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Revue des Sciences Religieuses

La kabbale juive et le platonisme au Moyen Age et à la


Renaissance
Moshe Idel, Cyril Aslanoff

Résumé
Après avoir montré comment, aux XIIe et XIIIe siècles, la kabbale a retenu l'apport de Platon et refusé celui d'Aristote, l'article
s'attache plus précisément au Traité Sefer Yezirah qui souligne le rapport entre les dix séfirots et les vingt-deux lettres de
l'alphabet hébreu. C'est alors toute une étude de la théorie des séfirots qui est proposée, avant d'expliquer que, dans la pensée
juive du Moyen Age, la théologie négative a deux sources : la philosophie et la kabbale.

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Idel Moshe, Aslanoff Cyril. La kabbale juive et le platonisme au Moyen Age et à la Renaissance. In: Revue des Sciences
Religieuses, tome 67, fascicule 4, 1993. Voies négatives. pp. 87-117;

doi : 10.3406/rscir.1993.3248

http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1993_num_67_4_3248

Document généré le 03/06/2016


LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME
AU MOYEN AGE ET A LA RENAISSANCE

I. Raton dans la Kabbale : aperçu.

A la fin du XIIe siècle, la pensée juive subit plusieurs changements


radicaux. Le néoplatonisme dominant qui s'était exprimé dans
l'œuvre de philosophes tels qu' Isaac Israeli, Salomon ibn Gabirol et de
façon moins explicite, Moïse et Abraham ibn 'Ezra et Abraham ibn
Hiyya perdit sa position dominante en faveur d'un mode de pensée
plus aristotélicien comme ceux de Maïmonide et d'Abraham ibn
Daoud. Par la suite, la philosophie juive d'Europe se développa sous
l'égide de l'aristotélisme maïmonidien. Alors que la pensée de
Maïmonide fleurissait, un autre courant commença sa carrière en tant
que facteur historique : la Kabbale provençale. C'est en Provence,
bastion de ce mouvement à ses débuts, que le Guide des Egarés fut
traduit en hébreu et c'est à partir de là qu'il commença à exercer son
immense influence sur l'Europe. Mais au même moment la Kabbale
provençale mettait l'accent sur les éléments platoniciens des textes
philosophiques médiévaux et considérait avec suspicion la version
maïmonidienne de l'aristotélisme. La controverse enflammée que
suscitèrent les écrits de Maïmonide en Provence et en Espagne se
polarisa sur des thèmes non philosophiques à caractère halakhique ou
théologique (1). Mais le besoin se faisait nettement sentir d'une
alternative à l'aristotélisme maïmonidien ; or la principale et en fait
l'unique alternative dans le contexte de la controverse maïmonidienne
en Europe n'était autre que la première Kabbale, véritable source de
concepts, d'images et de spéculations mystiques et mythiques à
caractère néoplatonicien (2). Les premiers kabbalistes accueillirent
des idées explicitement rejetées par Maïmonide, mais ils allèrent
même jusqu'à se référer au Guide des Egarés pour conférer du crédit

(1) A propos de la controverse, voir B. Septimus, Hispano- Jewish Culture in


Transition, Cambridge : Havard University Press, 1982, p. 39 et s. p. 147, n. 1 ;
Gershom scholem, Origins of the Kabbalah, 393-414.
(2) Voir mon « Maimonides and the Kabbalah », in I. Twersky éd., à paraître.
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aux conceptions platoniciennes activement combattues par Maïmo-


nide. Rabbi Ya'aqov ben Chechet, un kabbaliste catalan, écrivait :
« Dieu contemplait la Torah (3) et il vit les essence fhavayotj (4)
en lui-même, car les essences étaient dans la Sagesse (Hokh-
mahj ; et il remarqua qu'elles étaient prêtes à se révéler. J'ai
entendu cette tradition au nom de R. Isaac fils de R. Abraham
de mémoire bénie (5). Telle était également l'opinion du Rabbi
(Moïse Maïmonide), l'auteur du (Livre de la) Connaissance ; il
disait qu'en se connaissant lui-même Dieu connaît toutes les
créatures existantes (6). Mais le Rabbi exprima son étonnement
dans la IIe partie, chapitre 6 du Guide, devant le propos de nos
maîtres selon lequel Dieu ne fait rien sans contempler au
préalable sa maisonnée (pamalia). Et il cita là le propos de
Platon selon lequel Dieu, qu'il soit béni, contemple le monde
intelligible et en fait émaner l'émanation (qui produit) la
réalité » (7).

Ce kabbaliste juxtapose ici deux discussions de Maïmonide : dans


le Michneh Torah, Maïmonide présente sa conception qui remonte à
Themistius selon laquelle Dieu contient en lui les formes de tous les
existants et selon laquelle il les connaît en se connaissant lui-
même (8) ; et dans un passage du Guide qui traite d'un autre thème,
Maïmonide s'oppose avec véhémence à l'interprétation simpliste du
propos rabbinique selon lequel Dieu créa le monde après avoir
contemplé le plan de la réalité dans la Torah. Aux yeux du kabbaliste,
les deux conceptions sont équivalentes. Et donc il s'étonne de
l'inconséquence de Maïmonide qui accepte la première conception et
rejette la seconde. Puisque la position de R. Isaac l'Aveugle citée
avant l'évocation des positions de Maïmonide est la bonne aux yeux
de Ben Chechet, il rejette implicitement la critique de Maïmonide et

(3) Cf. Genèse Rabbah I 2 et mon « Les Sefirot au-dessus des Sefirot », Tarbits
51 (1982), p. 265, n. 131 (hébreu).
(4) A propos de ce terme, voir G. Scholem, Origins, p. 281 ; M. Idel,
« Sefirot », p. 240-249.
(5) A propos de cette importante figure de la première Kabbalah, voir G.
Scholem, Origins, p. 248.
(6) Voir Hilkhot Yesodei Torah II 10.
(7) Sefer ha-Emounah ve-ha-Bitahon, ch. 18, éd. C.B. Chavel, Kitvei ha-
Ramban (Jérusalem, Mosad ha-Rav Kook, 1964) 2. 409 ; cf. M. Idel, « Sefirot »,
p. 265-267 ; cf. S.O. Heller- Wilensky, « Isaac ibn Latif - Philosopher or Kabba-
list ? », in A. Altmann éd., Jewish Medieval and Renaissance Studies, Cambridge :
Harvard University Press, 1967, p. 188-189, surtout la n. 26.
Themistius' (8)
Commentary
Cf. Shlomo
onPines,
Book«Lambda
Some Distinctive
and their Metaphysical
Place in the History
Conceptions
of Philosophy
in »,
in J. Wiesner éd., Aristoteles Werk und Wirkung : Paul Moraux gewidmet, Berlin :
De Gruyter, 1987, p. 177-204, surtout p. 196-200.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 89

il réhabilite la conception platonicienne dont il est question dans le


Guide. De son côté, R. 'Ezra de Gérone s'inquiéta d'une éventuelle
« erreur d'interprétation » de la conception du Midrach de Maïmo-
nide (9). Le passage de Ben Chechet auquel nous reviendrons illustre
à quel point les kabbalistes tenaient à exploiter la structure
hiérarchique du néoplatonisme comme une médiation entre le domaine divin
et le domaine inférieur. A la lumière de ces motivations on comprend
pourquoi la théologie transcendante de Maïmonide n'est pas agréée.
Concurremment avec l'apparition de la première Kabbale, des
thèmes néoplatoniciens exercèrent leur influence sur le mouvement
mystique qui se développait dans la théologie ésotérique achkénaze,
quoique la recherche moderne ne soit pas encore en mesure de dire par
quels canaux ces thèmes y pénétrèrent (10). Les zones géographiques
des deux centres d'étude juive dans lesquels le néoplatonisme se
refléta ne sont pas éloignées l'une de l'autre. Il est possible que des
influences se frayèrent une voie avant que le type achkénaze et le type
provençal de mystique juive ne se séparent (11). Mais par la suite les
deux mouvements subirent chacun de leur côté des influences
néoplatoniciennes.
Lorsque la pensée néoplatonicienne se répandit en Espagne, des
craintes relatives à ses implications entretinrent une attitude plus
négative vis-à-vis de Maïmonide et de sa source Aristote. A partir du
xii? siècle, des exemples peuvent être cités d'une critique indirecte
des conceptions qui sont adoptées dans le Guide mais qui sont
attribuées à Aristote lui-même ou à des maïmonidiens comme Samuel
ibn Tibbon(12). Si Epicure était la bête noire des anciens maîtres,
c'est Aristote qui, pour les Juifs conservateurs du Moyen Age,
représentait la racine des erreurs théologiques. Cette image du
Stagirite ouvrit la voie à une réception positive de Platon. Au début
du XIVe siècle, nous trouvons une légende ayant trait à l'histoire de la
médecine grecque (13) : le kabbaliste italien R. Menabem Recanati y
insère le nom d' Aristote :

« II y a plusieurs témoignages relatifs à des personnes brûlées


par la "voie du glaive tournoyant" et tous étaient des maîtres de
l'ancienne philosophie. La plupart de leurs propos étaient

(9) Voir mon « Maimonides and the Kabbalah ».


(10) Voir G. Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive, p. 116-117
de l'éd. en anglais.
(11) Voir mes « Sefirot », p. 243 et 280.
(12) Voir Georges Vajda, Recherches sur la philosophie et la Kabbale dans la
pensée juive du Moyen Age, La Haye, Mouton, 1962, p. 33-1 13.
(13) A propos des origines et de l'évolution de cette légende, voir mon « Le
Voyage au Pardès », Jerusalem Studies in Folkore 2 (1982), p. 7-16 (hébreu).
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proches des propos de nos maîtres de mémoire bénie. Et dès lors


(depuis la brûlure) ils disparaissaient et Aristote vint avec ses
méchants disciples et ils s'écartèrent complètement de la voie de
la Torah selon leurs propres spéculations et démonstrations, que
les maîtres de la Kabbalah reconnurent comme étant une
illusion fahizat 'einayimj » (14).
Les anciens philosophes sont anonymes et oubliés à la suite du déluge
que représente Aristote, responsable de la ruine de la connaissance.
A la fin du premier tiers du XVe siècle, il y avait parmi les
kabbalistes une vision globale de la philosophie qui était grandement
favorable à Platon :
« Les conceptions des anciens philosophes comme Platon
semblent proches des conceptions de la Torah, mais ceux qui vinrent
plus tard ne comprirent pas sa pensée. Car ils étaient aussi
insignifiants que les hérétiques de notre nation » (15).
Comme son prédécesseur du XIVe siècle, Menahem Recanati, R. Chem
Tov ben Chem Tov, qui exprima son admiration à l'égard de Platon,
était clairement anti-aristotélicien. Il raconte qu'il pris connaissance
de Platon à travers les disciples d' Aristote (16) dont les vues
divergeaient de celles de Platon. Mais si la pensée platonicienne était
considérée comme étant en harmonie avec la piété juive, ce n'était pas
à la suite d'une étude approfondie du corpus platonicien (qui était
inaccessible aux Juifs d'Occident comme il l'était également à leurs
contemporains chrétiens) ; c'était justement parce que, à la différence
des œuvres d' Aristote, les écrits de Platon étaient inaccessibles. Et
donc, selon R. Chem Tov, ces œuvres ne pouvaient pas avoir
influencé la pensée kabbablistique. Dans un écrit dû à un auteur
anonyme contemporain de la génération de l'Expulsion d'Espagne,
nous lisons :
« Ces livres (le Sefet yetsirah et le Sefer Enoch) sont
intégralement tombés entre les mains des Grecs qui les ont pris à
l'académie de Salomon à Jérusalem. Et les dits des anciens
Grecs jusqu 'à Platon étaient pour la plupart des conceptions
religieuses prises de là-bas. En vain, ils attribuèrent toute
science et tradition à leurs propres recherches. Alors vinrent
Aristote et ses compagnons et ils les plagièrent en leur langage
flatteur et tout le monde les suivit. »

(14) Commentaire du Pentateuque, Jérusalem, 1961, reprographie, fol. 14 a.


(15) R. Chem Tov ben Chem Tov, Sefer ha-Emounot, Ferrare, 1556, fol. 27 ab.
(16) Cf. Meir Benaiahu, « A Source of the Spanish Exiles in Portugal and their
Exit to Saloniki after the Decree of 1496 », Sefunot 11 (1971-78), p. 264 (hébreu).
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 91

Selon R. Chem Tov et l'auteur anonyme cité ci-dessus, Aristote est la


source d'une strate pernicieuse de la pensée grecque : les anciens
sages grecs avaient des conceptions semblables à celles de la Torah
et Platon est le parangon d'une saine théologie.
Avec la Renaissance et avec la traduction de l'ensemble du corpus
platonicien et néoplatonicien, la philosophie platonicienne devint une
option vivante pour l'élite. Chrétiens et Juifs pouvaient dès lors
disposer des écrits du philosophe antique, lesquels devinrent le centre
de la vie intellectuelles pour de nombreux cercles dans toute l'Europe.
L'impact de cette révolution platonicienne marqua la pensée
européenne pendant plus d'un siècle, mais, chez les Juifs, elle se limita aux
intellectuels juifs qui étaient en contact étroit avec les penseurs
florentins. Quant au corps même de la pensée juive, il ne subit qu'une
influence tangentielle de la part de ce développement luxuriant de la
littérature néoplatonicienne à présent disponible en latin ou en italien.
Baignés dans cet aristotélisme médiéval qui était déjà devenu
l'élément constitutif du patrimoine spéculatif juif, la plupart des Juifs à
tendance philosophique restèrent relativement indifférents à la
découverte du Platon authentique. Le corpus néoplatonicien traduit par
Marsile Ficin ne fut pas traduit en hébreu. A une époque où les Juifs
jouaient un rôle clé dans la traduction des œuvres d' Aristote en latin,
comme on peut le voir à travers l'exemple d'Eliahou del Medigo,
d'Abraham de Balmes et de Jacob Mantino, l'élite juive était rarement
intéressée par le courant de pensée néoplatonicien qui exerçait son
influence chez les intellectuels chrétiens.
Mais, à la fin du XVe siècle, les désignations péjoratives dont les
aristotéliciens juifs affublaient le platonisme cédèrent la place à des
attitudes plus positives. R. Yehoudah Messer Leon, un aristotélicien
convaincu, compara avec mépris le platonisme à la Kabbale. Mais son
fils qui s'intéressait à la Kabbale décrivit Platon comme le divin
maître, tout comme le faisaient ses contemporains chrétiens (17).
Dans les textes imprimés du dernier quart du XVe siècle, le nombre des
citations du corpus platonicien en latin est minuscule. Mais il y eut un
autre type d'influence exercé par les traductions de Ficin : s'il est vrai
que les citations directes à partir du latin sont rares, l'intérêt pour le
néoplatonisme juif et arabe du Moyen Age crût incomparablement et
il fut côtoyé et soutenu par un regain d'intérêt pour la Kabbale (18).
Après avoir été l'objet des risées de l'establishment aristotélicien du

(17) Cf. S. Schechter, « Notes sur David Messer Leon», RJE 24 (1892),
p. 122.
(18) Voir mon «The Magical and the Neoplatonic Interpretations of the
Kabbalah in the Renaissance », in B.D. Cooperman, Jewish Thought in the Sixteenth
Century, Cambridge Harvard University Press, 1983, p. 216-242.
92 MOSHE IDEL

XVe siècle, la Kabbale passa peu à peu au centre de la culture juive. On


remarque la même tendance dans la pensée chrétienne à Florence où
l'intérêt profond pour le néoplatonisme allait de pair avec
l'introduction de la Kabbale dans la théologie chrétienne pour laquelle elle
représenta une greffe exotique. Cet intérêt des Chrétiens marque une
brusque rupture d'avec les réticences médiévales éprouvées à l'égard
de la philosophie et delà magie païennes, d'une part, et la mystique
juive d'autre part (19). Chez les Juifs, le regain d'intérêt pour le legs
néoplatonicien constitue un retour à la tradition médiévale ; elle est
motivée au moins en partie par la redécouverte de la pensée
platonicienne par les Chrétiens.
Alors, pourquoi la réaction face aux traductions de Ficin fut-elle
si insignifiante ? Des Juifs florentins proches du cercle de Ludovic de
Médicis se retinrent délibérément de s'immerger dans le nouveau
monde
XVe siècle
cultivé
avaient
par leurs
conservé
voisins.
du Apparemment,
Moyen Age une
lescertaine
Juifs de façon
la fin du
de

sélectionner les sources qu'ils voulaient citer explicitement. Ils citent


ouvertement les auteurs arabes qui fournissent la problématique et
l' arrière-plan de la philosophie juive médiévale. Mais ils tendent à ne
pas mentionner la philosophie chrétienne, même lorsqu'ils sont
influencés par elle. Telle est l'hypothèse proposée par Shlomo Pines
dans sa discussion sur l'usage et l'abus de la pensée scolastique par
les penseurs juifs du Moyen Age. Elle fut à nouveau débattue dans le
cas de Léon l'Hébreu (20) dont nous reparlerons. Je propose d'élargir
ce point au problème général de la relation des penseurs juifs de la
Renaissance avec les textes platoniciens, néoplatoniciens et
hermétiques et avec les textes de Pic de la Mirandole et de Ficin en rapport
avec ces derniers. Même si les sources explicitement citées sont rares,
l'impact de ce mouvement intellectuel est profond. Plutôt que de me
concentrer seulement sur des sources explicites, je voudrais procéder
de façon inductive afin d'évaluer l'influence de la pensée chrétienne
sur les Juifs au cours des premières périodes de la Renaissance.
Assez curieusement, Platon, le philosophe qui aux yeux de
certains kabbalistes du Moyen Age semblait être le plus proche de la
religion juive, devint suspect aux yeux de la plupart des Juifs de la
Renaissance qui avaient la possibilité d'étudier ses œuvres. De toute
évidence, on préférait y voir un représentant légendaire d'une sagesse
grecque perdue plutôt que de le cultiver ouvertement. Une importante
exception est constituée par les fameux Dialogues d'Amour de Léon

(19) Voir Frances Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition,
Chicago, University of Chicago Press, 1964, p. 1-116.
(20) Voir Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb ? Some Jewish and
Arabic Sources of Leone Ebreo's Doctrines », in B. Cooperman, p. 390-391.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 93

l'Hébreu, le représentant clé du néoplatonisme juif de la Renaissance,


qui exerça une influence large et profonde sur la Renaissance en
général. Plus que tous les autres penseurs juifs, Léon l'Hébreu fut
ouvert au néoplatonisme chrétien de la Renaissance (21). Aussi
l'examen de sa position à l'égard de Platon pourrait contribuer à
nuancer la description du néoplatonisme juif de la Renaissance. Pines
a mis l'accent sur les sources philosophiques arabes du Moyen Age
de la théorie de l'amour énoncée par Hébreu et j'ai moi-même suggéré
une autre source possible d'origine arabe (22). Mais je constate chez
lui une bien moins grande ouverture qu'on ne le suppose souvent à
l'égard des néoplatoniciens chrétiens et Arthur Lesley est arrivé à des
conclusions similaires (23). Hébreu connaissait le néoplatonisme
florentin mais il ne le considérait pas comme la fine fleur de la
philosophie et, comme je le montrerai ailleurs, il critiqua la façon dont
Ficin avait traité certains thèmes platoniciens. Fidèle à des sources
juives du Moyen Age, Hébreu considérait que Platon était tributaire
de la révélation mosaïque et qu'il était même le disciple des anciens
kabbalistes ; Aristote était un disciple de Platon qui n'avait pas
clairement compris tout ce que son maître avait appris de ses
formateurs juifs (24). Cette histoire est une réminiscence de thèmes kabba-
listiques.
Une fois que le néoplatonisme fut devenu le principal centre
d'intérêt de la pensée européenne, à partir du début du xvie siècle, son
influence sur l'interprétation de la Kabbale juive devint de plus en
plus visible. A la fin du xvie siècle et au début du XVIIe siècle, les
spéculations néoplatoniciennes jouèrent un rôle dominant dans la
pensée de nombreux kabbalistes d'Italie et d'autres pays d'Europe,
avides de citer en substance des sources platoniciennes et
néoplatoniciennes, antiques, médiévales et contemporaines (25). Je voudrais
explorer un point d'impact de la pensée néoplatonicienne sur la
Kabbale au Moyen Age et pendant la Renaissance.

(21) W. Melczer, « Platonisme et aristotélisme dans la pensée de Léon


l'Hébreu », in Platon et Aristote à la Renaissance, Paris, 1976, p. 293-306.
(22) Voir Pines, « Medieval Doctrines » et mon « Les Sources des images du
cercle dans les Dialoghi d'Amore », 'lyyun 28 (1978), p. 156-66.
(23) Voir son « The Place of the Dialoghi d'Amore in the Contemporaneous
Jewish Thought », in Ficino and Renaissance Neoplatonism, in University of Toronto
Italian Studie 1 (1986), p. 68-69.
(24) Voir mon « Kabbale et philosophie chez R. Isaac et Yehoudah Abravanel »,
in M. Dorman et Z. Levy éd., La Philosophie de Léon l'Hébreu, Tel Aviv,
Ha-Qibouts ha-Meouhad, 1985, p. 79-86 (hébreu).
(25) Voir mon « Magical », p. 224-229 et « Differing Conceptions of Kabbalah
in the Early 17th Century », in I. Twersky et B. Septimus éd., Jewish Thought in the
17th Century, Cambridge : Harvard Univesity Press, 1987, p. 138-141, 155-157.
94 MOSHE IDEL

II. Les sefirot et les lettres hébraïques considérées


COMME DES IDÉES NÉOPLATONICIENNES.

A. Influences néoplatoniciennes dans la première Kabbale

Le court traité connu sous le nom de Sefer Yetsirah constitue une


source clé de la théosophie et de la cosmologie kabbalistiques.
Pendant des siècles, il a défié la sagacité des commentateurs et il
demeure une énigme pour la recherche moderne. Au tout début de
l'ouvrage, les kabbalistes ont trouvé une référence à deux éléments
fondamentaux nécessaires à la création du monde : les dix sefirot,
c'est-à-dire originellement les dix nombres mystiques, et les vingt-
deux lettres de l'aphabet hébreu. Selon les kabbalistes médiévaux, ces
éléments n'étaient pas seulement importants en tant qu'instruments de
l'acte de création, mais aussi et peut-être surtout en tant que
constituants du Deus Revelatus de la Kabbale, c'est-à-dire Dieu révélé en
tant que et à travers le plérôme des dix sefirot. Les nombres mystiques
ont préexisté à la création et leur rôle fut capital, non seulement pour
l'émergence du monde mais aussi pour la continuation de son
existence. Dans la première Kabbale les sefirot et les lettres étaient des
forces actives préposées dans l'univers et susceptibles d'influencer
l'activité humaine. Les événements de leur dynamique constituaient
la vie de Dieu (26). Dans une certaine mesure, l'histoire de la
théosophie kabbalistique est celle des diverses interprétations des
sefirot et des lettres. Les variations dans l'intérêt porté aux sefirot sont
un indice du développement du néoplatonisme au sein de la
Kabbale (27).
D'après la conception de R. Isaac l'Aveugle citée par Ben
Chechet, toutes les essences existent dans la seconde sefirah, celle de
Hokhmah, qui joue le rôle de l'intellect divin et qui inclut donc le
monde des idées. Le même kabbaliste provençal est cité en un autre
endroit par Ben Chechet, à propos de la nature des havayot : « Le
commencement (hathalah) des havayot est un » (28). Le mot «
commencement » fait référence à la première sefirah dans laquelle Ben

(26) Voir mon Kabbalah : New Perspectives, New Haven, Yale University
Press, 1988, ch. 8-9 ; et « Reification of Language in Jewish Mysticism », in S. Katz
éd., Mysticism and Language, Oxford, Oxford University Press, 1991.
(27) Cf. H. A. Wolfson, « Extradeical and Intraideal Interpretations of the
Platonic Ideas », in Religious Philosophy, A Group of Essays, p. 27-68 ; W. Norris
Clarke, « The Problem of Reality and Multiplicity of Divine Ideas in Christian
Neoplatonism », in Dominic O'Meara éd., Neoplatonism and Christian Thought,
p. 109-127.
(28) Sefer ha-Emounah ve-ha-Bitahon, 364.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 95

Chechet voit une havayah subtile et fine. Et donc le passage de la


première et deuxième sefirah est un passage de l'unité à la multiplicité
qui n'est pleinement réalisé que dans la troisième sefirah, celle de
Binah. Ben Chechet place les essences ou idées dans un réceptable qui
n'est ni tout à fait étranger au monde des idées, ni vraiment idéal. En
effet, la seconde sefirah est identique à la pensée de Dieu, mais
distincte de la phase suprême du divin, le Ein sofcou Infini. Selon ce
kabbaliste, Maïmonide a entièrement raison d'admettre que Dieu
contemple toute chose par un acte d' autoconnaissance. Mais le
« grand aigle » a eu le tort de s'opposer à la reconnaissance d'une
certaine distance entre le contemplateur et le monde des idées (29).
La conception de la deuxième sefirah selon Ben Chechet, qui voit
en elle le réceptacle des essences, s'intègre dans un schéma
néoplatonicien plus global. Commentant le mot ain, néant, il écrit :
« Aleffait référence à la Volonté qui (atteint) le Ein sof . Yod fait
référence à la Hokhmah... et Noun à l'émergence des choses à
partir de la Hokhmah (30) ».
Ainsi donc, la volonté divine est le point de départ de l'émanation,
l'alpha de tout le processus d'expansion du monde divin. Le yod qui
fait référence à la Hokhmah symbolise l'intellect ; la troisième lettre
fait référence à la multiplicité qui émerge des essences comprises dans
la deuxième sefirah. Bien que le texte ne le mentionne pas
explicitement, la valeur numérique des lettres hébraïques est une allusion à
l'émergence de la multiplicité à partir de l'unité : alef(= 1) est l'unité ;
yod (= 10) est la décade des essences primordiales de la Hokhmah et
noun (= 50) vaut pour la multiplicité accomplie de la troisième
sefirah, celle de Binah, qui est traditionnellement reliée à ce nombre
dans un grand nombre de textes. Ben Chechet écrit :
« Telle est l'affirmation du philosophe qui ordonna quatre
(choses) : l'Intellect, la Volonté, le spirituel fha-nafchij et le
naturel ftiv'i). La Volonté est la Volonté divine ; sous elle se
trouve l'Intellect, c'est-à-dire l'Intellect actif; sous lui l'Ame,
c'est-à-dire l'âme intellective ; sous elle le Naturel. Nous voyons
que alef dans notre terminologie fbi-lechonenouj correspond à
la Volonté divine dans leur terminologie et yod dans notre

(29) J'insiste sur le fait que dans la sefirah Hokhmah les essences ne sont pas
identiques aux sefirot en général, lesquelles sont pour la plupart des kabbalistes des
entités dynamiques fort différentes des idées platoniciennes statiques. En tant que
paradigmes de toutes les créatures, les essences ne se trouvent que dans la sefirah
Hohmah et les autres sefirot présentent un aspect notablement différent des idées
platoniciennes.
(30) Sefer ha-Emounah ve-ha-Bitahon, loc. cit.
96 MOSHE IDEL

terminologie correspond à l'Intellect actif dans leur


terminologie.. » (31).

Ainsi donc ce kabbaliste connaissait une position philosophique


parallèle à la sienne et assez semblable au schéma plotinien de la
version arabe longue de la Théologie d'Aristote, avec la volonté
divine placée au-dessus du Nous (32). Ce schéma est réinterprété en
terme kabbalistique, de telle sorte que la Volonté correspond à la
première sefirah, l'Intellect à la deuxième et l'Ame apparemment à la
troisième, tandis que la Nature est assignée aux sefirot inférieures. Le
kabbaliste est bien conscient de l'origine étrangère de la doctrine et,
même s'il fait état de différences dans la terminologie, il n'en reste pas
moins convaincu que les deux concepts se correspondent. Une
conception similaire se trouve chez le compatriote et contemporain de
Ben Chechet, R. 'Azriel :
« Les paroles de la sagesse de la Torah et les paroles des maîtres
d'investigation fba'alé mehqarj précédemment mentionnés sont
une seule et même chose ( chneihem ke-ahat,). Leur voie est une
et il n'y a pas de différence entre elles sinon une différence de
termes, car les investigateurs n'en savaient pas suffisamment
pour donner le nom qui convient à chaque partie » (33).

Selon R. 'Azriel, seuls les kabbalistes, qui ont reçu des traditions
de la part des Prophètes, savent comment désigner de façon
appropriée chaque entité. Mais les philosophes ne doivent pas être rejetés,
du moins pas tous. Aristote et Platon se sont approchés de la sagesse
des kabbalistes (34). Bien entendu, les conceptions qui leur sont
attribuées sont purement néoplatoniciennes et elles n'ont pas

es 1) Sefer ha-Emounah ve-ha-Bitahon, 386. Voir Scholem, Origins, p. 429, où


est mise en évidence l'affinité entre cette conception particulière de l'Intellect actif
avec le néoplatonisme. Comme le Pr John Dillon a eu la gentillesse de me le signaler,
la discussion kabbalistique qui présente le ain comme un symbole de la triade
suprême rappelle la conception que Proclus attribue à Theodotius d'Asine.
Remarquons la correspondance entre l'esprit rude et le alef. Voir Proclus, Commentaire sur
le Timée, tr. par A. J. Festugière, Paris, 1967, 3. 318 ; Asi Farber, « A propos des
sources du système kabbalistique ancien de R. Moïse de Léon », in J. Dan et
J. Hacker éd., Etudes de mysticisme, philosophie et littérature éthique juifs offertes
à Isaiah Tishby, Jérusalem, 1986, p. 96, n. 65 (hébreu). D'une façon similaire,
R. Isaac l'Aveugle suit une tradition encore plus ancienne et interprète ehad « un »
comme une allusion aux sefirot : alef- keter, h.et = 8 sefirot, dalet = la dernière
sefirah ; voir mon « Les Sefirot », p. 279-280.
(32) Voir S. Pines, « La Longue Recension de la théologie d'Aristote dans ses
rapports avec la doctrine ismaélienne », Revue des études islamiques 22 (1954),
p. 7-20.
(33) Commentaire des Aggadot du Talmud, éd. I. Tishby, Jérusalem, Magnes
Press, 1945, p. 83.
(34) Commentaire, 820.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 97

chose à voir avec l'enseignement réel des deux philosophes


grecs (35).
La position des deux kabbalistes géronais à l'égard de la
convergence de la kabbale et du néoplatonisme n'est pas attestée
antérieurement. Mais une cosmologie similaire se manifeste dans la théosophie
de R. 'Azriel. Lui aussi conceptualise les sefirot d'une façon
nettement plotinienne. Au plus haut niveau, il y a un monde caché ou
invsible {'olam ha-ne'elam) que Ben Chechet et R. 'Azriel dans un
autre passage mettent en parallèle avec la Volonté divine (36). Vient
ensuite le Monde intelligible (o'iam ha-mouskal), puis le Monde
sensible ( 'olam ha-mourgach), lequel est parallèle au monde de l'Ame
du schéma plotinien ; enfin il y a le Monde naturel (o 'lam ha-
moutba') (37). En postulant l'existence de tous les mondes du
domaine divin, ces kabbalistes semblent sous-entendre l'idée selon
laquelle toutes les perfections sont contenues dans le divin pour se
déployer ensuite au cours du processus de l'émanation.
En identifiant la Hokhmah avec l'Intellect universel ou actif, Ben
Chechet suppose que toutes les formes ou idées existent en lui.
Pourtant il rejette la conception néo-aristotélicienne selon laquelle
l'Intellect actif est une certaine entité préposée au monde sublunaire
et il le place à un degré supérieur, comme dans la cosmologie
plotinienne. La deuxième sefirah est identique à la Torah et au Trône
de Dieu dont l'essence est saisie intellectuellement (38). Et donc la
deuxième sefirah est une entité intelligle et consciente, étant donné
que l'objet de sa pensée est constitué par les dimionot, visions, images,

(35) Voir Alexander Altmann, « Isaac Israeli's Chapter on the Elements » (ms.
Mantoue), JJS 7 (1956), p. 31-57.
(36) Voir Scholem, Origins, p. 418, 436-439. L'émergence de la volonté
comme manifestation suprême de la divinité dans les œuvres de ces kabbalistes et,
dans une moindre mesure, dans les œuvres de R. Acher ben David, le neveu de
R. Isaac l'Aveugle, précéda un développement similaire dans les écrits de R. Isaac
ben Abraham ibn Latif qui semble avoir été influencé à la fois par les sources
néoplatoniciennes et Ismaéliennes ; voir Heller-Wilensky.
(37) Voir le Char'ar ha-Choel de R. 'Azriel dans le Derekh Emounah de Meir
ibn Gabbai, Berlin, 1850, fol. 3 a. A propos de la conception des mondes spirituels
selon la Kabbalah ancienne, voir l'important essai de Scholem, « Le développement
de la doctrine des mondes chez les premiers kabbalistes», Tarbits 2 (1931),
p. 415-442 ; 3 (1932), p. 33-66 (hébreu). La source qui influença la conception de
R. 'Azriel semble faire écho aux termes néoplatoniciens de kosmos noètos et kosmos
aisthètos qui se reflètent dans l'usage du mot 'olam par R. 'Azriel. Et donc Scholem
a peut-être exagéré l'impact de Yaiôn gnostique dans lequel il voyait la base du
plérôme kabbalistique ; p. 416-417. Il tendait à minimiser l'influence des sources
néoplatoniciennes sur la Kabbalah ancienne sur ce point précis.
(38) Voir son Sefer Mechiv Devarim Nekhonim, éd. G. Vajda, Jérusalem,
Académie israélienne des sciences et des humanités, 1969, p. 78, 100-101.
98 MOSHE IDEL

archétypes ou formes (39). Voici comment on pourrait formuler cette


conception : l'intellect divin pense les formes à la façon de l'esprit
humain. Dans un passage qui est une réminiscence de Ben Chechet,
R. 'Azriel explique :
« Les 32 merveilleuses voies de Hokhmah sont les 10 sefîrot de
belimah et les 22 lettres. Chacune a la voie qui lui est propre et
leur commencement est la Volonté qui préexiste à toute chose.
Rien n'est en dehors d'elle et elle est la cause de la pensée
(mahchavah). Les sefîrot et les voies et tout ce qui sera créé à
partir d'elles dans le futur, tout est caché dans la mahchavah et
révélé dans ses voies : dans les voies de la parole (dibour) et
dans les voies de l'action (ma'aseh). "// contemple la Torah"
signifie qu'il a contemplé la mahchavah, les voies qui y sont
comprises, et tira chacune d'entre elles depuis le début... et les
formes (dimioné) de cette mahchavah, les paroles et les actions
étaient préfigurés (nitstayerou), car la mahchavah est la
racine » (40).

R. 'Azriel compare la préexistence des racines de la parole et des


actions dans la pensée divine avec la préexistence de la forme et de
la hylè au sein de la pensée divine telle qu'elle est présentée par les
sources néoplatoniciennes qu'il cite. Mais les philosophes traitent
seulement des entités, tandis que le kabbaliste s'occupe également de
la parole et des actions considérées comme des processus dynamiques
compris dans la mahchavah. Le verbe nitstayerou signifie à la fois
« sont figurés » et « sont imaginés ». La même racine réapparaît à côté
du terme dimion pour désigner des actions dans l'œuvre d'un autre
kabbaliste géronais qui connaissait peut-être l'œuvre de R. 'Azriel :
il s'agit de R. Moïse ben Nahman, le fameux Nahmanide :
« Tout ce qui est arrivé aux Pères est un signe pour les fils
(Genèse Rabbah 40,8). Quand l'Ecriture s'étend sur leurs
voyages, le forage de puits ou autres événements, on peut penser
que cela est surperflu et oiseux, mais tout cela y figure pour
renseigner sur l'avenir. Car chaque fois que quelque chose
arrive à un prophète ou aux trois prophètes, il peut comprendre
d'après cela ce qui est prévu pour sa descendance. Sache que
toute décision divine, dans la mesure où elle passe de la
potentialité d'un décret à l'actualité d'un dimion sera réalisée,

(39) Voir Israel Ta-Shema, « A propos du Commentaire des Piyyoutim ara-


méens du Mahzor Vitry », Qiryat Sefer 57 (1982), p. 707-708 (hébreu).
(40) Commentaire, 82 ; à propos de la distinction ontologique entre la
mahchavah, le dibour et le ma'aseh, voir 1 10 où l'origine des sefirot est également localisée
dans la volonté divine ; cf. Scholem, Origins, p. 438-439. En Commentaire, 108, la
deuxième sefirah est appelée « début de la parole ».
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 99

indépendamment des circonstances... Ainsi Dieu garda


(Abraham) au pays (d'Israël) et il créa pour eux des dimionot de tout
ce qu'il avait prévu de faire à sa descendance » (41).
Dans ce texte, la destinée des Patriarches est mise en relation avec
un dimion, de la même façon que les actions étaient associées à un
dimion par R. 'Azriel. La racine ts-y-r est employée dans un contexte
similaire par Nahmanide :
« L'Ecriture conclut ici le Livre de la Genèse qui est le Livre de
la Formation, ayant trait à la création du monde et de toutes les
choses créées et aux événements de la vie des Patriarches qui
furent formateurs pour leur descendance ; en effet, toutes leurs
expériences sont des préfigurations (tsiyouré devarim) qui
évoquent par allusion et par présage tout ce qui doit se passer
dans l'avenir » (42).

Dans ce passage comme chez R. 'Azriel, il est dit que tout est
contenu dans la Torah, une affirmation à laquelle Ben Chechet était
particulièrement attaché (43). Nahmanide ne s'arrête pas sur la
relation entre les événements futurs et la création et il n'explique pas non
plus comment les actions des Patriarches déterminent le destin de leur
descendance. Amos Funkenstein propose de voir dans le terme
chrétien/ïgwra qui désigne la préfiguration d'événements ultérieurs au
moyen d'événements antérieurs, le fondement du tsiyour de
Nahmanide. Et il affirme que « similitude » est la traduction correcte de
dimion (44). Mais, comme l'arrière-plan métaphysique de l'emploi
que Nahmanide fait de ce terme est confirmé par les discussions de ses
compatriotes et contemporains R. 'Azriel et Ben Chechet, je pense que
nous devons interpréter sa terminologie et ses conceptions à la lumière
de leurs discussions. La sefirat Hokhmah ou mahchavah du texte de
'Azriel inclut non seulement la forme des choses destinées à être
créées mais aussi toutes les actions et les paroles futures. La
conception spécifiquement kabbalistique de la préfiguration aurait donc un
fondement néoplatonicien, bien que le néoplatonisme soit de type
distinctif. Cela implique non seulement la correspondance classique
des objets terrestres avec les idées, mais aussi la préfiguration des
actes et des paroles dans l'Intellect divin. Nahmanide fournit un
exemple emprunté au domaine des actions.

(41) Nahmanide sur Genèse 12.6, éd. C. B. Chavel, 1. 77 ; cf. Amos


Funkenstein, « Nahmanides » Symbolical Reading of History », in Dan et Talmage,
p. 136-137.
(42) Commentaire de l'Exode, éd. Chavel, p. 179 ; cf. A. Funkenstein, op. cit.,
p. 136.
(43) Voir par exemple Mechiv Devarim Nekhonim, p. 78-79.
(44) A. Funkenstein, op. cit., p. 137-138.
100 MOSHE IDEL

Si Ton passe au domaine de la parole, nous trouvons que Ben


Chechet interpréta les objets intelligibles de Hokhmah comme les
racines des lettres hébraïques :
« Hokhmah émerge du néant (me-zin) (45) et Binah du alef et le
dXcffait référence à une entité subtile fhavayah daqahj à partir
de laquelle la Hokhmah vient à l'existence... C'est le
commencement de toutes les essences fhavayotj... le yod fait référence
à la Hokhmah, qui est le Commencement... Et c'est à partir de
la Hokhmah que les lettres émanèrent et qu'elles furent gravées
dans l'esprit de Binah; et l'essence des lettres consiste en ce
qu'elles sont les formes de toutes les créatures et il n'y a pas de
forme qui n 'ait pas de ressemblance dans les lettres ou dans les
combinaisons de deux ou trois d'entre elles ou davantage » (46).

Les idées plotiniennes sont les essences de toutes les choses qui
existent dans le réceptacle intellectuel, c'est-à-dire la deuxième sefi-
rah selon les kabbalistes et elles sont identiques aux racines des lettres
hébraïques. Bien plus, ces lettres en tant que formes ont une
importante caractéristique néoplatonicienne : suivant la conception de
R. Isaac l'Aveugle, Ben Chechet indique que « chaque lettre
comprend toutes les autres » (47). Cette formulation rappelle la conception
de Proclus qui s'applique aux idées platoniciennes selon laquelle
« tout est dans tout » (48). La conception qui voit dans les lettres des
idées contenues dans Hokhmah concorde avec la conception exprimée
à plusieurs reprises dans les écrits de Ben Chechet selon laquelle la
deuxième sefirah est identique à la Torah, laquelle est à son tour
considérée comme le réceptacle de toutes les sciences.
R. Ya'aqov ben Chechet et R. 'Azriel de Gérone ne se
mentionnent pas l'un l'autre, mais leurs œuvres semblent constituer un
ensemble distinct au sein de la Kabbale géronaise, distinct de la
pensée de R. 'Ezra de Gérone et de Nahmanide lui-même. Ces
derniers étaient moins intéressés par la philosophie en général et par
le néoplatonisme en particulier ; il n'y a point chez eux de cosmologie
en quatre éléments et ils ne parlent pas de l'affinité entre philosophie
et Kabbalah. Ben Chechet n'a pas nécessairement inventé ces idées,
mais c'est peut-être à son œuvre, et vraisemblablement à l'œuvre de
R. 'Azriel, qu'est due l'intégration de ce schéma. La conception selon
laquelle la Hokhmah comprend des lettres qui se contiennent les unes
dans les autres peut être reconstituée à partir des écrits et des

(45) Voir Job 28.20.


(46) Mechiv Devarim Nekhonim, p. 150 ; voir mon « Réification ». Binah est
conçue par Ben Chechet comme le « Monde des lettres ».
(47) Sefer ha-Emounah ve-ha-Bitahon, 387.
(48) Elements of Theology, prop. 176, éd. Dodds, p. 155.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 101

fragments de R. Isaac l'Aveugle. Ainsi donc, nous pouvons supposer


que la conception plotinienne de la deuxième sefirah et du langage
considéré comme un prototype était déjà présente dans la Kabbale
provençale. Une conception similaire se trouve dans un texte de
R. Acher ben David, le neveu de R. Isaac l'Aveugle : « Car le pouvoir
de l'une (sefirah) est dans l'autre, puisque chaque middah est
contenue dans l'autre » (49). Il semble donc que le principe de Proclus
ait été appliqué au tout début de la Kabbale non seulement aux lettres
mais aux sefirot elles-mêmes.
Ainsi l'affinité entre les conceptions néoplatoniciennes et kabba-
listiques dépasse de loin les résidus de néoplatonisme qui se trouvent
dans la Kabbale naissante. Nous le voyons en effet à travers
l'adaptation de la terminologie philosophique dans les écrits de deux
importants kabbalistes au moins. R. 'Azriel et Ben Chechet furent tous deux
des auteurs pleins d'innovations, qui furent sans doute les premiers à
exposer ouvertement la Kabbale à un public qui dépassait le cercle de
leurs disciples immédiats (50). Et s'ils se sont montrés disposés à
reconnaître la correspondance entre les concepts kabbalistiques et
néoplatoniciens, c'est peut-être en raison de leur volonté de propager
la Kabbale. Rappelons qu'un auteur qui croit qu'un ancien philosophe
a reconnu la même structure ontologique que la Kabbale a
certainement été moins enclin à garder pour lui-même des doctrines
auparavant ésotériques. Car, alors, ce qui est dévoilé n'est pas complètement
nouveau pour son public (51). Ainsi, le premier auteur à avoir
mentionné l'affinité entre les idées platoniciennes et les sefirot fut
R. Yehoudah Romano, un penseur italien qui était bien au fait de la
théologie scolastique et qui connaissait par conséquent les idées
platoniciennes (52).

B. Les idées platoniciennes et la Kabbale


à l'époque de la Renaissance

Confrontés aux conceptions platoniciennes plus sophistiquées


telles qu'elles apparurent à travers les traductions de Ficin et de ses

(49) Voir Sefer ha-Yihoud, éd. Hasidah, p. 18 ; cf. Sholem, Origins, p. 284.
(50) II y a même une théorie selon laquelle les écrits de Ben Chechet ne sont pas
des œuvres kabbalistiques au sens strict du terme ; par conséquent ils ne dévoileraient
pas de conceptions ésotériques. Voir J. Dan, Jewish Mysticism and Jewish Ethics,
Seattle, University of Washington Press, 1986, p. 37.
(51) Voir mon « Particularism and Universalism in Kabbalah : 1480-1650 », à
paraître.
(52) Voir G. Sermoneta, « Jehuda ben Moshe Daniel Romano, traducteur de
saint Thomas », in Hommage à Georges Vajda, G. Nahon et C. Touaiti éd. Louvain,
Peeters, 1980, p. 246. La remarque de Romano est courte et apparemment sans
influence ; elle n'est pas mentionnée par des auteurs ultérieurs.
102 MOSHE IDEL

successeurs, les kabbalistes opposèrent une réponse moins positive


que celle de R. Ya'aqov et R. 'Azriel au début du xine siècle. Ces deux
maîtres comparèrent une conception de Platon citée par Maïmonide
avec une doctrine centrale du plus important des représentants de la
première Kabbale dans le cas de Ben Chechet ou bien avec des
traitements analogues tirés de textes néoplatoniciens authentiques
dans le cas de R. 'Azriel ; et ils le firent sans déprécier Platon. Bien
au contraire, c'est Maïmonide qui fut critiqué pour avoir opposé des
réticences à l'égard de la conception platonisante qui place les
essences archétypales dans la pensée divine. R. Eliahou del Medigo,
un aritotélicien de la fin du xvie siècle qui rejeta à la fois le platonisme
et la Kabbale, considéra comme un défaut l' arrière-plan platonicien de
la pensée kabbalistique. Dans son commentaire intitulé De Substantiel
Orbis, il fait référence à la doctrine kabbalistique des sefirot et il écrit
que « ces opinions ont été empruntées aux propositions des anciens
philosophe et en particulier à Platon ». A partir de cette prémisse, il
met en question l'orthodoxie de la Kabbale et la légitimité de son
origine en tant que savoir juif (53). Chez Isaac Abravanel, on trouve
une opinion plus modéré :
« Car nécessairement les choses existent en tant que
figurations (54) dans V esprit de l'agent avant de venir à l'être. A n 'en
point douter cette image est le monde des sefirot mentionné par
les maîtres kabbalistes de la vraie sagesse (qui ont dit) que les
sefirot sont les figurations divines par lesquelles le monde fut
créé. Aussi ils ont dit que les sefirot n 'ont pas été créées mais
au 'elles ont émané et que toutes sont unies à Lui, que son nom
soit béni, car elles sont les figurations de son aimante
mansuétude et de sa bienveillance envers ce qu'il a créé. En vérité,
Platon mit en place la doctrine déformes universelles séparées
d'une façon qui diffère de l'interprétation d'Aristote » (55).
L'affinité entre les « formes universelles séparées » de Platon et
les sefirot est présentée sans aucune prétention historique. Abravanel

(53) Ms Paris BN 968, fol. 41 r. A propos du contexte, voir mon « The


Magical », p. 219. A propos de la critique de l'histoire dans la Kabbalah, cf. Leon
Modène, dont j'ai parlé dans mon « Differing », p. 155-157.
(54) Tsiyyour. Les kabbalistes géronais font référence au contenu de la
deuxième sefirah, mais Abravanel prend en compte l'ensemble du monde des sefirot
en tant qu'il est le contenu de l'esprit divin.
(55) Les Réponses de R. Isaac Abravanel à R. Chaoul ha-Cohen (Venise, 1574),
fol. 12d. Sur la comparaison de la troisième sefirah avec les idées platoniciennes, voir
le Mifalot Elohim d' Abravanel (Lemberg, 1963), fol. 58d. Cf. R. David Messer Leon
qui voit lui aussi dans les sefirot des idées placées dans l'esprit divin ; voir Hava
Tirosh-Rothschild, « Sefirot as the Essence of God in the Writings of David Messer
Leon », AJS Review 7-8 (1982-1983), p. 413-425.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 103

se contente de signaler la similitude. Mais cet auteur croyait que


Platon avait étudié avec Jérémie en Egypte et qu'il avait reçu sa
science du prophète (56).
Tant qu'un kabbaliste pouvait présenter Platon comme une
alternative plus vénérable à la doctrine pernicieuse d'Aristote, Platon
servit de repoussoir efficace ; en outre, il fournissait un parallèle et une
confirmation aux thèmes kabbalistiques. Mais quand le corpus
platonicien devint un rival potentiel des conceptions traditionnelles,
les auteurs juifs commencèrent à mettre l'accent non plus sur l'affinité
de Platon avec la Kabbale, mais sur le fait qu'il était le disciple d'un
prophète. Plutôt que de reconnaître deux sources indépendantes de
connaissance, la source mosaïque et la source grecque, ils préférèrent
considérer la vérité et les sommets de la connaissance de façon
unitaire et ils les firent dériver en dernier recours de la révélation
mosaïque qui fut agréée par Platon mais déformée par Aristote. En
tout cas, l'aristotélisme exerça moins d'influence sur les Juifs de la
Renaissance que sur leurs prédécesseurs du Moyen Age et il était donc
moins menaçant. R. Yohanan Alemanno, un ami de Pic de la
Mirandole, écrit :
« Les Anciens croyaient en l'existence de dix nombres
spirituels... Il semble que Platon pensait qu'il y avait dix nombres
spirituels dont on pouvait parler, alors qu 'on ne peut pas parler
de la Première Cause en raison de son caractère extrêmement
dissimulé. Mais (les nombres) sont si proches de son existence
qu 'on peut appeler ces effets d'un nom qui ne peut être attribué
aux moteurs des corps physiques. En vérité, selon l'opinion des
kabbaliste s, on peut dire cela des sefirot.. C'est ce qu'a écrit
Platon dans l'ouvrage Ha-'Atsamim ha-'Elionim tel qu'il est
cité par Zacharie dans le livre Imré Chefer (57). // résulte de là
que dans la conception de Platon les premiers effets sont appelés
sefirot car ils peuvent être dénombrés, contrairement à la
Première Cause, et voilà pourquoi il ne les a pas appelés
moteurs » (58).

(56) Voir mon « Kabbalah and Philosophy », p. 77-79.


(57) A propos de cette œuvre d' Aboula'fia, de sa citation du Liber de Causis et
de ses répercussions, voir mon « The Magical », p. 216-217, 220-223. Les influences
néoplatoniciennes sont plus dominantes dans la Kabbalah théosophico-théurgique
que dans la Kabbalah extatique. Mais certains motifs néoplatoniciens passèrent au
premier plan à la seconde étape du développement de la Kabbalah extatique, dans les
œuvres de R. Isaac d'Acre et dans l'anonyme Cha'aré Tsedeq. Ils sont négligeables
dans les écrits d'Abraham Aboula'fia, le fondateur de cette école chez qui prédomine
l'influence aristotélicienne.
(58) Hecheq Chlomoh, ms. Berlin 832, fol. 83ab.
104 MOSHE IDEL

Dans ce texte, Alemanno établit un lien entre le mot sefirot et le


mot misparim « nombres ». Tous deux sont considérés comme
« séparés », c'est-à-dire spirituels et substantiels. Selon lui, la parenté
étymologique qui unit ces deux termes n'est donc pas un accident. Le
passage implique que « Platon » (c'est-à-dire le Livre des Causes de
Proclus qui est cité ici dans une traduction par ailleurs inconnue)
présenta une doctrine relative à des nombres désincarnés semblables
aux sefirot kabbalistiques et qu'il soutint cette conception de façon
indépendante. Mais ailleurs Alemanno mentionne à nouveau la
théorie selon laquelle Platon aurait étudié avec Jérémie (59).
L'intérêt d' Alemanno pour les sefirot tient surtout à des raisons
cosmologiques. Dans une de ses notes marginales qui porte sur une
citation du Commentaire de la Ma 'arekhet ha-Elohout du kabbaliste
espagnol R. Yehoudah Hayat, nous lisons :
« Ils disent que les sefirot sont intermédiaires entre le monde de
l'éternel repos qui est le Ein sof et le monde du mouvement,
c'est-à-dire le monde des sphères. Voilà pourquoi elles sont
tantôt en état de repos et tantôt en mouvement, comme le veut
la nature d'un intermédiaire composé à partir des
extrêmes » (60).

Le kabbaliste espagnol reproduit par Alemanno adopte une


conception dynamique des sefirot en tant qu'elles sont liées à l'activité
humaine et à la réalisation des commandements. Mais Alemanno
préférait voir dans les sefirot des intermédiaires qui se meuvent en
vertu de leur statut ontologique sans être influencés par des actions
humaines.
Dans les œuvres de R. Yehiel Nissim de Pise dont le grand-père
était le protecteur d' Alemanno et dont l'oncle, R. Isaac de Pise, fut
l'étudiant d' Alemanno, nous trouvons une position similaire, mais
particulièrement accentuée :
« Les créatures supérieures sont un modèle pour les inférieures.
Car toute chose inférieure a un pouvoir supérieur à partir
duquel elle est venue à l'existence. Cela ressemble à la relation
entre l'ombre et l'objet qui la produit... Même les anciens
philosophes comme Pythagore et Platon enseignèrent et
expliquèrent ce point. Mais la chose ne leur fut pas révélée
clairement ; ils marchaient dans les ténèbres et ils touchèrent et ne
touchèrent pas fnoge'a ve-eino noge'aj puisque les universaux

(59) Voir mon « Le Programme d'étude de R. Yohanan Alemanno », Tarbits 48


(1979, p. 325, 331-332 et notes 55-56 (hébreu).
(60) Ms. Oxford 22'", fol. 159a.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 105

et les formes indiqués par Platon y font seulement allusion... Et


comme ils ne reçurent pas la vérité telle qu'elle est mais
tâtonnèrent comme un aveugle dans les ténèbres, telles furent
leurs spéculations et leurs propos. Mais nous devons nous tenir
aux propos de nos anciens sages qui sont vrais et furent reçus
des prophètes de mémoire bénie. Et nous devons conclure que
s'il en est ainsi et si les choses inférieures ont besoin des
supérieures en vertu d'une nécessité stricte et si les inférieures
ont besoin des inférieures de façon limitée, le monde entier
s'avère être comme un individu unique fke-ich ehad) et, de cette
façon, chaque chose particulière sera attribuée aux dix sefirot,
comme tu dirais qu 'une créature particulière doit être attribuée
à une certaine sefirah » (61).
Le lien entre les sefirot et les entités inférieures est considéré
comme similaire à celui qui est proposé dans les théories
platoniciennes et pythagoriciennes des idées et des nombres. Or les philosophes
païens n'ont pas reçu clairement la vérité : ils n'en ont eu qu'une
faible lueur, inférieure à la vision des maîtres juifs et des prophètes.
La seule différence évidente est la dépendance limitée des supérieurs
vis-à-vis des inférieurs : les sefirot ont besoin d'actes cultuels de la
part des hommes, conception qui est étrangère à Platon. R. Yehiel
attribue la possibilité d'influencer les pouvoirs supérieurs à la
structure anthropomorphique du monde des sefirot. L'homme reflète cette
structure dans sa constitution et il peut donc l'influencer par ses
actions. Cette revendication centrale de la Kabbale théosophico-
théurgique est exprimée par le kabbaliste italien dans la discussion qui
suit le passage cité précédemment. En un autre passage, Rabbi Yehiel
décrit avec pertinence l'affinité et les différences qui se font sentir
entre les deux types de pensée :
« D'après les paroles de Platon, il semble qu'il soit proche de
la conception des sages de mémoire bénie quand il dit que le
monde inférieur et corporel est à la ressemblance et à l'image
du monde supérieur. Il dit aussi qu 'il y a des formes dans l'esprit
divin qui sont appelées universaux fklalim), lesquels
ressemblent aux individuels. Mais il me semble qu 'il n 'a pas pénétré
avec suffisamment de profondeur pour connaître véritablement
le sens profond de la Torah et de ses sages de mémoire bénie,
mais qu 'il est demeuré en dehors : il a touché et n 'a pas touché.
Et donc lui et les autres Anciens ne pouvait pas connaître la
véritable quintessence des choses, bien qu'ils en fussent proches,

(61) Ms. New York, JTS Rabb. 1586, fol. 126b. Ce texte fut recopié dans les
diverses versions du Commentaire des Dix Sefirot écrit par R. Yehiel Nissim et son
cercle ; voir mon « The Magical », p. 227 et n. 233.
106 MOSHE IDEL

comme il a été dit dans le Midrach ha-Ne'elam : Ils sont proches


de la voie de vérité » (62).

Ce passage est également suivi d'une longue discussion sur la


centralité de l'homme en tant qu'il assure l'unité du monde. La
connaissance la plus profonde n'est pas la conscience des relations
paradigmatiques mais la perception de l'influence dynamique que les
actions religieuses et l'accomplissement des mitsvot exerce sur le
monde supérieur. Platon connaissait le point de départ de la Kabbale,
le parallélisme structurel qui unit le supérieur à l'inférieur, mais la
signification ultime du parallélisme dans la vie pratique et religieuse
lui échappait. Tout se passe comme si le kabbaliste plaçait Platon dans
la caverne et voyait en lui quelqu'un qui n'a pas reçu une claire
révélation de la vérité à partir de sa source. Il est encore dépendant des
ombres, contrairement aux kabbalistes dont la connaissance de la
vérité est complète. D'où la référence au palais du Guide de
Maïmonide (III 5 1) où il est dit que Platon n'a pas eu accès aux secrets
intimes de la théologie.
L'interaction dynamique qui caractérise le mysticisme théurgique
juif cesse d'apparaître dans une autre comparaison des idées
platoniciennes avec les sefirot qui se trouve dans l'ouvrage encyclopédique
de R. Abraham Yagel intitulé Beit Ya 'ar ha-Levanon :
« Et le pouvoir qui est dans les entités inférieures se trouve dans
les mondes supérieurs sous une forme plus subtile, plus exaltée
et plus sublime. Il se trouve en grande pureté et clarté dans les
saintes et pures sefirot qui sont la vérité, les idées pour toutes
choses » (63).

Yagel ne recherche pas la signification historique de la relation


entre les Idées et les Sefirot. Mais en un autre passage il présente
Platon comme tributaire de la tradition mosaïque sans qu'aucune
différence majeure soit mentionnée. La théorie de la prisca theologia
qui avait cours à la Renaissance ainsi que de nombreuses autres
sources l'influencèrent ; de plus, la vieille tradition selon laquelle
l'enseignement de Platon reposait sur une source juive était encore
efficiente. R. Joseph del Medigo de Candie, un contemporain de
Yagel, plus jeune que lui, semble tenir à cette théorie de la formation
juive de Platon. Dans son Matsref le-Hokhmah, il conteste la
conception de son aïeul, Rabbi Eliahou del Medigo qui avait comparé avec

(62) Minhat Qenaot, éd. D. Kaufmann, Berlin, 1898, 84, cf. 49, 53. A propos
du Midrach Ne'elam, voir mon « Le Voyage », p. 12-13.
(63) Ms. Oxford 1304, fol. 10b. A propos du contexte, voir mon «The
Magical », p. 224-226. La formulation de Yagel est visiblement influencée par le
Proclus du Liber de Causis.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 107

mépris la Kabbalah avec les enseignements des anciens philosophes


rejetés par les Modernes :
«Mon cœur n'est pas d'accord, car les anciens philosophes
parlent avec plus de vérité qu'Aristote qui cherchait à les blâmer
à seule fin de se mettre lui-même en valeur. Cela est évident pour
quiconque a lu ce qui est écrit sur la philosophie et les principes
de Démocrite et spécialement sur Platon, le maître d'Aristote,
dont les conceptions sont presque celles des Sages d'Israël et qui
semble presque parler de la bouche même des kabbalistes et
avec le même langage, sans aucune imperfection sur ses lèvres.
Et pourquoi ne devrions-nous pas soutenir ces conceptions ? En
effet, elles sont à nous et les Grecs les ont héritées de nos
ancêtres ; et jusqu 'à ce jour de grands sages ont soutenu les
conceptions de Platon et de grands groupes d'étudiants le
suivent, comme cela est bien connu de quiconque a servi le sage
de l'Académie et a pénétré ses études qui se trouvent dans tous
les pays » (64).

Del Medigo fit de fréquentes citations à l'ensemble du corpus


néoplatonicien tel qu'il fut propagé par les traductions de la
Renaissance. Il considère le traitement néoplatonicien des idées comme étant
en accord complet avec la théorie kabbalistique des sefirot et il attire
l'attention sur d'autres convergences entre les deux systèmes.
Assez différente est l'attitude de Simon Luzzatto, le rabbin
vénitien qui écrivit au début du xvne siècle. Dans son traité sur les
Juifs vénitiens, il écrit :
« La seconde partie (de la Kabbalah) est plus spéculative et
scientifique ; elle traite de la dépendance du monde physique
vis-à-vis du monde spirituel, le modèle étant le monde suprasen-
sible. Ils supposent que toutes les choses corporelles sont
fondées sur des racines et des semences primordiales qui sont
comme des puits inépuisables d'où sourd le pouvoir de la
dynamis divine vers notre monde matériel comme à travers des
canaux et des tubes. Telle est la fonction des dix ( sefirot)... Ces
dix sefirot sont d'une certaine façon similaires aux idées posées
par Platon, mais à mon avis les raisons qui ont influencé la
théorie des kabbalistes sont différentes de celles de
Platon » (65).

(64) Ch. 25. Voir mon « Kabbalah, Platonism and Prisca Theologia : The Case
of R. Menasseh ben Israel », éd. K. Kaplan et al., Menasseh ben Israel and his World,
Leyde, Brill, 1989, p. 86-87.
(65) Voir François Secret, « Un texte malconnu de Simon Luzzatto sur la
Kabbale », REJ 118 (1959-60), p. 25.
108 MOSHE IDEL

Selon Luzzatto, la pensée platonicienne s'est confrontée à un


problème épistémologique : comment embrasser par la connaissance
le monde dans son changement ? Les idées garantissent la stabilité et
assurent par là la possibilité de la connaissance. Quant aux kabbalis-
tes, ils tentèrent d'expliquer la transition de la spiritualité complète de
Dieu à la corporalité du monde. Les sefirot, conçues comme les étant
« les idées des kabbalistes » sont différenciées l'une de l'autre par
leurs fonctions et leur spiritualité. Luzzatto mentionne les quatre
mondes des kabbalistes composés chacun des dix sefirot qui
permettent une transition graduelle vers le monde inférieur. Ce rôle
cosmologique largement attribué aux sefirot fut souligné par Yagel qui
réinterpréta les quatres mondes en termes néoplatoniciens.
Le contemporain de Luzzatto, R. Abraham Cohen Herrera (66),
était profondément immergé dans la pensée néoplatonicienne et il
proposa une interprétation spéculative de la Kabbale lourianique en
conformité avec les principes néoplatoniciens et scolastiques. Il
suggéra d'interpréter les éléments constitutifs du malbouch ou
vêtement divin de la Kabbalah de R. Israël Saroug en établissant un lien
entre les lettres hébraïques du malbouch et les idées platoniciennes.
D'après cette version spéciale de la Kabbalah sarougienne, le
malbouch n'est pas transcendant et il n'est pas préexistant à l'Homme
Primordial, Adam Qadmon : il est identique à lui (67). Les idées
platoniciennes renvoient aux éléments qui constituent l'archétype
anthropomorphique de tous les mondes. R. Menacheh ben Israël, qui
écrivait à la même époque et également à Amsterdam, voient dans les
idées des nombres et des lettres :
« Platon reconnut que le monde... n'avait pas été produit par
hasard... et qu'il était formé par un sage entendement et par
l'intelligence... et donc ces plans de l'univers qui préexistèrent
dans l'esprit divin sont appelés par lui idées... Or ces idées ou
plans... sont les lettres (du langage divin). Cela est traité de
diverses façons dans le Sefer Yetsirah... R. Joseph ben Carnebol
l'explique dans son Cha'aré Tsedeq... Nahmanide... dans le
Sefer ha-Bitahon... R. Barakhiel dans ses Peraqim » (68).

Les auteurs du début de la Renaissance avaient des réticences à


l'égard de Platon, même lorsqu'ils percevaient l'affinité qui unit la
Kabbale à la théorie des idées ; ou bien alors il attribuait à Platon un
maître juif. Mais vers le dernier tiers du xvie siècle, Platon et ses

(66) Etudié par le Pr Popkin.


(67) Voir Alexander Altmann, « Lurianic Kabbalah in a Platonic Key
Abraham Cohen Herrera' s Puerto del Cielo », HUCA 53 (1982), p. 339-340.
(68) Conciliador, tr. E. H. Lindo (Londres, 1842), 1. 108-109.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 109

continuateurs de la Renaissance comme Pic, Ficin et Cornelius


Agrippa devinrent une composante du patrimoine spirituel des
penseurs juifs qui étaient prêts à accepter les influences des platoniciens,
lors même qu'ils reconnaissaient l'indépendance manifeste de ces
derniers à l'égard du judaïsme. Peut-être la défiance avouée des
premiers kabbalistes reflétait-elle la crainte de voir la tradition
mystique juive réduite à une simple récapitulation des conceptions
platoniciennes ? Du reste, l'impassibilité des idées, même sous leur
forme néoplatonicienne, rendait difficile une réception plus positive,
même après que la Kabbale eut mûri et qu'elle eut continué à intégrer
la pensée platonicienne, néoplatonicienne et néopythagoricienne. Les
premiers kabbalistes étaient intéressés par les idées platoniciennes au
niveau de la deuxième sefirah seulement. Mais à la Renaissance
l'intérêt devient plus général et on compara l'intégralité du système
séfirotique au monde des idées. Les Juifs de la Renaissance étaient
confrontés à une philosophie platonicienne sophistiquée qui pouvait
affecter profondément la structure intime de la théosophie kabbalisti-
que : certains l'absorbèrent, d'autres la rejetèrent, d'autres enfin
réagirent contre elle de façon critique, d'une façon qui reflétait une
prise de conscience de ce fait.
L'expression la plus extrême des sentiments antiplatoniciens se
trouve dans la réponse de R. Yehoudah Arien de Modène, c'est-à-dire
Léon de Modène, à un correspondant chrétien :
« Et parce que Philon a trop platonisé dans l'un ou l'autre de
ces graves sujets, il n 'a pas été accepté par nous et ils n 'ont
jamais été traduits en hébreu » (69).
Modène, qui fut l'un des plus farouches antikabbalistes, affirme
que la profonde influence de Platon est la raison du rejet de la
théologie de Philon par les Juifs. Son affirmation résume la
préoccupation des théologiens juifs qui ne permettaient pas qu'on accordât
une trop grande influence à la philosophie grecque. La même
préoccupation peut également aider à comprendre pourquoi des
kabbalistes comme Yagel et Herrera, qui ne furent pas profondément
influencés par les Grecs, demeurèrent en dehors du principal courant
de la Kabbalah. Mais l'attitude antikabbalistique de Modène fut plus
forte que son antiplatonisme. En effet, il utilise un texte du Pseudo-

(69) Voir C. Roth, « Leone da Modena and the Christian Hebraists of his Age »,
Jewish Studies in Memory of Israel Abrahams, New York, 1927, p. 400. Cf. une
position similaire de Henry More visant à distinguer la Kabbalah du néoplatonisme ;
voir A. Coudert, « A Cambridge Platonist's Kabbalist Nightmare », Journal of the
History of Ideas 35 (1978). Je remercie le Pr Richard Popkin pour la référence qu'il
m'a transmise.
1 10 MOSHE IDEL

Denys pour contrecarrer une conception kabbalistique de la


prière (70).

III. Théologie négative et Kabbale

La pensée juive médiévale produisit deux types principaux de


théologie négative : la théologie négative philosophique qui possède
des modes d'expression à la fois néoplatonicien et aristotélicien et la
théologie négative kabbalistique. La première fut formulée dans les
deux classiques de la philosophie juive médiévale, le Fons Viîae et le
Guide des Egarés. La théologie négative des philosophes n'était pas
complètement nouvelle ; elle était influencée par les philosophies
musulmanes, lesquelles furent elles-mêmes influencées par des
sources grecs et néoplatoniciennes. Dans la Kabbale, le principal domaine
décrit en termes de théologie négative est le Ein sof, la source des dix
sefirot. L'affinité entre les conceptions kabbalistiques du Ein sof et la
théologie néoplatonicienne fut soulignée par Gershom Scholem qui
comprit certaines de leurs expressions en des termes purement
néoplatoniciens (71). Il n'accepta pas l'opinion de certains de ses
prédécesseurs pour qui le terme de Ein sof aurait eu pour origine la
traduction du terme grec correspondant (72) ; il y voyait une mutation
sémantique de la locution adverbiale 'ad ein sof (73). Mais il tendait
encore à présenter le concept comme étant de nature
fondamentalement néoplatonicienne et il ne trouvait rien de contradictoire avec la
théologie négative philosophique dans l'interprétation kabbalistique
du Deus absconditus. Il voyait des divergences entre la conception
biblique et la conception plotinienne de Dieu, mais il était enclin à les
considérer sous la forme d'une opposition entre un mode de pensée
philosophique et un mode de pensée scripturaire.
Je voudrais nuancer l'analyse de Scholem en mettant en valeur
certaines des conceptions les plus positives de l'Infini kabbalistique,
c'est-à-dire les conceptions anthropomorphiques plutôt que les
conceptions philosophico-théologiques du Ein sof. A mon avis, la
théologie négative du néoplatonisme fut présentée comme une théorie
exotérique par certains kabbalistes, tandis que la théologie anthropo-

Voir mon « Differing », p. 176-178.


(71) Voir notamment son Kabbalah, Jérusalem, 1974, p. 88 ; Origins, p. 441 et
l'important essai « La Lutte entre le Dieu de Plotin et la Bible dans la Kabbale
ancienne », in Le Nom de Dieu et les symboles de Dieu dans la mystique juive, tr.
M. Hayoun et G. Vajda, Paris, Cerf, 1983, p. 17-53.
(72) Voir Christian Ginzburg, The Kabbalah, Londres, 1865, p. 105.
(73) Kabbalah, p. 88 ; Origins, p. 265-271, 431-434.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 1 11

morphique du Ein sof constituait à leurs yeux une doctrine plus


ésotérique et par conséquent plus proche de la vérité.
Dans un passage du Commentaire du Sefer Yetsirah de R. 'Azriel
de Gérone, il est question de la possibilité de contempler le Ein sof :
« Ici il mentionne le fait que tout provient du Ein sof ; et bien que
les choses fdevarimj aient une mesure et une taille et qu 'elles
soient au nombre de dix, l'attribut qu'elles possèdent est infini
(ein lah sof). Car le naturel fha-moutba'j émerge du sensible et
l'intellectuel des auteurs du caché from ha-ne'elam) et le caché
est infini. Ainsi donc, même le naturel et le sensible et
l'intellectuel sont infinis et les attributs fmiddotj ont été faits de façon à
ce qu 'on puisse contempler le Ein sof à travers eux » (74).

R. 'Azriel est l'un des plus importants représentants de la première


Kabbale à tendance néoplatonicienne. Mais si dans certains de ses
écrits il se réfère à la via negativa (75), il n'en reste pas moins qu'il
attribue un contenu matériel au concept de l'infini. Le sens profond
du texte ci-dessus est que 1' infinitude est concevable à travers les
sefirot, lesquelles préservent effectivement quelque chose de son
caractère infini. Plus loin dans le même commentaire, R. 'Azriel
applique le nom de « Seigneur unique » (adon yahid) au Ein sof, une
description fort éloignée de la théologie négative à l'état pur (76), et
il se réfère au Ein sof'comme à la dynamis de la causa causarum {koah
illat ha-illoi), autre caractérisation positive de l'infini (77).
R. 'Azriel fait consister le processus contemplatif en la méditation
sur la structure du corps humain qui correspond aux dix sefirot : la
contemplation du révélé et du manifeste (ha-galouï) conduit au
caché ; « tu dois contempler à partir du manifeste vers le caché » (78).
Le point de départ anthropomorphique amène de façon frappante aux
sefirot. Mais peut-on également parler d'anthropomorphisme dans le
cas des sefirot ? La réponse n'est pas simple. Les middot, c'est-à-dire

(74) Commentaire du Sefer Yetsirah qui, sous sa forme imprimée, est attribué à
Nahmanide, in C. B. Chavel, Kitvei ha-Ramban, 2. 454. Les quatre termes
« naturel », « sensible », « intellectuel » et « caché » réapparaissent dans d'autres
écrits de R. 'Azriel, mais non dans tous ; voir 455. Ces écrits constituent peut-être une
strate littéraire postérieure au sein de l'activité littéraire de ce kabbaliste qui pourrait
avoir pris connaissance de cette catégorisation néoplatonicienne après avoir achevé
son Commentaire des Aggadot du Talmud et son Commentaire des Prières
quotidiennes. Un tel développement peut être mis en relation avec l'affinité qui unit la pensée
de R. 'Azriel à celle de R. Ya'aqov ben Chechet. Ce sujet mérite qu'on y consacre
des études à l'avenir.
(75) Voir son Cha'ar ha-Choel, fol. 2b.
(76) Commentaire du Sefer Yetsirah, 455.
(77) Commentaire du Sefer Yetsirah, 453.
(78) Commentaire du Sefer Yetsirah, 353-454.
112 MOSHEIDEL

les sefiroî, ont été créées pour aider à la contemplation du Ein sof,
exactement de la même façon que le corps humain a été fait pour nous
rendre à même de contempler les sefirot. Le collègue de R. 'Azriel,
R. 'Ezra de Gérone, affirme que l'émanation a eu un commencement,
alors que les essences, les havayot, sont préexistantes (79). Il n'est pas
évident que ces essences primordiales soient arrangées selon une
forme humaine, mais la possibilité ne doit pas être sous-estimée. Une
analyse détaillée des textes peut éclaircir la situation. En tout état de
cause, l'influence de la théologie négative néoplatonicienne sur la
première Kabbalah est bien moins importante que ne l'a supposé la
recherche moderne. Les conceptions positives concernant les mondes
néoplatoniciens et la théorie qui voit des idées dans les lettres et les
sefirot sont beaucoup plus importantes, comme nous l'avons vu.
Chez certains kabbalistes de la fin du XIIIe siècle, on voit
clairement apparaître une théosophie ésotérique du Ein sof qui se rattache
à une structure anthropomorphique de dix entités qui sont les racines
célestes et statiques des dix sefirot dynamiques, du Deus revela-
tus (80). La nature statique de ces racines semble aller à rencontre de
la tendance personnaliste de certaines discussions anthropomorphique
du Zohar sur le niveau suprême du monde divin. Les kabbalistes
postérieurs au Zohar appellent parfois les entités statiques tsahtsahot,
tsihtsuhim ou sefirot intérieures (81). Une telle théologie semble
représenter une tentative de conserver l'ancienne conception juive du
Chi'our Qomah, le corps anthropomorphique de la divinité dont il est
question dans la littérature des hekhalot, en la projetant dans le
domaine le plus profondément divin de la théosophie kabbalistique.
On ne peut guère parler ici d'une influence dominante de la théologie
négative néoplatonicienne. Il est difficile de mesurer la centralité de
la théosophie anthropomorphique étant donné que ces thèmes étaient
traités de façon particulièrement ésotérique et n'ont été analysés que
récemment par des études scientifiques. Avec le temps, nous
découvrirons peut-être davantage d'occurrences d'une interprétation plus
profondément positive du Ein sof et la façon de considérer la relation
de la théosophie kabbalistique avec la théologie négative
néoplatonicienne pourra subir des changements significatifs.
La conception anthropomorphique du Ein sof a certainement
exercé une influence sur le Zohar et, ultérieurement, sur les œuvres de

(79) Voir mon « Les Sefirot », p. 241-244.


(80) Voir mon « L'Image de l'Homme au dessus des Sefirot », Da'at 4 (1980),
p. 41-55 et « Kabbalistic Material from the School of R. David ben Yehudah
he-Hasid », Jerusalem Studies in Jewish Thought 2 (1983), p. 170-193 (hébreu), voir
notamment p. 173 ; voir aussi « Les Sefirot », passim.
(81) Voir mon « L'Image », p. 41-43, 47 ; « Kabbalistic Material », p. 171-173,
179-181.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 1 13

R. David ben Yehoudah he-Hasid en particulier dont les écrits furent


profondément influencés par le Zohar. Il localisa une figure anthro-
pomorphique au sein du Ein sof: dix tsahtsahot dont l'interprétation
se trouve, selon lui ou selon ses sources, dans une interprétation
ésotérique du Chi'our Qomah (82). Mais immédiatement après
l'apparition du Zohar, on vit surgir un autre type de théosophie kabbalis-
tique qui s'efforça de purifier le domaine suprême du divin de tous les
attributs anthropomorphiques. Ces kabbalistes, qui utilisaient les
termes de causa causarum {'Mat kol ha- 'Mot) dans le cas de l'auteur
du Tiqouné ha-Zohar ou de 'Mat ha- 'Mot seulement dans le cas de
R. Menahem Recanati, recoururent à des attributs explicitement
négatifs pour réinterpréter la théosophie du Zohar.
Après l'expulsion d'Espagne, le concept de super-sefirot au sein
du Ein sof fut diffusé par les exilés. Une expression manifeste de cette
conception se trouve dans le commentaire de la Ma'arekhet ha-
Elohout R. Yehoudah Hayat. La Ma'arekhet ha-Elohout, classique
anonyme du début du xiv^ siècle, contient une des affirmations les
plus explicites de la théologie négative dans la Kabbalah : il y est
démontré que si le Ein sof n'est pas mentionné dans la Torah, c'est
parce qu'il n'y a pas même moyen d'y faire allusion (83). R.
Yehoudah Hayat, un représentant de la Kabbalah espagnole classique
postérieure au Zohar, utilise le terme tsihtsouhim pour désigner les
super-sefirot au sein du Ein sof(S4). Le kabbaliste italien R. Elhanan
Sagi Nahor se fait l'écho de cette approche (85). Mais, avec le temps,
ce type de théosophie disparut de la Kabbalah italienne, parce qu'il fut
probablement éclipsé par la théologie négative qui pénétra le judaïsme
italien à partir du néoplatonisme médiéval et qui fut ensuite renforcée
par l'œuvre de penseurs chrétiens de la Renaissance influencés par les
traductions de Marsile Ficin.
Nous trouvons un exemple de l'élimination d'une référence aux
racines des sefirot dans le Ein sof dans le résumé de la position de
R. Yehoudah Hayat par Yohanan Alemanno :
Hayat (86) :
« Bien que tu puisses trouver dans certains passages des
Tiqouné Zohar que le nom yod hé vav hé renvoie au Ein sof, il faut
comprendre cela comme cela est expliqué ci-dessus : ces dix
lettres sont les dix tsihtsouhim cachés en Lui et ce sont les dix

(82) Voir « The Image », p. 44, 48, 53.


(83) Voir Scholem, Kabbalah, p. 89.
(84) Minhat Yehoudah (Mantoue, 1556), fol. 13a, 18a, 44ab, 46a.
(85) Voir Ephraim Gottlieb in J. Hacker éd., Etudes de Littérature kabbalisti-
que, Tel Aviv, Tel Aviv University Press, 1976, p. 424-425, 463-468, 470 (hébreu).
(86) Minhat Yehoudah, fol. 44b.
114 MOSHEIDEL

sefirot comprises dans le nom de YHVH. Mais il n'a pas de nom


connu. Cela est suggéré par Elie commémoré pour le bien... que
tu n 'as pas de nom connu, puisque tu remplis tous les noms et
tu es leur perfection à tous, etc. La signification de cela est que
s'il avait eu un nom susceptible d'être connu, il aurait été limité
à ce seul nom et il aurait été impossible de l'en séparer et il
n 'aurait émané que vers ce nom. »

Alemanno (87) :
« II est dit dans le Zohar (88) et dans le Sefer ha-Tiqounim que
le nom yod hé est dit à propos du Ein sof. Mais en fait il n 'a pas
de nom connu parce que s'il avait eu un nom connu qui désignât
son essence, il n 'aurait agi qu 'en fonction de ce nom. »
Ici et dans d'autres passages où Alemanno aurait pu exploiter la
conception de Hayat des sefirot supérieures, des tsihtsouhim
considérés comme les racines des sefirot traditionnelles dans le Ein sof,
Alemanno supprime l'énoncé qui se trouve dans sa source. Une étude
de la façon dont Alemanno cite les sources du Zohar utilisées par
Hayat montre que le rejet n'est pas accidentel. Bien plus, les termes
utilisés par Alemanno pour décrire la Première cause ou Causa
causarum sont évidemment tirés de la traduction hébraïque du Liber
de Causis.
La théosophie des tsahtsahot fut également rejetée par R. Moïse
Cordovero qui accepta seulement la conception de l'existence de trois
tsahsahot dans le Ein sof, lesquelles ne sont pas interprétées de façon
anthropomorphique. Pourtant R. Isaac Louria fut influencé par la
doctrine des dix sefirot suprêmes qui devinrent dans son système le
Adam Qadmon, placé au-dessus des sefirot (89). Bien qu'il ne soit pas
identique au Ein sof, il fut appelé de ce nom pour que soit exprimé le
statut sublime de cette figure placée au-dessus de toutes les autres
choses.
Au début du XVIIe siècle, la théologie négative répandue dans les
traductions de la Renaissance et dans les écrits originaux marqua
profondément un grand nombre de kabbalistes. R. Abraham Ya-
gel(90), R. Menacheh ben Israël (91) et R. Joseph del Medigo
témoignent de la profonde pénétration de la théologie négative
platonicienne. Bien qu'ils continuassent des discussions commencées

(87) Ms. Paris BN 849, fol. 125ab.


(88) C'est une erreur ; cette conception se trouve seulement dans les Tiqouné
ha-Zohar.
(89) Voir « The Image », p. 48-50.
(90) Voir D. Ruderman, Kabbalah, Magic and Science in the Cultural Universe
of a Jewish Physician, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 147.
(91) Voir Altmann, « Lurianic Kabbalah », p. 350.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 1 15

dans la Kabbalah médiévale et poursuivies à la Renaissance (92), les


auteurs du xvne siècle furent plus tributaires qu'ils ne l'admirent
ouvertement vis-à-vis des sources chrétiennes et païennes.
L'atténuation ou même l'occultation du courant théosophique qui
attribue des caractéristiques anthropomorphiques au Ein sof
représente un recul par rapport à la Kabbalah dynamique et mythique qui
prévalait dans la tradition espagnole ; à partir de ce moment, on se mit
à cultiver une théosophie beaucoup plus philosophique en conformité
avec le néoplatonisme chrétien de la Renaissance. Ce changement a
pour pendant une disposition nouvelle à interpréter les sefirot en
termes platoniciens. Après qu'on eut réduit les éléments mythiques
inhérents au dynamisme des sefirot, il n'y avait plus besoin
d'envisager les racines statiques qui sont derrière elles ou au-delà d'elles. La
via negativa préoccupa les auteurs juifs de la première moitié du
xvir5 siècle bien plus qu'au cours des périodes précédentes, comme on
le voit à travers les écrits de Herrera, Menacheh ben Israël et Joseph
Chlomoh de Candie. On sait par ailleurs que R. Joseph Chlomoh
consacra un traité de théologie négative qu'il envisagea de faire
imprimer. Voici une remarque que fit l'imprimeur du Novelot
Hokhmah de R. Joseph Chlomoh, R. Chmouel ben Yehoudah Leib
Achkenazi, lorsqu'il publia cette œuvre :
« Le rabbin auteur a écrit un traité pour montrer qu 'il n'y a pas
de nom qui puisse refléter l'essence du Ein sof et j'ai prévu de
l'imprimer, si Dieu en décide ainsi » (93).
Malheureusement le plan ne parvint pas à exécution.
Il semble que dans toute l'histoire de la Kabbale la théologie
négative ne suscita jamais autant d'intérêt parmi les kabbalistes qu'au
début du XVIIe siècle, période où le néoplatonisme de la Renaissance
était déjà à son déclin. Chez certains kabbalistes italiens, plus la
Kabbale qu'ils rencontraient était mythique (comme dans certaines
versions de la Kabbale lourianique), plus ils étaient enclins à en
accentuer les éléments mythiques en imposant une signification
philosophique à la Kabbale authentique de Safed. C'est en Italie,
bastion du néoplatonisme de la Renaissance, que la Kabbale subit
l'impact le plus marqué de la part de la théologie négative.
Mais la théologie négative se fraya un passage dans la Kabbale à
partir d'une autre source encore : celle de la théologie ismaélienne. A
partir de la supposition selon laquelle Dieu est bien au-delà de ce que
peut atteindre l'esprit humain, cette école sectaire musulmane consi-

(92) Le Liber de Causis fut cité par Alemanno, Abravanel et Yagel à propos de
la théologie négative.
(93) Bâle 1631, fol. 122b.
116 MOSHEIDEL

déra la « première créature » comme l'entité à laquelle devait être


adressé le culte. Toute tentative visant à diriger la pensée vers le
Transcendant était considérée comme une hérésie (94). Dieu était
décrit comme étant au-delà de l'existence et de la non-existence (95).
Vers le xme siècle, nous trouvons la théorie de la « première créature »
qui jouait un rôle important dans la vie religieuse de la Kabbale à côté
de la conception selon laquelle Dieu transcende à la fois l'existence
et la non-existence (96). Un écho de la théologie négative impliquée
par la conception de « première créature » est perceptible dans les
travaux d'un kabbaliste qui écrivait en Espagne avant l'expulsion,
puis à Jérusalem, R. Abraham ben Eli'ezer ha-Lévi. Il écrit qu'au-
dessus des dix sefirot il y a une entité distincte de la Première Cause
qui est appelée pechitouî richon, « simplicité première » (97). Dans
d'autres écrits, il appelle cela la « première créature », c'est-à-dire
trois lumières supérieures à Keter et inférieures à la Première Cause.
Selon lui, elles échappent complètement à la compréhension. La
supposition selon laquelle tout ce qui est au-dessous du niveau de la
Première Cause est incompréhensible semble refléter l'importance de
la théologie négative chez les ismaéliens. R. Abraham ben Eli'ezer
ha-Lévi connaissait certainement des concepts ou des fragments de la
Théologie d'Aristote, l'abrégé médiéval des Ennéades de Plotin. En
effet, il décrit Aristote dans sa période « tardive » comme un quasi-
kabbaliste qui reçut sa doctrine de R. Siméon le Juste. D'après cet
Aristote tardif, les anciens philosophes croyaient en une divinité
coexistante avec le monde éternel ; mais le kabbaliste Aristote savait
lui-même qu'au-dessus de la divinité il y a une divinité plus haute qui
est la source de la divinité inférieure (98). Cette dernière qui est reliée
au monde par l'acte de l'émanation correspond à la « première
créature » des ismaéliens : c'est la médiation entre la Première Cause
et la sefirah Keter.
Résumons nos découvertes : dans la Kabbale médiévale
l'influence de la théorie néoplatonicienne des idées peut être retracée
aisément et les idées positives du néoplatonisme réapparaissent dans

(94) Voir Husayn F. al-Hamdani, « A Compendium of Isma'ili Esoterics »,


Islamic Culture 11 (1937), p. 212-213.
(95) Voir G. Vajda, Juda ben Nissim ibn Malka, philosophe juif marocain
(Paris, 1954), p. 65. A propos de la formule « Dieu est au-delà de l'existence et de
la non-existence », voir mon « Franz Rosenzweig and the Kabbalah », in P. Men-
des-Flohr éd., The Philosophy of Franz Rosenzweig, Hanover, N.H., University
Press of New England, 1988, p. 244, n. 24.
(96) Voir Sarah Heller- Wilensky, « R. Isaac ibn Latif ».
(97) Voir Masoret ha-Hokhmah, publié par Scholem dans Qiryat Sefer 2
(1925/26), p. 129 (hébreu).
(98) Maamar ha-Yihoud, ms. Jérusalem 8' 154, fol. 146ab ; voir mon «
Philosophy and Kabbalah », p. 80-81.
LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 1 17

la Kabbale de la Renaissance. Quant à l'influence de la théologie


négative, elle est marginale dans les textes kabbalistiques médiévaux.
Elle acquit une place de premier plan vers la fin du XVe siècle et
atteignit son apogée au xvne siècle. Les réinterprétations
néoplatoniciennes de la Kabbale, surtout celles des kabbalistes du début du
xviie siècle, furent les vecteurs de son introduction dans la culture
européenne, à travers les traductions de Knorr von Rosenroth.

Moshe Idel
Université hébraïque de Jérusalem

(Traduit de l'anglais par Cyrille Aslanoff)

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