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S t udia I s lamica, 2004/98-99, p.

131-156

Au carrefour du soufisme et de la philosophie.


L’apport de μaz¡l⋲ aux fondements mystiques et philosophiques de la connaissance et
l’objection d’Ibn `Arab⋲ à la question de la vision de Dieu.

Ab… ß¡mid Mu®ammad b. Mu®ammad al-μaz¡l⋲ (450/1058-505/1111)1 a marqué un tournant


décisif dans l’histoire de la pensée islamique par ses écrits fondamentaux et polémiques. Il a
puisé dans toutes les sciences et les disciplines et son œuvre demeure inépuisable. Son
immersion dans chaque discipline lui a permis d’être qualifié le disciple de chaque science : il
est logicien dans la logique, juriste dans la jurisprudence, philosophe parmi les philosophes,
théologien en théologie, mystique parmi les soufis. Ibn `Arab⋲ doit beaucoup à μaz¡l⋲, mais
dans plusieurs passages de son œuvre, le Shaykh ne le ménage pas. Il lui reproche notamment
ses argumentations spéculatives sur Dieu, ses attributs et ses noms. Les points de divergence
entre eux feront l’objet d’analyse dans cette étude.
L’auteur des Fut…®¡t doit beaucoup à μaz¡l⋲ et il suffit de lire certains chapitres pour se
rendre compte de sa familiarité avec l’enseignement de ce dernier. Certains titres d’Ibn `Arab⋲
ressemblent dans une certaine mesure à ceux de μaz¡l⋲ même si le contenu thématique est
notablement différent : “L’alchimie du bonheur” (K⋲my¡’ al-sa`¡da)2 est cité expressément
dans le chapitre 733 à propos de la prophétie (nubuwwa). “Le Livre des prémices et des
finalités” (Kit¡b al-mab¡di’ wa l-∂¡y¡t)4 est également un titre akbarien cité dans Fut…®¡t5, le
titre du traité de μaz¡l⋲ sur les noms divins al-MaqÆad al-asn¡ f≈ ºar® ma`¡n⋲ asm¡’ All¡h al-
®usn¡6 a sans doute inspiré celui d’Ibn `Arab⋲ intitulé al-MaqÆad al-asm¡ f⋲ al-iº¡r¡t f≈m¡
waqa`a f⋲ al-qur’¡n bi lis¡n al-®aq⋲qa wa al-ºar⋲`a mina al-kit¡b¡t wa al-asm¡’7 Le titre “Le
tabernacle des lumières” (Miºk¡t al-anw¡r)8 est repris par Ibn `Arab⋲ pour son recueil de
hadith qudsi. De même que μaz¡l⋲ a composé une somme l’I®y¡’ `ul…m al-d≈n9, Ibn `Arab⋲ a
composé la sienne, al-Fut…®¡t al-makkiyya, mais destinée à une élite spirituelle beaucoup plus
réduite. Les affinités doctrinales entre μaz¡l⋲ et Ibn `Arab⋲ ne doivent cependant pas cacher
des divergences importantes signalées par le Shaykh dans plusieurs textes de son œuvre. Trois
thèmes principaux sont, selon nous, matière à divergence entre les deux maîtres : la question
de la vision (ru’ya), notamment la vision de Dieu, la question de la connaissance divine et le
problème de la relation analogique ou la correspondance (mun¡saba).

1
Voir EI², II, p. 1062-1066
2
Nous avons le K⋲my¡’ al-sa`¡da d’Ibn `Arab⋲ dans Fut…®¡t al-Makkiyya (désormais Fut.), II, p. 270-284
(Chapitre 167) et μaz¡l⋲, K⋲my¡’ al-sa``¡da, in Maæm…`at Ras¡’il al-im¡m al-μaz¡l⋲, Beyrouth, 1986, vol.5
3
Fut., II, 3 (chap. 73)
4
Voir `Abdulra®m¡n Badaw⋲, Mu’allaf¡t al-μaz¡l⋲, Koweït, 2e éd., 1977, p. 36-37
5
Fut., I, 53 (chap. 1 : sur la science des lettres) et dans le traité “al-m⋲m wa l-w¡w wa l-n…n”, in Ras¡’il, op. cit.,
6
μaz¡l⋲, al-Maqsad al-asn¡ f⋲ ºar® ma`¡n⋲ asm¡’ All¡h al-®usn¡, édition critique et introduction par Fadle
ºah¡de, Beyrouth : éd. al-maºriq, 1971
7
Cf. Yahya, Osman., Histoire et classification, Damas, Institut français, 1964, p. 363, 418. Voir aussi Ibn `Arab⋲,
Kit¡b kaºf al-ma`n¡ `an sirr asm¡’ All¡h al-®usn¡, in Pablo Beneito, El secreto de los nombres de Dios, introd.,
trad. et notes, Murcia , 1996
8
Ibn `Arab⋲, La Niche des lumières (= Miºk¡t al-anw¡r) : 101 saintes paroles prophétiques traduites de l’arabe et
présentées par M. Vâlsan, Paris : les éditions de l’œuvre, 1983
9
μaz¡l⋲, I®y¡’ `ul…m al-d≈n, Le Caire, éd. ßalab⋲, 1957

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Avant d’exposer l’antithèse akbarienne sur ces trois questions fondamentales, voyons tout
d’abord la thèse développée par μaz¡l⋲ et comment il perçoit la connaissance. Sur le plan
méthodologique, μaz¡l⋲ a déployé une énergie sans égal dans la façon de présenter la nature
de la connaissance d’un point de vue philosophique et théologique. La plupart de ses livres
tournent autour de la connaissance : sa nature, ses voies et ses organes. L’analyse est souvent
exposée d’une manière didactique et pédagogique en utilisant les images et l’analogie pour
rapprocher l’idée qu’il veut transmettre au disciple. Certains ouvrages comme l’I®y¡’ et le
MaqÆad al-asn¡ sont faciles à appréhender, mais d’autres livres comme les Maq¡Æid al-
fal¡sifa10 et le Ma∞n…n11 sont éminemment élitistes. Une approche logique de la connaissance
se trouve dans le Ma®akk al-na¥ar12 et le contenu de cette approche est repris par Ibn `Arab⋲,
notamment ce qui a trait à la distinction logique et grammaticale entre la science (`ilm) et la
connaissance (ma`rifa).
Logiquement parlant, μaz¡l⋲ voit dans la connaissance une saisie particulière et individuelle
des choses : la connaissance du monde (`¡lam) et la connaissance du possible (®¡di¢) ; alors
que la science est la saisie globale de l’unité intrinsèque des choses comme, par exemple, le
sens de la phrase “le monde est possible” (al-`¡lam ®¡di¢)13. En d’autres termes, la science
(`ilm) en tant que rapport désigne deux connaissances distinctes (science = connaissance +
connaissance)14. Ces considérations épistémologiques auxquelles Ibn `Arab⋲ lui-même fait
référence sont développées dans plusieurs chapitres des Fut…®¡t. Par ailleurs, la logique
occupe dans l’œuvre de μaz¡l⋲ une place prépondérante comme le montre les livres Mi`y¡r
al-`ilm15 et Ma®akk al-na¥ar. Mais la science et la connaissance ne reposent pas dans sa
doctrine uniquement sur le syllogisme ou l’analogie. Par-delà le caractère logique de la
dimension cognitive, μaz¡l⋲ développe une théorie métaphysique de la connaissance qui lui
est propre. Pour développer son idée sur la connaissance d’un point de vue métaphysique et
spirituel, nous nous baserons sur le chapitre de l’I®y¡’ “Explication des merveilles du cœur”
(ºar® `aæ¡’ib al-qalb)16, sur L’alchimie du bonheur (K⋲my¡’ al-sa`¡da) et d’autres épîtres
traitant de la connaissance. Si un traité mérite bien une attention particulière sur le thème de la
connaissance, ce serait incontestablement le Munqi∞ min al-∞al¡l17. Il évoque ce thème de
façon dialectique et polémique. En d’autres termes, μaz¡l⋲ ouvre un débat critique avec les
doctrines philosophiques en remettant en cause leurs fondements théoriques. Cette polémique
a pris un terme précis qui est le doute (ºakk), c’est-à-dire une sorte de remise en cause de la
capacité des facultés humaines à nous montrer le chemin de la vérité. Dans les essais
précédents, il s’est contenté d’exposer la théorie de la connaissance chez les philosophes et les
théologiens. Mais dans le Munqi∞, il affronte une véritable crise d’identité si l’expression est
exacte. Il tente, en effet, de trouver la voie qui convient à sa vocation et qui l’a trouvée enfin
dans le taÆawwuf.

10
μaz¡l⋲, Maq¡Æid al-fal¡sifa, éd. Sulaym¡n Duny¡, Le Caire, éd. Mac¡rif, 1961
11
μaz¡l⋲, al-Ma∞n…n bihi `al¡ ∂ayr ahlih, in Ras¡’il al-µaz¡l⋲, Le Caire, éd. al-£und⋲, [s. d.]
12
μaz¡l⋲, Ma®akk al-na¥ar f⋲ al-man≤iq, Beyrouth, éd. Annahda, 1966
13
Ibid., p. 8 (Introduction)
14
Ibid., p. 9 et 124
15
μaz¡l⋲, Mi`y¡r al-`ilm, éd. Sulaym¡n Duny¡, Le Caire, éd. Ma`¡rif, 1969, notamment p. 265 sur la conception
(taÆawwur) et l’assentiment (taÆd⋲q).
16
μaz¡l⋲, I®y¡’ `ul…m al-d⋲n, op. cit., III, p. 2-47
17
μaz¡l⋲, Munqi∞ min al-∞al¡l, trad. française de Farid Jabre, Beyrouth, Librairie Orientale, 1969

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1- La connaissance : ses voies et ses étapes


Dans le Munqi∞, μaz¡l⋲ commence par s’interroger sur ce qui fonde les assises doctrinales de
toute religion. Il s’aperçoit que la nature saine et originelle (fi≤ra) constitue l’essence de
chaque appartenance à un credo particulier. Il découvre que son dessein va au-delà de cette
appartenance qui prend dans l’enseignement canonique une forme d’imitation crédule. Il veut
saisir l’aspect intérieur des choses : « Mon but, me dis-je alors, est de connaître les réalités
profondes des choses : il m’importe de saisir l’essence de la connaissance. Or, la science
certaine est celle dont l’objet connu se révèle sans laisser de place au doute, sans qu’aucune
possibilité d’erreur ou d’illusion ne l’accompagne ; possibilité à laquelle le cœur ne se
prêterait même pas. Il faut donc que l’on soit à l’abri de l’erreur, et que ce sentiment soit lié à
la certitude » 18. μaz¡l⋲ connaît bien le but qu’il veut atteindre, mais par souci de conviction il
veut démontrer que les sens induisent l’homme en erreur et qu’il serait dangereux de se fier à
leurs jugements. Contrairement aux sens, μaz¡l⋲ semble donner crédit aux jugements de
l’intellect mais grâce à la lumière de la foi : « Finalement, Dieu me guérit et je recouvrai la
santé et l’équilibre mental. Les données rationnelles nécessaires devinrent acceptables ; j’eus
confiance en elles ; je m’y retrouvai en sécurité et dans la certitude. Je n’y suis pas arrivé par
des raisonnements bien ordonnés, ou des discours méthodiquement agencés, mais au moyen
d’une Lumière que Dieu a projeté dans ma poitrine »19. Dans cette mise en scène, les sens
perdent le jugement face à la raison avec l’intervention d’une instance supérieure. Ici l’auteur
vise les Sophistes grecs en faisant parler les sens, car le terme même de sophisme (safsa≤a)
semble désigner une habileté ou une invention ingénieuse. C’est dire à quel point il a lutté
contre la rhétorique séductrice des sens qui a tenté de semer le doute en lui sur l’aptitude de la
raison à atteindre les vérités essentielles. Mais μaz¡l⋲ a su contourner ce problème en
recourant à une mise en scène quasi théâtrale avec l’intervention de la lumière en deus ex
machina. Il s’accorde à dire que les “données premières” de la raison sont les seuls modes
d’accès aux vérités essentielles. Mais leur forme est semblable à un songe ou à l’ombre
décrite dans le mythe de la caverne chez Platon. Tout ce que le connaissant aperçoit n’est
qu’un aspect quelque peu chimérique de réalités inaccessibles. L’accès à ces réalités
s’effectue par une lumière provenant des mystères.
Quelles sont les étapes de la connaissance sur lesquelles μaz¡l⋲ a parcouru sans aboutir pour
autant à une certitude concluante ?
Il cite en premier lieu la théologie qui demeure, selon lui, une arme à double tranchant : d’une
part, la théologie sert à défendre les préceptes de la foi ; d’autre part, l’usage imprudent de ses
notions mène à la confusion : « Pour moi, la scolastique était peu satisfaisante. Elle ne pouvait
me guérir. Il est vrai qu’au bout d’une longue pratique, ses docteurs voulurent tenter de
défendre la Tradition, en scrutant les réalités profondes des choses. Ils ont entrepris des
recherches sur les substances, les accidents et leurs lois. Mais, comme le but de leur science
était ailleurs, ce qu’ils en ont dit est resté en deçà de son terme. Et le résultat n’a pas dissipé
les obscures hésitations des controverses humaines »20. L’apologétique ne tient donc pas sa
promesse pour dévoiler l’essence pure des choses. En second lieu, il se penche sur la
philosophie en étudiant ses doctrines et ses systèmes de pensée pour aboutir à la conclusion
suivante : la falsafa n’est pas toute entière erronée, il faut simplement nuancer et s’armer de
vigilance : « En somme, vis-à-vis des “fal¡sifa”, un double danger guette le croyant : le rejet
18
Ibid., p. 61-62
19
Ibid., p. 66
20
Ibid., p. 69-70

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en bloc de leurs écrits, ou l’adhésion totale à leurs doctrines. Entre ces deux extrêmes, μaz¡l⋲
indique une attitude de juste milieu, faite de prudence et de circonspection. Cette attitude de
juste milieu consiste précisément à ne pas rejeter, par principe, toute opinion soutenue par
ceux qui sont dans l’erreur. S’il y a danger, pour les faibles, à lire leurs écrits il peut y avoir
profit pour les hommes perspicaces et clairvoyants »21. Cette nuance a été signalée par Ibn
`Arab⋲ qui, lui aussi, ne rejette pas en bloc l’enseignement philosophique si, et seulement si,
les idées auxquelles les philosophes font allusion coïncident avec les réalités ésotériques des
mystiques : « Ô toi qui étudies ce genre de science, la science prophétique héritée des
prophètes –que sur eux soit la paix-, lorsque tu prends connaissance d’une de ses questions,
déjà mentionnée par un philosophe, un théologien ou un spécialiste de quelque science que ce
soit, que cela ne soit pas un voile pour toi et ne te fasse pas dire de ce soufi ayant réalisé la
vérité (mu®aqqiq) qu’il est un philosophe pour la simple raison qu’un philosophe a traité de
cette question et a professé cette opinion, ou qu’il l’a empruntée à ce philosophe, ou encore
qu’il n’a pas de religion parce que le philosophe en question n’en avait pas. N’agis pas ainsi, ô
mon frère ; ne tient de tels propos que celui qui n’a rien acquis. Toute la science du
philosophe en effet n’est pas fausse ; il se peut que cette question appartienne à ce qu’il a
énoncé comme vérité, surtout si nous savons que l’Envoyé –sur lui la paix- l’a aussi enseigné.
Ceci concerne tout particulièrement les sentences sapientiales, l’affranchissement des
passions, la protection contre la ruse de l’âme et les mauvaises pensées »22. Dans ce texte
l’auteur affirme que certaines sciences ésotériques sont trop élevées pour être cernées par la
raison, mais il admet la possibilité que les propos du philosophe ou du théologien peuvent être
en accord avec les sciences héritées du prophète. Par conséquent, les gens du dévoilement qui
recèlent ces sciences dans leurs âmes ne peuvent être mis sur le même pied d’égalité que les
gens de la spéculation. Ceux-ci peuvent avoir raison dans ce qu’ils disent, et la véracité de
leurs discours provient du mode réceptif qu’ils possèdent et qui peut être en accord avec la
vérité ésotérique ou la science des mystiques. Lorsque Ibn `Arab⋲ parle de Platon (Afla≤…n al-
il¡h≈) dans le chapitre 226 des Fut…®¡t23, il n’exclut pas la possibilité que le philosophe
emprunte la même voie, particulièrement la voie de la prophétie que suit l’imitateur (t¡bic) ou
l’héritier (w¡ri¢). C’est seulement cette voie qui est préconisée par μaz¡l⋲ dans sa polémique
avec ceux qui exaltent à outrance la nécessité de suivre un maître pour accéder à la réalité
profonde des choses (allusion faite aux ésotéristes, b¡≤iniyya): « Leurs efforts se bornent à
faire peu à peu admettre, au vulgaire et aux esprits faibles, la nécessité de s’en rapporter à un
maître »24. En critiquant cette tendance ésotériste, μaz¡l⋲ tourne vers la seule voie qu’il estime
juste et véridique, la voie du soufisme. Celle-ci est avant tout connaissance et cheminement
initiatique, ou bien savoir théorique et sagesse pratique. L’articulation de ces deux éléments
constitutifs de l’expérience mystique accorde à l’initié le bonheur parfait. Mais seul le goût
(™awq), comme mode ultime de la connaissance, qui est susceptible d’offrir cette béatitude :
« Mais il m’apparut que ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le
“goût”, les états spirituels et la mutation des attributs »25. Le goût (ou l’expérience directe) est
obtenu au terme de combats spirituels. Il est la conséquence de pratiques cultuelles dûment
observées. S’il est assimilé par les soufis à la théophanie, c’est parce que celle-ci est une

21
Ibid., introduction de Farid Jabre, p. 30-31
22
Fut., I, p. 32-33 (Introduction)
23
Fut., II, p. 523
24
μaz¡l⋲, Munqi∞ min al-∞al¡l, op. cit., p. 94
25
Ibid., p. 96

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lumière qui émane du mystère et submerge le cœur lui procurant ainsi une saveur : « l’un des
premiers prémices de la théophanie est ce que nos compagnons [les initiés] nomment le goût
initiatique (™awq) »26. Le cœur est donc le seul organe susceptible de percevoir cette lumière
lui accordant certitude et béatitude selon μaz¡l⋲.

2- Le cœur, siège des connaissances.


Rappelons tout d’abord que le cœur comme siège de la connaissance fait aussi l’objet de
commentaire dans L’alchimie du bonheur et dans Les élévations sanctifiantes dans les degrés
de la connaissance divine (Ma`¡riæ al-quds)27. Le livre sur les merveilles du cœur est une
véritable introduction à la théorie de la connaissance dans sa dimension spirituelle chez
μaz¡l⋲. Le cœur représente pour lui le centre de l’être intime de l’homme et le pivot de la
connaissance divine28. Les sens et les membres (æaw¡ri®) ne sont que les organes
transmetteurs des impressions sensorielles du monde sensible à l’âme humaine et au cœur.
C’est ce dernier qui demeure finalement l’organe central de la connaissance divine. Il doit
assumer une responsabilité morale et accomplir des tâches spirituelles diverses.
Métaphoriquement parlant, il est présenté comme le roi autour duquel se réunissent les
serviteurs. Ces derniers sont les organes de la perception sensorielle. La connaissance du cœur
est dans la doctrine de μaz¡l⋲ l’essence même de la religion et de la connaissance intuitive de
soi-même et du Seigneur dans sa double dimension : extérieure (¥¡hir) pour les pratiques et
les cultes, et intérieure (b¡≤in) pour les caractères et les attributs du cœur. Ce dernier est défini
comme une entité subtile (la≤⋲fa)29 ayant un rapport étroit avec le corps humain. Elle gère ses
mouvements et ses dispositions. Cette entité est l’âme humaine (nafs). Le coeur est aussi
l’organe par lequel l’homme connaît les choses et les perçoit intellectuellement. μaz¡l⋲
semble ne pas faire la différence entre le cœur et l’intellect comme on le voit chez Ibn `Arab⋲.
L’intellect30 signifie pour lui la saisie de la réalité des choses par une science et celle-ci a pour
lieu de perception le cœur. Il signifie, par ailleurs, le savant qui est le cœur.
C’est là qu’apparaît la première divergence entre l’auteur de l’I®y¡’ et l’auteur des Fut…®¡t.
Ce dernier distingue de façon claire et radicale entre le cœur et l’intellect, en se basant sur la
valeur étymologique et coranique attribuée aux deux notions. Ibn `Arab⋲ définit le qalb31 et le
`aql en fonction de leur étymologie. Leur réalité est différente aussi bien dans la nature propre
de chaque faculté que dans la fonction exercée par chacune. La réalité, la nature et la fonction
du qalb sont le taql≈b (variation et changement). Quant au `aql, sa nature et sa fonction se
définissent comme un conditionnement (taqy≈d), d’où la définition étymologique de `aql
dérivé de `iq¡l, c’est-à-dire l’entrave des chameaux que les arabes nomades utilisaient
autrefois pour empêcher leurs bêtes de s’évader. Définissant ainsi le qalb et le `aql, Ibn `Arab⋲
critique ceux qui ont expliqué le premier par le second, en commentant le verset coranique :
“Il y a là un rappel pour quiconque a un cœur” (Cor. 50/37). Ibn `Arab⋲ va jusqu’à dire que
celui qui explique le sens du cœur par l’intellect ne connaît pas “le secret des réalités” 32. En
évoquant le second sens de l’intellect, μaz¡l⋲ le considère comme synonyme du cœur :
« L’intellect est celui qui perçoit les sciences. Il est dans ce sens le cœur, je veux dire la réalité
26
Ibn `Arab⋲, Maw¡qi` al-nuæ…m, p. 158
27
μaz¡l⋲, Ma`¡riæ al-quds f≈ mad¡riæ ma`rifat al-nafs, 3e éd., Beyrouth, éd. ¡f¡q, 1978 ; Le Caire, [s. d.].
28
μaz¡l⋲, I®y¡’ `ul…m al-d⋲n, ibid., III, p. 2
29
Ibid., p. 3
30
Sur la question de l’intellect (`aql) chez μaz¡l⋲, voir I®y¡’, I, p. 82-87
31
Cf. ßak≈m, S., al-Mu`æam al-Æ…f≈, p. 917
32
Fut., III, p. 198 (chap. 348)

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subtile de l’âme humaine (la≤⋲fa) »33. Dans plusieurs chapitres de l’I®y¡’, l’auteur donne des
définitions du cœur qui se rapportent tantôt à sa réalité spirituelle, tantôt à sa fonction
cognitive : « Le cœur est un organe subtil et spirituel »34. Il est l’organe par lequel l’homme
saisit la réalité des choses. Le cœur est le siège de la connaissance. Il est l’aspect caché de
l’homme, par opposition à son aspect apparent que sont les membres. Le cœur est comparé à
un miroir dont la fonction est de refléter les réalités.
Ainsi, µaz¡l⋲ déduit trois éléments cognitifs :
Le savant (`¡lim) qui est le cœur. Celui-ci perçoit les choses en ayant leur modèle en lui.
L’objet su (ma`l…m) qui est la réalité des choses perçues.
La science (`ilm) est la réflexion du modèle des choses dans le miroir du cœur.
Le contact entre le cœur qui perçoit et les choses perçues s’appelle, chez µaz¡l⋲, une science35.
L’intellect chez µaz¡l⋲ est identique au cœur. Mais tandis que le cœur perçoit le modèle des
choses qui se reflète en lui en devenant une science, l’intellect perçoit cette science36 :
L’intellect est « la source de la science et son fondement »37.
Si généralement Ibn `Arab⋲ suit Ab… ß¡mid dans sa façon de percevoir la connaissance
mystique et se situe dans la continuité de l’enseignement gazalien, il se démarque cependant
sur certaines questions comme le sens du cœur qui, dans la tradition akbarienne, est
entièrement soustrait à la raison38. C’est autour de cette question cognitive qu’il y a une
première différence épistémologique entre les deux enseignements.
L’identification entre le cœur et l’intellect marque l’ensemble des écrits de μaz¡l⋲. Il recense
plusieurs armées au service du cœur (æun…d al-qalb), faisant allusion au verset “Nul ne
connaît les armées de ton Seigneur, à part Lui” (Cor. 74/31). Il y a des armées extérieures
représentées par les organes visibles (les yeux, les oreilles, les mains, les pieds) et des armées
intérieures (la vue, l’ouïe et le toucher) indiquant des perceptions profondes comme la
représentation imaginale, la réflexion, la mémorisation, etc. La collaboration entre ces facultés
est véhiculée par la volonté (ir¡da), la puissance (qudra) et la science (`ilm). Evidemment,
μaz¡l⋲ ne mentionne pas cette nomenclature cognitive pour instaurer un système de pensée
théorique, mais il rattache l’ensemble des organes à une finalité pratique et initiatique, à une
téléologie spirituelle. En d’autres termes, les organes cognitifs aussi bien extérieurs
qu’intérieurs sont destinés à assumer une responsabilité morale sur laquelle l’homme est
interrogé le jour de la Résurrection. Ce dernier est confronté donc à des ennemis extérieurs et
émanant de lui (de son âme) contre lesquels il est appelé à déployer son énergie pour purifier
ses facultés et les apprivoiser au service du cœur : « Le cœur de l’homme se distingue par la
science et la volonté que l’animal ne possède pas »39.
La distinction est donnée à l’homme pour être accrue par la science : par la voie didactique de
l’apprentissage et de l’acquisition et par la voie initiatique de l’inspiration et du dévoilement
cognitif. La première voie a fait l’objet d’une critique dans le Munqi™ comme nous l’avons
33
μaz¡l⋲, I®y¡’, III, p. 4
34
Ibid., p. 3
35
Ibid., p. 12
36
Ibid., p. 4
37
Ibid., p. 82
38
Cependant, avant la rédaction des Fut…®¡t, Ibn `Arab⋲ envisage dans Maw¡qi` al-nuæ…m la conception qui fait
de l’intellect une des significations du cœur : « il a été fixé que le cœur est le chef du corps. Il est l’entité
interrogée de l’homme. Il est l’intellect qui reçoit de Dieu » (p. 133). L’intellect dont il s’agit ici est l’intellect
réceptif et non spéculatif. C’est l’intellect réceptif qui est synonyme du cœur chez Ibn `Arab⋲.
39
μaz¡l⋲, I®y¡’, III, p. 7

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expliqué plus haut, car en suivant les étapes de la connaissance et en remettant en cause la
capacité des sens puis de l’intellect d’aboutir à une connaissance sûre et indéniable, μaz¡l⋲
remet aussi en question la capacité de l’imitation à saisir la véritable connaissance. En
revanche, la voie initiatique est possible par les pratiques spirituelles au moyen desquelles
l’homme purifie son cœur et lutte contre ses désirs et ses passions. La parabole désormais
classique que μaz¡l⋲ emploie est la comparaison du cœur à un miroir dont le polissage
permanent et récurrent constitue, sur le plan symbolique et initiatique, une purification
progressive et une élimination des obstacles et des voiles. Cette purification permanente
permet au cœur d’obtenir les lumières divines qu’il ne pouvait pas recevoir à cause des
passions et des péchés. Les lumières sont les sciences qui affluent vers le cœur et le qualifient
de savant (`¡lim). Ces sciences sont celles des caractères et des attributs divins. Elles
s’impriment dans les facettes du cœur comme une lettre inscrite sur une page blanche. μaz¡l⋲
emploie le terme mi¢¡l pour désigner l’inscription du modèle ou de l’archétype de l’objet
connu dans le cœur ou l’intellect.
En d’autres termes, la science (ou la perception cognitive) est l’union entre l’objet connu
(réalité sensible ou spirituelle) et le sujet connaissant (le cœur ou l’intellect). L’objet connu
atteint le sujet connaissant en étant une réalité spirituelle dans le cœur ou une représentation
intellectuelle dans la raison. L’objet saisi et son image perçue sont ainsi adéquatement liés. La
science est donc cette adéquation parfaite entre l’objet connu et sa représentation dans
l’intellect ou le cœur. Cette affirmation pose de sérieux problèmes théologiques et spirituels.
Si la science est la perception de l’objet connu par l’organe cognitif, c’est-à-dire avoir son
image ou son mi¢¡l, qu’en est-il de la connaissance de Dieu ? μaz¡l⋲ rappelle souvent que
l’excellence revient à la science au sujet de Dieu. Il rejette toute correspondance entre Dieu et
les choses du monde pour qu’Il ne soit pas représenté à l’instar de n’importe quel objet. S’il
admet des paraboles dans ses textes, c’est pour une raison pédagogique comme nous allons le
voir. Mais il reconnaît que les paraboles et les analogies ont des limites épistémologiques
qu’il ne faut pas franchir. Tout ce qu’on peut dire à propos de la connaissance de Dieu n’est
qu’assimilation, opinion et fantasme40.
μaz¡l⋲ infléchit donc la courbe de la connaissance pour que celle-ci ne désigne plus l’image
que le sujet connaissant a de l’objet connu comme c’est le cas dans les sciences rationnelles
(la logique ou man≤iqiyy¡t) et naturelles (≤ab⋲`iyy¡t) ; mais une expérience ou une perception
intuitive et gustative quant il s’agit de la science divine (il¡hiyy¡t). Utiliser la raison dans la
connaissance de Dieu ne produit pas de science véritable à son sujet, si ce n’est une
connaissance assimilatrice à caractère anthropomorphique comme il le dit dans le MaqÆad al-
asn¡41. Sa connaissance serait une impuissance à Le connaître comme Il se connaît Lui-même.
Mais Ibn `Arab⋲ ne semble pas convaincu. Dans le chapitre 37442 des Fut…®¡t, il reproche à
μaz¡l⋲ d’avoir fondé une théorie de la connaissance divine par les instruments de la réflexion
spéculative, notamment dans son traité al-Ma∞n…n bihi `al¡ ∂ayr ahlih43, alors que la tradition
prophétique a interdit de réfléchir sur l’Essence divine.
De même dans le chapitre 47344, Ibn `Arab⋲ refuse de cautionner μaz¡l⋲ en le mettant sur le
même pied d’égalité que les théologiens et les philosophes qui ont fondé une philosophie

40
Cf. μaz¡l⋲, al-MaqÆad al-asn¡, op. cit., pp. 50-51
41
Ibid., p. 56
42
Fut., III, 467 (chap. 374)
43
Voir : μaz¡l⋲, al-Ma∞n…n bihi `al¡ ∂ayr ahlih, p. 311
44
Fut., IV, p. 106 (chap. 473)

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théorétique sur la divinité (il¡hiyy¡t) basée notamment sur l’héritage néoplatonicien. En


vérité, μaz¡l⋲ comme le décrit Ab… Bakr Ibn al-`Arab⋲ le jurisconsulte (m. 543/1148) dans al-
`Aw¡Æim mina l-qaw¡Æim45, a pénétré dans le ventre des philosophes et était incapable de
sortir ; c’est-à-dire en dépit de l’offensive contre les philosophes dans le Tah¡fut, il n’a pas su
se démarquer du style éminemment philosophique qu’il a utilisé comme machine de guerre
contre leurs thèses métaphysiques. Pour rejoindre la sphère des initiés, μaz¡l⋲ s’est rattrapé
tardivement dans l’I®y¡’ et le Munqi™46 entre autres. Justement dans le Munqi™, il entretient
son doute méthodique vis-à-vis des connaissances d’ordre sensoriel et spéculatif comme nous
l’avons expliqué. Cette orientation nous rappelle que μaz¡l⋲, dans l’histoire de la pensée
islamique, occupe une position médiane entre le taÆawwuf classique dans son aspect
préliminaire avec Ωunayd et Quºayr≈ et la mystique spéculative qu’inspire l’œuvre d’Ibn S⋲n¡
et d’Ibn ±ufayl.

3- Les apories de la correspondance : l’objet et son archétype.


Cette conception de la connaissance chez μaz¡l⋲ nous introduit au problème de la
correspondance ou la relation analogique (munas¡ba). Là aussi de profondes divergences
entre lui et Ibn `Arab⋲ se font sentir, notamment dans les textes de ce dernier : « Il n’y a
aucune correspondance entre Dieu –Exalté soit-Il- et Sa créature. Si elle a été évoquée un jour
par Ab… ß¡mid al-μaz¡l⋲ dans ses livres et par d’autres, c’est pour plus d’explicitation et pour
un but qui s’écarte des réalités »47. Où et comment μaz¡l⋲ emploie la notion de la
correspondance ? C’est dans son traité al-Ma∞n…n bihi `al¡ ∂ayr ahlih, cité à plusieurs
reprises par l’auteur des Fut…®¡t, que nous trouvons une explication doctrinale de la théorie
des relations analogiques (mun¡sab¡t). Cette théorie est évoquée dans le contexte où μaz¡l⋲
argumente sur la possibilité de voir le prophète ou Dieu dans le songe. Il pense que c’est
l’image ou bien le mi¢¡l (la notion que nous avons vu précédemment) que nous voyons et non
pas Dieu ou le prophète lui-même. Pour cela, il distingue entre l’exemple ou l’image
représentée (mi¢¡l) et la similitude (mi¢l)48. Il dit en substance que Dieu ne ressemble à aucune
chose “Il n’y a rien qui Lui ressemble” (Cor. 42/11), ce qui exclut la similitude (mi¢liyya)
mais Il a un modèle (mi¢¡l) grâce auquel l’homme prétend L’identifier et Le reconnaître.
Sinon, s’exclame μaz¡l⋲, pourquoi a-t-Il mentionné la lampe, le tabernacle et l’astre pour dire
qu’Il est la lumière des cieux et de la terre (Cor. 24/35) ? Il revient à ce problème dans son
traité Miºk¡t al-anw¡r en commentant la valeur symbolique des objets mentionnés dans le
verset (la lampe, le tabernacle, l’astre, etc.)49. Ce qui a vraisemblablement attiré l’attention de
μaz¡l⋲ est l’expression “Sa lumière est semblable à un tabernacle où se trouve une lampe”. Le
terme “semblable” (ma¢al) ne laisse aucun doute sur la correspondance symbolique entre le
monde inférieur (le monde des objets sensibles) et le monde supérieur (le monde des réalités
spirituelles). Le premier désigne par un transfert symbolique la réalité du second. En effet,
nous ne pouvons comprendre l’énigme de la correspondance chez μaz¡l⋲ que si nous
admettions son dualisme : un monde sensible désignant un monde intelligible : « toute chose
de ce monde est un modèle (mi¢¡l) des choses de l’autre monde »50. L’archétype de μaz¡l⋲ est

45
Ibn al-`Arab⋲, Ab… Bakr, al-`Aw¡Æim mina l-qaw¡Æim, éd. Mu®ibb al-D⋲n al-•a≤⋲b, Beyrouth, 2002
46
μaz¡l⋲, al-Munqi™ mina al-∞al¡l, éd. et introd. Ωam⋲l ≠al⋲b¡ et K¡mil `Ayy¡d, Beyrouth, éd. Andalus, 1983
47
Fut., I, p. 93 (chap. 3)
48
μaz¡l⋲, al-Ma∞n…n bihi, p. 306-307 et p. 311-312
49
μaz¡l⋲, Miºk¡t al-anw¡r, in Ras¡’il al-µaz¡l⋲, op. cit., p. 203-204
50
Ibid., p. 205

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quelque part un “platonisme inversé” : c’est la chose du monde réel qui est le modèle et non
pas l’idée du monde intelligible. Ce modèle n’est qu’une première étape vers ce dont il
signifie. Par exemple, la lumière de la lune mène vers une lumière plus rayonnante qui est le
soleil et la lumière de ce dernier, de par son caractère radieux et aveuglant, est l’image d’une
lumière plus irradiée émanant du mystère (∂ayb). La classification de μaz¡l⋲ qui met en
évidence deux mondes distincts reliés par des modèles, vise plutôt un processus initiatique. En
parlant de la lumière sensible comme modèle de la lumière spirituelle, μaz¡l⋲ évoque le
cheminement de l’homme du monde d’ici-bas vers le monde supérieur avec pour moyens la
purification permanente de son âme. Par ailleurs, la notion du modèle a une valeur
herméneutique perceptible notamment dans l’interprétation des rêves. Par exemple, le lait
symbolise la science comme le montre un hadith du prophète : « Alors que je dormais, j’ai
reçu un verre de lait. J’en ai bu jusqu’à ce que le lait sortait de mes ongles, puis j’ai donné le
reste à cUmar Ibn al-•a≤≤¡b. Ô Envoyé de Dieu, comment avais-tu l’interpréter ? Il a dit : la
science »51.
Le monde inférieur en tant que modèle indiquant des réalités supérieures est un élément
important chez Ibn `Arab⋲. Il le rappelle dans les FuÆ…Æ à propos du prophète Abraham
(Ibr¡h⋲m) en reprochant à μaz¡l⋲ de vouloir fonder une connaissance sans assise doctrinale :
« Pourtant certains philosophes (®ukam¡’) dont Ab… ß¡mid [al-μaz¡l⋲] prétendent que Dieu
peut être connu sans que l’on considère le monde, mais c’est là une erreur ! »52. En effet, la
première étape de la connaissance va du monde visible comme signes érigés (¡y¡t) ou
horizons (¡f¡q) en termes coraniques vers le monde caché qui nécessite le changement de la
faculté de perception de l’intellect (ou la méditation) vers le cœur (ou la perception directe).
Mais Ibn `Arab⋲ semble ne pas tenir compte de l’attention que μaz¡l⋲ prête au monde comme
modèle (mi¢¡l) des réalités ésotériques comme le témoigne son traité Miºk¡t al-anw¡r.
En vérité, μaz¡l⋲ parle du modèle (mi¢¡l) et de la similitude (mi¢l) pour une raison plus
pédagogique que doctrinale. En d’autres termes, μaz¡l⋲ exclut toute ressemblance et va
jusqu’à affirmer que Dieu seul connaît Dieu, une doctrine approuvée par Ibn `Arab⋲ ; mais s’il
évoque à plusieurs reprises la correspondance dans le Ma∞n…n, le Miºk¡t et l’I®y¡’, c’est en
pédagogue qu’il agit ainsi. Les réalités supérieures et ésotériques sont trop élevées pour être
perçues en elles-mêmes et c’est pourquoi l’homme cherche des modèles ou des exemples
concrets qui peuvent le relier à ces réalités. Il utilise ses facultés intellectuelles et imaginales
pour les percevoir. C’est pour cette raison que l’homme connaît les réalités en étant ignorant
avant de les connaître et n’a pas la science appropriée à leur sujet : « L’homme peut nommer
la chose après l’avoir connu. S’il n’a pas un accès à cette chose ou un modèle (nam…™aæ) qu’il
représente, il ne peut pas alors la connaître, ni la nommer ou avoir une preuve sur elle.
Comment peut-il connaître Dieu ? Ne connaît Dieu que Dieu, je veux dire Sa véritable
caractéristique et Sa connaissance tel qu’Il est »53. Les attributs partagés entre Dieu et
l’homme (la vie, la science, la volonté, l’audition, la vision, la parole, etc.) ne sont pas, aux
yeux de μaz¡l⋲, des attributs de ressemblance mais des modèles de comparaison que l’homme
emploie pour prétendre à une connaissance de la réalité divine. Il voit ces facultés en lui et il
entend, par le biais de la tradition, que Dieu est Vivant, Savant, Voyant, etc., et c’est par cet

51
Ibn ßanbal, Musnad, II, p. 83, 108 et 130, 2e éd., Beyrouth, 1978 ; et Bu¶¡r⋲, ≠a®⋲®, Kit¡b al-`ilm, I, p. 31, Le
Caire,1911
52
Ibn `Arab⋲, Fus…Æ al-®ikam, I, p. 81, commentaires d’Ab… l-`Al¡ `Af⋲f⋲, éd. al-Zahra, 1992 ; Le livre des
chatons, I, p. 169, traduction et commentaire de Charles-André Gilis, Beyrouth, éd. Bouraq, 1997.
53
μaz¡l⋲, al-Ma∞n…n bihi, p. 312

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exemple qu’il comprend la correspondance sous-jacente. Ibn `Arab⋲ reste cependant dubitatif.
Pour lui, il n’y a aucune correspondance possible et les traditions prophétiques sur le caractère
anthropomorphique de la réalité divine doivent être comprises en elles-mêmes sans
interprétation ni analogie54. Il approuve, néanmoins, la doctrine de μaz¡l⋲ sur l’impossibilité
de connaître Dieu comme Il Se connaît Lui-même : « Certains théologiens que j’ai côtoyé
comme Ab… `Abd All¡h al-Katt¡n≈, Abu l’`Abb¡s al-Aºqar et al-Sal¡w⋲ auteur de al-uræ…za f⋲
`ilm al-kal¡m, ont reproché à Ab… Sa`⋲d al-•arr¡z et Ab… ß¡mid [al-μaz¡l⋲] leur propos "Ne
connaît Dieu que Dieu". Nos amis ont des divergences sur la vision de Dieu –Exalté soit-Il-
lorsque nous Le voyons dans la dernière demeure (l’au-delà) par les vues, qu’est-ce que nous
voyons ? »55. Il apparaît clairement ici que notre auteur ne reproche pas à μaz¡l⋲ ses
arguments sur les limites de la connaissance puisque la doctrine de “Ne connaît Dieu que
Dieu” est plusieurs fois commentée dans ses textes56. C’est sur la vision de Dieu que l’auteur
des Fut…®¡t formule ses objections.

4- Le problème de la vision de Dieu : la thèse de μaz¡l⋲ revue et corrigée par Ibn `Arab⋲
Pour comprendre la critique akbarienne, voyons ce que μaz¡l⋲ dit à propos de la vision telle
qu’elle est exposée dans Mac¡riæ al-quds, un traité sur l’ascension spirituelle qui accorde à
l’âme la connaissance de soi-même, faisant allusion à la tradition prophétique reprise et
commentée par Ibn `Arab⋲ : “Celui qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur”. La
connaissance de soi-même est une manière de méditer sur les forces et les facultés qui
composent l’âme. Ces facultés, par le biais des organes extérieurs, transmettent les
impressions sensorielles aux organes intérieurs (le cœur, l’imagination, la faculté
mémorative, etc.). L’image que le sujet connaissant a d’un objet connu est différente de cet
objet dans sa réalité concrète. Voir oculairement l’objet connu est plus important que de
l’imaginer ou de le voir dans l’esprit. C’est dire que l’image de l’objet saisi devient, par la
vision, plus claire et élucidée : « fa-inna Æ…rat al-mar’⋲ bi l-ru’ya atammu inkiº¡fan wa wu∞…
®an »57. La vision est pour μaz¡l⋲ le dévoilement parfait de la réalité des choses. Toute réalité
dévoilée ou élucidée est une vision (ru’ya) : « La vision a été nommée ainsi, car elle est
dévoilement parfait »58, c’est-à-dire qu’elle est clarté et discernement. La vision est la capacité
de l’âme (nafs) à transpercer les écrans obscurs qui l’empêchent de contempler les réalités
supérieures. Pour qu’elle soit clarté absolue, la vision nécessite donc la purification de l’âme
jusqu’à ce que les réalités se dévoilent et se réfléchissent sur les facettes du cœur. Cette
explication de la vision sur le plan cognitif a une incidence majeure sur la manière
d’appréhender la vision de Dieu. Concrètement parlant, la levée des voiles et des obstacles
sensibles entre l’œil et l’objet perçu signifie une saisie oculaire qui permet de l’élucider et le
distinguer. La connaissance de soi-même, qui s’effectue par la purification et le polissage du
cœur, constitue une manière de briser les obstacles qui empêchent de voir Dieu. La vision de
Dieu, selon μaz¡l⋲, ne peut avoir lieu que dans l’au-delà, le monde d’ici-bas étant la demeure
54
Il dit cependant « Ce miel onctueux et argenté est assimilé à la douceur et à la blancheur, comme la lumière
divine est comparée à la clarté de la lampe, même si l’analogie (mun¡saba) est loin d’être pleinement adéquate
mais la langue arabe permet de comprendre certaines choses avec des éléments simples par correspondances
analogiques », Ibn `Arab⋲, L’interprète des désirs, présentation et traduction de Maurice Gloton, Paris, Albin
Michel, 1996, pp. 255-256
55
Fut., I, 160 (chap. 16)
56
Cf. Fut. II, p. 290 (chap. 172)
57
μaz¡l⋲, Ma`¡riæ al-quds f⋲ mad¡riæ ma`rifat al-nafs, p. 135
58
Ibid., p. 136

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des épreuves et des combats spirituels. La véritable connaissance de Dieu “ici” permet de Le
voir clairement “là-bas”. Cette connaissance devient alors parfaite, c’est-à-dire distincte et
claire pour devenir ensuite contemplation. Accéder à la vision de Dieu dans l’au-delà
nécessite la connaissance parfaite à son sujet dans le monde d’ici-bas avec pour moyens les
exercices spirituels et les ascèses. Telle est succinctement la notion de la vision chez μaz¡l⋲
qui, non seulement constitue l’organe et la modalité de la connaissance, mais advient au terme
d’une connaissance consolidée par la pratique spirituelle et prend le sens de discernement et
d’élucidation.
Ibn `Arab≈ émet son refus de la thèse gazalienne sur deux plans :
1- La vision n’est pas simplement grande clarté et élucidation
2- Elle n’est pas le fruit de la connaissance.
Remarquons tout d’abord qu’à chaque fois Ibn `Arab⋲ cite μaz¡l⋲ dans ses écrits, le thème
dominant est celui de la vision comme le chapitre 374 « De la connaissance de la demeure de
la vision » (f⋲ ma`rifat manzil al-ru’ya). Dans ce chapitre, l’auteur s’efforce d’expliquer que la
vision est un don divin (imtin¡n)59. Elle n’est pas le fruit d’une requête formulée par l’initié,
autrement elle serait acquisition (iktis¡b). La vision est le fruit du bien-agir (i®s¡n) d’après la
tradition prophétique « Le bien-agir (i®s¡n) est que tu adores Dieu comme si tu Le voyais »60.
La vision est rattachée ici au bien-agir (i®s¡n) et non pas à l’abandon à Dieu (isl¡m), ni à la
foi (⋲m¡n), les deux autres composantes de la religion. Ibn `Arab⋲ revient à cette question dans
Kit¡b al-tar¡æim pour insister sur l’origine divine de la vision, celle-ci étant grâce et
miséricorde. En effet, dans le chapitre “Interprétation de la grâce” (taræamat al-minna), il
parle entièrement de la vision pour montrer qu’elle est don divin et a l’excellence par rapport
au regard intérieur (baÆ⋲ra)61. Plus loin dans “Interprétation de la disposition” (taræamat al-
Æarf), il parle de la science en rapport avec la vision et cite μaz¡l⋲ nommément : « Celui qui
dit que la vision dépend de la science comme Ab… ß¡mid [al-μaz¡l⋲], réponds que la science
se rapporte à l’être (wuæ…d) et que la vision se rapporte à l’existant (mawæ…d), non du point de
vue qu’il existe et la science ne peut pas le saisir. Comment la vision dépend-elle alors de la
science ? »62. Il veut dire par là que la science saisit l’image de l’objet connu et la vision
observe l’objet lui-même, ce qui revient à dire que la vision ne dépend pas de la science, car
celle-ci est acquisition (kasb), notamment dans le monde d’ici-bas avec les pratiques et les
cultes, et la vision relève du don (wahb) : « Si la vision était le résultat de la science, elle
serait alors acquisition (kasb). Mais la vision provient de la grâce primordiale (al-minna al-…
l¡) et de la générosité absolue (al-æ…d al-mu≤laq)”63. Dans le chapitre 369 sur “La demeure
des trésors de la générosité” (Manzil maf¡t⋲® ¶az¡’in al-æ…d), nous trouvons une allusion
critique faite à ceux qui estiment que la vision de Dieu est une élucidation davantage de la
science à son sujet64. Il fait sans doute référence à μaz¡l⋲ qui admet que la vision est
essentiellement discernement et clarté (wud…®). La référence est faite aussi à certains Nu¥¥¡r
ou hommes de la spéculation comme Ibn ±ufayl (504/1110-578/1185) qui suit la tradition
philosophique de μaz¡l⋲ sur la vision et la science assimilées à une simple clarté et
explicitation.
59
Fut., III, p. 464 (chap. 374)
60
Muslim, ≠a®⋲®, I, p. 157-158
61
Ibn `Arab⋲, Kit¡b al-tar¡æim, in Ras¡’il, présentation de Ma®m…d Ma®m…d μur¡b, Beyrouth, éd. ≠¡dir, 1997,
pp. 314-315
62
Ibn `Arab⋲, Kit¡b al-tar¡æim, ibid., p. 319
63
Ibid., p. 320
64
Fut., III, p. 395 (chap. 369)

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Sur un autre plan, celui de la connaissance individuelle, μaz¡l⋲ écrit dans le chapitre “De la
connaissance de soi-même” (FaÆl f⋲ macrifat al-nafs)65 : « La clef de la connaissance de Dieu
–Exalté soit-Il– est la connaissance de soi-même »66. La tradition de la connaissance de soi-
même traverse toute l’œuvre d’Ibn `Arab⋲. Elle est légèrement différente de celle de μaz¡l⋲. Il
le mentionne dans le chapitre 556 des Fut…®¡t à propos de la notion de naq≈b, l’initié qui
extrait les perles de la connaissance divine de soi-même. μaz¡l⋲ et Ibn `Arab⋲ sont unanimes à
dire que la connaissance de soi-même précède la connaissance de Dieu, mais ils se séparent
sur la manière de concevoir la connaissance divine. Remarquons que μaz¡l⋲ emploie souvent
l’expression macrifat All¡h qui littéralement veut dire “la connaissance de Dieu”. Ibn cArab⋲
nuance en utilisant les expressions al-ma`rifa bi-Ll¡h (la connaissance par Dieu) et al-`ilm bi-
Ll¡h (la science au sujet de Dieu par Dieu). Cette nuance avec l’introduction de la lettre bi
(par) modifie légèrement la perspective. μaz¡l⋲ semble indiquer la connaissance de Dieu par
les moyens du syllogisme en connaissant soi-même (la volonté, la science, la vie, etc.) pour
l’appliquer ensuite à Dieu : « Comme si nous connaissions Dieu –Exalté soit-Il– Vivant,
Omnipotent, Omniscient ; nous n’avons connu que nous-mêmes et nous ne Le connaissons
que par nous-mêmes [...]. Personne ne connaît que soi-même puis compare les attributs de
Dieu –Exalté soit-Il– avec les siens »67. L’analogie entre les attributs humains et les attributs
divins est, pour Ibn `Arab≈, impensable. μaz¡l⋲ en abuse souvent avec les paraboles et les
syllogismes employés constamment dans ses écrits. A cette conception de la connaissance
divine par la connaissance de soi-même, Ibn `Arab≈ répond : « Nous obtenons la science de
Lui par croyance, puis nous pratiquons jusqu’à ce que Dieu devienne toutes nos facultés.
Nous Le connaissons par Lui et nous connaissons ainsi nous-mêmes par Lui, après L’avoir
connu par Lui »68. Dans la connaissance de Dieu et de soi-même, Ibn `Arab≈ écarte toute
analogie, même si la comparaison procédée par μaz¡l⋲ est d’ordre pédagogique pour
rapprocher l’idée pour ceux qui souffrent d’une défaillance dans la manière de percevoir les
réalités. Contrairement à μaz¡l⋲, Ibn `Arab≈ parle de la connaissance de soi-même qui ne peut
être que par Dieu, ce dernier étant les facultés de l’homme d’après la tradition prophétique à
laquelle il reste fidèle. Ainsi, la connaissance de Dieu telle qu’il l’entend, ne provient pas de
soi-même, mais émane directement de Dieu. En ce sens, Ibn `Arab≈ rejoint la même idée qu’il
soutient à propos de la vision de Dieu. Celle-ci est don divin et ne peut être acquisition et
effort personnel. De même pour la connaissance de soi-même qui, en vérité, est tributaire de
Dieu.
Dans son étude “La vision de Dieu selon Ibn `Arab≈”69, Michel Chodkiewicz a soulevé un
problème capital concernant la nature de la vision : « Le contenu même du mot vision (ru’ya,
à ne pas confondre avec ru’y¡, la vision en songe) demeure cependant assez flou. Doit-on
l’entendre littéralement comme désignant une perception identique à l’appréhension des
objets matériels par l’organe de la vue ? Faut-il au contraire n’en tenir que la suggestion d’une
analogie, la relation entre ces deux termes restant alors à préciser ? »70. Ces questions sont
pertinentes et l’analogie à laquelle M. Chodkiewicz fait référence semble relativement
résoudre le problème. En effet, entre l’organe oculaire et la perception visuelle existe une
65
μaz¡l⋲, K⋲my¡’ al-sa`¡da, in Maæm…`at Ras¡’il al-im¡m al-μaz¡l≈, pp. 124-125
66
Ibid., p. 124
67
μaz¡l⋲, al-MaqÆad al-asn¡, p. 52
68
Fut., IV, p. 416 (chap. 559)
69
Chodkiewicz, Michel, “La vision de Dieu selon Ibn `Arab≈”, in Autour du regard. Mélanges Gimaret, éd. Eric
Chaumont, Peeters, 2003, p. 159-172
70
Ibid., p. 162

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correspondance sous-jacente. Dans sa définition du cœur, μaz¡l⋲ n’a pas manqué de citer
l’aspect physiologique de l’organe subtil, même s’il n’en tient pas compte puisque la
dimension spirituelle reste sa priorité. Néanmoins, parler de l’organe est une façon d’évoquer
son image abstraite, comme la forme est indissociable de la matière selon l’idée d’Aristote (la
hylè et la morphè). Lorsqu’on examine par exemple le mot “langue”, il peut signifier à la fois
la langue comme “organe” physionomique et la langue comme système de signes. Mais le fait
de prononcer un mot par la langue, c’est déjà une langue instituée. L’analogie entre l’aspect
physique et la forme spirituelle reste le secret insurmontable. Car si elle permet de faire le
lien, même à titre pédagogique comme le fait μaz¡l⋲ pour rapprocher l’idée et rendre
l’exemple clair, elle n’admet pas par ailleurs l’adéquation totale. L’analogie est de nature
amphibologique : elle réunit les opposés et les sépare simultanément, si l’on considère
l’aspect physique le contraire de la dimension spirituelle. Tel est le cas de la vision qui passe
par l’organe oculaire mais le dépasse par sa propre réalité surnaturelle. Cette modalité visuelle
saisit son objet sans connaissance antécédente. Elle le perçoit directement, tel qu’il est
essentiellement. De ce point de vue, la vision s’approche du dévoilement (kaºf) : « le
dévoilement est une vision »71, car le dévoilement n’est pas précédé d’une connaissance
préalable comme c’est le cas dans la contemplation.
Nous pouvons ainsi définir les caractéristiques de la vision chez Ibn `Arab≈ :
1- la vision est liée aux particularités et aux modalités du visible ou de l’être vu (mar’⋲) : « Le
dévoilement est une vision et la vision ne s’attache qu’aux modalités de la chose vue »72.
Ibn `Arab≈ considère la vision comme la voie ultime de la connaissance. Cependant, la vision
n’est pas uniquement un contact direct avec l’objet vu dépourvu d’obstacles. Elle est
conditionnée par les multiples formes que cet objet peut prendre, c’est-à-dire ses conditions
physiques et circonstancielles : s’il est grand ou petit, constant ou changeant, loin ou près, etc.
Si ces conditions ne sont pas réunies, la vision peut devenir un voile ou une confusion en
faisant passer un objet vu pour un autre : « La vision est la seule voie de la connaissance de
par sa clarté. Cependant, elle peut être un voile si la chose vue n’est pas distincte ou ressemble
à d’autres choses. Quelle que soit la personne qui observe (r¡’⋲), elle voit dans la chose vue
(mar’⋲) sa forme, que cette vue soit Dieu ou créature »73.
2- les degrés de la vision de Dieu dans l’au-delà sont en fonction des degrés de sa
connaissance dans le monde d’ici-bas. Cela montre que la vision de Dieu dans ce monde est
impossible, étant donné qu’elle est limitée par les formes différentes qu’un objet vu peut
prendre et par les aptitudes individuelles du sujet observateur. Or, Dieu ne peut être limité ou
localisé. Il s’agit, en somme, de connaître Dieu dans ce monde pour le voir dans l’autre
monde en fonction de sa connaissance. Ibn `Arab≈ précise que l’œil ne voit dans ce monde que
l’image ou la forme de sa croyance en Dieu ou ce qu’il appelle le Dieu professé (al-ßaqq al-
i`tiqad⋲)74 : « La “divinité” présente dans des convictions de ce type est une pure fabrication.
Ceux-là ne verront qu’eux-mêmes et ce qu’ils ont mis dans leurs âmes. Regarde : les degrés

71
Fut., II, p. 291 (chap. 172)
72
Ibid.,
73
Fut., IV, p. 420 (chap. 559)
74
Dans son vocabulaire al-Mu`§am al-Æ…f⋲, Su`¡d al-ßak⋲m fait de cette notion une représentation de Dieu que
l’intellect invente selon ses capacités et ses aptitudes (p. 87). Le Dieu professé est le dieu que chaque serviteur
porte dans son cœur sans qu’il soit Dieu lui-même dans sa réalité essentielle. Le serviteur n’adore finalement
que ce qu’il représente par sa raison. Pour passer outre cette représentation restrictive, il doit alors se donner
entièrement aux flux du don spirituel.

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S t udia I s lamica, 2004/98-99, p. 131-156

des hommes dans la science qu’Ils obtiennent de Dieu sont ceux-là mêmes de la vision qu’ils
auront (de Lui) au Jour de la Résurrection »75.
Dieu professé est l’être que le cœur et l’intellect de l’homme représentent et qui est différent
de Dieu dans sa Réalité essentielle. Ce qui est tout à fait évident, car l’homme ne peut jamais
prétendre contempler ou connaître Dieu dans sa véritable réalité. Il connaît Dieu par
analogies, paraboles, imagination ou par le message de la tradition rapporté par un envoyé :
« Le cœur et l’œil de l’homme ne contemplent jamais que la forme, en Dieu, de sa profession
de foi. Le “Dieu” qu’il professe est celui dont le cœur contient la Forme ; celui qui S’est
manifesté théophaniquement à lui et qu’il reconnaît. L’œil ne peut voir que le “Dieu
professé” »76.
3- la vision de Dieu est en réalité une vision introspective qui touche la raison et la foi comme
le montrent les deux derniers textes. L’impossibilité de voir Dieu dans ce monde implique la
possibilité de se voir soi-même en Lui, puisqu’Il se manifeste par Sa théophanie dans les
formes du monde sensible et intelligible : « Celui qui nie la vision de Dieu a raison, car Il ne
disparaît jamais. Si les formes sont les nôtre, alors nous ne voyons que nous-mêmes »77. Ibn
`Arab≈ parle de la vision en tant que voile78, parce que la vision de soi-même est un voile sur
la vision de Dieu, contrairement à la connaissance de soi-même qui implique la connaissance
de Dieu : « Il est par rapport à toi comme la veine jugulaire. Ne vois pas autre chose que Lui,
car si tu vois autre chose que Lui, tu ne vois que toi-même et ton âme est un voile sur Lui.
Alors tu ne Le vois pas »79.
« Si Dieu était Visible, les gens qui observent ne divergeraient pas. Puisque Dieu est leur lieu
[de manifestation] (ma§l¡) dans lequel ils se voient, ils disent alors qu’Il se manifeste par sa
théophanie. Lorsqu’ils se voient dans ce lieu épiphanique, ils finissent par ne plus Le voir. Si
leurs images ou les formes de l’être généré (kawn) ne se manifestent pas à eux, ils peuvent
alors voir Dieu. Rien ne nous empêche de Le voir sauf nous-mêmes [...] Nous voyons nous-
mêmes en Lui, ainsi que nos formes, notre destin et notre statut »80.
Si Dieu demeure sans limites existentielles, l’homme a deux choix possibles : soit Le
contempler par ses aptitudes limitées et dans ces circonstances il n’adore qu’un Dieu professé
ou représenté dans son esprit ; soit il Le contemple par la vue de Dieu et là il peut dépasser les
limites de ses facultés sensibles et intelligibles.
Dans le premier cas, l’homme est contraint de contempler Dieu qu’il représente et qu’il
évoque dans son imagination. Il utilise ainsi sa vision imaginale à défaut d’une vision
contemplative distincte. Quelle est la nature de cette vision imaginale ? Peut-elle se substituer
à la vision oculaire dans la mesure où la vue ne peut atteindre Dieu ou cerner Sa réalité ? La
vision imaginale est une clef doctrinale importante dans l’épistémologie akbarienne. Elle est
une perception intérieure qui n’est pas forcément imaginaire, c’est-à-dire qu’elle est visions
spirituelles authentiques et non pas visions fantasmagoriques ou spectrales. Le sommeil est le
lieu de la manifestation imaginale porteuse de secrets divins comme le montre le hadith
suivant : « La première chose que l’Envoyé de Dieu –sur lui la paix- a obtenu est la vision

75
Ibn `Arab≈, FuÆ…Æ, I, p. 113 ; Le Livre des chatons, I, p. 278
76
Ibn `Arab≈, FuÆ…Æ, I, p. 121; Le livre des chatons, I, p. 316
77
Fut., IV, p. 280 (chap. 558)
78
Fut., IV, p. 420 (chap. 559)
79
Ibn `Arab≈, Kit¡b al-tar¡æim, p. 282
80
Fut., IV, p. 2 (chap. 401)

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S t udia I s lamica, 2004/98-99, p. 131-156

imaginale authentique dans le sommeil »81. Comme le précise Ibn `Arab⋲, la vision imaginale
est le lieu de la révélation : « La révélation a commencé par la vision imaginale sans les sens
(®iss), car les significations subtiles et intelligibles (al-ma`¡n⋲ al-ma`qula) sont plus proches
de l’imagination (¶ayal) que des sens »82. La révélation est une signification spirituelle
(macn¡) et celle-ci, lorsqu’elle veut se matérialiser dans le monde sensible (®iss), passe par
l’imagination. La descente de la révélation divine dans le sommeil est une vision imaginale
(ru’y¡) et dans la veille est une représentation imaginale (ta¶ayyul) : « C’est ainsi que la
révélation a commencé par l’imagination »83. Le thème de l’imagination est assez vaste et
nécessite une étude à part entière. Si nous l’avons évoqué ici c’est uniquement pour le
rattacher au problème de la vision, un point de litige entre les deux maîtres.
Pour conclure, disons que la différence épistémologique entre l’enseignement de μaz¡l⋲ et
d’Ibn `Arab≈ s’opère sur les quatre niveaux :
1- μaz¡l⋲ identifie le sens et la fonction de l’intellect (`aql) avec ceux du cœur (qalb), ce qui
n’est pas le cas chez l’auteur des Fut…®¡t, même s’il s’efforce d’expliquer dans l’I®y¡’ et les
Ma`¡riæ al-quds la différence entre l’âme ou soi-même (nafs), le cœur (qalb), l’esprit (r…®) et
l’intellect (`aql), pour assimiler le cœur à l’esprit et l’intellect à l’âme humaine et à l’intellect
primordial (al-`aql al-awwal). L’identification entre le cœur et l’intellect s’opère au niveau
cognitif, c’est-à-dire sur le plan épistémologique comme l’avons vu précédemment.
2- Pour μaz¡l⋲, la correspondance ou la relation analogique (nisba) est importante dans la
dimension mystique. Sans cette relation, l’homme ne peut pas comparer son univers personnel
avec la sphère divine. L’absence de cette comparaison signifie méconnaissance des réalités
supérieures.
3- La vision chez μaz¡l⋲ dépend de la connaissance et signifie élucidation et clarté (wud…®) :
la connaissance parfaite de Dieu dans la vie d’ici-bas est récompensée par une vision totale
dans l’au-delà. Chez Ibn `Arab≈, la vision est don (wahb) et dépend non pas de la
connaissance que l’homme a de Dieu, mais de l’ensemble des croyances (i`tiq¡d¡t)84. Ainsi,
chaque croyance (par intellect, par dévoilement ou par imitation) a sa propre vision dans l’au-
delà, et les degrés de la connaissance de Dieu sont l’essence même des degrés de sa vision 85.
Ce qui laisse entendre que, d’une part, la croyance est différente de la connaissance, celle-ci
étant enseignement divin et non pas acquisition ou opinion humaine ; d’autre part que la
vision n’est pas le résultat de la connaissance, mais la connaissance elle-même.
4- La connaissance de soi-même est possible par la pratique spirituelle qui fait que Dieu
devient les facultés de l’homme ; et la connaissance de Dieu est possible non pas par la
réflexion et la cogitation, mais par enseignement divin (i`l¡m il¡h⋲).
Voici globalement les points de convergence et de divergence entre deux enseignements
d’une même tradition. μaz¡l⋲ représente donc un chemin croisé entre le taÆawwuf dans sa
pureté traditionnelle et la philosophie dans son activité rationnelle.

Mohammed Chaouki ZINE


Chercheur associé à l’IREMAM, Aix-en-Provence
81
Muslim, ≠a®⋲®, II, p. 197
82
Fut., II, p. 375 (chap. 188)
83
Ibid.,
84
Fut., II, p. 85 (chap. 73), réponse 67 au questionnaire de Tirmi™⋲
85
FuÆ…Æ, I, p. 113 (chap. 5)

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