nous appelons le tropisme de la subjectivité-y est ainsi seulement constaté, alors même qu 'il offre son fon­
. .............. )*\ .................. r.um ir p.n ta imil.uloM tir Ia n.iiuu’ .ni îr pin» |>iidiitn| u ; r|, /,ti ,'Yrtn- dement au projet éthique tout entier. Aussi nous aura-t-il fallu attendre les analyses de la phénnméiioiugir maté­
\tiuir tir ht ittiiphht ; l i .ir.mi-iji pm iliM hn' 7 j ! ’Mi|). Li.ul M . I L m * n j . - t . , N.nu y, ifd, i t t „ ni., p. .tlH rielle pour que nous rnmmrnrinns nous-mêmes à rom pm ulre eumini-nt et pourquoi la ilniileiu « d'rllr-
r>, IVit-v i'fc p«iittiiv, tm lu m l n tr i ut’ i l r Âtpti Liiii*.i|<i', ta mi 1a jb tm li’ r il im ii’ iu H'Uh iiit a I rs p n ’ xtïiiu. mëmr et par elle-m ême» produit la volupté, lit nous ne pouvnus à ici ég.ud que i.m n v ri ,,n\-
p.ir i- w m p K » m i r p.ij;*- im ç n îiïq m ' (U** iîrtheiifaj Mir fa Uhtrii faiiutiiut mi S<V lt it ig im r i rum pl chapilrcs Vil et VIII du même livre, p. 240-3'12.
an p ln . w sut niMim-nr d r iio m m ri lr fund tiifu iitlt' d r * i Uv*st\ jm nr U*\itc n 'p m w , tint- irnis 2. Il est sans doute essenli. I (le donner à ce « semblait convertit » tout le poids pbénoniènolotrique
<lr ^iivp uvinii ; <* 1\iiiihiii qui r.ii le j »Initiai n» U f i t t r qui r-lnii lu q w u ii iii’i-ii'in ti* tinul qu'il met ite ; ,3 nous ne pouvons manque., pour ce faite, de pense, au « valeur n (le la l>e„s,inn méditation
ci IV ^i«cm :c (u « ir r t rendus arpim 1« }* il u V iu il pits n n i» é *-n tim l qntamiMii. m u h fn m * cartésienne (traduit par « il me irmé/r que... »), et à l'explication que lui io n s,m e M, llcniy : « I uleo,
motu I«1 didgiicntiia-nfiu»! ?w [»p. ci/„ p, 1H7). désigne la semblancc primitive, la capacité originelle d’apparaître » ( Généalogie de la pis,banal) .c i l s t,munit
d. F. N i r i ^ i lir . /.ri-ViHAtdFirr à* fa trafÿihr, <M, f it** *f*. rit** p. K l, K2. .^3. cernent perdu, op. cit., p, 27).
250 Rousseau, éthique et passion La position du Soi 251

retournement, sur fond de désespoir, de la souffrance de soi en volupté Un dernier mot avant de conclure ce chapitre.
suprême, qui forme l’unité indicible et incomparable du « pur mouvement Conséquent avec lui-même, Rousseau ne s’est pas privé de repenser
de la nature », et c’est ce même « tropisme » de la subjectivité qui rend la détermination par l’affectivité de 1’ « intérêt » auquel il nous faudrait
alors raison de la « nécessité » du comportement éthique. éthiquement nous conformer - ce qu’il appelle « l’intérêt bien compris » -
Pour revenir à présent à la question de savoir ce qui distingue l’entre­ jusqu’à conférer à cette conformation (ou à cette « adéquation ») un sens
prise des Confessions et le projet des Rêveries, nous dirons par conséquent radicalement nouveau. Que la vérité chez Rousseau soit implicitement
a) que dans les Confessions, Rousseau se préoccupe exclusivement, et de d’ordre phénoménologique, comme nous l’avons montré par ailleurs1,
manière tout à fait inédite, de rapporter la chaîne des événements de sa vie cela exige en effet que la vérité au sens relatif de Y adœquatio, au sens de
à celle de ses sentiments, de façon à ce que celle-ci apparaisse comme le Vek-stasis, soit également confiée aux modalités constitutives de l’affecti­
mode originaire de donation de celle-là. Il y montre indirectement com­ vité. D ’où l’appellation d’origine spinoziste à laquelle désormais elle
ment, eu égard au «je » qui prend la parole, la transcendance du monde répond sous la plume de Rousseau : l’adéquation y prend le nom de
se fonde ultimement dans la subjectivité immanente de la vie. De sorte «convenance». Ou plutôt, ce qu’il faudrait dire c ’est que Yadcequatio se
que ce qui réside au principe de la sélection des épisodes relatés, ce n’est fonde elle-même, en tant que visée théorique ou pratique, sur la conve­
jamais la vivacité plus ou moins attestée de la mémoire de Rousseau, mais nance, qui est un titre pour la «liaison» susnommée, pour le rapport
la pensée de ce dernier, qui se met délibérément au service d’une entreprise aux choses de la vie posé et accompli dans la subjectivité absolue. Que
à caractère éthico-philosophique. la rectitude propre au jugement de la raison se fonde expressément dans
Nous ajouterons à cela b) que la réalisation d’une telle idée n’a vrai­ la vérité originelle de l’affectivité via la convenance, c ’est ce qu’un texte
ment réussi qu’au moment des Rêveries, où il ne s’agira plus de mettre en du début de YEmile exprime en effet sans ambiguïté : « Nous naissons
parallèle deux types de « successions », ni de révéler leur ordre phénomé­ sensibles, et, dès notre naissance, nous sommes affectés de diverses
nologique de fondation, mais de pénétrer dans la seule connexion interne manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons pour
ou succession des sentiments. Il s’agira, autrement dit, de tenir « le baro­ ainsi dire la conscience de nos sensations, nous sommes disposés à
mètre de l’âme » (ibid., 1000-1001) afin d’en révéler l’historialité constitu­ rechercher et à fuir les objets qui les produisent, d’abord, selon qu’elles
tive. Ce que les Rêveries parviennent en effet à suggérer, c’est comment et nous sont agréables ou déplaisantes, puis, selon la convenance ou la disconvenance
pourquoi « il y a une certaine succession d’affections et d’idées qui modi­ que nous trouvons entre nous et ces objets, et enfin, selon les jugements
fient celles qui les suivent » (C, 174) —cette remarque n’ayant été faite alors que nous en portons sur l’idée de bonheur ou de perfection que la raison
qu’au détour d’une phrase des Confessions. De ce fait, il n’est plus du tout nous donne. Ces dispositions s’étendent et s’affermissent à mesure que
question de la succession factuelle des sentiments éprouvés « à mesure » nous devenons plus sensibles et plus éclairés ; mais, contraintes par nos
que, dans la vie, se produisent des « événements » : l’accent est au habitudes, elles s’altèrent plus 'ou moins par nos opinions. Avant cette alté­
contraire porté exclusivement sur la « conversion », le passage immanent ration, elles sont ce que j ’appelle en nous la nature» (E , 248).
et réciproque des tonalités ontologiques fondamentales du plaisir et de la Il revient ainsi à la « convenance » de rendre manifeste l’accord —l’être-
douleur les unes dans les autres. Que la joie naisse de la peine, et que celle- accordé à soi au principe de l’éthique. Toutefois, en mettant en exergue le
là engendre celle-ci, que cette co-modification réciproque et intrinsèque bien-fondé de cette convenance, Rousseau n’entend pas seulement faire
s’enracine — intus et in cute — dans l’absoluité du mouvement de la vie qui reposer l’action bonne, l’action correcte, dans une convenance plus essen­
parvient en soi-même, voilà donc ce que le dernier accomplissement de tielle - de sorte que l’on ne saurait agir avec vertu, c ’est-à-dire correcte­
« l’art perfectionné » de Rousseau aura eu pour tâche d’ « imiter ». ment, sans convenir tout d’abord avec l’hyper-puissance de la subjectivité. Il
souhaite également préciser que l’éthique dont il prône l’exercice, se doit
TROPISME DE LA SUBJECTIVITÉ d’ « exprimer » la vie en s’attestant comme un de ses modes les plus
suprêmes - comme un mode de vie supérieur. C ar la tâche éthique s’im­
IPSÉITÈ plan de Vajfectivitê plan des mobiles plan de Vagir
pose dans le rappel de ce qui forme le « véritable intérêt » de l’homme
« puissance » souffrance de soi non-liberté (désespoir) am our de soi selon sa convenance ou sa disconvenance. Elle ne se réduit donc jamais à
- inquiétude — / / /
« force » jouissance de soi liberté désir d’exister

/ = axe du relournem ent intérieur 1. Cf. notre op. cit., sur Rousseau, § 6-7, p. 59-75.
252 Rousseau, éthique et passion
La position du Soi 253

l’établissement impératif de quelques préceptes ; et la vertu qu’elle fait quièrent leur unité elle-même subjective (leur appropriation immédiate à
naître en l'Ame appartient tant et si bien à celle-ci, qu’elle réside exclusi­ un Soi unitaire) que de l’immanence propre à leur actualisation phéno­
vement dans l’in-sistance en soi de sa propre révélation à soi-même, dans ménologique. Et c’est d’ailleurs pourquoi, lorsqu’il se préoccupe de
la ré-jouissance de son ardti-douaiiou. Rcpétons-Ie d on c: pour autant décrire le développement de ces possibilités, Rousseau ne peut s’empê­
qu'elle invite au bon usage de la vie, l’éduque selon Rousseau est la cher de mêler au récit des causes extérieures, des «circonstances», la
manière la plus hume dont s'accomplit la subjectivité absolue. considération de l’instance, c ’cst-à-dirc du mouvement intérieur île l'âme,
A la lumière d’un te) propos, certains textes de Rousseau revêtent une surgissant dans le besoin et la souffrance de l'insatisfaction.
importance considérable. Ainsi, de ce passage de La Nouvelle Héloïse où
Rousseau dresse en fait les conditions d’émergence de la tâche éthique :
« N ’est-il pas, déclare-t-il par la voix de Julie, bien indigne d ’un homme
de ne pouvoir jamais s’accorder avec lut-même, d’avoir une règle pour ses
actions, une autre pour ses sentiments, de penser comme s’il était sans
corps, d’agir comme s’il était sans âme, et de ne jamais approprier à soi tout
entier ce qu’il fait en toute sa vie? » {N H , 362). Comme on le présume aisé­
ment, il s’agit là d’un texte crucial, dont il est urgent in fine d’évaluer la
portée. C ar les termes dont se sert Rousseau renvoient tous à la caractéri­
sation de l’essence de l ’esprit — soit à l’impossibilité, sur le plan de la sub­
jectivité absolue et de l’expérience originelle (là où sc révèlent, dans l’im-
médtation pathétique du moi vivant, son être-un et son être-soi), de
distinguer entre l’âme et le corps, entre le penser et l’agir, ces modalités
fondamentales de ce phénomène « naturel » qu’est te sentiment de l'exis­
tence. El ce qu’ils signifient proprement dans un tel contexte, c ’est qu’en
tant qu’expértence vécue, toute « attitu d e» éthique - toute retenue de
l’ego en soi-même — doit pouvoir convenir à ce qui fait l’ipséité de la vie
subjective.
Convient donc à cette essence - comme d’ailleurs ce dernier texte
nous l'apprend aussi bien — tout ce qui consiste dans l’appropriation à soi de
la totalité des activités et des intentimnalitcs dont l'individu vivant est capable, et
qu’il porte eu lui à titre de déterminations de sa vie, en tant qu'esprit vivant. Et
celle auto-appropriation — celte autodonation — réside dans l’affectivité,
puisque, comme la « (’rofession de foi » nous l’a déjà indiqué, ces nom-
Imoïses intenticumalilés, ces innombrables activités qui forment la vie
spirituelle tic l'individu et qui lui assignent sa « p la c e » dans « le meilleur
ordre des choses» ( ihid., 563), s'éprouvent elles-mêmes en elles-mêmes,
dans la réalité concrète de leur subjectivité absolue. Elles ne s’apparient
par conséquent jamais de l'extérieur à un «su jet» déjà constitué, mais
accomplissent dans leur développement meme, dans leur actualisation
phénoménologique, l’êtrc-Soi de la subjectivité et son inamissible «posi­
tion ». Ainsi apparaissent-elles aux yeux de Rousseau comme des poten­
tialités, ou comme res « facultés virtuelles» dont il dit aussi qu’elles sont
mises en truvre « au besoin », selon l'inchlcuee de certaines causes occa­
sionnelles. Il n'en demeure pus moins, cependant, que l’âme, le corps
originel, la pensée, le sentiment, toutes ces puissances subjectives n’a c­
Chapitre 5

Poétique de la passion

« Prendre» la parole. — L ’objet essentiel de /Tissai sur l’origine des lan­


gues. —L ’origine passionnelle de V « expression». — Le paradoxe central de la doc­
trine. - Expression et ex-pression. —Les tours de la langue.

Il est un thème de la pensée rousseauiste que nous avons, jusqu’à présent,


délibérément écarté. Cependant, pour nous en avoir suggéré l’idée, la fin du
chapitre précédent nous a pour ainsi dire sommé de le développer pour lui-
même. Il s’agit, pour le dire d’un mot, des liens que Rousseau a souhaité
nouer entre l’éthique et l’esthétique. Certes, c’est là une question si grave et
si complexe, qu’elle devrait requérir à elle seule un ouvrage —ce que nous
avions, du reste, déjà tenté dans notre étude (op. cit.) consacrée au Discours
sur les sciences et les arts. Notre propos dans le présent essai n’étant pas d’inter­
préter l’esthétique de R ousseau mais son éthique, il n’est pas utile de
reprendre la question de Tond en comble : tout au plus nous est-il demandé
de tracer les lignes de forces qui rapportent, dans cette œuvre protéiforme,
ces deux catégories l’une à l’autre. Tel est ce à quoi nous nous bornerons ici-
même, en nous appuyant, pour ce faire, sur un point que la critique (qu’elle
soit d’obédience philosophique ou littéraire) n’ajamais manqué de considé­
rer comme central pour la doctrine, bien qu’elle n’ait pas encore réussi,
d’après nous, à lui conférer un statut ontologique satisfaisant. Ce point, c ’est
le langage, en tant qu’il est susceptible de donner lieu à une parole essentielle
qui, plutôt que d’y porter préjudice en la donnant à voir, exprime, comme
elle se donne à soi, l’immanence_pure et entière de la vie.
Nous avons conclu, au chapitre précédent, que la matière du discours
rousseauiste, même —pour ne pas dire surtout - dans des écrits à caractère
apparemment « intime » comme les Confessions, les Dialogues ou les Rêveries,
demeure, en toute circonstance, baignée—d’une lumière philosophique.
puisque régie, au fond, par un souci d’ordre éthique. Cette matière philo-
sophico-éthique n’a pourtant presque jamais emprunté la forme et la
256 Rousseau , éthique et passion Poétique de la passion 257

tournure de la « philosophie » dont Rousseau pouvait a juste titre se croire nous décidons à interroger le sens de cette dernière locution, il convient
l'héritier. Rousseau, c’est un fait, n’éprouve jamais le besoin d’accomplir, toutefois d’écarter par avance les questions exégétiques oiseuses qui ont
à quelque ^moment .que ce soiu un retour thématique sur les « concepts » depuis toujours recouvert le thème de cet Essai d’un voile d’inintelligibi­
qu'il emploie, afin, par exemple, de les mettre en perspective ou de les fon- lité. Absurde est en effet la question de savoir si l’on a déjà parlé ou si l’on
der en raison. A cet égard, d’ailleurs, nous pouvons tenir la «Profession peut encore faire usage de cette parole primitive, que Rousseau a appelée
du Vicaire savoyard » pour une exception, bien que, dans ce cas particu­ également dans ses textes, « la première langue », le « langage originel »
lier, il se soit agi pour son auteur de répondre directement à la tradition ou « la voix de la nature ». Non pas que nous n’en aurions plus aucun
de pensée in au atœ c par Descartes, en proposant d’approfondir le cogito témoignage, la primitivité de cette langue étant si archaïque que les
ergo sum en un (ego smtiôfergo vivo) . Mais en dehors de ce texte fameux, il preuves qui auraient pu attester de sa réalité auraient été perdues au fil du
est presque inipos'ubîe'cfe réduire son « entreprise » (ce mot est le sien) à temps ou au cours des âges ; non pas davantage que la constitution de
une méditation sur des «con cep ts» à proprement parler1. Rousseau, de cette langue aurait été hypothétique ou fictive, simplement imaginée aux
part en part, fait œuvre de création, et cette création participe de l’ex-pres- fins d’expliquer ce qu’il en retourne avec le langage dont nous nous ser­
sion de soi. pour la raison qu’elle témoigne de la cordialité et de la « spiri­ vons à présent, et qui se fonde, Rousseau n’en disconvient pas, loin s’en
tualité » de son âme, plutôt qu’elle ne vise à développer des idées sur le faut, sur « l’arbitraire du signe ». La vérité est bien plutôt que cette langue
plan d’une rationalité universelle et communicable dialectiquement. En d’origine est celle qui ne cesse de parler en nous, et que parle en nous, à
priorité, Rousseau entend parler de soi et de sa vie - et il faudrait sans travers nous et pour nous, l’origine à laquelle nous sommes indestructiblement
doute dire, pour plus de précision, qu’il ne s’est guère donné d’autre objet accordés (et ce, dirons-nous, alors même que nous n’en sommes pas
que le Soi vivant, c’est-à-dire le rapport que le Soi entretient, sur le plan nous-mêmes à l’origine). Il apparaît non seulement que cette langue
ontologique comme sur le plan éthique, avec cette vie qui est la sienne et vibre en nous comme la tonalité de fond qui nous envahit de part en part,
à qui il se sent redevable de tout, pour le meilleur et pour le pire. C ’est nous saisit intégralement et nous pose comme tels dans la vie — nous : les
même la grandeur inestimable de sa pensée, de ne jamais se présenter sujets de l’existence, capables d’en faire usage, de la souffrir et de nous en
comme une pensée sur la vie : la philosophie de Rousseau est, de bout en ré-jouir —, mais elle résonne et parle aussi pour nous, en ce sens qu’elle
bout, une pensée-vie, une pensée-devenir, une pensée-style, bref une pen­ s’exprime pour que nous nous entendions.
sée proprement incarnée, ayant, à chaque étape de son parcours — que se Cette « entente » est, de fait, essentielle à ce qu’elle dispense. Mais c’est
soit pleinement dans les Rêveries, ou partiellement partout ailleurs - , res­ là une entente fort particulière, qui ne correspond guère à une compré-
pecté celte injonction-maîtresse : « Il faudrait, pour ce que j ’ai à dire, hension-du-mondr comme pouvait l’être la phasis des Grecs : parole, « ori­
inventer un langage aussi nouveau que mon projet »2 (ébauches des ginelle» elle aussi, dont l'écho se fait encore percevoir à l’arrière-plan de­
C, 1153). là Rede heideggérienne. L ’entente qui soutient l’expression de la « p re ­
L ’idée qui justifie une telle injonction, et qui a résolument transformé mière langue » équivaut, tout à l’opposé, à une pure écoute de soi-même, à une
le conditionnel de cette dernière formule en un présent de réalisation effec­ certaine « résonance intérieure ». La première langue est celle dont nous
tive, c ’est que le don cordial que la nature en tant que vie phénoménolo­ disposons toujours, quand bien même nous nous trouverions incapable de
gique pure accorde inlassablement au moi sous la forme de la « position » proférer quelque son que ce soit, c’est-à-dire même si - infans ou privés de
ou de la disposition fondamentale du sentiment d’exister, ne laisse lui- l’usage de la parole articulée —nous nous astreignons au silence des mots.
même de résonner et de vibrer sans altération aucune dans ce que Rousseau Car, si nous disposons toujours déjà de cette langue, c ’est parce qu’elle est,
a nommé, en son Essai sur l'origine des langues, la « parole primitive ». Si nous en fait, notre disposition intime - et par c.ctte dernière expression il faut
entendre le mode sur lequel nous nous sentons nous-mêmes et laissons
allleurrr comme notre propre chair rel amour de soi dont Rousseau nous
\ ,Sm Ui « m i h'n t i r * : iv u ir K u n v t r u it ï;t liU uïtu * ou
professe qu’il dé-tone et in-siste au principe le plus radical de notre exis­
f u u l î i . t M c m r j i i A m i t r y ( t * i t i i jn jr t . m l t i r r / î w f r ( A . HfO) ; q u 'à c r lt y m o m n ia n c tu tio ii, tence. Telle est, en tout cas, la raison pour laquelle la parole primitive ou
; n h t *)mV ;t M im - t r K j> M u v : « iitin ix m o n si v o u s v m i l r z q i i f n m u u n i » t m t c iu U r n is .
( ! m v r / *fii4a m r * i t ' i m c s - t m t i ' . i m i i r n t t r u r tliH .it tv , » C ïtl ;'t c t 'l c g i i t d , r o u v r i r r r m i t c T ;V l 's i r -
naturelle se parle encore et se parlera toujours - lors même que sou mode
rriiU i% im r / t a t u u t r a t f . R iris , T U K, |>. I t M Î Î . d’expression ne repose guère sur le maniement et la « tactique» des signes,
!£. [■»; R oti^ iiu i l t |x w r tu iv T T J» m O u ir phrase ; « C a r q u e l ion» q u e l prendre pour
r U 'b r m iîlli'i' ce i/h a o * d r « -m im e rn s si dive rs» e o u t r n d ir r o ir r s , sauveur si v ils et q u e lq u e fo is si s u b lim e s d o n t
ni sur la formulation de mots et de groupes de mots, ni sur l’agencement
j e Tus sans eesse agité ? ». signifiant et discursif d’énoncés ou de propositions quelconques.
258 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 259

À 1 originej à 1 origine à laquelle nous ne cessons d’être accordés, fut-ce susceptible de « communiquer ses pensées » à son « semblable» (cf. ibid., 375-381).
dans le plus douloureux désaccord; au fondement de cette vie qui est la Mais pourquoi et com m ent? Telles sont justement les questions aux­
nôtre et qui se réduit phcnoménologiquemem à son autodonation pathé­ quelles Rousseau aura tâché de répondre.
tique, c est-â-dire à la passivité extrême de son auto-affection, le parler S’il faut dire que la parole primitive consiste en une appropriation immé­
procède de ce qui nous entraîne à parler - et ce qui nous y entraîne, ce qui diate, et pour cela, naturelle, du pouvoir de signifier, et s’il faut également
nous intime ou nous somme de nous exprimer, cela ne gît pas hors de nous, préciser qu’elle se définit comme une détermination de puissance fondée
au-dehors, dans 1 Extériorité transcendantale d'un monde déjà constitué. dans la subjectivité absolue de la vie, comme un désir qui s impose à soi avant
A la ligueur, c est grâce au parler lui-même que les choses qui composent toute « articulation » proprement langagière, il est necessaire d’ajouter que
la totalité du monde, qui nous affectent et sollicitent ainsi de nous que cette parole ne s’autorise pas non plus de données conscientielles du type
nous les nommions et le? comprenions, se découvrent telles qu’elles sont ou image, idée, représentation de choses ou d’états de choses. Bien plutôt la
telles qu’elles paraissent être. On sait d’ailleurs que le logos est fondamen­ parole primitive est-elle à la source des représentations (images ou idées) sur
talement « découvrant », et que c ’est dans la mesure où il s’impose comme lesquelles se fondent les propositions que nous élaborons et énonçons pour
un mode éminent d’àXvjSçikiv, comme les philosophes grecs ont su très tôt en rendre compte ; mais elle ne tire pas d’elles son essence propre. Elle ne se
le reconnaître, qu’il peut être aussi bien recouvrant que trompeur —aussi soumet pas non plus à la dichotomie du vrai et du faux, du sens et du non-
bien « vrai » que « faux ». Mais là n’est pas encore l’essentiel pour Rous­ sens. Elle demeure, en règle générale, sauve de toute considération logique,
seau. C ar, d’une part, ce logos qui donne à voir et qui, sur un mode apo- sémantique et linguistique. On demandera alors : quelle est-elle, cette
phanuque, affirme ou conteste, ne laisse d’être lui-même, quand il montre parole dite primitive, cette langue dite naturelle ? A vrai dire, même cette
et aussi longtemps qu’il montre, invisible à lui-même ; et, d’autre part, question devrait nous apparaître mal posée, s’il résulte bien de ce que nous
quand bien même il serait invisible à soi-même ou « inconscient de soi », venons de dire, que, à proprement parier, la première langue n’ « est» pas,
ce qui a le pouvoir de faire voir et de se lier à ce qu’il rend ainsi visible, ce au sens où elle ne « subsiste » pas là devant nous à la manière d’un objet,
pouvoir qu’on nomme ordinairement l’esprit (voùç), n’en demeure pas ayant par surcroît telle ou telle propriété, telle ou telle caractéristique sus­
moins présent à lui-même - cette présence-à étant toutefois si immédiate et si ceptible de l’identifier mieux encore au regard du sujet qui l’emploie. S’agis­
immanente, qu’elle relève, selon Rousseau, entièrement et exclusivement sant de ta parole primitive, nous serions plutôt enclins à déclarer, pour user
de l’amour de soi, tel qu’t] structure la phénoménalité initiale de la vie. d’une formule que Rousseau applique à « l’état de nature », que cette parole
Ainsi l’œil n’est-il voyant que parce qu’il est tout d’abord vivant. Dans le n’existe plus, qu’elle n’a peut-être point existé, que probablement elle
même ordre de choses, parler d’un étant, le nommer et le comprendre, n’existera jamais (cf. DOÎ, 123) - à supposer toutefois que le verbe « exis­
cela ne représente rien si nous ne sommes pas en mesure de parler et tant ter » détienne ici une forte valeur ontologique, allant bien au-delà de la per­
que nous ne possédons pas le pouvoir de nous emparer de cette insigne ception factuelle d’un état de chose. C ar la vérité du langage « naturel » est
possibilité qui nous permet de prendre la parole. E t il faut avouer à cet de se manifester à l’intérieur même du champ de l’immanence, en dehors du
égard que la possibilité d’une prise de la parole ne garantit nullement que monde et de son irréalité de principe, en dehors de son ajointement toujours
nous puissions_/uijiV un état de choses avec justesse, c ’est-à-dire que les pro­ inobjectif de renvois et d’assignations1. Au reste, c’est parce que son
positions que nous énonçons soient adéquates à ce dont il est parlé.
En vérité, I «origine» du parler que Rousseau appelle la parole pri­
mitive, P « origine» de cette parole dont il s’enquiert de l’essence en son ] . Cf. M. Heidegger, Chemins qui ne menait nutU part, trad. W. Brokmeier, Pans, Gallimard, 1962,
Essai sur / origine des langues, se situe bien en deçà des formes requises pour D 3 * : « Un monde n'est pas un simple assemblage de choses données, dénombrables et non-denombra-
bies, connues ou inconnues. Un monde, ce n'est pas non plus un cadre figure qu on ajouterait a la somme
produire une signification. La manifestation initiale de la parole primi­ des ctanis donnés. Un monde s ’ordonne en monde fllkil wellel) , plus clam que le palpable et le prchcnsible ou
tive, autrement dit le fait même de prendre la parole précède et conditionne nous nous croyons c h « nous. Un monde n’est jamais un objet qui se nent la devant nous, mais U toujours
mobile d f (dur tmmrr Ungegensthndlieie) auquel m us sommes soumis, aussi longtemps que les «oies de la na ssance
1 eifectuation du procès intentionnel (le vouloir-dire) au cours duquel le et de la mort, de la grâce et de la malédiclipn nous maintiennent dans Pcclairtie de I Être « (trad. legirc-
sens se trouve constitué et donné à comprendre, et.ee dans la mesure où il
" ‘ T l i m p o r t e 'n é an m o in s d e p ré c is e r q u e J 'm o b jc c iiv it é c o n s titu tiv e d u m o n d e e n t a n t q u e t e l - m o n d e
s’agit là du mode d ’appropriation subjective de ce pouvoir ou de cetteforce de signi­ auoud d i t H e id e g g e r, n o u s s o m m e s a s s u je itis (ce q u i fa it a lo rs d e so n m o b je c i m u q u e lq u e ch ose d e m a if
fier, qui fait qu aux yeux de Rousseau, ce n’est pas tant le langage qui dis­ n u * a s u je ts *> n u e n o u s s o m m e s p a r r a p p o r t b lu i! - , q u e c e lle m o b jc e t iv îlc , d o n c , n ’ a n e n a v o ir a ve c
n i i o h i m i v i t è îtW h î d u lu « m ii u r u » a u s e m q u e R o u s s e a u F u i e à t a m o t , r e s i- a - d ire a la n a tu re a
tingue ! homme de l’anima! que la nécessité, seulement éprouvée par le pre­ U q u d l r n » iH n e s o m m e s j u i n » » m iiiiim », n w is to u jo u r s n ew d h , p a re e q u 'a i t : 11 d a u t r c * iu c 1Pse itc
mier comme un «d ésir» ou un «besoin» { EO L, 375), d ’« inventer un art» d u Ce q u e n o u s s c m o iis e t re sse m o n s a u s u je t de n u iss-m ëm cs.
260 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 261

essence pré-existe comme telle à toute levée tl1horizon, cette manière dt de soi à chaque fois consonant ou dissonant. D ’où il suit que cette parole
« communiquer nos pensées » sc trouve décrite par Rousseau en termes de peut l ire aussi bien silencieuse que loquace, aussi bien gestuelle que sonore.
parole primitive. Que le langage naturel ne -'«il pas à proprement parler, 7 outelois, quelle que soit la forme sous laquelle elle surgit à chaque fois et se
cela veut dire égarement qu’il n’est jamais ce de quoi l'on dispose quand ou saisit de tout un chacun, elle ne laisse toujours de s ’exprim er. Son expressivité
«prend la parole». Comme nous l'avons déjà suggéré il y a un instant, la est meme ce qui atteste que nous en sommes la pleine incarnation et qu’elle
parole primitive, loin de pouvoir être prise a la manière d un objet exté­ demeure constamment un « parler ».
rieur à sa saisie, c'est-à-dire loin de pouvoir être aussi bien abandonnée Or, c ’est précisément en ce lieu que surgit, d’après Rousseau, une apo­
après usage, se concentre tout entière dans la prise de parole elle-meme, elle est rie philosophique majeure - dans cette expressivité que manifeste toute
le « prendre la parole » comme puissance et désir d’exister, comme moda­ parole, quelle qu elle soit, c’est-à-dire dans le tenant de ces « expressions »
lité de la vie et de son auto-affection ; si bien que l’on pourrait en qui ne sont pas forcément tributaires d’une profération ni d’une articula­
conclure - tout au moins de façon provisoire - qu’en se tenant au principe tion proprement langagière, mais qu’aucune théorie linguisitique sérieuse
de toute profération tout en n’étant pas lui-même proféré, le parler primi­ n’est jamais, au grand jamais, parvenue à évacuer tout à fait. Aussi, de
tif s’identifie à ce dont ne peut faire abstraction aucune «langue de même qu’il convient de prendre garde à ne pas identifier la parole primi­
convention» {E O L, 379), aucune langue que nous pratiquerions, puis­ tive à une langue composée de signes articulables entre eux et dotés de
qu’il en est l’intériorité constitutive, puisqu’il est, comme on va mainte­ significations conventionnelles, il faut également se garder de confondre
nant s’en apercevoir, ce qui rend en soi-meme signijïtatij le sens objectil ou l’expressivité de la première avec la manière qu’a la seconde d’être « pro­
la signification idéale que l’activité de la parole contribue à délivrer. La férée ». Certes, cette expressivité peut être inhérente à la profération d’une
«prem ière langue» est l’essence de toute parole véritablement parlante, langue de convention, elle peut même s’avérer constitutive de son essence,
elle est l'être-parlant de toute parole, et en ce sens-là, son « origine ». mais elle peut être aussi bien inhérente à d’autres manières de « signi­

fier », comme c est le cas de la peinture et de la musique, pour ne prendre
en compte que les deux autres arts auxquels s’intéresse Rousseau dans son
Essai. L ’expressivité est l’élément à quoi doit être rapportée toute forme
En dépit du mode de présentation mythologique sur lequel s’appuie,
d’a rt1, sinon toute représentation en général, si elle sc veut «significa­
dans le second Discours et l’Errai, l’argumentation de Rousseau - mode
tive». Dire cependant qu’une représentation est non pas seulement signi­
qui ne laisse d’être trompeur, pour autant qu il mêle des éléments « hypo­
fiante mais aussi - et peut-être même avant tout — significative, c ’est la
thétiques» et «historiques» à une détermination apodictique et extra-
reconduire eo ipso à ce qui lui donne forme, à savoir la subjectivité de l’au­
icmpoicllc - , il serait donc absurde de vouloir opposer historiquement ou
teur qui s y exprime. C ’est pourquoi la question qui nous vient aussitôt à
conceptuellement la parole primitive au système de signes nus en œuvre
l’esprit est maintenant la suivante : comment doit-on comprendre la
par les langues factuelles. Le parler originel, en tant que prise de la parole,
nature de cette « expression » que nous sommes et qui semble en vérité si
,.si ce qui, primaircmcn! et immédiatement, donne aux signes de la langue
particulière? Question fondamentale, qui donne tout son sens et toute son
de signifier quelque chose pour nous, en leur conférant justement la possibi­
importance a la méditation recueillie dans Vïs.ssai sur l'origine des langues.
lité de devenir parlantes. Pour répondre à une telle question, tournons-nous d’abord vers Höl­
Demandons-nous comment. derlin, le seul a avoir vu en Rousseau le demi-dieu qui, « au premier signe,
Après avoir affirmé que la grande question pour Rousseau n’est pas tant
[a su] les choses qui s’accomplissent » 2 et reçu en partage le « don si doux de
celle qui s’enquiert de la nature linguistique de la parole que celle qui, d ’un
savoir entendre et de p arler»'. Nous en appelons à lui parce qu’il nous
point de vue généalogique, vise à dégager 1 origine de la prise, de parole, nous
paraît clair que cette « expression » sur le mode de laquelle se manifeste,
devons maintenant ajouter la chose suivante —à savoir que si la parole pri­
chez Rousseau, la parole primitive, correspond parfaitement à ce que, dans
mitive, plutôt que de sc laisser tout bonnement «p ren d re» à la manière
son poème « Mnémosyne », le poète déclarait que nous sommes (wir sind) , à
d’un instrument (de communication), consiste elle-même et en tant que telle en
savoir: ein Reichen [...J, deutungslos, «u n signe, privé de sens». Un signe à
la prise de parole, c ’est alois nous-mêmes qui la sommes : c’est nous-mêmes
qui nous y incarnons. La parole primitive est la chair de nos expériences, pour
1. p.ir ;iri, nous ti VntrjH 1 - p;>.s ici Je,s iïîmîs- l'êiiui-fsscnt c de l;t iMlmc
autant qu’en elle s'édifie l'épreuve que nous ne cessons d accomplir avec 2 . K llo M c il i iii.sc.m », lr;id. (J. R o n d , in (Himr.t, up. n f , p. 773,
nous-mêmes, cette épreuve qui s articule et s impose sur le mode d un amour 3. F. Holdcilin, «. Le Rhin », lr;id. C , Rond, in Œuvrrs, up. n i., 833.
262 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 263

propos duquel il laissait d’aiileurs entendre que, même privé de sens, même Quand donc nous prenons la parole, à l’origine (car cela est dit du
dénué de toute transcendance, c’est-à-dire de la possibilité de renvoyer à point de vue généalogique) nous ne visons pas à communiquer des infor­
quelque chose d’autre que lui-même, il n’en demeure pas moins — et sans mations, ni à montrer quelque chose qui soit objectivement posé « au-
doute pour cette raison même - intégralement significatif. C ar ce Reichen ou dchors». De bout en bout, la parole primitive est pour Rousseau transie
cette «expression» que nous sommes, il vaut de l’enraciner dans cette par un appel : appel à s’exprimer, rappel à soi, appel à l’autre. Prenant
Innigkeit (le mot est de Hölderlin) ou dans ce « pur mouvement de la naissance dans ce fondement des fondements qu’est l’amour de soi, la
n atu re» (comme a pu te montrer Rousseau) qui as-signe à la subjectivité parole est essentiellement — et elle ne peut être autre chose — appel à
humaine son infrangible « position » au sein même de la vie (cf. R, 995). C ’est témoin, appel au secours, demande d’amour. Parler, c’est laisser s’expri­
dire que l’expression en question concerne, au-delà du sujet individuel qui mer ce que, dans les chapitres précédents, nous évoquions sous le nom de
l’emploie, la manière dont ce dernier s’éprouve vivant dans la vie, dans cette solitude et d’insuffisance ontologique. Si nous parlons (sous-entendu : « la
vie qui le regarde à vrai dire de façon si essentielle, qu’il n’est pas en géné­ première langue »), c ’est parce que nous ne sortons jamais de nous-mêmes,
ral d’individu vivant qui ne se trouve à jamais dépourvu de la possibilité parce que nous nous sentons assignés à résidence dans la sphère d’imma­
d’en refuser la garde. Au reste, l’essence de l’humanité en l’homme ne nence pure de nos expériences affectives. De ce fait, nul ne saurait vrai­
l’entraîne-t-elle pas à prendre soin de ce qu’il lui est toujours déjà donné en ment s’étonner que l’élucidation philosophique de la parole primitive se
partage, à savoir sa « nature » en tant qu’elle s’éprouve elle-même en une déroule, dans l’Essai sur l’origine des langues comme dans le Discours sur l’ori­
pure passion à l’égard de soi-même ? et ne se doit-il pas d’en prendre cons­ gine et lesfondements de l’inégalité parmi les hommes, au fil d’une étude généa­
tamment soin en en cultivant l’esprit, en faisant « fructifier » cette vie, c ’est-à- logique en prélude à laquelle Rousseau se préoccupe d’opérer une réduc­
dire en faisant, dans la mesure du possible, « bon usage » de son amour de tion phénoménologique avant la lettre, épochè à la suite de quoi se trouve
soi, et en s’amenant dès lors soi-même, par voie d’intensification de cet suspendue la donation ek-statique du monde ainsi que toute dotation de
amour de soi, comme par rejet de tout amour-propre, à l’accomplissement sens, relative à la Bedeutsamkeit de celui-ci1. En effet, dans le cadre d’une
d’une ré-jouissance éthique — ce contentement intérieur qui reçoit, chez analyse consacrée à l’origine de la parole, il importe que la « réduction » 2
Rousseau l’antique nom de « sagesse » ? s’applique au Xéyoç à7ro(pavTix6ç, c ’est-à-dire à ce Dire qui laisse l’être
C ’est effectivement en ce sens —en tant qu’elle puise son contenu dans s’étendre là-devant à titre d’étant, et le donne à voir en le projetant contre
cet appel à prendre garde à soi comme dans le fait que nous ayons à l’horizon pré-figuré d’un monde, comme cela même dont il peut être dit
répondre de cet appel reçu au nom de soi —que nous disions plus haut que quelque chose. C ’est l’adoption de ce point de vue qui explique alors
l* « expression » propre à la parole primitive, ne participe ni de la profêra- qu’un intérêt soit porté de manière très secondaire à la question du signe
tion de sons objectivement signifiants, ni de l’articulation de signes intelli­ linguistique, et que soit résolument mise en œuvre la réduction de l’apophan-
gibles. De sorte que, si nous avions à définir d'un trait unique la parole tique, du référentiel et du signifié, au profit du dégagement de leur commune
primitive, nous dirions : son expressivité constitutive est exclusivement « origine », laquelle est tout sauf une donnée de la re-présentation.
celle du Soi insistant en soi-même; elle relève d’une manière d’exprimer Par conséquent, pour cerner cette origine d’autant plus « privée de sens »
au moyen de laquelle, en réalité, ce n’est pas autre chose que l’amour de qu’elle demeure en tous points significative, c ’est-à-dire a) pro-ductrice de
soi qui se « communique », en inventant alors un langage à la mesure de sa « signes », et b ) parlante (au sens de : révélatrice de quelque chose de vital3) ,
« demande » — de sa demande d’amour. C ’est qu’il n’est pas, pour l’homme, il est nécessaire de bien se rendre compte que si la parole dite primitive ne
une seule manière d’exprimer quelque chose qui ne soit pas avant tout peut en aucune manière reposer sur les mêmes fondements que la langue en
une manière de ^’exprimer soi-même. Qu’une ipséité soit ainsi convoquée, usage dans le monde4, elle n ’en demeure pas moins une parole à part entière
retenue et contenue de manière essentielle dans toute forme d’expression,
cela implique justement que l’essence qui donne d’être à la « première
1. Sur la Bedeutsamkeit et son rapport à la « mondancilc du monde », cf. M. Heidegger, Sein und fed»
langue » n’a plus grand-chose à voir avec les éléments matériels du lan­ § 18, op. cit., p, 83 sq. (irad. cil., p. 8 0 sq).
gage, tous structurellement composés et théoriquement «imposables, non 2. Le mot, rappelons-lc, IhJMc d '- d ll f i i r s de tout son éclat au seuil du second Discours ; D O I, 123.
3. On l’aura compris, » v it a l » v e u t d ir e ici : relatif à l’amour de soi.
plus qu’avec les déterminations formelles, identifiables par convention, 4. Celte langue en usage dan* Je monde — et pour l’être-au-monde - est à rapprocher de la Rede de
qui leur confèrent une signification. L ’essence de la première langue n’est Sein und £eit, livre dans lequel Heidegger nous apprend que c ’est « de prime abord » comme Rede, comme
le parler et le parlcr-l’un-avcc-rautrc de l’clrc-au-monde, que les Grecs ont compris le phénomène de la
rien d’autre que le désir — que le désir compris comme un certain cri du Sprache, pour lequel d’ailleurs ils n’avaient, semble-t-il, pas de nom. Ci. Sein und £eit, § 34, op. cit., p. 165
cœur. (trad. cit., p. 131).
264 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 265

— une expression qui répond à une écoute en répondant justement de soi, A 1 Essai sur l’origine des langues il appartient, par conséquent, d’avoir
c'est-à-dire de ce qui résonne en elle comme sa propre capacité à corres­ montré que la «parole primitive» est tout sauf un phénomène «linguis­
pondre à ce qui lui est enjoint ou as-$igné d exprimer- Cette parole infra- tique». En son essence originelle, cette parole ne saurait être tributaire
logique ou pré-apopli an tique, si l’on ose dire, a cependant le remarquable d’une langue spécifique, c ’est-à-dire d’articulations proprement langa­
privilège de recueillir, en son expressivité naturelle, ce que nous avons appelé gières, de signifiants particuliers, soudés à des significations plus ou moins
la « sembla«ce » initiale', et ceci dans la mesure où elle ne lient ni son être ni objectives et les véhiculant. La primitivité de la parole n’est ni historique
son efficace, comme nous allons bientôt le montrer de façon plus détaillée, de ni conceptuelle, elle réside bien plutôt dans l’immédiateté de sa donation
l'inteR/M de la conscience rc pré semai ive. D’où ce point de doctrine que nous phénoménologique, dans l’archi-constitution pathétique de son épreuve
ne nous ferons pas faute de souligner à nouveau, avant d aller plus loin : immanente, en un mot : dans sa « prise ». L a primitivité de la parole,
clans la perspective généalogique de VEssai sur l’origine des languesf texte où se autrement dit son affectivité, consiste en son irremplaçable «expressivité».
trouve thémnliséc l’épreuve primitive de la prise de parole, 1 essentiel n est Ce qui revient, bien sûr, à dire que la parole, à l’origine, c ’est-à-dire du
pas que cette parole soit « conventionnelle » ou « composée », logos ordon­ point de vue de la généalogie, dépend toujours d’un « naître à la parole» du
nant sous forme de propositions signifiantes des phonèmes élémentaires et sujet parlant — ce sujet n’étant autre (il faut le préciser au vu de l’ambi­
articulables entre eux ; l’essentiel ici est que sa manifestation —puisque c est guïté terminologique qui grève, de bout en bout, la compréhension du
bien à la seule compréhension de son pouvoir de manifestation (c’est-à-dire texte rousseauiste) que la subjectivité de l’ego, et non pas « l’homme » ou
à ce à quoi renvoie l’expression de « nature primitive ») que se voue 1 ana­ le « moi » en tant qu’ils appartiendraient toujours déjà à un monde cons­
lyse rousse au iste - ne soit ni de l’ordre de l’ébruitemeni vocal ni de l’écri­ titué en sa Bedeutsamkeit.
ture. Loin de s’appuyer sur l’existence préalable de signes dotés de significa­ On retiendra donc qu’une double problématique confère à l’analyse
tions, et loin de devoir être « selon la guise de la découverte du monde et du rousseauiste de l’origine des langues son véritable poids philosophique.
Dassin lui-m êm e»1, l’apparition initiale du parler est au contraire, pour 1 /Il s’agit de montrer pourquoi le langage humain in statu nascendi se fonde
autant qu'elle relève de la seule prise de parole, un phénomène appartenant dans la nature pathétique originelle, et se confond avec elle. 2 /I l s’agit
exclusivement à la vie transcendantale et aux conditions de son nécessaire également de comprendre comment cette parole, avant de s’adresser à l’in­
accroissement, et ce n'est que du fond de son immanence inobjective qu elle telligence, avant que la pensée ne puisse répondre à son appel tout immé­
tire son insigne et non moins irréductible puissance d’expression. Autrement diat, se doit (à 1 image de la musique d’essence mélodique) de « parle [r]
dit, la parole primitive se doit d’être entendue comme le «m ouvem ent» au cœ u r» ( EOL, 384), lors même que c ’est le cœur qui parle en elle et
naturellement tx-pressij d’un cœ ur absolu — mouvement procédant libre­ ainsi à soi.
ment de soi, et par libération de soi, automouvement de la subjectivité en grâce Dans la parole primitive, il incombe en effet à la passion, et unique­
duquel se convertissent les souffrances en jouissances et les jouissances en ment à la passion, d’ex-primer, de manière «lyriq u e», ce dont elle se
réjouissances. Et c ’est pourquoi les « ex-pressions » de la parole originelle ne charge, à savoir : ce que le cœur éprouve ou réprouve avec une certaine
sont ni d’essence logique ni d’essence linguistique, mais d’essence padié- force. O r, ce qu’il est donné au cœur de sentir en puissance « ’est rien
tique : il n’est pas d’expression (ou d’ex-pression) à proprement parier, qui d’autre, à l’origine, que le mode sur lequel - et le rythme selon lequel - la
m; soit pas à l’origine une donnée du sentiment3. vie se sent soi-même inexorablement. Rousseau écrit à cet égard : « Le
cœur ne reçoit de lois que de lui-même» (E , 521), cette auto-nomic des
déterminations cordiales, dont participent tous les phénomènes de la sub­
t . V, tl, i li.ij». t . jectivité, foules les données de la « n atu re», toutes les «opérations de
2 , M. ' 1i i. > i. V ~r;l~ S ‘ 1■ “S ' O - |'■ ' 1M ■ ’ ■1: 1 ■«■■ !'■ HIV
S. Aus>i. Inéniir ....... . 17-.',ni |>mlta$r t]m- lr km pitr rsi mi « min-ru (te riiiiiiitiiiiiiiu.-f uns |'rn- 1 âme humaine» (D Û /, 125), trouvant elle-même sa raison d'être dans le
si'i-s ■>■l i a i . i! iiYtitiml |ms iliii itiiirr rlttwr uni- tr r i ,i s-'M'ii t|iir l.i |M«'lr « s'tiiitjine » un iu iii fait que 1 amour de soi, ce principe qui structure la phénoménalité de ht
n ,fu ir il,- l.i vie, i ., i ilih in.-.r .ms mmlitiimiiiiis r.im t.iitirj tir »m, ..... tir soi rt rtnuiiii' si........ X |||
mfltir, ri nu» |M> tl.ms uni- ritiwrirtirr itm wiiiltiiiïtr. ;iy;ml ni VIir le |>:irtLi|t|i r i t;i mise ru nununiii tl'ull vie (la subjectivité) et qui est, de ce fait, « antérieur à la raison» (ihid,,
-rvrllrn t irjprrsrni.,Mr J’ iuit 11- KuilMt-tiu ilr 17,uni , 11, Ciinciw ttn langui, cr U'ir If |nrlrr un i- 126). « n a point d autre loi que le sentiment qui l'inspire» (Lelire à
g.nrl 1,',-u tii If srui ni IV.vu-mr rir V itu (rc n tntm um PiK |i<ir n siniiilr » rnniinr Jr ti.inri v.nl
Hctllrtuirr'. mnit t., li.mili' piitli<-li<iur fl diltourvuc tir «fiiliUnitiull tlï In vil- |ihrnoiTirimilijpt|ur itbïrtlne. Mme d’Houdeloi, 17 décembre 1757, in CC. IV, p. 3y4). En préambule à
irllc Iiti'rllt- jtrrntl possrtsiun du vivuni pour y m iîtrr et Vy arcroîire tir sui. El r'rst birtt rit iv un«, rl uni- toute analyse de I Essai sur l’origine des langues, il convient donc d'insister
qui-mnit en c r sens. ,|ii'il peut rire légitime dVmployer au sujet de lit u parole primitive n In formule que
ileïdrppiT druinait pour «t part à U SpnUhr : u tA-ssciin; de la panolr «il la parole dr l'essenre » (M. H*i- sur deux points ayant une importance majeure. D ’abord, il faut bien
drftsrr. Athimmrauat t'ff >in irait 1-, t'ctiii'i. Paris. (!al limai d. 1976, p, IBG tiommnirntl. s apercevoir que la clef de voûte de l’édifice réside dans la notion à ’exprès-
266 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 267

sion, laquelle ne se restreint pas au champ limité des données «linguisti­ grave erreur consisterait cependant à poser pour ainsi dire le besoin et la
ques», puisqu’il s’enracine ailleurs: dans l’êt re-in car né de la subjectivité. passion sur le même plateau de la balance — comme s ils formaient deux
Ensuite, il ne faut jamais oublier que la question de T « origine naturelle» déterminations homogènes de la sensibilité. Etant donné que 1 analyse de
de la parole se trouve posée par Rousseau de telle manière que cette nais­ Rousseau est d’inspiration généalogique et non métaphysique, il apparaît
sance à la parole n’apparaît jamais, en tant que pouvoir de prendre la parole, également que, loin de dépendre, en son être-passionnel, d’une cause objec­
comme une saisie de quelque chose d’extérieur ou d’étranger au parler tive (elle-même toujours « occasionnelle » du fait de sa liaison avec la
lui-même, comme si cet acte aurait consisté à aller puiser dans le fonds vérité du monde), le « besoin moral » inhérent à la « passion » est au
d une langue déjà formée ou dans le creuset de significations objectives contraire ce qui trouve et puise son origine en soi-même, quand le senti­
déjà constituées, de quoi véhiculer une quelconque « idée ». ment provoqué « à l’occasion » devient si envahissant, si « saturant » qu il
écrase l’être qui l’éprouve tout entier contre lui-même, en lui ôtant de sur­
!
66 66 croît la liberté de s’y soustraire. O r, c ’est là le destin de tout sentiment, de
quelque nature ou de quelque origine qu’il soit, si 1 on admet, comme 1 a
Nos remarques précédentes nous ont montré que l’essence de la parole parfaitement mis en lumière Michel Henry dans son Essence de la manifesta­
ne se trouve déterminée en terme d’origine que dans la mesure où cette tion, que « ce qui caractérise l’être du sentiment et le détermine, [c’est tou­
essence, en se phénoménalisant, transit de pan en part l’actualisation phé­ jours} l’impossibilité de se libérer de soi, de ménager, en arrière de lui-
noménologique de ce dont elle est le fondement. Nous poserons donc même, comme une position de repli où il lui serait loisible de se retirer et,
l’axiome suivant : l’origine de la parole est la parole de l ’origine - étant entendu se retirant ainsi de soi, d’échapper à ce que son être peut avoir d’oppres­
q u ce logos de l'origine est un a se recueillir sur soi-même » du Soi de la vie, en tant sant ». Car, « en ce qui concerne le sentiment et son rapport à soi, la pres­
qu ’ « expression » immédiate et toujours « significative » du sentiment de soi. C ’est cription de Yeidos est précisément qu’aucune dimension de repli ne peut
en effet dans ces conditions que la parole native, la parole à « l’état de être dépliée, de telle manière qu’il n’y a rien entre lui et lui, pas de recul
nature », la parole qui nous fait naître en elle et ainsi à nous-mêmes, n’est possible ; de telle manière que, acculé à l’être, à son être, y adhérant point
pas autre chose que le dire de l’amour de soi ; et ce qu’elle dit, c ’est ce par point, il lui est livré de cette façon, en toute impuissance, dans la pas­
même amour, pour autant toutefois qu’il s'ex-prime. Rien n’est donc plus sivité du souffrir [ou du “subir” . Le sentiment est le don qui ne peut être
normal que de voir Rousseau passer, au cours de son analyse généalo­ refusé, il est la venue de ce qui ne peut être écarté »'.
gique de 1’ « origine des langues », de la considération du stade physique à Contrairement à l’être-passionnel du sentiment, cela, dont le subir
celle de 1 état naturel, c est-à-dire du « besoin » à la « passion », ou plus peut toujours être refusé, cela, qui peut être écarté, soit par la satisfaction
exactement encore : du besoin « physique », objectivement constatable, qui fait suite à sa venue, soit par un certain accommodement vis-à-vis de
sinon quantifiable —pression dont l’extension est toujours factuelle, puis­ son affection, Rousseau l’appélle le besoin. Le besoin (et non le « besoin
qu’elle dépend d’une connexion entre deux objets prédonnés : d’une part, moral », autre nom de la « passion ») renvoie dans les premiers chapitres
l’organe corporel sensible, et, de l’autre, 1’ « affectant » extérieur qui, en de Y Essai à ce qui, à l’inverse de la passion, se reçoit passivement dans une
I occurrence, puisqu il s’agit d’un besoin, et donc d’une insatisfaction, certaine opposition par rapport à soi-même. Pour autant que cette opposi­
vient à manquer —, à la passion, à cette force dite «m o ra le » , qui, du fait tion constitue l’être de la sensibilité en tant que détermination organique,
de son essence intensive et strictement affective, prend issue en soi-même c’est-à-dire le mode selon lequel les sens reçoivent quelque chose qui les
et éprouve, sur la base de ce qu’elle est, le besoin précisément de « s’ex-pri- affecte, le besoin est lui-même compris comme étant une sensation parve­
m er», en un sens précis, qu’il va nous falloir maintenant dégager. nant à la sensibilité à partir de ce que celle-ci n’est pas, à savoir un
Cette opposition entre l’extension du besoin et l’intensité de la passion contenu sensible se manifestant comme tel à la faveur de cette passivité-là.
structure en effet l’argumentaire des premiers chapitres de YEssai sur l'ori­ Et comme pour mieux signaler que le besoin est un contenu que la sensi­
gine des langues, offrant ainsi à Rousseau une occasion de spécifier l’angle bilité a le pouvoir de produire en soi, mais qu il est en lui-même dépourvu
sous lequel il entend envisager l’essence de la passion en général. Une de la capacité de se donner et que, de ce fait, il ne se confond en aucune
manière avec un « don », avec ce don qui précéderait toute demande

1• n x o n n a il n i m moins que le besoin physique fait agir, met en branle et incite à « gesti­
culer » ( EO L, 376), mats il n'engage pas comme tel le destin de la parole ; autrement dit, il vise son objet
sans aspirer à Ja communication.
1. M. Henry, L ’Essence de la manifestation, § 53, op. cit„ p. 593.
268 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 269

effective et se suffirait toujours à lui-même pour apparaître comme ce qu’il cation ». Dans rr ras, le concept d ’origine n’aurait d’ailleurs eu aucune
est - comme une puissance de donation, comme une «n a tu re » au sens nécessité ontologique réelle; il serait même devenu un synonyme de cause
propre du moi . bref, pour indiquer que le besoin consume une demande - une cause qui aurait alors supposé accomplies l'ouverture d’un monde,
de ce qui ne cesse précisément de lui manquer, Rousseau s'est employé à le l’épreuve de l’altéritc et la conscience d’nn rapport «logique» ou « tech­
situer dans la sphère transcendante du corps organique, c ’est-à-dire à l’in­ nique» instauré entre fins et moyens, toutes conditions que Rousseau,
térieur d’un horizon de manifestation objective. Par opposition à ce d’emblée, a soigneusement dissociées du phénomène envisagé. L ’analyse
besoin, la détermination qu'il identifie à la passion, le besoin qu’il qualifie poursuivie dans l’Essai, il faut insister sur ce point, a un caractère généa­
de morai a, pour sa part, pour fonction de renvoyer à la sphère immanente logique et implicitement phénoménologique, ce qui signifie que l’origine
pure de la subjectivité, où il constitue l’étre-en-puissance de tout sentiment (cet en question - si tant est qu’on puisse ainsi la mettre en lumière - est une
être-en-puissance du sentiment étant d’ailleurs en même temps son pure semblance qui, pour avoir été dégagée au terme d’une épochè métho­
impuissance insurmontable à f égard de lui-même). La « passion » circons­ dique, ne présuppose rien d’autre qu’elle-même, que sa propre condition
crit la passivité inhérente à l’essence même du sentiment, la passivité radi­ de possibilité, sa propre nécessité intérieure. E t comme cette condition
cale du « se souffrir soi-même » qui en caractérise la donation phénoméno­ participe de la passion, c ’est-à-dire en vérité de cette passivité affective du
logique. C ar, en tant qu’il se trouve lié par sa passion à l’égard de moi qui s’enracine dans l’amour de soi propre à la vie, la parole originelle,
soi-même, le sentiment se montre en réalité - en la réalité de son autodo­ loin de dépendre de la négativité d’un besoin, loin de procéder de la relati­
nation - totalement passif par rapport a) à ce qu’il est, et b) à la nécessité vité du manque, prend au contraire naissance dans la positivité ontolo­
de son «expressivité», en tant que celle-ci est une modalité suprême du gique de l’auto-affection, dans le trop-plein de ce sentiment de soi sous la
«se souffrir soi-même». Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que 1 Essai sur forme duquel s’essencifie la naturalité surabondante et absolue de l’être.
l’origine des langues accorde en son chapitre IX une place considérable au Certes, la plénitude de cette passion primordiale renvoie d’une certaine
phénomène de la pitié, ce sentiment en vertu duquel nous sommes portés manière elle-même a un « besoin », à une force qu’elle ne cesse, en son
à nous identifier à la souffrance de nos «sem blables». En effet, compte autodébordement constitutif, d’excéder. Mais ce besoin n’en demeure pas
tenu du fait que, sur le plan des principes constitutifs de la subjectivité, la moins « moral », c’est-à-dire structurellement identique à la passion, car il
pitié se conjugue immédiatement avec l’amour de soi, l’origine de l’ex­ équivaut à un Désir qui, comme tel, participe de la « bontc naturelle », au
pression primitive 11e saurait être uniquement passionnelle : elle est aussi sens où il possède la nécessité et la positivité surabondante d’une essence1.
bien compassionnelle. Et cela de telle sorte que le fait pour nous de corres­ Dans 1 Essai sur l origine des langues, Rousseau situe donc la communica­
pondre à telle ou telle parole donnée, le lait d’y répondre équivaut à tion « primitive » ou « naturelle » - de meme que la communauté
euietidrc cette parole résonner d'une demande originelle, d’une souffrance humaine en général2 - au sein de l'économie de déploiement de ce
primordiale, qui se décline, selon Rousseau, a la manière d un appel à
«besoin absolu» (D , 806) qui se trouve porté à l'ex-pression de son op-pres-
l'aide - comme nu nimez-moi oit un aidez-moi (EO l,, H)H). sion intime': besoin purement ontologique qui entraîne immédiatement, cl
11 y aurait donc toutes les raisons de penser que l’origine pathétique
sans 1 aide de la réflexion, le Soi à entrer en communication avec un
du langage ne procède guère de l’expérience d’un « manque affectif ini­
« autre » Soi, afin de mettre en commun avec lui la charge du « sentiment
tia l» , comme a pu le supposer à tort un éditeur éminent de t’Æîîaî1. Ce
de 1 existence » dont il pâtit et ne cesse de souffrir individuellement, ce sen­
qui préside au surgissement de la langue, ce qui détermine notre naissance
timent dans la tonalité réconfortante ou accablante duquel la vie l’a tou­
à la parole n’est guère quelque désir insatisfait qui tendrait à se satisfaire
jours déjà «p osé» inexorablement comme celui qu’il est, c ’est-à-dire
hors de soi en élisant, comme moyen d'y parvenir, la voie de la « comnium-
comme cette « n a tu re » qu’il incarne et éprouve en chaque point de son
être, et dont autrui ne peut que reconnaître la réalité constitutive, étant lui-
même soumis à une condition similaire.
] . Vo ir l;i préscnl lion ilo J . Slnrnliiniki cl.ni« son édilinn .le- pni-lic- cil- IVùicri, Paris, Gallimard, ml! .
« Folio-P.ssais », H MH ), p. 30. Il rat à noi. r ,|ur <•<•«<• c-.vprrssinn a élê ton lirui c m rn u -m irliréo lors de la
H-piise de ( e l l e pr. senl.uion clans les O C . V. p. C I . X X X . mais IVspril qui préside à l'inlerpic'-talimi de l' f o - ii ' • •t ....................... i ' " * ...................... i . ' i . - u t\ p u . \ n i ix tM isse n t. ii.tn u e u » m ie n i iuni Don
wi, cle mem e hélas in. lia nt e (nnc phrase c o mm e • « l' inléiioriir .illrrlivr lésnlte d'em rapport avec- l'exlé- « tic t e l l e lit m i e a b s o l u e ( [ i n l ; t i l ( [ i n n i r « l i m e e s ! c e c | t i Y l l r d o i l r i r e p a r .sa n a l t i r e » i c i . i ) ( ; f t p 1 ;r»)
ricmr » |p. C I . X W V I | témoigne en elle! n é s i l a iie m nt l qu'il n V m isaqe jama.is l'ordie de londation phé ­ 2 . ( t o m m e n i l è m , , i , ; l l , ' i i l 1rs Irslrs rn ir.n 1 rs h |., m ,„ ;,lr de |;i ,o ,„ p n ssio n m i'o n priil li.r ,| .„ „ , ,.
noménologique des phé nom ènes, et eonlonri de ce lait leur « cause (loeijoursl oc casionnelle » avec leur m oine ecrh j d . h . O l , s u : m m p,
vnsinr. La détermination de la subjec tivité ronsseauiste - laqu. Ile ne se londe aucun eme nt dans la tracls- 3 . C 'eu t i . l an <li m cu iau L une nouvelle diflrrrnrt* entre le besoin e t ta passion, m êm e si le second
re nd an re de l'être - est alors pai hibernent manquée. D iscou rs préfère évoquer c d lc -c i sous le nom Hc « besoin naturel ».
270 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 271

Or, étant donné que « l’effet naturel des premiers besoins [= physi­ chercher à vivre force à se fuir » (ibid.) . O r, ce qui, dans la passion,
ques, corporels, mais non charnels] fut d’écarter les hommes et non de les appelle à ce rapprochement, ce qui en elle suscite ce « besoin moral »,
rapprocher», et qu’ «il serait absurde que de la cause qui les écarte vint c’est justement la passion elle-même, pour autant qu’elle s’exprime sous la
le moyen qui les unit », la seule question qui nous vient maintenant à l’es­ forme d'une parole primitive, dont la charge consiste à « décharger » par sort
prit consiste à savoir « d ’où peut donc venir cette origine?» (EOL, 380). appel au secours, par sa tendance au soulagement, le fardeau insurmon­
La réponse constante de Y Essai est alors la suivante: «D es besoins table de l’affectivité identique aux ex-pressions de l'amour de soi. En ce
moraux, des passions» (ib iJ.j. Et l’on comprend enfin pourquoi : car, s’il sens originel, et dans la mesure même où elle n’est pas un « artifice »,
est vrai que le besoin — la faim, la soif - concerne, dans ce texte, la corpo- mais une donnée de la nature, la parole se trouve à l’origine « arra­
réité organique exclusivement, la passion — l’amour, la haine, ht pitié, la chée » sous la forme d’un « cri ». Par ce « cri de la nature », Rousseau
colère, ou, comme le disait à soi-même Rousseau dans un passage des Dia­ indique en effet non seulement que cette parole est phénoménologique-
logues déjà cité, « tes sentiments, les désirs, ton inquiétude, ton orgueil» - , ment non constituée, mais qu’un tel «lan g ag e» doit sa non-constitution
toutes ces passions, toutes ces modalités de l’amour de soi apparaissent d’origine au fait qu’il est primairement (ou «instinctivem ent», pour
pour ainsi dire naturellement comme étant déjà «m orales», c ’est-à-dire user de la terminologie rousseauiste) donné dans la passivité absolue où
« sociales», ou plus exactement « communautaires», et cela pour la raison repose l’essence de toute passion particulière. C ’est ainsi que «le premier
essentielle qu’elles ne peuvent faire autrement, du fait de leur passivité langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le
intrinsèque, du fait de leur «souffrir» constitutif, que jeter les individus seul dont il eut besoin avant qu’il fallût persuader des hommes assem­
vivants les uns contre les autres ou les uns sur les autres. Tel est l’intérêt blés, est le cri de la nature. Comme ce cri n’était arraché que par une
ontologique incontournable, irréductible de la passion - son intérêt dira- sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours
t-on «général » - , qu’elle définit la sphère essentielle du Soi en tant que dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il
son être est constitutif de 1 « a ire » dans laquelle est appelé à la présence un n’était pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où
autre Soi, puisqu’elle forme a priori le lien entre eux. Cette aire d ’influence ou régnent des sentiments plus modérés» ( DOI, 148). On observera, en
de sympathie réciproque, plutôt que de se déployer au-dehors, dans les limites passant, que le langage le plus individuel, le plus subjectif (puisqu’il
phénoménologiques du Monde, c ’est-à-dire au lieu de dépendre de la exprime un sentiment par essence incommensurable, et qu’il est éprouvé
structure apophantique du «co m m e» en vertu de quoi tout étant appa­ de l’intérieur, de manière aussi immédiate qu’invisible) est dit, sans nul
raît en tant qu étant, en tant que tel ou tel, ce lien, donc, est d’emblée affec­ paradoxe, être également le plus universel. C ’est qu’au logos naturel de la
tif, anoétique. Etant alors retenu par ce lien, « autrui » {dans la semblance vie, à ce parler qui enracine son expressivité dans la nature et qui
initiale de sa coprésence) ne se présente jamais comme un « autre », comme contribue à sa révélation en tant que vie, il échoit la même structure
un aller ego doté de caractéristiques particulières et descriptibles ; « autrui » uni-verselle (unique et diverse) que celle-ci. Pour autant qu’elle se
apparaît dans la similitude fondamentale de son être-Soi, et il apparaît confond avec l’affectivité de la vie, la parole primitive doit aussi se com ­
ainsi aussitôt comme aimable, aimant, détestable, haineux, souffrant, prendre pareillement : elle est partout la même (d où son universalité) et
méprisable, estimable, etc., ce que, pour le regard «objectif» de la raison, à chaque fois une autre (d’où sa singularité), selon qu elle se laisse ex­
il n’aurait sans doute pas à être. Car, lorsque autrui surgit de prime primer par tel ou tel, en cette voix ou en cette autre.
abord, il paraît sur fond de la vie en lui, et ce rondement affectif (ou
es
« naturel ») qui l’unit à son « semblable » ne vient jamais de surcroît qua­ se, es
lifier le rapport intersubjectif. Tout au contraire, ce fondement - qui
donne lieu à un lien d'intérêt immédiat - suscite le rapport, et il le suscite Sans doute, nous saisirons mieux ce dernier point de doctrine si nous
en posant justement face à face les deux « termes » entre lesquels ce rap­ nous rappelons que ta compréhension de la voix comme parole de 1 âme,
port est conduit à se produire. ou (ce qui revient au même) de la parole comme voix de l’âm e, est ce^dont
De même que la passion constitue l’intérêt immédiat du moi, le moi un poète comme Mallarmé a voulu, lui aussi, témoigner, «tou te âm e»
étant toujours déjà concerné par elle, défini par elle, jeté pour ainsi dire étant pour lui «u n nœud rythm ique»1 et en ce sens «u n e mélodie qu’il
en son centre, c ’est-à-dire en son cœur, de même cette passion est produc­
trice de communauté, et par là de communication. Rousseau écrit à cet
l . S. Mallarmé. Pages diverses : I m Musique et Us lettres, in Divagations, Igitur, Un Coup de dés, préface
égard : « Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de
272 Rousseau, éthique el passion Poétique de la passion 273

s’agit de renouer, et pour cela, sont la flûte et la viole de chacun »'. Nous ne quittent pas les limites de sa sphère d’immanence radicale], laissant
le saisirons mieux, car si nous articulons ce point de vue à celui de Rous­ peu de chose à faire aux articulations qui sont des conventions [des pro­
seau, nous pourrons alors nous apercevoir que 1’ « origine des langues » est ductions inanimées de l’art, extérieures et objectives, et comme telles
ce qui abrite toujours en son sein ce que nous appellerons l’esprit de la dénuées de la possibilité de faire “signe” vers leur origine subjective par
parole. Par esprit de la parole il huit entendre l’êlre-Soi du parler, le fait essence individuelle], l’on chanterait au lieu de parler: la plupart des
que la parole, en sa « prise » même, ne laisse d’être toujours incarnée. mots radicaux seraient des sons imitatifs, ou de l’accent des passions, ou de
L ’esprit de la parole est l’incarnation du parler en une gestuelle et en une l’effet des objets sensibles : l’onomatopée s’y ferait sentir continuellement »
voix - si «les passions ont leurs gestes [...] elles ont aussi leurs accents» {EO L, 383). La question est alors la suivante: en quel sens l’auteur de
(EO L, 378), dit Rousseau - , mais surtout en une bouche et en une langue, ce cette page inouïe emploie-t-il le terme d’imitation ? Aurions-nous affaire à
qui est loin de vouloir dire : en un ensemble d’organes corporels, puisque un cratylisme de l’Intériorité? Comment Rousseau se permet-il de nous
cela signifie bien plutôt que cet « esprit » s’identifie à la force archi-singu- parler de « mots radicaux » ou d’un « langage premier » qui reposeraient
lière d’exister et à la puissance absolue d’agir — autrement dit au comme tels dans l’ordre invisible de la nature ? Ou pour le dire autre­
« Désir » - , en quoi se confond notre subjectivité (sinon notre « nature ») ment : lorsque l’auteur de YEssai parle à ’expression de la passion, a-t-il vrai­
tout entière. C ’est ainsi, en tout cas, que, le parler étant fait primitivement ment l’intention de signifier que la passion est, au moyen de la voix, repré­
« d ’accents, de cris, de plaintes» ( ibid., 380), son incarnation se mesure à sentée, sinon « reproduite » ? Quels rapports mimétiques est-il légitime de
la vibration tonale et tonique de sa presse intérieure, soit, en réalité, à la tisser entre l’accent, les cris, les plaintes, les voix, les sons, le nombre (qui
diversité des voix et des ex-pressions pathétiques qui, à défaut d’articuler ou de sont « de la nature »), et les passions diverses et nombreuses qui se pressent
combiner artificiellement les sons entre eux, les « chantent » bien plutôt. dans le cœ ur humain et le font battre ?
L ’incarnation du Dire est toujours ex-pressive et son ex-pression est tou­ Il faut là aussi en revenir au même point, c ’est-à-dire à la nécessité de por­
jours « mélodique » : alternance et fusion des tons, transformation des ter une attention soutenue à la signification de ce terme d’expression dont
tonalités les unes à partir des autres, passage des affects les uns dans les Rousseau se sert si souvent dans YEssai pour indiquer le mode sur lequel se
autres, libération rythmique - « au fil des dispositions secrètes » de l’âme — « prononcent » les modifications passionnelles de l’amour de soi. Pour nous
de la force du sentiment d’exister au fond duquel prend naissance, chez introduire à cette subtile question de 1’ « expression », il est bien tentant de
l’individu qui entend se mettre à son écoute, c’est-à-dire chez celui qui nous reporter à l’article que Rousseau lui a consacrée dans son Dictionnaire de
désire s’y incarner vraiment, un « style inégal et naturel, tantôt rapide et musique. Dans la mesure où ce qui y est dit de la « mélodie » se fonde immé­
tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai», un style diatement sur la conception de la parole primitive ou ex-pressive, il est certes
qui, dans ces conditions, ne se surajoute jamais à l’histoire personnelle de aussi légitime qu’instructif d’appliquer en retour ce propos à celle-ci. Rous­
l’individu mais qui, dit magistralement Rousseau, en fait «lui-même par­ seau déclare en effet : « Ce qu’on cherche à rendre par la mélodie, c ’est le ton
tie» (ébauches des C. 1154). dont s ’expriment les sentiments qu’on veut représenter ; et l’on doit bien se garder
Cette dernière remarque tirée des Confessions a l’avantage de nous d’imiter en cela la déclamation théâtrale, qui n ’est elle-même qu’une imita­
ramener directement aux propos tenus dans VEssai, et notamment à ce tion, mais la voix de la nature parlant sans affectation et sans art. Ainsi le
texte où Rousseau s’interroge sur les rapports qui sont censés unir la plu­ musicien cherchera d’abord un genre de mélodie qui lui fournisse les
ralité des voix aux mots de la première langue. Rousseau écrit : «C om m e indexions musicales les plus convenables au sens des paroles, en subordon­
les voix naturelles sont inarticulées, les mots auraient peu d’articulations; nant toujours l’expression des mots à celle de la pensée, et celle-ci même à la
quelques consonnes interposées effaçant le hiatus des voyelles suffiraient situation de l ’âme de l ’interlocuteur : car, quand on est fortement affecté, tous les
pour les rendre coulantes et faciles à prononcer. En revanche, les sons discours que l’on tient prennent, pour ainsi dire, la teinte du sentiment général
seraient très variés, et la diversité des accents multiplierait les mêmes voix : qui domine en nous, et l’on ne querelle point ce qu’on aime du ton dont on que­
la quantité, le rythme seraient de nouvelles sources de combinaisons ; en relle un indifférent » ( D M , 819). Il est clair que les renseignements que nous
sorte que les voix, les sons, l’accent, le nombre, qui sont de la nature pourrions dégager de ce texte (et nous en avons souligné en italiques les
[c’est-à-dire qui sont fondés dans la vie subjective et, constitués par elle,1 principaux) ne suffisent pas à nous expliquer le fond de l’affaire. Ils n’en
demeurent pas moins utiles, dans la mesure où ils mettent en relief diverses
notions et oppositions auxquelles il importe de souscrire pour aller de
1 . S. M;ill:u tn<\ !)irniiation\ : (Ï d .w iir in ,v, of>, rit., p. !2 l-k l'avant dans la compréhension des questions posées.
274 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 275

Lu « to n » , nous dit d’abord Rousseau, est le registre sur lequel s’ex­ nous mettent sur la voie, ces remarques extraites de l’article « Expression »
prime le sentiment. O r, la manifestation du sentiment ne saurait cire autre­ du Dictionnaire de la musique, n’ont pas la possibilité de livrer avec assez de
ment qu'hétérogène à sa représentation. Dans le cas de la mélodie et de profondeur le secret tant attendu de l’expression. En dépit de sa brièveté,
sou analogon (la parole primitive), cc n’est donc pas cette représentation c’est encore 1’.Essai qui se montre à cet égard le plus éclairant. Voici ce
que l’on se préoccupera d’ « exprim er» : c ’est Pex-pression du sentiment qu’on y lit au sujet de l’expression originelle : « Comme les premiers motifs
que l’on imitera. Mais de quelle imitation s’agit-il? Est-dle elle-même qui firent parler l’homme furent des passions, ses premières expressions
synonyme de re-présentation ? Si la question mérite bien d’être posée, elle furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre
ne peut toutefois que rester ouverte, tant que l’on n’aura pas pris en fut trouvé le dernier» ( ibid., 381) — texte fondamental, qui présente 1 im­
compte les deux points suivants. 1 /Lorsque la voix de la nature parle et mense mérite de nous apprendre sans détour que le mode d’être de l’ex­
se fait entendre, elle le fait, précise Rousseau, sans an, c’est-à-dire sans pression (parlée-chantée) est tropique. Autrement dit : «figuré».
affectation ni artifice, sans emprunter ses moyens d’expression à un fonds Ce serait toutefois une bien regrettable erreur que d’imaginer
d éléments hétérogène (signes linguistiques, accords musicaux disposés - comme le fait, par exemple, Jacques Derrida, qui se sert de Rousseau
harmoniquement, etc.) ni avoir recours à un mode d ’ « imitation » qui comme d’un repoussoir lui permettant de justifier sa propre théorisation
dangereux supplément —la redouble et l’altère. Certes, « il faut toujours de la m étaphore1 - qu’en parlant de «langage figuré» Rousseau se réfère
dans toute imitation qu’une espèce de discours supplée à la voix de la directement au langage dit « métaphorique ». Certes, le terme de méta­
n ature» ( EO L, 41 7), mais il faut aussi, et surtout, prendre garde à ce que phore apparaît bien dans ce chapitre III de VEssai, mais il n y apparaît
cette imitation ne soit pas « ju ’une imitation », à l’instar de la «déclam a­ justement pas au début, là où il est seulement question du «prem ier lan­
tion théâtrale ». 2 /S i l’expression des mots se doit d’être subordonnée à gage » qui « dût être figuré » ; il ne vient pour ainsi dire que secondaire­
[ expression de la. pensée, il importe aussi que celle-ci soit elle-même assujet­ ment, et en fin de chapitre, caractériser le substitut, le représentant objectif de
tie à la «situation de l’âme de l’interlocuteur». O r, c ’est là que nous tou­ la parole primitive: langage de remplacement, langue dite «simple et
chons à l’essentiel de la doctrine rousseauiste, car cette « situation » équi­ méthodique » car composée d’éléments linguistiques distincts, de signes
vaut très exactement à ce que nous avons, autorisés en cela par la déjà formés et disponibles, et, pour cette même raison, comparables et arti­
conceptualité des Rêveries du promeneur solitaire, nommé la « position ontolo­ culâmes entre eux selon un art discursif et un ordre syntaxique qualifié
gique du S oi» - cette disposition que nous devons sans hésiter com ­ lui-même d’arîi-ficiel dans la mesure où ces sons con-signés en « système »
prendre comme celle que le moi «in carn e» et dont il «jouit » dans la vie, et as-signés à du Sens sont rangés comme tels par Rousseau sous la
cette jouissance étant par ailleurs ce qui résulte de la tonalité de fond selon rubrique générale de la « convention ». C ’est ainsi qu à la fin du cha­
laquelle se modalise le sentiment de l’existence comme sentiment pitre III, l’Essai déclare, sans éveiller d’équivoque nous semble-t-il:
(d’amour) de soi. Cette tonalité de fond qui se modalise toujours en « L ’image illusoire offerte par la passion se montrant la première, le lan­
termes d’insistance dans la joie ou de persistance dans la douleur (la pre­ gage qui lui répondait fut aussi le premier inventé ; il devint ensuite métapho­
mière ayant, pour Rousseau, une primauté éthique sur la seconde), et qui rique quand l’esprit éclairé reconnaissant sa première erreur n’en employa
est pour cela à chaque fois spécifiquement orientée, vient alors « colorer » les expressions que dans les mêmes passions qui l’avaient produite» (EO L,
l’ensemble des désirs, des dispositions et des représentations qui nourris­ 382) - remarque qui sert très exactement à conclure en faveur d’un
sent la «situation» subjective de I’ « interlocuteur». Ainsi surgit, d’après double paradoxe, dont la découverte fait de Y Essai sur l’origine des langues
Rousseau, « la teinte du sentiment général qui domine en nous » - cette un monument de la pensée occidentale, à supposer du moins qu’on en
teinte qui participe du davier général dans lequel la portée de l’existence, entende le message comme il mérite enfin d’être entendu.
c ’est-à-dire le tout des dispositions affectives, diversement et successive­ Notons d’ores et déjà en quoi consiste ce paradoxe. Celui-ci concerne
ment données, s’élève relativement à la clef consonantique qui en fonde le langage en son caractère dit « figuré » et en son sens dit « propre ». Il faut
l’unité et la maintient en soi-même1.
Ces deux points, il est certes nécessaire de les rappeler, mais ils sont
loin de pouvoir suffire. De plus, même s’il ne fait aucun doute qu’elles
1. Cf. J . Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 381-397, qui fait sur ce point un contre­
sens majeur. Il est aussi regrettable qu’en dépit de sa clairvoyance habituelle,Jean Starobinski, en son edi­
tion critique de VEssai, dans les OC, V, souscrive aveuglément à la thèse de Jacques Derrida qui ne tient
hélas, en ce qui concerne du moins l’enjeu du chap. Ill, pas assez compte de la \ubtdite extrême du texte
1. Cf. rupra, chap, 4.
rousseauiste.
276 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 211

bien voir que pour Rousseau 1 /la langue est susceptible d’unefigurabilité Or, si notre tâche consiste à développer et à comprendre ce tableau, et
qui ne relève en aucune manière du procès de signification, c’est-à-dire s il est juste de penser qu’il y a peu de textes qui aient suscité autant de
qui ne dépend ni de la translation du sens, ni d’une métaphorisation contresens que YEssai, il importe de le considérer avec la plus grande
intentionnelle. En effet, si l’on admet que « d’abord on ne parla qu’en attention.
poésie» ci qu’ « on ne s’avisa de raisonner que longtemps après» {ibid., 1 /O n commencera par souligner ici que cette dernière phrase du cha­
381), il y a tout lieu de croire à l’existence d’un langage figuré qui ne par­ pitre III est un rajout au texte originellement écrit ; elle aurait donc très
ticipe en rien de ce qu’on conçoit communément sous le titre de « sens bien pu ne pas y figurer, ce qui aurait bien embarrassé l’auteur de la
figuré» (symbolisation ou allégorisation), ce langage dit figuré procédant Grammato/ogie. Quant au terme « expressions » que cette phrase contient,
bien plutôt (et nous y reviendrons plus loin) d’une schématisation on notera aussi qu’il a d’abord été écrit au singulier ( « expression » ), puis
expresse de la semblante initiale (celle-ci étant, comme on l’a vu, la prime bille et remplacé par «les termes», pour être ensuite restauré, à la suite
dotation d’être). 2 /L e «sens propre» qui échoit à toute unité signifiante d’une nouvelle bîlfurc, mais au pluriel cette fois. C ’est là de toute évidence
de la langue u'esi pas antre chose eu réalité qu’un sens, nous ne dirons pas une hésitation fort significative, et, de plus, parfaitement fondée, s’il est
« figuré » (si nous réservons maintenant cette épithète aux ex-pressions de vrai qu’elle procède du statut ontologique de la parole dont il est ici ques­
la parole primitive), mais métaphorique, cette métaphoricité du sens étant tion, autant que du point de vue selon lequel cette parole s’y trouve consi­
alors constitutive de la langue de convention (c’est-à-dire propre aux mots dérée. S’agissant du langage premièrement « inventé », la locution qui s’y
seulement intelligibles ou signifiants, mais non pas parlants ou significa­ réfère et qui lui convient le mieux ne peut être en effet qu’au singulier
tifs) et pouvant elle-même, à telle ou telle occasion, donner lieu à la for­ - chaque voix qui se manifeste étant une auto-ex-pression unique et irré­
mation de métaphores (en tant que figures de rhétorique, ou tropes). Bref, ductible de la subjectivité passionnée, et passionnée de prime abord par
alors que le langage dit « figuré », c’est-à-dire la parole qui a le « trope » soi’. S’agissant en revanche du langage substitutif, généalogiquement
pour trait d’essence, ne produit pas comme tel un « sens figuré », le « sens second et, à ce titre, métaphorique1, c ’est-à-dire, d’abord, « déplacé » par
propre » du discours est, quant à lui, de nature « métaphorique ». Tel est rapport à la réalité (soit : p ar rapport à la subjectivité comprise ici en
le paradoxe. terme de passion), et jeté par-delà ce qui rend cette réalité proprement
Pour plus de clarté, et pour ne pas nous étendre plus avant sur l’éta­ significative ou, comme nous disons aussi, « p a rla n te » , la locution qui y
blissement des dichotomies rousseauistes, schématisons, avant de les expli­ renvoie et qui lui est le plus appropriée ne peut alors s’énoncer qu’au plu­
citer, les termes du paradoxe : riel, puisque sa structure signifiante est toujours arli-culée, composée de
plusieurs éléments simples ou complexes, rangés dans un ordre objectif
précis. Rousseau aura ainsi écrit dans un premier temps: «les tenues»,
procès de
m étaphorisation mats, rom me cela manquait de précision, comme l’origine passionnelle de
ou de translation du sens : la langue (de la «prem ière langue») y semblait alors beaucoup trop dissi­
parole <— substitution —» système muler, il aura finalement préféré le mot expressions, mis au pluriel toutefois,
prim itive du phénoménologique de la langue car si ce mot \cut bien dire la meme chose que les « termes» qui compo­
à l’herm éneutique sent le langage conventionnel, propre et exact, ti se trouve également
cl institution
pourvu, grâce à l’aptitude qui est la sienne de renvoyer indirectement à
des significations
1’ « ex-pression » passionnelle et subjective (au singulier), de l’avantage
discours
d’en signaler la nature fondamentalement supplétive.
« langage
figuré » * m élaphorique 2 /C e s considérations lexicales posées, la signification du chapitre III ne
poésie poïêsis peut que nous apparaître avec plus de netteté. En toute rigueur, le texte de
,--------"-------- V Rousseau signifie a) que le langage métaphorique est le langage de la raison
sens propre sens figuré
(figure
de rhétorique : I On compiendra plus loin pourquoi nous écrivons « ex-prrscjnr, nu tiret.
m étaphore, 2. Pour Rousseau, noion^-lc avant d y revenir plus longuement, le niètairiuntqur nYsi lias t e uni
trope) résulté rie la mé taphore. C Y s i h i m plutôt la mé taphore elle-même (le se., . - ou xunl.oliniiei qui
depend du méla pho riqu e. au mê me titre d'ailleurs que le « sens pt opi e >».
278 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 279

« politique », non l’expression immédiate (et poético-tropique) du cœur. fier. Les «expressions» de la première langue sorti toujours d'un seul tenant
En ce sens insigne, il n’est donc pas originaire. Il signifie également b ) que - uniques et totales, universelles et spécifiques (puisqu’il en est ainsi de
1’ « erreur» à laquelle nous expose le langage primitif et figuré - cette tout sentiment), et leur expressivité, qui est coextensive à la vie qui s’ex­
« image illusoire » que nous « offrirait », paraît-il, la passion - n’en est pas prime en elles, est aussi co-intensive à la passion qui se révèle à soi au
une dans l’ordre strict de la nature, c’est-à-dire dans l’orbe de cette Innigkeit cœur de l’affectivité transcendantale.
que n’atteignent jamais sans justement la dé-naturer. la réflexion ou la rai­ Par conséquent, ce n’est jamais à partir de la prise en compte d’élé­
son. Le caractère erroné ou trompeur de la « langue figurée », le fait que cette ments « langagiers » objectifs et formalisables — tels que a) le signe (en
langue puisse donner lieu à des images illusoires n’apparaît comme tel qu’à tant qu’imité d ’un signifiant et d’un signifié), b) le « pouvoir physique
1’ « esprit éclairé » qui, dans le jugement, as-simile ou compare le sens de ce des sons» ( EOL, ‘118) ou c) à l’inverse, l’immalérialité du sens et l’idéa­
qui est dit à la chose signifiée. L ’erreur dont il est ici question, et qui relève lité de la significalion - , ce n’est donc pas à partir des présupposés cons­
soit de la dissimulation trompeuse des choses représentées dans l’énoncé, soit tants de la «linguistique», mais à partir de la subjectivité et de sa plus
de l’inadéquation à ces mêmes choses de l’énoncé lui-même —pseudos ou fal- radicale passion pour soi, que Rousseau se saisit de l’essence originelle
sum - , ne s’impose en vérité que dans les conditions apophantiques sous les­ du langage. En d’autres termes, la soi-disant «linguistique de Rousseau»
quelles se produit de prime abord le jugement identificatoire : A = A, A est n’existe pas. Ce qui existe, en revanche, c’est une poétique — une poétique de
en tant qu’A. Au plan de l’immanence naturelle, c ’est-à-dire conformément à l’expression passionnée, édifiée sur cette réalité que la passion qui se
cette « semblance » primitive dont parle Descartes et qui brille antérieurement laisse éprouver à l’origine de la prise de parole, ne connaît pas l’éloigne­
à la mise en oeuvre intentionnelle du « comprendre » (Verstehen) comme à la ment et encore moins la proximité ; une poétique, où la passion sur
possibilité de l’articulation et de l’ex-plicitation (Auslegung) du compris à laquelle elle s’appuie est donc, dans l’abolition de toute distance, essen­
l’intérieur du «jugement » ', l’ex-pression du parler originel ne laisse d’être tiellement ignorante de l’espacement, de la prise de recul, et cela quelle
vraie - mais vraie d’une vérité qui ne s’oppose aucunement à la non-vérité de qu’en soit la nature : physique ou morale, quantitative ou qualitative.
l’erreur, d’une vérité qui pour ainsi dire est dépourvue de tout contraire. La Ne tenant aucun compte de la réflexion, ni d’un quelconque raisonne­
semblance primitive (que l’entendement qui fait retour sur elle interprète en ment modérateur, et ce parce que son mode de phénoménalisation
termes d’image illusoire) est antérieure à —et indépendante de - la dualité refuse toute possibilité de mise à distance, la passion plonge le cœ ur qui
phénomène/chose en soi, ainsi que de la dichotomie paraître/apparaître, La en éprouve la surabondance dans le règne inextatique de l’immédiateté
semblance engendrée dans l’apparaître initial, dans la phénoménalisation et de l’identification. C ’est en ce « lieu » réfractaire à toute détermina­
naturelle des choses définit la substance phénoménologique de la phénomé­ tion intellectuelle - à toute lumière transcendantale - que la parole
nalité propre à cette pure auto-affection que Rousseau appelle l’amour de entre en jeu et se saisit de nous ; c ’est au fond de la nuit pathétique où
soi ; elle est, en tant que telle, le don qui ne peut être refusé, la venue de ce rien n’est plus articulable ni même dicible, qu’imposant sa nécessité la
qui ne peut être récusé, dont nous parlions plus haut12. plus indiscutable elle nous somme alors de l’incarner.
E t de fait, si la première langue n’a rien de faux, si, de son propre point de
vue, « l’image » n’est guère « illusoire », c’est parce que sa vérité, étant Sü
•SS *s
celle de l’affect en sa passion, résulte de la positivité phénoménologique de tout
sentiment en tant qu’il se sent lui-même, s’auto-affecte et ainsi s’effectue cor­ Avec la parole, il retourne primairement de l’essence de la passion. Et
dialement en s’affirmant immédiatement comme ce qu’il est et jamais pourtant, la parole n’aurait pas eu à se manifester, nous-mêmes nous
autrement. Cette manière de langage3 n’est pas non plus « simple », et elle n’aurions pas eu à prendre la parole et à nous déclarer avec orgueil et
est encore moins susceptible, à partir de cette simplicité-là, de se complexi­ superbe des « animaux doués de logos » si, conformément à cette instance
déterminée par l’être et l’essence de la passion (c’est-à-dire au fond par la
passivité absolue de l’amour de soi), les « autres » — et il faudrait même
1. M, Heidegger, Sein u ni %eit, § B 32-33, op. cit., p. 148-160 (trad. cit., p. 121-128). dire : les « semblables » —n’étaient pas également et simultanément convo­
2. Citant alors M. Henry, L'Essence de la manifestation, op. cit., p. 553. qués par chacun de nous à nous entendre, notre vocation à tous étant juste­
3. Une manière de langage qui transit, répétons-le, non seulement eet «art sublime» (DO! , 148)
qu’est la langue parlée et écrite, mais aussi toutes les formes d’ex-pression qui peuvent se ranger sous la ment d’occuper ce lieu sans espacement, sans « rapport » ni « dimension »,
bannière générale de T « arc ». Telle est la raison pour laquelle a) il vaut mieux parler, au sujet de la doc­ ce lieu du vivre qui ne se mesure jamais autrement qu’à l’aune de l’expan­
trine rousseauiste, de poétique, plutôt que de linguistique, et b) YEssai sur l'origine des langues réserve une
place énorme à lu musique cl à la peinture, en plus du thème annoncé par son litre. sion et du resserrement intérieurs.
280 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 281

Telle est en effet la thèse constamment soutenue par Rousseau qu il dire, quand luit dans la nuit la semblanee initiale du don de l'ailcrt. ce
appartient nécessairement à l’essence de la passion de. fa i» appel A autrui et qui nous porte alors h prendre la parole, ou du moins A nous exprimer, cela
que c ’est n i partie pour cela - à cause de cet appel et de la réponse qu elle n est nuire que te « besoin » irrépressible de .te dé-pmiéc du désarroi où
éveille (nie la passion peut tenir lieu en sa manifestation même, c est-a- nous plonge notre propre appartenance à la vie, c ’est-à-dire te désespoir
dire en son ex-pressivité immédiate, d'un « p a rle r» . Un parler qui est qut chacun sait veiller au fond de lui, d’être soi-même et rien d'antre que
donc lui-même un parler-les-uns-avec-les-autres {soit, dans la terminolo­ S O I. 1

gie de Rousseau, une «com m unication»), et qui l’est d’autant plus déci­ „ ^ h o ™ 1116 e -s t naturellement un être de passion, c ’est-à-dire le contraire
sivement qu’il n’est point d’autre origine du M ilm n, pour le philosophe, même de cet « être du lointain »* dont Heidegger pariait à son sujet il n’y
que cette passion « primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes a pas si longtemps. Serait-ce alors à cette seule détermination qu’il fau­
les autres 11e sont, en un sens, que des modiheattons » 4 J 1 ) d11 est drait remonter pour le caractériser de ZÔon logon tchan, de « vivant » possé­
l'amour de soi : « principe des principes» de toute donation d etre, onginc dant par essence la parole ? A cette question, l’on ne manquera certes pas
au cœur de laquelle il n’est précisément plus question ni de soi ni de i aller de repondre par l'affirmative, non sans préciser toutefois a) que la vie ne
(<■'> en lanl que tel, origine en laquelle l’un el l’autre ne se font pas face, ou doit avoir ici aucune acception « biologique », « biographique » ou « his­
Î'un ne saurait sc rendre visible à l’autre, mais où tous deux se sentent torique» die est pour Rousseau, nous n’avons cesse de le rappeler, une
plongés dans un pur rapport sans termes préétablis, un rapport sans auto-affect ion dont le mouvement dessine un pur plan d’immanence phé­
limites ni mesure objective - un rapport pour ainsi dire « sans rapport », noménologique nommé « n a tu re » ou « é ta t de n ature» - , et b) que la
comme nous l’écrivions au chapitre 3, aussi infini dans sa détermination parole ne doit pas non plus avoir le sens que lui donne la présupposition
que le pathos qui lui donne corps en l’excédant. d un langage de convention, la pré supposition du discours propositionnei
C ’est un fait que dans toute passion, rien ne se voit plus ni ne se trouve et articule, décomposable et artificiel, qui n’advient jamais qu’en «supplé­
saisi comme étant tout d’abord hors de soi, posé dans une certaine dis­ ment » de la parole primitive (de l’ex-pression non langagière) afin de lui
tance par rapport à soi - ni autrui ni moi-même. En son acception rous- donner la possibilité d’exhiber précisément au-dehors ce que nul ne voit
seauîste. la passion (c’est-à-dire l'être-en-puissance de tout sentiment, la jamais, quoiqu’il ne laisse d’être senti comme la chair même de l’existence.
dynamique de son sentiment de soi) creuse une spirale d’mtenonsation ou E t pourtant, n’a-t-on pas entendu Rousseau au chapitre fil de VEssai
s’abîme toujours le Soi, cette spirale incluant cependant dans son mouve­ affirmer très clairement que la passion «ofTre» bien «en premier » mie
ment d’expansion et de resserrement la significativité du monde lui- image, un «objet » visible qui s’avérera par la suite, lorsque sera éveillée la
rnêinc ; du moins est-ce cela qui nous autorise à qualifier toute passion de raison, inventé le langage qui en répond et attestée sa renitude possible
« vcrthmieusc ». Certes, ce vertige qui abolit les distances et les différences, par rapport au « ré e l» , lotit à fait «illu soire»? Au sujet de la « m é ta ­
qui comprime les rapports de valeur entre les étains, qui réduit le monde phore» évoquée dans ce texte, ne nous professe-t-il pas,'en outre, qu'elle
entier à un seul dénominateur commun, ce vertige qui donne d être a la ne peut naître qu’à l'occasion d’une telle invention, puisqu’elle se cnns-
passion tout en nous la donnant à éprouver est à la mesure de Y,lentement tnm a la faveur de la répétition et du souvenir de l'expérience originelle
qu'elle fait naître. El tout le monde le sait pour l'avoir vécu : il u est pas au cœ ur de laquelle aurait surgi reuo «im ag e» (ce qui, au demnnunl
de passion qui ne soit aveuglante en son vertige. Elle l’est même encore supposerait déjà l’exercice de la mémoire) ? Bref, rions avons longuement
plus que ce que voudrait en croire le sens commun, puisque ccl aveugle­ parie du sentiment, mats qu’en est-il aussi, dans l’effectivité de la prise de
ment principiet. comme Rousseau pour la première fois l’avait parlaue- parole, du rôle revêtu par l’imagination et la mémoire?
metu compris, est constitutif de la subjectivité à laquelle la passion s identi­ I ous 1er symboles du langage, et notamment 1rs métaphores qui en fout
fie ; il confère même à l'être de l'homme sa_ détermination ontologique pat tic, ne lont jamais que renvoyer à quelque chose qui leur est foncière­
première, lui qui est, comme nous l’avons déjà montré', « de tout point ment hétérogène et leur donne tout leur sens. Il n'est pas non pins de
aveugle, mais aveugle-né qui n’imagine pas re que c'est que la vue» tropes ou de «ligures» du discours qui ne désignent et montrent. A punir
(/.i\T H)h2). . .. , , une distance qu'ils creusent par eux-mêmes, ce qu'ils nul lu pré-K-mim,
l ) e c et a v e u g le m e n t de n a is sa n c e , c Y s t - a - d i r r p a r n atu re , il s ensuit de signifier. O r Rousseau reconnaît également att début de ce même cha-
qu'à l ’origine nous ne disons pas ce qu’il nous est donné de voir. A l’origine,
ce n'est pas non plus ce que nous disons, que nous voyons. Quand fulgure
I c u i lie SOim'ml " d— ■ 11 “ W” 1' " 11 hi<-‘" P'nlôt ;i 1,. c W , , ; , (|(.
le premier apparaître dans cette épreuve du vivre qui toujours va sans
282 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 283

pitre III que la première langue, cette parole chargée d’exprimer la pas­ à la m éta-phore propre au langage institué (ou propre à la « sphère du
sion et que la passion elle même ex-prime, fut nécessairement figurée, ou, symbolique », comme on le dit aujourd’hui), institution conventionnelle des
pour le dire avec plus de précision, tropique. Ne faut-il donc pas aller jus­ langues dont la caractéristique principale, comme les linguistes s’évertuent
qu’à distinguer deux significations du mot « tro p e » ? Ne doit-on pas, si à vouloir nous l’apprendre, consiste dans la mise à disposilion d’un «sys­
l’on prend le parti d’honorer la cohérence de la pensée rousscauiste, oppo­ tème de valeurs pures», e’esl-à-dire de «différences sans termes positifs»
ser à une acception particulière (et qui lui est propre) l’acception rhéto­ (Saussure), mais que le génie de Rousseau nous aura amenés à concevoir,
rique et métaphorique du trope, laquelle ne peut concerner que ce lan­ longtemps avant eux, en termes de substitution1.
gage composé et articulé qui « signifie » toujours sur un mode déictique, et Quoi qu’il en soit, cette objection soulevée à bon escient n’en est une,
dont Rousseau a tiré la définition de L a Rhétorique ou l ’A rt de parler, cet cependant, que dans une perspective linguistique, pour ne pas dire rhéto-
ouvrage de Bernard Lamy qu’il avait si amplement médité et auquel se ricienne, qui se déploie à l’écart de l’enjeu généalogique. Ainsi, étant
réfère expressément le chapitre IV de VEssai ? Ne faut-il pas en effet oppo­ donné que toutes les choses que cette perspective a les moyens de mettre
ser cette signification du trope ( « Les tropes sont des noms que l’on trans­ en avant ne relèvent aucunement du sujet que Rousseau se donne à traiter
porte de la chose dont ils sont le nom propre, pour les appliquer à des - Rousseau s’en tient résolument au caractère autonome et pathétique,
choses qu’ils ne signifient qu’indirectement : ainsi tous les tropes sont des c ’est-à-dire naturant du Dire - , il n’est rien de plus urgent et de plus légi­
métaphores, car le mot qui est grec signifie translation»1) à cette autre, time que d’entreprendre de surmonter l’objection. D ’où la réponse de
proprement inédite, qui s’applique à la seule langue inarticulée, non dési­ Rousseau : « Je conviens de cela [= il est vrai d’un point de vue logique et
gnative et « inobjectivante », à cette langue dont il aurait été fait usage « à rhétorique que la figure ne consiste que dans la translation du sens] ; mais
l’origine », c’est-à-dire sous les conditions d’immanence propres à l’essence pour m ’entendre [= pour comprendre le problème d’un point de vue
naturante et métempirique de la vie ? transcendantalo-généalogique], il faut substituer l’idée que la passion nous pré­
Dans ce chapitre III de l’Essai sur l’origine des langues, chapitre dont la sente, au mot que nous transposons ; car on ne transpose les mots que parce
signification, comme c’est le cas de toutes les séquences importantes de qu’on transpose aussi les idées, autrement le langage figuré ne signifierait
l’œuvre de Rousseau, est strictement généalogique, l’ordre que suit la pro­ rien. » Autrement dit, pour prendre toute la mesure du propos de Rous­
venance du phénomène commande l’enchaînement des matières traitées. seau, il convient de modifier la perspective et délaisser le rapport nomina­
C ’est d’ailleurs dans le dessein d’élucider une telle provenance que Rous­ liste de translation du sens d’un mot —et plus encore, cette translation même
seau emploie ici, comme dans le second Discours, le futur antérieur, temps du sens, qui permet au langage originellement « figuré » (c’est-à-dire à la
qui permet le mieux selon lui d’exprimer la non-factualité de l’apodic- parole primitive) d’obtenir une «signification», et ainsi, sur le fondement
tique : « U n homme sauvage [...] se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui de celle-ci, de renvoyer vraiment à quelque chose - pour passer à sa condi­
aura fait voir [...] il leur aura donné [...] Il aura reconnu [...] », etc. tion de possibilité, soit : au phénoménologique comme tel. Il importe, en
(EO L, 381-382). Mais tout cela n’a bien sûr que la valeur adventice d’un d’autres termes, d’abandonner le niveau de l’herméneutique du Sens au
parergon. Plus crucial, en revanche, est le fait que le passage du sens origi­ profit d’une phénoménologie du Significatif qui tient compte de la néces­
nel et original (début du chapitre) au sens traditionnel (fin du chapitre) sité qu’il y a, quand nous ressentons le besoin de communiquer nos pen­
du mot trope s’articule autour d’une objection que Rousseau, habile et sées, de rendre le sens de ce que nous disons parlant. Et ce afin de considé­
prévenant, s’adresse en vérité à lui-même : « O r je sens bien, dit-il, qu’ici rer la manière spécifique selon laquelle se présente la passion, afin de faire
le lecteur m ’arrête, et me demande comment une expression peut être
figurée avant d’avoir un sens propre, puisque ce n’est que dans la transla­
1. Que toute institution soit une substitution, c’est là un axiome de la pensée de Rousseau qui ne
tion du sens que consiste la figure» {ibid., 381). L ’objection bien entendue s’applique pas seulement à la formation de la loi et à la constitution de l’Etat (cf. le Contrat social), mais
consiste donc à se demander pourquoi et comment la figure « originelle » aussi à cet « art sublime » (D O I, 148) qui correspond à l’invention et au maniement de la langue. C ’est en
tout cas ce qui ressort clairement du passage que le second Discours consacre au « premier langage de
- c ’est-à-dire la figuration propre au « don » de la semblance initale - l’homme » ( ib id .). L ’objet de ce texte est en effet de décrire la genèse de cette institution par substitution
peut toujours être une figure à proprement parler, alors que ce mot s’ap­ - substitution (elle-même procédant d’une dissimulation ou d’un oubli) de la vérité du monde (celle en
laquelle prennent place les signes-objets et où se déploie la vérité d’évidence et d’adéquation du Sens) à la
plique généralement au phénomène rhétorique de la translation du sens, vérité de la nature comme vie (c’est-à-dire la semblance initiale au cœur de laquelle s’abrite et résonne la
significativité même du Sens). Ainsi Rousseau déclare-t-il : « [...] on s’avisa enfin de lui \s.e. le geste indi­
quant les objets présents] substituer les articulations de la voix, qui, sans avoii le même rapport avec cer­
I . Cf. B. Lamy, h i Rhétorique ou l ’Art de parler, 1701 l, II, 3, p. ] 2 1 ; cite par J. Starohinski in OC, V, taines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne put se luire
p. 1545. que d'un commun consentement |... | » ( ib id .),
284 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 285

fond sur sa prestation phénoménologique en tant que mode de donation nonçions il y a un instant, à la philosophie de Descartes et à sa conception
d’une « idée » - étant entendu que ce mode de donation diffère radicale­ riche et profonde de la réalité de l’idée. On sait que l’auteur de la Troisième
ment de celle qu’opère la conscience représentative à quoi l’on rattache méditation, en ayant pour une large part repris à son compte la terminolo­
généralement la formation de toute « idée». gie aristotélico-scolastique, avait distingué trois réalités (realitas) ou trois
Mais de quelle nature est justement cette manifestation pathétique de modes d être de la chose (res) : sa réalité matérielle, sa réalité formelle et sa
F « idée » ? Elle n'est visiblement pas de l’ordre de l’intention de « significa­ réalité objective. L ’idée étant elle-même quelque chose - aliquid - , elle
tion », de ce que Rousseau conçoit (et ii est le seul, dans toute 1 histoire de la détient, de ce fait, ces trois types de réalité. La réalité matérielle des idées
pensée, à le faire) comme la constitution intentionnelle, translative, transi­ tient au fait qu’elles sont «prises en tant seulement que ce sont de cer­
tive ou méta-phorique du sens. Au reste, ne dit-on pas communément, et taines façons de penser » ; à ce titre, l’on ne saurait donc reconnaître
avec raison, que fa passion est « insensée » ? Selon les propres termes de «entre elles aucune différence ou inégalité»: toutes, de Y ego, «semblent
Rousseau, la passion, effectivement, «nous fascine les yeux et [...J la pre­ procéder d’une meme sorte» (Méd. met., III, AT, IX , 31). La réalité
mière idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité [au sens de ‘T exacti- materielle de l’idée est donc identique à la réalité de la res cogitans elle-
lude” , c ’est-à-dire de Yadaequatio rei et intMcctus) » (ibid.) .Jam ais le donne nieme, c ’est-à-dire à l’être ou à la puissance de l’âme. La réalité matérielle
de la passion ne dépend d’une quelconque monstration véridique. Réüf a de 1 idée est la manière d’après laquelle l’âme s’apparaît à elle-même, une
toute déixis, il ne saurait non plus avoir de « sens propre » : son sens est tou­ manière (une « semblance » : celle du videar, en tant qu’il rend possible
jours originellemcntfiguté, toute la question étant bien sûr de savoir en quoi 1 effectuation concrète de tout videre) qui non seulement égalise toutes les
consiste cette figuration non-intentionnelle à laquelle Rousseau, contre idées entre elles, mais qui, comme telle, ne laisse d’être toujours vraie
toute attente, donne le nom apparemment si trompeur d'idée. C ar cette idee, —vraie d une vérité absolue et privée de tout contraire, d’une véracité qui
il est tout à fait absurde de vouloir lui conférer le statut d’une idéalité, ou ne s oppose à aucun falsum et qui échappe hyperboliquement à l’emprise
celui d’une représentation abstraite, Rousseau ayant délibérément situé du doute le plus corrosif. A son propos Descartes écrit dans cette même
l’objet de son propos avant le surgissement de quelque représentation que ce Troisième méditation : « Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les
soit, avant toute visée idéalisante et transcendante, voire, répétons-le, anté­ considère en elles-mêmes, et qu’on ne les rapporte point á quelque autre
rieurement à tout procès de signification. L ’ « idée» dont il est question dans chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que
/’Essai se référé en vérité à la « réalité matérielle» de Vidée, au sens de Descartes, j imagine une chèvre ou une chimère, il n’est pas moins vrai que j ’imagine
c’est-à-dire à l’effectuation phénoménologique du sentiment passionnel, au I une que l’au tre» (A T, IX , 29). Ainsi la semblance initiale de l’idée iden­
déploiement de sa substance phénoménale, de sa matière constitutive et tique à la cogüatio n’est-elle pas une vrai-semblance, une semblance du
autorévélatrice en tant qu’archi-ccrtilude de la semblance première {ai errte vrai : elle est vérité à part entière, vérité absolue dont l’autorévélation pré­
viderevideor...). L ’ « idée » est en effet le nom que Rousseau donne au vide.or de cédé et fonde dans une certitude incontestable, les « vérités » relatives aux
la passion, au contenu dont elle est faite et qui ne se distingue pas de sa mani­ diverses cogilata et aux jugements qui s’y réfèrent (celles-ci sont des vérités
festation même. C ’est pourquoi on pourrait dire que cette « idée » semble (oa à ’adaequatw ayant toutes besoin, pour être fondées en raison, de passer au
« fait signe ») avant que d’être intelligéc ou comprise intentionnellement ; crible du principe d’évidence1).
ou, mieux encore, qu ’elle sign ifie sans pour autantjaire sens. On pourrait soute­ _ La réalité matérielle de l’idce définit l’en soi de l’idée, « l’idée en elle-
nir également qu’elle est la significativité immanente du sens intentionnel même ». Descartes la caractérise ainsi : « Par le nom d’idée, j ’entends cette
lui-même.
lût signifiant de en te manière a-poïélique car la semblance immé­
diate de la passion ne laisse pas se produire là-devant un Sens sur lequel une I l distinction des deux types de vérité (la vérité absolu.- de la rogiM h c. la vérité relative des ™ i-
compréhension aurait alors à s’orienter - , la présence de 1’ « idée » (celle m r D -s?) inl™ ;ion,u' lcmcn' d' " " Husscrl, par les et objets des est elle-même soulignée
ar Dest artes, deux al,„cas plus bas : r i A M . mit. 111, AT, IX . p. 29 : « r\insi il ne reste plus que les seuls
« présentée » par la passion) offre à la notion d’ « imitation » une détermi­ j céments, dans lesquels je dois prendre garde soigneusemenl de ne me point tromper. O r la minriii .le
nation proprement inouïe, il la limite du paradoxe. Pour parvenir à < reur et 1 i p us ordinaire qui s y puisse rencontrer, consiste en ce qui- je juge que Irs'idérs oui sont e 'uni
dénouer te paradoxe, il convient sans doute de revenir, comme nous l’an- z ,7,'i r ou...r™'5 rhr sn 50"1",m,ip
7 ,0 . - ,ns m <S ° " rH<;0,’S tna l” " ' iT
^æ ïï
le* vouloir rapporte r é quelques
clins, s d >Veneur, a peine me pourra,c„t-.-lles donner o.easron de laillir. - Ainsi, la v é r i t é d'ndéq, J i o i l
< iiq.igeiuem, en tant que ressemblance et conformation de l'idée 1 h chose, eel-elle oquessé,,,™ ! o u W -r
I . Sm r .. r s a , li m dr ». . L rhnl.. p. SI!». !>■ mxle im Rousseau voit dans lYntYior le m o i d i le plus prn- I. , st .„ u s ■" la y me phénoménologique qui cam rrénw l'autoduilallou immédiate de la priin!- -de
l a r O de pense,, m.l.-peurlammenl de ce à quoi eet acte se rapporte ou s,- rélV-ie). ............
286 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 287

forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle c ’est parce qu’ils sont à chaque lois toute la pensée se révélant à soi-même
nous avons connaissance de ces memes pensées» (Rép. Secondes Object., — c ’est-à-dire des modes immanents et immédiatement saisis de la subjec­
A T, VII, 160). De la réalité matérielle de l’idée, l’auteur de ce dernier tivité originelle. Quant à la notion de réalité objective, (‘lie vise, quand
texte semble donc donner, pour ainsi dire avant l'heure, une inteipréta­ elle s’applique aux idées, lesquelles « sont en moi comme des tableaux ou
lion «phénoménologique», s’il est vrai que cette réalité propre à l'idée des images» (Méd. mél., III, AT, IX , 33), leur condition d’objectivité,
désigne le mode d’après lequel la pensée en tant que telle se phénoména- c ’est-à-dire leur aptitude intrinsèque à représenter quelque chose. En ce
lise, se révèle à soi-même, prend possession de soi, de son propre contenu, sens, la réalité objective de l’idée n’est pas un quomodo mais un quod : ce
et se sait enfin savoir. Mais que sait-elle pour finir? C ’est là justement ce qu’elle définit, c ’est ce que représente l’idée.
qu’indiquent, chacune à leur manière, la réalité dite formelle et la réalité Cependant, quand Descartes stipule que « entre mes pensées, quel­
dite objective de l’idée.:La réalité formelle de l’idée n’a rien à voir avec ques-unes sont comme les images des choses, et c ’est à celles-là que
une forme détachée de son contenu ; elle est presque identique à la réalité convient le nom d’idées» (A T , IX , 29), c ’est-à-dire quand il semble ne
matérielle (à l’idée comme autorévélation de la pensée) puisqu’elle ne fait plus caractériser l’idée que comme une entité représentative, force est de
que spécifier le mode sur lequel, quand elle pense, s’autorévèle la Tes cogitans. reconnaître qu’à cause de cette convenance particulière, la grande défini­
Quand Descartes note dans la Troisième méditation : « [...] Cette réalité que tion de l’idée (celle que nous avons qualifiée de phénoménologique) se
les pîtiiosophes appellent actuelle ou formelle» (A T , IX , 32), il entend laisse réduire aussitôt à une acception de sens commun. O r, si toutes les
clairement signifier que ce qui est formel, ce qui existe formellement dans idées ont une réalité identiquement matérielle et formelle, il s’en faut de
l’idée est ce qui possède une existence actuelle ou effective. Sur le plan du beaucoup qu’elles aient toutes une réalité objective ou un contenu repré­
déploiement de la pensée, l’homogénéité phénoménologique de la réalité sentatif1. C ’est pourquoi il est préférable de retenir que la philosophie car­
matérielle et de la réalité formelle de l’idée vient aussi de ce que ces deux tésienne n’a pas hésité à conférer aux « pensées » qui n’ont pas de réalité
réalités représentent chacune un « quomodo», la première désignant l’être- objective, à celles qui ne représentent donc rien, le nom d’idée2. C ar c’est
en-puissance de la res cogitons (la pensée est ainsi toujours capable de for­ cela qu’il faut mettre en avant pour bien comprendre les énoncés de l’E s­
mer des idées, c’est-à-dire de se révéler à sot-même pensant), alors que la sai sur l’origine des langues. Pour Rousseau, en effet, «les sentiments sont
seconde désigne l’être-en-acte de la res cogitons qui, à chaque fois, s’auto- [eux aussi] des idées »3, ce qui ne signifie pas, de son point de vue, qu’ils
manifeste sous telle ou telle «form e». La définition de l’idée donnée dans
la Troisième méditation repose sur la reconnaissance de l’homogénéité phé­
noménologique de la réalité matérielle et de la réalité formelle de l’idée : 1, C f Mêd. m il,* III* AT, IX , p, 3 1 : « Si cci iriéti s o n t p r is e s e n t a n t s e u le m e n t que e t so n t d e c e r­
ta in e s fa ç o n s d e p e n s e r , j e n e r e c o n n a is e n t r e c lic s a u c u n e d iltc r e r ic e o u é g a lité * e t to m e s s e m b le n t p r o c é d e r
«T o u te idée étant un ouvrage de l’esprit, sa nature est telle qu’elle ne d e m o i d 'u n e m e m e s o r t e ; m a i s , les eijnsidirant tcjnm t des images;* dont ( a una 7 fpiism tati une <hose et tes ou tra
demande de soi aucune autre réalité formelle, que celle qu’elle reçoit et une autre, i i est lent ça'rites son t/art différentes tes unn des autres » .
2 , T o u t e f o is , il im p o r te d e b ie n v o ir q u e c e c o n te n u r e p r é s e n t a i i f q u e s u p p o s e U r é a l ité o b je c t i v e d e
emprunte de la pensée ou de l’esprit, dont elle est seulement un mode ou r i d é e c i q u i , c o n t r a i r e m e n t a l e u r r é a l i t é m a t é r i e l l e , l e * f a it s e d i s t i n g u e r le s u n e s d e s m i t r e s , H ’é q u i v a u t p a s
façon de penser» (A T , IX , 32) ; mais cette définition diffère de celle qui à l 'o b je t h o rs d e l 'e n t e n d e m e n t a u q u e l c c u c id é e r e n v e r r a it ; il « t u n iq u e m e n t s o u ê tr e -r e p r é * c n ié .
C o m m e le s o u l i g n e D e s e a n e s , « tire a b ju tio m e n t n e s i g n i f i e a u t r e c h o s e q u ' c i r e d a n s l ’c m c n d c m c n t , e n lit
fut rédigée à titre de Réponse aux Troisièmes objections, définition dans
m a n i è r e q u e l e * o b j e t s o n t c o u t u m e d 'y c i r e » { A ^ . P r m . objeet., A T » I X » 8 2 ) - s o i t : r e p r é s e n t é s , « c o m m e
laquelle Descartes, après avoir indiqué que « le nom d’idée » devrait s’em­ d e s ta b le a u x o u d e s im a g e * s u r u n m o d e p h é n o m é n o lo g iq u e m e n t « ir ré e l
r e m a r q u e c a p i t a l e , c e t t e n o t e é c r i t e e n m a r g e d e V cm tle, c i s a n s
ployer «p ou r tout ce qui est conçu immédiatement par l’esprit », insistait 3, Jl fa u t ic i se r a p p e le r c c t t c
la q u e lle la p m i lio n d é fe n d u e d a iu VE ssa i d e m e u r e r a i t p r o b a b l e m e n t e n s o u f f r a n c e d ' i n i c r p r e u t t i o n : « A
davantage sur la spécificité de la réalité formelle en ajoutant : « Lorsque je c e r t a i n s é g a r d s , d i t e n e f f e t R o u s s e a u , Us id m sent des sentiments et lès sentiments sont des « £ * > . l* c £ d e u x n o m s

veux et que je crains, parce que je conçois en même temps que je veux et c o n v i e n n e n t à t o u t e p e r c e p t i o n q u i n o u s o c c u p e e ï d e s o n o b je t » e t d e n o u s - m ê m e s q u i e n s o m m e s a f f e c t é s ;
il n 'y a q u e l 'o r d r e d e c e l t e a f f e c t i o n q u i d é t e r m i n e l e n o m q u i c o n v i e n t . L o r s q u e p n c m i c r e r n c n i o c c u p é d e
que je crains, ce vouloir et cette crainte sont mis au nombre des idées » l ' o b j e t , n o u s n e p e n s o n s à n o u s q u e p a r r é f le x io n » c ' e s t u n e i d é e ; a u c o n t r a i r e . q u a n d l 'i m p r e s s i o n r e ç u e

( a t , VII, 181). Ainsi, vouloir et éprouver de la crainte ne sont pas des e x c i t e î lo t ri" p r e m i è r e a t t e n t i o n » c l q u e n o u s u c p e n s o n s q u e p u r r é f l e x i o n à l ' o b j e t q u i la c a m e , c ' e s t u n
s e i u i m r i i i » ( r i l c r in O Q I V , 1 5 5 0 ) . P o u r t a n t » s i C e tt e m i t e i l ’» p u s c l é i n c o r p o r é e à lu v e r s i o n p u b l i é e d u
idées au sens où ces actes seraient re-présentés par la pensée, après avoir l i v r e , c ' e s t s a n s d ô m e p a r c e q u e l l e a b r i t e u n e d i f f i c u l t é , u n e m b a r r a s p o u r lu \u iix c c * q u e n o u s d e v o n s d e
été «ag is». Sous le vocable de «pensée», Descartes n’entend pas fa repré­ l â c h e r d e d i s s i p e r , s i n o u s d é s i r o n s a v a n c e r d a n s J a r é s o l u t i o n d e la q u e s t i o n d e I * e x p r e s s io n j* ch ez
R o u s s e a u , C a r c c s l i g n e * p e u v e n t b i e n i n d u i r e e n e r r e u r c e l u i q u i , p o u r i n t e r p r é t e r lu s p r e m i e r s c h a p i t r e s
sentation dans la conscience de ces actes de vouloir ou d’éprouver quelque de V E ssai sur l'onguie des tangues, i r a i t i c s r a p p o r t e r , c o n n u e d i t ; » s e m b l e n t p m i r b m i e H r * - m c m e s l 'e x i g e r * à
chose. Pour lui, il n’est pas d’autre «pensée» que celle qui se modalise ou o u x s l m u n a y a n t j a m a i s vu b e s o i n * p o u r a t t e e u r l a
l e u r s o u r c e i n i t i a i t ' d 1i n s p i r a t i o n : 1» d o c t r i n e d e ü * - k t \ R
t h é o r i e d e l a p a r o l e p r i m i t i v e , d e s c r é c l a m e r d e s r é s u l l u l s c m p ir i e o - :« i l h r i > p o l i » g î q u c & d u l o c k i s m e , c i c e
sc spécifie elle-même en ces actes. Si donc ces actes (dont la nature non- m i n p a r c e q u ' i l a u r a i t c l é e n d é s a r c o r d a v e c e u x , m a i# , p a r c e q u e a m i p o i n t d e v u e r é s o l u m e n t g é n é a l o ­
intellectuelle saute aux yeux) ne font qu’un avec le fait même de penser, g iq u e n e p o u v a it q u e le lu i in te r d ir e * n o u s d e v o n s a n u s g a r d e r ( r e m p r u n t e r ic i c e t t e v o ie tr o m p e u s e , ü i
288 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 289

devraient être considérés comme des «représentations» lices à une « ré a ­ senti prétend que «les idées sont des sentiments», il entend dire par là que
lité » extérieure à leur être-représenté. Non seulement ce qui relève de l’af­ les seules pensées qui se présentent «com m e des images» (Méd. met., III,
fectivité est dépourvu de toute réalité objective, mais il faut dire aussi que AT, IX , 34), que les seuls modes de la pensée qui ont un contenu représen­
les sentiments, toutes les «passions de l’âm e» se trouvent immédiatement tatif, sont des sentiments, non pas sur le plan de leur réalité objective, ni
sentis, ou, comme le disait pour sa part Descartes, « conçus immédiatement même sur celui de leur réalité formelle, mais sur le seul plan de leur réalité
par l’esprit», en sorte que, lorsqu’il nous arrive d’éprouver par exemple matérielle. Les idées sont des sentiments en tant que leur être-représentatif
une crainte ou une tristesse, nous concevons alors « en même temps» que lui-même ne se révèle pas autrement que dans une auto-affection primor­
nous craignons ou qtte nous sommes tristes. C ’est en ce scns-là1, c ’est-à- diale, un sentiment de l’existence. Autrement dit, si toute idée « semble
dire à condition de nous tenir sur le seul plan de la réalité « matérielle » et procéder» comme dirait Descartes1, de l’ego, c’est qu’elle tient sa réalité
« formelle » du phénomène, que la proposition de Rousseau selon laquelle phénoménologique de l’âme elle-même, c’est-à-dire, dans l’optique rous-
le sentiment est une idée, doit être envisagée. En revanche, quand Rous- seauiste, du sentiment intérieur structuré par l’amour de soi.
Si, par conséquent, il importe d’éviter à tout prix de se laisser berner
par le miroir aux alouettes de l’idée représentative, laquelle ne s’applique
nullement au problème soulevé ici par Rousseau2, il reste, comme nous
(VI t-xmilt de l'Éaote jirui timm aider j i-iilri-vnir le sem du mut o idée » (liitu l'Ktiat jirr f'migmr dti Imgars.
e*est .1 lu Mille t'or.i'.iii'wi qui- ntnu nous xurtchiniis À rlébrmüllgr Ut sigiirltt-Alton rmplbitvrnirrtt pl 11-1iiinir- nous en sommes rendus compte, qu’une lourde ambiguïté fait (et fera pro­
nologiquc de In première plira.«; de ec texte, sans taire Tond sur l'explicitation foiic ticnncl le qui la suit. Il bablement toujours) obstacle à la bonne intelligence de son texte, Rous­
faut savoir, tm ellcr, que le caractère apparemment « réversible » de cette proposition liminaire lérnuigne
de la possibilité de confondre l’idée cl le sentiment, ou du moins de les replacer tout les deux sur le plan seau ne s’étant jamais senti capable de donner à la substantialité phéno­
originel de l’expérience phénoménologique, là ou, en tant que modalité* de I âme humaine, ils s enraci­ ménologique de la passion le nom propre qui lui convient. En effet, non
nent dans l'tmta-affalian de la vie phénoménologique (de la « nature » au sens de RoussrauJ. Il faut sattlcr
pour ainsi dire par-dessus lu lourde êrjuh-oque qui grève la compréhension ontologique de cette phrase. seulement l’idée, fût-elle originellement identifiée au sentiment, c ’est-à-
Line équivoque qui tient emeniiellemcm a u fait (comme la suite du texte nous en donne amplement la dire envisagée à partir de fauto-affection constitutive de l’acte de penser,
preuve) que l’rxpéiîenco en question s‘y trouve s) considérée cumme p u r rêtro-speetion (c’est la
« r é f l e x i o n n qui j u g e du statut a conférer à l'affectivité de l’idée et non cette affectivité meme;, et est toujours susceptible de nous conduire sur une mauvaise voie, celle qui
SJ coneur en icmies de * perteplion a d’un objet extérieur (c’est lbclc.it de l’idée, et non l’idée cllr-mëmc, nous ferait interpréter sa semblance constitutive en termes de représenta­
<1111 sert de critère à s a ■■ réalité -), O r , mi tel point de vue ne nous avancerait à rien, si l’on souhaitait
ouvrir â leur sens p l e i n et il leur plus grande |torié*r ce que l'auteur de l ' f r t ttppelle iutliïTérttinmtttit tion inadéquate, d’ « image illusoire », mais le terme d’imitation, dont se
I' ii itlèe q u e n o u s p r è s r m i - h t p a t s i i m a e t |' « image illnsttirr q u e IIO u s oITre l a piLtsion a . sert également Rousseau3 dans ce contexte, ne se détourne pas aussi facile­
I J u s q u e R o i n s e a t i é c r i t : l e s id é e s m u t d e s s e n t i m e n t s c l l e s i r m i m r t i t s s o n t î l e s i d é e s , il a fli r t n e d o n c
d i- u x c h o s e s q m p a r a i s s e n t t é m o i g n e r e n f a v e u r d 'u n e c e r t a i n e r é v e r s i b i l i t é e n t r e l e s id é e s e t l e s s e n t i m e n t s , ment de sa traditionnelle acception mimético-poïétique. C ’est pourquoi,
m a is q u i le { m m n m l s r o l r t n i 'i u . c a r . e n r é jilit é . e lle s s’ î n s r r i v m t s u r d r s p la n s d ilt è r e n is . O r n e d i[ f i l n u e d e plutôt que de s’évertuer à accumuler les distinguos, Rousseau a préféré
p l a n s e t« p r e s q u e i t t l | t i 'i e e ] i l i l t l e . b i l e n e l i e n t |uis a u f a it q u e t u t u s u n i io n s a l i a i t c s i’ m i e p a r t (d u r ô l e ( le s
m i ni 11i r 11i i ,1 l a d i t e r é a l i t é m a t é r i e l l e (c m fu r t u v llv ) d e T’ i t h x 1, e t d e l ’n u l r r p h i r t n è d e s i d é e s ) tl lu t lit ,- r é a ­
convier son lecteur à tirer la leçon définitive d’un exemple. A la suite de
l i t é o b je c t i v e . U a w l e * d e u x c a s , l a v é r i t é q u e d é t e n d l ’a x t o m e r o u s s é t m i s t c n e r e v o u v r r - im m im e u e e l’objection qu’il s’était adressée à lui-même, il va alors noter au beau
o b lig e q u e l a r é a l i t é m a t é r i e l l e e t f o r m e l l e d e c c s d e u x m o d a l i t é s d e la m r a ç iïm t j q u e s o n t l’ i d é e e t h - s e n ­
t i m e n t . Ih tr l a r é a l i t é f o r m e Ile t-L m a t é r i e l l e , d e c c s m o d a l i t é s o n v i s e e u e f f e t ie f a i t q u e l e u r m srfe d ’w phb
milieu de ce chapitre III de VEssai : « Je réponds donc par un exemple »
ntm tm togiqut e s t c o n s i d é r é c o n t n t i - i d e n t i q u e a u m o d e d ’f l t v p h é n t i i t i é t t « l o g i ( | t t f ( l r I a n t e e l l e - m ê m e , ( EOL, 381), cet exemple venant fort judicieusement étayer et, autant que
c ’e s t - à - d h e , c la n s l ’o p t i q u e d e h t p h i l o s o p h i e r o u x s c a u i q c , à l ’a n u i r é v é l a t i o n ( l e l a p o s i t i o n d u S o i q t t ’ u p è r c
e t r i 't i i l p o s s i b l e le s e u i i m e i i t d e l ’ e x i s t e n c e e n t a n t q u e ti s e s e n t i r s o i - m è m e ■» lu t d i l l i i e n c c d e s p l a n s q u i
faire se peut, « montrer » quelque chose qui n’est en aucune façon démon­
d e v r a i t r e n d r e la l o r m u l e d e R o u s s e a u n o n r é v e r s i b l e s e r t i t e n r é a l i t é r e l a t i v e à l ’ a m p l e u r e t à l a n a t u r e trable analytiquement et rationnellement, étant donné son essence fonciè­
d u c h a m p d ' o b j e t s ( p i e r i - v o n v r e le m o t tt i d é e a . D a n s l e p r e m i e r n o m b r e d e l a p r o jr o s i t i o u ( l e s id é e s s o n t
d e s s c i u m t c u t * ) . l e m o t i t l è e e s t j a is a n s e n s é t r o i t q t t e lu i d o n n e 1 V i e n n e s q u a n d il é c r i t : a e n t r e m e s p e n ­
rement irreprésentable.
s é e s q u i - l q u r a - i m e * s o i n e o u n t i e l e s im a g ,- s d e s e h o s e s , e t r ’e s t S r e l i e * , lit q u e e u o v i n il le n o m d 'i d é e s » ; 1rs L ’objet de l’analyse - l’afTectivité fondatrice de l’idée - se révélant en
id é e s M il il d u n e i c i d e s iip ln fllliltiim i I b m i é e s r i a n t l ’ a lV e r tiv I té . K it r e v a u e b e . d a n s la s e r t m d e m o i t i é d e ta
p T o p o s i t i o u l i e s s e m i n u m t s s o n t ( l e s itlê c -s ), le n u i t i t l è e b é n é t i e i e t l e l ’a e e e p t i o t t l a r g e e r i n e d i n - ip r e l o i a
droit inaccessible à la réflexion, aucune Occopia ne saurait en effet rendre
c i m l è i è l W a l l e » q t i a u i l il p t o l i t s a ï l q u e s o u s te m o u t l ’ ir lé e (1 l.it ll r a n g e r « e e l t e f o r m e d e c h a r n u e t le n o s compte du mode de manifestation (de la semblance première) d'après
1t e n t é e » p u r la |K 't e e p t il t u i l ■■i ■■è d i .t l e d e la t| u e 1 !e n o u s a v o n s t o u l t .Ù v c u i e e t l e ( t s m ê m e s p e n s é e s a : e t - m Mit
quoi cetle affectivité nous est donnée. De ce fait, l’exemple choisi par
d o n t d e s m o l l e s r i« r . i f l ‘e e r i v i t é e l l e - m è n i e .
I r : 'I , s e n t p a t tln re tn e u l îv e o t t o u p a r lli- a 'n r ic s . ef. f i n i . i / r r r , 1, î) l i t : « l ’irlé i- o n te s e in iu ie ilt d e la
tlo u le t t t a , ta p lu s lo in '. a h ' s e iir im r m o u la I a i IM I , 1 .1 11n -, » . p a t tn t l ’o n s'a |>e re oit q u e p o u r I tes, a ru-s le
1
s e M iin te tii esr m a - i i t ê t - la it e e t n o n d is t in c te : I s tr x p ii- ( l u i 'li p t ’rm se in n u ,- r lo u le n r t u is a ttre , la e o ttu a îs - I . Sans flou te l.iiil -il (lo ni ht n ( e « seuil>ln » <|e la /nm ionr J lrrhldluitt la même Ion c de 11 \êld! inn
sa ne e q u i ' a d e e e tte r i o t t l e t i r t-st i-luire- ;i so n è g a rth r i h ’<-î . i p a s ' S 't I r r r l a to u jn u r s d is tin e te . p a le t- q u il la (|n<’ le ! nfi or : « il me seml île » ) do l.i Sctotnfr d lif/itulton : d.ms les deux ras. i! s'agi i du même .i|i]M! .mi r
c o n fo n d i i r r iin u it v n n - n t a ve c h- fa u x ju g e m e n t q u ’ il l . t i i s u r la n a tu re tle ee q u ’ il p en se ë l r r t a p u n i r hh-ssée, incniiiesLihle.
q u ’i l r r m t e rre s r-m h la h li- â r id é e tn t au s e m im e n r r i r la d o u le u r q u i es! e n sa p e n sé e , ra r e n c o re q u ’ il J, Derrida. Dr h ( ’tammoiologie. op. cit.. p, 390. qui fail là un nouveau contresens.
n ’a p e rç o is e rie n c l u ir c iiu 'n l r]iK- le s e titim t-n t o n lu -,a il te ;- c o n fu s e q u i est e u lu t. A in s i la c u n n u is s u ilc c p e u t 3. Rappelons le texte que nous commentons : Rousseau pailc de « la plupart dos mois radicaux
r i r e i - l n ir r sans ë l i r t l i s l i p r l e . e l n e p e u t ê tre d is t ills le - q il’ e tlr n e n i t t-Jairc p a r u n m o y e n » I A T . I X , i i , -111. seraient des sons imifatifr, ou de l’accent des passions, ou de l'eRel des objets sensibles » (E O L. .383'
290 R ouleau, éthique et passion Poétique, de la passion 291

Rousseau offre bien 1 avantage de figurer le non figurable, de « faire voir » peuses qui tiennent au fait que Rousseau n’a eu à sa disposition, à l’instar
1 invisible, d exhiber le mode d’autorévélation de ce qui participe de la de tous les autres grands penseurs de la tradition qui ont eu à affronter la
vie, tout en prenant soin d’indiquer que ce n’est là qu’un mode d’exposi­ question de l’immanence1, que le vocabulaire consacré à dire au mieux la
tion par principe « in exact» et qu’il convient tout au plus de «faire manifestation du monde ou la transcendance de l’être, non celui de l’au­
signe » vers son « objet ». C ar ce dont il s’agit ici, ce qui ne saurait être torévélation de la vie dont participe l’effroi, si l’on s’en tient à l’exemple
tout simplement « montré », ce sont les conditions phénoménologiques qui pris par Rousseau. Rousseau dit d’ailleurs très justement que c ’est « la
président, non pas à la constitution phonétique et matérielle du langage, frayeur [de l’homme sauvage qui] lui aura fait voir ces hommes plus
ni à sa mise au monde en tant que « système de valeurs pures », mais à sa grands et plus forts que lui-même ». C ’est la frayeur elle-même —et non la
naissance transcendantale, à son irruption dans la vie, c ’est-à-dire à sa conscience de soi consécutive à la frayeur — qui présente, c ’est son aflect
donation dans le milieu d’origine qui est le sien et que circonscrit la sub­ qui fait apparaître et dispense la semblance de toutes choses autour de soi.
jectivité du « sujet parlant ». Et ce pathos, que fait-il apparaître ? Non pas le visage de ces hommes ren­
Faire fond sur les conditions propres à la prise de parole constitue la contrés, ni d’ailleurs un quelconque être-autre présent là-devant en géné­
manière qui aura permis à Rousseau de contourner la question indéci- ral, et qui serait d’une certaine manière commensurable à soi ; ce que la
dable de la priorité du mot ou de la chose. De cette manière en effet, frayeur laisse apparaître d’emblée, c ’est bien plutôt soi-même, soit, pour le
Rousseau aura réussi à éviter de situer le problème au cœur de ce rapport, dire avec plus d’exactitude, la propre réalité constitutive de ce Soi en tant
la modalité originelle de phénoménalisation de la parole, son surgissement que frayeur - en tant que cette émotion qui s’effectue phénoménologique-
phénoménologique immédiat n’étant pas, selon lui, relatif à la « percep­ ment dans la pure auto-affection de la vie, et qui édifie ainsi la « position »
tion » préalable des états de choses au sujet desquels il devrait être dit ontologique de la subjectivité du «sujet p arlant». C ’est cette im-position
quelque chose {comme c ’est par exemple le cas dans le De interpretatione à soi de la frayeur que le parler primordial accueille dans le langage, c’est
d’Aristote), mais bien plutôt de l’ordre du sendment, ou, plus exactement, cette réalité subjective et immanente que recueillent ses « expressions ». E t
de l’émotion ressentie par « un homme sauvage » dans un contexte où ses c ’est ainsi, comme du reste nous le faisions remarquer déjà plus haut, que
« semblables » lui sont aussi — et sur un mode éminent —coprésents. ce qui s’ex-prime dans l’expression naturelle n’est autre que l’auto-affection
Voici comment débute le texte qui répond à l’objection simulée : « Un passive et passionnelle du Soi, de même que ce qu’clie exprime n’est autre
homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa que soi-même.
frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui- On aura donc compris deux choses de première importance. 1 /L e
même ; il leur aura donné le nom de Géants» (ibid.). Ainsi donc, à partir recueil (XéyeLv) de l’expression ne se produit jamais après coup, à la suite
d’une expérience particulière et fort bien circonscrite (en l’occurrence, la et en plus de l’émotion qui lui donne d’être. Ce X6yoç vivant et toujours
frayeur), il aura été «p ronon cé» F « expression naturelle»: géant. O r, ce intoné, ce logos qui ex-prime la' semblance première des choses de la vie,
qu’il convient d’observer de prime abord, c ’est que le «faire voir» dont n’est pas, à l’instar de la parole qui dit le monde et les choses du monde,
parle le texte de Rousseau n’est pas autre chose qu’une façon de dire - de consécutif à la manifestation préalable d’une physis. 2 /L a question de
dire la manifestation, cette manifestation n’ayant, en tout état de cause, savoir si la chose est antérieure au mot ou si c’est plutôt l’inverse, n’est
pas grand-chose à voir avec une vision ou une monstration, c ’est-à-dire plus de mise ici. Ici, ce qui est en jeu , c’est qu’il y a une image offerte par
avec les modalités de cette mise à distance ek-statique qui pro-duit au- la passion - c’est-à-dire une semblance, qu’aucune forme de doute jamais
dehors, dans un milieu de visibilité, l’apparition de ce qui vient alors s’ex­
ne pourra atteindre, ni contester ni désarmer - et que c ’est sur ce videor
poser à la lumière de l’être. L a manifestation pathétique en question est
que reposent cl la donation de la chose et la donation du mot. Mais alors
de l’ordre du videor, non du videre : elle est une pure semblance, ni vrai­
que le mol et la chose, chacun de son côté, correspondent de manière tota­
semblance, ni faux-semblant, une semblance identique à ce «il est très
lement inadéquate à « l’image illusoire offerte par la passion », il n’en est
certain qu’il me semble » qu’a découvert Descartes au cours de sa
pas de même pour ce qui est de Y expression primitive (ou « sauvage »), ainsi
Deuxième méditation1. Il faut le souligner avec la plus grande vigueur :
qu’il est possible de l’entendre résonner dans l’exclamation « géant ! ».
« voir », « faire voir » ou « montrer », ce sont là des déterminations trom­

1. A commencer d’ailleurs par Descartes, qui ne pourra faire autrement que d employer le terme
videor pour dire ce qui, sur le plan phénoménologique, demeure radicalement hétérogène à la structure ek-
1. Et que, bien sûr, nous a permis de retrouver l’interprétation de M, Henry, à qui nous devons tant. statique du videre.
292 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 293

Certes, ce terme peut toujours être compris comme un mot, comme un sommes efforcés de montrer pourquoi, aux yeux de Rousseau, il n’est
simple signe doté conventionnellement d’un sens, mais, si l’on veut dire jamais de phéuoménalisation possible du réel sans donation apriorique de
quelque chose de significatif, si l’on veut rendre le sens de ce mot (comme, vie, sans que l’être ne parvienne en soi-même dans une tonalité constitu­
du reste, toute unité signifiante) à sa signification réelle, si l’on veut accor­ tive et prégnante appelée «sentiment de l’existence». Forts de cet acquis,
der la parole aux intentions de la prise de parole elle-même, il doit aussi nous pouvons donc affirmer à présent que si l'affectant est capable de nous
être entendu comme une ex-pression, ce qui n’est pas du tout la même affecter, c ’est parce que la vie en nous a toujours déjà fait irruption, fai­
chose. Tandis que la signification d'un mot repose sur la référence que ce sant ainsi de toute affection quelque chose qui s’auto-affccte d’abord en
mot accomplit eu égard à la chose signifiée, la significativité de l’ex-pres­ soi-même au sein d’une «position» ontologique. La tonalité résultant de
sion ne renvoie celle-ci à rien —à rien d’extérieur à elle. L ’ex-pression fait se l’auto-affection de l’affection, c ’est-à-dire le sentiment de passivité absolue
retourner le Sens constamment sur lui-même — et en disant : sur lui-même, nous vou­ qui transit en général tout affect, est alors ce qui confère une « origine »
lons dire: sur son origine, laquelle n’est pas autre chose que l’acte subjectif et affecti­ essentielle au langage en général ainsi qu’aux langues particulières,
vement déterminé de donner-sens au Sens lui-même. L ’ex-pression n’est donc pas comme elle en confère parallèlement une, comme l’exprime l’Essai sur
ex-pression d’une parole (au sens de la profération signifiante d’un Dire), l’origine des langues, à la musique de nature ex-pressive (autrement dit : la
elle est ex-pression de la subjectivité qui profère le mot et se réfère à la « mélodie »).
chose. Elle est cette émotion qui lui donne, non son sens, mais sa significa­ A l’origine de tout rapport aux choses, il existerait en effet un accord.
tivité, par le fait même qu’elle enracine ledit sens, aussi bien que la réfé­ Un accord qui serait lui-même accordé ou désaccordé, consonant ou dis­
rence intentionnelle qui le fonde, dans l’expérience originelle de la vie, sonant - c ’est selon... selon ce qu’on est soi-même, en l’auto-affcction de
dans l’immanence absolue du « pur mouvement de la nature». Parce que son être-Soi, dans l’épreuve intérieure constitutive de son être. Un accord
la réalité objective d’une idée se dresse sur le fondement de la réalité maté­ qui dépendrait du fait que l’on soit plus ou moins en accord avec soi, selon
rielle et formelle qui en rend possible la pro-duction, la parole qui, selon que l’on est plus ou moins en paix avec soi-même, selon que l’on a pu
Rousseau, a pour raison d’être de « communiquer des idées », est, en tant prendre plus ou moins bien possession de ses forces constitutives, bref,
qu’ex-pression de la vie, tropique. selon que l’on se sent plus ou moins fort, ou plus ou moins vivant... C ar
Tropique, en effet, la parole l’est originellement dans la mesure où c’est à partir de ce « selon » et de sa pure modalité, que la phénoménalité
l’ex-pression n’est jamais subséquente au pathos: elle est le pathos en tant pathétique se modalise en amour, haine, colère, tristesse ou joie. C ’est à
que tel, dans son immédiateté et invisibilité ontologiques. Il s’ensuit que ce partir de cette force intérieure qui naît du sentiment de l’existence et qui
« v o cab le» ex-pressif: géant, ce « c r i » poussé par le «sau v age» dans s’identifie à lui, qui s’empare de soi dans l’immédiation pathétique de
l’ignorance totale des qualités, de l’aspect et de la réalité objective de celui l’être-Soi et s’effectue ainsi phénoménologiquement ; c ’est à partir de la
qui lui fait encontre (réalité selon laquelle le « géant » en question n’est réserve de force ou de puissance originellement révélée à soi-même, avant
probablement ni plus grand ni plus fort que lui), ce cri que nous noterons même d’ailleurs que ne s’établisse la distinction « morale » du vice et de la
plutê)t ainsi: «géant! » (avec le point d’exclamation, signal de l’ex-pressi- vertu, de la force et de la faiblesse d’âm e; nous dirons même encore : c ’est
vité) est le parler de la frayeur, c ’est-à-dire la semblance même de cette vérité à partir de ce fonds subjectif et différent en chacun, qui est l’appartenance
phénoménologique absolue dont la mise au jour aura été le seul et unique la plus propre et la plus singulière de l’individu, celle qu’il lui faut sans
thème de la pensée de Rousseau. cesse se réapproprier ; bref c ’est à partir de ce «je peux» fondamental et
Dans la vie, et sans doute parce que nous nous trouvons de prime en lui que surgit le parler originel. C ’est selon ce que chacun de nous est
abord toujours déjà immergés en elle, tout être de rencontre, tout «affec­ capable d’être en son « fond » - en son s’éprouver soi-même - que « l’ex­
tant », avant de prendre pour nous la figure d’une altérité, avant de se pression » linguistique relève de l’ex-pression de soi. Ainsi, nous ne hurlons
montrer comme un « autre », avant de pouvoir obtenir cette signification pas « géant ! » parce que l’affection de cet être-autre nous le « montrerait »
en vertu de laquelle il se pose enfin là-devant, dans sa Vor-stellung, comme comme un être-autre, dans un horizon d’altérité, ou parce qu’elle nous le
un alter ego, tout « affectant », disons-nous, est primairement effrayant, donnerait à considérer et à juger au sein d’une dimension comparative et
agréable, sympathique, repoussant. Il se manifeste dans l’amour, la haine, relative grâce à quoi il acquerrait la signification d’être «plus grand et plus
la pitié, la colère, bref dans le pathos et pour lui. Il se porte à la semblance (ort que rions». Si nous hurlons «géant ! », si nous ressentons le besoin de
initiale grâce à l’auto-alfeetion de la passion elle-même, grâce au « se sen­ le hurler, c ’est que dans notre chair immanente, cl de manière foncière­
tir soi-même» et à la cordialité qui lui donne corps. Plus haut nous nous ment inobjective, il est ce qui suscite immédiatement et absolument en
294 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 295

nous l’auto-affection de notre être-affectif, de notre ipséité constitutive. y reviendrons plus en détail au chapitre suivant) que, selon le Rousseau du
« Géant ! » est l’ex-pression absolue de notre frayeur, si bien que cette ex­ second Discours, trois traits distinctifs se disputent le privilège d’édifier le
pression n’est autre que la force se dégageant de l’épreuve que l’affection visage de cette humanité : le langage ex-pressif, ta liberté et la perfectibi­
éprouvée accomplit «forcém ent» avec soi. lité. Mais en vérité, 011 tant qu'ils déterminent ensemble le mode d’accrois­
On comprend alors pourquoi il était pour nous essentiel de prêter une sement spirituel de la vie - c ’est-à-dire la «perfectibilité h u m a in e » -,
oreille particulière à la signification du terme A’expression, si bien choisi par liberté et ex-pressivité s’êquivaleiu. Ce qui signifie aussi bien que le « lan­
Rousseau. C ar ce à quoi ce terme renvoie, ce n’est rien de moins qu’à la g age» animal, si tant est qu’il existe, n’est jamais de l’ordre de !V*x-pres­
charge op-pressive et im-pressionnante du sentiment, au poids et à la gravité sion, c ’est-à-dire, en un sens ontologique, de la libération de la liberté.
du pathos impressionne! qui, en s’auto-affectant en soi-même, en se pres­ Inversement, l’ex-pression rousseauiste ne possède jamais un statut pure­
sant contre soi sans pouvoir jamais prendre du recul vis-à-vis de soi-même, ment «linguistique», et ce quand bien même elle sc spécifierait, à l’inté­
sans jamais pouvoir s’ex-poser hors de soi, demeure dans une telle immé- rieur d’une langue déterminée, en un certain nombre de « mots radicaux »
diation par rapport au cœur qui l’éprouve (le Soi), que se trouve du même [EO L, 383). Car, en vérité, l ’ex-pression se situe, de par son origine, au point de bas­
coup aboli tout sentiment de « liberté » ; mais c’est justement cette absence culement de l'affect en force ou de la force en affect. Et ce qu'elle ex-prime, c ’est tou­
impressionnante de liberté, cette op-pression structurelle inhérente au sen­ jours l’im-pression se « libérant » de son op-pressive impressionnante' ; ce qu’elle ex­
timent de soi qui, simultanément à l’épreuve de sa propre impuissance à prime est toujours un désir de vivre, un désir dont la mesure « ’estjamais prise en dehors
l’égard de soi-même, incite l’impression en question à se libérer de soi, de soi, dans le monde ou par rapport aux étants qui composent un monde : c’est un désir
c ’est-à-dire à déployer enfin en soi et pour soi la puissance intérieure et qui est donc dénué de toute affectation, de toute artificialité. Du reste, ce point de
toujours saturante de.sa force pathétique. Voilà comment prend naissance vue strictement ontologique permet de comprendre en quoi la parole affec­
l’cx-pression de la «p assion», et pourquoi la parole primitive, toute tive présente naturellement pour Rousseau une vertu cathartique. N ’est-
enfoncée qu’elle soit dans la nécessité propre de son expressivité, s’avère eîlc pas en son essence pulsionnelle ? C ’est en effet en tant que décharge posi­
être identiquement l’expression d’une libération, d’un se libérer (de soi) qui tive, en tant que force libératrice, qu’il lui incombe de soulager l’être qui
scelle alors dans l’esprit l’essence même de la liberté. Bien sûr, cette liberté l’ex-prim e: non que le soulagement succède à son ex-pression, non qu’il
pathétique n’est pas à comprendre comme une sortie hors de soi, comme repose sur la probabilité de voir autrui voler à son secours ; la vérité est
un mode de l’ek-stase ; ce qui la caractérise, c ’est qu’elle équivaut au pro­ bien plutôt que le soulagement, en tant que décharge du sentiment de l ’existence, est
cès d’expansion intérieure du sentiment d’amour de soi, elle est l’accroisA constitutif de l’ex-pressivité elle-même. Autrement dit, c’est le fairc-appel en
sement intensif des forces de la vie, l’approfondissement jubilatoire du tant que tel qui soulage, et non ses conséquences.
« désir d’exister ». Nous pourrions ainsi résumer le point de vue de Rous­ Au plan de la généalogie du langage, ie phénomène se présente ainsi.
seau en plagiant une sentence remarquable du second Discours : « Nous ne Faire en sorte que l’affect s’ex-prime en une parole «v iv an te» et intonée,
cherchons à nous ex-primer que parce que nous désirons de jouir, et il c’est le laisser prendre possession de soi, de son être affectif; c ’est l’inviter
n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs, ni à s’emparer plus encore de lui-même afin de sc transformer en la pression,
craintes se donnerait la peine de s’ex-primer » (cf. D 01, 143) en la pulsion qu’il est toujours déjà en lui-même, mais qui, du Tait de son
1 oute « expression », qu’elle soit, par exemple, langagière ou musicale, être rivé et livré à soi, de sa passivité et de son impuissance constitutives,
est là pour ex-primer le se libérer de la non-liberté, de l’être-acculé à soi du ne cesse de le faire souffrir. Archi-phénomène du langage, lui-même phé­
sentiment (Husserl dirait : de Y Urimpression, de l’Impression originaire). En nomène pré-langagier, l’ex-pression procède ainsi du sentiment «pres­
tant qu’elle ex-prime cette nécessité souffrante qui porte la liberté à son san t» - ou pressé contre sot - qui anime l’affectivité transcendantale et la
auto-déploiement, l’expression apparaît du même coup comme l’un de ces spécifie à chaque fois, en tant que ce sentiment «qui domine en nous»
traits distinctifs qui circonscrivent, aux yeux de Rousseau, l’humanité de (D M , 819), en tant que cette tonalité de fond qui, à l’opposé d’un senti­
l’homme. L ’homme est bien ce vivant doué de logos, mais il l’est à la seule ment factice et «m o d éré» (c’est-à-dire tempéré par autre chose que lui-
condition d’entendre sous ce dernier vocable l’idée d’ « auto-ex-pression ». même), imprègne le moindre de nos actes, jusqu à se confondre avec notre
Cependant, pour mieux circonscrire la question, il faut se rappeler (et nous vie même. Là se fonde ce que Rousseau appelle la « communication des

1. Ix: verbe « .s’ex-primer » remplace ici le verbe « connaître », employé originellement dans la cita­ 1. Sur le rapport essentiel qui unit l’alTect à la forée, voir M. Henry, Phémmimilapic matérielle, op. cil.,
tion de Rousseau.
p. 160-179.
296 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 297

pensées». Une communication qui préside à l’invention des signes du lan­ rence, et la nature étant ce qui, par principe, ignore toute forme de mise à
gage, et qu'emblématisé aussi bien l’ex-prcssion aimeg-moi (proto-phéno- distance, toute ek-staticité, la parole qui lui est accordée se trouve contrainte
mène des langues méridionales) que l’ex-pression aidez-moi (proto-phéno- - et c’est dans cette contrainte que prend justement sa source la pression
niènc des langues dit nord) Niais quelle qu’en soit la traduction sociale et intérieure fondatrice de son ex-pressirité - de donner lieu à un substitut arti­
géographique, cette communication originelle a toujours une seule et ficiel, à un « supplément », si l’on veut, qui n’est rien d’autre qu’une repré­
m êm e motivation : le secours que nécessite la charge oppressive du senti­ sentation « culturelle » idéale : équivalent objectif qui n’ex-prime plus mais
ment, Vappel qui entraîne cette réponse primordiale que sont « les accents, représente seulement, en lui donnant un sens, l’ex-pression même de la réalité, c ’est-
les cris, les plaintes». De ce fait, dire que la parole prorient primaircment à-dire la tonalité affective qui préside et présidera toujours à l’emploi de la
de la passion, dire qu’elle commence avec elle, cela équivaut à reconnaître langue par la vie. De significatif qu’il est en son essence (c’est-à-dire d’ « inté­
qu’elle ne prend place nulle part ailleurs que dans m e économie de libération ressant », ce mot étant pris en un sens purement ontologique, fondé dans
de. soi, ou se renforce l'affect et où s'nttone laforce. C ’est comprendre également l’amour de soi), le langage devient alors « simplement » référentiel. Inté­
que sou irrécusable réalité s’insère au point de jonction de l’intériorisation ressé par autre chose que sa propre « origine » subjective, il s’y rapporte
et de l’extériorisation du Soi - extériorisation décidée en vue de la déli­ constamment et se déporte toujours vers lui. Ainsi l’ex-pression au caractère
vrance, mais qui se heurte toujours à l’immanence principidle de l’être, et non apophantique mais pathétique cède-t-elle la place aux expressions qui
qui, à cause de l’échec que cette immanence lui impose, substitue, comme donnent à voir, comme à la composition et à l’articulation de signes dotés de
par un saut, â Ja parole affective un équivalent objectif sans énergie ni cha­ significations ; ainsi la réalité de la « significativité » se dissimule-t-elle der­
leur, « fro id » et sans vie. A la faveur de ce saut, « le langage [en effet] rière la complexité articulée et toute idéale du sens, ce sens fût-il simple en sa
change de caractère» : il devient plus intéressé qu’intéressant, plus signi­ compréhension.
fiant que significatif; en termes rousseauistes: «il devient plus juste et C ’est au second Discours que nous devons la description la plus convain­
moins passionné ; il substitue aux sentiments les idées [dans ce cas, et seu­ cante de cette substitution. Rousseau y écrit: « O n s’avisa enfin de [...]
lement maintenant, représentatives], il ne parle plus au cœ ur mais à la substituer les articulations de la voix qui, sans avoir le même rapport avec
raison. Par là même [ajoute Rousseau], l’accent s'éteint, l'articulation certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes insti­
s’étend, la langue devient plus exacte, plus claire, mais plus traînante, plus tués ; substitution qui ne put se faire que d’un commun consentement [...J »
sourde et plus froide» { EO L, 384). C ’est que, non seulement le principe (D O I, 148). Ce texte exprime clairement la thèse rousseauiste selon laquelle
énergique qui lui appartient dès l’origine perd de sa force d’invocation au Vinstitution des signes n’est en réalité qu’une substitution de l’ex-pression origi­
profit d’un « mécanisme »2 d’évocation réglé par les pouvoirs de la repré­ nelle, toute expression (linguistique ou non) n’étant pas autre chose à l’ori­
sentation, mais la langue devient aussi plus sourde à ce dont pourtant elle gine qu’un riex-primer soi-même. Quant à cette ex-pression de soi - par
résonne quand on daigne y prêter l’oreille, à savoir l’incessant bruissement exemple, l’ex-pression «géa n t!», en tant qu’elle se distingue éidétiquement
pulsionnel et pulsatile de la vie. du « terme » de géant —, quand bien même elle apparaîtrait, au regard de
Pourtant, ce «progrès » ( ihid., 384) - ou plutôt ce procès de substitution l’entendement (c’est-à-dire dans l’esprit des tenants du langage désignatif et
et de dénaturation - que Rousseau déclare être « tout naturel » (puisqu'il représentatif) comme liée à des «images illusoires», comme marquée au
procède des conditions cordiales de la naturalité, au sens qu’il aura donné à coin de l’erreur, elle se fonde néanmoins, et de façon exclusive, dans la
ce mot), il ne s’agit pas de lire en lui l'agissement « après coup » d'une cer­ « n a tu re » en tant que telle, c’cst-à-dire dans la radicalité absolue de sa
taine origine dilïèiaul par rapport à soi-même, cette origine devant alors propre immanence im-prcssionncllc et ex-pressive. Et c ’cst justement parce
« opérer après l'origine»* au nom d'une prétendue « logique de ht supplé- qu’elle appartient pleinement à la radicalité de la vie et à son incoercible
m em nriié». 11 s’agit bien plutôt d’y reconnaître le mouvement même de l'origine amour de soi, que l’cx-pression « géant ! » peut répondre, d’après Rousseau,
en tant que celle-ci ne sort précisément jamais de soi, ne diiïèrc jamais quant à l'appellation fort appropriée de « mot radical ».
à son être-soi. Chez, Rousseau, l’originel n’étam «arch aïq u e» qu’eu appa-
es ss

1. or. F.ot.. 303- 10 8.


Une dornière question demeure pourtant irrésolue : comment se fait-il
2. Cf. le U’XIC de V lii.\ ai cite plus haut ( K O I 383), où Rousseau parle de la « pai tic mécanique « «le que Rousseau emploie toujours à propos de l’archi-phénomène de la
la langue.
3. J . Derrida. Dr In Gtnmniato/ooir, of>< n i., p. 382. « première langue » le terme si équivoque de « trope », qui s’applique, aux
298 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 299

yeux de la théorie classique, à la modalité poétique et métaphorique de la tive, cet affect, comme nous l’avons dit, devient en effet une force, une
langue exacte et claire, c est-à-dire aux fonctions de translation du sens force cherchant à s’excéder soi-même pour mieux se débarrasser de soi.
propre et constitué ? L ’ex-pression, telle qu’elle prend naissance au point de basculement de
La réponse, Rousseau nous l’apporte lui-même, au terme du cha­ l’affect en force et de la force en affect, recueille alors en elle-même l’im­
pitre III de l’Essai, ainsi qu’au début du chapitre IV. Son texte est d ’une puissance toute-puissante du sentiment « qui domine en nous » ; et c est
précision exemplaire : « Je ne doute point, dit-il, qu’indépendamment du pour cela qu’en son fond elle n’est rien d’autre que ce que nous appelle­
vocabulaire et de la syntaxe, la première langue si elle existait encore rions un tour de force. Ce tour de force intoné, voilà ce qui définit pour Rousseau
n’eut gardé des caractères originaux qui la distingueraient de toutes les l’essence - l’essence subjective et, de ce fait, ex-pressive - de la parole. Parler, ou
autres. Non seulement tous Us tours de cette langue devraient être en images, en plutôt commencer à parler et à prendre la parole, cela suppose, dans 1 esprit
sentiments, enfigures, mais dans sa partie mécanique elle devrait répondre à de Rousseau, qu’en ce « tour de la langue » c ’est la passion, le Désir-pas­
sou premier objet, et présenter au sens ainsi qu’à l’entendement les sion, et lui seul, qui «cherche à se communiquer» {EO L, 383). Et cette
impressions presque inévitables de la passion qui cherche à se communi­ communication, loin de relever du partage courant d’informations, n’a
q uer» ( EO L, 383). Ainsi donc, pour ne pas que nous confondions plus lieu que là où la vie s’ex-prime en tant que telle. En d’autres termes, il n’y
ayant ce « trope » si singulier avec la métaphore (confusion qui relève iné­ a de communication originelle que s’il se forme une communauté
vitablement de son inclusion erronée à l’intérieur d’une perspective rhéto- autour - et au tour — de cette ex-pression vitale... Ce à quoi nous nous
ricienne et nominaliste), Rousseau se sera préoccupé de lui conférer une empresserons cependant d’ajouter que ce tour d’ex-pression est résolu­
autre identité. Mais comment ? Nous dirons : en soulignant simplement, ment individuel, qu’il est l’ex-pression singulière de l’ipsèilé du Soi qui
au sujet du trope non métaphorique, son sens étymologique. dans le tour et par lui se sent lui-même, s’éprouve soi-même comme un Soi
Q u’est-ce que le trope originellement ? La réponse de Rousseau est très unique et absolu. Propre à chaque « v o ix » en particulier, le tour de
claire : le trope est originellement un tour de la langue. Et l’on comprend langue varie selon la spécificité de chacune, à teile enseigne d’ailleurs que
pourquoi : le tour de langue - le trépas de la « première langue » - n’est-il c ’est dans le tour de force de l’ex-pression, et uniquement là, que la voix
pas précisément ce qui se fonde dans le retournement sur soi de la passion humaine se dispose à renouer avec sa singularité ta plus incomparable.
« communicative » qui s’ex-prime, n’est-il pas le fait de ce sentiment qui se De fait, le « to u r» appliqué à la langue n’a-t-il pas reçu, à l’âge clas­
charge continûment de soi et qui s’emplit de sa propre affectivité en se sen­ sique, la signification d’être la modalité ou la figure singulière et inimi­
tant soi-même ? Dans pareille affection s’auto-affectant, le pathos n’a en effet table du style de chacun? Littré cite par exemple, et parmi beaucoup
pins affaire qu’à soi. Aussi, ce que Rousseau cherche à indiquer à l’aide du d’autres, Malebranche : « Le tour des paroles de Tcrtullien, de Scnèque, de
mot tour, c est, d une part, qu’avec la tangue il retourne du pathos, lequel en Montaigne et de quelques autres, a tant de charmes et tant d’éclat, qu’il
soi pivote sur lui-même ; et, d’autre part, que ce tour « fait signe » vers l’im­ éblouit l’esprit de la plupart des gens...» {La Recherche de la vérité,
manence radicale de 1 affection de soi par soi, cette rondeur parfaite de la II, III, 3) ; et Boileau : « Aimez sa pureté [celle de M alherbe], E t de son
sphère d’intériorité —ou ce « cercle concentrique », comme dira Rousseau tour heureux imitez la clarté» {Art poétique, I). Ce sont là pourtant des
dans la « Profession de foi » ( E , 602) - qui caractérise l’essence de la vie en témoignages de son usage rhétorique, délibérément ignoré par l’analyse
sa subjectivité absolue. — Au demeurant, le génie de la langue ne nous rousseauiste. Aussi, celle-ci use-t-elle assez peu de ce mot, alors même que
laisse-t-il pas entendre que dans la passion, dans cette pathéticité qui ne son auteur est un des rares philosophes à avoir su insérer ce phénomène de
s’enflamme que pour un cœ ur vivant et bien vivant, notre sang ne fait la parole au cœur de l’existence, et, ainsi, à en avoir hissé la signification
qu’un tour ? Et n’est-ce pas alors, que notre vie est susceptible de prendre à la dignité du concept. Avec ce tropisme du « tour de iangue », Rousseau
une certaine tournure, en ce sens qu’elle apparaît comme ce qu’elle est, est en effet parvenu à concevoir l’essence de la langue comme l'ex-pression
comme le pur sentiment de soi, l’épreuve inlassable qu’elle fait intime­ immédiate du sentiment de soi, et pins encore, comme un jeu modnlement
ment avec son être même, et en vertu de laquelle elle repose sur sa véri­ infini qui « individualise » à chaque fois le joueur qui s y risque . Ces tours
table base sans jamais se quitter ou s’abstraire de soi ?
ou ces tournures de la parole, qui édifient, autour de « mots radicaux », la
Niais ce n est pas tout. C ar ce qui justifie pleinement la thèse où sont
mis en relief le tour et la tournure de l’ex-pression immédiate, c ’est avant
1. Sans doute faudrait-il, dans relu- perspective, analyser le üyle « ruinante » de la Nouvelle Hehme,
tout l’essence du phénomène considéré - soit : la possession de soi, l’être- el donner son véritable sens rythmique et mélodique à rechange épisluluire. Voit a te propos les remar-
acculé à soi du sentiment éprouvé. Eu vertu de son immanence constitu­ eptes suggestives et jusqu’à piésenl inexploitées de B. Guyon, in OC, 11, p. 135H-1.1(>1.
300 Rousseau, éthique et passion Poétique de la passion 301

substance phénoménologique de langue, sont, comme nous l’avons lu, quablc : « L ’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus
« en images, en sentiments, en ligures». C ’est que le tour constitutif de d’années, mais celui qui a le plus senti la vie» ( E , 253).
l'ex-prcssion «poétique» et «figurée», le trope déterminé par la parole C ’est pourquoi, enfin, en prenant appui sur certains énoncés de l’Essai sur
primitive ne se réduit pas seulement aux onomatopées, aux accents, aux l ’origine des langues, il ne nous semble nullement présomptueux de penser
cris et aux plaintes ; c ’est plutôt en ces images, en ces sentiments et en ces qu’une réponse aux questions cruciales posées par Heidegger puisse être cor­
figures, qu’il convient proprement d’ex-primer l’avènement et les événe­ rectement élaborée. Au sujet de la première de ces questions, nous dirons : le
ments de la vie. mode d’être de la langue qui explique que celle-ci puisse devenir une langue
E t pourtant, parler d’images et de figures, n’est-ce pas prétendre que morte consiste en sa propre fondation dans l’intimité cordiale de la vie. Car,
le tour de langue se déroule ailleurs que dans l’affectivité, qu’il se déploie pour autant qu’elle en forme un des phénomènes, pour autant qu’elle en est
même dans une dimension d’ir-réalité ou, plus généralement, de re-pré- un des modes ex-pressifs, une langue peut mourir parce que la parole qui la
sentativité, étrangère par principe à la sphère du sentiment ? C ’est ici qu’il traverse et l’anime, cette parole où nous nous incarnons en notre être sen­
nous est donné de mesurer à quel point la langue première etfigurée ne constitue sible, et qui rend parlants les signes dont nous nous servons - et nous avons
pas une autre parole que la langue propre et exacte en usage dans le monde. Celle-ci ne vu que ce qui rend parlante une langue de signes institués par convention
se distingue pas ontiquement de celle-là, en ce sens que l’une posséderait une réserve de n’est autre que cette prise de parole qui s’effectue sur le mode d’un véritable
signes dififérente de l ’autre. Qui nierait que le nom commun «géant» est apparemment tour de force - , une langue peut mourir, disons-nous, parce que son propre
la même chose que celle expression « Géant ! », qui sert à Rousseau d’illustration pour devenir-parlant est lui-même un mode de vie, une manière de vivre cette vie
la langue première etfigurée ? La différence existe pourtant, et elle est ontologique : la et de l’éprouver comme ce qu’elle est, à savoir une pure auto-affection, une
langue première etfigurée est ce qui dresse simplement (en images, en sentiments, en passion à l’égard de soi-même, une étreinte immédiate et sans relâche, une
figures, ces modalités constitutives de l’ex-pression) la sphère d’immanence phénomé­ puissance intime d’automanifestation, un sentiment d’exister, un incoer­
nologique dans laquelle la langue propre et exacte, celle dont nous nous servons tous cible amour de soi. Quant à la réponse que nous apporterions à la seconde
pour nous faire entendre par les autres dans le monde, devient bel et bien, nous ne question, à celle dont le présupposé est à l’évidence généalogique, rien ne
dirons pas signifiante, mais significative et parlante, au sens de ce qui est révélateur vaut, nous semble-t-il, comme de renvoyer au procès de substitution et de
de ce dont il retourne toujours avec la vie. Elle est ainsi ce qui empêche le logos dénaturation dont parle Rousseau dans cette page magistrale du second
de devenir sourd, et de se rendre ainsi insensible à ce qui lui est essentiel. Discours, que nous avons en partie déjà citée (cf. DOI, 146-148).
C ar frappée de surdité à l’égard de ce qui ne cesse de vibrer en elle, à Mais pour mieux se convaincre du fait que la parole primitive n’est
savoir la subjectivité de la vie, la parole risque en effet de ne plus rien dire, pas une autre langue que le langage de convention dont nous nous servons
ou de ne dire plus rien de significatif. depuis toujours (langage composé d’images et de figures, de signes cl de
Heidegger demandait dans Sein und ffe.it : « Quelle modalité l’être de la symboles), pour mieux comprendre cti quoi la parole primitive est le deve­
langue a-t-il pour que celle-ci puisse être “morte” ? Que signifie ontologi­ nir-parlant du système des signes dont nous disposons à tout moment pour
quement la croissance et la décomposition d’une langue ? »' Or, ce sont là communiquer nos pensées (ce que nous avons appelé sa «significativité»
des questions que l’herméneutique heideggérienne (et la phénoménologie profonde), il convient de remarquer que la série des trois termes qui
en général) a laissées sans réponse. Et l’on imagine pourquoi : la détermi­ caractérisent en apparence les diverses tournures de la langue - les
nation de cc qui peut se reconnaître vivant a été totalement mécomprise images, les sentiments et les figures — n’a guère été ordonnée n’importe
par Heidegger, pour ne pas dire, franchement esquivée. En revanche, la comment par Rousseau. En effet, il ne faudrait pas lire cette séquence de
prise en compte d’une telle problématique est loin d’avoir été le cas de façon simplement linéaire, comme s’il sc serait agi pour Rousseau de
Rousseau, dont le thème central de la pensée peut justement sc formuler termes équivalents ou homogènes par nature, mais différents quant à la
ainsi : qu’est-cc qu’être vivant, qu’est-cc que se sentir en vie, et qu’cst-ce valeur qu’ils prennent dans le procès de signification. Il est clair que si
que la vie exige de nous pour que nous nous maintenions en elle et en fas­ l'origine de la parole est bien de l’ordre de la passion, les tours ces
sions «bon u sag e»:’ Interrogation aussi bien ontologique qu’élhique, modalisalions pathétiques, ces ex-pressions de la vie transcendantale ne
qui sc détache chez lui sur l’arrière-fond de cette conviction remar- sont et ne peuvent être que de nature affective. Or les «im ages» et les
« ligm cs» n’ont, en tant que telles, rien d'affectif; elles n’ont pas la même
structure éidétique que les «sentiments». Le problème est donc, le sui­
l . M. I , Snn und ^jt(, § (U, op. lit., j>. l(ili cil., p. l:J2). vant : pourquoi Rousseau accole-t-il aux sentiments les images et les
302 Rousseau, éthique et passion Poélique de. la passion 303

figures ? La réponse est que Rousseau a rédigé sa phrase en prenant bien sance, instrument dont on échange le sens qu’il met toujours à découvert,
soin de ne pas les ajouter les uns aux autres, mais bien plutôt de faire mais qui s’est du même coup étrangement vidé de toute signification
« encadrer » les sentiments par les images et les figures, de telle manière réelle, de toute capacité d’incarnation. A l’inverse, la «prem ière langue »,
que tout ce qui relève de la représentation (soit : les images et les figures) la langue d’essence tropique et passionnelle (c’est-à-dire aussi bien pul­
y apparaisse comme tenu par ce qui lui échappe inexorablement, à savoir sionnelle) est une langue charnelle et bien vivante, une langue à l’ex-pres-
l’affectivité des sentiments. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Que dans la sion absolue de laquelle c ’est le cœur, et le cœur seul, qui préside.
construction de la phrase se dissimule le véritable enjeu de Y Essai, et que
St.
i cst giâce, entre autres choses, à la syntaxe employée, que Rousseau par­ st. St.
vient à professer que l’image et la figure, c ’est-à-dire le et la symbolique de­
là langue, le signifiant et le signifié, se doivent de faire signe expressément Rendre le Sens à sa significativité foncière —ce qui veut dire : arracher
et ex-pressivement vers le sentiment qui en est l’ultime tenant. D’où cette la «compréhension» dont il doit être l’objet à 1 obnubilation de la iip ré ­
conclusion qui s’impose maintenant : le sentiment est le tenant de l ’image et de sentation, et à la logique d’ « altération » sur laquelle se fonde l’idéalité de
lafigure, du signe et de la représentation; ces derniers ne se dressent et ne se tiennent celle-ci - , et Taire re-poser le monde sur son unité ex-presswe afin d’en res­
en leur unité de signification que dans le sentiment et grâce à lui. En d’autres taurer la signification, en l’intégrant justement à l’intégrité de son mode
termes, l’unité de la représentation (et donc du Sens) lui est conférée par de donation : telles sont donc Ses exigences suprêmes que la passion a-poïé-
autre chose qu elle-même, par autre chose que la conscience intention­ tique de la poétique rousseauiste aura voulu mettre en œuvre, sans qu on
nelle, elle se fonde sur 1 unité du sentiment qui la structure, cette unité qui l’ait entendue ou si peu.
repose en dernier ressort sur la nature auto-affective du « sentiment de Qu’on ait alors si mal tiré profit de cette poétique inédite, qu’on l’ait
1 existence », en tant que cette existence se sent incessamment soi-même, même trahie sans vergogne au nom d’un « romantisme » sans rapport
et, dans ce se sentir soi-même, a l’unité et l’unicité d’un véritable Soi. Si avec la vérité qui la sous-tend, cela peut certes aujourd’hui nous sur­
image il y a, si symbole il y a, si représentation il y a, si sens il y a, il faut prendre, tant le bien-fondé de celle-ci semblait clair dès le départ. Nous
alors reconnaître que la réalité constitutive de ces phénomènes, la matière irons même jusqu'à dire qu’il crevait les yeux, si l’on admet que c ’est dans
phénoménologique qui leur est propre, est en tous points affective. En une évidence aveuglante que vient au jour le fait suivant - à savoir que
revanche, sans le sentiment qui en fonde et en structure l’unité, la repré­ jamais rien n’aurait la possibilité de nous parler, si ce qui se laissait ainsi
sentation du sens de ce qui est dit perd toute « tenue » : sa signification confier à la parole ne nous concernait pas toujours déjà, s’il n’était pas sus­
n’est plus unifiée en elle-même, elle n’est plus schématisée. C ar si nous par­ ceptible de nous toucher, de nous émouvoir, de nous transformer au plus
lons ici de schématisme, ce n’est bien sûr pas en un sens kantien (relatif à intime de notre être, en dépit même de cet « aveuglement » de naissance
la Darstellung), mais parce que le tenant du signe et de sa signification, le dont Rousseau disait qu’il est au principe de notre « n a tu re » subjective.
fondement pathétique qui donne sens au Sens lui-même, se dit en grec C ar si quelque chose a bien une chance de s’adresser à nous, c ’est que sa
<iX%a. Le sentiment n’est autre que le schème de « l’image », le tenant de manifestation s’est déjà s’enracinée à l’intérieur de ce que Rousseau, dans
« la figure » ; il est, dans notre propre terminologie, la significativité du ses Dialogues, appelle « l’économie plus sensible » (D , 668) de la nature en
Sens, l’instance qui donne aux signes du langage, comme à toute représen­ tant que vie. Autrement dit, rien ne serait jamais parlant, rien ne nous
tation signifiante en général, de se dresser là devant nous, et de se sou­ dirait jamais rien, s’il ne nous était pas toujours déjà donné d’éprouver le
mettre pleinement et aussi constamment à notre désir de communication. sentiment de notre existence, et si tout ce qui a la possibilité d accroître et
Et voilà donc pourquoi, dès que se substitue à Yimage vive et schémati­ d’intensifier cette « passion primitive, innée, antérieure à tout autre », ne
sée (c est-à-dire au trope non métaphorique) Yidêe transcendante et unifiée devenait pas, justement pour cette raison, encore «plus intéressant»,
par la «translation» de son sens intentionnel; dès que la «figu re» (la c ’est-à-dire, au fond, encore plus significatif. Non seulement, en effet, rien
filtre non composée, non configurée : la pure semblance) se trouve rempla­ ne nous parle jamais davantage que ce qui se laisse donner et comprendre
cée par le trope métaphorique ; et dès que le tour d’adresse remplace le naturellement par la oie, c ’est-à-dire par le « cœur » ; non seulement rien ne
tour de force de l’ex-pression pathétique, il ne peut plus être question parle jamais avec autant d’autorité que ce qui, résonnant au plus profond
d’identifier à sa parole celui qui en fait usage - nous entendons le Soi qui tient de la vérité d’une existence, parvient à s’ex-primer au nom de celle-ci;
parole et ainsi répond de soi. Inéluctablement la parole devient chose mais, également, tout se tait et se révèle insignifiant aussitôt qu’il lui
anonyme : objet mort, corpus fait d’éléments décomposés et sans puis­ arrive de se soustraire à 1’ « économie plus sensible » de la parole vivante.
304 Rousseau, éthique et passion

Pour indiquer, à cet égard, le fond de sa pensée, Rousseau disait qu’ « il y Chapitre 6
a bien de la différence entre la culture qui orne l’esprit et celle qui nourrit
l’âm e» (Lettre à Henriette, 7 mai 1764, CC, X X , p. 22). Mais c’est à Pin-
✓v
dare, le plus moderne des Anciens, qu’il faut faire gloire d’avoir déjà, au
début de sa quatrième Néméenne, magnifiquement déclaré : Etre libre
pÿ^ua S’ Èpyp.dtT(üV ypOVl<i>T£pOV jÜlOTEUEL,
o ti x.z crùv XapLTCOv TÜya
yAcoaira çpevoç ÊÇÉXoi (3a0eiaç.

« Oui, le dit plus longtemps que les actes survit,


lui qu’avec la faveur des Grâces
la langue puise au fond du cœ u r. »'

1. Pindare, Quatrième Néméenne, v. 6 sq., in Œuvres complètes, trad. J.-P . Savignac, Paris, L a Différence,
1990, p. 287. Liberté naturelle et liberté morale. — Les deux modes de la perfectibilité. — La
culture qui nourrit l’âme, ou la pefeclibilité considérée du point de vue de l’esthétique.
—Agir au nom de soi, ou la pefeclibilité considérée du point de vue de l’éthique. —
Nécessité vitale et liberté morale. — Conclusion : sur le bonheur et la vertu.

Nous avons pu constater, au chapitre 4 de cet essai, que l’ordonnan­


cement, chez Rousseau, d’une sagesse individuelle en tant qu’accomplis-
sement éthique de la subjectivité, en tant qu’édification d’un moi libre
et délivré de toute «contradiction», est ce qui demeure tributaire de la
re-prise en soi-même du possible — du possible désiré. Ce possible désiré, ou plu­
tôt ce désir du possible (étant donné que c ’est l’aspect subjectif du phé­
nomène que privilégie l’analyse de Rousseau) est l’ex-pression inquiète
de la liberté humaine. Il convient de qualifier cette ex-pression d’in­
quiète car elle se trouve, par nécessité, entée sur l’activité de l’imagina­
tion et que celle-ci, au dire de Rousseau, ne se sent jamais aussi
«inquiète» (cf. C, 41) que lorsqu’elle «étend pour nous la mesure des
possibles» (E , 304). En tant qu’ex-pression de la subjectivité, la liberté
surgit et sc manifeste alors comme cette pure tension intérieure, comme
cette force spirituelle du Désir, qui, en répondant parfois au nom de
«volon té», se donne toujours à soi-même un possible en s’y mesurant à
chaque fois avec la complicité parfois maléfique de l'imagination'. Dire

I, sur l'imagination chez R ou w att (quatrième exemplification de la généalogie rousscanistc). Dans


un pattag'1 nurinl /btiogurt, Rousseau ènir : h J /' s liorntm*. livrés à l’amour-propre ci à son triste cor­
tège rie iimuaUM'iK plus le charme et IVdèi de. limagmatinit. Ils pervertissent l’usage de crue iacvtUé
consol;mh i-, et ;ui lieu de *Vn jt-rvir pour adourir îr «cilliment de leurs maux ils ne s'en servent que pour
l'irrilet - if K Hl.rT>. Par h» Rfiuivcau dluc phMiunu'iinlnj’iqiK'tWMit (et par suite « moralement ») l'imagi­
nation ‘ni ctrur (1*1111 dilvmmr, posiiinri qu’elle a cTatHi'urs, rn philosophie, toujours occupée, (l'une laçnn
ou ri’tmi* amie, depnh Ari^olc : « Tel est c» tmm l’empire dv I imagination et telle en est rinlluence. que

(Suite de la note /, page 3 0 6 .)


306 Rousseau, éthique et passion Être Libre 307

que « l ’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté» (CS, 135), doit-elle entièrement dépendre de la transcendance du Désir qui se l’ob­
comme le fait Rousseau dans un fameux passage du Contrat social, cela jecte, et ceci tant et si bien que c’est uniquement dans la mise en œuvre
suppose par conséquent qu’avant tout acte de prescription, cette loi soit de cette transcendance insigne que s’éprouve primairement le sentiment
elle-même pro-jetée comme une «possibilité» convenant avec la nature de liberté, que se déploie l’ek-stase la plus décisive de l’être, ou que se
même de son «au teu r». Ainsi l’obéissance à la loi qu’on s’est donnée produit son ex-pression la plus fondamentale.

(State de la noie J Je la page précédente.) (Suite, de ta note ! de la page 305,)

il'du- naissent mm u-ukmcm les vertus et ks vices, mais les biens et les maux cîc ta vie humaine, cl que ment et dudeairqui entendit-1sunnuftler, mais qu’elle crciuc en même temps t ci iiuitipgmii aide jusqu a se
( f t l principalement la manière ddm on s*y livre qui rend les hommes bons ou mérhanu., b cure un uu donner à elle-même plus, de |>uîcîr. et d'effectivité en tant que puissance de wuhigcmmi ; que l’imagination
iiiallivumix ici ta* » (iW ., dl5-BI6). Maïs au lieu de la pLicer. comme un s'y attendrait, en position iirquicrl ainsi, par ce «alut prolilemnliquc, un aspect inquiétant et presque yarre .'puissance identique du
médiane «mire la scmihiliiéci l’entendement (ainsi que In tupique de* puissances de Pâme y contra int ira* bien et du mal, poison ci remède)» ccD «si mie question c*K:ntielk\ qui mériter.ùt asiuréouaii (fi ne tnunv
ditioniielkmrm le philosophe), Je dilemme chez Rousseau fait dépendre directement rhndgii union de l'af- à pan, (On trouvera dans l’étude de J . Suirohinski, k j.-J. Rousseau et le péril de tu rélkxu.m ». in Turf
fcc iiMtr avec laquelle elle semble avoir parti« lice* C V * que celle IA celle-ci, en lui domam pTM mmt vimint, Paru* Gallimard, IÜ6I, p. 9J-IKU* un riébul d'inîeqiréuiUtm qui \.i dans ( e aerta* Oo «mMillera
un ietti. Alors qou - la source de loulca les partons est la scndlutilè ». l'imagination. elle, « détermine leur aussi en complément M- Eigeldinger, Jean-Jàfifiif} Huutstou et la réalité de Vimuginatu, Neuchutel. La ftaccm-
pi-iMc 3» h A511] j. Mais fà n'est pus le p ta important. Car celte orientation déicrmmante est cltu-meim; rr uière, I1ÏÜ2). .
en elle-même déterminée, «Ion que k «* semimem de soi », à Î origtm- tic la mise en rru iîr fie l'imagina- Il il’est cependant pan du rrasoTt de imttv étude fie meure eu luuvfe une telle rlmnl.iium mou» y
timi, \ .Kcoiiiplit sim» la fi inné d’une ion alité hrumtsc ou malhi'u relise. En elle i, d'une part, rimaginauon rcvkndiuns toutefois dons mure roiieluMou). 'l oul ve que nous pouvous et deviiiiNen diie ici, i 'e« (|u’on
pmaïi loti jours à même de soulager une douleur moral«: par lu diversion du souri de soi qu'cite actumplít sa puissance umbiviikme de «»ulagemem et d',igj;rLivatitin fie ta charge .illcaiye. l'im.igiiMiiim est â Tiai-
en«tiret liiin du a pays des chimère*» comme dit Rousw.m (C, *27) - et celle diversion est d’aulaui plus ginc du dèploicmeiil des facilités irm iKiomu’Ili ^ n , jilus eurore, de celle liiiueusioti unlologique dans
eflbiirc fjii'elîe repose sur ta .contention prolongée d'un travail de variation, de combinsiifam ci d’appto- laquelle itou seulement I’ n aliénation » devient *i maure'Hum«tu puüibk, mais k Monde comme tel,
priation ih-N représentation* imaginaire* : <« Dan* celte étrange »iiuataii mon inquiète imagina lion prit un ..........t: horizon de mauilLsUiion et image de la lolïdUé (k- l'étanU upparaîi gmur k premiên: fois. Outre k
parli tjui inc sauva de moi-meme cl calma ma naissante srusihiUtc, (ù‘ fut de sc nourrir de* situations qui fait qu'elle e*i le litre que KoiiMean donne an pouvoil immanent qui dèvriop|x:> duus la subjectivité
it$’avaient imércsié dans mes lectures, de le» rappeler, de le» varier, de le* combiner, de me 1rs approprier absolue de la vie, l’ek-Masc de la rcprèsctintlion (ce fjui l'idctuilie aujoi lnco a la rélkxioiij, 1 lirnigin.iEiort
tellement que jt: devinsse un dm personnage* que j ’imaginais, que je me visse toujours dans les position» le» Jonnc la pussibiliiè dernière de ce dêvclopjictneut lui-même : tlk cti lu tr/itt\faufuncr t,vfwnr procfiMt d'itréult-
plus agréable» selon mon goût, enfin que Té lut fictif où je venais a bout de me mettre me fit oublier mon j ation phènuméttQlfigique.
elat réel dont j étais si mécontent » (C 41)* D'autre part, il lui arrive d’en accroître l'intensité par le jeu Que faire de l'imagination, puissance suprême ? A cette question qui houe à nouveau de tarder son
suggestif de ses a fictions » *■ ainsi, Saint"Preux, dans Lû Nouvelle Utloiit, qui note á cet egard : k L ’itnagi- propos ontologique dans lu champ de l'éthique, Rousseau répond avec cunviclion 1 t* U Taui que le ^ ''d -
nation va toujours plus loin que Je mal » [NU, 516]). Et c'est sur « n e duplicité que Rousseau mrisrt enfin ment enchaîne Timagmarion m {E, 501). Prescription remarquable, quand on songe à toutes les batailles
quand il déclare que « ce sont les erreurs de î’imaginaikm qui transforment en vices le* passions de tous les que la philosophie aura livrées sans répit à La puissance du setuintcnl ! LA» k comtal s adresse colitre toute
cires bornés, même des anges, s'il* en ont m( £ , 501). , alterne à l'imagination, Rousseau recrnïmdssain (mais nV*l-ce pas du reste à sa fibre musicienne qu’tï k
Lu raison pour laquelle 1 imagination parvient à « déterminer » ia pente de» passions ne saurait avoir doit ?) que k pouvoir d’imaginer, d’inventer, de Créer de» images pcm élre un mobile auiui édifiant que
de mystère pour nous, s’il est vrai que celle orientation nécessaire procède de la structure meme de raiFee- dévasta teur. J
iivite. Car, comme nous lavons déjà dit, celle-ci s’exerce toujours de manière « aveugle » et aveugla me* CeU étant, Rousseau nous adresse-t-il colle injonction dans le seul dessein de nous premunir contre
Ce qui veut dire, pour iiutant que cette affectivité définit lu nature originelle de l’homme, que celte nature, les sortilèges ci la puissance d’illusion que recèle l’imagination (thème 6 combien classique, lui aussi) ? Ce
en um qu’elle est une subjectivité absolue consistam dam rauto-aflecuoii de son «uniment de soi. en mm qu’il cherche à dire est en réalité plu» essentiel. Il Hmt, pense-i-il, détendre k sentiment conirc l’interpré-
qu’elle est ainsi constituée par l'immanence, la passivité et ia passion à Tègard de soi-méme, implique son taiimi que lui impose l’imagination. Car, chez Rousseau (unums bien au passage tout cv qui distingue »a
propre aveuglement structurel. Or, en « n e pure adhésion k soi, qui confère au moi son essence suffisant pensée de rd k d’un Kant qui asiiigiiera A la raison pratique la tache de contramclrr ou d'humilier le sen­
et absolue, et qui détermine de part en pan son action et sa pensée, c ’est le pouvoir originel de se tram- timent], c’csl du sentiment lui-même, de la passion en tnnl que telle (et non de la raison, comme Spinoza
ponrr ver* antre riitnic igné soi, qui ne lui est absolument pas imparti. C'est la un aveugle me m ontologique l’aurait penséh comme c’eil aussi du pouvuir* que délient ruficetivîlc, ih1 wntïHtt le^tlévrioppcmeïU des
qui entraîne à »ou tour le mot souhaitant agir et exercer sa volonté, à se lier nccf&airemcnl à un autre p(»sihiliié» imaginaires qu’elle su« ilc pur ailleurs, c’est, eu un mut. de et* Fond de la vie que dé|X'iidem en
» pouvoir îi+a imc a mrefaculté, subordonnée à lH hyperpuissance de l'affectivité et recevant dclle la fu r« fin de compte la tam ic conduite du moi, la pri«: un («impie de l'cxislciKt- (U rautie1 cl la sagesse qui eu
qui l’anime* Cctie faculté a ainsi pour essence d'cnwier au semir de la pas*ion des represemations ou des découle*
images, de façon à la guider de J‘extérieur «i à orirnter ainsi vers leur» fins les actes auxquels aura donné C’est pourquoi, ayant atteint ce promontoire à partir duquel nous pouvons enfin nous lancer vers
naissance cette pure sensibilité* En d’autre» termes, c ’esl quand l’agir se trouvr détermine par l’aficctirité l'explicitation de « t i c sagesse, nous conclurons par k rapixrl du ceci ; loute la jwiuue de Rousseau a teiuc
avec laquelli; il s'identifie phénoménologiquemuni, c '« t alors que k besoin t t Tait sentir, au coeur de la vie de démontrer que Thommc ne se méfie jamais assez des significations idéales qu'il a tendance A prêter à scs
ci du plus profond de «a snbjectivilé pal hé tique, de lui accoler une puissance qui a lit capacité île u voir » propres actes ainsi qu’à ceux d'autrui* Ce «’eut donc jamais J’aifcclion ou la pa^ion en général qu’il * agit
et d'orictiter son net ion cri direction tïu poüible drdré. Celle puissance, é’est l'imagination. iiùsir lui de mettre cri Cuuhe, mais toujours une ce ri ainc mauvaise « orientation ». un certain sens* une cer­
Ain« l’imagination sc définit-dlc comme la faculté qui originellement déploie devant l’homme Hio- taine compréhension qui s’appliquerait à elle» : interprétât ion englobante et jusultailncc* mais néanmoins
riion de visibilité du monde dans lequel son arrinn. pour au mm qu'elle trouve duiiicu milieu ].i fmuihilttê fictive, snseiuml ou excilum le désir, en olVram à sa pii Su mi objet bien dètemjiné. cl trop souvent déce­
de n* réllérhir rl île se comprendre soi-même* est susceptible d’nb( en ir un sens, de reervoir une reri a inc vant. O i, celte powahilitc pour k désir d'être déçu ou ii»atisl;iit esl ru «pii en mri tac, W «Nis et licanu à bri­
orientation sigmltraiive. L’immanenec de la rie Â*>i-mûmt' rend ainsi possible, sinon nécessaire, U nais* ser insiemeul. IV-quilibre uinuk»gii|ne des puissatu1«** dr la vie ; ce qui ne peut dès hn> que nous tnciiie en
s,mie ri IVlhenuiiiim de l’imaginai iou. Celle-ci se fimdren rctk-lá. El c’est celte même ihudiiiùm Îgvm-.t- t'oulr.iduiioii ,ivec nous-meme*. Aussi RoUîLfieati d(VhiKM-il avec foi ce : « la ' *nul les eiicors de limagi-
Ingiqnemcnr misr niijour’i qui rend rrttc ptiisssuirr modale an sens où elle « modalité » l,i Mme mre iiLidnn qui inmvrormum en vice* le* pawiîon* » ; et dans le* pari,ml de lui-nu-im- : «* Nht fui teste
Lm^riic' de feire, A savoir r*illri tiriic - d'itutmii plus ambivalente. iriiaginaiion poilu toujours k mal au pis » IL. 1MH) - imiapuml jiar la que la rèalivatimi d uni- vén-
Antlâvali'Oie, I Imaginai ion Ir devir m en effet, rîr* Int* qiiVIJr w lame, selon lu-ft manière dotU on >'y Uilile éiltique (k vie ne saurait ne limiter sur la (rulttè iusimuiUiUble de la |mvum|i de Mii que M k * ai lires
livre «>, comme dit Rousseau, au >eecmrs de rmicnwliraiitm cxiesrive du «mlimcnt, roniriliiMtu du même nutaauu'ssubjri-iive»- et runagmation a«i ]iri inier elief - se tnmvem («.menue* dans kurM-tlèl* nèg.uiiV
eoup Ar.ucioisseitu-in de «m inieuMlé première, f^iie rîmaginaiiou tiaisse ainsi de nmupfwtUtblf t\u senti- Îl'au-j-dirc, eu d'autre* lerm«;* : si cite* ( imviemiviil à la nature du Soi. l'un songe également a ce
!5()8 Rousseau, éthique et passion Etre libre 309

Toutefois, pour que cette liberté du Désir puisse demeurer fidèle à sa Bien qu’elle » ’arrache pas lé moi à hii-même, la liberté que Rousseau
propre auto-libéra» nu, ;'i ce « se libérer soi-même« qui, pur essence, est tou­ qualifie de naturelle demeure néanmoins un «se libérer de W » , qui est
jours censé lu délïnir, il lui faut également se transcender ou s’ex-eétler sans d abord et surtout un « tenter de se défibre de sa soujj'ranee de soi ». En se
pour autant s’outrepasser, ni s’arracher à soi-même ou s’abandonner der­ libérant de soi, et plus exactement en se délivrant de son se souffrir soi-
rière soi. C ar se libérer ne peut guère signifier, pour la liberté qui sc mani­ même, de la souffrance engendrée par la passivité radicale de son étreinte
feste à soi primairement, sauter par-dessus son ombre, sc déporter loin de sa intérieure, par la proto-passion de son infrangible amour de soi, la vie (car
nature propre, hors de sa subjectivité naturamc, hors de son essence consti­ il ne faudrait surtout pas parler ici de « moi » en tant que simple sujet
tutive. Si la liberté doit se fonder dans l’essence vraie de Sa nature, s’il faut empirique) désire accéder à la pleine (rc-jjouissance de soi, et ce parce
que sa réalité s’enracine dans la subjectivité immanente du « besoin natu­ qu’en approfondissant sa propre souffrance intime, en assumant comme tel
rel », c ’est-à-dire dans la chair sensible de ce Désir qui ne se justifie que par le désespoir qui se trouve lié au Souffrir primitif, à cette souffrance à
sa pure présence à soi, par sa totale coïncidence avec soi-meme, pur l auto- laquelle elle s’identifie tout entière pour autant qu’elle sc subit inlassable­
affection de son amour de soi, alors il convient pour cela de reconnaître que ment soi-même, et qui offre son mobile à son pur «désir d’exister», la vie
cette liberté ne se libère jamais que du « souffrir primitif» qui transit de part parvient à s’ouvrir à soi-même - mais pour cela il y faut bien sûr de la
en part l’essence du Soi comme épreuve de soi ou subjectivité absolue. C ’est à force, de la « force d’âme » - la possibilité de convertir cette souffrance
cette condition-là que l’auto-libération du Désir en tant que délivrance ontologique en cette jouissance de soi qui la définit aussi bien. Pour autant
n’équivaut en aucune façon à se délaisser ou à se détacher de soi. En tenant qu’elle libère en soi cette possibilité, la vie, accordée à son propre Désir imma­
compte de cet enracinement dans la subjectivité absolue de la nature origi­ nent, vient alors à l’accroissement de soi, à son auto-édification comme ce
nelle, le fait de se libérer ne suppose justement pas que l’on ait à quitter sa Soi unitaire et total auquel chacun, chaque moi individuel puisant, selon
« position » ontologique, ou qu’on doive l’abandonner derrière so i, et c est sa nature et ses pouvoirs à chaque fois singuliers, son être dans l’affectivité
du reste parce qu’elle » ’accomplit guère de sortie hors de soi que cette transcendantale, doit d’être qui il est : un moi vivant engendré comme tel
« liberté naturelle » peut également donner lieu à une « liberté morale », qui par son sentiment de soi, naissant à la vie par la grâce de ce sentiment-là.
se définit quant à elle, comme nous allons maintenant le montrer, en termes Atteindre à 1’ « expansion » infinie de sa « nature » intrinsèque, jouir de ce
de re-prise en soi et d’auto-appropriation de la subjectivité. par quoi l’on est sol, voilà donc tout ce que veulent dire les mots : se libé­
rer, se délivrer ; car, sur le plan éthico-ontologique où se déploie la pensée
de Rousseau, la délivrance de la lihertc naturelle ne vise jamais qu’à
l’auto-approfondissement de la vie phénoménologique pure.
(Stuft (I fin tir In notr 1 tir la pagr Ü 0 5 J Et pourtant, il convient de dégager au sein de celte économie de la
t|r I ïklrrot. liïv cfr Ytnfmfinrtian iîi/.r çMtuf* piinriprs, I 7l>!l. ri fil«' pur IV Burgelin, l.a l ’hi/osuftliir tir I r\i.\- liberté un double mouvement constitutif de son accomplissement : d’une
fritrr iif pfi* l‘if., p. 233, prodlr fri rtf l.i pensa- de Rousseau : « U s pussions lions inspnent part ce qui institue la possibilité de la conversion, et d’autre part ce qui
toujours bien, puisqu'cU« ne nous inspirent que le langage du bonheur ; c'est l’esprit qui nous conduit
mat... aussi umis nv «»mines criminelle qui? p a rtt que nous jugeons mal, et c ’est la raison cl non la nature rend cette possibilité effectivement possible, c ’est-à-dire réalisable pour soi. II
qui tkïus. Lrunq*- »<, y a la liberté naturelle (la possibilité de la délivrance), et il y a aussi la
C a r Iï-tliiqiit- rît, par définition» un « un mi « a n de jouir n, ni rlfr ! W quand Itien nwrtw cci art
s'enracinerait en l;mt que tel dans la « nature », Cet art dr tonnftitivet iîsu par fr fait ntrmc tpi il doii aim * liberté morale qui accomplit celle-ci (la réjouissance propre au «se libé­
bail cf imitf «nmjilafrniifr, fort ditïidfr A e x r r m . C Y * un af( dr lunamlmlir, où celui qui don une sa vic et rer»), la différence entre les deux étant que celle-ci a pour fonction de re­
ft% p.ittiom ù tout moment sombrer d.uut l'abïme du di-icspoir- (.îinim au filin *ur lrtpit-1 le moi
rihitpti- avjtiu e, il doit va fraxitm A la pIiom: ftuiwnlv. qnlil iimii fan* IVrtm-ment retenir : « 1rs paftioik* tljm- prendre en sot celle-là, rette rc-prisc en soi ou cette auto-appropriation
ueui par v i l e t H i t j ; pi A patliv dVlli‘!t-niPiin-< usLM&miv à J'imaginatiim immnr- pnivsamr rrpirsrni.Mïfrr* devenant alors le garant principal de la sagesse.
vt ji’il jH’iit a lotit tunvrr que I' « -unmur nlisolti tlép nère m .untun-jitoptr fl coinpiiijuil » U*m vu » pro-
iUnjs.ini] la mmsîiûliit ut-gai iv<* » irrtir sniubiliiê qui, p^r n-putsimk « eoni|irhm- ri Ti-liâ it IV-it»* d’au- Aussi la question dcmeure-t-elle la suivante : comment la liberté peut-
lun ♦* |/>, I t'i|b * i-Li -iVviiliqiM' p;u m ite qur lu p.iwton oiigiu-drr i n moi f w im - nu uwfftii inè- elle s’cx-piim cr clic-même librement, c ’esl-à-dire enlièremenl cl conlbr-
duihlifi .|m< .ppjnllr ]i.n lui-inémr rl tir lilt iin-me le déploi.....Mit iTusir ullr ....... lié tuti^'l.illi........i
di’'-H-;iUs.it1tr, P,il i mtra-qnr ut. tP UY « *|IM' |i,n«f qur l’nil nmllu-, que II* dr-sii n,iu *'ll -.ni +lt jil*i|Het *r mémeitl à son essence? Comment le Désir auquel elle s’identifie jietn-il
vmiiiuriu vut l.i >iii Î, ne li’lleiliivoiiiie du monde, datw l'bun/*'« mu en |i,n rimetuuni de dgudii ta libérer le irnpisme aulo-alfeeiif eonslilulif du pur mouvement de la
iiÎLfU'lriUiMtc koh poids piopre» de tu loualilè iiiuMtliilive, s.» l'oice opp ie vui a' «- »Yllcchii paleineni rl, s'ex­
pliquait! ain.si, '(’ (lenou.ml aima, ut-quieii un sens t|tii lui csi [.ualeiuenl élt:mj;er, Qu ant a la théorie rons- nature ? Sans doute, pour eela, il est nécessaire que le possible, en tant
M'juiiste dr la « sensibilité posiljvr »» lai pie Ile « tiêrive imm édiaiemenl de l'amour de soi '> (tbnl.). non sen- qu objet premier du Désir et «term e immédiat» de la «volu m e» (pour
Iriiu-iit elle eM ce qui Ibnclo toute morale proprement dite, non seuleim-iU elle donne « le sommaire de
louie la *agr!i(e humaine dans Turinge des jwwkm.s » ( h . AUI), mais elle ne ?e comp ren d pas non plus sans
reprendre une terminologie biratiienne), n’entre jamais clans le règne de
l'inscription (Tu souMVir dans la miurtiiiroriRintdli1 du senliment intérieur. l'effectivité - ce règne étant celui de Pim-possibilité, s’il est vrai que ce qui
310 Rousseau, éthique et passion Être libre 311

n’est plus possible est de ce fait im-possible. Il faut au contraire que ce re-prend et se re-fonde dans son immanence foncière1 - indépendamment du fait
possible ob-jelé librement se retienne et demeure ainsi dans sa propre qu’elle se « réalise » ou mm dans l'extériorité visible d'un monde prédonné.
sphère de possibilisation, d’ effectuation possible. Ce que nous appelons ici la re-prise éthique est donc, au plus intime de
Une telle retenue du possible dans sa sphère de possibilisation, soit : la réalité du «su je t» , c ’est-à-dire de ta nature vivante du Soi, de son
dans la potentialité même de la vie, est ce qui fournit en effet sa significa­ ipséité originelle, l’appropriation du possible à la nécessité régissant sa vie.
tion à la re-prise éthique professée par Rousseau. Car, à la question de A la re-prise, il appartient en effet de rendre le passible à la subjectivité où
savoir comment la re-prise a lieu, il nous est donné de répondre tout il s’éprouve naturellement comme tel, comme le corrélât d’un pouvoir
d’abord : la re-prise en soi-même du possible est ce qui rend celui-ci à pro­ fondamental de l’âme. La re-prise du « je veux pouvoir», du « je désire»
prement parler « possible », en le rendant à sa possibilité même. Cette re­ en eux-mêmes a pour but de les rendre au «je peux », au «je peux vouloir» ;
prise est l’inscription dq toute prescription au cœur même de la vie, dans et rendre le vouloir au pouvoir, remettre son désir à sa puissance d’agir,
celte inépuisable réserve de potentialité qui pousse le moi, en tant que «je cela n’est autre que le donner à soi. L ’accomplissement étltique qui
peux », en avant et l’entraîne au gré de toutes les « affections » qui le reprend en soi et donne à soi confère ainsi une signification supplémen­
concernent directement, l’édifiant ainsi en soi-même comme ce qu’il est taire à ce que Rousseau conçoit en termes d ’équilibre des puissances de la
essentiellement : un pur mouvement monadique, un Soi, ayant sans cesse, subjectivité. En instaurant celle-ci, le mouvement de re-prise en restaure
et par amour de soi, l’énergique Désir d’exister et, pour cela, de se suffire l’équilibre constitutif, accordant ainsi te vouloir au pouvoir afin qu'il soit
à soi-même. Autrement dit, c ’est lorsque le possible demeure possible, justement et définitivement «possible». De cette façon, grâce à cette re­
qu’il revient alors au Désir (ou au « besoin moral », selon l’expression prise éthique, la liberté du vouloir peut enfin s ’approprier à cette même vie
qu’emploie également Rousseau) de s’éprouver comme tel, comme une qui se libère par elle. Cette appropriation à soi du Soi est l’instauration de
tension vitale, une pulsion d’auto-affection, une force de l’âme visant à se la « liberté naturelle », et c’est cette instauratio que Rousseau appelle dès
soustraire de sa propre insuffisance absolue (laquelle, faut-il le rappeler, lors la « liberté morale ». Aussi bien ces deux « niveaux » de la liberté
procède toujours d’un trop-plein plutôt que d’un manque). Ainsi le Désir, (l’ontologique et l’éthique) sont-ils soulignés (bien que mêlés) dans cette
en tant que « se libérer soi-même » de la nécessité naturelle, en tant que importante déclaration de Y Émile : « Le seul qui fait sa volonté est celui
délivrance intrasubjective, ne s’abolit-il point sous le coup d’une « réalisa­ qui n’a pas besoin, pour la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des
tion » quelconque, c ’est-à-dire d’une transformation en son contraire ; siens : d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais
pour autant qu’il se reprend en soi-même, il ne se contente pas d’accéder la liberté. L ’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qui lui plaît.
à son assouvissement relatif. En tant qu’il se re-prend en soi, sa raison Voilà ma maximefondamentale» (E , 309).
d’être est bien la ré-jouissance, le contentement, cette « paix de l’esprit »
qui confine au bonheur. Mais en même temps, cette épreuve par laquelle so
*3 «3
le moi s’édifie intérieurement, cette auto-affection qui libère en lui le Désir
du possible s’assure, par la re-prise en soi-même de son mouvement inten­ Seulement, avant que de décrire la manière dont s’opère phénoménolo-
tionnel, qu’elle n’a pas à arracher ce moi à la sphère d’expérience affective giquement cette re-prise rendant le possible « effectivement possible » —et
réelle qui définit, autour de son ipséité, sa position dans l’ordre de l’ab­ elle le rend effectivement possible, non pas en le réalisant mais en le retenant
solu. Elle a d’ailleurs si peu à le transporter hors du « cercle concen­ en lui-même, en le suspendant à sa possibilité propre et constitutive —, ne
trique » ( E , 602) de sa subjectivité (nous reviendrons sur cette expression faut-il pas s’assurer que les potentialités de la subjectivité absolue connais­
au chapitre suivant) que c ’est uniquement par l’effet de cette re-prise à sent un développement convenant à la structure interne de l’immanence ? C ar c’est
caractère éthique que le Désir parvient à « s’égaliser » plus ou moins par­ là une condition absolument nécessaire pour que le moi s’accomplisse sur le
faitement au fondement intoné du pouvoir auquel il ne cesse de devoir sa plan éthique et que sagesse il y ait : il luifaut être lui-même « sans contradiction ».
possible réalisation. Si bien que ce n’est que lorsque se produit l’égalisa­ Que l’on ait montré pourquoi le procès d’extériorisation de l’extériorité a lieu,
tion des puissances de la subjectivité, du vouloir et du pouvoir, des désirs que l’on soit remonté à la source de la dénaturation ou de la cor-ruption
et des facultés propres, ce n’est qu’alors, que cette retenue en soi de la pro­ ontologique, cela ne suffit donc pas ; il faut encore que nous nous deman-
jection désirante (cette ek-stase qui n’est autre que le mouvement de la
liberté subjective) donne vraiment lieu à la réjouissance de soi. En d’au­
tres termes, il n’est de réjouissance éthique réelle que si la liberté naturelle se 1. Cette retenue ou ce rappel que Rousseau, par ailleurs, met au crédit de la seule « conscience ».
12 Rousseau, éthique et passion Être libre 313

dions comment l'immanence originelle se rompt, et comment, sur le fonde­ La perfectibilité, en tant qu ’accroissement de soi, apparaît comme la
ment « naturel » de la subjectivité absolue, se lèvent les pouvons immanents condition phénoménologique de possibilité dé toute conservation de soi. Elle
de l’esprit, ceux qui permettent à l’âme de se comprendre intentionnelle- se fonde dans le « pur mouvement de la nature » et s’identifie proprement
menl, de se libérer et de se transcender elle-même, alors même qu elle ne à lui. C ar elle concerne en réalité la loi phénoménologique qui structure la
laisse de s'éprouver dans l'intimité de son sentiment de soi. vie transcendantale ; elle détermine tout ce qui arrive ou peut arriver au
Sur le plan éthique de la rr-prisr, l’interrogation qui s’impose est sur­ moi vivant - tout ce qui le «tou ch e» de prés ou de loin, de bien ou de
tout la suivante : y a-t-il un moyeu d’exercer son esprit sans pour autant mal, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur : c'est-à-dire relati­
s ’abandonner à la « déflexion » du monde, sans se détaire de soi au prohl vement a la honte naturelle. Mais aussi pour le pire : puisque, dans le pur
des artifices de la représentation qui nous retiennent captifs de la m achi­ mouvement constitutif de la subjectivité absolue, il arrive que prenne suit
nerie de ses miroirs anonymes? Y a-t-il une possibilité d ê tre toujours soi essor la dénaturation elle-même, aussitôt qu’elle s’appuie sur l’actualisa­
- d ’ « exister selon sa n ature» [E, 591), d’être accordé à 1 essence inté­ tion progressive des potentialités de l’existence, sur l’efiectuation de ces
rieure de son ipséité - quand 1’ « extérieur » s’est irrémédiablement, puissances ek-statiques que sont l’entendement, la réflexion, la pré­
comme dit Rousseau, « composé » ? Bref, entre la nécessité du Soi et les voyance, la mémoire, la curiosité, toutes ces intentionnalitcs qui, en .soi et
contraintes du monde, y a-t-il place pour une réelle liberté ? par principe, se rapportent toujours à quelque chose d ’autre, et entraînent du
Afin de répondre à cette question cruciale, et en vue d’exprimer ce meme coup, dans une pareille projection, le sujet immanent (P « âme »)
développement «successif» des potentialités régi par une loi immanente, hors de soi, dans le milieu ontologique de l’irréalité, là où la réalité de la
et plus particulièrement par les régulations internes de l’affectivité trans­ vie (cette . ^ r é a l i t é digne de ce nom) ne s’exerce jamais, là où cette âme
cendantale fondées dans la passivité ontologique de l'amour de soi, Rous­ ne peut se tenir (ou s’ex-poser) sans qu’elle n’ait à se séparer « malheureu­
seau a créé le néologisme, si mal compris par le commentarisme ti adition- sement» de soi-même et de sa véritable «substance» individuelle. Il faut
nel, de « p e r fe c tib ilité » . Que faut-il au juste entendre par là? donc tenir compte d’un certain mode d’exercice de la perfectibilité, allant
Pour l’auteur du second Discours, la perfectibilité, « la faculté de se dans le sens contraire du pur mouvement de la nature, un mode au sujet
perfectionner» {DOI, 142), est la puissance subjective qui détermine le duquel Rousseau déclare, en se situant au point de vue « m o ra l» , que
m o u v e m e n t e n g r â c e d u q u e l la nature comme vie s’accroît de soi, s ac­ « nous sommes forcés de convenir que celte faculté distinctive cl presque
complit soi-même dans l'excédence de soi et ainsi se parfait, ccst-à-dirc illimitée [la perfectibilité!, est la source de tous 1rs malheurs de l'homme »
parvient à faire re-postr le moi vivant et agissant dans la jouissance intime {DOI, 142).
de sa propre existence, ce que nous avons appelé la ré-jouissance de soi. M ais, on 1 aura d éjà co m p ris, cette caractéristiqu e fo n d a m en ta le qu 'est
La peiTeetiliiltié n'est donc pas mie puissance parmi d'autres, menant l a p e r f e c t i b i l i t é n ’ a p a s q u ’u n e s i g n i f i c a t i o n « m o r a l e » , et e n ce cas. n é g a ­
pnm ainsi dire jeu égal avee la sensibilité, la volonté, I imagination, le tive. Elle est essentiellem ent ontologique puisqu 'elle renvoie à la structure
jugement, l'entendement, e tc .; elle e s t b i e n p l u t ô t la [ a c u i t é d e t o u t e s l e s i n t i m e d e 1 ê t r e , et a sa c o r - r u p i i o n p o t e n t i e l l e , a u s e n s d e la s o r t ie i o n Irai lie-
finalités, relie qui les dépasse et les e o n t i e n t t o u t e s en r e t e n a n t c h a c u n e t m r e h o r s d e s o i . C ’e s t d i r e q u e , g r â c e à c e c o n c e p t f o n d a m e n t a l , n o u s a c c é ­
d'elles aitpi es de soi. Elle est la I l l i m i t é , ( l i t R o u s s e a u , « q u i |. . . | d é v e l o p p e d o n s e n f u i à l ' o b j e t e s s e n t i e l d e la p e n s é e d e R o u s s e a u , r e l u i q u i r o n l é i c s o n
s u c e c s s i v e i o e n t t o u t e s l e s a u t r e s » , s o i t l a P u i s s a n c e « p r e s q u e illimitée »
bien-fondé à la. g é n é a l o g i e m i s e e n œ u v r e d é s l e p r e m i e r Diuours. C a r c ’es t
(ihitl.) p o u r n e p a s d i r e « s a n s b o r n e » (/', ô o . f l e u vertu de^laquelli clans la loi de perfectibilité - ce trait d ’e s s e n c e qui distingue, au dire de
U n î t e s « l e s p u i s s a n c e s d e P â m e ». l e s p o u v o i r s e t l e s mtetutoiuialüés muiLi-
Rousseau, l'h o m m e de l'an im al q u e s ’a r t i c u l e o r i g i n e l l e m e n t le l a p p o r t
I c i n e n t distin ctes d u m o i t r o u v e n t l a f o r c e d e s ’ e m p a r e r dYux-mcnies inté­
u n i s s a n t la t r a n s c e n d a n c e à s o n i m m a n e n c e intrinsèque. C 'est la t h é o r i e . l e
r i e u r e m e n t , e t d e c o n s t i t u e r , d e par l e u r a u t o - a f f e c t i o n au sein du senti­
ht perfectibilité qui dém ontre le m ieu x qu'il n 'y a pas d 'in tention n alité
m e n t d e l ' e x i s t e n c e , P i p s é i t é d u m o i , la n a t u r e i n d i v i d u e l l e e t i r r é d u c t i b l e
- e e s t - à - d i r e d e m o u v e m e n t v e r s le m o n d e et l ' a l t é r i t é c o m m e tels sans que
cl.- « l ' e s p r i t h u m a i n » e n t e n d u a u s e n s d e l a re-spiratio d u S o i 1.
r e l i e e k - s t a s e n e s ' a c c o m p l i s s e d a n s l ' i m m a n e n c e à soi d u m o i v i v a n t , se s e n ­
tant incessam m ent soi-m êm e ru m in e ce qu e lui d o n n e de l ' a i l e la v i es'a. -
c r o i s s a n t d e soi à la l'aveui d e s o n p i o p r e s e n l i m e n l i n t é r i e u r . N , , n s e u l n n , ni
I ( I M II, ni , Wr MV. l J U, /,/n/,l'.i/'/u, /,.■ ■. I . < V i III I II. m l . r " I l ‘i a, . |i ' 'h I : I..I M i l , r,' " r P'-'niel de saisi, s ,„ le n.o.le g é n é a l o g i q u e p o u i q u o i et
j.-unilc m •»„»„.h I.i O - .............» ' - U ' - „ I . " I]' ■ m I m "" - mi Im i - ii » i l ............. I " ' 1-
l'H iM -ini'im -s s u lijo 'liv r s q u i lu i .ip |U . li.-m i.-n l n i 1>U'|M<-, <|in c l.-liim s .-ill m u i l 11- m ii;m i'l , 1 m in v u ) ' l. ’. m n u " 1 lr .le la p e n s e , - rrllcxivc et l'inteiél e.M rrieiu a faction
liu-s p.u lu i, q u i sum scs besoins. V iv r e , c Y s l m Y e ssiiire m e n l développe.- de telles po ssibilité s. » (1 i n t é r ê t s i m p l e m e n t représenté m ais n on pas ép rouvé en son incarnation
314 Rousseau, éthique et passion Être libre 315

même1) som des déterminations constitutives de la cor-ruption ontolo­ diverses qui se projettent en lui, la perfectibilité est la structure subjective
gique ; mais elle nous invite aussi à comprendre pourquoi et comment la porteuse de «civilisation», ce champ des «possibles» quasi illimité. C ’est
transcendance s’expérimente soi-même comme telle, s’auto-affecte en soi- elle qui rend cette civilisation (en tant qu’espace de réalisa lion de la
même, et puise ainsi sa possibilité (lapossibilisation qu’elle est toujours) dans liberté humaine) existentiellement souhaitable, et ontologiquement pos­
l’immanence du sentiment de l’existence. sible. - On précisera néanmoins qu’une telle caractérisation n’a véritable­
La perfectibilité caractérise en effet le pouvoir de libération du possible ment de sens que si elle dresse, depuis l’immanence naturelle de la vie, et
qui fonde toute relation au monde et à son horizon temporel. Elle est ce pou­ face à celle-ci, sa propre anti-essence. C ’est pourquoi la perfectibilité fait
voir fondamental consistant à ouvrir le moi à la possibilisation de lui-même, corps avec ce que nous avons appelé depuis le début, mais sans en
à l’entrelacs serré de ses possibilités plus ou moins propres. Un pouvoir, ou, connaître alors l'origine phénoménologique, le procès d’extériorisation de
plus exactement, une Puissance quasi illimitée (quasi : car pour Rousseau l’extériorité. Et ce qu’il nous est donné de comprendre à présent, c ’est que
elle n’en demeure pas moins finie, étant « humaine » et non posée par soi) ce procès, cette dc-naturauoii ne se détermine doublement que parce
qui se dédouble modalemem de la manière suivante, selon la fonction qu’elle prend sa source clans l’ambivalence de la nature originelle, dans
qu’elle remplit, c ’est-à-dire la visée qui est à chaque fois la sienne : l’aminomie des tonalités fondamentales de l’être et le tropisme auto-affec­
— Soit la perfectibilité est le pouvoir d’un possible qui n’a aucune possi­ tif de son essence. Q u’est-ce qui en résulte alors?
bilité d’effectuation, puissance inhérente à un vouloir qui veut un pos­ — Dans un premier cas [A], la « dénaturation » est elle-même, et en tant
sible étranger à lui-même, détaché de lui-même, c’est-à-dire non que telle, re-prise dans le Fond affectif de la vie (ce qui se traduit par­
éprouvé comme tel dans la chair sensible de la vie et pour elle. Nous fois par un rappel à l’ « ordre» lancé par la « conscience»). A la faveur de
avons alors affaire à une faculté qui, de manière proprement orec- cette re-prise en soi ou de ce rappel à soi, la libération du possible en
tique, se projette dans une possibilité imaginaire, laissée à elle-même général, l’ouverture par le Désir du champ de la transcendance et de
et rattachée à rien, dans une possibilité qui est donc en soi (en tant la réflexion — tout ce qui, sur le plan moral, peut se traduire par la
qu’elle n’est point rapportée à la nécessité de la position ontologique tentation et les vicissitudes de l’amour-propre —, recouvre très exacte­
du sujet désirant) «impossible», au sens de ce qui n’est pas eiFec- ment la limitation toute personnelle de la sphère primordiale du «je
tuable. La perfectibilité est, dans ce cas, inéluctablement décevante, peux». Le Désir demeure «convenant» à sa position intrinsèque,
frustrante et attristante; c ’est une «passion factice et mauvaise» parce qu’il s’accorde alors à la « n a tu re » essentielle du sujet qui en est
(D , 806), «irascible et haineuse» ( i b i d 670), donnant lieu à une l’auteur1. Quant au procès où se déploient les modes de l’intentionna­
«jouissance purement négative » (ibid.) . lité, du rapport au monde, il peut être dit, en vertu de l’équilibre des
— Soit, au contraire, cette puissance de perfectibilité ne laisse comme telle forces subjectives qui y préside, autorisé. De sorte qu’à la question de
d’être retenue en elle-même, en ce sens qu’elle est éthiquement re-prise savoir quand s’accomplit la « liberté morale », nous répondrons à pré­
sur sa propre base immanente et subjective, et accordée ainsi à la sent : la liberté morale s’accomplit lorsque les pouvoirs spirituels du
nécessité du Souffrir primitif qui en est l’origine secrète. Dans ce moi — et la raison en particulier — se rangent, en leur effectuation
second cas, il s’agit d’une puissance de « repos », témoignant, de par le même, sous la tutelle de la « conscience » affective : car « si c’est la rai­
contentement qu’elle suscite, de la re-prise en soi de la position onto­ son qui fait l’homme, c ’est le sentiment [et par conséquent le senti­
logique du sentiment de soi. La perfectibilité peut alors être dite ment de soi] qui le conduit » (MH, 319) dans la vie, la perfectibilité
réjouissante, tant elle ne laisse d’appartenir de plein droit à la vie se concevant dès lors comme l’acte de « perfectionner la raison par le
absolue, dont l’essence consiste à s’aimer soi-même et à se porter de sentiment» (E , 481). Et à cette autre question de savoir comment
soi-même (et sans pour cela s’arracher à soi) vers la (réjouissance de cette perfectibilité se retient de sombrer dans la cor-ruption, dans l’ou­
son essence propre. bli et le non-rappel de sa détermination fondamentale (à savoir la vie
affective individuelle), nous dirons par conséquent : si la perfectibilité
Pour autant qu’elle ouvre le monde à l’action de la subjectivité
absolue, et qu’elle le vivifie au gré de l’auto-affection des intentionnalités 1. Cf. le commentaire essentiel de P. Burgelin : « Exister par soi seul, sans le regard ou l’attente d’au­
trui qui prévoit mon acte, le juge et par cette prévision m’enchaîne, voilà ce qui permet de se sentir véri­
tablement vivre en chacun de nos actes : nous en sommes le libre auteur » (L a Philosophie de l ’existence de
!. Sur « l’intérêi » propre à l’action, c f supra notre introduction» J . - J . Rousseau, op. cit., p, 133).
316 Rousseau, éthique, et passion Être libre 31 7

œuvre positivement, c’est parce qu’elle s’y accomplit pour le compte^ de la qu’en la chair même de l’esprit prend naissance le désir d’y mettre fm. Ce
re-prise en soi-même de la « position » de soi, et qu elle répond ainsi à Désir ((potentiellement éthique) est la re-spirafia incessante de la vie, il est la
une exigence éthique. condition de la « spiritualité de l’âme ». Et c ’est en fonction de lui que les
— Mais si, en revanche, cette re-prise (vertueuse) n’a pas lieu, il est, par­ deux voies de la perfectibilité s’ouvrent devant soi. Elles s’ouvrent a i don­
tant, fort à craindre que la perfectibilité devienne [B] la cause de la nant à l’âme 1’ « occasion » de se saisir de la véritable nature de son indivi­
« perdition» de l’homme, c’est-à-dire de son échappement total à soi- dualité. Soit encore, de se saisir de soi à la faveur de sa propre aspiration à
même, sa distraction sans retour et sa captation dans la dimension être à soi, cette aspiration fût-elle déterminée par ce « dépassement de soi »
aliénante de l'étant représenté et des possibilités de vie inciTectuables qui conduit le plus souvent l’être humain à décider raisonnablement des
et, par là même, impossibles. actions qu’il oppose aux sollicitudes souvent cruelles de son destin.
Voilà qui signifie en tout ras que le mode primordial de la perleetibiliié
« Il y a, disait, on s'en souvient, Rousseau, bien de la diflerenre entre [A] eonsiste en une rupture dans l’absolu de son immanence priuripiclle.
la culture qui orne l’esprit et celle qui nourrit l’âme ». Ce qui signilie qu’il Rupture qui participe donc du mouvement d’expansion ontologique par
y a, pour l’humanité, deux voies contraires qui s’ouvrent au carrefour de lequel la vie, mue par le « besoin absolu » de parvenir en soi, se conserve
la perfectibilité. D ’une part, la culture d’ornementation, la culture des en elle-même en s accroissant de soi. Sa genèse est à comprendre en ces
apparences, qui déporte fictivement la vie hors de soi, hors de la réalité de term es: le développement des potentialités de l’ego, loin de seulement
son essence immanente, et qui correspond à [B] ; et d autre part, celle qui creuser le malheur de celui-ci, provient lui-même de la racine de son être
se consacre à vivifier l’âme, à en aiguiser la sensibilité comme à en inten­ (de sa « nature »), c ’est-à-dire de son « se souffrir soi-même », et plus exac­
sifier les forces intrinsèques, afin qu’elle puisse, renforcée par une telle tement du «n e plus pouvoir souffrir cette souffrance» qui engendre le
intensification de ses pouvoirs personnels, résister à sa propre faiblesse besoin, le désir, le travail, soit toutes les activités de la volonté vouées à
désespérante ; et c’est cette modalité qui correspond exactement à [A]. y remédier. Cherchant à fuir cette souffrance, c ’est-à-dire à se fuir,
Insistons sur ce point qui rassemble l’essentiel de la doctrine. 1’ « homme » se met alors à inventer des solutions de fuite. De sorte qu’à la
L a douille caractérisation existentielle de la perfectibilité provient faculté de perfectibilité revient alors la charge d actualiser les possibilités
d’une seule et même source ontologique, à savoir la nécessaire respiration ou les « facultés » spécifiques qui serviront à rcilèctuaiion, non pas objec­
de l’âme acculée à soi, au Soi-même de sa vie, dans le se souffrir soi-même tive, mais subjective (c’cst-â-dire passionnelle) de son besoin. Et ringémn-
propre à la disposition du sentiment de soi dans lequel cette vie 1 a tou­ sité que celle Puissance met pour cela en œuvre devietn le savoir grâce
jours déjà « posé ». Cela veut dire que si je pense, juge, énonce des rap­ auquel la vie exerce, à la faveur du besoin naturel qu’elle ressent, ses pou­
ports, mesure des identités et des dilïèrences, détermine des objets et cons­ voirs comme les déterminations immédiates de sou amour de soi. Que la
truis des concepts, si j’agis par amour-propre, me lie à d’autres, cultive des tendance à se parfaire semble motivée objectivement par le caractère de
passions, m’égare ou me consume en elles, si je me laisse entraîner par « ies résistance et d obstacle que manifeste toute chose appartenant au monde
concurrences, les préférences, les jalousies, les rivalités, les offenses, les ven­ dont il nous arriverait à l’occasion de subir les effets, cela ne doit donc pas
geances, les mécontentements de toute espèce, l’ambition, les désirs, les nous faire oublier que son véritable ressort, son intérêt ou mobile propre­
projets, les moyens, les obstacles» {D. 815), bref, si j’accomplis toutes ces ment subjectifs lui viennent toujours d’ellc-inêmc, de l’aulorévélation de-
actions cl mets en œuvre toutes ces iulcntionnahtcs (qui sont, à vrai dire, celte souffrance éternelle qui parfois excède la jouissance de soi, en dépit de
autant tic passions), c ’est parce q u 'a u f o n d je ne désire qu'une chose : jo u ir son identité phénoménologique avec elle. La «com position» de I’ «cxlé-
et, grâce à cette jouissance qui s’enracine dans 1 amour de soi, me réjouir lieu r», en tant que généalogie de la phénoménalité du monde, a, sous la
pleinement de mon être dont « actuellement » je soutire, puisqu a conti­ forme de la perfectibilité, sa source et son fondement au cœur même de
nuellement le soullrir il m’est devenu insupportable. l’immanence.
Ici, l’on aperçoit clairement comment le procès d’extériorisation de l’ex­ Et pourtant, contrairement à l'expansivité de la vie, la perleetibiliié
tériorité mis en lumière par la généalogie rousscauistc, comment la cor-rup- (telle i-n est la seconde et secondaire modalité |H|I peut donner lieu à une c o r ­
lion ou l;t dénaturation ontologiques se fondent dans l’hislorialité de 1 ab­ ruption de la vie, à une rupture d'avec l’immanence et par rapport à l'ab­
solu, c'cst-à-dire dans le passage intérieur, impulsif et immédiat de la solu, rupture qui nourrit son propre désespoir par une fuite au-dehors, par
souffrance de soi à la jouissance de soi. Mais à ce tropisme il est justement une évasion accentuée dans le champ illimité de l’irréalité, dénuée de
porté atteinte quand la souffrance de soi devient si insoutenable, si vive, toute fondation dans la sphère réelle d'existence. On ne sait alors plus que
318 Rousseau, éthique et passion Être libre 319

c’est précisément pour se ré-jouir que l’on désire ne plus souffrir, et que la
S t a lu t o n t o lo g iq u e S ta t u t m o r a l A îo d a lité
passivité ontologique originelle est le fondement légitime du Désir en
d e la d e la d e la P r in c ip e C on séq u en ce
général. On n’accorde plus ni sa pensée ni son action à leur déterminant
p e r fe c tib ilité p e r fe c tib ilité p n fc c tib ü ité s u h jc i t i f ob jectiv e.
ailectif réel. La pensée et l’action, en défaut par rapport à l’expérience
ontologique qui les suscite en soi, deviennent dès lors un simple moyen, |A|
sinon une pure occasion, de se distinguer vis-à-vis des autres alin d’occu­ ru p litre dans excédence « cul turc
positif l'absolu île son cle la quî nourrit
per une « p la c e » au sein du corps social. Le principe de convenante n ’agit
immanence subjectivité l’àme »
plus : seule compte désormais l’apparence extérieure, de même que s’épa­
naturelle
nouit, dans cette «société » où s’objective l’ensemble des intérêts privés, te in-diile renee
modale
règne englobant de l’amour-propre et de l’inégalité parmi les hommes. [«j
Au total, qu’est-ce donc que la perfectibilité ? La perfectibilité, dirons- rupture d’avec excès « culture
négatif l’immanence par rapport qui orne
nous, se développe selon une double modalité. Elle s’établit comme une
et par rapport à soi de celte l’esprit »
alternative : ou bien la perfectibilité équivaut à ce « dépassement du Soi iden­ à l’absolu même excédence
tique à soi » si bien mis en lumière par M. Henry, et que nous avons
appelé, pour notre part, l’excédence intime de la subjectivité ; ou bien elle est
ce même dépassement en tant qu’il est, cette fois-ci, non identique à soi,
AJ
en ce sens qu’il résulte de l’excès par rapport à soi de cette excédence en Ad AS
soi. Mais que la perfectibilité contribue à l’accroissement de la vie ou
qu’elle favorise son renversement, dans tous les cas, par son « in-différence Au chapitre 5 de cet essai, nous avons déclaré : la linguistique de
m od ale»1, cette Puissance que l’homme a reçue en partage illustre le Rousseau n’existe pas ; par contre, ce qui existe chez lui, c ’est une poé­
mieux du monde la fameuse sentence de Hölderlin déclarant que « là où tique de la passion. Pour s’être efforcé de soumettre à une exigence de
croît le péril, croît aussi ce qui sauve». Toujours chez Rousseau, comme significativité toute chose qui viendrait se prêter à une donation de sens, la
l’avait si bien vu J . Starobinski2, le remède gît dans le mal lui-même3.

horizon de « compréhension », par principe étranger à leur essence et à leur significativité réelle, cela n’est
1. N o u s e m p lo y o n s c e tte e x p re s s io n e n s o n g e a n t à u n e n o tio n c lé d e Sein und % eit, q u e n o u s p r e n o n s autre que l'imagination, cette puissance « médiatrice » et irremplaçable qui, certes, déréalisc et aliène,
c e p e n d a n t d a n s u n se n s to u t d iffé r e n t. mais sauve dans le même temps, puisqu’il lui arrive également de conduire le désir humain à la satisfac­
% C f J , Starobinski, Le ranide dam te rnalt Paris, Gallimard, 1989, p. J 65-208* tion. La différence d’orientation où s’ordonne la double modalité de la perfectibilité repose donc sur la
3. AuJfdûns-nom une dernière foi» sur la nature de ce Janus aux deux visages, et tâchons de com­ juste composition de l’imagination - cette mère des vices et des vertus, comme « la réflexion, la pré­
prendre encore mieux de quoi relève le phamakim qu'il administre. Car, à partir de ccîtc double détermi­ voyance [est] mère des soucis cl des peines » (D, 822). C ’est dire qu’il y a l’imagination de la culture des
nation exJMcnhidc - en tant qiTexptmsmn dans l'opacité de la vie, et extension à la lumière du monde - , images, et l’imagination de la civilisation de l’esprit ; [’usage de l’imagination étant le critère qui permet de
il devient ystidum plus facile de préciser ce que Rousseau entendait philosophiquement par ec mot de distinguer la culture qui orne l’esprit de celle qui nourrit l’âme.
» ettHiiülitiH *» du ni on use et abuw an siècle des Lumières. Grâce à la mise en lumière de lu première Ainsi les « progrès de l’esprit » ( DOf, 113) donnent-ils naissance d’nne part à l’art qui ne supplée pas
modalité de la ixufertihilité, l.t civilisation reçoit dîne Rousseau une détermination mromotabk'mrm po>i- seulement la nature, mais qui la supplante absolument ; et d’antre pari à « l’an peifeciioimé » en lequel
hw. Ce qui signifie qu'il u‘u jamais été dans l'îmcmion de Rousseau, ton mie certains de ws lecteur*, l’homme peut trouver «. la léparaliou des maux que l’art commencé lîi à la nature » [CS-I, 288)* ijl
contemporains on non, ont juge bon de le croire, de saper les fondements de la culture ou de détruire J'au­ convient d'ailleurs ici de rattacher à celte économie de Yart perfectionné, une importante notation de Yhrnile :
torité de la raison au nom d'on ne sait quel naturalisme épistémologiquement naïf. Au contraire, il ne s'eai « Il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel » ( £ , 64-0).
agi pour lui do rien d'autre que d*<rn révéler 1« fondements à la lumière d'une philosophie de l'immanence Que nul n’entre donc dans la « pharmacie » de Rousseau s’il ne souscrit pas à cette maxime !...) Il y a
qui sc présente, en l’occuircnrc, comme une élucidation inédite (er implicitement phénoménologique) de donc un art dont la force ex-pressive {ou « imitative », au sens très précis de susciter l’excitation, l’énergie,
l’etfcncc de la « nature ». A ce titre, la rupture dam l'absolu de son immanence principiclic (la première la passion - tout ce par quoi l’on « sent » davantage « la vie » comme dit Rousseau) contribue à l’auto-
modalité = [AJ) correspond à In promotion d'un régne authentique de la culture de « l'esprit », culture accroissemcnt de la vie ; et il y a aussi celui qui, ourdissant la haine de soi, vise à s’en défaire. Et dans la
conforme a « îa destination de l'homme sur la terre » pour autant qu'elle ne vise jamais au renvci^ement mesure où, selon le diagnostic que nous propose Rousseau, nous avons renoncé à la civilisation de l’esprit,
de Vordre universel par le préjudice qu'elle porterait A la vie même. La question u$i alors la suivante : â en oubliant surtout, pour le malheur de notre humanitas proprement dite, qu’une civilisation digne de ce
quelle condition pouvons-nou» considérer la « culture » comme Fïinù-rç»ncc de la « nature » ? Pour nom est un luxe que ne savent s’oiFrir que « les personnes atteintes d’âme », comme le disait Villicrs de
Rousseau, le principal trait d’essence de ce qui répond au nom de « culture » consiste à « exprimer » et à l’Isle Adam, ce n’est jamais qu’à la culture mortifère de la représentation, à la surenchère de la négativité
« signifier » ce Fond sans fond qu’est l’abîme sacré de la nature comme vie. La véritable mesure de son qui émousse la « virtualité » essentielle de la vie, et aux artifices mimétiques que les entweihenden Knechte
développement réside dans la convenance de cette expression et de l’invention que les « œuvres » accom­ [ces « valets profanateurs » dont parle Hölderlin) mettent ignominieusement en œuvre dès lors qu’ils pré­
plies supposent à chaque fois. Cependant, en prenant essor par un bond au-dessus de l’abîme, en s’arra­ fèrent, dans un but qui est tout sauf « artistique » (puisqu’il n’est que politique, economique ou
chant à l’emprise de celui-ci - et r'tat sans doute là que la première modalité [A] bascule dans la seconde « social »), réfléchir le monde ou statuer sur son inanité, plutôt que de faire signe vers cette réalité cordiale
|B] - , Part provoque aussi le « risque u de rompre l'ambivalence de l'affectivité transceudantitle qu’il a pourtant dont sa manifestation dépend - c ’est-à-dire de fa ir e avec cette réalité même des signe, j en la rendant de ce
pour lâche d'exprimer ou de « signifier ». Car ce qui a le pouvoir irrésistible d'orienter le besoin et la pas­ fait significative , c ’est à ceci, tri seulement à ceci, que s’est attaqué Rousseau clans son Discours sur les sciences
sion, de leur donne r un sens murlligthk:. il, jwir là, de les projeter lioix de leur réalité propre, sons un et les arts ou dans s.i Ixttie à d'AtembeiL
320 Rousseau, éthique et passion Être libre 321

pensée de Rousseau a en effet réussi à réaliser le projet si souvent souhaité, dée sur son incoercible amour de soi. Créer, cela signifie donc accroître les
mais perpétuellement différé, d’abolir la malencontreuse opposition qui se forces de la vie, en amenant cette vie à se resserrer sur elle-même et à s’ac­
dresse depuis toujours en Europe (une opposition qui donne même son croître ainsi de soi —de sorte qu’il n’est pas de créateur à proprement par­
caractère d'essence à l'Europe) entre la culture et la civilisation, entre les ler qui ne se décide pas à répondre (au sens qui définit le plus justement du
oeuvres et la pratique des hommes, entre l’esthétique et l’éthique, entre monde la responsabilité éthique) de la perfectibilité inhérente à la vie et à son
l'art et les mœurs, entre le sens et la vie. Nous nous sentons même autori­ besoin d’expansion.
sés à déclarer que leur «réconciliation» prônée par Rousseau au nom de D ’une telle idée de la création, il suit que le paradigme donné aux arts
cette même vie et de son accroissement de soi, offre à l’esprit des perspec­ par l’art lui-même ne peut plus être architectural ; le paradigme est mainte­
tives de re-Jmdatinn du sens qui vont à coup sur à l’encontre de tout nihi­ nant le mélos, Y expression mélodique. Pourquoi ? Avant de spécifier les raisons
lisme et de tout négativisme, et dont il faut reconnaître également que Tort d’une telle « révolution », et avant d’en estimer la radicalité, commençons
peu de créateurs jusqu’à présent ont su tirer profit. Pourtant, l’existence au moins par reconnaître que si la musique a joué un rôle aussi considérable
même des grands livres de Rousseau ne montre-t-elle pas, de la manière la dans l’établissement de la poétique rousseauiste, cela n’a tenu ni au goût
plus convaincante, que la culture ainsi que les oeuvres qui en répondent et personnel ni au talent particulier de son auteur. Que Rousseau, en dépit de
qui en développent les potentialités (quels qu’en soient d’ailleurs la thé­ son manque de talent justement, n’ait pas cessé d’insister sur la nécessité de
matique cl le domaine de création), peuvent toujours s'instaurer sur cet s’engager en faveur de la musique - et plus particulièrement de préserver le
ultime fondement qu’est la donation phénoménologique de la nature en sens de la « mélodie » - , voilà qui prouve assez combien il lui a semblé urgent
tant que vie ? (et c ’est cela qui est proprement inédit dans toute l’histoire de la pensée
Car, au fond, ce n’est que si elle se trouve expressément reconduite à occidentale) que l’essence de l’œuvre d’art s’emparât enfin de la possibilité
cette nature auto-affective (ou à cette affectivité de nature) qui l’anime et de ne plus avoir à élever un trait qui « tire l’être dans l’étant » et surmonte de
lui donne autant d’âme que d’énergie, ce n’est que si elle se laisse dûment cette façon son essentiel retrait. Ne pas faire trans-paraître l’être dans l’étant,
re-prendre à l’intérieur du procès d’auto-conversion du souffrir en un ou - comme l’aura revendiqué la philosophie romantique de l’art, en
jouir et du jouir en un se ré-jouir (ce procès qui mène, soit dit par paren­ laquelle, il faut l’admettre une fois pour toutes, Rousseau ne se serait jamais
thèse, de l’esthétique à l’éthique, et les rabat l’une sur l’autre), ce n’est reconnu —l’intelligible dans le sensible, telle est, pour la présenter négative­
qu’à celle condition que l’œuvre de l’art - c.t nous n’y exceptons nulle­ ment, l’ambition que Rousseau assigna pour la première fois à l’art en géné­
ment la philosophie en tant qu’aulhonlique création de pensée est suscep­ ral, le présupposé grandiose de sa poétique de la passion. Et c ’est ce que le
tible de perdre l’immémoriale structure « archi-lccloniquc » que les Grecs caractère exemplaire de l’cx-prcssion musicale devait servir à démontrer à
lui avaient durablement assignée. Ea mesure de sa créativité n est alors savoir que, avec toute expression artistique, toute œuvre de l’esprit, toute for­
plus de l’ordre de la construction, au sens de la configuration et de Y unifica­ mation culturelle, il devait y aller désormais, et eu priorité, de l’auto-
tion toute idéale d'un matériau déjà constitué en ses parties : celle mesure accroissement de la vie ou de sa «perfectibilité», c ’est-à-dire, cri d’autres
réside seulement dans l'appropriation à soi du matériau en tard que tel. Un maté­ termes, qu’il importait qu’il soit enfin question avec elles de l’essence même
riau qui ne saurait être lui-même de nature objective, puisque, si tel était de l’expressivité, en tant que cette essence repose sur la capacité (phénomeno-
le cas, il ne laisserait de se montrer dépendant dune «fo rm e». S’il doit logiquement démontrable) d’autotransformation de la force en affect et de
être inobjectif tout en demeurant autonome, c ’est-à-dire indépendant de l’affect en force.
toute « in-formation » ou imagination productrice (Ein-bildung), le maté­ Q u’il existe un art qui ne puise plus sa condition de possibilité dans
riau ne peut en effet que se confondre avec la subjectivité elle-même, avec l’essence non technique (mais poïétique) de la techne, mais dans celle de
la semblanee de celte vie individuelle, qui se donne, comme nous l’avons la vie phénoménologique absolue ; qu’il y ait un art qui ne se satisfasse
appris tout au long de notre étude, à l’abri de toute visibilité, en dehors de plus de donner seulement à voir, à penser, à goûter, à sentir, etc., mais
tout Dehors. Dans ees conditions, qui sont celles d’une pensée ayant à qui exige primairement de nous rendre plus vivants dans la vie, de nous faire
cœur de revendiquer liant et fort, et au mépris de toute pétition de moder­ éprouver que nous sommes toujours voués à notre propre sensibilité
nisme, so n «absolue modernité», comme aurait dit Rimbaud, créer P " '" ' le meilleur rumine pour le pire, et que, pour cette raison même, il
consiste à nnllic en oiivic la subjectivités non pas en la mettant en J a u n e , ni en est nécessaire que nous nous accordions, grâce à lui, à ce qui se donne
lui assignant une certaine «ap p aren ce», mais en en accomplissant l’auto- comme notre nature véritable, en nous invitant notamment à nous ré­
mouvement, c’est-à-dire en en intensifiant toujours plus la sensibilité lon- jouir de la jouissance que la vie tire d’eile-même quand nous ne l'entrai-
322 Rousseau, éthique et passion Être libre 323

nous pas, au gré des « circonstances », heureuses ou malheureuses, à la mouvement de la nature». Autrement dit, P « art perfectionné» dont parle
retourner contre elle-même; bref, qu’il y ait un art qui ne soit plus le fait Rousseau se préoccupe, chez l’auteur comme chez le destinataire de l'ieuvre, d’in­
d’un regard « politique », mais d’un «œ il vivant», voilà ce qui hisse en tensifier la vie, d’aiguiser la conscience immédiate que nous pouvons en
ellét la conception a-poiéhque de l’art prônée par Jean-Jacques Rousseau à sa avoir, la façon qu’a l’art de se parfaire étant alors de la faire elle-même
grandeur remarquable et inégalée. « fructifier ». Mais c ’est dire également que toute « mise en œuvre »
Un art « a-poïétique » - qui néanmoins reposerait toujours sur une accomplit une attitude dans la vie, une manière d’exister, un art de jouir et
expérience poétique ? C ’est que, et il convient de le souligner avec la plus de s’en ré-jouir, qui place résolument la donnée esthétique sous l’égide de
grande fermeté, 1’ « imitation » artistique en général ne donne chez Rous­ l’éthique - cet enjeu étant d’ailleurs parfaitement exprimé dans P Essai sur
seau plus rien à voir ; ou du moins, le fait même de montrer, s’il demeure une l’origine des langues, en ces termes : « Il ne suffit pas qu’il [le musicien, mais
chose nécessaire, n’est plus sa raison suffisante. Si le fait de pro-duire des plus encore l’artiste en général] imite, il faut qu’il touche et plaise, sans
« images », si celui de flatter les sens ou l'intelligence par le truchement de quoi sa maussade imitation n’est rien, et ne donnant d’intérêt à personne,
la «représentation» restent bien le moyen dont elle se sert en ses créa­ elle ne fait nulle impression » ( ibid., 417).
tions, sa fin est loin de consister en cela. C ar ce n’est plus en tant que spec­ Faire impression, donner de l’intérêt à quelqu’un, c ’est rendre signifi­
tateur ou contemplateur que le sujet «esthétique» se trouve sollicité; de catif le sens que la mimèsis suppose de mettre en œuvre. Mais qu’on ne s’y
même que ce n’est pas non plus sur l’esthétique (au sens de PafeOvyru;) que trompe pas : si l’expression poétique — nous devrions même dire : l’expé­
l’art fonde ici son essence. Quand Rousseau écrit par exemple : « L ’art du rience im-pressionnelle et ex-pressive qui préside à l’expression factuelle et
musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mou­ « stylisée » du pathos - apparaît comme devant elle-même faire impres­
vements que sa présence excite dans le coeur du contemplateur », et quand sion, c ’est parce qu’elle a pour raison d’être d’exciter les passions. E t si elle
il précise qu’ « il ne représentera pas directement ces choses [les choses, apparaît comme devant exciter les passions, c’est afin de susciter, c’est-à-
données aux sens, qui sont présentes dans le monde ou participent de la dire de renforcer, dans l’âme de celui à qui l’œuvre s’adresse, le sentiment
nature extérieure], mais [qu’]il excitera dans l’âme les mêmes sentiments de sa propre existence, le pathos invincible de la vie venant en soi-même
qu’on éprouve en les voyant» (EO L, 422), la figure de la mimèsis qui se s’emparer et jouir des pouvoirs qui sont les siens. Le spectateur ou l’audi­
détache à l’arrière-plan de cette thèse, ne semble pas en effet avoir pour teur s’éprouve alors lui-même dans le sentiment excité à l’occasion de la
mission de «représenter» quoi que ce soit: elle vise tout au contraire à contemplation ou de l’écoute, ce sentiment ayant à charge de libérer du
susciter l ’excitation en ex-primant - par une voie « indirecte » que nous même coup toute l’énergie qui est en lui et dont il se sent intimement
caractériserions volontiers de suggestive — les sentiments qui naissent au capable — cette énergie (cette « force pathétique ») dont la vie se charge
contact de l’objet réel en même temps qu’ils ramènent cet objet à la vie. auto-affectivement jusqu’à l’insupportable - , sous la forme d’une décharge
L ’essence de Part {de « Part perfectionné » s’entend) entraîne celui-ci à affective, d’une « émotion » à part entière.
vouer chacune de ses productions aux naissances latentes, comme Rimbaud Selon Rousseau, il importe donc que la «perfection» de l’art, de la
le dira un siècle plus tard, en sorte que toute création digne de ce nom civilisation et de la culture repose sur ce qui, sans être lui-même perfec­
n’ait plus d’autre motivation que celle d’ex-primer la naissance transcen­ tible, est la source de toute perfectibilité. C ar l’art est censé s’accorder
dantale de l’être dans l’invisibilité de la vie. avec ce qui, par principe, diffère de son essence, avec ce qui est en soi abso­
C ’est pourquoi, s’il appartient toujours à la création d’ «im ite r» le lument non-poïétique, à savoir la nature comme vie. O r, cela doit nous ame­
rapport sensible à l’objet, et non l’objet lui-même, lequel est comme tel ner à reconnaître que cette « nature primitive » ne laisse de demeurer réso­
«insensible», privé de la capacité de sentir et de se sentir soi-même, ce lument en soi-même, qu’elle est ce « pur mouvement » en grâce duquel elle
maintien de l’imitation hors des limites de la représentativité signifie qu’il se donne immédiatement à elle-même et en elle-même, et ainsi s’accroît de
ne s’agit point de reproduire la sensation par laquelle cet objet se serait soi —sans que rien d’extérieur à elle ne l’y aide ou ne la soutienne. Toute­
déjà manifesté par ailleurs (ce serait bien évidemment absurde, puisqu’on fois, s’accroître de soi-même, c’est, nous l’avons vu, être toujours en excé-
n’aurait plus alors qu’un art d’empirie, ou une simple habileté dans la dence par rapport à soi. Ni retrait donc, ni « épanouissement régissant » ou
reproduction). Si la « perfection » dans Part consiste à faire en sorte que éclosion d’un monde (<pû<T!.ç), la nature, absolument incapable d’ « œ uvrer»,
l’œuvre imite le rapport sensible à l’objet, et non l'objet lui-même, c ’est en a ici pour essence de demeurer présente en soi-même au gré de son rythme
vérité parce qu’il est de son pouvoir d’accroître la puissance de la sensibilité intérieur d’expansion et de resserrement, selon ce que lui enjoint la struc­
elle-même, et, de cette manière, de pouvoir conduire à la ré-jouissance de soi le « pur ture phénoménologique de son être, toujours régie intensivement par la
324 Rousseau, éthique et passion Être libre 325

jouissance cl ta sou 11rance de son propre amour de soi. C ’est dire que le son « auteur», si elle n’en était pas pour cette raison l'ex-pression la plus
voir-au-delâ, te projet de l’Idée, la considération du Sens, la mise en sincère, elle ne pourrait pas, elle non plus, ne pas être déclarée « inutile » et
œuvre d ’une rep ré se ma lion, toutes ces déterminations inhérentes à la inconsistante. En vérité, toute création sign ificative de l’esprit se doit, en son
« métaphysique de l’art » ne concerne pas la nature rousseautstç ; - seule la hétérogénéité structurelle par rapport à son propre fondement naturel, de
concerne infiniment sa propre essence, sa propre sphère d'intériorité radicale qui vit et lui être instamment accordée. Et c ’est la manière dont le créateur se joue de cet
vibre de son auto-approfondissement infini. accord qui décide en dernier ressort de son « génie ».
Une question se pose alors avec d’autant plus d’acuité : comment sa Certes, que la musique paraisse à Rousseau encore plus ex-pressive
représentation est-elle encore possible ? Par le biais d’une critique radicale que la littérature (ou la «ro m an ce», pour le dire plus exactement), cela
de la civilisation occidentale, critique engagée dès le Discours sur les sciences se comprend d’autant mieux que le Dictionnaire de musique définit celle-ci
et les arts (1749), Rousseau n’a-t-il pas frappé de nullité toute tentative comme «u n discours» devant «avoir, comme [tout discours], ses
d ’entente du monde digne de ce nom ? Comment celui qui s’est écrié dans périodes, ses phrases, ses suspensions, ses repos, sa ponctuation de toute
Y Émile: « Je hais les livres» (E , 454), a-t-il pu continuer à en écrire? espèce». Mais contrairement au discours parlé ou écrit, lequel ne peut
Q u’est-ce qui motivait celte décision de faire œuvre? que discourir sur son objet ou sur son thème, la musique en général, et la
Que l'on ne s’empresse pas de mettre ce problème au compte des mélodie en particulier, est ce qui suscite bien plutôt un parcours dans la
innombrables paradoxes soulevés habituellement par Rousseau. En vérité, « succession » des tonalités de l’âme, sans pour autant qu’elle se préoccupe
la «critiq u e» de Part (de La civilisation) n’a jamais débouché chez lui sur pour elles-mêmes de la « composition » des sensations ou de la « matéria­
une destruction du sens de l’œuvre. C ar s’il est vrai que la nature reçoit pour lité » des sons. Et de fait, comment ne pas reconnaître qu’il ne suffit pas de
elle-même une nouvelle définition d’essence, comment pourrait-on croire penser que « la mélodie est un langage comme la parole », mais qu’il faut
un seul instant que l’art ou la civilisation ne conquière pas dans le même aussi préciser que « tout chant qui ne dit rien n’est rien » (EPR, 356), s’il
temps un sens plus radical ? La question pour Rousseau équivaut en réalité est vrai que « quoiqu’on fasse, le seul bruit ne dit rien à l’esprit, [et qu’jil
(pour se servir d’une formule qu’il a lui-même employée à propos de l’Etat faut que les objets parlent pour se faire entendre» (EOL, 417) ? Pour
dans le Contrat social) à fonder l’œuvre de Part sur sa base - laquelle est Rousseau, en effet, les accords qui se contentent de donner du plaisir aux
«n atu relle». Celte base naturelle n’a cependant rien à voir avec ce qui sens ( « à l’oreille » ) sans oser émouvoir l'esprit, c’est-à-dire sans « affecter
« par essence se referme en soi » 1 et que Heidegger, par exemple, a appelé l’âm e» en y provoquant ces « effets moraux qui font toute l’énergie de la
la Terre (die E rd e). Non, la base naturelle de l’œuvre d’art n’est pas cette musique » (E P R , 356), ces accords purement formels sont à ranger dans la
« reprise sauvegardante qui aspire à faire entrer le monde en elle et à l’y même catégorie que « le jeu des raclcurs de guinguettes» ( ibid., 355). D'où
retenir » ; l'œuvre n’a pas non plus à « installer un monde » en « libérant la la nécessité impérieuse de discriminer : il y a les accords et il y a les
terre pour qu’elle soit une terre »2. La vérité pour Rousseau, et toute sa accents. Il y a d’une part l’harmonie, qui « est une cause purement phy­
création le démontre éloquemment, consiste plutôt eu ce que la base natu­ sique ; l’impression qu’elle produit rest[ant] dans le même ord re; [car]
relle de l'oeuvre abrite un Soi vivant, une pure cordialité à vocation uni­ des accords ne peuvent qu’imprimer aux nerfs un ébranlement passager et
verselle ; de sorte que ce qu’il appartient à l’art d’accomplir avant tout, stérile ; ils donneraient plutôt des vapeurs que des passions» (ihid., 358).
c ’est la re-fondation de l’Idée du monde (et du sens que cette Idée détient et L ’harmonie est à l’origine d’ « un plaisir purement de sensation», résul­
colporte) dans celte ipseite pathétique de la vie qui en assure, au fond, le tant d’une technique d’impression, ou, comme le dit parfaitement Rous­
déploiement, dans la mesure même où l’Idée en question parvient à seau, du « seul physique de l’art ». D ’autre part, il y a la mélodie, art d’ex­
re-poser en soi - en soi, c ’est-à-dire dans le Fond de la vie. E t de fait, si pression, qui, grâce aux «accents de la voix» qu’elle développe, «passe
l’existence de l’œuvre d’art devait dépendre d’une extériorité déjà consti­ jusqu’à l’âm e», ces accents étant « l ’expression naturelle des passions
tuée, ou constituée grâce à elle, elle ne laisserait sans doute jamais de nous [qui], en les peignant, les excitent. C ’est par eux que la musique devient
apparaître, à nous dont l’essence est l’immanence de la vie, comme propre­ oratoire, éloquente, imitative, ils en forment le langage; c ’est par eux
ment insignifiante, comme étrangère à ce que nous sommes. Quant à la phi­ qu’elle peint à l’imagination les objets, qu’elle porte au cœur les senti­
losophie, si elle ne s'enracinait pas également dans le sentiment de soi de ments. [...] C ’est par le chant, non par les accords, que les sons ont de l'ex­
pression. du feu, de la vie» (ih id .). Ainsi la modulation musicale —et spéciale­
1, M ! (',hennit* qui tir mènriil nulle port, np, riL, p . 3G, ment la mélodie, puisque c ’est là son essence - ex-prime-t-clle (ou
2. IhuL \\ 37,' 3 ^ ci 35. « imite »-t-elle) avec le plus de vérité la modalisation spirituelle ou affective
32fi Rousseau, éthique et passion Etre libre 327

de la vie, ce que Rousseau appelle les « mouvements du coeur », ces dispo- l’inimitable, en ex-primant l’invisible, elle s’ordonne à l’immanence pure
siiions cordiales qui font la «variété singulière» de ces «âm es hebdoma­ de la subjectivité.
daires» (cf. P, 1108-1 109) qui s’incarnent toutes en un seul et même Soi. C ar la réalité cordiale de la vie est par essence mélodique. Telle est la
11 n y a donc pas l’ombre d’un doute : les accents mélodiques de thèse inlassablement répétée par Rousseau. Une thèse qui nous permet
l’imitation musicale ont la capacité de faire signe vers l’historial de l’ab­ d’ailleurs, si nous en prenons toute la mesure, de comprendre pourquoi
solu, ils signifient la «succession» inobjective des tonalités de l’âme. Et Rousseau a revendiqué comme il l’a fait, c ’est-à-dire avec autant de téna­
l’opposition, aux conséquences polémiques inépuisables, que Rousseau cité que d’ingénuité, son identité de musicien. Certes, nul ne peut soutenir
établit entre l'harmonie et la mélodie, se fonde sur la nature de la subjec­ qu’il fut un grand compositeur. Il y a même quelque chose de palhélique
tivité absolue. En effet : I / à la mélodie échoit le privilège de signifier (et dans le fait qu’il se soit opiniâtrement battu pour qu’on lui reconnaisse ce
de suggérer) le passage d ’un affect « dans» un autre, la succession en talent. Et pourtant, si ce combat fut incontestablement vain et doulou­
question se résolvant alors en un mouvement de connexion interne. reux, il faut avouer qu’il lui a malgré tout offert l’occasion de se faire esti­
L ’imitation mélodique n'a pas, mais est une «signification» intérieure mer en tant que théoricien et auteur d’un précieux Dictionnaire de musique,
- une signification que l’on qualifiera d'intérieure dans la mesure où elle et admirer comme l’audacieux polémiste de la Lettre sur la musiquefrançaise.
« im ite » le pur mouvement par lequel la rie rient inlassablement en soi- Mais l’on n’a pas encore assez mis l’accent sur le fait que la « véritable
même et module son affectivité comme ce mouvement immanent où la philosophie » de Rousseau n’a donné lieu à une éthique de l’affectivité que
douleur se «co n vertit» par soi-même en volupté (cf. R, 1074). 2 /Q u an t parce que Yabsolu dont elle se réclame pour fonder son apodicticité, est
à l’harmonie, loin de signifier ce passage d’un sentiment dans un autre, d’essence affective-mélodique. En effet, en tant qu’il apparaît sur le mode
loin de se confondre ■avec cette auto conversion affective ou ce tropisme mélodique, l’absolu s’identifie à l’inflexion modulée des affects, c ’est-à-dire
absolu de la subjectivité, elle ne peut que com-poser des sons entre eux, en au passage d’un sentiment dans un autre, et à sa fluctuation à partir de lui :
jouant sur les écarts et les intervalles harmoniques. Aussi ne donne-t-elle il est cette inflexion sensible qui règne au Commencement de la vie et qui
rien d’autre à entendre que la coexistence de tel affect à côté de tel autre, en édifie 1’ « histoire » ou le flux intérieurs. En ce sens, la mélodie, au
même titre d’ailleurs que l’art de la romance, se fonde sur la nature prin-
sans que nous puissions jamais nous émouvoir de leur compénétration
cipielle, et la signifie proprement. Tel est l’axiome fondamental, le vrai et
réciproque, de leur connexion interne, de la naissance de l’un « à p artir»
seul vecteur de toute « imitation ».
de l’autre - puisqu’en nous cette coexistence ou cette contiguïté ne cor­
Outre la libre élaboration des principes éthiques qui étayent la
respond à rien. L ’harmonie fait fond sur l'extériorité du passage d’un sen­
« sagesse cordiale », cette poétique exceptionnelle aura donc été le second
timent « à» un autre. Elle analyse le mouvement de l'affectivité, elle le
grand accomplissement de la pensée du Promeneur solitaire. Mais l’esthé­
décompose en autant de micro-événements sensibles, de sorte à ne plus
tique se présente-t-elle vraiment, aux yeux de Rousseau, comme un
s’attacher qu’à la seule impression empirique, et jamais à l'impression na-
accomplissement différent ou séparé de l’accomplissement éthique? Tout,
lité de celle-ci, jamais à sa « tournure » phénoménologique. Son principe
dans cette œuvre, nous suggère plutôt de penser qu’il convient de fonder
d ’imitation est un principe représentât if-objectif, attendu qu’il se rap­
le souci esthétique, non sur la morale (ce serait bien évidemment aussi
porte au fait brut de la sensation, quand il ne se réduit pas tout simple­ idiot qu’odieux, et nombreux sont ceux qui, à la simple lecture de la Lettre
ment à reproduire les sons du monde extérieur. En revanche, le principe à d’Alembert, ont cru pouvoir en faire le reproche à Rousseau), mais sur
d’imitation propre à la mélodie est tout autre. Celle-ci ne représente pas; l’éthique1, c ’est-à-dire sur une exigence personnelle de ré-jouissance, les
elle ne montre ni ne pose là-devant, mais éveille au-dedans; et ce qu’elle préceptes de cette sagesse individuelle ne quittant jamais pour ainsi dire
éveille, ce ne sont pas les sens, mais les passions. Elle n’indique donc pas,
mais accentue. Elle « n ’imite pas seulement, mais p a rle » 1. E t en imitant
inappréciables. Mais en donnant aussi des entraves à la mélodie elle lui ôte l’énergie et 1 expression, elle
I. C'est dit reste ainsi qu'il rum-ient, setun nous, rie lire les loues de l'£iio/, a notamment celui-ci : efface l’accent passionne pour y substituer l’intervalle harmonique, elle assujettit a deux seuls modes des
* La mélodie en imitant les indexions de la voix exprime les plaintes, tes cris de douleur et de joie. Ici chants qui devraient en avoir autant qu’il y a de tons oratoires, elle efface et déltuit des multitudes de sons
menaces, les gémissements ; tous les signes vocaux des pussions sont de son ressort. Elit imite Vaccent dt\ tan- ou d’intervalles qui n’entrent pas dans son système ; en un mot, elle sépare tellement le chant de la parole
g««, n ies /au« aJfetUs dans chaque idhmt i certains maniements de Vàme ; ttle n‘imite pas lentement, elle parle, et tan que ces deux langages se combattent, se contrarient, s’ôtent mutuellement tout caractère de vérité et ne se
tangage inniticntc mais aiif, ardent, pastianne a centJais pins d'ènetgje que ta patate même. Voilà d'où naît l'empire peuvent réunir sans absurdité dans un sujet pathétique » ( E O L, 416).
(lu tltitnt sur les âmes sensibles. l/harm onic y peut concourir en certains systèmes en liant la succession des 1. On songe à telle remarque d’Hermann Broch, qui résume parfaitement la position rousscauiste :
sons p ar quelques lois de modulation, en rendant tes intonations plus justes, en portant à l'oreille un témoi­ « Une valeur esthétique qui n’a pas grandi sur une base éthique est le contraire d’e!le-mênie, c ’est-à-dire
gnage assuré tic cette justesse, en rapprochant et fixant à dis inlervalles ctittsnnams et liés des inflexions de l’art de pacotille » ( Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 108).
328 Rousseau, éthique et passion Être libre 329

les bornes de la sphère d’immanence sensible et « sensitive » de la vie don­ n’est à l’origine de sa « position » ontologique, nous n’avons pas cessé de
née. S’il nous fallait en effet exposer d’un seul mot l’idée-maîtresse de l’es­ l’affirmer. Et pourtant, l’illusion demeure, elle est le fait même de la cons­
thétique rousseauiste, nous dirions sans hésiter qu’il n’en est pas de plus cience de soi, et elle-nous paraît d’autant plus convaincante et d’autant
forte ni de plus juste définition que cette sentence déjà citée de l’Essai sur plus tenace, qu’elle se trouve sans cesse relayée et soutenue par les ruses
l’origine des langues : « Il faut que les objets parlent pour se faire entendre » discrètes de l’imagination, au point de se solder parfois par une complète
(EO L, 417). Cet aphorisme (comme nous pourrions aussi l’appeler) aliénation de soi, la prétendue modification de la position ontologique
forme, à nos yeux, le véritable « sommaire » 1 de la poétique rousseauiste. dont on estime être le maître reposant toujours sur une préalable cor-rup-
tion ontologique de la structure intime de l’être. C ’est du reste la raison
43
43 43 pour laquelle la nature humaine semble toujours aux yeux de Rousseau en
puissance cor-ruptible : elle est cette essence dont la Puissance immanente et
Sur un plan plus général, l’essence de la perfectibilité que nous avons constitutive est en son fond impuissante, c ’est-à-dire non posée par soi.
tâché de dégager un peu plus haut, ne saurait se réduire ni à son in-diffé- L ’homme est alors toujours en état de se contredire, en état de ne plus
rence modale ni à son ambivalence morale. Cette « faculté » a la caracté­ s’accorder avec la vérité de sa propre existence. Autrement dit, tel est
ristique principale de dessiner le trait essentiel, la « qualité très spécifique l’état de nature qu’il risque sans cesse de basculer dans son contraire, jus­
qui distingue » radicalement l’homme de l’animal ; et c ’est là un point, qu’à l’oubli total de ce qu’il est.
dit Rousseau, sur lequel «il ne peut y avoir contestation» (D O I, 142). En Cette loi profonde de l’existence humaine — loi de perfectibilité de la
effet, pour l’auteur du second Discours, l’homme, contrairement à l’ani­ vie monadique, qui justifie aussi bien le dispositif généalogique de l’his­
mal, n’est pas seulement assujetti à l’àvàyxTj de l’immanence, il est aussi toire « hypothétique », mis en œuvre par le second Discours, que la théorie
capable de la rompre librement, de s’abstraire spontanément de son plan. de la double naissance proposée dans l’Émile —, cette loi, donc, permet
E t si nous employons ces deux adverbes : librement et spontanément, c ’est également de mieux comprendre où se situe réellement le surgissement du
justement parce que cette abstraction n’est autre que sa liberté même, sa « contrat social », et le but que désire atteindre l’éthique de l’affectivité.
« liberté naturelle » en tant qu’elle se libère (ou s’ab-strait) de la non- On a vu, en effet, que tout au long de ces ouvrages comme au fil de ces
liberté principielle où le moi, en tant qu’être-Soi, se trouve acculé passive­ « théories », la connaissance de la nature subjective de l’homme faisait
ment à lui-même et à son ipséité foncière. toujours l’objet d’une présentation généalogique, comme si cette nature se
Ce qu’il faut alors s’efforcer de retenir de tout cela, c’est que Rousseau, développait de manière successive sous la forme d’une certaine histoire du
dans certaines pages du Discours sur l’origine de l’inégalité, présente la liberté sujet —une histoire qui n’est pas celle du monde, qui ne retient pas les faits objec­
et la perfectibilité sous un même rapport — comme les deux seuls traits qui tifs dont l’action de ce sujet serait la cause, mais qui expose le déploiement
permettent de distinguer l’homme de l’animal. On ne se laissera donc pas progressif de ses pouvoirs spirituels1. O r pourquoi en serait-il ainsi ? Parce
égarer par le semblant d’hésitation dont il fait preuve quand il propose, que, dirons-nous avec l’aide de la phénoménologie, « dans la vie les poten-
dans ce même écrit, pour délimiter l’essence de l’homme, ces deux traits
distinctifs : cette hésitation n’est en fait que l’aveu de leur identité dans
1. A cct egard, le Contrat Social, dont la doctrine ne se comprend qu'en référence à ce que nous avons
l’ordre de l’absolu. L a liberté et la perfectibilité y sont subjectivement le appelé la première modalité de la perfectibilité, ne fa it nullem ent exception, même si nous l’ avons nés peu
Même. L a perfectibilité est la libre « re-spiration » de la subjectivité —le cité. Cf. ce passage essentiel, qui renvoie secrètement à la perfectibilité et au mouvement im m anent de la
vie, mouvement qui ne cesse de se rompre en soi, libérant le milieu ontologique de Vrk-itasis, et 1rs facultés
souffle libéré de l’esprit. Et cela signifie qu’il appartient à « l’homme », et y afférentes, afin de satisfaire son «• besoin naturel », ou soulager sa souffrante ontologique prim ordiale, par
non à « l ’anim al», de se jouer du pathos originel qui l’anime, mais qu’en l'action en tirant « la lance d'A chille qui doit guérir la blessure qu'elle a faite » : « Ge passage de l’état de
nature à l'état de société [le procès d'extériorisation de l'extériorité] produit dans l’homme [datis l'im m a ­
l’évaluant, en le mesurant ou en le réfléchissant — toutes solutions de nence de son être, et à p a rtir d ’elle] un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la
parade —, il ne se laisse pas moins prendre par l’illusion qu’il le « pos­ justice à l'instinct, et donnant à scs actions la m oralité qui leur manquait auparavant. C ’est alors seule­
ment que, la voix du devoir succédant à l'im pulsion physique, et le d ro it à l'appctit, l’homme, qui jusque-
sède », alors qu’il est bien plutôt possédé par lui, qu’il en est le jouet. C ’est
là n'avait regardé que lui-même [n ’ avait point affaire à l'extériorité comme telle|, se voit forcé d'agir sur
pourquoi, au plus fort de cette illusion, l’homme se croit souvent capable d'autres principes |lrs principes do l'inten tio nn a lité ], et de consulter sa raison [et la représentation, en
elle, de son intérêt propre] avant d ’écouter ses penchants. Q u o iq u ’il se prive dans cct état de plusieurs
d’en modifier le caractère d’essence ou la tonalité. Or, il n’en est rien : nul avantages q u'il tient de la nature, i! en regagne de si grands, scs facultés s’exercent et sc développent, ses
idées s'étendent, ses sentiments s’ennohlissenl, son âme tout entière s’élève à tel point que. si les abus de
cette condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse
1. Ce mot est tiré de VEmile où Rousseau expose le « sommaire de toute la sagesse humaine dans l'instant heureux qui l'en arracha pour jam ais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent
l'usage des pussions» [R, fit) h. et un homme » {('S, 364).
330 Rousseau, éthique et passion Être libre 331

tialués s’impliquent les unes les autres, l’actualisation de l’une suscite, lion, et an gré do ta souffrance et de la joie qu'il suscite, en passions « p ri-
enti aine celle de toutes les autres, en sorte que la vie, pour autant qu’elle milivcs», « aimantes el douces», cl en passions «secondaires ei dëtle-
suit son cours spontané, prend la forme d’un déploiement progressif de eliies», « irasribles el lianieuses» [JK que le palhos eonslilue le véri­
tous ses pouvoirs, même si ce déploiement revêt nécessairement la forme table « mobile de imite action » individuelle, ainsi que le véritable départ
d une succession [...] [Ainsi] la positivité d’une actualisation ne réside pas amorce et scission —de la perfectibilité humaine,
seulement dans la positivité du vécu phénoménologique qu’elle amène à l’ar ailleurs, uflïnner que l’unie, dans sa réalité immanente et piiuti-
1 être, mais aussi bien dans celles des actualisations à venir [...] »'. Toute­ pielle, est perfectible, c ’est reconnaître qu’elle est de part en part libre
fois, ces « corrélations naturelles » concernent aussi bien la motivation - libre de prendre telle ou telle direction au cours de son développement
ultime de l’action humaine, son mobile profond. C ar ce mobile, n’avons- potentiel. O r la détermination de la perfectibilité par la passion, c ’est-à-
nous pas déjà compris qu’il ne se fonde nulle part ailleurs que dans la dire par la passivité ontologique originelle, ne nous conduit-elle pas à sou­
nécessité inhérente à l’amour de soi, c’est-à-dire dans ce « penchant tenir le contraire ? Ne devons-nous pas, face à cette objection, pousser plus
aveugle » (D O I, 164) qui entraîne incessamment et inéluctablement la vie loin l’explication de l’identité que Rousseau suggère entre les deux traits
à devoir produire sans relâche les conditions de sa propre conservation ? Il d’essence qui distinguent l’homme de l’animal?
n’est pas d’autre but au second Discours que de mettre en récit l’histoire Nous devons en effet parvenir à la compréhension que le développement
intéiieure, radicalement subjective, que le moi développe en lui-même en des potentialités subjectives, des facultés virtuelles est lui-même libre, c ’est-à-
tant qu’il fait continûment l’expérience mêlée de sa souffrance et de sa dire qu’il se produit dans l’action et par elle. Car, si le fait de réaliser une
jouissance de vivre, Rousseau montrant alors, dans ce livre, comment potentialité ou de mettre en oeuvre une détermination de sa rie signifie pro­
cette même histoire v- l’histoire du cœur humain, la détermination réci­ prement vivre, et si « vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c est faire usage
proque et tropique des besoins et des passions - forme la condition a priori de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-
de possibilité de 1 histoire elle-même (au sens de la succession objective et mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence» (/i, .253), alors
compréhensive des événements du monde). O r, dans la mesure où cette agir de manière vivante et vivifiante consiste à exercer pleinement ses
histoire ne laisse d’être absolument individuelle, ne faut-il pas penser facultés, à les développer sans réserves. Par suite, affirmer que la perfecti­
qu’elle s’exprime mieux encore dans l’autoportrait de Jean-Jacques que bilité est libre, cela ne revient-il pas à évacuer de la question de l’histoire
dans le tableau qu’il brosse de l’homme primitif vivant à l’état de toute problématique déterministe ou causaliste, et à la rabattre enfin sur
nature2 ? C ’est là sans doute ce qu’il faudrait conclure de la lecture de ce celle, phénoménologique, de l’action fibre et de son essence subjective ?
passage du Discours où Rousseau affirme que « les progrès de l’esprit se Étant donné que le « sentiment du moi » m’est donné dans l'action,
sont précisément proportionnés aux besoins que les peuples avaient reçus non pas comme ce qui en résulte ou l’accompagne, mais comme ce qui la
de la nature, ou auxquels les circonstances les avaient assujettis, et par précède et l’oriente dans un sens ou dans un autre, étant donné, donc, que
conséquent aux passions, qui les portaient à pourvoir à ces besoins ». C ar l’action s’avère inséparable de ce sentiment de soi qui ta détermine de part
sous l’énoncé d’un tel texte se dissimule l’idée maîtresse de Rousseau, selon en part, Rousseau affirme dans un même esprit que « la sensibilité est le
laquelle c ’est bien en tant qu’il se modalise, par le biais de son intensifica-1 principe de toute action» (ibid., 805) et que « le principe de toute action
est dans la volonté» ( E , 586). Telle est l’insigne vérité que la « Profession
de foi », dont nous avons déjà exposé le principe, a eu pour but de révéler
1. M. Henry, M arx, I : Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 263. Cf. aussi, Marx, II, Une philosophie de
t économie, Pans, Gallimard, 1976, p. 63-66. et de développer. C ’est parce que je suis, par la grâce de l’auto-affection
*- d'-vNcurc le dessein de é o n f r o n t t r sinon à ' i d e n t i f i e r l'homme naturel, celui du second I h s e o u r s ci du sentiment de mon existence, du s’éprouver soi-même constitutif de
de L s s u t , avec le « je » des C a u f i i s i a r u j *,|can-J:icqucs >• ) - ci ce, en eontrasir avec la personne comme
c l représentée ( « Rousseau » ) - ; e'esL celle m ile en ra p |xm de b figure ou de la fiction théorique avec la mon ipséité, c’est parce que je suis par là présent à moi-même, et que
vie telle q u e lle tua vécue en son im m fcdblion peineipielle par l 'auleur, que mettent en teuvre laborieuse- j ’adhère à ma propre vie et cohère avec mon action, qu’il m’est possible
rnem les y i a l v p u e s . L a q u e s t i o n que cet écrit pose es: de fa h f, suivante : que! rapport y a-t-il entre le se sen­
tir soi-meiin: immanent et b eonnaîssaiice qu'o n porte à soi-meme, ou, |sour le dire en termes eartésiens,
d’agir - d ’agir par mai-même H en mon nom. Plus précisém ent c ’est parce que
entre le e i d e o r L-t le aid m , appliqués tous deun an Sui, étant entendu que la tentative du nutrr t e i p s u m exer­ je soutire toujours ontologiquement mon propre être, c’est parce que je
cée dans les ( ■ o a j t i s u w s s'est réeefée après coup insai»faisanle, c’est-à-dire aussi contradictoire que tseu
ttm vam caille . ht elle se formule dans le texte expliei ton lent ainsi : « St les autres veulent me v o ir mitre
pâtis de son amour de soi, que je me sens porté à agir tout en ne me fai­
que je ne suis, que m 'im porte ? I . ' e u e , n e d e m o n ê t r e c u - r t t e d a n s le u r s r e p a i s >» (/J, 98fi). M ais est-elle donc sant aucun doute que cette action m’ex-prime ou me signifie à chaque fois
pour auliinl dans le mien ? T e l est le problème, soumis an « in titu la i » intérieur uü jra n -J j< unes comparai!
t ir c jiil Rousseau. - S ur la significalion de a Rousseau juge de Jc .iir|.u ques », v o ir surtout la liellc
pleinement. La forme passive de l'expression «être porté a ag ir» le dit
" lu t roi lue non a que M it lir l Fum unit a runsaerée à res D i a l o g u e s , paris, (Trilin. li lt i ï. assez: j ’agis porté par quelque chose qui me «p récèd e» et qui ne se
332 Rousseau, éthique et passion Être libre 333

confond pas tout à fait avec ce qu’on entend généralement par volonté, dans la mesure où elle s’identifie en tous points à mon ipséité et qu’elle ne
puisqu’il m’est donné de le subir passivement. Si «vivre, c ’est agir», si vivre cesse de s’identifier à moi comme celui que je suis.
c ’est développer librement ses pouvoirs subjectifs, cela n’est donc vrai que En dépit du fait que je ne suis pas maître de cette position ontologique
parce qu’agir correspond avant tout à se sentir soi-même, à se souffrir soi- que je n’ai pas posée moi-même, en dépit du fait que je ne domine pas ma
même, dans l’immanence principielle de son être. Quant à ce qui me « situation » intérieure, puisqu’elle ne m ’est révélée que dans l’expérience
« porte » alors jusqu’à la décision d’agir, ce n’est rien de plus que ce que originelle de la passivité radicale par quoi s’offre à moi le sentiment de
Rousseau appelle ma «position». L a position dans laquelle la vie me mon existence, par conséquent, malgré le fait que je sois immanquable­
pose, me porte à agir, de manière personnelle, subjective, irréductible­ ment jeté en cette position par cette vie qui est la mienne, et dans cette
ment mienne. En sorte que, lorsque je suis ainsi porté à l’action, celle-ci ne non-liberté fondamentale qu’elle recèle en son Fond, — malgré tout cela,
peut que répondre de moi, autant que moi d’elle. Elle est en ce sens pleine­ donc, je reste toujours libre au moment où j ’agis. C ar en agissant je suis
ment ex-pressive, et ainsi significative — et sa significativité n’est rien moins toujours là oùje suis, dans ma position ontologique fondamentale, de sorte
qu’intérieure. C ’est dire, dans une perspective généalogique, que la déter­ qu’en agissant, et en me décidant pour quelque chose, loin de me tenir à
mination de la réalité de l’action, au sens de son effectuation phénoméno­ l’extérieur de moi-même, je prends - au sens le plus essentiel du mot -
logique, n’est pas primairement du ressort de motifs extérieurs, lesquels position. Mon action est toujours ontologiquement une prise de position, une détermi­
jouent toujours le rôle de causes occasionnelles ou « étrangères » —étran­ nation et une assomption de ma position ontologique originelle.
gères au sujet de l’action, c ’est-à-dire à ce qui fait de cette action une réso­ Mais comment cette assomption déterminante se produit-elle ? Posons
lution librement décidée. Mon action, de quelque nature qu’elle soit, pro­ de nouveau la question cruciale : quel rapport y a-t-il entre la passivité
vient de l’affectivité qui la transit de part en part, et c ’est cela qui la rend ontologique et la liberté ? Rousseau écrit : « Le principe de toute action est
mienne1. Ou pour le dire autrement, l’appartenance à moi-même de mon dans la volonté d’un être libre ; on ne saurait remonter au-delà ». On ne
acte, l’appartenance de cet acte à la sphère immanente du cogito (ou du saurait remonter au-delà étant donné, en effet, que le cogito rousseauiste
sentio primitif), résulte de ce qu’il s’éprouve lui-même comme tel dans son est fondamentalement un «je p eu x», et que l’action est une modalité
effectuation phénoménologique, et, dans cette pure épreuve de soi, s’ac­ immanente et constitutive de celui-ci. Il n’est donc guère douteux que ce
complit en tant que Soi agissant. Ou bien encore, pour le dire avec les pouvoir, en tant qu’il est assimilé à la « volonté » et qu’il fait de toute
mots que Rousseau, «juge de Jean-Jacques », emploie à l’égard de lui- action une radicale ex-pression de soi-même, soit susceptible de se révéler
même, le Soi n’agit jamais « qu’au niveau de la source». en lui-même et par lui-même. Que la liberté d’agir apparaisse alors origi­
De là sa liberté. C ar ce n’est que dans la mesure où la position affective nellement à soi dans un « se sentir soi-même », qu’elle soit en conséquence
où je suis (ce Hic non représentable et non situable dans le monde; qui, au toujours révélée dans la semblance du sentiment de soi, c’est-à-dire dans
rebours de toute psychologie, se donne en tant que le ton fondamental du une tonalité affective particulière, c’est là ce qu’a magistralement soutenu
sentiment de l’existence) constitue la source ou le ressort secret de mon Rousseau dès son Discours sur l’origine de l’inégalité. Ce texte fondateur com­
action, et parce que cette action mienne devient par là même possible (ce mence par nous expliquer que « tout animal a des idées puisqu’il a des
qui ne veut pas forcément dire réalisable, mais en tout cas : désirable), sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne
c ’est seulement dans ces conditions que le droit m ’est donné d’admettre diffère à cet égard de la bête que du plus au m oins...». L ’existence des
qu’en elle je suis « libre », que je me détermine librement et en toute idées dans la conscience résulte et témoigne ici de la perception du monde
« connaissance de cause », — et que, par conséquent, je puis répondre de extérieur, et c’est en ce sens qu’elle ne peut servir de signe distinctif entre
mes actes. Seul le concept de position ontologique fonde la possibilité de la l’homme et l’animal ; aussi Rousseau ajoute-t-il : « Ce n’est donc pas tant
responsabilité. C ’est ainsi, dit Rousseau dans YEmile (E , 585-586), que «je l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de
consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et [que] je sens l’homme que sa qualité d’agent libre... ; et c ’est surtout dans la conscience
parfaitement en moi-même quand je fais ce que j ’ai voulu faire... » ; car je de relie liberté que se montre la spiritualité, de son âme... » ( DO] , 141). Or,
le fais toujours si c'est bien moi qui le fais de là où je suis, de cette l’essentiel pour Rousseau consiste en ce que cette «q u alité» n’est pas la
«position» que je n’occupe pas à proprement parler, mais dont je jouis teneur d’une idéalité : la liberté n’est pas donnée à celui qui l’éprouve,
c ’est-à-dire au seul homme, comme une « valeur » objective que sa cons­
cience aurait à viser, et qu’il serait alors plus ou moins susceptible, selon
1. Cf. egalement M . H enry, L ’Essence de la manifestation, § 68, op. cit., p. 803-814. les circonstances de la visée, les vicissitudes de la vie ou les hasards de la
334 Rousseau, éthique et passion Etre libre 335

«conjoncture», d’atieimlic. Si la liberté existe et si nous pouvons en rapport à tout ce qui est susceptible de lui être donné réflexivement dans
tendre cor»])te phenomcnologiqucmeiit, c ’est-à-dire de l’intérieur et à l’extériorité de la représentation, et ultimement dans la transcendance,
parur de son mode d ’apparaître, ce n’est aucunement parce qu’elle carac­ —que tout cela n’a pas pour conséquence de fe rendre libre par rapport à soi-
térisera» l’homme comme être «a u m onde», bénéficiant de telle ou telle même ? Mais comment ma liberté d’agir pourrait-elle être synonyme d une
«situation», ou qu’elle se prêterait à la pensée de celui-ci sous la forme non-liberté par rapport à moi-même ? Réponse : parce que, comme nous
d un corrélât irreel ; ce n ’est pas non plus parce qu’elle se confondrait avec l’avons déjà suggéré plus haut, la liberté naturelle d agir (cette liberté du
le mouvement de son corps organique ou sensible, et qu’elle s’identifierait vivre qui est celle de l’esprit en tant que re-spiration subjective) est
alors a des actes se déroulant dans un milieu « naturel » ou physique d’abord une délivrance de soi, un engendrement de soi par soi - un véri­
c est-a-dire dans le rapport partes extra partes, au sein de l’étendue, de par­ table « se libérer » de la liberté même, libération de soi en soi qui, loin de
ties dles-memes étendues. Si la liberté sc soumettait à l’idéalité des lots représenter une quelconque abstraction de la pensée, se confond bien plu
mécaniques, elle serait'en efiet tout à fait irréelle, et par conséquent «sans tôt avec la concrétude existentielle du tropisme de la subjectivité, c’est-à-
force» comme dirait Rousseau: elle devrait sans cesse tenter de se dire avec le désir de convertir la souffrance de soi (le «se souffrir soi-
rejoindre a 1 extérieur de sot, ce qui ne laisse pour le moins d’être absurde. même ») en (ré-)jouissance de soi. La liberté naturelle se déploie sur le
INou, la liberté existe pour Rousseau en tant qu’elle définit l’être même de plan de la passivité originelle, et elle ne le quitte pour ainsi dire jamais. Et
ego, et elle le définit dans la mesure où, la « conscience » qu’il en a étant en ce sens, elfe rend caduque l’intention d’en interpréter le mouvement à
un sentiment, elle est l’expérience intérieure qu’il fait de sa propre puissance partir de la dichotomie classique activité/passivilé. C ’est que, par rapport
d agir, au sens où, en vertu de la pensée consignée dans YEmile {«vivre, à soi-même, c ’est-à-dire dans l’immédîaiion de son autopossession, le
c est agir », etc.}, cette puissance circonscrit en toute occasion sa sphère « moi » vivant et agissant dépend absolument de soi ; il est pure passivité
d expenence subjective. La liberté équivaut à l’au topos session de la puis­ ontologique à l’égard de soi-même, une passivité à laquelle il ne saurait
sance d agir. Dans ta vie, « je peux » et se sentir libre font un. échapper, s'il se sent et s’il est bien un ego ; passivité et amodépendance qui
forme le seul garant ou répondant de sa liberté. Ainsi l’autonomie essen­
<fci
tielle de la subjectivité équivaut-elle à une non-liberté fondamentale, celle
de ne pas pouvoir être autrement que soi, sinon dans la projection et 1 ir­
La « liberté naturelle» rousseauiste est une détermination immanente, réalité d’une « représentation » de soi. Mais en raison de l’équivalence
mieuxj une détermination de l’immanence. Toutefois, comme la vertu ontologique entre la liberté et la passivité, la non-liberté propre à celle-ci
elle-même, elle présuppose en guise de fondement, la nature en elle, n’entre jamais en conflit avec les prérogatives de celle-là, à savoir 1 autono­
c est-à-dire l’archi-révélation de la vie phénoménologique pure. C ’est mie constitutive du « sentiment de l’existence ». La structure du Soi, dont
pourquoi la liberté naturelle, ou, comme il est dit dans VEmile, l’être actif nous avons analysé le caractère d’excédence en tant que « dépassement du
que je suis par moi-même et qui se fonde dans l’amour de soi, ne s’oppose Soi identique à so i», cette structure de l’Îpséité est aussi bien la structure
jamais au pur mouvement de la vie et à la position où elfe me jette ; jamais de la liberté comme essence de l’être. Liberté se dégageant de Soi comme iden­
elle ne se dresse à rebours de la passivité ontologique originelle. Jam ais, en tique à soi ; liberté se dé-cidant ainsi pour soi. Ou comme le déclare avec force
son essence, elle ne contredit à l’impossibilité principîelle de ne pouvoir Rousseau dans un énoncé éclatant qu’il faudrait mettre en exergue de
être autre que soi. Au contraire, être libre, ce n’est rien d’autre qu’être toute son œuvre : « S ’ENSUIT-IL QUE J E NE SOIS PAS MON MAITRE, PARCE
bon pour soi-même1. Rousseau écrit à cet égard : « Sans doute je ne suis QUE.JE NE SUIS PAS T,E MAÎTRE D'Ê T RE UN AUTRE QUE MOI ? » (ib td .) .
pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir Du fait de son ipséité inaliénable, cette libération de soi ne trouve
mon mal ; mais m a liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir cependant aucun motif en dehors de soi. Résultant de la souffrance onto­
que ce qui m’est eonmtabk, ou que j ’estime tel, sans que rien d’étranger à logique, naissant de l’insatisfaction que 1e « m o i» ressent quant a lui-
moi me détermine» (E , 586). N ’est-ce pas dire, de façon radicale, que même, de ce «besoin» que Rousseau qualifie souvent de « n a tu re l» ou
I immanence de l’affectivité constitutive de l’être de l’ego, l’indépendance d’ «absolu », la liberté appartient, comme une de ses déterminations fon­
absolue de la subjectivité à l’égard de l’altérité, et l’autonomie du moi par damentales, à la vie m êm e: elfe est immanente comme elle, _et parce
qu’elle l’est. Sa « motivation », si l’on peut encore prononcer ici un tel
mot, son principe plus exactement, réside dans fe «je peux » fondamental,
• l’ - 1 ’ j E] d° nC’ conrormement au principe de dérivation im médiate de l’am our de soi en pitié cire bon
à. i egard des autres. 1 cette Puissance transcendantale en vertu de laquelle le moi fait corps avec
336 Rousseau, éthique et passion Être libre 337

le tropisme de son affectivité. L ’amour de soi, l’auto-affection immédiate De ce que ce sentiment manifeste en moi ma propre volonté, il résulte
du Soi, affirme Rousseau, « est le plus puissant, et, selon moi, le seul motif - dans la mesure même où « il n’y a point de véritable volonté sans
qui fait agir les hommes» (Lettre à l’abbé de Carondelet, 4 mars 1764, liberté » — que « l’homme est libre dans ses actions, et comme tel, animé
CC,, X I X , 199). C ’est le seul qui soit réellement significatif, véritablement d’une substance immatérielle» ( ibid., 586-587). Que la liberté — celle de
décisif. C ar c'est en lui que se fondent tous les motifs de l’action, tous les l’esprit, en lequel s’abolit la distinction ontique de l’âme et du corps —
intérêts, et, par suite, tous les préceptes « sensitifs » de la « morale » pro­ puise ainsi son pouvoir de manifestation, c ’est-à-dire sa condition de pos­
prement dite. Aussi, Rousseau, voulant prolonger le texte qui présente, sibilité phénoménologique, dans la structure du sentiment, dans l’affecti­
dans le second Discours, la liberté de vouloir et d’agir, s’est-il empressé de vité, c ’est là ce que nous confirme cette déclaration que YEmile met spécia­
mentionner cette Puissance « déterminante » — tout en prenant d’ailleurs lement en relief: « Je ne connais la volonté que par le sentiment de la
bien soin de dissiper l’ambiguïté que contient depuis toujours l’emploi de mienne» {ibid., 586). Pourtant, que la liberté soit ainsi une détermination
certains termes. En effet, une locution comme « la conscience de la liberté » à part entière de la vie, que la liberté ait donc pour statut d’être « natu­
que nous trouvons dans ce texte ne renvoie plus au rapport intentionnel relle », cela ne signifie pas que, à l’inverse, la vie soit elle-même, et en son
par lequel la raison se représenterait son être-libre, bien plutôt cette fond, libre. Nous venons de le déclarer: l’autonomie même de « l ’agent
expression se réfère-t-elle de façon explicite au sentiment intérieur comme libre » équivaut à une non-liberté fondamentale, une non-liberté qui s’en­
auto-affection de la vie. Rousseau déclare: « ... car la physique explique racine dans et se justifie par cette passivité ontologique originelle qui cons­
en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées, mais titue la subjectivité en sa nature primitive. Que la liberté se déploie sur
dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette fond de cette nature passivement donatrice, comme une première actuali­
puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien sation de la non-liberté, c ’est ce qui en fait proprement une prise de position.
par les lois de la mécanique» (DO I, 142). C ’est dire qu’il n’y a de liberté En cette « prise de position » par rapport aux « prescriptions » de la
réelle que comme souille ou re-spiration de l’esprit. La liberté s’éveille dans nature immanente, cette nature apparaît alors, en sa passivité originelle­
l’immanence de la « spiritualité de l’âme » ; et elle n’est autre qu’un senti- ment constitutive, comme le « se souffrir soi-même » vis-à-vis duquel, pré­
ment de puissance, le sentiment qu’on peut en avoir n’étant pas second ou cisément, l’esprit tente - et c ’est là son essence — de «prendre position»,
secondaire par rapport à elle, puisqu’il constitue l’essence ou la substance de se décider, de se dégager, de se libérer de soi. En d’autres termes : si
même de son effectuation phénoménologique. nous sommes libres, subjectum absolutum, ce n’est pas en dépit mais parce que
Comprendre que la liberté est purement spirituelle, admettre qu’elle est nous sommes finis, substantia finita, parce que nous ne nous sommes pas
une détermination de l’esprit, ou qu’elle repose sur la spiritualité de l’âme en posés nous-mêmes dans la vie, parce que la vie nous précède et nous
tant que « se sentir soi-même », c’est donc reconnaître de manière décisive excède en même temps, et que nous n’avons jamais prise sur elle malgré
que l'action réelle n’est jamais accomplie par le corps organique, ou dans l’ex­ que nous en ayons. Si nous sommes bien libres de mourir quand nous le
tériorité de la « nature » au sens traditionnel du terme, mais qu’elle appar­ décidons, nous ne sommes jamais libres de vivre. Mais c ’est justement
tient au contraire à l’affectivité transcendantale du moi vivant, c ’est-à-dire cette non-liberté (ou passivité) identique à la « liberté naturelle » qui
à son Corps originel et subjectif. C ’est là ce que la « Profession de foi » a donne son sens et sa portée à l’exigence de « liberté morale ». C ar prendre
affirmé de la manière la plus claire : « Le sentiment de ma liberté ne s’efface en position par rapport à soi et, de ce fait, par rapport à la position même du
moi que quand je me déprave et que j ’empêche enfin la voix [naturelle] de Soi, cela n’est pas autre chose que le sol sur lequel peut s’établir et se déve­
Pâme de s’élever contre la loi [physique] du corps » (E , 586) L a liberté, ce lopper la volonté humaine de sagesse. La sagesse qui résulte de la liberté
Désir du possible qui prend sa source dans la nécessité infrangible de la morale est l’approfondissement intérieur, en tant que re-prise et re-fonda-
« nature » individuelle (au sens inédit que Rousseau donne à ce ternie), ne se tion, de la liberté naturelle.
révèle donc jamais que dans le sentiment que nous en avons, ou plutôt qu’il Il reste que la liberté naturelle qui se montre susceptible de se prêter à
a de lui-même. Et c ’est précisément ce sentiment constitutif, cette auto- une auto-assomption dans et par un tel mouvement de re-prise, est seule­
alfeelion interne qui eu lait une détermination fondamentale de la subjecti­ ment celle dont la perfectibilité détient un sens moralement positif. C ’est la
vité, une liberté naturelle et absolue.1 rupture dans l’absolu de son immanence naturelle [AJ qui doit être
conduite par le sage à l'insistance de la ré-jouissance. C'est sur V « excé-
denc.e » de la subjectivité qu’il doit s’appuyer pour atteindre ce résultat, et
1. I.c corps (“si ici le eotps n h jc riif et icprcscnîc du r;irlrsiiin isim \ non sur l’excès (l’abandon de soi) auquel peut toujours donner lieu
338 Rousseau, éthique et passion Être libre 339

cette même excédence quand elle s’éprouve strictement dans la douleur Schelling, une trentaine d’années après la mort de Rousseau, découvrira
du désespoir. S’il convient en effet de comprendre la liberté naturelle en dans ses Recherches sur la liberté humaine, quand il déclarera qu il n est de
termes de « prise de position par rapport à soi et à ta position même du liberté entière et ontologiquement fondée dans l’essence même de L’être (et
Soi », il faut entendre différemment la liberté morale : reposant sur cette non seulement dans la nature de l’homme) que si elle s éprouve en soi
prise de position, la liberté morale est la u-prise de cette position en soi-même, libre d’être une liberté pour le bien ou pour le mal. Quant à Schopen-
en tant que, à la faveur de cette re-prise éthique de la liberté naturelle, hauer, il professera à son tour que la liberté est un mystère, parce qu’elle
c ’est le moi vivant qui n’a pas tourné le dos à la vérité de son existence’ est par essence insondable, abyssale et inconditionnée (sinon elle n’est qu’un
qui ne s’est pas donné le change sur la position dont il jouit, c ’est ce sujet concept négatif ou positivement impur, sinon clic n’est que licence). C ’est
éthique-là qui, naturellement libre d’être ou de ne pas être moralement à cette liberté de la liberté que souscrit également le Promeneur solitaire.
libre (en vertu de l’in-différence modale de la perfectibilité), naturelle­ Tout ce qu’il nous esl alors légitime de dire, tout ce qu il nous est pos­
ment libre de choisir pour ou contre lui-même, mais qui, en tant que sujet sible de savoir, c’est que tout le monde est suceptible d’être sage, tout le
éthique précisément, a tout de même librement décidé de « rentrer en soi- monde a la capacité de se ré-jouir de soi, mais qu’il y en a peu qui s’en ré­
m em e», c ’est-à-dire d’être soi et rien d’autre que soi, qui s’est authenti­ jouissent en effet. Au départ, nous sommes tous logés à la même enseigne,
quement résolu à jouir et à se ré-jouir de la vie, en dépit de tous les désor­ mais nous nous eu accommodons bien différemment. Entre l’origine et la
dres et les souffrances du monde, c’est ce sujet éthique donc, et seulement fin du métier de vivre, entre Pin-différence modale de la perfectibilité et
celui-là, qui se trouve alors conduit par lui-même à son propre et plein l’exercice de la liberté par le sage, s’insère une décision que rien ne vient
accomplissement. annoncer : aucun prétendu caractère intelligible, aucun motif apparte­
Mais comment deviendrons-nous ce sujet éthique? D ’où nous vient nant au monde. Et cette décision bien peu la prennent. Mais qui ? Suffit-il
une telle conscience ? Comment la décision de conduire la liberté naturelle de le vouloir ? Encore faut-il, nous le savons, proprement le pouvoir. Pouvoir
à cette «puissance deux» qu’est pour elle la liberté morale - comment vouloir est nécessaire : mais est-ce bien suffisant, car ne convient-il pas
cette décision naît-elle ? Comment re-naissons à la vie ? Qui est capable qu’au préalable le vouloir s’accorde avec le pouvoir qui le veut ? Mais
d une telle insistance et d’une telle confiance dans la joie ? Qui a la force de comment y parvenir? Sur ce point, la réponse de Rousseau n’a jamais
s’éveiller à cette sagesse ? Cette force nous est-elle naturellement conférée ? varié: nous y parviendrons si nous nous demandons quel vouloir, quel
Ou bien le sage n est-il que la personne qui s’est soudain éprouvée comme désir, quelle passion sont bien en notre pouvoir, c’est-à-dire si nous prenons
«frappée par la g râ c e » ? Mais alors comment peut-il s’être rendu dispor le parti d’accorder et d’équilibrer les puissances de notre subjectivité par
nible à l’accueil d’une telle grâce ? Bref, d’où provient sa force d’âme ? la pleine connaissance de nous-mêmes, une connaissance qui n’est certes
Que la question reste ouverte : laissons à l’accomplissement de la pas strictement intellectuelle, mais qui est tout aussi charnelle, c’est-à-dire
sagesse son aspect miraculeux. Ou plutôt, laissons lui sa profonde liberté : car spirituelle. C ’est, en d’autres termes, le savoir de notre « intérêt bien com ­
c est à cette seule condition que la liberté peut se vouer à définir parfaite­ p ris», ou pour mieux dire: c ’est le savoir de ce qui nous concerne fonda­
ment 1 être même de 1 ego, 1 ipséité du «je p eux». La liberté est en effet mentalement. O r, qu’est-ce qui nous concerne fondamentalement? Là
ipséique —elle n'est donc pas une simple propriété ou un caractère identi- aussi la réponse n'a pas varié: uniquement la « n a tu re » , autrement dît la
ficatoire et objectif échéant à « l’hom m e» en général1 —si et seulement si vie qui est individuellement la nôtre, car c ’est elle qui nous est naturelle­
elle est libre d’être libre, comme elle est libre de ne pas l’être : si donc elle est ment (c’est-à-dire passivement) donnée en premier, et c ’est d’elle que
elle-même libre d’être ou de ne pas être. L a perfectio de la liberté (ou, si l’on peut dépend pour nous la manifestation de toute chose. C ar le lout n est autre
dire, la perfectibilité de sa perfectibilité) tient au fait qu’elle doit être libre que le tout de la vie : s’il ne l’était pas il ne détiendrait aucune unité propre.
de choisir pour elle-même ce qu’elle veut : elle doit être libre de se choisir La vie est uni-verselle, elle totalise et singularise en même temps, elle est
soi-même. C ’est ainsi qu'il lui revient d’être comprise comme liberté du Soi, Même et Autre en chacun de nous. Elle est non seulement notre similitude
ou liberté ipséique. Que la liberté du Soi soit en soi une liberté pour soi et commune, celle qui nous permet de reconnaître en les « a u tre s» nos sem­
vis-à-vis de soi, c ’est-à-dire une liberté qui s’exerce toujours dans la blables, ou plutôt celle qui nous permet de reconnaître nos semblables
mesure où elle a toujours déjà opté pour elle-même, c ’est bien ce que avant qu’ils ne nous apparaissent comme des «au tres» (c’est ce que nous
apprend le phénomène de la pitié, qui fonde La morale), mais aussi elle ne
s’éprouve à chaque fois et en chacun de nous que de manière totalement
11
1. Oornrm- la U rmim)]oKic amliropologisanu- du s.-cuud Duamrs - laissait pm ii tant emt-ndre. dissemblable (c’est ce qui rend nécessaire l ’éthique comme pur rapport à
34U Rousseau, éthique, et passion Être libre. 341

soi). Que pourrions-nous alors dire de cet intérêt bien compris qui est similitude essentielle de tous les vivants, à savoir leur être-Soi. Aussi prend-il
celui de la vie, un intérêt à chaque fois singulier, puisqu’il s’enracine dans désormais la mesure de sa vie dans la seule extériorité irréelle du monde ;
la singularité absolue de l’amour de soi propre à chacun, mais qui nous ainsi préjuge-t-il constamment de la validité de son action (puisque vivre
invite aussi bien, dit Rousseau, à « l’am ou r» d’un seul et même « ordre» ? c ’est agir) d’après les directives plus ou moins légitimes de l’opinion.
Telle est la question à laquelle il va nous falloir maintenant répondre, sur L a rupture de l’immanence principielle apparaît comme une cor-ruption
la base de ce qui vient d’être conquis dans nos précédents chapitres : une du rapport absolu que le vivant, sans jamais l’avoir décidé, tisse avec sa
question qui ouvre la discussion concernant la bonté morale et la bonté vie propre, elle est une « contradiction » identitaire de son ipséité infran­
éthique, sur celle - suprême - de la justice universelle. gible. O r c ’est là qu’entre en jeu la question du statut devant échoir à
cette « fin » qu’est le bonheur. C ar ce statut est double, selon le sens dans
*s
lequel cette fin se manifeste. A « l ’état de nature», dans le présent vivant
de la vie phénoménologique où règne le «m oi sans contradiction», il
Avant d’aborder ce qui représente, pour Rousseau, le sommet de la n’existe aucun écart entre ce que cette vie « est » (la manière dont elle se
sagesse, à savoir l’amour de l’ordre, résumons brièvement nos découvertes. donne et s’apparaît à elle-même) et ce à quoi elle parvient, c ’est-à-dire soi-
Rousseau n’a pas cessé de le répéter : « L ’objet de la vie humaine est la même. Quand, pour être soi, la vie se suffit à elle-même, le Commencement
félicité de l’homme » { L M , 1087), et il l’est tant et si bien que, même si nous et la « fin » ne peuvent que se confondre uniment dans l’auto-engendre-
avions la complète assurance que « rien n’est si triste que le sort des hommes ment de l’ego « naissant à la vie ». Rousseau aurait donc pu aussi bien
en général », nous ne cesserions pas de « trouver en [nous-mêmes] un désir déclarer que la félicité de l’homme est le sujet de la vie humaine - ce sujet
dévorant de devenir heureux qui [nous] ferait sentir à tout moment que étant en l’occurrence la pure jouissance de soi. En revanche, à l’état civil,
nous sommes nés pour l’être» (cf. M M , 13). T ou t part de là, et tout y le moi souffre de contradiction avec lui-même. Ne cessant, par amour-
conduit. Niais la voie que l’on empruntera pour donner crédit à cette thèse propre, de s’op-poser à lui-même, c ’est-à-dire au vouloir insondable de la
dépendra de ce que nous entendrons par « vie humaine », ainsi que du statut vie, et par suite, d’opposer à « soi » des « identités » fictives qui en tiennent
que nous voudrons bien accepter de conférer à celte « fin » que la vie serait lieu et, ainsi, le représentent, il lui faut alors tenter de restaurer cette auto­
censée poursuivre. O r, pour Rousseau, la vie humaine est allerrivement et suffisance ontologique qui demeure toujours en sa Puissance. La félicité,
immédiatement déterminée par les diverses modalités de l’amour de soi. en ce cas, n’a plus le statut de « sujet » de la vie, mais d’objet à conquérir,
L ’amour de soi est l’étreinte pathétique absolue sous la forme de laquelle la de finalité à atteindre. Ce qui désormais a le dessus n’est plus le sub-jectum,
vie, se sentant soi-même, s’éprouvant soi-même en tous points de son être, ce qui surgit en premier et se tient en dessous de toute chose afin de la por­
parvient en soi, s’accroît de soi et se donne en partage unitairemerit et totale­ ter elle-même à l’apparaître ; ce qui a le dessus est ce qui justement
ment (ou pourrait dire : uni-versellement). Cette étreinte sans écart ni relâ­ dépasse et outrepasse toute chose, à savoir la transcendance et son hori­
chement, cette auto-affection primordiale fait de la rie - ou de la nature zon : le Monde. Ce qui prend le pas sur la subjectivité de la vie est l’objec­
comme vie - une souffrance et une jouissance incessante de soi-même. Cette tivation du Monde. C ’est pourquoi ce qui aura la charge de conquérir le
jouissance constitutive du Soi de la vie, et partant de l’ego, se trouve bonheur (comme fin dernière de l’existence), ce sera la « conscience »
néanmoins interrompue par les conditions d’existence cil société où la vie éthique du «m oi relatif», divisé d’avec, lui-même. On en conclura par
immanente et individuelle projette son être (du fait de cette douleur qu'elle conséquent que c’cst historiquement que le Commencement en est venu à
« est» aussi bien), projection qui rend possible le développement de cette différer de la fin, au point que l’exigence éthique de celui que Rousseau
anti-esscncc de l'amour de soi que Rousseau appelle l’amour-propre. En qualifie d’ « homme de l’homme » sc cristallise tout entière dans la néces­
société, le moi souffre de ne plus être « tout pour lui » comme il aurait été à sité qu’il ressent de faire retour sur un tel Commencement. Mais c ’est là un
l’état de nature, il ne s’éprouve plus comme « une unité numérique, l’entier retour en quel sens ?
absolu qui n’ad e rapport qu’à lui-même et à son semblable» (E , 249), tant Ce retour est un retour vers soi. C ’est pourquoi il ne saurait être ques­
il est vrai qu’il devient, dit Rousseau, « relatif», et relatif à tout ce qui n’est tion de tendre vers un objet «id éal», comme, par exemple, de viser par la
pas lui-même. Et si nous disons bien : « à tout ce qui n’est pas lui-même» et pensée un bonheur présumé et représenté en son absence. Ce dont il s’agit,
non pas : « à tout ce qu’il n’est pas lui-même », c ’est parce que, comme nous lorsqu’on décide de «rentrer en soi-même» (D SA , 30), c ’est de se
l’avons vu au chapitre 3 de cet essai, dans son rapport aux autres, il est censé, reprendre intimement en son être, dans le présent vivant de son auto-
en tant qu’être moral, se définir lui-même en fonction de ce qui forme la affection. Il faut, ert d’autres termes, re-prendre plaisir à soi, ou, comme
342 Rousseau, éthique et passion Être libre 343

Rousseau le dit également, «aimer à jouir» (D , 852) - pour cela même (Lettre à M. d’Offreville, 4 octobre 1761, CC, IX , 143). La vertu n’est
dont la jouissance rayonne, à savoir la vie. Mais il faut aussi prendre pas à proprement parler le bonheur : elle est l’insistance en lui. Elle est très
garde à ne pas mêler le plan ontologique de la « reprise » avec le plan exactement la force et la possibilité de s’en ré-jouir. D ’où cette précision
éthique de la « re-prise » où l’on se trouve appelé (par les bons soins de la de Rousseau déclarant dans Y Émile que « la gloire de la vertu et le bon
«conscience») à renouer avec soi-même1. Aussi Rousseau précisait-il: témoignage de soi » forment « le degré le plus sublime » du bonheur
«N ul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime» (MH, 202), (E , 603). Autrement dit, il n’est pas de vertu envisageable, de force d’âme
révélant par là que la finalité du bonheur éthique dépend d’une condi­ possible, sans un bon témoignage de soi ; il n’y a pas de vertu qui ne
tion, une condition qui a pour nom propre l’estime de soi. L ’estime de soi repose pas sur une convenance préalable de l’amour de soi. Et inversement,
n’est pas seulement la « considération de soi » : c ’est une vertu d’approba­
quiconque désespère de soi, quiconque fait montre de détestation envers
tion quant à son être, quant à la jouissance de soi qui caractérise l’essence
ce pathos primordial qui le pose singulièrement dans la vie absolue, ne
pure de la vie. S’estimer soi-même, c’est jouir de cette jouissance de soi saurait être bienfaisant, juste ou vertueux — ni à l’égard de soi, ni l’égard
que nous sommes par nature. Plus exactement, c ’est se ré-jouir de ce que
des autres.
nous sommes par nature, à savoir des êtres vivants, doués du pouvoir de se Il reste cependant que parvenir au degré le plus sublime du bonheur,
sentir soi-même, et ainsi de découvrir toute chose au cœur de l'affectivité. cela ne suppose guère que l’on soit uniquement en mesure de se réjouir de
L a vertu éthique suprême consiste à pouvoir se ré-jouir de son propre soi : il faut s’en réjouir effectivement, sans possibilité de retour en arrière.
amour de soi. La vertu est la force de se réjouir que la vie (cette vie dans C ’est la réalité de cette résolution que présuppose l’expression cruciale des
laquelle nous n’avons pourtant pas décidé d’entrer et que nous n’avons
Rêveries : « être ce que la nature a voulu ». Or, si, « dans cette vie », jamais
pas projeté d’incarner), que cette « nature » dont nous ne sommes pas à « nous ne savons ce que c’est que bonheur et malheur absolu », si, en elle,
l’origine, mais qui n’en est pas moins notre origine même, nous ait été don­
« tout est mêlé », si 1’ « on n’y reste pas deux moments dans le même
née. Quant à la sagesse qui en découle, elle est l’effectuation de ce pouvoir, état », force n’est-il pas alors d’admettre que nous n’y goûterons jamais
c ’est-à-dire l’acceptation paisible, fondée sur une pareille ré-jouissance, de
«au cu n sentiment p u r» (ibid., 303), et qu’il est donc vain de vouloir ici-
ce qui nous a été donné d’être et de pouvoir éprouver. Certes, la notion
bas « parvenir » à la félicité totale ? Et ne faut-il pas, en conséquence, ou
d’ « estime », si cruciale en la matière, pose à l’évidence la question de l’in­ bien souscrire à la solution qui sera celle d’un Kant, ou bien conclure à
trication de l’être et du faire, du plan de l’essence et du domaine éthique,
l’opposition irréductible de la vertu et du bonheur ?
de cette confusion apparente des enjeux que Rousseau a voulu résoudre Pour répondre à cette objection cruciale, tâchons d’en revenir à l’ex­
dans un seul et même désir de sagesse. En effet, la position de Rousseau, en périence elle-même. En tant qu’elle s’appuie sur le bon témoignage que
tant qu’elle est fondée sur la considération de « l ’essence du bonheur [...] l’on s’accorde intimement à soi-même, la vertu, avons-nous dit, consiste à
ce sentiment permanent de satisfaction intérieure qui seul peut rendre instantialiser l’amour de soi, c ’est-à-dire à offrir au sentiment intérieur, au
heureux un être pensant» (ibid., 84), et qu’elle se trouve par conséquent pur plaisir d’exister, la possibilité de s’emparer de son propre mode d’in­
étayée par l’idée du contentement de soi-même — cette « volupté pure »
sistance en soi. Ainsi l’amour de soi acquiert-il, grâce aux pouvoirs de la
(E , 591) - , a entraîné son auteur à conférer au phénomène de la vertu
vertu, la force durable de jouir de soi, de jouir de cette jouissance de soi
une signification phénoménologique exceptionnellement profonde, bien
qu’elle est en son fond, et ceci de telle façon qu’en elle le sentiment pri­
peu méditée par la philosophie morale qui lui succédera, toute hantée par
mordial « continue » de s’auto-affecter de manière immanente, et ceci,
son souci de rationalisation, c’est-à-dire par la question du choix entre des
sans jamais qu’elle ne se cor-rompe ou qu’elle ne se transforme en son
normes idéales et des valeurs transcendantes censées régir la bonne action.
contraire, en cet amour-propre qui donne si regrettablement naissance
O r, même s’il s’est parfaitement distingué de ses prédécesseurs, et plus
aux «passions tristes et haineuses». La vérité est donc que la vertu ne
encore de ses successeurs, la question de Rousseau n’en a pas moins été la
conduit pas au bonheur, mais elle apprend à en jouir quand on l’éprouve :
suivante : la vertu est-elle identique au bonheur ?
elle est laforce (vis) d ’en soutenir la résonance au fond de soi. Ainsi, au moyen de
A question traditionnelle, réponse inédite: « L a vertu, dira Rousseau,
sa force « virtuelle », ou par la grâce de sa vertu, l’âme trouve-t-elle à se
ne donne pas le bonheur, mais elle seule apprend à en jouir quand on l’a »
réjouir de sa bonté naturelle, de la bonté (de la positivité phénoménolo­
gique) dont relève son affectivité constitutive. Et l’insistance vertueuse
dans l’immanence de l’élreinte au gré de laquelle la vie parvient en soi,
1. Cf. supra cluip. 4, conduit le plaisir de vivre au bonheur d ’exister, c ’est-à-dire à la sagesse, dans la
344 Rousseau, éthique et passion Être libre 345

mesure où il n’est pas de « volupté réelle » (L M , 1117), selon l’expression rc-jouir de la position que la vie nous accorde et dont il nous est toujours
de Rousseau, sans que ne s’établisse une connexion immédiate entre l’af­ déjà donné de jouir.
fectivité et la moralité. Cette connexion est ce qu’il importe à lu philoso­ Aurions-nous, chacun pour sa part, à l'imiter en sa démarche ? Voilà
phie de mettre en lumière, s’il est vrai qu il lui appartient de comprendre une question dont la signification et la portée dépendent entièrement de
pourquoi « rien n’est plus aimable que la vertu », quand bien même « il en ce que chacun de nous « est » d’abord en son for intérieur. Ne pourrions-
[faudrait] jouir pour la trouver telle« ( E, 602), Que la vertu, comme tout nous donc pas généraliser quelque peu, pour indiquer plus largement
ce qui participe de l’essence de la vie, n’a pas d’autre mode d apparaître quelles sont les « natures » qui se portent librement à la vertu ? Nous
que l'affectivité, cela implique en effet qu’elle se manifeste immédiatement au avons vu qu’une typique des âmes vertueuses semble possible dans la
sujet qui l’exerce, dans une « semblance primitive » identique à celle dans mesure même où celles qui font preuve de bienfaisance sont d’abord celles
laquelle s’autorévèle et se donne à soi le sentiment de l’existence. C e que qui se veulent héroïques. Dans l’éthique rousseauiste, nous avons vu en effet
Rousseau énonce dans une sentence parfaite : « La jouissance de la vertu que tout est fonction de force ou de faiblesse d’âme, de fermeté ou de
est tout intérieure et ne s’aperçoit que par celui qui la sent » {JW /, 487). lâcheté d’esprit, de surabondance de vie ou d’absence de cœur, de hauteur
En s’appuyant sur un tel principe « phénoménologique », il est donc ou de bassesses de pensée. Mais l’héroïsme de la vertu que Rousseau pré­
revenu à la « véritable philosophie », mise en oeuvre dès le premier Dis­ conise ne consiste pas, en l’occurrence, à supporter sans faillir une épreuve
cours, de s’approfondir en une éthique de l ’affectivité. Au dire de ce véritable douloureuse : il renvoie exclusivement à la difficulté existentielle qu’il y a
philosophe, la vertu éthique en tant que praxis du sage ne saurait se prêter parfois à soutenir l’étreinte intérieure de la vie en soi. L ’héroïsme de la
au regard objectivant d’une conscience se projetant à l’horizon du monde. vertu vient, en d’autres termes, de ce que nous insistons en nous-mêmes et
Corrélativement à cela, l’idéalité de la morale, pour autant qu’elle ap-prouvons ainsi le fardeau de l’épreuve affective à laquelle nous destine
s’adresse à la seule raison raisonnante, ne peut que se montrer aussi incon­ l’amour de soi. Rousseau a toujours estimé et professé qu’ « être soi », et
grue qu’inopérante dans les faits. Tel n’est pourtant pas le cas de la vertu rien d’autre que soi, était la grande difficulté de l’existence et, par consé­
éthique, qui, alors même qu’elle ignore les intérêts et les postulats de la rai­ quent, la grande affaire de la philosophie, celle qui, à la soutenir, donne­
son pratique1, les règles d’actions et les codes de comportement, ne laisse rait lieu à la sophia proprement dite. N ’était-ce pas avouer en même temps
de parler à l’âme, étant donné qu’elle réside, nous l’avons vu, dans que, à la « b o n té » du plaisir de vivre, il arrive, en son expansion et son
l’épreuve de son autorévélation immanente, et qu’elle consiste dans un resserrement constitutifs, d’être aussi insupportable, aussi insoutenable que la
unique «sentiment de plaisir à bien faire» (K . 1 11fi). C'est pourquoi toute plus vive des douleurs, ou, du moins, n’était-ce pas reconnaître que ce
l ’œuvre de Rousseau laisse entendre qu'il faut séparer, au sera même de ta sagesse plaisir a la potentialité de se renverser immédiatement en sou contraire,
humaine, la morale de l’éthique. Car si de la morale dépendent bien les réquisits du comme si jouissance et souffrance étaient, eu égard à l’absolu de la vie,
a bien faire», c ’est de /'éthique assurément que relève la capacité du moi à y prendre essentiellement et phénoménologiquement convertibles, si ce n’est identi­
plaisir. Plutôt que de rédiger un code universel de bonne conduite, plutôt ques ? Certes. Et nous ne pouvons nous empêcher de songer à cet égard à
que de se lancer dans des exhortations morales et des remontrances pré­ telle remarque de YÉmile suggérant qu’il s’agit justement là d’un trait
somptueuses, Rousseau s’est contenté de traiter concrètement d « éduca­ d’essence relevant spécifiquement de l’humanité de l’homme, et plus pré­
tion », se bornant alors à dresser un portrait-type de l’homme sur lequel, cisément de son inéluctable faiblesse : « Ô délire ! ô faiblesse humaine ! Le
a-t-il pensé, nous serions sans doute bien inspiiés de prendre modèle. Mais sentiment de bonheur écrase l’homme ; il n’est pas assez fort pour le sup­
en prenant le parti de la singularité au mépris de toutes les législations p orter», écrit Rousseau dans le cinquième et dernier livre (ibid., 860).
universelles, Rousseau, conséquent avec lui-même, a été amené à concen­ Ainsi 1’ « état de bonheur, de force et de liberté» (ibid., 605), cet
trer son propos sur soi, et seulement sur soi. Il s’est borné à ju gerjean -jac- « état » qui sert à définir l’essence de la subjectivité absolue et à exprimer
ques, monlnuit ainsi qu’il convient de « s ’étudier soi-même» pour péné­ la vivacité et la vitalité de la vie intérieure, peut-il se manifester comme
trer les arcanes de « ce que la nature a voulu », et commencer de se une charge dont nous ne savons pas toujours faire le meilleur usage. Ne
pas savoir faire bon usage de la vie, voire ne pas savoir en faire le meilleur
usage, telle est la raison pour laquelle la force qu’elle édifie en nous
1. « QuYsl-t r |t-u t ilf(| qur I.) raison puiltqttï, tlcm.tiMlr K.ousm\m, si ce uYsi (<• sncrilïrr tl ntl l>icn connue la sienne propre se transforme en faiblesse - en cette faiblesse que
présent et passager aux moyens de s’en procurer un jour de plus grands ou de plus solides, et qu esi-ee que
l’intérêt si cc n’est l'augmentation et l’extension continuelle de ccs mêmes moyens ? L ’homme intéressé
Rousseau présente souvent comme l’origine de la cor-ruption. C ’est qu’à
songe moins à jouir qu’à multiplier pour lui l’instrument des jouissances » (D, 818). la faveur d’un tel renversement, deux conséquences deviennent soudain
346 Rousseau, éthique et passion

possibles : la bonne et la mauvaise. Le mauvais effet consiste, nous l’aurons Chapitre 7


assez indiqué, à s’aliéner et à s’abandonner aux jeux «p ervers» de l’exté­
riorisation de soi, de l’altération et de l’altérité. Quant au bon effet, il suf­
fit aussi, après tout ce que nous en avons dit, d’évoquer à son propos ce
qui, aux yeux de Rousseau, en offrait le plus parfait exemple : la figure L ’ordre et la justice éternelle
emblématique, pour ne pas dire arché-typique de Julie. Comme on le sait,
dans la Nouvelle Héloïse, ce roman « expérimental » qui clôt l’ire de la
romance en faisant varier toutes les possibilités inhérentes au rapport de la
moralité et du sentiment, Julie est l’héroïne (au sens plein du terme) qui
personnifie la vertu - une vertu qui ne se manifeste jamais, en son essence
pathétique, dans la visée transcendante d’une « réalité » hypostasiée,
d’une idéalité normative, par essence irréelle. Si Julie a l’âme vertueuse,
c’est en effet parce qu’elle est parvenue à éprouver son bonheur comme l’effec-
tuation même de son irrésistible excellence, c’est-à-dire comme l’accomplissement
même, sous laforme d’un Soi, de sa propre puissance d’agir. Telle est sans conteste
l’idée que Saint-Preux (ici interprète de Rousseau) entendait défendre La lettre à Confié : première ébauche de la doctrine. —La question de « l’amour
quand il écrivait à Milord Edouard : « I l n’y aura jamais qu’une Julie au de l’ordre». —Dieu. — Conclusion : sur les rapports entre justice et compassion.
monde... Le ciel semble l’avoir donnée à la terre pour y montrer à la fois
l’excellence dont une âme humaine est susceptible, et [= c ’est-à-dire] le Si nous nous efforcions maintenant de souligner les points cardinaux de
bonheur dont elle peut jouir dans l’obscurité de la vie privée, sans le nos précédentes analyses, nous dirions qu’à la faveur du mouvement invi­
secours des vertus éclatantes qui peuvent l’élever au-dessus d’elle-même, sible de la nature, ce mouvement cordial qui met immédiatement le « sujet »
ni de la gloire qui les peut honorer» (N H , 532). Il n’y a pas plus parfait en présence de soi —en une présence donc qui ne se juge jamais de l’exté­
résumé de l’éthique rousseauiste. rieur, mais qui, au contraire, intimement se sent —, se découvre à nous une
nouvelle distinction structurelle relative à l’essence de la subjectivité.
1 / L ’ipséité de la subjectivité, le Soi (ou ce que Rousseau nomme, dans
VÉmile [6 0 2 -6 0 3 ], le «m oi sans contradiction») s’oppose à l’identification
intentionnelle du «m oi relatif», tout assujetti à cette «fureur de se distin­
guer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes» (D O I, 189),
sous une identité d’emprunt que nous ne faisons que posséder sans jamais
vraiment l’être. 2 /Inversement, l’identité toute relative du moi empirique,
pour autant qu’elle s’oppose à la position transcendantale du Soi (position
jamais distincte ni distinguée, c ’est-à-dire jamais hiérarchique), corres­
pond selon Rousseau à la détermination d’une « place » comparativement
revendiquée par l’amour-propre de celui qui y prétend. L a distinction des
places ne se réalise qu’à l’aide de la comparaison et de l’imitation, et cela
veut dire : par le biais de la prise de conscience d’un écart différentiel
entre moi et «les autres». O r c ’est là une situation qui mène droit à la
violence, sinon au malheur, «p arce qu’aussitôt qu’on prend l’habitude de
se mesurer avec d’autres, et de se transporter hors de soi pour s’assigner la
première et meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion
tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous com ­
prime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout »
(D , 806).
348 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 349

Tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout, dit Rousseau Que chacune de ces sphères « occupe » de la sorte sa position absolue
dans ce texte à tous égards inouï. Voilà bien en efïct une énonciation à nulle au sein d’un « ordre » de pareille nature, cela doit maintenant nous ame­
autre pareille, peut-être une des plus significatives que Rousseau ait jamais ner à clarifier davantage l’essence de cette position et l’ipséité qu’elle édi­
proférées dans son œuvre - une énonciation qui, en quelques mots, et à la fie. La coappartenance des deux notions de position et d’ordre s’avère du
faveur d’un remarquable balancement entre deux « totalités» hétérogènes reste si cruciale, que refuser d’en prendre la mesure revient à s’interdire
et incommensurables l'une à l’autre, confirme non seulement le parti pris l’accès à la bonne entente de leurs essences respectives. La position est la
phénoménologique que nous avons adopté depuis le début de cette étude, ratio cognoscendi de l’ordre, en ce sens qu’elle fonde la possibilité de sa
mais résume également à elle seule l’ensemble de notre interprétation ! connaissance ; l’ordre est la ratio essendi de la position, pour autant qu’il
Tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout - d’être, autre­ donne lieu à la possibilité de son être.
ment dit, le Tout de la vie en soi, le tout de son étreinte intérieure où On nous objectera cependant que la « Profession de foi », où la ques­
s’édifie le Soi que chaque vivant est pat nature. C ar le Tout de la vie — ce tion de l’ordre est étudiée pour elle-même, est chronologiquement anté­
Tout que circonscrit la « position » du Soi ~ n’est guère le tout de 1 étant. rieure aux Rêveries, qui découvrent le concept de position : le problème de
L ’ipséité n’est pas l’être tel ou tel. L ’intégrité de la nature n’est pas l’inté­ l’ordre aurait donc surgi dans J’œuvre de Rousseau bien avant que ce der­
gralité du monde. Et de fait, que peut encore signifier ce premier « tout » nier n’eut saisi et nommé comme telle l’essence de la position. Ceci est
(tout ce qui étant quelque chose.,.), sinon la totalité de l’étant ? E t qu est-ce indéniable. Et pourtant, s’il est clair que l’être de la position en tant
que cet autre « tout » (celui que cette première totalité nous empêcherait qu ipsêité de la subjectivité n’a été révélé qu’à la suite du développement,
d’être), sinon le tout de la vie, toute la vie en moi, en tant qu’en elle et par dans YÉmile et la Lettre à Christophe de Beaumont principalement, de la ques­
elle je me sens moi-même en tout point de mon être, ce « sentiment du tout » tion de l’ordre, il n’en demeure pas moins vrai - compte tenu de la coap­
qui me fait être celui que je suis, tout ce que je suis, à savoir un individu partenance de ces deux notions fondamentales - qu’un accès devait déjà
vivant et sachant qu’il est en vie? N ’assistons-nous pas ici au rejet pur et lui être aménagé, ailleurs que dans l’œuvre publiée, et bien avant que la
simple de toute donation ont!que, au profit de cette archi-révélation de la notion d’ordre ne devienne explicite à partir de 1762. En tout cas, que
vie subjective que tout ce qui est quelque chose ne peut qu’obnubiler, cette méditation n’ait pas donné lieu immédiatement à un livre, cela ne
qu’ « empêcher » d’apparaître comme tel ? signifie pas que son contenu propre n’a jamais appartenu légitimement à
Mais dès lors que l’étant est écarté, tel un obstacle au plein épanouis­ la doctrine.
sement de soi, la vie de la subjectivité apparaît comme tout ce qui est, tout La vérité est que cet accès livré à l’idée de position à partir de la
ce qui demeure. O r, sitôt que la vie subjective absolue apparaît de la notion d’ordre, Rousseau se l’était incontestablement aménagé à [’occa­
sorte, c ’est tout ce qui est, c ’est tout ce qui demeure, qui manifeste alors sion d’un échange épistolaire que François-Joseph Confié avait engagé
sou propre amour de soi. Cependant, quand l’amour de soi s’accomplit de en 1742 avec lui. Le sujet du débat concernait le «systèm e» de Pope,
la sorte au nom du Tout de la vie, Rousseau préfère lui donner un autre c ’est-à-dire l’existence et la connaissance d’un ordre universel constituant
nom : il l’appelle 1’ « amour de l’ordre ». une «grande chaîne des êtres». La lettre du 17 janvier de cette annce-là'
S’il a fallu attendre si longtemps - jusqu’au moment des Rêveries- pour apparaît ainsi comme une propédeutique nécessaire et incontournable à
que la question de ta « position » fût envisagée par Rousseau, c ’est parce la compréhension de l’articulation établie par Rousseau entre Y ordre
qu’eu vérité sa compréhension présupposait la mise eu lumière de la notion vivant de la nature et la position ontologique de la subjectivité.
d’iio/ir. déjà employée par nous, mais pas encore développée rnimne elle le Il est remarquable que le premier engagement philosophique de Rous­
mérite. La position représente eu eflèi l'approfondissement du « sentiment seau, antérieur même à la rédaction du premier Discours qui date de 1719.
intérieur», du «sentiment de l’existence» relativement à la question de ait eu pour objet cette fameuse théorie, revivifiée et consolidée, à l’époque,
l’ordre. Ainsi, à la conception inessentielle du inonde (de la «société») par le déisme anglo-saxon et le matérialisme encyclopédique. Pour objet
continu svstènic de places dé le nui nées au grc de la comparaison hiérar­ de critique radicale, préciserons-nous cependant, puisque, dans celte lettre
chique et violente des individus entre eux, romparaison établie sur le seul magnifique, Rousseau se préoccupe d’abord de retourner de fond en
critère de leurs qualités extrinsèques et identitaires, s'oppose fermement la
dé terni iua lion li aida mentale d’une kaiwmie des «positions» individuelles
I. c:r. Ix-llrc à Prançois-Joscpli de Conzié. comlc des Cliurmeltes, 17 janvier I 7-t2, CL\ I, 1tïü-l 39.
résultant d’un agencement originel, plural et harmonique - autrement dit : Cette lettre ayant été également publiée par H. Gouhicr dans le recueil des la tr r s phUosuphiques (LP) de
une com-« position » - des sphères subjectives d’expérience. Rousseau, Paris, Vrin, J 974, p, 15-21, nous la citerons désormais dans cette édition-là.
350 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 351

comble le sol sur lequel l’idéologie funeste de cette Weltanschauung a été condamnation du système de Pope n’est donc en aucune façon arbitraire :
depuis fort longtemps échafaudée1; au point qu’il s’avère troublant de lire elle procède au contraire du constat que la condition de possibilité de la
encore sous la plume de certains commentateurs que ce n’est qu’assez tar­ « grande chaîne des êtres », à laquelle il est traditionnellement fait réfé­
divement que Rousseau a décidé de rompre intellectuellement avec son rence, abrite en son cœur une contradiction ruineuse.
entourage « éclairé >> qui, sous la férule d’un Voltaire, partageait le point N’est-il pas en effet contradictoire que cette théorie issue de l’orgueil
de vue de Pope et de Clarke. La vérité est que Rousseau est un auteur qui humain fasse du degré de perfection propre à l’homme une différence de
n’a pas eu d’égal en son siècle, et s’il a souvent usé dans son œuvre de réfé­ nature, alors même que son inscription dans la chaîne présuppose le
rences cryptées à d’autres philosophies, connues ou moins connues (jus­ contraire ? C ’est que, en plus de ne tenir aucun compte de « l’état » ou de
qu'à en abuser parfois), il n’a pris ce parti que parce qu’il savait eu son for la « condition » dans lesquels il convient d’envisager l’essence de l’homme,
intérieur que, sa position philosophique fondamentale étant propre à lui cette théorie fonde sa légitimité sur un schéma ou sur un ensemble de
et à personne d’autre que lui, la perspective employée modifiait déjà figures - comme la chaîne ou l’échelle — totalement inappropriés à son
considérablement le sens de ses emprunts. La rupture « intellectuelle » a contenu. Voilà pourquoi Rousseau considère 1’ « intervalle » qui sépare les
donc été initiale; et si la rupture «sociale» a été plus tardive, il ne fau­ êtres ainsi hiérarchisés comme le principal obstacle au bien-fondé de ladite
drait ni les confondre, ni oublier que celle-ci fut causée par l’exaspération théorie. C ar la question est la suivante : est-il seulement possible de mesu­
suscitée par celle-là. rer l’écart d’un tel intervalle sans prendre en compte de prime abord les
En tout état de cause, la mise en œuvre d’une considération aussi fon­ êtres eux-mêmes et leurs singularités irréductibles ? O r cette dernière prise
damentale ne pouvait pas être abandonnée au jeu de la suggestion ou de en compte n’est jamais de mise dans la théorie de Pope. Celle-ci n’est
l'attaque indirecte, sans encourir le risque de fausser à tout jamais la signi­ qu’une conception des valeurs, et non pas des essences ; seule importe,
fication des idées qu’elle développe. C ’est pourquoi, pour bien défendre pour son auteur, la proportionnalité qui fixe les différences et structure les
l’idée que la « position » de la subjectivité diffère en tous points de la place intervalles. C ’est pour ainsi dire du structuralisme avant la lettre... Pour­
comparative - du rang - que les étants occupent dans le monde les uns par tant, si l’on avait seulement la force d’âme (car il en faut en cette matière)
rapport aux autres, et pour affirmer en conséquence que l’ordre n’a rien de rapporter l’ordre universel à l’essence pure de la réalité — laquelle,
d’une chaîne ontïquement (pré-)établie, hiérarchisée et dominée à son comme nous l’avons vu, est monadique et affective - , et si l’on refusait en
extrémité par la Providence divine, il importait à Rousseau d’en aborder même temps de dissoudre ce rapport dans une quelconque image spécu-
le problème de front. laire et spéculative du règne de l’étant en sa totalité, telle que peut en pro­
Tel est bien ce à quoi se consacre la belle lettre à Conzié. Pour la pre­ mouvoir cette « déflexion » de l’amour-propre qui déforme la réalité en la
mière fois, et avant que la Lettre à Voltaire du 18 août 1756 en réaffirme réfléchissant (cf. D , 669) ; si, en d’autres termes, l’on se décidait à penser
l’argument, Rousseau s’attaque aux fondements, en réalité bien peu conformément à ce sentiment intérieur qui anime chaque être de manière
solides, de ce «systèm e» selon lequel l’essence du monde serait censée toujours semblable et à chaque fois spécifique, alors on aurait été bien plus
offrir l’image d’ « une chaîne composée de tous les êtres, où chaque espèce autorisé à parler, non pas d’ « espèces », mais d’individualités et de singulari­
occupe son rang à proportion du degré d’excellence et de perfection dont tés, elles-mêmes aussi semblables que différentes entre elles, formant un véritable
elle est douée» {LP, 17). Image de la totalité de l’étant, artificiellement » uni-vers» au sens d’un ajointement d’essences hétérogènes unifié et divers à la fois.
exhibée par une humanité ivre de son pouvoir de domination sur le « sys­ Bref, on aurait pu en toute légitimité parler d’ « ordre». Et la seule
tème de la nature», et ayant pour but de s’arroger pour elle-même la question qui aurait dès lors mérité d’être soulevée aurait consisté à se
place la plus centrale, la plus avantageuse, la plus conforme à son amour- demander ce qui fonde véritablement en elle-même cette hétérogénéité
propre - ce qui veut dire, du point de vue de Rousseau, la moins fidèle à essentielle.
sa « nature » d’être vivant, essentiellement régie par l’amour de soi. La Mais comme la théorie prétendument objective de la Chaîne des êtres
applique à tous les étants qu’elle se représente une même mesure de pro­
portionnalité, afin que, mis en rang, ils puissent former entre eux une tota­
lité homogène, une unité systématique qui corresponde aux caractères
1. Nous nous abstiendrons ici de préciser les antécédents de cette « idée » de « la Grande chaîne des
êtres », ainsi que les développements auxquels elle a donné naissance à l'époque de Rousseau, chez les éidétiques qui sont ceux d’un « monde », il n’y a pas lieu de s’étonner
auteurs anglais et les Encyclopédistes surtout, et renvoyons pour cela à l’exposition historico-doctrinale qu’elle ne songe jamais à poser une telle question. D ’ailleurs, il suffit
qu’Arlhur O. Lovrjoy nous a fournie dans son ouvrage aujourd'hui classique The Créât Chain o f Being, H ar­
vard University Press, Cambridge, Mass., 1930, 19fi42 ; et notamment aux cliap. VI-1X, p. 183-287. qu’elle élise telle mesure égale et universelle, telle mesure réglante et
352 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et Injustice éternelle 353

représentative de la totalité des intervalles, pour qu elle ne se préoccupe gradation proportionnelle. La raison ne trouvera jamais de rapport entre Dieu
plus de la justifier à partir de la teneur essentielle du inonde lui-même. Et et nul autre être quelconque, entre le Créateur et l’ouvrage, entre le temps
c ’est du reste pour cette raison que cette théorie hasardeuse confond sans et l’éternité, en un mot, entre le fini et l’infini» (ibid., 18-19). Concluons
même s’en émouvoir l’essence de l’étant intramondain avec celles des de même, que la chaîne devrait, si tant est qu’elle existe, aboutir « on ne
anges et de Dieu. sait où », et non à Dieu.
Que cette fameuse chaîne commence par l’atome de matière et finisse Mais si l’on ne sait où aboutit la chaîne, comment saura-t-on où il fau­
par Dieu, il y a là en effet de quoi s’offusquer (tel est le propre de l’atti­ dra arrêter le dernier maillon ? L a théorie, qui se jette dans l’obscur,
tude «religieuse»), ou du moins exprimer, en philosophe, sa perplexité... semble se défaire d’elle-même ; la « raison » qui la construit ne parvenant
D ’où l’adresse de Rousseau à Pope : « Vous dites ailleurs que cette chaîne même pas à fonder en elle-même le contenu qu’elle se donne. Car, tout
commence ou finit à l’Être suprême, car c’est ici la même chose ; c ’est-à- bien considéré, c ’est la proportion en tant que telle, dans sa rationalité,
dire que tous les intervalles étant proportionnels, il n’y a pas plus de dis­ son universalité et son objectivité aveugles, qui devrait faire l’objet d’une
tance de Dieu à l’espèce qui le suit immédiatement, que par exemple, de sérieuse mise en cause. E t cela à telle enseigne que, pour produire un sys­
l’espèce humaine à celle des anges ; que non seulement on doit reconnaître tème du monde, il ne faudrait plus partir de l’intervalle, de la différence
un intervalle limité entre un être fini et un infini, mais encore que cet entre les perfections finies, et de leur comparaison réciproque, comme c ’est
intervalle n’est pas plus considérable que celui de saint Pierre à l’ange le cas chez les matérialistes inspirés par Pope, mais s’en tenir exclusive­
Gabriel. Ou je n’entends rien en fait de raisonnement, ou c ’est là votre ment à la considération de l’essence de chaque être, et plus encore, de ce
doctrine» {Ibid., 18). Et l’objection qui suit: «Q u e penserez vous, M on­ qui fait de chaque être un Individu en un sens transcendantal. Il faut
sieur, d’un système qui établit un rapport entre les choses qui n’en peu­ demeurer au plan de l’immanence pure où se trouve « posé » le Soi de la
vent avoir, et qui rapproche même assez ce rapport pour nous en donner subjectivité.
une idée ? » (ibid.) O r, comme cette ipséité est inobjective et irreprésentable, tout système
L à est bien le point crucial, le «nœ ud gordien du système» (ibid., 16) du monde fondé sur la réflexion s’avère, en règle générale, contraire à l’es­
qu’il va falloir trancher. C ar l’intervalle, dont il est fait ici grand cas, étant sence même du « Tout ». En revanche, si ledit système faisait fond sur l’in­
lui-même fini, et devant sa limite propre à la mesure du différentiel exis­ comparable, l’invisible, l’immédiat, l’affectif, en un mot sur la subjectivité
tant entre les deux termes qu'il relie à ses bords, il s’avère impossible de le de la vie, alors, l’hétérogénéité s’imposant du même coup entre ce qui est
penser autrement que comme une limite posée entre deux essences homo­ vivant et ce qui ne l’est pas, ce « système » présenterait toutes les chances
gènes, c’est-à-dire aussi finies que lui. Autrement dit, il n’y a que le fini d’aboutir à un résultat satisfaisant. Il parviendrait même tout d’abord à
qui mesure le fini, et à cette règle on ne fera jamais exception. Et pour­ ne plus être un « système » à proprement parler, tant il ne serait plus, dans
tant, il faut dans le même temps admettre l’existence d’une hétérogénéité ce cas, déterminé par un principe extérieur appliqué à lui au moyen de la
d’essence entre le fini et l’infini, faute de quoi la chaîne risquerait imman­ représentation abstraite et rationnelle. U ordre concernerait les seuls êtres
quablement de se perdre dans le mauvais infini d’une complexification de vivants, et il ne pourrait inclure ce que la vie elle-même exclut, à savoir la
la matière, de même qu’elle ne pourrait trouver un véritable terme en mesure uniforme et anonyme de la représentation.
Dieu. On comprend donc que Rousseau s’interroge pour savoir si ce n’est Ainsi chaque individu, dans l’intériorité de sa subjectivité absolue et
pas le refus de reconnaître cette hétérogénéité, ou du moins d’en tirer les vivante, dans le s’éprouver soi-même qui le constitue en tant qu’être, s’ap-
justes conséquences, qui explique que ses contemporains aient été entraî­ paraît-il à lui-même comme radicalement ou infiniment différent d’un
nés dans la voie grossière du matérialisme ou dans celle du déisme, celui-ci autre. Il paraît de ce fait fort absurde de vouloir le mettre, sur la base
n’élanl au demeurant, sous le chef souvent usurpé de la religion naturelle, d’une mesure commune, en « rapport » avec autrui. Sauf, justement, sous
qu’une version timorée de celui-là. Il sulïïl en tout cas de vouloir arrêter le rapport de la vie, qui n’est jamais une mesure mesurable (ou encore une
la g r a d a tio n de l’échelle à Dieu, pour se rendre compte qu’en lui faisant «valeu r»), mais une structure phénoménologique régie par l’amour de
occuper la place qui suit le dernier barreau, on contredit à son essence, soi. C ar si la vie est Même pour chacun, elle est aussi, et en même temps,
puisqu’en soumettant Dieu à la mesure d’un rapport en aval, l’on admet différente en chacun. Elle est, au gré de son auto-affection primordiale, le
du même coup la possibilité d’un autre être à un échelon immédiatement Même en tous, et le Différent en chacun. Engendrant uniment, en tant
supérieur au sien, et ainsi de suite. Rousseau écrit par conséquent : que structure unitaire et diverse à la fois, et sa totalité et son unité dans
« Concluons que la chaîne des êtres n’aboutit point à Dieu, du moins par une l’uni-totalité (ou l’uni-versalité) de ce que Rousseau appelle le « sentiment
354 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice étemelle 355

du tout », la vie n’entre jamais dans le cadre éculc de la différence de l’un Au moyen de cette mise en accusation radicale de l’idée de « chaîne
et du multiple. Adhérant complètement et concrètement à soi, sans jamais des êtres », Rousseau professe donc que l’ordre ou l’harmonie du monde
pouvoir se séparer de soi, s’adresser à soi ou se réfléchir dans l'extériorité - si tant est qu’un tel « co n ce rt» ( E, 578) existe - ne consiste ni en une
d un Dehors, dans l’altérité d’une Différence, dans la distance d’un Écart, configuration d’espèces, ni en une hiérarchisation des étants définis les uns
la vie ne peut agir à l’instar d’une proportion abstraite qui s’appliquerait par rapport aux autres. L ’harmonie du monde naît de la dispensation de l’infini de
à tout. C ’est une même vie qui, loin de « s’appliquer » à tout, adhère plu­ la vie au cœur des êtres « finis» eux-mêmes. Si bien que celui qui refuse, avant
tôt à tout ce qu’elle est, cohérant ainsi avec tout ce qui, grâce à elle, « naît d’ouvrir YÉmile, de se saisir de cet écrit de 1742 comme d’une entrée en
à la vie » et demeure vivant. C ’est une même vie qui devient par là même matière nécessaire à la bonne situation du problème, se condamne du
différente en elle-même. Il ne faut donc pas s’étonner que Rousseau se soit même coup à ne pouvoir trouver dans la « Profession de foi » qu’une
senti contraint de tournçr le dos aux vieux schèmes métaphysiques pour vague vision du monde aussi fade que mensongère, une vision « poético-
repenser à neuf et de façon radicale les « rapports » unissants de l’intérieur spéculative » dont l’absence de fondement rationnel aurait été contreba­
la totalité des êtres vivants. L ’ordre originel qui s’instaure entre eux ne lancée par un appel pathétique au divin, sinon à la conscience morale
peut être pensé, ou plutôt expérimenté - ce qui veut dire en l’occurrence : individuelle, réfractaire par principe à toute démonstration. L a question
aimé - , qu’à partir de la considération (au sens de l’estime) pour ce qui de « l’ordre du monde », ou encore de « l’ordre moral » (c’est-à-dire inté­
leur est commun, mais qui ne se voit pas. L ’ordre ne peut être aimé qu’à la rieur) aura pourtant été une des questions les plus délicates que Rousseau
faveur d’une sensibilisation (au sens de l’appréciation) à ce qui fonde, mais s’est efforcé de développer dans ses œuvres. C ’est sans doute aussi sa très
qui n’est pas pour autant fondé lui-même en raison, c ’est-à-dire à ce Fond grande difficulté qui explique que les exégètes du rousseauisme ont jus­
naturant de la vie auquel Rousseau donne le nom de « nature originelle ». qu’à présent assez peu commenté cette notion. Pourquoi celle-ci a été
L ’ordre est « l ’ordre inaltérable de la nature» (E , 612) ; et ce qu’il ins­ négligée, on le comprend du reste aisément : la lettre à Conzié ayant rare­
taure, c’est l’invisible communauté des êtres vivants ; Rousseau dit : des ment été prise au sérieux et le concept ontologique originel de position
cœurs. n’ayant jamais été mis en lumière de manière suffisamment essentielle,
Dès lors, aux places sur l’échelle des étants, il convient de substituer la c ’est-à-dire phénoménologique.
considération des positions égoïques. E t cette considération ne s’accom ­ Quant à nous, qui en avons exposé les fondements, que pouvons-nous
mode d’aucune figuration spatialisante (comme il y va avec la chaîne ou en dire ? Nous commencerons au moins par dire que la question centrale
1 échelle)... Seul le paradoxe, le paradoxe ontologique, peut à la rigueur laisser de la philosophie de Rousseau n’est pas tant celle de l’ordre en tant que
entrevoir ce dont il s’agit - le rapport unitaire entre les positions étant lui- tel, que ce qu’il appelle lui-même « l’amour de l’ordre ». C ar il s’agit là
même infini, et ce jusqu’au point de se réduire en réalité à un non-rapport. aussi d’une détermination implicitement phénoménologique, c’est-à-dire
Quant à la limite de l’intervalle qui sépare ces positions, elle est en soi infi­ du mode d’apparition de l’ordre, de sa phénoménalité principielle en tant
nie, c ’est-à-dire inexistante en tant que limite. Le seul rapport réellement qu’elle relève de la nature au sens de l’affectivité. O r cet ordre naturel,
déterminable se fonde dans la nature comme vie, celle-là même que tous comme tout phénomène originel chez Rousseau, n’apparaît primairement
les êtres vivants ont en commun. qu’au cœur. L a preuve qui le justifie est celle du sentiment. De ce senti­
Mais la vie, en tant qu’immanence et auto-affection pures, est ce que ne ment qui est seul à sentir que ce à quoi il participe (le Fond de la vie) est
limite aucun horizon1; elle est l’être infiniment affecté par soi, et, en ce sens, cela même que sent au fond de lui tout être animé comme lui par l’amour
de soi et la bonté naturelle. Comme le déclare à cet effet Rousseau, « le
l’infini que l’être porte passivement et passionnément en lui, et qui le porte à
son propre accroissement. Si bien que la question du « système du monde », bon s’ordonne au tout », alors que, à l’inverse, « le méchant », qui ne laisse
de se soumettre au diktat de l’amour-propre, « ordonne le tout par rap­
telle que Rousseau en inaugure la méditation dans la Lettre à Conzié, abou­
tit à la prise en compte exclusive du rapport intérieur qui unit, au sein de port à lui», et ainsi «se fait le centre de toutes choses» (ibid., 602).
l’ordre de la nature, l’infini et le fini, c’est-à-dire, pour être plus précis, le 43
subjectum absolutum de la vie et la substantiafinita du moi vivant. 43 43

Ainsi, de l’amour de l’ordre, il faudrait dire qu’il est l’accomplissement


1. Même pas relui de la mori, puisque celle-ci nVi/ selon Rousseau que dans « l’horreur » que sa dernier de l’amour de soi, l’assomption éthique de la bonté naturelle, de
« craiiue » par avance nous inspire (cf. E, 600), c ’esl-à-dire qu’elle suscite par la projection rk-statique de
l’âme qui se rapporte à son idée. même que, vu par l’autre bout, « l’amour de soi-même est toujours bon et
356 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 357

conforme à l’ordre » (ibid., 491). C ar qu’est-ce que s’aimer sm-memc, si ce plus intime singularité. On dira donc : il est dans l’ordre de la vie que l’absolu
n‘est s’aimer conformément au principe qui préside à l’edihcation de 1 ip- (le centre) et la finitude (le cercle concentrique) aillent de pair ; il est dans
séilé, et, par conséquent, assumer la passivité inliércnte à l’être « p o se » ou l’ordre que l’absoluité soit ce qui nous inflige notre irréductible finitude.
«positionné» dans son ordre naturel, en se dis-posant justement a la posi­ Il y aurait toute une étude à faire pour qualifier la hauteur spirituelle où
tion ontologique particulière dont le Soi jouit toujours déjà? Chaque se tient cette pensée de l’ordre, le propos du Vicaire rappelant étrangement
« individu selon l’expression pertinente de Rousseau, est en effet « un certaines sentences d’Angelus Silesius où il est dit que, dans le cercle intime
cercle concentrique» ( ibid., 602), qui se développe à partir d’un «ce n tre » (K reis) de la vie, Dieu occupe le « point » central (Stüpfchen) alors que le moi
qu'il n’est pas lui-même (sauf dans la cor-ruption de 1 amour-propre, mais se tient seulement à la limite (Schranken) 1 de sa circonférence. On précisera
dans ce cas, précisément, il ne s’agit plus du centre absolu de l’ordre, mais cependant, pour mieux comprendre ce dont il est question chez Rousseau,
d’un axe relatif, car réflexivement assigné au « monde » en tant qu image que si le cercle y est concentrique, s’il se retient en lui-même et s’approfondit
de « toutes choses»). Et c ’est ce cercle, dont le centre est absolu, qui cir­ du même coup sans jamais qu’il ne puisse s’élargir au-dehors, c ’est parce que
conscrit à l’intérieur de 1’ « o rd re » ce que nous appelons la position onto­ le centre demeure, quant à lui, « constant à lui-même » (£ ) 591). Le centre
logique de la subjectivité1. „ . est stable et, dans son « impassibilité » absolue (R, 999), il structure le cercle
Pour que l’amour de soi puisse s’approfondir en amour de 1 ordre, tout entier, sans jamais en modifier l’orbe. Cela ne veut pas dire pour autant
Rousseau explique que le Soi doit «m esurer son rayon » - le rayon de sa que le cercle soit immobile ; au contraire, il est sans cesse en mouvement,
sphère d’immanence subjective - , afin de se tenir « à la circonférence » mais sa mobilité tout intérieure ne change rien à sa concentricité. Celle-ci se
(ibid.). Mais pourquoi donc à la circonférence, et non au cen tre. Parce mesure alors doublement : en tant qu’il va du centre à la circonférence, son
que, comme nous l’avons déjà souligné, nous ne sommes justement pas a mouvement est celui en faveur duquel la vie se dispense, engendrant ainsi le
l’origine même du cercle; nous ne sommes jamais au lieu de notre nais­ moi dans l’ordre de l’absolu ; c ’est un mouvement d’expansion, au sens de l’ex-
sance, fut-elle, comme ici, transcendantale ; nous ne nous posons pas nous- cedence sans extériorisation, qui tient au fait que la vie, en son essence, en sa
mêmes, mais sommes posés par la vie et en elle. Si, en effet, la vie est bien passivité ontologique originelle, est un « dépassement du Soi identique à
ce subjccium absolutim qui nous pose indiciblement dans P « ordre » de 1 ab­
soi ». A l’inverse, le mouvement qui rapporte le moi au centre de sa position
solu. il ne faut pas oublier pour autant que le moi n’est jamais qu une sub- soit : l’approfondissement de soi comme assomption de sa position dans
stantiafinita, un être ainsi fini car toujours déjà posé par un « a u tre » que I ordre de la subjectivité - est celui du resserrement de Tétreinte auto-affective,
lui-même, par un « autre » qui n’est pas non plus son autre ou son alite ego,
constitutive de l’amour de soi. Expansion et resserrement vont de pair chez
puisqu’il ne diffère jamais de lui, mais qui est ce comme quoi la nature se Rousseau. r
donne en son « toujours déjà donné » - et c’est là une donation a pnon sur
Là aussi, Angélus Silesius, qui a admirablement réussi à exprimer la
laquelle le moi ne peut jamais « revenir». cordialité d’un tel rapport, nous aide à éclairer la conception de Rous­
Cette altérité sans altérité, ce centre de la sphère absolue, ce cœur de la
seau. C ar « Si mon cœ ur est étroit du bas, et si large du haut »2, cela est
position individuelle, c'est la vie transcendantale comme passivité ontolo­
dû au double mouvement de notre nature innée, c ’est-à-dire à la. double
gique originelle de l’être à l’égard de. soi. La vie, dont la donation nous pré­
tournure de l’amour en son acception absolue : non seulement, en le por­
cède et nous excède en même temps, déborde notre moi de toutes parts, ren­
tant vers le haut, l’amour de soi ouvre virtuellement le cœur à la considé­
dant possible par ce fait même sa sphère d’expérience sensible ainsi que la
ration de I’ « ordre », mais il l’enracine aussi et en même temps au tréfonds
« position » qu’elle délimite relativement aux pouvoirs et au vouloir de celui-
de son être-Soi. Telle est la pulsation qui l’anime dès lors qu’il se ré-jouit
ci. La vie est l’origine, l’ardent foyer du cercle concentrique que nous
d être en vie - d’être le Tout de la vie en soi : expansion de l’amour de
sommes, et en ce sens, elle est toujours en cxcédence, en débordement par
l’ordre et resserrement de l’amour de soi. Mais cette totalité qu’il est ne
rapport à nous-mêmes ; et c ’est ce débordement qui nous «p ose» en notre
contredit nullement sa finitude essentielle. C ar nous ne nous tenons jamais
au heu de notre Commencement, et cela quand bien même nous abrite­
rions cette origine dans le tréfonds de notre cœur.
t t r o t p *m t it tt . it . f l . r t p m l r * « r » I t . t f li m - «W f « i t l r r . tnv.stl.l.' m m ..» Ut vu- <|m lu t
t l ï - l l f . II..'« a u . It il« v . i l m u i m p .iilè uvi-.- R ( m « n t t . tir amp«uh<m ni bnsanl aims r dans t .
n i. . ) lu « iHKiiinti » tmlntitisiipir i l l ’ lu i i . l . i . ’. - i i v i t i .p u ré s id e à son tondemcnl si «-tic composition iil . i 1. Aiip-lus Silesius, U PéU rin chémhmiqur, I, § 172, trad. II. Plard, Aubier, Paris, 1916 n «8-89
eu ni. nid: lit p u * im m é d ia lr m e m ilnus lY n p r it a w r lu tiinfyfaaUm qui lui est n i mut l'mnl w ntium pms-
ci!., p2 122-1231S S‘US’ ' § 8 2 : « M ' in «»<« «»rf o tn h n » ,m i * , „p.
q u V ll.’ un i n lit’ e n tre elles des u fiîm ou d o « lig u r e » pur essence vmblrc
358 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la jus tue étemelle 359

Tmudois, que nous soyons posés par la vie et en elle, alors qu’il n’y a remarquer que l’épitlièle en question qualifie, non plus le cercle en tant
rien d autre que Soi —la réduction étant ici totale - , cela nous donne aussi que tel, en tant que figure, mais la réalité proprement dite à laquelle ce
à penser que le moi se trouve posé par et dans une tonalité (dans un sen­ cercle fait signe, c’est-à-dire la subjectivité immanente et «positionnée»
timent de soi) qui ne provient jamais de lui, mais dont son être-Soi lui- intrinsèquement par la vie. Ce n’est qu’à cette condition-là que ce terme
même procède entièrement, puisque cette tonalité toujours particulière acquerra toute sa pertinence et prouvera sa portée philosophique, puis­
(jouissance ou souffrance, joie ou tristesse) s’empare pleinement de son qu’il nous renseignera désormais —par-delà son renvoi à la concentricité de
être et le «positionne» subjectivement comme tel. Ainsi le moi fait-il avec tous ces cercles qui ont, en ce sens, un « centre commun » — sur la concen­
son «sentiment de l’existence» l’épreuve de sa passivité — ou position - tration de la subjectivité en elle-même, qui est par contre sa signification.
ontologique originelle. Et le rapport de la circonférence au centre, équiva­ Et c ’est cette signification qui, à l’évidence, importe le plus. C ar si le
lant au «rapport sans rapport» que le « m o i» entretient avec lui-même, cercle est concentrique (tel esL le sens de la doctrine), la subjectivité que ce
avec son ipséitè, cc rapport, donc, mesure ou représente la position résul­ cercle symbolise est bel et bien concentrée (telle en est la signification). En
tant de cette passivité. - De ccue manière, chaque cercle s’ordonne au disant cela, nous reconnaissons que l’interprétation ne doit pas unique­
« lieu » même de la position dont il jouit. Et s’y ordonner, c ’est précisé­ ment s’appuyer sur le fait que cc terme « concentrique » a été choisi à cause
ment s’en ré-jouir. de l’avantage extraordinaire qu’il offre (son avantage est qu’il se réfère en
A tout cela, il existe néanmoins une redoutable objection, qu’il même temps à la concentricité et à la concentration, ce qui permet à coup
importe de prévenir au plus vite. Nous avons vu Rousseau décrire les êtres sûr de prendre en compte simultanément la pluralité des ego et l’unité de
qui «com posent» l’ordre, comme autant de «cercles concentriques» se cette vie qu’ils ont tous en commun) ; elle doit aussi nous amener à com ­
développant autour d’un centre commun et unique. O r cette composition prendre ceci, qui est autrement plus important - que c’est l’image même
ne ressemble-t-elle pas à ta propagation circulaire d’ondes sur un même du « cercle concentrique » qui résulte de la détermination philosophique
plan, ces ondes creusant successivement sur ce plan le tracé de leur ampli­ de l’essence de la réalité comme concentration, retenue en soi, refus d’ex­
tude depuis la plus petite (celle dont la circonférence est presque égale au tériorisation, immanence radicale.
point-source) jusqu’à la plus grande (celle dont l’orbe en est le plus éloi­ Dès lors qu’il est question de la vie et de l’affectivité, dès lors que
gné) ? Cette image, cette référence à des mesures relatives et ordonnées sur « ce qui est réel » (cf. ES, 905-906) se rend structurellement hétérogène à
une échelle de grandeur croissante, ne risque-t-elle pas, au cas où elle se la représentation qui est censée l’indiquer, il devient en effet nécessaire,
révélerait adéquate, de réintroduire au cœur de la « Profession de foi », pour entendre correctement la signification d’une telle représentation, de
avec l’idée d’un étagement, le spectre de la «chaîne des ê t r e s c e qui parcourir le mouvement qui va de cette réalité foncièrement irreprésen­
nous porterait alors à penser que le Rousseau de 1762 aurait contredit table à la représentation dont, nonobstant sa nature inobjective, elle fait
celui de 1742 ? théoriquement l’objet, et qui, du fait que cette représentation échoue à
C ’est là qu’il apparaît capital de prendre soin de ne pas rabattre la la pro-duîre sous son horizon ek-statique, la remplace ou lui « supplée »
signification du terme « concentrique » sur son sens le plus évident. Ce sens tout en lui faisant signe. Pour prendre la juste mesure de cc procès de
évident, c ’est, bien sûr, celui qui exprime qu’une telle propriété s’applique significativité, il convient donc de suivre généalogiquement le mouve­
à tel objet - soit, en l’occurrence, à ce « cercle» qui est donné comme une ment de substitution qui lui donne naissance - et jamais l’inverse, lequel
image, une représentation schématique. O r, s’il est vrai qu’il détermine n’est que le parcours du sens, c’est-à-dire de la référence, parcours qui
une image (celle du cercle), ce sens est un sens figuré : le « cercle concen­ s’en tient exclusivement au plan phénoménologique de l’irréalité1. C ’est
trique» est une expression métaphorique. Pourtant, si nous souhaitons pourquoi, même s’il est incontestablement vrai que la « concentricité »
que ce sens de ri en ne lui-même significatif, il faut encore qu’il se débarrasse signifie que le centre se révèle comme étant le même pour tous les cercles,
de l’irréalité de sa figuration, et que nous quittions, nous qui cherchons à mais que, ne se trouvant en nul lieu assignable, il se distribue partout
l’entendre, l’espace imaginaire de la métaphore. Il importe alors de

1. Rendre significatif le sens, tel est en cITet cc que nous n'avuns pus cessé de foin: tout «u long de cette
étude où ont été interprétés des textes de Rousseau. Ainsi, nous avons pu montrer que la situation liminaire
1. Mais n’est-ce pas déjà un indice remarquable que, dans VÉmile, cette théorie de la « grande des Rêveries exprime aussi bien un état de fait existentiel qu'une mise sous le coup de la réduction de l'être
chaîne des êtres » ne fasse pas l’objet d’une critique explicite, n’étant au contraire évoquée que dans le pré­ au profit de la vie. Par là, nous avons cherché A nous rendre sensibles à U significativité phénoménologique
ambule du discours philosophique du Vicaire, afin d’être d’emblée rejetée pour *< la vaine subtilité de ses des textes plutôt qu’à en découvrir le sens métaphysique, que les commentateurs de Rousseau avaient,
arguments » ? (cf. E , 570). quant à eux, déjà clarifié.
360 Rousseau, éthique et passion L'ordre et la justice éternelle 361

— et il faudrait même dire: «égalem ent» et «justem ent» partout —, il 2 /L a concentration implique deuxièmement que si « le bon mesure le
n’en demeure pas moins que cette concentricité signi-fie en même temps rayon » de sa sphère « et se tient à la circonférence », il lui est alors plus
la position ontologique de la subjectivité, telle qu’elle se révèle au Soi fondamental d’être « ordonné par rapport au centre commun qui est
dans son auto-approfondissement. Dieu » que de l’être « par rapport à tous les cercles concentriques qui sont
Tel est, selon Rousseau, le principe purement «économ ique» de les créatures» (E , 602). Car, comme nous allons bientôt le voir, c ’est jus­
l’ordre, qu’il ne ressemble donc ni à un tracé de ronds dans l’eau, ni à une tement ce premier « ra p p o rt» qui édifie la position ontologique et fait du
machine astronomique. D ’ailleurs, il est en règle générale impossible de le second un rapport « éternellement »juste, conforme à la justice éternelle et
figurer « géométriquement » ; et Rousseau, conscient d’un telle impossibi­ divine de l’ordre. C ’est l’accord avec Dieu qui fonde la concorde entre les
lité, et du danger d’incompréhension que fait encourir à sa pensée toute « créatures », et il y va ainsi dans la mesure même où, de par l’in-diffé-
représentation, ffit-ellc symbolique, dans laquelle l’ordre se rapprocherait rence naturelle des principes de l’âme : « Quiconque se suffit à lui-même
d'une quelconque « chaîne des êtres », préfère, pour bien marquer la dif­ ne veut nuire à qui que ce soit » (D , 790), sentence qui suggère également
férence, évoquer à ce sujet une « grande harmonie des êtres, où tout parle que celui qui est bon pour soi ne peut être, au fond, que juste à l’égard des
de Dieu d’une voix si douce» (jVH, 591-592). Au surplus, le fait de autres1. Et c’est cette priorité des «rap p orts», cet ordre de préséance qui
prendre au sérieux la Lettre à Conzié n’exige-t-il pas d’opter pour la les régit l’un par rapport à l’autre, que ne respecte justement pas la taxi­
concentration, et de réduire, en conséquence, l’importance de la concen­ nomie caractéristique de la « chaîne des êtres».
tricité ? Mais que manifeste la concentration ? Quel est, cette fois-ci, son S’il est vrai, comme dit Aristote (Physique 0 1 , 252 a 13), que
sens propre ? TàÇiç Sè 7tScra Xoyoç, que « tout ordre a le caractère du logos, de la mise en
L a concentration indique essentiellement deux choses. rapport », force est alors de conclure qu’une telle détermination ne
1 /E lle suggère premièrement que l’ordre ne s’ordonne pas entre les concerne en aucune façon ce qui fait le caractère essentiel de l’ordre chez
étants, qu'il n’est pas un principe extérieur de classement, mais qu’il Rousseau. Pour ce dernier, la réalité de l’ordre, loin d’être « logique », et sa
concerne bien plutôt l’être individuel tel qu’il « s ’ordonne» non pas « à» manifestation, loin de dépendre de l’exercice d’un jugement ou d’une
quelque chose, mais « en » soi-même, c ’est-à-dire: quant à sa plus spécifique « pensée » en général, relèvent bien plutôt de l’affectivité, en ce sens que
singularité, son ipséité radicale, son insurmontable position. L ’ordre n’est cet ordre n’ « existe », au dire du Vicaire, que pour autant qu’il est aimé.
donc ni hiérarchique, ni différentiel. II est si peu taxinomique, qu’un L ’ordre rousseauiste est donc loin d’être « tactique » (de même que la jus­
«seul [être] sur la terre» s’ordonnerait en lui. L ’ordre est positionnel, ii tice divine qu’il reflète n’est pas non plus semblable à ce qui faisait aux
dépend de l’insistance du moi en sa position ontologique ; tant et si bien yeux des Grecs l’essence de la S(ynq) ; et il est encore moins taxinomique.
d’ailleurs que c ’est justement par cette insistance, cette re-prise en soi de la Bien au contraire, l’ordre est fonction de ce qu’il y a de plus « semblable »
position du Soi, que Rousseau définit « 3’amour de l’ordre ». Que l’ordre chez tous les individus ; et ce qui est ainsi universellement semblable est en
soit positionnel, cela signifie aussi (étant donné que la position du Soi n’est soi, c’est-à-dire en chacun d’eux, extrêmement singulier à chaque fois :
jam ais, du fait de son irréductible passivité, posée par une quelconque c ’est la cordialité de la vie pure, elle-même déterminée par la position du
conscience de soi ni par quelque volonté) que ce n’est pas le moi, en tant sentiment de l’existence. L ’ordre est celui du cœur, et il ne regarde que le
que « moi relatif», qui est intérieur à l’ordre, comme si l’ordre, le Tout de moi vivant dont la condition de venue au monde et parmi ses semblables
la vie lui préexistait et lui était, d’une certaine manière, extérieur. Non, est 1’ « innéité » de l’amour de soi en tant que naissance préalable à la vie.
c ’est l’ordre qui est bien plutôt intérieur au « moi sans contradiction », et De sorte que si l’on souhaitait malgré tout maintenir ce terme de « rap­
il l’est en tant qu’il exprime la refondation de l’immanence du vivant dans port », il faudrait éviter de dire que le rapport s’institue entre deux êtres
l’immanence de la vie - l’immanence de la vie (le centre du cercle) se préexistant à la relation que la raison pourrait mesurer de l’extérieur
révélant ainsi, dans ce « rapport sans rapport » du vivant à la vie, dans cet entre eux (entre leurs différences qualitatives réciproques), et déclarer, en
auto-approfondissement du sujet éthique, comme le foyer secret de l’im­ revanche, qu’il ne s’instaure que comme un « rapport » de soi avec soi-
manence en soi de son être-en-vie (la concentricité du cercle). L ’ordre
définit l’involution du plan d’intensité sur lequel le cercle concentrique
déroule sa vie en ne cessant d’accomplir, pour le meilleur ou pour le pire, 1. D ’où l’on voit que la justice naturelle (qui n’est pas la justice humaine, mais qui sc réduit en fait à la
le mouvement de sa révolution (cette même révolution que nous avons seule bonté, puisqu’au plan de l'immanence pure la question de la justice proprement dite ne se pose même
pas) et la justice divine de l’ordre sc recoupent et s’identifient. L ’ordre n’est-il pas du reste, dans l’esprit de
caractérisée plus haut sous le titre de tropisme de la subjectivité). Rousseau, un ordre de la nature ? Nous reviendrons plus loin sur cette question.
362 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 363

même, c est-à-dire avec l’ipséité de sa subjectivité qui »'est autre que la revient d’avoir déterminé les conditions ontologiques permettant la for­
manière dont i] se trouve posé dans la vie. «R ap p ort », par conséquent, si mation de maximes allant dans ce sens.
peu relationnel, mais qui n'en est pas moins constitutif du Même ■ comme A cet egard, et pour résumer d’un irait ce qu’en dit le Vicaire, disons
de I Antre - pour autant qu’il demeure inhérent à la totalité de sa sphère que cette destination ne se réalise vraiment que sî, dans le penser et l’agir
individuelle, puisque, selon les propres termes de Rousseau, le moi qui vivants de chaque homme pris individuellement, l’amour de soi —ce senti­
s identifie à cette sphère se lient d'autant plus sur sa circonférence qu'il ment absolu qui régne naturellement an principe de la pensée et de l’ac­
dillère de sou centre, ce qui signifie que la «position« qui l'ordonne au tion, comme leur possibilité la plus concrète —s'accomplit dans ta perspective
1 oui de la vie, il ne l’a pas lui-même posée. dictée par l'amour de l’ordre, et si la tonalité de l’un s accorde at! tou de
Il s’ensuit que le double rapport au semblable et à Dieu - le rapport l’autre, la «contradiction » tendant ainsi à se résorber. C est du moins à
a Dieu est le rapport au centre du cercle, à la vie en tant que centre im­ cet accomplissement éthique que songe Rousseau quand, revenant sur le
posé par « l ’au tre» et non-posé par soi, il est la liaison indénouablc qui « p la n » de son texte en en laissant apercevoir toute la finalité philoso­
situe le moi au cœur meme de sa vie - , ce rapport immanent, ce « rapport phique, c ’est-à-dire le désir qui est le sien de voir enfin liés indissoluble­
sans rapport » n est qu un nom pour dire et donner sens à la passivité ment l’ontologie et l’éthique en une même pensée passionnée, il écrit :
ontologique originelle. Rapport que nous disons délibérément sans rap­ «Après avoir ainsi, de l’impression des objets sensibles et du sentiment inté­
port, parce que, plus qu’un véritable rapport, il s’agit en vérité d’un rieur qui me porte à juger des causes selon mes lumières naturelles, déduit les prin­
accord - d une pure vibration de l'inténonté. Car, sans considération aucune cipales vérités qu’il m ’importait de connaître, il me reste à chercher
pour la différence qualitative dont dépend la hiérarchie des «perfec­ quelles maximes j ’en dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois
tions » ou des capacités propres aux étants, le « moi » s’ordonne à l’ordre me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de
selon que cet accord se trouve lui-même accordé ou désaccordé à la celui qui m’y a placé. En suivant toujours ma méthode [“l’assentiment
tonalité fondamentale (au « sentiment de l’existence ») en quoi la vie l’a intérieur"], je ne tire point ces règles des principes d’une haute philoso­
passivement et individuellement posé ou «positionné». C ’est cet accord phie, mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en carac­
purement tonal, résolument intensif, authentiquement rythmique, qui tères ineffaçables. J e n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire [je n’ai
explique que le fait de prendre position dans l’ordre équivaut pour donc qu’à consulter ma nature où s’édifie, selon son vouloir à elle, mon
Rousseau à l’aimer, de même qu’aimer l’ordre donne lieu à la suprême ipséité véritable] : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens
sagesse, celle qui consiste à insister en son propre amour de soi et à être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce
reprendre les déterminations de son pouvoir subjectif, de son « je peux» n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du
fondamental, dans 1 auto-affection originelle de la vie, de manière à raisonneur» [ibid., 594). En rédigeant ces lignes essentielles, Rousseau
devenir et à être enfin « ce que la nature à voulu » {R, ] 002). reconnaît ainsi que l’éthique est incapable de se fonder en raison ; qu’elle
Et c ’est là que se noue le lien ontologique qui, dans l’esprit de Rous­ s’enracine, en revanche, dans l’affectivité transcendantale, c ’est-à-dire
seau, est censé tenir ensemble la « conscience » et la question de l’ordre. dans la subjectivité absolue de la nature comme vie ; et qu’elle acquiert
En effet, la « conscience » aurait-elle pu former le principe de toute enfin par là, dans le « c œ u r» de celui qui s’ordonne â ia tonalité fonda­
moralité véritable si, à partir du développement de la raison, et surtout mentale et à la position de son amour de soi, son imparable certitude. On
de ses « écarts », de ses échappées représentatives et objectivantes, elle ne conclura par conséquent que la «conscience», de par ses injonctions
« d é p o sa it pas] pour elle-m cm e» {E , 600), c ’est-à-dire pour la «posi­ conformes à l’amour de l’ordre, est aussi ce qui introduit au sentiment du
tion » de ce Soi auquel elle s’identifie, et dont la sphère affective d’expé­ Tout de la vie, dont dépend intimement l’essence de l’être. Ou, pour le
rience réelle appartient passivement â l’ordre? Sans doute, l’on aura dire autrement, que par la grâce de son «témoignage intérieur» ( ibid.,
compris que si l’impulsion de la «conscience» résulte à ce point de la 600), la « conscience » ouvre l’amour de soi à ce qu’il est vraiment, à
mise en œuvre ek-statîque et effective de la raison, c ’est parce qu’à l’ins­ savoir un amour de l’ordre.
tar de tout être-projeté rappelé de force à la gravité qui règne sur la Que la « conscience» puisse rappeler à l’âme que l’étreinte immédiate
terre, la transcendance porte en elle la loi de sa retenue en soi, c ’est-à-dire de l'im­ de soi-même au principe de sa vie est le vrai principe qui fonde la justice
manence foncière de son essence. Or, c’est de cette inhérence structurelle que universelle ; qu’elle rabatte la connaissance rationnelle de l’ordre sur sa
dépend en fin de compte la signification que Rousseau entend donner à base affective; et que, de la sorte, elle rende manifeste, au cœur de la
notre «destination sur la terre». Et c ’est à la «Profession de foi» qu’il «contradiction » où lu vie pourrait, le cas échéant, s’abîmer, la possibtlisa-
364 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 365

don ultime de l’harmonie intérieure du monde, voilà ce à quoi aboutit la *3


*3 *3
doctrine rousseauiste de la «conscience». Et c ’est alors pour en indiquer
les conditions dernières d’émergence que Rousseau, dans un passage
On peut toutefois aller plus loin, et tenter d’interpréter cette prise en
déterminant de la Lettre à Christophe de Beaumont, écrit enfin ceci : « L a cons­
charge de l’amour de soi par l’amour de l’ordre (une prise en charge qui
cience ne se développe et n’agit qu’avec les lumières de l’homme. Ce n’est
est au fond, comme on l’a vu, une une re-prise mettant en échec la tenta­
que par ses lumières qu’il parvient à connaître l’ordre, et ce n’est que
tion de l’amour-propre) à la lumière de ce que nous en apprend Angélus
quand il le connaît que sa conscience le porte à l’aimer. L a conscience est
Silesius, dont la voix, là aussi, nous semble si proche de celle que Rousseau
donc nulle dans l’homme qui n’a rien comparé et qui n’a point vu ses rap­
aura fait résonner un siècle plus tard. Pour le poète-théologien, Gott ist
ports (L C B , 936). »' Pour Rousseau, le phénomène de la « conscience » ne
mein Punkt und Kreiss, « Dieu est mon point et mon cercle », Il est « mon
surgit donc que sur le fond d’une extériorisation ou aliénation existen­
centre (mein Mittelpunkt) quand je m ’enferme en Lui ; et une circonférence
tielles, que seule une analyse généalogique permet d’appréhender correc­
tement. Sur un tel fondement, et à cette seule condition, la «v o ix de (Umkreis) quand par amour [par amour de l’ordre, préciserait Rousseau]
l’âme » appelle à la vertu, convoquant l’esprit à « rentrer en soi-même », je me fonds en Lui » '. Cette figuration des rapports entre le moi et le Tout
à jouir de son essence et à témoigner par ce biais de la plus haute moralité. de la vie a en effet l’avantage de nous introduire directement à la question
Rousseau n’aurait donc pas soulevé la question de 1’ « ordre » si la du Dieu de Rousseau.
nature en tant que vie ne lui paraissait pas demeurer constamment égale De quel Dieu s’agit-il ? Ce que la doctrine rousseauiste réfère à Dieu
à elle-même à travers la modification perpétuelle de cet « accord avec soi » ou à la «D ivinité» (E , 602), c ’est la passivité fondamentale, irréfragable,
qui ne cesse d’affecter les êtres vivants dans leur for intérieur. Quant à irréductible qui s’attache, mieux : qui s’ordonne en général au principe de
1’ « amour » que nous devrions tous pouvoir lui vouer, il dépend de la l’amour. Aussi convient-il d’appeler Dieu, non pas le créateur du ciel et de
concentration en soi (au sens indiqué plus haut) du « pur mouvement de la terre —car « s’il a créé la matière, les corps, les esprits, le monde, je n’en
la nature », élevé en tant que tel à l’accord avec Dieu. On pourrait même sais rien [ ;] l’idée de création me confond et passe m a portée» (ibid.,
aller jusqu’à définir l’amour de l’ordre comme la vibrante passion de la passivité 593) - , mais le « centre commun », le point d’origine du « positionne­
— comme une passion ou une « concentration » potentiellement infinie, ment » dans l’ordre de tous les êtres. Dieu est la Puissance absolue qui
seule capable, par la puissance surabondante et insondable de son « rap­ fonde en chacun de nous — selon sa nature propre, c ’est-à-dire suivant les
pel à la vie », de re-prendre en soi l’amour de soi constitutif de l’être- déterminations de son être-fort et de son être-faible telles qu’elles résultent
vivant et de l’empêcher de rompre son immanence naturelle, ou, comme des rapports intimes que nouent en lui ce qui est en son vouloir et ce qui
dit Rousseau, de « dégénérer» en amour-propre. est en son pouvoir — une position spécifique et incomparable. Et il se
manifeste lui-même à lui-même par là, car, d’un point de vue phénomé­
nologique, il ne saurait y avoir de vie sans vivant, ou, comme dit Rous­
seau, de Dieu sans Ordre. En Dieu repose l’essence uni-verselle de la vie
" 1. Précisons que le contenu de ce texte ne contredit nullement notre explication précédente de comme subjectivité absolue. Il est la possibilité même de l’amour en tant
l’amour de l’ordre. Cette explication d’inspiration phénoménologique ne concevait alors l’appréhension de
qu’amour de soi. Il est ce Fond uni-plural qui individualise et qui
l’ordre qu’au sein de la réduction transcendantale, à partir du phénomène de la vie pure et de sa structure
interne, l’amour de soi. Ici, la pensée se meut sur un plan différent. Nous sommes dans un cadre existentiel rassemble.
où l’unité ontologique du sujet vivant est rompue par sa détermination socio-historique. C'est dans cette
Du fait que l’essence spirituelle et affective de Dieu est considérée
situation, et seulement en elle, que surgit la conscience, en tant que modalité spécifique d'apparition du sen­
timent intérieur. La phrase qui dit : « Ce n’est que quand il le connaît que sa conscience le porte à l’ai­ comme identique à l’essence de la vie, c ’est-à-dire à sa bonté naturelle et
mer », ne signifie donc pas que toujours et quel que soit le cas dé figuré l'homme n'aime l'ordre que parce à la positivité inentamable de cet amour de soi qui constitue la matière
qu’auparavant il aura appris à le connaître. Cela signifie au contraire que, si le seul rapport qu'on entre­
tient avec l’ordre universel est d'ordre cognitif, si l'on ne se confie plus qu’aux lumières de la raison pour même de sa manifestation, il est non seulement légitime de penser que « si
appréhender le Fond de la vie en soi, il faut alors le soutien et l'appui de la conscience pour se mettie à la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne, le bon n’est
l'aimer. Ou, pour irpiend ir la terminologie du manuscrit Favie de Y Emile : alors que l'homme naturel à
l’état de nature agit conformément à son amour de soi, contribuant par là au maintien divin de l’ordre, qu’un insensé» (ibid.) ; mais il convient également de comprendre qu’à
l'homme naturel à l'état de société n’agit plus, pour sa part, que conformément aux injonctions de sa rai­ l’égard des spécifications de son être, toute dialectique raisonnée de l’un et
son. Et dans ce cas il impotte qu’il s’appuie sur sa conscience pour aimer le bien que sa raison lui dicte de
faire, ou plus exactement pour mesurer si ce bien rationnel s'accorde (ou convient) avec l'amour de soi du multiple ne peut que s’avérer inopérante, et cela de la même façon que
dont témoigne mlcriciuenient la voix de la conscience. Autrement dit, « connaître le bien, ce n’est pas l'ai­
mer ; l’homme n ’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience
le porte à l’aimer ; c’est ce sentiment qui est inné » (E , 600). 1. Angelus Silesius, Le Pèlerin ckérubinique, III, § 148, op. cit, p. 180-181.
366 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 367

l*i d é k ' i m m a l i o n tic la v ie p h é n o m é n o l o g i q u e p u r e échappe, com m e nous dans le II U invisible de sa sphère allective (i’expeiietiee réelle, de façon à
l’a v o n s d ii, à l 'o p p o s i t i o n d e l ’i d e n t i t é e t d e l a d i f f é r e n c e . pouvoir mesurer l’orbe de sou rayon relativement an centre de sa position
M a is p ou rqu oi R ousseau d o n n c -l-il a ce cen tre com m un à to u s et ontologique. Aussi lui est-il loisible de reem maître en tontes eireonsiattees
propre a chacun, le n o m de D i e u ? l ’a r e c que rc ffe c lu a lio n a rc h i-p a ss iv c qu’il est «ordonné par rapport au rentre eoiitiuuti, qui est Dieu, et pat-
de la « p o sitio n » o n to lo g iq u e a to u jo u rs lieu en deçà du m ond e, à l ’a b r i rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures» {E , 602').
de to u t h o r iz o n in te llig ib le , d a n s u n e p u r e in v isib ilité p h y s iq u e e t m o r a le . C ’est que celte douille «ord on n an ce» est en vérité la Même. Pour bien
Parce que le cen tre, s ’il e s t par essence in v isib le , est to u t d ’a b o r d acos- prendre la mesure de cette conjonction, il importe toutefois d’approfondir
m iq u e . A u t r e m e n t d it, l ’o r d r e e s t si intérieur q u ’il n e p a r t a g e p l u s aucune ce que Rousseau entend par le premier « rapport » envisagé. Q u e signifie
de ses co n d itio n s de p o ssib ilité avec l ’e x t é r i o r i t é tra n scen d a n ta le . É ta n t d o n c., p o u r la c r é a t u r e , ê t r e - o r d o n n é à D i e u ?
p u r e m e n t c o r d i a l , il n e s e f i g u r e p a s non p l u s s p a t i a l e m e n t . R o u s s e a u , o n 1 /En «ren tran t en n o u s-m êm es» (cf. E, 589), en in -sista n t su r n o tre
l ’a v it, é c a r t é d ’e m b l é e le s d é t e r m i n é e s métaphysiques s u r l e s q u e l l e s r e p o ­ p o sitio n , c ’e s t - à - d i r e en nous contentant d ’é p r o u v e r c o m m e tel le to n dans
sa ie n t la th éo rie de Pope e t s e s avatars m a t é r i u l o - p a n t h é i s t e s ( R o u s s e a u le q u e l n o u s s e n to n s n o tr e v ie to u jo u r s d é jà a c c o r d é e , et e n n o u s r é jo u is s a n t
pense n o ta m m e n t à C l a r k e ) ; e t il s ’e n d ém arqu e p o u r m ie u x e x h ib e r un par là même de cette vie, c ’est-à-dire de ce « comment nous sommes» que
p rin c ip e d iv in de l ’o r d r e qui p u isse s ’i d e n t i f i e r e n fin sans co n tra d ic tio n son propre amour de soi edi lie en nous ( u n e réjouissance que Rousseau
avec sa propre révélation h o r s - m o n d e . On n’insistera donc jamais assez appelle justement le « contentement de soi ») ; en nous «accordan t » donc
sur le fait que l’ordre tire toute sa réalité (de même que son attestation la à cette passivité ontologique originelle qui nous constitue en notre ipséité
plus intérieure, donnée à ce que Rousseau appelle «conscience») de la la plus fondamentale - identique à notre nature transcendantale - , nous
nature de la subjectivité originaire, et que c ’est pour cette raison qu’il ne faisons alors fond sur le centre de noire sphère d’immanence absolue, en
saurait apparaître qu’en celle-ci, c ’est-à-dirc sous la forme d’un sentiment tant que ce centre ( « qui est Dieu » ) se trouve au fondement de tous nos
- lequel repose, comme tout sentiment, dans l’affectivité transcendantale actes, si tant est bien sûr que ceux-ci ex-priment librement notre nature et
du sentiment de l’existence. Répétons-Ie par conséquent : la position du qu’ils n’aillent pas dans un sens contraire à son « vouloir » propre. Il nous
sentiment de soi est la ratio cognoscendi de l’ordre, alors que l’ordre (et par apparaît en même temps que ce que nous faisons est ce que notre amour
là il convient d’entendre à présent : la volonté de Dieu1) est la ratio essendi de soi fait en nous, et que cet amour de soi qui préside à l’essence même
de la position du Soi. O r, s’il en est bien ainsi, si l’ordre est par essence du «je peux» que nous sommes, et qui nous pousse à désirer et à agir en
acosmique, comment Rousseau peut-il soutenir par ailleurs que le monde - nous maintenant comme tels dans notre vie transcendantale, il nous appa­
en tant qu’il est cè « tout » rapporté à son principe immanent d’agence­ raît donc que cet amour de soi s’enracine au centre de la position qui est
ment et de « positionnement » - se trouve en lui-même ordonné ? Et inver­ la nôtre, c ’est-à-dire en ce Dieu dont la bonté absolue se conçoit comme
sement, si l’amour de l’ordre consiste bien en l’amour de soi de Dieu, une «puissance sans borne». Or, en nous «ord on n an t» de la sorte au
c ’est-à-dire en sa « b o n té » absolue2, comment ne pas en conclure que centre de notre sphère d’immanence absolue, et en nous réjouissant de
Dieu et la totalité du monde ne font alors plus qu’un ? Bref, prétendre, pénétrer au ctwr de notre subjectivité, il devient pour nous aussitôt néces­
comme le fait Rousseau, que l’ordre est un « ordre du monde », n’est-ce saire d’apprécier la « distance » qui sépare ce centre de la circonférence
pas professer sa foi dans le panthéisme, au mépris de ses propres déclara­ sur laquelle chacun de nous se tient en tant que « moi ». Ainsi éprouvons-
tions de principe ? nous la passivité dont résulte notre position de soi - de même que nous
Il faut ici revenir au texte de YÉmile, c ’est-à-dire au point de vue essen­ parvenons, à la faveur d’une telle épreuve, à sentir ce qui fait la différence
tiel du moi vivant. Ce moi est dit posé en son «lieu » propre, c ’est-à-dire entre notre pouvoir (ce « je peux» fondamental qui est au principe de notre
être) et notre vouloir {soit l’ensemble des besoins et des désirs d après lesquels
nous agissons). Et c ’est là une « épreuve de soi» qui n’est autre, eu réalité,
[ <■ I lieu. ilil ltmiiM-.il,. |H-MI |i.i1,1- <|ii'il m il ; >.i ......... Jiiii wtl |um,mir lli.-u Jhmi, ri,.,,
|pIun iii iiiili -.il- . iit.iii |.i l.i-iil.- il; riiiim iiir m l T.......nu il,- m -, m-mlil.ililm. i‘l l.i lliiuli- ili- l> n n m l ........... . que ce qui suscite l’accord ou le désaccord par rapport a la lonalité d<
ill Till lire : i-.ir i Y m |i.ir l'ardu- lju'il miiiiiiit-iit ct- ijui uxinli-, i-l lii- ih.iijiu- |,.ini<- , m r .......... . „ |(•;, Slid). fond où la vie nous a posé, soit l’assonance ou la dissonance inhérente à la
l’.ip lift l'un viiti 1|I|'|I l'insim d l - 1 ) j)m|)im 111 rûuunm » . D i.-iu c ii.im -i- ln i-m ô m -.. untuitm - » .i l'm iln -,
ï.'. mu jim iti- I'm ut 1' uni i'.m unir [11- M il tir Dil-U. | Y V *;i I.. n.m I-II I.-.UI ||1|,- « : >mn i ; .. . 111 V u ii 1 j.-.il.mii III consonance fo n d a m e n ta le de n o tre n a tu ra lité.
mit 1 1- A ugi-h» Sitm iiis [ U M e n u i h n i i t i u n t j i i e , V , !j 21 ï i , i|ui jiuru- sur n t .iiiia iir mi n-y.ird dont lu 2 / A lo rs, d a n s le cas d ’u n accord a b so lu en tre ce que nous v o u lo n s et
.sn rifjllili' ml irm (îu ii ju- d r t-j.-JJr tir- Kmimr.Mi : « 1 ; i i-i.ifr di- l'.im uiir cm I 'n u . r( .in-.-: vim i ,-rt |i- . il
ri-[)iisi- ru I.ni. iiiuu- (oui f-i^ili-miuu en I.ui », rj/i a i . , p, 2 70 -2 77 . ce que nous pouvons, lo rsq u e , fa isa n t « bon usage de [n o tre] lib e rté »
2. Cl noie pire cdcnir. (ibid., 6 0 3 ) , n o u s m e s u r o n s le c h a m p d es p o ssib le s q u i n o u s s o n t a ssig n é s,
368 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 369

qui sont en notre pouvoir, qui sont nôtres ; et qu’en cette « mesure », ou firait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écar­
en cette phronèsis pourrait-on dire — car il s’agit là du véritable fonde­ ter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans
ment de la sagesse —, nous sentons à quel point nous sommes accordés au cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur» (R, 1047).
ton fondamental sous la forme et sous l’égide de quoi s’auto-afTecte et 3 / C ’est quand nous décidons de ne pas aller à l’encontre du vouloir
s’empare de soi la puissance du «je peux » qui originellement nous de l’essence, de ce vouloir qui consiste dans la jouissance de la vie et de son
anime et définit notre être, - dans ce cas précis, nous nous sentons essen­ apport affectif en nous ; c ’est quand la vie elle-même ne se met pas en
tiellement ordonné par rapport à tous les autres êtres vivants, et par contradiction avec soi et qu’elle accomplit en effet - sans chercher à aller
rapport au Fond de la vie qu’est l’essence de Dieu. Nous nous sentons se briser sur quelque obstacle ni se retourner contre soi — sa propre
en accord avec le Tout de la vie en nous, avec son pur mouvement étreinte intérieure, c ’est à ce moment-là que l’amour de soi révèle son
auto-affectif, nous avons le sentiment de notre « suffisance » ontologique équivalence avec l’amour de l’ordre. Une équivalence totale, que l’auteur
— et cela veut dire que ce que nous pouvons suffit alors à ce que nous voulons —, de l’Émile célèbre par ces mots ardents et enthousiastes : « Je ne sens plus
de sorte que, n’agissant plus que selon le bon vouloir de l’essence, c’est- en moi que l’ouvrage et l’instrument du grand Être qui veut le bien, qui
à-dire en conformité avec les lois incontournables de la « bonté » phéno­ le fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes et par
ménologique, nous ne pouvons faire autrement que nous sentir bien dis­ le bon usage de ma liberté : j ’acquiesce à l’ordre qu’il établit, sûr de jouir
posés à l’égard de quiconque, et, ne sortant pas de nous-mêmes, moi-même un jour de cet ordre et d’y trouver m a félicité ; car quelle féli­
incapables désormais de faire souffrir autrui. cité plus douce que de se sentir ordonné dans un système où tout est
Etre ordonné à Dieu signifie, pour le « moi », qu’il se ré-jouit de ce b ie n ?» (E , 602-603). Par ce texte où chaque terme paraît dûment pesé,
que « la nature a voulu » qu’il soit. La volonté de Dieu est sa bonté Rousseau nous conduit au faîte de sa méditation. Se sentir ordonné à
naturelle, elle est sa propre puissance d’agir, celle-là même qui s’auto- l’harmonie d’un ordre foncièrement juste - car établi par une puissance
afiecte et puise sa possibilité phénoménologique dans cette épreuve de dont l’homme n’est en aucune façon l’origine - , cela signifie donc : rendre
soi que Rousseau appelle le sentiment de l’existence. La bonté de notre possible en soi-même le vouloir de la vie ; ne pas y faire obstruction par
nature est donc l’auto-donation de celle-ci, elle est l’autorévélation de présomption, vanité et amour-propre ; acquiescer librement à sa donation
notre essence, de cette essence qui est en elle-même son autorévélation, intim e; concourir de plein droit à sa mise en œuvre, et se réjouir sans
comme sentiment de soi, comme vie. Quand nous sommes ce que la réserves de ce dont à soi elle fait présent. A cette unique condition, à cette
nature veut que nous soyons, quand « l ’homme est rendu semblable à condition proprement décisive, nous pourrons dès lors prétendre que dans
D ieu» ( ibid., 601), il nous est alors donné de jouir de notre être en toute ce « système où tout est bien » — et « il vaudrait peut-être mieux
félicité, mieux : nous nous ré-jouissons de la jouissance de soi que cet être dire : [où] le Tout est bien, ou Tout est bien pour le Tout» (LV, 1068) —, dans
est en tant que subjectivité — et nous nous en réjouissons sans reste, ni cette harmonie « réelle » des diverses et incomparables positions égoïques,
frustration, ni dépit, sans regretter ce qui nous a été jusqu’ici imparti, ni l’être comme subjectivité absolue de la vie s’accomplit sous la forme d’une
espérer ce qui ne l’a pas encore été. Le sentiment de réjouissance que « éternelle justice» (E ', 603).
nous connaissons alors est la pure jouissance du présent de la vie, du 4 /Q u ’est-ce donc que l’éternelle justice selon Rousseau ? On répondra
présent que la vie nous accorde. Nous goûtons au bonheur d’être le bien sûr que c’est la caractéristique fondamentale de l’ordre. Mais les
Meme qu'elle ; nous prenons un indicible plaisir à ce que notre subjecti­ remarques qu’il lui consacre sont, somme toute, peu nombreuses. On
vité (soit l'épreuve du Soi dans la vie) s’accorde avec notre nature (avec retiendra celle-ci, notée dans sa lettre à Franqnières, datée du 15 jan ­
l’épreuve que la vie lait de soi). Bref, en nous réjouissant d ' « exister vier 1769 : « Si Dieu est juste, et par conséquent s’il existe... » (LF, 1144), car
selon notre nature» (cf. E, 591), nous jouissons de notre «situation» qui Rousseau semble y admettre, de manière incidente, qu’il existe une
naît de cet accord, et qui est sa consonance même. Rousseau écrit : « De connexion étroite entre cette confondante justice et l’existence même de
quoi jouit-on dans pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien Dieu. Il faut donc présumer que tout se passe comme si l’existence de la
sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se divinité s’expliquait par sa seule justice, c’est-à-dire par sa volonté d’har­
suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de monie et d’ordre. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Essentiellement, que
toute autre affection [autrement dit : l’affectivité pure et non l’affection Dieu est lui-même pour ainsi dire « assujetti » à l’établissement de cet ordre
particulière et. empirique qui tire d’elle sa condition de possibilité] est divin et immuable qui rend raison de sa propre justice éternelle. Pour en
par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suf­ dépendre, Dieu n’en est donc pas à proprement parler le « créateur » : il en
370 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 371

est 1 ordonnateur, ce qui n’est pas la même chose; et il est tel, parce que ce rcle co n c e n triq u e - s o it le « p u r m o u v e m e n t d e la n a t u r e » - n ’i m p l i q u e

dans le rapport «ord on n é» de l’homme à Dieu il n’y a jamais deux êtres a b s o l u m e n t p a s q u ’u n c e r c le p u isse p r e n d r e la « p l a c e » ou la « p o s i t io n »

posés a distance l’un de l’autre et se faisant face, l’un s’efforçant d’aller vers d ’u n au tre. B ie n p lu tô t im p liq u e -t-e lle au co n tra ire q u e la p o sitio n o n to ­

l’autre, de le comprendre et de l’aimer. Ce dont en l'occurrence il s’agit l o g i q u e d e l a s u b j e c t i v i t é , p o u r a u t a n t q u ’e l l e e s t p a r e s s e n c e i n a t t e i g n a b l e

bien plutôt, c ’est d’un rapport préexistant à leur « distinction », >m rapport et irréd u ctib le, d em eu re to u jo u rs co n stan te à so i, et a in si, sauve. C e qui

à 1 origine sans rap-port, un courant intensif, un lien démesurément non- sig n ifie q u ’e n son essence « éte rn e lle » et im m a n e n te , la v ie est chose

obligatoire —amour sans sujet, sans réflexion, sans représentation d'aucune sacrée. O u b ie n a lo r s q u e le s e u l m o y e n d e lu i p o r t e r a tte in te (si t a n t e s t ,

sorte , un « o rd re» en un mot, qui ne les dresse pas l’un vis-à-vis de b ie n s û r , q u e l ’o n p u i s s e e m p l o y e r c e m o t - l à ) s e r a i t d e Voter d e l'e x te r ic u r .

1 aulie, qui ne les place pas l’un en face de l’autre, mais qui porte l’un et D e lu i f a ir e v io le n c e . M a i s c ’e s t a l o r s l a m o r t q u e l ’ o n sa isit, et n u lle m e n t

l’autre à une présence affective mutuelle. El encore : ce rapport sans rap­ la v ie . T e l e s t le c a s d u crim e p a r ex e m p le, q u i m e t c e r t e s le d é s o r d r e , e n

port ne les porte pas tant à la « présence » qu’à être présent l’un ci l’autre, à ce m o n d e , m a is q u i en v é rité n e re m e t ja m a is en c a u s e l ’o r d r e s p i r i t u e l o u

être pour l’un le présent absolu de l’autre, ce présent de vie qui donne « m oral » d e la v ie. R o u s s e a u éc rit à c c p ro p o s : « E c m a l g é n é ra l n e p e u t

« lieu » à la position de la subjectivité au cœur de l’absolu. être, que dans le d ésord re, et [= or] je v o is dans le sy stèm e du m ond e

Mais une question s’impose: comment ce «p résent» se manifeste-t-il [d an s son ord on nan cem en t in té rie u r] un ord re qui ne se d é m e n t p o in t»

vraiment à nous? Il est à cette question une seule et unique réponse: (E , 588). E n e f f e t , si l e m a l n ’e s t p a s e n m e s u r e d ’a f f e c t e r l e ' f o u t d e l a v i e ,

1 être-piésent-1 un-à-1 autre de la « créature» et de Dieu ne peut s'accom­ c ’e s t p a r c e q u ’a u g r a n d j a m a i s il n e p e u t e n a t t e i n d r e le c e n t r e a b s o l u . L e

plir que là où s accomplit, avant même que ne se dresse devant soi un fo y e r d e l’o r d r e à p a r tir d u q u e l la d is p e n sa tio n o n to lo g iq u e a lieu n est et

monde a proprement parler, l’essence originelle de toute mise en présence, n e sa u ra it être a u c u n e m e n t a p p ro ch é , a tta q u é ou d é tru it. Q u e l ’o r d r e ne

de tout don et apport d être, c ’est-à-dire dans cette « passion primitive, se d é m e n te ja m a is , c e la re v ie n t a lo rs à d ire q u e la v ie — e n tan t q u e ce qu i

innée, antérieure à tout autre » qu’est l’amour de soi. Ainsi cette présen­ ne cesse de fa ire irru p tio n en so i-m ê m e — ne peut d e lle -m ê m e s in te r­

te ^ sc mauileste-t-elle comme la ré-jouissance que rend possible cet amour cela quand bien m ê m e il lui serait souvent donné de se cor­
r o m p r e 1, e t
même1. rompre, comme on l’a vu. En son essence intérieure, le don de la vie est
De 1 amour de soi à l’amour de l’ordre, du principe de bonté à celui de une éternelle ir-ruption de soi, un incessant amour de soi, l’épreuve pour
jusdee éternelle, la conséquence, on le voit, est très bonne. Et elle l’est chacun de nous de se sentir soi-même, épreuve dont il est donné au moi de
d abord du point de vue de Dieu, Rousseau soulignant à cet égard qu’il se ré-jouir pour autant que sa vie jouit d’abord de soi dans 1 intimité e t
ne faudrait voir dans la justice divine qu’ «une suite de sa bonté» l’absoluité de son « cœur ».
( £ , 593). Mais en quoi cette justice consiste-t-elle donc? Dans le fait qu’il Si donc cet ordre ne se renverse jamais, c’est parce qu’il est imma­
ne saurait y avoir de chevauchement ni d’empiétement entre ces cercles nent, parce qu’il déploie la pure sphère d’immanence qui « circonscrit » pour
concentriques qui représentent la «position» des ego. La mobilité du soi-même et de soi-même chacun des cercles concentriques. Nul ne peut
le modifier de l’extérieur, à partir de la « circonférence » où se tiennent
les ego. Même l’amour-propre, ce mobile du mal «particu lier», qui
«veut toujours porter l’homme au-dessus de sa sphère» (ibid., 608),
1■ Sanl douK ctt(c reianon de p iéitn ltti ou it n’eu jamais question d’une entrée en présence
réciproque relation si difficile à dire comme à penser - ; avec cette détermination nlTective de fond qui même la violence et la haine les plus extrêmes échouent à dominer le
structure de part eu pan l'ordre rousseauisrc, disparaît cet a antique embarras » rioiu parle Heidegger centre de celle-ci. Certes, il demeure évident que les coups portés par le
comme s il etan toujours en aticme d'êlre levé, embarras, dit-il, « (pii porte loin et où sc trouve ii.irtouTci
toujours notre pensée et notre dire », tanl it consiste dans le l'ait de ne pas être - « et si nous le sommes, vice à la vie immanente, s’ils n’atteignent jamais le centre du cercle,
alors c est jculcmrnl peu souvent et à peine » - « en état de faire purement et à partir d’elle seule l'cxiic- frappent en revanche le bord extérieur de sa « circonférence », soit 1 exis­
nence d une relut .on qui règne entre deux choses, entre deux manières d’étre. Nous nous représentons aus­
sitôt la relation il partir de ce qui chaque lois est en relation. Nous avons une piètre intelligence de com- tence historique et mondaine de l’individu. Ce n’est jamais que la repré­
iiient, de par quoi, et d où 5c donne la relation, ci de comment elle est en tant que cette rel.itiun » sentation identitaire du sujet, l’objet de sa conscience de soi, ou le visage
(AebeoiuteoteM vers ta ponte, vp. or p. |T>), En effet, force nous est de reconnaître que l'intelligence qu’eu a
justement eue Rousacau est plus qu'admirable. Car cette « expérience » que Heidegger appelle dé qu’il se compose par présomption, qui succombe aux causes modifica­
ses sveux, prend d ie* lut le nom et ta signification de l’amour de l'ordre. Expérience qui sa incnlc dans ce trices et contrariantes ; le centre, égal à l’ipséité inqualifiable et inobjec-
cas encore pins loin que ce qu'en indique l’aiileur d'Aekeminemeot rrm la parole, puisque la relation *
(Verhûtlms) que cet amour définit est au yeux de Rousseau si absolue, c’est-à-dire si peu relative - étant
atiecttve et immanente, sans écart ni différence - , qu’il prend même soin de retenir tes termes de relation
1. Et c ’est du reste en cela que réside sa puissance et son impuissance, la condition de son accroisse-
de réciprocité ’ " ^ ‘oul s™Plt,(nt"t « lu i d’ » ordre » qui ne suggère a prnn aucune condition
ment comme cdle de son désespoir.
372 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 373

tive de la subjectivité, demeure, quant à lui, «inaltérable» et toujours éprouve à l’égard de soi-même. L ’amour de l’ordre est donc, en tant
sauf. Contrairement à l'ordonnancement intérieur des cercles égoïques, qu’amour de la vie, l’amour de l’amour de soi, le redoublement intensif de
lequel «n e se dément » jamais, l’identité tout extérieure du m oi1 ne cesse cette passion primitive, l’exultation en même temps que l’auto-pénétra-
en effet, tout au long d’une vie marquée par les avanies, les maux et les tion de son affectivité originelle. Mais cet amour de l’ordre dépend néan­
tourments, de se défausser, la représentation qui la sous-tend pouvant à moins d’une décision éthique qui, en 1’ « instaurant » comme tel, re-fonde cet
tout moment se modifier, s’estomper, et peut-être même disparaître. Que interior intimo meo du Soi que définit l’amour de soi. L ’amour de l’ordre est
cette identité se défausse, précisément, cela s’explique bien entendu par l’instauratio' de la position de la subjectivité, ce qui signifie, puisque nous
le fait qu’elle se mesure aussi à l’aune du paraître, du fictif, des faux nous mouvons ici dans le champ de l’affectivité primordiale, qu’il en est le
semblants et parfois du mensonge. C ar l’appartenance du moi au monde plein approfondissement, au sens d’une juste appréciation de ce que la vie
fait qu’il se porte toujours à l’extérieur de lui-même, dans ce qu’il n’est est déjà, à savoir une jouissance inconditionnelle, immédiate et sans par­
pas et qui lui commande d’être autrement qu’il n’est. Ainsi, tant que tage, une étreinte intérieure, absolue et sans relâche.
nous y trouvons notre compte, nous acceptons de soumettre notre exis­ Que Dieu selon Rousseau soit « impassible », cela ne revient cepen­
tence sociale à cette intimation qui vient du dehors, nous obéissons à des dant pas à dire qu’il est « insensible ». Bien au contraire, et c’est par ce
ordres émanant de pouvoirs extérieurs ; nous nous y aliénons plutôt que biais que l’auteur de la « Profession de foi » est parvenu au sommet de sa
de « rentrer en nous-mêmes » et de décider, en « concourant » par nos doctrine, il convient expressément de lier la divinité à la sensibilité, à cette
propres volontés à celles de la « nature », d’aimer l’ordre spécifique à puissance de manifestation qui n’est point conçue ici en tant que sensa­
notre vie intérieure. Au lieu de cela, nous échangeons notre liberté réelle tions finies ( « impressions sensuelles et terrestres » ), mais en tant qu’affec-
contre une « illusion » de liberté, contre un « esclavage » sans limite et tivité transcendantale, absoluité du sentiment de l’existence. Une extra­
un « prestige » privé d’autorité. E t pourtant, même ces « ordres » que ordinaire sentence des Dialogues déclare en effet que « Dieu lui-même est
nous recevons du dehors, même ces échanges auxquels notre amour- sensible puisqu’il agit » (D , 805). Cet énoncé renvoie à l’idée fondamen­
propre nous contraint - tous ces maux «particuliers» qui relèvent du tale sur laquelle repose la doctrine tout entière. Son sens est le suivant : la
dés-ordre - manquent de porter préjudice à l’ordre sacré de la vie. E t divinité, l’essence vraie de Dieu est un pur amour de soi2-; YIdipsum de
l’on comprend du reste pourquoi : l’immanence étant radicale, et l’inté­
riorité sans dehors, il n’y aura jamais que les déterminations de l’extério­
rité qui pourront transformer ce qui s’étend déjà au-dehors2...
1 , Nous employons ce terme latin parce qu’il signifie à l'origine aussi bien instauration que
Il y a un instant, nous disions : parce qu’il est l’ordonnance même de restauration.
la nature comme vie, l’ordre n’existe que pour autant qu’on l’aime. Par 2 . Ce thème, ainsi que celui de l’ordre, est d’origine malcbranchistc. E. Brchicr, dans un célèbre
article datant d’octobre 1938, y avait justement insisté (« Les lectures malebranchistcs de Rousseau », in
ailleurs, nous avons appris que l’essence de la vie ne s’abrite nulle part ail­ Revue internationale de philosophie, repris dans Études de philosophie moderne, Paris, PUF, 1965, p. 84-100). Mais,
leurs que dans l’amour de soi, cette passion insuppressible que la vie contrairement à l’idée reçue, l’ordre rousscauiste ne signifie absolument pas la même chose que cc qu’en
pensait Malcbranche, ne serait-ce que parce qu’aux yeux de ce dernier, l’ordre est susceptible d’être
aperçu par la raison, exigeant même par essence d’être avant tout « contemplé ». Autrement dit, la réalité
de l’ordre pour Malebranchc est identique à son idéalité, puisque son mode le plus propre de manifesta­
tion est son idée telle qu’elle est appréhendée dans l’étendue intelligible - c ’est-à-dire en Dieu. Ainsi, s’il
L. Celle qui * ne sc prolonge que par la mémoire, car pour être le même, dit Rousseau, il faut que nous arrive à l’occasion de l’aimer, c ’est parce qu’a« préalable nous l’aurons vu clairement en idée. Telle est
je me souvienne d'avoir été # (E, 590} l ce qui n’a certes plus rien à voir avec les conditions d’édification du reste la condition qui s’impose à l’homme depuis le péché originel. Quant à Dieu, il lui suffit de l’aimer
de npsèUc, qui relèvent quant à elles de * la naiMfincre véritable de l’homme à la vie » (ibid., 490 ; pre­ et de s'aimer soi-même, pour le connaître. L a théorie malcbranchistc, on le voit, est tributaire de la notion
miere oc< urreiuv lomlami’in.ilc de IVxpressïnn » naître à la vie », avant celle des Retteries, 1005), c’est-à- de péché originel, c ’est-à-dire du devenir historico-mondain de l’homme ; et cc qu'elle accepte à l’endroit
dire du h jmriiimmc-mt'iii h ümlo+aMi-rlUric *oii êlrc-SnL de Dieu, elle le refuse à sa créature. O r nous avons vu que cette notion de péché originel est récusée par
2, lïV st là ilnuiv ce que suggère ivtu- nou- non publiée i Qu'im porte A Tëlre «»altérable, le Rousseau au nom de la bonté naturelle ; de plus, l’idée de création, selon son propre aveu, est une idée qui
vire et le jHiviTsitc des Ummnr* ? î<cnm blasphèmes, te ni* impiété» n o lle nsci il qit Vusc-mêmex, lîn abusant le dépasse. Par conséquent, il importe de bien comprendre le sens que Malcbranche confère à line afiîrma-
de Inins fàr-itllr*. ils Soient h- prix dti hun usage, il' se firéj».m*m d'inèvilablcs rcfiieLv Mai* ciuiniieiri Tes lion comme celle-ci : « On peut voit l’ordre par idée claire, mais on le connaît aussi par sentiment » ( ‘Jm ité
hommes ulleusn litm f C e mol même me pui.iît »douille » (note nmimseiiie de Vfo rth , tirée dr mtntilr. (]\ttvte\, X I . «/>. <it„ p. 67). (lar, quelle que soit la si tua lion « temporelle » fit* l’homme, c elle dua­
III <H.\ |\ , j h tli). I\u i en lighes itillli ih's ej qui pntlrlll à rnllliwii 11» (dYm prUf-êNr le hiiî qi|V||ri t>\ml pu* lité de la vision ci du sriiiiment ne laisse pas cl’obsc un il i onsidnablmienl la qnrsiiiin, de seule qu'elle
été retenues dans Je texte lin al). Kmivn-.m indique que THniguemeiil th Ihn t en celte « tlLl.im e ■* lum- lencl, (munie h' souligne F. Alquié, Il ii.ilei netil « impossible la découverte d'un principe de synihc.se, et
disLiute que pat court, *ur le plan (rmmumume, l'amour tie Tordre * équivaut en vérité ;ï l'extrêm e proxi­ donc toute explication de notre apptélicnsion de l’ord re» (F. Alquié, Cmfésianistne de Malrbmnt h<\ op.
mité, nu, pliiiôt, ■' la nun-pioximiiè uUstduc de Têt remit" aunvalTeedve du &«, rY-ct-u-dirc A ! unmèeîiauon cit,, p, 320''. Fai effet. T « ohjerlivilé » rationnelle de l’ordre, son eaiactèrc immuable et obligatoire e’esl,
de 1 im uuirde JcoL Dieu est si proche, qu'à celui qui est toujours hors de soi il ne peut apparaître que loin­ dit l'oratorien, « notre loi indispensable » (ibid.) - , et son indépendance par rappoit à l'Ame, ces trois
tain. vuirc même iuaricssiblc. Inaccessible, lointain : tel est le visage que Dieu ne laisse de montrer au caractéristiques au moins conduisent à la nécessité d’abandonner la voie du sentiment intérieur (puisque
regard de h rabon, qui jam ais ne trouve à l’horizon de son ck-stasc de quoi justifier l’existence de l’ordre cc sentiment ne fait qu’un avec l’âme). Bref, contrairement à cc qu’on a souvent prétendu, Rousseau ne
que la divinité ordonne. répète pas Malebranchc.
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l'Intériorité absolue est en elle-même une passion infinie1. Mais une telle Toute la pensée de Rousseau mène à cette proposition fondamentale
déclaration nous apprend également que l>ieu n’est en mesure d’agir - et où se conjuguent en une ineffable identité l’auto-afiection du « m o i» et
agir pour lui veut dire: instaurer l’ordre d’une justice éternelle cju’à la l’hyperpuissancc divine; la bonté naturelle et la justice de Dieu. Pour
condition de sc porter lui-méme à la révélation de soi pur la « bonté » du cette pensée à la limite du dicîble, Dieu «D ieu de mon âm e», comme
senti ment intérieur. C ar l’ciléctuation concrète de l’agir tic tu an (lient i- il l’appelle - n’a pas d’autre «révélation» que ce qui est «d it au cwur de
quement, c’est-à-dire originellement, an fait que l’ensemble des Jbrces rhm um e» (ibid., 608). «D ieu ti’est pas le Dieu des morts» (IC, 588) : en
intentionnelles qui composent la subjectivité et font l’unité d’une vie, tant <pie «sensible», Dieu régne au principe de mon être l’iruiit et agis­
s’éprouvent elles-mêmes et s’emparent d’elles-mêmes tout au long de son sant. Et pour autant qu’il apparaît réellement comme l'hyperpuissance
action ; et ce qui précisément permet à ces forces de s’emparer immédiate­ qui me pose dans la vie en tant que cet cire-ci, capable d ’agir de telle
ment d’d les-même s, c ’est une hyperpuissance sise au fond d’elles et consti­ ou telle façon, être singulier qu’il m ’est donné d’être de par l’ipsèiié fon­
tuant le fondement de la subjectivité de chaque individu, le Fond insur­ cière de ma subjectivité, et dont je ne puis jamais me défaire sans me
montable de la vie en lui : son être posé ou positionné dans l’ordre. Si bien ruer du même coup dans la mort, il devient légitime de soutenir que ma
que ce n’est rien d’autre que cette hyperpuissance, cette « puissance sans propre puissance d’agir, si tant est qu elle soit résolument la mienne, ou
borne» ( E , 588) qui forme en nous la véritable essence de D ieu; une ma force d’âme pour le dire autrement, est cela même qu’il me ram aller
essence toute-puissante, sans commune mesure avec les forces partielles et puiser en lui. En lui, c ’est-à-dire en cet « Être » qui, comme auto-affec­
virtuelles dont elle rend l’exercice possible en permettant à chacune d’elles tion immédiate de la vie pure, rend possibles et vivants, outre le penser
de s’emparer de soi au cœur de la subjectivité transcendantale : « Cet et l’agir, le sentir, le vouloir, la liberté - bref, tout ce qui procède de la
Être, écrit Rousseau, cet Être qui veut et qui peut, cet Être actif par lui- subjectivité en tant que telle, et que l’on appelle couramment les « facul­
même, cet Être, enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toutes tés» de l’homme.
choses, je l’appelle D ieu» (ibid., 581). O r «celui qui peut tout ne peut De fait, nous touchons là au point d’achèvement de la doctrine rous-
vouloir que ce qui est bien» (ibid., 588-589). Son hyperpuissance ontolo­ seauiste de « l ’o rd re». L ’être y est explicitement fondé dans la vie, la sub­
gique est en elle-même positive, bonne, de cette bonté dont Rousseau dit jectivité y est manifestement déierminée par un principe «infini» ou
justement qu’elle est « l’effet nécessaire d’une puissance sans borne et de « divin », Nous pourrions, bien sur, nous étendre davantage sur te fait que
l’amour de soi, essentiel à tout être qui se sent » ( ibid., 588). Rousseau fait ici écho, de manière aussi bouleversante que décisive, â une
certaine parole de saint Bernard, professant que « non est affectus Deus :
Mais Dieu, étant «souverainement puissant», est «souverainement
affeciio cst»\ Disons seulement qu’il lui fait écho en nous la faisant
bon », et comme il est souverainement bon, il est aussi « souverainement
entendre de ta manière suivante : loin de lier son auto-révélation à la fini-
juste» (ibid., 589). Car, qu’est-elle donc, cette bonté «qui semble insépa­
tude constitutive de l’affection, de Yaffectus —car, n étant pas donné à 1 ho­
rable de l’essence divine» (ibid., 591), sinon le pur mouvement de la
rizon du monde, il n’est ni ce qui affecte, ni ce qui est affecté - , Dieu est
nature en nous, sinon la vie elle-même en tant qu’elle dispense en toute
bien plutôt et exclusivement affectivité pure ou affeciio, c ’est-à-dire ce sans
égalité son ordre éternel, c’est-à-dire son amour implicite de l’ordre ? Et
i'affeciio de quoi nul affectus en tant que tel ne saurait affecter... Mais nous
en quoi consiste cet ordre lui-même, si ce n’est - à la différence de « la jus­
laisserons pour finir la parole au Vicaire savoyard qui aura su, mieux que
tice de l’homme » qui vise à « rendre à chacun ce qui lui appartient » — à
quiconque, exprimer l’essentiel: «D ieu n’est plus corporel et sensible, la
«dem ander compte à chacun de ce que [Dieu] lui a donné» (ibid., 593-
suprême Intelligence qui régit le monde n’est plus le monde même : j ’élève
594) ? Ce que chacun a reçu en partage, ce que chacun a reçu au Com ­
et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que
mencement, ce n’est effectivement rien d’autre que cet amour de soi au
c ’est elle qui donne la vie et l’activité à la substance vivante et active qui
principe de la vie, un amour qui s’accomplit selon sa vérité comme un
régit les corps animés ; quand j ’entends dire que mon âme est spirituelle et
amour de l’ordre. Le Dieu de Rousseau est vivant : il « est » cette puis­
que Dieu est un esprit, je m ’indigne contre cet avilissement de l’essence
sance surabondante et inépuisable de vie, donnée indistinctement à cha­
divine ; comme si Dieu et mon âme étaient de même nature ; comme si
cun à sa naissance, et comme sa nature même (natura).
Dieu n’était pas le seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, peu-

1. Cf., sur la notion d ’Uipsum, saint Augustin, U> iùiifniwns, IX, IV, 11, éd. M. Skmclla, Desclce du
Brouwer, Paris, 1962 : .< Tu es id ipsum iraide, qui mm murant, i l in Ir requies nbliuiscms laburum omnium », etc.
(|>. 90). Voir aussi, dans celle même édilinn, ta note dtl Péri' .Sulij^nac, p â:'if)-r)r)2. 1. Sailli lîcrnard, Dr. tu consideration, V, 17, Had. P. Dalloz, C rrl, Paris, 1986, p. 133-134.
376 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 377

sant, voulant par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment, dehors de toute volonté ou désir personnels (d’où la nécessité de l’éthique
l’activité, la volonté, la liberté, l’être! Nous ne sommes libres que parce en tant que résolution d’accorder ceux-ci à cellé-là, d’équilibrer le vouloir
qu'il veut que nous le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes au pouvoir), mais qui ne nous singularise pas moins radicalement (en
ce que nos âmes sont à nos corps» ( ibid., 592-593). vertu du mode d’auto-possession de l’amour de soi), c ’est pour cela, donc,
qu’il nous est donné d’être aussi semblables les uns aux autres que différents
les uns des autres, et que la compassion peut nous « unir » dans l’ordre de
*S *3
la nature en nous ordonnant, chacun à sa mesure, à ce que « la nature a
L ’ordre est l’ordonnance d’une Egalité essentielle et irréductible entre voulu» que nous soyons (R, 1002).
les êtres qui se reconnaissent vivants. C ’est la dispensation « économique » Ainsi l’uni-versalité de l’ordre est-elle la version à l’unité d’une similitude
—et jamais hiérarchique —d’une similitude qui, pour être invisible, n’en est qui n’est pas faite d’identités rassemblées et comparées entre elles, mais de
pas moins réelle. Il n’existe d’ailleurs pas une seule œuvre de Rousseau (et différences de Puissance —c’est-à-dire d’ipséités —affirmées comme telles et
son premier grand texte philosophique, la Lettre à Conzié, le démontre proprement co-senties. C ’est que l’Égalité naturelle ne nous distribue pas
assez nettement) qui n’entende pas méditer les conditions de cette égalité sur une échelle hiérarchique des êtres qui se distingueraient « réellement »,
d’essence — à tous les niveaux et à toutes les instances où elle pourrait et autrement dit formellement — pas plus d’ailleurs qu’elle ne compose un
devrait s’imposer. Cette égalité essentielle qui est tout sauf une « identité » quelconque panthéisme ayant à charge de faire dépendre les individus
d’essence, Rousseau l’a appelé dès le début : nature. d’une certaine substance unique. L ’Égalité est l’égalité de ce qui est en soi
Que tout soit égal, que le Tout soit Égalité, cela ne veut surtout pas irremplaçable, insubstituable, unique, c ’est-à-dire potentiellement diffé­
dire que tout est indifférent, que le Tout ne comporte en lui aucune diffé­ rent — l’en soi de ce Différent différant de tout autre par la puissance de
rence. C ’est même le contraire qui est vrai : le Tout est un tout — un uni­ son auto-affection, et la mêmeté essentielle de « l’entier absolu qui n’a de
vers proprement dit — qu’à la condition d’être le « lieu » d’une diversité rapport qu’à lui-même et à son semblable » étant, non pas de l’ordre de
qualifiée, d’une pluralité irréductible, d’une multiplicité incommensu­ l’dentité formelle mais de l’ipséité réelle ou matérielle, d’une ipséité for­
rable ; une « uni-diversité » peuplée des différences réelles, la différence des mant donc avec toute autre ipséité, avec toute autre Puissance de se sentir
positions ontologiques, cette différence ayant la particularité de revenir et de co-sentir, en vertu de la similitude radicale de leur être-Soi telle
potentiellement au Même, puisqu’en parvenant en soi-même, et ainsi en qu’elle se trouve attestée par le phénomène de la pitié comme sentiment
s’édifiant comme autrement différente, elle ne cesse en vérité d’en prove­ naturel, ce qu’on ne peut pas ne pas appeler un « ordre ». C ar c ’est bien
nir, le Même qui l’accorde à soi étant de l’ordre de l’appartenance des en considérant que l’Égalité est toujours celle du Différent, c ’est-à-dire de
positions au Tout de la vie phénoménologique pure (cela que Rousseau l’Individu transcendantal, que Rousseau en est venu à affirmer l’idée
appelle Dieu). L ’Egalité est donc l’égalité de l’inégal, non pas de ce qui est d’ordre.
ontiquement inégal, c ’est-à-dire différent par les propriétés, les qualités L ’ordre rousseauiste n’est donc ni substantiel, ni qualitatif, ni quanti­
internes ou externes, les caractères qui nous le font connaître et recon­ tatif. Il n’a rien non plus de formel, d’extensif ou de numérique. L ’ordre
naître, mais de ce qui demeure cordialement inégal, de ce qui, affective­ est positionnel, c’est-à-dire acosmique, vivant, naturel, affectif, intensif,
ment, de par la position dont il jouit au sein de la vie, est si « autrement et de ce fait, invisible au sens d’irreprésentable. L ’ordre existerait même
différent » qu’il ne ressemble à rien d’autre. Hors de toute ressemblance, s’il n’y avait plus sur terre qu’un seul être vivant, lequel n’aurait plus de
en dehors de toute mise en relation, et de toute image comparative, nous frère, de prochain, d’ami, de société que lui-même, car il ne se déploie
différons d’abord, et essentiellement, a) du centre par rapport auquel nous que dans le « rapport sans rapport » du vivant à la vie, comme ce que la
sommes posés (Rousseau dit bien que nous nous tenons à la périphérie du vie donne d’être au vivant pour qu’il « soit », c’est-à-dire, ultimement,
cercle concentrique formé par la puissance de notre subjectivité), et aussi pour qu’il se ré-jouisse de la position dont, de manière foncièrement soli­
b) de nous-mêmes, de notre « identité », pour autant que nous sommes taire, il jouit toujours déjà en tant qu’être vivant ou naturel. Cepen­
éternellement dissemblables à nous-mêmes (la nature pour Rousseau n’a dant, autant l’ordre peut exister pour un seul cercle concentrique,
rien cle naturaliste ou de substantielle). Ainsi, nous différons par la autant son centre n’est pas identique — ou identiquement posant - pour
manière dont nous nous éprouvons nous-mêmes et possédons notre Puis­ les différents cercles concentriques qui peuvent s’y rassembler en vertu
sance, et c’est justement parce que nous possédons tous une Puissance sin­ de leur similitude essentielle. L ’ordre n’est pas monocentré : son centre
gulière, une Puissance qui nous incombe malgré que nous en ayons, en n’est ni identique à lui-même, ni fixe pour l’ensemble des cercles concen-
378 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 379

triques qui tu tlêpendem. Q u’cst-cc que le centre en elVet ? L'ipséité par h e u r e u x 1), elle ju s tifie é g a le m e n t, p o u r n e p as d ire su rto u t, le u r re e o u v re -
extellcnt c, I Intériorité cordiale absolue, ce que nous avons appelé aussi m e n t m u tu el lo rsq u e b o n té et ju s tic e ré su lte n t de la seu le p u issan ce
Idipsttm. L it!Ipsum est ce cpti ne change pas dans ce qui change, il est la d iv in e 2.
niodthcabiliié du modifié, la passion de tome passion, la passivité radi­ Cependant, il demeure hautement problématique, pour ne pas dire
cale qui non seulement «n aît avec l’homme et ne le quitte jamais tant tout simplement vain, de vouloir encore distinguer, comme Rousseau ose
qu il vit », mais qui le fait naître à lui-même pour autant que toutes ses le faire parfois de manière fonctionnelle, ces deux sentiments selon qu’ils se
passions ne sont, de cette passion des passions, que des «m odifications» rapportent onliquemeut à tel ou tel « objet ». Il est certes utile de préciser
(cl. h, 491). Mais cette ntodificabilité n’est toutefois pas sans se modali- que « la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque indi­
ser sans cesse, suivant la manière dont le sentiment de l’existence affecte vidu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation
à ^chaque fois le Soi et l’édifie en lui-même. Ce qui veut dire que l’ordre mutuelle de tonte l’espèce» {1 )0 1 , 156). Mais pour cire « m odérateur», ce
n’est pas comme tel une chose intelligible, qui serait comme telle oppo­ sentiment nature! n’en est pas moins modalisaUur ; et c ’est en tant que
sable à soi dans un effort de détermination: l’ordre n’ « e st» qu’aussi modalité phénoménologique de l’amour de soi que la pitié possède la
longtemps qu’il est aimé. Autrement dit, il n ’y a pas d ’ordre uniforme et condition ontologique de son apparaître à soi-même, son principe d aulo-
objectif il n[y a qu’un amour de l ’ordre - et c ’est cet amour, et lui seul, qui le affection qui en fait précisément un sentiment eu bonne et due forme.
fan «exister», qui l ’instaure, de sorte que, ainsi instauré, l’ordre se révèle Aussi est-ce exclusivement dans la mesure où se trouve fondée une
polyforme, pluriforme, l’amour qui l’instaure (ou le refonde) ne pouvant connexion de dérivation entre la pitié et l’amour de soi, que le problème
que varier en intensité selon les cœurs qui s’y sentent à chaque fois plus de la justice naturelle entre les hommes se voit en lui-même, et de façon
ou moins bien accordés. Wittgenstein disait: « L e monde de l’homme décisive, transformé de fond en comble.
heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux», il est Dès lors, comment cette transformation s’accomplit-elle ? Pour autant
« totalement autre », en ce sens que ce sont « ses frontières », et non son qu’elle concerne la subjectivité absolue en tant que structure unifiée des
contenu (les faits), qui se trouvent ainsi modifiées (cf. Tractatus, 6 .4 3 ) ; deux principes de l’âme, cette transformation se produit conformement à
nous pourrions dire que chez Rousseau c ’est l’ordre qui, à chaque fois* l’essence du premier commandement chrétien : aimer autrui comme soi-
et pour tout un chacun, forme une «lim ite» différente, l’ordre n ’étant même. A cette maxime fondamentale, la justice « universelle» doit en effet
jamais le même dans la mesure où son Tout dépend de la manière (de sou éternel fondement. Non pas que cette justice se réduise, dans 1 esprit
1 être-accordé ou désaccordé) dont le cœur qui l’aime s’y confie. de son défenseur, à la mise en œuvre d’une législation dogmatique bâtie
. L ’ordre n’est par conséquent ni distributif, ni hiérarchique, ni taxino­ sur la croyance en une Parole révélée. Au contraire, en prenant appui sur
mique : il est «économ ique» (au sens ancien du mot, qui l’oppose au une telle injonction, les actes de justice qui s’y réfèrent sc trouvent tous
« théologique ») ; il définit l’économie des positions, et c ’est en cela, c ’est- fondés dans l’archi-révélation de la vie, dans cette inextinguible passion
à-dire pour autant que la vie est toujours sauve et que les positions qu’elle que la vie éprouve à l’égard de soi-même et à quoi Rousseau identifie
édifie intérieurement sont comme telles intangibles et inattaquables, qu’il
définit un véritable ordre de justice. Q u’est-cc à dire? Que l’unicité pluri-
forme de la nature repose sur 1 unité de la subjectivité, sur la connexion de I Ram une situât ion où l’immanence principiellc est rompue, où prime l'idcntifi cation au monde et
dérivation qui existe entre ces deux principes de l’âme que sont l’amour i * o * 'distinction* a idéales, il apparlicnl à la verni elc bonté (la compassion!, étayée par la force du demi
et par ee qui rend celle-ci légitime (les vertus de justice) de restaurer l’ordre de a nutum par-dessus quoi
de soi et la pitié, la bonté et la compassion. Cette dualité liée de la passion l’homme aurait malheureusement ou heureusement sauté. Kiltainatm dont il ï ï Là inuter qu elle entérine le
pour soi et de la passion pour l’autre, Rousseau en effet la célèbre cons­ renversement de l'ordre « naturel » de fondation entre lus phénomènes : en plus il être extérieure a la Jus-
lier la limité comme détermination affective, ranime bonheur d’exister, .«■ révélé maintenant (c cst-d-dirr
tamment comme I instance qui soutient et articule ensemble les recom­ dans la .« société.» eonsmiltve û elle, lin e la pratique de la jouite puisse Cl doter donner bel. au iviili­
mandations appartenant au registre éthique. Elle ne donne pas seulement ment a compusé » du bonheur, la preuve nous en esl emblémanqucniem l.mruie |ur eei enuiiec capital de
la « Profession de loi » : « Plus je rentre en moi, plus je me toitsulle, et plus je lis ees mots écrits dans rnon
heu à une séparation entre les modes d’accomplissement de la bonté et S me : Sois im«:, « 1= pur conséquent] tu seras heureux » (£ . 5H9). , „ , .
ceux de la justice, et ce depuis que les hommes, contraints de «réform er ». One b question de b justice à l’état de ii.nucc se eoulonde avec relie de lu boule, et <1" »‘b stl1
sépare à l’état de société, cette si puration un relie tension dont mm alors sauts et fondement a la lc&slalton
l’ouvrage de la nature», se les approprient à leur usage «raisonné» du droit comme structure rationnelle compréhensible par loirs, c’est bien ee qui oltrc tome sa signiiication
(notons, du reste, que depuis que les hommes sont sortis de l’état de à cette (,■marque esse nLieIle tirée tle b « Profession du foi » ; « Où moi eu bien rien n’est injune lui justicc
est inséparable de la bu nié ; or la ...... lé eu l’efTet nécessaire d’une prassim.e sans Itumr et de l amour de
nature, il est nécessaire désormais d’en passer par l’exercice de la justice soi, casent ici à tutu être qui je sent. Celui qui peut min. étend pom ainsi dire suit existence avec celle dei
pour restaurer quelque peu la bonté originelle : il faut être juste pour être cires » (E , 588).
380 Rousseau, éthique cl passion L ’ordre et la justice éternelle 381

l’universalité de « la nature ». C ar une prescription, de quelque nature littéralement avec le premier principe de l’âme et son dérivé immédiat et
qu’elle soit (humaine ou divine), ne peut aller jusqu’à nier son propre « modérateur », on ne peut guère s’étonner que Rousseau se soit servi de
champ d’application ; ce serait pour elle se contredire. De même, un Dieu cette formulation biblique pour illustrer et résumer l’esprit de sa morale.
ennemi des hommes et de la nature n’en serait pas un : il exigerait de Tel est, en tout cas, ce que donne à entendre une remarque de l’Émile,
l’homme l’impossible, alors que, du fait de sa divinité, il devrait savoir dont il n’est pas inutile de souligner l’importance, tant elle concentre en
quelles sont les forces dont il l’a doté, de même que ce à quoi, en règle quelques lignes l’essentiel de notre explication. Voici ce que dit Rousseau :
générale, il l’a essentiellement destiné. C ’est pourquoi Rousseau déclare : « Le précepte même d’agir avec autrui comme nous voulons qu’on agisse
« Nos passions [étant] les principaux instruments de notre conservation, avec nous n’a de vrai fondement que la conscience et le sentiment ; car où
c ’est une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire ; c’est est la raison précise d’agir, étant moi, comme si j ’étais un autre, surtout
contrôler la nature, c ’est réformer l’ouvrage de D ieu» (E , 491). quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas?
Si effectivement « Dieu disait à l’homme d’anéantir les passions qu’il et qui me répondra qu’en suivant bien fidèlement cette maxime, j ’obtien­
lui donne, Dieu voudrait et ne voudrait pas, il se contredirait lui-même » drai qu’on la suive de même avec moi ? Le méchant tire avantage de la
(ibid.). On en conclura donc, ajoute-t-il, que «jamais il n’a donné cet probité du juste et de sa propre injustice ; il est bien aise que tout le monde
ordre insensé », que « rien de pareil n’est écrit dans le cœur humain ; et ce soit juste, excepté lui. Cet accord-là, quoi qu’on en dise, n’est pas fort
que Dieu veut qu’un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre avantageux aux gens de bien. Mais quand la force d’une âme expansive
homme, il le lui dit lui-même, il l’écrit au fond de son cœ ur » (ibid.). Mais m ’identifie avec mon semblable, que je me sens pour ainsi dire en lui, c ’est
pourquoi précisément l’écrit-il au fond de son cœur ? Pour cette raison pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre ; je m’intéresse à lui
majeure, déjà entrevue maintes fois, que le cœur nomme chez Rousseau pour l’amour de moi, et la raison du précepte est dans la nature elle-
l’archi-révélation du sentiment de l’existence, cet absolu phénoménolo­ même qui m ’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me
gique ; et que c ’est en lui que toute chose prend vie, c ’est-à-dire apparaît sente exister. D ’où je conclus qu’il n’est pas vrai que les préceptes de la loi
dans la vie et pour elle. Au cœ ur et par la grâce de l’amour de soi iden­ naturelle soient fondés sur la raison seule, ils ont une base plus solide et
tique à la « source », à 1’ « origine » et au « principe » mêmes de la vie plus sûre. L ’amour des hommes dérivé de l’amour de soi est le principe de
(ibid.) se révèle l’invisibilité et l’indivisibilité de l’être-Soi, comme, au la justice humaine» {ibid., 523).
demeurant, a « lieu » toute révélation d’ordre affectif (ce qui ne veut pas Entre la justice naturelle et la bonté originelle ; entre cette justice et
dire toutes sortes d’ « apparition »). Le cœ ur n’est-il donc pas à plus forte cette «volupté pure qui naît du contentement de soi-même» - une
raison le « lieu » où Dieu lui-même se révèle, lui dont nul n’a jamais vu la volupté sous les auspices de laquelle la vie, s’il est vrai qu’elle s’étreint
face ? immédiatement soi-même sans avoir le pouvoir de s’arracher à cet
On connaît à cet égard la fameuse exclamation de Rousseau : « Que « amour » ou la capacité de se défaire de soi, s’auto-affecte, s’accroît de soi
d’hommes entre Dieu et moi ! » {ibid., 610). Que de visages entre le mien et s’enivre de sa propre « expansion » —; entre l’essence même de la jus­
et le Sans-visage. Que de paroles quand ne devrait plus s’imposer que le tice, donc, et cette structure de l’âme dont Rousseau lie l’articulation
silence. Que d’ordres à suivre quand il n’y a qu’un seul « ordre » à aimer. interne à un double principe subjectif, la liaison est clairement posée. Et
Pourtant, «le seul culte que Dieu demande [étant] celui du cœ u r», «si cette liaison, nous devons à présent la comprendre ainsi : nous devons pen­
l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au cœ ur de l’homme, il n’y aurait ser à son sujet que c’est bien parce que le sentiment de l’existence, au cœur
jamais eu qu’une seule religion sur la terre» {ibid., 608). Aussi n’est-ce d’une « âme expansive » éprouvant sa « force » comme la bonté même de
nullement à un précepte vétérotestamentaire (Lévitique, 19, 18) ni à un la nature, donne immédiatement naissance à la pitié, c ’est pour cette rai­
commandement évangélique (Mt, 19, 19) que Rousseau s’intéresse quand son-là que ce sentiment intérieur (identique à l’amour de soi) devient l’es­
il entend donner tout son poids à la sentence « aimer autrui comme soi- sence même de toute justice. La justice primordiale ne devient possible et
même » : il s’y règle bien plutôt parce que cette injonction repose elle- ne s’exerce qu’aussi longtemps que le pathos originel de la vie est en son
même sur un fondement phénoménologique, que ne révèle du reste jamais son fond un pathos-avec ; elle ne s’établit fermement, sur une « base solide et
appréhension formelle ou dogmatique, mais qui, en vérité, est seul à sûre », que parce que cette passion qu’est l’amour de soi est déjà une com­
même de lui conférer son caractère apodictique, inébranlable, et éthique­ passion. Ce qui signifie inversement que l’injustice n’est pas autre chose
ment « convenant ». L ’ « éthique » et le « religieux » se fondent et se re­ que le déni de la réalité, la destruction de l’essence de l’être, le renverse­
fondent dans le phénoménologique. E t comme ce fondement se confond ment de la vie ; soit, en termes rousseauistes, l’étouffement de la nature.
382 Rous seau, éthique et passion L ’ordre et Injustice éternelle 383

Ou bien encore : que le tort que l’on cause à autrui procède d’une secrète nous nous mettions à la place d’autrui, le fait que nous nous identifiions
haine de soi, d’une atroce faiblesse de l’âme. compassionnellement à lui, équivaut précisément à nous mettre là où la
C ’est pourquoi, à la question de savoir ce qu’est la justice à l’origine, vie l’a toujours déjà posé, dans la « place » ou la « position » où son ipsêité
le second Discours répond avec assurance : « C ’est du concours et de la s’édifie, dans l’Ici non interchangeable auquel il ne peut, ontologiquement
combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, parlant, échapper, et dans lequel il trouve insurmonlablement son ultime
sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me fondement. Autrement dit, souffrir la souffrance d’autrui, c ’est, d’un point
paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison de vue métaphysique, souffrir la vie en lui, comme on la souffre en soi, ce
est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand par ses déve­ qui n’est possible que parce que cette vie est le Fond commun où chacun,
loppements successifs elle est venue à bout d’étouffer la nature » se souffrant soi-même, puise la possibilité de son individualité loncière.
( DOI, 126). Pour admettre l’existence immémoriale d’une véritable jus­ Cette condition métaphysique ultime est la seule raison pour laquelle
tice reconnaissable et acceptable par tous, les hommes devront donc faire une expression comme « s’identifier à son semblable » peut prétendre
l’effort de retrouver, en deçà des fondements historico-objectifs qui sont avoir un sens tout à fait rigoureux. Le phénomène se déeompose pour
ceux du droit positif, le cœur et l’essence de la nature originelle. ainsi dire de la sorte. Dans l’identification immédiate et irréfléchie à
D un autre côté, pour que la morale puisse de la même manière être autrui (dans la pitié), c’est moi qui m identifie en moi-même (et non à moi-
fondée dans la nature, et, par conséquent, pour que le phénomène de la même), c ’est-à-dire qui in-siste en ma position. E t de cette insistance en
pitié, si obscur de prime abord, puisse enfin nous paraître pleinement ma position, qui est en l’occurrence une auto-identification immédiate, et
intelligible en tant que « principe » de l’âme, il importe de le rapporter expres­ dans la mesure même où je m’enfonce et m ’approfondit dans ce Fond de
sément au Souffrir originel de la vie. En rapportant ce phénomène au Souf­ la vie où il m’est donné de puiser m a « substance » ', dans la mesure où je
frir originel de la vie, en enracinant sa condition phénoménologique de ne me nourris alors que de moi-même, selon une autre expression des Rêve­
possibilité dans cette passivité absolue de l’être-rivé à soi —passivité « pri­ ries, et parce que je me ré-jouis ainsi de ce qui m’est offert en partage et
mitive, innée, antérieure » à tout autre passion, dont est étroitement soli­ qui forme de ce fait ma nature comme celle de mes semblables, il s’ensuit
daire l’expérience, peut-être contenable mais jamais éliminable comme immédiatement que, «plein de sentiment et de vie» (ébauches des
telle, du désespoir humain —, c ’est alors que s’éclaircit du même coup la R, 1116), je répands cette surabondance de vie qui en résulte, sur autrui.
raison pour laquelle, selon Rousseau, l'apparaître initial d’autrui s’accom ­ Pour expliquer le phénomène autrement, nous pouvons dire également
plit toujours primairement dans la pitié, en tant qu’ « identification » que dans l’identification avec mon semblable, c ’est moi qui conquiers ma
immédiate et insurmontable à la souffrance d’un « autre ». propre ipsêité grâce à cette expansion. E t je la conquiers, non pas parce
Au reste, par le fait même de stipuler qu’on ne se met pas à la place que je me serais d’abord comparé à lui (car dans cette épreuve muette
d autrui quand celui-ci est heureux, mais uniquement quand il souffre « impensable », il n’est pas encore d’ « aller » ego donné comme tel), mais
(telle est la première «m axim e» qui s’applique dans YEmile au phéno­ parce que dans cette expérience antérieure à toute levée d un regard, à
mène de là pitié [cf. E, 506]), Rousseau n’entendait-il pas déjà conférer à toute réflexion comme à la mise en œuvre d’une quelconque transcen­
la souffrance un statut fondamental, un statut qui ne saurait s’expliquer dance, je m’affecte en moi-même, ou, ainsi que le dit expressément Rous­
par de simples considérations psychologiques ou par le simple jeu de seau, « je me sens pour ainsi dire en lui » - en ce qui pour lui aussi est un
causes occasionnelles ? C ’est que souffrir avec autrui, compatir à sa souf­ « en », une Intériorité exempte de toute relation.
france, cela ne signifie pas, comme Rousseau le prétend pourtant dans ce Comme on s’en aperçoit, c’est sur le « pour ainsi dire » de cette phrase
même ouvrage, que 1 on se mettrait « à la place d’autrui » parce que dans sa de Rousseau que se cristallise l’obscurité foncière du phénomène envisagé.
propre vie on aurait déjà connu une douleur semblable. Non : compatir Aussi ce phénomène nous paraîtra-t-il bien plus clair si nous tentons à
ne repose pas sur le fait occasionnel et contingent qu’on aurait déjà été présent de relire le bel extrait des Confessions que nous citions plus haut et
dans le passé rompu à la souffrance physique ou morale. Compatir signifie qui consigne admirablement l’ensemble des données de cette expérience
plus essentiellement, plus initialement, plus spirituellement même originaire, en mettant en lumière les conditions phénoménologiques qui
- comme cela apparaît à l’intérieur de la « réduction » {DOI, 123) opérée donnent naissance à l’ordonnance de la communauté invisible, cette
par 1 auteur du second Discours — que l’on souffre avec lui parce qu’on souffre
toujours déjà en son être, parce qu’on souffre toujours déjà de se souffrir inéluctable­ 1. « Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas et
ment soi-même : dans le se souffrir soi-même constitutif de son ipsêité. Et le fait que je me suflïs à moi-même » {R, 1075).
384 Rousseau, éthique et passion L ’ordre et la justice éternelle 385

« société » des individualités les plus individuelles ou, comme dit plus sim­ 1 /L e s différents textes de YÉmile consacrés à la pitié et à ses
plement Rousseau, des « cœ u rs» et des «âm es communicatives». On se « maximes » essaient, à partir des exigences posées par le cadre générale­
souvient sans doute du contexte : de l’expérience de la souffrance parta­ ment anthropologique du traité, de remonter de la perception affective
gée, il résultait, pour Jean-Jacques et Mme de Warens, ceci - que « nous (en tant qu’elle caractérise le rapport unissant sur le mode compassionnel
commençâmes, sans y songer [c’est-à-dire de manière absolument immé­ un moi à un autre moi, un homme à un autre homme) à la communauté
diate, irréfléchie ou inconsciente] à mettre en quelque sorte toute notre invisible des ego entre eux, c ’est-à-dire à la connexion intérieure et ordon­
existence en commun, et à borner absolument notre bonheur... à cette née de leurs sphères respectives d’expérience réelle. Même si ce traité par­
possession mutuelle qui tenait à tout ce par quoi l’on est soi, et qu’on ne ticipe, au détour de certaines phrases, de l’esprit de la réduction phénomé­
peut perdre qu’en cessant d’être ». Ce par quoi l’on est soi, nous pouvons nologique esquissée dans le second Discours — d’où la difficulté que
le comprendre maintenant, cela n’est rien d’autre que la «position» de comporte son interprétation —, l’accent y est cependant toujours mis sur
soi, de ce Soi qui, bien qu’il soit proprement invisible, est toujours déjà Y altérité de l’autre, non sur Yipséité constitutive de son être dans la subjec­
manifeste à lui-même dans la pure passion intérieure, dans la passivité tivité absolue de la vie. C ’est plus parce que le « semblable » (l’alter ego) est
ontologique originelle à l’égard de soi, de ce Soi qui se révèle donc comme un autre que sa douleur n’est guère susceptible d’être éprouvée par moi
tel pour autant qu’il se trouve « posé » naturellement dans le sentiment de (d’où la prise en compte des « opérations » de l’imagination), que parce
son existence : « là où nous sommes ». qu’il est avant tout un ego, une essence subjective et absolument singu­
L ’on ne saurait toutefois abandonner la question de l’essence de la lière — un pur « je » à qui rien ni personne ne saura jamais se substituer.
pitié en tant que mode d’accès à l’être-Soi d’autrui sans souligner, pour C ’est dire que, dans cette analyse non phénoménologique, une certaine cir­
finir, que c ’est surtout faute d’avoir conquis un concept ontologique et cularité se fait sentir : d’une part, la pitié présuppose, pour entrer en jeu,
fondamental de la passivité comme « se souffrir soi-même », et pour s’être que 1’ « autre » ait été identifié comme tel, et d’autre part elle apparaît
livré alors à une notion problématique, sinon naïve de la passion, au sens corrime la possibilité d’un accès privilégié à l’être de cet autre, c’est-à-dire
du cartésianisme de la Sixième méditation, que Rousseau n’a jamais réussi à comme une expérience fondamentale.
formuler une doctrine de la pitié dénuée de tout paradoxe. 2 /Q u an t à la signification du chapitre I X de YEssai sur l’origine des
En revanche, si l’on se risque à interpréter la pitié à partir de sa phé­ langues, elle repose déjà pour partie sur les présuppositions développées
noménalité même, il devient alors tout à fait possible de donner, comme dans YÉmile, mais participe également de l’approche généalogique pro­
nous nous sommes du reste efforcés de le faire, un sens très précis aux posée par le second Discours. Son statut est donc intermédiaire - d’où
termes de cette sentence que nous venons de citer et qui, jusqu’à son immense intérêt, et les équivoques qu’il a fait naître chez les com ­
aujourd’hui, est resté vierge de tout commentaire : « Quand, dit Rous­ mentateurs.
seau, la force de mon âme expansive m ’identifie avec mon semblable, et 3 /Enfin, dans l’analyse principielle du Discours sur l’origine et les fonde­
que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne ments de l’inégalité parmi les hommes, la pitié partage avec l’amour de soi le
veux pas qu’il souffre; je m ’intéresse à lui pour l’amour de m o i...» Il statut de principe de l’âme, propre à l’immanence - principe généalogi­
n’y a en effet qu’une interprétation d’inspiration phénoménologique qui quement antérieur à la mise en œuvre de la transcendance sous la forme de
puisse nous faire comprendre à quel point le « c’est pour ne pas souffrir la réflexion et de la raison. Comme il n’est pas question, dans ce texte,
que je ne veux pas qu’il souffre » est dénué de toute signification d’une imagination mettant en branle ces principes, il est à présumer qu’il
« égoïste », et que c ’est bien parce qu’elle s’appuie sur le Souffrir co­ s’agit là d’un sentiment naturel dont l’effectuation phénoménologique ne
inhérent à l’amour de soi, que la pitié est susceptible de constituer, aux renvoie qu’à la seule affectivité, et à ses lois constitutives. Grâce à la pitié,
yeux de Rousseau, plus encore qu’une vertu, « le sommaire de toute la Yego entre en communauté avec un autre ego; mais ce qu’il éprouve dans
sagesse humaine» (E , 501). ce sentiment, ce n’est ni ce qui fait Yaltérité de l’autre ego, ni le sentiment
De la même façon, se découvre à nous la raison pour laquelle Rous­ d’autrui tel qu’il est éprouvé par celui-ci. Ce qu’il éprouve, c’est bien plu­
seau s’est cru obligé d’offrir au problème si ardu de la pitié plusieurs solu­ tôt ce qui fait de ce sentiment un sentiment, à savoir son affectivité comme
tions, plusieurs explications, comme s’il n’en avait jamais totalement eu auto-affection, le Fond de la vie constituée par le se souffrir soi-même qui
fini avec la détermination philosophique de ce principe aussi essentiel rend possible toute souffrance et qui est l’essence ou l’origine de la subjec­
qu’incontournable. Pour conclure ce point, projetons donc sur ces hésita­ tivité absolue, du Soi que l’individu compatissant est, mais que l’individu
tions les résultats que nous avons obtenus. ; souffrant est aussi.
386 Rousseau, éthique et passion

A l’origine, donc, la pitié n’est jamais un rapport unissant deux êtres


humains, deux moi psycho-physiques qui, se faisant face empiriquement
Conclusion
et se regardant l’un l’autre, entreraient en rapport à la faveur d’un tel
regard ; il s’agit plutôt d’un rapport immédiat à soi-mcmc (un rapport en
quelque sorte exempt de tout rapport) au cœur duquel jaillit l’épreuve
originelle et incessante que chacun d’eux, à part soi, fait inlassablement
avec soi-même, c ’est-à-dire avec le Fond auto-passionnel et éminemment
passif de la nature comme vie.
Une telle communauté pathétique fondée dans l’essence cle la nature,
Rousseau à plusieurs reprises l’appelle la « société des cœurs» (cf., par
exemple, D, 820). Une locution dont il importe de reconnaître qu’elle
coniient une certaine équivoque à dissiper au plus vite, puisqu’elle prend
pour cible une «société» qui se manifeste, nous l’avons vu, au gré d’une
cordialité commune, réciproque et irrépressible - car constitutive de l’ip-
séiiè de chacun de ses «m em bres» - , et qui n’a, de ce fait, plus grand
chose de «so cial» à proprement parier (au sens de «p u b lic» ou de « co l­ Toute personne se réclamant de la philosophie et de l’éthique rous-
lectif»), Non seulement l’apparition de la communauté intime et cordiale seauistes ne saurait s’éveiller aux pièges de la représentation, s’arracher à
participe de l’invisibilité phénoménologique de la vie, et cela au même l’emprise funeste de son amour-propre, et témoigner, par ce biais, de sa
titre, bien sûr, que les déterminations de l’affectivité qui lui donnent nais­ fidélité à la vertu, qu’à la condition de s’attacher, au préalable, à «sa u ­
sance ; mais son destin se trouve de part en part lié à cette très essentielle v e r» , non pas les phénomènes, bien entendu —la philosophie n’est pas la
possession mutuelle qui, comme le dit fortement Rousseau, tient à tout ce science —, mais leur « comment » le plus originel, leur phénoménalité radi­
par quoi l’on est soi. cale et primordiale, celle que Rousseau, de manière inédite, qualifie de
naturelle. - Naturelle, en l’occurrence, cela ne signifie pas que cette phéno­
ménalité relèverait de la perception naïve et spontanée d une réalité
objectivable. Pour la première fois sans doute dans l’histoire de la philoso­
phie occidentale, le terme de nature n’a plus à renvoyer à une détermina­
tion quelconque de l’extériorité, mais, au contraire, à une Intériorité
absolue et irréductible, qu’il faut rattacher éidétiquement à l’archi-dona-
tion autonome d’un présent vivant, et plus encore, à la sphère d expé­
rience affective réelle que dessine autour de soi, et comme la pure édifica­
tion transcendantale du Soi lui-même, le sentiment de l’existence, le « se
sentir soi-même» du moi naissant à la vie. C ’est ainsi que Rousseau est
parvenu un jour à écrire dans une lettre et au détour d’une phrase : « L a
nature, c’est-à-dire le sentiment intérieur... », témoignant au moins par
ces mots que ce qu’il avait toujours visé à mettre en exergue n’était rien
d’autre que le mode primitif selon lequel se phénoménalise nécessairement
la vie phénoménologique pure, et non 1’ « ek-sistence » du sujet de la
représentation dans un monde déjà donné par 1 unification schématique
de son horizon de signification. Au commencement est le pathos de la vie
absolue, et son inéluctable amour de soi. Au commencement est la pure
affectivité du « cœur » - son plaisir d’exister comme sa souffrance de soi.
En outre, une telle caractérisation signifie que cette philosophie ne
saurait répondre de son contenu véritable sans développer simultané­
388 Rousseau, éthique et passion Conclusion 389

ment ses procédures dans le cadre d’une généalogie phénoménologique devient chez Rousseau une condition commune de la morale de la com ­
ayant pour tâche de reconduire l’ensemble des phénomènes à la condi­ passion et de la sagesse de vie. Mais une condition en quel sens ?
tion primitive qui est ia leur, c’est-à-dire à la condition de leur donation Nous avons vu que féthique est avant tout une affaire, non de salut
originelle au sein de la « n a tu re » . O r, s’il est bien vrai que la nature mais de santé —ou, pour le dire plus exactement encore, de juste équilibre.
définit la condition la plus originelle d’apparition des choses, et si elle Elle vise le recouvrement de soi, soit : le rassemblement en soi des forces
est, en ce sens, un titre donné à la subjectivité absolue de la vie, l’on ne rompues et cor-rompues qui nous animent. Il s’agit donc pour elle de vivi­
pourra pas non plus faire montre de cette exigence philosophique sans se fier ces forces, de les consolider et de les renforcer, et cela afin que notre
sentir en devoir de maintenir en même temps, et de façon «héroïque», puissance d’agir puisse se mettre au service de la liberté, car c ’est bien
l’essence immanente et afTective de l’âme hors de la portée travestissante cette collusion décidée et assumée en connaissance de cause — que Rous­
de cette «nouvelle philosophie» qui «dans ce siècle... s’efforce de maté­ seau appelle la force d’âme - qui porte alors le moi à la ré-jouissance de ce
rialiser toutes les opérations de l’âme et d’ôter toute moralité aux senti­ qu’il est par nature. L ’accord suprême du moi avec soi est ainsi le présent
ments humains» (EO L, 419). vivant d’une nouvelle vie, le commencement de la sagesse.
C ’est alors qu’une nouvelle perspective s’offre à notre interprétation. Alors que le tropisme de la subjectivité (ce « p u r mouvement de la
En effet, s’il s’agit là de la recommandation que Rousseau, fort lucide­ n atu re» au gré duquel la jouissance de soi semble ontologiquement iden­
ment, s’adresse à lui-même, la conjonction de coordination que nous sou­ tique à la souffrance de soi) marque lieu de naissance et d’exercice de la
lignons à dessein dans ce dernier énoncé, suggère que le véritable philo­ liberté naturelle, la « liberté morale » a pour télos le contentement du
sophe, pour occupé qu’il soit à ne pas «m atérialiser» ou réifier les « sage », c’est-à-dire l’insistance dans la joie, l’approfondissement de la
opérations de l’âme, ne doit pas pour autant se dispenser de jeter les bases jouissance ontologique en ré-jouissance éthique. Quand la résolution que
d’une authentique éthique de l’affectivité. Q u’est-ce qui justifierait alors, nous assumons à l’égard de nous-mêmes et de notre propre existence se
au coeur de la pensée de Rousseau, cette concomitance de l’ontologie et de produit en fonction d’une telle re-prise, la liberté devient en effet éthique,
l’éthique ? Quelle en serait l’ultime motivation ? tout comme la perfectibilité, ré-jouissante. L a liberté devient éthique sur
A cet égard, empressons-nous de souligner tout d’abord que c ’est parce le fond de sa perfectibilité moralement positive. Elle le devient toutefois
que l’ontologie en question conçoit l’essence de l’être sous la forme origi­ non pas au sens de la morale des normes et des obligations universelles,
nelle d’un sentiment de soi, d’un amour absolu et « inné » pour soi-même, non pas au sens de la doctrine du devoir, mais au sens de l’usage de la vie,
équivalant à l’auto-affection de la subjectivité transcendantale, c’est pour de la fruitio vitae, du goût de la santé, un goût (une sapience) traversé et
cette raison donc que l’éthique, qui devrait nous en livrer l’accès, ne peut dominé par le sentiment qu’il convient toujours de «jouir du présent»
plus consister à inventer ou à définir un ensemble objectif de valeurs trans­ ( C, 2 4 4 )1 — de ce présent que la vie ne cesse d’offrir à chacun de nous,
cendantes, rationnelles ou esthétiques, auxquelles, le cas échéant, nous parce qu’au présent, il n’est précisément qu’une seule manière d’être : être
serions sommés de nous conformer. Elle nous propose au contraire de en vie. Mais, pour que cette décision fondamentale —se ré-jouir librement
méditer, à rebours de toute réflexion normative, 1’ « usage » qu’il convien­ de soi - engage l’esprit libre en lui-même, c ’est-à-dire relie « l’esprit de vie »
drait en son âme et « conscience », c’est-à-dire pour soi-même, de faire « de (R, 1002), tel qu’il règne au principe de la «spiritualité de l’âm e», à ce
la vie », et de l’absolu phénoménologique qui la caractérise en son fond, Soi auquel il est toujours déjà irrémédiablement lié et livré, il faut encore
afin qu’il devienne loisible à chacun de nous de restaurer en soi-même que l’esprit se dégage du monde et de la distraction cor-ruptrice, et qu’à la
l’unité cor-rompue de sa vie, et de rendre à ses forces intrinsèques et indi­ suite d’un tel dégagement2, sa décision se re-prenne en soi-même, s’ins­
viduelles toute la fermeté et la vigueur nécessaires à sa propre expansion.
taure soi-même, ou, pour le dire encore plus justement, instaure la « posi­
C ar c’est bien la jouissance de cette force et de cette vigueur de l’âme
tion » de son ipséité dans laquelle la vie se donne en tant que Soi. Cette
qui peut seule être garante de ce que le cœur humain « se sente, pour ainsi
instauration est le repos du sage - la paix et la réjouissance de l’esprit.
dire assez de vie pour animer tout ce qui l’environne », au sens où la
« surabondance » de son « activité » est ce qui lui permet justement de
1. Aux Charmettes, dit en cITel Rousseau, « je n’ai jamais été si prés de la sagesse que durant cette
« s ’étendre» compassionnellement en direction de son semblable ( E, 502).
heureuse époque. Sans glands rcmoids sur le passé ; délivré des soucis de l’avenir, le sentiment qui domi­
En tant qu’elle combat l’amour-propre, en tant qu’elle récuse l’orgueil de nait constamment dans mon âme était d e jouir du présent » - de jouii, dirons-nous, de ce présent vivant de
son petit individu et qu’elle ouvre de ce fait même l’amour de soi à son la vie qui l.i donne absolument en elle-même comme ce qwvjr mis en mon ipséilé foncière.
2. Dégagement qu'indique ainsi YEmile : « Que m'importe ? est le mot le plus familier â l’ignorant et le
accomplissement en tant qu’amour de l’ordre, l’éthique de la réjouissance plus convenable du sage » '183).
390 Rousseau, éthique et passion Conclusion 391

Ce qui confère alors à la doclrine rousscauisLe son caractère le plus tio n su r la t e r r e » sans au m o in s q u e j e m e d écid e à a lle r à la d é c o u v e rte
remarquable, c ’est le fait que cette transformation de l’étude en éthique, d ’ une telle e x ig e n c e . M a is c o m m e n t y p a r v ie n d r a i-je ?
ou de la philosophie en sagesse résulte de ce que la question : de quoi l’ctre Sans doute, nous devons ici nous rappeler que, dans l’esprit de Rous­
spirituellement vivant ( « l ’â m e » ) est-il vraiment capable? débouche sur seau, l’homme se laisse d’autant plus distraire par la représentation qu’il a
une problématique très particulière du « concernement ». Un concerne- du monde et de sa « place » dans le monde, qu’il est, en la subjectivité
ment qu’il faut considérer ici en un sens strictement transcendantal. Car, absolue de son être sensible, pareil à un promeneur souffrant de solitude,
étant appelée par cette autre question de principe : qu’est-ce qui, au plus sin­ errant, en ce monde «fantastique» (L M , 1092), à l’horizon de son intérêt
gulier et au plus intime de mon être, me concerne ? cette notion vise le présent, le pour la vie, en en ayant le plus souvent perdu le sens, ou mieux : le goût.
don, l’envoi de l’essentiel. Qui se pose cette question essentielle ne peut Est-ce à dire que la sagesse des Rêveries relèverait de la culture intime de ce
manquer en effet de faire fond sur cette essence de la subjectivité que goût, de l’usage résolu de cette sapience ? Pour le présenter le plus simple­
Rousseau définit aussi bien comme un « cercle concentrique », dont le moi ment possible, disons en tout cas qu’aux yeux de Rousseau, le sage est celui
se doit de « mesurer le rayon », pour autant qu’il « se tient à la circonfé­ qui prend, ou plutôt qui a la force de prendre un plaisir infini à ce que cet intérêt prin-
rence » ( ibid., 602), que comme une pure passion à l’égard de « soi ». Pas­ cipiel se fonde dans l’amour de soi propre à la vie.
sion ni égoïste ni « égotistc », passion non réfléchie et, en ce sens, non Mais cela ne suffit pas. Cette thèse, dont la signification est bien trop
«narcissique»1 mais qui, en tant que «primitive, innée, antérieure à tout générale, mérite encore d’être légèrement retouchée. Car, dans la mesure
au tre» (E, 491), engendre le Soi et édifie son ipséité —en vertu de quoi il où cet amour prend en chaque individu une teneur différente selon la
est un être strictement monadique, un « entier absolu » (ibid., 249) - aussi tonalité particulière dans laquelle la vie l’a irrémédiablement posé, il
bien dans la jouissance que dans la souffrance, cette jouissance n’étant apparaît en effet que pour remplir sa destination sur cette terre, chacun,
elle-même rien d’autre qu’un sentiment absolu passivement et passionnément pour peu qu’il prétende sincèrement à la sagesse, se doit de proportionner
éprouvé, et qui, de ce fait, apparaît comme la modalité la plus originelle son désir à ce dont il est le plus capable en son essence. O r, cette propor­
d’un « se souffrir soi-même ». Ainsi, en mon essence la plus intime et en tion n’étant pas seulement imprévisible, mais toujours spécifique, pour ne
son unique passion pour soi, en cette seule passion qui me surpasse sans pas dire singulière, et son dosage variant par définition d’un individu à un
jamais qu’elle ne passe, il n’y a plus que mon propre être souffrant et autre, et plus encore, d’une « position » ontologique à une autre, innom­
jouissant - ma propre «vie intérieure» — qui puisse naturellement; brables sont les problèmes de validation universelle qui découlent de son
c ’est-à-dire primairement et immédiatement me concerner... application pratique. E t ces problèmes sont si fondamentaux, qu’ils ne
Comme le concernement participe, en ce sens, de l’essence de la sub­ sont guère étrangers au fait que l’éthique rousscauîste a rencontré, après
jectivité absolue, je sais donc toujours ce qui m’ « intéresse» avant toute la parution de YEmile tout au moins, aussi peu de « succès » — nous allions
chose. M ’intéresse absolument l’absolu lui-même : ce « me » non réflexif et dire : autant d’hostilité... Quoi qu’il en soit cependant, Rousseau a voulu
non relatif qui immédiatement adhère en tous points à mon intéressement s’en tenir à ceci : pour que l’homme puisse agir au mieux, il est de la plus
et le favorise comme tel ; ce « mien » qui — pour autant qu’il précède la haute importance qu’il commence par se connaître et par apprendre ce
conscience que j ’ai de moi-même, et qu’il procède, en son ipséité constitu­ qui peut être réellement en son pouvoir ; il faut, au surplus, qu’il sache de
tive, de F auto-affection de la vie - s’identifie à ma vie, et m’identifie à elle. quelle nature sensible est le désir qui sous-tend le choix qu’à tout moment
O r c’est là, au cœur de cette insigne identification, et sans doute à cause de son existence, ou plutôt à chaque tournant de sa vie, il pourrait être
de ses caractéristiques propres, que l’interrogation éthique prend sa amené à faire des possibilités effectives qui lui seraient ainsi données - et
source. Nous formulerons ainsi son point de départ : alors même que, cela afin qu’il agisse, non par rapport au monde et à ses exigences dérou­
tenant à cet intérêt pour la vie comme à ma propre chair, je sais toujours tantes et factices, mais par rapport à lui-même et en vue de ne pas se
quel il est, j ’ignore en revanche —dès lors que se rompt l’immanence prin- mettre en contradiction avec soi, avec son être et son ipséité foncière. Bien
cipielle dans laquelle je vis, et que je me laisse divertir de moi-même par les agir, c’est alors pouvoir se réjouir que son action est véritablement et
artifices infernaux de la représentation - , j ’ignore ce qu’un tel savoir exige authentiquement la sienne : c’est s’assurer de sa liberté et en faire « bon
en vérité de moi. Il me paraît alors impossible d’accomplir ma « destina­ usage» (E, 603).
Pour autant qu’une considération pour les conditions d’une réjouis­
I. Ou, du moins, lant que le « narcissisme primaire » lui-même n’aura pas été compris à la lumière sance intime préside à la constitution de l’éthique rousseauiste, celle-ci ne
de son com ept. saurait donner lieu à aucune sorte de compromis factuel, d’accommode­
392 Rousseau, éthique et passion Conclusion 393

ment avec le monde, fût-il le « monde intérieur » de la conscience repré­ dans l’espace commun de « l’État », de suivre les lois politiques telles qu’elles
sentative, le « monde extérieur » des choses terrestres, ou 1’ « arrière- devraient se fonder dans un Contrat social garant de la souveraineté du
m onde» des choses métaphysiques. L ’Intériorité absolue de la vie étant peuple dont on est membre. En revanche, de Yéthique dépend l’accomplisse­
radicalement incommensurable avec l’extériorité de l’être, et la subjectivité ment individuel de la subjectivité : un accomplissement dont les réquisits
invisible du Soi avec l’objectivité visible de l’étant, il est en effet absurde sont tels qu’à celui qui se soumet à la nécessité de cet accord, il devient enfin
de vouloir se mettre en quête d’un quelconque accord entre elles : qui s’y possible de jouir de soi comme « la nature le veut », c ’est-à-dire comme
engagerait se condamnerait à l’erreur, à l’errance et finalement au déses­ l’amour de soi le prescrit cordialement.
poir. O r c ’est bien de cette spirale infernale que l’éthique est censée nous Spinoza posait la question : que peut un corps ? Rousseau s’est
tenir à distance. C ’est pourquoi, s’il est un seul accord possible, voire sou­ demandé pour sa part : que peut une âme —non point en toutes circons­
haitable, il ne saurait être qu’immanent, et il concernerait alors l’âme tances, mais (et c ’est en cela que sa philosophie est aussi une éthique)
intéressée par elle-même, jouissant de sa propre passion pour soi et souf­ quand elle ne veut plus se rendre infidèle à « l’esprit de vie » (R, 1002) qui
frant, en même temps, que cette passion-là l’accule indéfectiblement à soi souffle en elle et l’édifie comme un Soi irréductible et incomparable. Plus
comme à une solitude insurmontable. exactement la question est : que peut-elle vouloir sans qu’elle aille se
C ar c’est cette solitude qui s’avère au fond contrariante ; c’est en soi que la mettre en contradiction avec elle-même ? C ’est le rapport du vouloir au
« contradiction » et la cor-ruption trouvént leur source. C ’est donc à soi pouvoir, de la Puissance et du Désir qui occupe le centre de la méditation
qu’il faut porter le plus grand « soin ». Dans ces conditions, que dire de celui de Rousseau. E t c’est la raison pour laquelle cette «philosophie dé
qui fait pour Rousseau figure de sage ? Qu’il est le seul dont l’existence l’âme » développe une sagesse n’ayant que faire des sommes moralisantes
témoigne qu’au gnothi seautôn - au « connais-toi toi-même » qui offre à la (et assommantes) qui jonglent avec les valeurs idéales du bien et du mal.
«véritable philosophie» son objet essentiel, comme au second Discours son Car, comme nous l’avons du reste signalé à maintes reprises, toutes les
incipit —coappartient par principe le medèn agan de la deuxième inscription injonctions de la raison raisonnante ne nous permettront jamais de conte­
delphique —ce « rien de trop » sur lequel, comme nous l’avons déjà montré, nir cette souffrance de soi, cette « inquiétude » qui, sans même entamer
repose exclusivement la détermination de fond de l’éthique proposée. En l’intégrité de la bonté naturelle, couve irrémédiablement au fond de toute
entendant correctement (c’est-à-dire sans regain d’amour-propre) ce jouissance de vivre ; aucun « argument » ne changera jamais rien au déses­
qu’une telle coappartenance implique, le sage en tire alors les meilleures poir que nous pouvons être amenés à ressentir, fût-çc au comble du bon­
conclusions pour lui-même, conformément à la bonté et à la positivité onto­ heur d’exister. De plus, n’est-il pas nécessaire, pour pouvoir affirmer leur
logiques de l’amour de soi. C ’est ainsi qu’il lui est donné de s’accorder à la intelligibilité et ainsi se dresser clairement et distinctement devant le
nature, à ce sentiment intérieur où s’édifie son ipséité (cette ipséité qui pro­ regard de la conscience, comme dans une certaine opposition réciproque,
cède de l’archi-donation de la vie), et qu’il se convainc du même coup que si que ces valeurs générales, ces catégories du Bien et du Mal se dépouillent de
cet accord est possible pour tous, c’est dans la mesure même où il l’est de leur caractère originellement affectif, quittent le plan de la pure réalité
manière différente en chacun. En chacun : selon sa nature individuelle, immanente, et s’ex-posent au-dehors, dans le milieu transcendantal de
selon la teneur de son désir et la structure de ses « facultés » propres. l’irréalité, c ’est-à-dire hors de l’intimité sans écart de la vie phénoménolo­
Dira-t-on encore, à la lumière de ces remarques, que la nécessité de s’ac­ gique où, comme nous l’avons déjà montré, rien ne saurait jamais s’oppo­
corder à la nature, telle qu’elle est prônée par Rousseau, correspond mutatis ser à rien ? - On voit donc, de ce fait, que cette exposition n’est rien moins
mutandis à la banale reprise d’un thème stoïcien ? Il faut en effet bien insister que secondaire, et que si ces valeurs idéales —projections de l’intellect ou
sur le fait que le sage ne s’accorde qu’à cette seule nature qui est la sienne abstractions de la raison comparative - sont bel et bien en position de cor­
propre —sa nature individuelle—, et jamais à la nature cosmique de l’étant en rélât noématique pour la conscience valorisante, il n’en demeure pas
totalité ou à la loi universelle qui règle son logos. En outre, et pour autant moins qu’elles ne peuvent que provenir de ce qui ainsi les représente, à
qu'elle s'emploie à instaurer un équilibre ontologique intenan, l'éthique savoir de la subjectivité de l’homme en tant qu’individu vivant. Cm avant
rousscauistc lait plus que de fournir des maximes relatives à ce qu'il convien­ même de s'imposer comme des idées éternelles on des valeurs universelles soutenues fiai
drait de faire quand on souhaite bien vivre parmi les hommes. Pour bien la réjlexion, le bien et le mal trouvent leur source véritable dans la nature intérieure de
vivre parmi les hommes, il convient soit, en « société », de s’en remettre aux la me individuelle. Ils jaillissent comme des modalités subjectives et affectives de
règles de la morale, en tant que la morale trouve sa condition ultime de possi­ l’expérience muette et immédiate que nous faisons constamment par devers nous. Et
bilité et d’efficacité dans le phénomène si « mystérieux » de la pitié ; soit, c ’est parce qu’ils s’enracinent comme- tels dans l’amour de soi et son
394 Rousseau, éthique et passion Conclusion 395

principe dérivé, que l’auteur d ’Émile s’est senti autorisé à professer, d’un « C o m b ie n , n o te -t-il d an s La Nouvelle Héloïse, n ’a v o n s - n o u s p a s d ’e x e m p l e s

point de vue généalogique, que la pitié est ce qui offre son « sommaire » à attestés d ’h o m m e s sages en to u t au tre p o in t, q u i, sans rem ord s, sans

toute morale qui se respecte —à toute morale qui parvient à instaurer son fu r e u r , s a n s d é s e s p o ir , r e n o n c e n t à la v ie u n iq u e m e n t p a r c e q u ’e lle le u r est

principe dans la « virtualité » d’une âme forte et vigoureuse, ayant assez à c h a r g e , et m e u r e n t p lu s t r a n q u i l l e m e n t q u ’ils n ’o n t v é c u ? » (N H , 385).
d’estime pour soi et pour les actes dont elle est susceptible de répondre L a q u e s t i o n n e c o n s i s t e d o n c p a s à f r a p p e r a v e u g l é m e n t le s u i c i d e d ’i n t e r ­

avec sincérité. d it, m a is à in te r r o g e r la n a tu r e de ce d é s ir q u i, le c a s éch éa n t, p eu t nous

C ’est là un parti pris généalogique qui explique à coup sûr pourquoi persuad er de r e n o n c e r à la v ie. E n n o u s p l a ç a n t s u r le p la n de l ’é t h i q u e ,

l’éthique, en se fondant sur une telle estime et en prenant nécessairement n o u s d e v o n s d e p r i m e a b o r d n o u s d e m a n d e r si, à l ’o r i g i n e d ’u n e t e l le d é c i ­

son essor dans l'affectivité de l’amour de soi, doit être considérée comme le sio n , il y a ferm eté d ’e s p r i t ou lâch eté, fa ib le sse ou force d ’â m e . C a r si

juste développement d’un « art dejouir » (cf. OC, I, 1173) - ou plutôt de se nous som m es co n d u its à la m o r t v o lo n ta ire parce que nous som m es d é jà

réjouir. C ar la ré-jouissance dépend du fait que la faiblesse de l’âme ait été v ictim es de « m o rt m o ra le » (E, 562), il c o n v i e n t de sa v o ir si n o u s avons

combattue par sa force intrinsèque, ou, en d’autres termes, que l’amour e n c o r e l a f o r c e d e r e n o u e r a v e c l a f o r c e e l l e - m ê m e , c ’e s t - à - d i r e a v e c c e q u i

de soi se soit défendu au préalable contre sa propre tendance à « dégéné­ n o u s m a i n t i e n t v iv a n ts d a n s la v ie.

rer » en amour-propre. Il faut en effet se rappeler que le « se souffrir soi- Voici, par exemple, Saint-Preux en proie au désespoir. Il confie à
même » qui co-naît dans l’amour de soi fait que celui-ci n’a pas d’autre Milord Édouard : « Oui, Milord, il est vrai ; mon âme est oppressée du
destin existentiel que de se transformer toujours déjà en une identification poids de la vie. Depuis longtemps elle m ’est à charge ; j ’ai perdu tout ce
comparative, résultant de cette préférence pour soi-même qui se traduit qui pouvait me la rendre chère, il ne m ’en reste que les ennuis »
généralement par le cruel marchandage de sa « place » au sein de l’échi­ (N H , 377). Dans ces conditions, pourquoi ne pas prendre la décision de
quier social ; et prendre toute la mesure du fait que cet amour primordial mettre un terme à ce tourment, en se débarrassant tout simplement de ce
et naturant a toujours déjà basculé dans son contraire, parce qu’en ce fardeau par trop pesant sous la forme duquel se manifeste cette vie alour­
« tourbillon du monde » dont nous subissons la perpétuelle affection, nous die par la souffrance ? C ’est de cette question —et non de la décision de se
sommes aveuglément «jetés» (R, 1012), et que, pour circonvenir quelque tuer en tant que telle - dont Saint-Preux entend faire part à Édouard,
peu l’effet d’un tel aveuglement, nous nous soumettons, en proportion, à, afin qu’il l’aide à en débrouiller les termes. Mais quels en sont les term es?
la lumière objective de sa mesure réglante. Notre héros ne veut qu’une chose ; que cesse la douleur insupportable qui
l’oppresse. Et s’il songe en conséquence à s’ôter la vie, c ’est parce que la
souffrance s’identifie comme telle, en son surgissement phénoménologique,
43 êü
à la totalité de son existence ; elle équivaut au sentiment qu’il a de soi.
Cette connexion ontologique absolue entre la jouissance et la souf­ Saint-Preux n’est qu’une plaie béante, qui ne trouve aucun remède en
france de vivre, Rousseau, jusqu’aux Rêveries du promeneur solitaire, a refusé dehors de la mort. O r la vie n’est pas que cette souffrance profuse, elle ne
de l’inscrire au fondement de l’être, alors que par ce même refus, il semble se réduit nullement à un tel « sentiment de soi » : elle est aussi —au comble
avoir été conscient qu’elle édifie en sa totalité l’affectivité transcendantale, même du malheur d’exister —le désir, ou plutôt le besoin irrépressible que
soit : le sentiment de l’existence dont, avec l’amour de soi, il avait décou­ ce malheur disparaisse; elle est cette pulsion qui conduit justement l’âme
vert la structure fondamentale. Non seulement il ne saurait y avoir de devant l’abîme de la mort. La vie est en même temps une douleur et la
souffrir par et pour autrui (de com-passion) sans la prise en compte d’une condition du dépassement de cette douleur ; elle est un Soi - la souffrance
certaine jouissance de soi, mais il n’y a pas non plus de jouissance de soi se manifestant alors comme son « tout » —et le dépassement de soi comme
sans une souffrance de soi. C ’est même cette souffrance de soi, en tant constitutif du présent « sentiment de l’existence ».
qu’elle est une impuissance à « se suffire», qui entraîne celui qui l’éprouve à L a v ie n e se ré d u it d o n c p o in t à c e tte « ch arg e o p p r e s s a n t e » ; elle est

commettre autour de lui le mal et à faire souffrir autrui. plus que cela encore est l ’ e n v i e ( d ’ a u c u n s d i r a i e n t l ’ i n s t i n c t ) d e s ’ e n
; elle

Une telle conclusion est cependant moins difficile à justifier qu’on d é b a r r a s s e r , d e s ’ e n décharger. C ’ e s t d ’ a i l l e u r s e n d o n n a n t l i e u à c e d é p a s ­

pourrait le penser, puisque c ’est Rousseau lui-même qui, à plusieurs s e m e n t de la souffrance inhérent à c e t t e s o u f f r a n c e q u ’ e l l e est, q u e l a v i e

endroits, nous la suggère. Pensons, par exemple, à l’opinion contrastée et ré u ssit à m a n ife ste r son excédence stru ctu relle - cette excédence, ce

anti-dogmatique que Rousseau a exprimée au sujet de la signification « p lu s» dont nous avons d é jà p a rlé qu and il s ’ e s t a g i p o u r n o u s de m o n ­

existentielle qu’il conviendrait, selon lui, de donner à la mort volontaire. trer q u e la v ie est l'in c e s s a n t d é p a s s e m e n t de Soi id e n tiq u e à so i, soit : u n
396 Rousseau, éthique et passion Conclusion 397

pur dépassement sans outrepassement. L ’excédence de la vie tient à son tion du mal dont elle souffre. Mais c’est aussi parce que le bonheur lui
amour de soi, dans la mesure même où c ’est à la faveur de cette passion appartient de droit que la volonté de faire cesser sa douleur ne devrait pas
originelle el irréductible qu’elle parvient à s’accroître de soi, de ce Soi être confondue avec le souhait de mettre fin à sa vie. La vie est faite de
qu’elle incarne et que chacun de nous est de par la grâce de son sentiment douleur et de plaisir, elle est une souffrance et une jouissance ; et elle n'est
d’exister. Or, l’envie de se suicider intervient dans la vie dès lors que cette pas seulement une alternance de ces tonalités, mais leur identité indénouable
excédence se transform e en un excès, dès que ce dépassement se dépasse lui- au sein de l’absolu. Telle est l’essence du «p u r mouvement de la nature»,
même, à la manière d’un outrepassement. Au lieu d’user de « prudence » dont résulte Punitc indestructible de l’affectivité transcendantale. Ainsi,
pour tenter d’anéantir la douleur et parvenir ainsi à la jouissance de soi tous ceux qui —être vivants se rapportant constamment à la vie et ayant,
- à ce Fond de l’être dont l’affectivité détermine le «p u r mouvement » en de ce fait, à charge de former a priori une communauté d’être vivants - se
tant qu’amour de soi et bonheur de vivre —, la vie qui conduit cet être au soumettent à ce que Rousseau appelle la « mort morale », tous ceux qui
suicide ne choisit pas la vie, mais ce qui lui est justement extrinsèque et « meurent à la vie », sont ceux qui, étrangers à eux-mêmes et aliénés par
opposé, à savoir la mort. Ainsi sort-elle décisivement et définitivement de rapport à la vérité de leur propre existence (laquelle n’est autre, à chaque
ses prérogatives naturelles, de sa condition ontologique d’immanence et fois, que la position de leur ipséité dans 1’ « ordre » de l’absolu), ne recon­
d’excédence. Ainsi, au lieu de tourner en soi-même, c’est-à-dire de conver­ naissent plus cette condition fondamentale, cette intime connexion
tir sa douleur en plaisir, et cette jouissance en ré-jouissance, la vie se ontologique comme étant le Tout de la vie et le contenu proprement dit
retournc-t-ellc contre soi. de la leur.
Puisque « c’est au-dedans de nous-mêmes que sont nos plus redoutables O r, si vivre, « c ’est agir; c ’est faire usage [...] de toutes les parties de
ennemis », il ne saurait y avoir de plus dur combat que celui que nous nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de l’existence» (E , 253), nous
menons relativement à nous-mêmes. Comment parviendrons-nous cepen­ ne vivrons jamais qu’en puisant en celui-ci la force, la force d’âme nécessaire
dant à éviter 1’ « outrepassement » et à rétablir notre équilibre intérieur ? En pour <<sentir la vie» (ibid.) et l’aimer comme elle s’aime, se nourrit et s’em­
comprenant d’abord ce dont il s’agit — autrement dit, en comprenant com ­ plit elle-même de soi. Quand donc, par faiblesse d’âme, nous courons à la
ment l’idée du suicide résulte de l’excès, de Yhybris de la souffrance. Car, sous tentation d’excéder l’excédence de la vie, d’outrepasser son dépassement
prétexte de vouloir faire cesser la douleur de vivre pour enfin jouir et se ré­ intérieur, de mettre fin à la charge oppressive de son étreinte en laquelle
jouir de l’apport de la vie, cette même vie se lance corps et âme dans la contra­ elle se presse toujours contre soi jusqu’à l’exténuation ou l’épuisement de
diction ontologique la plus absolue, pour autant qu’elle décide de ne plus vivre sa propre Puissance ; quand nous décidons alors de rompre l’immanence
du tout, et de s’ôter ainsi la possibilité d’accéder à ce qu’elle veut. Il faudrait constitutive de la naturalité de notre être vivant, il convient d’user de rai­
donc comprendre que cette contradiction repose sur le fait que l’amour de son, non pour appliquer certains préceptes rationnels, mais pour s’aviser
soi, dans lequel inlassablement la vie s’étreint et s’offre à soi, c ’est-à-dire s’ac­ (tel est l’appui de la représentation) qu’ « apprendre » (.N H , 393) à aimer
croît de soi, du Soi qu’elle donne d’être à chacun de nous, est ce qui l’en­ la vie, que réapprendre à savoir ce qu’elle veut, est la seule manière de ne
traîne aussi à aspirer à la cessation de la souffrance qui l’habite en son fond et jamais plus la mettre et se mettre en contradiction avec soi.
qui l’envahit en tous points de son être - une aspiration qui la conduit alors à L ’amour de la vie semble ainsi le seul antidote à la volonté de s’en
désirer le contraire même de ce qui la rend possible, à savoir la mort, cette défaire. Seulement, l’amour de la vie s’enseigne-t-il ? Comme tout senti­
mort en laquelle la vie ne s’accroît plus de rien ni en rien. ment, il ne reçoit son principe d’aucun discours, il ignore toute exhorta­
Pourtant, si le malheur peut échoir à la vie, s’il lui appartient par tion. Plus encore : il n’est fonction d’aucune « réflexion raisonnable »,
essence, y participe également le bonheur (en tant que pure jouissance de d’aucune pensée en général. Aussi la question consiste-t-elle à savoir com­
soi) —et c ’est justement parce que ce bonheur naturel lui appartient de droit, ment aimer ce qui nous fait souffrir jusqu’au point d’en être devenu insupportable?
qu’il lui arrive aussi de souffrir qu’il ne lui appartienne plus defait'. D ’où, Réponse : en allant jusqu’au bout de l’épreuve, jusqu’au point où il
pour restaurer factuellement ce droit — identique à l’auto-accroissement devient loisible de sentir, ou plutôt de pressentir (mais cela peut très bien ne
de son « pur mouvement » intérieur - , son aspiration constante à la cessa-1 jamais se produire : il n’y a aucune « assurance » contre le désespoir ni en
cas de désespoir) que l’amour de soi, le « se sentir soi-même » comme jouir
de soi, est aussi, en tant que la condition phénoménologique de possibilité
1. ( Y <|iir Rimssrau, on sYn sonvienl, exprime magisliMlenicnt mnsi : « Rien nYs i si iliste que le sorl
des hom me s en i^énei.tl ; (epet xhmt ils liouveni en eux -mêmes un désir dévoimil de devenir heureux qui de tout affect, celle de cette tonalité « contraire » qu’est la souffrance de
Irm l.iil sentit ù tnul moment qu'ils élnient nés poui l'êlie >‘ [ M M . l!l). vivre. Quiconque «aim e la vie» - tel est, à un litre éminent, le sage - est
398 Rousseau, éthique et passion Conclusion 399

parvenu à la pleine conscience (et cette conscience n’est bien sûr pas seu­ A cette éthique, seul serait donc sensible celui qui ne souffrirait pas jus­
lement intellectuelle, puisqu’il s’agit d’une conscience éthique) que l’auto- qu’à un point insurmontable, car ce n’est qu’à cette condition-là qu’il lui
affection qui définit cette vie en son principe (l’amour de soi qui la déli­ serait encore permis de comprendre ce dont il retourne avec cette identifi­
mite et l’infinitise en même temps, qui en fonde l’expansion et le cation phénoménologique de l’affect déterminé et du Tout de la vie, qui
resserrement intérieurs), brille en tant que jouissance intérieure, au fond peut aisément conduire au suicide tout être qui en serait victime. Seul
de la souffrance elle-même, et ce dans la mesure même où c ’est elle qui en celui qui ne connaît pas encore pleinement les affres du désespoir peut
conditionne l’affectivité et la rend ainsi possible. apprendre à tirer les conséquences existentielles qui s’imposent quand,
Voilà pourquoi la conscience éthique n’a pas d’autre vocation que de d’aventure, il lui arrivera d’y succomber. Telle est en tout cas la raison
convoquer l’être humain à. prendre sur soi la réalité de ce paradoxe —que la pour laquelle Rousseau, faisant ici preuve de la plus grande prudence et
jouissance est en soi l’unique condition de possibilité de la souffrance1. de la plus juste mesure, et sachant pertinemment bien qu’entre l’affection
Que l’on ne s’étonne donc pas d’entendre Milord Edouard s’adresser dans et l’entendement les ponts sont naturellement rompus, et qu’en consé­
ce sens à un Saint-Preux tout obnubilé par l’identification du Tout de la quence il est inutile, sinon absurde, de vouloir sur le moment raisonner
vie et du malheur présent qui l’accable. Edouard souligne même la néces­ une souffrance trop vive (fût-ce celle d’un être supérieurement intelligent),
sité (et pas seulement la possibilité) qu’il y a à sc conformer à cette sagesse telle est donc la raison pour laquelle il s’est toujours refusé à « condam­
intime que Rousseau ne se lasse guère de présenter comme un « faire bon ner » ceux qui, un jour, ont été tentés par le suicide.
usage de la vie». Une sagesse dont il faut néanmoins préciser qu’elle ne peut Il n’en demeure pas moins qu’à Saint-Preux, dont le désespoir n’est pas
pas s’incarner en celui qui souffre jusqu’à n’en plus pouvoir et qui, avant qu’il eut eu encore complet —en ce sens que ne se sont pas encore épuisées en lui « toutes les
à souffrir de la sorte, ignorait tout de ses préceptes. L ’être qui souffre à ce point, parties de lui-même quilui donnent le sentiment de l’existence » - , Edouard
l’être qui subit son mal jusqu’à s’abolir dans l’insurmontable de la souf­ désire « apprendre à aimer la vie », et cela veut dire : ne pas la haïr, ne pas
france, est en effet incapable d’ « entendre raison » - sauf, peut-être, si désespérer de ce qu’elle est, à savoir cette épreuve où elle ne cesse de
cette raison l’a déjà convaincu auparavant, et qu’il se sent encore en s’éprouver soi-même et de vouloir s’accroître de soi, fût-ce en plein accès
mesure de tirer du mal lui-même le remède qui s’impose. C ar se sortir du d’amour-propre, fut-ce au comble de la douleur et du désespoir. Edouard
désespoir demeure toujours possible pour quiconque sait où et comment souhaite l’amener à pressentir que sous son aspiration consciente, sinon
puiser la force qui lui manque. Mais nous ne le savons jamais vraiment. réfléchie, à mourir, il y ajustement la vie qui ne cesse —« inconsciemment »
C ’est là une part du tragique de l’existence - et aussi, reconnaissons-le, le sans doute, et par amour de soi —de lui inspirer celte décision fatale. Il y a la
sel d’une amitié qui saurait venir en aide et éclairer une âme qui sombre­ vie qui, tout en s’enfonçant dans la contradiction la plus totale (celle par où
rait au fond de sa nuit12. Nous ne voyons donc jamais Rousseau exiger de l’amour de soi se dénature en amour-propre et, ainsi, en haine de soi) ne
l’homme qu’il soit héroïque en toutes circonstances (en ce cas, il aurait été songe à rien d’autre qu’à se transformer, qu’à se débarrasser de ce qui la
l’auteur ou le défenseur d’une morale universelle du « devoir », ce qu’il retient d’accéder à ce bonheur immédiat qu’elle incarne quand elle adhère à
s’est résolument refusé à être), lui qui n’était pourtant pas sans savoir par soi et cohère avec soi en tous points de sa chair. Et elle s’y incarne toujours,
ailleurs qu’il y a des circonstances dans la vie qui permettent l’héroïsme, car, à cette chair avec laquelle elle ne fait qu’un, elle adhère sans relâche, en
et qu’il est alors éthiquement indigne de l’homme de ne pas s’en rendre sorte que, au plus profond de son malheur, et quand bien même, exténué,
compte afin de tâcher tout au moins de se tirer d’affaire. Autrement dit, l’être souffrant n ’en pourrait plus de supporter la charge qui inlassablement
s’il y a des moments où la vie est trop douloureuse pour pouvoir encore l’oppresse, la vie, et elle seule, souhaite encore et toujours vivre... en mou­
nous faire la grâce d’une réjouissance, il y en a aussi où nous sommes rant à soi-même1.
encore assez « libres » pour goûter à cette (ré-)jouissance possible, et c’est C ’est dire que l’excédence ontologique de la vie va toujours de pair
de la reconnaissance de cette liberté qui nous reste, et de son « bon avec l’incessance de son mouvement. De même que l’ordre ne se dément
usage», qu’il est question dans l’établissement de son éthique. guère, de même, la vie ne cesse jamais de vivre et de s’accroître ainsi de
soi. Même au plus profond de son malheur et au sein du désespoir le plus
déchirant, elle ne fait jamais, aussi longtemps qu’elle vit, que se retourner
1. Mais l’inverse est aussi vrai, c l c'est cela qui constitue, selon nous, la dée.ouvci te majeure et ultim e
des Rêveries du promeneur solitaire ; cf. le début de la Huitième promenade (ainsi que supra, fin du rhap. -1).
1. Ne serail-cc pas d ’ailleurs pour re lie raison, pour ro n lin u e r à \iv re , que Saiul-Prenx écril à
2. Ceci est, croyons-nous, parfaitement représenté dans Ij i .Nouvelle Héloïse, sous les traits de l'am itié
qui lie, en la circonstance, Saint-Preux et M ilo rd Édouard. Édouard ?
400 Rousseau, éthique et passion Conclusion 401

contre soi, et dans ce retournement lui-même, continuer de s’éprouver pourquoi l’homme s’opposc-t-il de la sorte à cette douceur, à ce charme de
comme ce qu’elle est : à savoir, une épreuve toujours et à jamais aussi affli­ l’existence originelle ? Sans doute la réponse renvoie-t-elle encore une fois à
geante qu’exaltante. Pour que ce retournement, par lequel la vie aspire à l’essence de la subjectivité absolue, à l’affectivité de la position du Soi. C ar
se transformer, ne dégénère pas lui-même en une haine de soi, en un désir l’ouverture d’un Dehors - par où un monde, et à plus forte raison, une
d’anéantissement et de mort, il convient toutefois que l’être qu’elle anime, « société » peuvent acquérir une existence et une signification pour nous - est
et que Rousseau appelle « l’âme », prenne bien soin de s’accorder par elle- elle-même déterminée par l’affectivité'. O r, si celle-ci n’articule pas originel­
même à la consonance du Tout de la vie en soi, cette tonalité de fond fût- lement en elle-même et par elle-même les tonalités fondamentales du jouir et
elle alors aussi oppressante que possible. Il lui faut, en d’autres termes, du souffrir, si Rousseau se contente non seulement d’affirmer l’extériorité du
demeurer fidèle à l'esprit de vie qui l’a posée irréductiblement en son être, rapport qui les lie mutuellement, mais le caractère fortuit et transcendant de
et tâcher de se « réjouir » en conséquence de la position à laquelle sa sub­ la souffrance - comme par exemple son appartenance factuelle au corps - ,
jectivité doit son irréductible ipséité. Tel est le sens de l’exhortation sobre comment pouvons-nous rendre compte de cette souffrance qui motive cet
de Rousseau : « Soyez ce que vous êtes» (MH, 496). Il aurait pu aussi bien arrachement à soi, cette sortie hors de soi rompant l’unité de l’être ? Ne faut-
déclarer : soyez vivants, soyez le tout de la vie, coextensifs au Tout de la il pas que ce jouir de soi soit aussi bien un souffrir soi-même, et que ce que nous
vie en vous. Car, en vérité, « l’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui avons appelé l’aliénation existentielle de l’individu ne soit, dans sa réalité
a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie » (E , 253). phénoménologique propre, pas autre chose que l’indice factuel de cette
Celui qui aura vécu le plus intensément sa vie, aura été celui qui l’aura le épreuve ontologique dans laquelle la souffrance s’expulse, se rejette elle-
plus senti comme un « tout », c ’est-à-dire comme l’unité dans l’affectivité même dans l’extériorité, dans ce milieu réfléchissant qu’elle ouvre du même
d’une souffrance et d’une jouissance de soi. E t inversement, « celui qui, à coup à elle-même ? C ’est bien ce que nous pensons ; et nos remarques précé­
force de se concentrer au-dedans de lui [c’est-à-dire de ne plus pouvoir, dentes sur le suicide, comme celles que nous avons consacrées plus haut à la
dans l’expansion de son être, s’accroître de soi] vient à bout de n’aimer fonction de l’imagination2, nous ont déjà engagés dans cette voie.
que lui-même [au sens de l’am our-propre], n’a plus de transports *3
[d ’ « extase » ou de pitié], son coeur glacé ne palpite plus de joie ; un doux ts se,
attendrissement n’humecte jamais ses yeux ; il ne jouit plus de rien ; le
Résumons notre point de vue au sujet de cette question. C ’est a) le refus
malheureux ne sent plus, ne vit plus; il est déjà mort » ( ibid., 596).
opiniâtre de conférer un statut ontologiquement originaire à la souffrance de
Que l’on mesure bien pour finir la portée de ces mots, car ils relèvent
l’être — perçue d’emblée comme un « sentiment négatif» et secondaire,
de l’essence du fondement, et ils sont sans pareils. Ils sont incomparables,
comme une tonalité n’appartenant pas à 1’ « ordre de la nature », à son « pur
en ce sens qu’ils nous invitent à apercevoir la raison pour laquelle Rous­
seau, tout au long de son œuvre, n’a eu de cesse d’indiquer ou de dessiner
la frontière invisible et fragile qui sépare à ses yeux l’essence de la vie du ]. Rnppclcins brièvement que Pidce majeure selon laquelle c’« t la souffrance clic-meme qui expulse
règne de la mort, cette mort qui procède de la haine de soi (et par consé­ «an origine phénoménologique hors de sa propre réalité* hors du Soi affectif qui est sa sphère naturelle
quent d’autrui), et qui s’empare désespérément de celui qu’il n’hésite pas d'expérience, et qu'il s'agit même là de b condition d'ouverture du champ de la « réflexion « par où le
Monde ^institue en tant que tel, “ que cette idée donc* *i crtiçialc pour riritclligen« de l'ensemble de la
à qualifier de « cadavre moral » (D , 668), ou encore, d’âme « cadavé­ doctrine, Rousseau l'a exprimée lur-meme par une sentence dont on ne pourra que saluer l'audace :
reuse » ( 596). v Nous tu* rhcrcluins à mimaïtrc qu r parce que nous désirons de jouir » {léirf., 143), C'est que l'actualisa*
liuli tir la ti,m*r<-nit.mi e* ainri qui’ de Ulule iitlentiomialiif qui fmiclr en rlU’ ton r*sciu-i\ s'explique par la
En effet, d'où vient cet empire insoupçonné, mais véridique, de la mort ? jriuiuanic inhérente ;ï l'amour de mi. (Ile lé iruiJIrm.s le hu'ii-lomlr de la tm'lUudc Ri iiéahinique, tvnsrc
Pourquoi demandons-nous «toujours aux autres ce que nous sommes», mettre à nu une tellr urtuulisuthm). Mats celle jouissance prend, dans 1c second yiwwrj* l'aspect d'une
rsum* rhi:tti\ pour ai il si dire* Klle regarde Ja siiilsfaetion ai tend ne, vers laquelle porte le désir. Or b jouis­
pourquoi « n’avons-nous qu’un extérieur trompeur et frivole, de l’honneur sant-r u'cxt jkik seu!einem ce â cjimt .s’attend le désir, elle n'est pas seulemmi sa satisfaction, rltr est aussi tt
sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir sans bonheur » (DO I, 193) ? qui und le désir comme tel, elle est donc ne qui désire sa sut id action. Il faudrait donc écrire : nous ne déd*
rons connaître que parce que nous désirons nous réjouir - nous réjouir de la jouissance qui est relie de la
En termes phénoménologiques : pourquoi la transcendance en nous rompt- vie en nous, mais qwr nous n'eprouvons plus que comme une souffrance, fa souffrance d'être ce que nous
elle avec sa subjectivité fondamentale, son principe immanent ? Quelle est la inmmrs rt rien d'autre que cela,,. C'est donc parce que la jouissance de soi est mêler d'une intime souf­
france. que le drsir en tnnl que tel existe. Mais alors que l'inquiétude du désir peut mener à la réjouissance
source de cette cor-rupdon ontologique? A ces questions, Rousseau a (cl die n'y conduit vraiment qu'à 1a faveur du comportement dlrique* fondée dans la « perfectibilité » de
répondu : « Ce n’est point là l’état originel d el’homme... c ’estle seul esprit de l'timc humaine], fa jouissimec - duiit on r»r souhaite la ré-jouiviuiicc que si cette jouissance se trouve vécue
sur lr mode de la souffrance '"i <*t dlc-nicmc sans désir, sans désir d'altérité ou d’al le radon, elle est calme
la société et l’inégalité qu’elle engendre qui changent et altèrent ainsi toutes et tranquille, comme a pu nous la décrire le Promeneur solitaire.
nos inclinations naturelles », lesquelles sont toujours bonnes. Mais, derechef, 2. C f. chap. 6, note 1.
402 Rousseau, éthique et passion Conclusion 403

mouvement » intérieur ; et c’est b) le rejet systématique de cette souffrance pensée de Rousseau - l’essence de la nature comme vie - a, dès le premier
dans le milieu soit de l’altérité (la « société ») soit de l’extériorité (le Discours, été le même, force est de reconnaître que son exposition s’est faite
« corps »), non pas en tant qu’elle constitue proprement l’essence de ce à coup de reprises et d’approfondissement successifs. Des reprises dont
milieu, mais en tant qu’elle est constituée par cette essence, —ce sont donc ces nous avons indiqué ailleurs1 qu’elles avaient été rendues nécessaires par la
deux facteurs qui sont à l’origine des difficultés qui se sont accumulées devant teneur même de cet « objet », puisqu’il s’agissait à chaque fois de faire
Rousseau de façon préjudiciable à la bonne clarification de sa pensée. La fond sur son inobjectivité et son inintuitionnabilité foncières, le regard de
présupposition ruineuse qui a miné de l’intérieur la cohérence profonde de la connaissance devant, pour y parvenir, faire simultanément état de la
cette pensée consistait, pour le dire en un mot, à faire constamment de la possibilité de son échec (cf. également ici même, chap. 2).
souffrance un sentiment « constitué ». Ou, pour le signifier encore autre­ Prétendre que Rousseau, pendant longtemps, n’a guère été soucieux
ment, c ’est l’essence de la passivité quand elle se fonde dans la vie, ainsi que les de la cohérence interne de son œuvre, cela ne signifie donc pas qu’il aurait
errements théoriques que son traitement a pu engendrer, qui forment ce que manqué d’intelligence ou de rigueur philosophique. Il est en outre
nous pourrions intituler le véritable « problèmejean-jacques Rousseau ». absurde de vouloir imputer ce « manquement » au fait qu’il était un
A quoi tient alors la cohérence profonde de la philosophie de Rousseau ? simple «littérateu r», paranoïaque de surcroît, et préférant, somme toute,
Au fait qu’elle entretient, révèle et dénonce en même temps cette présuppo­ la rêverie à l’argumentation philosophique dûment fondée. Si souvent il
sition ruineuse. Q u’on ne voie là aucun paradoxe. Si la pensée de Rousseau s’est apparemment « contredit », s’il s’est « essayé » à divers propos, c’est
n’avait pas, à un moment donné, inclus, ne serait-ce que de manière sugges­ au contraire parce qu’il était extrêmement cohérent avec lui-même. Ceci
tive, ce qui s’oppose précisément à elle, ce qui lui est contraire et qui se tient veut dire que la raison fondamentale pour laquelle il n’a pas été au clair
ainsi à ses marges - c’est du reste ce « débordement » qui caractérise toute avec son propre projet est qu’il se méfiait justement d’une telle clarté,
grande pensée - , comment aurait-elle pu engendrer une oeuvre dont l’im­ sachant qu’elle n’était pas ordonnée ou ordonnable à la phénoménalité du
portance relève de ce qu’elle donne et donnera toujours à penser, en ce sens phénomène (à la phénoménalité de la vie) qu’il souhaitait pourtant
qu’elle invite à sa propre critique interne et à un parachèvement qui lui mettre en lumière. Rousseau a toujours su que la méthode classique prô­
viendrait alors d’une authentique interprétation philosophique ? Il est clair née par la philosophie, cette méthode qui consiste à représenter l’être par
que cette pensée n’aurait jamais atteint son faîte si elle n’avait pas encouru la pensée, n’était pas si favorable à ce qu’il entendait révéler, et qu’en ne
par elle-même, avec ses arguments et dans son cheminement propre, le s’inspirant pas d’elle, il ne lui restait plus qu’à en tirer les conséquences et
risque de rencontrer ce qui lui fait résolument échec. Or, cette mise à à déclarer solennellement : « Je n’ai jamais aspiré à devenir philosophe, je
l’épreuve que nous nous sommes ici assignée dans l’idée qu’elle signifiait ne me suis jamais donné pour tel : je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux
l’établissement de la doctrine rousseauiste sur des bases enfin solides, ce n ’est l’ê tre» (lettre à M . M éreau, 1er mars 1763, CC, X V , 246-249).
pas tant nous-mêmes qui l’avons accomplie que Rousseau, en ses Rêveries du Toutefois, il n’aura pas su dès le commencement comment ce refus
promeneur solitaire. Gomme nous avons tenté de le montrer, celles-ci, loin pouvait bien s’exprimer. Q u’il n ’en ait pas eu d’emblée l’idée, cela s’ex­
d’être un exercice autobiographique supplémentaire, offrent en effet très plique sans doute par te fait que la vie, sa propre vie, l’a empêché, jus­
clairement le dénouement, à tous les sens du terme, d’une pensée qui n’a cessé qu’au moment suprême des Rêveries du promeneur solitaire, de se saisir pleine­
de chercher, à l’écart de l’évidence rationnelle, son ultime certitude. ment du problème de fond qui le hantait. Sa vie, c’est-à-dire, en
Soulignons donc pour notre part que le « défaut » majeur des com ­ l’occurrence, la souffrance morale et la douleur physique qui en ont constam­
mentaires consacrés aux écrits de Rousseau1 provient généralement de ce ment nourri la substance - douleur toujours lancinante ou toujours trop
qu’ils identifient toujours, dans leurs expositions synoptiques, l’unité d’une vive - dont il n’a pas cessé de désirer, de toutes ses forces et par tous les
pensée et l’unité de l’œuvre. Il n’est certes plus possible de nier que l’unité moyens possibles, se débarrasser. S’il nous paraît que l’unité de l’œuvre ne
de cette pensée existe : de ce point de vue les travaux exégétiques entrepris répète pas tout à fait celle de la pensée, s’il existe à nos yeux un certain
dès le début du siècle marquent une véritable césure. Et pourtant, cette hiatus entre les deux, c’est donc parce que, dans cet « entre-deux » qui
première unité (celle de la pensée) ne peut, pour des raisons structurelles, s’est surtout ouvert devant Rousseau (c’est-à-dire devant l’Auteur), dans
impliquer la seconde (celle de l’œuvre). C ar si « l’objet essentiel » de la cet inter-dit qui donne sens et fondement à l’œuvre tout entière, sont

1. Nous pensons sp écialem en t aux très adm irables som m es que sont L a P h ilo s o p h ie de l ’ex istence de
J e a n - J a c q u e s R ou ssea u , de P. B u rgclin c i J e a n - J a c q u e s R ou sseau . Ixi tran sparen ce et l ’obstacle, de J , S tarob in sk i, 1. C f. notre ouvrage sur Rousseau, op . cit., et n otam m en t § 13-14, p, 137-150.
404 Rousseau, éthique et passion Conclusion 405

venus prendre place l’être et le devenir de Jean-Jacques. Ce qui a tenu fer­ propre existence, c'est-à-dire en ayant considéré, contre toute évidence, le
mement cet écart et qui l’a en même temps tragiquement creusé, en dres­ nécessaire (soit la souffrance de soi) comme du contingent (comme ce qui est
sant pour ainsi dire au sein même de Pinter-dit son propre « contredit » toujours dû à l’action néfaste et particulière des autres). Ce n’est donc pas la
— ce qui ne manquait d’ailleurs pas de défaire et de refaire l'œuvre en en vie qui aurait contredit l’œuvre —Rousseau, à l’inverse de ses « amis » philo­
renversant les positions avec la même énergie dont leur auteur avait usé, sophes, n’a jamais fait preuve de mauvaise foi —, c ’est bien plutôt sa pensée
quelque temps auparavant, pour les affirmer et les raffermir —, cela n’est qui, à l’exception de ce qui sera consigné dans les Rêveries du promeneur soli­
autre que la vie de Jean-Jacques - une existence, faite de mille et une pas­ taire, aura souvent reculé devant la véritable « connaissance intérieure ». On
sions, qui ne s’est, justement pour cela, jamais réduite à ce « triste métier a voulu, en outre, expliquer les contradictions doctrinales d’un point de vue
d’auteur » (lettre à Du Peyrou, 8 août 176 5 12) qui lui paraissait être le sien, psychologique, en en appelant par exemple à la très fameuse cyclothymie de
c’est-à-dire à la seule constitution d’une « oeuvre », aussi nécessaire fût- Rousseau. Mais là aussi, et comme toujours, on aura confondu les causes et
elle. A coup sûr, il faut bien le reconnaître avec Nietzsche^, Rousseau aura les effets. Que Rousseau n’ait jamais ressenti le besoin de revenir sur le
fait preuve, en rédigeant ses livres, d’une certaine haine de soi, puisqu’il est contenu passé de son œuvre, sauf, occasionnellement, pour le confirmer ;
aisé d’y voir à l’œuvre une volonté farouche de priver à chaque occasion qu’il n’ait jamais voulu se préoccuper de rectifier une soi-disant incohé­
le phénomène de la souffrance de toute caractérisation ontologique, de rence, cela ne constitue-t-il pas une preuve éloquente et supplémentaire de
tout statut primordial —comme si cela lui aurait permis de venir à bout de son extrême fidélité à soi-même ? E t n’est-ce pas, au demeurant, à cette
ce qu’il avait légitimement en horreur. ultime condition de véracité que conduit l’élection de sa devise Vitam impendere
On reproche bêtement à Rousseau de n’avoir pas vécu conformément vero : mettre sa vie à l’épreuve de la vérité, comme la vérité se met à l’unisson
aux idées qu’il aurait philosophiquement soutenues. C ’est exactement l’in­ de la vie, parce que celle-ci tient justement son essence phénoménologique
verse qu’il aurait fallu dire. Non seulement Rousseau a toujours agi en de celle-là1 ?
accord avec ce qu’il a professé (fût-ce dans l’affaire des enfants abandonnés), Quoi qu’il en soit, il nous semble qu’au cœur de cette aporie fonda­
mais s’il faut déplorer chez lui quelque chose, c’est d’avoir composé sa doc­ mentale réside le point de croisement le plus déterminant entre la vie de
trine en ne tenant pas assez compte de la donnée pourtant irrécusable de sa Jean-Jacques et l’œuvre de Rousseau ; et c’est là que s’abrite également
l’essence toujours mécomprise de ce qu’on a eu tendance à appeler sa
«m alad ie». Car, pour le résumer d’un mot, Rpusseau ne fut jamais
1. Cf. lettres philosophiques, op. cil., p, 149.
malade que d’une seule et même chose —d’avoir dû sans cesse pro-jeter hors de
2. N t m t h r r v t s c s s o n t I f * c r i l 'i q u e * M c t B i K 'l i r r m i r * d e R u u s s im u : N k 'f je s i 'l t r [n v s c îili* m ê t u r ç r n n n ïc soi la souffrance qui était la sienne, en l’inscrivant inlassablement dans le réseau serré
T a n t i-R o u s s e a u p a r r x r i 'î f c i H T . A iïw ’t* d a n s U n iV u g m o M m a m is e r ii d a ia n t d e I-Hi.17, N ic L £ $ e tu r o p p o * c
n o ta m m e n t so n p r o p r e « r e t o u r à l a m m r r » ri c e l u i q u e tt p r ê c h a i t » f t o i t s s r a u t i n i i c e t i : a v u il t lu i . A p r è s
des « causes» extérieures, et cela afin que, grâce à l’irréalisation dont elle fait l’objet
a v o ir a c r a h l è R o u s s e a u d e s p ir e s u n a tlu -m r x ( « " h o m m e r n o d e n i r ” t y p iq u e . îr ié iilis lr r ! e a n a î l l r r u « lie du fait de son extériorisation et de sa mise en image, grâce à sa projection dans l’ir­
s c u l r p e r s o n n e » , * a v o r l u n q u i s 'e * t a u s e u il d e n o t r e è jH w p ie m o d e r n e » .1« r tp r é s l ’ u v o ir p r é s e n t é
réalité du Dehors où tout se tient comme à l’extérieur de soi, et où rien ne saurait plus
c o m m e un u r ir e q u i o tm t besoin r ie la " d i g n i t é m o m i e " e t d e s o n a t t i t u d e , p o u r w s u p p o r t e r l u i - m ê m e »
( e t q u i. s u it d it p a r p a r e n th è s e , e s t lo in d ’ ê t r e fa u x ) . N ic l& s e h c c e n t : « M o i a u s s i, j e p a r le d u " r e t o u r h la être senti, il puisse enfin s’offrir l’illusion d’avoir réduit le caractère subjectif de son
n a t u r e ” : q u o i q u e c e n e s o i t p a s e n s o m m e u n “ r e t o u r " m a i s u n e " m o n t é e ” d a n s l e * f o r t e s ,, s o l a i r e s e t t e r ­
malheur, en en déchargeant la « responsabilité » sur le dysfonctionnement notable de
r i b l e * n a t u r e c i i n g é n u i t é d e l’ h o m m e , q u i p e u v e n t n p e r m e ttr e d e jo u e r a v e c d e g ra n d e s ta ch e s» p a r c e
q u 'e l l e s * c b a s e r a ie n t e t w d é g o û t e r a ie n i d e c e q u i e s t p e tit » ( F r a g m e n t p o s t h u m e 9 [ 1 1 6 ) , a u t o m n e 1 8 8 7 , son corps organique, ou tout simplement sur l’aigreur, la bassesse ou la cruauté des
in Œuvres phi/osophiques r «mptitf*, ap. fit ., p . 6 8 * 6 9 ) ,
X I I I , c r i* c i l * ,
«autres». Mais pourquoi donc cela? Parce que, comme Nietzsche nous
O r . m e m e s ’il e u de ht plus h aute évidence q u e Te/niirJ q f i n 'a r ifit n v o ir avec « Fu m eu r rit1 l'o rd re
il reste q u e 1rs deux »m eu rs s c son t e/Tore«. ch acu n A sa m an ière c i selon son style jje rso n n e l. rie m éditer l’apprend dans sa Généalogie de la morale, « celui qui souffre cherche instinc­
un e essence intim e de l'ê tre q ui se situ erait, jx m r le p rem ie r e ii d e \ è du b ie n r l du m al fhi n a tu re co m m e tivement à sa souffrance une cause ; plus précisément, il cherche un
vie, c ï la vie c o m m e am o u r de soi), et p o u r le secon d p a r - d e l à c e lte distin ctio n op érée p a r la tyrannie1 d 'im e
m o n d e a tta c h é ? au respect de valeur* ratiurm eile* (ta-vie co m m e volon té de puissance'). A ussi pourrïm is- auteur ; plus exactement encore, un coupable lui-même susceptible de
nnus envisag er le u r d ifféren ce en pu rian t du fait q u 'e lle d épen d, pou r une part, de ce jv im t ri'a flin ilt' (un souffrance - bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse, réelle­
p oint qui 1rs a (Tailleur?, tous Jr e d r u x rendu* s iriiiiie s de percée iitim*. il ne b o t pas h ésiter à le rap peler).
C ite ? Nk'iir.iehr. ré p o n d an t. lu vie (« !» v îr est volon té de p u lssu tre » : i f. t'i.tg u ieiii [K>*iîmmr tî| l Tw j, ment ou en effigie, et sous n’importe quel prétexte, décharger ses passions :
aurntmieNtlir>.,muimiii“ IHNlf in \ f ' in fa ' - H p h ù p u * o n u p t e t o , X I I , |i.ir|,J I le iv ie r, é d . t ir ., t'ITft, p II il)}, car la décharge des passions est, pour celui qui souffre, la meilleure façon
TrxisU'iUT et le m om ie tir se jn s îilie n t, « e irr n e lle m n n », q u 'e u tant q u e p h én om èn e e \ i h r i u } t t f \ y i . h
rince d e i n tragédie, é d . r it ., *>p. e i t . 1977. p. 6 1 ) : c n n - jusrilii-niinn 'Jupplunlmu c e lle , « m alad ive » , q u e ht de chercher un soulagement, un engourdissement, c ’est là le narcotique
m o rale lui iiii|x>*e d é j à . A lors q u e pour Rouiurun. I» eie n e rie jn stilie , si («iMielois elle devait exiger
m ie telle ju stiliea lin u (et vite lie Iv doit q u e p â tr e q u 'e lle n V u jia s q u v jiu ik m iic r intérieure,, elle vm mivri
souffi iinre de soi), q u 'e n tant que p h én o m èn e é t h i q u e (au sen s d 'u n » il faui a p p ren d re \ aim er la vîr ■> • 1. C f notre analyse do la devise de R o usseau, « Vitam im pen dere v e r o » , in I s N ou v eau com m erce.
(T, A//* H , 3 9 3 ) : un e éth iq u e qui sub ord on n e ii son p ropre a rr o m p littc in e til tout «< a n u digne de c e mmi* C a h ier 9 2 / 9 3 , autom ne 1994, p. 117-122.
406 Rousseau, êtkique et passion Conclusion 407

qu’il recherche inconsciemment contre toute espèce de tourm ent»1. Mais, ligner : cette radicale emendatio ne consiste pas tant en une morale du
répétons-le, ce n’est pas seulement l’expérience intime de Jean-Jacques qui devoir-faire - Rousseau la récuse à tant d’égards — qu’en une éthique du
aura tiré son origine de ce besoin, c ’est aussi la cohésion unitaire de la doc­ bien-être (de l’être en tant que « bon »), c’est-à-dire de l’affectivité au
trine de Rousseau qui aura été pour ainsi dire «victim e» de cet « instinct principe de toute action. C ar où s’enracinerait, en définitive, la condition
qui m’est naturel, me faisant fuir toute idée attristante», comme l’auteur des de possibilité de l’action en général - cette condition sur laquelle toute
Rêveries l’a du reste parfaitement reconnu dans une incidente fort significa­ éthique digne de ce nom repose ? Nulle part ailleurs que dans le «je
tive de son texte (R, 1062). En tout cas, ainsi que le déclarait sans fausse peux » où se rassemble la force d’âme de « l’agent libre ». Et de quel ordre
pudeur le « Rousseau juge de Jean-Jacques », ce n’est rien d’autre que est ce «je p e u x » ? D’où provient sa puissance infrangible? Comment se
cette « faiblesse » qui l’aura sans cesse porté à expulser la souffrance hors révèle son être absolu ? Autant de questions auxquelles toute la « Profes­
de sa sphère originelle d’expérience affective, et à la concevoir, par voie de sion de foi du Vicaire savoyard » aura eu pour tâche de répondre ceci, à
conséquence, comme un sentiment « composé », un sentiment dépendant savoir que la puissance absolue du «je peux » s’enracine si bien dans un
de la réflexion, et constitué au sortir de la nature, en « supplément » de «je me sens exister », qu’il tend à s’identifier phénoménologiquement avec
l’incessante naissance transcendantale du moi à la vie. lui. Autrement dit, la possibilité ontologique de l’action - son mobile
Ainsi, en nous appuyant sur certains acquis de la phénoménologie, nous essentiel —réside dans l’affectivité transcendantale, et uniquement en elle.
avons tâché de surmonter les difficultés, les apories, les hésitations qui parsè­ Et c’est pourquoi, si l’on nous demandait enfin de traduire, sous forme
ment cette œuvre foisonnante et fondamentale, et qui font bien souvent le impérative, l’éthique de Rousseau, nous choisirions un seul énoncé qui, à
désespoir des commentateurs courageux qui la prennent au sérieux2. Nous nos yeux, résume tout : « Il faut être soi»1. Négativement, une telle injonc­
avons pu nous rendre compte à quel point, chez Rousseau, « tout se tient... » tion signifie qu’il ne faut pas que je sois en contradiction avec ma propre
(ébauches des Confessions, 1153), comme il voulait d’ailleurs lui-même nous « position » ontologique, en désaccord par rapport à l’accord immanent et
en persuader. Nous avons pu nous rendre compte qu’il n’est légitime de par­ insurmontable qui lie indissolublement mon être à la tonalité de fond dans
ler de l’unité exemplaire de cette pensée que parce que son auteur a réussi à laquelle cet être est posé. Positivement, cela veut dire: il faut jouir de la
fonder, pour la première fois sans doute dans l’histoire de la philosophie vie en moi. Il faut en jouir car, on s’en souvient, « l ’homme qui a le plus
occidentale3, \&possibilité de l’éthique ailleurs que dans la sphère axiologique vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années ; mais celui qui a le plus
de la « raison pratique ». Ailleurs : c ’est-à-dire en vérité dans l’absolu du cœur senti la vie» (E , 253).
lui-même, dans la sphère d’immanence radicale de la subjectivité, dans la « nature » Cet impératif - il faut être soi - est cependant loin d’être catégorique.
—vivante et affective —où s’édifie le Soi de la vie. Pour s’imposer et devenir effectif, il dépend nécessairement d’une condi­
D ’une telle philosophie il ressort en effet que, dans l’esprit de Rous­ tion unique et absolue : que le « sujet éthique » ou le prétendant à la
seau, il n’y a point d’ontologie véritable qui ne s’accompagne du dévelop­ sagesse se (con)tienne dans le présent vivant de la vie, dans l’immanence
pement d’une éthique concomitante, plongeant ses racines dans la tour­ de son Soi-même. D ’où la variante proposée par la théorie éducative
nure ou la « sphère » auto-affective de l’existence. Il n’y a pas non plus de - c ’est-à-dire « m o ra le » 2 - de YÉmile'. «Assigner à chacun sa place et l’y
sagesse sans la mise à découvert d’un fondement ontologique - les deux fixer [c’est-à-dire le sensibiliser à l’idée qu’il convient de soutenir sa “posi­
trouvant leur source commune dans la pleine révélation à soi de la subjec­ tion” ontologique dans l’ordre de l’absolu], ordonner toutes les passions
tivité absolue, dans l’irruption en soi de la vie. C ’est ainsi que Rousseau, humaines selon la constitution de l’homme [soit : lui apprendre à propor­
en nous confiant que son œuvre est née à la suite d’une « réforme intellec­ tionner son vouloir à son pouvoir, ses désirs à ses facultés singulières] est
tuelle et morale » (R, 1016), sous-entend que cette réforme a été indistinc­ tout ce que nous pouvons faire pour son bien-être» ( ibid., 303). Pro­
tement intellectuelle et morale, et qu’elle a même consisté à prendre en gramme éthique que Rousseau répète plus loin sous la forme abrégée
compte cette indistinction principielle. Mais là encore, nous devons le sou­ d’une maxime : il faut, dit-il, « [nous] tenir toujours en [nous]-mêmes et atten-
tiffs] à ce qui [nous] touche immédiatement» (ibid., 359). Remarquable
maxime, qui offre par bonheur l’avantage de rassembler en une seule
1. F. N ietzsche, l u i G é n é a l o g i e d e l a m o r a l e , éd. c it., o p . c i l . , p. 31 6 .
2 . « ... O n m ’accu se, d éclare Rousseau dans un texte ad m irable et resté inédit, d ’ctre rem pli de
contradictions, de folies, de n ’avoir q u ’un petit m élange de m ots bien agencés, j e ris et j e laisse rire... » 1. R ousseau à B e rn ard in de S a in t-P ierre , cité p ar P .-M . M asson , L a teligion d e J . - J . R o u s s ea u , I I ,
(m anuscrit de la C in q u iè m e l e t t r e é c r i t e d e l a M o n t a g n e , cf. O C , I I I , 16 5 5 ). Paris, H a ch e tte , 1 916, p. 2 5 6 .
3. Su r un princip e différent de Sp in oza et avant les tentatives de S ch op en h au er, N ietzsche ou 2. N ’oublions pas q ue le dessein qui préside à l’éd u cation d’É m ile tient en ces quelqu es m ots, dont la
Schcler. p ortée éth iqu e est v éritablem ent infinie : « Vivre est le m étier que. j e veux lui appren dre » ( E , 2 5 2 ).
408 Rousseau, éthique et passion Conclusion 409

détermination les quatre traits fondamentaux de la « nature » originelle essentiel, ne nous conduit-elle pas à nous interroger sur ce quelle est —ainsi
comme la vie phénoménologique pure —soit : l’immanence et l’affectivité, que sur le mode selon lequel il nous apparaît tout d’abord qu’elle est ?
l’immédiateté et l’ipséité - , tels qu’ils structurent le fundamentum inconcussum Nous apprenons qu’elle est, dirait Rousseau, parce que nous éprou­
de la «véritable philosophie» de Jean-Jacques Rousseau. vons cette essence en tout point de notre être, comme la chair de notre
Mais cet impératif mérite encore moins son nom, car, en plus d’être chair, comme la vérité la plus criante à laquelle il nous est donné d’avoir
conditionnel, il ne concerne jamais le devoir-être comme tel, l’être qui n’est affaire au cours de notre existence, —vérité absolue qui nous assujettit à
pas encore mais dont on attend qu’il soit ; il dépend, au contraire, de l’être elle autant qu’elle nous libère en elle. Nous l’éprouvons comme ce dont
lui-même, en son auto-révélation immédiate et intérieure, en l’abondance et nous jouissons d’être, mais dont nous souffrons aussi quand nous nous avi­
la vivacité de son présent (ou don de soi). Cet impératif résulte de la « bonté » sons qu’il est impossible que nous soyons autrement ou sans elle.
principielle propre à l’amour de soi. Car, comme le dit Rousseau en pensant Pareille essence, affirme Rousseau tout au long de son œuvre, réside dans
probablement à Spinoza, « une vue purement spéculative ne saurait dans le le fait de porter en nous l’essence de la vie comme ce qui, nous portant, exige
cœ ur humain l’emporter sur les passions, ce serait, à ce qui est moi, préférer en même temps que nous la supportions. C ’est d’elle, et d’elle seule, dont
ce qui m ’est étranger ; ce sentiment n’est pas dans la nature » (lettre à l’abbé notre nature est faite. Nous étant toujours déjà et àjamais donnée, c’est-à-dire
de Carondelet, 4 mars 1764, CC, X I X , 198). Q u’est-ce donc qu’un senti­ accordée —dans la plus saisissante et la plus insurmontable des passivités —
ment existant dans la nature, si ce n’est un sentiment qui s’accorde immé­ comme ce que nous sentons et subissons de nous-mêmes, cette nature essen­
diatement au principe de toute vie ? Un sentiment qui s’y accorde, même, tielle consiste ainsi à être chargée de ce poids accablant qui peut, selon que
jusqu’à devenir son intérêt le plus immédiat, cet intérêt étant alors stricte­ nous sommes « faibles » ou « forts » en notre « âme et conscience », nous
ment relatif à l’amour de soi et au cercle que la subjectivité « posée » définit anéantir ou nous élever, nous renverser ou nous amener à l’équilibre qu’il
de manière concentrique (c’est-à-dire immanente) autour de son ipséité. Cet nous faut. L ’essentiel dépendant de cette force et de cette faiblesse aux­
intérêt est ce qui nous retient toujours en nous-mêmes et nous touche immédiatement. C ’est quelles nous sommes soumis dans notre usage de la vie - comme il dépend
pourquoi, plutôt que d’impératif, il faudrait ici parler de précepte, formula­ également de cet usage de la vie qui nous rend forts ou faibles.
tion moins autoritaire du principe éthique. En effet, comme l'annonce à Bref, la vie, loin de se laisser observer « curieusement », comme le sou­
l’adresse d’Émile son précepteur : « Je n’ai qu’un seul précepte à te donner et haitait Montaigne, engage tout simplement à vivre, et à l’éprouver telle
celui-là comprend tous les autres : sois homme, retire ton cœur dans les qu’elle est, telle qu’elle ne cesse de s’éprouver soi-même et de s’accroître
bornes de ta condition » ( E , 819) —retire-le dans la sphère intérieure et stric­ ainsi de soi. L a vie, il convient, en fin de compte, que nous en jouissions
tement individuelle de ta position ontologique. C ’est là ton véritable intérêt, comme cette jouissance qu’elle est et à laquelle nous nous fermons dès que
celui qui, à le suivre, te mènera au seuil de la sagesse. C ar « l’homme sage sa charge - la charge de son propre bonheur d’exister ! — devient pour
sait rester à sa place » ( ibid., 310), là où ce qu’il désire se conforme sans faux- nous trop lourde, la « pression » indéfectible de son étreinte intérieure se
fuyants à ce dont il est capable. révélant subitement insupportable. C ar le bonheur de la vie peut entraîner
Très tôt Jean-Jacques Rousseau aura donc été gagné par l’idée que notre malheur à nous - à nous qui le plus souvent ne sommes pas assez forts
« la philosophie de l’âme conduit à la véritable gloire », mais que si elle y pour la prendre comme elle est. L ’ « esprit de vie» qui naturellement nous
conduisait clfcclivcmrnl, elle «n e s’appren|ait] pas» pour autant «dans déborde de toutes paris, nous opprime et nous oppresse alors aussi bien,
les livres» (A-DSA, 81). Qui, de fait, se risquerait à enseigner ce dont son excédence étant ici vécue sur le mode de l’excès. Nous devenons insup­
fam é est principe - c ’est-à-dire la vie - , ou ce qui lui convient ? A l’aide portables à nous-mêmes. Ivres de désespoir. Au point que si l’on devait,
de quel savoir ou en vertu de quelle expérience insigne le pourrait-il ? pour y remédier, « apprendre » quelque chose, ce ne serait qu’à avoir plus
Qui s’attache à en étudier l'essence devient-il, en la perplexité induite par d’estime pour soi-même, pour ce Soi auquel, livrée au sentiment de son
son étude, un être plus vivant ? A quel titre dirait-on qu’il y sera sensible ? existence - à son sentiment de soi — la vie est, ainsi que 1’ « être» qu’elle
Certes, comme l’énonce quelque part Heidegger, « l’essence nous demeure engendre, irréductiblement et insurmontablement acculée. Rien de plus.
fermée tant que nous ne devenons pas nous-mêmes essentiels en notre Mais c ’est là, en vérité, qu’est la difficulté, car c ’est là que réside en défini­
essence»1. Mais cette essence, à qui nous devons à l’évidence notre être tive la charge même de la vie : être soi, être un Soi, et rien d’autre. C ’est
pourquoi, plus que d’être philosophes, il nous importe - à nous qui sommes
et demeurons vivants par le refus de « parfaire le triomphe de la mort »,
1. M . H eid egger, D e l ' e s s e n c e d e l a l i b e r t é h u m a i n e . I n t r o d u c t i o n à l a p h i l o s o p h i e , of>. c i t . , p. 27 5 . refus dont il nous faut inlassablement témoigner —, il nous importe, disions-
410 Rousseau, éthique et passion Conclusion 411

nous, d’être sages : d’user avec « contentement » de la vie, de nous y accorder n’implique-t-il pas à l’origine que la bonté puisse librement se faire, qu’elle
sans devoir nous opposer à elle, de la dire - ou plutôt de l’ex-primer - sans la puisse se manifester ou avoir lieu —ce qui suppose que l’amour de soi soit
contredire ni l’interdire, c ’est-à-dire en laissant résonner en notre cœur la à même d’accomplir « en paix » ce « pur mouvement » immanent qu’il est,
voix naturelle de l’intériorité (de la nature primitive), qui nous entraîne à et par lequel la vie ne cesse (telle est sa « perfectibilité ») de venir en soi-
obéir à sa volonté immédiate, à ce vouloir dont la « bonté » est inaltérable même en s’accroissant de soi ? Bien faire, cela signifie donc : laisser le plai­
puisqu’elle procède en réalité de l’incessant amour de soi qui, par principe, sir d’exister jouir de soi, laisser au sentiment intérieur le droit (le « droit
conserve en soi et accroît de soi la vie. En un mot, il n’est de sage que celui naturel ») de se sentir soi-même. En ce sens, bien faire équivaut à se faire
qui jouit de cette «volupté pure qui naît du contentement de soi-même» plaisir. E t si se faire plaisir veut dire : prendre plaisir à ce plaisir que l’on
(E , 591). Ou, en d’autres termes, et sur un mode plus prescriptif: pour être se fait, alors, se plaire à bien faire est bien le prix d’avoir bien fait.
sage, il n’est que d’obéir à la nature, « nous connaîtrons avec quelle douceur Pourtant, Rousseau poursuit sa phrase en disant : « ... et ce prix ne
elle règne, et quel charme on trouve après l’avoir écoutée, à se rendre un bon s’obtient qu’après l’avoir mérité », ce qui soulève plus de questions. C ar
témoignage de soi » (ibid., 597). toute la difficulté du problème éthique est là — dans la nécessité d’un tel
Telle est de la «véritable philosophie» la ligne de faîte, si rarement mérite. D ’où ce mérite proviendrait-il ? S’il est le nôtre, s’il doit nous
atteinte. Telle est cette sagesse de la vie grâce à laquelle « nous pouvons appartenir afin de nous élever au plein accord avec nous-mêmes, ce mérite
être hommes sans être savants» (ibid., 601), ou cette «philosophie de ne devrait provenir que de « là où nous sommes », c ’est-à-dire de ce qu’il
l’âme » qui naît de son obédience naturelle à soi, quand, vigoureuse, forte nous est donné de vivre quand nous nous souffrons nous-mêmes, quand,
et ferme —en un mot : vertueuse1—, cette âme se refuse, par vigilance, à prê­ impuissants et faibles par nature, nous subissons notre être comme cela qui
ter l’oreille à ce chant des sirènes qui lui assigne pour vivre un lieu étran­ demeure insurmontablement acculé à soi. Un tel mérite relèverait de ce
ger à soi-même et à l’immanence de sa position ontologique, un lieu à pro­ que, plongés comme nous le sommes dans cette passivité fondamentale et
prement parler invivable, où elle ne laisse de disputer à ses « semblables », débordés par elle, nous nous efforcerions quand même de résister à cette
dans le recouvrement de sa propre ipséité et par la négation de celle d’au­ tendance qui serait alors la nôtre et qui consisterait à nous lier le plus sou­
trui, une identité purement extérieure (une figure ou encore une « place ») vent à ce que nous ne sommes pas mais désirons être - désir irrépressible,
au détriment d’un tiers soumis au même « état ». « besoin absolu », responsable, avec la souffrance qui y préside, du fait que
Ainsi l’éthique que Rousseau nous invite à honorer conjugue-t-elle la nous sortons pour ainsi dire hors de nous et nous désaccordons quant à la
vertu et le bonheur en une seule et même épreuve ontologique - ce qui per­ tonalité fondamentale de cette invisible position ontologique qui nous
met, du même coup, à son auteur de surmonter à sa manière le fameux retient en soi, en sa nécessité et son accord suprêmes. Par conséquent, c’est
dilemme sur lequel ont eu à achopper maintes morales précédentes. D ’une parce que nous ne cessons de vouloir aller à l’encontre de la concentricité
part, en effet, Rousseau établit qu’il n’y a que le moi sans contradiction, que circonscrit en notre « c œ u r» la sphère d'expérience réelle de notre
c’est-à-dire l’être jouissant pleinement de soi, qui puisse se montrer affectivité, parce que nous sommes toujours en train de chercher désespé­
capable de vertu morale, c’est-à-dire de pitié : ainsi, dira Rousseau, « qui­ rément à nous éloigner du Fond de la vie qui est en nous, qu’i/ ne peut qu’y
conque se suffit à lui-même ne veut nuire à qui que ce soit» (D, 790). avoir du mérite à être soi sans contradiction.
D ’autre part, le moi qui agit vertueusement, excellemment (c’est-à-dire C ’est dire que l’éthique qu’évoque Rousseau ne s’édifie qu’à ta condi­
avec toute la « force » dont son âme se sent capable, du fait de son « équi­ tion que soit récusée, au nom du Soi posé par la vie et en elle, toute reven­
libre intérieur») ne peut pas ne pas en éprouver du plaisir, puisque le dication ou distinction préférentielle due à l’amour-propre. C ’est dire
principe même de cette force s’enracine dans l’auto-affection de la vie et aussi que sa sagesse cordiale ne résulte guère de l’expérience des choses de
son «je peux » fondamental. En ce sens, dira aussi Rousseau, « se plaire à ce « vaste univers » où nous nous trouvons comme «jetés à l’aventure »
bien faire est le prix d’avoir bien fait... » (E , 602)2. C ar bien faire, cela ( LM, 1092), puisque, le monde étant ce « branloire perenne» qu’évoquait

de la su b jectivité, c ’cst-à-d irc à l’cqu ilib re des puissances qui la constitu ent en tant que Pu issance du « j e
1. C f. « L a vertu qui est la force et la vigueur de Pâm e » ( D S A , 8). V o ir egalem en t sur ce thèm e, peux » et Puissance du « j e veux i>.
notre o p . c i t . sur Rousseau, § 8 -9 , p. 7 6 -1 0 1 . R cm a rq u o n * au p .i^ ig c q u e cul d: idée fond am entale selon laquelle « s e p h m e a bien Hure o ( le prix
2. Proposition à l’évidence plagiée de S p in o z a , qui disait dans l’ultim e « proposition » de V É t h i q u e d’avoir b ien Uni e eite clé de vfiiiie de l'é th iq u e se retro u vera date. le '/Mriirfui de
(livre V , prop. 42) : « L a B éatitu d e n ’est pas la récom p en se [ou le p rix] de la vertu, m ais la vertu m êm e »> W iitg e n ste in , an § 6 . 4 2 2 : « Il eM (K iu m n t c la ir que l'é th iq u e u'ii rien à v o ir av e c le vlm lim em r i la
{ o p . c i t . , p. 3 20), C ep en d an t, Sp in oza con ju gu e c e lte b éatitu de ou cette jo ie à la répression des désirs récom p en se au seu l usuel. [__J II doit y avoir, en v érilé, une es|K'Cc de e h âiîtn eu l et un e irspèec de iç iu in -
qu 'elle rend ainsi possible. Rousseau, lui, ra tta c h e le plaisir d ’avoir bien fait à l'accom p lissem en t éthique p rn se éth iqu es, mais, il doivent b ic u *e trou ver dans l’acur hii-m énu:- »>
412 Rousseau, éthique et passion Conclusion 413

Montaigne en ses Essais, l’âme n’y trouve jamais son « assiette » [R, 1046) par principe à toute saisie intentionnelle, à toute réflexion, à toute intui­
véritable, c’est-à-dire le fondement de cet équilibre interne en grâce tion, et s’il faut reconnaître qu’elle ne peut, en son archi-donation profuse,
duquel il devient légitime de dire, à l’instar du Promeneur solitaire, que que récuser la donation de sens dont on souhaiterait en toutes circons­
« pressé de tous côtés, je demeure en équilibre parce que ne m ’attachant tances qu’elle fasse pourtant l’objet, la vie, donc, ne cesse malgré cela de
plus à rien je ne m ’appuie que sur m oi» ( ibid., 1077). D ’ailleurs, si l’âme fuser à travers chacun de nos actes et de produire comme ce que nous
devait se préoccuper d’arracher au monde la « mesure réglante » de son sommes les « fruits » de notre nature propre. Comment, en ces conditions,
être, ne serait-elle pas contrainte de s’y abandonner aussitôt, et d’éveiller ne pas se soucier de la faire fructifier encore davantage ?
ainsi une ultime contradiction, due au fait qu’elle s’emporterait alors loin Pourtant, cette surabondance de vie, cet infini accroissement de soi de la
de cette source vive et intérieure (sa « nature » véridique) qui lui donne vie en elle-même, à partir desquels se révèle la plénitude du présent, la profu­
d’être a) ce qu’elle est — une pure subjectivité, un pur sentiment d’exis­ sion du don de soi, c’est cela que Rousseau a découvert comme étant le plus
ter - , et b) là où elle est - au cœur de la vérité transcendantale, dans l’in­ lourd à porter. C ar il n’y a pas que le malheur qui soit insoutenable, il y a aussi
comparable présent de vie que l’affectivité ne laisse de s’offrir à soi-même ? le bonheur avec lequel le malheur se confond —dans le Fond absolu de la vie,
leur commune origine. Telle est la source de notre dépit, ce qui provoque
ÄÖ
aü a souvent le désespoir en nous —nous entraînant alors à abandonner l’autorité
que notre esprit détient, au profit du monde extérieur, de la démesure dis­
Toute la patience extraordinaire de Jean-Jacques Rousseau n’aura eu trayante de ses artifices et de ses pouvoirs constitués.
d’autre emploi que de faire du pur « esprit de vie » l’authentique et incon­ Vingt ans après la mort de Rousseau, Hölderlin, le plus sensible sans
testable auteur de son œuvre. C ’est ainsi qu’il lui aura en toute justice doute des ses «lecteurs», celui qui a su le plus justement faire écho à cette
rendu hommage. Tout au long de sa cruelle existence, Rousseau n’aura parole d’autant plus puissante qu’elle fut incessamment traversée par sa
cessé de chercher la réponse à une seule et unique question. Cette ques­ propre impuissance, Hölderlin, donc, a témoigné de ce que la sagesse de
tion, la plus profonde qu’un homme puisse soulever, et qui le soulève et
Rousseau a, encore et toujours, à nous dire — et ce qu’elle a à nous dire,
l’élève à sa véritable hauteur d’homme, est celle vers laquelle toutes les
c ’est essentiellement ce à quoi il faut nous attendre dès lors que nous déci­
autres tendent et s’abîment : qu’est-ce qui fondamentalement nous concerne ? Ce
dons, sans restriction aucune, mais « chacun à sa mesure », d’ « épouser la
qui fondamentalement nous concerne, c’est notre « nature » (notre nature
démarche de la v ie » 1, et en celle-ci, de prendre, quant à soi, position :
est telle qu’elle consiste à être concernée par soi), soit le fondement vivant
de notre vie, l’essence de l’être comme subjectivité —comme Soi-même. Ce « Cependant, devant certains
concernement essentiel apparaît quand l’apparaître pur, fulgurant pour Cela s’enfuit vite, d’autres
la première fois en lui-même, donne à l’être d’être ce qu’il est : une puis­ Le gardent plus longtemps.
sance originelle et intérieure de manifestation, une puissance de vie. Les dieux éternels sont
Quand, en d’autres termes, souffle l’esprit, lequel se révèle originellement Plein de vie tout le temps ; jusqu’à la mort
comme l’intérêt absolu de la passion dé soi, passion infinie et incessante, un homme, pourtant, peut aussi
autonome et obscure, naturelle et solitaire. En mémoire malgré tout garder ce qu’il y a de meilleur
L ’esprit, tel que l’entend Rousseau, qui vibre au cœur de la vie et de E t alors il connaît ce qu’il y a de plus haut.
sa subjectivité absolue, l’esprit qui est l’apparaître initial, le Soi-même de Seulement, chacun a sa mesure.
l’apparaître, voilà ce que, dans son admirable ode à Rousseau, et avec une C ar lourd est à porter
compréhension sans égale, Hölderlin symbolise par l’image de l'arbre, qui Le malheur, mais le bonheur est plus lourd.
vient en son milieu éclairer son poème : « Cette profusion de vie, écrit-il, l’in­ Un sage pourtant a su
fini qui le cerne et s’éclaire, [l'arbre] ne les comprend point. Mais ils vivent Du midi jusqu’à minuit
en lui et voici, comme une présence chaleureuse, efficace, son fruit jaillir»1. Et jusqu’à ee que le jour resplendît,
La vie, s’il est vrai que nous ne la « comprenons » jamais, qu’elle échappe Au banquet rester lucide. » ’

1. F. Hôldcrlin, « Rousseau », trad, G. Rond et R. Rovini, in Œuvres, op. rit., p. 773. Saluons, au 1. F. Hölderlin, « Rousseau », tiad. rit., in Œuvres, op, rit., p, 774.
passage, le très beau commentaire que J . Starobinski lui consacre dans son op, rit., p. 311. F. Holdoilin, « Le Rhin », trad. F. kodier, Michel Chandeigne, Paris, 1987.
Index nominum

Adam (Charles), [V, Claudel (Paul), 129.


Alain, 151. Colli (Giorgio), H).
Alembert (lean Le Rond d’), 318, 327. Gomte-Sponville (André), 151.
Alquiè (Ferdinand), 53, 55, 373. Condillac (abbé Étienne Bonnot de),
Angelus Silcsius (Johannes SchcITlcr v u , 26, 31-32, 5 1 ,5 6 , 60-61,65-67.
dill, 357, 365-366. Conzié (François-Joseph de), 347, 349-
Aristoie, X, 151. 212-220, 290, 305, 350, 354-355, 360,
361. CoLiloubariisis (Lambi ns), 217-218.
Artaud (Antonin), 248. Courtine (jean-François), 248.
Augustin (saint), 81, 87, 102, 374.
Dalloz (Pierre), 375.
Bastian (M .-R.), 4. Delbos (Victor), 3.
Beaumont (Christophe de), [V, 103, Deleuze (Gilles), 10-11.
349, 364. Dcprun (Jean), 164.
Bernard de Clairvaux (saint), 375. Deralhé (Robert), 134, 207.
Boi ieau (Nicolas), 299, Derrida (Jacques), 140, 275, 289, 296.
Bonnefoy (Yves), 271, Descartes (René), IV, VII, X !, 31-32,
Bordes (Charles), 107. 34-35, 37-42, 45-51, 53-54, 56-60, 62,
B ré hier (Émile), 373. 66, 71, 8 2 ,9 0 , 98, 191, 197-198, 201,
Breton (André), V. 284-291.
Broch (Hermann), 327. Diderot (Denis), 31, 154, 305.
Brokmcier (Wolfgang), 259. Du Peyrnu (Pierre-Alexandre), 404.
Burgt'lin (Pierre), 23, 167, 305, 315, Dussori (Henri), 88,
402,
Erkhart (Maître), 84, 193.
Garni ulclui (abhé île), 24, 227, 336, Kltrnrd (Jean), 3,
408. Eigeldinger (M arc), 305.
Cassirer (Ernst), 2, 23. Epicure, 102.
Ch am Tort (Sébastien Roch Nicolas, dit Épi nay (Mme Louise d'), 256.
Nicolas de), 151.
Cicéron, 102. Farraclii (Armand), 256.
Clarke (Samuel), 350, 366. Fédior (François), 214, 264.
416 Rousseau, éthique et passion Index nominum 417

Fichte (Johann Gottlieb), 2. Kierkegaard (Soren), 7, 164, 214, 219- Pindare, 304. Spinoza (Baruch), 7, 134, 227, 305, 393,
Foucault (Michel), 330. 220, 247. P lan (Henri), 357. 406, 408,411.
Franquières (Laurenl-Aymon de), 222, Platon, 10. Starobinski (Jean), 140, 237, 242, 268,
369. La Bruyère (Jean de), 151. Pope (Alexander), 349-353, 366. 275, 282, 305, 318, 402, 412.
Lacouc-Labarthe (Philippe), 247. Streckeisen-Mnultou (Georges), 130.
Gagnebin (Bernard), IV , 26. Lamy (Bernard), 282. Rameau (Jean-Philippe), IV, Stevens (Bernard), 215.
Gassendi (Pierre Gassend dit), VII, 39- Launay (Marc B. de), 23, 173, 176, 248. Raymond (Marcel), IV, 26.
41, 43. La Rochefoucauld (François duc de), Ricatte (Robert), 131.
Tannery (Paul), IV.
Goldschmidt (Victor), 140. 151. Rimbaud (Arthur), 320.
Tertullien, 299.
Gouhier (Henri), 31, 53, 60-61, 167, Leigh (Ralph A.), IV. Robinet (André), 53.
Tisseau (Paul-Henri), 7, 220.
349. Littré (Émile), 299. Rosset (Clément), 3.
Tricaud (François), 134.
Goyard-Fabre (Simone), 134. Locke (John), VII, 26, 28, 31-32, 287. Roud (Gustave), 261, 412.
Gratien (Jean), 231. Lovejoy (Arthur O.), 350. Rovini (Robert), 412.
Guyon (Bernard), 299. Van Gogh (Vincent), 12.
Mably (Jean Bonnot de), IV. Saint-Pierre (Jacques-Henri Bernardin Vandevelde (Pol), 215.
H aar (Michel), 248. Maine de Biran (Marie-François-Pierre de), 407. Vauvenargues (Luc de Clapiers, mar­
Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), 10, Gonthier de Biran, dit), 78, 120. Saussure (Ferdinand de), 283. quis de), 151.
220. Malcbranche (Nicolas), 52-57, 78, 204, Savignac (Jean-Paul), 304. Vernes (Jacob), 78, 93.
Heidegger (Martin), 8-10, 48, 214-215, 299, 373. Scheler (Max), 173, 406. Veyne (Paul), 102.
217-220, 259, 263-264, 278, 281, 300- Malesherbes (Chrétien-Guillaume de Schelling (Friedrich Wilhelm Joseph), Villiers de l’isle Adam (Auguste), 318.
301, 324, 370, 408-409. Lamoignon de), IV, 231. 248. Voltaire, IV, 31, 350.
Heim (Cornelius), 10. Malherbe (François de), 299. Schopenhauer (Arthur), 4, 141, 151,
Hémery (Jean-Claude), 90, 153. Mallarmé (Stéphane), 271-272. 153, 248, 406.
Warens (Françoise-Louise, Mme de),
Henriette (Mlle), 25-26, 163, 240, 245- Martineau (Emmanuel), 8, 48, 195, Senancour (Étienne de), 198.
149, 174, 384.
246. 248. Sénèque, 102, 299.
Weil (Éric), 2.
Henry (Michel), 10, 20, 37, 41, 46, 49, M arx (Karl), 312, 330. Shaftesbury (Antoine Ashley Cooper,
Wittgenstein (Ludwig), 378, 411.
51, 86, 88-89, 127, 147, 159, 168, 171- Masson (Pierre-Maurice), 407. comte de), 26.
172, 188, 223, 241, 245, 248-249, 267, Méreau (Marcel), 403. Skutella (M.), 374.
Solignac (Aimé), 374. Zarka (Yves-Charles), 134.
278, 291, 295, 312, 318, 330, 332. Mirabeau (Victor Riquetti, marquis
Hervier (Julien), 404. de), 2 1 ,1 7 9 . Sorbière (Samuel), 134. Zénon, 102.
Hildenbrand (Isabelle), 231. Misrahi (Robert), 7.
Hobbes (Thomas), 134. Molyncux (William), 31.
Hölderlin (Friedrich), 10, 131, 167, 212, Montaigne (Michel Eyquem de), 6, 32,
248, 261-262, 318, 412-413. 122, 299, 409, 412.
Holte (Ragnar), 102. Montinari (Mazzino), 10.
Houdetot (Mme Sophie d’), 95, 171, Moultou (Paul), 247.
265.
Hume (David), 26. Nancy (Jean-Luc), 248.
Husserl (Edmund), 9, 38, 47, 88, 173- Nietzsche (Friedrich), 9-10, 90, 151,
176, 201, 285, 294. 153, 183, 231, 246-249, 404-406.
Hutcheson ((Francis), 26. Noblot (Henri), 102.

Jaccard (Roland), 1 l. OITrevillc (Griinpcl d’), 16-19, 22, 343.


Jaccottel (Philippe), 131.
Jacquct-Tisscau (Elisc-Maric), 7, 214, Pascal (Biaise), 154.
220. Petit (Iran), 81. 129, 247.
Petit (Paul), 8 1.
Kant (Immanuel), 2-3, 8, 13-14', 23, 66, Philonenko (Alexis), 2-3.
145, 199, 305, 343. Piclin ((Michel), 50.
!)U MÊME AUTEUR
Table des matières
De la véritable philosophie. Rousseau au commencement, Le Nouveau Com m erce, 1994.
L'autorité de la pensée, pur, cull. « Perspectives critiqu es», 1997.
I m leu tutinc tic M allarm é, I•111‘, ci iU. « l'e rspe c lives cri i U]u es ». 1997.
Présentation et traduction de Ode à l'homme qui fu t la France de Rom ain Gary,
Calma un-Lévy, 1997,
En préparation :
i L a supériorité de t'éthique. De Schopenhauer à Wittgenstein.

Références, IV

Plan de l ’out/rage, Vil

Avant-propos, 1

Introduction, 13

Chapitre 1 : Le sentiment de l’existence, 31

Chapitre 2 : Naître à îa vie, 77

Chapitre 3 : Vivre ensemble, 137

Chapitre 4 : La position du Soi, 179

Chapitre 5 : Poétique de la passion, 255

Chapitre 6 : Être libre, 305

Chapitre 7 ; L ’ordre et la justice éternelle, 347

Conclusion, 387

Index nominum, 415


Imprimé en France
rimeric des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, “U 100 Vendôme
Novembre 1997 — N" 44 543

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