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Ruth Amossy
Tel Aviv University
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L’éthos et ses doubles contemporains
Perspectives disciplinaires
Ruth Amossy
ADARR, Tel-Aviv
amossy@attglobal.net
Introduction
La notion rhétorique d’éthos – l’image que l’orateur construit de sa
propre personne pour assurer sa crédibilité – a pris une place de plus en
plus considérable dans les sciences du langage depuis les années 19901.
Parallèlement, elle a été développée dans un ensemble d’autres disciplines
relevant des sciences humaines et sociales, souvent sous des appellations
différentes, mais clairement dans un même intérêt porté à la production
d’une image de soi dans la communication verbale et non verbale. Dans
la plupart des cas, ces écrits ne font pas référence aux autres domaines
de savoir qui explorent pourtant le même phénomène. En effet, les
chercheurs ne prennent guère la peine de se situer par rapport aux tra-
vaux qui ne relèvent pas directement de leur discipline et s’inscrivent
dans un horizon de recherche autre que le leur. Il semble d’ailleurs qu’ils
ignorent jusqu’à l’existence de ces travaux, lesquels ne figurent pas dans
leur bibliographie.
Il s’agit là d’une démarche caractéristique de notre modernité :
des disciplines se développent en parallèle mais sans contact immé-
diat entre elles, dans une fragmentation des sciences de l’homme
1. Pour de plus amples informations, voir Amossy (2010). Voir aussi Charaudeau et
Maingueneau (2002).
2. Pour de bonnes analyses de l’éthos aristotélicien, voir entre autres Eggs (1999) et
Woerther (2007).
16 / RUTH AMOSSY
clientèle fidèle qu’il ne faut pas négliger pour attirer de nouveaux clients ;
et l’identité de la marque, c’est-à-dire ce qu’elle est censée représenter
dans l’esprit du consommateur.
C’est à ce point qu’intervient la notion de « personnalité de la marque »,
à savoir « l’ensemble des traits humains » qui lui sont associés, incluant le
sexe, l’âge, la classe sociale, mais aussi des traits comme la chaleur ou la
sensibilité (Aaker 1996 : 141). Aaker donne l’exemple des motos Harley-
Davidson, qui renvoient à la personnalité d’un macho attaché aux USA
mais aussi à sa liberté individuelle, et cherchant à s’échapper hors des
normes conventionnelles d’habillement et de comportement. Non seu-
lement la marque est personnalisée (elle projette une image de soi), mais
encore elle permet un processus d’identification. Enfourcher une Harley-
Davidson ou même porter des accessoires de cette marque permet au
consommateur d’exprimer une partie de sa personnalité – il construit une
image de soi à travers celle de la marque. Cela lui permet aussi de se situer
dans un groupe qui partage le même style et les mêmes valeurs. La marque
a des enjeux identitaires plus ou moins puissants (ibid.).
Dans cette perspective, le branding est l’ensemble des moyens verbaux,
iconiques et autres que l’on utilise pour promouvoir la marque. Ces iden-
tifiants, qui lui permettent d’être à la fois reconnaissable et spécifique,
doivent être des « marques énonciatives qui la caractérisent dans la durée »
et qui nécessitent un minimum de complexité : pour avoir un impact
l’identifiant « doit être simple, facilement reconnaissable, différenciant et
répétitif » (Heilbrunn 2007 : 38). Si la notion paraît dès lors éloignée de
l’éthos discursif, qui peut revêtir des aspects très complexes, il faut cepen-
dant garder à l’esprit qu’on parle désormais de branding en matière de
promotion des personnes politiques, en particulier en période d’élections.
On voit donc que l’image de soi construite dans le discours ou, plus
largement, dans la communication, est au centre des préoccupations
de diverses disciplines allant de la sociologie au marketing en passant
par la psychologie sociale et la gestion d’entreprise. Au sein de ces
disciplines, les sciences du langage occupent une place particulière. La
spécificité de l’approche discursive par rapport à ces disciplines consiste
essentiellement dans le déplacement qu’elle opère du comportemental
au sens large vers le verbal, et de l’interaction sociale en face à face vers
le discours sous tous ses aspects – échanges écrits en différé aussi bien
qu’interactions orales en face à face, discours monogérés de nature très
diverse allant du discours politique et institutionnel au discours média-
tique et littéraire. Comme la sociologie et la psychologie sociale, les
sciences du langage étudient une pratique dont elles entendent dégager
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 21
pages, accumulant les attaques contre elle dans ce qui apparaît comme
un flot disproportionné de critiques (« un torrent de jugements hos-
tiles », ibid. : 13). Elle apparaît dès lors comme une victime brutalement
foulée aux pieds par ses adversaires, dans une représentation qui est le
revers et le complément de son image de lutteuse. Ces accusations sont
aussi reproduites en style indirect libre – mettant dans la bouche de ses
opposants des termes dépréciatifs dont le sens est inversé par antiphrase :
« On ne va quand même pas confier les manettes du pays à une Bécassine
serial gaffeuse ! » (ibid. : 40) « incompétente et ignorante, je n’aurais, sur
le fond, rien à dire et, conséquemment, une inquiétante propension à
enchaîner les bévues » (ibid. : 68). Sur les jurys citoyens : « D’où avais-je
sorti cette folie ? Comment pouvais-je à ce point dire n’importe quoi ?
Quelle absurdité irresponsable et coupable ! » (ibid. : 69). À propos de la
Chine : « Comment en somme puis-je conjuguer avec une telle candeur
l’ignorance et la lâcheté ? » (ibid. : 83)
Par ailleurs, l’autobiographe rappelle pour mieux les rejeter les repré-
sentations qu’on a pu faire d’elle en Jeanne d’Arc ou en Vierge Marie
– deux figures féminines qui partagent un caractère mystique porté à
l’extase, en contraste flagrant avec ce qui est attendu d’une personnalité
politique, à savoir, de la délibération politique rationnelle et non des
miracles. Rejetant ces assimilations ridicules, Royal admet cependant
qu’elle a reçu une éducation religieuse et qu’elle croit à la force de la foi
qui déplace les montagnes. Elle profite néanmoins de la circonstance pour
avancer que ses modèles sont Jaurès et Blum, des militants socialistes de la
laïcité qui sont en même temps restés proches de leurs racines religieuses.
Comme eux, elle conserve sa liberté d’esprit en gérant les tensions et les
paradoxes dans une approche cohérente fondée sur des valeurs humaines.
C’est ainsi que la candidate tournée en dérision remplace les représen-
tations dépréciatives de madone et de paysanne qui entend des voix par
celle d’une socialiste placée sous les auspices des grands dirigeants de
la République, tout en maintenant à l’intention du public attaché aux
croyances religieuses une image appropriée. Il s’agit de toucher aussi bien
les socialistes laïques que les Français qui tiennent à leur foi religieuse.
On voit donc comment le texte prend soin de rappeler l’éthos préalable
de la locutrice en mentionnant explicitement l’image défavorable qu’en
font circuler ses adversaires. Dans cette déconstruction-reconstruction sys-
tématique, la locutrice fait plus que moduler son éthos préalable comme
il est de règle dans toute présentation de soi. Elle le retravaille de fond en
comble pour substituer à la caricature malveillante une image dite fidèle
à la réalité et conforme aux exigences d’une présidentiable. On est bien
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Conclusion
L’exemple succinctement et très partiellement analysé permet de voir
comment la notion d’éthos est en prise sur celle de présentation de soi, de
gestion d’impressions et de branding, et comment elle en diffère, ciblant
le comportement verbal et les stratégies discursives et tenant compte
des cadres génériques – en l’occurrence, le texte autobiographique et le
discours de défaite. Sans doute le genre autobiographique appelle-t-il
plus qu’un autre l’éthos dit – ce que Royal thématise de sa propre per-
sonne occupe bien évidemment une place importante. Il n’en doit pas
pour autant faire oublier l’éthos montré – ce qui se dégage de sa façon de
s’adresser à ses électeurs, de rétorquer à ses adversaires, de son style, etc.
Ainsi, l’usage ironique du discours indirect libre pose une figure de lut-
teuse qui sait rendre les coups (ce que confirment les attaques ad hominem
que l’on n’a pu voir ici, où l’autobiographe manifeste son agressivité) ;
l’explicitation des accusations mensongères dévoile le courage de celle qui
ne craint pas de relever le défi ; le respect des conventions du discours
manifeste le savoir-faire de la locutrice qui maîtrise les conventions poli-
tiques, etc. Même si on n’a pu se livrer ici à une véritable microanalyse
attentive à la matérialité du langage, on a tenté de montrer à partir de
quelques paramètres – le cadre générique, les modèles culturels, l’éthos
préalable et le retravail de l’éthos, les procédures discursives et argumen-
tatives – comment se construit un éthos dont le but est de repositionner
la locutrice dans le champ politique, de restaurer son image ternie et de
rassembler ses électeurs en vue d’une action future. On peut ainsi voir
comment l’argumentation dans le discours traite de la question de la
présentation de soi qui est aussi l’apanage d’autres disciplines à partir
d’un cadre notionnel et analytique différent.
Bibliographie
Aaker, D. A. (1996), Building Strong Brands, New York, The Free Press.
Amossy, R. (1991), Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan.
— (2010), La présentation de soi. Éthos et identité verbale, Paris, PUF.
— (2010 [2000]), L’argumentation dans le discours, Paris, Colin.
Amossy, R. (dir.) (1999), Images de soi dans le discours. La construction de
l’éthos, Lausanne, Delachaux et Niestlé.
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