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L'éthos et ses doubles contemporains.


Perspectives disciplinaires

Article in Langage et Societe · January 2014


DOI: 10.3917/ls.149.0013

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Ruth Amossy
Tel Aviv University
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L’éthos et ses doubles contemporains
Perspectives disciplinaires

Ruth Amossy
ADARR, Tel-Aviv
amossy@attglobal.net

Introduction
La notion rhétorique d’éthos – l’image que l’orateur construit de sa
propre personne pour assurer sa crédibilité – a pris une place de plus en
plus considérable dans les sciences du langage depuis les années 19901.
Parallèlement, elle a été développée dans un ensemble d’autres disciplines
relevant des sciences humaines et sociales, souvent sous des appellations
différentes, mais clairement dans un même intérêt porté à la production
d’une image de soi dans la communication verbale et non verbale. Dans
la plupart des cas, ces écrits ne font pas référence aux autres domaines
de savoir qui ­explorent pourtant le même phénomène. En effet, les
chercheurs ne ­prennent guère la peine de se situer par rapport aux tra-
vaux qui ne relèvent pas directement de leur discipline et s’inscrivent
dans un horizon de recherche autre que le leur. Il semble d’ailleurs qu’ils
ignorent jusqu’à l’existence de ces travaux, lesquels ne figurent pas dans
leur bibliographie.
Il s’agit là d’une démarche caractéristique de notre modernité :
des ­disciplines se développent en parallèle mais sans contact immé-
diat entre elles, dans une fragmentation des sciences de l’homme

1. Pour de plus amples informations, voir Amossy (2010). Voir aussi Charaudeau et
Maingueneau (2002).

© Langage & Société n° 149 – septembre 2014


14 / RUTH AMOSSY

e­ ncouragée par celle de la recherche académique en champs discipli-


naires ­institutionnellement définis. Je m’y étais heurtée en son temps en
étudiant la notion de stéréo­type (Amossy 1991), qui tente de cerner dans
toutes ses formes et ses conséquences un phénomène de reproduction
à l’identique et de figement. Amplement analysé par la sociologie et la
psychologie sociale, le stéréotype a, parallèlement et de façon autonome,
fait l’objet d’investigations dans les études littéraires et les sciences du
langage – d’où la tentative de montrer comment la notion s’élaborait
dans des disciplines qui s’ignoraient largement pour servir des besoins
scientifiques particuliers, et en quoi les perspectives se recoupaient sou-
vent à leur insu (Amossy et Herschberg Pierrot 2011 [1997]). Dès lors
qu’un phénomène attire l’attention dans un état de société donné où il
semble remplir des fonctions importantes, il est pensé par des disciplines
différenciées en fonction de leurs cadres propres. Pour le désigner, ces
disciplines forgent une dénomination permettant de l’intégrer dans leur
réseau conceptuel et dans leurs problématiques. Elles le font tantôt en
s’appropriant un terme du langage courant (« stéréotype » existait déjà
dans la langue usuelle), tantôt en forgeant un néologisme qui entre
dans le langage spécialisé (« phraséologie », par exemple). Le terme de
stéréotype en est ainsi venu à être étudié transversalement dans des
disciplines qui ne lui assignent pas nécessairement le même sens et en
traitent différemment.
Il en va autrement pour l’image de soi que l’individu produit dans ses
interactions sociales. Elle n’a pas été explorée sous l’unique dénomination
d’éthos, mais à travers des désignations diverses que les champs de savoir
concernés ont promues au rang de notion opératoire sans nécessairement
connaître ses origines rhétoriques : on parle ainsi de présentation de soi,
de gestion d’impressions, d’image corporative, de branding… C’est ce
que je voudrais examiner dans un parcours rapide, avant de revenir à la
spécificité de l’éthos dans les sciences du langage qui se dégage d’une telle
mise en perspective. Plus spécifiquement, je mettrai en lumière l’argu-
mentation dans le discours à la croisée de la rhétorique et de l’analyse du
discours (Amossy 2010 [2000]), et la façon dont son traitement de l’éthos
recadre l’étude de la présentation de soi privilégiée par diverses disciplines.

1. Les doubles contemporains de l’éthos


On sait que la notion d’éthos a été définie par Aristote comme l’image
verbale que l’orateur produit de sa propre personne pour assurer son
entreprise de persuasion. Elle est fondée sur la phronesis (la sagesse, la
prudence), l’aretè (la vertu) et l’eunoia (la bienveillance), paramètres
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 15

selon lui nécessaires pour assurer la crédibilité de l’orateur2. En France,


l’éthos a été rappelé aux bons souvenirs des chercheurs en 1970 par l’aide-
mémoire sur la rhétorique antique publié par Roland Barthes dans la
revue Communications. L’art de la formule a sans doute joué un rôle
dans le retour d’une notion participant d’une discipline quelque peu
négligée, à laquelle Barthes entendait restituer sa visibilité : pour lui,
l’éthos consiste dans « les traits de caractère que l’orateur doit montrer à
l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impression : ce
sont ses airs » (1970 : 212). Avant de voir comment cette tentative de
se présenter de façon à faire bonne impression a été analysée dans les
sciences du langage, je voudrais insister sur l’importance qu’elle a prise
dans diverses disciplines appartenant aux sciences sociales.
La notion qui a eu l’influence la plus considérable sur la résurrection
de l’éthos sous de nouveaux auspices est celle de « présentation de soi »,
initiée et développée par le sociologue Erving Goffman, puis reprise par
la sociologie et la psychologie sociale. Elle se réfère au fait que dans toute
interaction sociale, même la plus informelle, chacun projette à l’intention
de son partenaire une image de sa personne qui doit contribuer à la bonne
marche de l’échange. Ce n’est pas par hasard que le titre The Presentation
of Self in Everyday Life (1959) a été transposé en français par La mise en
scène de la vie quotidienne. La présentation de soi (1973). En effet, Goffman
développe sa théorie à travers la métaphore de la dramaturgie : chacun
de nous est semblable à un acteur qui doit manifester ce qu’il est et ce
qu’il vise dans un jeu théâtral qui peut aussi bien être programmé que
spontané, voire inconscient. Il assume un rôle qui est réalisé dans une
représentation, à savoir « la totalité de l’activité d’une personne donnée,
dans une occasion donnée, pour influencer d’une certaine façon l’un des
participants » (1973 : 23).
Contrairement aux rhétoriciens, Goffman ne s’intéresse pas au verbe.
Il se penche non sur le discours, mais sur les comportements dans toutes
leurs dimensions gestuelles, visuelles, spatiales, etc., et les examine uni-
quement dans la communication en face à face. C’est dans ce cadre qu’il
considère la façon dont l’image de soi que projette le participant à un
échange exerce son influence dans l’interaction et en autorise la bonne réa-
lisation. Dans un cabinet d’avocats, le professionnel recevant un nouveau
client doit construire une image de sa personne qui dispose son visiteur à
lui laisser son dossier ; il le fait par sa tenue ­vestimentaire, le décor de son

2. Pour de bonnes analyses de l’éthos aristotélicien, voir entre autres Eggs (1999) et
Woerther (2007).
16 / RUTH AMOSSY

bureau, ses mimiques et ses intonations, sa façon de gérer l’entretien…


Il en va de même du demandeur d’emploi ou de la jeune fille qui va à
un rendez-vous avec un soupirant. Soulignons que la présentation de soi
chez Goffman ne se limite pas à la promotion de la personne du locuteur :
elle est inhérente à toute interaction sociale et fait partie des conditions
qui en permettent la bonne marche. On peut en donner pour exemple le
médecin dans son cabinet, le garçon de café, le père avec son fils… Il s’agit
donc pour le sociologue de dégager les fonctions que joue la présentation
de soi dans les pratiques quotidiennes en l’examinant dans ses routines en
même temps que dans ses réalisations concrètes.
Dans cette perspective, la présentation de soi ne reflète pas une
identité préexistante, elle la construit dans la dynamique de l’inter­
action sociale. Bien sûr, la question de la feinte peut se poser – mais elle
est secondaire pour Goffman, qui minimise la distance entre l’acteur
cynique qui endosse délibérément un rôle, et l’acteur sincère qui croit
de bonne foi à l’impression produite par sa représentation. En effet, « être
réellement un certain type de personne », « c’est aussi adopter les normes
de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe », donc pas-
ser par une socialisation qui permet d’accomplir certaines routines. Pour
l’individu dit sincère, « ce n’est pas qu’il n’y a pas eu de représentation
mais tout simplement que les participants ne se sont pas rendus compte
qu’il y en avait une » (ibid : 76). La métaphore théâtrale permet ici de
saisir la nature des interactions sociales où chacun construit son identité
à l’aide de connaissances préalables qui lui permettent d’endosser le rôle
qui lui est dévolu ou qu’il choisit dans des circonstances données. Dans
cette perspective, la présentation de soi est par définition une construc-
tion d’identité. En termes d’éthos : l’identité n’est pas le reflet d’une
réalité préexistante, mais une construction dynamique en situation.
Chaque individu construit des identités différentes qui correspondent à
la variété des situations et des interactions dans lesquelles il est engagé.
Méthodologiquement, Goffman adopte une démarche anthropo­
logique qui consiste à décrire au niveau comportemental les interactions
quotidiennes telles qu’elles se déroulent non dans des cultures lointaines,
mais au contraire dans la société occidentale, et plus particulièrement
en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Comme le fait remarquer Mark
R. Leary, Goffman « a essentiellement rapporté dans des essais narratifs
des observations anthropologiques faites sur le terrain » (1995 : 8 ; je
traduis). Il est intéressant de signaler qu’il utilise également des textes lit-
téraires, dans lesquels il trouve des exemples d’interactions sur lesquelles
il se fonde ou qui viennent illustrer un propos. À partir de descriptions
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 17

minutieuses de la façon dont les gens se comportent dans des cadres et


des circonstances variés pour veiller à une présentation de soi adéquate,
mais aussi de la manière dont différents problèmes viennent menacer
la face des interactants et dont ceux-ci gèrent ces situations délicates,
Goffman établit des catégories qui lui permettent de conceptualiser et
d’ordonner les données récoltées.
Dans cette perspective, ses travaux diffèrent de ceux d’Edward Jones
qui ont initié, dans le domaine de la psychologie sociale, un important
courant d’études sur la présentation de soi fondées sur des recherches
expérimentales. Ces recherches partent du fait que les gens utilisent leur
comportement social comme un moyen de communiquer des informations
sur leur personne, donc une image de soi – de façon à établir, maintenir
ou affiner l’image que les autres se font d’eux (Baumeister 1982 : 3). La
psychologie sociale a associé la notion de présentation de soi à celle de
gestion des impressions (impression management) au point qu’elles sont sou-
vent devenues synonymes. Ainsi Leary et Kowalski (1990 : 34) écrivent :
« Impression management (also called self-presentation) refers to the process
by which individuals attempt to control the impressions others form of
them ». ����������������������������������������������������������������
Tedeschi et Riess (1981 : 3) désignent comme gestion des impres-
sions tout comportement visant à contrôler les impressions que les autres se
forment de notre personne. Même dans les situations où la présentation de
soi n’est pas un objectif premier, et où la tentative de contrôler la façon dont
le moi est perçu par les autres n’est ni délibérée ni même consciente, il y a
construction d’une image de soi. C’est à son propos que les psychologues
sociaux soulèvent une série de questions auxquelles ils tentent de répondre
par des expériences de laboratoire. Il s’agit ainsi de comprendre les moti-
vations de la présentation de soi, les tactiques utilisées, leur degré de prise
de conscience ou de spontanéité ; mais aussi de voir dans quelle mesure les
expériences en laboratoire touchant à ce phénomène permettent de mieux
comprendre les comportements sociaux (Tedeschi et Riess 1981 : 3).
La masse des travaux effectués dans ce domaine depuis quelques décen-
nies est impressionnante, et il n’est pas question de les passer ici en revue.
L’essentiel est de souligner qu’il s’agit d’étudier des comportements dont
la dimension verbale n’est que l’un des aspects, souvent mineurs, analysés
dans une perspective essentiellement comportementale. Sans doute trouve-
t-on des travaux sur l’excuse, par exemple, ou sur la justification (Tedeschi
et Riess 1981), qui sont des phénomènes discursifs. Mais dans l’ensemble,
Leary et Kowalski (1990 : 40) soulignent bien que la description verbale de
sa personne n’est qu’une petite partie d’un phénomène global qui se traduit
essentiellement dans tout ce qui est communication sur soi non verbale,
18 / RUTH AMOSSY

comme : traits stylistiques et non verbaux du comportement, apparence


physique, exhibition de biens matériels, comportements alimentaires,
association visible avec d’autres personnes, etc.
C’est la compréhension des comportements sociaux qui commande la
recherche : l’exploration des modalités de la présentation de soi est mise
en avant dans la mesure où elle les sous-tend et en explique en partie au
moins la logique interne. Ainsi, Baumeister résume une série d’expé-
riences menées dans le domaine des attitudes sur l’altruisme : dans l’une
de celles-ci, les donations publiques se sont avérées spectaculairement
plus élevées que les donations anonymes ; dans une autre, il est apparu
que la tendance à faire une faveur à quelqu’un était accrue dans les cas
où la personne sollicitée avait été au préalable embarrassée en public.
Bien que les gens visent en règle générale à se présenter de façon favo-
rable, Schlenker a vérifié dans une série de tests que la présentation de
soi insiste plus sur les côtés flatteurs lorsqu’aucune information publique
sur la personne ne menace d’invalider leur performance, et vice-versa
(1980 : 186). Baumeister met par ailleurs en lumière la distinction entre
les présentations de soi visant à un profit immédiat grâce à l’impression
produite sur l’entourage, et celles qui visent à donner à un auditoire plus
global une image de sa personne modelée sur un moi idéal (processus
qu’il appelle construction de soi). Ainsi, dans le premier cas, plaire à un
public donné peut signifier se laisser influencer dans son sens, projetant
une image contraire à l’image publique que la personne souhaite donner
à voir (Baumeister 1982 : 21). Les ajustements nécessités par ces tensions
peuvent être perçus et analysés dans des situations de laboratoire suscitées
pour les tester.
Un autre champ de recherche s’est focalisé sur l’« image corporative »
ou image d’entreprise (corporate image) qui est le résultat de toutes les
connaissances, impressions et expériences issues des façons dont une
entreprise se donne à voir. La corporate image a fait l’objet d’une atten-
tion soutenue dans la mesure où l’idée qu’un individu se fait d’une firme
particulière est censée influencer son comportement envers celle-ci. Cette
image se décline à la fois de l’intérieur (la représentation que s’en font les
personnes qui participent à l’entreprise et contribuent à la faire être) et de
l’extérieur (la façon dont l’entreprise est perçue par les clients et l’ensemble
du public). Elle pose des problèmes de gestion : quelle image l’entreprise
veut-elle donner d’elle-même ? Que faire pour modeler une image de soi
appropriée et efficace ? Les stratégies sélectionnées sont nécessairement
en prise sur les attentes supposées du public qu’il importe d’attirer ou de
fidéliser. On est donc dans une perspective qui lie la production d’une
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 19

image de soi à l’idée qu’on se fait de ce que pense et désire l’auditoire,


défini comme client potentiel, mais aussi, par exemple, comme inves-
tisseur ou comme actionnaire. L’accent est mis tantôt sur l’image de soi
que l’entreprise tente de projeter dans ses stratégies de communication, et
tantôt sur la réception effective, à savoir l’image que les gens se forment
réellement de l’entreprise et de ses produits.
Quelle que soit la perspective adoptée, il s’agit d’une image de soi
collective construite dans une interaction motivée par un projet de per-
suasion essentiellement commercial et financier. Elle est souvent étudiée
dans son rapport aux notions de réputation et d’identité corporative,
dont Balmer (1998) souligne l’importance croissante dans la recherche
aux dépens de la notion d’image corporative, qui a principalement été
développée dans les années 1950-1970 aux États-Unis. Il est intéressant
de voir qu’un chercheur comme Yong-Kan Wei (2002) relie explicitement
l’image corporative à la notion aristotélicienne d’éthos, qu’il retraduit en
termes d’éthos collectif. Avec ou sans recours à cette notion, une rhéto-
rique dite corporative ou organisationnelle s’est développée principale-
ment dans la tradition anglo-saxonne, et continue à fleurir à côté des
études sur le même sujet entreprises en sociologie ou en gestion.
Une dernière notion qu’il importe de signaler est celle de brand (ou
de branding) telle qu’elle a été élaborée au départ dans le domaine du
marketing où elle renvoie à des préoccupations d’efficacité commerciale.
Il s’agit de la marque comme image promotionnelle qui correspond à
une logique économique, liée à une logique symbolique. Elle est indis-
sociable d’un « capital de marque » (brand equity), qui désigne non pas la
valeur de l’entreprise en termes de chiffre d’affaires, mais l’évaluation qui
en est faite au vu de sa réputation et de son potentiel. C’est en quelque
sorte la plus-value apportée par la marque au produit et à l’entreprise.
La marque est incontournable dans l’environnement extrêmement com-
pétitif qui est celui des économies développées offrant des possibilités
de choix multiples : pour favoriser l’achat, il est indispensable de se
positionner par rapport aux concurrents et de s’en distinguer. La marque
constitue dès lors un actif incorporel qu’il faut savoir créer, maintenir
et faire fructifier. Selon Aaker (1996), il faut pour cela tenir compte de
plusieurs paramètres : la conscience de la marque (brand name awa-
reness), ou sa reconnaissance par le consommateur, qui est créée par une
série d’opérations comme des supports de vente importants, des événe-
ments promotionnels et toutes sortes de moyens permettant d’attirer
l’attention ; la qualité perçue, où la qualité effective est nécessaire mais
pas suffisante, et qui est un élément clé de vente ; la préservation d’une
20 / RUTH AMOSSY

clientèle fidèle qu’il ne faut pas négliger pour attirer de nouveaux clients ;
et l’identité de la marque, c’est-à-dire ce qu’elle est censée représenter
dans l’esprit du consommateur.
C’est à ce point qu’intervient la notion de « personnalité de la marque »,
à savoir « l’ensemble des traits humains » qui lui sont associés, incluant le
sexe, l’âge, la classe sociale, mais aussi des traits comme la chaleur ou la
sensibilité (Aaker 1996 : 141). Aaker donne l’exemple des motos Harley-
Davidson, qui renvoient à la personnalité d’un macho attaché aux USA
mais aussi à sa liberté individuelle, et cherchant à s’échapper hors des
normes conventionnelles d’habillement et de comportement. Non seu-
lement la marque est personnalisée (elle projette une image de soi), mais
encore elle permet un processus d’identification. Enfourcher une Harley-
Davidson ou même porter des accessoires de cette marque permet au
consommateur d’exprimer une partie de sa personnalité – il construit une
image de soi à travers celle de la marque. Cela lui permet aussi de se situer
dans un groupe qui partage le même style et les mêmes valeurs. La marque
a des enjeux identitaires plus ou moins puissants (ibid.).
Dans cette perspective, le branding est l’ensemble des moyens verbaux,
iconiques et autres que l’on utilise pour promouvoir la marque. Ces iden-
tifiants, qui lui permettent d’être à la fois reconnaissable et spécifique,
doivent être des « marques énonciatives qui la caractérisent dans la durée »
et qui nécessitent un minimum de complexité : pour avoir un impact
l’identifiant « doit être simple, facilement reconnaissable, différenciant et
répétitif » (Heilbrunn 2007 : 38). Si la notion paraît dès lors éloignée de
l’éthos discursif, qui peut revêtir des aspects très complexes, il faut cepen-
dant garder à l’esprit qu’on parle désormais de branding en matière de
promotion des personnes politiques, en particulier en période d’élections.
On voit donc que l’image de soi construite dans le discours ou, plus
largement, dans la communication, est au centre des préoccupations
de diverses disciplines allant de la sociologie au marketing en passant
par la psychologie sociale et la gestion d’entreprise. Au sein de ces
disciplines, les sciences du langage occupent une place particulière. La
spécificité de l’approche discursive par rapport à ces disciplines consiste
essentiellement dans le déplacement qu’elle opère du comportemental
au sens large vers le verbal, et de l’interaction sociale en face à face vers
le discours sous tous ses aspects – échanges écrits en différé aussi bien
qu’interactions orales en face à face, discours monogérés de nature très
diverse allant du discours politique et institutionnel au discours média-
tique et littéraire. Comme la sociologie et la psychologie sociale, les
sciences du langage étudient une pratique dont elles entendent dégager
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 21

la régulation. Mais elles se focalisent sur sa dimension socio-discursive


et n’ont pas recours à des méthodes empiriques ou expérimentales : c’est
dans les pratiques discursives en situation qu’elles cherchent à mettre en
lumière le fonctionnement et les fonctions de la construction d’éthos.
Par ailleurs, les perspectives théoriques des sciences du langage
les éloignent des considérations utilitaires qui guident une partie des
recherches centrées sur la gestion d’entreprise et le marketing. Ceux-ci
se préoccupent en effet de voir comment gérer efficacement son image
pour des besoins de management ou de promotion commerciale en se
concentrant sur les moyens susceptibles d’assurer la réussite escomptée.
Une perspective pratique qui renvoie à la rhétorique antique soucieuse
de former de bons orateurs, mais qui est éloignée des sciences du langage
dans leur dimension principalement théorique, analytique et descriptive
– même si elles peuvent en principe à tout moment être convoquées pour
répondre à une commande ponctuelle…

2. L’éthos discursif et rhétorique dans les sciences du langage


L’étude de l’éthos comme image que le locuteur construit de sa propre per-
sonne dans le discours apparaît dans les sciences du langage avec l’émer-
gence de la linguistique de l’énonciation initiée par Émile Benveniste
(1966), et sa notion de cadre figuratif. C’est seulement quand on prend
en compte l’acte de s’approprier la langue pour communiquer avec l’autre,
à savoir le plan de l’énonciation, qu’on peut penser la construction dis-
cursive d’une image du « je » à l’intention d’un « tu » ou d’un « vous ». Cet
exercice s’effectue au gré d’un jeu spéculaire qu’a bien mis en évidence
Michel Pêcheux (1969), et que lui emprunte la linguistique de l’énon-
ciation telle qu’élaborée par Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980) :
l’�����������������������������������������������������������������������
���������������������������������������������������������������������
metteur (ou locuteur) A se fait une image de lui-même et de son inter-
locuteur B ; réciproquement B se fait une image de A et de lui-même.
C’est dans cette interdépendance que se met en place l’éthos comme image
de soi construite dans le discours.
Il n’est pas utile de reprendre ici l’historique de la notion d’éthos en
sciences du langage (Amossy 2010). On sait que le terme a été introduit
par Oswald Ducrot, à travers un emprunt à la rhétorique classique par le
biais d’un article de Le Guern (1978), afin de présenter sa théorie de la
polyphonie, dans un texte qui marque la première entrée de la notion en
linguistique (Ducrot 1984 : 201). L’éthos n’y est cependant mentionné
qu’à titre d’illustration, et ce sont les travaux d’analyse de discours et plus
particulièrement ceux de Dominique Maingueneau qui imposent peu à
peu, à partir des années 1990, la notion d’éthos en analyse du discours.
22 / RUTH AMOSSY

Maingueneau (1999), s’il fait au départ un emprunt à l’éthos rhéto-


rique, s’en distingue cependant dans la mesure où il traite d’un phéno-
mène inhérent au discours, tant écrit qu’oral, pris dans sa dimension
dialogique. Il ne s’agit plus de l’entreprise de persuasion située au cœur
de la réflexion aristotélicienne. Un déplacement majeur s’opère ainsi qui
rappelle plus la démarche sociologique de Goffman que celle d’Aristote.
Pour l’analyse du discours le locuteur, dès lors qu’il est engagé dans un
échange verbal avec l’autre et quelle que soit la nature de cet échange
verbal, effectue bon gré mal gré, de façon programmée ou spontanée,
une présentation de soi. Par la façon dont il s’exprime, par les sujets qu’il
choisit et sa façon de les traiter, par son niveau de langue et son style, le
locuteur se présente à son interlocuteur et donne une représentation de
sa personne. Dans cette perspective, Maingueneau distingue entre l’éthos
dit et l’éthos montré, tout en intégrant cette construction d’image dans le
cadre du genre au sein duquel elle s’effectue ; il parle de « scène générique »
qui impose un schéma préétabli, par opposition à la scénographie qui met
en jeu des choix fondés sur des modèles culturels.
L’argumentation dans le discours s’appuie sur l’analyse du discours
en reconnaissant qu’une image de soi se construit ipso facto dans tout
acte d’énonciation. Aussi fait-elle de l’éthos une dimension constitutive
du discours au même titre que l’énonciation ou le dialogisme. En même
temps, elle lie cet éthos discursif à l’éthos rhétorique de bonne mémoire
dans la mesure où il est à la fois modelé par des contraintes sociales
et institutionnelles, et doté d’une vocation argumentative. La mission
de persuasion au sein de laquelle la crédibilité et l’autorité de l’orateur
reçoivent un grand poids doit cependant être reformulée dans une défi-
nition élargie de l’argumentation rhétorique, en termes de visée et/ou de
dimension argumentative (Amossy 2010 [2000]). Dans certains cas, en
effet, le locuteur veut faire adhérer l’auditoire à une thèse en projetant une
image digne de confiance, voire en se livrant à une entreprise délibérée
de promotion de sa propre personne : c’est la visée argumentative carac-
téristique de certains cadres discursifs comme la plaidoirie, les discours
politiques ou la parole électorale. Dans d’autres cas, il s’agit simplement
d’infléchir des façons de voir, de penser ou de sentir sans volonté expresse
de persuader – c’est ce que j’ai appelé la dimension argumentative qui est
inhérente au discours, et qu’on retrouve dans la conversation quotidienne
et l’article d’information aussi bien que dans le texte littéraire. Dans cette
optique, l’éthos se donne comme une construction d’image qui répond
à sa vocation rhétorique première, mais qui s’étend à l’ensemble des
discours et se met en place à partir de procédures discursives repérables.
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 23

L’argumentation dans le discours souligne plusieurs dimensions capi-


tales de l’éthos :
1)  L’éthos est un résultat obligé de l’énonciation (il est une dimension
constitutive du discours). Aussi se construit-il dans tous les discours,
même ceux où le locuteur ne parle pas de lui, ni ne parle en première
personne, comme le discours d’information ou le discours scientifique.
2)  L’éthos ne renvoie pas uniquement à un orateur individuel qui projette
une image singulière de sa personne. Le « je » peut se faire le porte-parole
d’un groupe. Qui plus est, le locuteur peut être une instance plurielle, un
« nous » dans lequel une collectivité entière s’exprime : le gouvernement,
la CGT, le peuple français, le PS, etc. Cet aspect de l’image de soi est
aujourd’hui étudié sous la dénomination d’éthos collectif (Orkibi 2008),
et permet de faire jouer la notion d’éthos dans l’analyse des discours ins-
titutionnels, d’entreprises, de partis ou de mouvements sociaux.
3)  L’éthos s’élabore en fonction de modèles culturels et de contraintes
génériques à partir desquels le locuteur construit une image de soi appro-
priée. Une présentation de soi réussie est tributaire des cadres dans lesquels
elle s’effectue : un article d’opinion appelle un autre éthos journalistique
que l’article d’information ; dans une conversation privée, un discours
électoral ou un ouvrage autobiographique, une personnalité publique
façonne une image différente de sa personne. Qui plus est, l’idée qu’on
se fait d’un bon journaliste ou d’un bon président peut différer d’une
culture à l’autre : les États-Unis imposent d’autres normes que la France.
4) Tout éthos discursif se construit sur la base d’un éthos préalable, ou pré-
discursif, notion qui s’est imposée dans le sillage des travaux pionniers réunis
dans l’ouvrage collectif Images de soi dans le discours (Amossy [dir.] 1999).
Cette notion désigne le fait que le locuteur comme l’allocutaire s’appuient
dans l’échange verbal sur la représentation préexistante de celui qui prend
la parole. Ainsi se voient réconciliées la conception aristotélicienne insistant
sur le fait que l’orateur doit créer une représentation propice de sa personne
dans son discours même, et la conception qu’on trouve entre autres chez
Isocrate ou dans la rhétorique romaine, qui privilégie le statut social et la
réputation préalables au discours. D’un côté, on n’ignore pas ce que « parler
veut dire » (Bourdieu 1982) : l’autorité et la légitimité conférée au locuteur
par le pouvoir institutionnel dont il jouit sont mises en lumière. D’un autre
côté, on affirme le pouvoir de la parole en cherchant à voir comment les
données socio-institutionnelles encadrent et contraignent le discours sans le
déterminer, laissant une place importante à l’agentivité rhétorique.
5)  Cette notion d’éthos préalable entraîne celle, capitale à mes yeux, de
retravail de l’éthos. En effet, la construction verbale d’une image de soi
24 / RUTH AMOSSY

se fait toujours à partir de représentations préexistantes qui circulent


dans l’interdiscours. C’est l’image de sa personne que le locuteur pense
que l’autre se fait de lui en fonction de ses prises de parole passées, et
de l’ensemble de ce qui se dit et s’écrit soit sur l’individu lui-même, soit
sur la catégorie professionnelle ou sociale à laquelle il appartient. La
construction de l’éthos se fait par une reprise et une réélaboration de ces
images et de ces modèles en fonction des besoins de l’échange. Dans ce
sens, qu’elle soit entreprise délibérée ou non, toute présentation de soi est
nécessairement un retravail du déjà-dit, une reprise et une modulation
d’images verbales préexistantes. Elle peut relever de la confirmation si
l’éthos préalable est positif et adéquat à l’interaction nouvelle, mais elle
peut aussi être inflexion différente et modification lorsqu’une adaptation
aux circonstances semble nécessaire.
6)  À la limite, le retravail de l’éthos peut être tentative de réorientation et
de transformation – en particulier dans les cas où l’image est inadéquate,
négative ou détériorée. On aboutit ici à la notion de réparation ou res-
tauration d’image qui a cours dans certains travaux de communication,
et qui met en avant les procédures permettant de restaurer une image
publique endommagée. Cette dernière dimension, qui a fait l’objet de
travaux fondés sur la notion de face-work lancée par Goffman (1973) et
a été élaborée dans les travaux de Benoit (1995), s’articule sur la notion
de retravail de l’éthos, dont elle constitue un cas extrême – celui d’une
entreprise délibérée et systématique de réparation d’image.

3. Un cas de figure : le retravail de l’éthos chez Ségolène Royal


Dans un livre post-électoral intitulé Ma plus belle histoire, c’est vous
(Grasset 2007), Ségolène Royal se livre à un retravail de son éthos visant
à la poser en personnalité politique légitime qui mérite le soutien des
électeurs après sa défaite. Dans cette perspective, il s’agit bien d’une « pré-
sentation de soi » relevant de ce que les psychologues sociaux appellent la
« gestion d’impressions ». Il s’agit cependant d’un comportement verbal :
les voies empruntées sont purement discursives, et l’analyse de l’éthos se
penche non sur les effets produits sur le terrain, mais sur des stratégies dis-
cursives en situation. Celles-ci recoupent à leur manière ce que les études
de gestion et de marketing entendent par la mise en place d’une image
permettant d’attirer ou conserver une clientèle ; elles constituent une
entreprise soigneusement programmée de transformer sa propre personne
en une marque valorisante. On peut donc dire que la construction d’éthos
est étroitement liée à la présentation de soi dont traitent la sociologie et
la psychologie sociale, et au branding qui est l’objet du marketing. Mais
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 25

elle s’effectue par des moyens discursifs et argumentatifs : nous sommes


dans le domaine de l’analyse du discours et de l’argumentation rhétorique.
Pour construire une image de soi appropriée à ses objectifs, Royal se
plie à des contraintes génériques (des « routines », dans la terminologie de
Goffman) qui lui imposent des modèles et des normes. Plus encore qu’à
l’autobiographie politique, son texte s’indexe au discours post-­électoral
traditionnellement prononcé par les candidats perdants. Dans ce double
cadre, le texte allie l’éthos dit (la locutrice parle abondamment de sa
propre personne et en fait une thématique du livre) et l’éthos montré (la
personnalité de la candidate battue aux présidentielles se montre à travers
ses façons de dire).
En tant que discours de défaite, le texte présente une locutrice déter-
minée à assumer ses responsabilités et à s’excuser auprès de ceux dont
elle partage la peine. Mais si elle accomplit une indispensable routine de
mortification, elle doit en même temps maintenir une image de prési-
dentiable qui justifie ses aspirations de future dirigeante. Le Bart (2009 :
328) souligne qu’en France, l’image présidentielle reflète une certaine
conception du pouvoir : diriger une nation suppose une maîtrise parfaite
et une grande force psychologique appuyée sur une identité stable. C’est
pourquoi la figure de l’apologiste est réduite au minimum pour faire
place à celle de la lutteuse infatigable qui veut « se tourner résolument
vers l’avenir avec une détermination retrouvée » (Royal 2007 : 11) et
« combattre. De préférence les yeux ouverts » (ibid. : 16).
Dans l’équilibre du texte, le terme d’« échec » est clairement contre-
balancé par celui de « victoire ». L’évocation d’un insuccès qui réunit la
femme politique et ses supporters dans une même souffrance (on est
dans le pathos dont la candidate battue ne se prive pas) est transformée
en instigation à se projeter avec elle dans l’avenir. Recourant à « l’éthos
dit », elle déclare : « Je suis ainsi faite : vaillante, optimiste, attachée de tout
mon être à l’histoire de ce pays que je ne me résigne pas à voir abaissé
comme il l’est aujourd’hui. Courage. N’ayons pas peur » (ibid. : 309). Au
niveau de l’énonciation, on voit comment le discours passe sans crier gare
du « je » au « nous » (« Je suis ainsi faite » ➛ « n’ayons pas peur »), faisant
du public une sorte d’extension de la dirigeante, comme si de ses traits
personnels pouvait découler un comportement collectif. Elle apparaît
de ce fait comme une source de force et d’inspiration. Par ailleurs, les
formules d’encouragement (« Courage. N’ayons pas peur ») la posent en
guide et en maître spirituel – position de supériorité cependant atténuée
par le « nous » inclusif dont elle fait partie. Plus encore, l’énoncé implique
que si le courage de se battre pour regagner les prochaines élections est
26 / RUTH AMOSSY

impératif, c’est en raison de l’abaissement de la France – dont il ressort


par un mouvement argumentatif habile que la défaite de Royal est aussi
celle de la France. On comprend dès lors la nécessité de la « résilience »
après le traumatisme, interprétée comme la capacité de « se reconstruire
et surtout reconstruire les autres après une défaite », en transformant « une
épreuve en une nouvelle force » (ibid. : 29-30). La locutrice se présente
ici comme une femme forte (« une femme debout ») et un guide : « Rester
debout pour que toutes celles et ceux qui sont déstabilisés, toutes celles et
ceux qui tanguent, gardent un phare, un cap » (ibid. : 30).
Dans cette perspective, le livre justifie et réécrit le discours de défaite
très critiqué prononcé le jour même de l’élection. L’adresse publique dans
laquelle Royal était apparue rayonnante au sein des applaudissements
avait en effet provoqué la risée de socialistes – l’un d’entre eux aurait
même demandé si Ségolène savait qu’elle avait perdu les élections. La can-
didate malheureuse avait été dépeinte comme irréaliste, inconsciente et
enivrée par sa popularité. Dans le récit autobiographique, Royal explique
au contraire qu’elle avait éprouvé le devoir de soutenir les militants qui
l’entouraient, et de les aider à garder leur fierté dans la défaite (ibid. : 60).
Elle redresse ainsi l’image d’une candidate irresponsable et déviante pour
projeter celle d’une personnalité dotée de force et d’empathie, capable de
mener les siens vers la victoire finale.
À cela se joignent les stratégies de réparation d’image étudiées par les
spécialistes de communication (Benoït 1995), et qu’il importe d’articuler
sur la théorie de l’éthos. Elles incluent le déni, la fuite de la responsabi-
lité, ou la réduction de l’offense et l’attaque contre l’accusateur. Sans
nier sa responsabilité, Royal attaque : elle accuse les ténors du PS non
seulement de ne pas l’avoir soutenue, mais encore de l’avoir dévalorisée
publiquement en niant sa compétence, son expérience et son savoir : « il
y avait, dans ce procès incessant, méthodique, quelque chose qui, je le
répète, était terrifiant » (Royal 2007 : 293). Elle n’hésite pas à mention-
ner les accusations portées contre elle (notons qu’elle a dans son site une
rubrique « Rétablir la vérité ») pour les réfuter systématiquement à l’aide
de diverses stratégies discursives, parmi lesquelles on ne mentionnera ici
que le discours rapporté et la déconstruction des modèles culturels dans
lesquels ses ennemis tentent de l’enfermer.
Loin donc de taire les qualifications peu flatteuses dont elle est l’objet,
la locutrice les étale à travers l’usage du discours rapporté. Elle les bat
en brèche tantôt par des énumérations qui dévoilent leur nature hyper­
bolique, tantôt par le maniement ironique du discours indirect libre.
Elle donne ainsi une liste de citations entre guillemets longue de deux
L’ÉTHOS ET SES DOUBLES CONTEMPORAINS / 27

pages, accumulant les attaques contre elle dans ce qui apparaît comme
un flot disproportionné de critiques (« un torrent de jugements hos-
tiles », ibid. : 13). Elle apparaît dès lors comme une victime brutalement
foulée aux pieds par ses adversaires, dans une représentation qui est le
revers et le complément de son image de lutteuse. Ces accusations sont
aussi reproduites en style indirect libre – mettant dans la bouche de ses
opposants des termes dépréciatifs dont le sens est inversé par antiphrase :
« On ne va quand même pas confier les manettes du pays à une Bécassine
serial gaffeuse ! » (ibid. : 40) « incompétente et ignorante, je n’aurais, sur
le fond, rien à dire et, conséquemment, une inquiétante propension à
enchaîner les bévues » (ibid. : 68). Sur les jurys citoyens : « D’où avais-je
sorti cette folie ? Comment pouvais-je à ce point dire n’importe quoi ?
Quelle absurdité irresponsable et coupable ! » (ibid. : 69). À propos de la
Chine : « Comment en somme puis-je conjuguer avec une telle candeur
l’ignorance et la lâcheté ? » (ibid. : 83)
Par ailleurs, l’autobiographe rappelle pour mieux les rejeter les repré-
sentations qu’on a pu faire d’elle en Jeanne d’Arc ou en Vierge Marie
– deux figures féminines qui partagent un caractère mystique porté à
l’extase, en contraste flagrant avec ce qui est attendu d’une personnalité
politique, à savoir, de la délibération politique rationnelle et non des
miracles. Rejetant ces assimilations ridicules, Royal admet cependant
qu’elle a reçu une éducation religieuse et qu’elle croit à la force de la foi
qui déplace les montagnes. Elle profite néanmoins de la circonstance pour
avancer que ses modèles sont Jaurès et Blum, des militants socialistes de la
laïcité qui sont en même temps restés proches de leurs racines religieuses.
Comme eux, elle conserve sa liberté d’esprit en gérant les tensions et les
paradoxes dans une approche cohérente fondée sur des valeurs humaines.
C’est ainsi que la candidate tournée en dérision remplace les représen-
tations dépréciatives de madone et de paysanne qui entend des voix par
celle d’une socialiste placée sous les auspices des grands dirigeants de
la République, tout en maintenant à l’intention du public attaché aux
croyances religieuses une image appropriée. Il s’agit de toucher aussi bien
les socialistes laïques que les Français qui tiennent à leur foi religieuse.
On voit donc comment le texte prend soin de rappeler l’éthos préalable
de la locutrice en mentionnant explicitement l’image défavorable qu’en
font circuler ses adversaires. Dans cette déconstruction-reconstruction sys-
tématique, la locutrice fait plus que moduler son éthos préalable comme
il est de règle dans toute présentation de soi. Elle le retravaille de fond en
comble pour substituer à la caricature malveillante une image dite fidèle
à la réalité et conforme aux exigences d’une présidentiable. On est bien
28 / RUTH AMOSSY

dans la réparation d’image dont parlent les sciences de la communication,


saisie dans la matérialité du discours et articulée sur la notion d’éthos.

Conclusion
L’exemple succinctement et très partiellement analysé permet de voir
comment la notion d’éthos est en prise sur celle de présentation de soi, de
gestion d’impressions et de branding, et comment elle en diffère, ciblant
le comportement verbal et les stratégies discursives et tenant compte
des cadres génériques – en l’occurrence, le texte autobiographique et le
discours de défaite. Sans doute le genre autobiographique appelle-t-il
plus qu’un autre l’éthos dit – ce que Royal thématise de sa propre per-
sonne occupe bien évidemment une place importante. Il n’en doit pas
pour autant faire oublier l’éthos montré – ce qui se dégage de sa façon de
s’adresser à ses électeurs, de rétorquer à ses adversaires, de son style, etc.
Ainsi, l’usage ironique du discours indirect libre pose une figure de lut-
teuse qui sait rendre les coups (ce que confirment les attaques ad hominem
que l’on n’a pu voir ici, où l’autobiographe manifeste son agressivité) ;
l’explicitation des accusations mensongères dévoile le courage de celle qui
ne craint pas de relever le défi ; le respect des conventions du discours
manifeste le savoir-faire de la locutrice qui maîtrise les conventions poli-
tiques, etc. Même si on n’a pu se livrer ici à une véritable microanalyse
attentive à la matérialité du langage, on a tenté de montrer à partir de
quelques paramètres – le cadre générique, les modèles culturels, l’éthos
préalable et le retravail de l’éthos, les procédures discursives et argumen-
tatives – comment se construit un éthos dont le but est de repositionner
la locutrice dans le champ politique, de restaurer son image ternie et de
rassembler ses électeurs en vue d’une action future. On peut ainsi voir
comment l’argumentation dans le discours traite de la question de la
présentation de soi qui est aussi l’apanage d’autres disciplines à partir
d’un cadre notionnel et analytique différent.

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