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www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-6538-1
Attention et performance
« Fin d’automne
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Je tire sur moi une étroite couverture , . »
BASHÔ (1644-1694).
Dans l’esprit de beaucoup de gens, la population se divise en deux groupes : les personnes qui
souffrent d’un trouble déficitaire de l’attention, qui doivent se soigner d’une manière ou d’une autre, et
celles pour qui tout va bien, merci. J’aimerais pourtant vous convaincre, sans vous affoler, que nous
souffrons tous, à des degrés divers, d’un trouble de l’attention, et que ce trouble est une source
permanente de conflit, de stress, de malaise et de déphasage avec le monde et les autres. Ce n’est pas
forcément grave, mais c’est un vilain petit caillou dans la chaussure qui peut être pénible à la longue.
Pour bien comprendre à quel point la qualité de notre attention influence notre vie, je vous propose
de considérer d’abord une dizaine de situations quotidiennes. Au bureau , vous devez boucler un dossier
urgent et quelqu’un vous appelle pour vous demander un service ; un peu à contrecœur, vous tentez de
l’aider, mais vous ne cessez de penser à ce travail à rendre. Tranquillement assis à lire dans un parc ,
vous vous rappelez soudainement un e-mail urgent à envoyer. Obsédé par cette idée, vous n’arrivez plus
à replonger dans votre livre. Sur un court de tennis , vous commencez à envisager la victoire au moment
de conclure le match. Le stress vous gagne et vous finissez par perdre. Au volant , perdu dans vos
pensées, vous manquez d’écraser un piéton. Dans votre lit , à 3 heures du matin, vous n’arrivez pas à
dormir. Vous ne cessez de rejouer dans votre tête une conversation désagréable avec un collègue de
bureau. En cours , vous essayez d’écouter, mais l’exposé ne vous intéresse pas, suivre vous demande un
effort insupportable. En réunion , vous vous ennuyez, vous avez envie d’être ailleurs mais il vous est
impossible de vous en échapper. Devant votre ordinateur , vous aviez commencé à bien travailler, mais
un coup de fil a coupé votre élan et vous n’arrivez pas à vous y remettre. Vous emmenez votre fils
déjeuner au restaurant , mais vous n’êtes pas vraiment présent, trop préoccupé par un problème au
travail, etc.
Vous l’aurez deviné, chacune de ces situations illustre une difficulté à maîtriser son attention, car,
au-delà d’un problème de stress, de motivation ou d’ennui, il s’agit bien chaque fois d’attention, d’une
attention qui nous échappe pour nous causer toutes sortes de tourments. Dans chacun de ces exemples,
nous nous retrouvons tiraillés entre deux idées, ou deux situations ; ce tiraillement crée un décalage entre
ce que nous sommes censés faire et ce que nous souhaitons faire, ce qui nous semble le plus important.
Nous avons du mal à rester dans l’activité du moment. Ce tiraillement nous décentre et, finalement, nous
déconcentre ; il devient source de stress et, en définitive, de mal-être. Apprendre à mieux maîtriser son
attention, c’est se donner la possibilité de reprendre le contrôle de sa vie mentale pour accorder son
énergie à ce qui est précieux, à chaque instant.
C’est pour cette raison que nous sommes tous, et souvent sans le savoir, en quête d’une meilleure
maîtrise de notre attention. Cette quête est motivée par un perpétuel souci de performance dans
presque tout ce que nous entreprenons ; car, vous lisez bien, nous sommes tous obsédés par nos
performances. Même quand nous ne cherchons pas à courir un marathon en moins de deux heures trente
ou à grimper au sommet de l’Everest, un certain souci de performance vient se loger dans les activités
les plus banales de notre vie quotidienne. Quand nous écoutons tranquillement un morceau de musique
ou quand nous regardons un match de foot à la télé, qui nierait que nous essayons d’en tirer une certaine
satisfaction ? Songez aux sommes d’argent que certains investissent pour une expérience audiovisuelle
exceptionnelle dans leur salon. Cette recherche de plaisir oriente nos efforts, si minimes soient-ils, dans
une direction, et nous recherchons donc à atteindre un objectif, ce qui implique une certaine
performance : bien profiter du match ou de la musique. Au moment de goûter un bon vin, nous le
dégustons avec soin pour « en profiter » et, bien sûr, au volant, nous essayons de ne pas avoir
d’accident. Et même lorsque, réveillés en pleine nuit par une pensée angoissante, nous avons hâte que
celle-ci disparaisse pour nous laisser dormir, nous attendons, nous recherchons une fois encore quelque
chose. Rares sont finalement les moments où nous ne sommes pas soucieux d’un certain niveau de
performance.
Au cœur de ce perpétuel souci de performance se trouve l’attention, que je présenterai ici, en
neurobiologiste, comme le processus de sélection, d’activation et de facilitation de certains réseaux de
neurones aux dépens des autres. Ce processus peut être déclenché de manière réflexe, par un
événement externe ou interne, ou bien se développer sous l’action d’un contrôle volontaire, exerçant
principalement son influence sur le cerveau depuis sa partie antérieure, le lobe frontal. Selon que ce
contrôle sélectionne ou non les réseaux de neurones les mieux adaptés à nos besoins du moment, notre
performance est bonne ou mauvaise, et il n’est donc pas surprenant que l’attention soit si cruciale pour
cette performance si obsédante.
Je développerai dans ce livre l’idée qu’il existe pour chaque activité, qu’il s’agisse de lire un article,
de retourner un service au tennis, de suivre un cours de maths, de parler à un ami ou simplement de
déguster un bon repas, des états attentionnels optimaux, au cours desquels l’attention ajuste finement
l’équilibre entre les différents automatismes du cerveau pour parvenir à une grande efficacité et à une
grande qualité d’expérience et de ressenti, accompagnées d’une sensation d’effort minime. Cette idée
rejoint les observations du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, de l’Université de Claremont en
Californie, à propos de ce qu’il nomme l’état de flow , un état attentionnel optimal, où nous évoluons sans
effort ni crispation dans une certaine plénitude et où tout paraît facile – ce que certains psychologues du
sport appellent également la « zone », et d’autres encore l’« état de grâce » et qui peut rappeler une
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certaine forme de bonheur . Mais, à la différence de Csikszentmihalyi, j’ajouterai que cet état peut être
atteint quelle que soit l’activité exercée, et qu’il peut être recherché indépendamment de la difficulté de la
tâche à accomplir ou de l’intérêt qu’on lui porte, Partant de cette hypothèse, ou de ce constat, nous
essaierons ensemble de comprendre 1) ce qu’est un état attentionnel favorable, voire optimal, tant sur le
plan neuronal qu’expérientiel, 2) pourquoi ces états sont si efficaces, 3) ce qui peut empêcher leur
développement, et 4) comment apprendre à les déclencher et à les stabiliser (avec la satisfaction qui
s’ensuit).
J’aborderai ces questions à travers l’étude de ce que j’appelle la « microcognition », c’est-à-dire
l’étude des états cognitifs et des processus neuronaux à une échelle temporelle très fine, de l’ordre du
dixième de seconde, en revenant aux composantes les plus élémentaires de nos automatismes
sensoriels, moteurs, cognitifs et émotionnels. Cette approche implique une analyse soignée de
l’expérience subjective et des stratégies cognitives que nous mettons en place, consciemment ou non : ce
que nous ressentons, et ce que nous cherchons vraiment à faire, instant après instant, « fraction de
seconde par fraction de seconde ». N’ayez pas peur, cette descente au niveau le plus fin de la vie
mentale, même si elle ne vous est pas familière, va vous permettre de démêler la pelote de laine que
vous avez dans la tête, car à ce niveau (vous, soulevant cette tasse de thé ou lisant ce mot, maintenant)
la vie est simple, rythmée par une seule émotion, une seule intention, une seule cible de l’attention à la
fois.
En bref
Même dans les activités les plus banales, nous sommes soucieux d’un certain niveau de performance, et cette
recherche de performance nous pousse à rechercher des états attentionnels « favorables », souvent de façon
inconsciente et maladroite.
Pour mieux identifier ce que nous recherchons, il nous faut comprendre ce qu’est un état attentionnel favorable,
ce qui implique d’examiner la vie mentale à son niveau le plus fin, celui de la microcognition.
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La « microcognition » désigne l’enchaînement perpétuel de nos perceptions et de nos actions, que
je vais illustrer à travers un exemple simple. Imaginons qu’en me rasant devant le miroir de ma salle de
bains, je remarque un cheveu blanc sur ma tempe droite (je le « perçois »). Cette perception déclenche
une réorientation de mon attention et de mon regard vers cette zone (une réaction). En regardant mieux,
je constate qu’il s’agit bien d’un cheveu blanc et je ressens une émotion assez négative (une nouvelle
perception). Au lieu de rediriger mon attention vers le rasoir, je laisse une image mentale se former, très
furtive dans mon esprit (mon visage vieux et ridé, avec les cheveux blancs) tout en continuant à manipuler
mon rasoir. Cette image (cette perception « mentale ») remplace un instant dans mon esprit celle, réelle,
du rasoir sur ma peau et je me coupe (une nouvelle action, inadaptée). La vive sensation de douleur me
ramène immédiatement à la réalité. Coupez. Fin de la saynète.
Au cours de ce bref épisode, comme à tout moment de notre existence, la vie mentale apparaît
rythmée par des cycles enchaînant rapidement perception et action, et qui, mis bout à bout, définissent
ce que nous vivons et faisons. Ici, il n’aura fallu que quelques cycles perception-action pour me faire
dévier de mon objectif principal (me raser) et entraîner une « sortie de route ». Le pansement sur ma
joue sera là pour me le rappeler.
Comme chaque action amène notre cerveau et notre environnement vers un nouvel état, les
conséquences d’une petite erreur dans le choix de cette action peuvent rapidement prendre de l’ampleur.
Qu’aurais-je dû faire ? Rester concentré, bien sûr ; mais comment ? Je ne pouvais pas ne pas remarquer
le cheveu blanc, car mon attention a été littéralement capturée selon un ensemble de mécanismes
neuronaux préattentifs sur lesquels mon contrôle est extrêmement limité. Je ne pouvais sans doute pas
non plus éviter de ressentir une émotion en le voyant. Par contre, cette émotion m’a fait oublier pendant
une fraction de seconde mon objectif principal (me raser sans me couper). J’ai surréagi. À ce moment
précis, j’aurais pu ressentir l’aspiration de mon attention par ce cheveu blanc et par l’émotion associée, et
la restabiliser… à condition d’être rapide.
Nous voyons ici à l’œuvre les trois mécanismes fondamentaux de la distraction. D’abord, une lutte
d’influence constante dans le cerveau, à chaque cycle perception-action, pour décider de l’action qui va
être menée. Ensuite, une réaction en chaîne au cours de laquelle chaque action entraîne un peu plus loin
la perception hors de la zone optimale (ici, le contact entre le rasoir et ma peau) et où, à son tour,
chaque perception fait dévier l’action loin de ce que j’ai à faire (me raser). Enfin, un oubli transitoire de ce
que je cherche à faire, à cause de cet emballement d’un cycle à un autre. Aussi impensable que cela
puisse paraître, j’ai effectivement oublié que j’étais en train de me raser, pendant une fraction de
seconde. Cet oubli n’est pas sans conséquences, car j’ai eu mal et j’aurai l’air idiot devant mes collègues
ce matin ; au volant d’une voiture de course, j’aurai pu me tuer (en remarquant par exemple mon cheveu
blanc dans le rétroviseur…). Pour atteindre un niveau de qualité convenable dans nos sensations comme
dans nos actions, nous devons veiller à ce qu’au sein de ces cycles perception-action, l’action qui est
choisie, physique ou mentale, soit celle qui nous fait avancer le mieux vers notre objectif.
Le fait même d’essayer de faire quelque chose, c’est-à-dire d’avoir une intention , établit à chaque
cycle perception-action une hiérarchie entre les différentes actions possibles à ce moment-là, puisque
certaines sont plus utiles que d’autres. Et comme nous sommes des maniaques de la performance, nous
devons essayer à chaque moment de choisir les actions les plus utiles. Mais vous l’aurez constaté, ce
n’est pas si simple : notre attention s’envole et nous oublions nos clefs, nous nous perdons dans nos
pensées, nous n’écoutons plus, etc. La source de tous ces problèmes est à rechercher au sein de ces
cycles perception-action, car à un moment, dans quelques-uns d’entre eux, l’action choisie n’a pas été la
bonne.
En bref
Une fraction de seconde suffit à perdre la maîtrise de son attention.
La source de tous nos problèmes d’attention est à rechercher au sein même des cycles perception-action.
Rester attentif, c’est un peu comme traverser une poutre d’un bout à l’autre sans tomber. La poutre
définit à chaque instant ce que nous devons faire : avancer d’un pas supplémentaire dans une direction
bien précise. Selon que l’action est bien choisie ou non, nous restons en équilibre ou non. La poutre peut
être plus ou moins haute, et les conséquences d’une chute plus ou moins graves. La poutre peut être plus
ou moins large, et la tolérance aux écarts d’équilibre plus ou moins grande. La poutre peut être plus ou
moins longue, et la durée d’attention nécessaire plus ou moins longue également. La poutre définit un
objectif lointain – aller jusqu’au bout – et un objectif immédiat – placer son pied au bon endroit. Elle définit
également une trajectoire idéale, petit bout par petit bout. Mais comme nous n’avons pas un contrôle
total sur notre activité mentale ou physique, tant s’en faut, nous ne choisissons jamais tout à fait la bonne
action. De même, dans toute activité, nous plaçons toujours notre attention un peu de travers, en créant
de petits déséquilibres et en déviant de la trajectoire idéale. C’est ce que m’a rappelé douloureusement
la lame de mon rasoir.
Dans mon équipe, nous avons mis au point un test pour mesurer cette capacité à « rester sur la
poutre », un test de ce que j’appelle le « sens de l’équilibre attentionnel ». Les participants doivent
simplement retenir une lettre flashée sur un écran, puis signaler sa présence ou son absence parmi
quatre lettres affichées moins d’une seconde plus tard. L’exercice répète cette situation avec d’autres
lettres toutes les deux secondes et mesure chaque fois le temps mis par la personne pour réagir (ce que
l’on appelle le « temps de réaction »). La consigne est d’aller raisonnablement vite sans faire d’erreur,
comme lorsqu’on conduit une voiture. L’aspect intéressant de cet exercice est que la variabilité du temps
de réaction au fil des tentatives reflète assez fidèlement les variations de l’attention de la personne au
cours du temps. Un individu au cerveau parfaitement attentif répéterait chaque fois les trois processus
cognitifs fixés par la consigne (mémorisation, recherche de la lettre, geste moteur) comme un
métronome, à la manière d’un pilote de Formule 1 enchaînant les tours de circuit. En traçant les temps
de réaction les uns après les autres au fil de l’exercice, on devrait voir se dessiner une ligne droite.
Figure 1. Dans cet exercice, le participant voit s’afficher brièvement – pendant un quart de seconde – une lettre dans le
disque central et doit la mémoriser pour la rechercher parmi quatre lettres qui apparaissent une demi-seconde plus tard, dans
les quatre disques périphériques. Il doit alors appuyer d’un côté ou de l’autre de l’écran selon que la lettre gardée en mémoire
est présente ou non. Les variations du temps mis pour réaliser cet exercice, qui se répète toutes les trois secondes, permettent
de mesurer la stabilité de l’attention du joueur et donc sa capacité de concentration. L’analogie avec la traversée d’une poutre
est alors assez claire, puisque les distractions internes font dévier la courbe d’une ligne idéale parfaitement droite (temps de
réaction constant). Vous pouvez réaliser cet exercice à l’exposition Cerveau de la Cité des sciences, à Paris.
Ce n’est pas le cas, loin de là. Même pour un individu dont l’attention est « normale », le temps de
réaction va doubler ou tripler pour certaines tentatives, sans raison apparente. La seule explication
possible est qu’à certains moments, d’autres processus cognitifs, sans rapport avec l’exercice, viennent
interférer avec la séquence idéale : la personne pense à autre chose et se laisse distraire. Elle s’éloigne
alors de sa trajectoire idéale et place mal son pied sur la poutre, jusqu’à parfois « tomber » quand elle se
trompe. La leçon à tirer de ce petit jeu, c’est qu’il semble extrêmement difficile de maintenir une attention
stable, même pendant deux minutes, sur un exercice pourtant simple, et ce, quel que soit le niveau de
motivation. Nous avons donc la preuve que notre attention dévie sans cesse, même en l’absence de toute
source de distraction extérieure : nous sommes très efficaces pour nous distraire nous-même ! Avec un
sens de l’équilibre attentionnel aussi précaire, comment espérer tenir debout sur la poutre quand viennent
s’ajouter des forces extérieures pour nous déstabiliser ? Dès sa première année, l’enfant apprend à
maintenir son corps debout sans tomber, en apprenant progressivement à sentir ses déséquilibres et à
les compenser. Il devient un bipède, comme ses lointains ancêtres partis conquérir le monde depuis la
savane africaine. Il devient un homme. Mais combien de temps lui faut-il ensuite pour devenir un bipède
au sens large, capable de maintenir également son esprit debout et bien stable, tel un funambule
bousculé par le vent ?
La maîtrise de l’attention passe par l’acquisition d’un bon sens de l’équilibre attentionnel, pour vous
rétablir à chaque déséquilibre. Mais avant cela, vous devez apprendre à voir clairement la poutre que
vous cherchez à traverser, en identifiant bien ce que vous cherchez à faire et où placer votre attention.
Ce sont les deux axes de travail que je vous propose au long de ce livre : savoir à tout moment sur quelle
poutre vous vous tenez, et savoir avancer dessus en gardant l’équilibre. Pour vous aider, j’ai tenté de
traduire les dernières avancées des neurosciences cognitives sous la forme de pratiques d’entraînement
pouvant vous aider à atteindre des états attentionnels favorables, a priori quelle que soit l’activité à
mener. Plus vous avancerez dans ce livre, et plus les conseils se feront pratiques, jusqu’à une revue
critique de petits trucs pour lutter contre la distraction. Mais ce livre n’a pas pour vocation d’être un
simple recueil de recettes de cuisine découvertes sous la douche et sans vraies justifications. Puisqu’il
s’agit de déduire du fonctionnement cérébral des moyens de domestiquer l’attention, il est nécessaire
d’en passer par un aperçu de la mécanique corticale. Commençons donc par plonger au cœur du
cerveau pour y observer, entre perception et action, le cadencement fin de la vie mentale.
En bref
La maîtrise de l’attention s’acquiert par le développement d’une nouvelle forme de sens de l’équilibre : le sens de
l’équilibre attentionnel. Dans ce sens, toute activité demandant de l’attention s’apparente à la traversée d’une
poutre.
Les pratiques développées dans ce livre viseront à apprendre à notre cerveau funambule à bien placer chacun de
ses pas, et à compenser immédiatement le moindre de ses déséquilibres.
Au cœur de la distraction
« Maintenant,
1
Jusqu’où est-il allé, mon petit, chasser les libellules ? »
CHIYO-NI (1703-1775).
Notre regard sautille constamment d’un endroit à un autre, l’aviez-vous remarqué ? Lorsque vous
lisez cette phrase, votre regard se déplace au rythme d’environ trois ou quatre saccades par seconde,
trois ou quatre petits mouvements des yeux allant d’un mot à un autre. Et si vous relevez la tête pour
regarder autour de vous, vous constaterez un phénomène semblable : le regard a naturellement tendance
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à sautiller plusieurs fois par seconde . Qui a dit qu’être spectateur, c’est être passif ? Ces mouvements
reproduisent ceux que nous pouvons faire de la main en tâtonnant dans le noir à la recherche d’un objet.
Ces tâtonnements du regard, appelés donc « saccades », ne cessent pour ainsi dire jamais. Chacun
d’entre eux induit un changement de l’image qui atteint la rétine et dont l’analyse par le cerveau va servir
à guider le prochain déplacement du regard, si bien que chaque nouvelle perception déclenche une
nouvelle action, et réciproquement, dans un perpétuel enchaînement. Pourquoi décidons-nous de
regarder ici et pas là-bas ? Pourquoi ai-je regardé par la fenêtre à l’instant ? Ce lien intime entre
perception et action est au cœur du phénomène d’attention, et, pour découvrir son origine, je vous invite à
examiner, au centre du cerveau, une petite structure remarquable appelée « colliculus supérieur », où ce
lien n’est nulle part aussi clair.
Figure 2. Situation anatomique du colliculus supérieur et du lobe pariétal. Le lobe pariétal est l’un des grands « continents » du
cortex, tandis que le colliculus supérieur est une petite structure sous-corticale.
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Le colliculus supérieur contient plusieurs types de neurones, parmi lesquels des neurones dits
visuels, qui reçoivent directement l’information en provenance de la rétine, et d’autres dits moteurs,
capables de mettre en action les muscles des yeux pour orienter le regard. Schématiquement, les
neurones visuels sont disposés sur une surface représentant plus ou moins l’image que reçoit la rétine, et
forment ainsi une carte où chaque neurone surveille une partie de cette image. Si, dans le paysage que
vous regardez au-dehors, une vitre au loin reflète doucement le soleil, les neurones visuels surveillant
cette région s’activent. Les neurones moteurs, quant à eux, forment une autre couche, collée contre celle
des neurones visuels. Ils forment aussi une carte, mais une carte motrice, destinée à guider le regard
dans l’espace. Chacun d’entre eux a en charge une région de l’espace visuel et tente d’y déplacer le
regard lorsqu’il est activé, en agissant pour cela sur les muscles des yeux. La nature a été suffisamment
astucieuse pour juxtaposer ces deux cartes de telle manière que l’activation des neurones visuels
surveillant une région de l’espace (le reflet du soleil sur la vitre) puisse se propager facilement à leurs
homologues moteurs, et déclencher ainsi un déplacement réflexe du regard vers la vitre. Nous disposons
là d’un système simple et élégant pour rediriger rapidement notre regard (et avec lui généralement notre
attention) vers les objets les plus saillants de notre environnement. Songez qu’il ne faut que cinq
centièmes de seconde aux neurones visuels pour détecter la présence d’un reflet lumineux, et seulement
deux centièmes de plus pour que les neurones moteurs déclenchent une saccade vers celui-ci.
Perception et action vont main dans la main, en avançant rapidement.
Paradoxalement pourtant, nous ne produisons que rarement ces saccades dites express
(déclenchées en sept centièmes de seconde : 5 +2). Le temps mesuré en laboratoire pour qu’une
personne oriente son regard vers un flash lumineux est environ cinq fois plus lent, et surtout très variable,
entre dix et cinquante centièmes de seconde (une demi-seconde). Cette relative lenteur s’explique par
deux facteurs. D’abord, les neurones moteurs du colliculus supérieur se livrent une lutte farouche pour
s’empêcher d’agir, grâce à un réseau de connexions inhibitrices les reliant les uns aux autres. En
particulier, les neurones moteurs situés au centre de la carte, dont la mission ne consiste pas à déplacer
le regard, mais à le maintenir là où il est, luttent contre les autres neurones pour préserver le statu quo et
empêcher toute saccade. Comme dans un bras de fer, la saccade n’a lieu que quand certains neurones
ont vraiment pris le dessus.
Par ailleurs, le colliculus supérieur subit l’influence constante de nombreuses autres régions du
cerveau cherchant à ralentir son action grâce à des sortes de frein à main, pour influencer elles aussi la
direction des saccades. Dans le lobe pariétal à l’arrière du cerveau, par exemple, d’autres neurones
attribuent eux aussi une valeur d’intérêt à ce qui se trouve sous nos yeux, en fonction de critères qui
peuvent être moins simples et stéréotypés que ceux utilisés par le colliculus supérieur. Ils forment des
cartes de « saillance » précisant la position d’éléments vraiment importants, comme la présence d’un
visage s’approchant de nous ou d’un morceau de chocolat sur la table. Si le colliculus supérieur n’était
pas freiné par le cortex, les calculs aboutissant à ces cartes de saillance sophistiquées n’auraient pas le
temps d’être réalisés avant la saccade. L’intervention du cortex rend le système de déplacement du
regard plus sophistiqué, afin de l’orienter vers la personne qui se tourne vers nous, ou le texte au tableau,
plutôt que vers les reflets du soleil. Mais cette sophistication a un coût qui se chiffre en dixièmes de
seconde car il faut ralentir la production des saccades : une saccade « intelligente » est donc une
saccade moins rapide. C’est ce que l’on appelle « réfléchir avant d’agir ».
Retenons de cet aperçu du colliculus supérieur cinq points importants. D’abord, le cerveau dispose
de moyens de conversion très rapides pour transformer directement une perception en une action
(premier point). Ce lien direct a des conséquences importantes pour l’attention, car se laisser distraire,
c’est souvent choisir la mauvaise action – par exemple, laisser son regard partir vers un objet annexe au
lieu de le maintenir centré sur ces lignes. Le contrôle de l’attention est donc souvent un contrôle de
l’action (deuxième point). Par ailleurs, le choix d’une action résulte toujours d’une lutte d’influence entre
des propositions contradictoires, même au sein d’une structure aussi simple que le colliculus supérieur, et
l’histoire ne retient que le nom du vainqueur (troisième point). Mais le choix de l’action est aussi le fruit
d’une prise de décision collective entre plusieurs régions du cerveau utilisant chacune leurs propres
critères de décision plus ou moins sophistiqués selon le niveau où elles se situent dans la hiérarchie
cérébrale (quatrième point). Enfin, la sophistication et l’intelligence ont un prix : les actions les plus
réfléchies sont aussi les plus lentes (cinquième point).
En bref
Dans le cerveau, des liens étroits entre systèmes sensoriels et moteurs permettent la conversion rapide de
perceptions en actions.
Ces mécanismes de conversion permettent de réagir rapidement à des stimulations environnantes, de manière
réflexe. Toutefois, d’autres mécanismes de conversion plus lents et plus sophistiqués viennent souvent les
contredire pour réagir moins vite, mais de manière moins stéréotypée, plus intelligente et plus adaptée à la
situation. Ils participent à la stabilisation de l’attention.
faire quelque chose, ne serait-ce qu’adopter une expression faciale ou additionner deux nombres. Il existe
donc des actions physiques et des actions mentales, et nous sommes donc presque tout le temps en
action, même si nous ne nous en rendons pas toujours compte.
Suivant cette idée, c’est au niveau des cycles perception-action qu’il faut rechercher le secret de
l’attention. Que vous ayez perdu vos clefs parce que vous n’avez pas fait attention à l’endroit où vous les
posiez, ou que vous ayez fait plus attention à vos pensées qu’au piéton qui traversait la rue, le problème
vient toujours d’un mauvais choix de l’action à un moment précis, c’est-à-dire au sein d’un cycle : le
moment où votre regard et votre attention auraient dû se poser sur ces clefs ou sur le passage piéton.
Vous n’avez pas su réagir à la situation avec la bonne action, la bonne orientation de l’attention, le bon
geste mental. L’attention, comme la vie, peut basculer en une fraction de seconde. Je vous propose donc
de considérer pendant quelques pages la vie mentale à ce grain temporel fin, celui de la microcognition,
pour mieux comprendre ces cycles perception-action.
En bref
La vie mentale est rythmée par des cycles où perception et action s’enchaînent et s’influencent sans cesse.
Un cycle perception-action comporte trois grandes phases : pour fixer les idées, je vous propose
d’imaginer un cow-boy (Lucky Luke) entrant dans un saloon et alerté par des bruits provenant du bar.
Quand surgit le bandit prêt à l’abattre, la stimulation visuelle associée déclenche dans son cerveau une
première vague d’activité partant des aires visuelles pour atteindre les régions situées tout à l’avant, dans
son lobe frontal . C’est la première phase, qui correspond à la détection d’une silhouette derrière le bar.
Un dialogue se met ensuite en place entre le lobe frontal et les aires visuelles pour affiner les conclusions
de cette première phase et décider qu’il s’agit bien du bandit à abattre. C’est la deuxième phase, suivie
généralement d’une troisième pour exécuter ce plan d’action : tirer. Si Lucky Luke met parfois plus d’une
demi-seconde pour réagir (et son ombre plus encore), c’est à cause du temps nécessaire pour déplacer
la main, trouver le colt, etc.
La même scène rejouée au ralenti révèle davantage de détails. Pendant la première phase, les
régions de son cerveau qui reçoivent les informations sensorielles depuis les organes des sens
commencent à analyser celles-ci et transmettre leurs premières conclusions au lobe frontal. Cette phase
initiale, qui dure un ou deux dixièmes de seconde seulement, peut être suffisante pour détecter la
présence d’une silhouette, mais trop rudimentaire pour identifier précisément qu’il s’agit du bandit. Pour
une analyse plus fine, des régions de plus haut niveau, situées dans le lobe frontal et chargées de
décider de la conduite à tenir, vont devoir interagir avec les régions sensorielles pour obtenir des
informations plus précises – s’agit-il vraiment du bandit ou bien du barman ? Faut-il tirer ou ranger son
colt ? Cette deuxième phase sert à résoudre la compétition entre les différentes actions possibles, en
favorisant la plus adaptée à la situation au vu des informations sensorielles disponibles, à partir de ce
que les psychologues appellent une règle d’association entre stimulus et réponse (tirer s’il s’agit du
bandit, ne pas tirer sinon). Cette deuxième phase dure quelques dixièmes de seconde, sauf si la décision
est très difficile à prendre, s’il manque par exemple des informations pour décider de la manière d’agir.
Cette décision peut d’ailleurs consister à ne pas tirer, mais à enchaîner avec un autre cycle perception-
action permettant d’acquérir davantage d’informations : déplacer le regard vers le visage de la personne
et mieux l’identifier par exemple. Enfin, la troisième phase sert à mettre en exécution la décision qui vient
d’être prise.
Figure 3. Lorsqu’on observe la réaction du cerveau à un stimulus visuel auquel il doit réagir, trois phases successives peuvent
être distinguées : a) une première phase, consacrée à une première analyse du stimulus par le cortex visuel, b) une deuxième
phase, marquée par un dialogue entre le cortex visuel et le cortex préfrontal notamment, pour analyser le stimulus plus en détail
et décider de la conduite à tenir, et c) une troisième phase pour exécuter la réponse motrice grâce à l’aide du cortex moteur.
La réponse à des stimuli d’autres modalités sensorielles suit un déroulement analogue.
Mises bout à bout, ces durées aboutissent à un intervalle d’environ 300 à 500 millisecondes entre la
perception et l’action. Cette valeur indicative explique le rythme auquel le cerveau semble travailler dans
de très nombreuses situations de la vie courante. Que nous cherchions nos lunettes dans le noir, ou que
nous tapions un message sur un clavier d’ordinateur, notre vie mentale est souvent rythmée par trois à
cinq cycles perception-action par seconde : trois à cinq mots prononcés ou entendus, trois à cinq touches
de clavier… deux à quatre dixièmes de seconde pour agir chaque fois. Vous observerez d’ailleurs que,
dans de nombreux sports, les joueurs évoluant au plus haut niveau atteignent les limites cognitives
imposées par la durée de ces cycles. Au tennis de table, un coup droit frappé à pleine vitesse envoie la
balle de l’autre côté de la table en 200 millisecondes 6 ! Il faudrait donc être un demi-dieu pour choisir la
bonne action et la bonne cible pour son attention à chaque cycle, tout au long de la journée ! Errare
humanum est .
En bref
Chaque cycle perception-action comprend une première phase d’analyse sensorielle rudimentaire, puis une
phase d’analyse plus sophistiquée amenant à une prise de décision quant à l’action à mener, suivie d’une
dernière phase d’exécution de cette action. L’ensemble dure quelques dixièmes de seconde.
Le cerveau prend donc plusieurs fois par seconde une décision concernant l’action à mener, ou à ne pas mener,
et où placer l’attention. C’est autant d’occasions de se laisser distraire.
Suis-je distrait !
Si un joueur de tennis a besoin d’être si concentré avant de retourner un service, c’est parce qu’il
dispose de très peu de temps pour (bien) réagir. La concentration a donc un effet sur la vitesse de ces
cycles, et sur la qualité du processus de décision. Les sportifs le répètent sans cesse : au plus haut
niveau, un point, un coup, peut faire la différence entre un triomphe et un échec cuisant. Et même dans la
vie de tous les jours, un seul mauvais cycle peut suffire à faire dévier l’attention et provoquer une erreur,
comme rater un détail important en écoutant une explication compliquée, ou bien faire un lapsus
embarrassant pendant un entretien d’embauche. Il importe parfois d’être attentif, cycle après cycle,
surtout si la « poutre » est étroite et haute, pour reprendre la métaphore du sens de l’équilibre
7
attentionnel . Si nous faisons ce type d’erreur, c’est parce que le processus de choix, au sein du cycle,
et particulièrement lors de la deuxième phase, n’aboutit pas toujours à la bonne décision.
Les facteurs contraignant le choix de l’action à chaque cycle sont multiples. D’abord, chaque
situation, événement ou contexte évoque spontanément et rapidement les actions qui lui ont été le plus
souvent associées dans le passé 8 (voir l’encadré ci-dessous ). Ces habitudes de comportement, qui
peuvent concerner des actions physiques ou mentales élaborées, comme le langage, constituent une
première source de contraintes. L’apprentissage de la lecture illustre bien la force de ces habitudes :
l’enfant qui apprend à lire apprend à associer les lettres à des sons de manière volontaire, jusqu’à ce que
l’association devienne automatique, au point qu’il lui soit difficile, devenu adulte, de ne pas lire ce qui est
écrit sous ses yeux. Essayez de regarder le mot « MARS » sans le prononcer mentalement, vous verrez,
9
ce n’est pas si facile . Vous associez spontanément à la perception de cet agencement de lettres une
action mentale de prononciation.
La force de l’habitude
Il existe, dans le lobe pariétal de Lucky Luke, des neurones qui, chaque fois qu’il se sert de son colt,
prennent bonne note du type de geste qu’il met en jeu pour le saisir et s’en servir. Progressivement, ces
neurones, à l’interface entre le cortex visuel et moteur, deviennent capables de préparer le mouvement de
saisie et d’utilisation du colt à la vue, ou à la simple évocation mentale, de celui-ci. Il en est de même pour
tous les objets que nous trouvons familiers et que nous associons toujours aux mêmes actions : un
tournevis (visser et dévisser), un verre (le boire), etc. Il suffit de voir un élève manipuler son stylo
nerveusement et sans raison apparente pour observer ce système en action. Ces neurones sont toujours
force de proposition, pour alimenter sans cesse les zones motrices du cerveau en proposition d’actions et
c’est ainsi que naissent de nombreuses habitudes, par simple renforcement. Au-delà des actions motrices
simples, ces automatismes peuvent constituer des schémas de comportement extrêmement élaborés et
« intelligents », comme l’illustrent bien les habitudes de langage. Ce mécanisme explique que chaque
situation déclenche systématiquement la préparation d’une ou de plusieurs actions, exécutées ou non.
Retenons donc que plus nous répétons un schéma d’actions, plus nous aurons tendance à le répéter
encore dans le même contexte. C’est ce que mettent à profit toutes les personnes expertes de leur
domaine pour qu’à force de répétition, chaque situation déclenche avec une grande probabilité l’action la
plus efficace dans ce contexte.
Ce principe d’association entre perception et action, basé sur les habitudes, soulève immédiatement
un problème, si l’on considère que notre cerveau est toujours confronté à une myriade de stimuli de
natures très diverses (nos cinq sens, nos sensations corporelles), qui peuvent tous potentiellement
déclencher les propositions d’actions qui leur sont les plus couramment associées et provoquer un
véritable embouteillage au stade de l’exécution, car nous ne pouvons pas tout faire à la fois ! L’attention
vient heureusement simplifier ce problème, en introduisant un biais en faveur des actions évoquées par
les stimuli ou des pensées sur lesquelles elle se porte. C’est effectivement surtout au moment où notre
attention se porte sur un objet que nous ressentons le besoin ou l’envie de lui associer une action. C’est
pourquoi les enseignants attendent d’abord des élèves qu’ils les regardent, eux ou leur tableau.
En plus des habitudes, le choix de l’action subit encore l’influence de deux autres forces qui viennent
souvent contredire notre intention initiale. La première, et la moins gênante, est une simple force d’inertie,
imposant une continuité à nos actes de cycle en cycle selon une forme d’élan (après avoir saisi une
chaise pour m’asseoir, en général, je m’assieds). Ce principe de continuité peut s’appliquer à des actions
mentales, comme des pensées lors d’épisodes de rumination dépressive. La deuxième force est de
nature plus émotionnelle et correspond à une recherche permanente de plaisir. Un certain nombre de
régions du cerveau, communément regroupées sous le nom de « circuit de récompense » évaluent à
chaque instant la qualité de l’expérience ressentie (plaisir ou déplaisir) et l’associent à ce que nous
sommes en train de vivre ou de faire. Une fois accumulées, ces statistiques servent à anticiper les
conséquences de chacun de nos actes, selon qu’ils nous éloignent ou nous rapprochent de ce qui procure
du plaisir ou du déplaisir. Ce système nous encourage à boire quand nous avons soif et à manger quand
nous avons faim. Mais il nous encourage aussi à traîner devant la télé au lieu d’aller nous coucher, ou à
jouer à un jeu vidéo au lieu de travailler.
Des recherches récentes ont montré que ce circuit encourage également la recherche
d’informations et de nouveauté (qui sont donc assimilées à des récompenses). Cette soif de nouveauté et
d’informations nous pousse à consulter nos mails de manière compulsive (ou nos réseaux sociaux) et à
changer régulièrement d’objet d’attention. Le circuit de récompense est donc une source intrinsèque
d’instabilité pour l’attention, et son influence est si forte qu’il peut facilement faire dévier nos actions, de
cycle en cycle, loin de ce que nous avions l’intention de faire initialement. Si Lucky Luke était alcoolique,
son circuit de récompense réagirait fortement à la vue du verre de whisky posé sur le bar et
l’encouragerait à y porter attention, à le saisir et à le boire. Son cerveau et son attention se laisseraient
captiver, avec l’issue fatale que l’on peut imaginer.
Duel neuronal
Pour résumer, en reprenant la scène du saloon, nous voyons qu’une première source d’erreurs pour
Lucky Luke serait de ne pas porter attention aux bons éléments de son environnement : s’il s’intéressait à
la couleur des rideaux plutôt qu’aux bruits provenant du bar, il imaginerait ce que donneraient ces rideaux
chez lui, et se ferait descendre. Son attention orientée vers le bar, son cerveau ne prépare que certaines
des actions possibles dans ce saloon. Mais même dans ce cas, il lui faut encore choisir la bonne, pour
tirer si la personne qui surgit est le bandit et ne pas tirer s’il s’agit du barman, et surtout ne pas laisser
son attention dévier vers la bouteille de whisky, comme l’y inciterait peut-être son circuit de récompense.
Les neurones correspondant à ces différentes actions possibles se livrent une compétition farouche
grâce à un système de connexions inhibitrices très efficaces, comme dans le colliculus supérieur. On
assiste donc à une sorte de bras de fer neuronal, biaisé par le circuit de récompense (qui appuie sur l’un
des deux bras). Malgré tout, Lucky Luke ne cède pas à la tentation et reste concentré. Nous allons tenter
de comprendre pourquoi.
En bref
Chaque situation déclenche spontanément la préparation de plusieurs actions, en fonction de nos habitudes et au
sein de chaque cycle. Ces actions sont chaque fois évaluées et triées, selon un processus de décision largement
inconscient.
Un bon état attentionnel est un état où cette sélection privilégie les propositions les plus utiles pour ce que nous
avons à faire à un moment donné. En favorisant certaines perceptions aux dépens des autres, l’attention favorise
les actions spontanément associées à ces perceptions. Une attention efficace est donc d’abord une attention
posée sur les objets sensoriels les plus importants pour notre intention du moment.
Mais des propositions d’actions mentales ou physiques émergent également en fonction de ce que nous avons
l’habitude d’aimer faire ou ne pas faire. Ces forces peuvent à tout moment entraîner le choix de l’action loin de
l’objectif du moment, nous déstabiliser et nous faire perdre l’équilibre.
Le colliculus supérieur, illustration du lien intime entre perception et action. Les freins à main du
cerveau. Les cycles perception-action, leur déroulement et leur importance pour l’attention. Les
trois forces qui influencent fortement le choix de nos actions. Ce qu’est un bon état attentionnel.
CHAPITRE 3
Rester concentré
Résister à la tentation
Au moment où surgit l’individu caché derrière le bar, le cerveau de Lucky Luke se livre à une analyse
visuelle pour l’identifier et décider de l’action à mener. Cette phase de conversion entre perception et
action nécessite que Lucky Luke se souvienne de ce à quoi ressemble la personne qu’il recherche et de
ce qu’il doit faire s’il la voit. Les neurosciences cognitives considèrent et étudient cette forme de
« souvenir » comme une règle d’association entre un stimulus et une réponse : « Si S (Stimulus) se
produit, alors il faut réagir en faisant R (Réponse) », ou, si vous préférez : « Si j’ai la perception P, je dois
faire l’action A. » Autrement dit, « dès que je vois le bandit, je dois lui loger une balle dans la poitrine »,
ce qui implique que, « si mon regard se laisse dévier autre part – comme vers la bouteille de whisky – je
dois immédiatement le rediriger sur ma cible ». Cette règle définit comment doit se dérouler le cycle
perception-action, au-delà même de la manière dont nos habitudes ou notre système de récompense
nous inciteraient à réagir. Elle procure une force de résistance à la distraction, qui nous permet de rester
concentré. On inculque aux petits enfants un grand nombre de règles de ce type pour leur éviter de se
mettre en danger (« quand tu dois traverser la rue, attends que le bonhomme soit vert, et regarde bien à
droite et à gauche »). Sinon, leur attention se laisserait facilement distraire par toutes sortes
d’événements passionnants.
Figure 4. Le cortex préfrontal occupe la partie avant du lobe frontal, juste derrière le front. Il contient notamment un filtre pour
faire à chaque instant le tri, parmi toutes les informations qui parviennent à nos sens, entre celles qui présentent un intérêt réel
et les autres. Ce tri doit s’effectuer en moins d’un quart de seconde, ce qui explique peut-être qu’il ne soit pas toujours parfait !
Les études réalisées en imagerie cérébrale situent la mémoire de telles règles dans le cortex
préfrontal, tout à l’avant du cerveau, au sein de ce que l’on appelle le « système exécutif ». Ce système
permet cette forme de mémoire dite de travail, qu’il faut réactiver régulièrement. Le maintien en mémoire
de ces règles dépend de l’activité soutenue de groupes de neurones bien spécifiques, qui ne peuvent pas
rester actifs de façon continue et indéfiniment. J’aime bien les comparer aux bougies d’un gâteau
d’anniversaire, que le moindre souffle suffit à éteindre. Cette volatilité fait la force et la faiblesse de ce
système, puisqu’elle est source de flexibilité mentale et d’adaptation (une règle peut rapidement s’effacer
pour laisser la place à une autre, si la situation l’exige), mais également source d’instabilité dans nos
intentions (dès que l’activité des neurones s’interrompt, nous oublions ce que nous cherchons à faire et la
manière dont il faut réagir : « Qu’étais-je venu faire dans la cuisine ? »). La motivation contribue
heureusement à stabiliser cette forme de mémoire, car les neurones concernés ont une activité d’autant
plus soutenue et stable que la personne est motivée par ce qu’elle peut obtenir en appliquant cette règle.
Sans ce système flexible d’associations stimulus-réponse, nous serions comme des machines
obéissant de manière rigide à notre environnement en fonction de ce que nous avons l’habitude de faire,
de rechercher ou d’éviter. C’est d’ailleurs une tendance que l’on constate chez certains patients atteints
2
de lésions du lobe frontal , et même chez les gens en bonne santé, lorsque la fatigue ou le stress
viennent déstabiliser temporairement les équilibres chimiques dans le lobe frontal et l’empêchent de
fonctionner correctement : nous saisissons alors machinalement la télécommande, nous nous écroulons
sur le canapé et zappons sans réelle intention, ou tout autre comportement de ce type.
En bref
Le cerveau est capable de se programmer pour réagir d’une façon particulière lorsque tel ou tel événement se
produit. Le maintien en mémoire de ces programmes, à l’avant du cerveau dans le système dit exécutif, assure
une stabilité à l’attention, pour agir « comme prévu » et atteindre un objectif. Mais cette trace en mémoire est très
volatile, comme nous pouvons en faire l’expérience chaque fois que nous oublions notre intention initiale.
Lorsque nous sommes en forme, notre système exécutif guide le choix de nos actions pour l’adapter
à ce que nous cherchons à accomplir au sein de chaque cycle perception-action. Il peut y parvenir en
fixant et en mémorisant les associations stimulus-réponse permettant d’atteindre ces objectifs (« une fois
la porte du réfrigérateur ouverte, chercher le beurre »). C’est le « mode GPS » (« au prochain carrefour,
tourner à droite »). Ce mode est confortable, car il n’y a pas à comparer plusieurs actions entre elles,
mais simplement à exécuter celle qui a été associée à ce qui est perçu selon un programme prédéfini.
Ces règles ne sont généralement pas formulées verbalement, mais plutôt sous forme d’images. C’est un
mode efficace pour faire ses courses au supermarché : vous vous dirigez rapidement vers le rayon
« condiments » à la recherche de cornichons (« une fois entré, cherchez le panneau indiquant les
condiments, une fois celui-ci trouvé, se diriger vers l’allée des conserves », etc.). La limite de ce mode,
c’est qu’il repose entièrement sur la capacité à formuler et à maintenir en mémoire ces associations
perception-action. Dès qu’elles sont oubliées, les associations classiques fixées par les habitudes
3
reprennent le dessus , et vous revenez à la maison avec douze plaquettes de chocolat en promotion,
vous avez été… distrait. Mais lorsqu’elles sont bien maintenues en mémoire, ces associations stimulus-
réponse permettent au stimulus de déclencher immédiatement l’action qui lui est associée. Vous agissez
vite et bien.
Il arrive aussi que notre système exécutif soit confronté à une situation risquée pour laquelle il n’a
pas prévu de réponse, et qu’il doive alors basculer dans une phase de réflexion stratégique, destinée à
envisager et à comparer les conséquences probables des différentes actions que suggère directement la
situation. À l’échelle de temps qui nous intéresse pour l’instant, au sein d’un seul cycle perception-action,
ce processus d’anticipation ne peut être que rudimentaire, à cause du délai très court séparant
perception et action. C’est ce que l’on appelle communément agir « au feeling » : on « sent mieux »
certaines options que d’autres. Mais le système exécutif peut aussi décider de ne pas agir tout de suite
et d’engager à la place un processus de simulation mentale pour envisager d’autres actions possibles et
leurs conséquences (ce que l’on appelle communément « réfléchir »). L’impulsivité peut alors se définir
comme une incapacité à remplacer l’action physique immédiate par une simulation mentale plus
approfondie. C’est une source fréquente de ces erreurs que nous qualifions d’« inattention », par exemple
quand nous claquons la porte en oubliant nos clefs à l’intérieur.
Comme nous l’avons vu dans le colliculus supérieur, une action rapide est le plus souvent une action
stéréotypée et inadaptée. Si Lucky Luke réagit trop vite, il risque de confondre le barman avec le bandit
et tirer machinalement. Au contraire, une action lente est souvent mieux choisie et plus adaptée à la
situation… mais c’est une action lente. On ne s’étonnera donc pas que, dans bien des sports, le principal
souci soit de « voler du temps » à son adversaire, pour l’obliger à opérer sur des cycles courts, avec des
choix d’actions prévisibles et inadaptés. Les gestes les plus spectaculaires et les plus admirés sont
d’ailleurs ceux qui, bien que réalisés dans l’urgence, se révèlent néanmoins créatifs et parfaitement
adaptés (les « coups de génie », par nature « exceptionnels »).
Voici donc la principale difficulté à laquelle est confronté le cerveau : agir juste, mais agir vite,
sachant que ces deux objectifs sont souvent contradictoires. Un cerveau qui fonctionne de manière
optimale est un système de transformation de la perception en action évoluant juste à la bonne vitesse.
Le cerveau devrait donc en théorie adapter en permanence sa vitesse en cherchant un bon compromis
entre un réflexe stupide et une action longuement réfléchie, mais beaucoup trop lente – un bon
4
compromis entre vitesse et précision . Malheureusement, ce n’est pas le cas, loin de là, et pour de
multiples raisons, souvent parce que nous cherchons à aller trop vite sous l’effet du stress, ou plus
simplement parce que nous sommes pris dans un rythme, comme dans le cas des lapsus. Dans un
lapsus, notre vitesse d’élocution est un peu trop rapide et nous commettons une erreur dans le choix d’un
mot ; nous déclenchons le mauvais programme moteur parmi plusieurs en compétition, sous l’effet de nos
habitudes de langage. Et si nous multiplions les lapsus, on s’étonnera que nous ne fassions pas « plus
attention » à ce que nous disons.
Savoir viser
Au moment où nous nous laissons distraire, notre système exécutif rate une marche et échoue dans
sa tâche de sélection de l’action. Il laisse passer une proposition d’action farfelue, inadaptée à l’objectif
du moment, avec le risque de vraiment rater une marche, au sens propre, ou un mot essentiel dans une
explication. On peut distinguer deux sources fréquentes d’erreurs dans ce processus de sélection. Il se
peut d’abord que le système exécutif ne joue tout simplement pas son rôle, soit parce qu’il n’a aucun
objectif clair en mémoire (il ne peut donc pas établir une hiérarchie nette entre les propositions d’action),
soit parce qu’il est inefficace (ce qui peut arriver en cas de stress ou de fatigue), soit parce qu’il est
simplement trop lent. Dans ce cas, l’action sélectionnée est celle la plus fortement évoquée par le
système d’habitudes et le circuit de récompense, faute d’une censure par l’exécutif, avec souvent pour
conséquence une erreur, ou la désagréable sensation d’être passé près de la catastrophe et de ne rien
contrôler. Les cycles perception-action s’enchaînent selon un processus qui nous échappe.
Par ailleurs, il est facile de comprendre que plus vos objectifs sont nombreux et abstraits, plus le
processus d’évaluation est complexe et a des risques d’échouer dans le peu de temps qui lui est alloué.
Le système exécutif fonde en effet sa décision sur une évaluation rapide des propositions d’action
évoquées spontanément par la situation et de leurs conséquences prévisibles par rapport aux objectifs
visés (« si je continue à avancer, je vais me faire écraser »). Prenons un exemple simple, celui de la
relecture. Lorsque vous relisez un texte pour le corriger, votre activité mentale se ramène à déplacer
votre regard à travers la page, et à mettre en jeu un processus cognitif à chaque fixation (l’« action
mentale », qui peut consister à évaluer le sens du mot et son apport à la phrase, à détecter une faute
d’orthographe éventuelle, lexicale ou grammaticale, etc.). Chez un lecteur expert, la plupart de ces
processus se déclenchent spontanément, et en parallèle à des degrés divers, et entrent en compétition
les uns avec les autres en se parasitant, car si l’analyse orthographique exige plutôt une lecture lettre à
lettre, l’accès au sens passe plutôt par une reconnaissance globale du mot.
Sans objectif précis en tête pour guider la relecture, le système exécutif n’a aucune raison de
privilégier l’un de ces processus plutôt qu’un autre, et compte tenu du peu de temps dont vous disposez
pour choisir votre action (l’œil ne reste pas plus de quelques dixièmes de seconde sur chaque mot),
l’action mentale privilégiée sera choisie au hasard, en fonction de vos habitudes, au risque de perdre de
vue le sens général du texte à cause d’une faute d’orthographe. C’est pourquoi de nombreux relecteurs
réalisent des relectures successives, privilégiant chacune un type de processus cognitif bien clair, et un
seul (pour évaluer la cohérence du message, le style, l’orthographe, etc.). Et cette stratégie s’étend à
bien d’autres situations, en prenant toujours soin de ne pas compliquer la tâche du système exécutif en lui
imposant des consignes floues et multiples (« relire un texte » est une consigne floue et multiple). Avec
un peu d’introspection, vous vous rendrez sans doute compte que vous avez vous-même, en ce moment
précis, plusieurs intentions en tête. Sachez que toutes ces intentions sont prises en compte par votre
système exécutif au moment de décider si, votre regard posé sur ce mot, le visage de la personne se
tournant vers vous mérite que vous y fassiez attention.
En bref
Les contraintes de temps, imposées par l’environnement ou par soi-même, compliquent la tâche du système
exécutif en raccourcissant la phase de décision au sein des cycles perception-action. Des phases trop courtes
aboutissent le plus souvent à des actions stéréotypées et mal adaptées à la situation. On agit mal, et de manière
distraite, comme dans le cas du lapsus.
La sélection de l’action, au sein de chaque cycle perception-action, peut être facilitée par une intention claire et
unique de ce que vous cherchez à faire, et dans le cas le plus favorable, surtout au supermarché, par un véritable
programme sous la forme d’associations stimulus-réponse clairement définies à l’avance et maintenues en
mémoire.
Au sein de chaque cycle perception-action, la vie mentale est donc sans cesse rythmée par le
dialogue, et souvent le combat, entre deux grands systèmes : d’une part, un système d’habitudes, situé
principalement dans la partie arrière du cerveau et en son centre, et proposant spontanément des
actions évoquées par ce à quoi nous faisons attention – selon ce que nous avons l’habitude de faire,
d’aimer faire ou ne pas faire dans une situation donnée (prendre le verre de whisky et le boire, ou
déplacer notre attention vers un panneau publicitaire) ; d’autre part, un système dit exécutif et proposant
lui-même des actions depuis l’avant du cerveau, en fonction de règles flexibles gardées en mémoire et
conformes à votre intention du moment. Le choix d’une action parmi toutes celles possibles dépend alors
de la force relative de ces propositions, et de la capacité du système exécutif à bien choisir parmi elles
en une fraction de seconde, en rejetant les propositions farfelues. Mais ce filtrage n’est possible, rapide
et efficace que si les critères de sélection sont simples ; en particulier, des intentions mal définies, ou
multiples compliquent ce processus de sélection. On est d’autant mieux concentré que l’on agit avec une
intention Claire, Concrète et à Court terme (CCC).
Vous pouvez observer ces forces à tout moment à travers les déplacements de votre regard. Ses
mouvements, intimement liés à ceux de l’attention, sont sous l’emprise des grandes forces participant au
5
contrôle de l’action au sein du cycle perception-action : a) des automatismes très puissants proposant
des actions selon un réseau de connexions rigides entre les neurones chargés de percevoir et ceux
chargés d’agir (regarder fréquemment vers le sol en marchant, jeter un coup d’œil à travers une porte de
bureau ouverte) modulés par une évaluation de ce que chaque action est susceptible d’apporter à court
terme, sur le plan du plaisir et de l’émotion (détourner le regard d’un visage menaçant ou s’attarder sur
un physique agréable), et b) l’action stabilisante du système exécutif, chargé de formuler, maintenir et
atteindre nos objectifs du moment (rechercher une boucle d’oreille tombée dans l’herbe ou son enfant sur
une plage). Ces systèmes sont pilotés par des régions différentes du cerveau, mais tous convergent pour
privilégier leur action préférée au sein du système moteur, avec évidemment un risque élevé de conflit 6 .
Allez-vous regarder ce panneau publicitaire ou bien maintenir votre regard sur la route ? Lorsque le
premier système de forces domine, nous sommes dans un mode de surréactivité à notre environnement,
selon des réactions stéréotypées et donc prévisibles, comme une marionnette attachée à des fils (c’est
le « mode marionnette » ; observez votre voisin consulter frénétiquement et machinalement son
smartphone, qui contrôle qui ?). Mais il arrive heureusement que ces systèmes de forces ne soient pas
en conflit (choisir une nouvelle chemise, lire un livre passionnant). Le secret d’une attention maîtrisée
réside dans la faculté à suivre ses automatismes quand ceux-ci sont efficaces et à s’en détacher quand
ce n’est plus le cas, comme un bateau utilisant les courants pour descendre une rivière.
Les associations stimulus-réponse et leur mémorisation dans le cortex préfrontal. Les bougies
sur le gâteau d’anniversaire. Une définition de l’impulsivité. La difficulté d’allier vitesse et
précision. Deux sources fréquentes d’erreurs dans le choix de nos actions. CCC : une intention
Claire, Concrète et à Court terme. Les deux grands systèmes qui contrôlent l’attention. Ce que
révèlent les déplacements du regard.
L’attention au présent
Notre vie mentale peut paraître très compliquée, car notre esprit fourmille d’émotions, de choses à faire,
d’intentions, de souvenirs, de pensées. Mais une fois ramenée au niveau d’un cycle perception-action, tout
est beaucoup plus simple. Comme le dit le moine bouddhiste Matthieu Ricard, il est impossible d’être à la
fois joyeux et triste. Il est bien sûr courant d’avoir des sentiments confus et mitigés pendant une période de
la journée, ou même pendant quelques minutes après avoir une conversation téléphonique riche en
émotions, mais au niveau de la boucle perception-action, « au rythme où nous nous brossons les dents »,
une émotion, une intention, une pensée prédomine. À cette finesse de grain, que l’on peut qualifier
d’« instant présent », notre esprit est simple.
C’est à ce niveau qu’il vous faut revenir quand votre attention nous échappe. Si, par exemple, vous
n’arrivez plus à vous concentrer sur ce livre, interrogez-vous sur ce que vous cherchez vraiment à faire.
Au moment où vos yeux se posent sur ces mots, quel acte mental cherchez-vous à produire ? Votre
cerveau réagit vraisemblablement selon les automatismes en place, pour reconnaître visuellement la forme
du mot, le convertir éventuellement sous une forme sonore et de temps en temps lui associer un sens.
Mais plusieurs formes de lecture sont possibles : pour lire avec l’intention de laisser les mots évoquer des
images mentales, ou en insistant sur leur sonorité. Votre compréhension du texte sera très différente selon
le mode de lecture que vous adoptez. Quel mode privilégiez-vous ? Que doit faire votre système exécutif à
chaque placement du regard ? Si vous avez des difficultés de compréhension, peut-être vous faut-il
simplement ralentir ? Il faut parfois ajuster le rythme de sa lecture pour laisser le temps aux images et au
sens d’émerger. Nous accordons rarement assez de soin à réguler la vitesse à laquelle nous faisons les
choses ou à préciser notre intention.
Dans les nombreuses activités basées sur la répétition de cycles perception-action similaires, nous
répétons souvent les mêmes erreurs par manque d’une réelle prise de conscience des gestes mentaux mis
en jeu à chaque cycle. Nous nous y prenons mal, sans le savoir. Pourtant, un petit geste d’introspection
peut suffire à nous faire découvrir une intention floue, une cible attentionnelle mal définie, ou une vitesse
7
mal adaptée, que nous attribuerons alors à une mauvaise concentration . Quand celle-ci nous échappe,
nous avons tout à gagner à mieux préciser, pour nous-même, ce que nous faisons et cherchons à faire,
moment après moment.
Les technologies numériques ont pris une telle importance dans notre vie, avec une telle influence
sur notre attention, qu’elles méritent qu’on s’y attarde un instant. Elles suscitent d’ailleurs l’inquiétude au
point que lorsque le thème de l’attention est abordé dans la presse généraliste, c’est très souvent pour
évoquer la difficulté de rester concentré malgré le déluge d’alertes et d’e-mails quotidiens, et les joies et
les peines du mode « multitâche ». Ces questions révèlent un décalage entre la manière dont ces
nouveaux médias amènent le cerveau à fonctionner et la façon dont il a été conçu, au fil de son évolution,
pour interagir avec le monde. Nous ne pouvons plus continuer d’utiliser notre cerveau comme auraient pu
le faire nos ancêtres, en laissant notre attention errer au gré du vent. En envahissant notre environnement
quotidien, ces technologies révèlent le rôle crucial de l’attention, et surtout ses limites. Si nous sentons
bien que quelque chose ne va pas, nous ne sommes pas totalement en mesure de dire quoi. Voilà ce qui
cloche.
LE SENS NUMÉRIQUE
L’accès à l’information numérique nous a muni d’une sorte de système sensoriel additionnel branché
sur nos cinq sens habituels et remplissant des fonctions analogues (nous informer sur l’état du monde
pour guider nos actions). Certains ressentent même une forme d’angoisse lorsque leur portable est
éteint, proche d’une sensation de déprivation sensorielle et qui porte maintenant le nom de
« nomophobie ». Privés de ces informations, ils se sentent en danger… de ne pas réagir à temps,
comme s’ils traversaient une rue les yeux fermés.
Alors que nos sens habituels s’intéressent à notre environnement immédiat, le sens numérique nous
fait parvenir des informations provenant du monde entier, comme si nous avions des yeux et des oreilles
partout. Cela oblige notre cerveau à hiérarchiser des informations en nombre gigantesque, alors que ses
capacités ne lui permettent de traiter de manière approfondie qu’une infime partie de ce qui lui parvient.
Ce problème n’est pas nouveau en soi, car il se posait déjà avec les sens « classiques ». C’est pour y
remédier que se sont développés au cours de l’évolution des systèmes dits préattentifs, lui permettant
d’analyser rapidement et de manière rudimentaire son environnement sensoriel pour n’en retenir que les
éléments les plus intéressants. Nous disposons là d’un système de filtrage, massivement parallèle, qui
guide ensuite l’attention vers ces éléments pour les étudier en détail. Mais nous ne disposons pas de
système préattentif pour analyser la quantité d’informations bien plus importante que déverse notre sens
numérique à l’entrée de notre cerveau.
Les moteurs de recherche de type Google s’en rapprochent, grâce à leur capacité à fouiller
rapidement tout le Web pour nous proposer les sites a priori les plus pertinents, mais ils ne remplissent
pas totalement cette fonction. Ils proposent plutôt une version ultrarapide de notre propre système de
recherche – notre système cortical – que nous utilisons pour trouver une veste dans le placard. À partir
de mots clefs, ils scannent le Web comme nous passons en revue nos vêtements à partir de critères
simples permettant d’identifier cette veste, comme sa forme et sa couleur. Mais il s’agit dans le cas du
cerveau d’un déplacement de l’attention volontaire et endogène (généré de l’intérieur), guidé par une
intention ponctuelle – trouver la veste. Nos filtres préattentifs agissent, même quand nous ne cherchons
rien de spécial, et orientent notre attention vers des éléments potentiellement importants – même et
surtout si nous ne les attendons pas. C’est pourquoi nous remarquons instantanément la tache de
chocolat sur notre chemise dans le miroir, sans avoir lancé une recherche spécifique « tache de
chocolat ».
Lorsqu’un nouveau SMS ou un nouvel e-mail nous parvient, un bon système préattentif devrait
8
analyser rapidement le message et évaluer son importance potentielle, avant même de nous déranger .
Souvenez-vous des cartes de priorité que calcule à tout moment notre cerveau pour désigner les zones
de l’environnement visuel les plus dignes d’intérêt et signaler la présence de phrases, de visages, voire
d’expressions émotionnelles particulières 9 . Mais faute d’un tel système pour notre sens numérique, nous
ne pouvons savoir si cet e-mail ou ce SMS est vraiment important sans engager la lourde machinerie du
traitement attentionnel de l’information qui, nous le savons, est séquentielle et lente. Il nous faut donc
interrompre, même brièvement, ce que nous sommes en train de faire pour inspecter le contenu du
message. Nous basculons dans le fameux mode « multitâche ». Et ce scénario se répète à chaque
nouveau SMS, e-mail, tweet, alerte, sans que nous ne puissions jamais évaluer à l’avance la vraie valeur
informative du message, et ce que nous risquons en l’ignorant totalement.
Et toute cette information, tous ces e-mails, toutes ces alertes, nous arrivent avec une consigne
implicite de les traiter tous, car ils nous sont tous destinés. Ces messages exigeant des actions, des
réponses, il y a beaucoup plus de choses à « faire » qu’avant, et un travail beaucoup plus important et
beaucoup plus explicite pour hiérarchiser ces actions par ordre d’importance en les organisant dans le
temps. Sans cette hiérarchisation consciente et active, la lecture et la réponse à ces messages peuvent
rapidement finir par occuper toutes nos ressources attentionnelles disponibles et désorganiser toute
notre vie mentale.
Il manque donc manifestement un système préattentif efficace adapté à notre sens numérique,
capable de faire ce travail d’évaluation préalable, pour nous prévenir seulement lorsqu’un message
nécessite toute notre attention. Ce peut être le travail d’une assistante dévouée, et bien occupée, mais
pour ceux d’entre nous qui ne sont pas aidés de la sorte, il ne faut pas attendre de notre cerveau qu’il
développe une nouvelle zone dédiée à ce travail. Clairement, un tel système de filtrage préattentif devra
être intégré à nos outils numériques, pas à notre cerveau. Et, s’il est bien conçu, il devra prendre en
compte nos préoccupations du moment, car les cartes de priorité cérébrales possèdent cette « option ».
Elles attirent plus fortement notre attention vers de la nourriture lorsque nous avons faim (ou vers une
image de bière fraîche sur une affiche lorsqu’il fait chaud en été). Des filtres de cet ordre commencent à
exister. Ainsi, un service comme Google Actualités permet de ne recevoir que les nouvelles concernant
un sujet qui nous intéresse, et que nous pouvons activer ou désactiver quand nos centres d’intérêt
évoluent mais ce filtre ne s’adapte pas en fonction de nos besoins à un moment précis. Et jusqu’où peut-
on adapter ces filtres à chaque individu sans directement porter atteinte à sa vie privée ? Que penser
d’un système qui déduirait de tous nos clics de souris ce qui nous intéresse vraiment, à l’instant même ?
C’est pourtant bien ce que fait le cerveau, pour les modalités sensorielles classiques. Sur Internet, les
dérives sont faciles à imaginer : l’un des grands enjeux actuels de l’économie numérique est bien d’arriver
à franchir les filtres attentionnels du consommateur pour l’amener à s’intéresser à des produits et à y
réagir par un acte d’achat. Cette intention, qui consiste ni plus ni moins à percer nos défenses
attentionnelles pour accéder à notre « coffre-fort », passe par une connaissance de plus en plus fine de
nos filtres, individu par individu, qui peut se déduire de l’historique de nos choix, de clic en clic. L’attention
e 10
est le grand enjeu économique du XXI siècle… on en frissonne d’avance .
Parallèlement aux alertes et autres e-mails qui viennent régulièrement déstabiliser l’attention, les
technologies numériques font encore souffrir cette dernière en plaçant à proximité immédiate de notre
système de récompense (à un clic de souris ou à un glissement de doigt), une quantité invraisemblable
de contenus propres à le faire réagir. Nous avons vu que le circuit de récompense encourage l’orientation
de l’attention vers les objets, lieux, personnes, choses, propres à le stimuler, ceux associées par le
passé à une sensation de plaisir, ou simplement ceux susceptibles d’apporter un peu de nouveauté au
cerveau. Si vous aimez les jeux vidéo, la petite icône située sur votre smartphone, là dans votre poche,
fait partie de ces objets. Et le téléphone aussi d’ailleurs, de même que les jeux en ligne, et tous les sites
ou applications permettant d’accéder à de l’« info », car l’information, comme la nouveauté, stimule le
circuit de récompense. Le monde numérique est donc une source potentiellement infinie de stimulations
recherchées par le circuit de récompense, qui va s’empresser d’y détourner l’attention à chaque cycle
perception-action. Il y parviendra sans peine si le système exécutif ne fait pas son travail pour rediriger
l’attention selon une autre intention. Là encore, c’est un monde nouveau pour notre système attentionnel,
qui s’est développé dans un environnement beaucoup plus pauvre en stimulation. Et la situation est
encore compliquée par le fait que nous pouvons facilement, d’un geste de la main, faire évoluer un
environnement numérique au rythme où nous le décidons. Nous pouvons à tout moment changer de
chaîne de télévision ou de page Web et basculer dans un univers totalement différent, ce qui n’est pas le
cas dans le monde « réel », à moins de courir très, très vite. Une nouvelle fois, le circuit de récompense
se régale devant tant de nouveauté, et va profiter de l’occasion pour encourager le zapping et
déstabiliser encore davantage l’attention.
Il n’est donc pas étonnant que nous soyons si accros aux écrans, surtout quand nous sommes
fatigués et que notre système exécutif est moins efficace pour contrer l’influence du circuit de
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récompense, et décider d’éteindre et d’aller se coucher . Combien d’heures de sommeil perdons-nous
ainsi devant nos écrans ? Par ailleurs, notre circuit de récompense s’habitue à un rythme de stimulation
bien plus élevé que celui proposé par un cours, une conférence, un livre, un paysage ou une simple
conversation. Ces environnements moins variés, et donc moins riches en récompenses immédiates,
deviennent sources de frustration et d’ennui. Notre circuit de récompense aura alors tendance à combler
ces « vides » en motivant des comportements de recherche de nouveauté, avec pour effet une
déstabilisation de l’attention et une tendance au zapping, une fois encore. Si notre smartphone est à
portée de main, il gagnera haut la main la partie l’opposant au coucher de soleil. Peut-être y perdons-
nous quelque chose…
Les deux précédents chapitres viennent de dresser un inventaire un peu théorique des grandes
forces qui agissent sur notre attention et sur le choix de nos actions, moment après moment. Nous y
avons découvert la vie mentale à son grain le plus fin, ce qui est indispensable pour comprendre nos
problèmes d’attention. Il est temps d’envisager pratiquement comment ces forces s’expriment dans la vie
de tous les jours, à travers un jeu de questions/réponses auquel pourraient se livrer le neurobiologiste et
des interlocuteurs luttant avec leur attention et avides de solutions. Nous glisserons alors
progressivement, de page en page, vers des conseils de plus en plus pratiques pour maîtriser l’attention.
Il est assez courant, par exemple en lisant ou en travaillant, de se déconcentrer en pensant à des
choses que l’on a à faire. Au lieu d’être dans l’instant, on se retrouve happé par un souci ou par
l’envie d’être ailleurs. Cela peut aussi se produire pendant un cours, une conférence ou une
conversation, pendant une activité sportive… Tout à coup, l’esprit s’évade pour s’occuper à autre
2
chose. Pourquoi est-il si difficile de rester concentré sur ce que l’on fait ?
Il s’agit d’un phénomène très classique : une personne lit tranquillement à la terrasse d’un café et se
met soudainement à penser à un e-mail urgent. Tout à coup, lire n’est plus la priorité numéro un de son
cerveau. Nous ressentons tous ces petites sonnettes d’alarme qui nous donnent l’ordre d’interrompre ce
que nous sommes en train de faire pour passer à autre chose. Elles créent un effet d’aspiration, ou de
3
captivation , de l’attention. Et tout va si vite que nous sommes déjà perdus dans nos pensées, ou dans
une autre action, avant même de nous être rendu compte que nous ne sommes plus en train de lire.
Appelons pour le moment ces alertes des PAM, des « Propositions d’Action iMmédiates », parce qu’elles
rappellent les SPAM qui encombrent les boîtes aux lettres électroniques. Notre vie mentale est sans
cesse encombrée par ces PAM : une envie soudaine d’écouter la conversation qui se déroule à côté, de
téléphoner à un collègue, d’acheter le journal au kiosque en face, d’organiser notre prochain week-end,
de penser à un ami, de réfléchir à un problème, PAM, PAM, PAM, PAM.
Bien qu’embarrassantes, ces PAM traduisent le fonctionnement normal du cerveau. Selon une
théorie en vogue en neurosciences, popularisée par Jonathan Cohen à Princeton, le cerveau de l’homme
est sans cesse confronté au dilemme suivant : doit-il continuer ce qu’il est en train de faire ou bien passer
à autre chose ? C’est ce que l’on peut appeler le « dilemme du chercheur d’or », qui au bout de quelques
heures passées sur un bord de rivière finit par se demander si l’emplacement d’à côté n’est pas un peu
meilleur. Vaut-il mieux continuer à exploiter la ressource que l’on a sous la main ou bien partir en quête
d’autres ressources plus importantes ? L’adage répond qu’« un tiens vaut mieux que deux tu l’auras »,
mais le cerveau n’en est pas convaincu. Nous sommes sans cesse confronté à des problèmes de ce
type : vaut-il mieux consacrer du temps à finir ce livre, ou plutôt en commencer un autre ? Y a-t-il un
programme plus intéressant sur une autre chaîne ? etc. La seule manière de le savoir, c’est d’aller voir,
au risque de basculer dans un mode de zapping permanent, en passant sans cesse d’une chose à une
autre, sans jamais prendre le temps d’en tirer profit. Ce dilemme entre exploitation et exploration
concerne toutes les espèces en quête de ressources limitées, car rester au même endroit, ou poursuivre
la même activité, n’est pas toujours la meilleure option.
Pour résoudre ce problème, notre cerveau utilise un système de neurones sentinelles qui évaluent
constamment l’intérêt potentiel de ce qui se trouve à côté. Ce système est dit préattentif parce qu’il agit
sur ce à quoi nous ne prêtons pas (encore) attention, un peu comme si le chercheur d’or plaçait de
petites sondes à d’autres endroits de la rivière. Mais ces sondes ne permettent pas une analyse
approfondie et peuvent se laisser leurrer par de petites poussières brillantes sans valeur. Elles alertent le
chercheur d’or qui doit ensuite se déplacer pour vérifier. De même, notre système préattentif juge de
l’importance potentielle de ce qui nous entoure selon des critères assez simples, suffisants pour signaler
une petite forme noire s’approchant de nous sur la droite. Mais ce n’est qu’en déplaçant notre attention
sur cette forme que nous pourrons être sûr qu’il s’agit bien d’une araignée répugnante (c’est ce fameux
système qui manque si cruellement à notre « sens numérique »). Ce système sentinelle est source
constante d’alertes propres à distraire l’attention.
Les PAM semblent dues à un système analogue surveillant les frémissements de l’activité neuronale
que sont les ébauches de pensées, particulièrement lorsque celles-ci sont associées à un vécu
émotionnel fort – quelque chose que nous aimons, ou au contraire que nous redoutons. Un système
préattentif signale ces pensées comme importantes et les amplifie pour déclencher ce que nous
ressentons comme une alerte : il faut absolument aller acheter du pain avant que la boulangerie ferme !
Difficile de rester concentré dans ces conditions.
Avec un peu d’introspection, on remarquera que ces alertes peuvent être classées en deux grandes
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catégories , les craintes et les envies. Toutes ces pensées sont alimentées par un sentiment
d’importance : il est important de leur accorder de l’attention, car si ce n’était pas le cas, nous pourrions
les ignorer facilement. Les craintes nous préviennent qu’une menace se profile à l’horizon, comme si
notre « navire » allait heurter un iceberg : nous n’avançons pas assez vite dans la rédaction d’un rapport
ou d’une dissertation, notre interlocuteur ne semble rien comprendre à nos explications, le bébé
commence à s’ennuyer dans son siège auto, etc. Il faut corriger le tir, sinon… les envies nous
encouragent plutôt à abandonner ce que nous sommes en train de faire pour quelque chose de plus
agréable ou de plus intéressant – aller acheter le journal, repenser à la soirée d’hier ou à son jeu vidéo
préféré, se tourner vers son voisin pour discuter avec lui… bref de « Passer à Autre chose de Mieux »
(PAM, encore une fois). Ces sentiments sont parfois subtils, mais ils suffisent à ce que nous prenions ces
pensées au sérieux, au point de ressentir une gêne si nous devons les abandonner brutalement.
Toutes ces propositions d’action, ces PAM, sont évaluées rapidement par notre cerveau en fonction
de ce qu’elles nous procurent immédiatement ou bien des émotions positives ou négatives que nous
sommes susceptibles de ressentir si nous les réalisons 5 , ou si nous ne les réalisons pas. Une structure
appelée « amygdale » participera au sentiment d’angoisse déclenché par la perspective de ne pas
rendre le rapport à temps, et le fameux circuit de récompense anticipera le plaisir de lire le journal. Cela
peut paraître miraculeux, mais ces petites structures ont simplement enregistré dans leur mémoire ce
que nous avons déjà ressenti chaque fois que nous avons failli ne pas rendre un rapport à temps ou que
nous nous sommes posés pour lire le journal. Cette mémoire leur permet d’anticiper ce que nous allons
ressentir, selon le bon principe que les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets. Elles
évaluent ainsi ce que les neuroéconomistes appellent l’« utilité subjective » de chaque option possible : le
bénéfice escompté en allant acheter le journal ou en terminant notre rapport à temps, ou simplement en
continuant de penser aux vacances qui s’annoncent.
Ce sont toutes ces petites alertes qui viennent perturber notre concentration, et il ne faut pas s’en
émouvoir, car elles traduisent le fonctionnement normal d’un cerveau capable d’anticiper. Il est normal
pour un organisme vivant d’être à l’affût des opportunités ou des dangers potentiels, même quand ceux-ci
n’existent que sous la forme de frémissements neuronaux. Il faut donc abandonner l’idée d’éliminer ces
alertes. Le secret d’une bonne concentration réside plutôt dans la capacité à bien y réagir pour éviter
qu’elles ne captivent l’attention. Nous verrons progressivement comment se donner les meilleures
chances d’y parvenir.
En bref
Nous ressentons tous des petites pensées qui viennent fréquemment nous inciter à arrêter notre activité du
moment pour passer à autre chose. Ces « Proposition d’Actions iMmédiates », ou PAM, traduisent l’existence au
sein du cerveau d’un système de veille très sophistiqué dont le but est de guetter tout danger ou opportunité. Elles
font donc partie du fonctionnement normal du cerveau, et il est vain de chercher à les réduire au silence.
Admettons que cette agitation mentale soit un phénomène naturel, il devrait tout de même être
possible de la dominer. C’est agaçant de ne pas réussir à se concentrer, de savoir qu’il faut être
attentif, sans pouvoir y parvenir. Est-ce un problème de manque de volonté ?
Il faut d’abord dépasser le registre émotionnel et accepter d’être pragmatique. Cela ne sert à rien
de s’énerver. Certains se parlent à eux-mêmes pour s’insulter ou se forcer à être attentifs (« je suis nul »,
« concentre-toi ! » !), mais cette manière de faire induit plus de conflits qu’elle n’en résout. Lorsqu’une
voiture se traîne dans les montées, son conducteur peut la traiter de tas de ferraille et lui crier d’avancer,
c’est son droit, mais il est plus efficace d’ouvrir le capot ou de l’amener au garage pour comprendre
l’origine précise du problème et le résoudre.
Il ne faut pas confondre les alertes de type PAM avec l’agitation mentale qu’elles produisent. Cette
agitation est due à d’autres processus mentaux qui s’enchaînent en cascade pour essayer d’y répondre.
Prenons l’exemple de la recherche d’une information sur Internet pour illustrer cette dynamique de
cascade. Disons qu’une dénommée Elsa se connecte sur un site de prévisions météo pour connaître le
temps prévu sur son lieu de vacances. Sur la page d’accueil, un lien « santé » attire son regard et suscite
sa curiosité (« quel rapport avec la météo ? »). Comme la perspective d’obtenir une information sur un
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sujet ponctuellement important suffit à stimuler le circuit de récompense , ce dernier l’encourage à
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cliquer . Elle voit alors apparaître une carte de France avec plusieurs types d’informations, notées
« humidité », « douleurs », « index UV », « vent ». Intriguée par l’idée que les douleurs puissent être
prédites en fonction du temps, elle clique encore et, de lien en lien, finit par perdre de vue son intention
initiale. Elsa s’est laissé distraire et a oublié de regarder la météo. Comme Tarzan sautant de liane en
liane, elle a sauté de lien en lien pour se retrouver, un peu penaude, perdue au milieu de la forêt du Web.
Sur Internet, un lien peut attirer notre attention parce qu’il résonne avec nos soucis ou nos envies du
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moment, ou simplement parce qu’il nous intrigue . Puis, au sein d’un cycle perception-action, cette
perception est associée à l’action de « cliquer dessus », sous l’influence de systèmes comme le circuit de
récompense, et c’est ainsi que nous oublions notre objectif initial. Notre système exécutif a perdu une
bataille. Face à un ordinateur, le clic de souris matérialise la redirection de l’attention, mais loin des
écrans, nos pensées et les stimulations sensorielles remplacent les liens d’Internet, et nous « cliquons »
en déplaçant le regard ou en nous laissant absorber. Internet ne fait que rendre explicite ce qu’est la
distraction : cliquer sur des liens sans rapport avec l’objet de nos recherches, parce que notre intention
initiale – regarder la météo ou lire un livre – a fini par faiblir. Pour l’attention, le monde n’est donc qu’une
grande toile fourmillant de liens hypertextes, ou plutôt « hypersensoriels ».
Pour être bien concentré, il doit exister une forme d’alignement entre notre attention et notre
intention, définie par ce que nous avons vraiment décidé de faire, et nous y arrivons parfois, quand un
objectif prend le dessus pour guider sans hésitation l’action et l’attention. Un passant courageux plongera
tout habillé pour sauver un enfant de la noyade, un autre se fraiera un chemin hors de sa maison en
flammes, etc. Quelle importance de mouiller ses habits ou d’oublier ses bijoux dans les flammes ! Dans
ces cas extrêmes, la priorité est si claire que nous ne nous laissons pas distraire par des pensées
parasites.
Si Elsa avait eu besoin de rapidement connaître la météo pour prendre une décision importante
concernant le week-end – au téléphone avec un ami à cours de batterie par exemple –, elle n’aurait pas
dévié de son objectif. Elle n’aurait sans doute même pas remarqué les liens sans rapport avec sa
recherche. Tout dépend donc de l’importance que nous donnons à notre objectif de départ et de la clarté
avec laquelle cet objectif est défini et maintenu en mémoire. C’est cet état de clarté qu’il faut rechercher
pour parvenir à une bonne concentration, même quand aucune vie n’est en danger : un seul objectif à la
fois, et le plus clair possible, pour faciliter la tâche de sélection que doit accomplir le système exécutif au
sein de chaque cycle perception-action. À ce stade, cela peut encore sembler un peu théorique, mais
nous allons voir rapidement comment mettre cette idée en pratique.
En bref
Plutôt que de lutter contre les PAM, mieux vaut apprendre à éviter qu’elles ne captivent totalement l’attention. Cela
demande d’abord d’avoir une intention claire dissociant dans notre cerveau ce qui est important et pertinent de ce
qui ne l’est pas. Nous nous laissons facilement distraire quand cette intention est faible, mal définie ou totalement
oubliée.
En pratique, justement, on se sent souvent stressé à l’idée de ne pas réussir à faire tout ce que
l’on a à faire, au lieu de rester simplement calme et concentré sur ce que l’on a devant soi.
L’idéal serait de mettre de côté ces idées pour n’en garder qu’une en tête, mais elles paraissent
toutes aussi importantes. Comment faire ?
Effectivement, avec le système d’alertes qui vient d’être évoqué, nous sommes sans cesse tiraillés
entre ce que nous sommes en train de faire et ce que nous avons l’impression de devoir faire. Ce
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tiraillement s’accompagne souvent d’une sensation d’inconfort, voire d’un stress intense ,
particulièrement quand ces alertes nous avertissent d’une menace. Une meilleure maîtrise de l’attention
va naturellement diminuer ces sensations déplaisantes.
Figure 6. Le gyrus cingulaire antérieur, l’amygdale et l’insula, enfouis dans les profondeurs du cerveau. Ensemble, ils
participent à la détection des menaces et motivent les comportements qui permettent d’y répondre.
En bref
Si notre esprit fourmille de pensées distrayantes, c’est parce que plusieurs structures cérébrales peuvent prendre
le contrôle de nos actions et de notre attention lorsque nous nous rapprochons d’une situation identifiée comme
dangereuse ou au contraire plaisante. Ce système peut s’emballer jusqu’à générer une phobie ou une addiction,
ce qui en dit long sur sa capacité d’influence. Sous l’action d’un tel mécanisme, ne nous étonnons pas que notre
attention nous échappe parfois.
Il y a donc dans le cerveau des systèmes dont le rôle consiste précisément à rendre toutes ces
distractions… distrayantes ? Pourquoi notre cerveau ne fait-il pas simplement taire ce système
pour concentrer toute son énergie sur ce que nous avons à faire maintenant ?
Ce qui rend la situation compliquée, c’est que ces systèmes réagissent dès que nous nous
éloignons d’un objectif jugé important par notre cerveau, et que ces objectifs importants sont toujours très
nombreux. Si nous prenions la peine de noter, pendant quelques minutes, toutes les alertes, toutes les
PAM, qui nous viennent à l’esprit, nous serions peut-être étonnés de leur diversité. Toutes concernent des
objectifs à atteindre, certains fugaces et simples (se gratter, par exemple) et d’autres plus complexes et
profonds (comme ne pas s’ennuyer). Si une personne en train de lire se rend tout à coup compte que le
pied de sa chaise écrase le sac de son voisin, elle interrompra aussitôt sa lecture pour le déplacer, avec
peut-être un léger sentiment de malaise qui l’empêchera momentanément de se reconcentrer. Lire n’est
vraiment qu’un objectif parmi d’autres, jugés tout aussi importants (ne pas causer du tort aux autres,
donner une bonne image de soi, etc.).
Tous ces objectifs constituent autant de contraintes qui s’exercent à tout moment sur notre
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comportement et notre attention . À chaque violation de l’un d’entre eux, notre cerveau nous envoie un
signal d’erreur, d’autant plus fort que cet objectif est reconnu comme important (certains se moqueront
totalement d’écraser le sac de leur voisin). Pour que notre cerveau parvienne à concentrer toute son
énergie sur la seule activité en cours, il faudrait que celle-ci soit jugée temporairement comme bien plus
importante que les autres, ce qui revient à reléguer toutes nos autres priorités en arrière-plan, avec le
danger que cela comporte.
Aussi dangereux que cela puisse paraître pourtant, l’expérience montre que ce n’est pas impossible.
Il arrive, en jouant d’un instrument, en pratiquant une activité sportive, en parlant avec des amis, que nos
signaux d’alerte se calment, au point parfois de sortir ankylosés d’une telle « bulle », après avoir lu trop
longtemps dans une mauvaise position par exemple. C’est un phénomène couramment rencontré dans
l’hypnose, qui permet d’opérer une dent sans anesthésiant. Notre corps continue de nous envoyer des
signaux d’alerte, mais ceux-ci n’inquiètent plus l’insula ni le gyrus cingulaire. Ce dernier, en particulier, ne
joue plus son rôle habituel d’amplificateur pour nous ordonner de quitter la salle d’opération en courant.
Aussi puissants que soient nos systèmes d’alerte, ils peuvent donc être réduits au silence.
Avant de voir comment utiliser ce principe, retenons cette règle simple : quand nous avons du mal à
nous concentrer, c’est que nous essayons de faire plusieurs choses contradictoires à la fois. Nous
essayons de mobiliser les mêmes structures cérébrales dans des sens différents, un peu comme si nous
cherchions à nager le crawl et la brasse en même temps. La première chose à faire est donc de se
poser pour chercher l’origine du conflit 13 . Notre intention est-elle suffisamment claire pour définir
simplement où doit se porter notre attention ? Quelle est la consigne que doit suivre notre système
exécutif, lorsqu’il doit décider de la microaction à mener, à chaque fraction de seconde ? Comme un
requin attaquant un banc de poissons, nous devons viser une cible en particulier et ne pas la lâcher.
« Passer un bon moment » n’est pas une intention simple pour le cerveau, « être bien concentré » non
plus, il convient d’être beaucoup plus spécifique. Nous allons voir qu’il n’est pas toujours évident de faire
le ménage dans ses intentions, car nos objectifs se juxtaposent en strates sans même que nous en
ayons vraiment conscience. Pourtant c’est le seul moyen de sortir de cet état de conflit permanent si
désagréable et si inefficace, et de se rapprocher de cet état où la concentration n’est plus un effort, mais
un plaisir.
En bref
La fréquence des PAM est liée à la multiplication des objectifs que nous cherchons à accomplir, à plus ou moins
long terme et de manière plus ou moins consciente. Si nous n’arrivons pas à éliminer ces PAM, c’est parce que
notre cerveau garde en mémoire tous ces objectifs et privilégie toute pensée ou tentative d’action les concernant.
Mais l’expérience de l’hypnose montre que certains objectifs peuvent être temporairement oubliés. C’est la preuve
qu’une hiérarchisation efficace et radicale de nos intentions et de nos objectifs est possible, pour se recentrer sur
une activité unique.
Mais tous ces autres objectifs semblent également importants, et il n’est pas si facile de les
mettre en stand-by. Comment se débarrasser de l’idée qu’il faut à la fois « nager la brasse et le
crawl » ?
Nous arrivons au cœur du problème ; et il nous faut maintenant avancer d’un pas de plus dans
l’analyse de ce processus de distraction. À chaque PAM qui nous parvient, nous n’avons finalement que
trois façons de réagir : lui obéir en réalisant tout de suite l’action proposée, différer cette action et la
réaliser plus tard ou bien l’oublier . Rester concentré, c’est refuser d’obéir ; mais ces PAM surgissent
souvent avec une telle impression d’urgence et d’importance qu’il est bien difficile de les différer ou de les
oublier. Pour illustrer cette difficulté, considérons un instant le cas de Marion, lisant attentivement jusqu’à
ce qu’une PAM lui rappelle que sa voiture doit impérativement passer le contrôle technique. Marion voit
soudainement « plein de problèmes partout » (les « 3 P ») : cela va prendre du temps, coûter cher, etc.
Son cerveau perçoit une menace qui ne peut pas être évitée en continuant à lire. Différents processus
mentaux se mettent alors en route de manière désordonnée, et son attention se laisse captiver ; elle
anticipe des réparations coûteuses, pense à l’état de ses finances, etc. – tous ces processus cognitifs
sont autorisés par son système exécutif de cycle en cycle parce qu’ils vont « dans le bon sens » : ils sont
cohérents avec sa nouvelle priorité du moment. Il faut se débarrasser de ce souci, et en attendant, son
gyrus cingulaire et son amygdale piquent Marion de tous leurs dards pour l’inciter à agir, comme ceux
d’un rat anticipant une décharge électrique. Marion ne pourra se reconcentrer sur sa lecture qu’en
rassurant ces structures, c’est-à-dire en faisant en sorte qu’elles ne considèrent plus la lecture comme
une « erreur ».
Le sentiment très désagréable qui accompagne l’activité de ce réseau disparaîtrait si Marion oubliait
momentanément cette histoire de contrôle technique. Mais le gyrus cingulaire et l’amygdale
l’empêcheront de le faire car il y a objectivement un risque à oublier ce contrôle. Marion n’est pas une
« inconsciente », pour reprendre un sens populaire du mot « conscience » ; c’est-à-dire qu’elle est
consciente des conséquences de ses actes. Son système exécutif est donc crispé sur son nouvel objectif
comme on s’accroche à une branche au bord d’un précipice : ne pas lâcher, sous aucun prétexte. Marion
a subi un « CRI », un changement radical d’intention.
Le cerveau de Marion fonctionne désormais à plein régime pour maintenir actifs tous les processus
mentaux qui concernent le contrôle technique, en accaparant des régions cérébrales cruciales pour la
lecture : imaginer ce qu’elle va dire au garagiste, se rappeler l’état de ses comptes, etc. Marion ne peut
tout simplement plus lire, car elle n’en a plus les moyens cognitifs. Bien que ses yeux continuent à balayer
les pages du livre (son système oculomoteur n’est pas concerné par la résolution de son problème), elle
ne comprend et ne retient plus rien. Les réseaux cérébraux de la mémoire, du langage, de l’imagerie
mentale sont monopolisés par son nouvel objectif. Elle ne pourrait se reconcentrer qu’en plaçant celui-ci
dans une sorte de « mode veille » d’où il ne sortirait qu’une fois venu le moment de s’y consacrer
14
pleinement .
En bref
La sensation de devoir tout faire en même temps, et le sentiment de devoir obéir à chaque PAM, vient d’un
ressenti du risque associé (éventuellement celui de passer à côté d’une opportunité). Plus ce risque est perçu
comme important, plus la PAM est susceptible de déclencher un CRI, un changement radical d’intention. Le
système exécutif privilégie
alors au sein de chaque cycle perception-action les actions conformes à cette nouvelle intention. La captivation
de l’attention est alors totale. Il est trop tard pour revenir à l’intention initiale, qui s’opposerait de toute façon à la
sensation d’urgence alimentée par le système d’alerte du cerveau.
Y aurait-il justement un moyen pour Marion d’oublier momentanément cet objectif, pour le
réveiller plus tard ?
De manière directe, non. Si je vous disais que, dans dix minutes, une meute de chiens enragés sera
lâchée ici même à votre poursuite, seriez-vous capable de continuer à m’écouter tranquillement sans y
penser pendant neuf minutes et trente secondes, avant de vous lever calmement pour quitter la pièce ?
Une telle maîtrise de soi nécessiterait que l’objectif impératif de fuite soit associé dans votre cerveau à
un petit minuteur pour le réveiller le moment venu. Malheureusement, le cerveau ne semble pas
naturellement équipé pour mettre en veille des objectifs et les réveiller à un moment prédéfini. La seule
alternative au souvenir est l’oubli ; c’est pourquoi il est si difficile pour Marion d’arrêter de penser à ce
contrôle technique : elle a peur de l’oublier.
Quand on entraîne un singe à appuyer sur un levier dès qu’il voit un rond rouge apparaître sur un
écran, cette consigne est gardée en mémoire par des neurones situés dans son cortex préfrontal. Dès
que ces neurones cessent d’être actifs, l’animal cesse de réaliser l’exercice et ne peut plus les réactiver
de lui-même. Qui s’en chargerait, en effet ? D’autres neurones, nécessairement, qui auraient continué de
maintenir la consigne en mémoire, ce qui nous amène à une régression infinie : si ces neurones cessent
d’être actifs à leur tour, qui les réactiverait ? Tout au plus peut-on imaginer que l’objectif puisse être
rappelé par un événement extérieur, par une personne rappelant au singe ce qu’il doit faire, ou bien par
un souvenir aléatoire, mais pas de manière volontaire et à une heure précise. Et pour un être humain,
même si ses objectifs prennent des formes plus vagues et complexes, le problème reste le même.
Ce qui se rapproche le plus dans le cerveau d’un système de rappel automatique est la mémoire
prospective. S’il n’existe pas d’étiquette « dans dix minutes » dans le cerveau, il existe des étiquettes
« voiture » ou « boulangerie », tout simplement parce que nous disposons de groupes de neurones
pouvant réagir sélectivement à ce type de contexte. Par un système d’association, notre système
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exécutif peut se programmer à réaliser une action quand ces neurones s’activeront . C’est donc ce que
l’on appelle la « mémoire prospective », qui n’est rien d’autre que la mémorisation de règles d’association
stimulus-réponse, dont nous avons déjà vu l’efficacité… et la volatilité, car elles sont vite oubliées. Grâce
à sa mémoire prospective pourtant, il est vraisemblable que Marion ne pourrait pas vraiment oublier
définitivement son contrôle technique car elle y repenserait au moment de monter dans sa voiture, de la
même façon que nous pensons à acheter du pain en passant devant une boulangerie. On voit d’ailleurs
une des limites de la mémoire prospective, qui dépend totalement d’un stimulus externe : si Marion prend
le bus au lieu de sa voiture, elle ne repensera pas à son contrôle technique. Il n’y a pas de petite horloge
cérébrale pour le lui rappeler indépendamment de tout contexte.
En bref
En bref
Il semblerait judicieux, en cas de PAM, de différer la réalisation de l’action proposée pour ne pas perturber
l’activité en cours, selon un mécanisme de rappel. Malheureusement, notre cerveau n’est pas naturellement
équipé pour se rappeler une intention, à moins de l’associer à un contexte précis, mais sans garantie de succès,
grâce à la mémoire dite prospective (ou bien de la noter…).
Est-ce que cette mémoire prospective peut nous aider à faire le ménage parmi nos intentions ?
Oui, car le système exécutif utilise fréquemment cette forme de mémoire pour différer une action
jusqu’à ce que les systèmes sensoriels reconnaissent un contexte favorable à son exécution. Quand
notre train arrive en gare, nous nous levons spontanément pour prendre notre valise et sortir. Notre
cerveau perçoit certains signes annonçant l’arrivée et déclenche alors les actions adéquates. Grâce à
cela, nous n’avons pas à garder activement en mémoire cette consigne pendant tout le trajet, ce qui nous
permet de lire tranquillement en attendant l’arrivée. Sans cette capacité, il nous faudrait sans cesse noter
16
tout ce que nous avons à faire dans les moindres détails .
Mais au-delà de la mémoire prospective, notre cerveau ne cesse d’ajuster automatiquement nos
priorités au contexte du moment, en réduisant ainsi le nombre de PAM. C’est d’ailleurs tout le problème
des nouvelles technologies mobiles, qui amènent partout où nous sommes une multitude de contextes qui
ne devraient pas forcément y être : avec un smartphone, nous ne sommes plus seulement au café, mais
également au bureau avec nos collègues (puisque nous pouvons les joindre par SMS ou par e-mail), dans
un magasin où nous pouvons faire nos courses (un peu de shopping sur Internet), dans un cinéma
montrant des bandes-annonces (cf . les sites correspondants), au guichet de la gare (achat de billet à
distance), etc. La notion de contexte, limitant d’habitude l’étendue de notre action sur le monde, finit par
disparaître. Nous pouvons tout faire à la fois, ce qui ne fait que multiplier les PAM (voir « L’attention à
l’heure du numérique » ).
En bref
Même si le cerveau n’est pas capable de se fixer des alertes pour différer des PAM à des moments donnés, il
dispose d’un système pour mémoriser des associations entre des actions et des situations. Cette mémoire dite
prospective permet de réactiver un objectif quand le contexte dans lequel celui-ci doit être réalisé se présente.
C’est grâce à ce principe que nous ne devons pas garder sans cesse en mémoire tout ce que nous avons à faire,
sans quoi il serait impossible de se concentrer.
Mais si notre système exécutif a tendance à concentrer ses ressources sur ce qu’il est possible
de faire là où nous sommes, comment expliquer que, même dans un endroit calme et sans
téléphone, il soit tout de même souvent difficile de rester concentré ?
Parce que beaucoup de ces « choses » que nous avons à faire peuvent être réalisées, au moins
partiellement, dans le contexte où nous nous trouvons, même si celui-ci est austère. L’esprit du moine zen
assis face à un mur fourmille de PAM, même si le contexte d’une salle de méditation ne s’y prête pas !
Au café, rien n’empêche Marion de commencer à réfléchir à son contrôle technique. De nombreux
problèmes peuvent être résolus par de simples processus mentaux de planification et de simulation
mentale qui ne nécessitent rien d’autre qu’un peu de « temps de cerveau disponible ». Et ces mêmes
simulations peuvent également stimuler par elles-mêmes le circuit de récompense, pour anticiper un
rendez-vous amoureux par exemple.
Si nous avons si souvent l’esprit occupé par des pensées, c’est parce que nous avons l’impression
d’agir en mettant simplement des processus mentaux les uns au bout des autres – nous nous imaginons
parler à des gens, nous imaginons leurs réactions, etc. Tous ceux qui ont du mal à « raccrocher » une
fois la journée de travail terminée peuvent en témoigner : bien que le contexte ne se prête plus au travail,
leur cerveau tente d’utiliser la moindre fraction de temps disponible pour essayer de finir deux ou trois
bricoles. En général, cela ne donne pas un très bon résultat, parce qu’ils n’ont pas leurs dossiers sous
les yeux, pas forcément de quoi noter, et surtout parce qu’ils doivent en même temps conduire dans les
embouteillages ou s’occuper de leurs enfants. Il en résulte surtout des conflits, de la fatigue et du
17
stress .
Figure 8. Même lorsque nous sommes seul et loin de toute distraction externe, notre cerveau se livre à des simulations
mentales pour trouver des solutions aux différents problèmes qui nous préoccupent… et nous voilà de nouveau absent.
Cette difficulté se retrouve dans de très nombreuses situations de la vie courante. La situation dans
laquelle nous nous trouvons empêche toujours certaines actions physiques, mais pas les actions
mentales qui nous donnent l’impression de commencer à résoudre le problème qui nous préoccupe. Le
contexte du moment suffit donc rarement à hiérarchiser à lui seul nos différents objectifs et à imposer une
priorité unique à notre système exécutif. Cette hiérarchisation doit faire l’objet d’un effort volontaire et
conscient.
En bref
Le contexte physique dans lequel nous nous trouvons rend impossibles certaines actions et certains objectifs, ce
qui contribue naturellement à hiérarchiser ces derniers. Mais cela ne suffit pas à définir entièrement notre priorité
du moment, car de très nombreuses actions, notamment mentales, peuvent encore nous faire avancer vers de
très nombreux objectifs. C’est pourquoi nous nous perdons aussi facilement dans nos pensées.
Examinons la raison pour laquelle notre cerveau s’interdit d’oublier ses alertes et cherche à faire
autant de choses à la fois. Si nous nous perdons dans des processus de simulation mentale pour tenter
de résoudre tous les problèmes qui nous viennent à l’esprit, c’est à cause de cette impression fréquente
qu’il faut agir « le plus vite possible » – que ce soit pour ce contrôle technique ou pour tout autre
problème. Nous voulons calmer cette sensation d’anxiété et d’inconfort qui l’accompagne – l’amygdale et
le gyrus cingulaire tournent à plein régime et nous ne voulons pas rester avec cette épine dans le pied.
Mais les nombreuses études menées sur ces deux régions montrent qu’elles réagissent surtout à la
perspective d’événements néfastes : votre voiture interdite de rouler et les difficultés associées. Nous
retrouvons là une des définitions les plus communes du stress en psychologie : la perception d’un
problème important associée à un sentiment d’incapacité à le résoudre 18 . Vous percevez bien le
problème et son importance, sans envisager de solution claire pour le résoudre. Vous n’arrivez plus à
vous concentrer et c’est bien normal.
Pour stopper ces messages d’alerte, la solution ne consiste pas à ignorer le problème, bien sûr,
mais à le remettre à plus tard d’une façon intelligente et surtout convaincante… pour notre système
d’alerte. Dans la plupart des cas, il n’y a d’ailleurs pas d’obstacle majeur à la résolution du problème : ce
contrôle technique ne pose objectivement pas de problème à Marion. Elle pourrait le repousser de son
esprit sans risque, au moins le temps de terminer sa lecture. Si elle n’y arrive pas, c’est parce qu’il lui
faut passer par un processus de planification consciente et volontaire pour se convaincre qu’elle y
parviendra à temps. Cela ne sera pas forcément suffisant, surtout si Marion est d’un tempérament très
anxieux, mais c’est déjà une première étape nécessaire. Si nous parvenons à lire dans le train, c’est bien
parce que nous savons, au fond de nous-même, que nous nous lèverons à temps pour prendre notre
valise et sortir quand le train arrivera en gare. Il peut en être de même pour ce contrôle technique.
Le problème de ce contrôle, c’est qu’il ne constitue pas pour le cerveau de Marion un objectif assez
clair et concret. Quand un objectif est mal défini, il est très difficile d’estimer intuitivement le temps
nécessaire pour l’atteindre, et donc d’avoir la certitude que l’on peut remettre sans risque sa résolution à
plus tard. C’est tout à fait normal, car cela n’est possible qu’une fois l’objectif « découpé » en une
succession de petites missions simples et concrètes dont nous pouvons estimer la durée : trouver les
coordonnées d’un garage, trouver les plages horaires disponibles dans son emploi du temps, appeler le
garage et fixer un rendez-vous, etc. La résolution du problème peut alors être étalée et organisée dans le
temps en assignant à chacune de ces missions un moment précis, de la même façon que l’on met la
table en disposant assiettes, verres et couverts à des endroits bien précis. Une fois ce travail fait, Marion
se rendra compte que la fenêtre de temps dans laquelle elle se situe, là, maintenant, au café, est tout à
fait libre pour continuer sa lecture.
Dans l’exemple de la valise, nous avons une connaissance assez précise du temps nécessaire pour
nous préparer à sortir du train, parce qu’il s’agit de quelque chose de simple que nous avons déjà réussi
plusieurs fois. Si toutes les « choses à faire » qui nous venaient à l’esprit étaient de cet ordre, il serait
assez facile de les évacuer temporairement en leur assignant simplement un petit moment, rien que pour
eux, plus tard. « Ranger ses outils », « faire son lit », ou bien « acheter un billet de train en passant à la
gare » ne sont pas vraiment des soucis venant perturber l’attention.
Tout est donc affaire de confiance en soi ou, devrais-je dire, de confiance dans la capacité de son
cerveau à résoudre le problème à temps. Lorsque notre cerveau constate qu’il sait réaliser une action, il
s’en souvient, et c’est ainsi que naît la confiance en soi. Si l’on demande à un adulte normalement cultivé
de citer les noms de cinq capitales, il n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour savoir qu’il peut
répondre, avant même que ces noms ne lui viennent à l’esprit. Cette capacité à « savoir que l’on sait »
est une forme de ce que les neurosciences cognitives appellent « métacognition ». Le cerveau « sait qu’il
sait faire quelque chose » parce qu’il a su le faire par le passé et qu’il s’en souvient. Pour calmer
l’angoisse ressentie à la pensée d’un problème, notre cerveau a besoin de « savoir qu’il sait » le
résoudre, soit parce qu’il entrevoit directement une solution, soit parce qu’il sait qu’il pourra en trouver
une en y consacrant un peu de temps.
Notre cerveau est tout à fait capable d’estimer des durées de façon assez précise, pour des actions
qu’il a l’habitude de réaliser. Par exemple, nous savons très bien évaluer le temps nécessaire pour
traverser une route, et éviter ainsi de nous engager si une voiture se rapproche au loin. De manière
générale, plus une action est concrète et courte, plus notre cerveau estimera sa durée avec précision.
Avec l’habitude, nous devenons également capable d’évaluer le temps nécessaire pour lire un e-mail,
préparer nos affaires avant de sortir du train ou passer un coup de téléphone. Certaines actions longues
peuvent également être estimées correctement, à condition qu’elles soient simples ou habituelles – aller
de Paris au Mans en train, par exemple.
Une fois que nous avons pris l’habitude de fonctionner ainsi, nous prenons confiance dans notre
capacité à transformer chaque problème en algorithme, c’est-à-dire en une suite d’actions simples
menant à la résolution du problème, comme une recette permet pas à pas de préparer un tajine ou
comme une partition de musique précise chaque note à jouer jusqu’à la fin du morceau. Et nous devenons
capable d’estimer le temps dont nous aurons besoin pour définir cet algorithme, avant même de le
réaliser. Grâce à cette habitude, le simple fait de prévoir un temps de réflexion pour transformer le
problème qui nous vient à l’esprit en un algorithme suffit à calmer la tension évoquée par ce problème.
Marion se dirait simplement : « Très bien, je prendrai cinq minutes à la fin du café pour réfléchir à ce
contrôle technique, et noter les actions à mener », avec la confiance que ces cinq minutes lui suffiront
pour élaborer, au moins dans ses grandes lignes, un plan menant à la résolution du problème en temps
voulu. Marion n’a plus grand-chose à faire en attendant, et son système exécutif replacera la lecture au
centre de ses priorités. Mais Marion a dû passer par une phase de hiérarchisation volontaire et
consciente de ses objectifs, en les répartissant dans le temps.
En bref
Spontanément, notre cerveau s’interdit de remettre à plus tard une action qui lui semble importante, à cause du
risque de l’oublier ou de ne pas la mener à temps. Le simple fait de la noter ne suffit pas toujours à interrompre
les pensées sauvages la concernant, surtout quand nous n’avons pas une conscience claire de la manière dont
cette action doit être menée et du temps qu’il faudra pour cela. Une première étape consiste à découper cette
action en actions plus simples, concrètes, que nous savons faire et dont nous pouvons estimer la durée.
Les PAM. Le dilemme du chercheur d’or. Le système préattentif, ses pouvoirs, ses limites. De
l’inutilité de supprimer les PAM. De liane en liane, ou comment nous dévions de notre intention
initiale. Plonger tout habillé, ou l’intérêt d’une intention claire et urgente. Un aiguillon pour nous
inciter à l’action. L’agence de notation du cerveau. Ce que nous apprend l’hypnose. Ne pas
chercher à nager en même temps la brasse et le crawl. Marion et ses trois « P ». L’attention sans
un CRI. La peur de l’oubli et l’absence de minuteurs dans le cerveau. La mémoire prospective,
une mémoire volatile. L’empilement des contextes, source de distraction. Les PAM du moine zen,
et pourquoi elles s’accrochent. La métacognition et la confiance en soi.
Zoom sur une structure : le gyrus cingulaire
Faire attention à ce que l’on fait, c’est veiller à ce qu’à chaque cycle perception-action, l’action physique ou
mentale qui est choisie soit la bonne. Cela nécessite un système interne pour surveiller, depuis notre
cerveau, les conséquences de nos actes, passés et surtout à venir. C’est ce système qui nous permet
d’interrompre un geste maladroit, ou de nous taire au moment de prononcer une parole déplacée. C’est
aussi ce système qui nous permet de réprimer un souvenir désagréable, ou de nous reconcentrer après
une brève distraction, et rectifier ainsi le tir quand la trajectoire de nos actions s’éloigne de sa cible. Le
gyrus cingulaire antérieur est au centre de ce dispositif. Si l’action que je viens de mener a été efficace, ses
neurones vont s’en souvenir et attribuer une valeur positive à cette action, dans ce contexte et pour cet
objectif donné. Mon dessin est joli, j’ai réussi le penalty, ma blague a fait rire tout le monde. Si mon action
n’a pas été efficace, les neurones du gyrus cingulaire antérieur vont aussi retenir la leçon et m’aider à faire
mieux la prochaine fois. Mais le gyrus cingulaire peut également agir en temps réel, pour corriger une
action dont il prédit qu’elle va être ratée, sur la base de calculs réalisés dans d’autres structures comme le
cervelet (capable de prévoir où va retomber la boule de pétanque en fonction de la vitesse que nous lui
donnons).
Le gyrus cingulaire antérieur semble très occupé à nous rapprocher de ce que nous pourrions considérer,
à chaque instant, comme une situation idéale, en alertant le cerveau dès que ce n’est pas le cas. Mais
qu’est-ce qu’une situation idéale ? Dans l’idéal, j’aimerais ne plus avoir faim (il est tôt et je n’ai pas encore
pris le petit déjeuner), avoir un peu plus chaud… Mon gyrus cingulaire va m’inciter à me lever et à
chercher un pull et de quoi manger, cette structure joue donc un rôle central dans la motivation. Mais
j’aimerais également avoir déjà fini d’écrire ce chapitre et fait les courses, et c’est là que les choses se
compliquent, car j’aimerais aussi qu’il fasse meilleur temps aujourd’hui, que tous les gens autour de moi
soient de bonne humeur. Vous voyez le problème ? Avec l’aide de structures comme le gyrus cingulaire,
notre cerveau va nous signaler des « erreurs », concernant non seulement ce que nous pouvons maîtriser,
mais également ce sur quoi nous n’avons aucun contrôle, dans le but de nous rapprocher d’une situation
« idéale ». Tant que nous ne sommes pas dans cette situation, notre cerveau en est alerté. C’est une
course sans fin pour agir, encore et toujours, vers un idéal que nous ne pouvons pas atteindre.
19
Certains diront que c’est le moteur de la vie . Mais ce moteur grince, car le gyrus cingulaire participe
également au ressenti de la souffrance ; c’est même l’une des régions du cerveau les plus actives lorsque
nous avons mal, au point qu’il est parfois nécessaire de l’enlever chez certains patients souffrant de
douleurs permanentes et insupportables. Ce n’est pas étonnant, après tout, puisque la souffrance est une
forme de déviation par rapport à une situation idéale. Cette observation a amené récemment l’équipe de
20
Richard Davidson , de l’Université du Wisconsin à Madison à proposer que le gyrus cingulaire antérieur
soit au centre d’un système général de détection des erreurs, qu’elles soient motrices, cognitives, ou
affectives. Si la vie est dukkha, ou « souffrance », disent les bouddhistes, c’est peut-être pour cela : nous
traversons la vie avec un petit caillou coincé dans la chaussure. Dur, dur, d’être humain… mais ô combien
intéressant !
CHAPITRE 5
En bref
Le système exécutif est encore mal connu. C’est un système composite,
situé principalement dans le cortex préfrontal à l’avant du cerveau, et dont
la mission est multiple. Il associe au moins deux sous-systèmes : un sous-
système « stratégique », lent, conscient et volontaire, qui hiérarchise nos
différents objectifs et organise nos actions dans le temps sous forme de
plans permettant de les atteindre, et un autre système de « pilotage »,
beaucoup plus rapide et moins volontaire ou conscient, qui s’assure que
les plans sont suivis, en veillant, au sein de chaque cycle perception-
action, que les actions choisies soient conformes à ces plans.
Quand nous nous laissons distraire, c’est donc que notre
système de pilotage rapide se trompe de chemin et
« déraille » ?
En bref
Quand nous nous laissons distraire, c’est que notre système de pilotage a
mal évalué, dans la fraction de seconde dont il disposait, le manque de
pertinence d’une action qui lui a été proposée. Cette action a été exécutée
malgré tout. C’est ce qui se passe lorsque nos PAM font dérailler l’attention.
En bref
Le système de pilotage est capable d’anticiper en une fraction de seconde
les conséquences d’une action envisagée pour éventuellement l’inhiber.
Nous nous arrêtons ainsi au milieu d’un mouvement, ou d’une phrase, pour
éviter un geste inapproprié ou une parole déplacée. Encore faut-il que ce
système sache que ce geste ou cette parole est une « erreur », et qu’il ait
donc une notion de ce que nous cherchons à faire. Une fois encore, il est
donc essentiel d’agir avec une intention claire. Quelle poutre cherchez-
vous à traverser ?
En bref
Le système de pilotage a besoin d’une feuille de route lui fixant des
objectifs, les uns après les autres, qui lui permettent ainsi de hiérarchiser
très rapidement les propositions d’actions émanant des différentes parties
du cerveau, à chaque cycle. Plus ces objectifs sont simples et concrets,
plus cette hiérarchisation est facile et réussie, et plus le choix de l’action
est efficace et fluide, comme si nous conduisions avec un GPS pour nous
guider.
En bref
Les PAM nous parviennent rarement sous la forme de plans d’actions à
mener, étape par étape. Et c’est l’une des raisons de leur caractère
obsédant et souvent inquiétant. Nous savons qu’il faut agir, sans trop savoir
comment, et surtout quand. Il faut donc agir tout de suite, de peur d’agir
trop tard. La conversion d’un PAM en un algorithme permet cette
décomposition en étapes, et une organisation dans le temps qui laisse des
plages libres pour se reconcentrer. En procédant régulièrement ainsi, nous
finissons par réagir à chaque PAM non plus par une action immédiate,
mais en prévoyant une phase de découpage en algorithme (ou en recette
de cuisine) une fois notre activité du moment terminée. Notre concentration
s’en trouve ainsi protégée.
Il faut donc en finir avec les objectifs flous et être toujours très
clair sur ses intentions ?
Oui, en tout cas chaque fois que nous avons du mal à nous
concentrer et que cela nous gêne. Une intention floue cache souvent
des objectifs multiples et contradictoires. Le secret d’une bonne
concentration réside finalement dans la capacité à éviter les
interférences négatives entre les processus mentaux : éviter que
deux processus tentent d’utiliser les mêmes réseaux de neurones au
même moment. Aussi est-il important de toujours être au clair sur ce
que l’on cherche à faire. Nous sommes souvent empêtré dans des
conflits motivationnels, occupé à essayer de faire deux choses
contradictoires à la fois, parfois même sans nous en rendre compte.
Et ces conflits entraînent une formidable perte d’énergie et
d’efficacité, comme un bras de fer peut réduire à néant les efforts
conjugués de deux montagnes de muscles.
C’est ce qui arrive à l’élève abordant l’énoncé d’un problème de
maths avec l’intention de « grappiller les points faciles à gagner ».
Cette stratégie floue est souvent perdante car elle le place en
situation de dilemme, et donc de conflit, entre exploitation et
exploration : mieux vaut se fixer un temps pour chaque exercice afin
de résister à la tentation de passer trop rapidement à un autre. Tel
autre élève cherchera à rédiger une réponse pertinente à une
question tout en soignant son orthographe et son style.
Malheureusement, son attention sera divisée entre plusieurs tâches
concurrentes (éviter les fautes, évaluer la qualité de son style et
répondre juste) et son système de pilotage ne saura plus quel
processus mental favoriser. Il faut donc se méfier de ces
contradictions, et partir à leur chasse pour les débusquer : pourquoi
ne pas tenter d’écrire d’abord une réponse sensée, avant de relire
deux fois, pour le style puis pour l’orthographe ?
L’astuce consiste toujours à désigner l’un de ces objectifs comme
absolument prioritaire pour les minutes à venir. Essayons autant que
possible d’identifier, par l’introspection, ces bras de fer mentaux.
Suis-je en train de courir deux lièvres à la fois ? Quelle intention guide
mon énergie ? Cette intention est-elle suffisamment claire pour définir
des procédures bien identifiées, des choses que j’ai l’habitude de
faire ? Il faut débusquer ces conflits, parfois très subtils, entre des
intentions contradictoires, ce qui demande parfois d’examiner son
activité mentale au niveau de la microcognition, au niveau du cycle
perception-action, au moment où notre regard vient se poser sur une
partie de notre espace visuel, ou sur un bout de texte, ou sur une
balle ou un ballon au moment de le frapper. Nous verrons par la suite
une implémentation concrète de ce principe avec la définition des
« programmes attentionnels ».
En bref
Quand nous ne sommes plus concentré, c’est généralement que nous
avons perdu de vue notre feuille de route. Notre système de pilotage ne
peut plus faire son travail de tri, soit parce qu’il n’a plus d’instruction claire
(nous ne savons plus bien ce que nous cherchons précisément à faire),
soit parce qu’il a des instructions contradictoires (nous essayons de faire
plusieurs choses en même temps). C’est à ce moment-là que notre
attention est la plus vulnérable aux PAM. Un examen fin des gestes cognitifs
que nous mettons en place (quelle information recherchons-nous ? pour
quoi faire ?) en reprenant pas à pas chaque étape de notre activité du
moment, comme si nous ralentissions le film de notre vie mentale, permet
souvent de détecter cette absence, ou ce conflit, d’intention.
En bref
S’il est plus facile de se concentrer sur une activité que nous aimons bien,
c’est parce que la trace en mémoire de ce que nous avons à faire est
mieux stabilisée par notre système exécutif, et parce que notre circuit de
récompense « pousse » alors dans le même sens que ce dernier. Mais la
vie nous force souvent à nous concentrer sur des activités que nous
n’aimons pas, et c’est alors qu’une vraie maîtrise de l’attention devient très
utile, pour avancer même quand les « vents » sont contraires.
Minimoi, maximoi
Comment faire pour mettre maintenant toutes ces idées en pratique et les utiliser concrètement
pour mieux maîtriser son attention ?
Une première étape consiste à prendre conscience des phénomènes qui viennent d’être décrits, et
notamment des PAM, ces propositions d’action immédiate que notre cerveau génère spontanément.
Chaque fois que survient une pensée de ce type, nous pouvons atténuer son effet distracteur en pensant
simplement au mot « PAM », par exemple en le prononçant mentalement. C’est une manière de
reconnaître qu’une captivation de notre attention est sur le point de se produire, et d’introduire une petite
pause dans ce processus. Cette pause, aussi courte soit-elle, laisse le temps à notre système
stratégique d’évaluer l’importance réelle de cette alerte. Faut-il vraiment changer d’intention ou rester
concentré ? Si l’émotion associée à cette alerte n’est pas trop forte, nous pouvons enrayer son effet
distracteur (et éventuellement la noter pour ne pas l’oublier). C’est une technique souvent utilisée en
méditation, sous le nom d’« étiquetage » (on « colle » une étiquette sur les pensées qui surviennent).
Mais les PAM détournent si vite l’attention qu’il est souvent trop tard pour les étiqueter : faute de
consignes précises, notre système de pilotage a laissé passer l’intrus. Pour éviter ce type d’erreur, nous
devons lui indiquer plus clairement comment différencier ce qui est important de ce qui ne l’est pas. Pour
les raisons qui ont été évoquées, il va falloir se fixer des petits objectifs successifs, aussi clairs et
concrets que possible. Songeons à un pêcheur de perles plongeant en apnée pour chercher des
coquillages 2 . Il nage à la surface et décide d’une zone à explorer sous l’eau, avant de plonger à la
recherche de perles à cet endroit précis, et ainsi de suite. Il alterne donc deux phases bien distinctes :
une phase de réflexion (à la surface) et une phase d’action (sous l’eau). Cette alternance répond à une
nécessité, car le pécheur ne dispose pas de réserves d’oxygène suffisantes pour changer d’objectif au
cours de sa plongée. Il doit agir vite et aller droit au but, comme un internaute dont l’ordinateur menace
de s’éteindre. La contrainte de temps oblige à resserrer les efforts sur l’essentiel : un objectif domine
alors tous les autres.
Il existe bien d’autres métaphores qui illustrent cette idée, celle de l’archer par exemple, qui alterne
visée et tir. Concrètement, il s’agit d’insérer dans le flux de nos actions des petites phases de pause pour
prendre clairement conscience de ce que nous souhaitons faire dans les minutes qui suivent. En suivant
ce principe, un élève face à son devoir de maths pourrait se donner un temps minimal, deux ou trois
minutes peut-être, pendant lesquelles son unique objectif serait de comprendre le premier énoncé. Une
fois ce temps écoulé, il prendrait la décision délibérée de continuer cet exercice ou bien de passer à la
lecture du deuxième énoncé, si le premier lui semble trop difficile. À la surface, le pêcheur-élève décide
de plonger dans le premier énoncé, avec un objectif très précis. Une fois remonté à la surface, il décide
rapidement de la suite des opérations. Cette approche permet de réduire les conflits motivationnels
(vouloir réaliser deux tâches incompatibles en même temps). Si, au cours de sa première plongée-
lecture, l’élève ressent des difficultés à comprendre l’énoncé, il ne se laisse pas distraire par ce
sentiment qui est reconnu comme une PAM et résiste à l’envie de passer tout de suite à l’exercice
suivant. Ce ressenti n’a aucun intérêt par rapport à son objectif du moment : tenter de comprendre ce
qu’il lit, du mieux qu’il le peut. Il laisse donc de côté ces sensations, d’autant plus facilement que la
plongée est courte : quel risque prend-il à consacrer une ou deux minutes de plus à un énoncé qu’il ne
comprend pas ?
Figure 9. Le pêcheur de perles alterne deux phases bien distinctes : une phase de réflexion (à la surface)
et une phase d’action (sous l’eau).
Le pêcheur, comme l’élève, change de rôle périodiquement, comme s’il y avait deux pêcheurs : un
« maxipêcheur » organisateur et donneur d’ordres, et un « minipêcheur » exécutant ces ordres. Nous
pouvons nous aussi alterner entre un « maximoi », définissant régulièrement la feuille de route à suivre et
fixant des petites missions, et des « minimoi » exécutant ces dernières l’une après l’autre. D’une certaine
façon, le maximoi programme le GPS, et le minimoi conduit en suivant ses consignes. Le grand avantage
de ce dédoublement apparent de personnalité est de dissocier dans le temps les deux grands rôles du
système exécutif : le mode stratégique, incarné par le maximoi, et le mode de pilotage rapide, incarné
par le minimoi.
Quand nous n’arrivons plus à nous concentrer sur notre livre, c’est à cause d’un conflit entre ces
deux sous-systèmes : notre système exécutif cherche à la fois à mettre en œuvre le processus de
lecture (pilotage) et à résoudre le problème qui vient d’émerger (stratégie). Malheureusement, ces deux
fonctions se disputent des processus mentaux communs, comme la mémoire de travail et l’imagerie
mentale, et donc les mêmes réseaux de neurones. Pilotage et réflexion stratégique ont donc du mal à
coexister et doivent plutôt alterner. C’est pourquoi la lecture s’interrompt dès qu’une PAM déclenche un
processus de simulation mentale pour résoudre le problème qui la concerne, car les circuits neuronaux
qui servent à lire se trouvent soudain kidnappés. La méthode « minimoi/maximoi » tente d’éviter ce type
d’interférences, grâce à un système d’alternance.
Songez encore au tournage d’un film. Avant chaque scène, le metteur en scène décrit exactement à
l’acteur ce qu’il doit dire et faire. Puis l’acteur s’exécute, en improvisant éventuellement légèrement, mais
toujours dans le cadre fixé par le réalisateur. Ce réalisateur, c’est bien sûr le maximoi, qui n’intervient
qu’entre les phases de tournage pour guider le minimoi acteur à partir de sa vision d’ensemble du film. Un
enfant, même jeune, pourra jouer ce jeu de rôles pour canaliser son attention. Il jouera la scène où il
range sa chambre, celle où il prépare ses affaires pour les devoirs du soir, celle où il met la table…
après avoir pris soin de les visualiser, comme le ferait le réalisateur. La seule différence avec le cinéma
ou le théâtre, c’est qu’il n’y a jamais qu’un seul acteur en scène jouant une multitude de rôles les uns
après les autres. Le maximoi « utilise » ces minirôles, ou ces minimoi, pour accomplir une par une toutes
les missions qui vont aboutir au résultat souhaité.
Figure 10. Deux représentations imagées de maximoi confiant une minimission à minimoi. À vous de choisir
votre style !
En bref
Puisque notre concentration s’envole souvent sous l’effet des PAM, commençons par les remarquer avant qu’elles
aient le temps de captiver l’attention. C’est le principe des méthodes dites d’« étiquetage », qui consistent à
associer mentalement un petit mot à chaque pensée appelant une redirection de l’attention. Cet étiquetage
marque une petite pause dans le processus d’aspiration de l’attention, suffisante parfois pour que le système
exécutif reprenne le contrôle sur celle-ci. En parallèle, il est judicieux de faciliter autant que possible la tâche du
système de pilotage occupé à trier entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas (les PAM, notamment). C’est
ce que permet un rappel régulier et volontaire de ce que l’on cherche à faire, à court terme. Nous agissons alors
selon des cycles courts privilégiant en alternance les deux composantes du système exécutif : le système
stratégique et le système de pilotage. C’est la technique des maximoi/minimoi, un jeu de rôles destiné à éliminer
toute compétition entre ces deux systèmes.
En bref
Il faut favoriser des minimissions, courtes, à cause des limites de notre mémoire chargée de maintenir active
notre intention du moment, de la nécessité d’avoir des objectifs clairs et concrets, et du risque de se « couper du
monde » pendant un temps trop long. C’est aussi un moyen de réussir régulièrement ce que l’on entreprend et de
stimuler ainsi le circuit de récompense. Toutes les cinq minutes, un petit succès !
Comment appliquer ensuite ce principe d’alternance à des situations qui demandent vraiment
d’être en mode « multitâche » ? Dans la vie active d’un adulte, il arrive souvent de devoir écrire
ou lire un document, tout en répondant au téléphone ou à ses e-mails, sans parler du soir à la
maison avec les devoirs à surveiller, le repas à préparer, etc. Comment faire ?
Ces situations se prêtent parfaitement à ce jeu d’alternance ! Une fois que l’on a fragmenté les
longues tâches complexes en petites missions simples et courtes (lire un paragraphe ou un e-mail,
aligner cinq idées par écrit, trouver une adresse, etc.), il est beaucoup plus facile de passer de l’une à
l’autre. L’expression « multitâche » désigne rarement la réalisation simultanée de plusieurs tâches, mais
plutôt une forme de jonglage rapide. Tout l’art du multitâche réside dans la capacité à reprendre une
tâche complexe là où on l’a interrompue, juste avant de répondre à un e-mail ou de vérifier que le bébé
va bien, tout en sachant que l’on sera bientôt interrompu à nouveau. Il faut pour cela avoir un programme
clair pour les minutes à venir : où en étais-je et que dois-je faire maintenant ? C’est ce qu’apporte la
technique des minimoi : la capacité à se fixer des missions courtes mais néanmoins efficaces, quand le
temps est compté. Il est alors plus facile de passer d’une tâche à une autre sans perte de temps ni
d’efficacité, en utilisant chaque fois des minimoi bien programmés.
On entend souvent dire que les générations nées avec Internet sont plus douées pour le multitâche
que leurs aînés, ce qui signifierait qu’ils ont plus d’aisance pour retourner à une activité quittée quelques
instants plus tôt. C’est sans doute le cas lorsqu’il s’agit de jeter un coup d’œil sur les réseaux sociaux
(puisqu’ils en ont l’habitude), mais sont-ils vraiment meilleurs que leurs parents pour reprendre une
activité interrompue quand celle-ci est complexe (un devoir de maths) ? C’est toute la question.
En bref
Le mode « multitâche » désigne un va-et-vient rapide entre plusieurs activités. Il faut donc régulièrement
interrompre ce que l’on fait pour s’y replonger un peu plus tard. C’est extrêmement difficile si l’on ne dispose pas
d’un moyen pour se reconcentrer rapidement et être immédiatement efficace chaque fois. Une fois chaque
activité fragmentée en minimissions simples et concrètes, il est facile de passer de l’une à l’autre, sans devoir
s’interrompre au sein d’une minimission.
Quand nous sommes plongé dans une activité qui nous intéresse vraiment, il semble facile de
rester concentré longtemps. Faut-il quand même utiliser ce découpage en minimissions ? N’est-
ce pas un peu fastidieux et ne risque-t-on pas de couper cet élan ?
La technique des « minimoi » ne sert qu’à reprendre un peu le contrôle de notre attention quand
celle-ci nous échappe, certainement pas à nous compliquer la vie quand tout va bien. Cela n’aurait aucun
sens de chercher à l’utiliser systématiquement. Quand nous sommes totalement pris par une activité qui
nous passionne, l’alignement des priorités de notre système exécutif et de notre circuit de récompense
verrouille notre attention à cette activité. N’oublions pas l’énorme capacité d’influence du circuit de
récompense, capable de motiver, dans le cerveau d’un cocaïnomane, un comportement très complexe
pour se procurer sa drogue (contacter les personnes susceptibles de le fournir, se rendre sur le lieu du
deal, etc.). Et, même sans parler d’addiction, ce circuit est suffisamment puissant pour nous « scotcher »
sur une activité que nous aimons bien, un jeu vidéo par exemple. Le circuit de récompense est donc une
éminence grise extrêmement influente capable de dicter au cerveau la manière dont il doit se comporter.
Mais effectivement, quand ce comportement est conforme à vos objectifs du moment, pourquoi
intervenir ?
Par contre, le circuit de récompense ne nous est plus d’aucune utilité quand nous devons nous
concentrer sur une activité que nous aimons moins. C’est en général là que la concentration s’envole et
qu’il est peut-être temps de repasser à un mode « fractionné », selon l’expression des entraîneurs
sportifs, et de découper ce que nous avons à faire en minimissions : lire une page, chercher une
information précise sur Internet, etc.
La brièveté des minimissions procure alors un avantage appréciable : celui de stimuler
régulièrement le circuit de récompense, justement, et d’en faire ainsi un allié. Avec d’autres équipes de
recherche, nous avons montré que chaque fois que nous réussissons quelque chose, notre cerveau nous
3
envoie un signal positif qui stimule le circuit de récompense . C’est une petite cacahuète qui nous
remercie de l’effort accompli. En accumulant les minimissions réussies, nous accumulons autant de
cacahuètes qui vont maintenir notre motivation tout au long de la mission. Et comme le circuit de
récompense est plus sensible à des petites récompenses fréquentes que l’on est sûr d’obtenir qu’à des
récompenses plus importantes, mais lointaines et incertaines, il faut une nouvelle fois privilégier les
missions courtes. En matière de récompense, le cerveau aime le concret ; nous ne sommes pas si
éloigné des singes, que l’on dresse mieux avec des petites récompenses fréquentes qu’avec des
promesses lointaines. Les minimissions nous donnent des occasions fréquentes d’être content de nous,
et cette satisfaction unique d’avoir « coché une case » sur la longue liste des tâches à effectuer.
En bref
La « technique des minimoi » a pour but de vous aider à mieux vous concentrer. Elle n’a pas d’utilité réelle si vous
êtes engagé dans une activité déjà captivante, à part calmer la désagréable impression que le monde est en train
de s’écrouler (combien d’e-mails urgents se sont accumulés dans votre boîte aux lettres depuis que vous avez
commencé ?). Par contre, pour des activités moins intéressantes, les minimissions ont l’avantage de proposer des
récompenses rapides et fréquentes à chaque « case cochée », et de stimuler de façon optimale le circuit de
récompense.
Si l’objectif des minimissions doit être concret, comment faire quand ce que l’on a à faire est
abstrait, par exemple quand il s’agit d’un travail intellectuel ? Il semble facile de visualiser ce
que l’on cherche à accomplir au moment de cuisiner ou de planter un clou, mais la visualisation
semble plus difficile quand il s’agit d’expliquer quelque chose à quelqu’un, ou bien d’écrire un e-
mail.
La visualisation est bien sûr plus facile lorsque ce que nous avons à faire ne demande qu’un
enchaînement d’actions physiques. Les actes mentaux sont plus difficiles à concevoir et à programmer
sous forme de séquences, mais c’est toujours possible. Les enfants découvrant les joies des
multiplications à virgule apprennent bien une séquence d’actes mentaux. En fait, le problème qui est
abordé ici concerne toutes les activités au sein desquelles nous parvenons à nos fins sans trop savoir
comment nous nous y prenons. On peut d’ailleurs distinguer deux cas de figure, selon qu’il suffit, ou non,
de vouloir réaliser une action physique ou mentale, pour que celle-ci se déclenche. Qu’il s’agisse de
passer l’aspirateur ou d’additionner deux nombres, nous savons comment faire pour réaliser cette action,
et nous saurions l’expliquer. Nous pouvons facilement les inclure dans une forme d’algorithme qu’il nous
suffit ensuite de dérouler comme une recette de cuisine. Il est alors facile d’associer à chaque étape du
programme une intention claire et concrète. Notre système de pilotage saura exactement ce qu’il doit
faire.
En dehors de ces cas simples, il nous arrive parfois de voir vaguement ce que nous souhaitons
faire, mais sans savoir comment nous y prendre. L’angoisse de la page blanche montre bien qu’il ne suffit
pas de vouloir écrire pour y arriver ! La plupart d’entre nous ne voient pas « sur quel bouton appuyer »
pour écrire. Si visualiser un lit fait ou trois jaunes d’œufs dans un bol de farine suffit à définir l’action à
mener pour atteindre cet état, visualiser vaguement la page écrite ne suffit pas à ce que le processus
d’écriture se déclenche. Comment programmer son GPS, dans ce cas ? La clef du problème, c’est que
nous cherchons à mettre en jeu des automatismes complexes qui ne se déclenchent qu’en réponse à des
situations particulières, et pas à des impulsions volontaires directes. Lorsque nous décidons de prendre
le verre devant nous, nous utilisons un système d’initiation de l’action qui nous permet d’activer très
précisément le réseau de neurones nécessaire pour exécuter ce geste, grâce à une influence directe du
cortex préfrontal sur ce dernier, suffisante pour l’activer. Nous pouvons donc visualiser un résultat et être
sûr de l’atteindre : « mélanger la farine et le lait » est un bon objectif.
Quand il s’agit de s’exprimer, il n’existe malheureusement pas de mécanisme pour faire venir à
l’esprit le mot juste par un acte volontaire direct, comme on active un muscle. « Écrire un paragraphe »
n’est donc pas un bon objectif. La représentation neuronale du mot que nous cherchons ne peut s’activer
que de manière indirecte, sous l’influence d’autres ensembles de neurones représentant des concepts ou
des objets associés, comme un feu de forêt se propageant d’arbre en arbre. En des termes plus
simples, le mot « tasse » nous vient naturellement à l’esprit quand nous voyons une tasse, parce que les
groupes neuronaux associés à l’image de la tasse et au mot correspondant sont fortement connectés.
Activer l’un suffit généralement à activer l’autre, de même si nous pensons à une tasse et même, de
manière moins directe, si nous pensons à nous servir du thé, ou si nous commençons à écrire : « J’ai
versé du thé dans… » Mais la maîtrise que nous avons de ces « feux de forêt sémantiques » reste très
limitée. Si l’incendie ne se propage pas dans la bonne direction, le mot que nous cherchons ne nous vient
pas à l’esprit et nous restons bouche bée. C’est la différence avec le système moteur dont l’activation
peut être directe et volontaire : il suffit de le vouloir – alors qu’il ne suffit pas de « vouloir » écrire ou dire
la phrase juste (ou trouver une idée brillante, ou être créatif…).
La seule chose que nous puissions faire consiste à repérer les conditions favorisant le
déclenchement de ces feux de forêt et leur propagation dans la bonne direction. Les mots viennent plus
aisément dans le flot d’une conversation que face à une page blanche, par exemple. Nous pouvons donc
remplacer l’objectif « écrire un paragraphe » par « imaginer que l’on me pose telle question et noter ce
qui me vient à l’esprit ». Nous remplaçons ainsi un objectif flou par un objectif clair et concret que nous
pouvons atteindre de manière directe et volontaire. Chaque situation évoque spontanément dans le
cerveau des propositions d’actions, selon nos habitudes (y compris nos habitudes de langage), il faut
donc apprendre à se placer dans les situations susceptibles de déclencher les actions que l’on recherche
(par un acte d’imagination, éventuellement).
L’attention joue ici un grand rôle, puisque ces propositions d’action dépendent de l’objet de votre
attention. Cette règle s’applique aux habitudes motrices (c’est au moment où nous portons attention à la
poignée de porte que notre système d’habitudes nous propose de l’ouvrir) et aux habitudes mentales,
notamment lors de la production du langage (une conversation, ou chaque phrase en appelle
immédiatement une autre). Pour déclencher des actions sur lesquelles nous n’avons pas de contrôle
direct volontaire, nous devons nous mettre dans une disposition attentionnelle particulière, en plaçant
notre attention sur les perceptions (physiques ou mentales) les plus susceptibles d’appeler les
propositions d’action dont nous avons besoin. Cela peut passer par la recherche d’une situation réelle
particulière (appeler un ami) ou par une phase d’imagerie mentale (s’imaginer expliquer une idée à un
public) ; n’oublions pas que de nombreuses régions du cerveau ne font pas bien la différence entre une
situation réelle ressentie par nos sens et une situation imaginée.
Il faut bien comprendre que, dans ce cas, la minimission ne consiste pas à attendre vainement que
notre cerveau daigne trouver la bonne idée ou la bonne phrase, car nous n’avons aucun contrôle sur ce
feu de forêt. La minimission met en jeu une série d’actes volontaires pour évoquer et placer notre
attention sur les perceptions susceptibles d’entraîner les automatismes dont nous avons besoin. Nous
procédons déjà souvent ainsi. Pour faire une liste de courses ou préparer les affaires nécessaires lors
d’un voyage, beaucoup d’entre nous ont besoin de former une image mentale du repas ou du séjour à
venir. C’est ce que l’on appelle un chemin détourné, qui vise à faire émerger spontanément et
indirectement des idées. Comme nous ne pouvons pas directement, volontairement, faire la liste des
ingrédients à acheter à partir de rien, nous décalons notre effort vers un acte mental sur lequel nous
avons un contrôle direct : l’acte de visualisation du repas.
Dans tous ces cas de figure, le minimoi a pour mission de se placer dans la disposition
attentionnelle favorable pour l’activité à accomplir. Les exemples pris ici sont des cas simples, comme
l’écriture ou la liste de courses, mais on peut constater que cette stratégie s’adapte à toutes les actions
que nous ne pouvons pas déclencher directement de manière volontaire : réussir ses coups droits au
tennis, ou improviser au piano. Chaque fois, nous devons apprendre à placer notre attention sur les
éléments de notre environnement sensoriel ou mental qui vont spontanément déclencher les
automatismes dont nous avons besoin pour réussir notre minimission.
En bref
Les minimissions sont plus faciles à définir lorsqu’il s’agit d’atteindre un objectif concret, accessible au terme
d’une série d’actions physiques. Lorsqu’il s’agit d’objectifs plus abstraits, et plus difficiles à visualiser de manière
concrète, le programme de la mission peut alors consister à enchaîner une série de gestes mentaux susceptibles
de faire émerger le comportement souhaité. Une minimission est bien définie lorsqu’elle précise des actions à
réaliser que nous « savons faire », c’est-à-dire des actions dont nous avons l’habitude, et que nous savons
déclencher à volonté. Si ce n’est pas le cas, la minimission doit être décomposée en sous-missions plus
concrètes.
Pour chaque objectif un peu complexe que l’on souhaite atteindre, on peut s’amuser à faire la liste
des minimoi dont on aurait besoin (j’aurais besoin d’un minimoi pour trouver du bois sec, d’un autre pour
le rapporter au campement, d’un autre pour…). Il faut bien veiller à ce que chacune de ces minimissions
soit suffisamment simple pour que l’on « sache que l’on sait la faire », ou qu’on sache au moins dans
quelles conditions et dans quelle disposition attentionnelle se mettre pour avoir les meilleures chances de
succès. Il faut ensuite réfléchir au temps nécessaire à chacune de ces missions. De combien de temps
a-t-on besoin pour revenir ici avec un marteau et des clous ? De combien de temps a-t-on besoin pour
retrouver l’adresse de la sécurité sociale ? Une fois cette estimation faite, tout est prêt pour lancer le
premier minimoi, sans forcément se stresser. Rendez-vous dans cinq minutes.
Le maximoi et le minimoi peuvent s’entraîner séparément. Face à un devoir, l’élève peut s’habituer à
gérer son effort d’attention, en se disant mentalement : « J’aurai d’abord besoin qu’un minimoi lise le
premier énoncé, souligne les points clefs et estime si l’exercice est faisable, ce qui devrait prendre
environ cinq minutes », puis la même chose pour le deuxième exercice, etc., jusqu’à des minimissions
comme « vérifier les ordres de grandeur des résultats obtenus pour m’assurer qu’ils ne sont pas
absurdes – cinq minutes encore ». L’élève n’est pas obligé de lancer ensuite son armée de minimoi pour
exécuter le plan prévu. Il peut simplement s’entraîner à cette forme de décomposition. De même, rien ne
nous empêche de prendre quelques instants pour entrevoir les différentes minimissions nécessaires pour
vérifier que la voiture est prête pour un long voyage – « passer à la station-service la plus proche pour
vérifier la pression des pneus (quinze minutes) », etc. Nous pouvons nous arrêter au moment où nous
« savons que nous savons faire ». Libre à chacun de noter ensuite cette check-list si l’on a peur de
l’oublier.
Chez les enfants, cette petite gymnastique peut s’apprendre en groupe. L’un d’entre eux peut
incarner le maximoi, et définir ainsi la feuille de route pour les autres, en leur assignant des minimissions
et en veillant à leur bonne exécution dans le temps imparti. Les autres élèves joueront ensuite chacun des
minimoi pour réaliser les minimissions. Puis les rôles sont échangés en désignant un nouveau maximoi
pour le prochain problème à résoudre. Chacun pourra alors découvrir qu’il est bien agréable de donner
tranquillement des consignes quand on est maximoi et de n’avoir qu’une mission simple en tête quand on
est minimoi. Toutes les astuces pédagogiques sont les bienvenues. On peut inventer le « minimoi
détective » qui doit relire une rédaction à la recherche de toutes les fautes d’orthographe qu’elle contient,
comme autant d’indices à relever. On peut imaginer le « minimoi-monstre-affamé-dévoreur-de-jouets-mal-
rangés » (qui les avale dans leurs boîtes de rangement). L’essentiel est de promouvoir une forme
d’identification transitoire avec la petite mission occupant la bulle d’attention du moment : plus rien d’autre
ne doit compter.
C’est dans cet état d’esprit qu’évolue chaque minimoi, l’esprit libre de tout autre souci (le maximoi
s’en occupera). En bon petit soldat, il ne doit jamais s’interroger sur l’intérêt de sa mission ni sur ce que
font les autres (les autres minimoi). Ce sera au maximoi, silencieux jusqu’à la fin de cette mission, de
décider de la prochaine action à mener.
En bref
La technique des minimoi peut être utilisée pour toute tâche complexe susceptible de générer des conflits
motivationnels et attentionnels (« courir deux lièvres à la fois »). À force de répétition, chaque problème est
abordé avec la sensation d’avoir sous ses ordres une petite armée de minimoi efficaces pour le résoudre en
temps voulu. On envoie ensuite ces minimoi l’un après l’autre comme des chiens de chasse filant droit vers un
lièvre blessé, totalement concentrés sur leur cible.
Maximoi, minimoi, cela fait beaucoup de « moi » ! Cette façon de se fragmenter en plusieurs
personnes est un peu bizarre… il n’y a pas de risque de devenir schizophrène ?
Cette technique s’accompagne d’une petite variation autour de l’image que nous nous faisons de
nous-même, c’est exact, mais il ne faut pas s’inquiéter ! Elle est nécessaire pour dissiper l’illusion que
nous devons toujours tout faire « maintenant ». Si je me porte volontaire pour aller chercher du bois tout
à l’heure, à qui incombe désormais cette tâche ? À moi, bien sûr, mais à « moi-tout-à-l’heure ». C’est
aussi moi qui ai sorti les poubelles ce matin : « moi-ce-matin ». Est-ce bien le même moi ? Nous avons
tendance à projeter dans le présent les sensations que nous risquons de ressentir dans le futur, en les
déformant, et toutes ces projections viennent s’écraser sur notre « moi présent ». Avant une visite chez le
dentiste, nous anticipons la douleur que nous allons ressentir, au point qu’elle finit par diffuser et envahir
chaque moment jusqu’audit rendez-vous ; même si la douleur ressentie au final n’a souvent rien à voir
avec la sensation anticipée. Il est très difficile de contenir une sensation dans le seul instant où elle
existera vraiment.
Si nous anticipons sur ce que nous risquons de ressentir, c’est parce que nous considérons
naturellement que cette sensation à venir nous concerne… puisqu’elle nous concernera. Si nous
éprouvons une sensation analogue quand un proche va se faire opérer, nous faisons preuve
d’« empathie » : nous nous sentons concernés. Les soucis que nous entretenons à l’approche d’un
événement désagréable sont donc une forme d’empathie avec « nous-même-plus-tard ». Cette empathie
est la trace d’un mécanisme cérébral dédié à nous faire ressentir dans le présent une image de ce qu’un
autre ressent, a ressenti ou va ressentir.
Mais la plupart d’entre nous ressentent moins d’empathie envers des inconnus, ce qui prouve que ce
mécanisme peut être modulé : nous nous sentons parfois moins concerné par ce que ressent l’autre.
Peut-on s’appliquer cette règle à soi-même ? Dois-je forcément ressentir maintenant ce que « moi-plus-
tard » ressentira ? Si nous nous sentons si concerné par ce « nous-même-plus tard », c’est parce que
nous avons la sensation de n’être qu’un : moi maintenant et moi plus tard ne font qu’un seul bloc. La
technique des minimoi introduit artificiellement une petite distance entre ces deux moi. Cette distance
permet d’éviter d’accumuler sur ce pauvre moi de l’instant présent tous les ressentis négatifs à venir.
Mais pourquoi accrocher tous ses manteaux au même portemanteau ?
Des événements anticipés comme désagréables (un rendez-vous avec une personne hostile, sortir
la poubelle sous la pluie) laissent une trace négative et distrayante dans notre expérience du moment
présent. Mais si nous apprenons que c’est finalement quelqu’un d’autre qui s’en chargera, cette trace fait
place à un sentiment de soulagement. Nous pouvons utiliser ce tour de passe-passe dès que cet
événement nous concerne « nous-plus-tard » et n’exige aucune action sur l’instant. Nous cessons de nous
considérer comme un individu unique dont les frêles épaules doivent supporter le monde ; nous sommes
une équipe solidaire dont chaque membre accomplit dans l’intérêt de l’ensemble la seule action qui lui est
demandée, avant de céder sa place au suivant.
La certitude que nous sommes la même personne maintenant et demain n’est pas partagée par
l’ensemble des cultures. En Asie, il est fréquent d’enseigner que l’être humain n’a pas de véritable entité
unique stable (son âme ou son ego) à laquelle s’identifier et s’attacher, et qu’il est plus exact de se
considérer comme une chaîne d’êtres en interaction forte. Et il serait faux de croire que cette attitude
amène à faire n’importe quoi parce que le futur « ne nous concerne pas ». La conscience que chaque
action menée a des conséquences pour nos « moi » à venir crée une attitude de responsabilité et
d’entraide, non seulement avec nous-même-plus-tard, mais également avec les autres.
Cette conception alternative de soi-même semble pallier la grande difficulté du cerveau humain à
bien percevoir ses priorités dans le temps. Si chaque problème nous apparaissait spontanément pondéré
par une conscience claire du temps dont nous disposons pour le résoudre, la vie serait plus simple. De la
même façon qu’un poids de dix kilos n’exerce pas la même pression selon qu’il repose sur nos deux
mains ou sur un seul doigt, un problème à résoudre n’exerce pas la même pression « mentale » selon
qu’il doit être résolu en une journée ou en un mois. Malheureusement, nous sommes surtout sensible à la
charge absolue de l’effort à réaliser, enveloppée dans une impression floue et mal quantifiée d’urgence,
sans conscience claire de la plage de temps sur laquelle cette charge va vraiment s’appuyer et donc de
la pression qu’elle va véritablement exercer. C’est tout à fait normal, car cette pression ne peut être
estimée qu’à partir d’un calcul raisonné des étapes amenant à la réalisation du problème. Or notre
cerveau n’est pas capable de déterminer précisément et spontanément ces étapes ; il faut donc
déclencher un processus préliminaire d’évaluation qui ne peut être que conscient et volontaire. En
envisageant notre action comme celles d’une série de minimoi, il est plus facile d’y parvenir.
Chaque PAM devrait donc évoquer un stress proportionnel non pas à l’effort nécessaire pour le
résoudre, mais à cet effort rapporté au nombre de minimoi dont nous disposons pour y parvenir. Marion
pourrait rester concentrée sur son livre si elle avait une conscience claire qu’une dizaine de « mini-
Marion » viendront facilement à bout du contrôle technique et que ceux-ci n’ont pas besoin d’intervenir
tout de suite.
Dans la vie courante, une manière efficace de se débarrasser d’un problème est de le confier à une
personne de confiance – c’est ce que l’on appelle déléguer. Nous pouvons nous détendre en sachant que
le problème sera résolu et que nous n’avons plus à nous en occuper. Si Marion pouvait déléguer son
contrôle technique, elle en serait soulagée et pourrait tranquillement reprendre sa lecture. La technique
des minimoi nous permet de déléguer à quelqu’un de confiance : nous-même, plus tard. N’oublions pas
que la seule chose dont nous ayons vraiment besoin pour l’instant, c’est de rassurer notre système
exécutif. Nous sommes bien sûr dans l’artifice, mais cet artifice peut être aussi efficace qu’une séance
d’hypnose.
En bref
La schizophrénie est un trouble psychiatrique qui ne risque pas d’être déclenché par une simple stratégie
cognitive. Si les minimoi changent légèrement notre conception du moi, c’est pour en souligner certains aspects
étranges et peu fonctionnels : l’angoisse suscitée par la perspective d’un événement désagréable, ou l’impression
d’écrasement que nous ressentons quand nous n’avons pas encore une conception claire du temps et de
l’énergie dont nous disposons réellement pour mener à bien un projet. Ces sentiments s’adoucissent dès que
nous envisageons nos actions comme celles d’une équipe solidaire, composée de minimoi successifs. Les PAM
qui surgissent dans notre esprit ne nous concernent plus, ils seront pris en charge plus tard par d’autres moi à
venir.
En résumé
Lorsque nous essayons de nous concentrer sans succès, les principales sources de distraction dont
nous sommes victimes sont des alertes spontanées ou déclenchées par l’extérieur qui nous avertissent
d’une menace potentielle ou d’une « récompense » à portée de main. Ces alertes rappellent par leur
mode d’action les démangeaisons (pour les récompenses) ou de petites sensations d’inconfort (pour les
menaces). Le système exécutif réagit en abandonnant la tâche en cours et en se réorientant vers cette
nouvelle mission. Ce sont les PAM, des propositions d’action immédiate qui viennent encombrer notre
mémoire de travail comme les SPAM viennent remplir notre boîte e-mail de propositions d’affaires
juteuses en Afrique. Ces PAM peuvent concerner des distractions externes ou internes (SMS,
conversations, affiches publicitaires, répondre à l’e-mail d’Untel, passer acheter du pain, regarder si le
Barça a gagné hier). Elles peuvent même concerner l’activité en cours, mais en proposant un objectif
différent : comprendre la phrase que nous lisons au lieu d’en vérifier l’orthographe… Chaque fois, nous
« cliquons » avec notre attention sur un lien mental ou physique et nous « OUblions notre Intention
INitiale » (OUIIN). Notre attention s’est trouvée captivée. Pour calmer ces alertes, notre système exécutif
doit réaliser que ces petites missions ne sont pas si importantes, ou qu’il saura les accomplir à temps,
même en les abandonnant pour l’instant.
Pour en arriver là, la première étape consiste à prendre conscience de ces PAM et de leur effet sur
notre attention, ce qui peut passer par un travail d’étiquetage consistant à reconnaître mentalement
chaque alerte comme telle (PAM). Par ce geste simple, vous interrompez le processus de captivation de
l’attention et vous donnez à votre système stratégique une chance d’évaluer l’intérêt réel de cette
proposition (en la notant éventuellement pour ne pas l’oublier). L’idée est de ne plus subir le fourmillement
de sa vie mentale, mais de le ressentir de façon lucide et de le comprendre pour mieux l’utiliser.
Pour des PAM trop obsédantes, il convient de convertir explicitement le problème en un
enchaînement d’actions menant à sa résolution. Vous pouvez alors vous inspirer du pêcheur de perles,
qui alterne entre un mode de réflexion stratégique à l’air libre pour décider de la zone à explorer et un
mode de plongée consacré à des petites missions simples. En suivant ce principe, nous pouvons jouer à
incarner en alternance un « maximoi » (qui fragmente chaque problème en une série de missions courtes
et simples) et un « minimoi » (qui exécute ces missions les unes après les autres dans le temps imparti,
sans se poser de questions). L’impression floue et gênante que « quelque chose d’important doit être fait
sans tarder » laisse ainsi la place à une conscience claire que quelques minimoi s’en chargeront plus
tard. Le maximoi délègue et les minimoi agissent.
Une fois cette technique maîtrisée, un moment de distraction ressemblera à peu près à cela, avec
quatre phases distinctes : une première phase de concentration, interrompue soudainement par une
deuxième phase d’alerte vous prévenant d’une priorité apparemment plus importante que celle qui vous
occupait (un souci, une pensée amusante ou une envie soudaine). C’est là que peut se glisser
l’étiquetage : il s’agit d’une PAM et vous pouvez la reconnaître. Cette alerte s’accompagne d’une invitation
à agir, vers un objectif souvent vague (cesser de m’ennuyer, préparer le déjeuner à temps, deviner de
quelle humeur est ma femme), qui peut prendre un caractère obsédant sous l’influence du système
d’alerte ou du circuit de récompense. Il faut alors une intervention consciente et volontaire du système
stratégique pour convertir cette intention vague en une vraie feuille de route ou pour l’abandonner (phase
3). Au cours de cette phase, notre maximoi visualise un enchaînement de petites missions que nous
savons réaliser et dont nous pouvons estimer la durée. Il ne reste plus alors qu’à suivre cette feuille de
route en mettant en action les minimoi correspondants, tous animés d’une intention claire et précise
comme des chiens de chasse filant droit vers un lièvre (phase 4).
Figure 11. Face à une tâche complexe, nous sommes surtout sensibles à la charge absolue de travail nécessaire, qui peut
être accablante. Mais il ne faut pas oublier que cette charge se répartira sur de nombreux minimoi, qui n’auront chacun qu’une
mission courte et simple à réaliser.
Finalement, le secret d’une bonne concentration réside dans la capacité à détecter et à éliminer
toute source de conflit cognitif, et à éviter ainsi que deux processus tentent d’utiliser les mêmes réseaux
de neurones au même moment. Nous ne sommes pas toujours conscients de ces bras de fer mentaux,
mais ils entraînent une formidable perte d’énergie et d’efficacité, et un sentiment de malaise et de stress.
Que cherchez-vous vraiment à faire en ce moment ? La meilleure manière de réduire ces conflits est
d’agir avec une intention simple, claire et à court terme. C’est la condition nécessaire pour bien voir la
poutre que vous souhaitez traverser.
Il reste maintenant à apprendre comment placer correctement vos pieds sur celle-ci et comment
vous rétablir en cas de déséquilibre. C’est l’objet des chapitres qui suivent, qui vont vous apprendre à
programmer efficacement votre attention au sein d’une minimission et à ressentir très tôt les premiers
signes de la distraction pour vous recentrer sans attendre.
Figure 12. Un long voyage, mais toujours les mêmes PAM… Tant pis pour le coucher de soleil.
Principe de l’exercice
Partez d’une tâche relativement complexe et vague (« faire ses devoirs », « préparer ses affaires », « ranger
sa chambre »), puis aidez l’enfant à décomposer cette tâche en minimissions courtes qu’il sait réaliser, en
lui demandant de leur associer chaque fois une durée, par exemple : « De combien de temps as-tu besoin
pour apporter ton cahier de texte sur cette table devant nous ? », « de combien de temps as-tu besoin pour
lire l’énoncé de cet exercice ? », « de combien de temps as-tu besoin pour ramasser tous les habits qui
sont par terre et les poser sur ton lit ? », « de combien de temps as-tu besoin pour plier tous les habits qui
sont maintenant sur ton lit ? », etc. Après chaque question, encouragez l’enfant à exécuter la minimission
en question pour vérifier si son estimation était bonne, avec un minuteur si cela ne le gêne pas. Évitez
surtout de le stresser ou de le culpabiliser s’il a été plus lent que prévu ; toute erreur d’estimation doit
simplement être prise en compte pour mieux évaluer cette durée la prochaine fois. Il peut être intéressant à
ce stade d’associer également à chaque minimission une évaluation de l’attention nécessaire pour la
réaliser correctement, en utilisant un code couleur simple (A rouge = attention maximale, A orange, A vert)
ou la métaphore de la poutre (la poutre est étroite s’il faut être très concentré, haute s’il y a un risque réel
de se tromper). C’est à travers ces minimissions que peuvent se gagner des minutes de jeu vidéo, pour les.
accros aux écrans difficiles à stabiliser sur des activités moins ludiques… N’oubliez pas d’inclure des
petites pauses entre chaque minimission : les minimoi ont le droit de souffler avant de disparaître.
Pendant la réalisation de chaque minimission, vous pouvez habituer l’enfant à reconnaître les moments où
il se laisse distraire en utilisant les petits codes introduits dans ce livre : OUIIN, CRI, PAM. L’enfant a
soudainement « OUblié son Intention INitiale », il a « Changé Radicalement d’Intention »… Faites-lui
ressentir que son minimoi vient de se laisser influencer au beau milieu de sa mission par une autre
instruction sans rapport avec son objectif du moment, comme si un autre maximoi était venu lui crier une
autre consigne : PAM !
Dans cette description, l’adulte et l’enfant jouent ensemble le rôle du maximoi, mais le but est bien sûr
d’arriver à ce que l’enfant devienne progressivement autonome, soit parce qu’il se souvient des minimoi
qu’il avait utilisés la fois précédente, soit en faisant preuve de créativité quand il se trouve face à une tâche
nouvelle.
Quelques remarques
Cette pratique se prête bien au travail en équipe si les enfants sont plusieurs à devoir réaliser la même
tâche, car rien ne les empêche de se répartir entre eux le travail des différents minimoi.
Certains enfants aiment bien utiliser une petite gestuelle pour marquer l’enchaînement des minimissions ;
par exemple, un simple contact entre le pouce et le majeur de la main gauche le temps de visualiser ce qu’ils
ont à faire, puis un claquement des mêmes doigts pour signaler le début de la mission, avec enfin un
claquement de doigts de la main droite pour signaler qu’ils ont réussi. À vous de trouver avec l’enfant les
petits gestes qui lui conviennent pour marquer le début et la fin de chaque mission et bien rappeler l’effet
très agréable de la « case cochée ».
Vous pouvez parfois représenter sur une feuille de papier le temps dont dispose l’enfant pour réaliser sa
mission globale et disposer dessus des petits personnages incarnant tous les minimoi qu’il devra convoquer.
Si vous êtes motivé, vous pouvez même de temps en temps coller des Post-it sur ces personnages indiquant
la minimission qu’ils doivent accomplir. L’essentiel est de renforcer chez l’enfant l’impression concrète qu’il
est véritablement en train de travailler en équipe avec lui-même, et de lui donner progressivement une vision
juste du temps et des ressources dont il dispose vraiment pour accomplir la tâche qu’il s’est fixée.
Les adultes pourront adapter les conseils précédents à leur guise, sur l’exemple d’un problème complexe
et, si possible, stressant. Prenez bien garde à ne pas confondre la liste des minimissions avec la simple
liste de « choses à faire » dont vous avez sans doute l’habitude. Rappelez-vous que les minimissions
doivent désigner des opérations concrètes que vous savez faire et dont vous pouvez estimer à peu près la
durée.
N’hésitez pas à vous aider de toute la palette des technologies actuelles. Personnellement, j’utilise un
logiciel assez standard pour organiser mes notes, en distinguant trois niveaux. Une première note contient
une simple liste de toutes les tâches complexes, ou macromissions, que j’ai à accomplir (je l’appelle
« Maxiliste »). Pour chacune des tâches de ce catalogue, j’ai ensuite une note particulière pour chaque
macromission, qui reprend les réflexions et commentaires du maximoi la concernant et menant à la
décomposition de cette macromission en micromissions : « Il faudrait d’abord faire la liste de tous vos amis
qui pourraient être intéressés par un week-end en Alsace (dix minutes), puis retrouver leurs adresses e-
mail (dix minutes), puis écrire un brouillon expliquant l’idée générale (quinze minutes) », etc. Cette façon de
procéder permet de reprendre rapidement une macromission là même où vous l’aviez laissée, si vous avez
dû l’abandonner plusieurs jours pour travailler à autre chose : vous êtes immédiatement efficace, même si
vous ne disposez que d’une petite fenêtre de temps pour vous y replonger.
Chaque minimission peut ensuite être reportée dans une liste générale (« Miniliste »), que de nombreux
programmes informatiques permettent maintenant d’organiser en fonction du contexte dans lequel elles
4
doivent être réalisées (« Quand je verrai Pierre… »), du temps nécessaire pour les mener et de la date à
laquelle elles doivent être terminées. Cette procédure informatisée est bien adaptée à des macromissions
complexes qui s’étalent sur plusieurs jours, mais bien sûr, pour des cas plus simples, vous pouvez
préférer l’approche papier/crayon ou même faire tout ce travail de tête… pour ranger la maison par
exemple.
CHAPITRE 7
1
« La lame tranche la bûche de Noël très lentement . »
Miyoko HASHIMOTO (1925-)
Le trépied de l’attention
Dans l’échange que nous venons de lire, la première recommandation en matière d’attention est
d’apprendre à se fixer des minimissions, définissant chacune un objectif unique, clair, concret et à court
terme. L’objectif doit être suffisamment précis pour évoquer un programme attentionnel ciblant à chaque
instant ce qu’il faut percevoir et faire, en priorité. Si vous avez des difficultés à vous concentrer, vous
devez d’abord vous demander si vous avez correctement programmé votre attention. C’est ce que nous
allons apprendre à faire dans ce chapitre.
Un bon programme attentionnel est un programme qui assure qu’à chaque cycle perception-action,
le système de pilotage favorisera la perception et l’action la plus utile pour l’objectif du moment. Il faut
bien avoir à l’esprit, encore et toujours, le peu de temps dont ce système dispose pour sélectionner cette
action à chaque cycle. Nous sommes à l’échelle de la fraction de seconde. Chaque mouvement du
regard, chaque son entendu doit déclencher le bon geste, physique ou mental, sans attendre. Si vous
observez attentivement une personne experte dans un domaine, vous constaterez qu’elle enchaîne ses
actions avec une très grande assurance, alors que les novices hésitent. Cette hésitation traduit une
difficulté à choisir le bon geste ; elle se laisse distraire par de nombreuses possibilités et agit de manière
compliquée, alors que chez l’expert, au contraire, tout paraît simple.
Un bon programme attentionnel vient coupler les trois composantes fondamentales suivantes : la
perception, l’action et l’intention. Et il répond à trois questions : que dois-je percevoir en priorité
(regarder, sentir, écouter, ressentir) ? Avec quoi dois-je réagir à ce que je perçois (ou agir pour modifier
ce que je perçois… ma main, ma bouche, ma petite voix interne) ? Pour quoi faire ? Ces trois aspects
définissent une sorte de trépied qui stabilise l’attention.
La vitesse à laquelle doivent s’enchaîner perception et action exige que cette dernière soit
spontanément proposée par notre cerveau, en réaction à ce que nous percevons et en fonction
d’automatismes appris. Souvenez-vous de l’exemple du langage : il est impossible de décider
consciemment des trois ou quatre mots qui nous viennent à l’esprit chaque seconde. Nous sommes dans
une attitude réceptive, « à l’écoute » de propositions évoquées dans le réseau du langage par le contexte
et la situation. La seule influence volontaire que nous puissions exercer consiste à ralentir le flot de nos
paroles pour éliminer des propositions maladroites. Mais le processus d’émergence à l’origine du langage
reste spontanément déclenché par les circonstances du moment.
Il en est de même pour presque toutes nos actions, physiques et mentales, choisies parmi un
répertoire si vaste qu’il serait illusoire de croire que nous pouvons le parcourir chaque seconde à la
recherche de la perle rare. Tout l’art de l’attention réside dans la capacité à se mettre dans un état tel
que ces perles jaillissent d’elles-mêmes, spontanément évoquées par ce que nous percevons. Quel
contrôle avons-nous sur ce « jaillissement » ? C’est LA grande question.
D’abord, il est clair que l’apprentissage joue un rôle essentiel dans l’acquisition de bonnes habitudes.
En associant de manière répétée une situation avec l’action adéquate, nous augmentons la probabilité
qu’à l’avenir, cette situation évoque spontanément cette action. C’est pourquoi tant d’heures sont
nécessaires pour apprendre à jouer d’un instrument ou pour maîtriser l’orthographe. Les habitudes
peuvent ensuite s’enchaîner pour créer des motifs, au sein desquels nos actes se suivent les uns les
autres de manière efficace sans véritable intervention volontaire… à condition de favoriser les bonnes
perceptions, ce qui nous amène à ce qui suit.
En bref
La contrainte qui s’applique à tout système vivant est de réagir à chaque modification de son environnement de
manière adaptée et au bon moment, ni trop tard ni trop tôt. À cause de cette contrainte de temps, nos actions sont
rarement le fruit d’une décision consciente suivant une véritable planification de l’action et de ses conséquences.
Elles découlent plutôt de connexions directes entre perception et action, assimilables à des réflexes sophistiqués.
Un bon programme attentionnel doit favoriser les réflexes les plus efficaces pour l’objectif du moment, grâce à un
accent mis sur un type de Perception, un Mode d’action et une Intention particulière. C’est le trépied sur lequel
vient s’appuyer une bonne attention.
L’attention, nous l’avons vu, influence la sélection de l’action en privilégiant celles associées à son
objet du moment. Parmi tous les objets ou sensations accessibles à vos sens, seuls ceux auxquels vous
prêtez attention auront tendance à vous faire réagir. C’est au moment où ce petit bout de chocolat attire
votre attention que vous ressentez l’envie de le manger ; et si vous avez aussi envie de chocolat en
regardant le placard, c’est parce que c’est son emplacement habituel. Ce principe d’évocation s’étend
donc aux perceptions internes, par exemple à l’image mentale du chocolat dans le placard. De même, la
sensation de douleur que vous ressentez dans le dos a besoin de votre attention pour exister et pour
vous inciter à changer de position. Et que dire de cette image mentale soudaine du yaourt dans le frigo
ou de la machine à café ? Pour vous mettre en mouvement, ces perceptions ont besoin de votre
attention.
La première composante d’un bon programme attentionnel est donc… l’attention. Il faut se
« brancher » sur la bonne prise, la bonne perception, le bon objet pour alimenter le système de pilotage
avec les bonnes propositions d’action, en réaction à cette perception. C’est une forme d’attention
sensorielle, mais je lui préférerai le terme d’« attention perceptive » pour insister sur le fait que la
sélection s’exerce au-delà de nos sens physiques, jusqu’à leurs équivalents internes et imaginaires, la
« petite voix » par exemple (cette impression sonore ressentie quand nous nous parlons silencieusement
à nous-même) ou une image mentale… en bref, à tout ce que nous pouvons percevoir.
Vous constaterez alors qu’une fois placée sur sa cible principale, l’attention s’étend à d’autres
perceptions. Interrogé sur la manière de se concentrer dans les arts martiaux, le maître zen Taïsen
Deshimaru répondait qu’il fallait toujours se focaliser sur un seul point, les yeux de l’adversaire, mais que
2
cela n’empêchait pas, bien au contraire, de percevoir le moindre mouvement de ce dernier . Pour
reprendre l’exemple qui m’est le plus familier en ce moment, j’ai conscience, à l’instant où j’écris ces
lignes, des mots affichés sur l’écran de l’ordinateur, mais également d’une impression sonore mentale
(ma « petite voix »), du contact de mes doigts sur le clavier, du sens général de ce que je viens d’écrire
et de ce que je m’apprête à écrire, etc., mais mon attention n’est pas pour autant dispersée, au
contraire, car ces éléments sont congruents : ils sont reliés les uns aux autres et, surtout, appellent les
mêmes actions. Mon attention n’est pas divisée et je ne suis pas en conflit. Ce serait le cas si mon
attention s’étendait à des objets ou pensées appelant des actions contradictoires avec celles du moment.
Je devrais alors prendre conscience de ce conflit et rediriger mon attention vers les perceptions évoquant
les actions favorables au travail d’écriture. Pour reprendre un exemple auquel je reviens souvent, il
suffirait que mon attention perceptive s’intéresse un peu trop à l’agencement des lettres de ce texte pour
favoriser un processus spontané de recherche de fautes d’orthographe, contradictoire avec la tâche de
rédaction elle-même.
Figure 13. Viser la bonne cible… L’attention est avant tout sélection. Dur, dur, de partager la même salle que La Joconde au
musée du Louvre !
Des différences subtiles dans le placement de l’attention perceptive peuvent donc avoir des
conséquences importantes. Et il faut bien comprendre que la cible de l’attention perceptive peut être
définie à des niveaux d’abstraction très divers. Pour rechercher toutes les fautes d’orthographe d’un
texte, justement, j’utilise une cible attentionnelle très abstraite ; qu’est-ce qu’une faute d’orthographe,
après tout ? Nous pouvons donc porter notre attention vers des catégories d’objets, de formes, etc.,
définies par des règles abstraites parfois difficiles à formuler. Pourtant, notre cerveau est capable
d’évaluer en un tiers de seconde environ si l’élément qu’il entrevoit correspond à cette catégorie et mérite
son attention. C’est ainsi que nous pouvons définir comme cible de notre attention perceptive, « la
vaisselle » à nettoyer, ou « les objets à jeter qui se recyclent ».
Quand vous vous fixez une cible de ce type, votre cortex préfrontal s’occupe de créer
momentanément un filtre pour privilégier celle-ci sur le plan perceptif. Mais plus les critères définissant
votre cible sont élémentaires et concrets, plus la tâche de filtrage est simple, au point que, pour des
critères extrêmement simples, votre cerveau puisse détecter tout ce qui répond à ce critère au premier
coup d’œil (les objets rouges dans une pièce). Un chasseur de météorites m’expliquait, au retour d’une
mission dans le désert d’Atacama, qu’il devait pour en trouver se mettre dans un état d’attention diffuse
sur le sol rocheux et que les météorites attiraient alors spontanément son regard, parmi tous les autres
cailloux. Il aurait pourtant eu du mal à détailler toutes les propriétés visuelles distinguant une météorite
d’une autre pierre, mais son cerveau pouvait utiliser ce type de filtre grâce aux très nombreuses
météorites qu’il avait vues dans sa vie. C’est une bonne illustration du fait que ce qui peut constituer une
cible pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre. Tout dépend des filtres dont dispose votre cerveau, et donc
de votre niveau d’expertise.
Pour rechercher des fautes d’orthographe, les années passées sur les bancs de l’école me
permettent de me fixer pour cible attentionnelle les « fautes d’orthographe ». Mais si j’étais moins à
l’aise, je devrais me fixer des cibles moins abstraites, et rechercher d’abord les fautes d’orthographe
lexicales, puis les fautes d’orthographe grammaticales… par exemple. Si votre cerveau ne dispose pas
d’un filtre général adapté à votre cible perceptive, vous devez utiliser des filtres moins abstraits, adaptés
aux sous-catégories d’objets ou de sensations que vous savez reconnaître. Et vous devez les utiliser les
uns après les autres pour ne pas vous placer dans une situation de conflit attentionnel. Il est donc très
important, avant de vous fixer un programme attentionnel, de bien prendre en compte votre niveau
d’expertise, pour que votre système de pilotage puisse faire en un clin d’œil la différence entre vos
perceptions d’intérêt et celles qui ne sont que distraction (si, par exemple, j’étais un chercheur de
météorites novice, je pourrais commencer par rechercher des pierres en utilisant la couleur comme
perception d’intérêt – toutes celles qui sont d’une teinte brun sombre –, puis je soupèserais mes
candidates pour détecter les pierres les plus denses – en privilégiant une sensation tactile, etc.).
En bref
Un programme attentionnel définit ce qu’il faut percevoir et faire en priorité pendant une minimission. Il vient
placer l’attention de telle manière que nos actions passent sous le contrôle temporaire des automatismes les plus
utiles pour l’objectif de cette mission, et de ceux-là seulement. Parmi toutes les actions possibles à un instant
donné, le simple fait de porter son attention sur une perception physique ou mentale va favoriser les actions
spontanément évoquées par cette perception. L’attention va naturellement s’étendre à d’autres sensations, mais ce
n’est pas grave tant que celles-ci n’évoquent pas d’autres actions concurrentes. Avec l’expertise, l’attention
perceptive peut viser des cibles de plus en plus abstraites, et de moins en moins dépendantes de propriétés
physiques particulières. Le grimpeur cherchera « une bonne prise » pour s’y agripper, et le collectionneur, « le
tableau digne d’intérêt » parmi cent.
En bref
Le simple fait de déplacer son attention motrice vers une partie du corps ou une autre, vers un type de
mouvement ou un autre, modifie la manière dont nous réagissons spontanément à ce que nous percevons.
Attention perceptive et attention motrice, toutes deux sous l’emprise de notre contrôle volontaire direct, permettent
d’établir une connexion particulière entre notre corps et le monde, source de réactivité et d’efficacité. Cette forme
de couplage s’étend à des actions mentales, définies par des processus cognitifs et non moteurs. Un bon
programme attentionnel favorise donc de manière explicite un type de perception, et un mode d’action, physique
ou mental, selon ce mécanisme de sélection volontaire.
Un programme attentionnel efficace comporte une troisième composante : une intention. Les yeux
rivés sur cette tasse, la main prête à bouger, plusieurs actions restent encore possibles : la boire, la
vider et la ranger, la casser… Votre système de pilotage sait que vous souhaitez agir sur cette tasse, et
sait que vous souhaitez utiliser votre main pour la saisir, mais pour quoi faire ? Par défaut, c’est l’action la
plus souvent répétée dans ce contexte, ou la plus motivée par le circuit de récompense, qui prendra le
dessus. L’intention vient biaiser la compétition entre les différents gestes possibles pour favoriser celui
qui lui convient. Cette intention doit être votre obsession le temps du programme attentionnel : une
obsession ponctuelle, en quelque sorte.
Pour une raison qui n’est pas encore totalement élucidée, l’une des façons les plus efficaces de
spécifier une intention à son système de pilotage consiste à visualiser le résultat de l’action espérée (la
tasse rangée dans le placard). Il semble que cette visualisation permette au système de déduction que
nous avons abordé précédemment de se mettre au travail, pour déduire les actions à réaliser pour
parvenir à l’objectif envisagé (si chaque fois que je fais A, il se passe B, alors j’en déduis à force
d’expérience que je peux obtenir B en faisant A).
La plupart de nos intentions nous parviennent effectivement sous la forme d’une image furtive du
résultat à atteindre, du lieu où nous rendre ou de la personne à qui nous adresser… L’image a un pouvoir
évocateur unique, que j’ai même retrouvé chez certains musiciens, qui me confiaient se représenter la
partie à jouer sous une forme visuelle, comme des courbes montantes ou descendantes. Peut-être est-
ce dû au fait que le cerveau humain consacre plus de neurones à la vision qu’à tout autre sens (excepté
chez certains non-voyants) ? Quand une mère demande à son enfant de « se déplacer comme un chat »,
pour l’inciter à la discrétion, cette image mentale lui « parle » et définit son intention sans ambiguïté. Bien
sûr, une intention peut revêtir d’autres formes sensorielles : auditive par exemple, pour agir selon un
certain rythme, ou gustative, pour préparer un plat, ou encore kinesthésique, pour préparer un saut à la
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perche ou une attaque en sport de combat .
Comme un skieur guidé par l’image du bout de trajectoire à venir, les actions s’enchaînent
naturellement pour suivre l’intention ainsi visualisée, comme si elles passaient momentanément sous son
contrôle. Nous sommes alors proche de l’état de flow cher à Mihaly Csikszentmihalyi, où tout semble
couler de source avec, au centre de notre attention, une perception (l’attention « perceptive »), un mode
d’action et une intention (l’image du chemin tout tracé). Le trépied est en place, le programme
attentionnel totalement défini. Nous savons exactement où aller et comment y aller, avec un minimum
d’effort et en laissant simplement se dérouler les automatismes les mieux adaptés à notre intention du
moment 10 . Une fois encore, nous retrouvons un état proche de celui décrit par le maître zen : « La
concentration s’acquiert par l’entraînement […] finalement, la volonté ne joue plus, cela se fait
11
automatiquement, naturellement, inconsciemment. Sans fatigue . » En Chine, on parlera alors de Wu-
wei 12 pour évoquer un déroulement naturel de l’action, sans effort.
Pour tester cette idée, je me suis un jour amusé à prendre une boule de pâte à modeler dans les
mains et à la regarder attentivement, tout en amenant mon attention motrice sur les gestes de mes
doigts au contact de la pâte. J’ai complété le programme par l’image mentale de la forme cubique que je
souhaitais lui donner (mon intention). Je me suis alors mis à la manipuler presque sans réfléchir jusqu’à
avoir l’impression d’avoir terminé. J’avais effectivement une forme de cube tout à fait décente dans la
main, et la satisfaction du devoir accompli. J’avais laissé pendant quelque temps les commandes à ce
que l’on appelle, je crois, l’intelligence du corps… celle de mes doigts en l’occurrence, mais cette
technique n’avait fonctionné que parce que j’avais gardé le même programme attentionnel tout au long de
l’exercice.
Établir le contact
La programmation attentionnelle utilise les autoroutes du BrainWeb pour coupler directement
perception et action et produire ainsi sans hésitation l’action adaptée à chaque situation selon l’intention
du moment. L’une des forces de ce principe est qu’il dépasse le cadre strict des interactions
sensorimotrices. Des études toujours plus nombreuses révèlent des interactions dynamiques entre des
régions cérébrales occupées à des processus plus abstraits que ceux purement sensoriels et moteurs.
Nous voyons donc apparaître la notion de couplage entre des perceptions et des gestes mentaux, et
même entre des perceptions mentales et des gestes réels, ou entre des perceptions réelles et des
gestes mentaux. Après tout, dessiner de mémoire, ce n’est rien d’autre que déplacer son crayon en
fonction d’une image mentale de ce que l’on souhaite voir apparaître sur la feuille de papier : une
perception mentale guide donc une action réelle. Et lorsque vous écoutez quelqu’un vous expliquer
comment vous rendre à la plage, vous dessinez une trajectoire mentale à partir de ce que vous
entendez : une perception réelle guide donc une action mentale.
C’est donc au sens large qu’il faut comprendre le couplage entre perception et action, en incluant la
possibilité de perceptions et d’actions mentales. Et c’est sur cette base que se définit un programme
attentionnel efficace : quelle perception faut-il favoriser (physique ou mentale) ? Dans quelle intention ?
Quel mode d’action, physique ou mental, faut-il favoriser ? P comme Perception, I comme Intention, et M
13
comme Mode d’action, PIM . Ainsi défini, le programme attentionnel établit le contact entre perception
et action, et le dirige selon votre intention. Être bien concentré, c’est d’abord être « connecté » ; et cette
connexion vient guider avec légèreté le flot des cycles perception-action le long du comportement le plus
juste, instant après instant, au point de vous placer parfois dans un rôle de spectateur émerveillé par la
justesse de vos actes.
Figure 14. Que signifie « être concentré » lorsqu’il s’agit par exemple de maintenir un bâton en équilibre sur sa main ? Il s’agit
d’abord de « regarder le bâton », ce qui privilégie une Perception (la vue du bâton), pour « le maintenir droit », ce qui définit
également une Intention. Mais encore faut-il réagir de la bonne Manière, en bougeant la main chaque fois que le bâton vacille.
Être concentré, pendant cet exercice comme dans toute autre activité, c’est donc favoriser une Perception, une Intention et un
Mode d’action, une Manière de réagir dès que cette perception change… P, I, M, comme un trépied qui stabilise l’attention. Il
existe même un PIM pour façonner attentivement de jolis cubes de pâte à modeler.
Pendant une conversation, c’est ce contact, ou plutôt cette absence de contact, qui vous indique
que votre interlocuteur ne vous écoute pas vraiment : des signes parfois subtils vous informent qu’il ne
réagit pas à vos paroles comme il le ferait s’il était vraiment attentif, vous ne le sentez pas « en phase »,
vous ne le sentez pas « connecté ». Vous remarquerez d’ailleurs qu’il y a souvent, dans les relations
sociales, une attente de couplage permanent entre les personnes qui interagissent. Chacune est censée
réagir à ce que disent les autres, ce qui peut être épuisant. Cette demande de connexion est
particulièrement évidente dans les relations parents-enfants, car les petits ont souvent du mal à
comprendre que leurs parents ne réagissent pas à leurs moindres faits et gestes. En particulier, les
parents d’enfants hyperactifs doivent être hyperréactifs… et donc hyper en forme.
Il peut d’ailleurs arriver que l’on souhaite se déconnecter d’une perception, externe ou interne.
Rafael Nadal déclarait ainsi, après une finale de Wimbledon, que toute son énergie s’était concentrée
entre les points pour faire taire sa petite voix interne qui lui chuchotait que la victoire était proche et qu’il
14
pouvait donc relâcher son effort . Nadal cherchait donc manifestement à se déconnecter de cette
perception (P) pour qu’elle n’ait pas d’influence sur le choix de ses actions, mais il l’incluait finalement
dans un PIM, avec pour mode d’action le « geste mental consistant à réprimer une pensée » (M), pour la
réduire au silence (I). Il était donc connecté à celle-ci. Il aurait aussi pu laisser libre cours à cette
perception interne et simplement adopter la manière de réagir enseignée dans le zen (« regardez vos
pensées traverser le ciel de votre esprit comme les nuages dans le ciel »). Cet exemple illustre à quel
point il peut être difficile d’interrompre un couplage sans le remplacer par un autre, et c’est pourquoi il est
vraiment utile de disposer d’un répertoire de programmes attentionnels très bien définis. De tels
programmes permettent d’ignorer une conversation téléphonique ou des pensées perturbantes en
précisant exactement au système de pilotage comment se reconcentrer sur son activité principale, grâce
à un PIM alternatif explicite.
Établir le contact, c’est donc connecter perception et action d’une manière optimale pour que le flux
de leur dialogue vous traverse sans conflit au sein du BrainWeb. Mais cet état ne peut être atteint qu’une
fois appris un vocabulaire d’associations entre perception et action (les bonnes habitudes), acquis à force
de répétition, et la vitesse de cet apprentissage dépend de l’attention que l’on y porte. Songez à
l’apprentissage de la lecture, qui va permettre de déclencher sans hésitation un geste complexe de
prononciation à la simple vue d’un agencement de lettres 15 ! Nous avons pu montrer que chaque fois que
nous faisons attention à un mot pour le prononcer, le cerveau active simultanément les régions
16
spécialisées dans l’analyse visuelle du mot et celles chargées du geste articulatoire qui lui est associé .
En maintenant cette activité conjointe, l’attention permet la formation de liens entre ces populations de
neurones qui permettront la propagation de l’activité de l’une à l’autre : à force de lecture attentive, la
simple perception du mot écrit déclenche spontanément une réaction des régions préparant sa
prononciation. Nous pouvons lire de manière réflexe 17 .
Ces couplages entre perception et action sont essentiels à toute activité. En ce moment même, en
tapant ces lignes sur mon clavier, je remarque que j’établis un contact entre le son des mots que je peux
m’entendre formuler « dans ma tête » (cible de mon attention perceptive), et la sensation de mes doigts
sur le clavier (qui occupent mon attention motrice). Ce contact amène mes doigts à réagir et à se mettre
en mouvement au fil de mes pensées ainsi verbalisées. Et je peux d’ailleurs noter que ces gestes sont
trop rapides pour que je les décide consciemment : je suis donc plus ou moins condamné à « laisser
faire » ce processus largement autonome et à laisser le dialogue cérébral sous-jacent se dérouler entre
ma petite voix et ces gestes.
En bref
Attention sensorielle et attention motrice ne suffisent pas à contraindre totalement les automatismes qui dictent
notre comportement face à une situation donnée. La contrainte finale vient de notre intention, souvent visualisée
sous la forme d’une image du résultat escompté. Cette « obsession ponctuelle » permet à notre système exécutif
de finaliser le processus de sélection de l’action à chaque cycle perception-action. Un programme attentionnel
bien défini doit donc privilégier un type de perception, une intention et un mode d’action (que l’on peut passer en
revue en comptant sur ses doigts : pouce, index, majeur, PIM). Ce trépied va contribuer à stabiliser l’attention
grâce à un mécanisme de couplage entre perception et action qui assure au sein du cerveau une concertation
maximale entre les circuits de neurones concernés par ces deux aspects.
Voyons maintenant comment les programmes attentionnels s’intègrent dans les minimissions, pour
mieux les définir. Comment les minimoi utilisent-ils les PIM ? Je vous propose de considérer le cas de
Philippe, travaillant sur son ordinateur le matin quand survient soudain l’image mentale furtive de sa table
de cuisine. Cette image lui rappelle qu’il doit préparer le petit déjeuner pour ses enfants qui ne vont pas
tarder à se lever. Cette PAM typique propose à Philippe une minimission, qu’il décide de mener sans
attendre. Avant cela, il doit prendre soin de sauvegarder le document sur lequel il travaillait, de refermer
son ordinateur portable et de le poser à un endroit d’où il ne risque pas de tomber. L’intention globale de
Philippe qui définit sa nouvelle minimission (préparer le petit déjeuner dans la cuisine) a nécessité
plusieurs micromissions qui ont dû se succéder les unes aux autres pendant quelques secondes chacune.
Nous voyons dans cet exemple que les micromissions introduisent un grain temporel plus fin que
celui, déjà court, des minimissions : quelques secondes pour les premières, quelques minutes pour les
suivantes. Le cycle perception-action constitue un niveau temporel encore plus fin (la fraction de
seconde) et l’objectif général que sert la minimission, un horizon plus large. Le trépied des programmes
18
attentionnels, perception-intention-mode d’action, PIM, concerne les micromissions . Il s’agit de toute
façon du grain le plus fin auquel puisse vraiment s’exercer un contrôle volontaire de notre part sur la
qualité de notre attention (ce que nous pouvons décider consciemment de faire pour être plus attentif).
Nous voyons également que Philippe n’a fait à aucun moment d’effort conscient pour associer à ses
micromissions un programme attentionnel. Pourtant, chacune d’entre elles s’accompagnait bien d’un
19
programme qui lui était propre , mais ils étaient tous implicites : Philippe n’a pas eu à les définir
explicitement. Il serait illusoire, absurde et de toute façon impossible de définir explicitement des
programmes attentionnels pour toutes les micromissions que nous avons à mener dans le cadre d’une
minimission. Nous agissons simplement « comme d’habitude » sans vraiment réfléchir ; comme Philippe
regardant spontanément le clavier (P) et préparant comme d’habitude le geste de la main pour appuyer
sur les touches control-S (M) et sauvegarder (I). Il ne s’arrête pas pour réfléchir aux différents aspects
de ce PIM.
Malgré tout, il arrive que certaines micromissions anodines nécessitent vraiment un programme
attentionnel explicite, c’est-à-dire un programme où nous devons vraiment prendre conscience de notre
intention, de la perception et du mode d’action que nous devons favoriser, surtout si nous sommes
fatigués. Il m’est arrivé une fois, en voulant sauvegarder un document, de rater la touche S, et d’appuyer
sur « control-A » (avec pour conséquence de sélectionner tout le texte), puis de tenter de rectifier
immédiatement mon erreur, mais en ratant cette fois la touche « control », (avec pour effet de remplacer
la totalité du texte par la lettre S), pour enfin appuyer sur la bonne combinaison de touches : control-S, et
sauvegarder. En moins d’une seconde, j’avais remplacé tout mon texte par la seule lettre S et j’avais
sauvé le document, tout simplement parce que mon programme attentionnel par défaut pour cette
procédure simple n’avait pas correctement placé mon attention perceptive sur les bonnes touches. La
fois suivante, j’ai donc défini explicitement, de manière volontaire, un programme attentionnel pour cette
opération : en d’autres termes, je me suis concentré pour bien sauvegarder mon document. Il arrive
fréquemment que nous rations des petits gestes pourtant simples, avec des conséquences parfois
graves (refermer violemment une portière sur la main d’un passager). Il s’en dégage parfois une
impression désagréable que le monde se ligue contre nous ; nous ne le traversons plus de manière
douce et fluide… ça frotte et ça fait mal. En fait, ce monde qui semble soudain hostile se révèle juste
être un très bon enseignant : il nous rappelle que nous avons sous-estimé l’attention à accorder à ce que
nous faisions. Nous devons simplement agir avec des PIM un peu plus explicites. J’ai parfois le sentiment
que les choses, comme les êtres, se nourrissent de notre attention, et qu’elles manifestent vite leur
mécontentement dès qu’elles se sentent négligées : le petit dieu de la portière ou celui de la facture à
régler sont bien exigeants avec nous !
Pour Philippe, de nombreux programmes attentionnels doivent se succéder pour aboutir au petit
déjeuner préparé (sa minimission). Les micromissions sont comme de petites planches droites, qui mises
bout à bout forment la poutre sinueuse de la minimission. Certaines de ces planches sont plus étroites
que d’autres et demandent plus d’attention de notre part et un programme attentionnel explicite ; les
autres peuvent être franchies les yeux fermés, sans même y réfléchir. Le tout est de bien faire la
différence entre ces deux types de planches.
Les micromissions définissent des points de passage vers l’objectif global définissant la minimission.
À ce niveau, la distraction peut se manifester sous trois formes : sous-estimer la difficulté d’une
micromission et ne pas lui associer le programme attentionnel explicite qu’elle mérite (c’est le cas abordé
à l’instant) ; oublier certaines de ces micromissions pourtant indispensables (ce qui serait le cas si
Philippe oubliait de sauvegarder son document, ou s’il se levait sans prendre la peine de poser son
ordinateur) ; enfin, dévier de sa minimission (ce que j’ai désigné sous l’acronyme OUIIN, si Philippe se
laissait distraire par une pile de CD posés sur le sol et décidait de les ranger en oubliant le petit déjeuner
des enfants). Ces trois types d’erreurs recouvrent ce que nous appelons communément « être distrait » :
sortir de chez soi en chaussettes (oubli d’une micromission), en ayant oublié de petit déjeuner (OUIIN),
ou avec une tache de confiture sur la chemise (qu’un programme attentionnel explicite aurait pu éviter).
Pour éviter ces erreurs lors d’une minimission délicate, votre minimoi peut envisager rapidement les
micromissions importantes nécessaires à celle-ci, et entrevoir si certaines d’entre elles nécessitent une
prise de conscience explicite du programme attentionnel associé. Cette inspection rapide n’est utile, je le
répète, que si vous n’avez pas une grande confiance dans votre capacité à réaliser cette minimission.
En bref
Chaque minimission, dont la durée est typiquement de quelques minutes, nécessite un ensemble de
micromissions, de quelques secondes chacune, pour remplir un verre sans le renverser, le boire, etc. C’est à ce
grain temporel que correspondent les programmes attentionnels, avec un programme pour chaque minimission.
Seuls certains d’entre eux sont explicites, c’est-à-dire définis et appliqués volontairement. Les autres s’enchaînent
naturellement selon nos habitudes. Au début d’une minimission délicate, il faut envisager rapidement les
micromissions indispensables et celles exigeantes du point de vue de l’attention, pour lesquelles il faudra appliquer
un programme attentionnel explicite.
Un trépied a-t-il toujours trois pieds ?
Il faut bien différencier les programmes attentionnels explicites, pour lesquels vous décidez
consciemment du type de perception et du mode d’action que vous allez coupler, avec une idée claire de
ce que vous recherchez (votre intention), et les programmes implicites où vous favorisez sans y penser
un couplage en fonction de vos habitudes ou de l’inertie du moment. Il arrive aussi, et je ne compliquerai
pas davantage, qu’un programme attentionnel mélange des composantes implicites et explicites. Par
exemple, quand vous écoutez de la musique, la perception que vous favorisez est assez explicitement
définie (même si vous pouvez placer plus précisément votre attention perceptive sur la voix du chanteur
ou sur le rythme), mais vous n’avez pas forcément conscience d’une intention particulière (vous essayez
pourtant d’en retirer une certaine satisfaction), ni d’un mode d’action particulier (mais peut-être êtes-vous
en train de fredonner la mélodie, ou bien d’imaginer le visage de l’artiste interprétant la chanson). Pour
prendre un autre exemple, vous pouvez avoir l’intention très claire de vous servir un verre d’eau sans en
renverser (intention explicite), mais le choix d’agir avec les mains et de regarder l’eau couler de la
bouteille dans le verre n’est pas vraiment le fruit d’une décision consciente (car c’est simplement comme
cela que l’on s’y prend d’habitude). Un musicien expert en improvisation m’a confié un jour que, pour être
créatif, avoir une intention le gênait. Il avait par contre besoin de connecter perception et action (le son
de sa voix, l’émotion ressentie, son souffle) de manière stable pour laisser ensuite libre cours à
l’improvisation, sans direction particulière (et donc sans intention claire), car celle-ci aurait pu selon lui
réduire le champ de sa créativité. Ce témoignage semble confirmer qu’il n’est pas absolument
indispensable de préciser chacun des trois points d’appui du programme attentionnel (perception, mode
d’action, intention) pour parvenir à ses fins. Mais j’aurais tendance à dire que ce musicien a tout de même
l’intention d’improviser, et d’improviser une musique qui le satisfasse, même si cette intention est reléguée
à l’arrière-plan. Ce musicien avait effectivement admis avoir toujours en toile de fond l’intention, dont il
n’arrivait pas à se débarrasser, de créer un morceau respectant les règles élémentaires de composition
apprises dans un cadre académique. Dans tous les cas, nos trépieds attentionnels ont bien toujours trois
pieds, même si certains d’entre eux sont cachés.
Les programmes implicites se révèlent globalement efficaces pour tout ce qui est « facile ». C’est
une chance si l’on considère toutes les intentions implicites qui nous animent, ne serait-ce que pour rester
dans sa « zone de confort » (ne pas se faire mal, ne pas se cogner, ne bousculer ni ne vexer personne).
Ces intentions qui visent à éviter des ennuis sont omniprésentes, et nous n’avons heureusement pas à les
formuler explicitement ni à les mémoriser. Elles sont la plupart du temps implicites. Nous passons souvent
d’un programme implicite à un programme explicite après avoir commis une erreur ou au moment de
réaliser une opération délicate. Même si verser un liquide dans un verre ne pose a priori pas de
problème, un chimiste versant de l’acide dans un récipient aurait tout intérêt à rendre également explicite
la perception (le débit et le niveau d’acide dans le récipient) et le mode d’action à privilégier (l’action des
mains inclinant progressivement la bouteille), pour bien stabiliser son attention sur cet acte périlleux. Avec
un programme explicite, nous faisons « plus attention » à ce que nous faisons, et ce changement
d’attitude a des conséquences positives sur la qualité de notre expérience : nous ne ressentons plus les
choses de la même manière. Tapotez nerveusement sur une table, ce n’est pas la même chose que de
tapoter sur la table avec un programme attentionnel explicite, privilégiant un certain rythme et un certain
doigté (intention), la perception du contact entre les doigts et la table (perception), et une attention
particulière aux mouvements de ses doigts (mode d’action). Nous sommes alors pleinement conscient de
ce que nous faisons. Les adeptes de la méditation de pleine conscience, de plus en plus nombreux, sont
assez friands de ces programmes attentionnels explicites, et les appliquent volontiers à des activités
simples qui ne les nécessitent pas a priori (manger un grain de raisin, par exemple).
Il est pourtant normal d’éprouver une certaine réticence à définir explicitement ses programmes
attentionnels, car il est bien plus léger et rapide de procéder « comme d’habitude », sans y réfléchir.
Pourquoi donc se compliquer la vie à réfléchir à comment manger un grain de raisin, ou à comment se
verser une tasse de thé de manière attentive ? À vous de voir. Mais sachez que, heureusement, la
variété des micromissions que nous menons quotidiennement n’est pas infinie puisque nous réalisons un
peu les mêmes chaque jour (se lever, préparer le café, s’habiller, etc.). Les programmes attentionnels
n’ont pas à être redéfinis de novo chaque fois, mais simplement réutilisés d’un jour sur l’autre quand nous
retrouvons la même activité. Il peut alors être rassurant de retrouver les mêmes repères, sous la forme
de programmes familiers qui recentrent notre attention et notre énergie, si éparpillées par ailleurs. C’est
une pratique courante chez les sportifs et les artistes arrivés au plus haut niveau dans leur domaine.
En bref
Il est utile d’avoir un programme attentionnel explicite pour toutes les micromissions délicates qui demandent de la
concentration, par nécessité ou par plaisir, et particulièrement celles sur lesquelles il faut savoir se reconcentrer
rapidement et régulièrement. Un programme explicite permet aussi d’éviter à l’attention de se perdre et de
s’écarteler entre des programmes attentionnels implicites contradictoires et concurrents, ce qui est souvent le cas
lorsqu’on agit sans intention claire. Plutôt que de simplement demander aux élèves d’être plus concentrés, les
enseignants pourraient formuler plus clairement leurs demandes en leur proposant d’agir avec des programmes
attentionnels explicites, bien définis et stables dans le temps.
De l’arbre à la forêt,
ou l’art du « multitâche »
1
« Levant la tête pour regarder le ciel immense le parfum des pruniers . »
Nishiyama SOIN (1604-1682).
TENNIS ET MULTITÂCHE
En bref
Certaines missions imposent un passage rapide d’un programme attentionnel à un autre, parfois plusieurs fois au
cours de la même minute. Le sport en fournit des exemples extrêmes, mais cette contrainte s’applique de plus en
plus souvent à nos vies professionnelles et personnelles. Il est alors d’autant plus important de disposer de
programmes attentionnels clairs, simples et bien définis pour proposer des véritables points d’accroche à notre
attention au moment de basculer d’une micromission à une autre (perception, intention, mode d’action – PIM).
C’est la base de cette capacité à être « multitâche », si valorisée de nos jours : répondre aux exigences du mode
« multitâche » par l’efficacité et la flexibilité du mode « multimoi ».
COMMENT FAIRE PLUSIEURS CHOSES À LA FOIS (VRAIMENT )
La capacité à évoluer en mode multitâche est souvent perçue comme une forme de virtuosité
intellectuelle, permettant de traiter très rapidement et efficacement des informations multiples et
complexes. C’est l’image du pilote d’essai capable d’intégrer toutes les informations de son cockpit et de
3
manœuvrer son engin à la perfection, tout en menant une conversation de salon avec l’équipe au sol .
Sur le plan cognitif, cette faculté d’intégration exceptionnelle semble traduire une orchestration parfaite
entre un système frontal exécutif à grande vitesse et des systèmes sensoriels et moteurs ultra-
performants. La réalité est un peu moins glamour, car le pilote a surtout automatisé un grand nombre de
procédures à force de répétitions fastidieuses. Cet entraînement intensif lui a permis de développer des
automatismes efficaces pour les opérations simples et peu coûteux en ressources attentionnelles, qui lui
permettent de recentrer ces dernières sur des aspects les plus stratégiques de son activité.
Face à l’obligation de mener de front plusieurs activités exigeantes du point de vue de l’attention,
nous devons les alterner. Une bonne programmation attentionnelle permet alors d’osciller rapidement
entre celles-ci en donnant l’impression d’être capable de faire attention à plusieurs choses à la fois. Mais
ce n’est qu’une impression pourtant, car chaque instant n’est consacré qu’à une seule activité, une seule
micromission et un seul programme attentionnel. Ce n’est pas du « vrai » multitâche.
Le secret du vrai multitâche réside dans l’automatisation de toutes les activités secondaires à force
de répétition. Si je suis capable d’écrire ce texte sur mon clavier d’ordinateur, c’est parce que j’ai
suffisamment automatisé la procédure de conversion de ce que j’ai en tête sous forme de gestes de mes
doigts, au point qu’elle ne nécessite pratiquement plus l’intervention de mon système exécutif : je tape
sans y faire attention, sans y penser. Sur le plan neuronal, cette automatisation correspond à la formation
de réseaux de neurones dédiés à l’activité concernée, qui devient alors une sorte d’habitude peu
exigeante en ressources attentionnelles. C’est le même principe qui vous permet de parler en conduisant,
4
d’écouter un cours tout en griffonnant un petit dessin sur une feuille de papier ou de travailler en musique
. Vous remarquerez d’ailleurs que souvent, ces activités secondaires ne visent pas d’objectif particulier.
Vous n’avez pas de souci de performance les concernant. Vous ne cherchez pas à retenir le morceau que
vous êtes en train d’écouter (tout en travaillant) ou à réaliser un chef-d’œuvre graphique (tout en
écoutant). Sinon, vous auriez du mal à les mener de front.
Il n’est possible de faire plusieurs choses à la fois que si les processus mis en jeu ne sollicitent pas
les mêmes réseaux de neurones. On peut citer plusieurs exemples de réseaux incapables de faire deux
choses à la fois : ceux du langage, de la mémoire de travail, du contrôle exécutif 5 (qui évalue sans cesse
la qualité de ce que nous sommes en train de faire). Essayez de lire ce texte tout en vous récitant une
poésie mentalement… êtes-vous vraiment « multitâche » ?
Au sein d’une minimission, un minimoi ne doit jamais se trouver à mener de front deux processus
faisant appel aux mêmes réseaux de neurones, sinon il est en situation de conflit attentionnel.
Malheureusement, ces conflits sont parfois difficiles à dénicher. Pour un enfant ayant des soucis
d’orthographe, par exemple, recopier un texte sous la dictée est une source de conflit attentionnel, car
l’écoute et la mémorisation du texte (pour stocker la phrase entendue en mémoire jusqu’à ce que celle-ci
soit écrite) et l’écriture proprement dite, sans fautes d’orthographe, se parasitent l’une l’autre. Mieux vaut
pour cet élève écrire rapidement sans trop se soucier de l’orthographe, pour ne rien rater de la dictée, et
ensuite la réécrire « au propre », sans fautes (deux missions successives). Mais cette décomposition
sera inutile (et fastidieuse) chez un élève plus avancé dans son acquisition de l’orthographe ; il faut donc
toujours tenir compte des automatismes disponibles. Ce n’est pas toujours simple dans l’enseignement,
car tous les élèves d’une classe n’ont pas forcément acquis les mêmes automatismes.
En bref
Il est possible de faire plusieurs choses à la fois, à condition qu’une seule d’entre elles nécessite une attention
soutenue. Les autres activités menées de front doivent avoir été automatisées au point de ne plus demander
d’attention, ou presque (d’où l’intérêt de « faire ses gammes »). C’est un point essentiel à prendre en compte lors
de la définition des minimissions : il ne faut pas demander au pêcheur de perles d’explorer deux endroits à la fois.
De même, nous devons veiller à ce qu’une minimission ne nécessite jamais une division de l’attention sur
plusieurs activités en même temps. S’il y a un risque de conflit, il faut revoir la manière dont la minimission a été
définie et ne pas hésiter à la décomposer en plusieurs « sous-missions » menées les unes après les autres.
Un programme attentionnel doit favoriser une perception en particulier, mais il ne faut pas en
conclure que l’attention doit toujours se focaliser sur des détails. Il est souvent nécessaire de la distribuer
dans l’espace, pour conduire quand le trafic est dense par exemple, car il serait dangereux de porter
séquentiellement son attention sur chaque voiture individuellement. Il ne s’agit pas exactement de faire
plusieurs choses à la fois, comme dans le mode multitâche, mais plutôt de porter son attention
simultanément sur plusieurs cibles. Tout le monde n’est pas à l’aise avec cette forme d’attention. Certains
préfèrent se concentrer sur un objet simple et unique – pour lire un livre, écrire. Comment dépasser cette
zone de confort et apprendre à distribuer son attention sur plusieurs choses à la fois ?
Pour répondre à cette question, il convient d’abord de s’interroger sur ce que nous appelons « une
chose », ou « un objet d’attention ». Lorsque nous écoutons une chanson interprétée par une chorale,
nous ne faisons pas attention à chaque chanteur l’un après l’autre, à moins d’un effort particulier ; nous
portons spontanément notre attention sur toutes les voix à la fois. Le son formé de la combinaison de
toutes les voix forme un seul objet d’attention, une sorte de « superobjet » constitué de l’assemblage de
plusieurs flux sonores. Plusieurs parties forment alors un tout. Il est courant que notre attention se porte
sur des superobjets, et sur leurs propriétés, et c’est le secret de l’attention distribuée.
Le passage de l’objet individuel au superobjet, des parties au tout et du local au global
s’accompagne d’un phénomène intéressant : l’apparition de propriétés émergentes. Une propriété
émergente est une propriété de l’ensemble qui ne peut être définie qu’en considérant cet ensemble de
manière globale, et pas en examinant ses différentes parties une par une. Un banc de poissons peut être
vu soit comme une forme globale se déformant sans cesse, soit comme une multitude de poissons se
déplaçant avec des mouvements plus ou moins corrélés. La forme globale du banc, avec la formation de
trous éventuels lors de l’attaque d’un prédateur, est une propriété globale du banc de poissons, qui ne
peut pas se déduire d’un examen séquentiel de chaque poisson pris individuellement. Un poisson n’a pas
de trou, le banc, si. La forme globale du banc, ou la forme des trous éventuels, peut alors devenir un
objet d’attention à condition de considérer tous les poissons ensemble, comme un groupe et de manière
globale. De même, l’ambiance d’une soirée ou l’humeur générale d’un groupe de personnes sont des
propriétés émergentes.
Figure 15. La forme globale d’un banc de poissons peut constituer un objet d’attention à condition de considérer tous les
poissons ensemble, comme un groupe. C’est un exemple de superobjet d’attention.
Nous pouvons dire qu’une attention globale est une attention portée sur des propriétés émergentes
d’un ensemble ou d’un superobjet. Elle ne doit pas être confondue avec l’attention diffuse, que j’évoquai
précédemment et qui reflète simplement le fait que nous ne sommes pas uniquement conscient de notre
objet d’attention principal. L’attention globale nécessite deux gestes attentionnels : un premier geste pour
former le superobjet, c’est-à-dire pour assembler les différents objets formant le superobjet, puis un
deuxième geste pour porter l’attention sur une propriété émergente de ce « tout ». Dans le tableau de
Giuseppe Arcimboldo par exemple, vous pouvez vous amuser à porter alternativement votre attention sur
un légume unique ou sur le visage que forment tous les légumes. Ce faisant, vous effectuez ce geste
attentionnel si particulier consistant à assembler ou désassembler un superobjet d’attention. C’est le
geste mental à réaliser pour passer du local au global, et réciproquement. L’expression de ce visage est
alors une propriété émergente de ce superobjet (puisque aucun des légumes n’a d’expression) sur
laquelle vous pouvez porter votre attention globale. Cette attention globale est alors une attention
distribuée, mais pas une attention divisée.
Figure 16. L’Été , de Giuseppe Arcimboldo (1527-1593). De l’art de marier le global et le local.
Chaque niveau d’attention – local ou global – a ses avantages et ses inconvénients. Lorsque vous
suivez les déformations d’un banc de poissons, votre attention ne se porte pas vraiment sur tous les
poissons à la fois. De même, lorsque vous examinez le visage d’Arcimboldo, vous ne faites pas vraiment
attention à tous les légumes à la fois. Le niveau de détail auquel votre cerveau analyse chaque poisson
ou chaque légume n’est pas le même que si vous examiniez ce poisson ou ce légume en détail avec une
attention locale, pour retenir par exemple la forme de ses écailles. Mais l’attention locale ne permet pas
de percevoir les propriétés émergentes de l’ensemble.
Certaines situations exigent que nos actions s’adaptent en permanence à des propriétés
émergentes, et nécessitent donc une attention globale. Si vous vous déplacez dans une foule dense un
samedi après-midi de soldes dans un grand centre commercial, vous serez moins bousculé si vous portez
6
votre attention sur les espaces vides qui se forment entre les personnes alentour . Vous créez ainsi une
forme de superobjet d’attention dans lequel vous pouvez vous glisser. Vous pouvez développer cette
capacité d’attention globale en recherchant régulièrement autour de vous la présence éventuelle de
superobjets, pour ensuite porter votre attention sur une propriété émergente de celui-ci (en considérant,
par exemple, l’ensemble des joueurs d’une même équipe pendant un match de foot). C’est un exercice
amusant.
Il semble que nous ne puissions pas, malheureusement, assembler arbitrairement n’importe quels
objets au sein d’un superobjet d’attention. Sinon, nous pourrions porter notre attention simultanément à
tout ce qui nous entoure, ce qui n’est pas le cas (je vous encourage tout de même à essayer pour tester
les limites de votre attention). Il arrive pourtant que, de temps à autre, nous ressentions une forme de
couplage entre des sensations d’ordinaire dissociées : le rythme d’une chanson et un paysage qui défile
en voiture, une émotion et une musique ou un mouvement des arbres. Il se dégage alors de ces moments
un sentiment profond d’harmonie et une grande satisfaction…
Cette question des superobjets intéresse les neurosciences cognitives depuis un bon moment. Les
neurosciences de la perception parlent de Gestalt pour désigner le phénomène d’apparition d’une forme
globale au sein d’un groupe d’objets. Nos systèmes sensoriels ont ainsi tendance à assembler plusieurs
objets au sein d’un groupe lorsque ceux-ci ont des formes, des couleurs ou des trajectoires semblables.
En neurosciences, ce phénomène porte le nom de perceptual binding (traduit en français par « liage
perceptif »), et il est souvent associé à un mécanisme de synchronisation de l’activité des neurones
sensibles aux différentes parties du superobjet. Les neurones activés par chacune d’entre elles
généreraient une activité rythmique synchrone (comme s’ils applaudissaient en rythme), au moment où la
somme des parties forme un « tout » ; mais c’est encore une hypothèse débattue.
En bref
Il est possible de distribuer son attention dans l’espace sans la diviser, à condition de regrouper des objets
éparpillés d’attention en un seul « superobjet », comme un banc de poissons, un vol d’oiseaux ou les visages de
Giuseppe Arcimboldo. Ce geste mental, qui place l’attention à un niveau plus global, fait émerger des propriétés
propres aux superobjets, qui peuvent devenir à leur tour des objets d’attention, comme les espaces vides entre les
personnes dans une foule. Il semble que certaines propriétés communes facilitent le regroupement d’objets
disparates au sein de superobjets. Notre cerveau a ainsi tendance à regrouper spontanément des objets ayant
des formes ou des couleurs semblables, ou bien un mouvement similaire. Ce sont les lois de la Gestalt .
ROULER EN ESSAIM
La conduite automobile illustre bien la manière dont le cerveau utilise les superobjets pour simplifier
sa perception du monde. Lorsque vous roulez dans un trafic très dense, vous devez constamment veiller
à maintenir une distance raisonnable avec les véhicules qui vous entourent. Ces véhicules forment une
sorte de petit « essaim » d’objets en mouvement qui crée une poche au sein de laquelle vous devez vous
maintenir. Il est alors utile de passer dans un mode d’attention globale prenant cette poche comme cible
(une propriété émergente du superobjet regroupant les voitures). Votre programme attentionnel consiste
alors à ajuster la position de votre véhicule (M) au centre de cette poche (P) pour éviter tout contact (I).
Vous vous laissez tranquillement guider par les déformations de l’essaim.
Mais compte tenu de l’inertie de votre véhicule, vous ne pouvez pas vous contenter de réagir à ces
déformations a posteriori : vous devez constamment les anticiper pour vous y adapter par petites
touches. Votre cerveau est donc constamment occupé à prédire les changements de forme de l’essaim
de voitures, grâce à un modèle physique de la dynamique de ce superobjet indispensable pour calculer
rapidement comment ce dernier va se déformer dans les secondes à venir, compte tenu de son
comportement passé et de vos actions. Vous n’en avez pas forcément conscience, mais votre cerveau
utilise constamment ce type de modèles. L’enfant qui manipule un bloc de pâte à modeler s’attend que la
pâte se déforme d’une certaine manière, car il dispose d’un modèle prédisant les déformations de cette
pâte en fonction des forces qu’il exerce. C’est un modèle physique construit par son cerveau à force de
manipuler ce type de matériau. De même, vous finissez par construire, à force de conduire, un modèle
physique prédisant assez correctement les déplacements des véhicules qui vous entourent, au moins à
court terme.
Sans ce modèle, vous seriez sans cesse surpris par les mouvements des voitures. Mais vous ne
l’êtes que lorsqu’un véhicule change brutalement de vitesse ou de direction, et chacune de ces déviations
par rapport à votre prédiction attire votre attention : votre modèle n’est pas juste et doit être corrigé.
C’est une différence importante entre la dynamique des voitures et celle de la pâte à modeler ; les autres
véhicules ont leur « vie propre », leurs déplacements ne dépendent pas que de vos actions. L’un des
conducteurs peut décider de freiner brusquement sans raison apparente, si bien que vos prédictions au
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volant ne sont correctes qu’à court terme , quelques secondes tout au plus . Vous devez donc
régulièrement vérifier la forme de la poche où vous tentez de vous maintenir et vous ne pouvez pas
conduire « les yeux fermés », même sur une autoroute rectiligne.
Figure 17. Sur l’autoroute, les voitures qui roulent autour de vous forment parfois une sorte de poche dans
laquelle vous devez vous maintenir.
Un conducteur débutant perdu sur la place de l’Étoile à Paris aura l’impression que les voitures qui
l’entourent se déplacent au hasard. Il devra donc regarder dans tous les sens pour éviter l’accident. Avec
l’expérience, ses modèles s’amélioreront, et son attention pourra se porter sur les quelques éléments que
ceux-ci ne prédisent pas, ou mal.
Figure 18. Présentées rapidement les unes après les autres, ces images donnent l’impression d’un personnage qui marche.
Les positions des points s’organisent dans le temps et dans l’espace pour créer ce que nous appelons une « démarche ».
C’est un point important : un expert ne distribue pas son attention uniformément dans l’espace. Il
favorise certains éléments bien précis, très prédicteurs de l’état global de son superobjet d’attention. La
figure ci-dessus montre un nuage de points dont les déformations donnent l’impression de voir une
silhouette « marcher ». Votre cerveau est capable de déduire des images 1 et 2, l’image 5, non pas
seulement en extrapolant le mouvement apparent dans les premières images, mais grâce à un vrai
modèle de la marche. Une simple extrapolation l’amènerait à prédire que le point X va continuer de
s’éloigner vers la droite, mais il sait que lorsque nous marchons, nous ne continuons pas indéfiniment à
avancer le pied vers l’avant. Votre cerveau est donc capable de reconstruire l’information manquante et
de prédire l’évolution du phénomène qu’il considère à l’aide de ses modèles internes, formés grâce à
l’observation répétée et à l’apprentissage. Avec un peu d’entraînement, la simple observation des points
A et B dans les images 1 et 2 lui suffirait à déduire globalement la position de tous les autres points à
tous les autres instants. Ces deux points sont donc très prédicteurs de la forme globale du nuage de
points : ils suffiraient pour deviner la position de tous les autres points, même si on les cachait. Vous
n’avez donc pas à porter votre attention sur tous les points de l’écran, mais seulement sur certains. Quel
que soit son domaine d’expertise, le cerveau de l’expert sait ainsi identifier les points les plus informatifs
de son objet d’attention et privilégie ces derniers.
Nous découvrons ici une des règles fondamentales de l’attention distribuée. Adopter ce mode
d’attention, ce n’est pas seulement former un superobjet et placer son attention sur une de ses propriétés
émergentes ; c’est aussi privilégier les quelques éléments de ce superobjet les plus utiles pour prédire
ses déformations à court terme, grâce à des modèles forgés par son cerveau à partir de l’observation
attentive et répétée de ceux-ci. Grâce à cette compétence, l’expert évolue dans un monde plus simple
que le novice ; là où ce dernier voit mille phénomènes, lui n’en voit en fait qu’un, qui plus est prédictible !
Dans le vocabulaire scientifique (toujours anglophone…), cette capacité est désignée sous le terme
de situation awareness , une forme de conscience globale de la situation dans laquelle on se trouve,
quelle que soit sa complexité. C’est la capacité que l’on recherche chez un pilote d’avion, un enseignant
ou un joueur de football, tous amenés à maîtriser un flux constant et varié d’informations pour en déduire
un comportement adapté. Comme nous l’avons vu, la situation awareness repose sur une capacité à
réduire la complexité du système au sein duquel nous devons évoluer (une équipe de foot, par exemple)
pour le ramener à quelques points clefs à surveiller. C’est un talent acquis à force de porter attention sur
des superobjets, leurs propriétés émergentes et leur dynamique.
En bref
Quand notre attention se porte sur un superobjet – la forme du trafic autour de notre véhicule par exemple –, notre
cerveau constate des régularités dans la manière dont celui-ci réagit et évolue spontanément avec le temps et
avec nos actions. Il se forge ainsi un modèle qu’il améliore chaque fois que notre attention se porte sur cette
cible. Avec l’expertise, nous devenons capable de prédire, souvent inconsciemment et à partir de quelques
éléments d’information seulement, comment ce superobjet va changer dans les instants à venir et adapter ainsi
notre comportement à l’avance. C’est ainsi que se développe ce que l’on appelle en sport la « capacité
d’anticipation ». C’est aussi grâce à cette qualité particulière d’attention que nous pouvons interagir efficacement
avec des environnements complexes sans nous laisser déborder (grâce à une conscience claire de la situation,
appelée situation awareness).
L’ÉCHANTILLONNAGE ATTENTIONNEL
La capacité de l’expert à placer son attention « au bon endroit », s’accompagne également d’une
capacité à l’utiliser « au bon moment », en ajustant de manière optimale ce que j’ai eu l’occasion
9
d’appeler son « échantillonnage attentionnel ». Cet échantillonnage conditionne l’efficacité de toute
relation avec des situations complexes et constitue l’une des clefs de voûte du mode multitâche.
Quand vous quittez une tâche pour une autre, il est fréquent que l’objet d’attention que vous laissez
continue d’évoluer (songez à un exposé ou à un cours que vous laisseriez un moment de côté pour
répondre à un SMS). Mais ce n’est pas grave, si votre cerveau dispose d’un modèle lui permettant de
prédire dans ses grandes lignes cette évolution à court terme (la suite immédiate de cet exposé), le
temps de mener votre activité secondaire. En réduisant au minimum la quantité d’information à extraire de
votre environnement grâce à des modèles mentaux de celui-ci, votre cerveau d’expert réduit fortement la
charge pesant sur votre système attentionnel, puisque vous ne devez prêter attention qu’à quelques
éléments très précis, de temps en temps . Grâce à cette capacité de prédire, dans ses grandes lignes,
comment les éléments qui vous intéressent vont évoluer dans les secondes ou les minutes à venir, vous
pouvez porter votre attention ailleurs pendant ce temps, en ajustant ainsi la fréquence de votre
échantillonnage attentionnel.
Le concept d’échantillonnage fait référence au fait que, si un phénomène évolue relativement
lentement et de manière continue, il n’est pas nécessaire de l’observer en permanence. La fréquence de
ces observations (ou de ces échantillons, pour reprendre un terme courant en physique) doit être
adaptée à la vitesse à laquelle ce phénomène évolue : il serait absurde de consulter le thermomètre
extérieur tous les quarts d’heure. Quand elle concerne votre objet d’attention, cette continuité dans son
évolution vous permet de relâcher régulièrement votre surveillance : tant que vous avez la certitude que
cette évolution suit un cours favorable, il n’y a rien à faire de particulier. L’effort d’attention et de contrôle
peut alors progressivement faire place à une surveillance légère pour simplement vérifier de temps en
temps que « tout va bien ». C’est typiquement la stratégie attentionnelle que beaucoup d’entre nous
utilisent pour réfléchir à leur liste de courses ou répondre à leurs e-mails … pendant les phases moins
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riches en informations essentielles d’une réunion fastidieuse . Je peux vous assurer que pendant les
congrès scientifiques, les salles de conférences sont remplies de chercheurs qui répondent à leurs e-
mails ! Leur cerveau expert dans le domaine peut reconstruire plus ou moins le fil de l’exposé à partir de
quelques mots piochés ici et là, et faire autre chose entre-temps.
Quand notre objet d’attention demande un échantillonnage peu fréquent, ce temps d’attention
disponible est souvent utilisé par notre cerveau pour une activité secondaire, qui peut consister à réfléchir
à un problème qui nous préoccupe, répondre à un PAM, ou vérifier ses SMS 11 . C’est une expression
extrêmement répandue du mode multitâche, au cours de laquelle l’objet principal d’attention est
échantillonné à une fréquence suffisamment rapide pour mener correctement l’activité associée, mais
suffisamment lente pour dégager du temps d’attention pour une activité annexe. Nous oscillons alors
entre deux activités, en fonction du rythme imposé par leur difficulté. Et si nous n’avons pas d’activité
secondaire stimulante avec laquelle alterner, nous pouvons facilement sombrer dans l’ennui. C’est l’un des
problèmes des enfants précoces, qui finissent par s’ennuyer en classe dans des matières pour lesquelles
ils disposent de capacités de prédiction supérieures à la moyenne (quand ils « devinent » ce que va dire
l’enseignant). Leur cerveau voudrait s’occuper à autre chose, pendant ces moments où « tout se passe
comme prévu », mais il n’en a pas toujours les moyens. Ces élèves se tournent alors fréquemment vers
des activités de simulation mentale qui peuvent prendre franchement le pas sur le suivi du cours (ils
rêvassent et finissent par passer à côté d’informations essentielles).
En bref
En développant des modèles prédisant l’évolution de ses objets d’attention, le cerveau peut se limiter à une
surveillance occasionnelle de ces derniers, à une fréquence adaptée à leur vitesse d’évolution. Surveiller le lait sur
le feu, la pousse des tomates ou écouter une explication compliquée imposent des rythmes différents à notre
attention. Entre deux « échantillons », deux moments d’attention pour notre objet d’intérêt principal, notre cerveau
a spontanément tendance à rediriger ses ressources attentionnelles, son « temps d’attention disponible », vers
des activités secondaires – souvent des pensées, ou des coups d’œil rapides à son smartphone. Une bonne
maîtrise du mode multitâche réside dans la capacité à évaluer correctement pour chaque activité que nous
menons l’échantillonnage attentionnel qui lui convient, c’est-à-dire la durée des intervalles de temps régulièrement
disponibles pour « faire autre chose ». Mais rien ne vous empêche de poser votre attention de manière stable et
continue sur une seule activité et constater l’apaisement que cela peut procurer.
En programmant correctement votre attention, vous simplifiez la tâche de votre système de pilotage
occupé à choisir la meilleure action possible à chaque cycle perception-action. Cette programmation se
décline à trois échelles temporelles : celle de la micromission (quelques secondes), de la minimission
(quelques minutes) et de l’activité plus globale qu’elles viennent servir (faire ses devoirs, ranger sa
maison, réparer un toit, rédiger un projet), avec pour enjeu principal d’éviter les conflits attentionnels :
vous ne devez pas chercher à engager en même temps les mêmes réseaux neuronaux pour deux
activités différentes.
Au niveau de la minimission, vous devez privilégier des objectifs clairs, à court terme et si possible
concrets, dont le résultat espéré peut être envisagé sous forme d’une image, d’un son ou de toute autre
sensation physique. La minimission s’organise alors selon une suite de micromissions associées chacune
à un programme attentionnel : un objet de perception, une intention et un mode d’action privilégiés (PIM).
Pour la plupart des micromissions, certaines de ces composantes sont implicites ; nous faisons
simplement « comme d’habitude » sans vraiment y penser et cela suffit tant que la micromission est
facile. Quand les choses se compliquent, pour certains points de passage délicats ou tout simplement
pour le plaisir, vous pouvez rendre explicites ces programmes. Il peut même arriver que, pour certaines
activités, toutes les micromissions doivent bénéficier de programmes attentionnels explicites, dont
l’enchaînement aura été appris par cœur à force d’entraînement. Que cherchez-vous vraiment à faire ?
Sur quelle perception allez-vous placer votre attention ? De quelle manière allez-vous réagir à cette
perception ? Les réponses à ces questions dépendent de votre degré d’expertise dans l’activité à mener,
en prenant bien en compte ce que votre cerveau est capable de considérer comme une cible unique
d’attention. C’est l’exemple des fautes d’orthographe, qui peuvent être des cibles attentionnelles trop
vagues quand l’orthographe n’est pas suffisamment maîtrisée. L’essentiel, une fois encore, est de ne pas
obliger votre cerveau à surveiller, ou à faire, deux choses qui lui paraissent différentes, car il y aurait
alors conflit entre plusieurs possibilités et le choix se ferait au hasard.
La capacité d’évoluer dans un mode multitâche dépend alors de l’aptitude à organiser ses
minimissions et ses micromissions dans le temps. S’il s’agit réellement de jongler très rapidement entre
plusieurs tâches, il est particulièrement important d’avoir des programmes attentionnels explicites pour
chacune d’entre elles, afin d’y raccrocher facilement l’attention à chaque transition, et de bien garder à
l’esprit le temps à consacrer à chaque tâche et la fréquence à laquelle en changer. De quel intervalle de
temps disposez-vous pour préparer le dîner entre deux coups d’œil à votre bébé hyperactif ? C’est la
technique de l’échantillonnage attentionnel, utilisée ici dans une forme volontaire et maîtrisée, à l’opposé
d’un zapping attentionnel trop souvent observé, qui n’est qu’une redirection chaotique de l’attention sur les
distractions alentour.
La bascule d’un programme attentionnel à un autre est souvent déclenchée par un événement
extérieur : le rebond de la balle de tennis dans votre partie du court, une sonnerie de téléphone, l’arrivée
à un carrefour… À force de répétitions, il devient possible d’activer sans effort le même programme
attentionnel dès que la situation associée se reproduit (une certaine façon d’écouter chaque fois que
quelqu’un vous adresse la parole, par exemple). Ces automatismes, car c’est bien de cela qu’il s’agit,
vous évitent d’avoir à réfléchir chaque fois pour définir de novo le « bon » programme attentionnel,
puisque vous vous contentez, simplement, de le retrouver.
Le secret du mode multitâche, ou comment passer rapidement d’un PIM à un autre. De l’intérêt
de faire ses gammes. Le banc de poissons, les superobjets d’attention et comment se frayer un
chemin dans une foule. Rouler en essaim grâce aux modèles physiques du cerveau. L’attention
de l’expert et la situation awareness . L’échantillonnage attentionnel. Relâcher la surveillance de
soi.
J’ai eu la chance de pouvoir m’entretenir avec plusieurs artistes de renom au sujet de leurs
« programmes attentionnels ». Un pianiste m’avait ainsi confié distribuer son attention sur des
perceptions très variées : la sensation tactile de ses doigts sur le clavier, mais aussi celle visuelle de ce
clavier et de la partition, la musique jouée, l’émotion ressentie, le silence de la salle… et ses actions
s’exprimaient non seulement à travers ses mains, mais à travers tout son corps, y compris sur son
visage. Il ne pouvait pas vraiment formuler d’intention claire et concrète, car son jeu lui semblait
simplement suivre une sorte de trajectoire se découvrant au fil du morceau.
Ce témoignage m’a d’abord intrigué, si l’on considère que son cerveau doit choisir à chaque cycle
perception-action, comme chez M. Tout-le-Monde, la « bonne » action en une fraction de seconde. À
cette vitesse, cette « bonne » action doit être spontanément évoquée par la situation du moment, puis
sélectionnée en fonction d’un critère, qui doit bien être une forme d’idée de ce que le pianiste cherche à
faire… ce qui implique une forme d’intention. Son cerveau évoluant dans un bain de stimulations
sensorielles, toutes susceptibles de déclencher des actions réflexes, il est également nécessaire que son
attention privilégie les perceptions liées à son activité et les modes d’actions associées. Un pianiste ne se
lève pas au milieu de son morceau pour embrasser une femme au premier rang, si séduisante soit-elle.
Toutes ces contraintes universelles imposent au cerveau de l’interprète une forme de programme
attentionnel privilégiant un type de perception, un mode d’action, et une intention. Comment réconcilier
cette conclusion logique et la réalité décrite par ce pianiste ?
En y réfléchissant, on peut d’abord remarquer que les différentes sensations auxquelles cet artiste
se rend sensible sont liées les unes aux autres, selon des relations d’interdépendance fortes (l’image du
clavier, les déplacements de ses doigts, le son du piano, l’émotion suscitée, la réaction du public, etc.).
Aucune de ces sensations ne vient contredire les autres, et il est probable que cette cohérence soit
suffisante pour qu’elles ne forment ensemble qu’un seul objet d’attention, un superobjet, dont le musicien
peut privilégier l’une ou l’autre des facettes, ou plusieurs en même temps, en fonction du moment. La
même remarque semble s’appliquer sur le plan de l’action, avec des gestes de la tête, du corps et des
mains, si fréquemment associés qu’ils peuvent finir par ne plus constituer des effecteurs réellement
séparés, au moins le temps du morceau.
Par ailleurs, les cibles sur lesquelles l’artiste porte son attention, si multiples soient-elles, n’en sont
pas moins stéréotypées. De concert en concert, le pianiste porte toujours son attention plus ou moins sur
les mêmes sensations en leur associant les mêmes actions, et il est donc possible que son cerveau
utilise un nombre limité de « couplages » entre perception et action, dont il peut faire usage à sa guise.
Le pianiste semble donc bien utiliser une forme de programme attentionnel, privilégiant des « domaines »
de perceptions et d’actions, et une forme de couplage entre ces derniers. La complexité de ces
domaines et le fait qu’ils ne se réduisent pas à « une » perception et à « une » forme d’action sont le
résultat d’années de pratique, qui lui permettent maintenant de multiplier en apparence ses objets
d’attention sans risque de conflit attentionnel.
La question de l’intention reste toutefois plus opaque. Que recherche vraiment ce pianiste ? À
chaque cycle perception-action, chaque touche jouée, son système de pilotage préfère une action à une
autre, mais selon quel critère ? Quelle est l’énigmatique deuxième composante de son programme
attentionnel ? Quel est le I du PIM ? Pour répondre à cette question, reprenons masque et tuba pour
retrouver nos bancs de poissons et introduire, un cran après les superobjets, le concept d’hyperobjet
d’attention.
Nous avons vu précédemment que la forme d’un banc de poissons est déterminée par la position
relative de chaque poisson par rapport aux autres dans l’espace. Cette forme est une propriété
émergente de l’ensemble sur laquelle peut se poser l’attention, pour décider si, ensemble, les poissons
forment plutôt un carré, un rond ou un triangle. J’ai qualifié le banc de poissons de superobjet d’attention,
pour souligner le fait que, bien que composé de plusieurs objets, il peut représenter une cible unique pour
l’attention, comme la forêt formée de tous ses arbres. De la même façon, une mélodie est définie par
l’agencement des différentes notes qui la composent, organisées non pas dans l’espace, mais dans le
temps et selon les fréquences des notes. Cette mélodie peut néanmoins être représentée dans l’espace,
comme sur une partition, en représentant les différentes fréquences selon l’axe vertical de la page et les
différents instants selon son axe horizontal, de la gauche vers la droite. La similitude entre notes et
poissons est dès lors assez claire, puisque la mélodie, avec son rythme, apparaît alors comme une
forme globale définie par la position relative des notes exposées sur la partition. La mélodie est donc elle
aussi une propriété émergente de l’ensemble formé de toutes les notes jouées les unes après les autres.
La forme de la mélodie est définie non pas dans l’espace, mais dans le temps, mais cela n’empêche pas
l’attention de s’y poser.
Cet exemple simple révèle un parallèle entre les deux principaux mécanismes qui permettent au
cerveau de réduire la complexité du monde : le regroupement perceptif – qui lui permet de considérer dix
mille arbres comme « une seule » forêt – et la construction de modèles – qui lui permettent de détecter
continuité et prédictibilité dans son objet d’attention, et percevoir ainsi qu’un petit avion est en train de
dessiner un rond dans le ciel ou qu’un acteur comique a toujours recours aux mêmes « ficelles » dans ses
sketches. Nous avons vu que ces deux mécanismes jouent un rôle fondamental pour l’attention, puisqu’ils
permettent au cerveau de réduire la quantité d’information à surveiller dans son environnement pour
adapter son action : le cerveau regroupe et sous-échantillonne ce qu’il doit percevoir.
L’analogie entre le banc de poissons et la mélodie montre que ces deux mécanismes nous aident
tous les deux à percevoir des formes globales émergentes, soit dans l’espace, soit dans le temps. Grâce
à eux, nous constatons que des éléments distincts, notes ou poissons, forment ensemble des structures,
comme les briques forment un pont. En mettant sur le même plan l’espace et le temps, comme sur une
partition, nous voyons apparaître ce que j’appellerai un hyperobjet d’attention : une structure globale
associant des éléments disparates et prenant en compte leur manière d’évoluer dans le temps.
L’exemple d’hyperobjet le plus simple auquel je puisse penser est le nuage de points mimant la marche
dans la figure présentée dans la section précédente. Pour percevoir un mouvement de marche dans ce
nuage, vous devez d’abord remarquer que les différents points forment ensemble une silhouette – vous
créez ainsi un superobjet d’attention –, puis constater que le mouvement d’ensemble de ce superobjet est
caractéristique de la marche. La démarche de ce personnage est alors une forme particulière dans
l’espace-temps, puisqu’elle ne se déduit pas seulement de l’organisation spatiale des points dans l’image,
mais également de leurs déplacements d’une image à une autre. Si vous devez juger si cette démarche
est élégante, ou si elle vous rappelle quelqu’un, vous ne pouvez pas simplement porter votre attention sur
le superobjet correspondant au personnage à chaque instant, mais également sur les variations de ce
superobjet dans le temps, sa trajectoire en quelque sorte. Vous devez porter votre attention sur un
hyperobjet, dont la démarche est une propriété émergente.
On voit bien que l’hyperobjet se place à un niveau de complexité supplémentaire par rapport au
superobjet, dont la figure emblématique est le banc de poissons, puisqu’il inclut son évolution dans le
temps. Quand vous placez votre attention sur le superobjet « banc de poissons », vous remarquez sa
forme globale à chaque instant… rond, puis carré, puis rectangle… Vous considérez ce banc de poissons
comme un hyperobjet au moment où vous commencez à percevoir une logique dans ses déformations et
que cette structure logique devient cible de votre attention… vous percevez clairement à chaque instant
sa forme du moment, mais cette perception s’accompagne d’une conscience aiguë de sa forme à venir.
Songez à un jongleur. S’il était possible de dessiner sur une feuille de papier la trajectoire de chaque
balle, montant et descendant dans les airs, leur mouvement combiné finirait par décrire une forme
globale. C’est l’hyperobjet que trace le jongleur, petit à petit. Il dessine donc un hyperobjet dans un
hyperespace, n’est-ce pas sidérant ? Et son attention se porte à chaque moment sur un bout de celui-ci,
pour en contrôler la forme. C’est aussi ce que nous faisons au volant, d’ailleurs, coincé dans la poche
d’un essaim de voitures. Nous faisons de cet essaim un hyperobjet dès que nous prenons conscience
d’une continuité et d’une certaine prédictibilité dans ses déformations et que nous l’utilisons pour agir.
Figure 19. En faisant virevolter ses trois balles, le jongleur crée une forme qui se développe dans l’espace et le temps, un
hyperobjet que pourrait révéler un appareil photo prenant une série d’images en rafale.
Une fois encore, là où un novice ne perçoit qu’un ensemble d’objets disparates évoluant de manière
aléatoire, l’expert perçoit un hyperobjet unique sur lequel il peut agir, pour changer sa forme dans
l’espace-temps (son « hyperforme », si vous voulez). Il reconnaît des motifs dans cet hyperobjet, comme
un musicien reconnaît des phrases musicales familières dans une partition, là où un non-musicien
n’entendrait qu’une série de sons sans relation entre eux et surtout… sans signification. Les structures
auxquelles l’expert peut prêter attention émergent alors de l’organisation de cet hyperobjet dans l’espace
et le temps, c’est-à-dire de l’évolution dans le temps du superobjet sous-jacent 13 .
La forme de l’hyperobjet est créée au fil du temps par l’artiste, comme un bloc de pierre modelé par
un sculpteur. Si le musicien joue un ré au lieu d’un mi , il change la mélodie et la forme globale du
morceau, il change l’émotion qu’il produit en lui-même et chez l’auditeur, il change le sens et l’équilibre
global de l’hyperobjet qu’il est en train de produire. Pendant le concert, le pianiste expert a une
conscience fine de l’hyperobjet qu’il est en train de créer avec son piano, touche après touche. De même,
pendant un discours, un très bon orateur a une conscience fine de l’hyperobjet qu’il est en train de forger,
mot après mot, geste après geste, grâce à un ressenti de l’adhésion progressive du public à son texte et
des émotions qu’il provoque. Ces mots, ces notes, ces émotions, dits, jouées et déclenchées de cette
manière précise dans le temps créent une forme globale, qui n’est autre, une fois ce temps matérialisé
comme sur une partition, qu’une trajectoire ou une forme.
On comprend mieux alors comment s’exprime l’intention du pianiste à chaque moment, et selon
quels critères son cerveau favorise une action plutôt qu’une autre. La conscience qu’un hyperobjet est en
train de se former vient contraindre le choix de l’action à venir en imposant celle qui s’insère le mieux
dans l’ensemble. La structure globale de l’hyperobjet donne un sens à chaque action, puisque celle-ci
vient compléter la forme de l’ensemble, comme une trajectoire dessinée par chaque segment parcouru.
Le neurobiologiste chilien Francisco Varela parlait de causalité descendante, pour exprimer
l’influence que peut avoir la forme globale d’un ensemble sur le comportement des éléments qui la
constituent. Le niveau global a une influence causale sur les actions réalisées au niveau plus local. De
même, l’action réalisée à chaque moment par l’artiste est déduite de la forme globale qu’il cherche à
donner à l’ensemble. Dans cet état optimal, son attention se porte à la fois sur le niveau global de
l’hyperobjet, pour en déduire l’action qui doit être réalisée juste après, et sur le niveau local, pour réaliser
correctement cette action. Le programme attentionnel est donc dicté par une conscience de l’ensemble,
qui lui sert d’intention.
L’impression décrite par les artistes, et par tous les experts qui évoluent dans ce mode, évoque
alors un relâchement du contrôle volontaire, puisque chaque action est maintenant dictée par la structure
globale de l’hyperobjet. Une forme d’aspiration entraîne les actions les unes après les autres selon une
trajectoire juste et un timing parfait. L’expert a un « temps d’avance » sur l’action. C’est en sortant de cet
état-là que l’artiste déclare avoir eu l’impression d’être connecté à un niveau qui le dépassait. La
sensation d’effort s’efface, remplacée par une impression de très grande facilité et de justesse, celle d’un
flux coulant à travers soi, ou en anglais, de flow , un état de grâce et d’abandon.
Il y a donc bien une intention, qui vient compléter le programme attentionnel, et cette intention vise à
créer un hyperobjet harmonieux. Voilà, je pense, la clef de l’attention de l’expert, cette capacité à
percevoir des hyperobjets d’attention et à laisser leur forme globale dicter le choix de chaque action. Il en
résulte un programme attentionnel extrêmement riche et composite sur le plan de la perception et de
l’action, et totalement hors d’atteinte pour le novice. La distraction ne s’exprime alors plus de façon
grossière, comme chez la plupart d’entre nous, par une redirection complète de l’attention vers un
événement externe ou interne, mais de manière beaucoup plus subtile, par une perte temporaire de
contact avec cet hyperobjet. La trajectoire à suivre semble alors s’effacer et l’expert doit repasser dans
un mode d’attention plus volontaire, caractérisé par une évaluation critique et consciente de chaque
action envisagée. L’artiste a perdu son guide et il doit temporairement décider seul de la marche à suivre.
Il est toujours concentré, mais il n’est plus connecté.
Cet aperçu de l’attention, « au plus haut niveau », nous éclaire sur les différentes formes que
peuvent prendre les programmes attentionnels. Au sein d’une minimission, je persiste à penser que le
mode le plus confortable pour l’attention est celui où les actions sont entièrement guidées par des règles
d’association perception-action prédéfinies, comme avec un GPS. Quand ce n’est pas possible, une
intention claire définie par une représentation sensorielle concrète du résultat à obtenir (une image, un
son) place également le système exécutif dans une situation qu’il affectionne et la sélection de l’action est
alors facile. Mais l’attention des artistes peut nous inspirer dans toutes les autres situations où il n’est
pas aisé de visualiser clairement ce que l’on cherche à faire, pendant un travail d’écriture, par exemple,
ou plus simplement lors d’une discussion. Cette pratique nécessite de développer, à force d’expertise,
une certaine conscience de l’hyperobjet que nous sommes en train de former par nos actes : un texte,
une danse, une conversation, etc., la conscience que chacun de nos actes affecte un niveau plus global,
à travers la création d’un hyperobjet, et une certaine idée de la forme souhaitée pour cet hyperobjet.
Et pourquoi ne pas rechercher cet état d’attention dans la vie quotidienne ? J’ai qualifié de
superobjet l’essaim de voitures autour de nous au volant, mais il serait plus exact de parler d’hyperobjet,
dès que notre attention s’intéresse aux déformations de cet essaim, à la manière dont il s’ouvre ou se
referme sur nous. Même au cœur du quotidien et de sa banalité, nous gardons toujours une certaine
conscience globale de notre situation du moment et de la manière dont celle-ci évolue. Nous sommes
conscients des e-mails en train de s’accumuler doucement dans la boîte aux lettres, du jeune enfant qui
est bien silencieux dans la pièce d’à côté et du lait qui commence certainement à bouillir… Tous ces
éléments ont leur vie propre et forment ensemble un hyperobjet d’attention dont nous nous efforçons de
contrôler la forme globale, pour que l’enfant n’écrive pas sur les murs ou que le lait ne déborde pas.
Mais, contrairement à celui de l’artiste, notre hyperobjet a des contours souvent mal définis. Faut-il
y inclure la télé, qui va bientôt diffuser les nouvelles ? Quels sont les éléments dont nous devons
contrôler, ou prendre en compte, l’évolution ? Bien qu’assez complexe, l’hyperobjet du pianiste reste
limité aux éléments très stéréotypés que nous avons évoqués (la musique, les mains sur le clavier,
l’émotion ressentie) et n’inclut pas la toux des spectateurs ou le vent qui souffle à l’extérieur de l’église.
Dans la vie quotidienne, la frontière entre ce qui compte et ce qui ne compte pas est souvent un peu
floue. Les minimissions peuvent nous aider à fixer ces limites, pour réduire la complexité de notre
hyperobjet d’attention. Non, ce panneau publicitaire sur le bord de la route n’a aucun intérêt. Oui, il vaut
mieux ne pas répondre à ses SMS au volant. Au sein d’une minimission, vous évoluez dans un minimonde,
une sorte de bulle dont aurait été temporairement effacé tout ce qui ne concerne pas cette mission.
Une fois les éléments de ce minimonde bien identifiés, vous pouvez prendre conscience qu’ils ont
une manière particulière d’évoluer dans le temps, par eux-mêmes et sous l’effet de vos propres actions.
Vous êtes alors en contact avec votre hyperobjet d’attention qui peut inclure, à force de pratique, ces
perceptions internes qui forment votre conscience de vous-même. Vous vous rendez alors compte que la
situation du moment, qui inclue votre propre état d’esprit, a un certain élan, une certaine inertie, que vous
pouvez observer. Il n’y a plus qu’un pas vers cette fameuse double attention, à la fois globale et locale,
où chacune de vos actions est dictée par la conscience d’une forme globale à créer, associant le monde
et vous-même. Vous êtes dans un état attentionnel optimal, l’état de flow peut-être. La route est un peu
longue, j’en conviens… mais chaque situation de la vie permet de s’entraîner
Qu’attend-on vraiment d’un enfant à qui on reproche de ne pas être assez concentré ? En quoi
consiste le mode multitâche ? À travers la découverte pratique des programmes attentionnels, ou PIM,
cet exercice permet d’aborder directement ces questions.
Principe de l’exercice : saisissez d’une main un plateau (sans bord de préférence, par exemple une
planche de bois), posez une bille dessus de l’autre main et tentez de la maintenir sans la faire tomber
(vous êtes libre bien sûr d’adapter le principe de l’exercice à tout autre défi de ce type). Après quelques
tentatives réussies ou ratées, posez le plateau et réfléchissez aux questions suivantes. Les réponses,
plutôt évidentes, vous amèneront progressivement à découvrir les trois composantes qui constituent un
programme attentionnel.
Première série de questions : 1. Que deviez-vous regarder ? (Réponse probable : la bille.) 2. Que
se serait-il passé si vous aviez regardé ailleurs ? (Elle serait tombée.) Première conclusion : parmi
toutes les perceptions possibles, il convenait d’en privilégier une (celle de la bille sur le plateau).
Nous venons d’introduire la lettre P, pour perception privilégiée , ou principale . Pour être
concentré, il faut être « branché » sur une perception en particulier, de manière stable.
Deuxième série de questions : 3. Suffisait-il de regarder la bille pour la maintenir sur le plateau ?
(Évidemment, non… Donc être concentré, ce n’est pas juste regarder attentivement.) 4. Que
deviez-vous faire quand la bille se rapprochait d’un bord ? (Ajuster l’angle du plateau avec la main
pour ramener la bille vers le centre.) 5. Dans ce cas, que se serait-il passé si vous aviez attendu
pour agir ? (La bille serait tombée.) Deuxième conclusion : quand vous êtes concentré, vous
réagissez à votre perception privilégiée d’une manière bien précise (ici, d’un mouvement de la main).
Nous venons d’introduire la lettre M, qui désigne votre manière d’agir ou de réagir , et donc votre
mode d’action . Pour être concentré, il faut non seulement être branché sur une perception en
particulier, mais aussi établir un couplage entre cette perception et une manière particulière d’agir et
de réagir. Chaque changement de votre perception a tendance à déclencher une réaction de votre
part : vous êtes donc connecté à votre cible perceptive. Être concentré, c’est être connecté, et si
vous vous déconnectez, vous cessez de réagir et la bille tombe.
Troisième série de questions : 6. Pourquoi réagissiez-vous quand la bille menaçait de tomber, après
tout ? (Pour la maintenir sur le plateau.) Troisième conclusion : le couplage entre votre perception
14
privilégiée et votre manière d’agir était donc guidé par une intention , I. Dès que vous oubliez
cette intention, la bille tombe : vous vous êtes laissé distraire. Perception , intention et manière
d’agir forment un trépied qui stabilise l’attention. P + I + M = PIM : Pouce, Index, Majeur. Cette
équation suffit à définir explicitement ce que signifie « être concentré » pendant cet exercice.
En conclusion, remarquez qu’il est possible de réaliser l’exercice avec d’autres PIM. Si vous fermez
les yeux, votre perception privilégiée concernera sans doute le ressenti des mouvements de la bille à
travers le plateau et les sensations de la main. Vous pouvez choisir de réagir en vous déplaçant, plutôt
qu’en tournant le poignet. Il existe donc toujours des variantes pour le même exercice, mais certains PIM
sont plus efficaces que d’autres.
Par ailleurs, je vous encourage à réfléchir aux autres intentions éventuelles qui vous animaient
pendant cet exercice. Une intention globale sans doute, pour mieux comprendre l’attention à travers ce
petit jeu (puisque c’est sa raison d’être dans ce livre), mais également peut-être le souci de bien faire, et
peut-être aussi de donner une bonne image de vous, si d’autres vous regardaient. Quels sont les PIM
associés à ces intentions « cachées » ? (nouveau P : l’image que je donne de moi-même, nouveau M :
évaluer si je suis « beau et bon »). Quel est l’impact de ces PIM sur votre performance ?
Vous pouvez ensuite enrichir le questionnement en abordant le thème du stress et de la motivation.
Auriez-vous agi différemment si cette bille avait contenu un dangereux explosif, capable de faire exploser
la pièce au moindre choc ? Auriez-vous été plus concentré ? Dans ce cas, sur quelles composantes du
programme, P, I et M, auriez-vous agi ? Ces questions amènent à se poser la question de la fréquence
de votre échantillonnage attentionnel. Il est probable que votre effort supplémentaire d’attention se serait
traduit en partie par une surveillance plus fréquente et une plus grande réactivité aux mouvements de la
bille. Que se passerait-il si la bille se déplaçait très lentement ? (Il ne serait pas nécessaire de surveiller
constamment la bille.) Certaines situations impliquent un couplage constant et permanent entre
perception et action, d’autres un couplage moins régulier fondé sur une observation moins fréquente de
l’objet de votre attention perceptive. C’est ce qui permet, entre deux observations, de faire autre chose.
Nous glissons alors naturellement vers la question du mode multitâche. Si vous aviez deux billes sur
deux plateaux tenus l’un dans la main gauche et l’autre dans la main droite, ou si vous n’aviez qu’une bille,
mais que vous deviez répondre en même temps à des questions difficiles (citer cinq noms de villes
commençant par V, par exemple), comment feriez-vous ? Ce ne serait possible que si les billes ne
demandaient pas une attention continue et si vous pouviez vous déconnecter périodiquement, en ne
réagissant à leurs déplacements que de temps en temps (si par exemple, les billes se déplaçaient
lentement, pour une raison quelconque). Vous pourriez alors réduire la fréquence de votre
échantillonnage attentionnel, c’est-à-dire la fréquence avec laquelle vous devez vraiment surveiller
chacune des billes et basculer entre-temps sur une autre PIM. Conclusion : le jonglage entre plusieurs
tâches dépend d’un bon ajustement de la fréquence d’échantillonnage et d’une bonne définition des PIM
pour chacune d’entre elles.
Et pour clore cette session d’exercices et de réflexions, je vous propose de considérer des activités
qui vous sont familières et d’essayer d’expliciter les PIM qui leur correspondent. Voici quelques exemples
simples :
Écouter un morceau de musique (P) tout en imaginant ou en imitant (M) le visage du chanteur en
train de chanter, ou le doigté du guitariste pendant le solo (selon la pratique dite de air guitar ), avec
l’intention d’amplifier l’émotion ressentie (I). Ou encore : lire ou écouter une recette de cuisine tout en
associant, à chaque phrase lue ou entendue (P), l’image mentale du geste à réaliser (M), dans le but de
pouvoir la mémoriser (I). À vous de jouer…
Et si vous manquez d’imagination, vous pouvez simplement vous arrêter un instant dès que vous
ratez un petit geste de la vie quotidienne (allumer une allumette, mettre la clef dans la serrure), pour
réfléchir au PIM le mieux adapté à ce geste et le répéter, cette fois avec succès.
CHAPITRE 9
Le « RAPPEL » de l’attention,
ou comment développer son sens
de l’équilibre attentionnel
1
« Un matelot ballotté par le vent maritime et le vent terrestre . »
Kiyoko UDA (1935-).
Le mot « distraction » évoquant une attraction loin d’un centre, la concentration consiste à
compenser ces forces de traction centrifuge pour (sans cesse) revenir vers ce centre. C’est aussi simple
que cela. Mais la véritable maîtrise de l’attention demande vraiment de dépasser la simple
compréhension intellectuelle pour développer un ressenti immédiat de ce phénomène d’attraction et
d’identifier nettement ce qui se laisse effectivement entraîner lors de chaque distraction. Une fois cette
sensibilité aiguisée, vous aurez également découvert ce qu’il convient de recentrer, par petites touches,
d’abord en remarquant l’influence des distractions sur les mouvements du corps, puis sur une forme plus
subtile de déplacements : ceux de l’attention dans le corps et dans l’espace qui l’entoure.
Au cours des chapitres précédents, nous sommes graduellement passé d’une description plutôt
théorique de l’attention, qui présentait les grandes forces agissant sur elle, à des conseils de plus en plus
pratiques montrant comment l’attention peut être programmée pendant des phases courtes, facilitant la
concentration. À travers cette programmation attentionnelle, nous avons vu comment développer une
conscience plus nette de ce que nous cherchons à faire, de là où nous souhaitons aller, et donc de la
poutre que nous souhaitons traverser. À l’usage, néanmoins, cette programmation ne résout pas tous les
problèmes d’attention. Même si vous voyez bien la poutre, encore faut-il rester dessus. Chaque
distraction qui vous assaille peut captiver votre attention, et donc vous faire tomber. Pour rester bien
stable, vous devez aussi apprendre à compenser chacune de ces pertes d’équilibre… rapidement.
Bien identifier la poutre que vous souhaitez traverser, c’est désigner clairement l’objet de votre
attention. C’est la condition première pour que votre système exécutif soit capable de reconnaître un
événement distracteur comme tel, puisqu’une distraction n’est jamais définie que par rapport à cet objet
d’attention. Cette définition claire facilite le processus de filtrage attentionnel entre ce qui est pertinent et
ce qui ne l’est pas, à chaque cycle perception-action, chaque fraction de seconde, dans votre cerveau.
C’est ce qu’apporte la technique des minimoi et les programmes attentionnels PIM. Chaque proposition
d’action immédiate, chaque PAM, peut en principe être immédiatement reconnue comme inopportune par
votre système exécutif et ainsi rejetée, selon des critères simples. En principe, votre système exécutif
doit donc être capable de ne sélectionner à chaque cycle que les actions pertinentes pour votre minimoi
du moment… J’ai bien dit « en principe ».
Malheureusement, les choses ne sont pas si simples. Car les habitudes sont parfois si fortes que
les propositions d’actions qu’elles suscitent peuvent venir s’imposer au système exécutif sans lui laisser le
temps de les rejeter. En quelques dixièmes de seconde, ces propositions peuvent se transformer en
actions le long de circuits neuronaux forgés au cours de mois ou d’années passés à répéter ces routines.
Sous la contrainte d’agir vite, le système de pilotage laisse faire, et l’attention se laisse ainsi captiver. Le
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cerveau dispose de freins pour ralentir ses actions et cesser de surréagir à la moindre distraction , mais
il hésite à les utiliser. Spontanément, sa tendance est d’enchaîner les actions jusqu’à ce que survienne
une erreur. Songez une nouvelle fois au langage : il peut nous arriver de marquer une pause pour choisir
le mot juste, mais c’est pour reprendre aussitôt notre rythme d’élocution habituel. Notre système exécutif
s’impose à lui-même une pression temporelle, source de distraction.
J’ai bien distingué, dans Le Cerveau attentif , la capture de l’attention de sa captivation, en
introduisant ce néologisme pour désigner le phénomène d’aspiration de nos processus mentaux que peut
déclencher une distraction soudaine. La capture reste un événement bref, au cours duquel l’attention se
laisse légèrement dévier pendant une fraction de seconde. Notre cerveau perd légèrement l’équilibre. La
captivation peut durer plusieurs secondes, ou même plusieurs minutes, au cours desquelles nous perdons
totalement de vue notre intention initiale pour réagir de manière élaborée à cette distraction, le long d’une
cascade de réactions cognitives, émotionnelles et motrices. Nous tombons de la poutre sans même
sentir la chute, que nous ne constaterons qu’au bas de cette cascade. Face à ces déséquilibres, une
stratégie de contrôle attentionnel rationnelle, comme celle développée par les minimoi et les PIM, n’est
pas suffisante. Vous devez apprendre à stabiliser votre attention de manière plus immédiate et moins
intellectuelle, à partir d’un ressenti de la distraction au moment même où celle-ci survient.
Pour faire comprendre cette nécessité à un groupe d’enseignants, j’ai proposé un jour à l’un d’entre
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eux d’essayer de maintenir un balai en équilibre vertical sur la paume de sa main (j’aurais aussi pu lui
proposer de monter sur une poutre). Ce petit exercice illustre quatre points importants : pour le réussir, il
faut être sensible à la moindre perte d’équilibre du balai (a) et le ramener alors à l’équilibre sans attendre
(b), car plus la correction est rapide, plus celle-ci est facile (c), (si le balai a trop dévié de la verticale,
c’est trop tard), enfin, la seule compréhension intellectuelle de la consigne de l’exercice ne suffit pas pour
y arriver. Pour apprendre à rester concentré, il faut apprendre à repérer, comme avec le balai, les signes
précoces de toute déviation de l’attention avant que celle-ci ne se laisse captiver. La fenêtre de temps
pour réagir est très courte et correspond au moment où, bien que votre attention soit en train de se
laisser capturer, vous avez toujours en mémoire votre objet d’attention et votre programme attentionnel.
Si vous attendez trop, la capture devient captivation. Vous venez d’oublier votre programme attentionnel
et le distracteur n’est plus perçu comme tel par votre système de pilotage. Vous venez d’oublier qu’il
fallait tenir le balai vertical ou rester sur la poutre. Vous venez d’« OUblier votre Intention INitiale » :
OUIIN !
La méthode proposée dans ce chapitre est là pour vous aider à développer cette sensibilité aux
premiers signes de distraction, au moment de la capture de l’attention et avant sa captivation. Il s’agit de
perceptions assez fines, certes, mais auxquelles vous pouvez vous sensibiliser. Songez à la finesse de
discrimination dont est capable un expert œnologue. Au premier abord, peu d’entre nous arrivent à sentir
la petite note de noisette ou de banane en dégustant un verre de beaujolais. Pourtant, avec un peu
d’habitude, cette sensibilité peut s’aiguiser au point de devenir une vraie compétence. Ici, c’est votre sens
de l’équilibre attentionnel qu’il s’agit d’aiguiser.
Le mot « distraction » évoquant une attraction loin d’un centre, le fait de « se concentrer » consiste
à compenser cette force de traction centrifuge pour revenir vers ce centre. Mais la vraie maîtrise de
l’attention demande de dépasser la simple compréhension intellectuelle pour développer un ressenti
immédiat de ce phénomène d’attraction et d’identifier nettement ce qui se laisse effectivement entraîner
lors de la distraction. Une fois cette sensibilité aiguisée, vous aurez également découvert ce qu’il convient
de recentrer, et comment. Le point de départ de ce travail consiste à remarquer l’influence des
distractions sur le corps, avant d’aborder une forme plus subtile de mouvement : ceux de l’attention dans
le corps et dans l’espace qui l’entoure.
En bref
Les programmes attentionnels définis au sein des minimissions permettent de bien visualiser la poutre qu’il faut
traverser. Mais, une fois sur celle-ci, encore faut-il être capable de compenser rapidement tous les petits
déséquilibres attentionnels qui vont immanquablement se faire sentir. Pour cela, et comme sur une vraie poutre, il
faut être rapide et sensible aux premiers signes de chaque distraction avant que celle-ci ne vienne captiver
l’attention et la déstabiliser totalement.
Cette sensibilité aux premiers signes de la distraction, ce sens de l’équilibre attentionnel, prend pour
point de départ l’influence qu’a chaque distraction sur le corps, sous la forme d’une mise en tension de
certains muscles. Car chaque distraction exerce en effet une action – parfois minime – sur le corps. Je
vais tâcher de vous en convaincre, d’abord intellectuellement, puis, j’espère, en vous amenant à ressentir
cette action.
Vous constaterez d’abord que votre corps devrait en principe rester au repos sous l’action de son
poids, comme une pierre posée par terre. Pourtant, ce n’est pas le cas : il bouge sans cesse et souvent
en réaction à ce qui se passe autour de lui. Quelles sont les forces l’amenant à bouger ? Quelles sont les
forces amenant tous les élèves d’une classe à se retourner lorsque la porte s’ouvre ? N’est-ce pas
merveilleux ? Il suffit d’ouvrir une porte pour déclencher un mouvement d’ensemble d’une trentaine de
corps, sans aucun contact. Leurs yeux, leur tête et leurs épaules tournent comme s’ils étaient tirés par
mille fils invisibles. Quels sont donc ces fils qui nous relient à ce qui nous entoure et nous secouent sans
cesse ?
J’ai déjà répondu à cette question partiellement. Depuis les premiers chapitres, nous savons qu’un
ensemble de réseaux de neurones situés principalement à l’arrière du cerveau, dans le lobe pariétal ,
mais également dans le colliculus supérieur, convertissent les signaux reçus par nos organes sensoriels
en commandes motrices, transmises ensuite au cortex moteur ou directement aux muscles. Ce puissant
système assure un couplage constant entre notre corps et notre environnement immédiat. La méthode
que je vous propose d’essayer a pour but d’apprendre à ressentir ce couplage pour détecter au plus tôt
l’effet d’une distraction sur le corps, le compenser et ainsi rester « debout ».
Figure 20. Un dispositif capable de filmer les déplacements rapides du regard (les traits sur la figure de droite) révèle des
mouvements semblables à ceux d’une abeille qui se déplace pour butiner. Pensez à bien tenir votre regard/abeille en laisse
pour qu’il n’aille pas n’importe où (et n’hésitez pas à regarder le film Quand le cerveau butine sur YouTube).
Intéressons-nous d’abord aux déplacements spontanés du regard, car c’est à ce niveau que ce
couplage est le plus fort. Cessez de lire un instant pour observer tranquillement la manière dont votre
regard se déplace spontanément quand il n’est plus rivé à ces lignes. Si vous regardiez la photo d’un
parterre de fleurs, un eye-tracker 4 filmant ces déplacements révélerait des mouvements semblables à
ceux d’une d’abeille se déplaçant rapidement de fleur en fleur. Le regard s’attarde sur une rose, avant de
filer en ligne droite vers une marguerite, puis sur une autre… La première étape de notre méthode
consiste simplement à observer la façon dont cette petite abeille – votre regard – danse dès que vous
regardez autour de vous. Faites-en l’expérience quelques instants.
Figure 21. L’observation des mouvements spontanés de notre propre regard constitue un excellent point de départ pour
observer l’influence de l’environnement sur notre système musculaire et les forces de traction dues… aux distractions.
Qu’avez-vous remarqué ? Certains confirmeront (« mon regard ne tient pas en place ») ; d’autres
auront cherché à ne pas bouger les yeux (« mais cela m’a demandé un effort »)… Effectivement,
maintenir son regard fixe demande un certain effort, car il est soumis à des forces. Ce sont ces forces
qu’exercent sur les muscles oculaires, directement ou indirectement, le lobe pariétal et le colliculus
supérieur, entre autres. Souvenez-vous de ces cartes de saillance, calculées à partir de l’image formée
sur la rétine, qui servent à guider les déplacements réflexes des yeux : elles constituent le premier
substrat neuronal de ce couplage entre notre corps et notre environnement. Et s’il faut s’intéresser en
priorité au regard, c’est parce que les globes oculaires sont légers ; il n’y a donc pas de contrainte
énergétique forte incitant le cerveau à limiter leurs mouvements. Son attitude vis-à-vis du regard se
rapproche de celle du maître promenant son chien en laisse, il le laisse divaguer dans des limites
raisonnables. Votre petite abeille est-elle aussi en laisse ?
Le regard est donc le plus souvent libre de bouger à sa guise, pour réagir à des sollicitations
extérieures. Il constitue ainsi le meilleur point de départ pour observer l’influence de l’environnement sur
notre système musculaire et les forces de traction dues aux distractions. Et si vous tentez d’empêcher
ces mouvements, vous ressentirez d’autant mieux ces forces d’attraction 5 . En marchant dans la rue, par
exemple, ces forces de traction vous inciteront sans doute à « jeter un œil » sur une affiche publicitaire
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ou tout simplement par terre devant vous . C’est bien le signe d’une prise de contrôle momentanée de
certains muscles de votre corps – les muscles oculaires – par un événement ou un objet distant. Ce sont
ces fameux fils invisibles qui nous tirent en tous sens, et nous font parfois agir comme un pantin. C’est ce
que j’appelle le « mode marionnette » : un marionnettiste semble manipuler notre corps avec de petits
fils… neuronaux. Nous n’agissons plus, nous réagissons. Parfois, c’est efficace, mais parfois ça ne l’est
pas. Je vous encourage à identifier les moments où vous êtes dans ce mode, afin de décider d’y rester…
ou non.
Figure 22. Les liens intimes entre le lobe pariétal et les régions motrices du lobe frontal expliquent en partie que nous soyons
si souvent attirés par ce qui se produit autour de nous, comme une simple marionnette manipulée par des fils.
En bref
De « Regard », retenez la lettre R. Notre regard se déplace sans cesse, comme une abeille butinant le monde
autour de nous. En constatant ces déplacements spontanés, vous pouvez prendre conscience des forces que le
monde exerce continuellement sur votre corps, comme un marionnettiste tirant sur les fils de sa poupée. Au fur et
à mesure, lettre par lettre, nous allons voir apparaître plusieurs points d’observation de ce couplage entre notre
environnement, nos pensées, notre attention et notre corps. Ces points d’observation seront autant de points de
repère pour détecter chaque perte d’équilibre au moment où elle se produit, sans laisser l’attention se faire
aspirer par la distraction.
Si vous parvenez à maintenir votre regard fixé devant vous, vous constaterez peut-être que votre
attention, elle, n’est pas fixe. Si un tramway déboulait sur votre gauche (arrêtez-vous !), la région de
l’espace visuel occupée par cette masse en mouvement prendrait soudain plus d’importance, au
détriment de ce qui se passe sur votre droite, et avant même que vous n’ayez le temps de bouger les
yeux. Cette rupture de symétrie dans votre perception correspond à un déplacement de votre attention
visuelle, qui vient d’être capturée par le tramway. Ces déplacements peuvent aussi être contrôlés de
manière volontaire indépendamment du regard, comme chez un enseignant qui repère les cancres du
« coin de l’œil » sans lever les yeux du tableau et dont les élèves diront qu’il a des « yeux dans le dos ».
En général toutefois, attention visuelle et regard vont main dans la main, en raison d’une étroite
interaction entre leurs substrats neuronaux. Cette interaction est d’ailleurs si forte que certains
chercheurs considèrent que les déplacements de l’attention visuelle ne sont rien d’autre que des
préparations à (éventuellement) déplacer son regard.
Figure 23. Quand un élève perçoit soudain la forme d’un visage qui se tourne vers lui, cette perception entraîne une
redirection de son attention et de son regard, suivie immédiatement d’un ajustement de sa posture pour entamer la
conversation. Le tableau vient de disparaître de son univers mental.
En observant votre abeille danser, vous pourrez progressivement prendre conscience de ces
mouvements de l’attention, qui précèdent souvent ceux du regard. Une fois sensibilisé à ces sensations
de déséquilibre plus subtiles, vous serez capable de ressentir un cran plus tôt les forces de traction
exercées par les distractions externes. Vous serez en bonne voie pour rester sur la poutre.
En bref
De « Attention », retenez la lettre A. Comme la capture de l’attention précède celle du regard, s’y rendre sensible
permet de prendre conscience de la distraction encore un temps plus tôt et de manière plus subtile, au moment
où celle-ci commence à peine à se produire. Pour un élève, il peut s’agir du moment où il s’apprête à regarder
son voisin qui se tourne vers lui. À cet instant-là, il peut encore retenir son attention et lui éviter de partir, car dans
son cerveau, l’impact de la distraction est encore faible.
Garder l’équilibre
Vous remarquerez ensuite que lorsque le regard et l’attention visuelle sont attirés dans une
direction, le reste du corps a tendance à suivre. Tout le corps ne se met pas en mouvement, bien sûr –
vous ne bondissez pas vers la porte dès que celle-ci s’ouvre –, mais le mouvement de réorientation de
l’attention et des yeux tend à se propager à la tête, aux épaules et au buste. Sachez que les neurones
chargés de contrôler ces différentes parties du corps sont situés côte à côte, sans doute pour faciliter la
propagation de l’activité électrique en leur sein et le phénomène d’entraînement du corps par l’attention et
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le regard .
Et tout se passe très vite : quand un élève perçoit soudain la forme claire d’un visage qui se tourne
vers lui (son voisin), cette perception entraîne une redirection de son attention, puis de son regard, suivie
immédiatement d’un ajustement de sa posture pour entamer la conversation. En aiguisant une fois encore
votre sensibilité, vous pouvez apprendre à ressentir les petites tensions musculaires précédant ces
mouvements. Ces sensations traduisent la réaction automatique des neurones prémoteurs, qui préparent
les mouvements sans pouvoir toutefois les déclencher eux-mêmes 8 . Vous commencez alors à
développer la sensation étrange de pouvoir ressentir dans votre propre corps la trace de ce qui se passe
autour de vous, à distance. Le déplacement d’un objet sur votre gauche, un bruit, quelqu’un qui se
tourne… toutes ces stimulations activent votre système moteur et vous préparent à l’action. Dans cet
état de réceptivité, vous prenez simplement conscience de la transformation naturelle et spontanée, dans
votre cerveau, de toute perception en proposition d’action. En plaçant votre attention sur ces sensations
subtiles – ces propositions de réaction du corps – sans toutefois les autoriser, vous maintenez votre
système attentionnel à l’affût des variations de votre environnement sans le laisser s’engluer dans ces
distractions. Vous restez disponible, jusqu’au moment où vous choisirez de réagir.
Avec l’habitude, vous apprendrez aussi, réciproquement, à lire le regard et la posture des autres
comme un livre ouvert sur leur état mental. C’est ainsi que les pratiquants avancés d’arts martiaux savent
se mettre dans un état de réceptivité à tous les petits signes qui traduisent une perte d’équilibre
attentionnel de leurs adversaires. Ces déséquilibres créent des zones d’ombre dans le champ de
perception de ces derniers, dans lesquelles ils peuvent glisser leur attaque. Les magiciens, et les
pickpockets, sont eux aussi extrêmement sensibles à ces petits déséquilibres attentionnels, qu’ils savent
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d’ailleurs très bien induire eux-mêmes .
Cette pratique, finalement assez concrète, cherche à ouvrir une petite fenêtre de liberté au moment
où vos neurones prémoteurs commencent à vibrer, et avant l’intervention des neurones moteurs pour
déclencher le mouvement. Cette fenêtre très brève (une demi-seconde tout au plus) est néanmoins
suffisante pour y glisser une phase de décision : décider de réagir ou non, décider si la distraction va
prendre le contrôle de votre corps ou non. Pendant cette brève période, le frémissement des neurones
prémoteurs vous avertit d’une réaction imminente de votre part. Vous ressentez une tension légère dans
les parties du corps concernées, au niveau des yeux, de la tête et du buste, mais vous la laissez
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simplement retomber, tranquillement et par le simple fait de l’observer .
Cette observation de votre posture et de ses déformations par ce qui vous entoure est d’ailleurs
possible même lorsque vous n’êtes pas immobile. Dans ce cas, la distraction induit plutôt une déviation
des gestes que vous êtes en train d’accomplir. En marchant dans la rue, à nouveau, vous pouvez vous
rendre sensible à la façon dont le haut de votre corps a tendance à tourner vers la droite ou la gauche en
fonction de ce que vous croisez. Et vous constaterez que le centre de gravité de votre corps sert de point
d’ancrage à ces mouvements, comme si la déformation du buste et des épaules se produisait à partir de
cette zone abdominale. Ce phénomène est dû à l’organisation du système musculaire et confère à la
région de l’abdomen un statut particulier de « point d’appui » de la posture : la force de traction exercée
par l’environnement sur le haut du corps a généralement tendance à étirer ces régions loin du centre. En
plaçant votre attention sur cette zone, vous ressentirez mieux ces forces de distraction – comme le
courant marin tirant sur l’ancre – et vous pourrez plus facilement les contrôler à partir de ce point fixe.
En bref
De « Posture », retenez la lettre P, pour placer votre observation sur les déformations qu’exerce constamment sur
elle votre environnement, et vous extraire ainsi du « mode marionnette ». En aiguisant votre sensibilité à l’action de
traction que chaque « dis-traction » exerce sur votre corps, vous ramenez le contrôle de l’attention à un contrôle
du corps, grâce au relâchement de ces tensions au moment où celles-ci vous décentrent, et vous déconcentrent.
En continuant à observer la danse de l’abeille, vous remarquerez assez rapidement que vous avez
tendance à vous parler. Certains se parlent même à voix haute, mais la plupart d’entre nous le font à voix
basse, silencieusement. C’est la même petite voix que lorsque nous lisons, lorsque nous écrivons, ou
lorsque nous comptons le nombre de lettres dans « abracadabra » ; c’est une impression sonore ténue
mentale qui rappelle notre voix. Épelez mentalement le mot « pensée » : P, E, etc. Vous l’entendez 11 ?
Ces pensées « verbalisées » – qui prennent la forme d’une parole – occupent temporairement votre
esprit et votre attention. Il peut s’agir de simples remarques (« je ne comprends rien à ce livre ») ou de
vraies PAM (« mince, il faut que j’appelle la banque »), éventuellement sous une forme avortée (« mince,
il f… »). Comme elles s’accompagnent d’un vrai risque de captivation de l’attention, mieux vaut en
prendre conscience au moment où l’aspiration qu’elles exercent sur celle-ci n’est pas encore très forte.
Cette prise de conscience va s’appuyer sur le fait que ces pensées ne vous obligent pas à cesser
immédiatement l’observation de votre abeille. À l’usage, vous finirez par remarquer l’endroit qu’explorait
votre regard au moment où une pensée a surgi… sur le bord du canapé, l’angle de la télé, la voiture
rouge au loin, que sais-je ? Vous pourrez même rester conscient de la danse de l’abeille tandis que des
pensées se déroulent et basculer ainsi dans un mode nouveau où cette vie mentale n’est plus
déconnectée du réel. Vos pensées, sans inscription temporelle ni spatiale d’ordinaire, vont maintenant
s’imprimer sur l’espace visuel devant vous et vous pourrez leur associer une durée, durant laquelle votre
abeille a volé de la tasse jusqu’au vase, ou du panneau publicitaire à la maison en face. Et puisque la
lecture s’accompagne parfois de cette même impression de petite voix, vous pouvez jouer à observer
comment celle-ci peut surgir quand votre abeille vient se poser sur des mots (une phrase dans un livre,
une publicité dans la rue, une enseigne). N’est-ce pas amusant ? Vous entendez la même petite voix que
lorsque vous vous parlez à vous-même, mais déclenchée cette fois… de l’extérieur. Et si vous jouez à ce
jeu lors d’une conversation, vous pourrez observer comment les paroles de votre interlocuteur
déclenchent elles aussi des impressions mentales, souvent liées à ce que vous allez lui répondre,
d’ailleurs.
Vous pouvez ensuite franchir une étape supplémentaire et associer aux mouvements de l’abeille
d’autres perceptions internes spontanées : l’image furtive de la cuisine où une PAM vous incite à vous
rendre ou bien cet aperçu rapide de la personne avec qui vous avez rendez-vous, ou bien encore la petite
sensation d’angoisse à l’idée que rien n’avance comme prévu… Ces images aussi sont des « pensées »,
si furtives soient-elles. Et pourquoi ne pas essayer avec vos émotions ou vos envies soudaines ? Ce que
vous ressentez au moment où votre regard quitte ces lignes pour se poser loin devant vous, en
association peut être avec l’image mentale d’un ami. Ces sensations prennent parfois la forme d’images,
et s’apparentent d’autres fois à des odeurs ou à des goûts, ou même à des impressions plus complexes
d’asphyxie légère, de tension… mais quel que soit leur aspect, ces perceptions sont toujours simultanées
avec une position précise du regard, tant que vous gardez les yeux ouverts bien sûr… L’une de ces
pensées est « sur » la voiture, une autre « sur » la table. Vous pouvez même, si vous le souhaitez, jouer
à combiner vos perceptions internes avec d’autres modalités sensorielles externes. Cette petite phrase
dans votre tête était « dans » une gorgée de bière, cette autre « sur » un mouvement de la main. Quelle
que soit sa variante, ce petit jeu va vous permettre d’étaler devant vous un instantané de votre vie
mentale comme on dispose des photos sur une table, avec deux conséquences importantes. Vous
pouvez maintenant observer ce fourmillement d’un œil neuf, privilégiant la forme au contenu puisque vous
pouvez vous intéresser à la manière dont les pensées apparaissent, à leur durée et à leur enchaînement
plutôt qu’à l’histoire qu’elles racontent. La dynamique prend momentanément le pas sur la sémantique.
Par ailleurs, et c’est un changement radical, vous basculez du mode « OU » au mode « ET » : vous
n’êtes plus dans vos pensées « OU » dans le monde réel, vous percevez vos pensées « ET » le monde
réel. Votre vie imaginaire ne vous fait plus décrocher du réel et tomber de la poutre.
Vous pourrez objecter que cette méthode modifie le flot des pensées, et que vous n’observez pas
vraiment ces dernières « à l’état sauvage ». C’est tout à fait vrai, mais c’est justement l’objectif
recherché, puisqu’il s’agit d’éviter que ces pensées ne s’emparent de l’attention, comme le fait un bon
film. Quand un film nous absorbe, nous oublions que nous sommes assis dans une salle de cinéma, nous
oublions un moment ce que nous devons faire en sortant, nous oublions le contexte spatial et temporel
dans lequel nous nous trouvons. Cet oubli du contexte caractérise également la captivation attentionnelle
par les pensées, mais en passant du mode « OU » au mode « ET », vous cessez d’oublier ce que vous
étiez en train de faire au moment où la pensée a surgi, l’endroit où vous êtes, et les personnes autour de
vous. En observant la danse de l’abeille, vous restez au contact du monde, alors même que la pensée
commence à se développer, ce qui, vous l’admettrez, n’est pas si courant. Donc, effectivement, les
pensées ont une nature, une dynamique différentes, et, bien sûr, vous pouvez abandonner cette
technique si vous souhaitez vraiment vous laisser captiver, lors d’un travail créatif par exemple.
Figure 24. Chaque fois que vous avez une pensée, et quelle que soit sa forme (parole interne, image), votre regard occupe
une position particulière dans l’espace (pourvu que vous ayez les yeux ouverts, bien sûr). En associant cette pensée à cette
position, et en répétant l’exercice, vous pouvez étaler devant vous un court extrait de votre vie mentale, comme si vous
disposiez des photos sur une table.
En observant votre abeille butiner, vous restez dans un mode de vision « active », puisqu’à chaque
instant, vous savez ce que vous avez sous les yeux. Vous voyez la chaise, puis la table, puis la
fourchette. Vous n’avez pas le regard « dans le vide ». Avec mon équipe, nous avons montré que, dans
ce type de vision, l’activité diminue dans les régions du cerveau le plus souvent associées aux petites
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distractions internes et à cette vie mentale que certains qualifient de « vagabondage de l’esprit ». En
gardant votre attention visuelle sur le monde extérieur, vous empêchez ce réseau interne de prendre de
l’élan et d’emporter tout sur son passage. Les pensées continuent de surgir, mais elles ne vous coupent
plus du réel.
Figure 25. Quand nous regardons autour de nous, par exemple pour observer avec intérêt ce que nous y fixons, l’activité de
notre cerveau diminue dans les régions le plus souvent associées aux petites distractions internes et à cette vie mentale que
certains qualifient de « vagabondage de l’esprit » (parmi les zones marquées ici par des symboles).
En bref
De « Pensées », retenons la lettre P, qui pourrait aussi désigner les perceptions internes . Quand celles-ci
deviennent trop envahissantes, au point de vous empêcher de vous concentrer, vous pouvez reprendre contact
avec le réel en passant du mode « OU » au mode « ET ». Vous passez d’un mode où vous êtes dans le monde
OU dans vos pensées, à un mode où vous pouvez être au contact des deux à la fois, grâce à un lien explicite
entre l’univers « interne » et l’univers « externe », en prenant bien garde de ne pas vous lancer dans une
démarche d’éradication radicale et punitive des errements de votre esprit.
RAPPEL, basculer du « mode OU » au « mode ET »,
et soudain lâcher prise
Ce que j’appelle le mode « OU » est un mode où notre attention est soit dans le réel, soit tout entière
absorbée dans nos perceptions internes et imaginaires. Souvent, quand nous partons dans nos pensées,
nous perdons de vue l’endroit où nous nous trouvons et les personnes autour de nous et pendant
quelques instants ; ce contexte cède la place à un autre, virtuel, maintenu par un jeu de simulation mentale.
En voiture par exemple, nous ne sommes plus connectés avec notre environnement immédiat, mais avec
notre lieu de travail, ou avec d’autres gens, et cette connexion se maintient tant qu’elle nous alimente en
émotions, car ce sont ces dernières (agréables ou désagréables) qui lui donnent son importance. Notre
esprit fourmille alors de pensées en rapport avec ce contexte virtuel qui nous captive totalement. Pour
éviter cette captivation, il est important de garder le contact avec le contexte présent et c’est ce que permet
le « mode ET ». Le « mode ET » est un mode où nos perceptions internes sont simplement associées à des
éléments du monde réel, sans jamais le remplacer.
Il y a mille façons de provoquer la bascule du « mode OU » au « mode ET ». Si vous êtes en train de jouer
du piano, chaque distraction interne peut être associée à un doigté particulier, à un certain enchaînement
de notes. Pendant un travail manuel, les mouvements de vos mains peuvent servir de point d’accroche à
vos pensées, en remarquant leur durée et la manière dont elles se manifestent, sans vous laisser aspirer
par elles. Si vous êtes en train de taper sur un clavier d’ordinateur, vous pouvez ancrer chaque impression
interne à des enchaînements de frappes.
Au moment où j’écris ces lignes, par exemple, je suis conscient de l’émergence de formes verbales,
phonologiques (les sons dans ma tête), en association directe avec des mouvements de mes doigts sur les
touches et je pourrais même dire précisément à quel moment apparaît, dans mon esprit, chacun des mots
que j’écris en ce moment. Cette manière de faire ne me place pas dans une situation de double tâche
gênante pour mon travail d’écriture, au contraire, et, petit à petit, je prends conscience que ces mots qui
« surgissent dans ma tête », le font de manière assez autonome, sans réelle décision de ma part, un peu
comme si je parlais. En prenant l’habitude d’observer ces couplages dans ma propre expérience, je peux
progressivement remarquer des voies d’influence bidirectionnelles entre l’interne et l’externe. Conscient
d’une ébullition mentale en lien direct avec les mouvements de mes doigts, je peux développer l’impression
– l’illusion ? – que ce sont mes pensées qui commandent directement à mes doigts, sans que, finalement,
j’aie (« moi », « commandeur suprême » de ma vie mentale) à intervenir. Mon cerveau est alors le théâtre
de processus relativement autonomes, d’automatismes acquis tout au long de ma vie, qui vont parfois dans
le bon sens, et que je ferais mieux finalement de laisser faire, sans les perturber par un contrôle volontaire
excessif. Je peux toujours, bien sûr, constater une maladresse de style et voir apparaître une formulation
alternative, mais cette petite pièce se joue un peu « toute seule », sans qu’il me soit nécessaire de maintenir
une attention crispée sur cette tâche. C’est tout le sens du L de RAPPEL, le lâcher-prise.
Avec la pratique, vous constaterez peut-être que cette projection de votre bouillonnement interne sur le
monde externe s’enrichit, pour inclure des émotions, des sensations du corps comme la respiration, ou
bien les étirements que vos envies exercent sur votre corps, ou tout simplement l’influence de ce monde
extérieur sur votre regard, votre posture. Votre champ d’attention s’élargit sans jamais s’effondrer loin de
votre tâche principale et les lettres RAPPEL défilent les unes après les autres – Regard, Attention, Posture,
etc. –, comme autant de points d’observation du couplage permanent entre votre environnement, votre
univers mental et votre corps. Ceux-ci ne sont plus perçus comme des univers séparés, mais comme un
ensemble profondément couplé par des forces contraintes par l’architecture neuronale. Voilà peut-être ce
que les adeptes de la méditation appellent l’état de « pleine conscience » ou mindfulness , mais cette
« pleine conscience » est ici informée par une connaissance des réseaux de neurones qui nous relient au
monde et nous mettent en mouvement, doit-on alors l’appeler neuro-mindfulness ?
L’éléphant et sa cacahuète
Si vous parvenez de cette manière à vous dégager un peu de vos pensées, vous remarquerez sans
doute rapidement que celles-ci s’accompagnent souvent d’une mise en tension légère mais perceptible de
certains muscles du corps. Ainsi, si je suis dans ma cuisine quand me vient soudain à l’esprit l’idée
d’appeler un ami, cette envie s’accompagne d’une légère sensation m’indiquant la position du téléphone
derrière moi, dans le salon, de l’autre côté du couloir. C’est une sorte de tension – très légère – au
niveau de mon dos et de mon épaule gauche et peut-être de ma joue, car c’est dans cette direction que
se situe le téléphone. La perception de ces parties de mon corps est soudain plus présente, comme si un
souffle d’air venait s’y projeter légèrement. Presque inconsciemment, je me prépare à me lever en
direction du salon pour appeler cet ami. De même, en classe, lorsque la fin du cours approche, les
élèves ont souvent tendance à se pencher du côté de la porte, comme s’ils se préparaient déjà à sortir.
La pause occupe déjà toutes leurs pensées et « spatialise » ces dernières au niveau de la porte. Leur
corps suit, en anticipant la pause comme un sprinteur au départ d’un cent mètres, déjà tendu vers la ligne
d’arrivée.
Ces sensations sont une nouvelle fois la trace du couplage très fort entre perception et action dans
le cerveau. Dans le lobe pariétal, des neurones réagissent dès qu’un événement sensoriel se produit
dans une partie de l’espace autour de nous : un son venant de la droite, un éclat lumineux ou même un
souffle caressant notre épaule depuis cette même origine vont activer les mêmes neurones pariétaux.
Ces neurones multimodaux (sensibles à plusieurs modalités sensorielles) préparent l’orientation du corps
vers cette région de l’espace. Le phénomène que je ressens en pensant à mon téléphone suit le même
principe pour une perception imaginée, mais dont la cause est suffisamment bien localisée dans l’espace
pour générer cette impression multimodale que « quelque chose d’important se situe là-bas ». Cette
sensation peut être subtile et il faut un peu d’habitude pour « entendre » ces neurones.
Figure 26. Une simple pensée suffit souvent à nous tendre dans une direction bien précise – pour atteindre notre téléphone
dans notre poche, par exemple – comme un éléphant étirant sa trompe pour attraper une cacahuète.
Si vous développez cette sensibilité, vous remarquerez que ces mises en tension ne concernent pas
que l’orientation du corps dans l’espace. En pensant à quelqu’un, vous pouvez vous surprendre à mimer
avec les muscles du visage et du pourtour des yeux l’expression faciale qui serait la vôtre face à cette
personne. Vous vous préparez peut-être même à lui parler, avec une préparation infime de la bouche et
du larynx. Et que dire de cette subtile mise en tension de la main prête à saisir votre téléphone portable,
là, dans la poche, au moment de penser à un SMS ? Cette tension est les prémices d’une chaîne
d’actions qui peut s’emballer sans vous laisser vraiment le temps de prendre conscience de ce que vous
cherchez à faire.
Figure 27. Vous est-il déjà arrivé d’amorcer un mouvement du corps en rapport avec une situation imaginée, par exemple en
bougeant très légèrement la main à l’idée de caresser un chien, ou bien en changeant subtilement d’expression faciale à la
perspective d’une conversation désagréable ?
En décalant légèrement votre attention de la pensée elle-même vers la trace qu’elle imprime sur
votre système moteur, vous vous autorisez à ne pas obéir servilement à vos automatismes. Je me
souviens d’avoir fait s’asseoir et patienter quelques instants mon jeune fils dans sa chambre, alors qu’il
s’apprêtait à bondir vers la console de jeux vidéo dans le salon. En l’encourageant à observer les
réactions de son corps, il ne me fallut pas longtemps pour lui faire admettre qu’il ressentait une force
d’étirement l’aspirant vers l’endroit de la maison où se situait le jeu. Notre corps est souvent tendu vers
un « ailleurs » où nos pensées veulent l’emmener ; cette tension est une manifestation supplémentaire de
notre distraction et peut être relâchée doucement, pour nous reconcentrer. N’oublions pas que le mot
distraire vient du latin distrahere , « étirer ».
En bref
Retenez la lettre E du mot « Étirement ». Quand nous sommes distrait, nous nous comportons souvent comme un
éléphant cherchant à atteindre une cacahuète tombée de l’autre côté de la grille de son enclos : le corps pesant
d’un côté, et la trompe étirée au maximum de l’autre vers ce petit trésor. Même si nous ne sommes pas des
éléphants, nous avons tous une « trompe mentale », simulant mentalement le geste que nous aimerions déjà avoir
réalisé. Cette simulation favorise généralement une zone de l’espace et prépare l’action des régions du corps
concernées jusqu’à provoquer un très léger étirement musculaire, souvent ressenti entre la partie haute du corps
et notre abdomen, d’ailleurs. Une fois encore, l’observation des tensions musculaires depuis cette base fixe
permet de mieux ressentir l’action « dis-tractrice » de nos pensées et de notre environnement.
À force d’observation, vous remarquerez peut-être que tout ce petit cirque, tous ces petits
enchaînements « je-vois-je-fais », dirigent notre attention et notre comportement de manière largement
13
autonome, c’est-à-dire sans qu’il soit nécessaire de vraiment « faire » quelque chose . Les réactions
que notre environnement et nos pensées suscitent en nous sont pour la plupart des automatismes. En
ouvrant un livre, par exemple, vous aurez spontanément tendance à porter votre regard sur les zones de
texte, grâce aux neurones de votre cortex visuel capables de détecter automatiquement la présence de
lettres et d’y rediriger l’attention (ceux-là mêmes qui vous incitent à lire les publicités dans les transports
en commun). Une fois votre regard sur une phrase, vous aurez ensuite spontanément tendance à la lire,
grâce à vos automatismes de lecture, et votre petite abeille transformera probablement certains de ces
mots en images ou en sons ; ça y est, vous êtes en train de lire, par simple automatisme.
L’effort que nous ressentons en nous concentrant, les sourcils froncés, est surtout un effort pour
régler des conflits internes, des bras de fer cérébraux entre des processus incompatibles sur le plan
neuronal. Nous sommes bombardés de signaux d’erreurs concernant chacun des objectifs que nous
n’arrivons pas à atteindre. Nous avons l’impression désagréable de ne pas bien comprendre le texte, de
ne rien en retenir, de ne pas lire assez vite, de ne pas être assez concentré… et ces impressions
viennent détourner encore plus l’attention. Cette énergie peut être redirigée pour ajuster finement la
vitesse à laquelle nous lisons, pour laisser ainsi le temps aux processus automatiques de lecture de
travailler sur ce texte. Une fois débarrassé de tous ces objectifs annexes qui perturbent la lecture,
percevoir les mots que vous avez sous les yeux et les lire ne demande peut-être pas tant d’efforts. De
même, si quelqu’un vous adresse la parole et que vous n’êtes pas activement occupé à autre chose,
votre cortex auditif analysera automatiquement ce qu’il dit pour y trouver un sens. C’est pourquoi il est
parfois si difficile de travailler à côté de gens qui parlent. Lire, écouter… nombreuses sont les activités
cognitives qui se produisent de manière largement spontanée et presque sans effort, une fois l’attention
simplement posée.
La notion de contrôle volontaire prend alors un sens différent, puisqu’il ne s’agit plus de forcer
l’exécution de certains processus cognitifs, mais plutôt d’encourager, par une amplification attentionnelle
douce, ceux que vous jugez favorables à votre intention du moment, en relâchant les autres. De toute
manière, le seul contrôle que vous puissiez réellement exercer sur vos processus mentaux consiste à les
atténuer ou à les amplifier. Vous ne pouvez pas avoir volontairement une pensée ou une idée que vous
n’aviez pas juste auparavant. Même si vous avez l’impression de pouvoir soudainement additionner 4 et 5,
cette idée ne vous est pas venue de nulle part. Vous ne pouvez pas non plus décider de vouloir penser à
un ours blanc, si vous n’aviez pas déjà cet ours blanc à l’esprit – vous me suivez ? Par contre, vous
pouvez décider de stabiliser l’image mentale de cet ours une fois celui-ci apparu. C’est pourquoi je vous
suggère de laisser d’abord agir vos automatismes et de limiter votre contrôle à un simple jeu
d’amplification et de maintien.
Je ne nie pas que certains processus cognitifs s’accompagnent d’une sensation d’effort – le
maintien de cinq nombres en mémoire par exemple –, mais percevoir en demande peu. Dans l’exemple
de la lecture, l’effort d’attention que je dois fournir est finalement minimal par rapport à cette crispation
intense que je peux ressentir en essayant d’être concentré coûte que coûte. Je suis un très mauvais
skieur, exténué au bout de quelques pistes bleues, et en analysant pourquoi, j’ai compris que je cherchais
à contrôler à tout moment la position de mes skis à la force de mes chevilles. Or j’ai cru comprendre que
les bons skieurs n’exercent pas du tout leur contrôle à ce niveau-là, mais plutôt de manière plus globale
sur la relation entre leur posture et la pente. Le bon skieur fait donc confiance à un ensemble de
processus automatiques qui maintiennent ses skis dans le bon axe, sans vraiment s’en préoccuper.
Appliquée au contrôle de l’attention, cette approche permet de défroncer les sourcils et de laisser faire
tout ce qui va dans le bon sens. Et songez que vous pouvez vous entraîner chaque jour de l’année, tandis
que le skieur amateur doit attendre les vacances d’hiver.
Je vous encourage à prendre conscience des forces vertueuses qui stabilisent votre attention sur ce
que vous avez à faire, selon des automatismes acquis par l’expérience : « je vois un mot-je le lis » ou
« on me parle-j’écoute ». Ces mêmes forces peuvent d’ailleurs devenir distrayantes quand le contexte
change ; au volant par exemple, quand votre regard est attiré par un message publicitaire sur un bus.
Chaque contexte divise donc les automatismes de votre cerveau entre des forces vertueuses et d’autres
distrayantes. Une vraie maîtrise de l’attention s’appuie sur une utilisation intelligente de ces forces, pour
suivre le bon courant. Je n’irai pas jusqu’à dire que comprendre un cours ou un exposé ne demande pas
d’effort, mais je suis convaincu que nous consacrons trop d’énergie à des activités qui ne devraient
mettre en jeu pour une grande part que des processus cérébraux assez spontanés.
Figure 28. Contrôler son attention, une affaire de force brute ou bien de finesse et d’équilibre ? Je penche pour la seconde
proposition.
En bref
Chaque situation évoque spontanément un certain nombre d’actions de notre part, selon les automatismes acquis
au fil des ans. Il peut arriver que certaines d’entre elles aillent dans le sens de ce que nous cherchons à faire et
nous aident finalement à nous concentrer. Avec un peu d’habitude, il est possible d’apprendre à laisser faire ces
automatismes, dans une forme de lâcher-prise, pour rester attentif avec un minimum de crispation et d’effort. De
ce « lâcher-prise », retenez la lettre L. Cette dernière phase peut paraître un peu difficile d’accès au premier
abord, mais il ne faut pas s’en émouvoir. Chaque chose en son temps.
R + A + P + P + E + L = RAPPEL.
Cinq lettres pour rappeler l’attention quand elle nous échappe
Vous l’aurez compris, la technique de stabilisation de l’attention que je viens de décrire lettre par
lettre vise à vous faire ressentir l’effet de chaque distraction sur votre corps, d’une manière qui rappelle le
sens de l’équilibre. Chacune des lettres du mot RAPPEL (Regard, Attention, Posture, Pensées,
Étirement, Lâcher-prise) rappelle un dispositif neuronal de couplage entre votre environnement, vos
pensées et votre corps construit au fil de l’évolution pour percevoir le monde et y réagir. Un événement
extérieur et lointain, comme un choc entre deux voitures dans la rue, peut suffire à mettre en action notre
corps à distance. Dans le cerveau, ce couplage se traduit au sein des boucles perception-action :
j’entends le choc dans la rue, et je me tourne ; en me tournant, j’aperçois la fenêtre et je regarde dehors,
etc. Chaque boucle perception-action peut être le point de départ d’une pensée, d’une émotion et d’un
déséquilibre de l’attention, qui va s’amplifier à chaque cycle et nous faire tomber de la poutre.
À chaque boucle, le monde extérieur et nos pensées tirent sur notre attention, notre regard et notre
corps par une myriade de petits fils. Si nous sommes dans le « mode marionnette », ces fils contrôlent
notre comportement ; nous obéissons docilement à ces forces d’appel provenant de notre téléphone
portable, d’un bruit dehors, de la télécommande… Chaque lettre du mot RAPPEL peut vous aider à
développer une sensibilité à la mise en tension de ces fils, pour compenser chaque déséquilibre
attentionnel de plus en plus tôt… sauf si vous souhaitez sauter de la poutre – pourquoi pas ? C’est cette
sensibilité que je qualifie de sens de l’équilibre attentionnel .
Avec RAPPEL, vous glissez une petite phase de décision au sein des cycles perception-action
suivant la distraction : allez-vous effectivement réagir à cette distraction comme vous vous apprêtiez à le
faire, machinalement ? Oui, non, peut-être. Cette décision n’est pas formulée de manière si explicite,
mais elle vous apparaît comme une sensation de contrôle. Vous pouvez vous retourner vers la fenêtre…
ou non. Cette impression de choix traduit l’intervention du système exécutif, qui a toujours besoin d’un peu
plus de temps que les automatismes, le temps de peser le pour et le contre. C’est ce temps que vous lui
offrez en évitant de bondir pour regarder l’accident.
Sans cette fenêtre de décision, le distracteur mental ou physique va produire son effet d’aspiration
sur votre attention et vos actes ; OUIIN, vous avez OUblié votre Intention INitiale. Vous devrez attendre
l’épuisement de cette aspiration pour que votre intention vous revienne, sauf si quelqu’un vient vous la
rappeler, bien sûr. Les distractions sont comme des chewing-gums, que nous mâchonnons jusqu’à ce
qu’ils n’aient plus de goût. La redirection de votre attention vers votre activité principale n’est donc
possible qu’à deux moments : soit à la fin du processus de captivation de l’attention, soit juste avant,
quand vous n’avez pas encore oublié de rester concentré. C’est un peu comme sur la poutre, finalement.
Si votre corps dévie trop de sa position d’équilibre, vous ne pouvez plus vous rétablir car vous n’avez plus
de point d’appui. Dans le cerveau, ce point d’appui, c’est la mémoire de ce que vous avez à faire, au sein
de votre système exécutif .
La méthode RAPPEL a pour but de développer votre sens de l’équilibre attentionnel, à travers une
utilisation quotidienne dans les activités de votre choix. Au volant, par exemple, vous pouvez rester
attentif à la route sans vous perdre dans vos pensées (les panneaux « rappel » le long de la route sont
d’ailleurs là pour vous rappeler cette pratique). Libre à vous de superposer cette petite gymnastique à
tout ce qui vous tente, elle vous gênera parfois et vous aidera à d’autres moments. Personnellement, je la
trouve toujours moins gênante que toutes les pensées sauvages dont se distrait d’ordinaire mon cerveau.
Mais vous pouvez aussi la réserver pour des moments de calme, sans rien à faire de particulier, juste
pour recentrer l’attention et quitter le « mode marionnette »… dans le métro, le bus, en marchant dans la
rue… Vous n’avez même pas à utiliser toutes les lettres de RAPPEL : si le Regard est toujours un bon
point de départ pour réactiver cette sensibilité aux distractions, vous pouvez bien sûr glisser directement
vers l’examen de la Posture ou des Pensées, voire, si vous êtes en forme, vers les simples
déplacements de votre Attention… Soyez pragmatique !
En pratique, vous vous heurterez fatalement au fait que RAPPEL est une consigne, et qu’elle peut
être rapidement oubliée, comme toutes les consignes. Vous oublierez rapidement de suivre votre abeille,
de remarquer vos pensées, etc., au bout de quelques secondes parfois. C’est une grande leçon
d’humilité pour nous tous d’être ainsi confronté aux limites de son système exécutif. Fixez simplement des
petits rendez-vous avec vous-même, pour voir si, dans dix mètres, en arrivant au coin de la rue, en
passant devant cette boutique au loin, vous suivrez toujours votre abeille et si vous pourrez dire, grosso
modo , à quoi vous avez pensé en chemin. Plus vous y arriverez, plus vous découvrirez votre vie mentale
à une échelle de temps qui ne vous est pas familière, celle des cycles perception-action et des
déplacements du regard. RAPPEL est donc une porte d’entrée possible vers le monde de la
microcognition.
Figure 29. Chacune des lettres du mot RAPPEL renvoie à un point d’observation pour détecter les signes les plus précoces de
la distraction et revenir à l’équilibre tant qu’il est encore temps.
En bref
Les différentes lettres du mot « RAPPEL » proposent plusieurs points d’observation des petits déséquilibres
attentionnels qui sont à la source de toute distraction. En déplaçant le point d’observation de la distraction elle-
même vers sa manifestation sur le corps, l’objectif recherché est triple : a) éviter l’aspiration immédiate de
l’attention par le distracteur, b) développer une sensibilité accrue aux légères mises en tension musculaires
qu’induit chaque déstabilisation de l’attention – c’est-à-dire développer son sens de l’équilibre attentionnel et c)
parvenir à se reconcentrer immédiatement, grâce à un relâchement rapide de ces tensions au moment où celles-
ci surgissent. Idéalement, cette technique de stabilisation peut se juxtaposer à toute activité qui nécessite d’être
concentré, mais cela peut sembler difficile. En attendant, vous pouvez y avoir recours dans des moments de
pause pour vous recentrer dès que votre attention vous échappe.
Si vous suivez correctement la danse de l’abeille, vous verrez une séquence d’images se succéder
rapidement sous vos yeux : la suite des scènes parvenant à vos rétines chaque fois que votre regard
vient « butiner » un nouvel endroit de votre espace visuel. En ce qui me concerne maintenant, j’énumère :
le bout de mes doigts et quelques lettres sur le clavier de mon ordinateur, puis les mots « mon
ordinateur » sur l’écran, puis le paysage de montagne au loin par la fenêtre (je suis dans le train), puis les
mots « puis les mots » sur mon écran, etc. En même temps, je m’entends prononcer mentalement à
chaque déplacement de mon regard, les mots que je m’apprête à taper sur le clavier, et lorsque mon
regard repart vers les touches, je ressens une sensation de chaleur au niveau du cou, etc. Plusieurs fois
par seconde, une nouvelle perception émerge à laquelle mon cerveau réagit : une perception, suivie d’une
réaction. Lorsque je suis dans cet état, conscient de ces enchaînements, je sais que je suis concentré et
« présent ». Mais, pour y rester, il faut que je me souvienne que je dois y rester, que je dois continuer à
observer ces cycles perception-réaction au rythme du butinage de l’abeille.
Ce souvenir a tendance à disparaître dès que je rencontre un problème ou une situation nouvelle me
demandant de réfléchir : quand je n’arrive pas à bien formuler une idée ou quand il me vient à l’esprit que
je dois répondre au message d’un collègue. Mon cerveau semble alors rediriger mes ressources
attentionnelles vers ce nouveau problème, comme si la danse de l’abeille cessait d’être un objet d’intérêt
et retombait dans l’oubli. C’est souvent à ce moment que je quitte l’exercice et que je laisse mon attention
abandonnée à elle-même, sans même m’en rendre compte. Je la retrouve quelques secondes ou
quelques minutes plus tard, en prenant conscience que je ne regarde plus l’abeille danser depuis déjà un
moment. Pour lutter contre cette difficulté, il est important de réessayer encore et encore d’observer la
danse, pour se convaincre soi-même, en le constatant, qu’il est possible de résoudre le problème qui
survient tout en continuant à regarder l’abeille. La méthode RAPPEL peut se superposer à nos activités
mentales sans les gêner, mais il faut un peu de temps pour s’en rendre compte. En attendant d’en être
vraiment convaincu, notre cerveau aura spontanément tendance à ne pas s’encombrer de cette tâche
« en plus » qui lui semble alourdir son fardeau. Mais n’oubliez pas que l’attention ne se commande pas
avec une baguette magique. S’il existait un remède miracle contre les maux d’attention, tout le monde le
saurait et l’utiliserait. Si notre attention est si capricieuse, c’est parce que l’apprivoiser prend du temps et
de la persévérance. Mais c’est aussi le cas du piano ou du surf, et cela n’empêche pas certains d’y
exceller à force de passion et de persévérance (voir l’encadré ).
Le flâneur de l’onde
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En regardant une émission consacrée à la Petite philosophie du surf de Frédéric Schiffter , plusieurs
phrases ont résonné avec mon intérêt pour l’attention. J’ai retenu que l’esprit du surf consiste à « épouser
la vague plus que la contrôler » et à « faire corps avec la vague » en apprenant à « lire la mer » pour
« graver son nom sur l’eau » en faisant appel à la « sûreté de l’instinct » (en référence à Bergson, semble-
t-il).
En approfondissant le rapport entre l’attention et le surf, j’ai d’abord appris que l’immense champion Kelly
15
Slater considérait que sa plus grande force était sa capacité de concentration. Je l’ai donc regardé à
l’œuvre et j’ai immédiatement été frappé par quatre points de ressemblance très forte entre le surf et l’art
de l’attention.
D’abord, les mouvements de la mer à l’origine des vagues sont le fruit d’interactions multiples que nous ne
pouvons comprendre, modéliser et prédire que globalement (premier point). Le surfeur en est réduit à
« sentir » la vague d’une manière directe, instinctive et non intellectuelle. Il ne raisonne pas
intellectuellement pour calculer de façon exacte la forme de la vague, les forces mises en jeu et en déduire
la position de son corps. Il lit la mer, l’observe et ressent ses forces pour les épouser, sans chercher à les
contraindre ni à les contrôler (deuxième point). Mais il parvient malgré tout à ses fins pour dompter la
vague, et c’est en ce sens qu’il « grave son nom sur l’eau » pour marquer sa maîtrise. Or cette maîtrise est
remise en question à chaque nouvelle vague, qui en signe de défi efface cette signature.
De même, les mouvements spontanés de notre attention traduisent des interactions multiples et complexes
(entre les neurones) que nous – spectateurs de notre propre expérience subjective – ne pouvons ressentir
que de façon globale (« ce que cela fait d’être soudainement distrait par un bruit dans la rue, ou par une
pensée subite ») (premier point). Nous en sommes donc réduit, nous aussi, à « sentir » ces forces
neuronales et leur effet déstabilisant sur notre perception afin de les épouser sans les contraindre par la
force (deuxième point). Nous faisons « corps avec notre cerveau », si je puis dire. Qui aurait la prétention
de contrôler par la force brute l’activité de cent milliards de neurones agités par un monde en perpétuel
changement ? Pourtant, nous choisissons comme le surfeur de ne pas nous soumettre, pour graver à
notre tour notre nom sur l’instant, jusqu’à ce que le suivant ne l’efface.
Cette belle image peut nous encourager à remplacer le channel surfing (expression anglaise désignant la
pratique abusive du zapping, symbole de l’esprit dispersé) par le mind surfing ou « surf attentionnel » et, qui
sait, faire de nous, pour reprendre l’expression de Schiffter, des « flâneurs de l’onde »… cérébrale, bien
sûr.
Comment maintenir un balai en équilibre sur la paume de la main. Regarder son abeille butiner.
Des yeux dans le dos. Le mode marionnette. La perception de l’autre dans les arts martiaux. Le
courant qui tire sur l’ancre du navire. Du mode OU au mode ET. Pourquoi certains élèves
penchent vers la porte à la fin du cours. L’éléphant, sa trompe et la cacahuète. Cesser d’obéir
servilement à ses automatismes. Laisser faire les bons automatismes. Le bon et le mauvais
skieur. RAPPEL : choisir de se laisser distraire… ou non. Un point commun entre les pensées et
les chewing-gums. Le surf attentionnel.
Exercice pratique : l’abeille et le « mode ET »
Cet exercice vise à provoquer la bascule du mode OU au mode ET à travers plusieurs étapes
simples pour éviter la captivation de l’attention par les perceptions internes. Je vous le recommande
particulièrement si vous avez tendance à vous perdre dans vos pensées.
Principe de l’exercice (première étape) : comptez mentalement le nombre de « e » dans les deux
premières lignes du paragraphe suivant (puis relisez les normalement).
Avez-vous ressenti une impression sonore pendant cet exercice ? Si vous vous êtes entendu
compter dans votre tête , vous avez entendu ce que j’ai appelé dans ce livre votre petite voix intérieure .
Vous pouvez recommencer l’exercice en changeant cette voix pour la rendre plus aiguë, ou plus grave, et
prendre ainsi conscience du contrôle que vous avez sur cette sensation auditive. Il s’agit bien d’un son,
mais d’un son mental .
Deuxième étape : recommencez le même exercice, en constatant simplement comment ces
impressions auditives sont en phase avec les déplacements de votre abeille (votre regard) : l’abeille
se pose sur un groupe de lettres et vous entendez « 3 », puis « 4 », puis « 5 », etc. En réussissant
cette observation conjointe de votre voix interne et de votre abeille, vous réussissez à associer une
perception sensorielle externe (la zone de texte que vous êtes en train de fixer) à une perception
interne (votre petite voix). Après ce premier succès, recommencez une nouvelle fois l’exercice de
comptage en élargissant maintenant votre champ d’attention à ce que vous pouvez apercevoir
autour de ce livre (vos mains, par exemple), tout en continuant à bien entendre votre petite voix
compter les « e ».
Vous êtes maintenant prêt pour la troisième étape, mais avant cela, constatez peut-être l’impression
que votre abeille transforme les groupes de lettres sur lesquels elle se pose en un son. Cette
transformation d’une sensation visuelle en une perception mentale, au fur et à mesure des déplacements
du regard, est omniprésente dans les tâches dites intellectuelles, et correspond souvent au mode
d’action du PIM associé. Ici, la perception mentale correspond à la prononciation mentale d’un nombre,
mais il pourrait s’agir de la prononciation mentale du mot que vous êtes en train de lire, ou d’une image
mentale (si vous imaginiez un triangle au moment où vos yeux se posent sur le mot « triangle »). Un
enfant, ou un adulte, qui a du mal à se concentrer sur une tâche intellectuelle a souvent intérêt à se
demander quelle transformation doit appliquer son abeille chaque fois qu’elle se pose, et si celle-ci a bien
lieu de manière systématique.
Troisième étape : relisez maintenant l’un des paragraphes ci-dessus, simplement et sans compter
les « e », mais en veillant toutefois à garder votre champ d’attention visuelle ouvert comme indiqué à
l’étape précédente. Entendez-vous cette même petite voix prononcer de temps à autre certains
mots, ou certaines syllabes ? Si c’est le cas, pointez du doigt à la fin de chaque ligne les groupes
de lettres qui ont déclenché les impressions sonores les plus claires (et si ce n’est pas le cas,
recommencez en lisant plus lentement). Si cet exercice perturbe votre compréhension du texte, ce
n’est pas grave, car l’objectif visé est simplement d’arriver à associer votre petite voix à des
éléments visuels externes, localisés dans l’espace. Et par exemple, arrivez-vous à « entendre » ces
sons tout en percevant la forme de l’avion dans le texte ci-dessous 16 ?
écrire
des mots
tout en dessinant
des formes, c’est amusant
mais peut-être avez-vous des difficultés à voir
émerger la forme globale d’un avion tout en :
continuant de lire ces lignes. Pourtant, ce n’est
pas si difficile. Vous voyez bien une
sorte d’avion ? même
en entendant bien
ces mots « sonner »
en vous ?
Quatrième étape : posez maintenant ce livre (… à la fin du paragraphe) et regardez simplement
devant vous en conservant cette même attitude d’observation conjointe de votre environnement
visuel et de votre petite voix. Cette fois, il n’y a plus de texte pour déclencher cette impression
sonore, mais vous allez probablement vous parler de manière spontanée, sans forcément d’ailleurs
prononcer distinctement chaque mot, car il peut s’agir seulement de bribes. Remarquez simplement
ce que vise votre regard chaque fois qu’une impression verbale auditive se laisse entendre, comme
si quelqu’un pouvait à tout moment vous interrompre et vous demander de pointer du doigt là où
vous regardiez et ce que vous pensiez. C’est une variante de l’exercice du cercle des pensées et du
pensoscope. Ne soyez pas trop exigeant avec vous-même et intéressez-vous seulement aux mots
ou syllabes que vous pourriez vraiment répéter, sans chercher à tout retenir (c’est impossible) et en
laissant de côté toutes les impressions floues et indistinctes : seuls comptent les mots ou les
syllabes si clairs que vous pourriez vraiment les redire. Deux ou trois mots suffisent à réussir
l’exercice, du moment qu’ils sont clairement associés à des positions de l’espace visuel devant vous
(sur l’angle de la chaise, sur le bord de la table, etc.). Vous aurez alors réussi à observer votre vie
mentale tout en restant bien conscient de votre environnement immédiat, et donc sans laisser vos
pensées captiver votre attention. Si vous avez l’impression de ne pas penser « comme d’habitude »,
cela n’a pas d’importance à ce stade.
Cinquième étape : quand vous le pourrez, reprenez ce même exercice pendant des activités simples
(marcher, préparer du thé) en associant les pensées qui vous viennent à ce que vous êtes en train
de regarder, ou à n’importe quel mouvement de votre corps. Une bonne idée consiste à favoriser la
partie de votre corps ou l’objet le plus concerné par l’activité en cours, par exemple vos mains si
vous préparez le thé. Surtout, ne cherchez pas à garder en mémoire toutes les pensées que vous
pouvez remarquer. Rappelez-vous, l’objectif est simplement de pouvoir répéter la dernière qui vous
soit parvenue si quelqu’un vous interrompait pour vous la demander. Si vous trouvez cet exercice
difficile, n’hésitez pas à le pratiquer par phases courtes, d’une ou deux minutes (ou bien le temps de
mettre l’eau à chauffer), juste pour rappeler périodiquement le mode ET et éviter ainsi la captivation
de votre attention par vos pensées.
Sixième étape : finalement, vous aurez peut-être remarqué lors de l’étape précédente que votre
petite voix émerge sur un fond d’autres perceptions internes de nature non verbale. Ces autres
perceptions prennent la forme d’images mentales très furtives, d’émotions, d’envies (l’envie d’arrêter
l’exercice, par exemple). N’hésitez pas à reprendre les étapes quatre et cinq, en vous intéressant
cette fois à ces autres aspects de votre vie mentale, selon le même principe (être capable, à tout
moment, d’associer la dernière impression de ce type à une position du regard ou à un geste). Vous
pourrez commencer par dédier une phase d’observation à chaque type de perception, puis
éventuellement, avec la pratique, à les prendre tous en compte. Vous êtes alors dans les meilleures
conditions pour aborder les six lettres de la méthode RAPPEL, surtout si vous centrez votre
observation sur les tensions musculaires subtiles qu’exercent sur vous votre environnement et vos
pensées.
REMARQUE ANNEXE
Pour finir, vous aurez peut-être remarqué qu’il est difficile de comprendre une phrase tout en
comptant les « e » qu’elle contient. Lire et compter sont deux processus difficilement compatibles sur le
plan neuronal, que vous êtes obligé d’alterner, éventuellement rapidement. La consigne « comprendre la
phrase tout en comptant le nombre de e » est donc un exemple caricatural d’objectif complexe plaçant
l’exécutant en situation de conflit attentionnel. Pourtant, nous nous encombrons sans cesse d’objectifs de
ce type, sous des formes souvent plus subtiles et sournoises. Je vous encourage à les débusquer…
CHAPITRE 10
1
« Le vent souffle, le cerisier sauvage a l’air d’un chien remuant la queue . »
BASHÔ (1644-1694).
J’ai présenté jusqu’ici trois outils pour mieux maîtriser notre attention : les minimoi, les programmes
attentionnels explicites ou PIM, et la méthode RAPPEL. Chacun d’entre eux vise à stabiliser l’attention,
mais à des échelles temporelles différentes, de plus en plus précises, depuis l’activité longue et complexe
jusqu’à la micromission. Reprenons le jeu des questions-réponses pour mieux comprendre comment
utiliser concrètement ces outils afin d’apprivoiser enfin notre attention.
Tout à fait. Dans cette métaphore, les coups de vent symbolisent la capture de l’attention par des
événements externes, qui viennent s’ajouter aux déséquilibres spontanés induits par les perceptions
internes (par exemple nos pensées). Comme ces captures sont dues à un système assurant la survie de
l’organisme, pour réagir rapidement à des événements dangereux, il faut les laisser être. Cela ne sert à
rien d’essayer d’ignorer un coup de feu. Par contre, nous pouvons prendre conscience de l’action de ces
distracteurs sur notre attention et notre corps afin d’éviter la captivation qui suit d’ordinaire la capture et
rester ainsi sur la poutre. Bien sûr, cela n’est possible que si notre système exécutif sait bien faire la
différence, à chaque instant, entre les distracteurs et les perceptions réellement importantes pour notre
activité du moment. C’est pourquoi il faut prendre soin de bien programmer son attention.
Programmer son attention, c’est d’abord estimer correctement les dimensions de la poutre que l’on
cherche à traverser : sa hauteur, sa largeur et sa longueur – c’est-à-dire le risque encouru en cas de
distraction, la tolérance de l’exercice à la distraction et la durée pendant laquelle il va falloir être stable,
sans possibilité de souffler. La plupart des problèmes d’attention viennent d’une mauvaise évaluation de
ces dimensions, plus que d’une incapacité réelle à se concentrer. L’expérience montre que nous avons
souvent tendance à surévaluer la largeur de la poutre ; ainsi, une personne téléphonant au volant a bien
conscience de la hauteur de la poutre (le risque d’accident), mais pas de sa largeur (l’attention
nécessaire pour conduire). Nous avons aussi tendance à surestimer notre sens de l’équilibre attentionnel
(« quand je veux me concentrer, j’y arrive ») et à sous-estimer la hauteur de la poutre (« pourquoi être
concentré après tout ? »), surtout si la chute n’a pas de conséquence à court terme (mais seulement le
jour de l’examen, par exemple). Il ne faut pas hésiter à prendre quelques secondes pour estimer
correctement le niveau d’attention nécessaire pour l’activité dans laquelle on va s’engager.
Prenons ensuite un instant pour réfléchir à ce que nous cherchons à faire. Notre intention est-elle
suffisamment bien définie ? Est-elle unique, ou composite ? On peut tenter de compléter des phrases
simples comme : « Je serai content à la fin si… ». Si la suite de la phrase est un long catalogue, nous
faisons fausse route ; d’ailleurs, une image vaut mieux qu’un long discours – une image aussi claire que
possible du résultat espéré. Nous agissons souvent avec une idée assez vague de ce que nous
recherchons, mais qui cache en fait des objectifs plus précis et nombreux. Sur le chemin de la piscine, un
nageur non professionnel aura peut-être tendance à dire que son objectif est de « nager », ou de « se
maintenir en forme ». En y réfléchissant pourtant, il cherche aussi à se vider la tête, à ce que ce soit
moins dur que la dernière fois, à ne pas prendre froid, à avoir des bonnes sensations de glisse
comparables à celles de l’été dernier, à perfectionner son style, à ne pas créer de bouchon dans sa
ligne, à avoir l’air sportif, à ne pas être en retard au travail, etc. Même au moment de retrouver un ami au
café, nous arrivons avec une foule d’intentions implicites (que l’ambiance soit chaleureuse, que nous
sentions un vrai contact, que sais-je ?). À la piscine comme au café, et sans forcément nous en rendre
compte, notre cerveau va chercher à atteindre tous ces petits objectifs et, si ce n’est pas le cas, il
procédera constamment à de petits ajustements de l’attention pour y arriver, de manière un peu
désordonnée et souvent sans succès, en nous bombardant de signaux d’erreur et de stress. C’est ce qui
se passe dès que nous nous encombrons d’une foule de petites intentions contradictoires en même
temps. Il est alors temps de faire le ménage.
Et comment ces idées s’appliquent-elles à des situations plus exigeantes, comme des périodes
de travail intellectuel, des compétitions sportives, des performances artistiques, etc. ?
Les exemples précédents illustrent bien que des conflits motivationnels et attentionnels viennent
compliquer les situations les plus anodines, pour lesquelles l’intérêt d’une attention maîtrisée est peut-être
moins immédiatement apparent. Dans d’autres situations plus exigeantes, le risque de conflit attentionnel
est encore plus évident. Comment se concentrer si l’on ne sait pas ce sur quoi se concentrer ?
Il est bien sûr possible de chasser plusieurs lièvres à la fois, mais mieux vaut alors tenter de les
attraper un par un. Face à une meute de léporidés, commençons par définir des objectifs intermédiaires
plus simples et surtout plus concrets. « Réussir une épreuve de maths », ou « gagner le point » sont des
objectifs vagues, mal formulés, sans aucune utilité pour notre système de pilotage au moment de choisir
l’action à mener dans la seconde qui vient.
Ces objectifs flous fixent une direction générale, qui ne doit servir qu’à définir ensuite une feuille de
route attentionnelle plus précise. C’est le travail du maximoi, qui incarne une phase de réflexion
stratégique pour tracer un chemin vers l’objectif final à travers une série de minimissions courtes et
concrètes. C’est une bonne pratique si l’on a du mal à se motiver, car les objectifs clairs et à portée de
main sont souvent plus motivants que ceux qui sont vagues et lointains.
Les adultes aussi ont du mal avec les morceaux trop gros, mais le problème est légèrement
différent, surtout en milieu professionnel, car ils sont souvent déjà experts du type de tâche qu’ils doivent
réaliser, qu’il s’agisse de rédiger un e-mail, de préparer une présentation ou un éclair au chocolat. En
principe, les techniques sont apprises, et la décomposition d’une macrotâche (« faire une présentation
PowerPoint efficace ») en minimissions relève plus de la méthode de travail que de l’entraînement de
l’attention. La méthode des minimoi est d’ailleurs une pratique assez répandue sous d’autres noms, que
beaucoup ont déjà parfaitement intégrée. C’est l’une des bases de la méthode d’organisation Getting
2
Things Done de David Allen par exemple .
Cela dit, ce n’est pas parce que nous savons, en théorie, quels programmes attentionnels utiliser
pour une tâche que nous allons effectivement penser à les activer. Quand on se coupe le doigt en
découpant une tranche de pain, ce n’est pas parce que l’on ne sait pas comment s’y prendre, mais parce
qu’on n’a pas activé correctement le programme attentionnel associé : on n’a pas ajusté le mouvement du
couteau (le mode d’action, M) à la position de la lame par rapport à la main (P) pour découper la tranche
sans se blesser (I). Pour les enfants comme pour les adultes, le savoir-faire ne suffit pas, encore faut-il,
au début d’une micromission délicate, en déduire le programme attentionnel explicite à mener et en
prendre bien conscience. A-t-on bien identifié la Perception, l’Intention, le Mode d’action à privilégier ? Le
contact est-il établi entre la perception et l’action ? En répondant à ces questions, nous pouvons
débusquer des conflits attentionnels cachés qui peuvent être source de fatigue, de stress et d’inefficacité.
Ces conflits sont parfois bien cachés, mais ils laissent toujours une légère impression de malaise.
L’autre jour, par exemple, un professeur d’arts plastiques expliquait à ses élèves comment appliquer sur
un tableau une colle, pour donner un effet de relief élégant. Elle montrait le mouvement à réaliser, tout en
décrivant abondamment sa manière de procéder. Il était difficile de l’écouter tout en observant ses
gestes, car ses commentaires n’étaient pas en phase avec ces derniers, créant ainsi deux cibles
différentes, non congruentes, pour l’attention. Au moment de montrer le geste pour étaler la colle, elle
décrivait comment prendre celle-ci dans le pot (« prenez l’équivalent d’une petite noix ») et ce décalage
se répétait sans cesse, obligeant ses élèves à appliquer deux programmes attentionnels à la fois, pour
regarder le geste tout en s’imaginant le faire pour le mémoriser (une perception, un mode d’action, une
intention) et pour écouter (deuxième programme). Les élèves ressentaient bien que quelque chose n’allait
pas, sans vraiment savoir quoi. Le professeur leur imposait sans le savoir un mode d’attention divisé très
inconfortable.
Chaque activité doit donc s’accompagner d’un programme attentionnel spécifique et unique. Au café
avec une amie, nous pouvons décider de placer notre attention perceptive sur ce qu’elle nous raconte
(perception auditive) en constatant les sensations internes qu’évoquent en nous ses paroles, sous la
forme de mots, d’envies, d’émotions, d’images (nos réactions à cette perception) ; en bref, nous sommes
totalement à l’écoute. Et nous pouvons avoir également l’intention de retenir ce que nous dit notre amie,
ou de mener une conversation vivante et plaisante (bien que probablement implicite, cette intention se
signalera à travers un signal d’erreur si l’ambiance se dégrade). Au sein de ces programmes
attentionnels, notre attention perceptive s’étend naturellement à une foule de sensations annexes mais
congruentes, comme l’expression faciale de notre amie ou l’ambiance générale du café, toutefois ces
sensations ne viennent pas contredire notre programme attentionnel dans le choix de nos actions ; il n’y a
donc pas de conflit.
Et même dans une situation aussi simple, plusieurs programmes sont possibles, avec des
conséquences importantes sur notre expérience du moment. Nous pourrions par exemple rediriger notre
attention perceptive sur les fameux signes de communication non verbaux, comme le ton de la voix de
notre amie et ses petits gestes, les mouvements de son corps, au risque de perdre un peu le fil de la
conversation. Nous pourrions aussi nous concentrer sur son regard (perception), au risque d’induire un
sentiment d’intimité peut-être un peu gênant.
Sans programme attentionnel explicite, nous risquons de passer d’un programme implicite à un
autre, de manière un peu désordonnée et en fonction de nos habitudes et des sollicitations du moment :
nous jetterons un coup d’œil rapide à notre portable ou à la personne assise à côté, nous penserons à
notre prochain rendez-vous, nous saisirons un petit bout d’une conversation alentour et, de temps en
temps, nous écouterons notre amie qui nous aura décidément trouvé « un peu absent ».
Il est toujours intéressant, par une démarche introspective, d’apprendre à identifier les programmes
attentionnels qui nous conviennent pour les tâches que nous réalisons souvent et qui demandent de la
concentration, ou simplement que l’attention rend plus agréables. On peut même interroger ses amis ou
ses collègues qui accomplissent les mêmes tâches pour échanger sur ce thème : quelles sont les
perceptions qu’ils privilégient ? Comment réagissent-ils à ces perceptions ? Que cherchent-ils vraiment à
faire ? On peut aussi essayer de mener la même activité plusieurs fois en changeant de programme
chaque fois comme dans la scène du café. Qu’est-ce que cela change ? Qu’est-ce que cela change, en
nageant, de placer d’abord son attention sur le mouvement de ses coudes ou sur la sensation de glisse
associée ? Qu’est-ce que cela change de boire un café « comme d’habitude » ou en connectant le geste
de boire lentement chaque gorgée avec la sensation gustative associée ?
Il faut d’abord constater leur utilité et vérifier qu’ils permettent vraiment de mieux se concentrer.
Ensuite, l’idéal, c’est qu’à force de répéter un même programme, celui-ci finisse par se déclencher
presque automatiquement dès que la situation l’exige. Par exemple, avec l’habitude, le simple fait de
saisir une tasse de café pour la boire peut activer le programme décrit à l’instant. Cela vient à force de
répétition, en essayant à chaque occasion de bien stabiliser son attention sur la Perception choisie, en
lien avec le Mode d’action choisi, et l’Intention qui guide le programme. À la longue, le programme
attentionnel crée une connexion si directe entre la perception et l’action que l’on peut perdre la sensation
de contrôle volontaire : nous ne sommes plus en train de nous « efforcer d’être attentif et de bien faire »,
comme un élève appliqué, mais simplement présent, avec le sentiment d’être traversé par cette
connexion.
Mais… pourquoi devrait-on toujours boire son café en le savourant avec attention ?
Rien ne nous y oblige, bien sûr. Mais songez à la dégustation d’un bon vin, qui peut tourner au rituel
dans les dîners en ville. Il est assez mal vu d’avaler un grand cru d’une seule gorgée distraite, il faut au
moins faire semblant de le boire avec la plus grande attention ! Songez à tous les programmes
attentionnels explicites qu’un œnologue utilise pour déguster un vin : il le fait tourner légèrement dans son
verre (Mode d’action) en regardant la trace laissée sur les bords (Perception) pour estimer s’il a « de la
jambe » (Intention), etc. Plusieurs micromissions doivent normalement s’enchaîner au sein de la
minimission « goûter un bon vin », et celui qui oublie l’une d’entre elles peut passer pour un rustre. Avec
l’usage, l’arrivée de la bouteille sur la table suffit à déclencher de manière réflexe toutes les
micromissions qui composent cette minimission, avec leur programme attentionnel associé. Être attentif
devient une habitude, voire un rituel.
Mais parfois le problème, ce n’est pas tant de savoir ce sur quoi il faut se concentrer que d’y
arriver vraiment. Comment les programmes peuvent être utiles à ce stade ?
Il faut d’abord être certain que notre programme est assez clair. La cible de notre attention
perceptive n’est-elle pas ambiguë ? Avons-nous vraiment une idée précise de la manière dont nous
devons réagir à ce que nous percevons ? Même avec l’expérience, on peut toujours se surprendre à agir
sans programme attentionnel clair. Ce n’est pas toujours grave, bien sûr, mais par exemple, en
recherchant une information sur Internet, on ne sait pas toujours vraiment à quoi on doit faire attention sur
la page qui s’affiche, ni vraiment comment réagir à ce que l’on y voit. Pourtant, on sait bien « en théorie »
comment rester concentré, mais cela ne m’empêche pas de regarder une image sans rapport avec ma
recherche, et de cliquer dessus. Le programme attentionnel est manifestement mal défini, même si une
personne nous observant de l’extérieur aurait certainement l’impression que nous sommes très concentré
sur l’écran.
Un programme attentionnel bien défini nous place dans les meilleures conditions possibles pour nous
concentrer. Si notre attention continue malgré tout d’être instable, c’est peut-être le moment d’utiliser la
méthode RAPPEL (cf . chapitre 8 ).
Les programmes attentionnels s’appliquent-ils aussi bien à des activités intellectuelles qu’à des
activités manuelles ou physiques ?
Oui, mais il faut distinguer quand même quatre cas de figure, selon que l’objet de l’attention
perceptive est une sensation physique et sensorielle, ou bien une perception mentale, et selon que le
type d’action à mener est une action du corps ou bien une action de nature plus intellectuelle et mentale.
Pour se familiariser avec ces programmes attentionnels explicites, le plus simple est de commencer par
coupler une perception sensorielle et une action motrice (niveau I), puis d’essayer des programmes où la
perception est mentale et l’action motrice (niveau II), avant d’aborder des programmes où la perception
est physique et l’action mentale (niveau III), puis où tout est mental (niveau IV). Cet ordre traduit
simplement le fait qu’il est plus facile de poser son attention sur une sensation ou un acte physique.
Les programmes de niveau I sont vraiment les plus simples : colorier sans dépasser (pour les
petits), marcher en équilibre sur une poutre, avancer sans faire de bruit, marcher en tenant dans la
bouche une cuillère dans laquelle on a déposé un œuf, tenir un balai en équilibre vertical sur la paume de
la main, passer un fil dans le chas d’une aiguille, boire un café, tirer un penalty, porter un plateau chargé
3
de verres en cristal, danser… toutes ces activités s’accompagnent de programmes de type I .
Remarquons ici que si les gestes et les sensations privilégiés par ces programmes sont physiques
et sensoriels, l’intention exige souvent, elle, une représentation mentale. Pour mettre la table, on pourra
se laisser guider par une image mentale de la vaisselle disposée sur la table. De même, au moment de
tirer un coup franc au foot, le joueur pourra formuler son intention sous la forme d’une image mentale de
la trajectoire qu’il souhaite faire décrire au ballon, avec l’attention perceptive placée sur la partie du ballon
qu’il s’apprête à frapper (P) et son pied prêt à brosser le ballon pour lui donner un effet (M).
Demandez à un enfant de repasser un trait courbe avec un feutre de couleur. Il placera
spontanément son attention perceptive sur la position de la pointe du feutre par rapport au trait à
repasser (P), et choisira bien sûr comme mode d’action le geste de dessiner (M). Mais quelle est son
intention ? S’il essaie simplement d’éviter à chaque instant que son feutre ne s’écarte du trait à repasser,
il risque fort de se tromper. Il vaut mieux qu’il imagine mentalement la trajectoire que doit décrire le feutre
et la suivre. Cette différence d’intention peut sembler subtile, mais dans le premier cas, l’enfant constate
simplement à chaque instant si le trait qu’il vient de tracer est bien fait et, compte tenu de l’inertie de son
mouvement, il remarquera toujours son erreur trop tard. Dans le deuxième cas, l’enfant utilise une image
mentale pour programmer le geste à réaliser et vraiment « coller » au trait.
Il peut être difficile de deviner, de l’extérieur, quel programme attentionnel est en train d’appliquer
une personne. Un artiste confiait dans une interview que, pour dessiner un modèle posant devant lui, il
regardait celui-ci en préparant le mouvement du crayon qu’il allait ensuite réaliser sur sa feuille. Son
attention perceptive (P) était donc sur le modèle, comme attendu, mais son mode d’action (M) consistait
à transformer cette image en un geste, les yeux toujours fixés sur le modèle. Cette description intrigue
car la plupart d’entre nous regarderaient sans doute plutôt le modèle en tentant de le mémoriser
visuellement , pour ensuite le redessiner sur la feuille à partir de cette image maintenue en mémoire. Cet
exemple montre bien qu’il existe presque toujours plusieurs programmes attentionnels différents pour une
même activité et chacun doit trouver celui qui lui convient le mieux.
Réciter un texte de mémoire peut nécessiter un programme attentionnel de niveau II, surtout si l’on
place son attention perceptive sur l’image mentale du texte à réciter, ou sur des images qui aident à le
retrouver. Et si l’on connaît parfaitement ce texte, au point que les mots viennent spontanément à la
bouche sans aucun effort ni aucune hésitation, on peut alors placer son attention perceptive (P) sur
l’émotion que suscite le texte, en lui associant une vraie gestuelle pour traduire celle-ci (M).
Décrire un mécanisme ou une scène de mémoire, expliquer à un touriste comment se rendre à la
gare, raconter sa journée ou le film que l’on vient de voir impliquent aussi des programmes de niveau II,
car il faut chaque fois porter son attention vers une perception interne, pour guider une action physique.
Cette perception interne peut être une image mentale précise ou une sensation plus abstraite, une
émotion par exemple, pour décrire ce que l’on a ressenti lors d’un concert. Faire la liste des courses,
l’inventaire des affaires dont on aura besoin à la plage, etc., les exemples abondent.
Ces programmes nécessitent plus de concentration que ceux de niveau I, car ces perceptions
internes ont besoin de l’attention pour exister. Au moment de noter qu’il faut acheter des tomates, l’image
mentale de la recette de cuisine disparaît, si bien que vous devez la générer de nouveau chaque fois. Les
sensations physiques sont naturellement plus persistantes, ce qui facilite les allées et venues vers un
autre objet d’attention dans les programmes de type I. Avec le type II, Il faut aussi générer mentalement
l’objet de son attention perceptive, ce qui peut poser problème à certains, notamment aux enfants.
Au niveau III, l’action est interne, qu’il s’agisse d’un acte mental volontaire ou d’une réaction
spontanée à ce que vous percevez. Quand nous regardons un tableau, chaque déplacement de notre
regard change la perception (visuelle) que nous en avons et déclenche en nous des impressions
mentales, de nature émotionnelle ou esthétique. Cela nous « fait quelque chose » de poser notre regard
sur tel ou tel visage, ou sur ce drapé bleu… et ce « quelque chose » peut être un sentiment d’admiration,
d’énervement, de familiarité, de curiosité, de bien-être, ou même l’évocation d’un souvenir… Cette
connexion entre ce que nous voyons et ce que nous ressentons s’appuie sur un programme attentionnel
de niveau III, dont le Mode d’action privilégie ces réactions internes et spontanées.
Figure 30. Pour lire efficacement un énoncé, il peut être utile d’appliquer un programme attentionnel précis. Dans cet
exemple, le novice utilise un mode d’action (M) naturel mais inadapté à chaque mot perçu (P), en lui associant la première
image qui lui vienne à l’esprit, même si celle-ci le distrait de l’exercice (le visage de Tom). Un expert sait qu’il doit se contenter
de convertir certains des mots lus sous forme d’une image mentale du calcul à poser sur papier (M, « 3 x 6 + 2 x 3 ») et
ignorer toutes les autres informations.
La lecture met presque toujours en jeu un programme attentionnel de niveau III, puisque le stimulus
est de nature physique – c’est un texte – et ce que nous en faisons de nature mentale (il peut s’agir de la
formation progressive d’une image mentale de la scène décrite par le texte, ou bien de l’impression
sonore du texte en train d’être lu 4 ). Écouter une explication peut aussi impliquer un programme de ce
niveau, pour visualiser ce que la personne nous explique (quelqu’un nous décrit comment utiliser un lave-
linge, et nous nous imaginons réaliser chaque action évoquée).
Et l’intention dans tout ça ? Dans les exemples précédents, l’accent a été mis sur les
composantes « perception » et « mode d’action » des programmes. Mais quelle forme doit
prendre l’intention ?
Nos intentions prennent souvent la forme d’images, parfois furtives et ténues, d’un objectif à
atteindre. Une vague image d’une salade de tomates, de la table mise, de l’endroit où nous devons nous
rendre, de la personne que nous devons appeler, de la boulangerie où nous devons passer acheter du
pain avant sa fermeture… Ces images rudimentaires sont parfaitement suffisantes pour préciser
l’intention générale d’une minimission, à condition que celle-ci soit simple. Elles suffisent au cerveau pour
retrouver, à partir de situations passées, les micromissions à enchaîner pour parvenir au but.
Au niveau d’une micromission, nous retrouvons ce pouvoir de l’image. Celle d’un acteur dans un film
qui nous a marqué, pour répondre au téléphone d’une voix grave et posée ; celle d’Usain Bolt lancé en
plein sprint, pour courir vite ; celle d’un instructeur d’auto-école assis à côté de nous pour conduire
prudemment. Le fameux rugbyman John Wilkinson a déclaré un jour qu’il s’imaginait souvent en train
d’être filmé pour s’inciter à réaliser le geste parfait. Mais l’intention peut aussi rappeler le toucher
particulier d’un pianiste, un rythme, une émotion… Chez les enfants, les images sont toujours très utiles
parce qu’elles sont prétextes à des jeux. L’enfant s’imaginera être un détective recherchant les traces
laissées par un malfaiteur (les fautes dans l’exercice qu’il vient de faire), ou bien qu’un monstre va venir
dans sa chambre pour dévorer tous les jouets mal rangés. Toutes ces petites mises en scène aident
l’enfant à visualiser de manière très concrète ce qu’il doit faire.
Nous devons simplement éviter de superposer plusieurs intentions contradictoires et favoriser, au
sein d’une micro- ou d’une minimission, les objectifs que nous savons atteindre. Si nous avons parfois du
mal à rédiger un e-mail important, c’est parce que nous ne pouvons pas décider d’écrire juste du premier
coup. Nous savons que la phrase qui nous vient à l’esprit n’est pas bonne, mais nous ne savons pas faire
mieux. Viser directement un vague idéal de perfection est une très mauvaise intention, sans aucune
signification pour notre système exécutif. Il vaut mieux oublier ce que l’on ne peut pas décider
volontairement de faire, et imaginer plutôt une situation qui amène plus facilement à formuler sa pensée.
Si un collègue nous demandait l’objet de notre message, nous répondrions de façon naturelle sans
soigner notre style ni la précision de l’expression, et nous ne serions plus embarrassé par des intentions
multiples. Cette intention unique nous ferait avancer d’un pas, suivis par d’autres pour polir le message et
arriver progressivement à une formulation satisfaisante. Il en est de même pour toutes les activités
intellectuelles dont l’objectif est flou ; il faut procéder par étapes successives avec des intentions
privilégiant chaque fois ce que l’on sait faire.
Il faut souvent jongler entre plusieurs tâches à la fois. Comment stabiliser un programme
attentionnel dans ce cas, et comment éviter que plusieurs programmes ne rentrent en conflit ?
La brièveté des minimissions vise justement à créer des bulles pendant lesquelles nous pouvons
pleinement nous consacrer à une seule tâche, sans risque. Libre à nous d’ajuster la taille de ces bulles,
et donc la durée des minimissions, pour être sûr qu’elles tiennent dans les petits intervalles d’attention
continue dont nous pouvons disposer. Si nous sommes interrompu toutes les deux minutes par des coups
de téléphone, nous devons fragmenter notre activité principale selon des objectifs adaptés à ces durées
brèves. Deux minutes suffisent à lire attentivement une page d’un livre. Et si vous avez la mauvaise
habitude de consulter vos SMS en conduisant, mieux vaut les réserver plutôt pour l’attente au feu rouge,
un message chaque fois. Les micromissions, plus brèves, ont rarement besoin d’être interrompues. Je
me souviens d’avoir dû un jour signer un chèque en deux fois parce que ma fille allait tomber dans
l’escalier, mais cela reste un cas exceptionnel.
Quand les circonstances nous obligent vraiment à alterner sans cesse entre une tâche et une autre,
nous devons apporter un soin particulier au choix des moments de bascule. C’est ce que fait, souvent
sans le savoir, le cadre débordé qui tente plus ou moins discrètement de répondre à ses e-mails pendant
une réunion. Il se consacre à ses e-mails quand les débats le concernent moins ou quand il n’a rien à
apprendre : son cerveau détecte spontanément ces moments de creux. À l’inverse, il abandonne ses
messages en entendant un mot clef lié à ses centres d’intérêt ou entre deux messages, ou simplement
quand il sent qu’il s’est « absenté » trop longtemps et que cela peut devenir inconvenant. Ce petit
exemple illustre bien la manière dont beaucoup d’entre nous gèrent leur attention en « mode multitâche »,
grâce à une conscience claire des événements ou des indices qui doivent déclencher la bascule d’une
tâche à l’autre. Idéalement, des programmes attentionnels explicites pour chacune d’entre elles
permettent de s’y replonger immédiatement chaque fois et avancer ainsi efficacement, même pendant
des durées très brèves.
L’exemple du tennis illustre à merveille l’enchaînement d’un programme attentionnel à un autre en
fonction d’événements extérieurs (le rebond dans son court, la frappe de l’adversaire, etc.). Nous
jonglons d’autant mieux entre plusieurs tâches que les programmes attentionnels associés sont bien
explicités et appris. Nous pouvons les déclencher sans hésitation chaque fois, et au bon moment. Sinon,
notre « mode multitâche » risque de ressembler plutôt à un zapping chaotique ou à la bouillie
marronnasse que l’apprenti peintre de petite section obtient après avoir mélangé toutes ses jolies
couleurs.
Il y a plusieurs différences. Elles se distinguent d’abord par leur échelle de durée, qui est de
quelques minutes pour les premières et de quelques secondes pour les autres. Cela dit, il arrive qu’une
minimission ne soit rien d’autre qu’une longue micromission soutenue dans le temps ; traverser une
poutre, par exemple, ne demande qu’un seul programme attentionnel. En général toutefois, une
minimission enchaîne plusieurs micromissions, dont quelques-unes seulement s’accompagnent d’un
programme attentionnel explicite. Les autres s’accomplissent naturellement, et comme d’habitude, sans y
réfléchir, selon des programmes implicites. À chacun de voir où placer sa limite. On peut préparer le thé
distraitement, sans vraiment y penser, mais on peut aussi expliciter chaque étape, à l’instar des Japonais
pratiquant la cérémonie du thé. Rien ne nous empêche d’utiliser un programme explicite là où un
programme implicite suffirait, ne serait-ce que pour la beauté du geste. Ce n’est pas très à la mode,
mais c’est un bon moyen de s’entraîner à être attentif ou de vider son esprit de ses soucis. C’est aussi
une bonne idée quand on doit jongler entre plusieurs tâches et qu’on ne souhaite pas faire de bêtise.
Et la méthode RAPPEL, comment la mettre en pratique ?
Même avec un programme attentionnel clair, il est impossible d’empêcher son cerveau d’avoir une
activité spontanée, ni de recevoir l’énergie véhiculée par la vie alentour. Ces mouvements se traduisent
inévitablement par des captures de l’attention, que nous devons accepter. C’est le passage de la capture
à la captivation que nous pouvons éviter ; RAPPEL est là pour nous aider, en rappelant plusieurs points
d’observation pour détecter et déjouer les prémices du phénomène d’aspiration de l’attention et du corps
par les distractions, qu’elles soient internes ou externes. RAPPEL développe notre sens de l’équilibre
attentionnel.
En pratique, nous pouvons commencer par prendre conscience des liens étroits qui couplent les
mouvements de notre corps à ce qui se passe autour de nous. Nous découvrons ainsi le « mode
marionnette », cette façon de réagir automatiquement à ce qui se passe alentour, avec les yeux, la tête
et la posture, comme si des fils tiraient sur notre corps. La pratique régulière de ce mode d’observation
sensibilise à des mises en tension musculaires de plus en plus fines, et de plus en plus tôt, jusqu’au
moment même où la perception se transforme en action, quand il est encore facile de relâcher ces
tensions.
Observons notre abeille butiner. Assis tranquillement, ou en marchant dans la rue, constatons
simplement le mouvement spontané de nos yeux, comme si nous devions les redessiner grossièrement
de la main, en arrivant au coin de la rue là-bas, ou quand les portes du métro s’ouvriront. Si nous avons
alors tendance à figer notre regard, très bien, nous remarquerons d’autant mieux les mouvements de
notre attention visuelle, celle que nous déplaçons vers la droite pour observer discrètement notre voisine
sans quitter ce livre des yeux. Notre champ d’attention est-il vaste, étroit, vers la gauche, vers la droite ?
Comment se déplace-t-il ? Nous pouvons également surveiller notre attention auditive, selon le même
principe, quand elle se déplace dans les trois dimensions de l’espace environnant. Quels sont les sons
qui l’attirent ? Où va-t-elle ?
Tout cela est assez facile à expérimenter. Nous pouvons ensuite étendre cette observation aux
mouvements de notre corps : la tête qui semble vouloir tirer sur le cou pour aller voir un objet, la posture
qui s’ajuste pour préparer une action. Et comme l’abdomen est souvent le dernier maillon de cette chaîne
de mouvements, il peut nous servir de point fixe pour constater les tensions qu’exerce sur lui le haut du
corps sous l’aspiration des distractions extérieures ; comme une ancre subissant les forces des courants
et du vent à travers le voilier. Toutes les situations de la vie se prêtent à cette observation. Il ne faut pas
hésiter à entrer en contact avec la « brise » du monde, et observer les mouvements de son corps stimulé
par cette énergie qui s’exprime autour de soi, constater la forme de ces mouvements, précisément
sculptée par notre architecture neuronale, et reprendre le contrôle par un léger relâchement…
Ce faisant, notre perception du monde change progressivement et nous apprenons à basculer à
volonté d’une vision « temporale » à une vision « pariétale ». Ces termes font référence aux deux
grandes voies d’analyse de l’information visuelle à l’arrière du cerveau. La voie temporale, ou ventrale,
court le long du lobe temporal et identifie les objets et les gens autour de nous en leur donnant un nom
(« c’est une bouteille », « voilà Céline ») et en leur associant un ressenti (« je n’aime pas ce vin », « elle a
l’air de bonne humeur »). La voie pariétale, ou dorsale, progresse le long du lobe pariétal et analyse
surtout la position et la trajectoire des formes autour de nous, pour préparer les mouvements de la main
ou du corps qui nous permettent d’interagir avec eux (pour nous en saisir, nous en approcher, nous en
éloigner). Par un jeu de l’attention, il est possible de favoriser les perceptions associées à l’une ou à
l’autre de ces voies. La tendance naturelle est de privilégier la voie temporale d’identification, avec une
attention très centrée sur un objet à la fois au détriment des autres, à chaque fixation du regard, mais
RAPPEL favorise plutôt le travail de la voie pariétale grâce à l’accent mis sur la mise en mouvement du
corps par ce qui nous entoure. Dans ce mode de vision pariétale, les personnes qui bougent alentour
sont plutôt ressenties globalement comme un superobjet d’attention, à travers leur masse, leurs positions
relatives, leurs mouvements et l’attraction qu’elles exercent sur nous, alors que dans le mode de vision
temporale, l’attention s’arrête plutôt de manière séquentielle sur leurs visages, un à un. Il s’agit donc de
deux modes perceptifs assez différents. Il n’est pas aisé de faire ressentir les sensations que privilégie la
vision pariétale, mais je vous propose quand même d’imaginer un instant que vous glissiez votre corps à
travers un trou central au milieu d’une sorte de grand plateau circulaire, et qu’une fois debout, ce plateau
repose en entier sur vos hanches au contact du ventre. Si quelqu’un disposait et bougeait des objets sur
ce plateau, vous auriez un ressenti instantané et très global de leurs positions et de leurs déplacements
par rapport votre corps, à travers la tension que leur poids exercerait sur vos hanches et sur votre
abdomen, un peu comme le marin ressent globalement l’effet du vent et des courants sur son voilier. La
vision pariétale s’accompagne d’un ressenti très direct et global de tout ce qui occupe votre
environnement immédiat (position et mouvement), très léger, fluide et efficace pour résister à la
captivation induite par des distracteurs externes, et très différent du mode d’identification séquentielle
approfondie et plus lourd qui caractérise la vision temporale.
Figure 31. L’image du plateau, ou comment faire comprendre ce que peut être un ressenti instantané et très global des
déplacements de plusieurs objets ou personnes autour de soi (grâce aux interactions entre les différentes modalités
sensorielles dans le cerveau).
Tout cela est utile pour les distractions externes, mais comment réagir ensuite aux distractions
internes ?
Attention toutefois à bien garder une pratique très légère et à ne pas encombrer sa mémoire de
travail de tout ce fourmillement mental dans ses moindres détails. Il ne s’agit pas de vraiment mémoriser
ses pensées, mais seulement de faire « comme si », comme si on devait les rapporter juste après… et
seulement juste après. On apprend ainsi simplement à remarquer les plus évidentes, et leur relation
spatiale et temporelle avec le monde réel.
Pratiqué avec légèreté, cet exercice permet de résister plus facilement au phénomène de
captivation de l’attention par les distractions internes et notamment les fameuses PAM (« et si je passais
à autre chose de mieux ? ») qui constituent l’essentiel de nos distractions mentales. Et une fois cette
capacité à observer ces pensées distrayantes sans se laisser prendre dans leur toile développée, on
pourra remarquer leur effet sur le corps, pour inciter à aller chercher un morceau de chocolat ou à jeter
un œil sur ses SMS. Cette prise de conscience est alors si précoce qu’un simple relâchement de ces
tensions subtiles suffit pour se reconcentrer.
Chaque pensée, chaque distraction, est comme une planète ou un astéroïde. Au fur et à mesure
qu’elle s’approche, nous en découvrons les reliefs, mais si nous ne restons pas à une distance
raisonnable, nous sommes capturé par son champ gravitationnel et nous nous écrasons avec notre
« vaisseau attention ». Tout l’art d’une attention fluide et maîtrisée réside dans la capacité à naviguer
doucement entre les corps célestes sans jamais s’écraser. C’est ce que permettent les
« pensoscopes ».
Mais est-ce que RAPPEL ne risque pas d’interférer avec les micromissions ? L’attention ne
risque-t-elle pas d’être divisée ?
Tout est affaire d’expertise et de légèreté dans la pratique. Utilisé de manière formelle, RAPPEL
s’accompagne effectivement de programmes attentionnels explicites. Observer les déplacements de son
regard (P), et remarquer l’émergence de pensées en association avec ces déplacements (M), avec
l’intention de pouvoir les rapporter l’instant d’après (I) est un programme explicite. Il est donc assez
naturel de commencer par dédier à RAPPEL des petites bulles de temps spécifiques destinées
simplement à recentrer l’attention entre deux activités. Mais à l’usage, il semble que RAPPEL puisse tout
de même se superposer à d’autres activités sans les perturber, c’est-à-dire sans contredire le choix de
l’action au sein du système de pilotage.
Pourquoi ne pas essayer ? D’ordinaire, notre attention est déjà divisée entre notre activité et nos
PAM qui ne cessent de la captiver. RAPPEL n’implique rien d’autre qu’une prise de conscience légère et
rapide qu’une pensée vient de surgir au moment où nous finissions de donner un coup de pinceau ou de
sauvegarder un document – nul besoin d’interrompre notre programme attentionnel. Il s’agit plutôt d’une
habitude à prendre qui finit par se superposer à nos autres activités sans les déranger, tout en évitant le
phénomène de captivation de l’attention par vos distractions internes et externes.
Si vous avez du mal à utiliser RAPPEL pendant des tâches intellectuelles, commencez par des
activités physiques. Celles-ci s’y prêtent très bien car elles s’accompagnent de déplacements du corps
qui peuvent servir de repères pour y associer ses pensées sans perturber l’activité principale. Tout est
affaire de persévérance, et si les PIM suffisent à vous maintenir concentré, gardez RAPPEL pour les
phases de pause.
Pour finir, à quel âge un enfant peut-il commencer à apprendre à maîtriser son attention ?
Cela dépend de l’enfant. Il est certainement possible de sensibiliser un petit à l’attention très jeune :
l’adulte qui, pendant la lecture d’un conte, marque une pause dès que l’enfant regarde ailleurs, encourage
une attitude attentive. Il envoie un message clair à l’enfant sur ce qu’il attend de lui en matière d’attention.
Les jeunes enfants veulent toujours être au centre de l’attention de leurs parents, et sont très affectés
quand ces derniers les ignorent. Ils savent donc parfaitement, très jeunes, ce qu’est l’attention. À 2 ans,
un enfant s’amuse déjà d’une petite scène où un personnage donne l’impression d’être distrait et de ne
pas écouter ce qu’on lui dit. Il voit bien que quelque chose ne va pas et comprend ainsi qu’on attend du
personnage une attention plus soutenue.
Quand un père dit à son fils de 5 ans, fier de couper le pain pour la première fois, « ne te coupe
pas ! », ce n’est pas pour lui conseiller de ne pas se faire mal, mais pour l’inciter à faire attention à ne
pas se couper. Il lui demande en fait d’appliquer un programme attentionnel explicite à la place de celui,
implicite et moins stable, que l’enfant va spontanément adopter… Pourquoi ne pas l’expliquer
franchement à l’enfant ?
À l’heure actuelle, des expériences sont menées dans les écoles pour apprendre aux enfants, dès la
fin de la maternelle, les bases de l’attention à partir d’exercices comme celui du cercle des pensées, et à
travers la mise en place d’un vocabulaire commun : les PIM, les PAM, les OUIIN, RAPPEL et autres
minimoi.
Les coups de vent sur la poutre. Observer la capture, résister à la captivation. Je serai content
si… Couper la viande en petits morceaux pour les petites bouches. Le professeur d’arts
plastiques et les conflits attentionnels cachés. Jouer avec les PIM, en changer, les partager…
Comment boire un bon vin sans passer pour un rustre. Du PIM au rituel. Programme attentionnel
de niveau I : passer le fil dans le chas d’une aiguille. Niveau II : réciter un texte par cœur. Niveau
III : visualiser une explication. Niveau IV : le calcul mental. Le détective, le monstre affamé de
jouets et la représentation des intentions. Le jonglage multitâche du cadre débordé. La
cérémonie japonaise du thé. Vision pariétale et vision temporale. Du cercle des pensées aux
« pensoscopes ». Comment éviter de se laisser happer par les « champs gravitationnels » des
pensées. Encourager un comportement attentif chez les jeunes enfants.
CHAPITRE 11
Pour finir
1
« Un chêne peu attentionné pour les fleurs . »
BASHÔ (1644-1694).
1
« Je laisse la fenêtre ouverte pour entendre le chant du coucou . »
Tsubaki HOSHINO (1930-).
Toute personne qui dispose d’un cerveau peut découvrir par elle-même des « trucs » pour mieux se
concentrer, même sans doctorat en neurosciences ou en psychologie. Comme à notre époque, toutes les
bonnes (et les mauvaises) astuces finissent par être publiées sur Internet, je suis parti quelques jours sur
la toile francophone et anglophone pour les recenser. Le tour fut assez vite fait, car ce sont toujours un
peu les mêmes conseils qui reviennent. Ce sont souvent des impressions sans validation scientifique,
présentées comme des évidences par des coaches ou des journalistes ; certaines sont bien vues
toutefois. Voici donc le résultat, commenté, de ma petite recherche, regroupé en quatre rubriques.
C’est peut-être le conseil le plus simple et le plus évident. Si vous êtes facilement distrait,
commencez par éliminer les distracteurs externes. Avec moins de monde autour de vous et moins
d’objets encombrants sur votre bureau, vous réduisez les risques de capture réflexe de votre attention
par ceux-ci. C’est pourquoi on recommande souvent aux professeurs d’asseoir les enfants les plus
distractibles au premier rang. Pour ceux qui travaillent sur ordinateur, il y a même des programmes qui
masquent de l’écran les éléments susceptibles de vous distraire. Certains utilisent des bouchons
d’oreilles pour s’isoler du bruit, d’autres placent leurs mains de part et d’autre de leur visage pour
s’improviser des œillères, l’idée étant toujours de se créer une sorte de bulle hermétique.
2. FERMER LES VOLETS , LES PORTES , LES FENÊTRES , SE RETIRER DU MONDE
C’est une version un peu extrême du conseil précédent. Un site conseillait même de faire semblant
d’être au téléphone. L’idée est bien sûr de limiter les interruptions par le monde extérieur, ce qui est plus
facile à dire qu’à faire. Comment s’y prendre dans une salle de classe ou de réunion ?
Ce conseil reprend l’idée d’éliminer les distractions, mais dans une version moins radicale. Il peut
s’agir de mettre un casque sur les oreilles pour écouter de la musique, ou de travailler dans une
ambiance sonore familière, dans un café par exemple… ou tout simplement de vous asseoir dans une
position confortable, car les signaux d’inconfort qui proviennent du corps sont des sources de
distractions. Il ne s’agit pas forcément de s’isoler du monde extérieur, mais de trouver les conditions
d’une bonne concentration, qui peuvent d’ailleurs varier d’une personne à une autre. Certains ont du mal à
se concentrer dans le silence et aiment bien travailler en musique, par exemple. Le silence,
effectivement, laisse le cortex auditif libre de développer des impressions auditives imaginaires, et
notamment ces petites paroles internes que l’on appelle la « petite voix ». Celles-ci sont alors plus
saillantes et peuvent gêner la concentration. C’est pourquoi une musique légère, ou le bruit de fond d’une
salle de café, peut parfois faciliter la concentration.
Certains sites conseillent de travailler toujours dans le même environnement. Pourquoi pas… Notre
cerveau va naturellement s’habituer aux types de distractions qu’il génère. Mais attention aux routines :
vous aurez plus de mal à vous concentrer si vous devez changer soudain d’environnement de travail.
Pour retrouver chaque fois les mêmes repères pour mieux se concentrer, certains utilisent des
petites routines, voire des rituels, pour mettre en place l’état de concentration dont ils ont besoin. Le
tennisman Rafael Nadal, par exemple, reproduit systématiquement la même séquence de gestes dans la
demi-heure qui précède ses matchs pour arriver parfaitement concentré au début de la partie. Dans les
monastères zen, l’entrée dans la salle de méditation est très ritualisée, avec une façon particulière de
poser le pied à l’entrée puis de s’asseoir. C’est une façon d’envoyer à son cerveau un signal fort
concernant le type d’attitude à adopter pour la suite : vous créez ainsi un contexte que votre cerveau
reconnaît et qu’il associe à une manière générale de se comporter, comme lorsque vous rentrez dans un
lieu de culte ou lorsque vous allez déjeuner le dimanche chez votre grand-mère. Vous adoptez
spontanément un certain état mental, conditionné par le lieu où vous êtes. Ces rituels amènent aussi à
utiliser des programmes attentionnels explicites, qui commencent déjà à stabiliser l’attention. Sachez ce
qui est le plus efficace pour vous-même. Mais, encore une fois, ce type de conseil va à l’encontre d’une
certaine flexibilité : comment se concentrer le jour où vous ne pouvez pas vous livrer à votre petit rituel ?
C’est amusant… J’ai aussi lu sur d’autres sites qu’il valait mieux toujours travailler au même endroit,
dans la lignée du conseil précédent. En résumé, faites ce qui vous convient le mieux !
Si vous souhaitez aller vite, vous risquez d’augmenter votre niveau de stress, et de modifier ainsi
certains équilibres chimiques qui conditionnent l’efficacité de votre système exécutif, notamment ceux de
la norépinéphrine et de la dopamine. Mieux vaut parfois ralentir.
Pourquoi pas ? De toute façon, si vous y arrivez, c’est que vous êtes suffisamment détendu pour
bien travailler. C’est aussi une bonne façon de mettre au repos le système exécutif, qui sera alors
régénéré à la reprise du travail.
La tendance naturelle du corps n’est pas forcément le repos immobile, surtout chez les enfants.
L’inhibition du système moteur est l’une des fonctions principales du cortex préfrontal, coûteuse en
énergie. En relâchant cette inhibition, en vous défoulant, la contrainte exercée par cette partie du cerveau
se détend également. L’énergie retrouvée pourra être utilisée pour les autres fonctions du cortex
préfrontal, et notamment pour la mémoire et la concentration. Certains se concentrent mieux en
marchant, est-ce votre cas ? Mais force est de constater que dans notre société majoritairement
sédentaire où la plupart des métiers s’accompagnent d’une activité physique réduite, le système éducatif
semble se fixer comme objectif d’éduquer nos enfants à cette sédentarité, en limitant autant que possible
l’activité physique. Ce n’est pas forcément l’idéal, mais il faut faire avec.
Un autre bon conseil, en droite ligne des idées précédentes. C’est aussi une excellente manière de
se récompenser à la fin d’une minimission. Rien ne vous empêche d’ailleurs de faire une pause, très
courte, après chacune d’entre elles, pour reprendre votre souffle et mieux aborder la suivante. Si la
pause est un peu plus longue, elle doit être considérée comme une minimission à part entière, avec une
durée clairement définie. Cela vous permettra de vous reposer pleinement, sans vous angoisser à l’idée
de tout ce qu’il vous reste à faire.
Rappelons d’ailleurs que, dans un état attentionnel favorable réduisant les conflits motivationnels, la
sensation de fatigue ne vient pas de l’attention elle-même, mais de l’activité que vous êtes en train de
réaliser. C’est pourquoi la plupart des enfants peuvent rester facilement concentrés deux heures sur un
film passionnant, alors qu’ils craquent au bout de dix minutes de calcul mental. Cela nous amène
directement au conseil suivant.
C’est une technique apparemment très en vogue, défendue par les adeptes de la méthode
« pomodoro », en référence à l’appellation anglaise des petits minuteurs de cuisine qui ressemblent
parfois à de petites tomates (pomodoro en italien). Les fans de ce petit outil ont même un congrès
international, pour apprendre ensemble à maîtriser leur temps 2 . Quand le minuteur sonne, vous faites
une pause et vous passez à autre chose. Cette méthode est très proche de la technique des
minimissions, dont la durée est fixée chaque fois à l’avance. L’idée me paraît excellente, mais pourquoi
toujours fixer cette durée à vingt-cinq minutes ? Il est bien difficile de maintenir un objectif en tête pendant
un temps aussi long. Sur d’autres sites, la durée proposée est encore plus longue : quarante-cinq
minutes et même parfois quatre-vingt-dix minutes. C’est bien si vous êtes au calme, mais si vous êtes
dans un environnement très sollicitant, vous aurez bien du mal à faire tenir des périodes aussi longues
entre deux interruptions. Mieux vaut alors prévoir des durées plus courtes et des objectifs plus simples.
J’ai trouvé plusieurs fois ce conseil de « toujours faire un peu plus que ce que l’on a prévu au
départ ». Si vous avez prévu de travailler une demi-heure, poussez jusqu’à trente-cinq minutes. Si vous
avez prévu de répondre à dix mails, répondez à quinze. Les sites américains appellent cette règle The
Five More Rule (« la règle des “cinq de plus” ») et l’introduisent comme une manière d’augmenter
progressivement sa capacité de concentration. Cette règle est une méthode directement issue des
programmes d’entraînement physique « pompes-abdos-footing », qui est ici appliquée à l’entraînement
mental suivant l’idée, j’imagine, que le cerveau fonctionne comme un muscle. Dans sa version brute, elle
contredit directement le conseil précédent, qui fixait au contraire à l’avance la durée de chaque épisode
de concentration en recommandant de s’y tenir. Je pense, comme les adeptes du « pomodoro », qu’il
faut effectivement privilégier des objectifs limités dans le temps, pour fixer un cadre temporel clair à sa
minimission et s’y tenir. Par contre, il est toujours possible d’augmenter progressivement le nombre de
minimissions que l’on tente d’accomplir avant une pause plus longue, pour accroître son endurance
attentionnelle. C’est une manière de concilier les deux approches.
Il s’agit encore une fois d’utiliser sa montre, mais dans un but légèrement différent. Les alarmes
servent ici à rappeler les tâches importantes que vous devez accomplir et que vous ne pouvez pas
oublier, sans toutefois encombrer votre mémoire de travail. Nous pouvons alors plonger totalement dans
l’activité en cours, sans craindre d’oublier celle qui vient juste après. Certains utilisent également des
alarmes pour ramener leur attention sur leur activité du moment : quand il sonne, le réveil les détourne de
leurs pensées et leur rappelle de se concentrer. C’est une technique utilisée dans certaines écoles de
méditation pour rappeler aux pratiquants de replacer leur attention sur leur respiration dès qu’ils
entendent une sonnerie, quelle qu’elle soit. A priori , si les minimissions sont assez courtes, ce n’est pas
nécessaire.
S’organiser
On trouve ensuite toute une série de conseils concernant l’organisation du travail, en lien direct avec
la technique des minimoi.
Ce conseil vise à simplifier ses objectifs et à éviter les conflits attentionnels. Tout l’art est ensuite de
découper ce que l’on a à faire d’une manière qui élimine vraiment ces conflits. Lire un texte peut sembler
une tâche simple, alors qu’il existe plusieurs manières de lire le même texte, qui peuvent entrer en conflit
si l’objectif de la lecture n’est pas suffisamment précisé. En découpant ce que vous avez à faire en
minimissions, vous serez moins gêné en cas d’interruptions fréquentes. Vous pourrez aussi faire bon
usage de tous les petits bouts d’heures qui traînent ici et là dans une journée et qui sont d’ordinaire
laissés en friche.
C’est l’un des conseils les plus fréquents, et j’y adhère pleinement. Seulement, qu’est-ce que
« une » chose ? Peut-on conduire et discuter en même temps ? Le pilote de rallye qui conduit tout en
écoutant attentivement les instructions de son copilote fait-il une seule chose à la fois ? Difficile de
répondre à cette question si l’on ne raisonne pas en termes de programme attentionnel et si l’on ne prend
pas en compte son propre degré d’expertise. Je proposerais donc plutôt de ne mener qu’un seul
programme attentionnel à la fois, quitte à passer rapidement d’un programme à un autre si les
circonstances imposent un mode multitâche, et à condition que ces programmes soient bien clairs dans
votre tête.
Facile à dire, difficile à faire. Mieux vaut apprendre à le maîtriser, comme je l’évoquais à l’instant.
18. AVOIR UNE IMAGE VISUELLE CLAIRE DE CE QUE L ’ON CHERCHE À ACCOMPLIR
J’ai plusieurs fois évoqué cette idée. On retrouve ici l’exemple de l’enfant qui doit ranger sa
chambre. L’image de l’objectif à accomplir facilite la tâche de sélection du système exécutif en favorisant
les actions qui mènent à cet objectif. C’est donc un bon conseil, tant que l’objectif est clairement
visualisable, mais ce n’est pas toujours le cas. Il m’est bien difficile de visualiser mentalement l’objectif
que je vise en écrivant ces lignes, ou même quand je conduis sur une route de campagne. Dans ce cas,
vous devez matérialiser votre intention d’une autre façon, en vous inspirant éventuellement de ce livre.
En lien direct avec le conseil précédent, celui-ci rappelle une des principales recommandations de la
méthode de travail Getting Things Done de David Allen, que j’ai eu l’occasion de commenter dans Le
Cerveau attentif . L’essentiel est que notre système exécutif s’y retrouve, et que le langage dans lequel
ces actions sont décrites lui convienne, en fonction de ce qu’il « sait savoir faire ».
20. HIÉRARCHISER LES CHOSES QUE L ’ON A À FAIRE
C’est le travail du maximoi. J’ajoute qu’il est utile de bien se connaître pour effectuer les tâches les
plus exigeantes sur le plan de l’attention aux moments où l’on sait que l’on sera le plus concentré. Vous
pouvez commencer par deux ou trois tâches faciles pour vous mettre en jambe, avant d’aborder la
montée vers le sommet au pic de votre forme. Ce conseil se rapproche alors du suivant.
21. ALTERNER DES TÂCHES EXIGEANTES SUR LE PLAN DE L ’ATTENTION AVEC DES
TÂCHES PLUS LÉGÈRES
Un conseil de bon sens pour les raisons qui viennent d’être évoquées, même si je persiste à penser
qu’une attention bien maîtrisée ne génère pas de fatigue par elle-même. Un concertiste m’a un jour confié
ressentir plus d’énergie à la fin de ses concerts qu’au début, grâce à l’attention engagée. Au contraire,
réaliser une tâche facile avec un esprit dispersé peut se révéler épuisant, surtout quand on ressasse des
pensées. La fatigue vient plus de l’activité qui est menée que de l’attention elle-même. Je suggère donc
d’alterner des tâches exigeantes sur le plan physique ou cognitif avec des tâches plus légères, en
maintenant le même niveau d’attention détendue pour chacune (à l’opposé d’un effort de concentration
crispée avec les sourcils froncés).
Plutôt que de répondre à un e-mail de temps à autre, autant bloquer un moment pour répondre à dix
e-mails de suite. La raison de ce conseil d’efficacité est que l’alternance entre des tâches qui exigent des
processus cognitifs différents a un coût pour le cerveau, en termes de temps et d’efficacité ; c’est ce que
les psychologues anglo-saxons appellent le switch cost , ou « coût du changement ». Il est donc
effectivement préférable de rester dans le même type d’activité une fois que vous y êtes engagé, surtout
si cette activité est complexe.
Selon un site, il s’agirait des périodes de la journée où nous sommes le plus efficace.
Personnellement, je préfère le petit matin entre 6 heures et 9 heures, et mon voisin de bureau le début de
la nuit, entre 23 heures et 2 heures. Je pense qu’il n’y a pas de règle absolue et que vous devez avant
tout vous connaître. Mais une fois encore, vous ne pouvez pas toujours choisir l’heure à laquelle vous
devez être attentif. Quand un joueur de foot doit jouer à 20 heures, il doit jouer à 20 heures, et tant pis si
son pic de concentration est à 17 heures ! Il aura au moins été pleinement attentif à son bol de céréales
au goûter.
24. REPRÉSENTER SOUS UNE FORME GRAPHIQUE LES CHOSES QUE L ’ON A À FAIRE
PENDANT LA JOURNÉE , COMME UN CHEMIN À PARCOURIR
… ou aux réseaux sociaux, ou aux jeux, etc. Les e-mails constituent une source permanente
d’interruption, non seulement sur le lieu du travail, mais également en dehors avec les smartphones. Ce
conseil incite à sortir d’un mode de réaction permanente et instantanée pour passer dans un mode plus
planifié. Le maximoi envoie régulièrement un minimoi s’occuper des e-mails, pendant une durée fixée à
l’avance et avec ce seul objectif.
Le conseil précédent vient ici s’appliquer aux pensées parasites, à vos soucis, à cette facture à
régler, à cet embrayage à changer, à ce kilo en trop ou à ce bouton aperçu sur votre visage ce matin.
Votre maximoi désigne un minimoi pour se pencher sur le problème et laisse les autres minimoi
tranquilles. Cette technique est reprise dans les conseils suivants.
… en espérant qu’une fois transcrites par écrit, vos pensées pourront enfin s’éloigner. En tout cas,
vous ne ressentirez plus le besoin impérieux de les garder en mémoire et c’est un premier pas important.
28. QUAND UNE IDÉE OU UNE CHOSE À FAIRE VOUS VIENT SOUDAINEMENT À L
’ESPRIT , NOTEZ -LA
C’est un peu le même conseil, qui vise à limiter l’impact des PAM sur votre concentration. L’idée qui
vous vient à l’esprit implique quelque chose d’important à faire, ou d’important à savoir… et il y a un
risque à l’oublier. Votre cerveau va donc spontanément la maintenir en mémoire de travail, et encombrer
cette dernière dont la capacité est très limitée. Toutes les tâches qui utilisent cette forme de mémoire, ne
serait-ce que pour garder en tête votre objectif du moment, vont être affectées et vous aurez du mal à
rester concentré. La solution proposée ici paraît donc astucieuse, pour vider cette mémoire sans risquer
d’oublier. Quand vous avez quelque chose à faire, vous pouvez soit agir tout de suite, soit reporter cette
tâche à plus tard, soit la déléguer, soit l’abandonner 3 . Pour rester concentré, vous devez choisir de ne
pas réaliser cette tâche tout de suite, et si celle-ci est trop importante pour la laisser tomber, il ne reste
plus qu’à la reporter ou à la confier à un autre. Vous n’avez rien d’autre à faire pour le moment que de la
noter ; et quelqu’un d’autre, ou un autre minimoi, s’en occupera. Si vous n’avez pas la possibilité de noter
– si vous êtes en train de descendre une rivière en kayak – vous pouvez toujours essayer d’associer
cette idée à un objet autour de vous, en la plaçant mentalement sur la pointe avant du kayak par
exemple. Cette association créera un lien dans votre cerveau entre cette idée et cet indice visuel. C’est le
principe de la mémoire associative, toujours très efficace pour mémoriser une information.
29. DESSINER UNE PETITE CROIX SUR UN PAPIER CHAQUE FOIS QUE L ’ON SE
DÉCONCENTRE
Si vos pensées continuent malgré tout de vous harceler, garder une trace du nombre de fois où cela
se produit. Ce petit truc permet de détourner votre attention de ces pensées en les ramenant à un
élément extérieur (la pensée est réduite à une petite marque au crayon) et d’éviter ainsi le phénomène de
captivation. C’est un peu le principe de la « technique de l’étiquetage », que j’ai détaillée, et qui est
utilisée dans certaines formes de méditation.
J’ai trouvé ce conseil intéressant, à condition de le préciser. Sur l’autoroute, vous n’avez aucun
contrôle sur le véhicule en train de vous doubler, mais vous devez y faire attention. Cette astuce me
rappelle plutôt le témoignage d’un musicien qui avouait prendre très peu en compte la réaction du public
pendant ses concerts, car la réaction de la salle dépendait de trop de facteurs indépendants de sa
performance, comme l’état d’esprit des spectateurs ce soir-là ou leur goût pour la musique. Mieux vaut
réserver votre attention pour les éléments de la vie qui doivent réellement décider de vos actions. En
particulier, vous pouvez délaisser sans risque les pensées traitant d’aspects sur lesquels vous ne pouvez
pas agir, comme une maladie pour laquelle vous êtes déjà suivi… C’est une bonne philosophie.
Soigner sa motivation
Les conseils suivants traitent du lien fort entre attention et motivation. Il est plus facile de se
concentrer sur ce qui nous plaît, et cela n’a pas échappé à certains.
31. AVOIR UNE IDÉE CLAIRE DE LA RAISON POUR LAQUELLE ON FAIT CE QUE L ’ON
EST EN TRAIN DE FAIRE
Certains proposent même de noter cette raison sur un bout de papier. Ce conseil semble concerner
la motivation, mais pas uniquement, car on peut clairement voir l’intérêt d’une tâche sans être pour autant
motivé. Songez à votre déclaration d’impôts. Cela dit, il est clair que si vous avez un doute sur l’utilité
réelle de ce que vous êtes en train de faire et que cette tâche est parfaitement ennuyeuse, vous aurez
sans doute du mal à vous concentrer car votre cerveau sera alors dans une situation de conflit
motivationnel. En principe, ce problème est résolu par la technique des minimoi, puisque c’est au maximoi
de décider si une minimission vaut la peine d’être réalisée, et qu’une fois celle-ci lancée, le minimoi
l’exécute sans se soucier de son utilité réelle. L’évaluation de l’intérêt d’une tâche et son exécution doivent
donc être dissociées dans le temps.
Voilà la formule miracle ! Mais comment se concentrer sur ce que l’on n’aime pas faire ? Si vous
répondez que c’est impossible, vous pouvez jeter ce livre à la poubelle immédiatement (ou mieux, le
recycler). De toute façon, les gens passionnés par leur métier (comme les chercheurs !) confirmeront
que la passion ne résout pas tous les problèmes d’attention, au contraire même, surtout quand la relation
au travail devient trop… passionnelle.
Voilà une recommandation plus intéressante à mon goût, mais aussi plus difficile à mettre en œuvre.
Il s’agit d’aligner autant que possible les forces qui orientent le choix de vos actions et votre attention, en
recrutant ici le circuit de récompense pour scotcher celle-ci à l’activité en cours. C’est un très bon conseil
qui demande de faire preuve de créativité. Personnellement, je confesse qu’il m’arrive, lorsque je dois
passer l’aspirateur, d’imaginer qu’il s’agit d’un monstre affamé se nourrissant de la poussière au sol. Le
problème, c’est qu’il n’est pas toujours facile de trouver une manière astucieuse de rendre la tâche que
l’on doit faire amusante ; sinon, tous les professeurs auraient recours à ces trucs pour captiver l’attention
de leurs classes. Il faut donc un plan B, quand vraiment, vraiment, ce que l’on a à faire n’est pas
intéressant, quelle que soit la manière dont on le présente. J’ai déjà conseillé à des parents de donner
des petites récompenses à leurs enfants à chaque minimission réussie. Pour un jeune « accro » aux jeux
vidéo, songez à lui faire gagner ses temps de jeu par jetons de cinq minutes : une heure de jeu gagné
toutes les trente minimissions réussies (à vous de fixer la durée, cinq minutes gagnées à chaque mission
de cinq minutes, cela paraît raisonnable… mais jouer à un jeu vidéo n’est pas une minimission permettant
d’acquérir des jetons !). C’est un moyen de détourner son circuit de récompense pour le faire passer
dans le camp des parents. Je me souviens d’une période pas si ancienne où il fallait mettre des jetons
dans une machine pour jouer à Pac Man. Pas de jeton, pas de jeu.
Autres conseils
Voici enfin quelques conseils généraux, difficiles à classer avec les précédents :
Il peut être plaisant de travailler en groupe. Cela stimule alors le circuit de récompense pour
verrouiller l’attention sur l’activité qui est menée ensemble, car ce circuit réagit aussi au plaisir social. Les
interventions des autres vont également déclencher des réactions de notre part, selon les automatismes
du langage notamment, qu’il serait difficile de faire émerger autrement. Vous vous en rendrez compte si
vous essayez de parler tout seul à haute voix chez vous ; vous constaterez que les mots vous viennent
moins facilement. Pour certaines activités, le travail en groupe propose donc un contexte favorable pour
déclencher les automatismes les plus efficaces pour ce que l’on a à faire. Pour des tâches qui
demandent une attention très soutenue, pour créer les images mentales nécessaires à la compréhension
d’un mécanisme par exemple, l’effet du groupe peut être au contraire contre-productif.
En psychologie du sport, il est fréquent de lire que certaines personnes ont plus de facilité à se
concentrer longtemps sur un objet unique, alors que d’autres sont plus à l’aise pour passer rapidement
d’une chose à une autre ou pour distribuer leur attention dans l’espace. Je ne connais pas d’étude
appuyant cette thèse à partir de mécanismes cérébraux, mais les neurosciences sont parfois en retard
sur la psychologie cognitive. En tout cas, si cette proposition est exacte, elle incite à mieux se connaître
pour tenir compte de ses préférences attentionnelles et adapter sa manière de travailler. Cela dit, il me
semble important de chercher justement à développer les capacités attentionnelles qui nous manquent
pour parvenir à une certaine aisance dans toutes les situations. Sinon, le geek habitué à rester concentré
sur le cadre restreint de son ordinateur est condamné à rester nul au foot toute sa vie (un bon exemple
d’activité qui demande une attention distribuée).
Ce conseil rejoint le précédent, mais ne nécessite pas que vous ayez étudié le cours ou l’exposé à
l’avance. En vous posant une question, vous analysez ce que dit la personne avec un objectif clair en
tête : obtenir une réponse à cette question. Pour votre système exécutif, c’est un moyen de mieux cibler
les processus cognitifs qu’il doit mettre en jeu en réponse à ce que vous entendez grâce à un programme
attentionnel explicite. Vous êtes dans un état de recherche attentionnelle, à l’affût de certains éléments
particuliers dans le discours de votre interlocuteur. C’est ce que l’on appelle l’écoute active, qui est une
forme d’écoute guidée par une intention. L’inconvénient est que vous masquez de cette manière les
autres aspects du discours. Ce même conseil peut s’appliquer à la lecture : quelle information
recherchez-vous précisément dans le texte que vous êtes en train de lire ?
On a beaucoup écrit sur l’impact négatif des nouvelles technologies sur l’attention. Mais elles
fournissent de nombreux outils qui peuvent au contraire nous aider à mieux la maîtriser. Le simple fait de
pouvoir appeler son fils pour vérifier qu’il est bien rentré de l’école permet de se rassurer et de mieux se
concentrer sur le travail que l’on a à faire. Mais les smartphones permettent également de noter les PAM
et de désencombrer la mémoire de travail, d’organiser sa liste de choses à faire par genre et par
créneau horaire afin d’être prévenu des tâches à réaliser uniquement quand l’heure et le contexte s’y
prêtent. Ils permettent même de jeter un coup d’œil rapide sur Internet pour vérifier le sens d’un concept
que l’on n’a pas bien compris pendant une conférence, ou de récupérer une information au moment
même où notre envie de la connaître est la plus grande, ce qui facilite naturellement sa mémorisation.
Les possibilités sont infinies. Tout est affaire de discrimination entre la distraction pure et la réelle utilité,
et surtout affaire de discipline pour jongler entre la vie réelle et la vie virtuelle d’une manière parfaitement
maîtrisée.
C’est la version la plus légère d’un autre conseil : « méditer », sur lequel je reviendrai plus
longuement. En prenant la respiration comme objet d’attention, avant la tâche à réaliser, le cerveau
évolue pendant quelques instants avec un programme attentionnel extrêmement clair et simplifié, qui
permet progressivement de réduire l’impact des autres distractions tout en étant plus à l’affût des
premiers signes de la captivation. C’est aussi une manière de faire une pause, tout en restant attentif.
J’ai vu également proposer l’idée de se concentrer sur un objet ou sur un mantra (une phrase ou un mot
répété mentalement).
Il s’agit plus de conseils généraux pour permettre à son cerveau de fonctionner correctement. Le
cerveau a besoin d’énergie et de repos, bien sûr.
Des études sérieuses montrent que les jeux vidéo d’action améliorent l’attention. Mais… méfiance !
Il s’agit d’une forme d’attention très particulière : l’attention visuelle nécessaire pour détecter et réagir
rapidement à des stimuli apparaissant sur un écran. Ce n’est pas du tout l’attention qui vous permettra de
travailler efficacement pendant longtemps ou d’écouter quelqu’un sans décrocher ; au contraire, même,
puisque dans un jeu d’action, vous devez être à l’affût de tous les dangers possibles et donc dans un état
d’hypersensibilité à tous les distracteurs. D’autres types de jeux prétendent améliorer l’attention
soutenue, et proposent aux joueurs de s’entraîner chaque jour (souvent en payant). L’intérêt de ces jeux
fait l’objet de vifs débats dans la communauté des neurosciences, et un article paru dans la prestigieuse
revue Nature a souligné leur manque d’efficacité. Le problème de ces jeux est qu’il est difficile d’évaluer si
les compétences qu’ils développent indéniablement (les scores s’améliorent avec la pratique) se
transfèrent à des situations réalistes de la vie quotidienne. Le cerveau est extrêmement efficace pour
développer des automatismes lui permettant de réaliser les tâches répétitives avec le moins d’attention
possible, ce qui, vous en conviendrez, pose problème quand la tâche en question – le jeu sur ordinateur –
est justement supposée entraîner l’attention. Par contre, ces jeux peuvent permettre d’évaluer ses
propres capacités d’attention quand on les utilise de temps en temps, en complément d’une autre
technique pour améliorer celles-ci.
Il n’est pas question ici de s’enfermer pendant des heures avec des amis devant un plateau de jeu
en lançant des dés, mais de s’imaginer incarner des personnages avec des personnalités particulières,
incarnant chacune un style d’attention ou une mission bien précise. C’est l’une des bases d’un programme
d’éducation de l’attention développé au Canada pour les écoliers, le programme Attentix développé par
4
Alain Caron . L’intérêt de cette approche est de représenter de manière très claire et concrète les
programmes attentionnels, ce qui facilite considérablement la tâche du système exécutif. C’est une très
bonne approche pour les enfants, qui peut aussi profiter aux adultes. Dans l’un des chapitres de ce livre,
j’ai évoqué par exemple le détective à la recherche de fautes d’ortho graphe dans une dictée, et, un peu
plus haut, le monstre affamé de poussières (pour passer l’aspirateur) ; et si vous avez besoin d’être très
concentré, vous pouvez aussi vous imaginer être un gymnaste juste avant son programme aux jeux
Olympiques ; la liste des rôles possibles n’a de limite que votre imagination. Ces petits jeux de rôle ont
une efficacité parfois déroutante pour transformer une corvée en un jeu amusant, et focaliser ainsi
l’attention sur la tâche à accomplir.
43. M ÉDITER
C’est l’un des conseils les plus fréquents. Je vous renvoie à l’encadré dédié à cette question en fin
de chapitre et pour finir…
Car en parcourant le Web à la recherche de conseils pour mieux se concentrer, j’ai découvert des
sites douteux prônant les mérites de méthodes miracles pour augmenter les pouvoirs de son cerveau.
Méfiance, méfiance, il peut s’agir de portes d’entrée vers des organisations à caractère sectaire.
À lire tous ces conseils, on s’aperçoit que le principe est toujours plus ou moins le même :
découper, faire une chose à la fois, minuter, visualiser l’objectif, réduire ses distractions internes, etc.
Pour formuler une critique, je dirais que même sous des allures très pratiques, ces conseils restent un
peu abstraits. Comment faire pratiquement ? À quoi doit ressembler un objectif ? Comment le visualiser ?
À quel degré de finesse découper ce que l’on a à faire ? Que faire quand les pensées ne disparaissent
pas en les notant ? Et puis de manière générale, un truc reste un truc. Rien ne remplace l’entraînement
et la répétition. Vous n’apprendrez pas à jouer du piano du jour au lendemain en appliquant des trucs.
Vous savez bien que les grands pianistes s’exercent plusieurs heures par jour. La maîtrise de l’attention
est aussi une forme d’art, qui peut (doit ?) se cultiver chaque jour et dans n’importe quelle situation de la
vie. J’ai souvent lu qu’il faut environ 10 000 heures d’entraînement pour exceller dans une activité, ce qui
peut sembler long. Mais dans le cas de l’attention, cela représente finalement à peine plus de deux ans :
à raison de douze heures par jour puisque toutes les activités de la vie quotidienne peuvent servir à
entraîner l’attention, et qui plus est sans effort ! Rendez-vous dans deux ans.
Et pourquoi pas…
Pour conclure ce chapitre, voici quelques trucs que je me permets d’ajouter, et qui n’ont pas plus de
validation scientifique que les précédents. Ils ont l’avantage d’être amusants. Je vous laisse juger de leur
intérêt.
Une personne qui s’exprime fait fréquemment des pauses, très courtes, pratiquement entre chaque
phrase. Vous pouvez utiliser ces pauses comme des points d’accroche à ce qu’elle est en train de dire.
Pour cela, faites-y simplement attention en y plaçant une sorte d’interrogation : que va-t-elle dire
maintenant ? Quel son va sortir de sa bouche ? Quel mot, quelle phrase va-t-elle maintenant prononcer ?
Cet état d’attente, très bref, est très efficace pour verrouiller l’attention sur les paroles de la personne
5
que vous écoutez .
Quand vous lisez, ou quand vous cherchez quelque chose, vous pouvez pointer du doigt l’endroit où
se porte votre attention visuelle, un peu comme les enfants qui apprennent à lire, mais avec un déroulé
plus rapide, un peu comme si vous orientiez un laser vers une zone de l’espace. C’est un moyen de
favoriser doublement cette zone, par la modalité visuelle et la modalité kinesthésique. En classe avec des
enfants, j’appelle cette technique le « doigt magique ». Par ailleurs, plusieurs études détaillées sur les
stratégies d’exploration visuelle lors de la réalisation d’actions simples (comme préparer un sandwich) ont
révélé qu’à presque chaque phase de l’action (sortir le jambon du réfrigérateur, disposer les tranches de
pain sur l’assiette, etc.), notre regard quitte l’objet que nous sommes en train de manipuler un peu trop
6
tôt , pour anticiper sur la phase suivante… Trop tôt, car c’est la source de nombreuses petites erreurs
d’inattention (coupures, objets renversés, etc.). C’est donc une bonne idée de maintenir le regard, et
l’attention, jusqu’au bout sur l’objet que l’on tient… jusqu’à ce qu’on l’ait posé.
Ce conseil rejoint le truc de l’aspirateur affamé. Nous sommes des êtres plus complexes qu’une
éponge : une éponge n’a qu’un but dans la vie (éponger), alors que nous en avons beaucoup… trop. Si
au moment d’utiliser cette éponge, vous l’imaginez comme un être doté d’une âme et d’une conscience
propres, que vous n’avez qu’à guider, vous serez peut-être moins distrait par vos préoccupations
annexes. C’est une façon de jouer les marionnettistes : à force de se prendre au jeu, le marionnettiste
finit par développer l’impression que la marionnette a sa volonté propre (c’est d’ailleurs la seule manière
de créer chez les spectateurs l’illusion que c’est le cas). De même l’éponge peut acquérir une « volonté »
propre avec une intention simple, qui ne peut être qu’éponger. Vous faites alors momentanément vôtre
cette intention, et la motivation qui l’accompagne, en oubliant toutes les autres. Vous êtes alors concentré
d’une manière très ludique. Nous sommes à la frontière de l’autohypnose, je le reconnais.
Nous disposons de la capacité étonnante de pouvoir nous imaginer sous une autre perspective que
celle immédiatement proposée par nos sens. En ce moment, je peux imaginer la scène que je suis en
train de vivre comme si elle était filmée depuis une caméra placée au plafond. Vous aussi, vous pouvez
changer de point de vue, par un petit jeu de l’imagination. Avez-vous remarqué que, lorsque nous nous
rappelons une scène que nous avons vécue, la forme visuelle de ce souvenir ne reprend pas toujours la
perspective directe qui était la nôtre à ce moment-là, celle vue à travers nos yeux ? Parfois, la scène
nous revient comme si elle avait été filmée de côté, ou du dessus. En utilisant cette capacité amusante,
vous pouvez envisager vos actions du moment comme si vous étiez filmé par une caméra extérieure,
comme si vous contrôliez votre avatar dans un jeu vidéo, pour acheter du pain ou faire tout autre chose.
Cela peut être un moyen efficace de stabiliser votre attention de manière amusante le temps d’une
minimission simple. Certains sportifs ont parfois cette impression de se voir d’« en haut » pendant une
compétition, avec un sentiment d’efficacité accrue.
Vous pouvez même pousser cette idée, comme le rugbyman John Wilkinson, jusqu’à imaginer que
vous êtes vraiment filmé et que des experts analyseront votre technique en détail. Vous ferez alors plus
attention à vos gestes. Mais prenez garde à ce que ce petit jeu mental ne vous fasse pas perdre le fil. Je
le recommande surtout pour des tâches très simples, comme préparer ses affaires ou faire ses courses
au supermarché (c’est amusant de faire ses courses comme si la scène faisait partie d’un film).
Au-delà des trucs et autres astuces : méditer pour mieux
se concentrer
Dans la liste précédente, la pratique de la méditation a été présentée comme un « truc » pour mieux
se concentrer (no 43), au même titre que « bien boire » ou « utiliser des alarmes ». C’est faire peu de
cas d’une approche au long cours de l’attention qui compte des adeptes toujours plus nombreux en
Occident, et qui intéresse de plus en plus les chercheurs en neurosciences. Si l’on se réfère à la
définition que donnait William James de l’attention (« la prise de possession par l’esprit , sous une forme
claire et vive, d’un objet ou d’une suite de pensées »), il apparaît évident que l’entraînement de l’attention
est une forme d’entraînement spirituel, et il n’est donc pas étonnant que sa maîtrise soit au centre de
plusieurs traditions spirituelles orientales qui donnent à la méditation un rôle central.
Par exemple, le « discours sur l’établissement de l’attention » (Satipatthana sutta ), directement
attribué au Bouddha, présente celle-ci comme une condition indispensable à l’illumination… On ne saurait
être plus explicite. C’est sans doute pour cette raison que les sociétés asiatiques très influencées par le
bouddhisme ont traditionnellement accordé une importance beaucoup plus grande à l’attention que nos
sociétés occidentales.
Cet intérêt plusieurs fois millénaire pour l’attention a donné naissance au fil des temps à toute une
famille de techniques pour développer celle-ci, que l’on retrouve en Occident de nos jours sous
l’appellation générale de « méditation ». Ce que nous appelons couramment la méditation peut se
décliner sous de très nombreuses formes, comme le sport, et toutes ne visent pas directement à
entraîner l’attention. En revanche, toutes s’appuient sur une forme d’introspection pour observer sa
propre vie mentale et découvrir ses lois, et cette introspection n’est pas possible sans une attention
stable. Il n’est donc pas surprenant de trouver dans ces pratiques des formes très explicites
d’entraînement de l’attention, parfois « récupérées » indépendamment de tout contexte religieux,
7
notamment par les samouraïs pour se préparer au combat .
Face à l’engouement de plus en plus fort des Occidentaux pour la méditation, les neurosciences
cognitives s’y intéressent désormais sérieusement pour tester et comprendre ses effets sur le cerveau.
L’étude de la méditation est maintenant un domaine de recherche accepté, après des années d’errance
entre science et religion. La plupart des études menées dans ce sens sont coordonnées au sein du projet
Mind and Life 8 : une passerelle lancée dans les années 1990 entre le bouddhisme et la science
occidentale par le neurobiologiste chilien Francisco Varela et le dalaï-lama. Les recherches actuelles sur
la méditation tentent surtout de comprendre comment un « simple » entraînement mental permet d’aller
mieux sans médicament. Le grand organisme de financement des recherches biomédicales aux États-
Unis, le National Institute for Health, a jugé cette question suffisamment importante, ne serait-ce que d’un
point de vue économique, pour accorder plusieurs millions de dollars chaque année à ce type de
recherches. Il est à parier que l’Europe emboîtera bientôt le pas.
À partir des textes classiques et du dialogue avec des experts de différentes traditions (les
« maîtres »), les scientifiques ont cru comprendre que la méditation peut développer deux grands types
d’attention, que l’un des chefs de file de ce champ de recherche, mon collègue et ami Antoine Lutz, a
9
appelé dans un article en anglais Focused Attention et Open Monitoring (que l’on peut traduire par
« attention focalisée » et « surveillance ouverte », mais je préfère pour cette dernière le terme de
« présence attentive »).
L’attention focalisée peut se définir comme une attention soutenue de manière aussi continue que
possible sur un objet bien précis (souvent la respiration, et la sensation du flux d’air au contact des
narines). L’attention focalisée définit clairement une cible et s’y tient, en essayant de ne pas la lâcher ou,
tout au moins, d’y revenir chaque fois le plus vite possible. Il est facile de comprendre comment cette
forme d’entraînement peut améliorer l’attention, puisque c’est précisément, et sans détour, ce que vise
cette technique. Assis au calme (pour limiter les sources de distraction extérieures), le participant a pour
consigne de rester sans bouger, de placer son attention sur un objet et de l’y ramener dès qu’il se rend
compte qu’il s’est laissé distraire. On peut comprendre qu’à force de chercher à rester concentré et
immobile, et sans autre but que celui-là, on puisse progressivement y parvenir de plus en plus
longtemps ; comme un coureur du dimanche se préparant pour un marathon. La différence avec le
coureur de fond, toutefois, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’améliorer son endurance, mais
également d’être de plus en plus malin. Car au fur et à mesure qu’il s’entraîne, le méditant apprend à
reconnaître les motifs de sa distraction, et les enchaînements de cause à effet qui l’amènent à lâcher son
objet d’attention. Il se familiarise ainsi avec sa dynamique cérébrale spontanée à partir de l’impact de
celle-ci sur ce qu’il ressent, c’est-à-dire sur son expérience consciente. C’est donc un peu comme un
coureur s’entraînant à courir plus longtemps, non seulement en renforçant sa musculature, mais
également en améliorant sa technique, et en apprenant progressivement à adapter son style à son niveau
de fatigue, aux modifications de terrain, aux dénivelés, à son souffle, etc. On peut dès lors comprendre
comment l’entraînement à l’attention focalisée peut avoir un effet bénéfique sur l’attention en dehors du
cadre protégé de la pratique formelle.
Mais l’attention focalisée pose tout de même un problème, car dans des situations normales de la
vie courante qui exigent de changer fréquemment d’objet d’attention, un mode d’attention si focalisée peut
se révéler à l’usage peu utile. Voilà pourquoi l’attention focalisée est souvent présentée seulement
comme un préliminaire à un deuxième type d’attention, qui est la présence attentive. La présence
attentive est une forme d’attention beaucoup plus distribuée qui ne cherche pas forcément à stationner
sur des objets précis, mais plutôt à éviter de tomber, au sens de l’équilibre attentionnel. Dans Le
Cerveau attentif , j’ai décrit deux phénomènes attentionnels, la capture et la captivation. La capture est
une orientation réflexe de l’attention, généralement assez brève, vers un événement soudain, comme un
bruit, ou un début d’émotion. La captivation est la prolongation de ce phénomène à travers une avalanche
de réactions émotionnelles, cognitives et motrices (j’ai une soudaine envie de chocolat et j’imagine ensuite
la tablette, l’endroit où elle est rangée dans la cuisine, le plaisir que j’aurais si j’en mangeais, je me lève,
etc.). La présence attentive peut se concevoir comme un état de résistance continue et légère à la
captivation. L’attention peut bien sûr se laisser capturer brièvement, puisque la capture est un processus
quasi incontrôlable, mais la recommandation est d’éviter autant que possible l’avalanche qu’elle provoque
d’ordinaire. S’il y a malgré tout captivation, ce n’est pas grave, on essaiera simplement de mieux négocier
la prochaine capture ; pendant la méditation, il y a toujours une deuxième chance.
Il ne faut pas voir d’opposition entre l’attention focalisée et la présence attentive. En pratique,
l’expert maîtrise les deux formes d’attention et peut revenir à la première quand le besoin se fait sentir,
notamment quand son activité mentale s’emballe et rend difficile la présence attentive. L’attention
focalisée permet de calmer l’emballement et de revenir à des conditions plus favorables à la présence
attentive. Il y a donc une forme de va-et-vient.
La présence attentive a été popularisée par l’Américain Jon Kabat-Zinn, sous le nom de
10
Mindfulness , ou, en français, « pleine conscience ». Kabat-Zinn a qualifié cet état de remède à
plusieurs états indésirables, et notamment l’anxiété et la dépression, et a souhaité l’extraire de tout
contexte religieux pour développer une forme séculière d’entraînement à la présence attentive. Ce
nouveau courant thérapeutique a abouti à la Mindfulness-Based Stress Therapy (MBSR, thérapie
antistress fondée sur la pleine conscience) et à la Mindfulness-Based Cognitive Therapy (MBCT,
thérapie cognitive basée sur la pleine conscience). En France, Christophe André a introduit avec talent
ces approches au grand public, auprès duquel elles rencontrent un très grand succès 11 . On ne peut que
saluer ce travail de popularisation et d’explication de la méditation, qui a permis d’en proposer une
version indépendante des traditions spirituelles parfois déconcertantes au sein desquelles elle s’est
d’abord développée. Sur cet élan, plusieurs groupes aux États-Unis et en Europe proposent maintenant
des programmes d’éducation de l’attention, en milieu scolaire, directement issus de techniques de
12
méditation .
Grâce à ces efforts, il devient maintenant possible de parler de méditation sans donner
immédiatement l’impression à son auditoire que l’on cherche à le convertir au bouddhisme. L’image
folklorique de moines assis dans des salles parfumées à l’encens, ou de hippies new age récitant des
mantras est en train de s’estomper peu à peu. Cela n’empêche pas certains de continuer à pratiquer la
méditation dans un cadre bouddhiste, mais il me semble que l’on voit se distinguer de plus en plus une
approche visant un but thérapeutique à court ou à moyen terme, de type MBSR ou MBCT, d’une
approche s’inscrivant dans une démarche de recherche spirituelle au long cours. Cette deuxième
approche, qui demande plus d’engagement et d’investissement personnels, reste très liée aux traditions
ancestrales, comme le Vipassana, le zen ou le bouddhisme tibétain, et aux enseignants reconnus de ces
différentes écoles.
Certains verront peut-être un parallèle entre la méditation et certaines des techniques expliquées
dans ce livre, ce qui est selon moi le signe d’une convergence entre les conclusions des neurosciences et
celles plus empiriques de l’introspection ; après tout, l’objet d’étude est le même (le cerveau) et seul le
moyen d’observation diffère. Chaque technique de méditation commence par l’exposé de ce que j’ai
appelé dans ce livre un programme attentionnel, avec la spécification d’une Perception à privilégier (par
exemple la sensation du souffle au contact des narines), d’une Manière de réagir aux variations de cette
Perception (replacer doucement l’attention sur cette sensation dès que l’on constate qu’on ne la perçoit
plus) et d’une Intention (dans cet exemple, ramener son attention sur le souffle aussi souvent que
possible). Ces programmes définissent très précisément tout ce qui devra être considéré comme une
distraction et évitent soigneusement de placer le méditant dans une situation de conflit attentionnel. La
séance de méditation a également une durée précise, fixée à l’avance, comme une minimission. Il y a
donc une poutre à traverser, et il s’agit de rester dessus ou d’y remonter après chaque chute. Le
méditant cherche alors simplement à compenser les pertes d’équilibre qu’induit chacune de ses PAM, car
sur un coussin, pendant la méditation, il ne se passe pas grand-chose d’autre que des PAM. La
méditation consiste alors simplement à apprendre à rester droit debout ou, souvent, assis. C’est ce que
traduit bien la pratique zen de shikantaza (que l’on traduit par « être simplement assis ») et la définition
e 13
qu’en donnait le grand maître zen Dōgen au XIII siècle : « Le nez vertical, les yeux horizontaux . »
Quelle élégante métaphore du sens de l’équilibre attentionnel !
Figure 33. La plupart des distractions, internes comme externes, s’accompagnent de l’impression nette que l’attention se
focalise soudain dans une région de l’espace, par exemple vers le haut du corps ou en avant. La personne habituée à
ressentir ces déplacements peut les compenser par petites touches et éviter ainsi la captivation de l’attention. Certaines formes
de méditation peuvent ainsi s’apparenter à un jeu de retour constant de l’attention à l’équilibre, le long d’une ligne centrale.
Il y a dans RAPPEL la même recherche de « verticalité », ce qui en fait donc, d’une certaine
manière, une technique de méditation, réduite à l’apprentissage du sens de l’équilibre attentionnel et sans
ambition spirituelle. Ceux qui ont l’habitude de méditer sont d’ailleurs peut-être perplexes face à l’accent
mis dans un premier temps sur les déplacements du regard plutôt que sur la respiration ; il y a pourtant
plusieurs raisons de mettre ainsi en valeur le regard. D’abord, les déplacements des yeux sont plus
directement couplés à l’attention que la respiration, selon des mécanismes qui commencent à être bien
connus ; en observant son propre regard, les forces qui bousculent l’attention apparaissent donc au
grand jour. Ensuite, les déplacements du regard sont si rapides et fréquents que leur surveillance place
celui qui s’y prête dans un état d’observation de sa vie mentale à une fréquence élevée. L’évolution des
pensées et les errements de l’attention se décrivent dans l’espace devant lui à une cadence de plusieurs
observations par seconde, avec un grain temporel proche du cycle perception-action et donc bien adapté
au bouillonnement de l’esprit. En associant, grâce au regard, mondes interne et externe, en passant du
mode OU au mode ET, ce jaillissement mental est décomposé en tranches fines, au niveau de la
microcognition. Enfin, le regard, comme la respiration, fait partie de ces rares processus du corps qui se
déroulent d’ordinaire de manière autonome mais qui peuvent faire l’objet d’un contrôle volontaire. Il
constitue donc un point d’entrée favorable pour apprendre le lâcher-prise, ce mode de surveillance légère
entre le laisser-faire (le regard vit sa propre vie) et le contrôle strict (chaque déplacement du regard est
décidé). Comme la respiration, et comme un petit chien tenu en laisse, le regard sait vivre sa propre vie
quand il cesse d’être dirigé volontairement. Le regard se prête donc bien, comme la respiration, à
l’apprentissage d’un mode de contrôle léger et doux qui peut ensuite s’appliquer à l’attention : vérifier
simplement, par petites touches, que tout se passe bien, en interférant le moins possible avec la
dynamique cérébrale spontanée tant qu’elle sert l’intérêt du moment ; en d’autres termes, apprendre à
apprivoiser doucement regard et attention, plutôt que d’essayer de les contrôler par la force et la
crispation, avec le sentiment inévitable d’échec qui s’ensuit.
CONCLUSION
On ne soulignera jamais assez l’intérêt des moyens mnémotechniques. Voici quelques sigles et
acronymes pour désigner certaines défaillances de l’attention, ou rappeler comment y réagir.
Ce livre est une petite cerise tout au bout d’une longue branche
d’un grand arbre. Sans les feuilles, la branche, le cerisier, la terre
sous le cerisier, le soleil, la pluie, l’air… pas de cerise. Je remercie
donc tous ceux qui ont rendu ce livre possible, souvent sans le savoir.
Ma famille bien sûr, mais aussi mes amis de Lyon et de Grenoble, qui
m’ont tant appris (je crois que dans le monde professionnel
« normal », on parle de « collègues »). Grâce à eux, je ne me
souviens pas d’un seul jour de travail qui n’ait été une journée de
plaisir.
Merci également à tous ceux qui m’ont sagement expliqué ce
qu’est « vraiment » l’attention : Céline, les enfants, les enseignants,
les athlètes et les artistes que j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer
(un livre leur sera prochainement consacré). Merci également à la
« famille Varela » et donc à Francisco, pour toutes ces années de
stimulation intellectuelle chaleureuse, et une pensée particulière pour
Claire : j’ai écrit la dernière ligne du livre dans ta maison du Queyras !
On fera pareil pour le prochain !
Merci enfin à Odile Jacob pour sa confiance renouvelée et à
Émilie Barian pour son patient travail de relecture, de conseil et
d’amélioration.
TABLE
Titre
Copyright
Dédicace
Avant-propos
Suis-je distrait !
Duel neuronal
Résister à la tentation
Savoir viser
En résumé
Le trépied de l’attention
Établir le contact
Garder l’équilibre
Je pense, donc je…
L’éléphant et sa cacahuète
S’organiser
Soigner sa motivation
Autres conseils
Et pourquoi pas…
Lexique
Remerciements
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DU MÊME AUTEUR
CHEZ ODILE JACOB