Вы находитесь на странице: 1из 650

Les éditeurs remercient Bruno Auerbach, Amélie et Louise Bourdieu, Pascal Durand, Johan

Heilbron, Remi Lenoir, Amín Perez, Jocelyne Pichot et Louis Pinto pour leur collaboration. Ils
remercient plus particulièrement Bernard Convert et Thibaut Izard pour leur aide qui fut
constante et souvent décisive.

ISBN 978-2-02-133588-0

© Éditions Raisons d’agir/Éditions du Seuil, novembre 2016.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

NOTE DES ÉDITEURS

Année 1983-1984

COURS DU 1ER MARS 1984

Première heure (leçon) : préambule sur l’enseignement de la sociologie

Lector et auctor

Le couple champ-habitus

Système, champ et sous-champs

Le champ des champs

La structure de distribution du capital spécifique

L’institutionnalisation du fonctionnement du champ

Deuxième heure (séminaire) : le hit-parade des intellectuels (1)

Un coup de force symbolique

La surreprésentation des catégories floues et la question de la compétence

Instituer les juges

Prise de position sur les prises de position


L’universalisation du jugement particulier

Producteurs pour producteurs et producteurs pour non-producteurs

COURS DU 8 MARS 1984

Première heure : le hit-parade des intellectuels (2)

Fausses questions et vraies réponses

Les modèles du marché et du procès

Individu concret et individu construit

L’enjeu de la visibilité et du titre

L’invention du jury

Position du sous-champ journalistique dans le champ de production culturelle

Définir les règles du jeu

Deuxième heure : le hit-parade des intellectuels (3)

Le modèle du procès

Le modèle du marché

Jugement de valeur

L’institution des différences

La production des producteurs

COURS DU 15 MARS 1984

Première heure (leçon) : préambule sur la compréhension sociologique

Un champ a-t-il un commencement ?

Règles et régularités

Le procès d’objectivation

L’intérêt à se mettre en règle

La position spontanéiste et la position continuiste


Passage des univers discontinus aux univers continus

Deuxième heure (séminaire) : le hit-parade des intellectuels (4)

La marge de liberté de l’action symbolique

L’effet de redoublement du pouvoir symbolique

La spécificité de l’action symbolique

La prévision politique

COURS DU 22 MARS 1984

Première heure (leçon) : réponses à des questions

L’intérêt au sens large

Le sous-champ est-il un simple changement d’échelle ?

L’entreprise est-elle un champ ?

Le champ comme sujet des actions sociales

Deuxième heure (séminaire) : Le Procès de Kafka (1)

Le Procès et la recherche de l’identité

La reconnaissance dans les champs faiblement objectivés

COURS DU 29 MARS 1984

Première heure (leçon) : le modèle du joueur

Tendances immanentes à la reproduction du monde social

Comparaison entre sociétés et continuité du monde social

Différenciation des champs et objectivation du capital

La violence et son euphémisation

Deuxième heure (séminaire) : Le Procès de Kafka (2)

La manipulation de l’illusio et des chances

Le pouvoir et le temps
COURS DU 19 AVRIL 1984

Première heure (leçon) : champ et espèce de capital

Le rapport au temps

Les espèces et les formes de capital

Les trois formes du capital culturel

Capital humain et capital culturel

Le capital culturel comme capital incorporé

Parenthèse sur la philosophie et le monde social

Deuxième heure (séminaire) : En attendant Godot de Samuel Beckett

Temporalité de celui qui n’a rien à attendre

Le monde social allant de soi

Principes de continuité du monde social dans les différentes sociétés

COURS DU 26 AVRIL 1984

Première heure (leçon) : espace et formes scolaires

Distribution du capital et profits de distinction

Le capital culturel objectivé et son appropriation

Moyens de production et capital culturel

L’appropriation légitime des œuvres culturelles

Deuxième heure (séminaire) : temps et pouvoir

L’action sur les structures et l’action sur les représentations

L’action symbolique

Le rôle de réassurance de la règle

Temps et exercice du pouvoir

COURS DU 3 MAI 1984


Sartre et la « pensée de conserve »

Penser le trivial

La réappropriation du capital culturel

Aliénation générique et aliénation spécifique

L’état institutionnalisé du capital culturel

Deuxième heure (séminaire) : la délégation et la représentation (1)

La relation de délégation

La relation de représentation

La fable de la Société des agrégés

COURS DU 10 MAI 1984

Première heure (leçon) : titres scolaires, discontinuités et bureaucratie

Le « capital informationnel »

Codification et contrôle logique

L’effet d’officialisation de la formalisation

La vis formae, force de la forme

Deuxième heure (réponses à des questions et séminaire) : pour une histoire


des technologies de la pensée

La délégation et la représentation (2)

L’hypocrisie structurale du mandataire

L’homologie et le coup double

Mandants et corps des mandataires

COURS DU 17 MAI 1984

Première heure (leçon) : l’effet des formes

Une analyse de la discipline


L’ambiguïté de la discipline

Un ethnocentrisme de l’universel

Deuxième heure (réponses à des questions et séminaire) : le problème


des rapprochements historiques

La cohérence du cours

Les rapprochements historiques (« ça me fait penser à… »)

La fausse éternité des débats académiques

Année 1984-1985

COURS DU 7 MARS 1985

Bilan des acquis

Capital et pouvoir sur le capital

Le processus de différenciation

Objectivisme et perspectivisme

COURS DU 14 MARS 1985

Première heure (leçon) : l’élasticité des structures objectives

Un programme pour les sciences sociales

Réintroduire le point de vue

Réintroduire l’espace objectif

Une sociologie politique de la perception

L’effet de théorie

La science sociale et la justice

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (1)

Le programme des peintres futurs

Ce qui est en jeu dans la lutte


Une révolution dans les principes de vision

Des artistes d’école

COURS DU 28 MARS 1985

Première heure (leçon) : le dépassement du perspectivisme et de l’absolutisme

Catégories scientifiques et catégories officielles

La lutte entre les perspectives

Les logiques pratiques

La création politique

L’effet de théorie et les maîtres-penseurs

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (2)

Les écrivains ne devraient-ils pas parler pour ne rien dire ?

Le maître et l’artiste

Une révolution symbolique

Une peinture historique

Une peinture de lector

L’effet de déréalisation

COURS DU 18 AVRIL 1985

Première heure (leçon) : le rapport sociologique au monde social

Une vision matérialiste des formes symboliques

La perception comme système d’oppositions et de discernement

Investissement dans le jeu des libidines

Le passage de l’action au discours sur l’action

La lutte politique pour la bonne vision

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (3)


Faire l’histoire d’une révolution symbolique

La surproduction des diplômés et la crise académique

Système scolaire et champs de production culturelle

Les effets morphologiques

Les effets de la crise morphologique sur le champ académique

COURS DU 25 AVRIL 1985

Première heure (leçon) : penser le déjà-pensé

Liberté et autonomie d’un champ

Question sur le pouvoir symbolique

La lutte politique comme lutte pour la vision légitime

Capital symbolique et ordre gnoséologique

Le droit, manière droite de dire le monde social

Le verdict de l’État dans la lutte pour l’identité

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (4)

Le pouvoir psychosomatique de l’institution

Le travail symbolique de l’hérétique

La conversion collective

Les stratégies de l’hérésiarque

Une révolution à l’échelle de l’ensemble des champs de production culturelle

COURS DU 2 MAI 1985

Première heure (leçon) : mauvaise foi collective et luttes de définition

Justification d’une décision d’achat et concurrence des points de vue

Séparer, mettre ensemble

Manipulations subjectives et structures objectives


La gestion du capital symbolique du groupe

Effets de corps

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (5)

L’alliance des peintres et des écrivains

Le mode de vie artiste et l’invention de l’amour pur

La transgression artiste aujourd’hui et il y a un siècle

L’artiste mercenaire et l’art pour l’art

COURS DU 9 MAI 1985

Première heure (leçon) : certification et ordre social

Principe et justice des distributions

Charité privée et assistance publique

Les trois niveaux de l’analyse d’une distribution

Où est l’État ?

Verdicts et effets de pouvoir

Le champ de la certification

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (6)

La peinture académique comme univers théologique

L’institutionnalisation du perspectivisme

L’invention du personnage de l’artiste

Le couple peintre-écrivain

COURS DU 23 MAI 1985

Première heure (leçon) : des intuitions de Paul Valéry

Amateur et professionnel

La bureaucratie comme énorme fétiche


La médiation catégorielle

La perception homologuée

Science et science d’État

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (7)

Le polycentrisme et l’invention d’institutions

La fausse antinomie de l’art et du marché

Le jugement collectif de la critique

Les trois reproches

COURS DU 30 MAI 1985

Une mise en perspective théorique

La tradition kantienne : les formes symboliques

Les formes primitives de classification

Des structures historiques et performatives

Les systèmes symboliques comme structures structurées

La logique marxiste

Intégrer le cognitif et le politique

La division du travail de domination symbolique

L’État et Dieu

Année 1985-1986

COURS DU 17 AVRIL 1986

Première heure (leçon) : récapitulation

Le capital symbolique

Connaissance et méconnaissance

Le pouvoir symbolique comme fétiche


La socialisation par les structures sociales

Une phénoménologie politique de l’expérience

La nostalgie du paradis perdu

De la doxa à l’orthodoxie

Retour sur le pouvoir symbolique

Deuxième heure (séminaire) : biographie et trajectoire sociale (1)

Le problème de l’unité du moi

L’unité du moi à travers les espaces

Le nom comme fondement de l’individu socialement constitué

Curriculum vitae, cursus honorum, casier judiciaire, carnet de notes

COURS DU 24 AVRIL 1986

Première heure (leçon) : la fidēs, une réalisation historique du capital symbolique

Une ethnologie de l’inconscient

Les exemples de l’ethnie et de la griffe

L’habitus comme détermination et comme sensibilité

Deuxième heure (séminaire) : biographie et trajectoire sociale (2)

Importer une rupture littéraire

Constituer les constances

L’espace des discours biographiques

Du récit de vie à l’analyse de trajectoires

COURS DU 15 MAI 1986

Première heure (leçon) : une solution dispositionnelle

L’indépendance de l’habitus par rapport au présent

Prévision, protention et projet


Le changement de l’habitus

Le pouvoir

Le rapport petit-bourgeois à la culture

Deuxième heure (séminaire) : La Promenade au phare (1)

Les champs comme pièges

Un homme-enfant

Les hommes, oblats du monde social

COURS DU 22 MAI 1986

Première heure (leçon) : bilan des cours précédents

Individu socialisé et individu abstrait

Habitus et principe du choix

Structures mentales et structures objectives

Adéquation magique du corps au monde

Le faux problème de la responsabilité

Coïncidence des positions et des dispositions

Amor fati

Deuxième heure (séminaire) : La Promenade au phare (2)

L’incorporation du politique

Le pouvoir paternel et l’effet de verdict

La somatisation des crises sociales

La Métamorphose et l’expérience originaire du pouvoir originaire

COURS DU 29 MAI 1986

Première heure (leçon) : la division du travail de production des représentations

Une théorie de l’action


Les conditions de la décision rationnelle

Il n’existe pas de problème en tant que tel

La délibération comme accident

Un rationalisme élargi

Alternatives et logique des champs

Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (1)

Champ du pouvoir et différenciation des champs

L’apparition d’univers « en tant que »

Le pouvoir sur le capital

Le pouvoir et sa légitimation

COURS DU 5 JUIN 1986

Première heure (leçon) : d’éternels faux problèmes

L’alternative du mécanisme et du finalisme, et les conditions de la rationalité

Oppositions scientifiques et oppositions politiques

La maîtrise pratique des structures

L’imposition du point de vue du droit

Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (2)

L’exemple des « capacités »

Système scolaire, numerus clausus et reproduction sociale

La recherche de formes stables du capital

Les stratégies de reproduction selon les espèces de capital

Sociodicée et idéologie

COURS DU 12 JUIN 1986

Première heure (leçon) : espace des positions et espace des prises de position
La représentation du monde social comme enjeu

Une construction collective

Une lutte cognitive

L’explicitation de l’implicite

La spécificité du champ scientifique

Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (3)

Frontières des champs et droit d’entrée

L’exemple du champ littéraire

Flux de capitaux et variation des taux de change

Instaurer un nouveau mode de reproduction

Le démon de Maxwell

COURS DU 19 JUIN 1986

Luttes pratiques et luttes de théoriciens

Les luttes de professionnels de l’explicitation

Science de la science et relativisme

La science comme champ social

Un relativisme rationaliste

La vulnérabilité de la science sociale

L’effet Gerschenkron

Le problème de l’existence des classes sociales

La « classe » : une fiction bien construite

Classes construites et classes infra-représentationnelles

Le moment constructiviste
SITUATION DU DEUXIÈME VOLUME DU COURS DE SOCIOLOGIE GÉNÉRALE DANS
SON ÉPOQUE ET DANS L’ŒUVRE DE PIERRE BOURDIEU

Une cohérence à l’échelle de cinq années

Les « impromptus » de la deuxième heure

L’annonce de travaux ultérieurs

Le cadre du Collège de France

Le champ intellectuel dans la première moitié des années 1980

Le sous-espace de la sociologie

Le contexte politique

Annexes

RÉSUMÉS DES COURS PARUS DANS L’ANNUAIRE DU COLLÈGE DE FRANCE

1983-1984

1984-1985

1985-1986

INDEX DES NOMS

INDEX DES NOTIONS


NOTE DES ÉDITEURS

Ce livre s’inscrit dans l’entreprise de publication des cours de Pierre


Bourdieu au Collège de France. Quelques mois après son ultime leçon
dans cette institution en mars 2001, Bourdieu avait publié, sous le titre
Science de la science et réflexivité 1, une version resserrée de sa dernière
année d’enseignement (2000-2001). Après sa disparition ont été publiés
Sur l’État en 2012, puis Manet. Une révolution symbolique en 2013, qui
correspondaient aux enseignements qu’il avait donnés, respectivement,
dans les périodes 1989-1992 et 1998-2000 2. La publication du « cours de
sociologie générale » que Pierre Bourdieu a donné durant ses cinq
premières années d’enseignement au Collège de France, entre avril 1982 et
juin 1986, a ensuite été engagée. Un premier volume 3 paru en 2015
rassemblait les leçons dispensées durant les années universitaires 1981-
1982 et 1982-1983. Ce second volume réunit les trois années suivantes. Il
se compose de leçons d’environ deux heures chacune, au nombre de dix en
1983-1984, de neuf en 1984-1985 et de huit en 1985-1986.
L’édition du « Cours de sociologie générale » se conforme aux choix
éditoriaux qui ont été définis lors de la publication du cours sur l’État et
qui visent à concilier fidélité et lisibilité 4. Le texte publié correspond à la
retranscription des leçons telles qu’elles ont été données. Dans la très
grande majorité des cas, la retranscription a été effectuée à partir des
enregistrements dans le cadre de la présente publication. Pour quelques
leçons cependant, il n’a pas été possible de retrouver des enregistrements
et le texte publié ici s’appuie sur des retranscriptions intégrales que
Bernard Convert avait réalisées pour son usage personnel. Il nous les a
aimablement communiquées et nous l’en remercions très
chaleureusement. Dans un cas enfin (une partie de la leçon du 7 mars
1985), en l’absence de tout enregistrement et de toute retranscription, le
propos de Pierre Bourdieu a été reconstitué à partir du seul élément
disponible : les notes de cours de Bernard Convert.
Comme dans les précédents volumes, le passage de l’oral à l’écrit s’est
accompagné d’une réécriture légère qui s’est attachée à respecter les
dispositions que Bourdieu appliquait lorsqu’il révisait lui-même ses
conférences et séminaires : corrections stylistiques, lissage des scories du
discours oral (répétitions, tics de langage, etc.). Il a été procédé de façon
très exceptionnelle à la suppression de certains développements, lorsque
l’état des enregistrements ne permettait pas de les reconstituer de manière
satisfaisante. Les mots ou passages qui étaient peu ou pas audibles ou qui
correspondaient à une interruption momentanée des enregistrements ont
été signalés par […] lorsqu’ils s’avéraient impossibles à restituer et ont
été placés entre crochets lorsqu’ils ne pouvaient être reconstitués avec
certitude.
Le découpage en sections et en paragraphes, les intertitres, la
ponctuation sont des éditeurs. Les « parenthèses » par lesquelles Bourdieu
s’écarte de son propos principal sont traitées de façons différentes selon
leur longueur et le rapport qu’elles entretiennent avec ce qui les entoure.
Les plus courtes sont placées entre tirets. Quand ces développements
acquièrent une certaine autonomie et impliquent une rupture dans le fil du
raisonnement, ils sont notés entre parenthèses et, lorsqu’ils sont trop
longs, ils peuvent devenir l’objet d’une section à part entière.
Les notes de bas de page sont, pour la plupart, de trois types. Les unes
indiquent, chaque fois qu’il a été possible de les identifier, les textes
auxquels Bourdieu fait explicitement (ou parfois implicitement)
référence ; quand cela a paru utile, de courtes citations de ces textes ont
été ajoutées. D’autres visent à indiquer au lecteur les textes de Bourdieu
qui, antérieurs ou ultérieurs aux cours, contiennent des développements
sur les points abordés. Un dernier type de notes fournit des éléments de
contextualisation, par exemple au sujet d’allusions qui pourraient être
obscures à des lecteurs contemporains ou peu au fait du contexte français.
La plupart des leçons publiées dans ce volume diffèrent légèrement par
leur forme de celles qui étaient réunies dans les publications précédentes :
si la première heure est consacrée au cours proprement dit et s’inscrit dans
la continuité directe des leçons publiées dans le volume précédent, la
deuxième heure s’apparente davantage à un « séminaire », Pierre Bourdieu
choisissant, comme il l’explique dans la leçon qui ouvre ce volume, d’y
présenter ses recherches en cours (sur un « hit-parade des intellectuels »,
une analyse du Procès de Kafka, par exemple, pour les premières leçons
de 1983-1984). Pour conserver une ligne éditoriale homogène avec les
volumes déjà publiés, et pour préserver les « ponts » que Pierre Bourdieu
opère régulièrement entre ses analyses théoriques et ses recherches en
cours, le volume respecte l’ordre dans lequel les heures d’enseignement
ont été données. De cette manière, le lecteur restera libre d’aborder ces
cours comme il le souhaite. Il pourra procéder à une lecture linéaire qui le
rapprochera de la situation dans laquelle les auditeurs du cours étaient
placés, mais, s’il est gêné par l’alternance de cours « théoriques » et
d’analyses issues de recherches en cours qui tiennent lieu de
« séminaire », il pourra « sauter » les études de cas de façon à lire en
continuité l’exposé du système théorique ou, inversement, lire d’un seul
tenant les heures relatives à une même recherche en cours, en laissant de
côté le cours proprement dit.
En annexe ont été reproduits les résumés des cours, tels que publiés en
leur temps dans L’Annuaire du Collège de France – cours et travaux.

1. Paris, Raisons d’agir, 2001.


2. Sur l’État. Cours au collège de France 1989-1992, Paris, Seuil/Raisons d’agir, 2012 ;
rééd. « Points Essais », 2015 ; Manet. Une révolution symbolique. Cours au Collège de
France 1998-2000, suivis d’un manuscrit inachevé de Pierre et Marie-Claire Bourdieu,
Seuil/Raisons d’agir, 2013 ; rééd. « Points Essais », 2016.
3. Sociologie générale, vol. 1, Paris, Seuil/Raisons d’agir, 2015.
4. Voir la note des éditeurs dans Sur l’État, op. cit., p. 7-9.
ANNÉE 1983-1984
COURS DU 1ER MARS 1984

Première heure (leçon) : préambule sur l’enseignement de la sociologie. – Lector et auctor. – Le couple champ-
habitus. – Système, champ et sous-champs. – Le champ des champs. – La structure de distribution du capital
spécifique. – L’institutionnalisation du fonctionnement du champ. – Deuxième heure (séminaire) : le hit-parade
des intellectuels (1). – Un coup de force symbolique. – La surreprésentation des catégories floues et la question
de la compétence. – Instituer les juges. – Prise de position sur les prises de position. – L’universalisation du
jugement particulier. – Producteurs pour producteurs et producteurs pour non-producteurs.

Première heure (leçon) : préambule sur l’enseignement


de la sociologie

Les commencements sont toujours l’occasion d’angoisses, de réflexions, et j’ai été conduit à m’interroger sur le
sens de ce que j’enseignais et sur le sens de ce que je pouvais faire dans les conditions d’enseignement où je me
trouve placé. Sans dire toutes les réflexions que m’a inspirées cette anxiété, je voudrais simplement donner
quelques indications concernant ma manière d’enseigner et les conclusions que j’en ai tirées. En effet, la
sociologie, comme toutes les sciences, peut s’enseigner de deux façons : on peut enseigner soit des principes, des
formalismes, soit des mises en œuvre de ces formalismes. Par tempérament intellectuel, je préférerais la
deuxième formule, celle qui consiste à faire voir la science à l’œuvre dans des opérations de recherche, mais
comme les conditions dans lesquelles je vais me placer m’interdisent évidemment de le faire réellement, j’ai
cherché une sorte de compromis entre l’intention de transmettre des formes et l’intention de transmettre des
mises en œuvre de ces formes. C’est pourquoi je diviserai les deux heures d’enseignement que je donne en deux
parties : dans la première partie, je présenterai, dans la logique et dans le prolongement de ce que j’avais fait l’an
passé, des analyses théoriques et, dans la deuxième heure, j’essaierai de donner une idée de ce que serait un
séminaire, en montrant comment on peut construire un objet, élaborer une problématique, et surtout mettre en
œuvre ces formulations et ces formules théoriques dans des opérations concrètes, ce qui me semble être le propre
du métier scientifique, à savoir l’art de reconnaître des problèmes théoriques dans les faits les plus singuliers, les
plus banals de la vie quotidienne, et de mettre réellement en œuvre cet appareillage théorique en transformant
l’objet tel qu’il se donne à la perception en véritable objet scientifique. Évidemment, ce n’est pas une chose
commune et ce que je présenterai aura toujours quelque chose d’un petit peu artificiel. Cela aura l’allure d’une
sorte d’expérience ex post, reconstruite. Il manquera peut-être l’essentiel, c’est-à-dire les tâtonnements, les
hésitations, les cafouillages – pour dire les choses par leur nom – de la recherche réelle. Il m’arrivera
évidemment de cafouiller réellement parce que je crois qu’il restera malgré tout une part des incertitudes et des
faiblesses qu’implique toute recherche.
Je reviens à ce qui va être le propos de cette première heure : la suite des analyses que j’ai présentées l’an
passé. Là encore, les conditions dans lesquelles je suis placé pour communiquer ne sont pas parfaitement
adéquates et je vais présenter une sorte de compromis, qui ne me satisfait guère, entre cette espèce d’intention
abstraite et les conditions réelles dans lesquelles je dois la réaliser. Au passage, je voudrais vous faire part d’une
petite réflexion qui n’a rien de génial mais qui est, je crois, importante. Le propre d’une communication quelle
qu’elle soit est de mettre en présence une intention expressive et ce que j’appelle un marché, c’est-à-dire une
demande 1 ; ce qui se produit dans la communication est le résultat d’une sorte de transaction entre l’intention et
les conditions de réception. Même si tout locuteur essaie, par des stratégies métadiscursives, de contrôler les
conditions de réception de son discours, il ne contrôle pas complètement dans la pratique ce qu’il produit. Une
intention pédagogique scientifiquement contrôlée devrait maîtriser les conditions de sa propre réception. Je livre
cette réflexion pour ceux d’entre vous qui sont en situation pédagogique. Il n’est pas certain d’ailleurs que la
réflexion sur ce que l’on fait facilite la pratique. C’est même plutôt le contraire – je crois que mes hésitations en
ce moment en témoignent –, mais, malgré tout, s’il y a un précepte pédagogique, c’est qu’il faut savoir ce que
l’on fait, c’est-à-dire essayer d’ajuster un tant soit peu les conditions de production d’un discours et les
conditions de réception. L’un des principes de mes hésitations est le décalage entre mon intention de produire un
discours dont la cohérence se dégagerait à l’échelle de plusieurs années et le fait que je sache le public
discontinu : que signifie un discours continu devant un public discontinu ou, pire, devant un public qui est
partiellement continu, partiellement discontinu ? Pour les gens qui sont dans le continu, il peut apparaître que ce
que je dis comporte des redites, des répétitions, des retours, voire des contradictions, certaines dont je suis
conscient, d’autres qui m’échappent. Et pour ceux qui sont discontinus, la logique même de mon discours risque
de faire problème, d’autant que les découpages horaires dans leur arbitraire ne correspondent pas nécessairement
à des unités théoriques logiques, autonomisables.

Lector et auctor

C’est là l’une des contradictions qu’analyse la sociologie : la contradiction entre les rôles sacerdotaux – la messe
dite à jours et heures fixes – et les situations prophétiques. En m’accordant une présence discontinue, vous me
mettez dans un rôle prophétique, le prophète surgissant dans l’extra-quotidienneté, sans moment ou heure
prévus, pour produire un discours extra-quotidien et, comme on dit, miraculeux 2. La situation pédagogique dans
cette institution [le Collège de France] appelle l’extra-quotidienneté et donc le statut prophétique, mais en même
temps le côté hebdomadaire, régulier, répétitif, appelle quelque chose qui n’est pas du tout prophétique. Le
prophète doit pouvoir choisir son moment : il ne veut pas parler quand il a la migraine ou quand il est fatigué, il
parle plutôt en période d’effervescence, de crise, de situation critique où le monde bascule, où personne ne sait
plus quoi penser, où tout le monde se tait et où il ne reste plus que lui pour parler. La scolastique dénonçait déjà
cette contradiction quand elle opposait l’auctor qui produit et fait prospérer par son discours et le lector qui
parle, fait des lectures et est essentiellement commentateur.
Il y a un problème de statut du rôle pédagogique : les situations charismatico-bureaucratiques, c’est-à-dire
ambiguës, comme celle dans laquelle je suis placé, sont très difficiles à vivre dès qu’on prend conscience des
contradictions qu’elles impliquent, et surtout dès qu’on veut éviter de jouer de l’une des possibilités. Ce sont là
des analyses sociologiques qui n’en ont pas l’air : les situations, les positions ambiguës favorisent et appellent le
double jeu qui peut être très fécond. Mais beaucoup de situations doubles – c’est le cas, je crois, de beaucoup de
situations pédagogiques en France, ce qui explique le statut de la pédagogie en France – permettent de prendre
les profits des deux possibilités sans prendre les coûts. Les situations doubles, par exemple « chercheur-
professeur », permettent de prendre les avantages d’être professeur au nom du fait qu’on est aussi chercheur et
permettent de prendre… je ne continue pas l’analyse, elle conduirait à des réflexions parfois un peu tragiques…
Si l’on ressent les contraintes impliquées par les deux positions et qu’on essaie de les tenir, on s’aperçoit
qu’elles sont pratiquement intenables, ce qui engendre une anxiété considérable. Je prolonge un petit peu.
Enseigner la sociologie aujourd’hui est une tâche considérable. Pour les détracteurs de la sociologie – qui se
recrutent souvent parmi les sociologues, ceux qui peinent à tenir le rôle ayant intérêt à la discréditer –, la
sociologie apparaît comme une science confuse, incertaine, la dernière venue des sciences, etc. Mais si on
regarde la sociologie autrement, avec un effort de formation, sinon exhaustif, tout au moins minimal, on a le
sentiment que la sociologie a de tels acquis que le simple rôle de lector, de commentateur, pourrait déjà
permettre de transmettre de manière claire et cohérente ces acquis. C’est le rôle du lector, il est celui qui
canonise : les juristes ont été les premiers à faire ce genre de travail. Depuis maintenant un siècle, les
sociologues ont produit un corpus d’actes de jurisprudence. Tous les jours, il se produit des travaux, des
concepts, des expérimentations, des recherches, les revues avancent, etc. Un autre rôle pour le lector serait de
faire des sortes de mises au point synthétiques qui, non réductrices, non destructrices – les actes pédagogiques
ordinaires le sont souvent –, feraient avancer d’une certaine façon le savoir en le rendant plus facilement
cumulable. Ce travail formidable ne serait pas l’affaire d’un seul homme mais la tâche de toute une équipe.
Une propriété de la France est que ce travail de canonisation, de codification qui me semble l’une des
conditions de l’avancée scientifique, n’est pas fait. Pour des raisons sociologiques que je pourrais expliquer,
nous n’avons pas de manuels, pas de readers. Les outils cumulatifs demandent de la modestie, de la compétence
et cette tradition n’est pas socialement récompensée en France où il vaut mieux faire un mauvais essai de
troisième main et donner des interviews aux hebdomadaires. Nous n’avons pas d’outils cumulatifs qui
demanderaient de la modestie et de la compétence. Nous n’avons pas de traductions : Max Weber n’est toujours
pas traduit, ou partiellement et très mal 3.
Le rôle opposé au rôle de lector consisterait à faire avancer le savoir et à présenter les derniers résultats ou
le dernier état du savoir, au moins sur tel ou tel point. Cette tâche n’est pas facile non plus parce que la
sociologie, comme toute science je pense, a des pseudopodes, des avancées dans des directions très différentes.
À partir de ce socle de compétences communes à des gens apparemment très opposés – que la doxa, surtout
parisienne, aime à opposer –, il y a des pointes, des avancées. Mais peut-on communiquer ces pointes en
supposant connu ce corps d’acquis ? Les réflexions de ce genre ne sont pas seulement un préalable rhétorique. Je
pense qu’elles peuvent être utiles pour orienter l’usage que vous pouvez faire de ce que je pourrais dire.

Le couple champ-habitus

Je vais donc faire quelque chose qui est un compromis : je vais continuer à développer les analyses que j’avais
proposées d’un système théorique, d’un corps de concepts qui me paraît cohérent et important pour construire la
réalité sociale, les objets scientifiques, etc. Ces concepts n’ont pas été fabriqués par le travail théorique 4. Pour la
plupart, ils ont été mis en œuvre pratiquement dans des recherches avant d’être constitués comme tels. Souvent,
ils ont fonctionné presque un peu malgré moi sans toujours être complètement contrôlés théoriquement, et le
contrôle logique que je vais faire dans ce cours m’amènera à faire un certain nombre d’autocritiques ou, pour
dire les choses simplement, de corrections aux concepts que j’ai pu mettre en avant. Si les analyses que je vais
proposer sont donc utiles, c’est dans la mesure où elles vont aussi fonctionner dans des recherches, et j’essaierai,
sans être sûr d’y parvenir car ce serait trop difficile, de faire correspondre tant bien que mal les applications que
je vous présenterai dans la deuxième heure avec les analyses théoriques que je présenterai dans la première
heure. Cela pour éviter que vous n’ayez le sentiment qu’il s’agit d’un exercice conceptuel abstrait, et pour éviter
aussi l’erreur dans laquelle j’ai été obligé de tomber dans le passé et qui consiste dans d’immenses digressions
où le souci de fournir des illustrations empiriques fait perdre la cohérence du discours théorique. Je rappelle,
pour ceux qui étaient là, l’exemple du champ littéraire que j’avais pris l’an passé 5 : l’arbre a un peu mangé la
forêt en ce sens que, comme la quasi-totalité des derniers cours a porté sur cet exemple, vous avez pu perdre le
fil de l’ensemble de mon discours théorique.
Ce que je vais présenter maintenant est la suite de mes analyses [de l’année dernière]. Je vais en rappeler
très brièvement la ligne sans rentrer dans le détail. Dans un premier temps, j’avais explicité les usages
théoriques de la notion d’habitus. J’avais essayé de montrer en quoi cette notion permet d’échapper à un certain
nombre d’alternatives philosophiques traditionnelles, en particulier l’alternative du mécanisme et du finalisme,
qui m’apparaissent funestes du point de vue d’une analyse réaliste de l’action sociale. Dans un deuxième temps,
après avoir indiqué que les notions inséparables d’habitus et de champ devaient fonctionner en couple, j’avais
commencé à analyser la notion de champ entendu comme espace de positions. J’insiste une seconde sur la
relation entre habitus et champ pour lever un certain type de malentendus qui me paraissent très dangereux. Ceux
qui me lisent ou qui utilisent des concepts comme habitus ou champ ont tendance à dissocier ces deux concepts.
Par exemple, s’agissant d’expliquer une pratique (le fait de mettre ses enfants dans telle ou telle école, le fait
d’accomplir telle pratique religieuse, etc.), les sociologues tendent à se diviser – plus inconsciemment que
consciemment – entre ceux qui mettront l’accent sur ce qui est lié à la trajectoire, aux conditions sociales de
production du producteur de la pratique, c’est-à-dire l’habitus, et ceux qui mettront l’accent sur ce qui est lié à ce
qu’on peut appeler la « situation » – mais j’ai montré l’an dernier que c’est un mauvais mot –, ce qui est lié au
champ comme espace de relations imposant un certain nombre de contraintes dans le moment où s’opère
l’action.
Par exemple, l’analyse que j’ai faite tout à l’heure sur la relation pédagogique mettait plutôt l’accent sur le
champ que sur mes propriétés, alors que, pour rendre complètement compte de mes angoisses et de mes
hésitations, il faudrait prendre en compte la situation telle que je l’ai analysée et les propriétés attachées à ma
trajectoire, aux conditions sociales de ma production, etc. Selon les objets, les moments et les pentes
intellectuelles des différents producteurs de discours sociologiques, on peut tendre à mettre l’accent sur l’un ou
sur l’autre, alors qu’en fait ce qui est en question dans toute action – c’était là le principe initial de mes
analyses –, c’est toujours la relation entre, d’une part, l’agent socialement constitué par son expérience sociale,
par la position qu’il occupe dans l’espace social, et doté de toute une série de propriétés constantes (dispositions,
inclinations, préférences, goûts, etc.) et, d’autre part, un espace social dans lequel ces dispositions vont trouver
leurs conditions sociales d’effectuation. Dans la perspective que je propose, l’action au sens très large (qui peut
être aussi bien la formulation d’une opinion que la production d’un discours ou l’opération d’une action) est
toujours le produit de l’effectuation de deux potentialités, de deux systèmes de virtualités : d’un côté, les
virtualités liées au producteur, de l’autre, les potentialités inscrites dans l’action, dans la situation, l’espace
social. Ce qui veut dire qu’il y a en chacun de nous des potentialités qui ne se révéleront peut-être jamais parce
qu’elles ne trouveront jamais leurs conditions sociales d’effectuation, le champ dans lequel elles pourraient
s’effectuer. Ainsi, comme le montrent par exemple les écrits sur la guerre de 1914, qui a été une espèce de choc
collectif à propos duquel tous les écrivains des années 1920 n’ont pas cessé de réfléchir, une situation comme la
guerre est l’occasion de révélation de potentialités qui, sans elle, seraient restées enfouies dans les dispositions
des agents. Et l’une des stupéfactions que provoquent les situations de crise tient à l’effet de révélation qu’elles
peuvent avoir en conduisant ou en autorisant l’expression, la révélation de potentialités cachées, parce que
réprimées, par les situations ordinaires.
Voilà un exemple qui illustre cette relation et qui montre aussi comment le fait de penser de manière
profondément relationnelle – l’habitus et le champ étant des systèmes de relations, toute action est une mise en
relation de deux systèmes de relations – conduit à penser dans la logique de la variation imaginaire : si tel
système de dispositions produit tel effet dans tel champ, on peut se demander quel effet il aurait produit dans tel
autre champ, et l’on peut procéder à des sortes d’expérimentations. Les manuels répètent que la sociologie et
l’histoire ne peuvent pas expérimenter, mais la possibilité de quasi-expérimentations est constamment offerte ;
on peut très bien imaginer procéder par variation imaginaire, comme disait Husserl, mais sur la base
d’expériences réelles 6. On peut ainsi se demander comment les dispositions de l’intellectuel parvenu de
première génération se manifestent dans le champ intellectuel en France en 1984, comment elles se
manifestaient dans un champ doté d’une autre structure dans les années 1830, comment elles se manifestaient
dans le champ artistique et dans le champ littéraire, comment elles se manifestent aujourd’hui en France et en
Chine communiste. On a donc la possibilité de faire varier, avec les champs de référence, les possibilités
d’actualisation d’habitus supposés constants. Cela revient à donner un sens fort à la formule de Durkheim qui
associait la sociologie à la méthode comparative 7 ; l’expérimentation du sociologue, c’est la méthode
comparative. Évidemment, la mise en œuvre de cette méthode comparative a pris des formes très différentes :
Max Weber, par exemple, ne pouvait pas écrire une phrase sans ajouter aussitôt « mais chez les Grecs
phéniciens… mais chez les Australiens… mais chez les Bambaras », alors que, chez Durkheim, le mode de
variation privilégié était beaucoup plus statistique 8. Mais l’intention fondamentale – elle fait partie de ce corpus
commun que j’évoquais en commençant – est profondément la même. Simplement, étant donné les limites des
capacités humaines, elle s’actualise de façon différente selon les compétences spécifiques des producteurs de
sociologie.

Système, champ et sous-champs

La relation entre l’habitus et le champ est quelque chose de principiel même si, pour les besoins de l’exposition,
j’avais été conduit [l’année dernière] à procéder par étapes, en analysant d’abord ce qui ressortit à l’habitus, puis
ce qui ressortit au champ, pour montrer ensuite comment les deux fonctionnent. Après avoir posé cette relation
fondamentale entre habitus et champ, j’avais en effet procédé dans un premier temps à l’analyse des fonctions
scientifiques que la notion d’habitus remplit, des problèmes qu’elle permet de poser. Ensuite, j’étais passé à la
notion de champ. J’avais essayé d’en présenter les propriétés, en procédant de la même façon que pour la notion
d’habitus : j’avais montré les fonctions théoriques qu’elle remplit, les problèmes qu’elle permet de poser et les
faux problèmes qu’elle permet de faire disparaître. Je vais rappeler et préciser un peu la définition provisoire de
la notion à laquelle j’étais parvenu, et j’enchaînerai avec ce que je dirai cette année.
J’avais défini le champ comme un espace de positions, point que je voudrais tout de suite préciser en
essayant de montrer la différence entre champ et système. Ce développement mériterait beaucoup de temps
mais, comme il n’est pas central du point de vue de mon analyse, je vais m’en tenir à ce qui peut être utile à
certains d’entre vous dans la mesure où il y a en sociologie tout un courant qui s’inspire de la théorie des
systèmes pour penser le monde social et qui transfère au monde social la pensée en termes de théorie des
systèmes 9 avec, à mes yeux, le danger fondamental de l’organicisme qui est contenu dans la théorie des
systèmes et dans tout transfert de modes de pensée inspirés, au sens large, par la biologie (les effets
d’autorégulation, d’homéostasie, etc.).
Parler de champ, c’est penser le monde social comme un espace dont les différents éléments ne peuvent
pas être pensés en dehors de leur position dans cet espace. L’espace social se définira donc comme l’univers des
relations à l’intérieur desquelles toute position sociale va se définir. On pourrait dire, pour donner une idée
simple de ce que je veux dire, que la question qui se posera au sociologue étudiant un univers social (l’univers du
journalisme, de la médecine, de l’université, etc.) sera de construire l’espace de relations dans lequel se trouvent
définies les positions occupées par chacun des agents ou des institutions considérés. Immédiatement, une
question que posent les utilisateurs de la notion de champ – et que je n’avais pas posée l’an dernier – est la
question des limites des champs et des conditions dans lesquelles on peut définir concrètement les champs. La
pratique même impose d’ailleurs cette question. Par exemple, l’année dernière, j’avais parlé d’un champ
littéraire, mais aussi parfois d’un champ de production culturelle dans lequel j’englobais, outre les écrivains, les
journalistes, les critiques, etc. J’avais aussi parlé au passage d’un champ des critiques comme sous-champ : on
serait fondé à me demander si cette manière de faire n’a pas quelque chose d’arbitraire et comment je construis
concrètement ces espaces et leurs limites.
Sur ce point, la distinction entre champ et système s’affirme de façon très simple et très claire. Un système
se définit par sa finitude et par sa fermeture, et il n’est pas pensable de définir un système autrement que comme
un système de relations entre un ensemble fini d’éléments entretenant des relations complètement définies,
chacun étant défini comme partie constituée dans sa réalité relationnelle par sa position dans l’espace du
système. La notion de champ, au contraire, se définit par le fait qu’elle est ouverte ; un champ est un espace dont
les frontières mêmes sont en question réellement dans l’espace considéré. (J’illustre en ce moment le malaise
que j’énonçais en commençant : il suffirait de prendre un exemple concret pour que tout devienne lumineux,
mais cet exemple concret prendrait dix minutes et vous perdriez complètement le fil. Je pense qu’un certain
nombre de choses que je dis en ce moment vont s’éclairer dans le dernier moment du cours.) Un sous-champ
n’est pas une partie d’un champ. Il y a, quand on passe d’un champ à un sous-champ, un saut, un changement
qualitatif et il en va ainsi à chaque niveau de division. Par exemple, le sous-champ de la critique a une autre
logique que le champ littéraire. Ses lois de fonctionnement sont différentes, elles ne peuvent pas se déduire de la
connaissance du champ englobant : les enjeux sont différents, comme les formes de capital qui y fonctionnent.
Le sous-champ ne fonctionne donc pas dans la logique de la partie.
Ensuite, la question des rapports du sous-champ avec le champ englobant va se trouver posée sous forme
de relations de domination, de luttes entre partisans de l’autonomie et partisans de l’hétéronomie. J’illustre
simplement ce point, je donnerai un exemple tout à l’heure [dans la deuxième heure] d’une analyse concrète
dans laquelle un des enjeux est le rapport entre le champ du journalisme et le champ intellectuel. On peut dire
que ces deux champs sont eux-mêmes des sous-champs du champ de production culturelle. On verra alors
d’emblée que la relation entre les deux univers ne peut pas être définie en termes de frontières juridiques et que,
précisément, un des enjeux fondamentaux de chacun des sous-champs est la lutte pour la définition des frontières
entre les champs.
Par conséquent, le sociologue ne construit pas arbitrairement ses champs, et changer de champ, ce n’est pas
simplement changer d’échelle. On pourrait dire, dans une perspective constructiviste, idéaliste, que la
construction d’un champ dépend du niveau auquel se place l’analyste. Ce n’est pas faux : quand je me place, par
exemple, au niveau du critique, je suis à une échelle plus petite que quand je passe au niveau du champ de la
critique dans son ensemble. En changeant d’échelle, le sociologue transforme le statut des éléments auxquels il a
affaire : des choses qui pourraient apparaître comme des touts deviennent des parties. Par exemple, le champ
littéraire étant constitué, on peut changer d’échelle et passer au champ d’un genre, par exemple le champ du
théâtre, où je retrouverai des oppositions homologues à celles que j’avais trouvées dans le champ dans son
ensemble.
Mais cette vue opérationnaliste et constructiviste laisse échapper une propriété de la notion de champ qui,
comme je l’ai dit plusieurs fois l’an passé, me semble fondamentale : l’approche [en termes de champ] conduit à
poser à propos de chaque cas un certain nombre de questions générales sur les relations en jeu dans l’espace
social, mais c’est le cas particulier qui va permettre de répondre à ces questions. Autrement dit, la notion de
champ permet de poser, à propos de chaque champ, des questions générales, mais c’est l’expérimentation et le
travail qui vont fournir l’ensemble des réponses, en particulier concernant les limites et les frontières. Je prends
un exemple : un grand principe de différences entre les champs réside dans le fait que certains champs ont des
frontières définies, des frontières dures, à numerus clausus, très fortement contrôlées par les gens qui dominent
le champ, alors que d’autres au contraire ont des frontières très perméables, très mal définies, très floues. Par
exemple, les luttes à l’intérieur d’un champ peuvent avoir à certains moments pour enjeu la dissolution d’un
sous-champ dans un champ ou, au contraire, la reconquête de l’autonomie d’un champ 10. Au passage, on voit
que l’autonomie, qui est l’une des propriétés par lesquelles on définit un champ, ne peut pas être constituée une
fois pour toutes : l’autonomie ou l’hétéronomie d’un champ est à chaque moment en question dans un champ.
Vous avez là l’exemple même de la question universelle : on peut poser à tout champ la question de son
autonomie à laquelle il n’y a de réponse qu’historique et particulière. Au fond, la vertu principale de cette
méthode est de poser des questions universelles auxquelles on ne peut répondre que par l’enquête, l’historia 11,
l’expérimentation empirique.
La relation entre autonomie et frontière me paraît importante : les limites des champs ne sont que par
exception des frontières juridiques. Le plus souvent – c’est encore une question universelle qu’on peut poser à
tout champ –, elles sont en quelque sorte des fronts, des lieux, des loci incerti 12, où la lutte est particulièrement
chaude. On pourrait reprendre par exemple l’histoire des disciplines [et évoquer] les rapports entre la
psychologie et la sociologie au XIXe siècle, ou les luttes dans la division du travail chez les biologistes
aujourd’hui. Les frontières sont des lieux où se joue la définition même du champ. La posture opérationnaliste
qui consiste à dire « j’ai bien le droit de dire que la critique est un sous-champ puisque, au fond, la notion de
champ est un pur constructum, une pure construction théorique et que je construis et change d’échelle comme je
veux », n’est donc qu’en partie vraie : s’il est certain que tout concept scientifique est construit (en ce sens qu’il
n’est pas dégagé inductivement de la réalité), il est opération constructrice en tant que question générale qui va
recevoir sa réalité du travail scientifique de construction empirique et de la confrontation avec les observations.
Autrement dit, on pourrait dire que l’une des manières de trancher la question des limites d’un champ est
de savoir le lieu en quelque sorte où s’affaiblit ce qu’on peut appeler l’effet de champ. Je pense à un article
d’Actes de la recherche en sciences sociales sur les rapports entre centre et périphérie dans la peinture
italienne 13 qui pose la question de savoir si on a le droit de mettre les peintres avignonnais dans le champ de la
peinture italienne, par exemple, aux XIVe-XVe siècles. D’abord, il n’y a pas de réponse universelle : la peinture
avignonnaise peut être dans le champ à un certain moment, puis ne plus y être – ce qui est une information sur le
champ, sur son extension. En même temps, sa présence ou non dans le champ est elle-même fonction en quelque
sorte de la puissance du champ, de sa capacité à produire des effets de champ et des effets de domination.
Aujourd’hui, par exemple, on pourra dire que la peinture française est dans le champ de la peinture américaine :
des effets de champ se manifestent dans le fait par exemple que les peintres sont obligés d’aller exposer aux
États-Unis au moins une fois. Je ne pourrai donc répondre à cette question des limites du champ que par la
recherche empirique qui me renseignera sur l’étendue des effets de champ.
Cela dit, revenons encore à champ versus système : on peut supposer qu’il y a dans tout champ une
tendance à la fermeture, que tout champ tend à se constituer en système ou, plus exactement (car là, je fais une
faute que je dénonce toujours : j’ai constitué une abstraction en sujet d’une proposition), qu’en tout champ les
dominants tendent à fermer le champ, c’est-à-dire à le transformer en système. Il faudrait des heures pour
expliciter cette proposition : le numerus clausus est une façon de constituer en barrière juridique ce qui est une
frontière, au sens fort du terme, un front perméable avec des gens qui passent au travers, qui sortent, qui, s’ils
peuvent payer le droit à l’entrée, peuvent être acceptés et devenir des agents dans le champ 14. La tendance à
former un système clos, à se fermer, est donc toujours présente comme une possibilité du champ et elle est
autant plus forte, me semble-t-il, que les agents qui dominent le champ ont davantage de moyens d’exclure les
nouveaux entrants, c’est-à-dire d’élever ce que les économistes appellent les barrières à l’entrée, de rendre le
coût d’installation en quelque sorte plus élevé. Là encore, les notions d’autonomie relative, de frontière et d’effet
de champ sont absolument inséparables. Ce sont au fond des interrogations générales.

Le champ des champs

Autre question qui m’a été posée à propos des cours de l’an passé : existe-t-il une sorte de champ des champs ?
Là, je dois préciser, pour ceux qui ne les auraient pas en tête, les présupposés de ce que je raconte : la notion de
champ naît de l’effort pour rendre compte du fait qu’à l’intérieur de cette chose compliquée que nous appelons
« société », il y a des sous-univers qu’on peut penser par analogie avec des jeux et dans lesquels il se passe des
choses différentes de ce qui se passe à côté. Une chose importante : ce n’est pas du tout une propriété universelle
des sociétés ; il y a des conditions historiques et sociales de possibilité de l’apparition du fonctionnement en
champs. Les sociologues ont observé depuis très longtemps, en lui donnant des noms différents, ce processus qui
est également évoqué dans la tradition marxiste ou wébérienne (j’y reviendrai tout à l’heure 15), mais qu’on
pourrait appeler, avec Durkheim 16, de « différenciation » ; c’est le processus qui conduit le « monde social » à
se diviser en sous-univers ayant leur autonomie, leurs propres lois de fonctionnement relativement
indépendantes de ce qui les entoure. Mais parler de champ ne conduit-il pas alors à annuler la notion de « monde
social » ? A-t-on encore le droit de parler, comme le font beaucoup de gens, d’un « système social » ? C’est une
question que je pense importante. J’y répondrai encore sur le plan abstrait et théorique, ce qui peut paraître
arbitraire mais peut se justifier. Ce n’est pas un simple choix métaphysique, bien qu’à cette question que je viens
de poser la plupart des gens qui écrivent sur le monde social répondent sans savoir qu’elle est mal posée – je le
dis avec arrogance, mais c’est vrai.
Je vais donc répondre à cette question : je pense que l’espace social comme espace des espaces, champ des
champs, est encore moins fermé que chacun des champs. Il est précisément cette sorte de lieu de tous les champs
sociaux. C’est difficile à penser pour des tas de raisons. Comme je le répète tout le temps (mais je crois que la
répétition dans ce cas n’est pas inutile), de même que Bachelard parlait de psychanalyse de l’esprit scientifique à
propos des sciences de la nature 17, il faudrait sans cesse parler de psychanalyse de l’esprit scientifique à propos
des sciences de l’homme. Si la cure psychanalytique est longue et difficile et s’il est vrai que la sociologie n’est
pas une science comme les autres – malgré mes déclarations en commençant –, c’est en grande partie parce que
cette psychanalyse est formidablement difficile.
Nous avons tous une philosophie de l’espace social que nous aurions beaucoup de mal à énoncer en
discours. Si je distribuais des petites feuilles en disant « Dites-moi ce que vous entendez par société », vous
seriez très embêtés ou vous feriez des dissertations, vous en avez sûrement déjà fait sur ce genre de sujet. Cela
dit, dans des expressions communes, dans des choix ordinaires, dans les choix scientifiques que font les
sociologues en construisant l’objet d’une façon ou d’une autre, dans des phrases du type « la société
française, etc. », nous ne cessons pas d’engager une philosophie du monde social. Cette philosophie a aussi sa
cohérence et elle n’est pas ce qu’elle était il y a cent cinquante ans. Notre philosophie du monde social est liée à
l’état du monde social, mais je pense qu’un des obstacles à la pensée [scientifique] du monde social, à la
construction adéquate du monde social est la philosophie du monde social de type architectural que le marxisme,
avec ses infrastructures, ses superstructures, ses instances et son saint-frusquin, renforce formidablement.
Autrement dit, nous avons sur le monde social des prénotions, comme disait Durkheim 18, des schèmes spontanés
qui sont constitués, renforcés par la vision savante du monde social des générations antérieures. Si la question
que je viens de poser à propos de l’espace des espaces, du champ des champs, est difficile, c’est en grande partie
parce qu’elle chahute des structures de notre inconscient social qui tend à représenter le monde social comme
une maison dans laquelle il y a des fondations (l’infrastructure) puis des superstructures. Le monde social est
alors conçu comme quelque chose de bien structuré, qu’on peut dessiner : la société, c’est comme une pyramide
avec une élite nécessairement plus petite qu’une « base » (le vocabulaire est plein de philosophie sociale…) plus
large. C’est aussi quelque chose qui est fini, fermé, c’est un ensemble d’individus, ce qui n’a absolument aucun
sens.
La notion de champ met tout cela en question. C’est déjà un peu mieux de parler, comme cela s’est
beaucoup fait dans les années 1960, dans la période structuraliste, d’un « système des systèmes », d’un « système
de structures », d’une « structure de structures ». Mais on se demandait alors comment on « articule » les
structures (avec la métaphore des « articulations », du « corps », on n’est pas loin d’une forme d’organicisme),
et, quand on dit le « système des systèmes », on suppose une tête, des pieds, on trouve infrastructure,
superstructure, etc. On trouve très bien – et on le met dans les dissertations – que Bachelard dise qu’il y a une
polémique de la raison scientifique 19, mais si je commence à pousser un peu plus loin l’analyse, à vous faire
souffrir, je vais vous paraître méchant. Je préfère donc vous laisser continuer vous-mêmes votre auto-analyse et
l’analyse de votre propre représentation du monde social. Si cela vous amuse, un très bel exercice est de prendre
une feuille de papier en vous demandant comment vous allez dessiner le monde social. Je vous recommande de
le faire ; mais maintenant que je vous l’ai dit, vous ne ferez plus de pyramide [rires de la salle] !
Dire « espace des espaces » signifie qu’il y a un univers d’espaces dont on ne sait pas très bien les
frontières – ce qui est pénible : on aime bien tracer des lignes autour, chaque chose a sa place –, ni comment ils
sont hiérarchisés, la hiérarchie bougeant à chaque instant. Une propriété de ces sous-espaces est précisément de
lutter pour leur position dans l’espace. On peut penser à des choses que les artistes ont fabriquées : des mobiles
qui bougent très doucement, par une espèce de glissement insensible (quand on s’en aperçoit, c’est déjà fait) ou,
parfois, par des changements brusques de position 20. Mais c’est quelque chose qui est ouvert, qui n’est défini ni
dans l’instant, ni dans son évolution, ce qui est aussi une chose très importante : parmi les autres fantasmes
sociaux que nous tirons de la culture ambiante, il y a aussi cette idée qu’il y a un sens, que ça va quelque part,
que c’est orienté. Je reviens également sur ce point : dire que cet univers n’est pas fini, qu’il n’est pas défini, que
le construire, c’est poser des questions définissantes mais qui ne reçoivent leur contenu que de la confrontation
avec le réel, c’est mettre en question un ensemble de choses rassurantes sur lesquelles reposent les opérations
scientifiques ordinaires.
Vous verrez dans l’exemple que je prendrai tout à l’heure que ces problèmes se posent de la façon la plus
concrète du monde mais, là encore, toutes les opérations de la recherche scientifique conduisent à les résoudre
sans les poser : si je suis sociologue empirique, il me faut une population, il faut donc définir la population ; si
j’étudie les professeurs, qu’est-ce que j’appelle « professeur » ? Toutes les opérations scientifiques me somment
de revenir à une pente ordinaire qui conduit à penser en [termes de] limites. J’arrête ici, mais il faudrait aussi
penser à la notion de « en dernière analyse 21 » qui est une magnifique notion métaphysique ; tout ce que je viens
de dénoncer se résume par l’expression « en dernière analyse » : dire que le champ des champs est ouvert, cela
veut dire que [pour pouvoir dire] le « en dernière analyse », il faudra attendre longtemps.

La structure de distribution du capital spécifique

Je vais un tout petit peu plus loin. Les champs sont des espaces. Leurs logiques ont des invariants mais se
définissent autant par leurs variations, leurs singularités, leurs spécificités que par leurs invariants. Ces
variations sont liées à des conjonctures historiques et, en particulier, à l’état des relations à un certain moment
entre les différents champs qui, dans une certaine mesure, commande les relations à l’intérieur de chaque champ.
Vous me direz que je fais intervenir là une notion de « champ des champs », mais rappeler qu’à chaque moment
la notion d’autonomie relative implique que les autres champs agissent dans une certaine mesure – qu’il faut
mesurer – sur chaque champ, ce n’est pas du tout poser qu’il y a à chaque moment une sorte d’intégrale idéale de
tous les champs que je pourrais calculer.
Il y a donc des propriétés invariantes de tous les champs, le principe invariant de tous les champs étant que
la structuration de chaque champ est définie par la distribution de ce que j’appelle le capital spécifique, lequel –
je préciserai ce point dans les prochaines leçons – définit la force dans l’espace considéré. Chacun de ces
espaces a pour propriété de définir les conditions de l’efficacité de l’action qui veut s’exercer dans ce champ. Par
exemple, « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre 22 » est une phrase de champ. Elle veut dire que, pour entrer
ici, il faut savoir la géométrie : c’est une définition du champ mathématique qui se définit par l’imposition, à un
certain moment, d’un droit d’entrée ; si vous voulez faire de la polémique, vous ne pouvez pas dire « le théorème
de Schwarz 23 est de droite » alors qu’en sociologie vous pouvez dire, avec des chances d’être entendu,
« l’analyse que vient de faire Bourdieu est de droite » : voilà une différence entre deux champs. Tout champ tend
donc à définir le droit d’entrée, c’est-à-dire les propriétés que doit posséder celui qui entre pour produire des
effets dans le champ. Sans ces propriétés, il peut entrer mais il produira des effets qui ne sont pas du champ, il
sera exclu, renvoyé dans le ridicule, inefficace, sauf dans les situations où l’autonomie du champ devient très
faible.
Je prends un exemple : Marat était un très mauvais physicien qui avait écrit des polémiques très violentes
contre Lavoisier. Voilà un fait social : les situations révolutionnaires permettent de régler les comptes autrement.
Dans un champ autonome (« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre »), Marat était simplement ridicule ; la
révolution aidant, l’autonomie relative du champ scientifique baisse de façon très inquiétante pour Lavoisier,
alors que Marat… Voilà un effet de champ. Chaque champ propose donc un droit d’entrée qui va prendre des
formes tout à fait différentes, explicites ou implicites. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » est une
explicitation formelle, une canonisation, la codification d’un principe tacite, mais beaucoup de champs se
définissent par le fait que le droit d’entrée est tacite : on ne vous dit pas « Que nul n’entre ici s’il n’est
capitaliste », mais si vous n’avez pas le capital, vous êtes rapidement ruiné et renvoyé à vos chères études. Il y a
un droit d’entrée implicite ou explicite et, une fois qu’on est entré, on se définit par le fait qu’on produit des
effets.
Je reviens à la question que je posais en commençant (définir les limites d’un champ relève-t-il du
constructivisme opérationnaliste ou du constat réaliste ?) : je ne peux connaître que par l’observation les
principes de constitution de l’espace que je vais appeler champ. Pour savoir comment le champ se différencie, je
dois observer empiriquement ce qui produit des différences. Dans une enquête empirique (par exemple, si je
constitue une population de professeurs de l’enseignement supérieur 24), je vais essayer par les procédures
statistiques de faire voir ce qui fait les différences significatives. L’un des buts d’une recherche empirique sera
de trouver les deux ou trois principes – évidemment, il y a des lois économiques et des lois scientifiques
universelles – qui, rationnellement articulés, rationnellement explicités, me permettent de réengendrer l’univers
des différences constitutives qui en sont caractéristiques. Du même coup, j’arrive dans un univers avec la
question de la différence et la question des principes de différenciation. Cela dit, je dois établir en chaque cas ce
que sont ces principes, leurs forces relatives, leurs poids relatifs. Si je peux dire que les trois principes de
différenciation parmi les évêques sont ceci, ceci, ceci 25, en évaluant numériquement le poids relatif de ces trois
principes et en montrant qu’ils permettent de rendre compte de toutes les différences pertinentes, j’ai fait une
contribution scientifique et j’ai construit à la fois le champ et les principes qui produisent des différences à
l’intérieur du champ. Par conséquent, je ne peux pas construire le champ sans construire simultanément les
formes de capital opérantes dans ce champ, et c’est la même opération qui me fait construire les deux. J’emploie
une analogie un peu dangereuse : on ne peut pas construire le jeu sans construire les atouts ; on construit donc
simultanément les règles du jeu et les atouts 26.
Une définition de l’appartenance à un champ qui, vous allez le voir, peut avoir des degrés, est la capacité
d’y produire des effets. Par exemple, une façon d’entrer et d’affirmer son entrée dans un champ, l’hérésie par
exemple, est d’y produire les effets par lesquels on accède à l’existence – cela est très important dans les champs
où le capital est essentiellement symbolique ; être l’objet d’une riposte d’un détenteur d’un grand capital
symbolique, c’est déjà accéder à l’existence. C’est une stratégie pour un nouvel entrant que de se faire attaquer
par un grand détenteur de capital symbolique de manière à arriver à y produire un effet, et un choix qui se pose
concrètement aux grands détenteurs de capital symbolique est de savoir s’il vaut mieux laisser dire sans riposter
ou riposter et faire exister du même coup celui qui met en question le capital symbolique et la domination
corrélative 27.
Je termine très vite sur ce point : champ et capital étant interdépendants, on ne peut pas définir un champ
sans définir du même coup le capital qui s’y trouve opérant. Par conséquent, tout capital est spécifique et il y
aura différentes espèces de capital – j’y reviendrai. Le capital est une forme de force qui a cours dans un certain
espace, il y produit des effets – en particulier des effets de différenciation – et la différenciation liée à la
distribution inégale du capital est le principe de la structure du champ. Finalement, la structure du champ est
essentiellement la structure des écarts entre les capitaux présents et la structure est du même coup le moteur du
champ – ce qui évacue une opposition des années 1950, structure versus histoire 28. La structure du champ est en
même temps le moteur du changement puisque c’est de ce système de différences qui fait la structure du champ
que naissent le mouvement du champ et la lutte dans le champ dont l’enjeu est de conserver ou de transformer
cette structure, cette lutte devant ses propriétés à la structure.
L’institutionnalisation du fonctionnement du champ

Une dernière chose sur laquelle je reviendrai aussi : j’ai beaucoup insisté dans le passé sur la structure de la
distribution du capital, mais en laissant de côté une chose importante : l’aspect institutionnalisé de cette
structure. Une propriété de tout état du champ à un moment est le degré auquel les acquis qui font la différence
dans un champ sont légalement reconnus ou non, c’est-à-dire explicités, rationalisés, codifiés. Je reviendrai sur
cette notion capitale de codification, qu’illustre le moment où un code linguistique devient un code juridique ou
le moment où un canon de règles traditionnelles devient un canon de règles juridiques. L’une des questions
universelles à poser à chaque champ est celle du degré auquel l’état des forces est canonisé, codifié, sanctionné
par des règles explicites de type juridique ; le degré auquel le jeu est constitué en règles explicites avec un code
de déontologie, des droits d’entrée implicites, explicites, etc.
C’est une chose qui varie considérablement dans le temps : par exemple, le champ économique n’a pas eu à
toutes les époques le degré de codification qu’il a aujourd’hui ; le rapport entre l’économie et le droit – il y a des
choses magnifiques chez Max Weber que je vous rappellerai 29 – est tout à fait variable. À l’intérieur des champs
constitutifs d’une même synchronie, les degrés d’institutionnalisation sont très inégaux. Le champ littéraire que
j’avais pris comme exemple [l’an passé] introduisait un biais (d’où la mise au point que je fais aujourd’hui)
parce qu’il a pour propriété d’être l’un des moins institutionnalisés qui soient – ce qui a, je pense, beaucoup de
conséquences pour quiconque fait de la sociologie de la littérature. C’est l’un des univers où les acquis sont très
peu garantis juridiquement. Les garanties juridiques y sont disqualifiées (voir le rôle des académies
aujourd’hui), les acquis sont relativement peu garantis par le droit, ce qui entraîne toutes sortes de propriétés. On
peut donc poser à tout champ la question du degré d’institutionnalisation des procédures de lutte, de réussite, de
consécration, d’accumulation, de reproduction (c’est très important pour le capital), de transmission (avec les
lois successorales), etc. Par exemple, le capital symbolique ne se transmet pas héréditairement dans le champ
littéraire, comme c’est le cas dans d’autres champs. On pose la question universelle et on s’interroge dans
chaque cas sur le degré d’institutionnalisation et les effets liés au degré élevé ou faible d’institutionnalisation
des acquis antérieurs.

Deuxième heure (séminaire) : le hit-parade des intellectuels (1)

Je vais changer complètement de registre, mais en même temps je crois que je vais continuer à vous parler de ce
que j’évoquais de façon un peu abstraite à l’instant. J’ai eu l’idée de vous proposer quelque chose que j’ai
retrouvé en fouillant dans mes notes : j’avais écrit un commentaire d’un palmarès qui a paru dans la revue Lire 30
en avril 1981 qui consistait à demander à un certain nombre de gens quels étaient, selon eux, les trois principaux
intellectuels 31 – je n’ai malheureusement pas ici la formulation exacte de la question, ce qui est très mal de ma
part alors qu’elle est très importante et qu’elle structure les réponses 32. Cette enquête de la revue Lire a été
reprise par tous les journaux – ce qui en soi est déjà un fait social : on en a discuté, on a dit « voilà la liste des
quarante intellectuels les plus importants ». L’intérêt n’est pas la liste en elle-même, mais, comme je vais
essayer de le montrer, ce que signifient le fait de poser cette question et le fait de produire en quelque sorte un
palmarès ou, comme on dirait dans le domaine de la chanson, un hit-parade des intellectuels.
On a là un fait que tout le monde a sous les yeux, qui a été accepté comme argent comptant alors qu’il
s’agit d’une intervention sociale et même, on peut dire, d’une invention sociale. Si vous relisez Max Weber (ses
analyses de l’évolution du droit, ou encore ce très beau texte qu’est l’« Introduction » à L’Éthique protestante
dans lequel il montre comment se sont constituées peu à peu des procédures que nous considérons comme
rationnelles), vous remarquerez que, lorsqu’il évoque ce qu’il appelle le « processus de rationalisation », il
emploie très souvent le mot d’« invention » à propos de choses que nous n’aurions pas l’habitude d’associer à ce
concept. Il dira par exemple : « Le jury est une invention des rois d’Angleterre. » S’il s’agit du carré de
l’hypoténuse, on accepte la notion d’invention, mais on n’attache pas à des techniques sociales le mot
d’invention. Le jeu de société que nous propose la revue Lire est, je crois, une invention, mais une invention qui
n’en a pas l’air, qui a l’air d’aller de soi. On a l’impression d’avoir toujours vu ça. La première question qu’on
peut se poser est donc : pourquoi accepte-t-on cela ? D’où vient cette invention ? Quel est l’univers dans lequel
elle a été produite ? Et pourquoi à un certain moment peut-elle être appliquée à l’univers des intellectuels ?
Deuxième question qu’on peut se poser : à quelle classe d’actions sociales appartient cette invention ? Dès
qu’on y réfléchit, on voit que les hebdomadaires, de préférence culturels, ont très souvent recours à ce que
j’appelle l’« effet de palmarès » : un nombre considérable d’articles se présentent sous forme de bilans. Le
« bilan de la décennie » publié dans La Quinzaine littéraire 33 de janvier 1980 sous le titre « Tous les essais » est
par exemple un document très intéressant. C’est une série de palmarès signés par les auteurs de palmarès : on a
ainsi Catherine Clément 34 du Matin de Paris (qui dit : L’Anti-Œdipe, Dialogues de Deleuze, Télévision de
Jacques Lacan, etc.), puis Max Gallo, Jean-Marie Rouart, Jean-Paul Enthoven, Jean-François Kahn, Robert
Maggiori, Christian Delacampagne, etc. Dix noms de personnages – c’est un des enjeux de la description que je
vais proposer – proposent simultanément leur palmarès des productions intellectuelles à la faveur d’une chose
tout à fait arbitraire – 1980, c’est un chiffre rond : « Que s’est-il passé dans les dix dernières années ? »

Un coup de force symbolique

Se situe également dans la même classe [d’actions], sous une forme relativement plus discrète, ce qu’on peut
appeler la « prophétie de la fin des temps » ou la « prophétie des temps nouveaux », à savoir toutes les
propositions dans lesquelles intervient le mot « nouveau » : « nouveau philosophe », « nouvelle économie », ou
encore « la fin du structuralisme », « la fin du marxisme », « Marx est mort », etc. 35. Ces propositions sont très
intéressantes d’un point de vue sociologique parce qu’elles se présentent comme des constats : « C’est la fin
de… » Dernièrement, on a ainsi annoncé « la fin des sciences sociales » – c’est peut-être cela qui m’a réveillé
[rires de la salle]. Une autre propriété de ces procédures est d’agir très fortement sur ceux qui les produisent. Je
crois que c’est Catherine Clément (parce qu’on peut souvent remonter à l’origine de l’acte prophétique) qui la
première a dit « c’est la fin des sciences sociales », et aussitôt les autres prophètes ont suivi. C’est là une
propriété de champ : si Catherine Clément (il se trouve que c’est la première sur la liste) dit « c’est la fin des
sciences sociales », on est sûr que, quelque temps après, Christian Delacampagne, Jean-Paul Enthoven le diront
aussi. Ces propositions se présentent comme des constatifs. On dit « les sciences sont finies », sans définir ce
que sont les sciences sociales.
Mais est-ce que ces constatifs ne sont pas des performatifs qui disent : « Vivement la fin des sciences
sociales ! » [rires dans la salle], « À la trappe les sciences sociales – et les savants (dont je suis !) aussi » ?
Pourquoi ces performatifs se déguisent-ils en constatifs ? Que sont ces coups de force ? Une propriété des coups
de force symboliques, c’est qu’ils se masquent. C’est une des propriétés du symbolique : la violence symbolique
est une violence qui s’exerce sans en avoir l’air. Par conséquent, le fait qu’un performatif puisse prendre l’air
d’un constatif est extrêmement important. Mais pourquoi peut-il prendre l’air d’un constatif ? Auprès de qui ?
J’ai fait ces analyses cent fois et j’hésite à les répéter : toute autorité symbolique – c’est ce que disent, me
semble-t-il, les théoriciens du performatif – suppose un espace social à l’intérieur duquel elle fonctionne,
suppose des champs à l’intérieur desquels cette autorité s’est accumulée. On dira : « Ces gens-là nous informent
et [si nous pensons qu’]ils nous informent, c’est parce qu’ils sont bien informés. » Nous, nous pourrions dire :
« Mais enfin n’est-ce pas performatif ? Est-ce qu’ils ne prennent pas leurs désirs pour des réalités ? » – ce qui est
un réflexe tout à fait hygiénique –, mais nous serions renvoyés aussitôt à l’ignorance, d’autant plus si nous
sommes, par exemple, plus provinciaux (parce qu’on est loin, on ne sait pas, et les informateurs bien informés,
c’est-à-dire parisiens, sont là pour nous dire à l’avance – prophétie – ce que tout le monde sait dans le milieu
bien informé).
Vous pourriez penser que je fais de la polémique gratuite, mais c’est un effet très important : derrière ce
type d’énoncés dont la presse est pleine, il peut y avoir un coup de force, un effet d’autorité dont on doit
interroger le fondement. J’ai décrit un tout petit peu le mécanisme : que veut dire « bien informé », et « bien
informé » aux yeux de qui ? : un paradoxe du « bien informé », c’est qu’on a d’autant plus de chances d’être
perçu comme « bien informé » qu’on s’adresse à des gens plus mal informés (c’est une proposition générale dont
vous allez voir tout de suite ce qu’elle donne, transposée en politique). Le palmarès qui paraît dans Lire dont
Bernard Pivot est le rédacteur en chef passe pour être le fait de gens « bien informés ». Mais que signifie « bien
informé » ? « Informé » sur quoi ? Quand j’ai dit « bien informé », vous avez sans doute pensé « bien informé
sur ce dont il est question, à savoir l’état des sciences sociales, l’état de la philosophie ». Mais il y a une
deuxième proposition : « bien informé » sur la relation entre l’informateur informé et la chose en question,
autrement dit « bien informé » sur les intérêts spécifiques de l’informateur bien informé et sur l’intérêt qu’il a à
se faire apparaître comme informé sur les enjeux. Les stratégies symboliques du type de celles que j’énonce
s’exerceront d’autant plus qu’elles atteindront des gens éloignés du lieu de production du message et non
seulement de l’information sur la philosophie mais aussi de l’information sur les conditions dans lesquelles se
produisent les informations sur la philosophie. Autrement dit, si vous n’avez pas de copain dans le journalisme,
vous êtes foutu.
Je dis les choses de façon brutale pour qu’elles soient claires. On peut penser à la fameuse phrase sur les
augures romains qui ne peuvent pas se regarder sans rire 36. Ces augures-là [les journalistes] ne sont pas très
rigolos, mais ils devraient ne pas pouvoir se regarder sans rire car ils savent qu’ils parlent de livres qu’ils n’ont
souvent pas lus ; par profession, statutairement, ils ne peuvent pas les lire. On pourrait faire une analogie avec le
rapport entre le sacerdoce et le laïc – auxquels Weber a consacré de très belles analyses sur lesquelles je
reviendrai : l’effet de fermeture du champ, l’effet d’ésotérisme, l’effet de secret (dont le numerus clausus est une
forme mécanique), contribue à produire les conditions d’efficacité symbolique de l’action des gens appartenant à
un champ relativement autonome sur les gens exclus du champ. On est donc en présence d’un problème de
rapport clerc/laïc : il faut se demander quelle est la position dans le champ de ces clercs [les auteurs des
palmarès] et se demander si leurs prises de positions, qui se donnent pour universelles, ne sont pas
l’universalisation des intérêts particuliers (ça, c’est du Marx). Est-ce que l’efficacité symbolique spécifique de
ces prises de positions d’allure universelle ne tient pas, premièrement, à leur position dans le champ et,
deuxièmement, au fait que le champ ayant tendance à la fermeture, cette mise en relation entre la position et la
prise de position que, par méthode vous devez supposer dès que vous avez la notion de champ en tête, ne peut
pas être faite [par le lecteur] et en tout cas ne peut pas être informée ? Cela signifie que le lecteur provincial du
Nouvel Observateur peut soit n’avoir aucun soupçon – c’est l’effet d’autorité –, soit se dire qu’« il y a quelque
chose en dessous » (comme on dit à l’armée : « Y a intérêt à dire ça quand on est celui qui le dit ») – mais alors
il reste désarmé.

La surreprésentation des catégories floues et la question


de la compétence

Que faire devant ce palmarès repris à la radio (« 1er Lévi-Strauss, 2e Aron, 3e Foucault » et ainsi de suite) ? Faut-
il le critiquer ? Est-ce que vous attendez de moi que je dise : « Ce n’est pas bien, Untel ne doit pas être 3e » ?
[Rires de la salle.] Non, il faut étudier les conditions sociales de production de ce palmarès. Ce que cache ce
palmarès, c’est ce qui est contenu tacitement dans les conditions cachées de sa production. Dans la revue, on
vous donne le palmarès et vous avez par ailleurs les commentaires : « Sartre est mort, il n’y a pas de
successeur 37. » C’est intéressant… C’est toujours très difficile de faire de l’analyse où vous sentez trop – tout à
l’heure vous ne sentiez pas assez –, vous comprenez trop vite. Je me permets de le dire parce que je crois que
toute la difficulté devant un phénomène comme celui-ci est d’arriver à s’étonner de tout, y compris de ce qu’on
comprend trop vite et dont témoigne le rire, parce que rire, c’est toujours comprendre trop vite – on ne saurait
pas dire pourquoi on a ri, mais on a compris quelque chose.
Je n’ai pas le numéro de Lire – j’espère que vous pourrez vous le procurer –, mais j’essaie de vous le
décrire. Il y a le palmarès avec des photos et des biographies pour les cinq premiers, ensuite la liste, puis des
commentaires produits par les producteurs du questionnaire, les inventeurs de la technique donc. À la question
« Est-ce que Sartre est toujours là ? », ils disent qu’ils ne savent pas comment répondre, que c’est dommage, ou
que s’il y en avait un, ce serait plutôt Untel. Ces commentaires semblent se dégager du palmarès, mais ce serait
déjà un bon réflexe de se demander s’ils ne sont pas les principes de production inconscients du palmarès. Et,
dans un coin tout à fait à la fin, est indiquée la liste des 448 personnes interrogées.
Si ces personnes sont nommément citées, ce n’est pas dans une intention scientifique (ce n’est pas pour que
Bourdieu puisse en faire l’analyse…), c’est parce que ces gens méritent d’être cités : ce sont des gens dont le
nom existe, et c’est à ce titre qu’on les a interrogés et qu’ils sont légitimés à donner leur avis sur la question. Ils
ont été choisis pour leurs noms propres : on leur rend donc leurs noms. Il y a même une hiérarchie dans cette
restitution. Les gens dont le nom est très important ont droit à la citation des attendus de leurs réponses. Il est
écrit : « Yves Montand – le pauvre ! [rires de la salle] – nous dit qu’il a été très embarrassé » (j’invente… pour
ne pas citer les exemples vrais que vous retrouverez… [rires dans la salle]). Sa réponse est très intéressante
parce qu’il frôlait une question importante : « Mais de quel droit [puis-je juger] 38 ? » Si on lui demande, c’est
qu’on lui accorde le droit [de juger] : vous ne posez une question à quelqu’un que si vous lui accordez le droit de
réponse. Yves Montand se sent donc légitimé puisqu’on lui a posé la question, mais ça lui pose un sacré
problème parce que, tout en étant légitimé, il ne se sent pas la compétence – le mot « compétence » est
intéressant : c’est un mot juridique ; il ne se sent pas compétent, c’est-à-dire non seulement capable
(« capacité »), mais aussi statutairement fondé à répondre, ayant le droit à répondre, étant donc légitimé à juger.
C’est la question fondamentale : qui est investi du droit de juger en matière de performance intellectuelle ?
Lire donne la liste des gens qui ont répondu et, pour les plus éminents, les attendus, et – c’est là, me semble-t-il,
que la sociologie produit ses effets – la question qui était tacitement posée par le palmarès était en fait la
suivante : qui est le juge en matière de production intellectuelle ? Qui a le droit de juger ? Qui est fondé à juger ?
Lire donne la liste des élus et la liste des électeurs. Pour comprendre le principe de sélection à l’œuvre dans la
liste des élus, il faut chercher le principe de sélection à l’œuvre dans la liste des électeurs. Les électeurs ont été
élus selon un principe non énoncé qui se reproduit de façon inconsciente dans la liste des élus. Regardons la liste
des électeurs : les électeurs sont classés par catégories : « écrivains », « écrivains-professeurs » ou
« universitaires », « écrivains-journalistes » et « journalistes ».
Quand on regarde les listes, on est frappé du flou des taxinomies. Il y a par exemple des gens classés dans
les « journalistes » alors qu’au nom des critères qui en ont fait classer d’autres parmi les écrivains ils auraient pu
être écrivains. Ainsi, Max Gallo est dans les journalistes, alors que Madeleine Chapsal est dans les écrivains 39 –
je ne veux pas être vexant pour l’un ou pour l’autre, je ne juge pas. Autre exemple : Jean Cau, Jean Daniel, Jean-
Marie Domenach, Paul Guth, Pierre Nora sont considérés comme « journalistes ». Ils sont à côté de Jean Farran,
Jacques Godet ou Louis Pauwels, ce qui ne doit pas faire très plaisir à certains d’entre eux. Et on trouve parmi
les « écrivains » des gens comme Madeleine Chapsal, Max Gallo, Jacques Lanzmann, Bernard-Henri Lévy,
Roger Stéphane. Il y a là un flottement typique des catégories. Un sociologue procéderait autrement, il choisirait
de prendre un indicateur objectif du degré de participation au journalisme : la fréquence d’apparition dans un
nombre précis de journaux, ou le fait d’être appointé par un journal – ce serait un meilleur critère –, les revenus
moyens tirés du journalisme, etc. Ici, la taxinomie est floue et, manifestement, tous les écrivains sont
journalistes et tous les journalistes sont écrivains aux yeux de Lire. Même chose pour les écrivains-
professeurs 40 : des gens qui manifestement écrivent beaucoup dans les journaux sont classés comme écrivains-
professeurs alors que des gens qui n’écrivent pas plus dans les journaux sont classés parmi les journalistes.
Le flou dans les taxinomies conduit à une liste telle que, devant une forte proportion (plus de la moitié) des
gens, la distinction journaliste/écrivain est désarmée. Dans le détail, pratiquement la moitié de la liste est
constituée par des gens qu’on ne peut pas classer vraiment comme journalistes, écrivains ou professeurs. On est
dans l’ordre du metaxu 41, de l’intermédiaire, du flou, c’est-à-dire de la frontière. Le corps des juges a été recruté
en forte proportion parmi des gens qui ont pour propriété d’échapper à la classification simple. Au-dessus de la
liste des journalistes, les rédacteurs de la revue indiquent : « À noter que beaucoup de journalistes sont aussi des
écrivains. » Ils ne le mettent pas au-dessus des écrivains, ce qui indique qu’il y a une hiérarchie : ils pensent
qu’un certain nombre de gens qu’ils ont classés parmi les journalistes peuvent être offensés d’avoir été classés
dans cette catégorie qu’ils reconnaissent tacitement comme inférieure par le fait de faire cette mise en garde. Les
catégories sont donc floues et il y a une surreprésentation des gens ayant des propriétés tout à fait indéterminées.
Maintenant il suffit de mettre en relation le palmarès tel que je l’ai simplement évoqué tout à l’heure et le
corps des juges pour comprendre le principe du palmarès – si vous le lisez, je pense que vous serez convaincus –
qui est de comporter un biais en faveur des journalistes-écrivains. Concrètement, les écrivains-journalistes sont
surreprésentés, comme si le principe du palmarès avait été une sorte de cote d’amour – comme on dit à
l’armée –, une espèce de préjugé favorable en faveur des plus journalistes des écrivains ou des plus écrivains des
journalistes. Ceci dit, ce n’est pas aussi simple : Lévi-Strauss, ce n’est pas équivoque.

Instituer les juges

Pour comprendre la procédure, une première chose très importante, du point de vue de la philosophie sociale, est
que les techniques sociales peuvent être des inventions sans sujet : s’il faut des heures pour démonter ce qui est
engagé dans ce palmarès, c’est en grande partie parce que c’est une invention infiniment plus intelligente que la
somme de toutes les intelligences individuelles, le sujet de l’entreprise étant un champ. C’est le champ des
journalistes – là je vais au terme de l’analyse avant d’avoir développé tous les attendus – qui invente cette
institution, par transposition ou transfert d’une technique analogue qui s’emploie couramment pour les hommes
politiques – mais quand il s’agit d’hommes politiques, on est en dehors ; quand on est intellectuel, on est dans le
même univers, on est juge et partie sans en avoir l’air (en tout cas on voudrait bien être partie et donc juge). À
travers le transfert d’une technique employée ailleurs, ce sont les intérêts collectifs – mais pas du tout au sens où
on parle d’« intérêts collectifs » dans les syndicats, ce ne sont pas du tout les intérêts agrégés – qui se
manifestent dans ces effets de champ. Le palmarès est un palmarès, mais de façon collective ; il exprime une
collectivité. Simplement, l’effet symbolique de ce palmarès tient au fait que la collectivité exprimée n’est pas la
collectivité perçue par les récepteurs. En effet, ce palmarès se présente comme universel : « ce sont les quarante
meilleurs écrivains », sous-entendu « tels qu’en jugent les écrivains eux-mêmes ». C’est un jugement qui se
présente comme le produit d’une auto-sélection autonome du champ intellectuel alors que l’analyse des votants
fait apparaître que le corps des votants est dominé par des gens qui précisément sont sujets de palmarès, il est
dominé par les gens dont le rôle social consiste à faire les palmarès. Si on lit les détails, on découvre que les
auteurs de l’enquête disent eux-mêmes qu’ils ont voulu demander l’avis de gens qui ont du pouvoir, qui sont
influents dans le champ. Je vais citer la phrase : « Des hommes et des femmes qui par leur activité
professionnelle exercent eux-mêmes une influence sur le mouvement des idées et sont détenteurs d’un certain
pouvoir culturel. » On a donc interrogé des gens au nom d’un critère implicite. On nous donne un palmarès qui
s’absolutise, qui s’universalise, mais en réalité pour le constituer nous avons interrogé les gens qui ont un
pouvoir [réel] de constitution sociale, qui ont compétence (au sens juridique) sociale pour produire des palmarès
et pour produire du même coup l’effet de palmarès comme universalisation des intérêts collectifs d’une
catégorie particulière d’agents qui sont, au fond, les mandataires sans mandant de l’ensemble des journalistes-
écrivains/des écrivains-journalistes.
Si l’on récapitule, on a un jugement, on a des juges, et la question qui est esquivée et qui se pose chaque
fois qu’on a un jugement est celle du principe de légitimité du jugement : au nom de quoi [quelqu’un] formule-t-
il des jugements ? Weber a des réponses : quelqu’un peut formuler un jugement parce qu’il est légitime, parce
qu’il est charismatique 42 (« J’incarne la légitimité de la France depuis toujours, je suis donc légitime »). Il peut
être légitime parce qu’il est mandaté : les enseignants qui font les programmes sont ainsi mandatés pour mettre
X au programme. On peut aussi être légitime parce que, dirait Weber, c’est de tradition : il en a toujours été ainsi
(« De tout temps on a demandé aux écrivains… ») et ces gens de la revue Lire auraient pu dire qu’en 1881,
Huret 43 allait demander aux gens ce qu’était la littérature pour eux, ce qu’ils pensaient du naturalisme. La
comparaison est intéressante : Huret demandait aux écrivains ce qu’ils pensaient de Zola, de X ou de Y, il ne
demandait pas de classer Zola, Hennique, Mallarmé, Céard, etc.
On peut donc invoquer plusieurs principes de légitimation. Ici, le principe de légitimation tacitement
invoqué est un principe qu’on pourrait appeler démocratico-technocratique. Par exemple, au-dessous du titre de
l’enquête, il est écrit « référendum » : il y a donc une base collective, ce qui est une différence considérable avec
le palmarès singulier ou le palmarès sur la prophétie de la fin (« C’est la fin du structuralisme ») : on passe d’un
jugement singulier dans lequel l’agent s’engage, idios (ἴδιος), singulier, particulier, non universalisable, qui ne
vaut que ce que vaut celui qui le professe, à un jugement collectif, koïnos (κοινός), qui acquiert le statut du
consensus d’une collectivité, mais une collectivité des gens compétents, c’est-à-dire qui ont compétence pour
juger. C’est donc comme si, voulant savoir si telle chose est légale, on avait consulté démocratiquement un corps
de juges. Mais l’effet social est considérable : en consultant un corps de juges dans un cas où il n’y a pas de juge
mandaté, on constitue le corps de juges. Autrement dit, on a l’air de constituer un palmarès alors qu’on constitue
un corps de juges – voilà un effet sociologique très important. C’est pourquoi la liste est très importante : ils ont
publié la liste – dont j’ai dit tout à l’heure en plaisantant que ce n’est pas pour que Bourdieu fasse l’analyse –
parce que la liste est importante, tout cela se faisant de manière tout à fait inconsciente. Constituer la liste,
c’était publier, comme cela se faisait à Rome. L’un des effets juridiques consiste à publier : on fait des tables que
tout le monde peut lire. On rend donc public, publiable, de notoriété publique, officiel – comme la publication
des bans qui est un acte juridique par excellence – un corps de juges, et on a un jugement à la fois démocratique
et compétent : la hiérarchie établie par l’ensemble des gens compétents qui, par-dessus les conflits de tendance
divisant des intellectuels qui se disputent entre eux, forme un corps de juges à la fois partie mais en même temps
détaché.
J’ai dit plusieurs fois que l’analyse oblige à finaliser. J’ai dit tout à l’heure abstraitement en faisant mon
topo que la notion d’habitus avait ce mérite de permettre d’échapper à l’alternative du mécanisme et du
finalisme, et en particulier à la philosophie du complot qui ici consisterait à dire que tout cela a été voulu ou que
« c’est Pivot ». La dénonciation célèbre de Pivot est une erreur scientifique de premier ordre. L’une des choses
que je veux montrer, c’est que ce palmarès n’est pas du tout « la faute à Pivot », comme on le pense, même à des
niveaux élevés de l’État 44. Il n’y est sûrement pour rien, ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas le sujet de cette
chose en tant qu’il a une position dominante dans le champ des agents qui l’ont produite.
C’est parce qu’il n’y a pas de chef d’orchestre que cela marche si bien. Si on avait mis trois
polytechniciens spécialistes en recherche opérationnelle là-dessus, cela aurait été une catastrophe. Il n’y a pas de
chef d’orchestre, pas d’intention singulière. Même les gens qui sont là forment un sous-champ dans un sous-
champ, ils ont leur solidarité, leur concurrence, ils ont des limites à leur concurrence, ils ont des accords cachés
comme il y en a toujours entre les firmes en concurrence, ils ont des règles tacites – « on ne va pas aller jusqu’au
bout », « on n’emploie pas toutes les armes ». C’est aussi bête de dire « c’est la faute à Pivot » que de dire « c’est
la faute aux journalistes culturels ». Il y a donc un champ des journalistes culturels qui, en l’occurrence, sont
porteurs de l’intérêt collectif des journalistes mais sans être mandatés à cette fin.
L’effet politique important est que, sous apparence d’instituer un palmarès, on institue des juges, ce qui est
un des enjeux les plus fondamentaux de toutes les luttes symboliques : dans tout champ, la question majeure est
de savoir qui a le droit d’être dans le champ, qui en fait partie (et qui n’en fait pas partie), qui dit qui fait partie
du champ, qui a le droit de dire qui est vraiment intellectuel. En disant qui est l’intellectuel vrai, je dis qui est
vraiment intellectuel. Ce n’est pas la même chose de dire que c’est Lévi-Strauss ou que c’est Bernard-Henri
Lévy. En choisissant une forme de réalisation exemplaire, paradigmatique de l’intellectuel, j’affirme sous une
forme universalisée ma propre définition de l’intellectuel, c’est-à-dire la plus conforme à mes intérêts
spécifiques. La question sera de savoir quel est le principe de la définition des intérêts spécifiques (pourquoi, en
ce qui me concerne, suis-je plutôt, comme vous le sentez à travers ma façon de parler, pour Lévi-Strauss que
pour Bernard-Henri Lévy ?). On peut supposer qu’il y a une relation entre la position dans l’espace concerné et la
prise de position sur cet espace.

Prise de position sur les prises de position

Cela veut-il dire qu’il n’y a plus de position objective sur cet espace ? Ce type de topo s’est beaucoup pratiqué
dans les années 1945 à partir de lectures de Max Weber. Dans l’atmosphère un peu dépressive de l’époque, on se
demandait si l’historien pris dans l’histoire pouvait porter des jugements historiques sur l’histoire, si le
sociologue pris dans la société pouvait parler objectivement sur la société 45. Ici, la question se trouve posée de
la façon la plus dramatique : peut-on dans un cours ex cathedra, ex officio, autorisé, parler de ces choses-là sans
faire un coup de force ou un abus de pouvoir symbolique ? Est-ce que ce que je suis en train de faire en ce
moment ressortit à la même logique que ce que je suis en train de décrire ? Autrement dit, une sociologie des
intellectuels est-elle possible pour quelqu’un qui fait partie de l’univers intellectuel ? Une sociologie
scientifique est-elle possible ? C’est une question de taille et l’une des attaques les plus virulentes contre la
sociologie.
La question est de savoir la différence entre ce que je suis en train d’esquisser et ce que je décris.
Premièrement, une différence, je viens de l’énoncer, est que j’explicite les principes pratiques de ce qui se passe
et que, du coup, je suis obligé de les appliquer à moi-même. Je ne peux pas dire que le principe de toute prise de
position sur le champ intellectuel est à chercher du côté de la position occupée dans ce champ sans donner à ceux
qui m’écoutent la possibilité de me poser la question du rapport entre ce que je dis et de ma position dans le
champ. Deuxièmement, je me donne du même coup la possibilité de contrôler les effets de ma propre position
sur ma prise de position sur ces prises de position. Autrement dit, je me donne la possibilité d’objectiver le point
de vue à partir duquel je parle de la même façon que j’objective le point de vue à partir duquel est produit ce
dont je parle. Je peux donc aussi objectiver la stratégie fondamentale qui consiste à transformer un point de vue
situé en point de vue sans point de vue. La stratégie idéologique que j’ai décrite en commençant, qui consiste,
selon la vieille formule de Marx, à universaliser le cas particulier 46, devient alors beaucoup plus concrète. Elle
veut dire, si vous avez entendu ce que j’ai dit sur la notion de champ, que toute sociologie est produite à partir
d’un sous-champ qui est lui-même dans le champ. C’est la vieille phrase de Pascal : « Le monde me comprend
mais je le comprends 47. » Le sociologue qui prétend comprendre le monde dans lequel il est compris n’a
quelque chance de le comprendre scientifiquement qu’à condition de comprendre à partir d’où il comprend et de
prendre en compte dans sa compréhension le fait qu’elle est produite quelque part, comme les autres, avec cette
différence que la compréhension du point de vue à partir duquel se produit la compréhension scientifique a des
effets scientifiques.
Là, je ne fais pas la critique… Le fait que l’on confonde la sociologie des intellectuels avec ce que
j’appelle le « point de vue de Marat » est une grosse difficulté et une chose tout à fait tragique. C’est par un livre
sur la science récemment publié que j’ai connu la biographie de Marat 48. Ensuite, j’ai travaillé un peu sur les
travaux qui lui étaient consacrés et où il était présenté comme le précurseur de la sociologie scientifique des
intellectuels, ce qui est désolant… On confond la sociologie avec une vision critique un peu hargneuse, avec le
discours anti-mandarin et la vision du ressentiment qui est la plus probable pour les gens occupant une position
dominée dans le champ de production culturelle. J’appelle aussi cela le « point de vue de Thersite », du nom
d’un personnage d’Homère 49, un simple soldat qui passe son temps à observer les choses par leur petit côté. Tout
le temps, dans les salles de rédaction, dans les antichambres des universités, on identifie la sociologie au point
de vue de Thersite sur l’armée grecque ou au point de vue de Marat sur l’Académie des sciences, c’est-à-dire à
une vision d’en bas, par le petit côté de la lorgnette. Le point de vue qu’adopte le sociologue n’est pas du tout
celui-ci : il s’agit de prendre pour objet le jeu dans son ensemble, c’est-à-dire le champ, de rendre explicites les
règles selon lesquelles fonctionne ce jeu, les intérêts spécifiques qui s’engendrent dans ce jeu et, du même coup,
les intérêts spécifiques qui s’expriment dans telle ou telle prise de position sur le jeu. Ce qui fait que la
sociologie n’est pas de la physique, c’est que si les champs peuvent être décrits dans un premier temps comme
des champs de forces, ces forces s’exercent sur des gens qui ont un point de vue sur ces champs de forces et qui,
du même coup, peuvent travailler à changer le champ de forces en changeant la vision du champ de forces, en
changeant le point de vue sur le champ de forces toujours à partir d’un point de vue.
L’objet de la sociologie, c’est donc à la fois la description du champ de forces et la description des visions,
des luttes pour imposer sa vision, des luttes pour le monopole de la vision légitime sur le champ de forces, ce qui
définit l’orthodoxie – ortho doxa veut dire « opinion droite ». Dans le champ intellectuel, chose très intéressante,
il n’y a pas vraiment d’orthodoxie, il n’y a pas de juriste intellectuel qui dirait : « Voilà la cote cette année, Untel
est en baisse, Untel monte. » D’où la tentation à laquelle le sociologue est exposé : « Il n’y a pas de juriste, il en
faut un, je vais, moi, dire le vrai palmarès. » Une des ripostes à l’analyse de Pivot serait de dire : Pivot n’est pas
sociologue, l’échantillon est minable, mal fichu, il n’a pas de sens, il n’est pas représentatif, par exemple parce
que, parmi les gens interrogés, il n’y a aucun écrivain des Éditions de Minuit – cette remarque est vraie [rires de
la salle], mais elle est en rapport avec ma position 50 –, bien qu’il y en ait quelques-uns parmi les gens élus, ce
qui est intéressant (je vais expliquer pourquoi). Une tentation du sociologue est donc d’être ce que les Romains
appelaient le censor, le censeur, le rabat-joie qui dénonce un « exercice illégal de la sociologie ». C’est très
important : il y a tout le temps exercice illégal de la sociologie. Or la sociologie ne peut pas se défendre pour des
raisons sociales qu’il serait intéressant d’étudier. Le cas des sondages d’opinion n’est pas tellement différent 51.
Face à l’exercice illégal de la sociologie, je peux être tenté de réaffirmer l’autorité légitime de la science en
faisant une contre-expertise. Je vais dire que l’échantillon n’est pas bon, qu’il y a surreprésentation des
journalistes-écrivains et des écrivains-journalistes. Je vais donc discuter sur les critères de sélection des juges.
S’il est vrai, comme je l’ai dit tout à l’heure, que l’un des enjeux est d’instituer des juges, je vais donc instituer
d’autres juges. Mais si c’est le critère de sélection des juges qui commande le jugement que je vais produire, je
ne sors pas du cercle. Je peux dire qu’il faut commencer par partir des prix Nobel en continuant par tous les
indices de consécration… C’est une technique employée par les sociologues américains qui travaillent sur les
élites 52 et que Pivot réinvente sans le savoir : on prend les vingt premiers qu’on détermine par des indices qu’on
appelle réputationnels, comme le nombre de citations, et on demande aux vingt premiers de dire qui sont les
autres ; on arrive ainsi à une liste de cent ou cent cinquante noms dont on peut dire qu’elle rassemble les gens
importants. On a donc là affaire à une technique sociale de sélection qui a ses garants scientifiques et on pourra
dire que les sociologues ne sont pas scientifiques puisque X dit que c’est bien, mais Y que c’est mal.
Cette enquête est donc socialement fondée. Il y a plusieurs critères. Le critère universitaire n’est pas le bon
si l’on veut établir le palmarès des gens qui ont le plus fort poids social dans les médias – c’est un critère, je l’ai
entendu, qui est pris en compte dans certaines salles de rédaction (par exemple, quand on se demande de quel
livre il va falloir parler cette semaine parmi ceux qui sont arrivés). S’il s’agit de mesurer le poids dans les
médias, il n’y a rien de mieux que d’interroger les gens qui sont, en même temps, les meilleurs juges du poids
dans les médias et ceux qui produisent ce poids. Une propriété de ces univers circulaires est que la perception
produit la chose. Ici, on a le cercle absolu : on demande aux gens de percevoir quelque chose qu’ils contribuent à
produire. Ce que peut faire la science en pareil cas, ce n’est pas d’opposer une critique scientifique, c’est de
décrire les conditions sociales de production de l’objet, les mécanismes sociaux, la vérité de l’enquête n’étant
pas son résultat mais l’enquête elle-même. Dans le cas particulier, l’objet de la science n’est plus de dire qui est
le plus grand intellectuel français, mais de savoir comment peut se produire cette question, ce qu’elle veut dire,
pourquoi on ne pose pas la question du meilleur des juges français.
C’est donc une question sur ce qu’est un champ, sur le degré d’institutionnalisation du champ, l’une des
propriétés du champ intellectuel étant de ne pas avoir d’instance de légitimité. Mais cela pose la question très
générale des champs : existe-t-il des instances légitimes pour décider des instances de légitimité ? Autrement
dit, y a-t-il un juge des juges ? Je reviendrai dans une autre séance 53 sur ce problème qui est, me semble-t-il – je
l’indique au passage –, un des problèmes du Procès de Kafka 54 : y a-t-il un juge à juger des juges ? C’est une
question tout à fait générale qui peut paraître résolue dans les champs où les compétences sont
institutionnalisées, réparties : il y a un chef des juges, un tribunal qui dit la hiérarchie des juges. Dans le cas du
champ intellectuel, l’institutionnalisation n’étant pas avancée, il n’y a pas de juge à juger les juges. La question
peut donc se poser à condition qu’on sache la poser.

L’universalisation du jugement particulier

J’ai dit que ces gens de Lire ont fait un coup de force parce qu’ils ont universalisé le jugement d’une catégorie
particulière, les écrivains-journalistes et les journalistes-écrivains, qui sont une catégorie dominée dans le champ
intellectuel mais dominante du point de vue du pouvoir de consécration à court terme (elle a des effets sur
l’édition, etc.). Par ce coup de force, c’est-à-dire par l’universalisation d’un jugement collectif intéressé, ces
agents contribuent à transformer la vision du champ et, du même coup, à transformer le champ. La
transformation de la vision d’un champ – autre proposition très générale – a d’autant plus de chances de
transformer le champ que la vision dominante du champ est moins constituée 55. Elle aurait peu de chances de
réussir dans un champ où la vision dominante du champ est très institutionnalisée, c’est-à-dire juridique : si l’on
publiait tous les matins la cote des intellectuels officiels, mesurée avec des indicateurs objectifs (le Citation
Index 56, etc.), il est probable que, comme des coups de ce type seraient auto-[destructeurs ( ?)], ils ne
viendraient même pas à l’esprit des gens. Pour que la possibilité de concevoir un coup comme celui-là existe, les
rapports entre le champ intellectuel et le champ du journalisme doivent être tels que le coup n’apparaisse pas
comme une folie.
Ce coup étant fait, à travers quoi s’exerce-t-il ? À travers l’effet de codification qui consiste dans le fait de
remplacer ce que les juristes arabes appelaient le « consensus de tous tacite ». Chez les juristes, la question de
savoir qui a le droit de juger se pose aussi, mais les juristes font croire que c’est résolu. Est-ce que quand je juge,
je juge au nom des intérêts des dominants ou des dominés ? Ils disent : « Il y a le consensus de tous. » Pour le
champ intellectuel, on peut dire qu’il y a le consensus tacite des docteurs qui peut se manifester dans des
processus de cooptation, dans des références, dans des manières de citer, de ne pas citer, etc. C’est un consensus
tacite de tous. Dans le cas du palmarès de Lire, on passe à une liste. Ce n’est plus tacite du tout, c’est une liste
unique qui a le mérite d’exister comme on dit – on ne réfléchit pas là-dessus : à un Tout tout à fait confus, on
substitue quelque chose que tout le monde va discuter (« ce n’est pas possible », « Untel n’y est pas », « vraiment
ils sont aveugles », etc.). Cela dit, ça existe et ça existe comme objectivation d’un jugement universel.
Du coup, il y a l’effet de loi, c’est la vis formae 57 : on avait un truc informel – quand on dit d’un déjeuner
ou des relations entre X et Y qu’ils sont « informels », on dit qu’il n’y a pas d’étiquette, pas de code de
déontologie, que les règles ne sont pas objectivées –, alors que là il y a un effet de forme. C’est, je crois, une
chose très importante à comprendre, par exemple, pour l’effet juridique 58 : l’effet de forme est cette sorte
d’effet que produit le fait de rendre objectif, écrit, publié, public. Le public, c’est universel, c’est officiel ; on
n’en a pas honte. Ici, le fait que les journalistes puissent publier sans honte leurs jugements est étonnant et
intéressant. Ils ne pourraient pas publier la liste des meilleurs mathématiciens, ce serait la honte… Le fait qu’ils
puissent se publier comme publiant et aptes à juger est très intéressant. Les gens qui ont répondu, dont on donne
la liste, ont été choisis comme aptes à répondre, et ils se sont choisis comme dignes de répondre – avec plus ou
moins d’hésitation. Il y a aussi des gens qui n’ont pas répondu 59 parce qu’ils refusaient le jeu, ils refusaient
qu’on leur accorde de la légitimité : il y a des absences systématiques que, sans aucun parti pris, on peut
observer. Par exemple, aucun des mieux classés selon les critères internes au champ de production pour
producteurs n’a répondu à un questionnaire destiné à choisir les plus éminents. Autrement dit, cette série de
petits choix individuels (« est-ce que je réponds ou pas ? » ; « j’ai des états d’âme » ; « j’attends quinze jours » ;
« j’envoie ou je n’envoie pas ? », « comment ai-je été choisi ? » etc.) produit un sens objectif qui a tous les effets
que je décris.

Producteurs pour producteurs et producteurs pour non-


producteurs

Je continue un tout petit peu : ce palmarès brouille la frontière entre le champ de production restreinte (le champ
de production pour les producteurs) et le champ de production élargie (le champ de production pour les non-
producteurs). Évidemment, il s’agit de sous-champs à l’intérieur du champ de production culturelle et cette
opposition se retrouve à l’intérieur de tout champ de production culturelle – à l’état où nous en sommes, ce n’est
pas vrai de tout champ : il y a les producteurs pour les producteurs (la poésie d’avant-garde, etc.) et les
producteurs pour les non-producteurs, avec évidemment toutes les franges intermédiaires. Si vous vous rappelez
ce que j’ai dit, les gens surreprésentés dans cette population des électeurs et du même coup dans le palmarès sont
ceux qui se situent dans cette zone mi-chair mi-poisson, metaxu (μεταξύ) comme dit Platon 60, bâtarde, dont on
ne sait pas s’ils sont ceci ou cela. L’intérêt des bâtards est de légitimer la bâtardise, de faire disparaître la
distinction au nom de laquelle ils sont bâtards. L’intérêt inconscient des gens qui sont à la frontière du champ de
production restreinte et du champ de production pour les non-producteurs, c’est-à-dire les journalistes – le
journaliste est typiquement celui qui publie pour le grand public –, est de dire « Toutes les vaches sont grises »,
d’abolir la diacrisis, la coupure. Un des enjeux des luttes symboliques sur le monde social est le principe de
division, et l’orthodoxie est le pouvoir de dire : « Il faut voir ça ici et ça là », « Ne confondez pas le sacré et le
profane, le distingué et le vulgaire ». Brouiller les taxinomies ou imposer une taxinomie qui ne différencie plus
les choses qui étaient différenciées, c’est changer les rapports de force à l’intérieur du champ. C’est changer la
définition du champ (qui en est/qui n’en est pas) et, du coup, le principe de légitimation.
Vous voyez la difficulté qu’il y a à décrire cela : l’analyse devient forcément finaliste. Il ne faut pas dire :
« Ils ont voulu cela », « Ils ont lutté pour », « C’est une révolution », « C’est une catégorie dominée sous un
certain rapport mais dominant sous un autre qui a pris le pouvoir à travers cette révolution qu’est l’imposition
d’un palmarès ». Non, il faut parler de ce que j’appelle l’allodoxia, d’après le Théétète de Platon. On voit un type
au loin, on dit : « C’est qui ? C’est Théétète ? – Non c’était Socrate » ; on prend une chose pour une autre 61.
L’intérêt du concept est d’indiquer qu’on se trompe de bonne foi. C’est une erreur de perception liée aux
catégories de perception de celui qui les emploie : il n’a pas assez de puissance de discrimination et il confond
des choses qu’une personne dotée d’une plus grande acuité visuelle différencie. L’allodoxia désigne ce qui arrive
aux gens qui perçoivent des choses pour lesquelles ils n’ont pas de catégories, et souvent ils n’ont pas les
catégories parce qu’ils n’ont pas intérêt à les avoir. Vous pouvez rassembler tout ce que j’ai dit et dire qu’ils ne
veulent pas voir cette différence et, du même coup, ils ne peuvent pas la voir. C’est une loi sociale très générale :
on ne veut pas ce qu’on ne peut pas, on ne peut pas ce qu’on ne veut pas. C’est en toute innocence que chacun,
dans son petit acte individuel, va contribuer à placer dans le palmarès Dumézil à côté de tel écrivain journaliste.
C’est très compliqué parce que, en même temps, outre la loi de l’intérêt bien compris, une autre loi pousse
à l’allodoxia. Si je dis que mon alter ego est l’égal de celui dont je sais que je ne suis pas du tout l’égal, je
m’égalise à celui dont je sais que je ne suis pas l’égal. En plébiscitant mes alter ego, mon intérêt est donc de
dire : « C’est lui le plus grand, puisque lui, c’est moi. » Ça va jusqu’à un certain point, comme chez Proust : si
vous dites : « Le salon de Mme Verdurin est très bien », vous montrez que vous n’êtes pas très bien, pas très
haut ; si vous dites : « X dont tout le monde sait que ce n’est pas très bien est très bien », vous vous jugez vous-
même. Le classeur est classé par ses classements. Des listes sont donc des compromis entre l’alter ego et
l’inégalable. On dira « Dumézil valeur sûre » – ça, c’est pour classer le classeur, je me classe en classant – et à
côté vous avez… Vous vous reporterez au classement, je ne veux pas dire des noms, ce qui serait perçu comme
de la méchanceté alors que c’est de la science. (Si je travaillais sur les Nambikwara, tout le monde trouverait
cela sympa, pas ethnocentrique du tout, humaniste, mais parce que je travaille sur mes contemporains les plus
proches, ça fait des frissons spéciaux qu’on n’a pas quand on lit Tristes Tropiques. On pense que ce n’est pas
vraiment scientifique alors que je pense que le proche, le contemporain est bien plus compliqué à analyser –
ayant fait les deux je peux le dire.) On a donc intérêt, mais, malgré tout, il y a des limites : on ne peut pas sans
se disqualifier apparaître comme ne faisant pas la différence entre ce qui est précisément l’enjeu de tout le jeu.
La liste produit du coup un autre effet symbolique que personne n’a voulu : elle commence par Lévi-
Strauss et continue par Foucault, Lacan, etc. Si la liste avait été complètement libérée, si je puis dire, de l’effet
« le juge est jugé par son jugement », elle aurait été autre. J’ai en tête un comptage obtenu par l’addition des
jugements dans une situation plus libre, où l’on demandait non plus trois noms, mais dix. Or, je l’avais prévu
tout de suite : en demandant dix noms, la dispersion est plus grande, les grands sont plus noyés, ils disparaissent
parce qu’on a plus de liberté. On peut quand même produire l’effet « je sais quand même juger, je sais que le
grand livre de la décennie c’est Untel », on le fait pour le premier nom et après on peut mettre neuf « petits
copains ». « Petits copains » est une mauvaise expression : on risque d’entendre « ils se soutiennent entre eux »,
que c’est un complot. Or cela n’a rien à voir avec le complot, ces choses sont accomplies en toute innocence !
C’est d’ailleurs une autre propriété de ces univers : les coups symboliques marchent d’autant plus que ceux qui
les font y croient davantage. Si c’étaient des petits trucs cyniques (« J’aime bien Delacampagne alors je dis que
c’est le plus grand philosophe contemporain »), cela perdrait une grande partie de son efficacité. D’où
l’expression d’allodoxia : dans doxa il y a croyance – ils y croient, les malheureux…
Je reviendrai cinq minutes la prochaine fois sur la différence que j’ai mentionnée très vite entre le
jugement scientifique et le jugement indigène : le jugement scientifique sait à partir d’où il s’énonce et produit
donc un point qui n’est plus dans le champ – ce que je crois profondément. J’y reviendrai en essayant de montrer
en quoi cette analyse réflexive sur la position à partir de laquelle je produis ce discours sur les positions m’a fait
trouver dans l’analyse du palmarès ce que je n’avais pas vu dans un premier temps. Une dernière chose : cette
erreur de l’échantillon mal construit est très banale chez les sociologues : si je veux étudier les écrivains du
XIXe siècle, je vais faire une liste et demander ce qu’est un écrivain, sans voir que les jeux sont faits dans ma
liste. Ce n’est donc pas du tout une erreur innocente et c’est pourquoi elle est très puissante symboliquement. Si
c’était une erreur bête que n’importe quel sociologue et a fortiori n’importe quel indigène non instruit de la
sociologie voyaient tout de suite, l’effet idéologique serait raté, mais il s’agit, si je puis dire, d’une erreur de
haut niveau.

1. P. Bourdieu applique ici à la relation pédagogique l’analyse de l’économie des échanges linguistiques qu’il avait développée dans Ce que
parler veut dire, Paris, Fayard, 1982 ; rééd. augmentée sous le titre Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points Essais », 2001.
2. Référence aux analyses de Max Weber dans Économie et société, trad. sous la direction de Jacques Charvy et Éric de Dampierre, Paris,
Plon, 1971 [1921] ; rééd. Pocket, « Agora », 1995, t. II, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie,
p. 145-409. P. Bourdieu avait proposé une relecture de la sociologie de la religion de Weber qui faisait une large place à l’opposition entre
le prêtre et le prophète dans Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, vol. 12, no 3,
1971, p. 295-334 ; « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives européennes de sociologie, vol. 12, no 1,
1971, p. 3-21.
3. Le cours a lieu alors que la première vague de traductions de Max Weber qui s’est étalée entre 1959 et 1971 est déjà assez lointaine (c’est
à partir du milieu des années 1980 que les traductions vont reprendre ; elles seront assez nombreuses à la fin des années 1990 et dans les
années 2000). Au moment du cours, par exemple, il n’existe en français qu’une traduction très partielle du grand livre de Max Weber,
Économie et société (elle ne correspond grossièrement qu’à la première partie de l’édition allemande de 1956).
4. Allusion de Bourdieu à certaines lectures du Métier de sociologue qui, contre la vision positiviste qui dominait alors dans les sciences
sociales, rappelait la nécessité de construire théoriquement les objets de recherche, ce rappel ayant été compris, notamment par les jeunes
philosophes althussériens, comme une injonction à faire du « travail théorique » et à « affûter ses concepts théoriques » avant même de
commencer tout « travail empirique ».
5. Voir les trois derniers cours de l’année précédente, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 569 sq.
6. La méthode phénoménologique, telle que la conçoit Husserl, élargit les exemples tirés de l’expérience par des « variations imaginaires »,
à la façon du géomètre : « Le géomètre, au cours de ses recherches, recourt incomparablement plus à l’imagination qu’à la perception.
[…] Sur le plan de l’imagination, il a l’incomparable liberté de pouvoir changer arbitrairement la forme de ses figures fictives, de
parcourir toutes les configurations possibles au gré des modifications incessantes qu’il leur impose, bref de forger une infinité de
nouvelles figures ; et cette liberté lui donne plus que tout accès au champ immense des possibilités éidétiques. » (Edmund Husserl, Idées
directrices pour une phénoménologie, trad. Paul Ricœur, Paris, Gallimard, « Tel », 1985 [1913], p. 225-226.)
7. « Puisque […] les phénomènes sociaux échappent évidemment à l’action de l’opérateur, la méthode comparative est la seule qui
convienne à la sociologie. » (Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, « Champs », 1988 [1895],
p. 217.)
8. Référence à la « méthode des variations concomitantes » qu’Émile Durkheim regarde comme « l’instrument par excellence des
recherches sociologiques » (Ibid., chap. 6, p. 217-232) et dont il propose une mise en œuvre exemplaire dans Le Suicide, Paris, PUF,
« Quadrige », 1981 [1897].
9. Bourdieu fait sans doute allusion à Ludwig von Bertalanffy, auteur d’une Théorie générale des systèmes, trad. Jean-Benoît Chabrol, Paris,
Bordas, 1973 [1968].
10. Voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., la leçon du 30 novembre 1982.
11. Le mot grec historia (ἱστορία) signifie, dans son acception la plus simple, « recherche, information, exploration » (et par extension le
résultat d’une recherche, et le récit ou la relation de ce qui a été appris par la recherche).
12. P. Bourdieu développera davantage cette notion de loci incerti dans Manet. Une révolution symbolique, op. cit., p. 237.
13. Enrico Castelnuovo et Carlo Ginzburg, « Domination symbolique et géographique artistique dans l’histoire de l’art italien », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 40, 1981, p. 51-72.
14. Sur le numerus clausus, voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., les leçons du 2 juin et du 30 novembre 1982.
15. Bourdieu a sans doute en tête les références qu’il fait un peu plus loin dans cette leçon à l’analyse par Weber du processus de
« rationalisation », notamment dans le cas du droit et de l’économie.
16. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, « Quadrige », 2007 [1893].
17. Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance, Paris, Vrin, 1938.
18. É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., chap. 2, p. 108-139.
19. G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, op. cit., notamment p. 13.
20. P. Bourdieu a pu faire référence aux mobiles que le sculpteur étatsunien Alexander Calder (1898-1976) s’était mis à construire au début
des années 1930 et qui se composaient de formes géométriques que l’air ou des moteurs électriques mettent en mouvement. En 1992,
P. Bourdieu expliquait que, contre une tendance commune qui consiste à se représenter le monde social sous la forme d’une pyramide,
« [il] voi[t] [de plus en plus] le monde social comme un mobile de Calder, où il y a des espèces de petits univers qui se baladent les uns
par rapport aux autres dans un espace à plusieurs dimensions » (« Questions à Pierre Bourdieu », in Gérard Mauger et Louis Pinto (dir.),
Lire les sciences sociales, vol. 1 : 1989-1992, Paris, Belin, 1994, p. 323).
21. Allusion à l’approche marxiste qui pose systématiquement la causalité du mode de production économique « en dernière analyse ».
22. Il s’agit vraisemblablement d’une légende, mais l’on dit que cette phrase (Ἀγεωμέτρητος μηδεις̀ εἰσίτω) était gravée à l’entrée de
l’Académie, l’école qu’avait fondée Platon.
23. Allusion au théorème de Schwarz qui tient son nom du mathématicien allemand Hermann Amandus Schwarz (1843-1921) et qui porte
sur la dérivation des fonctions.
24. Allusion à l’enquête sur les professeurs de l’Université de Paris : Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.
25. Allusion à l’enquête sur l’épiscopat : Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin, « La sainte famille. L’épiscopat français dans le champ
du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, no 44-45, 1982, p. 2-53.
26. Sur cette image du jeu de cartes, voir Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés générales des champs », in Question de sociologie, Paris,
Minuit, 1980, p. 113-120.
27. P. Bourdieu avait analysé le problème de la riposte dans ses textes sur le sens de l’honneur (Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris,
Seuil, « Points Essais », 2000 [1972], p. 19-60). Il est très possible qu’il pense notamment ici au cas des nouveaux entrants que
constituaient, à la fin des années 1970, les « nouveaux philosophes » et auxquels un « grand détenteur de capital symbolique » comme
Gilles Deleuze avait répondu en 1977 : « À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », supplément gratuit au
no 24 de la revue Minuit, repris dans Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), Paris, Minuit, 2003, p. 126-134. Bourdieu a
évoqué ultérieurement ce texte : « Deleuze avait écrit un petit pamphlet sur les nouveaux philosophes – ce n’est pas d’aujourd’hui.
J’avais dit : “C’est une erreur.” C’est quelque chose que tout le monde sait pratiquement, mais qui n’est pas théorisé : quand vous êtes
grand et que vous attaquez un petit, vous donnez du capital symbolique au petit – ça fonctionne comme une préface. Bref, je trouvais que
c’était une connerie stratégique. » (« À contre-pente. Entretien avec Pierre Bourdieu », Vacarme, no 14, 2000.)
28. Référence à la critique faite au structuralisme, notamment par l’existentialisme et le marxisme, d’analyser la langue ou les mythes comme
des phénomènes synchroniques, sans se préoccuper de leur genèse. P. Bourdieu, pour sa part, se réclamera d’un « structuralisme
génétique » (« Si j’aimais le jeu des étiquettes […] je dirais que j’essaie d’élaborer un structuralisme génétique : l’analyse des structures
objectives – celles des différents champs – est inséparable de l’analyse de la genèse au sein des individus biologiques des structures
mentales qui sont pour une part le produit de l’incorporation des structures sociales et de l’analyse de la genèse de ces structures sociales
elles-mêmes. » (Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 24.)
29. M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 11-49. P. Bourdieu, qui avait lu le livre en allemand, a plus généralement en tête
l’ensemble de la section « Sociologie du droit » (« Rechtssoziologie. Wirtschaft und Recht ») dont seule une petite partie figure dans
l’édition française.
30. Lire est un magazine mensuel consacré à la littérature qui avait été créé en 1975 à l’initiative de Jean-Jacques Servan-Schreiber (en
particulier connu comme fondateur de L’Express) et du journaliste littéraire Bernard Pivot qui, la même année, commençait à animer à la
télévision l’émission « Apostrophes ».
31. P. Bourdieu publiera à peu près au même moment son commentaire sous le titre « Le hit-parade des intellectuels français ou qui sera juge
de la légitimité des juges ? » dans Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, 1984, p. 95-100
32. P. Bourdieu la donnera au début de la leçon suivante : « Quels sont les trois intellectuels(-elles) vivants, de langue française, dont les
écrits vous paraissent exercer, en profondeur, le plus d’influence sur l’évolution des idées, des lettres, des arts, des sciences, etc. ? »
33. La Quinzaine littéraire est un autre périodique littéraire, un peu plus ancien que Lire (il a été créé en 1966) et de plus faible diffusion.
34. Née en 1939, Catherine Clément est une universitaire philosophe qui démissionne de l’Université en 1976. Lorsque, en 1977, est créé Le
Matin de Paris (quotidien proche du Parti socialiste, qui disparaîtra en 1988), elle prend la direction du service culture et assure elle-
même la recension des essais.
35. Lancée, semble-t-il, en 1976 par un jeune entrant (Bernard-Henri Lévy), l’expression de « nouveaux philosophes » se diffuse dans la
seconde moitié des années 1970 pour désigner un groupe d’essayistes qui bénéficient de relais dans la presse et les médias (outre
Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Jean-Marie Benoist, etc.). Ces « nouveaux philosophes » sont enclins à annoncer la fin du
« structuralisme » ou du « marxisme », réputés avoir dominé la conjoncture intellectuelle antérieure, Marx est mort étant d’ailleurs le titre
d’un essai de Jean-Marie Benoist paru en 1970. L’allusion à la « nouvelle économie », quant à elle, renvoie sans doute ici à un groupe
d’économistes français libéraux qui s’était constitué en 1977, sous le nom de « nouveaux économistes » ; parmi eux, figuraient
notamment Jean-Jacques Rosa, Pascal Salin, très présents dans la presse.
36. « On connaît depuis longtemps ce mot de Caton, qui s’étonnait qu’un aruspice ne se prît pas à rire à la vue d’un autre aruspice. »
(Cicéron, De divinatione, II, 51). Les aruspices lisaient l’avenir dans les entrailles des animaux.
37. Jean-Paul Sartre est mort en avril 1980.
38. Le chanteur et acteur de cinéma Yves Montand figurait parmi les personnalités du monde des « arts et spectacles » sollicitées par Lire. Il
faut peut-être rapporter sa présence dans le panel à ses engagements politiques et la réponse que rapporte P. Bourdieu, si elle est bien la
sienne, à sa trajectoire sociale (d’origine ouvrière, il était titulaire d’un CAP de coiffure). En décembre 1981, Yves Montand avait été l’un
des premiers signataires du texte, lancé par Bourdieu et Foucault, en protestation à la réaction du gouvernement français face aux
événements qui se déroulaient alors en Pologne (voir Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique,
Textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002, p. 164 sq.).
39. Comme indiqué un peu plus loin, Max Gallo est en fait classé dans les « écrivains ».
40. La taxinomie comporte une catégorie « écrivains-enseignants ».
41. Μεταξὺ est une préposition et un adverbe grecs. Le mot est notamment utilisé par Platon dans un passage du Banquet (202-204), ainsi
que dans La République où il caractérise l’état intermédiaire que le repos de l’âme représente par rapport à la joie et à la peine ; s’ensuit
une série de réflexions sur cet état qui « tient le milieu entre les deux autres » et qui n’est « ni l’un ni l’autre » mais est susceptible aussi
d’être « l’un comme l’autre ». Il n’a pas de « réalité », il n’est qu’« apparence », apparence « d’agréable au voisinage de la douleur, de
douloureux […] au voisinage de l’agréable » (Platon, La République, 583c, in Œuvres complètes, t. I, trad. Léon Robin, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 1192).
42. P. Bourdieu fait successivement référence aux trois types de légitimité que distingue Max Weber (légitimité à caractère rationnel,
traditionnel et charismatique). Voir Économie et société, t. I. Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, « Agora », 1995 [1921],
p. 289.
43. Jules Huret, L’Enquête Huret, Vanves, Thot, préface de Daniel Grojnowski, 1981 [1891]. P. Bourdieu s’était référé plusieurs fois à
l’enquête Huret dans son cours de l’année précédente en 1982-1983.
44. Bourdieu fait allusion à l’écrivain Régis Debray qui, nommé en 1981 conseiller du président de la République, avait reproché
publiquement en 1982 à Bernard Pivot et à son émission littéraire d’« exercer une véritable dictature sur le marché du livre ». P. Bourdieu
avait déjà évoqué cette mise en cause de Bernard Pivot l’année précédente (dans la leçon du 14 décembre 1982).
45. P. Bourdieu avait déjà évoqué ce point l’année précédente, dans sa leçon du 23 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit.,
p. 426.
46. L’idée, sinon la formule, se trouve dans des passages tels que : « […] toute nouvelle classe qui prend la place d’une classe précédemment
dominante est obligée, ne serait-ce que pour parvenir à ses fins, de présenter ses intérêts comme l’intérêt commun de tous les membres de
la société ; c’est-à-dire, pour parler idées, de prêter à ses pensées la forme de l’universalité, de les proclamer raisonnables, les seules qui
aient une valeur universelle » (Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, in Karl Marx, Œuvres, t. III : Philosophie, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 1082).
47. « L’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » (Pascal, Pensées, éd. Lafuma, 113). Bourdieu
reviendra sur ce thème dans la conclusion de son dernier cours au Collège de France publié sous le titre Science de la science et
réflexivité, op. cit., p. 221.
48. Dans « Espace social et genèse des classes », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52, 1984, p. 3-14 (repris dans Langage et
pouvoir symbolique, op. cit., p. 293-323), P. Bourdieu cite Charles C. Gillispie, Science and Polity in France at the End of the Old
Regime, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 290-330. Il évoque aussi souvent les analyses de Robert Darnton, « The High
Enlightenment and the low-life of literature in pre-revolutionary France », Past and Present, no 51, 1971, p. 81-115 (trad. fr. dans
Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard/Seuil, 1983, p. 7-41).
49. Sur le point de vue de Thersite, voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992 ; rééd. « Points Essais », 1998, p. 315-318.
P. Bourdieu renvoie également à Shakespeare qui a réutilisé (dans Troïlus et Cressida) ce personnage de L’Iliade.
50. Entre 1964 et 1991, P. Bourdieu publie la quasi-totalité de ses livres aux Éditions de Minuit où il dirige la collection « Le sens commun ».
51. P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas » (1972), Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 222-235.
52. Cette technique qui se développe dans l’après-guerre aux États-Unis est parfois dite « échantillon boule de neige ».
53. Voir notamment la séance du 8 et du 15 mars 1984. Voir aussi Pierre Bourdieu, « La dernière instance », in Le Siècle de Kafka, Paris,
Centre Georges Pompidou, 1984, p. 268-270.
54. P. Bourdieu reviendra sur Kafka dans les leçons suivantes.
55. Dans cette analyse du « hit-parade des intellectuels » se dessinent des thèmes qui seront développés, dix ans plus tard, dans le numéro
« L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, no 101-102, 1994.
56. Le Science Citation Index est l’un des premiers outils bibliométriques. Il est mis au point dans les années 1960 par Eugene Garfield.
57. Voir Pierre Bourdieu, « Habitus, code et codification », Actes de la recherche en sciences sociales, no 64, 1986, p. 40-44.
58. Voir les leçons suivantes et l’article « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », ibid., p. 3-19
59. Le mensuel Lire précisait que 600 personnes avaient été sollicitées mais que seulement 448 avaient répondu.
60. Voir supra, p. 46, note 1.
61. Socrate emploie le terme d’allodoxia (Ἀλλοδοξία) pour désigner un faux jugement : « Ce qui est une “méprise”, nous disons que c’est un
faux jugement, quand, en raison d’une interversion que l’on a faite dans sa pensée, on affirme d’une certaine réalité qu’elle est au
contraire une autre réalité. » (Platon, Théétète, 189b-c, in Œuvres complètes, t. II, trad. Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1950, p. 157.)
COURS DU 8 MARS 1984

Première heure : le hit-parade des intellectuels (2). – Fausses questions et vraies réponses. – Les modèles du
marché et du procès. – Individu concret et individu construit. – L’enjeu de la visibilité et du titre. – L’invention
du jury. – Position du sous-champ journalistique dans le champ de production culturelle. – Définir les règles du
jeu. – Deuxième heure : le hit-parade des intellectuels (3). – Le modèle du procès. – Le modèle du marché. –
Jugement de valeur. – L’institution des différences. – La production des producteurs.

Première heure : le hit-parade des intellectuels (2)

Je vais revenir sur ce que je disais dans la deuxième heure la semaine dernière, c’est-à-dire sur l’analyse de
l’enquête de Lire chez les intellectuels, en commençant par ce que je n’avais pas pu vous donner la toute
dernière fois, c’est-à-dire l’intitulé de la question et quelques indications concernant ce palmarès. Ce palmarès a
paru dans la revue Lire, no 8 (avril 1981) et a pour titre « Les quarante-deux premiers intellectuels » avec au-
dessus le mot « référendum ». Tout cela est très important. Je crois en effet qu’une vertu de ce que j’essaye de
vous proposer est d’attirer l’attention sur l’inconscient de la lecture : le palmarès de Lire a été lu par des milliers
de gens qui, si je puis dire, n’y ont rien vu, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aient pas perçu les effets de ce qu’ils
ne voyaient pas. On dit très souvent qu’une des fonctions de la pédagogie moderne est d’apprendre à lire, encore
faudrait-il que les enseignants de cette lecture sachent eux-mêmes lire. L’une des fonctions de ce que je propose,
c’est d’enseigner à lire entre les lignes, c’est-à-dire à lire ce qui est dit à travers une censure sociale qui s’exerce
sur des discours par des euphémismes, des sous-entendus, des sous-entendus entendus que la vieille rhétorique
avait analysée. La néo-rhétorique qui aujourd’hui se pare du nom de sémiologie analyse parfois ces sortes de
techniques sociales, mais de façon très naïve parce que les dimensions proprement sociales de cette relation de
communication sont souvent ignorées.
La question posée au panel de Lire était : « Quels sont les trois intellectuels(-elles) vivants de langue
française (cette précision est extrêmement importante, c’est un coup de force extraordinaire) dont les écrits
(c’est important) vous paraissent exercer en profondeur le plus d’influence (encore un mot qu’il faudrait
analyser) sur l’évolution des idées, des lettres, des arts, des sciences, etc. ? » Les mots sont très difficiles à
prononcer dès qu’on se met à les interroger. Par exemple, du fait que beaucoup de personnes l’emploient
communément, le mot « influence » est destiné à passer inaperçu alors qu’il est en soi toute une philosophie
sociale de la relation entre émetteur et récepteur, philosophie sociale qui rentre dans l’enseignement de la
littérature. On pourrait aussi commenter l’ordre dans la hiérarchie : « lettres, arts, sciences ». On pourrait dire
que c’est un automatisme verbal : on parle souvent des « arts et [des] lettres », mais ce n’est pas pareil, il y a
[ici] toute une hiérarchie implicite… Les sciences n’auraient pas été mentionnées dans les années 1930 : à
l’acmé de la NRF, il est probable qu’on n’aurait pas parlé de « sciences ». On remarque que quelques
scientifiques apparaissent dans le palmarès et c’est peut-être parce que certains scientifiques apparaissent dans le
palmarès que le mot « sciences » apparaît dans la question, et non l’inverse. Bref, il y a des foules de questions.
Évidemment, je ne vais pas toutes les traiter.
Maintenant, je reviens en arrière. J’aurais dû commenter la formule « les quarante-deux premiers
intellectuels » : pourquoi « quarante-deux », « premiers », « intellectuels », etc. ? Il s’agit là de présupposés
absolument formidables : pourquoi couper à quarante-deux ? Pourquoi le 30e est normalien et pourquoi le 31e ne
l’est pas 1 ? Ce sont des questions très importantes sociologiquement : qui décide de la frontière ? Quel effet
produit cette frontière ? Le 43e n’est-il plus intellectuel ou est-ce simplement qu’il n’est plus dans les « premiers
intellectuels » ? Par ailleurs, est-ce que les intellectuels visent à être « premiers » ? On présuppose qu’il y a
parmi les intellectuels une course pour être le premier. Un autre présupposé s’exprime dans le chapeau : « Y a-t-
il encore des maîtres à penser ? (Il y aurait à penser sur cette expression.) Des Gide, des Camus, des Sartre ? »
Là, on présuppose que ces trois-là ont été des maîtres à penser. ( Je profite du fait que nous sommes aujourd’hui
peu nombreux pour faire une sorte d’interlude et aller au rythme où il faudrait aller si on travaillait vraiment
bien, c’est-à-dire de manière extra-pédagogique – mais je vais encore beaucoup plus vite qu’il ne le faudrait.)
« Lire a interrogé plusieurs centaines d’écrivains, de journalistes, de professeurs, d’étudiants, d’hommes
politiques, etc. » Là encore, l’essentiel est dit, selon le paradigme de la lettre volée commenté par Lacan 2 : on
vous jette au visage des évidences qui crèvent les yeux, on vous dit l’essentiel. L’essentiel, ici, est dit dans une
phrase qui passe inaperçue parce que celui qui la produit ne la voit pas et ne sait pas ce qu’il dit. C’est
important : les meilleurs effets symboliques sont ceux que les émetteurs produisent sans savoir ce qu’ils disent
alors qu’ils disent quelque chose de très important. Ils disent quelque chose qu’ils ne savent pas et, parlant en
méconnaissance de cause, ils engendrent une relation de méconnaissance partagée qui est peut-être ce que
j’appelle la violence symbolique.
« Lire a interrogé plusieurs centaines d’écrivains, de journalistes, de professeurs, d’étudiants, d’hommes
politiques, etc. (Là, il y a une ellipse et il sera précisé plus loin : “La question a été envoyée à 600 personnes. Le
11 mars, 448 avaient répondu. Qu’elles soient remerciées. Voici leurs noms.”) Ils ont répondu massivement (le
“massivement” serait intéressant à étudier). » Vous commencez maintenant à avoir des réflexes : l’ordre est
important : « écrivains », « journalistes », « professeurs », « étudiants » (je pense qu’on les a intercalés),
« hommes politiques ». Il faudrait réfléchir sur ce que veut dire la place accordée à ces gens. Ensuite, « ils ont
répondu massivement ». Comme vous avez lu auparavant « référendum », il va de soi (« massivement »,
« référendum ») que ça va être un plébiscite, c’est-à-dire une consultation de masse à laquelle une masse de gens
a répondu. On vous fait donc le coup de l’effet de nombre : le jugement que nous allons vous produire – le mot
« produire » peut être pris en plusieurs sens – est socialement sanctionné par une collectivité qu’on a
apparemment définie (les écrivains, etc.) et qui est nombreuse. C’est donc l’effet de masse, l’effet de consensus,
de consensus omnium – mais on ne dit jamais qui est « omnium ». Là, est engagée une définition implicite de
l’opération de la population qui participe. On vous dit : « Vous allez lire le résultat d’un référendum dans lequel
l’ensemble des partis concernés, pratiquement la totalité des juges compétents pour juger de ce qui était à juger –
sauf quelques types bizarres qui ont trouvé la question trop compliquée ou qui n’ont pas eu le temps –, a
répondu. » Et le chapeau ajoute : « Ils ont répondu massivement. En avouant leur embarras. En ne plébiscitant
personne. Mais en reconnaissant l’influence de Lévi-Strauss, Aron et Foucault. »

Fausses questions et vraies réponses


Le « en ne plébiscitant personne » est très important. Il faut lire entre les lignes : une question sous-jacente à ce
palmarès est la question de savoir s’il y a un successeur de Sartre, question typiquement journalistique, qui est le
produit de l’intérêt inconscient des journalistes et de leurs structures de perception inconscientes du monde
social. Les journalistes transfèrent au champ intellectuel une problématique qui est celle du champ politique et
qui concerne le problème de la succession, problème sociologique de première importance. Ceux d’entre vous
qui connaissent Weber savent qu’il s’interroge à propos de chaque forme de domination sur le mode de
succession qui la caractérise 3. Il n’y a rien de plus caractéristique dans le mode de domination que la forme de
succession qui lui est propre et l’une des propriétés les plus intéressantes du champ intellectuel est que
précisément il n’y a pas de successeur. Autrement dit, on impose une fausse question à laquelle évidemment on
trouve immédiatement une fausse réponse, ou plutôt une vraie réponse. C’est un effet que les sociologues eux
aussi produisent constamment : ils obtiennent de vraies réponses à de fausses questions.
Cet effet est classique : les enquêtés sont des gens très braves qui, contrairement à ce qu’on dit, répondent
toujours – il y a des non-réponses, mais en forçant un peu, on fait toujours répondre –, mais il suffit d’oublier
que la question à laquelle on les fait répondre était une fausse question pour produire réellement une fausse
réponse, qui devient vraie pour le sociologue lui-même. Ne sachant pas, par définition, que sa question était
fausse, le sociologue est le plus mal placé pour voir qu’il a produit une réponse qui n’existait pas, plus
exactement une réponse qui existe pour quelqu’un qui n’avait pas la question à laquelle il répond 4. Le
sociologue doit alors mettre en facteur le fait que la personne qui a répondu n’avait pas la question, ce qui ne
veut pas dire qu’une fois la question posée, la réponse n’existe pas – c’est très compliqué. Un sociologue doit
s’interroger sur le statut de la question qu’il pose.
Évidemment, cela vaut aussi pour les gens qui font de l’histoire de la littérature, de la sociologie de la
littérature, de l’histoire de la philosophie, etc. : « Est-ce que je ne pose pas à mon auteur, à mes auteurs, à mes
textes, etc. des questions qu’ils ne pouvaient pas se poser ? » Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne répondent pas à
ces questions – on peut toujours faire répondre –, mais il est important de savoir qu’on a fait quelque chose en
posant une certaine question.
Le chapeau est donc plein de présupposés. J’insiste beaucoup sur le fait que ces présupposés sont
inconscients. Il faudrait beaucoup s’interroger sur ce mot « inconscient ». Je l’emploie de façon strictement
négative pour dire qu’il ne s’agit pas d’une stratégie consciente : ce n’est pas voulu, ce n’est pas « fait pour », ce
n’est pas le produit d’une intention individuelle. Si les auteurs de cette enquête étaient dans la salle, il est
probable qu’ils seraient très étonnés de tout ce que je dis. Ils se lèveraient pour démentir : « Mais enfin qu’est-ce
qu’il va chercher là ? Nous ne sommes pas si méchants… »
Une difficulté de l’analyse sociologique – je l’ai dit l’autre jour un peu vite – est que le simple fait de
rendre explicites des stratégies implicites change le statut de ces stratégies et transforme en intention le produit
d’intentions objectives. Autrement dit, tout ce que je peux découvrir dans ce palmarès, dans cette liste, apparaît
comme porteur d’une intention objective et se présente, dès qu’on en fait l’analyse, comme orienté vers certaines
fins, comme doté d’une sorte de finalité immanente, comme si c’était voulu. D’où le « tout se passe comme si »
que je mets beaucoup dans mes phrases et qui n’est pas une coquetterie, mais une façon de rappeler tout le temps
(comme les mathématiciens mettent des quantificateurs) que tout se passe comme si cela avait une fin. Mais ce
serait une erreur théorique et politique fondamentale que de penser que toutes les intentions qui se révèlent dans
ce que les gens font est le produit d’une intention. Ici [dans le cas du palmarès], on est en présence d’un
ensemble d’intentions objectives et, au fond, je pourrais résumer à la limite tout ce que j’ai dit par une phrase :
« Tout cela apparaît comme le résultat de l’intention objective de promouvoir les journalistes, et plus
spécialement les journalistes intellectuels et les intellectuels journalistes, au statut de juges des productions
intellectuelles. » Tout ce que je pourrais raconter pendant des heures pourrait se résumer de cette façon.
Le malheur, souvent, c’est que pour faire comprendre, pour communiquer les résultats d’une analyse, on
est obligé de dire « en dernière analyse ». On dira par exemple : « La Critique du jugement de Kant apparaît
comme conforme aux intérêts objectifs d’un groupe qui est à un certain moment, au XVIIIe siècle… » On est
obligé de dire les choses ainsi. Les gens qui ne peuvent pas supporter l’objectivation scientifique se précipitent
aussitôt sur ce genre de phrases : « Faut-il être bête (je le dis parce que cela a été dit à propos de mon analyse de
la Critique du jugement 5) pour dire que la Critique du jugement, ce texte sacré de la philosophie, exprime les
intérêts objectifs d’une catégorie de la bourgeoisie allemande ! » En fait, c’est plus compliqué : comme l’intérêt
objectif coïncide avec l’intérêt des commentateurs de la Critique du jugement, c’est-à-dire des professeurs de
philosophie à un certain moment, la Critique du jugement est en quelque sorte lue et non lue : les gens s’y
retrouvent tellement qu’ils ne s’y voient pas. Si je résume en une phrase mon analyse de la Critique du jugement,
je serai obligé de dire cela. De même, si je résume en une phrase mon analyse du palmarès, je serai obligé de
dire ce que je viens de dire.
(En réalité, le « mystère » – c’est un mot que je n’aime pas beaucoup – des faits sociaux, de la logique du
social 6, c’est qu’à mes yeux il se passe des choses formidablement compliquées, une espèce de labyrinthe
d’intentions qui apparaissent, peuvent être ressaisies, résumées dans une proposition du type de celle que j’ai
dite tout à l’heure : « Il y a une intention objective de… », « Tout se passe comme si… ». Le malheur est que très
souvent dans la polémique politique, en se servant d’analyses sociologiques souvent très rudimentaires, on a pris
l’habitude de dire : « Ce n’est que l’intérêt de la petite bourgeoisie ascendante, etc. » L’un des gros problèmes de
l’analyse sociologique, telle que je la conçois, est qu’il faut souvent se donner un mal fou pour reconstruire cette
espèce de réseau extrêmement complexe de relations, de petites mystifications, de petits enjeux, de petits coups
pour arriver à quelque chose qui, en dernière synthèse, en bref, se résume à quelque chose de relativement
simple. Évidemment, les adversaires qui reçoivent cette analyse compliquée et qui en souffrent – parce qu’il est
vrai que l’analyse scientifique des actions sociales peut faire souffrir – se raccrochent, pour se construire un
système de défense, à l’idée que « ces sociologues sont bêtes et primitifs et font du marxisme vulgaire ». Cette
parenthèse me permet de dire quelque chose qui me tient à cœur et d’essayer de faire tomber un système de
défense parmi d’autres.)

Les modèles du marché et du procès

J’en viens au palmarès lui-même. Je ne vais pas le lire intégralement, mais je vous en donne le début. En tête, on
trouve Claude Lévi-Strauss avec 101 voix – à chaque fois, sous le nom, est indiqué le nombre de voix. « Voix »,
cela ramène au plébiscite, à l’élection. C’est une chose qui m’apparaît en vous le disant : j’essaierai de vous
montrer que la logique du palmarès est soit celle du procès, au sens judiciaire, soit celle du marché, comme
processus de formation des prix ; dans les deux cas, les gens vont juger. Les sociologues aimeraient bien savoir
ce qu’est un marché et, là, on a une chance de voir une espèce de petit mécanisme, de petite machine, de petit
modèle réduit de ce qu’est la formation des prix : on a des produits culturels (un livre de Raymond Aron, etc.)
dans une vitrine de librairie, ces produits culturels sont offerts et les gens vont ou non les prendre. Évidemment,
les prix littéraires en font partie.
Quand je dis que les choses peuvent être décrites selon le modèle du marché ou du procès, ce ne sont pas
des métaphores, ni des analogies, mais des modèles possibles. (Je le dis en passant, car on dit souvent que le
langage économique est une métaphore alors que ce n’est pas une métaphore.) Ces deux possibilités,
l’homologie du procès et du marché, sont occultées par l’homologie du marché électoral, ce qui n’est pas non
plus absurde : il est vrai qu’une élection marche aussi de cette manière. J’essaierai de montrer tout à l’heure
quels sont les facteurs principaux de l’acte de juger d’un produit culturel et je pense qu’on aurait les mêmes
facteurs que pour l’acte de juger d’un produit politique (un député, un président, etc.). Cela dit, l’analogie avec le
produit politique exerce un effet d’occultation par l’évidence : c’est toujours le paradigme de la lettre volée, il
n’y a rien de mieux pour faire passer des choses inaperçues que de les présenter de telle manière qu’on est
tellement habitués à les voir qu’elles crèvent les yeux et qu’on n’y réfléchit pas. Je peux vous le dire à haute voix
si je puis dire : je me suis aperçu que le mot de « voix » est important et je n’avais pas vu que c’est l’un des
petits signes subliminaires qui vous situent dans la logique du référendum.
Claude Lévi-Strauss a donc 101 voix, Raymond Aron 84 voix, Michel Foucault 83 voix – ils sont presque
ex æquo –, Jacques Lacan 51 voix, Simone de Beauvoir 46 voix, Marguerite Yourcenar 32 voix, etc. Ces six
premiers ont droit à un portrait photographique et à un portrait intellectuel dont il faudrait commenter chaque
ligne – vous ne le supporteriez pas, et moi non plus, mais il est intéressant de voir ce qui est retenu pour chacune
de ces personnes.

Individu concret et individu construit

Je fais simplement une petite remarque pour annoncer quelque chose : j’essaierai de réfléchir avec vous sur ce
qu’est un individu. Dieu sait que c’est quelque chose que tout le monde croit savoir – il y a même des gens qui
font de la sociologie construite sur la notion d’individu 7, je pense qu’ils doivent savoir ce qu’est l’individu. Le
problème s’est posé à moi très concrètement dans une enquête 8 où des personnalités apparaissaient dans une
analyse factorielle, c’est-à-dire distribués dans un espace sous forme de points. Je me suis demandé, et je me
demande encore, si j’ai le droit de publier cet espace avec les noms propres correspondant à ces points. Ai-je le
droit de mettre sous ce point que je trouve en haut à gauche « Lévi-Strauss », sous le point que je trouve en bas à
droite « Deloffre » ? Ai-je le droit d’écrire les noms propres ? Que se passe-t-il quand j’écris un nom propre sur
un point dans un espace construit en théorie ? Pour le dire en deux mots, sans trop déflorer ce que je vais
raconter, la question est de savoir si le Lévi-Strauss que je découvre dans cet espace est le même que le Lévi-
Strauss que vous avez dans la tête. De bons philosophes ont beaucoup travaillé là-dessus (je me permets un
jugement de valeur, encore une fois pour dissiper une forme de résistance organisée par les mauvais philosophes
pour défendre la mauvaise philosophie contre la bonne sociologie) et un certain nombre d’entre vous connaissent
les réflexions sur « Le roi de France est chauve 9 » : parler du roi de France chauve, c’est faire comme si le roi de
France chauve existait. C’est aussi une stratégie politique classique. Parler de choses (« Le peuple pense que… »,
« Les intellectuels pensent que… ») fait qu’on ne se demande pas si elles existent. On fait porter l’attention sur
le jugement prédicatif, la détournant du jugement existentiel qui sous-tend le jugement prédicatif. On oublie (et
on fait oublier) de demander si le sujet concerné existe. Pour l’individu, c’est exactement la même question : ce
point existe-t-il comme existe le Lévi-Strauss réel ?
Je ne prolonge pas davantage parce que vous auriez une impression de déjà-vu et ne m’écouterez pas quand
je vous parlerai de l’individu concret et de l’individu construit. Je pense que la recherche travaille sur un
individu construit qui n’est pas l’individu concret. La difficulté dans la réception du discours scientifique, c’est
que les lecteurs fonctionneront toujours avec l’individu concret alors que ce qui est représenté, c’est l’individu
construit comme ensemble de propriétés dans un espace de propriétés. Ce n’est pas du tout un problème
d’ésotérisme délibéré, mais un problème très difficile dans le discours sociologique et il se pose pour moi
aujourd’hui : par exemple, je prends du temps avec cette liste mais j’hésite à la lire et je n’irai pas jusqu’au bout
parce que ce que je crois être une analyse détachée, sans autre enjeu que scientifique – ce n’est jamais
complètement vrai –, risque d’être entendue au premier degré, c’est-à-dire au niveau où se placent les gens qui
ont fait cette liste : « Qui est vraiment le meilleur ? », « Qu’est-ce qu’il [Bourdieu] pense ? Est-ce qu’il ne va pas
faire un croc-en-jambe au 1er, 2e, 3e ou 4e ? Est-ce qu’il ne cherche pas à nous dire que le palmarès n’est pas bon,
que s’il était bon il ne serait pas celui-là ? » Je dis tout cela parce que, même si ces questions ne se posent pas à
vous explicitement, je pense qu’elles se posent à vous subliminalement.

L’enjeu de la visibilité et du titre


Je reviens à la liste : étant premier, Lévi-Strauss a droit à un portrait, qui est le plus long (trois colonnes). Aron a
droit à un portrait un peu plus court (une petite colonne). La taille du portrait est proportionnée au rang. Il
faudrait entrer dans le détail pour voir l’image sociale de chacun de ces personnages. À partir du 7e, les gens
n’ont plus de portrait mais ils ont droit à un titre professionnel : « 7e Fernand Braudel, historien ; Michel
Tournier, romancier ; Bernard-Henri Lévy, philosophe ; Henri Michaux, poète ; François Jacob, biologiste ;
Samuel Beckett, auteur dramatique et romancier », etc. Les gens ont donc droit à un titre professionnel, ce qui
est extrêmement important, comme j’essaierai de le montrer tout à l’heure, mais je vous le dis tout de suite pour
que vous y réfléchissiez de façon méta-discursive par rapport à ce que je dis en ce moment : les mécanismes que
j’essaie de dégager dans ce cas particulier sont des mécanismes très généraux qui fonctionnent dans l’ensemble
du monde social. Simplement, j’ai affaire ici à un microcosme d’un microcosme où ces mécanismes se voient de
manière particulière parce que, pour dire vite, l’enjeu principal de cet univers est la visibilité, c’est-à-dire ce que
j’appelle le capital symbolique. La forme principale de profit qui est poursuivie dans ce champ est la visibilité.
Du même coup, c’est un bon terrain pour étudier les conditions sociales de la formation des prix lorsque ces prix
sont de la visibilité. Au fond, je vais vous décrire comment se déroule, dans l’univers particulier qu’est le champ
intellectuel, cette forme particulière de lutte qu’est la lutte symbolique et comment s’accumule cette forme
particulière de capital qu’est la visibilité.
Cette lutte est présente dans la totalité du monde social, mais le poids relatif dans l’univers des enjeux de
la visibilité du capital symbolique est plus ou moins grand selon l’univers. Par exemple, les OS rencontrent aussi
des problèmes de titre : ils peuvent vouloir passer OP, OQ 10, etc. C’est aussi important pour eux, ça a des effets
sociaux, ce n’est pas que ça fait vendre des livres, mais ça leur permettra de bénéficier des conditions collectives
qui protègent tel truc, ils pourront dire : « Mon titre s’accompagne d’une définition des limites de ce qu’on peut
me demander et je ferai grève si on me demande de faire quelque chose qui n’est pas compris dans cette sorte
d’essence sociale qu’on m’accorde et qui est résumée dans mon titre. » Le titre professionnel est donc très
important. Quand on dit (je dis une vacherie) « Edgar Morin, sociologue et philosophe », c’est intéressant
[rires] ; ou « René Girard, philosophe » (je ne dis rien ! [rires]), ou « Jean Bernard, médecin », etc. 11. On n’est
pas là pour s’amuser, vous lirez.
J’ai dit tout ce que je pouvais dire publiquement, ce qui est aussi une chose importante de mon analyse :
toutes les contraintes du passage à la publication ou à la publicité, du fait de rendre public, de ce qui peut être dit
publiquement, en situation publique, officielle, dans une situation définie socialement par des règles implicites
ou explicites, sont là. Cet effet de publication est l’un des effets les plus vicieux, les plus cachés.

L’invention du jury

Maintenant, je vais reprendre très vite les principaux acquis de mon analyse et je vais essayer d’aller un petit peu
plus loin. Ce qui est en jeu, c’est ce qu’on pourrait appeler une technologie ou une technique sociale d’action sur
le monde social. Je l’ai dit l’autre jour très rapidement : il y a dans le monde social comme ailleurs des
inventions. Par exemple, Max Weber insiste beaucoup sur le fait que le jury populaire, dont nous avons tellement
l’habitude que nous n’y réfléchissons pas, a été une grande invention historique dans l’histoire du droit, qui a
changé complètement la structure du champ juridique 12. Dans ce champ juridique, il y a toujours un problème
d’équilibre entre la compétence spécifique des juristes (si on les laissait faire, ils feraient un droit rationalisé, de
plus en plus cohérent mais d’autant plus coupé, d’une certaine façon, de la vie), les exigences des clients
principaux des juristes (par exemple, depuis la révolution industrielle, la bourgeoisie demande au droit d’être,
comme dit Weber, un outil de prévisibilité et de calculabilité) et puis des autres (dont le jury symbolise au moins
– je ne pense pas qu’il l’exprime – la présence). Comme le champ juridique est l’un des champs sur lesquels j’ai
le moins travaillé, ce que je dis est plus proche de discours scolaires de seconde main que du discours
scientifique, mais c’est du Weber (que souvent on n’a pas lu) : cette invention qu’est le jury a changé la
structure.
Ici, on a une invention du même type, de type jury. Par rapport au questionnaire de Proust ou à l’enquête
Huret (Huret, un journaliste d’un journal qui est l’équivalent du Figaro de l’époque, était allé en 1891 interroger
les écrivains 13), le palmarès de Lire présente quelque chose de nouveau : on vous donne l’impression que c’est
vraiment un référendum. Il y a une intention objective qui – j’ai assez insisté au début de cette leçon – n’est pas
une intention subjective, ni même une somme d’intentions subjectives, « intention » s’entendant au sens de
volonté orientée vers des fins explicitement posées. Ce n’est donc ni le produit d’une intention unique d’une
sorte de comploteur – Bernard Pivot – ni d’une intention collective d’un ensemble de comploteurs qui se seraient
concertés et auraient dit : « Comment pouvons-nous enfin abattre ces intellectuels dominants et imposer la
vision journalistique des intellectuels ? » Je pense que c’est une des propriétés des inventions sociales. Il faut
dire le mot « invention » pour rappeler que cela ne va pas de soi, qu’il y a des ruptures, des coupures, des
changements.
Par exemple, j’y reviendrai, le Salon des refusés 14 – on l’a tous entendu dans des cours d’histoire de la
littérature – est une invention historique formidable qui a été extraordinairement difficile : il a fallu vraiment
que des peintres meurent de faim pendant vingt ou trente ans pour que cette invention simple soit possible. Il y
avait l’Académie, les expositions de l’Académie qui avaient lieu chaque année et que l’on appelait les Salons, et
on crée le Salon des refusés – le Salon de tous ceux qui n’ont pas été acceptés par le Salon officiel de
l’Académie. Le Salon des refusés, c’est une idée, et c’est un mot ; et des gens vont faire de ce mot quelque chose
qui va être ensuite perçu par des gens qui vont dire : « Ah oui, le Salon des refusés. » Très souvent, les
mouvements littéraires commencent – on l’a souvent remarqué au sujet des impressionnistes – par une injure qui
devient un concept 15. Comme les historiens de l’art l’oublient, ils veulent donner un sens aux concepts, ils ont
alors beaucoup de mal et disent beaucoup de bêtises. Il est très important de savoir que ce qu’on appelle
« baroque », par exemple, est un mélange d’injures d’époque et de catégories professorales, le tout à la sauce de
la dissertation. Le « baroque », c’est idéal-typique, ça n’a pas le même sens de parler à Vienne… Je dis une
méchanceté, mais fondée, je pourrais argumenter.
Cette technique sociale est donc vraiment une invention, mais une invention sans sujet, au sens ordinaire
du terme, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas d’intention, que ce soit n’importe quoi. C’est au fond le
paradoxe du social. Je pense que la vision spontanée du monde social oscille entre deux visions : la vision selon
laquelle c’est n’importe quoi, c’est le hasard, on ne sait pas trop pourquoi ça se passe comme ça, etc., d’où une
forme de pessimisme à l’égard de la sociologie – c’est ce que Hegel appelait l’« athéisme du monde moral 16 » :
on suppose que le monde de la nature a une raison, et quand on passe au monde social on dit que c’est n’importe
quoi (moi, bien sûr, par profession, je ne peux pas avoir cette vision) ; et une vision selon laquelle s’il y a de
l’ordre, c’est qu’il y a des gens qui mettent de l’ordre, des metteurs d’ordre (le complot, « c’est fait pour », etc.).
Le discours critique spontané sur le monde social, celui qu’on lit dans les journaux de gauche, est du second
type : « Il y a de l’ordre et il ne peut pas y avoir d’ordre sans metteur d’ordre », les metteurs d’ordre étant « les
capitalistes », des sujets grammaticaux mais aussi des sujets au sens de la philosophie traditionnelle, de la
philosophie avec sujet : des gens qui ont des intentions, un entendement, une volonté, qui savent ce qu’ils
veulent, qui veulent ce qu’ils savent et qui savent ce qu’ils font. Je dis que tout cela n’est pas vrai : il y a de
l’intention objective, du sens, des fins, des fonctions, des buts, de la cohérence et pourtant il n’y a pas de sujet.
La dernière fois, une réponse provisoire et confuse à la question « Mais qui est le sujet de tout ça ? »
s’esquissait, qui était : le champ de production culturelle. Vous vous dites peut-être qu’on n’est guère avancés,
mais c’est un progrès énorme. Parfois, je pense qu’on peut faire un très grand progrès en changeant la manière
globale de penser un objet social. Dans le cas présent, vous allez m’accorder que le sujet est le champ de
production culturelle parce qu’il s’agit d’intellectuels mineurs, mais pensez aux intellectuels majeurs : qui est le
sujet de l’œuvre de Mallarmé ? À quel degré ? Tous les sujets sont-ils également sujets ? Est-on sujet au même
degré quelle que soit la position qu’on occupe dans un champ ou est-ce qu’à tout moment c’est toujours le
champ qui est sujet, même si, parfois, il y a des gens qui, par position dans ce champ, sont un peu plus sujets ? Je
pense qu’il s’agit d’un déplacement très important dont j’avais essayé de montrer l’an dernier, au sujet du champ
littéraire, qu’il avait des conséquences tout à fait radicales sur la manière d’étudier les œuvres culturelles,
scientifiques, artistiques ou littéraires : dans tous les cas, on peut se poser la question de savoir quel est le sujet
et, à chaque fois, à mes yeux, le sujet sera un champ comme ensemble d’agents unis par des relations objectives,
irréductibles aux interactions qu’ils peuvent avoir. Je le répète toujours, c’est vraiment l’alpha et l’oméga : les
relations ne sont pas réductibles aux interactions ; des gens qui n’ont pas d’interaction, qui ne se sont jamais
rencontrés peuvent être en relation.
Le sujet de ce qui se passe là-dedans, c’est le champ, un problème étant de savoir quel est ce champ,
comment il se définit, comment il fonctionne, quelles sont ses limites. Je vous rappelle ce que j’ai dit la dernière
fois sur les limites et les frontières : y a-t-il des limites juridiques ? Un enjeu ici, je l’avais déjà dit la semaine
dernière, est précisément de chahuter les limites, et c’est à travers la définition des juges compétents dont la liste
est donnée qu’on donnera la définition du champ. On pourrait dire finalement que tout le travail de
« déconstruction 17 » qu’il faut faire pour lire ce qui se passe dans ces quatre pages de revue (p. 38-41), qui sont
aussi compliquées qu’un texte de Hegel – je le dis pour les philosophes –, consistera à déplacer l’attention des
pages dans lesquelles est donné le palmarès – ce que les gens ont lu, le palmarès et toutes sortes de
commentaires – vers ce qui est donné tout à fait à la fin comme une sorte d’annexe : « La question a été envoyée
à 600 personnes. Le 11 mars, 448 avaient répondu. Qu’elles soient remerciées. Voici leurs noms. »
Au fond, tout le travail consiste à dire que, derrière l’objet apparent du palmarès, l’objet réel est
l’instauration en juges de ces personnes dont la liste est donnée et qui mériterait des heures et des heures de
commentaires. Il ne s’agit pas de faire des commentaires personnels et de dire : « Tiens, c’est marrant, ils ont
mis Suzanne Prou, et pourquoi dans les écrivains ? » Si je voulais, je pourrais dire des méchancetés de ce type,
mais vous le ferez vous-mêmes. Il s’agit de commenter ce corps constitué. Un corps constitué, c’est un corps
rassemblé, auquel on donne un nom par effet de nomination : par exemple, le Conseil d’État. Ici, ce pourrait être
un Conseil d’État culturel, artistique. Il suffirait d’un arrêté du président de la République et ce serait terrible…
Ce corps constitué est caché par le produit de son action : on attire votre attention vers le palmarès et on la
détourne des faiseurs de palmarès qui se sont constitués par le fait de faire ce palmarès en faiseurs de palmarès
légitimes. Autrement dit, il y a une opération d’autolégitimation des faiseurs de palmarès et c’est, me semble-t-
il, le véritable enjeu : tout se passe comme si les inventeurs de la technologie sociale du hit-parade intellectuel
s’étaient donné pour projet d’instituer des faiseurs de palmarès légitimes, des Gault et Millau de la culture 18
[rires]. Cela fait rire et c’est fait exprès. Si on l’accepte, c’est que, sur d’autres terrains, il y a des faiseurs de
palmarès (par exemple, on vous dit : « Voilà les dix meilleurs films ») et, chaque fois, ce sont les mêmes
opérations : des juges s’auto-légitiment et vous interdisent de poser la question de savoir qui a le droit de
désigner des juges. Voilà ce qui était acquis.

Position du sous-champ journalistique dans le champ


de production culturelle

Le sujet est un champ dont il faut définir les limites : a-t-il, ou non, des frontières ? Cherche-t-il à en avoir ? Est-
il englobé dans un champ plus important ? Occupe-t-il une position dominante ou dominée ? Un autre coup qui
est fait, c’est que le champ désigné par la liste se présente comme coextensif au champ de production culturelle
alors qu’il est à peu près représentatif d’un sous-champ du champ de production culturelle, à savoir le sous-
champ des intermédiaires culturels, des médiateurs, des diffuseurs, des intellectuels-journalistes, etc. Ces gens
sont à la frontière entre le champ des producteurs pour producteurs, le champ restreint de ceux qui écrivent pour
d’autres écrivains (ce qu’on appelle souvent l’avant-garde, mais ce n’est pas rigoureux) et du champ de grande
diffusion ou de grande production : ce sont des hommes-frontière. Ce sous-champ occupe une position dominée
dans le champ plus englobant de production culturelle, tout en exerçant une action potentiellement dominante, à
travers l’action qu’il peut exercer sur les lecteurs, sur les laïcs – l’analogie avec l’Église marche toujours –, sur
la clientèle et, à travers les laïcs, sur les ventes, à travers les « deniers du culte », sur les libraires, à travers les
libraires sur les éditeurs, à travers les éditeurs sur l’édition, à travers l’édition sur la censure – c’est important
ça. Ce sous-champ est donc fait de gens occupant une position dominée sous le rapport culturel – j’en donnerai
des tas d’indices – mais potentiellement dominants.
À travers lui peut s’introduire une autre domination de type culturel, domination de type économico-, etc.
Mais, dans un champ culturel, la domination ne peut jamais être purement économique. C’est une loi
fondamentale que j’ai dite maintes fois. Il faudra qu’elle s’habille culturellement : on ne vous dira pas : « C’est
une liste de best-sellers », mais « Ce sont les quarante-deux premiers intellectuels ». Autrement dit (je viens d’y
penser en vous le disant), c’est une lutte pour l’imposition d’une nouvelle légitimité à travers laquelle s’introduit
le poids de l’économie. L’économie n’est jamais absente du champ le plus autonome – que ce soit le champ
religieux, le champ juridique ou le champ littéraire. Elle y est présente, mais elle ne peut pas venir en personne.
C’est une chose importante : dans la religion, on ne parle pas du « salaire » du curé mais des « offrandes ». Dans
un champ relativement autonome, les contraintes économiques viennent toujours déguisées, masquées. Ce
vocabulaire est finaliste : on a l’impression qu’il faut se masquer, ce qui fait tomber dans une philosophie de la
religion à la Helvétius – c’est-à-dire une vision cynique et matérialiste de la religion. Il faut plutôt dire que ces
contraintes arrivent euphémisées (on parle d’« offrandes », pas de « salaire »). Ici, c’est pareil : de nouveaux
juges s’imposent par un coup de force symbolique, ils expriment leurs intérêts spécifiques d’intellectuels
dominés exerçant un rôle dominant par l’intermédiaire de la presse. Ce coup de force par lequel les gens
expriment leurs intérêts est la médiation à travers laquelle s’expriment des choses qu’on pourrait décrire avec
des gros mots (la « domination du marché ») et de grosses analyses matérialistes (la « concentration de
l’édition », le « monopole Hachette », etc.). Avec ma manière de faire, je finis par ne plus penser à ces analyses.
Ce qui me semble important, c’est de comprendre comment les choses se passent. On a tellement dénoncé
l’emprise de l’argent sur la religion, etc., qu’on finit par ne plus se demander comment cela se passe, ce qui est
l’essentiel, il me semble.
Le sujet est donc un ensemble d’agents mais ce ne sont pas des individus. Le mot « agent » n’est pas joli
(on pense à « agent de police », etc.), il est difficile à faire passer dans des textes littéraires, mais il est
important. Il peut porter sans trop de difficulté toute une philosophie sociale : « agent » a rapport avec « action »,
« pratique », etc. Il n’a pas les connotations idéologiques accrochées au mot « personne ». Ce n’est pas non plus
un « sujet » – après tout ce que j’ai dit ce matin, vous imaginez tout ce que « sujet » implique. C’est quelqu’un
qui agit mais qui ne sait pas nécessairement ce qu’il fait. Et je crois que le mot implique que cet agent (ici, les
connotations « agent de police/de service dans une institution » sont utiles) ait des fonctions, mais pas au sens du
fonctionnalisme (c’est une autre bêtise que j’entends malheureusement à propos de ce que je fais). C’est un
agent au sens d’individu socialement construit : un agent avance précédé de sa définition sociale. Vous n’avez
jamais affaire à un individu – un individu, à la limite, est une chose biologique dont le sociologue n’a rien à faire
(sauf que la biologie pose des problèmes au social, on pourra y revenir). L’agent est socialement constitué, il va
être pourvu d’une identité sociale.
Je disais en commençant que le jeu que je vous présente est une sorte de petit modèle du jeu social dans sa
généralité et, pour généraliser tout ce que je vous ai dit, il suffit de dire que ces gens du palmarès de Lire ont
pour enjeu leur identité dans le champ intellectuel, leur visibilité, leur statut d’écrivain, leur nom propre : « Vais-
je devenir un nom propre, un “Jean-Paul Sartre” avec un prénom, ou resterai-je un titre générique du type
“sociologue”, “écrivain”, etc. ? » C’est l’enjeu. Pour les agents sociaux ordinaires, l’enjeu, c’est « comment on
parle de moi ? ». Dans beaucoup de sociétés, on est le cousin du cousin d’Untel ou Untel fils d’Untel. Dans nos
sociétés, c’est le titre professionnel qui est l’un des grands enjeux de luttes sociales. C’est la lutte pour
l’appropriation des lieux où se décernent des titres professionnels, c’est-à-dire le système scolaire et l’État. C’est
ce que je veux dire quand je dis que l’État est l’institution disposant du monopole de la violence symbolique
légitime 19. Je le redis toujours, mais ce n’est pas par coquetterie : tous les gens qui parlent de l’État avec des
phrases du type « L’État est… » vous font le coup « Le roi de France est chauve ». « Le monopole de la violence
symbolique légitime », cela veut dire que cette chose X qu’on a l’habitude d’appeler « État » et sur laquelle il
faudrait beaucoup réfléchir pour savoir ce qu’on entend par là 20, exerce ce que j’appelle le pouvoir de
nomination, c’est-à-dire le pouvoir de dire l’identité dominante. Quand je dis : « L’État est ce qui… », mon sujet
est défini par le prédicat. Clairement, j’appelle provisoirement « État » cette social agency, cet opérateur social
qui dit des gens ce qu’ils sont avec une force particulière. Si je me présente comme professeur certifié, on sait ce
que cela veut dire (cela correspond à un salaire, je peux revendiquer, etc.), alors que si je dis : « Je suis laboureur
du ciel/des espaces », je peux avoir un prix de poésie. C’est important, et peu importe qu’on parle de soi ou des
autres (si je dis à quelqu’un : « Tu n’es qu’un… », c’est pareil). Le jeu qui se joue et l’enjeu qui s’y joue sont des
cas particuliers d’un jeu beaucoup plus général qui est tout un aspect du monde social : au fond, ce que j’ai à
l’esprit, c’est de vous montrer une des grandes manières de construire le monde social (qui, bien sûr, conduit à
perdre des choses) qui a été reléguée par une espèce de soumission inconsciente à un matérialisme.

Définir les règles du jeu

Cette manière de construire le monde social, de construire un profil, une perspective puissante rend compte
d’une grande partie des faits sociaux que les autres manières de construire ne permettent pas de voir. Ce n’est pas
l’alpha et l’oméga, ce n’est pas la totalité, mais cela ne veut pas dire que c’est faux. Une manière de construire le
monde social comme le lieu où se joue quelque chose de parfois beaucoup plus essentiel que ce que le
matérialisme prend comme enjeu (le salaire, etc.), au sens où sont engagées des questions de vie ou de mort, des
choses pour lesquelles on est prêt à mourir, c’est-à-dire à sacrifier tout le reste, est [de l’appréhender à travers]
le problème de l’identité, [où] se joue la réponse aux questions : « Qu’est-ce que je suis vraiment ? », « Et qui
peut me dire ce que je suis ? ». Ici, dans le palmarès, un certain nombre de gens peuvent se dire : « Mais où suis-
je dans la liste ? Est-ce que j’y suis ou pas ? Est-ce que je suis à un bon rang ? Je peux casser la liste, mais je suis
obligé de prendre position. » Le monde social est constitué d’une foule de jeux sociaux de ce type : « Est-ce que
je suis (ou est-ce qu’il est) vraiment chrétien, pas vraiment chrétien ? » (on est mort pour ça…), « Est-ce que je
peux m’appeler comme ça, est-ce qu’il peut s’appeler comme ça ? », « Est-ce qu’il a le droit de nous dire ça ? »,
« Et qui peut me dire qui je suis ? ». Je reviendrai tout à l’heure sur ce point mais je pense que c’est ce qui est en
jeu.
Le sujet de ce jeu que j’essaie d’étudier est l’ensemble du jeu. Je vais être devant ce qu’on appelle
prétentieusement le cercle herméneutique : plus je saurai ce qu’est le jeu, plus je saurai ce qui s’y joue, plus je
saurai les limites du jeu et plus je saurai ce qu’est le jeu. Savoir qu’il faut interroger les limites fait gagner
beaucoup de temps parce que je vais aller tout de suite aux polémiques sur « Untel qui n’est pas un écrivain » ou
sur « les nouveaux philosophes qui ne sont pas des philosophes ». Les polémiques indiquent qu’il se passe des
choses, qu’il y a des enjeux, des définitions implicites : si je prends tous les textes écrits par des philosophes
pour ou contre les nouveaux philosophes, je vais voir un enjeu caché, celui qui consiste, pour chacun, à définir le
jeu de telle manière qu’il soit maître du jeu. C’est l’enjeu de tous les jeux : je définis les règles du jeu de telle
manière que j’aie tous les atouts. Quand on joue avec les enfants, c’est le genre de choses qui se passe : il y a une
espèce de négociation sur les règles du jeu de telle manière qu’ils gagnent. Entre adultes, ce n’est pas un jeu : on
définit le jeu et, si on pouvait, on changerait la règle à chaque moment. La vie scientifique, c’est ça : un bon
scientifique change la règle de telle manière que ce qu’il fait soit ce qu’il faut faire et que tous les autres n’aient
plus qu’à se mettre au chômage ou en grève.
Le jeu a donc pour enjeu la définition même du jeu, ce qui s’y passe et qui peut jouer, et chaque agent a un
enjeu fondamental commun qui est l’existence du jeu. Imaginez qu’on supprime le jeu littéraire : beaucoup de
gens seraient au chômage. Ce qui fait que les jeux des champs relativement autonomes ont souvent une limite
cachée : on ne va pas jusqu’au bout des luttes parce que ça casserait le jeu, selon la loi « on ne scie pas la
branche sur laquelle on est assis ». C’est une loi de la sagesse populaire qui est, pour une fois, une loi
scientifique : il y a dans tout jeu une collusion (c’est la même racine 21) fondamentale, souvent complètement
inconsciente – c’est ce qu’il y a de plus inconscient dans les jeux sociaux –, autour de ce qui est lié à l’existence
même du jeu et de tout ce par quoi on tient, comme on dit, à tous les sens du terme, au jeu, par lequel le jeu me
tient. Dans un colloque sur la philosophie, on peut faire toutes les variations sur l’intérêt de la philosophie,
l’intérêt à la philosophie, etc., mais personne [n’aborde] cette chose très simple, qu’il vaut mieux savoir –
surtout quand on pratique l’épochè 22 et qu’on somme les autres de la pratiquer –, qu’il y a un intérêt à
l’existence de la philosophie. Si, aujourd’hui, tellement de discours de défense de la philosophie finissent par se
rallier à une théorie de l’Inspection générale sur la philosophie, c’est parce que l’existence de la philosophie
dépend quand même de l’existence de l’Inspection générale de l’Éducation nationale : postes de philosophes,
chaires, etc. Il n’y a pas de mal à ça : il faut que tout le monde vive [rires]. Simplement, il vaut mieux le savoir,
sinon on risque de produire un immense discours qui ne peut être qu’une rationalisation de cet intérêt
fondamental. Pour des gens qui font profession de faire des mises en doute radicales, c’est quand même très
inquiétant. Je dis donc aux philosophes qu’il y a, dans tout jeu, un intérêt commun, qui est souvent la chose la
plus cachée : c’est l’intérêt à exister avec un titre, un label pour pouvoir dire : « Je suis un écrivain » – il y a des
manières de dire : « Je suis un écrivain » –, « Je suis un philosophe », etc. […] Je vais m’arrêter là.

Deuxième heure : le hit-parade des intellectuels (3)

Je vais essayer maintenant de poser le problème d’une sociologie de la perception du monde social, problème
que la sociologie ne pose pratiquement jamais. Or il y a une réflexion à mener sur ce que c’est que de percevoir
le monde social, sur une question comme, par exemple : « Qu’est-ce que juger socialement ? »
Avant de poursuivre, je voudrais répondre à une question qui m’a été posée la semaine dernière sur la
notion de « postmoderne » : il m’était demandé […] : « Pourriez-vous nous renseigner sur le mode de fabrication
de la notion de postmoderne et situer sa validité dans le champ des connaissances ? À quoi correspond cette
nécessité de formaliser une coupure et donc de la faire exister en la nommant ? […] Actuellement, il me semble
que ce sont ceux qui font le moins appel à la notion d’historicité qui utilisent le plus volontiers le préfixe post-,
ce que résume le mieux l’expression “post-historique”. […] Etc. » Je pense que c’est une très bonne question
mais qui, comme [c’est] souvent le cas des bonnes questions, induit sa propre réponse, et je pense que tout ce
que je raconte est une réponse : l’un des jeux auxquels se livrent constamment les détenteurs du monopole du
discours sur le monde social ou, en tout cas, les gens en lutte pour le monopole du discours sur le monde social,
est un jeu de type prophétique qui consiste à introduire des coupures ; on dira « c’est pré-ceci ou post-cela »,
« c’est néo- ou paléo- ». Autrement dit, l’un des enjeux des luttes symboliques que j’évoque aujourd’hui est de
manipuler les principes de vision et de division, de jouer avec les catégories de perception du monde social. Dire
de quelque chose que c’est post-, anté-, néo- ou paléo- […], c’est constituer la réalité d’une certaine façon et cet
acte de constitution, aux sens philosophique traditionnel et juridique, aura la force, la prégnance de l’autorité de
l’auteur de l’acte constituant. Ici, c’est la même chose. Pour moi, les gens qui peuvent dire « post- » ou « anté- »
ne sont pas sociologues. [inaudible]. Je peux justifier ma définition [de la sociologie] qui, comme toute
définition, s’inscrit dans le cadre d’une lutte pour délimiter le champ, donc l’espace des juges. Toute lutte
scientifique est une lutte de ce type, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’est pas scientifique. Le fait que
les gens qui parlent ce langage s’excluent de la sociologie peut donc être argumenté. Je pense qu’ils se posent
dans un rôle prophétique : ils s’instituent dans le rôle qui consiste à essayer de modifier, par les mots, le monde
qu’ils prétendent penser. Plus exactement, ils essaient de modifier le monde et, du même coup, leur position dans
le monde des gens qui essaient de modifier le monde. Un prophète est quelqu’un qui, en modifiant la
représentation du monde, a des chances de modifier sa position dans l’espace des gens qui travaillent à modifier
la représentation du monde […].
Il y a donc une définition implicite de la sociologie que j’ai défendue depuis deux leçons : dans ce jeu, mon
rôle n’est pas de dire ce qu’est la vraie liste (bien qu’évidemment, comme tout le monde, j’ai aussi, en tant
qu’individu singulier, ma vraie liste, mais je ne vous la dirai pas) ; en tant que sociologue, j’ai à dire ce qu’est le
jeu qui a pour enjeu la vraie liste et donc d’en comprendre la logique, ce qui, au passage, peut d’ailleurs changer
ma vision de la vraie liste, et transformer très profondément mon rapport à ce que je vis comme de fausses listes,
par exemple en me faisant accepter sur le mode du rire ce que je vivais sur celui de l’indignation. Ce qui fait que
je peux dire les choses comme je les ai dites jusqu’à présent, de façon tout à fait sérieuse et en même temps
parfois amusée : « jouer sérieusement » – on cite Platon 23 (mais en général les gens qui commentent cela sont
les moins rigolos. Ils nous font oublier qu’on peut dire des choses très sérieuses en s’amusant, que le travail
scientifique est formidablement amusant si on s’y prend bien. Je dis vraiment tout, ce qui est une propriété du
prophète [rires] : le prophète est celui qui dit tout sur tout, tout sur le Tout ; une fois par an, dans une occasion
exceptionnelle, entre mardi gras, on peut dire tout sur tout, et après on revient aux choses socialement définies
comme sérieuses).
Je crois que j’ai répondu à « postmoderne »… Pas vraiment, mais je pense que ce n’est pas une dérobade
habile de ma part car je pense que la personne qui m’a posé la question, d’après la manière dont elle est
formulée, peut produire la réponse. Au passage, je veux faire un remerciement (qui est aussi un appel) : on m’a
apporté dans l’entracte un texte magnifique tiré du Matin magazine, « Après Sartre, qui ? ». Vous voyez, je ne
l’ai pas inventé ! L’article date du 25 septembre 1982 (c’est à peu près l’époque où se passait ce que j’ai raconté)
et il est signé Catherine Clément (il faut toujours rendre à César… [rires]). C’est un autre palmarès avec des
intersections, des amis communs, mais le commun l’emporte sur le différent, parce que, évidemment, c’est une
personne qui est au centre de l’espace de production que j’essaie de définir.

Le modèle du procès

Je voudrais maintenant essayer de décrire – je ne vais pas le faire à fond parce que c’est un immense sujet –, ce
que l’analyse de ce jeu social apporte concernant une sociologie de la perception du monde social. J’ai dit tout à
l’heure très vite qu’on pouvait décrire ce qui se passe soit dans la logique du procès, soit dans la logique du
marché, la logique de formation des prix. Je précise les connotations que j’apporte au mot « procès » : je pense à
ce mot tel qu’il est utilisé par Kafka et je prolongerai l’analyse que je donne aujourd’hui par une sorte de lecture
de Kafka, qui n’est pas du tout une lecture au sens littéraire ; elle consiste à voir dans Kafka un modèle du
monde social. Il me semble qu’on peut lire Le Procès comme la description du processus selon lequel les agents
sociaux luttent en quelque sorte pour savoir leur identité : c’est la quête du tribunal suprême. Ce qui fait qu’on
peut avoir une lecture sociologique ou théologique du Procès de Kafka : les deux lectures pour lesquelles on
s’étripe ne sont pas du tout antagoniques, antinomiques. C’est seulement parce qu’on a une idée tout à fait naïve
du monde social qu’on ne voit pas que la société est de la théologie. Pourtant le vieux Durkheim – ce qui faisait
beaucoup rire ces commentateurs autorisés – disait : « La société, c’est Dieu 24. » Dit par lui, et comme il le
disait, c’était parfois difficile à admettre mais je pense que la question théologique de Dieu est posée dans le
monde social à travers la question : « Qui suis-je ? », « Qui me dira ce que je suis ? ». De proche en proche,
arrivés en dernière analyse, en dernière instance, des gens disent : « C’est Dieu. » Voilà une lecture de Kafka que
je vous proposerai.
(Je pense que si un certain nombre de questions que pose le sociologue se retrouvent sous une autre forme
dans le langage qu’on appelle théologique, il vaut mieux le savoir si on ne veut pas que la sociologie soit de la
théologie. C’est mon parti qu’on peut appeler scientiste : faisant profession de faire de la science, mon travail est
de faire de la sociologie une science et de ne pas faire, par mégarde, de la théologie, alors que très souvent les
sociologues font de la théologie sans le savoir. Je crois que ce sont des choses relativement importantes bien
qu’un peu péremptoires et raides, mais il est important que vous sachiez pourquoi je dis certaines choses – si je
vous assène brusquement Kafka, vous pourrez penser que c’est tout à fait saugrenu.)
Il y a donc un procès, un processus au cours duquel se constitue un corps de juges et un processus au terme
duquel s’élabore un verdict, c’est-à-dire veredictum, « ce qui est vraiment dit 25 » : « Qui pourra dire le vrai ? »,
« Qui pourra dire la vérité sur le monde social, donc sur moi dans le monde social ? », « Où suis-je ? », « Et qui a
vraiment le droit de porter des verdicts sur moi ? », « Qui a vraiment le droit de me dire ce que je suis
vraiment ? ». Il faut vraiment s’aveugler pour ne pas voir cela dans Kafka : cette question revient tout le temps.
Pour définir les rapports entre sociologie et littérature, sur lesquels on fait beaucoup de littérature, on pourrait
dire que la bonne littérature (encore un jugement de valeur) a une vertu que le discours à prétention scientifique
ne peut avoir, qui est de dramatiser un problème. Quand il s’agit du monde social, une des difficultés de la
science est de renvoyer le problème de telle manière qu’il fasse vraiment problème pour les gens, que ce ne soit
pas un topo. On peut faire fonctionner Kafka comme un problème sociologique dramatisé, c’est-à-dire
pathétique, au sens de drama, c’est-à-dire mis en action, qu’on pourrait jouer au théâtre 26, tel qu’on s’identifie
(ce sont là des choses qu’on a dites de tout temps sur le théâtre).
(Il y a un mode de compréhension du discours scientifique sur le monde social qui, je crois, est d’un autre
ordre que le mode de compréhension qu’on peut attendre d’un discours biologique ou mathématique : on ne
comprend vraiment que dans la mesure où on peut re-dramatiser. Je cite toujours cette phrase de Sartre qui disait,
à propos de Marx qu’il lisait dans sa jeunesse : « Je comprenais magnifiquement tout et je ne comprenais
rien 27. » C’est très souvent le cas dans la relation pédagogique : si on comprend tout, on ne comprend rien. Il est
vrai que la sociologie telle que je la conçois ne supporte pas d’être comprise seulement de manière formelle.
Beaucoup de gens diraient de ce que je dis que « ce n’est pas scientifique » ou que « c’est de la politique ». Non,
pas du tout. Je pense que si on veut avoir une activité productrice en sciences sociales en général, il ne suffit pas
de comprendre la sociologie comme des théorèmes. C’est un problème sur lequel je n’ai pas plus à dire que ce
que j’ai dit… Parfois il m’arrive de suggérer que j’aurais plus à dire pour ne pas dire ce que je ne veux pas dire,
mais là, je n’ai pas plus à dire. Je livre ceci pour votre réflexion.)

Le modèle du marché

Voilà pour le modèle du procès. Du côté du modèle du marché, les choses sont simples : on a des produits. Voilà
un avantage du langage : je dis « produit », « producteur », etc. Quand Max Weber dit « L’Église est l’institution
qui a le monopole de la manipulation légitime des biens de salut 28 », sa proposition peut faire frémir les
croyants, mais elle est très importante parce que l’analogie économique qu’il emploie est constructrice de l’objet
et, en même temps qu’elle construit, elle rompt avec le rapport naïf à l’objet qui est tout entier dans des mots
(comme « culte »). Très souvent enfoncée dans un langage, la sociologie de la religion a un mal fou à faire la
coupure, d’autant que ceux qui la font, personnellement, n’ont pas tellement coupé avec ce dont ils parlent.
Parfois, il est important de changer de langage pour changer le rapport à l’objet.
Mais l’analogie économique a une autre fonction. Dire « producteur », plutôt qu’« artiste » ou « artisan »,
peut permettre d’échapper à des contresens historiques et d’éviter de faire des coupures qui devraient être
analysées historiquement. Parler d’« artiste » à propos d’un travailleur sur bois au Moyen Âge qui n’est même
pas sculpteur, c’est faire un contresens historique, un anachronisme, une monstruosité. En disant « producteur »,
on évite une énorme erreur et, au moins, on évite de répondre sans le savoir à la question de l’époque où l’artiste
en tant que tel a été inventé, à la question de savoir si l’artiste n’est pas – exactement comme le jury de Lire –
une invention sociale qui a eu des conditions sociales de possibilité, qui a pris du temps, qui n’est pas inventée
une fois pour toutes et peut disparaître, bien qu’une fois qu’elle a existé, on peut toujours y recourir. Le recours
au vocabulaire de la production n’est donc pas du tout une façon d’afficher avec arrogance un matérialisme un
peu primaire et primitif. C’est assumer une définition provisoire à vertu surtout négative. Dire, par exemple,
« producteur pour producteurs », c’est un lavage de cerveaux qui permet de voir des foules de problèmes qu’on
ne peut pas voir quand on dit « artiste d’avant-garde ».
C’est donc un marché sur lequel des prix vont se former. À l’intérieur des mécanismes ou des rapports de
force vont se définir des jugements plus ou moins puissants, plus ou moins capables de s’universaliser, de
s’imposer universellement dans des rapports d’échange qui peuvent aller de la rencontre dans la rue (« T’as lu le
dernier bouquin d’Untel ? C’est débile. ») jusqu’à la nomination à l’Académie française, en passant par le
palmarès, la liste des best-sellers de L’Express, etc. Il va donc y avoir une série d’actes de jugement et
l’intervention d’une foule de petits juges dont vous êtes, dont je suis : acheter un livre, c’est accomplir un acte
économique de jugement mais qui, exercé dans un espace où l’acte économique n’est pas seulement économique,
est aussi une ratification, une consécration. De même, aller à la messe, ce n’est pas simplement donner à la
quête, c’est aussi ratifier, sanctionner et consacrer le lieu de culte comme lieu qui mérite qu’on y aille. Aller au
théâtre, ce n’est pas seulement payer un droit d’entrée, c’est en plus apporter avec les pieds un plébiscite, c’est
plébisciter, c’est donner une sanction de consécration. D’où l’ambiguïté du best-seller – c’est une chose très
importante, je vais m’y référer tout à l’heure. J’ai entendu, vous l’avez peut-être entendu aussi, des gens au
kiosque du village dire : « Donnez-moi le best-seller » ; il y a un effet de consécration pour les gens qui ne sont
pas dans le coup, qui ne savent pas qu’il ne faut pas acheter le best-seller, qu’il faut dire que les best-sellers sont
idiots, ce qui est une norme tacite du champ restreint. Les gens qui transfèrent au monde de l’économie des biens
symboliques les lois de l’économie des biens ordinaires – « Ça se vend bien, donc c’est bon » – commettent un
contresens du point de vue de la logique spécifique du champ. D’où l’ambiguïté de cette sanction. Vous aurez à
une extrémité les consécrations les plus internes : Blanchot écrivant sur Robbe-Grillet 29, c’est in, c’est
l’autonomie relative (remarquez que j’ai pris des exemples historiques, ça fait vingt ans…) et, à l’autre bout,
vous avez donc des gens qui achètent le dernier prix Goncourt, et entre les deux vous avez tous les cas de figures
intermédiaires.
Je pense que l’analogie économique est tout à fait valable à condition de reconnaître la spécificité de cette
économie que j’ai essayé de décrire en disant la différence entre le best-seller et le roman tout à fait in ;
j’indiquais que les actes sont à dimension économique, comme dit Weber, mais ne sont jamais complètement
économiques. Pour les comprendre complètement, il ne faut donc jamais oublier – comme je tendais à le faire en
commençant à vous parler ce matin – la dimension économique. À travers les verdicts de ce groupe de taste-
makers, c’est un effet économique qui va s’exercer, cet effet économique pouvant d’une certaine façon s’exercer
aussi sur le champ plus restreint. C’est ainsi, par exemple, que la poésie est publiée à compte d’auteur.

Jugement de valeur

Ce sont des actes à dimension économique mais, en même temps, ce ne sont pas des actes économiques, et il
s’agit de s’interroger sur l’autre dimension pour savoir la logique propre à laquelle elle obéit et que j’ai essayé
de saisir tout au long : c’est la logique du jugement de valeur qui consiste, inséparablement, à percevoir et à
apprécier en fonction de catégories de perception qui sont inséparablement des catégories d’appréciation. Je
crois que c’est une propriété de la perception sociale, quel que soit le type de société : les catégories de
perception sont inséparablement des catégories d’appréciation.
Ainsi, dans beaucoup de sociétés, c’est en fonction des structures de parenté que l’on mesure les distances
dans le monde social, le principal et le secondaire, le vraiment vrai et le faux, le vraiment bien et le mal, etc. Je
crois que les catégories de parenté sont inséparablement des catégories de perception et, simultanément,
d’appréciation : on ne peut pas dire de quelqu’un « c’est ta sœur » sans dire « c’est bien ou mal » – on sait, c’est
de l’inceste –, ou « c’est bien ou mal de faire ceci ou cela », « c’est bien ou mal de l’aimer ou de ne pas
l’aimer ». Cela est vrai de toutes les catégories de perception du monde social : dire « c’est vulgaire/distingué »
(là, on le voit bien), « c’est chaud/froid », « c’est terne/brillant » ou « c’est construit/pas construit », etc.,
implique un jugement de valeur. Il n’y a pas de mot classificatoire qui n’implique pas un jugement de valeur. Ce
qui rend très difficile tout discours qui ne veut pas être normatif : le seul discours non normatif sur un univers
social est un métadiscours sur les jugements normatifs, comme celui que je suis en train de tenir. Le contenu de
la perception, le verdict, va être le « produit » de la relation entre une chose vue et un agent voyant.
Pour comprendre un jugement, quel qu’il soit, pour comprendre une manifestation et ce qu’en disent les
journalistes, pour comprendre un journal et ce qu’y lisent les lecteurs, pour comprendre un livre et ce qu’y lisent
les lecteurs, pour comprendre la lecture comme acte de lire quelque chose, il faut donc s’interroger, d’une part,
sur les conditions sociales de production des sujets percevant, et en particulier de leurs catégories de perception
et des conditions d’exercice de leur acte de perception (où sont-ils ?, que voient-ils ?), et, d’autre part, sur les
conditions sociales de production du producteur du produit et les propriétés objectives (au sens de « placé devant
le sujet percevant ») du produit, dans lesquelles s’expriment les propriétés sociales du producteur, les propriétés
sociales du champ de production, à travers les propriétés de la position du producteur dans le champ de
production.
Tout cela est, à mes yeux, en jeu dans tout. L’appareil théorique que je mobilise à propos d’un détail –
quatre pages dans un magazine – pourrait s’appliquer à mille choses. Si demain vous me dites qu’il faudrait
comprendre Beaubourg, je vais procéder de la même manière : conditions sociales des producteurs, conditions
sociales des récepteurs, et je peux prédire des tas de choses. Je sais d’avance que tout le monde va penser la
même chose, je peux prédire, en gros, ce que les gens vont penser, qui sera pour, qui sera contre, jusqu’à quel
point, en fonction des propriétés déterminantes du récepteur. Il s’agit donc là d’une sorte de théorie générale de
la perception du monde social, qui permet de poser les questions générales qui seront évidemment à spécifier
chaque fois : chaque fois, il faudra donner une valeur aux variables. Percevoir une chose sociale, la perception au
sens de perceptum (ce qui est perçu) va être le produit de la relation entre les propriétés du voyeur et les
propriétés de la chose vue.
Une vérification très simple est fournie par les cas où quelque chose passe inaperçu, comme on dit. En
littérature c’est évident. Par exemple, pour ma génération, Bachelard passait inaperçu pour la plupart des gens,
sauf pour une petite partie qui le voyait très bien et qui, après, l’ont fait voir 30. Mais si ces gens qui ont vu
Bachelard ne l’avaient pas vu ou si, l’ayant vu, ils avaient été dominés et n’avaient pas été en position d’imposer
leur vision dans la lutte, on ne verrait toujours pas Bachelard, qui ne serait pas un grand homme. Il n’aurait pas
de visibilité, il serait une fois pour toutes mort et enterré, jusqu’à ce que quelqu’un vienne qui, ayant les
catégories de perception pour le voir, ayant le pouvoir de le faire voir, le réhabiliterait. Cela peut se produire
pour un monument, une personne, une œuvre. On appelle cela « découverte », « redécouverte », etc. Mais celui
qui découvre doit avoir des propriétés particulières : il faut qu’il ait les capacités de voir, d’imposer la vision,
d’avoir un intérêt spécifique à réhabiliter.
Le sociologue fera immédiatement l’hypothèse que si le découvreur réhabilite cette chose, c’est qu’en la
réhabilitant, il se réhabilite. En d’autres termes, on réhabilite l’alter ego ou, plus exactement, l’homologue à un
champ près. La préface célèbre de Lévi-Strauss à Mauss 31 est, par exemple, une manière de se célébrer par
personne interposée. Elle respecte la loi du champ qui interdit de se célébrer soi-même, d’abord parce que c’est
mal, et ensuite parce que je l’ai fait [rires de la salle] : on euphémise, à travers un personnage que d’ailleurs on
produit. Comme je suis sûr que quelqu’un le pense, il vaut mieux que je le dise [rires de la salle] : j’ai fait ça
une fois, à propos de Panofsky. Évidemment, comme on ne prête qu’aux riches, on met beaucoup de choses dans
Panofsky, avec le risque après qu’on vous dise : « Mais vous avez pris tout ça dans Panofsky 32 », ce qui est une
façon de corriger ce que j’allais dire pour Lévi-Strauss – il est évident que Lévi-Strauss met dans Mauss
beaucoup de choses qui n’y étaient que pour Lévi-Strauss.
C’est un travail très long à faire que d’analyser les stratégies de préface, de réhabilitation, de consécration,
de célébration, les centenaires, les anniversaires, etc. On peut le faire aussi bien en histoire de la philosophie
qu’en histoire de la littérature, de la peinture, etc. Ces mécanismes universels prennent simplement des formes
spécifiques selon la structure du champ, les lois du jeu, etc. Une vérification de la proposition selon laquelle la
perception est toujours une relation est donc le cas où il y a un objet à percevoir, mais pas de sujet pour le
percevoir : l’objet passe inaperçu, jusqu’à ce que ceux qui ont intérêt à le percevoir le perçoivent.
Le mot « intérêt » est intéressant : « intérêt à percevoir » veut dire « capacité à faire la différence ». Dire
« ça m’est égal », c’est être comme l’âne de Buridan 33, c’est ne pas voir, ne pas faire la différence. Contre ceux
qui ont une lecture réductrice de ce que je dis sur le mot « intérêt », je dis donc qu’avoir de l’intérêt, c’est
fondamentalement faire la différence (« Pour moi, ce n’est pas pareil »), ce qui suppose des catégories
permettant de faire la diacrisis, la division entre ceci et cela. Aussi longtemps que je n’ai pas les catégories du
salé et du sucré, je ne peux rien comprendre à la cuisine de beaucoup de civilisations. Ne pas avoir le goût, c’est
ne pas faire la différence. Des enfants qui mangent des petits pots on dit qu’« ils n’ont pas le goût ». C’est sûr,
les enfants vont être comme les journalistes que j’étudie [rires de la salle]… C’est une très bonne image [rires
de la salle] : ils n’ont pas le principe de différenciation entre le salé et le sucré. Avoir l’intérêt veut dire deux
choses : avoir envie et avoir un besoin de faire la différence. Le mot goût est magnifique parce qu’il exprime les
deux choses : avoir du goût, c’est avoir une propension à consommer et en même temps une capacité à
différencier. Ce qui fonde ce que j’ai dit tout à l’heure : les taxinomies sont toujours à la fois positives et
normatives. Dire que « l’homme est différent de la femme », cela veut dire que l’homme est mieux. Je ne peux
jamais dire « ceci est différent de cela », sans dire que l’un est mieux que l’autre. C’est une proposition
universelle socialement. D’où l’énorme difficulté du discours sociologique : dès que vous dites « le système
scolaire reproduit », on entend « et c’est bien » ou « et c’est mal ». Le jugement de goût, de préférence, est donc
un jugement de différence, de distinction qui, en même temps, implique un jugement de valeur.

L’institution des différences

Je prolonge un peu l’analyse que je voulais introduire par cet exemple : les sujets percevants contribuent à faire
la chose perçue. Si on posait le problème des classes, ce serait pareil : les sujets percevants contribuent à faire
les différences sociales : « Ça, c’est chic/ça, ce n’est pas chic », « Ça, c’est un prolo/ça, c’est un bourgeois »,
« Ça, c’est le Balzar 34/ça, c’est un bistrot » ; ils font des différences et contribuent donc à les produire. Un
paradoxe du monde social est qu’il est du perçu déjà perçu, déjà constitué, d’abord par les perceptions qui ont pu
devenir choses. Les générations passées ont fait des différences, par exemple entre un juge de grande instance et
un juge de petite instance, et pour nous cela devient un type qui a trois galons de plus, ou qui nous fait attendre
trois heures de plus – comme dans Le Procès de Kafka –, qui est institué comme différent. Le droit est une
grande institution à instituer des différences, à les instituer comme des choses, dans les choses. Il réifie les
perceptions. Les différences constituées s’accompagnent d’actes de différence. Les gens différents « font sentir
la différence », comme on dit, et les gens distants sont distants, ils marquent les distances, ils tiennent les
distances, ils ne se familiarisent pas. Mais cette différence, comme on dit, il faut pouvoir se la permettre : les
gens distants sont précisément ceux qui sont à distance (sinon ils sont « prétentieux »). Il y a de la différence qui
est une différence symbolique produite par des actes symboliques de différenciation, mais réifiés, naturalisés.
Elle est devenue une chose : c’est comme ça, c’est naturel. C’est là la partie objective, du côté de la chose perçue
qui est déjà perçu institué.
Du côté du sujet percevant, il y a des catégories de perception – là je vais très vite parce que ce serait
presque sans fin – qui, pour une grande part, sont le produit de l’intériorisation des différences objectives. La
différence entre le salé et le sucré ne s’invente pas, elle existe dans l’objectivité. Il faudrait réfléchir, par
exemple, dans le cas de la science, au nombre de problèmes qu’on ne se serait jamais posés si la tradition
scientifique ne les avait pas posés. Pourquoi étudie-t-on les loisirs sans étudier la culture 35 ? Il y a une
institution, le Congrès mondial de la sociologie 36, où ceux qui étudient la culture sont dans une salle, ceux qui
étudient les loisirs dans une autre, ceux qui étudient l’éducation encore dans une autre. Ils ont chacun leurs
petites problématiques et ne voient pas que le simple fait d’être dans une salle plutôt qu’une autre impose une
problématique plutôt qu’une autre : des frontières sociales sont transformées en structures mentales.
Réfléchissez aussi à la différence entre sociologues et philosophes et au nombre de problèmes qui, à un certain
moment, ne peuvent pas se poser socialement en raison de différences instituées entre les disciplines. Les
disciplines sont notre tableau des catégories de l’entendement 37, ce qui fait qu’une foule de choses ne peuvent
pas être pensées. Évidemment, quand on a pour catégories de pensée les structures selon lesquelles ce qui est à
penser est structuré, les choses vont de soi, elles collent, c’est évident. On pourrait prolonger pendant des heures,
mais je ne le ferai pas.

La production des producteurs

Après ce détour sur les sujets percevants, je reviens à mon objet particulier ; je vais appliquer la petite machine
sur le cas particulier. La première question est de se demander comment sont produits les producteurs. On va
donc se demander si ces gens-là sont intellectuels-journalistes, journalistes-intellectuels, écrivains-journalistes,
journalistes-écrivains, professeurs-journalistes, journalistes-professeurs, d’où ils sortent, comment ils ont été
produits. Le premier réflexe quand il s’agit de producteurs culturels est de penser à la famille. Ce qui est presque
toujours oublié dans la sociologie des œuvres culturelles, c’est le système scolaire, l’institution scolaire qui les a
produits. Ce que je veux dire n’est pas exactement ce qu’on dit lorsqu’on rappelle que Descartes a été l’élève des
jésuites. Disons que ce que le système scolaire transmet est moins important que ce qu’il fait en assignant à des
places, en disant : « Tu es littéraire », « Tu es scientifique », « Tu es en C », « Tu es en D » 38, ce qui veut dire des
tas de choses. Autrement dit, le système scolaire agit moins par ce qu’il enseigne ou par ce qu’il utilise comme
base dite objective de classification que par les classements qu’il produit et les effets de ce classement. Il y a un
effet de « Tu es cela », « Tu n’es qu’un… », un effet de fatum, de consécration, des effets de stigmatisation (« Tu
es bon/pas bon », « Tu es doué/pas doué ») : combien de philologues sont des gens qui ont raté leur dissertation à
dix-huit ans ?
Ici, dans le cas du palmarès, le rapport au système scolaire des producteurs est évident. L’une des
caractéristiques du milieu journalistique est une sorte d’anti-intellectualisme rampant, larvé. C’est une sorte de
revanche. Les écrivains l’ont toujours dit et il y a ainsi des pages terribles de Zola : l’anti-intellectualisme
rampant des critiques de type scolaire est lié à la division du travail et à la hiérarchie objective entre professeurs
et écrivains. Ce que Zola dit sur les élèves de l’École normale 39, leur mélange d’arrogance et de modestie,
d’humilité et de médiocrité, est l’effet des conditions sociales de production. La relation de l’écrivain à
l’écrivain-journaliste va être tout à fait autre : l’écrivain-journaliste n’a pas l’arrogance statutaire que donne le
fait d’être critique d’une institution, consacré ; il a des comptes à régler avec les intellectuels. Je ne prolonge pas
parce que cela aurait l’air polémique. Pourtant, ça ne l’est pas du tout, ça fait partie des choses qu’il faut savoir,
que je voudrais pouvoir dire mais que je ne dis pas. (Si, plusieurs fois, tout à l’heure, il y a des choses que je n’ai
pas dites, ce n’est pas du tout qu’elles étaient méchantes, mais qu’elles le deviendraient entendues par vous :
c’est dans la relation entre ce que je dis et les catégories de perception que vous risquez d’appliquer à ce que je
dis que peut s’engendrer la méchanceté.)
Il s’agit donc de s’interroger sur les conditions sociales de production des producteurs : leur famille, leur
milieu d’origine, leurs études, etc. Pour les études, ce n’est pas tellement la question de leur intérêt scientifique
mais celle de savoir si elles ont été bien réussies ou pas, achevées ou pas. Il y a par exemple une forme
d’hostilité à la science, d’idéologie néo-mystique qui s’engendre à la fois dans certains secteurs du champ
scientifique mais aussi dans le champ journalistique. Cette sorte d’irrationalisme ou d’antirationalisme a
beaucoup plus fleuri dans les années 1933 en Allemagne et il fleurit évidemment souvent chez des gens qui ont
des comptes à régler avec la science. Ce n’est pas par hasard si le mauvais scientifique devient souvent un bon
révolutionnaire, comme je l’ai suggéré la dernière fois [avec Marat], ou un bon national-révolutionnaire. Je dis
ici ces choses de façon brutale et raide mais je vous renvoie, en pensant que cela fait comprendre pas mal de
choses, à ce que j’ai fait sur Heidegger 40 et sur le contexte dans lequel s’est engendrée la pensée national-
socialiste.
Il faut donc s’interroger sur les conditions sociales de production des producteurs, les origines sociales, le
système scolaire et le rapport entre les deux : la manière de vivre l’échec scolaire va être très variable selon le
point de départ (et selon le rapport au système scolaire). Les effets de ressentiment, par exemple (et le rapport
hargneux, malheureux, hostile, soumis, dominé – tout ça n’étant pas exclusif), vont être en rapport avec le
rapport entre le point de départ et le point d’arrivée médiatisé par le système scolaire. Tout cela est très
compliqué. À partir de là, on peut revenir sur l’anti-intellectualisme, par exemple : on voit bien dans ce que je
vous ai dit tout à l’heure que « Qui est le successeur de Sartre ? » veut aussi dire : « Il n’y en a pas, quelle
chance, enfin débarrassés ! » Je le dis de façon naïve, mais c’est ce qui est dit : je peux vous apporter vingt
témoignages (et vous m’apporterez des documents – c’est un appel à contribution…), car ces choses-là sont
dispersées dans des foules de journaux, sous la forme de petits indices qui se livrent ici ou là. Plus il y aura de
documents, plus j’aurai d’indices. À un certain moment, parce que cela devient possible (c’est une chose très
importante) pour des raisons historiques, ces pulsions permanentes – par exemple l’anti-intellectualisme des
intellectuels – ont des chances d’être reçues, et s’expriment.
Il faut se demander quelles sont les conditions, les causes occasionnelles qui font qu’en 1933 l’anti-
intellectualisme pouvait particulièrement s’exprimer : n’est-ce pas lié à une surproduction de diplômés, au fait
que les assistants avaient des carrières très lentes, et aussi au contexte de crise politique (on pouvait dire
n’importe quoi et avoir l’air de dire quelque chose) ? Il y a là toute une analyse à faire d’une chose très difficile
à saisir scientifiquement mais que le sociologue, en tout cas moi, est très souvent obligé de supposer :
l’existence d’une sorte de conscience confuse des conditions d’acceptabilité de ce que l’on va faire ou dire. À
chaque moment, pour tout ce que nous faisons, il y a une sorte de référence vague : « Ça peut se faire », « Ça
peut se dire », « C’est une transgression, mais tolérable », « C’est impensable », « C’est impossible », « Ça ne se
fait pas ». Il y a une sorte d’évaluation dont il est très difficile de savoir comment elle se constitue. Je pense
qu’elle se constitue par une espèce de statistique pratique, semi-consciente. En tout cas, je pense qu’il est très
important, pour comprendre des phénomènes de révolution littéraire, ou des manières de faire et d’agir
quotidiennes, de savoir qu’existe cette sensibilité à un indice objectif d’acceptabilité des pratiques.
Après les conditions des producteurs, il faut analyser les positions sociales des producteurs dans l’espace.
Le champ est le sujet des actions par la médiation de la position occupée dans le champ telle qu’elle s’exprime
dans la pratique de l’agent, l’agent ayant à l’égard de cette position une disposition partiellement préalable à
l’occupation de la position (elle est façonnée par la famille, etc.), mais partiellement constituée par la position,
en particulier par ce que la position rend possible ou obligatoire. Pour dire les choses comme elles sont, une
position est un poste : il y a des postes d’écrivains. Par exemple, dans le poste d’écrivain depuis Zola, depuis
Sartre, il y a le fait de signer des pétitions. Dire qu’il y a des inventions sociales, c’est dire qu’il y a des postes.
On dit un poste de tourneur, d’ajusteur, etc. : c’est pareil pour les intellectuels, même si, évidemment, ce n’est
pas défini de façon stricte. Une propriété des postes est que plus ils sont élevés, plus la définition est floue, plus
elle implique qu’on peut et qu’on doit jouer avec la définition – c’est là une loi très générale – et plus on a
intérêt à ce que la position soit floue, alors que, sous réserve de vérification (je le crois, je n’en suis pas sûr),
plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus on a intérêt à ce que la définition soit raide et juridiquement
définie. Bien sûr c’est embêtant, mais au moins c’est une protection, un butoir : il y a des choses qu’on ne peut
pas vous faire. Mais le poste implique des devoirs (« Tu dois faire ça »). C’est aussi une potentialité objective :
mettre quelqu’un dans un poste, c’est engendrer un processus psychosociologique très compliqué sur lequel la
psychanalyse aurait beaucoup de choses à dire. J’arrête là-dessus.
Il y a une chose très importante dans la position des journalistes. On dit « la presse » : on est pressés, c’est
urgent, on n’a pas le temps de lire et on est donc payé pour parler de livres qu’on ne lit pas (c’est un fait social
vérifiable, je le dis sans méchanceté : le moindre journaliste l’avoue et on ne voit pas comment il ferait). Par
conséquent, on lit ce que disent les autres journalistes sur ce dont il faut parler et, effet de champ tout à fait
typique (vérifié cent fois ; je n’ai pas de statistiques, mais il y a d’autres manières d’accéder à la vérité sociale),
il y a des livres dont on ne peut pas ne pas parler, le rédacteur en chef disant : « Il faut absolument que tu parles
du livre d’Untel. » Les gens qui sont dans cette liste, dont on se demande (du point de vue d’une vision
normative) pourquoi ils y sont, ne peuvent pas sortir un livre sans que le phénomène se déclenche : « Il faut
absolument parler de son livre. » Cependant, la combinaison de cette contrainte très forte avec un anti-
intellectualisme rampant a pour conséquence, à un certain moment, qu’on se met à éreinter quelqu’un. Encore
une fois, il n’y a pas de décision, ce n’est pas voulu, mais c’est très embêtant quand on est premier dans le
palmarès, car on y est structurellement exposé. La victime actuelle ou potentielle peut le vivre comme un
complot (« Ils m’en veulent », « Ils veulent m’abattre », « C’est la droite/la gauche qui veut m’abattre », « C’est
le gouvernement », etc.), mais je pense en fait, dans des cas observés, que c’est un effet de champ combiné avec
un effet d’habitus : « Il faut absolument parler d’Untel, mais il nous casse les pieds, ce sera peut-être le nouveau
Sartre : il vaudrait mieux l’abattre avant… » [rires de la salle].
(Évidemment cela n’est pas conscient mais donne des choses qui vont surgir… Durkheim dit de la religion
qu’elle est une illusion bien fondée 41. Je pense que cette phrase s’applique à une foule de phénomènes sociaux :
très souvent, le sociologue doit détruire des choses pour pouvoir construire son objet. Par exemple, j’ai passé ma
matinée à détruire l’analyse du type « c’est voulu », mais il faut se demander pourquoi cette illusion a un statut
social collectif. Une bonne théorie scientifique – c’est une des différences avec les sciences de la nature – doit
envelopper, intégrer la théorie de ce qui est et la théorie des raisons qui font que ce n’est pas perçu comme cela ;
elle doit comporter une sociologie de ce que les choses sont et des raisons pour lesquelles ce n’est pas vu. C’est
là, je pense, l’une des grandes coupures, qui s’explique pour des raisons strictement historiques, entre ce que je
fais et la tradition des fondateurs, Marx surtout, mais aussi Durkheim. Ils avaient tellement de mal à fonder la
science sociale – ce n’est pas par hasard si elle est partie la dernière… ils ont tous dit que c’était très dur, qu’il
fallait être spécialement vigoureux –, il leur fallait tellement d’énergie, par exemple pour détruire la
représentation du travail et lui substituer la théorie de la plus-value, qu’ils n’ont pas eu l’énergie de penser
pourquoi il leur avait fallu tellement d’énergie pour comprendre ça 42. S’il avait été évident que le travail, c’est
la production de plus-value, ils n’auraient pas eu tant de mal et auraient pu intégrer les raisons qui font que la
théorie était dure à construire et qu’elle ne se diffuse pas si facilement, qu’elle rencontre des résistances, etc.)
J’ai perdu en chemin mon cas particulier… Je parlais de l’illusion de la simultanéité qui est un fondement
objectif d’une vision du complot. La vision du complot est vraiment une forme élémentaire de la perception du
monde social. Elle a une probabilité d’apparition inégale selon les classes sociales, les milieux, les moments :
elle va être particulièrement forte dans la petite bourgeoisie en déclin. Cela dit, elle peut trouver des conditions
objectives. Ici, si ce que je dis est vrai, il y a un effet de champ. À un certain moment, un homme est en tête dans
le hit-parade des intellectuels. Maintenant qu’Aron [2e dans le palmarès] est mort 43, on voit bien sur qui peuvent
tomber les prochaines hallebardes. Des effets de champ vont provoquer l’obligation de célébrer, dans un
contexte tel que la licéité de l’anti-intellectualisme s’élève, et on a de bonnes chances de voir apparaître… Je
peux dire ce que je pensais : par exemple, ça peut tomber sur Foucault. Voilà donc un exemple d’illusion bien
fondée : les effets de champ combinés avec des effets de position liés à l’habitus peuvent engendrer des formes
d’inventions simultanées à tous les points du champ, depuis Le Point jusqu’à Libération, on peut voir apparaître
des choses qui peuvent être perçues comme une campagne. Or il y a des foules de campagnes, et les meilleures
du point de vue de la dissimulation, de la violence symbolique, sont des campagnes sans sujet.
Je crois qu’il faut que je m’arrête. Je dis tout de même très vite que les objets percevant vont avoir des
propriétés de visibilité et de lisibilité. Ça, tout le monde le sent bien : étant donné les catégories de perception
des journalistes qui sont des gens pressés (il faudrait ici caractériser leur formation sociale, leurs catégories de
perception, ce qu’ils ont intérêt à voir et à ne pas voir), il y a des gens qui vont être plus visibles et plus lisibles
et il y a aussi des gens qui vont avoir une propension plus grande que d’autres à se faire voir et à se faire bien
voir ; il y a donc des gens qui vont être mieux vus et mieux bien vus. A priori, tout cela peut se déduire : les gens
qui seront mieux vus seront ceux qui auront les habitus les plus proches de leurs juges. Il y a des complicités de
jugeant à jugé : les intellectuels-journalistes vont évidemment trouver très bien les journalistes-intellectuels et
réciproquement. Il va donc y avoir une espèce de cote d’amour structurale qui n’a rien à voir avec « c’est mon
copain/ma copine », qui est au plus redoublée par la proximité personnelle.
On cherche d’habitude des petites causes et l’explication, du point de vue historique, mettra l’accent sur le
rôle des femmes dans l’histoire ou, dans l’histoire de la littérature, sur le rôle des salons. Ces petites causes sont
très importantes à prendre en compte, mais elles ne sont pas du tout accidentelles, elles sont structurales : ce sont
des affinités d’habitus (« on se sent bien ensemble »), qui n’ont rien à voir avec des manipulations conscientes
du marché. Il y aura d’un côté les affinités d’habitus et, d’autre part – c’est là que ça devient très compliqué –,
des stratégies de condescendance. Un facteur qu’il faut prendre en compte dans les rapports entre les
intellectuels et les journalistes, est la structure du champ de production et la position particulière qu’occupe le
champ des critiques – écrivains-artistes, artistes-écrivains – dans le champ de production. J’ai défini cette
position tout à l’heure : elle est culturellement dominée et temporellement dominante. L’une des stratégies par
lesquelles s’exprimera le souci d’être bien vu sera une catégorie particulière de la classe des stratégies de
condescendance. Les intellectuels soucieux d’être reconnus comme intellectuels doivent, en raison de la
définition de l’intellectuel à un moment donné du temps (celle qui a été constituée depuis Voltaire, Zola, Gide,
Sartre, etc.), aller au-delà du rôle qui consiste à écrire des livres. Ils ont donc besoin des journalistes. Si on veut
être intellectuel, il faut se servir des journalistes. Cela fait partie de la définition du rôle parce que, finalement,
être un intellectuel, c’est être un grand savant (par exemple…) plus quelque chose, et ce quelque chose, c’est le
journalisme qui le donne. À ce moment-là, les intellectuels qui veulent être bien vus reconnaissent eo ipso une
certaine légitimité au verdict de ces juges et ils peuvent la leur reconnaître par des stratégies de condescendance
qui peuvent frôler le cynisme. Dans le monde social en effet, toutes les stratégies ne sont pas inconscientes. Elles
le sont beaucoup plus qu’on ne le croit, mais elles ne le sont pas totalement. Il faudra que je revienne là-dessus.
Disons que si ces gens-là sont dotés de légitimité, c’est qu’ils reçoivent une reconnaissance y compris de ceux
qui se sentent le moins le droit de juger.

1. Voir les analyses sur le « premier collé » : « La magie sociale parvient toujours à produire du discontinu avec le continu. L’exemple par
excellence est celui du concours, point de départ de ma réflexion : entre le dernier reçu et le premier collé, le concours crée des
différences du tout au rien, et pour la vie. L’un sera polytechnicien, avec tous les avantages afférents, l’autre ne sera rien. » (Pierre
Bourdieu, « Les rites d’institution, Actes de la recherche en sciences sociales, no 43, 1982, p. 60.)
2. La Lettre volée (1844) est une nouvelle d’Edgar Poe : un ministre vole une lettre à la reine, la police se livre à des inspections très
minutieuses pour trouver l’endroit où il l’a dissimulée, alors que, plutôt que de la cacher, il l’a laissée au vu de tous, partant du principe
que des choses « échappent à l’observateur par le fait même de leur excessive évidence ». En avril 1955, Jacques Lacan prononça « Le
séminaire sur “la Lettre volée” », reproduit dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-61.
3. Voir M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., notamment p. 326-336.
4. Voir P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cité, p. 222-235.
5. Voir le post-scriptum « Éléments pour une critique “vulgaire” des critiques pures », in Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit,
1979, p. 565-585.
6. Il n’est pas impossible qu’il y ait là une allusion au livre de Raymond Boudon qui avait paru sous ce titre quelques années auparavant (La
Logique du social, Paris, Hachette, 1979) et qui posait en un sens lui aussi la question du « mystère des faits sociaux » (en y apportant la
réponse de l’« individualisme méthodologique » fondée sur la notion d’« effets émergents »).
7. P. Bourdieu fait une allusion au courant sociologique appelé « individualisme méthodologique » dont Raymond Boudon est l’un des
théoriciens importants.
8. Il s’agit de l’enquête sur les professeurs de l’Université de Paris publiée dans Homo academicus qui paraîtra en novembre 1984. La
question qu’évoque ici Bourdieu est traitée dans le passage de l’introduction du livre consacré à la distinction entre individus empiriques
et individus épistémiques, p. 34 sq.
9. Voir Bertrand Russell, « On denoting », Mind, 1905, p. 479-493 (trad. fr. postérieure au cours : « De la dénotation », in Écrits de logique
philosophique, trad. Jean-Michel Roy, Paris, PUF, 1989, p. 201-218). P. Bourdieu avait plus longuement évoqué ce type d’exemples
l’année précédente (cours du 9 novembre 1982, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 353 sq.).
10. Ces sigles renvoient à la classification des emplois ouvriers : OS pour « ouvriers spécialisés », OP pour « ouvriers professionnels », OQ
pour « ouvriers qualifiés ». Contrairement aux autres, les postes d’ouvriers spécialisés correspondent à des tâches considérées comme
n’exigeant ni métier ni qualification.
11. P. Bourdieu ré-évoquera cette question des titres dans son analyse des émissions consacrées aux grèves de 1995 (émission « Arrêts sur
images », France 5, 20 janvier 1996 ; Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996).
12. Max Weber, Sociologie du droit, trad. Jacques Grosclaude, Paris, PUF, « Quadrige », 2013, notamment p. 161, 213 et 300.
13. J. Huret, L’Enquête Huret, op. cit., Jules Huret travaille alors à L’Écho de Paris (puis au Figaro à partir de 1892).
14. P. Bourdieu a en tête le travail qu’il a commencé sur la révolution impressionniste et dont il donnera une première présentation dans son
cours l’année suivante (1984-1985). Il traitera en détail du Salon des refusés dans Manet. Une révolution symbolique, op. cit.
15. Le terme « impressionnisme » semble avoir été d’abord employé par un critique d’art (Louis Leroy) moqueur et hostile à l’égard du
tableau Impression, soleil levant de Claude Monet (1872).
16. « À propos de la nature, on accorde que la philosophie doit la connaître comme elle est, que si la pierre philosophale est cachée quelque
part, c’est en tout cas dans la nature elle-même, qu’elle contient en soi sa raison et que la science doit concevoir cette raison réelle qui y
est présente, non pas les formes contingentes qui se montrent à la surface, mais son harmonie éternelle ; c’est sa loi immanente et son
essence qu’elle doit rechercher. Le monde moral au contraire, l’État, la raison telle qu’elle existe sur le plan de la conscience de soi, ne
gagneraient rien à être en réalité celui où la raison s’élève à la puissance et à la force, s’affirme immanente à ces institutions. L’univers
spirituel devrait être au contraire abandonné à la contingence et à l’arbitraire, il devrait être abandonné de Dieu, si bien que selon cet
athéisme du monde moral, la vérité se trouverait hors de ce monde et comme pourtant on doit y trouver la raison aussi, la vérité n’y a
qu’une existence problématique. » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. André Kaan, Paris,
Gallimard, 1940, p. 33-34).
17. Allusion probable à l’usage qui est fait de ce terme en philosophie, en particulier depuis le livre de Jacques Derrida, De la
grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
18. Le Gault et Millau est un guide gastronomique créé par deux journalistes en 1972.
19. P. Bourdieu use de cette formule en référence à celle par laquelle Weber définit l’État par le « monopole de la contrainte physique
légitime » (M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., p. 97). Voir aussi les cours qu’il consacrera ultérieurement à l’État publiés sous le
titre Sur l’État, op. cit.
20. P. Bourdieu, Sur l’État, op. cit.
21. Référence à l’étymologie du mot « collusion » formé sur le verbe ludere, « jouer ».
22. Désigne la suspension du jugement, le doute méthodique.
23. Platon analyse souvent les activités humaines, et en particulier la philosophie, comme des jeux sérieux. La philosophie est un « sage jeu
de vieillard » (Les lois, livre VI) ; elle consiste à « faire preuve de sérieux » en « s’amusant » (Théétète, 168d-e).
24. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, « Quadrige », 1994 [1912]. On cite aussi souvent la phrase
suivante : « […] dans le monde de l’expérience, je ne connais qu’un sujet qui possède une réalité morale, plus riche, plus complexe que
le nôtre, c’est la collectivité. Je me trompe, il en est une autre qui pourrait jouer le même rôle : c’est la divinité. Entre Dieu et la société, il
faut choisir. […] à mon point de vue, ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et
pensée symboliquement. » (« Détermination du fait moral » [1906], in Émile Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, PUF,
« Quadrige », 2010 [1924], p. 74-75.)
25. Référence à l’origine étymologique du mot « verdict » (« qui est dit en vérité », « vrai dire »).
26. Le problème des relations entre la sociologie et les artistes est un sujet ancien et constant chez Bourdieu. Il regrettait que la sociologie ne
puisse recourir, avec la même liberté que les artistes, aux diverses formes artistiques pour aider à la diffusion de la sociologie. Dès 1975,
avec la création d’Actes de la recherche en sciences sociales, Bourdieu introduit dans le monde des revues académiques en sciences
sociales une liberté qui donne des allures d’avant-garde à la revue. Son analyse de L’Éducation sentimentale de Flaubert (« L’invention de
la vie d’artiste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2, 1975, p. 67-94) constitue une seconde approche entre sociologie et
littérature. Mais c’est avec La Misère du monde (Paris, Seuil, 1993 ; rééd. « Points Essais », 1998, 2015) qu’un pas décisif vers le monde
artistique sera fait par Bourdieu qui concevra explicitement ce livre d’entretiens comme un ensemble de courtes nouvelles permettant à un
large public, par projection ou identification, d’accéder à une compréhension des analyses sociologiques. Le livre donnera lieu à une
« mise en théâtre », les entretiens étant joués par des comédiens pendant plusieurs années. Cette collaboration de Bourdieu avec les
artistes se poursuivra jusqu’à la fin, Bourdieu ayant répondu positivement à la proposition de Daniel Buren de concevoir une salle de son
exposition au centre Pompidou qui était prévue en mars 2002. Ce projet est resté à l’état d’esquisse, celui-ci ayant été interrompu par son
décès en janvier 2002.
27. « C’est vers cette époque [vers 1925] que j’ai lu Le Capital et L’Idéologie allemande : je comprenais tout lumineusement et je n’y
comprenais absolument rien. Comprendre, c’est se changer, aller au-delà de soi-même : cette lecture ne me changeait pas. » (Jean-Paul
Sartre, « Questions de méthode », in Critique de la raison dialectique, t. I : Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960,
p. 23.)
28. « Nous dirons d’un groupement de domination qu’il est un groupement hiérocratique lorsque et tant qu’il utilise pour garantir ses
règlements la contrainte psychique par dispensation ou refus des biens spirituels du salut (contrainte hiérocratique). Nous entendons par
Église une entreprise hiérocratique de caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique le monopole de la
contrainte hiérocratique légitime. » (M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., p. 97.) Cette définition fait pendant à celle de l’État
comme « entreprise politique de caractère institutionnel [dont] la direction administrative revendique avec succès, dans l’application des
règlements, le monopole de la contrainte physique légitime » (ibid.).
29. P. Bourdieu pense peut-être au texte de Maurice Blanchot, « Notes sur un roman », La Nouvelle Revue française, no 3, 1955.
30. P. Bourdieu évoquera en détail l’état du champ philosophique au moment où il y est entré dans son auto-analyse. Il rapprochera
notamment le cas de Bachelard de celui de Canguilhem qui fut « consacré […] comme maître à penser par des philosophes plus éloignés
du cœur de la tradition académique, tels que Althusser, Foucault et quelques autres : comme si [il avait été] désigné pour jouer le rôle
d’emblème totémique pour ceux qui entendaient rompre avec le modèle dominant » (Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons
d’agir, 2004, p. 22).
31. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses
universitaires de France, « Quadrige », 1997 [1950], p. IX-LII. De cette préface qu’il a lui-même commentée dans ses analyses du don
(voir notamment Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980), Bourdieu a parlé en d’autres occasions (voir notamment « Les conditions
sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, no 145, 2002, p. 6).
32. Pierre Bourdieu, « Postface », in Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, trad. Pierre Bourdieu, Paris, Minuit, 1967
[1951], p. 133-167.
33. Le paradoxe du philosophe scolastique Jean Buridan met en scène un âne mort de faim et de soif entre son picotin d’avoine et son seau
d’eau, faute de choisir par quoi commencer.
34. Brasserie du Quartier latin à Paris, à 200 mètres du Collège de France, fréquentée notamment par des universitaires et des écrivains.
35. Cet exemple renvoie implicitement à des travaux que P. Bourdieu et son équipe avaient menés, en particulier dans les années 1960 (et
dans un centre qui, après 1968, allait prendre significativement le nom de « Centre de sociologie de l’éducation et de la culture ») et dont
l’une des caractéristiques était l’analyse simultanée des pratiques culturelles et de l’éducation (voir, par exemple, sur ce point Pierre
Bourdieu, Alain Darbel et Dominique Schnapper, L’Amour de l’art. Les musées européens et leur public, Paris, Minuit, 1966).
36. Allusion aux congrès de l’Association internationale de sociologie (International Sociological Association) qui, depuis 1950, ont lieu tous
les trois (et maintenant quatre) ans. Si P. Bourdieu et des membres de son centre de recherche se sont rendus au 7e congrès de l’ISA qui
avait lieu en Bulgarie à Varna en 1970, il n’y est guère retourné par la suite. L’association est organisée en « réseaux de recherche »
thématiques (sociologie de l’éducation, du travail, etc.) et les congrès, en dehors de leurs « sessions plénières », épousent cette
organisation.
37. P. Bourdieu fait une analogie avec le tableau des éléments de Mendeleïev.
38. Allusion au nom des séries de baccalauréat en vigueur de 1968 à 1995 (les baccalauréats C et D étaient des séries scientifiques).
39. « Quiconque a trempé dans l’air de l’École, en est imprégné pour la vie. Le cerveau en garde une odeur fade et moisie de professorat ; et
ce sont, quand même et toujours, des altitudes rêches, des besoins de férule, de sourdes envies impuissantes de vieux garçons qui ont raté
la femme. Lorsque ces gaillards-là sont spirituels et hardis, qu’ils trouvent des idées neuves, ce qui leur arrive quelquefois, ils les coupent
en si petits morceaux ou les déforment si bien par le ton pédagogique de leur esprit, qu’ils les rendent inacceptables. Ils ne sont pas, ils ne
peuvent pas être originaux, parce qu’ils ont poussé dans une fumure particulière. Si vous semez des professeurs, vous ne récolterez
jamais des créateurs. » (Émile Zola, « Notre École normale », Le Figaro, 4 avril 1881, repris dans Une campagne, Paris, Charpentier,
1882, p. 247-259.)
40. Pierre Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », Actes de la recherche en sciences sociales, no 5-6, 1975, p. 109-156 (cet
article sera développé dans un ouvrage publié sous le même titre aux Éditions de Minuit en 1988).
41. L’idée, sinon l’expression, se trouve dans le passage qui, au début de la conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse, est
synthétisé dans la table des matières par la formule : « La religion est une expérience bien fondée. » Voir Sociologie générale, vol. 1,
op. cit., p. 318, note 2.
42. P. Bourdieu avait développé plus longuement ce point la première année de son enseignement au Collège de France (dans sa leçon du
26 mai 1982).
43. Raymond Aron est mort quelques mois avant ce cours, le 17 octobre 1983.
COURS DU 15 MARS 1984

Première heure (leçon) : préambule sur la compréhension sociologique. – Un champ a-t-il un commencement ? –
Règles et régularités. – Le procès d’objectivation. – L’intérêt à se mettre en règle. – La position spontanéiste et
la position continuiste. – Passage des univers discontinus aux univers continus. – Deuxième heure (séminaire) :
le hit-parade des intellectuels (4). – La marge de liberté de l’action symbolique. – L’effet de redoublement du
pouvoir symbolique. – La spécificité de l’action symbolique. – La prévision politique.

Première heure (leçon) : préambule sur la compréhension


sociologique

Je voudrais commencer aujourd’hui par un bref préambule à propos de ce que c’est que de comprendre en
sociologie. La dernière fois, j’avais indiqué qu’une fonction de l’exercice de présentation que je faisais était, à
mes yeux, d’essayer de faire comprendre autrement que ce qu’on comprend d’ordinaire : il y a en effet plusieurs
manières de comprendre tout message et, en particulier, le message sociologique. Je voudrais revenir sur ce
point en citant d’abord un texte de Wittgenstein. Je l’ai lu dans le livre de Jacques Bouveresse, Le Philosophe
chez les autophages 1, dont je vous recommande fortement la lecture parce qu’il concerne très directement des
problèmes que j’aborde ici. Dans son introduction – qui est un peu difficile –, Bouveresse cite le texte suivant :
« Ce qui rend l’objet difficilement intelligible est – lorsqu’il est significatif, important – non pas qu’une
quelconque instruction particulière sur des choses abstruses serait nécessaire à sa compréhension, mais
l’opposition entre la compréhension de l’objet et ce que la plupart des hommes veulent voir. De ce fait, ce qui est
le plus immédiatement saisissable peut justement devenir plus difficilement compréhensible que n’importe quoi
d’autre. Ce n’est pas une difficulté de l’intellect mais de la volonté qui doit être surmontée 2. » Ce texte très clair
dit très bien ce que j’ai l’habitude de dire à propos de la sociologie : faire de la sociologie ne serait pas si
difficile si l’intention de comprendre n’était pas si difficile ; l’objet social est pour une part quelque chose qu’on
n’a pas envie de comprendre.
J’enchaîne avec un texte de Freud à propos du rire qui m’a été remis par l’un de vous. Je pense que la
personne qui m’a apporté ce texte pensait aux rires que j’avais pu susciter en vous disant certaines choses et à ce
que j’avais essayé de dire à propos de ce rire 3. Ce texte très connu du Mot d’esprit et ses rapports avec
l’inconscient me semble tout à fait à propos : « Nombre de mes névropathes, en cours de traitement
psychanalytique, témoignent régulièrement par leurs rires qu’on est parvenu à révéler à leur conscience, avec
exactitude, l’inconscient jusque-là voilé ; ils rient même lorsque les données de l’inconscient ainsi révélé ne s’y
prêtent point. Il est vrai que cela n’arrive qu’à condition qu’ils aient pu approcher cet inconscient suffisamment
pour le comprendre au moment où le médecin le devine et le leur présente 4. » Comme le dit la personne qui m’a
fait cette communication (comme vous l’imaginez, ce genre de communication qui témoigne d’une véritable
compréhension m’est très agréable), le rire pourrait donc être une forme de compréhension pratique précédant la
compréhension qu’on peut appeler théorique (bien sûr, ces mots ne veulent pas dire grand-chose) : il y aurait une
compréhension pratique qui viendrait avant la compréhension par les mots ou dans les mots.
Je prolonge un peu au sujet des mots : les mots sont l’un des obstacles à la compréhension véritable de
l’objet sociologique et une part du travail consiste à travailler sur eux. Ce travail, évidemment, s’est beaucoup
pratiqué, notamment dans un certain type de tradition philosophique – et dans des genres différents : la tradition
hégélienne et la tradition heideggérienne ne font pas du tout le même usage des mots –, mais je pense que, très
souvent, le travail sur les mots, le fait de dire la même chose de différentes façons, de mettre un mot pour un
autre, est un préalable à la compréhension réelle, du côté du producteur du discours sociologique comme du côté
des récepteurs. Si la communication orale a une vertu – sans quoi, il vaudrait mieux lire, ce serait plus
économique pour tout le monde –, c’est précisément qu’elle montre les mots se chercher, se trouver, se
substituer. Voir ce travail de lutte contre les mots fait, je crois, partie des conditions de la véritable
compréhension. J’ai, par exemple, fait l’expérience qu’on n’en finit jamais de comprendre ce qu’on dit : en
relisant des textes que j’ai écrits il y a fort longtemps, je suis parfois tout étonné d’y voir des choses que je viens
de comprendre ; je me dis alors que mes automatismes verbaux m’avaient porté en avant. Cela veut dire
simplement qu’on peut dire certaines choses sans les comprendre vraiment, alors que, très souvent, pour faire du
travail scientifique en sociologie, il faut essayer de comprendre vraiment ce qu’on dit.
Ce préambule est une façon de justifier l’exercice que j’avais fait la dernière fois et le côté un peu débridé,
ou « libéré », que j’avais donné à mon propos : je voulais libérer un certain nombre de refoulements et montrer
qu’on pouvait parler de manière tout à fait libre, avec un rire nietzschéen, de cet univers intellectuel très souvent
vécu, je pense, dans la souffrance. Je reviendrai sur ce problème dans la deuxième heure pour essayer de montrer
comment les univers sociaux sont des lieux de souffrance. Il y a souffrance et il y a lieu de faire l’analogie avec
la psychanalyse 5. Je manie toujours cette analogie avec beaucoup de prudence parce qu’elle est souvent utilisée
de manière sauvage, mais aussi parce que le discours psychanalytique, dans la mesure où il frôle toujours une
réalité sans jamais l’atteindre, est l’un des écrans les plus dangereux pour la compréhension du monde social.
Cependant, dans ce cas-là, l’analogie me semble très fondée. (Il vous arrive sans doute parfois de penser que je
dis des choses triviales ou que je me répète ; cela peut certainement arriver, mais il peut arriver aussi que ce soit
une intention liée à une certaine idée de ce que c’est que de transmettre de la sociologie.)

Un champ a-t-il un commencement ?

Je vais maintenant reprendre le fil de l’analyse que j’avais faite la première fois, c’est-à-dire l’analyse de la
notion de champ (et je reviendrai dans la deuxième heure à ce que je disais à propos des luttes symboliques et du
champ intellectuel). L’avant-dernière fois, je disais qu’un champ est un espace qui a en lui-même son moteur.
L’idée centrale de ce que je voudrais dire aujourd’hui pourrait, au fond, se résumer ainsi : comme un champ est
un espace social structuré, il peut être décrit, par analogie, dans le langage de la topologie mais, dans la mesure
où sa structure est produite par des forces antagonistes, cet espace peut être décrit aussi dans le langage de la
dynamique, comme un champ de forces. En quelque sorte, un monde social, un jeu social, a en lui-même son
propre moteur – je crois l’analogie du moteur un peu grossière, mais il faut l’avoir à l’esprit pour comprendre.
« Mettre en place un champ », ça n’a pas de sens : il n’y a pas de commencement, un champ ne commence pas
par un contrat bien que, ex post, lorsqu’on l’analyse, on découvre quelque chose qui a l’air d’un contrat, l’une
des propriétés d’un champ étant que, précisément, il a en lui-même une axiomatique : un certain nombre de
règles, pratiques ou explicites, définissent son fonctionnement. Mais rien ne serait plus faux que d’imaginer que
les mondes ou les champs sociaux commencent à un certain moment par un contrat, et l’un des grands problèmes
de l’analyse scientifique des champs est de décrire ces processus insensibles par lesquels se constitue ce qui
ensuite se met à fonctionner comme un champ. Par exemple, quand on travaille sur l’histoire de la littérature, on
peut commencer à dire : « Mais oui, il y a champ littéraire dès le XIIe siècle. » L’auteur d’un papier que je lisais
hier sur des traités concernant l’art au Moyen Âge rapproche ainsi trois discours classiques sur le monde
artistique au XIIe siècle, et ces gens parlaient en termes de champ, ce qui risque de surprendre les historiens de
l’art qui situeraient le commencement du fonctionnement du monde artistique comme champ au Quattrocento,
par exemple.
L’un des grands problèmes est donc de savoir à quel moment se met en place un champ, c’est-à-dire une
espèce de petite machine qui ensuite va engendrer sa propre perpétuation, ses propres problèmes, qui va devenir
autonome et, si je puis dire, automobile. Il n’y a donc rien de plus faux que l’idée qu’il y a à un certain moment
une sorte d’artifex [de créateur]. Une autre illusion sociologique est l’artificialisme, l’illusion du contrat ou d’un
Dieu horloger qui, à un certain moment, construirait quelque chose comme un jeu social. Je pense qu’on n’a
jamais trouvé, sous le scalpel du sociologue, de jeu social entièrement constitué. Cela vaut même pour les jeux
de société qu’on utilise constamment comme analogie – je pense que c’est l’une des moins mauvaises analogies
pour penser le monde social : on peut toujours leur trouver des antécédents, mais on ne sait pas s’ils ne sont pas
la reproduction, dans un espace imaginaire et structuré selon des règles, de jeux sociaux qui leur préexistaient –
par exemple, tous les jeux qui miment la guerre. On pourrait travailler sur ce sujet.
Le champ n’est donc pas quelque chose qui commencerait à un certain moment, par contrat, par décret. Il
n’y a pas de commencement absolu. Même si l’analyse sociologique a pour fonction de dégager cette sorte de
nomos, de loi originaire qui est en même temps une division, de dégager des nomoï et de les rendre visibles, il ne
s’agit pas de penser qu’il y a un nomothète qui, à un certain moment, aurait posé et constitué le nomos. Les
ethnologues, qui dégagent les lois immanentes à un espace social, diront par exemple que, dans la société kabyle,
on trouve un certain nombre d’oppositions fondamentales entre le sec et l’humide, l’est et l’ouest, le chaud le
froid, etc. 6. Ils rendront ainsi explicite le principe de division d’un monde qui est en même temps le principe de
vision de ce monde et qui existe à la fois dans les choses (par exemple, dans l’espace de la maison, il y a une
partie masculine et une partie féminine) et dans les cerveaux des gens qui habitent cette maison et qui la
perçoivent selon les structures mêmes qui y sont inscrites à l’état immanent. Mais dégager ce nomos, cette loi,
n’oblige pas à penser qu’il y a un acte constituant de cette loi. Je pense que l’illusion artificialiste ou
nomothétique est renforcée par toutes les théories du contrat et toute une tradition de la philosophie de l’histoire,
de la philosophie des sociétés 7.

Règles et régularités

Cela dit, un champ est, par analogie, une espèce de jeu qui a des règles immanentes, lesquelles peuvent être des
mécanismes producteurs de régularités ou des normes explicites engendrant des pratiques réglées. Il faut se
garder de confondre les mécanismes et les règles, ces deux principes d’ordre que l’on trouve dans le monde
social. Au contraire, il faut avoir à l’esprit l’opposition entre les régularités et les règles, la confusion entre ces
deux modes de régulation du monde social étant l’une des erreurs les plus constantes, les plus prégnantes dans la
pensée sociologique. Cette erreur – je reprends une phrase de Marx sur Hegel qui a une sorte de valeur de
slogan : « Hegel prend les choses de la logique pour la logique des choses 8 » – consiste à croire qu’une
régularité a pour principe la règle. Si le monde social est plein de régularités, de choses qui se répètent de façon
constante, ces liaisons régulières entre des causes et des effets, entre des événements et des conséquences, ne
sont pas nécessairement le produit d’une règle. Un linguiste, Paul Ziff, remarque ainsi qu’il y a un abîme entre
ces deux phrases : « Le train est régulièrement en retard » et « Il est de règle que le train soit régulièrement en
retard » 9. Quine explicite cette distinction importante quand il dit que, lorsqu’on construit un modèle, il faut
distinguer entre to fit et to guide 10 : un modèle peut être adapté, ajusté à ce dont il rend compte ou, au contraire,
il peut orienter ce qu’il nomme. Comme ce qu’on dit du monde social se situe toujours entre ces deux positions,
la confusion est permanente.
Par exemple, que veulent dire les ethnologues par des phrases du genre : « Chez les Dobus, on fait telle
chose » ? S’agit-il de dire qu’il est de règle de la faire ou de dire qu’on constate que régulièrement les gens la
font ? Entre les deux acceptions, il y a toute l’anthropologie. Tout ce qui concerne la notion de règles de parenté
tourne autour de cette distinction qui peut avoir l’air d’un distinguo gratuit. Je n’insiste pas longuement sur ce
point : je renvoie – parce que, malgré tout, le discours oral ne tient pas lieu de tout – à mon livre Le Sens
pratique, où j’ai longuement analysé cette distinction en faisant voir son importance pour comprendre un certain
nombre de choses en anthropologie et, notamment, les problèmes des règles de parenté (prenez l’index à la
notion de « règles » et vous trouverez des références précises qui vous permettront de reconstituer la cohérence
du discours).
Il y a mille raisons pour lesquelles cet écart entre « il est de règle » et « il est régulier » est, en quelque
sorte, constamment scotomisé dans le discours sociologique. D’abord, les informateurs parlent spontanément le
langage de la règle ; dès qu’on demande à un informateur : « Mais que faites-vous ? », « Que fait-on ce jour-
là ? », « Qu’est-ce qui se fait dans votre société ? », « Est-ce que cela convient de faire cela ? », on le somme
d’être son propre théoricien et de répondre en nomothète. Il dira : « Oui, chez nous, on ne fait pas… », ou « Le
premier jour du printemps il faut… ».
L’un des grands problèmes de la science sociale et de l’évolution des sociétés – c’est l’une des choses sur
lesquelles je voudrais insister aujourd’hui – est précisément le passage des choses qui se font aux choses qu’il
faut faire, des régularités pratiques aux régularités constituées, aux règles constituées, aux normes. On pourrait
dire qu’il n’y a pas de différence : [la remarque de Paul Ziff est sans importance parce que] de toute façon le
train est en retard et, dès lors que les gens jettent des fleurs le premier jour du printemps devant leur porte, peu
importe que le principe réel de leur pratique soit par soumission pratique à des dispositions permanentes, semi-
inconscientes, ou pour obéir à une règle explicite. Mais la distinction que je signale n’est pas un simple point
d’honneur théorique, anthropologique.
Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, Quine m’a été extrêmement utile et ce distinguo de
philosophe est très important dès qu’on se situe dans la logique de l’évolution et qu’on veut comparer, par
exemple, des sociétés. L’un de mes intérêts aujourd’hui est de comprendre comment les univers sociaux durent,
comment ils se perpétuent : comment rendre compte du fait que les mondes sociaux se reproduisent, qu’ils
perpétuent leur existence, et qu’ils la perpétuent comme existence normée, comme lieu d’une nécessité auto-
reproduite ? Si l’on se situe dans cette perspective, on a, au fond, deux réponses aux questions que j’ai posées :
notre philosophie spontanée du monde social (quand je dis « nous », cela englobe les simples particuliers mais
aussi les savants qui prétendent penser de façon cohérente le monde social) oscille entre une philosophie qu’on
pourrait dire spontanéiste et une philosophie qu’on pourrait dire mécaniste. Cette opposition est grossière (ce
n’est évidemment pas le mieux pour la communication scientifique que d’enseigner les choses de cette façon,
mais c’est ainsi qu’on procède à des fins scolaires), mais on pourrait opposer les grandes traditions
sociologiques sous ce rapport. Certains sociologues sont plus sensibles à l’émergence du nouveau. Ils voient la
société dans ce qu’elle a de spontanéité, de création imprévisible, de nouveauté – pour parler comme Bergson.
D’autres, par contre, sont plus sensibles aux régularités, au caractère auto-perpétué, auto-reproduit.
En fait, ce qui est souvent décrit comme une sorte de choix éthique, existentiel ou politique – il y a ceux
qui sont pour la reproduction et ceux qui sont pour le changement (très souvent les débats qu’on dit théoriques ne
sont que des confrontations de visions du monde quasi esthétiques) –, cache le problème très important de la
logique de fonctionnement des espaces sociaux, auquel je ne pense pas qu’on puisse répondre en choisissant un
des termes de l’alternative. On voit pourquoi ce problème apparemment sociologique a de la prégnance : il cache
un problème social, une opposition entre le mouvement et la conservation, le progrès et la répétition, etc. Une
dichotomie sociale très forte (conservatisme/progressisme) tend ainsi à se reproduire sous la forme d’une
dichotomie apparemment scientifique. Selon mon expérience, ces problèmes sociologiques qui ne sont que la
forme euphémisée, transfigurée de problèmes sociaux sont de faux problèmes ou en tout cas des problèmes mal
posés qu’il faut détruire pour découvrir les vrais problèmes. Dans le cas particulier, les choses me semblent
relativement simples. Je voudrais montrer qu’on ne peut pas enfermer dans l’alternative que j’ai formulée la
comparaison entre une société précapitaliste et une société comme la nôtre : toute société tend à assurer sa
propre durée, même si elle peut employer à cette fin des moyens extrêmement différents ; du même coup, on
aura des réponses croisées au problème que j’ai posé.
Je reviens un instant au problème de la règle : un des changements les plus considérables, que Max Weber a
décrit de façon très forte, est le passage du diffus, de l’implicite, du pratique (ce qui est à l’état pratique), au
codifié, à l’objectivé, au public, à l’officiel. Il semble que quand on avance dans l’histoire des sociétés, la part
des pratiques qui ont pour principe la règle explicite, juridique, constituée, et des institutions chargées de
garantir cette règle, va croissant. Ce qui ne veut pas dire, contrairement à ce que pose le schéma évolutionniste
que la plupart des gens – Max Weber compris – ont en tête, que ce progrès dans le sens que Weber appelle
« rationalisation » – je m’expliquerai sur ce mot : il vaudrait mieux dire « ce progrès dans le sens d’une
objectivation des principes de la pratique » – soit un progrès général et que tous les secteurs de l’univers soient
également soumis à ce processus.

Le procès d’objectivation

Comment les univers sociaux durent-ils ? Comment se fait-il que les champs sociaux, qui sont des produits de
l’histoire, s’organisent de manière à se perpétuer ? On peut dire – j’ai donné plusieurs définitions de la notion de
champ, et j’en donnerai encore d’autres – qu’il y a en tout champ deux aspects : d’une part, des mécanismes qui
ne sont pas nécessairement constitués, institués, et, d’autre part, des institutions. Je voudrais insister rapidement
sur cette distinction entre champ et institution : tout n’est pas institué dans un champ et tous les champs ne sont
pas également institutionnalisés – c’est une chose importante. Il me semble que la notion d’institution, qui avait
été identifiée par les durkheimiens au social 11, doit recevoir une acception beaucoup plus restreinte : l’institué
serait, selon moi, cet aspect des mécanismes sociaux qui est porté de l’état de régularité à l’état de règle ; c’est le
produit d’un travail de codification ou d’un acte d’institution qui est, par soi, un acte de codification. Je ne fais
qu’indiquer ce thème de la nomination que j’ai évoqué plusieurs fois dans mes propos précédents : il y a
institution lorsque, non seulement les choses se font, mais que quelqu’un doté d’autorité dit comment elles
doivent se faire et que la forme selon laquelle les choses doivent se faire est l’objet d’une objectivation – l’écrit
étant extrêmement important – et donc d’une explicitation et d’un contrôle logique. C’est en ce sens qu’on arrive
à la notion de rationalisation : l’objectivation est toujours un pas dans le sens de la rationalisation ; le passage de
l’implicite et du pratique à l’explicite et à l’objectif implique la possibilité d’un contrôle logique, d’une
confrontation qui est condition de cohérence.
Dans un jeu, un espace ou un champ social, il y a donc de l’institutionnalisé et du non-institutionnalisé ;
pour employer la métaphore du jeu, il y a des atouts et une structure de la distribution des atouts qui est un des
principes structurants de tout champ. Ainsi, un principe de structuration du champ intellectuel que j’avais
évoqué l’an dernier est la distribution inégale de ce que j’appelle le capital symbolique et qu’on peut, en gros,
identifier provisoirement à la réputation, la renommée, la célébrité. Cette structure de la distribution du capital
symbolique qui est invisible, qui n’est pas codifiée (je vous rappelle ce que je disais la dernière fois à propos du
coup de force que représente la codification sous forme de palmarès : comme l’honneur dans les sociétés
précapitalistes, cette structure de la distribution du capital symbolique est quelque chose d’impalpable,
d’insaisissable) est très agissante : elle a beau être diffuse, insaisissable, elle commande les pratiques, les
interactions entre les gens, les cooptations, les exclusions, les fréquentations, etc. Par ailleurs, il y a dans un
champ de l’institué, c’est-à-dire des règles et des gardiens des règles. Il y a un droit plus ou moins élaboré, plus
ou moins systématique ; ce peut être un simple droit coutumier, c’est-à-dire un ensemble de règles partielles
renvoyant à un système absent et consistant en l’application de principes fondamentaux jamais formulés parce
que laissés dans le « cela va de soi », dans la constitution non écrite. Cela est vrai de sociétés précapitalistes
mais aussi d’un champ comme le champ intellectuel où il y a des foules de règles qu’il faut connaître sous peine
d’être exclu, excommunié comme dans les sociétés primitives. Souvent plus importantes que les règles écrites,
ces règles non écrites sont le socle sur lequel reposent quelques règles écrites – on n’expose pas n’importe où
quand on est peintre, etc. Cette partie codifiée, cet aspect institutionnalisé sont extrêmement importants : le
passage du diffus à l’institutionnalisé marque un changement qualitatif. Par exemple, dans le champ littéraire
qui est un univers très peu institutionnalisé, les institutions ont une force d’autant plus grande qu’il n’y a pas
d’arbitre.
Dans tout champ coexistent donc ce qui tient à des règles et ce qui tient à une combinaison de mécanismes
et de dispositions. Un univers social devra sa durée à la conjonction de ces deux types de principes. Les règles
produiront de la régularité parce qu’une règle engendre de la prévisibilité. Un juriste appliquera la règle toutes
les fois qu’il y aura telle occasion, tel casus : la règle est une manière de produire de la prévisibilité et de la
calculabilité. C’est même la définition du droit rationnel selon Weber : le droit rationnel, qui correspond aux
sociétés capitalistes, est un droit qui fournit à l’économie ce dont elle a besoin, à savoir la calculabilité et la
prévisibilité 12. Une propriété de la règle est d’assurer celui qui la connaît qu’il saura ce qu’il a à faire, et
d’assurer celui qui la connaît et qui la regarde agir qu’il saura ce qu’il va faire. La règle est une sorte de loi
explicite qui assure une forme de prévisibilité. Ce n’est pas par hasard que la science sociale a toujours été tentée
par ce que j’appelle le juridisme. Il y a à cela des raisons historiques – les sciences sociales sont très souvent
sorties des facultés du droit qui ont été génératrices d’une forme de science sociale très particulière –, mais aussi
des raisons de fond : cherchant de la régularité, tout savant est porté à la trouver là où elle se propose, en
particulier chez les nomothètes, les faiseurs de règles ou les juristes qui lui disent qu’« il est de règle que… ».
Les anthropologues sont ainsi souvent des juristes spontanés et ce n’est pas par hasard qu’une partie de
l’ethnologie a été produite dans les pays coloniaux par des gens qui étaient de formation juridique ; ils étaient, en
quelque sorte, les juristes de sociétés précapitalistes qui, n’ayant pas d’écriture, n’avaient pas codifié leur code
pratique. Cela dit, il faut savoir que le simple fait de transcrire en règles de droit des choses qui existent à l’état
de principes pratiques est un changement radical. Le juridisme est une tentation permanente de la science sociale
qui cherche de la régularité ; si l’on trouve des règles, on va décrire le monde comme obéissant à des règles ; si
l’on n’en trouve pas, on va traduire ce qu’on entend (« Le premier jour de printemps on va cueillir des fleurs
dans les champs ») sur le mode de la règle, et je produis du « il faut ».

L’intérêt à se mettre en règle

Cette tentation sera d’ailleurs d’autant plus grande que les agents sociaux ont toujours des rapports extrêmement
compliqués avec les principes de leurs pratiques : dès le moment où une règle existe, il existe un intérêt à être en
règle. Je serais tenté de dire que si vous travaillez sur les sociétés précapitalistes, très peu d’actions ont pour
principe la règle. Comme ce sont des univers dans lesquels l’objectivation est très peu avancée, il vaut donc
mieux, pour rendre raison des pratiques, aller chercher plutôt du côté de l’habitus, des dispositions permanentes,
des micro-mécanismes qui peuvent exister. Cela dit, on dira qu’il y a tout de même des règles, par exemple le
mariage avec la cousine parallèle 13. Mais faut-il dire, comme le font souvent les anthropologues, que la règle est
le principe des pratiques et que, si les gens se marient avec la cousine parallèle, c’est « parce que c’est de
règle » ? En fait, c’est d’abord une règle très peu appliquée – à 4 % –, ce qui fait douter que ce soit une règle ;
ensuite, même dans les cas où les gens ont l’air d’obéir à la règle, il se peut qu’ils obéissent simplement au souci
d’être en règle, de se mettre en règle, ce qui est extrêmement important.
Si on transposait à nos sociétés, on verrait tout de suite qu’il y a des profits de moralité : il est très
important, même lorsqu’on transgresse la règle, de se donner les airs de lui avoir obéi, ce qui permet en ce cas de
cumuler les profits de la transgression et les profits de conformité. Le respect de la règle procure des profits
spécifiques, des profits, pourrait-on dire, de pharisaïsme, des profits de conformité. Dans les sociétés
précapitalistes – dans le cas de la société kabyle, vous trouverez de très beaux exemples en regardant là aussi
[dans l’index du Sens pratique] à « règles » et à « se mettre en règle » –, une part considérable du génie social
s’emploie à produire des conduites qui sont le produit de l’intérêt – au sens très large, j’y reviendrai –, mais qui
peuvent apparaître comme ayant pour principe l’obéissance à la règle. Ce qui fait qu’on cumule les deux formes
de profit : le groupe n’est pas dupe, mais – c’est très important – il accorde volontiers ce profit supplémentaire
parce que – les phrases qui ont « le groupe » pour sujet sont toujours dangereuses – il trouve un profit spécifique
aux conduites du type « se mettre en règle » du fait qu’elles ont pour vertu de reconnaître le groupe. Je cite
toujours le concept magnifique d’obsequium 14 par lequel Spinoza désigne au fond le respect que nous accordons
à l’ordre social en tant que tel ; c’est une sorte de respect fondamental, plus profond que tous les conformismes,
que demandent fondamentalement les groupes quand ils demandent de respecter les formes. Les groupes vous
disent très souvent : « Mais enfin qu’est-ce que ça te coûte de t’habiller comme les autres, d’employer les
formules de politesse, de ne pas transgresser ces formalités insignifiantes, pourquoi n’accordes-tu pas ça au
groupe ? En contrepartie, le groupe t’accorderait tellement : sa reconnaissance, etc. » Je pense que les stratégies
qui ont pour but de se mettre en règle sont une forme d’obsequium, de reconnaissance formelle des formes.
Ce que demandent les groupes, c’est toujours qu’on mette les formes et qu’on se plie aux formes, c’est-à-
dire aux régularités explicitées. Il y a des gens qui produisent de la forme ; la mise en forme est leur travail
propre : l’écrivain, le poète, l’esthète, l’artiste, le juriste bien sûr. On pourrait dire que la production culturelle
est pour une grande part une production de formes. La différence, dont tout le monde a l’intuition, entre la
politesse du cœur et la politesse formelle ou la civilité, c’est l’opposition forme/pas forme. Des textes
magnifiques de Rousseau, qui était mal à l’aise dans l’univers des intellectuels parisiens, décrivent cette espèce
de conflit entre la sincérité – ce qui vient du cœur, du profond – et le formel, le formalisme de la politesse
mondaine parisienne 15. En fait, c’est quelque chose de tout à fait profond, ce n’est pas par hasard si cette
opposition formel/non formel se retrouve entre les sociétés et entre les classes : il y a des intérêts à mettre des
formes et tout le monde n’a pas autant intérêt à mettre des formes dans la mesure simplement où tout le monde
n’en a pas les capacités.
C’est que, parfois, mettre les formes, c’est toute la compétence. Par exemple, dans mon texte sur
Heidegger 16, j’ai essayé de montrer – je vais le dire ici de manière très simpliste – que Heidegger a mis en
forme philosophique un certain nombre de thèmes qui étaient la vulgate dans laquelle a puisé le nazisme.
Évidemment, le travail de mise en forme, si complètement réussi que nous pouvons aujourd’hui lire du
Heidegger sans voir que c’est du nazisme transformé, suppose une compétence spécifique formidable : il faut
avoir lu Kant, Héraclite, il faut une compétence spécifique formidable. Cette mise en forme, qui permet de dire
n’importe quoi dans les formes, d’échapper aux censures, c’est l’euphémisme : l’art de dire conformément à ce
que le groupe demande. Le groupe est toujours très reconnaissant quand on met des formes : la chair est faible,
mais, en mettant les formes, on accorde qu’on fait tout ce qu’on peut pour être dans les normes, pour se mettre
en règle. On montre de la gratitude par opposition à l’attitude qui consiste à casser le jeu et qui est la pire des
attitudes, surtout quand elle est le fait de quelqu’un dont on voit bien qu’il pourrait mettre les formes mais qu’il
ne le veut pas : il a tout le capital, il pourrait le faire, mais il s’y refuse… On retrouverait la prophétie, dont une
propriété, selon Max Weber, est précisément d’être extraordinaire et, du même coup, de casser le jeu en rompant
avec les formes légitimes que conserve le sacerdoce 17.
Cette opposition entre le mis en forme, l’informé, l’objectivé, le codifié et le régulier sans mise en forme
se retrouve dans tout espace social : dans des sociétés précapitalistes ou dans des sociétés comme les nôtres et,
dans des sociétés comme les nôtres, elle se retrouve aussi à l’intérieur de tous les espaces, depuis les plus
codifiés – comme le monde du droit, par exemple – jusqu’aux moins codifiés, comme le champ intellectuel.
La position spontanéiste et la position continuiste

Cette opposition est très importante dans la mesure où elle correspond à deux manières de mettre de l’ordre dans
le monde social. Ce sont deux principes d’ordre tout à fait différents et il me semble que, pour faire la sociologie
comparée des types de société – ce que nous faisons constamment sans le savoir dans la vie quotidienne et que
les sociologues font presque toujours de façon plus ou moins honteuse –, le biais que je vais prendre n’est pas le
plus mauvais. Je vais essayer de comparer les différentes sociétés sous le rapport de leur manière d’assurer leur
durée, de gérer leur rapport au temps, leur rapport à l’avenir.
Je vais faire ici, sans insister lourdement, une référence qui va vous paraître saugrenue mais qui, je pense,
fonctionnera pour ceux qui ont la culture correspondante. On pourrait dire, si vous voulez, que s’opposent très
souvent à propos du monde social deux visions tout à fait antagonistes : une vision que j’ai appelée spontanéiste,
instantanéiste, discontinuiste, du monde social comme lieu d’une émergence permanente, d’un surgissement
permanent, et une vision qui voit le monde social plutôt comme le lieu d’une constance, de la reproduction, etc.
Pour faire comprendre, je citerai une phrase de Durkheim dans son fameux cours, Montesquieu et Rousseau
précurseurs de la sociologie : « Pour Hobbes, c’est un acte de volonté qui donne naissance à l’ordre social et
c’est un acte de volonté perpétuellement renouvelé qui en est le support. » Cette phrase est intéressante et je vous
renvoie au prolongement : Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie (Paris, Rivière, 1953, p. 195-
197). Pour Hobbes, donc, selon Durkheim, le monde social est une sorte de création continuée. Il y a un
nomothète qui crée, et à chaque instant le monde est recréé.
L’analogie avec la création continuée cartésienne est, je pense, tout à fait fondée. À propos de Descartes, un
commentateur célèbre, Jean Wahl, disait : « La création est continuée parce que la durée ne l’est pas 18 » ; le
Dieu cartésien doit à chaque instant refaire le monde parce que le monde n’a pas en lui-même son énergie, son
principe de continuation. Leibniz, qui critiquait très sévèrement la physique et, du même coup, la métaphysique
cartésiennes, disait : « Qu’est-ce que c’est que ce monde et qu’est-ce que c’est que ce Dieu qui n’est pas capable
de faire le monde une fois pour toutes 19 ? » Il disait, à peu près : « Il est comme un artisan qui doit sans arrêt
revenir, il n’a pas su y mettre un moteur, c’est un monde sans moteur 20. » À propos du mouvement, Leibniz a
une phrase très belle qui anticipe ce que dit Bergson à propos de la vision cinématographique de la durée 21 :
« Le mouvement n’est que l’existence successive en divers lieux de la chose mue 22. » Le mouvement est une
série de photographies statiques dans lesquelles la place des choses a changé : il était là, il est là et le
mouvement n’est qu’une apparence produite par la mise en série de visions instantanées.
Dans l’univers sociologique contemporain ou dans le monde social, il y a des gens qui parlent le langage de
cette vision instantanéiste dans laquelle le monde commence en quelque sorte à chaque instant. Par exemple, les
idéologies de Mai 68 étaient spontanément spontanéistes : il y a cette idée que le monde est quelque chose que
l’on peut faire ex nihilo, qu’on peut reprendre de zéro. Contre cette vision, il y a une vision continuiste, incarnée
en philosophie par Leibniz, selon laquelle le monde social, et chacun des sous-univers que j’appelle champ, a en
lui-même sa loi, une loi inscrite, immanente. Cette lex insita, comme disait Leibniz, est en même temps une vis
insita, c’est-à-dire [que le champ] a en lui-même sa force, son moteur propre et, quand il se transforme, c’est
motu proprio : il est constitué de manière à engendrer son propre avenir et il a donc une sorte de conatus – c’est
un mot commun à Leibniz et à Spinoza –, il a son élan en lui-même : il ne va pas n’importe où, il a des
tendances. Vous retrouvez ce langage de la tendance chez Weber. Au sujet de l’Église, il parle des « tendances
propres du corps sacerdotal 23 ». Le sociologue, lorsqu’il décrit un corps – c’est autre chose qu’un champ 24 –
comme le corps sacerdotal ou professoral, doit saisir ces lois immanentes, cette tendance à persévérer dans
l’être, ce conatus, cette tendance à perpétuer sa position qui est constitutive soit d’un agent, soit d’un groupe
d’agents, soit d’un corps d’agents. La sociologie doit donc découvrir ces tendances immanentes. On pourrait
continuer sur cette analogie, mais je cite simplement Leibniz, qui dit : « La force est la lex insita, la loi
immanente, l’impression durable 25. » L’expression d’« impression durable » est significative : c’est en quelque
sorte la trace durable – dans la vision évidemment théologique, il y a un premier commencement, alors que dans
la vision sociologique il n’y a pas de premier commencement –, une sorte de nécessité inscrite qui définit à la
fois le monde considéré dans l’instant et aussi dans sa prétention à durer.
Passage des univers discontinus aux univers continus

Le fait que j’ai employé une référence philosophique peut faire croire que ces deux visions du monde qu’on
pourrait dire mécaniste et instantanéiste pour l’une, et continuiste et dynamiste pour l’autre, sont deux types
idéaux ou deux modèles purs, entre lesquels la science sociale devrait trancher. Mais est-ce que, selon les
sociétés et les sous-espaces à l’intérieur d’une société, on ne trouve pas en quelque sorte des combinaisons de
ces deux formes ?
Dans un premier temps, je voudrais dire qu’on peut, me semble-t-il, décrire, sans risque de tomber dans un
schéma évolutionniste simpliste, le passage des sociétés précapitalistes aux sociétés capitalistes à logique
immanente comme un passage d’univers de type cartésien discontinus à des univers de type leibnizien continus.
De même, on peut décrire l’institution d’un champ et le processus d’objectivation qui l’accompagne comme
tendant à substituer à des univers de la discontinuité des univers de la continuité dans lesquels les rapports
sociaux tendent à s’auto-perpétuer sans intervention permanente des agents sociaux. Je vais traduire cela de
façon très simple : les sociétés précapitalistes, en tout cas celles du type de la société kabyle que j’ai décrite – je
vous renvoie encore une fois au Sens pratique 26 –, ont pour propriété de demander aux agents sociaux un travail
permanent d’entretien des relations sociales. Ce sont des sociétés dans lesquelles – comme le Dieu de Descartes
qui doit sans arrêt refaire sa création à tous les instants – les relations sociales doivent être sans arrêt
recommencées, il n’y a de relations permanentes que si on les entretient. Le travail de constitution des relations
sociales demande un investissement permanent.
Je corrige tout de suite l’impression de linéarité que je pourrais donner : plus on va vers les sociétés à haute
accumulation objectivée, plus il y aura de lieux institutionnels auto-reproduits, mais il reste toujours dans les
sociétés les plus rationalisées, au sens de Weber, des zones entières où le travail d’entretien, d’institution, de
restauration de l’institution est à faire. Par exemple, dans l’univers économique, si l’objectivation, la mise en
forme des relations, la codification des rapports vont être très avancées dans les grandes sociétés de type
capitaliste, les modèles du type familial sont encore très prégnants dans les petites entreprises qu’on appelle
« paternalistes » et où les relations de travail ne se perpétuent que pour autant que les deux parties les
entretiennent par des tas de choses qui sont considérées comme non économiques. Bien sûr, l’un des lieux où se
perpétuent les relations du type précapitaliste, c’est l’économie domestique dont chacun sait qu’elle repose sur
tout un travail d’entretien, des attentions, etc.
S’il n’y a donc pas de schéma linéaire, l’opposition reste vraie malgré tout. Les relations dans les sociétés
précapitalistes demandent aux agents sociaux un travail d’entretien permanent ; elles ne peuvent être constituées
et entretenues que par ce travail d’invention dont l’échange de dons constitue un exemple : l’échange de dons se
présente comme une forme de création continuée, puisque, à chaque moment, les choses peuvent s’arrêter si l’un
des partenaires le décide, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas contraint par la série qui a été instaurée 27. Faire
un don à quelqu’un, c’est ne pas lui laisser le choix. Quoi qu’il fasse, il répondra : en ne rendant pas, il fera
offense, et en rendant, il choisira de continuer. Cela dit, à chaque moment, le jeu peut s’arrêter. On pourrait
décrire la même chose à propos des rapports entre les patrons et les domestiques, et là il y a toute une tradition
d’analyse extrêmement importante sur la différence entre le domestique et l’ouvrier agricole. Dans un très beau
texte, Max Weber montre comment le remplacement du domestique par l’ouvrier agricole est un changement
absolument capital du point de vue de la fondation d’une économie rationnelle avec des travailleurs libres
formellement, etc. 28. L’économie fondée sur le rapport de domestique repose précisément sur ce type de relation
enchantée, à la fois charmante et mystifiée, que nous désignons, par exemple, par le mot de « paternalisme » : les
relations économiques ne peuvent s’y perpétuer qu’au prix d’un travail symbolique destiné à masquer la réalité
des relations économiques : c’est tout un travail que de transformer un salaire en cadeau. Il suffit de réfléchir
aux honoraires des médecins et aux relations entre les médecins de famille et les familles bourgeoises, ou aux
relations entre les médecins qui ne prennent pas d’honoraires, ce qui donne beaucoup de travail à ceux qui ont
reçu le service parce qu’ils doivent inventer une manière honorable de payer les honoraires, c’est-à-dire une
manière euphémisée.
Dans les sociétés très formalisées, les structures de type informel existent toujours mais elles n’ont pas le
même poids et ne sont pas dominantes. Les sociétés précapitalistes, elles, n’ont pas (ou alors sous des formes
très faibles) d’institution juridique constituée avec un pouvoir de coercition, de police, de prison. Elles n’ont pas
de mécanismes économiques constitués, même pour des services comme la construction d’une maison. Elles
doivent donc constamment travailler à créer des relations durables dans un univers où il n’y a rien pour les
garantir. Il y a des contrats, mais ce sont des contrats de confiance très compliqués… Il faudrait revenir à la
notion de fidēs telle que la développe Benveniste dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes 29 : ce
sont des économies de la bonne foi et de la fidēs ou de la fidélité. Comme l’économie domestique, ce sont des
économies de la confiance où tout repose sur ce qui peut apparaître comme la bonne volonté des gens.
Du coup, la question fondamentale qui est de savoir comment tenir durablement quelqu’un, si elle se pose à
toutes les sociétés, est résolue de façon différente. Une manière de tenir durablement quelqu’un est de faire qu’il
tienne à vous, c’est-à-dire de constituer des relations de dépendance qui peuvent être affectives. La relation
affective est l’un des instruments sur lesquels reposent grandement les économies et la politique domestiques.
Simplement, l’entretien de ce genre de relations suppose, de la part de celui qui n’a pas d’autre moyen d’exercer
durablement son pouvoir, un travail d’entretien qui peut épuiser en quelque sorte toute son énergie. Duby dit
quelque part quelque chose qui me paraît lumineux. Je simplifie peut-être (j’hésite toujours à citer quelqu’un car
j’ai toujours peur de le mutiler, ce n’est pas du tout par irrespect, c’est le contraire), mais il me semble avoir
compris dans ce que dit Duby, que la sortie du féodalisme supposait qu’un certain nombre de gens soient libérés
du travail que demande l’entretien d’un capital symbolique 30. Aussi longtemps qu’on dépense tellement
d’énergie et un tel génie d’invention à entretenir des relations tellement compliquées, on n’a pas beaucoup de
réserves pour investir économiquement. L’entretien des relations économiques durables est très coûteux : ces
relations – celle du patron et du métayer, celle du forgeron et du paysan, etc. – sont tellement compliquées et
demandent tellement de travail, d’euphémismes, de méconnaissance, de reconnaissance, de transformation de la
dette au sens économique en dette morale… Sur ce point, vous pouvez relire Benveniste : tout le vocabulaire des
institutions indo-européennes est un vocabulaire ambigu parce qu’il se rapporte à une économie précapitaliste
dans laquelle tous les moyens de tenir les autres sont, comme on dirait, moraux, c’est-à-dire qu’on n’obtient des
choses que par la morale, la reconnaissance, le sentiment. Les mots comme fidēs, pretium, etc., qui sont devenus
des mots économiques sont au départ surchargés de connotations affectives, éthiques, etc.
Les mises en forme permettront évidemment une économie d’énergie : ces structures ambiguës sont
formidablement coûteuses et remplacer la relation de philos, comme l’écrit Benveniste, par un contrat
d’association, simplifie beaucoup la vie. L’une des fonctions du passage de la régularité fondée sur la confiance
ou sur les dispositions éthiques à la règle, c’est-à-dire à la régularité fondée sur le droit, est de permettre une
économie considérable de temps et d’énergie et d’instaurer des relations au fond beaucoup plus univoques,
beaucoup moins équivoques. Il faudrait reprendre tout cela dans le détail, mais je m’arrête là [pour la première
heure du cours].

Deuxième heure (séminaire) : le hit-parade des intellectuels (4)

On m’a posé, durant la pause, trois bonnes questions qui me paraissent toutes importantes mais, […] pour ne pas
faire de réponse improvisée, j’y reviendrai la prochaine fois. Je voudrais dans cette deuxième heure reprendre
l’analyse que j’avais faite la dernière fois de manière à clore ce que je disais et à prolonger une analyse de Kafka
que j’avais aussi esquissée. J’en étais resté au point où je décrivais les fondements d’une sociologie de la
perception sociale en distinguant ce qui est à prendre en compte du côté de l’objet d’une part, et du côté du sujet
percevant d’autre part. J’avais rappelé que du côté de l’objet, s’agissant de l’exemple des intellectuels, il y avait
des propriétés caractéristiques des objets à voir, c’est-à-dire la propension à se faire voir et bien voir. De plus –
et ceci d’autant plus qu’on est davantage dans des univers institutionnalisés et codifiés, pour reprendre ce que je
disais tout à l’heure –, les individus sont porteurs de marques institutionnelles : des marques vestimentaires (le
turban vert pour montrer qu’ils sont allés à La Mecque, des moustaches pour montrer qu’ils sont des hommes
d’honneur par opposition à des femmes, des vêtements, etc.) ou des titres (dans beaucoup de sociétés, c’est
simplement le nom propre qui est toujours un nom de famille, c’est-à-dire l’indicateur d’un capital symbolique
possédé à titre collectif).
Dans le cas des intellectuels, il y a des choses qui font penser aux sociétés précapitalistes, en particulier le
rôle déterminant du capital symbolique qui est un capital très fragile. Les Kabyles disent que « l’honneur, c’est
une graine de navet » et on pourrait dire que, de même, la réputation intellectuelle est très fragile – « ça roule
une graine de navet, c’est tout petit, tout rond, ça roule et vous échappe entre les doigts ». La réputation, la
célébrité, etc. sont des choses très fragiles, très peu codifiées, très peu objectivées. Il faut les entretenir, et
lorsque ce qui est en jeu, c’est une réputation d’intellectuel qui, compte tendu de la définition historique de
l’intellectuel, implique une dimension politique, il faut entretenir des relations avec des journalistes. On se
retrouve dans une structure de type précapitaliste : il s’agit d’entretenir durablement des relations, de les
transformer en relations enchantées. Les sociétés précapitalistes savent très bien qu’il faut entretenir les
relations tout le temps pour s’en servir de temps en temps parce que les relations non entretenues ne peuvent pas
servir : si on les restaure au moment où on en a besoin, elles se révèlent comme intéressées et ne fonctionnent
donc pas comme relations. Ces choses tout à fait simples sont importantes. Une relation par contrat, c’est
terriblement simple. On sait qu’il faudra payer à l’échéance et que si on en a besoin avant, il faudra payer un
dédit : tout est prévu, c’est sans histoire. Les relations du type de celles qui doivent être entretenues sont
beaucoup plus coûteuses : il s’agit d’improviser tout le temps, d’inventer à chaque moment, les accidents sont
toujours possibles, etc.
Je reviens aux marques. Les intellectuels sont des produits marqués, mais les marques sont elles-mêmes
discutables. Vous pouvez penser au rôle de l’Académie qui est une des marques les plus anciennes, les plus
attestées, mais qui, jusqu’à un certain point, discrédite au lieu d’accréditer. Cela varie cependant dans le temps :
il y a un certain nombre d’académiciens dans la liste que je vous ai lue l’autre jour mais, si on y réfléchit, cela
eût été impensable d’avoir des académiciens dans une liste d’intellectuels il y a quinze ans. Pourquoi est-ce
possible aujourd’hui ? Je pense qu’il y a des phénomènes de marquage, de labellisation, comme disent les
sociologues américains 31 : les produits culturels ont un label particulier. C’est une propriété de ce champ que
d’être faiblement institutionnalisé, peu codifié. Il n’y a pas de juriste, pas d’institution vraiment dotée, en dehors
de l’institution très importante mais qui n’est pas visible qu’est le système scolaire : celui-ci – encore une
analogie avec l’Église (la pensée analogique de champ à champ est tout à fait fondée puisqu’il s’agit de penser
de structure à structure, de chercher des homologies) – reste détenteur du pouvoir de canonisation, même si c’est
un pouvoir qui ne s’exerce que post mortem. Il est très intéressant de relever que, comme vous le savez, le droit
interdit de déposer des sujets de thèses sur quelqu’un qui est encore vivant : très peu de règles juridiques existent
dans la vie intellectuelle et universitaire, mais c’en est une… cela mériterait une analyse pour savoir quand elle a
été posée, pourquoi, avec quel sens, etc.
Cela dit, cette règle marque une coupure entre le processus de canonisation post mortem par le système
scolaire et le processus de canonisation dans le siècle, du vivant des auteurs, qui, lui, est abandonné à des jeux
beaucoup plus confus, diffus, etc. D’où la question : dans quelle mesure la canonisation anticipée dont le
palmarès que je découvrais l’autre jour est un moment, préfigure-t-elle ou pré-façonne-t-elle la canonisation
qu’exercera le système scolaire ? La réponse à cette question suppose une recherche historique. Elle ne sera pas
la même selon les époques considérées mais la question, elle, est transhistorique : elle peut être posée à propos
de tout champ. Les rapports entre le champ intellectuel et le champ universitaire sont centraux. La question
nécessite de trouver des indicateurs, par exemple le nombre d’universitaires dans un palmarès établi par les
journalistes-universitaires. On pourrait aller voir les affiches de tous les enseignements de France et regarder la
part des enseignements consacrés à des auteurs vivants : elle varie probablement considérablement selon les
époques. Il y a là une question sur laquelle il faudrait réfléchir… Cela dit, il y a peu d’instances légitimes à
légitimer, dotées de manière indiscutable du pouvoir légitime de légitimer, et ces instances sont elles-mêmes
justiciables de critiques : l’Académie française, l’Académie Goncourt et le prix Goncourt est discréditant plus
que créditant (cela dépend pour qui…).
Cet univers de l’économie fiduciaire est fondé sur une économie de la croyance. Il faut le préciser pour
corriger un schéma évolutionniste que certains peuvent avoir en tête. Il est évident que si les économies
précapitalistes reposent sur la fidēs et sur la croyance dans toutes leurs dimensions, y compris les plus
économiques, les économies les plus formalisées font encore une grande part à la croyance. Chez les
économistes, certains nouveaux courants s’aperçoivent enfin que l’économie repose sur la croyance, la
confiance, etc. 32. (Très souvent, les économistes redécouvrent à grand tapage des choses qu’ils ont scotomisées
pour pouvoir constituer leur objet – ce qui ne simplifie pas les rapports avec la sociologie…) Les économies les
plus avancées dans le sens de l’objectivation, la formalisation, etc., ont encore des fondements du type fidēs : par
exemple, le contrat de travail ne doit pas autant, ni au même titre, à la fidēs que le rapport entre le domestique et
son maître, mais il doit encore beaucoup plus à la fidēs qu’on ne le croit. On le découvre par exemple lorsque
toute une génération se met à instaurer un rapport au travail sans précédent. On parle alors d’« allergie au
travail 33 » comme si c’était une maladie : il se trouve simplement qu’à un certain moment les conditions
sociales de production et de reproduction du rapport au travail tacitement exigées par l’économie – et si
tacitement exigées qu’elle n’en tient pas compte dans sa théorie – n’étant plus remplies, tout un aspect de
l’économie ne peut plus marcher. On s’aperçoit que, dans le contrat de travail, comme dans tout contrat, tout
n’est pas contractuel, selon la formule de Durkheim 34, il y a de l’implicite, du non-dit, etc.

La marge de liberté de l’action symbolique

Je reviens aux propriétés qui prédisposent l’écrivain à être perçu. Il y a donc le fait qu’il soit plus ou moins
marqué par des marques institutionnelles. L’appartenance à telle ou telle institution universitaire joue un rôle
très important dans la perception, de même que l’appartenance à telle ou telle maison d’édition. Il y a une sorte
de pré-construction du livre qui est lu, à travers la couverture, à travers ce que signifie la couverture comme un
signe dans un espace de signes. Il y a aussi le nom propre de l’auteur, son image en fonction de ses écrits
antérieurs ou de ce qu’on en sait, etc. Il n’y a jamais de lecture naïve, même de la part des lecteurs dans les
maisons d’édition : personne ne lit jamais un manuscrit sans une lettre préalable. Les enquêtes auprès des
éditeurs montrent qu’un livre n’arrive jamais tout seul, mais souvent par un auteur de la maison 35 et, d’ailleurs,
quand il arrive, il se choisit en fonction d’une représentation préconstruite de l’éditeur. C’est encore l’effet de
couverture qui fait que le manuscrit arrive chez cet éditeur. Le livre est déjà préconstruit pour l’éditeur : on
n’envoie pas son manuscrit n’importe où (on ne va pas envoyer chez Stock un roman postmoderne). Il y a donc
une sorte de pré-construction de la perception du côté de l’objet.
Du côté des journalistes, je rappelle très vite un certain nombre de principes de structuration de leur
perception. J’avais indiqué leur position dans l’espace du champ de production dans son ensemble : en
particulier, la position ambiguë, metaxu, des journalistes culturels qui les porte à une perception ambiguë et qui
fait qu’ils ont intérêt à l’allodoxia, au quiproquo. Mais j’indiquais aussi que la propension au quiproquo permet
de produire un effet de consécration par contact. De même qu’on parle de « contamination par contact » dans les
sociétés primitives (deux choses qui se touchent se contaminent magiquement), il y a une consécration par
contact : mettre un auteur petit à côté d’un grand – c’est l’effet de préface – consacre symboliquement le petit
par le grand. Par conséquent, en juxtaposant dans une liste des choses séparées, on les assimile, et comme on
s’assimile au petit, on s’assimile au grand en assimilant le petit au grand.
Ces procédés tout à fait inconscients jouent beaucoup dans la propension à produire ces listes qui, du point
de vue de quelqu’un qui a les catégories de perception bien constituées, c’est-à-dire selon les structures réelles
de la distribution du capital symbolique, donnent à voir des distributions qui paraissent brouillées, barbares. Ces
listes qui mélangent les serviettes et les torchons peuvent être le produit d’une série de motivations plus ou
moins inconscientes, parmi lesquelles la propension à l’allodoxia, mais celle-ci a des limites. On peut en effet
penser que si des journalistes se laissaient aller – d’ailleurs on peut s’en faire une idée, parce que selon l’endroit
où ils publient, ils sont plus ou moins censurés, ils expriment plus ou moins leur « liste de cœur » –, l’effet de
consécration ne s’exercerait même plus, la liste s’en tiendrait à leurs pareils. C’est là une propriété sociale
évidente : on tend à aimer ce à quoi on s’identifie. Ils auraient donc tendance à aller jusqu’à la consécration
totale de leurs pareils. Je ne donne pas d’exemple, mais si ça vous amuse, il vous suffit de suivre l’affaire dont je
vous ai donné quelques éléments… S’ils allaient jusqu’au bout, il n’y aurait plus que des gens comme eux dans
leurs listes.
Ce qui les arrête, c’est qu’ils occupent dans ce champ une position dominée culturellement et dominante du
point de vue temporel, à travers le pouvoir que donne le pouvoir sur les journaux. Mais le pouvoir temporel
qu’ils détiennent s’anéantirait complètement s’ils ne gardaient pas un certain pouvoir culturel, s’ils ne gardaient
pas au moins certaines apparences. Autrement dit, pour que le pouvoir culturel s’exerce comme pouvoir
symbolique c’est-à-dire comme pouvoir méconnu et donc reconnu, il faut que leurs jugements aient l’air
légitime. En allant trop loin dans le sens de leurs pulsions sociales, ils perdraient le bénéfice de leurs actes de
consécration. C’est là une raison de ces mélanges bizarres Dumézil/Bernard-Henri Lévy. Une autre raison, c’est
que, pour affirmer son appartenance au champ, il faut affirmer la reconnaissance des gens reconnus dans la
région dominante du champ au sein duquel on occupe une position culturellement dominée.
Cela conduit à une propriété très importante de l’action symbolique : celle-ci a toujours une marge de
liberté par rapport aux actions réelles. L’action symbolique a pour fin de transformer les principes de vision et de
division du monde social. Elle est toujours au fond une action sur la perception et sur les catégories de
perception. Pour être efficace, elle doit transiger avec les catégories de perception qu’elle veut transformer : on
ne peut pas dire en plein jour qu’il fait nuit. Ce n’est qu’à l’heure où toutes les vaches sont grises qu’on peut
dire : « Ça c’est noir, ça c’est blanc. » Par conséquent, plus les structures objectives d’un espace social sont
floues, plus le pouvoir symbolique pourra s’exercer. Cela explique, entre autres choses que, comme l’ont
remarqué les anthropologues, les ethnologues, les sociologues de toutes les époques, la prophétie, qui est une des
formes les plus extraordinaires de l’action sur les catégories de perception, fleurit dans les périodes de crise,
quand, précisément, les structures du monde social vacillent. Il suffit de penser, pour ceux qui l’ont vécu, à
Mai 68 36 : ce sont des périodes dans lesquelles tous les avenirs semblent possibles. Ces effets de bonne
continuation que j’évoquais ce matin et qui font partie de l’inconscient de notre rapport ordinaire au monde
social, ce sentiment que les choses tendent à persévérer dans l’être, qu’il y a des carrières, des avenirs probables,
que tout n’est pas possible, qu’on n’est pas dans un univers de jeu où à chaque instant tout va changer, etc., tout
cela chancelle dans les périodes de crise. On a brusquement l’impression que des foules de possibles
apparaissent. C’est le terrain favorable à l’intervention prophétique. Au moment où on ne sait plus trop ce qui va
arriver, où on ne voit pas bien, comme on dit, ce qui va arriver, le prophète intervient. C’est le poète dans les
sociétés précapitalistes. Dans des sociétés comme les nôtres, l’homme politique surgit. Ce n’est pas du tout un
homme politique ordinaire, c’est Cohn-Bendit, c’est celui qui parle quand tout le monde est muet, celui qui
arrive à dire encore quelque chose quand tout le monde est en état de stupéfaction. Je pense que la sociologie de
la perception conduit à une sociologie du pouvoir de perception, donc à une sociologie politique qui est, je pense,
pour une grande part, une sociologie du pouvoir sur le voir, sur les instruments de vision, les principes de vision,
les principes de division du monde social.

L’effet de redoublement du pouvoir symbolique


Ce pouvoir sur les principes de vision et de division ne peut pas s’exercer dans le vide. Là encore, je vais
produire une opposition un peu simpliste, mais pour la dépasser. On pourrait dire qu’il y a une vision marxiste
classique de l’homme politique comme accoucheur : il y a les structures et l’homme politique conscient
accouche ces structures en les disant – c’est la « prise de conscience ». La théorie des classes est le fait de dire
qu’il y a des classes dans la réalité que je découvre. C’est finalement une théorie heideggérienne de la vérité : je
suis celui qui découvre des structures préexistantes et qui les fait exister 37. En les découvrant, je produis l’effet
d’objectivation et d’explicitation dont j’ai parlé tout à l’heure, mais cet effet n’est qu’un effet de redoublement
de structures préexistantes. La position opposée – que j’invente un peu, mais pas tout à fait… – consisterait en
une espèce de subjectivisme radical et spontanéiste : je ne dis pas ce qui est mais je dis et c’est. Je produis, je
fais surgir ce qui est en le disant. C’est l’action politique comme action magique qui dit « il y a des classes », « il
y a une classe », « il y a telle classe », ou bien qui, par la manifestation, manifeste – « manifestation » est un mot
formidable – qu’il y a une classe et qui du même coup la fait exister, la rend manifeste. Cela conduit à une
théorie complètement subjectiviste du monde social selon laquelle il n’y aurait de classe que pour autant que des
gens croient qu’il y en a, arrivent à faire croire qu’il y en a et à se faire reconnaître comme crédibles quand ils
disent qu’il y en a ou, ce qui est encore plus fort, quand ils disent qu’ils sont la classe.
La vérité, ce n’est pas du compromis, mais j’ai posé ces positions polaires parce qu’elles correspondent
souvent à des positions politiques – c’est encore une des difficultés de la sociologie. Du coup, elles deviennent
des structures mentales incorporées, complètement inconscientes qui continuent à fonctionner dans le travail
scientifique. C’est pour cette raison qu’il faut les expulser. Comme les guérisseurs expulsent le mal, je viens de
les expulser sans trop les caricaturer (je dirais même que je leur ai donné bonne figure parce qu’elles sont plus
moches que ça… [rires de la salle], alors que ce matin, quand j’ai constitué les deux oppositions sur le temps,
j’ai un peu caricaturé…). Ces deux oppositions masquent un problème capital : dans quelles limites ce pouvoir
sur la perception peut-il s’exercer ? Dans quelles limites réelles peut-on dire n’importe quoi, faire n’importe
quoi par le dire ? Quelles sont les limites du pouvoir symbolique ? Est-il un pouvoir absolu ?
On pourra dire, et c’est très intéressant, que le pouvoir symbolique le plus extraordinaire consiste à dire ce
qui est, et cela change tout. Il y a ainsi un poème de Ponge, Natare piscem doces : « Tu apprends à nager aux
poissons 38. » Beaucoup d’actions sociales, et notamment scolaires, consistent à apprendre à nager aux poissons :
on enseigne des choses que seuls ceux qui les savent déjà apprennent, puis on consacre ceux qui ont eu l’air
d’apprendre comme ayant appris. L’effet de consécration est un effet formidable et très important : dire que
l’Église catholique consacre la famille chrétienne, ce n’est pas rien. Les sociologues se sont demandé si c’est
l’Église catholique qui maintient la famille catholique ou si c’est la famille catholique qui maintient l’Église
catholique 39. Je pourrais vous donner une bibliographie de mille titres. Beaucoup de littérature empirique essaie
de dissocier des causes et des effets, mais on est en présence d’un effet de consécration qui, précisément,
consiste à n’avoir l’air de rien. Vous pouvez chercher tant que vous voudrez, vous n’arriverez jamais à isoler
l’effet de consécration de l’effet préalable et, évidemment, l’effet de consécration s’exerce d’autant mieux qu’on
ne fait que dire ce qui arriverait de toute façon. C’est comme dans Jean-Christophe 40 : le gamin veut croire qu’il
est tout-puissant et il dit aux nuages « Va à droite » quand ils vont à droite et « Va à gauche » quand ils vont à
gauche. Une part de l’action politique est de ce type. Un grand homme politique – plutôt de droite d’ailleurs – est
celui qui dit : « Je dis ce qui est. » Il peut faire croire qu’il est la cause efficiente d’une chose sur laquelle il va
exercer une efficacité symbolique qui n’est pas nulle et qui est très difficile à définir – comme vous le voyez,
j’hésite, je ne sais pas trop comment la définir, mais c’est déjà pas mal de la nommer.
Beaucoup d’actions sociales, en particulier les rites d’institution, sont de ce type : j’appelle « rites
d’institution » ce genre de rites de passage 41. Ils consistent à dire à un garçon qu’il est un garçon et cela change
tout, parce que le garçon croit qu’il est un garçon, parce que les filles croient qu’il est un garçon, et ainsi de
suite. C’est toute une morale. Après, c’est un travail énorme pour être à la hauteur de la définition socialement
constituée. Quand on dit : « Tu es un normalien », « Tu es un polytechnicien », « Tu es un idiot », « Tu es un
débile », « Tu es un analphabète », ce sont des actes symboliques purement symboliques de redoublement dans
lesquels le problème que je viens de poser ne se pose pas puisque je dis « j’apprends à nager aux poissons ».
Mais il faut s’interroger sur l’intérêt de l’action symbolique et se demander qui y a intérêt : on voit bien que ce
sont des intérêts de conservation. Si l’on trouve le monde très bien comme il est, autant se donner l’impression
de l’avoir voulu ; c’est encore mieux car c’est voulu.

La spécificité de l’action symbolique

Mais le problème de l’action symbolique se pose de façon dramatique lorsqu’on veut aller contre : quelles
marges de liberté a-t-on dans ce cas où on peut essayer de mesurer l’efficacité spécifique du symbolique
puisqu’il s’agit de produire un effet différent ? J’ai commencé (c’est très difficile de communiquer) par le moins
évident parce que l’action symbolique du type même que j’ai nommé est la plus difficile à voir. Elle passe par
définition inaperçue puisqu’elle redouble ce qui existerait de toute façon. On peut croire qu’elle ne sert à rien,
mais ce n’est pas vrai du tout. En témoigne cette immense littérature sur la famille catholique et l’Église : le
familialisme est-il responsable de la taille de la famille ou l’inverse ? Le deuxième cas est beaucoup plus facile :
le problème apparaît beaucoup plus facilement, mais la mesure empirique et la description des limites ne sont
pas faciles.
Je pense que l’action politique se donne pour projet de transformer le monde social en transformant la
perception du monde social qui est constitutive de ce monde dans la mesure où, d’une part, une grande partie de
ce monde est de la perception objectivée – à l’image du droit – et où, d’autre part, les agents agissent dans ce
monde en fonction de la perception qu’ils en ont. L’un des seuls ressorts que l’on ait quand on veut changer le
monde social au lieu de le conserver – ce matin je me situais dans la logique de la conservation – est celui qui
consiste à essayer de transformer la perception. Comment faire pour transformer la perception objectivée,
canonisée, consacrée – le droit est ainsi une vue droite, orthodoxie, une vision droite – et la vision incorporée,
c’est-à-dire les principes de vision, les catégories de perception ? Je dis des choses très générales mais elles
s’illustrent parfaitement dans le tout petit cas que j’ai pris comme prétexte.
Bien sûr, on peut s’exercer à dire n’importe quoi, la probabilité que le n’importe quoi soit entendu variera
selon l’état du monde social. Si on est dans un champ de type leibnizien où la propension à la reproduction est
très forte, les tendances immanentes sont très fortement ressenties, on sait à quoi s’en tenir pour l’avenir et le
n’importe quoi est la folie. Le n’importe quoi a plus de chances d’être entendu dans les situations de crise d’un
ordre de ce type ou dans une société où il rencontre des structures sociales moins auto-reproductives, moins
stables. Cela me semble éclairer beaucoup de choses, même si je dis trop ou trop peu parce que ce n’est pas mon
objet principal. Dans le cas de l’ordre normal, on peut penser au problème que pose Kuhn pour un univers
scientifique 42 : qu’est-ce qu’une révolution scientifique ? Si vous dites n’importe quoi, vous serez brûlé. C’est
arrivé historiquement. Il y a même des découvertes qui n’ont pas été perçues comme telles et qu’on découvre
comme découvertes cent cinquante ans après. Cela veut dire que celui qui les avait faites était passé [pour] fou
ou qu’il était passé inaperçu : il n’y avait pas de catégories de perception pour l’apercevoir.
La probabilité de réussite d’une action proprement politique de transformation des catégories de perception
dépend d’une foule de variables objectives, mais, en tout cas, le transformateur des visions et des formes de
perception objectivées (par exemple, celui qui, comme le poète dans certaines sociétés, dit qu’il faut faire la paix
quand les gens sont en train de s’étriper), celui qui change la vision et l’action en changeant la vision, doit
réaliser une espèce d’optimum : il doit se servir de ce qu’il combat pour le combattre, il doit donc le connaître.
C’est pourquoi les grands transformateurs sont des maîtres : la transformation suppose une maîtrise de ce qu’on
cherche à transformer. Par exemple, dans la négociation dans une société précapitaliste, le rôle du transformateur
va être de se servir des structures qui engendrent ce qu’il veut combattre pour combattre ce qu’il veut
combattre : il va se servir du point d’honneur pour régler une querelle d’honneur, il va se servir des valeurs de la
lignée : « Tu es un Untel fils d’Untel fils d’Untel fils d’Untel, nous le savons tous, et c’est au nom de cela même
que je t’interpelle : tu es assez grand pour pouvoir te permettre ce qui apparaîtrait chez un autre comme
déshonneur. » Vous allez voir que ce sont des modèles très généraux. Si je dis qu’Isidore Isou est le plus grand
poète contemporain, c’est très difficile à faire admettre : cela montre que je ne suis pas dans le coup, ou alors
que je suis très paradoxal, mais cela dépendra de ma position dans les structures mêmes que je veux transformer.
C’est là une autre loi : plus je suis haut dans les structures, plus je peux transformer les structures mais… moins
j’en ai souvent envie ! [rires]. Ce n’est pas une boutade, mais une loi à vérifier, et c’est le paradoxe du champ
scientifique : pour faire une grande révolution scientifique aujourd’hui, il faut avoir beaucoup de capital
scientifique 43. Autrement dit, la révolution tend à être le monopole des capitalistes : elle n’est pas à la portée de
n’importe qui. C’est une des propriétés de champs hautement objectivés et hautement formalisés.
Dans le cas [du palmarès des intellectuels] que j’ai sous les yeux, le problème est de savoir si j’ai assez de
crédit pour transformer la structure de la distribution du crédit. Si j’agis en pleine méconnaissance de cause,
c’est-à-dire sans connaître cette structure de la distribution du crédit, ni ma position dans cette structure – ce
sont deux choses importantes –, je peux dire quelque chose que je crois, mais c’est ridicule. Deuxièmement, si je
ne connais pas ma position, je ne sais pas les limites dans lesquelles je peux dévier. Pour bien jouer là, un
journaliste culturel doit savoir son statut ; par exemple, ce statut peut être pas mal, mais rester médian : son
autorité n’est reconnue que par ceux qui ne connaissent pas. Il lui faut avoir une espèce de vue réaliste qui n’est
pas théorique. C’est ce que j’appelle le sens du placement, selon une métaphore sportive : le sens du placement
est ce qui fait que vous êtes là où le ballon va tomber, quand le maladroit est là où le ballon est parti, ou là où il
faisait semblant de partir. Le sens du placement est le fait de savoir où on est et de connaître les marges de
liberté, les tolérances à la déviance, le droit à l’hérésie que tolère cette position, le seuil entre « il est fou » et « il
est original ». Il s’agit là de choses tout à fait fondamentales, presque de la vie quotidienne. Ce sens du
placement donne donc un certain nombre de limites. Il suppose aussi une connaissance de la vraie structure de la
distribution du capital symbolique : pour savoir où je suis dans la structure, il faut connaître la structure, au
moins pratiquement, et souvent je ne connais la structure qu’en sentant ma position. Lorsqu’on fait la théorie
d’un champ, on doit construire ce qu’on appelle la « structure de la distribution du capital symbolique », et c’est
souvent un travail considérable : il faut trouver des indicateurs, calculer des indices, les cumuler, et ce qu’on
produit est une sorte d’artefact qui n’existe pour personne et qui résulte d’un travail de codification du même
type que celui que font les juristes 44. Cela dit, cette structure n’est pas seulement théorique et les gens en ont
une sorte de maîtrise intuitive : quelqu’un qui a une bonne intuition de sa place dans le champ, de ce qu’il peut
se permettre et de ce qu’il ne peut pas se permettre, comme on dit, a une espèce de sentiment confus ou
d’équivalent pratique de l’ensemble de la structure.
Ce serait bien sûr une erreur monstrueuse de transformer cet équivalent pratique en maîtrise théorique et,
pour faire le lien avec ce que je disais ce matin, de mettre dans la tête des gens la construction théorique qu’on
est obligé de produire par les instruments de la science comme la statistique. L’action symbolique et l’action
politique doivent leurs limites à la maîtrise pratique de la structure, de la position qu’on occupe, des libertés
qu’on peut prendre avec la structure, de ses points faibles, des petites marges, des points flous. Le lien entre
l’objectif et le subjectif que j’avais distingués pour les besoins de la compréhension va maintenant apparaître :
une entreprise de mélange comme celle que réalise ce palmarès n’est possible que s’il y a des fondements in rei,
des cum fundamento in re comme disaient les scolastiques. C’est une expression durkheimienne typique 45 : pour
que certaines actions symboliques soient pensables et possibles, il faut qu’elles aient une probabilité objective de
réussite, qu’elles aient un fondement dans la réalité. Elles exercent un effet de consécration en accentuant ou en
renforçant quelque chose qui était rendu possible par des propriétés objectives. Par conséquent, si le champ
intellectuel français n’était pas – au moment considéré, dans les années 1980 – dans un rapport tel avec le champ
du journalisme que le journalisme a la possibilité de se manifester comme jugeant les œuvres intellectuelles, je
pense qu’un tel palmarès n’existerait pas. S’il existe, c’est parce que la chance objective lui est donnée, ce qui ne
veut pas dire que son existence en tant que volonté symbolique n’ajoute rien à cette chance objective. C’est pour
cela que le fameux problème « si Napoléon n’avait pas existé… » est naïf. Il occupe encore souvent les
discussions historiques et on le résout en disant « le verre à moitié plein, à moitié vide », ce genre d’âneries du
sens commun liquide les vrais problèmes. Ce problème très concret qui est le problème de toute action humaine,
l’action politique le porte simplement à son maximum. La prétention de transformer [la situation] par une action
suppose une appréciation inconsciente des chances et je pense que l’ambition de transformer [les choses] est
corrélée aux chances de réussite de la transformation – il y a d’autres variables du côté des dispositions de celui
qui apprécie la situation. Ce qui ne veut pas dire [que cette ambition] ne contribue pas à accélérer, à renforcer [la
transformation] ; il y a une efficacité proprement symbolique.
On peut revenir au problème des classes que j’ai posé tout à l’heure (je le reprendrai plus rigoureusement
et de façon plus didactique) : j’avais créé deux positions, l’une spontanéiste, l’autre déterministe. Le problème
est du même ordre : si vous dites : « Patrons et ouvriers de tous les pays, vous êtes tous unis, unissez-vous ! », je
ne sais pas si vous mobiliserez beaucoup… On peut toujours dire n’importe quoi, mais les chances qu’a le
discours sur le monde social de devenir socialement efficace sont proportionnées à son objectivité, à la nature de
la relation qu’il entretient avec l’objectivité sur laquelle il veut agir, la limite étant le cas où il consacre ; j’ai
100 % de réussite si je dis : « Il faut être ce que tu es, sois toi-même ! » – cela ne veut pas dire que je ne fais
rien… C’est très différent si je dis : « Change, fais une métanoïa radicale, deviens autre, meurs et deviens ! » Les
institutions totalitaires accomplissent une action sociale de ce type : c’est l’entrée au couvent. Je renvoie à Asiles
de Goffman (1961) qui est un livre absolument capital, l’un des fondements de la sociologie. Les institutions
totales, dans certains cas, disent : « Tu dois changer du tout au tout », ce qui suppose des conditions tout à fait
spéciales : le camp de concentration, la caserne, le couvent, etc. L’action politique – grâce à Dieu ! – ne peut pas
réunir à tous les coups ces conditions très spéciales que suppose la production de l’homme nouveau.

La prévision politique

Entre les deux cas polaires, il y a l’action politique. Elle est une transaction avec le probable. On le voit très bien
dans mon petit exemple. J’ai en quelque sorte décrit les pulsions des gens à partir d’une description de leur
position. J’ai montré ce qu’ils auraient envie de voir et ce qu’ils auraient envie de dire. Mais il y a des limites à
ce qu’ils peuvent dire s’ils veulent être efficaces et crédibles, ce qui est à peu près la même chose : il faut qu’ils
conservent leur capital symbolique, ce qui consiste essentiellement pour un journaliste à être crédible, à être
considéré comme digne d’être cru. Si je dis n’importe quoi, je perds mon crédit – voilà un mot précapitaliste et
capitaliste : « crédit ». S’ils veulent conserver leur crédit, il y a, comme on dit, des limites. Ce sont des limites
incorporées. Ce peut être des limites de type juridique, mais seulement dans certains cas, par exemple quand il y
a une déontologie. Si l’on édicte des règles qui par exemple énoncent qu’un journaliste ne peut pas dire que
Lévi-Strauss et Bernard-Henri Lévy, c’est la même chose, cela change tout : l’acte devient la transgression d’une
règle. Mais dans un univers sans règles, les seules limites sont des limites incorporées. J’ai beaucoup insisté sur
ce thème parce que je le crois important au-delà de ce cas particulier.
Je donne un seul exemple que je ne vais pas développer car il serait très long : le statut particulier de la
prévision en politique 46. Si vous y réfléchissez, vous trouverez des foules de choses : la prévision n’a pas du tout
le même statut en politique que dans les sciences. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de prévision dans les
sciences sociales : on peut prévoir, mais la prévision y est un acte politique même s’il s’agit d’une prévision
scientifique. Une façon d’imposer sa vision consiste à la donner comme une prévision. Si je dis : « C’est sûr que
ça va arriver », c’est l’effet de fatum. Si je dis : « C’est sûr qu’Untel est le plus grand, vous n’avez qu’à attendre,
vous verrez », j’ai déjà les courbes qui montrent qu’il a une pente ascendante. L’effet de prévision est un coup
politique et, dans des sociétés où la science sociale (ou, si l’on veut être très modeste, l’idée de la science
sociale) existe, la prévision devient un enjeu absolument capital. La science sociale, qu’elle le veuille ou non, est
une science politique : les constats les plus constatifs (« Le capital culturel va au capital culturel », etc.) sont
prédisposés à fonctionner comme des prévisions (par exemple destinées à démobiliser : « Il n’y a rien à faire,
puisque c’est la loi »). En tout cas, la prévision est l’une des stratégies les plus communes. Il reste qu’il y a
différentes formes de prévision. Si, par exemple, je suis un homme politique, je peux dire : « Je prévois que le
1er mai il y aura une manifestation à la Bastille », ou : « La France sera obligée de sortir du serpent
monétaire 47 », puisque j’ai le pouvoir de faire que cela existe. Mais au nom de quelle autorité dis-je cela ? Est-
ce que je ne contribue pas à faire que la prévision se réalise ? C’est un problème très compliqué, mais c’est, si
vous voulez, une manière de penser correctement le statut des sciences sociales. Popper a dit des choses très
intéressantes là-dessus 48, mais je pense qu’on peut aller beaucoup plus loin. Si ça vous amuse, j’y reviendrai,
mais aujourd’hui je voudrais aborder très vite un dernier point.
Ces gens qui ont conçu le palmarès des intellectuels ont accompli une stratégie politique – j’entends
dorénavant le mot « politique » au sens très large : est « politique » toute action visant à transformer les
catégories de perception, etc. Ils ont accompli cette action politique en imposant une vision grosse d’un principe
de vision et ils ont imposé cette vision sous la forme d’une liste, d’un classement qui implique un principe de
classement – toute division implique un principium divisionis comme disaient les Anciens.
(Je fais une parenthèse : parmi les principes les plus subtils qu’ils ont imposés, ils ont imposé le principe
du mélange. Au même moment, toute une épistémologie du mélange se développe, s’affirme. Elle est une
négation de la coupure entre la science et la non-science, le savant et le pas savant, l’histoire historique des
historiens et l’histoire de tout le monde. D’ailleurs, celui qui développe l’épistémologie du mélange est très bien
placé dans le classement considéré 49 – ce qui est à réfléchir, je ne le dis pas pour faire rire.)
Ils ont donc imposé des principes de vision constitués, un palmarès, un code, aux deux sens : code
linguistique et code juridique – un code, c’est aussi quelque chose qui vous permet de discerner, de séparer, de
faire des différences entre des sons. Ils ont imposé un code et exercé cette force particulière que les juristes
appellent la vis formae 50. C’est la force de la forme. La forme exerce quelque chose en tant que forme, en tant
que quelque chose d’informé, par opposition à informe. L’informe, c’est l’indifférent, l’indifférencié : vous
pouvez dire n’importe quoi, que « la nuit toutes les vaches sont grises », alors que la forme a des contours. Elle
s’oppose à un fond. Elle se discerne, se distingue, elle est cernée, etc. Cette forme constituée est elle-même liée à
un corps constitué qui dit la bonne forme : « Voilà ce qu’il faut voir », « Voilà la Gestalt », « Là, vous croyez
Untel différent d’Untel, mais ce n’est pas vrai, ils sont dans le même sac et vous croyez qu’il est pareil qu’Untel
alors que, non, il est différent ». Ils ont exercé un effet de type juridique, un effet d’objectivation, de
codification, de clarification, de rationalisation. J’analyserai cet effet par ailleurs et c’est pourquoi j’avais pensé
à cet exemple.
Juste ce mot pour finir : ce que ce jeu révèle de plus caché, c’est ce que doit être l’univers social pour que
ce jeu soit possible. Au fond, ce que je voudrais vous communiquer dans ces différentes leçons, c’est la nécessité
permanente du métadiscours sur le discours sociologique. Au moment de vous le dire, j’ai des hésitations – c’est
en tout cas ma façon de vivre les choses : je ne sais pas si j’ai le droit de l’universaliser. Mais, pour moi, au
regard de mon expérience, je pense que ce qu’on considère d’ordinaire comme de l’épistémologie, c’est-à-dire
du discours sur le discours, arrive en général après la bataille et est en général fait par des gens qui ne savent pas
du tout ce qu’est la science dont ils parlent. Du coup, ils font des codifications ex post, sans connaître vraiment
les actes de jurisprudence, et ils inventent un droit sans objet et surtout sans sujet. Je ne peux pas dire que j’aime
cette épistémologie… En même temps, mon expérience est que, dans la pratique scientifique, on ne réfléchit
jamais assez sur ce qu’on est en train de faire. Ce que je dis là n’est pas génial, Saussure le disait beaucoup
mieux : « Il faut savoir ce que le linguiste fait 51. » On ne se demande jamais assez ce qu’on fait. Par exemple,
dans le cas du palmarès, j’avais le sentiment d’avoir épuisé mon petit objet, mais, au dernier moment, je me suis
dit : « Attention ! Il reste une chose importante : ce que ce jeu révèle sur l’espace dans lequel il se joue. »
Autrement dit, que doivent être l’espace social, le champ intellectuel, la place du journalisme dans le champ
intellectuel pour qu’une action de ce type soit possible, et pour que mon interrogation, et la communication de ce
que je fais sur ce jeu, soient possibles sans que ce jeu soit détruit du même coup ?
C’est là une habitude de pensée qui est, à mes yeux, constitutive de la bonne pratique scientifique en
sciences sociales. Maintenant, est-ce une spécificité des sciences sociales ou est-ce vrai de toute science, avec la
différence que les savants ne le disent pas ou que, quand ils le disent, on ne les écoute pas ? Je laisse la question
ouverte. En tout cas, ce type de réflexion me paraît absolument constitutif : ce n’est pas à mes yeux un luxe lié à
des nostalgies de philosophe, c’est tout à fait capital pour faire des choix scientifiques, des choix d’échantillons,
des choix de paramètres. C’est constitutif de l’acte scientifique même.

1. Le livre paraissait tout juste au moment où ce cours était prononcé : Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Paris,
Minuit, 1984.
2. Ibid., p. 164 (la phrase n’est pas citée dans l’introduction du livre, mais dans le chapitre intitulé « La philosophie a-t-elle oublié ses
problèmes ? »). La traduction est probablement de Jacques Bouveresse ; pour une version légèrement différente, voir Ludwig
Wittgenstein, Remarques mêlées, 2e édition revue et corrigée, trad. Gérard Granel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1990, p. 30.
3. Voir supra, p. 43.
4. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. Marie Bonaparte et Marcel Nathan, Paris, Gallimard, 1979
[1905], p. 283.
5. Le thème de la souffrance sociale sera au centre du livre collectif que Pierre Bourdieu dirigera sous le titre La Misère du monde, op. cit.,
et qui mettra aussi l’accent sur la possibilité pour la sociologie de remplir des fonctions ordinairement associées à la psychanalyse.
6. Pierre Bourdieu, « La maison kabyle ou le monde renversé » (1966), in Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, « Points
Essais », 2000 [1972], p. 61-82.
7. Allusion à l’influence exercée par les théories du contrat qui se sont développées au XVIIe et XVIIIe siècles et dont Grotius, Hobbes, Locke
et Rousseau sont les principaux représentants.
8. « Le point de vue philosophique, ce n’est pas la logique des faits mais le fait de la logique. » (Karl Marx, Pour une critique de la
philosophie du droit de Hegel [1843], in Œuvres, t. III, Philosophie, trad. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1982, p. 886.) D’autres traductions sont plus proches de la formule telle que la cite P. Bourdieu : « Ce n’est pas la Logique de
la Chose mais la Chose de la Logique qui est le moment philosophique. » (Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, trad. Albert
Baraquin, Paris, Éditions sociales, 1975 [1843], p. 51.)
9. « Considérons la différence entre “le train a régulièrement deux minutes de retard” et “il est de règle que le train ait deux minutes de
retard” : […] dans ce dernier cas, on suggère que le fait que le train soit en retard de deux minutes est conforme à une politique ou à un
plan […]. Les règles renvoient à des plans et à des politiques, et non pas les régularités […]. Prétendre qu’il doit y avoir des règles dans la
langue naturelle, cela revient à prétendre que les routes doivent être rouges parce qu’elles correspondent à des lignes rouges sur une
carte. » (P. Bourdieu cite ce passage dans Le Sens pratique, op. cit., p. 67-68, en renvoyant à l’édition en langue anglaise : Paul Ziff,
Semantic Analysis, Ithaca, Cornell University Press, 1960, p. 8.)
10. Willard Van Orman Quine, « Methodological reflections on current linguistic theory », in Gilbert Harman et Donald Davidson (dir.),
Semantics of Natural Language, Dordrecht, D. Reidel, 1972, p. 442-454.
11. Émile Durkheim a pu définir la sociologie comme étant la « science des institutions » : « On peut en effet, sans dénaturer le sens de cette
expression, appeler institution, toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être
définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement. » (Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique,
préface de la deuxième édition [1901], Paris, PUF, « Quadrige », 1981 [1895], p. XXII.)
12. « […] l’extension universelle des sociations de marché exige que le droit soit appliqué d’une manière prévisible [kalkulierbar], selon des
règles rationnelles. » (M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 49) ; « Dans les conditions développant l’économie de marché, la
prévisibilité du fonctionnement des appareils de contrainte est le préalable technique et une des forces motrices du don d’invention des
“juristes de cautèle” que nous trouvons partout en tant qu’élément autonome créant par des initiatives privées un droit nouveau mais de la
façon la plus développée et plus perceptible dans le droit romain et anglo-saxon. » (M. Weber, Sociologie du droit, op. cit., p. 153.)
13. Sur cet exemple, voir Pierre Bourdieu, « La parenté comme volonté et comme représentation », in Esquisse d’une théorie de la pratique,
op. cit., p. 83-215, et « Les usages sociaux de la parenté », in Le Sens pratique, op. cit., p. 271-331.
14. Spinoza parle de l’obsequium comme d’une « volonté constante d’exécuter ce que la loi déclare bon, ou ce qui est conforme à la volonté
générale » (Tractacus politicus, chap. 2, § 19). Alexandre Matheron présente l’obsequium et la « vertu de justice » comme « l’ultime
résultat du conditionnement par lequel l’État nous façonne à son usage et qui lui permet de se conserver » (Alexandre Matheron, Individu
et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969, p. 349).
15. Voir en particulier la première partie du Discours sur les sciences et les arts (1750) : « […] sans cesse la politesse exige, la bienséance
ordonne ; sans cesse on suit les usages, jamais son propre génie. »
16. P. Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », art. cité.
17. « Par son sens même, toute prophétie dévalorise, à des degrés divers, les éléments magiques de l’entreprise des prêtres. […] De là, cette
tension que l’on constate partout entre les prophètes et leurs adeptes d’une part, et les représentants de la tradition sacerdotale de l’autre. »
(M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 210.)
18. Jean Wahl, Du rôle de l’idée d’instant dans la philosophie de Descartes, Paris, 1953 [1920], p. 18.
19. Dans la Théodicée qu’il écrit en français pour un public relativement large, Leibniz dit de l’univers que « Dieu y a tout réglé par avance
une fois pour toutes » (Théodicée [1710], I, § 9). Dans une discussion en latin des thèses d’un cartésien allemand, Johann Sturm, il
argumente : « Il n’est […] pas suffisant de dire que Dieu, en créant au commencement les choses, a voulu que par la suite elles
observassent certaines lois, si l’on entend que sa volonté a été inefficace au point que les choses n’en ont point été affectées et qu’elle n’a
produit aucun effet durable en elles. Il est, en effet, contraire à la notion de la puissance et de la volonté divines, qui sont pures et
absolues, que Dieu veuille et que cependant en voulant il ne produise ni ne change rien, qu’il ne laisse aucune œuvre achevée. »
(Gottfried Wilhelm Leibniz, Ipsa Natura [1698], § 6, in Opuscules philosophiques choisis, trad. Paul Schrecker, Paris, Hatier-Boivin,
1954, p. 97-98.)
20. « Il [Johann Sturm] se défend, comme d’un sentiment que son adversaire lui impute à tort, de penser que Dieu meut les choses comme le
charpentier sa hache et comme le meunier dirige son moulin en arrêtant les eaux ou en les lançant sur la roue. » (G.W. Leibniz, Ipsa
natura, art. cité, § 5, p. 97).
21. Voir, par exemple, Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 2001 [1907], p. 35.
22. G.W. Leibniz, Ipsa Natura, art. cité, § 13, p. 106.
23. P. Bourdieu pense peut-être à un passage tel que celui-ci : « Mais trois forces agissent dans le cercle des laïcs, avec lesquelles le clergé est
aux prises. Ce sont la prophétie, le traditionalisme du laïcat et son intellectualisme. En face de ces forces, les nécessités et tendances de
l’entreprise du clergé en tant que telle opèrent comme une force également essentielle et déterminante. » (M. Weber, Économie et société,
t. II, op. cit., p. 210.)
24. Sur la différence entre corps et champ, voir Pierre Bourdieu, « Effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 59, 1985, p. 73. Plus tard, Bourdieu traitera plus longuement de cette différence dans son cours sur Manet (Manet. Une
révolution symbolique, op. cit.).
25. « Je demande en effet, si cet acte de volonté, ce commandement ou, si l’on préfère, cette loi divine décrétée autrefois n’a conféré aux
choses qu’une dénomination extrinsèque, ou si, au contraire, elle a créé en elles une sorte d’empreinte persistante ; empreinte que
Schelhammer, homme éminent aussi bien par son jugement que par son expérience, appelle très bien une loi inhérente [lex insita]
(quoiqu’elle soit le plus souvent ignorée des créatures auxquelles elle est inhérente), de laquelle découlent leur activité et leur passivité. »
(G.W. Leibniz, Ipsa Natura, § 5, art. cité, p. 97.)
26. Voir notamment le livre I, chapitre 7, « Le capital symbolique », in Le Sens pratique, op. cit., p. 191-208.
27. Voir le chapitre 6, « L’action du temps », ibid., p. 167-189.
28. Une traduction de ce texte de Max Weber paraîtra en 1986 sous le titre « Enquête sur la situation des ouvriers agricoles à l’Est de l’Elbe.
Conclusions prospectives » (1892), trad. Denis Vidal-Naquet, Actes de la recherche en sciences sociales, no 65, 1986, p. 65-68.
29. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. I : Économie, parenté, société, Paris, Minuit, 1969, p. 115-121, sur
la notion de fidēs. P. Bourdieu développera cette analyse dans son cours de l’année 1985-1986 (leçon du 24 avril 1986).
30. Il s’agit selon toute vraisemblance du livre de Georges Duby intitulé Les Trois Ordres, ou l’Imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard,
1972.
31. Référence à la « labelling theory » (parfois appelée en français, « théorie de l’étiquetage ») qui a été développée dans le cadre de la
sociologie interactionniste et qui met l’accent sur ce que le comportement des individus doit à l’identité qui leur est prêtée par les autres.
Deux mises en œuvre célèbres de cette théorie sont le fait d’Erving Goffman (au moins dans Stigmate. Les usages sociaux des handicaps,
trad. Alain Kihm, Paris, Minuit, 1975 [1963], et Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, trad. Liliane
et Claude Lainé, Paris, Minuit, 1969 [1961]), et de Howard Becker (Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad. Jean-Pierre
Briand et Jean-Michel Chapoulie, Paris, Métailié, 1985 [1963]).
32. Kenneth Arrow passe souvent pour avoir introduit, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, le thème de la confiance en
économie. Il insiste sur l’importance de la confiance dans les relations hiérarchiques et dans les échanges économiques. Selon une
formule souvent citée, « la confiance est une institution invisible qui régit le développement économique » (Kenneth Arrow, Les Limites
de l’organisation, Paris, PUF, 1976 [1974], p. 28).
33. P. Bourdieu évoque la désaffection à l’égard du travail qui s’observe à partir des années 1960-1970 dans La Distinction, op. cit.,
notamment p. 161 et p. 164.
34. « Mais ce n’est pas seulement en dehors des relations contractuelles, c’est sur le jeu de ces relations elles-mêmes que se fait sentir l’action
sociale. Car tout n’est pas contractuel dans le contrat. Les seuls engagements qui méritent ce nom sont ceux qui ont été voulus par les
individus et qui n’ont pas d’autre origine que cette libre volonté. Inversement, toute obligation qui n’a pas été mutuellement consentie n’a
rien de contractuel. Or, partout où le contrat existe, il est soumis à une réglementation qui est l’œuvre de la société et non celle des
particuliers, et qui devient toujours plus volumineuse et plus compliquée. » (É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit.,
p. 189.)
35. P. Bourdieu et d’autres chercheurs du Centre de sociologie européenne travaillent sur l’édition dès les années 1960. P. Bourdieu reprendra
ultérieurement ces points dans l’article intitulé « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 126-129, 1999, p. 3-26.
36. Dans ses analyses de Mai 68 dans le champ universitaire, P. Bourdieu évoque la rupture de la relation doxique au monde social
qu’occasionne la crise. Voir Homo academicus, op. cit.
37. P. Bourdieu, « Espace social et genèse des classes », art. cité.
38. Francis Ponge, « Natare piscem doces » (1924), Proêmes, t. I, Paris, Gallimard, 1965, p. 148.
39. Pour des compléments, voir P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « La sainte famille », art. cité, en particulier p. 44.
40. « Il était aussi magicien. Il marchait à grands pas dans les champs, en regardant le ciel et en agitant les bras. Il commandait aux nuages : –
“Je veux que vous alliez à droite.” – Mais ils allaient à gauche. Alors il les injuriait, et réitérait l’ordre. Il les guettait du coin de l’œil, avec
un battement de cœur, observant s’il n’y en aurait pas au moins un petit qui lui obéirait ; mais ils continuaient de courir tranquillement
vers la gauche. Alors il tapait du pied, il les menaçait de son bâton, et il leur ordonnait avec colère de s’en aller à gauche : et en effet,
cette fois, ils obéissaient parfaitement. Il était heureux et fier de son pouvoir. » (Romain Rolland, Jean-Christophe, Paris, Albin Michel,
2007 [1904-1912], p. 34.)
41. P. Bourdieu, « Les rites d’institution », art. cité.
42. Thomas Kuhn, La Révolution copernicienne, trad. Avram Hayli, Paris, Fayard, 1973 [1957], et La Structure des révolutions scientifiques,
trad. Laure Meyer, Paris, Flammarion, 1972 [1962].
43. « La révolution scientifique n’est pas l’affaire des plus démunis, mais au contraire des plus riches scientifiquement parmi les nouveaux
entrants » (Pierre Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2-3, 1976, p. 99). Dans ses travaux
sur Flaubert et sur Manet, P. Bourdieu attirera l’attention sur le même phénomène s’agissant des révolutions symboliques dans les champs
littéraire ou artistique (voir Les Règles de l’art, op. cit., ou Manet. Une révolution symbolique, op. cit.).
44. Sur ces points, voir l’introduction d’Homo academicus, op. cit., en particulier p. 17 sq.
45. Par exemple : « Reprenant à son compte le vieil adage empirique Nihil est in intellectu quod non ante fuerit in sensu, il [le philologue
allemand Max Müller] l’applique à la religion et déclare qu’il ne peut rien y avoir dans la foi qui n’ait été auparavant dans le sens. Voici
donc, cette fois, une doctrine qui paraît devoir échapper à la grave objection que nous adressions à l’animisme. Il semble, en effet, que,
de ce point de vue, la religion doive nécessairement apparaître, non comme une sorte de vague et confuse rêverie, mais comme un
système d’idées et de pratiques bien fondées dans la réalité. » (É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit.,
p. 103.)
46. Sur la prévision en politique, voir Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 2-3, 1976, p. 3-73 ; rééd. Raisons d’agir/Demopolis, 2007.
47. L’exemple renvoie aux débats qui ont lieu en France à partir de 1982 autour des choix de politique économique et monétaire du
gouvernement socialiste de l’époque. Le franc fait alors l’objet de plusieurs dévaluations. Certains responsables politiques plaident pour
une sortie de la France du système monétaire européen (forme modifiée du serpent monétaire européen mis en place en 1972), mais cette
option sera écartée quelques mois après ce cours, avec l’arrivée à l’été 1984 du nouveau gouvernement dirigé par Laurent Fabius.
48. Voir notamment Karl Popper, Misère de l’historicisme, trad. Hervé Rousseau, Paris, Plon, 1956 [1944-1945].
49. Il s’agit d’une allusion à Michel Serres (20e dans le « hit-parade » de Lire) qui expliquait par exemple : « Ce qui est bon, c’est le mélange.
Ce qui est horrible, c’est la séparation. Je suis en train de faire en ce moment une philosophie du mélange. On nous a toujours expliqué
que, pour être rigoureux, il fallait séparer, et de fait, c’est assez fécond jusqu’à un certain point. Mais c’est un geste religieux, qui bannit
l’impur. » (« Michel Serres ou la philosophie du mélange », Le Matin de Paris, 12 janvier 1982, p. 28, cité par J. Bouveresse, Le
Philosophe chez les autophages, op. cit., p. 53).
50. Voir P. Bourdieu, « La force du droit », art. cité, p. 43.
51. « Mais je suis bien dégoûté […] de la difficulté qu’il y a en général à écrire dix lignes ayant le sens commun en matière de faits de
langage. Préoccupé surtout depuis longtemps de la classification logique de ces faits, de la classification des points de vue sous lesquels
nous les traitons, je vois de plus en plus […] l’immensité du travail qu’il faudrait pour montrer au linguiste ce qu’il fait […]. » Ferdinand
de Saussure, lettre à Antoine Meillet du 4 janvier 1894, citée par Émile Benveniste, « Saussure après un demi-siècle », Cahiers Ferdinand
de Saussure, no 20, 1963, p. 13.
COURS DU 22 MARS 1984

Première heure (leçon) : réponses à des questions. – L’intérêt au sens large. – Le sous-champ est-il un simple
changement d’échelle ? – L’entreprise est-elle un champ ? – Le champ comme sujet des actions sociales. –
Deuxième heure (séminaire) : Le Procès de Kafka (1). – Le Procès et la recherche de l’identité. – La
reconnaissance dans les champs faiblement objectivés.

Première heure (leçon) : réponses à des questions

Tout d’abord, je remercie ceux d’entre vous qui m’ont remis des questions : cette communication a pour moi
beaucoup d’importance parce qu’il m’arrive d’avoir des doutes sur la communicabilité de ce que je dis. Elle me
donne au fond une vérification très agréable du fait que j’ai été beaucoup plus compris que je ne le pensais.
Comme ce que j’ai à dire est souvent compliqué et qu’il peut arriver que je n’aie pas tous mes esprits (le trac
existe dans certaines situations), j’ai le sentiment de ne pas avoir toujours dit ce que j’aurais voulu dire.
Je viens à ces questions : la première porte sur la notion d’intérêt, la deuxième sur la notion de sous-champ
et la troisième sur l’entreprise. Je vais essayer de répondre rapidement à ces trois questions qui me paraissent
importantes et qui me permettront peut-être de nuancer ou de compléter certaines choses que j’avais pu dire.
Sur le premier point, la notion d’intérêt, je m’étais expliqué l’an passé 1, mais il faut y revenir sans cesse
parce que cette notion est génératrice de malentendus, en grande partie parce que la plupart des gens qui
l’emploient le font de façon anhistorique, sans la culture historique qu’il faudrait avoir pour savoir ce qu’on dit
quand on prononce le mot d’« intérêt ». Sur l’histoire du concept d’intérêt, vous pouvez voir par exemple le livre
d’Albert Hirschman, Les Passions et les Intérêts, qui est, je crois, traduit en français 2 : Hirschman y étudie la
genèse sociale du concept d’intérêt tel que l’emploient les économistes.
Au sens où je l’emploie, la notion d’intérêt n’a pas le sens restreint qui lui a été conféré peu à peu par
l’histoire, par l’évolution du monde social et par la constitution de l’espace économique en tant qu’espace
autonome ayant ses propres lois. Le destin de cette notion est historiquement lié au processus de différenciation
des univers sociaux qui conduit à la constitution de ces espaces sociaux séparés que j’appelle des champs, et une
chose que je voulais évoquer aujourd’hui, c’est cette sorte de processus historique par lequel peu à peu des
univers séparés se constituent.
Parmi ces univers, il en est un dont nous avons tendance à faire l’alpha et l’oméga : l’univers économique,
dans lequel on dit : « Les affaires sont les affaires. » (S’il faut le dire, c’est que cela ne va pas de soi : les
tautologies sont toujours très importantes, ce sont des actes de constitution, d’affirmation. Dire « cela est cela »,
« ceci est ta sœur », « les affaires sont les affaires » – ou « en affaires pas de sentiments », ce qui n’est qu’un
développement de la tautologie –, c’est instituer, par un acte de constitution, un univers à l’intérieur duquel
certaines choses vont se jouer, et se jouer d’une certaine façon.) Cette loi de l’intérêt est une loi historique qui
est liée à l’existence d’espaces dans lesquels, par exemple, comme le dit Weber magnifiquement, ce ne sont plus
les relations de famille qui sont le modèle des relations économiques, mais les relations économiques qui
tendent à devenir le modèle de toutes les relations, y compris des relations de parenté 3. Cet univers dans lequel
nous baignons, et qui va tellement de soi pour nous que nous ne voyons pas les conditions axiomatiques de son
fonctionnement, n’a donc rien d’universel.
C’est pourquoi il y a un malentendu sur la notion d’intérêt : quand je dis « intérêt », je prends le mot au
sens de l’univers des intérêts correspondant à l’univers des univers sociaux, mais on l’entend aussitôt au sens de
Bentham, au sens des utilitaristes, au sens restreint de l’économie. Les économistes se précipitent alors pour dire
qu’on adopte le modèle économique, sans voir l’absurdité qui est au principe de leur universalisation
inconsciente du modèle économique. Cela est très important par rapport au débat actuel autour de l’économie de
l’intérêt, débat qu’évoque la question posée par l’auditeur du cours. Emportés dans cette espèce d’hubris de la
science dominante, des économistes se mettent à penser toutes choses à partir d’une axiomatique particulière
liée à un univers social particulier. Je pense, par exemple, à une forme de cette économie de l’intérêt qui est
d’ailleurs l’une des plus intéressantes par sa tératologie même : le travail de Gary Becker sur le mariage 4. En
pleine ignorance de cause, c’est-à-dire en ignorant tout, y compris les travaux d’anthropologues sur la parenté,
cet économiste distingué s’aventure à proposer un modèle du mariage considéré comme une espèce d’entreprise
économique. Il est vrai que le mariage est aussi une entreprise économique, mais sous une forme plus ou moins
déniée selon les sociétés.
Le mot d’intérêt est polysémique et vous pourriez me demander pourquoi je l’emploie s’il est tellement
équivoque. C’est d’abord qu’on ne peut pas toujours forger des mots nouveaux (on me le reproche déjà assez, en
disant par exemple qu’il serait tellement plus simple de parler d’« habitude » plutôt que d’« habitus », alors que
habitus et habitude, ça n’a rien à voir). Ensuite, les concepts ont parfois une fonction polémique – au sens de
Bachelard 5, qui n’a rien à voir avec la polémique ordinaire – et le concept d’intérêt est ainsi extrêmement utile
appliqué à des univers dont la logique est apparemment le désintéressement. Il y a par exemple un intérêt
spécifique des mandataires politiques 6. Comme ils sont dans un univers où les agents ont tendance à se penser
comme désintéressés, dévoués, militants, dire qu’ils ont, en tant que mandataires, des intérêts spécifiques (si on
me lit, je dis toujours « intérêts spécifiques » parce qu’il s’agit d’intérêts liés à un univers particulier), c’est
conférer à ce concept une fonction critique et rappeler que, là comme ailleurs, il y a des intérêts. Chacun des
champs que décrit l’analyse sociologique a ses intérêts propres et il existe paradoxalement des univers où l’on
peut avoir intérêt au désintéressement, le « désintéressement » étant conçu à partir d’une définition implicite de
l’intérêt comme intérêt économique. Par exemple, pour faire de la poésie pure aujourd’hui, il faut vraiment être
très désintéressé au sens où un banquier emploiera le mot « désintéressement ». Utiliser ainsi le concept
d’intérêt, c’est l’utiliser comme un instrument de rupture, ce que sont très souvent les concepts.
Par ailleurs, il faut évoquer une tradition pénible de la communication scientifique en France où l’on ne
s’inquiète pas de comprendre : on commence toujours par critiquer. (Je ne suis pas un amateur des concepts à
caractère national, mais certaines traditions historiques tiennent à des formes sociales objectivées et ces
traditions historiques sont en France très défavorables à la communication scientifique : ce que l’on appelle
« critique » est souvent une défense très naïve des intérêts spécifiques du critique qui cherche davantage à se
faire valoir et se faire voir qu’à comprendre ce dont il parle.) La notion d’intérêt est ainsi très exposée, mais je
pense que la science exige parfois qu’on emploie des concepts exposés, risqués, parce qu’ils font avancer, y
compris par les critiques qu’ils suscitent, par l’étonnement qu’ils provoquent ou par le fait même qu’ils
conduisent à donner des verges pour se faire battre. Employer des concepts risqués est particulièrement risqué
dans un pays où l’on n’aime pas le risque et où l’on s’assure et se rassure par un certain type de regard facile sur
les travaux des autres. L’intérêt, employé au sens où je l’emploie, est toujours exposé à apparaître comme
associé à une vision utilitariste et l’on risque donc d’oublier que la notion d’intérêt telle que l’emploient les
économistes est un cas particulier, une invention historique, une institution finalement associée à l’invention de
champs économiques dont la règle du jeu est l’intérêt en tant que tel.
Pardonnez-moi d’insister si vous avez déjà compris, mais cette notion de « en tant que » est corrélative à la
notion de champ. Un champ est un lieu dans lequel certaines choses se font en tant que telles, comme telles,
« als 7 » pour employer ce fameux mot des philosophes qui, pour une fois, je crois, dit quelque chose
d’important. Le champ économique est un endroit où l’on va agir conformément à l’intérêt en tant que tel,
conformément au calcul intéressé conçu en tant que tel, et non pas refoulé, dénié, honteusement assumé comme
dans l’échange de dons. On peut décrire l’échange de dons comme une sorte de crédit, mais c’est un crédit dénié,
au sens de Freud : il ne s’avoue pas, il n’est pas assumé en tant que tel par son auteur et il n’est pas reconnu en
tant que tel par ceux qui le regardent. L’existence d’un champ économique, l’existence de contrats économiques
ou l’existence, comme le dit Weber, d’un droit rationnel lié aux pratiques économiques supposent, d’une part,
des agents capables de (et inclinés à) constituer l’économie comme telle et, d’autre part, un jeu dans lequel on
peut s’afficher comme, se déclarer comme calculateur : l’agent considéré peut officiellement se donner des
objectifs intéressés, ce qui, dans beaucoup de sociétés, et encore dans beaucoup d’univers de nos sociétés,
suffirait à le couler. Si vous pensez à l’échange de dons, il est évident que dire « je vous invite pour que vous
soyez obligé de me réinviter » ou « je vous fais cadeau pour que vous me pistonniez auprès de… » détruit
l’intention même de l’action. Certains échanges sont des échanges économiques déniés. Dire cela, ce n’est pas
les réduire à l’économique. C’est en effet la dénégation qui est importante : ce sont objectivement des échanges
économiques, mais ils ne fonctionnent pas comme échanges économiques, ils n’atteignent leurs objectifs – par
exemple, des protections, des récompenses, des profits, etc. – qu’à condition de se dénier, ce qui suppose parfois
de la conviction, parce que, pour réussir la dénégation, il faut la vivre comme telle, « il faut y croire », comme
on dit. Ces actions économiques ne réussissent qu’en tant qu’elles sont déniées subjectivement et objectivement
comme économiques, ce qui, évidemment, change tout. L’intérêt tel que le font fonctionner les sociétés
rationnelles (dirait Weber), capitalistes (dirait Marx), calculatrices, où l’économie est instituée comme champ
autonome ayant ses lois propres, est un cas particulier d’un univers d’intérêts possibles à l’intérieur duquel
figurent aussi l’intérêt scientifique, l’intérêt littéraire, l’intérêt politique, l’intérêt du bénévolat, etc. On peut par
exemple faire une économie du bénévolat et se demander une foule de choses : pourquoi y a-t-il des actions
bénévoles ? Pourquoi y a-t-il de l’assistance, de la charité ? Dans ma logique, on postulera qu’il y a un intérêt
d’un type particulier, qui peut être une forme inversée de la logique que nous considérons comme ordinaire de
l’intérêt, celle qui régit l’économie.
Mais cette logique « ordinaire » ne régit l’économie que jusqu’à un certain point et une vertu de l’analyse
que je propose est de faire découvrir que même le monde économique constitué en tant que tel ne marche pas
entièrement, loin de là, à l’intérêt au sens restreint de Bentham 8. Je peux renvoyer par exemple à mon article sur
le patronat 9 : jusque dans les relations apparemment les plus régies par le calcul économique rationnel, qui
impliquent des homo œconomicus par excellence (que je sache, il n’y a pas plus homo œconomicus que des
banquiers), on trouve, y compris pour arriver à des décisions économiques, des relations qui n’ont rien à voir
avec l’économie au sens le plus restreint du terme. Cette sorte de généralisation de la notion d’intérêt que j’opère
en employant le mot est donc très féconde pour comprendre, non seulement les formes d’intérêt non comprises
dans le concept restreint d’intérêt tel que le définit l’économie, mais aussi la logique spécifique de l’économie
qui n’est pas aussi intéressée, au sens restreint, qu’on aime à le dire quand on n’en fait pas partie, ce qui est le
cas des intellectuels qui parlent d’économie.
Je résume très vite : l’intérêt au sens des économistes est un cas particulier. C’est une invention historique
liée à un espace particulier dans lequel l’intérêt économique est constitué comme tel par opposition, par
exemple, aux sentiments, aux modèles de type familial : maternalisme, paternalisme, fraternité, etc. Ces modèles
sociaux régissent presque toujours les économies précapitalistes. Dans ces sociétés, le modèle de la parenté
s’étend au-delà des limites de la famille et, dans certaines limites, vaut même sur le marché. Par exemple, on ne
va pas acheter un bœuf à n’importe qui : si on peut l’acheter à un frère, c’est formidable, mais à un cousin, c’est
déjà un peu moins bien ; on cherche toujours un garant du côté de la parenté. Il existe encore des sociétés où l’on
ne va pas acheter un billet d’avion sans passer par un cousin (j’exagère un peu…). Bref, ce modèle du calcul
économique universel ne l’est pas tant que cela et il a beaucoup de mal à se constituer dans nos sociétés : dès
qu’un achat un peu risqué se présente, on cherche des garants et on cherche à transformer la relation économique
brutale, anonyme, impersonnelle, régie par le seul calcul, en relation familière, familiarisée, maîtrisée à travers
des modèles. Cet intérêt au sens restreint est donc une institution historique, particulière, qui ne s’est pas faite en
un jour, qui n’est jamais finie, qui est toujours à achever, qui n’est jamais universelle et qui est liée à
l’institution d’un espace objectif dans lequel la règle des conduites peut être celle-là.

L’intérêt au sens large

La notion telle que je l’emploie est évidemment beaucoup plus générale et elle constitue l’intérêt économique
comme un cas particulier. Au sens très général, elle revient à dire qu’on n’agit pas sans raison, ce qui est une
façon de transposer à la sociologie le fameux principe de raison suffisante des philosophes 10 : on agit quand on a
intérêt à agir. Vous me direz que c’est tautologique, que c’est la vertu dormitive de l’opium 11. Il faut
effectivement le savoir, mais ce n’est pas une raison pour ne pas le dire : on agit quand on a intérêt à agir et
l’action suppose une sorte d’investissement – c’est déjà un synonyme d’« intérêt » – au sens de l’économie mais
aussi au sens de la psychanalyse. (Il se trouve qu’en français les hasards de la traduction 12 font que le même mot
dit les deux choses, il ne faut pas en tirer des conclusions universelles, mais, dans ce cas particulier, je pense que
cela fonctionne.) L’intérêt est une forme d’investissement dans un jeu, et un autre synonyme que je donnerais est
illusio. Un champ est un jeu et l’illusio est le fait d’être pris au jeu, d’investir dans le jeu : c’est là une mauvaise
étymologie, mais peu importe 13. Le mot est intéressant parce qu’il rappelle que l’illusio est une illusion qui ne
vaut que pour qui y est pris : quelqu’un qui n’est pas pris à ce jeu ne voit vraiment pas l’intérêt. Les interviews le
montrent très bien : si vous faites évaluer le jeu du banquier par un poète d’avant-garde, pour prendre les choses
les plus éloignées, il est probable qu’il aura un sentiment très fort du caractère illusoire d’investissement dans le
jeu, et inversement. Autrement dit, les jeux des autres nous paraissent sans intérêt. Pour qu’il y ait jeu, au sens
complet du terme, il ne faut pas seulement qu’il y ait un jeu, c’est-à-dire un espace de probabilités, un lieu où
s’engendrent des régularités probables, des probabilités de gain d’un type particulier ; il faut aussi des gens prêts
à entrer dans le jeu, à jouer dans le jeu, à se laisser prendre au jeu.
Mais est-ce le jeu qui produit l’illusio ? Les jeux sont-ils capables de produire l’envie de jouer ou faut-il
être prédisposé à entrer dans le jeu pour entrer dans le jeu ? C’est une des grandes questions que pose la notion
de champ : vaut-il mieux, pour entrer dans le champ littéraire, y être prédisposé ? Un aspect de l’hérédité
professionnelle – comme disent les sociologues un peu simplistes –, c’est qu’on est pris au jeu avant même d’y
être entré : on a hérité, essentiellement de la famille, l’adhésion au jeu, la propension à investir, comme disent
les économistes, dans le jeu. C’est très important pour comprendre le jeu économique lui-même : descendre dans
la mine, ce n’est pas inné, mais cela existe comme propension dans certaines conditions, à certains moments.
Aujourd’hui un certain nombre d’actions sociales, comme l’action du système scolaire, cachent un certain type
d’obstacles à la reproduction de la propension à investir et on parle d’« allergie au travail 14 », ce qui ne veut
strictement rien dire – ça, c’est vraiment une vertu dormitive…
Cela est extrêmement important parce que les économistes croient que l’économie est à elle-même sa base.
Or on peut souvent se demander si la croyance à la base de tant de jeux n’est pas aussi à la base de l’économie ;
ce qui ne veut pas dire que l’économie n’est pas déterminante, mais, pour qu’elle soit déterminante, il faut des
gens déterminés à se laisser déterminer par ces déterminations [rires de la salle]. Je ne crois pas que ce soit un
simple jeu. On peut toujours se retirer : le monachisme, par exemple, c’est finalement un refus de l’illusio, de
l’investissement ; c’est la fuite, l’ascèse hors du siècle. Weber dit qu’au commencement de l’économie
capitaliste, il y a cette invention historique liée au protestantisme qu’est l’ascèse dans le siècle 15. Il ne dit pas
que l’ascèse dans le siècle est le principe déterminant de l’économie, mais que le capitalisme doit sa forme
spécifique au fait que des gens ont eu cette forme d’investissement.
On peut encore dire : intérêt = attente. Être pris au jeu veut en effet dire attendre quelque chose du jeu.
Mais alors ceux qui n’ont rien à attendre d’un jeu ont-ils des chances d’être pris au jeu ? La question est
importante : pour être pris au jeu, ne faut-il pas avoir un minimum de chances au jeu ? On voit bien que ce n’est
pas si simple, on n’est pas dans le subjectivisme radical : le rapport à l’économie d’un sous-prolétaire, qui n’a
pas grand-chose à attendre du jeu économique, n’est pas très enchanté.
« Investissement », « attente », « espérance de gain », « propension à investir », « investissement » au sens
extrêmement large, y compris psychologique : voilà les synonymes d’« intérêt ». Évidemment, il y aura autant
d’intérêts que de champs, autant de formes d’intérêt que de jeux, et l’intérêt de l’un sera le désintéressement de
l’autre. « Intérêt » en ce sens très général s’oppose bien sûr à « désintéressement », mais il va y avoir autant de
désintéressements que d’intérêts, puisque, à chaque fois, le désintéressement sera la classe complémentaire de ce
qui est défini comme « intérêt ». Ainsi, le concept éclate en poussière et, finalement, l’intérêt, c’est la non-
indifférence. On touche là à quelque chose de très important : non-indifférence veut dire capacité et propension à
faire des différences. Quand nous disons : « Ça m’est égal », « Je ne vois pas la différence », « Je n’ai pas
intérêt », on voit très bien que cette illusio est fondamentale ; c’est l’envie de jouer et, dans le même
mouvement, la capacité de jouer, c’est-à-dire de discerner, par exemple, des profits. Celui qui n’a pas le
principium divisionis, le principe de vision et de division, ne voit pas l’intérêt car il ne voit pas où sont les
profits. Pensez au problème de la diffusion de la culture : aujourd’hui, la politique culturelle postule que la
culture est quelque chose d’universel qu’il suffit d’offrir pour qu’elle soit immédiatement objet de
concupiscence, mais ce qu’oublient les prophètes de la diffusion de la culture, c’est que la propension à y
investir est proportionnée à la propension à voir le jeu. Quand on n’y voit que du feu, quand on ne voit pas
l’intérêt, quand on ne voit pas la différence, on est désintéressé en un sens très spécial : on est indifférent –
comme on dit, « on n’en a rien à faire » 16. À la limite, on peut dire que l’intérêt est cette espèce de disposition
très générale qui peut être définie comme capacité et propension à faire des différences pertinentes.
Évidemment, la propension n’existe que s’il y a la capacité : si je n’y vois que du feu, si tout est pareil, si tout se
ressemble, je ne vais pas investir mon salut dans cet univers indifférencié. Le principe qui permet de faire des
distinctions, de faire la diacrisis, de faire des différences, est lui-même ajusté et ne fonctionne dans un espace
que s’il fait les différences pertinentes, celles qui divisent réellement l’espace.
Je peux revenir à ce que je disais la dernière fois : si, pour différencier les intellectuels, on prend pour
critère la réussite comme entreprise économique, on dira que le plus fort est celui qui a vendu à
500 000 exemplaires, et l’intellectuel majeur en France sera Alain Peyrefitte 17. Mais ce principe de
différenciation n’est pas pertinent du point de vue de ceux qui sont dans le jeu. Avec ce principe, on produit des
différences mais ce ne sont pas les bonnes, elles ne sont pas cum fundamento in re, elles ne sont pas confirmées
par la chose même.
On peut donner un autre synonyme : la notion de « goût » est un intérêt. Le goût est à la fois une capacité et
une propension à discerner, et cela peut s’appliquer à toutes sortes d’objets : le dictionnaire dira « avoir du goût
pour les femmes », « avoir du goût pour les lettres », etc. Dans tous les cas, il s’agit de discernement et de
propension, les deux étant corrélés.
Un autre synonyme – je vais peut-être vous faire sursauter – serait « libido », au sens de libido sciendi (je
ne dis pas « désir » parce que c’est très à la mode 18, mais je pourrais le dire à condition de donner à la notion
une signification qu’on ne lui donne que rarement). Évidemment, dans tous les cas, cette libido est socialement
instituée, même si elle a des bases infra-sociales. Je ne veux pas dire que la libido dont parle Freud soit le
produit du social, mais qu’elle est toujours travaillée par ce social, en sorte qu’elle n’a plus rien à voir avec ce
qu’elle était avant cette sorte de travail que lui fait subir le social. La libido sciendi est une certaine façon de
désigner l’intérêt spécifique du savant qui, du point de vue de l’intérêt du banquier, ne paraîtra pas très
intéressant.
Un dernier synonyme serait « passion ». Au risque de surprendre, je vais vous lire un texte de Hegel, que
tout le monde connaît. Je vous le donne dans la traduction d’Éric Weil : « Si nous appelons passion un intérêt par
lequel l’individualité tout entière, avec toutes les veines de son vouloir, négligeant tous les autres intérêts si
nombreux qu’on peut avoir et qu’on a également, se jette dans un seul objet, [un intérêt] par lequel elle concentre
sur ce but tous ses besoins et toutes ses forces, alors nous devons dire qu’en général rien de grand n’a été
accompli dans le monde sans la passion 19. » Comme on connaît la fin de cette citation, mais pas le début, on
disserte habituellement au sujet de cette phrase sur les passions. En fait, dans ce sens-là, la « passion » est une
forme d’investissement total, ce qui ajoute une idée que je n’avais pas donnée (ça, c’est les philosophes…) :
pourquoi l’investissement serait nécessairement total ? L’une des questions qu’on va se poser empiriquement
sera de savoir quel est le degré d’investissement. Y a-t-il une relation entre l’investissement objectif et les
chances objectives ? Ce fut ma première question en sociologie. La propension à investir dont les économistes
postulent l’existence et, ensuite, la constance n’a-t-elle pas des conditions économiques de possibilité ? Ne
serais-je pas d’autant plus enclin à investir que j’aurais plus de chances de réussir ? Est-ce qu’en deçà d’un
certain seuil je ne serais pas non-investisseur ? Autrement dit, n’y a-t-il pas des conditions économiques,
toujours oubliées par les économistes, de l’investissement économique ? Voilà des questions qui surgissent de la
notion d’intérêt 20.

Le sous-champ est-il un simple changement d’échelle ?

Je passe à la deuxième question. Elle revient sur la notion de sous-champ que j’avais traitée rapidement la
dernière fois : « Pourquoi parler de sous-champ ? Quels sont les critères de différenciation ? Le terme “sous-”
indique-t-il une subordination – ce qui est une question très importante que je n’avais pas du tout traitée – par
rapport à un champ se définissant par un certain nombre d’effets ? » Je vais essayer d’aller assez vite, quoique ce
soit assez long et tout à fait dans la logique de ce que j’ai raconté. On peut, dans un premier temps, prendre une
définition subjectiviste de la notion de champ et de sous-champ. Selon ses dispositions ou selon les moments, un
chercheur pourra constituer en champ l’ensemble du champ de production culturelle et rassembler tous les gens
qui produisent du symbolique : l’Église (si vous dites « champs de production culturelle », 9 personnes sur 10
vont penser à l’Église), le journalisme, la presse, l’éducation, etc. Cela peut être très intéressant de construire
ainsi le champ de production culturelle qui a certaines propriétés. Dans un autre moment, on peut prendre
l’Église seule et la considérer comme un champ ou, à l’intérieur de l’Église, prendre le champ de l’épiscopat ou
le champ de la théologie. On dira donc que c’est un constructum et qu’il y a une sorte d’arbitraire, l’ampleur de
l’espace dépendant du niveau d’analyse où se situe le chercheur.
Je pense que c’est une réponse utile dans un premier temps, mais tout à fait insuffisante. S’agissant du
champ littéraire qui est le cas sur lequel j’ai le plus réfléchi, il est possible d’étudier le champ littéraire, mais
l’on peut aussi descendre au niveau du genre pour étudier le champ du théâtre, ou descendre à un degré encore
inférieur et considérer le champ du théâtre de boulevard. Cela veut-il dire qu’on passe d’un champ à un sous-
champ par un simple changement d’échelle ? Cette métaphore du changement d’échelle est l’une des plus
funestes des sciences sociales. Elle soutient toutes les oppositions entre le macro et le micro que les économistes
manipulent à mes yeux de façon sauvage 21 – n’étant pas légitimé et autorisé à parler sur ce terrain, je ne veux
pas en dire plus –, mais que les sociologues rapatrient sur le terrain de la sociologie, en général pour faire des
effets de science, de scientificité. Ils disent : « macro/micro », « changement d’échelle », « on construit
différemment », etc., et on a une espèce de philosophie relativiste micro-positiviste. La notion de champ se
définit contre cette manière de penser, et le champ n’est pas quelque chose qu’on construit ad libitum : penser en
termes de champ oblige à poser, et en termes empiriques, la question des limites du champ. Il faut chercher à
partir de principes tels que celui que j’avais indiqué : le champ s’arrête lorsqu’on n’observe plus d’effet de
champ. À partir de questions générales justiciables de vérifications ou d’infirmation empirique, on se donne pour
tâche de chercher les limites d’un champ. On ne va donc pas travailler à l’aveugle, par découpage. On ne va pas
au tableau pour dessiner des flèches. Si la sociologie en termes de champ peut faire des schémas, les lignes sont
des points d’interrogation : jusqu’où le champ va ? Est-ce une ligne continue ou discontinue ? Est-ce la frontière
d’un nuage ou une frontière juridiquement tracée avec précision (ça, je vous l’ai dit) ?
Ensuite, la question des subordinations posée par l’auditeur est importante car elle contient une précision
par rapport à ce que j’avais dit : parler de sous-champ, c’est supposer que le champ englobé est dominé par le
champ englobant. Je pourrai dire par exemple (cela pose des questions empiriques) que le théâtre est un sous-
champ du champ littéraire si s’observent dans le théâtre des effets qu’on ne peut expliquer sans faire intervenir
le champ littéraire dans son ensemble : par exemple, la position du théâtre dans la hiérarchie des genres. En fait,
les problèmes que je pose constamment de hiérarchie entre les disciplines (je les avais abordés l’an passé 22),
entre les genres, ou entre les styles, ne peuvent être posés que dans la logique du champ et du sous-champ, étant
entendu qu’un sous-champ est un espace relativement autonome par rapport à un espace plus englobant,
l’autonomie relative se définissant dans les limites des effets que le champ englobant exerce sur le champ
englobé.
Voici un exemple très précis : dans mes premiers travaux sur le champ intellectuel, j’avais tendance, par un
intellectualo-centrisme inévitable, à penser le champ intellectuel comme relativement autonome et, comme on
l’a toujours fait dans l’histoire littéraire, je ne cherchais le principe de son hétéronomie que dans l’espace social
plus englobant. Ce fut une découverte importante pour moi de voir qu’une partie des propriétés du champ
intellectuel avait pour principe la position dominée du champ intellectuel dans ce que j’appelle le champ du
pouvoir et qu’on appelle d’habitude la classe dominante. Il y a donc des propriétés du champ intellectuel qu’on
ne peut comprendre en regardant le seul champ intellectuel. On pourra regarder pendant des millénaires un
champ intellectuel ou, a fortiori un intellectuel particulier comme Flaubert – ça, c’est l’erreur de Sartre 23 –, il y
a des choses qu’on ne comprendra jamais si on ne voit pas qu’il occupe une position dominée dans le champ du
pouvoir. La subordination se manifeste par des effets visibles comme le rapport intellectuel/bourgeois, au sens
traditionnel de la littérature du XIXe siècle, c’est-à-dire la dénonciation symbolique du bourgeois, la fascination
et l’ambivalence exercées par le bourgeois sur les artistes. Ce sont là des effets qu’on constate dans le champ
intellectuel mais qui n’ont pas leur principe dans celui-ci, même si ces effets sont retraduits par la logique du
champ intellectuel – sans cela, vous pourriez me demander pourquoi parler de champ intellectuel… C’est cela
que désigne la notion d’autonomie relative qui signifie dépendance relative : le champ intellectuel est
relativement autonome par rapport au champ du pouvoir, et son autonomie relative se manifeste en ce que les
effets externes de domination sont toujours retraduits. On ne dira pas : « Prolétaires de tous les pays, unissez-
vous ! », mais « Artistes contre bourgeois » ; ce sera donc dans la logique spécifique du champ intellectuel que
s’exprimera l’effet de dominance qu’exerce le champ sur le sous-champ. Là, il me semble que j’ai à peu près
répondu à la question.

L’entreprise est-elle un champ ?

Je passe vite à la troisième question qui, pourtant, mériterait aussi un long développement et est aussi dans la
logique de ce que j’avais raconté. Elle porte sur les entreprises. Cette question de [M. Georges Tiffon 24] est très
élaborée. Elle m’a fait très plaisir parce que j’avais eu la naïveté de croire qu’à partir du peu que j’avais dit, on
pouvait déjà produire ce genre de contribution. Ce n’est pas une sociologie des entreprises, mais c’est déjà une
construction intéressante d’une problématique pour comprendre ce qu’est une entreprise. J’aurais envie de la
lire, mais je ne la lis pas en entier : « L’entreprise industrielle, commerciale, etc. est-elle un champ ? Est-ce
qu’on peut la constituer comme un champ relativement autonome avec des intérêts spécifiques, etc. ? Est-ce
qu’elle est un sous-champ d’une branche professionnelle (c’est une très bonne question) ? Et est-ce qu’elle est
impliquée dans d’autres champs, par exemple finance et autre, capital, etc. ? »
Je vais répondre très vite, en renvoyant à l’article que j’ai fait avec Monique de Saint Martin (P. Bourdieu
et M. de Saint Martin, « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, no 20-21, mars-avril 1978 25).
Dans cet article, le point intitulé « L’entreprise comme champ » (p. 57-60) me semble contenir ma réponse à la
question posée. Je rappelle très vite le schéma : on peut, en prolongeant ce que je viens de dire, construire le
champ des entreprises comme espace à l’intérieur duquel chaque entreprise va devoir une partie de ses propriétés
à la position qu’elle occupe dans l’espace. Au fond, les entreprises économiques sont, comme les entreprises
littéraires, définies par les relations objectives, constantes, durables qui, d’une part, les unissent entre elles et,
d’autre part, les unissent aux différents marchés. Par exemple, dans l’article sur le patronat, on décrivait, dans un
premier temps, les structures du champ des entreprises, les principales oppositions à partir desquelles on peut
comprendre un certain nombre de propriétés de chacun des sous-espaces. Ensuite on peut construire ce que
[M. Tiffon] appelle des sous-champs et, notamment, ces sous-champs qu’on appelle les branches. Il y a eu des
travaux très intéressants sur les branches, en particulier par des gens de l’Insee qui ont analysé la genèse
historique des divisions en branches 26. Comme tous les classements sociaux en usage, par exemple les CSP
[catégories socio-professionnelles], les formes de classement des entreprises sont le produit d’un travail
historique parfois très bizarre et mystérieux où collaborent des théoriciens, c’est-à-dire des faiseurs de
classement, et des agents sociaux qui luttent pour se classer, se différencier, faire des organisations, se donner
des noms, des labels, des divisions, etc.
Je répète l’un de mes dadas épistémologiques : à chaque fois qu’on a affaire à un classement, il faudrait
s’interroger sur la genèse historique et sociale de ce classement sous peine d’être pensé par ce qu’on utilise
comme instrument de pensée. C’est un précepte sociologico-kantien : « Prends pour objet les catégories de
pensée si tu veux savoir ce que tu penses 27. » Nos catégories sociales de pensée sont le produit d’un travail
historique très compliqué et très confus, avec d’innombrables sujets en concurrence. Or ces catégories de l’Insee
qui distinguent, par exemple, la branche du textile, ont une histoire et, du coup, elles sont à la fois beaucoup
moins bêtes que les catégories qu’inventerait un technocrate dans son cabinet avec un peu de culture
mathématique et ce qu’il appellerait du bon sens, c’est-à-dire du sens de classe ; elles sont aussi beaucoup plus
rigoureuses. Il faut donc les respecter. La première coquetterie du sociologue débutant est de dire qu’il faut se
méfier des catégories de l’Insee, mais elles sont bien meilleures que ne le pense le sociologue débutant – ça, je
peux vraiment le dire, après vingt ans de publications. Cela dit, il faut beaucoup s’en méfier parce qu’elles ont
une genèse sociale : elles sont le produit de négociations complexes, de luttes sociales, de structures mentales
plus ou moins floues, etc.
On a donc le champ de la branche ou du secteur et, par exemple, deux économistes, dont Eymard-Duvernay,
ont fait un travail sur le champ de l’horlogerie 28. Ils analysent comme un champ de production cet espace
particulier des entreprises qui produisent de ces choses qu’on peut appeler « montres », « horloges », etc. Ils
découvrent que ces entreprises sont liées entre elles par des relations constantes, permanentes, de concurrence
pour la production du produit et pour sa diffusion sur un marché. Cet espace de relations durables s’établit, d’une
part, entre les producteurs et, d’autre part, entre les producteurs et les marchés privilégiés – tout cela vaut
également pour le marché de la production littéraire. Ces entreprises sont caractérisées par le fait qu’elles ont un
capital spécifique.
On parle de « capital spécifique » comme on parle d’« intérêt spécifique » : le concept de champ implique
capital et intérêt « spécifiques ». Je peux renouer avec le fil du précédent cours qui montrait comment se
constituent des champs à l’intérieur desquels vont fonctionner des intérêts et des capitaux spécifiques : il fallait
que je passe par l’analyse de ce processus de différenciation des champs et de constitution des espaces
relativement autonomes appelés champs pour pouvoir en venir à ce qui est le projet principal de mon cours, à
savoir la description de ce que j’appelle les espèces de capital. Il y a des formes spécifiques de capital et il y en
aura autant que de champs, et tout ce que j’ai dit de l’intérêt vaudra aussi pour le capital.
À l’intérieur de l’horlogerie, il y a des formes de capital spécifique que les économistes décrivent, par
exemple, comme des méthodes de production particulières, des secrets de fabrication propres à une entreprise,
des procédés de fabrication, des modes de gestion de la main-d’œuvre – avec des stratégies paternalistes héritées
d’une longue tradition et des stratégies rationnelles empruntées aux psychologues sociaux, avec la dynamique de
groupe, etc. –, des modes de valorisation des produits – la publicité de type moderne, mais aussi toutes sortes de
techniques qui l’ont précédée, comme la valorisation du nom propre. Ce capital spécifique, proprement
économique, se spécifie selon chaque champ et un capital d’horloger ne se transfère pas facilement dans le
textile : il va donc y avoir définition d’un sous-champ.
Il y a aussi un capital symbolique – là, ça marche tout seul : la marque, la main propre, « de père en fils
depuis le XIIe siècle », pour les vins, les parfums, etc. Si vous réfléchissez, l’usage du nom et la publicité
ressemblent au champ intellectuel : « se faire un nom », c’est aussi très important dans le champ économique 29.
C’est pourquoi il est intéressant d’avoir une théorie générale des champs, parce que le capital scientifique acquis
à propos de l’étude d’un champ peut être transféré à un autre champ. Le capital symbolique, la marque, la
réputation s’acquièrent souvent à l’ancienneté (c’est l’un des grands principes d’accumulation du capital
symbolique : il a pour propriété d’être un capital à l’ancienneté). Ensuite, on trouve aussi des effets de champ :
par exemple, la tendance des producteurs proches du point de vue des produits à se différencier au maximum.
C’est très intéressant : chaque entreprise tend à se différencier des entreprises les plus proches de manière à
réduire la concurrence : si vous avez un produit unique, irremplaçable, vous êtes sans concurrence. C’est bien
connu dans l’histoire du champ scientifique (je ne peux pas m’empêcher de faire cette analogie) : un très bel
article de Kantorowicz sur les juristes polonais montre que dès qu’il y a eu des juristes au XIIe siècle, ils ont
commencé à se diviser en spécialités et, par la suite, toute l’histoire de la science est faite de ces spécialisations
que résume la loi « plutôt le premier dans mon village que le second à Rome » (« plutôt le premier en
“épistémologie pédagogique du travail” que le second en “épistémologie” »). La tendance à la différenciation est
une tendance qui a pour effet d’éviter la concurrence. Très souvent, les entreprises de différenciation sont
surdéterminées : l’intérêt à se différencier a des fondements objectifs parce que le produit est différent et la
tendance à la différenciation pour la différenciation est limitée par des contraintes objectives. (Ce que je suis en
train de faire est très difficile car je suis obligé de dire vite des tas de choses, et j’ai le tort de dire des choses
unilatérales alors que j’ai mentalement la correction.) Une autre analogie pourrait être faite avec le champ
politique qui, chacun le sait, est le terrain par excellence de la tendance à se différencier des produits les plus
proches.

Le champ comme sujet des actions sociales

Il y a donc le champ économique, le sous-champ de la « branche », qu’il faudrait appeler d’un nom à inventer, ce
qui n’est pas facile : il faut prendre en compte le produit, le marché, et il y a des intersections. Un problème est
l’autonomie de ces sous-champs : l’étude empirique se heurte à beaucoup de difficultés parce qu’un champ peut
être autonome tout en étant en intersection partielle, dans un de ses secteurs, avec d’autres champs. Ce n’est pas
simple, mais cela permet de poser des questions rigoureuses. Je ne vais pas développer, mais il y a enfin
l’entreprise elle-même qui serait le sous-champ à l’intérieur du sous-champ de la branche. Je vous renvoie au
topo dans l’article « Le patronat » qui pose des problèmes importants du point de vue théorique, l’économie
classique ayant tendance à traiter l’entreprise comme un agent. Quand l’économie classique dit qu’il y a les
ménages, qu’il y a les entreprises, on considère les entreprises comme des agents, et toutes sortes de discours
psychosociologiques (ou une sorte de sociologie sauvage que produisent les économistes quand ils sont mal dans
leurs concepts) conduisent à dire : « L’entreprise est un sujet économique. » Une tradition de « sociologie » (je
mets le mot entre guillemets, mais elle existe socialement comme sociologie) consiste ainsi aux États-Unis dans
des études de cas (case studies) qui ont pour objectif de faire la généalogie historique d’une décision 30. Elles
posent la question qui est de savoir qui décide économiquement, qui est le sujet des actes économiques, de même
que je demandais qui était le sujet du palmarès, qui avait jugé. Pour l’économie, à la question « Qui décide ? », le
sens commun répond évidemment : « C’est le grand Capital », « C’est Godot ! ». Si j’hésite à dire que les case
studies sont ridicules, c’est que leur empirisme représente déjà un progrès considérable par rapport à la pensée
totalitaire simpliste du type « C’est Godot ! ».
Dans le cas, par exemple, de l’affaire de la Villette 31, elles vont faire une étude pour savoir qui décide. Le
danger de ce genre d’interrogation, c’est la pensée politique élémentaire en termes de responsables 32. Vous vous
souvenez de ce que je disais à propos du palmarès : ce serait la même chose pour l’affaire de la Villette, ce qui
veut dire qu’il n’y a pas de responsable ; en fait, la question « Qui est responsable ? » n’a pas grand sens. Le
sujet des actions économiques est un champ. Il en résulte évidemment que ceux qui dominent le champ sont plus
responsables que ceux qui sont dominés dans le champ, mais dire cela, c’est tout autre chose que de dire : « Le
responsable, c’est Untel : il faut le pendre. » La recherche du sujet des actions économiques – c’est pourquoi la
sociologie est une science morale qu’elle le veuille ou non – dissout immédiatement le sujet, et la première
chose que la sociologie apprend, c’est qu’il y a une infinité de sujets, que c’est très compliqué : on parle
d’influences, on fait de la network analysis qui fait apparaître des réseaux, on étudie les agendas, les carnets
d’adresses, on voit les connexions et, de proche en proche, on trouve la totalité de l’espace social avec un réseau
de relations objectives dans lequel certaines institutions ou certains agents ont un poids structural plus grand et
sont donc plus responsables. Mais c’est l’espace dans son ensemble qui fonctionne comme sujet de cet espace.
Venu un peu par hasard dans mon propos, ce point est important : il va contre une tendance spontanée,
peut-être sociologiquement constituée, de la recherche. En particulier, la recherche historique est presque
toujours inspirée par la recherche des responsables. Ce n’est pas par hasard si l’histoire, telle qu’elle se véhicule
dans les médias, est souvent une histoire d’« affaires », et, souvent, la recherche des causes n’est qu’une façon de
chercher des responsables ; chercher les causes de la Révolution française, ce n’est guère mieux que de
demander : « C’est la faute à qui s’il y a eu des camps de concentration ? » Un progrès important qu’impose
l’analyse en termes de champ est que les actions sociales sont des actions sans sujet – mais pas au sens où l’a dit
le structuralisme dans les années 1960 –, des actions dont le sujet est un ensemble d’agents structurés, soumis à
des contraintes collectives. Le moins faux, c’est de dire : « Le sujet, c’est le champ », c’est-à-dire que c’est
l’ensemble des agents qui sont responsables. Ils peuvent parfois faire un tout petit clinamen, mais ils sont
responsables chacun à leur place, en proportion de leur poids dans une structure qui commande ce qu’ils peuvent
voir, ce qu’ils peuvent savoir, ce qu’ils peuvent comprendre et, du même coup, les limites de leur complicité et
aussi de leur rupture. Parfois, toute la responsabilité peut consister à dire : « Non, je ne marche pas » ; ça peut
être un grain de sable – bon, ça c’est de la morale… Mais je crois que c’est important parce que cette sorte de
moralisation, qui est une dramatisation du problème, interdit la constitution rigoureuse de l’objet. Si vous ouvrez
les livres d’histoire, vous verrez que la recherche du responsable – que ce soit en bien ou en mal – est au principe
de beaucoup de recherches qu’on appelle historiques. On dira que « le Louvre, c’est Untel », un architecte ou un
roi. La recherche du responsable en art, c’est pareil : ce sera Giotto, Léonard de Vinci, mais il faut un
responsable.
J’ai été un peu long, mais c’est important du point de vue de cette sorte de psychanalyse de l’esprit
scientifique 33 que je me propose constamment de faire dans ce cours. Je reviens très vite à la question posée :
oui, bien sûr, l’entreprise est un champ, mais qui est le sujet de la décision économique ? On peut dire que ce
n’est pas le patron, mais l’« éminence grise », ce qui consiste à déplacer le « vrai responsable », comme se tuent
très souvent à le faire les historiens, par exemple en disant que ce n’est pas Louvois, mais la maîtresse de
Louvois, ce qui n’a strictement aucun intérêt. De même, ils demandent : « Mais ça a commencé quand ? » Là, je
vais dire une méchanceté contre les historiens (mais c’est sûrement la discipline dans laquelle je me sens le
mieux, mieux qu’en sociologie) : la loi du champ de production culturelle qui, à l’état avancé, est toujours
d’aller au-delà (comme on dit « tu es au-delà du delà 34 », « je suis au-delà de l’avant-garde la plus avancée »),
conduit les historiens à chercher l’« au-delà du delà » en arrière [rires] ; ils cherchent l’auteur du premier
journal, des premiers mémoires, l’un dit « C’est Rousseau ! », un autre dit « Mais non c’est Montaigne ! », on
remonte jusqu’au IVe siècle avant J.-C. et… celui qui est le plus loin a gagné [rires de la salle] ! Une partie
énorme du travail historique (je pourrais donner des bibliographies) n’a pas d’autre principe que ce que je viens
de décrire. Vous le voyez : la sociologie est libératrice (quand on dit qu’elle est déterministe, c’est faux) parce
qu’on voit tout de suite qu’il y a des pièges dans lesquels il ne faut pas tomber.
Je finis sur la notion de champ : l’entreprise est donc un champ de forces où il y a des positions. Par
exemple, dans les entreprises françaises, il va y avoir des compétences et on pourra dire, comme le faisait
l’auteur de la question posée, qu’il va y avoir les commerciaux, les gens dans la production, les chercheurs, etc.
Mais il y a aussi le principe de position : il y a les compétences statutairement garanties, c’est-à-dire les titres de
grandes écoles et les clans liés à ces titres (polytechniciens, etc.). Ces différentes formes de capital, c’est-à-dire
de pouvoir dans le champ et sur le champ, vont s’affronter à propos de toute décision, mais il y aura presque
toujours (pas toujours, il faut faire attention) un auteur apparent de la décision. C’est pourquoi les pièges sociaux
sont quand même spécialement subtils. Je pense que les actions sociales ont presque toujours pour sujet des
champs.
Reprenons un autre exemple éloigné : la famille. C’est un champ et les Kabyles savent très bien qu’une
décision importante, matrimoniale, ne peut avoir que l’homme comme sujet, tout le travail de la femme qui a
souvent décidé de tout étant de faire croire que c’est le mari qui a décidé parce que sinon ce n’est plus une
décision 35. Cette loi importante prolonge ce que je disais la dernière fois au sujet de la nécessité de « se mettre
en règle ». C’est pourquoi le piège à historiens fonctionne si bien : le sujet peut être un collectif, étant entendu
que c’est le patron qui décide et qu’il est capital qu’à un certain moment quelqu’un ait l’air d’avoir décidé. Cela
ne veut pas dire que cette apparence n’est rien – ce n’est jamais simple. Parfois, on dit que le sujet apparent n’est
qu’un sujet apparent, que le sujet est un réseau ou un champ et qu’il est ridicule de chercher une éminence grise,
ou encore de s’intéresser aux maîtresses, mais le champ littéraire, par exemple, subit des influences de champ à
champ très importantes, et si on sait qu’à travers les salons et les femmes c’est l’influence du champ du pouvoir
qui s’exerce sur le champ littéraire, on a compris quelque chose d’important. Dire que s’intéresser aux
problèmes de l’histoire anecdotique n’a pas de sens est donc aussi une bêtise… Les champs sont les sujets réels
mais, en beaucoup de circonstances, il n’est pas indifférent que la décision, dans sa manifestation officielle,
apparaisse comme la décision d’un homme. Ce dernier point est d’ailleurs socialement contrôlé et il varie selon
les moments, les sociétés, etc. : une propriété des champs qu’il faut interroger est le degré auquel un champ
accorde ou s’accorde à lui-même l’autogestion, ou auquel il mandate une personne [pour prendre] l’apparence de
la décision. Et quel est l’effet spécifique de cette concentration apparente de la décision ? Si on réfléchit à ces
questions, c’est, par exemple, le problème du charisme ou du gaullisme.
Je m’arrête là. L’heure a passé, mais je pense que cet excursus était justifié parce qu’il me permettra de
prolonger certaines analyses que j’avais suggérées à propos du palmarès, et en parlant d’une réalité plus éloignée
et plus abstraite, je pourrai dire des choses que je n’aurais décemment pas pu dire au sujet d’un univers dont
vous faites et dont je fais partie.

Deuxième heure (séminaire) : Le Procès de Kafka (1)

L’idée centrale de mon propos est, si vous voulez, que dans Le Procès, Kafka propose une sorte de modèle – qui
n’est pas évidemment constitué en tant que tel, ce qui pose des problèmes – du monde social. Je dis tout de suite
que Kafka a fonctionné et continue de fonctionner comme un test projectif, et que ceux qui s’aventurent à parler
sur Kafka doivent savoir qu’ils risquent de livrer beaucoup plus sur eux-mêmes que sur lui. Ce serait d’ailleurs
très intéressant d’analyser de ce point de vue les « lectures » (comme on dit…) de Kafka. En effet, je pense que
si tous les textes ne jouent pas ce rôle de test projectif, les textes les plus obscurs s’y prêtent évidemment mieux
que les autres. Une histoire des lectures des présocratiques serait ainsi passionnante. Il s’agit de textes à la fois
très anciens et très obscurs : on a des millénaires de tests projectifs. Ce serait une très belle histoire des
structures mentales… (L’expression de « test projectif » est, je crois, fondée : comme les structures mentales
socialement constituées tendent à se projeter, les textes obscurs et anciens ont reçu toute une série de lectures
superposées. Je pense que chaque époque doit livrer ses structures collectives ou au moins leur forme
académique – quoique les présocratiques n’ont pas été lus seulement par des universitaires, ça a commencé bien
avant.)
Kafka est amusant à ce titre. Une sorte de doxographie pourrait prendre pour objet, non pas les textes, mais
ce qui en a été dit, en postulant que ce qui en a été dit n’est pas du tout aléatoire, mais exprime des structures
mentales, constitue un document ou, plutôt, une expérimentation sociale historiquement constituée. Je dissipe là
une nouvelle fois cette vieille lune selon laquelle « il n’y a pas d’expérimentation dans les sciences sociales ».
En fait, le monde social est plein d’expérimentations, simplement il faut les constituer et les analyser comme
telles. C’est ce que j’avais fait la dernière fois à propos du hit-parade : je prenais quelque chose qui se fait tout
seul et j’essayais de le construire de telle manière qu’on puisse le traiter comme expérimentation, avec la
différence simplement que l’expérimentation est déjà faite par des gens qui n’ont pas fait un protocole, qui ne
savent pas complètement ce qu’ils ont fait. Des foules de choses peuvent être constituées ainsi.
Kafka a beaucoup prêté à la projection de la représentation de l’écrivain comme vates, comme prophète ou
comme précurseur (il s’agit d’une représentation historique de l’écrivain socialement inventée – elle n’est pas de
toutes les époques ni de toutes les sociétés) : on a vu dans Kafka une sorte de lecteur prophétique des
totalitarismes, l’adjectif « kafkaïen » étant devenu la désignation commune d’un certain nombre de phénomènes.
On a aussi vu en lui le prophète de la bureaucratie. La lecture qui me paraît la plus amusante, parce qu’elle est
plus probable étant donné les chances sociales d’accéder à la lecture de Kafka, est celle qui consiste à voir dans
Kafka le porte-parole d’une sorte de révolte de la personne, de l’homme libre, etc., contre toutes les formes de
répression bureaucratique. J’ai ainsi reçu très récemment un texte qui me paraît dire naïvement une des lectures
les plus communes, c’est-à-dire l’indignation morale des gens qui se sentent importants, qui sont consacrés
socialement comme personnalités, devant des pouvoirs de type bureaucratique exercés par des gens sans qualité.
C’est une chose à laquelle je n’avais jamais pensé mais qui me paraît très amusante et très intéressante :
l’indignation de la personnalité arrêtée par un gendarme quelconque. L’auto-analyse est intéressante : [les
partisans] de cette lecture soulignent que, chez Kafka, les détenteurs du pouvoir sont anonymes mais surtout
indignes, grossiers : le peintre aime les petites filles, le juge lit des romans pornos cachés dans le Code civil, etc.
Cette espèce de révolte, au fond, c’est l’intellectuel qui fait son service militaire ; c’est l’adjudant, etc. Je la
donne donc comme l’un des tests projectifs, un effet de projection amusant. Évidemment, savoir cela rend
prudent : on se met à faire attention à ce qu’on dit car on sait qu’on dit beaucoup de soi-même dans ce genre de
discours qui peuvent être vécus comme très brillants sur la littérature.
« Kafka prophète » permet de dire une chose importante et j’en parlerais si je devais faire un long topo sur
« sociologie et littérature ». C’est une question qui se pose assez souvent. Dans les années 1960, on dissertait
beaucoup sur les rapports entre philosophie et littérature : l’écrivain est-il philosophe ? Le philosophe est-il
écrivain ? Peut-il écrire pour exprimer une philosophie ? Aujourd’hui, certains s’interrogeraient sur les rapports
entre la sociologie de la vie quotidienne et la littérature. Je pense que c’est un vrai sujet. S’agissant de l’écriture,
j’avais noté ce problème l’an passé à propos du style en disant que les philosophes avaient constitué la
spécificité de leur style, donc de leur capital spécifique de philosophe dans le champ de production culturelle, en
produisant une certaine laideur stylistique qui était la garantie de la profondeur kantienne 36. Évidemment, le
sociologue a ce problème : s’il fait trop beau [i.e. s’il écrit avec style], on dit qu’il n’est pas scientifique ; s’il
fait trop laid [i.e. s’il écrit de manière lourde], on lui en fait le reproche alors qu’il doit composer en plus avec
les contraintes internes spécifiques de création de concepts, etc.
C’est une manière de poser la question. Une autre manière est de dire, comme je l’avais dit en passant la
dernière fois, que la littérature peut produire un effet capital que ne produit pas l’analyse dans sa froideur : elle
peut dramatiser un modèle. Au fond, c’est à ce titre que je vais me servir de Kafka. Je ne me prétends pas du tout
kafkalogue, je me sers de Kafka comme prétexte pour dire quelque chose à propos de Kafka qui, me semble-t-il,
est malgré tout dans Kafka, et j’essaierai de montrer d’ailleurs qu’il y a un rapport entre la lecture que je fais et
l’existence même de Kafka : je ferai donc quand même de la sociologie de la littérature. Je resterai dans la
logique du discours scientifique, c’est-à-dire prétendant à la validation, à la confirmation ou à l’infirmation,
mais je maintiens que cette lecture de Kafka peut être productive. Kafka propose un modèle mais ce modèle est
dramatique. Du même coup, ce n’est pas un vrai modèle et la vertu pédagogique de ce modèle tient au fait qu’il
n’est pas complètement objectivé et que, en quelque sorte, il ne pourrait pas être signé par un sociologue digne
de ce nom dans la mesure, par exemple, où un moteur de la production de ce modèle est, je pense, une forme
d’indignation morale proche de celle qui s’exprimait dans la lecture que j’évoquais tout à l’heure : en tant que
Juif cultivé dans une société très fortement marquée par l’antisémitisme, Kafka devait certainement éprouver
avec une intensité particulière cette expérience très commune chez les intellectuels qui sentent leur personne
comme irréductible à leur personnage lorsqu’ils s’affrontent à des autorités bureaucratiques qui les réduisent à
leur vérité sociale : « Vous êtes quelqu’un comme les autres. » Il y a donc, je pense, au principe de la production
de modèle de Kafka, une forme d’indignation qui peut être au principe d’un certain nombre de détails. D’autre
part, le modèle kafkaïen reste lié par une sorte d’adhérence à l’expérience propre de Kafka qui se manifeste par
le ton, par l’indignation.
Entre autres choses, le sociologue doit maîtriser, en tout cas objectiver, ces relations de non-indifférence
qui l’unissent à son objet et qui sont le principe d’adhérence qui interdit l’objectivation complexe. D’où le
précepte que j’ai formulé plus d’une fois cette année : il faut toujours objectiver le sujet de l’objectivation pour
avoir quelque chance de savoir ce que l’on fait lorsqu’on objective. En particulier, il faut objectiver le plaisir
particulier qu’on prend à objectiver certains objets particuliers, parce que l’objectivation se pratique
évidemment aussi dans les polémiques (on est toujours objectiviste pour les autres : « Tu n’es qu’un… »). Il y a
donc un plaisir un peu salace dans la pratique de la sociologie : le plaisir d’objectiver avec des garanties, des
apparences de scientificité. Si on ne le sait pas et si on ne s’objective pas objectivant et prenant plaisir à
objectiver, on a toutes les chances de mal objectiver, de faire de l’objectivation partielle, c’est-à-dire à
l’économie, et d’oublier d’objectiver le lieu à partir duquel on objective. C’est ce qui arrive dans le cas de Kafka.
Si son modèle est dramatique, c’est bien sûr parce qu’il y a le talent, l’écriture, l’invention, et que le modèle,
c’est une histoire. Le sociologue ne peut pas faire cela. Contrairement au sociologue, le romancier fait profession
de raconter des histoires : il crée un suspense, une attente, on entre [dans l’œuvre], on s’identifie, mais, par ce
biais-là, le modèle reste attaché à son moteur et ce n’est qu’un « modèle » entre guillemets (si je dis cela, ce
n’est pas simplement pour marquer la distance de la science, car tous les modèles que nous produisons à propos
du monde social sont des « modèles » entre guillemets […]).

Le Procès et la recherche de l’identité

Kafka décrit un jeu dont l’enjeu est la réponse à la question « Qui suis-je ? », ou plus exactement : « Est-ce que
je suis ? » Le procès est un processus, une petite machine, qui se met en place peu à peu. Le personnage principal
y entre dès la première phrase : « Il avait sûrement été calomnié 37. » Ainsi, avant le commencement de l’œuvre,
il y a un jugement symbolique, une accusation, un acte de catégorisation, categorestein : il a été accusé
publiquement… La calomnie est une forme d’accusation très spéciale. Il faudrait voir ce qui la sépare d’une
accusation publique prononcée par un juge, un tribunal, la question étant de savoir qui a le droit de juger. La
calomnie est une accusation souterraine prononcée sous des formes non officielles. Elle est au verdict d’un
tribunal ce que la sorcellerie est, selon Durkheim, à la religion – Durkheim disait que la sorcellerie est du côté
des ténèbres, la nuit, hors de l’espace officiel, alors que la religion est publique, officielle 38, devant tout le
monde, et avec le consensus omnium : pour pouvoir se montrer à tout le monde, il faut être reconnu et connu de
tous. On a au départ un verdict qui est comme le péché originel, mais cela a commencé avant : il a été calomnié
et il a cette sorte d’étiquette dans son dos. Le lien avec l’identité juive, que tous les commentateurs ont vu, est
tellement évident qu’il ne vaut pas la peine d’insister.
Cette chose ayant commencé, le héros est pris au jeu : il ne peut plus s’en moquer, et la question devient
pour lui : « Suis-je accusé justement ou injustement ? », « Qui me dira si je suis accusé justement ou
injustement ? », « Qui me dira même si je suis accusé ? », donc « Qui me dira ce que je suis, c’est-à-dire
innocent ou coupable ? », et, à un degré supérieur, « Qui me dira qui je suis ? ». À travers ce modèle dramatisé
d’un jeu qui a pour enjeu de savoir ce que et qui je suis, Kafka donne une vision unilatérale – Weber dirait un
type idéal – dans laquelle j’accentue un profil, une réalité… Weber parle de Vielseitigkeit, d’une pluralité
d’aspects : le monde social a une pluralité d’aspects, je regarde un profil et je vais le privilégier et l’accentuer –
c’est un type idéal 39. Kafka propose une vision idéal-typique du monde social comme monde dans lequel ce qui
est en jeu, c’est de savoir ce que je suis et même que je suis. Quelqu’un à qui le monde social ne dit même pas
qu’il est peut-il exister ? Puis-je exister si les instances chargées de me dire ce que je suis et que je suis ne me le
disent pas, si je ne sais pas où elles sont, si je ne sais pas les trouver ? La machine est alors en marche et Le
Procès est le processus de cette course pour trouver le véritable tribunal avec un mouvement permanent pour
sortir du jeu et dire : « Je ne suis justiciable de ce jugement que pour autant que je cours après. » Si je dis : « Je
m’en fous », je sors, cela n’a plus d’emprise sur moi. Le héros le dit plusieurs fois : « Mais, après tout, je suis
libre. » C’est très important : cela rappelle le fondement dans l’illusio de tous les jeux sociaux. À la limite, on
pourrait évoquer Hegel et la dialectique du maître et de l’esclave… (J’emploie ces termes métaphysiques sur un
ton désenchanté et ironique parce qu’ils ont beaucoup trop fonctionné sur un ton qui m’énerve, mais cela ne veut
pas dire que ce ne soit pas vrai : c’est très compliqué, je suis obligé de le dire, sinon je fais des effets de
persuasion clandestine qui ne correspondent pas à l’effet que je veux produire ; je peux faire un effet de
persuasion clandestine mais seulement quand il concorde avec mes intentions.)
Le mot clé d’un jeu dont l’enjeu est de savoir qui je suis, et du même coup de savoir qui me dira vraiment
qui je suis, est le mot « verdict », qui veut dire veridictum, « ce qui est vraiment dit » : qui peut dire vraiment qui
je suis ? Et qui jugera de la légitimité du juge ? Qui va être juge du droit de juger ? Évidemment, ce jeu est un
modèle de l’existence humaine. L’un des enjeux de l’existence humaine est l’enjeu du capital symbolique qui est
au fond l’identité qui est ce que les autres disent de ce que je suis. Dire « Tu es nul et non avenu », c’est dire que
tu n’existes pas. Il y a une manière pour le monde social de scotomiser, comme disent les psychanalystes, c’est-
à-dire d’annuler : « Je ne te perçois même pas », « Tu es non perceptible pour moi, tu passes inaperçu ».
L’excommunication est ainsi une manière de renvoyer dans les ténèbres extérieures, de mettre hors jeu : « Tu
n’existes même pas dans ce jeu, tu n’as pas ta place. » C’est le paria. Il y aurait à faire une sociologie comparée
des stratégies qu’emploient les différentes sociétés pour annuler symboliquement des gens qui ne sont pas
conformes aux représentations dominantes de ce qu’il faut être pour exister de manière légitime. La question est
celle de l’existence légitime : c’est l’officialité, le droit d’exister officiellement, d’être connu et reconnu.
Autrement dit, c’est un modèle du jeu social comme jeu de la vérité, un modèle du jeu social comme jeu dans
lequel il en va de ma vérité.
Si la sociologie exaspère, surtout celle qui s’est développée depuis une vingtaine d’années avec tout un
travail collectif dont j’essaie de présenter une forme synthétique (le travail objectif des sociologues
interactionnistes américains, des ethnométhodologues, d’un certain nombre de sociolinguistes, des philosophes
du langage, etc.), c’est parce qu’elle fait apparaître que ce qui est en jeu dans le monde social, ce n’est pas
simplement le pouvoir, ou le capital économique, ou la domination économique. Tous ces gens qui ont attiré
l’attention sur le rôle déterminant du symbolique dans les échanges sociaux révèlent un enjeu beaucoup plus
vital finalement, qui concerne l’existence même des agents sociaux. Du coup, cette sociologie énerve
particulièrement les gens attachés à une philosophie personnaliste du sujet. Un certain type d’exaspération que
provoque mon discours est très justifié pour quelqu’un qui est dans une vision personnaliste du monde, qui veut
absolument exister en tant que « je ». Il n’y a rien de plus terrible. D’ailleurs, ces gens-là sont parmi les lecteurs
les plus assidus de Kafka – ils n’y voient évidemment pas du tout ce que je raconte… L’enjeu, précisément, c’est
d’exister en tant que personne, et c’est le monde social qui dit à quelqu’un s’il est une personne au sens positif
ou négatif : « Est-ce que tu existes ? » La réponse la plus absolue est dans les mains du monde social.
Je vais maintenant passer à des choses plus précises, mais je crois avoir dit l’essentiel en commençant. Un
passage typique de ce que je viens de dire est une conversation avec Block, le commerçant – dont tous les
commentateurs ont remarqué qu’il est juif. Block est installé en permanence chez l’avocat qui est aussi l’avocat
de K. Chez K., les oscillations de l’illusio se manifestent dans ses rapports très compliqués avec son avocat :
quand il entre dans le jeu, il va faire la cour à l’avocat, mais quand il en a marre, il dit : « Je sors », et laisse
tomber l’avocat. Block, lui, est l’aliéné permanent. C’est l’illusio permanente, l’illusio faite homme : il croit, il
dort chez l’avocat, ce qui est très symbolique. C’est la citation de Hegel tout à l’heure : il se donne tout entier au
jeu. Jour et nuit, il est dans la justice, il couche aux pieds de l’avocat, qui a une petite sonnette quand il arrive.
C’est la limite de l’aliénation, car ce que je décris est une forme d’aliénation ; le jeu d’illusio veut aussi dire
aliénation. Block est pris au jeu. K. commence par le mépriser complètement, en partie parce qu’il est pris dans
son aliénation, et puis, à un moment donné, il se met à consulter cet aliéné parfait qui en sait beaucoup. Peu à
peu le statut de Block change : à mesure que K. tombe dans le jeu, il y voit un « ancien » – c’est comme à
l’armée, les vieillards sont très importants. Ce que je dis est un modèle, ce n’est pas une analyse sauvage. Il y
aurait beaucoup d’analogies avec le monde militaire. Goffman dit que l’asile exerce un « effet d’asilisation » :
ces institutions totalitaires très dures à vivre produisent un effet sur ceux qu’elles assimilent, par lequel les
agents s’assimilent à l’institution, s’identifient à elle et finissent par y être comme des poissons dans l’eau 40.
Block est un asilisé de l’asile juridique, il est tout à fait identifié. K. qui est encore un nouveau, est le bizut 41 –
les rites d’institution, les rites d’entrée dans les grandes écoles et les classes préparatoires sont des rites
d’asilisation. Il va continuer sa « taupe », c’est le premier semestre et il a affaire à un « bica », un asilisé. Il le
méprise un peu parce qu’il voit évidemment l’asilisation qui a des signes extérieurs et se manifeste par une
espèce de résignation aux caprices de l’institution. C’est une exigence des institutions les plus totales que de
demander la remise de soi absolue à l’institution. Le nouveau, le néophyte, pour prendre l’analogie avec
l’institution religieuse, voit bien ces signes de l’asilisation et les méprise un peu, mais, à mesure qu’il est pris au
jeu, Block devient l’informateur important : il connaît toutes les habitudes de l’institution, il sait que vers
4 heures on peut faire le mur, etc. Bref, plus K. s’asilise, plus Block monte. Mais ça, c’est une digression.
À un moment, je crois que K. dit que le maître (je ne sais plus son nom 42) est un grand avocat, et alors
Block le remet à sa place : « Bizut, tu ne sais pas de quoi tu parles ; il y a toute une série d’avocats – il y a les
grands, il y a les moyens, il y a les petits, il y a les avocaillons, etc. » Block dit : « N’importe qui peut
naturellement se qualifier de “grand” si ça lui plaît, mais en la matière ce sont les usages du tribunal qui
décident 43. » Pour moi, c’est le résumé de toute la thèse : chacun se donne une identité ou s’attribue une
personne, et le verdict sur les verdicts individuels, c’est le tribunal suprême, c’est la dernière instance 44. Le
problème est donc de savoir qui aura le dernier mot s’agissant de dire qui je suis : qui sera le juge de la
hiérarchie des juges ? C’est le mythe de la dernière instance. C’est pourquoi, comme je l’avais suggéré la
dernière fois, la sociologie et la théologie se ressemblent beaucoup. Ce n’est pas par hasard si on peut faire à la
fois une lecture théologique de Kafka et une lecture sociologique du type de celle que je propose (et qui a été très
rarement proposée parce que l’image qu’on a de Kafka et de toute la littérature est telle qu’on ne peut pas le lire
sociologiquement). Je pense que les lectures sociologique et théologique sont parfaitement superposables dans la
mesure où il y a dans notre rapport au monde social une question fondamentalement théologique : celle de savoir
qui me dira vraiment qui je suis. On peut dire que c’est Dieu, mais on peut aussi dire, comme Durkheim, que
« Dieu, c’est la société 45 ». C’est elle qui a le pouvoir de nomination – le terme de nomination est important.
C’est elle qui a le pouvoir de dire : « C’est un écrivain », « C’est un grand sociologue », « C’est un grand
théologien ». Et ce pouvoir est tel que je puisse dire : « Ce n’est pas moi qui le dis, ce n’est pas moi qui me
consacre. » Comme je l’ai dit la dernière fois, Napoléon qui met la couronne lui-même sur sa tête représente le
degré zéro de la légitimation : lorsque quelqu’un dit qu’il est le plus grand, on est particulièrement porté à
soupçonner l’objectivité du jugement : il a trop d’intérêt à le dire pour qu’on ne soupçonne pas son jugement
d’être intéressé. Les verdicts sont d’autant plus légitimes qu’ils viennent de plus loin. Dans le champ littéraire,
tout le monde sait qu’il y a des échanges de comptes rendus, mais les circuits courts (X écrit sur Y puis Y écrit
sur X) sont peu légitimes ; les circuits très légitimants sont les plus longs. L’instance suprême serait une sorte
d’instance anonyme, collective, qui serait le consensus omnium : le verdict absolu, c’est le consensus omnium,
cette sorte d’incarnation dans le monde de Dieu comme détenteur de la vérité absolue sans au-delà. La lecture
théologique et la lecture sociologique ne sont donc pas du tout antagonistes mais absolument superposables.
Maintenant, plus concrètement, sur ce jeu de l’identité que j’ai traité de façon très abstraite, revenons au
jeu des écrivains que j’avais décrit la dernière fois : qui peut dire que je suis écrivain ? Qui peut dire que je suis
le meilleur écrivain ? Suis-je le mieux placé pour dire que je suis le meilleur écrivain ? Plus largement, dans la
vie quotidienne, qui a le droit de dire qui je suis ? Qui a le droit de dire des autres qu’ils sont vraiment ce qu’ils
sont ? C’est le problème de l’injure que j’ai abordé il y a trois ans 46. Quand je dis à quelqu’un : « Tu n’es que
ceci ou cela », je n’engage que moi ; et il peut me dire : « Tu en es un autre. » C’est réciprocable ou, comme
disait Héraclite 47, idios logos, c’est-à-dire un discours singulier, sans force sociale, par opposition au discours
légitime qui est koinos, commun, c’est-à-dire sanctionné par la communauté, et qui, étant commun, peut
s’afficher dans la collectivité, peut se dire publiquement, avec la sanction du groupe. Il s’agit donc de
l’opposition entre la calomnie singulière et le tribunal qui profère un jugement à la face de tous, de l’opposition
entre les jugements singuliers et les jugements à prétention universelle, entre la malédiction – ou la médisance –
et la nomination officielle.
J’insiste une seconde sur ces mots « malédiction » et « médisance ». Il est important parfois de faire jouer
les mots. Dans « médire », on peut sentir « maudire » et pourtant on ne voit pas le lien. Je pense en fait que la
malédiction n’est que la limite de la médisance. La malédiction, c’est la bénédiction qu’on inverse. Dans les
deux cas, ce sont des tentatives pour agir par le verbe – selon la définition du performatif chez Austin, ce sont
des tentatives pour faire des choses avec des mots, pour exercer des forces avec des mots 48. La médisance est
une forme routinisée et laïcisée de la malédiction. Quand quelqu’un dit : « Untel, son bouquin est dégueulasse, il
ne vaut rien, etc. », c’est une forme de malédiction. Il y a une espèce de volonté de nuire, de détruire, d’entamer
son capital symbolique, de le discréditer (dans « discréditer », il y a « crédit »), donc de le tuer symboliquement.
La malédiction est la limite de l’usage magique des mots pour tuer. Elle est séparée de la médisance par la
logique de l’espace dans lequel elle se produit : elle relève encore d’un univers où l’on croit à la magie, où les
actions de type magique sont socialement reconnues comme légitimes, même presque publiables – quoique la
magie se fasse toujours un peu en cachette. La malédiction est liée à des sociétés dans lesquelles les actions de
violence symbolique contre les autres peuvent s’afficher. Dans les sociétés laïcisées, ce sera la médisance. Je
pense qu’il est important de constituer la classe malédiction/médisance pour mieux comprendre la médisance et
ne pas passer trop vite sur ce qu’est la calomnie, le qu’en-dira-t-on, le ragot : ce sont des actions sociales par
lesquelles les agents travaillent à manipuler leur identité en manipulant l’identité des autres, à se faire valoir en
dévalorisant les autres, à créer le soupçon – les Kabyles sont intarissables sur le problème du soupçon : l’homme
d’honneur est celui qui est à l’abri de tout soupçon, qui tue le soupçon avant même qu’il ne puisse être formulé,
qui porte le soupçon sur ce par quoi les sociétés masculines sont vulnérables, c’est-à-dire les femmes, etc. Le
soupçon, le qu’en-dira-t-on, les ragots, sont des petits meurtres. C’est la forme infinitésimale de ce dont la
malédiction est la forme cumulée et ostentatoire. De toute une série de travaux, en particulier sous la direction
de Mary Douglas qui est une anthropologue anglaise, autour du problème de la sorcellerie et d’un ensemble de
livres de rencontres entre spécialistes de sociétés différentes 49, il semble ressortir une loi générale selon laquelle
le recours à la malédiction et les techniques de type magique, de sorcellerie, sont les plus répandus dans les
sociétés où l’insécurité et la concurrence sont maximales. Ces sociétés à haute concurrence et à enjeux mal
objectivés sont, en d’autres termes, des univers dans lesquels la compétition pour les mœurs, les valeurs est très
forte, et les garanties objectives de la réussite de cette compétition ne sont pas claires ; il n’y a pas de tribunal
institué pour dire qui a gagné, qui a perdu, il n’y a pas de classement objectivé.

La reconnaissance dans les champs faiblement objectivés

Vous voyez à quoi je veux en venir : cela ressemble beaucoup au champ intellectuel tel que je l’ai décrit. Le
champ intellectuel est un univers à haute compétition sur des enjeux tout à fait vitaux : « Qui suis-je ? », « Que
suis-je ? », « Suis-je un écrivain ? », « Ai-je le droit de m’appeler écrivain ou ne suis-je rien du tout ? ». Ce sont
des univers à tout ou rien. D’autre part, la compétition y est très forte sur des enjeux très vitaux, plus vitaux que
la vie comme on dit, puisqu’on peut mourir pour son œuvre (voir les hagiographies). Il fait partie des propriétés
objectives de ces univers de proposer des enjeux si vitaux qu’on peut mourir pour les atteindre. En même temps,
le degré de réussite de la lutte pour obtenir ces enjeux est tout à fait incertain et les agents sociaux sont laissés
dans l’incertitude totale sur leur réussite. On revient à l’univers du Procès : tout y est fait pour que le héros K. ne
sache jamais où il en est. Ce sont donc des univers où l’on joue des choses vitales : K. va être exécuté à la fin, il
ne sait jamais où il en est et personne ne peut le lui dire. Il y a une sorte d’incertitude objective : on arrive à une
définition du jeu pathétique ou tragique. C’est un état particulier des champs : ce sont des jeux dans lesquels on
joue des choses vitales, ultimes, dans une compétition très forte et avec une incertitude quasi absolue. On
comprend évidemment que des gens aient pu lire le camp de concentration dans Kafka, mais l’image du camp de
concentration a fait écran et fait oublier qu’il y a dans la vie de tous les jours des foules de jeux à haut risque, à
haute incertitude, à enjeux vitaux et à très faible institutionnalisation des verdicts.
À propos du palmarès, je disais l’autre jour que ce qui est extraordinaire, c’est que c’est le seul palmarès.
Par exemple, quand j’ai travaillé sur les professeurs d’enseignement supérieur, j’ai cherché un classement
objectif qu’on ne puisse pas me contester, qui serait public, de qui est bon et pas bon dans un univers où tout le
monde lutte pour savoir qui est bon ou pas bon, qui existe ou qui n’existe pas 50. Mais il n’y en a pas et c’est un
fait social. Mon premier mouvement a été de me substituer en tant que sociologue au monde social : « Je vais
créer un classement, aussi objectif que possible en prenant les rapports du CNRS, les citations dans les revues
internationales. Je vais faire le veridictum, je vais, moi, en tant que savant, régler les comptes – pas au sens
économique –, je vais dire ce qu’il en est. » Grâce à Dieu, je me suis dit : « Mais de quel droit vais-je me
substituer en tant que chercheur au monde social ? » Si c’est intéressant scientifiquement, je pense qu’il faut
faire le classement, mais en sachant que ce qui est important, c’est que, dans l’objectivité, il n’existe pas.
Autrement dit, je peux instituer ce classement et le traiter comme principe explicatif. De fait, ce classement que
tout le monde connaît mais qui n’existe pas – je l’ai assez dit la dernière fois – est le principe explicatif de
beaucoup de pratiques. C’est le vrai principe justificatif des pratiques, du degré d’assurance – c’est un mot
capital : assurance sur l’avenir, assurance objective, assurance subjective, etc. Mais il est aussi important de
savoir qu’il n’existe pas objectivement et qu’une part des phénomènes les plus caractéristiques de l’univers en
résulte, comme l’angoisse ou la propension particulièrement marquée à la malédiction. Je me rappelle un
homme d’affaires me disant qu’il n’y a pas plus méchants que les intellectuels. C’est un jugement très naïf, mais
il est dans la logique de ce que je disais ce matin et comporte une part de vérité : ce sont des univers dans
lesquels on joue son identité et donc l’identité des autres. C’est un jeu à la vie, à la mort symboliques. Une part
énorme des choses qui s’échangent sous forme de comptes rendus critiques (je vous rappelle ce que je disais ce
matin) sont des meurtres symboliques ; nous sommes tous entourés de criminels symboliques.
Je crois que ce qu’il faut retenir, c’est que ce sont des jeux à très haut risque et à très haute incertitude.
Vous allez dire que là, vraiment, c’est ma projection à moi et me demander de quel droit je propose cette lecture
projective et partisane de Kafka. Je vais retourner la situation très aisément grâce au livre d’Unseld 51. Je crois
que ce livre est très important parce qu’il rompt pour la première fois avec un aspect central de la mythologie à
propos de Kafka : Kafka avait donné l’ordre à son ami Max Brod de brûler ses manuscrits. Unseld montre assez
bien que Kafka avait donné cet ordre à quelqu’un qui avait juré cent fois qu’il ne le ferait pas. Ce que je dis a
l’air polémique, dans la vie ce n’est pas comme ça… Mais c’est une sorte de mythe très intéressant, qui doit être
compris comme tel, que l’on doit entendre de manière non naïve. Étant des gens de culte, les gens qui écrivent
sur la littérature célèbrent cette espèce de naïveté que je dénonce quand je dis un peu méchamment « à la vie, à
la mort ». Cette naïveté de célébrants les empêche de voir ce que contient en vérité cette phrase… Ce n’est pas
n’importe quoi : tous les auteurs ne disent pas à leurs exécuteurs testamentaires de brûler leurs livres et c’est
même relativement rare. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut le prendre au premier degré. Tout écrivain se pose
la question de savoir ce qu’il est, s’il existe comme écrivain, mais cette question se posait particulièrement à
Kafka et tout le livre de Unseld tend à dire que l’existence en tant qu’écrivain (« Suis-je écrivain ? Et qui me dira
si je suis écrivain ? ») a été l’obsession de la vie de Kafka. Unseld décrit, par exemple, ces mouvements
pendulaires de l’existence de Kafka avec le mouvement permanent, qui se répète plusieurs fois entre les périodes
correspondant à un doute sur la question de savoir s’il est écrivain – ce sont les périodes où il se fiance, se marie,
s’identifie à l’attente objective de sa famille, de sa mère qui veut qu’il soit un homme rangé, marié – et les
périodes au contraire d’exaltation littéraire, d’écriture et de production.
L’explication par le rapport de Kafka au champ littéraire n’est pas explicative de tout, mais l’existence
littéraire de Kafka est tout de même en relation directe avec cette sorte de modèle qu’il nous propose.
Finalement, ce qui est en jeu, c’est le rapport de Kafka à son éditeur. Au fond, le tribunal suprême, dans
l’expérience de l’écrivain, correspond à l’expérience avec un éditeur qui le publie, qui le fait passer de la
virtualité à l’existence 52, qui a le pouvoir de le consacrer comme écrivain, et cela d’autant plus qu’il est lui-
même consacré en tant qu’éditeur par le fait qu’il a publié des grands écrivains. L’éditeur donne un imprimatur ;
en mettant « Éditions de Minuit » au-dessous du titre, il consacre l’auteur comme un écrivain et, en ce sens, il est
Godot, il est la dernière instance. Or les rapports pendulaires de Kafka coïncident avec ses rapports avec les
éditeurs. Kafka a vécu son rapport au milieu littéraire comme quelque chose de dramatique, une sorte de quête
théologique de la reconnaissance comme écrivain : « Qui me dira que je suis vraiment écrivain ? » Par exemple,
chose très intéressante, ses amis lui disaient : « C’est bien, c’est formidable ce que tu fais », mais il soupçonnait
toujours la validité de ce jugement. C’est absolument l’inverse des clubs d’admiration mutuelle du Nouvel Obs…
Lui disait : « Mon ami me le dit parce qu’il est gentil et non pas parce que c’est vrai. » Il fallait donc une
instance aussi éloignée que possible de lui, ayant des intérêts objectifs et matérialisables sous forme de coûts. Ce
point est très important parce qu’un éditeur qui vous publie prend un risque financier, c’est-à-dire sérieux, au
sens où il s’engage, il se mouille, il prend un risque. C’est cette espèce de verdict que Kafka poursuivait de façon
pathétique. Au fond est en jeu le problème de l’assurance : « Qui va m’assurer que je suis sûrement un
écrivain ? », « Qui va me dire que je suis un auteur publiable ? », « Qui va publier que je suis publiable ? », « Qui
va dire publiquement avec une autorité publiquement reconnue que Kafka est un écrivain ? ».
Évidemment, c’est un problème qui se pose particulièrement dans la situation des écrivains d’avant-garde :
ce n’est pas par hasard si les avant-gardes fonctionnent toujours en club d’admiration mutuelle 53. Leurs
adversaires voient bien ce côté circulaire, mais c’est presque par définition qu’elles doivent fonctionner de cette
manière, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’aient pas la nostalgie pathétique de la reconnaissance par ceux
qu’elles dénoncent. J’ai fait suffisamment d’interviews auprès d’artistes d’avant-garde pour savoir que la
coincidencia oppositorum, cette espèce de fantasme de la réconciliation qui consisterait à être à la fois dans
l’avant-garde et à l’Académie, est recherchée. Cette structure antagoniste est évidemment particulièrement forte
quand on est prédisposé à vivre le rapport au monde social en tant que juif sur ce modèle. Il y a donc une
superposition… Je pense que c’est très important, pour ceux qui ont des visions de la causalité simple et pour qui
c’est tout l’un ou tout l’autre : il y a une structure dispositionnelle préexistante à l’entrée dans le champ littéraire
qui explique la manière d’entrer dans le champ littéraire et qui se trouve renforcée par la structure du rapport au
champ littéraire. Finalement, ce rapport pathétique, tragique, à l’instance littéraire suprême, comme rapport
totalement contradictoire, est la réactivation d’un rapport originaire, le rapport au père – la Lettre au père de
Kafka, ça existe 54 – qui va être le rapport en tant que juif à la société dominante, à laquelle on demande
l’exclusion et l’inclusion, et un type d’inclusion que ne demandent pas ceux qui sont d’évidence inclus. Cela
porte à une sorte d’anticonformisme qui coïncide avec un conformisme et peut apparaître comme du
conformisme à ceux pour qui la question de la conformité ne se pose pas. C’est compliqué, mais je crois que
c’est ainsi.
Pour finir, je voudrais vous dire simplement ceci : s’il est vrai que la théorie des champs a quelque chose
de vrai, on comprend que quelqu’un qui décrit son expérience d’un champ très particulier, littéraire, puisse
décrire quelque chose de très universel dans la mesure finalement où, sous le rapport du point de vue qu’avait
adopté Kafka en commençant, il nous donne une vision de quelque chose qui est en jeu, à des degrés différents,
dans tous les champs à tous les moments. Finalement, il n’avait pas besoin de voir les camps de concentration, la
bureaucratie, Mussolini, etc., pour écrire ses romans : il suffisait qu’il décrive le champ intellectuel. Ce qui est
très intéressant, c’est que Kafka n’a été lu pratiquement que par des intellectuels et des universitaires mais qu’au
fond personne avant moi [rires] et le professeur Unseld n’avait vu qu’il s’agissait des intellectuels. C’est presque
cela qui est amusant au premier chef : cela fait réfléchir sur ce que c’est que d’être intellectuel…
1. Voir le cours du 2 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, p. 314-318.
2. Albert O. Hirschman, Les Passions et les Intérêts, trad. Pierre Andler, Paris, PUF, 1980 [1977].
3. P. Bourdieu doit penser aux analyses du type de celles que Weber développe dans la section d’Économie et société intitulée « La
dissolution de la communauté domestique : changements dans son rôle fonctionnel et accroissement de la “calculabilité”. Apparition des
sociétés de commerce modernes. » (Économie et société, t. II, op. cit., p. 109-123.)
4. Gary S. Becker, The Economic Approach to Human Behavior, Chicago, University of Chicago Press, 1976, chap. 11, « A theory of
marriage » ; A Treatise on the Family, Cambridge, Harvard University Press, 1981.
5. G. Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, op. cit.
6. Voir Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, 1984, p. 49-55.
7. En allemand, la conjonction als signifie « en tant que ».
8. P. Bourdieu consacrera un cours entier – qui sera publié ultérieurement – au champ économique durant l’année universitaire 1992-1993.
9. Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, no 20-21, 1978, p. 3-82.
10. Voir, par exemple, sa formulation dans la Monadologie (1714) de Leibniz : « Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes
[… dont] celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune
énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus
souvent ne puissent point nous être connues. » (§ 31 et 32).
11. La « vertu dormitive de l’opium » est un exemple d’explication tautologique que Molière prête à un bachelier en médecine dans Le
Malade imaginaire (acte III, scène 14) : « Mihi a docto Doctore/ Domandatur causam et rationem, quare/ Opium facit dormire ?/ A quoi
respondeo,/ Quia est in eo/ Virtus dormitiva. »
12. Généralement traduit en français par « investissement », le terme Besetzung qu’emploie Freud peut aussi l’être par le mot « occupation »
qui est plus proche du mot allemand et comporte une moindre connotation économique.
13. Allusion à l’étymologie que propose Johan Huizinga lorsqu’il écrit que le briseur de jeu « enlève au jeu l’illusion, inlusio, littéralement
“entrée dans le jeu” [il est ajouté dans l’édition anglaise : from inlusio, illudere orinludere] ». (Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur
la fonction sociale du jeu, trad. Cécile Sersia, Paris, Gallimard, 1951 [1938], p. 32 et, pour la précision figurant entre crochets, Homo
Ludens. A Study of the Play-Element in Culture, Londres, Routledge, 1949 [1944], p. 11.)
14. Voir également sur ce point, la leçon précédente, p. 135.
15. Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, trad. Jacques Chavy, Paris, Plon, 1964 [1904-1905] ; rééd. Pocket,
« Agora », 1985.
16. Sur ces points et sur les limites des politiques de démocratisation culturelle des années 1960 et 1970, voir en particulier P. Bourdieu,
A. Darbel et D. Schnapper, L’Amour de l’art, op. cit.
17. Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration, Alain Peyrefitte fut à la fois homme politique et
homme de lettres (il finit académicien). Dans les années 1970, ses essais Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera (1973) et Le
Mal français (1976) sont des succès de librairie.
18. P. Bourdieu a sans doute en tête les usages dont le mot fait alors l’objet de la part de psychanalystes, ou chez Gilles Deleuze et Félix
Guattari (L’Anti-Œdipe qu’ils ont publié en 1972 entendait proposer un « nouveau concept de désir »).
19. Éric Weil propose cette traduction dans Hegel et l’État, Paris, Vrin, 1980 [1950], p. 81. P. Bourdieu avait déjà évoqué et commenté cette
citation de La Raison dans l’histoire (chap. II, 2, § « La ruse de la raison ») dans le cours du 2 novembre 1982, in Sociologie générale,
vol. 1, op. cit., p. 317-319.
20. Sur tous ces points, voir Pierre Bourdieu, Esquisses algériennes, Paris, Seuil, 2008.
21. Référence à la distinction entre « micro-économie » (dont l’unité d’analyse serait plutôt des agents économiques particuliers,
consommateurs ou producteurs) et « macro-économie » (qui s’attache à des agrégats, par exemple la consommation ou l’emploi
appréhendés à un niveau national). La distinction est un peu confuse notamment parce que des considérations théoriques s’y mêlent
parfois, un caractère « micro-économique » pouvant être prêté à des approches individualistes comme celles qui sont issues de la théorie
néoclassique (qui peuvent d’ailleurs développer une « macro-économie aux fondements micro-économiques ») et l’analyse keynésienne
pouvant être associée, pour d’autres raisons que la seule « échelle » de ses objets, à la « macro-économie ». Certains économistes par
ailleurs distinguent une « méso-économie » qui, intermédiaire entre la « micro- et » et la « macro-économie », s’attacherait au niveau
d’une branche d’activité, d’un secteur économique, d’une région.
22. Voir particulièrement le cours du 23 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 415-449.
23. Allusion à Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Gallimard, 3 tomes, 1971-1972.
24. L’enregistrement ne permet pas d’identifier avec une totale certitude l’auteur de la question, mais il semble s’agir de Georges Tiffon
(1919-2011), un diplômé du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) qui avait fait carrière dans le charbonnage. Il avait publié
un livre sur l’industrie du charbon (Le Charbon, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1967) et était membre du conseil scientifique de l’Institut
d’histoire sociale minière. Il avait cessé ses fonctions d’administrateur de sociétés en 1981, soit quelques années avant le cours.
25. P. Bourdieu aura par la suite l’occasion de revenir sur ces questions dans son travail sur la maison individuelle (« Un placement de père
de famille. La maison individuelle : spécificité du produit et logique du champ de production », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 81, 1990, p. 6-33) et son article sur « Le champ économique » (Actes de la recherche en sciences sociales, no 119, 1997,
p. 48-66), textes qu’il réunira dans Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
26. Bernard Guibert, Jean Laganier et Michel Volle, « Essai sur les nomenclatures industrielles », Économie et statistique, no 20, 1971, p. 23-
36. Sur les nomenclatures des CSP que P. Bourdieu mentionne dans la phrase suivante, voir un autre travail réalisé par des administrateurs
de l’Insee (et présenté, dans les années 1970, dans le séminaire de P. Bourdieu) : Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les Catégories
socio-professionnelles, Paris, La Découverte, « Repères », 1982.
27. Allusion à la démarche de Kant dans la Critique de la raison pure : pour déterminer ce que nous pouvons connaître, il faut s’interroger
sur notre faculté de connaître notamment en tant qu’elle implique la mise en œuvre de catégories.
28. Il s’agit, comme pour les travaux précédemment cités, d’un travail lié à l’Insee. François Eymard-Duvernay était administrateur de l’Insee
(en poste à la division « Entreprise ») lorsqu’il a rédigé avec Daniel Bony, également de l’Insee, l’article dont il est question ici :
« Cohérence de la branche et diversité des entreprises : étude d’un cas », Économie et statistique, no 144, 1982, p. 13-23.
29. Allusion à la nécessité, très souvent soulignée par P. Bourdieu, de « se faire un nom » pour exister dans les champs de production
culturelle. Il écrit par exemple dans le cas du champ scientifique : « […] accumuler du capital, c’est “se faire un nom”, un nom propre (et,
pour certains, un prénom), un nom connu et reconnu, marque qui distingue d’emblée son porteur, l’arrachant comme forme visible au
fond indifférencié, inaperçu, obscur, dans lequel se perd le commun […]. » (« Le champ scientifique », art. cité, p. 93.)
30. Dans les années 1970 et 1980, il commençait à exister dans la « sociologie des organisations », et plus encore en science politique et dans
les disciplines du management, un assez grand nombre d’études de cas souvent très descriptives consacrées à des décisions. Pour un
exemple souvent cité, voir Graham T. Allison, The Essence of Decision. Explaining the Cuban Missiles Crisis, Boston, Little Brown,
1971.
31. Référence probable au « scandale » qui entoura dans les années 1950 et 1960 des décisions du pouvoir public au sujet de la réfection des
abattoirs du quartier de la Villette dans le nord-est de Paris. Ce « scandale » fut à l’origine d’une commission d’enquête parlementaire en
1970. Le cours de P. Bourdieu est prononcé dans les années où se construisent, sur l’ancien site des abattoirs, un parc et des équipements
culturels dont, s’agissant de la Cité de la musique notamment, l’édification a été décidée par le gouvernement socialiste arrivé au pouvoir
en 1981.
32. P. Bourdieu avait déjà évoqué cette forme de pensée dans son cours de l’année précédente (voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit.,
p. 350-351).
33. Allusion à G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, op. cit.
34. P. Bourdieu indique en d’autres endroits que cette formule ironique (« au-delà du delà ») vient de la bande dessinée Achille Talon créée
par le dessinateur Greg dans les années 1960.
35. Pierre Bourdieu, « La parenté comme représentation et comme volonté », in Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 83-186.
36. Voir le cours du 30 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 435.
37. « Il fallait qu’on eût calomnié Joseph K. : un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté. » (Franz Kafka, Le Procès, trad. Bernard
Lortholary, Paris, Flammarion, 1983 [1925] ; nouvelle éd. 2011, p. 27.)
38. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 60-63.
39. « On obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes
donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par endroits pas du tout, qu’on
ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich]. On ne
trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de
déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal […]. » (Max Weber, Essai sur la
théorie de la science, trad. Julien Freund, Paris, Plon, 1965 [1904-1917], p. 181.)
40. Erving Goffman dit reprendre une expression utilisée à l’égard de certains reclus dans les hôpitaux psychiatriques, où certains malades
sont dits « asilisés » et réputés souffrir d’« hospitalitis ». Pour Goffman, l’asilisation est, avec la tactique du « repli sur soi » et la « voie de
l’intransigeance », l’une des stratégies par lesquelles l’individu peut entreprendre de s’adapter à une institution totalitaire : « Les bribes
d’existence normale que l’établissement procure au reclus remplacent pour lui la totalité du monde extérieur et il se construit une
existence stable et relativement satisfaite en cumulant toutes les satisfactions qu’il peut trouver dans l’institution. » (E. Goffman, Asiles,
op. cit., p. 107.)
41. Avant-guerre, dans les classes préparatoires scientifiques, le terme de « bizut » désignait un élève de première année. P. Bourdieu poursuit
l’analogie dans les lignes suivantes : un « bica » était un élève qui triplait la deuxième année, l’année de « taupe ».
42. L’avocat s’appelle M. Huld.
43. F. Kafka, Le Procès, op. cit., p. 215.
44. C’est le titre que P. Bourdieu donnera à son article sur Kafka (« La dernière instance », art. cité).
45. « […] s’il existe une morale, un système de devoirs et d’obligations, il faut que la société soit une personne morale qualitativement
distincte des personnes individuelles qu’elle comprend et de la synthèse desquelles elle résulte. On remarquera l’analogie qu’il y a entre
ce raisonnement et celui par lequel Kant démontre Dieu. Kant postule Dieu parce que sans cette hypothèse, la morale est inintelligible.
[…] Entre Dieu et la société, il faut choisir. […] J’ajoute qu’à mon point de vue ce choix me laisse indifférent car je ne vois dans la
divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement. » (É. Durkheim, Sociologie et philosophie op. cit., p. 74-75.)
46. Voir le premier cours en 1981-1982, in P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., particulièrement p. 26-41.
47. Il peut s’agir d’une référence au fragment suivant : « Aussi faut-il suivre le (logos) commun ; mais quoiqu’il soit commun à tous, la
plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. » (Héraclite, cité d’après Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII,
133.)
48. John L. Austin, Quand dire c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970 [1962] ; réed. « Points Essais », 1991.
49. Notamment Mary Douglas (dir.), Witchcraft, Confessions and Accusations, New York et Londres, Tavistock, 1970.
50. Voir P. Bourdieu, Homo academicus, op cit., p. 26 sq.
51. Joachim Unseld, Franz Kafka, une vie d’écrivain : histoire de ses publications, trad. Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1984.
52. P. Bourdieu fera de cette observation le point de départ de son analyse de l’édition en 1999 : « L’éditeur est celui qui a le pouvoir tout à
fait extraordinaire d’assurer la publication, c’est-à-dire de faire accéder un texte et un auteur à l’existence publique (Öffentlichkeit),
connue et reconnue. » (« Une révolution conservatrice dans l’édition », art. cité, p. 3.)
53. En s’appuyant notamment sur des analyses de Levin Ludwig Schücking, un spécialiste de la littérature britannique, P. Bourdieu avait
insisté sur l’importance des « sociétés d’admiration mutuelle » dans les avant-gardes dans « Champ intellectuel et projet créateur », Les
Temps modernes, no 246, 1966, p. 872.
54. La Lettre au père est un texte que Franz Kafka écrivit, sans le lui adresser, à son père en 1919. Il fut publié dans les années 1950 (voir
Franz Kafka, Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 833-881).
COURS DU 29 MARS 1984

Première heure (leçon) : le modèle du joueur. – Tendances immanentes à la reproduction du monde social. –
Comparaison entre sociétés et continuité du monde social. – Différenciation des champs et objectivation du
capital. – La violence et son euphémisation. – Deuxième heure (séminaire) : Le Procès de Kafka (2). – La
manipulation de l’illusio et des chances. – Le pouvoir et le temps.

Première heure (leçon) : le modèle du joueur

J’ai sous les yeux une question qui est en fait une suggestion de réponse. On me dit que j’aurais pu invoquer, en
faveur de l’analyse que j’avais proposée de l’intérêt, l’étymologie. J’y avais effectivement pensé, mais je ne
l’avais pas fait parce que je pense que l’abus de la référence à l’étymologie – qui n’a pas du tout valeur de
preuve – peut conduire à des excès qui se pratiquent beaucoup. Cela dit, il est vrai que la notion d’intérêt, telle
que l’étymologie la suggère, est proche de ce que j’essaie de dire : « intéressé », c’est « être dedans », « en
être », « en participer » et, du même coup, « y tenir » au sens de « vouloir en être » et « être tenu par ce dont on
participe » 1. En ce sens, l’étymologie renforce l’interprétation que j’avais donnée de la notion : être intéressé, en
latin, c’est participer d’un univers, y adhérer suffisamment pour être tenu par lui ; c’est cette espèce de relation
d’appartenance dans laquelle celui qui appartient tient à ce par quoi il se lie. C’est exactement la définition à
laquelle j’avais abouti. J’aurais pu invoquer l’étymologie, mais cela n’aurait rien ajouté à l’analyse. Cela aurait
même créé dans vos esprits le soupçon. Tant d’analyses n’ont d’autre fondement qu’une étymologie souvent
approximative que j’évite d’y recourir sauf lorsque cela me paraît s’imposer, par exemple pour fonder un champ
sémantique : quand j’introduis la notion d’illusio, j’invoque l’étymologie – dans ce cas-là explicitement fictive
et imaginaire 2 – parce qu’elle permet de donner de la cohérence à un système conceptuel. De même, lorsque je
constitue le réseau des mots façonnés autour de doxa (orthodoxie, hétérodoxie, paradoxe, allodoxia, etc.), je
pense faire un usage légitime de l’étymologie comme support d’un réseau de relations entre les concepts. Cela
rappelle que les concepts marchent par système et non pas à l’état isolé : lorsqu’on vous propose un concept,
qu’on le sache ou non, on vous propose un système de concepts dont la cohérence est à l’état de système. La
définition n’existe qu’à l’état de système. Voilà une justification.
Comme, la dernière fois, j’ai succombé à la tentation de répondre trop longuement aux questions (j’y avais
consacré toute l’heure), je vais tout de suite passer à la suite du cours. Sinon, le cours va devenir complètement
discontinu dans votre esprit et je ne pourrai plus supposer d’une fois à l’autre le minimum de continuité que je
suis obligé de supposer pour que mes leçons aient une cohérence.
Je rappelle rapidement où j’en étais resté il y a quinze jours : j’avais essayé de montrer qu’une question qui
se pose à la science sociale est celle de la continuité du monde social : comment se fait-il qu’il y ait un ordre
plutôt que le désordre ? Comment se fait-il que cet ordre intelligible soit durable ? Pourquoi l’ordre plutôt que
l’anarchie ? C’est une question qui ne va pas de soi et on fait crédit parfois à Vico, parfois à Hegel 3, d’avoir fait
cette sorte de découverte historique de la nécessité du monde historique : celui-ci, du fait qu’il n’est pas
abandonné à l’aléa mais a en lui-même une cohérence et une durabilité, porte en lui-même le principe à la fois
de sa nécessité et de sa durée. C’est ce que je résumais par les deux mots leibniziens : le monde social est
dépositaire d’une lex insita, d’une loi immanente, qui est en même temps une vis insita, une force immanente.
C’est de cela que je veux rendre compte, et je rappelais la dernière fois l’opposition que l’on pouvait faire entre
une vision du monde social que l’on pourrait caractériser grosso modo comme cartésienne – le monde social est
le lieu d’une sorte de discontinuité radicale, tout se passant comme s’il recommençait à chaque instant, comme
si l’on pouvait recommencer en quelque sorte de zéro – et la définition qu’on pourrait appeler leibnizienne selon
laquelle le monde social a en lui-même le principe régulier, réglé, de sa propre continuation.
Pour illustrer la définition cartésienne, on pourrait décrire les jeux sociaux sur le modèle de la roulette et
évoquer la vision du monde du joueur. Je pense au livre de Dostoïevski qui porte ce titre, Le Joueur, et dans
lequel on voit une sorte de personnage déclassé 4. Je pense que nous ne sommes pas tous également prédisposés à
vivre le monde sur le mode du jeu – ce sera l’un des développements que je ferai tout à l’heure – et que notre
vision du monde social, et en particulier notre vision de sa continuité ou de sa discontinuité, de sa capacité de
durer ou de se transformer à tout instant, dépend profondément de notre position dans ce monde. Une vision de
joueur a de bonnes chances de se trouver plutôt chez les aristocrates déclassés, qui seront peut-être aussi des
révolutionnaires à la Bakounine, ou chez des sous-prolétaires en deçà du seuil à partir duquel le monde peut
apparaître comme ayant la moindre raison. La vision du joueur que l’on pourrait dire cartésienne est très bien
incarnée par la roulette, ce jeu dans lequel il n’y a aucun lien entre les coups successifs ; à tous les coups, on peut
tout gagner ou tout perdre. Du même coup, on peut être frappé par la valeur métaphorique du roman. À travers la
description d’un rapport à un jeu particulier, Dostoïevski décrit un rapport au monde social selon lequel on
pourrait, en un instant, changer complètement de position dans le monde social ; on pourrait faire fortune au
casino instantanément et passer de l’état de prolétaire, d’aristocrate déclassé à l’état d’homme inséré dans le
monde social.
Cette sorte de vision magique, instantanéiste, discontinuiste du monde social me semble une bonne
illustration d’une vision possible du monde social. Cela dit, la roulette est une mauvaise image du jeu social : il
y a très peu de jeux sociaux, et même très peu de situations sociales, qui aient la forme de la roulette. Ce sont les
situations révolutionnaires qui se rapprochent le plus de la roulette puisque, dans ces moments de crise, les
potentialités objectives inscrites dans le monde normal sont suspendues. C’est ce que signifie la phrase « Tout
soldat porte un bâton de maréchal dans sa giberne 5 ». Dans une configuration d’égalité des chances, il n’y a pas
d’inférence ou d’induction possibles à partir de l’état du monde social à l’instant t vers l’état du monde à
l’instant t + 1. Cet état de discontinuité radicale, cet état critique où l’avenir du monde est suspendu, où tous les
possibles deviennent équiprobables, est très exceptionnel. Il est à la fois rare et bref, et en grande partie illusoire
parce que l’illusion de l’équiprobabilité est très vite démentie par le retour en force de principes qui assuraient la
bonne continuation de l’ordre social.
Il est important d’élaborer, comme j’essaie de le faire, cette vision discontinuiste pour l’utiliser comme
une sorte de variation imaginaire permettant de mieux penser ce qu’est l’ordre linéaire : c’est l’un des cas
possibles de la configuration du monde social. À travers sa possibilité, ce cas de figure peut exercer une
formidable séduction imaginaire : je pense que le mythe – il faut bien l’appeler par son nom – de la révolution et
de la révolution permanente s’enracine dans l’idée que le monde pourrait être une roulette où, à tous les coups,
on repartirait de zéro et où les acquis des gains des coups précédents seraient complètement suspendus et
n’auraient aucune influence sur le coup suivant. Sur cette sorte de vision que l’on peut appeler cartésienne ou
sartrienne, je vous renvoie au Sens pratique. J’y ai développé assez longuement ce qui me paraît être le principe
de l’anthropologie sartrienne telle qu’elle se présente dans L’Être et le Néant et surtout dans la Critique de la
raison dialectique 6 : Sartre me semble développer d’une manière ultra-conséquente, comme il le fait toujours,
c’est-à-dire d’une manière très fausse et très intéressante, la vision subjectiviste et discontinuiste dans laquelle
le monde social est à chaque instant suspendu aux décisions des agents sociaux. Cette vision discontinuiste ne
vaut qu’à titre de limite, pour ces cas limites de discontinuité radicale qui s’observent dans certaines situations
critiques.

Tendances immanentes à la reproduction du monde social

Mais l’ordre ordinaire des champs sociaux et du champ social comme champ des champs, c’est la continuité
fondée sur l’existence de ce qu’on peut appeler d’un mot qui est galvaudé – mais je n’en vois pas d’autre – le
« capital » comme ensemble des énergies accumulées par le travail historique et susceptibles d’être réinvesties à
chaque moment dans l’ordre social avec des effets sociaux déterminants. Autrement dit, du point de vue où je me
place là – ce n’est pas du tout une définition –, le capital, cette sorte de mémoire historique, d’inertie historique,
est précisément cette vis insita, plus ou moins concentrée entre les mains d’un petit nombre de personnes, qui va
être la lex insita du monde dans la mesure où, par exemple, le capital va au capital, il tend à se concentrer. S’il
faut parler de capital, c’est parce que le monde social est tel qu’il a une mémoire. Comme disait Leibniz, « le
présent est gros de l’avenir 7 ». Si le présent est gros de l’avenir, c’est qu’à chaque moment dans le présent des
gens détiennent les moyens de façonner le futur, et le capital est cette sorte de pont entre le présent et l’avenir –
les définitions les plus classiques des économistes font allusion à cette propriété. C’est une sorte d’anticipation,
de droit de préemption sur l’avenir et souvent, évidemment, sur l’avenir des autres.
Entre la vision spontanéiste, discontinuiste de type cartésiano-sartrien et la vision continuiste selon
laquelle le monde social obéit à des tendances immanentes, je pense donc que l’état [du monde social ( ?)] est
constitué dans la notion de capital. Le monde social a un ordre, il est continu, il obéit à des tendances
immanentes. Tous les sociologues ont nommé ce phénomène dans des langages différents. Dans le langage
durkheimien, ce sont les « contraintes ». Durkheim insistait sur le fait que le monde social était le lieu de la
contrainte et identifiait le social à la contrainte 8 : on ne peut pas à chaque instant faire n’importe quoi, imaginer
n’importe quel avenir possible, tout n’est pas possible, et ceux qui font n’importe quoi sont négativement
sanctionnés par le monde social. Le langage commun dit qu’ils font des folies : ils agissent comme si le monde
social n’avait pas de lois, ou comme s’ils étaient au-delà des lois de la sanction économique. Il y a une page très
belle de Max Weber sur ce qui arrive à ceux qui n’ont pas ce que j’appellerais l’habitus économique adapté : s’ils
sont entrepreneurs, ils sont conduits à la ruine ; s’ils sont simples travailleurs sans capital, ils sont condamnés à
l’avance au chômage, etc. 9. Étant le lieu de tendance immanentes, le monde social demande des agents sociaux
qu’ils comptent avec ces tendances immanentes (je pense que le mot « compter avec » est important), qui sont
des choses sur lesquelles on peut compter et avec lesquelles il faut compter, et l’avenir objectif du monde social
est précisément quelque chose sur quoi on peut compter : le monde est prévisible, il ne va pas arriver n’importe
quoi. Si l’on a un titre scolaire, on a des chances, sauf accident, d’obtenir le poste garanti par ce titre, et cela vaut
en quelque sorte pour tous les titres : les titres de propriété, les titres scolaires et les titres financiers sont des
traites sur l’avenir, des escomptes, des choses qui permettent de se conduire avec une certaine assurance, avec
l’assurance que les assurances subjectives trouveront confirmation dans des assurances objectives.
La science sociale a donc partie liée avec la probabilité : on est dans des univers du probable, où l’on n’est
jamais dans les deux cas extrêmes que décrit la théorie des probabilités. On n’a jamais une probabilité nulle (P
= 0) et jamais une probabilité absolue (P = 1), on est toujours dans l’univers des chances intermédiaires. Au
fond, l’ordre social n’est pas autre chose que cette sorte de tendance immanente à produire des fréquences
stables, des régularités (j’hésite à employer ce mot parce qu’il a souvent une connotation politique : parler
d’« ordre social », c’est d’ordinaire implicitement être pour ou être contre. Je le répète toujours, mais c’est la
triste condition du sociologue qui est obligé, pour communiquer ce qu’il fait, de parler le langage utilisé
d’ordinaire pour juger ce qui est : l’usage le plus neutre d’une expression comme celle d’« ordre social » doit
compter avec le fait que les récepteurs entendent « c’est bon » ou « ce n’est pas bon »). Cette force, ce
dynamisme, ce moteur qui est inscrit dans les différents champs produit à la fois le mouvement dans ce champ –
la lutte pour le monopole de la manipulation légitime des biens de salut s’il s’agit du champ religieux ou le
monopole du jugement légitime s’il s’agit du champ intellectuel – et en même temps les limites dans lesquelles
cette lutte peut se situer. Elle fournit du même coup les principes permettant de prévoir et de produire des
conduites adaptées, c’est-à-dire ajustées aux chances objectives de réussite.
Voilà donc où j’en étais. J’avais posé ce problème de la continuité et de la discontinuité pour introduire ce
que je ferai la prochaine fois, à savoir une théorie des espèces de capital, des différentes formes que peut prendre
le capital, étant entendu que vous avez déjà le principe de cette théorie : je vous ai dit, cette année et l’année
passée, qu’il y a autant d’espèces de capital que de champs, c’est-à-dire de lieux à l’intérieur desquels peut
fonctionner une ressource, une propriété, dans tous les sens du terme, ne pouvant fonctionner comme capital
qu’en relation avec un espace à l’intérieur duquel elle est valide, elle est efficace. Il y aura donc autant d’espèces
de capital que de champs et de sous-champs, ce qui n’interdit pas de considérer un certain nombre (deux ou
trois) grandes espèces de capital dont les autres sont des formes spécifiques.

Comparaison entre sociétés et continuité du monde social

Avant d’en venir à cela, je voudrais insister sur cette propriété du monde social et essayer de rappeler – parce que
c’est un problème que nous avons tous plus ou moins confusément à l’esprit – comment cette vision du monde
social permet de comprendre de manière assez rigoureuse les différences entre les différentes formes de société.
Les oppositions entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes, les sociétés précapitalistes et les
sociétés capitalistes sont bien naïvement destructives. On énumère une série de différences et bien souvent on les
insère dans une philosophie de l’histoire en général linéaire ou unilinéaire, qui peut prendre des formes plus ou
moins sécularisées : la philosophie de type marxiste, la philosophie de type wébérien avec la théorie de la
rationalisation et toutes ses formes amollies qu’on appelle aujourd’hui « théories de la modernisation » 10. Il y a
un débat sur ces questions. Vous pouvez légitimement ne pas le connaître mais vous avez sûrement des opinions,
même si vous ne le connaissez pas, parce que lorsqu’on vous dit : « Nous sommes sortis de la lampe à huile et du
bateau à voile », on fait de la philosophie de l’histoire. Les hommes politiques font ainsi de la philosophie de
l’histoire tous les jours, par exemple lorsqu’ils comparent l’avant et l’après. Lorsqu’ils se servent de l’avant
pour nommer l’après, ils font de la philosophie de l’histoire, ils font des effets de prévision, de prédiction
prospective ou rétrospective qui ont pour fonction de faire voir le présent d’une certaine façon 11, l’un des enjeux
fondamentaux de la lutte politique étant, comme je l’ai rappelé la dernière fois, d’imposer le principe de vision
du monde social. C’est pour cette raison que je pense important d’essayer, non pas de résoudre ce problème de la
comparaison entre les sociétés, mais de donner quelques principes de comparaison qui me paraissent majeurs. Je
dois prévenir que ce que je vais dire ne sera pas d’une parfaite clarté et cohérence parce que j’y réfléchis et que
je ne suis pas absolument sûr de ce que je vais dire, mais je pense que cela vaut mieux que la plupart des choses
qui se disent sur la question et, à ce titre, je me sens autorisé à livrer quelques incertitudes, même quelques
contradictions.
Il y a donc des tendances immanentes qui peuvent trouver leur principe de deux côtés : d’une part, dans
l’objectivité, c’est-à-dire dans les choses ; d’autre part, dans la subjectivité, dans les cerveaux, dans les corps. Si
vous vous rappelez ce que j’ai dit dans le passé, deux principes font que le monde dure et qu’il manifeste des
constances : d’une part, les mécanismes immanents constitutifs des champs ; d’autre part, les dispositions
incorporées constitutives de l’habitus. Au fond, si un champ dure, tend à persévérer dans l’être, s’il a un conatus,
cette sorte de tendance à persévérer dans l’être, c’est qu’il propose des mécanismes tendant à leur propre
perpétuation à travers des agents prédisposés à agir conformément aux potentialités immanentes à ces
mécanismes. La plupart des champs marchent ainsi : on a des agents prédisposés à agir, à anticiper sur la
nécessité des structures, en grande partie parce que leurs dispositions sont le produit de cette nécessité, et des
champs tendant à se perpétuer, à agir. Cela ne veut pas dire – c’est une chose qu’on m’objecte souvent – que les
systèmes sociaux seraient des reproductions circulaires, ce qui n’a pas de sens : il y a une tendance à persévérer
dans l’être qui n’est pas du tout une nécessité de reproduction parfaite (je ne reviens pas là-dessus, ce serait trop
long).
Ces deux principes de la continuité du monde social peuvent être exprimés dans le langage du capital. On
pourra dire qu’un premier principe de continuité est le capital à l’état incorporé, c’est-à-dire l’habitus. Là,
l’étymologie, je crois, remplit sa fonction 12 : l’habitus est un ayant-été-acquis, c’est une forme de capital qui
existe à l’état incorporé, comme la connaissance d’une langue ou ce qu’on appelle d’ordinaire la culture ; on voit
bien, par exemple, que cela meurt avec son porteur : le capital culturel, à la différence du capital économique, est
si fortement lié au port de son porteur qu’il disparaît avec lui, au moins dans sa forme incorporée – le capital
culturel peut en effet aussi exister à l’état objectivé, par exemple des machines d’agriculteurs. Ce capital
incorporé, l’habitus, est un passé qui survit dans le présent et qui est gros d’un avenir, qui implique un avenir :
dire que nous avons des habitus, cela veut dire que nous sommes capables d’engendrer ; l’habitus n’est pas du
tout quelque chose de passif – c’est pourquoi j’emploie ce mot et pas « habitude » –, une foule d’actions
possibles ne sont pas inscrites dans le stimulus auquel l’habitus répond, l’exemple par excellence étant
l’improvisation. L’habitus permet d’engendrer une foule de choses possibles, mais dans certaines limites.
Comme le dit Marx quelque part, « le petit-bourgeois ne peut pas dépasser les limites de son cerveau 13 ». Je
pense que c’est la notion d’habitus qu’il manipule intuitivement. L’une des propriétés de l’habitus consiste,
comme les catégories kantiennes, à rendre possible une perception organisée du monde, mais en même temps
dans certaines limites : je ne peux avoir un monde cohérent que dans les limites de mon principe de cohérence ;
et je ne peux avoir de vision du monde que dans les limites d’un point de vue. Il en résulte qu’on ne peut pas
prévoir exactement ce que fera la personne caractérisée par un habitus, mais que l’on peut assez bien connaître
ce qu’elle ne fera pas, c’est-à-dire les limites de cette improvisation réglée. Le capital peut donc exister à l’état
incorporé sous forme d’habitus. Il peut aussi exister à l’état objectivé, dans des mécanismes, par exemple sous la
forme du système scolaire ou du système bancaire, ces mécanismes pouvant exister eux-mêmes de deux façons :
à l’état non institutionnalisé et à l’état institué sous forme de règles telles que les règles juridiques ou, dans
d’autres univers, les codes de déontologie. Je reviendrai sur ce point dans la suite.

Différenciation des champs et objectivation du capital

Cela étant dit, je pense que l’un des grands principes de distinction entre les différentes formes de société réside
dans le degré de différenciation du capital et, du même coup, dans le degré de différenciation des espaces
sociaux. Durkheim disait déjà très clairement que les sociétés archaïques sont foncièrement indifférenciées et
que des choses que nous distinguons comme la religion et l’économie, le droit et la religion, la vie intellectuelle
et la vie artistique, étaient totalement indifférenciées dans les sociétés archaïques 14 ; il tendait à décrire le
processus que nous appelons d’évolution, c’est-à-dire d’histoire, comme un processus de différenciation
progressive. Dans mon langage, l’une des dimensions du processus du changement historique – j’emploie
volontairement le vocabulaire le plus vague parce qu’il vaut mieux qu’un vocabulaire véhiculant une philosophie
de l’histoire qu’on ne peut pas contrôler – est la constitution de champs et de sous-champs relativement
autonomes. Un exemple entre mille : on peut décrire le processus d’autonomisation, de constitution du champ
économique lui-même. Par exemple, l’économie antique en Grèce a fait un certain nombre d’inventions qui lui
permettaient de commencer à fonctionner en tant que champ – il y a un très beau livre de Moses Finley sur la
question 15. Ce champ économique n’était pas complètement constitué parce que, en quelque sorte, il n’avait pas
inventé un certain nombre d’institutions qui lui auraient permis de fonctionner en tant que champ (on peut
comprendre leur absence, la percevoir rétrospectivement, à partir d’un état plus avancé du champ, selon la
phrase de Marx, « il faut partir de l’homme pour comprendre le singe 16 » ; c’est vrai qu’on ne comprend un état
d’un champ qu’à partir de l’état suivant). On pourrait faire la même chose à propos du champ artistique et, plutôt
que de se demander si l’artiste apparaît en rupture avec l’artisan au XIIe, XIIIe, XIVe, XVe, XVIe ou au XVIIe siècle,
on peut se demander à partir de quel moment quelque chose comme un champ se met à fonctionner, l’existence
de ce champ étant la véritable condition objective de l’apparition de quelque chose comme ce que nous appelons
l’artiste.
Un des grands principes de différence entre les sociétés est, je pense, le degré de différenciation des
champs sociaux et, du même coup, le degré de différenciation du capital. Au fond, plus un univers est
indifférencié, plus les différentes espèces de capital sont confondues : plus on peut obtenir de l’argent avec de
l’honneur, plus on peut obtenir des relations sociales avec une belle fille, plus on peut obtenir la conversion
d’une espèce de capital dans une autre, etc. Dans nos sociétés, la convertibilité d’une espèce de capital en une
autre pose des tas de problèmes, en particulier – j’y reviendrai – parce qu’elle prend du temps : transformer de
l’argent en prestige universitaire, entrer à l’Académie française avec de l’argent, demande beaucoup de temps et
un travail d’euphémisation, et c’est parfois complètement impossible. Aussi longtemps que toutes les espèces de
capital sont indifférenciées, ces problèmes de conversion se posent beaucoup moins, ce qui ne veut pas dire que
la vie est plus simple. Le degré de différenciation des champs constitue donc une première propriété.
Une deuxième différence que je crois extrêmement importante est le degré d’objectivation du capital, tant
à l’état pratique, sous forme de mécanismes ou d’institutions, qu’à l’état codifié, sous forme de normes ou de
règles explicites. Pour dire les choses très simplement : plus on va vers des sociétés archaïques, plus le (ou les)
principe(s) de continuité du monde social repose(nt) sur les habitus des agents et, par conséquent, moins une
vision de type structuraliste est justifiée, ce qui est un paradoxe car le structuralisme a été particulièrement
appliqué par les ethnologues à des sociétés dans lesquelles le principe de la continuation réside beaucoup plus
dans les dispositions des agents, dans leurs manières permanentes d’être que dans les structures objectives.
Là, je vais me référer à un texte de Marx que j’invoque parce que c’est peut-être l’un des moins marxistes
et qu’il me semble résumer de façon très remarquable le processus que je veux décrire : « Moins l’instrument
d’échange possède de force sociale, plus rattaché il se trouve à la nature du produit direct du travail et aux
besoins immédiats des échangeurs et plus doit être grande la force de la communauté qui lie entre eux les
individus : patriarcat, communauté antique, féodalisme, régime des corporations. Chaque individu possède la
puissance sociale sous la forme d’un objet, si vous ôtez à cet objet la puissance sociale, vous devrez la donner à
des personnes sur les personnes. Les rapports de dépendance personnelle, d’abord purement naturels, sont les
premières formes sociales au sein desquelles la productivité humaine se développe, encore que dans des
proportions réduites et dans des lieux isolés. L’indépendance des personnes fondée sur la dépendance matérielle
est la deuxième grande forme. Là seulement se constitue un système de métabolisme social généralisé fait de
relations, de facultés, de besoins universels 17. » Ce n’est pas un texte transparent à première lecture 18, mais je
crois qu’il veut dire clairement ceci : moins les régularités économiques sont objectivées, moins elles sont
inscrites dans des institutions, des mécanismes générateurs de tendances comme des mécanismes bancaires ou
des mécanismes de marché, plus les rapports sociaux dépendent des relations personnelles. Il y a donc deux
phrases qu’on pourrait résumer ainsi : les rapports de dépendance personnelle tendent d’autant plus à être le
fondement principal de la durée des relations sociales qu’il existe moins de rapports de dépendance que Marx
appelle matériels. Autrement dit, c’est ce que j’évoquais la dernière fois : moins il y a de mécanismes de
domination – pour aller vite –, plus les dominations doivent être personnelles, de personne à personne.

La violence et son euphémisation


Là, je pense qu’on rencontre déjà un paradoxe dans les théories de l’évolution. J’ai déjà évoqué la théorie de
Norbert Elias selon qui l’évolution historique irait dans le sens d’une tendance à la monopolisation de la
violence par les institutions étatiques et donc vers un déclin de l’exercice physique et direct de la violence. Cette
théorie a pour elle beaucoup d’apparences et, au fond, Elias spécifie et applique à des domaines très différents –
le sport, la civilité, la bienséance, les rapports interpersonnels 19, etc. – la thèse wébérienne sur l’État : l’État
qui, selon la formule de Weber, est le détenteur du monopole de la violence légitime, concentre l’exercice de la
violence (c’est le problème qui se pose quand on parle de défense directe ou de défense personnelle) et, en
concentrant la violence et en s’assurant le monopole de son exercice légitime (qu’elle soit corporelle ou autre), il
fait dépérir le recours direct à la violence – le Talion par exemple 20. Cette thèse wébérienne, liée à une définition
de l’État que Weber insérait d’ailleurs dans le schéma évolutionniste que j’ai évoqué tout à l’heure (il considérait
l’État rationnel comme l’aboutissement d’un processus de concentration du pouvoir et de l’exercice de la
violence), me semble partiellement vraie, mais elle me semble reposer sur l’ignorance de la complexité de ce
processus d’objectivation que j’invoque.
En fait, on pourrait dire que la concentration de la violence aux mains de l’État est une dimension du
processus historique (cela se voit particulièrement dans le cas du droit) par lequel l’État concentre le pouvoir
objectivé et institué dont la forme par excellence est le droit. Et il concentre tout ce que j’ai évoqué les fois
précédentes : le pouvoir de nomination… Au fond, en poussant la définition wébérienne, on peut dire que l’État
est le détenteur du monopole de la violence symbolique légitime. Vous vous rappelez les analyses que j’ai faites
sur l’opposition entre nomination officielle et insulte 21 : l’État a le pouvoir de dire à quelqu’un ce qu’il est avec
une autorité relativement indiscutée. Il concentre donc le pouvoir sur l’aspect objectivé et institué du capital.
Cela dit, un autre aspect de l’objectivation est l’objectivation dans les mécanismes économiques, dans les lois
immanentes de tous les jeux sociaux. Ce pouvoir n’est pas nécessairement concentré, ni même contrôlé par
l’État, et il est au principe de régularités sociales. On pourrait dire que si la violence directe et physique dépérit,
c’est parce que l’État concentre la violence instituée, mais c’est aussi peut-être parce que la violence s’exerce
par l’intermédiaire de ce que Sartre appelait la violence inerte des mécanismes 22, une dimension du processus
historique étant précisément cette tendance à transformer les violences directes – le patron qui a le droit de
couper la main de son employé – en violence qui peut s’exercer par la médiation de l’État – on peut le renvoyer
en lui donnant une indemnité – ou par l’intermédiaire de mécanismes objectifs excluant la nécessité de recourir à
cette violence élémentaire, ou faisant que cette violence élémentaire n’a pas à s’exercer. Par conséquent,
contrairement aux schémas évolutionnistes, on peut dire que les sociétés précapitalistes sont à la fois beaucoup
plus violentes et beaucoup plus douces : si l’on voulait à tout prix faire une courbe de l’évolution, on aurait
plutôt une courbe en U que la belle droite que nous avons tous inconsciemment dans l’esprit quand nous pensons
« progrès ».
Comme tout cela n’est très clair ni objectivement ni subjectivement, je vais m’expliquer. D’abord,
comment ce processus d’objectivation se produit-il ? Je le dis très vite (cf. Le Sens pratique 23) : les économies
précapitalistes se distinguent des économies plus développées en ce qu’elles ne peuvent pas compter sur cet
ensemble de mécanismes impersonnels qui fonctionnent sans que personne ait à les contrôler (l’exemple le plus
évident est le mécanisme du marché : marché du travail, des biens, etc.) et qui associent une série de régulations
objectives (par exemple par la médiation de prix). En l’absence de mécanismes de ce type, en l’absence de
marché du travail ou de marché du capital, les ressources économiques fonctionnent comme richesses beaucoup
plus que comme capital.
Par exemple, les Kabyles disent : « On est riche, mais pour donner aux pauvres 24 », ce qui est évidemment
une utilisation très bizarre de la richesse du point de vue d’un esprit capitaliste. Cela dit, que faire d’autre de la
richesse quand il n’y a pas d’institutions qui permettent d’investir et de tirer des profits permettant d’obtenir ce
qu’on obtient en donnant les richesses ? Pensez à la différence entre salaire et don. Autrement dit, « On est riche
pour donner aux pauvres » est une sorte d’impératif qui est nécessité faite vertu. Les institutions qui
permettraient de tenir les autres à partir du capital économique n’existent pas, elles ne sont même pas pensables
et, de ce fait, la seule manière de tenir les autres est de les tenir par le don, par la générosité (ce qui ne veut pas
dire que l’on donne en vue de tenir les autres). Du même coup, cette tendance immanente de l’ordre économique
précapitaliste tend à produire son propre renforcement : toute autre conduite étant impensable, les dispositions
économiques qui permettraient de faire l’accumulation initiale ne peuvent guère se constituer, ou si elles se
constituent, elles sont déphasées ; celui qui les manifeste apparaît en rupture avec les lois immanentes du monde,
qui sont en même temps des normes explicites, des morales. Aussi longtemps que la richesse ne trouve pas de
conditions objectives de fonctionnement en tant que capital, elle peut fonctionner dans une logique autre : elle
peut fonctionner comme capital symbolique, se transformer en capital d’obligations, de services rendus, de
générosité octroyée et elle peut constituer, par ce biais, des relations durables. On peut donc tenir les gens, mais
à partir d’une forme d’obligation qui n’est pas du tout l’obligation juridiquement ou économiquement garantie,
mais une obligation que l’on dira morale, subjective, qui dépendra des bonnes dispositions – ici, je crois que le
mot s’impose – de l’obligé.
Par conséquent, il s’agit d’univers dans lesquels l’absence de mécanismes objectifs, l’absence de violence
inerte, de recours possible à la violence, condamnent aux formes les plus douces de violence. D’où la fascination
que ces sociétés exercent sur les ethnologues, ceux-ci venant de sociétés dans lesquelles les relations sociales
peuvent être ce qu’elles sont en raison des mécanismes de violence inerte. Pour que le garçon de café vous
apporte ce qu’il a à vous apporter, vous n’avez pas besoin de lui raconter votre vie, il suffit de payer. Si vous êtes
dans un bistro populaire, il faut lui dire quelque chose pour annuler la relation de service, et même la dénier,
mais si vous êtes au Balzar 25, vous pouvez vous contenter de payer, sauf si vous voulez vous faire passer pour un
écrivain à la page connu du garçon : [réagissant aux rires de la salle] ce n’est pas une boutade, c’est important
pour voir qu’on n’est pas dans des trucs linéaires.
Si [la violence des institutions ( ?)] fait défaut, il ne reste donc que les formes douces de violence. C’est
d’autant plus vrai que les mécanismes objectifs sont plus absents, de sorte que, dans nos sociétés, on retrouvera
d’autant plus des formes de violence douce qu’on ira vers des champs dans lesquels les formes de violence inerte
sont les moins présentes, à l’image de l’économie domestique. Si, par exemple, le mouvement féministe analyse
si mal les phénomènes qu’il prétend analyser, c’est en grande partie en raison de son économisme : ignorant la
spécificité de l’univers relativement autonome des relations domestiques, il a du mal à penser ces relations
domestiques dans leur spécificité, c’est-à-dire comme une économie dont la loi de fonctionnement est la
dénégation de l’économie, autrement dit comme une économie qui ressemble beaucoup aux économies
précapitalistes dont le fonctionnement est la négation de l’économie 26. Même Lukács l’a compris ; il disait que
les économies précapitalistes sont fondées sur la négation du sol originaire de leur existence 27. Les économies
précapitalistes fonctionnent en effet sur la base d’un refus de l’économie, comme si l’économie était quelque
chose de honteux, de censuré, de refoulé – je crois l’analogie tout à fait légitime –, de sorte que, pour exercer une
violence économique, il faut toujours mettre des formes.
Ce thème de la « mise en formes » me paraît important. Les sociétés précapitalistes sont des univers liés à
un mode de domination très particulier : on ne peut dominer qu’au prix d’une haute euphémisation des relations
de domination, la violence ne pouvant pas s’exercer par le biais des nécessités sourdes, lourdes – c’est une
expression de Marx – du marché. Par exemple, dans la vie quotidienne, on peut dominer les gens par la
médiation du système scolaire (on a un diplôme supérieur) ou par la médiation du système bancaire. Quand ces
médiations ne sont pas possibles, les agents sociaux sont en quelque sorte sommés d’agir d’homme à homme.
Étant humanistes (sans cela, ils ne feraient pas de l’ethnologie), les ethnologues sont fascinés par ces
sociétés dans lesquelles les gens déploient tellement de génie à créer des relations d’homme à homme. Ils
reviennent enchantés de ces sociétés où ils ont vu des relations interpersonnelles enchantées, c’est-à-dire
hautement mystifiées (ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas un idéal social… je ne sais pas, je ne prends pas
position). Je pense que les relations que nous trouvons remarquables, les relations amoureuses sont des relations
hautement enchantées ou mystifiées, dans lesquelles il y a objectivement des problèmes de violence mais ils sont
hautement déniés, au prix d’un travail considérable d’alchimie 28 : au fond, il s’agit de transmuer une relation
[de crédit ( ?)] objective aux yeux du sociologue en un échange de dons (des gens ont dit que l’échange de dons
était du crédit ; c’est un peu bête mais ce n’est pas faux, objectivement), en quelque chose qui a l’air d’être le
contraire absolu, c’est-à-dire en deux actes généreux successifs : A qui donne à B comme si c’était absolument
sans retour, et B qui va donner à A comme s’il n’avait jamais rien reçu. Cela suppose un travail considérable, un
génie social parfois extraordinaire, et notamment un art de jouer avec le temps 29 : l’une des raisons pour
lesquelles on ne doit jamais rendre sur-le-champ, c’est que le temps, l’intervalle interposé, est précisément cette
sorte de tampon de cécité entre les deux actes successifs alors que, dans nos sociétés, on dira « c’est donnant-
donnant », c’est-à-dire sur-le-champ (ou, s’il y a intervalle de temps, cet intervalle de temps est constitué
comme base du calcul économique et base du calcul des intérêts).
Pour revenir au modèle évolutionniste, les sociétés précapitalistes sont marquées à la fois par l’extrême
violence (dans ces sociétés, la violence du type meurtre est terriblement présente) et l’extrême euphémisation de
la violence. Autrement dit, contrairement à ce que dit Marx dans le passage du Capital où il décrit le passage des
sociétés précapitalistes aux sociétés capitalistes, on ne part pas d’un univers de relations personnelles enchantées
et magnifiques pour arriver aux « eaux froides de l’intérêt 30 ». Marx était lui-même dans cette mythologie qui
est un peu l’inconscient de tous les ethnologues… Les « eaux froides de l’intérêt », c’est une très belle phrase si
vous voulez faire frémir, mais la métaphore décrit cette sorte de mythologie des sociétés précapitalistes comme
des univers où le génie humaniste se déploie dans toute son ampleur, où les agents sociaux s’ingénient à ne pas
se manipuler les uns les autres, ou à le faire avec une telle douceur que ce n’est plus de la manipulation (les
métaphores sont toujours le moment où les sociologues et les ethnologues disparaissent dans l’objet…).
J’ai développé le fait que les sociétés précapitalistes n’ont pas les mécanismes du marché, mais c’est la
même chose pour les mécanismes du côté du capital culturel. Une théorie du système scolaire dans nos sociétés
fait voir des propriétés des sociétés précapitalistes (voici une application typique du principe « C’est à partir de
l’homme qu’on pense le singe »). L’un des grands problèmes des sociétés précapitalistes est que les seules
formes d’accumulation légitimes y reposent sur l’accumulation de capital symbolique, le capital symbolique
étant la forme la plus déniée du capital (le capital symbolique, c’est le capital qu’on vous reconnaît, qu’on vous
accorde). Il y a tout de même un mécanisme présent dans toutes les sociétés, le mécanisme de l’alchimie
symbolique. Si le riche est « riche pour donner aux pauvres », c’est qu’il y a au moins un marché pour
transformer du capital économique en capital symbolique ; l’institution du don existe, alors qu’elle pourrait ne
pas exister (il ne faut pas oublier que tout ce dont je parle, ce sont des inventions sociales). L’institution du don,
c’est par exemple un lexique, un vocabulaire… En Kabylie, un lexique fantastique décrit toutes les formes de
dons : masculin/féminin, petit don/grand don, don des grandes/petites circonstances. Il s’agit d’une institution
formidable : chaque individu commence sa vie avec tout un appareil qui lui permet de faire des distinguos et s’il
y a des noms, c’est qu’on peut le faire et même – puisque c’est nommé publiquement, c’est reconnu – qu’on doit
le faire ; on est sûr d’être approuvé en le faisant.
Ce qui existe avec le mécanisme de transmutation des ressources économiques en capital symbolique, c’est
du même coup le processus que j’ai décrit à propos de Kafka et qu’on peut décrire à propos du système scolaire
ou du champ intellectuel : ce processus d’accumulation de capital symbolique, de réputation, de bonne
renommée, c’est-à-dire l’alchimie qui transforme une propriété monopolisée en propriété socialement reconnue
et socialement approuvée et le propriétaire de cette propriété en propriétaire légitime de cette propriété. Du
même coup, l’accumulation du capital symbolique est l’une des formes d’accumulation à travers lesquelles peut
s’exercer la domination. Si, par exemple, j’ai beaucoup de capital symbolique et qu’il n’existe pas d’institution
équivalente au salariat, il suffit que je dise au marché : « Je fais la moisson vendredi prochain » [pour que],
comme par hasard, toutes sortes de gens viennent travailler pour moi. Cela s’appelle une entraide. À la fin, je les
invite à dîner ; mais si je leur dis : « Je vous donne tant », ils sont offensés à mort. Je ne les vois plus jamais et
ils disent que je ne suis pas un homme d’honneur. C’est un mécanisme sur lequel on peut faire des prévisions. Il
permet de faire une société stable, qui fonctionne, avec des rapports de domination constants : on peut avoir des
employés dans les périodes de pointe et ne pas les nourrir dans les périodes de non-pointe.
Cela dit, l’accumulation du capital symbolique n’est jamais garantie, alors qu’il existe dans nos sociétés
des titres de propriété symbolique. Par exemple, si vous êtes nommé membre de l’Académie des sciences
morales et politiques, il s’agit d’une nomination officielle. Vous avez même une carte tricolore que vous pouvez
montrer si un gendarme vous arrête. Vous n’avez donc pas à prouver votre honneur à chaque instant, par exemple
par un talent extraordinaire (ce qui est une des formes de capital les plus importantes dans les sociétés
d’honneur). Le capital symbolique, le capital de nomination est juridiquement garanti, le système scolaire jouant
un rôle, si je puis dire, capital dans nos sociétés puisqu’il est l’institution qui garantit cette forme particulière de
capital qu’on peut appeler capital culturel et qui existe, indépendamment de l’état de vos cerveaux, sous forme
d’un papier donnant droit à un certain nombre de privilèges. C’est encore une vérification de ce que je disais tout
à l’heure, une généralisation de la logique de Marx : tant qu’il n’y a pas de mécanismes objectifs, des
institutions, il faut à chaque coup jouer d’homme à homme. Vous pouvez relire l’opposition que fait Elias, dans
son livre magnifique sur la « société de cour », entre Henri IV et Louis XIV : alors qu’Henri IV gouverne sur le
mode précapitaliste (si on l’offense, il prend aussitôt l’épée, il se bat d’une façon un peu simple, un peu
primaire), Louis XIV institue un champ avec des lois de fonctionnement, des hiérarchies, etc. ; pour gouverner, il
lui suffit de gouverner le champ, ce qui est beaucoup plus économique que de gouverner en personne. Comme on
peut toujours tomber sur un champion d’escrime, il est plus simple d’avoir un petit lever, un grand lever 31, etc.
Dans les sociétés précapitalistes, le mode de domination est direct, personnel et il peut être, de ce fait,
beaucoup plus brutal : il faut se battre. Si, par exemple, il faut avoir beaucoup de fils, c’est pour se battre ; avoir
six fils, c’est être tel, comme disent les Kabyles, qu’une femme peut se promener avec une couronne d’or sur la
tête 32 : on n’a même pas l’idée de l’attaquer parce qu’il y a une espèce de force potentielle […]. La violence est
donc là et elle est l’un des recours permanents. Elias dit que dans des sociétés comme la Grèce antique, avec la
violence des luttes à Olympe, la potentialité de la violence, sous toutes ses formes, est extrêmement grande 33.
Dans le film La Ballade de Narayama 34, il est évident que ce sont des sociétés dans lesquelles les rapports sont
d’une violence inouïe : arrivées à soixante ans, les vieilles femmes doivent disparaître, mais on va euphémiser la
mort de façon extraordinaire : ce sera une sorte de pèlerinage. Tout est institué pour que la violence soit à la fois
terrible et hautement euphémisée. Je pense d’ailleurs que si l’on comprend si mal les sociétés paysannes, c’est
que, il y a une cinquantaine d’années encore, elles étaient beaucoup plus proches de ce type de sociétés-là que de
ce que l’on raconte dans les livres ; les romanciers ont très souvent exalté le paysan […]. Cette espèce
d’ambiguïté des sociétés précapitalistes, qui sont à la fois hautement violentes et hautement attentives à
l’euphémisation de la violence, est dans les choses mêmes.
Je reviens au schéma évolutionniste. Je simplifie, mais on peut dire que les différents champs se
constituent, s’autonomisent. Le champ économique se constitue, impose sa nécessité propre (« Les affaires sont
les affaires » ; « En affaires, on ne fait pas de sentiment », etc.). Il se coupe du monde de la famille, les lois
fraternelles ne valent plus sur le terrain du marché, etc. Il se constitue, sa nécessité s’impose et c’est à la phase
du capitalisme commençant qu’on a le plus haut degré de violence exercé par les mécanismes. Les mécanismes
s’exercent avec toute leur violence, il n’y a pas tellement de riposte possible. Les antidotes à cette violence ne
sont pas encore constitués. Jusque-là, le processus pourrait en effet se résumer dans les termes de Marx : on a, au
début, des relations de domination personnelles d’homme à homme, de personne à personne, donc instables et à
entretenir de façon permanente et, au terme, des relations brutales exercées à travers la violence inerte des
mécanismes économiques et – ça ne fait jamais de mal d’ajouter Weber à Marx – des mécanismes juridiques, la
violence institutionnelle, etc. Cela dit, si le champ économique change et s’il engendre des forces, par exemple
de contestation, de protestation, des formes de violence douce réapparaissent, et plus les forces de contestation
se développeront, plus les formes de violence douce précapitalistes réapparaîtront. Ainsi, on a des entreprises
dont la théorie des relations publiques pourrait être faite par un Kabyle, c’est-à-dire qu’il s’agit d’arriver à des
formes de rapports de domination hautement euphémisées dans lesquelles tous les rapports sociaux vont être
déniés ; évidemment, les formes de domination symbolique, par l’intermédiaire de la culture, etc., vont jouer un
très grand rôle dans ces mécanismes.
Cette vision linéaire est très simpliste, mais j’ajoute un mot encore sur le rôle des formes. Comme je l’ai
dit plusieurs fois, plus la violence doit s’exercer directement, moins elle peut compter sur la médiation anonyme,
neutre, des mécanismes […] et, j’y reviendrai, plus elle doit s’euphémiser, plus il faut mettre des formes. J’ai dit
qu’une des dimensions du processus d’objectivation est l’institutionnalisation. On pourrait aussi parler de
« codification », en prenant le mot « code » à la fois au sens qu’il a quand on parle de « code linguistique » et au
sens de « code juridique ». Ce processus d’objectivation, de codification des rapports sociaux est extrêmement
important pour comprendre les différences entre les sociétés. C’est l’une des dimensions à partir desquelles on
peut comprendre les différences : les relations sociales sont, selon les cas, plus ou moins codifiées, il n’y a pas
toujours de règles garanties par des instances dotées de force. Si les sociétés précapitalistes reposent beaucoup
sur l’habitus, c’est aussi parce que les formes et les relations sociales y sont relativement peu codifiées. On a le
sentiment que, pour survivre et surtout pour réussir dans ces sociétés, il faut avoir une espèce de génie de ce que
nous appellerions les « relations humaines ». C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les ethnologues qui,
souvent, ne sont pas très doués dans leur société, sont fascinés par ces gens qui sont des orfèvres en matière
d’habileté sociale et de jeux sociaux, qui connaissent des trucs socialement nommés : je pense qu’on peut faire
une théorie psychosociologique, plus élaborée que celle des psychosociologues, en prenant ce que les sociétés
primitives disent sur ce qu’on fait en pareil cas […].
Si, pour survivre dans ces sociétés, il faut une compétence dans la gestion des relations interpersonnelles,
comme on le voit d’ailleurs dès qu’on fréquente, dans nos sociétés, des gens qui participent encore de ces
univers infiniment plus sophistiqués que toutes les politesses mondaines, c’est parce que, la violence étant
toujours là, à l’état de menace, le travail de mise en forme est très important. Ainsi, paradoxalement, dans une
société comme la Kabylie, les mariages lointains étaient l’une des occasions de violence. Comme dans beaucoup
de sociétés, il fallait choisir entre le mariage proche et sûr et le mariage lointain à hauts profits symboliques,
mais risqué puisqu’on s’allie à des éloignés, donc des ennemis. À la limite, le mariage le plus prestigieux est le
mariage avec les ennemis les plus prestigieux. Ces mariages les plus prestigieux, qui donnent lieu aux plus
grands cortèges, aux plus grandes exhibitions de l’accord symbolique du groupe (défilés, etc.), sont aussi les plus
risqués puisqu’il y a toute une série d’épreuves bizarres : il y a un tir à la cible et on fait passer les parents de la
mariée sous un bât d’âne s’ils ne réussissent pas à abattre la cible, ce qui est une injure considérable 35. Il y a un
risque et l’on observe que plus le risque de la violence est grand, plus la mise en forme croît, plus les choses sont
réglées non pas par des codes juridiques mais par une sorte de déontologie des relations interpersonnelles.
Du coup, quand on dit à l’inverse : « Nous sommes en famille… c’est à la bonne franquette », cela ne
signifie pas seulement « On est entre soi, on n’a pas à se gêner, on n’a pas à se cacher », mais aussi « Entre soi,
on peut se fier aux habitus, aux dispositions incorporées, il n’y a pas trop de risques ». Les choses posent
problème quand on est avec des gens éloignés. Comme il n’y a pas de gendarme, de police, de droit, de prison,
bref d’arbitre, de tiers exclu qui puisse intervenir, il faut « mettre des formes », c’est-à-dire, ici, des politesses,
des préséances, des protocoles, des droits, des devoirs. Vous voyez donc à quel point, paradoxalement, le
mécanisme d’Elias est terriblement faux – j’aime beaucoup Elias, mais, là, je ne suis pas d’accord du tout. Plus
la violence est présente, réelle – ça peut finir par une bagarre, etc. –, plus la mise en forme, la civilité, la
codification doit être raffinée. Cette mise en forme élaborée dans des sociétés sans écriture sur le mode des
formules toutes faites, de conversations entièrement pré-codées (par exemple, à une femme qui vient
d’accoucher, il faut dire cela, elle vous répondra cela, et vous lui répondrez cela), cette codification préalable est
la forme élémentaire de cette objectivation qui va être l’un des grands changements, avec le droit, le droit
permettant de réduire le cas particulier à une formule générale, d’« algébriser » en quelque sorte un cas
particulier.
Ce processus commence par le formalisme, cette politesse raffinée qui enchante les ethnologues. Les
ethnologues n’y voient que du feu parce qu’ils ne voient pas que cette politesse raffinée n’est pas du tout
antinomique avec la violence : elle est le sommet de la violence contenue. On est dans des univers régis, je crois,
par la loi générale selon laquelle l’euphémisation croît avec la censure. Cette loi générale qu’on peut appliquer
pour comprendre, par exemple, l’œuvre de Heidegger 36, s’applique dans le cas particulier : la pulsion de
violence, le danger objectif de violence étant très forts, la censure de la violence étant très forte, on engendre des
conduites hautement sophistiquées où la violence est là, mais totalement transformée. C’est d’un raffinement
extrême, et tellement savant, je le répète, que, souvent, les ethnologues ne voient plus ces résidus infimes de
violence qui ne sont là que pour les quelques initiés […].
Cette analyse étant faite, je continuerai directement la prochaine fois à analyser les différentes espèces de
capital et leurs conditions de fonctionnement.
Deuxième heure (séminaire) : Le Procès de Kafka (2)

Je vais reprendre mon topo à propos de Kafka, qui nous servira de transition pour ce que je voudrais essayer
d’esquisser aujourd’hui, c’est-à-dire une réflexion sur les rapports entre temporalité et pouvoir.
Mon analyse du Procès de Kafka était plutôt, je l’ai déjà dit, une sorte de discours à propos de Kafka
qu’une véritable lecture de Kafka… Disons que j’ai fait ouvertement ce qu’on fait toujours : j’ai utilisé Kafka
comme une sorte de test projectif. Je voudrais simplement rappeler les limites de ce que j’ai fait. J’ai essayé
d’insister sur le fait que Kafka nous donnait une sorte de modèle de la lutte symbolique, ou du monde social
comme terrain d’une lutte symbolique pour l’identité. Évidemment, s’il y a une identité qui est l’objet d’un
rapport anxieux, c’est l’identité d’écrivain. Il ne faudrait pas oublier dans un tel modèle que l’enjeu est une
profession tout à fait particulière : une profession très peu professionnalisée et, en même temps, très
prestigieuse. Autrement dit, si le modèle que j’ai proposé est vrai, il trouve, disons, un cas particulièrement
favorable et réussi d’application dans le cas du champ de production culturelle, dans le cas du champ intellectuel
où l’enjeu est cette identité vitale (« Suis-je un écrivain ou pas ? ») et où le jeu est caractérisé par une haute
incertitude.
Les enquêtes sur les écrivains, ou plus généralement sur les artistes, sont d’ailleurs extrêmement difficiles
parce que l’attribut « écrivain » est extrêmement mal défini. Même l’analyse positiviste la plus naïve est obligée
de s’arrêter sur cette question. Les dictionnaires ou les annuaires des écrivains sont ainsi très intéressants par
leur loi de constitution. Dans certains de ces annuaires, il faut payer pour apparaître. Dans ce cas, le critère n’est
pas le degré de légitimité en tant qu’écrivain, mais le degré d’aspiration à la légitimation en tant qu’écrivain.
Selon que l’on paie plus ou moins, on a ou non sa photo, on a ou non le droit de publier un poème… Évidemment
la probabilité de voir figurer dans les annuaires de « vrais » écrivains décroît à mesure qu’on va vers ce genre de
support dans la mesure où les écrivains les plus écrivains savent qu’ils se discréditeraient en tant qu’écrivains
s’ils apparaissaient dans un tel contexte. Mais ces annuaires marchent dans la mesure où les gens qui paient pour
être inscrits parmi les écrivains ne savent pas qu’ils n’y seraient pas s’ils étaient vraiment des écrivains [rires de
la salle]. Il y a beaucoup d’univers de ce type. Avec ce qu’on appelle la « démocratisation » de l’univers scolaire,
c’est-à-dire la généralisation de l’accès à l’enseignement secondaire, des institutions se sont transformées par le
fait qu’elles accueillaient des gens qui, à un autre stade du système, n’y auraient pas eu accès 37 : il y a donc des
gens qui, quand ils y sont, n’y sont toujours pas, puisque le lieu où ils sont n’est plus le même du fait qu’ils y
sont. C’est la même chose pour les clubs – voir la boutade de Groucho Marx : « Qu’est-ce que ce club qui
m’admet comme membre 38 ? »
Dans certains cas, une instance, une institution est donc dévaluée par le fait qu’elle donne accès à des gens
qui détruisent ce qui était le fondement même de la valeur de l’institution, à savoir le fait de les exclure. Si l’on
voit bien que le Jockey Club marche de cette manière, on ne voit pas qu’il en est de même pour beaucoup
d’institutions. Les statuts d’écrivain, d’artiste ou de philosophe, par exemple, ne sont pas des statuts comme les
autres. Ce sont des concepts extrêmement élastiques à énorme dispersion qui permettent d’ailleurs des
investissements […]. Par exemple, les avenirs objectifs que proposent les différentes disciplines sont plus ou
moins dispersés. La géographie est sûrement une des disciplines les plus restreintes dans l’espace des disciplines
littéraires 39. La géologie aussi. Mais la philosophie, c’est la dispersion maximale : vous pouvez investir dans la
confusion intéressée sur la définition maximaliste (le philosophe, c’est le philosophe) ou sur la définition
minimaliste (le professeur de philosophie à Saint-Flour 40). Cet éventail très large est l’un des profits spécifiques
que procurent certaines professions, dont je pense qu’une fonction est de permettre la confusion dans
l’investissement et aussi le désinvestissement distingué. Par exemple, quand on sort de certains milieux, être
instituteur représente vraiment un déclassement ; éducateur, c’est déjà mieux, et psychosociologue, c’est
impeccable.
Il y a donc des identités sociales plus ou moins strictes, plus ou moins serrées, plus ou moins codifiées
dans le code des professions. Quand on est sociologue et qu’on fait un code, on s’en aperçoit tout de suite :
devant des professions peu codifiées dans l’objectivité, le sociologue n’a pas d’autres choix que de reproduire le
flou objectif ou de produire de la rigueur scientifique au risque d’oublier que la rigueur est son produit. Très peu
de sociologues savent qu’ils codifient des choses très inégalement codifiées objectivement et ils omettent de
mettre dans leur acte de codification le degré objectif de pré-codification de la chose qu’ils codifient, opérant un
acte juridique qu’ils ignorent et ignorant que l’une des propriétés principales de ce qu’ils ont codifié est d’être
plus ou moins codifié. C’est là une chose simple, mais importante. Si vous classez « potier en Provence » parmi
les « artisans », vous ignorez qu’une propriété importante du « potier en Provence » [consiste à fuir] les
classements (scolaires et autres) 41. Il est donc important d’avoir cela à l’esprit. On ne réfléchit pas assez sur ce
qu’est un code. Un code traduit les professions par des chiffres – c’est le b.a.-ba de la sociologie. Faire un code,
c’est donc faire un acte juridique, c’est mettre de l’ordre, c’est objectiver, c’est créer une relation formelle,
permanente, constante entre un ensemble de propriétés. Cet acte juridique peut être la reproduction, la
duplication d’un acte juridique préexistant et il n’y a pas de mal à cela, il faut simplement le savoir. Il peut être,
au contraire, la production ex nihilo d’un acte juridique qui n’existait pas et il faut alors aussi le savoir, parce
qu’on annule par le codage une propriété éminente de la chose codée, à savoir qu’elle était difficile à coder.
La profession d’écrivain est une profession bizarre, à dispersion extrême. Elle est aussi dispersée que le
champ de production littéraire. Elle s’étend depuis des sortes de salariés qui écrivent sur commande des choses
qu’on leur demande d’écrire avec des contraintes de type capitaliste classique (ils sont payés à la tâche, au
rendement, etc.) jusqu’à des gens qui écrivent sans marché, sans public, sans clients, avec un public posthume
anticipé. La profession a une telle dispersion que la réussite y est très difficile à prévoir. Il s’agit donc d’un
univers à haute insécurité, à haute incertitude. C’est, en même temps, une profession à haut investissement,
c’est-à-dire qu’on y investit tout. On ne peut être écrivain qu’à partir du moment où [l’artiste] s’est constitué
comme un rôle social (je pense par exemple que [le peintre florentin] Ghirlandaio avait des investissements qui
étaient plus proches de ceux des artisans du faubourg Saint-Honoré ou du faubourg Saint-Antoine que de ceux
d’un peintre moderne d’avant-garde…). Mais à partir du moment où l’image de l’écrivain ou de l’artiste est
constituée et lorsqu’elle est entretenue, reproduite par le système scolaire qui tient des discours autour du thème
« le métier d’écrivain mérite qu’on meure pour lui », la profession d’écrivain devient quelque chose pour
laquelle on peut mourir. Weber dit qu’une propriété de la religion est qu’elle traite des questions de vie ou de
mort et c’est très important : il n’y a pas d’enjeux plus vitaux que la vie. La profession d’écrivain est donc une
profession à haute insécurité et à haute incertitude d’une part, et à fort investissement d’autre part. C’est cette
combinaison des deux qui donne la haute angoisse. L’effet Kafka est cette sorte de rapport pathétique à l’avenir
du jeu, cette structure pathétique du rapport à l’avenir, cette structure temporelle tout à fait particulière.

La manipulation de l’illusio et des chances

Je voulais rappeler cela pour faire la transition vers ce que je veux dire aujourd’hui, c’est-à-dire les rapports
entre temporalité et pouvoir, et montrer que l’on peut en faire une sociologie – si tant est qu’il faille parler d’une
sociologie –, ou plutôt que l’on peut faire une théorie de la temporalité qui englobe le fait social. Je reviens
quelques secondes sur Kafka. Ce qui est intéressant dans Le Procès, c’est que, comme certains commentateurs
l’ont vu, le procès est un processus, c’est-à-dire une espèce de machine infernale : il se met en place peu à peu et,
une fois qu’on est pris dans l’engrenage, on est pris. C’est ce que dit la notion d’intérêt : on est pris au jeu et plus
on est pris au jeu, plus on attend avec angoisse les résultats du jeu, plus c’est vital, plus la tension et l’attente
croissent. Cette tension, cette attente sans aucune garantie de satisfaction, donnent l’expérience de l’angoisse
comme l’expérience de l’équiprobabilité de tous les possibles et, en particulier, de tous les possibles terrifiants :
tout peut arriver et le pire est le plus probable. Une chose importante dans l’expérience du Procès, c’est qu’à
mesure que le processus se monte comme une espèce de montage, K. est de plus en plus pris et a de plus en plus
de mal à se retirer. Cela dit, on rappelle toujours que le jeu ne marche que pour autant que K. marche ; dès le
moment où il envisage de se retirer et de dire à l’avocat qu’il n’a plus besoin de ses services, le jeu n’a plus de
prise sur lui. Cela rappelle que les champs exercent une force en proportion des dispositions à investir dans le
jeu, ce qui est à l’origine de formules que je trouve assez simplistes, comme « le pouvoir vient d’en bas ». Ces
types modernes de philosophies sur le thème « les dominés sont dominés parce qu’ils le veulent bien » ne valent
pas très cher, sinon le prix des paradoxes.
Le modèle que je propose est très différent. Effectivement, les jeux sociaux sont ainsi faits qu’ils n’ont de
prise que pour autant qu’on y est pris et, d’une certaine façon, les dominés collaborent à leur domination […]. La
possibilité de sortir du jeu n’existe souvent que pour l’observateur extérieur. C’est, par exemple, le topo sur le
maître et l’esclave 42 : il est évident qu’on peut toujours en sortir, mais la possibilité de cette possibilité est très
inégalement distribuée […]. Quand l’enjeu est, comme pour les sous-prolétaires, la satisfaction des besoins
élémentaires, la liberté de sortir du jeu – qui existe toujours comme possibilité pure – est une possibilité
purement théorique. Cela dit, il est important de rappeler qu’en produisant le besoin, l’appétit, l’appétence des
enjeux, le jeu produit les conditions de son fonctionnement ; un jeu qui ne produirait pas des joueurs ayant envie
de gagner ne marcherait pas. Lorsqu’on installe une institution de type capitaliste dans une société précapitaliste,
il faut à la fois, pour qu’un champ économique fonctionne, des institutions (des banques, etc.) et des agents
sociaux disposés à agir […]. Cela a été observé cent fois. Ce n’est pas qu’un thème du discours du racisme
colonial, néocolonial ou postcolonial, mais aussi un fait social que, dans beaucoup de sociétés, lorsque des
agents économiques ont obtenu les moyens de satisfaire leurs besoins élémentaires, ils peuvent cesser de
travailler. Ils peuvent donc quitter le travail lorsqu’ils ont obtenu ce qu’ils estiment nécessaire à leurs besoins ;
ce qui désespère les homines economici modernes, qui veulent des agents sociaux réguliers, stables, prêts à
investir au-delà même de leurs besoins.
Quand Weber étudie la naissance du capitalisme, il étudie simultanément la constitution du champ, des
institutions objectives (la banque, la procuration, la traite, toutes ces inventions qui, en faisant système, vont
fabriquer le champ économique) et la production des dispositions économiques, ce qu’il appelle l’« esprit du
capitalisme 43 ». Mais, dans la genèse historique, les deux s’inventent en même temps : ceux qui inventent la
banque ont la disposition économique à calculer, à investir. Les situations coloniales représentent une situation
expérimentale intéressante puisque sont importées des institutions économiques toutes faites (ce que Weber
appelle un « cosmos économique » : un champ, avec des […] usines, des banques, des compte-chèques, des
carnets, de l’épargne, etc.) devant des gens dont les dispositions n’ont pas été produites par ce champ
économique. De ce fait, on voit tout ce que suppose le champ économique et que l’on oublie quand on le voit
fonctionner avec des gens préconstitués pour le faire fonctionner. On oublie, par exemple, que travailler tout le
mois alors qu’on aurait assez d’argent au bout de quinze jours n’est pas si irrationnel, en tout cas cela fait
problème… On voit que les dispositions économiques sont des conditions du fonctionnement des institutions
économiques.
Dans le cas du Procès, c’est la même chose. K. se réveille, il a été accusé, il a été calomnié et il va entrer
peu à peu dans le jeu. Au début, il part en week-end, il fait comme si de rien n’était. Puis il commence à
s’inquiéter, à se soucier de (voir le souci chez Heidegger 44 comme fondement de la théorie de la temporalité : je
pense que, pour une fois, on peut récupérer même Heidegger dans une théorie rationnelle de la temporalité), il
commence à se soucier de ce qui va se passer. Du même coup, il prend un avocat, il entre dans le jeu, il s’y fait
prendre. Que font les gens à qui il a affaire ? L’avocat, normalement, est là pour vous défendre ; or l’avocat dans
Le Procès ne fait pas du tout cela, il manipule les espérances. Je pense que les avocats ordinaires font cela, mais
on le voit moins. L’avocat kafkaïen est un avocat modélisé : une propriété masquée mais fondamentale est mise
au premier plan. De même, dans l’existence ordinaire, un professeur est quelqu’un qui vous prépare aux
examens, et le sociologue découvre qu’il est quelqu’un qui manipule les aspirations (« Tu vas être reçu ici, mais
tu vas être collé là ») : si tu espères trop, il te rabaisse, si tu n’espères pas assez, il te pousse… Que fait
l’avocat ? Quand K. se décontracte, qu’il commence à se dire que c’est dans la poche, qu’il est sauvé, qu’il va se
défendre avec sa culture juridique, l’avocat l’inquiète… Il manipule ses aspirations de telle manière qu’il soit
pris au jeu. Autrement dit, pour être pris au jeu, il faut espérer très fortement quelque chose, en avoir quelque
chose à faire, être intéressé et ne pas se dire : « Je n’en ai rien à faire, je pars en vacances. » Dans Le Procès, la
plupart des agents manipulent les aspirations, les attentes, les espérances de K. Je cite : l’avocat qui
apparemment a pour fonction principale de défendre K. le pousse à investir dans son procès « en le berçant
d’espoirs vagues et en le tourmentant de vagues menaces 45 ». Ce n’est pas moi qui l’invente… Vous pouvez
penser à une situation analogue : les anciens qui, dans les institutions totales ou totalitaires, comme le dit
Goffman (l’armée, les asiles, les prisons, etc.), manipulent les aspirations des nouveaux, les poussent à en
rabattre, mais pas trop… Vous pouvez penser au rôle des anciens dans les institutions scolaires à haut
investissement, comme les classes préparatoires : il faut faire investir, il faut faire désinvestir, les premières
notes sont catastrophiques, ce qui accroît l’investissement, mais il ne faut pas l’accroître au point de décourager,
de faire sortir du jeu. […]
Une foule d’actions sociales sont de ce type et manipulent la propension à investir dans les enjeux que les
agents importent dans l’institution ; elles manipulent, au fond, l’illusio. On peut manipuler l’illusio de deux
façons : en agissant directement sur les espérances ou en agissant directement sur les chances objectives. Ce sont
les deux formes par excellence du pouvoir – c’est pourquoi le pouvoir est très fortement lié au temps : le pouvoir
pourra consister à manipuler les probabilités subjectives, les espérances subjectives, ou à manipuler les
probabilités objectives. Prenons un exemple proche de l’expérience de la plupart des présents : vous préparez un
concours et, alors qu’il y avait cent reçus, il est annoncé qu’il n’y a plus que dix places. On manipule les chances
objectives et chacun va faire le calcul : ce qui était une probabilité raisonnable devient fou, invraisemblable. On
se retrouve dans la logique de l’écrivain : devenir grand écrivain, c’est un pari très risqué. Ce que je viens de dire
est un grand principe pour comprendre les biographies, les trajectoires individuelles, avec leurs foules de
bifurcations. (Je ne voudrais pas vous donner l’impression que j’adopte la théorie du choix rationnel qui est
l’inconscient des économistes, mais il y a des bifurcations que l’on perçoit plus ou moins comme telles.)
Souvent, on a pris la route avant de savoir même qu’il y avait des bifurcations dans l’expérience réelle. Il y a
donc des foules de bifurcations et l’un des grands principes de différence selon les classes, c’est-à-dire selon les
dispositions héritées, est le choix de la branche risquée ou de la branche sûre (professeur de philosophie ou
professeur de géographie ? artiste ou professeur de dessin ?). Cette sorte de choix entre des avenirs objectifs très
inégalement improbables va être fonction des dispositions au risque qui sont elles-mêmes le produit de
l’intériorisation des chances objectives. Les plus enclins aux choix les plus risqués seront ceux qui, au fond,
risquent le moins, parce qu’ils sont dans des univers de haute chance […].
Il y a deux formes très différentes d’actions de pouvoir sur les agents sociaux : l’une consiste à agir sur les
chances objectives, l’autre consiste à agir sur la représentation de ces chances. Je pense important de distinguer
les deux. Agir sur les chances objectives, c’est modifier réellement les chances dans l’objectivité, les tendances
immanentes aux champs/chances. Le phénomène de numerus clausus en est la forme limite 46. Si l’on dit,
comme cela a été fait dans des universités à différentes époques 47, qu’« il n’y aura plus de juifs dans les
universités », on procède à une transformation des chances objectives qui est visible. Elle s’opère par décret et,
si l’on est juif, on a des chances nulles. Mais il y a des formes beaucoup plus subtiles d’action, le monde social
passant son temps à structurer d’avance, de façon inégale, les chances. Quand il calcule les chances d’accès à
l’enseignement supérieur des hommes, des femmes, etc., le sociologue décrit cette manipulation sociale des
chances objectives avec lesquelles les agents individuels auront à compter. Très souvent, ces chances objectives
sont opérantes, efficientes parce que les agents sociaux étant fabriqués inconsciemment par des univers par
lesquels ces chances agissent, ils anticipent sur l’efficacité de ces chances. Ils se disent : « En tant que fille, je ne
vais pas faire des maths, parce que Polytechnique ce n’est pas pour les filles… » Et on dit : « Les filles ont le
goût des lettres. » Ce sont là des actions sans agents, qui sont le fait de mécanismes, et tout un pouvoir social
s’exerce sur les chances objectives […]. Avoir du pouvoir sur une société, c’est avoir du pouvoir sur des chances
objectives. La question de savoir si on a du pouvoir sur ces chances objectives est importante : par exemple,
dépend-il de l’action humaine de transformer radicalement les chances d’accès à l’enseignement supérieur ? Il y
a des phénomènes clairs de numerus clausus et l’on peut dire par exemple : « Voilà, il n’y aura pas plus de n
médecins ! » – le nombre de gens qui aspirent à devenir médecins continue à augmenter et le nombre de gens qui
seront médecins reste le même. Les gens qui aspirent subissent donc un pouvoir qui s’exerce sur eux, leurs
chances objectives diminuent.
Une autre forme d’action est l’action qui peut être exercée sur la représentation des chances. C’est l’action
de type politique : quelqu’un vous dit, au nom de sa connaissance des chances objectives, ou au nom d’une
volonté de transformer ces chances objectives : « Tu dois espérer », « Tout simple soldat a un bâton de maréchal
dans sa giberne », « Les chances objectives n’existent pas » ou « Elles n’existent pas pour toi », « Si tu
t’accroches, tu réussiras », « En travaillant beaucoup, tout le monde va à Polytechnique ». Il fait l’avocat en
manipulant subtilement l’investissement et c’est l’un des grands problèmes de tous les univers sociaux que de
maintenir dans le jeu des gens qui ne doivent pas gagner, sans les faire gagner. Comment faire en sorte qu’ils
restent dans le jeu alors qu’ils n’ont aucune chance de gagner ? Le système scolaire n’est pas mal dans le genre,
mais beaucoup de systèmes sociaux sont de ce type.
L’action sur les représentations pourra aller dans le sens de la conformité aux chances objectives. Par
exemple, Block, le client qui fait des leçons à K. sur la hiérarchie des avocats, lui dit : « Vous savez, il n’y a pas
de grands avocats, seul le tribunal sait 48… » Block représente celui qui est complètement aliéné. Je disais la
semaine dernière qu’il est complètement juridicisé – Goffman dit que les vieux habitués des asiles deviennent
asilisés : ils sont tellement adaptés qu’ils ne peuvent plus sortir. Block est le client idéal du système juridique,
tellement adapté qu’il anticipe les décisions du juge. L’avocat, exaspéré par Block, lui dit : « On ne peut pas
prononcer une phrase sans que tu regardes les gens comme si on allait prononcer ton verdict définitif 49. » Block
est l’incarnation parfaite de l’agent que suppose un jeu social de type totalitaire : il attend tout de l’institution.
Cette relation de dépendance absolue fonde le pouvoir absolu de l’institution, et les auxiliaires de l’institution,
l’avocat, le juge, tous les personnages secondaires exercent du pouvoir sur K. en faisant croire qu’ils ont du
pouvoir ou, plus exactement, qu’ils ont une connaissance des lois du pouvoir. Ils font croire qu’ils savent
comment les choses se passent et se servent de l’autorité que leur donne la connaissance des lois pour faire
réinvestir. Quand K. dit : « Je m’en vais, je laisse tomber », ils le font réinvestir, en lui disant : « Quand même,
tu as une chance », et lorsqu’il est trop sûr de lui, en rabattant ses espérances. K. donne donc à voir le lien entre
pouvoir et temporalité. Dans une certaine mesure, la salle d’attente est le symbole par excellence du pouvoir. Le
pouvoir tel que le décrit Kafka repose sur une très forte aspiration de ceux qui attendent, qui pourraient partir et
qui, pourtant, restent, et sur une haute incertitude : ils n’ont même pas la certitude du temps qu’il faudra
attendre. S’ils savaient que cela durera cinq minutes, ils pourraient aller boire un café, mais tout est incertain, y
compris la durée de l’attente. Cette sorte d’incertitude absolue est la forme la plus radicale du pouvoir.

Le pouvoir et le temps

Maintenant, je récapitule cela très vite. On voit (cf. la notion d’intérêt) que pour qu’un jeu marche, pour que les
puissances caractéristiques d’un jeu, d’un mécanisme ou de la forme instituée de ces mécanismes, s’exercent, il
faut effectivement des agents pris au jeu et investissant très fortement dans le jeu. J’avais donné l’autre jour une
série de synonymes de la notion d’intérêt. J’aurais aussi pu dire « désir » ou « souci » au sens heideggérien (c’est
parce que je me soucie du jeu et de ce qui va advenir de ce jeu que je me temporalise). Au fond, il suffit que je
dise : « Ce jeu ne m’intéresse pas » pour que le temps du jeu n’existe plus. C’est dans la relation entre mon
attente, entre le fait que j’attends quelque chose du jeu et la structure du jeu, la structure des chances objectives
procurées à quelqu’un comme moi, c’est-à-dire doté d’un capital que je possède, c’est dans le rapport entre mes
aspirations et mes chances subjectives, d’une part, et les chances objectives, d’autre part, que se créent le
pouvoir que le jeu exerce sur moi et, du même coup, le pouvoir qu’exercent sur moi ceux qui ont pouvoir sur le
jeu. Ceux qui ont pouvoir sur le jeu ont du pouvoir sur les probabilités objectives – ils peuvent changer les
règles, ils peuvent dire : « Fais une thèse plus courte 50. » Ils peuvent aussi agir sur les aspirations en faisant
investir, désinvestir.
(Là j’hésite à donner des exemples, mais ils seraient importants, ne serait-ce que pour faire voir à quel
point la philosophie de la temporalité est quelque chose d’abstrait. Penser qu’on peut faire des cours sur le temps
depuis des générations devant des classes universitaires sans avoir pensé une seconde qu’un des lieux de la
manipulation de la temporalité est l’université… Je dis cela à tous les gens qui se disent philosophes pour faire
réfléchir sur ce qu’est la philosophie. En fait, un des lieux par excellence où le pouvoir prend la forme d’un
pouvoir sur les chances objectives et sur la représentation subjective des chances, c’est l’université qui est un
univers où on est tenu par le temps, sous forme de temps.)
Il faut donc investir dans le jeu et que le jeu ait une certaine stabilité, mais l’investissement, l’expérience
temporelle seront d’autant plus pathétiques que le jeu sera plus incertain, que la part des élus sera plus faible
numériquement, mais aussi que le principe selon lequel les élus vont être élus sera plus indéterminé, plus
imprévisible, plus arbitraire. Un pouvoir arbitraire est justement un pouvoir imprévisible, un pouvoir sur lequel
on ne peut pas compter, ni en bien ni en mal. On n’est jamais sûr, à 1 ou à 0, qu’il fera ou du bien ou du mal.
Tout est possible, ce qui signifie que le pire n’est même pas sûr et que le mieux n’est même pas possible. Si l’on
a pensé aux situations des camps de concentration à propos de Kafka, c’est parce que la limite des situations
qu’il évoque est fournie par ces situations dans lesquelles, par tirage au sort, au hasard, on peut être envoyé au
four crématoire. Mais ces situations-là ne sont que la limite de l’expérience ordinaire de beaucoup de champs. Il
y a des champs dans lesquels l’insécurité, les chances d’atteindre tel ou tel enjeu sont très faibles et attribuées
selon des principes absolument aléatoires, comme si le tyran jouait aux dés, à chaque coup, ce qu’il va décider de
prendre comme principe de choix. Il va dire, un coup « Je prends les yeux bleus », la fois suivante « Je prends les
cheveux longs », puis « Je prends les vieux » et « Je prends les jeunes ». Cette espèce de destin fou jouerait aux
dés des choses tout à fait vitales… À ce moment-là, l’investissement est donc fou, extrême, très grand,
l’insécurité est extrêmement grande et on a une situation d’angoisse absolue. Ces situations sont la limite des
situations ordinaires dans lesquelles les chances objectives sont distribuées selon des principes relativement
stables, souvent inconscients, si bien qu’on ne connaît pas les principes. On croit qu’il joue à la roulette alors
qu’en fait il joue au poker… Un des grands malentendus, par exemple, que commettent les gens qui ne sont pas
dans le coup, qui ne sont pas nés dans le champ où ils investissent, c’est qu’ils peuvent croire que l’on joue au
bridge alors qu’on joue à la roulette.
Le pouvoir sera donc pour une grande part un pouvoir sur les aspirations et un pouvoir par les aspirations,
si bien qu’il ne sera pas faux de dire que les dominés contribuent à leur propre domination dans la mesure où,
théoriquement, ils peuvent toujours sortir. Par exemple, le monde des écrivains est un jeu qui ressemble
beaucoup à la situation limite que je viens d’évoquer. On y joue quelque chose de très vital. On a beau plaisanter,
il reste vrai que c’est une question de vie ou de mort pour beaucoup d’écrivains d’entreprendre une vraie carrière
d’écrivain. On joue donc des choses très vitales, avec un aléa énorme et l’on voit bien, dans les biographies
d’écrivains, dans les mémoires, que l’un des fantasmes les plus récurrents, les plus normaux de ces carrières est
le fantasme de la sortie du jeu : « Je m’en vais. » En particulier, les écrivains d’origine populaire, provinciale,
ont le fantasme de retourner dans leur province… Ils le réalisent très souvent en devenant romanciers
régionalistes et en célébrant le peuple, dans la mesure où ils n’ont pas pu le quitter… Toutes les sagesses
prêchent ce fantasme de la sortie du jeu, du désinvestissement absolu : « Cessez d’investir et vous vous dé-
temporaliserez. » C’est votre rapport à un jeu dans lequel vous investissez beaucoup et sans beaucoup
d’assurance de réussite qui fait qu’il y a du temps pour vous, c’est-à-dire de l’attente, c’est-à-dire de l’anxiété
concernant l’avenir, de la volonté de réussir, d’investir, etc.

1. Intérêt vient du latin interest, forme impersonnelle d’interesse : « être dans », « être dans l’intervalle », « être parmi », « être présent »,
« prendre part ».
2. Voir supra, p. 160, note 4, à propos de Homo ludens.
3. Giambattista Vico, La Science nouvelle, trad. Christina Trivulzio, Paris, Gallimard, 1993 [1725] ; pour Hegel, voir le cours du 8 mars
1984, p. 77, sur l’athéisme du monde moral.
4. Écrit en 1866, Le Joueur met en scène des personnages riches ou désargentés dans le cadre d’une ville balnéaire appelée
« Roulettenbourg ». Le narrateur, précepteur au début du livre, accumule un temps les gains au casino avant de finir domestique.
5. Formule utilisée dans l’armée en France depuis le XIX e siècle pour exprimer la possibilité qu’aurait tout soldat de monter en grade.
6. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 71-78.
7. Leibniz emploie la formule à plusieurs reprises. Par exemple : « C’est une des règles de mon système de l’harmonie générale que le
présent est gros de l’avenir ; et que celui qui voit tout, voit dans ce qui est ce qui sera. » (Essais de théodicée, 1710, § 360.)
8. Voir le premier chapitre des Règles de la méthode sociologique (Paris, Flammarion, « Champs », 1989 [1895], p. 95-107) où Durkheim
définit le « fait social » par son « pouvoir coercitif ».
9. P. Bourdieu pense vraisemblablement à ce passage : « Dans la mesure où l’individu est impliqué dans les rapports de l’économie de
marché, il est contraint à se conformer aux règles d’action capitalistes. Le fabricant qui agirait continuellement à l’encontre de ces règles
serait éliminé de la scène économique tout aussi infailliblement que serait jeté à la rue l’ouvrier qui ne pourrait, ou ne voudrait, s’y
adapter. » (M. Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, op. cit., p. 51).
10. Voir Pierre Bourdieu, « Structures sociales et structures de perception du monde social », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2,
1975, p. 18-20.
11. Voir P. Bourdieu et L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », art. cité.
12. En latin, habitus est l’infinitif parfait passif du verbe habere (avoir).
13. « Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont tous des shopkeepers, des boutiquiers, ou qu’ils sympathisent
avec eux. Par leur éducation et leur situation individuelle, ils peuvent s’en distinguer comme le jour et la nuit. Ce qui en fait des
représentants du petit-bourgeois, c’est qu’intellectuellement ils ne dépassent pas les limites que celui-ci ne franchit pas dans la vie, si bien
qu’ils sont contraints théoriquement aux mêmes tâches et solutions auxquelles le petit-bourgeois est contraint pratiquement par l’intérêt
matériel et la situation sociale. » (Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852], chap. 3, in Œuvres, t. IV : Politique 1, trad.
Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 467-468.)
14. « L’état initial, c’est une multiplicité de germes, de modalités, d’activités différentes, non seulement mêlées, mais, pour ainsi dire, perdues
les unes dans les autres, de telle sorte qu’il est extrêmement difficile de les séparer : elles sont indistinctes les unes des autres. […] Dans la
vie sociale, cet état primitif d’indivision est bien plus frappant encore. La vie religieuse, par exemple, est riche d’une multitude de formes
de pensées, d’activités de toutes sortes. Dans l’ordre de la pensée, elle renferme : 1º les mythes et les croyances religieuses ; 2º une
science commençante ; 3º une certaine poésie. Dans l’ordre de l’action, on y trouve : 1º les rites ; 2º une morale et un droit ; 3º des arts,
des éléments esthétiques, chants et musique notamment. Tous ces éléments sont ramassés en un tout et il paraît bien malaisé de les
séparer : science et art, mythe et poésie, morale, droit et religion, tout cela est confondu ou plutôt fondu l’un dans l’autre. On peut faire la
même observation à propos de la famille primitive : elle est à la fois groupe social, religieux, politique, juridique, etc. » (Émile Durkheim,
Pragmatisme et sociologie, Paris, Vrin, 1955, p. 191-192). Voir aussi É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit. ; Les Formes
élémentaires de la vie religieuse, op. cit.
15. La traduction française de ce livre avait paru dans la collection de P. Bourdieu, « Le sens commun » : Moses I. Finley, L’Économie
antique, trad. Max Peter Higgs, Paris, Minuit, 1975 [1973].
16. « L’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe » (l’une des conclusions que Marx tire de cet aphorisme est précisément
que « l’économie bourgeoise fournit la clé de l’économie antique »). Karl Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie
politique » (1857), in Œuvres, t. I : Économie, trad. Maximilien Rubel et Louis Évrard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1982, p. 260.
17. Karl Marx, Principes d’une critique de l’économie politique (Ébauche 1857-1858), in Œuvres, t. II : Économie (suite), trad. Maximilien
Rubel et al., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 210.
18. On peut en donner une autre traduction : « Tant que la valeur d’échange n’a guère de force sociale et qu’elle est liée à la substance du
produit direct du travail ainsi qu’aux besoins immédiats des échangistes, la communauté qui relie entre eux les individus reste forte :
rapport patriarcal, commune antique, féodalisme, corporations et jurandes. (Cf. mon cahier XII, f. 34 b). Mais, à présent, chaque individu
détient la puissance sociale sous forme d’objet. Il dérobe à la chose cette puissance sociale, car il vous faut l’exercer avec des personnes
sur des personnes. Les rapports de dépendance personnelle (d’abord tout à fait naturels) sont les premières formes sociales dans
lesquelles la productivité humaine se développe lentement et d’abord en des points isolés. L’indépendance personnelle fondée sur la
dépendance à l’égard des choses est la deuxième grande étape : il s’y constitue pour la première fois un système général de métabolisme
social, de rapports universels, de besoins diversifiés et de capacités universelles. » (Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie
politique (Ébauche de 1857-1858), volume 1, trad. Roger Dangeville, Paris, Anthropos, 1967, p. 94-95.)
19. Voir Norbert Elias, Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique (Über den Prozeß der Zivilisation :
soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 1939) dont la plus grande partie a paru en français sous la forme de deux
volumes, l’un plutôt centré sur la question de la civilité (La Civilisation des mœurs, trad. Pierre Kamnitzer, Calmann-Lévy, 1973), l’autre
plutôt centré sur la formation de l’État (La Dynamique de l’Occident, trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1975). Voir aussi La
Société de cour, trad. Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Paris, Calmann-Lévy, 1974 [1969] ; rééd. Flammarion, « Champs », 1985. Sur le
sport, voir Norbert Elias, « Sport et violence », Actes de la recherche en sciences sociales, no 6, 1976, p. 2-21 (paraîtra après le cours :
Norbert Elias avec Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, trad. Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Fayard,
1994 [1986]).
20. « Depuis toujours les groupements politiques les plus divers – à commencer par la parentèle – ont tous tenu la violence physique pour le
moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un
territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques –, revendique avec succès pour son propre compte le
monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres
groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour
l’unique source du “droit” à la violence. » (Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. Julien Freund, Paris, UGE, « 10/18 », 1963
[1919], p. 29.)
21. Voir la première année du cours, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 9-194.
22. P. Bourdieu avait déjà traité du thème de la « violence inerte des institutions » que Sartre évoquait à propos du colonialisme (Critique de
la raison dialectique, op. cit., p. 679 : « La violence ancienne est réabsorbée par l’inerte violence de l’institution ») dans son cours en
novembre 1982 : Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 452.
23. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., en particulier p. 209 sq.
24. Ibid., p. 216.
25. Voir supra, p. 98, note 1.
26. P. Bourdieu reviendra sur l’économie domestique dans « L’économie des biens symboliques », in Raisons pratiques. Sur la théorie de
l’action, Paris, Seuil, « Points Essais », 1994, p. 192-198.
27. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, tad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Minuit, 1960
[1922], en particulier p. 265 sq.
28. P. Bourdieu reviendra sur les relations amoureuses dans « Post-scriptum sur l’amour et la domination », in La Domination masculine,
Paris, Seuil, 1998 ; rééd. « Points Essais », 2014, p. 148-152.
29. Sur le don, voir Le Sens pratique, op. cit., p. 167 sq. ; P. Bourdieu avait développé la question du temps dans le don l’année précédente
(voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 272-273).
30. « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à dominer, elle a détruit toutes
les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores qui attachaient l’homme à son supérieur
naturel, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le froid “paiement comptant”. Frissons
sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glaciale du calcul
égoïste. » (Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste communiste [1848], in Karl Marx, Œuvres, t. I : Économie, op. cit., p. 163-164.)
31. N. Elias, La Société de cour, op. cit., en particulier le chapitre « L’étiquette et la logique du prestige », p. 63-114.
32. Sur cette formule, voir P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 43. P. Bourdieu avait antérieurement cité cette
formule dans le cadre d’un développement sur le capital symbolique (voir Sociologie générale, vol. 1, p. 139).
33. N. Elias, « Sport et violence », art. cité.
34. Ce film du réalisateur japonais Shōhei Imamura qui avait obtenu la Palme d’or au Festival de Cannes était sorti à Paris quelques mois
avant le cours, en septembre 1983. Il se situe dans un village pauvre du Japon du XIX e siècle. Son personnage principal, une femme de
soixante-neuf ans, se plie à une coutume selon laquelle les vieillards doivent se rendre au sommet de la montagne pour se laisser mourir,
lorsqu’ils atteignent l’âge de soixante-dix ans à partir duquel la communauté les regarde comme des êtres improductifs et comme un
poids.
35. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 401.
36. Id., « L’ontologie politique de Martin Heidegger », art. cité.
37. Sur le phénomène de dévaluation des titres scolaires, voir le chapitre 2 de La Distinction, op. cit., notamment p. 145-159.
38. Groucho Marx dit avoir répondu à la fin des années 1940 à l’invitation que lui adressait un club privé de célébrités : « Je ne veux pas
appartenir à un club qui m’accepterait comme membre. » (Groucho Marx, Groucho and Me, New York, Da Capo Press, 1959, p. 321.)
39. Voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., ainsi que la leçon du 23 novembre 1982 sur l’espace des disciplines, in Sociologie
générale, vol. 1, op. cit., p. 415 sq.
40. Sous-préfecture du Cantal, l’un des départements les moins peuplés de France.
41. La Distinction, op. cit., p. 157.
42. Allusion à la « dialectique du maître et de l’esclave » développée par Hegel qui montre que le maître est aussi l’esclave de l’esclave
puisque dépendant de celui-ci (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin,
2006 [1806-1807], p. 201 sq.).
43. M. Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, op. cit. ; Économie et société, t. I, op. cit., p. 101-284 ; Histoire économique.
Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1992.
44. Sur la notion de « souci » ou « préoccupation » (Fürsorge) chez Heidegger, voir P. Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin
Heidegger », art. cité.
45. « L’avocat ressortirait tout ce que K. savait par cœur et jusqu’à l’écœurement pour une fois encore le bercer d’espoirs vagues et le
tourmenter de vagues menaces » (F. Kafka, Le Procès, op. cit., p. 226).
46. Les deux années précédentes, P. Bourdieu avait consacré des développements au mécanisme du numerus clausus. Voir Sociologie
générale, vol. 1, p. 135 sq. et p. 486.
47. P. Bourdieu a sans doute notamment en tête les travaux de Victor Karady qu’il avait cités à ce sujet lors de sa première année
d’enseignement (notamment, Victor Karady et Istvan Kemeny, « Antisémitisme universitaire et concurrence de classe : la loi du numerus
clausus en Hongrie entre les deux guerres », Actes de la recherche en sciences sociales, no 34, 1980, p. 67-97).
48. P. Bourdieu avait cité la phrase exacte dans le cours précédent : « N’importe qui peut naturellement se qualifier de “grand” si ça lui plaît,
mais en la matière ce sont les usages du tribunal qui décident. » (F. Kafka, Le Procès, op. cit., p. 215.)
49. Ibid., p. 234.
50. Sur ce point et pour ce qui suit, voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., en particulier la section « Temps et pouvoir », p. 120-139.
COURS DU 19 AVRIL 1984

Première heure (leçon) : champ et espèce de capital. – Le rapport au temps. – Les espèces et les formes de
capital. – Les trois formes du capital culturel. – Capital humain et capital culturel. – Le capital culturel comme
capital incorporé. – Parenthèse sur la philosophie et le monde social. – Deuxième heure (séminaire) : En
attendant Godot de Samuel Beckett. – Temporalité de celui qui n’a rien à attendre. – Le monde social allant de
soi. – Principes de continuité du monde social dans les différentes sociétés.

Première heure (leçon) : champ et espèce de capital

Après avoir montré au cours des dernières séances comment l’évolution historique tendait à faire exister les
espaces sociaux séparés que j’appelle des champs, je vais m’interroger sur les relations entre la notion de champ
et la notion d’espèce de capital. Pour en venir à la notion d’espèce de capital que je vais développer aujourd’hui,
il faut préalablement évoquer le processus historique par lequel des univers sociaux relativement autonomes,
c’est-à-dire dotés de lois spécifiques irréductibles à celles des autres espaces, se sont constitués […].
Je rappelle en premier lieu l’interdépendance entre la notion de champ et la notion d’espèce de capital.
J’avais indiqué, en commençant, qu’une espèce de capital se définit dans sa relation avec un champ particulier :
il n’y a de capital que spécifique. En termes simples, on pourrait dire que le capital spécifique d’un champ est ce
qui marche dans ce champ. En termes plus directs encore, c’est « ce qui paie » dans un champ, ce qu’il faut avoir
pour appartenir réellement à un champ. En effet, si l’on peut toujours entrer dans un champ, s’y introduire
comme un intrus comme on dit, ou comme un chien dans un jeu de quilles, on n’y existe vraiment que lorsqu’on
y produit des effets. J’ai évoqué plusieurs fois le critère empirique qu’on peut se donner pour déterminer les
limites d’un champ : faire partie d’un champ, c’est y produire des effets.
La plupart des recherches esquivent ce problème qui se pose – ou devrait se poser – constamment dans la
recherche : les gens qui étudient les professeurs, les artistes, les écrivains ou quelque objet sociologique que ce
soit, oublient presque toujours de poser la question des limites de leur objet ; ils se les donnent pour acquises,
alors que, dans tout champ, un enjeu est de savoir qui en fait partie. Il me suffirait, par exemple, de trouver des
sponsors pour fonder, demain, une revue politique, mais ma revue n’existera réellement comme objet politique
que si elle produit des effets dans le champ de la presse : il faut non seulement que je sois cité dans les revues de
presse, mais aussi que j’oblige les autres éditorialistes à se référer, implicitement ou explicitement, à moi ; il
faut que je détermine une restructuration de l’espace des revues, et j’existerai pleinement dans cet espace si
j’arrive, par exemple, à obtenir que tout entrant dans cet espace soit obligé de se situer par rapport à moi. C’est
là l’un des indicateurs les plus sûrs de la domination spécifique dans un champ. Dans un travail sur Sartre et sa
position dans Les Temps modernes, une sociologue italienne a ainsi montré qu’un des indicateurs les plus sûrs de
la domination de Sartre était le fait que, dans la période de son apogée, Sartre, consciemment ou
inconsciemment, implicitement ou explicitement, imposait à tous les participants, en réalité ou en prétention, de
se situer par rapport à lui 1. Par exemple, c’est une stratégie classique des nouveaux entrants dans le champ
artistique que d’affirmer leur existence par une polémique contre les dominants, de façon que leur existence soit
reconnue par la riposte du dominant à leur mise en question.
Exister dans un champ suppose le minimum de capital spécifique nécessaire pour produire des effets et,
comme je l’ai dit plusieurs fois, l’important dans l’expression de « capital spécifique », c’est « spécifique » : on
ne peut pas réussir dans un champ si on y apporte un capital qui n’y a pas cours, bien qu’il puisse avoir cours
ailleurs. Un exemple me vient à l’esprit. Comme les grands scientifiques ont souvent une carrière plus courte
que celle des littéraires (les sociologues, qui calculent tout, ont calculé les âges moyens des individus ayant fait
de grandes découvertes : chez les mathématiciens ils se situent autour de vingt ans, chez les physiciens autour de
vingt-cinq ans et, comme on le rappelle toujours, Kant a écrit ses grandes œuvres à cinquante ans) 2, ils ont du
temps libre plus tôt que les autres et entreprennent souvent une sorte de deuxième vie intellectuelle en
réfléchissant sur leurs travaux, en faisant des cours d’épistémologie ou d’histoire des sciences. Ce passage d’un
capital spécifique – par exemple un capital de grand mathématicien ou de grand historien à un capital spécifique
d’épistémologue – est relativement facile mais n’est pas automatique : ce transfert, cette conversion de capital
suppose une reconversion, du travail, du temps, un certain nombre de conditions. A fortiori, dans le cas d’un
grand collectionneur, la transformation de son capital économique en capital artistique peut demander de
recourir aux services payants de conseillers artistiques ou supposer une épouse versée dans l’art (il y a toutes
sortes de conditions secondaires qui sont extrêmement importantes). On ne passe donc pas facilement d’une
forme de capital à une autre, il y a des problèmes de reconversion. C’est ce que je voulais rappeler pour
expliquer le lien entre les leçons précédentes et ce que je vais dire aujourd’hui.

Le rapport au temps

Le processus d’évolution historique conduit à faire exister des univers séparés et ces jeux ont chacun leurs lois
de fonctionnement propres qui peuvent être dans certains cas explicitées en règles constituées, en règles
juridiques, en règles du jeu. Mais, comme je le disais la dernière fois, le schéma d’évolution que j’ai proposé
n’est pas évolutionniste au sens où on le dit d’ordinaire : il peut y avoir des rencontres entre le commencement et
la fin, des sortes de retour, comme je le montrerai à propos du problème de la violence symbolique. Un
deuxième point sur lequel j’aurais envie de chahuter le modèle évolutionniste et linéaire que nous avons tous en
tête, c’est le problème du rapport au temps dans les différentes sociétés, qui est lié au problème du capital. Mais
je pense que je vais renvoyer ce point à la deuxième heure de la prochaine fois parce que je crains qu’il ne
devienne une espèce d’énorme parenthèse qui couperait complètement le fil du discours que je veux maintenir.
J’indique simplement le thème : l’une des raisons qui empêchent de se fier à un schéma linéaire simple,
c’est que le capital (qui peut être grossièrement défini comme du temps accumulé, soit par l’individu même qui
détient ce capital, soit par d’autres qui l’ont fait pour lui, à sa place) a une propriété extrêmement importante,
qui est commune à toutes les espèces de capital : quand il est associé à un investissement de temps, il intensifie
la productivité de ce temps. Autrement dit, une propriété du capital est d’intensifier les profits spécifiques. C’est
assez évident dans le domaine économique et je ne vais pas argumenter, mais c’est vrai aussi sur le terrain
apparemment très éloigné du capital symbolique qui, je le rappelle, est toute espèce de capital lorsqu’elle est
perçue, connue et reconnue (c’est grosso modo ce qu’on appelle le prestige). Cette forme de capital qui
s’acquiert évidemment par le temps, et en particulier par l’investissement de temps personnel (j’ai assez insisté
là-dessus la dernière fois), s’acquiert beaucoup plus difficilement par procuration que les autres. Il y a des
transmissions de capital symbolique, comme dans le cas du nom, mais le capital symbolique est l’une des
formes de capital qui demandent le plus qu’on paie de sa personne. Il est justiciable de la loi que je viens
d’énoncer : associé à l’investissement de temps, il intensifie la productivité de ce temps. On le voit, par exemple,
dans l’effet de signature : toutes choses égales par ailleurs, un peintre connu, célèbre, obtiendra des profits,
matériels ou symboliques, infiniment plus grands pour un même investissement temporel qu’un peintre peu
connu. Il y a tous les effets d’illusion de la consécration : le même propos ou le même texte, selon qu’il sera
signé de X ou de Y, aura des valeurs symboliques inégales. L’histoire et la sociologie des sciences sont pleines
d’anecdotes de ce type : un même texte envoyé à une société savante qui est refusé s’il est signé d’un auteur
inconnu pourra être accepté s’il est signé par un auteur célèbre. Ce type de cas montre que l’effet de consécration
et la valeur symbolique de l’auteur multiplient formidablement les profits associés à l’investissement mesurable
en temps.
Je ne vais pas développer longuement, mais cela a des conséquences que je crois très importantes pour
comprendre les rapports au temps dans les différentes sociétés. Comme l’ont relevé tous les observateurs, les
sociétés paysannes anciennes, les sociétés précapitalistes ou archaïques qu’étudient les ethnologues ont un usage
du temps très différent du nôtre 3 : les gens ont le temps, ils sont moins stressés, ils ne sont pas bousculés. Je
vous livrerai la prochaine fois des réflexions que j’ai faites à propos d’un article de Gary Becker sur le problème
du temps et de l’investissement en temps dans lequel il pose la question de la productivité différentielle du
temps. (Cet économiste américain s’inscrit dans une tradition très différente de celle dans laquelle je me situe,
mais je le trouve extrêmement inspirant parce que la logique de ses modèles formels parfois un peu gratuits et un
peu fous pousse la variation imaginaire bien au-delà de ce que nous faisons, même quand nous nous croyons
libérés des présupposés de notre tradition.) En particulier, je pense qu’une grosse différence dans le rapport au
temps des sociétés précapitalistes et des sociétés à fort capital objectivé, c’est que le temps est en quelque sorte
de plus en plus profitable.
D’abord, à mesure que le capital disponible – de quelque espèce qu’il soit : économique ou culturelle –
croît, la productivité du temps auquel ce capital est associé s’accroît. Ensuite, étant donné que la productivité du
temps de travail s’accroît, la productivité virtuelle du temps de non-travail qu’on appelle temps de loisir tend
aussi, par contrecoup, à s’accroître. Il est, par exemple, extrêmement difficile de faire l’interview d’un grand
médecin, parce qu’il a l’habitude de compter ses minutes et accorde à son temps une telle valeur qu’on est sans
cesse dans une espèce de pression. Le prix du temps de travail et, par contamination, du temps de non-travail
s’accroissant, les agents sociaux les plus riches en capital des sociétés les plus riches en capital ont un rapport au
temps inconcevable dans les sociétés précapitalistes où l’on a tout son temps, où l’on peut prendre son temps, en
particulier pour les relations sociales. Il y a un essai amusant qui s’appelle La Classe de loisir : comment se fait-
il que nous allions vers des sociétés dans lesquelles les plus nantis de tout sont les plus anxieux de leur temps 4 ?
Ce problème peut être décrit sur le mode de l’essayisme – il pourrait être traité dans un hebdomadaire
parisien –, mais il peut être analysé de manière rigoureuse : on peut se demander s’il n’y a pas un lien entre le
capital possédé collectivement et individuellement et le rapport au temps, élément de la rentabilisation de ce
capital qui varie avec l’importance du capital. J’y reviendrai, mais je pense que beaucoup de discours sur l’art de
vivre comparé de l’homme moderne et des sociétés précapitalistes ou archaïques – ce que j’appelle parfois
méchamment les « tristes topiques » – s’éclairent fortement si on les réfère à cette opposition fondamentale dans
le rendement de l’activité. Évidemment – je le dis après réflexion en espérant que vous y réfléchirez –, ce
modèle ne vaut que si l’on accepte une définition implicite de la productivité du temps qui est la définition
même de l’univers en question : la productivité du temps se mesure en profits essentiellement économiques (et
secondairement symboliques, mais pouvant alors être aussi reconvertis en profits économiques). Cette
acceptation, ce sont les valeurs engagées objectivement dans l’ordre social en question.
Cette anticipation étant faite, je rappelle que je voulais en quelque sorte compliquer les modèles implicites
que nous avons tous en tête des processus d’évolution et essayer de décrire la genèse sociale de ces univers
séparés que nous acceptons comme allant de soi et qui correspondent à des jeux différents avec des règles du jeu
différentes et, du même coup, des espèces de capital différentes.
Les espèces et les formes de capital

J’en viens maintenant à la description des propriétés des grandes espèces de capital. Je vais ramener ces grandes
espèces de capital à deux (ou à deux et demie si j’ajoute la notion de capital social que je vais évoquer
rapidement : elle est utile pour les besoins de la compréhension, mais le rasoir d’Ockham 5 la fait disparaître et
elle pourrait être réduite au capital culturel). Je vais d’abord rappeler les propriétés de deux espèces de capital, le
capital culturel et le capital économique, à peu près dans les termes où j’avais exposé cette distinction dans un
article paru dans Actes de la recherche en sciences sociales il y a environ deux ans 6. Je ferai ce rappel assez
rapidement puisque vous pourrez, si vous le voulez, vous reporter à ce texte qui sera souvent plus rigoureux que
ce que je pourrai en dire. Ensuite, je vous proposerai des développements plus récents qui me sont venus à
l’esprit sur ces deux notions, et en particulier celle de capital culturel : je voudrais vous proposer une sorte de
généralisation de la notion liée à un changement de vocabulaire, et je parlerai plutôt de « capital
informationnel » ou « capital d’information » 7, ce qui permet de dégager des propriétés plus générales que la
notion de capital culturel laissait échapper. Voilà grossièrement le schéma que je vais essayer de suivre.
En ce qui concerne le capital économique, il va de soi que ce n’est pas mon propos, ni mon travail, ni ma
spécialité. C’est donc une fausse fenêtre : il est là, je m’en remets à vous pour remplir… Le capital économique
jouera un rôle très important dans la mesure où il sera la condition de toutes les formes d’accumulation de toute
autre espèce de capital possible et, en même temps, ce dans quoi n’importe quelle autre acquisition pourra être
reconvertie ; il sera l’étalon dans lequel n’importe quelle autre forme d’accumulation pourra être évaluée. Le
capital économique a donc un statut privilégié par rapport aux autres espèces de capital en tant que condition de
possibilité de toute autre espèce d’acquisition – je le montrerai à propos du capital culturel – et aussi en tant que
mesure réelle (il ne s’agit pas d’un jugement de valeur) de toute autre forme d’acquisition, en tant que mesure
socialement constituée dans l’objectivité comme mesure de toutes les mesures.
J’ai dit tout à l’heure qu’il y avait autant d’espèces de capital que de champs et de sous-champs et il est
vrai que le capital juridique sera une sous-espèce du capital culturel, qu’on pourra spécifier : il y aura par
exemple un capital de juriste spécialiste du droit romain qui ne sera pas facile à reconvertir en capital de juriste
du droit commercial. Cela dit, je pense qu’on peut ramener les grandes espèces de capital à deux, voire deux et
demie, dans la mesure où les sous-espèces qu’on peut distinguer en fonction de la pluralité des champs ont des
propriétés communes assez fondamentales.

Les trois formes du capital culturel

C’est au capital culturel que je vais surtout m’attacher aujourd’hui. Il peut exister sous trois formes. Il peut
exister d’abord à l’état incorporé, c’est-à-dire sous la forme de dispositions durables et permanentes de
l’organisme. À la limite, il peut exister sous forme d’habitus cultivé ; c’est ce qu’on appelle « culture » au sens
un peu vague et ordinaire : lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est cultivé, on nomme le capital culturel sous cette
forme incorporée. Le capital culturel peut ensuite exister à l’état objectivé, sous la forme de biens culturels : des
tableaux, des livres, des dictionnaires, des instruments, des machines, des ordinateurs, des programmes
d’ordinateur, etc. Lorsqu’on parle de programmes d’ordinateur ou de formules mathématiques, on voit tout de
suite les problèmes que pose la notion de capital culturel objectivé : cet état objectivé du capital culturel est la
trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques, etc. ; autrement dit, c’est le
produit objectivé de travail humain de l’état antérieur. Enfin, le capital culturel peut exister à l’état
institutionnalisé et c’est extrêmement important. Si le capital économique existe, en quelque sorte, à l’état brut,
sous forme de biens, il existe aussi, et en général simultanément, sous forme de titres de propriété, c’est-à-dire
de biens juridiquement garantis. Il en va de même pour le capital culturel, même si cette propriété passe presque
toujours inaperçue, en particulier chez les théoriciens du capital humain, dont Gary Becker que j’évoquais tout à
l’heure : le capital culturel peut exister à l’état institutionnalisé, c’est-à-dire à la fois objectivé et juridiquement
garanti, sous forme de titres, et la notion de titre scolaire, sur laquelle il faut réfléchir, est au capital culturel ce
que le titre de propriété est au capital économique. Il en résulte une série de propriétés : en particulier, le capital
culturel objectivé peut exister indépendamment de son porteur et, dans certaines limites, être transmis. Voilà
donc les trois formes de capital culturel. Je vais maintenant expliciter – relativement vite – chacun de ces points.

Capital humain et capital culturel

Je voudrais d’abord dire deux mots sur la genèse de ce concept de capital culturel. C’est relativement utile parce
que, au moment où j’ai commencé à me servir de ce concept 8, j’ignorais complètement les travaux des
économistes qui se mettaient à parler, à peu près à la même époque, du capital humain 9. C’est une invention
simultanée, [mais je ne revendique pas] une espèce de priorité. Les deux concepts répondent à un problème
différent et ont, du même coup, des propriétés différentes. Je vais rappeler rapidement cette différence, non pas
pour faire un distinguo intéressé (bien que j’aie un intérêt évident à ce que le concept de capital culturel soit
différent du concept de Becker), mais parce qu’il y a des différences importantes qui ne tiennent pas seulement à
ma subjectivité.
Les théoriciens du capital humain ont voulu répondre au problème suivant : comment se fait-il que les gens
gagnent d’autant plus qu’ils ont plus fait d’études, comment rendre compte des inégalités de revenu liées aux
inégalités scolaires ? Ils se sont donc posé le problème du taux de profit assuré par l’investissement économique
sur le terrain éducatif et ils ont essayé de mesurer aussi précisément que possible l’investissement économique
réclamé par l’acquisition d’un titre scolaire, en cherchant une équivalence en temps de travail du nombre
d’années d’études, en évaluant en termes monétaires à la fois l’investissement éducatif correspondant à ces
années d’études et les profits des investissements éducatifs (« Vous avez fait quinze ans d’études, vous gagnez
tant… »). C’est le problème que pose Gary Becker, dans son livre de 1964, Human Capital : A Theoretical and
Empirical Analysis, with Special Reference to Education ; il insiste sur la relation entre les investissements
spécifiques, considérés dans leur dimension monétaire, et les profits spécifiques également considérés dans leur
dimension monétaire.
Les problèmes que j’avais à l’esprit de mon côté étaient très différents. Il y avait ce constat, établi
d’ailleurs avant moi 10, qu’il y a une corrélation entre l’origine sociale des enfants et leur réussite scolaire : dès
qu’ils se sont attachés à étudier ce qu’on appelle le drop out, c’est-à-dire l’élimination scolaire, les sociologues
de l’éducation ont observé une corrélation très étroite entre la profession des parents et le résultat scolaire. Cette
corrélation était souvent interprétée en termes économiques ou économistes : pour poursuivre les études au-delà
d’un certain seuil, il faut avoir de l’argent. On pressentait bien que les facteurs économiques n’étaient pas les
seuls déterminants de la réussite ou de l’échec scolaires et que l’appartenance à un milieu favorisé
s’accompagnait d’avantages sociaux (on a plus de relations, plus d’informations, etc.) ; un certain nombre de
gens évoquaient même déjà l’existence d’un facteur favorisant, à savoir ce qui se transmet en fait de culture à
travers la famille. Mais, là encore, on pensait, de façon assez restreinte, à l’aide dans le travail, à l’aide dans les
devoirs, aux leçons particulières, toutes choses qui sont assez étroitement liées au capital économique. La notion
de capital culturel a été produite pour nommer cette transmission objectivement (et non pas intentionnellement)
cachée du capital culturel qui s’opère inévitablement, et en dehors même de toute intention pédagogique
expresse, à travers les rapports sociaux à l’intérieur d’une famille : la communication linguistique, le train-train
quotidien. À la limite, l’essentiel de ce qui se transmet dans une famille est peut-être ce qui n’est pas
intentionnellement transmis : depuis le langage jusqu’à la dimension qu’on appellerait psychologique – les
injonctions implicites, les mises en garde inconscientes, etc. Avec la notion de capital culturel, il ne s’agissait
donc pas simplement de rendre compte de l’inégalité des revenus monétaires associés à un diplôme ; il s’agissait
de rendre compte des chances inégales de réussite sur un marché très particulier, le marché scolaire, qui à son
tour assigne des titres qui recevront des valeurs inégales sur le marché économique.
Raisonner dans ces termes, c’est voir immédiatement que l’investissement éducatif qu’il faut prendre en
compte pour rendre compte des inégalités économiques ne se réduit pas à l’investissement monétaire, pas plus
que le profit de l’investissement culturel initial ne se réduit au profit monétaire. Si vous mesurez au salaire les
profits à posséder un titre scolaire, vous avez des tas de bizarreries. Par exemple, chez les professeurs de faculté,
lorsqu’on va des facultés des sciences aux facultés de médecine, les indices de capital économique vont croissant
alors que les indices de capital scolaire acquis avant d’entrer dans les facultés vont décroissant 11. De même, au
niveau de la classe dirigeante, les plus riches en capital culturel tendent à être les moins riches en capital
économique, et inversement 12. On ne comprend pas ces bizarreries si on mesure le rendement du capital culturel
au seul profit économique. C’est que le capital culturel a évidemment des profits sur beaucoup d’autres
marchés : il suffit par exemple de réfléchir au marché matrimonial où l’on voit tout de suite qu’il y a des
profits… Cette logique économiste peut choquer, mais il faut entendre « profit » au sens très large, et penser que
ces profits peuvent être obtenus sans être recherchés comme tels. On n’est pas obligé, au contraire, de postuler
une intention économique expresse et cynique pour rendre compte de l’existence d’un profit (ce sont des choses
que je suis obligé de répéter parce que, comme l’hydre [de Lerne], elles renaissent éternellement dans le
discours…) 13 et il y a des marchés sur lesquels le désintéressement est la condition d’obtention du profit.
Contrairement à ce que font les économistes comme Becker – ses épigones français font encore pire –, on
doit, pour évaluer le rendement d’un investissement éducatif, prendre en compte des profits irréductibles à la
mesure qu’en donne l’étalon monétaire, c’est-à-dire au salaire obtenu à un moment donné du temps. Mais, chose
encore plus importante, on ne peut pas, comme je l’ai dit tout à l’heure, mesurer l’importance d’un
investissement éducatif à son équivalent monétaire : une simple équation permettant de transformer la durée des
études en un salaire théorique ne peut pas rendre compte du capital culturel qui est l’objet d’une transmission
cachée à l’intérieur du système domestique, cette transmission cachée et préalable étant la condition de réussite
différentielle de l’investissement éducatif de type scolaire.
On voit la naïveté des économistes. (Je parle de « naïveté », mais je les respecte beaucoup 14 : il y a des
adversaires qu’on respecte beaucoup et, en l’occurrence, l’adversaire oblige à expliciter des choses qu’on aurait
tendance à accepter comme allant de soi. Les économistes, dans leur naïveté sociologique, sont extrêmement
utiles parce qu’ils formalisent de façon précipitée et prématurée. En découpant dans la complexité des systèmes
de facteurs, ils obligent à rendre explicites des choses qu’une sensibilité plus grande à la complexité des facteurs
peut laisser un peu dans le vide.) La naïveté des théoriciens du capital humain conduit à poser la question de la
relation entre l’aptitude (ability) aux études et l’investissement dans les études : s’ils voyaient que le capital
culturel est transmis autant par la famille que par l’école, et que ce que transmet la famille est la condition de la
réussite à l’école, ils ne pourraient pas poser la question de cette capacité qui, évidemment, dans leur esprit est
naturelle (c’est l’idée de don) ; ils verraient que ce don que le système scolaire consacre comme don est le
produit même de l’investissement de capital. Une équation plus rigoureuse devrait donc prendre en compte, par
exemple, le temps libre de la mère (qui est variable selon les milieux) et le capital culturel de la mère qui est lui-
même le produit à la fois d’un héritage (c’est un capital culturel hérité) et d’une acquisition explicite par le
système scolaire. Si l’on prend en compte ces deux facteurs dans leur relation, on rend très bien compte de la
réussite scolaire différentielle qui elle-même rend assez bien compte de la réussite économique et, encore mieux,
de la réussite globale mesurée à l’ensemble des profits (et pas seulement économiques).
Autre effet de cette naïveté : comme on ne voit pas le lien entre l’investissement scolaire et, pour dire les
choses simplement, la structure sociale, c’est-à-dire l’inégale distribution du capital culturel dans la société, on
se pose le problème très général, qu’on pourrait appeler fonctionnaliste (au sens de la tradition sociologique de
ce nom), de la contribution du capital humain à la productivité nationale 15 : ce sera – je traduis – le gain social
de l’éducation en tant qu’il est mesuré par ses effets sur la productivité nationale ; on se posera la question du
rendement social, mais pour le Tout, des investissements en capital culturel. On comparera par exemple les
pays 16 et on se demandera si l’on peut établir une corrélation entre ce qu’on pourrait appeler (par analogie avec
le capital économique) le capital culturel national et le développement technologique par exemple. Dans un pays
donné, on pourra aussi essayer de mesurer la rentabilité de l’investissement économique en fonction du capital
culturel. Les raisonnements de ce type sont implicites dans des tas de discours que vous entendez constamment
en ce moment. Je ne dis pas que la question est absurde, mais la poser revient à évacuer la question fondamentale
de la distribution différentielle du capital culturel dans une société déterminée et, avec elle, la question du
rendement différentiel du capital culturel et oublier que ce profit du capital culturel qu’on prétend mesurer – au
fond en le rattachant en dernière analyse à des aptitudes – pourrait tenir pour une part très importante à la
distribution inégale du capital culturel.
Ce point est très important et je vais y revenir. Imaginons une société – ce serait intéressant – où tout le
monde serait bachelier 17 : le baccalauréat perdrait beaucoup de sa valeur. Pour des marginalistes, c’est assez
extraordinaire de penser le capital culturel indépendamment de la structure des relations dans lesquelles il
fonctionne. La notion de capital culturel telle que je la conçois n’est pas dissociable de la notion de champ
culturel, univers à l’intérieur duquel chaque porteur de capital va obtenir de son capital un rendement différent
selon la position (et donc la rareté) de son capital dans la structure de la distribution du capital culturel
caractéristique de l’univers dans lequel il place son capital culturel. (Peut-être que tout ceci vous paraît très
abstrait, mais c’est une discussion relativement importante – et, je pense, pas seulement pour les gens qui sont
dans le débat ; elle fait couler beaucoup d’encre, il y a beaucoup de littérature et j’essaie de vous en donner la
substance.)
Il y a un autre point sur lequel les théoriciens du capital humain sont, encore une fois, naïfs (toutes ces
naïvetés sont évidemment liées : elles reposent sur une sorte d’ignorance de la dimension sociale des rapports
économiques) : ils font comme si la compétence socialement garantie par le titre scolaire était automatiquement
une compétence technique. Ils ignorent ainsi complètement la différence entre une capacité socialement garantie
et une capacité réelle… Quand, pour ma part (c’est un point sur lequel je vais revenir), je parle de capital
culturel à l’état institutionnalisé, je parle d’un capital culturel socialement garanti : c’est un titre garanti par
l’État, qui assure, par exemple, que tout porteur du titre est censé savoir les mathématiques (ou savoir faire un
programme informatique) jusqu’à un certain point. Les théoriciens du capital humain ignorent complètement cet
effet de codification – sur lequel je vais revenir très longuement dans les prochaines leçons – qui consiste à
consacrer juridiquement ce qui a des effets tout à fait extraordinaires dans le monde social. Ces théoriciens
prennent les compétences sociales à leur valeur nominale et passent du nominal au réel sans problème. Je laisse
cette discussion apparemment byzantine mais importante parce qu’elle peut permettre à ceux qui savent ce
qu’est le capital humain d’éviter certaines équivoques.

Le capital culturel comme capital incorporé

Ayant fait ce préalable critique, je vais aller beaucoup plus vite sur les différents états du capital culturel. La
plupart des propriétés du capital culturel peuvent se déduire du fait qu’il est lié dans son état fondamental – et
c’est ce qui le distingue en particulier du capital économique – au corps de son porteur et qu’il suppose
l’incorporation. Lorsqu’on parle de culture, de Bildung, de cultivation, etc., de cette culture qui est célébrée par
les écoles, on parle d’une chose en quelque sorte coextensive à son porteur. Elle vit et meurt avec lui. L’une des
propriétés les plus valorisées dans la culture est précisément cette liaison avec la personne et toutes les théories
de la culture finissent dans une sorte de personnalisme 18. Si, quand on objective la culture, comme je travaille à
le faire depuis des années, on apparaît comme sacrilège, c’est parce que les attentats contre la culture
apparaissent comme des attentats contre la personne : il n’y a rien à quoi on s’identifie plus qu’à la personne et
les détenteurs du capital culturel se sentent spécialement visés puisque le capital culturel a cette propriété
d’avoir l’air naturel. De toutes les espèces de capital, le capital économique peut toujours avoir l’air mal acquis,
on a toujours un soupçon concernant la violence qui est derrière lui. Le capital culturel, lui – je répète des choses
connues, mais, malgré tout, elles ne vont pas tellement de soi –, par nature, par sa logique propre, a l’air naturel.
Par exemple, quand il s’agit de culture, la distinction que faisaient les Grecs entre ta patrôa (τα πατρώα, les
propriétés qu’on a héritées du père) et ta epiktèta (τα ἐπίκτητα, les choses acquises en plus de ce que le père a
laissé), n’est pas évidente du tout dans le mesure où, comme chez Becker que je viens d’invoquer, la
transmission de capital domestique est pour une grande part cachée, inconsciente, etc. Lorsque, par exemple,
l’individu singulier surgit sur le marché scolaire, il est déjà pourvu d’un capital hérité qui, antérieur à toute
éducation expresse, ne peut être constitué par l’institution qui le reçoit que comme un don puisqu’il est là avant
même toute éducation. C’est cela le don : ce que l’on a sans avoir rien appris. Le système scolaire ignore, par
définition, tout ce qui a commencé avant lui et, à chaque moment, cette sorte d’oubli, d’amnésie des préalables
et de la genèse se répète ; en quelque sorte, chaque champ repart de zéro et fait abstraction de ce qui est acquis
avant.
Le fait que l’acquisition du capital culturel coûte du temps est une autre propriété qui porte à naturaliser et
personnaliser le capital culturel. Alors que le capital économique peut (dans certaines limites puisqu’il y a la
légitimité, etc.) se transmettre très vite, de la main à la main, de personne à personne, le capital culturel ne se
transmet qu’au prix d’une dépense considérable de temps, et un critère implicite des hiérarchies culturelles est la
longueur du temps d’acquisition. Par exemple, la concurrence entre les grandes écoles tend à se traduire par un
allongement de la durée des études dont il n’est pas du tout certain qu’il ait une nécessité technique : on dit
généralement qu’il faut aujourd’hui savoir de plus en plus de choses, mais il suffit de réfléchir deux secondes
pour voir qu’il y a aussi beaucoup de choses qui deviennent désuètes et ne méritent plus d’être apprises ou
peuvent être apprises beaucoup plus vite. Des justifications techniques masquent donc un facteur de
l’allongement du temps des études : la valeur d’un titre se mesurant à la durée de l’acquisition, un titre expéditif,
en raccourci, a moins de valeur qu’un titre acquis à la longue. De même, on peut remarquer qu’en matière de
culture artistique ou, pour prendre un tout autre domaine, de culture paysanne (par exemple, savoir distinguer un
mulot d’un rat d’égout), certaines compétences sont hautement valorisées parce que très longues à acquérir ;
elles sont liées à la vieillesse, à la sagesse : dans l’évaluation des capacités culturelles, un principe caché est la
longueur du temps d’acquisition et c’est évidemment lié au caractère personnel, parce que le temps, c’est ce
qu’on est le seul à pouvoir donner. Le temps ne peut pas être accumulé, il ne peut pas être facilement pris ou
donné aux autres et tout ce qui demande du temps pour s’acquérir est, du point de vue d’une logique
personnaliste, une garantie de culture, parce que c’est précisément ce qui ne peut pas être acquis par procuration,
ne peut pas être acquis par personnes interposées : il faut l’avoir acquis en personne, et payer de sa personne
(ainsi, en matière de culture, il faut payer de son temps, avoir fait des expositions, etc.).
On pourrait développer pendant des heures ce qui est contenu là-dedans : l’opposition entre le disque et le
concert 19 et des tas d’autres distinctions vécues comme ultimes sur lesquelles on se bat à la tribune des
journalistes 20 ou dans les colloques de Beaubourg, sans parler des dissertations, ont des rapports avec ces
propriétés du capital culturel ; il est lié à la personne, il est incorporé, l’incorporation prend du temps et le temps
doit être investi personnellement. Pour faire comprendre, j’emploie l’analogie entre la culture et le bronzage 21
qui va très loin : ceux qui, par exemple, achètent la collection « J’ai lu 22 » sont à la culture ce que ceux qui
emploient des produits ou des lampes à bronzer sont à ceux qui ont vraiment bronzé. Voilà tout ce qui est
foncièrement engagé dans le rapport à la culture et qui est lié à des propriétés très simples, qui peuvent être
décrites de façon objective.
Autre propriété : la culture à l’état incorporé étant liée au corps, elle est là où est son porteur, elle est liée à
son porteur. C’est une chose importante : l’accumulation n’est pas infinie, la culture meurt avec son porteur, elle
est malade avec lui et ce sont là des problèmes que la société traite très sérieusement. J’évoque souvent le livre
de Kantorowicz, Les Deux Corps du roi 23 : toute société doit composer avec le problème de l’existence
corporelle des puissants qui, du point de vue de leur condition sociale de fonctionnement, devraient être éternels
(« Le roi est mort, vive le roi ! »). Le roi est imbécile, au sens étymologique du terme 24, pourtant c’est le roi. Or
la culture pose ces problèmes de façon extrêmement forte. Ces analyses sont évidemment importantes comme
préalable à la compréhension des effets d’institutionnalisation (et vous vous rappelez que j’ai donné trois états
de capital : incorporé, objectivé, institutionnalisé). L’institutionnalisation va être l’une des solutions au problème
de l’imbécillité du roi : le titre garanti est un titre éternel. Quand vous avez été reçu à l’agrégation, vous êtes
ainsi agrégé pour la vie…

Parenthèse sur la philosophie et le monde social

Je souffre en disant toutes ces choses car vous devez avoir l’impression que je dis des choses évidentes, un petit
peu triviales. En réalité, je pense qu’en sociologie, dans la phase où nous sommes, il faut importer des modes de
pensée qui sont assez triviaux en philosophie, comme cet art de s’étonner, d’aller très lentement, de repenser des
choses évidentes, que l’on n’applique presque jamais aux choses sociales parce que la philosophie se constitue
très souvent contre le monde social 25. Je pense profondément qu’on fait de la philosophie pour ne pas savoir ce
qu’est le monde social et si, en disant cela, je choque ceux d’entre vous qui se pensent philosophes, ce n’est pas
pour le plaisir. Si nous n’appliquons pas ce mode de pensée, c’est que le social est le trivial que nous fuyons
quand nous faisons de la philosophie – c’est le Théétète 26 –, et le social, c’est l’infra-lunaire, ce qui ne mérite
pas d’être pensé, ce qu’il faut fuir pour penser. Du même coup, le social est ce qu’il y a de plus sous-pensé et on
peut produire des effets extraordinaires par le simple fait de transgresser cet interdit du distingué et du vulgaire –
ce que je n’ai pas cessé de faire –, de passer la frontière et de penser de façon distinguée des choses vulgaires. Je
donne la recette : c’est très facile à penser parce que cela a été très peu pensé. Cela a été très peu pensé, et il faut
le penser de cette manière lente, heideggérienne : mais qu’est-ce que c’est la culture ? Qu’est-ce que c’est que
d’être cultivé ? C’est avoir un corps, c’est du temps, etc. Il y a beaucoup de choses à comprendre dans ces
trivialités que nous ne pensons pas et qui méritent d’être pensées.
Le travail d’acquisition prend du temps et s’exerce sur le porteur. On travaille sur soi-même. Quand je dis :
« Je me cultive », je suis à la fois celui qui cultive et celui qui est cultivé dans l’acte d’acquisition culturelle, cet
acte d’auto-cultivation supposant que l’on paie de sa personne dans la mesure où, précisément, il faut investir du
temps (il faut prélever du temps sur d’autres investissements possibles) et une forme socialement constituée de
libido, la libido sciendi. Ce lien entre la culture et l’ascétisme renforce le personnalisme, la vision moraliste de
la culture : quelqu’un qui n’est pas cultivé va être non seulement barbare, négativement défini, mais malhonnête,
impur, sale, souillé.
Dans l’analyse un peu méchante mais, je crois, rigoureuse que j’ai faite de la Critique du jugement de Kant
dans le post-scriptum de La Distinction, on voit bien que tous les concepts qui connotent, désignent le goût, la
culture, le rapport à la culture sont éthiques 27. Ce sont des jugements sociaux. Le vulgaire est immoral : il aime
les natures mortes, c’est-à-dire des tableaux qui représentent ce qui se mange, il aime les nus, ce qui se
consomme au premier degré ; il n’est pas au second degré, et le goût pur, comme dit Kant, se définit contre le
goût des sens, contre le goût du premier degré. Être distingué, c’est être en rupture avec ce premier degré, cette
rupture étant bien sûr intellectuelle, mais aussi éthique. Un fondement de cette vision éthique de la culture peut
être trouvé dans le fait que la culture s’acquiert avec du temps qu’on distrait de choses plus amusantes, au
premier degré comme dirait Kant : le temps qu’on passe dans les musées à regarder des natures mortes pourrait
être consacré à consommer au premier degré les choses correspondantes. Cela correspond à la définition sociale
du travail. Si vous regardez le texte de Kant, vous verrez qu’il ne pense qu’à ça.
L’acquisition culturelle suppose donc des renoncements et est liée à un ascétisme. Du même coup, la
culture est valorisée. Évidemment, un problème est de mesurer le capital culturel : n’est-ce pas une notion
irréelle ? Les spécialistes du capital humain proposent de le mesurer au profit monétaire et au temps
d’acquisition (le nombre d’années d’études). Le temps d’acquisition est sûrement la meilleure mesure du capital
culturel, mais il ne faut pas le réduire au temps de scolarisation. En raison de l’acquisition familiale, le
rendement de l’éducation scolaire va être plus grand. D’autre part, réintroduire le temps d’acquisition familial
dans la mesure du capital culturel, c’est voir qu’il peut y avoir des acquisitions familiales négatives. Parmi les
handicaps sociaux de ceux qui n’ont pas été élevés dans un univers proche de l’univers scolaire, il n’y a pas
seulement des manques, mais aussi des choses négatives dont l’élimination prend du temps, l’exemple le plus
typique étant la correction de l’accent. Le temps du travail de correction s’ajoute en négatif – on pourrait
développer ce point très longuement.
Ce capital incorporé va fonctionner, pour toutes les raisons que j’ai dites, comme une sorte de nature. C’est
un acquis qui se présente comme un être personnel. À la différence de la monnaie ou des titres de propriété, il ne
peut pas être transmis instantanément, il ne peut pas être acquis ni par l’achat ni par l’échange, et l’un des grands
problèmes auxquels se heurte le capital culturel dans une utilisation économique est le suivant : comment
acheter le capital culturel de quelqu’un sans acheter la personne ? (Parfois je suis tenté de dire des choses de
façon un peu brutale pour vous réveiller, parce que vous pouvez écouter ce que je dis comme allant de soi alors
que ça ne va pas du tout de soi.) Comment acheter le capital culturel d’un cadre sans acheter le cadre ? Puisque
le capital culturel est si fortement lié à la personne, un problème est de savoir comment je peux mettre à mon
service des choses aussi personnelles que le capital culturel sans acheter la personne. Le problème du mécénat
d’État pourrait être constitué à partir de là. Qu’est-ce qu’acheter les services culturels de quelqu’un ? Un
problème de l’utilisation économique du capital culturel va être la concentration du capital culturel : si l’on veut
faire un grand laboratoire d’industrie chimique, il faut rassembler du capital culturel, mais le rassemblement ne
va pas de soi, il peut produire des effets sociaux qu’on ne voudrait pas – les gens peuvent se syndiquer, par
exemple 28. Voilà les problèmes spécifiques que pose le capital culturel. Le capital économique ne les pose pas
au même degré, ou pas de la même façon.
Une autre propriété des usages sociaux du capital culturel découle de sa nature incorporée : le capital
culturel va apparaître comme naturel et la distribution inégale du capital culturel va produire par elle-même ce
que j’appelle des effets de distinction. Il est important de comprendre que la distinction ne suppose pas
l’intention de se distinguer. La distinction, c’est le fait d’être différent, c’est ce qui est produit quand quelque
chose de différent est perçu par quelqu’un qui le reconnaît comme bien ou comme différence valorisée. C’est
comme en linguistique. Dès le moment où il y a un chapeau, il y a un non-chapeau. Le système social fonctionne
comme un système de phonèmes et, dès qu’il y a des différences et que ces différences sont perçues, elles se
mettent à fonctionner comme des signes de distinction ; dès qu’il y a des hiérarchies des signes de distinction, il
y a des profits de distinction. Le capital culturel étant perçu comme incorporé et les fondements sociaux de la
distribution inégale du capital culturel et les différences n’étant pas perçus, le capital culturel va produire un
profit tout à fait spécial : un profit de distinction au sens simple du terme, c’est-à-dire un profit doté d’une
valeur différentielle, un profit de rareté plus un profit symbolique presque automatique. De toutes les espèces de
capital, le capital culturel est l’espèce de capital qui va être le plus spontanément reconnue comme légitime. Ce
capital n’a pas à se justifier d’exister : il est automatiquement justifié puisqu’il est dans la nature. Weber dit que
les dominants tendent toujours à produire ce qu’il appelle une « théodicée de leurs propres privilèges 29 », mais,
au fond, les privilégiés de la culture n’ont pas besoin de théodicée de leurs privilèges : pour toutes les raisons
que j’ai dites, leur privilège a tendance à être spontanément justifié.
Je regrette de devoir m’interrompre ici.

Deuxième heure (séminaire) : En attendant Godot de Samuel


Beckett

La dernière fois, […] j’avais suggéré à propos de Kafka que la force extrême de la tension corporelle que l’on
ressent à la lecture de ses romans tient au fait qu’il reconstitue des univers à haute incertitude et à très fort
investissement. Cette analyse qui peut paraître abstraite me semble importante pour comprendre un certain
nombre d’expériences sociales et, en particulier les expériences limites, comme l’expérience du monde que
peuvent faire les sous-prolétaires ou des problèmes que nous avons tous les jours sous les yeux comme le
problème de la violence des jeunes 30.
Les analyses les plus abstraites en apparence me semblent en fait les conditions de la compréhension des
choses les plus concrètes, et la véritable analyse scientifique s’oppose à une espèce de discours moyen. Il y a
quelques séances 31, j’ai analysé le rôle que pouvaient jouer dans la vie intellectuelle ces sortes d’intellectuels-
journalistes ou de journalistes-intellectuels, ces essayistes, et immédiatement j’engageais, outre mes capacités
d’analyse, des intérêts liés à une certaine position dans le champ que je décrivais et, donc, une certaine antipathie
à l’égard de cette manière de se tenir dans la vie intellectuelle. Je peux justifier cette antipathie intellectuelle au
nom de raisons scientifiques : l’une des raisons pour lesquelles le monde social est si difficile à penser est que le
discours spontané sur le monde social, outre qu’il repose sur l’illusion de comprendre tout de suite, met presque
toujours en œuvre des schèmes de pensée élémentaires et rudimentaires, et du même coup ne se donne pas les
instruments pour constituer la particularité du particulier.
Penser qu’il faut mobiliser tout ce que j’essaie de mobiliser pour comprendre la délinquance juvénile (les
gamins qui dans les banlieues cassent une voiture, volent une moto, défient la police, etc.) paraît un peu
dérisoire, particulièrement à ceux qui sont inspirés par les meilleures intentions. Gide a dit : « Avec les bons
sentiments, on fait de la mauvaise littérature 32 », mais c’est encore plus vrai de la sociologie : avec des bons
sentiments, on fait de la sociologie catastrophique. Les très rares sociologues qui ont le mérite d’aller faire des
interviews dans les banlieues sont sans doute les derniers à penser – pour des raisons très compliquées qu’il
faudrait analyser et qui font partie de leurs conditions sociales de production – qu’il faudrait investir une
réflexion sur le temps, sur Kafka, etc., pour comprendre ces choses apparemment triviales sous peine de produire
cette espèce de discours mi-chair, mi-poisson dont je dis souvent méchamment qu’il n’est même pas faux et qui
est à la science ce que les producteurs de ces discours sont à l’espace dans lequel ils se trouvent situés.
Je ne fais pas ce préambule pour faire valoir mon propre propos, mais parce que c’est la seule occasion
d’exprimer cela : par écrit, on ne peut pas dire de telles choses, des tabous interdisent l’auto-valorisation, ou
alors il faut savoir faire… Il y a même des discours qui ne font que dire à quel point il est important de tenir le
discours tenu 33. Il est donc très difficile de faire comprendre, de communiquer la rareté que je crois réelle de
certains discours. Dans le cas particulier, ce que je pense intéressant dans ce que je vais dire est cette espèce de
rencontre entre des objets vraiment très triviaux et des manières de penser considérées ordinairement comme
distinguées.
La dernière fois, j’avais évoqué cette espèce de rencontre et je m’étais servi de Kafka. Je peux prolonger
mon analyse en me servant d’un exemple noble, Godot de Beckett 34. Il faut tout de suite que vous ayez à l’esprit
les loulous de banlieue parce que je pense que c’est la même chose. Encore une fois, une vertu (parmi d’autres)
de la littérature est de présenter d’une manière dramatique, c’est-à-dire intense, ce qui est neutralisé dans le topo
scolaire et qui peut se penser par analogie avec le sacerdotal : le scolaire est à l’inventif ce que le sacerdoce est à
la prophétie et un effet du sacerdoce scolaire est la routinisation, comme dit Weber, c’est-à-dire la neutralisation
du contenu transmis. On accepte comme scolaire quelque chose à quoi on ne pose pas la question de sa réalité ou
de sa fausseté, quelque chose qui est destiné, non pas du tout à changer la vie, mais à être entendu, noté,
enregistré et reproduit à l’occasion. Cette posture scolaire – contre laquelle je n’ai absolument rien – est un
obstacle à la réception adéquate du discours sociologique, parce que le discours sociologique, dans la phase
actuelle, ne peut être produit et réapproprié qu’à condition de neutraliser cette neutralisation. Je précise bien
« dans la phase actuelle de la sociologie » parce que dans cent cinquante ans, la sociologie sera très différente.
Le capital accumulé sera beaucoup plus grand, beaucoup de choses seront découvertes et formalisées, et des gens
beaucoup moins dramatiquement investis dans ce qu’ils font pourront travailler sur des formules, en investissant
beaucoup moins de leur personne. Mais dans l’état actuel de la science sociale, cette sorte de dramatisation de la
transmission, et donc de la réception, me paraît une condition de la véritable écoute.
Temporalité de celui qui n’a rien à attendre

Je veux donc dire que les situations sociales dans lesquelles l’expérience de la temporalité de type kafkaïen va
être extrêmement probable sont des situations dans lesquelles les chances objectives d’obtenir ce à quoi l’on
aspire sont totalement incertaines : elles sont nulles ou complètement aléatoires, il n’y a aucune possibilité de
prévision. De telles situations sont en quelque sorte modélisées dans le Godot de Beckett qui met en scène des
gens qui n’attendent rien et qui, n’ayant rien à attendre de la vie, du monde, de l’avenir, ne sont en attente de
rien. Pour prendre une image dans la vie réelle, c’est celle d’un asile de vieillards clochardisés 35, de gens qui
sont à la retraite du monde social, qui sont retirés du monde social. Le monde social ne leur demande plus rien
et, du même coup, ils n’ont pas cette sorte de justification d’exister que le monde social donne aux gens en leur
demandant quelque chose. C’est une fonction des fonctions [sociales] que de donner une raison d’être, une
finalité, une fin d’existence, a fortiori quand c’est une fonction socialement reconnue – on nous dit : « Tu
mérites d’exister parce que tu peux encore servir à quelque chose. » Et, comme je le dis souvent, le monde social
– c’est pourquoi la sociologie est en passe de devenir de la théologie – a la fonction que les théologiens
attribuent couramment à Dieu, de justifier les créatures d’exister en tant que créatures ; il leur donne une
mission, une raison d’être 36.
Les gens sans avenir n’ont pas d’aspiration à l’avenir, ce qui est une loi fondamentale du monde social : les
espérances tendent à être proportionnées aux chances. On peut en faire une sorte d’axiome de la pensée
sociologique : les espérances tendent à se proportionner aux chances objectives. Les agents sociaux ont des
aspirations grossièrement proportionnées à leurs chances objectives de les réaliser, en grande partie (je ne vais
pas commenter cela, il me faudrait des heures, mais c’est assez fondamental pour qu’il faille y revenir) parce
que cet ajustement des espérances aux chances se constitue à travers un travail d’incorporation (que j’ai évoqué
tout à l’heure à propos de la notion de capital culturel) : la socialisation, l’apprentissage, l’acquisition sociale
sont pour une grande part un processus d’incorporation des structures objectives ; les agents sociaux tendent à
faire de nécessité vertu, à vouloir ce qu’ils peuvent et à trouver que c’est bien. C’est la logique du ressentiment,
au sens nietzschéen du terme 37, qui consiste à refuser l’impossible et l’inaccessible (« ils sont trop verts 38… »)
ou du moins à cesser de le penser. Selon une phrase de Hume que je cite toujours : « Dès que nous savons qu’il
est impossible de satisfaire un désir, ce désir lui-même s’évanouit 39. » L’idée même d’aspirer disparaît avec les
chances raisonnables de réaliser cette aspiration. Cette sorte de sagesse sinistre, de petite mort symbolique, cette
sagesse par résignation qui conduit à refuser l’impossible, à ne même plus y aspirer, ou à accepter le nécessaire
par une sorte d’amor fati, est une des lois fondamentales des comportements sociaux. Il n’est donc pas étonnant
que, quand on interroge sur son avenir quelqu’un pour qui il n’y a pas d’avenir objectif (par exemple, un jeune
dont on dit qu’il n’a pas d’avenir), il n’ait pas d’aspiration à l’avenir ; on dit alors : « Il est apathique, il n’a pas
de volonté. »
La loi fondamentale des comportements sociaux, c’est donc que ceux qui n’ont rien à attendre n’attendent
rien. La loi de tous les champs est que l’investissement dans le jeu, ce que j’appelle l’illusio, l’envie de jouer, la
propension à investir dans le jeu du temps, des efforts, de la bonne volonté, des aspirations, etc., suppose un
minimum de chances au jeu. En deçà d’un certain seuil de chances, les gens décrochent et n’investissent pas, et,
n’ayant plus d’investissement dans le jeu, d’illusio, ils ne se temporalisent plus selon la temporalité du jeu. Pour
avoir un temps, pour être pris dans le temps du jeu, pour attendre quelque chose de l’avenir du jeu, il faut avoir
un minimum de chances.
Beckett nous donne la réalisation d’un univers dans lequel toute chance de quoi que ce soit étant abolie,
rien ne pouvant arriver qui ait quelque intérêt, le temps disparaît. Il n’y a plus d’espoir, ni d’angoisse, plus de
surprise possible, de suspense ou d’attente, il ne reste plus qu’à tuer le temps. Il reste le temps au sens de temps
qui passe, mais il n’y a plus de temps au sens du temps qu’il faut employer, du temps qu’il faut économiser
parce qu’on a mieux à faire. On ne réfléchit pas assez à cette phrase triviale : « Il n’y a rien de mieux à faire. »
Pour les gens qui ont tout leur temps – j’y reviendrai quand je vous parlerai de la comparaison entre les sociétés
précapitalistes et nos sociétés –, il n’y a rien de mieux à faire que de ne rien faire. Quand il n’y a rien à faire, on
a tout son temps. Quand, au contraire, il y a mille choses à faire qui rapportent plus de profits (symboliques,
subjectifs, personnels, économiques, etc.), le temps devient extrêmement précieux, on ne sait plus où donner de
la tête. L’inverse absolu du cadre surmené, ce sont les personnages de Godot de Beckett. Dans la pièce, ils
inventent n’importe quoi pour tuer le temps, pour s’occuper, ils inventent de faire la conversation, de se repentir,
de s’accuser, de se pendre, de raconter des histoires, de s’injurier […], etc. En d’autres termes, ils cherchent à
créer un substitut de ce qui va de soi pour l’homme normal – « Il y a quelque chose à faire » – et de l’univers
ordinaire que décrivent les phénoménologues.
(Il est intéressant de constater que les phénoménologues universalisent presque toujours une expérience
sociale du monde ; ils décrivent comme universelle l’expérience temporelle de quelqu’un qui vit dans un monde
normal où il sait que demain il fera jour et où il a un certain nombre de garanties concernant l’avenir. La
description phénoménologique de l’expérience vécue est vraie, mais comme description d’une expérience vécue
d’individus insérés dans le monde obéissant à la loi de bonne continuation – j’y reviendrai.)
L’univers dont Beckett nous fait la phénoménologie est un univers où il n’y a plus que des crises. C’est
pourquoi on a rapproché Beckett de Heidegger : dans un univers où le temps est suspendu, les agents sociaux
sont placés à chaque moment devant l’angoisse des possibles. Heidegger dit que l’angoisse surgit de
l’effondrement de la routine ordinaire 40, c’est le moment où cesse cette espèce de loi de bonne continuation où
je ne me demande pas à chaque moment pourquoi je fais ce que fais, si je vais faire ce que je vais faire, parce
qu’il y a tellement de choses à faire. Les choses à faire, ce sont ces potentialités objectives qui sont dans
l’objectivité, qui sont d’avance faites pour moi, pour lesquelles je suis fait et que je ne peux que faire. Lorsqu’on
dit de quelqu’un qu’il a fait ce qui était à faire, cela veut dire qu’il a reconnu une espèce de nécessité, qu’il a été
l’homme de la situation, qu’il a fait ce qu’il fallait. Du point de vue de ceux qui veulent fuir l’angoisse, la
situation idéale est que ça s’enchaîne : le monde est le monde, je sais qu’aujourd’hui je dois aller au cours, puis
je vais rentrer en sachant ce que j’ai à faire ; tout s’enchaîne, je ne vais pas me retrouver à faire la découverte
que je pourrais ne plus savoir du tout ce qu’il y a à faire, que ces « à faire »/affaires pourraient m’apparaître
comme absurdes, dépourvus de sens ou simplement disparaître parce que plus personne ne me demanderait rien.
Je passe de Beckett à la réalité : cette sorte d’expérience du possible en tant que possible, c’est-à-dire
comme pouvant à chaque instant ne pas arriver, est liée à un certain type d’expérience sociale. Il y a dans le
monde social, dans notre environnement quotidien, des heideggériens spontanés : par exemple les sous-
prolétaires. C’est l’un des premiers travaux que j’ai faits 41 : j’ai essayé de décrire la vision du monde de ces
gens qui ne savent pas s’ils vont travailler demain, s’ils vont trouver un travail : ils partent dès le matin pour
chercher un travail, ils ne savent pas s’ils vont le trouver, ils s’arrêtent au café à midi parce qu’ils ne savent pas
s’ils vont trouver quelqu’un à la maison. Ces gens dont le temps est une sorte de série discontinue d’instants, qui
peuvent être suspendus à tout moment, n’ont aucune espèce de projet, ou alors ce sont des projets complètement
irréels, décrochés du présent. C’est l’une des observations qui m’avaient le plus frappé dans des entretiens avec
ces sous-prolétaires : le lien entre l’expérience présente et l’expérience future était complètement coupé ; les
mêmes pouvaient dire : « Ma fille ira jusqu’au baccalauréat, elle sera médecin » et, l’instant d’après, « Je l’ai
retirée de l’école depuis deux ans ». Ces gens sont dans des univers marqués par l’inconséquence objective : il
n’y a pas de structure objective d’expectation constante, pas de loi de constance de l’avenir ; l’avenir est
imprévisible, indéfinissable, arbitraire. Du coup, leurs structures de perception de l’avenir sont du même type :
ils font des projets fantastiques.
Je ne prolonge pas l’analyse mais on comprendrait par ce biais le lien entre les sous-prolétaires et les
mouvements millénaristes que les historiens ont toujours observé. Je vous renvoie par exemple au livre très
connu de Norman Cohn Les Fanatiques de l’Apocalypse 42, mais d’autres après lui ont développé ce thème : les
sous-prolétaires, c’est-à-dire les gens sans avenir, sans insertion dans un univers socialement garanti, voués à
l’instabilité de l’emploi et de la résidence, sont particulièrement vulnérables à la séduction des prophéties de
type millénariste qui annoncent tout tout de suite, qui promettent tout tout de suite : la fin du monde, le bonheur
sur la terre, le miracle, parce que quand rien n’est possible, tout est possible. Le propre de ce rapport à l’avenir,
c’est cette sorte d’incertitude absolue qui interdit les calculs rationnels. À la fois, on n’a rien à attendre et on
peut s’attendre à tout : tout peut arriver, le meilleur, le pire…
(Cette structure de l’expérience temporelle est liée à une structure objective du monde et je remarque que,
très souvent, la psychologie sociale et surtout la psychologie spontanée des professeurs, des assistantes
sociales, etc., enregistrent sous forme de propriétés psychologiques des propriétés du monde dans lequel sont
produits les sujets sociaux observés, incorporés. L’enfant dont on dit qu’il est « instable » a peut-être simplement
incorporé l’instabilité objective de la condition de ses parents, le fait que son père, par exemple, a changé cinq
fois de métier et de résidence. C’est une conséquence pratique importante de ce que je dis : si une part
importante des propriétés psychologiques des agents sociaux tient à l’incorporation des structures objectives, ne
faisons pas de fétichisme, sachons que le principe véritable de ce que nous décrivons n’est pas dans la personne
mais dans les conditions sociales dont elle est le produit – cette règle élémentaire me semble importante pour
comprendre le rapport pédagogique, le rapport malade/médecin, etc.)
Les sous-prolétaires incarnent donc ces situations limites dans lesquelles on n’a rien à attendre. Tout est
possible, il n’y a pas d’avenir et, comme dans Godot, la seule chose qui reste à faire, c’est de tuer le temps, de
faire quelque chose plutôt que rien. Au lieu de tourner en rond et d’attendre, il faut casser quelque chose, créer
un événement. D’une certaine manière, cette fameuse violence est la manière qu’ont les désespérés de se
temporaliser : quand il n’y a rien à attendre, rien à espérer, on peut faire un événement, créer un incident, voire
un accident – sur le rapport à la moto et aux accidents mortels, le sociologue anglais Willis décrit dans une très
belle analyse cette motorbike society 43 : des gens, pour introduire un vecteur dans l’expérience temporelle,
jouent avec la mort. C’est très heideggérien : il ne reste plus que cela pour introduire le rapport authentique ; ces
gens tiennent des discours tout à fait heideggériens sur l’être-pour-la-mort 44, le vrai loubard est celui qui peut
risquer sa vie, on célèbre celui qui est mort sur la moto, etc.
J’hésite beaucoup, il est très difficile de dire de telles choses dans la situation où je suis… Cette expérience
du monde social comme expérience limite enferme une analyse en négatif de l’expérience ordinaire du monde ;
elle en est l’inverse. Là, on peut encore se servir de Heidegger : quand il décrit la temporalité inauthentique, la
temporalité du « on 45 », il décrit une autre temporalité, c’est-à-dire un temps dans lequel il y a des choses à
faire, de l’avenir, un temps dans lequel nous avons de l’avenir et où notre univers obéit à une loi de bonne
continuation. Quelque chose qui a commencé a des chances de se finir : il est peu probable, par exemple, que le
professeur s’interrompe brusquement et se fasse la malle. Il est peu probable que des choses annoncées ne se
produisent pas, ou alors on l’annonce par la presse.
Dans une analyse célèbre, Alfred Schütz – un phénoménologue disciple de Husserl qui a développé un
aspect que celui-ci avait laissé un peu en friche (dans Ideen II et Ideen III) – fait une sorte de phénoménologie de
l’expérience ordinaire du monde social. Il essaie d’analyser ce qu’est l’expérience vécue du monde social en
prolongeant un certain nombre d’indications de Husserl sur l’attitude naturelle, l’attitude doxique, le rapport
doxique au monde naturel, etc. Il fait en particulier une analyse de celui qui met une lettre à la boîte 46 : celui qui
met une lettre à la boîte a une attitude typique, générique, il agit en tant que « on », et son attitude a un sens
parce qu’il y a tout un système bureaucratique. Le système bureaucratique est une sorte d’algèbre dans lequel
tout est fait de formules et de formalités, dans lequel les x peuvent être remplacés par n’importe qui, par le
« on » : je mets ma lettre à la poste, mais n’importe qui peut faire la même chose que moi ; ma lettre sera prise
par quelqu’un qui peut être remplacé par n’importe qui, qui est défini par le fait qu’il doit trier les lettres ; s’il ne
se met pas en grève, je sais que la lettre sera remise, etc. L’univers ordinaire est un univers dans lequel les
avenirs collectif et individuel sont assurés ; c’est un univers réglé dans lequel les anticipations ont toutes les
chances d’être bien remplies. Vous vous rappelez les analyses heideggériennes, husserliennes sur le
remplissement des expectations : le monde social ne va pas nous faire des surprises, des traquenards ; si je mets
une lettre [à la boîte], elle ne va pas me sauter à la figure et c’est très important.
C’est évidemment tout à fait autre chose que l’univers des sous-prolétaires. Par exemple, les histoires de
vie des sous-prolétaires sont très étonnantes parce qu’elles sont sans rime ni raison. Il s’agit là d’une chose très
simple : la capacité de structurer et d’organiser un récit, en particulier le récit de sa propre vie, varie selon la
position sociale 47, et une propriété des gens qui sont dans un univers imprévisible, c’est qu’ils deviennent en
quelque sorte eux-mêmes imprévisibles. Ils mélangent tout, les heures, les dates, le passé et l’avenir… Ils n’ont
pas les repères temporels qui sont presque toujours liés au travail ; « Je suis attendu à telle heure », « J’ai rendez-
vous », « J’ai un agenda » – « agenda 48 » est un mot extraordinaire qui résume toute une philosophie ; si vous
avez un agenda, vous savez ce que je dis… Je dis ça parce que je voudrais avancer un peu plus vite [rires de la
salle]…
L’expérience du monde comme monde ordonné est donc un enchaînement assuré des anticipations bien
remplies, mais ces univers bien ordonnés peuvent être interrompus dans les situations de crise qui, au sens fort,
sont des moments où tout redevient possible. Par exemple, avec la crise du système universitaire en Mai 68, tout
devient possible et, pour comprendre ce que les gens disent dans les amphis ou les meetings, il faut avoir à
l’esprit que, comme tout devient possible, on peut tout dire, à n’importe qui, n’importe comment, et on peut
rêver, comme le fait le sous-prolétaire, mais en sachant que c’est un rêve, et c’est là la différence entre un sous-
prolétaire et un étudiant [rires de la salle]… En même temps, il y a bien une analogie entre le sous-prolétaire et
l’étudiant : je pense à Weber qui parle des « intellectuels prolétaroïdes », formule très jolie, un peu polémique
pour désigner les gens qui souvent réussissent très bien dans les mouvements millénaristes 49. De même, Cohn,
que j’ai évoqué tout à l’heure, montre que, très souvent, ce qui fait couple, ce qui fait mouvement historique dans
les grands mouvements millénaristes du Moyen Âge, c’est le sous-prolétaire, fou, à avenir incertain, et le prêtre
défroqué, l’intellectuel prolétaroïde. Entre les deux, il y a une analogie de structure, en particulier sous le rapport
du rapport au temps, et je pense qu’une analogie profonde entre le monde de l’incertitude du sous-prolétariat et
le monde étudiant est le problème de l’avenir incertain, surtout en période critique où les chances objectives de
placer un diplôme sur le marché sont très faibles. Mais c’est une analogie dans certaines limites : c’est ce que je
voulais indiquer par une simple plaisanterie.

Le monde social allant de soi

Je voudrais aller plus vite maintenant. Les phénoménologues parlent toujours de variations imaginaires. C’est un
peu ce que j’ai fait, mais en essayant de prendre des situations réelles. Le sociologue s’efforce de « vivre toutes
les vies 50 », comme le disait Flaubert, mais en s’aidant d’autre chose que de ce que les phénoménologues
appellent la projection de soi à autrui : il s’aide de l’analyse des conditions objectives, de l’observation, etc. Il
essaie de construire, non pas le vécu, mais la logique de l’existence, de l’expérience de gens très différents de
lui. J’ai pris le cas extrême du sous-prolétaire qui, à titre de limite, fait voir ce qu’on ne voit pas dans le monde
que décrit Schütz parce que c’est un monde qui va de soi. Schütz est celui qui a le plus développé la notion de
« cela va de soi » ou de doxa, qu’il prend chez Husserl, et il insiste sur le fait que l’expérience du monde
ordinaire est l’expérience du monde comme allant de soi. Simplement, il oublie d’en tirer les conséquences et de
dire ce qui fait que le monde ordinaire va de soi. Quelles sont les conditions sociales de possibilité de
l’expérience du monde ordinaire comme allant de soi ? Il faut être drôlement bien dans ce monde pour qu’il aille
de soi. Schütz a oublié de faire l’épochè de sa propre position sociale dans le monde social, et c’est ce que je
reproche aux phénoménologues de façon un peu obsessionnelle : ils font l’épochè de tout, sauf des conditions
sociales de possibilité de l’épochè, c’est-à-dire d’eux-mêmes en tant que sujets sociaux. Les variations
imaginaires de ce type ont la vertu de faire voir en négatif que la doxa, l’expérience doxique du monde, le
rapport ordinaire au monde ordinaire comme monde ordonné qui remplit mes attentes, suppose des certitudes.
Parmi les grandes certitudes, il y a, par exemple, la notion de carrière. D’habitude, quand on dit que les
philosophes d’État sont des professionnels, c’est pour souligner qu’ils sont soumis à l’État et que l’État prussien
leur fait faire des choses terribles. C’est idiot, parce que si les philosophes n’étaient pas assez malins pour se
garder de dangers aussi grossiers, ils seraient à désespérer… Ce n’est pas l’État qui affecte leur pensée, qui leur
dit quoi penser ; d’ailleurs, si les philosophes mettent tellement en garde contre l’État, c’est précisément qu’ils
savent qu’un danger vient de là. Le vrai danger vient de choses simples : ils ont une carrière, ils ont un statut, ils
savent qu’ils ont une retraite, etc. Il ne faut pas entendre cela au sens économique mais comme une petite partie
des conditions sociales de possibilité qui fondent l’expérience ordinaire du monde : le fait qu’on sait que
l’autobus passe, qu’il sera à l’heure, qu’on peut le prendre quand on a un rendez-vous, constitue un monde
ordonné qui suppose des gens supposant que le monde est ordonné, supposant que travailler vaut la peine et vaut
mieux que de rester au lit… (Je ne vais pas prolonger mais, en même temps, il le faudrait : je m’arrête, je mets
des points de suspension. Je ne suis pas sûr que vous continueriez complètement ce qu’il y aurait à dire, mais j’y
invite…)
Comment les différents univers sociaux assurent-ils cette continuité ou, plutôt (car cette formulation a le
défaut que je dénonce tout le temps des phrases qui prennent la société comme sujet…), comment ça se fait que
ça va de soi (pour parler comme Lacan… pourquoi pas ? [rires de la salle]) ? Comment ça se fait que ça marche
tout seul, que ça continue, et que des gens trouvent que ça va de soi, que c’est bien comme ça (en fait, « c’est
bien comme ça », c’est déjà de l’orthodoxie, alors qu’on a affaire ici à la doxa qui est en deçà de l’orthodoxie : je
n’ai même pas à dire que c’est bien, je ne peux pas même penser que ça puisse être autrement).

Principes de continuité du monde social dans les différentes


sociétés

Évidemment, l’un des principes de différence entre les sociétés réside dans les moyens de faire que ça se passe
bien, que ça va comme ça, que le remplissement des attentes est réussi, que le discours rencontre, comme le
disent les linguistes, ses conditions de félicité – c’est un très beau mot, ce sont les conditions qui font qu’un
discours est réussi : je donne un ordre et ça obéit 51. La doxa, c’est le bonheur absolu : on n’a pas d’angoisse, pas
de problème. Il faut vraiment être philosophe heideggérien pour dire que c’est mal, que c’est inauthentique, que
ce n’est pas bien, que c’est « on » (parce qu’ils ne pensent pas, ils renoncent à leur liberté alors qu’il faudrait à
chaque instant penser l’être-pour-la-mort, etc.). Il y a toute une littérature psychologico-heideggérienne,
symbolisée à mes yeux par La Peur de la liberté 52 de Fromm, sur le thème « les hommes ont peur de la liberté,
il y a le Grand Inquisiteur », mais ce n’est pas du tout la philosophie du monde social. Toutes les sociétés
[veulent] que les ordres sociaux soient organisés de telle manière qu’il n’y ait pas d’angoisse. Il n’y a pas de
jugement de valeur. Le monde social, s’il pouvait, ferait en sorte que ça roule, que ça aille de soi, qu’il n’y ait
pas de crises, pas de grandes crises où tout le monde se demande ce qui va arriver, mais pas non plus de petites
crises du type crise de la trentaine ou de la quarantaine, etc. La crise, c’est le moment où ça bascule, où on dit :
« Je réfléchis », « Je juge », où – c’est du Leibniz 53 – on ne sait pas de quoi le moment présent est gros…
Il y a plusieurs solutions pour faire en sorte que le monde social soit stable : dans les sociétés
précapitalistes, c’est la socialisation, tout repose sur les habitus. Les gens sont socialisés de telle manière qu’ils
sont très responsables, ce qui veut dire qu’ils vont répondre comme prévu, ils vont être d’emblée responsible (en
anglais, c’est encore plus sensible), prévisibles, ils vont faire ce qui est attendu d’eux, ce qui est à faire :
l’homme d’honneur est celui qui agit en homme d’honneur, il fait ce qui est à faire au moment opportun, il sait
ce qui se fait (« Ça se fait ») et on va dire de lui : « C’est vraiment un homme d’excellence » (Aristote, etc.). En
plus des habitus, il y a tout un travail collectif pour juguler la crise. Le rituel, en particulier, est une sorte de
formalisation du monde destinée à éviter les accidents : dans toute circonstance, on sait ce qu’il faut dire, quelle
personne a la réponse et ce qu’elle répond. Il y a donc une sorte de programmation, aussi poussée que possible,
des situations potentiellement critiques. Une illustration est ce qu’on appelle le calendrier agraire 54, qui n’est
pas un calendrier au sens où nous l’entendons mais qui peut être décrit comme un calendrier : c’est une sorte de
structuration très rigoureuse de la succession qui fait que chacun sait à chaque moment ce qu’il a à faire et peut
même savoir qu’entre midi et 14 heures, c’est l’heure où les hommes font la sieste, les femmes font ceci, chacun
est à sa place et dans son temps. Dans Hésiode, il y a de très belles choses là-dessus 55 : l’ordre social est un
ordre chronologique, ce n’est pas par hasard si le premier travail d’encadrement, c’est l’encadrement du temps.
Dans nos sociétés, une série de choses sont là pour limiter les risques de surgissement de la crise
individuelle ou collective. Parmi les facteurs de cette sorte de régulation anticipée de l’aléa, il y a le droit et il y
a l’habitus… là je vais tout de suite à l’essentiel parce que le temps est limité. Ce qui est en jeu, c’est de
produire un espace social qui soit doté d’une prévisibilité objective aussi grande que possible. Il doit être
prévisible, donc calculable théoriquement – on peut faire des calculs trigonométriques – ou pratiquement – sur le
mode du sens du jeu –, ce qui implique, s’agissant d’actions collectives, un maximum de synchronisation et
d’orchestration des pratiques.
Je ne fais que suggérer l’image de l’orchestre qui pourrait donner lieu à longue réflexion. Il y a un très beau
texte de Schütz, « Faire de la musique ensemble 56 ». Ce texte est dans une logique phénoménologique très
différente de celle que j’adopte ici, mais il peut être repensé. Il pose au fond le problème de l’orchestration,
l’orchestration étant ce qui assure que tous les membres du groupe font ce qu’ils ont à faire au moment où ils
doivent le faire. Dans un orchestre de pipeaux, tous doivent faire la même chose au même moment. Dans un
orchestre moderne à solidarité organique (et non plus mécanique, pour ceux qui connaissent la distinction 57),
avec une division du travail plus avancée, ils doivent faire des choses différentes à différents endroits pour que
cela fasse de la musique. Le rêve des univers sociaux serait de faire des partitions où chacun aurait la sienne.
Très souvent, et sans le savoir, la sociologie a en tête la métaphore de la partition ou, ce qui revient au même, la
métaphore du théâtre (on dit, par exemple, « les rôles sociaux » et le mot est passé dans le langage, mais, vous
pouvez chercher des heures [dans mes écrits], je n’ai jamais employé ce mot parce qu’il implique une
philosophie tout à fait fausse du monde social 58). On s’imagine donc que si ça marche, si ça colle, si ça s’ajuste,
si ça tourne, c’est qu’il y a une sorte de grand compositeur, de grand chef d’orchestre, les agents étant des
exécutants et ayant, chacun, une partition. Mais dans le monde social, cela ne se passe pas du tout ainsi : il y a
une part de partition, de choses livrées à la règle, au droit – qui selon Weber est chargé d’assurer la calculabilité,
la prévisibilité, c’est l’une des fonctions principales du droit rationnel 59 […] –, et une part qui est abandonnée à
l’orchestration spontanée des habitus. Étant le produit de conditions différentes et étant ajustés à des conditions
différentes, les gens agissent de façon ajustée à leurs conditions et de façon orchestrée entre eux puisqu’ils
reproduisent dans leurs conduites les différences dont ils sont le produit. Je vais trop vite, mais le monde social,
me semble-t-il, est le produit de deux modes de régulation : les régulations de type juridique et les régulations
fondées sur l’habitus, cela pouvant être réunifié négativement.
Je reviens là-dessus une seconde pour finir et faire le lien avec ce que j’ai dit en commençant : les
situations critiques les plus tragiques et qu’on a souvent évoquées à propos de Kafka, c’est-à-dire le camp de
concentration, ont cette propriété de créer – mais vraiment à la limite des limites, bien au-delà de Godot et des
sous-prolétaires – des univers où vraiment tout devient possible, où il n’y a plus rien qui ne soit impossible.
Elles correspondent à des univers où tout peut arriver. Dans l’article « Des mots qui tuent » paru dans Actes de la
recherche en 1982 60, Michael Pollak évoque les années 1935 où on a codifié juridiquement le statut des Juifs en
mettant donc dans le droit l’arbitraire, la discrimination, et, chose étonnante, il apparaît que l’arbitraire objectif
était déjà tel, la violence était déjà telle, que les juristes allemands ont trouvé dans cette codification de
l’arbitraire un minimum de sécurité. C’est donc dans ces cas limites et paradoxaux que l’on voit vraiment la
fonction du droit : un droit injuste est mieux que l’arbitraire pur et, contre ce droit codifiant la discrimination,
les nazis purs et durs, très heideggériens – il faut dire les choses telles qu’elles sont –, défendaient l’arbitraire
absolu du Führer qui décide à tout moment et en toute liberté ce qu’il veut (c’est à la page 36 de l’article).
Autrement dit, la codification de l’arbitraire est une limite à l’arbitraire sans limite qui abandonnait les Juifs au
terrorisme individuel, à la violence. L’injustice officialisée et garantie, en quelque sorte, est déjà une limitation.
On peut ensuite en venir aux camps de concentration – je vous renvoie à l’interview d’une survivante
qu’analyse Michael Pollak dans le même numéro 61. Ceux qui font le rapprochement entre Kafka et le camp de
concentration ne sont pas si absurdes qu’ils en ont l’air, ils sentent bien quelque chose : le camp de concentration
est la réalisation totale d’un univers dans lequel tout est possible, il n’y a plus aucune limite, plus aucune
prévision possible, plus aucune anticipation possible. Du même coup, c’est sûrement l’expérience la plus
authentique du temps.
1. Cette recherche paraîtra en novembre 1985 dans la collection « Le sens commun » dirigée par P. Bourdieu : Anna Boschetti, Sartre et
« Les Temps modernes ». Une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985.
2. Voir P. Bourdieu, « Le champ scientifique », art. cité, notamment p. 95.
3. Voir Pierre Bourdieu, « La société traditionnelle : attitude à l’égard du temps et conduites économiques », Sociologie du travail, no 1,
1963, p. 24-44. Cet article, partiellement repris dans Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Minuit, 1977, a
été republié dans Esquisses algériennes, op. cit., p. 75-98.
4. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, trad. Louis Évrard, Paris, Gallimard, 1970 [1899], voir notamment p. 55.
5. Le « rasoir d’Ockham » (notamment cité dans la philosophie analytique) désigne le principe de parcimonie auquel le franciscain
Guillaume d’Ockham se référait au XIV e siècle dans les débats entre nominalisme et réalisme : sans en revendiquer la paternité, il
invoquait « le principe selon lequel “c’est en vain que l’on ferait avec un plus grand nombre de facteurs ce qui peut se faire avec
moins” » (Guillaume d’Ockham, Somme de logique. Première partie, trad. Joël Biard, Mauvezin, Trans.-Europ-Repress, 1993 [1323],
p. 44).
6. Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, no 30, 1979, p. 3-6.
7. P. Bourdieu reviendra quelquefois par la suite sur cette notion de capital informationnel, notamment dans Sur l’État, op. cit., notamment
p. 335-340, ou Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 ; rééd. « Points Essais », 2003, p. 114.
8. Comme il l’explique un peu plus loin, c’est dans les travaux sur l’éducation qu’il engage au début des années 1960 que P. Bourdieu
commence à utiliser des notions proches de celles de « capital culturel » comme celles d’« héritage culturel », de classes sociales
« culturellement favorisées ».
9. La notion de capital humain est développée à partir de la fin des années 1950 par des économistes néoclassiques, en particulier Jacob
Mincer, « Investment in human capital and personal income distribution », Journal of Political Economy, vol. 66, no 4, 1958, p. 281-
302 ; Theodore W. Schultz, « Investment in human capital », The American Economic Review, vol. 51, no 1, 1961, p. 1-17 ; un livre
important étant également l’ouvrage de Gary Becker que P. Bourdieu cite un peu plus loin et dont la première édition date de 1964).
10. P. Bourdieu pense aux travaux réalisés à l’Ined par Alain Girard (notamment, « Enquête nationale sur l’orientation et la sélection des
enfants d’âge scolaire », Population, vol. 9, no 4, 1954, p. 597-634).
11. Voir Homo academicus, op. cit., en particulier p. 105-112.
12. Voir La Distinction, op. cit., p. 293-364.
13. Cette mise en garde ne s’applique pas seulement au concept de profit chez Bourdieu mais aussi à ceux de « stratégie », de « distinction »,
d’« intérêt », autant de concepts qui doivent être compris chez Bourdieu dans leur sens objectif sans nécessairement impliquer une
intention subjective des agents sociaux.
14. Le mot « naïveté », souvent utilisé par Bourdieu, a une signification non polémique mais technique et désigne une attitude, un
comportement non réflexifs, de premier degré, qui consiste à prendre les choses comme elles se donnent.
15. Voir, par exemple, la théorie de la croissance de Theodore Schultz.
16. Sur ces points, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, « La comparabilité des systèmes d’enseignement », in Robert Castel et Jean-
Claude Passeron (dir.), Éducation, développement et démocratie, La Haye, Mouton, 1967, p. 21-33.
17. En 1984, lorsque ce cours est donné, le baccalauréat n’est encore donné qu’à guère plus d’un quart des jeunes générations. Ce n’est que
l’année suivante, en 1985, que le ministre de l’Éducation nationale affichera l’objectif d’« amener [progressivement] 80 % d’une classe
d’âge au niveau du baccalauréat ».
18. Courant philosophique d’inspiration catholique qui est apparu dans l’entre-deux-guerres et qui met la personne au centre d’une réflexion
religieuse qui se veut progressiste. Son principal théoricien, fondateur par ailleurs de la revue Esprit, est Emmanuel Mounier (1905-1950).
19. Voir P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 81-83.
20. Allusion sans doute à l’émission radiophonique « La tribune des critiques de disques » (France musique).
21. « L’accumulation de capital culturel exige une incorporation qui, en tant qu’elle suppose un travail d’inculcation et d’assimilation, coûte
du temps et du temps qui doit être investi personnellement par l’investisseur (elle ne peut en effet s’effectuer par procuration, pareille en
cela au bronzage). » (P. Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », art. cité, p. 3-4.)
22. « J’ai lu » est l’une des premières collections de poche créées en France (elle fut lancée par Flammarion en 1958).
23. Ernst Hartwig Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, Princeton University Press, 1957
– trad. fr. postérieure au cours : Les Deux Corps du roi, trad. Jean-Philippe et Nicole Genet, Paris, Gallimard, 1989 ; rééd. in Œuvres,
Gallimard, « Quarto », 2000.
24. Selon une étymologie (incertaine), l’« imbécile » est celui qui marche sans bâton (in-bacillus) et s’expose ainsi à tomber.
25. Bourdieu a développé ce thème dans son cours du 19 octobre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 282 sq.
26. Allusion (plus explicite dans Méditations pascaliennes, op. cit., p. 26-27) à un « trait d’esprit » que Socrate rapporte dans le Théétète :
« Thalès, étant tombé dans un puits, tandis que, occupé d’astronomie, il regardait en l’air, une petite servante thrace, toute mignonne et
pleine de bonne humeur, se mit, dit-on, à le railler de mettre tant d’ardeur à savoir ce qui est au ciel, alors qu’il ne s’apercevait pas de ce
qu’il avait devant lui et à ses pieds ! Or, à l’égard de ceux qui passent leur vie à philosopher, le même trait d’esprit est assez bien à sa
place. » (Platon, Théétète, 174a, in Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 132.)
27. Voir « Post-scriptum : éléments pour une critique “vulgaire” des critiques “pures” », La Distinction, op. cit., p. 565-585.
28. Voir, dans La Distinction, op. cit., p. 348, les développements sur les relations entre les détenteurs du pouvoir économique dans les
entreprises et les détenteurs, tels les ingénieurs et les cadres, du capital culturel permettant de s’approprier les instruments comme les
machines.
29. « L’homme heureux se contente rarement du fait d’être heureux. Son besoin va au-delà : il réclame le droit d’être heureux. Il veut être
persuadé qu’il “mérite” son bonheur, surtout en comparaison avec d’autres. Et il veut aussi pouvoir croire que les moins fortunés, privés
du même bonheur, n’ont que ce qu’ils méritent. Ce bonheur veut être “légitimé”. Si l’on entend par l’expression générale “bonheur” tous
les biens de l’honneur, de la puissance, de la fortune et de la jouissance, on se trouve en présence de la formule la plus générale de ce
service de légitimation que la religion avait à rendre aux intérêts intérieurs et extérieurs de tous les maîtres, les possédants, les vainqueurs,
les bien-portants, bref, de tous les heureux : la théodicée du bonheur. » (Max Weber, « La morale économique des grandes religions.
Essais de sociologie religieuse comparée : Introduction » [1915], trad. Maximilien Rubel et Louis Evrard, Archives de sociologie des
religions, no 9, 1960, p. 11.) Ce texte a depuis fait l’objet d’une nouvelle traduction : Max Weber, « Introduction » à L’Éthique
économique des religions mondiales (1915), in Sociologie des religions, trad. Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 1996 (citation
p. 337-338).
30. Sur ce point, et plus généralement sur l’ensemble de cette deuxième partie de la leçon, voir les développements que P. Bourdieu avait
consacrés l’année précédente à l’analyse de la jeunesse en milieu populaire, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 321-323, et, pour
une esquisse des thèmes abordés ici (et notamment du rapprochement entre les personnages de Beckett et certaines expériences sociales),
Pierre Bourdieu, « Préface », in Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel, Les Chômeurs de Marienthal, Paris, Minuit, 1982, p. 7-12,
ainsi que l’entretien (ultérieur à ce cours) titré « Oh ! les beaux jours » dans La Misère du monde, op. cit., p. 925-950.
31. Il s’agit principalement des cours du 1er du 8 mars 1984.
32. « J’ai écrit, et suis prêt à récrire encore, ceci qui me paraît d’une évidente vérité : “Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la
bonne littérature.” » (André Gide, Journal 1939-1949. Souvenirs, Paris, Gallimard, 1954, à la date du 2 septembre 1940, p. 52).
33. Ce que P. Bourdieu nomme le « discours d’importance ». Voir Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 379-396.
34. Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952.
35. Vladimir et Estragon, les deux personnages principaux d’En attendant Godot, sont deux clochards.
36. P. Bourdieu développera ce thème dans le dernier chapitre de Méditations pascaliennes, op. cit., p. 299 sq.
37. P. Bourdieu avait plus longuement discuté ces thèmes l’année précédente, notamment dans les cours du 30 novembre 1982 et du
25 janvier 1983, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 459-460 et 578-579. Sur la « morale du ressentiment » que Nietzsche oppose à
la « morale noble », voir particulièrement La Généalogie de la morale (1887).
38. « Ils sont trop verts et bons pour des goujats » : c’est, dans une fable de La Fontaine inspirée d’Ésope (« Le renard et les raisins »),
l’argument que met en avant un renard lorsqu’il s’aperçoit que les raisins qu’il veut manger sont trop haut perchés pour qu’il puisse les
attraper.
39. David Hume, Traité de la nature humaine, trad. André Leroy, Paris, Aubier, 1983 [1739-1740], p. 161.
40. Martin Heidegger, Être et temps, § 40, « La disponibilité fondamentale de l’angoisse : une insigne ouverture du Dasein », trad. François
Vezin, Paris, Gallimard, 1986 [1927], p. 233-240.
41. Pierre Bourdieu, « Les sous-prolétaires algériens », Les Temps modernes, no 199, 1962, p. 1030-1051, repris dans Pierre Bourdieu, Alain
Darbel, Jean-Claude Rivet et Claude Seibel, Travail et travailleurs en Algérie, vol. 2, La Haye, Mouton, 1963, p. 352-361 ; et Esquisses
algériennes, op. cit., p. 193-212. Voir aussi P. Bourdieu, « La société traditionnelle. Attitude à l’égard du temps et conduite
économique », art. cité.
42. Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle, trad. Simone Clémendot
avec la collaboration de Michel Fuchs et Paul Rosenberg, Paris, Julliard, 1962 [1957].
43. P. Bourdieu pense à Paul Willis, « The motorbike club within a subcultural group », Working Papers in Cultural Studies, no 2, 1971,
p. 53-70 ; Profane Culture, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1978.
44. Voir M. Heidegger, Être et temps, op. cit., premier chapitre de la deuxième partie : « L’être-tout possible du Dasein et l’être pour la mort »
(§ 46 à § 53).
45. Ibid., § 75.
46. « Lorsque je glisse une lettre dans la boîte, je m’attends à ce que des gens inconnus, appelés employés postaux, agissent de manière
typique, qui m’échappe d’ailleurs en partie, obtenant comme résultat que ma lettre va atteindre le destinataire dans un temps typique
raisonnable. » (Alfred Schütz, « Common sense and scientific interpretation of human action », in Collected Papers, vol. 2, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1964, p. 17 ; trad. ultérieure au cours : Le Chercheur et le Quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, trad. Anne
Noschis-Gilliéron, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987, p. 24.)
47. P. Bourdieu reviendra sur ce point infra dans les premières leçons de son cours de 1985-1986 et dans « L’illusion biographique », Actes
de la recherche en sciences sociales, no 62, 1986, p. 69-72.
48. Agenda qui est une forme du verbe latin agere veut littéralement dire « choses à faire ». P. Bourdieu avait déjà fait cette remarque l’année
précédente (voir P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 293).
49. Max Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 268-269.
50. P. Bourdieu évoque cet aspect du métier de sociologue dans Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 86 sq.
51. Austin en particulier énumère les « conditions de félicité » qui doivent être réunies pour assurer le bon fonctionnement d’un performatif
(J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 48-49). En 1986, P. Bourdieu publiera dans sa revue Actes de la recherche en sciences
sociales un article d’Erving Goffman, « La condition de félicité » (no 64, p. 63-78 et no 65, p. 87-98).
52. Erich Fromm, La Peur de la liberté, trad. C. Charles Janssens, Paris, Buchet-Chastel, 1963 [1941].
53. Allusion à la formule de Leibniz, « Le présent est gros de l’avenir », que P. Bourdieu avait citée lors de la séance précédente.
54. Voir chapitre « Le démon de l’analogie » dans Le Sens pratique, op. cit., p. 333-439.
55. Hésiode, Les Travaux et les Jours, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1928.
56. Alfred Schütz, « Making music together : A study in social relationship », Social Research, vol. 18, no 1, 1951, p. 76-97 (repris dans
Collected Papers, vol. 2, op. cit., p. 159-178 ; trad. partielle ultérieure au cours : « Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports
sociaux », Sociétés, no 93, 2006, p. 15-28).
57. É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit.
58. Sur ce point, voir le cours du 19 octobre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, p. 288.
59. Voir M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 11 sq.
60. Michael Pollak, « Des mots qui tuent », Actes de la recherche en sciences sociales, no 41, 1982, p. 29-45.
61. Gerhard Botz et Michael Pollak, « Survivre dans un camp de concentration. Entretien avec Margareta Glas-Larsson », ibid., p. 3-28.
COURS DU 26 AVRIL 1984

Première heure (leçon) : espace et formes scolaires. – Distribution du capital et profits de distinction. – Le
capital culturel objectivé et son appropriation. – Moyens de production et capital culturel. – L’appropriation
légitime des œuvres culturelles. – Deuxième heure (séminaire) : temps et pouvoir. – L’action sur les structures et
l’action sur les représentations. – L’action symbolique. – Le rôle de réassurance de la règle. – Temps et exercice
du pouvoir.

Première heure (leçon) : espace et formes scolaires

Je voudrais faire un préambule à propos de la forme que je donne à ces leçons et qui peut surprendre certains
d’entre vous. Il me semble que, comme tout rapport social, le rapport pédagogique se heurte à des formes plus ou
moins objectivées qui existent soit dans l’objectivité sous forme de codes plus ou moins élaborés, soit dans les
cerveaux à l’état de schèmes de pensée qui orientent les pratiques et les perceptions. Lorsqu’on écoute quelqu’un
qui se trouve dans la situation où je suis, on a des attentes façonnées dans leurs structures par ces schèmes de
perception et d’association. Le schème de la conférence, par exemple, implique de l’éloquence et on attend un
certain type de délectation intellectuelle. La forme du cours appelle une autre attitude : on est assis, on a une
feuille de papier, on prend des notes, on est là pour apprendre et pour prendre des choses à conserver et d’avance
préparées de manière à être conservées. On ne peut pas trop pousser de telles analyses (elles ont toujours quelque
chose d’un peu chirurgical, d’un petit peu sadique), mais il est important d’expliciter ces choses parce qu’elles
manipulent à la fois le locuteur et les récepteurs. Le fait de les rendre explicites peut contribuer à dissiper
certains malentendus.
Il est certain que je ne me situe ni dans l’une ni dans l’autre des deux logiques que j’ai brièvement
évoquées : ni dans la logique de la conférence ni dans la logique du cours. Comme ce double refus est
susceptible d’entraîner des frustrations, je voudrais justifier ce refus : quand il s’agit de transmettre quelque
chose de la nature de ce que je veux transmettre, il faut souvent rompre avec les formes, en particulier avec les
formes établies. Très souvent, quand on nous demande, comme le dit le langage commun, de « mettre des
formes » – des formes de politesse, des formes de respect, des formes d’expression en général, etc. –, on exerce
une certaine censure.
S’il est évident qu’aucun discours n’est totalement libéré de toutes les censures, je crois qu’il est souvent
important de rompre avec les structures les plus évidentes pour transmettre quelque chose de nouveau.
J’emprunte un exemple très simple à ma propre expérience : lorsque nous avons commencé à faire la revue Actes
de la recherche en sciences sociales 1, nous nous sommes aperçus très vite que, par le simple fait de chercher un
mode d’expression propre à nous permettre d’exprimer ce que nous voulions exprimer, nous étions amenés à
rompre avec des contraintes sociales que la plupart des revues s’imposent sans même le savoir. Par exemple,
pratiquement aucune revue de sciences sociales, sauf en anthropologie, n’utilise la photographie comme moyen
de communication. Il y a une exception, mais c’est une revue américaine qui a été conçue dès l’origine comme
une revue de vulgarisation, ce qui est significatif d’une représentation hiérarchisée des langages. Or j’avais
souvent énoncé la tendance des sociologues à tenir un discours qui se situe dans un registre mi-concret, mi-
abstrait : il faut savoir à quoi ils pensent pour comprendre ce qu’ils disent, il faut une référence au concret, mais
ce concret n’est jamais nommé. Le discours sociologique se promène quelque part entre le concept réellement
construit et autosuffisant et le concret purement et simplement montré, mais son statut metaxu 2, mi-chair, mi-
poisson, qui n’apparaît pas, se révèle dès le moment où un autre langage juxtapose du construit et du concret et,
du même coup, fait passer un rapport à l’objet tout à fait différent.
Cette analyse que je ne veux pas prolonger trop longuement a des implications sociales très larges. Les
institutions, en particulier les institutions de parole légitime, sont aménagées de manière à appeler un certain
type de formes. Un espace social comme celui-ci [i.e. la salle où a lieu le cours] – il y a plusieurs personnes, une
chaire, des micros, une tradition, des structures mentales, etc. – appelle à l’état implicite un certain langage, une
rhétorique plutôt oratoire. Je pense que l’une des façons les plus simples de vivre un espace rhétorique consiste à
se couler dans cet espace, à entrer dans les formes qui sont appelées par la forme sociale de l’espace en tant
qu’elle commande la forme sociale de la relation et le contenu social du discours. Cela est relativement
important et j’y reviendrai dans la partie formelle de mon discours parce que, même si je n’aime pas trop les
formules un peu faciles, les formes sont, comme la langue d’Ésope, la meilleure ou la pire des choses 3. D’une
certaine façon, comme je l’avais un peu indiqué la dernière fois, les formes sont des garanties contre la violence,
contre la sauvagerie : mettre des formes, c’est mettre des freins par anticipation à l’irruption brutale du naturel
et à ce qu’il peut impliquer de violence incontrôlée. En même temps, les formes, quand elles deviennent des
formalismes, par exemple logiques ou mathématiques, ont aussi cette vertu extraordinaire d’être autocontrôlées :
on peut dans une certaine mesure se laisser porter par l’automatisme de la forme avec une certaine garantie de
sécurité logique.
Je peux résumer cette espèce d’ambiguïté en un mot : les formes remplissent presque toujours deux
fonctions, l’une logique et l’autre sociale, et l’une des formes par excellence de la violence symbolique que je
travaille à analyser depuis longtemps consiste à faire passer des formes sociales pour des formes logiques, par
exemple un accent pour de l’intelligence. Si on y réfléchit, cette remarque a beaucoup d’implications. Vous
pouvez faire passer tel exercice rhétorique pour un acte de communication scientifique. Il y a donc l’exemple
limite de la forme purement sociale (une forme de politesse, une forme de rhétorique, etc.) et l’autre extrême est
la forme logique. L’un des cas les plus pervers de la violence symbolique est le cas où les formes logiques
servent de formes sociales : ainsi, dans les sciences sociales, il y a des usages purement rhétoriques des
mathématiques (ou plus généralement des signes extérieurs de la logique) et l’on voit alors dans toute sa force
l’ambiguïté de la forme. Une chose que j’essaie donc d’introduire (comme toujours, on n’est jamais totalement
inconscient ni totalement libre…) est une sorte de distance aux formes qui est une distance sociale, consciente,
voulue, par rapport à ces deux situations sociales : la conférence mondaine – si tant est que ça existe encore – et
le cours scolaire.
Je prolonge un peu parce que cela peut être utile à certains d’entre vous pour intégrer leur réception dans
différentes formes de réception sociale. En fait, si l’on analysait l’espace des lieux d’expression légitime, on
verrait, même s’il s’agit encore d’une schématisation, que l’espace du proprement scolaire (par exemple, les
grandes écoles, certaines institutions académiques, etc.) est solidaire de formes de communication qu’on
pourrait dire autoritaires. Le propre du scolaire, c’est l’amour de la définition : le scolaire donne des définitions,
il fait des classements, il met des étiquettes, il délimite des classes, il met de l’ordre, il transmet essentiellement
de l’ordre et il veut mettre de l’ordre dans les cerveaux, répondant à une attente inconsciente de sécurité qui est
englobée dans la définition du cours que j’évoquais tout à l’heure. Ce qu’on appelle le « bon cours », c’est un
cours qui présente une garantie de sécurité, un cours dans lequel les phrases commencent et se finissent, dans
lequel les définitions sont cohérentes ; on pourrait même parler de socratisme, ce qui est un comble. Il faut
savoir (ce n’est pas un jugement de valeur) qu’il y a des lieux où le scolaire est fonctionnel. Il y a des moments,
des situations d’urgence où il est fonctionnel de même que la discipline militaire est utile en temps de guerre.
Cela dit, une propriété de l’institution où nous avons la chance de nous trouver en ce moment [i.e. le
Collège de France] est qu’il y a précisément des franchises par rapport à ces définitions scolaires […], même si
la liberté avec le scolaire n’est évidemment jamais totale et ne va jamais jusqu’à la franchise absolue. Je veux
dire simplement que l’institution scolaire est liée à des définitions explicites : elle transmet du savoir prédigéré,
préconstruit, elle a partie liée avec des dictionnaires qui sont des instruments de pouvoir et qui fixent aux mots
un certain sens (alors que les mots sont toujours des enjeux de lutte plus ou moins importants), elle dit : « Il y a
une définition et une seule », « “Idéologie” : je vais dire ce que c’est ». Évidemment, le scolaire s’étend dans des
domaines où on ne croirait pas le trouver. Il faut ouvrir les yeux : les gens à définition sont souvent des gens à
pouvoir intellectuel, qui veulent imposer une vision légitime. La recherche, par définition, n’est pas à son aise
dans ces espaces puisqu’elle est souvent en rupture avec les formes, elle chahute les définitions, les restreint, les
généralise, les tient toujours pour provisoires.
Ces remarques ont évidemment une fonction apologétique et vous pouvez y voir à juste titre une
justification intéressée des limites de mon enseignement, mais en même temps je crois à ce que je dis.

Distribution du capital et profits de distinction

Je reviens à présent à ce que je disais la dernière fois. J’avais distingué trois états du capital culturel : l’état
incorporé – que j’avais rapidement décrit –, l’état objectivé et l’état institutionnalisé ou codifié. Je rappelle
rapidement ce qui était pertinent du point de vue de ce que je vais dire maintenant : le capital incorporé
fonctionne avec une valeur distinctive en tant qu’il est inégalement distribué. Pour le faire comprendre très
simplement, il suffit de penser au statut particulier des lettrés dans des sociétés à dominante illettrée. Le lettré –
qui n’est pas l’intellectuel – est essentiellement celui qui sait écrire dans une société où la plupart des gens ne le
savent pas. C’est une définition triviale, mais si on la développe et si on l’explicite, on trouve des foules de
propriétés : le lettré, par exemple, va être celui qui écrit (ou, souvent, fait semblant d’écrire) des amulettes, qui
met des signes qui ressemblent à de l’arabe ou à un verset du Coran, et la valeur distinctive de sa capacité
reconnue d’écrire se manifeste par le fait qu’on lui accorde le pouvoir dont il pourra prélever des profits : il sera
respecté, on le traitera avec des égards, on lui fera des cadeaux à l’Aïd, etc. Il y aura donc des profits de cette
différence qui sera la marque de sa pratique.
Dans nos sociétés, la coupure passe évidemment ailleurs. D’ailleurs, il n’y a pas une coupure principale,
mais une série de coupures depuis les différents niveaux d’instruction, jusqu’aux coupures intellectuels/non-
intellectuels ou savants/profanes. Toutes ces coupures ne sont pas nécessairement tranchées, le titre scolaire
ayant la particularité de créer des coupures tranchées alors que, en l’absence de titres scolaires, on a des
continuums. À chaque coupure correspond une séparation, une distinction entre ceux qui l’ont et ceux qui ne
l’ont pas, les premiers retirant des profits de distinction. On pourrait raisonner comme les sociologues qui, pour
mesurer la « mobilité sociale » – notion tout à fait discutable scientifiquement 4 – dans une population
déterminée se réfèrent à l’hypothèse de l’indépendance absolue entre la profession du père et la profession du
fils. On procède souvent ainsi en statistiques : on compare une fréquence constatée à une fréquence théorique
dans l’hypothèse de l’absence de relation entre les deux variables considérées. Cette hypothèse théorique est au
fond l’hypothèse de l’égalité des chances. C’est une hypothèse théorique intéressante – elle n’implique pas du
tout une philosophie égalitariste – pour mesurer les effets de l’inégalité d’une distribution. Chaque fois qu’on a
une distribution inégale, le fait de la comparer à une distribution égale permet de voir l’effet de distribution
inégale : dans le cas du titre scolaire par exemple, l’inégalité de distribution de la connaissance de Mozart ou de
Joyce a par soi un effet de distinction et entraîne des profits de distinction. Ce qui fait que l’utopie d’une société
dans laquelle tout le monde aurait lu Joyce permet de voir ce qui se passe dans une société où tout le monde ne
l’a pas lu. C’est un raisonnement simple mais important pour comprendre l’un des effets les plus importants de
la distribution du capital culturel.
Imaginez que ni vous ni moi n’ayons à notre disposition l’écriture, et que nous ne l’ayons jamais eue : tout
ce que nous faisons serait pratiquement impossible 5. Dans une société sans écriture où l’accumulation du capital
culturel sous forme objectivée n’est pas possible et où le capital n’existe qu’à l’état incorporé, il existe des
inégalités de la distribution du capital culturel parce qu’il y a toujours les poètes ou ceux qui parlent mieux à
l’assemblée que d’autres. Mais les inégalités de capital sont beaucoup moins marquées que dans notre société.
La culture (la connaissance des rites, des traditions, du calendrier agraire, des proverbes, des dictons, etc.) est
beaucoup plus également répandue, distribuée, et, à la limite, elle ne fonctionne pas aussi fortement comme
capital 6. […] Ce que j’avais dit abstraitement (le capital n’existe qu’en relation avec un champ, un marché, etc.)
se voit très bien dans ce cas-là : une compétence culturelle ne fonctionne comme capital que sur la base d’une
inégalité de distribution. Du coup, on voit que la valeur symbolique, polémique, pratique d’une compétence
dépendra de la structure de la distribution de cette compétence : […] dès qu’une capacité est universellement
répandue (par exemple, le fait de monter à bicyclette), elle perd ses facultés de distinction, « distinction »
n’impliquant pas « intention de distinction » – je peux n’avoir aucune intention de distinction et être perçu
comme distingué par le simple fait que la compétence que je manifeste n’est pas commune…
Au passage, il faut attirer l’attention sur l’univers des adjectifs : si vous vous amusez à regarder dans un
dictionnaire à l’entrée « unique » ou « commun », vous allez découvrir, en allant de l’un à l’autre, votre
inconscient social : c’est comme la science des rêves. Ces deux entrées sont sans doute les meilleures pour
comprendre la philosophie sociale implicite que nous respirons : l’unique et le commun (ou le vulgaire, etc.),
c’est toujours l’opposition entre l’un et le multiple, entre le rare et le distingué. Elle trouve son principe dans les
structures objectives que je viens de décrire, dans le fait qu’un certain nombre de propriétés sont inégalement
distribuées et tiennent leur valeur de l’inégalité de leur distribution : ces oppositions fonctionnent dans
l’objectivité et elles deviennent les structures de notre cerveau à travers lesquelles nous percevons les conduites
des autres et en vertu desquelles nous accordons spontanément de la valeur aux choses rares.
Cela peut paraître des propositions verbales ; comme toujours, le principe, quand on le livre, paraît trivial.
Mais il suffirait de l’appliquer pour engendrer, par une espèce de définition constructive, ce qui est quand même
une épreuve fondamentale, toute la rhétorique : la rhétorique peut s’engendrer à partir de ce que je viens de dire
sur le commun et le rare, le travail rhétorique consistant toujours à faire un écart par rapport au plus fréquent. Il
n’y a pas plus de définition substantielle de la rhétorique que du beau : on est toujours dans des structures
relationnelles dans la mesure où le principe générateur de tous les classements sociaux, dont les classements
esthétiques sont une dimension, est cette opposition du rare et du commun, de l’unique et du fréquent. Le capital
culturel, comme toutes les autres espèces de capital, vaut en quelque sorte par sa relation aux autres ; chaque lot
de capital vaut par sa relation aux autres lots.
C’est à tort que l’on décrit dans le langage du communisme culturel la relation d’appropriation culturelle :
le spectateur d’un musée qui regarde un tableau, l’auditeur de musique qui écoute un morceau, le lecteur qui lit
un livre… Toute une part de discours sur les œuvres d’art fait en effet penser à ce que Spinoza a écrit à propos de
l’amor intellectualis Dei : il n’y a pas de monopole de Dieu, tout le monde peut l’avoir sans en priver personne 7.
Beaucoup de choses qui s’écrivent à propos de la culture sont de ce type. S’il y a un terrain sur lequel l’illusion
spontanée communiste est répandue, c’est à propos des choses culturelles et en particulier de la langue ; toutes
les définitions saussuriennes sont de ce type : « la langue, trésor commun 8 ». En fait, ce « trésor commun » n’est
pas si commun dans la mesure où les structures qui permettent de s’approprier la langue, et par exemple celle
qui est objectivée dans les dictionnaires ou dans les œuvres classiques, sont très inégalement distribuées ; tout
rapport au « trésor commun », autrement dit entre un agent singulier et les ressources historiquement
accumulées par l’humanité (bibliothèques, etc.) est médiatisé par la relation de concurrence avec les autres
détenteurs des moyens d’appropriation.
Là encore, il s’agit de remarques en apparence triviales, mais, développées, elles entraînent des foules de
conséquences. Par exemple, ces questions sur lesquelles on disserte allègrement dans les écoles (« Qu’est-ce que
lire ? », « Qu’est-ce que la lecture ? », etc. 9) naissent, me semble-t-il, d’une représentation mythifiée ou (le mot
« mythifié » a l’air péjoratif…) erronée du rapport réel du sujet détenteur d’une compétence culturelle à l’objet
culturel auquel il l’applique. En quelque sorte, le rapport à l’objet culturel n’est jamais un tête-à-tête : cette
relation vécue comme ce qui constitue le « personnel » par excellence est toujours une relation impersonnelle
dans la mesure où, d’une part, la compétence culturelle qu’il faut avoir pour déchiffrer est socialement acquise et
où, d’autre part – on finit par le savoir, mais ce n’était pas évident il y a quinze ans 10 –, la relation à l’objet
cache une relation à d’autres, non-lecteurs ou co-lecteurs. Il est évident dans le cas des « lectures » (quand on dit
« Lire Le Capital 11 », « lire l’Iliade » ou « lire Mallarmé »), que la lecture est toujours une relecture, une contre-
lecture, c’est-à-dire une relation sociale. Rien n’illustrerait mieux la notion de profit de distinction que j’ai
évoquée que cette notion de « lecture » : d’une certaine façon, « lire Marx », c’est s’assurer des profits à propos
du capital et il est important de le savoir parce que la poursuite de ces profits à propos du capital peut conduire à
Lire Le Capital… Savoir qu’il n’y a pas de lecture pure, de lecture solitaire, que la lecture est toujours dans un
espace de lecteurs, est très important du point de vue épistémologique (c’est une de mes antiennes ; vous l’avez
beaucoup entendue, mais je pense qu’elle mérite d’être répétée dans chaque cas, à chaque fois) : savoir que
quand je lis un texte, je co-lis avec d’autres, contre d’autres, etc., est un instrument épistémologique de contrôle
de ma lecture et de mes erreurs probables de lecture. Peut-être que si je me demandais, à chaque fois que je lis, si
ce que je trouve quand je lis n’est pas le produit de ma relation cachée entre des co-lecteurs que je veux réfuter,
démentir, surmonter, répliquer, épater, la lecture serait scientifiquement plus garantie. Souvent, je n’ai pas le
temps de donner toutes les implications de mes propositions et il n’est pas toujours facile de trouver l’exemple
au bon moment, mais ces propositions triviales deviennent vite corrosives et pénibles quand on les applique
jusqu’au point qu’il faut, c’est-à-dire à son propre travail.
Je vais dire les choses de façon plus formelle – là, j’ai le texte écrit sous les yeux donc je peux faire des
effets scolaires : la structure du champ, c’est-à-dire la distribution inégale du capital, est au principe des effets
spécifiques du capital, à savoir l’appropriation des profits et le pouvoir d’imposer les lois de fonctionnement du
champ les plus favorables au capital et à sa reproduction. Je pense que vous n’avez rien compris de ce que j’ai
dit à l’instant et cela n’a pas d’importance parce que je vous l’avais déjà dit autrement ! Je ne l’ai pas fait exprès,
mais cela fait voir l’effet d’un discours en forme scolaire, qui ne suppose pas nécessairement que l’on soit
compris et ne cherche pas d’ailleurs à être compris. Ce n’est pas une plaisanterie, c’est une vérité
scientifiquement validée. Il y a très longtemps, pour mesurer par une expérience empirique la réception du
discours professoral – c’était une première intervention sur le terrain pédagogique –, nous avions notamment
inventé une sorte de test destiné à mesurer les différents niveaux et formes de compréhension 12 : il y avait par
exemple un texte imaginaire mais vraisemblable qu’un professeur avait prononcé dans lequel un certain nombre
de mots étaient employés mal à propos. L’idée m’avait été suggérée par Éric Weil, professeur de philosophie
bien connu et lecteur de Sheridan qui m’avait dit : « Il y a dans Sheridan un personnage qui s’appelle
Mrs. Malaprop qui emploie toujours les mots mal à propos 13 » ; ça m’avait fait bondir, j’avais dit : « C’est
formidable ! » On avait donc un texte dans lequel il y avait un contexte et une dizaine de lignes où un certain
nombre de mots étaient employés mal à propos, mais on ne disait pas lesquels, on disait : « Repérez les mots mal
à propos. » On avait deux chances de piéger : des mots tout à fait à propos pouvaient être désignés comme
employés mal à propos et inversement. Un autre test consistait à demander des définitions 14.
La conclusion qui se dégageait était tout à fait conforme à l’idéologie professorale sur la communication,
selon laquelle « ils ne comprennent rien à ce que nous disons, ça ne passe pas ». Cette conclusion de premier
degré n’aurait pas grand intérêt, en grande partie parce qu’elle contient trop de préjugés professoraux. Mais il y a
une deuxième conclusion : si les professeurs savent si bien cela, s’ils le déplorent si solennellement et s’ils
continuent à parler ainsi, c’est que quelque chose ne va pas, c’est qu’ils y trouvent un profit. En poussant
l’interrogation à l’extrême, il faut se demander comment tant de situations de communication peuvent continuer
à fonctionner alors que rien ne se passe en termes de communication (la messe, par exemple…). On dit souvent
que le langage est un instrument de communication mais qu’est-ce que cet extraordinaire instrument qui, ne
remplissant pas sa fonction, continue à être accepté par tout le monde, et quelles sont les conditions sociales
requises pour qu’il en soit ainsi ? La notion d’autorité pédagogique 15 (elle consiste, pour tout enseignant, à dire
sans le savoir : « Je suis digne d’être écouté » – « écouté » ne signifiant pas « compris ») est par exemple née du
constat que lorsqu’on émet un message il y a 80 % de bruit, de déperdition. Cela dit, comme en sciences de la
nature, les faits empiriques n’expliquent rien. Il ne suffit pas de dresser le constat de la déperdition. Il faut se
demander pourquoi et à quelles conditions les choses continuent à fonctionner. Comment se fait-il que personne
ne dise : « Mais on n’y pige rien » ? (Il ne faut jamais dire ce que je dis là dans une situation pédagogique parce
qu’on s’expose…) Voilà donc ce qui était sous-jacent à des choses que j’ai dites ce matin. Si vous êtes intéressés,
c’est dans un texte qui a paru en 1965 chez Mouton, Rapport pédagogique et communication, que se trouvent le
compte rendu de ce test ainsi que des analyses de dissertation et différentes choses qui concernent la
communication entre maître et élève en situation pédagogique.
Le langage, le capital ou une compétence culturelle quelle qu’elle soit (il peut s’agir de la possession d’un
bel accent, de la possession d’une culture musicale ou de la connaissance du calcul matriciel) commencent donc
à fonctionner comme capital dans une certaine structure de distribution par rapport à un champ ; à supposer que
tout le monde détienne [cette compétence], elle perdrait toute valeur et deviendrait comme l’écriture. C’était là
un premier point que j’avais indiqué. J’avais indiqué aussi que l’un des facteurs qui contribuent à favoriser les
effets symboliques de la possession de capital est le fait que la transmission de ce capital passe, pour une grande
part, inaperçue. Sans m’attarder sur ce point, je vais préciser une petite propriété : j’avais mentionné, au nombre
des inégalités cachées, l’inégalité du temps d’exposition à la culture légitime et le fait que, pour les enfants dont
la culture familiale est le plus proche du milieu scolaire, le temps d’exposition à la culture exigé par l’école est
en quelque sorte augmenté de toutes les années qui précèdent l’entrée à l’école. Cette sorte de part cachée de
l’acquisition procure, outre un avantage réel, un avantage idéologique dans la mesure où cette acquisition cachée
est perçue comme fondée en nature.
Je ne reviens pas là-dessus, j’indique simplement que l’une des médiations importantes entre le capital
économique et le capital culturel est évidemment le temps : s’il fallait chercher une sorte d’équivalent universel
pour justifier les reconversions – comment transforme-t-on du capital économique en capital culturel ou du
capital culturel en capital économique ? –, l’un des étalons possibles serait le temps. Dans le cas particulier, le
lien entre le capital économique et le capital culturel s’établit à travers le temps que nécessite la reconversion.
Les spécialistes du capital humain l’ont bien vu – et c’est le mérite de [Gary] Becker de l’avoir indiqué –, mais il
me semble qu’ils ont perdu le profit théorique de ce qu’ils avaient acquis en faisant, au fond, de cette
équivalence un simple outil d’évaluation monétaire du capital culturel. S’il est vrai que le capital culturel va
dépendre du nombre d’années d’études, on va mesurer la valeur du capital culturel au nombre d’années scolaires
qu’il faut pour l’acquérir, en partant de l’idée que le temps pendant lequel un individu peut prolonger
l’entreprise d’acquisition dépend du temps pendant lequel sa famille peut lui assurer du temps libre ; du même
coup, on peut calculer en salaires perdus, en quelque sorte, l’équivalent des années d’études supplémentaires. Je
ne reviens pas là-dessus, il s’agissait plutôt d’un rappel ou d’un complément.

Le capital culturel objectivé et son appropriation

J’avais commencé à parler un peu de l’état objectivé, je vais simplement ajouter des choses nouvelles. Comme je
l’ai dit tout à l’heure, l’état objectivé, c’est les bibliothèques, l’ordinateur, une ville comme Florence, etc. On
peut faire une économie du capital culturel : on peut le mesurer à partir d’indicateurs objectifs – combien de
tableaux, de livres, de cartes, etc. ? –, mais on peut aussi évaluer les profits en étudiant le nombre de
visiteurs, etc. On pourrait dire que Lourdes, c’est le capital religieux objectivé et mesurable en nombre de
pèlerins, d’autels, etc. Là encore, je dis des choses un peu simples, mais si je les développais (cela m’entraînerait
cependant hors de la logique de mon discours que je ne veux pas perdre complètement), on découvrirait des
choses très importantes sur le problème de l’accumulation initiale du capital ou sur le pèlerinage comme forme
primitive d’accumulation de capital dans beaucoup de sociétés. C’est à soi seul un monde de recherches et de
travaux qui pourraient être entrepris ou repris à partir de cette idée, mais je ne développe pas.
Une chose importante : si, à la différence du capital incorporé, le capital objectivé est transmissible dans sa
propriété juridique ou dans sa réalité matérielle (on peut transmettre des tableaux, des bibliothèques, etc.), il
n’est pas autosuffisant. En effet, on peut transmettre un tableau sans transmettre la culture qui va normalement
avec et qui est la condition de son appropriation que nous dirions véritable. Là, en disant « normalement », on
introduit un jugement de valeur : cela va correspondre à la coupure entre les bourgeois qui sont riches en capital
économique et ceux qui sont riches en capital culturel. Cette coupure tout à fait fondamentale est à la base de
luttes sociales permanentes ; nombre de dessins humoristiques ou de propos au retour des vacances portent sur le
fait qu’il y a des gens qui possèdent des choses sans posséder la manière légitime de s’approprier ces choses.
Pour donner un exemple entre mille, un document très intéressant est le discours de Daninos sur les petits
bourgeois qui portent un appareil photo sur le ventre et qui ne voient pas les choses mais les photographient
parce qu’ils ne peuvent pas se les approprier de la manière véritable, qui convient 16. Comme la plupart des
choses que nous disons sur les autres, ce discours est évidemment du racisme de classe. En même temps, il
contient une part de vérité sociologique : une fonction sociale de la photographie est probablement de donner à
ceux qui ont envie de s’approprier les choses et qui ont un sentiment confus de ne pas avoir les instruments
d’appropriation légitimes – on sait que statistiquement la photographie est petite-bourgeoise – un moyen
détourné de se les approprier malgré tout par une appropriation qui est, disons, de l’appropriation culturelle
mécanisée 17. L’appareil photo est d’ailleurs un bel exemple de capital culturel objectivé. On pourrait rappeler
tout ce que dit Bachelard sur l’instrument scientifique qui est de la science réifiée 18 : l’appareil photographique,
c’est de la science réifiée et, utilisé pour photographier par exemple les monuments, il est une manière de se
procurer le substitut de l’appropriation légitime qui consiste à savoir regarder la frise du Parthénon, à déchiffrer,
à avoir une typologie, etc.
Le capital culturel objectivé fait donc surgir la question du mode d’appropriation légitime : on peut
posséder un tableau, l’accrocher au mur, avoir sa propriété juridique sans avoir la propriété symbolique légitime.
Il y a une sorte de dissociation des deux modes d’appropriation 19. Par exemple, à l’intérieur de la classe
dominante, il y a ceux qui vont dans les galeries mais ne peuvent pas acheter et ceux qui ne vont pas dans les
galeries mais peuvent acheter. C’est là une division à partir de laquelle s’engendrent des tas de discours. Dans
beaucoup de lieux culturels, il y a des livres où les gens mettent leurs réflexions et on y trouve des textes
extraordinaires, absolument flaubertiens, où s’expriment de la façon la plus innocente les produits idéologiques
de la culture que je viens de décrire rapidement avec discrétion parce que ce serait insupportable si je poussais
trop loin.
Cette opposition entre artistes et bourgeois, entre les détenteurs du capital culturel et, donc, des
instruments légitimes d’appropriation des œuvres culturelle et les détenteurs des instruments économiques non
accompagnés de capital culturel, trouve donc sa racine dans cette propriété du capital culturel objectivé : la
possession culturelle n’est pas nécessairement donnée avec la possession économique. À partir de là, il y aurait à
faire un développement important du point de vue de l’histoire sociale de l’art et de la littérature : tout objet
culturel, une statue dogon comme un ordinateur, est porteur d’une sorte d’attente implicite de la réception
légitime 20. Autrement dit, l’objet culturel appelle un habitus conforme, c’est-à-dire quelqu’un qui est disposé à
reconnaître cet objet pour ce qu’il est. À Beaubourg, si vous voyez un tas de stable [qui est en fait l’œuvre d’un
artiste contemporain] et qu’un gosse va y jouer – c’est arrivé –, il y a un malentendu, l’objet culturel n’étant pas
reconnu, au double sens du terme : il n’est pas reconnu comme objet culturel et, du même coup, comme objet
culturel appelant l’attitude conforme, c’est-à-dire le respect. L’objet culturel ne doit pas être touché, c’est une
définition du sacré : on a très envie de toucher mais on ne touche pas. Si vous ne reconnaissez pas l’objet culturel
dans sa dignité d’objet culturel, vous faites un contresens et vous le détournez de son sens.
Les peintres modernes, qui sont très raffinés, jouent beaucoup avec cela – ils tendent des pièges, ils nous
disent : « Touchez ! » Je pense que les objets culturels les plus avancés, comme l’art conceptuel, procèdent à
l’intégration d’un métadiscours sur l’objet culturel du type de celui que je tiens. Les peintres ne passent pas
nécessairement par ce métadiscours, mais ils maîtrisent en pratique une théorie de la peinture comme quelque
chose qui est sacré, qu’il ne faut pas toucher (ils mettent [comme Marcel Duchamp] une moustache à la Joconde,
etc.), ils jouent en pratique, et à un degré de raffinement avancé, avec les visions de l’objet culturel. Cela
suppose un champ très autonome, ce qui renvoie à une propriété des champs : plus les champs deviennent
autonomes, plus on fait du jeu sur le jeu, plus l’œuvre devient un métadiscours sur le métadiscours… Je ne
dévalorise pas du tout ce jeu qui pose la question du rapport entre le métadiscours scientifique et le métadiscours
pratique : il y a des moments où certains champs, par la loi propre de leurs croyances, de leur fonctionnement,
produisent sur eux-mêmes un discours tangent à ce que la science en dirait, à la différence que la science le dit
du dehors alors que les producteurs de métadiscours indigènes le disent du dedans avec les profits afférents. En
philosophie, vous avez des exemples dans la contemporanéité 21 et, lorsqu’on parle du dedans avec les profits
afférents, on ne dit jamais tout, sinon on se mettrait dehors : on reste aux marges, la marge dans un champ étant
l’endroit où on peut avoir à la fois les profits d’être dedans et dehors. Je crois que si vous êtes au courant, vous
devez avoir compris…
(Je n’en dis pas plus parce qu’il est très difficile d’analyser les contemporains, ce qui renvoie à un
problème permanent pour le sociologue : l’historien peut tout dire et on le célèbre pour des choses qui feraient
pendre le sociologue. Un magnifique article dans les Annales, « Le lobby Colbert », proposait ainsi une
description formidable du réseau de relations mi-familiales, mi-amicales qui sont la base du pouvoir du « lobby
Colbert » 22. Mais si on faisait la même chose sur le lobby X, Y ou Z – avec des noms propres d’aujourd’hui –,
une analyse des généalogies, des relations, des liaisons, etc., ce serait monstrueux. C’est d’autant plus bête qu’il
est quand même plus facile de connaître les relations, les liaisons des contemporains, mais on ne peut pas publier
de généalogies, ça pose des problèmes. Si vous réfléchissez, cela dit beaucoup de choses sur ce que sont
l’histoire et la sociologie et sur ce qu’on dit souvent de la sociologie – elle ne serait pas scientifique –, mais je ne
prolonge pas.)

Moyens de production et capital culturel

Du décalage entre la propriété juridique et la propriété symbolique, légitime, on peut tirer des foules de
conséquences. J’en ai indiqué quelques-unes du côté de l’appropriation culturelle des œuvres culturelles, des
œuvres d’art par exemple, mais il y a un terrain sur lequel on serait sans doute plus surpris de voir les
développements de cette notion, c’est l’exemple de la machine et donc de ce que la tradition marxiste appelle le
capital constant 23. L’un des problèmes que pose l’analyse que je viens de faire est que la machine est elle-même
justiciable du même type d’analyse que le tableau : à mesure que l’histoire avance et que les machines, les objets
techniques incorporent de l’énergie (ils incorporent de l’énergie, ils en produisent, ils en transforment) – c’est ce
qui différencie par exemple la machine d’un ordinateur –, mais aussi ce qu’on pourrait appeler de l’énergie
informationnelle et du capital culturel, les machines entrent dans la classe de l’œuvre d’art en ce sens que leur
appropriation socialement, mais aussi techniquement, légitime suppose de la part de celui qui veut s’en servir un
capital culturel incorporé conforme.
On pourrait ainsi développer toute une théorie matérialiste, au sens élargi 24, des cadres : les cadres –
catégorie incompréhensible pour la tradition marxienne traditionnelle dont la définition du capital ne fait pas de
place au capital culturel ou ne le fait intervenir que de façon marginale et superficielle parce qu’elle ne sait pas
quoi en faire – ont un statut ambigu du fait qu’on met l’accent soit sur le fait qu’ils ne sont pas les possesseurs,
au sens strictement économique, des instruments de production qu’ils utilisent et qu’ils servent, soit sur le fait
qu’ils tirent un profit de leur capital culturel en vendant les services que leur donne leur capacité de faire
fonctionner adéquatement le capital économique objectivé dans des machines. Si le statut ambigu est dans ce
rapport, je pense que les stratégies ambiguës des détenteurs de la propriété juridique et économique des
machines, des moyens de production, s’expliquent aussi par l’ambiguïté de la propriété purement économique
quand on sort de la génération des inventeurs propriétaires : dans des entreprises où le propriétaire doit réunir
des services de détenteurs du capital spécifique adéquat, et surtout des services regroupés – dans une entreprise
collective de recherche, etc. –, il y a manifestement une contradiction, une tension, et des conflits d’un type tout
à fait particulier entre les détenteurs du capital économique et les détenteurs du capital culturel qui est la
condition du fonctionnement du capital économique à composante culturelle objectivée. Le problème de la
concentration du capital culturel nécessaire pour le fonctionnement de l’espace, d’un bureau d’études, etc., peut
se décrire à partir de cette sorte de dualité de la possession des instruments économiques.
On pourrait ici risquer une petite loi tendancielle, même si je suis toujours très prudent à ce sujet : on peut
penser qu’à mesure que s’accroît dans l’appareil et les structures économiques le capital culturel incorporé, ce
qu’Arrow appelle l’investissement informationnel 25 – je reprendrai ce langage la prochaine fois –, la force
collective des détenteurs du capital culturel nécessaire au fonctionnement du capital économique objectivé tend
à s’accroître. Évidemment, cette tendance serait sans doute beaucoup plus forte si le détenteur du capital
économique n’avait pas les moyens de mettre en concurrence les détenteurs de capital culturel et si ces derniers,
compte tenu des conditions dans lesquelles ils sont façonnés – la logique du concours etc. –, n’étaient pas
prédisposés à entrer en concurrence et donc à se neutraliser dans cette compétition.

L’appropriation légitime des œuvres culturelles

Je vais m’arrêter là-dessus, mais j’ai ouvert une piste tout à l’heure que je n’ai pas suivie jusqu’au bout, en
indiquant à propos du masque dogon que toute œuvre culturelle renferme une sorte de définition implicite de
l’appropriation légitime. Une œuvre culturelle dit : « Je suis ce que je suis et je demande à être regardée de telle
manière, donc à être reconnue comme œuvre culturelle », avec les conséquences pour le spectateur en matière de
posture – « Je ne vais pas bouger, je ne vais pas faire de bruit, je prends le ton, je parle à voix basse », et aussi
« Je dois avoir le code adéquat ». Le producteur de l’œuvre a en effet investi dans son œuvre un code implicite,
sans le savoir, sans que ce soit explicite – je reviendrai sur ce point – et ce code est tacitement appelé par
l’œuvre 26. Cela pose la question du chiffre légitime.
Pour le dire simplement, l’œuvre culturelle demande à la fois une forme de croyance, d’adhésion, de
reconnaissance et une forme de savoir spécifique, les malentendus dans la perception historique des œuvres
culturelles tenant au fait qu’elles survivent très souvent aux habitus pour lesquels elles étaient produites sans
pour autant cesser d’être révérées et reconnues, au prix de contresens 27. C’est une banalité, mais, là encore, vous
auriez sûrement des étonnements si je développais complètement. Je pense en tout cas qu’une partie du travail
d’histoire littéraire, par exemple, serait soumis à des foules de questions : les œuvres culturelles, de la Bible à
Mallarmé en passant par les tables d’Hammourabi, ont la propriété de survivre non seulement à leurs
producteurs, mais aussi à leurs récepteurs/destinataires implicitement légitimes. Du même coup, elles survivent
dans leur existence culturelle, c’est-à-dire en tant qu’œuvres réappropriées, perçues, comprises, au prix d’un
contresens permanent, d’une relecture permanente. C’est ce que Weber dit à propos de la Bible : les premiers
protestants ont lu la Bible avec les lunettes de toute leur attitude, de tout leur habitus 28, ce qui fait qu’ils y ont
apporté des foules de choses. Tout le monde le sait, mais on n’en tire pas les conséquences, ne serait-ce qu’en
s’interrogeant d’une part sur la lecture originaire, historiquement validée, la lecture que l’œuvre appelle, et
d’autre part sur les conditions historiques de cette sorte de relecture.
Les présocratiques par exemple sont un immense contresens historique, une sédimentation historique de
contresens et l’on peut se demander si l’histoire de la philosophie n’est pas l’histoire d’énormes contresens
sédimentés, superposés, ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas intéressant. Mais cela veut peut-être dire que la
doxographie des lectures est la condition préalable de toute lecture. « Lire Marx », ce serait d’abord lire les
lecteurs de Marx, non pas pour les dépasser, mais pour penser ce que leurs lectures ont pu constituer en fait de
catégories de perception qui orientent ma lecture et sa prétention au dépassement. Je vous assure, ce n’est pas
trivial : toute une forme de célébration littéraire ou philosophique serait dépossédée de ses fondements.

Deuxième heure (séminaire) : temps et pouvoir

Ce que je disais en commençant s’applique tout à fait à ces sortes d’essais provisoires, de réflexions sur des
sujets risqués que je propose dans la deuxième heure. Mes sujets de recherche étant souvent des sujets à haut
risque et à haut profit, ils peuvent parfois conduire à des échecs ou des ratages. Il ne faut donc pas écouter ce que
je dis comme parole d’Évangile, mais plutôt comme des propos suggestifs qui doivent inciter à réfléchir,
déclencher des prolongements, etc. C’est spécialement vrai de cette deuxième heure.
J’avais insisté la dernière fois sur le rapport que peuvent entretenir avec le temps les gens qui, du fait de
leur position dans le monde social, de leur dépossession, sont les plus démunis de pouvoir. Ce que j’avais dit
pourrait se résumer en deux mots : temps et impuissance. Quelle expérience du temps peuvent faire des gens qui
n’ont aucun pouvoir sur le monde social ? J’avais analysé un certain nombre de situations limites, en particulier
la situation du sous-prolétaire 29 et la situation des gens qui se sont trouvés placés dans des institutions
totalitaires comme les camps de concentration qui sont la limite d’une série d’institutions – la caserne, le
couvent, etc. – dans lesquelles tout peut arriver.
Ce que je viens de dire appelle une correction. J’avais signalé l’un des grands livres de la sociologie,
Asiles, où Goffman essaie de dégager les invariants des institutions (l’asile, le couvent, l’internat, le camp de
concentration, j’en oublie peut-être 30) qu’il appelle institutions totales ou totalitaires. Ces institutions sont
caractérisées par le fait que les gens qui y entrent doivent en quelque sorte abdiquer leur personnalité antérieure,
l’entrée dans ces institutions étant souvent symbolisée par des sortes de rites de passage, de déculturation,
d’anonymisation – par exemple la coupe de cheveux à zéro des militaires –, destinés à provoquer une sorte de
métanoïa, pour employer le mot des mystiques 31. Métanoïa, c’est le changement d’âme et de corps, l’une des
manières les plus sûres de provoquer un changement d’âme étant de changer les corps, l’apparence des corps, les
techniques du corps, les rythmes corporels, etc. Cette sorte de manipulation totale de la personne sociale vise à
produire ce qui se révèle l’effet de l’enfermement asilaire. Ces institutions qui peuvent paraître horribles à des
degrés différents arrivent paradoxalement à produire chez les anciens une sorte d’accoutumance, voire
d’attachement à l’institution, ce que Goffman appelle l’asilisation : dans un asile d’aliénés – c’est l’exemple
principal de Goffman –, les anciens sont tellement faits, comme on dit, à l’asile qu’ils s’aperçoivent qu’ils ont
du mal à en sortir.
Ce processus d’asilisation est un effet commun à ces institutions, mais quand j’ai parlé des traits communs
à ces institutions, j’ai pensé qu’il y avait une différence. Le couvent et la prison ont en commun des règles, et, si
vous l’avez lue, La Règle de saint Benoît 32 est un document très intéressant : les institutions totales régissent les
moindres détails de la pratique de manière à instituer une synchronisation parfaite de toutes les conduites des
individus. Une propriété de la socialisation est de synchroniser. J’avais insisté la dernière fois sur la description
que Schütz propose de l’expérience temporelle du monde normal, cette sorte d’univers soumis à la loi de bonne
continuation et à la prévisibilité parfaite ; la condition de cette prévisibilité est la synchronisation des pratiques
qui n’est pas nécessairement la soumission à un temps parfaitement homogène. La division du travail module
ces choses-là. La synchronisation est l’un des moyens qu’emploient les groupes pour créer cette sorte
d’uniformité, d’anonymat.
Je l’ai pensé mentalement, mais, dans la série de Goffman, les camps de concentration font exception :
bien qu’ils aient un certain nombre de propriétés de l’institution totale (l’enfermement et la dépossession
poussés à la limite) et qu’ils aient un certain nombre des propriétés du monde conventuel (la régularité, les
rites, etc.), ils introduisent une différence radicale, à savoir l’imprévisibilité absolue concernant les choses les
plus essentielles, les questions de vie ou de mort. Pollak écrit par exemple à propos des camps que les stratégies
objectives inscrites dans l’institution semblaient orientées vers deux fins : d’une part, briser tout espoir, c’est-à-
dire interdire toute structure d’anticipation de l’avenir, casser ces lois de bonne continuation inscrites à la fois
dans nos habitus et dans l’objectivité ordinaire, et, d’autre part, interdire toute anticipation rationnelle par, en
quelque sorte, l’institution de l’imprévisibilité 33. Autrement dit, la manière la plus radicale de déstructurer, de
détruire les structures d’expectation, comme disent les phénoménologues, c’est de les décevoir constamment. Je
ne veux pas faire trop long, mais on le voit bien dans le cas de la caserne (il est difficile d’employer un langage
qui ne soit pas chargé de valeurs et de connotations péjoratives pour parler de cela 34) et de son fonctionnement
en tant qu’institution totale et totalitaire. La caserne a des procédures qui font penser à ce que je viens de dire.
Elle crée l’imprévisibilité permanente : le temps du soldat qui fait ses classes est un temps toujours ouvert,
toujours libre, qui ressemble beaucoup à celui du sous-prolétaire, et en même temps toujours occupé parce qu’il
peut arriver quelque chose à tout moment. Cette espèce d’arbitraire institué a pour effet de produire cette sorte
de destruction des anticipations qui rend disponible pour toutes les injonctions. Le casernisé (la « casernisation »
est l’équivalent de l’asilisation) est disponible pour tout, toujours, avec le même désenchantement et la même
soumission, la révolte faisant elle-même partie d’une forme de soumission à un univers dans lequel tout est
possible.
Ces situations limites dans lesquelles est institué l’arbitraire comme pouvoir absolu d’édicter n’importe
quoi à n’importe quel moment fonctionnent comme des analyseurs de tout ce qui est implicite dans les situations
normales dans lesquelles il est tacitement admis qu’une foule de choses ne peuvent pas arriver, qu’une foule de
choses sont impossibles, sans même que nous ayons à les poser comme exclues ou impossibles. Les nazis
avaient fait la théorie du pouvoir absolu et absolument arbitraire – je l’avais indiqué en me référant toujours à
l’article de Pollak – en définissant le Führer comme le producteur charismatique du droit légitime qui n’est
justiciable d’aucune contrainte extérieure de type juridique ou contractuel. Cette sorte de théorisation de
l’arbitraire pur, de ce que Weber aurait appelé la création juridique charismatique, qui n’a de compte à rendre à
personne sinon au producteur lui-même, cette sorte de droit du non-droit, de délégitimation ou de refus de toute
contrainte juridique, fait voir à la fois ce que serait, en termes de temporalité vécue, un espace de ce type et ce
que sont les conditions sociales de possibilité de notre expérience ordinaire de la temporalité. Voilà à peu près ce
que j’ai voulu dire. Au fond, j’ai analysé l’expérience du temps dans les situations d’impuissance totale et, du
même coup, les rapports entre une forme de pouvoir et un certain type d’expérience temporelle.

L’action sur les structures et l’action sur les représentations

Je voudrais maintenant analyser les deux formes de pouvoir qui me semblent se dégager d’une analyse des
rapports entre le temps et le pouvoir. Le pouvoir qu’on observe dans les situations limites comme les camps de
concentration s’exerce sur les chances objectives, sur les probabilités objectives, sur les chances que ceci ou cela
arrive ou n’arrive pas. Autrement dit, il s’exerce sur le jeu lui-même. Le pouvoir absolu est le pouvoir de
changer la règle à tous les coups : « Pile, je gagne et face, tu perds » – c’est le pouvoir arbitraire qui, ayant la
liberté de changer la règle à chaque moment, gagne à tous les coups. « La raison du plus fort est toujours la
meilleure » : le pouvoir absolu peut à chaque instant édicter la règle la plus favorable à ses attentes, à ses désirs.
Évidemment, la forme limite n’est que très rarement réalisée : c’est dans les contes, dans la magie que le
pouvoir absolu, qui est un pouvoir magique, le pouvoir d’avoir tout tout de suite, est recherché. La magie la plus
ordinaire, la magie maléfique, celle qui consiste à planter le cœur d’une poupée à l’effigie de son ennemi, est,
comme on l’a toujours dit, une action à distance, mais c’est surtout une action qui annule le temps : la magie est
instantanéiste, elle n’attend pas, et la recherche d’un pouvoir absolu est la recherche du pouvoir de tout obtenir et
sur-le-champ.
On pourrait raccrocher cela à des travaux connus sur la psychologie de l’enfant ou à la psychanalyse :
l’instantanéité du désir suppose pour s’accomplir un pouvoir absolument arbitraire. Dans l’existence sociale
ordinaire, les situations de ce genre sont – j’allais dire grâce à Dieu – peu probables, peu observables, mais elles
sont la limite de situations ordinaires dans lesquelles les agents sociaux peuvent manipuler les chances
objectives. Un ministre peut ainsi décréter qu’il n’y aura pas trente agrégés mais soixante, ou l’inverse. Je prends
un exemple très simple et assez connu dans notre expérience, mais il y a des foules d’actions de pouvoir qui
consistent à transformer les probabilités objectives, comme dit Cournot, les chances objectives inscrites dans
l’objectivité qu’une chose arrive ou n’arrive pas.
La deuxième forme de pouvoir consiste à agir, non plus sur les probabilités objectives, mais sur ce que
Cournot appelle les probabilités subjectives 35, qu’on peut aussi appeler épistémiques, ou les anticipations
vécues. Elle peut donc transformer les aspirations. On voit tout de suite que ces deux types de pouvoir sont
profondément différenciés. Pour le dire rapidement et de façon provisoire, il y a, d’un côté, le pouvoir politique
réel efficace qui transforme les structures objectivement et, de l’autre, le pouvoir de type symbolique exercé par
des pouvoirs culturels (le pouvoir sacerdotal, le pouvoir intellectuel, etc.) qui, ne pouvant pas transformer les
chances objectives, peuvent transformer les rapports à ces chances objectives. Des exemples d’actions
symboliques typiques qui manipulent centralement les représentations subjectives sont le « Soyez réalistes,
demandez l’impossible ! » que l’on entendait en Mai 68 ou, au contraire, les exhortations au réalisme. C’est le
problème classique des appareils syndicaux que d’élever les aspirations (« Il faut y aller ! ») tout en les freinant :
un problème des appareils syndicaux est de jouer dans cette marge très étroite entre le sociologisme et
l’utopisme des deux possibilités ; il s’agit d’inciter les dominés dont les espérances subjectives tendent à être
objectivement ajustées aux chances objectives à élever leurs aspirations jusqu’au point où elles deviendraient
folles, périlleuses, utopistes, millénaristes, suicidaires. Un leader exerçant un pouvoir symbolique aura donc des
stratégies de manipulation de cette relation entre les chances et les espérances.
Le pouvoir de type 1 qui s’exerce sur les structures objectives d’aspiration peut déconcerter réellement les
attentes, comme on le voit avec certaines mesures politiques. Baisser l’âge de la retraite 36, par exemple, est une
action qui change très profondément les structures d’espérances et, du même coup, les représentations des
coupures entre jeunes et vieux 37. Il y a donc des manipulations des chances objectives qui ont, en extension, des
effets sociaux très largement supérieurs à leur effet apparent, par exemple parce qu’elles manipulent des limites
d’âge : l’accès au droit de vote et à la majorité à dix-huit ans 38. Supposons que l’on édicte des lois sur l’âge
normal au mariage : ce sont tous les rêves des jeunes filles qui peuvent être transformés.
Je l’ai dit de façon implicite : celui qui a le pouvoir d’agir sur les structures objectives agit aussi sur les
structures subjectives incorporées dans la mesure où les structures incorporées tendent à s’ajuster, avec des
délais, aux chances objectives. Autrement dit, quiconque agit sur les structures objectives agit par surcroît sur les
structures incorporées et transforme les représentations en transformant les structures par rapport auxquelles ces
représentations se constituent. L’inverse est moins vrai et l’on voit tout de suite que le pouvoir symbolique qui
agit sur les représentations est un pouvoir dominé en ce sens qu’il peut dire aux gens, comme le faisaient les
stoïciens : « Ajustez vos aspirations à vos chances » – amor fati. Fatum, c’est les chances objectives : ce qui nous
définit socialement. C’est une série de chances attachées à notre naissance, notre lieu socialement défini de
naissance pouvant être décrit par une série de probabilités. Des mesures politiques peuvent changer cela (« Il y a
un bâton de maréchal dans votre giberne 39 »), et de façon réelle si, par exemple, on édicte des quotas comme
ceux qui consistaient dans les pays d’Europe de l’Est à prendre dans tous les contingents x % de fils d’ouvriers.
On peut donc, en transformant les structures de chances objectives, toucher indirectement aux représentations
alors qu’inversement – et c’est ce qui fait que le pouvoir symbolique reste un pouvoir dominé – transformer les
aspirations ne peut conduire à transformer réellement les structures que dans la mesure où la représentation
transformée des chances conduit à une action transformée par rapport aux structures. Le pouvoir symbolique ne
peut transformer réellement les structures que par la mobilisation qu’il produit en rendant pensables des actions
tacitement exclues comme impensables, c’est-à-dire plus qu’impossibles. On saisit donc déjà ainsi une
différence importante entre les deux formes de pouvoir.
Cela dit, le pouvoir de type 1 qui agit sur les structures objectives montre sa supériorité, sa force
particulière en ce qu’il peut créer les conditions favorables à la réussite du pouvoir de type 2. La chose la plus
perverse dans des situations comme le camp de concentration est que la désorganisation totale des structures
objectives sur lesquelles peuvent s’appuyer les expectations engendre une sorte de démoralisation, dans tous les
sens du terme, qui crée le terrain le plus favorable pour toutes les manipulations exercées par le pouvoir de
type 2. Je le disais implicitement la dernière fois à propos du lien particulier entre les sous-prolétaires et les
mouvements de type millénariste qui sont des mouvements de type magique : quand rien n’est possible, tout est
possible et la déstructuration de toutes les expectations, de toutes les structures objectives du temps fournit une
base à des manipulations presque sans limites.
On s’interroge par exemple sur certains mouvements passés ou présents qui heurtent le rationalisme
politique auquel nous sommes accoutumés parce que nous sommes nés avec des mouvements sociaux d’un type
très particulier, et je pense à un très beau livre de Tilly sur la période 1830-1930 qui s’appelle Le Siècle des
rebelles 40. Tilly montre qu’un phénomène historique important qui passe souvent inaperçu est la codification, la
rationalisation du mouvement de rébellion. Il oppose, après Hobsbawm et Thompson 41, les révoltes de type
précapitaliste qui surgissent en général brutalement d’un effet économique immédiatement sensible, comme
l’augmentation du prix du pain (on annonce une augmentation du prix du pain et il y a une émeute) ou l’arrivée
des collecteurs d’impôt, aux formes de manifestation et de révolte qui se sont peu à peu construites au XIXe siècle
avec l’invention d’appareils professionnels nationaux capables d’organiser les mouvements à l’échelle nationale
et détenteurs de techniques rationnelles de mobilisation. La banderole, le calicot, le slogan constituent une série
d’inventions historiques qui contribuent à l’encadrement de la manifestation, au contrôle de ses limites. La
stratégie syndicale dont je parlais tout à l’heure d’élever les aspirations mais pas jusqu’au point où elles
deviendraient déraisonnables et détruiraient leur propre fin s’est incarnée dans l’institution du service d’ordre de
la CGT, chose qui ne s’est pas inventée en un jour. Ces inventions historiques donnent l’ambiguïté de la
manifestation de type moderne. La vision spontanéiste, c’est-à-dire magique, qui s’est développée dans le
mouvement gauchiste de 1968 oubliait que le contrôle de type stoïcien (« Ne demande pas l’impossible ») de ces
mouvements de type moderne est le produit d’une généalogie historique.
Si je reviens à mon propos, on voit que la politique en quelque sorte rationnelle qui se développe à partir de
mouvements organisés est devenue naturelle – on ne s’étonne plus par exemple de ce qu’une manifestation soit
annoncée pour une date déterminée, mais imaginez une émeute de la faim annoncée pour le 14 juillet : le
désordre lui-même est prévisible ; il est, comme on dit, « canalisé », contrôlé, il faut éviter les débordements.
Cela suppose des univers sociaux du type de ceux que j’ai décrits, c’est-à-dire des univers sociaux normaux, avec
des expectations, des chances objectives relativement constantes, des probabilités. On peut évaluer à l’avance le
nombre de manifestants et la statistique mesure avant et après. Le rôle de la statistique est très important : elle
devient une arme politique, elle est constamment là. Quand on regarde des émeutes iraniennes 42, par exemple, il
est vrai qu’on ne comprend pas, et je pense qu’un certain nombre de choses, de différences radicales entre des
manifestations contemporaines tiennent à ce que j’ai dit tout à l’heure : des univers où, pour des raisons
économiques ou politiques, les structures objectives d’expectation sont chahutées, où tout devient possible, sont
des terrains très favorables à une forme de manipulation du pouvoir de type 2 qui peut s’exercer pratiquement
sans limites. Ce sont des choses que le sens commun sait : les stratégies du désespoir sont les stratégies de gens
qui n’ont plus rien à perdre, qui sont au-delà de perdre ou gagner. Et du même coup tout devient possible ; la vie
elle-même peut cesser d’être un enjeu suprême.
Ces choses me semblent importantes pour comprendre certains faits historiques. Le pouvoir de type
symbolique manipule la représentation des chances et dit aux gens : « Vous avez plus de chances que vous ne
croyez », « Soyez raisonnables, ne demandez pas l’impossible », « Si vous demandez ça, vous ne l’obtiendrez
pas », ou bien « Si vous poussez la grève trop longtemps… ». Ces stratégies de manipulation s’exercent aussi
dans le système scolaire : « Tu ferais mieux d’aller dans un IUT, avec la fac de sciences tu vises trop haut. »
Évidemment, ces stratégies de manipulation de la représentation des chances contribuent à la logique objective
des chances : comme je le rappelle toujours, les structures ne déterminent jamais mécaniquement les conduites,
elles n’agissent que par la médiation de la représentation que les agents ont de ces structures, et manipuler la
représentation des structures, c’est-à-dire dans le cas particulier la représentation des chances, c’est donner une
petite chance d’échapper aux structures. S’il y a une part de liberté par rapport à l’effet des structures, c’est dans
la mesure où la représentation des structures est, dans certaines limites, manipulable, avec les effets
correspondants (ce qu’on appelle la « prise de conscience 43 », mot atroce qui a fait perdre cent ans à la
sociologie scientifique des représentations sociales), parce qu’une marge de liberté est laissée aux détenteurs du
pouvoir symbolique.

L’action symbolique

Ce pouvoir symbolique s’exerce par le discours, mais aussi par des actions d’un certain type. Par exemple, ce
qu’on appelle les « actions de provocation » montre que certaines limites dont il n’est pas pensable qu’elles
soient transgressées sont transgressables par le fait que quelqu’un les transgresse. L’une des actions les plus
typiques de Mai 68 était ainsi la transgression de limites inaperçues, comme dans le cas de l’étudiant s’adressant
au professeur en le tutoyant : une partie des frontières les plus puissantes, les frontières dont la transgression est
impensable, qui ne sont même pas perçues comme des frontières, se révélaient en tant que telles par le fait de la
transgression symbolique. Le passage symbolique d’une frontière est l’acte sacrilège par excellence. Il est
réservé en général au sacerdoce qui, en termes durkheimiens 44, est le détenteur du monopole de franchissement
de la frontière entre le sacré et le profane. Le sacrilège provocateur a une fonction libératrice parce qu’il fait voir
la frontière, puis la possibilité pratique de la transgresser : « Il a tutoyé le professeur, mais il n’en est pas mort,
on ne l’a pas tué, on ne l’a pas fusillé. » S’il faut insister sur ce pouvoir symbolique et sur la liberté qu’est cette
sorte d’effet d’analyse – qui n’a rien à voir avec la prise de conscience –, il faut aussi en voir les limites.
Une action symbolique, par exemple de transgression des limites, n’est pensable pour celui qui l’accomplit
et exemplaire pour ceux qui la regardent que si certaines conditions objectives sont remplies, la même
transgression pouvant conduire à l’asile ou au Panthéon. Pour qu’une conduite chahutant les probabilités
objectives ait une chance objective d’être reconnue comme légitime, raisonnable et applaudie, il faut que les
structures objectives soient dans un état d’incertitude objective qui favorise la possibilité d’une incertitude
subjective sur ces structures. Max Weber insiste sur le fait que le prophète est celui qui parle quand les autres
n’ont plus rien à dire, parce que tout le monde est coi devant le monde, son absurdité, son inconséquence, sa
catastrophe, ses cataclysmes, la famine, etc. Le prophète, le héros charismatique, lui, a encore quelque chose à
dire : « Nous avons traversé les déserts, nous trouverons une solution. » Cette capacité logo-thérapeutique du
prophète a été attestée par les travaux d’ethnologues, mais c’est seulement au moment où le sacerdoce s’est peu
à peu effondré que le type en haillons avec un bâton à la main arrive et parle.
On l’a vu en Mai 68 : on s’était amusé à faire les statistiques de personnes qui prenaient la parole
officiellement dans Le Monde. Pendant toute la période brûlante, on voit des noms d’inconnus et, à mesure que
l’ordre revient, les noms connus reviennent, pour dire qu’il ne s’est rien passé 45. C’est le rôle du sacerdoce que
de rétablir l’ordre symbolique et de dire : « Vous voyez, il y a eu un moment de folie collective, un
psychodrame 46, mais les structures objectives sont rétablies et tout revient dans l’ordre, c’est moi qui vous le
dis. » Si, comme je le disais la dernière fois, on peut toujours avoir l’impression que le travail symbolique ne
sert à rien, c’est que les conditions de réussite du pouvoir 2 sont tellement inscrites dans le pouvoir 1 qu’on peut
se dire : « Mais enfin, qu’est-ce qu’ils font ? Ils apprennent à nager aux poissons », observation qui vaut aussi
bien dans le cas de la parole de désordre que dans le cas de la parole d’ordre. Dans la période de désordre
objectif où les structures objectives sont chahutées, on n’entend plus la parole d’ordre. D’abord, elle ne peut plus
parler, elle est assassinée par l’indignation. Ensuite, même si elle criait, elle n’arriverait pas à se faire entendre.
Et inversement.
Pour autant, il n’est pas vrai qu’énoncer en mots ce qui peut être entendu et ce qui est dit autrement dans
l’objectivité, c’est ne rien faire. La mise en discours qui est le propre du pouvoir de type 2 est en quelque sorte la
réalisation complète, l’accomplissement social de ce qui se passe objectivement dans le social. Une situation de
crise – c’est la métaphore du bâton de maréchal dans les gibernes – peut se décrire comme une transformation
des structures de chances objectives : pendant un moment, tout devient possible, en tout cas l’impossible cesse
d’être aussi impossible que d’habitude. Dans les situations de type « révolutionnaire », aussi longtemps que les
transformations des structures des chances objectives ne sont pas accomplies dans un discours disant :
« Citoyens, le peuple, etc. », ces possibles sont moins possibles qu’ils ne le sont quand il est dit qu’ils sont
possibles. Inversement, la restauration de l’ordre va sans dire : dans l’ordre social normal que décrit Schütz,
lorsque je mets ma lettre dans la boîte aux lettres, je suppose qu’un facteur la triera et qu’un autre la portera
demain chez son destinataire 47.
Toutes ces hypothèses, je ne les formule même pas comme hypothèses. C’est moi en tant que savant qui les
constitue, parce qu’une propriété de ces hypothèses, de la doxa, c’est qu’elles n’ont même pas à se constituer : je
suis certain d’une certitude qui est au-delà de la certitude puisqu’elle n’a même pas à se dire. Mais dès qu’il y a
eu une crise et qu’a existé la possibilité qu’une lettre ne soit pas arrivée le lendemain, il est important que
quelqu’un dise que le courrier s’est rétabli. Ce n’est pas redondant : comme dit Mallarmé, ça ne fait pas
pléonasme avec le monde 48. Le symbolique est cette espèce de faux pléonasme qui contribue à
l’accomplissement.

Le rôle de réassurance de la règle

Pour prolonger, j’avais envie de revenir une seconde à Kafka parce qu’il est en plein dans ces questions. Je le dis
en deux mots : ce qui est bizarre et qui a été remarqué par l’un des commentateurs, Doležel 49, c’est que Kafka
produit une sorte de monde à l’envers. Si vous vous rappelez ce que je disais à propos du droit sur le nazisme et
ce que dit Weber sur le droit comme étant ce qui assure la prévisibilité, on devrait s’attendre que le tribunal soit
le lieu de la prévisibilité maximale, le lieu où les structures objectives d’expectation sont carrées, assises. Or,
chez Kafka, le tribunal est complètement imprévisible. Il se tient n’importe quand, il fait n’importe quoi, alors
que la banque, au contraire, est le lieu de la rationalité, du prévisible, du bien organisé 50. Le même
commentateur remarque que tous les noms associés au tribunal sont tabous, comme si tout cela était
innommable : les juges n’ont pas de nom, le fait qu’on fasse le portrait du juge mais qu’on ne sache pas qui il est
contribue à cette impression d’imprévisibilité 51.
On voit là le rôle de réassurance de la prévisibilité. Le monde social ne fonctionne pas seulement à la
régularité objective mais à la règle, même lorsque la règle ne fait que dire ce qu’il se passerait en l’absence de
règles. Il y a des foules de règles qui ne sont, je pense, que des flatus vocis, qui doublent une régularité qui
adviendrait de toute façon. C’est, je pense, une grande erreur des ethnologues que de croire que la règle agit.
Selon une magnifique phrase de Weber (je me rappelle l’avoir prononcée dans un séminaire à Princeton 52 et,
comme je n’avais pas dit qu’elle était de Weber, mes collègues y voyaient un trait de matérialisme avancé), on
n’obéit à la règle que lorsque l’intérêt à y obéir l’emporte sur l’intérêt à y désobéir 53. Cette proposition n’est pas
complètement vraie, mais il est important de l’avoir à l’esprit pour se poser la question. Très souvent, en effet,
quand ils découvrent une règle, les ethnologues pensent qu’ils tiennent une explication : « La règle veut que… »,
« Chez les Kabyles, on ne se marie pas le mardi », etc. En fait, il se peut que le principe ne soit pas du tout dans
la règle ou, en tout cas, que l’effet de la règle soit du type de celui que j’ai dit et que la règle redouble une
régularité. Je vous rappelle la distinction que j’avais faite entre la régularité (« Le train arrive régulièrement en
retard ») et la règle (« Il est de règle que le train arrive en retard ») 54. Si la règle a agi dans la mesure où il y a
une régularité qui est le fondement de son efficacité, il vaut mieux le savoir, pour ne pas arrêter l’analyse quand
on a trouvé la règle, par exemple quand il s’agit de règles de parenté. Deuxièmement, quand on a trouvé ce qu’on
croit être le principe objectif de la régularité, il ne faut pas non plus s’arrêter et dire : « La règle, c’est de
l’idéologie » – ce n’est pas simple la sociologie, surtout par les temps qui courent où on vit avec des dualismes
du type matérialisme/idéalisme.
La règle peut donc avoir pour effet de contribuer à l’efficacité de la régularité en énonçant la régularité ;
d’où les conduites que j’avais évoquées la dernière fois : les conduites qui consistent à se mettre en règle sont
l’illustration typique de la distinction entre la règle et la régularité. Nous le savons tous en pratique et les
sociologues mettent des années à découvrir des choses qu’ils savent en pratique depuis leur plus jeune âge (ce
qui ne veut pas dire qu’ils ne servent à rien parce que si on le sait en pratique, il est très difficile de l’expliciter).
Quand nous disons : « Ça ne coûte rien, mets-toi en règle », ou bien « Écris un mot à ta cousine », nous mettons
en œuvre quelque chose de ce type – « Il faut le faire de toute façon, ça ne coûte rien », mais ce petit rien qui ne
coûte rien transforme complètement le sens de l’action. Il n’est pas le principe de l’action mais la vérité de
l’action. Dans le monde social, la vie quotidienne est pleine de ces choses-là.
On rencontre ainsi le problème du droit : si on obéit à la règle dans la mesure où on a intérêt à lui obéir,
cela signifie-t-il que le droit ne sert à rien ? Pas du tout. Il est d’abord absurde de prendre le droit comme
principe explicatif des pratiques. Quand j’ai commencé en sociologie, j’appelais « juridisme » (des ethnologues
anglo-saxons parlaient, je crois, de « légalisme ») cette tendance à prendre le droit, la règle écrite, comme un
principe explicatif des pratiques 55. Mais s’il faut se garder de voir dans la règle explicite le principe des actions,
il ne faut pas tomber dans l’erreur symétrique et inverse qui consiste à dire que le droit ne sert à rien, qu’il est
une pure idéologie, une superstructure – toutes les âneries qu’on a l’habitude d’entendre. En fait, cette
superstructure agit précisément par le fait qu’elle transforme la nature de la réalité, qu’elle transforme
l’expérience et qu’elle bloque les représentations : si je pense que c’est la règle, j’entendrai beaucoup moins
celui qui viendra me dire : « Tu sais, ta sœur, si elle te plaît vraiment, etc. » [rires de la salle]. C’est très
important : une fonction capitale de la règle est d’assigner des limites à la manipulation des représentations des
chances objectives, et quand on s’affronte à une loi proprement constituée, on a affaire à plus forte partie que
lorsqu’on s’affronte à quelqu’un qui n’a que son sens éthique. C’est plus facile de discuter avec Sancho Panza,
avec Kadijustiz comme dit Weber, parce qu’on peut toujours mettre les deux sens de l’équité en contradiction :
« Tu dis qu’il faut couper [l’objet que se disputent deux personnes] en deux, mais si c’est un enfant, que vas-tu
faire 56 ? » Alors que le droit, c’est, comme le dit Weber, la rationalisation, c’est-à-dire deux millénaires de
travail juridique accumulé, de précédents. Tous les coups sont prévus et, du même coup, l’action charismatique,
disruptive, prophétique, négative, se heurte à des résistances très dures, surtout quand le droit est devenu une
structure incorporée et qu’il est devenu un esprit juridique qui existe.

Temps et exercice du pouvoir

Je finis avec un dernier thème que je vais simplement donner : le problème du rapport entre le temps et le
pouvoir. J’ai indiqué deux formes de pouvoir, mais j’ai laissé en suspens la question fondamentale du temps que
prend l’exercice du pouvoir. C’est, je pense, une question absolument capitale théoriquement. Le point de départ
de la réflexion que je vais vous livrer m’a été fourni par une remarque de Max Weber – je pense que c’est à
propos des problèmes du pouvoir politique –, selon laquelle le problème de l’accumulation initiale du pouvoir
politique serait le problème du temps : les notables n’apparaissent que quand il y a un tout petit peu de surplus et
que les gens ont du temps à distraire de leurs affaires personnelles, et Weber fait un rapprochement avec la
situation du doyen qui cesse de faire des recherches 57. Ce genre de rapprochement, peu fréquent dans la
littérature sociologique (parce que beaucoup de sociologues sont doyens ou pourraient l’être), est très important
parce qu’il fait voir qu’un problème, pour tout pouvoir, est que la gestion du pouvoir prend du temps.
On peut se poser la question, par exemple, pour les deux pouvoirs que j’ai distingués : la gestion du
pouvoir de type 1 et de type 2 est-elle plus ou moins longue ? Je vais vite parce que vous pourrez retraduire les
choses que je vous ai dites précédemment : moins le pouvoir est institutionnalisé, plus il faut l’exercer en
première personne, plus il faut payer de sa personne 58. J’avais opposé le pouvoir de type personnel,
précapitaliste, au pouvoir du délégué et l’une des solutions au problème de la gestion temporelle du pouvoir est
la délégation qui permet le don d’ubiquité : j’exerce le pouvoir par procuration et je peux être à la fois ici et
ailleurs si j’ai un plénipotentiaire qui donne l’omni-temporalité. J’avais dit que le pouvoir absolu, c’est le
pouvoir magique, c’est Dieu. J’ai fait en somme un grand commentaire sur la vieille phrase de Lagneau : « Le
temps est la marque de mon impuissance 59. » Je ne sais pas s’il voulait dire tout cela (je le précise, non pas pour
me faire valoir, mais pour dire qu’il ne pensait sûrement pas à ce genre de choses).
Le pouvoir donne la vicariance, des vicaires, des substituts et, donc, l’ubiquité, ce qui est le vieux rêve que,
selon Feuerbach, nous avons projeté en Dieu 60. Il donne l’omni-temporalité puisque je peux être ici et ailleurs.
Cela dit, tous les pouvoirs ne se prêtent pas également à cela et l’on voit que le pouvoir de type « capital
culturel », pour la simple raison que le capital culturel est incorporé, se délègue mal : le prophète peut
difficilement déléguer son pouvoir, ou alors quelqu’un le trahit, c’est Pierre 61, etc. Le prophète, quand il n’est
pas trahi (parce qu’un autre dit : « Mais pourquoi pas moi ? »), puisqu’il était l’auteur du message légitime, voit,
ce qui est pire, son message routinisé – ce que Weber appelle la « routinisation du charisme 62 ». Le pouvoir de
type bureaucratique est plus facile à déléguer.
Dernier point : la gestion du pouvoir prend inégalement du temps, selon le type de pouvoir et le type
d’objectivation du pouvoir : l’inscription dans des structures objectives, la délégation, etc. Par exemple, si
l’antinomie du doyen est venue à l’esprit de Weber, c’est que le monde universitaire repose en grande partie sur
le capital culturel qui est un capital incorporé et conserve une dimension personnelle, même quand il est
fortement bureaucratisé, qu’il s’inscrit dans des programmes, des dictionnaires, des obligations scolaires, etc. 63.
Les antinomies du temps se sentent donc particulièrement dans cet univers.
Une petite remarque finale. Je ne sais pas si je peux la formuler en deux phrases… J’hésite parce que ça va
être tellement simpliste que ce sera presque faux… Disons qu’une des antinomies du pouvoir, c’est que, son
exercice prenant du temps, les plus puissants tendent quand même à avoir moins de temps que les autres. Après,
on peut nuancer… Parce qu’une propriété évidente qui n’a jamais été dite, c’est que le temps ne s’accumule pas.
Il aurait fallu le dire en commençant ; c’est un axiome.

1. Sur la rupture qu’opère la revue Actes de la recherche en sciences sociales dans la présentation des résultats de recherche, voir le texte
qui ouvre le premier numéro : Pierre Bourdieu, « Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 1, 1975, p. 4-6.
2. Voir supra, p. 46, note 1.
3. Allusion à une réflexion d’Ésope que Jean de La Fontaine évoque ainsi dans « La vie d’Ésope le Phrygien » (Œuvres complètes, t. I,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991) : la langue est la « meilleure des choses » en ce qu’elle est « le lien de la vie civile,
la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison » et la pire en ce qu’elle est simultanément « la mère de tous les débats, la
nourrice des procès, la source des divisions et des guerres, [l’organe] de l’erreur et qui pis est, de la calomnie ».
4. P. Bourdieu pense aux travaux qui se sont développés après la Seconde Guerre mondiale et qui reposent sur l’analyse statistique des
tables de mobilité croisant la position sociale des hommes à celle de leurs pères. La Distinction comporte plusieurs passages critiques sur
cette tradition de recherche (voir notamment p. 145-146).
5. P. Bourdieu qui avait réfléchi, dans le cadre de ses recherches en Algérie, sur les effets du passage de l’oral à l’écrit (voir notamment
Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 311-313), publia aussi en 1979 dans sa collection « Le sens commun » la traduction
française d’un livre important sur la question : Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. Jean
Bazin et Alban Bensa, Paris, Minuit, 1979 [1977].
6. Quelques années avant ce cours avait été publiée dans « Le sens commun » la traduction d’un livre traitant de la distribution de la
compétence musicale dans des sociétés africaines et européennes : John Blacking, Le Sens musical, trad. Éric et Marika Blondel, Paris,
Minuit, 1980 [1973].
7. La formule (qui évoque ce que les économistes disent des « biens non rivaux ») ne se trouve sans doute pas telle quelle chez Spinoza. Un
rapprochement opéré dans La Distinction (op. cit., p. 251) entre l’« amour de l’art » et l’« amour intellectuel de Dieu » suggère que
P. Bourdieu a en tête le passage suivant : « Cet amour envers Dieu ne peut être gâté ni par une affection d’Envie ni par une affection de
Jalousie ; mais il est d’autant plus alimenté que nous imaginons plus d’hommes joints à Dieu par le même lien d’Amour. » (Baruch
Spinoza, Éthique, trad. Charles Appuhn, Paris, Garnier Flammarion, 1965 [1677], p. 320, proposition 20 de la partie « De potentia
intellectus seu de libertate humana ».)
8. Saussure voit par exemple dans la langue « un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même
communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble
d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse » (Ferdinand de Saussure, Cours de
linguistique générale, Paris, Payot, 1964, p. 30). Sur l’« illusion du communisme linguistique », voir P. Bourdieu, Langage et pouvoir
symbolique, op. cit., notamment p. 67-68.
9. P. Bourdieu évoquera de nouveau ces topoï sur la lecture dans l’avant-propos aux Règles de l’art, op. cit., p. 9-16.
10. Allusion probable aux travaux que P. Bourdieu avait consacrés à la culture dans les années 1960 et aux résistances qu’ils avaient pu
rencontrer.
11. Allusion à l’ouvrage collectif Louis Althusser et al., Lire Le Capital, Paris, Maspero, 1965. En 1975, P. Bourdieu avait publié « La lecture
de Marx ou quelques remarques critiques à propos de “Quelques remarques critiques à propos de Lire “Le Capital” », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 5, 1975, p. 65-79 ; repris sous le titre « Le discours d’importance », in Langage et pouvoir
symbolique, op. cit., p. 379-396.
12. Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Monique de Saint Martin, « Les étudiants et la langue d’enseignement », in Rapport
pédagogique et communication, Paris-La Haye, Mouton, 1965, p. 37-69.
13. P. Bourdieu évoque ici des travaux menés du temps où il enseignait deux jours par semaine à la Faculté des lettres de Lille (il fut en poste
à Lille de 1961 à 1964 et y avait notamment pour collègue le philosophe Éric Weil). Mrs. Malaprop est un personnage de la pièce The
Rivals (1775) du dramaturge et homme politique irlandais Richard Brinsley Sheridan, à l’origine du néologisme malapropism – « abus de
langage ».
14. Le premier proposait une série de phrases ; il était demandé de « souligner les mots qui vous sembleront employés de façon incorrecte
[…]. Certaines phrases peuvent ne contenir aucun terme employé mal à propos. […] Voici un exemple : “La science moderne prouve que
les phénomènes sont soumis à un déterminisme hasardeux”. […] Le mot “hasardeux” ne convient pas ici. » Le deuxième test se présente
ainsi : « Définissez, aussi rigoureusement que vous le pourrez, les termes suivants : Antinomie ; Cadastre ; Épistémologie ; Extension
(d’un concept) ; Manichéisme. »
15. La notion est en particulier utilisée dans Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Paris, Minuit, 1970.
16. Ces remarques sur les romans de Pierre Daninos sont développées dans Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux
de la photographie, Paris, Minuit, 1965, p. 100-101, et dans « Différences et distinctions », in Darras, Le Partage des bénéfices, Paris,
Minuit, 1966, p. 124-125.
17. Voir P. Bourdieu, Un art moyen, op. cit.
18. « Les instruments ne sont que des théories matérialisées. » (Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, Paris, PUF, 1975 [1934],
p. 16.)
19. Sur l’opposition entre appropriation matérielle et appropriation symbolique, voir La Distinction, op. cit., en particulier le chapitre « Le
sens de la distinction » (où les modes d’appropriation symbolique que développent les fractions riches surtout en capital culturel
apparaissent, au moins sous certains rapports, comme un substitut à l’appropriation matérielle permise par le capital économique).
20. P. Bourdieu avait développé des analyses en ce sens l’année précédente (voir Sociologie générale, vol. 1, leçon du 12 octobre 1982,
p. 230 sq.)
21. Ces allusions évoquent les remarques que P. Bourdieu formule dans La Distinction au sujet d’analyses de Jacques Derrida (La Distinction,
op. cit., section « Parerga et paralipomena », p. 578-583), ce dernier étant sans doute l’un des philosophes qu’il a ici en tête.
22. Daniel Dessert et Jean-Louis Journet, « Le lobby Colbert : un royaume ou une affaire de famille ? », Annales, vol. 30, no 6, 1975,
p. 1303-1336.
23. Le « capital constant » désigne chez Marx « la partie du capital qui se transforme en moyens de production, c’est-à-dire en matières
premières, matières auxiliaires et instruments de travail, [et qui] ne modifie donc pas la grandeur de sa valeur ». Le « capital variable »
correspond, lui, à « la partie du capital transformée en force de travail [qui] change, au contraire, de valeur dans le cours de la production.
Elle reproduit son propre équivalent et de plus un excédent, une plus-value qui peut elle-même varier et être plus ou moins grande ».
(Karl Marx, Le Capital, III, chap. 8, in Œuvres, t. I : Économie, op. cit., p. 762.)
24. P. Bourdieu avait déjà évoqué ce point (qu’il traite aussi dans La Distinction, op. cit., p. 348) dans le cours du 19 avril.
25. L’allusion concerne peut-être ce que Kenneth Arrow appelle simplement la « connaissance » dans l’article où il pose le principe du
learning by doing (« The economic implications of learning by doing », The Review of Economic Studies, vol. 29, no 3, 1962, p. 155-
173) et que P. Bourdieu cite en quelques autres endroits (Le Sens pratique, op. cit., p. 130 ; « Les trois états du capital culturel », art. cité,
p. 4). Arrow insiste notamment dans cet article sur le fait que la connaissance croît dans le temps et souligne le rôle de l’expérience dans
l’accroissement de la connaissance et de la productivité.
26. Sur ces points, voir la deuxième partie de P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, L’Amour de l’art, op. cit., p. 67-109.
27. Sur ces points, voir la leçon du 12 octobre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, p. 252 sq., et l’article ultérieur au cours, « Piété religieuse
et dévotion artistique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 105, 1994, p. 71-74.
28. M. Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, op. cit., comporte beaucoup de développements (par exemple sur la notion de
Beruf que Max Weber décrit comme un « produit de la Réforme » « proven[ant] des traductions de la Bible », p. 81-84) ou de notations
(« Luther lisait la Bible avec les lunettes propres à son état d’esprit », p. 95) sur ces points.
29. Voir P. Bourdieu, « La société traditionnelle. Attitude à l’égard du temps et conduite économique », art. cité.
30. Erving Goffman, qui propose une typologie des institutions totales, cite également les foyers de vieillards ou d’orphelins, les hôpitaux
psychiatriques, les établissements pénitentiaires, les navires, les forts coloniaux, etc. (E. Goffman, Asiles, op. cit., p. 46-47.)
31. En grec, le mot métanoïa (μετάνοια) désigne un changement de sentiment. P. Bourdieu l’emploie en référence aux usages religieux dont il
a fait l’objet et qui sont associés à l’idée de conversion.
32. Ce texte du VIe siècle entend définir l’organisation de la vie monastique. Il a connu, jusqu’à nos jours, une grande diffusion. Erving
Goffman s’y réfère à quelques reprises lorsqu’il analyse l’« univers du reclus » dans Asiles, op. cit.
33. M. Pollak, « Des mots qui tuent », art. cité.
34. À l’époque où le cours est prononcé, l’expérience de la caserne est familière à une grande partie de la population masculine, le service
militaire étant resté obligatoire en France jusqu’en 1997 (au début des années 1980, le gouvernement socialiste envisage, mais sans
passer à l’acte, de le réduire de moitié, en le ramenant à une durée de six mois).
35. Cournot attire l’attention sur « le double sens du mot de probabilité, qui tantôt se rapporte à une certaine mesure de nos connaissances, et
tantôt à une mesure de la possibilité des choses, indépendamment de la connaissance que nous en avons. […] C’est […] à la langue des
métaphysiciens que j’ai emprunté sans scrupule les deux épithètes d’objective et de subjective, […] pour distinguer radicalement les deux
acceptions du terme de probabilité » (Antoine-Augustin Cournot, Exposition de la théorie des chances et des probabilités, Paris, Vrin,
1984 [1843], p. 4-5). Il parle encore de « la distinction fondamentale entre les probabilités qui ont une existence objective, qui donnent la
mesure de la probabilité des choses, et les probabilités subjectives, relatives en partie à nos connaissances, en partie à notre ignorance,
variables d’une intelligence à une autre, selon leurs capacités et les données qui leur sont fournies » (ibid., p. 106), et mentionne que la
probabilité subjective « cessera d’exprimer un rapport subsistant réellement et objectivement entre les choses ; elle prendra un caractère
purement subjectif, et sera susceptible de varier d’un individu à un autre, selon la mesure de ses connaissances » (ibid., p. 288). Sur la
notion de probabilité, P. Bourdieu publiera plus tard dans sa collection « Liber » la traduction française de Ian Hacking, L’Émergence de
la probabilité, trad. Michel Dufour, Paris, Seuil, 2002 [1975].
36. L’âge légal de la retraite a été abaissé à soixante ans en 1982. C’est l’une des réformes sociales du gouvernement socialiste arrivé au
pouvoir en 1981.
37. Sur cette question, voir Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot » (1978), in Questions de sociologie, op. cit., p. 143-154.
38. La majorité civile et le droit de vote avaient été abaissés en France à dix-huit ans en 1974.
39. Voir supra, p. 200, note 1.
40. Charles Tilly, Louise Tilly et Richard Tilly, The Rebellious Century, 1830-1930, Cambridge, Harvard University Press, 1975.
41. Eric Hobsbawm, notamment Les Primitifs de la révolte, trad. Reginald Laars, Paris, Fayard, 1963 [1959], et L’Ère des révolutions,
trad. Françoise Braudel et Jean-Claude Pineau, Paris, Fayard, 1970 [1962] ; Edward E. Thompson, La Formation de la classe ouvrière
anglaise, trad. Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski, Marie-Noël Thibault, Paris, Gallimard-Seuil, 1988 ; rééd. « Points Essais », 2012.
42. P. Bourdieu a sans doute en tête les émeutes et les manifestations qui ont eu lieu en Iran en 1978 et qui ont contribué à la chute du shah et
à la prise du pouvoir par l’ayatollah Khomeiny.
43. La problématique de la « prise de conscience » et sa critique avaient été évoquées lors des années précédentes (voir Sociologie générale,
vol. 1, p. 107-110, p. 151).
44. Référence à l’importance que les analyses durkheimiennes de la religion accordent à l’opposition du sacré et du profane (É. Durkheim,
Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit.).
45. Sur l’analyse de mai 68, voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., chapitre « Le moment critique », p. 207-250.
46. Raymond Aron avait employé ce terme de « psychodrame » dans ses articles du Figaro de mai et juin 1968 (articles repris dans La
Révolution introuvable, Paris, Fayard, 1968).
47. Voir supra, p. 271-272.
48. Cette formule attribuée à Mallarmé (ici par Bourdieu et par d’autres auteurs) ne figure pas dans l’œuvre du poète, ni dans sa
Correspondance. Sans doute s’agit-il d’un propos rapporté ou prêté, tel qu’il en a circulé beaucoup à son sujet.
49. Lubomir Doležel, « Proper names, definite descriptions and intensional structure of Kafka’s “The Trial” », Poetics, vol. 12, no 6, p. 511-
526.
50. Ibid., p. 523.
51. « Quand Joseph K. demande à Titorelli le nom du juge dont le peintre a fait le portrait, Titorelli répond : “Das darf ich nicht sagen” (“Je
ne suis pas autorisé à vous le dire”). Cette réponse indique que les noms propres des juges sont tabous. [C’est que] la Cour dans Le
Procès est un monde aliéné, séparé, inconnu et inaccessible. » (Ibid., p. 523.)
52. Ce souvenir date sans doute de l’année universitaire 1972-1973 que P. Bourdieu passe à l’Institute for Advanced Studies de Princeton,
comme visiting member.
53. Peut-être P. Bourdieu pense-t-il aux endroits où Max Weber insiste sur le fait que les régularités sociales reposent moins souvent sur
l’obéissance à des normes ou à des coutumes que sur ce que les participants considèrent comme leurs « intérêts normaux » : « En tant
qu’ils agissent ainsi (c’est-à-dire que plus ils agissent de façon strictement rationnelle en finalité, plus ils réagissent de façon uniforme à
des situations données), il se produit des uniformités, des régularités et des continuités dans l’attitude et dans l’activité qui sont souvent
plus stables que lorsque l’activité se guide sur des normes et des devoirs qui valent effectivement pour un groupe d’hommes comme
“obligatoires”. » (Économie et société, t. I, op. cit., p. 62-63.)
54. Voir la leçon du 15 mars 1984, p. 115.
55. Voir P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., en particulier p. 314-319.
56. Références à la justice que Sancho Panza rend sur son île et au jugement de Salomon et, probablement, de façon générale, à une phrase
de Max Weber que P. Bourdieu connaissait sans doute de l’édition allemande ou anglaise d’Économie et société (« L’exemple parfait de ce
type d’administration rationnelle de la justice est la “kadi-justice” du “jugement de Salomon” tel qu’il est mis en pratique par le héros de
cette légende – et par Sancho Panza quand, d’aventure, il devient gouverneur. » Max Weber, Economy and Society. An Outline of
Interpretative Sociology, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1978, p. 845.) P. Bourdieu reviendra plus
longuement sur la kadi-justice, Sancho Panza et Salomon dans la leçon du 10 mai 1984, voir p. 374-379.
57. Le passage évoqué par P. Bourdieu est sans doute celui sur « L’administration des notables » (Économie et société, t. I, op. cit., p. 378-
379) : Weber y explique que les notables « peuvent vivre pour la politique sans devoir vivre d’elle » et fait un parallèle avec « la position
des recteurs qui […] administrent, à titre de fonction secondaire, les affaires universitaires ».
58. P. Bourdieu a développé ce point dans Le Sens pratique, op. cit., dans le chapitre sur les modes de domination (p. 209-232).
59. « L’étendue et le temps ne sont point séparables. Mais qu’est-ce dans notre perception que le temps ? Quand nous nous représentons
l’étendue dans les choses, nous nous représentons notre puissance sur les choses, c’est-à-dire le pouvoir que nous avons d’atteindre des
sensations qui actuellement nous manquent, et cela en passant par certains moyens ou intermédiaires. C’est donc la possibilité de
mouvement de moi qui n’est pas représenté par l’étendue. L’étendue est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon
impuissance. Il exprime la nécessité qui lie ces mouvements de moi à tous les autres mouvements de l’univers. » (Jules Lagneau, « Cours
sur la perception », in Célèbres leçons, Paris, PUF, 1964, p. 175-176.)
60. « Dieu est tout ce qu’est l’homme ; il a tout ce que l’homme possède, mais élevé à une puissance au-dessus de laquelle il n’y a rien. La
nature de Dieu n’est que la nature de la fantaisie réalisée. Dieu est un être sensible, mais délivré des bornes de la sensibilité, l’être sensible
infiniment. Et qu’est la fantaisie ? la sensibilité sans bornes ni mesure. Dieu est l’existence éternelle, c’est-à-dire dans tous les temps,
l’existence omniprésente, c’est-à-dire dans tous les lieux à la fois. Dieu est l’être omniscient, c’est-à-dire qui sait toutes les particularités,
tout ce qui est objet des sens, sans condition de temps et de lieu. » (Ludwig Feuerbach, Essence du christianisme, trad. Joseph Roy, Paris,
Lacroix & Cie., 1864, p. 257.)
61. Allusion à un épisode biblique où l’apôtre Pierre renie Jésus. Voir notamment Évangile de Luc, 12, 54-62.
62. M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., p. 326-336.
63. Sur le pouvoir et la gestion du temps dans le monde universitaire, voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit.
COURS DU 3 MAI 1984

Première heure (leçon) : Sartre et la « pensée de conserve ». – Penser le trivial. – La réappropriation du capital
culturel. – Aliénation générique et aliénation spécifique. – L’état institutionnalisé du capital culturel. –
Deuxième heure (séminaire) : la délégation et la représentation (1). – La relation de délégation. – La relation
de représentation. – La fable de la Société des agrégés.

Sartre et la « pensée de conserve »

Je m’étais arrêté [dans mon dernier cours] au moment où je décrivais un certain nombre de propriétés du capital
culturel à l’état objectivé et où je dégageais un certain nombre des problèmes que pose l’utilisation individuelle
ou collective de ce capital culturel objectivé. Et j’indiquais qu’une propriété de cet état du capital est que le
capital culturel objectivé ne peut fonctionner qu’à condition d’être en quelque sorte réactivé par des détenteurs
d’un capital culturel incorporé. Cette subordination, si l’on peut dire, du capital culturel objectivé à une
réappropriation a été discutée et même exploitée. Le discours sur le thème de « la lettre tue, l’esprit vivifie 1 »
résume ce point de vue, mais il a occulté les propriétés importantes du capital culturel objectivé que j’ai
développées. Comme il arrive très souvent, l’explicitation des propriétés d’une chose sociale est rendue difficile
par des obstacles sociaux et, dans ce cas, par les intérêts particuliers qu’ont les producteurs du discours sur le
monde social – en l’occurrence sur le capital culturel – à développer telle ou telle vision du monde social, du
capital culturel.
Par exemple, Sartre développe longuement, aux pages 47-50 du tome III de L’Idiot de la famille 2, ce thème
de « la lettre tue, l’esprit vivifie », c’est-à-dire les stéréotypes intellectuels sur les effets de l’objectivation du
capital culturel. Dans ce texte qui n’est pas ce qu’il a écrit de plus original, Sartre insiste sur le côté mort en
quelque sorte de cet ensemble très flou qu’il appelle à la suite de Hegel l’« Esprit objectif ». Par exemple, il
décrit cet Esprit objectif devenu chose, devenu réalité objective, comme « pensée minéralisée 3 » (p. 47) : c’est la
rechute en quelque sorte du soi transcendant irréductible à ses objectivations, c’est la rechute du pour-soi dans le
discours linéaire, dans la matérialité. Autre formule très sartrienne et très fausse : « pensée de conserve 4 »
(p. 49).
Sartre touche à quelque chose d’important : le capital objectivé se conserve et, d’une certaine façon, il
n’est pas faux de dire que l’écrit, par exemple, c’est de la pensée mise en conserve, mais c’est tout à fait autre
chose de le dire comme je le dis et de le dire comme le dit Sartre, qui dénonce au lieu d’énoncer – et très souvent
il suffit de ce phonème, c’est-à-dire de dénoncer plutôt que d’énoncer, pour ne pas voir ce que l’on dénonce.
Encore une fois, une difficulté en sociologie est que beaucoup des choses, même vraies, qui ont été dites l’ont été
sur le mode de la dénonciation plutôt que de l’énonciation, ce qui est une manière de les dire sans les dire, sans
savoir qu’on les dit et sans savoir ce qu’on dit. L’expression de « pensée de conserve » stigmatise, l’analogie
avec « boîte de conserve » fonctionnant tout de suite au niveau des connotations inconscientes : « pensée de
conserve », cela évoque « mass-media », « médiatisation », « mass mediatisation », bref tout un discours qui se
tenait dans l’univers intellectuel dans les années 1950 et qui consistait à dire que la massification de la pensée
passait par cette sorte de « pensée de conserve », cette pensée très fabriquée, mise en boîte, et en boîte
conditionnée que fournissent les moyens de communication modernes 5.
Cette dénonciation de la « pensée de conserve » cache une chose très importante que j’essaierai d’expliciter
plus tard : l’écrit, qui est la forme élémentaire de l’objectivation, est historiquement la condition de toute
capitalisation intellectuelle. Tant qu’on ne peut pas objectiver, c’est-à-dire conserver, mettre en conserve, il y a
des foules de choses qu’on ne peut pas faire avec la pensée. Il suffit de changer les mots, de s’exprimer de façon
non péjorative, pour que cette « pensée en conserve » apparaisse sous un jour favorable : c’est une pensée
conservée, une pensée réservée, une pensée thésaurisée, un trésor qui n’est cumulable qu’à condition qu’il y ait
des techniques simples de conservation. Il n’y aurait alors aucun scandale à dire que l’écriture est à la pensée ce
que la réfrigération moderne est aux biens de consommation. Il est vrai qu’on peut conserver presque
éternellement des biens qui étaient auparavant des denrées périssables et non transmissibles, ou transmissibles
avec cette déformation qui s’introduit dès le moment où le rapporteur d’un discours, par exemple, est porteur de
ce discours (ce serait la critique du témoignage qu’on pourrait alors reprendre dans un autre contexte).
J’anticipe un peu sur ce que je dirai après : on a toujours très mal lu la critique que Platon fait de la
poésie 6. C’est malheureusement un cas particulier d’un contresens généralisé sur les pensées antiques : lisant le
mot « poésie » comme s’il renvoyait à Mallarmé (ou plutôt, si vous pensez aux lecteurs de Platon, à François
Coppée), on pense toujours la condamnation de la poésie comme une condamnation du discours poétique. Selon
Havelock, un historien de la pensée américain qui a écrit un livre très important sur Platon 7, la dénonciation
platonicienne de la poésie ne s’adresse pas à cette poésie que nous connaissons mais à la poésie du poète
archaïque. Celui-ci, au fond, est un récitant improvisateur qui, faisant corps, en quelque sorte, avec ce qu’il dit,
ne peut pas savoir ce qu’il dit. Il n’a pas de pensée de conserve, il n’a pas l’écrit, il n’a pas devant lui ce texte
qu’on peut critiquer, sur lequel on peut revenir, qu’on peut relire et relire et qui donne la possibilité de trouver
des contradictions, de simultanéiser des choses qui sont dites successivement. Si nous arrivons si bien à faire
passer des contradictions dans la vie quotidienne, c’est parce que nous ne faisons pas au même moment des
choses contradictoires. L’écrit met l’exercice socratique, qui consiste à tenir en tête tout ce qui a été dit pour
mettre les moments successifs du discours en contradiction, à la portée du premier venu puisqu’il permet de
revenir en arrière (« Il disait ça et maintenant il dit ça : il y a une contradiction »). Ce que Platon dénonçait sous
le mot de poésie, ce n’est pas simplement ce qu’on a toujours retenu dans cette espèce de lecture moralisante que
Platon a très souvent autorisée, à savoir le fait que le poète dit n’importe quoi, qu’il n’est pas moral. Selon les
travaux de Havelock que je crois tout à fait fondés, ce que Platon condamnait historiquement, c’est le fait que,
dans la tradition des poésies orales, le poète est un mime.
La notion de mimèsis (μίμησις) [chez Platon et Aristote] serait de la même façon à repenser, comme la
notion de poièsis (ποίησις) ; si on entend mimèsis comme signifiant non pas « imitation » mais « mimique », ou
le « fait de mimer », on pense au mime plutôt qu’à quelqu’un qui imite – ce sont des problématiques XVIIe siècle.
Si l’on pense la mimèsis comme manière quasi corporelle de jouer ce qu’on est en train de dire, on voit bien que
Platon veut dire : « Vive la pensée de conserve ! » La pensée de conserve ou la pensée en conserve, c’est le
commencement de la logique, parce qu’on pourra soumettre ce discours insaisissable au contrôle de tiers, mais
aussi du locuteur lui-même. Le poète, lui, est pris, selon le thème platonicien de l’enthousiasme 8 qui, là aussi, a
été commenté de façon imaginative alors qu’il renvoie simplement au mime.
Aristote, si on le traduit mot à mot, a émis l’idée que l’homme est « le plus mimeur de tous les
animaux 9 » : c’est celui qui peut jouer corporellement in absentia de la chose ; il peut faire avec son corps (on
voit bien que, là, ce qui est en jeu, c’est le corps) quelque chose qui n’est pas là – par exemple, l’histoire
d’Achille, l’histoire de Patrocle –, mais, dans la mesure où son instrument d’expression est son corps (sa bouche
est une partie de son corps), il n’est pas à distance de son dire et, du même coup, il n’est pas à distance de ce
qu’il dit et il ne sait pas ce qu’il dit : il est en quelque sorte possédé – terme majeur – plus qu’il ne le possède. Ce
qu’il dit, il ne le produit pas vraiment au sens étymologique du mot « produire 10 », il ne le produit pas au jour,
devant lui, pour pouvoir le regarder, s’arrêter, revenir en arrière. Dans les sociétés sans écriture, le poète s’aide
d’instruments de musique, il scande ce qu’il va dire avant de commencer, il crée une espèce de rituel évocatoire
quasi magique pour que revienne l’inspiration – encore un mot du XIXe siècle qu’on projette sur les sociétés
archaïques – au sens de mémoire, mais aussi de présence corporelle à la chose racontée et en même temps au
public qui est là. Pour que tout cela revienne, il faut un travail corporel très différent de l’exercice du logicien,
du commentateur ou du lecteur en chambre qui analyse les effets, les comparaisons, les métaphores, les
enjambements, etc.
Cette analyse fait voir à quel point, quand nous ne nous méfions pas de ce que nous disons, les mots parlent
tout seuls, à notre place. À travers eux, c’est une espèce de doxa demi-savante (l’inspiration, etc.) que le système
scolaire véhicule. Pour arriver à dire un petit peu ce dont il s’agit vraiment dans le monde social, il faut démolir
cette espèce d’association d’idées savantes. Je reviens à Sartre. Il dit : « pensée minéralisée » (p. 47), « pensée de
conserve » (p. 49) ou « opacité à dépasser », ce qui est la retraduction sartrienne d’un lieu commun : la
« capacité à dépasser », c’est l’en-soi opaque, le pour-soi transcendant. On voit comment on peut toujours
habiller philosophiquement ou, ce qui est encore pire, habiter philosophiquement un lieu commun. Autre
formule formidable : « L’idée écrite, c’est-à-dire chosifiée 11. » « Chosifiée » est un très bon mot, mais vous
pouvez aussi bien entendre « réifiée » ou « objectivée », ce qui n’est pas la même chose. Cela ne veut pas dire –
je poserai le problème – que le danger, la probabilité ou la possibilité de la réification ne soit pas engagée dans
toute objectivation. Il est quand même important de penser de manière plus complexe et un peu plus dialectique
et de se demander ce qui est impliqué dans l’objectivation, ce que l’objectivation rend possible. Mais comme
nous sommes dans une société de l’objectivation, comme nous naissons au milieu des livres (surtout Sartre – il a
eu la bonne foi de le dire, c’est son plus grand mérite 12), l’objectivation va de soi. L’épochè du livre, l’idée de ce
que peut être un monde sans livres, un monde où la mémoire est strictement orale, est sûrement la plus difficile
pour quelqu’un qui, comme Sartre, est né dans les livres. Du même coup, les propriétés de l’objectivation sont
occultées au profit des propriétés de la chosification ou de la réification, c’est-à-dire de l’aliénation du sujet
parlant dans la chose dite – c’est ce que signifie « la lettre tue ». Tout cela se trouve à la page 49.
Finalement, le thème de « la lettre tue, l’esprit vivifie » est un vieux topo parce que Sartre, comme tout le
monde, est passé par l’école des topos et les topos d’école. « La lettre tue, l’esprit vivifie » est peut-être un vieux
topo sur lequel il a disserté dans son adolescence : il avait l’air de quelqu’un qui pense et on s’aperçoit qu’il
racontait des topos. Cela peut arriver à tout le monde – y compris au sujet parlant que vous écoutez en ce
moment –, mais je pense qu’il est important d’essayer de mettre l’accent sur ces propensions de la pensée qui se
croit libérée.

Penser le trivial

Il y a une règle de la vigilance, en particulier de la vigilance épistémologique, qui peut s’énoncer de façon
plaisante : de même qu’il n’y a que les imbéciles qui font les malins, c’est toujours quand la pensée se pense très
libre qu’elle est le plus exposée à être masquée à elle-même. C’est, par exemple, quand on fait le coup du doute
radical qu’on est dans le préjugé philosophique par excellence qui consiste à identifier le doute radical à l’acte
philosophique. On est alors émerveillé quand Wittgenstein au XXe siècle, trois siècles après le coup cartésien, ose
dire : « Mais qu’est-ce que c’est que ce coup ? Est-ce qu’il ne faudrait pas mettre en doute le doute ? » (Leibniz
l’avait fait avant, mais c’était passé inaperçu comme beaucoup de coups qu’avait faits Leibniz 13). Il y a une très
belle page de Wittgenstein sur ce doute radical identifié à l’acte philosophique 14 : c’est tellement consubstantiel
à l’acte philosophique que, quand on est immergé dans la tradition savante de la liberté philosophique, on ne
peut pas se sentir plus libre que quand on reproduit ce coup libérateur. Mais le piège est précisément dans une
tradition de discipline qui, comme toutes les traditions, se fait oublier en tant que tradition et s’impose avec
l’illusion de la liberté.
Je voulais dire cela parce que très souvent, en sciences sociales, un acquis scientifique qui a demandé
beaucoup de peine à être acquis paraît évident, quand on le propose sans dramatiser la chose et sans préciser ce
qu’il remplace. Ainsi, quand je disais les fois précédentes que, pour se réapproprier le capital objectivé dans un
livre, il faut un agent doté d’un capital incorporé capable de se réapproprier le capital objectivé, vous avez dû
l’admettre, ou alors vous dire : « Est-ce que ça vaut la peine d’en faire toute une affaire ? Est-ce qu’il ne nous dit
pas simplement qu’il faut des lecteurs pour que les livres fonctionnent en tant que livres et soient appropriés de
manière spécifique ? » Ce n’est pas tout à fait aussi simple parce qu’on peut aussitôt enfiler toutes les perles de
l’idéologie de la lecture sur laquelle repose une partie importante de l’enseignement littéraire, toutes ces choses
pouvant se faire dans la tête de celui qui entend ou dans la tête de celui qui pense sans qu’il y ait pensé. C’est
pourquoi il faut revenir à ces évidences triviales.
Après avoir dit des méchancetés sur les philosophes, on pourrait dire qu’au fond deux des plus grands
philosophes de l’époque moderne ont dit la même chose : Husserl disait que penser correctement, c’est, très
souvent, repenser les trivialités 15, et Wittgenstein a passé sa vie à dire que, pour penser les choses simples, il
faut repenser simplement les choses faussement complexes. En sociologie, il faut le faire tout le temps et, s’il y
a un univers où il ne faut pas avoir peur d’être trivial, c’est la sociologie. Si la sociologie est si rare, c’est parce
qu’il est socialement très trivial de penser vraiment sur les choses sociales.

La réappropriation du capital culturel

Cette parenthèse étant faite, je reviens au capital objectivé : il est, d’une certaine façon, lettre morte, il ne peut
être « réactivé » – mot husserlien 16 – qu’à condition d’être réapproprié activement par un agent social doté des
instruments spécifiques de réappropriation : pour se réapproprier l’œuvre culturelle, il faut avoir le capital
spécifique convenable. « Réactivé » et « réapproprié » sont deux mots différents et ils conduisent à deux pistes :
« réactivé » ramène chez Sartre – « La lettre tue, l’esprit vivifie » – alors que « réapproprié » représente un
progrès en rappelant que la lecture, par exemple, est un acte d’appropriation qui suppose une propriété, une
possession spécifique. Dans ce simple mot est nié le mythe, que j’évoquais la dernière fois, du communisme
linguistique et culturel selon lequel la culture est à tout le monde : le capital culturel objectivé est à ceux qui ont
les moyens de se l’approprier et la distribution de la culture appropriée sera proportionnelle, homologue, à la
distribution des instruments d’appropriation.
Si l’on prolonge ce que je viens de dire sur l’un des terrains où l’illusion du communisme est le plus forte,
celui de la langue, on voit tomber des pans entiers d’idées reçues, comme le thème que j’évoquais la dernière
fois chez Saussure de « la langue comme trésor ». Une propriété du capital culturel à l’état objectivé, que Popper
par exemple a très bien vue 17, est qu’il se présente devant les agents sociaux avec les apparences de la réalité
objective : il se présente comme un monde, une sorte d’univers autonome et cohérent qui tend à exister par lui-
même. Bien qu’il soit le produit de l’action historique, c’est un monde qui a sa propre loi, transcendante aux
volontés individuelles. C’est évident dans le cas des sciences : on ne fait pas ce qu’on veut avec ce monde ; il a
une force objective qui peut être vécue comme une sorte de force intrinsèque des idées vraies, dans le langage de
Spinoza 18. Une force objective de ce capital culturel objectivé s’impose à chacun de ceux qui l’affrontent dans
cette culture, mais aussi à la collectivité. Au fond, l’existence d’un capital culturel objectivé engendre très
naturellement une idéologie de l’auto-production ou auto-reproduction de la culture. Des phrases du type « La
science avance » ou « Le progrès scientifique… » suggèrent ainsi un monde qui a ses lois, un cosmos analogue
au cosmos économique dont parle Weber (le cosmos économique a ses lois et, comme le dit Weber, celui qui
veut transgresser les lois de l’économie se retrouve au chômage s’il est travailleur et en faillite s’il est
entrepreneur 19). Le capital culturel objectivé est un monde de ce type : c’est une sorte d’économie des
productions culturelles qui va motu proprio, avec sa force propre, automatiquement et qui se développe – il y a
en effet toutes les métaphores organicistes : il « se développe », « s’accroît », « progresse », etc. La philosophie
spontanée de l’histoire des choses culturelles est une espèce d’hégélianisme mou.
Dans une conférence publiée en petit livre 20, Gombrich essaie de décrire ce sous-hégélianisme qui
imprègne les sciences sociales, et en particulier les sciences historiques des œuvres (notamment artistiques), et
qui réduit l’hégélianisme à deux dimensions. Il y a d’abord le thème du Zeitgeist [l’esprit commun à une
époque], c’est-à-dire l’unité des œuvres culturelles d’une même société. Sur la couverture du livre [de l’édition
originale (Oxford University Press, 1969)], un cercle est divisé en quartiers qui représentent, chacun, une
dimension de cette culture (science, art, etc.), pour objectiver cette représentation confuse que nous avons : tout
se tient dans une époque. Gombrich montre comment cette idée (qui est déjà une erreur de haut niveau) hante en
particulier un type d’histoire de l’art. Il montre que même Panofsky, qui est l’un des moins suspects de confusion
intellectuelle, cherche des correspondances entre les arts, entre les arts et les sciences, entre la philosophie et
l’histoire, etc. C’est la première dimension de la philosophie spontanée de l’histoire que je rattache donc à
l’existence de capital culturel objectivé.
La deuxième serait l’idée d’une histoire autotélique, c’est-à-dire posant ses propres fins et s’orientant de sa
propre dynamique vers ses propres fins. Cette illusion selon laquelle le monde culturel marche tout seul se
retrouve chez des gens très différents : chez Popper, par exemple, comme chez Althusser. Il y aurait un ordre de
la science qui renfermerait son propre développement, le mot « développement » pouvant être pris au sens où on
« développe une formule mathématique », ou sur le mode de la reproduction élargie, au sens
d’« accroissement », de « dépassement », etc. Mais ces deux illusions sont très fortement liées à l’existence du
capital culturel objectivé et elles partagent une sorte de réalisme de l’intelligible, de réification de l’intelligible.
On pourrait dire que cette illusion est au capital culturel ce que le fétichisme de la marchandise est au capital
économique, si on voulait faire l’analogie – mais j’annule cette comparaison juste après l’avoir formulée. C’est
l’illusion d’une histoire des idées sans agent, d’une histoire de la littérature ou de l’art sans artiste, sans
philosophe, sans agent et sans espace.
À mon sens, cette histoire des idées autonome et automobile s’enracine dans l’existence de bibliothèques et
on aboutit à une sorte de vision parthénogénétique des idées qui s’exprime dans des formules du type « l’art
imite l’art » ou « comprendre un philosophe, c’est comprendre le philosophe auquel il s’est opposé », ce qui
n’est évidemment pas faux : je ne reviens pas sur ce point que j’ai longuement développé, mais on ne peut pas
comprendre le mouvement des idées, surtout à partir du moment où le champ est autonome, sans supposer que
les producteurs d’idées se réfèrent aux idées des autres producteurs d’idées. Les idées sont évidemment très
importantes dans l’histoire des idées, mais la vision automobile de l’histoire des idées contient une erreur
dangereuse parce qu’elle oublie ce que j’ai dit tout à l’heure sur le mode de la trivialité : il n’y a de vie, de
choses objectivées – en ce sens, il n’est pas faux que « la lettre tue, l’esprit vivifie » – que si quelqu’un les fait
revivre, les réactive, mais qui va les réactiver sinon les agents sociaux ? Les idées ne vont pas se mettre à se
battre entre elles, elles ne se feront rien les unes aux autres : elles sont réactivées par les agents sociaux et
redeviennent ainsi, tout en restant des idées, des stratégies dans des luttes historiques ; elles vont toujours
fonctionner sur le double registre du rapport entre les idées (« L’idée de X contredit celle de Y ») et de la lutte
sociale, de la stratégie (« X veut être plus fort que Y », « X veut prendre la place de Y » ou « X veut réfuter, au
sens de l’annuler, Y »). La formule plate, triviale que j’énonçais tout à l’heure (« Pour fonctionner, le capital
culturel objectivé doit être subordonné à une réappropriation ») cachait donc quelque chose de très important qui
conduit, d’une certaine façon, à mettre en question une manière de faire l’histoire de la philosophie, de l’art, des
sciences, cette illusion étant particulièrement probable dans le cas de l’histoire des sciences.
Maintenant, je crois que, comme toujours, il faut voir les choses dans leur complexité et que, en
l’occurrence, l’illusion de la parthénogenèse théorique est bien fondée. (En sciences sociales, chaque fois qu’on
découvre une illusion – Hegel disait « L’illusion n’est pas illusoire 21 » –, il faut se demander pourquoi cette
illusion bien réelle, en tant qu’illusion, n’apparaît pas comme illusion, fonctionne réellement comme monnaie
illusoire.) Par ses propriétés, le capital culturel objectivé se présente comme autonome. Chacun sait qu’à un
certain moment des problèmes sont dans l’air et que les trois ou quatre mathématiciens qui peuvent en trouver la
solution ne peuvent la trouver que parce que le problème n’existe pour eux qu’en tant que problème et parce que
la solution est en quelque sorte contenue dans le problème. C’est une banalité répétée par les universitaires : une
fois compris, le problème est à moitié résolu ; en sciences, savoir qu’il y a un problème est déjà une information
très importante.
L’hagiographie, la mythologie du savant ou de l’artiste-créateur ex nihilo exploite dans le mauvais sens ces
données objectives, mais il faut les reprendre pour rendre compte de la possibilité de cette exploitation
idéologique ; elles font partie des propriétés réelles de l’espace dans lequel se produisent les idées. Si une
histoire des idées sans agent et sans espace de production est un fantôme, une histoire des idées qui se réduirait à
l’histoire de l’espace de production sans faire intervenir l’espace des idées comme espace structurant les
possibles de tous les agents dans l’espace de production serait aussi bête. (Il s’agit d’une loi sociale : si la pensée
dualiste est si fréquente dans toutes les sociétés – pas seulement chez les Bororo 22, mais aussi dans les
dissertations –, c’est parce qu’on pense par couples antagonistes. Ainsi, le couple « individu/société » est l’un
des plus payants pour dire des platitudes alors qu’il me semble que toute sociologie digne de ce nom commence
par le faire voler en éclats.)
Devant cette réalité extrêmement complexe, il faut mettre en question l’idée d’un espace, d’un Esprit
objectif ayant en lui-même sa dynamique et sa logique, et en même temps voir que l’existence d’un espace
culturel objectivé, de bibliothèques, fonde l’apparence d’un espace objectif de ce type et même la réalité de ce
qu’est la pratique de ces agents qu’il faut réintroduire pour comprendre que le monde des idées objectivées
change. Les agents sociaux ne s’affrontent pas à des bibliothèques mais à d’autres agents sociaux qui sont des
bibliothèques… (Cette analyse fait voir la difficulté : il faut sans arrêt frôler les trivialités, les mettre à distance
et ne pas être satisfait quand on a écarté une trivialité parce qu’elle contient, par exemple, le principe de
l’explication de l’erreur qu’on va combattre.)
Développer ce qui est impliqué dans l’idée que le capital culturel peut exister à l’état objectivé, c’est-à-dire
d’une manière indépendante des agents sociaux et transcendante aux agents sociaux, c’est découvrir en quelque
sorte la potentialité d’une aliénation culturelle qui n’est pas simplement l’aliénation de ceux qui, étant
dépossédés des instruments d’appropriation, sont dépossédés de la possibilité de s’approprier la culture
objectivée et sont même dépossédés de leur dépossession. (Une propriété spectaculaire du capital culturel, c’est
que la dépossession n’implique pas la conscience de la dépossession, cette proposition pouvant presque être
élargie au capital économique, même si la privation absolue ne peut pas ne pas s’apercevoir un tant soit peu –
quoique le problème des sous-prolétaires que j’ai abordé 23 montre que les choses ne sont pas si simples…) Un
paradoxe, dans le cas du capital culturel, est que la dépossession ne s’accompagne pas de la conscience de la
dépossession.
Cela, encore une fois, a toujours été énoncé par les hommes cultivés, mais sur le mode « Faut-il être
bête… », c’est-à-dire sur le thème de la bêtise (voir Bouvard et Pécuchet : ce serait long à développer mais il y
aurait une analyse précise à faire du rapport au suffrage universel ou à la démocratie et de l’éloge du mandarinat
par Flaubert 24, à partir des échanges entre Flaubert et Taine au moment où Flaubert écrivait Bouvard et Pécuchet
et Taine son essai sur l’histoire contemporaine qui était une espèce de dénonciation de toutes les tares de la
démocratie 25). La dénonciation de l’inculture ou de la dépossession de la culture comme bêtise, avec tout ce que
le changement de connotation implique (la bêtise, la bestialité, la vénalité et tous les vices qui s’ensuivent), est
un constat qui s’annule en tant que constat : c’est une manière pour les gens cultivés de dire de manière déniée le
fait fondamental de l’appropriation culturelle. Si l’on recourt au langage adéquat que permet, me semble-t-il,
l’utilisation de ce concept neutre, informe, froid de « capital culturel à l’état objectivé », on dira : « Des savoirs,
des méthodes, des systèmes, des modes de pensée, des formules mathématiques, des formules de politesse, bref
tout ce qu’on peut mettre dans la culture, existent à l’état objectivé dans les livres, etc., et ne peuvent être
appropriés que par ceux qui ont les instruments d’appropriation. » Et – mais je laisse ce point de côté – c’est
dans la famille, à l’école, etc., qu’on peut acquérir ces instruments d’appropriation.
Aliénation générique et aliénation spécifique

Mais ces instruments d’appropriation étant inégalement répartis, l’accès à ce capital culturel objectivé va être
inégal. Du même coup, on ne peut pas parler de l’aliénation générique que décrivait Sartre. Quand Sartre dit :
« La lettre tue, l’esprit vivifie », quand il dit que la pensée objectivée est une pensée minéralisée, une pensée de
conserve, il dénonce une aliénation générique, il décrit un invariant de l’humanité. En sociologie, les phrases qui
valent pour tout homme, avec une sorte de quantificateur universel en facteur, comme celles qui commencent
par « L’homme… », sont très difficiles à écrire. La philosophie, elle, fait très souvent des analyses d’essence et
les analyses dans la tradition phénoménologique où se situe Sartre prétendent à la validation universelle puisque,
soumises à l’épochè, elles sont non justiciables d’une relativisation historique, non insérées dans l’histoire, etc.
Sartre pense proposer une description de l’effet universel anthropologique, une anthropologie de l’objectivation,
alors qu’une sociologie de l’objectivation dissout cet invariant. L’anthropologie de l’objectivation n’est pas sans
intérêt. Sans doute ces analyses d’essence sont-elles extrêmement dangereuses pour toutes les raisons que j’ai
dites. Mais, lorsqu’on les remet à leur place – avec ce que ça a de méchant –, elles permettent de voir qu’il y a
problème. Ici, on pourrait ne pas voir qu’il y a problème et l’analyse d’essence fait voir que, d’une certaine
façon, la pensée, quand elle s’objective, échappe à son propre locuteur. Il y a donc quelque chose de
transhistorique : toute objectivation enferme universellement la potentialité de l’aliénation ; c’est ce qu’on peut
appeler l’aliénation générique.
(La tendance à substituer des aliénations génériques à des aliénations spécifiques est un grand malentendu,
à la fois politique et scientifique. Je fais une petite parenthèse. Quand on oppose les aliénations de type sexuel
dont parle la psychanalyse aux aliénations que décrit la sociologie, on quitte le terrain de l’aliénation spécifique
pour passer sur le terrain de l’aliénation générique. C’est une vieille stratégie, celle des vers célèbres de
Malherbe : « La mort aussi frappe à la porte des rois », « nous sommes tous mortels 26 ». C’est là l’aliénation la
plus générique – et c’est la définition même du syllogisme « Socrate est un homme, etc. 27 » – qui relève de
l’anthropologique, de l’universel. Le sociologue va dire tout de suite qu’« on est tous mortels, mais pas de la
même façon », qu’on ne meurt pas au même âge, de la même manière, ni dans les mêmes occasions, etc. C’est
pour cela que le sociologue est tellement énervant : au fond, l’anthropologique est tellement mieux, tellement
plus rassurant, tellement plus universel – tout le monde aime l’universel : je crois que c’est une proposition
anthropologique qu’on peut formuler…)
Peut-on faire une proposition universelle du fait que lorsqu’on dit quelque chose, c’est verba volant, ça
s’en va, alors que quand les choses sont écrites, elles restent ? En fait, cela dépend de qui parle – il y a des gens
dont la parole est plus durable que l’airain – et de qui écrit. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas interroger ces
tendances inhérentes, mais il faut les interroger avec l’arrière-pensée que j’ai introduite : il y a dans
l’objectivation une potentialité universelle anthropologique (pour donner un nom à ces espèces de lois
anthropologiques…) de réification au sens où objectivation et réification sont les deux faces du même
phénomène et où les profits de l’objectivation sont toujours exposés à être payés d’un coût de réification – c’est
une belle formule.
Ayant posé cela, on peut se demander dans quelles conditions sociales fonctionne l’objectivation. Quelles
sont les conditions de la réappropriation ? Comment sont-elles socialement réparties ? Quelles en sont les
conditions économiques et sociales d’acquisition ? On voit que cette sorte de potentialité universelle d’aliénation
qui est inscrite dans toute objectivation se transforme en une structure différentielle de chances d’aliénation.
On pourrait retraduire cela à propos de la langue, la langue ayant été le type par excellence d’objet culturel
à propos duquel les théories du développement autotélique, automobile, autodynamique se sont le plus
développées : dans Saussure, on peut lire une forme d’hégélianisme. Ce serait trop long de vous raconter le
Cours de linguistique générale quoique ce ne serait pas trop inutile parce qu’il y a une structure qui passe
presque toujours inaperçue : il y a un ordre des raisons de Saussure comme il y a un ordre des raisons de
Descartes, et quand on dissocie les moments du discours de Saussure de l’ordre des raisons, c’est comme si on
prenait le Dieu de Descartes sans être passé par le doute, et c’est ce qu’on a beaucoup fait dans les années 1960
avec les translittérations automatiques et mécaniques de Saussure (en sémiologie, par exemple).
Saussure se pose la question de la construction de la langue en tant qu’objet autonome. Il veut la constituer
en tant que telle contre toutes les autres formes de construction. Le rapport entre la langue et la géographie est
l’une des questions qu’il pose : les limites des langues sont-elles dans la géographie 28 ? Il aurait pu se demander
aussi si elles ne sont pas dans l’histoire de l’État, etc. Il définit alors – vous pourrez vous reporter au texte – une
extraordinaire philosophie de l’histoire de la langue : pour le dire de façon un peu métaphorique, la langue est, à
ses yeux, comme une sorte de glacier qui s’avance et s’arrête lorsqu’il n’a plus d’énergie. La langue définit en
quelque sorte elle-même ses propres limites : ce n’est pas la géographie qui délimite la langue, mais la langue
qui définit sa géographie, son aire. Il y a une philosophie de l’histoire : la langue est autonome, elle fonctionne
elle-même, elle se reproduit, elle existe indépendamment des locuteurs qui ne sont en quelque sorte que des
exécutants. Ils sont là parce que, s’il y a le problème de la parole, il faut que la langue soit parlée. Là, on est en
plein dans le sujet dont je traite : on ne parle la langue que si on la connaît. Mais on ne sait pas trop en lisant
Saussure comment on la connaît. La question ne se pose pas. Si Saussure a tellement plu, c’est qu’il a une pensée
totalement non génétique ; or la pensée génétique déplaît profondément à la pensée de type philosophique. Pour
Saussure, la langue existe par elle-même, elle se donne ses propres lois, ses propres limites et ses lois
transcendantes aux volontés individuelles sont à la fois des lois de fonctionnement et des lois de développement.
Du même coup, elle est décrite comme un univers qui existe au-delà et par-delà les agents sociaux, et la question
des conditions de subsistance et de persistance de cet univers n’est pas posée. (Un problème de changement
affleure tout de même un petit peu : le changement vient-il de la langue ou de la parole ? Je parle de Saussure de
cette manière qui peut donner l’impression d’être extérieure et arbitraire, c’est-à-dire autoritaire, parce que ce
n’est pas indispensable à mon propos et en demandant la confiance, mais je pourrais faire, avec des textes, la
démonstration précise de ce que je dis de façon un petit peu simple.)
Poser le problème de la langue dans ces termes, c’est renforcer l’image d’un univers auto-suffisant et auto-
engendré. C’est exclure la question des conditions du fonctionnement de la langue et faire oublier que les
ressources linguistiques à l’état objectivé – dans les dictionnaires, dans les grammaires, dans la littérature, etc. –
n’existent et ne subsistent, comme capital matériellement et symboliquement actif, efficace, « vivant », que dans
la mesure où elles sont appropriées par des agents, en fonction de leur capacité d’appropriation, de leur capital
linguistique incorporé, et où, du même coup, elles sont engagées comme des armes et des enjeux dans des luttes
dont les champs de production culturelle ou, simplement, les échanges symboliques quotidiens sont le lieu. Du
même coup, l’aliénation culturelle qui est liée à l’objectivation n’est pas une sorte d’aliénation générique. Pour
tenir ensemble les deux moments, on pourrait dire que la possibilité générique de l’aliénation qui est inscrite
dans tout processus d’objectivation n’existe historiquement et socialement que sous forme de possibilité
spécifique réalisée d’aliénations différentielles, différenciées selon la possession de capital culturel à l’état
incorporé. Cette possession est elle-même liée à des choses telles que la possession d’un capital économique, de
temps libre, etc. Voilà donc l’analyse que je voulais faire pour montrer qu’à partir d’une proposition triviale,
banale, et par une série de mises au jour, on peut arriver à des choses moins banales ; il faudrait les prolonger.

L’état institutionnalisé du capital culturel

J’en viens maintenant au troisième état du capital culturel que j’appelais institutionnalisé. On pourrait dire que
l’état institutionnalisé est une forme de l’état objectivé, mais je pense qu’il vaut mieux le distinguer et y voir une
spécification de l’état objectivé. Le titre scolaire est l’exemple par excellence de l’objectivation institutionnelle
du capital culturel. Il représente une forme objectivée de capital culturel qui n’est pas à mettre dans le même sac
qu’un livre… Il est une objectivation, mais en un sens différent. Le capital culturel institutionnalisé est du
capital incorporé garanti. C’est une garantie objective de la propriété d’un capital culturel incorporé. Cela dit, et
c’est important, cette garantie socialement valide n’implique pas une garantie techniquement valide. Disons que
ce n’est pas complètement indépendant, sinon la magie sociale ne marcherait pas. C’est le sens de ce que je vais
dire : le titre scolaire, c’est de la magie sociale, c’est un acte d’institution qui agit par la force du dire collectif :
« Je dis qu’il est cultivé et je signe pour le garantir, et si je suis autorisé à dire qu’il est cultivé et à signer pour le
garantir, ma signature fait foi. » La signature est un acte de magie sociale – c’est comme sur les amulettes… Elle
fait foi. On est dans l’ordre de la foi, de la croyance et les titres sont des credentials 29 – un mot qui n’existe pas
en français –, des crédits socialement garantis. Le titre scolaire est une garantie de capital culturel incorporé.
C’est la forme objectivée du capital culturel incorporé mais elle n’implique pas nécessairement le capital
culturel incorporé, et c’est pourquoi les choses sont difficiles.
Quel intérêt social présente-t-il ? Là encore, l’analyse de type anthropologique très générale doit être
spécifiée. Le titre exploite une propriété de l’écrit que décrivait Sartre : l’écrit éternise, il reste, il ne bouge pas.
Une fois que vous avez accroché votre diplôme au mur, vous êtes bachelier aussi longtemps qu’il n’y a pas de
tremblement de terre, que la maison ne brûle pas, etc. Une statue, c’est une sorte de diplôme en bronze : avec une
statue, vous êtes pour toujours celui qui a inventé la chimie organique, vous êtes garanti socialement pour
l’éternité, aere perennius (« plus durable que l’airain ») 30. La statufication est une forme d’objectivation qui
relève de la magie sociale : vous êtes statufié comme cultivé.
Cette opération d’institutionnalisation est une « habile » exploitation (je dis « habile » – on fait toujours du
finalisme quand on parle du monde social… – en répétant qu’il s’agit d’actes sans sujet) de cette propriété qu’a
l’objectivation d’éterniser, de faire durer – dans l’écriture, dans le bronze, etc. L’objectivation, en outre, rend
public. Si personne ne se lève pour dire que vous êtes un idiot, il devient officiel, de notoriété publique et donc
collectivement connu que vous êtes cultivé. Je développerai la prochaine fois les propriétés inscrites dans
l’objectivation. Le titre, en quelque sorte, « exploite » – encore une fois c’est un vocabulaire finaliste… – cette
propriété anthropologique de l’objectivation qui est d’éterniser, de rendre public – il y en a d’autres que je
développerai par la suite – et il l’applique au cas particulier de cette chose très vulnérable qu’est le capital
culturel incorporé.
Je disais [dans les séances précédentes] que le capital culturel incorporé n’a pas la liquidité du capital
économique. Il est lié au corps de son porteur. C’est le problème que j’évoque toujours en citant Kantorowicz de
l’imbecilitas du prince : quand le prince est malade, il faut quand même en faire un roi ; de même, quand le
porteur du capital culturel est malade, fatigué, son capital culturel est malade et fatigué, et le capital culturel
meurt avec son porteur. Le titre scolaire, lui, traverse les époques. Il peut bien sûr, comme les titres de monnaie,
se dévaluer, mais c’est quand même autre chose et il va y avoir une forme d’aliénation spécifique : si mon salut
culturel est lié à un diplôme qui se dévalue, c’est embêtant, mais je ne me retrouve pas dans la situation de celui
qui est toujours mis à l’épreuve, qui en quelque sorte peut toujours être culturellement défié et dont la limite est
l’autodidacte qui doit à tout instant faire ses preuves.
L’analyse de l’autodidacte dans La Nausée constitue encore un bel exemple de demi-analyse – le pauvre
Sartre… ça commence à faire… C’est l’un des plus beaux exemples d’ethnocentrisme d’homme cultivé, très
généreux sauf sous les rapports qui concernent directement son capital spécifique : l’autodidacte dans La Nausée
est celui qui a appris dans l’ordre alphabétique 31 : s’il en est à la lettre C mais qu’il tombe sur la lettre F, il chute
là où le diplômé bénéficie des effets de la garantie scolaire, l’homme à culture garantie étant précisément celui
qui ne va pas être exposé à des questions, ou qui pourra les écarter comme triviales ou primaires. L’autodidacte,
n’ayant que le capital culturel à l’état incorporé, est sans arrêt sur la sellette. Du même coup, il est visé même
quand on ne le vise pas et c’est à ça qu’on le reconnaît. Il se croit obligé de répondre là où tout type « à la cool »
sait qu’il faut avoir un sourire intelligent et un peu dédaigneux [petits rires dans la salle]… Bref, on pourrait
déduire de cette opposition entre l’état socialement garanti et l’état non garanti une série de propriétés dites
psychologiques.
Cela conduit à une chose très importante. Je vais m’arrêter, mais je reviens juste un instant sur la critique
que j’avais faite des travaux des économistes de l’école de Chicago, et de [Gary] Becker en particulier. Ils ne
savent pas que ce qu’ils appellent le capital humain est scolairement garanti : ils le mesurent en nombre
d’années d’études, ce qui n’implique pas nécessairement la prise en compte de la garantie. Ils oublient que le
capital scolaire, ce n’est pas simplement du capital « humain » avec tout ce que ce mot a de vague (ce mot
désignant des savoirs, des savoir-faire, des techniques que l’école transmettrait, ce qui est une vision très
optimiste du système scolaire) ; le capital scolaire, c’est essentiellement la garantie que tout cela a été distribué
et acquis. Par conséquent, la corrélation que l’on peut établir entre les titres et, par exemple, la performance
académique ou le salaire ne tient pas à une sorte de capacité technique existant à l’état incorporé dans le porteur
du titre, mais à un titre qui peut être un titre de magie sociale. C’est la corrélation entre un porteur d’amulette et
ses propriétés. Il s’agit, je crois, d’une chose extrêmement importante du point de vue de la compréhension des
mécanismes économiques dans lesquels le capital dit « humain » intervient. Je m’arrête là, mais j’y reviendrai.

Deuxième heure (séminaire) : la délégation et la représentation (1)

Ce que je voudrais vous proposer dans cette deuxième partie, c’est une réflexion sur les problèmes de
délégation 32. On pose d’ordinaire ces problèmes dans le langage de la délégation, alors qu’il faudrait peut-être
les poser dans le langage de la représentation. Je vais donc substituer au langage de la délégation la question de
la démocratie représentative qui est une forme de régime dans laquelle les citoyens délèguent leur pouvoir à des
représentants ou à des délégués qui agissent pour eux. Ce processus de délégation, de représentation ressortit
d’un processus extrêmement obscur sur lequel je devrai réfléchir un petit peu pour essayer de faire sortir un
certain nombre de questions triviales. Je vais procéder comme toujours, en partant de choses triviales pour
arriver à des choses assez étonnantes, en tout cas je l’espère. Si j’hésite en dessinant le schéma [ci-dessous],
c’est que, comme vous le verrez, il y a beaucoup de points obscurs.
Ordinairement, dans ce processus de délégation, on voit des agents individuels qui, par le vote par exemple,
délèguent leur pouvoir à des agents, des ministres, des mandataires de quelque forme que ce soit, et qui ensuite
exercent une autorité sur les agents qui les ont délégués. Mon travail va consister à faire surgir, au-delà de la
partie visible de la réalité, une série de processus cachés qui me semblent extrêmement importants.
Je vais, dans un premier moment, essayer de reconstituer la représentation commune de type politique que
j’ai évoquée. Cette vision spontanée du système démocratique mériterait une analyse empirique qui, par des
entretiens notamment, ferait apparaître ses variations selon les milieux sociaux, le sexe, etc. Faute d’avoir fait ce
travail empirique, je propose une sociologie spontanée de la sociologie spontanée de la représentation – ce que je
dis n’est donc pas très sûr –, mais je pense qu’on peut admettre qu’il y a une espèce de psychanalyse
bachelardienne sauvage de la représentation première du mécanisme politique. Il faudrait réfléchir à une autre
situation dans laquelle il y a délégation : en reprenant le droit du mandat, les textes juridiques, il faudrait étudier
toutes les situations dans lesquelles un agent social donne pouvoir, comme on dit, à un autre agent, lui transfère
le pouvoir d’agir à sa place. C’est la logique de la procuration.
Pour permettre des liaisons inattendues, je signale qu’un problème important dans la pensée de
Heidegger 33 – à la fois dans sa pensée philosophique et dans sa pensée politique qui se masque sous les dehors
d’une pensée purement philosophique – est le problème de la délégation, de la procuration ou, on pourrait dire,
du « gros souci », du « souci à la place de », du « se soucier à la place ». Dans la vision heideggérienne, ce
problème était fortement posé en liaison avec une mise en question de la démocratie. C’était une forme de
dénonciation anticipée de l’État-providence si à la mode aujourd’hui 34. Ce qui, je crois, sous-tend le discours
heideggérien du « se soucier de / à la place », sur la procuration comme inauthenticité, c’est le « constat » que
l’État-providence, la sécurité sociale et les congés payés – c’était dans l’air dans les années 1930 – dispensaient
les agents, dans le langage de Heidegger, de se soucier en première personne : on se souciait d’eux, on roulait
pour eux, donc ils ne se souciaient plus ; en tant que je authentique, ils se libéraient de la liberté de se soucier. Le
problème de la procuration a été posé dans la pensée qu’on peut appeler révolutionnaire-conservatrice ou pré-
nazie, et sous la forme d’une espèce d’horreur de la plèbe qui, en maillot de corps, de façon très peu distinguée,
va sur les plages sans souci. (Comme je le dis tout le temps, je pense qu’il faut évoquer des images parce qu’il y
a des fantasmes sociaux derrière les théories.)
La mise en question de la délégation et de la représentation que je vais faire peut paraître se situer dans un
contexte du type de celui que je viens d’évoquer alors qu’elle en est très différente, c’est pourquoi je fais cette
sorte de mise en garde en raison de la confusion que peut entraîner mon propos. (Si certaines choses sont très
difficiles à dire dans les sciences sociales, c’est que très souvent elles ont déjà été dites par des gens qui avaient
de très mauvaises raisons de les dire. Par exemple, s’il est si difficile de faire une bonne sociologie des
intellectuels – identifiés implicitement aux intellectuels de gauche –, c’est que les intellectuels de droite, qui
étaient bien placés pour voir et pour avoir envie de dire ce qu’il y avait à dire sont déjà passés par là ; et ce qui
protège souvent les intellectuels contre l’objectivation scientifique, c’est que ce qu’elle dit a été dit par des gens
tels qu’ils peuvent dire « ce n’est pas vrai » avec des chances d’être acceptés 35.)
Ces problèmes de délégation, de procuration ont été posés par toute la tradition autoritaire, comme les fils
de Taine que j’évoquais tout à l’heure. Du même coup, il y a une sorte de retard de la réflexion qui, presque
inévitablement, suppose une distance critique parce que celle-ci est bloquée, se heurte à ces sortes d’analyses-
écran qui disent la vérité à moitié, ou qui soulèvent le problème mais pour aussitôt le détruire, si bien que très
souvent, parmi les systèmes de défense contre le genre d’analyse que je propose, il y a la contamination possible
avec ces problématiques.

La relation de délégation

Ayant dit cela, je crois que je peux commencer. Le problème de la délégation est important puisqu’il s’agit de
savoir dans quelles conditions un agent social peut parler à propos d’un autre. La procuration consiste à se
soucier « à la place de » : quelqu’un se soucie de mes intérêts à ma place. Ce « quelqu’un » peut être un
mandataire à qui j’ai donné plein pouvoir pour acheter une maison à ma place. Ce peut être un homme de paille,
un homme politique, un évêque, un curé ou un procurateur, par exemple un vicaire qui fait à la place du curé ce
que le curé fait pour moi – il y a des procurations à plusieurs degrés. Ce sont des gens qui font pour moi des
choses qui me tiennent à cœur et qui (c’est implicite) gèrent mes intérêts mieux que moi-même – sinon je ne
déléguerais pas à quelqu’un…
Le problème de la délégation renvoie à ce fait social que la sociologie doit prendre en compte et que
j’évoquais tout à l’heure : les agents sociaux sont incarnés. La sociologie oublie toujours que les agents sociaux
ont un corps : le principe d’individuation advient à ces êtres socialisés non collectifs que sont les habitus à
travers le corps, et le corps biologique pose beaucoup de problèmes dans l’univers social. Il y a des tas de choses
que les agents sociaux voudraient faire mais que, ayant un corps, ils ne peuvent pas faire. Par exemple, on ne
peut être partout à la fois, au four et au moulin, à l’Assemblée nationale et dans sa circonscription, en train de
faire un cours et en train d’écrire des livres… Il y a des choses qui ne se délèguent pas et, parmi celles qui se
délèguent, certaines sont plus faciles à déléguer que d’autres. Étant incorporé, le capital culturel se délègue mal,
alors que le capital économique peut se déléguer sous certaines conditions juridiques. Les problèmes se posent
ainsi anthropologiquement et la procuration est une grande invention historique. Les travaux des historiens de
l’économie mettent par exemple l’accent sur le fait que la procuration en tant qu’acte juridique est un acte très
nouveau. Il y aura toujours un historien qui montrera que c’est plus ancien mais disons que c’est une invention
de la Renaissance qui s’est généralisée et qui est devenue un phénomène social général, il me semble, au
XVIe siècle. On ne se rend pas compte de toutes les choses qui étaient impossibles aussi longtemps qu’on ne
pouvait pas déléguer, donner un pouvoir représentatif.
Si vous prenez un dictionnaire, vous lisez que « déléguer », c’est donner pouvoir à quelqu’un. J’ai un
pouvoir et je donne mon pouvoir. Je peux le faire sous la forme d’un chèque en blanc (je donne le pouvoir de
parler, d’agir pour moi), mais je peux aussi donner des pouvoirs circonscrits (par exemple, si je donne pouvoir à
mon avocat dans le cadre d’une affaire précise). On peut alors poser la question de l’extension des pouvoirs que
je donne, de la conscience que j’ai de la délégation que je fais (par exemple, quand je délègue à un député qu’est-
ce que je donne… ?), et – je le dis très vite – on peut comparer l’extension, le degré d’objectivation des pouvoirs
délégués à un évêque, à un préfet, etc. La procuration est donnée à quelqu’un qui va me représenter. Le mot
« représenter » est important parce qu’on peut dire que celui qui me représente va être là à ma place. En quelque
sorte, il va me prêter son corps : moi, je ne peux pas être là-bas mais c’est comme si j’y étais ; par lui je vais
avoir le don d’ubiquité et d’omni-temporalité, et donc réaliser une espèce de rêve divin (« Dieu est partout, dans
tous les temps ») 36.
Quelqu’un qui serait très puissant politiquement aurait tous les autres comme mandataires, il serait partout.
Ces fantasmes imaginaires sont intéressants comme instruments d’analyse de la finitude, de ceux qui n’ont de
parole qu’eux-mêmes et qui, par exemple, peuvent dire : « Tout ce que je peux dire, c’est moi. » Dans un travail
récent, Louis Pinto analyse ainsi la forme rhétorique « populaire » qui consiste à dire : « C’est moi qui te le
dis 37. » Il insiste sur le fait que c’est la rhétorique du pauvre, de ceux qui, n’ayant de garant qu’eux-mêmes et, à
la limite, leur corps (« J’y étais », « J’y ai dit », « J’y ai fait »), doivent en quelque sorte payer de leur personne
pour garantir ce qu’ils disent, par exemple par l’exclamation, l’indignation, la fureur, ce qu’on pourrait décrire
comme exhibitionnisme populaire (il y a toute une littérature là-dessus). En réalité, c’est le dernier recours de
celui qui ne peut qu’authentifier : s’il raconte une chose dramatique, il faut qu’il pleure. Il ne peut authentifier
qu’en payant de cette chose qu’est la garantie par excellence de l’authenticité : l’émotion, la conviction, la
passion, etc. Alors que plus vous êtes pourvu de garanties incorporées ou objectivées (les titres, etc.), moins vous
avez à payer de votre personne : les titres roulent pour vous et vous pouvez vous contenter de dire : « Il me
semble… » ; vous pouvez être relativiste ou, au contraire, si vous avez une autorité que l’on dit « naturelle »,
c’est-à-dire objectivée dans les choses objectives, vous pouvez dans un débat vous payer le luxe d’être à
distance, d’évaluer le pour et le contre, etc. Ces remarques aident à comprendre la rhétorique politique, les
affrontements, etc. C’est un principe de compréhension. Voilà donc une chose qui va se retraduire dans la
logique qu’on pourrait appeler psychosociologique : les agents sociaux, en tant que porteurs de capital plus ou
moins objectivé, vont agir différemment du point de vue de ce qu’ils garantissent, ayant à garantir quelque
chose.
L’acte de délégation dans le cadre de la procuration élémentaire, de la procuration juridique, me conduit à
donner procuration à mon fils, ma femme, mon oncle, etc. : je signe un papier et il va agir en mon nom. La
procuration commence à devenir un peu complexe et la potentialité – je reviens à un schéma du même type que
celui que j’ai employé tout à l’heure – d’aliénation, qui est inscrite dans toute délégation comme objectivation
dans un autre qui a ses propres intérêts spécifiques, va croître lorsque je ne délègue plus à quelqu’un que je
connais, ou en tout cas qui est connu et dont les compétences – cela veut dire les limites aussi – ou le ressort sont
connus et reconnus (ainsi, le ressort d’un avocat est défini : il ne va pas se mêler de mes affaires personnelles, il
va se mêler de mon affaire mais pas de mes affaires). La délégation peut être circonscrite dans le temps, dans
l’espace social et dans le groupe, mais dès qu’on passe, par exemple, à des délégations de plusieurs à un seul (ou
d’un seul à plusieurs), le problème devient compliqué.
Si, par exemple, je délègue mon pouvoir, en même temps que beaucoup d’autres, à quelqu’un qui va
cumuler tous ces pouvoirs, il y a une sorte d’effet de production de la transcendance : le délégué va se dresser
devant moi au nom d’un pouvoir que j’ai contribué à lui donner en lui en donnant une petite partie et, par
exemple, il peut me rappeler que son pouvoir me transcende parce que ma contribution à son pouvoir n’est que
de 1 sur 1 000. Donc la délégation peut conduire à des processus dans lesquels la fameuse transcendance du
social, cette sorte de contrainte sociale 38 dont parle Durkheim, se trouve constituée dans une personne. (C’est
très intéressant : les durkheimiens donnent tous les instruments pour penser la politique et c’est vraiment ce
qu’ils ont le moins pensé, si bien que l’on peut faire des coups théoriques très intéressants en rapatriant sur le
terrain de la politique ce qu’ils ont pensé pour ne pas penser la politique, et, comme ils pensaient très bien ce
qu’ils pensaient (la religion, etc.), ils donnent les moyens de penser la politique. Weber, par contre, qui a laissé
Le Savant et le Politique, n’est pas nécessairement le meilleur fournisseur s’agissant de penser la politique.)
Durkheim introduit à cette constatation importante que le social s’éprouve en quelque chose de
transcendant. La chose intéressante, c’est que, dans le cas de la politique, cette transcendance va se trouver
incarnée dans une personne singulière et elle va apparaître sous la forme méconnaissable d’une transcendance
sociale naturalisée. C’est du charisme et on pourrait appeler Weber à la rescousse : le charisme, c’est charisma
(χάρισμα), la grâce et, finalement, le don. Weber dans un texte qui, comme la plupart de ses textes, n’a pas été
beaucoup lu dit que, quand il dit « charisme », il dit ce que d’autres disent par mana 39. Ce sont des effets de
distinction entre contemporains : je crois que Weber avait lu Durkheim (on ne parlait que de cela dans l’Europe
scientifique) et il est très utile de savoir que son concept de charisme est synonyme de mana parce que deux
choses qu’on pensait séparément se mettent alors à communiquer entre elles et on gagne beaucoup à les penser
ensemble. Je pense donc que Weber dit avec le mot « charisme » ce que Durkheim entendait par mana, c’est-à-
dire une sorte de pouvoir ineffable, insaisissable du type baraka, mana, wakanda, toutes ces choses ineffables
que les ethnologues ont beaucoup rapportées et devant lesquelles on ne peut que s’exclamer – je vous renvoie à
l’analyse de Lévi-Strauss dans l’« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss 40 » –, pousser un cri, un sifflement
admiratif. Au fond, ce sont des choses qui suscitent l’exclamation, c’est le transcendant, c’est le lumineux de
hau, ce qui est à la fois terrifiant et fascinant et qui, dans l’état ordinaire du monde, est à l’état flottant : il y a à
la fois du mystérieux, de l’extraordinaire, du je-ne-sais-quoi, du fantastique, du formidable et, parfois, sous
certaines conditions, cela s’incarne dans un homme qui va être charismatique et apparaître comme celui qui
concentre le lumineux, celui qui peut faire arrêter les nuages, apporter la victoire, sauver le pays de la ruine. Le
charisme, c’est le lumineux incorporé et donc naturalisé.
Il faut coupler Weber et Durkheim parce que le charisme wébérien est toujours un peu suspect, les sources
de Weber (Mosca, etc.) étant bizarres… Je n’ai pas de reproches à faire, c’était très utile à la science sociale,
mais savoir où les gens ont puisé leur inspiration éclaire les limites inconscientes de leurs concepts : chez
Weber, la notion de charisme reste très naturaliste ; elle n’est pas très sociologisée, bien que Weber ait insisté
autant que Durkheim sur la nécessité d’historiciser les concepts sociaux (il dit par exemple que l’auri sacra
fames n’explique rien et même que c’est l’amour de l’or qui doit être expliqué socialement 41). Il faut donc aussi
sociologiser le charme, le charisme – c’est le même mot – du leader ou du Führer 42, par le genre d’analyse que
je suis en train de faire. Les chefs charismatiques apparaissent comme dotés dans leur nature de la capacité de
faire des miracles, des exploits, des choses extraordinaires, inouïes, impensables, qui ne sont pas à la portée de
l’homme commun. Évidemment, ils font ces choses extraordinaires dans des conditions extraordinaires, au
moment le plus difficile (le 10 juin 1940, il parle dans les ténèbres 43), etc. Du point de vue de ce que je dis, le
chef charismatique est celui qui concentre une sorte de potentialité de magie, la capacité de faire des miracles, il
la concentre dans sa personne. Il peut dire : « Je fais don de ma personne à la France. » Le charisme est personnel
et personnaliste. Dans toute délégation, le mandataire d’un groupe est constitué comme celui qui s’impose
comme extraordinaire.
Mon analyse, c’est qu’il s’agit d’un processus de fétichisation 44. Au fond, je vais faire à propos du
charisme une analyse typiquement marxiste – vous voyez comment on peut faire fonctionner ensemble des
pensées dites incompatibles : je vais essayer de montrer que le chef charismatique est un fétiche, un « produit du
cerveau de l’homme », comme dit Marx 45, que l’homme adore dans l’objectivité. Dans le cadre de la délégation
de plusieurs personnes à une personne, cette sorte d’autoconstitution de la transcendance du social dans une
personne, de naturalisation du pouvoir que donne la reconnaissance collective, unanime, l’applaudissement
collectif qui est la manifestation publique d’une adhésion exaltée, le plébiscite pratique, cette sorte de
consécration au sens magique du terme dotent la personne consacrée d’un pouvoir transcendant qui s’exerce sur
chacun de ceux qui retrouvent en lui la consécration qu’ils lui ont accordée. On a là un premier moment.

La relation de représentation

Je voudrais vous donner tout de suite le schéma global de mon analyse et je reviendrai peut-être ensuite plus en
détail. S’agissant du premier moment, on reste au fond dans la logique de la relation de la délégation : des
individus singuliers, un par un – voués à ce que Sartre appelle le sériel 46 : leurs actions vont être purement
additives –, vont en quelque sorte se reconnaître en tant que Tout réalisé, personnifié dans un chef charismatique
capable d’exercer sur eux une contrainte symbolique ou même politique. Ce premier moment, cette relation de
délégation, illustre le mouvement qui va des agents isolés au ministre [P. Bourdieu se reporte au schéma qu’il a
dessiné au tableau]. Le ministre est celui qui agit « à la place de ». Mais cette relation n’en cache-t-elle pas une
autre – comme c’est souvent le cas –, plus subtile et plus difficile à voir ? Il me semble que la relation de
délégation d’un ensemble d’hommes à un homme cache la relation qu’on pourrait appeler de représentation qui
fait croire que c’est le groupe qui fait le porte-parole. On peut analyser et démystifier en quelque sorte la relation
de délégation, comme je viens de le faire (« Vous adorez votre propre créature, un fétiche, un produit de
l’homme devant lequel l’homme se prosterne »), mais les choses ne sont-elles pas en réalité plus compliquées ?
Est-ce que la démystification n’est pas encore mystifiée ? Dire que le groupe fait l’homme parlant à sa place, ou
que le groupe fait le porte-parole, c’est peut-être oublier que le porte-parole fait aussi le groupe. On va avoir
cette sorte de mystère de la génération spontanée : s’il est vrai que les hommes qui font le porte-parole sont en
réalité faits en tant que groupe par le porte-parole, le porte-parole peut se vivre et être vécu comme causa sui,
comme principe générateur de cette autorité qu’il exerce sur le groupe puisque le groupe ne l’exercerait pas s’il
n’était pas là pour l’exercer. Je vais redire les choses de façon plus simple…
(C’est toujours le problème de l’exposition : si je procède de façon analytique, lentement, vous ne verrez
pas où je veux en venir et tous les préalables vont être perdus, mais si je donne tout de suite la clé, cela a un côté
arbitraire. Je cite toujours un roman de Faulkner, Une rose pour Emily 47, qui est le paradigme du modèle
pédagogique tel que je le vis. Ce roman raconte l’histoire d’une dame très respectable de l’aristocratie du sud des
États-Unis qui vit dans une très belle et vieille maison et ne fait pas comme tout le monde : elle ne veut pas
payer les impôts, elle ne veut pas s’adapter au changement alors que le Sud change, etc., et la municipalité va lui
demander d’accepter de jouer le jeu. Il y a des petites choses bizarres qu’on attribue à la folie qu’on associe
souvent à l’aristocratisme original, mais à la fin on découvre qu’elle a tué son amant et qu’elle a gardé son corps
dans sa propre maison, ce qui fait que toutes les bizarreries qu’on ne comprenait pas [s’expliquent peu à peu]…
Il faudrait relire à ce moment-là le roman pour voir tout ce qu’on n’a pas compris. Faire un enseignement, c’est
comparable : il faudrait pouvoir dire tout de suite ce qu’on va dire à la fin mais, en ce cas, il n’y a plus de
suspense [rires de la salle] et, en même temps, on ne comprend que si on revient au commencement. D’où la
difficulté réelle de l’enseignement, sauf évidemment quand on dit : « Premièrement / Deuxièmement /
Troisièmement,… », ce serait plus facile, mais je ne pourrais pas…)
Il faut prendre au sérieux le mot de représentant : le fait de changer le mot a des effets, le représentant
n’est pas simplement un délégué, le ministre n’est pas simplement un mandataire, c’est-à-dire quelqu’un qui a
reçu un mandat, limité ou illimité, précis ou imprécis. Si on ne parle plus de « mandataire », on prend en compte
le fait que le mandataire est un représentant, c’est-à-dire quelqu’un qui donne une représentation de ce qu’il est
censé représenter. Quand il dit : « Je suis la classe ouvrière », « Je suis le peuple chrétien » ou « Je prends l’avion
et c’est le peuple chrétien qui vole avec moi » – tous les jours on a ça sous les yeux 48 –, il n’est pas simplement
quelqu’un qui a reçu le pouvoir de faire ce qu’il fait, il fait quelque chose de beaucoup plus important : il fait
croire que le groupe au nom duquel il fait cela existe et qu’il fait ce qu’il est en train de faire. Il fait donc l’un
des coups philosophiques les plus extraordinaires, celui de l’argument ontologique. Dans les journaux, la phrase
« La CGT a été reçue à l’Élysée » signifie, selon l’époque, que M. Séguy ou M. Krasucki 49, c’est-à-dire une
personne, a été reçu à l’Élysée. Quand on dit : « La CGT a été reçue à l’Élysée et a dénoncé les manifestations »,
on fait plusieurs choses : on affirme l’équation des canonistes que j’ai exposée plusieurs fois 50 (« le pape, c’est
l’Église » ou « l’Église, c’est le pape »), à savoir l’identité entre le porte-parole et le groupe dont il parle, à la
place de qui il parle et pour qui il parle, mais on affirme du même coup une chose beaucoup plus importante : le
représenté existe puisque le représentant existe.
Dès le moment où vous dites une phrase dans laquelle Dieu est posé comme sujet, vous posez en plus une
thèse d’existence. Une sorte de prédication de l’existence est cachée : « Je suis le représentant du peuple, je
donne la représentation du peuple, je suis le peuple, je manifeste le peuple, donc le peuple est. » Dans la mesure
où j’arrive à faire reconnaître pratiquement cette manifestation, je peux avoir un pouvoir qui me permet de
manifester jusqu’à un certain point ce que je manifeste : je peux organiser des manifestations, dire « Tous à la
Bastille ! ». Là on est dans l’alchimie sociale et ce qui se passe est très compliqué : des agents isolés sont parlés,
on parle à leur place, on parle d’eux, on parle pour eux et, aussi longtemps qu’ils ne parlent pas pour dire que ce
n’est pas ce qu’ils diraient s’ils parlaient, ça parle. Quelqu’un dit : « Je suis ce dont je parle, je suis ce avec quoi
je parle, donc ce que je parle dirait ce que je dis s’il parlait, j’ai procuration, mais – ce qui est beaucoup plus
important mais ne va pas de soi du tout – c’est que ce au nom de quoi je parle existe (et existe comme je dis qu’il
existe à travers ma représentation). » Ma représentation est toujours double : c’est une représentation purement
matérielle – j’existe, je suis ce dont je parle, avec un corps et en plus je parle : c’est un signe et un signe qui
parle, et qui peut dire ce qu’il dit en tant que signe, qui peut faire croire qu’il dit ce qu’il dit en tant que signe.
L’essentiel de ce qu’il ne dit pas, c’est son fonctionnement en tant que signe. C’est cela qui est
fondamentalement occulté et qui constitue, je pense, l’alchimie politique par excellence.
Comme je ne sais pas si je m’exprime très bien, je vous lis une phrase écrite qui résume ce schéma
d’ensemble : « C’est parce que le représentant existe, parce qu’il représente, que le groupe représenté existe et
qu’il fait exister en retour son représentant comme représentant d’un groupe 51. » Évidemment, c’est circulaire,
mais le cercle vicieux est central dans les mécanismes sociaux (l’alchimie, le fétichisme, ce sont des cercles
vicieux – voyez ce que j’ai dit tout à l’heure à propos du charisme) et ce schéma [celui que P. Bourdieu a dessiné
au tableau] est complètement faux [rires de la salle] parce qu’il crée une espèce de relation linéaire. C’est
comme les théories du contrat social : il faut les comprendre comme un effort pour repenser génétiquement,
comme une espèce de genèse théorique… mais si on les repense comme une genèse réelle, elles deviennent
absurdes : dans la réalité il n’y a pas des individus qui donnent leur pouvoir à quelqu’un, les choses ne se passent
pas du tout de cette façon.
La fable de la Société des agrégés

Un exemple va faire comprendre ce que je veux dire. En même temps, comme tous les exemples, il va détruire
grandement tout ce que j’ai dit – [réagissant à de petits rires dans la salle :] non, c’est vrai, les exemples, c’est
comme les schémas. C’est une expérience que, comme d’autres sûrement, j’ai faite pendant Mai 68. Comme je
l’évoquais la dernière fois, cette période de crise a permis le surgissement de locuteurs non mandatés, sans
mandat. Par exemple, si un journal comme Le Monde accepte de publier un papier que vous lui avez envoyé, on
vous demande tout de suite vos titres, et on met un astérisque en indiquant « professeur agrégé » : on a une
authentification de la valeur de votre propos – cela illustre ce que j’ai raconté ce matin ; ce n’est pas en tant que
personne que vous êtes admis (et encore vous êtes admis dans le secteur de liberté relative que sont les « Libres
opinions »). Quelqu’un qui prend la parole sur la place de la Sorbonne pour dire quelque chose de très
intéressant, comme Ferdinand Lop – il n’existe peut-être plus 52 –, c’est un fait social : il existe à chaque époque
un personnage qui parle en son propre nom et qui dit ce qu’est le monde social, ce qu’il doit devenir, etc., qui est
considéré comme fou, idiot, idios, personnage singulier, qui ne parle que pour lui. Il faut qu’il ait une autorité, il
faut qu’il ait derrière lui un bureau, un micro, bref des symboles d’autorité : il est dans une voiture, il porte un
micro, il lit des slogans qui sont un discours collectif et collectivisé sur lequel on s’est mis d’accord, il a des
cibles. Il a tout un appareil – au double sens, au sens pascalien et au sens marxiste, qui sont souvent
confondus 53. C’est tout à fait mon sujet, l’appareil : on voit bien que le problème est celui de la représentation et
un appareil, c’est essentiellement une stratégie de représentation objectivée. Le principal travail d’un bureau,
c’est de produire de l’appareil ou de se reproduire en tant qu’appareil produisant de l’appareil au sens pascalien.
Je reviens à Mai 68. On a dit que tout le monde parlait, que tout le monde avait la parole, ce qui n’est
jamais vrai : même dans les situations d’ouverture maximale, les chances d’accéder à la parole sont inégalement
distribuées. Par exemple, parmi les conditions d’accès à la parole pendant Mai 68, il y avait un capital politique
incorporé qui était l’aptitude des stratégies de groupuscules qui s’acquérait dans les petites ligues et tous les
groupuscules gauchistes. Un apprentissage était nécessaire pour accéder à la parole. Cela dit, par rapport aux
situations ordinaires, la hiérarchie des conditions d’accès à la parole était fortement bouleversée. Si vous
reprenez Le Monde – je l’ai fait – pour l’étudier scientifiquement, vous observez que, comme dans les sociétés
précapitalistes, le prophète a plus de chances de parler que le prêtre en situation de crise – je l’ai évoqué la
dernière fois. C’est une loi générale : les périodes extraordinaires renforcent les chances des gens les moins
pourvus de l’équipement qu’il faut avoir pour parler dans les situations ordinaires ; c’est la revanche du prophète
sur le prêtre. En Mai 68, la parole était donc apparemment complètement dispersée, distribuée au hasard, mais
les conditions d’accès restaient inégales et étaient notamment commandées premièrement par le capital culturel
à contenu politique incorporé – c’est une implication de ce que j’ai dit dans la première partie – et,
deuxièmement, le capital culturel à dimension politique objectivé dans les sigles, dans des bureaux. Vous
appeliez la rédaction du Monde au téléphone en disant : « Je suis le secrétaire général du Snesup [Syndicat
national de l’enseignement supérieur] » et vous étiez accueilli avec le rituel de la conférence de presse « en tant
que… » ; la parole légitime était donc la parole légitimée par des instances détentrices de légitimité.
Un cas intéressant qui m’a frappé à cette époque est la parole qu’on voyait surgir de temps en temps dans
les journaux, du bureau qui était censé représenter la Société des agrégés. Vous allez voir, cela a valeur
d’apologue, on croirait une fable. Le représentant de la Société des agrégés prenait périodiquement la parole
pour dire : « C’est affreux », « C’est scandaleux », « On ne peut pas faire ci, on ne peut pas dire ça », « Il faut
faire ci, il faut dire ça » 54, etc. Or, même en l’absence de vérification empirique, les gens savent que la Société
des agrégés est un mouvement sans base. Et, vérification faite, c’est effectivement un mouvement qui n’a
pratiquement pas de base – ce serait à analyser. C’est un groupe qui existe très peu, qui existe par la force du
sigle. C’est en quelque sorte le groupe à l’état pur. Quand j’évoquais tout à l’heure l’argument ontologique « Je
dis que le peuple existe donc le peuple existe », il y a un peu de vraisemblance. Mais si je dis : « Je parle au nom
des agrégés donc le groupe des agrégés existe », on voit que, là, c’est un peu falsifié… La potentialité de
l’usurpation est donc inégalement distribuée selon les conditions dans lesquelles le porte-parole se constitue, est
reconnu, etc. Ce porte-parole des agrégés parlait pour les agrégés qui, pour la plupart, ne partageaient pas, pour
des raisons sociologiques intelligibles, la position qu’il leur prêtait et le porte-parole a engendré la révolte d’un
certain nombre d’agrégés qui ont voulu faire entendre leur parole. Que pouvaient-ils faire ? Ils se retrouvaient à
l’état d’individus isolés et sériels devant un porte-parole censé parler pour eux. Ils étaient devant le porte-parole
comme ils étaient devant le monde social avant l’émergence du porte-parole : on revenait à l’état précontractuel,
pré-délégation. Or qu’est-il arrivé ? Un certain nombre de ces gens dépossédés de leur parole par quelqu’un qui
parlait à leur place, fatigués d’être parlés, ont fabriqué un nouveau groupe, une autre Société des agrégés avec un
autre nom.
Repensez, par exemple, à la période qui a précédé l’élection présidentielle de 1981 : il y a eu une série de
pétitions de gens qui, étant membres de partis, dénonçaient leur propre parti 55. C’est une situation du même
type : des gens sont renvoyés à l’état sériel devant l’instance chargée de les arracher à la sérialité. Autrement dit,
il y a des situations dans lesquelles la logique magique de la délégation se rappelle, dans lesquelles le porte-
parole qui est censé produire le groupe et le représenter dans tous les sens du terme devient, d’instrument
d’expression du groupe, l’obstacle à l’expression de ce que, non pas le groupe, mais une partie du groupe
voudrait l’entendre dire. Mais, ce qui est intéressant, ce ne sont pas des oppositions universelles et générales – il
faut toujours faire attention aux équations « x = le Goulag » par les temps qui courent –, c’est une possibilité
objective qui peut exister à des degrés très différents selon la nature du groupe et des délégués, selon la manière
dont sont organisés les délégués. Il me semble que chaque fois qu’une situation de ce type se produit, on ne peut
sortir de la logique de la pétition qui reste dans une logique sérielle (on rassemble mille signatures pour dire
« Remplaçons X ou Y », « Jetons dehors Untel »)… Par exemple, la pétition des chrétiens qui disaient ne plus se
reconnaître dans ce que disait le pape ne pouvait sortir de la logique sérielle qu’en fondant l’Église réformée,
c’est-à-dire une nouvelle Église qui va avoir un bureau, un sigle, un appareil, une signature, bref toutes les
propriétés dont j’ai parlé et qui reproduira un certain nombre de propriétés du mandataire comme l’hypocrisie
structurale du mandataire, le double jeu, etc.

1. Deuxième épitre aux Corinthiens, 3, 6. P. Bourdieu avait déjà rapidement utilisé la formule l’année précédente (Sociologie générale,
vol. 1, op. cit., p. 591).
2. Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, t. III, Paris, Gallimard, 1972.
3. « Les mots écrits sont des pierres. Les apprendre, intérioriser leurs assemblages, c’est introduire en soi une pensée minéralisée qui
subsistera en nous en vertu de sa minéralité même, tant qu’un travail matériel, exercé du dehors sur elle, ne viendra nous en
débarrasser. » (Ibid., p. 47.)
4. « On l’a enfermée [la compréhension multiple et contradictoire de notre espèce] dans l’écriture, elle est devenue pensée de conserve. »
(Ibid., p. 49).
5. Sur ce point, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, « Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues », Les Temps
modernes, no 211, 1963, p. 998-1021.
6. La critique par Platon de la poésie est développée dans La République (notamment dans les livres III et X), mais se trouve aussi dans
d’autres dialogues (Ion, 533d-534b, Apologie de Socrate, 22a-c, Phèdre, 245a, etc.).
7. Eric A. Havelock, Preface to Plato, Cambridge, Harvard University Press, 1963.
8. Sur le thème de l’enthousiasme poétique, Platon écrit par exemple : « Ce n’est pas, sache-le, par un effet de l’art, mais bien parce qu’un
Dieu est en eux et qu’il les possède, que tous les poètes épiques, les bons s’entend, composent tous ces beaux poèmes, et pareillement
pour les auteurs de chants lyriques, pour les bons. » (Platon, Ion, 533e, in Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 62.)
9. « Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à
l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir
aux imitations. » (Aristote, Poétique, 1448b, trad. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1965, p. 33.)
10. Le verbe « produire » vient de pro (« devant », « en avant ») et ducere (« conduire », « mener »).
11. « Et cela signifie que la pensée vivante, comme dépassement, est tout à la fois suscitée, servie et freinée par cette opacité à dépasser, qui
est précisément l’idée écrite, c’est-à-dire chosifiée. » (J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, op. cit., p. 49.)
12. Voir Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1972 [1964], notamment p. 36 : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai
sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout. »
13. Par exemple : « Ce que Descartes dit ici sur la nécessité de douter de toute chose dans laquelle il y a la moindre incertitude, il eût été
préférable de le ramasser dans [un] précepte […] plus satisfaisant et plus précis. […] Je voudrais qu’il se fût souvenu lui-même de son
précepte, ou plutôt qu’il en eût saisi la véritable portée. […] Si Descartes eût voulu exécuter ce qu’il y a de meilleur dans son précepte, il
eût dû s’appliquer à démontrer les principes des sciences et faire en philosophie ce que Proclus voulut faire en géométrie, où c’est moins
nécessaire. Mais parfois notre auteur a plutôt recherché les applaudissements que la certitude. » (G. W. Leibniz, « Remarques sur la partie
générale des principes de Descartes » [1692], in Opuscules philosophiques choisis, op. cit., p. 17-18.)
14. P. Bourdieu pense peut-être à un passage de ce type : « La question que pose l’idéaliste se formulerait en gros de la sorte : “De quel droit
ne douté-je pas de l’existence de mes mains ?” (Et la réponse ne peut pas être : “Je sais qu’elles existent.”) Mais celui qui pose une telle
question perd de vue qu’un doute portant sur l’existence ne prend effet que dans un jeu de langage. Qu’il faudrait donc demander
d’abord : “Quelle allure prendrait un tel doute ?” et qu’on ne le comprend pas ainsi d’emblée. » (Ludwig Wittengenstein, De la certitude,
§ 24, trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, « Tel », 1976 [1958], p. 36.)
15. « Il [Le philosophe] devrait bien savoir aussi que ce sont précisément les problèmes les plus difficiles qui se dissimulent derrière “ce qui
va de soi” et cela est si vrai que, paradoxalement, mais non pas sans signification profonde, la philosophie pourrait être désignée comme
étant la science des banalités [Trivialitäten]. » (Edmund Husserl, Recherches logiques, t. II, Deuxième partie, trad. Hubert Élie, Arion
L. Kelkel et René Schérer, Paris, PUF, 1972 [1900], p. 137.)
16. Les signes graphiques par exemple doivent faire l’objet d’une « réactivation » (Reaktivierung) : « Les signes graphiques, considérés dans
leur pure corporéité, sont objets d’une expérience simplement sensible et se trouvent dans la possibilité permanente d’être, en
communauté, objets d’expérience intersubjective. Mais en tant que signes linguistiques, tout comme les vocables linguistiques, ils
éveillent leurs significations courantes. Cet éveil est une passivité, la signification éveillée est donc passivement donnée, de façon
semblable à celle dont toute activité, jadis engloutie dans la nuit, éveillée de façon associative, émerge d’abord de manière passive en tant
que souvenir plus ou moins clair. Comme dans ce dernier cas, dans la passivité qui fait ici problème, ce qui est passivement éveillé doit
être aussi, pour ainsi dire, converti en retour dans l’activité correspondante : c’est la faculté de réactivation, originairement propre à tout
homme en tant qu’être parlant. » (Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, trad. Jacques Derrida, Paris, PUF, 1962 [1954], p. 186.)
17. Voir, entre autres, Karl Popper, « Une épistémologie sans sujet connaissant », in La Connaissance objective, trad. Catherine Bastyns,
Bruxelles, Complexe, 1978 [1972], p. 119-164, notamment la section sur « l’objectivité et l’autonomie du troisième monde » où Popper
rejette l’idée selon laquelle « un livre n’est rien sans lecteur » : « Quoique le troisième monde objectif soit un produit humain, une
création humaine, il crée à son tour, comme le font les autres produits animaux, son propre domaine d’autonomie » (p. 131).
18. Référence à des formules de Spinoza telles que « verum index sui » ou « Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et
ne peut douter de la vérité de sa connaissance » (Éthique, II, proposition 43).
19. Pour la référence, voir, dans le cours du 29 mars 1984, la note 2 p. 202.
20. Conférence donnée en 1967 et publiée en 1969 : Ernst H. Gombrich, In Search of Cultural History, Londres, Oxford University Press,
1969 (trad. fr. postérieure au cours : En quête de l’histoire culturelle, trad. Patrick Joly, Paris, Monfort, 1992). P. Bourdieu avait déjà
évoqué ce livre l’année précédente (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 363).
21. P. Bourdieu pense peut-être aux analyses que Hegel consacre à l’illusion en art : « L’art dégage des formes illusoires et mensongères de ce
monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une réalité plus haute créée par l’esprit lui-même.
Ainsi, bien loin d’être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l’art renferment une réalité plus haute et une
existence plus vraie que l’existence courante. » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Leçons sur l’esthétique » [1818 et 1829], in
Esthétique, trad. Charles Bénard, PUF, 1976, p. 12.)
22. P. Bourdieu fait allusion aux travaux de Claude Lévi-Strauss, notamment à son livre La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. Voir
Sociologie générale, vol. 1, p. 419, note 3.
23. Voir la leçon du 19 avril 1984.
24. Par exemple : « Croyez-vous que si la France, au lieu d’être gouvernée en somme par la foule, était au pouvoir des mandarins, nous en
serions là ? Si, au lieu d’avoir voulu éclairer les basses classes, on se fût occupé d’instruire les hautes… » (Lettre du 3 août 1870 à
George Sand, in Gustave Flaubert, Correspondance, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 389.)
25. Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 5 tomes, 1971-1975. Le livre d’Hippolyte Taine est
Les Origines de la France contemporaine (1875).
26. « Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,/ Est sujet à ses lois [i.e. aux lois de la Mort] ;/ Et la garde qui veille aux barrières du
Louvre/ N’en défend point nos rois. » (François de Malherbe, « Consolation à M. Du Périer sur la mort de sa fille », 1598.)
27. Allusion au syllogisme « Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme donc Socrate est mortel. »
28. Voir la quatrième partie « Linguistique géographique », Cours de linguistique générale, op. cit., p. 261-289.
29. P. Bourdieu avait également employé ce terme lors de la première année de son cours (voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 49).
30. Référence à un poème d’Horace (Odes, III, 30) : « J’ai achevé un monument plus durable que l’airain, plus haut que les royales
pyramides, que ni la pluie qui ronge, ni l’Aquilon ne pourront détruire, ni l’innombrable suite des années, ni la fuite des temps. »
31. « Sur le même rayon il vient de prendre un autre volume, dont je déchiffre le titre à l’envers : La Flèche de Caudebec, chronique
normande, par Mlle Julie Lavergne. Les lectures de l’Autodidacte me déconcertent toujours. Tout d’un coup les noms des derniers auteurs
dont il a consulté les ouvrages me reviennent à la mémoire : Lambert, Langlois, Larbalétrier, Lastex, Lavergne. C’est une illumination ;
j’ai compris la méthode de l’Autodidacte : il s’instruit dans l’ordre alphabétique. » (Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard,
« Folio », 1972 [1938], p. 51-52.)
32. P. Bourdieu avait traité le problème de la délégation dans une conférence devant l’Association des étudiants protestants de Paris en
juin 1983. Le texte en sera publié en juin 1984 : « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 52-53, 1984, p. 49-55.
33. Sur ce point et les idées développées dans ce paragraphe, voir P. Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », art. cité, et
Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 173-174.
34. Si l’État-providence a toujours fait l’objet d’une dénonciation libérale, il suscite au début des années 1980 une critique beaucoup plus
large dont Pierre Rosanvallon entend proposer une synthèse dans La Crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 1981. Le thème de la
dénonciation des « privilèges » est aussi alimenté, par exemple, par l’essai du journaliste François de Closets, Toujours plus ! qui, publié
en 1982 chez Grasset, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires.
35. P. Bourdieu cite souvent L’Opium des intellectuels comme illustration de la lucidité intéressée des « intellectuels de droite » et l’article de
Simone de Beauvoir, « La pensée de droite, aujourd’hui », comme exemple de résistance des intellectuels à l’objectivation. Il y voit deux
obstacles à une « sociologie des intellectuels ». Voir notamment P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 70.
36. Sur ce point, voir la fin de la leçon précédente.
37. Louis Pinto, « “C’est moi qui te le dis”. Les modalités sociales de la certitude », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52, 1984,
p. 107-108.
38. Voir notamment É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., le chapitre « Qu’est-ce qu’un fait social ? », p. 95-107.
39. « Le premier venu n’a pas la faculté de tomber en extase, donc de produire, conformément à l’expérience [des primitifs], ces effets
météorologiques, thérapeutiques, divinatoires, télépathiques qu’elle seule permet d’obtenir. Ce sont surtout, sinon exclusivement, ces
pouvoirs extraordinaires qui ont été désignés par des noms particuliers tels que mana, orenda et l’iranien maga (d’où : magie). Nous
donnerons désormais le nom de “charisme” à ces pouvoirs extraordinaires. » (M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 146.)
40. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », art. cité, en particulier p. XLIII-XLIV .
41. Voir M. Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, op. cit., p. 57 et, plus généralement, la section « L’esprit du capitalisme »,
p. 43-80.
42. Pour mémoire, Max Weber définit ainsi le charisme : « Nous appellerons charisme la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de
façon magique […]) d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au
moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou
comme un exemple, et en conséquence considéré comme un “chef” (Führer). » (M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., p. 320.)
43. Le 10 juin 1940 est la date où le gouvernement français, devant la déroute militaire, quitte Paris. Le général de Gaulle lance son appel à la
résistance depuis Londres sur l’antenne de la BBC le 18 juin 1940. C’est la veille qu’est retransmis à la radio française le discours du
maréchal Pétain dans lequel il annonce la capitulation et « fai[re] à la France le don de [s]a personne pour atténuer son malheur ».
44. Référence implicite à l’analyse de Marx sur « le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (K. Marx, Le Capital, op. cit., première
section, chap. I, IV, p. 604-619).
45. « Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C’est
seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre
elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du
cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est
de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits
du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » (Ibid., p. 606.)
46. Jean-Paul Sartre appelle « sérialité » un « mode de coexistence, dans le milieu pratico-inerte, d’une multiplicité humaine dont chacun des
membres est à la fois interchangeable et autre par les Autres et pour lui-même » (Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 363 sq.) ;
voir aussi Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 151 et 182.
47. P. Bourdieu reviendra sur la construction de la nouvelle « Une rose pour Emily » (1930) dans « Une théorie en acte de la lecture », in Les
Règles de l’art, op. cit., p. 523-533.
48. L’exemple qui suscite quelques réactions amusées dans la salle renferme une allusion aux voyages lointains que le pape Jean-Paul II qui
avait été élu en 1978 fait en grand nombre, comparativement à ses prédécesseurs.
49. Georges Séguy avait été le secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982. Henri Krazucki lui avait succédé en juin 1982.
50. Voir sur ce point la première année d’enseignement de P. Bourdieu au Collège de France (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 163-165
et passim).
51. P. Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », art. cité, p. 49.
52. Le journaliste Ferdinand Lop (1891-1974) était connu pour ses canulars, notamment dans le Quartier latin à Paris.
53. Dans le passage qui suit, P. Bourdieu joue sur le double sens du mot appareil qui désigne les organes directeurs d’une organisation
politique mais est aussi utilisé par Pascal pour nommer la « montre », c’est-à-dire les habits (hermines ou bonnets) dont les juges et les
médecins, détenteurs de « sciences imaginaires » ont besoin pour s’attirer le respect (Pensées, éd. Lafuma, 44 [82]). Voir P. Bourdieu,
Méditations pascaliennes, op. cit., notamment p. 242-243 et 247.
54. P. Bourdieu fait deux allusions à la Société des agrégés et aux prises de position de son président (Guy Bayet) en Mai 68 dans Homo
academicus, op. cit., p. 22 et p. 248.
55. P. Bourdieu a vraisemblablement en tête des divisions à l’intérieur du Parti communiste français. En 1978, par exemple, un « Manifeste
des trois cents » conteste un rapport du secrétaire général du PCF et, en 1981, un manifeste, signé notamment par d’anciens membres du
comité central du PCF, met en question sa direction (« Le parti ne peut être confisqué par un groupe restreint de dirigeants », Le Monde,
27 février 1981).
COURS DU 10 MAI 1984

Première heure (leçon) : titres scolaires, discontinuités et bureaucratie. – Le « capital informationnel ». –


Codification et contrôle logique. – L’effet d’officialisation de la formalisation. – La vis formae, force de la
forme. – Deuxième heure (réponses à des questions et séminaire) : pour une histoire des technologies de la
pensée. – La délégation et la représentation (2). – L’hypocrisie structurale du mandataire. – L’homologie et le
coup double. – Mandants et corps des mandataires.

Première heure (leçon) : titres scolaires, discontinuités


et bureaucratie

J’en étais resté la dernière fois à l’analyse de l’état institutionnalisé du capital culturel. Je rappelle simplement
ce que j’avais rapidement dégagé d’une réflexion sur l’autodidacte et sur l’opposition entre capital culturel non
garanti, qui est celui de l’autodidacte, et le capital culturel garanti par le titre scolaire.
Une propriété du capital culturel institutionnalisé dont le titre scolaire est la forme la plus manifeste est sa
capacité de transcender les accidents individuels, biographiques, biologiques, etc. C’est une sorte de brevet de
savoir, de compétence culturelle qui a une fonction d’institution. J’indique simplement quelques pistes sur cette
notion en me référant à une formule de Merleau-Ponty qui disait, quelque part 1, que la magie collective a une
sorte de pouvoir créateur que l’on doit comprendre en observant comment les vivants instituent leurs morts par
les rites de deuil. Pris en ce sens, le mot « instituer » est, je crois, extrêmement important. Avec le titre scolaire,
on est dans l’ordre de la magie au sens véritable du terme. Il s’agit d’une sorte d’action collective qui a toutes les
apparences de la rationalité : elle est collectivement reconnue et homologuée puisqu’il y a en quelque sorte
consensus sur son sens. Cela dit, elle n’en reste pas moins magique puisqu’elle produit des états permanents, des
différences permanentes. Ici, le meilleur exemple serait l’analyse de l’effet de concours et, plus généralement,
de l’effet de frontière qui est la forme la plus typique de cette opération de magie sociale.
Les sociologues durkheimiens insistaient toujours sur la coupure entre le sacré et le profane et sur le fait
que la magie sociale s’exerce en traçant des limites 2, des frontières, des templum (le templum, c’est ce qu’on
obtient par un découpage qui produit un dedans et un dehors : tracer sur le sol un rectangle, c’est-à-dire un
temple, c’est produire un dedans sacré et un dehors profane). Si cette opération sociale fondamentale de
découpage qui est l’opération juridique par excellence – le droit est du domaine de la magie sociale – s’exerce
dans l’univers scolaire de manière constante (on hiérarchise les sections, les titres, etc.), le cas le plus visible est
celui du concours qui crée des différences absolues, permanentes, pour la vie, entre des gens qui, en fait, sont sur
des lignes continues. Cette sorte de « discontinuisation » est le propre de l’opération magique : entre le dernier
reçu et le premier collé, il peut y avoir une différence d’une décimale, mais la coupure sociale crée une
différence absolue, pour la vie : les uns seront nommés polytechniciens, les autres ne seront rien 3… Ces
coupures, ces discontinuités brutales qu’introduit l’opération sociale d’institution, sont au principe de ces
réalités permanentes que sont les titres scolaires.
L’opération universalisante de la magie sociale se voit bien dans les effets sociaux de l’existence du titre
scolaire. Max Weber a beaucoup insisté sur le lien entre le titre scolaire et l’apparition des systèmes d’examen
modernes qui ne sont pas si anciens. Les grands concours sont apparus dans la plupart des sociétés européennes
au XIXe siècle en liaison avec le développement d’une « bureaucratie rationnelle », comme dit Weber 4. C’est que
les titres scolaires ont cette fonction de produire des agents interchangeables, et une propriété capitale de la
bureaucratie est précisément – j’y reviendrai tout à l’heure – de traiter des individus comme des « on » ou,
pourrait-on dire, comme des x, c’est-à-dire comme des gens n’ayant d’existence qu’à l’intérieur d’une formule
très générale et devant donc être substituables 5.
Dans sa théorie des types d’autorité 6, Weber souligne en particulier que tous les types d’autorité sont mis à
l’épreuve dans le problème de la succession : chaque type d’autorité révèle sa vérité ultime au moment de
résoudre le problème de la succession 7. C’est au fond l’autorité de type traditionnel qui pose le moins le
problème de la succession : la succession de type patrimonial, la succession de père en fils, est relativement
simple. Dans le cas de la succession charismatique, le problème de la succession se pose en revanche de manière
dramatique : qui succédera à de Gaulle ? Ou à Chanel ? Qui sera le successeur de tel ou tel intellectuel
dominant ? La bureaucratie résout ce problème de la succession du personnage charismatique en grande partie
grâce au titre scolaire qui permet d’avoir des individus socialement définis comme interchangeables sous le
rapport des critères pertinents du point de vue de la bureaucratie 8. Le titre scolaire prétend garantir que les
détenteurs d’un même titre sont identiques, non pas sous tous les rapports, mais sous le rapport d’un ensemble de
compétences, à la fois techniques et sociales, juridiquement garanties, que la bureaucratie demande. On voit
donc le lien entre l’État, la garantie étatique, le phénomène de la nomination dont j’ai parlé plusieurs fois et le
titre scolaire.
Il y aurait par exemple une réflexion à mener sur la notion de titre scolaire national par opposition à titre
régional : les débats autour des titres scolaires nationaux ou régionaux engagent des choses extrêmement
importantes et sont liés à des impératifs objectifs des mécanismes bureaucratiques.

Le « capital informationnel »

Après avoir examiné lors des cours précédents les trois états du capital culturel (l’état incorporé, l’état objectivé
et l’état institutionnalisé), je voudrais procéder, à partir de la réflexion que je viens de vous livrer, à une
généralisation du concept qui, me semble-t-il, devrait donner toute sa puissance.
Comme je l’ai souvent dit 9, changer de mot ou étendre les acceptions d’un concept produit fréquemment
des effets théoriques importants et permet de construire autrement la réalité sociale. Une partie de ce que je vais
faire consiste dans un jeu de retraductions : la substitution de la notion de capital informationnel à la notion de
capital culturel fait voir en quoi cette information incorporée, objectivée, qui définit le capital culturel, est une
information à la fois structurante et structurée. Je dirai donc « capital informationnel » au lieu de « capital
culturel » pour désigner des dispositions constitutives d’un habitus qui sont, d’une part, informées, structurées à
partir d’expériences du monde social et, d’autre part, informantes ; on pourrait aussi parler de structures
structurées et de structures structurantes. Ce capital d’informations structurées et structurantes est, en quelque
sorte, stocké, d’une part, dans le cerveau, la mémoire ou des dispositions corporelles plus générales et, d’autre
part, dans l’objectivité, sous forme de choses ou d’institutions. Ces informations stockées et structurées vont
avoir pour propriété de structurer toute nouvelle information reçue et, du même coup, le capital informationnel
va fonctionner comme un « code » qui peut être incorporé ou objectivé, le mot pouvant être pris au sens
juridique ou au sens linguistique. Ce que je voudrais analyser aujourd’hui rapidement, c’est la notion de
codification ou de formalisation.
Lorsque j’ai commencé à travailler en sciences sociales, j’ai été frappé par le fait que les spécialistes de
sciences sociales, comme d’ailleurs un certain nombre d’anthropologues, se contentaient souvent d’expliquer les
faits sociaux par l’invocation de la règle. Les anthropologues anglais dénonçaient d’ailleurs souvent le
« légalisme 10 » – ce que j’appelais en français « juridisme » –, c’est-à-dire la propension à expliquer les
conduites des agents par les règles explicites que les agents pourraient formuler comme principes de leur
conduite. Contre cette vision, j’ai élaboré la notion d’habitus qui a précisément pour fonction de dire que les
agents sociaux peuvent engendrer des pratiques qui sont structurées, réglées sans avoir pour autant pour principe
de production de ces pratiques une règle explicite. La notion d’habitus veut dire qu’il y a une sorte de capital
informationnel, structurant et structuré, qui fonctionne comme principe de pratiques structurées sans que ces
structures que l’on peut trouver dans les pratiques aient existé préalablement à la production des pratiques en
tant que règles. De là l’opposition entre la notion de schème, que j’emploie constamment pour dire les principes
des pratiques comme conditions des pratiques, et les notions de code, de schéma, de modèle ou de règle qui, à la
différence du schème – qui est à l’état pratique, incorporé, qui fait corps avec la personne qui l’utilise –, sont
explicites et objectives.
Mais j’avais peut-être été un peu trop loin dans mon effort pour réagir contre le légalisme ou le juridisme
et dans la mise en question de l’efficacité spécifique de la règle. La question que je voudrais vous proposer
aujourd’hui porte sur ce point : s’il est vrai qu’on tend trop à expliquer les pratiques par les règles et s’il est vrai
que Weber a raison de dire que les agents sociaux n’obéissent à la règle que lorsque l’intérêt à lui obéir
l’emporte sur celui à lui désobéir – formule tout à fait remarquable 11 –, il reste que la règle existe comme fait
social et qu’il faut s’interroger sur l’efficacité spécifique qu’elle peut avoir. Sur ce terrain de l’efficacité
spécifique de la règle, on peut rencontrer des gens très étranges, comme Wittgenstein, qui s’est posé tout au long
de sa vie ces problèmes : qu’est-ce qu’obéir à une règle ? Qu’est-ce qu’une règle ? Qu’est-ce qu’une règle
juridique, formelle, algébrique ? Mon problème aujourd’hui est de souligner que, comme le montrent les
stratégies qui consistent à « se mettre en règle » (et qui sont, je crois – j’en avais parlé lors des deux dernières
leçons –, très importantes), le fait d’apparaître comme conforme à la règle procure un profit spécifique
supplémentaire.
Je voudrais maintenant montrer ce que signifie l’opposition entre des pratiques qui ont pour principe des
schèmes incorporés et des pratiques qui peuvent avoir pour principe des schèmes objectivés ; et je voudrais
m’interroger du même coup sur ce processus d’objectivation. Ce retour sur le processus d’objectivation est
important : il est dans la réalité sociale qu’étudie le sociologue, mais aussi dans l’opération même qu’effectue le
sociologue. Réfléchir sur les processus de codification, c’est donc réfléchir sur la différence entre les conduites
qui ont pour principe des schèmes et celles qui ont pour principe des règles, mais aussi sur l’effet que produit le
sociologue en codifiant les pratiques. L’opération de codification la plus élémentaire, comme la production d’un
code statistique, le simple fait d’écrire, de transcrire, de produire un schéma ou toute représentation objectivée,
engendre un effet social que le sociologue doit prendre pour objet. Sans cela, il risque de faire subir à ce qu’il
analyse un effet qui serait aussi dans la réalité. En d’autres termes, il risque d’être un juriste sans le savoir (on
retrouve le problème du légalisme). On peut donc analyser les effets contenus dans le fait de codifier une
pratique. L’exemple le plus élémentaire est la codification d’une langue : la langue est un ensemble de schèmes
linguistiques mais ce n’est pas un abus de langage de parler de code au sujet d’une langue réellement codifiée
qui a été soumise à ce travail d’objectivation que réalisent les grammairiens. La langue objectivée comme
grammaire présente les mêmes propriétés que la logique, le droit ou la méthode, et ce sont les propriétés
générales de toutes ces formes objectivées des principes de production des pratiques que je voudrais dégager.
Codification et contrôle logique

Première propriété : toute codification implique un effet d’objectivation. Cela peut paraître trivial mais ne va pas
de soi. Pour le montrer, je voudrais me référer aux travaux menés par des ethnologues sur le passage des sociétés
orales aux sociétés à écriture. Je pense au livre de Jack Goody qui a été traduit en français sous le titre La Raison
graphique 12. Goody se situe dans une tradition qui essaie de réfléchir sur les effets sociaux de l’apparition de
l’écriture ; il considère qu’une partie des propriétés que l’on attribue, souvent sans trop réfléchir, à la « mentalité
primitive » ou aux « sociétés archaïques » pourrait tenir au fait que ces sociétés ne disposent pas de ces
techniques de conservation de la pensée que procure l’écriture.
Havelock, dans un livre sur Platon où il revient en particulier sur la critique que Platon adresse à la
poésie 13, insiste sur le fait que la critique platonicienne de la mimèsis – que l’on traduit par « imitation » – a en
réalité toujours été mal comprise : ce que Platon avait à l’esprit, c’est cette pratique poétique des poètes qui
étaient obligés en quelque sorte de mimer (et non pas d’imiter) avec leur corps ce qu’ils avaient à dire pour le
mémoriser, pour le faire revenir, pour se le réapproprier. Évidemment, il faut préciser que, comme toutes les
coupures, cette coupure « société à écriture/société sans écriture » n’est pas une coupure absolue : il y a encore
dans nos sociétés des foules de choses, parfois parmi les plus importantes, qui se transmettent en dehors de
l’écriture, sur le mode mimétique. C’est le cas par exemple à l’intérieur de la famille. Cette analyse de la
transmission mimétique ne vaut donc pas seulement pour les sociétés pré-scripturales, mais aussi pour toute une
partie des savoirs qui se transmettent dans nos sociétés.
Cette appropriation mimétique du savoir peut être décrite comme une dépossession. Platon dit que le poète
est possédé par les dieux, qu’il est maîtrisé par un savoir qu’il ne maîtrise pas. Le romantisme a repris les
thèmes de l’inspiration et de la muse, mais c’est une espèce d’illusion rétrospective qui nous porte à projeter sur
le passé des représentations très modernes et nous empêche de voir que la mimèsis présocratique est finalement
une sorte de danse dans laquelle le poète ne peut reproduire son discours qu’en mettant son corps en jeu.
L’absence de technique d’objectivation fait que la production mimétique de savoirs est en quelque sorte sans
distance alors que l’objectivation permet cette distanciation. Platon dit qu’au fond les poètes ne savent pas ce
qu’ils disent : c’est un savoir qui parle à travers eux et qu’ils découvrent comme nous, mais au moment où ils le
découvrent ils le perdent car ils passent à autre chose. L’écrit, lui, va permettre de faire un contrôle logique, de
confronter différents moments du discours (ce qui a été dit à l’instant t et à l’instant t + 1) : la logique commence
avec l’objectivation.
Je voudrais ici citer une phrase de Cavaillès (je fais un pont entre deux espaces théoriques très éloignés,
mais je crois que c’est fondé) : il écrit dans Méthode axiomatique et formalisme : « Un raisonnement écrit ne
peut tromper, car dans son dessin apparaîtraient des figures exclues 14. » Cavaillès identifie donc l’objectivation
écrite au contrôle logique et c’est au fond ce que voulait dire Platon. Les témoignages des ethnologues sur les
savoirs archaïques, en particulier tout ce qui concerne les systèmes mythiques, sont de ce point de vue utiles. Je
me rappelle ainsi un texte extraordinaire de [nom inaudible] 15 qui analyse la manière particulière de parler des
gens qui récitent des mythes, par exemple un ton de voix spécial, et qui montre que, pour se mettre en état de
produire ces savoirs que va transcrire l’ethnologue, les agents sociaux doivent adopter une posture corporelle,
vocale, une mimè, tout un rapport à ce qu’ils évoquent ; c’est seulement à cette condition qu’ils peuvent faire
revenir ce savoir. Du même coup (on voit bien la différence avec le savoir objectivé quand on peut lire à la
demande, quand il suffit de prendre le livre), ce savoir vient ou ne vient pas et, quand il vient, c’est sous une
forme telle qu’on n’est pas sûr de le posséder.

L’effet d’officialisation de la formalisation


Une première propriété de l’objectivation que l’on peut saisir dans le passage de l’oral à l’écrit est donc le fait
que l’objectivé est explicite. Il est communicable universellement, on peut le montrer du doigt, on peut dire :
« Vous avez dit ça », on peut se mettre d’accord – c’est le mot homologein (ὁμολόγειν) 16 sur lequel je
reviendrai –, on peut dire la même chose, on peut être sûr, on peut transformer le contrat linguistique (les
linguistes emploient parfois cette expression 17) tacite en contrat juridique sur lequel on peut se mettre d’accord.
Mais l’ambiguïté de la notion d’objectivation, c’est qu’en passant de l’implicite à l’explicite, du tacite ou du
pratique à l’écrit communicable, on rend objectif et, en même temps, officiel : les opérations d’objectivation
sont inséparablement des opérations d’officialisation. Il n’y a donc pas d’effet technique de l’objectivation qui
ne soit en même temps un effet social. L’écrit, par exemple, permet un contrôle logique, mais inséparablement et
simultanément tous les effets de publication, d’officialisation, de proclamation publique, etc. Cette sorte
d’ambiguïté de l’objectivation me paraît centrale pour réfléchir sur des notions également centrales, au moins
dans la problématique sociologique, comme celles de rationalisation, de processus de rationalisation. On pourrait
dire que l’objectivation est une condition de rationalisation qui est toujours en même temps une opération
technique et une opération sociale de publication.
Je précise un peu cela : que signifie « officialiser » ? Officialiser, c’est rendre, comme on dit, « de
notoriété publique » et un certain nombre d’opérations sociales, notamment de magie sociale, consistent
purement et simplement dans la publication. L’exemple typique est la publication des bans de mariage : on peut
dire que le mariage est une liaison rendue publique, une liaison qui peut s’afficher, se proclamer, qui est rappelée
par des signes permanents comme une alliance 18 ; cet effet de publication est un effet d’officialisation qui
arrache en quelque sorte le publié au secret, à l’officieux, au honteux, qui le rend connu et reconnu. Reconnaître
un enfant est typiquement une opération du même type : cela ne consiste qu’à déclarer publiquement, de manière
solennelle, dans des circonstances solennelles, quelque chose qui existait jusque-là comme un fait. Cette sorte de
transfiguration proprement magique qu’opère l’officialisation est toujours emmêlée avec la transfiguration
proprement logique que je disais tout à l’heure : publier, c’est toujours à la fois motiver, rendre logique,
homologuer et, en même temps, universaliser.
Ce serait donc sur ce point que je pourrais peut-être réunir les deux sens en disant que toute codification
tend à produire à la fois une universalisation et une officialisation : ce qui est publié, explicité, constitué en règle
au lieu d’être à l’état pratique sous forme de schème devient quelque chose d’universel qui peut être reproduit
par n’importe qui. On pourrait prendre l’exemple des traditions artisanales : aussi longtemps qu’elles sont non
codifiées, l’apprentissage se fait par contact direct avec les générations. Un effet d’inertie lié à ce mode de
transmission qui va directement du particulier au particulier, en restant à l’état implicite, est que, dans la mesure
où la transmission de savoir ne passe pas par l’objectivation, le savoir échappe d’une certaine façon à la
critique : il ne se communique que de corps à corps (la notion de mimèsis conviendrait parfaitement pour décrire
les transmissions de type artisanal : « Tu fais comme moi », « Tu te mets à côté de moi et tu me regardes », etc.),
la verbalisation est réduite au minimum. Du fait de cette sorte de transmission posturale, ce qui se transmet
reste, peut-on dire, inconscient ou, en tout cas, implicite.
La constitution des schèmes de pensée en règles peut engendrer ce phénomène d’académisme consistant à
produire selon des règles de production explicites qui sont celles de la génération antérieure 19. Si l’explicitation
engendre l’académisme, elle engendre aussi la rupture parce que la règle explicite peut être combattue alors que
la règle implicite a une espèce de force de persuasion clandestine. (Je pense qu’on pourrait dire la même chose
des inculcations implicites qui s’accomplissent à l’intérieur de la famille. Un certain nombre de réflexions
contemporaines sur les effets d’injonction qui s’exercent à l’intérieur du monde familial tendent en effet à
montrer que l’essentiel de ce qui se communique entre parents et enfants est de type mimétique ; cela n’accède
pas à la verbalisation, se passe dans une espèce de danse, d’accord corporel. Du même coup, la puissance
d’emprise de ces choses est beaucoup plus grande et les savoirs ainsi acquis beaucoup plus difficiles à
combattre.)
La vis formae, force de la forme

L’objectivation officialise, rend public et officiel, universalise, mais je voudrais maintenant montrer comment
l’effet technique de formalisation contribue à l’effet d’officialisation, à l’effet social d’imposition symbolique.
Au fond, je voudrais expliciter cette vieille expression latine, selon laquelle telle ou telle chose agit vis formae,
« par la force de la forme ». Qu’est-ce que cette vis formae ? Quelle force spécifique acquièrent une injonction
ou un précepte lorsqu’ils sont formalisés, explicités sous forme de formules générales ? Les deux formes de
formalisation les plus typiques, la formalisation logique, mathématique, d’un côté, et la formalisation juridique
de l’autre, sont les plus éloignées, mais ce que je veux dire, c’est que les formalisations sociales combinent les
deux forces. Au fond, ce que j’appelle la violence symbolique, c’est l’effet qui s’exerce lorsqu’une formalisation
cumule les effets du formalisme logique, c’est-à-dire l’effet de généralisation (ce sera pour tout x, pour tout
citoyen), et l’effet symbolique magique d’officialisation.
De même que la formule algébrique est vraie pour tous les nombres, pour un nombre quelconque – si l’on
suit Weber dans les chapitres qu’il consacre au droit dans Wirtschaft und Gesellschaft [Économie et société], la
formule juridique est universelle 20 : le droit rationnel, comme dit Weber, s’oppose au droit coutumier, ce qu’il
appelle Kadijustiz. Kadi, c’est le cadi dans les sociétés arabes ; la justice du cadi, c’est au fond la justice de
Sancho Panza dans son île 21, c’est la justice du bon sens, du pifomètre, de l’instinct, du schème pratique qui
raisonne partout. Cette justice dit que si deux femmes se disputent un objet, on le coupe en deux, mais si c’est un
enfant qu’elles se disputent 22, le cadi est très ennuyé. Le droit, lui, commande de travailler de manière que la
règle soit applicable à tous les cas, y compris s’il s’agit d’un enfant. Cette sorte de généralisation qui est
inhérente au travail de codification consiste à instituer des correspondances logiques, universelles, telles qu’on
n’ait plus qu’à appliquer les formules universelles aux cas particuliers, alors que le droit traditionnel, par
exemple le droit coutumier, va toujours, comme dit Weber, du particulier au particulier 23.
Le meilleur exemple pour illustrer cela serait l’opposition entre un droit coutumier et un droit rationnel,
même si ce serait une longue analyse. Le droit coutumier, tout le monde l’a remarqué, se caractérise par le fait
qu’il n’énonce pas de principe universel. On trouve une analyse du droit coutumier chez Durkheim (par exemple
le droit répressif contre le droit restitutif) 24 ; Weber aussi a proposé des analyses. Le droit coutumier dit : « Si
un homme donne un coup de bâton à un autre homme, il paiera trois ; si c’est un enfant, il paiera six. » Il y a une
série de transgressions particulières assorties de sanctions particulières, mais on ne dit jamais qu’« un homme ne
doit jamais porter le bâton », que « tous les hommes sont égaux en droit » ou qu’« un homme vaut trois fois plus
qu’une femme », etc. ; or on voit que battre un homme coûte trois fois plus cher que battre une femme. Il y a
donc des applications particulières de règles universelles sans que ces règles universelles soient jamais énoncées.
Comme le dit Weber, on va toujours du cas particulier au cas particulier sans passer par la médiation universelle.
Le droit rationnel, lui, explicite le fondement, il a une sorte d’axiomatique.
On pourrait dire du droit ce qu’on a dit de la formalisation axiomatique : le droit rationnel, selon Weber,
énonce explicitement les conventions fondamentales, de même qu’une axiomatique ne laisse plus rien à l’état
implicite, elle essaie d’absorber tous les postulats dans un discours positif. De même, un droit rationnel ne peut
plus laisser au hasard… Voilà une citation qui concerne une axiomatique mais qui pourrait concerner le droit :
« Devant une axiomatique, nous pouvons nous trouver dans la situation de deux partenaires qui ne
s’accorderaient devant les règles d’un jeu : s’ils ne prennent pas la précaution de les énoncer chacun, cela leur
interdit de jouer ensemble une partie ; mais s’ils se les communiquent et s’ils conviennent, par exemple,
d’alterner les deux règlements, ils peuvent alors jouer des parties successives sans s’accuser de tricherie 25. »
Vous pouvez jouer aux dames, si l’un est pour « on peut souffler » et l’autre est pour « on ne peut pas souffler »,
vous jouez une fois sur deux… Ces conventions explicites sont le commencement de l’axiomatique, alors que
dans la logique pratique ces choses fondamentales sont laissées à l’état implicite et résolues chaque fois, au prix
d’un travail permanent, par une casuistique inspirée.
Une propriété de l’objectivation, je le dis tout de suite, est de rendre la vie plus simple. Aussi longtemps
que les choses fondamentales ne sont pas explicites, elles sont laissées à l’appréciation, à l’instinct social, c’est-
à-dire à l’habitus. Lorsqu’on analyse la série des actes de jurisprudence transcrite sous forme de coutumiers dans
tel ou tel village, comme je l’ai fait pour les coutumiers kabyles 26, on voit bien qu’il y a une logique. Il y a des
principes, comme je l’ai dit tout à l’heure : un acte commis la nuit est plus grave qu’un acte commis le jour ; un
acte commis dans une maison est plus grave qu’un acte commis à l’extérieur ; un acte commis sur un homme est
plus grave qu’un acte commis sur une femme, etc. Mais ces principes n’étant pas explicités, étant laissés à
l’instinct social, on peut toujours avoir matière à se chamailler et s’accuser mutuellement de tricher. Une
propriété de la formalisation est de permettre l’homologation : nous allons vérifier que nous disons la même
chose au même moment. La définition saussurienne de la langue (ce qui permet d’accorder au même son le
même sens et le même sens au même son 27) ne devient complètement vraie que lorsque la langue est codifiée ;
dans la communication ordinaire, on n’est jamais sûr d’associer les mêmes sons aux mêmes sens, il y a une part
considérable de malentendus. Pour être sûr d’associer le même son au même sens et le même sens au même son,
il faut objectiver, codifier et codifier les règles de codification elles-mêmes, l’axiomatique étant cette espèce de
métadiscours sur les principes de codification du discours qui permet de s’assurer qu’on parle vraiment de la
même chose.
On n’a bizarrement jamais fait ce rapprochement, mais ce travail d’axiomatisation est commun à l’algèbre
et au droit rationnel. Au fond, le droit rationnel qui convient à des bureaucraties rationnelles devant faire des
règles universelles telles que les agents soient interchangeables est une sorte d’algèbre des comportements
sociaux : une loi vaut « pour tout x ». Je cite Weber au sujet du droit formel : « Il prend en compte exclusivement
les caractéristiques générales, univoques du cas considéré. » Cela me semble une très belle formule. Les cas sont
nécessairement polysémiques, ils peuvent être définis de trente façons différentes, la construction juridique
sélectionne un nombre fini d’aspects à partir de certaines formes de pertinences et, ces aspects une fois
constitués et caractérisés de manière univoque, le droit peut énoncer des règles valables pour tous les cas. Dans
la mesure où le droit prend en compte des caractéristiques générales univoques, il généralise automatiquement.
Alors que la Kadijustiz allait du particulier au particulier, le droit rationnel généralise même quand il va au cas
particulier. Ici, on pourrait revenir à Saussure et au problème posé par la notion de cas : je pense que quand, dans
le Cours de linguistique générale, Saussure caractérise le passage de la langue à la parole comme exécution – le
mot qui revient tout le temps, vous pouvez vous reporter au texte –, il traite le code linguistique comme un code
juridique dans lequel il y a des principes rationnels explicites, et le travail du juge, du locuteur, consiste à
appliquer au cas particulier des règles générales. On traite donc la langue qui est un système de schèmes comme
un code objectivé tel que l’acte de parole soit une application.
Pour faire comprendre cette sorte d’universalisation qu’opère la formalisation, on pourrait se référer à une
analyse célèbre de Schütz sur le personnage qui met une lettre à la poste 28 : ce personnage sait qu’il peut
compter sur un ordre social objectivé, formalisé, sur des gens qui ont été formés pour obéir à des règles, qui
savent qu’il faudra oblitérer le timbre, trier le courrier, le faire partir, qu’il y aura une sanction s’il n’est pas
suffisamment oblitéré, etc. L’agent social qui met une lettre à la boîte est un x interchangeable rendu possible par
l’univers des règles qui produiront les actes interchangeables impliqués par l’acte interchangeable qui a
déclenché le processus. C’est ce que Heidegger décrivait en termes péjoratifs comme l’univers des actes
inauthentiques (le « on 29 »), mais c’est un grand progrès de dire « x » là où Heidegger dit « on », car un système
formalisé transforme les agents sociaux en x avec toute une série d’effets.
J’ai indiqué l’un de ces effets : par rapport à la Kadijustiz, on voit bien que le droit rationnel fournit une
économie de génie – il faut être Salomon pour résoudre le problème de l’enfant à couper en deux 30 – et c’est
l’une des intuitions les plus fortes de Weber que d’avoir vu que le processus de rationalisation met à la portée de
n’importe qui des actes qui, aussi longtemps qu’ils sont livrés aux schèmes, ne sont accessibles qu’à quelques-
uns. C’est au fond le problème de l’excellence que pose Platon dans le Ménon : l’excellence peut-elle
s’enseigner 31 ? Aussi longtemps que l’excellence reste quelque chose qu’on acquiert comme le fils de
Thémistocle qui regarde papa monter à cheval, il y a des risques d’échec dans la transmission 32. Dès que le
savoir est objectivé, formalisé, transmis de manière formelle et rationnelle, on peut espérer que les actes
demandant de l’improvisation géniale seront accessibles au premier venu.
C’est ce que disait très exactement Leibniz au sujet de la survalorisation que faisait Descartes de
l’intuition : « Descartes nous demande d’être trop intelligents ; avec lui, il faut être intelligent tout le temps » ; il
vaut mieux se fier à la vis formae, ce qu’il [Leibniz] appelait des evidentia ex terminis, l’évidence qui sort des
formules elles-mêmes 33. L’algèbre, c’est une sorte d’automate spirituel, comme aurait dit Leibniz 34, qui pense
pour nous, qui contrôle les erreurs : les contradictions apparaissent tout de suite, on est en quelque sorte coincés
dans la logique. D’une certaine façon – je crois que c’est l’une des propriétés extraordinaires de
l’objectivation –, le capital culturel objectivé, lorsqu’il est formalisé, met à la portée d’un enfant de douze ans
des opérations qui ont été géniales. C’est là une chose qu’on dit toujours mais sans l’expliquer dans cette
logique. L’objectivation est une économie de génie mais, du même coup, elle a un effet de désenchantement :
Weber développe toujours ces deux faces 35.
Cela dit, pour reprendre ce que je disais tout à l’heure à propos de l’ambiguïté de l’objectivation,
l’objectivation est un acte allant dans le sens de la rationalisation, mais en même temps, dans la mesure où il y a
publication de cette rationalité, la vis formae, la force de la forme algébrique ou logique exerce un effet de
violence symbolique. Dans la mesure où les effets rationnels de l’objectivation sont inséparables et
contemporains des effets symboliques de l’objectivation, la rationalisation au sens de Weber s’accompagne,
pourrait-on dire, d’une rationalisation plutôt au sens de Freud. Encore une fois, cela se voit bien à propos du
droit. Les corps de juristes ont des tendances propres. Ce sont des gens relativement autonomes qui ont des
intérêts spécifiques de cohérence, de contrôle logique. Il faut qu’ils intègrent tous les actes de jurisprudence
antérieurs, qu’ils fassent disparaître les contradictions. Leur capital professionnel spécifique est donc un capital
de rationalité et ils ont partie liée avec la rationalité.
Cela dit, l’effet juridique, l’effet de rationalité que va exercer le droit en ayant réponse à tout va masquer
les présupposés, l’axiomatique implicite d’un droit qui évidemment n’est pas le produit d’une construction pure
de la raison : les axiomes fondamentaux d’un système juridique sont livrés au juriste par l’univers politique, ce
sont les présupposés de l’univers politique. Le travail formel que va réaliser le juriste va donner à ce qui aurait
pu être une axiomatique, un système fondé sur une axiomatique arbitraire, un habillage rationnel, et l’effet
propre des systèmes symboliques rationnels va être produit par cette combinaison d’arbitraire et de raison. Voilà
ce que je voulais dire par vis formae : la mise en forme, la formalisation au sens algébrique et juridique exerce
un effet de raison à travers lequel les effets de violence se trouvent transfigurés, transformés. On pourrait le
démontrer à propos du capital culturel, scolaire ou de tas de choses que j’ai dites, mais je m’arrête là pour la
première partie du cours.

Deuxième heure (réponses à des questions et séminaire) : pour


une histoire des technologies de la pensée

Beaucoup me demandent si les formes modernes de conservation de la pensée, en particulier le magnétophone ou


d’autres instruments – on pourrait penser à l’ordinateur, etc. –, ne sont pas de nature à jouer un rôle comparable à
celui de l’écrit. Ce que je crois, c’est que, en général, nous sommes trop inconscients de l’infrastructure du
travail intellectuel, alors qu’il faudrait faire une sorte d’histoire matérialiste du travail intellectuel qui essaierait
de rapporter la forme du travail intellectuel à l’état des instruments de production, de conservation et de
transmission du savoir. Nous oublions par exemple que l’enseignement, ou l’école, loin d’aller de soi, est une
invention historique. Les sophistes, par exemple, sont des gens qui ont inventé le système scolaire et une partie
du débat entre Platon et les sophistes peut être lu comme une discussion sur les technologies sociales adéquates,
raisonnables et, du même coup, sur les manières convenables de penser, de réfléchir. Il y a le débat sur l’écrit et
le poète [évoqué plus haut], mais aussi le débat sur le savoir mercenaire ; faut-il se faire payer quand on
enseigne 36 ? Ces débats sont liés à des changements technologiques.
Il y a des jalons pour cette histoire sociale des technologies du travail intellectuel : le livre de Havelock
[Preface to Plato] dont je parlais, par exemple. Un autre livre apporterait beaucoup à la compréhension des
formes littéraires et de ce qui peut (ou ne peut pas) être pensé : L’Art de la mémoire de Frances A. Yates 37. Ce
livre extraordinaire résume, je crois, assez bien ce que je dis là. Il montre en quelque sorte l’histoire d’une
technologie de la mémoire qui est apparue en Grèce, puis qui s’est développée et a été élaborée, codifiée chez les
orateurs romains, Cicéron et surtout Quintilien. C’est une véritable technologie au sens où l’on parle de
technologie dans l’industrie. Le problème qui se posait aux orateurs était d’avoir une sorte de plan pour
mémoriser leurs discours. Ils apprenaient à associer chaque partie de leurs discours à une partie d’une maison
(« Dans l’atrium, je mets l’introduction, dans la chambre, je mets… ») et le discours était un parcours spatial qui
leur permettait de mémoriser. À la Renaissance, cette technologie a eu d’autres sens, plus ésotériques, mais, au
départ, il s’agit de quelque chose qui se situe pourtant dans des sociétés à écriture.
Là j’attire l’attention sur une autre idée fausse : on imagine toujours que, dès que l’écrit apparaît, l’oral
disparaît, mais en Grèce, par exemple, l’écrit et l’oral ont coexisté pendant très longtemps, des gens, dans des
espèces de corporations de poètes, transmettaient encore leurs savoirs d’une manière complètement orale : ils
devaient apprendre par cœur des kilomètres de vers et les reproduire avec des outils mnémotechniques. Il y a eu
des très beaux travaux de Lord et Parry 38 qui portent essentiellement sur les techniques de semi-improvisation
des poètes archaïques et qui ont travaillé sur des bardes (spécialement) yougoslaves qui avaient des techniques
que l’on pense similaires à celles qu’utilisaient les poètes homériques pour à la fois mémoriser et improviser,
avec des systèmes de schèmes, de formules, etc. Ces techniques d’invention, de mémorisation sont très
importantes parce qu’elles engendrent des formes de pensée tout à fait différentes.
D’une certaine façon, la lutte contre le poète est déjà un effet de champ. On peut en effet penser qu’existe
déjà au Ve siècle avant J.-C. quelque chose comme un champ intellectuel avec des professionnels de
l’enseignement, des sophistes qui veulent rationaliser la transmission, qui disent que tout peut s’enseigner (c’est
l’ENA 39), qu’on peut transmettre l’art d’accéder à la politique, au pouvoir, à l’éloquence. On peut enseigner non
seulement à bien parler mais à parler à propos : il ne suffit pas d’avoir la forme, il faut aussi avoir la forme qui
donne l’occasion pertinente d’appliquer la forme, ce qui est le grand problème de tout enseignement et de tout
savoir formalisés : on a des formules mathématiques, mais il faut encore trouver l’objet auquel on peut les
appliquer, ce qui n’est pas simple du tout. Alors que les sophistes essayaient d’enseigner, de formaliser, vous
avez à l’opposé des gens qui enseignaient encore de façon très traditionnelle un savoir total, transmis de manière
mimétique, très peu explicité, très peu codifié, avec des effets de concurrence. Et, dans une position
intermédiaire, il y avait des sortes de prophètes, les fameux présocratiques, qui disaient : « C’est moi qui le
dis. » On pourrait donc faire une sorte de sociologie de la production culturelle en rattachant les formes des
produits à des modes de production culturelle.
Je pense que dans ces modes de production on fait intervenir très fortement les techniques disponibles. Je
pense qu’aujourd’hui le magnétophone peut être une technique de production. Simplement, il y a, comme très
souvent, des effets d’hystérésis. Par exemple, je pense que très longtemps – on le trouverait dans Platon –, alors
que l’écriture était inventée, les gens n’en ont rien fait, ils ne voyaient pas ce qu’ils pouvaient en tirer, ils
continuaient à se servir de l’écriture comme d’un instrument de transcription de produits issus d’autres modes de
production, et le travail de type socratique qui consiste à dire : « Je te critique, je te contrôle en mémorisant tout
ce que tu as dit comme si c’était écrit », s’est développé peu à peu. En quelque sorte, il a fallu inventer la logique
pour pouvoir tirer parti complètement des possibilités que donnait l’écrit. De même, aujourd’hui, il y a des
foules d’instruments qui conduiront à des transformations profondes des modes de production intellectuelle mais
que nous n’utilisons pas encore parce que les dispositions des agents qui disposent de ces outils font qu’on
utilise le magnétophone 40 comme si c’était une dictée. On ne sait pas encore en tirer parti, mais il y aurait des
choses intéressantes à faire sur l’utilisation de la photographie par les sciences sociales 41 : une technique aussi
extraordinaire que la photographie n’a pratiquement pas été utilisée dans sa spécificité.
Tout cela pour dire qu’une histoire sociale des instruments serait, je crois, très importante, les instruments
recouvrant aussi les formes d’organisation. Le séminaire a été une invention historique. Le cours magistral était
une transposition de la prédication sacerdotale. Le séminaire est une invention des philologues allemands du
XIXe siècle : les gens sont assis à la même table, en rond, ils ont lu préalablement un certain nombre de textes ;
c’est une invention de nature à transformer profondément la production, les rapports de production (pour
employer l’analogie avec l’économie), les contenus, le pensable et l’impensable. Pour ceux d’entre vous qui
travaillent sur ces sujets, le projet d’une histoire sociale de la pensée dans ses rapports avec les instruments
disponibles me semble une piste très intéressante.
On pourrait penser à tous les débats sur l’opposition entre travail individuel et travail collectif : le travail
collectif n’est-il pas destructeur de l’idée même de travail intellectuel ? Ce type de débat n’est pas apparu par
hasard en Mai 68, à travers des problèmes de hiérarchie : il y a beaucoup plus que cela. Il existe, de façon
inconsciente, toute une représentation du travail intellectuel. Pour comprendre les vocations artistiques ou
intellectuelles, il faudrait analyser ces images plus ou moins fantasmatiques que les nouveaux entrants dans le
métier ont de la profession, par exemple, la tradition d’interview d’artistes : « Comment travaillez-vous ? – Je
travaille la nuit, en buvant du café. » Beaucoup entrent dans le travail intellectuel à partir de ces fantasmes. C’est
un facteur justement d’inertie : si l’on pense qu’être écrivain, c’est avoir une plume ou un style, cela exclut des
foules d’utilisations possibles d’instruments. Dans ces débats individuels/collectifs, il y a l’opposition entre le
littéraire (qui est singulier) et le scientifique (qui est collectif) : peut-on collectiviser (avec toutes les
connotations politiques…) la production intellectuelle sans la détruire ?
Le livre d’Antoine Compagnon qui vient de paraître sur la IIIe République 42 décrit fort bien les débats
autour du lansonisme 43, la lutte autour de la réforme de l’Université qui a opposé les modernistes, la science
sociale (Seignobos, Lanson, Durkheim, etc.) et les traditionalistes, plutôt historiens de la littérature, professeurs
de français, etc. Cette lutte qui ressemble à s’y tromper à des luttes présentes 44 tourne souvent autour de
technologies sociales qui impliquent une image de soi, une sorte de mythologie personnelle des intellectuels.
Autre exemple : les Salons sont une invention historique étonnante ; c’est une forme sociale où se mêlent
les hommes et les femmes, les artistes et les bourgeois. De même, les galeries, le musée, toutes ces choses dont
nous avons l’habitude, sont des inventions historiques. Je pense que la théorie kantienne du beau ne peut pas se
comprendre si on ne sait pas qu’à peu près au même moment apparaissaient à Dresde 45, et dans un certain
nombre de villes, des galeries où les œuvres étaient accrochées, destinées à être regardées indépendamment du
contexte, de la fonction, on ne voyait plus qu’un retable était une œuvre qui remplissait une fonction
religieuse 46. La culture proprement esthétique qui consiste à regarder l’œuvre en elle-même et pour elle-même,
si elle n’en est pas le produit, a été en tout cas renforcée par l’existence des galeries et des musées… En fait, il y
a simultanéité de l’invention de la posture et de l’objectivation de la posture esthétique (on commence à
accrocher des œuvres dans les musées – ça ne s’est pas fait en deux jours, il y a eu des galeries dès le XVe siècle).
Mais le musée de type moderne comme objectivation du regard pur, esthétique, est une autre de ces inventions
techniques/esthétiques.
Ce serait la même chose pour les livres. Les Français ne font pas, ou alors très rarement, d’index : qu’est-
ce que cela veut dire ? L’index est une invention technique qui donne un rapport au livre très spécial. De même,
la table des matières, ça ne va pas de soi, c’est aussi une invention. On peut associer beaucoup de ces choses qui
nous paraissent coextensives à l’art de penser. Le plan en trois points est une invention (voir le livre de Panofsky,
Architecture gothique et pensée scolastique, c’est l’un des grands livres de l’humanité…), c’est ce que saint
Thomas appelle le principe de clarification 47 : l’idée qu’il faut dire les choses de manière qu’elles s’auto-
explicitent le plus possible, qu’elles énoncent leur propre organisation. Vous verrez dans l’édition française de
Panofsky : il y a côte à côte les fac-similés de manuscrits du XIIe siècle et du XIVe siècle 48 ; dans le manuscrit
pré-clarification, tout enroulé, il n’y a pas de titres, pas de chapitres, alors que le manuscrit clarifié devient
organisé, en trois points, comme une cathédrale gothique. On pourrait multiplier les exemples.
Savoir qu’il s’agit d’inventions historiques donne une liberté par rapport à ces choses que souvent le
système d’enseignement transmet comme des exigences éternelles de l’esprit, les éternisant donc au-delà de leur
utilité sociale. […] Le débat du plan en trois points ou en deux parties est très important […], il y a des choses
qu’on ne peut pas penser en deux points. Le regard historiciste est le plus refusé : je ne le dis pas par
méchanceté, mais les intellectuels ont horreur des analyses historicistes sur les choses intellectuelles. Ils se
pensent comme des penseurs universels alors que, pour avoir une petite chance d’être universel, il faut savoir
historiciser : plus je sais que les outils que j’emploie sont historiques – la manière de parler, les schèmes de
pensée sont l’incorporation d’une foule d’inventions historiques successives plus ou moins codifiées, transmises,
institutionnelles –, plus j’ai de chances de me dés-historiciser, en tout cas de mettre en suspens les plus
arbitraires des héritages historiques. Cette histoire des technologies de la pensée aurait donc aussi une fonction
épistémologique capitale. Là, vous trouverez des foules d’éléments dans Bachelard qui était très sensible à ces
choses-là : il fait constamment apparaître le caractère inattendu, étonnant, historique de choses qui sont
devenues triviales dans la pensée scientifique 49.

La délégation et la représentation (2)

Je reviens très vite à ce que je disais la dernière fois, de manière pas très ordonnée, sur la délégation et je vais
essayer d’accentuer un certain nombre de conséquences des propositions que j’ai avancées. J’avais essayé de
montrer que cette sorte de processus de délégation tel qu’il s’impose à nous – il me semble depuis Rousseau –,
selon lequel un individu mandate un autre individu pour parler à sa place, occulte un autre processus plus
puissant, plus dangereux : celui de la représentation par laquelle un certain nombre de personnes se
reconnaissent dans quelqu’un qui, en les représentant au sens théâtral, les fait exister comme groupe.
Bizarrement, je vais commencer par cet effet de représentation, de théâtre, qui a toujours été vu et en
même temps non vu, je crois à cause de cette sorte d’attachement au modèle de la délégation. Je lis un texte de
Hobbes dans le Léviathan qui me paraît important pour le faire comprendre : « Une multitude d’hommes devient
une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte
que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui
qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne 50. » Ce texte est très intéressant parce qu’il
mélange les deux formes, à la fois la délégation et la représentation : « Une multitude d’hommes devient une
seule personne quand ces hommes sont représentés [“représentés” au sens de symbolique], de telle sorte que cela
se fasse avec le consentement de chaque individu [là, c’est la vision de la délégation : je délègue par un acte,
délibéré, libre, etc.]. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité des représentés, qui rend une la
personne [c’est parce que le représentant est unique que le représenté est unique : c’est l’unité de celui qui
représente et non des représentés qui rend une la personne]. »
Autrement dit, on a la formulation la plus résumée de ce que j’ai dit la dernière fois : l’effet politique
fondamental ne réside-t-il pas dans cette capacité d’unifier qui est donnée au représentant en tant qu’il est
unique ? Si je suis seul représentant d’une collectivité, mon unicité est une sorte de manifestation, d’exhibition
de l’unité du groupe. Pour Hobbes, cet effet symbolique, cet effet de représentation unifiante, l’efficacité
unificatrice de la représentation, pourrait-on dire, s’exerce au maximum lorsque [ceux qui sont représentés]
n’existent pas préalablement à la représentation. Il y a une sorte de commencement absolu : c’est quand le
représentant s’affirme comme représentant que, par là même, il fait exister le groupe représenté. Je pense que cet
effet d’unification par la représentation s’exerce au maximum lorsque le groupe que le porte-parole fait exister
en le manifestant a moins la parole. Le paradoxe de Hobbes atteint donc son maximum quand on pense aux
représentants des groupes dominés : cette théorie hobbesienne de la représentation créatrice et unificatrice ne
vaut jamais autant que lorsqu’il s’agit de gens qui, pour des raisons économiques et sociales, par l’effet de
mécanismes liés au capital culturel, ont moins accès à la parole et sont, de fait, entièrement dans un état de
remise de soi à l’égard du porte-parole qui les fait exister en les représentant. L’analyse de Hobbes que l’on a
souvent vue comme une anticipation des formes modernes de la théorie du contrat, de la délégation, est en réalité
plus médiévale que moderne.
Je vous donne deux références : Gaines Post, Studies in Medieval Thought, Public Law and the State, 1100-
1322, Princeton, Princeton University Press, 1964 ; et Pierre Michaud-Quantin, Universitas. Expressions du
mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, Vrin, 1970. Ce deuxième livre porte sur la notion
d’universitas, c’est-à-dire un groupe qui, précisément, existe comme un à travers sa représentation unitaire.
L’universitas, c’est le groupe par excellence, la corporation qui est constituée par le fait qu’elle a des porte-
parole légitimes, dotés des attributs légitimes de la représentation. L’un des attributs les plus importants est ce
que Post appelle le sigillum authenticum : à la limite, l’universitas, c’est un sceau, le sceau du doyen responsable
du corps qui, d’une certaine façon, incarne le corps collectif ; le doyen, c’est un corps biologique qui incarne le
corps social et qui, en l’incarnant, le fait exister. Il est doté des attributs symboliques de sa représentativité, sous
la forme du sigillum, le sceau qui va légitimer sa signature, qui va certifier conforme sa signature.
On pourrait évoquer le skeptron, ce bâton dont Benveniste dit qu’on le donnait à l’orateur pour manifester
le fait qu’il avait droit à la parole 51, qu’il était légitime à parler parce que c’est lui qui avait le sceptre. C’est
l’un de ces objets symboliques qui sont l’incarnation, la matérialisation, l’objectivation du groupe dans son
unité. Post et cette tradition de chercheurs ont aussi réfléchi sur la notion de couronne : on dit « les biens de la
couronne », la couronne est un objet qui manifeste 52 que celui qui la porte est le roi… Et si l’on peut dire « le roi
est mort, vive le roi », c’est parce que les biens de la couronne, comme le sceptre, survivent au roi ; il y aura des
rois aussi longtemps qu’il y aura des couronnes, aussi longtemps qu’on pourra passer dans les formes la
couronne d’un roi à l’autre, et le roi à la limite est celui qui a reçu la couronne dans les formes. Ces problèmes
de la représentation ont été élaborés dans la tradition médiévale à partir du souci de définir ce qu’est un groupe
légitime. Un groupe qui existe vraiment, une universitas, c’est un ensemble de gens qui se reconnaissent dans le
même porte-parole. Évidemment, on est dans le domaine de la magie pure, comme on le voit avec la couronne.
Selon une lecture un peu naïve, ces attributs symboliques seraient un peu comme la montre pascalienne,
l’appareil pascalien 53 : comme les cérémonies d’Église, l’exhibition symbolique aurait pour fin
d’impressionner, de frapper les esprits, etc. Mais c’est plus compliqué. Ces attributs symboliques sont une
incarnation du groupe. Un sceau, ce n’est rien d’extraordinaire ; simplement, le sceau, c’est le groupe. Celui qui
a le sceau, ou le sceptre, est le groupe. Ce n’est donc pas simplement que le sceptre décoré, augmenté,
impressionne… Je pense que, par analogie, on peut penser au rituel du micro dans les assemblées
contemporaines : passer le micro à l’orateur, c’est une forme transposée de la technologie du sceptre [et du
skeptron], une manière de dire : « Vous êtes crédité de la parole légitime. » Dans nos sociétés, des mécanismes
du même type sont à l’œuvre parce que la parole ne peut être prise sans violence que par les gens mandatés pour
la prendre, dont on voit le mandat sous forme de sceau, de sceptre, etc. Pour le dire simplement : le sceau, c’est
le mandat réifié, le mandat fait chose, c’est ce qui atteste, ce qui authentifie le mandataire comme mandataire
légitime.

L’hypocrisie structurale du mandataire

Maintenant, je voudrais essayer de voir, dans cette analyse de ce qu’est la genèse sociale d’un groupe et des
mécanismes de production symboliques des groupes, les propriétés des mandataires. Très souvent, on décrit dans
le langage de la psychologie, de la morale (et souvent de l’aliénation morale), les propriétés des agents sociaux
qui peuvent en quelque sorte se déduire de leur position dans la structure, mais je pense que le fin du fin de la
sociologie, c’est souvent de montrer que les choses que l’on décrirait comme des traits caractériels, individuels,
sont inscrites dans la position sociale du clerc. Je vais essayer de le faire en me servant de textes très différents,
des textes de Nietzsche que vous connaissez sûrement contre certains prêtres, des textes de Kant. Ces textes
dénoncent un certain nombre de propriétés du clerc comme mandataire, comme x qui parle à la place du groupe.
Mais ces propriétés ne sont pas du tout des propriétés de la personne qu’on pourrait décrire en termes
d’hypocrisie (Nietzsche dit que les clercs sont hypocrites).
Ce que je veux montrer, c’est que le détenteur d’un sigillum est voué à l’hypocrisie structurale, et une
propriété des mandataires est que, étant le groupe, ils doivent sans cesse le rappeler, mais, pour avoir le droit de
dire qu’ils sont le groupe, ils doivent dire qu’ils ne sont que le groupe et qu’ils n’existent que par le groupe.
Autrement dit, le discours du leader syndical, du leader politique, du mandataire en général comporte une sorte
de modestie imposée : je ne peux être tout, c’est-à-dire le groupe, qu’à condition de dire que je ne suis rien que
le groupe. De ce fait, les analyses de la mauvaise foi des mandataires qui ont été appliquées en général aux
prêtres (comme mandataires par excellence) me semblent s’appliquer de façon très générale. Elles sont inscrites
dans cette position et n’ont rien à voir avec les dispositions éthiques et psychologiques des mandataires.
Le problème du mandataire qui est consacré, qui détient le sceptre, est de s’auto-consacrer comme
consacré. Et il va s’auto-consacrer en disant qu’il n’est rien que le sacré qui le fait exister. Je citerai là un texte
de Kant dans La Religion dans les limites de la simple raison (Paris, Vrin, 1979, p. 217-218). Kant dit à peu près
qu’« une Église [qui serait] fondée [sur la foi inconditionnée et non sur une foi rationnelle n’aurait] pas des
serviteurs (ministri), […] mais des fonctionnaires de haut grade qui ordonnent (officiales) ». Très souvent, dès
qu’on parle de ces problèmes, on revient, par le latin, à cette tradition médiévale très élaborée, l’Église étant
sans doute la première invention historique d’une grande bureaucratie : une quantité énorme de travaux a été
consacrée à cette sorte de genèse inconsciente d’une grande bureaucratie, avec ce phénomène de délégation,
l’invention du ministre comme celui qui n’existe pas par lui-même, qui n’est que le mandataire, le vicaire du
groupe ou d’un corps. « [Ces officiales] qui, même quand ils n’apparaissent pas dans tout l’éclat de la hiérarchie
(comme dans l’Église protestante [qui est une sorte d’Église euphémisée]), […] et qui s’élèv[e]nt en parole
contre une [telle] prétention [Kant veut dire que c’est une hypocrisie de second degré], veulent néanmoins être
considérés comme les seuls exégètes autorisés des Écritures saintes, […] et transforment ainsi le service de
l’Église (ministerium) en une domination sur ses membres (imperium) [et,] pour [pouvoir] dissimuler cette
usurpation, ils se servent du titre modeste de serviteurs. »
Je crois que, dans ce texte, tout y est. C’est un texte compliqué mais on peut le relire très simplement : il y
a une espèce de double jeu entre ministri (« ministre », ce qui veut dire, au sens étymologique 54, un mandataire,
un délégué qui ne vaut que « pour », « à la place de ») et officialis (c’est-à-dire le mandataire qui cesse d’être le
mandataire pour être autonome, il est auto-constitué). Comment transformer un pouvoir délégué en pouvoir qui
se fait oublier comme délégué ? Comment transformer le ministère en officialis, le ministerium en imperium ?
Comment transformer le secrétaire général en général en chef ? Kant dit qu’il y a une sorte d’usurpation : le
service du groupe devient un service de soi par le groupe, l’usurpation est incluse dans ce glissement : « Ils se
servent du titre modeste de serviteurs. » Autrement dit, la stratégie de la modestie est structurelle : je ne peux
devenir impérieux qu’en m’abdiquant en quelque sorte, en m’effaçant devant le droit. Cette sorte d’habitus
effacé qui est typiquement sacerdotal est une sorte de description de l’habitus clérical dans toute sa généralité.
Les ministres, nous dit Kant, essaient d’obtenir le monopole de l’Écriture sainte : ils sont sacrés par les
Écritures qu’ils vont consacrer. Ils vont dire : « Il faut relire Marx – le Jeune Marx et le Vieux Marx 55 », « Il faut
relire l’Ancien Testament et le Nouveau Testament », « Il faut faire des coupures », « Il y a le bon texte et le
mauvais texte », « Il faut lire Marx mieux que Marx », etc. Pour se constituer comme sacrés, ils doivent se
constituer comme détenteurs du monopole de la définition de ce qui les consacre. Il faut donc qu’ils détiennent
le monopole de l’exégèse lorsque le principe de consécration est un livre – ce qui est souvent le cas pour les
traditions fondées sur du capital culturel objectivé. Nietzsche le dit très bien dans L’Antéchrist (texte absolument
formidable, on pourrait en citer des pages et des pages…) : « Ces Évangiles, on ne peut les lire trop prudemment,
ils ont leur difficulté derrière chaque mot » (p. 69) 56.
Une question évidemment très intéressante du point de vue de l’analyse : comment se fait-il qu’on puisse
utiliser des textes philosophiques de ce type dans une analyse sociologique ? Que leur fait-on subir en les
étudiant ? En fait, ces textes sont presque toujours écrits sur le mode de l’indignation, de la condamnation, et
l’indignation, si elle est l’un des principes de la lucidité (on voit bien ce que l’on déteste), empêche en même
temps de voir le principe de ce qu’on déteste. Un sociologue peut être attiré par telle ou telle chose qui l’indigne
mais il n’est sociologue que s’il dépasse son indignation, en découvrant les principes qui font que la chose
existe ; cela ne lui interdit pas de s’indigner mais il a à fonder cette chose. Chez Nietzsche, le ton de
l’indignation prophétique est évidemment permanent, mais il touche à des mécanismes réels très importants et
très généraux : « Ces Évangiles on ne peut les lire trop prudemment, ils ont leur difficulté derrière chaque mot. »
En disant que les Évangiles sont difficiles, l’exégète se donne le monopole de la lecture. Beaucoup de textes,
dans une certaine mesure, sont rendus difficiles par les exégètes qui cherchent à constituer le monopole de
l’exégèse. Cette proposition est facile à illustrer par une foule d’exemples : l’herméneute est hermétique pour
justifier l’herméneutique [rires].
Un autre exemple de Nietzsche : il dit que le mandataire doit opérer la « transformation de soi en sacré 57 ».
Pour opérer la transformation de soi en sacré, il faut se consacrer comme seul capable de constituer le sacré.
Parmi les stratégies par lesquelles le mandataire s’auto-consacre, il y a la stratégie du dévouement impersonnel :
« Rien n’est plus profondément, intimement ruineux que le “devoir impersonnel” de sacrifice auprès du Moloch
de l’abstraction 58 » (Antéchrist, p. 19). Voilà une autre propriété du mandataire : il dit « le Peuple », « les
masses », il parle de façon abstraite, générale, et c’est une stratégie… Autre citation, le mandataire s’assigne
toujours des tâches sacrées : « Chez presque tous les peuples, le philosophe [pour Nietzsche, le philosophe et le
clerc, c’est la même chose] n’est que le prolongement du type sacerdotal [ce qui est vrai], et cet héritage du
prêtre, se payer de fausse monnaie, ne nous surprendra plus. Quand on a des tâches sacrées, celle par exemple
d’amender, de sauver, de rédimer l’homme […] n’est-on pas soi-même sauvé par une tâche pareille 59 ? »
(p. 21). Cette très belle formule est la formule même du fétichisme : je sauve, je suis sauveur, donc je dois être
considéré comme sauvé. Cette sorte de transfiguration, d’inversion des causes et des effets qu’opère l’alchimie
de la consécration, c’est ce que Nietzsche appelle le « mensonge sacré » par lequel le prêtre se consacre. « Le
prêtre est celui qui appelle Dieu sa propre volonté 60 » (p. 77). On prouve facilement que le mandataire est celui
qui appelle « la Nation », « le Peuple » sa propre volonté.
Autre citation : « La loi, la volonté de Dieu, le Livre saint, l’inspiration – autant de mots pour désigner les
conditions selon lesquelles le prêtre accède au pouvoir, avec lesquelles il maintient son pouvoir – ces concepts
sont à la base de toutes les organisations sacerdotales, de toutes les formes de domination sacerdotale, ou plutôt
philosophico-sacerdotales 61 » (p. 94). Nietzsche continue : les délégués ramènent à eux les valeurs universelles,
« ils réquisitionnent la morale 62 » (p. 70). C’est un mot sublime ; ils accaparent donc Dieu, la Vérité, la Sagesse,
le Peuple, le Message, la Liberté, de manière à pouvoir dire : « Je suis la Vérité », « Je suis le Peuple » et en
sorte, dit encore Nietzsche, qu’ils deviennent « la mesure de toute chose ». Cette stratégie ne va pas de soi, elle
est un coup difficile : il faut toujours jouer petit, perdant, modeste, humble pour pouvoir être [triomphant ( ?)] et
dominer.
La forme par excellence de cette « transformation de soi en sacré » est ce qu’on peut appeler l’effet
d’oracle – que Nietzsche énonçait dans l’une des citations : le prêtre est celui qui appelle Dieu sa propre volonté,
l’effet d’oracle consiste pour le porte-parole à dire que ce qui parle à travers lui, c’est le Peuple. Il y a beaucoup
de travaux ethnologiques et ethnographiques sur les grands oracles de l’Antiquité et sur les stratégies qui étaient
employées par les prêtres. Nous avons des effets d’oracle dans la politique de tous les jours ; le porte-parole fait
des réponses et énonce le discours d’un peuple au nom duquel il parle, se légitimant à parler au nom de la parole
qu’il produit, à la place de ce qui le légitime à parler. On fait parler ce au nom de quoi on parle, ceux au nom de
qui on a le droit de parler et on leur fait dire ce qui légitime celui qui parle à parler. Cet effet « au nom de… » est
capital : les porte-parole sont des gens qui parlent « au nom de » quelque chose, ils parlent au nom du
Seigneur… Ils sont comme des vicaires, ils sont là pour quelque chose et au nom de…
C’est très important : les durkheimiens se posaient toujours la question de savoir comment on pouvait
passer d’une science des mœurs, c’est-à-dire d’une science constative de ce qu’est le monde social, à une
morale 63. Comment peut-on passer du positif au normatif (ce qu’aucune science n’a jamais fait…) ? Ils
invoquaient pour le sociologue le droit d’être l’énonciateur de ce qui est implicite dans le monde social, de ses
contraintes, de ses impératifs collectifs. Il y a chez Durkheim des textes absolument extraordinaires. C’est une
tentation à laquelle le sociologue est forcément exposé. Comme je le dis souvent (méchamment), la sociologie
est pour beaucoup de sociologues une manière de poursuivre la politique par d’autres moyens : on se fait
l’exégète de la vérité immanente du monde social et, au nom de cette vérité immanente ou de ces lois
tendancielles (par exemple, l’opposition entre le normal et le pathologique chez Durkheim 64), on énonce des
normes et on dit non seulement ce qui est, ce qui n’est déjà pas facile, mais aussi ce qui doit être. Ce tour de
passe-passe est central. Il permet de passer du constatif au performatif… Au fond, les durkheimiens avaient très
bien compris que, la transcendance étant le groupe, arriver à parler au nom du groupe, c’est se donner le
monopole de l’expression de la transcendance et exercer sur chacun des membres du groupe la contrainte inscrite
dans le collectif. Mais s’il est vrai qu’en grande partie c’est l’expression du collectif qui fait exister le collectif,
on produit cette contrainte dans l’acte même par lequel on l’exerce.
L’effet d’oracle dont je parlais tout à l’heure consiste donc à exploiter la transcendance du groupe par
rapport à l’individu. Cette transcendance, qui s’exerce sous forme de contrainte, permet à un individu qui peut se
faire passer pour le groupe d’exploiter la transcendance du groupe sur les individus. C’est donc une manière de
monopoliser la vérité collective en s’autorisant du groupe qui autorise pour exercer l’autorité sur le groupe. Si je
suis un porte-parole, dès que je m’autorise du groupe qui m’autorise, je peux exercer l’autorité sur le groupe. Je
pense que c’est le tour de passe-passe fondamental du monde social. Il se peut que le groupe se reconnaisse dans
cette contrainte, la liberté n’est pas totale. C’est une vieille règle (« On ne prêche que les convertis ») : le porte-
parole a d’autant plus de chances d’être reconnu dans la contrainte qu’il exerce sur le groupe qu’il exprime les
attentes latentes, confuses du groupe et qu’il fait passer à l’explicite des attentes latentes. Cela dit, [le tour de
passe-passe subsiste parce qu’]il y a une marge de liberté qui est inscrite dans le fait de la délégation.
Pour finir sur ce premier point, je pourrais dire que la modestie, l’hypocrisie sont des propriétés sociales
structurales, d’apparence psychologique, du mandataire. On pourrait relire Robespierre, Saint-Just à ce sujet :
cette sorte d’identification terrifiante à ce au nom de quoi on terrifie…

L’homologie et le coup double

Maintenant, en deux mots : est-ce que je ne reviens pas à une vision cynique du mandataire, à la vieille vision du
XVIIIe siècle, celle du prêtre qui exploite la crédulité, qui trompe, et que l’on trouve chez Helvétius ou Holbach ?
Je pense que l’un des progrès de la science sociale (avec Marx, les sociologues, etc.) est d’avoir très bien
compris les limites d’une vision naïvement matérielle du type : « Les prêtres manipulent les peuples pour
satisfaire leurs intérêts. » En réalité, le porte-parole, le manipulateur ne manipule que parce qu’il est lui-même
manipulé ; il ne fait croire que parce qu’il croit et l’un des mécanismes qui font que les manipulateurs, les porte-
parole croient à ce qu’ils disent – ce qui contribue à l’effet de croyance dans ce qu’ils disent –, ce sont les effets
d’homologie entre l’espace des mandataires et l’espace des mandants. Je l’exprime de façon abstraite (j’essaierai
d’expliquer après) : si le mandataire n’est pas cynique, c’est que, très souvent, chaque mandataire (chaque clerc,
chaque agent religieux, etc.) est aux autres mandataires (aux autres clercs, aux autres agents religieux, etc.) qu’il
combat dans un rapport homologue à celui de ses destinataires à d’autres destinataires.
Par exemple, dans un champ politique relativement autonome, celui qui occupe une position a de gauche
est à celui qui occupe une position b de droite ce que celui qui occupe une position A de gauche dans l’espace
social est à celui qui occupe une position B de droite dans l’espace social : le porte-parole des dominés est au
porte-parole des dominants dans une relation homologue à celle des dominés aux dominants. Ce qui fait qu’on
est dans la logique du coup double qui est l’une des choses les plus compliquées à comprendre dans le monde
social. Elle signifie que chaque coup que les agents font à l’intérieur du champ relativement autonome (chaque
coup du prophète contre le prêtre, chaque coup du poète d’avant-garde contre le poète d’arrière-garde, de
l’académicien contre le poète symboliste, etc.) va, du fait de l’homologie entre le champ relativement autonome
et les espaces plus larges (espace de la clientèle bourgeoise en littérature, espace des votants), être surdéterminé.
Les gens vont faire d’une pierre deux coups. Si je suis porte-parole de la Gauche prolétarienne, en faisant un
mauvais coup aux trotskistes 65, j’exprime le groupuscule homologue dans le champ…
Je ne sais pas si je me fais comprendre 66… Les intérêts spécifiques des mandataires qui obéissant à leurs
intérêts spécifiques obéissent par surcroît, dans beaucoup plus de cas qu’on ne pourrait le croire, aux intérêts de
leurs mandants, ce qui fait qu’on oublie qu’ils obéissent à leurs propres intérêts. Ils ont tellement l’air de parler
vraiment pour leurs mandants qu’on oublie que le principe de leur prise de position est dans la relation aux
autres mandataires. C’est que, la plupart du temps, du fait de cette homologie, « ça colle ». On ne s’aperçoit des
intérêts spécifiques des mandataires que dans les cas de discordance manifeste entre les intérêts des mandataires
et les intérêts des mandants (par exemple, lors des conflits d’appareils). Les mandataires se mettent alors à
dénoncer l’apolitisme ou l’antiparlementarisme petit-bourgeois. On ne peut pas dénoncer les intérêts spécifiques
des mandataires sans soupçonner la « générosité » (comme disait Nietzsche) des mandataires et sans être suspect
d’antiparlementarisme ou d’une sorte de poujadisme ou de fascisme.
Cela dit, il y a des foules de situations où, les mandataires obéissant d’abord à la logique spécifique du
champ relativement autonome où ils sont engagés, les effets d’homologie font que, beaucoup plus souvent qu’on
ne pourrait le croire, ils remplissent leur fonction déclarée, ce qui fait qu’ils ne servent si bien que parce qu’ils
se servent en servant ; la plupart du temps, en servant leurs intérêts spécifiques, ils servent par surcroît les
intérêts de ceux au nom de qui ils parlent.

Mandants et corps des mandataires

Je finis sur un dernier point : ayant analysé l’effet de constitution du groupe par les représentants, il faudrait
analyser ce que sont les rapports entre les représentants et le corps, lorsque les représentants existent sous forme
d’un corps qui, comme le corps sacerdotal, a ses tendances propres. Max Weber dit que toute analyse de la
religion doit analyser « les tendances propres du corps sacerdotal 67 », c’est-à-dire les intérêts spécifiques qui
sont liés au fait d’appartenir à une Église. De même, toute analyse de sociologie politique doit analyser les
tendances propres des appareils politiques qui ont une tendance à l’autoreproduction. Comme tout corps, tout
appareil politique est préoccupé de sa propre reproduction et peut sacrifier sa fonction à sa propre reproduction.
Je veux simplement montrer que, si l’on peut avoir l’impression que le mandataire est délégué par le
mandant, l’existence de corps relativement autonomes de mandataires fait que, en réalité, cette délégation
devient une délégation des mandants par le corps des mandataires. Selon Weber, l’Église est un corps qui,
détenant le monopole de la manipulation légitime des biens de salut, détient du même coup le monopole de la
consécration des prêtres : les prêtres détiennent le sacré du corps. C’est la différence entre le prêtre et le
prophète : le prophète se consacre lui-même, il est le principe de son propre charisme, alors que le prêtre
(comme le professeur) reçoit son charisme de l’institution qui le consacre, qui lui donne des instruments de
consécration et qui du même coup lui assigne des limites (« Faites attention, il faut faire un miracle tous les
matins, mais pas un vrai miracle, et surtout ne soyez pas charismatique »). C’est pareil pour les appareils
politiques : l’appareil politique a sa logique propre, ses tendances à la reproduction, ses lois de consécration et
chacun tient son mandat du corps des mandataires avec les mêmes fonctions, les mêmes limites (l’homme
d’appareil ne fait pas de miracles, il a une langue de bois, il doit dire ce que dit l’appareil, il ne doit pas être
prophétique).
Dernière question : comment le corps des mandataires choisit-il les mandants ? Que demande-t-il aux
mandants ? S’il est vrai que le corps des mandataires a pour principe sa propre conservation, il aura tendance à
choisir les mandants les mieux faits pour reproduire le corps des mandataires. C’est au fond la loi d’airain des
appareils : le corps des mandataires donne tout à ceux qui lui donnent tout, à ceux qui ne sont rien en dehors de
l’appareil. On retrouverait la forme structurale de la modestie sacerdotale : le prêtre parfait, typique, tient tout
son sacré de l’Église ; en lui-même il n’est pas sacré. De même, le mandataire de l’appareil tire tout son
charisme de l’appareil et l’on pourrait, à partir de cette analyse structurale, faire une psychologie sociale du
mandataire.
J’aurais voulu vous citer des textes de Zinoviev : le principe du succès de Staline réside dans le fait qu’il
est quelqu’un d’« extraordinairement médiocre 68 ». Autre formule : d’un apparatchik, il dit qu’il a « une force
extraordinairement insignifiante et de ce fait invincible 69 ». Comme Nietzsche, Zinoviev a très bien senti sur le
mode de l’indignation que l’une des propriétés du mandataire légitime est une certaine médiocrité, nullité.
Pourquoi ? Parce que celui qui n’est rien en dehors du corps donne tout au corps. Les Églises adorent les
oblats 70, ceux que leur famille donne à l’Église dès l’enfance, ceux qui donnent tout à l’Église parce qu’ils lui
doivent tout. Aujourd’hui, parmi les évêques français, il y a une forte proportion d’oblats qui sont totalement
dévoués à l’Église parce qu’ils ne sont rien en dehors de l’Église 71. Plus je suis quelque chose en dehors de
l’Église, plus j’ai tendance à faire le malin, à être prophétique, à contester, etc. Si je dois tout à l’Église, je me
remets totalement à l’Église, je suis dévoué et j’avance dans l’Église…

1. Peut-être dans son cours au Collège de France l’année 1954-1955, sous le titre « L’“institution” dans l’histoire personnelle et publique »
(transcription in Maurice Merleau-Ponty, L’Institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France [1954-1955], Paris, Belin, 2003,
p. 31-154).
2. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1913), op. cit. ; Marcel Mauss et Henri Hubert, « Esquisse d’une théorie
générale de la magie », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 1-141.
3. Voir supra le cours du 8 mars 1984, p. 65, note 1.
4. Décrivant « le type le plus pur de domination légale » qu’est « la domination par le moyen de la direction administrative
bureaucratique », Max Weber note que « dans le cas le plus rationnel, [les fonctionnaires composant la direction] sont nommés (non élus)
selon une qualification professionnelle révélée par l’examen, attestée par le diplôme » (Économie et société, t. I, op. cit., p. 294). Il
souligne que « dans la bureaucratie, l’étendue de la qualification professionnelle est en constante progression » (ibid., p. 296).
5. La « domination bureaucratique » signifie notamment « la domination de l’impersonnalité la plus formaliste : sine ira et studio, sans
haine et sans passion, de là sans “amour” et sans “enthousiasme”, sous la pression des simples concepts du devoir, le fonctionnaire
remplit sa fonction “sans considération de personne” ; formellement, de manière égale pour “tout le monde”, c’est-à-dire pour tous les
intéressés se trouvant dans la même situation de fait. » (Ibid., p. 300.)
6. Max Weber distingue trois types de domination légitime selon que la validité de la légitimité repose sur un « caractère rationnel », un
« caractère traditionnel » ou un « caractère charismatique » (ibid., p. 289 sq.).
7. « Le problème de succession » posé avec « la disparition de la personne du porteur du charisme » est étudié par Max Weber dans la
section sur « la routinisation du charisme et ses effets », ibid., p. 326-336.
8. « Dans le cas de la rationalité complète il y a absence totale d’appropriation du poste par le titulaire. » (Ibid., p. 293.)
9. Voir, par exemple, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 121, 659.
10. Voir le cours du 26 avril 1984, et P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 314.
11. Voir le cours du 26 avril 1984, p. 316.
12. J. Goody, La Raison graphique, op. cit.
13. E. A. Havelock, Preface to Plato, op. cit. P. Bourdieu reprend ici des points qu’il avait développés, plus longuement sur certains aspects,
dans la leçon du 3 mai 1984.
14. Jean Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme. Essai sur le problème du fondement des mathématiques, Paris, Hermann, 1938,
p. 94.
15. Le nom de l’auteur n’est pas audible. Il pourrait peut-être s’agir d’une référence à Lucien Lévy-Bruhl, L’Expérience mystique et les
Symboles chez les primitifs, Paris, Alcan, 1938.
16. P. Bourdieu avait déjà consacré des développements à ce mot et à cette idée lors de sa première année d’enseignement (voir notamment
Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 65).
17. P. Bourdieu, en tout cas, employait l’expression pour désigner un « contrat » du type : « Si on se tutoyait ? », « Ne croyez-vous pas qu’il
serait plus simple que nous nous disions “tu” ? ». (Pierre Bourdieu, « L’économie des échanges linguistiques », Langue française, no 34,
1977, p. 29.)
18. Sur ce point, voir la première année d’enseignement (notamment Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 159).
19. Sur cette définition de l’académisme, voir aussi Manet. Une révolution symbolique, op. cit., notamment p. 307 et 372.
20. Ces chapitres ne figurent pas dans l’édition française d’Économie et société et ne sont pas intégralement traduits en français à ce jour.
Max Weber emprunte le terme de Kadijustiz à l’un de ses contemporains qu’il côtoya à l’Université de Fribourg (Richard Schmidt) pour
désigner une « justice empirique » ; dans l’édition anglaise, un texte est spécifiquement consacré à la notion : « Excursus on kadi justice,
common law and roman law » (Economy and Society, op. cit., p. 976-978). Quant à la conception du « droit rationnel » à laquelle
P. Bourdieu se réfère dans les pages qui suivent, elle est exprimée par exemple dans le passage suivant : « De nos jours, le travail
juridique, au moins celui qui a atteint le degré suprême de rationalité méthodique, celle élaborée par la jurisprudence de droit commun,
part des postulats suivants : 1. Chaque décision juridique concrète est “application” d’une prescription juridique abstraite à une
“situation” concrète. 2. Pour chaque fait concret il doit être possible de déduire une décision de prescriptions juridiques abstraites par les
moyens de la logique juridique. 3. Le droit objectif en vigueur figure donc un système “sans failles” de prescriptions juridiques ou le
contient de façon latente ou du moins doit être traité comme tel pour pouvoir être appliqué. 4. Ce qui ne peut être “construit”
juridiquement de façon rationnelle n’est juridiquement pas important. 5. L’activité communautaire des hommes doit être interprétée soit
comme “application”, soit comme “exécution” de prescriptions juridiques ou au contraire comme “violation” […]. » (Max Weber,
Sociologie du droit, trad. Jacques Grosclaude, Paris, PUF, « Quadrige », 2013, p. 50-51.)
21. Voir la phrase de Max Weber citée dans le cours du 26 avril, p. 318, note 2. La référence à Don Quichotte renvoie au chapitre 45 de la
deuxième partie intitulé « Comment le grand Sancho Panza prit possession de son île, et de quelle manière il commença à gouverner »
(Miguel de Cervantès, Don Quichotte de la Manche, t. II, trad. Louis Viardot, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 307-312).
22. Allusion au « jugement de Salomon » que P. Bourdieu reprendra plus loin.
23. « Dans la pratique judiciaire purement empirique, on va toujours du particulier au particulier mais on n’essaie jamais d’aller du particulier
vers des propositions générales de façon à pouvoir en déduire ensuite les normes qui s’appliqueraient à de nouveaux cas particuliers. »
(Max Weber, Economy and Society, op. cit., p. 787.)
24. É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit.
25. Robert Blanché, L’Axiomatique, Paris, PUF, 1955, p. 59-60 (rééd. ultérieure au cours, « Quadrige », 2009).
26. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., notamment p. 301-303.
27. La langue est « un système de signes où il n’y a d’essentiel que l’union du sens et de l’image linguistique » (F. de Saussure, Cours de
linguistique générale, op. cit., p. 32).
28. P. Bourdieu avait développé cet exemple dans les cours du 19 et du 26 avril 1984. Voir supra, p. 272, 315.
29. Voir M. Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 159-160.
30. Allusion au « jugement de Salomon » : pour départager deux femmes qui prétendent être la mère du même nouveau-né, le roi d’Israël
Salomon propose que l’enfant soit coupé en deux moitiés, de manière à identifier la mère (qui s’oppose au sacrifice de l’enfant). (Premier
livre des Rois, 3, 16-28.)
31. La question du Ménon – « Me dirais-tu bien, Socrate, si la vertu peut s’enseigner, ou si elle ne le peut pas et ne s’acquiert que par la
pratique ; ou enfin si elle ne dépend ni de la pratique ni de l’enseignement […] ? » (Ménon, 70a) – se comprend ainsi, dès lors que le
terme grec souvent traduit par « vertu » l’est par « excellence » (voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 137).
32. Le fils de Thémistocle, Cléophantos, tire des enseignements de son père un « talent de bon cavalier » mais, dans les autres domaines, il ne
s’est pas « élevé à la valeur, aux talents que précisément eut son père » (Ménon, 93d-e, in Platon, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 547-
548).
33. Sur la critique de Descartes par Leibniz, voir « Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées » (1684) et « Remarques sur la partie
générale des Principes de Descartes » (1692), in Opuscules philosophiques choisis, op. cit., respectivement p. 9-16 et p. 17-78.
34. Par exemple : « Tout est donc certain et déterminé par avance dans l’homme, comme partout ailleurs, et l’âme humaine est une sorte
d’automate spirituel » (Théodicée, 52). Leibniz reprend la formule d’« automate spirituel » à Spinoza (Traité de la réforme de
l’entendement, § 85).
35. S’agissant du deuxième aspect, c’est le thème du « désenchantement du monde » : « Le destin de notre époque, caractérisée par la
rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes
les plus sublimes de la vie publique. Elles ont trouvé refuge soit dans le royaume transcendant de la vie mystique, soit dans la fraternité
des relations directes et réciproques entre individus isolés. » (M. Weber, Le Savant et le Politique, op. cit., p. 120.)
36. Platon, par l’intermédiaire de Socrate, reprochait aux sophistes (qui, contrairement à lui, n’étaient pas issus de l’aristocratie athénienne) de
se faire payer pour leurs enseignements. Voir par exemple Hippias majeur.
37. Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, trad. Daniel Arasse, Paris, Gallimard, 1975 [1966].
38. Milman Parry, L’Épithète traditionnelle dans Homère. Essai sur un problème de style homérique, Paris, Les Belles Lettres, 1928 ; The
Making of Homeric Verse. The Collected Papers of Milman Parry, Oxford, Oxford University Press, 1979. Albert Lord, qui fut l’assistant
de Milman Parry, a publié une étude sur les bardes du sud de la Yougoslavie : The Singer of Tales, Cambridge, Harvard University Press,
1960.
39. Abréviation de l’École nationale d’administration. Bourdieu l’évoque ironiquement en tant qu’école où s’enseigne l’art d’accéder à la
politique, nombreux étant les élèves sortis de cette école qui entrent directement dans les cabinets ministériels.
40. Le magnétophone s’était diffusé en France dans le « grand public », et notamment par les sociologues, à partir des années 1950.
41. Sur ce point, voir l’entretien de P. Bourdieu avec Franz Schultheis au sujet des photographies qu’il avait prises durant ses recherches en
Algérie entre 1958 et 1961 : « Photographies d’Algérie », in Images d’Algérie. Une affinité élective, Arles, Actes Sud, 2003, p. 17-45.
Voir aussi le numéro 150 d’Actes de la recherche en sciences sociales de décembre 2003 consacré à « L’anthropologie de Pierre
Bourdieu » qui fait une large place à la photographie en ethnographie. On peut rappeler aussi l’usage de la photographie que P. Bourdieu
a fait dans cette même revue ou dans La Distinction.
42. Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris, Seuil, 1983.
43. Gustave Lanson (1857-1934), qui fut directeur de l’École normale supérieure, est une figure majeure de la réforme de l’université et de la
critique littéraire. Prenant en compte les influences sociales, il s’oppose à Taine qui représente le courant traditionaliste. Il s’est également
intéressé, sur le plan pédagogique, à la dissertation et à l’explication de texte.
44. Voir, dans Homo academicus, op. cit., qui propose une analyse du monde universitaire dans les années 1960 et 1970, les références au
combat de la « nouvelle Sorbonne » (notamment p. 57, 155).
45. Sur ce thème, P. Bourdieu, dans une leçon ultérieure (le 30 mai 1985), renverra aux travaux de Francis Haskell.
46. Voir P. Bourdieu, A. Darbel et D. Schnapper, L’Amour de l’art, op. cit. ; Pierre Bourdieu, « Piété religieuse et dévotion artistique. Fidèles
et amateurs d’art à Santa Maria Novella », Actes de la recherche en sciences sociales, no 105, 1994, p. 71-74.
47. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, op. cit., particulièrement p. 89-95.
48. P. Bourdieu a en tête une page insérée dans la postface qu’il avait rédigée pour l’édition française, ibid., p. 155 (le commentaire d’Erwin
Panofsky sur l’introduction de la division en chapitres se trouve p. 93).
49. G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, op. cit.
50. Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1983, p. 166-167.
51. « Ce skeptron est chez Homère l’attribut du roi, des hérauts, des messagers, des juges, tous personnages qui, par nature et par occasion,
sont revêtus d’autorité. On passe le skeptron à l’orateur avant qu’il commence son discours et pour lui permettre de parler avec autorité. »
(Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II : Pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit, 1969, p. 30.)
52. Lors de sa première année d’enseignement, Bourdieu avait déjà traité de la couronne en s’appuyant sur le livre de Percy Ernst Schramm,
A History of the English Coronation, trad. Leopold G. Wickham Legg, Oxford, Clarendon Press, 1937. Voir le cours du 9 juin 1982
(Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 169).
53. Voir le passage sur l’« appareil » dans le fragment « La raison des effets » : Pensées, éd. Lafuma, 44 [82].
54. Le mot minister en latin signifie « serviteur », « domestique », « qui sert, qui aide ». Il est formé sur minus (« moins ») quand magis
(« plus ») a donné le mot magister (« celui qui commande », le « maître »).
55. Allusion aux nombreuses « relectures » de Marx des années 1970 auxquelles P. Bourdieu avait consacré un article : « La lecture de Marx
ou quelques remarques critiques à propos de “Quelques remarques critiques à propos de Lire “Le Capital” », art. cité.
56. P. Bourdieu n’indique pas l’édition à laquelle il se réfère, mais il s’agit ici du paragraphe 44 ; pour une autre traduction, voir Friedrich
Nietzsche, L’Antéchrist [1895], in Œuvres, t. II, trad. Henri Albert, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2009, p. 1078, § 44.
57. Il s’agit peut-être d’un renvoi à ce que Henri Albert traduit par la formule « cette dissimulation de soi sous une “chose sainte” » (ibid.,
p. 1078).
58. Ibid., p. 1047, § 11.
59. Ibid., p. 1048, § 12.
60. Ibid., p. 1083, § 47.
61. Ibid., p. 1093, § 55.
62. Ibid., p. 1078-1079, § 44.
63. Voir notamment Lucien Lévy-Bruhl, La Morale et la Science des mœurs, Paris, Alcan, 1903 ; Émile Durkheim, « Introduction à la
morale » (1917), in Textes, II : Religion, morale, anomie, Paris, Minuit, 1975, p. 313-331.
64. Voir notamment É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., chap. 3, « Règles relatives à la distinction du normal et du
pathologique », p. 140-168.
65. La Gauche prolétarienne est une organisation qui se réclame du maoïsme et qui se constitue en septembre 1968. Dans les années qui
suivent Mai 68, elle est en concurrence, à l’extrême gauche, avec les « trotskistes » de la Ligue communiste révolutionnaire.
66. On pourra lire aussi sur ces points les développements dans la deuxième année (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 624-626, 636-
639).
67. Sur ce point, voir le cours du 15 mars 1984, p. 127.
68. « Ce qui m’afflige le plus, dit le Neurasthénique, ce n’est pas tant qu’ils soient des arrivistes, c’est qu’ils soient médiocres, même en tant
qu’arrivistes. C’est comme partout, dit le Barbouilleur, le talent, c’est rare. Mais tu ne vas quand même pas nier que le Patron, par
exemple, était un arriviste de talent. Si, dit le Neurasthénique. II n’a percé que parce qu’il était extraordinairement médiocre à tous points
de vue. Comment ça, dit le Barbouilleur. II y a tout de même des souvenirs qui le montrent comme un homme qui sort du commun. Dis-
moi celui que tu considères comme la médiocrité idéale, dit le Neurasthénique. Parfait ; maintenant place-le à la tête de notre Union.
Attends une dizaine d’années. II commencera à faire des trucs si incroyables qu’on pourra bientôt éditer un recueil des meilleurs
aphorismes de ce crétin. Une nullité qui se sent des ailes commence à se conduire comme si elle était un génie. Les efforts d’une immense
multitude finissent par créer l’illusion d’un génie. » (Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, trad. Wladimir Berelowitch, Lausanne,
L’Âge d’homme, 1977 [1976], p. 306.)
69. « L’impression est d’être en butte à une force extraordinairement insignifiante, et de ce fait, invincible. » (A. Zinoviev, ibid., p. 307).
70. Voir le travail que P. Bourdieu venait de consacrer à l’épiscopat (P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « La sainte famille », art. cité).
P. Bourdieu utilisait également la notion d’« oblat » dans son analyse du monde universitaire qu’il avait récemment publiée (Homo
academicus, op. cit.).
71. P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « La sainte famille », art. cité.
COURS DU 17 MAI 1984

Première heure (leçon) : l’effet des formes. – Une analyse de la discipline. – L’ambiguïté de la discipline. – Un
ethnocentrisme de l’universel. – Deuxième heure (réponses à des questions et séminaire) : le problème des
rapprochements historiques. – La cohérence du cours. – Les rapprochements historiques (« ça me fait penser
à… »). – La fausse éternité des débats académiques.

Première heure (leçon) : l’effet des formes

Je voudrais revenir sur le problème que je posais la dernière fois, celui des structures formelles et du rôle
qu’elles peuvent jouer dans le monde social. C’est un point extrêmement difficile et je ne suis pas complètement
clair moi-même sur ce que je vais dire, mais je ne crois pas que l’obscurité tienne seulement à l’obscurité de
mon esprit : je pense que c’est l’un des points les plus difficiles de l’analyse scientifique. En effet, depuis que la
sociologie existe, et spécialement depuis Max Weber, on se pose le problème de la rationalisation du monde
social, de ces processus qui se déroulent depuis l’origine des temps et qui, semble-t-il, orienteraient le monde
social vers plus de rationalité, plus de cohérence, plus de logique… Ce problème est souvent tranché dans la
logique de la philosophie de l’histoire à partir d’une sorte d’hégélianisme plus ou moins mûri, plus ou moins
conscient de lui-même. Ce que j’ai voulu faire, dans les dernières séances, c’est essayer de voir à propos
d’opérations sociales concrètes où peut résider le fondement de cette expérience de rationalisation. J’essayais la
dernière fois de montrer que toutes les activités sociales gérées par une discipline, à l’image du droit, sont
habitées par une sorte de caractère formel qui leur donne une généralité et, on pourrait dire, une « générabilité »
intrinsèques qui les dotent de toutes les apparences auxquelles on reconnaît ordinairement les pratiques
rationnelles. C’est donc ce type de pratiques que je voudrais analyser pour essayer de voir comment elles se
constituent dans le monde social, comment elles fonctionnent.
Pour donner une idée de la difficulté du problème, il faudrait réfléchir sur la notion de compétence.
Comme vous le savez, la notion de compétence a été soumise à une très violente critique dans les années 1968 :
les critiques de cette notion y voyaient l’un des supports idéologiques de toutes les revendications de hiérarchie.
Grosso modo, l’analyse critique adressée à cette notion tendait à rabattre la compétence technique sur le plan de
la compétence sociale et à dire : « La compétence que vous revendiquez, qu’elle soit scientifique, technique,
technocratique, politique, et que vous décrivez comme intrinsèquement fondée [“rationnelle”, cela veut dire
“intrinsèquement fondée”], comme capable de se soutenir elle-même par la force propre de sa cohérence, n’a de
fondements que sociaux ; elle a pour fondement une autorité extérieure à elle-même, déléguée par l’ordre
social. » Contre la tendance des compétences sociales à se fonder elles-mêmes en raison, à se rationaliser, à
prétendre que leur fondement n’est pas arbitraire mais nécessaire, c’est-à-dire logique et donc rationnel,
l’analyse sociologique introduit la mise en question relativiste qui consiste à réduire tout pouvoir culturel, toute
affirmation d’universalité culturelle à l’arbitraire. Ainsi, dans les analyses que j’avais proposées du système
scolaire 1, j’introduisais l’idée d’arbitraire culturel qui, banale en anthropologie, en ethnologie, introduit une
forme de mise en question des fondements mêmes de l’univers culturel lorsqu’elle est appliquée à un univers
prétendant à l’autosuffisance rationnelle. En fait, la question que je pose ici est de savoir si les expertises, les
autorités à prétention rationnelle sont, comme elles le prétendent, fondées en raison ou si elles sont, au contraire,
strictement sociales.
Il me semble que l’analyse scientifique doit, au moins, poser la question de l’apparence de rationalité,
c’est-à-dire d’autosuffisance, que ces compétences peuvent produire et qui fait partie, au moins, de leur effet
social. Parler de violence symbolique, comme je le fais souvent, c’est au moins reconnaître l’existence de
formes de pouvoir (symbolique) qui ne s’exercent qu’avec la complicité de ceux qui les subissent. Parmi ces
pouvoirs, les pouvoirs de type rationnel sont au premier plan : l’universalité de leur autorité tient au fait qu’ils
valent pour tout sujet possible et il n’y a rien à leur opposer puisqu’ils s’énoncent (ou s’annoncent, en quelque
sorte) au nom de la raison raisonnante… Voici le sens, le centre de ce que j’essayais de dire la dernière fois : je
voulais poser ces questions, non pas dans ces termes un peu généraux où il n’y a pas de solution autre que
dogmatique ou idéologique, mais de façon concrète, à propos d’une pratique particulière en essayant, par
exemple, de montrer ce qui pouvait rapprocher des modes de pensée aussi éloignés que le mode de pensée
juridique et le mode de pensée mathématique. Aujourd’hui, je voudrais prolonger un peu ce point et essayer de
voir en quoi cette notion de règle, de règle formelle, d’une certaine façon constitutive du social, porte
l’ambiguïté que je viens de dire.

Une analyse de la discipline

Je commencerai par évoquer la notion de discipline qui, bizarrement, a été très peu analysée par les sociologues.
Le seul texte que je connaisse sur la question se trouve dans le tome II de Wirtschaft und Gesellschaft de Weber
(édition allemande de 1964 de Cologne-Berlin, p. 866-873 2). Weber y insiste sur un certain nombre de points : la
discipline, dit-il, désigne à la fois la règle collective destinée à assurer l’ordre d’une institution et la disposition
inculquée par l’exercice qui porte à obéir à cette règle collective. Si vous ouvrez Le Robert, le mot français
annonce aussi deux sens. D’une part, on parle de la « discipline d’un ordre religieux », la « discipline d’une
institution militaire » ou la « discipline d’un collège » : au sens objectif, la « discipline » est une règle collective,
explicite, le plus souvent codifiée, écrite, imprimée, qui est destinée à assurer l’ordre constitutif d’une institution
totale au sens de Goffman 3. D’autre part, on dit de quelqu’un qu’« il a une discipline » ou qu’on « rappelle
quelqu’un à la discipline » : le mot désigne alors la disposition inculquée par l’exercice. Lorsqu’on dit : « La
discipline est la force des armées », on mobilise les deux sens ; on pense à la fois à l’ordre militaire et à cet ordre
incorporé qui est l’habitus discipliné du bon soldat, l’habitus discipliné du bon soldat étant le produit de la
discipline qui lui est imposée. La discipline est donc à la fois la règle externe et la disposition inculquée par
l’exercice à obéir à cette règle.
Une notation que je crois importante : la discipline est la disposition à obéir en réalisant l’ordre d’une
manière immédiate, précise, sans discussion critique, c’est-à-dire complètement instantanée… C’est la
discipline comme obéissance immédiate qui donne à l’action son caractère mécanique, automatique,
immédiatement orchestré. Elle est un moyen d’obtenir l’uniformité et l’automaticité du mécanisme de la part
des conduites humaines. Au fond, si Durkheim disait qu’« il faut traiter les faits sociaux comme des choses 4 »,
on peut dire que les institutions totales traitent les agents sociaux comme des choses. Elles parviennent à les
faire agir comme des choses, à les faire fonctionner comme des machines qui n’ont pas à penser, pas à réfléchir
(la réflexion prend du temps) ; il faut obéir avant de réfléchir. Si l’on vous dit : « Jetez-vous par terre », il ne faut
pas regarder s’il y a de l’eau, il faut vous jeter par terre. On comprend, dans cette logique, l’absurdité qui
caractérise souvent les exercices destinés à obtenir la discipline au sens subjectif. La critique spontanée de
l’exercice militaire s’attache toujours au côté absurde et arbitraire de l’exercice par lequel l’armée tend à
produire l’esprit discipliné, mais cette absurdité fait partie des conditions mêmes de la production de la
discipline, comme obéissance de type kantien 5. On n’y pense jamais, mais il n’y a rien de plus kantien que
l’armée : les impératifs militaires sont des impératifs catégoriques 6 qui excluent tout raisonnement du type :
« Mais, s’il pleut, est-ce qu’il faut se jeter par terre ? » Pour produire cette disposition universelle, immédiate à
obéir, il faut faire obéir dans les situations les plus opposées possible, dans la logique de l’impératif
hypothétique, à l’obéissance. Si l’on n’obéissait que lorsque c’est facile, il n’y aurait pas besoin d’obéissance.
Cette analyse fait voir que la discipline vise à obtenir des agents sociaux qu’ils réagissent comme des automates,
comme des automates spirituels objectivement orchestrés par l’effet de discipline. En quelque sorte, la discipline
est la partition, au sens musical du terme, de toutes les pratiques : au même moment, tout le monde joue la
même note sans avoir à réfléchir.
On retrouve ici le problème que j’avais posé à un autre moment de ce cours 7 de l’orchestration des
pratiques sociales : comment obtenir qu’un groupe d’hommes fasse la même chose au même moment, c’est-à-
dire (je crois que c’est la bonne formule) qu’un groupe agisse comme un seul homme ? Si la danse joue un rôle
si important dans tant de sociétés – et notamment dans les sociétés archaïques où elle permet au groupe
d’affirmer ses structures, ses unités, ses différences, la division du travail entre les sexes, de donner le spectacle
de son unité dans la diversité –, c’est précisément parce qu’elle est une manifestation de cette sorte de partition
selon laquelle les groupes s’organisent. La discipline de type militaire ou de type conventuel a donc pour
première fonction de faire agir comme un seul homme, ce qui ne va pas de soi et est toujours une sorte de
conquête contre la dispersion ou l’entropie spontanée des groupes…
Il faudrait expliciter davantage une deuxième fonction : la discipline est une manière de faire agir comme
un seul homme un ensemble de gens, sans leur demander de penser leurs actions comme collectives et
rationnelles. Là encore, l’analyse wébérienne de la discipline est très kantienne (on croirait un commentaire de
Kant) : la discipline tend à tenir lieu de l’enthousiasme et du dévouement. Aux morales spontanéistes, aux
morales de la sympathie, à toutes les morales qui demandent des agents qu’ils apportent, en quelque sorte,
quelque chose dans leur action morale, Kant opposait l’argument suivant : lorsque la spontanéité est mal
disposée, l’action est très probablement immorale 8. Il ne faut donc pas se fier à la spontanéité des agents. S’il
faut que je sois en état de sympathie à l’égard de la personne à qui je dois faire la charité pour lui faire la charité,
il suffira que je sois mal disposé pour que ma charité disparaisse. Si l’on veut des actions morales, la morale doit
avoir pour principe la morale de l’obéissance pure, c’est-à-dire un principe pur, universel, irréductible aux aléas,
aux « intermittences du cœur » comme disait Proust 9, aux aléas de la versatilité humaine.
Weber dit donc que, sans l’exclure (s’il y a des gens héroïques, la discipline en fait son affaire…), la
discipline tend à tenir lieu de l’enthousiasme et du dévouement à une cause ou à une personne. En cela, la
discipline rationnelle s’oppose au dévouement de type charismatique, qui est dans la logique de la morale de la
sympathie : je ne me jette au feu pour quelqu’un que tant que je suis disposé ; il suffit que mes humeurs tournent
pour qu’on ne puisse plus rien obtenir de moi (le charisme est vulnérable parce que ses effets sont, par
excellence, discontinus). Par opposition au dévouement charismatique et à l’enthousiasme pour le chef, la
discipline constitue donc pour Weber une forme de rationalisation parce qu’elle est à l’abri des fluctuations du
sentiment qui affectent toute pratique humaine aussi longtemps qu’elle est subordonnée à une autorité de type
charismatique. Autrement dit, Weber voit dans les structures de type formel que j’ai décrites la dernière fois des
inventions historiques qui permettent d’assurer, dans le monde social, une constance, une permanence qu’aucun
autre principe ne peut assurer. Il montre par exemple que les inventions de type disciplinaire sont aussi
importantes dans l’histoire des armées que les inventions techniques, les inventions d’armes, que l’on met
toujours en avant 10 : les transformations de l’armement sont, au fond, secondaires par rapport aux
transformations des structures organisationnelles et les plus grands progrès militaires sont des inventions
proprement sociales (la phalange, l’armée révolutionnaire, par conscription), et pas seulement techniques.
On pourrait prolonger d’ailleurs l’analyse de Weber, en lui opposant une analyse souvent oubliée parce
qu’elle se trouve dans une simple note du Suicide de Durkheim (note 1, p. 311) 11. Pour expliquer que les
militaires tendent à se suicider plus que les autres, Durkheim parle d’un « suicide [fataliste] » qui surviendrait
par excès de réglementation. Cette opposition Weber/Durkheim a pour vertu de rappeler l’ambiguïté des
structures de type formel que je suis en train de décrire. On pourrait opposer la vision optimiste que propose
Weber selon laquelle la discipline est une forme de rationalisation et une vision pessimiste selon laquelle l’excès
de discipline, l’excès de réglementation, la « discipline oppressive », comme dit Durkheim, sont propres à
favoriser « les intempérances du despotisme matériel ou moral ». Durkheim remarque donc que si la discipline
peut être une force rationnelle, elle se prête aussi à des usages pathologiques, au sens de Kant 12 ; le despotisme
des utilisateurs de la discipline peut conduire à des intempérances propres à favoriser ce qu’il appelle le
« suicide fataliste », que l’on trouve spécialement chez les militaires et – cela vous rappellera ce que je disais les
dernières fois à propos du rapport au temps 13 – chez « les sujets dont l’avenir est impitoyablement muré » et qui
subissent « le caractère inéluctable et inflexible de la règle [contre] laquelle on ne peut rien ». Durkheim veut
dire que la discipline, utilisée de manière totalitaire, peut avoir des effets anomiques et conduire au suicide ceux
qui la subissent dans la mesure où elle a pour effet d’annuler toute vision de l’avenir. Autrement dit, si la
discipline a cette efficacité immédiate dont parle Weber, c’est parce que, précisément, elle annule toute
anticipation d’un espace des possibles. Si tout le monde agit, si tous les agents agissent comme un seul homme,
c’est parce qu’ils n’ont pas d’alternative. Ils sont devant un non-choix et, du même coup, leur avenir est
irrémédiablement muré, il n’y a qu’une chose à faire. Cette expérience de la discipline que rappelle Durkheim
n’est pas du tout antagoniste avec celle que supposait Weber.
Voilà l’analyse que je voulais faire en commençant, pour montrer l’un des effets de cette sorte de
formalisation des pratiques. Si l’on pense l’action sociale comme je l’avais fait la dernière fois, en s’attachant à
ces stratégies de direction des pratiques sociales dans lesquelles les agents sociaux sont subordonnés à des
formes universelles, la discipline apparaît comme un cas limite de régulation formelle des pratiques où l’aspect
subjectif, individuel, singulier de la pratique sociale est complètement aboli. En rapprochant l’analyse
wébérienne de la discipline de l’analyse kantienne de l’action morale, je voulais marquer que la règle
disciplinaire tend à transformer les agents sociaux en x purs : lorsqu’ils obéissent à une règle formelle, ils sont
affranchis de tout ce qui tient à ce que Kant appelle le « moi pathologique 14 », c’est-à-dire à leur singularité, à
leurs passions, à leurs intérêts propres, à leurs pulsions personnelles.
En un sens, ce mode d’organisation des actions humaines que réalise la discipline, l’univers militaire
comme limite de l’univers kantien, est l’opposé absolu d’une organisation sociale de type fouriériste 15 dans
laquelle, comme vous le savez, chaque agent serait conduit par le bon usage de ses passions, de ses pulsions.
L’univers rigoriste que réalise la discipline s’opposerait à un univers spontanéiste où chacun, en faisant ce qu’il a
envie de faire, ferait ce qu’il y a de mieux pour le groupe. Je pense que les univers sociaux oscillent entre
l’utopie de la caserne et l’utopie de l’abbaye de Thélème 16 où l’anarchie des passions conduit à l’harmonie des
pratiques. Entre les deux, il y a un autre mythe – sur le monde social, nous allons d’un mythe à l’autre… –, celui
de la main invisible 17 qui hante les économistes et qui ne renvoie ni à Fourier ni à Kant : c’est un univers dans
lequel chacun en obéissant à ses passions et à des intérêts qui ont toujours une dimension rationnelle ou, en tout
cas, potentiellement rationnelle, s’accorde malgré tout avec les autres par la médiation des mécanismes du
marché.

L’ambiguïté de la discipline

Les structures de type formel et les pratiques obéissant à des règles formelles tendent à produire des conduites
complètement orchestrées telles que la part laissée à l’aléa, d’une part, et à l’improvisation individuelle, d’autre
part, soit minimale. En fait, cette forme de capital que j’avais appelée, en généralisant la notion de capital
culturel, « capital informationnel » donne, à certains agents, la maîtrise des règles d’action, la maîtrise de tout ce
qui, dans le monde social, tend à gérer les pratiques des agents conformément à une règle du type de la
discipline. Autrement dit, ce capital informationnel fonde toute espèce d’expertise. En montrant l’ambiguïté
même de cette compétence 18, je vais essayer de fonder l’existence d’une forme très générale de pouvoir qui
n’est pas réductible au pouvoir purement économique et qui repose sur la maîtrise de structures
informationnelles organisant les pratiques réelles. Les deux formes les plus typiques de ce pouvoir sont les
compétences de type juridique et les compétences de type politique dans la mesure où elles visent à agir sur les
agents sociaux en informant leurs pratiques à travers l’information de leur représentation des pratiques.
Comment s’exerce cet effet propre de rationalisation ? Ici, je vais reprendre, de manière peut-être plus
simple, ce que j’avais dit la dernière fois. Depuis Hegel 19 – je vous citerai tout à l’heure des analyses de
Durkheim, très peu connues, qui font fortement penser à Hegel sans qu’on puisse savoir s’il s’en est inspiré
consciemment –, les analyses de la bureaucratie ont très souvent eu tendance à penser les détenteurs de l’autorité
bureaucratique comme les détenteurs d’une sorte de pouvoir rationnel et les structures bureaucratiques comme
des structures rationnelles, comme le lieu de la rationalité dans le monde social, le bureaucrate étant en quelque
sorte l’agent, le dépositaire de l’universel ; il est celui qui arbitre, qui transige, qui équilibre entre les intérêts
antagonistes. Mais si la bureaucratie se trouve spontanément investie de ce pouvoir, ce n’est pas seulement,
comme le dit Hegel, parce que le bureaucrate est détenteur d’un pouvoir sur les ressources formelles ou
universelles, ce n’est pas seulement parce qu’il a le contrôle des instruments d’administration et de gestion
communs, publics, mais peut-être aussi parce que, précisément, ce qu’il manipule, ce avec quoi il manipule a
cette propriété d’être le produit d’un travail de publication et d’objectivation. En rapprochant une formule
juridique d’une formule mathématique, je voulais montrer que le propre d’un certain nombre de principes
d’actions formelles est de produire une forme d’universalisation des principes de la pratique. Cette
universalisation peut être plus apparente que réelle, plus formelle que matérielle, comme dirait Weber 20 ; il
existe ce que j’appelais une vis formae, une force intrinsèque de la cohérence et c’est peut-être parce que les
bureaucrates sont les dépositaires des formes agissant par leur force propre qu’ils exercent, au moins
apparemment, cette force de l’universel 21.
Ici, je voudrais rappeler un texte que j’avais cité la dernière fois. Il concerne les axiomatiques logiques
mais s’applique, me semble-t-il, au monde social de façon beaucoup plus générale : « Devant une axiomatique,
nous pouvons nous trouver dans la situation de deux partenaires qui ne s’accorderaient devant les règles d’un
jeu : s’ils ne prennent pas la précaution de les énoncer chacun, cela leur interdit de jouer ensemble une partie ;
mais s’ils se les communiquent et s’ils conviennent, par exemple, d’alterner les deux règlements, ils peuvent
alors jouer des parties successives sans s’accuser de tricherie 22. » Ce texte fait voir qu’au principe même de la
règle, il y a un accord explicite sur la règle. Il n’y a pas de règle, de règle explicite, proclamée, publique, publiée,
sans un accord explicite de ceux qui obéissent à la règle sur la règle elle-même. La règle de grammaire, de droit
ou d’algèbre est un produit de l’accord qui produit l’accord. Pour qu’il y ait règle, pour qu’il y ait un
homologein, pour qu’il y ait un discours semblable, pour que les deux partenaires acceptent d’associer les mêmes
sons aux mêmes sens et de donner le même son au même signe (pour revenir à l’exemple de la langue 23), il faut
aussi que, ce faisant, ils reproduisent l’accord dont leur accord est le produit. Autrement dit, la règle est, en
quelque sorte, le social par excellence : elle produit du consensus sur la base d’un consensus préalable. Je pense
que cette sorte d’accord fondamental est inscrit dans le fait même de l’objectivation. L’objectivation, dans la
mesure où, comme je le disais la dernière fois, elle est une publication, une officialisation, une explicitation,
suppose et manifeste l’accord des sujets et, en quelque sorte, la transcendance du social. L’objectivation est une
manière de réaliser l’objectivité comme accord des sujets. Objectiver, sous forme de règle, un principe qui
régissait les pratiques à l’état implicite, comme le font les joueurs qui se mettent d’accord pour dire
« dorénavant, on ne souffle plus 24 », c’est faire exister indépendamment des sujets et, en quelque sorte de façon
définitive, indépendamment des moments, des sujets, de leur état d’esprit ou de leurs états d’âme, une règle qui
sera la règle universelle des pratiques.
C’est évidemment dans le domaine de l’État que ce genre de normes se met en pratique : le fonctionnaire
est cet agent interchangeable dont les pratiques sont garanties par des règles universelles et qui est lui-même le
garant de ces règles universelles. On pourrait donc déduire de cette définition de la règle la réalité double du
fonctionnaire telle que l’expriment, par exemple, Durkheim ou Weber. Le fonctionnaire, à la manière d’un sujet
kantien, est un être double : il est la règle dans la mesure où il est produit de la règle et garant de la règle, et,
dans une autre mesure, il est une personne singulière qui peut sans cesse se servir de la règle pour transgresser la
règle. Je cite Durkheim (Textes, III, Paris, Minuit) : « Tout fonctionnaire est un personnage double. C’est un
agent de l’autorité publique à un degré quelconque ; mais il est, en même temps, un homme privé, un citoyen
comme les autres. Sa fonction ne remplit pas sa vie ; il a le droit et le devoir de s’intéresser non seulement à son
service, mais aux affaires de son pays, aux affaires humaines et y jouer un rôle. S’il pouvait vivre ces deux
personnages successivement de telle sorte que l’un n’empiète pas sur l’autre, il n’y aurait pas de difficulté. Dans
le service, il relève des règles spéciales qui président à son service et il n’a qu’à s’y conformer. Dans sa vie
d’homme, il ne relèverait que de sa conscience et de la morale publique. Malheureusement, cette dissociation
radicale est impossible. Il est parfois difficile au fonctionnaire dans l’exercice même de sa fonction d’oublier sa
conscience d’homme et il est souvent impossible à l’homme, même en dehors de sa fonction, de se dépouiller
complètement de sa qualité de fonctionnaire. Elle le suit jusque dans sa vie privée. C’est là ce qui fait la
question ; c’est de là que viennent tant de cas de conscience malaisés à résoudre. » Et il continue : « Le caractère,
l’autorité que le fonctionnaire tient de sa fonction ne doit servir qu’à celle-ci » 25.
Il suffit d’avoir rapproché ce texte de celui que je citais à propos du suicide 26 pour voir que l’ambiguïté de
la discipline que je signalais tient, non pas à la discipline, mais au fait que ceux qui sont censés servir cette
discipline peuvent se servir de la discipline et donc réintroduire le moi pathologique à la place du moi formel
qu’appelle l’obéissance à la discipline. Ce que la discipline wébérienne produit et exige, c’est un moi kantien qui
agit en tant que sujet transcendantal et qui se couche dans la boue parce qu’il a été constitué de manière à obéir
catégoriquement aux impératifs catégoriques. Cela dit, le moi pathologique se réintroduit sans cesse par toutes
sortes de ruses. Il faudrait par exemple analyser les stratégies par lesquelles les agents sociaux essaient de
négocier avec le fonctionnaire pour réveiller en lui le moi non catégorique : « Mais vous savez, j’étais en retard,
j’ai dû brûler le feu rouge… » Disant cela, on invoque le moi non formel du gendarme qui répond : « Le
règlement, c’est le règlement », c’est-à-dire « Je suis un x et, quoi que vous fassiez, je n’ai ni passion ni
sentiment, j’exécute la règle dont je suis l’incarnation ». Le même agent social qui peut s’identifier à la règle
peut aussi se réintroduire sournoisement dans la règle, dans son uniforme, pour s’en servir et exercer ses
pulsions pathologiques. Cette ambiguïté des pratiques sociales fondées sur la règle est inhérente au statut même
du fonctionnaire et au statut même de toutes les pratiques de type formel.
Ce que Durkheim dit de l’ambiguïté du fonctionnaire, Weber le dit, mais de façon plus optimiste, en
insistant sur le fait que la rationalisation de type bureaucratique tend à produire la séparation de la personne et de
la fonction. Cette séparation se manifeste en particulier par la séparation du lieu de résidence et du lieu de
travail, caractéristique importante, selon Weber, du processus de rationalisation capitaliste 27. Un petit
commerçant traditionnel confond, dans la même caisse, les ressources de la famille et les ressources de
l’entreprise (j’ai pu observer, alors que je l’interviewais, un petit commerçant algérien dire à son fils : « Tiens,
voilà 100 francs, va acheter quelque chose »), c’est-à-dire l’économie domestique et l’économie de l’entreprise,
alors que l’entreprise de type moderne sépare complètement le lieu de résidence et le lieu de travail, le moi
domestique et le moi rationnel. Durkheim a raison de rappeler que cette dissociation, dont Weber voit des
manifestations jusque dans la structure même de l’espace de vie, n’est jamais complètement réalisée ; les agents
sociaux ne sont jamais les x que demande la rationalisation.

Un ethnocentrisme de l’universel
On le voit très bien lorsque les compétences d’experts que j’essaie d’analyser aujourd’hui sont à l’œuvre. Je
voudrais rappeler ici une analyse d’Aaron Cicourel sur les usages pratiques d’une forme de compétence qu’est la
compétence médicale. Cicourel a analysé, dans une série de travaux 28, des conversations entre les malades, les
médecins, l’interne, le chef de clinique, etc. pour comprendre comment fonctionne cette forme de compétence
d’expert qu’est la compétence médicale. Il montre par exemple que, interrogeant un malade, un interne mobilise
un savoir codifié 29, du type de celui que j’avais décrit la dernière fois : on voit s’affronter la compétence
pratique des malades qui est faite de schèmes pratiques, et une compétence savante faite de schèmes explicites,
écrits dans des livres, rationnellement constitués, obéissant à une cohérence rationnelle de type scientifique.
L’affrontement de ces deux formes de compétence est générateur de malentendus très importants qui échappent
au détenteur de la compétence dominante, de type rationnel, parce qu’il n’a pas le code des usages pratiques de
son propre code. (On trouve le même genre d’analyse dans Asiles de Goffman : une des forces des psychiatres
dans l’asile psychiatrique est d’avoir avec eux un langage puissant, le discours scientifique, psychiatrique, qui
est une forme de force d’institution ; l’institution, ce n’est pas simplement la camisole, les barreaux, les murs,
les gardiens ou la force physique, c’est aussi cette force invisible du discours d’expert.)
Dans le cas du rapport malade/médecin s’affrontent deux langages – je vais peut-être arriver à faire
comprendre cette notion de force de la forme. Sous l’apparence d’une conversation d’homme à homme (le
malade/médecin) se joue un face à face entre deux formes de compétence. Le malade a une compétence du type
de celle que détiennent les sociétés orales. Elle est à la fois linguistique, sociale et médicale. Elle est faite de
stratégies semi-élaborées pour bien se présenter au médecin, faire bonne figure, bien répondre à ses questions.
Le médecin demande où on a mal, on répond comme on peut, en montrant du doigt (« Ici ») ; il demande :
« Mais c’est plutôt le matin, plutôt le soir ? » On touche et on dit : « C’est plutôt en me réveillant. – Mais alors
c’est une inflammation. » Alors, on traduit : « Oui, ça enfle, c’est rouge. » Le malade offre deux langages. Il
offre son corps qui, par lui-même, parle – c’est une chance (le corps se prête à des examens) –, il offre son corps
comme un langage qui va dire plus ou moins sa maladie. Il offre aussi en réponse aux questions de l’expert des
manifestations verbales complémentaires, des choses qui ne se voient pas (par exemple l’expression des
douleurs : « Avez-vous mal plutôt à l’articulation, plutôt… ? »). Le médecin de son côté a une compétence
élaborée, inscrite dans des livres : en cas d’arthrite, par exemple, il y a une liste de symptômes observés, plus ou
moins fréquents, selon des études statistiques. C’est une compétence d’expert. On peut penser à un avocat, à un
expert d’assurance ou à un juriste qui doit, par une série de questions, obtenir l’information utile indispensable à
l’application de sa compétence ; l’application de sa compétence vaudra ce que vaut sa capacité à poser les
questions adéquates pour faire surgir les éléments pertinents pour appliquer sa compétence.
L’expert est fort de sa compétence et il ne s’en rend pas compte. Il y a donc une forme d’ethnocentrisme de
la compétence d’expert, qui est un ethnocentrisme de l’universel. En quelque sorte, la compétence de l’expert
doit sa limite au fait qu’elle ne connaît pas sa propre limite : toute compétence d’expert se croit universelle, tend
à s’universaliser inconsciemment et trouve du même coup ses limites. Comme le montre Cicourel, le malade,
très souvent, produit des réponses à partir d’une compétence dont l’expert n’a pas la compétence. L’expert a sa
propre compétence savante, rationnelle, souvent conquise contre la compétence indigène, naïve, mais,
universalisant cette compétence, il entend, à partir de son code, des choses produites à partir d’un autre code et il
fait, sans s’en rendre compte, un travail de retraduction : il traduit par « inflammation » ce qui a été mis sous la
forme de « rougeur » ; or « rougeur » aurait pu aboutir à autre chose. Cicourel montre – un objet de son travail
est de donner une espèce d’assistance aux médecins qui les aiderait à faire de meilleurs diagnostics – que, dans
beaucoup de cas, les erreurs de diagnostic tiennent au fait que les experts n’ont pas le cadre à partir duquel a été
émise la proposition qu’ils interprètent à partir d’un autre code ; ils n’ont même pas l’idée de ce décalage entre
les codes.
Les compétences d’expert de type bureaucratique, de type rationnel sur lesquelles vivent nos sociétés,
parce qu’elles sont formelles, rationnelles, ont pour elles la raison et la solidarité de toutes les compétences
rationnelles… C’est une chose importante que je n’ai pas dite : tous les experts sont objectivement solidaires. Un
droit rationnel va, si je puis dire, immédiatement coller avec la mathématique rationnelle. Tous les îlots de
rationalisation vont se soutenir objectivement et on pourra passer de l’un à l’autre. La musique rationnelle telle
que la définit Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft 30, cette musique mathématisée qui s’est profilée depuis le
XIIe siècle, va ainsi être solidaire du droit rationnel, de la bureaucratie formelle, des formalités, etc. Des
formalités à remplir dans un bureau vont être solidaires de l’enquête rationnelle du médecin. Cette sorte
d’ethnocentrisme de la rationalité dominante va favoriser une cécité aux rationalités locales d’un autre type, si
bien qu’il faudra une sorte d’ethnologie du malade, à la manière de celle que pratique Cicourel, une sorte
d’ethnologie du demandeur d’assistance juridique, du bonhomme qui remplit ses papiers à la Sécurité sociale. Il
faudra une ethnologie du simple praticien pour découvrir ce décalage entre le discours fort et le discours faible,
entre la vis formae et la faiblesse du simple agent qui agit selon ses passions, ses intérêts et ses dispositions, en
faisant flèche de tout bois, en mobilisant une médecine héritée de sa grand-mère, des idées reçues, une
symptomatologie plus ou moins fantaisiste, etc.
L’analyse de ces langages formels aboutit donc, je crois, à mieux comprendre en quoi pourrait consister la
force des organisations modernes. Dans la logique des questions que je posais en commençant, on fait souvent
des discours apocalyptiques sur la bureaucratie ou sur le Léviathan moderne, mais sans saisir la véritable racine
pratique de cette violence ordinaire. Ce que j’ai voulu faire dans ces dernières analyses, c’est essayer de trouver
dans la chose même le principe de cette violence qui n’a l’air de rien : celle de la formalité à remplir. On peut,
bien sûr, remarquer qu’il y a des gens qui ne savent pas lire, pas écrire, mais ce sont des cas limites : chacun de
vous a vu un immigré au bureau de poste, voulant envoyer un mandat à sa famille. Mais je pense que ce qui est
important, c’est cette forme de violence de l’universel qui est, j’allais dire, la pire des violences puisqu’il n’y a
rien à lui opposer. Une violence universelle est, par définition, non coercitive puisqu’elle fait appel, en celui qui
va la [subir ( ?)], à ce qu’il a d’universel, et la formalité bureaucratique a en commun avec la formule
mathématique de valoir pour tout sujet et de demander à tout sujet de se comporter en sujet universel, c’est-à-
dire ce qu’on peut demander de mieux à un sujet, ce que toutes les morales universelles ont toujours demandé et
qui est ce qu’il y a de plus élevé en matière d’humanisme. C’est pourquoi, pour rendre compte réellement de ces
phénomènes très spéciaux qu’on appelle les processus de rationalisation, il faut arriver à tenir ensemble cette
espèce de paradoxe de l’arbitraire culturel qui s’exerce sous la forme d’une rationalité. Je pense que le propre de
l’arbitraire culturel moderne, des sociétés rationalisées, c’est que sa forme d’arbitraire, sa forme de violence
s’exerce sous les dehors de l’universalité rationnelle.

Deuxième heure (réponses à des questions et séminaire) :


le problème des rapprochements historiques

Je voudrais pour commencer la deuxième heure du cours répondre à un certain nombre de questions. L’un de
vous m’interroge sur le problème du droit dans les situations limites parce que j’avais dit, peut-être de manière
un peu imprudente, à propos du nazisme, que l’existence d’un droit discriminatoire apparaissait
rétrospectivement comme un moindre mal par référence à une situation d’arbitraire total 31. Évidemment, il ne
faut pas donner à ces propositions une portée universelle. J’ai seulement voulu dire que, dans certaines
conjonctures, heureusement relativement rares, où tout devient possible, on découvre rétrospectivement qu’un
droit, même injuste, dans la mesure où il assigne des limites là où il peut y avoir absence totale de limites,
constitue un moindre mal.
D’autre part, je suis embarrassé par certaines des questions qui me sont posées [P. Bourdieu en lit deux
mais trop rapidement pour qu’on puisse les reconstituer]. Ce n’est pas qu’elles me paraissent moins pertinentes,
mais mon travail consiste à les exclure, ou du moins à les transformer et à faire en sorte que l’on ne puisse plus
les poser, ou en tout cas les poser comme on le fait ordinairement. Comme je l’ai souvent dit au cours de cette
année, une difficulté de ce que je dis dans mes cours est que, souvent, ces questions frôlent des choses déjà dites
depuis longtemps. Elles méritent d’être posées, mais la manière dont je dis ces choses renouvelle si
complètement ces problèmes qu’on ne devrait plus pouvoir les penser dans les termes où ils me reviennent dans
les questions posées par le public. Je crois, par exemple, que ce que j’ai dit ce matin peut être ramené à un
certain nombre de questions de type dissertatif. La réflexion doit s’attaquer à ces choses très évidentes (« Qu’est-
ce qu’une formalité bureaucratique ? », « Qu’est-ce qu’un acte rationnel ? », etc.), mais de telle manière qu’on
ne fasse plus de dissertations… Parfois on réussit, parfois on ne réussit pas. Parfois, après avoir parlé, on a le
sentiment qu’on n’a pas tout à fait réussi, qu’on a réussi simplement à compliquer un peu les choses sans réussir
complètement à renouveler la pensée de la chose.
Je reviens par exemple sur cette notion de compétence (je ne suis pas très satisfait de ce que je vous ai dit à
son sujet) que nous employons sans réfléchir – la « compétence d’un juge », la « compétence d’un tribunal », la
« compétence d’un expert » : « Ce psychologue a-t-il compétence pour dire que mon enfant est idiot ? », « Ce
professeur est-il compétent ? », « Le jury qui a refusé la mention “très honorable” à cet éminent travail de
doctorat est-il compétent ? ». Ces questions que nous posons tous les jours sont extrêmement difficiles parce
qu’il y a toujours, dans la question même, le soupçon qu’une compétence, quelle qu’elle soit, s’enracine dans un
pouvoir, une autorité, une violence, un rapport de force, etc. Cela vaut même pour le rapport entre le médecin et
le malade. Une chose que rapporte Cicourel et que j’ai oublié de dire, c’est qu’un grand principe d’erreur dans le
rapport malade-médecin, c’est le temps 32. Le médecin a très peu de temps, et l’une des conditions pour
appliquer systématiquement la grille savante, pour formuler un diagnostic en toute connaissance de cause, c’est
d’avoir beaucoup de temps. L’interne étant très souvent un peu pressé, il emploie des questions qui enferment la
réponse et, du même coup, le malade, avec sa pauvre compétence, ne peut pas se défendre contre l’interrogation :
« Vous avez des douleurs ? – Oui, oui. – C’est plutôt le matin ? » Du coup, le diagnostic est inclus dans la
manière de poser les questions. Autrement dit, l’exercice le plus ordinaire des compétences d’expert – celle de
tous les pouvoirs qui reposent sur du capital informationnel – enferme une forme de violence qui n’est pas
toujours et pas seulement celle de la raison. Cela dit – mon interrogation avait aussi ce sens-là –, cette violence
n’est pas non plus indépendante d’un effet propre de raison… Si le pouvoir médical n’était qu’un pouvoir
arbitraire, il ne s’exercerait pas en tant que pouvoir médical. Sa spécificité, comme le pouvoir juridique, tient
dans cette sorte d’ambiguïté qui définit la forme spécifique de sa violence. Si vous avez à l’esprit ce genre de
difficultés… ce que je voudrais au fond, c’est au moins avoir laissé dans vos esprits l’idée que cette difficulté
est, je crois, une difficulté réelle, et non pas simplement une difficulté dans mon esprit.

La cohérence du cours

J’ai, d’autre part, une autre question sur la notion de champ… Faute d’y répondre, je vais dire en deux mots
l’une des difficultés que j’éprouve dans cet enseignement. Comme vous le voyez bien, le public est disparate,
discontinu, très peu formel au sens où je l’ai dit aujourd’hui : ce ne sont jamais les mêmes auditeurs, jamais à la
même place… Ce n’est pas du tout l’univers de la discipline que j’ai décrit. Du point de vue d’un enseignement
que j’avais voulu doter d’une certaine continuité dans le temps, d’une certaine cumulativité, cela pose des
problèmes considérables et cela engendre pour moi une certaine souffrance subjective. […]
Je vais très vite récapituler la logique de mon propos. Le cours que j’ai fait tout à l’heure était le terme
d’une série de cours qui s’est étalée sur trois ans. Au cours de la première année 33, j’avais insisté sur la notion
d’habitus avec, à l’esprit, l’objectif de récuser la représentation ordinaire du sujet social comme sujet individuel,
conscient et organisé, principe en quelque sorte autotélique de ses propres conduites. J’avais essayé de montrer
que le sujet de la plupart de nos actions est un système de dispositions plus ou moins explicitées. Cette première
série de leçons s’était prolongée par une analyse de la notion de champ, des principes généraux de ce mode
d’existence du social 34. J’avais essayé de décrire les lois fondamentales de fonctionnement des champs,
d’expliquer pourquoi il faut penser en termes de champ. Que doivent être les rapports sociaux pour fonctionner
en termes de champ ? Qu’apporte la notion de champ ? J’avais illustré dans un premier temps la logique des
champs par le cas du champ artistique au XIXe siècle. Ayant décrit les propriétés générales du fonctionnement du
champ, j’avais montré l’existence d’un lien entre champ et capital et montré qu’à chaque espace social du type
« champ » correspond une forme particulière de capital. Le capital littéraire, par exemple, correspond à ce qu’il
faut avoir pour jouer et gagner à ce jeu particulier qu’est le jeu littéraire.
Ayant défini la notion de champ dans sa relation avec la notion de capital, j’ai essayé cette année de décrire
dans leurs rapports les deux formes fondamentales de capital qui, ensuite, se spécifient : le capital économique et
le capital culturel que j’ai rebaptisé « capital informationnel ». Aujourd’hui, j’essayais de synthétiser les
propriétés les plus générales du capital de type culturel ou informationnel dans sa forme la plus rationalisée, la
plus objectivée, pour essayer, à travers cette description de la notion de capital informationnel, de comprendre,
de dégager un certain nombre de propriétés générales des champs autonomes : champ littéraire, champ
intellectuel, champ politique, champ scientifique, etc. Ce que j’ai essayé de dégager, ce sont des propriétés
communes à tous les champs spécialisés comme lieux où des corps d’experts dotés de la compétence spécifique
adéquate luttent pour le monopole de l’imposition d’une définition de la compétence légitime. J’ai essayé de
décrire ces propriétés générales de l’expertise, c’est-à-dire ce qu’il y a de commun à des champs aussi différents
que le champ scientifique, le champ juridique, le champ littéraire, etc., étant entendu que, chaque fois, cette
compétence formelle, formalisée, investie dans des règles plus ou moins codifiées, va se spécifier, prendre des
formes très diverses : le mathématicien, que j’ai rapproché du juriste sous le rapport de la possession d’une
expertise formelle, va s’en distinguer totalement dès le moment où je vais préciser les lois spécifiques de
fonctionnement de sa compétence propre.
Revenir sur la notion de champ, cela m’ennuie donc un peu, j’ai envie de vous renvoyer aux leçons
antérieures. Cela dit, je peux redire une chose que j’avais dite en commençant, puisque quelqu’un me demande
quel serait le synonyme le plus proche de champ : je répondrais volontiers le mot de milieu 35 au sens newtonien
du terme, qu’on ne peut cependant plus employer parce que le mot a été beaucoup trop usé et ramené à un sens
très plat. Mais le mot de milieu qui, comme je l’avais montré en me servant d’un article de Canguilhem 36, est
passé de la théorie physique newtonienne aux sciences sociales, a gardé un certain temps son sens originel de
champ de gravitation, etc. Ce n’est que peu à peu qu’il s’est affaibli et qu’il a pris ce sens mou et faible.
Pour finir, j’en profite pour recadrer ce que vous avez entendu. Ayant décrit cette année les grandes espèces
de capital et leurs propriétés générales et ayant mis l’accent sur ce processus d’institutionnalisation qui s’exerce
dans tous les champs avec des effets généraux, je reviendrai dans les années prochaines sur les rapports entre
champ et habitus (que finalement je n’ai jamais complètement élaborés). Je voudrais d’abord ainsi décrire ce que
signifie appartenir à un champ, ce qu’est le rapport, en quelque sorte originaire, des agents sociaux au champ
dans lequel ils sont immergés. Qu’est-ce qu’être dans un espace social, qu’est-ce qu’y vivre, y être immergé ?
Qu’est-ce qu’être pris au jeu, investir dans un jeu, ce que j’appelle l’illusio ? Qu’est-ce que l’investissement
social ? Ensuite, après avoir décrit, dans une phase antérieure, les champs comme des champs de forces dans
lesquels les agents obéissent à des forces d’attraction, de répulsion, qui les apparenteraient finalement à des êtres
physiques, des êtres mécaniques, je voudrais montrer comment les champs sociaux se distinguent des champs
astronomiques, des champs physiques en ce que les agents ne sont pas simplement des corps : même quand ils
obéissent perinde ac cadaver [à la manière d’un cadavre], comme un seul homme, de manière mécanique, ils
restent des agents sociaux qui peuvent se révolter, qui peuvent penser ce qu’ils font… (Disons qu’ils n’en
pensent pas moins : même les soldats qui se jettent dans l’eau n’en pensent pas moins.) Pour rendre compte
adéquatement du monde social, il faut penser le fait que les agents pensent, même lorsqu’ils sont mis dans les
conditions de ne pas penser.
Sans cela, la discipline n’aurait pas à être aussi stricte, aussi violente, aussi extrême, aussi anomique.
(C’est pourquoi il était très utile de rapprocher [comme cela a été fait dans la première heure] Durkheim et
Weber… Personne ne l’a jamais fait, il y avait là une grande originalité. Je n’ai pas su la faire voir parce que
j’étais fatigué. Si vous avez le courage de relire les deux textes que je vous ai donnés, vous verrez que ça parlait
de soi-même.) Cette discipline absolue qui s’exerce sur les agents sociaux, les réduisant à des mécanismes, ne
les annule pas en tant qu’agents qui pensent la mécanique et ce n’est qu’aux situations limites… Je m’intéresse
beaucoup aux situations limites parce qu’elles ont la valeur de variation imaginaire qui fait apparaître a
contrario l’implicite des situations ordinaires. Le soldat qui obéit comme un automate rappelle que, dans
l’existence ordinaire, les choses ne se passent pas toujours ainsi et rappelle aussi à quel prix on peut obtenir que
les gens obéissent comme des automates. La violence même de la coercition qu’il faut exercer pour obtenir des
gens qu’ils obéissent comme des automates rappelle que, d’ordinaire, ils répondent, non pas en tant
qu’automates, mais en tant qu’habitus qui improvisent, qui inventent. Au fond, les deux pôles, ce seraient le
joueur de tennis qui improvise un contre-pied et le soldat qui se jette dans l’eau parce qu’on lui dit de se jeter à
l’eau. Les situations limites de simple exécution sont donc un cas particulier de l’univers des situations
possibles.
À partir de là, je voudrais montrer – ce sera l’objet des prochains cours – que les champs sociaux ne sont
pas des champs de forces dans lesquels les agents seraient manipulés comme de la limaille dans un champ
magnétique, mais aussi des champs de luttes pour transformer le rapport de force : il est toujours question dans
un champ de la nature même du champ et les agents ne pensent pas le champ n’importe comment, ils le pensent
en fonction de la position qu’ils occupent dans le champ. La pensée du champ a donc pour limite le champ lui-
même. C’est cela que je voudrais montrer, pour en venir à l’un des problèmes, me semble-t-il, les plus difficiles
de la sociologie qui est le problème du pouvoir, du champ du pouvoir, des luttes à propos du pouvoir, c’est-à-dire
des luttes à l’intérieur de chacun des champs d’expert pour définir le monopole de la compétence légitime, et des
luttes entre les champs, pour définir en quelque sorte la compétence des compétences, c’est-à-dire qui est fondé
à avoir le pouvoir. Un paradoxe du monde social (j’avais abordé ce sujet en parlant de Kafka 37), c’est qu’il est à
chaque instant question dans le monde social de pouvoir et, plus exactement, de ce qu’il faut être pour avoir droit
au pouvoir, de ce qu’est le pouvoir, c’est-à-dire de ce qu’il faut être légitimement pour pouvoir exercer le
pouvoir. C’est tout cela que je prépare lentement…
(Ce que vous recevez là me fait un petit peu peur par moment parce que, si j’essaie de donner une sorte
d’unité à chaque épisode, la cohérence du cours est à l’échelle de l’ensemble… […])

Les rapprochements historiques (« ça me fait penser à… »)

Comme j’ai très peu de temps, je vais poser un problème plutôt dans la logique du jeu de société que proposer
une véritable réflexion. Il s’agit du problème des rapprochements historiques. C’est un problème réel. En tout
cas, il se pose très souvent dans la pratique. Les journalistes en particulier fonctionnent souvent dans la logique
du précédent : « Le voyage de X là-bas, c’est un nouveau Yalta. » Un événement est donc pensé par analogie avec
un événement antérieur. Très souvent, c’est une manière d’expliquer obscurum per obscurius. Ce mode de
raisonnement est aussi très fréquent dans la perception artistique. Par exemple, il y a une plaisanterie qui est
répétée dans Proust et qui devait se faire dans les salons de la fin du siècle, on disait à propos de Monet, etc. :
« C’est un Watteau à vapeur 38… » Ces analogies amusaient beaucoup le monde. Elles sont relativement
plaisantes dans la vie ordinaire. Le jugement littéraire ou artistique procède de cette façon : on énonce un
jugement syncrétique, confus sur une œuvre (sur Proust ou sur Mondrian, par exemple), en évoquant à son
propos une autre réalité aussi obscure et syncrétiquement perçue. Le jugement artistique met ainsi en relation
deux termes qui sont eux-mêmes également indéfinis. Le jugement quotidien sur les gens procède d’ailleurs
aussi de cette façon : « Il me fait penser à…. », « Il est tout à fait comme Françoise 39 ». Autrement dit, on
cherche à énoncer quelque chose à propos d’une réalité singulière, qui est définie par exemple par la singularité,
c’est-à-dire la surabondance de sens, la polysémie, l’inexhaustivité… Comme l’événement singulier, les
individus dans la vie quotidienne sont caractérisés par toutes ces propriétés : ils sont inépuisables, ils peuvent
être énoncés de trente-six façons, on ne sait pas comment on pourrait les évoquer. Si on voulait décrire une
personne à quelqu’un qui ne l’a pas vue, on dirait : « Il me fait penser à Delon, mais… » On n’aurait donc que
des espèces de discours incantatoires évoquant d’autres individus et je pourrais mobiliser des séries d’analogies.
Devant un tableau, une personne, un événement historique, on a donc tendance à penser dans cette logique
du précédent, de l’incantation. « Mai 68 », par exemple, est un événement qui a beaucoup fait discuter. Comment
en dire quelque chose d’intelligent ? Les intellectuels, devant Mai 68, ont tous été mis au concours : l’événement
les concernait au premier chef et il était capital d’avoir un discours, un discours intelligent, c’est-à-dire unique,
singulier, mais avec un tout petit peu de fondement dans l’objectivité. Pour dire quelque chose devant ces
situations, il y a toutes sortes de stratégies, et notamment la stratégie du précédent : on rapprochera ainsi Mai 68
de la révolution de 1848 ou – cela a été beaucoup fait – de l’affaire Dreyfus. Ces analogies phénoménales ne sont
d’ailleurs pas sans fondement, elles ont une base objective. Mais que valent-elles ? Qu’est-ce que cette
comparaison d’un événement avec un autre événement ? Je pense que cette question mérite d’être posée. Encore
une fois, il s’agit de débanaliser une question que vous avez entendue de nombreuses fois sur « la différence
entre le fait historique et le fait sociologique », le fait historique qui ne se répète jamais deux fois – Seignobos,
Durkheim, etc. 40. Comment rendre compte de la singularité d’un événement historique sans anéantir la science,
puisqu’« il n’y a de science que du général » comme disait Aristote 41. Une conjoncture historique peut-elle être
l’objet d’un discours scientifique, ou ne peut-elle faire l’objet que d’une sorte de désignation à la manière des
individus singuliers ? Le problème que je pose est celui de la science de l’individuel : y a-t-il un discours
scientifique possible sur un événement individuel ? Y a-t-il une science des conjonctures et des événements
conjoncturels ? Autrement dit, puis-je faire une science générale, par exemple, de la crise de Mai 68 et, en ce
cas, cette science générale de la crise de Mai 68 ne va-t-elle pas absorber une théorie générale des crises et faire
disparaître Mai 68 dans sa singularité ? Ensuite, si j’arrive à faire une théorie générale de Mai 68, pourrais-je
subsumer sous cette théorie d’autres crises ?
Ayant posé la question de cette façon, il faudrait entrer dans le détail d’une analyse. Dans le cas de Mai 68,
par exemple 42, acceptons l’analogie entre 68 et l’affaire Dreyfus : un fait qui donne tout de suite un fondement
au rapprochement, c’est que le mouvement, dans les deux cas, est parti du champ intellectuel et universitaire
puis s’est diffusé vers l’extérieur. Tous les observateurs l’ont relevé. Si vous lisez Proust (le tome II de la
Pléiade, Le Côté de Guermantes) où il est sans arrêt question de l’affaire Dreyfus, vous verrez que la querelle à
propos de Dreyfus passe du salon à la cuisine : un jour, le narrateur revient chez lui et il découvre la domestique
des Guermantes en discussion avec son propre domestique, chacun des domestiques ayant épousé la cause de ses
patrons 43. C’est une observation de Proust, mais le travail de Charle à propos de l’affaire Dreyfus 44 montre très
bien comment les clivages de l’affaire Dreyfus au sein du champ littéraire se sont ensuite imposés au-dehors : le
champ politique, au moment où se déclenche l’affaire Dreyfus, est relativement indifférencié, amorphe, les
oppositions sont molles et ce sont les clivages intellectuels de l’affaire Dreyfus qui sont généralisés, étendus à
lui. Voilà un trait qui est commun aux deux situations.
Autre trait : la division en camps, à l’intérieur du champ intellectuel et universitaire, s’organise à peu près
de la même façon. Charle montre que pendant l’affaire Dreyfus on avait, d’un côté, l’avant-garde, les
symbolistes et, d’un autre côté, les académiciens, etc., comme, dans le champ littéraire, on avait, d’un côté, les
sociologues, les historiens et une partie des philosophes et, d’un autre côté, les défenseurs de l’histoire littéraire
la plus traditionnelle, etc. Le clivage opposerait donc les modernistes et les traditionalistes. En 68 donc, on a
quelque chose du même type. La grande querelle Barthes/Picard 45, que tout le monde a en mémoire, était une
sorte de répétition générale de Mai 68. Elle permet d’étudier in vitro ce qui s’est passé en 68. On a d’un côté les
sciences sociales, l’ethnologie, la sociologie, etc. ; de l’autre, la tradition littéraire. Il y a donc des foules
d’analogies.
Autre trait commun important : cette propriété générale des situations critiques, des situations de crise, qui
réside dans le fait qu’un principe de division proprement politique, relativement arbitraire du point de vue de la
vie ordinaire, devient le principe de toutes les divisions. Là encore, si vous relisez Proust, c’est étonnant : on voit
qu’il n’y a plus de lieu où l’on puisse échapper à la division entre dreyfusards/antidreyfusards,
révisionnistes/antirévisionnistes… Par exemple, à un moment donné, il est dit que Saint-Loup, dans sa caserne
(dans les casernes, le problème se posait particulièrement puisque l’armée était en question), ne parlait plus du
tout de l’affaire parce que, à sa table, tous étaient antidreyfusards et lui seul était dreyfusard 46. Dans ces
situations, tout le monde est situé (et est sommé de se situer) par rapport à un problème. Il n’y a plus
d’alternative possible : tout se situe par rapport à un problème principal, et toutes les autres oppositions s’en
déduisent ; de votre position sur le mouvement de Mai 68 se déduiront vos positions sur les rapports entre les
sexes, sur le séminaire, sur le cours magistral, sur le cours ex cathedra, etc. Tous les principes de division se
déduisent à partir d’un principe de division constitué comme principal. C’est une propriété intéressante
commune aux deux situations.
On voit se dessiner une théorie des invariants de la crise. Dans les deux cas, un certain nombre de traits
seraient justiciables, subsumables sous ce qu’on pourrait appeler l’« effet guerre civile » : à partir d’un principe
de division parmi d’autres possibles (Dreyfus est innocent/pas innocent ; le mouvement de Mai, c’est bien/pas
bien…) se constituent toutes les divisions possibles entre les hommes. En temps ordinaire, nous avons une
infinité de principes de division. Si la vie sociale ordinaire est possible, c’est que nous n’alignons pas tous les
principes de division les uns sur les autres et que nous ne sommes pas soumis à l’exigence de cohérence totale :
ce que nous pensons sur le cours magistral n’a pas à être en cohérence avec ce que nous pensons de la liberté
sexuelle et ce que nous pensons sur l’Afghanistan n’a pas à être en cohérence parfaite avec ce que nous pensons
des rapports avec nos parents. Une propriété de certaines situations de crise est, en quelque sorte, d’exiger cette
cohérence totale. Sachant que X est révisionniste [dans le cadre de l’affaire Dreyfus], vous pouvez déduire ce
qu’il pense des Juifs, de l’armée, de la laïcité, de la République, etc.
Nous voyons donc des propriétés générales, mais devons-nous pour autant superposer les deux crises ?
Pouvons-nous dire que Barthes est à Picard ce que Proust est à Brunetière 47, par exemple ? Si on va plus loin,
c’est très compliqué. Dans les polémiques de la vie ordinaire, on dira que c’est un « nouveau Brunetière » ou
« un nouveau [Émile] Faguet 48 »… Les dissertations marchent aussi de cette manière, ce qui est une chose
importante. Quand on vous donne, pour une dissertation, un texte de Proust à propos de l’« affaire », vous allez
fonctionner dans la logique du précédent. Brunetière, on ne sait pas bien qui c’est. Si on est très cultivé, on sait
qu’il a été contre Lanson : c’était gauche (Lanson)/droite (Brunetière). On verra bien que Lanson est scientiste et
Brunetière sera plutôt pour la création, etc. Mais, s’il faut être pour ou contre, on va être ou pour ou contre sur la
base de quoi ? Sur la base d’une position qu’on occupe dans un espace homologue, parce qu’on sera, dans
l’espace actuel, à Brunetière ce que Lanson était à Brunetière. Le texte, donc, marchera pour nous au
malentendu, malentendu que fonde l’homologie qui est une identité dans la différence.
Ce n’est pas faux de dire que Barthes est à Picard ce que Lanson était à Brunetière… Mais ce qui est très
embêtant, c’est que l’hériter de Lanson, c’est Picard. Ce qui s’est passé, c’est que deux champs homologues se
sont séparés par toute une histoire qui fait de Picard l’héritier de Lanson. On peut alors dire que « Picard, c’est
Lanson plus Agathon 49 », c’est-à-dire le scientisme républicain, IIIe République, progressiste, qui a fini par
intérioriser la critique que lui opposaient des gens représentés par Agathon. Mais est-ce si simple ? On va avoir
deux états différents d’un champ avec des effets d’homologie qui nous feront comprendre ce qu’il y a de plus
singulier dans le conflit, mais sur la base de formidables contresens. Je ne vais pas développer parce que ce
serait extrêmement long, mais c’est la culture historique qui donne cette sorte de compréhension immédiate, la
« culture historique » s’entendant au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire : « Je sais que Lanson a existé, je sais
qu’il a été le seul dreyfusard dans l’université littéraire, je sais que Lanson s’est opposé à la Sorbonne, je sais
que Lanson a écrit des choses sur la littérature, qu’il est le fondateur de “l’homme/l’œuvre”, je peux même écrire
des dissertations à propos de Lanson, fondateur de la dissertation moderne. » Cette culture historique va être à la
fois ce qui permettra une compréhension semi-historique et ce qui interdira la connaissance historique de ce
qu’est Lanson et de ce qu’est la différence entre « être Lanson » et « être Barthes ».

La fausse éternité des débats académiques


C’est un peu une gageure de me lancer sur ce thème, mais si vous voulez prolonger un peu ce que j’esquisse
aujourd’hui (je vais vous embrouiller l’esprit une dernière fois), vous pouvez lire le livre de Compagnon 50 que
j’avais signalé la dernière fois. Vous y avez tous les éléments pour poser le problème que j’ai posé et, en même
temps, c’est l’illustration parfaite de l’ambiguïté que je suis en train d’énoncer. Le livre de Compagnon est très
intéressant pour le sociologue. Il est, je crois, très typique d’une sorte de double jeu avec l’histoire et avec la
culture historique très fréquent aujourd’hui. L’histoire sociale des sciences sociales a fait des progrès et il
devient difficile de faire de l’histoire sociale et de la science sociale sans avoir un tout petit peu de culture
historique et sans introduire dans le rapport à sa propre science une connaissance minimale de sa science. En
même temps, je pense qu’on se sert de l’histoire sociale, non pas pour objectiver l’histoire sociale de sa propre
science, mais pour faire encore des effets historiques, c’est-à-dire des effets cultivés, des effets de culture.
Le livre de Compagnon est typique de cela parce qu’il frôle ce qu’il faudrait faire, tout en étant à une
distance infinie : il représente sûrement ce qui est le plus près de ce qu’il faudrait faire et, en même temps, ce
qu’il y a de plus loin. C’est que faire complètement ce qu’il faudrait faire, c’est prendre le risque de tomber dans
les ténèbres extérieures, c’est-à-dire sortir de l’univers littéraire, cesser d’être chic, cesser d’avoir les profits
qu’il y a à être dans l’univers littéraire. C’est prendre le risque d’objectiver le littéraire, de s’objectiver comme
ayant des profits subjectifs à être objectivement littéraire, etc.
Le livre – c’est très intéressant – commence par une sorte de texte à prétention littéraire : phrases sans
verbes, postmodernes, sur le statut de Barthes, ce qui est très central. L’espèce de jeu littéraire avec l’effet de
précédent consiste à dire : « Vous croyez que Barthes est un aérolithe chu d’un désastre obscur mais il y a des
précédents dans l’histoire : voyez Lanson. C’est à la fois nouveau et pas nouveau… sur des vers nouveaux, etc. »
Il y a donc une espèce d’ouverture littéraire. Ensuite, dans la première partie du livre, on passe à de l’histoire :
« Il y a eu tels débats à propos du littéraire, quels étaient les enjeux ? Pourquoi la réforme, pourquoi ce rôle de la
littérature ? Pourquoi le modèle allemand ? Pourquoi les uns étaient internationalistes, les autres nationalistes ?
Pourquoi les modernes étaient internationalistes… comme aujourd’hui… ? » Il s’agit là d’une autre homologie :
l’opposition national/international se superpose à l’opposition cours magistral/séminaire, etc. Il y a des
oppositions invariantes. Ensuite, deuxième partie du livre, on revient à deux relectures tout à fait littéraires de
Taine et de Proust. Après avoir apparemment historicisé, on dés-historicise donc de nouveau et, en particulier,
avec la relecture de Proust, on reconstitue comme une sorte d’opposition littéraire transhistorique l’opposition
Proust/Taine ou Proust/Lanson, et Barthes revient.
Si vous lisez ce livre avec, à l’esprit, les problèmes entremêlés que j’ai essayé d’y mettre, vous verrez donc
qu’une des questions de fond est : qu’est-ce que lire 51 ? Qu’est-ce que relire ? Qu’est-ce que lire
historiquement ? Qu’est-ce que fait la culture historique dans la lecture ? Aujourd’hui, tout le monde sait que
lire, c’est lire avec des grilles qui sont elles-mêmes le produit de l’histoire. Tout le monde sait qu’il faut faire
l’histoire de ces grilles qui sont le produit de l’histoire et chercher le principe de ces grilles, non pas dans
l’histoire générale, mais dans l’histoire la plus immédiate, celle du champ littéraire lui-même. Tout cela est très
bien mais, à ce moment-là, comment pourrais-je lire des gens, comme des critiques, dont la prétention est de lire
et de donner des grilles de lecture, sans historiciser complètement les grilles de lecture qu’ils produisent jusque
dans leur retour ? Parce qu’une chose très intéressante est l’effet de retour : si l’on fait des dissertations,
éternellement les mêmes et éternellement différentes (« individu et société », etc.), c’est qu’il y a des
homologies. Si l’on ne se baignait jamais deux fois dans le même fleuve historique, si l’affaire Dreyfus et
Mai 68 n’avaient rien à voir, cela ne marcherait pas. Pour que cela marche, il faut qu’il y ait à la fois de
l’histoire et que l’histoire ait des invariants.
Cette forme de lecture semi-historicisée et anhistorique a pour effet de produire cette sorte d’éternité
fausse qu’est la vie académique. Au fond, ce que j’avais à exprimer aujourd’hui, c’est cette sorte de fausse
éternité des dialogues aux enfers académiques : comment se fait-il qu’on puisse encore faire dialoguer Taine et
Barthes, Renan et Foucault, Bourdieu et Durkheim ? Si l’on peut faire, au prix d’une triche extraordinaire, ce
genre de dialogues, c’est parce qu’on ne formalise pas. Ici, je prêche dans le sens de la compétence d’expert : je
pense qu’une manière de faire progresser réellement le débat scientifique, le débat intellectuel consisterait à
axiomatiser autant que possible le jeu intellectuel, c’est-à-dire à objectiver aussi complètement que possible ce
qui reste à l’état implicite et ce qui est lié, justement, à de l’historique non analysé. La vie intellectuelle, en
particulier sur des terrains comme l’histoire littéraire, est toujours dans cette espèce d’univers où tout le monde
obéit à l’illusion du déjà-vu et du jamais-vu : on fait sans arrêt semblant de découvrir comme un problème
nouveau des vieilles lunes. Mais les découvrir comme des vieilles lunes est encore une façon de ne pas les penser
complètement parce que ou l’on historicise trop, ou l’on n’historicise pas assez.
C’est un peu le sens de ce que j’essaie de faire souvent quand je fais resurgir des vieux débats : je crois que
l’une des fonctions les plus puissantes de la culture historique, si elle était réellement utilisée, serait précisément
de détruire cette espèce de terreau de complicité dans le semi-analysé qui fait les débats dits « éternels ». Je
pense qu’il n’y a pas de débats éternels : il n’y a de débats qu’historiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait
pas des invariants transhistoriques des débats historiques, qu’il n’y ait pas des lois transhistoriques, même du
plus historique, c’est-à-dire de l’événement historique dans sa singularité, de la crise par exemple.

1. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit.


2. Max Weber, « Die Disziplinierung und die Versachlichung der herrschaftsformen », in Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriss der
verstehenden Soziologie, éd. Johannes Winckelmann, 2 volumes, Cologne-Berlin, Kiepenheuer et Witsch, 1964, p. 866-873 (trad. fr.
ultérieure au cours : Max Weber, La Domination, trad. Isabelle Kalinowski, Paris, La Découverte, 2013, p. 320-331).
3. Le concept d’« institution totale » (ou « totalitaire ») que Bourdieu avait déjà utilisé dans des cours précédents est développé dans Asiles.
Le définissant, Goffman fait explicitement référence au règlement et à la discipline : « On peut définir une institution totalitaire (total
institution) comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde
extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement
réglées. » (E. Goffman, Asiles, op. cit., p. 41.)
4. « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses. » (É. Durkheim, Les Règles de la
méthode sociologique, op. cit., p. 108.)
5. S’il n’écoute que sa raison, le sujet moral, chez Kant, obéit à l’« impératif moral » sans aucune autre considération.
6. Un « impératif » est « une règle qui est désignée par un “devoir”, exprimant la contrainte objective qui impose l’action, et elle signifie
que, si la raison déterminait entièrement la volonté, l’action aurait lieu infailliblement d’après cette règle ». Kant distingue des impératifs
hypothétiques et des impératifs catégoriques. Les premiers sont des « préceptes de l’habileté » qui « déterminent […] les conditions de la
causalité de l’être raisonnable, comme cause efficiente, simplement quant à l’état et à sa capacité de le produire ». Les seconds seraient
seuls des « lois pratiques » qui « déterminent […] la volonté seulement, qu’elle suffise ou non à l’effet » (Emmanuel Kant, Critique de la
raison pratique [1788], trad. Luc Ferry et Heinz Wismann, in Œuvres philosophiques II. Des Prolégomènes aux écrits de 1791, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 628-629).
7. P. Bourdieu pense sans doute à la fin du cours du 19 avril 1984.
8. L’action ne peut être morale, pour Kant, que si elle est fondée sur le devoir : « Être bienfaisant, quand on le peut, est un devoir et, de plus,
il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que, même sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt, elles éprouvent une
satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles, et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui en tant qu’il est leur œuvre. Mais je
prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable
[…] ; car il manque à la maxime la valeur morale, autrement dit que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. »
(Emmanuel Kant, Les Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], trad. Victor Delbos revue et modifiée par Ferdinand Alquié, in
Œuvres philosophiques II, op. cit., p. 256-257).
9. Titre d’une section du chapitre premier de Sodome et Gomorrhe II (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, II, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 751-781).
10. M. Weber, La Domination, op. cit., p. 323-326.
11. « On voit par les considérations qui précèdent qu’il existe un type de suicide qui s’oppose au suicide anomique, comme le suicide égoïste
et le suicide altruiste s’opposent entre eux. C’est celui qui résulte d’un excès de réglementation ; celui que commettent les sujets dont
l’avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive. C’est le suicide des
époux trop jeunes, de la femme mariée sans enfant. Pour être complet, nous devrions donc constituer un quatrième type de suicide. Mais
il est de si peu d’importance aujourd’hui et, en dehors des cas que nous venons de citer, il est si difficile d’en trouver des exemples, qu’il
nous paraît inutile de nous y arrêter. Cependant, il pourrait se faire qu’il eût un intérêt historique. N’est-ce pas à ce type que se rattachent
les suicides d’esclaves que l’on dit être fréquents dans de certaines conditions […], tous ceux, en un mot, qui peuvent être attribués aux
intempérances du despotisme matériel ou moral ? Pour rendre sensible ce caractère inéluctable et inflexible de la règle sur laquelle on ne
peut rien, et par opposition à cette expression d’anomie que nous venons d’employer, on pourrait l’appeler le suicide fataliste. »
(É. Durkheim, Le Suicide, op. cit., p. 311.)
12. Le terme « pathologisch » chez Kant n’a pas de rapport avec la maladie. Il est d’ailleurs parfois traduit en français par « affectif » ou
« passionnel ». C’est qu’il désigne ce qui relève des sentiments (à l’exclusion du « sentiment moral ») et des passions.
13. Voir les analyses développées à partir d’En attendant Godot et des recherches de Paul Willis dans le cours du 19 avril 1984, ainsi que les
développements sur l’expérience du temps dans les « institutions totales » dans le cours du 26 avril 1984 et, à la fin de cette même leçon,
sur le rapport entre le temps et le pouvoir.
14. L’individu qui agit moralement, chez Kant, neutralise son « moi pathologique » : « Or, nous trouvons […] notre nature, en tant qu’êtres
sensibles, constituée d’une façon telle que la matière de la faculté de désirer (les objets de l’inclination, que ce soit de l’espérance, ou de
la crainte) s’impose d’abord à nous et que notre moi pathologiquement déterminable, tout incapable qu’il soit de fonder par ses maximes
une législation universelle, a cependant tendance à faire valoir d’abord ses prétentions comme premières et originelles, tout comme s’il
était notre moi tout entier. » (E. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 699.)
15. Référence au type d’organisation communautaire que Charles Fourier souhaitait développer et qui est resté connu sous le terme de
« phalanstère ».
16. Le mythe de l’abbaye de Thélème (du grec θέλημα, « volonté », « désir ») se trouve dans Gargantua de Rabelais. Thélème repose sur
l’inversion de la discipline monastique ou sur la règle qui consiste à n’en poser aucune : « Toute leur vie était employée, non par lois,
statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient,
dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconques.
Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause : FAIS CE QUE TU VOUDRAS […]. » (François Rabelais, Gargantua,
chap. 57, « Comment étaient réglés les Thélémites et leur manière de vivre ».)
17. La « main invisible » est l’expression qu’Adam Smith utilise en quelques occasions pour défendre l’idée que le libre jeu des intérêts
particuliers réaliserait l’intérêt général par lui-même, sans qu’il soit besoin d’une intervention comme celle de l’État. « À la vérité, son
intention [i.e. l’intention de chaque individu] en général n’est pas en cela de servir l’intérêt public […], il ne pense qu’à se donner
personnellement une plus grande sûreté ; et […] à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une
main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions […]. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille
souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » (Adam Smith,
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, chap. 2, Paris, Gallimard, 1976 [1776], p. 256.)
18. P. Bourdieu reviendra sur la notion de compétence, notamment dans « Les ambiguïtés de la compétence », in La Noblesse d’État, Paris,
Minuit, 1989, p. 163-175.
19. L’année précédente, P. Bourdieu avait commenté les analyses de Hegel sur la bureaucratie et développé les points évoqués ci-après (cours
du 19 octobre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 277-280).
20. Sur la distinction entre rationalité formelle et rationalité matérielle, voir M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., p. 130.
21. Cette réflexion sur l’« universel » s’amplifiera dans les années suivantes chez P. Bourdieu et occupera une place importante autour de
1990, dans le cours sur l’État (Sur l’État, op. cit.) ou dans ses textes sur le « corporatisme de l’universel ».
22. R. Blanché, L’Axiomatique, op. cit., p. 59-60.
23. P. Bourdieu avait utilisé l’exemple de la langue dans la leçon précédente (voir supra, p. 377).
24. Dans la leçon précédente, P. Bourdieu avait illustré la citation de R. Blanché par l’exemple du jeu de dames : l’adoption ou le rejet de la
règle consistant à souffler un pion a longtemps divisé joueurs et fédérations.
25. Émile Durkheim, Textes, III : Fonctions sociales et institutions, Paris, Minuit, 1975, p. 192. Il s’agit de propos oraux tenus par Émile
Durkheim dans le cadre en 1908 d’un « débat sur le rapport entre les fonctionnaires et l’État ».
26. Voir supra, p. 409.
27. Max Weber aborde ce point à plusieurs reprises. Par exemple : « […] la communauté domestique cessa d’être la base nécessaire pour la
formation d’une société gérant une affaire commune. Le compagnon n’est plus nécessairement (ou normalement) un membre de la même
maison. Pour cela, on dut forcément séparer de la fortune personnelle de l’individu les avoirs de l’affaire à laquelle il est intéressé. De
même, l’employé de la maison de commerce se distingua du serviteur personnel. Mais, surtout, les dettes de la firme, en tant que telles,
durent être distinguées des dettes privées contractées par les membres de la firme pour leur ménage […]. » (M. Weber, Économie et
société, t. II, op. cit., p. 115.)
28. Dix jours avant cette leçon, le 7 mai 1984, P. Bourdieu recevait Aaron Cicourel dans son séminaire à l’École des hautes études en
sciences sociales. Il publiera la transcription de cette intervention l’année suivante dans sa revue (Aaron V. Cicourel, « Raisonnement et
diagnostic : le rôle du discours et de la compréhension clinique en médecine », Actes de la recherche en sciences sociales, no 60, 1985,
p. 79-89) et, une quinzaine d’années plus tard, un recueil d’articles dans sa collection « Liber » (Aaron V. Cicourel, Le Raisonnement
médical, textes réunis et présentés par Pierre Bourdieu et Yves Winkin, Paris, Seuil, 2002).
29. Voir Le Raisonnement médical, op. cit. Par exemple : « Les entretiens médicaux et les reconstitutions d’histoires cliniques auxquelles ils
donnent lieu reflètent des aspects de deux formes de savoir : le médecin recode les informations souvent ambiguës et décousues qu’il tire
des entretiens en des catégories abstraites qui facilitent la résolution des problèmes et précisent les conditions d’une résolution efficace ; et
les patients recourent à un champ sémantique particulier ou restreint pour traduire les croyances dont ils font usage à propos de leurs
maladies – lesquelles croyances, il convient de le souligner, vont souvent à l’encontre du point de vue du médecin. » (Ibid., p. 66.)
30. Trad. fr. postérieure au cours : Max Weber, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, trad. et
présentation par Jean Molino et Emmanuel Pedler, Paris, Métailié, 1998.
31. Voir supra les deuxièmes heures des cours des 19 et 26 avril, p. 279 et 305.
32. Voir A. V. Cicourel, Le Raisonnement médical, op. cit., notamment p. 145 et 190.
33. P. Bourdieu évoque en fait surtout ici le contenu de son enseignement à partir des leçons des 9 et 16 novembre 1982 qui sont centrées sur
l’habitus (voir Sociologie générale, vol. 1, p. 339 sq.)
34. P. Bourdieu fait ici référence aux six dernières leçons de sa deuxième année d’enseignement (cours du 30 novembre 1982 et suivants,
ibid., à partir de la p. 451).
35. Voir le cours du 14 décembre 1982 (ibid., p. 547-550).
36. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2e éd. augmentée, 1965 [1952] p. 129 sq. P. Bourdieu avait utilisé et
commenté cette référence dans le cours du 14 décembre 1982 (ibid., p. 548).
37. Voir les leçons du 22 et du 29 mars 1984.
38. « “Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau
à vapeur, et il se mit à rire. – Oh ! connu, archiconnu, il y a des années qu’on me le ressert”, dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l’avait
raconté autrefois, mais comme fait par lui-même. » (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, II, op. cit., p. 939.) La plaisanterie qui
se trouve également dans La Prisonnière (ibid., III, p. 99) est l’un de ces mots tellement répandus que plusieurs auteurs (Degas, Léon
Daudet, des anonymes, etc.) s’en voient, selon les circonstances, attribuer la paternité.
39. P. Bourdieu a peut-être encore Proust en tête (Françoise est le prénom de la gouvernante du narrateur de À la recherche du temps perdu).
40. Autour de 1900, Charles Seignobos, pour qui « le “fait social”, tel que l’admettent plusieurs sociologues, est une construction
philosophique, non un fait historique » (Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris,
Hachette, 1909 [1898], p. 188) et les sociologues durkheimiens sont en désaccord. Seignobos et Durkheim eux-mêmes ont débattu : voir
« Débat sur l’explication en histoire et en sociologie », Bulletin de la société française de philosophie, no 8, 1908, p. 229-245 et 347,
repris dans É. Durkheim, Textes, I, op. cit., p. 199-217. Voir aussi François Simiand, « Méthode historique et science sociale », Annales,
vol. 15, no 1, 1960 [1903], p. 83-119.
41. « Les éléments ne seront pas objets de science, car ils ne sont pas des universels, et il n’y a de science que de l’universel, comme le
prouve clairement ce que l’on sait des démonstrations et des définitions : on ne peut, en effet, démontrer syllogistiquement que les trois
angles de ce triangle-ci valent deux droits, si on n’a pas démontré que les trois angles de tout triangle en général valent deux droits, ni
définir l’homme que voici comme un animal, si on n’a pas défini que tout homme en général est animal. » (Aristote, Métaphysique, t. II,
trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, 1953, M, 1086b, 33-38, p. 791.)
42. P. Bourdieu prend l’exemple du « moment critique » qu’il avait analysé dans Homo academicus, op. cit., p. 207-250.
43. « Le nôtre [i.e. notre maître d’hôtel] laissa entendre que Dreyfus était coupable, celui des Guermantes qu’il était innocent. Ce n’était pas
pour dissimuler leurs convictions, mais par méchanceté et âpreté au jeu. Notre maître d’hôtel, incertain si la révision se ferait, voulait
d’avance, pour le cas d’un échec, ôter au maître d’hôtel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maître d’hôtel des
Guermantes pensait qu’en cas de refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l’île du Diable un innocent. »
(M. Proust, Le Côté de Guermantes, in À la recherche du temps perdu, II, op. cit., p. 298.)
44. Christophe Charle, « Champ littéraire et champ du pouvoir : les écrivains et l’Affaire Dreyfus », Annales ESC, vol. 32, no 2, 1977,
p. 240-264. Voir aussi Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Minuit, 1990.
45. Allusion à la controverse qui a opposé l’universitaire Raymond Picard, spécialiste du théâtre racinien, à Roland Barthes à la suite de la
publication par ce dernier de Sur Racine (Paris, Seuil, 1963), considéré comme l’emblème de la « nouvelle critique » apparue au cours
des années 1960 et que Picard a fustigée dans Nouvelle critique ou nouvelle imposture ? (Paris, Pauvert, 1965). Voir P. Bourdieu, Homo
academicus, op. cit., p. 151-156.
46. « Robert était surtout préoccupé en ce moment de l’affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table, il était dreyfusard ; les
autres étaient violemment hostiles à la révision, excepté mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les opinions paraissaient assez
flottantes. » (M. Proust, Le Côté de Guermantes, op. cit., p. 108.)
47. Voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., p. 155.
48. Émile Faguet (1847-1916), critique littéraire très attaché à la défense de la tradition classique, élu membre de l’Académie française en
1900.
49. Allusion aux attaques d’inspiration maurrassienne menées, au nom de la culture classique, contre la nouvelle Sorbonne par Henri Massis
et Alfred de Tarde sous le pseudonyme d’Agathon dans L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne (1911) et Les Jeunes Gens d’aujourd’hui
(1913).
50. A. Compagnon, La Troisième République des Lettres, op. cit.
51. Voir P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., passim et en particulier « Fondements d’une science des œuvres », p. 291-455 ; « Comment
lire un auteur », in Méditations pascaliennes, op. cit., p. 122-131.
ANNÉE 1984-1985
COURS DU 7 MARS 1985

Bilan des acquis. – Capital et pouvoir sur le capital. – Le processus de différenciation. –


Objectivisme et perspectivisme.

Bilan des acquis

Je voudrais vous présenter brièvement la forme que va prendre l’enseignement de cette année. Je
vais terminer le long marathon que j’ai entrepris il y a quatre ans. J’arrive au terme de
l’ensemble de leçons que je vous ai proposées, c’est-à-dire au point où les cohérences, peut-être,
apparaîtront mieux, où la logique de l’ensemble se dégagera. Dans la première heure, je
continuerai ce cours et, dans la deuxième heure, à partir du lendemain de Pâques, je vous
proposerai une série d’analyses des rapports entre le champ littéraire et le champ artistique, en
fait essentiellement le champ de la peinture et secondairement le champ de la musique au
XIXe siècle 1 .
Aujourd’hui, je vais rappeler rapidement le bilan des acquis […] et essayer de parvenir au
troisième moment de mon propos, c’est-à-dire au moment où se mettent en relation les
dispositions des agents et les espaces sociaux à l’intérieur desquels ils agissent.
Les années passées, j’avais explicité ce que j’entendais par « habitus » et surtout les
fonctions théoriques que je faisais jouer à ce concept. J’avais essayé de montrer comment la
notion d’habitus permettait d’échapper à un certain nombre d’alternatives dans lesquelles
s’enferme la science sociale, en particulier l’alternative du subjectivisme et d’une forme
d’objectivisme mécaniste. Je ne reviens pas sur ce point. J’avais ensuite essayé de dégager ce qui
me paraît être la logique du fonctionnement de ce que j’appelle « champ ». J’avais formulé un
certain nombre de propositions générales concernant les champs de forces en donnant des
exemples empruntés au champ littéraire particulièrement. J’avais essayé de faire ce qu’on
pourrait appeler une sorte de physique sociale qui décrirait les relations sociales comme des
rapports de force à l’intérieur desquels les conduites des agents se trouvent définies. La structure
de ces espaces que j’appelle « champs » pourrait être saisie sous la forme d’une structure de
distribution de pouvoirs ou de différentes espèces de capital. Ainsi, pour caractériser des champs
tels que les champs littéraire, universitaire ou politique, il faut, en employant un certain nombre
d’indicateurs, déterminer comment se distribue entre les différents agents ou entre les
différentes institutions cette force qui est au principe de la structure du champ considéré. Cette
force, il me semble qu’on peut aussi l’appeler « capital ». Étudier cette structure, c’est saisir les
contraintes qui vont peser sur les agents entrant dans l’espace considéré.
Un problème de la recherche empirique est évidemment de définir les bons indicateurs de
cette force qui ne se livre jamais directement, mais seulement dans ses manifestations. Je précise
ceci pour ceux qui ont une représentation naïvement substantialiste de la notion de pouvoir.
L’analyse scientifique se distingue de l’expérience ordinaire en ce que celle-ci tend à faire
comme si le pouvoir était quelque chose qui se trouverait quelque part et qui serait détenu par
des gens puissants. L’expérience à prétention scientifique n’est pas toujours clairement séparée
de l’expérience commune : l’un des livres les plus célèbres en sociologie de la politique
s’intitule ainsi Qui gouverne ? 2, question qui suppose que des gens détiennent le pouvoir. Dans
l’intention même de la notion de champ, il y a l’idée que la question même de savoir qui
gouverne est naïve : ce qui importe, c’est de connaître l’espace à l’intérieur duquel se définit
quelque chose comme un pouvoir de gouverner et donc de saisir la distribution de ces attributs
de pouvoir à travers lesquels se manifeste une structure de distribution des pouvoirs. […]
Ayant défini la structure des champs, structure qui s’appréhende à travers la structure de la
distribution de pouvoirs ou d’espèces de capital, il me fallait définir les différentes formes que
peut revêtir ce pouvoir ou ce capital, au nom d’une proposition fondamentale, me semble-t-il,
qui est qu’il y a autant d’espèces de capital ou de formes de pouvoir que d’espaces à l’intérieur
desquels ces espèces de capital et ces formes de pouvoir peuvent se manifester. Saisir un
pouvoir, c’est donc inséparablement saisir un espace à l’intérieur duquel il se manifeste et faire
une sociologie des espaces, des champs et des espèces de pouvoir. J’avais essayé de décrire les
espèces de pouvoir ou de capital qui me paraissaient fondamentales, en rappelant toujours que
ces espèces fondamentales se spécifient, en quelque sorte, en formes encore plus spéciales de
capital ou de pouvoir. J’avais distingué deux grandes espèces, le capital économique et le capital
culturel, laissant de côté une forme de capital qu’il m’est arrivé de constituer et sur laquelle j’ai
maintenant des doutes, le capital social. (Je reviendrai sur ce point : dans l’un des prochains
cours 3, j’essaierai de montrer en quoi ce que j’avais appelé « capital social » et que j’avais isolé
comme une espèce particulière de capital est peut-être quelque chose de tout à fait autre. Il arrive
qu’on se trompe, et heureusement… Il me semble que le capital social est un effet de ce que
j’appellerais un effet de corps. Je reviendrai là-dessus, je faisais simplement cette précision pour
ceux qui seraient étonnés de ne pas retrouver cette forme de capital dans l’énumération que j’ai
faite.) J’avais donc distingué deux espèces fondamentales de capital, le capital économique et le
capital culturel, et j’avais essayé de définir leurs propriétés spécifiques, les lois de
transformation par lesquelles une forme de capital peut être transformée, convertie dans une
autre. Pour aller vite, j’avais aussi décrit les processus de codification, de formalisation par
lesquels les formes de capital ou de pouvoir tendent à être juridiquement construites.
Capital et pouvoir sur le capital

J’en étais là [à la fin de l’année dernière]. L’un des prolongements possibles de l’analyse serait
une théorie de ce que l’on peut appeler le champ du pouvoir (plutôt que « classe dominante »).
J’ai longtemps hésité avant de choisir ce que je vais vous proposer [maintenant]. L’un des
embranchements logiques aurait été de tirer parti immédiatement de ce que j’avais acquis à
propos des espèces de capital pour essayer de dégager un certain nombre de propriétés, me
semble-t-il transhistoriques, des champs du pouvoir et des classes dominantes comme ensemble
des agents occupant des positions dans des champs du pouvoir. Je fais là une distinction entre
« champ du pouvoir » et « classe dominante ». C’est une distinction que je n’avais jamais faite,
mais ne pas l’opérer conduit à des erreurs importantes du point de vue des recherches
empiriques, celles qui sont impliquées dans la question « Qui gouverne ? ».
On croit qu’il suffit d’étudier les gens qui occupent des positions de pouvoir pour étudier la
structure du pouvoir. Il est vrai que, dans la recherche empirique, on ne peut, le plus souvent,
étudier les structures de pouvoir qu’à travers la structure de distribution de pouvoir chez les
puissants. Ainsi, on ne peut étudier le pouvoir universitaire qu’en étudiant les propriétés des
universitaires détenant du pouvoir universitaire. Mais cela ne veut pas dire que la structure du
pouvoir, c’est-à-dire la structure du champ universitaire, s’identifie à l’ensemble des
universitaires ou de ceux qu’on appelle les « mandarins ». La distinction que je viens de faire
rapidement entre « champ du pouvoir » et « classe dominante » rappelle cette propriété que j’ai
énoncée tout à l’heure : la structure d’un champ n’est pas réductible à l’espace des distributions
de propriétés entre les agents qui occupent des positions dans cette structure. Par conséquent, si,
pour étudier un champ universitaire, je dois faire apparaitre la distribution des universitaires
dans ce champ, la structure du pouvoir universitaire n’est pas pour autant équivalente à sa
manifestation dans les distributions des universitaires selon leur pouvoir dans le champ
universitaire. Cela peut paraître une distinction subtile, mais j’ai mis des années à la faire et je
pense qu’elle est utile, à la fois théoriquement et empiriquement pour mieux savoir ce que l’on
fait quand on étudie des espaces sociaux.
Dans la logique de mon propos, il serait donc logique, après avoir étudié les différentes
espèces de capital, d’examiner cet espace à l’intérieur duquel ces espèces de capital se
distribuent, c’est-à-dire le champ du pouvoir qui se définit, précisément, par la structure de la
distribution du pouvoir sur les différentes espèces de capital. La définition rigoureuse du champ
du pouvoir serait à peu près celle-ci : c’est un espace dont le principe de structuration est la
distribution, non pas du capital (un tel espace serait l’espace social dans son ensemble), mais du
pouvoir sur les différentes espèces de capital. La différence correspond à la distinction que les
économistes établissent assez communément entre les détenteurs de capital, par exemple les
petits actionnaires, et les détenteurs d’un capital tel qu’ils ont pouvoir sur le capital. Ce serait la
même chose dans le champ culturel : par exemple, tous les professeurs d’enseignement
secondaire sont des détenteurs de capital culturel, sans être pour autant détenteurs de pouvoir sur
le capital, c’est-à-dire du pouvoir que donnent un certain type, une certaine quantité de capital,
ou une certaine position de pouvoir sur les instances qui donnent pouvoir sur le capital. Un grand
éditeur peut ainsi avoir un pouvoir sur le capital sans nécessairement détenir un grand capital
culturel. De même, un directeur d’hebdomadaire à fonction culturelle, ou un journaliste
responsable d’une émission télévisée, peut avoir un pouvoir sur le capital culturel qui n’implique
pas nécessairement la possession d’un grand capital culturel. Je donne ces exemples pour faire
comprendre une distinction que je crois importante.
J’esquisse ici quelque chose que je reprendrai par la suite […]. J’avais évoqué un processus
historique d’évolution et je voudrais le rappeler en deux mots, encore une fois pour favoriser la
compréhension de la notion d’espèce de capital et de la notion de champ. J’ai dit tout à l’heure
que tout champ impliquait une forme particulière de capital, et que toute forme particulière de
capital était liée à un champ : par exemple, le capital de type universitaire vaut dans les limites
d’un certain état d’un champ et il y a des crises du capital universitaire, comme il y a des crises
du capital financier, lorsqu’un champ à l’intérieur duquel le capital se constitue, circule, produit
des profits, s’effondre. J’ai ainsi essayé de montrer que la crise de Mai 68 était, pour une part,
l’effet de l’effondrement des conditions de fonctionnement d’un certain type de capital
universitaire, avec un certain nombre de changements des structures du marché
universitaire, etc. 4.

Le processus de différenciation

Ce lien entre un champ et une espèce de capital conduit à penser que la spécification du capital,
autrement dit la différenciation des pouvoirs, des formes de pouvoir, correspond à un processus
de différenciation du monde social. C’est, je crois, important. Tous les grands sociologues ont
repéré ce processus de différenciation. Celui qui l’a le mieux nommé est sans doute Durkheim
qui insistait toujours sur le fait que les sociétés archaïques (qui l’intéressaient particulièrement),
étaient spécialement indifférenciées, ou plutôt indivises, c’est-à-dire qu’elles ne faisaient pas les
différences que nous faisons entre des ordres que nous distinguons 5 : l’art, la religion,
l’économie, le rituel, etc., étaient profondément indistincts, en sorte que, par exemple, des
pratiques que l’on pourrait dire religieuses avaient en même temps une dimension économique
ou que les actes d’échange de dettes étaient très souvent pensés dans la logique du sacrifice. Tout
se passe comme si l’on était progressivement sorti de cette indifférenciation initiale par la
constitution d’univers relativement autonomes ayant leurs lois propres de fonctionnement. C’est
une autre manière de présenter la notion de champ : les champs sociaux, le champ économique,
le champ religieux, etc., sont les produits jamais terminés d’un processus de différenciation au
terme duquel chaque univers a sa logique propre et, pourrait-on dire, sa loi fondamentale.
Le champ économique sera ainsi un univers à l’intérieur duquel la logique de l’économie
s’imposera aussi complètement que possible. La loi fondamentale d’un champ, c’est ce qui fait
que ce champ est ce qu’il est, c’est le « en tant que » : par exemple, c’est l’économie en tant
qu’économie. Les lois fondamentales s’énoncent souvent sous forme de tautologies – nous
disons : « Les affaires sont les affaires », ce qui veut dire qu’en affaires, on ne fait pas de
sentiments. La loi fondamentale du champ économique, c’est, par exemple, le principe de
maximisation des profits. Un champ économique est constitué quand cette loi fondamentale s’est
dégagée de toutes ses adhérences, par exemple de tous les liens entre les relations économiques
et les relations de parenté, entre ce qui vaut entre échangeurs, entre agents économiques et ce qui
vaut entre parents, quand la logique du marché s’est dissociée de la logique des relations
personnelles. On peut dire la même chose pour le champ artistique. Ce que j’évoquerai dans les
leçons que je consacrerai au XIXe siècle, c’est le processus par lequel la loi fondamentale du
champ artistique s’est constituée, qui est ce qu’on appelle « l’art pour l’art ». On observe un
processus analogue pour l’économie. De même qu’on s’est mis à dire « Les affaires sont les
affaires », on s’est mis à dire « L’art, c’est de l’art », ce qui veut dire que l’art, ce n’est pas de la
politique, ce n’est pas de la morale, ce n’est pas de l’éducation. Cela a été un travail
extraordinairement difficile. Des artistes sont morts, en quelque sorte, pour inventer cette
spécificité, cette loi fondamentale de l’art en tant qu’art. Le processus de différenciation et la
notion de champ sont donc liés. Un champ est l’aboutissement d’un processus historique
d’autonomisation au terme duquel un espace devient autonome (le mot d’« autonomie » exprime
tout ce que j’ai dit), c’est-à-dire indépendant par rapport à des forces externes et, en même
temps, tel que tout ce qui s’y passe obéit à une loi qui lui est propre, la loi « les affaires sont les
affaires », la loi « l’art, c’est de l’art », etc.
Rattachée à l’analyse que je viens de faire du processus de différenciation, l’analyse que j’ai
faite des différentes espèces du capital conduirait à une théorie des formes que peut revêtir le
champ du pouvoir dans des sociétés différentes. L’histoire comparée des « classes dirigeantes »,
c’est-à-dire des champs du pouvoir, devrait bien entendu s’interroger immédiatement sur le
degré de différenciation des différents champs du pouvoir. Il est probable que les champs du
pouvoir dans les sociétés très anciennes ou dans des sociétés contemporaines mais encore
relativement peu différenciées, ne seront pas du même type que celui que nous connaissons : les
différents champs étant moins différenciés, les différents pouvoirs seront moins différenciés et
l’on aura, par exemple, des césaro-papismes, c’est-à-dire des univers dans lesquels la possession
d’un capital économique ou d’un capital militaire implique une autorité religieuse, une autorité
culturelle ou un pouvoir esthétique. Si l’on s’intéresse à des formes plus différenciées (j’allais
dire « plus évoluées », mais le mot « évolué » est dangereux) des espaces sociaux, on va vers des
champs du pouvoir, et donc des classes dominantes (comme univers des agents occupant des
positions dans le champ du pouvoir), beaucoup plus différenciés et apparaîtront des rapports
complexes entre les détenteurs d’espèces de capital différentes. Ainsi, un aspect important de
toute l’histoire de l’art au XIXe siècle sera le rapport entre bourgeois et artistes, comme
affrontement des détenteurs d’un pouvoir économique et des prétendants détenteurs d’un pouvoir
culturel.
À partir de ces analyses des espèces de capital, on pourrait arriver (c’est ce que je ferai plus
tard) à une analyse de la structure du champ du pouvoir, des formes de luttes internes au champ
du pouvoir. On pense souvent en termes de lutte des classes, mais je pense qu’on ne peut pas
comprendre grand-chose à l’histoire si l’on ne voit pas qu’il y a des luttes à l’intérieur du champ
du pouvoir, et je crois que l’on confond très souvent des luttes internes au champ du pouvoir et
des luttes de classes. Les luttes internes au champ du pouvoir, par exemple pour imposer une
espèce de capital comme l’espèce dominante, ou pour renverser la hiérarchie, ne peuvent se
comprendre qu’à partir des espèces de capital et de la structure spécifique du champ du pouvoir
[…].

Objectivisme et perspectivisme

Maintenant je vais passer à tout à fait autre chose. J’avais formulé dans un premier temps une
théorie de l’habitus et dans un deuxième temps une théorie du champ comme champ de forces.
Dans un troisième temps, je vais maintenant interroger les relations entre l’habitus et le champ à
partir de l’idée que la théorie du champ comme champ de forces, comme structure de forces
possibles à l’intérieur de laquelle tout agent se trouve pris, est abstraite et incomplète parce
qu’elle fait abstraction du fait que les agents sociaux qui entrent dans ces champs ont ce que
j’appelle des habitus, c’est-à-dire des dispositions socialement constituées à percevoir et à
apprécier ce qui se passe dans le champ et que, du même coup, les actions sociales ne peuvent
pas être décrites comme l’effet mécanique des forces du champ. On ne peut pas décrire les
agents sociaux comme de la limaille qui serait ballottée au gré des rapports de force, des forces
polaires qui structurent le champ. Pour les besoins de mon analyse, je pourrais au fond présenter
tout ce que je vais dire cette année comme une sorte de commentaire de la phrase célèbre de
Pascal : « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je
le comprends 6. »
En fait, je pense que la science sociale est prise dans une sorte de balancier. Elle peut être
une sorte de topologie sociale ou, pour parler le langage qu’employaient les philosophes du
XVIIIe siècle comme Leibniz, une analysis situs 7 , c’est-à-dire une analyse d’une structure de
positions. L’analyse du champ comme champ de forces est ainsi une sorte de physique sociale.
Ce physicalisme fait abstraction de cette propriété des agents sociaux qui est qu’ils perçoivent et
se représentent le monde social. Le monde social ne peut donc pas se réduire à une analysis situs.
Les agents ont des points de vue sur le monde qu’ils habitent. Il est question, dans cet objet, de la
perception de cet objet par des parties de cet objet. La vision juste de cet objet est un enjeu de
luttes entre des parties constitutives de cet objet. La sociologie ne doit pas, par physicalisme,
dissoudre, évacuer cet aspect spécifique qui caractérise le monde social.
Pour penser ce problème 8, on peut évoquer le parallèle qui existe entre la sociologie et la
théorie de la connaissance (voir Questions de sociologie 9). On constate, sur la question de la
connaissance du monde social, l’existence de deux positions. Il y a une position objectiviste,
matérialiste et réaliste qui serait représentée par Marx et Durkheim. Elle consiste à étudier le
monde social en soi, à le considérer comme une chose 10 (c’est d’ailleurs ce que j’ai fait jusque-
là dans mon cours). Le monde social est considéré comme existant indépendamment des
représentations que s’en font aussi bien les savants que les agents sociaux profanes, ordinaires.
Dans cette approche, le savant se place dans la position du Dieu leibnizien : il est le « géométral
de toutes les perspectives 11 ». Il écarte les points de vue particuliers qu’il perçoit comme étant
des représentations intéressées, ce que Marx appelle des idéologies et qu’il définit comme
universalisation des intérêts particuliers 12 et ce que Durkheim appellera des prénotions que le
savant se doit d’écarter pour mettre en place la démarche scientifique 13. La science, selon cette
approche, doit écarter d’emblée ces points de vue particuliers pour construire une topologie
sociale (c’est-à-dire l’espace des positions propres à un champ). Cette vision des choses réduit
les représentations sociales des agents à des illusions ou à la production de justifications (Weber
parle de la religion comme théodicée 14, comme justification de la position occupée et, au-delà,
comme justification d’être ce que l’on est). Les perspectives individuelles sont intéressées et
subjectives.
Si la psychanalyse insupporte moins que la position antipersonnaliste du sociologue, c’est
parce qu’elle garantit l’unité de perspective et la respecte alors que la sociologie situe le point de
vue comme vue prise à partir d’un point et dissout donc le point de vue et sa prétention à
l’objectivité. La sociologie ainsi conçue institue une rupture épistémologique qui consiste à
passer du simple point de vue de l’agent social ordinaire au point de vue sur les points de vue qui
est la position du savant. Elle implique une rupture entre le savant et le profane parce qu’elle
suppose une initiation qui sépare le savant du profane. C’est sans doute pour cette raison (entre
autres) que la sociologie fascine les jeunes. Mais pour que la sociologie se constitue comme
science, il faut absolument passer par cette phase objectiviste qui opère une rupture avec le sens
commun.
La seconde position s’agissant de la connaissance du monde social est symétrique et inverse
de la position objectiviste. C’est la position idéaliste, perspectiviste, phénoménologique, position
qui serait représentée par Nietzsche 15 et, chez les contemporains, par les interactionnistes ou par
l’ethnométhodologie. Elle consiste à dire qu’il n’y a pas de monde social en soi (c’est-à-dire qui
serait objectif, indépendant des agents sociaux). Le monde social n’est que ma représentation et
ma volonté selon la formule de Schopenhauer 16. Il n’est que ce que j’en crois, que ce que j’en
vois, que ce que je veux en faire. En d’autres termes, la réalité est construite par les perceptions
des agents sociaux.
On peut distinguer, au sein du subjectivisme, deux positions. Il y a un subjectivisme
solipsiste pour qui le monde est ma représentation, mon discours est un discours particulier qui
prétend s’universaliser (ce à quoi le sens commun peut répondre par exemple : « Non, mais il y a
des riches et des pauvres, tout le monde le sait. »). Selon la seconde position, que l’on peut
désigner par l’expression « subjectivisme marginaliste », le monde social n’est pas ma
représentation. C’est l’intégration de l’ensemble des représentations et des volontés qui fait le
monde social. Mais le monde social n’existe cependant que par ses représentations individuelles.
Par exemple, le respect constaté dans le monde social n’est que l’intégration de tous les actes de
respect observés dans un monde social donné. De ce fait, le monde social peut être changé par
une décision contraire, c’est-à-dire, ici, en ne produisant pas d’actes de respect 17.
Pour le subjectivisme marginaliste, le monde social est une création continuée. C’est un
théâtre dans lequel les agents sociaux donnent le spectacle de leur identité, bluffent, accréditent,
font croire les choses les plus favorables pour eux et discréditent les shows des autres, comme l’a
analysé Goffman 18. La philosophie idéaliste du monde social est inséparable d’un refus de la
rupture épistémologique (voir Schütz 19). Pour le subjectivisme, il n’y a pas de coupure
instauratrice de la démarche sociologique : la science est en continuité avec le sens commun, le
sociologue ne fait qu’un compte rendu de comptes rendus 20, la science sociale raconte ce que
racontent les agents sociaux qui sont des informateurs bien informés. Le sociologue, finalement,
est un phénoménologue qui explicite l’expérience vécue du monde social par les agents sociaux,
ce qui procure pour le savant moins de satisfaction que l’objectivisme car il n’y a pas de coupure
entre savoir savant et savoir profane. L’objectivisme est plutôt élitiste, le savant étant celui qui
découvre des vérités cachées (Bachelard), qui sait ce que les agents sociaux ordinaires ignorent.
(Parenthèse en passant : alors qu’en philosophie la théorie de la connaissance stricto sensu
s’inscrit dans le ciel pur des idées – voir Kant, Hume, etc. –, s’agissant du monde social, la
théorie de la connaissance a toujours des colorations politiques. L’objectivisme est la tendance
dans laquelle se reconnaissent les plus savants et va de pair avec une préférence politique pour le
centralisme tandis que le subjectivisme marginaliste est plutôt le refuge des moins savants et va
de pair avec des tendances gauchistes. On retrouve là l’opposition Marx/Bakounine 21.)
L’approche subjectiviste met le sociologue dans une position en quelque sorte plus proche
de celle de l’écrivain, ou du créateur, que de celle du savant qui est séparé du profane par la
rupture épistémologique. Cela dit, le sociologue subjectiviste transforme malgré tout du non-
thétique en thétique [c’est-à-dire qu’il révèle des processus sociaux qu’ignorent et que subissent
les agents sociaux ordinaires]. Il est dans la situation de l’accoucheur 22.
Ces deux positions conduisent à appréhender le monde social de manière très différente. Si
l’on prend, par exemple, le problème des classes sociales, les objectivistes diront que les classes
sociales existent dans l’objectivité alors que les perspectivistes diront que c’est une construction,
qui est savante (nominalisme) ou politique. Or ces deux positions prises une à une sont fausses
sauf à être en mesure de les intégrer sans éclectisme. Ces deux positions opposées constituent en
effet une fausse alternative dans la mesure où ces deux formes d’analyse sont nécessaires et
nécessairement liées. La topologie sociale consiste à construire le réseau dans lequel sont situés
les agents sociaux et donc à construire les points à partir desquels les vues sont prises. Il
convient donc d’intégrer les deux points de vue, de faire une analyse des positions (approche
objectiviste) puis des visions prises à partir de ces positions (approche subjectiviste). Il faut
prendre acte de l’existence de positions et de prises de position dont le principe est dans les
positions. Cela dit, même si ces prises de position sont déterminées par les positions – positions
qui sont mises en évidence par la topologie sociale –, il reste que les prises de position sont
irréductibles aux positions parce que les prises de position visent (le plus souvent) à transformer
les positions dans leur définition objective en changeant la vision (subjective) que les agents
sociaux ont de ces positions (objectives). On a là les prolégomènes à une analyse des luttes dans
le monde social, notamment des luttes politiques.
La position objectiviste est fascinante parce qu’elle démontre, notamment à l’aide de
statistiques mais pas seulement, que les profanes voient le monde social à l’envers 23 (c’est le
cas, par exemple, de cette personne cultivée qui, interviewée, dit à l’enquêteur, sans y voir de
contradiction, que « l’éducation, c’est inné ») ; mais, en sociologie, il ne suffit pas de remettre le
monde social à l’endroit, il reste à expliquer pourquoi on le voit à l’envers.
La sociologie doit construire l’espace social – espace des positions où se définissent les
prises de position –, mais elle ne doit pas oublier que les points de vue individuels, qui sont
partiels et partiaux, contribuent à faire cet espace, à faire ce qu’il est et à le transformer. Chaque
champ se caractérise par une structure de la distribution des atouts (espèces de capital) pour
jouer dans ce champ. Chaque champ donne lieu à discussion sur l’état de la distribution actuelle
du capital, sur le fait de savoir si cette distribution est juste ou injuste. Il y a contestation
permanente de cette distribution et parfois contestation du jeu lui-même – ce qui est cependant
très rare, ce refus du jeu lui-même étant quelque chose d’improbable et constituerait une
véritable révolution.
On pourrait dire, pour finir et pour faire comprendre métaphoriquement le problème posé
par l’analyse du monde social, que la position objectiviste, c’est la position de Dieu le père, car
il sait tout et se situe en dehors d’un monde qu’il connaît objectivement (notamment par
l’analyse statistique qui permet par exemple de mettre en évidence l’élimination scolaire) ; que
la position subjectiviste, c’est la position de Dieu le fils, de Dieu descendu sur terre, le
sociologue se servant de son incarnation et de son immanence pour analyser un monde dans
lequel il est lui-même pris (il pratique l’autoanalyse et l’approche compréhensive plus que des
enquêtes statistiques). L’approche intégrant les deux positions serait-elle alors celle du Saint
Esprit ? On voit que la sociologie, quand elle ne sait pas ce qu’elle est, devient une théologie. Et
inversement.

1. En fait P. Bourdieu consacrera la deuxième heure à ce thème dès la leçon suivante du 14 mars.
2. Robert Alan Dahl, Qui gouverne ?, trad. Pierre Birman et Pierre Birnbaum, Paris, Armand Colin, 1971 [1961].
3. Voir la leçon du 2 mai 1985. Sur la notion de capital social, voir Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes
provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, no 31, 1980, p. 2-3 ; « The forms of capital », in John
G. Richardson (dir.), Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, New York, Greenwood
Press, 1986, p. 241-258.
4. P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit.
5. Revenant sur ces analyses de Durkheim l’année suivante, P. Bourdieu renverra à un passage de Sociologie et
pragmatisme, Paris, Vrin, 1955, p. 192.
6. Pascal, Pensées, éd. Lafuma, 113 (348).
7. À peu près synonyme de « topologie », le terme d’analysis situs, ou de « caractéristique universelle » désignait chez
Leibniz le projet d’un symbolisme géométrique qui serait le plus parcimonieux possible.
8. La fin du cours n’a pas pu être enregistrée pour des raisons techniques. Le texte qui suit est une reconstitution de la
fin du cours à partir des notes prises par Bernard Convert qu’il nous a aimablement communiquées. Qu’il en soit ici
remercié.
9. Pierre Bourdieu, « Le paradoxe du sociologue », in Questions de sociologie, op. cit., p. 86-94.
10. Voir Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 108, où Durkheim pose comme règle de méthode le fait de
considérer les faits sociaux « comme des choses » (et non que les faits sociaux « sont des choses », comme on le lui
fera dire, transformant ainsi un simple principe de méthode en affirmation ontologique).
11. Maurice Merleau-Ponty emploie cette formule dans un commentaire de Leibniz : Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, « Tel », 1974 [1945], p. 81.
12. K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit.
13. É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit, p. 108-120.
14. Voir supra, p. 261, note 2, et M. Weber, « Le problème de la théodicée », in Économie et société, t. II, op. cit.,
p. 281-291.
15. Sur le perspectivisme chez Nietzsche, voir P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 185, 187, 275.
16. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Auguste Burdeau, Paris, PUF,
« Quadrige », 1966 [1818].
17. Allusion probable au thème de la vulnérabilité de l’ordre social chez Erving Goffman.
18. Voir Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I : La présentation de soi, trad. Alain Accardo ; t. II :
Les relations en public, trad. Alain Kihm, Paris, Minuit, 1973, où l’analogie avec le théâtre est explicite : « […] les
relations sociales ordinaires sont elles-mêmes combinées à la façon d’un spectacle théâtral, par l’échange d’actions,
de réactions et de répliques théâtralement accentuées. […] Le monde entier, cela va de soi, n’est pas un théâtre, mais
il n’est pas facile de définir ce par quoi il s’en distingue » (t. I : p. 73).
19. A. Schütz, « Common-sense and scientific interpretation of human action », art. cité. Selon une formule de Schütz,
souvent citée par l’ethnométhodologie (que P. Bourdieu a en tête dans toute la suite de ce paragraphe), « nous
sommes tous des sociologues à l’état pratique ».
20. Allusion à Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1967 – trad. fr.
postérieure au cours : Recherches en ethnométhodologie, trad. Michel Barthélémy et al., Paris, PUF, 2007.
21. Référence au conflit, au sein de la Ire Internationale, entre l’« autoritarisme » de Marx et le socialisme « libertaire »
de Bakounine. Ce conflit devait être bien connu des auditeurs du cours, car il avait été beaucoup invoqué et
commenté dans les années 1970.
22. Sur la figure du sociologue comme sociologue-accoucheur, voir La Misère du monde, op. cit., notamment le dernier
chapitre intitulé « Comprendre ».
23. Référence à l’image de la camera obscura qu’utilisent Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1056 :
« Si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus dessous comme dans une
camera obscura, ce phénomène découle de leur procès de vie historique, tout comme l’inversion des objets sur la
rétine provient de leur processus de vie directement physique. »
COURS DU 14 MARS 1985

Première heure (leçon) : l’élasticité des structures objectives. – Un programme pour les sciences sociales. –
Réintroduire le point de vue. – Réintroduire l’espace objectif. – Une sociologie politique de la perception. –
L’effet de théorie. – La science sociale et la justice. – Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste
moderne (1). – Le programme des peintres futurs. – Ce qui est en jeu dans la lutte. – Une révolution dans les
principes de vision. – Des artistes d’école.

Première heure (leçon) : l’élasticité des structures objectives

Je vais reprendre mon propos où je l’avais laissé. Je rappelle simplement que le problème propre de la sociologie
tient au fait qu’elle doit établir la connaissance scientifique d’un monde qui, premièrement, fait l’objet d’actes
de connaissance (de reconnaissance ou de méconnaissance, je reviendrai sur ce point) opérés par ceux qui font
partie de ce monde et qui, deuxièmement, est, pour une part, le produit de ces actes de connaissance (de
reconnaissance et de méconnaissance). Je m’explique un peu sur le second point, en indiquant que les
propositions que j’essaie d’avancer sur l’espace social dans son ensemble me semblent valoir pour toute espèce
de champ, donc pour tel ou tel sous-espace particulier : le champ universitaire, le champ intellectuel, le champ
littéraire ou le champ religieux, etc. Cette invocation de la généralité des propositions que je propose m’oblige à
spécifier : il me semble que l’un des principes de différenciation les plus importants réside dans le degré auquel
les actes de connaissance (de reconnaissance ou de méconnaissance) contribuent à faire le monde social dans son
objectivité.
Je m’explique en deux mots, en rappelant des choses dites l’an passé 1. L’élasticité des structures objectives
des champs sociaux dépend du degré auquel les capitaux spécifiques ou les pouvoirs spécifiques caractéristiques
de l’univers considéré sont objectivés dans des mécanismes ou dans des institutions socialement (et à la limite
juridiquement) garantis. La part des représentations dans la constitution du monde social ou du champ considéré
sera donc d’autant plus grande que l’objectivation des pouvoirs y sera moins grande. Le champ intellectuel se
caractérise ainsi par un faible degré d’institutionnalisation, d’objectivation dans des mécanismes, des pouvoirs
spécifiques. Du même coup, il est l’un des champs qui laissent la plus grande place aux stratégies symboliques
visant à transformer les structures. C’est important pour comprendre certaines de ses propriétés et, par exemple,
l’analogie qu’il présente avec des sociétés précapitalistes dans lesquelles les pouvoirs sont également peu
objectivés… On peut à la limite imaginer des univers sociaux dans lesquels il n’y aurait pas de capital du tout.
Le jeu serait un peu celui de la roulette, où chaque coup est indépendant du précédent, alors qu’au poker, par
exemple, les gains accumulés dans un coup peuvent contribuer à déterminer ou orienter les stratégies du coup
suivant.
Dans les champs où les pouvoirs ou les principes de domination sont relativement peu objectivés dans des
mécanismes (et en particulier dans des mécanismes qui tendent à reproduire la structure du champ) ou dans des
garanties juridiques (les droits de propriété, les titres scolaires, etc.), la part laissée aux stratégies, et, par
exemple aux stratégies de bluff, aux stratégies de défi symbolique ou aux stratégies de subversion tendant à
discréditer des détenteurs de capital, a plus d’efficacité. On n’est pas loin d’univers sociaux a-structurés régis
par une espèce de révolution permanente, chaque agent social pouvant, à la limite, imposer sa propre
représentation sans être démenti par les structures. On pourrait qualifier ces univers d’« anarchiques », bien que
l’analogie soit assez mauvaise.
Cette remarque sur les propriétés différentielles des différents champs selon le degré auquel ils sont,
grosso modo, structurés est importante pour avoir à l’esprit que les analyses que je propose valent pour le champ
social en général (et, par exemple, pour ce qu’on appelle d’ordinaire les luttes de classes), mais aussi à
l’intérieur de champs particuliers. En passant, on trouve un indice de cette élasticité particulière du champ
intellectuel ou du champ artistique dans le fait que des coups de force symboliques peuvent agir réellement sur
les structures. Par exemple, l’« effet de palmarès » qui consiste à rendre public un palmarès est un effet
symbolique qui peut contribuer à transformer les structures, dans la mesure où, précisément, les hiérarchies, les
pouvoirs sont relativement peu visibles, relativement peu constitués. Je pourrais évoquer ici l’action (qui a été
étudiée par un chercheur dont le nom m’échappe) d’une sorte d’imprésario artistique allemand, qui, en publiant à
l’intention de quelques connaisseurs une sorte de palmarès de la cote des peintures, a contribué à structurer très
fortement le marché de la peinture 2, en sorte que ses verdicts ne sont pas simplement descriptifs, mais
constitutifs de la réalité. Pour que vous compreniez bien ce que je suis en train de dire, imaginez que l’univers
social soit totalement a-structuré. Il suffirait alors que je dise : « Voilà comment est le monde social, il y a trois
classes… », et il serait comme je le dis.
Il est vrai, et je voudrais le montrer, que le monde social est beaucoup plus élastique qu’on ne le croit. Il
laisse toujours place à ce type d’injonctions symboliques, il se prête à être constitué symboliquement, mais à des
degrés évidemment extrêmement différents selon les moments de l’histoire et les régions de l’espace social. Il
faut toujours avoir à l’esprit que s’il y a des propriétés invariantes des champs, il y a aussi des variations dans les
principes selon lesquels les fonctionnements généraux s’organisent en chaque cas. C’était une parenthèse, mais
je la crois importante pour que vous voyiez les enjeux de ce que j’avance.

Un programme pour les sciences sociales

S’il est donc vrai, comme je viens de le dire que, premièrement, le monde social se caractérise par le fait qu’il
est le lieu d’actes de connaissance opérés par les agents inscrits dans ce monde et que, deuxièmement, ces actes
de connaissance contribuent à faire ce monde même, il s’ensuit que les tâches de la science sociale sont d’un
type très particulier : comprendre, connaître ou analyser le monde social, c’est prendre en compte ces actes de
connaissance dont on ne peut connaître la vérité qu’à condition de connaître leurs déterminants sociaux. Les
choses sont très difficiles à dire et vous avez peut-être l’impression de circularité, mais ces actes de
connaissance ne s’opèrent pas dans le vide (c’est là ce qui sépare ce que je propose des visions de type
subjectiviste que j’ai analysées la dernière fois). Ils sont opérés par des agents qui sont eux-mêmes insérés dans
l’espace ; ce sont donc des points de vue qu’on ne peut comprendre qu’à partir d’une connaissance du point à
partir duquel ils sont pris. Connaître le monde social, c’est donc connaître à la fois l’espace social, comme
structure objective et les points de vue sur cet espace qui doivent une part de ce qu’ils sont à la position de ceux
qui les prennent dans cet espace.
(Ce n’est pas moi qui suis compliqué, c’est, je crois, le monde social qui est compliqué. Comme il m’arrive
souvent de le dire, j’ai toujours l’impression d’être en deçà de la complication du réel et je pense encore une fois
qu’une raison – il y en a mille – du retard particulier des sciences sociales tient au fait que, pour les besoins de la
vie, comme disait Descartes, on a besoin d’une sorte de sociologie provisoire relativement simple 3 permettant
de se débrouiller dans le monde ; évidemment, le genre de choses que j’essaie d’élaborer compliquerait trop la
vie, et la rendrait peut-être même invivable, d’où une série de tentatives pour construire des représentations du
monde social qui s’inspiraient inconsciemment de ce besoin de simplification, de structuration, etc.)
Comme le monde social est difficile à voir, il est très facile d’exercer à son propos ce que j’appelle
l’« effet de théorie » en donnant au mot « théorie » son sens étymologique 4 : il est facile de faire croire aux gens
qu’ils voient ce qu’on leur dit de voir. Je prends un exemple : vous seriez vraisemblablement très embarrassés si
je vous demandais de dessiner le monde social sur un papier, et vous reviendriez probablement à des formes
simples, dont la plus fréquente serait sans doute la pyramide… Le problème de la représentation du monde
social s’est posé à tous les univers sociaux et, comme je le disais la dernière fois, une histoire comparée des
figurations que les univers sociaux, les univers historiques, ont données du monde social serait intéressante. La
difficulté à construire une image simple du monde social favorise cet effet de théorie : si quelqu’un présente une
structure du monde social qui a l’air de se tenir, vous la trouverez assez facilement acceptable. Autrement dit, au
moins aujourd’hui, l’effet de théorie est beaucoup plus facile à exercer sur le plan du monde social que sur le
plan du monde physique. (Cela justifie les complexités que j’introduis et devrait vous aider à les accepter parce
que je les crois, quand même, acceptables…)
L’analyse des points de vue est donc inséparable de l’analyse des positions et l’analysis situs, c’est-à-dire
l’analyse des structures spatiales, des structures de position, est le fondement des analyses des visions du monde.
Plus exactement, l’analyse des positions est le fondement de l’analyse des habitus comme principes de
structuration du monde. J’aurais pu dire analysis visus, mais je dis analysis habitus parce qu’il me semble que,
lorsqu’on veut étudier ces visions du monde, décrire les visions importe moins que de décrire les principes à
partir desquels se constituent les visions, l’un des objets de la sociologie étant de saisir non seulement l’espace
des positions et les représentations que les agents ont de ces positions, mais [aussi] les structures de perception à
partir desquelles les agents ont ces visions.
À ce niveau, la question est de savoir comment se construisent les structures de la construction du monde
social. Le monde social est, pour une part, ma construction, mais on peut penser que cette construction trouve ses
principes d’abord dans l’objectivité du monde : si élastique soit-il, le monde résiste, il ne se laisse pas nommer
ou construire n’importe comment, vous ne pouvez pas mettre n’importe quoi avec n’importe quoi, vous ne
pouvez pas associer aussi facilement les patrons et les ouvriers que l’ensemble des ouvriers. Il y a donc des
limites du côté de l’objet […].
Il y a aussi des limites du côté du sujet, c’est-à-dire du côté des catégories de perception que les agents
sociaux emploient pour construire ces visions. Ces propriétés du côté du sujet sont inscrites dans la notion
d’habitus. Ce sont des structures structurantes de la perception du monde et il me semble qu’il faut s’interroger
sur la genèse de ces structures structurantes. L’hypothèse que je ferai (je vais y venir), c’est qu’il y a un rapport
entre les structures objectives du monde social et les structures à travers lesquelles les agents construisent le
monde social. C’est l’hypothèse classique de Durkheim selon laquelle la logique, telle que nous la connaissons,
trouve son origine dans la structure des groupes 5.
Je définis donc une sorte de programme pour la science sociale. La science sociale ne peut être un
structuralisme totalement objectiviste, dont on trouverait sans doute l’expression limite (qui a le mérite, au
moins, d’être explicite) chez les althussériens qui réduisent les sujets sociaux à de simples supports de la
structure : c’est le sort que, par un effet de sur-traduction, ils ont fait au mot de Träger, traduit comme
« porteur », « porteur de la structure » 6. Contre cette vision qui, en quelque sorte, anéantit les agents sociaux au
profit de la structure, je pense qu’il faut réintroduire les agents, pas du tout en tant que sujets singuliers ou en
tant que consciences, mais en tant que « producteurs » de points de vue.
Réintroduire le point de vue

Je vais expliciter cette définition de l’agent social. L’agent social est producteur d’un point de vue, c’est-à-dire
qu’il est situé, il est dans un situs et la structure est en quelque sorte présente dans ses représentations et dans ses
pratiques, à travers la position même qu’il occupe. Au fond, ce que je viens de dire n’est qu’une explicitation de
la notion de point de vue. Cela marque une séparation très nette par rapport à la vision que l’on peut appeler
interactionniste. Je l’évoquais la dernière fois : elle attache beaucoup d’importance à ces points de vue que les
sujets sociaux prennent les uns sur les autres et, à la limite, décrit le monde social comme le simple univers des
perspectives. Anselm Strauss parle ainsi d’awareness context 7 : il cherche le principe explicatif des pratiques
sociales dans l’univers des représentations que les agents sociaux ont des représentations que les agents sociaux
ont de leurs pratiques et de leurs représentations. Pour Strauss, le principe déterminant de mon action sera l’idée
que j’ai de l’idée que les autres se feront de ce que je fais et de l’idée que j’ai de ce que je fais… Le principe
explicatif serait donc, d’une certaine façon, entièrement mental : je suis mû, dans mes actions, par l’image
anticipée de la réception qui sera faite à mon action…
Ce n’est pas rien et ce n’est pas faux de dire cela, mais je pense que ce n’est pas suffisant. Réduire
l’efficacité (les mots justes sont difficiles à trouver…) ou l’« influence » (je mets ce mot entre guillemets parce
que c’est un très mauvais mot) du social, réduire ce qui fait agir les agents (la question de savoir pourquoi les
agents agissent est fondamentale en sociologie, car cela ne va pas de soi du tout, ils pourraient ne rien faire, ils
pourraient ne pas bouger…), réduire le principe de l’action des agents à l’idée que les agents se font de l’idée
que les autres agents se font de leur action, c’est donc oublier ce que je viens d’évoquer en disant que les agents
sont situés. Ce qui les meut, ce n’est pas seulement la représentation des autres représentations, c’est, à travers le
fait que leur représentation est prise dans un point, tout ce qui est lié à l’occupation de ce point, par exemple les
intérêts associés à la position. Ainsi, quand, dans un espace, on occupe une position dominante, on a une vue en
surplomb. Je cite toujours cette phrase très belle qui rappelle le lien entre certaines structures cognitives et les
positions sociales à partir desquelles elles sont constituées : « Les idées générales sont des idées de général 8. »
Dans le point de vue, il y a donc le point, c’est-à-dire toute la structure, parce que parler de champ, c’est
dire qu’en chaque point il y a d’une certaine façon tout le champ et toute la structure puisque, par définition, une
positon ne se définit que par rapport à d’autres. Par exemple, une position dominante n’est dominante que par
rapport à une position dominée, ce que Marx a bien vu : « Les dominants sont dominés par leur domination 9 »,
ce qui est une très belle formule pour comprendre les rapports entre les sexes. La structure objective n’est donc
pas réductible à cette perspective des perspectives. Autre formulation : la vérité du point de vue n’est pas dans le
point de vue lui-même, ni dans sa relation aux autres points de vue ; elle est, pour une part, dans le point à partir
duquel est prise la vue, donc dans la structure.
Qu’est-ce qui est encore impliqué dans le fait de prendre en compte le point de vue en tant que tel ? Le
point de vue est un point de vue structuré, c’est une des médiations à travers lesquelles s’exerce l’effet de
position. Cette phrase apparemment simple est en fait très compliquée, elle renferme beaucoup d’implicite. Le
point de vue et la vue sont le produit d’un agent occupant une certaine position, mais aussi doté d’une certaine
structure de dispositions… Ce qui était implicite dans ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est la relation entre la
position et les dispositions, problème que j’ai abordé plusieurs fois ici et sur lequel je ne reviens pas. De façon
générale, dans un champ, une correspondance entre les positions et les dispositions des occupants de ces
positions tend à s’établir (par des mécanismes extrêmement compliqués). Je ne fais que rappeler ce point que je
crois avoir développé dans le passé… Cela dit, les vues sont structurées par le fait que ceux qui prennent ces
vues ont des lunettes qui, pour dire les choses simplement, sont leurs structures cognitives, lesquelles sont liées,
pour une part, à l’effet de position qui s’exerce sur eux en leur imposant des structures de perception, ainsi qu’à
l’effet de toute leur expérience sociale, qui peut impliquer, par exemple, des changement de positions.
Un paradoxe du monde social est donc que la vue que les agents sociaux prennent du monde social est
structurée selon des principes de structuration qui sont eux-mêmes sociaux. J’illustre cela par deux exemples que
j’ai déjà analysés. J’ai essayé de montrer, dans un travail ancien, « La production de la croyance 10 », qu’en gros
l’opposition entre la rive droite et la rive gauche, telle qu’elle se manifeste objectivement dans l’espace (par
exemple, dans la distribution des théâtres, dans la distribution des galeries, etc.) et qui est saisissable dans
l’objectivité (sous forme de cartes, de plans, de structure de distributions statistiques retraduite dans la structure
spatiale), fonctionne en même temps comme structure subjective et comme catégorie de perception du monde :
nous percevons par exemple des pièces de théâtre ou des théâtres à travers des catégories de perception qui sont
au moins en correspondance avec la structure objective des productions théâtrales ou de leurs lieux de diffusion ;
nous percevons des romans à travers des structures de perception en correspondance avec la structure de la
distribution des éditeurs, etc.
Ces analyses, que je ne fais que rappeler rapidement, valent aussi dans un tout autre contexte, au sujet des
fameuses oppositions dualistes que les ethnologues découvrent dans la plupart des sociétés : dans le cas de la
Kabylie que j’ai étudié, l’opposition entre droite et gauche, etc., a une correspondance évidente avec l’opposition
fondamentale de la structure sociale entre le masculin et le féminin. Autrement dit, la division du travail entre
les sexes, qui, dans ce type de sociétés, est l’un des principes les plus puissants de division, sinon le plus
puissant, trouve son correspondant dans les structures à travers lesquelles elle va être perçue. Du même coup,
cette correspondance entre les structures objectives du monde social et les structures subjectives à travers
lesquelles le monde social est perçu conduit à une expérience du monde comme allant de soi.
On voit comment l’analyse que je viens de faire fonde ce que les phénoménologues, les subjectivistes
acceptent comme l’alpha et l’oméga de leurs analyses, c’est-à-dire la description de l’expérience du monde
ordinaire comme expérience du cela-va-de-soi. Dans Schütz, par exemple, l’analyse phénoménologique de
l’expérience ordinaire du monde social commence par le constat de l’évidence du monde social : l’expérience
vécue du monde social, c’est l’expérience du monde comme donnée, ne faisant pas problème. L’analyse que je
propose fonde en quelque sorte cette analyse en disant d’abord que cette expérience n’est valable que dans le cas
où il y a correspondance des structures objectives et des structures incorporées, ce qui n’est pas du tout
universel : les agents sociaux ne sont pas toujours le produit, dans leurs structures de perception, des structures
objectives auxquelles ils appliquent ces structures de perception. Dans les périodes révolutionnaires, par
exemple, les structures objectives peuvent changer alors que les structures de perception, qui ont une inertie,
peuvent continuer d’être appliquées. C’est l’« effet Don Quichotte » : Don Quichotte applique au monde les
structures de perception qui sont le produit d’un monde disparu. Cette inertie particulière des structures de
perception par rapport aux structures dont elles sont le produit, c’est ce que j’appelle le problème de l’hystérésis
des habitus 11.
Cela dit, dans les sociétés précapitalistes, peu différenciées en champs (et peu différenciées en classes),
cette sorte de correspondance entre les structures objectives et les structures incorporées est, me semble-t-il,
beaucoup plus fondamentale ; d’où, je pense, le charme que ces univers exercent sur les ethnologues. Ce sont des
univers dans lesquels les agents sociaux, d’une certaine façon, se sentent bien… En même temps, ce sont des
univers formidablement fermés. Ces univers où les structures de perception sont objectivement ajustées aux
structures objectives produisent une espèce d’auto-renforcement permanent de la perception. Par exemple, la
structure de la division du travail entre les sexes est constamment renforcée et renforçante : on ne voit pas ce qui
pourrait venir la démentir tellement l’évidence de la division est renforcée par l’application à cette division de
principes de division structurés selon cette division. Quand tous les proverbes disent que « la femme est moins
bien que l’homme », que « la femme, c’est le tordu et l’homme, c’est le droit », qu’« une femme ne peut pas être
droite, elle n’est jamais que redressée », les femmes finissent par être conformes à la définition, il n’y a pas
d’autre issue que de tirer parti de la définition pour se débrouiller. Les stratégies de dominés consistent à utiliser
les stratégies de faibles que les dominants accordent aux dominés : la ruse, la tromperie, la tricherie, le
secret, etc.
(C’est un problème très général que je suis en train d’aborder : il s’observe en Kabylie mais aussi dans nos
univers… Je ne ferme pas cette parenthèse sans souligner des conséquences concernant le travail de
l’anthropologue ou du sociologue sur lui-même. Tout ce que je viens de dire signifie en effet que les structures
qu’il [l’anthropologue ou le sociologue] décrit comme existant à l’état incorporé dans les agents sociaux existent
aussi en lui. Il ne devrait jamais oublier – hélas, comme je le dis souvent, on fait souvent de la sociologie pour
pouvoir oublier – que les structures incorporées qu’il analyse sont aussi inscrites dans son cerveau. Par
conséquent, le travail d’objectivation de ces structures incorporées est constitutif du travail scientifique, et cette
sorte de psychanalyse de l’esprit du chercheur fait partie des conditions d’accomplissement de la recherche. Je
reviendrai sur ce point.)
Les points de vue sont donc des structures, des lunettes, des catégories de perception, des systèmes de
classement, et on voit donc que la sociologie ne doit pas seulement étudier, pour parler le langage ordinaire, des
classes sociales, au sens de divisions qui existeraient objectivement dans la réalité (si tant est que cela existe…),
mais aussi des principes de classement, des structures classificatoires, des taxinomies (taxinomies [d’orientation
( ?)], taxinomie des couleurs, taxinomie des sexes, etc.), en faisant l’hypothèse que les structures saisies à travers
leurs manifestations dans les classements ont quelque chose à voir avec les structures objectives.
Je reviens un instant sur les allusions que j’ai faites au problème de la division du travail entre les sexes
comme principe de vision de la division du travail entre les sexes. Un texte très célèbre et très beau de Simmel 12
dit qu’il faudrait décrire le monde social dans lequel nous vivons comme un univers sexualisé au sens où cet
univers est constamment construit, dans l’objectivité, selon la division en masculin et féminin. Et il repère tous
les signes sociaux, tous les lieux qui sont marqués comme masculins et féminins, toutes les hiérarchies
objectives du masculin et du féminin. Il faut voir que nous naissons en quelque sorte dans cet univers sexualisé,
non pas au sens de Freud, mais au sens où l’univers dans lequel nous naissons est divisé selon la division
sexuelle (c’est le vêtement, etc.). Nous incorporons ce monde qui devient constitutif de nos structures mentales
et nous sommes donc des sujets façonnés de telle manière que nous appliquons une division de type sexuelle à un
monde structuré selon cette division. D’où le fait que les structures objectives et les structures incorporées ne
cessent de se renforcer. Il s’ensuit, entre autres choses, qu’il est extrêmement difficile d’agir, en quelque sorte,
sur ces structures formidablement autoreproductrices en raison, précisément, de cet effet de renforcement
circulaire. Il y aurait matière à développer, mais je n’en dis pas plus.

Réintroduire l’espace objectif

Une sociologie qui dépasse l’alternative de l’idéalisme et du réalisme, de l’objectivisme et du subjectivisme, que
j’avais évoquée la dernière fois doit donc, dans un premier temps, comme je viens de le dire, réintroduire les
agents, mais en tant que points de vue situés et structurés. Ensuite, elle doit réintroduire l’espace objectif, en tant
que fondement des points de vue et en tant qu’objet de points de vue. Vous pouvez vous référer à ce que je disais
l’an passé à propos de l’effet de palmarès ; pour comprendre l’effet de palmarès, il fallait à la fois s’appuyer sur
des propriétés objectives de l’espace des écrivains et sur les propriétés incorporées des agents sociaux percevant
cet espace. Je pense que, dans toute analyse d’un fait social, on doit aborder ces deux aspects, en ajoutant la
question de la relation entre les deux. Autrement dit, c’est parce que l’espace social a une forme, une structure
relativement stable, qu’il n’est pas totalement élastique, qu’il ne change pas à tout instant, qu’il n’est pas
n’importe quoi, qu’il a des lois de bonne continuation : à partir de ce qui se passe à l’instant t, on peut avoir une
idée assez précise de ce qui peut advenir et, surtout, de ce qui ne peut absolument pas advenir. Il y a ces lois de
bonne continuation, et l’espace social a une forme, une action informatrice, il informe la perception de cet
espace, contribuant par là à assurer sa propre stabilité. C’est parce qu’il y a une forme du monde que la vision du
monde est informée, structurée, et, dans une certaine mesure, ce que j’appelle, en généralisant la notion de
capital culturel pour y englober des tas de propriétés que la notion de capital culturel excluait, le « capital
informationnel 13 » est, pour une part, inscrit dans l’inconscient, par exemple sous forme de schèmes
classificatoires ou de principes de vision qui sont l’incorporation, souvent inconsciente, de divisions objectives
du monde social.
On pourrait ainsi évoquer cette sorte de statistique spontanée que nous pratiquons tous, et qui nous fait
acquérir en quelque sorte ce que Goffman appelle le « sens du placement 14 », c’est-à-dire le sens de la « bonne
place », le sens du lieu, dans le monde social : nous savons, grosso modo, où nous sommes dans le monde social.
Dans un champ particulier, dans l’espace des écrivains, tout écrivain, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou
non, sait ainsi à peu près où il est. Le fait qu’il acceptera, comme de Villiers, l’auteur de S.A.S, de poser devant
l’Arc de triomphe à côté de sa Mercedes (exemple tout à fait réel ?) lui est, en quelque sorte, enseigné par son
sens social, alors que si vous téléphonez à un écrivain des Éditions de Minuit (vous pouvez faire l’expérience), il
n’acceptera pas : il n’a pas de Mercedes et, même s’il en avait une, il ne voudrait pas poser, et surtout pas devant
l’Arc de triomphe [rires de la salle] ! Cela veut dire qu’il y a une sorte de sens du convenable dans une position
déterminée… Ce sens du convenable n’a rien à voir avec la morale ; le convenable, pour quelqu’un, c’est ce qui
convient à sa position, ce qu’il accepte, tacitement, sans même se le formuler, par le fait d’occuper sa position
(par exemple, dans le cas d’un écrivain, le fait de publier ici ou là, ou d’être publié ici ou là, ce qui revient au
même mais ce serait assez compliqué de montrer pourquoi ça revient au même…).
Le capital informationnel, cette espèce de sens du jeu que les agents sociaux engagent dans leur pratique,
est le produit d’un jeu qui est relativement structuré, à l’opposé d’un jeu absolument anarchique où cela
changerait tout le temps. C’est un principe élémentaire. Deleuze dans son très beau livre sur Hume 15 dit qu’au
fond, le seul axiome, le seul postulat anthropologique que se donne Hume, c’est le fait que les hommes (il ne
parle pas d’agents sociaux) sont conditionnables. On ne peut pas se donner moins que la conditionnabilité. La
sociologie se donne un tout petit peu plus parce que si les hommes sont conditionnables, cela veut dire que si
vous leur faites plusieurs fois la même chose, ils apprennent, ils ne recommencent plus si c’est désagréable et
recommencent si c’est récompensé. Ce principe de conditionnabilité, qui est évidemment présupposé par la
théorie de l’habitus, est ce qui fait que les sujets sociaux sont des produits historiques. J’ajoute donc à l’axiome
de la conditionnabilité l’idée que les agents sociaux sont structurables et que le fait qu’ils possèdent des
structures cognitives est lié, pour une part (je ne prétends pas rendre compte de la totalité des structures
cognitives), au fait que le monde social est structuré, qu’il y a un ordre social et des oppositions dans
l’objectivité. Ce capital d’information est donc un ensemble de savoirs, de savoir-faire, de structures de
perception ; un agent social est équipé à la fois de savoirs et de structures de perception des savoirs et des savoir-
faire.

Une sociologie politique de la perception

Ayant réintroduit les points de vue dans un premier temps, l’espace dans un deuxième temps, il s’agit, dans un
troisième temps (j’aurais pu en faire un prolongement du deuxième temps, mais je préfère l’isoler pour le faire
apparaître plus clairement), de réintroduire le fait que les agents sociaux sont en concurrence pour le bon point
de vue sur l’espace. Il y a une sorte de politique de la perception du monde social, et la politique, c’est la lutte
pour la perception légitime du monde social. Autrement dit, on ne peut pas faire, comme le font encore les
phénoménologues (Schütz, Garfinkel, etc.), une phénoménologie de l’expérience vécue du monde social dans le
vide. Vous savez comment font les phénoménologues ? Un très bel exemple, c’est l’un des plus beaux textes de
Schütz, « Faire de la musique ensemble » dans les Œuvres complètes 16, qui traite de l’expérience consistant à
agir de manière concertée, orchestrée. C’est une très belle analyse mais il est évident que, pour avoir
l’expérience de faire de la musique ensemble, il faut un certain nombre de conditions sociales très particulières,
et cela est mis entre parenthèses, Schütz ne se pose jamais la question…
(À la fois, je célèbre [et je formule des critiques]. Vous savez, si j’ai contribué un petit peu à la sociologie,
c’est parce que, je crois, j’ai essayé d’introduire un rapport très respectueux à tout ce qui pouvait contribuer à
aider à penser mieux le monde social. Je respecte beaucoup les gens que j’ai l’air de critiquer et une part de ce
que je dis n’est possible que parce qu’ils ont existé. Je le dis fortement parce que ce n’est pas du tout le style
dans ce pays, où il faut toujours avoir l’air malin, d’avoir tout trouvé tout seul, au point qu’on finit par être
original quand on ne cherche pas à l’être… J’ai besoin de dire cela parce que [si je ne le dis pas, je ne peux pas
m’empêcher de] penser que vous pensez que je fais le malin par rapport à Schütz, et je suis alors très malheureux
et je ne peux plus le dire [rires de la salle].)
Ces gens ont donc fait des analyses remarquables. Il est extraordinaire d’avoir eu l’idée d’analyser ces
choses qui vont de soi. L’idée que l’expérience ordinaire du monde, le cela-va-de-soi, est une chose qui ne va pas
de soi. Ils ont fait un travail considérable, inouï. Cela dit, ils ont fait l’impasse sur une foule de choses. (Un
malheur du travail intellectuel est que, très souvent, pour voir une chose, il faut en perdre une autre. C’est très
agréable parce que cela laisse du travail pour les successeurs [rires de la salle], mais il est vrai qu’il est très
difficile d’avoir tout à la fois dans une entreprise intellectuelle.) Ce que je regrette dans leur travail, c’est qu’ils
analysent un point de vue comme s’il était universel. Je pense que les phénoménologues commettent l’erreur que
j’appelle l’erreur de l’universalisation du cas particulier : inconsciemment, ils universalisent leur vécu. En
prenant pour objet leur expérience vécue et en faisant abstraction du fait qu’elle est l’expérience particulière
(d’un professeur, d’un professeur de philosophie, etc.), ils mettent entre parenthèses ce que l’idée de situs permet
de réintroduire.
Les phénoménologues ont prétendu faire une sociologie de la perception du monde social, mais il me
semble que faire une sociologie de la perception rigoureuse, c’est savoir qu’elle implique une politique de la
perception ou une sociologie politique de la perception. On ne peut pas décrire correctement la logique de la
construction du monde social ( je vous renvoie au livre de Schütz 17) si on oublie qu’il y a une lutte à propos de
la construction du monde social. Le monde social, sa perception, sa nomination, son explicitation sont un enjeu
de luttes dans lesquelles il y a des rapports de force d’un type particulier, dans lesquels, par exemple, les
détenteurs d’un capital culturel permettant d’expliciter l’expérience du monde social ont un avantage
formidable.

L’effet de théorie

Une chose capitale que j’ai dite en commençant (peut-être que cela vous est apparu trivial…) est l’effet de
théorie… Si j’ai fait une petite découverte, ce sont ces trois mots : « effet de théorie ». L’effet de théorie est
difficile à découvrir parce qu’il est le profit spécifique de quiconque prétend parler théoriquement sur le monde
social. C’est l’effet que je suis en train d’exercer en ce moment. Il consiste à dire, avec une autorité sociale plus
ou moins grande, comment est le monde social, comment il faut le voir… Évidemment, quand on exerce un effet
de théorie, on ne dit pas que l’on est en train de l’exercer ; on ne dit pas : « Je suis en train de vous dire comment
il faut voir le monde social », mais « Voilà comment est le monde social, il y a trois classes et c’est dans la
réalité, je ne fais que constater ». On fait donc l’impasse sur le fait fondamental que poser ce constat (« Il y a
trois classes »), c’est déjà un coup de force extraordinaire, et un coup de force qui n’est possible qu’à ceux qui
peuvent avoir l’idée qu’il y a quelque chose à dire sur le monde social et qu’il est légitime de dire de pareilles
choses, ce qui est une intention, en soi, tout à fait extraordinaire… (Ne parlons pas de l’intention de s’analyser
dans son expérience ordinaire du monde social : elle passerait pour complètement folle aux trois quarts de
l’humanité, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas intéressante.) J’ai fait cette espèce d’excursus un peu
exalté, j’ai un peu dramatisé, parce que je crois qu’il s’agit d’un point très important et qui, en même temps, peut
paraître banal.
Faire une sociologie de la perception, c’est donc faire une sociologie politique de la perception, c’est
réintroduire l’espace comme enjeu de luttes qui ont pour but de transformer le monde en transformant la vision
du monde. Ce qui est rendu possible par le deuxième principe que j’avais énoncé tout au début : le monde social
est, pour une part, le produit des actes de connaissance. C’est parce que les points de vue contribuent à faire
l’espace que les luttes pour faire voir l’espace et faire croire à la vision de l’espace que l’on propose ne sont pas
folles, pas absurdes. Elles sont objectivement fondées : elles ont des chances d’être comprises (l’autre comprend
très bien de quoi il s’agit) et elles ont des chances de produire des effets.

La science sociale et la justice

Je vais m’arrêter en disant quelques mots de la notion de prévision. Je vous l’ai peut-être déjà raconté, mais c’est
relativement important. Vous savez le rôle énorme que jouent les prévisions dans la lutte politique et les deux
grandes stratégies qui consistent, l’une à repenser le passé en fonction du présent, l’autre à dire ce que sera
l’avenir. Ces deux stratégies sont typiques de la lutte politique parce que la prévision qui se présente comme une
prédiction est une action sur le monde social qui se présente comme un constat. Autrement dit, c’est une forme
de l’effet de théorie qui consiste à dire : « C’est comme ça »… Cet effet de théorie (c’est extrêmement
compliqué) s’exercera d’autant plus que celui qui l’exercera sera plus et autre chose qu’un simple théoricien. Si
l’effet de théorie est exercé ex cathedra dans une situation comme celle-ci [i.e. la situation du cours], il y a une
part propre d’effet symbolique, mais s’il est exercé par quelqu’un qui a un pouvoir sur un groupe de croyants (et
donc une espèce de pouvoir statutaire de faire croire), qui a un point de vue « autorisé » comme on dit, c’est-à-
dire un point de vue qui cesse d’être point de vue, un point de vue qui est le bon point de vue (le point de vue
juridique sera le point de vue par excellence), il est auto-vérifiant… Si je suis autorisé et que je dis que, demain,
tout le monde sera à la Bastille, il y aura des gens à la Bastille (plus ou moins : ça on verra… [rires de la salle]).
Alors que si, moi, je le dis ici, il y a peu de chances… Non, mais c’est très sérieux.
La prévision comme prophétie auto-confirmatrice, ce que décrit Popper 18, la self-fulfilling prophecy, la
prophétie qui s’auto-confirme, a des bases sociales, ce n’est pas un fantasme. Un chef de secte, par exemple,
passe son temps à faire des prophéties auto-confirmatrices dans certaines limites et dans une certaine mesure
que, comme toujours, il faut mesurer. La lutte à propos du sens du monde social est donc une lutte à propos de la
perception légitime dans laquelle les différents agents sociaux engagent – il faut se rappeler ce que je disais à
propos des deux points précédents – le capital qu’ils ont acquis dans les états antérieurs de cette lutte. Quand je
disais en commençant que les rapports symboliques étaient des rapports de force de type particulier, c’est à cela
que je faisais allusion.
Dans le résumé que je faisais des cours passés la dernière fois, j’ai dit que la structure d’un champ pouvait
être saisie à travers la structure de la distribution, au sens statistique, du capital ou du pouvoir spécifique qui est
efficace et en jeu dans ce champ (le mot « distribution » est un mot clé). C’est peut-être l’articulation entre les
deux points que j’ai développés aujourd’hui : la structure d’un champ est une certaine distribution ; ce champ est
l’objet de perception. Autrement dit, les agents sociaux vont percevoir et apprécier cette distribution et ils vont
la percevoir et l’apprécier comme juste ou injuste. On retrouverait, alors, le sens et le contexte aristotéliciens de
l’usage de la notion de distribution 19. La science sociale, qui décrit des distributions en faisant décisoirement
abstraction (ce serait la définition du positivisme) de tout jugement de valeur sur cette distribution, cette science
divine qui dit : « Voilà comment est la distribution, vous n’avez pas à discuter, elle est comme ça et elle est
d’ailleurs autoreproductrice, il n’y a rien à y changer… », fait abstraction du fait qu’il est toujours question de la
distribution dans l’espace structuré selon cette distribution. Il est toujours question de la justice ou de l’injustice
de la distribution dans l’espace structuré selon la distribution du pouvoir économique, du pouvoir symbolique ou
du pouvoir religieux… Le fait que la distribution soit en question dans la structure est l’un des facteurs qui font
que la distribution peut être transformée, qu’il peut y avoir des révolutions de la distribution. Cette question de
la justice n’est donc pas ce dont la sociologie, pour être scientifique, devrait faire abstraction.
Il fait partie d’une science sociale d’inclure la question de la justice. Non pas au sens de Durkheim,
« Morale théorique et science des mœurs 20 » : ces vieilles lunes ne sont pas l’aspect le plus neuf du
durkheimisme, c’est ce qui est le plus lié à un contexte historique, politique, etc. Ce que je dis ne revient pas du
tout à dire que l’on peut tirer d’une science des distributions une science de la distribution juste. Il s’agit
simplement de dire que, quoi qu’on fasse, il est question dans la structure même de la distribution de la
légitimité de la distribution. On peut même penser que la position dans la structure de la distribution contribue à
déterminer la probabilité de percevoir la distribution comme juste ou injuste. J’essaierai de vous montrer
comment ces analyses en termes de champs peuvent conduire à reposer de façon très nouvelle – cela m’a surpris,
par rapport à mes habitudes de pensée – ce problème traditionnel de la justice et de l’injustice qui est revenu à la
mode avec un certain nombre de livres qui ont paru aux États-Unis 21… Je reviendrai sur ce problème.

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (1)

Je vais reprendre un problème que j’avais touché, en passant, il y a deux ans 22, le problème […] de la naissance
de l’artiste moderne au XIXe siècle, à travers le problème des impressionnistes. Je précise tout de suite que ce que
je dis n’a rien à voir avec l’actualité et la mode de l’impressionnisme 23 et que je travaille sur ce sujet depuis au
moins trois ou quatre ans. Il y a donc de l’intérêt en quelque sorte substantiel, l’intérêt méthodologique étant de
faire voir plus précisément que je ne l’ai fait dans le passé ce qu’une analyse en termes de champ peut apporter à
la connaissance d’un courant artistique. Ce que je veux faire, c’est mettre en relation l’histoire du champ de la
peinture et l’histoire du champ de la littérature au XIXe siècle, à partir, disons, du romantisme 24. Il me semble
qu’un certain nombre de phénomènes restent inintelligibles aussi longtemps qu’on reste à l’échelle d’un seul
champ, parce qu’un certain nombre d’inventions, en particulier celles que j’ai pour projet d’analyser, ne sont
intelligibles qu’à l’échelle de plusieurs champs. Je n’ai pas parlé du champ de la musique et n’y ferai que
quelques allusions, parce que mon travail est beaucoup moins avancé sur ce terrain 25, mais aussi parce que les
connexions entre le champ de la peinture et le champ de la littérature sont, je crois, beaucoup plus importantes et
significatives. De plus, les travaux utilisables sur la musique (du point de vue qui m’intéresse, bien sûr) sont
beaucoup plus rares, ce qui oblige beaucoup plus à revenir aux sources de première main – par conséquent, le
travail est beaucoup plus long…
Mon projet est d’essayer de comprendre cette sorte d’invention historique que nous ignorons parce qu’elle
est devenue institution, et donc banale, invisible. C’est un effet du cela-va-de-soi. Nos esprits étant structurés
conformément à des structures qui se sont inventées au XIXe siècle, nous ne voyons pas ces phénomènes qui se
sont inventés au XIXe siècle, ni, a fortiori, les structures à travers lesquelles nous les voyons, qui en sont le
produit 26. C’est une illustration de ce que je disais tout à l’heure. Au fond, on pourrait appeler mon propos :
« L’invention de l’artiste » ou « Comment l’artiste moderne s’est-il inventé ? » 27.

Le programme des peintres futurs

Pour poser le problème, je vais vous lire un texte de Jules Laforgue dont je ne sais pas la date 28. Il a été réédité
avec une préface où il est question de psychanalyse, etc., mais sans précision de la date de l’édition originale (ça,
c’est du travail français typique…) et je n’ai pas eu le temps de la rechercher pour le moment. Il se trouve dans
les Mélanges posthumes qui ont été réédités aux Éditions Slatkine qui font de la réédition de textes introuvables
avec une magnifique préface qui ne dit strictement rien sur trente pages.
Laforgue écrit ceci : « PROGRAMME DES PEINTRES FUTURS. – Le groupe de peintres, les plus vivants, les plus
audacieux qu’on ait jamais vus, et les plus sincères (ils vivent dans les risées ou l’indifférence, c’est-à-dire
presque dans la misère) avec la voix d’une certaine presse en minorité, demande que l’État cesse de s’occuper de
l’Art, qu’on vende l’École de Rome (Villa Médicis) [c’est toujours d’actualité 29], qu’on ferme l’Institut, qu’il
n’y ait plus de médaille ou autre récompense, que les artistes vivent dans l’anarchie, qui est la vie, qui est chacun
laissé à ses propres forces et non annihilé ou entravé par l’enseignement académique vivant du passé. Plus de
Beau officiel, le public sans guide apprendra à voir par lui-même et ira naturellement aux peintres qui
l’intéressent d’une façon moderne, vivante et non grecque ou Renaissance. Pas plus de salons officiels et de
médailles qu’il n’y en a pour les littérateurs. De même que ceux-ci travaillent par eux-mêmes et cherchent à
placer leur œuvre aux victimes des éditeurs, de même, ils travaillent à leur goût et chercheront à placer aux
vitrines des marchands de tableaux. Ce sera leur salon 30. »
Je suppose que vous ne comprenez pas toutes les implications de ce texte. Je ne l’ai trouvé qu’une fois ma
recherche faite et, comme pour les phrases que l’on met souvent en exergue, on n’en voit l’intérêt qu’une fois
qu’on a trouvé ce qu’il contenait, ce qui pose d’ailleurs le problème des sources de façon tout à fait
particulière… Il faudrait y réfléchir, pour ceux qui cherchent des influences… C’est une banalité, Baudelaire l’a
dite cent fois à propos d’Edgar Poe : « Si j’ai traduit Edgar Poe, c’est parce que je faisais depuis longtemps de
l’Edgar Poe 31… » Ce texte est intéressant parce qu’il dit, me semble-t-il, deux choses. Première proposition :
« Libérons les artistes de l’État, à travers les instances spécifiques qui expriment le pouvoir d’État à l’intérieur
du champ artistique. » Prenez le champ scientifique et exercez-vous à traduire : « Libérons le champ scientifique
des instances spécifiques à travers lesquelles l’État exerce son pouvoir… » Je ne continue pas, c’est très, très
subversif… Deuxième proposition : « Faisons cela à la manière des écrivains » (« pas plus de salons officiels et
de médailles qu’il n’y en a pour les littérateurs »)…
L’une des idées centrales que je veux communiquer est dans le texte : alors que, pour aller vite, le champ
littéraire était libéré des contraintes académiques depuis le XVIIIe siècle, le champ artistique restait soumis au
XIXe siècle aux canons de l’Académie, à travers le Salon et toutes les écoles qui préparaient aux Beaux-Arts. À
un certain moment, les peintres ont donc pu trouver dans la situation des littérateurs un modèle pour faire en
quelque sorte leur révolution. À un autre moment, la révolte des peintres contre leur tyrannie spécifique
(« tyrannie spécifique » veut dire tyrannie à l’intérieur de leur champ : le pouvoir temporel est exercé dans un
ordre qui récuse le pouvoir temporel) a servi de modèle aux littérateurs pour achever leur libération, qui était
beaucoup moins avancée que ne le croyaient les peintres, pour qui les littérateurs étaient un modèle… Voilà en
gros le schéma… Dans le détail, c’est plus compliqué.
Un deuxième texte intéressant est une lettre de Courbet (23 juin 1870) adressée à Maurice Richard,
ministre des Beaux-Arts, qui lui offrait la Légion d’honneur. C’est un très beau texte : « L’État est incompétent
en matière d’Art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le goût public. Son intervention est toute
démoralisante, […] funeste à l’art, qu’elle enferme dans les convenances officielles et qu’elle condamne à la
plus stérile médiocrité. La sagesse, pour lui, serait de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissés libres, il aura
rempli vis-à-vis de nous tous ses devoirs 32. » Là, je persiste et signe… C’est mon biais personnel dans cette
entreprise : cette histoire m’intéresse parce que j’y vois l’histoire d’un processus d’autonomisation dont, disons,
l’intellectuel et le chercheur modernes sont le produit, mais cette histoire n’est jamais finie ; elle n’est pas
linéaire, elle a des retraits, des reculs et il est donc toujours bon de s’y intéresser, pour comprendre, mais aussi,
peut-être, pour puiser des armes dans cette compréhension.
Je voudrais maintenant essayer de montrer comment dans un premier temps, les peintres, en lutte contre le
Salon, ont conquis leur autonomie et, du même coup, ce que nous considérons comme la définition universelle
de l’art, alors qu’il s’agit d’une invention historique ou, en tout cas, historiquement située, ce qui ne veut pas
dire – c’est un problème que j’essaierai de poser si j’en ai le temps – qu’une institution comme l’artiste moderne
ou un ensemble de structures cognitives, comme la science moderne, pour être historiques, ne soient pas
universels. L’un des problèmes, me semble-t-il, que posent les analyses que j’essaie de faire est la question des
conditions historiques à l’intérieur desquelles se constituent des structures provisoirement universelles. C’est un
problème difficile. Je ne fais que l’évoquer pour que vous sachiez qu’il est sous-jacent à ce que je dis.
Le premier temps, c’est l’art d’école que l’on a appelé l’« art pompier ». Il y a une très belle conférence de
Jacques Thuillier publiée aux Éditions du Collège de France, sur l’art pompier 33, ainsi qu’un livre de James
Harding 34, Les Peintres pompiers, qui est plus intéressant pour ses illustrations que pour son texte, lequel, sans
être mauvais, n’est pas très original, ni très informé. Le livre a le mérite de rassembler de façon documentée un
ensemble de reproductions utiles pour suivre ce que je vais dire, étant donné que je ne vais pas faire le petit jeu
des diapositives… Ce que je voudrais montrer dans un premier temps, c’est qu’il serait mieux d’appeler l’art
pompier « art académique » dans la mesure où il me semble qu’une bonne analyse du fonctionnement des
structures de l’univers académique à l’intérieur duquel se produisent et se reproduisent les peintres académiques
fournit les principes à partir desquels on peut comprendre les propriétés les plus spécifiques de la peinture
considérée. C’est un petit peu forcé… L’analyse m’a pris énormément de temps et je ne suis évidemment pas
arrivé tout de suite à ce que je dis. C’est le danger de la présentation de travaux finis comme ceux que j’ai
présentés dans la première heure, par opposition aux travaux en cours d’élaboration (et c’est d’ailleurs l’un des
enjeux du débat entre les pompiers et les impressionnistes : « fini »/« pas fini ») : les travaux présentés sous une
forme aussi finie que possible ont une allure dogmatique, exercent un effet de fermeture, de clôture, qui est
sûrement un des effets recherchés… Ce sont des arts d’ordre qui présentent des mondes fermés, par opposition
aux mondes ouverts. Le débat entre l’esquisse et le fini est l’un des grands débats à l’intérieur de l’ordre
académique et ce n’est pas par hasard s’il est à la fois esthétique et politique.
Au XIXe siècle, la peinture est donc identifiée à la peinture académique. Les peintres sont en quelque sorte
soumis, de part en part, à l’autorité de l’Académie, qui est détentrice du monopole de la formation des peintres
et, aussi, du monopole de la consécration de leurs produits. Par conséquent, elle peut leur imposer, à travers la
forme même de pratique artistique qu’elle leur impose, une définition implicite de la peinture qui, dans sa forme
la plus simple et provisoirement la plus générale, consiste à dire que la peinture est un langage, qu’il n’y a pas de
peinture qui ne dit rien ; la peinture doit dire quelque chose. Les définitions implicites sont les plus puissantes
symboliquement parce qu’elles ne sont même pas contestables. C’est ce que disait l’opposition que j’ai faite,
dans le passé, entre doxa et orthodoxie : la doxa est ce qui n’a même pas besoin d’être affirmé puisque cela va de
soi. Une définition implicite est donc, si je puis dire, idéologiquement imparable puisqu’elle n’a même pas
besoin de s’affirmer de manière explicite. Elle est, comme diraient les phénoménologues, pré-thétique. Elle n’est
pas posée comme telle, elle n’a pas à être constituée comme telle et n’engendre donc pas une antithèse.
Ce qui est intéressant dans le cas que j’étudie, c’est que cette définition implicite s’explicite dès le moment
où une définition antithétique apparaît. L’histoire en effet a une fonction d’analyse et c’est ce qui explique en
partie, au moins dans le cas présent, ce constat que Marx faisait après Hegel (la chouette de Minerve 35, etc.)
selon lequel la conscience vient après. L’histoire agit comme analyseur, et l’intérêt de cette histoire de la
peinture au moment critique où la peinture académique va être confrontée au défi impressionniste (en fait au défi
de Manet, beaucoup plus qu’au défi impressionniste), c’est que l’histoire fait un travail de sociologue : elle fait
apparaître un implicite.

Ce qui est en jeu dans la lutte

Pour faire comprendre ce qui est en jeu dans la lutte, il n’y a pas de meilleur document que le fameux texte de
Zola paru dans Mes haines. Dans ce recueil d’articles de critique que Zola a écrits, où se trouve une série de
textes consacrés à Manet, il y a un texte consacré à Courbet que je vais vous lire. C’est, en quelque sorte, une
protestation contre la définition proudhonienne de l’art. Au XIXe siècle, les écrivains comme Flaubert se sont
trouvés dans une situation où (je l’ai montré ailleurs 36) ils devaient lutter sur deux fronts, d’un côté contre l’art
social qui demandait que l’art serve des causes, de l’autre contre l’art bourgeois qui demandait que l’art
remplisse des fonctions de conservation ou, en tout cas, de distraction des conservateurs… Cette double
opposition est présente aussi en peinture, et c’est dans cet espace que Zola va définir une sorte d’art pour l’art
contre, d’une part, les proudhoniens et Courbet, partisans de l’art social, et d’autre part, les Salons et
l’Académie. Le texte est important parce qu’il dit beaucoup de ce que je veux dire : « Comment ! vous avez
l’écriture, vous avez la parole, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, et vous allez vous adresser à l’art des
lignes et des couleurs pour enseigner et instruire. Eh ! par pitié, rappelez-vous que nous ne sommes pas tout
raison. Si vous êtes pratique, laissez au philosophe le droit de nous donner des leçons, laissez au peintre le droit
de nous donner des émotions. Je ne crois pas que vous deviez exiger de l’artiste qu’il enseigne, et, en tout cas, je
nie formellement l’action d’un tableau sur les mœurs de la foule 37. »
Le texte est très compliqué, très confus… Mais comme, ex post, on voit la structure du champ, les enjeux,
il est très facile de clarifier : le propre des débats commençants, c’est justement que ce qu’on oppose à un
adversaire est souvent imposé par l’adversaire à qui on l’oppose ; et on trouve dans le discours la présence du
discours dominant du moment. À mes yeux, ce que Zola cherche à dire, et qu’il dira beaucoup mieux à propos de
Manet, c’est : « Cessez de demander à la peinture de dire quelque chose. Cessez de la traiter comme un
langage. » Il dit « les émotions » pour dire quelque chose, mais je crois que la chose importante, c’est : « Ne
nous demandez pas d’enseigner » (le mot « enseigner » est important), « Ne nous demandez pas de remplir des
fonctions académiques »… Il le dit contre Proudhon, c’est-à-dire contre l’art social, mais il aurait pu le dire
aussi bien contre le Salon. Dans un livre très intéressant sur la révolution de 1848 de [nom de l’auteur très peu
audible] 38, on voit le ministre de la Culture de l’époque mettre au concours le portrait de la République : les
gens couronnés sont les plus académiques des peintres, qui, ayant l’habitude de faire des profils royaux, des
profils de médailles, s’adaptent tout de suite à la République, alors que des peintres plus avancés ne sont pas
dans le coup parce qu’ils récusent l’idée même que l’art puisse être un langage… On voit bien que ce qui est en
jeu, c’est l’idée même que l’art ait une fonction, la fonction minimale étant de dire quelque chose, la fonction
communicative.
Au passage, quand on dit « lecture d’un tableau », comme on le disait beaucoup il y a quelques années avec
la mode de la « sémiologie » (on « lisait » tout, y compris des tableaux…), on use de la métaphore de la lecture
qui est une métaphore académique. (Ce n’est pas par hasard si la sémiologie a eu autant de succès dans le monde
académique : elle permettait – aggiornamento 39… – de réhabiliter les vieilles techniques de lecture, lecture de
textes, explication de textes, etc. C’est une parenthèse un peu méchante, mais que je pourrais argumenter…) La
perception de l’œuvre comme lecture enferme la thèse implicite selon laquelle les œuvres sont faites pour être
lues et donc pour être enseignées et être sujets de discours. Ce que Zola dit, et que les peintres ne cesseront pas
de dire par la suite, c’est : « Nous n’écrivons pas, nous peignons », ce qui revient à affirmer la spécificité de la
peinture. C’est très important. L’art dominant étant la poésie, c’est-à-dire l’art du langage, la peinture n’a pas
cessé d’être dominée par cette définition dominante (« ut pictura poesis 40 ») et c’est par rapport à cette
définition dominante qu’elle a été condamnée à être écriture destinée à être lue. Cette affirmation de l’autonomie
de la peinture est donc affirmation de l’autonomie de la peinture par rapport à toutes les fonctions, celles que lui
assignent l’Académie ou le mouvement socialiste, et aussi par rapport au modèle dominant de la littérature (c’est
le second plan… c’est étonnant, parce que, en plus, c’est un écrivain qui parle)…
Ce que je veux montrer, c’est donc que la révolution au terme de laquelle la peinture sera constituée
comme peinture, en tant que peinture (vous vous rappelez ce que je disais la dernière fois : la constitution d’un
champ, c’est l’affirmation d’un « en tant que »), distincte de la littérature, se fera en deux temps. Premièrement,
on se libère des fonctions externes – le langage doit dire quelque chose, il doit défendre le mouvement de
progrès, ou bien il doit décrire les civilisations anciennes, il doit donner des leçons de morale, ce qui sera la
définition académique. Deuxième temps, on se libère du deuxième implicite selon lequel l’art doit dire quelque
chose – peu importe ce qu’il dit, mais aussi longtemps qu’on demande à l’art de dire quelque chose, il reste
subordonné à la définition dominante qui est celle de la littérature.
Cette révolution se fera en deux temps, les écrivains pouvant être des héros libérateurs (c’est là, me
semble-t-il, le paradoxe de Zola). Ils jouent à l’égard des peintres un rôle analogue à celui qu’ont pu jouer les
intellectuels dans certains mouvements de libération nationale (l’analogie est vraiment fondée, je crois) : ils
fournissent un discours à des gens qui, pour des raisons sociales, n’ont pas tellement de capacités de production
de discours sur leur propre production, etc. ; ils fournissent un discours, donc une légitimité ; ils produisent des
catégories de perception… Cela dit, peu à peu, ils opèrent une deuxième libération, en la réimportant sur leur
propre terrain. Mais ce n’est pas le cas de Zola et c’est l’un des paradoxes : Zola peut écrire très jeune (ce sont
des textes de jeunesse) à propos de Manet qui est beaucoup plus en avance que lui et développer une théorie de la
peinture comme écriture spécifique qui devrait le conduire à contester l’écriture littéraire dans sa fonction même
de langage ; Zola ne fera pas ce que fera Mallarmé… J’hésite constamment sur l’ordre de ce que je dis. Le texte
de Zola me semble donc résumer, par anticipation, tout ce qui est en jeu dans cette lutte.

Une révolution dans les principes de vision

Maintenant, je voudrais montrer que la révolution impressionniste est une révolution contre la domination des
structures académiques qui s’est accomplie à la faveur d’une crise objective des bases de l’ordre académique. (Je
pense qu’on peut dire « révolution » si on la pense à l’intérieur d’un champ relativement autonome – il y a des
révolutions spécifiques, des révolutions partielles à l’échelle d’un champ et, là, on peut enlever les guillemets ;
c’est quand on dit « la révolution impressionniste » sans la notion de champ que c’est absurde…) Pour le
montrer, il faudra, d’une part, que j’explicite ce qu’étaient l’art académique et les liens entre l’art académique et
les structures académiques et, d’autre part, que je montre comment la transformation des structures académiques
et la crise spécifique de l’ordre académique fournissent les conditions favorables à une subversion de la
domination des structures académiques.
J’annonce les thèses que je développerai. La révolution spécifique portée par des espèces de héros
libérateurs, des hérétiques, trouve ses conditions sociales de possibilité dans une crise spécifique de l’ordre
académique, de manière analogue à Mai 68, c’est-à-dire que c’est une crise spécifique qui doit sa forme à la
structure propre du sous-espace académique. Je pense que les impressionnistes (c’est du moins la thèse que
j’avance) n’auraient pas réussi à imposer leur définition hérétique de la peinture comme peinture sans autre
fonction que d’être peinture, comme n’étant que jeux de couleurs (Zola le dit très bien sous la dictée de Manet),
si la structure même de l’univers académique qui fondait leur adversaire, c’est-à-dire la peinture académique,
n’avait pas été ébranlée par une crise spécifique de l’univers académique. Voilà la thèse.
Premier point : la peinture académique, c’est-à-dire ce qu’on appelle la peinture pompier, doit ses
propriétés à la logique de l’institution universitaire. C’est une peinture académique, une peinture universitaire.
C’est le produit pictural de l’homo academicus. Si l’homo academicus peint, il fait du pompier, ce qui veut dire
que quand il ne peint pas… il fait aussi du pompier [rires de la salle] ! Comme il y aurait une analogie
(intéressante à faire) entre la peinture pompier et la thèse, il n’est pas si simple ici de parler de la peinture
pompier. Je crée là un effet de faire-valoir pour montrer que les obstacles à la pensée sociologique sont presque
toujours sociaux. Certaines choses ne sont pas difficiles à penser en soi, les difficultés à les penser sont sociales
parce que, souvent, il faut se penser comme participant de l’objet que l’on pense, de surcroît par ce que l’on a de
plus désagréable à penser… Vous voyez ce que je veux dire ? C’est-à-dire qu’il faut le penser par ce qu’on aime
le moins penser… (Ce qu’on aime penser, c’est : « Je suis une personne », « Je suis unique », etc.)
Je suis un peu gêné d’énoncer que « propriétés de l’institution = propriétés de la peinture », cela a un petit
côté dogmatique… La première propriété de l’art académique et plus généralement, je crois, de toute esthétique
ou production d’institution (c’est beaucoup plus général que l’art pompier – ce serait important par exemple
pour comprendre le jdanovisme), c’est que le producteur culturel, en tant que personne singulière, originale, ou
en tant que tempérament (c’est la formule de Zola qui, contre la peinture pompier, invoque l’idée de
tempérament dans une phrase qui est toujours donnée à commenter au baccalauréat 41), doit s’effacer devant le
sujet – « sujet » entendu au sens de « ce qui est à peindre ».
On est en plein dans les problèmes de vision ; tout ce que j’ai dit ce matin à propos de la lutte à propos de
la vision s’applique à la peinture, laquelle participe aussi de la lutte pour la vision du monde et pour le principe
légitime de vision du monde. En un sens, quand les peintres se vivent comme révolutionnaires, ils n’ont pas tort
et, au fond, les révolutions spécifiques (j’ai bien dit qu’elles étaient « spécifiques ») participent beaucoup plus
du politique qu’on ne le croit. Il faut rappeler qu’on a affaire à un champ relativement autonome parce que
l’idéologie de l’avant-garde des champs relativement autonomes est d’identifier les révolutions spécifiques avec
des révolutions générales. La haute couture, c’est le plus typique : quand on fait descendre la haute couture dans
la rue, on fait la révolution 42. Contre cette propension des avant-gardes à identifier l’avant-gardisme spécifique
avec un avant-gardisme politique, cette propension conduisant à des alliances (c’est très important : Mallarmé
était très lié aux anarchistes, cela surprend…), il faut rappeler que c’est une révolution spécifique dans un espace
relativement autonome.
Cela dit, ayant fait cette réserve et défini les limites de validité de l’action révolutionnaire spécifique, on
peut dire qu’elle est quand même beaucoup plus révolutionnaire que ne le croirait, par exemple, un marxisme
lourd qui dirait : « Ils se racontent des histoires ; c’est une révolution dans un espace super-superstructural qui ne
touche à rien d’important. » Si vous pensez à ce que j’ai dit ce matin, une révolution concernant la vision, les
principes de vision, les principes de division du monde social, est toujours beaucoup plus importante qu’on ne
pourrait croire, et, finalement, les peintres sont beaucoup plus révolutionnaires qu’ils ne le savent. Ce qui
explique les réactions formidablement réactionnaires que suscitent des révolutions spécifiques. Une chose qu’on
a du mal à comprendre quand on est allé à trois ans à l’Orangerie, c’est que la peinture impressionniste ait pu
susciter des fureurs aussi formidables. Le fait de peindre un arbre tout court a pu susciter des textes incroyables,
d’une violence terrible, inouïe… comme en Mai 68. Cette violence et le lien qu’elle entretient avec des positions
dans l’espace social dans son ensemble ne s’expliqueraient pas si ces révolutions, si partielles, si spécifiques
soient-elles, n’avaient pas à voir avec les structures mentales, avec la vision du monde. Finalement, dire que la
peinture peut exister sans être au service d’une quelconque cause (au fond, c’est ça qui était dit), c’est une
révolution beaucoup plus formidable qu’on ne le croit.
Je reviens à mon propos. Le sujet lui-même est le produit de toute l’histoire spécifique du champ. À chaque
moment, le propre d’un champ est de dire ce qu’il faut voir, ce qui mérite d’être vu. Le propre d’un champ de
production culturelle, quel qu’il soit (ce serait vrai du champ sociologique aujourd’hui), c’est de dire ce qui
mérite d’être étudié, d’être cherché, d’être peint, d’être photographié. Dire aux gens : « Ça, c’est bon à peindre,
ça ce n’est pas bon à peindre » veut dire « Ça, c’est bon à voir, et à faire voir », et faire voir, c’est constituer
comme digne d’être vu et, plus, comme digne d’être représenté. Or le « digne d’être représenté » est
fondamental : c’est le monopole de la définition de la reproduction symbolique légitime. C’est un pouvoir
typiquement régalien : le roi dit qu’à la limite la seule chose digne d’être représentée, c’est le roi. Au fond, le
champ académique dit d’abord qu’il faut un sujet et, ensuite, qu’il y a des sujets bons et d’autres inacceptables
ou insignifiants ; ce qui est donc demandé au peintre, c’est de s’effacer en tant que sujet devant ce sujet désigné,
c’est-à-dire devant les règles sociales qui, à un certain moment, définissent les objets légitimes et la manière
légitime de les traiter.

Des artistes d’école

Alors, que sont les peintres pompiers ? Les peintres pompiers sont des artistes d’école. Ils apprennent leur métier
en grande partie à travers la copie. Si on y pense, la copie est à la fois un objet désigné et un objet déjà peint :
l’objet est à la fois désigné en tant que sujet et en tant que manière. Formés à l’école de la copie, instruits dans le
respect des maîtres, les peintres d’école sont fondamentalement des exécutants, au sens où l’on dit d’un artiste,
en musique, que c’est un exécutant et où on loue son exécution (« L’exécution était magnifique »). Pour
comprendre cette peinture (qu’on pourrait regarder avec d’autres canons), pour comprendre pourquoi elle est ce
qu’elle est, il faut comprendre que tout l’art consistait dans l’exécution. Tout le point d’honneur du peintre était
dans la virtuosité de l’exécution. L’accent étant mis sur l’exécution, l’acte pictural demandait un énorme travail
destiné à atteindre la perfection dans l’exécution sans aucun souci de l’originalité dans l’invention. Le problème
n’est pas d’inventer mais de bien exécuter. C’est là, je crois, une propriété universelle des traditions lettrées, des
traditions académiques : peu importe le sujet, ce qui compte, c’est la manière impeccable de le traiter… Les arts
académiques sont presque toujours des arts de virtuosité moins destinés à faire voir quelque chose qu’à faire voir
leur manière excellente de faire voir. Autrement dit, ce sont des arts de forme.
Je donne des exemples. Le peintre, au fond, ne compte à la limite que comme maître possédant à la
perfection une maîtrise qu’il n’est pas question de dépasser (ce n’est même pas pensable…). Il s’agit
simplement de se hisser à la hauteur des plus grands maîtres et de maîtriser de façon excellente la maîtrise
héritée. Dans un livre célèbre, Levenson, un spécialiste de la Chine, décrit au sujet de la peinture chinoise des
choses semblables à ce que je dis en ce moment 43. Il parle d’une sorte d’expressionnisme de l’exécution qui
peut conduire à des jeux académiques avec la règle académique, et il parle à un moment de l’« académisme anti-
académique » : il fait partie de l’académisme d’être anti-académique ; c’est pourquoi il est très difficile d’être
subversif avec les institutions universitaires parce que c’est prévu dans certaines circonstances, dans certaines
situations, jusqu’à un certain point… Les peintres académiques ne cherchent donc pas du tout à exister en tant
que sujet original, par le sujet ou par de nouvelles manières ; ils veulent exceller dans une manière excellente.
Une attestation de ce que je dis : ils produisent eux-mêmes des copies de leurs œuvres les plus réussies.
Cas typique, un certain Landelle, à l’époque très connu et dont les œuvres valaient des sommes astronomiques, a
produit, je crois trente-deux copies d’une peinture, la Femme fellah, qui avait eu un grand succès au Salon de
1866. C’est là une sorte de preuve de fait de l’idée que la rareté n’est pas associée à l’originalité, et à la
singularité surtout, de la peinture. Ce qui sera inventé par les hérétiques, c’est l’idée que c’est l’œuvre unique qui
compte, alors que chez les peintres académiques, l’exécution de copies n’est pas du tout une activité inférieure,
mais une activité hautement valorisée, et les copies avaient un marché, au même titre que les œuvres originales.
Ce pouvaient être des copies d’œuvres originales de peintres contemporains, mais aussi des copies d’œuvres
classiques du passé qui avaient une grande place dans les collections particulières, dans les musées, dans les
églises de province. La bonne copie était estimée à l’égal de l’original. Là-dessus, le livre de Lethève, La Vie
quotidienne des artistes français au XIXe siècle, est une bonne source, quoique un peu anecdotique 44. Le livre
n’est pas construit, mais c’est une mine de renseignements tels que celui que je viens de vous donner.
On voit donc que l’invention de l’artiste comme artiste unique et l’invention de l’œuvre comme œuvre
unique ont partie liée. C’est relativement important dans la mesure où, comme j’ai essayé de le montrer dans un
autre travail, ce qui fait, aujourd’hui, la rareté de l’œuvre, ce n’est pas son unicité (bien que son unicité fasse
partie de la définition implicite de l’œuvre d’art), mais l’unicité de l’artiste constitué en tant qu’artiste unique
faisant des œuvres uniques 45. Autrement dit, pour produire l’œuvre d’art comme objet rare, au sens moderne du
terme, il faut produire l’artiste comme objet rare. Les conditions sociales de production de l’œuvre d’art sont
coextensives aux conditions sociales de production de l’artiste, au sens moderne du terme. Cette thèse, que j’ai
établie à propos de la peinture actuelle, trouve déjà, me semble-t-il, une vérification dans le fait qu’il a donc
fallu inventer l’artiste unique pour que l’œuvre unique se trouve inventée.
Autre preuve (je ne vais pas vous assener des preuves à l’infini mais c’est important pour illustrer le
rapport de l’artiste à son objet), la plupart des travaux des artistes pompiers sont des commandes, et des
commandes d’une extraordinaire précision. Je peux citer, encore une fois, Lethève qui montre qu’un peintre
secondaire, tout à fait inconnu, et qui était chargé de représenter la Fête de la Fédération, a été obligé de
reprendre son tableau plusieurs fois pour tenir compte des remarques qu’avait faites [le nom est peu audible, il
s’agit sans doute de l’impératrice Eugénie] qui pensait que la vérité historique n’était pas respectée. Autre
exemple : un peintre chargé de faire une peinture qui s’intitulait Le Génie de la Navigation et qui devait être
édifiée à Toulon, reçoit un programme extraordinairement précis dont j’ai retenu le tout début : « Elle saisit de la
main droite la barre du gouvernail qui dirige la coquille marine sur laquelle la statue est plantée, le bras gauche,
ployé en avant, tient un sextant, etc. 46. » Il n’y a pas du tout de place pour la liberté. Tout ce que le peintre peut
faire, c’est exécuter le mieux possible un programme. Ces analyses montrent qu’être peintre, c’est accepter cette
définition du rôle dans laquelle on ne peut rien faire que d’exécuter.
Elles sont aussi importantes par rapport à l’éternel problème de savoir à quelle époque l’artiste est né (au
Quattrocento ? au Cinquecento ?, etc.). On voit ce qu’a de mythique l’idée selon laquelle l’artiste apparaît à un
certain moment, et une fois pour toutes, en se distinguant de l’artisan. Un autre exemple, le même Landelle que
je citais tout à l’heure était chargé de représenter la visite de l’impératrice à la Manufacture de Saint-Gobain, en
1859 : comme il ne peut pas obtenir de ses personnages qu’ils viennent poser, il est obligé de travailler sur des
photographies et, au dernier moment, il doit changer toute sa composition, parce qu’elle ne plaît pas à
l’impératrice. C’était en 1859, pas à la Renaissance… L’autonomie de l’artiste n’est pas du tout acquise.
Je prolonge un tout petit peu… Dans la mesure où l’art est dans l’exécution, le lieu d’originalité par
excellence ne peut être que la technique. Ce qui distingue différentes exécutions, c’est la virtuosité ou la
technique. Cela explique une propriété que remarque Gombrich qui parle (je pense que c’est à propos des
pompiers) de l’erreur du « trop bien fait 47 ». L’erreur du « trop bien fait » est cette espèce de recherche
pathétique du fini dans la qualité historique du traitement, mais aussi dans la technique même du traitement.
L’erreur découle du fait que la virtuosité technique est la seule manière d’affirmer la maîtrise. On voit bien que
l’exercice scolaire est la limite de la situation dans laquelle se trouvent les peintres : il y a le sujet imposé
(« Vous disserterez sur… »), ces espèces de problèmes d’école qui n’existent que pour être résolus, ces
difficultés créées de toutes pièces à partir d’une culture d’école, telle que le dépassement même des problèmes
antérieurs est inscrit dans toute l’histoire des problématiques antérieures. Je pense cela très important pour voir
ce qu’est une culture lettrée, une culture académique, par exemple quand on se demande pourquoi les humanités
ne sont pas scientifiques, etc. En ce moment, je parle constamment par analogie avec des choses que vous
connaissez très bien… Je parle par analogie surtout de l’« histoire de l’art » qui a les canons de la peinture
académique qu’elle n’étudiait pas et qu’elle commence à étudier.
Des problèmes d’école, par exemple, n’existent que par rapport à une tradition de problèmes d’école et ne
peuvent apparaître comme problèmes qu’à quelqu’un qui est passé par l’école, en sorte que les autodidactes
peuvent parfois être avantagés parce qu’ils les ignorent. Ce sera l’une des vertus de Monet – il avait été aussi peu
formé que pouvait l’être un peintre ; l’ignorance relative peut être, dans des conjonctures comme celles-là, un
avantage. C’est vrai aussi du côté des consommateurs : par exemple, si la grande majorité des tableaux
impressionnistes sont actuellement dans des collections américaines ou dans des musées américains, c’est que
les Américains, n’ayant pas les connaisseurs, les collectionneurs, étant moins soumis aux canons académiques,
étaient d’une certaine façon libérés dans leur goût des canons d’école et pouvaient donc être en avance, par
défaut. C’est très rare historiquement mais il arrive que l’absence de capital soit un avantage.
L’erreur du trop bien fait, c’est le style pompier, cette espèce de perfection glacée qu’on trouve dans le
fameux tableau de Couture au Louvre, Les Romains de la décadence, cette espèce de froideur, d’irréalité par
excès de perfection. Le tableau est brillant à la fois d’insignifiance et d’impersonnalité. Un mot par analogie : je
vous renvoie au livre très célèbre de Pevsner, Les Pionniers du design moderne. De William Morris à Walter
Gropius 48. Dans ce livre, il y a une description des ouvrages, des objets présentés à Crystal Palace en 1851 par
des gens qui participaient à ce style pompier. Il décrit un tapis d’illusionniste extraordinaire, qui donnait
l’illusion complète du volume, on avait l’impression de marcher sur un édifice… Au lieu de jouer avec la
platitude de la surface, il créait un volume, une espèce d’espace extraordinaire… Ce sont ces espèces de
prouesses, ces morceaux de bravoure, d’école, qu’encouragent les exercices d’école. À la limite, l’œuvre d’art
est toujours un exercice d’école, et une propriété des pompiers, c’est qu’ils sont toujours à l’école. Ils n’en
sortent jamais : ils y restent d’abord très longtemps, ils passent des concours pendant des années et des années,
puis ils deviennent professeurs dans des classes préparant aux concours et, plus tard encore, ils sont membres de
jurys de concours, ils donnent des sujets de concours, etc.
Avant de finir, je signale simplement les analogies très frappantes avec la musique. Il y a un personnage
dont vous connaissez au moins le nom, Ambroise Thomas. Au concours de musique, il y avait des cantates…
C’est l’équivalent du style pompier : il y a les conventions dans le sujet, dans les rythmes, dans les rimes… Voilà
ce qu’une Histoire de la musique très bien élevée [c’est-à-dire académique] dit d’Ambroise Thomas (qui était
l’élève de Lesueur, successeur d’Adam à l’Institut) : « On pourrait dire que ce fut un sage, en lui appliquant tout
ce qu’un tel mot suppose de grande prudence, d’autorité, de savoir utile et de modération. Vivant, il était déjà
l’homme du passé alors qu’autour de lui l’art était renouvelé par de belles hardiesses [il était contemporain de
Delacroix, de Berlioz, etc…] Sur ses envois de Rome, l’Institut porta un jugement auquel il n’y aurait rien à
changer si on voulait l’appliquer à l’ensemble de ses œuvres : “une mélodie neuve sans bizarrerie, et expressive
sans exagération [rires de la salle], une harmonie toujours correcte, une instrumentation écrite avec élégance et
pureté” 49 » [rires de la salle]… Voilà ce que je veux montrer : les mêmes causes produisent les mêmes effets ;
la structure académique produit les mêmes effets dans des champs relativement différents.
Je n’ai pas fini d’exposer les propriétés de l’art pompier, je le ferai la prochaine fois.

1. Il avait été particulièrement question du faible degré d’institutionnalisation du champ intellectuel dans les trois premiers cours de l’année
précédente (1er, 8 et 15 mars 1984) au sujet du « hit-parade des intellectuels ».
2. P. Bourdieu pense peut-être au Kunstkompass, le classement annuel des artistes vivants les plus réputés établi pour la première fois en
1970 par le journaliste économique allemand Willi Bongard.
3. Parallèle avec la « morale par provision » qu’adopte Descartes (« afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions pendant que la
raison m’obligerait de l’être en mes jugements ») en la comparant au logement provisoire dont on doit disposer pendant qu’on construit
sa maison (Discours de la méthode, troisième partie).
4. En grec, le mot theôria (θεωρία) signifie « contemplation », « vue d’un spectacle », « vue intellectuelle ».
5. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., notamment p. 616 sq. ; Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De
quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives » (1903), in Marcel Mauss, Œuvres,
t. II, Minuit, 1974, p. 13-89.
6. Les néomarxistes français réunis dans les années 1960 autour de Louis Althusser (Lire le capital, op. cit.) faisaient du terme de Träger
que Marx employait occasionnellement l’un des mots clés de leur perspective « antihumaniste », à l’intérieur de laquelle les agents
sociaux n’étaient que les supports ou les porteurs du rôle qui leur est assigné dans le processus de production.
7. Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss, Awareness of Dying, Chicago, Aldine, 1965.
8. P. Bourdieu attribue habituellement cette phrase à Virginia Woolf. L’idée est exprimée dans une phrase de la nouvelle « La marque sur le
mur », mais la formulation semble provenir d’un livre de Maxime Chastaing, La Philosophie de Virginia Woolf, Paris, PUF, 1951, p. 48.
Pour des précisions, voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 441-442, note 2.
9. P. Bourdieu reformule peut-être des remarques de Marx à l’exemple de celle-ci : « Le capitaliste n’est respectable qu’autant qu’il est le
capital fait homme. Dans ce rôle, il est, lui aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la
valeur. Mais ce qui chez l’un paraît être une manie individuelle est chez l’autre l’effet du mécanisme social dont il n’est qu’un rouage. »
(K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 1096.)
10. Pierre Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 13, 1977, p. 3-43.
11. Comme les physiciens ou les économistes, P. Bourdieu utilise le terme d’hystérésis (formé sur un verbe grec signifiant « être en retard »)
pour désigner un phénomène qui persiste quand sa cause a disparu. Il l’applique, en particulier dans La Distinction, à l’habitus et aux
catégories de perception pour exprimer une idée très proche de celle qu’illustre l’« effet Don Quichotte » : le décalage entre les conditions
d’acquisition et d’activation des dispositions.
12. Il s’agit sans doute de « La culture féminine » (1902) – trad. fr. ultérieure : Georg Simmel, Philosophie de la modernité. La femme, la
ville, l’individualisme, trad. Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Payot, 1989, p. 113-163) : « […] la culture de l’humanité, même en ses
purs contenus objectifs, n’est pour ainsi dire rien d’asexué et n’est nullement placée par son objectivité en un au-delà de l’homme et de la
femme. Bien plus, notre culture objective est de part en part masculine, à l’exception de rares secteurs » (p. 115).
13. P. Bourdieu avait développé ce point l’année précédente, en particulier dans le cours du 10 mai 1984.
14. Référence à la notion de « sense of one’s place » (voir notamment Erving Goffman, « Symbols of class status », The British Journal of
Sociology, vol. 2, no 4, 1951, p. 297).
15. Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953.
16. A. Schütz, « Making music together : A study in social relationship », art. cité. P. Bourdieu avait déjà consacré des développements à ce
texte (voir supra, le cours du 19 avril 1984).
17. Alfred Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt. Eine Einleitung in die verstehende Soziologie, Vienne, Julius Springer, 1932.
18. « L’idée qu’une prédiction peut avoir une influence sur l’événement prédit est très ancienne. Œdipe, dans la légende, tua son père qu’il
n’avait jamais vu auparavant ; c’était là le résultat direct de la prophétie qui avait poussé son père à l’abandonner. Aussi je suggérerais de
donner le nom d’“effet Œdipe” à l’influence de la prédiction sur l’événement prédit […]. » (K. Popper, Misère de l’historicisme, op. cit.,
p. 10.)
19. Allusion au fait que, abordant les questions de justice, Aristote traite des problèmes de distribution à la fois en termes arithmétiques et en
termes de justice (Éthique à Nicomaque, livre V : « Il nous faut maintenant […] définir quelle sorte de moyenne constitue la justice, et
trouver par rapport à quels extrêmes la justice est bien le milieu. »)
20. Voir Émile Durkheim, Textes, II : Religion, morale, anomie, Paris, Minuit, 1975, chapitre « Morale et science des mœurs », p. 255-386.
21. P. Bourdieu pense peut-être notamment au livre de John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University
Press, 1971 (trad. fr. ultérieure au cours : Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987 ; rééd. « Points Essais », 2009).
22. Lors de l’année 1982-1983 (Sociologie générale, vol. 1, op. cit.).
23. Le musée d’Orsay allait ouvrir en 1986. Au moment même où a lieu le cours se tient pour quelques semaines au Grand Palais une
exposition « L’impressionnisme et le paysage français » qui, sans le sillage de l’exposition consacrée au centenaire de l’impressionnisme
tenue en 1974, connaît un véritable engouement.
24. Sur les linéaments et l’élaboration des recherches de P. Bourdieu sur le champ artistique, voir Christophe Charle, « Opus infinitum.
Genèse et structure d’une œuvre sans fin », in P. Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, op. cit., p. 529-545.
25. P. Bourdieu ne semble pas avoir poursuivi ce travail sur la musique, univers artistique sur lequel il aura peu publié, sinon « Bref
impromptu sur Beethoven, artiste entrepreneur » (1981), Sociétés & Représentations, no 11, 2001, p. 13-18, et « Les mésaventures de
l’amateur », in Claude Samuel (dir.), Éclats/Boulez, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1986, p. 74-75. Sa revue Actes de la
recherche en sciences sociales publiera cependant un numéro « Musique et musiciens » (no 110, 1995) et quelques articles épars,
notamment d’Alfred Willener sur Haydn (no 75, 1988) et de Carl E. Schorske sur Mahler (no 100, 1993).
26. Cette question sera au centre du cours au Collège de France de P. Bourdieu en 1998-1999.
27. P. Bourdieu avait déjà abordé cette question dans « L’invention de la vie d’artiste », art. cité (l’article fournira l’un des points de départ
des Règles de l’art, op. cit.) ou dans Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « Pour une sociologie de la perception », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 40, 1981, p. 3-9.
28. Peut-être 1883.
29. La villa Médicis qui héberge l’Académie de France à Rome ne dépend plus de l’Institut de France mais reste placée sous la tutelle de
l’État, comme l’avait rappelé, quelques semaines avant le cours, en décembre 1984, la nomination par le président de la République d’un
nouveau directeur.
30. Jules Laforgue, Œuvres complètes, t. III : Mélanges posthumes, Paris, Mercure de France, 1903 ; rééd. Genève, Slatkine, 1979, p. 144-
145.
31. Par exemple : « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Edgar Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert
un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi, et
écrites par lui vingt ans auparavant. » (Lettre à Théophile Thoré, 20 juin 1864, in Charles Baudelaire, Correspondance, t. II, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 386.)
32. Gustave Courbet, « Lettre à Maurice Richard », Le Siècle, 23 juin 1870.
33. Jacques Thuillier, Peut-on parler d’une peinture « pompier » ?, Paris, PUF, 1984. (P. Bourdieu parle des Éditions du Collège de France
sans doute parce que le livre est publié dans la collection « Essais et conférences du Collège de France ».)
34. James A. Harding, Les Peintres pompiers. La peinture académique en France de 1830 à 1880, trad. Nadine Chaptal, Paris, Flammarion,
1980 [1979].
35. Allusion à deux phrases souvent citées : « La chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule » (G. W. F. Hegel, Principes de la
philosophie du droit, op. cit.) et « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies
par eux » (Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit.) – souvent présentée au travers de l’aphorisme « Les hommes font
l’histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font ».
36. P. Bourdieu, « L’invention de la vie d’artiste », art. cité.
37. Émile Zola, Mes Haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, Achille Faure, 1866, p. 33-34.
38. On croit entendre Rewald, mais John Rewald est spécialiste d’une période postérieure. P. Bourdieu avait peut-être lu : Albert Boime,
« The Second Republic’s contest for the figure of the Republic », The Art Bulletin, vol. 53, no 1, 1971, p. 68-83.
39. Ce terme utilisé pour désigner la « modernisation » de l’Église catholique au moment du concile de Vatican II (1962-1965) signifie en
italien « mise à jour ».
40. Début d’une strophe de Horace érigé, au prix d’un détournement de sens, en principe académique : « Un poème est comme un tableau :
tel plaira à être vu de près, tel autre à être regardé de loin ; l’un demande le demi-jour, l’autre la pleine lumière, sans avoir à redouter la
pénétration du critique » (Art poétique, v. 361-364).
41. Sans doute s’agit-il de la phrase « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » (Émile Zola, « Les réalistes
du Salon », L’Événement, 11 mai 1866.)
42. Sur les couturiers qui dans les années 1960 et 1970 entendent « descendre dans la rue », voir Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « Le
couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, no 1, 1975, notamment p. 13.
43. Joseph R. Levenson, Modern China and its Confucean Past, New York, Doubleday, 1964 [1958].
44. Jacques Lethève, La Vie quotidienne des artistes français au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1968.
45. Voir P. Bourdieu, « La production de la croyance », art. cité.
46. J. Lethève, La Vie quotidienne des artistes français au XIXe siècle, op. cit., p. 146.
47. Ernst H. Gombrich, L’Art et l’Illusion, trad. Guy Durand, Paris, Gallimard, 1971 [1960].
48. Nikolaus Pevsner, Pioneers of the Modern Movement from William Morris to Walter Gropius, Londres, Faber & Faber, 1936.
49. Jules Combarieu et René Dumesnil, Histoire de la musique, vol. 3, Paris, Armand Colin, 1955, p. 467-468.
COURS DU 28 MARS 1985

Première heure (leçon) : le dépassement du perspectivisme et de l’absolutisme. – Catégories scientifiques et


catégories officielles. – La lutte entre les perspectives.– Les logiques pratiques. – La création politique. – L’effet
de théorie et les maîtres-penseurs. – Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (2). – Les
écrivains ne devraient-ils pas parler pour ne rien dire ? – Le maître et l’artiste. – Une révolution symbolique. –
Une peinture historique. – Une peinture de lector. – L’effet de déréalisation.

Première heure (leçon) : le dépassement du perspectivisme


et de l’absolutisme

Je voudrais reprendre la suite de ce que j’avais entrepris les deux dernières fois et essayer de montrer comment
l’opposition entre une vision perspectiviste et une vision qu’on peut appeler réaliste, objectiviste ou absolutiste
peut être dépassée dans ce que je crois être une véritable synthèse.
Je disais qu’à propos du monde social les agents sociaux pouvaient prendre une infinité de points de vue. Je
disais également que, dans la tradition objectiviste, ces perspectives sont réductibles au point à partir duquel
elles sont prises et peuvent donc être tenues pour nulles et non avenues et en quelque sorte être écartées au profit
de la perspective unique et légitime qu’établit le savant. Il y a donc, d’un côté, une espèce de relativisme et, de
l’autre, un scientisme qui prétend se situer au seul point de vue légitime. Ici se pose un problème extrêmement
difficile : celui du rapport entre le point de vue scientifique et le point de vue légitime tel qu’il s’exprime dans le
monde social même. Le problème est difficile (et, évidemment, comme je crois avoir trouvé la solution, il m’est
difficile de le poser sans annoncer la solution).
Je voudrais évoquer un texte de Durkheim que j’ai lu il y a longtemps. (Malheureusement je n’ai pas réussi
à retrouver l’endroit où il se trouve et si, par hasard, l’un ou l’autre d’entre vous pouvait le retrouver, cela me
rendrait un très grand service…) Durkheim y dit à peu près ceci : devant le monde social, les agents sociaux ont
des points de vue biaisés, intéressés, qui doivent leurs limites précisément aux intérêts et aux présupposés que
les agents sociaux y investissent 1… À ces points de vue irréductibles Durkheim oppose ce qui lui paraît être le
point de vue de la science, une sorte de point de vue absolu qui se distingue des points de vue des individus
ordinaires en ce que, précisément, il est un point de vue sur les points de vue qui échappe – comme cela me
semble tout à fait spinoziste, je vais parler le langage de Spinoza – à ce principe d’erreur constitutif des points de
vue particuliers qui est la privation de la vision globale des points de vue. Autrement dit, selon Durkheim,
l’erreur est privation (pourrait-on dire dans les termes mêmes de Spinoza) et le point de vue singulier des agents
singuliers tient au fait qu’ils sont localisés et qu’ils ne le savent pas. Vous trouverez la même affirmation dans le
traité d’économie de Samuelson 2 : s’interrogeant sur la différence entre un économiste scientifique et des agents
économiques, Samuelson dit que les patrons et les syndicats, par exemple, sont situés, ont des points de vue
particuliers et, eo ipso, par là même, biaisés, alors que le savant se place, lui, à une sorte de point de vue absolu à
partir duquel il peut apercevoir les points de vue particuliers comme des points de vue.
Comme je l’avais dit en commençant, il existe donc, devant le monde social, deux philosophies. On peut
dire que la première est de type nietzschéen puisque Nietzsche est à la mode 3 (il y a quelques années, on n’aurait
pas pu le dire, mais maintenant on le peut puisque tout le monde croit connaître, un petit peu, la pensée de
Nietzsche). Ce point de vue nietzschéen (au sens de la théorie de la connaissance de Nietzsche) est perspectiviste
ou phénoméniste : il n’y a pas de vérité absolue sur le monde social 4. Pour Nietzsche, cette sorte d’ambition
ontologique, ou même critique (à la manière de Kant), est un vestige théologique, ce sont des illusions du
« grand Chinois de Königsberg » (c’est comme cela qu’il parlait de Kant 5) : il n’est pas question, s’agissant de
vérité, de prétendre au savoir absolu. Sur le monde social, on peut dire exactement la même chose : la
perspective perspectiviste ou phénoméniste dirait qu’il n’y a pas de savoir absolu sur le monde social, seulement
des visions perspectivistes. À cette position on peut opposer la vision spinoziste, qu’on retrouve chez Durkheim,
la vision « technocratique » ou « épistémocratique » – je reviendrai là-dessus –, selon laquelle l’économiste
savant peut échapper, par ses équations, par ses calculs, par le recours à la statistique et par les modèles qu’il
construit, à ces perspectives en les constituant comme telles. Ce serait encore plus juste de qualifier ce point de
vue de leibnizien plutôt que de spinoziste.
(Les références philosophiques sont utiles parce qu’elles font apparaître le problème de la connaissance du
monde social comme simple particularité, et je crois qu’on a toujours profit, dans le travail intellectuel, à
subsumer un problème particulier sous un problème plus général, surtout quand celui-ci a été aussi longtemps et
puissamment pensé que le problème de la connaissance […].) Selon le point de vue absolutiste que j’appellerais
plutôt leibnizien, il existe un « géométral de toutes les perspectives » (c’est une formule de Leibniz que reprenait
souvent Merleau-Ponty 6), un lieu géométrique de toutes les perspectives, un point de vue à partir duquel toutes
les perspectives se mettent en perspective, s’alignent. Celui qui se situe à ce point de vue-là a une sorte de
science absolue du monde et des perspectives sur le monde.
Cette vision hante, me semble-t-il, l’inconscient des sciences sociales. Cet épistémocratisme s’affirme en
toute innocence chez les économistes, qui sont les moins tourmentés des spécialistes des sciences sociales : ils
pensent qu’avec les instruments mathématiques en particulier, le savant peut rompre radicalement avec le point
de vue naïf. Évidemment, le thème de la rupture épistémologique 7 qui établit une coupure entre le profane et le
savant, cette espèce de coupure initiatique au principe du succès de l’althussérisme relève de cet
épistémocratisme. Comme le font très souvent les traditions philosophiques (c’est ce que je n’aime pas en elles),
l’althussérisme flatte très fortement ce sentiment d’être d’une autre essence, d’une autre nature : le vulgum pecus
est dans l’illusion, dans l’erreur, dans la vérité-privation, alors que celui qui a opéré la métanoïa initiatique, la
coupure, la rupture, voit le monde tel qu’il est et, du même coup, voit les autres comme générateurs de bévues.
C’est là ce qui fait le charme adolescent de la philosophie : elle permet de se sentir d’une autre nature.
Cette tentation est présente dans l’inconscient de la vocation sociologique et l’utopie du sociologue-roi, qui
n’est que l’avatar du philosophe-roi, est inscrite dans cette vision épistémocratique. En effet, s’il y a un point de
vue à partir duquel tous les points de vue apparaissent comme des points de vue et qui est, en même temps, le
point de vue vrai, il est évident que c’est à celui qui occupe ce point de vue qu’il appartient de gouverner. Selon
Benveniste, le rex est étymologiquement celui qui est chargé de regere fines 8, c’est-à-dire de définir les
frontières, par exemple entre les groupes – il dit si tel agent est un cadre supérieur ou un cadre moyen. Il a le
pouvoir de regere fines et de regere sacra, ce qui revient à peu près au même, dans la mesure où le sacer, c’est la
séparation : d’un côté, c’est distingué, de l’autre, c’est vulgaire ; d’un côté, c’est cultivé, de l’autre, c’est
inculte ; d’un côté, c’est scientifique, de l’autre, ça ne l’est pas. Cette prétention au savoir absolu qui est inscrite
dans la vision épistémocratique repose sur la confusion de la perspective légitime et du pouvoir : l’épistémologie
absolutiste enferme une prétention au pouvoir. D’où la question – c’est là, me semble-t-il, qu’il y a un progrès
par rapport à ce que je vous disais la dernière fois : comment le savant se situe-t-il par rapport aux institutions
qui, dans le monde social, prétendent à cette vision absolue ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans le monde social, des
institutions qui sont pensées ou qui agissent de telle manière qu’elles exercent un pouvoir absolu de
classification ?
Il y a à mon sens une différence entre la position scientifique réflexive que j’essaie de défendre et la
position de type durkheimien que j’ai évoquée. L’optimisme épistémocratique, technocratique, spinoziste de
Durkheim revient à dire que le savant sait mieux que les agents sociaux ; en particulier, il surmonte leurs
conflits, puisqu’il en voit le principe, donc les limites. À cette position j’opposerais que le savant n’est pas
quelqu’un qui se situe au point de vue absolu. Il est quelqu’un (il est peut-être un super-absolu, mais c’est quand
même une très grosse différence) qui se donne pour but de décrire le monde social en incluant dans sa
description le fait qu’il est question, dans ce monde social, de la vérité sur ce monde. Ce monde est le lieu
d’affrontements entre des agents sociaux qui prétendent toujours, non seulement au pouvoir sur ce monde, mais
au pouvoir de dire le vrai sur ce monde, qui est une des dimensions fondamentales du pouvoir. Du même coup, la
science sociale peut objectiver à la fois la tentation inhérente à l’activité scientifique du pouvoir sur le monde,
mais aussi les institutions qui, dans cette lutte pour la bonne vision du monde social ont, à un certain moment, du
pouvoir.
L’un des programmes les plus importants pour une sociologie comparée des civilisations aurait donc pour
objet de définir, à chaque moment, dans chaque société, le lieu à partir duquel on a le plus de chances d’imposer
sa vision comme vision légitime, comme bonne vision. Ce programme tout à fait extraordinaire consisterait à
reprendre l’histoire des luttes internes à la classe dominante de chaque société, l’un des enjeux des luttes
internes à ce que j’appelle le champ du pouvoir étant de savoir qui a le droit de dire comment est le monde. Je
pense qu’on peut généraliser ce que Duby dit du conflit entre les oratores et les bellatores au Moyen Âge à la
description des trois ordres de Dumézil 9. Un des enjeux fondamentaux de ces luttes internes aux dominants est
de savoir qui a le bon point de vue et, à chaque moment, on peut faire une science objective du lieu où se situent
les gens qui, pour parler le langage de Weber, ont le plus de chances d’imposer leur propre point de vue comme
le point de vue.

Catégories scientifiques et catégories officielles

Maintenant que j’ai posé le problème dans sa globalité, je vais y revenir plus lentement et prendre un exemple
simple. Dans les sciences sociales, le problème que je soulève se pose aujourd’hui très concrètement en France
dans le rapport entre des institutions comme l’Institut national de la statistique et des études économiques
[Insee] et la recherche qu’on pourrait dire indépendante. Récemment, l’Institut national de la statistique a refait
ses catégories socioprofessionnelles en s’inspirant très étroitement des classifications que j’avais produites dans
La Distinction 10 : que se passe-t-il quand des catégories produites dans une intention scientifique, pour les
besoins de la compréhension, de l’explication des pratiques des agents sociaux, deviennent des catégories
officielles ? Ceux qui font ce transfert le font en toute bonne foi parce qu’ils respectent la science. Cela dit, si
une institution à partir de laquelle s’énonce une vérité forte sur le monde social (quand j’écris [dans La
Distinction] « petite bourgeoisie nouvelle », je ne pense pas que ça sera un jour sur les cartes d’identité…), une
institution puissante de ce pouvoir spécifique qu’est le pouvoir ou l’autorité symbolique, s’empare de ces
classifications, elle leur fait subir un changement de statut, et elle leur donne, en quelque sorte, force de loi : ces
classifications deviennent des classements à valeur juridique, susceptibles, par exemple, de donner des droits à
des pensions, à des retraites anticipées, à des primes, à des avancements, à des prêts au logement, etc.
Là, on voit la différence [entre le savant et les institutions qui prétendent à une vision absolue]. Il me
semble qu’une science sociale n’est pas critique pour le plaisir, et les gens de Francfort 11 qui, par certains côtés
sont très sympathiques, m’énervent souvent par cette espèce de parti pris critique. (Là, je fais une allusion, ce
qui est contraire à mes principes pédagogiques selon lesquels on ne doit pas faire d’allusion qui ne soit pas
compréhensible par tous, mais il y a des fois où l’allusion est le statut véritable de ce qu’il faut dire parce que
ceux qui ne savent pas ne perdent rien [rires de la salle]. Mes mises en garde ne s’adressent qu’à ceux qui savent
[rires] ! Enfin, l’allusion reste indéfendable pédagogiquement, c’est un coup de force symbolique… mais je ne
peux jamais faire de coup de force symbolique sans l’énoncer aussitôt… !) Les gens de Francfort m’énervent un
petit peu parce qu’ils font comme s’il y avait une sorte de parti pris critique qui était constitutive de la posture
éthico-scientifique. Dans ma vision, le point de vue du savant ne se distingue pas des autres par sa décision, mais
parce qu’il ne peut pas cesser d’être savant quand il s’agit de lui-même, ou quand il s’agit du rapport entre ce
qu’il fait et ce que font d’autres institutions.
La question que je pose est de savoir quelle est la différence entre deux instances qui font apparemment la
même chose, qui classent, qui publient des classements, qui explicitent des classements, qui les objectivent. Cela
veut dire que le classement savant et le classement puissant sont à confronter sociologiquement et que la
question de la tentation épistémocratique que j’évoquais tout à l’heure cesse d’être une question éthique. Elle
devient la question suivante : n’y a-t-il pas, dans la tentation épistémocratique qui est au principe de beaucoup de
vocations sociologiques, le principe d’une erreur scientifique qui consiste à tenter de donner à un classement
scientifique, c’est-à-dire orienté par des fins de connaissance, un pouvoir social ? N’y a-t-il donc pas la tentation
de faire du sociologue une sorte de roi qui dit où sont les bonnes divisions ? On pourrait dire la même chose pour
les rapports entre les sociologues et les économistes : au fond, ce sont, dans le monde contemporain, les rapports
entre l’expert et le savant ou l’intellectuel. Une analyse de cette opposition, à mon avis centrale, et du rôle social
des économistes et des sociologues devrait partir de l’explicitation de la question que j’ai posée et elle pourrait
être travaillée empiriquement, c’est-à-dire avec les armes habituelles de la science.

La lutte entre les perspectives

Je vais maintenant reprendre la suite de ce que j’avais dit la dernière fois. Cette sorte de science du troisième
niveau que je suis en train de défendre s’oppose à la fois à l’illusion perspectiviste et à l’illusion absolutiste
spinoziste et elle inclut dans le travail scientifique une science des luttes entre les perspectives et des formes de
domination dans ces luttes. Quels atouts faut-il avoir pour dominer dans ces luttes, quelle est la logique
spécifique des rapports de force ?
Ce n’est pas pour le plaisir de compliquer qu’il me paraît nécessaire de réintroduire cet espace objectif (qui
correspond au deuxième niveau), cet espace des positions, comme à la fois fondement des stratégies des agents
concernant la vision légitime de l’espace et comme enjeu des stratégies des agents concernant la vision objective
de cet espace. En effet, mon analyse s’oppose à la vision perspectiviste qui est aujourd’hui à la mode, comme
toutes les positions radicales, radicales par excès… Il y a toujours un radicalisme facile qui consiste à passer à la
limite avec, bien souvent, le paradoxe des extrêmes qui se touchent. Actuellement, en sociologie de la science,
une sorte de philosophie antiscientifique consiste à faire de tout discours scientifique une sorte de stratégie
symbolique destinée à promouvoir les intérêts du savant 12. Pour aller vite, la science ne serait que le produit des
pulsions du savant qui, par des travaux de mise en scène, de mise en valeur, de faire-valoir, d’autocélébration,
parviendrait à faire croire à la scientificité de son travail, dans une conjoncture où avoir la science avec soi est
l’une des armes les plus puissantes dans la lutte pour le pouvoir symbolique. Je disais tout à l’heure qu’il
faudrait faire une histoire comparée des systèmes symboliques et des luttes pour le pouvoir : il est certain que
dire, dans nos sociétés, « la science est avec nous », c’est dire ce qu’on disait autrefois en disant « Dieu est avec
nous » 13. Les sceptiques, les anarchistes de l’épistémologie diraient donc que les stratégies scientifiques sont
des stratégies de faire-valoir, de rhétorique symbolique destinées à imposer la croyance dans la valeur
scientifique du discours concerné.
Contre cette position qui correspondrait à une sorte de nietzschéisme exacerbé, je maintiens (et je crois
qu’il faut le maintenir) qu’il y a, à chaque moment, une structure de l’espace objective : on ne peut pas dire
n’importe quoi sur le monde social. Comme j’avais longuement argumenté ce point l’an dernier, je n’y reviens
pas. Évidemment, cet espace objectif change à tout moment, entre autres choses à travers les points de vue que
les agents prennent sur lui, la perception de cet espace étant l’un des facteurs de transformation de cet espace (je
dis bien « l’un des facteurs » : ce n’est pas le seul). Cet espace objectif intervient doublement dans les luttes
symboliques. Il intervient d’abord comme base des perspectives, comme fondement des perspectives, les agents
sociaux percevant le monde à partir de points de vue, et ensuite comme enjeu de perspectives. Du même coup,
l’un des enjeux de la lutte politique (au fond, ce troisième niveau que je suis en train de définir, c’est le niveau
que l’on peut appeler politique) est la transformation de l’espace objectif. Le champ politique est, en quelque
sorte, un sous-espace de l’espace social, à l’intérieur duquel il se débat de la structure de l’espace social : y a-t-il
des classes ou pas ? Y en a-t-il deux ou trois ? Y a-t-il des dominants et des dominés ? La domination principale
est-elle « bourgeoisie/prolétariat » ou « masculin/féminin », une opposition principale en cachant une
autre, etc. ?
La lutte, à l’intérieur de l’espace politique, sur la bonne vision du monde social, n’est pas un
épiphénomène. Elle n’est pas, selon les vieilles distinctions infrastructure/superstructure (j’espèce que vous avez
compris que ces divisions en paliers me paraissent funestes), un lieu de conflit symbolique, c’est-à-dire sans
grande influence, sans grande importance. C’est un lieu où, à travers l’imposition de la bonne vision, se jouent la
nature même, la structure même de l’espace. Il y a donc un paradoxe : la structure de l’espace détermine les
prises de position et, en même temps, ces prises de position ne sont pas sans effets sur l’espace. Un problème
fondamental de la sociologie est de comprendre comment les forces proprement symboliques, qui n’existent que
dans la mesure où elles sont enracinées dans des forces d’un autre type, arrivent néanmoins, par leur logique
propre, à la faveur de leur autonomie, à produire des effets réels qui ne sont pas symboliques. Réintroduire
l’espace comme fondement de la lutte et enjeu de la lutte, c’est donc constituer l’univers politique dans sa vérité
de lieu où on lutte à propos des classements. Pour dire les choses dans une formule, la lutte des classes est peut-
être fondamentalement une lutte des classements 14 dans la mesure où, en faisant des classements, on fait des
classes : en faisant croire, par exemple, qu’il existe des différences, on contribue à les faire exister, et la lutte
politique est une lutte pour faire voir (« théorie », théorein 15) et pour faire croire que ce qu’on fait voir existe.
Ayant dit cela, on voit en quoi consiste l’un des objets les plus traditionnels de la sociologie et qui est
d’ailleurs proche de l’idée que les gens en ont. On identifie souvent la sociologie au sondage d’opinion et l’on
croit que demander aux gens : « Que pensez-vous du Premier ministre ? », c’est de la sociologie. En fait, c’est un
acte politique, typique du champ politique. Cela consiste à demander : « Comment le voyez-vous ? »,
« Comment voyez-vous ? ». Il est fréquent que les sociologues, sans savoir ce qu’ils font, demandent à leurs
enquêtés : « Combien y a-t-il de classes selon vous ? » C’est étonnant et, si vous réfléchissez, c’est même
absurde. Une fois, j’ai fait exprès de poser la question à quelqu’un qui n’avait vraiment aucune arme
symbolique… Il m’a répondu : « Mais c’est toi qui devrais me le dire, tu es payé pour le savoir ! » [rires de la
salle]… Il n’est pas nécessairement absurde de demander dans des questionnaires : « Combien y a-t-il de classes
selon vous ? », « Sont-elles antagonistes ou pas antagonistes ? », mais il faut savoir ce que l’on fait. Il ne faut pas
croire que ce que l’on mesure dans ce cas, c’est la réalité ou la non-existence des classes. Ce que l’on mesure,
entre autres choses, c’est le degré auquel les discours antérieurs sur les classes se sont diffusés, ont pénétré ;
c’est la force de l’« effet Marx », d’un effet de théorie (notion sur laquelle je vais revenir).
Ce qu’on appelle les opinions, ce sont, pour l’essentiel, des discours explicites sur le monde social. Je
pourrais citer Platon : « Opiner (δοξάζειν, doxatsein), c’est parler 16… », ce qui veut dire que l’opinion est
coextensive au discours. L’opinion est une vue sur le monde social qui s’exprime en toutes lettres, qui s’énonce,
ce qui pose la question de savoir si une opinion qui ne s’exprime pas est une opinion ou s’il existe quelque chose
qui, ne s’exprimant pas, est néanmoins une vision sur le monde. Cela conduit à une question extrêmement
importante : Quels sont les états de la perception du monde social ? Y a-t-il une manière et une seule de
percevoir le monde social ? L’illusion politique selon laquelle il n’y a perception du monde social qu’à l’état
explicite ne nous fait-elle pas oublier un état capital, non pas de l’opinion, mais de la vision du monde social à
l’état pratique (sur le mode du sens pratique d’être quelque part dans le monde social) ? J’en viens donc à ce
point.

Les logiques pratiques

Il me semble qu’une sociologie du troisième genre doit être une sociologie de la perception qui distingue les
formes de perception implicites et explicites, les manières implicites de dire que l’on sait où on est. Goffman
parlait du « self-one’s place 17 ». C’est le sens de sa propre place dans le monde social, ce qui conduit à dire :
« Ça, ça n’est pas pour nous », « C’est un endroit où je ne peux aller », « Je ne suis pas assez bien mis pour y
aller » ou bien « Je ne suis pas assez instruit ». Dans ces cas limites, il y a énonciation, mais, dans beaucoup de
cas, ce sens de la position, ce sens du jeu, ce sens de « où suis-je dans le jeu ? » s’exprime de façon
complètement tacite, en évitant, en se tenant à distance ou, comme on dit, « en votant avec les pieds », c’est-à-
dire en n’allant pas à certains endroits d’où l’on n’est pas exclu mais d’où l’on est en fait exclu. L’exclusion le
plus radicale est obtenue de la complicité des gens qui s’excluent : « Cet établissement scolaire n’est pas fait
pour moi. » Souvent, cela n’a même pas besoin de s’énoncer… Ce sens de la position est une des formes de la
connaissance du monde social. C’est une connaissance pratique, à l’état pratique, et, comme toutes les
connaissances pratiques, elle est implicite, floue, pas très logique.
Je renvoie là aux analyses que j’ai faites d’un objet apparemment très éloigné, le rituel kabyle, mais les
choses se transposent 18. Quand les ethnologues décrivent les systèmes de classification des sociétés primitives
(Lévi-Strauss, par exemple, pour ceux qui connaissent un peu 19), ils décrivent l’équivalent de ce que nous
mettons en œuvre pour percevoir le monde social, avec des oppositions de type « droite/gauche », « haut/bas »,
« distingué/commun », « rare/commun », etc. Quand nous jugeons un tableau, une œuvre d’art, une coiffure, un
maintien, nous mettons en œuvre, à l’état pratique, des classifications très simples, le plus souvent enfermées
dans des couples d’adjectifs (« grand/petit », « élevé/bas », « des sentiments élevés/des sentiments bas »). Ces
oppositions extrêmement simples permettent de mettre de l’ordre dans le monde, de percevoir, et, très souvent,
la critique artistique n’est pas autre chose que la remise en ordre un peu confuse de taxinomies pratiques de ce
type 20. Comme toutes les logiques pratiques, ces taxinomies, évidemment, ne sont cohérentes que jusqu’à un
certain point. On voit bien que « haut/bas » a quelque chose à voir avec « unique/commun », mais, selon les
domaines, vous appliquerez plutôt la première ou la deuxième. Ces couples d’opposition à superposition
partielle donnent des univers très structurés, parfois très violemment structurés, d’autant plus que, n’ayant pas à
s’expliciter, ils ne s’explicitent pas. Ils n’ont même pas à se justifier. Ils sont constitutifs de la vision du monde.
Ces schèmes pratiques ont une puissance classificatoire extrêmement grande dont le flou fait partie. C’est
extrêmement important : c’est le flou qui permet à ces classifications de fonctionner de façon universelle… au
flou près.
Une parenthèse en passant : la tentation logiciste qui a hanté les ethnologues structuralistes et qui consiste
à formaliser en quelque sorte ces systèmes de classements, à y voir une espèce d’algèbre, conduit à détruire la
logique même de ce dont on prétend découvrir la logique. C’est un paralogisme très courant dans les sciences
sociales : les sciences sociales ont affaire à des logiques pratiques, des logiques historiques, des logiques qui
sont à 80 % du type de celles que j’ai dites, et la propension à logiciser, pour faire « science » (la théorie de la
science comme « mise en scène » n’est pas complètement fausse, il y a une part de mise en scène) conduit à
détruire ce qu’il y a de plus spécifique dans les logiques pratiques, à savoir le fait qu’elles ne sont jamais
complètement logiques – et c’est pour ça qu’elles sont pratiques. Si les logiques pratiques sont pratiques, au sens
où l’on dit d’un vêtement qu’il est pratique, c’est précisément parce qu’elles sont logiques jusqu’au point où il
deviendrait absurde d’être logique. Ce sont là choses que le sens commun connaît bien. Les philosophes y ont
réfléchi, mais très mal, parce que les philosophes, en général, ne parlent de la pratique que pour faire le coup de
la distinction, de la rupture, de l’opposition platonicienne entre la philosophie et l’agora, la clepsydre 21 : le
philosophe a le temps, il prend son temps, il contrôle, il fait du contrôle logique, il sait ce qu’il dit, il est
justiciable de la critique. Tout cela est une conquête mais, dans les sciences de l’homme, l’application sans
réflexion des stratégies les plus puissantes de la science – la théorie des jeux, le calcul des probabilités, etc. –
détruit cela même qu’elle permet d’exprimer.
Autrement dit, je crois que l’application éclairée des logiques logiques pourrait être de saisir le décalage
entre les logiques pratiques et les logiques logiques. Si, par exemple, vous vous amusez, selon un exercice qui
s’est pratiqué et se pratique encore chez les philosophes, à formaliser les preuves de l’existence de Dieu chez
Aristote, ou à formaliser tel chapitre de la logique de Port-Royal 22, vous pouvez avoir deux fins. L’une consiste
à faire accéder ces discours prélogiques à la logique, en se targuant de faire de la vraie philosophie scientifique.
L’autre consiste à découvrir, en formalisant, ce qui ne colle pas et, du même coup, à faire apparaître, par l’écart
même et par la réflexion sur l’écart, la spécificité de logiques pratiques qui sont logiques jusqu’à un certain
point. Mais comme, dans un univers où prévaut la science au sens de « science dure » (selon cette opposition
stupide […]), de science formelle, formaliste, formalisée, les profits à donner du logique sont si grands qu’on
préfère casser des objets que de les comprendre. (C’est là l’une de mes luttes dans le champ scientifique : je
pense qu’il faut, non pas toujours, mais souvent, sacrifier en profits de scientificité pour faire de la science
sociale. C’était une parenthèse.)
Ces logiques pratiques ont ceci de particulier qu’elles sont pratiques parce que, précisément, elles ne
perdent pas du temps à s’interroger sur leur logique. Elles n’ont guère de réflexivité, guère d’autocontrôle, elles
fonctionnent à peu près, jusqu’à un certain point, dans les limites du raisonnable. […] mais il faut voir que la
« mentalité primitive » de Lévy-Bruhl 23, la « pensée sauvage » [de Lévi-Strauss] ne sont pas le propre des
sociétés « primitives ». La pensée sauvage, c’est notre manière de penser quand nous pensons ordinairement,
quand nous ne faisons pas les logiciens. Dans la vie ordinaire, nous passons notre temps à penser comme Lévy-
Bruhl disait que les primitifs pensaient. La pensée quotidienne utilise à 80 % des catégories de classement non
explicitées et donc non contrôlées logiquement.
Je fais une nouvelle parenthèse mais elle est importante : les sociologues sont obligés de faire des
opérations de codage. S’ils ne peuvent pas classer, au moins masculin/féminin, jeunes/vieux, il n’y a plus de
science. Mais leurs opérations de codage engagent une philosophie absolutiste. On retrouve ce que j’ai dit tout à
l’heure : je fais un code, je suis savant, je dois rendre compte devant la communauté savante et j’ai donc
tendance à penser que mon code est le code. Quand on code « masculin/féminin », on suppose qu’il n’y a pas
d’autres catégories possibles. Il est très rare, parce que ce serait presque physiquement insupportable, de faire un
code en se disant qu’il n’est qu’un code parmi d’autres, qu’il est lié à une problématique particulière, ou bien
qu’il ne fait que reproduire un code qui est dans la réalité. J’ai développé cela longuement dans le premier
chapitre de Homo academicus : les choses les plus faciles à coder sont celles qui sont codées dans la réalité,
c’est-à-dire codées par des actes juridiques qui mettent des frontières là où il y a des continuités (comme, à
l’aéroport, on fait une coupure en disant : « Pas plus de 30 kilos de bagages »).
Dans la vie, la plupart des distributions sont des continuums mais la sociologie doit couper, comme le
disait Pareto, qui n’est pas suspect de subjectivisme et qui est invoqué constamment par les tenants d’une
science dure. Pareto demandait où passe la frontière entre les riches et les pauvres, où commence la vieillesse, où
finit la jeunesse 24. À chaque époque, il y a une lutte pour savoir où commence la vieillesse et où finit la
jeunesse 25. En général, la vieillesse a des privilèges, mais la jeunesse a des avantages et les vieux ont intérêt à
faire croire aux jeunes que les jeunes sont trop jeunes pour accéder aux privilèges de la vieillesse. Il y a de très
beaux travaux d’historiens sur ces questions 26. Par exemple, à la Renaissance florentine, on disait aux jeunes :
« Vous êtes jeunes, vous avez la vertu, c’est-à-dire [la sexualité ( ?)], foutez-nous la paix pour le pouvoir ! »
[rires de la salle]… La théorie des trois âges qu’on trouve constamment chez les philosophes s’enracine dans
cela. Alain a ainsi fait une reprise naïve de l’idéologie : la jeunesse, c’est l’amour ; la vieillesse, c’est la
sagesse 27.
Les frontières les plus banales sont donc toujours des coups de force. Il y a toujours quelqu’un qui tire le
trait là où il y avait une distribution vraiment très continue. Il faut bien couper… Comme, en général, c’est
coupé dans la réalité (il y a l’âge du service militaire, l’âge de la retraite, etc.), on code facilement, et la vision
spinoziste se trouve renforcée : je trouve du tout-codé, pas de problème, je reproduis le code… Mais si, par
exemple, on veut coder le degré de notoriété scientifique 28, cela devient très compliqué. Là, il n’y a pas de code.
Et pour cause : tellement de gens ont intérêt à ce qu’il n’y ait pas de code sur ce point-là qu’il n’y en a pas ; et
peut-être qu’il n’y en aura jamais. [Le passage n’a pas été possible à reconstituer exactement : P. Bourdieu
semble expliquer que le sociologue crée alors un code, mais que ce code ne doit pas être mis sur le même plan
qu’un code fondé sur une différence constituée dans la réalité.] Dans un cas, c’est du codage savant, produit par
quelqu’un qui n’en a rien à faire, sinon essayer de comprendre. Il a besoin de créer une division pour pouvoir
trouver des différences, des relations entre les différences, des systèmes de relations entre les systèmes de
différences : c’est tout le travail scientifique. Dans l’autre cas, une frontière a été tranchée, en général au terme
de luttes, pour instaurer des rapports de domination, les divisions n’étant jamais comme les plateaux d’une
balance : il y a toujours un bon côté de la ligne. C’est une autre propriété des logiques pratiques : elles sont
commodes, pratiques, pas trop logiques pour pouvoir rester pratiques, mais elles sont aussi chargées de fonctions
pratiques, et en particulier de fonctions de domination, une chose fondamentale étant qu’il faut faire accepter
aux agents sociaux les divisions selon lesquelles ils sont classés, leur faire accepter par exemple que
masculin/féminin est une division légitime ou que « élevé/bas » est une définition éthique indépendante des
propriétés de ceux qui, comme par hasard, sont élevés ou bas (c’est-à-dire riches ou pauvres, par exemple).
Les perceptions ordinaires du monde social sont donc structurées selon des schèmes de perception
d’applications très générales qui valent aussi bien pour classer des agents sociaux que pour classer des œuvres
d’art, des livres, toutes les choses du monde… Ces principes sont des schèmes pratiques, préréflexifs, non
conscients, non explicites, quasi corporels, ce qui est, je crois, très important : les schèmes les plus profonds sont
incorporés. Le système de classement s’exprime par exemple dans la façon de se tenir : les jambes croisées ou
pas croisées, se tenir droit (le droit, c’est le masculin), la droite/la gauche, regarder dans les yeux, en face (chez
les Kabyles, une femme, respectueuse, baisse les yeux). La division droite/gauche devient une posture
corporelle. Ces principes de division incorporés sont, sans doute, ce qu’il y a de plus puissant, ce qui est le plus
constitutif du monde social. Je le disais la dernière fois : les principes structurants de la perception du monde
social sont, pour une très grande part, l’incorporation des structures objectives du monde social. Si par exemple,
dans les sociétés maghrébines, l’opposition entre le masculin et le féminin est une opposition déterminante à
laquelle toutes les autres (haut/bas, sec/humide, chaud/froid, est/ouest, etc.) peuvent être ramenées, c’est
fondamentalement parce que la division fondamentale de ces sociétés est la division masculin/féminin, qui se
retrouve dans tous les niveaux de la pratique, à commencer par la division du travail. Si l’on a à l’esprit que ces
divisions sont en harmonie, en phase avec les structures objectives et qu’elles existent à l’état incorporé, à l’état
de quasi-réflexes posturaux, on voit la force reproductrice de ces principes de vision et de division.

La création politique

Cela s’articule avec ce que je disais à l’instant de la politique. Le champ politique est le lieu où l’on parle du
monde social, où l’on parle du bon classement, où l’on dit, par exemple, que « la lutte des classes est dépassée »,
qu’« aujourd’hui, les oppositions sont ailleurs », ou bien que « telle opposition est archaïque, telle autre
moderne ». Le politique peut, me semble-t-il, faire deux choses. Il peut faire passer à l’état explicite cette
logique pratique de la perception du monde social, et peut-être que l’essentiel du travail politique consiste dans
cette sorte de promotion ontologique, qui transforme des schèmes pratiques corporels en opposition explicite,
qui énonce le préréflexif, le non-thétique. Le politique peut aussi (en général, c’est simultané) travailler soit à
renforcer, soit à transformer ces structures par l’explicitation célébrante ou critique. Le propre du travail
politique (il faut évidemment y englober le travail religieux, le travail prophétique par exemple) réside, me
semble-t-il, dans cette sorte de création qui consiste à faire passer les choses de l’état implicite à l’état explicite.
Vous allez me demander : « Mais pourquoi ce mot de création, souvent chargé de connotations idéologiques (les
“créateurs”, etc.), pourquoi cette concession au vocabulaire de la création ? » En fait, le propre des schèmes
pratiques est qu’ils sont aveugles à eux-mêmes.
D’une certaine façon, celui qui agit selon des schèmes pratiques ne sait pas ce qu’il fait, et l’une des
difficultés du travail anthropologique, ethnologique, consiste dans le fait que l’ethnologue, qu’il le sache ou non,
est dans une position quasi socratique ; il doit faire accoucher son informateur des principes de classement dont
son informateur n’a pas conscience et qu’il ne peut manipuler qu’en pratique. D’où le grand progrès qu’ont
réalisé certains courants de l’ethnologie, comme l’ethnobotanique, en employant des techniques indirectes qui
donnent aux agents sociaux l’occasion de mettre en pratique leurs schèmes de classement et, du même coup,
d’essayer d’expliciter ces schèmes : on met des plantes médicinales ou des objets sur des petits cartons et on
demande aux enquêtés de les classer puis de donner un nom à chacune des classes et enfin de dégager le principe
de la classification, le principe de production des différentes classes. J’ai transposé l’exercice à la politique ; on
met trente noms d’hommes politiques sur des petits cartons, on présente les petits cartons aux gens et on leur
dit : « Vous avez les cartons, classez-les comme vous voulez. » Puis, une fois qu’ils ont classé les cartons, on
leur demande : « Comment appelez-vous cette classe ? Et celle-ci ? » Il faut, bien sûr, réfléchir là-dessus car il
ne faut pas oublier que la situation est artificielle (c’est une bévue classique : dès qu’on fait des expériences, on
oublie la situation d’expérience).
Il faut savoir que la situation est artificielle, qu’elle est exceptionnelle pour la plupart des agents sociaux
qui, dans leur vie quotidienne, ne sont jamais exposés à ce genre de situations où ils ont à classer l’ensemble des
agents puis à expliciter les principes de classification… Mais cette correction mentale étant faite, il reste que
l’expérience donne quand même une idée de la façon dont les gens classent dans l’existence quotidienne. Une
chose intéressante [dans une expérience où les enquêtés devaient classer des cartons portant, chacun, le nom
d’une profession] est que ces taxinomies pratiques ont souvent des principes extra-politiques, par exemple
l’opposition masculin/féminin. Je l’avais raconté il y a quelques années ici même 29 : l’un des sujets soumis à
l’expérience […] avait fait deux catégories : une haute au-dessus d’ouvriers qualifiés et une basse en dessous, et,
pour la haute, il avait dit : « Tous des pédés ! », le symbole étant le présentateur de télévision… [rires dans la
salle]. On rit, mais c’est très compliqué, il faudrait analyser cela pendant des heures : sa réponse veut dire que
les divisions sociales sont surdéterminées sexuellement, que haut/bas, dans l’espace social, a à voir avec quelque
chose comme des problèmes de virilité.
Les agents sociaux mettent donc en pratique des schèmes pratiques, qu’on peut essayer de reconstituer par
des voies indirectes. Ces schèmes pratiques ne sont pas explicites, ils ne sont pas contrôlés. Ils n’ont pas la
constance et la cohérence de la logique : on classe, mais le temps passe et, à un certain moment, on a oublié [les
critères pratiques de classement mis en œuvre au début de l’opération] et il n’y a pas un Socrate pour dire :
« Mais tu disais tout à l’heure que… Il faudrait savoir… » Les logiques pratiques marchent approximativement,
dans le flou.

L’effet de théorie et les maîtres-penseurs

Là, je crée un suspense parce que ce sont, je crois, des choses que l’on comprend trop vite. Celui qui arrive avec
une classification et qui a en face de lui une logique pratique a une force fantastique. Si vous arrivez en disant
« Il y a deux classes » à quelqu’un qui n’y a jamais réfléchi et qui vous dit en situation de détresse (parce qu’il
faut bien donner une justification) « Tous pédés ! » ou quelque chose d’équivalent, vous avez une force
d’imposition absolument fantastique. C’est ce que j’appelle l’« effet de théorie », l’effet qu’exerce tout discours
théorique en tant que discours qui fait voir et qui fait croire en ce qu’on voit… La formule est un peu abrupte,
mais Marx (qui, de tous les théoriciens du monde social, est celui qui a exercé l’effet de théorie le plus puissant
puisqu’il a réussi à faire croire, presque universellement, que sa vision du monde social était la bonne, y compris
à ceux qui la combattent…) a tout inclus dans sa théorie, sauf l’effet de théorie. Quand nous mesurons
aujourd’hui, par le jeu des petits cartons, les opinions sur le monde social ou la vision du monde social, nous
mesurons l’« effet Marx ».
Cet effet que je suis en train de décrire, c’est l’effet qui s’exerce lorsque vous avez quelqu’un qui a une
logique pratique, qui sait les circonstances où il faut se courber, celles où on peut la ramener, etc. Ce sont des
choses complètement corporelles. Il y a une espèce de danse du monde social. Il y a aussi une courbure, un
volume social, ce qui a été très étudié : on a observé que plus les gens se sentent importants, plus ils tiennent de
place dans l’espace, et même dans l’espace temporel. Dans une assemblée, par exemple, sauf à être
statutairement mandatés pour parler (comme je le suis ici), les gens s’accordent, quand il y a une lutte pour le
monopole de la parole, un temps proportionné à l’idée qu’ils ont du temps que le groupe leur accorde, et cela se
sent à leur tempo, au rythme, à la rhétorique, etc. Bien sûr il y a toujours des gens qui estiment mal [rires de la
salle] et des pauvres gens qui s’accordent trop de temps (alors les autres commencent à bavarder), mais ce qui
est intéressant, c’est que les gens sont moins fous qu’on ne le croirait : grosso modo, le temps de parole que les
gens s’accordent dans une assemblée est une bonne mesure du temps que le groupe leur accorde. C’est une
espèce de représentation de son propre volume, de son poids social. Quand on dit « poids social », c’est tout à
fait corporel : ça devient une manière de marcher, une manière de porter la voix, un ton… On pourrait faire une
sociolinguistique de l’importance à partir du sentiment de l’importance que le sujet pense que le groupe lui
accorde.
Imaginez que, face à quelqu’un qui a une logique pratique, un sens de l’orientation, un sens pratique du
monde social et de sa propre place dans ce monde, arrive le théoricien (le mot n’a rien de péjoratif, je le dis
simplement) qui a une classification. Cela peut être, par exemple, une classification pur/impur, de type religieux.
Mais cela peut être une classification politique, comme aujourd’hui. Ayant en face de lui du préconstruit, du
préréflexif, c’est-à-dire tout ce que j’ai dit tout à l’heure, il exerce presque automatiquement un effet
d’imposition et il faudrait beaucoup de force symbolique pour résister à quelqu’un qui vous propose un
classement. Autre exemple : imaginez un jeu où vous demandez à des gens : « Prenez une feuille de papier et
dessinez-moi le monde social. » Les gens se demandent si le monde social est rond, carré, s’il a trois dimensions,
ou quatre, et quelqu’un arrive avec un petit schéma. C’est un effet de théorie. Voilà : l’effet de théorie, c’est
l’effet créateur qu’exerce le simple fait de parler explicitement (« opiner, c’est parler »), d’être en position de
parler le monde social. L’effet prophétique (« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé ») réside
ainsi fondamentalement dans cet acte de promotion ontologique qui consiste à dire aux gens ce qu’ils savaient
déjà sur le mode pratique, mais qu’ils sont émerveillés de découvrir dans l’objectivité d’un discours, d’une
quasi-systématisation (parce que les systèmes prophétiques ne sont jamais systématiques au sens de la logique)
des choses qu’ils sentaient.
L’effet de théorie agit donc comme effet d’explicitation. Cela dit, il y a une élasticité des schèmes
pratiques : les schèmes pratiques sont compatibles avec plusieurs opinions (excusez-moi d’accompagner mon
discours de métadiscours, mais je crois que c’est là un point très important). L’expérience peut être faite : le
même système de catégories pratiques, de schèmes pratiques, peut se reconnaître dans des explicitations
relativement différentes. L’élasticité n’est pas absolue (on ne peut pas dire au type du « Tous des pédés ! » que
Mourousi 30 est un travailleur de force), mais elle est beaucoup plus grande qu’on ne pourrait le croire. C’est ce
qui rend possible le travail politique. (Tout ce long discours peut vous paraître parfois compliqué et tout ce que
je vous ai dit, j’aurais pu le dire en trois minutes, mais, comme je l’ai dit plusieurs fois, la sociologie se
comprend de différentes façons. Par exemple, la dernière fois, je l’avais dit in abstracto, mais pour le
comprendre un peu mieux, je crois qu’il faut passer par des analyses qui lient le plus abstrait et le plus concret.)
L’un des effets politiques les plus importants réside donc dans cette capacité de faire exister l’une des
virtualités d’expression de schèmes pratiques, de classifications pratiques, de principes pratiques de vision du
monde, si bien que la lutte politique va être, pour une part, une lutte pour l’explicitation reconnue – « reconnue »
voulant dire dans laquelle les gens se reconnaissent et qu’ils reconnaissent parce qu’ils s’y reconnaissent. C’est
l’effet de prophétie… Ils s’y reconnaissent comme on dit : « C’est exactement ce que je pensais. » On emploie
alors l’imparfait, ce qui montre que c’est fini : on ne peut plus savoir ce qu’on pensait avant. Une fois qu’on a
entendu quelqu’un qui vous a dit ce que vous deviez penser sur un terrain où vous pensiez en schèmes pratiques,
vous ne saurez jamais plus ce que vous pensiez. C’est pourquoi il faut faire attention quand on écoute.
On a fait beaucoup de topos (c’était à la mode il y a quelques années 31) sur « les maîtres-penseurs », « les
maîtres à penser », etc. Mais la situation de maître-penseur est beaucoup plus répandue qu’on ne le croit. Le
maître-penseur, c’est quelqu’un qui a élaboré un tout petit peu plus que la moyenne des principes de vision du
monde (ça peut être de la morale, de la religion, de la politique, etc.) et qui, par le simple fait de présenter un
produit explicite et à prétention de cohérence (il n’a même pas besoin d’être « cohérent »), produit un effet
irréversible et fait penser qu’on pensait ce qu’il a dit.
Si cet effet est réel, et si, d’autre part, comme je l’ai dit la dernière fois (mais là, il faudrait refaire une
longue démonstration), ce que les agents sociaux pensent du monde social contribue à renforcer ou à transformer
le monde social, on voit qu’il y a une force symbolique du pouvoir symbolique, de la violence symbolique. Ce
n’est pas par goût du radicalisme chic que j’emploie l’expression de violence symbolique. Toute l’analyse que je
viens de faire dit qu’il y a une violence inhérente dans l’explicitation. Le dévoilement est une violence parce
qu’il ne faut pas oublier l’inégale distribution des capacités d’explicitation, des capacités d’accéder à l’opinion,
c’est-à-dire au discours, au discours formulé, explicite, susceptible d’être prononcé parce qu’il est susceptible
d’être écouté (cela rejoint ce que je disais à propos du volume social : si je ne parle pas, c’est souvent parce qu’il
n’y a personne pour m’écouter et que, de toute façon, je parlerais dans un désert). S’il est vrai que les capacités
de production de ce discours d’explicitation sont inégalement réparties, on voit que la violence politique est
inhérente à la structure sociale.
Si, maintenant, il est vrai, comme je l’avais dit la dernière fois, que la perception du monde social
contribue à la structure du monde social, à son maintien ou à sa transformation, on voit que les détenteurs du
monopole de l’explicitation de la vision du monde, c’est-à-dire les intellectuels, les lettrés, les parleurs, les
théoriciens, les détenteurs du monopole du discours sur le monde social sont dotés d’une force considérable. Ce
n’est pas par hasard si, dans la plupart des sociétés, il y a une lutte entre le roi, le bellator [celui qui combat], et
l’orator [celui qui prie], celui qui parle et qui, quand même, peut faire pièce au roi en disant que le monde est
autrement qu’il ne le dit. Une chose intéressante, d’ailleurs, ce sont les modes d’expression parfois différents
qu’emploient le roi et l’orator : le roi peut dire sans paroles comment il voit le monde social. Il peut le dire par
exemple à travers le plan d’une ville. Je pense à un travail de Gérard Fussman 32 qui montre que, dans l’Inde
ancienne, la philosophie du social des souverains se manifestait dans le plan de la ville. Bien sûr, il y a aussi le
nom de la ville (tout le monde connaît Stalingrad 33) et c’est important parce que donner des noms, c’est le b.a.-
ba de l’explicitation, puisque nommer, c’est dire comment il faut percevoir, voir, croire.
Mais on peut faire des discours sans paroles sous la forme d’un plan de ville, par exemple, qui est une
distribution idéale de l’espace social, avec les divisions en castes, quartiers séparés, circuits processionnels qui
suivent un ordre, qui est l’ordre idéal de la hiérarchie, etc. Par exemple, une procession peut être un discours
politique : les Panathénées 34, c’est un discours politique fantastique et quand il y a un sculpteur pour les
reproduire… On voit que, dans cette logique, l’art est un discours politique. Ne me faites surtout pas réduire l’art
au politique, mais il y a toujours dans un discours artistique une dimension politique dans la mesure où c’est une
des manières de parler du monde social. Comme le montre le portrait du roi 35, le dominant est pour une part
(c’est l’une de ses définitions) celui qui peut imposer le bon point de vue sur lui, le dominé étant celui qui ne
peut pas imposer le bon point de vue sur lui. L’un des enjeux de la lutte politique (j’avais dit que j’essaierais
d’analyser la logique spécifique de la lutte symbolique, de la lutte politique), c’est d’être capable d’imposer à
tous le point de vue qu’on a sur soi et qui est tout de même, en général, assez indulgent : c’est le bon profil. Je
reviendrai là-dessus. […]
Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (2)

J’aborde dans cette deuxième heure le problème de l’histoire sociale de la naissance de l’artiste au sens
moderne. Au cours de la dernière séance, j’avais essayé d’expliciter les principes de l’art pompier, en essayant
de montrer que les principes de l’art pompier pouvaient, en quelque sorte, se déduire d’une description
sociologique de l’institution académique. J’ai un peu accentué la déduction ; c’est le côté un peu scientiste […]
de la démarche employée. Mais c’est une situation assez exemplaire où décrire l’institution, c’est en quelque
sorte décrire les productions culturelles correspondantes, ce qui est une démarche beaucoup plus souvent
pertinente qu’on ne le croit. L’intérêt méthodologique de l’exercice est de faire voir que, dans certains cas, une
sociologie des œuvres, par exemple la sociolinguistique d’une œuvre intellectuelle, sous peine de rester dans le
bavardage descriptif, doit s’appuyer sur une sociologie de l’institution dans laquelle produisent (ou sont
produits) les producteurs du discours considéré. Cela vaut en histoire de l’art, mais aussi en histoire de la
littérature, des sciences, etc.
Je vais dire une petite méchanceté mais parfois elles sont utiles… L’histoire littéraire est en France
aujourd’hui dans un état de crise avancé, presque pathétique, chaque producteur se croyant obligé (c’est un
indice de cette crise) d’inventer un sigle pour caractériser sa propre production (« sociocritique 36 », etc.). Si l’on
voulait faire une sociologie rigoureuse des œuvres, il faudrait les rapporter à la position dans l’espace de
production de ceux qui les ont produites : c’est le b.a.-ba de ce que j’enseigne depuis des années. Mais étudiant
des productions d’institution, des productions académiques, par exemple la thèse de doctorat ou le normalien
écrivain, on se prive d’un instrument capital si on étudie les œuvres, Julien Gracq ou Giraudoux, sans étudier les
conditions sociales de production, c’est-à-dire l’institution dont ils sont le produit, en l’occurrence l’École
normale [supérieure]. La sociologie des œuvres est inséparable d’une sociologie des institutions dans lesquelles
les œuvres sont produites…
Je le dis solennellement, mais c’est relativement important et très peu compris, au point d’ailleurs que ce
que je dis sur l’art pompier, qui peut paraître trivial, n’est jamais dit. L’art pompier est brusquement devenu à la
mode 37, mais ce qui, me semble-t-il, crève les yeux, n’est jamais dit : on fait comme si c’était un art qui a des
propriétés esthétiques, que l’on peut discuter, mais on n’affirme pas de façon aussi forte qu’il le faudrait que
comprendre cet art, c’est comprendre, non pas ceux qui l’ont produit au sens d’individus – il s’agit là d’une autre
erreur quand on veut faire de l’histoire sociale de la littérature ou de la peinture : on croit qu’il suffit d’étudier
les producteurs, leur biographie, etc. –, mais aussi la position des gens dans l’espace de production et, dans le cas
particulier, la position institutionnelle, puisque les peintres académiques étaient adossés à une institution
dominante dans le champ telle que faire de la peinture, c’était faire ce qu’ils faisaient. Ils avaient donc le
pouvoir de définition (le lien avec [la première heure du] cours est évident) de la bonne vision du monde, de ce
qu’il fallait voir, de ce qui était à voir, c’est-à-dire à peindre, de ce qui était à ne pas voir, qui était détestable (le
peindre, c’était se couler), la définition de la peinture légitime coïncidant avec une définition picturale de ce qui
devait être peint et de la manière de le peindre. Tout cela est inscrit dans l’institution.

Les écrivains ne devraient-ils pas parler pour ne rien dire ?

Pour récapituler : j’avais commencé, la dernière fois, en vous citant deux textes, l’un de Laforgue, l’autre de
Courbet, où il était dit que l’histoire de la peinture, au XIXe siècle, était l’histoire de la libération de la peinture
par rapport à l’institution académique. Ce que je fais là, c’est l’histoire d’un mouvement de libération, c’est-à-
dire l’histoire de la conquête de l’autonomie, d’une autonomie collective, d’une autonomie institutionnelle, du
droit de faire certaines choses d’une certaine façon ; en l’occurrence, ce qui est en jeu, c’est le droit de faire de la
peinture picturalement. Je prolongeais en disant (c’était le schéma de mon analyse) que, dans cette lutte de
libération qu’a été l’histoire de la peinture vers 1830, les peintres n’ont pu triompher qu’avec l’assistance des
écrivains qui, ensuite, se sont servis de l’exemple des peintres pour accomplir eux-mêmes leur libération. Là,
j’anticipe beaucoup sur l’ensemble de ce que je vais dire. Si je voulais maintenir le suspense, je ne devrais pas
du tout faire ainsi, mais je veux donner la ligne générale avant d’entrer dans le détail.
Je voudrais vous citer un autre texte. Je disais l’autre jour que Zola a eu un rôle particulier, bizarre, d’agent
historique inconscient, ce qui est une figure dont on trouverait l’équivalent dans d’autres domaines. Il a été le
porte-parole par excellence de Manet et il a été le défenseur de la peinture-peinture, c’est-à-dire d’une peinture
qui n’a d’autre justification que d’être picturale, et qui n’a plus besoin de se justifier par la qualité – et
notamment l’importance historique – des objets qu’elle représente. Je suggérais que, chose étonnante, Zola
n’avait pas profité, en quelque sorte, pour lui-même, de la libération dont il se faisait le porte-parole, de la
libération des peintres. Cette esthétique était pourtant passée par sa bouche. Tous les historiens disent en effet
que Zola a vraisemblablement travaillé, non pas sous la dictée de Manet, mais après avoir entendu Manet, Manet
ayant une capacité d’explicitation (on retrouve le sujet de tout à l’heure) supérieure à la moyenne chez les
peintres, surtout à cette époque. Cela doit être évidemment rattaché aux caractéristiques sociales des peintres
qui, les enquêtes le montrent, sont d’origine sociale plus basse et ont fait moins d’études que les écrivains. On
raconte qu’au café où se rejoignaient les impressionnistes et les écrivains, Renoir et Monet restaient silencieux
et que, souvent, on se moquait un peu d’eux, parce qu’ils étaient un petit peu grossiers, ils ne parlaient pas
bien, etc. Il y a trois grandes exceptions à cette relation peintre-écrivain, à ce rapport de force : Delacroix, qui
écrivait et qui écrivait bien (je pense qu’il avait le bac ou équivalent), Manet, et je crois que le plus typique est
Duchamp qui, le premier, a explicitement dénoncé la formule « bête comme un peintre 38 » qui était courante
chez les écrivains. Il en est de même dans le milieu universitaire, où on dit « bête comme un géographe ».
Ce sont des formules classificatoires qui recourent à des différences sociales : la hiérarchie des disciplines
qui mène des mathématiques à la géologie ou de la philosophie à la géographie correspond à une hiérarchie
d’origine sociale… « Bête comme un géographe » signifie qu’il y a des caractéristiques sociales, des conditions
sociales de production des géographes qui font que, du point de vue des dominants dans un espace déterminé, ils
apparaissent « bêtes ». « Bête comme un peintre » voulait dire la même chose : ainsi, Monet a dû quitter l’école
à douze ans et a fait des ateliers de province. En tant que manuel pas très instruit, il n’était pas très à l’aise dans
les discussions esthétiques avec les écrivains.
Après cette parenthèse dans la parenthèse, je reviens à Zola. Il a été le porte-parole d’un peintre qui se
distinguait par sa capacité de parole particulière et il a, du coup, exprimé une esthétique qu’il n’a pas transposée
dans sa pratique d’écrivain. Le problème me paraît très bien posé dans un texte de Gide sur lequel je suis tombé.
Je le donne encore une fois en exergue : « Je me suis souvent demandé par quel prodige la peinture était en
avance et comment il se faisait que la littérature se soit ainsi laissé distancer. Dans quel discrédit aujourd’hui
tombe ce que l’on avait coutume de considérer en peinture comme “le motif” ! Un beau sujet ! Cela fait rire. Les
peintres n’osent même plus risquer un portrait qu’à condition d’éviter toute ressemblance. Si nous menons à bien
notre affaire, et vous pouvez compter sur moi pour cela, je ne demande pas deux ans pour qu’un poète de demain
se croit déshonoré si l’on comprend ce qu’il veut dire. Oui, monsieur le Comte ; voulez-vous parier ? […] Je
propose d’œuvrer à la faveur de l’illogisme. Quel beau titre pour une revue : Les Nettoyeurs 39 ! »
Gide écrit cela dans Les Faux Monnayeurs. Je ne veux pas faire une analyse littéraire sauvage, mais on peut
dire que Les Faux Monnayeurs est un livre dans lequel est posée en pratique la question de l’expression du
discours : le roman doit-il dire quelque chose ou doit-il être un roman pur qui ne dit rien que le fait de se dire ?
Comme toujours en pareil cas, on a un roman sur le roman, avec des effets de mise en abîme : un romancier dit
qu’il écrit un roman à propos d’un roman ; le roman devient à lui-même sa propre fin, il devient explicitement
romanesque, comme la peinture était devenue picturale. Vous voyez que Gide retrouve spontanément la
comparaison avec la peinture : comment les écrivains ont pu rester à la traîne de la libération que les peintres ont
accomplie en affirmant le refus explicite de la soumission au motif ? En fait, les poètes auxquels il fait allusion
avaient, contrairement à ce qu’il dit, accompli l’équivalent de cette révolution. Les romanciers, eux, n’étaient
pas arrivés au bout (il faudra attendre le « nouveau roman 40 »).
L’histoire que je voudrais raconter, c’est l’histoire d’une libération des producteurs de discours par rapport
à l’obligation de dire quelque chose. Cela ramène à ma description de l’art pompier. Un impératif fondamental
de l’art académique était qu’il devait signifier, et ce que Zola disait dans le texte que j’avais cité la dernière fois
en commençant, c’était : « Mais pourquoi demande-t-on à ces gens de signifier ? La peinture n’est pas un
langage. » Zola ne le disait pas encore mais [il mettait en question l’obligation faite] aux arts du langage, c’est-
à-dire à l’écriture, de signifier, de dire quelque chose de transcendant à la manière de le dire : les écrivains ne
devaient-ils pas se mettre à parler pour ne rien dire, parler pour parler, et retourner l’intention esthétique sur
l’intention expressive, sur l’expression elle-même, au lieu de subordonner l’expression à un contenu exprimé ?
Voilà ce qui me paraît être l’enjeu.

Le maître et l’artiste

Maintenant, je rappelle très vite les principales caractéristiques de la peinture académique que j’avais déjà
évoquées. J’y reviendrai dans une autre phase de ce cours où j’évoquerai les critiques qui ont été adressées par
les critiques à l’œuvre de Manet. On retrouvera alors, mais à l’état pratique et implicite, les principes que je suis
en train de dégager à propos de l’art académique. Aujourd’hui, c’est par une réflexion sur l’institution et le
discours académique que je dégage les principes constitutifs de la peinture pompier. Ces principes s’expriment, à
l’état pratique, dans la logique que j’ai dite tout à l’heure (on va avoir une sorte de vérification), sous forme de
« j’aime »/« je n’aime pas », « ce n’est pas fini »/« c’est trop léché », etc. Je peux préciser d’ailleurs que, dans
mon travail, j’ai commencé par analyser les taxinomies pratiques que les critiques mettaient en œuvre dans leurs
perceptions scandalisées des peintres impressionnistes, les taxinomies pratiques s’exprimant beaucoup mieux
devant quelque chose qui ne va pas. L’indignation en effet fait sortir l’implicite, ce qui est d’ailleurs important
comme technique d’entretien : si vous demandez à quelqu’un ce qu’est un « beau mariage », il ne saura pas vous
répondre, il explicitera beaucoup plus facilement ses principes pratiques si vous lui demandez de vous raconter
des mariages scandaleux. Là, c’est pareil : les peintres académiques sont peu explicites si on leur demande ce
qu’il faut faire pour faire un beau tableau, mais, devant cette espèce de scandale que constitue l’Olympia de
Manet, ils disent pourquoi le nu est très bien quand Couture peint des nus froids, glacés, mais scandaleux quand
c’est l’Olympia. Devant l’Olympia, ils sortent de leurs gonds, leur implicite le plus profond s’exprime un petit
peu. J’avais donc commencé à expliciter ces taxinomies à partir de l’analyse des critiques ; ce n’est qu’ensuite
que j’étais revenu à l’analyse que je vous présente aujourd’hui sous une forme plus dogmatique.
Un grand principe, c’est que le peintre académique, par opposition à un artiste, est essentiellement un
maître. Il est un maître avec ce que cela implique : il est canonisé, consacré par une institution académique. Il a
une autorité d’institution. C’est un mandataire, un délégué, alors que, quand le personnage de l’artiste sera
inventé, sa personne comptera autant que son œuvre et son statut, et c’est avec les impressionnistes qu’apparaît
l’intérêt pour la biographie et les excentricités, réelles ou imaginaires, des peintres. Le maître, lui, n’a pas de
biographie. Il a, et c’est une grosse différence, une carrière, un cursus honorum : il est passé par l’atelier, il a fait
le concours des Beaux-Arts, il est allé à Rome, il est devenu professeur aux Beaux-Arts, il a ensuite préparé le
concours de Rome, puis il a été au jury de Rome, il a eu la Légion d’honneur. Même maintenant que le champ
artistique est complètement autonomisé, il existe toujours des peintres avec ce cursus : j’avais donné il y a
quelques années, dans l’article « La production de la croyance », quelques exemples de peintres contemporains
qui ont un cursus de type universitaire, avec une clientèle du même type 41. Ce sont des peintres garantis par
l’État et cela rejoint un problème que je posais implicitement tout à l’heure : n’y a-t-il pas dans le monde social
une vision garantie par l’État ?
La seule définition de l’État dont je sois sûr pour le moment est la suivante : l’État détient le pouvoir de
garantir certaines visions. Ainsi, le titre scolaire garantit que vous êtes intelligents, que vous savez des
mathématiques. J’ai dit il y a quelques années que l’État a le monopole de la violence symbolique légitime 42 – il
dit : « Vous êtes ceci », et cela a force de loi. Les gens, grosso modo, croient ce que dit l’État. Même dans les
périodes de contestation aiguë comme Mai 68, où les gens croient tout contester, ils ne contestent pas tellement
les choses fondamentales du fait qu’elles sont dans leurs cerveaux sous forme de structures de perception, etc.

Une révolution symbolique

Le maître est un artiste dont les prix, à la limite, sont garantis. De la même manière que la Banque de France
garantit la monnaie fiduciaire, la Banque de France étatique garantit les titres scolaires, les protège contre les
dévaluations. Ici, l’État, d’une certaine façon, garantit le cours des peintres. C’est assez extraordinaire : la
révolution artistique que je raconte est, en même temps, une révolution économique. En effet, des peintres dont
vous ne connaissez même plus le nom valaient très cher. Dans une vente célèbre, l’un de ces peintres s’est vendu
trois fois plus cher qu’un Titien ; cinq ans après, il ne valait plus rien. Cela fait le lien avec la première heure qui
pouvait paraître un peu gratuite et abstraite : les révolutions symboliques, c’est-à-dire les révolutions de la
vision, des principes de vision et des principes de division, des principes de classement, ont des effets très réels,
comme des effondrements de cours. Mutatis mutandis, vous pouvez penser ce que je raconte par analogie avec
les bouleversements qui se sont produits, malgré tout, en Mai 68 : le cours de certaines disciplines s’est effondré.
La philologie s’est ainsi effondrée au profit de la linguistique, ce qui n’était pas du tout joué avant 1968.
Ces révolutions de la vision ont des effets très réels, des effets économiques. En même temps, comme elles
portent sur les principes de vision avec lesquels – je l’ai dit longuement tout à l’heure – les gens font corps, ce
sont des révolutions spécialement déchirantes. Au fond, elles peuvent être presque plus cruelles que les
révolutions politiques qui privent les agents sociaux de leurs biens, parce que, privant les agents sociaux de leur
vision du monde, elles leur arrachent leurs structures mentales, elles déconsidèrent tout ce à quoi ils croyaient.
C’est pour cela que des révolutions comme celles de Mai 68 ou de 1848 peuvent rendre rend fou… Vous pouvez
relire L’Éducation sentimentale de Flaubert dans cet esprit 43. Agressant les agents sociaux dont les intérêts sont
attachés aux catégories de perception mises en question, les révolutions symboliques provoquent des drames
absolument pathétiques, analogues à ceux qu’on observe dans les sociétés précapitalistes lorsque les vieux
paysans traditionnels sont confrontés à des révolutions techniques qui sont en même temps des révolutions
symboliques ; la manière de labourer, face à l’est, lentement, sans se presser, etc., engage tellement de catégories
de perception (est/ouest, masculin/féminin, droit/couché, virilité, etc.) que quand des jeunes gens se mettent à
labourer à toute vitesse, pour le rendement, ce n’est pas simplement un changement économique, c’est
l’effondrement d’une vision du monde qui représente, d’une certaine façon, ce que les gens ont de plus précieux.
C’est une espèce de meurtre symbolique. La révolution impressionniste est de ce type. Des gens, des critiques
hurlent de désespoir : « Si l’art, c’est l’Olympia, alors je suis un vieil imbécile… » Le monde s’écroule, tout est
fini.
Les grandes révolutions religieuses, les grandes hérésies sont de la même façon des conversions complètes
de la vision du monde. On comprend pourquoi elles sont terriblement meurtrières. Si l’on s’étonne que les
Irlandais se battent en l’absence d’enjeu économique 44, c’est qu’on ne comprend plus ce genre de choses. Au
nom d’une espèce d’économisme, on considère qu’une révolution où il n’y a pas d’enjeux économiques, ce n’est
pas sérieux ; ce serait une « révolution partielle » comme disait Marx 45. On pourrait parler de l’Iran 46. J’ai peur
en disant cela ; je fais ces rapprochements parce que je ne voudrais pas que vous pensiez que je vous raconte une
petite histoire anecdotique du XIXe siècle, mais j’ai peur, évidemment, que, devant ces rapprochements, vous
pensiez : « Mais enfin, il mélange tout, quel est le rapport ? »
Pour comprendre ce qu’est une révolution symbolique, je décris ce qu’était, me semble-t-il, la structure du
monde et de la vision du monde de ceux qui produisent cet art académique. Le peintre n’était pas un artiste, il
n’avait pas de biographie, il avait une carrière. (Un mot au passage sur l’analogie avec l’opposition entre
professeurs et artistes. Encore aujourd’hui, des statistiques, même grossières, montrent que les professeurs sont
plus souvent mariés, ont en moyenne davantage d’enfants que les intellectuels libres ou que les artistes 47 ; ils
sont plus rangés, ils ont plus souvent la Légion d’honneur. Cette opposition structurale reste très forte et elle
recouvre l’opposition critique/peintre ou critique/écrivain.) Le maître s’oppose à l’artiste. Il doit s’effacer,
puisqu’il compte, non pas en tant que personne, mais en tant que mandataire. Il est semblable au prêtre dans les
analyses wébériennes : alors que le prophète a un moi et n’a de garant que lui-même (il est obligé de dire :
« C’est moi qui vous le dis »), le prêtre est toujours mandataire et est condamné à l’effacement. Il y a une sorte
d’hypocrisie structurale du mandataire (on pourrait penser aussi aux porte-parole de partis 48). Quand le prêtre ou
le maître dit « je », c’est un « je » collectif, ou alors c’est une usurpation. De cet effacement structural découle le
fait que la copie est valorisée au même titre que l’œuvre originale et que l’accent est mis sur l’exécution et sur la
virtuosité de l’exécution. D’où la technomanie, le technicisme, le culte de la prouesse, ainsi que la soumission à
la demande, l’exigence que le discours ait un message, et tout ce que j’avais dit : le culte du fini, le primat de la
ligne sur la couleur, etc.

Une peinture historique

Il faut ajouter une dernière propriété importante, celle qu’en général on met au premier plan parce qu’elle frappe
le plus : l’œuvre académique doit avoir un sujet historique. Il y a un lien entre cette peinture et la peinture
historique. On dit que la révolution impressionniste a consisté à réhabiliter le paysage, lequel était, dans la
hiérarchie, au plus bas degré : on avait, tout en haut, la peinture d’histoire politique, la peinture religieuse et on
arrivait par un dégradé à la forme inférieure du paysage, surtout s’il était dépourvu de sens historique (on
pouvait faire Phocion 49 mais les gens de Barbizon par exemple faisaient des paysages purs ; ils avaient une
clientèle, mais ils étaient ravalés au bas de la hiérarchie des peintres).
En quoi ce lien entre la peinture pompier et l’histoire est-il inscrit dans la position de l’art académique ?
C’est que la peinture d’histoire est, elle aussi, recommandée au nom d’un rapport hiérarchique : le rapport entre
le discours et la peinture. C’est la fameuse formule ut pictura poesis. Un livre célèbre de Lee 50 porte ce titre et
le thème a été beaucoup travaillé : la peinture ne peut s’ennoblir qu’en mimant la littérature ou l’histoire et en se
donnant des sujets historiques, c’est-à-dire un discours, et un discours historique. La peinture académique
accepte donc cette hiérarchie fondamentale qui place le discours au-dessus de la peinture et, pour elle, les
peintres les plus nobles sont ceux qui adoptent les sujets historiques qui sont les sujets plus nobles et qui sont les
sujets qui demandent aux spectateurs l’attitude la plus noble, à savoir la culture historique, la culture humaniste
qui s’acquiert à l’époque dans les écoles jésuites ou dans les lycées. L’impératif de signifier qui est central dans
la peinture académique et qui commande par exemple le primat de la ligne sur la couleur (la ligne, c’est la clarté,
la lisibilité) se combine avec l’impératif de signifier des choses nobles et cela académiquement. Or ce qui est
noble académiquement, c’est ce qui est historique. Plus c’est ancien, plus c’est beau, et c’est encore vrai
aujourd’hui : les disciplines sont d’autant plus nobles qu’elles sont plus éloignées dans le temps, et l’histoire
médiévale est beaucoup plus noble que l’histoire moderne (ne parlons pas de l’histoire de l’Assyrie…). Plus
c’est loin dans le temps, plus c’est beau ; c’est là une structure mentale très profonde. Cette hiérarchie des
noblesses liée au degré d’ancienneté historique se combine avec l’impératif de lisibilité pour donner des
tableaux à programme qu’on ne peut comprendre qu’en lisant la légende, laquelle est toujours une information
historique : c’est une legendum. Elle dit qu’il faut lire le tableau et le lire à partir de ce que le peintre dit dans la
légende (et pas autrement). Les peintres ambitionnent de rivaliser avec les historiens, et certains ont fait des
travaux historiques considérables pour reconstituer dans le détail les boutons que portaient les lanciers du
régiment qu’ils peignaient, ou la forme de la chaise sur laquelle était assis le héros.
Le tableau doit donc dire quelque chose et proposer un sens transcendant au jeu des formes et des couleurs,
au pictural. Il doit dire quelque chose et le dire clairement. Je cite Boime – qui, comme la plupart des grands
historiens de cette peinture, écrit en langue anglaise : « Le tableau est un énoncé historique exigeant une
exposition claire 51. » Le tableau est donc un discours historique dans lequel les techniques d’expression doivent
être subordonnées à la chose à dire. La forme n’a pas d’autonomie par rapport au message, et un grand enjeu va
être de dire : « Ce qui compte, c’est la manière de dire. » Autre citation que j’emprunte à un autre auteur,
Sloane : « Pour les peintres académiques comme pour les critiques conservateurs [P. Bourdieu précise : ils
l’étaient presque tous], les valeurs littéraires sont un élément essentiel du grand Art, et la fonction principale du
style est de rendre ces valeurs claires et agissantes pour le spectateur 52. » C’est encore la même idée : la
technique, même si elle est valorisée dans la logique de la prouesse, reste toujours subordonnée à l’intention
expressive. C’est ce que je disais tout à l’heure à propos du mot « légende » : cette peinture est beaucoup plus
faite pour être lue que pour être vue. Elle est faite pour être déchiffrée au même titre qu’un message littéraire et
la lecture adéquate est une lecture historiquement informée qui prend plaisir à retrouver et à lire toute une
histoire.

Une peinture de lector

Comme je vous l’ai dit l’autre jour, la métaphore de la lecture, beaucoup employée au moment de la vogue de la
sémiologie, n’est pas neutre. Elle est typiquement une vision académique, une vision de professeur. Dans le
langage latin, je crois que c’est Gilbert de la Porrée, un scolastique, qui, selon une distinction que je reprends
toujours avec un peu de satisfaction sadique 53, opposait les auctores, c’est-à-dire les auteurs, les créateurs, aux
lectores, les professeurs qui lisent les choses écrites par d’autres 54. Comme je l’ai montré cent fois, le lector a
une sorte de biais qui le porte à concevoir que toute perception est une lecture, c’est-à-dire un acte de
déchiffrement. Traitant comme faites pour être lues des choses qui n’ont pas été conçues ainsi, il commet des
erreurs théoriques très importantes. Je prends un seul exemple pour faire le lien avec ce que je disais en première
heure, à savoir qu’un rituel, c’est plutôt de la gymnastique que de l’écriture. On peut en effet « lire » un traité de
gymnastique en oubliant qu’il était fait pour faire remuer les gens, ou bien lire (au sens de « lecture » dans les
années 1960) un traité de danse en oubliant qu’il était fait pour faire gesticuler les gens. « Je tourne sept fois de
droite à gauche, je passe sous l’épaule gauche, je passe sous l’épaule droite, avec la main droite, la main
gauche » : un rituel, c’est de la gymnastique. La peinture aussi, c’est pour une part de la gymnastique, c’est un
travail qui a sa logique propre, mais je n’ai pas envie de reprendre une littérature de peintres sur la peinture qui
accentue ce côté gestuel, sensuel, et dont je dirais, pour suggérer les choses (le discours savant ne pourrait le dire
qu’avec beaucoup de longueurs), que c’est le discours esthétique du pauvre, du peintre qui, n’ayant pas beaucoup
de langage, se réfugie dans l’irréductibilité du « je patouille dans la peinture » [rires de la salle].
La peinture académique est donc une peinture de lector qui s’adresse à des lectores et qui est faite pour être
lue, déchiffrée, comme s’il s’agissait d’un document. À la limite, on peut se demander, comme le faisait Zola,
pourquoi les peintres n’écrivent pas [plutôt que de peindre] : racontant une histoire, est-ce que les peintres ne
perdent pas la spécificité de l’œuvre [picturale] qui est quand même de faire voir dans un espace à deux
dimensions, avec des couleurs, etc. ? Cette peinture académique faite pour être lue a une fonction de
renforcement de la culture qu’elle investit (la culture jésuite, les auteurs de l’Antiquité et un peu la tradition
biblique, etc.) et de renforcement des détenteurs de cette culture, qui se sentent lecteurs légitimes. L’institution
académique, en désignant les peintres légitimes, les maîtres, désigne du même coup les destinataires légitimes
des maîtres… On n’entre pas si on n’a pas la licence, la licentia docendi […]. C’est une fonction capitale que le
musée joue toujours : quand j’entre dans un musée, j’exprime mon droit à voir. Je ne prolonge pas, mais je
pourrais prouver cette boutade : je pourrais vous prendre au piège, avec des questions innocentes (« Aimez-vous
mieux visiter un musée tout seul ou accompagné ? ») – je connais les réponses statistiques [rires de la salle] !
Ce droit à la lecture est donc aussi une reconnaissance de ce droit, et on voit que l’enjeu de la révolution va
être de déposséder ces lectores de leur droit à la lecture : ils ne vont plus rien comprendre [devant] des
analphabètes, des Américains (c’était vécu ainsi) qui débarquent et qui aiment, achètent l’impressionnisme. Il y
a une révolution, un effondrement des titres : jusqu’ici, pour entrer dans un musée, il fallait des titres scolaires, il
fallait avoir fait ses humanités et savoir qui est Phocion. Brusquement, le premier barbare venu d’outre-
Atlantique se trouve plutôt favorisé devant l’Olympia : n’ayant pas de préjugés, il voit plutôt mieux. C’est un peu
une révolution culturelle, et la révolution impressionniste est également intéressante en ce qu’elle donne une
idée de ce que représenterait une vraie révolution culturelle : elle est une espèce de révolution culturelle en petit,
qui, comme toutes les variations imaginaires réalisées dans l’histoire, donne une idée de tous les enjeux investis
dans la culture, dans ces choses dont on a l’habitude et qui font que vous êtes capable d’étriper quelqu’un parce
qu’il n’est pas complètement d’accord avec vous sur Mondrian. Les luttes symboliques sont très violentes.
(Décidément, aujourd’hui, je suis dans une logique prophétique, je ne sais pas pourquoi mais, plus que
d’habitude, je veux faire sentir les implications de ce que je dis.)
La peinture académique demande donc une lecture historique attentive aux allusions et supposant une
connaissance de l’histoire, donc une connaissance non spécifique : on peut tout ignorer des techniques de peintre
et être néanmoins à la hauteur ; en ce sens, le peintre est complètement effacé en tant que peintre. Il y avait
probablement au niveau des critiques une espèce de conscience d’un certain nombre de prouesses désignées par
l’École, les raccourcis par exemple. Le cursus était, comme la plupart des cursus scolaires, hiérarchisé
arbitrairement : pourquoi les choses sont-elles enseignées dans un ordre plutôt que dans un autre ? Pourquoi
apprend-on Les Aventures de Télémaque avant Athalie, et Athalie avant La Chartreuse de Parme ? Le cursus
définissait donc une hiérarchie des prouesses et, dans leur production, les maîtres faisaient par exemple des
coups de quatrième année à l’intention des lecteurs connaissant cette hiérarchie. Cela donne un ensemble de
choses complètement fictives, internes, formidablement arbitraires puisque uniquement fondées sur la logique
de l’institution, de la formation. C’est un exemple typique du cercle de la reproduction : des structures, des
hiérarchies objectives deviennent des structures mentales, des hiérarchies subjectives, en accord avec ces
structures mentales, et tout paraît complètement naturel, au point que celui qui arrive et dit : « Mais, voyons,
pourquoi faire des plâtres ? Pourquoi ne pas faire “Chevalet devant la nature” ? », on le tue.

L’effet de déréalisation

Le tableau doit donc dire quelque chose et le dire clairement. La chose qu’il dit doit mériter d’être dite et être
haut placée dans la hiérarchie académique, la référence historique est une garantie de légitimité. En même
temps, il est très intéressant de voir que tout le monde s’est étonné du scandale d’Olympia. Des nus, il y en avait
eu avant dans la peinture. En fait, le scandale tient simplement au fait que ce n’est pas un nu historique. On a
tout de suite dit : « C’est une petite putain de tel quartier » – c’était un nu contemporain. Si vous rapprochez cela
de ce que je disais tout à l’heure de la hiérarchie des disciplines, vous comprendrez pourquoi (je vais plaider
pour ma paroisse) la sociologie fait toujours scandale alors que l’ethnologie et, plus encore, l’histoire sont très
bien acceptées : c’est l’« effet Olympia ». Quand vous faites un nu du type Phryné devant l’Aréopage [tableau de
Jean-Léon Gérôme (1861)], il n’y a pas de problème, parce qu’il y a la déréalisation historique.
Il faudrait réfléchir à cette chose très mystérieuse qu’est la déréalisation historique. Un texte illustre bien
cela : dans son article à propos du Journal d’Amiel, Luc Boltanski décrit l’« érotisme académique 55 » [PB
sourit]. C’est un long papier où est analysé, entre autres choses, le rapport aux textes érotiques en latin, cette
espèce d’érotisme très spécial qui consiste à n’accepter la chose érotique que sublimée, euphémisée à travers le
latin. Vous savez qu’il y a encore cinquante ans à peine, quand on voulait raconter des choses un peu corsées
dans les articles ethnologiques, on écrivait en latin : le latin était l’instrument d’euphémisation par excellence.
Ce qui me conduit à dire que l’historicisation a cette fonction d’euphémisme : elle met à distance et, en même
temps, transforme les choses en culture. Voilà encore une chose qui n’est pas suffisamment réfléchie : qu’est-ce
que le devenir-culture de quelque chose ? Vous dites quelque chose, cela fait scandale et quand cela devient
« Pascal contre Voltaire 56 », on peut disserter, alors qu’il suffit de le redire d’une manière non dissertative pour
que cela donne « public/privé »… Qu’est-ce donc que cet effet de déréalisation qui est associé à l’histoire et qui
est très associé à l’institution académique ? Réfléchissez par exemple sur la règle qui interdit de déposer une
thèse sur un auteur vivant : pourquoi cet effet de neutralisation ?
Appelée par tout le système, l’historicisation, le caractère historique des sujets, est sûrement la propriété la
plus surdéterminée. L’histoire est ce qu’il faut dire, ce qu’on peut dire parce que c’est légitime. C’est aussi ce
qui permet de dire presque n’importe quoi, d’aller aussi loin que possible. C’est le fameux exemple de Couture :
le sujet des orgies romaines 57 est mille fois plus scandaleux que l’Olympia de Manet. Mais c’est un sujet
historique et la peinture, par sa manière, rappelle l’historicité. La technique même a ce côté transhistorique,
éternel, qui caractérise l’art académique, car les arts académiques sont éternels, ils ont partie liée avec ce
sentiment d’éternité, avec l’humanité éternelle. Dans un très beau passage de L’Évolution pédagogique en
France, Durkheim oppose ce que fait l’enseignement des humanités à ce que fait l’ethnologie : il dit que les
Grecs et les Romains sont enseignés de telle manière qu’ils sont immédiatement renvoyés dans une sorte
d’éternité 58, même s’ils sont en même temps traités comme nos contemporains, au travers de tous les sujets de
dissertation sur le thème : « L’éternité, le sens éternel de l’œuvre de Racine », « Racine, toujours vivant ».
Durkheim oppose cette espèce d’humanité transhistorique à l’humanité que nous renverrait une ethnologie de la
Grèce ou de Rome : des personnages éternels, aux sentiments éternels, sur lesquels on peut éternellement
disserter, deviendraient des personnages réels avec des conflits, etc.
Par conséquent, l’historicisation académique sacralise (parce que ce qui est ancien est noble), elle déréalise
et, avec le formalisme technique, elle contribue à produire cette sorte d’impression d’extériorité froide qui rend
froids les sujets les plus brûlants. La froideur de la forme et des associations formelles fait qu’il faut être
vraiment académique pour faire de l’érotisme avec cela (c’est l’effet Amiel). Là, je citerais Baxandall qui est
sûrement l’un des plus grands historiens de l’art vivant. Nous avons publié dans Actes de la recherche en
sciences sociales la quasi-totalité de la traduction d’un livre qu’il a fait sur le Quattrocento et qui va être
republié incessamment chez Gallimard 59. Dans une conférence récente sur David 60, Baxandall raconte la
perception que les romantiques allemands avaient de la peinture académique française, qui, à l’époque, restait
encore dominante. Schlegel que cite Baxandall disait que cette peinture a deux propriétés : l’une qu’il appelle la
« pantomime », l’autre la « mercerie ». La « pantomime », c’est le caractère théâtral des personnages qui,
conformément au souci d’avoir des sujets nobles, méritant d’être représentés (donc historiques, drapés, etc.),
doivent toujours avoir des poses héroïques. Schlegel voit très bien que c’est aussi lié à l’idée que le plus noble,
c’est l’âme : pour représenter l’âme quand on ne peut peindre que des corps, il faut peindre les corps dans des
postures animées, inspirées, théâtrales, ce qui donne les gestes grandioses (qui résultent aussi du fait que les
sujets doivent être moraux et édifiants). Quant à ce qu’il appelle la « mercerie », c’est le souci de vérité
historique, la reconstitution maladroite et excessive, au point qu’on ne voit plus que des costumes, des décors.
Je vais clore là-dessus : cette peinture déréalise par le renvoi vers le passé lointain, mais aussi vers le
présent lointain. On a souvent parlé de l’intérêt pour l’Orient, mais l’Orient n’était pas intéressant en tant
qu’Orient. C’était un Orient de bazar, un Orient très sélectionné. Il était intéressant parce que, d’une part, il
produisait cet effet d’éloignement, de noblesse, et que, d’autre part, il permettait aux peintres de résoudre le
problème important pour eux de la peinture d’un monde contemporain avec des costumes modernes : l’Orient
permettait d’avoir des personnages contemporains dans des vêtements bibliques ou romains. C’est extrêmement
important : l’introduction du personnage à chapeau haut de forme a été un coup de force extraordinaire ; elle a
été une solution violente au problème que les peintres résolvaient par la solution orientale, ou orientaliste.
La question de l’Orient est aussi importante comme effet de champ. En effet, on peut être tenté de
rapporter l’intérêt des peintres pour l’Orient à des choses comme la reconquête coloniale. L’analyse en termes de
champs relativement autonomes porte à le voir comme une solution à un problème spécifique dans un espace
spécifique. Il se peut que l’orientalisme soit surdéterminé par des préoccupations directement politiques, etc.,
mais il est avant tout une solution à un problème spécifique dans un espace spécifique, il est une solution à un
problème pictural.

1. Ce texte de Durkheim n’a pas été identifié. Dans son cours de 1913-1914 sur le pragmatisme, il dit une chose proche : « Les esprits
particuliers sont finis, il n’en est pas un qui puisse se placer à tous les points de vue à la fois », la « vérité scientifique » (qui « n’est
[donc] pas incompatible avec la diversité des esprits ») permettant de totaliser ces « vérités partielles » (É. Durkheim, Pragmatisme et
sociologie, op. cit., p. 186).
2. « Parce que le chef d’un syndicat a négocié avec succès plusieurs conventions collectives, il peut avoir l’impression erronée d’être un
expert en matière d’économie salariale. Un chef d’entreprise qui a “bouclé sa paie” peut, à tort, tenir pour irréfutables ses opinions sur le
contrôle des prix. Un banquier capable d’équilibrer sa trésorerie peut en conclure (mais il se trompe) qu’il sait de la création de la
monnaie tout ce que l’on peut en savoir. […] Quand il compose un traité général pour des fins d’initiation, l’économiste se préoccupe du
fonctionnement de l’économie dans son ensemble plutôt que du point de vue de tel ou tel groupe ou unité. » (Paul Samuelson,
L’Économique. Introduction à l’analyse économique, t. I, trad. Gaël Fain, Paris, Armand Colin, 1972 [1951], p. 25.)
3. À moins que P. Bourdieu n’ait en tête un tournant plus précis, c’est à partir des années 1960, période où paraissent notamment les
premiers livres de Michel Foucault et Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze (1962), que Nietzsche devient « à la mode ».
4. Sur le perspectivisme, voir aussi P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 185, 187, 275.
5. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1886), § 210 (Œuvres, t. II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, p. 659).
6. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 81.
7. Louis Althusser introduit en 1965 le thème de la « coupure épistémologique » pour désigner le passage de l’idéologie à la science dans la
pensée de Marx en 1845-1846 (Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965).
8. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, op. cit., chapitre « Rex », p. 9-15.
9. G. Duby, Les Trois Ordres, ou l’Imaginaire du féodalisme, op. cit. ; pour Georges Dumézil, voir notamment L’Idéologie des trois
fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, 1968.
10. La nomenclature des catégories socioprofessionnelles de l’Insee avait fait l’objet d’une révision en 1982 qui s’appuyait notamment sur La
Distinction. Certains administrateurs de l’Insee actifs dans la refonte, comme Alain Desrosières, avaient été détachés dans le centre de
recherche de Bourdieu, le Centre de sociologie européenne, à la fin des années 1970.
11. P. Bourdieu entend par là les penseurs d’inspiration marxistes de l’« École de Francfort », appellation qui réunit, notamment, Theodor
Adorno (dont la traduction d’un livre, Malher. Une physionomie musicale, parut en 1976 dans la collection dirigée par P. Bourdieu aux
Éditions de Minuit), Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Walter Benjamin et, dans la génération des contemporains de P. Bourdieu, Jürgen
Habermas (dont Bourdieu discutera les thèses dans plusieurs passages des Méditations pascaliennes, op. cit.)
12. P. Bourdieu reviendra sur cette critique d’une branche de la sociologie des sciences dans son cours du 19 juin 1986 et, quinze ans plus
tard, de manière développée dans Science de la science et réflexivité, op. cit.
13. P. Bourdieu avait déjà fait une comparaison de ce type dans son article « L’opinion publique n’existe pas », art. cité, auquel on pourra se
reporter sur d’autres points abordés dans cette leçon.
14. P. Bourdieu approfondit ici les thèmes de la conclusion de La Distinction, op. cit., « Classes et classements », p. 543-564.
15. Allusion à l’étymologie du mot « théorie » que P. Bourdieu rappelle souvent : le verbe grec théorein signifie « observer »,
« contempler ».
16. « Ainsi, pour moi, opiner, c’est parler, et l’opinion est un discours prononcé. » (Selon la traduction du Théétète, 190a, par Victor Cousin
– pour une autre version, voir Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 158.)
17. Voir notamment E. Goffman, « Symbols of class status », art. cité, p. 297.
18. Voir P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit.
19. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit.
20. P. Bourdieu avait plusieurs fois abordé la question des taxinomies mises en œuvre par les critiques artistiques lors de ses leçons (par
exemple, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 387) et proposait des analyses empiriques de ces taxinomies dans La Distinction, op. cit.
21. Allusion au passage du Théétète (172e-173a) que P. Bourdieu cite souvent au sujet de la notion de skholè : le philosophe dispose de tout
son temps, quand les avocats ne disposent au tribunal que du temps qui leur est imparti par la clepsydre, horloge à eau qui, à la façon
d’un sablier, limitait le temps de parole de chacun.
22. P. Bourdieu pense sans doute, notamment dans ce qui suit, au travail de Louis Marin, La Critique du discours sur la Logique de Port
Royal et les Pensées de Pascal, Paris, Minuit, 1975. Michel Foucault avait également publié « La Grammaire générale de Port-Royal »,
Langages, vol. 2, no 7, 1967, p. 7-15.
23. Lucien Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Paris, PUF, 1960 [1922].
24. Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, Paris, Payot, 1917, chap. 13, notamment § 2544.
25. Voir Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot », in Questions de sociologie, op. cit., p. 143-154.
26. Georges Duby, « Dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle : les “jeunes” dans la société aristocratique », Annales ESC, vol. 19, no 5,
1964, p. 835-846.
27. Alain, Sentiments, passions et signes, Paris, Gallimard, 1958 [1926], chap. 15, « Les âges et les passions », p. 89-90. Par exemple : « La
vertu de l’adolescent, c’est la pudeur ; et la vertu de l’homme mûr, c’est la justice ; et la vertu du vieillard, c’est la sagesse » (p. 90).
28. Voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., p. 21.
29. Dans le cours du 19 mai 1982 (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 96). L’enquête à laquelle P. Bourdieu fait référence avait été menée
par Yvette Delsaut à Denain, à côté de Valenciennes, en 1978.
30. En référence aux propos de l’enquêté, P. Bourdieu prend pour exemple un homme de télévision de l’époque, Yves Mourousi, présentateur
« populaire » du journal de 13 heures sur la première chaîne.
31. André Glucksmann, par exemple, avait publié Les Maîtres-penseurs, Paris, Grasset, 1977.
32. L’indianiste Gérard Fussman avait été nommé en 1984 professeur au Collège de France sur une chaire d’« Histoire du monde indien ». Le
travail évoqué est peut-être « Pouvoir central et régions dans l’Inde ancienne : le problème de l’Empire maurya », Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations, vol. 37, no 4, 1982, p. 621-647.
33. L’actuelle ville de Volgograd avait été nommée « Stalingrad » (en russe, la « ville de Staline ») en 1925, avant d’être débaptisée en 1961
au moment de la « déstalinisation ».
34. L’étude de ces festivités religieuses athéniennes, dont une célèbre frise du Parthénon représente les processions, devait faire l’objet d’un
numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales que P. Bourdieu projetait. Voir Olivier Christin, « Comment se représente-t-on le
monde social ? », Actes de la recherche en sciences sociales, no 154, 2004, p. 3-9 (l’article reproduit notamment des notes de
P. Bourdieu pour ce numéro).
35. P. Bourdieu pense au livre de Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.
36. Allusion au programme de recherche théorisé sous ce nom comme « poétique de la socialité » par Claude Duchet (voir notamment,
« Pour une sociocritique. Variations sur un incipit », Littérature, no 1, 1971, p. 5-14).
37. L’art pompier, que la « révolution impressionniste » avait durablement dévalué, fait l’objet d’un processus de redécouverte et de
réhabilitation à partir des années 1970 (une exposition « Équivoques. Peintures françaises du XIX e siècle » a lieu en particulier en 1973 au
musée des Arts décoratifs). P. Bourdieu mentionnera dans la leçon suivante des expositions au Luxembourg. L’exposition de toiles
« pompier » au musée d’Orsay (qui ouvrira quelque temps après ce cours, en 1986) s’inscrira dans cette évolution.
38. Voir Marcel Duchamp, Duchamp du signe. Écrits, Paris, Flammarion, 1994 [1959], p. 174.
39. André Gide, Les Faux Monnayeurs, Paris, Gallimard, « Folio », 1978 [1925], p. 30. P. Bourdieu reviendra sur ce texte dans Les Règles de
l’art, op. cit., p. 230.
40. Expression désignant les œuvres d’un groupe d’écrivains français, publiées dans les années 1950 par Jérôme Lindon aux Éditions de
Minuit.
41. P. Bourdieu, « La production de la croyance », art. cité, p. 34.
42. Bourdieu consacrera trois années entières de son cours au Collège de France (1989-1992) à la sociologie de l’État. Ces cours ont été
publiés en 2012 sous le titre Sur l’État, op. cit.
43. Voir P. Bourdieu, « L’invention de la vie d’artiste », art. cité, L’analyse de L’Éducation sentimentale sera reprise dans Les Règles de l’art,
op. cit., p. 17-81.
44. Allusion au long conflit en Irlande du Nord qui débute à la fin des années 1960.
45. Marx oppose à la « révolution radicale » « la révolution partielle, la révolution purement politique, la révolution qui laisse subsister les
piliers de la maison » (K. Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p. 393).
46. Allusion à la « révolution iranienne » qui renverse la monarchie et établit la République islamique en 1979.
47. Voir P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., en particulier le chapitre « Le sens de la distinction ».
48. Voir supra, le cours du 10 mai 1984.
49. Funérailles de Phocion de Nicolas Poussin (1648) représente avec ampleur un paysage, mais en relation avec un sujet historique
(Phocion est un général athénien qui avait été acculé au suicide).
50. Le nom de l’auteur est peu audible mais il pourrait s’agir de Rensselaer W. Lee, Ut Pictura Poesis : The Humanistic Theory of Painting,
New York, Norton, 1967 – trad. fr. ultérieure au cours : Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture, XVe-XVIe siècles,
trad. Maurice Brock, Paris, Macula, 1991. Sur cette formule, voir supra, p. 486, note 2.
51. Albert Boime, The Academy and French Painting in the 19th Century, Londres, Phaidon, 1971, p. 19-20.
52. Joseph C. Sloane, French Painting between the Past and the Present : Artists, Critics and Traditions. From 1848 to 1870, Princeton,
Princeton University Press, 1951.
53. Pierre Bourdieu, « Lecture, lecteurs, lettrés, littérature », in Choses dites, op. cit., p. 132-143.
54. Ultérieurement au cours, Gilbert Dahan propose une traduction d’un passage de Gilbert de la Porrée (extrait du prologue à son
commentaire du De Trinitate de Boèce) : « Ne voulant rien apporter de notre propre autorité mais désirant transmettre les intentions de
l’auteur (sensus auctoris) que nous avons perçues par une étude préliminaire du sens (précédente signification), nous sommes attentifs
non seulement aux mots mais aussi aux raisonnements… Mais, puisqu’il y a deux genres de voyants, celui des auctores, qui formulent
leur propre pensée, celui des lectores, qui rapportent celle d’autrui ; puisque parmi les lectores, les uns sont des recitarores, qui redisent
les mots mêmes des auctores, et se déterminent à partir de leurs causes, les autres sont des interpretes, qui explicitent par des termes plus
clairs ce qui avait été dit d’une manière obscure par les auctores ; nous, nous plaçant dans la catégorie des lectores, non pas des
recitarores mais des interpretes, nous nous livrons à un travail d’explicitation (reducimus) des métaphores en langage clair, des schémas
en leur développement, des novitates en leur règle. » (Gilbert Dahan, « Le commentaire médiéval de la Bible. Le passage au sens
spirituel », in Marie-Odile Goulet-Cazé (dir.), Le Commentaire entre tradition et innovation, Paris, Vrin, 2000, p. 214-215.)
55. Luc Boltanski, « Pouvoir et impuissance. Projet intellectuel et sexualité dans le Journal d’Amiel », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 5-6, 1975, p. 80-111.
56. Référence à la « Lettre sur Les Pensées de Monsieur Pascal » de Voltaire dans les Lettres philosophiques, 1734.
57. Allusion au tableau Romains de la décadence de Thomas Couture (1847) déjà évoqué lors de la leçon précédente.
58. Dans l’une de ses leçons sur l’enseignement des collèges jésuites, Durkheim observe que « le milieu gréco-romain dans lequel on faisait
vivre les enfants était vidé de tout ce qu’il avait de grec et de romain, pour devenir une sorte de milieu irréel, idéal, peuplé sans doute de
personnages qui avaient vécu dans l’histoire, mais qui, ainsi présentés, n’avaient pour ainsi dire plus rien d’historique ». (Émile
Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, PUF, « Quadrige », 2014 [cours de 1905, édité en 1938], p. 287-288.)
59. Michael Baxandall, « L’œil du Quattrocento », Actes de la recherche en sciences sociales, no 40, 1981, p. 10-49 (il s’agit du deuxième
chapitre de l’ouvrage qu’évoque juste après P. Bourdieu : L’Œil du Quattrocento, trad. Yvette Delsaut, Paris, Gallimard, 1985 [1972]).
60. Michael Baxandall, « Jacques-Louis David et les romantiques allemands », communication inédite, Paris, 7 janvier 1985.
COURS DU 18 AVRIL 1985

Première heure (leçon) : le rapport sociologique au monde social. – Une vision matérialiste des formes
symboliques. – La perception comme système d’oppositions et de discernement.– Investissement dans le jeu des
libidines. – Le passage de l’action au discours sur l’action. – La lutte politique pour la bonne vision. – Deuxième
heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (3). – Faire l’histoire d’une révolution symbolique. – La
surproduction des diplômés et la crise académique. – Système scolaire et champs de production culturelle. – Les
effets morphologiques. – Les effets de la crise morphologique sur le champ académique.

Première heure (leçon) : le rapport sociologique au monde social

N’hésitez pas, si vous le souhaitez, à poser des questions auxquelles j’essaierai de répondre. Je vous y invite pour
conjurer un peu l’impression d’arbitraire que je ne peux manquer d’éprouver chaque fois que j’entre dans cette
salle, surtout après une interruption. Cet arbitraire consiste, à jour fixe, à imposer à des gens qui sont venus un
sujet qu’ils n’ont pas choisi et à donner, de ma propre initiative, un certain nombre de réponses à des questions
qu’ils ne se sont peut-être pas posées. Je dis cela essentiellement pour conjurer une expérience que j’éprouve et
qui rend les commencements toujours très difficiles pour moi, parce que la question de la raison pour laquelle je
parle ne peut jamais m’échapper. Ce n’est pas simplement anecdotique : cette espèce d’anxiété de la raison
d’être d’une communication est relativement oubliée parce qu’il y a une institution et que l’institution est
normalement faite pour faire oublier l’arbitraire : la scolastique, pour dire « arbitraire », disait ex instituto – sur
la base d’un acte d’institution 1. Par exemple, l’acte d’institution initial par lequel un cours au Collège de France
a été créé remonte à si loin et a été si souvent et si longtemps confirmé par des agents successifs, par des
relations successives entre un émetteur et des récepteurs, que l’arbitraire de la chose s’oublie. Cela dit,
l’arbitraire reste et le paradoxe d’une institution est d’être un arbitraire constamment méconnu et reconnu en tant
qu’il est méconnu. Lorsqu’on a dans la tête une définition de type durkheimien, objectiviste, qui prête à
l’institution la quasi-réalité d’une chose, on oublie qu’une institution, c’est aussi un certain rapport entre cette
chose objective [l’institution], d’ailleurs très difficile à définir, et les agents qui viennent l’habiter.
Ce que je suis en train de dire en ce moment fournit une occasion d’éprouver ce qu’est le rapport entre un
habitus et une institution, entre un habitus et un habitat, entre un habitus et un habit – un habitus est une chose
sociale : pour qu’une institution fonctionne, il faut que des gens trouvent cela normal, naturel, il faut qu’ils aient
marqué sur leur agenda « Cours au Collège de France » et qu’ils se rencontrent, à un certain moment, pour
réaliser cette sorte de je-ne-sais-quoi qu’est un cours du Collège de France – le Collège de France, c’est-à-dire le
portrait de Bergson, une table avec des micros, toutes sortes de choses qui vont fonctionner, qu’on le sache ou
non.
Ce que je viens de dire est anormal, n’est pas du tout institutionnel : l’institution est faite pour que ce genre
de choses ne se disent pas, aillent sans dire, et même pour qu’il y ait quelque chose d’un tout petit peu indécent,
d’un petit peu trop personnel à les dire. Mais il faudrait aussi se demander pourquoi cet accord si fortement
exigé entre les habitus et les institutions cède parfois la place à une sorte de discordance. Est-ce que cette
discordance que j’éprouve en ce moment est le fait de la sociologie, est-ce qu’elle est au principe du rapport
sociologique aux institutions ? Est-ce une anxiété de sociologue, renforcée par le travail sociologique, qui porte à
être sensible à ces choses, ou est-ce cette anxiété qui favorise le regard sociologique ? En fait, je pense qu’il y a
un rapport de renforcement circulaire entre les deux. Cela pose aussi la question de savoir si le rapport
sociologique au monde est un rapport social normal et si la communication du rapport sociologique au monde est
légitime, la question, au fond, étant de savoir s’il est socialement acceptable d’avoir un rapport sociologique au
monde social. C’étaient là des questions que j’avais envie de poser pour commencer.
Ces questions sont relativement justifiées parce qu’elles dramatisent un peu la question scolaire canonique
de savoir ce qu’est une institution : ce que j’ai dit en quelques mots pourrait être le principe d’une réflexion sur
l’institution. Au passage, je dirais qu’on prête souvent au sociologue – c’est un malentendu assez pénible pour
lui – la vision du monde social qu’il produit dans son travail, sans voir qu’elle est peut-être rendue possible par
ce décalage par rapport au monde social. Il faut peut-être être en porte-à-faux dans le monde social, être dans un
rapport de non-immédiateté, de non-évidence pour voir ce qui, normalement, passe inaperçu ; il se pourrait, par
exemple, qu’on maîtrise d’autant mieux une chose qu’on la supporte plus mal. Le lecteur présuppose souvent
que l’auteur, le rédacteur d’une objectivation sociologique exprime sa vision du monde alors qu’il n’a peut-être
eu cette vision que parce que ce monde, pour lui, ne va pas de soi, qu’il n’y est pas comme un poisson dans l’eau.
Cela pourrait éclairer un certain nombre de choses : je ne parle pas de moi, mais de quelque chose de beaucoup
plus général qui vaut, je pense, pour les grands fondateurs de la sociologie et qui aiderait sans doute à
comprendre les facteurs sociaux de l’entrée en sociologie ou en ethnologie.

Une vision matérialiste des formes symboliques

Je voudrais à présent prolonger cette sociologie de la perception du monde social qui me paraît être une
composante indispensable d’une sociologie. Pour resituer le problème, je pourrais évoquer une nouvelle
alternative dans laquelle, me semble-t-il, les sciences sociales sont longtemps restées enfermées. (Je pense –
c’est du moins ma vision – que la sociologie a longtemps été enfermée dans des alternatives qui s’imposent à
elle parce qu’elles s’imposent très fortement dans l’expérience ordinaire du monde social.) L’alternative que je
vais énoncer est extrêmement puissante et n’est complètement superposable à aucune de celles que j’ai évoquées
jusqu’à présent. Elle oppose une sorte de vision matérialiste à une vision idéaliste. La première met l’accent sur
le côté chosifié, réifié des institutions, sur les structures objectives, sur les bases objectives ou matérielles du
fonctionnement du monde social, sur les formes matérialisées des fonctionnements sociaux, des relations
sociales. La seconde met, elle, l’accent sur les représentations, sur les visions, sur l’aspect subjectif du monde
social. Cette alternative dans laquelle s’enferme couramment la sociologie me paraît funeste parce qu’elle tend à
laisser échapper, ou à comprendre de travers, un certain nombre de mécanismes fondamentaux. L’analyse que
j’essaie de proposer depuis des années et dont j’essaie ici de condenser les résultats se présenterait, elle, si ces
métaphores n’avaient pas été employées à tort et à travers, comme une sorte de matérialisme du symbolique,
comme une tentative de faire une analyse matérialiste des formes symboliques : les formes symboliques ont une
existence objective, des effets objectifs et notamment des effets économiques très directs.
La dernière fois, je disais que l’espace social est à la fois fondement et enjeu de luttes : il est perçu, objet
de perceptions, objet de visions et, en même temps, il est le principe à partir duquel se constituent ces visions. Le
monde social est donc un objet de connaissance : il est connu et reconnu et on ne peut pas parler de lui sans se
poser le problème de la connaissance pratique dont il fait l’objet et sans faire une place à cette dialectique
permanente de la connaissance, de la reconnaissance et de la méconnaissance. Ces mots ordinaires du langage
concernant le monde social, qui viennent de Hegel ou d’ailleurs, sont tellement familiers, tellement coutumiers
qu’on finit par oublier leur radical commun : l’idée de connaissance. Ce que je voudrais développer aujourd’hui,
c’est qu’il y a, dans le monde social, du percevoir et de l’« être-perçu » : il est constamment question, dans le
monde social, de percevoir et d’être perçu 2. Les visions du monde social sont des enjeux de lutte permanents
dans la mesure où être-perçu et la manière d’être-perçu sont un enjeu fondamental des luttes de perception.
Les luttes politiques ont pour enjeu de conserver ou de transformer la vision en transformant ou en
conservant les principes de division, et en particulier les principes de division du monde social, parce que ce qui
se joue à travers cette lutte pour conserver et transformer les principes de division, c’est l’être-perçu, le percipi 3,
c’est-à-dire l’être des agents sociaux qui jouent ces jeux de perception dans le monde social. Si la perception du
monde social est si importante, c’est que l’être-perçu est l’une des dimensions fondamentales des agents
sociaux. Exister socialement (je l’avais dit dans un cours ancien, je reprends aujourd’hui ce thème dans un autre
contexte), c’est, pour une part, être perçu, mais c’est aussi – il ne faut pas oublier cette deuxième dimension,
matérialiste – avoir, posséder des choses, des biens objectifs, objectivés, etc.
On oublierait quelque chose d’essentiel dans les luttes sociales si on oubliait que, mon être social étant
toujours défini pour une part en tant qu’être-perçu, la lutte pour imposer les bonnes catégories de perception,
celles qui sont le plus favorables à ce que je suis, est un enjeu vital. Si mon être-perçu est très important pour
moi, s’il est important pour moi d’être bien vu, il est évident que les luttes pour savoir quelle est la bonne vision
ne peuvent pas m’être indifférentes. Si vous y réfléchissez, vous verrez qu’une part considérable des luttes,
notamment politiques, ont pour enjeu la bonne vision du monde social. On pourrait même dire que plus
fondamental que l’« être-bien-vu » est l’« être-vu », l’« être-distingué », par opposition à « commun ». Si, parmi
les oppositions structurantes de la perception du monde social et des autres, l’opposition entre l’unique et le
commun, l’ordinaire et l’extraordinaire, le banal et le distingué est si fondamentale, si elle joue un rôle si
puissant, c’est que, précisément, par-delà l’« être-bien-vu », il y a tout simplement l’« être-vu », c’est-à-dire le
souci de « ne pas passer inaperçu », ne pas être renvoyé dans le commun, dans les obscurs, les sans-grade. Il ne
faut pas être envoyé dans le fond, il faut être du côté de la forme qui se détache du fond. C’est cela qui fait dire
au départ 4 qu’être distingué, c’est ne pas être rejeté dans le néant de la perception qu’est le « passé-inaperçu ».

La perception comme système d’oppositions et de discernement

Comment fonctionne la perception du monde social ? Comme toute perception, elle opère des divisions : on ne
peut pas constituer une classe sans constituer son complément ; on ne peut pas constituer les blancs sans
constituer les noirs. Il en résulte que, dans sa forme spontanée, la perception du monde social est presque
inévitablement diacritique 5 : il n’y a pas de jugement social, de crisis sociale qui ne soit pas une diacrisis 6, qui
ne soit pas une référence. On ne peut pas constituer une classe sans la référer négativement à d’autres classes
complémentaires, on ne peut pas constituer un groupe sans constituer le non-groupe, sans constituer les exclus.
La perception, en plus d’être diacritique, est discontinuiste : elle introduit de la discontinuité là où il y a,
souvent, de la continuité. C’est l’exemple des jeunes et des vieux, ou des riches et des pauvres, que j’invoquais la
dernière fois à propos de Pareto 7 : alors que l’analyse statistique fait découvrir des continuités, la perception
sociale introduit des discontinuités. Ce que Pareto disait de l’âge (on est toujours le vieux de quelqu’un, mais la
perception sociale dit qu’il y a des jeunes et des vieux – où passe donc la frontière entre les jeunes et les vieux)
peut se dire de toutes les divisions fondamentales de la perception du monde social. La perception du monde
social est donc diacritique, discontinuiste, dualiste. Finalement, elle utilise des systèmes de classement
généralement dichotomiques qui sont cohérents et qui fonctionnent comme des langages tels qu’on ne peut
comprendre la signification, le sens, la valeur (en termes saussuriens) de tel élément de ce système de
classement que par référence aux autres éléments du système.
La structure du système de classement est le principe véritable. Je ne fais que répéter ici des choses qui ont
été dites cent fois par toute la tradition structuraliste : chaque élément du système tient son sens de sa relation
avec les autres éléments. En ce sens, il est d’une certaine façon, et jusqu’à un certain point, vain de chercher dans
la réalité objective le fondement du jugement que le système de classement permet de constituer. Par exemple, la
perception ordinaire fait un usage réaliste de l’opposition distingué/vulgaire et cherche dans la réalité objective
des propriétés capables de fonder les jugements produits par l’application de cette dichotomie. En fait, la simple
comparaison historique montre que ce qui a été « distingué » devient « vulgaire » 8. C’est là d’ailleurs l’un des
principes fondamentaux du changement : le « distingué » devenant « commun », « vulgaire », il faut changer
pour être distingué. La recherche d’une essence transhistorique du « distingué », à laquelle procède la perception
commune, est tout à fait désespérée. C’est dans le système des différences que réside le principe de chacune des
différences et non dans une sorte de relation substantielle d’un élément sémantique à un référent.
Cela ne veut pas dire – c’est un autre problème que je poserai plus tard – que la question du référent ne se
pose pas et que, finalement, le monde social soit complètement réductible à la représentation que peut en donner
la possession d’un système de classement déterminé. Ce problème fondamental est commun à la linguistique, à
la sociologie et même à l’histoire de l’art, telle que je vous la racontais la dernière fois. Peut-on aller jusqu’à une
théorie purement idéaliste des systèmes de classement, telle qu’ils aient en eux-mêmes leur vérité, et que la
question même du référent ne se pose pas ? Certains, comme Barthes ou Kristeva qui aiment toujours les
passages à la limite, sont allés jusque-là. Peut-on aller jusqu’à dire, par exemple, que la structure du système des
représentations du monde social, la structure des représentations des classes, soit la vérité des classes sociales ?
Je ne fais que poser ce problème, mais il est capital. Certains d’entre vous peuvent l’avoir à l’esprit pendant que
je parle et il ne m’échappe pas.
La vision du monde social est diacritique, ce qui revient à dire qu’elle est systématique. Dire qu’elle est
diacritique signifie que chaque élément ne vaut que par rapport au système et que c’est – je rajoute encore du
Saussure 9 – à l’intérieur du système que chaque élément prend sa valeur, sa valeur distinctive. C’est donc dans
le système des oppositions constitutives d’une vision du monde que se constitue chaque élément de cette vision.
Dire que la perception du monde social est diacritique, distinctive, c’est dire que ce que nous appelons le
« discernement » est à la fois la capacité de discerner et aussi la vertu qui consiste à savoir discerner comme il
faut discerner. L’homme qui a du discernement, qui est discret et qui passe inaperçu parce qu’il est discret, a si
bien intériorisé les systèmes de classement adéquats dans un univers déterminé qu’à chaque moment il fait ce
qu’il faut faire pour être dans la norme, ce qui est la meilleure façon de passer inaperçu. C’est pourquoi il n’est
jamais simple de jouer avec les normes. Pensez au problème cravate/pas cravate, par exemple : vous êtes coincé
quoi que vous fassiez, il n’y a pas de bonne solution. Dans certains cas, le discernement peut consister à
découvrir, à appliquer au monde les catégories selon lesquelles il est structuré, les principes de division selon
lesquels il est divisé et, du même coup, à agir conformément, en quelque sorte en suivant les pointillés.
Ce qu’on appelle le discernement, c’est la possession de catégories de perception, de structures diacritiques
ajustées aux structures objectives telles qu’on fait ce qu’il faut faire sans se poser de questions. On dira ainsi :
« Il a fait ce qui était à faire. » D’une certaine façon, l’une des formes universelles de l’excellence consiste à être
celui qui, à chaque moment, fait ce qui est à faire sans même se poser la question. Ce n’est pas sans lien avec ce
que je disais en commençant. Le discernement permet de passer inaperçu, de ne pas se faire remarquer comme
ne se faisant pas remarquer, l’excellence consistant, évidemment, à faire de façon ostentatoirement discrète ce
qui est à faire. […]
(La manière de jouer avec les mots à laquelle je recours aujourd’hui est, je pense, sociologiquement fondée
dans la mesure où le langage enferme une philosophie sociale qu’il faut réactiver pour ne pas la laisser
fonctionner sans qu’on le sache. Une propriété des institutions, je l’ai dit tout à l’heure, c’est qu’elles
fonctionnent tout le temps : ce que j’ai dit en commençant sur le cours – « cours », « Collège de France »,
« Bergson », « ancêtres », « François Ier », etc. – continue à fonctionner en ce moment alors que tout le monde l’a
oublié, et c’est la raison pour laquelle cela marche très bien. Pour les mots, c’est encore pire : la réserve de
philosophie sociale qui est contenue dans les mots, les potentialités de pouvoir structurant du monde social qui
sont contenues dans les mots continuent de fonctionner tout le temps. C’est pourquoi, je l’ai souvent dit,
l’écriture sociologique est si difficile : on peut, par inadvertance, employer des mots qui disent le contraire de ce
que l’on veut dire, parce qu’ils continuent à fonctionner avec leur histoire dans le monde ordinaire, dans le
monde philosophique. Très souvent, une culture philosophique, théorique ou historique a pour fonction
principale de savoir un peu plus ce que l’on dit, sans avoir besoin de dire sans arrêt : « Attention, Hegel, etc. » ;
on sait qu’à un certain moment, on est, par le simple fait d’employer certains mots, dans un certain registre
théorique.)
Le lien que j’établis entre les mots diacrisis, diacritique, crisis, jugement, discernement, pourrait être
perçu comme une sorte de jeu étymologique. À mes yeux, cette espèce d’analyse rappelle que la perception du
monde social n’engage pas simplement une capacité de voir, de bien voir, mais aussi une capacité d’être bien vu
parce que l’on voit bien. Ainsi, celui qui sait se faire bien voir en passant inaperçu quand il le faut est celui qui a
du discernement. Au contraire, le « m’as-tu-vu » est celui qui a des catégories de perception complètement
inajustées, par exemple parce qu’il n’a pas acquis les structures au bon moment. En général, il les a acquises trop
tard : le m’as-tu-vu, c’est le parvenu, c’est le tard venu [rires de la salle] […] ; ce n’est pas moi qui fais ce jeu
de mots, c’est un jeu de mots ancien, donc légitime culturellement [rires]. Plaquant sur un monde des catégories
acquises dans un autre monde, en général inférieur, le m’as-tu-vu est voué à la vulgarité. Il oublie par exemple
que la distinction suprême consiste à masquer la distinction. Se faire bien voir et se faire voir, c’est être m’as-tu-
vu (soit le contraire même de la distinction) ; il n’y a pas d’autre définition de la vulgarité… La distinction
suprême qui doit être naturelle consiste à avoir le discernement si profondément incorporé que l’on s’oublie
comme faisant ce qu’il faut faire pour être distingué sans avoir l’air de chercher à l’être.
La discussion sociologique que je propose ici est très éloignée de milliers de textes que vous trouverez
dans la littérature. [Paul] Valéry et tant d’autres s’efforcent vainement de définir la distinction parce qu’ils la
définissent de façon substantialiste et célébrante. Je me situe pour ma part dans une logique ni célébrante ni non
célébrante, mais spinoziste (« ni se réjouir, ni détester, etc. 10 ») consistant à prendre les choses comme elles
sont, ce qui est, je crois, la logique de la sociologie. Voilà pourquoi il fallait faire ce détour par le langage […].
Si l’on réfléchit sur ce qu’est le discernement, on peut faire un pont concret avec le mot « discret 11. » C’est un
premier point.

Investissement dans le jeu des libidines

Maintenant, ces visions du monde social sont des divisions. Elles divisent. On ne peut pas voir sans diviser :
voir, c’est voir la différence, c’est faire la différence. On pourrait dire que la cécité, dans un domaine déterminé,
c’est la privation de la capacité de faire la différence. Le manque de goût, c’est la privation de la capacité de
faire la différence. Là, je fais un autre pont entre le discernement et le goût 12. Le bon goût, c’est le
discernement, c’est-à-dire la capacité de voir les différences qu’il faut voir, au moment considéré, et bien sûr –
parce que le complémentaire est toujours présent – de ne pas voir celles qu’il ne faut pas voir. Le bon goût, c’est
savoir fermer les yeux sur ce qu’il ne faut pas voir, savoir voir ce qu’il faut voir, savoir voir au bon moment ce
qu’il faut voir, pas trop tôt, pas trop tard (le moment est en effet très important : le tard venu est fichu d’avance
parce qu’il voit toujours trop tard, quand ça n’a plus aucun intérêt parce que ça n’est plus en exclusivité). Les
visions sont donc des divisions, et le lien avec le goût est capital pour voir les justes divisions : pour faire les
différences, il faut n’être pas indifférent.
Là encore, j’ai l’air de jouer sur les mots mais le recours à l’étymologie n’est pas inutile et je crois que je
vais fonder cette analyse. Je me réfère à une très belle analyse de Guilbaud sur la théorie des jeux 13 qui dit que
la notion, à la fois simple et difficile, d’intérêt relève essentiellement de la pensée comparative : avoir de
l’intérêt pour quelque chose, c’est ne pas dire : « Ça m’est égal », ce qui veut dire « Je ne fais pas la différence,
je ne vois pas d’intérêt à distinguer ». Si je ne vois pas d’intérêt à distinguer, c’est parce que ça ne m’intéresse
pas, que je n’en ai rien à faire, qu’étant indifférent à ce qui se joue dans un jeu déterminé ou étant rentré dans ce
jeu trop tard pour acquérir les principes de différenciation constitutifs de l’entrée dans le jeu, je ne vois pas la
différence (par exemple, je ne vois pas pourquoi les gens se tuent pour obtenir telle carrière dans un univers qui
ne m’intéresse pas).
Pour prolonger l’analyse de Guilbaud : l’intérêt, c’est l’investissement dans un jeu. C’est au fond
synonyme d’illusio qui, en forçant un peu l’étymologie 14, désigne le fait d’être engagé dans un jeu et d’investir
dans les enjeux constitutifs d’un jeu. Autrement dit, l’intérêt, par opposition à l’indifférence comme incapacité à
faire des différences, suppose deux choses. D’une part, il suppose la propension à investir, à accorder de
l’importance – interest, c’est ce qui importe, ce qui m’importe, ce qui est important pour moi. D’autre part,
j’accorde assez d’importance au jeu pour me demander ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Autrement dit,
le présupposé de tout jugement sur un jeu est le fait que l’on accorde de l’importance au jeu : il faut, par
exemple, accorder de l’importance au jeu littéraire avant d’en venir à se demander quel est le meilleur prix
littéraire cette année ; si la littérature ne m’intéresse pas, je n’ai pas intérêt à savoir la différence, je ne trouve
pas intéressante la question de la différence entre l’important et le non-important, entre l’intéressant et le non-
intéressant. Il y a donc un intérêt fondamental qui est le présupposé de la recherche de l’intéressant et du non-
intéressant.
Des problèmes que j’ai toujours avec certains de mes commentateurs, qui en général sont critiques
(autrement dit, ils critiquent avant de comprendre ou, pire, avant de se demander s’ils comprennent), montrent
que tout ceci n’est pas aussi trivial que cela peut le paraître. En raison de ce que l’on pourrait appeler l’« effet
Bentham 15 », la notion d’intérêt est très souvent identifiée à l’intérêt économique, c’est-à-dire réduite à une
définition très partielle, liée – pour ceux qui ont entendu les cours passés 16 – à la constitution du champ
économique comme champ relativement autonome (« les affaires sont les affaires »). Or il y a une définition
beaucoup plus extensive, plus fondamentale et plus importante de l’intérêt qui est celle à laquelle je me réfère :
l’intérêt, c’est ce qui intéresse, ce à propos de quoi on est prêt à faire des différences.
Donc, premier point : cette sorte d’intérêt fondamental, c’est la propension à investir au sens à la fois de
l’économie et de la psychanalyse. La propension à investir du temps, de l’argent, des efforts, de la peine, mais
aussi de l’affect, des intérêts libidinaux à tous les sens du terme et, en particulier, la libido que produit un champ
déterminé. En effet, il y a des libidines. La seule chose qu’on puisse reprocher aux gens qui généralisent la
psychanalyse sans réfléchir, c’est de ne pas voir que la libido est un cas particulier de l’univers des libidines et
que le propre du monde social, c’est de constituer des choses extrêmement différentes en libido : à la limite, il
peut constituer presque n’importe quoi en libido. Il peut rendre les gens non indifférents à des choses tout à fait
extraordinaires qui, pour celui qui n’est pas dans jeu, paraissent des « queues de cerise » sans intérêt : le monde
social peut faire des jeux fous et rendre les gens fous de choses qui, pour quelqu’un qui n’est pas dans le jeu, sont
vraiment folles. Les gens normaux sont des gens fous de quelque chose qui est reconnu comme digne d’intérêt
dans un champ déterminé.
L’intérêt fondamental, qui se constitue dans un jeu et par un jeu, c’est donc la propension à investir, à
accorder de l’importance et, du même coup, à faire des différences : accorder de l’importance, c’est se demander
ce qui est le plus important, ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Accorder de l’importance à un jeu, c’est
immédiatement entrer dans le jeu, c’est exclure la question de savoir si le jeu mérite d’être joué, et le propre de
tout jeu réussi est de faire oublier qu’on puisse se demander : « Mais à quoi bon jouer ? », « Qu’est-ce qui fait
courir un joueur de base-ball (ou un Premier ministre, ou un professeur…) ? », « Pourquoi court-il plutôt que ne
pas courir ? » Le propre d’un jeu est d’annuler l’indifférence et d’annuler la question même de l’indifférence, la
question de la raison d’être, le principe de raison suffisante.
Cette question étant annulée d’emblée, la question « Qu’est-ce qui est le plus important/le moins
important ? » apparaît et prend autant de formes qu’il y a de jeux. Le principe de discernement, de jugement, la
diacrisis fondamentale va être différente dans le jeu qui se joue dans le champ académique, dans le champ
économique ou dans le champ politique. Là où les uns verront des différences, les autres n’en verront pas. Là où
ils verront de l’intérêt, de l’intéressement, les autres ne verront même pas du non-intéressant mais seront
indifférents, ce qui est très différent. L’intérêt suppose donc un investissement fondamental dans le jeu et la
propension à investir.
Deuxièmement, presque corrélativement, il suppose le discernement, c’est-à-dire la capacité de
différencier, de distinguer. Dans le jeu social, la petite machine qui fait ce travail est ce que l’on appelle
d’ordinaire le goût. Le goût est une propension à consommer (« avoir le goût de » : avoir le goût des femmes, des
fruits, des fleurs, etc.), mais aussi une capacité de consommer avec discernement : les deux dimensions sont
toujours présentes. Cela dit, cette capacité à différencier, à être non indifférent et à faire des différences ne surgit
pas du néant. Elle est – c’est l’une de mes hypothèses fondamentales – le produit de l’incorporation de principes
de différenciation objectifs ou objectivement reconnus dans un univers social déterminé.
Une chose que je n’ai pas dite à travers toute mon analyse de l’intérêt, c’est que, d’une certaine façon, il
n’y a pas de perception pratique désintéressée. La perception fait des différences mais, si tout ce que j’ai dit est
vrai, toute perception est un investissement. Il n’y a pas de perception neutre. Du même coup, les catégories de
perception et, en général, les systèmes de concepts dualistes qui, dans toutes les sociétés, fonctionnent comme
principes de structuration fondamentaux du monde social sont toujours chargés de valeurs : il y a toujours un bon
côté et un mauvais côté. Comme ces systèmes fonctionnent en tant que systèmes, chacune des oppositions a la
charge de toutes les autres. Dans une société précapitaliste, où les systèmes d’opposition fondamentaux sont les
systèmes mythiques, il y a toute la cosmologie : dans masculin/féminin, il y a chaud/froid, soleil/lune,
est/ouest, etc. De ce fait, pour remuer une structure comme masculin/féminin, il faut remuer tout le monde, toute
la vision du monde. C’est pourquoi ce sont des systèmes très puissants. Mais c’est pareil dans nos systèmes :
pour remuer un/multiple (sujet de dissertation classique), rare/commun ou vulgaire/distingué, il faut remuer
toute la vision du monde et tout le monde dont cette vision du monde est le produit. Du même coup, il y a un
côté nécessairement iconoclaste et symboliquement révolutionnaire dans la mise au jour de ces structures.
« Faire la différence » est le fait de quelqu’un qui en est. C’était implicite dans tout ce que j’ai dit : on ne
fait la différence que si l’on n’est pas indifférent et, pour ne pas être indifférent, il faut en être, il faut être dans
le jeu. Donc interesse, c’est toujours inesse 17. Celui, par exemple, qui fait les différences pertinentes dans le
champ académique sait distinguer entre un bi-admissible et un admissible, entre un agrégé ancienne et nouvelle
manière, entre un troisième cycle et une thèse d’État 18. Toutes ces distinctions extraordinaires ont des effets
sociaux fantastiques, mais, vues du point de vue de quelqu’un qui n’est pas dans le jeu, qui a une espèce de
détachement de quelque ordre que ce soit, elles sont le fait de quelqu’un qui en est. « En être », c’est faire ces
distinctions.
On revient au discernement : celui qui a l’air de ne pas connaître ces distinctions ou, encore pire, qui a l’air
de s’en foutre, s’exclut profondément. Il me semble que la subversion majeure est celle qui consiste à manier les
structures de discernement de manière à montrer que ce n’est pas simplement qu’on ne discerne pas, mais qu’on
ne veut pas savoir. L’intérêt peut avoir deux degrés : il y a l’intérêt pour le jeu et l’intérêt dans le jeu. Le fait
d’accepter les axiomes fondamentaux d’un jeu, d’un champ, le fait d’être dans l’illusio collective, c’est-à-dire
dans cette sorte de croyance collective qui est le fondement réel d’un champ, cette appartenance, cet
investissement fondamental est donc la condition de l’acquisition de la vision juste, légitime. Le discernement
est du même coup la condition de l’entrée réelle dans le jeu.

Le passage de l’action au discours sur l’action


Ce que j’ai décrit jusqu’à présent, c’est la vision pratique et j’avais insisté la dernière fois sur le fait que […] le
passage de la connaissance pratique du monde social à la connaissance savante, le passage de la vision qui
s’exprime en deçà du langage ou, selon la métaphore que j’emploie tout le temps, du sens du jeu à un discours
est un saut mortel, une discontinuité très importante. C’est un des thèmes que j’avais développés longuement la
dernière fois : on ne passe pas du sens du jeu à un discours sur le jeu d’une manière continue, de manière simple.
Il y a là un changement, le « passage à une autre nature » aurait dit Platon, un seuil, un changement de registre
très important. J’insistais la dernière fois sur le fait que le même habitus, le même éthos, comme système de
schèmes d’appréciation implicites, pratiques, [comme] morale pratique, morale réalisée, peut se reconnaître
dans plusieurs éthiques : il y a une sorte d’élasticité des visions pratiques du monde.
C’est un des grands problèmes qui se posent dans la lutte pour le percipere et le percipi que je suis en train
de décrire, dans la lutte pour la vision du monde, pour l’imposition de la vision légitime du monde, c’est-à-dire
la lutte politique. Dans la lutte politique, un des points d’action principaux, un des points archimédiens où
l’action politique peut insérer, placer son levier, c’est cette articulation de la vision pratique et de la vision
objectivée. Je rappelle que la même vision pratique peut se reconnaître dans plusieurs visions objectivées : il y a
des malentendus, des effets d’allodoxia que j’ai décrits cent fois. On peut prendre un discours pour un autre : je
peux croire que ce discours m’exprime vraiment, par exemple sur le plan de la régulation des naissances, ou il
peut me sembler en affinité avec ce que je pense, en deçà du discours, de la chose considérée.
J’en viens à la chose importante. Les visions politiques, comme je l’ai dit, sont liées à l’intérêt. Elles sont
liées à la position dans le monde social, elles sont donc soumises au principe de réalité, c’est-à-dire que chaque
vision pratique est ajustée à la position de celui qui la produit. L’une des choses les plus frappantes que montre
l’analyse empirique des réactions pratiques des agents sociaux, c’est qu’ils ne sont pas fous : ils agissent presque
toujours avec discernement, ce qui ne veut pas dire qu’ils peuvent dire ce qu’ils font – faire et dire ce que l’on
fait, ce n’est pas la même chose. C’est un problème fondamental de la technique du questionnaire : selon que
l’on pose les questions à un niveau où il s’agit de verbaliser ou à un niveau très proche des choix pratiques de la
vie quotidienne, on peut découvrir des choses différentes, les agents sociaux sachant mieux faire ce qu’il faut
faire, étant donné leur position, quand il s’agit de faire que quand il s’agit de dire ce qu’il faut faire. Je crois que
cette distinction est importante pour ceux d’entre vous qui ont à faire des questionnaires.
Ce que je vais dire est très élémentaire, tellement élémentaire et tellement fondamental que c’est
constamment oublié dans la production des questionnaires (ceux qui font des enquêtes d’opinion ne se posent
même pas la question) : une question fondamentale qu’il faut se poser est de savoir à quel niveau on travaille si
on cherche à saisir la vision pratique (ce qui va sans dire, mais comme on procède souvent par questionnaire au
lieu de procéder par observation, on est déjà dans l’ordre du discours). Quand on procède par questionnaire
fermé à réponses préconstruites, on donne pour résolu le problème du passage du pratique au discours puisqu’on
fait comme si les agents auraient été capables de produire une réponse qu’ils sont capables de reconnaître.
Montrer du doigt une réponse, ce n’est pas du tout la même chose que de produire la réponse considérée. […]
Dans l’interrogation à laquelle procède un enquêteur, quel qu’il soit, il y a un effet d’interrogation qu’il
faut constamment interroger de manière à savoir si la question posée fait appel à la pratique ou au discours sur la
pratique. On peut essayer, par le discours, mais en formulant bien la question, de manière très indirecte, ou en
employant des techniques comme celle que j’ai évoquée la dernière fois des petits cartons que l’on fait classer 19,
de mettre la personne envisagée dans une situation aussi proche que possible de situations dans lesquelles c’est
son sens du jeu qui fonctionne. On peut se rapprocher des conditions de la pratique (les expérimentalistes des
animaux connaissent ce problème : c’est situation naturelle vs situation expérimentale, la cage ou la brousse),
mais à condition bien sûr de ne jamais oublier que la situation reste expérimentale. Or le sociologue a tellement
intérêt, professionnellement, à oublier que la situation dans laquelle il travaille est artificielle (ne serait-ce que
parce qu’il est tout le temps dans cette situation artificielle, que c’est sa vie, que ses collègues, lorsqu’il leur
pose des questions, veulent tous oublier) que la question qu’il pose le moins à son questionnaire, c’est la
question de ce que c’est que de questionner et du côté artificiel du fait de questionner.
Cela dit, à condition d’avoir à l’esprit l’arbitraire du fait de questionner, on peut questionner de la manière
la moins arbitraire possible, on peut essayer de se rapprocher, dans les limites d’une situation de questionnement
de la situation, des situations dans lesquelles fonctionne le sens pratique, le sens du jeu, en deçà du discours, en
deçà même de la question parce qu’en fait le sens pratique, c’est ce qui fait que nous répondons sans arrêt à des
questions que nous ne nous posons pas. Ce qui ne veut pas dire que nous ne donnions pas la bonne réponse. Il y a
là une sorte de réhabilitation du préjugé. Nous avons tous en tête le vieux topo cartésien (le doute, etc.) ;
l’analyse que je suis en train de faire du sens pratique revient à dire – il ne s’agit pas de réhabilitation, d’ailleurs,
c’est ridicule, parce qu’il n’y a rien à réhabiliter – que le sens pratique est une forme de connaissance infra-
linguistique, infra-théorique, infra-problématique, qui n’en est pas pour autant inadaptée. On peut donc, dans les
limites d’une situation d’interrogation, se rapprocher des situations réelles et saisir les visions pratiques. Cela dit
– c’était une conséquence de la distinction que je viens de faire entre vision pratique et vision objectivée ou
explicitée –, on ne passe de la vision pratique à la vision explicitée que par un saut radical, qui est le passage au
discours, au logos, et dans lequel interviennent les capacités d’expression du locuteur, les traditions linguistiques
dont il dispose, le système conceptuel dont il dispose, le système de mots, tout ce que j’ai dit tout à l’heure.

La lutte politique pour la bonne vision

Pour prolonger ces analyses, je dirai que les visions du monde social sont des divisions, que ces divisions sont
liées à l’intérêt, qu’elles sont pratiques, pré-explicites, infra-linguistiques, « non thétiques » comme disait la
tradition phénoménologique, c’est-à-dire non posées comme des thèses mais vécues comme allant de soi. Autre
point : ces visions étant liées à l’intérêt, elles sont évidemment intéressées et liées à l’occupation d’une position
dans un univers social et aux intérêts liés à l’occupation d’une position. Il n’y a pas de vision neutre : toute
vision divise, mais elle est déjà divisée. Elle divise le monde social parce que dire qu’il y a les blancs, c’est dire
qu’il y a des noirs, de même que dire qu’il y a des bons, c’est dire qu’il y a des mauvais.
Dans les sociétés précapitalistes, il y a beaucoup de systèmes dualistes de ce type. Les systèmes à base de
parenté, on arrive à les comprendre, mais il y a des systèmes très bizarres qui ont toujours intrigué les
ethnologues parce qu’on ne leur trouve aucune base, ni économique ni généalogique (or ce sont là les deux
grands principes de vision qu’on peut imaginer dans ce genre de sociétés). Très souvent, ils sont associés à des
noms de couleurs, c’est les jaunes et les verts, l’ouest et l’est, le haut et le bas. Ces oppositions, presque vides
elles-mêmes, sont toujours liées à une position dans l’espace qu’il s’agit de voir. Il n’y a donc pas de vision
neutre : les visions pratiques sont toujours des visions à l’état pratique, mais à fonction pratique : je vois
toujours dans un monde social ce que j’ai intérêt à voir. Autrement dit, les visions divisent le monde, et selon des
principes de division qui sont dans la structure même de ce monde. Il y a nécessairement division sur les
visions : il n’est pas pensable qu’il y ait consensus sur les visions – cela découle de tout ce que j’ai dit, les
divisions sont toujours colorées éthiquement ou politiquement, ce qui permet de revenir à la notion d’« intérêt ».
Il faudrait que je développe maintenant […] toutes les propriétés qui séparent la vision pratique de la
vision représentée. J’ai rappelé l’autonomie de la représentation et le décalage entre la praxis et le discours sur la
praxis, entre le discernement pratique et le discernement en discours explicite. La prochaine fois, j’essaierai de
montrer comment, à partir de ce que j’ai dit de l’existence de visions et de divisions, on peut comprendre la
logique spécifique de la lutte pour l’imposition de la bonne vision des divisions. Dans toutes les sociétés, l’une
des luttes fondamentales est la lutte pour la bonne vision de la division en classes : est-ce qu’il y a des classes ou
est-ce qu’il n’y en a pas ? J’essayerai – ça sera la fin de mon cours – de rassembler, au fond, tout ce que j’ai dit à
propos de la théorie des classes et des classes sociales. Pour indiquer simplement ce thème selon lequel l’un des
enjeux majeurs des luttes dans les sociétés est la lutte pour imposer la bonne vision des divisions, c’est-à-dire la
vision légitime, le point de vue légitime, je rappellerai que le mot nomos […] qui veut dire la « loi » (et qui
d’ailleurs est parent du mot numisma, qui veut dire la « monnaie »), vient de nemo, qui veut dire « couper »,
« découper » 20. Ce que je voudrais montrer, c’est que la lutte politique, la lutte pour le droit, c’est-à-dire pour la
vision droite, ou de droite, qui peut se traduire par orthodoxie, est une lutte pour imposer la vision dominante,
méconnue comme telle, c’est-à-dire reconnue comme légitime. C’est la lutte pour la bonne vision, la lutte pour
le bon nomos, c’est-à-dire pour le bon découpage, pour la bonne vision.

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (3)

Je reprends l’analyse concernant la révolution symbolique introduite par l’impressionnisme et, plus
généralement, le problème de la naissance de l’artiste moderne. J’avais posé [lors des séances précédentes] la
question des conditions sociales de possibilité d’une révolution symbolique comme révolution spécifique, la
question de savoir ce qu’est une révolution symbolique, par opposition à une révolution politique. J’avais aussi
commencé à décrire la structure de l’institution académique et à montrer que les principes esthétiques qui se
manifestent dans l’art que l’on appelle « pompier » pouvaient, en quelque sorte, se déduire des principes de
l’institution à l’intérieur de laquelle se définissait la production académique, en sorte que le concept juste, je
crois, pour parler de cet art, serait […] « art académique » : cet art trouve son principe dans la structure de
l’institution académique. Je rappelais cette manière de voir qu’on peut transposer de manière très générale : qu’il
s’agisse de peinture, de littérature, de critique, etc., il me semble impossible, scientifiquement insupportable,
d’étudier un discours indépendamment des institutions à l’intérieur desquelles il est produit, ce qui ne veut pas
dire que l’étude interne d’un langage n’ait pas sa justification (je le répète parce que, comme il y a toujours des
alternatives dans les cerveaux, dès qu’on insiste fortement sur l’un des termes de l’alternative, on a l’air de nier
l’autre terme, selon ce que j’ai dit tout à l’heure).
Il faudrait prendre au sérieux la phrase de Spinoza : presque toujours, nous avons « deux traductions de la
même phrase », l’une, du côté de l’institution, l’autre du côté du discours 21. Quand je disais : « Il est
insupportable scientifiquement… », c’est que choisir [entre l’étude du discours et l’étude de l’institution] est,
scientifiquement, absurde, injustifiable et bête. Quand on a deux traductions de la même phrase (Champollion le
savait), il vaut mieux regarder les deux. S’agissant de comprendre ce qui s’est dit dans l’université en Mai 1968
– je prends toujours cet exemple, qui est très simple –, on peut retenir les discours (des recueils de discours de
Mai 68 22 ont été publiés) et en faire une analyse interne, ou bien étudier le système des agents qui ont produit
ces discours (c’est-à-dire l’institution académique), et il est vrai que ce sont deux traductions de la même phrase.
Mais la formule « deux traductions de la même phrase » signifie aussi que ce n’est pas exactement le même
langage : si c’était deux fois la même chose, on s’en apercevrait. Il faut donc étudier les deux choses pour
s’apercevoir que ce que ne dit pas tel discours de Mai 68 se voit dans les propriétés de celui qui l’a écrit (par
exemple, il a été socialiste dans sa jeunesse, etc.). Tout cela est très important d’un point de vue simplement
méthodologique.
S’agissant de faire un travail sociologique sur les discours d’un poète, d’un critique ou d’un homme
politique, il est capital de savoir que ce qu’ils disent n’est qu’une manière de dire ce qu’ils disent à travers ce
qu’ils sont, non pas au sens biographique ordinaire du terme, mais au sens où ils sont une position dans un
espace, leur position disant la même chose que ce qu’ils disent dans leurs discours. J’ai déjà dit cela au moins
trois fois [au cours des séances précédentes], mais je sais que les résistances à la sociologie sont très fortes ; une
part des choses que je dis ici en profitant de la situation que j’ai évoquée en commençant, une part de ce que je
contrôle consciemment a pour principe ma conscience de la chose suivante : la sociologie rencontrant des
résistances analogues à celles que rencontre la psychanalyse, faire comprendre de la sociologie, c’est jouer de
techniques sociales pour contourner ces résistances et être entendu de gens qui n’entendent pas, au sens du
XVIIe siècle 23 , parce qu’ils n’ont pas envie d’entendre, parce qu’ils ne veulent pas écouter ou parce qu’ils
n’entendent que trop.
Parfois, changer la manière de dire finit, du moins je l’espère, par obliger les gens à entendre. Ce que je dis
là est trivial, mais les forces sociales qui sont derrière la lecture interne sont si grandes que, quand on sort de la
lecture interne, c’est pour tomber brutalement dans la lecture externe la plus réductrice, sur le mode de
l’abjuration. (C’est encore une autre loi très classique des biographies intellectuelles : on sort d’un dogme pour
tomber dans son inverse alors qu’il faudrait peut-être se demander si ce n’est pas d’une alternative absurde qu’il
faudrait sortir.) Alors qu’on a eu, en France, quinze ans de lecture internaliste sauvage, sémiologique, je
commence à me dire qu’il faut défendre la lecture interne [rires de la salle], parce que les mêmes qui ne juraient
[dans les années 1970] que par le formalisme dans une lecture absurde des formalistes russes (qui n’étaient pas
du tout formalistes) 24 vont maintenant faire de la sociocritique sauvage qui va m’énerver autant que leur
formalisme dans la période antérieure. Je serai donc deux fois hérétique – cela m’est arrivé beaucoup de fois. Je
dis ces choses qu’on ne devrait pas dire, mais elles sous-tendent tellement ce que je raconte que, d’une certaine
façon, il fait partie de l’honnêteté de les dire…

Faire l’histoire d’une révolution symbolique

Analysant donc cette révolution symbolique, j’avais essayé de décrire la structure de la domination symbolique
contre laquelle s’était constituée la révolte impressionniste ou, plus exactement, la révolte dont Manet a été le
chef de file. Pour cela, j’ai d’abord montré qu’il y avait une structure, une institution académique, avec ses lois
de fonctionnement, son cursus, ses modes de recrutement, ses modes de formation, ses modes de fabrication des
cerveaux et donc ses visions du monde, et ensuite j’ai essayé de démontrer que l’on pouvait en quelque sorte
déduire des structures institutionnelles – j’ai un peu poussé pour la démonstration – les propriétés les plus
attestées de la peinture académique telles que les dégage une lecture interne. Autrement dit, les propriétés les
plus proprement stylistiques auxquelles s’attache une lecture interne – j’avais cité la phrase de Gombrich :
« L’art pompier, c’est l’art du fini » –, me semblent être directement liées aux propriétés de l’institution dans
laquelle elles sont produites.
Cette démonstration que j’avais essayé de faire était elle-même un moment d’une démarche dans laquelle
j’essayais de répondre aux questions que j’avais posées. Il fallait faire ce détour par la peinture académique et
par ses fondements institutionnels parce que la révolte impressionniste est définie, en partie, par l’adversaire
contre lequel elle se définit. Là encore, c’est une grande loi des champs sociaux, en particulier des champs
intellectuels : on est défini autant par ses adversaires que par sa position dans la mesure où la position est
diacritique. Quand on me dit que ma vision du monde social est « déterministe », on oublie que la connaissance
est, par soi seule, libératrice. Savoir, par exemple, que dans un champ il n’y a pas de position qui ne soit pas
définie diacritiquement par opposition à d’autres positions, soit immédiatement voisines, soit éloignées dans
l’espace, qui ne soit pas définie objectivement, donc subjectivement, symboliquement, etc., débouche sur une
stratégie épistémologique : méfie-toi, non pas de tes adversaires, mais de ce que tes adversaires t’imposent par
leur existence. Voilà un principe épistémologique.
(Dans l’histoire de la pensée, tous les grands cartésiens sont devenus cartésiens en combattant Descartes.
Ma proposition peut paraître brutale et olé-olé : s’il y a un philosophe dans la salle, je vais me faire
pourfendre… Mais je pense qu’elle peut se démontrer, en particulier dans le cas de Leibniz : ce qu’il y a de plus
cartésien chez Leibniz tient au fait qu’il a passé sa vie à le discuter, à mettre des notes dans les marges [des
œuvres] de Descartes […] et, donc, à se laisser imposer la problématique par Descartes.) Un champ, c’est un
espace dans lequel les gens existent par relation aux autres, et la problématique, c’est l’espace lui-même. Dès le
moment où quelqu’un surgit dans l’espace, même un « nouveau philosophe », son existence fait problème et
donne à penser, fait penser et risque de faire penser de travers, sans parler du fait qu’elle risque de consommer
de l’énergie qui pourrait être mieux employée ailleurs. [rires de la salle], ce qui est une chose qu’on oublie
toujours. (À ce propos, une grande fonction d’un certain nombre d’institutions, c’est de détourner des intérêts
véritables, de faire gaspiller l’une des ressources les plus rares, le temps disponible. […] En politique, tout
homme politique maître de la logique du champ – vous avez des exemples quotidiennement – sait que, pour
pouvoir faire autre chose, il suffit d’attirer l’attention sur un problème qu’on constitue pour les besoins. Dans la
vie intellectuelle, il y a de même toute une série de débats dont l’effet principal est de détourner des vrais débats.
Je pourrais évoquer ce que je disais l’an dernier 25 à propos des effets de l’irruption du journalisme dans la vie
scientifique ; c’en est une illustration parfaite […].)
Les impressionnistes, dans leur intention même de subversion, étaient donc définis par les structures de
l’institution contre laquelle ils se dressaient, au point d’ailleurs – c’est la mode aujourd’hui – que toute une
« entreprise » de l’art académique et de l’art pompier s’inspire de l’idée que les impressionnistes étaient
beaucoup moins révolutionnaires qu’on le croit et que, finalement, les pompiers avaient fait pratiquement tout ce
que les impressionnistes ont fait, les impressionnistes n’ayant à la limite fait que donner pour art ce qui était
esquisse pour les pompiers, pour les académiques 26. Cette thèse, développée par un certain nombre de gens,
s’appuie sur des travaux très intéressants, dont je me servirai, comme ceux d’Albert Boime que j’ai déjà
invoqués 27, mais avec un détournement de sens. Ce détournement tient au fait qu’on ne pose pas le problème
que je pose : on ne reconstitue pas l’espace dans lequel a fonctionné une forme intellectuelle – c’est
l’anachronisme majeur auquel les historiens, qui sont les plus anachroniques des savants, succombent très
souvent.
Les historiens de la littérature, notamment, croient qu’on ne peut pas faire mieux, pour un auteur, que de le
refaire vivre, de le rendre vivant, ce qui est un des principes pédagogiques dont s’inspirent également les
philosophes qui cherchent à montrer, par exemple, l’actualité de Platon. Pour Platon, c’est à un niveau
pédagogique élémentaire, mais ce n’est plus le cas quand on dit aujourd’hui : « retour à Kant », « retour à
Fichte » 28. Il y a une tendance à penser que ce qu’on peut faire de mieux à propos d’une pensée du passé, c’est
de la repenser comme on la penserait aujourd’hui, c’est-à-dire de la faire fonctionner dans un champ dont elle
n’a rien à faire et qui peut même être totalement différent de celui dans lequel elle a été produite. En fait, comme
elle peut fonctionner [dans le champ contemporain] sur la base d’homologies de structure qui ne sont pas
conscientes […], réhabiliter un adversaire passé de l’homologue passé de l’adversaire contemporain est un
moyen de taper sur un adversaire contemporain. Les luttes de réhabilitation sont donc d’une grande importance.
Un livre entier de Haskell (qui va venir faire des conférences au Collège de France et qui est vraiment digne
d’être écouté) porte sur les redécouvertes en art 29. Les redécouvertes en art ont toujours, selon moi, pour
principe les intérêts présents dans le champ : on ne réhabilite Caravage qu’en fonction d’intérêts présents, dans
des luttes présentes contre des homologues, des adversaires, des gens du passé. Le principe de ces
réhabilitations, de ces redécouvertes réside donc dans le présent.
On voit comment l’anachronisme est lié à l’ignorance des intérêts spécifiques du savant qui est lui-même
dans un champ où il y a des enjeux, des luttes : il n’est pas neutre de réhabiliter Simmel aujourd’hui 30, alors que
tous les professionnels l’ont lu il y a vingt-cinq ans, ou de faire venir l’École de Francfort maintenant (là aussi,
je pourrais en dire beaucoup) 31. Aussi longtemps qu’ils ne sont pas explicités, les enjeux présents au principe de
stratégies concernant le passé affectent le passé même qui est réhabilité : celui qui traite de ce passé ne sait pas
ce qu’il fait en traitant de ce passé, il ne sait pas que le principe de sa perception même du passé est la
transposition de structures de perception liées à un état du champ sur un champ qui n’était pas structuré de la
même façon et qui ne s’accompagnait donc pas des structures de perception présentes. […] Tout historien de la
littérature dira : « On sait très bien tout ça », mais relisez vos ouvrages d’histoire de la littérature habituels et
vous verrez…
Il faut donc faire ce travail de reconstitution. Ce que je fais sur Manet et les impressionnistes n’est
évidemment pas du tout exemplaire. N’étant pas spécialiste, n’ayant pas passé vingt ans de ma vie à étudier les
impressionnistes, ce que je fais ne peut que donner une idée de ce qu’il faudrait faire pour répondre aux
exigences méthodologiques que j’ai moi-même créées. Mais, quand on propose ce genre d’exigence, on est
devant une alternative : ou bien donner des espèces de recommandation vides, pures, abstraites ou bien faire un
commencement d’exécution mais qui, évidemment, est partiel et n’est pas parfait […].
La surproduction des diplômés et la crise académique

J’en viens à mon propos d’aujourd’hui. Pour comprendre la révolution impressionniste, il faut comprendre, me
semble-t-il, dans sa vérité ce qu’était la structure de l’ordre du champ de la peinture avant cette révolution et
s’interroger sur les facteurs spécifiques qui ont rendu possible la mise en question symbolique de cette structure.
L’idée que j’ai à l’esprit, c’est que le champ de la peinture a une structure de domination. Dans l’art académique,
il y a la domination d’un certain système de reproduction du peintre légitime, de formation, etc. Cette structure
devait entrer en crise objectivement pour que la mise en question symbolique réussisse. Voilà la thèse que j’ai à
l’esprit et qui permet de comprendre à quel point la révolution symbolique était difficile. Je l’avais dit
d’emblée : la vision du monde impressionniste est pour nous si évidente qu’on peut même faire le coup de dire
qu’elle n’était pas si révolutionnaire, ce que d’ailleurs les historiens de la peinture conservateurs sont les
premiers à dire aujourd’hui ; il y a une série d’expositions au Luxembourg, etc., sur le thème : « L’art pompier,
ce n’était pas si mal, et d’ailleurs la différence est-elle si grande entre tel peintre académique et tel peintre
impressionniste, l’un ayant été le maître de l’autre ? » On peut se demander, en termes nullement polémiques,
pourquoi les historiens de l’art conservateurs ont intérêt à dire que la différence n’était pas si grande entre les
prétendus révolutionnaires et les prétendus conservateurs. Je vous laisse réfléchir, mais c’est très lié à ce que j’ai
dit tout à l’heure.
Pour échapper à l’anachronisme, il faut éviter de projeter sur le passé les catégories de perception présentes
et surtout les intérêts liés à ces catégories de perception. Il n’y a pas de catégories de perception sans intérêt
spécifique. Je ne parle pas de l’intérêt de classe, mais des intérêts très spécifiques qui sont ceux de l’historien de
l’art ou de l’historien de la littérature, dans le sous-champ très particulier où il est engagé et où l’enjeu, c’est
d’être distinct et distingué, d’avoir, par exemple, un nom d’école, de s’appeler « sociocritique ». Par exemple,
depuis vingt ans, il n’y a pas un auteur de discours littéraire ou d’historien de la littérature qui ne se donne pas
un nom d’école. Prenez le livre de Roger Fayolle, La Critique littéraire (1964) 32 : pour pratiquement chaque
personne, vous avez un nom d’école (et l’un d’eux, c’est « sociocritique »). Dans cet univers, il y a des intérêts,
des enjeux qui ne sont pas des enjeux politiques : quand je dis « conservateurs », c’est relativement à la logique
spécifique d’un champ. Cependant, la question de l’homologie entre la position conservatrice dans un champ et
la position conservatrice dans le champ politique reste toujours posée. […]
Ce que je veux montrer, je l’ai déjà dit, c’est que la crise de l’art d’école a pour condition sociale de
possibilité une crise de l’École, condition nécessaire mais non suffisante, condition favorisante mais non
nécessitante. Il fallait que l’École fût en crise pour que l’entreprise symbolique de subversion menée par Manet
eût quelques chances de réussir. Autrement dit, la réussite d’une révolution symbolique a pour condition la
conjonction d’une crise objective des institutions sur lesquelles reposait l’ordre symbolique antérieur et d’une
entreprise de subversion symbolique consistant à énoncer, contre ces institutions, la possibilité d’une autre
manière de faire. Ce que je dis là a une valeur assez générale et s’appliquerait aussi bien à la prophétie
religieuse, à la prophétie philosophique, etc.
Je ne rappelle pas ce que je disais en finissant sur les propriétés de cet art académique que Schlegel
décrivait dans les textes que je citais. J’en viens simplement à la crise du système scolaire. Là, je me sers de
travaux d’historiens de l’éducation qui montrent qu’il y a eu dans les années 1800-1850, dans toute l’Europe, une
crise qu’on appelle parfois de « surproduction des diplômés ». Je me réfère aux travaux de Lenore O’Boyle, en
particulier dans The Journal of Modern History, de décembre 1970, p. 471-495 33. Dans la même revue, il y a
toute une série de travaux sur la surproduction de diplômés, la révolution de 1848 et l’apparition d’une gauche
démocratique en Allemagne. C’est d’ailleurs un thème dont on trouve des traces dans la littérature, en particulier
chez Balzac : dans Un début dans la vie, il y a ce thème de la surproduction des diplômés, avec tous ces gens qui
arrivent à Paris, qui fondent une petite revue, un journal, etc. Le thème est donc présent aussi dans la conscience
des agents (l’équivalent, aujourd’hui, serait un thème comme « les jeunes ne trouvent pas d’emploi »).
Un problème, d’ailleurs, de l’analyse non anachronique d’une époque passée est de reconstituer cette sorte
de conscience confuse que les agents avaient de l’état des choses sociales. C’est extrêmement difficile, parce
que, souvent, c’est infra-conscient. On ne peut le saisir qu’à travers des expressions littéraires, et donc souvent
transformées au nom du modèle de la littérarité. Or, c’est très important, parce que les stratégies des agents, tout
en étant menées par le sens pratique, le sens du jeu, doivent toujours une part de ce qu’elles sont à ces
représentations diffuses, confuses, à « ce qu’on dit » (par exemple quand on dit aujourd’hui que les débouchés
professionnels pour les jeunes dans l’électronique « c’est fini »). C’est un problème qui s’est posé à nous très
fortement quand nous avons travaillé, avec Monique de Saint Martin, sur l’épiscopat en France 34. Pour
comprendre ce qui faisait qu’on devenait prêtre, puis évêque, etc. dans les années 1930, à un moment où les
courbes des vocations étaient au plus bas, il fallait reconstituer, non pas des états d’âme, non pas le vécu, mais
cette sorte de perception confuse, diffuse, confusément partagée dans tout un milieu, et qui est un facteur social
réel. D’ailleurs, l’un des enjeux de la lutte politique que j’évoquais tout à l’heure est de manipuler ces
« représentations » diffuses. Cette espèce de registre qui naît des représentations n’est pas ce que les historiens
appellent des « mentalités », ce n’est pas non plus un vécu psychologique, c’est quelque chose de très difficile à
situer, pour lequel je n’ai pas de mot bien précis, mais dont je crois qu’il faut au moins avoir l’idée qu’il existe
et dont il faut au moins avoir l’idée qu’il y a à s’en donner une idée. Pour comprendre, par exemple, ce que c’est
qu’un choix, un choix de vocation, un choix de devenir écrivain, etc.
Ce phénomène de la surproduction des diplômés était donc un fait objectif que les historiens reconstituent
par des statistiques et qui commençait à apparaître sans devenir un thème idéologique. Le thème du « bachelier
chômeur » n’apparaît, il me semble, que dans les années 1880. Il devient un thème idéologique très fort au
moment où se discute la scolarisation obligatoire. Ce qui était une espèce d’humeur devient un enjeu politique.
Au fond, le meilleur mot serait peut-être « une sorte d’humeur idéologique, de mood idéologique » : Lovejoy, un
grand historien de la littérature, parlait de mood idéologique d’une époque. « La grande chaîne de l’être », The
Great Chain of Being 35, est un très grand classique de l’histoire des idées. Lovejoy y étudie le devenir, à travers
toute l’histoire, du thème de la chaîne de l’être qui mène de Dieu jusqu’aux animalcules. Et il parle donc de
mood, avec tout ce que cela veut dire : humeur, optimisme, pessimisme, « ça va bien », « ça va mal », enfin tout
ce qui est dans l’air du temps, Zeitgeist… Cette espèce de mood n’est pas une construction psychologique mais
serait le produit d’un travail social qui est ce sur quoi travaille le travail politique tel que je l’ai évoqué ce matin.

Système scolaire et champs de production culturelle

La surproduction des diplômés a été étudiée par les historiens et je voudrais faire, à ce propos, une remarque :
mon travail, dans le cas particulier, consiste à mettre en relation des choses jamais mises en relation. Cela pose
le problème de la spécialisation prématurée, me semble-t-il, dans les sciences sociales. Les sciences sociales
croient se faire scientifiques quand, à la manière des sciences plus avancées, elles se spécialisent sans raisons
autres que sociales, me semble-t-il (plus il y a de divisions, plus il y a de papes 36…). Mais les sciences sociales,
en se spécialisant trop tôt, perdent des chaînons, des connexions. Dans ce cas particulier, mon travail consiste à
mettre en relation l’histoire sociale du champ littéraire avec l’histoire sociale du champ universitaire,
académique. Or, comme il y a des spécialistes pour l’une et des spécialistes pour l’autre, qui ne se lisent pas ou
qui ne se connaissent pas, et comme il n’y a pas de problématique pour mettre en relation les deux, l’histoire du
système universitaire est pratiquement absente de l’histoire littéraire – c’est très étonnant, je serais ravi
d’ailleurs d’avoir un démenti précis, avec références. On ne met jamais en relation… Si, il y a des gens qui
établissent ces relations, ils sont trois dans la salle, je connais très bien leurs travaux (et pour cause, je vous les
citerai constamment), mais je veux dire que les gens normaux [rires de la salle] font de l’histoire littéraire en
faisant complètement abstraction de l’histoire du système scolaire. Pierre Louÿs, par exemple 37, ça a peut-être
quelque chose à voir avec le fait que les études dominantes, pour les enfants de la bourgeoisie, cessent d’être
seulement le droit pour devenir aussi les lettres. C’est une mise en relation brutale que je ne fais que pour donner
un exemple, car c’est beaucoup plus compliqué.
Je veux simplement dire que, si l’on veut chercher des déterminants spécifiques, l’histoire du champ
littéraire devrait trouver une de ses bases fondamentales du côté de l’histoire du système scolaire. Le système
scolaire produit des producteurs en plus ou moins grand nombre (et c’est à travers le nombre, la morphologie,
me semble-t-il, que surviennent des révolutions spécifiques dans les champs de production culturelle) et il les
produit avec des propriétés de tel ou tel type : il produira plutôt des juristes, ou plutôt des littéraires, ou plutôt
des scientifiques, etc. Cela fait donc déjà deux formes d’intervention du côté de la production. Le système
scolaire intervient aussi du côté de la consommation : plus il y a de gens scolarisés, plus il y a de lecteurs
potentiels. Il produit des publics possibles et doit être pris en compte à ce titre. Enfin, il produit aussi des effets
par le simple fait qu’il a une histoire relativement autonome par rapport à l’histoire proprement économique et
par rapport à l’histoire du champ littéraire : il peut faire des effets de surproduction, par inertie. On lui demande,
par exemple, des ingénieurs, et il continue à produire des hellénistes…
C’est l’effet propre du système scolaire : il a un temps de transformation beaucoup plus lent, il a un lag,
une espèce de retard structural par rapport aux changements des autres univers. Du même coup, il introduit des
contradictions d’un type particulier, des contradictions spécifiques. Je dirais, pour résumer ce topo, qu’il me
semble que, parmi les grands facteurs de changement des univers de production culturelle, les contradictions
spécifiques du champ universitaire et scolaire, comme espace de production des producteurs et des
consommateurs, sont sans doute le facteur principal de transformation, en tout cas la médiation principale de
transformation par laquelle il faut passer pour comprendre la relation entre les changements économiques (par
exemple les crises économiques) et les crises spécifiques, entre les révolutions économiques et les révolutions
spécifiques.
Je reprends : les transformations du système scolaire, sous l’effet, surtout, des changements de volume et
de qualité sociale de la population enseignée, constituent l’un des principaux déterminants historiques de la
transformation des champs de production culturelle. Les déterminations s’exercent principalement par les effets
directs qu’elles exercent sur le volume du public – je renvoie à un autre livre classique, The Rise of the Novel de
Ian Watt 38 : Ian Watt montre que le développement du roman n’est pas compréhensible sans les changements, en
Angleterre, de la scolarisation qui fournit un grand public, notamment féminin, pour les romans – et sur le
volume des producteurs, la surproduction que je viens d’évoquer étant à l’origine de nombre d’innovations telles
que la création de nouveaux genres ou de nouvelles disciplines. Les producteurs en surnombre vont, pour
s’insérer dans le champ, avoir à créer de nouvelles positions, des positions qui n’existent pas : ils vont créer de
nouveaux journaux, de nouvelles revues. Du même coup, ils vont faire exister des positions qui n’existaient pas
et, par là, transformer le champ. La surproduction relative des diplômés qui s’observe partout en Europe, dans la
première moitié du XIXe siècle, et qui résulte d’un accroissement du taux de scolarisation dans l’enseignement
secondaire voit ses effets sur le marché du travail multipliés par la discordance entre les dispositions inculquées
ou renforcées par le système scolaire et les nouvelles positions offertes par l’industrie ou l’administration.
Autrement dit, pour comprendre cette surproduction, il faut prendre en compte le rapport entre la logique propre
du champ universitaire, son inertie que j’évoquais tout à l’heure, et la logique du nouvel espace économique qui
se constitue, où l’on demande des gens différents de ceux que fournit le système scolaire. Ces gens sont en
surnombre non pas absolument, mais relativement parce qu’ils ne sont pas formés conformément aux attentes –
cela a été observé par tous les historiens.
Le phénomène est particulièrement marqué en France, sous l’effet de trois facteurs spécifiques. D’abord, la
jeunesse des cadres administratifs recrutés par la Révolution. C’est une situation analogue à celle que nous avons
aujourd’hui 39 : il y a eu une phase de recrutement massif, des gens jeunes sont en place et ceux qui reviennent
après ont à attendre pendant très longtemps. La jeunesse des cadres administratifs recrutés par la Révolution,
l’Empire et même la Restauration bloque pour longtemps l’accès des enfants de la petite ou moyenne
bourgeoisie aux carrières dans l’armée, la médecine, l’administration. Des biographies prennent sens par rapport
à cette proposition très générale (vous pouvez penser à Stendhal, etc.). À cela s’ajoute la concurrence des
aristocrates, qui reconquièrent l’administration et barrent les capacités issues de la bourgeoisie. Déjà, on voit
comment les facteurs proprement politiques vont intervenir sur le marché du travail : les aristocrates sont remis
dans la course par la Restauration et bloquent les carrières. Cela veut dire qu’une partie des gens jeunes vont être
renvoyés, de refus en refus, vers le champ littéraire. On retrouve là le thème sartrien de L’Idiot de famille : « Tu
seras écrivain, parce que tu n’as pu être médecin, etc. » On trouve l’équivalent au niveau structural de ce que
Sartre décrit au niveau de la biographie intimiste, dans la logique du groupe domestique. Parmi les facteurs, en
France, il y a donc cet effet dû à la jeunesse des cadres administratifs.
Deuxième facteur : la centralisation qui, en concentrant les diplômés à Paris, confère au phénomène une
intensité et une visibilité particulières. Cette concentration parisienne sera au principe de l’apparition de la
bohème, et des institutions liées à la bohème : le café, les innombrables petites revues, etc. Un troisième facteur
réside dans une autre caractéristique particulière de la France, à savoir l’exclusivisme d’une grande bourgeoisie
spécialement sensibilisée par les expériences révolutionnaires. Il ne s’agit pas d’invoquer un quelconque
« caractère national », mais une histoire nationale qui donne des traditions nationales et qui en France [aboutit à
percevoir] toute forme de mobilité sociale comme une menace contre l’ordre social. Dans un discours célèbre à
la Chambre des députés en 1836, Guizot dénonce l’enseignement des humanités comme une menace pour
l’ordre, à la fois politique et économique 40. Cette grande bourgeoisie essaie de réserver les positions éminentes,
notamment de la haute administration, à ses propres enfants, entre autres choses en s’efforçant de conserver le
monopole de l’accès au lycée.

Les effets morphologiques

Voilà donc les conditions structurales du côté des relations entre le champ universitaire et le champ économique.
De tout cela résulte une surproduction de diplômés. Les entreprises et la fonction publique ne peuvent pas
absorber cette masse d’intellectuels en surnombre, entièrement nourris d’humanités, de latin, de grec, de
rhétorique, notamment les plus démunis, ceux qui sont parvenus au système scolaire à la faveur de l’expansion et
qui sont dépourvus des relations sociales tacitement requises, dans l’état antérieur du système, pour obtenir une
position avec le titre 41. C’est un point extrêmement important parce qu’il ne faut pas croire – c’est une tendance
courante en sociologie – que les effets sociaux sont des effets morphologiques s’exerçant mécaniquement. Les
effets morphologiques, c’est-à-dire les effets qui sont liés au volume, dans le langage durkheimien 42, ne
s’exercent que lorsqu’ils se retransforment en fonction des contraintes sociales spécifiques d’un espace social
déterminé. On n’est « en trop » (pensez à l’émigration) que par rapport à une définition, souvent tacite, des
conditions d’être présent, d’être là, d’appartenir, d’en être, d’être admis. Du même coup, les effets
morphologiques se retraduisent en effets sociaux, en effets d’excédent, d’excessif, d’abusif, de « ne devrait pas
être là », qui conduit au numerus clausus et aux lois racistes.
Il est très important de ne pas faire de morphologisme. Je suis durkheimien, mais je corrige Durkheim. Je
pense que c’est cela faire de la sociologie une science cumulative : c’est faire avec tout ce qu’il y a de mieux
dans ce qui a été fait dans le passé, mais en essayant de le refaire, ce qui n’est pas toujours facile. Faire aussi
bien, c’est déjà inouï. Je dis toujours que si tous les sociologues étaient à la hauteur de leurs devanciers, nous
aurions une très grande sociologie. Il faut faire au moins aussi bien et, si possible, mieux, non pas du tout pour se
distinguer, mais simplement pour faire mieux le travail et voir ce qu’il y avait, en fait, comme limites dans la
pensée que l’on met en fonctionnement. Durkheim, au fond, opposait la morphologie à Marx : si les marxistes
invoquent les facteurs économiques, ils oublient de prendre en compte des facteurs comme le volume des
populations, la conscience du nombre, les problèmes liés à la densité des groupes sociaux. Par exemple, en
plaçant, dans la Division du travail social, le phénomène morphologique à l’origine de la division du travail
(c’est avec l’accroissement du volume que la division du travail apparaît), je crois que Durkheim a tendance à
faire un usage naturalisé de l’effet morphologique. Il y aura sûrement un durkheimien qui montrera que
Durkheim, au moins une fois, n’a pas dit ce que je viens de dire ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas fait ce que
je dis, la plupart du temps. […]
C’est la différence entre l’histoire des idées, l’histoire de la philosophie et l’usage historique des concepts
du passé : je n’étudie pas Durkheim pour le plaisir de lire Durkheim, mais pour en faire quelque chose. C’est une
différence fondamentale entre le lector et l’auctor. Durkheim tend à faire comme les démographes ; il est le
philosophe inconnu des démographes, il est celui qui dit la vérité, me semble-t-il, du rapport que les
démographes ont aux facteurs démographiques. Les démographes, qui sont les plus naturalistes des spécialistes
des sciences de l’homme, ont tendance à faire des facteurs démographiques des espèces de facteurs quasi
physiques, inévitables, qui agissent de façon infra-sociale, infra-historique, anhistorique. C’est un enjeu
théorique capital ce que je dis là. Ceux qui ne savent pas se disent peut-être : « Mais qu’est-ce qu’il raconte
là ? » C’est cela, un champ : en être, c’est savoir que telle chose est un enjeu. Ceux qui n’en sont pas tout à fait
ou qui commencent à en être peuvent se dire : « Mais pourquoi reste-t-il si longtemps sur ce problème dont on ne
voit pas l’intérêt ? » Or c’est un enjeu capital. C’est, par exemple, ce qui me séparerait de gens que j’aime
beaucoup par ailleurs, comme [Emmanuel] Le Roy Ladurie 43, ou un certain nombre de démographes qui ont une
vision démographico-morphologiste et naturaliste de l’histoire : c’est une histoire sans l’histoire qui obéit à des
lois quasi naturelles comme sont les lois démographiques.
Malgré les apparences, la reproduction biologique n’est pas naturelle du tout. D’abord, les effets des
phénomènes démographiques sont toujours retraduits. Ce sont des faits de virtualité : une augmentation de la
natalité, un baby boom, ne deviennent agissants qu’en se socialisant, qu’en s’historicisant. Ils doivent être
resitués dans un contexte déterminé : on veut beaucoup d’enfants et il n’y en a pas, ou bien on n’en veut pas et il
y en a [rires de la salle], les deux choses n’ont pas du tout le même sens. C’est tout simple, mais si on trouve
qu’il y en a « trop », c’est parce qu’on n’en voulait pas. On ne peut pas savoir ce qu’est l’effet d’un facteur
démographique sans savoir le champ à l’intérieur duquel il intervient. C’est la même chose pour les effets
morphologiques : si on dit qu’il y a trop de littéraires, c’est parce qu’on n’en voulait pas autant. Et, par ailleurs,
Guizot dit cela mais d’autres pouvaient se réjouir de l’excédent de littéraires : si vous pensez que les littéraires
vont faire la révolution et que c’est la révolution qu’il faut faire, des littéraires, il n’y en aura jamais assez !
Je fais le bilan de ce topo que je n’avais pas prévu parce que je suppose cela connu quand j’écris : ce sont
des discussions auxquelles je ne fais même pas référence. Il est important d’étudier le facteur morphologique, de
prendre en compte ces phénomènes de volume, tout en rappelant immédiatement (c’est cela que j’appelais
« corriger Durkheim ») que les effets morphologiques sont subordonnés à la structure du champ dans lequel ils
s’exercent. Par conséquent, on ne peut savoir ce que donnera un effet morphologique qu’à partir d’une
connaissance à la fois historique et structurale du champ à l’intérieur duquel il intervient.

Les effets de la crise morphologique sur le champ académique

Pour prolonger très vite. L’excédent de diplômés se retraduit dans le champ de la peinture sous la forme de la
multiplication des rapins fanatiques, de l’apparition de la vie de bohème. On peut dire que le champ de la
peinture, le champ académique répond à l’explosion morphologique par la création de toute une série d’ateliers :
il y a l’atelier Suisse – « Suisse », c’est le nom du type qui l’a fondé, et non pas l’adjectif désignant le pays –, et
plus généralement toutes sortes de peintres inconnus ou peu connus fondent des ateliers de formation. Il y a donc
ce que les ethnologues appellent les institutions de doublage, qui redoublent les fonctions déjà remplies par les
institutions plus officielles. Il y a une foule de rapins, plus ou moins ratés. Quand on dit « rapin raté », on a déjà
un rapin transformé par les lois du champ : un rapin raté, ce n’est plus simplement un rapin en surnombre, c’est
un rapin qui a essayé de se conformer aux lois du champ et qui a été repoussé par le champ. L’un des effets du
champ, c’est de transformer un rapin d’aspiration en rapin raté, donc en révolutionnaire spécifique potentiel. Les
rapins ratés sont, en quelque sorte, la force potentielle de destruction.
J’ai sociologisé l’effet morphologique, mais il faudrait encore se demander en quoi ces rapins ratés sont
définis jusque dans la représentation qu’ils ont de leur ratage par l’institution qui les constitue comme ratés.
Autrement dit, pour comprendre complètement ces surnuméraires, ces excédentaires, ces demi-soldes de la
peinture, il faut comprendre à la fois qu’il y a eu surproduction, que le système s’est élargi, parce qu’un système
qui voit arriver une foule de gens, dans un premier temps, en tire toujours profit : cela fait des postes, des locaux,
des maîtres, etc. Mais tout le monde, dans le champ, n’a pas le même intérêt au numerus clausus. Je renvoie à
des analyses que j’ai faites à propos de l’université 44 : à l’intérieur du champ universitaire, les gens qui ont
intérêt à la subversion du système ont intérêt à ce que le nombre croisse. L’un des alliés des dominés, dans tous
les champs, c’est le nombre, les nouveaux venus, parce que ce sont des clients potentiels qui, mal socialisés,
peuvent se contenter de sous-produits disqualifiés du point de vue des normes dominantes du champ au moment
considéré. On voit donc que le traitement des excédentaires va être fonction de la position que les gens occupent
dans le champ tel qu’il était avant. Le traitement qu’ils vont subir va, du même coup, être fonction de leur destin
dans le champ : vont-ils réussir ? Vont-ils entrer par la petite porte ? Par la porte moyenne ? Par la grande porte ?
S’ils échouent, vont-ils intérioriser leur échec et se vivre comme des refusés ou vont-ils constituer leur identité
de refusés en identité revendiquée ? Autrement dit, vont-ils transformer leur label-stigmate en label-marque
honorifique ? […]
Ce que j’ai décrit là, de façon un petit peu confuse et haletante, ce sont les conditions permissives : il
fallait une crise morphologique et qu’elle soit retraduite en crise sociale, il fallait des surproduits. J’ai dit par
ailleurs qu’il fallait un travail symbolique pour que cette crise qui aurait pu rester une crise morphologique soit
transformée socialement pour devenir une révolution spécifique. C’était une occasion historique à saisir pour
faire une révolution symbolique. Le problème que j’essaie de poser est le problème classique de Napoléon, du
grand homme, des causes, etc. 45. Même si ce n’était pas du tout vécu ainsi, il y avait là une sorte d’occasion à
saisir pour faire une révolution symbolique. Il y avait une crise objective qui pouvait devenir une crise
révolutionnaire, à condition que soit inventé un discours critique capable de transformer la crise en crise de
subversion, capable de convaincre les « refusés » [les artistes refusés par le Salon de peinture et de sculpture, qui
exposait les œuvres agréées par l’Académie des beaux-arts] de fabriquer le Salon des refusés [en 1863]. C’était
inouï. Imaginez, par exemple, que les refusés au concours de l’École normale ou les refusés de l’École
polytechnique fassent… une « École des collés » ! [rires de la salle]. C’est inouï, quand on y pense. Après on
dira que ce n’est pas une révolution, mais ce n’est pas simple, quand on est Manet dans un atelier comme
l’atelier de Couture, de faire le Salon des refusés. Les types malins, d’origine sociale élevée, c’est-à-dire les
moins paumés des refusés, hésitent beaucoup à aller au Salon des refusés, parce qu’ils se demandent si ça va être
« salon » ou si ça va être « refusés » [rires de la salle] : comme ceux qui se précipitent le plus au Salon des
refusés sont les plus vraiment refusés [rires de la salle], ils ne savent pas s’il faut y aller… Tout le monde l’a
remarqué : Manet, Cézanne, etc. disent « Attention ! », dans la mesure où faire un Salon des refusés, c’est
constituer une classe qui, du même coup, constitue tous les autres négativement ; et s’agréger à cette classe, ça
peut être un grelot qu’on porte au cou pour toute une carrière, d’autant que les agents comme les critiques sont là
pour essayer de définir le Salon des refusés comme le salon des vraiment refusés. L’enjeu va être de savoir si le
Salon des refusés, c’est vraiment des refusés [et s’ils le sont] par défaut ou par excès : est-ce que ce sont eux qui
refusent ou est-ce qu’ils sont refusés ?
C’est un grand problème dans toutes les stratégies symboliques : comment faire une hérésie sans apparaître
comme un orthodoxe raté ? Les hérétiques ne sont-ils que des prêtres ratés ou peuvent-ils arriver à redéfinir leur
entreprise de telle manière que ce soit l’orthodoxie qui apparaisse comme une prêtrise déconsidérée, routinisée ?
On voit là que la lutte symbolique, la lutte des classements – « C’est quoi ça ? », « Qu’est-ce que ça veut
dire ? » – devient capitale. Lue de cette manière, la critique cesse d’être celle qui dit qui a tort ou qui a raison ;
elle devient un élément capital de la lutte pour définir ce que l’on fait, donc ce que l’on est. D’une certaine
façon, il était impensable, me semble-t-il, que la révolution, toutes conditions favorables étant données, puisse
réussir si les plus habiles des révolutionnaires n’avaient pas su être habiles non seulement à peindre, mais à
contrôler la représentation que les gens en position de dire ce que c’est que de peindre et qui peint bien pouvaient
donner de leur peinture, mais aussi de leur identité de peintre, l’un des enjeux étant la personne du peintre qui est
tout à fait capitale. Un enjeu est de savoir si ce sont des imposteurs, des minables. Cette lutte-là, vous l’avez tous
les jours : est-ce que ce sont des minables, des imposteurs, des ratés qui essaient de transfigurer leur ratage pour
nous faire croire qu’ils ont choisi ce qui était leur destin ? Ou est-ce que ce sont des gens éminents, qui croient à
ce qu’ils font ? C’est là que la personne devient très importante – on dit : « Monsieur Manet est un homme très
distingué, regardez son portrait, etc. Il a l’air tout à fait saugrenu, mais ce n’est pas l’un de ces peintres hirsutes,
il est tout à fait bourgeois, il s’exprime très bien, il est très bien habillé. » Le lien entre les révolutions
symboliques et les révolutions politiques s’opère par ce biais-là. Parce que la médiation « Il est bien habillé »
veut dire : « Il est conforme sous d’autres rapports et il ne menace pas l’ordre politique. » On suivra l’histoire la
prochaine fois.

1. P. Bourdieu avait ouvert sa leçon inaugurale au Collège de France sur des réflexions proches : « On devrait pouvoir prononcer une leçon,
même inaugurale, sans se demander de quel droit : l’institution est là pour écarter cette interrogation, et l’angoisse liée à l’arbitraire qui se
rappelle dans les commencements. » (Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982.)
2. Cet aspect a été développé dès les premières leçons données par P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 18 sq.
3. Le mot renferme une allusion à une phrase de George Berkeley (en latin, esse est percipi) extraite de ce passage : « Que ni nos pensées,
ni nos passions, ni les idées formées par l’imagination n’existent hors de l’esprit, c’est ce que chacun accordera. Pour moi, il n’est pas
moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur les sens, quelque mêlées ou combinées qu’elles soient (c’est-à-dire
quelques objets qu’elles composent par leurs assemblages), ne peuvent pas exister autrement qu’en un esprit qui les perçoit. Je crois que
chacun peut s’assurer de cela intuitivement, si seulement il fait attention à ce que le mot exister signifie, quand il s’applique aux choses
sensibles. La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe : c’est-à-dire, je la vois, je la sens ; et si j’étais hors de mon cabinet, je dirais
qu’elle existe, entendant par là que si j’étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelque autre esprit la perçoit réellement.
“Il y a eu une odeur”, cela veut dire : une odeur a été perçue ; “il y a eu un son” : il a été entendu ; “une couleur, une figure” : elles ont
été perçues par la vue ou le toucher. C’est là tout ce que je puis comprendre par ces expressions et autres semblables. Car pour ce qu’on
dit de l’existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui
m’est parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans le percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque, hors
des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent. » (George Berkeley, Les Principes de la connaissance humaine, trad. Charles
Renouvier, Paris, Armand Colin, 1920, I, 3.)
4. Sans doute P. Bourdieu a-t-il à l’esprit un sens que le mot « distingué » avait par le passé, du type de celui que les dictionnaires illustrent
par le « Je veux qu’on me distingue » du misanthrope de Molière (Le Misanthrope, I, 1).
5. Le mot grec diakritikós (διακριτικός) signifie « apte à diviser », « apte à distinguer ». Le terme a été beaucoup employé à la suite, sinon
de Saussure lui-même, de Merleau-Ponty, au sujet du signe linguistique pour exprimer le fait que celui-ci « n’opère que par sa différence,
par un certain écart entre lui et les autres signes, et non pas d’abord en évoquant une signification positive » (Maurice Merleau-Ponty,
Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 146).
6. Les mots grecs crisis (κρίσις) et diacrisis (διάκρισις) signifient « action ou faculté de distinguer » et, par suite, « action de choisir »,
« choix », élection », « action de séparer », « action de décider », le préfixe « dia- » (dans diacrisis) renforçant l’idée de séparation. Au
regard des analyses qui suivent, il peut être utile de souligner que l’équivalent latin de diacrisis est discrētiō (« discernement »).
7. Voir supra, le cours du 28 mars 1985, p. 514-515.
8. Voir les développements dans La Distinction, op. cit., passim sur les processus de divulgation et de vulgarisation.
9. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., chap. « La valeur linguistique », p. 155-169.
10. P. Bourdieu se réfère à la fin de ce passage : « Lors donc que j’ai résolu d’appliquer mon esprit à la politique, mon dessein n’a pas été de
rien découvrir de nouveau ni d’extraordinaire, mais seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables ou, en d’autres
termes, de déduire de la condition même du genre humain un certain nombre de principes parfaitement d’accord avec l’expérience ; et
pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de
tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. » (Baruch Spinoza, Traité
politique, trad. Émile Saisset, Paris, Charpentier, 1861, chap. 1, § 4.)
11. Au XVIIe siècle, le mot « discrétion » restait proche du mot latin discretio. Furetière, dans son Dictionnaire universel (1690), le définit à la
fois comme « prudence, modestie qui sert à conduire nos actions et nos paroles » et comme « jugement, discernement », donnant pour ce
sens l’exemple suivant : « À sept ans on est en âge de discrétion, on connaît ce qui est bon ou mauvais ». Ce sens du mot « discrétion »
survit aujourd’hui dans la formule « à la discrétion de… ». De même, le mot « discret » pouvait signifier le fait d’avoir du discernement,
un bon jugement.
12. Le « pont » est évident dans une définition de Furetière : le goût est « le sens qui est ordonné par la nature pour discerner les saveurs »
(ibid.).
13. Georges-Théodule Guilbaud, Éléments de la théorie mathématique des jeux, Paris, Dunod, 1968, p. 99-100.
14. Voir supra, p. 160, note 4, et Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 315.
15. Jeremy Bentham est l’un des fondateurs de la philosophie utilitariste qui passe souvent pour l’une des sources d’inspiration de l’économie
néoclassique (à laquelle P. Bourdieu reproche une conception trop étroite des notions d’« intérêt » et d’« économie »).
16. Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 314, et supra, cours du 7 mars 1985.
17. Le verbe latin interesse, dont la signification première est « être entre », « être dans l’intervalle », est formé, comme le verbe latin inesse
(littéralement « être dans », « appartenir à ») sur le verbe esse (être).
18. Le doctorat d’État a disparu à partir de 1984. Il coexistait avec le doctorat de troisième cycle (créé en 1958) mais était préparé, surtout
dans les disciplines littéraires et historiques, sur une période beaucoup plus longue.
19. Voir le cours du 28 mars 1985, p. 518.
20. P. Bourdieu a pu emprunter cette observation à Émile Benveniste qui attire l’attention sur l’appartenance du mot nomos à une famille de
mots formés sur la racine nem- exprimant une notion de partage, de légalité et donc de « partage légal » (É. Benveniste, Le Vocabulaire
des institutions européennes, t. I, op. cit., p. 85).
21. Cette métaphore tire probablement sa source d’une relecture par Bergson d’une phrase de Spinoza (« L’âme et le corps sont une seule et
même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue », Éthique, trad. Charles Appuhn, III, Scholie
de la proposition II) : « Chez Spinoza, les deux termes Pensée et Étendue sont placés, en principe au moins, au même rang. Ce sont donc
deux traductions d’un même original ou, comme dit Spinoza, deux attributs d’une même substance, qu’il faut appeler Dieu. » (Henri
Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 1959 [1907], p. 379.)
22. Un recueil de ce type est Journal de la commune étudiante. Textes et documents : novembre 1967-juin 1968, textes choisis et présentés
par Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet, Paris, Seuil, 1969 ; rééd. augmentée, 1988.
23. « Entendre se dit figurément en choses spirituelles et signifie comprendre, pénétrer dans le sens de celui qui parle, ou qui écrit. » (Antoine
Furetière, Dictionnaire Universel, 1690.)
24. Sur l’importation des formalistes russes en France dans les années 1960 et 1970, voir le cours du 7 décembre 1982, in Sociologie
générale, vol. 1, op. cit., p. 499-500.
25. Cours des 1er et 8 mars 1984 sur le « hit-parade des intellectuels ».
26. Tous ces points seront développés dans les deux années que Bourdieu consacrera à Manet et qui ont été publiées sous le titre Manet. Une
révolution symbolique, op. cit.
27. A. Boime, The Academy and French Painting in the Nineteenth Century, op. cit.
28. Il est question, dans les années où le cours est prononcé, d’un « retour à Kant » (P. Bourdieu y refera allusion l’année suivante, dans la
leçon du 5 juin 1986). L’allusion au « retour à Fichte » renvoie sans doute à un mouvement dont deux acteurs importants sont Luc Ferry
et surtout Alain Renaut qui, dans la première moitié des années 1980, sont les traducteurs et éditeurs d’un recueil de textes de Johan
Gottlieb Fichte, Essais philosophiques choisis (1794-1795), Paris, Vrin, 1984, et se montrent prompts à invoquer l’« actualité de Fichte »
dans certains de leurs essais (Philosophie politique, 3 tomes, Paris, PUF, 1984-1985).
29. La traduction de l’ouvrage en français était sur le point de paraître : Francis Haskell, La Norme et le Caprice. Redécouvertes en art :
aspects du goût et de la collection en France et en Angleterre, 1789-1914, trad. Robert Fohr, Paris, Flammarion, 1986 [1976].
30. Si l’on met à part un recueil de textes paru chez Félix Alcan en 1912, les travaux de Georg Simmel n’étaient pas traduits en français
jusqu’au début des années 1980 où commence, sur le mode de la découverte, et d’abord dans la collection « Sociologies » des PUF
fondée par Raymond Boudon et François Bourricaud, une vague de traductions.
31. Si des livres de Herbert Marcuse avaient été traduits avant 1968 (Éros et civilisation et L’Homme unidimensionnel), les traductions de
Jürgen Habermas, d’Adorno et Horkheimer ne commencent que vers 1974. Elles sont nombreuses chez Payot au moment du cours.
32. Roger Fayolle, La Critique, Paris, Armand Colin, 1964.
33. Lenore O’Boyle, « The problem of excess of educated men in Western Europe, 1800-1850 », The Journal of Modern History, vol. 42,
no 4, 1970, p. 471-495.
34. P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « La sainte famille », art. cité.
35. Arthur Oncken Lovejoy, The Great Chain of Being : A study of the History of an Idea, Cambridge Massachusetts, Harvard University
Press, 1936.
36. Allusion à l’expression de « pape d’une discipline » pour désigner un spécialiste « incontesté », mais aussi sans doute à ce que Staline
aurait répondu à Pierre Laval, alors ministre des Affaires étrangères en visite à Moscou, qui lui conseillait en 1935 de faire des
concessions au pape : « Le pape, combien de divisions ? »
37. P. Bourdieu fait peut-être allusion aux succès de librairie que Pierre Louÿs, poète issu des avant-gardes, connaît à la toute fin du
XIX e siècle avec ses romans Aphrodite et La Femme et le Pantin.

38. Ian Watt, The Rise of the Novel, Berkeley, University of California Press, 1957.
39. P. Bourdieu fait une allusion au nombre important de jeunes enseignants qui ont été recrutés dans l’enseignement supérieur au cours de la
période qui a suivi Mai 68 et qui a eu pour conséquence de bloquer pour longtemps les recrutements d’enseignants.
40. On trouvera un extrait de ce discours dans Manet. Une révolution symbolique, op. cit., p. 225, note 1.
41. Un article de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski avait porté sur la relation entre le titre et le poste dans le contexte de la France des années
1970 : « Le titre et le poste : rapports entre le système de production et le système de reproduction », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 2, 1975, p. 95-107.
42. Pour les sociologues durkheimiens, la morphologie est une « partie spéciale de la sociologie qui […] étudie les groupes, le nombre des
individus qui les composent et les diverses façons dont ils sont disposés dans l’espace – c’est la morphologie sociale. » (Paul Fauconnet
et Marcel Mauss, « La sociologie : objet et méthode » [1901], in Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Seuil, « Points Essais », 1971,
p. 41.)
43. Emmanuel Le Roy Ladurie est un historien de la même génération que P. Bourdieu qui le connaît très vraisemblablement depuis l’École
normale supérieure. Il est élu en 1973 au Collège de France sur une « chaire d’histoire de la civilisation moderne » qu’il occupera jusqu’à
sa retraite en 1999. Il a pu se définir parfois comme un « démographe du passé ».
44. P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit.
45. Référence aux débats sur la question de savoir si le « grand homme » est le produit de qualités personnelles, de circonstances, d’une
conjonction entre les unes et les autres, etc.
COURS DU 25 AVRIL 1985

Première heure (leçon) : penser le déjà-pensé. – Liberté et autonomie d’un champ. – Question sur le pouvoir
symbolique. – La lutte politique comme lutte pour la vision légitime. – Capital symbolique et ordre
gnoséologique. – Le droit, manière droite de dire le monde social. – Le verdict de l’État dans la lutte pour
l’identité. – Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (4). – Le pouvoir psychosomatique de
l’institution. – Le travail symbolique de l’hérétique. – La conversion collective. – Les stratégies de
l’hérésiarque. – Une révolution à l’échelle de l’ensemble des champs de production culturelle.

Première heure (leçon) : penser le déjà-pensé

Je vais aujourd’hui aborder de manière plus directe que je ne l’ai fait jusqu’à présent le problème de la nature du
pouvoir symbolique. Auparavant, je voudrais très brièvement justifier ou expliquer ma manière de procéder dans
cet enseignement. J’imagine que beaucoup d’entre vous ont un sentiment d’errance ou ont le sentiment d’être
devant un cheminement relativement peu linéaire, peu facile à suivre, comportant une foule de tours, de détours
et de retours, c’est-à-dire de répétitions. Je voudrais expliquer pourquoi, indépendamment des déterminants dont
je ne suis pas maître, je me laisse aller à cette manière de présenter le résultat de mon travail.
Je pense qu’une des difficultés de la pensée du monde social tient au fait que ce que nous avons à penser
est toujours déjà pensé dans le monde même que nous avons à penser et, en particulier, dans les mots dont nous
disposons pour le dire, en sorte qu’à chacun de nos silences, dans chacun des trous de notre réflexion, se glisse,
immédiatement, de l’impensé. Par exemple, ce matin, en réfléchissant sur ce que j’allais dire aujourd’hui,
j’envisageais de dire que les catégories socioprofessionnelles de l’Insee sont des catégories statistiques
« garanties par l’État ». Si je l’avais dit ainsi, vous auriez compris tout de suite. Je ne sais pas trop ce que vous
auriez compris, mais vous auriez compris quelque chose. Peut-être que toute une partie du travail que je vais
faire aujourd’hui va consister à essayer de savoir ce que veut dire « garanti par l’État » : on pourrait dire de la
monnaie qu’elle est garantie par l’État, il y a des mots qui sont garantis par l’État et il y a des gens qui sont
détenteurs du pouvoir de garantir des mots, de la monnaie, des choses. Ces trois mots – « garantis par l’État » –
allaient donc passer par ma bouche sans avoir été passés au crible, sans avoir été repensés et, pourtant, ils
auraient fonctionné dans ma tête et dans la vôtre : il y aurait eu une communication apparente sans que l’objet
même de la communication ait été pensé par personne. Il s’agit un peu d’un vieux thème philosophique (le
thème heideggérien du « on pense 1 », le thème lacanien du « ça pense 2 », etc.). Simplement, quand il s’agit du
social, on sent moins la nécessité de repenser en première personne la totalité de ce qui est à penser.
Il est par exemple très frappant que les sociologues anglo-saxons, qui ont une magnifique tradition
philosophique de réflexion sur le langage 3, n’en font pratiquement pas usage dans leurs pratiques et en restent à
un positivisme en général très élémentaire qui leur ferait voir, par exemple, ce que je suis en train de faire
comme un vestige, typiquement européen, de la pensée métaphysique, c’est-à-dire, à leurs yeux,
préscientifique 4. La science sociale demande plus que n’importe quoi l’épochè philosophique, mais la mise en
question radicale y est très rarement l’objet de ce type de dispositions. Cela tient à une foule de conditions
sociales. Si je les explicitais, je devrais, par exemple, faire entendre ce que quelqu’un annonce quand il se dit
« sociologue » plutôt que « philosophe » : d’un sociologue, on n’attend pas le genre d’exercice que je pratique et,
même quand il pratique ce genre d’exercice, que par ailleurs on appellerait « philosophie », on ne le crédite pas a
priori de la profondeur, de la radicalité.
Entre autres choses, je vais d’ailleurs montrer aujourd’hui que les philosophes, lorsqu’ils se sont précipités
dans les années 1960, comme la misère sur le bas clergé, sur le problème du pouvoir 5 ont, à mon avis, très mal
pensé ce problème, notamment pour les raisons que je dis. Ils l’ont pensé sans méthode et surtout sans radicalité.
Du coup, dans le meilleur des cas – vous savez à qui je pense 6 –, ils l’ont posé avec des intuitions qui sont très
proches de ce que je vais dire mais avec la différence considérable qui sépare une intuition montrant du doigt la
direction dans laquelle il y a un problème et une analyse qui démonte. Ce démontage est long, lent, un peu
piétinant et il faut donc accorder au sociologue ce que l’on accorde très volontiers au philosophe – cela fait
même partie de l’incantation philosophique dans certaines traditions, comme (j’use d’appellations rapides) la
tradition heideggérienne ou la tradition wittgensteinienne –, à savoir cette espèce de piétinement, de répétition,
ces progressions à petits pas, ces retours en arrière, cette espèce de microphrénie qui porte à s’attacher à de tout
petits détails. On n’accorde pas ces choses au sociologue alors que, je le répète, il en a encore plus besoin [que le
philosophe ou les autres savants] : quand on pense sur les mathématiques, il y a peu de pré-pensé qui se précipite
dans les trous pour la bonne raison qu’on est dans un univers pur ; quand il s’agit de social, comme je l’ai montré
à propos de l’exemple de la garantie d’État, chaque fissure est immédiatement comblée par de la doxa, le
langage même est là pour boucher tous les trous.
Je reviens à ma façon de procéder : il est certain que vous ne ressortirez pas d’ici avec un cours en forme.
Un cours en forme, c’est de la doxa mise en forme de dogme (les deux mots ont la même racine 7), c’est-à-dire
du discours constitué mettant en avant son architecture, mettant en scène sa propre structure logique sous une
forme en général linéaire : premièrement, deuxièmement, troisièmement ; I, II, III – la vieille structure qui,
comme vous le savez ou non, est le plan de la Somme théologique de saint Thomas, et le plan de l’architecture
gothique 8. La division triadique est une vieille structure que nous avons dans nos cerveaux. Je ne dédaigne pas
du tout ces choses-là, elles ont une certaine fonction, mais je pense que la fonction qu’elles ont n’est pas celle
d’un cours : un cours n’est pas un discours ex cathedra [rires, sans doute du fait que P. Bourdieu se trouve dans
la situation de parler ex cathedra]. À mes yeux, un cours n’est pas un discours unilinéaire, avec une entrée et une
sortie, un commencement et une fin, c’est plutôt un réseau de relations dans lequel on se promène dans tous les
sens en repassant plusieurs fois par le même point mais à partir de points très différents, c’est-à-dire avec des
effets très différents, le travail le plus difficile étant de totaliser les perspectives obtenues dans la promenade
dans le labyrinthe. Pour dire les choses en une formule, la leçon en forme enferme la mise en forme, et cela fait
partie du sujet que je vais traiter aujourd’hui : mettre des formes, c’est toujours une manière de répondre à une
censure, c’est toujours aussi une manière d’imposer une censure en cachant, par la forme, des choses qui
touchent au contenu mais qui ne seraient pas dicibles dans une autre forme 9. Je pense donc qu’il y a une affinité
entre un certain contenu qu’il s’agit de transmettre et un certain discours (je ne cache pas – je l’ai dit en
commençant – qu’il y a une part d’apologie, d’autojustification dans le discours que je tiens ; en même temps, je
pense que des pulsions singulières socialement déterminées ont parfois une fonction sociale dont les gens n’ont
pas conscience). Ce que je dis là est vieux comme le monde : c’est le vieux discours socratique sur le dialogue
opposé à la macrologie des sophistes 10. Il me semble que je ne pourrais pas dire ce que je veux dire dans la
forme ordinaire – ou que, si je pouvais le dire, ce serait tout à fait autre chose. D’ailleurs cela existe sous forme
de livre, ou existera, je l’espère, sous forme de livre.
Dans la mesure où le monde social est toujours pré-pensé, je vais parler sans cesse de la notion de nomos,
dans la mesure où penser, c’est briser le nomos, c’est-à-dire non seulement le prêt-à-penser, mais
l’impérativement pensé. Le sociologue ne peut pas être le nomothète 11 qui édicte une manière unique de penser ;
il est celui qui analyse le nomos, qui analyse la manière légitime de penser. Analysant l’effet nomothétique, il est
mal placé pour l’exercer. Mais – les choses ne sont pas à un seul sens – c’est peut-être aussi parce qu’il est peu
disposé à avoir un discours nomothétique qu’il est plus prêt à penser que les autres le nomos. Voilà ce que je
voulais dire en commençant, peut-être pour vous aider à mieux comprendre mon enseignement et du coup à être
moins perdus, ou en tout cas à être perdus autrement dans le labyrinthe.

Liberté et autonomie d’un champ

Maintenant, j’avais reçu deux questions. La première, qui est ancienne (elle date d’au moins un mois), porte sur
les rapports entre autonomie et liberté et sur la relation entre l’autonomie caractéristique d’un champ et la
liberté. La question est très elliptique ; opposant autonomie et liberté, elle demande : « Qu’est-ce que la liberté
dans un champ ? » Je dois me débrouiller avec ça, c’est presque une dissertation [rires de la salle] ! Je vais dire
ce que je comprends de la question mais en prenant soin de la reformuler. Une très bonne question me paraît
être : « Y a-t-il un lien entre l’autonomie d’un champ et la liberté ? » Lorsque je dis que le champ artistique
accède à l’autonomie (c’est l’histoire que je raconte dans la deuxième heure) ou qu’un champ scientifique se
constitue comme tel, « autonomie » veut dire à la fois indépendance et obéissance à des lois propres : les lois
fondamentales d’un champ sont celles qui le caractérisent en propre ; entrer dans un champ, c’est obéir aux lois
spécifiques constitutives de ce champ et donc bénéficier d’une sorte d’indépendance par rapport aux
déterminismes externes qui s’exercent en dehors de lui.
En disant les choses de cette manière, on voit que le progrès vers le processus de différenciation et
d’autonomisation des univers sociaux que j’ai évoqué plusieurs fois dans le passé peut être décrit, dans une
philosophie de l’histoire, comme le progrès vers une pluralité de libertés (ce serait très long de développer, je ne
veux pas trop m’appesantir). Cela dit, cette liberté collectivement conquise par un champ, par exemple la liberté
de l’artiste à l’égard des pouvoirs économiques ou la liberté du scientifique à l’égard des pouvoirs politiques, est
liée à des institutions qui sont, elles-mêmes, contraignantes. Les antinomies (vraiment) stupides que l’on fait
entre liberté et déterminisme, liberté et contrainte, sont bonnes pour les dissertations : un champ libère en
contraignant. Le champ scientifique par exemple impose des contraintes spécifiques, celles de la compétition et
de la concurrence scientifiques – la loi du champ scientifique est qu’on ne triomphe dans le champ scientifique
que par des armes scientifiques, etc. La liberté est en même temps une contrainte. C’est l’institution d’une
contrainte spécifique qui donne une liberté à l’égard des déterminismes d’un autre type.
Je pense que, plus il y a d’univers autonomes, plus il y a de libertés (on peut sortir d’un champ pour aller
dans un autre, etc.). Je n’en dis pas plus, mais cela complique un peu la vie de ceux qui, quand ils m’interrogent
sur ce que je fais, commencent par me dire : « Vous êtes déterministe. Pourquoi êtes-vous déterministe ? » (Je
m’arrête là, car prolonger couperait le fil déjà emberlificoté de mon discours.)

Question sur le pouvoir symbolique


La deuxième question est très longue et très argumentée (je ne peux pas la lire en entier). Elle m’a rempli
d’optimisme parce qu’elle me prouve que, malgré les sinuosités et les labyrinthes, je suis très bien compris, à
mes yeux, d’un certain nombre d’auditeurs. Elle est tellement bonne qu’au fond elle anticipe sur ce que je vais
vous dire et je vais y répondre en continuant mon travail.
Elle porte d’abord sur le terme de symbolique : « Comment le définir ? » Sur ce point, je réponds d’abord
d’une façon scolaire, en renvoyant à une conférence que j’ai faite en 1972 et qui a été publiée en 1977 (« Sur le
pouvoir symbolique », Annales, no 3, mai-juin 1977, p. 405-411). Cet article devrait répondre aux attentes de
ceux qui voudraient savoir ce qui me paraît être le fondement théorique, philosophique traditionnel de ce que je
vais raconter aujourd’hui et de ce que j’ai raconté la dernière fois. J’essaie d’y reconstituer le champ des
positions théoriques possibles sur le problème du pouvoir, ce qui, je crois, est un exercice de contrôle lorsqu’on
réfléchit, lorsqu’on travaille, lorsqu’on cherche : qu’on le sache ou non, on pense toujours par rapport à un
champ théorique, et le fait, premièrement, de le savoir et, deuxièmement, de l’expliciter complètement au lieu de
se laisser imposer les quelques repères majeurs (Marx, etc.) a des vertus pédagogiques pour faire comprendre.
C’est aussi, je crois, très important pour distinguer la manière de travailler de la recherche, par opposition
à la manière de travailler de l’enseignement et souvent de la philosophie (dans la mesure où la philosophie est
très liée à une pratique de l’enseignement). Il est évident que je n’ai pas pensé le pouvoir symbolique [de la
manière dont les choses sont présentées dans l’article], c’est-à-dire que je n’ai pas pensé : « Il y a une position de
type kantien, où les formes symboliques sont des instruments de constitution du réel (Kant, Cassirer) ; il y a une
pensée de type structuraliste sur le symbolique comme systèmes de différences dotés de cohérence (Saussure,
Lévi-Strauss) ; ensuite, dans la tradition marxiste qui ne parle pas de “symbolique”, mais d’“idéologie”,
l’idéologie est instrument de pouvoir, de légitimation du pouvoir, etc. Étant donné ces trois positions, ne peut-on
pas les synthétiser, ne peut-on pas construire une définition du symbolique comme instrument de construction de
la réalité remplissant sa fonction de construction en raison de sa systématicité et exerçant, du même coup, une
fonction de légitimation ? » La recherche, évidemment, ne procède pas de cette manière : c’est ex post que l’on
peut faire une sorte de généalogie un peu mythique de sa propre pensée, comme dans les biographies, ou comme
dans les sociétés précapitalistes où l’on s’invente des ancêtres plus ou moins mythiques pour structurer son
identité sociale. Très souvent, quand ils se réfèrent au passé, les philosophes ou les sociologues, les penseurs
quels qu’ils soient, font ce genre de travail. Ce n’est pas par hasard si les Anglo-Saxons parlent de founding
fathers – de pères fondateurs : c’est exactement comme l’ancêtre mythique d’une tribu. Il faut prendre ces
généalogies au sérieux, les considérer comme acte social, dans leur signification sociale, mais il faut toujours
soupçonner un peu leur fonction de vérité. Dans le cas particulier, je crois que ce que j’ai fait a une certaine
fonction de vérité, mais ce n’est pas la vérité de la recherche qui a abouti à ce que je vais raconter. Cela dit, c’est
une manière de répondre à la première question : si vous voulez des définitions un peu scolaires, académiques
(« Dans quel sens employez-vous le mot “symbolique” ? »), je ne peux pas faire mieux que cet article.
Ensuite, la question porte sur l’effet de théorie : « Vous avez dit que Marx avait exercé l’effet de théorie le
plus considérable au XXe siècle. Comment expliquez-vous l’effet de théorie du marxisme et son importance ? »
J’y reviendrai (pas aujourd’hui où je ne pourrai pas aller aussi loin ; j’anticipe donc beaucoup sur ce que je dirai
par la suite), mais, s’agissant de théorie des classes, comme je l’ai dit plusieurs fois, on doit dépasser
l’alternative de la définition réaliste, selon laquelle les classes que construit le savant ne sont que la
reproduction, dans le discours, de classes existant dans la réalité, et la position qu’on pourrait dire subjectiviste,
spontanéiste ou constructiviste, pour laquelle les classes sont le produit d’actes de construction sociale. En fait,
une construction a d’autant plus de chances de réussir socialement qu’elle a plus de base objective, qu’elle est
plus fondée dans la chose même. Je pense que si la théorie marxiste a eu un si grand pouvoir de construction,
c’est qu’elle suivait, en quelque sorte et très grossièrement, des pointillés dans la réalité ; elle n’était pas si mal
par rapport à ce qu’il y avait avant… L’effet de théorie exceptionnel qu’elle a exercé tient donc pour une part à
sa valeur de vérité relativement forte.
Le troisième point, très important (il donne lieu à deux pages de réflexion), c’est le problème de la
définition de l’État et du rôle de l’État dans la lutte symbolique. Je ne citerai qu’une phrase. Après avoir
remarqué que j’insistais sur la fonction de légitimation du pouvoir culturel et, en particulier, sur la fonction de
garantie du titre scolaire, qui appartient à l’État, l’auteur de la question demande : « Est-ce qu’il ne faut pas
généraliser et montrer que l’État garantit beaucoup plus que le seul titre scolaire ? » Puis, passant un peu à la
limite, il écrit : « L’État c’est l’autolégitimation absolue, tout État est totalitaire à sa façon. » Cela n’est pas faux,
mais je ne le dirai jamais de cette façon. D’abord, ça se dit beaucoup en ce moment : le mot « totalitaire » est à
la mode cette année 12 et on ne sait pas du tout ce qu’il veut dire. Ceux qui l’emploient volontiers cherchent,
évidemment, à produire des effets politiques déguisés en effets scientifiques, ou plutôt des effets logiques, c’est-
à-dire des effets politiques qui se donnent des airs scientifiques : « grammatologie », « archéologie »,
« sémiologie » 13, etc. Cela aussi fonctionne beaucoup dans notre univers, et je crois qu’il faut faire très attention
quand on est sur ces terrains-là.

La lutte politique comme lutte pour la vision légitime

Je reviens à la lutte politique dont je parlais la dernière fois. Je résume en illustrant ce que j’ai dit tout à l’heure
sur le mode du métadiscours. Je dirais que pour progresser dans la réflexion sociologique, il faut repasser
plusieurs fois par le même point. J’aurais dû dire également qu’il faut très souvent, me semble-t-il, dire la même
chose plusieurs fois, pratiquer cette sorte de polylogie, de travail qui consiste à changer constamment la manière
de parler, pour découvrir après qu’on a dit la même chose de plusieurs façons et découvrir toutes les propriétés
qu’on a découvertes successivement, parce que, en changeant de mot, on a changé d’univers, on a vu d’autres
aspects de l’objet. Je pense que cette manière de faire est fondamentale. Ce n’est pas simplement un tic
professionnel ou personnel, c’est une méthode, c’est une manière systématique de penser. Par exemple, l’usage
qu’on peut faire du passage par le grec, l’hébreu ou l’arabe, de l’analyse de l’étymologie s’inscrit dans cette
stratégie méthodique. On peut dire ainsi successivement « lutte politique », ou « lutte pour le pouvoir
symbolique », « lutte pour la légitimité », « lutte pour la connaissance et la reconnaissance », « lutte pour
l’imposition de la vision légitime », « lutte pour l’imposition de la théorie comme nomos, c’est-à-dire de la
vision comme principe de division », « lutte pour l’imposition du principe de division et même de division
dominante » ou – cela revient au même, ortho-doxie voulant dire « vision droite » – « lutte pour l’orthodoxie et
l’hérésie ». Toutes ces manières de parler renvoient à des univers théoriques qui peuvent se vivre comme
différents, et je pense que c’est en les combinant que l’on peut produire un effet intégrateur. Il était en effet
évident tout à l’heure, quand j’ai décrit cette espèce de pensée en réseau, que l’une des fonctions de ce
cheminement, de ces passages multipliés par le même point, c’est d’essayer de multiplier les points de vue avec
une ambition de totalisation d’un type particulier.
La lutte politique peut être décrite comme une lutte pour imposer la vision légitime de l’espace à
l’intérieur duquel s’accomplit la lutte. Autrement dit, c’est une lutte pour imposer la juste vision des divisions de
l’espace à l’intérieur duquel on se divise, entre autres choses, pour la juste vision des divisions de l’espace. Cette
lutte à propos de la vision de l’espace serait totalement gratuite si changer la vision, changer la vue, ce n’était
pas un petit peu changer le monde, la vie. Changer la vision du monde social n’est pas un enjeu gratuit, ce n’est
pas un enjeu ridicule ; les luttes symboliques ne sont pas symboliques au sens où l’on parle d’un « franc
symbolique », d’un « don symbolique », au sens où l’on dit : « Ce n’est rien du tout. » Les luttes symboliques ne
sont pas « symboliques » en ce sens du mot : elles ont de vrais enjeux parce que, en changeant la vision, la
théorie, le principe de vision, on peut changer un peu la structure.
Pourquoi ? L’une des raisons – il y en a beaucoup d’autres –, c’est que changer la vision des divisions, c’est
se donner une petite chance de changer, chez l’ensemble des agents, leur vision des divisions et, quand leur
vision des divisions change, les divisions peuvent changer puisqu’ils peuvent se regrouper autrement. Changer la
vision, c’est donc un moyen de changer les groupes en changeant les manières de se regrouper, en changeant les
alliances. Cela peut s’opérer à tous les niveaux, par exemple au niveau du regroupement en classes : est-ce que
les classes moyennes vont se regrouper avec le prolétariat ? C’est le problème des marxistes de la fin du
XIXe siècle, et changer la vision, dire aux petits bourgeois : « Vous n’êtes que… » (je ne sais pas ce qu’on dit en
pareil cas), c’est les encourager à se regrouper d’un côté ou de l’autre. Il fut un temps où, à chaque période
électorale, les cadres devenaient, brusquement, un enjeu de discours et il y avait une lutte pour savoir comment
les nommer, c’est-à-dire de quel côté les faire tomber. Voilà un exemple typique : si vous arrivez à convaincre
que leur position réelle est d’un côté plutôt que de l’autre, il y a des chances qu’ils aillent où vous voulez qu’ils
aillent. Changer de principe de vision, changer les visions, les « visions représentées », peut donc contribuer à
changer les divisions réelles. Je rappelle que j’avais montré la dernière fois qu’on ne passe pas automatiquement
des visions pratiques aux « visions représentées », le terme de « visions représentées » rappelant qu’il y a un
travail de représentation. […]
On peut changer les visions représentées par des manifestations pratiques (« Tous à la Bastille ! », « Tous
les commerçants sur le pont ! ») ou par des manifestations théoriques, abstraites, au niveau du discours. Dans ce
cas, cela consistera, par exemple, à changer les mots, à changer la manière d’appeler une chose. Il y a par
exemple toute une lutte pour savoir s’il faut parler de « classe ouvrière », de « prolétariat », d’« ouvriers », de
« partenaires sociaux », de « classes dangereuses 14 », de « classes modestes » (« modestes », c’est un mot
magnifique : c’est l’un des plus beaux euphémismes de la langue sociale), etc. Souvent, imposer un mot, c’est
gagner une lutte en gagnant les gens qui se reconnaissent dans ce mot.
Ces stratégies de manifestations par lesquelles un groupe transforme sa vision de lui-même et la vision que
les autres ont de lui peuvent être individuelles ou collectives. Je viens d’insister sur les stratégies collectives,
mais il y a évidemment des stratégies individuelles, par exemple les stratégies de présentation de soi que
décrivent les sociologues interactionnistes, notamment Goffman 15. Cela dit, quand on lit les annonces dans un
journal 16, si l’on voit l’importance des stratégies de présentation de soi et de représentation, on voit aussi
immédiatement la dimension politique que les interactionnistes, en s’en tenant à une perspective
interindividuelle, oublient toujours. Une dimension politique est présente dans les stratégies les plus
individuelles, par exemple dans celles qui consistent à changer son nom. (Je ne présente ici que l’aspect qu’on
pourrait dire théorique de mes analyses, mais il est évident, je le précise pour ceux qui ne le sauraient pas, que ce
que je raconte repose sur un travail statistique, ethnographique, etc., et qu’il ne s’agit pas du tout de
spéculations.) Il y aurait une très belle étude à faire sur les changements : à quelle époque telle catégorie change-
t-elle son nom, vers quels noms se dirige-t-elle ? Les changements de prénoms (les gens qui à dix-huit ans
s’appelaient Nathanaël et qui à trente ans s’appellent Jacques) seraient très intéressants également, de même que
l’usage des pseudonymes dans le domaine littéraire. Dans beaucoup de sociétés, la transmission des noms et des
prénoms est un enjeu capital.
Dans les sociétés précapitalistes, le capital existe essentiellement sous la forme symbolique. Comme le
capital économique accumulé est relativement faible et que l’essentiel de ce qui peut se transmettre et de ce qu’il
s’agit de reproduire est l’honneur, le prestige, l’estime, il y a des stratégies autour de la transmission des noms et
surtout des prénoms. J’ai décrit dans Le Sens pratique les stratégies qui opposent les frères, dans une famille,
pour obtenir le nom d’un père ou d’un grand-père prestigieux pour leur fils aîné 17. Pour montrer que mes
analyses ne sont pas de la spéculation, je donne un exemple : supposons que je suis le fils aîné d’une famille où
il y a un Abdeslam très prestigieux. Mon frère cadet a un garçon avant moi. Moi, je n’ai qu’une fille : c’est une
catastrophe, je ne peux pas transmettre le prénom d’Abdeslam ! (Le fait que le nom ne se transmet que par les
hommes est un problème : il suffirait qu’il se transmette aussi par les femmes pour que des tas de stratégies
fondamentales sur lesquelles reposent nos familles se trouvent transformées. Si le nom des nobles se
transmettait par les femmes au lieu de se transmettre par les hommes, les stratégies nobiliaires seraient
transformées : ce ne sont pas des petits enjeux.) Le nom se transmet donc par les hommes, mon frère n’a que des
fils, je n’ai que des filles [rires de la salle devant l’accumulation des « malheurs »], mais je suis l’aîné (j’ai
quand même quelque chose !). Mon frère s’empare avant moi du prénom prestigieux, en appelant son fils
Abdeslam : c’est une catastrophe, parce qu’on peut tout contrôler sauf la biologie. Il peut cependant y avoir des
négociations pour que, lorsque l’aîné a enfin un garçon, le cadet rende le bon prénom. Depuis mes travaux en
Kabylie, on a trouvé des choses équivalentes à la Renaissance italienne au XVIe siècle et dans des sociétés très
différentes.
Parmi les stratégies pratiques, il y a évidemment toutes les stratégies d’alliance. En parlant tout à l’heure
de la petite bourgeoisie et du prolétariat, je posais le problème alliance/mésalliance en termes politiques. En
termes de familles, c’est : « Se marier avec qui ? » C’est un problème de diacrisis, de jugement, de bonne
perception (telle alliance est bien/pas bien). L’alliance matrimoniale est une façon pratique de construire des
groupes, c’est une forme de manifestation et, d’ailleurs, les grands mariages donnent lieu à processions, c’est-à-
dire à théories – le mot théorie veut aussi dire qu’on fait voir 18 : on étale sa parenté. S’il y a des cortèges à
l’occasion des enterrements ou des mariages, c’est que les cortèges sont des actes théoriques par lesquels on
montre, on manifeste le groupe ; on dit : « Vous voyez tous les parents que nous avons et qui viennent de loin,
c’est les Untel et Untel, les cousins Untel… » J’ai parlé des tribus, ce qui fait exotique, mais l’enterrement de
monsieur de Wendel que j’ai analysé dans mon travail sur le patronat relève exactement de la même logique 19.
Vous y aviez un espace avec une hiérarchie : la hiérarchie des familles était projetée sous la forme de la
hiérarchie des cortèges.
Une théorie, en effet, c’est un discours théorique. C’est pensé de manière à être vu et les principes de
division sont très respectés : on n’est pas n’importe où dans le cortège. Le protocole est là pour dire comment les
gens vont se faire voir. Ce n’est pas sa seule fonction : le protocole permet aussi d’éviter les conflits à propos de
l’être-vu parce que lorsque la position dans un espace livre une indication sur la position dans la hiérarchie, on
ne rigole plus, les choses devenant visibles, objectivées. Les Panathénées et toutes ces choses que vous
connaissez et sur lesquelles vous avez du non-pensé sont à comprendre dans la logique de ce que je viens de
dire 20. (J’ai fait exprès de faire comme j’avais dit tout à l’heure que je voulais faire : j’ai essayé de donner le
plus vite possible une image du réseau que je vais parcourir à présent beaucoup plus lentement parce que je
pense utile que vous ayez une vision globale du réseau pour que cette vision globale fonctionne dans vos esprits
à chaque moment du petit cheminement que je vais faire aujourd’hui.)
Je récapitule très vite. La vie politique est une lutte pour changer la vision, pour la conserver ou la
transformer. Cette lutte n’est pas gratuite puisque, en changeant la vision, on se donne des chances de changer
aussi les divisions réelles. S’il en est ainsi, c’est parce qu’il y a un lien réel, substantiel, entre les mots et les
choses, entre, d’une part, la façon de nommer les individus, les choses, les groupes, et, d’autre part, la forme et
même l’existence de ces groupes. Autre conséquence : il y a un travail politique qu’on pourrait appeler de
worldmaking (c’est le titre d’un livre de Nelson Goodman, un philosophe américain contemporain 21), un travail
de fabrication du monde au sens d’univers visible. Ce travail de création du monde est un travail de création, de
poésie au sens étymologique 22. Il ne s’agit pas d’un jeu de mots : dans beaucoup de sociétés archaïques, le
« chef » était le poète, c’est-à-dire celui qui pouvait dire, de façon très dense, très elliptique, dans un langage
puissant (en vers), étant donné les normes de réception du groupe considéré, la bonne manière de voir le monde.
Il était notamment celui qui, au nom de la tribu, donnait un sens [au monde, aux événements ( ?)], en particulier
dans les moments où la tribu ne savait plus quoi penser, à quel saint se vouer. En situation de crise, par exemple
lorsqu’il y avait un conflit dramatique entre la règle et une situation qui exigeait la suspension de la règle, le
poète était celui qui trouvait une manière acceptable pour le groupe de dire qu’on pouvait transgresser la règle ;
autrement dit, il était gestionnaire de la mauvaise foi collective. Dans tous les groupes – j’ai mis beaucoup de
temps à trouver cela –, la gestion de la mauvaise foi collective est quelque chose de capital : une fonction
éminente de beaucoup de porte-parole est de dire au groupe que les choses qu’il sait très bien ne sont pas comme
il le dit et comme il le sait, dans des moments où il est vital que le groupe se cache ce qu’il sait très bien.

Capital symbolique et ordre gnoséologique


Une part du travail politique est un travail verbal et le discours est très important. Le porte-parole réalise à la
fois un travail par les mots et un travail pratique de manipulation symbolique des groupes et des pratiques,
comme je l’ai dit à propos de la manifestation 23. On pourrait faire une sorte de lexicologie du langage du
pouvoir. En s’appuyant sur le livre magnifique de Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes,
que je cite toujours avec beaucoup de respect, on verrait que ce qui se joue autour du « pouvoir » tourne autour
de deux racines : la racine de « voir » et la racine de « dire » 24. Cela n’a pas du tout valeur de preuve du fait que
le pouvoir tend à se définir comme pouvoir de faire voir et de faire croire, mais c’est intéressant. J’ai parlé [lors
de la leçon précédente] de crisis, diacrisis, discerner, discernement, décret… Le mot capital est évidemment
« sacré » – on y reviendra tout à l’heure : celui qui fait voir est celui qui divise, et diviser, c’est séparer, mettre
de côté, mettre à part ; vous reconnaissez tout de suite le thème durkheimien du sacré qui, dans ce contexte,
prend une tout autre fonction 25. (Au passage : j’espère que ceux qui font des antinomies Durkheim/Marx y
perdent leur latin.)
L’analyse durkheimienne du sacré comme séparation, dans cette logique, permet de comprendre que le
pouvoir, y compris le pouvoir politique à base économique, puisse prendre les formes du pouvoir de séparation
et de division que décrit la sociologie religieuse la plus traditionnelle. Une notion capitale est évidemment la
notion de limite : limite, délimitation, définition, limite entre les groupes. C’est le thème du rex – regere fines,
regere sacra : le roi définit les limites. Or la limite, limes [en latin], c’est le seuil qui, dans les sociétés kabyles
par exemple, est la division fondamentale : c’est la maison, l’opposition dedans/dehors, masculin/féminin, le
seuil étant entouré de rites. Les rites de passage sont presque toujours des passages de seuil, et ce n’est pas un
hasard si Van Gennep, pour caractériser les rites de passage, définit les périodes comme préliminale,
postliminale, liminale, etc. 26. Le mot limes est un mot central et est tout à fait dans la logique du sacré.
Deuxième racine : la racine « parler ». Parler, c’est dire, et Benveniste remarque que le juge est l’index 27,
celui qui dit le juste, celui qui dit le droit. Il remarque aussi la parenté entre dico (« je dis ») et díkē
(« justice ») 28 : le juge est celui qui dit. Pour finir avec le jeu des étymologies : je mets en relation règle (regula)
et roi (rex), ainsi que regio (le roi est celui qui découpe en régions, qui définit des limites entre les régions). Je
ne vais pas en parler, mais il y a aussi des racines arabes autour de ce problème (« fraction », « fractionner »,
« diviser », etc.). J’ai fait cette évocation parce que, là encore, je vais me promener dans ce champ sémantique
et, maintenant que j’ai attiré l’attention sur ces choses, je pense que vous entendrez tout le temps des liens
importants.
Le travail politique porte donc sur la juste perception du monde social et je pourrais définir la sociologie
politique – on ne la définit pas ainsi à Sciences Po – comme une sociologie des formes symboliques de la
perception du monde social et, du même coup, comme une sociologie de la construction des groupes. En d’autres
termes, c’est une sociologie de la construction du capital symbolique en tant qu’il est catégoriel, en tant qu’il
appartient à des catégories. Je fais encore une série d’équations : « capital symbolique » peut être assimilé à
« légitimité », à « identité sociale connue et reconnue », donc à « reconnaissance ». Le capital symbolique, dans
cette logique, serait à la fois l’enjeu principal et l’instrument, l’arme principale de la lutte politique comme lutte
symbolique pour imposer la perception du monde légitime. Le capital symbolique est un être-vu. C’est le mot
nobilis qui veut dire « être visible » (par opposition à « obscur »), « être notoire », « notable ». Dans le champ
intellectuel, avoir du capital symbolique, c’est être connu, être célèbre ; et être connu, c’est avoir du crédit,
c’est-à-dire être crédité de crédibilité, de confiance. Je serais tenté de vous raconter, mais vous penseriez que je
vous raconte des petites histoires, le magnifique développement philologique de Benveniste sur la racine fidēs
comme confiance qu’on accorde, mais surtout que reçoit celui à qui on accorde la confiance, c’est-à-dire ce que
Weber, dans un autre contexte, appelle le charisme 29 ; la fidēs de Benveniste est une description ethnologique,
fondée sur le lexique indo-européen, de ce que, me semble-t-il, Weber mettait sous la notion de charisme. (Je
fais exprès de mélanger les lexiques, mais le travail scientifique, très souvent, consiste à faire communiquer des
mots qui sont séparés, comme les bassins de fleuve, par des obstacles liés aux habitudes de pensée, aux
conditions dans lesquelles on a appris, aux antagonismes rituels – Weber contre Marx, etc.)
Le capital symbolique est donc un être-vu, un être-connu, un être notoire qui permet d’agir sur le voir.
Celui qui est connu et reconnu comme légitime est crédité d’un pouvoir autorisé de dire ce qu’il en est du monde
social. On lui fait confiance s’agissant du monde social, on s’en remet à lui s’agissant de parler du monde
social : c’est le porte-parole. Il est celui à qui l’on donne – là encore, je cite Benveniste – le skeptron. On donnait
en effet le sceptre à l’orateur lorsqu’il allait prendre la parole 30. Ce symbole de l’autorité statutaire faisait que
sa parole était autorisée et qu’il était autorisé à parler. Du même coup, sa parole avait autorité, elle allait être
performative, c’est-à-dire qu’il fallait obéir, il fallait croire : ce qu’il allait dire méritait la croyance. Il y a donc
un lien (c’est cela la notion de capital symbolique) entre l’être-vu et l’être-visible et le faire-voir. Le capital
symbolique, comme fait d’être connu et reconnu, implique une capacité de commander la connaissance,
d’imposer la connaissance et d’imposer une connaissance reconnue. J’aurais dû le dire en commençant : quand
on est dans l’ordre du pouvoir, on est entièrement dans le problème de la connaissance. Au fond, le problème du
pouvoir, le problème politique est un problème gnoséologique, un problème de connaissance. C’est : « Comment
connaît-on le monde social ? » Et l’acte de connaissance, quand il s’agit du social, est nécessairement un acte
politique. Il faut donc penser le problème de la politique comme le problème de la connaissance et ceux qui ont
la disposition philosophique ont dû reconnaître que les alternatives que j’ai examinées sur le problème de la
connaissance du monde social sont les alternatives classiques dans le domaine de la connaissance du monde
naturel.
La connaissance légitime, qui appartient au nobilis, celui qui est connu et reconnu, est une division qui a
force de loi. C’est ce que dit le mot nomos que l’on traduit par « loi » dans les dictionnaires ou les versions
[grecques], et qui vient de nemo, « couper », « découper » ; c’est toujours la même racine qui veut dire
« jugement », mais aussi le fait de « séparer ». Le mot « cerner » qui est dans « discerner », c’est à la fois
« voir » et « séparer ». Le nomos, c’est le discours puissant, c’est-à-dire le discours du puissant, dont les visions
sont les divisions réelles, qui a le pouvoir, en quelque sorte, de réaliser ses visions.
Je vais essayer de reprendre l’enjeu de ce que je voulais dire. La sociologie des formes symboliques se
présente donc comme une science du pouvoir sur le voir, qui est du coup un pouvoir sur la structuration des
groupes. La vision dominante, et méconnue comme telle, c’est-à-dire reconnue, légitime, la vision orthodoxe,
l’orthodoxie, comme vision puissante qui s’exprime dans des mots dotés d’autorité, a le pouvoir de se réaliser.
Ici, je pourrais encore citer Benveniste qui montre, à propos du mot kraínō, qui indique la force, le pouvoir du
roi, que le pouvoir du roi est le pouvoir de faire exister les choses en faisant « oui » de la tête 31. Le roi est celui
qui, quand il dit « oui », fait passer les choses à l’acte, les fait exister. Le mot puissant par excellence est
évidemment l’ordre royal ou le mot d’ordre, c’est-à-dire le mot qui enferme le pouvoir de faire exister un
groupe. Pour employer la métaphore kantienne 32, ce n’est pas un intuitus derivatus, c’est-à-dire une vision qui
décrit, mais un intuitus originarius, une vision qui, comme la vision divine, fait exister. Autrement dit,
l’analogie entre le roi homérique, tel qu’il se dégage de l’analyse que fait Benveniste, et le dieu se comprend si
l’on voit que les deux ont en commun ce que Kant prêtait à Dieu, c’est-à-dire une vision qui crée : je dis « oui »
avec la tête et il va exister une nouvelle région, un nouveau pays ; je dis « non » avec la tête, j’en refuse
l’existence.

Le droit, manière droite de dire le monde social

Les jeux de mots sont des jeux de force, et le pouvoir régalien par excellence – c’est le sens ordinaire du mot
nomos –, c’est le droit qui, en tant qu’objectivation et codification du pouvoir symbolique et de la vision
puissante, est en quelque sorte une sociologie puissante. Le droit est une sociologie qui a force de loi. Bien sûr,
les sociologues sont là pour dire qu’il y a le droit et les mœurs : vous ne pouvez pas faire une sociologie de
l’Église médiévale à partir du droit canonique, quoique les historiens le fassent souvent (les anthropologues le
font aussi). Les anthropologues anglo-saxons dénoncent comme legalism, c’est-à-dire comme « juridisme », la
propension à donner pour la réalité sociale le discours orthodoxe sur le monde social. Ce discours orthodoxe peut
être le droit codifié, écrit, ou bien les coutumes, le coutumier, ou encore simplement le discours des hommes
âgés (le bon informateur, c’est souvent un homme âgé, c’est-à-dire un officiel, qui livre le discours officiel, ce
que l’on dit publiquement à un étranger par opposition à ce que disent les femmes qui est en général l’officieux,
le secret, le caché, par exemple l’économique ou le sexuel).
Le droit, c’est le discours visible, public, publiable. C’est l’objectivation, et dans l’objectivation, il y a
l’idée de publication, d’Öffentlichung, de visibilité, de ce qui se donne à voir, qui est visible par tout le monde et
qui peut être proclamé à la face de tous. De même, les cérémonies, les théories, les processions [donnent à voir,
rendent visible, proclament à la face de tous]. On peut reprendre l’opposition durkheimienne entre le religieux –
qui se fait en plein jour, à la face de tous, en présence de tout le groupe, les hommes, les femmes, les enfants
réunis – et le magique – ce que font les femmes la nuit pour dominer les hommes, pour se venger, etc. 33. Le
discours droit, orthodoxe, officiel, est donc à la fois objectivé et publié, la publication par excellence étant
l’écriture, et particulièrement l’écriture imprimée qui rend le discours légitime sur le monde social accessible à
tous (nul n’est censé ignorer la loi qui est imprimée). Le discours droit est publié, publiable et il a, dans les
sociétés où existe un État, la garantie de l’État. Il est, comme la monnaie, garanti par l’État. Il y a une sorte de
valeur-or. L’État dit : « Derrière cet article de loi, il y a la force publique, l’enfermement, le pouvoir, la sanction,
la sanction physique. »
Mais, la chose importante, c’est que le droit, c’est une société telle qu’elle se présente. (C’est terrible…
J’ai l’impression à un certain degré de réflexion de faire une confession… [inaudible].) La vision juridique, c’est
la vision qu’un univers social donne de lui-même. La lutte entre le sociologue et le juriste est absolument
constitutive de l’existence de la sociologie : Durkheim s’est battu toute sa vie, d’une part, contre la philosophie
et, d’autre part, contre les facultés de droit, à qui il voulait prendre leur objet. Aux yeux des juristes, le comble
du comble, si vous réfléchissez, est la sociologie du droit : le droit se pensant comme discours légitime, il n’y a
pas à aller étudier comment il est produit puisque le droit dit comment cela doit se passer. D’une certaine façon,
le discours juridique est un discours fort. C’est un thème qu’emploie Goffman à propos du discours
psychiatrique dans les hôpitaux psychiatriques. Dans ce magnifique livre qu’est Asiles, il dit que le discours des
internés est un discours faible, qui est fait de ruses, de défenses (comme le discours féminin, dans les sociétés
masculines) ; c’est un discours clandestin, compliqué, partiel. En face, le discours de l’institution psychiatrique
est cohérent, public, officiel, publié dans les livres, légitimé par la science 34. L’interné ne peut pas lutter ; en
tout cas, il est mal parti. D’une certaine façon, le droit est la manière droite de dire le monde social. Il est le
point de vue légitime, le point de vue dominant. C’est cela, le nomos.

Le verdict de l’État dans la lutte pour l’identité

Le droit est donc une vision objectivée, une vision consacrée, une vision codifiée, une perception du monde
social garantie par l’État : il est le verdict, veri dictum, « ce qui est vraiment dit ». Pour ceux qui avaient entendu
ce que j’avais dit sur Kafka 35 : il est le verdict du social, avec l’analogie entre le social et Dieu, que Durkheim
faisait explicitement 36, ce qui l’a fait passer pour ridicule et qui ne l’était pas vraiment. Le droit dit ce que vous
êtes vraiment. C’est l’état civil. Il s’agit là encore de l’un de ces mots pas réfléchis. L’état civil de quelqu’un,
c’est ce que l’État dit de lui, ce que l’État retient de lui. Un agent social a des foules de propriétés, physiques,
physiologiques, psychologiques, et l’identité telle qu’elle est définie par l’état civil ne retient que certaines
d’entre elles. Ce qui est sur une carte d’identité est dit publiquement, officiellement, universellement 37. Cela
peut, comme la monnaie, circuler partout, cela peut être montré à n’importe qui, cela doit être présenté en cas de
réquisition. Cette sorte d’identité socialement constituée, c’est le verdict du monde social sur la personne.
Ce que je voudrais montrer la prochaine fois, c’est que ce verdict n’a de sens que dans des univers où il y a
sans cesse négociation à propos de l’identité : l’une des manières, pour un monde social, de stopper, en quelque
sorte, la lutte permanente à propos de l’identité qui occupe à plein temps les hommes et les femmes dans
certaines sociétés, c’est le verdict, c’est l’état civil. Dans un livre qui vient de paraître, un anthropologue
américain 38 montre que les unités sociales sont sans arrêt l’enjeu de transactions, les agents sociaux pouvant
modifier les unités sociales par la représentation, par l’action verbale sur la représentation et par des pratiques,
par exemple celles qui consistent à passer d’un groupe à l’autre ou à créer des alliances entre groupes qui ne
devaient pas être alliés. Les sociétés où le pouvoir de codification de l’État est moins développé, où l’état civil
s’impose de manière moins brutale, laissent une place infiniment plus grande que les nôtres aux stratégies de
lutte pour l’identité. Ces sociétés sont, du même coup, très utiles. Dans cette logique, l’ethnologie devient
capitale parce qu’elle nous permet de voir en grand ce qui, dans nos sociétés, est moins évident [et ne reste très
visible que dans des endroits très précis]. Chez Proust, par exemple, les luttes à propos des salons ressemblent
beaucoup aux luttes pour savoir à quelle tribu on appartient. Mais, dans nos sociétés, il existe un État qui dit
clairement ce que sont les gens, qui leur donne des titres, des titres de noblesse quand même plus ou moins
garantis par l’État (il n’y a qu’à voir le nombre de nobles à l’ENA), des titres de propriété ou des titres scolaires,
et qui donne donc un état civil.
Un État qui fait tout cela avec une force symbolique relativement importante bloque, en quelque sorte, les
jeux stratégiques sur la bonne et la mauvaise vision du monde. Cela dit, ces jeux pour l’identité existent toujours
dans nos sociétés, notamment dans le champ intellectuel. Cet univers a conquis son autonomie par rapport à
l’État : les ingérences de l’État y sont toujours possibles (l’autonomie est toujours une autonomie relative), mais
elles n’ont pas force de loi et peuvent même discréditer lorsqu’elles veulent créditer, de sorte que la liberté
laissée aux stratégies, aux bargaining à propos de l’identité est plus grande que dans d’autres univers. Les bons
endroits pour étudier ce que je suis en train de raconter seront donc des sociétés comme la société kabyle ou la
société musulmane, endroits où la codification des positions et des identités sociales est relativement faible, les
salons de Proust ou le champ intellectuel. Cela dit, cette lutte est permanente et elle existe même dans les
régions les plus codifiées de l’espace social. On peut par exemple contester la codification dominante en termes
de professions et dire : « Moi, je pense que la codification principale est en termes de sexe », ou bien « Je pense
que la codification principale est en termes de régions » – et je vais dire « Occitanie libre 39 ».

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (4)

Je commence par faire le lien [avec la première heure]. Je disais tout à l’heure qu’il y avait un lien entre l’être-
vu et le pouvoir de faire voir. Pour le faire sentir concrètement, il suffit de prendre l’exemple du champ littéraire
où l’individu consacré, comme on dit, a le droit de consacrer, par des préfaces et par tous ces actes symboliques
qui sont le pain quotidien de la vie intellectuelle. Il consacre, par exemple, en publiant dans un lieu prestigieux,
en faisant publier (un éditeur consacré consacre, un petit éditeur discrédite). Le mot « consacré » est un mot
capital, sur lequel je reviendrai.
Je dis cela pour faire sentir qu’avec la notion de pouvoir, on est dans la logique de la magie, de la
connaissance, de la reconnaissance (je reviendrai là-dessus). Cela ne veut pas dire du tout que ce ne soit pas
sérieux. Là encore, il s’agit de l’une de ces oppositions que nous avons dans l’esprit. Nous avons en tête une
définition sociale naïve de la magie comme ce qui n’est pas opérant – c’est la définition tylorienne de la
magie 40 : la magie s’oppose à la science, elle est le fait des sociétés primitives dans lesquelles on croit que l’on
peut agir sur le monde par les mots. Quand il s’agit du monde naturel, on a commencé à apprendre peu à peu
qu’on ne peut pas agir avec des mots… D’ailleurs, je pense que les gens l’ont toujours su, mais ils ne voulaient
pas le savoir : cela fait partie de ces choses que le groupe ne veut pas savoir et, le porte-parole autorisé aidant le
groupe à faire comme s’il ne savait pas, il continue à entretenir la croyance alors qu’il sait par ailleurs que ça ne
marche pas. C’est le grand débat – Malinowski, etc. – à propos du rôle du rituel dans la fabrication des canots 41 :
pourquoi les gens mettent-ils tant de soin à faire leurs canots s’ils pensent que la magie suffit ?
Notre vision de la magie nous fait oublier que, quand il s’agit du monde social, la magie peut être une
excellente technique. C’est même la technique sociale… Non, là, j’exagère… C’est une bonne technique sociale,
une importante technique sociale. En tout cas, pour comprendre des phénomènes de pouvoir, il est important de
faire la connexion que j’ai d’ailleurs faite plusieurs fois entre la tradition de la domination et la tradition de la
communication et de faire sauter cette opposition absurde entre consensus (dans lequel il y a « sens »,
« signification », « connaissance ») et conflit, domination. De même que, tout à l’heure, j’ai mis Kant dans
Marx, maintenant il faut mettre Durkheim dans Kant et Marx, sans que ce soit, comme disait Engels, « une
pauvre soupe éclectique 42 ». (Je disais ça parce que […] j’avais le sentiment de n’avoir pas vraiment fini ce que
j’avais commencé [dans la première heure].)
Je passe au champ artistique. La dernière fois, j’avais insisté, pour le dire vite, sur les conditions
morphologiques d’une révolution symbolique, en montrant que les conditions morphologiques n’étaient jamais
seulement morphologiques mais qu’elles se redéfinissaient en fonction de la structure spécifique du champ
considéré. J’avais montré comment la surproduction de diplômés s’était retraduite dans le champ artistique et
littéraire, plus largement dans le champ de production culturelle, par un certain nombre de contradictions :
l’apparition d’une bohème et de rapins faméliques qui, au début, restaient sous la coupe de l’imposition
symbolique de l’Académie. On est là dans la logique que j’ai dite tout à l’heure : l’Académie détient le
monopole de la définition de l’artiste légitime, elle peut dire : « C’est un artiste/ce n’est pas un artiste », et
l’enjeu de la révolution symbolique va être de dire « Qui peut dire que c’est un artiste ? ». On dira : « Mais il y a
des artistes à l’Académie. » Mais est-ce que ce sont vraiment des artistes ? Est-ce qu’il ne faut pas changer de
définition de l’artiste pour changer l’art ?
Changer l’art, c’est changer la définition de l’artiste et même créer la notion d’artiste au sens moderne du
terme, contre la notion de maître que j’avais évoquée la fois précédente. C’est donc détruire le monopole de la
consécration symbolique et créer, par exemple, un univers où la lutte pour le monopole de la consécration soit la
plus égale. Une situation comme celle des débuts du XIXe siècle marquée par la domination académique est au
champ artistique ce qu’était l’Église médiévale au champ religieux : c’est une situation dans laquelle une
instance de consécration principale, dominante, concentre la quasi-totalité du pouvoir de consécration en sorte
qu’on ne peut pas sortir de l’orthodoxie, de la manière droite de peindre et d’être peintre (deux choses
inséparables), sans être immédiatement rejeté dans l’hérésie, c’est-à-dire dans les ténèbres extérieures. Ce
problème est celui de toutes les hérésies : il faut constituer la possibilité même de l’hérésie, la possibilité de
faire autrement, d’être autrement, d’être artiste autrement.

Le pouvoir psychosomatique de l’institution

Pour comprendre la difficulté d’une révolution symbolique, il faut voir que ceux qui ont à entrer en révolte
contre le verdict de l’institution sont, en quelque sorte, tout entiers acquis à l’institution. La révolte symbolique
contre les verdicts suppose une sorte de conversion mentale et l’on peut penser les révolutions symboliques sur
le modèle de la conversion religieuse : c’est une transformation complète de la vision du monde. Il faut relire les
grandes autobiographies des convertis (celle du cardinal Newman par exemple est célèbre 43) pour avoir une idée
de ce que c’est que de dire : « Mais, après tout, on peut être condamné par l’Académie tout en étant un artiste. »
Une chose importante, qu’il s’agisse des concours mandarinaux en Chine 44 ou des concours de
l’Académie, ce sont les suicides qu’ils provoquent. Il y a le cas toujours cité d’un peintre [Jules Holtzapffel] qui,
élu au Salon une année, ne l’avait pas été l’année suivante – ce qui était doublement douloureux (c’est ce qu’on
pourrait appeler le syndrome du premier collé dans les concours, de celui qui est passé tout près de la porte –
c’est kafkaïen –, qui reste auprès du gardien pendant des années, et puis la porte se ferme pour toujours 45) ; il
s’est suicidé en laissant un mot : « Je suis refusé par l’Académie, je ne suis pas un peintre. » Ce pouvoir
symbolique est donc un pouvoir très réel. C’est un pouvoir de vie ou de mort, la vie et la mort symboliques
impliquant, dans certaines circonstances, la vie et la mort physiques. Je pense que ce qu’on raconte à propos des
sociétés archaïques, où l’exclusion, l’excommunication, le bannissement hors du groupe entraînent la mort ou
l’équivalent, une sorte de décrépitude, vaut, à des degrés différents, dans nos sociétés : pensez, par exemple, aux
exclus de partis 46, aux exclus de concours.
Une question est de savoir comment les groupes arrivent à produire des effets physiologiques, des effets
sur les corps. Il existe (à propos du nazisme, par exemple) une littérature, malheureusement pas très abondante,
sur le rapport de communication des corps sociaux aux corps biologiques. Il y a aussi des travaux à propos des
sociétés primitives, sur les manipulations symboliques pouvant exercer des effets physiologiques : il y a une
sorte de psychosomatique spontanée, pratique, des groupes, comme si les groupes – je dis là quelque chose de
très mal du point de vue du contrôle des mots [en faisant d’un collectif le sujet d’une phrase], j’ai dit « comme
si », quand même… – possédaient une sorte de connaissance pratique des ressorts physiologiques et savaient agir
sur les agents, en particulier dans les situations d’exclusion. Cela se pratique encore aujourd’hui : pour exclure
une personne d’une entreprise, on recourt à des stratégies d’exclusion du même type ; on coupe autour d’elle
tous les fils, tous les réseaux, tout ce qui donne sens, tout ce qui définit l’identité ; on lui enlève le parapheur,
puis la secrétaire, puis le bureau, puis la chaise. Je schématise parce que si je racontais dans le détail, vous
penseriez que je dramatise […].
Dans le cas des artistes, la difficulté à lutter contre l’institution, est qu’elle est dans les cerveaux : si
l’institution agit si puissamment, c’est qu’elle est complètement incorporée à l’état de schèmes pratiques, de
schèmes de perception, de modes de pensée, de modes d’appréciation. On ne peut pas penser le monde autrement
que selon les catégories de l’institution qui, lorsque l’institution vous refuse une valeur, vous obligent à vous
refuser toute valeur : « Je suis nul », « Je suis néant ». Là aussi, il faudrait citer les témoignages de confessions
post-échec. Il est évident que le pouvoir diabolique que détient actuellement le système scolaire, le pouvoir de
consécration, d’excommunication, de condamnation à vie ou d’élection à vie, et qui est, là aussi, lié au suicide,
est un pouvoir de type psychosomatique qui s’exerce sur le corps à travers une action sur les structures mentales,
sur la perception du monde et, du même coup, de soi, cette perception de soi étant inséparable d’une sorte de
posture corporelle. De même que les travaux de psychologie sociale ont montré que plus on a d’importance
sociale, plus on est reconnu, plus on occupe de volume dans l’espace spatial et temporel 47, de même, celui qui,
comme on dit, est « condamné » n’a plus qu’à se faire tout petit, qu’à s’abolir, en quelque sorte, à s’anéantir.
Tout cela existe dans les mots.
(Actuellement, il y a un retour de la réflexion sur le problème de l’émotion – dans toutes les sciences, des
mathématiques à la sociologie, des problèmes disparaissent à certaines périodes ; il me semble qu’en ce
moment, il y a un retour de l’intérêt sur le problème de l’émotion 48. L’un des problèmes mystérieux que la
théorie des émotions rencontre est la correspondance entre les mots par lesquels sont exprimées les émotions
dans une situation considérée et les réactions somatiques, y compris les plus inconscientes, du type « Ça noue les
tripes ». Des choses que la science n’a découvertes que très récemment, des taux sanguins, des taux d’adrénaline,
sont souvent en correspondance avec la manière populaire de nommer l’émotion correspondante 49. L’hypothèse
que l’on peut faire – à moins de supposer une science infuse du corps quand même très improbable –, c’est que
le langage ou la société, à travers le langage dans lequel est dite l’émotion, ont un pouvoir structurant de
l’expérience corporelle, y compris dans ce qu’elle a de plus inconscient. Je ferme la parenthèse qui était un petit
point de folie ; je suis allé au-delà de mes limites, mais uniquement pour indiquer à quel point les enjeux des
luttes symboliques sont non symboliques.)

Le travail symbolique de l’hérétique


Ces gens qui veulent s’arracher à la condamnation, à l’exécration, qui sont exclus par rapport aux consacrés, qui
sont rejetés dans le néant, peuvent envisager – c’est déjà un acte extraordinaire – de créer une nouvelle instance
de consécration, de créer un Salon des refusés. Cela dit, et c’est tout à fait la logique des luttes symboliques,
pour que le Salon des refusés devienne un salon consacrant, il faut qu’il cesse d’être défini négativement comme
le salon des exécrés. Pour cela, il faut que les gens qui le constituent balaient complètement de leur cerveau
l’échec inscrit dans le fait même de faire cette entreprise. En effet, dans l’acte même de constituer un salon
excluant le Salon, ils continuent à dire, par mille indices, qu’ils reconnaissent la légitimité du Salon qui les
exclut. Ce qui est le plus dur à exclure de la conscience des exclus, c’est le sentiment d’exclusion, et ce qui rend
pathétique le raté, c’est son ressentiment contre le consacré, son exécration des consacrés. Il y a une manière de
dénoncer le Salon qui implique et enferme la reconnaissance de la domination du Salon. Une misère de la
domination symbolique – c’est vrai de toutes les dominations : sociales, sexuelles, culturelles, etc. –, c’est que la
révolte contre la domination symbolique, sauf à être très consciente d’elle-même – et le travail scientifique peut
y être utile –, enferme la reconnaissance de ce au nom de quoi elle est condamnée. Le sens commun le sait :
l’exécration extrême est une forme suprême de reconnaissance de la consécration. Je pense que c’est
extrêmement important : si on réfléchit, par exemple, sur le problème de la décolonisation, il y a de cela dans ce
qu’on appelle d’un mot stupide « maladie infantile 50 ».
Il s’agit donc, pour les exécrés, d’exclure l’exclusion sans instituer le principe de l’exclusion par la forme
de la révolte. Il faudrait donc arriver à sortir de l’espace, c’est-à-dire faire un Salon des refusés qui soit un salon
tout court. […] Au début, les groupes hérétiques tendent à se regrouper dans un sous-espace, ils font des sectes
(encore « section », « secte » 51), ils se découpent, ils se séparent et ils ne se voient plus qu’entre eux, c’est-à-
dire entre gens qui ont la même vision et qui peuvent alors faire en sorte que cette vision négative devienne une
vision positive et que l’inversion, le changement de signe puisse être vécu pratiquement : « Nous ne sommes pas
des hérétiques voués aux catacombes », « Nous ne sommes pas les derniers des derniers », « Les premiers seront
les derniers », « Nous inversons, et nous inversons pratiquement, puisqu’il n’y a plus, autour de nous, que des
gens qui inversent ».
Les avant-gardes sont toujours des « clubs d’admiration mutuelle ». Cette appellation est une plaisanterie
classique 52 et on peut décrire ces groupes de façon polémique, mais il s’agit d’un fait social et l’on comprend
bien que c’est vital : sauf à être fou, on ne peut pas être hérétique et solitaire. Dans un collectif d’hérétiques, il y
a déjà une espèce de renforcement : lorsque je dis que je suis le plus grand peintre, il y a au moins quelqu’un qui
pense que je ne suis pas fou, il y a au moins quelqu’un pour me croire. En d’autres termes, il y a au moins
quelqu’un pour accorder crédit à ma vision et, du même coup, se reconnaître dans ma vision, reconnaître ma
vision. En général, c’est : « Il m’accorde cela pour que je le lui accorde. » Parfois, c’est difficile… C’était le
problème de Manet, qui était entouré de gens qui disaient : « Manet est grand », « C’est dur de faire ce que fait
Manet » (il était indulgent pour ces gens dont il s’est débarrassé dès qu’il a pu).
Il y a donc déjà le travail que doit faire l’hérétique. […] Habituellement dans les descriptions des
mouvements hérétiques, on fait comme s’il y avait eu, avant, la peinture pompier et, après, la peinture
impressionniste. En fait, il y a un travail insensible, interminable : Manet commence à faire le malin, du point de
vue des patrons de l’atelier, dès la quatrième année. Dans l’atelier de Couture qui est un demi-pompier, un
maître un peu académique mais marginal, Manet se fait remarquer, il fait des trucs. En même temps, il a du
talent ; il montre qu’il saurait faire s’il voulait, ce qui est très important parce que les hérétiques sont exposés à
la suspicion : « Il est exclu parce qu’il n’est pas capable », « Il exclut ceux qui l’excluent, donc son exclusion
n’est pas fondée ». Le problème de l’exclu est de faire sentir que son [exclusion] est élective, que c’est lui qui
s’exclut et qui exclut ; il doit renverser la relation, ce qui peut l’obliger à faire preuve de virtuosité, à montrer
qu’il saurait faire s’il le voulait. Un grand problème de Manet, c’est qu’il fait un premier tableau (je fais
sûrement des erreurs [factuelles], ceux qui les découvrent me rendraient service en me les signalant), une scène
de corrida avec un tout petit torero et un énorme taureau, et on dit : « Il y a une faute de perspective, c’est une
catastrophe. Il ne sait même pas peindre… » Tout son contre-capital s’effondre donc, parce qu’il a fait une erreur
de stratégie : il a défié le point de vue dominant sur un point tellement central (la nécessité pour un peintre de
maîtriser la perspective) que sa transgression apparaît comme une erreur 53.
Les stratégies hérétiques peuvent consister, à l’inverse, à transgresser sur des points mous de la structure
de la vision dominante (j’allais dire de l’« idéologie dominante », mais il ne faut jamais dire ça !), c’est-à-dire à
des endroits flous, relativement peu codifiés (la couleur, par exemple). Il y a donc des points sur lesquels on peut
avancer, faire étalage à la fois de la capacité d’accomplir la performance et du caractère délibéré et libre de la
transgression. C’était cela, le travail des avant-gardes. (Là encore, je n’emploie le mot « avant-garde », qui est
très connoté, qu’en y mettant mentalement des guillemets parce qu’il contient déjà une philosophie de
l’histoire : quand on dit « avant-garde », il y a une marche, c’est l’avant-garde d’une armée, ils sont en tête et on
sait d’avance qu’ils vont réussir… Il ne faut pas dire « avant-garde » ; « hérétiques », c’est déjà mieux.)

La conversion collective

Il y a donc d’abord les problèmes d’auto-confirmation des hérétiques (il faut arriver à vraiment croire
autrement), d’inter-confirmation du groupe hérétique. Ensuite, il y a la lutte entre la vision que le groupe
hérétique a de lui-même et les visions qu’il reçoit autour. C’est le problème du rapport avec les critiques, avec
les autres peintres, qui vont employer des stratégies de disqualification. La lutte va être une lutte symbolique
typique. Les hérétiques cherchent à se donner crédit (« Faites-nous confiance »). L’un des enjeux est le problème
de la sincérité : « Est-ce qu’il y croit ou est-ce qu’il est cynique ? », « Si au moins il y croit, est-ce qu’on peut
accorder crédit à son intention ? », « S’il est vrai que, comme il le dit, il le fait exprès, c’est troublant… ». La
personne du peintre est importante puisque c’est à la personne globale, à la totalité de la personne qu’on accorde
crédit : « Est-il crédible, en tant que personne ? », « A-t-il les valeurs convenables ? ». Ensuite, on regarde
l’œuvre : « Est-ce que son œuvre, même du point de vue des canons qu’elle transgresse, peut apparaître comme
ayant de la crédibilité ? », « Est-ce qu’il donne des signes qu’il a fait exprès ou qu’il aurait pu faire
autrement ? ».
Il y a heureusement deux ou trois travaux magnifiques qui rassemblent les textes des critiques et qui
racontent, année par année, toutes les critiques dont l’œuvre de Manet a été l’objet. On y voit les stratégies des
détenteurs du point de vue orthodoxe, relayés par les critiques qui sont leurs alliés objectifs (et surtout pas « à
leur service », parce que dans le champ intellectuel, les meilleurs serviteurs d’une cause se servent en servant
cette cause ; autrement dit, le champ de la critique étant homologue au champ de la peinture, c’est en réglant des
comptes avec les autres critiques qu’ils servent les peintres correspondant à leur position 54). La lutte entre les
critiques est une lutte pour déterminer la définition légitime de cette nouvelle peinture, et les peintres en rupture
ont sans cesse l’œil sur la construction progressive de cette image. Resitué dans le temps, on a une infinité de
petits jugements individuels. Les gens qui, au Salon, passent devant une toile, font des réflexions. Les critiques
reprennent ces réflexions. Des dessins satiriques représentent l’artiste raté au Salon devant son tableau (absent),
en notant des réflexions que les gens ont dites dans le Salon. Il y a le qu’en-dira-t-on, une espèce de rumeur : ce
qu’on dit de Manet. Il y a les anecdotes. Il y a ce que disent les peintres concurrents dont le pouvoir symbolique
est fort : ils peuvent, avec une vacherie, tuer cinq ans de construction symbolique. Il y a les critiques
objectivement alliés des dominants qui, sans même avoir à se référer à l’autorité du peintre dominant, retrouvent
son œil parce qu’ils ont le même œil que lui. Tout cela se fait lentement. Mais, en face, il y a le groupe hérétique,
avec l’artiste qui parle, ce qui est très important et est, à mon avis, l’une des grandes conditions tacites du succès
du peintre. À partir de la révolution que je suis en train de décrire, le clivage chez les peintres entre parle/ne
parle pas, est cultivé/pas cultivé, a/n’a pas le bac devient très important. Manet, par exemple, se distingue sous
ces rapports. Je pense que s’il a survécu dans sa révolution symbolique, c’est parce qu’il savait parler de sa
peinture et qu’il savait aussi à qui parler : il a trouvé les bons porte-parole (à la fois Zola, Mallarmé : c’est pas
mal…) 55. Il a su les trouver parce qu’il avait le sens du jeu et aussi parce qu’ayant trouvé les gens à qui parler, il
savait leur parler – cela n’étant pas cynique.
C’est à travers une espèce de travail, continu, insensible qu’une image se détruit et qu’une autre se
construit. La science sociale a évidemment beaucoup de mal à reconstituer cette infinité de petites conversions
individuelles qui aboutissent à un changement de la vision du monde. Étudier les changements dans l’Église
autour des années 1960 56 poserait exactement le même problème : ce n’est pas un concile qui, à un certain
moment, décide de « faire l’aggiornamento », ce sont des milliers de petites conversions individuelles
orchestrées par des gens qui, se convertissant eux-mêmes dans le même mouvement que beaucoup d’autres gens,
ont, en plus, le pouvoir d’exprimer leur conversion de telle manière que ceux qui se convertissent sont accélérés
dans leur mouvement de conversion par le discours de ces nouveaux convertis. C’est un phénomène très général
et très difficile à décrire parce qu’il implique des effets de seuil : à partir de quel moment ça bascule ? Théophile
Gautier, qui n’était pas progressiste, sent, à un certain moment, qu’il faut être pour les impressionnistes. À quel
moment les intellectuels passent de droite à gauche ?
Voilà un problème très intéressant, de tous les temps : à un certain moment, les intellectuels sont tous
plutôt à gauche ; à un autre moment, ils sont tous plutôt à droite. Bien sûr, il y a toujours un événement politique
entre les deux (comme le coup d’État de 1851-1852), mais ce n’est pas du tout une conversion collective au jour
J : c’est un processus, un ensemble de conversions individuelles, orchestrées. Cela pour souligner le rôle des
prophètes exemplaires, des porte-parole, de ceux qui ont le pouvoir de vision : il y a des gens qui, faisant le
travail de conversion que font tous les autres, ont à la fois la capacité et le pouvoir (souvent, cela suppose l’accès
à des moyens d’expression) de dire, à un certain moment, ce qui se passe et, par le fait de le dire, de le faire
arriver. Cela ne veut pas dire qu’ils créent les petites conversions, ni qu’ils ne font rien. C’est cela « consacrer » :
ils consacrent les petites conversions parce qu’ils ont autorité pour dire : « Le romantisme, c’est fini », « La
peinture pompier, c’est fini ». Vous avez ça sous les yeux tout le temps : le nombre d’articles de Libération, du
Nouvel Observateur qui ont pour thème « Les sciences sociales, c’est fini », etc.

Les stratégies de l’hérésiarque

[…] La vie de cette fraction avant-gardiste, de cette fraction de rupture que je décris ici est rendue difficile par
l’existence de « ratés » (du point de vue de la définition sociale). Ceux qui ont eu des verdicts négatifs ne se
révoltent pas ou, s’ils se joignent à la révolte, c’est d’une manière si lamentable qu’ils compromettent les
chances des révoltés de se faire reconnaître comme accomplissant une révolte positive et non négative. Je l’avais
évoqué la dernière fois : un grand problème pour les grands leaders est la participation à ces « salons des
refusés ». Les premiers « salons des refusés » sont lamentables. Ils sont si évidemment le fait des « ratés » du
point de vue des normes dominantes qu’ils renforcent l’institution ; tout le monde y va pour rigoler, pour dire :
« Ce n’est pas possible, ils sont nuls », « C’est lamentable », etc., « Ce ne sont pas des philosophes » (je fais des
transpositions pour que vous sentiez), « On ne comprend rien », « Ils sont stupides », « Ils ne savent pas
peindre ».
Peu à peu, il commence à y avoir des signes que ça devient positif. À ce moment-là, les hérétiques ont
besoin d’hérésiarques. C’est : « Manet avec nous ! », puis « Cézanne avec nous ! ». Cela dit, Manet et Cézanne
ne sont pas fous, ils voient que ce sont des gens qui vous noient en s’accrochant à votre cou et ils se demandent
s’il faut ou non faire masse avec des gens qui sont manifestement des ratés du point de vue aussi bien des
anciennes catégories de perception que des nouvelles. Voilà le problème de l’hérésiarque (il ne se pose
évidemment pas ainsi, il n’apparaît jamais dans les textes, sinon à travers l’étonnement des historiens qui
disent : « Tiens, bizarrement, ni Manet ni Cézanne n’étaient là »). Il ne faut pas traduire cela dans nos catégories
car nous, nous savons qu’il s’agissait d’une « avant-garde », nous savons qui a gagné la course. À l’époque, ils
n’étaient pas tellement consacrés, ils avaient une espèce de prestige particulier dans la petite secte qui, malgré
tout, faisait du terrorisme, en disant aux critiques : « Vous êtes idiots, Manet est un grand homme. » Le critique
conformiste savait que, pour les « fous », Manet était un grand homme, ce qui est déjà une manière d’être un peu
consacré (« Il y a des gens pour dire que Manet est un grand homme, mais évidemment personne ne les croit »).
Cela dit, Manet ou Cézanne avaient une trajectoire, une origine sociale avec tout ce que cela implique : un
sens du jeu, un sens du placement à tous les sens du terme, un sens du placement au sens du football et au sens de
la banque, qui consiste à savoir où il faut être, où il faut être vu, où il ne faut pas être vu. C’est capital pour la
période actuelle : « Dis-moi où tu exposes, je te dirai à la fois quel peintre tu es et, surtout, quelle connaissance
tu as du champ de la peinture. » Il faut connaître le champ de la peinture pour savoir où se placer. Cézanne et
Manet avaient un sens du placement qui leur permettait de se méfier, de ne pas aller dans certains endroits ou
d’y aller en faisant sentir qu’ils y étaient par solidarité avec les gens maudits, victimes, mais qu’ils se donnaient
toujours une liberté à l’égard de la classification. Les taxinomies, en effet, sont les instruments principaux de la
lutte. Si vous êtes catalogué, catégorisé, c’est-à-dire condamné, comme « impressionniste » et que c’est une
injure – ce qui était le cas à l’origine –, il sera difficile de sortir de l’impressionnisme pour faire ensuite du
Manet.
Cela dit (après je crois que j’aurai tout dit sur les stratégies des groupes), pourquoi ont-ils besoin d’un
groupe ? J’ai donné tout à l’heure des fonctions du groupe du point de vue de la croyance, du moral de
l’hérétique : il faut que l’hérétique croie pour arriver à faire croire. L’hagiographie est pleine des doutes de
l’hérétique : le roman de Zola, L’Œuvre, qui se réfère à Cézanne et à Manet, est un récit très romantique des
doutes de l’hérétique. Le groupe exerce une fonction de réassurance, mais ce n’est pas la seule chose. Le groupe
est aussi important pour arriver à être perçu, nobilis, pour s’arracher à l’obscurité : il vaut mieux avoir sur le dos
une insulte, une étiquette, un label qui, au moins, vous fait voir en tant qu’élément d’une catégorie, que de passer
inaperçu. C’est très important pour comprendre le fonctionnement des groupes, mais aussi leur destin.
En effet, c’est une quasi-loi des luttes artistiques : les entreprises hérétiques commencent collectivement et
finissent individuellement. Elles sont déchirées par des schismes, en partie parce que l’intérêt (spécifique bien
sûr) à faire partie d’un groupe décroît à mesure que le groupe ou du moins ses leaders réussissent et qu’ils ont
donc moins besoin du groupe. C’est une première raison. La deuxième est que, aussi longtemps qu’il n’y a rien à
partager que des insultes, les forces de cohésion (on se pose en s’opposant) l’emportent sur les forces de
dispersion. Un très beau travail d’une historienne américaine sur le groupe impressionniste décrit très bien
l’unité d’effusion de l’origine 57, le moment où « le groupe partage tout », et montre que les divisions, les
conflits apparaissent progressivement, mais, paradoxalement, quand ça va bien pour le groupe. Comment se fait-
il que ces groupes se divisent, paradoxalement, quand ça va bien pour eux, quand on commence à les connaître,
quand on leur devient favorable, etc. ? Il y a les raisons que j’ai dites. Il y a aussi la distribution de plus en plus
inégale des profits à l’intérieur du groupe, puisque les profits symboliques collectivement attachés au groupe
sont tendanciellement monopolisés par l’hérésiarque, par le chef de file. On pourrait comprendre beaucoup de
choses à partir de cela : il y a eu toute une série de livres, par exemple celui sur les conflits à l’intérieur de
l’entourage de Freud 58. Je crois qu’on peut comprendre assez bien, dans une logique matérialiste, mais
évidemment un matérialisme du symbolique (ce que je fais en ce moment), de façon logique, ces choses en
général expliquées dans une logique purement psychologique, par des incompatibilités, des drames qui
n’expliquent strictement rien : sinon, pourquoi cela commencerait-il à partir de 1862 alors que ces gens sont
ensemble depuis 1840 ?

Une révolution à l’échelle de l’ensemble des champs


de production culturelle

Ce qu’il faut, c’est donc parvenir à constituer une vision du monde acceptable, qui s’impose. Il s’agit de
retourner, en quelque sorte, la vision dominante, d’imposer un nouveau nomos, de faire en sorte que les principes
de division avec lesquels est apprécié l’univers des tableaux présentés soient, un certain jour, dans une certaine
exposition, complètement transformés. Il faut que ce qui était bien devienne mal et que, du même coup, les
anciens hérétiques deviennent nomothètes, qu’ils soient consacrés, donc dotés du pouvoir de consacrer. Leur
premier travail, par exemple, peut consister à consacrer des peintres passés qu’exécraient ceux contre qui ils se
sont consacrés (Watteau, par exemple, va être un grand enjeu). Aujourd’hui, c’est pareil : dans les luttes de
consécration, les stratégies de réhabilitation sont très importantes : on réhabilite Condillac, on revient à X, à
Y, etc.
En résumé, la crise morphologique de surproduction jetait les bases sociales, et même économiques
d’ailleurs, d’une révolution symbolique. Cela dit, pour que la crise économique (ou même cette forme spécifique
que revêt une crise économique et sociale à l’intérieur d’un champ, à savoir la crise morphologique) devienne
une révolution symbolique, il faut un travail spécifique de conversion qui est un travail sur les groupes, un
travail des individus sur eux-mêmes, une sorte de métanoïa collective, de conversion collective. Cette
conversion ne se produit pas brutalement (« le même jour à la même heure ») – ce serait la même chose si on
parlait de Mai 68 –, c’est un ensemble de conversions objectivement orchestrées, parce que, les mêmes causes
produisant les mêmes effets, les mêmes positions dans un champ favorisent l’apparition des mêmes dispositions
chez les occupants de ces positions. Un ensemble de révolutions orchestrées changent qualitativement
lorsqu’elles trouvent des porte-parole, lorsqu’elles trouvent un langage, s’agirait-il des injures imposées par les
autres, lorsqu’elles ont des manifestes. Les manifestes littéraires, les programmes sont importants, même s’ils
ne sont pas déterminants : par exemple, chez les symbolistes, c’est l’un des plus minables qui fait le
manifeste 59 ; les leaders réels ont mieux à faire, ils ont à faire des poèmes.
Une révolution poétique, ce n’est pas un programme, pas plus qu’une révolution politique d’ailleurs ; mais
l’existence d’un manifeste, d’un programme qui contribue à faire croire que la révolution politique (ou
artistique) est une révolution pensée, que le nouveau nomothète est un épistémocrate qui commande au nom de
la science, est très importante du point de vue de la crédibilité. Par ailleurs, avec un manifeste, ce qui était
implicite devient explicite, des révolutions dispositionnelles, vécues sur le mode de l’humeur, deviennent
conscientes, systématiques. Ce qui était « réflexe », c’est-à-dire réaction de l’habitus, devient mot d’ordre ; le
mot d’humeur devient un slogan conscient et rationnel ; les antipathies (« Hugo est un vieux schnock »)
deviennent théorisées (on dit : « À bas le lyrisme ! »). Évidemment si le terrain de l’art est intéressant, c’est que
ces choses y sont particulièrement visibles pour les raisons que j’ai dites tout à l’heure : on y a affaire à des
professionnels de la codification, de l’explicitation.
C’est là que je voulais en venir : si cette révolution symbolique a pu avoir lieu, c’est que les peintres qui, à
quelques exceptions près, étaient des praticiens, des manuels, ont fait alliance avec des professionnels de la
parole. Je crois qu’on ne peut pas comprendre la révolution contre l’art académique si on ne voit pas que les
peintres ont trouvé des porte-parole, des gens qui ont fait, pour eux, ce travail que j’évoquais de codification,
d’explicitation, de thétisation, qui ont rendu thétique, conscient, explicite ce qui était jusque-là humeur pratique.
On pourrait dire que les artistes ont trouvé dans les écrivains des idéologues (des « -logues », c’est-à-dire des
« qui parlent »), qui parlent pour eux, des porte-parole. Mais l’on n’est pas porte-parole pour des prunes…
Pourquoi les écrivains étaient-ils porte-parole ? Quel intérêt avaient-ils à porter cette parole ? Qu’est-ce que ça
leur a fait de porter cette parole ? En quoi le champ artistique a-t-il été transformé par cette parole ? En quoi le
fait d’exprimer cette parole, s’agissant de la littérature, a changé le champ littéraire ? La chose anecdotique mais
qui résume beaucoup de choses, c’est le fait que le mot « art pour art » a été inventé par un peintre, qui s’appelait
Jean Duseigneur 60. Le mot est donc venu de la peinture. Il est passé dans la littérature où il a été orchestré, mais,
en l’orchestrant, celui qui prêche cette nouvelle parole ne peut pas ne pas se l’appliquer partiellement, même s’il
ne le fait pas complètement : j’avais cité l’exemple de Zola qui avait très bien exprimé Manet sans en tirer
aucune conséquence sur sa propre pratique. Ce phénomène est très courant dans l’histoire.
La suite va être l’histoire de cette espèce d’échange permanent de rôle entre les champs artistiques et le
champ de la littérature, avec le champ de la musique qui est toujours présent – Berlioz, etc. – mais qui intervient
fortement, et pas seulement comme modèle de référence, à partir, me semble-t-il, des années 1880. Finalement,
il semble que l’histoire de la naissance de l’artiste ne peut s’opérer qu’à l’échelle de l’ensemble des champs de
production culturelle qui, quoique séparés, autonomes, irréductibles, dotés chacun de leur logique propre,
peuvent entrer en phase à certains moments, parce que les intérêts convergent. Évidemment, ils entrent en phase
[par ( ?)] malentendus. Et c’est cette espèce d’échange trans-champs qui engendre une véritable révolution
symbolique qui, autrement, je crois, n’aurait pas été possible.

1. Voir, par exemple, Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, PUF, 1959 [1951], p. 164-
165.
2. Sur la formule lacanienne (« Ça parle, ça parle même à ceux qui ne savent pas entendre »), voir Jacques Lacan, D’un discours qui ne
serait pas du semblant. Le Séminaire, XVIII (1970-1971), Paris, Seuil, 2007.
3. P. Bourdieu fait ici référence aux traditions pragmatique et analytique, cette dernière, quoique issue du « Cercle de Vienne », ayant en
particulier été développée outre-Atlantique.
4. P. Bourdieu semble avoir en tête Paul Lazarsfeld (et les sociologues qui se réclament de lui). Il a souvent critiqué son « positivisme » et la
rupture avec la « philosophie sociale » (européenne) du XIX e siècle était un aspect important de la « sociologie scientifique » que
Lazarsfeld, qui avait été formé en Autriche, entreprit de développer aux États-Unis où il émigra au début des années 1930.
5. P. Bourdieu développera longuement sa critique de ces réflexions philosophiques sur le pouvoir dans son cours de l’année suivante, en
1985-1986.
6. C’est très probablement à Michel Foucault que P. Bourdieu pense.
7. Formés à partir du même verbe (dokeô, δοκέω, « sembler (bon) », « penser », « croire »), les mots grecs dogma (δόγμα) et doxa (δόξα)
sont d’ailleurs parfois traduits par le même mot (« opinion »).
8. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, op. cit. Panofsky qualifie la Somme théologique de « véritable orgie de logique
et de symbolisme trinitaire » (p. 94-95).
9. C’est notamment ces questions que P. Bourdieu avait investies dans son travail sur « L’ontologie politique de Martin Heidegger », art. cité.
10. Socrate oppose en plusieurs endroits les longs discours des sophistes et les réponses brèves qu’appelle la pratique du dialogue (par
exemple, Protagoras, 329b, 335a-b ; Gorgias, 449b et c).
11. Le terme « nomothète » désigne étymologiquement le législateur, celui qui pose la loi. À Athènes, le mot désignait les membres d’une
commission chargée de ratifier ou de rejeter les projets de lois.
12. Il s’agit peut-être d’une allusion à des acteurs du monde intellectuel qui, par exemple autour de revues comme Esprit, Le Débat ou
Commentaire, sont particulièrement prompts à attribuer un caractère « totalitaire » à tout ce qu’ils associent à la gauche « marxiste », le
régime soviétique comme leurs adversaires dans le champ intellectuel. On peut noter, sans que ce texte ait forcément un lien avec ce que
dit ici P. Bourdieu, que la revue Commentaire avait publié à l’automne 1984 un article de Petr Fidelius intitulé « La pensée totalitaire »
(no 27, p. 471-476), et rappeler que le cours est donné au moment où le « totalitarisme soviétique » se lézarde (Mikhaïl Gorbatchev vient
d’arriver au pouvoir).
13. Démarches développées à partir des années 1960 (la « grammatologie » par Jacques Derrida, l’« archéologie » par Michel Foucault et la
« sémiologie » par Roland Barthes) et dans lesquelles P. Bourdieu voit « l’effort des philosophes pour brouiller la frontière entre la
science et la philosophie. Je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour ces reconversions à demi qui permettent de cumuler au moindre
coût les profits de la scientificité et les profits attachés au statut de philosophe » (« Fieldwork in philosophy », in Choses dites, op. cit.,
p. 16).
14. L’expression a été rendue célèbre par le livre de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première
moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958.
15. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit.
16. Les annonces matrimoniales ou de rencontres étaient nombreuses à l’époque dans certains titres de presse écrite (et par exemple dans le
quotidien Libération).
17. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 287.
18. Voir supra, p. 461, note 2.
19. Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin, « Le patronat », art. cité, p. 31.
20. Ce point avait déjà été évoqué dans la leçon du 28 mars 1985, p. 524.
21. Nelson Goodman, Ways of Worldmaking, Indianapolis, Hackett, 1978 (P. Bourdieu utilise l’édition britannique : Hassocks, Harvester
Press, 1978).
22. En grec, le mot poíêsis (ποίησις) vient du verbe « faire », « créer » (poiein, ποιεῖν).
23. Voir le numéro 52-53 (juin 1984) d’Actes de la recherche en sciences sociales sur « Le travail politique ».
24. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, op. cit., p. 11 sq.
25. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit.
26. « […] le schéma complet des rites de passage comporte en théorie des rites préliminaires (séparation), liminaires (marge) et
postiliminaires (agrégation) […] » (Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Émile Nourry, 1909 ; rééd. Maison des sciences de
l’homme, 1969, p. 14.)
27. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, op. cit., p. 108.
28. Ibid., chapitre « díkē », p. 107-110.
29. P. Bourdieu développera cette analyse de la fidēs et le rapport avec le charisme l’année suivante, lors de la leçon du 24 avril 1986.
30. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, op. cit., p. 31-32.
31. « Gr. Kraínein se dit de la divinité qui sanctionne (d’un signe de la tête, kraínō est dérivé du nom de “tête” kára) et, par imitation de
l’autorité divine, du roi qui donne force exécutoire à un projet une proposition. » (Ibid., p. 35.)
32. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Jules Barni, Paris, Librairie Joseph Gibert, 1948, « Esthétique transcendantale », § 8, IV,
p. 89.
33. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 60-63 ; M. Mauss et H. Hubert, « Esquisse d’une théorie générale
de la magie », art. cité, p. 15 : « Tandis que le rite religieux recherche en général le grand jour et le public, le rite magique le fuit. Même
licite, il se cache, comme le maléfice. »
34. E. Goffman, Asiles, op. cit., par exemple les observations d’Erving Goffman sur le « conflit des interprétations » et la « doctrine
psychiatrique officielle », p. 358-361.
35. Voir les leçons des 22 et 29 mars 1984.
36. Par exemple : « […] dans le monde de l’expérience, je ne connais qu’un sujet qui possède une réalité morale, plus riche, plus complexe
que le nôtre, c’est la collectivité. Je me trompe, il en est une autre qui pourrait jouer le même rôle : c’est la divinité. » (É. Durkheim,
« Détermination du fait moral », art. cité, p. 74-75.)
37. P. Bourdieu reviendra sur la carte d’identité l’année suivante, dans le cadre de sa réflexion sur l’« illusion biographique » (leçons des 17
et 24 avril 1986).
38. Lawrence Rosen, Bargaining and Reality, Chicago, The University of Chicago Press, 1984.
39. Allusion au mouvement occitan évoqué lors de la première année d’enseignement (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 130-131, 142)
et dans Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche
en sciences sociales, no 35, 1980, p. 63-72 ; repris in Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 281-292.
40. L’anthropologue britannique Edward Tylor avait une conception évolutionniste : magie, religion et science représentent trois formes de
savoir qui se succèdent dans l’évolution des sociétés et se distinguent par des degrés de généralisation, d’efficacité technique et
d’élaboration croissants. Edward B. Tylor, La Civilisation primitive, 2 vol., Paris, Reinwald, 1876-1878 [1971].
41. Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique, trad. André et Simone Devyver, Paris, Gallimard, 1963 [1922].
42. « […] la philosophie classique allemande connaît actuellement à l’étranger une sorte de résurrection, notamment en Angleterre et en
Scandinavie, et même en Allemagne, il semble qu’on commence à être fatigué des pauvres soupes éclectiques que l’on sert dans les
Universités sous le nom de philosophie. » (Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris,
Éditions sociales, 1946 [1888], p. 3-4.)
43. John Henry Newman, Apologia. Pro Vita Sua ou histoire de mes idées religieuses, trad. L. Michelin-Delimoges, Paris, Desclée de
Brouwer, 1967 [1864].
44. Un article de Jean-François Billeter (« Contribution à une sociologie historique du mandarinat », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 15, 1977, p. 3-29) avait décrit le système des examens sélectionnant les fonctionnaires en Chine, insistant sur les « tensions
individuelles et collectives » qui les entouraient. Il mentionnait notamment le cas de candidats se donnant la mort pendant les épreuves.
45. Allusion à la parabole de la porte de la Loi à la fin du Procès de Kafka.
46. P. Bourdieu et l’auditoire ont sans doute encore en mémoire les exclusions parfois très douloureuses auxquelles pouvait procéder le Parti
communiste.
47. Ce point avait été développé dans la leçon précédente, le 28 mars 1985.
48. P. Bourdieu a certainement en tête des travaux réalisés aux États-Unis, notamment le livre paru en 1983 d’Arlie Russell Hochschild, The
Managed Heart : The Commercialization of Human Feeling, Berkeley, The University of California Press, 1983.
49. Ces questions ont très tôt intéressé P. Bourdieu qui songea dans les années 1950 à préparer une thèse sous la direction de Georges
Canguilhem sur les « structures temporelles de la vie affective ».
50. Voir, par exemple, « Les maladies infantiles de l’indépendance », numéro de la revue Esprit, vol. 25, no 6, 1957. L’image de la « maladie
infantile » renvoie au livre de Lénine, La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), 1920.
51. La phrase est elliptique mais P. Bourdieu semble rebondir sur le mot « secte », en remarquant que, par son étymologie (le mot « secte »
pourrait venir de secare, « découper » – mais aussi de sequi, « suivre »), il ramène à l’idée de découpage évoquée dans la première
heure.
52. L’expression de mutual admiration society se diffuse dans la seconde moitié du XIX e siècle au sein des milieux littéraires anglais (elle est
souvent attribuée au philosophe Henry David Thoreau qui l’emploie dans son Journal dès 1851). P. Bourdieu utilise l’idée dès son
premier article de 1966 sur le champ intellectuel (« Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, no 246, 1966, p. 865-
906), reprenant des analystes de Levin Ludwig Schücking, Die Soziologie der Literarischen Geschmacksbildung, Munich, Rösl, 1923.
53. Le tableau Épisode d’une course de taureaux, auquel P. Bourdieu fait ici référence, avait été accepté au Salon de 1864. Il ne s’agissait
cependant pas de la première œuvre présentée par Manet : si Le Buveur d’absinthe avait été refusé en 1859, Le Chanteur espagnol fut en
revanche exposé au Salon l’année suivante. En outre, bien que des critiques aient effectivement raillé les volumes et la perspective de
Épisode d’une course de taureaux, il n’est toutefois pas certain que ce soit la raison pour laquelle Manet décida de découper sa toile et de
n’en conserver que deux parties, dont, après les avoir retravaillées, il tira L’Homme mort (initialement Le Torero mort) et La Corrida. Voir
Françoise Cachin et Charles S. Moffett, Manet 1832-1883, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1983, p. 195-198.
54. Des développements avaient antérieurement été consacrés à cette idée (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 621 et 638).
55. Tous ces points sont développés en détail dans Manet. Une révolution symbolique, op. cit.
56. P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « La sainte famille », art. cité.
57. Maria Rogers, « The Batignolles group : Creators of Impressionism », Autonomous Groups, vol. XIV, no 3-4, 1959, in Milton C.
Albrecht, James H. Barnett et Mason Griff (dir.), The Sociology of Art and Literature, New York, Praeger Publishers, 1970, p. 194-220.
58. Voir notamment François Roustang, Un destin si funeste, Paris, Minuit, 1976.
59. Jean Moréas, « Le symbolisme », Le Figaro, 18 septembre 1886, supplément littéraire, p. 1-2.
60. P. Bourdieu fournira des précisions supplémentaires dans la leçon du 9 mai 1985 (voir infra, p. 715).
COURS DU 2 MAI 1985

Première heure (leçon) : mauvaise foi collective et luttes de définition. – Justification d’une décision d’achat et
concurrence des points de vue. – Séparer, mettre ensemble. – Manipulations subjectives et structures objectives.
– La gestion du capital symbolique du groupe. – Effets de corps. – Deuxième heure (séminaire) : l’invention de
l’artiste moderne (5). – L’alliance des peintres et des écrivains. – Le mode de vie artiste et l’invention de
l’amour pur. – La transgression artiste aujourd’hui et il y a un siècle. – L’artiste mercenaire et l’art pour l’art.

Première heure (leçon) : mauvaise foi collective et luttes


de définition

Je réponds à deux questions qui m’ont été posées la dernière fois. Je lis la première : « Votre théorie du monde
social pose de façon nouvelle le problème de la sincérité des agents sociaux. Entre la mauvaise foi que
diagnostique le philosophe, etc., et la bonne foi qu’ils revendiquent dans chacun de leurs actes sociaux, est-il
possible de déterminer un moyen terme, […] et si oui, quelles en sont les conséquences […] ? » […] Il me
semble que ce que j’ai essayé de montrer, c’est qu’il me paraît constitutif du monde social que les agents sociaux
travaillent, à la fois individuellement et collectivement, à se masquer le sens du monde social. Il y a donc une
sorte de mauvaise foi collective, au sens de mensonge à soi-même, la différence entre l’analyse sartrienne et
celle que je propose résidant dans le fait que, dans le cas de Sartre, la mauvaise foi est un rapport de sujet à sujet,
du sujet à lui-même, un mensonge du sujet à lui-même – ce qui a quelque chose d’un peu invraisemblable
psychologiquement –, alors que ce que j’essaie de montrer, c’est qu’il y a un travail collectif de mauvaise foi :
quand les agents sociaux veulent, en quelque sorte, se mentir, ils trouvent l’assistance d’institutions. Il y a des
institutions de la mauvaise foi collective. L’exemple le plus évident pourrait être, dans certaines situations,
l’institution religieuse, mais la mauvaise foi est présente à tous les instants : on la trouve aussi dans une
assemblée de professeurs et, plus généralement, dans une foule de circonstances où les individus qui ont envie de
se mentir trouvent une complicité collective chez les gens qui, au même moment, ont besoin du même
mensonge. Voilà mon analyse. Je la formule de façon un peu simple et un peu brutale, mais il s’agissait
simplement de répondre rapidement à cette question.
S’agissant de la deuxième question, je me permets de m’étonner qu’elle me soit posée parce que quelqu’un
qui m’aurait entendu depuis longtemps aurait commencé par se poser la question de savoir pourquoi il posait la
question : « Comment réagissez-vous à la méfiance, voire au mépris des social scientists anglo-saxons
reprochant aux sociologues européens de s’ériger en confidents de la Providence ? » Ce qui est intéressant dans
cette question, c’est que, comme je l’ai très souvent suggéré, les champs scientifiques sont des champs de luttes
dont l’un des enjeux principaux est la définition légitime de la science. Il est évident qu’il y a, par exemple, une
lutte dans laquelle les Anglo-Saxons et les Européens s’affrontent, souvent à coup de stéréotypes, d’injures,
d’insultes ou de stigmatisation globale. Que veut dire « les sociologues américains », « les sociologues
français » ? (Je me sens pour ma part beaucoup plus proche de beaucoup de sociologues américains que de
sociologues français.) Ce genre de propositions s’inscrit dans la logique de la lutte pour la domination
symbolique dans un champ spécifique, ce sont des luttes d’impérialisme intellectuel. La seule question que je
poserais [au sujet de la question qui m’est posée], c’est : « Qui a posé cette question ? Comment se l’est-il
posée ? » J’ai bien sûr des hypothèses (pas du tout de type policier) ; je pense qu’à partir du fait que cette
question soit posée, on peut présumer un certain nombre de choses de la position sociale de celui qui la pose.

Justification d’une décision d’achat et concurrence des points


de vue

Je passe à mon propos d’aujourd’hui. […] Ce matin, je lisais la transcription d’un entretien que j’avais fait il y a
quelques temps à propos du problème de la maison 1. On demandait à une femme qui était installée dans un
lotissement de maisons préfabriquées de type GMF [Groupe Maisons familiales] de raconter les conditions dans
lesquelles elle avait opéré la décision. J’ai choisi de vous parler de cet entretien pour vous montrer que ce que
j’avais dit la dernière fois en une phrase qui pouvait avoir l’air d’une spéculation théorique est enraciné dans la
pratique la plus pratique, la plus concrète ; s’il y a un secret de la sociologie européenne telle que je la pratique,
c’est cette combinaison de haute spéculation théorique et d’immersion dans l’empirie la plus empirique 2. Il
n’est pas toujours facile de tenir ces deux choses ensemble et, par exemple, de penser à Kant en écoutant un
discours sur l’achat d’une maison, mais je pense que c’est de cette façon que la science doit avancer aujourd’hui.
Je vais simplement vous lire un tout petit passage (mais tout le texte serait intéressant) :
« [L’ENQUÊTEUR] : Elle vaut combien votre maison ?
– À l’achat, elle valait… parce que maintenant ça remonte un peu… 55 900 000 francs, exactement… Il y a
600 mètres carrés. (Déjà là, il y a une sorte de prise de position sur la valeur, un “j’espère” 3…)
– C’est une grande maison alors ?
– Oui, c’est un F6. Avec quatre enfants, on ne pouvait pas prendre plus petit ! (Alors que veut dire “On ne
pouvait pas prendre plus petit !” Par rapport à quoi ? Quelle norme ? Où se produit cette norme ? Qui est le sujet
de cet impératif vécu subjectivement ?) Sinon, elle est chouette, enfin… (Là, c’est un mot très intéressant.
Oswald Ducrot a écrit un très bel article sur les emplois du mot “mais 4” et, si j’ai le temps, je ferai un article sur
les emplois du “enfin”. Ici, le “enfin” signifie : “Voilà mon point de vue, mais il y en a d’autres, je sais que
d’autres – ça peut être mon mari, les autres, “ils”, les vendeurs, etc. – ne pensent pas comme moi.) Enfin, c’est le
minimum comme dit mon mari… À l’intérieur, on entend tout, les cloisons sont toutes fines, tout ça, mais moi,
je me plais bien dans ma maison. »
Autrement dit, son point de vue sur cette maison s’est télescopé avec un point de vue extérieur dont elle
doit tenir compte et le « enfin » introduit ce changement de point de vue. Ayant repéré le « enfin » à cet endroit-
là, je n’ai pas cessé de le revoir après :
« – Elle est agréable, les chambres sont petites, les enfants sont contents, et puis, c’est mansardé.
– Vous avez un premier étage ?
– Ils appellent ça un premier étage, c’est mansardé […], enfin, moi je dis que c’est un étage, mais eux
disent que c’est mansardé. (Attendez, là, ça va devenir intéressant…) Des chambres mansardées qu’ils
appellent… Mais, enfin, au point de vue impôts locaux, tout ça, c’est considéré comme un étage. »
Voilà, je crois, une très belle histoire [rires de la salle] de confrontation de points de vue. On voit bien
qu’il y a une lutte à propos des mots, que dire « étage » ou « mansarde » a des conséquences très précises,
juridiques, par exemple sur les impôts. Tout l’entretien est de ce type et, chaque fois qu’il apparaît, le « enfin »
introduit ce changement de point de vue. La dernière fois, je m’étais placé sur le terrain de la politique ou des
luttes littéraires ou artistiques, où l’on voit assez bien les confrontations de points de vue, le terrain de la
politique étant évidemment le lieu de l’évidence de ces choses-là. Mais je n’aurais pas voulu que vous pensiez
que c’était quelque chose d’extraordinaire, qu’il s’agissait de spéculations : ces choses-là sont à l’œuvre à
chaque instant, par exemple dans une délibération, parce que c’est de cela qu’il s’agit ; ce travail porte sur
l’histoire d’une décision : qu’est-ce que décider ? que fait-on quand on décide d’acheter un F6 alors qu’on
habitait un HLM ? Cette espèce de récit rétrospectif d’une décision fait voir, entre autres choses, que le sujet
racontant est sans cesse confronté, dans le présent, avec des points de vue concurrents et, en particulier, avec
tous les points de vue qui font apparaître qu’il a fait un mauvais achat. C’est une loi que, je pense, les
spécialistes de la consommation aux États-Unis ont été les premiers à établir : les gens qui ont fait un achat se
donnent toutes les bonnes raisons de le justifier. C’est ce qui fait, par exemple, la fidélité aux automobiles : on
est fidèle à une marque parce qu’il est important de se justifier dans une décision […]. Quand il s’agit de l’achat
d’une maison, le nombre de variables incontrôlables est énorme et (d’ailleurs, la personne interrogée le dit) on
va à l’aveugle : la décision fait intervenir l’histoire de la famille sur vingt ans, elle suppose qu’il n’y aura pas de
divorce, qu’on n’aura pas un enfant supplémentaire. Dans une décision de ce type, le sujet se lance en quelque
sorte dans le vide et cette espèce d’interrogation, un peu cruelle, rétrospective, l’oblige à confronter le discours
qu’il se tient, comme on dit, « pour se contenter » (avec tous les sens du mot : « Je m’en contente », « Je me
contente » et « Je suis content parce que je me contente »), avec d’autres points de vue. Les « enfin » marquent
ces changements de perspectives.

Séparer, mettre ensemble

La chose importante, c’est que le point de vue juridique, dominant, celui qui se traduit par des sanctions, des
impôts, des prélèvements sur le salaire, etc., celui qui a les moyens de s’imposer, c’est le fameux nomos dont je
parlais la dernière fois. Ce n’est pas parce que je parlais grec que j’étais abstrait. Le nomos, c’est le principe de
perception, de sélection, qui découpe certains aspects dans la réalité et en laisse tomber d’autres. Ce principe
d’abstraction, en quelque sorte, a force de loi. Il peut s’imposer comme le bon principe, comme le principe à
prendre : la femme interviewée pourra toujours chanter, ce n’est pas une mansarde, mais un premier étage, et ce
point de vue a force de loi. Goodman, dans le livre que j’évoquais la dernière fois 5, insiste sur le fait que, parmi
les opérations fondamentales de cette fabrication ou de cette « fiction » (en prenant le mot « fiction » au sens
étymologique 6) du monde, il y a ce qu’il appelle le « mettre à part » et « mettre ensemble », les deux choses,
d’ailleurs, allant de pair : le « mettre à part »/« mettre ensemble », c’est, pour parler latin, secernere, d’où vient
« sacré » ; c’est mettre séparément et, en mettant à part, on fait voir comme séparé. Ce qu’on fait voir comme
séparé, c’est précisément le sacré, ce qu’il faut traiter autrement, ce avec quoi il faut se comporter autrement.
Goodman indique que cette sorte de composition et de décomposition est normalement opérée, assistée ou
consolidée par l’application de labels, d’étiquettes 7 : l’opération de séparation s’accompagne de l’apposition
d’un nom, d’un baptême. L’opération de baptême serait le type même de l’opération de consécration : imposer
un nom, c’est constituer quelqu’un comme ayant une identité différente. Goodman distingue d’autres opérations
(je ne vois pas très bien pourquoi il les distingue, parce qu’elles me paraissent impliquées dans l’opération
fondamentale que je viens de nommer), notamment « accentuer certains aspects » (ce qui est déjà dans « mettre à
part »…), « souligner ». (Si on y réfléchit, le soulignement dans un texte, par exemple, est une opération
d’imposition de point de vue. Ce serait intéressant, d’ailleurs, de recenser les techniques d’écriture qui sont des
manipulations de la lecture du lecteur, qui essaient d’anticiper, d’orienter à l’avance la lecture du lecteur. Alors
il y en a toute une foule : les titres, les sous-titres, la capitalisation, ou encore l’utilisation des notes qui peuvent
minimiser pour maximiser – on peut mettre en note, et donc sous une forme apparemment très modeste les
choses les plus importantes 8. Une sorte de pragmatique de l’écriture pourrait être analysée dans cette logique.)
Autres opérations fondamentales : « ordonner autrement », c’est-à-dire changer l’ordre, renverser des hiérarchies
(comme le font les subversions hérétiques dans la lutte symbolique) et, enfin, « ignorer certains aspects et en
accentuer d’autres », « déformer » 9. (Cette distinction proposée par un philosophe de la logique n’est pas très
logique…) L’opération qui est, selon lui, fondamentale dans la construction du monde et qui est celle que je
retiens (je m’en servirai constamment dans la suite [de la leçon]) consiste à séparer, à mettre ensemble.
Je voudrais maintenant décrire rapidement comment, dans la logique ordinaire des luttes sociales, des
luttes symboliques, les agents sociaux font ces opérations. Goodman, en philosophe, les décrit in abstracto
comme des opérations génériques d’abstraction. En réalité, elles sont opérées dans la pratique, quotidiennement,
en fonction des besoins pratiques et, en particulier, en fonction des exigences des luttes symboliques. Le
découpage auquel je faisais allusion tout à l’heure entre « les sociologues américains » et « les sociologues
européens » est un exemple typique […]. Un enjeu fondamental de ce que j’appelle des luttes de classement est
d’imposer une certaine vision du monde social, donc de la constitution des groupes. Je renvoie là au travail que
j’avais fait sur l’Algérie 10 qui est, au fond, le point de départ de toutes ces réflexions.
Dans une société où les classifications sont relativement peu codifiées, où les identités sociales sont
relativement peu codifiées (sous forme soit de titres de propriété, soit de titres scolaires, soit de titres de
noblesse, etc.), du fait, par exemple, de l’absence d’état civil, au sens que j’indiquais l’autre jour, ou de
l’absence d’écriture, les labels sont oraux et sont évidemment beaucoup plus manipulables que dans une société
où l’on peut dire : « On va aller voir les textes », « Il y a des généalogies, on peut vérifier ». C’est la même
chose, d’ailleurs, pour la poésie orale. Aussi longtemps qu’elle est orale, la poésie est un enjeu de manipulation :
on peut mettre un mot pour un autre sans que personne ne puisse dire, comme les philologues : « Voilà la bonne
leçon 11. » L’une des erreurs que commettent les philologues – Bakhtine l’a très bien montré 12 – consiste
d’ailleurs à interpréter des sociétés où l’écriture était encore accidentelle, comme la société homérique dans
laquelle les textes d’Homère ont été codifiés, avec un œil d’homme fabriqué dans des sociétés à écriture. Jack
Goody a attiré l’attention sur les effets de l’écriture 13 : l’écriture, en fixant, change l’usage des choses fixées, de
la chose fixée, et les philologues, par exemple, face à tel mot qui, à travers toute l’Antiquité grecque, a été cité
un peu par tout le monde jusqu’à Aristote, veulent dire : « Voilà la bonne façon : il a dit [x], il n’a pas dit
[x’] 14 » (j’invente [l’exemple]). En réalité, les philologues oublient que cette idée de fixation et de fixité est liée
à des sociétés à écriture alors que, dans des sociétés « archaïques », l’usage du discours est tel qu’il n’y a pas de
bonne leçon : les mots de la tribu, les proverbes sont des armes dans les luttes quotidiennes ; on lutte pour
imposer la bonne leçon (« S’il a dit [x], c’est moi qui ai raison, s’il a dit [x’], c’est toi qui as raison ») et, d’une
certaine façon, le dernier qui écrira aura raison.
Ceci introduit ce que je voulais dire aujourd’hui : ces luttes symboliques que l’on voit bien fonctionner
dans les sociétés précapitalistes où le capital culturel est relativement peu objectivé du fait de l’absence de
système scolaire et d’écriture, où le capital économique est relativement peu objectivé du fait de l’absence
d’appareil économique, continuent à fonctionner dans nos sociétés, mais avec plus de difficultés, pour les raisons
que j’ai dites tout à l’heure : c’est quand même la municipalité qui a raison (« Vous pouvez toujours penser que
c’est mansardé, moi je vous dis que c’est un premier étage et c’est moi qui ai raison »). Cela pose le problème de
la position de l’État dans les luttes symboliques, de l’État comme ayant le dernier mot, le « verdict » à propos de
ces problèmes de définition de l’identité.
Je me réfère à mes histoires kabyles pour faire voir qu’il n’y a absolument pas de discontinuité entre les
réflexions que je pouvais proposer à propos du groupe de parenté 15 et les réflexions que je propose aujourd’hui à
propos de la classe sociale 16. Dans les sociétés dont le principe de structuration et de catégorisation dominant
est le principe domestique, le modèle familial, la parenté, il y a un jeu permanent pour savoir à quoi on
appartient. Ce jeu est en partie un jeu verbal. On peut jouer avec les mots, avec le nom de famille ou le prénom
(j’avais donné des exemples la dernière fois), mais aussi avec les noms communs d’unités sociales : les noms
qui servent à désigner le clan, le sous-clan, la tribu, sont des enjeux de lutte parce que, en luttant sur les mots, on
lutte sur les liens entre les gens et sur la manière d’être unis et séparés. L’enjeu de la grande lutte, c’est de savoir
comment on est unis, comment on est séparés ; c’est la lutte à propos des principes de vision et de division. Les
luttes sont possibles parce qu’il y a du flou ou une élasticité dans l’objectivité. Par exemple, dans nos sociétés
(mais c’est vrai dans toutes les sociétés), le mot « cousin » est extrêmement élastique : on peut être cousin au
premier degré, au second degré, par les hommes, par les femmes, etc. Il y a des boucles dans les généalogies et
on peut être parent de quelqu’un de deux façons (je l’ai montré dans Le Sens pratique où je donne un exemple de
ces stratégies 17). Il y a deux itinéraires : vous pouvez vous retrouver parent en passant par les hommes, et c’est
bien, c’est une bonne parenté, ou par les femmes, et c’est moins bien (je précise que ces valeurs ne sont pas les
miennes). Les agents peuvent donc utiliser un flou objectif que l’ethnologue écarte toujours parce qu’il doit
présenter à ses collègues une généalogie propre (« système patrilinéaire », etc.).
Peut-être parce que j’avais une plus grande proximité au point de vue indigène que celle qu’ont d’habitude
les ethnologues, mon travail a consisté à prendre au sérieux les deux points de vue, et il m’est apparu que
l’ethnologue n’a pas à choisir entre eux. Il n’a pas à arbitrer en disant : « Ils sont vraiment parents,
patrilinéaires, etc. », comme l’y poussent ses relations avec ses collègues. Il a à prendre acte de l’ambiguïté
inhérente de certaines relations de parenté et, du même coup, des stratégies visant à exploiter cette ambiguïté.
J’ai analysé longuement l’exemple du mariage avec la cousine parallèle qui peut être le mariage idéal ou le
mariage minable : c’est le type même de la réalité ambiguë dans laquelle – ce serait le « enfin » de tout à
l’heure – les agents sociaux peuvent s’arranger pour se faire croire et faire croire au plus grand nombre possible
de gens qu’un mariage minable, un choix forcé, imposé par des déterminants, était un choix noble, officiel,
conforme, en constituant la cousine un peu défraîchie, qui n’était plus vendable sur le marché matrimonial, en
cousine parallèle.
La complicité est collective : le groupe connaît très bien le jeu et il peut faire semblant d’y croire si le
mariage avec la cousine parallèle est très important pour lui. Comme le modèle, la représentation officielle est le
mariage avec la cousine parallèle (la fille du frère du père), quelqu’un qui, comme disent les Anglo-Saxons,
« paie hommage » [to pay homage], qui rend hommage au modèle dominant est bien vu. Celui qui dit : « J’ai
donné mon fils à la fille de mon frère » respecte la norme du groupe, et même si l’on sait la vérité [i.e. qu’il
s’agit d’un choix forcé], les vieux à moustache disent : « C’est bien, c’est bien… » et ça devient un mariage de
cousins parallèles tout à fait noble. Voilà le travail collectif. Pour faire cela, il faut avoir une belle moustache, il
faut savoir y faire, il faut avoir de la qualité, de l’excellence, de l’arétè comme disent les Grecs ; il faut en
connaître un bout parce que les autres guettent, ils savent la vérité. Il y a donc, d’une part, la lutte, le qu’en-dira-
t-on, le « on dit », « ils disent » (et « la parole des gens est méchante », disent les Kabyles), et, d’autre part, la
norme, le discours officiel. L’agent social qui connaît son jeu sur le bout du doigt va être capable de travestir, en
quelque sorte, une chose dans une autre et il aura l’approbation collective. Les groupes aiment ceux qui font ce
qu’il faut pour se mettre en règle avec le groupe.
Autrement dit, les ethnologues décrivent des règles de parenté et moi, je décris des stratégies pour se
mettre en règle avec les règles. Les deux existent : les règles de parenté sont faites pour être transgressées.
« Toute règle a sa porte », comme disent les Kabyles ; sinon, ce serait invivable. Cela ne veut pas dire que la
règle n’est rien : la règle, c’est le discours officiel qu’il faut tenir pour être en règle et, quand on transgresse la
règle, si on accorde à la règle (ce qui n’est pas de l’hypocrisie) cette sorte de respect verbal, […] si on « se paie
de mots », le groupe est content parce qu’on lui accorde l’essentiel, à savoir la reconnaissance des valeurs
dominantes du groupe. Au contraire, celui qui, par exemple, épouse la cousine parallèle en disant : « C’est une
imbécile mais je suis obligé » défie la règle, il casse le jeu et c’est la pire transgression. Le sens de la même
action va donc être complètement inversé selon la manière d’accomplir l’action, selon le style de l’action ; et qui
est juge du style de l’action ? Le mot le dit : le « style », c’est quelque chose qui est perçu par les autres ; c’est
un rapport entre celui qui fait quelque chose, sa manière de le faire, qui relève de l’objectivité, et les yeux de
celui qui le voit.
Manipulations subjectives et structures objectives

Voilà ce que j’ai essayé de décrire à propos de la Kabylie. Dans nos sociétés, c’est exactement la même chose. Il
y a un travail politique quotidien qui consiste à manipuler verbalement la vision des séparations, en disant : « Ce
n’est pas une cousine par les hommes, mais une cousine par les femmes », on ne l’appellera donc pas de la même
façon quand on s’adressera à elle, on ne lui dira pas la même chose. De même, on peut dire à n’importe qui
« bonjour, oncle maternel » : c’est gentil, c’est comme lorsqu’on dit à quelqu’un « bonjour, cher ami »
[P. Bourdieu fait un geste qui signifie qu’on accorde peu d’importance à la personne et qui fait rire la salle] ;
quand on dit « bonjour, oncle paternel », là c’est sérieux. […] Ces stratégies quotidiennes apparemment
insignifiantes sont perçues par les autres, qui sont, eux aussi, en train de mesurer les distances. Les distances
existent objectivement : comme, dans ces sociétés, tout le monde connaît la généalogie des autres, on sait les
vraies distances (on ne fait pas le calcul que fait l’ethnologue et qui suppose d’avoir du papier et beaucoup de
temps, mais, en pratique, on a un peu l’équivalent). On voit donc le jeu avec les structures, avec la règle et, en
même temps, on connaît la vérité objective. La société se fait comme cela : ça se fait, ça se défait, ça se refait,
dans un mélange de liberté et de nécessité. Ignorer que l’on ne peut pas faire n’importe quoi est un danger.
Ainsi, pour des raisons qui tiennent plus à la sociologie du champ de production américain qu’à la vérité
objective de ce qu’il a étudié, Rosen, que j’avais cité 18, va vers une position ultra-subjectiviste dans laquelle les
réalités sociales seraient finalement de pures constructions de l’esprit, comme s’il y avait une sorte de création
continuée. Certains interactionnistes, et Goffman lui-même, vont dans une direction où, à chaque instant, chaque
agent social ferait le monde ; les structures sociales seraient, à chaque instant, la création des agents sociaux par
leurs travaux de négociation, de marchandage, par les stratégies du type de celles que j’ai décrites. Contre ce
type de visions, il faut dire, au moins, que les structures existent objectivement du fait de la transcendance de
l’agrégation de tous les jugements. Ce que l’on appelle l’« opinion », à la fois ça n’existe pas 19 et, en même
temps, ça existe comme intégrale de tous ces petits points de vue différentiels. Il faut quand même compter avec
ce que les autres vont en dire. Si je dis : « C’est ma cousine parallèle », mais que tout le monde sait que ce n’est
pas vrai, ça ne marchera pas. Il y a donc un travail politique quotidien destiné aux autres et à soi-même, et il
réussit d’autant mieux sur soi-même qu’il réussit sur les autres : la mauvaise foi individuelle a partie liée avec la
mauvaise foi collective (l’exemple que j’ai pris en commençant le montre bien).
Celui qui, comme on dit, « se raconte des histoires », en général des histoires de vie (au passage : je suis
très sceptique sur les histoires de vie, vieille lune de l’anthropologie qui, là encore pour des raisons plus
sociologiques que scientifiques 20, a été remise à la mode), ceux qui se racontent des histoires de vie ou qui
racontent des histoires de vie font des stratégies pour les autres et, en même temps, pour eux-mêmes. Il y a
toujours une fonction à raconter sa vie. La confidence a certes des fonctions psychologiques, mais il s’agit aussi
de construire une image, de chercher un témoin qui approuve l’image qu’on lui offre, et il est déjà extraordinaire
de trouver une seule personne pour écouter – « écouter » signifie : « J’accepte ça comme n’étant pas fou » ; c’est
l’une des fonctions de la psychanalyse : écouter sans rien dire, sans hurler, c’est accorder le droit à la
publication, le droit à dire, publiquement, officiellement, devant tout le monde, ce qui était le super-privé, le
super-secret, etc.
Ce travail politique quotidien prend deux formes : il est jeu avec les mots, avec les représentations, les
désignations et il est inséparablement, comme je l’ai montré avec l’histoire du mariage, jeu avec les choses, avec
les réalités de la parenté. Dans cette logique, l’opération fondamentale d’union et de séparation, c’est le mariage
qui unit, qui crée des liens, etc. Je pense que toutes les opérations fondamentales des rituels sociaux (mariages,
circoncisions, rites de naissance, rite du septième jour après la naissance, rite du quarantième jour après la
naissance, rite de la circoncision, rites d’enterrement) ou des rites agraires (rite du premier labour, etc.) sont
toujours liées aux problèmes d’union et de séparation. Des systèmes dualistes (masculin/féminin, chaud/froid,
sec/humide, etc.) structurent la vision du monde mythico-rituelle dominante, mais, dans la pratique, il faut vivre
ce monde divisé, en masculin/féminin par exemple. Pour qu’il y ait de l’ordre, pour que le monde soit
intelligible, il faut qu’il y ait masculin/féminin, il faut qu’il y ait harem : harem veut dire « sacré » (‫)ﺣﺮام‬,
« tabou », le « séparé » auquel il ne faut pas toucher, la « maison » – c’est la maison dans laquelle il y a les
femmes, c’est-à-dire le lieu sacré où l’on ne peut pas entrer. Pour vivre, ce monde divisé doit se réunir, et le
mariage, c’est la transgression légitime, officielle, visible, à la face de tous, de la division absolue entre
masculin et féminin. Le rite agraire, c’est pareil : le rite de labour, c’est la transgression de la division
masculin/féminin avec la charrue/la terre.
Pour que le monde ait un sens, il faut diviser, mais pour que le monde vive, il faut transgresser la division,
et les rites aussi bien agraires que sociaux, comme le mariage, sont des sortes de dénégations collectives, au sens
freudien du terme : ce sont des actes dans lesquels, collectivement, le groupe fait comme s’il ne transgressait pas
les limites qu’il avait lui-même instituées. Le groupe instituant des limites, il faut faire des transgressions
légitimes, c’est-à-dire collectives, à la face de tous, publiques, organisées par le groupe […]. Plus la
transgression porte sur des frontières graves, plus il faut la totalité du groupe (« tout le groupe était présent »)
pour les transgresser : seul le groupe peut donner au groupe l’autorisation de transgresser les limites qu’il a
instituées. C’est l’opposition qui a toujours été intuitivement désignée entre les rites religieux, qui sont des rites
publics, officiels, au grand jour, et les rites magiques qui sont des rites secrets 21. (Je reprends là la même
définition, mais en donnant, il me semble, le fondement de la publicité : les bans de mariage, c’est ce qui fait la
différence entre la « cohabitation juvénile », comme on dit aujourd’hui 22, et le mariage ; c’est un acte qui
consiste, simplement, à rendre public, officiel – il y a publication des bans de mariage, tout le monde le sait, je le
dis à la face de tous. Je ferme la parenthèse.)
Dans la vie sociale ordinaire, les agents sociaux manipulent donc les mots qui désignent les groupes et, en
manipulant les mots, ils rendent possibles, par exemple, des cohabitations, des alliances, des actes qui seraient
impossibles autrement. Dans les sociétés où les principes fondamentaux de structuration du monde social et de
reproduction sociale sont du côté de l’unité domestique, un problème fondamental est de savoir avec qui on peut
s’allier et avec qui on ne peut pas s’allier. Qu’est-ce qu’on peut combiner ou, pour reprendre le vocabulaire de
Goodman, qu’est-ce qu’on peut mettre ensemble et qu’est-ce qu’il faut séparer ? Dans la vie ordinaire, les
conflits surgissent presque toujours de la contradiction entre la définition théorique et la définition réelle de
l’allié potentiel. C’est l’opposition que j’ai faite entre parenté théorique et parenté pratique, parenté sur la papier
et parenté utile 23. Si les parentés sont pensées en termes de généalogies, c’est simple, c’est univoque : il y a un
seul chemin d’un point à un autre. C’est pourquoi les ethnologues un peu formalistes adorent la généalogie : ça
se recueille vite, c’est facile à interpréter, on la met dans l’ordinateur, ça peut même se formaliser, ce sont des
chemins qu’on peut analyser avec les mathématiques, on croirait que ça a été fait pour. Mais on sait très bien que
« cousin » est un mot très équivoque. La plupart des sociétés ont des termes très détaillés, spécifiés qui
permettent de nommer différemment la fille du frère du père, la fille du frère de la mère ou la fille de la sœur du
père. Il y a donc, d’une part, la parenté théorique, la parenté sur le papier, celle qu’élabore l’ethnologie en tant
que généalogie, que tout le monde connaît et avec laquelle on ne peut pas tricher et, d’autre part, la parenté
réelle, c’est-à-dire les gens avec qui on a vraiment envie de se marier (pas au sens moderne du terme), dont on a
besoin pour des raisons d’alliance ou, dans certaines sociétés, pour réintégrer le patrimoine ou pour renforcer le
groupe : c’est ce que j’appelle la parenté pratique ou utile.
J’ai redécouvert un vieux mot français dans cette analyse : « Les cousins avec qui on aime cousiner 24 » ; il
y a des cousins qu’on entretient en tant que cousins et il y en a d’autres qu’on laisse tomber. J’ai pris l’analogie,
pour définir ces phénomènes, d’un espace dans lequel il y a des chemins. Il existe des chemins théoriques, des
voies ouvertes. Ainsi, pour un Kabyle, la fille du frère du père, c’est très important. Tout fils sait qu’elle a un
nom à part et qu’il est, en quelque sorte, prédestiné à l’épouser. Autre exemple : l’« aîné », dans certaines
sociétés, est, dès l’enfance, traité autrement que le cadet ; il a de meilleurs habits, il mange mieux, etc. Il est
constitué (le mot est très important : la constitution de la République, c’est le même mot) comme différent, tout
le monde lui dit : « Tu es différent », et, du coup, selon l’effet Pygmalion, il devient différent. Cette parenté
théorique, sur le papier, qui existe aussi dans les cerveaux à travers les mécanismes que j’ai décrits, n’est pas
toujours compatible avec les intérêts : on parcourt plus ou moins cet espace théorique. Il y a des chemins
théoriques couverts de ronces sur lesquels on ne passe jamais. Il y a des gens très proches dans la généalogie que,
pourtant, on ne va jamais voir : ils ont fait des cadeaux, on ne leur a pas rendus ; la dernière fois qu’ils sont
venus, on n’a pas été très gentils, la vieille grand-mère était fâchée. Ces gens qui sont très proches en termes de
parenté théorique peuvent être très loin. Au contraire, un cousin très éloigné peut être très proche parce qu’on a
« cousiné » : on lui a par exemple déjà demandé, pour un mariage antérieur, une femme qui va se faire l’avocate
de l’entretien de cette relation parce qu’elle y a intérêt (elle se renforce dans les luttes domestiques si elle fait
venir un homme ou une femme du même groupe).
Toutes ces petites histoires que je vous raconte et qu’en général les ethnologues ne racontent pas sont la vie
réelle des stratégies matrimoniales. Avoir seulement l’idée de ce que je raconte suppose une tout autre posture
que celle qui consiste à recueillir des généalogies formelles (« Aïcha, fille d’Untel, etc. ») qui sont beaucoup plus
rapides à recueillir. Si nous raisonnons en termes de classes sociales, nous avons exactement le même problème
que le problème parenté théorique/pratique : il y a aussi un espace qui est nommé, il y a des « collègues »
(« collègue », c’est un concept qui existe, comme « cousin ») et il faudrait recueillir tous les mots qui désignent
ainsi des solidarités, des appartenances, qui impliquent en général des devoirs (« Il faudrait que… », « Il faudrait
quand même que… », « Il faudrait quand même inviter les Untel », etc.). Ces obligations associées à des
appartenances peuvent exister sur le papier ou dans la pratique, et l’un des grands problèmes de l’analyse
sociologique est de tenir ensemble les deux choses, c’est-à-dire de construire un modèle théorique des distances
sur le papier et d’introduire dans le modèle la connaissance des stratégies par lesquelles les agents sociaux
manipulent ces distances objectives, rapprochent ce qui est loin, prennent des distances, comme on dit, avec des
choses qui étaient tout près, entretiennent ou laissent tomber des relations, souvent selon leurs intérêts. C’est une
autre différence extrêmement importante avec le modèle généalogique. Le modèle généalogique fait comme si
une règle définissait les relations privilégiées, préférentielles, et comme si les agents n’avaient plus qu’à
l’exécuter (ce qui est une vision technocratique des sociétés, facile quand on regarde de haut – c’est souvent le
rôle des ethnologues, ils ne peuvent pas faire autrement…). Ce sont d’ailleurs ces règles qu’en général on livre à
l’ethnologue. On lui dit : « Voilà, chez nous, ça se fait comme ça » ; on lui donne la vérité officielle. Ces règles
sont très importantes en tant que modèle et sont, en même temps, constamment enjeux de stratégies, de
redéfinitions, de manipulations, selon des logiques analogues à celles que j’ai décrites tout à l’heure : on cherche
à se faire croire, à faire croire, etc.
Encore une fois, je n’ai malheureusement pas commencé le commencement de ce que j’avais à dire, mais
je crois que j’ai bien évoqué ces choses qui sont très difficiles. Pour une fois, je suis assez content de ce que je
viens de faire parce que je crois que j’ai communiqué quelque chose d’important mais de très difficile à
communiquer en situation pédagogique officielle, du fait qu’il faut réveiller des expériences endormies.

La gestion du capital symbolique du groupe

Maintenant, je vais essayer d’être plus formel et de dire une partie de ce que je voulais initialement dire. Dans
tous les univers sociaux – et cela se voit mieux dans les sociétés où les choses sont peu formalisées, peu
codifiées –, les relations sociales sont des enjeux de lutte. Les noms qui les désignent sont des enjeux de lutte et,
dans ces luttes, les gens investissent des intérêts très importants, des intérêts symboliques. Une dimension de
l’identité sociale qui porte à faire des alliances, c’est le capital symbolique détenu par la personne considérée : si
la personne considérée a un très haut prestige social, l’intérêt à se rapprocher d’elle est plus grand que si elle est
déchue, déclinante, etc. Dans ces sociétés, le monde social est donc, comme le monde naturel, sujet à des jeux
permanents de classification, à des luttes de classement, qui tendent à séparer ce qui était uni ou à unir ce qui
était séparé, à augmenter les distances, à tenir ses distances contre les risques de mésalliances ou, au contraire, à
rapprocher, à se rapprocher, à s’unir et à établir des alliances.
Les agents sociaux manipulent les noms et les réalités correspondantes, les appartenances, en créant de
nouvelles alliances, et ils manipulent aussi l’image des effets de ces manipulations. Par exemple, c’est ce que
j’évoquais l’autre fois : les théories, au sens grec du terme, cela veut dire le principe de vision, mais aussi la
procession 25. Une théorie, c’est aussi une procession, un cortège. Dans la société kabyle et dans beaucoup
d’autres sociétés, les cortèges de mariage sont très importants parce qu’ils sont une façon d’étaler la parenté.
C’est une généalogie pratique, théorique et pratique, jetée sous les yeux de tout le monde. Quand les citadins
disent : « Il faut être fou pour dépenser une pareille somme pour un mariage », ils ne voient pas que, dans la
logique des profits symboliques, il peut être absolument capital de dépenser beaucoup pour étaler sa parenté
parce que ce capital sera utile au mariage suivant. C’est une autre petite remarque contre les ethnologues
traditionnels, les généalogistes : ils font comme si chaque mariage était une unité autosuffisante, alors qu’il est
évident que chaque mariage se situe dans l’histoire de tous les mariages ; un mariage raté n’est pas simplement
raté pour celui qui le rate et du point de vue de la logique spécifique d’un jeu matrimonial particulier, mais aussi
pour tous les successeurs, qui peuvent mettre trois générations à rattraper un mariage raté : c’est du capital
symbolique bousillé.
On comprend dans cette logique que ce que Weber appelait les groupes de statuts 26 (là, il y a des
kilomètres de dissertations, d’ailleurs plutôt américaines, sur Weber et Marx, sur le Stand 27 wébérien et la classe
marxiste), c’est-à-dire une noblesse, un ordre au sens de l’Ancien Régime, est, au fond, une classe, au sens
sociologique du terme, qui prend en main sa propre représentation symbolique, la représentation collective de
lui-même. Toutes les propriétés que Weber associe à la notion de Stand sont de ce type 28 : c’est le contrôle des
mésalliances, contrôle du connubium, contrôle du commercium, contrôle de toutes les relations qui peuvent
contaminer, compromettre, anéantir la diacrisis originaire, la séparation qui est constitutive du Stand : nous
sommes différents, donc il faut marquer la distance. Les stratégies de distinction, au sens conscient du terme, ce
sont toutes les dépenses symboliques, comme on dit, la consommation ostentatoire 29, le vêtement, la parure,
l’habitation, les résidences nobles, autrement dit tout ce que fait un groupe pour être perçu, pour avoir un percipi
conforme à l’idée qu’il veut donner de ce qu’il est.
Ce n’est pas du tout le propre du Stand, c’est le propre de tous les groupes, me semble-t-il, qui, dès qu’ils
se constituent, ont à tenir compte de l’image d’eux-mêmes qu’ils constituent en se constituant. C’est évident,
dans le cas des clubs qui sont si attentifs au droit d’entrée. Par exemple, le système des parrains, des garants qui,
si on y réfléchit, est aussi bizarre, aussi archaïque que tout ce que j’ai raconté sur le mariage avec la cousine
parallèle, a pour fonction de contrôler le droit d’entrée, d’éviter les mésalliances, c’est-à-dire d’éviter l’entrée de
quelqu’un qui, par sa seule présence, discréditerait, au sens fort du terme, annulerait le crédit de tout le groupe.
Si Untel peut y être, je pourrais y être ; c’est la fameuse phrase de Groucho Marx, « Qu’est-ce que ce club qui
m’accepte comme membre 30 ? », qui est tout à fait magnifique, c’est un très beau paradoxe sociologique. Les
groupes, en défendant leurs frontières, défendent leur sacré. C’est la même chose avec le secret – on se
demande : « Pourquoi le secret est-il lié au pouvoir ? » Il y a, dans beaucoup de situations, un entretien délibéré
du secret […]. Ces choses que les ethnologues ont souvent dites valent aussi pour les grands clubs, pour
beaucoup de lieux réservés : ils font croire à la rareté de leur existence en entretenant le secret autour de ce qui
se passe dans le lieu fermé. Là, il y aurait beaucoup à dire…
Je résume. Il y a les manipulations de l’identité personnelle, que les interactionnistes, et Goffman en
particulier, ont beaucoup contribué à décrire. Mais les stratégies de présentation de soi, les stratégies par
lesquelles on donne une image valorisante ne sont qu’une toute petite partie de ces stratégies et, en général, elles
sont indissociables de stratégies collectives de présentation de l’identité collective. Je pourrais dire qu’il faudrait
combiner ce que Goffman a fait, par exemple, dans le livre sur la présentation de soi avec ce qu’il a fait dans
Stigmate 31 où, là, il a senti beaucoup plus fortement le rôle de l’identité collective. La manipulation de l’identité
personnelle me semble presque toujours liée à une manipulation de l’identité collective dans la mesure où
l’identité personnelle est l’intersection d’un certain nombre d’identités collectives. Dans le langage que j’utilise,
cette banalité me semble prendre une certaine valeur pour expliquer les stratégies de faire-voir, de se faire-voir,
sans être m’as-tu-vu, de se faire-valoir, de faire valoir son image, etc.
Effets de corps

C’est désolant parce que, encore une fois, j’ai le sentiment de ne pas avoir donné l’unité de mon propos. Je vais
dire simplement (je reprendrai ce point le prochaine fois) quelques mots sur les rapports entre ce qu’on pourrait
appeler les effets de champ (j’ai constamment parlé de champ, cet espace tel que, quand on est dans le même
rayon de l’espace, on a beaucoup de choses en commun) et les effets de corps, c’est-à-dire les effets qui résultent
du fait que, comme je viens de le dire, des gens proches dans l’espace ajoutent un effet particulier en se
constituant en groupes 32. Que se passe-t-il quand des gens qui sont, par exemple, dans l’espace social, au bas de
toutes les distributions, qui ont le moins de toutes les formes de propriétés rares dans un espace social donné (le
moins de capital économique, le moins de capital culturel, etc.), se réunissent pour se constituer en classes,
mobilisées, avec des délégués, des mandataires, des représentants, des porte-parole ?
Le phénomène est beaucoup plus général : l’effet de corps vaut pour une classe, mais aussi pour un corps
(le corps des Mines, le corps des Ponts, le corps des anciens élèves de l’X [i.e. l’École polytechnique], etc.) et
pour une famille. Une famille, c’est le corps par excellence, c’est le modèle de tous les corps. Une famille, c’est
précisément le produit de cette alchimie qui consiste à transformer la proximité dans un espace donné en
proximité élective, en alliances, en liens proclamés, professés et annoncés à la face de tous, devant tout le
monde, avec toutes les stratégies correspondantes que je viens d’évoquer à propos du Stand wébérien, c’est-à-
dire les stratégies de faire-valoir et de faire-voir, de représentation, au sens théâtral du terme, par lesquelles le
groupe s’efforce d’imposer la juste perception de lui-même. […]
Les effets de corps tels que je les ai évoqués posent beaucoup de problèmes à l’analyse sociologique
empirique. J’avais évoqué l’an dernier la notion de capital social que j’avais inventée pour rendre compte de ces
choses qu’on ne peut pas saisir quand on saisit les individus 33. Dans les enquêtes empiriques, l’unité d’analyse,
sauf exception, est le répondant, c’est un individu. On peut l’interroger sur la profession ou les diplômes de son
conjoint, de ses parents, de ses grands-parents. Cela dit, il est l’unité ; or on sait très bien que, s’agissant
d’expliquer certains effets sociaux, par exemple une décision en matière de logement, le consommateur
singularis n’est pas l’unité véritable. Les décisions sont collectives. Souvent, c’est le ménage, parfois la parenté
étendue, qui entre en jeu dans une décision importante. Si l’on veut, par exemple, distribuer les gens dans
l’espace social, il faut donc prendre en compte ces effets qui tiennent au fait que les individus sont insérés dans
des relations et qu’ils ont des relations d’appartenance. La notion de capital social permettait de dire qu’en plus
de ce qu’ils ont à titre individuel (un revenu, un salaire, des actions, du capital économique et du capital culturel,
codifié ou non sous forme de titre scolaire) il y a tout ce qui leur advient du fait qu’ils ont des relations, qu’ils
appartiennent à une famille, etc.
Ce que j’essayais de nommer, c’est ce que j’appellerais maintenant un « effet de corps », c’est-à-dire
quelque chose qui, dans les limites de l’effet de champ, des effets liés à l’occupation d’une position dans un
champ, s’exerce en plus, et qui est le produit proprement social de l’action de facteurs symboliques du type de
ceux que j’ai évoqués, qui tendent à constituer – en donnant au mot « constituer » le sens fort – des groupes en
tant que tels par des actes d’alliance et de consécration, par la consécration d’alliances, le paradigme étant le
mariage puisque le mariage est, comme je l’ai dit l’autre jour, l’acte qui officialise une relation pratique, qui
transforme une parenté pratique en parenté théorique, qui consacre au sens où il rend légitime, affichable,
publiable, public quelque chose qui, jusque-là, était privé, secret, un peu honteux, selon les normes du moment.
L’« effet de corps », « faire corps », l’« esprit de corps » : ce sont des choses très importantes.
Les corps ont un esprit (on pourrait parler des heures là-dessus…), ce qui veut dire entre autres choses que
leurs intérêts en tant que corps ne sont pas égaux à la somme des intérêts individuels. Ils ont aussi des profits
symboliques en tant que corps. Les clubs sont très intéressants parce qu’ils sont une forme quasi rationnelle de
constitution de corps. À l’intérieur des sociétés capitalistes, ils donnent à voir, me semble-t-il, ce que j’ai décrit
pour le mariage kabyle : la constitution quasi consciente et contrôlée de groupes séparés, sacrés. Il y aurait à
faire une magnifique monographie du Jockey Club au XIXe siècle, ou des grands clubs anglais qui sont
absolument extraordinaires : ce sont des groupes séparés, sacrés, qui affirment leur différence et, en même
temps, l’homogénéité de tous les gens présents. Cette homogénéité se manifeste souvent, sur le plan symbolique,
par un argot, par un langage différent, par des signes de distinction, mais aussi par des solidarités beaucoup plus
fondamentales que celles qui existent entre les gens d’une même famille. L’honneur de tous est engagé dans la
conduite de chacun : c’est tout à fait kabyle. Il aurait été très grave, au XIXe siècle, que le membre d’un club chic
de Jockey Club épouse une juive : le contrôle devient un contrôle sur la personne totale. D’où la nécessité
d’avoir des parrains : le parrain garantit la totalité de la personne, il se porte garant de son habitus, c’est-à-dire
de son apparence, mais aussi de sa petite machine, de sa grammaire génératrice, qui permet de prévoir toutes ses
conduites […]. Le corps est quelque chose d’extrêmement puissant. Ce serait la même chose pour les anciens
étudiants des universités américaines, pour les anciens élèves de la plupart des grandes écoles, à des degrés
différents.
Au fond, les gens sont, pourrait-on dire, moins engagés dans ces unités que dans une entreprise
économique, mais ils y sont beaucoup plus engagés sous un autre rapport, qui engage des valeurs beaucoup plus
vitales que l’on appelle symboliques, l’honneur et le déshonneur, ces choses pour lesquelles on peut se suicider
et qui engagent collectivement. Chacun est menacé par le discrédit de chaque membre du groupe, mais il profite
aussi du crédit de chaque membre du groupe. D’où l’importance, pour tous les clubs, du palmarès : tous les clubs
(prenez par exemple les annuaires des grandes écoles) célèbrent tout ce qui est arrivé de bien à tous les autres ;
c’est l’une des seules situations dans lesquelles les hommes se réjouissent de ce qui arrive de bien aux autres
[rires de la salle] puisque cela participe au capital collectif et à son accroissement. Il serait très intéressant de
lire dans cette logique La Jaune et la Rouge, la revue de l’X. Elle est extraordinaire : elle marche de manière tout
à fait kabyle, avec des enjeux de même type.
Le corps est donc une espèce d’identité collective qui va être l’objet de soins collectifs, de stratégies
collectives, elle va être gérée collectivement (la difficulté avec un club, c’est qu’il ne peut pas ne pas y avoir de
porte-parole, c’est très compliqué, très délicat…). L’identité collective est socialement connue et reconnue. Elle
est en général marquée par un nom. Il y a des frontières, ce qui est très important : un corps est dénombrable,
alors qu’il est absurde de compter les membres d’une classe (ça s’est fait dans la phase hyper-marxiste dure, des
gens ont compté les petit bourgeois à un près 34 – comme quoi tout est possible dans le monde scientifique…).
Un club étant dénombrable, on peut dire en même temps qu’un club, c’est le numerus clausus : c’est la même
chose puisqu’il suffit d’une brebis galeuse, comme on dit, pour que tout le corps en pâtisse. Là, il faudrait voir
aussi quelles professions (cela renouvellerait étrangement toute la théorie américaine de la
« professionnalisation 35 ») sont des corps (je ne l’ai pas dit mais « corps », c’est certainement mieux que
« profession ») – pourquoi dit-on : « Chez les notaires, il y a des brebis galeuses » ? Je pense qu’il y a des
professions pour lesquelles on ne le dirait pas (on ne dirait pas : « Chez les O.S. [Ouvriers spécialisés], il y a des
brebis galeuses », [c’est presque la définition des O.S. ( ?)]). Tout cela se dit en termes éthiques mais, en fait,
c’est une comptabilité.
J’aurais dû le dire en commençant : il y a une comptabilité, une gestion rationnelle de ce capital, aussi bien
de son accumulation – par une série de bons mariages – que de sa dilapidation – par des mésalliances
introduisant des agents qui discréditent ou qui vendent la mèche (c’est classique, les gens qui vendent la mèche
sont pires que tout : ils disent qu’il n’y a pas de secret, alors que toute l’existence du groupe consiste à faire
croire que, quand ses membres se réunissent, ils disent des choses extraordinaires [rires de la salle] !).
Je prolongerai la prochaine fois. Si vous m’accordez une minute pour ma bonne conscience [de groupe
( ?)] : […] j’ai rapproché aussi fortement que possible les stratégies d’accumulation du capital symbolique, de
gestion, de manipulation de l’identité sociale, de l’honneur dans les sociétés précapitalistes et les stratégies
quotidiennes dans nos sociétés, mais il existe des différences considérables, qui tiennent au fait que les choses
sont beaucoup plus codifiées dans nos sociétés. Il y a un État et je voudrais analyser en quoi l’existence d’un État
change ces jeux. C’est, du même coup, une façon de dire ce qu’est l’État sous ce rapport ; autrement dit, sous ce
rapport-là, je peux dire ce que fait l’État. Je parlerai donc à la fois de ce que deviennent les stratégies
symboliques de faire-valoir, de représentation, lorsque le capital symbolique s’institutionnalise avec les titres
(titres de noblesse, titres scolaires, etc.) et, en même temps, du rôle spécifique de l’État. Je voudrais
m’interroger sur le rôle des savants d’État : les démographes, les statisticiens de l’Insee, la plupart des
économistes et évidemment les juristes (il y a des formes nouvelles de savants d’État, mais les juristes sont la
forme ancienne) disent, publiquement, officiellement (« officiellement », « publiquement », « à la face de
tous » : c’est comme chez les Kabyles…) ce qu’est le monde social, sans être contestés par personne parce qu’ils
sont incontestables : leur méthodologie est telle qu’elle ne donne pas lieu à contestation, c’est-à-dire qu’elle est
positiviste – j’y reviendrai. Ces gens peuvent donc dire à la face de tous comment est le monde social. Ils
peuvent dire : « Voilà le bon chiffre, il y a 1 500 000 chômeurs, il n’y a pas à discuter 36. » Or les chômeurs, c’est
encore plus compliqué que les cousins [rires de la salle] !

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (5)

[P. Bourdieu commence par lire une question écrite qu’il a reçue à la pause :] « Vous avez dit : “On ne dira pas
qu’il y a des brebis galeuses chez les O.S. comme on dira qu’il y a des brebis galeuses chez les notaires.” Il me
semble que les O.S. ne constituent ni un corps ni une profession, mais un niveau de classement dans la hiérarchie
ouvrière. » C’est tout à fait vrai. Je dis oui tout de suite. C’est évident, c’est ce que je croyais avoir dit. Je disais
implicitement que ce n’était pas un corps.
Je passe à la suite du cours sur l’art et l’histoire de l’art, mais je vais revenir un petit peu en arrière parce
que j’ai lu entre-temps un texte de Jacques Thuillier. J’ai hésité à vous en parler parce que Jacques Thuillier est
un très bon ami et collègue 37 qui se trouve écrire sur les problèmes dont j’ai parlé (je connaissais une conférence
qu’il a faite ici même, au Collège de France, sur l’art pompier 38, mais je n’ai découvert ce texte que tout
récemment). Je vais quand même en parler parce que je crois qu’il vous fera voir le quid proprium de la manière
sociologique de poser un problème. Le texte est la préface d’un livre paru à l’occasion d’une exposition des prix
de Rome, entre 1797 et 1803 39. Ce livre contient la reproduction des tableaux qui étaient les trois ou quatre
premiers classés aux concours des prix de Rome entre 1797 et 1803, ce qui donne une vision globale
extraordinaire de ce qu’était la peinture : c’était une espèce d’exercice de dissertation de concours. Ces tableaux
sont, pour la plupart, aux Beaux-Arts, ou bien déposés dans les musées de province. Ils avaient été rassemblés à
l’occasion de l’exposition, et Philippe Grunchec, qui est le spécialiste de cette peinture, a fait un catalogue. Dans
son introduction, il explique d’ailleurs très bien le fonctionnement des concours, le mode de recrutement des
juges, les jurys successifs. C’est un document de premier ordre.
J’avais dit la dernière fois in abstracto en quoi ce que je faisais était utile pour échapper à l’anachronisme
et à cette forme d’ethnocentrisme qu’est l’ethnocentrisme de la synchronie. L’ethnocentrisme consiste à projeter
sur une autre civilisation les catégories de perception associées à l’appartenance à une certaine civilisation, à se
servir, pour décoder une autre civilisation, du code inhérent à une civilisation déterminée. C’est la définition
rigoureuse de l’ethnocentrisme. L’anachronisme, au sens rigoureux, est une forme d’ethnocentrisme historique.
Il consiste à appliquer à une civilisation du passé des catégories de perception, des principes de vision et de
division constitutifs de l’état présent, avec un effet particulier que j’avais un peu mentionné : comme l’historien
étudie une civilisation plus ou moins immédiatement précédente, il risque de prendre sur elle le point de vue
d’une civilisation qui est le produit de cette civilisation. On n’a pas assez réfléchi sur cette particularité : lorsque
je regarde des Kwakiutl 40 avec un regard d’Américain, je fais un certain type de déformation ; lorsque je regarde
des peintres pompiers avec un regard de Français de 1984, c’est-à-dire avec un œil formé par la perception de
peintures nées de la révolution contre les peintures que je vais étudier, le danger de l’anachronisme,
d’ethnocentrisme est d’un ordre très spécial ; c’est vraiment la logique de la bévue puisqu’il faut que je voie des
choses contre lesquelles mes yeux se sont constitués.
J’avais dit cela et cela pouvait paraître un peu abstrait. Moi-même je me disais que ce genre
d’anachronisme était peu probable. Or Jacques Thuillier se présente, au fond, comme une sorte de révisionniste
de ce qui se dit à propos de l’art pompier. Il dit : « Nous sommes, en quelque sorte, dans une période anti-
institutionnelle, où les institutions ont mauvaise presse et, du même coup, on ne comprend pas l’art pompier. » Je
voudrais dire d’ailleurs que, quand je suis tombé sur la référence de cet article et que j’ai vu « L’artiste et
l’institution », je me suis dit qu’au fond ce que je vous ai raconté la dernière fois et que je croyais original ne
l’était pas du tout. Cela fait toujours un petit pincement et, en même temps, on est content : Thuillier étant un
grand spécialiste de la question, c’est plutôt rassurant [de retrouver ce qu’on a dit]. J’ai donc lu le texte avec
beaucoup de sympathie. (Je parle du texte sereinement, et pas du tout pour me faire valoir, mais pour faire voir
ce qu’est le travail sociologique.)
Thuillier dit donc implicitement que, l’institution ayant mauvaise presse, il va la réhabiliter : il se dit pour
l’institution à un moment où elle a mauvaise presse. Il livre ainsi le principe de sa vision, mais sans le prendre
en tant que tel comme objet. Quand je dis qu’il faut faire la sociologie du sociologue faisant la sociologie, on
peut penser à un point d’honneur spiritualiste ; on pourrait dire que c’est « très européen », que c’est une espèce
de vestige théorique de philosophe. En réalité, vous allez voir opérer ce que je décris. Thuillier dit donc qu’au
fond le principe de toute son analyse c’est qu’il est pour les institutions : « J’ai affaire là à une institution. Je
suis moi-même issu d’une institution de production culturelle. » J’avais fait l’analogie : pour comprendre
vraiment, de manière non anachronique, ce qu’est la révolution impressionniste, il faut penser aux grandes
écoles et imaginer qu’il y ait un Salon des premiers collés au concours de l’École normale supérieure 41. Mais
cette analogie consciente et contrôlée supposait un rapport conscient et contrôlé à l’institution alors que le
principe moteur de l’analyse de Jacques Thuillier va être un rapport non analysé à ce que j’appelle l’« humeur
anti-institutionnelle ». Pour ceux qui connaissent mon travail, j’ai réalisé récemment un travail sur l’humeur
anti-institutionnelle comme phénomène de génération de la période 68 42. J’essaie de montrer comment un
certain type de rapport à la famille et au système scolaire, constitué par agrégation, est une disposition générale
dans une certaine génération, « génération » s’entendant au sens social du terme : la génération des gens qui ont
un certain rapport à un certain moment avec un certain système scolaire.
Quand je travaille sur la notion d’institution, je ne peux pas ne pas savoir que le rapport à l’institution
aujourd’hui n’est pas neutre – si tant est qu’il le soit jamais ; on ne peut pas parler d’une institution en bien ou en
mal, ou simplement l’analyser, sans porter le soupçon réflexif sur le rapport que l’on investit dans cette analyse
de l’institution. Ce qui est engagé dans la révision des pompiers que propose Thuillier est une espèce de posture
paradoxale, anticonformiste au second degré : comme, aujourd’hui, il est devenu chic, c’est-à-dire banal, d’être
contre les institutions, comme il y a une espèce d’humeur anti-institutionnelle et que les académies de peinture,
les Beaux-Arts sont des institutions, Thuillier considère que, pour comprendre ou réhabiliter la peinture
d’institution qu’est la peinture pompier, il faut réhabiliter l’institution. Il se donne donc une fonction normative,
judicatoire, ce qui est toujours la fonction du critique : les luttes de réhabilitation que j’avais évoquées consistent
à changer la hiérarchie des valeurs, à invertir la table des valeurs.
Dans son texte, Jacques Thuillier défend le concours et fait le rapprochement explicite avec l’École
normale : « Ces sortes de “cagnes” [khâgnes] artistiques que furent les ateliers de Léon Cogniet, d’Ingres ou de
Gleyre, simples classes préparatoires sans lien administratif avec l’École, eurent peut-être plus d’importance
pour le destin de l’art français que l’enseignement de l’école elle-même, et les lauréats du “Grand Prix” 43. »
C’est tout à fait vrai : je suis dix fois d’accord et je suis ravi qu’il le dise, mais le fait de ne pas s’auto-analyser
analysant conduit à utiliser comme instrument d’analyse un rapport inanalysé à l’objet d’analyse et un rapport
métaphorique puisque – c’est tout l’enjeu – c’est le rapport non analysé de l’analyste à l’École normale qui sert
de principe de compréhension non analysé du rapport de l’analyste à l’équivalent structural de l’École normale
qu’est l’École des beaux-arts. Du coup, le discours est apologétique et non scientifique, et, chose étonnante, cet
article qui se donnait apparemment pour but de comprendre et de décrire l’art pompier ne dit rien de l’art lui-
même.
Mon entreprise, elle (ce n’est pas du faire-valoir), consistait à dire que c’est à condition d’analyser
l’institution en tant qu’institution et d’avoir à l’esprit les invariants transhistoriques, non pas de l’institution,
mais des institutions de production et de reproduction culturelle (par exemple, le fait que le producteur est
anonyme, qu’il n’est pas personnel, que c’est un maître et non un artiste), que l’on peut en quelque sorte déduire
de l’analyse de l’institution définie dans sa spécificité les propriétés de l’œuvre (par exemple, le fait qu’elle
mette l’accent sur la virtuosité). Chose très étonnante : pour une fois l’analyste des œuvres se réfère à
l’institution, ce qui me fait très plaisir, mais Thuillier n’en fait rien pour comprendre l’œuvre. C’est que son but
n’est pas tellement de comprendre l’œuvre, mais de réhabiliter l’institution et, en dernière analyse, de réhabiliter
l’institution dont il tient sa valeur.
Il fallait dire cela parce que ce problème est fréquent. Je suis tombé cette semaine sur cet article : il est
probable que si je laissais plus longtemps mon filet à anachronismes de ce type, j’en attraperai beaucoup. Au
passage : il y a dans le texte de Thuillier une réhabilitation très étonnante du côté démocratique de l’institution
des Beaux-Arts. On dit – je l’avais dit aussi 44 – que les pompiers avaient un grand handicap dans la concurrence
avec les plus lancés des impressionnistes : d’origine populaire, souvent provinciale, ils étaient peu capables de
faire les stratégies de faire-valoir qui font partie de la production. En effet, dès le moment où l’artiste est produit
en tant que tel, il ne s’agit plus simplement de produire des produits matériels, mais aussi de produire la
représentation de l’artiste qui fait partie de la production de la valeur du produit matériel, et, pour produire
l’artiste comme artiste, il faut se produire comme artiste, il faut s’habiller en artiste, parler comme un artiste,
fréquenter les cafés d’artistes, cette aptitude ne se distribuant pas également selon les origines sociales et
géographiques. Cela a été vérifié cent fois : les provinciaux, qui ont un accent, etc., ne sont pas bons dans le
travail de faire-valoir, de représentation, qui fait partie de la définition implicite du peintre dès le moment où il
est constitué en tant qu’artiste. Du coup, ils sont handicapés dans la concurrence. C’est l’analyse que je faisais.
Chez Thuillier, il y a une sorte de défense de l’institution, souvent au nom de l’argument « de gauche »
aujourd’hui qui fait valoir son caractère démocratique : c’étaient des gens très pauvres qui en faisaient partie ;
d’ailleurs, les maîtres protégeaient les plus pauvres, les dispensaient de payer des frais d’atelier. On comprend
donc pourquoi j’ai insisté fortement sur le fait que la possibilité de faire une sociologie descriptive sans être
positiviste, la possibilité de faire une sociologie neutre sans être axiologiquement neutre, au sens de Weber 45, la
possibilité de comprendre une institution dans sa logique et dans son fonctionnement, sans jugement de valeurs
(même si, comme tout le monde, je suis évidemment plutôt en sympathie avec les valeurs impressionnistes),
suppose d’être capable d’analyser son rapport à l’objet analysé. C’est pour cela qu’après avoir longtemps hésité
j’ai transgressé l’impératif de ne pas critiquer un collègue, qui plus est un ami, sans lui donner la possibilité de
défense. Cela aurait pu être n’importe quel exemple. Si je peux dire certaines choses qui, autrement, seraient ad
hominem, c’est parce que je les dis sur un mode où ce n’est plus, je crois, un enjeu de luttes, de réhabilitation, de
concurrence (« Ils sont mieux », « Ils sont mal »).
Je crois que la condition de cette sorte d’objectivation, qui n’est pas du tout un neutralisme social, c’est
l’objectivation de la position occupée dans l’espace social (et plus précisément dans un certain état de l’espace
social), avec des intérêts cachés qui, dans le cas d’un phénomène historique, peuvent tenir à des effets
d’homologie. (J’avais par exemple cité les philosophes qui, pour mettre au goût du jour une pensée du passé,
évoquent souvent le présent. Ils le font parfois consciemment. Quand ils disent : « C’est comme, aujourd’hui,
Untel », « Le sophiste aujourd’hui, ce serait [André] Glucksmann », ils règlent leurs comptes ou ils font des
stratégies.) Je crois donc très important d’objectiver l’espace, sa position dans l’espace, et d’avoir un
pressentiment des homologies qui peuvent créer des relations d’intérêts cachés avec des gens morts et enterrés
depuis longtemps, dont apparemment on n’a plus rien à faire. À mes yeux, c’est le vrai contrôle épistémologique
du travail historique. (J’ai été un peu long mais c’est relativement important.) « C’est une leçon pour le
présent », « Cette histoire que je vous raconte, c’est encore un enjeu pour moi » : la plupart des histoires sont
encore des enjeux, dans les luttes entre historiens, et souvent au-delà 46 ; sinon, on ne les raconterait pas…

L’alliance des peintres et des écrivains

Maintenant, je reviens à mon propos. La dernière fois, j’avais insisté sur le fait que la révolution symbolique
qu’avaient opérée les artistes était importante comme condition suffisante, la condition nécessaire étant la crise
objective de l’institution : pour que cette crise objective devienne une révolution symbolique, il fallait un travail
symbolique de transformation des noms. C’est comme quand on débaptise les rues, […] il fallait appeler les
choses autrement, il fallait que le positif devienne négatif. Dans cette lutte, les peintres avaient eu les écrivains
pour alliés objectifs, et aussi actifs. Sans l’aide des écrivains, ils n’auraient pas réussi. Comme je l’avais dit la
dernière fois, la conversion collective que représentait la transformation de la représentation de la peinture, du
peintre, de ce que c’est que de peindre, de ce que c’est qu’exposer, du lieu où l’on expose, du rapport entre le
peintre et les critiques, cette révolution symbolique de tout l’appareil de production symbolique supposait une
foule de petites conversions individuelles objectivement orchestrées.
Il s’agit aussi d’une chose importante : on se place toujours dans l’alternative de l’individuel ou du
collectif alors que les phénomènes historiques importants sont en fait des changements individuels
objectivement orchestrés du fait de l’affinité des habitus et renforcés par l’explicitation opérée par les
professionnels de l’explicite qui, en disant ce qui se passe dans les têtes (parce que cela se passe dans les têtes),
accélèrent la transformation symbolique qu’on appelle, d’un très mauvais mot qu’il faudrait bannir, la « prise de
conscience ». Il s’agit là d’un modèle très général : je crois que c’est ce type de mécanismes qui doit être
invoqué pour comprendre, par exemple, ce qui s’est passé dans l’Église française entre 1950 et 1970, ou ce qui se
passe dans les universités depuis une vingtaine d’années en France 47 et qui est une bonne illustration du rapport
entre les changements pratiques et les changements dans les discours, les changements dans les discours
accompagnant un mouvement qu’ils accélèrent par le fait de l’énoncer.
Les peintres ont donc trouvé l’alliance des écrivains, mais, pour comprendre ce qui s’est passé au
XIX siècle, il faut voir le mouvement dans les deux sens : les peintres ont beaucoup servi les écrivains en jouant
e

le rôle de « prophètes exemplaires 48 ». C’est un concept de Weber pour qui il y a une forme de prophétie qui
n’est pas tellement une prophétie de la parole, mais une prophétie de l’exemple. Ce serait, par exemple, le
martyr qui, par ses actes, par sa praxis, par ses exploits ou ses vertus, parle et qui a un effet de transformation
symbolique par son existence même. Les peintres étaient, pour la plupart, des gens sans paroles parce qu’ils
étaient en général (et aux exceptions près que j’ai déjà citées : Manet, Delacroix, etc.) d’origine sociale
inférieure et moins instruits que les écrivains. Ils incarnaient malgré tout la vie d’artiste jusqu’au pathétique,
c’est-à-dire jusqu’à la mort. Le thème de la mort de l’artiste me paraît important. Encore une fois, vous direz que
cela fait partie de l’hagiographie ([Alfred de Vigny, dans] Chatterton, et d’autres grands artistes romantiques ont
écrit les aventures tragiques d’artistes qui mouraient pour l’amour de l’art).
Moi, je reprends cela comme un fait social : dans la mesure où il n’y a pas d’attestation plus haute de la
valeur d’une chose que le fait de mourir pour elle (c’est, je crois, un fait social qu’on peut accepter comme une
proposition), le fait que beaucoup d’artistes, beaucoup de peintres soient morts pour l’amour de l’art est un fait
social qui a frappé les gens. Les mémoires, par exemple, sont bourrés d’anecdotes sur ce thème. Il y en a une que
j’ai déjà racontée 49 : c’est le fossoyeur qui, voyant arriver au cimetière des rapins faméliques, mal habillés, avec
des feutres noirs complètement éliminés, dit : « Ceux-là, on vient de les voir, ils reviennent déjà » (ils avaient
enterré un copain et venaient en enterrer un autre…). Autrement dit, les gens mouraient comme des mouches et
ils mouraient pour l’amour de l’art. La lutte contre le système académique que j’ai décrite l’autre jour a été
payée par des sacrifices réels et les peintres créent une sorte de réalisation exemplaire de cette antinomie qui est
en train de se constituer, de l’art et de l’argent, du bourgeois et de l’artiste, l’artiste mettant les valeurs de l’art
au-dessus de tout, et même au-dessus de la vie.

Le mode de vie artiste et l’invention de l’amour pur

Il faudrait reprendre toutes ces choses très connues. D’abord, les écrivains et les artistes se rencontraient. Par
exemple, Théophile Gautier, qui a été très important, était à l’origine un peintre. On le dit en général dans les
livres en insistant sur le côté pictural de sa poésie, mais il y a une autre chose très importante : Gautier
connaissait bien la vie des peintres et il a apporté non seulement des métaphores picturales ou le goût de
l’Espagne qui était en vogue chez les peintres, mais aussi cette sorte d’art de vivre qu’est l’art de vivre dans la
misère avec tout ce qu’il implique : le mode de vie artiste, c’est par exemple l’art de trouver les petits
restaurants où l’on peut manger pour presque rien. Le style de vie artiste devient, ensuite, un style de vie chic.
C’est d’ailleurs un phénomène historique intéressant qui continue toujours : les artistes découvrent des petits
bistros qui deviennent chics et qu’ils doivent fuir parce qu’ils ne peuvent plus payer. Ce rôle d’explorateur de ce
type de vie est très bien décrit par Flaubert, par Balzac et dans tous les romans du XIXe siècle. Il fait aussi partie
du rôle de prophète exemplaire.
Un livre important est évidemment la Vie de bohème de Murger 50, où l’on voit que les artistes sont à la fois
les inventeurs de l’amour pur de l’art (c’est-à-dire de l’amour de l’art jusqu’à la mort) et de l’amour pur de
l’amour. Les deux choses sont étroitement liées : les artistes ont été à la fois les inventeurs de l’amour pur et de
l’érotisme. C’est très important comme fait social. Dans Murger, c’est tout à fait lié. On dit, par exemple, que
« l’amour est une invention de l’Occident 51 » ; moi, je pense que les formes modernes de l’amour, comme
opposé à l’argent, sont une invention des artistes. L’opposition entre l’amour et l’argent, entre l’amour vénal et
l’amour pur va être l’une des structures fondamentales de L’Éducation sentimentale de Flaubert, où il y a par
exemple les deux personnages : la femme vénale qui se donne gratuitement à l’artiste et la femme pure qui ne se
donne pas, mais qui est gratuite aussi, les deux s’opposant à l’amour bourgeois qui est soit l’amour domestique,
mercenaire, soit l’amour extradomestique, également mercenaire 52. Le concept de « mercenaire » est très
important. Il sous-tend une mythologie moderne de l’amour solidaire de la mythologie moderne de l’amour de
l’art et, en fait, parler de l’amour et parler de l’amour de l’art, c’est à peu près la même chose, qu’on fasse un
éloge du rapport pervers à l’art ou du rapport pur à l’art… Disons qu’il y a une espèce d’érotisme esthétique et
une espèce d’angélisme esthétique.
Vous voyez les analogies, mais je ne vous propose pas du tout des jeux de mots littéraires. Ce que je décris,
c’est l’invention de modèles sociaux de l’art de vivre, et dans L’Éducation sentimentale, qui est un roman
extraordinaire parce que c’est une quasi-sociologie de l’univers décrit qui est masquée en tant que telle, Flaubert
associe le rapport à l’art et le rapport à l’amour : les deux choses sont inséparables, l’invention de l’amour pur et
l’invention de l’amour pur de l’art sont contemporaines. Le livre de Murger est très important à ce titre, même
s’il est très ennuyeux et pas très intéressant [littérairement ( ?)]. Il y a, à chaque époque, un livre très structurant,
que tout le monde lit, mais qu’ensuite les histoires littéraires oublient. C’est encore plus vrai en philosophie.
D’où la fausseté des histoires de la philosophie : elles ne retiennent que les signes et elles oublient que Hegel –
qui, lui, l’a dit, alors on s’en souvient 53 – et plus généralement tous les philosophes lisent le journal tous les
matins. Ils lisent, comme nous tous, des trucs complètement idiots (par exemple, je ne sais pas… l’équivalent de
Science et vie 54), et on fait comme s’ils avaient passé leur vie à lire uniquement Kant [rires de la salle], ce qui
fausse un peu la lecture que nous avons de ces auteurs. Quand Hegel se promenait dans la rue, il voyait, comme
nous tous, des enseignes et des tas d’autres choses normales qu’il a dans la tête quand il parle de philosophie.
C’est la même chose dans le domaine de l’art [court silence]… J’hésite parce qu’il existe un lieu commun :
on dit que les sociologues, à la différence des littéraires, réintroduisent des auteurs mineurs. C’est une façon
absolument imparable de disqualifier la sociologie de l’art : « Nous les littéraires, nous gardons l’élite, la
sélection, les morceaux choisis » [rires de la salle], ce qui est vrai historiquement (ceux qui sont conservés, ce
sont ceux qui sont entrés dans les morceaux choisis). Pour ceux qui sont en mal de travaux à faire : un
magnifique travail qui rendrait un service historique, ce serait une histoire sociale des palmarès. Comment sont
constitués les palmarès que nous acceptons comme allant de soi, au prix de quelques réhabilitations chics de
temps en temps, qui réintroduisent par exemple [le dramaturge du XVIIe Jean de] Rotrou ou [le poète de la même
époque Honorat de Bueil de] Racan ? Haskell qui est au Collège de France en ce moment (je fais l’article : c’est
une occasion unique, il ne faut pas le rater), a fait un magnifique travail que j’ai déjà évoqué [dans la leçon du
18 avril 1985] sur les redécouvertes en art. C’est une sorte d’histoire sociale des palmarès artistiques. Il y a une
magnifique analyse d’un tableau de Delaroche, qui était professeur à l’École des beaux-arts et qui est tout à fait
dans mon univers des peintres académiques. Il a peint, vers les années 1880, sa vision de l’Olympe picturale 55.
Qui y était ? On s’aperçoit qu’il y a des gens, [le peintre du Quattrocento] Piero della Francesca par exemple,
qu’aujourd’hui nous mettrions à coup sûr dans un palmarès de ce type et qui n’y sont pas du tout. Comparer des
palmarès, comme le fait Haskell, c’est comparer, étudier les catégories de perception : « Dis-moi qui tu mets
dans ton palmarès, je te dirai comment tu vois la peinture. » C’est très difficile. Comment reconstituer les
catégories de perception des gens du XIIe siècle ? On peut bien sûr faire de l’Einfühlung [« empathie »] avec les
textes, mais il faut quand même des stratégies. Une stratégie consiste à chercher des indices indirects : on sait ce
que ces gens peignaient et on peut faire l’hypothèse qu’ils peignaient ce qui passait pour digne d’être peint, ce
qu’il était bien vu de peindre. On peut donc avoir au travers de ce qu’ils peignent une idée de leurs catégories de
perception, surtout quand ils sont plusieurs.
Ce travail-là est à faire exactement de la même façon pour le processus qui, dans mon jargon, porte le nom
théorique de « processus de canonisation des auteurs » : quels sont les auteurs – c’est comme pour les saints… –
que nous acceptons comme « classiques », c’est-à-dire comme dignes d’être enseignés dans les classes, quels
sont les auteurs légitimes, c’est-à-dire sacrés, consacrés ? Il y a les classiques et les non-classiques : les
classiques ont le droit d’entrer dans les classes, ils passent le seuil et le prêtre de la culture a le droit d’en parler,
légitimement, quitte à dire qu’il y avait mieux ou qu’il y avait plus mal. Ce n’est pas du tout pareil pour les non-
classiques : ils sont exclus, hors classe, ils sont dans les enfers. L’un des effets les plus puissants que produit un
système académique ou scolaire, c’est précisément de faire accepter une limite comme allant de soi : il fait
croire coextensif à l’univers le petit univers des classiques inculqués dans les classes. Vous imaginez donc
l’intérêt qu’il y aurait à explorer les limites des cerveaux français, occidentaux, contemporains 56, en faisant une
analyse historique du processus de canonisation : comment s’est constituée cette sorte de liste d’auteurs
consacrés, sacrés, que nous acceptons comme allant de soi, comme devant être lus ? Cela, en effet, implique des
obligations, et il y a aussi un droit, un droit scolaire : il y a les auteurs qu’on a le droit d’ignorer, ceux que l’on
doit connaître (« Nul n’entre ici 57… »), etc. Haskell a fait ce travail et il faudrait dans une logique analogue
étudier l’histoire de ces limites pour voir que des auteurs qui ont pu être très structurants à une époque ont
disparu du palmarès, souvent pour des raisons sociologiques. Pour cette raison, toute la perception que nous
pouvons avoir de l’époque est fausse.
Je reviens à ce que je disais avant de parler du processus de canonisation : la sociologie de la littérature, du
point de vue des gens qui lui sont hostiles – et Dieu sait qu’il y en a –, réintroduit les masses. Elle réintroduit la
statistique, elle nivelle. C’est l’opposition un/multiple : la statistique est du côté du multiple, du vulgaire, du
moyen, de la moyenne – tout cela est dans Heidegger 58 – et le sociologue, en réintroduisant les masses,
détruirait la littérature en tant que telle. Je serais assez d’accord pour dire que la sociologie de la littérature
associée au nom d’Escarpit 59 correspond assez à cela : il me semble, en dehors de tout jugement de valeur,
qu’elle est à exclure, qu’elle n’est pas vraiment scientifique. La sociologie de la littérature telle que je la conçois
réintroduit elle aussi – mais de façon différente – la totalité des gens qui, à un certain moment, étaient efficients
dans un champ 60. Il y a des gens qu’il ne faut absolument pas oublier d’introduire parce qu’ils ont eu des effets
dans ce champ, et c’est la seule définition acceptable de l’appartenance à un champ : quelqu’un en fait partie s’il
est impossible de comprendre certaines choses qui se passent dans ce champ sans supposer son existence.
Murger est le type du personnage qui, quoi que l’on pense de sa valeur à partir de nos catégories de perception, a
produit des effets énormes. En tant que position dans l’espace de la littérature, il doit donc être réintroduit et cela
n’a rien à voir avec la statistique (ce qui ne veut pas dire que la statistique ne soit pas utile).
L’analyse proprement sociologique d’un univers comme celui-là devrait donc prendre en compte des gens
qui ont contribué à façonner la vision du monde, par exemple en représentant l’une des positions par rapport
auxquelles se sont constitués les gens aujourd’hui survivant. Ainsi, Flaubert et les gens qui occupaient avec lui la
position de l’art pour l’art, et qui n’avaient en commun que d’occuper cette position, ne sont intelligibles que par
rapport à des gens dont vous avez complètement oublié les noms 61, qui ne sont même pas mentionnés dans les
littératures et qui représentaient, d’une part, le pôle de l’art bourgeois (ce qu’on appelait à l’époque le « théâtre
du bon sens » avec des auteurs de boulevard que l’on rejoue, de temps en temps, à la télévision dans « Au théâtre
ce soir 62 ») et, d’autre part, ce que l’on appelait à l’époque l’« art social », c’est-à-dire des gens dont certains,
comme [Pierre] Leroux, sont restés parce qu’ils ont joué un rôle politique, mais qui, pour la plupart, sont
complètement oubliés. Il ne s’agit pas de les réintroduire pour « faire masse », pour qu’il y ait tout le monde,
mais parce qu’ils étaient, par leur existence, des principes de structuration de la perception du champ :
quiconque vivait dans ce champ avait des yeux structurés en fonction de cette opposition art social/art bourgeois
et pouvait donc se constituer comme n’étant ni l’un ni l’autre ; l’« art pour l’art » s’est en grande partie constitué
de cette façon 63.

La transgression artiste aujourd’hui et il y a un siècle

Après cette nouvelle parenthèse, je reprends : les artistes et les écrivains étaient liés par une sorte d’alliance
d’intérêts mutuels. Les écrivains trouvaient un modèle dans la vie et la mort des artistes et donnaient en
contrepartie aux artistes ce qui leur manquait le plus, c’est-à-dire un discours de célébration les aidant à se
constituer comme artistes. Cela dit, la célébration des artistes est très vite devenue constitutive du rôle
d’intellectuel, d’écrivain. Aujourd’hui, par exemple, pour dépasser le rôle étroit de l’écrivain, de l’artiste, du
philosophe, un intellectuel peut soit faire de la politique, soit parler de la peinture. Il fait partie de la définition
tacite de l’intellectuel qu’il faut écrire sur la peinture – en général, des horreurs. Il s’agit là encore d’une
invention historique qui aurait pu ne pas se constituer ; elle est liée à un état du champ.
Les artistes trouvaient donc dans les écrivains des porte-parole, des idéologues, qui pouvaient les aider à
trouver les mots, qui les accompagnaient dans leur conversion. Les écrivains disaient non seulement : « C’est
bien d’être artiste », mais aussi « Voilà ce qu’est la vie d’artiste, l’amour artiste, etc. ». Les écrivains ont inventé
cela, ils ont créé les mots. Le mot l’« éducation sentimentale » est extraordinaire. C’est comme si Flaubert avait
pris conscience qu’apparaissait un rôle tout à fait nouveau et qu’il fallait l’apprendre. Intituler ainsi un roman,
cela veut dire : « C’est un roman d’édification, de construction d’un nouveau genre, d’une nouvelle personne »,
et Frédéric [le personnage principal de L’Éducation sentimentale] est une espèce de personnage qui, n’arrivant
pas à incarner l’un des deux rôles possibles dans l’espace considéré (celui du banquier ou celui de l’artiste),
oscille entre les deux, se balade d’un point à un autre et n’arrive jamais à se constituer – le rôle d’« artiste » était
sans doute d’autant plus difficile à tenir qu’il était plus récent.
C’est encore une chose que l’on oublie quand on fait de l’anachronisme ethnocentrique. Aujourd’hui,
certains imposteurs bien connus à Paris peuvent jouer sans peine le rôle de l’artiste (à condition de ne pas aller
trop loin dans l’imposture) puisqu’il est tout constitué. On sait ce qu’il faut faire, le public est préparé. Il fait
partie du rôle de faire un certain nombre de choses qu’il a fallu inventer : être dans certains cafés à certaines
heures, écrire des transgressions, écrire sur l’érotisme, réhabiliter Sade 64… Le rôle est constitué et à l’abri des
critiques… C’est que les critiques eux-mêmes sont constitués par les expériences antérieures. Comme ils savent
que leurs devanciers ont fait des erreurs historiques dont tout le monde rit aujourd’hui, ils ont une espèce de
préjugé favorable en faveur de l’avant-garde. Voilà un autre exemple d’effet d’anachronisme : le rôle étant
constitué, il est tenu par des gens différents de ceux qui l’ont constitué. Je ne veux pas simplement dire que les
révolutionnaires ne sont pas la même chose que les épigones (cette petite loi historique est connue), mais que
l’invention du rôle, l’invention de l’art pour l’art ont été formidablement difficiles, et les gens qui ont fait ces
inventions avaient des propriétés sociales différentes de leurs successeurs : en général, ils avaient plus de
capital ; il faut plus de capital pour inventer un rôle que pour le tenir une fois qu’il a été inventé. C’est une loi
simple à avoir à l’esprit : comme il faut plus de capital et aussi plus d’énergie, la description des propriétés
sociales des occupants de ces rôles va découvrir des différences dont on ne peut pas rendre compte si, s’en tenant
à l’homologie, on oublie que l’avant-garde dans un champ où l’avant-garde a cent ans est homologue de l’avant-
garde dans le champ où elle est apparue, avec cette différence énorme qu’elle a de l’ancienneté.
Autrement dit, aujourd’hui, on a une avant-garde à l’ancienneté, on est dans un univers où tout le monde
sait ce que c’est que d’être d’« avant-garde », où existent des institutions qui impliquent la reconnaissance de
l’avant-garde. Le Salon des refusés, lui, avait été inouï : c’est cela qu’il faut remettre dans le jeu, il faut arriver à
débanaliser la perception pour arriver à s’étonner qu’il puisse y avoir un Salon des refusés.

L’artiste mercenaire et l’art pour l’art

Dans cette sorte d’alliance, les écrivains et les artistes avaient des intérêts, mais j’ai fait cette digression pour
que vous ne projetiez pas dans la compréhension des intérêts des écrivains du passé les intérêts des écrivains du
présent. (Je déplore les grandes bulles, comme celle que je viens de faire, mais elles sont malheureusement
nécessaires pour éviter que vous importiez de la sociologie spontanée…) Si les écrivains avaient intérêt à s’allier
aux peintres, ce n’est pas au même sens que Sollers aujourd’hui… C’est tout à fait autre chose. Ils avaient un
intérêt quasiment constitutif, ils étaient aussi en voie de constitution. Il faut prendre le mot « constitution » au
sens où je l’ai employé tout à l’heure : ils étaient en voie de constitution, c’est-à-dire en voie d’autoconstitution ;
il fallait savoir qui je suis, ce que je fais. Par exemple, comme cela a été très souvent relevé, un thème
obsessionnel de tous les écrivains de l’art pour l’art est la comparaison entre l’écrivain et la prostituée 65. Cette
espèce de solidarité – qui se manifestait aussi dans la peinture : l’Olympia, etc. – doit à mon avis être prise très
au sérieux. Ce n’est pas un simple thème littéraire, même si ça l’est devenu après. C’est « mercenaire » : l’amour
mercenaire, l’art mercenaire sont le fait de la vente. C’est une chose que je développerai.
De façon très paradoxale, les artistes se sont libérés de l’Académie en se servant du marché. C’est encore
une chose qui n’a pas été du tout comprise : quand on fait de la sociologie un peu sauvage (le « capitalisme »,
l’artiste au service du « grand capital », etc.), on a tendance à dire que l’artiste hait la bourgeoisie. En fait, il y a
des révolutions – qu’on peut dire, si l’on veut (cela n’ajoute rien), « contre la bourgeoisie » – qui ne peuvent être
faites qu’avec la bourgeoisie et avec un marché bourgeois. Par exemple, les impressionnistes ont fait la
révolution contre l’Académie avec l’assistance idéologique des écrivains (qui leur étaient un petit peu ce qu’on
dit que les intellectuels sont au prolétariat) et avec l’alliance objective d’un marché d’acheteurs qui leur
permettait de vivre d’une nouvelle forme de commandes et d’acquérir une liberté à l’égard de l’Académie. Là
aussi, ils étaient en train d’inventer quelque chose de très bizarre : en touchant de l’argent, l’artiste n’est-il pas
discrédité ? C’est le vieux problème de Socrate et des sophistes : les uns se font payer, les autres pas 66. La seule
différence, souvent – pensez à la différence entre un guérisseur et un médecin (je dis parfois les choses très vite
parce que je sais que votre intuition indigène va fonctionner) –, c’est de refuser l’argent ou de ne pas le toucher
de la main à la main.
Le problème des artistes et des écrivains était très pathétique : est-ce que nous ne sommes pas
mercenaires ? Est-ce que nous sommes des prostitués ? Est-ce que nous écrivons contre de l’argent ? Est-ce qu’il
suffit de ne pas écrire pour de l’argent pour être artiste ? Cela pose un sacré problème parce que, si tous ceux qui
ne gagnent pas un sou sont consacrés comme artistes, je suis obligé de reconnaître tous les minables comme
égaux. C’était le grand problème de Flaubert. Ne pas gagner d’argent, c’est donc une condition nécessaire mais
pas suffisante. C’est le refus électif contre le refus forcé. Ce problème est toujours présent : il y a ceux qui
refusent d’aller dans les congrès et il y a ceux qui n’y sont pas invités ; il y a ceux qui refusent d’aller à la
télévision ou dans les médias et ceux qui n’y sont pas invités – les plus vertueux sont ceux qui n’y sont pas
invités, bien sûr…
Ce problème se posait concrètement. Les peintres qui mouraient dans les galetas en chantant des chansons
pour Mimi étaient très importants comme modèles (« Cela vaut la peine de vivre comme ça, puisqu’il y a des
gens qui en meurent »). En même temps, il fallait inventer des nouveaux mots pour nommer cela. Les écrivains,
j’allais dire, en roulant pour les artistes, roulaient évidemment pour eux-mêmes. Au moment où la plupart
d’entre eux faisaient des feuilletons, ils étaient eux aussi en train d’inventer l’artiste qui, pour pouvoir faire de
l’art pur, se sert du marché et du client, et sous la forme la plus primaire : dans le feuilleton, il faut tirer à la
ligne pour pouvoir par ailleurs faire des romans ambitieux qui ne seront lus que par quelques-uns.
C’est une contradiction fantastique. Vous devez reconnaître dans ce que je vous dis beaucoup de choses que
vous savez déjà, mais si l’on reprend tout cela systématiquement, on a une vue très différente de ce qu’a été le
travail artistique. Par exemple, on comprend que L’Éducation sentimentale est un roman que Flaubert a écrit
pour Flaubert. Il ne s’agit pas de dire que « Frédéric, c’est Flaubert ». Cette question est complètement stupide,
même du point de vue des canons littéraires un peu in (d’ailleurs, on ne la poserait plus maintenant : Barthes est
passé par là et on sait que ce n’est pas chic [rires de la salle] !). Mais il est quand même vrai que c’est Flaubert,
que tout l’espace projeté dans L’Éducation sentimentale, c’est la vision du monde de Flaubert et qu’en
construisant l’échec de Frédéric Flaubert résout symboliquement, au sens de la psychanalyse, son problème :
qu’est-ce que c’est que d’être artiste ? Est-ce que ça vaut le coup ? « Est-ce que je n’aurais pas mieux fait de
faire des études de médecine comme mon frère ? » « Est-ce que mon père n’avait pas raison ? » C’est quelque
chose de très difficile, qui existe dans les plus grandes consciences. On oublie que de tels problèmes se posent et
ils sont, je crois, au principe de l’œuvre.

1. Cet entretien provient de l’enquête sur la maison individuelle qui est menée dans les années 1980 par P. Bourdieu et d’autres membres de
son centre de recherche. Elle donnera lieu à un rapport en 1987 (« Éléments d’une analyse du marché de la maison individuelle », Paris,
CNAF/Centre de sociologie européenne, 1987), puis à un numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales, « L’économie de la
maison » (no 81-82, 1990), dont les articles seront ultérieurement repris en volume (Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil,
2000). L’entretien cité ici est utilisé dans l’article P. Bourdieu, « Un signe des temps », Actes de la recherche en sciences sociales, no 81-
82, 1990, p. 2-5.
2. Ce projet de construire une sociologie « européenne » qui mobilise les acquis de la sociologie empirique américaine, mais sans évacuer,
comme celle-ci le faisait sous l’inspiration de Paul Lazarsfeld, les interrogations théoriques, a été très important dans l’entreprise de
P. Bourdieu. Raymond Aron, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, y était très attaché et reconnut en quelque sorte à
P. Bourdieu la capacité de le mener à bien.
3. Dans cet extrait d’entretien, les passages placés entre parenthèses correspondent aux commentaires de P. Bourdieu.
4. Sylvie Bruxelles, Oswald Ducrot, Géraldo Dos Reis Nunes, Jean Gouazé, Éric Fouquier et Anna Rémis, « Mais occupe-toi d’Amélie »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 6, 1976, p. 47-62 ; rééd. in Les Mots du discours, Paris, Minuit, 1980.
5. P. Bourdieu écrit au tableau la référence de l’édition britannique : N. Goodman, Ways of Worldmaking, op. cit.
6. Le mot latin fictio vient du verbe fingo qui signifie « façonner ».
7. N. Goodman, Ways of Worldmaking, op. cit., p. 7.
8. P. Bourdieu fait lui-même fréquemment une telle utilisation des notes de bas de page.
9. Sur les cinq opérations (composition and decomposition, weighting, ordering, deletion and supplementation, deformation) que distingue
Goodman, voir Ways of Worldmaking, op. cit., p. 7-17.
10. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit.
11. En philologie, les « leçons » correspondent aux différentes versions d’un texte.
12. Mikhail Bakhtine, Le Marxisme et la Philosophie du langage, trad. Marina Yaguello, Paris, Minuit, 1977, p. 104-106. P. Bourdieu avait
déjà évoqué cette erreur du « philologisme » dans sa leçon du 12 octobre 1982 (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 253).
13. J. Goody, La Raison graphique, op. cit.
14. L’enregistrement ne permet pas de bien distinguer les deux mots, très proches, que P. Bourdieu prononce : il s’agit peut-être d’ethos (la
manière d’être, dont vient l’« éthique ») et d’ethnos (le peuple, d’où vient « ethnique »).
15. P. Bourdieu, « La parenté comme représentation et comme volonté », art. cité.
16. Voir, outre de nombreux passages de ce cours, id., « Espace social et genèse des classes », art. cité.
17. Id., « Les usages sociaux de la parenté », art. cité.
18. L. Rosen, Bargaining and Reality, op. cit.
19. P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cité.
20. P. Bourdieu reviendra longuement sur ce point l’année suivante (voir les leçons des 17 et 24 avril 1986).
21. P. Bourdieu évoque ce point dans d’autres leçons, où il renvoie aux analyses d’Émile Durkheim (Les Formes élémentaires de la vie
religieuse, op. cit.).
22. Le terme se diffuse en France à la suite d’un article de Louis Roussel de 1978 : « Il est exceptionnel que le sociologue, pour nommer un
phénomène que chacun peut observer à loisir, ne trouve pas un terme déjà tout préparé par l’usage. C’est pourtant le cas lorsqu’il s’agit
de désigner le comportement nouveau des jeunes couples qui vivent ensemble sans être mariés. » (« La cohabitation juvénile en France »,
Population, vol. 33, no 1, 1978, p. 15-42).
23. P. Bourdieu, « La parenté comme volonté et comme représentation », art. cité, p. 164 et p. 178.
24. P. Bourdieu avait déjà évoqué ce mot une année précédente (voir la leçon du 7 décembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit.,
p. 527-528).
25. Le mot grec théôria (θεωρία) désigne l’« action de voir », en particulier « l’action de voir un spectacle, d’assister à une fête » et, par
extension, « la fête elle-même, fête solennelle, pompe, procession, spectacle » (Anatole Bailly, Dictionnaire français-grec, Paris,
Hachette, 11e éd. 1905 [1895], p. 933).
26. Max Weber distingue les classes, qui se définiraient essentiellement par « [le] degré auquel et [l]es modalités selon lesquelles un individu
peut disposer (ou ne pas disposer) de biens ou de services afin de se procurer des rentes ou des revenus », des groupes de statuts (ou
« ordres » dans la traduction française), qui correspondraient à « une pluralité d’individus qui, au sein d’un groupement, revendiquent
efficacement a) une considération particulière – éventuellement aussi b) un monopole particulier à leur condition » (Économie et société,
t. I, op. cit., p. 391 et 396).
27. P. Bourdieu a très tôt entrepris de dépasser cette opposition traditionnelle : « Condition de classe et position de classe », Archives
européennes de sociologie, vol. 7, no 2, 1966, p. 201-223.
28. « Nous appelons “condition” [ständische Lage] un privilège positif ou négatif de considération sociale revendiqué de façon efficace,
fondé sur : a) le mode de vie, par conséquent b) le type d’instruction formelle, [articulé en] préceptes (α) empiriques ou (β) rationnels, et
la possession des formes de vie correspondantes, c) le prestige de la naissance ou le prestige de la profession. En pratique, la condition
s’exprime avant tout par : α) le connubium, β) la commensalité, éventuellement γ) souvent, l’appropriation monopolistique de chances
privilégiées de profit ou l’aversion pour certains genres de profit, δ) des conventions (“traditions”) autres, liées à la condition. »
(Économie et société, t. I, op. cit., p. 391 et 395-396.)
29. La notion de « consommation ostentatoire » (« Conspicuous consumption ») est utilisée par T. Veblen dans Théorie de la classe de loisir,
op. cit.
30. Voir supra, p. 225, note 2.
31. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I, op. cit. ; Stigmate, op. cit.
32. Peu de temps après ce cours, P. Bourdieu publiera « Effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences sociales, no 59,
1985, p. 73.
33. P. Bourdieu n’avait évoqué que rapidement la notion l’année précédente (dans la leçon du 19 avril 1984). Il lui avait en revanche
consacré un numéro de sa revue (Actes de la recherche en sciences sociales, no 31, 1980) dont il avait rédigé le texte d’ouverture : « Le
capital social. Notes provisoires », art. cité.
34. L’allusion vise le « premier recensement des petits bourgeois en France » proposé par Christian Baudelot, Roger Establet et Jacques
Malemort, La Petite Bourgeoisie en France, Paris, Maspero, 1974, en particulier p. 302-303 : « Combien sont-ils ? La fraction I,
commerçante, compte environ 1 171 000 actifs. La fraction II, petite bourgeoisie des compromis d’État, environ 1 194 000. La
fraction III, d’encadrement du secteur économique, environ 1 180 000. Soit, en tout, et en comptant très large, moins de quatre millions
d’actifs. C’est beaucoup ? C’est peu ? C’est beaucoup si on les compare aux effectifs (d’ailleurs inchiffrables) de la bourgeoisie
capitaliste. C’est moins, si l’on se souvient que la classe prolétarienne au sens large du terme comptait, en 1968, treize millions de
travailleurs sur une population active de vingt millions. Voilà de quoi réfléchir en termes de rapports de force. »
35. La professionnalisation, dans le contexte des États-Unis, désigne le processus par lequel une activité professionnelle devient, à l’exemple
de la médecine, une profession réglementée et dotée de droits spécifiques. L’analyse de ce processus a suscité une abondante littérature
dans la sociologie fonctionnaliste états-unienne à partir des années 1930.
36. Référence à la publication trimestrielle par l’Insee du taux de chômage qui est considérée, par nombre d’instances nationales (ou
internationales), comme la seule valide.
37. Jacques Thuillier occupe une chaire d’« Histoire de la création artistique en France » au Collège de France entre 1977 et 1998. Il
appartenait à la même promotion de l’École normale supérieure que P. Bourdieu.
38. J. Thuillier, Peut-on parler d’une peinture « pompier » ?, op. cit.
39. Jacques Thuillier, « Art et institution : l’École des beaux-arts et le prix de Rome », in Philippe Grunchec (dir.), Le Grand Prix de peinture.
Les concours des prix de Rome, de 1797 à 1803, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1983, p. 9-17.
40. Les Kwakiutl sont un peuple amérindien situé sur la côte ouest du Canada dont les cérémonies d’échanges non marchands, les potlatch,
ont été largement étudiées par les ethnologues américains, et notamment Franz Boas.
41. P. Bourdieu avait fait cette analogie dans la leçon du 18 avril 1985 (voir supra, p. 586).
42. P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., en particulier p. 229 et 299.
43. J. Thuillier, « Art et institution », art. cité.
44. P. Bourdieu reviendra assez longuement sur ce point dans la leçon suivante du 9 mai 1985.
45. Max Weber, « Essai sur le sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques » (1917), in Essais sur la
théorie de la science, trad. Julien Freund, Paris, Plon, 1965 [1922], p. 401-477.
46. Pierre Bourdieu, « Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 32, 1980, p. 3-14.
47. P. Bourdieu évoque ici des transformations dont il avait traité dans « La sainte famille », art. cité, et dans Homo academicus, op. cit.
48. « Au sens où nous employons ce terme, il ne reste que deux types de prophétisme, représentés de la façon la plus claire l’un par
Bouddha, l’autre par Zarathoustra et Mahomet. Comme dans les derniers cas mentionnés, le prophète peut être, sur l’injonction d’un dieu,
l’instrument annonciateur de ce dieu et de sa volonté – que celle-ci soit ordre concret ou norme abstraite –, exigeant, du fait de sa
mission, l’obéissance en tant que devoir éthique (prophétie éthique). Ou bien il peut être un homme exemplaire qui, par son exemple
personnel, montre aux autres les voies du salut religieux, ainsi Bouddha. La prédication de ce dernier ne dit rien d’une mission divine ni
d’un devoir éthique d’obéissance, mais il s’adresse à l’intérêt personnel de ceux qui éprouvent l’ardent besoin d’être sauvés et les engage
à suivre la même voie que lui (prophétie exemplaire). » (M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 199.)
49. P. Bourdieu fait allusion à l’anecdote très proche qu’il avait rapportée le 18 janvier 1983 (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 633) et
qu’il empruntait à l’« un de ces romans qu’on ne lit pas (parce qu’ils ne font pas partie de ceux qui ont survécu pour les instances de
consécration) ».
50. La chronique d’Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, date de 1851. Elle est peut-être aujourd’hui surtout connue pour avoir inspiré
l’opéra de Giacomo Puccini, La Bohème (1895).
51. Allusion possible au livre de Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939.
52. P. Bourdieu, « L’invention de la vie d’artiste », art. cité, en particulier p. 85 et 88-89. Jusqu’à la fin de cette leçon, P. Bourdieu fait
plusieurs références à l’analyse de L’Éducation sentimentale qu’il avait proposée dans cet article et qu’il reprendra en ouverture des
Règles de l’art, op. cit.
53. « La lecture du journal le matin est une sorte de prière du matin du réaliste. On oriente vers Dieu ou vers ce qu’est le monde son attitude
à l’égard du monde. Cela donne la même sécurité qu’ici, que l’on sache où l’on en est. » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Notes et
fragments. Iéna 1803-1806, trad. Catherine Colliot-Thélène et al., Paris, Aubier, 1991, fragment no 32 p. 53.)
54. Science et vie est un mensuel de vulgarisation scientifique. Le lectorat de cette revue avait fait l’objet dans les années 1970 d’une enquête
par deux chercheurs du centre de Pierre Bourdieu : Luc Boltanski et Pascale Maldidier, La Vulgarisation scientifique et son public, une
enquête sur Science et vie, Paris, Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, 1977. P. Bourdieu évoque aussi ce mensuel dans La
Distinction, op. cit., p. 24 et 91.
55. Il s’agit de L’Hémicycle du Palais des Beaux-Arts (1841) qui représente 75 artistes. Voir F. Haskell, La Norme et le Caprice, op. cit.,
p. 17 sq.
56. Le numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales sur les « Inconscients d’école » (no 135, 2000) soulèvera des questions de ce
type.
57. Référence à la phrase « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » dont on dit qu’elle était gravée à l’entrée de l’Académie fondée par
Platon.
58. P. Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », art. cité, notamment p. 113, 132.
59. P. Bourdieu avait évoqué plus longuement la sociologie de la littérature de Robert Escarpit (Sociologie de la littérature, Paris, PUF, « Que
sais-je ? », 1958, et, sous sa direction, Le Littéraire et le Social, Paris, Flammarion, 1970) lorsqu’il avait traité du champ littéraire en
1982-1983 (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 546, 681).
60. Voir P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
61. Ibid., notamment p. 153, 157.
62. « Au théâtre ce soir » est un programme télévisé très populaire qui, entre 1966 et 1986, proposait des retransmissions télévisées de pièces
de théâtre de boulevard.
63. Voir P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., notamment p. 149 sq.
64. Ici, et dans le passage qui suit, P. Bourdieu a particulièrement en tête Philippe Sollers (qui est nommément cité un peu plus loin) et sur
lequel il publiera, dix ans plus tard, un court texte reprenant des thèmes évoqués ici : « Sollers tel quel », Liber, no 21-22, 1995, p. 40 ;
Libération, 27 janvier 1995.
65. Voir P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., notamment p. 29, 97, 136.
66. Platon, par l’intermédiaire de Socrate, reprochait aux sophistes (qui, contrairement à lui, n’étaient pas issus de l’aristocratie athénienne) de
se faire payer pour leurs enseignements. Voir par exemple Hippias majeur.
COURS DU 9 MAI 1985

Première heure (leçon) : certification et ordre social. – Principe et justice des distributions. – Charité privée et
assistance publique. – Les trois niveaux de l’analyse d’une distribution. – Où est l’État ? – Verdicts et effets de
pouvoir. – Le champ de la certification. – Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (6). – La
peinture académique comme univers théologique. – L’institutionnalisation du perspectivisme. – L’invention du
personnage de l’artiste. – Le couple peintre-écrivain.

Première heure (leçon) : certification et ordre social

[…] Je vais reprendre où j’en étais resté, c’est-à-dire à l’analyse de ce phénomène de catégorisation légitime que
condense le mot nomos comme opération consistant à diviser et à diviser avec autorité, avec force de loi. J’aurais
pu prolonger cette analyse dans la direction que j’avais empruntée la dernière fois, à savoir l’analyse des effets
propres à la division juridique dans l’espace social. J’avais simplement indiqué que les divisions sociales, telles
que les divisions en corps (par exemple, le corps des ingénieurs des Ponts) et, notamment, les divisions en
familles, venaient brouiller l’analyse de l’espace social et des distributions dans l’espace social. Je ne vais pas
développer ce point, j’y reviendrai si j’en ai le temps, mais pour suivre la logique de mon discours, je voudrais
en venir à l’essentiel. Ce que je vais faire aujourd’hui, c’est essayer de montrer comment la division légitime et
les agents socialement mandatés pour l’opérer exercent une fonction constructive de l’ordre social.
Pour faire d’emblée comprendre l’intention de mon propos, je voudrais réfléchir un moment sur l’idée de
certificat. Il y a des certificats d’aptitude (à tous les niveaux) délivrés par le système scolaire, et il y a des
certificats d’inaptitude, si je puis dire, tels que ceux que décernent les médecins. Dans nos sociétés, les médecins
sont socialement mandatés pour certifier qu’une personne est malade, qu’elle a telle ou telle maladie, qu’elle est
invalide, qu’elle a tel ou tel degré d’invalidité, l’invalidité pouvant se mesurer en pourcentages auxquels
correspondent des avantages socialement reconnus. L’idée de certificat est, je crois, extrêmement importante et,
si je devais résumer en un mot les analyses que je vous ai proposées, j’emploierais sans doute le mot de
« certificat » : quelqu’un certifie qu’une chose est vraie (le latin le dit : certus-facio) et son acte de certification,
de consécration d’un dire comme vrai, est garanti par l’État. Le certificat est un jugement de vérité, avec une
garantie de l’État ; c’est un jugement d’une espèce tout à fait particulière, que la philosophie n’a jamais
analysée. Celui qui vous donne un certificat de maladie certifie que vous n’êtes pas un imposteur ou, en tout cas,
qu’il n’a pas décelé d’imposture, ce qui est un problème central : la question qui se pose aux personnes
mandatées pour décerner des certificats est de savoir si elles ont affaire à des imposteurs ou à des gens sincères.
Elles doivent déceler la tricherie et toute forme de dissimulation. Par exemple, un problème pour le médecin
chargé de décerner des certificats est de savoir s’il a affaire à quelqu’un qui a d’excellentes stratégies pour faire
valoir ses droits ou à quelqu’un qui a d’excellentes stratégies pour faire croire qu’il a des droits.
On est donc dans l’univers de la croyance. Celui qui certifie a d’abord la certitude qu’il est fondé à
certifier. C’est très important parce qu’il pourrait avoir des doutes. Par exemple, quand il y a une crise de l’Ordre
des médecins 1, les médecins commencent à se demander si leur pouvoir de certification juridique est vraiment
impliqué dans leur pouvoir de certification médicale, et s’il ne faudrait pas distinguer entre la certification qu’un
individu a une maladie et la certification qu’il a les droits qui correspondent à cette maladie. Mais l’acte de
certification suppose, outre la croyance dans le fait d’être fondé à certifier, la croyance dans la validité du
jugement de certification. Cela vaut pour le certificat médical comme pour le certificat scolaire (une étude
comparée des deux formes de certificats serait sûrement importante : l’un est un certificat positif, un certificat
d’aptitude, l’autre un certificat négatif, un certificat d’inaptitude – une question à poser d’ailleurs serait celle de
savoir s’il est plus facile de certifier du positif ou du négatif). L’autorité qui décerne un certificat médical est
détentrice d’un pouvoir reconnu à conférer des privilèges extramédicaux, ces privilèges étant de deux ordres : ce
sont des privilèges positifs (un certificat médical peut donner droit à des aides) ou des privilèges négatifs (cela
dispense d’obligations ; par exemple, un certificat médical peut vous dispenser de l’obligation de faire le service
militaire 2, de payer vos dettes ou, dans des cas extrêmes, de subir la justice – c’est le problème des experts en
justice…).
On voit tout de suite ce qui est en question. J’ai dit plusieurs fois ici qu’il y a des champs dans lesquels la
vérité est un enjeu de luttes. Là, c’est tout à fait évident. La question de savoir si la personne considérée est un
malade authentique ou un simulateur est centrale : il y a tout le système de l’expertise du médecin personnel, de
la contre-expertise par un médecin bureaucratique, etc. Tout un aspect du système médical repose sur l’idée qu’il
peut y avoir simulation, tricherie : le diagnostic (on est toujours dans la logique du percevoir, et du percevoir
bien), la diacrisis médicale peut être abusée par les stratégies du client potentiel aux bénéfices associés au
handicap reconnu. La question est donc de savoir qui peut dire que quelqu’un est handicapé, et à tant pour cent.
Un aspect important de ce que je viens de dire est ces notions de handicap, d’invalidité. Tout ce lexique
(« handicap », « handicapé », « invalide », « invalidité », « incapacité », « incapacité de travail », etc.) a
évidemment une genèse historique. Ce processus de catégorisation sociale juridiquement garanti a une histoire
sociale et, pour le comprendre complètement, il faudrait remonter disons au moins au XVIIIe siècle, aux
politiques d’assistance aux pauvres. Une partie énorme du discours des « philanthropes », comme on disait,
consistait à se demander comment savoir qu’un pauvre est un vrai pauvre, un pauvre légitime : « Est-ce un
pauvre par l’effet du vice ou un pauvre par l’effet du malheur, du destin ? » Ce grand problème de théologie
politique sous-tend encore les discussions actuelles sur la Sécurité sociale 3 : ce qui est en discussion, c’est
toujours la redistribution associée au fait de catégoriser les gens comme socialement mutilés (ce qui, souvent –
mais pas toujours – veut dire « mutilés par l’effet de l’action de la société ») – c’est au fond le principe de la
redistribution légitime.

Principe et justice des distributions

Autrement dit, ce que j’ai discuté jusqu’à présent, c’était la question des distributions : dans tout espace social
(le champ universitaire, le champ politique, le champ religieux, etc.), il y a une certaine distribution des biens
rares en jeu dans cet espace et il y a toujours une certaine représentation de la distribution juste des biens en jeu
au sein de cet espace. La question de la représentation juste de la distribution à l’intérieur de cet espace, la
distribution juste dans le nomos, c’est-à-dire la bonne distribution, la distribution légitime, fait partie de ce avec
quoi doit compter la lutte (dont tout espace ou champ social est le lieu) pour la transformation de la distribution
à l’intérieur de cet espace. Avoir avec soi le nomos, avoir, comme chez les Kabyles, « la règle de son côté 4 »,
avoir avec soi la représentation de la juste distribution, c’est avoir une force symbolique, et l’un des enjeux est
de dire : « La distribution actuelle telle qu’elle est est juste », « Le mode de redistribution actuel, la manière de
donner aux pauvres, par exemple la charité ou l’assistance publique, sont légitimes ». Il y a donc une double
discussion : une discussion sur la justesse ou la justice de la distribution, et une discussion sur la justesse ou la
justice du mode de redistribution en vigueur (« La Sécurité sociale, ça coûte trop cher 5 », « La charité est
humiliante, il faut lui substituer les formes publiques, médiatisées, étatiques, d’assistance »). Dans la lutte,
toujours en cours, pour la transformation de la distribution, la représentation de la redistribution fait donc partie
des forces susceptibles d’être utilisées.
Celui qui a le pouvoir de certifier a un pouvoir considérable dans cette lutte. Si l’intelligence, par exemple,
est un des principes légitimes de justification de la distribution ou de la redistribution, celui qui a le pouvoir de
certifier que tel homme est intelligent dispose d’un pouvoir important. (Je disais tout à l’heure qu’on peut
certifier des aptitudes ou des inaptitudes ; en général – je viens d’y penser à l’instant, je n’ai donc pas eu le
temps de le vérifier –, il me semble que les principes positifs doivent être invoqués pour justifier des principes
de justification et les principes négatifs pour justifier des redistributions. Il faudrait vérifier…) Celui qui certifie
que quelqu’un est intelligent selon les normes socialement en vigueur à un moment donné du temps (il est
évident que l’intelligence est l’objet d’une définition sociale à un certain moment : il y a sinon une infinité, un
grand nombre de formes d’intelligence, mais le système scolaire, par exemple, tend à en privilégier une et une
seule 6), celui qui donne de l’intelligence une évaluation quantitative en se servant d’étalons extérieurs a un
pouvoir social considérable de justification de la distribution.
On voit, à partir de cette analyse du certificat, qu’une pratique comme la médecine a un statut bizarre. Je
l’évoquais un peu dans Homo academicus : en distinguant les facultés à dimension juridique, comme les facultés
de droit et de médecine, des facultés comme les facultés des lettres et des sciences, je me référais à cette
propriété consistant à opérer des actes intellectuels qui ont valeur juridique 7. L’ensemble des facultés accomplit
de tels actes à l’occasion de l’examen scolaire (qui, comme l’examen médical, est un diagnostic accompagné
d’un effet de certification), mais la faculté de médecine a une capacité supplémentaire : elle peut aussi certifier
des incapacités, avec la garantie de l’État et avec des avantages sociaux assortis. En ce sens, le médecin
fonctionne comme un expert : c’est un agent social dont le point de vue est socialement reconnu, dont les
verdicts ont force de droit.

Charité privée et assistance publique

Même s’ils s’appliquent à des individus, ces verdicts ne sont pas des verdicts individuels. Ce sont des verdicts
catégoriels, tout le problème étant de savoir si l’individu considéré en est réellement justifiable (le mot
« justifiable » disant bien la chose), s’il tombe sous une catégorie telle que je puisse lui donner un certificat
d’invalidité. C’est la différence avec la charité qui est un jugement strictement individuel, idios 8, particulier, qui
s’opère en une seconde : le mendiant tend la main, je juge (« Est-ce un imposteur ou non ? »), il m’appartient de
décider en toute liberté. Il y aurait une analyse à faire… Si j’avais à donner une définition, une parabole de
l’État, je dirais : « L’État, c’est ce qui fait la différence entre un mendiant et un assisté ou quelqu’un qui est
affilié à la Sécurité sociale. » Le mendiant sollicite directement, de personne à personne, de particulier à
particulier, et il obtient une sorte d’acte de Kadijustiz, comme aurait dit Weber, un acte de justice du cadi, c’est-
à-dire fondé sur l’intuition individuelle, pas du tout universalisée. C’est la justice de Sancho Panza ou la justice
de Salomon : si Sancho Panza est de mauvaise humeur ou qu’il a mal déjeuné, il ne donne pas d’aumône ; s’il est
de bonne humeur, il en donne une. C’est tout à fait fluctuant. C’est comme les morales de la sympathie, les
morales du sentiment que critiquait Kant 9.
La Sécurité sociale, par contre, c’est un acte qui est accompli par un individu, mais par un individu
socialement mandaté par la société. Il n’agit pas en tant qu’individu singulier, il est assermenté, accrédité. Son
humeur et sa mauvaise humeur peuvent évidemment intervenir, mais dans des limites qui sont souvent prévues
par la loi : il sera contrôlé. S’il a une relation personnelle avec son malade, un expert bureaucratique contrôlera
son acte ou il y aura des confrontations… C’est donc un individu bureaucratique, tel que le décrit Weber, c’est-à-
dire interchangeable, substituable, accomplissant des actes universels et donc formels 10. La morale
bureaucratique a, au fond comme la morale kantienne, pour principe la possibilité d’universaliser l’acte
singulier 11 : c’est un acte dont on suppose que tout autre individu placé dans les mêmes circonstances et
présentant les mêmes garanties statutaires du point de vue de l’État l’accomplirait également.
L’acte de justice, par opposition à l’acte de charité (c’est un vieux pont aux ânes, mais il faut souvent
réfléchir les ponts aux ânes, les vieux topiques des dissertations cachant souvent des problèmes sociaux
importants qu’il faut repenser naïvement), est donc un jugement catégoriel qui subsume un individu singulier
sous une catégorie générale qui est socialement construite et qui a une histoire sociale. La catégorie des
« handicapés », par exemple, a été créée par un décret de telle année, au terme de luttes de définition entre les
médecins, les philanthropes, les sociologues, les historiens, etc., elle est inscrite dans le droit, elle a un nom qui a
été l’enjeu d’une lutte. De même, les gens ont lutté pour ne plus être appelés « facteurs » mais
« préposés 12 », etc. L’application de cette catégorie générique à un individu particulier est le monopole de
certains agents dont on suppose qu’ils ont la capacité de percevoir la catégorie et d’en reconnaître les
manifestations singulières. Dans une certaine mesure, l’acte clinique de diagnostic qui consiste à subsumer un
individu sous une classe, à faire entrer un individu dans une classe, coïncide avec l’acte juridique de
catégorisation puisque, dans les deux cas, il s’agit de subsumer l’individu dans une classe, mais cette classe est à
la fois scientifique et juridique. Là, on est sur un point important : cette classe est à la fois un nomos au sens de
division (nemo, je sépare ; je dis « ceci est ceci, cela est cela ») et un nomos au sens de loi (« ceci mérite, et cela
ne le mérite pas », et si je dis, par exemple, « Celui-ci mérite d’être exempté du service militaire, et celui-là est
un simulateur », leurs destins sociaux vont être totalement différents : l’un ira en prison, l’autre à l’hôpital).

Les trois niveaux de l’analyse d’une distribution

Le problème de la perception légitime (sur lequel je reviendrai dans le dernier cours, pour vous en montrer un
peu une sorte de généalogie théorique, depuis Kant et des autres pères fondateurs) pouvait vous paraître un peu
spéculatif. Avec cette analyse, il apparaît qu’il est en même temps concret […]. Il me semble que cette
sociologie de la perception que j’avais proposée conduit à comprendre ce que sont les perceptions élémentaires
de classification qui sont en même temps des opérations de codification. En fait, sous la notion de nomos que
j’avais évoquée, c’est tout le problème classique de la justice distributive, en philosophie morale, qui est posé.
La distribution dont parlent les statisticiens paraît un constat : les sociologues ou les économistes étudient des
distributions, ils cherchent les premiers principes explicatifs de distribution et ils saisissent des structures. La
plupart des structures sociales se manifestent en effet sous forme de distributions et c’est la manière sous
laquelle on peut les saisir facilement. Comme je l’ai très souvent dit, la structure d’un champ, c’est la
distribution des capacités spécifiques donnant pouvoir sur ce qui est en jeu dans ce champ : pour savoir, par
exemple, quelle est la structure du champ universitaire, je dois déterminer quelles sont les propriétés
intéressantes pour avoir du pouvoir dans ce champ, et ensuite voir comment elles se distribuent entre les
individus. Cette structure va me donner le principe explicatif des attitudes des individus : celui qui a beaucoup
de ce qu’il faut avoir pour dominer va avoir une propension à se conduire d’une certaine façon, différente de
celui qui a très peu, etc. La distribution, c’est cela : c’est le nomos réalisé, c’est la loi fondamentale d’un champ
devenu un espace de biens inégalement distribués.
Il faut toujours penser à la métaphore du jeu : il y a des joueurs qui ont de grosses piles de jetons, d’autres
qui n’ont rien et le jeu continue sans cesse… Faire l’analyse de la structure d’un champ, c’est arrêter le jeu à un
certain moment et regarder la structure des piles de jetons. À partir de cette structure, je peux comprendre ce qui
s’est passé avant (l’un a gagné, etc.) et avoir aussi une anticipation de ce qui va se passer parce qu’il y a toujours
un lien entre la structure de la distribution des piles et la stratégie que les agents vont employer pour conserver
ou subvertir la structure des piles. Voilà ce qu’est un champ. Le sociologue est donc en quelque sorte
l’équivalent d’un censor romain (j’emploie le mot exprès, j’y reviendrai ensuite : le censor était chargé de faire
le census – le mot d’où vient notre « recensement » – et de voir comment étaient distribuées les fortunes pour
déterminer comment les agents devaient être imposés). Il fait le census comme recensement positif (quelle est la
distribution ?) : il ne porte pas de jugements, il décrit la distribution, il dit qui a peu, qui a beaucoup, qui a
moyennement.
En général, les gens qui s’arrêtent là (en disant : « Mon travail, en tant que sociologue consiste simplement
à faire le census ») sont des sociologues d’État (je reviendrai là-dessus), ils font des recensements officiels. Leur
travail, c’est de déterminer les catégories statistiques qui sont souvent (ce sont des sociologues d’État, des
savants officiels…) eo ipso des catégories juridiques. Le censor bureaucratique de l’Insee et le démographe
officiel sont finalement beaucoup plus proches du médecin (ils donnent des certificats) que du sociologue
autonome (on reviendra sur cette autonomie). S’arrêter au census, c’est-à-dire à l’étude d’une distribution réelle,
assure toutes les apparences de la scientificité. Quand on veut s’assurer les apparences de la scientificité, quand
on veut s’entendre dire : « Votre travail est vraiment scientifique », il faut s’arrêter là. Je donne un exemple très
simple : lorsque la sociologie de l’éducation a commencé, elle a établi les lois de distribution de la réussite dans
le système scolaire en proposant aussitôt des hypothèses concernant les principes déterminants de cette
distribution 13, ce qui, évidemment, est un enjeu de lutte, cela peut être contesté.
Un livre de M. Thélot qui s’appelle Tel père, tel fils 14 a fait une reprise bureaucratique de la chose sous la
forme d’un constat brut et il est devenu une espèce d’ouvrage de référence bureaucratique, indiscuté. Il dit à peu
près la même chose que ce qui avait été dit par la sociologie de l’éducation, et il est certain que, sans cette
sociologie de l’éducation, il n’aurait jamais dit ce qu’il dit, ça ne lui serait jamais venu à l’esprit, mais, le disant
sur un mode bureaucratique, avec la garantie bureaucratique, et sans tirer aucune conséquence sur les tenants et
les aboutissants, sur les facteurs déterminants et les conséquences possibles, il a le label bureaucratique, et il
peut être enseigné dans toutes les paroisses avec une sorte de garantie bureaucratique de scientificité. Je vais
revenir sur ce point qui est très important et qui, je pense, tranche le problème de savoir ce qui est scientifique et
ce qui ne l’est pas dans les sciences sociales.
La distribution peut donc être l’objet d’une analyse statistique, positive (« Voilà comment c’est
distribué »). On ne peut pas s’arrêter là, mais ce qu’il faut faire ensuite ne consiste pas à se demander si la
distribution est juste ou injuste. Ce n’est vraiment pas l’affaire du sociologue, même s’il peut avoir un avis. Il
peut dire : « Par rapport à des normes de distribution égale, c’est inégal. » Ainsi, pour mesurer la force d’une
relation, on compare souvent la distribution constatée avec la distribution théorique, en cas d’indépendance
statistique. Cela revient à faire une hypothèse. Les physiciens font la même chose, mais, comme il s’agit de
particules, personne ne leur dit : « Vous avez un préjugé égalitariste. » Quand il s’agit d’individus, l’opération
scientifique consistant à comparer la distribution constatée à la distribution théorique, que l’on obtiendrait en cas
d’indépendance des variables, est évidemment perçue comme politique : l’indépendance des variables, c’est
l’hypothèse égalitariste… C’est là aussi une chose importante pour comprendre les difficultés spéciales du
sociologue. En décrivant la distribution, en disant qu’elle est très fortement dissymétrique, ou bimodale, le
sociologue prend position, qu’il le veuille ou non, sur la valeur de cette distribution, sur la question de savoir si
elle est juste ou injuste. En tout cas, il fournit des armes à ceux qui luttent pour savoir si elle est juste ou injuste.
C’est pourquoi les constats les plus constatifs sont nécessairement des enjeux de luttes. Il y aura des gens pour
dire que c’est faux, même si ça crève les yeux. Dans le monde social, on ne convertit pas quelqu’un par des
données statistiques. Un savant ne peut jamais avoir le dernier mot si, au moment considéré, la vérité sociale est
plus forte que la vérité scientifique. Cela aussi est, je pense, extrêmement important pour comprendre le statut
particulier de la science sociale.
Un premier niveau consiste donc à constater. Au deuxième niveau, on dit : « Je suis neutre, je ne prends pas
position dans les luttes. » Cela dit, cette neutralité est fictive, parce que, quoi qu’on fasse, le résultat, le bon
chiffre comme on dit, est un enjeu de luttes. Ce qu’il faut mettre dans le modèle, c’est qu’il y a une distribution,
mais qu’il y a aussi une lutte pour la distribution. Troisième niveau : il y a dans l’objet une lutte pour savoir si la
distribution est juste ou injuste et si le mode de redistribution qui contribue à corriger la distribution est juste ou
injuste. Le sociologue positiviste qui enregistre une distribution (qu’il s’agisse de savonnettes, de savon à barbe,
d’automobiles, de n’importe quoi) enregistre toujours à la fois un état de la distribution et le résultat de luttes
pour transformer la distribution et pour transformer le principe de redistribution. Autrement dit, les distributions
constatées englobent le résultat des luttes pour la distribution légitime et, du même coup, la représentation
légitime de la distribution. Je me répète un peu trop, mais je crois que c’est important : l’idée de la juste
distribution fait partie des facteurs qui déterminent la distribution, et la lutte pour la transformation ou la
conservation de la distribution implique des luttes pour la détermination de la représentation légitime de la
distribution, du nomos. Il suffit de penser à la Sécurité sociale : pour ne pas me répéter, je vous laisse faire
l’exercice mentalement et vous verrez que c’est de cela qu’il s’agit dans toutes des discussions sur la Sécurité
sociale, ses fonctions, etc.

Où est l’État ?

Quelle est la question centrale dans cette lutte ? Si l’on pense au problème du handicap, que j’évoquais à travers
le certificat médical, les questions fondamentales sont les suivantes. Premièrement, s’agissant de la
redistribution légitime aux gens qui ont titre à des droits, parce qu’ils ont des désavantages physiques ou
intellectuels socialement reconnus, cette question va prendre deux formes. Elle va d’abord porter sur le
fondement de la distribution et de la redistribution légitime : est-ce le mérite (c’est-à-dire, grosso modo, dans
nos sociétés, le travail) ou le besoin ? C’est la vieille distinction marxiste : « À chacun selon ses mérites / à
chacun selon ses besoins 15. » Cette question étant tranchée (elle ne sera pas tranchée de la même manière à des
moments différents, mais si on dit, par exemple, que les aveugles recevront des avantages sociaux, on reconnaît
le besoin), il y a une lutte pour déplacer la frontière définissant les catégories d’ayants droit à des avantages
sociaux compensatoires. Autrement dit, il va y avoir une lutte entre ceux qui vont chercher, par exemple, à
étendre les catégories d’« invalides » et ceux qui travailleront à les restreindre.
On peut par exemple revenir au certificat médical. Celui qui décerne un certificat opère un diagnostic en
fonction d’une foule de paramètres plus ou moins consciemment manipulés. Il peut avoir reçu des instructions
(le gouvernement gouverne par instructions), des injonctions. Ces espèces de sommations peuvent être ou non
accompagnées de sanctions […], leur observance peut être contrôlée ou pas (des instructions ont été envoyées
aux instituteurs récemment 16 : est-ce que leur mise en œuvre est contrôlable, ou pas ? Il y a des inspecteurs
généraux, mais est-ce qu’ils contrôlent, est-ce qu’ils ont envie de contrôler ?). Les agents sociaux qui délivrent
des certificats doivent tenir compte de l’existence d’instructions, mais aussi du client qui a des stratégies. Dans
la relation particulière entre le client et le médecin, le médecin peut être porté à avoir une définition extensive
(« Vous avez mal au dos, donc, je vous donne vingt séances de kinésithérapie ») ou bien une définition restrictive
(« L’État a des difficultés, vous êtes un simulateur… »).
Ce serait une longue analyse qu’il faudrait prolonger, mais l’auteur du diagnostic a en face de lui quelqu’un
qui souffre et qui, pour exprimer sa souffrance, a un langage plus ou moins élaboré. Il peut n’avoir qu’un langage
corporel, non verbal, il peut avoir un langage savant légitime (ce qui peut impressionner l’auteur du certificat)
ou semi-légitime à prétention légitime (ce qui peut exaspérer le médecin). Il y a donc une stratégie symbolique
de la part de celui qui essaie de convertir sa peine, sa souffrance en symptômes reconnus et reconnaissables pour
un médecin. Il cherche à entrer dans une catégorie reconnue et à avoir les avantages de cette catégorie (il veut,
par exemple, être exempté du service militaire). En face de lui, le médecin a ses catégories cliniques. Il sait mais
ne veut pas savoir que ce sont des catégories juridiques. Il opère un acte de diagnostic, […] il convertit un besoin
individuellement défini en besoin légitime, légitimé, socialement sanctionné avec des avantages juridiquement
garantis, à dimension économique.
Des opérations de ce type vont se reproduire des milliers de fois, et de façons très diverses. Elles peuvent
par exemple être reproduites par un kinésithérapeute qui pourrait dire : « Mais ce médecin m’a envoyé un
simulateur qui n’a pas plus mal au dos qu’aux pieds, mais qui en fait voulait faire de la gymnastique, ou avoir
une cure à Vittel », et, selon sa relation avec le médecin, il va réagir de façon différente. J’entre dans ce qui peut
paraître anecdotique, mais ce dont je parle en ce moment, c’est de l’État… (Il y a eu une période où les
philosophes ont découvert l’État et, comme souvent quand les philosophes découvrent quelque chose, c’est
devenu tout de suite énorme : l’État avec un grand É. On ne se pose même pas la question de savoir si ça existe :
puisque le mot existe, ça existe… La descente que je fais dans l’immanence de l’anecdotique est très importante,
elle permet de reconnaître l’État où il est, et de ne pas le mettre où il n’est pas.)
L’État, c’est donc le kinési qui, par exemple, ne va pas dire que le médecin est un imposteur (ou le
complice d’un imposteur, ou un imbécile dupé par un imposteur, etc.) et que sa légitimité, sa compétence
socialement garantie est à mettre en question… Plutôt que de dénoncer le médecin, il y a une espèce
d’interlégitimation : un certifiant qui, en fonction de son statut, mais aussi de ses intérêts spécifiques (garder la
clientèle, ne pas la perdre – « Si je ne lui donne pas, il ira chez un autre », etc.) renvoie à un autre certifiant,
certifié […]. Il y a une espèce de processus de certification circulaire. Ensuite peut intervenir celui qui est chargé
de contrôler, celui qui est chargé de valider économiquement l’opération, etc. De proche en proche, il y a une
série d’actes de voyance et de crédits juridiquement garantis, qui, par l’accumulation d’une foule de décisions,
donnent ce que l’on pourrait appeler une « politique de sécurité sociale ». Habituellement, quand on pense
« politique de sécurité sociale », on pense tout de suite qu’il y a un agent, principal de l’État 17, qui décerne par
le droit, etc.

Verdicts et effets de pouvoir

Ce que je suggère dans mon analyse, que je ne prolonge pas, c’est que le sujet de cette politique, ce n’est pas un
ministre, ce n’est pas un conseil des ministres, ni même un gouvernement, c’est un ensemble d’agents en
concurrence pour le monopole de l’exercice légitime de l’acte de certification et la délivrance de droits à des
avantages sociaux, des exemptions, etc. C’est un système d’agents en concurrence, une espèce de système sans
sujet, où chaque sujet intervient dans la limite du pouvoir statutairement reconnu qui lui appartient et des
intérêts spécifiques qu’il a dans la concurrence avec les autres agents. Autrement dit, à chaque moment, des
intérêts spécifiques interviennent. Par conséquent, on se trompe formidablement quand on dit que mes analyses
sont déterministes. Mes analyses sont très différentes de ces visions en termes d’appareil (le mot « appareil » est
un mot mécaniste) qui décrivent les instances dominantes comme des espèces de machines et qui conduisent, en
quelque sorte, à une sorte de délégation vers un au-delà des actes de responsabilité exercés par des agents
singuliers. Si l’on veut à tout prix insérer des problèmes moraux dans l’analyse que je propose, on voit que
chaque agent ne peut pas grand-chose, mais il peut un tout petit peu, dans la limite de sa position dans un champ,
des intérêts associés à cette position. C’était une petite parenthèse éthique comme je n’en fais pas souvent, […]
on pourrait la développer.
Ces univers d’experts ont une propriété très particulière : ils ont la capacité de délivrer des verdicts, c’est-
à-dire des jugements de vérité, qui sont en même temps des effets de pouvoir. Sous le rapport considéré ici, mon
analyse tend à substituer à l’idée d’État ce qu’on pourrait appeler le champ de l’expertise, ou le champ des
agents en concurrence pour le pouvoir de certification sociale, c’est-à-dire pour le pouvoir de dire ce qu’il en est
du monde social, avec autorité, avec du pouvoir, avec des conséquences juridiques. Le juge, par exemple, a le
pouvoir de dire ce qu’il en est d’une personne, avec la conséquence que celle-ci ira en prison ou sera libre. Mais
les médecins, les professeurs sont aussi dans cette catégorie. Ces agents tranchent d’une façon qui peut être
irrégulière mais qui ne sera pas considérée comme telle ; ils tranchent d’une façon qui peut être idiote 18 mais
qui ne sera pas considérée comme telle, d’une façon qui peut être idiosyncrasique mais qui ne sera pas
considérée comme telle, qui sera immédiatement perçue comme universelle. Ils ont à résoudre des problèmes de
discrimination, (discrimination, dia-crisis 19…), des problèmes de vérité : « L’incapacité que je vais certifier est-
elle vraie ou simulée ? » Cette analyse sur le certificat médical, l’acte de certification, fournit une réponse à la
question « Qu’est-ce que la classe dominante ? » : les dominants dans ce champ du pouvoir symbolique,
pourrait-on dire, sont ceux qui ont le plus d’autorité publiquement reconnue pour dire ce qu’il en est du monde
social.
Développer complètement les implications phénoménologiques de cette proposition – « Il y a une lutte
pour la vérité du monde social » – n’est, je pense, pas facile, mais j’y reviens un instant. Qu’il s’agisse de
pauvreté (« Est-ce une pauvreté reconnue, méritant assistance ? »), de handicap physique ou mental (« Est-il fou
ou n’est-il pas fou ? Est-il ou non responsable de ses actes ? »), ces actes sociaux sont confiés à des agents qui
sont en quelque sorte arrachés à la sphère du privé. Mais les individus singuliers, non mandatés, continuent à
porter des jugements, et c’est très important. Tout ce que j’ai dit la dernière fois reste vrai : à chaque instant,
chacun de nous garde le pouvoir de dire : « Celui-là est complètement fou, il devrait être interné » ou,
inversement, « C’est scandaleux, on n’aurait jamais dû l’interner ». D’ailleurs, dans la mesure où chaque agent
garde son pouvoir, il contribue à la définition du nomos. À un moment donné, il existe un certain sentiment de
l’équité, ou de l’inadaptation, et lorsque, par exemple, les groupes de pression veulent lutter pour l’expansion
d’une catégorie de handicapés, ils disent : « Il ne suffit pas de mettre dans telle catégorie la tuberculose, il faut y
mettre aussi la tuberculose osseuse », en s’appuyant sur une espèce de sens de l’équité répandu. (Aujourd’hui,
malheureusement, ils s’appuient sur le sondage d’opinion, qui est censé enregistrer une opinion et qui, en réalité,
la produit 20.) Ils s’appuient sur ce qui est, à un certain moment, le sentiment de la justice et qui est lui-même le
produit de toutes les petites transactions quotidiennes sur la définition de la justice (« Quand même, ce n’est pas
possible, Untel est chez lui depuis quinze mois, il est nourri par la Sécurité sociale… »). Cette espèce de travail
permanent du citoyen singulier contribue à définir une chose très indéfinissable, une sorte de nomos implicite
(Antigone aurait dit les « lois non écrites 21 »), une sorte de sentiment diffus du juste et de l’injuste, avec lequel
le législateur doit compter pour pouvoir transformer ce sentiment du juste et de l’injuste en lois publiques du
juste et de l’injuste.
L’acte d’expert à dimension juridique est le propre de nos sociétés, la science devenant une dimension de la
plupart des actes juridiques, comme on le voit avec le cas du diagnostic médical. L’acte juridique à dimension
scientifique, ou inversement, l’acte scientifique à dimension juridique, est un acte public, visible, officiel,
médiatisé et réglé par l’État, et il conduit à décerner des titres. De même qu’il y a des titres positifs qui donnent
droit à des postes, il y a des titres négatifs qui donnent droit à des avantages sociaux : un certificat de handicapé
est un titre qui « intitule à », « donne droit à » des avantages officiels, des privilèges catégoriels qui ne sont pas
ceux de l’individu. Autrement dit, il y a une sorte de perception instituée. Par exemple, une catégorie comme
celle des « handicapés moteurs » est une perception instituée, reconnue, une perception sociale homologuée,
impliquant un traitement différentiel des gens qui tombent sous cette catégorie. Ces catégories, on le voit bien,
s’opposent aux catégories privées de l’individu singulier, celui qui dit : « Je donne l’aumône à celui-là parce
qu’il ne sent pas le vin. » Il s’agit là d’un diagnostic de l’existence quotidienne, d’un diagnostic privé, dont les
principes sont implicites, confus, diffus, restent invisibles ; il n’a aucune publication, il est contrôlé
complètement par l’individu à qui il appartient de donner ou de ne pas donner l’aumône, sans qu’il ait de
comptes à rendre à l’État… sauf s’il veut avoir des dégrèvements d’impôts. (Cette remarque en passant montre
la difficulté de définir le privé et le public : ce qui est en jeu, là, c’est une espèce de frontière permanente.) Cet
acte est donc une attribution individuelle, totalement libre mais sans conséquences. Dans l’autre cas, il s’agit
d’une attribution complètement codifiée, mais avec des conséquences. C’est cela, une institution.
Ce que j’ai fait avec le handicap, on aurait pu le faire avec l’identité sociale. Le problème est le même.
Celui qui fait une usurpation d’identité trompe la perception, comme celui qui simule une maladie, et on passe
de façon continue des stratégies de bluff de l’existence quotidienne, des stratégies décrites par Goffman 22 qui
consistent à se faire passer pour mieux qu’on est, aux stratégies de simulation par lesquelles on se fait exempter
du service militaire alors qu’on est parfaitement sain d’esprit… et de corps.

Le champ de la certification

Les verdicts sociaux légitimes sont donc le monopole d’un certain nombre d’agents et, finalement, à la notion
d’État, sous le rapport que je considère ici, je substituerais l’espace des agents en lutte, avec des chances
raisonnables de succès (c’est ce qui les caractérise, car tous les agents sont en lutte), pour le monopole de la
violence sociale. C’est une généralisation de la définition wébérienne de l’État : « L’État est détenteur du
monopole de la violence légitime 23. » Weber pensait évidemment à la violence en matière de politique
extérieure (le pouvoir de décréter la guerre et de la conduire) et à la violence en matière de police intérieure (le
pouvoir de contraindre par la violence les agents individuels). Ce que j’introduis, c’est une sorte de
généralisation du concept. Cette définition de Weber est un progrès considérable, mais il est assez évident que
l’État a le monopole de la coercition. Le droit moderne, rationnel, c’est un verdict accompagné du pouvoir de le
rendre exécutoire : c’est la justice plus la police. En simplifiant un peu, c’est ce que dit Weber.
Ce que j’introduis est important et beaucoup moins visible. C’est l’idée que l’État a le monopole de la
violence symbolique légitime, c’est-à-dire le monopole de décréter, de discerner, de diviser, de séparer, de dire :
« Vous êtes ci, vous êtes ça, vous êtes bien, vous êtes mal, vous êtes névrosé, vous êtes, etc. » Le monopole de la
violence symbolique légitime, c’est le monopole d’actes nomiques, d’actes de division, accompagnés de
sanctions juridiques, accompagnés d’effets sociaux. Ce qu’il faut décrire, […] ce serait le sous-champ de luttes,
à l’intérieur du champ du pouvoir, pour la détermination des revendications légitimes d’incapacité. On a des
agents sociaux qui, à partir d’une sorte de sens juridique, d’une connaissance approximative de leurs droits,
disent à un individu : « Tu sais, tu as droit… », « Tu devrais aller voir un médecin ». L’individu en question va
voir un médecin, lui dit qu’il a mal au dos et utilise la meilleure stratégie, compte tenu des moyens dont il
dispose, pour faire valoir ses droits réels ou supposés. Qui va dire que cette revendication d’incapacité est une
revendication légitime ? C’est ce sous-champ dont je viens de parler. L’un des problèmes d’une étude empirique
sera de définir les limites de ce champ : qui aujourd’hui a le pouvoir de dire que c’est une revendication
légitime ? Est-ce que le rebouteux en fait partie ? On aura tout de suite les définitions simples de médecine
légale/médecines illégales (vous avez périodiquement des débats à la télévision où vous voyez des médecins
s’affronter avec des rebouteux) qui sont faciles à comprendre à partir des analyses que je fais ici : vous reprenez
mes catégories, c’est « public/privé ». (Je dis cela pour faire valoir mes analyses, parce que sinon vous risquez
de dire : « Mon Dieu, qu’il est long sur quelque chose d’aussi simple. » En fait, ce n’est pas si trivial.)
Il y a donc d’un côté des individus singuliers qui, avec leurs armes, cherchent à faire connaître leur
invalidité, et d’un autre côté un univers d’agents qui change. À chaque moment, il y a des nouveaux entrants : le
psychanalyste, le psychiatre, le psychiatre pour enfants, etc. Ces nouveaux entrants vont lutter pour se faire une
place, pour définir leur compétence. Le mot « compétence » est très important, parce que c’est un mot technique
à dimension juridique. L’expert a une « compétence », c’est-à-dire une capacité reconnue (c’est le problème des
capacités : il y a des aptitudes non certifiées). Celui qui décerne un certificat doit être certifié comme fondé à
décerner des certificats, et il est certifié à décerner les certificats par d’autres qui sont eux-mêmes fondés à
décerner des certificats. Pensez à ce qu’est l’Ordre des médecins. Il y a eu tout un débat à un certain moment,
parce que des médecins qui étaient certifiés techniquement par la Faculté refusaient pourtant de participer à
l’Ordre de médecins 24 ; l’Ordre des médecins les a exclus. Ils restaient certifiés techniquement et ils n’étaient
plus certifiés socialement (si vous réfléchissez, vous verrez que ce n’est pas si simple…).
Qu’est-ce donc que ces certifiants qui certifient que d’autres sont légitimes à certifier ? Un mathématicien
est quelqu’un dont les mathématiciens disent que c’est un mathématicien. Tous les univers d’experts sont de ce
type. Cela dit, dans le cas des experts et des compétences telles que je les ai décrites, cette certification est
étatique, elle appartient à l’ordre de l’État. C’est de la violence symbolique légitime parce qu’elle entraîne des
sanctions. Qu’un mathématicien dise d’un deuxième mathématicien qu’il est un mathématicien ne change rien à
l’ordre social, ne donne aucun pouvoir, ou très peu, au deuxième. Quand un médecin qualifie un autre médecin
comme fondé à certifier, c’est un acte de type juridique qui fait entrer l’acte de certification de ce médecin dans
l’ordre de l’État. Il faudrait analyser le champ s’agissant de cet acte diagnostic élémentaire qu’est le diagnostic
clinique : aujourd’hui, qui en fait partie ? Un kinésithérapeute en fait-il partie ? Une infirmière en fait-elle
partie ? Un anesthésiste en fait-il partie ? Il y a là toute une série de débats, avec des luttes de frontière. Les
frontières sont vitales parce que la certification de celui qui certifie est en jeu dans la définition des limites de
son pouvoir de certifier. Est-ce que l’anesthésie doit se faire en présence d’un médecin ou pas ? Toutes ces luttes
pour avoir le monopole de la violence symbolique légitime sont, à un certain moment, tranchées par l’État.
Certains gagnent et réussissent à faire reconnaître leur définition de la frontière comme légitime.
L’État, ce n’est pas quelque chose avec un grand É, qui aurait des volontés, des pensées, des sentiments, des
verdicts. C’est la structure, à un moment donné, du rapport de force symbolique entre les agents prétendant à la
certification légitime des avantages ou des désavantages, dans toutes sortes de domaines de la pratique. Et,
finalement, faire une sociologie de l’État, c’est faire une analyse des luttes pour la définition du principe de
distribution et de redistribution légitime comme lutte pour transformer, en les étendant ou en les resserrant, les
catégories de perception des divisions légitimes du monde social, qui sont, en même temps, des catégories
légitimes de distribution et de redistribution des avantages sociaux en jeu dans une société. Changer la catégorie
des handicapés aura des effets sur la Sécurité sociale : un certain nombre de gens qui n’avaient pas droit à des
avantages se mettront à y avoir droit. Par conséquent, les frontières nomiques, les frontières ayant des effets
sociaux, seront transformées. Très souvent évidemment la tentative de changer les frontières conduit à changer
les mots.
Que fait le sociologue là-dedans ? Ce n’est pas le but de mon analyse, mais l’une des choses que je
voudrais montrer, c’est la position très particulière, unique je crois (je ne précise pas du tout cela pour inventer
la singularité de la sociologie), de l’analyse sociologique quand elle est complètement conséquente, qu’elle ne
devient pas une expertise, qu’elle ne sacrifie pas sa liberté théorique pour gagner en expertise. Il y a une
transaction : si vous avez suivi ce que j’ai dit tout à l’heure, vous voyez tout de suite qu’on peut gagner du
pouvoir de certification à condition d’entrer dans le jeu de la lutte pour le pouvoir symbolique. Une autre
stratégie consiste à décrire comme telle la lutte pour le pouvoir symbolique, ce qui suppose d’en sortir (au moins
pour la décrire) et, je crois aussi, d’en être sorti pour pouvoir avoir l’idée de la décrire. […] Une question sera de
savoir quelle est la position de la sociologie en tant que science qui, par son travail de divisions et de
représentation des divisions, intervient inévitablement dans la lutte pour la représentation légitime des divisions.
Mais, comme je le montrerai la prochaine fois, elle se distingue dans […] cet espace des experts en lutte pour le
monopole de la violence symbolique légitime : elle essaie d’en faire l’analyse, tout en se situant dedans, mais se
situer dans cet espace constamment, c’est une manière (et c’est la seule manière) d’en sortir. Je reviendrai là-
dessus la prochaine fois.

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (6)


J’ai des difficultés à commencer la deuxième heure consacrée à la sociologie et à l’histoire sociale de la genèse
sociale du champ artistique comme champ, et de l’artiste comme personnage, tel que nous le connaissons. Il
m’arrive souvent lorsque je m’interromps après la première heure d’éprouver l’effet [Zeigarnik] que décrivent
les psychologues au sujet des enfants qu’on interrompt dans un jeu et qui ont envie de continuer. Plutôt que de
commencer d’emblée sur le champ artistique, je voudrais donc faire un lien entre ce que je disais en finissant et
ce que je vais dire. Je disais, en finissant, que l’on pouvait appeler l’« État » un certain état du rapport de force
dans le champ de certification. Un verdict étatique s’imposera comme le verdict, à propos d’un objet ou d’une
aptitude par exemple, qui est enjeu de lutte de définition dans le monde social. Avec l’exemple de la peinture,
c’est tout à fait simple.
Je pose toujours la question de la légitimité sous une forme simple : qui sera juge de la légitimité des
juges 25 ? C’est la question même de la légitimité, que j’avais posée à propos de Kafka 26. J’espère que ceux
d’entre vous qui, dans les années passées, pouvaient être étonnés de me voir invoquer Kafka comme sociologue
comprennent de mieux en mieux ce que je voulais dire… Habituellement, quand on dit « kafkaïen », on pense
bureaucratie oppressive, écrasante, etc. Je crois que Kafka décrit beaucoup plus la logique même de l’univers
bureaucratique, c’est-à-dire un univers dans lequel chacun lutte pour être juge suprême, pour pouvoir dire :
« Untel est coupable, Untel est innocent. » Évidemment, quand il s’agit de justice, quand les verdicts sont des
arrêts de mort, ou de vie, c’est beaucoup plus frappant. Mais un certificat médical ou un certificat d’exemption
du service militaire est un petit arrêt de mort, ou de vie, de même qu’un certificat d’aptitude à l’enseignement ou
à l’enseignement secondaire. La question se pose donc toujours : qui sera juge de la légitimité des juges ? Et à
quelles conditions le juge fera-t-il oublier cette question ?
On croit que cette question ne se pose plus quand il y a un État et qu’il faut des personnages bizarres, un
peu pervers, comme Kafka ou le sociologue, pour la faire réapparaître. C’est pourquoi il m’arrive de me
demander si la sociologie doit exister, ce qui est une question tout à fait légitime. La sociologie doit-elle exister
indépendamment des intérêts des sociologues à exister comme sociologues ? Cette dernière précision est
importante. Par exemple, il y a quelques années, des journées de la philosophie 27 ont commencé par des
discussions sur l’intérêt de la philosophie, mais personne n’a posé la question de l’intérêt à la philosophie. Il est
quand même extraordinaire, pour des gens qui pensent si fort et si radicalement, que personne dans la salle n’ait
dit : « Mais est-ce que nous n’aurions pas intérêt à la philosophie ? Est-ce que la philosophie aurait de l’intérêt si
les professeurs de philosophie n’avaient pas intérêt à ce qu’elle existe ? » C’est une question à laquelle je
répondrais affirmativement, mais je pense que la [question de l’intérêt à la philosophie gagne à être posée].
Comme les sociologues remarquent que l’existence d’un expert pose la question du droit à l’expertise, on
leur retourne en général la question et il est vrai que, paradoxalement, les sociologues oublient souvent de
retourner sur eux-mêmes la question. C’est que, très souvent, ils font de la sociologie pour poser ces questions
embêtantes aux autres. Fondamentalement, la sociologie de la connaissance, dans sa forme spontanée, est une
sociologie des fondements sociaux, et donc des limites, de la connaissance des autres. Nous sommes tous,
spontanément, des sociologues de la connaissance (des autres), quand nous disons : « Ce que tu dis, ce sont des
propos d’aigris, etc. » On ne peut pas échapper à la question posée dans sa généralité : « Qui sera juge de la
légitimité des juges ? » Elle s’applique à tout jugement : « Qui sera juge de la légitimité des juges, donc de mes
jugements ? » Y a-t-il une instance ultime qui puisse porter des verdicts sur les verdicts ? Le verdict, dans la
logique [étymologique ( ?)], c’est veredictum, c’est un jugement prétendant à la vérité, comme tout jugement,
avec des chances raisonnables de succès, de telle manière qu’on ne lui pose même pas la question de son
fondement. Un verdict juridique, c’est un verdict qui, outre qu’il se fait accepter, fait oublier la question même
de son fondement, c’est-à-dire du fondement de l’acte même de juger, sans avoir à justifier son fondement.

La peinture académique comme univers théologique


Maintenant que j’ai soulagé ma tension, on va passer à l’Académie, mais vous allez voir que ce que je viens de
dire était justifié. En effet, lorsqu’il y avait une Académie, il y avait une instance, légitime, s’agissant de dire qui
pouvait légitimement se dire peintre. C’est un enjeu de lutte permanent que de dire qui est vraiment peintre, qui
sera juge de la légitimité des peintres. De même, qui dira qu’Untel est vraiment sociologue, qui dira qu’Untel est
vraiment historien ? Dans le cas des peintres, aujourd’hui, cette question de la légitimité se pose de façon
permanente ; l’univers des peintres est l’un de ceux où la question que je posais en commençant – « Qui sera
juge de la légitimité des juges ? » – surprendrait le moins. L’univers de la peinture est le lieu de l’idéologie
charismatique, de la découverte du peintre vraiment grand, de la conviction, de la vocation, de la prédestination
(tout ce qui définit le charisme), mais le monde de la peinture est rongé par l’anxiété de sa légitimité. Peut-être
qu’il n’est si charismatique que parce que les peintres doivent vivre en état de haute insécurité s’agissant de la
légitimité. Il y a en effet des champs à plus ou moins grande insécurité s’agissant de la légitimité. Dans le champ
juridique, il faut vraiment des grandes crises pour que les juges se posent la question de la légitimité des juges
(mais cela peut arriver, en 68, par exemple […]). Le champ de la peinture aujourd’hui est en état d’insécurité
permanente s’agissant de savoir qui va dire d’Untel que c’est un peintre, en dehors de lui-même.
La théorie générale des champs que j’essaie de proposer a ce mérite qu’elle permet de poser des questions
générales à tous les champs, auxquelles on ne peut répondre que par des réponses particulières et par des études
empiriques de chaque champ. Je viens de produire une question générale : on peut se demander, au sujet de tout
champ, à quel degré la question de la légitimité de la domination spécifique qui s’y exerce se pose dans la
conscience commune. Ce que je vais décrire, c’est le passage de la peinture académique à la peinture moderne, à
l’artiste moderne. La peinture académique correspond à un état du champ de la production picturale où il y avait
un monopole étatique, dirons-nous, de la légitimité : il y avait un lieu où étaient concentrés l’ensemble des gens
reconnus comme fondés à dire qui est peintre et qui n’est pas peintre, ce qui est de la peinture et ce qui n’en est
pas. Il y avait quelque part un dieu, un dernier recours auquel on pouvait se référer.
Ce n’était pas du tout l’univers kafkaïen. Si vous vous rappelez 28, j’avais dit que l’analyse de Kafka pose
un problème sociologique tout à fait fondamental. Elle est peut-être tout simplement l’universalisation de la
question que se pose l’écrivain au moment où écrivait Kafka, c’est-à-dire à une période où l’autonomisation du
champ littéraire est nettement avancée : « Suis-je un écrivain, et qui peut me dire si je suis un écrivain ? », « Est-
ce que c’est mon éditeur ? Est-ce que ce sont mes amis ? », « Si je fais des lectures publiques, mes amis me
disent que c’est bien, mais est-ce que c’est un certificat de complaisance ou est-ce que je suis vraiment certifié,
et qui peut me certifier ? », « Et moi, est-ce que je certifierais celui qui me certifie ? Je n’en suis pas sûr… ».
C’est la regressio ad infinitum : on remonte jusqu’à Dieu… ou rien. Ce que Kafka universalise, c’est un état
possible de tout champ et il s’appuie sur son expérience du champ artistique à un certain moment de son histoire,
au terme de tout ce que je suis en train de raconter.
L’univers académique, c’était un champ de luttes pour la définition légitime du peintre et de la peinture,
pour la définition certifiée du peintre et de la peinture, dans laquelle il y avait une instance détentrice du
monopole de la certification, une instance dominante du point de vue de la certification de la validité de l’acte de
peindre. On peut rapprocher cette situation de l’état du champ religieux au Moyen Âge, où une instance, l’Église,
avait le monopole de la certification de l’acte religieux légitime. La coupure entre « c’est vraiment un croyant »
et « c’est un imposteur, un guérisseur, un magicien, un sorcier, il faut le brûler » était relativement simple,
relativement nette. Comme il y avait une instance détentrice du monopole de la définition et assez
universellement reconnue, les hérésies se produisaient plutôt à l’intérieur de l’instance de légitimation qu’au-
dehors 29 et ne mettaient pas en cause l’idée même de certification.
Vous allez voir que mes topos sur les nomos n’étaient pas de simples jeux de mots : si vous avez une
culture sociologique, vous allez trouver tout de suite l’inverse du nomos : c’est l’anomie durkheimienne 30.
Durkheim a inventé ce mot d’anomie pour désigner des états du monde social dans lesquels il n’y a plus – ce
n’est pas du tout le langage durkheimien, mais peu importe – de normes dominantes. Je ne vais pas vous
présenter la notion d’anomie, je peux supposer que vous la connaissez. On peut dire que, du temps de la peinture
académique, le champ était « nomique » : l’Académie détenait collectivement le monopole de la certification
s’agissant de dire, de discriminer, de diviser, de dire qui est peintre et qui ne l’est pas. Ce monopole collectif est
un monopole statutaire qui n’appartenait à chacun de ses membres que sous une forme déléguée : le peintre
académique – j’ai insisté là-dessus – était un mandataire, un délégué, qui n’exerçait pas son acte de diacrisis
(« C’est un vrai peintre ! ») en son nom propre ou, selon la définition du charisme, au nom de son inspiration, de
sa conviction, de sa sincérité, etc. ; il l’exerçait au nom de l’institution, au terme, non pas d’un examen personnel
du type : « Je ne lui donne pas parce qu’il sent le vin », mais d’un examen socialement institué, constitué, d’un
concours qui était préparé selon des normes instituées et qui ne traitait que des gens déjà présélectionnés comme
ayant droit à concourir. Autrement dit, c’était une institution autolégitimatrice collectivement et capable de
légitimer chacun de ses membres, dans les limites de son allégeance à l’institution. Du coup, la question de
savoir : « Mais qu’est-ce qu’un peintre ? » ne se posait absolument pas.
Là, l’analogie entre sociologie et théologie que j’avais évoquée à propos de Kafka est évidente 31 : ce sont
des univers théologiques où il y a un dieu. On sait que la vérité est quelque part et l’institution est l’équivalent
temporel de Dieu. C’est ce que Kant appelle l’intuitus originarius 32 : c’est la vision qui fait exister ce qu’elle
voit – « Je te perçois comme peintre, donc tu es peintre », et il ne faut pas chercher au-delà. Vous seriez étonnés
si je faisais certaines analogies… Récemment, une haute personnalité de l’Éducation nationale me disait :
« Mais moi, je sais bien qu’il y a une différence entre les agrégés et les capésiens [i.e. les titulaires du Certificat
d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (Capes)]. Il y en a dans ma famille et je vois tout de
suite la différence… » [rires de la salle]. Il ne voyait pas que l’action du système scolaire est précisément de
donner l’illusion de la différence en s’instituant comme intuitus originarius qui produit la différence, et du coup
la fait percevoir. La force de l’institution sociale, c’est de faire voir comme préexistant à votre acte de regard une
différence que le regard produit. Je crois que ce que je vous dis là est important.
Je peux choquer les consciences, mais il faut toujours poser cette question qui est celle de la compétence. Il
se peut qu’il y ait une différence de compétence technique entre des gens définis comme inégalement
compétents socialement, mais il faut toujours se demander si cette perception de la différence ne tient pas à une
différence de perception, socialement instituée dans le regard de celui qui perçoit, à travers le regard dominant, à
travers le nomos qui lui dit : « Il est différent, donc tu dois le voir différemment. » Autrement dit, une
plaisanterie d’agrégé paraîtra plus subtile qu’une plaisanterie de capésien [rires de la salle] si on a les yeux faits
pour les voir différemment… Le nomos, c’est ça.

L’institutionnalisation du perspectivisme

Passer du nomos à l’anomie, c’est passer d’un champ à monopole à un champ où le pouvoir symbolique a éclaté.
Je pense que le meilleur exemple de l’anomie est le champ de la peinture aujourd’hui, où, sans s’exclure de
l’univers des peintres, tout le monde peut dire de tout le monde : « Ce n’est pas un peintre. » À d’autres époques,
dire qu’Ingres n’était pas un peintre, c’était vraiment s’exclure. Aujourd’hui, on peut presque le dire de tout le
monde. Dans le champ littéraire, c’est presque pareil. Il reste qu’il y a la manière de le dire qui change (pour
quelqu’un qui a les catégories de perception pour percevoir ces différences, bien sûr…). Voilà ce dont il s’agit
dans l’histoire que je fais du champ artistique : l’effondrement du monopole académique, c’est la mort de Dieu.
On a écrit « Dieu est mort », « L’homme est mort » à une certaine époque 33 et je n’aime pas beaucoup ces
métaphores ontologiques ou théologiques, mais dans le cas particulier l’analogie me semble complètement
fondée, ce n’est pas une boutade philosophique ou même une thèse de philosophie. Comme je pense que la vision
spontanée du monde social est une théologie, il est tout à fait normal de décrire en langage théologique le rapport
des individus sociaux à leur identité sociale, au verdict social qui leur dira ce qu’ils sont.
Pour finir là-dessus : l’état d’anomie du champ, c’est le moment où le nomos est effondré, où il y a une
infinité de nomoï, à chacun son nomos, il n’y a plus que des idioï nomoï, des points de vue idiots, singuliers.
Chacun peut dire à l’autre : « Tu es un idiot », sans s’exposer à passer pour un idiot, alors que, dans un univers où
les structures objectives et les structures incorporées de la perception du monde social sont fortement garanties
par des instances elles-mêmes fortement garanties, vous ne pouvez pas dénoncer l’institution qui vous condamne
sans vous condamner, ce qui est un problème. Comme je le disais la dernière fois, le problème des exclus était
d’exclure leur exclusion sans s’exclure. Le problème de l’avant-garde, c’est d’exclure l’institution qui m’exclut
sans m’exclure par l’intention même d’exclure, sans avouer mon ressentiment contre l’institution dans ma
révolte même contre l’institution. C’est le grand problème des hérésies : comment ne pas trahir l’amour-haine
que j’ai pour l’institution dans la violence avec laquelle je la dénonce ? Il y a des dénonciations qui sont la forme
même de la reconnaissance, et le problème de l’artiste à l’égard de l’Académie était celui-là.
Il fallait passer à une sorte de société sans Dieu, à un univers sans point de vue privilégié. Il y a une
analogie que je ne saurais pas décrire entre la constitution d’un champ de la peinture sans point de vue privilégié
et l’évolution de la peinture vers des formes de production comme le cubisme où l’on détruit le point de vue
privilégié sur les choses ou sur le monde social et où, finalement, on donne à la fois plusieurs points de vue sur
l’objet. Une fois que le point de vue dominant, c’est-à-dire Dieu, est mort dans le champ de la peinture, il n’y a
pas de point de vue privilégié, il n’y a plus la perspective centrale, traditionnelle, qui était le point de vue à partir
duquel tout le monde voyait ce que le peintre avait peint ; c’était ça la perspective. Cette sorte de perspectivisme
qui s’est institué dans le monde sur ce que c’est qu’un peintre rend possible le perspectivisme qui s’institue sur
le monde naturel. N’ayant plus la possibilité de dire qui est peintre, le peintre ne prétend plus à dire quel est le
vrai point de vue sur le monde… Peut-être que la sociologie que je vous propose est un peu cubiste [rires de la
salle]… (Je dis cela non pas pour vendre la mèche, mais pour que vous sachiez ce que vous faites et que vous
puissiez vous défendre ; si j’étais cynique ou stratège, c’est l’une des dernières choses que je dirais.)

L’invention du personnage de l’artiste

J’en étais resté au moment où je parlais de la misère des exclus qui sont devant le problème que je viens de
décrire. […] Je vous avais montré, je crois, le rôle déterminant que les écrivains avaient joué dans le travail de
réhabilitation, en quelque sorte, des exclus : ils avaient fourni un discours capable de légitimer l’existence d’un
peintre sans fonction. Je vais aller assez vite parce que ce sont là des choses plus connues. Toute la période
romantique, depuis Chateaubriand en passant par Musset, Lorenzaccio, Théophile Gautier, etc., a travaillé à
inventer un nouveau personnage social, le personnage du peintre ou de l’artiste, qui est capable de vivre pour des
fins autres que les fins de l’homme ordinaire. L’opposition, devenue triviale pour nous, entre l’artiste et le
bourgeois, entre le financier sordide soumis aux intérêts et l’artiste prêt à mourir pour l’amour de l’art, s’est
inventée très lentement. Il y a évidemment les Mémoires d’outre-tombe [rédigées entre 1809 et 1841], où
Chateaubriand exalte l’endurance, les sacrifices, des artistes. Il y a aussi Musset. Je pense en particulier à
Lorenzaccio [1834], où le personnage de Tebaldeo a cette phrase extraordinaire : « C’est lui [le peintre] qui
exorcise le mal, la tentation de la corruption et qui réalise les rêves des hommes ordinaires en rompant avec les
mesquineries, les bassesses, de l’homme quotidien, aliéné aux satisfactions matérielles 34. » Cette construction
de l’art contre l’argent, de l’art libre contre la soumission mercenaire à la commande, s’est inventée très
lentement.
Pour comprendre (je ne développerai pas) l’apparition d’un marché de l’art, qui a une logique tout à fait
spécifique et qui peut être une source de profit absolument extraordinaire, il faut comprendre le travail initial qui
a été nécessaire pour constituer les choses d’art comme des choses sans prix. Aujourd’hui, dire que quelque
chose est « sans prix », c’est dire qu’il vaut très cher, c’est le cas des œuvres d’art… Le prix des choses sans
prix… L’existence des choses sans prix est rendue possible par l’institution d’une coupure entre les choses qui
ont une valeur marchande immédiatement évaluable et les choses d’art qui sont d’un autre ordre, tel qu’on ne
calcule pas, on ne compte pas, sous peine de tomber dans la bassesse bourgeoise. La rupture entre l’artiste et
l’artisanat est l’un des ponts aux ânes de l’histoire de l’art qui veut dire à tout prix à quel moment on est passé de
l’artisan à l’artiste. Je dis très vite en passant qu’il me semble que j’ai résolu ce problème (il y a des problèmes
qu’on peut résoudre en sciences sociales…) : il n’y a évidemment pas un instant t où apparaîtraient un certain
nombre de personnages ayant tous les propriétés de l’artiste.
L’apparition de l’artiste est un problème continu qui n’est jamais fini. C’est l’apparition d’un champ
artistique relativement autonome tel que les critères qui définissent sa production picturale, socialement
reconnue comme légitime, soient complètement différents des critères qui définissent la production picturale
ordinaire. Pour employer une opposition brutale : pour comprendre la différence entre un peintre et un peintre en
bâtiment, il faut étudier le champ, sinon on n’y arrive pas. Par exemple, les historiens ont montré qu’à un certain
moment on évaluait la peinture – ça se fait encore aujourd’hui – au poids, à la surface de la peinture ou au coût
des couleurs employées 35. Pour qu’il y ait autonomisation du jugement de valeur pictural par rapport au
jugement de la peinture comme objet matériel (i.e. couleur sur une toile), il faut que tout le champ artistique se
constitue comme tel, qu’il y ait l’univers des critiques, tout un système d’évaluation, etc. […]. Le travail de
constitution de l’artiste en tant qu’artiste n’est pas fini au XIXe siècle ; il est beaucoup plus avancé aujourd’hui,
mais on peut toujours revenir en arrière. Il n’y a pas une évolution linéaire avec des coupures.
Les romantiques constituent l’artiste contre l’artisan par tout un travail. Par exemple, ils inventent le
personnage de l’artiste. Ils lui prêtent une nature passionnée, énergique, une sorte de sensibilité immense, hors
du commun, une sorte de capacité de transsubstantiation : l’artiste est celui qui transforme, qui transmue les
choses, dans une logique alchimique. Cela se fait dans une relation permanente entre les spécialistes des
différents arts. Dans la préface à la première édition de Jocelyn, en 1836, Lamartine dit : « De beaux vers, un
beau tableau, une belle musique, c’est la même pensée en trois langues diverses 36. » Ce texte dit en toutes lettres
une conviction pratique qui se constitue à cette époque, à savoir l’unité d’intérêts de la corporation des artistes.
Les artistes fréquentent les mêmes cafés, vont aux mêmes concerts, ils se retrouvent dans les mêmes lieux, ils
ont les mêmes thèmes (exemple entre mille, le thème de Mazeppa circule de la musique à la peinture), il y a une
circulation des thèmes, des préoccupations, des représentations… S’agissant de Mazeppa, il y a évidemment les
poèmes de Victor Hugo dans Les Orientales, mais aussi Louis Boulanger, Horace Vernet, Chassériau, ensuite
Liszt fait une œuvre de piano, puis une œuvre pour orchestre 37, etc. Cette sorte d’unité est attestée dans la
production, dans la vie quotidienne, et aussi dans la représentation que les uns et les autres donnent de leur
activité. On connaît toujours les figures exemplaires : Delacroix ou Berlioz qui, parce qu’ils étaient plus cultivés,
au sens traditionnel du terme, que les autres, ont rendu plus visible cette sorte d’interpénétration entre les arts.
Mais, de façon plus générale, des gens beaucoup plus obscurs, des graveurs et des lithographes comme Johannot,
des sculpteurs semi-inconnus, des peintres tout à fait mineurs, se retrouvent dans les mêmes cafés, dans les
mêmes concerts et participent d’une idéologie collective de l’artiste. Le mot est tout à fait déplacé, mais il se
crée une sorte de « club » ou de syndicat des artistes. Une association ou une union des artistes se forge une
idéologie.
À l’intérieur de cette société des artistes, les peintres, qui sont très particuliers puisqu’ils incarnent au plus
haut degré la souffrance et l’esprit de sacrifice de l’artiste, trouvent un discours qui leur était nécessaire pour
justifier leur manière de vivre l’art. Je vous l’avais dit : la notion d’« art pour l’art » est l’invention d’un
sculpteur, Jean Duseigneur qui, en 1831, exposait au Salon. Il emploie le premier l’expression d’« art pour
l’art », puis elle circule à l’intérieur du groupe que l’on appelait le « Petit Cénacle », dont faisaient partie des
gens comme Nerval, Borel, Gautier, etc. Elle sera théorisée dans la poésie essentiellement par Théophile Gautier,
qui joue le rôle de prophète exemplaire (Rémy Ponton a fait un très bel article sur la question 38) : il constitue à
la fois le personnage de l’artiste et le discours de l’artiste comme capable de définir sa demande
indépendamment de toute sollicitation extérieure. C’est la fameuse préface à Mademoiselle de Maupin [1835],
où il définit les principes de ce qui est à la fois la vie d’artiste et le travail d’artiste. En gros, il s’agit, par
opposition à ceux qui reçoivent des commandes, de développer librement l’invention intellectuelle, et cela au
risque de choquer le goût, c’est-à-dire de heurter la définition légitime dominante du goût, de paraître barbare du
point de vue de l’Académie.
Cette idée de liberté est inséparable de l’idée de transgression qui devient constitutive de la définition de
l’art (ce n’est pas Bataille qui a inventé la transgression, je suis désolé 39) : alors que le philistin respecte les
conventions et les règles, l’artiste se définit comme le transgresseur qui déteste les épiciers, les bourgeois, etc.
La transgression intellectuelle est en même temps transgression en matière sexuelle. (Là encore, ce n’est pas
Bataille qui l’a inventée… je ne le précise pas pour le plaisir [d’épingler ceux qui se réfèrent à Bataille] mais
parce que c’est important pour le travail intellectuel : l’inculture historique est parfois si extraordinaire qu’elle
conduit, me semble-t-il, à des erreurs relativement importantes ; ce n’est pas rien d’attribuer à Bataille quelque
chose qui existe depuis 1830, ou d’attribuer à l’École de Francfort quelque chose qui lui est antérieur.) […] La
transgression devient l’acte d’avant-garde par excellence. La transgression des limites de la bienséance éthique
est inséparable de la transgression des limites du goût. Cela se comprend puisque, comme je vous l’avais dit,
l’Académie est une instance qui définit le bon goût comme maintien ; le bon goût est inséparablement
bienséance, les vertus esthétiques sont des vertus éthiques. Défier les philistins, c’est donc glorifier l’amour,
sous la forme de l’amour pur (Murger, la Vie de Bohème 40) ou sous la forme de l’érotisme.
Une autre dimension de la définition, c’est l’anti-utilitarisme : l’art contre l’argent, contre la morale
conventionnelle, contre la religion, contre les devoirs, contre les responsabilités, contre la famille ; bref, c’est
finalement l’art contre l’ordre moral, c’est-à-dire tout ce qui pourrait évoquer de près ou de loin les services que
l’art pourrait rendre à la société. C’est important pour comprendre la difficulté de faire une sociologie de l’art :
la sociologie doit faire la sociologie d’activités qui se sont constituées contre ce que la sociologie étudie… C’est
un paradoxe : la réduction sociologique est dénoncée d’avance par ceux qu’elle réduit. C’est pourquoi une
sociologie rigoureuse ne peut être qu’une sociologie des conditions de la réduction sociologique. Il faut faire une
sociologie du champ, sinon une sociologie naïve et toute réduction d’un art qui s’est constituée contre le
réductionnisme, essentiellement de type social, sont disqualifiées d’avance.

Le couple peintre-écrivain

Tout cela [l’anti-utilitarisme ( ?)] se trouve chez Théophile Gautier qui ne passe pas pour un auteur d’avant-
garde, puis se développe chez les Goncourt, chez Flaubert, Leconte de Lisle, Baudelaire, qui, eux, célèbrent la
peinture comme l’art par excellence, l’art supérieur. C’est l’époque où se constitue le couple peintre-écrivain,
qui, avec des ruptures, est resté absolument inaltéré jusqu’à aujourd’hui. Par exemple, à certains moments dans
le champ artistique, les chefs d’école ont été des impresarios-écrivains : le chef d’école était un non-peintre qui
constituait le groupe par un discours qu’il tenait sur lui, en lui donnant un nom, en écrivant des préfaces, des
catalogues, en faisant tous les actes de consécration ordinaires d’imposition de la perception légitime. C’est à ce
moment-là que se constitue ce couple et que l’admiration de la peinture devient une dimension obligée du rôle
d’écrivain. C’est aussi l’époque où est inventé le personnage de l’artiste comme personnage saturnien. (Je le dis
parce qu’il y a un livre relativement important de Wittkower sur le thème saturnien avec lequel je ne suis pas du
tout d’accord 41. Il propose la description, complètement anachronique à mes yeux, de l’apparition, dès le
XVIe siècle florentin, des propriétés de l’artiste saturnien : la licence sexuelle, le lien entre le génie et la folie. On
compte le nombre de fous qu’on peut trouver parmi les artistes dès le XVIe siècle. On remarque aussi le taux
élevé de suicides des artistes, la licence sexuelle, la luxure, etc. Autrement dit, par un effet classique d’illusion
rétrospective, Wittkower trouve des traces dès le XVIe siècle de propriétés qui ont été inventées en tant que telles
dans une période romantique et postromantique.) En s’appuyant sur le modèle des peintres, les écrivains
décrivent le personnage saturnien, voué à la malchance et à la tristesse. Ils décrivent le peintre comme
personnage excentrique, insensé, mais aussi comme personnage socialement inassignable dont on ne sait jamais
ce qu’il peut dire et ce qu’il peut faire. Il est un personnage totalement imprévisible et, en ce sens, l’incarnation
de la liberté absolue, de l’irrédentisme, en quelque sorte, de l’intellectuel.
Dans ce travail de construction de l’image de l’artiste, il faudrait reprendre le travail de Baudelaire, qui
participe non seulement de cette construction de l’artiste maudit, mais simultanément de la démolition du
personnage du peintre académique, qu’il décrit comme artiste bourgeois. C’est très intéressant : les artistes
académiques qui sont plutôt d’origine sociale plus basse que les artistes non académiques sont perçus comme
« bourgeois » parce que académiques, au nom d’une assimilation entre l’appartenance institutionnelle, stable, et
le statut bourgeois. C’est une erreur de perception très commune : aujourd’hui encore, l’opposition entre le
professeur de dessin et les artistes reproduit l’opposition entre les peintres académiques et les peintres d’avant-
garde. L’opposition entre les musiciens qui passent par le conservatoire et ceux qui dévient reproduit aussi cette
opposition. Si, parmi les professeurs de dessin, une petite fraction arrive à se faire reconnaître comme peintres
d’avant-garde, les professeurs de dessin sont perçus par l’artiste comme plus bourgeois, alors qu’ils sont des
professeurs de dessin parce qu’ils ne peuvent pas prendre le risque social qu’implique le fait de devenir artiste. Il
y a une sorte d’identification à la disposition bourgeoise de la régularité, de la stabilité, du statut que donne
l’appartenance à l’institution académique, universitaire ou scolaire. Or il y a une espèce de rapport
chiasmatique : ce sont les peintres ou les écrivains d’origine sociale plus défavorisée qui vont vers les lieux les
plus sûrs parce qu’ils ne peuvent pas se payer le luxe de la rupture éclatante. Cette espèce de chiasme a une
importance extraordinaire pour comprendre les conflits à l’intérieur de la peinture – ainsi que les conflits entre
critiques et écrivains pendant tout le XIXe siècle, entre professeurs et écrivains ou entre philosophes professeurs
et philosophes libres.
Baudelaire dénonce comme « bourgeois » les peintres académiques qui sont en fait beaucoup plus petits-
bourgeois. Il les décrit comme des héritiers sans mérite (or ils sont héritiers académiques, mais pas héritiers
sociaux) qui ne possèdent que « l’art des sauces, des patines, des glacis, des frottis, des jus, des ragoûts 42 ». Sa
description discrédite, disqualifie tout le côté « cuisine » de l’art académique. Je pourrais continuer longuement,
mais je veux dire simplement l’un des grands paradoxes (il y en a beaucoup) de la révolution impressionniste :
elle tend à affirmer l’autonomie de l’univers de la peinture par rapport à toute demande externe, en particulier
une demande morale, mais l’une des garanties de l’autonomie d’un espace professionnel est la possession d’un
héritage technique. L’une des propriétés qui fait la spécificité d’une profession, c’est la possession d’une
tradition, ce sont « les glacis, les sauces, les ragoûts, etc. », c’est une certaine manière transmise
héréditairement, qui a une histoire relativement autonome ; l’histoire des techniques picturales est au fond
l’histoire de l’autonomie de la peinture par rapport aux autres manières. Comment affirmer alors l’autonomie en
récusant l’héritage ? Si la révolution impressionniste prend une forme très radicale, c’est que rompre avec
l’Académie, c’est en quelque sorte lâcher toutes les amarres qui peuvent garantir l’autonomie […], c’est
évidemment abdiquer la compétence socialement garantie par l’Académie et c’est rompre avec la compétence au
sens technique du terme. Non seulement je ne reconnais plus le verdict de l’Académie (quand elle dit : « Untel
est un peintre », je peux dire que c’est absurde), mais, en plus, je récuse la justification technique de ce verdict,
c’est-à-dire l’existence d’une compétence technique spécifique définissant le peintre vraiment peintre, l’art de
faire un passage ou l’art de faire telle ou telle prouesse technique.
Du coup, comment vais-je pouvoir fonder un art autonome si je n’ai même plus la possibilité d’invoquer la
compétence ? Les peintres en rupture se trouvent en quelque sorte à la merci des littérateurs. Dans la période
suivante, Odilon Redon, selon Dario Gamboni 43, est le premier à avoir dénoncé la soumission du peintre à
l’égard de l’écrivain. Il a été le premier à dire : « Nous en avons assez de ces gens qui font des poèmes sur notre
dos. » Huysmans faisait des sortes de paraphrases des peintures de Redon et il les publiait ensuite comme des
poèmes : le peintre était le prétexte à un exercice littéraire autonome et il devenait doublement dépendant de
l’écrivain puisque, d’une part, le peintre était un faire-valoir et que, d’autre part, l’écrivain, produisait une valeur
indépendante de celle du peintre. Odilon Redon dénonce cette espèce de contrat qui, utile dans la phase que je
suis en train de décrire, devient odieux ensuite.
L’« œuvre ouverte », comme dit Umberto Eco 44, est une invention historique qui s’inscrit dans la logique
d’Odilon Redon. On peut dire qu’il y a autant de regards sur l’œuvre qu’il y a de sujets percevants et que l’œuvre
est donc objectivement polysémique, mais je pense qu’on est fondé à dire que l’invention de l’œuvre ouverte
comme œuvre pensée, faite pour être l’objet d’un regard multiple, pourrait avoir quelque rapport avec ce
problème du rapport entre la peinture et ses commentateurs. Si l’œuvre est vraiment polysémique, alors il n’y a
plus de bon commentaire, il n’y a plus de Dieu du commentaire, il n’y a plus de point de vue absolu. Du même
coup, le peintre renvoie dos à dos tous les commentateurs et reste le maître de la vérité de son œuvre comme
n’ayant pas de vérité.
Duchamp pousse cela à un degré supplémentaire. Il y a ainsi des interviews de Duchamp où on lui demande
pourquoi il a donné tel titre bizarre à une œuvre et il répond : « Je ne sais pas », ou alors il dit à un commentateur
« Oh, oui ; je pensais à ça », puis à un autre commentateur [qui lui soumet une interprétation différente] « Oui,
oui, on peut dire ça » 45. Autrement dit, il approuve toutes les interprétations possibles, ce qui est une manière de
rester maître absolu des interprétations et des interprètes. Cette stratégie sera reproduite en philosophie, par
Heidegger notamment. L’œuvre ouverte, c’est la maîtrise du peintre sur son œuvre : il est, en dernier ressort,
celui qui peut dire le vrai sens, ou qu’il n’y a pas de sens. En général, il dit qu’il n’y a rien à chercher, ce qui
renvoie les universitaires à leur ridicule académique de chercheurs de concepts. C’est très important dans les
luttes entre agents.
[Long moment de silence] Ce que je voulais dire, c’est le paradoxe de la conquête de l’autonomie quand on
se prive d’un des fondements de l’autonomie les plus indiscutables du point de vue des commentateurs, c’est-à-
dire la technique. Les artistes ont opposé aux écrivains : « Vous n’y comprenez rien. Vous faites de la littérature.
Il y a une technique. » Les écrivains l’ont évidemment compris très vite parce que les peintres le leur disaient, et
Zola, par exemple, dit : « N’allez pas demander du sens, vous voyez qu’il s’agit de couleur. » Il devient plus
difficile de larguer les écrivains quand ils adoptent le discours légitime, et on arrive finalement à Odilon Redon
qui dit : « Je récuse tout discours, y compris le discours technique… » Mais, je suis allé trop vite au terme de la
rupture entre les peintres et les écrivains. […]
Pour les peintres, abandonner la technique comme fondement de l’autonomie de l’art, c’est abdiquer toute
légitimation possible du statut de peintre. Or c’est le paradoxe de la rupture avec l’Académie : rompre, ce n’était
pas seulement dénoncer la prétention d’une instance, quelle qu’elle soit, à dire ce qu’est la peinture et ce qu’est
le peintre légitime, c’est se priver de tout ce que représentait l’Académie, c’est-à-dire une tradition technique,
une instance chargée de conserver, de perpétuer, de reproduire, d’inculquer et de consacrer une tradition
technique définissant la peinture comme activité spécifique, par opposition à l’écriture, par opposition à la
sculpture. La rupture avec l’Académie représente donc une sorte de vide absolu qui, en quelque sorte, jette le
peintre dans les bras de l’écrivain qui est le seul à pouvoir lui trouver une justification absolue (« Vous êtes
peintre parce que… vous incarnez la peinture »). L’écrivain peut dire par exemple (c’est là qu’on voit apparaître
l’invention de l’artiste comme personnage) : la peinture, c’est ce que fait le peintre vrai, celui qui a le
comportement vrai du peintre, qui vit comme on dit que doit vivre l’artiste ; il est prêt à mourir pour sa peinture,
il n’est pas conformiste, il a des amours extraordinaires, etc. C’est Le Chef-d’œuvre absolu de Balzac 46 qui est
tout à fait dans une logique romantique. Ce n’est pas du tout, comme on pourrait le croire, un texte moderne.
C’est un texte tout à fait typique de cette époque : c’est une exaltation du peintre comme personnage en quête
d’absolu, et justifié en tant que peintre par cette espèce de posture éthique exemplaire et désespérée en même
temps.
Ce que je voudrais montrer par la suite, c’est comment l’apparition d’un champ artistique anomique, dans
lequel toute référence absolue, tout dernier recours, toute dernière instance (voilà exactement l’expression) est
exclue, entraîne une redéfinition complète et de la notion d’artiste et de la peinture elle-même et de ce qui mérite
d’être peint, de la manière légitime de peindre, en rendant possible la coexistence dans le même état du champ,
sinon d’une infinité, d’une pluralité de manières de peindre, concurrentes, mais se consacrant mutuellement à
travers le fait même de la lutte pour être consacré. Autrement dit, ce qui reste d’absolutisme académique, c’est la
lutte pour l’absolu, pour être absolu. La seule preuve de la légitimité, la seule preuve de l’existence de Dieu, du
Dieu pictural, c’est cette prétention de chacun à être Dieu. Mais cette prétention est nécessairement frustrée dans
un univers où il n’y a plus de lieu à partir duquel on peut dire : « Voilà le vrai peintre » ; il n’y a plus de lieu
divin. C’est ce que j’essaierai de décrire la prochaine fois en montrant comment, me semble-t-il, le travail même
du peintre en a été changé.
1. Le cours est donné à l’issue d’une période où l’existence même de l’Ordre des médecins a été discutée (sa suppression était même l’une
des « cent dix propositions pour la France » présentées par François Mitterrand lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de
1981). Comme P. Bourdieu y fait allusion plus loin, il existait notamment des médecins qui refusaient d’adhérer à l’Ordre des médecins
(ils invoquaient notamment les prises de position politiques et morales de l’Ordre). La justice avait été appelée à se prononcer sur leur
situation.
2. À l’époque du cours, le service militaire est encore obligatoire en France pour tous les hommes de nationalité française. Les motifs
d’exemption ou d’ajournement (temporaires ou définitifs) tenaient principalement à des raisons médicales (qui devaient être certifiées) ou
à la situation familiale.
3. À l’époque du cours, Margaret Thatcher dénonce par exemple une « culture de la dépendance » au Royaume-Uni, réactivant les débats
des philanthropes du XIX e siècle autour des pauvres « méritants » et « non méritants ».
4. Voir P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p. 185-189.
5. L’idée que la Sécurité sociale coûte trop cher, qu’elle pèse sur le coût du travail, sur l’emploi et nuit à la compétitivité progresse dans le
contexte idéologique et économique des années 1980 dans lequel est donné le cours.
6. P. Bourdieu avait consacré des développements à la notion d’intelligence dans « Le racisme de l’intelligence », in Questions de
sociologie, op. cit., p. 264-268.
7. P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., chap. 2, « Le conflit des facultés », p. 53-96.
8. Comme il l’avait très souvent fait lors de ses toutes premières leçons au Collège de France, notamment au sujet de l’insulte, P. Bourdieu
fait ici référence au mot grec idios (ἴδιος) qui signifie « particulier », « qui appartient en propre à quelqu’un ».
9. Dans le passage qui suit, P. Bourdieu évoque des points qu’il avait développés l’année précédente : il avait traité de la notion de
Kadijustiz (et des exemples de Sancho Panza et de Salomon) qu’utilise Max Weber, particulièrement dans les leçons du 26 avril et du
10 mai 1984 ; il avait évoqué la critique par Kant des morales de la sympathie dans la leçon du 17 mai 1984.
10. P. Bourdieu se réfère au passage où Max Weber décrit la « domination légale » : « Les membres du groupement, en obéissant au détenteur
du pouvoir, n’obéissent pas à sa personne mais à des règlements impersonnels ; par conséquent ils ne sont tenus de lui obéir que dans les
limites de la compétence objective, rationnellement délimitée, que lesdits règlements fixent. » (M. Weber, Économie et société, t. I,
op. cit., p. 291.)
11. Référence à l’« impératif catégorique » de Kant : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime
devienne une loi universelle. » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 261).
12. Les facteurs de la Poste avaient été rebaptisés « préposés », par un décret de 1957 (en vigueur jusqu’en 1993), sans que cela ait vraiment
de conséquence.
13. P. Bourdieu a en tête les travaux menés au Centre de sociologie européenne dans les années 1960, notamment Pierre Bourdieu et Jean-
Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
14. Claude Thélot, Tel père, tel fils. Position sociale et origine familiale, Paris, Dunod, 1982. Claude Thélot était un administrateur de l’Insee.
P. Bourdieu reviendra sur la régression que lui paraissait opérer ce livre dans La Noblesse d’État, op. cit., p. 191.
15. On peut citer par exemple ce passage célèbre : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu
l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail
manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le
développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse
collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société
pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” » (Karl Marx, « Critique du programme de
Gotha » [1875], in Karl Marx et Friedrich Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Éditions sociales, 1950, p. 24.)
16. Il s’agit sans doute des programmes et instructions officiels qui avaient été publiés fin avril 1985 par le ministre de l’Éducation nationale,
Jean-Pierre Chevènement. Ils insistaient notamment sur l’importance de l’apprentissage de la lecture, supprimaient les « activités d’éveil »
et réintroduisaient l’éducation civique dans les programmes scolaires.
17. P. Bourdieu pense sans doute à la « théorie de l’agence » qui est formulée en économie dans les années 1970 et qui s’attache aux
situations où un agent est en position de prendre des décisions au nom d’un autre (ainsi, dans une entreprise, les managers qui agissent au
nom des actionnaires ou, dans la consommation de soins, le patient ou le médecin qui agissent alors que le payeur peut être une société
d’assurance ou la Sécurité sociale).
18. P. Bourdieu emploie probablement ici le mot « idiot » en référence au mot grec idios (ἴδιος) qu’il a utilisé un peu plus haut.
19. P. Bourdieu rapproche le mot de « discrimination » (formé sur crimen, « point de séparation ») du mot de diacrisis dont il avait commenté
le sens et l’étymologie deux séances auparavant.
20. P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cité.
21. Référence aux « lois non écrites et immuables » qu’Antigone oppose au décret du roi Créon interdisant l’ensevelissement de son frère :
« Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des
dieux. Elles n’existent ni d’aujourd’hui ni d’hier mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont apparues. » (Sophocle, Antigone,
trad. Jean Grosjean, Tragiques grecs. Eschyle, Sophocle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 583-584.)
22. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit.
23. « Nous entendons par État une “entreprise politique de caractère institutionnel” [politischer Anstaltsbetrieb] lorsque et tant que sa
direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime. »
(M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., p. 97.)
24. Voir supra, p. 682, note 1.
25. On peut rappeler qu’il s’agit du titre que P. Bourdieu avait donné à l’article tiré de son travail sur le « hit-parade des intellectuels
français » qu’il avait présenté dans son cours l’année précédente, juste avant les séances traitant de Kafka.
26. Voir supra, les leçons des 22 et 29 mars 1984.
27. Il s’agit sans doute des États généraux de la philosophie organisés en 1979 par Jacques Derrida à la Sorbonne : États généraux de la
philosophie (16 et 17 juin 1979), Paris, Flammarion, « Champs », 1979.
28. Voir les leçons du 8 et du 22 mars 1984.
29. P. Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », art. cité.
30. Le mot « anomie » qui existait en grec est formé par simple ajout au mot nomos du préfixe privatif a-. C’est dans De la division du travail
social, op. cit., et dans Le Suicide, op. cit., qu’Émile Durkheim l’emploie, sans vraiment la définir autrement que comme absence relative
de règle ou de morale collective. P. Bourdieu utilisera la notion dans l’une de ses premières publications sur la révolution impressionniste
(« L’institutionnalisation de l’anomie », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 19-20, 1987, p. 6-19).
31. Voir en particulier la leçon du 8 mars 1984.
32. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., § 8, IV, p. 89.
33. La formule « Dieu est mort » est associée à Nietzsche (il l’utilise en particulier dans Le Gai Savoir) qui, dans les années 1960, devient une
référence importante dans l’avant-garde philosophique. À la même époque, le thème de la « mort de l’homme » peut être utilisé pour
réunir notamment le structuralisme de Lévi-Strauss, le marxisme de Louis Althusser ou la pensée de Michel Foucault qui emploie presque
explicitement la formule à la fin des Mots et les choses : « L’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre
aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, […] alors on
peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » (Michel Foucault, Les Mots et les choses,
Paris, Gallimard, 1966, p. 398.)
34. Il ne s’agit pas là d’une citation mais d’une sorte de synthèse de ce que dit le personnage du peintre Tebaldeo (Lorenzaccio, acte II,
scènes 2 et 6).
35. P. Bourdieu pense au travail de M. Baxandall, « L’œil du Quattrocento », art. cité.
36. Il s’agit d’une note jointe, dans la première édition de Jocelyn, au poème « Les laboureurs » : « À la lecture de ces vers, le lecteur ne
pourra douter que le poëte n’ait été inspiré ici par le peintre. L’inimitable tableau des Moissoneurs par l’infortuné Robert est évidemment
le type de ce morceau. C’est ainsi que les arts s’inspirent l’un de l’autre et quelquefois même se traduisent. De beaux vers, un beau
tableau, une belle musique, c’est la même pensée en trois langues diverses. Robert, Rossini, Lamartine, peuvent se comprendre et se
sentir mutuellement. Ils sont peintres, poëtes et musiciens à la fois. » (Alphonse de Lamartine, Œuvres, Bruxelles, Adophe Wahlen, 1836,
p. 887.)
37. P. Bourdieu emprunte cette notation sur le thème de Mazeppa à Joseph-Marie Bailbé, Le Roman et la Musique en France sous la
monarchie de Juillet, Paris, Minard, 1969, p. 4.
38. P. Bourdieu pense peut-être à la thèse de Rémy Ponton qu’il avait dirigée : « Le champ littéraire en France de 1865 à 1905 », EHESS,
1977, ou à l’article « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple du Parnasse », Revue française de
sociologie, 1973, vol. 14, no 2, p. 202-220.
39. P. Bourdieu fait allusion au fait que les travaux de Georges Bataille sur la transgression, la violence, la sexualité, son livre La Part maudite
(1949), sont des références très souvent mobilisées par beaucoup d’intellectuels français de l’époque : Jacques Lacan, Jacques Derrida,
Philippe Sollers ou Michel Foucault, qui publia un hommage célèbre à la mort de Bataille (« Préface à la transgression », Critique,
no 195-196, 1963, p. 751-769) et préfaça le premier volume des œuvres complètes de l’écrivain (Georges Bataille, Œuvres complètes,
t. I, Paris, Gallimard, 1970). Comme il le dira explicitement dans Esquisse pour une auto-analyse (op. cit., p. 13 et 102), P. Bourdieu se
sera toujours tenu à distance de cet auteur.
40. P. Bourdieu avait assez longuement évoqué ce livre lors de la leçon précédente.
41. Rudolf et Margot Wittkower, Born under Saturn : The Character and Conduct of Artists, New York, Random House, 1963 (trad. fr.
ultérieure au cours : Les Enfants de Saturne. Psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, trad.
Daniel Arasse, Paris, Macula, 2000).
42. « Quand il possède bien l’art des sauces, des patines, des glacis, des frottis, des jus, des ragoûts (je parle peinture), l’enfant gâté prend de
fières attitudes, et se répète avec plus de conviction que jamais que tout le reste est inutile. » (« Salon de 1859. Lettres à M. Le Directeur
de la Revue française : I. L’artiste moderne », in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1976, p. 613.)
43. Ce travail fut publié ultérieurement au cours : Dario Gamboni, « Odilon Redon et ses critiques. Une lutte pour la production de la
valeur », Actes de la recherche en sciences sociales, no 66, 1987, p. 25-34 ; La Plume et le Pinceau. Odilon Redon et la littérature, Paris,
Minuit, 1989.
44. Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, trad. Chantal Roux de Bézieux avec le concours d’André Boucovrechliev, Paris, Seuil, 1965 [1962].
45. P. Bourdieu reviendra sur le doute que Duchamp « laisse planer […] par l’ironie ou l’humour, sur le sens d’une œuvre délibérément
polysémique » dans Les Règles de l’art, op. cit., p. 407-408.
46. Le Chef-d’œuvre inconnu est une nouvelle que Balzac publie en 1831. Un vieux peintre, Maître Frenhofer, entreprend de peindre une
toile, La Belle Noiseuse, à laquelle il pense depuis de longues années et qui atteindrait à une forme de perfection, d’absolu.
COURS DU 23 MAI 1985

Première heure (leçon) : des intuitions de Paul Valéry. – Amateur et professionnel. – La bureaucratie comme
énorme fétiche. – La médiation catégorielle. – La perception homologuée. – Science et science d’État. –
Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (7). – Le polycentrisme et l’invention
d’institutions. – La fausse antinomie de l’art et du marché. – Le jugement collectif de la critique. – Les trois
reproches.

Première heure (leçon) : des intuitions de Paul Valéry

[Le tout début de la leçon n’a pas pu être reconstitué. P. Bourdieu répond à une question qui lui a été posée.] Je
voudrais rapidement vous lire un certain nombre de textes qui sont, je crois, intéressants et qui se rapportent
directement aux problèmes que je pose pendant ce cours ; il s’agit du chapitre intitulé « Enseignement » dans les
Cahiers II de Paul Valéry dans la Pléiade. Valéry y formule un certain nombre de remarques assez étonnamment
modernes sur le système d’enseignement et l’auteur de la question citait un certain nombre de passages qui
concernent l’enseignement de la philosophie. Je vais lire rapidement : « Quoi de plus laid que la philosophie, ou
la chose soi-disant telle, depuis qu’elle s’enseigne à titre de valeur de carrière et comme une spécialité
professionnelle 1 ? » « La philosophie enseignée – comme une matière définie, devenant chose de programme,
moyen de contrôle dans des examens, grades, gagne-pain, rétribuée, distribuée – avec tout ce que comporte de
niaiseries, de résumés, de dissertations et d’obligations d’imiter, – de psittacisme, tout ceci – Rabâchages 2 –
singeant les sciences positives, cessant d’être le produit individuel par excellence. “Cours complet de
philosophie” ! D’où la dégénérescence fatale vers l’“Histoire”, les études comparées ! – etc. Tout ceci favorisé
par les États – philosophies contrôlées 3. »
[…] Il m’est demandé la chose suivante : « L’autorité de l’auteur de ces réflexions interdit que l’on puisse
soupçonner et l’assimiler (suit une citation extraite d’un de mes textes). Cela revient à dire qu’on ne peut pas
reprocher à Valery d’être inspiré par le ressentiment. Dès lors, comment lire ce discours dans la dialectique de la
lutte pour la représentation légitime des visions ? » Je crois que c’est une question importante. Elle se rattache
au problème des luttes pour l’imposition d’une image. Par ailleurs, j’ai trouvé au passage, sous la plume de
Valéry, une très belle définition de la bureaucratie. Je voudrais commenter tout cela. Le texte de Paul Valéry est
évidemment un texte polémique. C’est la vision qu’un écrivain a, à un certain moment, du professeur de
philosophie. Si l’on feuillette le volume, on voit que les titres des parties (« Science », « Bios », « Thêta »,
« Eros », « Affectivité », « Le moi et la personnalité », etc.) sont des sujets de philosophie, et même des sujets de
philosophie du baccalauréat (« Le moi et la personnalité », « Attention », « Conscience », etc.). On voit bien qu’il
y va d’une concurrence pour la définition légitime de la philosophie et, effectivement, ces textes ont été écrits à
une époque où la lutte pour la définition dominante du discours légitime nommé « philosophie » s’intensifie
avec la professionnalisation du philosophe et avec la définition de plus en plus stricte du rôle du philosophe
professionnel, par opposition au philosophe amateur qu’était l’écrivain.
Sur ce processus de professionnalisation et l’apparition d’une sorte de corpus professionnel à partir de
1900, je vous renvoie aux travaux de Fabiani dont une partie a paru dans Actes de la recherche en sciences
sociales 4. Le kantisme, par exemple, marquait la différence. Valéry et Alain (qui pouvait commenter Valéry)
étaient séparés par la prétention du philosophe professionnel à connaître les auteurs, à être détenteur d’un savoir
canonique, à avoir la maîtrise des auteurs canoniques. C’est l’une des définitions traditionnelles de la religion.
Chez Weber, l’opposition entre le prêtre et le prophète tourne autour du problème des auteurs canoniques : dès
qu’il y a routinisation d’une prophétie, il se constitue un corpus fini d’auteurs 5, une espèce de panthéon
d’auteurs légitimes, et les lectores que sont les professeurs sont instaurés en commentateurs légitimes des textes
légitimes, et de ceux-là seulement. Ce qu’énonce Valéry illustre ce que j’ai dit souvent : dans une lutte dans un
champ, chacun voit assez bien la position opposée à la sienne (nous sommes toujours bons sociologues pour les
autres, nous trouvons le bon point de vue sur leur point de vue, sur leurs intérêts). Valéry touche à des choses tout
à fait essentielles : le côté « routinisation », « simulacre », « usurpation d’identité » de la prophétie. Il touche
même à des choses très [sociologiques (?)] : « L’Université représente dans l’ordre de l’intellect la même
timidité, la même petitesse, […] le même doute inférieur, et les mêmes qualités que le petit bourgeois français
montre dans l’ordre de la vie 6. » […] « L’habitude d’utiliser les choses de l’esprit comme instruments de
contrôle, de torture, d’épreuve, de mesure, – comme but pratique, acquisition de gagne-pain etc. – Vivre des
choses sacrées – C’est enlever toute noblesse – toute – 7. »
Autrement dit, Valéry reproche aux philosophes professionnels de faire profession de philosophie, de
transformer la philosophie en gagne-pain, donc de lui conférer une fonction utilitaire : c’est l’opposition « art
pour l’art » versus « art pour des fins sociales » 8. Il va de soi que je ne prends pas du tout position sur ce débat
(et je m’effraie d’en cacher une dans les propos que je tiens), parce que ce qui est en jeu, ce sont deux
représentations dont on ne peut pas dire que l’une est vraie et l’autre pas. On pourrait aussi trouver des textes en
face : dès qu’elle se professionnalise, la philosophie tend à discréditer cette philosophie d’écrivains en dénonçant
des maximes un peu plates. Quand Valéry dit, par exemple, que « le temps, c’est une horloge fatiguée », ce n’est
pas extraordinaire ; manifestement, il n’a pas lu Kant, « il ne sait pas poser les problèmes ». Il répond d’avance à
cette critique que les professeurs de philosophie ne posent pas les problèmes qui se posent à eux, mais des
problèmes dont ils savent qu’ils doivent être posés et que, du coup, ils détruisent chez leurs clients la propension
à poser des problèmes réels, en imposant des problèmes qu’ils ne se posent pas 9. Il s’agit là d’analyses
extraordinaires et se pose le problème de l’usage que la sociologie peut en faire. C’est extrêmement difficile : on
peut les étudier au premier degré ou les mettre en exergue (souvent les exergues, c’est une phrase qui anticipe
sur toute une analyse […]).
Je voudrais prolonger un peu et introduire une citation de Valéry qui me paraît très importante dans la
logique de ce que je disais la dernière fois à propos de l’effet de certification ou de brevet. Valéry dit que
Napoléon a un peu bâclé la conception du système scolaire : « Napoléon ayant couché rapidement avec Minerve,
lui a fait l’Université. » [P. Bourdieu commente : un philosophe de profession (et encore moins un historien…)
n’écrirait jamais ça [rires de la salle], on le regrette d’ailleurs… Mais ça a une force d’intuition.] « Ce grand
homme, vraiment grand car il avait le sens des Institutions, du fiduciaire organisé et doué d’automatismes, et
d’indépendance des personnes, et si personnel essayant de réduire le rôle de la personnalité dont il savait les
irrégularités 10. » Le style est un peu mallarméen, ou lacanien, néo-mallarméen, mais on a toute la théorie
wébérienne de la bureaucratie en une phrase. Je relis : Napoléon « avait le sens des Institutions », et une
institution, c’est quoi ? C’est « du fiduciaire », c’est-à-dire des choses qui ont rapport avec la foi, la confiance.
C’est même, plus précisément, du « fiduciaire organisé » : ce n’est pas du fiduciaire spontané, comme dans le
cas du charisme du prophète singulier qui demande qu’on croie en lui, en sa personne. Il y a délégation à une
organisation ; on organise la foi, et la destination de la foi est une organisation : c’est cela, une bureaucratie, par
opposition à un prophète.
La formule « du fiduciaire organisé et doué d’automatismes » est très intéressante ; « doué
d’automatisme », cela s’oppose à ce que j’avais évoqué la dernière fois : Sancho Panza ou la Kadijustiz de Weber
qui consistent à réagir selon son humeur. Le « fiduciaire organisé » réagit, lui, tous les jours de la même façon ;
le bureaucrate, qu’il soit de bonne ou de mauvaise humeur, réagit en gros d’une manière constante. En tout cas,
la mauvaise humeur du bureaucrate est prévue. C’est ce que dit Valéry : « doué d’automatismes, et
d’indépendance des personnes ». La bureaucratie existe au-dessus des personnes, elle est impersonnelle, ce qui
désespère les défenseurs de l’authentique 11 : elle dépersonnalise, elle est « on », elle est anonyme. Cela peut être
ennuyeux, si l’on veut des rapports de personne à personne, si l’on a besoin d’Einfühlung [d’empathie] avec une
personne, mais du point de vue de la constance des réactions, de la fiabilité dans le temps, cela fournit beaucoup
de garanties. Valéry poursuit : « Ce grand homme […] si personnel essayant de réduire le rôle de la personnalité
dont il savait les irrégularités. » Au passage, il souligne un paradoxe : Napoléon, qui était si personnel,
« essaya[i]t de réduire le rôle de la personne » ; l’inventeur de la bureaucratie rationnelle, qui est par définition
charismatique, tend à réduire le rôle de la personnalité dont il sait les irrégularités. On peut rapprocher cela de la
morale kantienne par opposition aux morales des Écossais, qui voulaient fonder la morale sur les irrégularités du
sentiment 12. Le bon bureaucrate, comme le bon moraliste au sens de Kant, sait qu’il ne faut pas se fier aux
sentiments. Pour assurer de la constance, il faut du « fiduciaire organisé ». Le paradoxe de la bureaucratie est là.

Amateur et professionnel

Mon but n’était pas seulement de commenter ce texte et d’opérer une transition avec ce que je disais la dernière
fois. Je voulais aussi montrer la différence entre un philosophe amateur, un philosophe professionnel et,
pourrait-on ajouter, un savant du monde social qui est dans une tradition cumulative. Un amateur donne des
maximes, des formules qui peuvent avoir une force d’introduction à l’intuition extrêmement grande, percutante,
mais un petit peu par hasard. Valéry a des réflexions formidables, par exemple : « Les diplômes – esprit de
défiance auquel répond l’esprit de simulation – naïveté – oubli immédiat. L’État permet par eux d’oublier, de
cesser l’effort. Avantages – un certain entraînement mal compris 13. » C’est vraiment l’homo academicus
singularis qui revient et qui dit : « Les diplômes, ce n’est pas terrible, mais on a une garantie. » Il n’a pas
beaucoup réfléchi et aurait dû partir de là. Il tombe à un certain moment sur des formules heureuses. Il faudrait
analyser cela. En effet, derrière les luttes de visions antagonistes, il y a souvent des vrais problèmes de définition
du poste : quelle est la bonne manière d’obtenir le poste ? On pourrait, en dehors de tout jugement de valeur et
avec un souci d’analyse, mettre en présence Valéry, Alain et Max Weber (il y a des tas de livres qui ont des titres
du type « Le savant et le politique ») pour comprendre les postes, comme s’il s’agissait de décrire le poste d’un
manutentionnaire, d’un bagagiste ou d’un colporteur.
Je le fais au pied levé, mais, très vite, quelles sont les différences ? En comparant Valéry et Alain, on voit
tout de suite qu’Alain n’aurait pas parlé de la bureaucratie : ce n’est pas au programme, Platon n’en parle pas, ni
Kant… Avec Hegel, il aurait un petit topo dans lequel pourrait d’ailleurs s’insérer son expérience ordinaire du
monde social, non sublimée scientifiquement. (C’est une chose très intéressante : les textes philosophiques sont
toujours des textes à deux vitesses. Il y a le niveau architectonique manifesté, le discours manifeste et, en
dessous, un discours caché qui court, qui resurgit. Je peux vous renvoyer à mon analyse critique de la Critique du
jugement de Kant 14 qui fait hurler les professionnels de la philosophie. J’ai fait, à propos de Kant, une analyse
analogue à celle que pratique Carl Schorske dans son livre Vienne fin de siècle. Schorske analyse
sociologiquement les rêves successifs que Freud raconte dans Introduction à la psychanalyse 15 et, sous le
discours patent que la psychanalyse retient, il découvre un autre discours, social, où Freud parle de son rapport à
son père et à l’Université, de sa peur de ne pas faire une carrière universitaire, etc. Cela dépend bien sûr
beaucoup du terrain – il y a des terrains où c’est plus le cas que sur d’autres –, mais je pense que le discours
philosophique, quel que soit le contrôle, cache très souvent un discours social rampant dont la cohérence ne se
trouve qu’à l’échelle de l’ensemble. C’est comme s’il y avait des trous dans le discours à cohérence patente,
d’où surgit brusquement la pulsion sociale, des petites bribes, des espèces d’échappées du fantasme social, des
exemples, des notes…) Bref, il est probable qu’Alain n’aurait pas parlé de la bureaucratie.
Maintenant, Weber. J’ai dit que Valéry formulait sans le savoir une définition « wébérienne ». La différence
entre Valéry et Weber, c’est que, si Weber tombe sur cette définition, il le sait. Il sait ce qu’il fait, il sait qu’il
parle de la bureaucratie, il se donne les instruments théoriques et empiriques, il procède par la méthode
comparative, il essaie de cumuler les acquis antérieurs, il a lu Hegel et tout ce qui est pertinent du point de vue
de ce qu’il a à comprendre. Il élabore sa construction, d’abord parce qu’il se la donne explicitement comme
objet, et aussi parce que, se l’étant donnée comme objet, il en développe toutes les propriétés, au lieu que ce soit
une remarque en passant, qui ne peut être intelligible que pour quelqu’un qui a lu Weber. (Autre remarque
triviale mais peut-être un peu débanalisante : qu’est-ce qu’une relecture ? Les relectures se pratiquent beaucoup,
c’est une arme dans les luttes entre positions. Si l’on fait de la sémiologie littéraire, pouvoir dire « Valéry avec
moi », c’est une force ; dans d’autres univers, ça peut être, au contraire, un handicap. Dans une relecture, le
relecteur importe souvent ses catégories de perception. Weber dit ainsi de Luther qu’« il a lu la Bible avec les
lunettes de toute son attitude 16 », avec tout son habitus. Évidemment les relectures permettent une
extraordinaire reconstruction, et quand Troeltsch compose les lectures des Évangiles sur vingt siècles 17, c’est
assez extraordinaire, c’est un test projectif de premier ordre. Un autre problème important est la citation : qu’est-
ce qu’une citation ? Quelqu’un qui met entre guillemets dans la même page les paroles d’une personne qu’il a
interviewée et les paroles de Hegel ne se demande qu’exceptionnellement ce que veut dire, dans les deux cas,
citer ces paroles : est-ce une attestation de la vérité, une certification d’autorité ? La citation et la relecture ont
un effet de re-création.) Weber lisant le texte de Valéry aurait évidemment vu tout ce que Valéry disait et que,
d’une certaine façon, Valéry ne savait pas.
Je m’arrête là, mais j’en profite pour remercier l’auteur de la question et, de façon générale, ceux qui me
posent des questions. Je ne sais pas si [les développements de ma part] que cela provoque sont utiles, mais, à
moi, les questions sont très utiles psychologiquement parce qu’elles me donnent le sentiment de mieux connaître
la demande.

La bureaucratie comme énorme fétiche

Je reviens à mon propos, le lien étant facile à trouver. Je parlais la dernière fois du certificat, de l’effet de la
certification, de l’effet d’attestation garantie par l’État. Il y aurait à constituer tout le champ sémantique des
mots bureaucratiques de ce type (« brevet », « certificat », « attestation », etc.) qui, tous, sont dans la logique du
fiduciaire. « Attestation », cela veut dire : « J’ai été témoin et j’atteste que… », « Je dis, en me donnant pour
garantie, que c’est vraiment un homme capable et valide », l’un des problèmes étant de savoir qui garantit
l’attestation. Qui est le garant du garant ? Le garant bureaucratique a un crédit institutionnalisé. C’est en tant que
fonctionnaire qu’il atteste. C’est en tant que garanti par sa fonction impersonnelle qu’il donne une garantie
personnelle, qu’il va signer – ou ne pas signer d’ailleurs. Le débat « Faut-il que les fonctionnaires signent ou ne
signent pas ? » est un débat théorique très important : est-ce que la personnalisation de la bureaucratie ne crée
pas une sorte de poisson soluble, une sorte de contradiction institutionnelle ? (Je ne veux pas développer parce
que vous allez penser que je me noie dans l’actualité anecdotique et que je m’éloigne des hauteurs théoriques.)
Quand on y pense, toutes ces notions (« titre », « brevets », « certificats », etc.) désignent des actes sociaux
extrêmement mystérieux, des actes magiques, à la limite. Imaginez, par exemple, l’importance que peut avoir la
garantie d’authenticité que donne un critique d’art, souvent sans voir le tableau. On lui téléphone de Tokyo en lui
disant : « J’ai un Monet. » Il connaît celui qui le détient, il lui fait confiance, il lui fait crédit et il signe. Du coup,
il multiplie la valeur par cent par le seul fait de signer. Mais il signe pour dire que la signature de Monet est
authentique : il signe donc à propos d’une signature qui, elle-même, multiplie la valeur par cent. Parce que si,
comme l’a fait Duchamp à un certain moment, je mets ma signature sur un bidet – c’est un exemple réel 18 –, je
multiplie la valeur par cent. Ceux qui vont étudier le fétichisme de la marchandise dans les civilisations
archaïques ont sous les yeux, tous les jours, des phénomènes du même type. Très souvent, on a un acte magique
qui consiste à dire que les choses sont vraiment ce que dit celui qui signe à propos d’elles. Le problème,
évidemment, est toujours de savoir qui garantit celui qui garantit. Si la signature atteste que le tableau est
vraiment de Miró, pourquoi est-il important que ce soit signé par Miró ? (C’est la question : « Qui a créé le
créateur ? ») Il faut accorder créance au fait que Miró est important pour que la signature attestant que c’est
Miró qui a fait le tableau soit importante, pour que la signature de celui qui atteste que c’est Miró qui a signé
soit importante, et ainsi de suite. Le champ artistique, c’est une série de signatures, et on ne sait jamais qui a
commencé. […]
Par exemple, il y a une phrase de Benjamin, qui est très citée (Benjamin a été très utile il y a vingt ou trente
ans, mais, comme toujours, les choses arrivent avec retard en France…) : « Il faut lutter contre le fétichisme du
nom de maître 19. » C’est relativement important : par exemple, une certaine sociologie de la littérature est
prisonnière du fétichisme du nom du maître et, du coup, s’interdit l’analyse même. Cela dit, ce que je viens de
dire, c’est que le nom du maître est vraiment un fétiche. Autrement dit, il faut d’abord dire : « Attention au
fétichisme du nom du maître ! » – c’est une erreur d’étudier Victor Hugo sans étudier le processus (les maîtres
d’école, les programmes, les centenaires, etc.) qui produit Victor Hugo comme étant Victor Hugo. Mais une
erreur seconde est l’illusion de la démystification qui fait oublier que le nom du maître est vraiment un fétiche et
que, ce qui est à comprendre, c’est comment on fait un fétiche. Comment, dans nos sociétés, peut-on faire un
fétiche, comment peut-on faire l’exposition Renoir 20 ? Qu’est-ce que ce processus par lequel, de crédit en crédit,
de chèque en blanc en chèque en blanc, on produit une énorme réalité objective qui a des effets économiques ?
(Ce serait une très longue analyse à faire mais qui serait, je crois, tout à fait fondamentale.)
L’analogie que je viens de faire avec le champ artistique n’est pas une analogie sauvage. Le champ
artistique est un bon terrain pour étudier le fétichisme de la signature, du brevet, du certificat, de l’expert ou de
l’expertise, mais tout ce que j’ai dit pourrait s’appliquer mutatis mutandis à la bureaucratie. La bureaucratie est
peut-être un énorme fétiche qui garantit des actes magiques garantissant le fétiche. Ceci ne veut pas dire qu’elle
n’existe pas. Rien n’existe plus qu’un fétiche, puisque tout le monde croit que ça existe et que c’est important…
La notion d’« important » serait à réfléchir, c’est le « corrélat noématique », comme aurait dit l’autre
[Husserl 21], de l’intérêt : l’intérêt, c’est ce qui donne de l’importance. Les philosophes du langage, récemment,
ont étudié cette notion d’importance qui correspond à ce qui est socialement constitué comme ayant valeur, et
valeur unanimement reconnue.

La médiation catégorielle

Je reviens maintenant à ce que j’ai dit la dernière fois. Je posais le problème de ces actes qu’on pourrait appeler
nomiques, par lesquels un expert socialement mandaté donne acte de quelque chose et, par exemple, impose une
classification. J’avais pris l’exemple – je récapitule vite – de la charité privée par opposition à l’assistance
publique. Je rappelais que cette opposition entre l’acte de charité privée, par lequel je donne une aumône à un
mendiant, et l’acte d’assistance publique, par lequel un médecin donne un certificat d’invalidité à une personne
qui devient ayant droit est l’opposition entre les actes […] laissés au contrôle de l’individu et les actes contrôlés,
garantis, médiatisés et réglés par l’État.
Au passage : cela fournit un schème pour penser, d’une façon relativement étonnante, le débat qui a
beaucoup agité la France dans les dernières années sur l’opposition entre public et privé 22. (Ma manière de
travailler consiste à donner, non pas des thèses, mais des manières de penser.) Je ne vais pas développer
complètement, je donne seulement une seule indication. Avec le système scolaire, les propensions inhérentes à
tous les groupes, et spécialement aux groupes familiaux, à assurer leur propre reproduction, non seulement
biologique mais aussi sociale, c’est-à-dire cette sorte de conatus, de tendance à persévérer dans l’être qui est le
propre de tous les groupes qui veulent se perpétuer, identiques ou augmentés, se heurtent à quelque chose de tout
à fait nouveau. Dans le cas des familles paysannes ou des familles aristocratiques, le droit d’aînesse, par
exemple, était une manière pour la famille de contrôler elle-même la transmission, d’avoir la maîtrise complète
de la certification : le père de famille pouvait déshériter ou consacrer comme héritier. Avec le système scolaire,
il s’introduit une médiation impersonnelle contrôlée par l’État, réglée par l’État, telle que les familles doivent
compter avec ce verdict qui ne dépend plus d’elles. Du point de vue global, on s’aperçoit qu’il y a une relation
statistique entre le capital possédé par les familles, le capital culturel, et ce qu’elles obtiennent du système
scolaire. Comme, en gros, le système scolaire ratifie statistiquement la distribution antérieure de capital, on peut
dire que le système contribue à reproduire la structure de distribution du capital. Mais c’est un constat statistique
et l’on m’objecte toujours que mes analyses ne prennent pas en compte le fait que beaucoup de polytechniciens
ne portent pas leurs fils à l’École polytechnique. Effectivement, un polytechnicien a beaucoup plus de chances de
produire un fils polytechnicien qu’un non-polytechnicien, mais il n’a pas toutes les chances. Du coup, il y a une
sorte d’incertitude qui a des effets sociaux considérables. Elle permet de masquer tout le mécanisme et elle a des
effets psychologiques très puissants. Vous avez une opposition du même type que l’opposition charité
privée/charité (ou assistance) publique : dans un cas, je suis maître de donner ou de ne pas donner, j’ai le
contrôle complet de l’opération ; dans l’autre, je suis abandonné au verdict d’une institution qui peut remplir
globalement la fonction que je lui demande, mais de telle manière que moi, dans mon cas particulier, je ne suis
pas satisfait. Autrement dit, satisfaction est donnée à la classe, au sens logique du terme, sans que tous les
membres de la classe aient eu satisfaction.
Voilà une contradiction qui s’introduit avec le détour par la médiation catégorielle. Ceci est très lié à
l’opposition entre les jugements bureaucratiques et les jugements prébureaucratiques qui, tels le jugement du
cadi ou le droit coutumier décrit par Weber, va toujours du particulier au particulier : il voit une femme
particulière qui porte un enfant particulier 23 et rend un verdict particulier. Quand Weber décrit le jugement
bureaucratique ou le droit rationnel comme passant par la médiation de l’universel, il y a un petit côté
idéologique (personne n’est à l’abri…) : le thème « bureaucratisation = rationalisation » est l’une des grandes
ambiguïtés de Weber (il en était d’ailleurs conscient, puisqu’il distinguait rationalité formelle et rationalité
matérielle). Mais il est vrai que la bureaucratisation introduit des jugements d’un type nouveau. Le nomos est un
jugement, une catégorisation, une séparation, par exemple entre handicapés et non-handicapés, mais c’est un
nomos catégoriel : il ne s’applique plus à untel ou untel ; il permet de distinguer les vrais aveugles des faux
aveugles. Comme toujours, il y a là des continuités, et le nomos tranche. Selon l’exemple simple que je prends
toujours : à l’aéroport, à partir de 30 kilos, il y a un « excédent » de bagage, il faut une coupure simple… Un
autre exemple est la plaisanterie d’Allais : « Que dois-je faire si je prends le train avec mon enfant et qu’à mi-
parcours il passe à l’âge de trois ans [et ne peut plus bénéficier de la réduction pour les enfants de moins de trois
ans] 24 ? » [rires de la salle]. L’imagination des comiques est souvent très puissante sociologiquement. Les
bureaucraties tiennent compte du fait que personne n’aurait l’idée de pousser l’honnêteté jusqu’à de telles
extrémités, mais il est probable qu’elles prévoient le cas de l’enfant [qui atteint ses trois ans pendant le voyage].
Les jugements bureaucratiques, à la différence des jugements du cadi, sont donc universels. Et ils sont universels
parce qu’ils sont catégoriels. Et, étant catégoriels, ils deviennent statistiques : ils peuvent valoir pour la catégorie
sans valoir pour l’individu. On retrouve les paradoxes que j’énonçais tout à l’heure.

La perception homologuée
Au fond, je réfléchis à ce qu’est une institution (c’est la question que posait Valéry). L’institutionnalisation d’une
perception sociale homologuée, c’est la constitution d’un nomos. Le mot « homologué » est extraordinaire, si on
y réfléchit. C’est un mot bureaucratique typique. Que veut dire « homologuer un record » ? Cela veut dire
homologein [ὁμολόγειν, « parler d’accord avec », « être d’accord »] : tout le monde dira la même chose, dès lors
qu’on a pris toutes les précautions, qu’on a fait appel à quatre chronométreurs et qu’on a fait la moyenne des
temps mesurés. Autre exemple : l’homologation d’un diplôme ou l’homologation d’un titre, qui est l’un des
grands enjeux de lutte dans nos sociétés. Comme je l’ai dit la dernière fois, l’état civil, dans nos sociétés, peut
être défini comme la somme des attributs bureaucratiques : notre identité sociale, c’est la somme de ces attributs
catégoriels que nous décerne cette entité qu’on appelle « État » et qui figurent, par exemple, sur une carte
d’identité. Ces attributs sont des attributs homologués, à propos desquels il y a des discussions considérables.
Les conventions collectives, par exemple, ce sont des luttes pour savoir ce que c’est que d’être ceci ou cela, ce
que cela implique. Ce sont des luttes logiques qui sont aussi des luttes sociales, des luttes socio-logiques. Dire
« J’ai droit à l’uniforme » ou « J’ai droit à une blouse blanche ou à une blouse grise », ce sont des enjeux de
luttes. Si j’ai droit à une blouse blanche, j’ai droit aux salaires des gens qui ont une blouse blanche. Il y a des
jeux logiques qui se servent de la logique sociale pour dégager des implications inattendues. Si je change mon
titre et qu’au lieu de m’appeler « assistant » je m’appelle « maître-assistant » 25, ça change tout, parce que, dans
la grille des salaires, je vais changer.
Toutes ces luttes d’homologation renvoient au problème que j’ai posé de façon obsessionnelle tout au long
de l’année : comment peut-on arriver à dire la même chose sur le monde social ? Y a-t-il un endroit d’où l’on
peut dire la même chose ? Comme je l’ai dit, il n’y a que des points de vue. C’est pourquoi je suis souvent un
peu énervé devant certaines formes de phénoménologie du vécu et de théorie husserlienne : les philosophies de
la communication qui demandent de « se mettre à la place » sont d’une naïveté formidable ; on ne se met jamais
à la place de personne 26 ! Si ma sociologie a un peu de vérité, on ne peut pas se mettre à la place [de quelqu’un
d’autre], sauf par l’acte théorique qui consiste à construire l’espace des places. Par un travail théorique, on peut
avoir une quasi-intuition de ce que c’est d’être à une certaine place, et il m’est par exemple arrivé par ce type de
travail, discutant avec des gens qui travaillaient sur des milieux que je ne connaissais pas du tout et dont je
n’avais aucune expérience indigène, d’anticiper sur leurs observations à partir d’une intuition construite de ce
qu’est telle place dans tel espace. Cela n’a rien à voir avec une intuition – le mot est en général péjoratif : il
[tend à signifier en sciences sociales :] « C’est bien, mais enfin, il ferait mieux de faire des romans… »
(Remarquez que, de l’autre côté, on dirait : « C’est formidable, il pourrait même en faire des romans » [rires de
la salle]. Les compliments sont réversibles ! La sociologie aide beaucoup à vivre [rires de la salle]… Vous
pouvez toujours retourner une injure en compliment si vous savez d’où elle vient… [P. Bourdieu peine à
enchaîner] Quand je dis des choses comme ça, je perds toujours mon fil [rires de la salle] !)
La perception institutionnelle est une perception homologuée : il est acquis que tout le monde doit être
d’accord à son propos. Cela, je l’ai déjà dit dans un autre langage : l’État, c’est le monopole de la violence
symbolique ; l’État a le pouvoir de dire ce que vous êtes (« Vous êtes agrégé ») de telle manière que personne ne
puisse dire le contraire, que tout le monde doive compter avec cela, et avec les droits, les devoirs, les
prétentions, les obligations que cela implique. Cette définition homologuée est quelque chose de tout à fait
extraordinaire d’un point de vue sociologique et je m’étonne que personne ne s’en soit beaucoup étonné. C’est la
difficulté de la sociologie : nous passons notre temps à nous interroger sur ce que l’on pense des gens et nous
accordons à des institutions le crédit extraordinaire de dire ce qu’ils sont vraiment, mais ces phénomènes crèvent
tellement les yeux que l’on ne s’en étonne pas.
Les philosophies de l’authenticité sont importantes parce qu’elles représentent la révolte d’une certaine
catégorie d’agents qui prétendent au monopole de la violence symbolique légitime contre la violence
symbolique, « illégitime » à leurs yeux, de type bureaucratique. Personne ne s’en est aperçu, mais je pense que
Heidegger est en fait en dialogue avec Weber, et que ses fameux textes sur le « on », das Man 27, qu’on
commente comme si c’était de la métaphysique, sont de la sociologie transformée en ontologie. Heidegger, c’est
la prétention professorale à être traité comme personne : « J’ai le droit, moi, à être constitutif de mon identité »,
« Qu’est-ce que c’est que ce bonhomme qui me dit ce que je suis ? ».
J’illustre cela très concrètement : dans une enquête sur les rapports entre la banque et les clients, nous
avions analysé les protestations contre le traitement que la banque faisait aux clients 28 et elles venaient, dans
une proportion considérable, de professeurs, et plutôt de professeurs d’enseignement supérieur et même de
professeurs de droit. C’est, pourrait-on dire, qu’ils ont une libido protestandi plus grande que les autres, dans la
mesure où la constitution de soi en tant que personne, la prétention à être le sujet de sa propre définition, à être le
fondateur (le problème du fondement pourrait se poser dans cette logique…), fait partie des définitions de leur
fonction.

Science et science d’État

Je termine sur l’homologation. Au fond, l’effet bureaucratique est extraordinaire : il arrive à présenter une
perspective comme étant neutre, trans-individuelle, trans-perspective, comme étant le verdict des verdicts (pour
employer l’image de Leibniz qui disait que Dieu est le géométral de toutes les perspectives, le lieu géométrique
de tous les points de vue 29). Quand l’État dit qu’une profession est homologuée, cela signifie qu’il y a consensus
sur le sens. On produit une signification transsubjective et objective de cette objectivité qui est l’objectivité du
social. Les luttes pour l’homologation, pour le nomos, sont des luttes pour l’objectivité, pour la vérité. Le
problème de la position du savant dans cette lutte se pose alors très concrètement. Quelle est la position
particulière du sociologue ? Si je dois dire le vrai sur le monde social, est-ce que je dois être mis en question par
ceux qui ont le pouvoir de porter des verdicts ? L’une des raisons premières pour lesquelles on devient
sociologue est très proche de ce qui fait que l’on devient philosophe : c’est la prétention à être producteur
légitime de la vérité sur le monde social. Du même coup, l’adversaire principal est le détenteur du pouvoir de
certification : le bureaucrate, le haut fonctionnaire, le technocrate, qui peut produire des certitudes homologuées,
c’est-à-dire socialement reconnues comme non biaisées, objectives, non émises à partir d’un point de vue.
Il s’agit du problème (que posait, encore, Valéry) de la science de l’État par opposition à la science : les
philosophes, en tant que philosophes d’État, ne sont-ils pas des bureaucrates d’État ? Un sociologue payé par
l’État est-il nécessairement un sociologue d’État ? En général, on ne pose ce problème que pour poser
l’équation : « sociologue payé par l’État = sociologue d’État ». C’est, comme toujours, une manière d’éluder le
problème. Il y a, de fait, une façon de pseudo-radicaliser les questions qui consiste à passer à la limite – par
exemple, à passer du constat que « l’École tend à reproduire les inégalités » à la position radicale « Il faut
supprimer l’École » : très souvent, ces espèces de radicalisation d’un problème réel sont une manière de
l’écarter. […] S’agissant de la question des philosophes d’État, un air connu permet d’escamoter la question : on
fait un topo sur Hegel, la bureaucratie allemande, etc. […]. Il faut en fait se demander ce que veut dire « être un
savant d’État ». Maintenant, nous avons la réponse : un savant d’État est quelqu’un dont les verdicts sont
homologués et homologants, quelqu’un dont on dit : « C’est neutre, c’est scientifique », quelqu’un dont on ne dit
pas d’où il parle (l’Insee, par exemple). C’est quelqu’un qui « signe » anonymement, cette alliance de mots étant
intéressante.
J’aurais beaucoup à raconter sur le rapport du bureaucrate à la signature : il y a des choses qu’un
bureaucrate ne peut pas signer, ou seulement sous pseudonyme. On parle alors de simulation ou de lâcheté, mais
cela n’a rien à voir avec la psychologie ; ces variables individuelles ne font que masquer des rapports et des
effets structuraux. Dès que vous voyez une publication, regardez si elle est signée ou non et, si elle est signée par
un nom, s’il y a un sigle ou s’il n’y en a pas. Un nom plus un sigle, cela veut dire « science d’État », « science
garantie par l’État ». C’est une théorie (au sens de « vision », de « point de vue ») légitime, c’est-à-dire
arbitraire : elle est émise à partir d’un point de vue, mais elle est méconnue comme telle, et donc reconnue
comme légitime. Autrement dit, elle vient d’un point de vue dont les conditions sociales de production sont
telles que sa particularité, son arbitraire, disparaît, s’abolit. C’est la condition pour que cette théorie devienne
théorie puissante, légitime, pour qu’elle ait force de loi et puisse donner des droits. Les taxinomies de l’Insee,
par exemple, viennent d’être refaites en grande partie (aux trois quarts, aux quatre cinquièmes, ou peut-être plus)
sur le fondement de mon propre travail, mais en devenant des catégories de l’Insee, elles [mes catégories] ont
complètement changé de statut 30.
La différence entre le sociologue et le savant d’État, c’est que le sociologue qui veut faire un travail
scientifique sur le monde social doit poser, non pas comme point d’honneur épistémologique, mais comme
préalable critique absolu, la question de sa position dans l’espace des positions. Il doit savoir que le monde
social est un enjeu de luttes, qu’il existe toutes sortes de prises de position incompatibles sur le monde social et
qu’il y a une position particulière, la position d’État, qui se donne – ou qui arrive à se faire passer – comme une
position sans position, comme une position quasi divine (il y a Dieu dans le monde social). En tant qu’individu,
le sociologue est dans cet espace (il a ses yeux, ses enjeux, etc.), mais il prend pour objet l’espace. Du même
coup, il se prend pour objet comme occupant une position dans l’espace, et il objective (ou, du moins, se donne
pour projet d’objectiver, avec les moyens dont il dispose) toutes les formes d’objectivation. C’est la particularité
de son objectivation. Il renonce ainsi à la certification d’État et peut donc être payé par l’État sans avoir la
certification d’État. (Il est évident que je ne pense pas faire signer par l’État tout ce que j’ai dit sur le monde
social… Dieu soit loué !) La sociologie de l’expertise est la différence entre le sociologue et l’expert et ce qui
fait que le sociologue ne sera jamais un expert. On dit (il m’est arrivé de le dire aussi – on ne sait pas toujours
pourquoi on dit ce que l’on dit…) que la sociologie est nécessairement critique, mais il ne s’agit pas d’un choix.
C’est constitutif de sa démarche. Je pense que si le sociologue fait son travail, qui consiste à objectiver toutes les
objectivations, à commencer par les objectivations puissantes, les objectivations légitimes, il ne peut pas ne pas
introduire un écart. La science du pouvoir scientifique est ce qui fait la spécificité de la science.
Je vous donnerai la prochaine fois, sous une forme un peu artificielle, une sorte de mise en perspective
théorique de toutes les théories qui peuvent être proposées à propos de ce que c’est de penser le monde social. Ce
sera un peu scolaire : je parlerai de Kant, de Hegel, de Weber, de Durkheim. Si je l’avais fait en commençant,
vous auriez peut-être eu une très haute idée de ma pensée, mais je pense que vous n’auriez peut-être pas compris
les choses comme vous les comprendrez, après avoir entendu les petites histoires que j’ai racontées, et en les
voyant couronnées par ce que disait Kant et quelques autres…

Deuxième heure (séminaire) : l’invention de l’artiste moderne (7)

[…] À titre d’introduction à cette heure sur l’histoire de la révolution impressionniste, je voudrais parler d’un
tableau assez extraordinaire qui est présenté dans l’exposition Renoir 31 : il est intitulé Monet peignant dans son
jardin [1873]. En général, le peintre se peignait peignant. Ici, le peintre est peint en train de peindre par un autre
peintre. Ce qui est amusant, c’est qu’on ne voit pas ce que peint Monet (mais on le sait par ailleurs : il est
entouré de fleurs, il peint un jardin, etc.) et que Renoir peint ce que Monet ne peint pas. La peinture de Monet, à
l’époque, est un univers très clos, un univers de jardins. Dans la biographie de Monet, c’est le moment où,
s’installant à Argenteuil, il accède à un statut de petite bourgeoisie. Pour la première fois, il est un peu fixe, un
peu tranquille, il a un jardin dont il est très fier, il a de la bonne cuisine. Bref, il est installé et il éprouve une
sorte d’euphorie qui s’exprime dans cet effet de clôture, d’environnement heureux. Or ce que l’on voit à
l’horizon sur le tableau de Renoir, c’est une banlieue avec des maisons très moches. Sur des photographies – par
exemple dans le livre Monet à Argenteuil 32 grâce auquel je sais tout cela –, on voit un environnement industriel
d’usines en train de se construire. La bévue, en quelque sorte, qu’implique le point de vue de Renoir (tout point
de vue est un point de vue à partir d’un point et implique du non-dit) porte sur un ensemble de choses qui font la
modernité (quand on dit « Manet, Monet, peintres de la modernité », c’est d’une certaine modernité qu’il s’agit).
À travers cette anecdote initiale, que je voulais bien sûr raccrocher à cette histoire de point de vue, je
voulais poser le problème des rapports entre révolution esthétique et révolution politique. C’est un problème
qu’on pose me semble-t-il très mal. La notion de champ a la vertu de permettre de poser, mieux qu’on ne le fait
habituellement, ce problème des rapports entre les changements de la vision du monde qu’introduit, par
exemple, une révolution culturelle (ce que j’étudie, c’est une révolution culturelle) et des changements sociaux.
Dans la logique traditionnelle de l’histoire sociale de l’art, on ne pose pas toujours ces problèmes dans la logique
trop simpliste du reflet comme le fait Goldmann (qui a au moins le mérite d’aller au bout de la logique) 33. Mais,
très souvent, on postule implicitement l’existence d’une relation entre les changements sociaux et les
changements politiques, par exemple par des périodisations qui, comme dans les manuels, reproduisent les
coupures de l’histoire politique (comme la coupure de la « révolution de 1848 »), ce qui introduit une
philosophie de l’histoire très critiquable.
La notion de champ permet d’écarter les vieilles lunes qui commencent à dater un peu du problème
infrastructure/superstructure 34, pour poser le problème de manière plus réaliste : la révolution se produit dans un
sous-espace relativement autonome – dans lequel des rapports de force d’un type particulier reposent sur un type
particulier de capital, etc. –, et la question est celle des conditions qui doivent être réunies pour qu’une
révolution culturelle réussisse. Il y a en effet des révolutions culturelles ratées. Marx parlait de « révolutions
partielles 35 » et il y a des révolutions artistiques partielles. Comme on le disait après Mai 68, « la révolution a
été récupérée » (mais c’est un langage absurde, finaliste, comme s’il y avait un récupérateur pour en faire de la
pub ou un journal d’avant-garde qui sera lu par des cadres pressés 36 [rires de la salle]). Cette idée de
« révolution spécifique » est, je crois, extrêmement importante. On n’ose pas employer le mot de « révolution »
au nom de l’idée que « la seule vraie révolution est celle qui bouleverse l’infrastructure », mais il existe de
vraies révolutions, des révolutions spécifiques au niveau de la superstructure (je n’emploie évidemment ce
langage absurde que pour les besoins de la communication). Les champs étant des espaces sociaux relativement
autonomes, avec des rapports de force spécifiques, transformer ces rapports de force entraîne des changements
très profonds de la vision du monde. Lorsque ce champ a pour fonction principale de produire des visions du
monde, des vues objectivées sur le monde, une « théorie » au sens de vision objectivée (ce qui est le cas pour les
peintures, mais peut aussi être le cas pour des mots, des discours sur le monde social), transformer les rapports
de force dans le champ représente une révolution culturelle, une révolution théorique.
On peut se demander si cette révolution théorique n’a pas certaines limites en raison des caractéristiques
sociales de ceux qui font cette révolution, en raison de ce qu’était le rapport de force à l’intérieur de ce champ et
du fait que, étant relative, l’autonomie du champ n’exclut pas une dépendance à l’égard d’autres facteurs
sociaux. Mais on peut aussi poser la question de savoir pourquoi une révolution culturelle est vécue comme
formidablement révolutionnaire, au sens le plus politique du terme, par les défenseurs de l’ordre ordinaire
(autrement dit, c’est : « Ne touchez pas à ma vision ! »). Les critiques de l’époque parlent de Manet avec une
violence extraordinaire. Comment peut-on arriver à cette violence si, vraiment, cet homme ne fait que changer la
vision de la superstructure ? Courbet et Manet ont été haïs comme jamais homme politique n’a été haï ; ils
doivent bien toucher à des choses extrêmement importantes. C’est que, je crois, changer la vision est en soi
quelque chose d’extrêmement révolutionnaire. A fortiori, la sociologie de la vision comme point de vue, la
sociologie qui se donne le genre d’objets que je me suis donné cette année, est, je crois, intrinsèquement
inquiétante.
Je ne vous fais pas du tout le coup de l’intellectuel qui fait avancer l’histoire, je ne me fais pas beaucoup
d’illusions sur la portée et les limites du discours que je peux tenir, mais je pense que c’est aussi subversif que
possible parce que cela touche au nomos intériorisé, parce que c’est a-nomique. C’est formidablement anomique
parce qu’un nomos qui réussit se fait oublier en tant que nomos selon la définition que je répète : la
reconnaissance, c’est la méconnaissance de l’arbitraire. Tout cela a été dit depuis longtemps, mais au travers de
formules (« La culture dominante est la culture de la classe dominante 37 », etc.) qui ne touchent à rien, alors
qu’il s’agit de découvrir concrètement que les luttes pour la perception du monde social ont une certaine logique
de fonctionnement, qu’elles ne sont « tranchables » qu’historiquement, et que la seule vérité que l’on puisse
avoir sur ces luttes, c’est qu’il y a des luttes pour la vérité. Parfois, je me demande si la seule vérité que l’on
puisse proférer sur le monde social n’est pas que le monde social est l’enjeu d’une lutte pour la vérité. Vous
pensez peut-être que je procède par identification (il arrive si souvent qu’on choisisse un objet pour se donner le
prétexte de parler de soi…) ? Je le dis pour vous donner la liberté de le penser, mais je ne le crois pas [rires de la
salle] ! […]

Le polycentrisme et l’invention d’institutions

Je récapitule. En finissant, la dernière fois, j’avais dit le paradoxe de la révolution culturelle qu’étaient en train
d’opérer les impressionnistes : ils étaient obligés de conquérir leur autonomie contre l’institution qui était le
garant de leur autonomie, dans la mesure où elle était chargée de transmettre la compétence spécifique, héritée
du passé, qui, pour toute instance professionnelle, est […] ce qui lui appartient en propre et qui lui permet
d’affirmer sa différence. J’avais rappelé aussi que la rupture, pour devenir une révolution culturelle réussie,
s’était s’appuyée sur des conditions objectives favorables (la crise de l’Académie liée à la surproduction de
diplômés, etc.), et aussi qu’elle avait dû constituer une nouvelle infrastructure spécifique, c’est-à-dire
reconstituer une nouvelle institution. Je ne vais pas rentrer dans le détail parce que ce sont des choses connues
qui ont été racontées dans tous les livres. Ce que j’ajoute, c’est simplement la modélisation : le champ artistique
au sens moderne s’est constitué par la constitution d’un ensemble d’institutions en concurrence, autrement dit
par une sorte d’institutionnalisation de l’anomie. C’est ce paradoxe qui, lorsque que j’ai commencé à parler de
champ artistique et que je disais que « le champ artistique est le lieu d’une lutte pour la légitimité : ils se
disputent tous », me conduisait à ajouter : « Mais je ne dis pas qu’il y a légitimité, je dis qu’il y a lutte pour le
monopole de la légitimité, ce qui est une manière de reconnaître la légitimité. »
Il y a des états du champ dans lesquels il y a une orthodoxie, c’est-à-dire un point de vue qui arrive à
s’imposer comme dominant. Par exemple, si ce que j’ai dit tout à l’heure est vrai, on peut imaginer que, dans le
champ de la sociologie, la science d’État, la science certifiée, la science Insee devienne peu à peu, pour des
raisons à la fois économiques, sociales et politiques, détentrice du monopole de la production de données
socialement reconnues comme scientifiques, et qu’il y ait un monopole réel de la légitimité scientifique tel que
ceux qui diraient ce que j’ai dit ce matin apparaissent comme des philosophes attardés, faisant des critiques sans
fondement, n’ayant pas les chiffres correspondant à leurs prétentions. Cela dit, même si, dans certains de ses
états, le champ peut être le lieu d’une légitimité dominante, il est essentiellement un lieu où on lutte pour le
monopole de la légitimité. Dans le champ de la peinture, après la révolution culturelle opérée par les
impressionnistes, on a un état d’anomie institutionnalisée : il s’est créé un ensemble d’institutions et aucune n’a
le monopole du nomos. Autrement dit, pour qu’il y ait anomie, il faut quand même de l’institution.
Cela oriente ma politique dans le domaine des sciences sociales depuis longtemps : plus il y a de points où
se produit de la science sociale, plus la science sociale a des chances d’être scientifique ; l’anomie est la
condition de la scientificité. (Ce que je dis là est très sérieux, ce n’est pas une plaisanterie ou un paradoxe…)
C’est très important, parce que, je l’avais dit il y a fort longtemps, la sociologie étant une science dominée, elle
est toujours tentée par ce que j’appelle l’« effet Gerschenkron 38 », c’est-à-dire la tentation de singer les sciences
plus avancées, de se donner l’air du consensus (on dira : « Les physiciens sont tous d’accord, ce n’est pas comme
vous, sociologues, qui discutez sur tout »). Il y a eu une phase du champ de la sociologie mondiale où il s’est
créé une sorte de working consensus, selon le terme qu’emploie Goffman 39 pour désigner cette sorte de
consensus fictif qu’on s’accorde entre gens qui ne se connaissent pas trop et qui veulent éviter le conflit : on se
rencontre, on ne sait pas à qui on a affaire, on se regarde, on fait attention (« Il a la Légion d’honneur »), on ne
parle pas de l’armée, de l’État, ni des prêtres, mais de la pluie et du beau temps… Dans les sciences sociales, un
tel travail de consensus s’est fait aux États-Unis dans les années 1950 40 : on disait que la sociologie était
devenue une science respectable et qu’on était d’accord. Parsons nous disait comment est le monde social,
Lazarsfeld était davantage dans l’empirie, mais au fond ils étaient d’accord, et Merton arrangeait tout en disant
qu’il fallait des « théories à moyenne portée » : cette sorte de triade capitoline de la science mondiale pouvait
donner l’illusion que la sociologie était science puisqu’elle était consensuelle.
L’effet de domination exercé par les autres sciences est évident. D’abord, jamais, dans aucun état de la
science la plus avancée, les choses n’ont fonctionné de cette façon. Ensuite, cette manière de mimer le consensus
est la parodie des conditions sociales favorables à la science – et aussi, me semble-t-il, à la production artistique.
L’institutionnalisation du consensus, c’est le processus conduisant à l’existence d’une pluralité de lieux de
production et d’évaluation – mais aucun n’exerce une domination définitive, durable, aucun n’a le pouvoir
d’imposer son nomos, c’est-à-dire son point de vue particulier comme point de vue universel, homologué. En
sociologie, on est toujours entre deux naïvetés. À la naïveté de la vision autocratique (il y a un pape de la
sociologie, une Mecque de la sociologie et un verdict sur celui qui est vraiment sociologue et celui qui ne l’est
pas), on oppose une vision spontanéiste, anarchiste, selon laquelle n’importe qui peut dire n’importe quoi
(« Mon jugement à moi, qui n’ai jamais fait une interview, jamais vu un enquêté, jamais vu une statistique,
jamais lu Weber, Marx ou Durkheim, vaut bien celui de n’importe qui… »). La vision anarcho-spontanéiste est
une erreur tout à fait logique ; elle est sociologique. Les homologies entre le champ politique et le champ
scientifique tiennent au fait que ce sont des homologies de structure.
En fait, ce que je dis est la chose suivante : l’institutionnalisation de l’autonomie étant une espèce de
polycentrisme, chaque fois que se crée un nouveau pôle de développement socialement constitué comme capable
de produire ce qui a des chances d’être reconnu, même dans la discussion, comme science, les chances que la
science progresse s’accroissent. Il s’agit d’une proposition normative, mais je la crois inscrite dans l’analyse du
processus d’institutionnalisation et dans cette sorte de paradoxe que je formulais : l’institutionnalisation de
l’anomie. L’anomie, dans le cas de la peinture au XIXe siècle, signifie l’absence de lieu dominant de certification
ou de consécration, c’est-à-dire l’effondrement de l’Académie comme lieu d’où pouvait se dire qui était peintre,
ce que c’était que de peindre. L’histoire de l’impressionnisme est l’histoire d’une série d’inventions : invention
des galeries, (énorme) invention de la notion d’exposition de groupe, invention de l’idée de Salon des refusés,
invention d’une nouvelle définition de l’artiste, d’une nouvelle définition du critique, invention de nouveaux
journaux, etc. Ce travail collectif est évidemment non concerté, il n’est pas orienté par une sorte de fin de
l’histoire ; il est le produit d’intérêts souvent antagonistes. Peu à peu, les choses s’organisent de telle manière
qu’un champ se met à fonctionner, ces institutions concurrentes étant génératrices de conflits qui font changer
les choses dans ce sens. (Je ne sais pas si j’en parlerai parce que c’est un problème très compliqué et que je ne
sais pas si je serai capable de vous le dire de manière assez nuancée… je pense que cette lutte pour le monopole
de la peinture légitime conduit à une espèce de travail d’épuration pratique de la définition de la peinture qu’on
pourrait comparer à une analyse d’essence historique… Je n’en dis pas plus, j’y reviendrai peut-être 41…)
Il faudrait évoquer la naissance de cette infrastructure spécifique, de toutes ces institutions. Évidemment, il
y a les noms, les simples mots… Je vous avais dit un jour que l’invention du mot « jogging » était extrêmement
importante. De même, au XIXe siècle, il faut inventer des mots, il faut inventer des mots d’artiste, il faut inventer
le « café », le café comme lieu légitime, comme lieu de rencontre des peintres, des musiciens, des artistes… il y
a donc des usages sociaux d’institutions qui existent déjà…

La fausse antinomie de l’art et du marché

C’est là un autre paradoxe contre les théories du reflet : très souvent, lorsqu’on pose le problème, comme on dit,
des rapports entre l’« art et la société » (ce qui n’a vraiment aucun sens : c’est la mise en relation de deux mots),
on s’interroge sur le sens, la forme de la détermination et on tend toujours à poser à l’art une question
soupçonneuse : « Ne t’es-tu pas compromis avec la société ? » Derrière la sociologie de l’art, il y a toujours une
question soupçonneuse (Valéry aurait dit « petite-bourgeoise ») : « Et si c’était faux ? », « Et s’il trichait ?, « Et
s’il était vendu à la bourgeoisie ? ». Ce regard d’arrière-boutique est l’un des charmes subjectifs d’un certain
type de science sociale (Wittgenstein dénonce cela très méchamment – récemment, j’ai découvert un texte où il
dit, avec son langage apocalyptique : « Quel plaisir que de dire “ce n’est que ça” »). Il y a des satisfactions
subjectives à dire : « Ceci n’est que ceci. » Il y a une espèce de plaisir à réduire et à dire, par exemple : « Les
impressionnistes ne sont que des petits bourgeois », à la suite des travaux que j’ai évoqués, comme Monet à
Argenteuil. C’est un thème à la mode aux États-Unis – jusque dans Times Magazine, on peut lire : « Ces gens qui
ont été présentés comme des révolutionnaires sont en fait des petits bourgeois qui montrent leur jardin » [rires
de la salle]. Cette vision soupçonneuse, qui peut s’exercer dans tous les sens, masque des choses très
importantes. À l’alternative « l’art sert-il la société (il faut entendre bien souvent “l’art sert-il la bourgeoisie”)
ou est-il indépendant ? », on peut opposer des questions extrêmement simples : « Ne peut-on pas se servir des
gens que l’on sert ? », « Est-ce qu’une des manières de conquérir la liberté n’est pas d’en emprunter les moyens
à ceux qui nous la prennent ? ». Dit sous cette forme, cela semble un paradoxe, mais c’est peut-être la thèse
principale des analyses que je propose.
Je n’adhère plus vraiment à une analyse célèbre de Raymond Williams que j’ai souvent exposée dans mes
enseignements. Dans Culture and Society 42, Raymond Williams montre que la théorie moderne de la culture (au
sens des « humanités », au sens académique du terme) s’est constituée chez les romantiques anglais en réaction
contre le monde industriel, et plus précisément contre l’industrialisation de la littérature, et contre le fait que
l’art et la culture devenaient une marchandise comme les autres. Il montre, par des documents innombrables, la
révolte des grands poètes romantiques anglais contre cette sorte de « massification » de la production : se
découvrant comme une espèce d’O.S. [ouvrier spécialisé] de la culture, le producteur culturel développe une
sorte de définition charismatique, centrée sur la personne et la singularité du producteur, contre sa vérité
objective liée à la création de la littérature industrielle. Selon cette thèse, les producteurs culturels réagissent à la
domination qu’exercent les puissances économiques à travers la presse. Mais l’histoire de la peinture et, en
particulier, l’analyse de la révolution culturelle impressionniste montrent que c’est en quelque sorte en se
servant du marché que les impressionnistes ont pu échapper à l’Académie ; c’est en se servant de la liberté que
leur a donnée à terme l’existence d’un marché et d’une clientèle à l’origine aristocratique que les
impressionnistes se sont libérés de la demande de type bureaucratique qui était la demande académique.
L’analyse de la révolution impressionniste a l’intérêt d’être un cas particulier d’un modèle très général de
révolution contre une bureaucratie d’art : l’Académie est moins intéressante comme instrument de la classe
dominante qui domine que comme forme bureaucratique de domination du champ artistique. La commande
d’État me semble avoir des propriétés invariantes, et l’un de mes projets est de faire, avec d’autres, une
sociologie comparée des bureaucraties de l’art, des commandes d’État, qui permettrait de comprendre, par
exemple, le jdanovisme ou certains traits de la peinture confucéenne, etc. Je pense qu’il y a des propriétés
invariantes des demandes d’État. Par exemple, dans la commande jdanovienne, il y a bien sûr l’habitus petit-
bourgeois, mais aussi l’habitus bureaucratique qui veut une peinture sans histoire, une peinture anonyme qui
exprime des sentiments homologués (la famille, le travail, le travailleur, c’est-à-dire des choses sur lesquelles
tout le monde est d’accord). Je ne développe pas.
À ce titre, la IIIe République est très significative. Les révolutionnaires en peinture, et en particulier ceux
qui ont commencé la révolution, sont souvent d’origine plus élevée. C’est une sorte de loi : les révolutions
culturelles sont souvent menées par des privilégiés sous le rapport même de ce qu’il s’agit de subvertir – les
hérétiques sortent souvent du sacerdoce – alors que les gens moins favorisés du point de vue du capital culturel
spécifique sont plus soumis à la demande bureaucratique. Ceci se comprend : étant des oblats, c’est-à-dire
devant tout à l’institution, ils ne peuvent contester l’institution sans détruire les fondements mêmes de leur
propre autorité. La IIIe République est très intéressante à ce titre : ce sont des gens d’origine sociale plus basse,
plus provinciale, qui ont bénéficié de grandes commandes d’État (les peintures de la Sorbonne, des
municipalités, etc.) qui étaient l’objet d’une distribution démocratique. Alors que, pendant ce temps (je simplifie
et je demande pardon à ceux qui connaissent les détails mais il faut bien schématiser, ne serait-ce que pour les
besoins de la communication), la subversion artistique ([P. Bourdieu hésite à poursuivre : je me pose tellement
de questions à moi-même que je suis paralysé [rires de la salle]) était plus probable chez des gens moins
démunis en capital spécifique et en capital social (de relations, de langage, de mots, etc.), et à la faveur de
l’apparition d’un marché libre de l’art qui est évidemment le fait de catégories favorisées, l’aristocratie ou
certaines fractions de la grande bourgeoisie.
L’antinomie marché/art, qui porte à voir le marché comme automatiquement aliénant, est donc simpliste. Il
y a des circonstances dans lesquelles la conquête de l’autonomie et de la liberté passe par le recours au marché.
Quand il s’agit de se libérer d’une bureaucratie d’État, le marché peut fournir une liberté, ce qui ne signifie pas
qu’il ne faudra pas, ensuite, se libérer de cette liberté aliénante que donne le marché, et que le recours à la
bureaucratie ne pourra pas alors être une protection contre l’aliénation du marché. Le langage que j’utilise peut
avoir l’air stratégique ; dans le concret, la question est de savoir si, pour faire de la peinture libre, il ne vaut pas
mieux être employé à mi-temps par l’État, si, pour faire de la sociologie libre, il ne vaut pas mieux être payé par
l’État que d’être livré à la commande des annonceurs 43. Ce sont des questions tout à fait concrètes que chacun
résout à sa façon 44… Bref, il me semble qu’il y a des invariants de la demande bureaucratique, et, contre
certaines tendances classiques, il faut voir que le marché n’est pas nécessairement un facteur d’aliénation ; il
peut fournir une liberté.

Le jugement collectif de la critique

Je récapitule : j’avais traité des conditions sociales, démographiques, de possibilité de la révolution culturelle
impressionniste et je viens d’évoquer les conditions institutionnelles d’institutionnalisation de la réussite.
Maintenant, je voudrais évoquer très vite les résistances de la critique, ce qui me fournira une sorte de
vérification de ce que j’avais dit en commençant [cet ensemble de séminaires sur la révolution impressionniste],
lorsque j’avais en quelque sorte « déduit » les propriétés de la peinture pompier de l’institution académique. Je
vais faire un exercice différent, en essayant de déduire les catégories de perception qui étaient en vigueur au
moment où les impressionnistes ont commencé à inventer de nouvelles catégories de perception et de nouvelles
institutions pour imposer ces catégories de perception, et qui s’expriment dans les jugements des critiques sur
les révolutionnaires. Je vais lire de très beaux travaux sur les impressionnistes devant la critique, à partir de
l’idée que ces critiques avaient des lunettes et que leurs lunettes se révèlent devant cette sorte de monstruosité
qu’est Manet. Ce qui s’exprime, quand ils parlent de Manet, ce sont leurs catégories de perception, et leur
horreur, c’est l’horreur devant le monstrueux… (On pourrait lire de cette manière les livres de Mai 68 qui sont
très révélateurs, non pas de ce qui s’est passé en Mai 68 – ils n’en disent presque rien –, mais des lunettes de
celui qui parle de Mai 68. Un historien des structures mentales doit, me semble-t-il, procéder de cette façon –
après, il peut bien sûr se demander ce que ces livres disent quand même à propos du réel.)
Je donne d’abord mes sources. La plus importante est le livre de Hamilton : George Heard Hamilton,
Manet and his Critics, New Haven, Yale University Press, 1954. Ensuite : Albert Boime, Thomas Couture and
the Eclectic Vision, New Haven-Londres, Yale University Press, 1980 ; Joseph C. Sloane, French Painting
between the Past and the Present : Artists, Critics and Traditions. From 1848 to 1870, Princeton, Princeton
University Press, 1951. Hamilton est le livre de base. C’est une loi des traditions lettrées […] : dans un univers
savant, il y a quelques livres matrices que les autres reprennent avec plus ou moins de plus-value, de valeur
ajoutée. On met en général très longtemps à trouver le livre que tous les autres ont repris. Ce livre de Hamilton,
c’est un de ceux que j’ai trouvés en dernier […] parce qu’il était plus ancien… On pense qu’il y a du progrès,
mais dans un univers de tradition lettrée, où la science est très peu cumulative, le travail le plus ancien est
souvent le meilleur, parce que c’est celui qui a eu le contact réellement avec les données. Cela dit, les livres de
Boime et de Sloane sont importants aussi. Un autre livre extrêmement important est celui de Cassagne, Théorie
de l’art pour l’art en France 45, parce qu’il y a tous les éléments pour une description en termes de champ : au
lieu de retenir Lamartine, Cassagne s’intéresse à l’ensemble du mouvement de l’« art pour l’art » et il le situe
par rapport aux mouvements environnants.
Pour l’analyse de la critique, le travail de Hamilton est extrêmement important parce qu’il donne, année
par année, les réactions qu’a suscitées la peinture de Manet. Ce que je fais est très superficiel et on pourrait le
faire beaucoup mieux. Par exemple, un objet que je n’ai pas traité, c’est la logique de transformation du
jugement collectif tel qu’il s’exprime à travers les critiques. C’est un travail considérable : il faudrait constituer
sociologiquement le champ de la critique (et ça, les auteurs que j’ai cités ne permettent pas de le faire), c’est-à-
dire avoir des informations complètes sur l’ensemble des organes dans lesquels les gens écrivent et connaître la
position relative de ces organes (ce serait déjà une information sur les propriétés sociales des gens qui écrivent
dans ces journaux…). On pourrait alors situer les critiques portées sur l’œuvre de Manet dans cet espace. Cette
espèce de jugement collectif dont je vais évoquer l’évolution, à la limite, n’existe pas. Il n’y a pas de sens à
dire : « les critiques » (un livre s’appelle ainsi Les Impressionnistes devant la presse 46). L’idée qu’il existerait
une espèce de jugement global n’a pas de sens ; le jugement est nécessairement différencié. Il y a un espace des
critiques, et le changement va avoir en grande partie pour moteur les luttes à l’intérieur de cet espace, les
critiques devenant champ. Cela fait d’ailleurs partie de l’objet puisqu’une dimension du processus
d’institutionnalisation de l’anomie est l’institutionnalisation du critique libre, donc l’institutionnalisation d’un
champ de la critique, dans lequel le critique ne se donne plus pour seule mission de fournir une espèce de notice
au lecteur (pour expliquer l’histoire, etc.), mais donne comme garant sa relation personnelle avec l’auteur,
s’engageant, en quelque sorte politiquement, dans la lutte à l’intérieur du champ.
C’est l’un des grands principes d’évolution. À mesure que l’on avance dans le temps, cela devient de plus
en plus net et il y a de plus en plus de critiques charismatiques, pour arriver de nos jours au critique impresario
qui n’est plus celui qui parle du tableau mais celui qui « fait » le tableau en faisant la théorie du tableau. Pour
comprendre complètement ce processus, il faudrait reconstituer simultanément l’histoire sociale du champ de la
peinture, les luttes internes entre les peintres académiques et les peintres d’avant-garde, les luttes internes au
sous-champ des peintres d’avant-garde, etc. C’est à l’intérieur de ces dernières luttes que les critiques vont
choisir, en fonction de leur position (certains diront par exemple : « Après tout, Manet, c’est mieux que les
autres, parce qu’on finit par s’y habituer »). Il faudrait donc avoir toute cette histoire très complète. Ce que je
vais dire est une histoire très simplifiée et, du point de vue même de mes propres catégories, assez injustifiable :
je fais comme s’il y avait une espèce de point de vue collectif des critiques, alors que ce n’est pas du tout le cas.

Les trois reproches

Qu’est-ce qui, en quelque sorte, stupéfie les critiques dans les œuvres de Manet ? Devant quoi sont-ils
bouleversés ? Qu’est-ce qui renverse leur vision du monde ? C’est là l’une des propriétés des révolutions
culturelles. Certains livres sur Mai 68 – qui a été une révolution culturelle – ne disent pas autre chose que : « Le
monde s’en va, tout s’en va, mon intégrité cognitive s’effrite. » Une révolution culturelle fait voler en éclats les
structures mentales des gens. Il n’y a rien de plus affreux. D’une certaine façon, c’est un lavage de cerveau. Les
gens souffrent beaucoup. Dans Homo academicus, j’ai évoqué cela en deux phrases en rapprochant des réactions
de certains universitaires de haut rang devant Mai 68 et les réactions des vieux Kabyles parlant des jeunes
Kabyles, de leur manière de labourer 47 ; c’était vraiment le même type de réaction : « Tout s’en va », « Le
monde est mort », « Le monde va être à l’envers », « C’est comme le XIVe siècle, les fleuves remontent vers la
source, les femmes vont au marché », etc. Autrement dit, l’impensable devient pensable, le monstrueux
quotidien, l’extraordinaire banal… et puisque mon cerveau est en incompatibilité avec le monde, plutôt mourir.
Les révolutions culturelles provoquent une énorme souffrance symbolique et c’est cela que les gens vont dire.
À propos de Manet, ils disent ainsi : « Manet nous torture » – ce qui signifie « Manet nous torture les
structures mentales ». Ils lui font des reproches : « Il ne sait pas faire », « Ce qu’il fait est plat », l’une des
grandes interrogations étant de savoir s’il le fait exprès ou non, ce qui pose la question de la certification. On dit
qu’il ne sait pas faire et que, d’ailleurs, il a quitté l’atelier de Couture trop tôt : il n’a pas passé les examens, il
n’a pas eu le prix de Rome. Puisqu’il n’a pas les certificats, il n’est pas garanti par l’institution, « il ne sait pas ».
Un tableau célèbre, où l’on voit un torero et un taureau, je ne sais plus comment il s’appelle, a été très discuté :
le taureau est tout gros et le torero tout petit, il y a une faute de perspective 48. L’a-t-il fait exprès ou pas ? On
remarque qu’ayant été cinq ans chez Couture il est arrivé au stade où l’on sait faire une perspective ; il a donc dû
le faire exprès. C’est un grand débat entre les critiques. « Est-ce qu’il fait exprès ou pas ? » signifie « Est-ce
qu’il y croit ou pas ? ». S’il y croit, il est crédible. S’il n’y croit pas, il est cynique, donc il nous trompe.
Le problème de la personne se donnant elle-même comme caution de l’acte pictural devient alors très
important et il y a tout un débat sur la personnalité de M. Manet. M. Manet est-il crédible ? Est-il bien mis ? On
m’a signalé un texte extraordinaire qui dit : « Mais M. Manet, je l’ai rencontré, il est habillé comme vous et moi
[rires de la salle], il présente très bien, il s’exprime très bien, donc sa peinture n’est pas une mystification. Ce
n’est pas un imposteur, ce n’est pas un mystificateur. » On trouve donc le problème de l’imposteur et du
certificat et, dans cette logique, on n’a plus pour garant que la personne. Une chose importante, c’est qu’en
posant ces questions les critiques les plus combatifs contribuent eux-mêmes à la révolution : en demandant des
garanties, ils contribuent à l’invention d’un univers de la peinture dans lequel l’artiste se donnera lui-même
comme garantie, et rien d’autre. Lire les critiques de l’autre bord conduit à voir les effets de champ.
J’ai souvent dû dire ici : « Ma problématique, c’est le “champ”… » C’est une chose que j’ai mis beaucoup
de temps à trouver : il y a un espace de positions et la problématique, c’est la mise en relation des positions.
Dans le cas présent, quand surgit quelqu’un qui dit : « Mais est-il sincère ? », tous les autres sont obligés de
répondre. Autrement dit, changer un champ consiste souvent simplement à entrer avec un problème qui
n’existait pas. Si vous arrivez à entrer dans le champ du journalisme avec un journal, vous posez des problèmes
aux autres, et vous avez changé la problématique. Là, le simple fait de poser la question de la sincérité fait surgir
la réponse du type : « Mais oui, il est sincère, il souffre pour sa peinture, il n’a pas de quoi nourrir ses enfants » –
une mythologie partiellement fondée surgit en réponse à la critique la plus académique. Du coup, les
académiques, à partir de leur représentation du maître bien mis, décoré, membre de trente-six jurys, engendrent
en quelque sorte négativement l’artiste chevelu. Les autres ripostent de deux façons ; ils disent : « Mais non, il
est bourgeois comme vous », ou bien « Il souffre », inventant alors le thème de l’artiste maudit, avec les enfants
affamés, les doutes nocturnes, le chef-d’œuvre absolu, etc.
Un premier point est donc : « Ils ne savent pas peindre », « Ce qu’ils font est plat », « Il n’y a pas de
perspective ». Le deuxième, c’est la stupéfaction devant la peinture sans objet qui est peut-être le scandale le
plus extraordinaire : qu’est-ce que c’est que de peindre des choses dont ne voit pas pourquoi on les peint ?
Qu’est-ce que c’est que de peindre des choses absurdes ? C’est l’idée même du « représentable » qui est en
question. Il y a quelques années, nous avions fait un travail sur la photographie, dans lequel nous montrions que
nous avons tous une définition implicite du photographiable : à un certain moment, il existe du « digne d’être
photographié », du « non digne d’être photographié » et une sorte de consensus implicite sur la hiérarchie des
objets photographiables 49. C’est la même chose pour la peinture au XIXe siècle : il existait une définition
implicite du « représentable », du « digne d’être représenté », une hiérarchie des objets « peignables ». Les gens
comme Manet se mettent absolument hors de cet espace, ils sont hors du système des catégories, ce qui, pour les
logiciens, est affreux : qu’est-ce que cette chose pour laquelle aucune catégorie ne marche… ? C’est quelque
chose dont on ne sait pas quoi dire… on ne sait même pas comment l’interroger…
C’est là, je crois, que l’expérience de l’attentat à l’intégrité cognitive atteint son maximum. Non seulement
ils ne peignent pas ce qui est désigné [comme digne d’être peint], mais ils se mettent à peindre des choses qui
sont non désignées ou même refusées… C’est de la provocation : ils font une espèce de promotion ontologique
du néant, du néant social, du refusé. Dans ces conditions, ou bien c’est le scandale et le problème de la sincérité
(« Ces gens sont fous », « C’est de la provocation »), ou bien c’est la récupération inconsciente : pour échapper à
cette expérience pathétique de la découverte de la valorisation de l’insignifiant, pour annuler le scandale de la
promotion ontologique de l’insignifiant, on rend signifiant l’insignifiant, on cherche un sens. Sloane cite le texte
magnifique d’un critique qu’il classe parmi les « humanitaristes » (ça veut dire grossièrement « un peu de
gauche »). (Sloane est utile par rapport à Hamilton parce qu’il essaie de donner quelques informations sur les
critiques ; malheureusement, ce sont des taxinomies intuitives.) Ce critique trouve insupportable un tableau, La
Dame blanche, qui fait des jeux de couleurs, des jeux avec des blancs, et il dit : « Voilà, au fond, c’est le
lendemain de la mariée, c’est le moment troublant où la jeune femme s’interroge et s’étonne de ne plus
reconnaître en elle la virginité de la nuit précédente » [rires de la salle], et il compare à Greuze. Autrement dit, il
cherche une leçon. C’est donc une espèce de débat permanent et l’effet de champ va jouer entre ceux qui, devant
le scandale du non-sens promu à l’importance, vont projeter du sens et ceux qui vont dire : « Mais il n’y a pas de
sens. »
D’une certaine façon, ceux qui veulent du sens à tout prix, par référence à un état de la peinture (Greuze,
etc.) où il fallait qu’elle ait un sens, provoquent la riposte (« Mais ça n’a pas de sens ») et accélèrent la
constitution en tant que projet du fait de ne pas donner de sens. Cela aurait pu ne pas se produire parce que le
projet n’était pas ne pas donner de sens, mais de faire des jeux de couleurs. Mais dans la lutte critique, il y a une
sorte d’anticipation du champ de la critique par rapport à la conscience même du peintre : les critiques non
seulement accompagnent les peintres, mais peuvent les précéder, au nom de leurs intérêts spécifiques. Pour
clouer le bec aux critiques d’un journal opposé, on va aller jusqu’à dire : « Il ne faut pas qu’il y ait du sens »,
« C’est stupide de chercher du sens ». Et les peintres sont un peu comme les sportifs qui, dans les interviews à la
radio ou à la télévision, parlent parfois comme L’Équipe, comme les commentateurs [rires de la salle] : des gens
viennent leur dire qu’il ne faut pas qu’il y ait du sens alors qu’eux n’y avaient pas pensé… Vraiment, Renoir ou
Monet n’étaient pas des intellectuels… mais si on leur dit ça à propos de ce qu’ils font, ils se mettent à le dire, et
aussi à travailler autrement en se mettant à faire vraiment ce qu’ils croient qu’ils ont fait.
C’est l’un des grands principes de l’évolution et l’on pourrait faire la même analyse sur des choses
contemporaines. Par exemple, on ne peut pas comprendre l’évolution du nouveau roman, sans comprendre qu’il
est tout entier habité par la relation avec la critique (voir le dialogue entre Robbe-Grillet et Barthes 50), dans
laquelle cette sorte d’explicitation de ce qui est la réaction perçue de l’intention artistique retournée sur l’auteur
de cette intention modalise cette intention, la transforme et, du même coup, contribue à transformer l’œuvre. Il y
a, à mes yeux, deux grands mécanismes du vieillissement d’un producteur culturel. Le premier est celui-là : il
croit découvrir ce qu’il est à travers ce qu’on dit de ce qu’il est (aussi bien, d’ailleurs, positivement que
négativement, parce qu’une manière pour un producteur d’être dominé par ce qu’on dit de lui est de le refuser ou
de s’y opposer). Le second, c’est l’effet de consécration, c’est-à-dire le vieillissement spécifique (par opposition
au vieillissement biologique) et l’effet qu’exerce sur un producteur la reconnaissance sociale de son importance.
Ce mécanisme est important pour comprendre des trajectoires de peintres et, plus encore, d’écrivains auxquels
on accorde facilement un rôle prophétique. On le voit bien dans le cas de l’échec, avec les effets de ressentiment,
mais dans le cas du succès, c’est beaucoup plus subtil. Le piège social est alors la tentation de l’identification à
l’image consacrante (la biographie de Hugo pourrait être comprise sous ce rapport-là). Cela arrive
particulièrement à ceux qui dominent un champ à un certain moment. Ce n’est pas paradoxal de dire que les plus
dominés par le champ sont ceux qui dominent le champ (on pourrait le dire à propos de Sartre) et qui doivent de
plus en plus de leurs propriétés à ce qu’il faut faire et être pour dominer le champ. Mais l’objectivation critique
et le retour sur la production de la conscience de cette objectivation sont, je crois, l’un des mécanismes très
importants pour étudier l’évolution, comme on dit dans le langage ordinaire (mais ça n’a strictement aucun
sens), d’un « auteur ».
Un troisième reproche, très lié au scandale de l’insignifiance que je viens d’évoquer, consiste à chercher à
tout prix une fonction et à dire : « Ça ne dit rien, donc ça ne sert à rien. » Autrement dit, on constitue la peinture
pure dans l’énoncé du scandale qu’elle constitue en disant : « Ce n’est pas possible de peindre des choses comme
ça, sans raison. » Au fond, les critiques scandalisés instituent une peinture formaliste contre une définition
fonctionnaliste de la peinture. Regardant la peinture avec des attentes fonctionnalistes (il faut qu’elle dise
quelque chose, qu’elle raconte une histoire, qu’elle ait une morale, qu’elle mobilise une culture historique, etc.),
ils disent nécessairement l’inverse par le fait de déplorer le manque de ce qu’ils attendent. Finalement, la plus
grande contribution à la théorie de l’art pour l’art a été produite par les critiques fonctionnalistes qui ne
pouvaient pas la supporter. On parle toujours des ruses de l’histoire, on se demande qui fait l’histoire, de manière
consciente ou inconsciente… Là, je crois qu’il y a une sorte de « ruse » : ceux qui font le sens sont ceux qui ne
comprennent pas ; une manière de ne pas comprendre contribue à faire le sens de la chose comprise.
Je vais m’arrêter là. La prochaine fois, j’essaierai de clore, en vous racontant la phase ultérieure où les
peintres, libérés grâce aux écrivains, vont lutter pour se libérer des écrivains.

1. Paul Valéry, Cahiers II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 1565.
2. P. Bourdieu précise à ce moment aux auditeurs du cours : « Ce sont des notes. »
3. P. Valéry, Cahiers II, op. cit., p. 1566.
4. Jean-Louis Fabiani, « Les programmes, les hommes et les œuvres. Professeurs de philosophie en classe et en ville au tournant du siècle »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 47-48, 1983, p. 3-20. Jean-Louis Fabiani avait soutenu une thèse sous la direction de
P. Bourdieu (Jean-Louis Fabiani, « La Crise du champ philosophique : 1880-1914 : contribution à l’histoire sociale du système
d’enseignement », EHESS, 1980) et publiera, ultérieurement au cours, Les Philosophes de la République, Paris, Minuit, 1988.
5. Dans sa relecture de la sociologie de la religion de Max Weber (« Genèse et structure du champ religieux », art. cité), P. Bourdieu insiste
sur les passages où Max Weber souligne que les clergés assurent leur domination notamment par la délimitation d’un ensemble d’« écrits
canoniques et de dogmes » : « Les corpus canoniques sacrés – pour la plupart mais non tous – ont été définitivement constitués afin
d’empêcher l’adjonction d’écrits profanes à l’occasion de luttes entre plusieurs groupes et prophéties concurrents en vue de dominer la
communauté émotionnelle, ou n’engagent à rien sur le plan religieux. » (M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 211 sq.)
6. P. Valéry, Cahiers II, op. cit., p. 1557.
7. Ibid.
8. P. Bourdieu consacrera de longs développements à cette opposition dans Les Règles de l’art, op. cit.
9. P. Bourdieu a sans doute en tête les phrases suivantes : « Faux philosophes. Ceux qu’engendre l’enseignement de la philosophie, les
programmes. Ils y apprennent des problèmes qu’ils n’eussent pas inventés et qu’ils ne ressentent pas. Et ils les apprennent tous ! Les vrais
problèmes de philosophes sont ceux qui tourmentent et gênent pour vivre. » (P. Valéry, Cahiers II, op. cit., p. 1567.)
10. P. Valéry, Cahiers II, op. cit., p. 1558.
11. P. Bourdieu y reviendra un peu plus loin : il pense notamment à Martin Heidegger.
12. Allusion à des analyses formulées par Kant dans Fondements de la métaphysique des mœurs. P. Bourdieu y avait déjà fait allusion dans la
leçon précédente, ainsi que dans la leçon du 17 mai 1984 (supra, p. 408).
13. P. Valéry, Cahiers II, op. cit., p. 1558.
14. P. Bourdieu, « Post-scriptum : Éléments pour une critique “vulgaire” des critiques pures », in La Distinction, op. cit., p. 565-585.
15. Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et culture, trad. Yves Thoraval, Paris, Seuil, 1983 [1980], chap. 4.
16. « Luther lisait la Bible avec les lunettes propres à son état d’esprit [Gesamtstimmung] et, de 1518 à 1530 environ, celui-ci évolua dans un
sens de plus en plus traditionaliste. » (M. Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, op. cit., p. 95.)
17. Ernst Troeltsch, Die Absolutheit des Christentums und die Religionsgeschichte (1902) – trad. fr. ultérieure au cours : Œuvres, vol. 3 :
Histoire des religions et destin de la théologie, trad. Jean-Marc Tétaz et al., Paris et Genève, Cerf/Labor et Fides, 1996.
18. Référence à l’urinoir signé « R. Mutt » et intitulé Fontaine (1917), ready-made de Duchamp. Voir P. Bourdieu, « La production de la
croyance », art. cité, p. 42 et, ultérieurement à ce cours, Les Règles de l’art, op. cit., p. 406-408.
19. Il s’agit peut-être de la phrase suivante : « Le fétiche du marché de l’art, c’est le nom du maître apposé sur l’œuvre. » (Walter Benjamin,
« Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien » [1937], Sur le concept d’histoire, trad. Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2013, p. 159.)
P. Bourdieu reviendra sur cette phrase dans la leçon du 24 avril 1986.
20. Une importante exposition présentant 124 œuvres de Pierre-Auguste Renoir venait d’ouvrir à Paris au Grand Palais, le 2 mai 1985.
21. Voir Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950 [1913], § 88.
22. On peut penser qu’il s’agit du débat autour des nationalisations auxquelles procède le gouvernement socialiste en 1982, à moins qu’il ne
s’agisse des débats autour des enseignements public et privé : la création d’un service public unifié et laïque de l’Éducation nationale fait
partie des engagements du gouvernement socialiste ; le projet de loi présenté par le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, sera
abandonné en juillet 1984 devant l’opposition rencontrée au Parlement puis lors d’une importante manifestation de défense de l’« École
libre ».
23. P. Bourdieu a en tête le jugement du roi Salomon.
24. Alphonse Allais, « Un honnête homme dans toute la force du mot », in Deux et deux font cinq, Paris, Paul Ollendorf, 1895, p. 69-72.
25. Dans les universités, les « assistants » et les « maîtres-assistants » formaient les enseignants « de rang B » qui assuraient des cours tout en
préparant un doctorat (de troisième cycle ou d’État). Dans les années où ce cours est donné, une réforme crée le corps des « maîtres de
conférences » (où sont intégrés les « maîtres-assistants ») et met un terme au recrutement des « assistants ».
26. P. Bourdieu avait développé ses critiques à l’encontre de l’idée que l’on puisse « se mettre à la place » au cours de la deuxième année de
son enseignement (voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 248, 320, 504).
27. Martin Heidegger, Être et temps, trad. Rudolf Boehm et Alphonse De Waelhens, Paris, Gallimard, 1964 [1927], p. 159-160.
28. Luc Boltanski et Jean-Claude Chamboredon, « La banque et sa clientèle », rapport ronéotypé du Centre de sociologie européenne, 1963.
29. Voir supra, p. 502, note 1.
30. Dans une leçon précédente, le 28 mars 1985, P. Bourdieu avait développé ces points qui se rapportent au fait que le changement de la
nomenclature des catégories socio-professionnelles de l’Insee intervenu en 1982 s’appuyait notamment sur les analyses de La Distinction,
op. cit.
31. P. Bourdieu avait déjà évoqué dans la première heure cette exposition qui venait d’ouvrir au Grand Palais à Paris (voir supra, p. 735,
note 1).
32. Paul Hayes Tucker, Monet at Argenteuil, New Haven et Londres, Yale University Press, 1982 (trad. ultérieure au cours : Monet à
Argenteuil, trad. Solange Schnall, Paris, Valhermeil, 1990 et 2010).
33. Référence à la théorie du reflet telle que la mettait en œuvre Lucien Goldmann dans l’analyse des œuvres littéraires (voir en particulier Le
Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955). P. Bourdieu
avait développé ses critiques à l’encontre de ce type de démarche dans ses leçons sur le champ littéraire (voir Sociologie générale, vol. 1,
op. cit., en particulier p. 585-586).
34. Référence à l’idée développée par Karl Marx et reprise par beaucoup de représentants de la tradition marxiste, selon laquelle les
productions intellectuelles d’une société (le droit, la politique, l’art, etc.) sont l’expression ou le produit de l’« infrastructure », c’est-à-dire
de la « structure économique de la société », formée, selon une formule de Marx, par les « rapports de production correspond[a]nt à un
degré donné du développement de leurs forces productives matérielles » (« Avant-propos de Critique de l’économie politique », in
Œuvres, t. I, op. cit., p. 272).
35. Voir supra, p. 533, note 2.
36. Allusion à l’utilisation par la publicité de thèmes liés à Mai 68 et, vraisemblablement, au quotidien Libération qui, issu du gauchisme de
l’après-68, se transforme en « quotidien de cadres » au début des années 1980 (P. Bourdieu commentera en 1988 la nouvelle composition
de son lectorat ; le texte sera publié en 1994 : « Libé, vingt ans après », Actes de la recherche en sciences sociales, no 101-102, 1994,
p. 39).
37. Allusion à un passage célèbre de L’Idéologie allemande : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ;
autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. »
(K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1080.)
38. Depuis le début de son cours, P. Bourdieu avait évoqué à plusieurs reprises cet effet (pour la première occurrence, voir Sociologie
générale, vol. 1, op. cit., p. 337). Il lui donne le nom d’un historien qui attirait l’attention sur les caractéristiques que le capitalisme en
Russie devait au fait qu’il s’était développé plus tard que dans d’autres pays.
39. Le working consensus est, pour Goffman, un accord, un modus vivendi que les participants à une interaction entreprennent de réaliser ; il
« n’implique pas tant que l’on s’accorde sur le réel que sur la question de savoir qui est en droit de parler sur quoi. » (E. Goffman, La
Mise en scène de la vie quotidienne, t. I, op. cit., p. 18.)
40. Pour des développements sur ces points, voir en particulier une conférence que P. Bourdieu donnera à Chicago en avril 1989 : « Sur la
possibilité d’un champ international de la sociologie », in Catherine Leclerc, Wenceslas Lizé et Hélène Stevens (dir.), Bourdieu et les
sciences sociales. Réceptions et usages, Paris, La Dispute, 2015, p. 33-49.
41. P. Bourdieu réévoquera en partie ce travail d’épuration lors de la séance suivante, le 30 mai 1985.
42. Raymond Williams, Culture and Society, 1780-1950, Londres, Chatto & Windus, 1958. P. Bourdieu mobilise notamment ces analyses de
Raymond Williams dans « Champ intellectuel et projet créateur », art. cité.
43. P. Bourdieu veut sans doute dire « commanditaires ».
44. P. Bourdieu s’était posé très concrètement la question du financement des recherches en sociologie dans le cadre de son centre, le Centre
de sociologie européenne (et rappelait régulièrement, par exemple, que l’enquête sur la photographie, à l’origine d’Un art moyen, op. cit.,
avait bénéficié d’un financement de l’entreprise Kodak).
45. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, Genève, Slatkine, 1979
[1906]. P. Bourdieu avait déjà souligné l’importance de ce livre dans les leçons qu’il avait consacrées au champ littéraire (voir Sociologie
générale, vol. 1, op. cit., en particulier p. 583-584).
46. Peut-être Jacques Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, Paris, Armand Colin, 1959.
47. P. Bourdieu introduit ainsi une citation d’un livre publié en 1969 par Jacqueline de Romilly : « Tels les vieux paysans kabyles parlant des
manières de cultiver hérétiques des jeunes, ils ne peuvent que dire leur stupéfaction, leur incrédulité devant l’incroyable, le monde
renversé, démenti de leur croyance la plus intime, de tout ce qui leur tient à cœur : “En revanche, mais comment le dire ? Est-ce vrai ?
N’est-ce pas un mensonge ou une calomnie ? On me dit que des professeurs en seraient venus ces dernières semaines non seulement à
refuser de faire passer les examens – ce qui en soi peut se défendre – mais à les boycotter, en notant délibérément de façon incorrecte. On
me dit, mais je ne puis le croire […]. » (Homo academicus, op. cit., p. 238.)
48. Voir supra, p. 622, note 1.
49. P. Bourdieu (dir.), Un art moyen, op. cit.
50. Allusion aux commentaires de plusieurs ouvrages d’Alain Robbe-Grillet que Roland Barthes avait publiés dans la revue Critique et au
dialogue entre l’auteur et le critique qui suivent l’intervention du premier au colloque de Cerisy consacré au second : Alain Robbe-Grillet,
« Pourquoi j’aime Barthes », in Prétexte : Roland Barthes. Colloque de Cerisy, Paris, UGE, « 10/18 », 1978, p. 244-272.
COURS DU 30 MAI 1985

Une mise en perspective théorique. – La tradition kantienne : les formes symboliques. – Les formes primitives de
classification. – Des structures historiques et performatives. – Les systèmes symboliques comme structures
structurées. – La logique marxiste. – Intégrer le cognitif et le politique. – La division du travail de domination
symbolique. – L’État et Dieu.

Une mise en perspective théorique

Je ne peux pas commencer ce dernier cours sans dire un mot de ce qui s’est passé hier, parce que cela a un
rapport avec ce que je vais raconter aujourd’hui, et c’est très important 1. Nous allons sans doute être submergés
par des commentaires indignés et moralisateurs à propos de cette violence. Je pense que ce qui est important,
c’est de se demander ce que signifie la violence pure en ayant à l’esprit que chercher une signification est peut-
être déjà de trop. Il y a des gens qui, dans un certain état d’anomie du nomos, n’ont pas d’autres moyens de se
faire reconnaître comme existant que la violence et il existe peut-être un lien entre la conduite de la Dame de fer
qui vient de briser une des grèves les plus longues de l’histoire 2 et les jeunes gens aux barres de fer. Comme
cette liaison sera très peu faite, je tenais à le dire : il y a des gens qui sont condamnés par tous les systèmes, par
tous les verdicts sociaux, par le système scolaire, par le marché du travail et à qui il ne reste plus que le dernier
verdict, celui de la prison, et je pense que la violence, même cette violence pure, comme finalité sans fin, est
aussi une manière de se faire reconnaître une identité. Je ne justifie pas cette violence, je la décris, j’essaie
d’expliquer l’inexplicable. Peut-être que d’autres le feront, mais cela me paraît improbable.
Cela dit, je vais essayer aujourd’hui de faire ce que j’avais annoncé, c’est-à-dire une sorte de bilan, de mise
en perspective théorique des analyses que j’ai proposées. Vous aurez peut-être l’impression d’une jonglerie
théorique, et vous pourrez croire que vous êtes au Collège de philosophie 3. En fait, je ne vais pas faire du travail
théorique, et si je dis à la fin ce que d’autres auraient dit au commencement, c’est que, précisément, ce discours
théorique vient après la bataille, c’est-à-dire une fois que ce que je crois être quelques petites découvertes ont été
faites. Si ce discours théorique n’est pas un « travail théorique » (comme certains disaient 4 à une certaine
époque), on peut s’interroger sur sa fonction. Il a une fonction de vérification et de contrôle théorique. En effet,
une culture philosophique, comme une culture politique et plus généralement une culture théorique, me semble
avoir pour fonction principale de savoir ce que l’on fait, de permettre à celui qui produit un discours théorique et
qui est, de toute façon, situé dans un espace théorique où un certain nombre de positions sont déjà prises, de
savoir quelle ligne il a. L’autodidacte, l’inculte théoriquement, se promène dans un espace et se laisse imposer la
vérité objective de ce qu’il fait ; il ne peut même pas corriger la réception de son discours. La fonction principale
de la culture théorique consiste à définir une ligne théorique, à donner à celui qui produit un discours
objectivement théorique un moyen pour maîtriser le sens objectif de son discours.
Je vais donc objectiver l’espace théorique dans lequel mon discours se situait. Le problème que j’ai posé
tout du long de cette année est celui des rapports entre pouvoir et connaissance. C’est le problème du pouvoir qui
s’exerce à travers une action sur la connaissance 5. Il supposait de surmonter (ce que d’autres ont fait, à peu près
à la même époque, ce n’est pas par hasard) l’antinomie traditionnelle entre pouvoir et connaissance, cette vieille
opposition platonicienne entre le politique et le théorique, entre les préoccupations politiques de l’homme de
l’agora et les préoccupations pures, désintéressées, du philosophe qui a la skholè, le temps, qui est à l’école 6. Il
fallait surmonter cette antinomie classique entre la théorie et le pouvoir pour poser qu’il y a un pouvoir de la
théorie et pour faire une théorie du pouvoir théorique, la « théorie » étant entendue ici au sens extrêmement large
de principes de vision, de principes explicites de constitution d’une vision (au passage : je dis « principes
explicites » ; il y a, au sens très large du mot « théorie » que j’ai adopté, des théories implicites et un des sens de
l’analyse est de dégager les principes de ces théories du monde social que les agents sociaux véhiculent et qui
sont, pour une part, constitutives de ce monde social). Évidemment, c’est en sociologue que j’ai pratiqué cet
exercice théorique : je n’ai pas fait de « travail théorique », mais j’ai essayé de définir les lois de fonctionnement
du pouvoir théorique, les conditions spécifiques de son exercice et de sa distribution entre les agents, ce
qu’oublient régulièrement les philosophes qui pensent en termes d’essence pure.
Ayant défini l’objectif, je vais procéder par une série de synthèses. Mon discours va avoir une allure
hégélienne, et je vais apparaître comme le penseur final qui a totalisé une série d’approches. Les philosophes
procèdent beaucoup de cette manière, mais je le dis d’avance : ceci n’est pas du tout pour moi un enjeu, je n’ai
pas du tout travaillé comme cela, mon histoire de la philosophie n’est pas une philosophie de l’histoire. Ce que
je propose est simplement, je le répète, un retour rétrospectif, après avoir parcouru un certain chemin (non sans
connaître, évidemment, les différentes positions théoriques), le chemin parcouru ne pouvant apparaître que
comme la totalisation d’un certain nombre de positions. Ces synthèses successives permettent de faire voir que
ce que je propose cumule des contributions, apportées par des philosophes, des historiens, des sociologues ou des
théoriciens, ordinairement perçues comme incompatibles : essentiellement Marx, Durkheim et Weber. Pour cette
raison, on peut me reprocher (car, dans certains cas, c’est un reproche) d’être marxiste, durkheimien et wébérien.
Moi, je dirais que c’est ma fierté : un capital théorique a été accumulé par les chercheurs du passé et il me
semble que, lorsqu’on se situe dans une perspective cumulative, le travail scientifique ne consiste pas à se
distinguer de ses devanciers, mais à cumuler tout ce qu’ils ont pu apporter en fait de connaissances, non pas de
manière éclectique, mais en surmontant les incompatibilités tenant au point de vue qu’ils prenaient sur le monde
social et, du même coup, en essayant de prendre le point de vue qu’ils prenaient les uns sur les autres. Je me sers
donc, pour comprendre les penseurs du passé, de ce que je ne cesse de dire à propos du présent : les visions du
monde social sont prises à partir d’un point de vue et, d’une certaine façon, pour cumuler, pour voir la vue et la
bévue, il faut voir le point de vue, le point à partir duquel sont prises les vues et, du même coup, les bévues
qu’elles impliquent.
Par exemple, les bévues de Marx sont magnifiquement vues par Weber. Si Weber est un petit peu la fin de
l’histoire dans mon schéma, bien que je le dépasse (en le cumulant avec d’autres), c’est qu’il est sans doute celui
qui a le moins joué au petit jeu de la distinction ; il a déclaré : « Pour l’essentiel, je suis marxiste 7 », alors que
tous les commentateurs se sont acharnés à l’opposer à Marx, sur la base d’intérêts idéologiques du moment. On
pourrait dire, je crois sans forcer les choses, que Weber a très consciemment porté le matérialisme historique sur
les terrains où le matérialisme historique était particulièrement faible, c’est-à-dire sur le terrain de symbolique :
là où l’on avait une phrase à la fois fondamentale et un peu simple (« La religion est l’opium du peuple 8 ») et
quelques analyses sur la superstructure, Weber a fait toute la construction de la théorie de la religion, de la
prêtrise, du sacerdoce, ce qui, me semble-t-il, consistait à pousser jusqu’à ses dernières conséquences une théorie
matérialiste des formes symboliques.
La tradition kantienne : les formes symboliques

Ce préambule étant posé, je vais essayer pour une fois de dire en une heure ce que je voudrais dire. Premier
moment (« premier », « second » : cela n’a aucun sens [autrement que de faciliter l’exposition], il ne s’agit ni
d’un ordre historique ni d’un ordre logique) : les systèmes ou les formes symboliques, selon le langage
qu’emploient les gens à qui je me réfère. Cassirer, par exemple, a écrit Philosophie des formes symboliques 9 (un
autre livre plus difficile, mais, me semble-t-il, plus important et qui correspond à un autre point de vue que celui
que j’adopte aujourd’hui est Substance et fonction 10 ; un livre plus facile est Essai sur l’homme 11 […]). Pour
Cassirer, qui se situe explicitement dans la tradition kantienne, la langue, la religion, le mythe, la science, l’art
sont des « formes symboliques », c’est-à-dire des principes de « construction du monde des objets », comme il
dit dans un article célèbre paru dans Le Journal de psychologie de 1933 12. Ces formes symboliques sont des
structures structurantes, c’est-à-dire des catégories, au sens de Kant, qui organisent le monde perçu. Cassirer
essaie de dégager la logique de ces structures structurantes : comme on le verra dans un deuxième temps, il
essaie par exemple de montrer comment fonctionne un mythe, quelle est la logique d’un mythe et comment cette
logique spécifique du mythe, qui n’est pas celle de la science – le principe de causalité, le principe
d’identité, etc., y prennent une forme particulière –, va construire un monde particulier. Cela dit (et cela posera
problème par la suite), il pose le mythe en général ; il ne distingue pas le mythe zuni du mythe bororo, du mythe
basque, du mythe breton.
Il s’agit de connaître ces structures structurantes et l’on pourrait dire qu’une sociologie que l’on peut
appeler cognitive se donne pour objet d’analyser ces systèmes de construction de la réalité. Ainsi, la tradition
ethnométhodologique, qui s’est développée, pour aller vite, autour du livre de Garfinkel, Études
d’ethnométhodologie 13, […] se donne pour but d’expliciter les méthodes de construction du monde social que
les agents ordinaires utilisent : il s’agit d’une anthropologie des structures cognitives que les agents ordinaires
emploient pour se retrouver dans le monde, c’est-à-dire y implanter leurs principes de structuration. Cette
sociologie cognitive, on le voit à son origine kantienne, conduit à une vision idéaliste du monde social. Comme
dirait Bachelard, le vecteur épistémologique va du rationnel au réel 14 ; le mouvement de connaissance du monde
social va du sujet vers la réalité, et le monde social est en quelque sorte une construction du sujet social. Au sujet
de cette forme de sociologie, on pourrait paraphraser le titre célèbre de l’ouvrage de Schopenhauer, Le Monde
comme volonté et représentation : à la limite, le monde social serait le produit de la construction humaine.
S’agissant, par exemple, du problème des classes sociales, il n’y aurait pas à chercher les classes sociales dans la
réalité, il suffirait d’étudier la genèse transcendantale, en quelque sorte, de ces réalités de « classes ». Au fond,
c’est en connaissant les structures cognitives que l’on connaîtrait le monde social.
Je caricature un peu, mais cet exercice est important comme contrôle théorique parce que souvent les gens
qui font avancer la science ne savent pas ce qu’ils font (ce qui est très bien, mais seulement jusqu’à un certain
point). Ne sachant pas ce qu’ils font, ils peuvent avoir une philosophie de la connaissance qu’ils ne connaissent
pas. Ils pourraient être très étonnés d’être qualifiés d’idéalistes ou de kantiens, mais cela pourrait leur faire du
bien de le savoir ; ils pourraient dire : « Oui, et pour cause… », ou « Oui, ce n’est pas ce que je voulais
suggérer… ». C’est ce que je disais en commençant sur la fonction de contrôle théorique [de la mise en
perspective que je propose]. Outre ces sociologies cognitives, il y a aussi des linguistiques cognitives, des
psychologies cognitives et peut-être bientôt une histoire cognitive (l’histoire ramasse toujours tout, quand c’est
passé ailleurs…). Tout le monde maintenant fait du « cognitif », c’est à la mode. En fait, il s’agit, là encore, d’un
effet d’ignorance. Les modes correspondent souvent au retour de choses très anciennes qui reviennent
brusquement après un cycle. Il vaut donc mieux avoir de la culture historique.
Ces entreprises cognitives, ces entreprises de connaissance des moyens de connaissance tendent très
naturellement vers une vision idéaliste. Elles se donnent pour objet de faire une analyse des systèmes de
classement, des taxinomies, des théories, au sens général que j’ai donné, ou de ce que j’appelais le nomos, au
sens de principes de vision et de division. Ce point de vue, que j’ai résumé un peu grossièrement, peut être situé
dans la tradition néokantienne qui s’est développée sur deux lignées [P. Bourdieu va écrire au tableau] : une
tradition européenne, qu’on appelle la tradition Humboldt-Cassirer (Humboldt est traduit au Seuil 15), et une
autre tradition anglo-saxonne, qu’on appelle Sapir-Whorf (Sapir est traduit aux éditions de Minuit 16, Whorf, je
crois, au Seuil 17). Ces deux traditions, qui se sont développées indépendamment, disent que le langage n’est pas
simplement moyen d’expression mais aussi moyen de construction du monde. C’est Whorf qui a poussé
l’hypothèse le plus loin : il a essayé de trouver des corrélations entre la structure des langues d’un certain
nombre de sociétés américaines traditionnelles et la structure des représentations du monde. Il y a même eu des
tentatives pour vérifier expérimentalement la correspondance entre les structures linguistiques et les structures
du monde.
Il y a chez les ethnologues tout un développement, dont l’ethnométhodologie est le prolongement : c’est ce
qu’on a appelé l’« analyse componentielle », une technique très intéressante, que moi-même j’ai employée à
propos de la politique ; je vous en ai d’ailleurs parlé un jour 18. Elle consiste à demander aux enquêtés de classer
des choses ou des signes, de manière à voir les principes de classification qu’ils emploient pour classer et qu’ils
peuvent ne pas maîtriser sciemment. Nous avons tous des principes de classement dont nous n’avons pas la
maîtrise. Si l’on veut connaître vos principes de classement en politique, une technique simple consiste à inscrire
sur des petits papiers les noms d’hommes politiques et à vous demander de les classer puis de nommer les
classes que vous aurez faites. On essaye donc de faire une sorte de théorisation de votre théorie implicite de
l’univers politique. Vous savez maîtriser pratiquement les items de classement, mais vous n’avez pas la maîtrise
de ces classifications ; elles sont partiellement cohérentes, jusqu’à un certain point… exactement comme les
oppositions d’un système mythique ou d’un système rituel telles que je vous les avais décrites 19.
Cette tradition Humboldt-Cassirer/Sapir-Whorf pourrait être mise sous l’exergue de la phrase célèbre de
Saussure : « Le point de vue crée l’objet 20. » Saussure employait cette formule à propos du point de vue du
savant ; il s’agissait de fonder l’acte de constitution de la langue comme objet à partir du point de vue
constitutif, qui n’est pas du tout constatif mais qui est constructif, dont le point de vue crée l’objet. Dans cette
logique, le mythe, la religion, etc., sont constructeurs ou, mieux, producteurs du monde. Le problème du
noumène ne se posera pas dans ce genre de pensée, mais il y est implicitement. En tout cas, les théories
mythiques font exister le monde des objets ; les formes symboliques sont ce qui nous donne un cosmos au sens
de monde ordonné, et non pas un chaos. On peut dire que cette philosophie est celle du culturalisme et je pense
que c’est la philosophie implicite du premier Foucault […]. Le culturalisme considère que les formes
symboliques sont historiques et liées à une tradition. Il se distingue en cela de la philosophie des formes
symboliques qui, dans son expression la plus cohérente, chez Cassirer, considère ces formes symboliques comme
universelles et pose, comme Kant, un sujet transcendantal, à une différence toutefois. Kant s’était donné un seul
datum (la physique et la mathématique) à propos duquel réfléchir pour dégager les formes qui se manifestent
dans l’opus operatum, alors que Cassirer généralise l’interrogation kantienne et dit qu’il faut appliquer le mode
de réflexion kantien à d’autres opera operata qui, comme les mythes, la religion, l’art, sont aussi des objets
structurés dans lesquels on découvrira des structures. Cela dit, les formes symboliques de Cassirer sont des
structures universelles de l’esprit humain, un problème que Cassirer pose (à demi) à la fin de sa vie étant
cependant de savoir pourquoi les structures universelles de l’esprit humain comme les structures mythiques
trouvent un développement plus grand dans les sociétés primitives, alors que les formes symboliques comme la
science trouvent un développement plus grand dans nos sociétés. Je pose des problèmes très vite ; ils ont donné
matière à des volumes entiers.
Cette tradition néokantienne peut donc être rigoureusement kantienne ou prendre la forme culturaliste. Une
chose importante au passage : cette vision kantienne implique une rupture avec la théorie marxiste du reflet. En
effet, dès que l’on est dans cette pensée (et je l’ai mise au commencement [de cette leçon ( ?)] pour marquer la
coupure), on ne peut plus concevoir que les visions du monde sont le reflet du monde et le sujet connaissant
retrouve son pouvoir actif. On pourrait mettre ceci sous le signe de Marx. (Comme Marx a tout dit, on peut
toujours être marxiste… on peut aussi ne pas l’être bien sûr…) Marx, dans l’une des thèses sur Feuerbach, dit
qu’au fond le drame du matérialisme est d’avoir abandonné à l’idéalisme l’aspect actif de la connaissance et
qu’il faut rendre au matérialisme (c’est ce que je suis en train de faire) l’aspect actif de la connaissance ; il faut
restituer au sujet connaissant cette capacité de construire le monde des objets. Cela dit, il ne s’agit pas d’une
capacité pure, théorique, et Marx corrige tout de suite, parce qu’il a une ligne théorique tout à fait consciente : il
dit que, si l’idéalisme a fait cette sorte de restitution de l’aspect actif de la connaissance, il en a fait un acte de
connaissance, alors que c’est une construction pratique ; c’est dans la pratique que se construisent les
instruments de construction – le sujet construisant est un sujet agissant 21. Je ne développerai pas ce point
aujourd’hui, mais il rejoint les réflexions que j’ai proposées, souvent en passant, sur ce que sont les logiques
pratiques.
Le néokantisme postule donc des structures universelles. Le culturalisme en est une forme molle. C’est un
néokantisme mou, mais historicisé : les formes a priori deviennent des formes a posteriori. Ce sont des formes
historiques, arbitraires, comme auraient dit Mauss 22 et Saussure 23, liées à des conditions historiques, c’est-à-
dire aux conditions matérielles d’existence (géographiques, climatiques, etc.) et, au fond, à des hasards culturels
parce que, en général, surtout dans les sociétés sans histoire (au sens de sans histoire écrite), les ethnologues ne
peuvent que prendre les faits comme ils sont, ils ne peuvent pas remonter jusqu’à l’acte historique originaire qui
serait au principe de telle ou telle opposition. La tradition culturaliste conserve donc la capacité constructive du
sujet connaissant, mais elle opère un changement considérable : ces systèmes de classement sont eux-mêmes des
produits historiques.
C’est là que Durkheim intervient dans ma généalogie… mythique. Durkheim a le mérite de se donner
explicitement pour kantien : dans l’introduction des Formes élémentaires de la vie religieuse, il ne triche pas, il
dit qu’il veut étudier, mais d’une manière à la fois empirique, positive et vérifiable, la genèse de ces catégories
de pensée que nous sommes obligés de supposer pour comprendre ce qui se passe dans le monde social 24. Il veut
donc faire une science a posteriori de ces catégories a posteriori et échapper ainsi à l’alternative de l’apriorisme
et de l’aposteriorisme, qui faisait l’objet de beaucoup de dissertations à l’époque 25. Bref, il veut faire une
sociologie des formes symboliques.
Je peux le dire pour l’anecdote : un recueil de sociologie de mes tout premiers travaux avait été traduit en
Allemagne sous le titre « Sociologie des formes symboliques 26 », ce qui faisait très bien au pays de Cassirer…
Mais la combinaison est détonnante : une « sociologie des formes symboliques », c’est une sorte de barbarisme,
et, sachant la noblesse des « formes symboliques », beaucoup de commentateurs allemands y voyaient une sorte
d’accouplement un peu monstrueux, un peu bestial, entre l’inférieur et le supérieur. C’est important : les
obstacles aux mariages théoriques que je réalise pour produire ce qui me paraît être la théorie juste sont souvent
purement sociaux. Je suis conduit à faire des mésalliances par rapport à ce qui est intériorisé sous forme de
diacrisis dans les cerveaux. Les gens sentent : « Cassirer noble, Durkheim ignoble ; comment peut-on marier une
fille de petite vertu avec un homme de haute lignée ? » Les problèmes de théorie sont souvent de cet ordre. Ce
qui me permet de dire au passage que les structures cognitives du chercheur sont aussi toujours des structures
évaluatives : on ne peut pas dire « haut/bas » sans, immédiatement, préférer le haut au bas ; on ne peut pas dire
« masculin/féminin » sans immédiatement privilégier le premier, ne serait-ce que parce qu’en le mettant en
premier…

Les formes primitives de classification

Ces structures cognitives, de formes symboliques deviennent chez Durkheim des « formes primitives de
classification ». C’est le titre d’un article célèbre de Durkheim et Mauss, l’« Essai sur les formes primitives de
classification 27 ». C’est un article magnifique dans lequel il y a, à l’état implicite, tout le structuralisme… ( Je
dis « à l’état implicite », parce qu’il fallait quand même faire le passage au structuralisme… Ceux qui veulent
démolir les gens qui ont fait quelque chose ont toujours la tentation de dire : « Tout ça, c’était déjà dans Untel ou
Untel », mais évidemment, on ne voit – et moi le premier – dans « Les formes symboliques de classification »
que ce qu’on y trouve après avoir lu Lévi-Strauss qui d’ailleurs ne l’a pas trouvé là… ce qui est très important.
[…] Une petite anecdote historique : je dis que la philosophie des formes symboliques devient une sociologie
des formes de classification, ce qui peut paraître un barbarisme, et des philosophes pourraient dire que je
mélange tout – « mélanger tout », c’est faire des mésalliances, c’est « mélanger les serviettes et les torchons »,
c’est-à-dire les choses nobles et les choses ignobles. Je tends des pièges parfois… En fait, il se trouve qu’il y a
une note allant en ce sens dans un livre tardif de Cassirer, The Myth of the State 28. Cassirer a écrit ce livre en
1946 29, juste après son arrivée aux États-Unis, à une époque où tout le monde s’interrogeait sur le nazisme.
C’est sa contribution de philosophe : il a essayé de répondre avec sa culture à cette espèce de question
monstrueuse que posait la réalité du nazisme : comment un état totalitaire peut-il arriver ? C’est un livre à la fois
très intéressant et très naïf parce que Cassirer n’était pas très armé pour penser cette question. Il avait sûrement
le plus grand équipement intellectuel à ce moment, mais il y a toujours des limites à un équipement intellectuel.
Quoi qu’il en soit, il dit en passant dans une note de la page 16 : « Les formes symboliques sont exactement
l’équivalent de ce que Durkheim appelle “formes primitives de classification” 30. » Les commentateurs
orthodoxes de Cassirer ne voient évidemment pas cette note, mais elle n’est pas seulement importante pour
l’anecdote : les deux en effet doivent à Kant. Cela dit, Cassirer commet une imprudence en disant cela, parce que
les formes primitives de classification sont des formes historiques, socialement constituées, alors que les formes
symboliques de Cassirer sont des formes transcendantales, inhérentes à la structure de l’esprit humain. Il a donc
fait une concession un peu imprudente, mais moi, je m’en réjouis…)
Avec « Les formes primitives de classification », Durkheim est donc passé de formes universelles
transcendantales à des formes sociales, c’est-à-dire historiques, arbitraires et relatives à un usage déterminé et à
un monde social déterminé. Il a même fait un pas de plus dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, en
disant que les structures mentales sont des structures sociales devenues structures mentales : il ne dit pas
seulement que ces formes primitives de classification sont des formes historiques, mais aussi qu’elles ont une
genèse historique. Elles ne sont donc pas seulement relatives, au sens où Saussure parlait de l’arbitraire du signe
linguistique (pour souligner qu’ici on dit « table », là-bas on utilise un autre mot). Durkheim essaie de montrer la
racine historique des différences historiques. L’arbitraire, c’est l’historique, c’est le conventionnel historique.
Il y a donc une genèse des formes primitives de classification et c’est dans la structure des groupes que
l’on trouve le fondement de la structure des structures mentales avec lesquelles on pense le monde et, entre
autres choses, les groupes. Cette dernière chose, Durkheim ne la dit pas, parce que ce qui l’intéressait, c’était de
fonder la logique sur la sociologie. Il était pris par sa lutte avec les philosophes. Il voulait fonder une science
autonome, essentiellement par rapport à la philosophie, et il a passé sa vie, comme dans un western, aux
frontières avec la philosophie, à essayer de piquer le terrain des philosophes et, évidemment, à se défendre
contre eux. Cela l’a conduit à faire des erreurs. Je pense que, s’il n’a pas écrit que les structures des groupes
étaient constitutives, fondatrices des structures mentales qui permettent de penser le monde, y compris les
groupes, alors qu’il ne pensait qu’aux groupes en tant que sociologue, c’est qu’il pensait trop aux philosophes et
à des problèmes de logique. Par conséquent, en ajoutant « y compris les groupes », je relis Durkheim, je le
traduis un petit peu, mais c’est cela lire vraiment, lire utilement : je lui fais dire ce qui me semble impliqué dans
ce qu’il cherchait à dire, ce qu’il aurait dû dire s’il avait pensé complètement ce qu’il essayait de dire.
Durkheim dit que les structures cognitives (le chaud/le froid, le sec/l’humide dans les mythologies qu’il
étudiait) sont des structures structurantes du monde naturel et j’ajoute donc qu’elles sont aussi des structures
structurantes du monde social. Ce sont des structures de groupe (par exemple les systèmes dualistes étudiés par
Lévi-Strauss) devenues structures mentales et devenant principe de structuration des groupes. Ce cercle est
extrêmement important et j’y reviendrai. C’est ce qui explique l’expérience doxique dont parlent les
phénoménologues (vous le voyez : aujourd’hui, je mélange tout) : l’expérience du monde comme allant de soi,
comme évident, me semble fondée sur cette sorte de coïncidence absolue, qui n’est jamais complètement
réalisée, mais qui est plus ou moins réalisée selon les sociétés, entre les structures de la chose perçue et les
structures du sujet percevant. Quand les structures sont parfaitement superposables, tout paraît absolument
évident, tout va de soi, il n’y a rien à dire. C’est la forme suprême du conservatisme, puisqu’il n’y a même pas à
conserver, personne n’ayant l’idée de penser que ça pourrait être autrement… Vous constaterez qu’au passage
j’ai fait un glissement considérable : je suis parti d’une position idéaliste et, là, j’ai fait un retour au
matérialisme. Les structures cognitives ne sont plus celles d’un sujet universel mais celles d’un sujet historique
et elles sont le produit du monde social. C’est exactement le passage qu’opérait Marx dans les Thèses sur
Feuerbach. Cela revient à dire : il y a une genèse économique et sociale, et les divisions économiques et sociales
vont se reproduire sous forme de principes de division – principium divisionis comme disaient les scolastiques –
et de principes de vision du monde social. Jusqu’à un certain point, vous verrez le monde social comme votre
monde social vous demande de le voir.
Au passage, une autre référence importante est le travail de Panofsky. Ses principaux livres ont été publiés
soit chez Gallimard (les Essais d’iconologie sont les essais les plus théoriques 31), soit aux Éditions de Minuit,
comme le livre auquel je me réfère ici, La Perspective comme forme symbolique 32. Le titre du livre le dit :
Panofsky a été l’élève de Cassirer. (Dans le magnifique livre de Cassirer, Individu et Cosmos à la Renaissance,
Cassirer dit quelque part dans une note : « Je remercie ici mon élève Panofsky de la remarque qu’il m’a faite,
qu’il m’a suggérée 33… » C’est une époque où… [rires de la salle devant le caractère un peu « vieillot » de la
note]). Panofsky fait sciemment l’emprunt à Cassirer, mais il fait quelque chose de plus : il nous raconte
l’histoire de la perspective. Il garde le langage cassirérien, c’est-à-dire néokantien (la perspective est un principe
de structuration du monde, etc.), mais, en même temps, étant historien, et non pas philosophe, il va faire une
généalogie historique de ce point de vue, de cette vision particulière du monde, en faisant une sorte d’histoire
sociale de la perspective où il compare par exemple la perspective des Romains, la perspective du
Quattrocento, etc. Cela dit, il reste dans une tradition idéaliste, il reste un bon élève de son maître et il ne va pas
jusqu’à écrire, comme son maître l’a dit par mégarde : « Les formes symboliques sont des formes sociales. »
Il fait donc l’histoire sociale d’une forme qui peut nous apparaître comme nécessaire ; quand on dit : « La
photographie est réaliste », on dit que le point de vue qui a été inventé historiquement et dont Panofsky nous
raconte l’histoire, ce point de vue qui est un point de vue historique parmi d’autres (il y a une dizaine de
perspectives) et que l’appareil photographique reproduit, est objectif ; il nous donne la réalité. Pourquoi est-il
objectif ? Parce qu’il reproduit la réalité comme nous la voyons, et nous la voyons comme nous avons appris à la
voir à travers une socialisation fondée sur la perception de représentations du monde social elles-mêmes
construites selon la perspective. J’ai dit là trop vite des choses importantes, mais vous pouvez développer.
Francastel a développé cela mollement 34, sans citer Panofsky à qui il a emprunté l’essentiel. La photographie est
donc un exemple d’expérience doxique. Si elle nous donne l’impression de l’évidence, c’est qu’elle est conforme
à nos catégories de perception. Du coup, elle nous fait oublier qu’elle est une construction historique et que nos
catégories de perception sont historiques. Quand on dit : « C’est réaliste », cela signifie que l’on a une
expérience doxique, que c’est « comme je le vois », donc que « c’est bien », « c’est ça » ; on ne s’interroge pas
sur les conditions de production des principes de vision, comme la tradition durkheimienne exhorte à faire.

Des structures historiques et performatives

Ce qui est acquis à ce stade, c’est que les structures de perception et – mais je ne développerai pas ce point –
d’appréciation sont historiques. Par exemple, ce que nous appelons le « goût » est typiquement une espèce de
sujet transcendantal historique : le goût permet de faire des différences, de classer, c’est un principe de diacrisis,
de jugement. C’est un exemple que j’ai longuement développé 35 : il y a une correspondance entre l’opposition
rive droite/rive gauche et les principes d’évaluation que nous appliquons au théâtre. De même, chez les Kabyles,
l’opposition droite/gauche correspond à masculin/féminin, c’est-à-dire à la division du travail entre les sexes,
principe fondamental de division : il y a les choses que font les hommes, les choses que font les femmes, et
jamais un homme ne fera ce que fait une femme ; ce principe de division qui se trouve dans la réalité sociale
devient principe de vision fondamental, et toutes les oppositions (droite/gauche, est/ouest, etc.) se ramènent à
l’opposition fondamentale masculin/féminin. De même, les principes de perception du monde esthétique, des
objets esthétiques, correspondent très étroitement aux oppositions objectives de ce monde qui sont les
oppositions historiques constituées à un certain moment, au XIXe siècle (d’où l’importance de faire ce que
j’essaie de faire dans les deuxièmes heures 36 : la généalogie de catégories de perception qui nous sont devenues
évidentes).
Procédant à une généalogie des catégories de perception, la sociologie des formes symboliques se constitue
contre toute tentative d’analyse d’essence. L’analyse d’essence, qui est l’alpha et l’oméga de la phénoménologie,
prétend répondre à des questions du type : « Qu’est-ce que le pouvoir ? », « Qu’est-ce que le beau ? », « Qu’est-
ce que le goût ? ». L’approche que je propose récuse immédiatement ces questions. Évidemment, il faudrait faire
une généalogie de l’analyse d’essence, des conditions sociales de possibilité de ce type d’interrogation qui est
une interrogation historique, liée à une tradition. Mais, plus profondément, dans l’approche qui est la mienne, si
je me demande ce qu’est l’« habitus cultivé, vraiment cultivé » aujourd’hui, je peux faire une enquête qui
montrera en gros qu’il consiste à regarder une œuvre comme finalité sans fin, sans lui poser des questions de
fonction (« À quoi ça sert ? »). Le travail que je vous ai présenté sur les impressionnistes consistait à faire la
généalogie historique de cette perception et de la production d’objets correspondant à cette perception ; c’est une
invention historique qui a commencé avant le XIXe siècle, mais qui s’est achevée au XIXe siècle : une série
d’analyses historiques a, peu à peu, isolé cette sorte d’essence de la perception pure, ou de l’œuvre pure, que
l’analyse d’essence, naïve, cueille. L’analyse d’essence recueille l’aboutissement d’une analyse théorique en
croyant avoir fait un travail anhistorique. Elle croit avoir saisi une structure éternelle de l’esprit humain. C’est ce
que je lui reproche. Pour autant, son travail n’est pas rien. Au début des Essais d’iconologie, il y a un très beau
texte où Panofsky se demande : « Qu’est-ce qu’une chose belle ? », « Qu’est-ce que le regard proprement
esthétique par opposition au regard pratique ? ». Cette très belle analyse est une analyse d’essence, mais
Panofsky ne peut pas oublier qu’il est historien. Il ne s’en souvient pas assez, mais il oublie moins que ne le fait
l’analyse d’essence ordinaire que l’essence qu’il saisit a été le produit d’un travail d’épuration.
J’y reviendrai peut-être dans la deuxième heure, mais la disposition esthétique pure que décrit Kant, la
perception de l’art en tant qu’art en dehors de toute considération de fonction, est le produit d’un travail
d’épuration, à la fois de la production et de la réception. Haskell a par exemple très bien montré que la naissance
du musée en tant qu’institution correspond à l’apparition de discours esthétiques purs, comme celui de Kant 37 :
une fois qu’on enlève les retables, des objets qui servaient d’objets liturgiques, dotés de fonctions sacrées,
deviennent justiciables d’un regard pur. […] Cette sorte d’épuration objective symbolisée par la muséification ne
« détermine » pas, mais elle favorise, elle rend possible, elle encourage le regard pur, l’appréhension de l’œuvre
en tant que telle, indépendamment de ses fonctions liturgiques, pédagogiques, didactiques, etc. En somme,
l’analyse d’essence constitue en essences transhistoriques ou anhistoriques des dispositions qui ont une genèse.
Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des choses transhistoriques qui soient le produit de l’histoire, mais c’est le
problème de la science, je le laisse pour le moment 38.
Il y a donc une genèse sociale des oppositions. J’ai pris [dans les séances précédentes] l’exemple des
handicapés, des certificats d’aptitude et d’inaptitude : étant constituées dans l’objectivité, ces oppositions
tendent à devenir des oppositions constituantes. Je ne développe pas, mais je rappelle des thèmes que j’ai
abordés. Les noms de groupe, par exemple, qui sont le produit d’actes de constitution, deviennent constituants.
Un travail collectif, qui vient de paraître chez Maspero 39, propose ainsi une critique de la notion d’ethnie : les
noms d’ethnies (les Dahomey, etc.), qui sont des produits historiques dont on peut faire la généalogie, deviennent
des structures de perception constitutives de la réalité sociale ; ces taxinomies deviennent constitutives de
l’identité des gens qui en sont l’objet. De même, les débats autour de la notion de région sont intéressants. Je
rappelle toujours que le mot « région » est de la même famille que le mot rex, celui qui, disant les frontières, a le
nomos 40. Autre exemple de taxinomie sociale qui est constitutive de la réalité : les termes de parenté. Un
ethnologue, je ne sais plus lequel, disait que dire à quelqu’un « C’est ta sœur », c’est lui asséner le tabou de
l’inceste (ce n’est pas par hasard si l’on dit « Et ta sœur… » […]). L’énoncé constatif « C’est ta sœur » ne va pas
de soi : il faut déjà avoir une généalogie en tête pour le poser ; il est donc constitutif.
Je reprends l’opposition kantienne qui me semble, dans ce cas, très utile, entre l’intuitus originarius de
Dieu (quand Dieu voit, il crée, il voit ce qu’il crée, il fait ce qu’il voit, il suffit qu’il pense à quelque chose pour
que cela existe) et l’intuitus derivatus des hommes 41 : les choses existent et les hommes les voient. En fait, ils
les construisent aussi, ils les constituent (c’est ce que je viens de raconter), mais elles existent déjà. Pour pouvoir
dire à quelqu’un « C’est ta sœur », il faut bien sûr que quelque chose comme une fille existe, mais c’est un acte
originarius qui la constitue avec une identité impliquant une série de conduites, de non-conduites, de choses à
faire et à ne pas faire, de choses à dire et à ne pas dire, de devoirs, d’obligations, etc. Les termes de parenté sont
le type même du catégorème (pour reprendre le langage d’Aristote) qui fait exister ce qu’il constitue.
On est dans l’ordre (là, je ne fais que développer pleinement la tradition idéaliste) du dire qui fait l’être,
c’est-à-dire dans l’ordre du performatif. Ces oppositions classificatoires telles que « C’est ta sœur » ont une
puissance normative parce que ce sont des propositions, pourrait-on dire, trans-personnelles. Quand je dis :
« C’est ta sœur », j’ai pour moi tout le groupe et, donc, le consensus sur le sens qui est le produit de la
concordance des catégories de perception. C’est ce que Durkheim appelle d’un terme magnifique « conformisme
logique 42 » : il faut qu’il y ait homologation, il faut que tous les gens, quand ils parlent, soient en état de dire la
même chose, en état d’homologein [« dire la même chose »]. La sœur du « C’est ta sœur » est une sœur
homologuée ; tout le monde dira : « C’est ta sœur », et du coup c’est sérieux, il ne faut pas rigoler. Alors que si je
dis : « Tu es un imbécile », ça n’engage que moi. C’est la différence entre un catégorème homologué et un
catégorème singulier comme l’insulte 43.
Je dis donc que les systèmes symboliques sont des structures structurantes, mais ces structures sont elles-
mêmes structurées, elles ont une généalogie historique ; ces structures structurantes sont le produit de l’histoire
en tant qu’elles sont l’incorporation des structures sociales.

Les systèmes symboliques comme structures structurées

Deuxième point (je voudrais le décrire rapidement, mais je vais aller au plus vite) : l’apport de ce qu’on appelle
historiquement « le structuralisme » en France, grossièrement la tradition saussuro-lévi-straussienne. Pour cette
tradition, les systèmes symboliques ne sont pas simplement des structures structurantes, ce sont des structures
structurées au sens de systèmes. Ainsi, le mythe n’est pas simplement un système de catégories de perception du
monde social ; il est un système. De même, la langue est un système de relations cohérentes. Les systèmes
symboliques ont donc une structure, ce qui les rend justiciables d’une analyse structurale. Ici encore, on retrouve
Durkheim qui, me semble-t-il, fait la synthèse du courant idéaliste (« structure structurante ») et du courant
structuraliste (les systèmes symboliques ont une « structure structurée »). Il est le premier à avoir senti, dans
« Les formes primitives de classification », que les systèmes mythiques primitifs, qui sont en apparence des
histoires de fou, ont une logique, une cohérence, qui n’est pas celle de la logique ordinaire, bien qu’elle puisse
être perçue comme l’origine de la logique de nos théories de groupes. C’est une logique particulière, mais elle ne
peut se découvrir qu’à condition de constituer l’opus operatum, dans lequel on saisit les formes symboliques
comme systèmes. La différence entre la tradition structuraliste et la tradition néokantienne, c’est que la tradition
structuraliste est, pourrait-on dire, herméneutique : elle s’intéresse plus à l’opus operatum qu’au modus
operandi ; elle s’intéresse plus aux systèmes mythiques en tant que mythes constitués, récits déjà faits, qu’à ce
que Cassirer appelait l’acte mytho-poïétique, c’est-à-dire l’acte de structuration, de construction, de production
du mythe. Cela dit, Cassirer anticipait sur le structuralisme.
Je pense que Cassirer peut être invoqué comme le philosophe du structuralisme, un penseur n’étant jamais
complètement conforme à lui-même (heureusement, il se dépasse lui-même). Cassirer, en particulier dans un
article qu’il a écrit dans Word à la toute fin de sa vie 44, s’est fait le philosophe du structuralisme et le philosophe
de ce que Foucault appelait l’épistémè – je pense qu’il y a dans Cassirer la philosophie de Foucault. Cassirer dit
qu’il faut saisir la logique spécifique d’une forme symbolique ; il faut faire ce qu’il appelle, après Schelling 45,
une analyse « tautégorique », c’est-à-dire interpréter le mythe par lui-même, et non pas faire une analyse
allégorique qui interprète le mythe par rapport à autre chose (les événements historiques dont il est censé être
l’expression, les événements économiques, etc.). La même chose vaudrait pour l’art : l’analyse tautégorique de
l’art, c’est l’analyse interne dont j’ai parlé très souvent et qui consiste à dire : « La clé de l’art est dans l’art, ne
cherchez pas au dehors. » Dans la logique de Cassirer, l’art, avant d’être l’expression d’autre chose, est système,
et c’est à condition de le constituer comme système que vous pourrez le comprendre.
La formulation la plus typique du structuralisme est évidemment la formulation saussurienne, la langue
étant pour Saussure ce système structuré qui est la condition de possibilité de la parole et qui ne peut se
découvrir que dans la parole, sans être jamais réductible à la parole dans laquelle elle se révèle. Dans cette
tradition, la langue devient un medium structuré qu’il faut construire pour rendre compte de la relation de
communication : si deux sujets se comprennent, c’est qu’ils associent le même sens au même son et le même son
au même sens, c’est donc qu’ils se réfèrent au même medium transcendant à leur acte de communication, qui est
la vérité de leur acte de communication. La langue est cette relation constante entre le son et le sens, ce principe
de constance – ou de « véracité » comme aurait dit Descartes (la langue, pour Saussure, c’est un peu le Dieu de
Descartes qui garantit que quand je dis : « 2 et 2 font 4 », le malin génie ne fera pas que cela fait 5 46). Ce
principe de constance, c’est la structure des systèmes symboliques.
Maintenant, je vais intégrer la tradition idéaliste et la tradition structuraliste pour dire que les systèmes
symboliques agissent, opèrent, produisent un effet particulier, parce qu’ils sont structurants, mais ils sont
structurants en tant que structurés, c’est-à-dire qu’ils imposent une structure en tant que systèmes, et l’effet de
connaissance qu’ils permettent se double d’un effet de cohérence. Une phrase de Humboldt dit qu’« on ne peut
sortir d’une religion qu’en sautant dans une autre 47 » : la force d’un système symbolique, c’est que, quand on y
est pris, on ne peut pas en sortir puisque les objections mêmes qu’il provoque sont structurées par les structures
qui le constituent. La puissance des systèmes symboliques, leur efficacité, y compris politique, que je vais
décrire, tient à leur cohérence. On peut penser (là, je m’aventure…) que cette philosophie structuraliste est au
principe de travaux comme ceux de Benveniste dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, que j’ai
plusieurs fois utilisés et qui consistent à dégager, par l’analyse linguistique, une philosophie du monde (et, en
particulier, du monde social) immanente au langage et cohérente. Si par exemple, comme je l’ai rappelé sans
arrêt, je peux me promener presque naturellement dans un champ sémantique en glissant entre les mots nomos,
nemo, « diviser », « division », diacrisis, « diacritiques », c’est qu’il y a peut-être une philosophie immanente au
langage, philosophie réaliste puisqu’elle est le produit d’un dialogue incessant, hypothèse-expérience, d’un
dialogue de plusieurs millénaires entre des principes de vision et des divisions objectives.
En combinant la vision idéaliste et la tradition structuraliste (selon laquelle les systèmes symboliques sont
structurés, cohérents ; un mythe n’est pas une histoire de fou, mais une logique), on est conduit à dire que les
systèmes symboliques ont un effet de structuration en tant que structure, en tant qu’ils sont cohérents. Ils
donnent une vision du monde cohérente et, comme celle-ci est partagée par tous les agents sociaux qui sont le
produit des mêmes conditions sociales de production, elle est renforcée par le consensus, le consensus sur le sens
étant l’un des fondements majeurs de l’objectivité. Ces systèmes symboliques donnent donc une vision du
monde objective : c’était l’exemple de la perspective et de la photographie. La perception est constamment
renforcée, à la fois par la réalité (puisqu’elle lui doit une part de ses structures) et par les jugements des autres,
par l’homologein, par le consensus sur le monde social. Là encore, on trouve la théorie de cette sorte de
solidarité cognitive chez Durkheim, prolongé par Radcliffe-Brown 48 : la solidarité sociale, dit cette tradition
structuraliste, repose sur le fait que tous les agents sociaux partagent le même système symbolique, la même
vision du monde, la même théorie du monde social. Il y a donc une fonction sociale du symbolique et du
symbolisme (le mot « fonction » s’entendant au sens du structuro-fonctionnalisme, c’est-à-dire au sens de
« fonction pour le tout » – il y a d’autres fonctionnalismes possibles). Durkheim dit que l’intégration morale,
c’est-à-dire, disons, « politique », repose sur l’intégration logique : un groupe se tient parce qu’il a les mêmes
catégories logiques de perception. Il y a donc une fonction sociale du symbolique, qui est une fonction politique,
qui est une fonction de communication, de connaissance. En s’accomplissant, cette fonction de connaissance
accomplit aussi une fonction politique, l’exemple étant le classement : les systèmes de classement ajustés aux
classes sociales donnent une perception du monde social comme évident.
J’ai donc réalisé une nouvelle synthèse : les systèmes symboliques sont des instruments de connaissance et
de communication qui, ayant une structure, étant « cohérents » (ils sont cohérents jusqu’à un certain point
seulement, à des degrés inégaux, et selon des modes différents : le mythe n’est pas logique de la même façon que
la science), produisent une vision cohérente et constamment renforcée à la fois par le monde et par le consensus.
Il en résulte que les systèmes symboliques ont une puissance fantastique, contre laquelle les révolutions ne
peuvent pas grand-chose. Les révolutions symboliques sont donc extrêmement intéressantes (d’où le sens de ce
que je vous ai raconté en deuxième heure et qui portait sur une révolution symbolique dans le domaine de
l’art 49).

La logique marxiste

J’introduis maintenant la tradition marxiste. Je vais simplifier et caricaturer, mais ce que je vais raconter n’est
pas le fort du marxisme. C’est peut-être le trou dans la pensée marxiste que les durkheimiens et les wébériens
remplissent : les systèmes symboliques sont des instruments de domination. Marx s’intéresse au fond très peu
aux structures des systèmes symboliques (sinon dans L’Idéologie allemande, où il s’amuse à faire sur le mode
polémique, et de façon très amusante d’ailleurs, l’analyse du discours de ses adversaires théoriques, découvrant
des procédés et des effets rhétoriques 50). Il a traversé le niveau structuraliste, parce que c’est la fonction qui
l’intéressait. Quand il dit : « La religion est l’opium du peuple », il dit que ce qui l’intéresse dans la religion, ce
n’est pas comment c’est foutu, comment elle marche, c’est ce qu’elle fait, à quoi elle sert, les fonctions qu’elle
remplit. Évidemment, c’est du fonctionnalisme, mais pas au sens du structuro-fonctionnalisme. Chez Marx, une
institution peut avoir une fonction qui n’est pas une fonction pour le tout, même si elle s’exerce sur le tout : la
fonction de domination, évidemment, s’exerce surtout pour les dominants, même si les dominés la subissent. Il
ne fait aucun doute que Marx est fonctionnaliste. Il l’est même trop, dans le cas présent, parce qu’il s’intéresse
trop à la fonction des systèmes symboliques, et pas assez à leur structure. Cela dit, il est important de rappeler la
fonction au sens de Marx à ceux qui l’oublient, ce qui est souvent le cas des ethnologues. Quand le structuro-
fonctionnalisme transfère à des sociétés différenciées des théories fonctionnalistes, au sens de Durkheim-
Radcliffe-Brown, valables jusqu’à un certain point pour des sociétés peu différenciées (encore que, comme je
l’ai dit, il y ait dans les sociétés « primitives » la différence entre les sexes – ce qui n’est quand même pas rien)
où les fonctions d’intégration sont évidentes, il remplit une fonction politique, conservatrice. […]
Il y a donc chez Marx primat de la fonction politique, par opposition à la fonction gnoséologique telle que
je l’ai décrite jusqu’à présent (« gnoséologique » signifie « qui concerne la connaissance », « qui concerne la
construction du monde »). C’est l’opposition, en pointillé chez Marx, entre le mythe qui, comme la langue, est
un produit collectif, auquel on ne peut pas assigner d’auteur et qui fonctionne collectivement (en tout cas dans la
définition saussurienne – dans la réalité, ce n’est pas du tout le cas), et ce que Marx appelle l’« idéologie ».
Grosso modo, le mythe, comme la langue, a une fonction de communication, d’intégration, il permet la
communication entre les gens alors que l’idéologie a une fonction différentielle : elle est un instrument de
domination au service d’une partie du tout et au détriment de l’autre partie. Le principe fondamental de
l’idéologie que Marx a développé se déduit de sa fonction : l’idéologie a une fonction d’universalisation, elle
transforme des intérêts particuliers en intérêts universels. On voit bien cette fonction dans le cas de la religion, et
je vous renvoie au texte que j’avais écrit il y a plusieurs années sur le champ religieux 51. Dans une logique
marxiste retravaillée en passant par Weber, il apparaît que la fonction de la religion est une fonction
d’absolutisation du particulier, d’absolutisation du relatif : je suis cela et pas autre chose, et le discours religieux
me dit qu’il faut être comme je suis. C’est l’analyse nietzschéenne du ressentiment 52 comme cas particulier
d’une théorie plus générale de la religion comme ce qui permet de transformer un particulier contingent,
historique, en absolu, transcendant, universel, nécessaire.
La fonction de la religion, dans la logique marxiste, comme idéologie par excellence serait donc
l’intégration de la classe dominante à elle-même : il ne faut pas oublier – Marx le dit très bien – que, pour la
classe dominante, la religion remplit la fonction que les structuro-fonctionnalistes au sens de Durkheim-
Radcliffe-Brown appliquent à toutes les formes symboliques, pour toutes les sociétés. Cette fonction unifie la
classe dominante, elle lui donne un moral et une morale. En même temps, elle remplit une fonction d’intégration
de la société globale, mais il s’agit d’une fonction d’intégration fictive et c’est très important. Le marxisme
sommaire oublie que les idéologies dominent parce qu’elles ont les propriétés que j’ai déjà dites (elles sont
structurantes et structurées). Si elles disaient bêtement : « Les derniers seront les derniers », les derniers
finiraient par comprendre et elles ne domineraient pas. Pour comprendre comment les idéologies dominent, le
processus d’universalisation est très important. Il consiste à transformer un discours valide pour quelques-uns en
discours universel, valide pour tous : « Ce qui est bon pour moi, dit le riche, est bon pour tous ; et même encore
meilleur pour les non-riches puisqu’ils gagnent leur ciel. » Ce genre de stratégies d’universalisation (je
simplifie) sont rendues possibles par la structure même du discours mythique, du discours complexe, cohérent et
tel qu’on ne passe d’une condition sociale, par exemple, au discours sur un point particulier (« Faut-il aller faire
un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle ? ») que par la médiation et la logique de tout le système, donc en
subissant l’effet de cohérence et l’effet de connaissance. C’est là ce qui manque dans l’analyse marxiste, parce
que, précisément, elle n’a pris que la fonction, sans faire le passage que j’ai fait par la cohérence et la complexité
du discours mythique.

Intégrer le cognitif et le politique

J’opère une nouvelle synthèse : les rapports de communication et les actes de connaissance sont inséparablement
des rapports de pouvoir (et – mais c’est un détail – les rapports de communication – c’est au fond la thèse
centrale de ce que j’ai pu écrire sur le langage, en particulier dans Ce que parler veut dire – sont inséparablement
des rapports de pouvoir qui dépendent, dans leur structure et dans leur fonction, dans leur forme, du capital
accumulé par les agents qui entrent en communication). La chose importante est que c’est en tant qu’instruments
structurés et structurants de connaissance et de communication que les systèmes symboliques remplissent leur
fonction politique. Autrement dit, on ne peut pas comprendre que la religion soit l’« opium du peuple » si l’on
n’a pas en tête tout ce que j’ai dit en m’inspirant de Durkheim, de Cassirer, etc. Je répète : c’est en tant
qu’instruments structurés et structurants de connaissance et de communication que les systèmes symboliques,
par exemple les systèmes de classement, les taxinomies (masculin/féminin, chaud/froid, etc.) ou les classes
sociales, remplissent leur fonction politique d’instruments d’imposition et de légitimation de la domination.
J’intègre les aspects cognitifs et les aspects politiques.
C’est donc à condition de les avoir pensés comme instruments de connaissance qu’on peut comprendre leur
effet politique. On ne peut comprendre les phénomènes de pouvoir symbolique qu’à condition de voir que le
pouvoir symbolique s’exerce en tant que pouvoir de connaissance, à travers la logique de la connaissance. C’est
ce que je voulais dire par le mot de nomos. Si, pour reprendre l’expression de Weber, les religions contribuent à
la « domestication des dominés 53 » (si l’on m’avait demandé l’auteur de cette formule, moi, j’aurais dit
Marx…), si elles fournissent aux dominants une « théodicée de leurs propres privilèges » (formule magnifique
de Weber 54), c’est précisément parce qu’elles agissent sur la connaissance.
Là, je vais développer très vite les liens entre les trois mots « connaissance », « reconnaissance »,
« méconnaissance ». Je n’ai pas invoqué le mot nomos pour le plaisir de parler grec, mais parce que ce mot
résume tout ce que j’ai dit pendant l’année. Nomos vient de nemo qui veut dire « diviser », tout en signifiant
aussi « penser », c’est-à-dire « connaître », ainsi que « faire des différences » et donc « censeo » (« penser »,
mais aussi « faire des différences ») ; censeo conduit à census, census conduisant à « recensement », à l’Insee.
Nomos et census sont deux mots fondamentaux : le nomos est un principe de vision et de division dominant
arbitraire et méconnu comme tel, donc reconnu comme légitime, c’est-à-dire universel. C’est parce que le nomos
est doté de cohérence (pour les taxinomies Insee par exemple, on peut dire qu’elles reposent sur des statistiques,
des mathématiques, de l’analyse, etc.) que son pouvoir structurant s’exerce complètement et que l’effet de
domination qui s’exerce à travers lui peut s’exercer en douceur (ce qui est extrêmement important), c’est-à-dire
en tant que symbolique. Par le mot « symbolique » (un jour, quelqu’un m’en a demandé une définition), j’ajoute
l’idée de méconnaissance : un pouvoir symbolique s’exerce avec la complicité de ceux qui le subissent.
Cela ne signifie pas que « le pouvoir vient d’en bas 55 » ou tous ces thèmes un peu dégueulasses (« Jouir du
pouvoir 56 », etc.), mais que le pouvoir symbolique est un pouvoir qui s’exerce en vertu de la logique proprement
symbolique des systèmes symboliques et grâce à l’effet de cohérence qui permet d’obtenir des actes de
connaissance du monde social, qui sont des actes de méconnaissance reconnaissant le nomos en raison de
l’ajustement des structures de perception et des structures objectives. Ce sont des actes de perception qui, étant
structurés selon les mêmes principes que la réalité perçue, donnent à cette réalité un quitus absolu, l’évidence. Il
est stupide de chercher à localiser cette sorte de méconnaissance. On a dit pendant des millénaires que « le
pouvoir est en haut », mais il est aussi naïf de dire, par goût du paradoxe, que « le pouvoir vient d’en bas » et que
les dominés collaborent à leur domination. Cette philosophie complètement et naïvement réaliste fait du pouvoir
une sorte de réalité qui serait quelque part, réifiée dans des choses, dans un trône ou dans un décret-loi, alors que
le pouvoir, en particulier le pouvoir symbolique, c’est tout, c’est le tout. Comme le Dieu de Nicolas de Cues 57, il
est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part, ce qui ne veut pas dire, loin de là, que tout le
monde a le même pouvoir, même si (c’est […] ce que dit la notion de « champ ») le pouvoir des tout-puissants
ne va pas sans les structures qui les unissent et les séparent des impuissants. Le pouvoir symbolique est donc un
pouvoir qui suppose des actes de connaissance, qui s’exerce dans la logique de la connaissance et qui, de ce fait,
se fait méconnaître comme pouvoir.
Là, je fais un petit saut […]. Les différents agents sociaux luttent à propos du monde social pour la
connaissance du monde social. À mesure qu’une société se différencie, l’homologein originaire, qui est presque
réalisé dans les sociétés très peu différenciées, très intégrées à la fois socialement et logiquement, éclate, et on a
une espèce d’hétérologein, de dialogue, de dispute, de lutte, à propos du monde social, les différents agents
s’engageant, à titre individuel, dans la lutte pour imposer la vision du monde social la plus conforme à leurs
intérêts, pour absolutiser, pour universaliser leurs intérêts particuliers (tous les sujets sociaux sont les idéologues
de leur propre position : ils universalisent, etc.). Cela dit, la forme la plus élémentaire de la division du travail
est sans doute la division du travail de production symbolique : dans cette lutte apparaissent très vite des
professionnels de la vision du monde ou du nomos (des juristes, des prêtres, etc.) qui ont une sorte de pouvoir
délégué et d’autorité pour dire ce qu’est vraiment le monde, leurs verdicts sur le monde ayant plus de force que
ceux de l’homme ordinaire. C’est ainsi que se constitue le champ politique, au sens vrai du terme (le champ
politique n’est pas réductible à la définition qu’il reçoit dans nos sociétés), comme espace des agents, des
groupes d’agents, des institutions qui sont engagés dans la lutte des classements, dans la lutte pour imposer la
vision du monde social la plus favorable à leurs intérêts, avec une compétence spécifique de professionnels.

La division du travail de domination symbolique

C’est ainsi qu’on arrive à Max Weber et, me semble-t-il, à la dernière étape de mon analyse. Par rapport à Marx,
Weber apporte une chose très importante. Marx et Engels la nommaient de temps en temps (il y a toujours des
textes [où l’on peut trouver, plus ou moins rapidement exprimée, telle idée]…) quand ils parlaient des
superstructures en mentionnant des « corps de professionnels ». Dans une fameuse lettre, Engels […] dit qu’il y
a des corps de professionnels qui ont une autonomie relative et qui fournissent une « expression symbolique des
luttes 58 » (formule extraordinaire). (C’est assez réussi pour Engels – c’est quand même autre chose que la
tradition du reflet mécaniste… On pourrait presque dire qu’il a l’intuition du champ en tant que champ, c’est-à-
dire d’un espace de professionnels du discours sur le monde social, qui luttent et dont les prises de position dans
la lutte sur le monde social doivent quelque chose à leur position dans le sous-champ de luttes que constitue le
champ de production symbolique, le champ politique au sens élargi. Du coup, ce qu’ils disent sur le monde
social n’est pas un reflet, mais une « expression symbolique » : il y a une alchimie, ce n’est pas direct… Mais
quand Engels parle des guerres de Religion 59, il retombe au niveau le plus simple – chez tous les penseurs, il y a
de bons accidents, mais après ils reviennent au train-train ; il y a de bons et de mauvais moments, il faut essayer
de ne cumuler que les bons moments : il dit que les guerres de Religion sont des luttes de classes. Il fait alors
disparaître l’effet de champ, ne voyant pas qu’à un certain moment les luttes de classes ne peuvent prendre que
la forme des guerres de Religion parce que l’appareil de production de représentations du monde social ne
fournit pas autre chose que cela. C’était une parenthèse que je n’aurais pas dû faire…)
Weber donne à l’idée d’autonomie relative, qui restait un peu vide dans la tradition marxiste (du moins à
mes yeux), un contenu très fort en décrivant les corps de professionnels et en particulier ce qui est sans doute le
corps des professionnels le plus significatif, le corps des professionnels de la production et de la
commercialisation du discours religieux… Ce que j’ai retraduit (ce n’était pas tel quel dans Weber, le dire ainsi
consiste encore une fois à donner à Weber ce qu’il voulait dire) dans le langage du champ en constituant la
notion de champ religieux 60. Weber dit que se produit une division du travail et qu’apparaît un corps de
spécialistes religieux qui deviennent peu à peu les détenteurs du monopole de la production du discours
religieux, ce qui veut dire, d’abord, que se constitue l’opposition entre les professionnels et les profanes. Parler
de champ religieux signifie – et c’est une conséquence importante que Weber n’a pas développée – que les
profanes sont dépossédés de leur autogestion religieuse ; ils doivent s’en remettre (c’est la même chose sur le
terrain politique) à des mandataires, à des délégués. Dès qu’un corps de professionnels existe, les professionnels
qui peuvent lutter entre eux se mettent tous d’accord pour lutter contre les profanes s’ils s’avisent de vouloir
produire eux-mêmes, de faire du self-service religieux. Pensez (je fais une analogie rapide et un peu sauvage)
aux réactions de la presse quand un profane comme Coluche devient candidat aux élections 61. Ce n’est pas du
tout Coluche qui est en question, mais le fait qu’un profane non légitimé par le corps des professionnels se mêle
d’agir sur le terrain des professionnels : les professionnels les plus divisés sur tout le reste sont d’accord pour
dénoncer le profane qui usurpe le statut professionnel… […]
Les profanes posent une question par leur existence. Les professionnels ont besoin qu’ils restent des laïcs
et pour constituer des laïcs, c’est-à-dire des clients ; il faut les constituer en tant que profanes, c’est-à-dire en
tant que « ne sachant pas se servir eux-mêmes religieusement ». Il faut donc l’un des actes fondamentaux de la
prêtrise. Weber le dit magnifiquement : « La différence entre le prêtre et le sorcier, c’est que, quand le sorcier
échoue, c’est sa faute ; quand le prêtre échoue, c’est la faute du laïc, le laïc a triché, etc. 62 » [rires de la salle]. Il
faut donc constituer le profane en tant que profane, c’est-à-dire en tant qu’incapable, désarmé, démuni, inapte
(certificat d’inaptitude 63), par exemple à la production de sacrements. Dans les réformes religieuses, tout le
monde, même les femmes, se met à décerner des sacrements : c’est effrayant du point de vue du sacerdoce ; si
tout le monde donne des sacrements (ces débats sont toujours d’actualité 64) que devient le monopole du sacré ?
C’en est terminé du sacerdoce (sacer-doce = « qui donne les sacrements »), on liquide le monopole en liquidant
la diacrisis entre ceux qui sont légitimés à consacrer, qui sont consacrés pour consacrer, qui consacrent ceux qui
consacrent, et ceux qui sont consacrés comme non consacrés, comme profanes et dont les actes religieux ne
peuvent être que des profanations, des messes noires, etc. Cette diacrisis, cette frontière, est capitale. Mais, cette
frontière, entre le champ religieux et le dehors (le sauvage, le barbare, l’Antéchrist, etc.) étant posée, il n’y a pas
consensus à l’intérieur du champ, il y a lutte, comme dit Weber, pour le monopole de la manipulation légitime
des biens de salut : le champ, en tant que tel, s’accorde pour dire qu’il y a des titres qui accréditent à avoir le
monopole, mais, après, la guerre commence pour dire qui sera consacré pour consacrer.
Je ne vais pas développer, mais ce qu’apporte Weber, c’est l’existence donc d’une division du travail de
domination symbolique dans laquelle apparaît un champ du pouvoir symbolique, qui se constitue comme
indépendant du champ du pouvoir politique. C’est bellatores/oratores. Je pense que la triade dumézilienne, qui
est une triade historique, peut être fondée de façon transhistorique ([…] je le dis vite ; c’est très culotté mais je
n’ai pas le temps de développer). Le champ du pouvoir symbolique se constitue comme autonome par rapport au
champ du pouvoir politique : l’un des problèmes est d’arracher [une partie du pouvoir symbolique ( ?)] au rex
originaire, au rex primitif, celui que décrit Benveniste dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes 65
et qui, comme le roi achéen par exemple, a tous les pouvoirs, est théocratique. Il est chef des armées, mais il est
aussi rex politique, et il est celui (je répète toujours la formule, elle est importante) qui va regere fines et regere
sacra, qui dit où sont les frontières, en particulier entre les groupes (ce qui est absolument capital) et entre le
sacré et le profane, ce qui est la même chose – les frontières entre les groupes, ce sont les frontières entre le
sacré et le profane, dans la mesure où les frontières du sacré correspondent, pour les groupes, aux limites à ne
pas transgresser (exemple : la frontière entre les prêtres et les profanes).
Le rex originaire veut donc tous les pouvoirs, y compris le pouvoir de dire où est le pouvoir légitime : il
refuse une pensée du pouvoir qui ne soit pas sous son pouvoir (ce serait très important de développer ce point
pour voir les rapports entre la royauté et les pouvoirs symboliques, les sculpteurs, les peintres, etc.). Là, les
travaux de Kantorowicz sur les luttes, au XIIe siècle à Bologne, entre les juristes et les princes sont très
illustratifs 66 […]. Les juristes ont dû lutter pied à pied pour enlever des droits au prince, pour lui dire : « Vous
ne pouvez pas juger comme ça. Il y a des textes, les Romains ont dit… » Le droit romain est très important : les
juristes ont constitué un capital de compétence spécifique et ils ont réussi à convaincre le roi qu’il ne pouvait pas
juger s’il n’avait pas lu le droit canon et le droit romain et quelques autres droits. Peu à peu, ils ont conquis une
sphère d’autonomie. Il y a donc une genèse historique de ces sphères et, exactement comme je l’ai fait pour le
champ artistique, on peut faire la généalogie historique de ces espaces de jeu où se joue un jeu irréductible aux
jeux qui se jouent à côté.
Le champ du pouvoir symbolique se constitue donc avec pour fonction propre d’être le lieu d’une lutte
pour le pouvoir d’imposer et, dans une certaine mesure, d’inculquer (par l’éducation, le système scolaire) des
systèmes de classement, des catégories de perception, des catégories d’expression, arbitraires, mais ignorées
comme telles, donc reconnues comme légitimes. Les catégories kantiennes universelles, transhistoriques, dont je
parlais en commençant, deviennent à la limite des programmes ; les catégories kantiennes de nos sociétés, ce
sont les programmes d’examen. Vous allez penser : « Quel déclin théorique ! », mais, je pense que c’est la
réalité. Les programmes sont des programmes de perception, ce sont des programmes de connaissance. Ils
définissent des frontières entre légitime et illégitime, entre devant être lu (legenda) et devant ne pas être lu (ou
pouvant être lu), etc. Ils définissent les catégories de l’important et du non-important… Là, il y a une réflexion
de philosophes du langage sur la notion d’« important » : ce qui est « important », c’est ce qui importe, ce qui
intéresse. Les détenteurs du monopole de la vision légitime vous disent ce qui importe, ce qui mérite d’être
regardé. Par exemple, le système scolaire, aujourd’hui, est l’une des pièces maîtresses de ce champ de
production de la vision du monde légitime : il contribue un tout petit peu à produire des catégories légitimes,
mais surtout il a le pouvoir de les inculquer durablement, par une action durable et répétée, et donc de les faire
intérioriser profondément. S’il fallait localiser socialement l’imposition des catégories de perception, c’est-à-
dire de nos structures mentales, il est probable qu’un des lieux les plus importants, surtout pour les hommes
cultivés, serait le système scolaire.

L’État et Dieu

Je récapitule et je termine. Les spécialistes se constituent donc sur la dépossession des laïcs ; ils fonctionnent en
champ, ils ont des luttes. L’espace dans lequel ils luttent a une structure qui (je ne pourrai pas le développer
aujourd’hui) est homologue de la structure de l’espace social : l’opposition orthodoxie/hérésie, qui se retrouve
sous des formes variées dans les différents champs de production symbolique, est homologue de l’opposition
dominants/dominés à l’intérieur de l’espace social. De ce fait, les producteurs de biens religieux ou de biens
« idéologiques », au sens de Marx, vont, en exprimant leurs intérêts particuliers liés à leur position particulière
dans le champ de production, exprimer, sur la base de l’homologie structurale entre leur champ de production et
le champ social, les intérêts de ceux qui occupent une position homologue dans le champ social. Par conséquent
(là, je dis très vite quelque chose qu’il faudrait développer très longuement), la production symbolique va
fonctionner dans la logique du coup double. En disant « ce qui est bien pour moi » dans le champ universitaire,
dans le champ politique (au sens restreint de nos sociétés) ou dans le champ religieux, le producteur de
représentations du monde social dira automatiquement « ce qui est bien » pour ceux qui occupent des positions
homologues dans l’espace social et qui se retrouveront dans ce qu’il dit, à un décalage près, lié à l’effet
[d’universalisation (?)]. En effet, si ce que je dis est vrai, l’effet d’universalisation que Marx imputait à une sorte
de travail idéologique quasi conscient est automatique ; il est produit par les effets d’homologie, et donc par
l’homologie entre les structures des champs de production et le champ social, qui fait que les structures mentales
des producteurs qui ont à voir avec la structure du champ de production sont en harmonie avec les structures
mentales des récepteurs, qui sont elles-mêmes structurées selon les structures du champ social dans son
ensemble…
Là, je n’ai pas été transparent, mais vous pouvez penser à l’opposition élevé/bas (des sentiments élevés/des
sentiments bas) : cette opposition peut être utilisée pour juger une peinture, une œuvre d’art ou des choses plus
sophistiquées ; une opposition de ce type qui, fonctionnant dans l’espace restreint des producteurs de biens
symboliques, se référera à la structure de ce sous-espace pourra fonctionner dans d’autres espaces avec des
connotations différentes, par exemple par référence à des gens qui ont en tête le haut et le bas dans l’espace
social, le vulgaire et le distingué. Je crois que les discours idéologiques fonctionnent presque automatiquement
dans la logique du coup double, et il y a une sorte de duplicité structurale. Ce type de description s’oppose à la
vision à la Helvétius ou d’Holbach qui disaient : « Les prêtres trichent, ils cachent leurs intérêts, ils font croire
aux fidèles qu’ils croient alors qu’ils ne croient pas. » […]
Quand le champ pense, quand les structures mentales de celui qui produit un discours sont les structures de
l’espace dans lequel il produit, en sorte que l’homologie entre cet espace et l’espace de ceux dans lequel sont
situés ceux à qui il s’adresse crée une sorte de communication sans sujet, l’effet de méconnaissance (ce que
j’appelle l’« effet symbolique ») est maximal. À la limite, c’est la méconnaissance qui est le fondement même
de l’ordre social et qui est l’équivalent de la reconnaissance. La reconnaissance la plus puissante, c’est la
méconnaissance de l’arbitraire, la méconnaissance absolue pouvant exclure la question même de « est-ce que ça
a à être reconnu ? ». C’est le « cela-va-de-soi »… Cette sorte de méconnaissance absolue me semble être un effet
structural du mécanisme que j’ai décrit.
Dernier point […] : le problème de l’État, que j’ai abordé plusieurs fois. Ce qui sous-tend ce que j’ai dit
aujourd’hui sur la question du pouvoir, c’est ce qu’on pourrait appeler le « mythe de la banque centrale », c’est-
à-dire le mythe d’un lieu où seraient garantis tous les actes de garanties (j’y faisais allusion quand je disais :
« Le pouvoir vient d’en haut »/« Le pouvoir vient d’en bas »). J’avais évoqué cela la dernière fois 67 : quand un
médecin fait un certificat, qui certifie la valeur du certificat ? Quand un critique dit : « Ce peintre est génial »,
qui garantit la légitimité de l’acte de donation de sens ? La logique que j’ai décrite revient en fait à dire qu’il y a
des effets de structure et que, à l’intérieur même des lieux où se déroulent des verdicts et des blâmes, il y a des
rapports de force, d’une forme particulière, avec des effets de concentration de capital, des effets de
domination, etc. C’est le « Dieu caché 68 », car il me semble qu’au fond la « banque centrale » c’est Dieu. Qui, en
dernière instance, peut dire qui est légitimé à dire le droit de dire, ou, selon la formule que j’avais proposée en
commentant Kafka, qui sera juge de la légitimité des juges ? Qui dira que les juges ont le droit de juger ? Est-ce
un autre juge ? Est-ce un roi ? De proche en proche, on est renvoyé à Dieu. La phrase de Durkheim, « la société,
c’est Dieu 69 », faisait rire Raymond Aron – je n’ai jamais compris pourquoi 70… Évidemment, c’était dans un
contexte fin de siècle, un peu positiviste, laïque, avec le « petit père Combes 71 », donc facile à ridiculiser. Mais
il faut prendre au sérieux ce que j’ai dit.
Que demande-t-on à Dieu ? Qu’est-ce qui est en question chez Kafka (Kafka étant un auteur noble, je peux
m’y référer) ? C’est le problème de la dernière instance : qui, en dernière instance, va arrêter cette sorte de
circulation circulaire, dont le champ scientifique ou le champ artistique sont les paradigmes ? Qui va arrêter ce
cercle fou en vertu duquel, dans le champ artistique, tout le monde peut dire n’importe quoi de n’importe qui
(c’est ce que j’ai appelé [dans les séances sur le champ artistique] l’institution de l’anomie) ? Le monopole de la
consécration légitime, le monopole du verdict, c’est Dieu. Au fond, dire que les différents agents sociaux insérés
dans le champ de production symbolique luttent pour le monopole de la violence légitime, c’est dire qu’ils
luttent pour être Dieu. Au passage […] : je pense qu’une lecture des théologies pourrait s’inspirer de ceci. Je l’ai
par exemple suggéré à propos de Sartre (l’opposition entre l’en-soi et le pour-soi a quelque chose à voir avec de
la sociologie), et j’avais dit que Kafka pouvait aussi bien être lu comme théologien que comme sociologue 72.
C’est qu’en fait les sociologues parlent de théologie sans le savoir lorsqu’ils parlent du problème de savoir qui,
en dernière instance, a le pouvoir de dire qui mérite le pouvoir.
Le mythe de la banque centrale, le mythe de la dernière instance, c’est le mythe d’un lieu où serait déposé
le pouvoir de distribution et de redistribution légitime, non seulement [des biens matériels, mais aussi des biens
symboliques]. Tous les économistes et les historiens des civilisations ont vu que, historiquement, l’accumulation
initiale de pouvoir, l’apparition des États semblent associées à l’apparition de lieux où des agents sociaux ont le
pouvoir de redistribuer des richesses accumulées. Par exemple, on collecte des impôts, mais comment va-t-on
les redistribuer ? À qui ? Aux riches, aux pauvres ? Mais ce que j’ai décrit tout au long de ces leçons, ce n’est pas
le pouvoir de redistribution de biens matériels qui a été bien vu par les économistes et les historiens, mais un
pouvoir de redistribution de biens symboliques, le bien symbolique par excellence étant l’identité. C’est
pourquoi j’allais dire que la phrase « La société, c’est Dieu » n’a rien d’idiot, parce que le pouvoir symbolique
par excellence, c’est le pouvoir dire à quelqu’un ce qu’il est. De manière absolue. Je reviens toujours à
l’opposition entre l’insulte et le verdict. Le « Tu n’es qu’un imbécile » est une insulte ; « Ton QI est inférieur à
100 » revient au même, mais c’est un verdict, ce qui change tout. Rappelez-vous ce que je disais en commençant
à propos de la violence : cette espèce de violence métaphysique me semble être une réponse à une sorte
d’anomie du nomos, qui distribue des verdicts de façon absolument arbitraire.
La banque centrale, c’est ce nomos… Ce n’est pas par hasard […] s’il y a un lien entre le mot [grec] nomos,
la loi, et le mot [latin] numisma, la monnaie. La banque centrale garantit cette monnaie financière qu’est le titre,
l’identité, l’état civil, etc. Si le champ de production symbolique a pour enjeu le monopole de l’énonciation
légitime de ce que sont vraiment (« verdict 73 », « en dernière instance ») les agents sociaux (sont-ils bons à être
condamnés ou à être consacrés ?), on voit que cette lutte a quelque chose de théologique. C’est une lutte pour la
perception institutionnelle, pour la perception légitime (rappelez-vous ce que j’ai dit à propos de l’Insee), pour la
perception homologuée, et les agents sociaux engagés dans ce champ, c’est-à-dire les technocrates de la
statistique, les juges, les professeurs, qui énoncent des verdicts, ces agents sociaux qui, chacun, luttent dans des
sous-champs avec des voies particulières, participent d’un champ global (d’ailleurs, ils peuvent se refiler leurs
clients) à l’intérieur duquel ce qui est en question, c’est à la fois la vérité du monde social et la vérité de chaque
individu, ce qui donne aux luttes symboliques une allure de formidable violence. Dans une certaine mesure, le
sens naïf de mon projet scientifique, c’était au fond de rendre compte scientifiquement du côté pathétique et
absolu de certaines luttes que l’analyse économique ou économiciste ne pouvait pas comprendre : les guerres de
Religion, les guerres de langues, les guerres linguistiques, toutes ces luttes dont l’histoire est pleine et dont les
enjeux ne sont jamais réductibles à la dimension matérielle de ces enjeux. Ces luttes à la vie à la mort ont pour
enjeu quelque chose peut-être de plus important que les conditions matérielles, à savoir l’identité, c’est-à-dire
l’une de ces choses […] pour lesquelles on est prêt à mourir, parce qu’elles concernent à la fois la justification
d’exister et la raison d’être.
Si je disais, tout à l’heure, que la religion était le paradigme de toutes les instances de production
symbolique, c’est que, dans une certaine mesure, elle répond (Weber l’a magnifiquement montré – ce qu’il dit de
la théodicée est très intéressant) à une question sociale qui est en même temps une question métaphysique :
comment suis-je justifié d’exister ? Comment me justifier d’exister comme j’existe ? On peut dire « justifié
d’exister, absolument » (la contingence, le principe de raison suffisante, etc.), mais il y a aussi « justifié
d’exister socialement » comme n’étant qu’un professeur, ou comme étant un banquier qui fait des profits, qui a
des états d’âme, etc. La religion répond, absolument, à ces questions historiques et prétend fournir aux agents
sociaux des justifications absolues d’exister ; elle leur donne les moyens d’absolutiser leur existence. En fait, je
pense que les luttes que j’ai évoquées, qui sont des luttes à propos des catégories de perception, à propos des
catégories à travers lesquelles les gens perçoivent le monde mais aussi se perçoivent, donc des luttes à propos de
la construction de l’identité des autres et de soi-même, sont, d’une certaine façon, des luttes à la vie à la mort
dont le lieu, en dernier ressort, est aujourd’hui l’État, l’État n’étant pas ce quelque chose auquel on arriverait par
une sorte d’anagogie, comme dans les visions mystiques, mais cet espace des espaces de jeu, où des gens qui ne
savent pas trop ce qu’ils font luttent à la fois pour leur identité et pour le pouvoir de définir l’identité des autres.

1. Il s’agit de la tragédie du stade du Heysel qui avait eu lieu la veille en direct à la télévision, à l’occasion de la retransmission de la finale
de Coupe d’Europe des clubs entre le Liverpool FC et la Juventus FC. Avant le match, des hooligans de Liverpool envahissent une
tribune de supporters de la Juventus. La bousculade qui en résulte provoque l’effondrement d’une tribune à l’origine de trente-neuf
morts.
2. Référence à la longue grève, entre mars 1984 et mars 1985, du syndicat britannique des mineurs contre la fermeture de puits déficitaires,
décidée par le gouvernement de la « Dame de fer » (surnom donné à Margaret Thatcher). Celle-ci demeura inflexible, voulant briser
durablement le mouvement syndical.
3. Allusion au Collège de philosophie fondé par Jean Wahl en 1974 ou au Collège international de philosophie, création un peu plus récente
(elle date de 1983) de François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt.
4. L’allusion vise les althussériens. Louis Althusser avait notamment publié « Sur le travail théorique », La Pensée, no 132, 1967, p. 3-22.
5. Un premier état de la mise en perspective théorique que propose P. Bourdieu dans cette leçon avait été présenté dans « Sur le pouvoir
symbolique », art. cité.
6. Le mot grec skholè (σχολή) signifie « loisir » mais aussi le lieu de loisir (par opposition à une occupation pratique) qu’est l’« école »
(schola en latin).
7. On rapporte par exemple parfois ce propos que Max Weber aurait tenu en 1920, peu avant sa mort, devant ses étudiants : « La sincérité
d’un intellectuel aujourd’hui, singulièrement d’un philosophe, peut se mesurer à la façon dont il se situe par rapport à Nietzsche et à
Marx. Celui qui ne reconnaît pas que, sans le travail de ces deux auteurs, il n’aurait pu mener à bien une grande partie de son travail se
dupe lui-même et dupe les autres. Le monde intellectuel dans lequel nous vivons a été en grande partie formé par Marx et Nietzsche. »
(Eduard Baumgarten, Max Weber. Werk und Person, Tübingen, Mohr, 1964, p. 554-555.)
8. « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de
la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est
l’opium du peuple. » (K. Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p. 383.)
9. Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, 3 tomes (1. Le langage ; 2. La pensée mythique ; 3. La phénoménologie de la
connaissance), trad. Claude Fronty, Ole Hansen-Love et Jean Lacoste, Paris, Minuit, 1972 [1923-1929].
10. Id., Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept, trad. Pierre Caussat, Paris, Minuit, 1977 [1910].
11. Id., Essai sur l’homme, trad. Norbert Massa, Paris, Minuit, 1975 [1944].
12. Id., « Le langage et la construction du monde des objets », Journal de psychologie normale et pathologique, no 1-4, 1933, p. 18-45
(également in Essais sur le langage, Paris, Minuit, 1976, p. 39-68).
13. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, op. cit.
14. Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949.
15. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais (1822-1830), trad. Pierre Caussat, Paris, Seuil, 1974.
16. Edward Sapir, Anthropologie (1917-1938), 2 tomes, trad. Christian Baudelot et Pierre Clinquart, Paris, Minuit, 1967 ; id., Linguistique,
trad. Jean-Élie Boltanski et Nicole Soulé-Susbielle, Paris, Minuit, 1968.
17. En fait, chez Denoël-Gonthier : Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, trad. Claude Carme, Paris, Denoël-Gonthier, 1969
[1956].
18. Voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 96, et supra, le cours du 28 mars 1985.
19. Voir le cours du 28 mars 1985.
20. « Quel est l’objet à la fois intégral et concret de la linguistique ? […] D’autres sciences opèrent sur des objets donnés d’avance et qu’on
peut considérer ensuite à différents points de vue ; dans notre domaine, rien de semblable. Quelqu’un prononce le mot français nu : un
observateur superficiel sera tenté d’y voir un objet linguistique concret ; mais un examen plus attentif y fera trouver successivement trois
ou quatre choses parfaitement différentes, selon la manière dont on le considère : comme son, comme expression d’une idée, comme
correspondant du latin nûdum, etc. Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet, et
d’ailleurs rien ne nous dit d’avance que l’une de ces manières de considérer le fait en question soit antérieure ou supérieure aux autres. »
(F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 23.)
21. C’est la première thèse : « Le grand défaut de tout le matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c’est que la chose concrète, le
réel, le sensible, n’y est saisie que sous la forme de l’objet ou de l’intuition, non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non
pas subjectivement. Voilà pourquoi le côté actif se trouve développé abstraitement, en opposition au matérialisme, par l’idéalisme : celui-
ci ignore naturellement la réelle activité sensible comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles, réellement distincts des objets pensés :
mais il ne saisit pas l’activité humaine elle-même comme activité objective. » (Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, in Œuvres, t. III, op. cit.,
p. 1029.)
22. « Tout phénomène social a en effet un attribut essentiel : qu’il soit un symbole, un mot, un instrument, une institution ; qu’il soit même le
langage, même la science la mieux faite ; qu’il soit l’instrument le mieux adapté aux meilleures et aux plus nombreuses fins, qu’il soit le
plus rationnel possible, le plus humain, il est encore arbitraire. » (Marcel Mauss, « Les civilisations. Éléments et formes », in Essais de
sociologie, op. cit., p. 244.)
23. « Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association
d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe est arbitraire. » (F. de Saussure, Cours de linguistique générale,
op. cit., p. 100.)
24. « Toute une partie de l’histoire de l’humanité y est comme résumée. C’est dire que, pour arriver à les comprendre et à les juger [les
catégories], il faut recourir à d’autres procédés que ceux qui ont été jusqu’à présent en usage. Pour savoir de quoi sont faites ces
conceptions que nous n’avons pas faites nous-mêmes, […] c’est l’histoire qu’il faut observer, c’est toute une science qu’il faut instituer,
science complexe […]. » (É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 27-28.)
25. L’introduction des Formes élémentaires de la vie religieuse est présentée comme une tentative de dépassement du débat opposant
l’« empirisme » et l’« apriorisme ».
26. Pierre Bourdieu, Zur Soziologie der symbolischen Formen, Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 1970.
27. Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives » (1903),
in Marcel Mauss, Œuvres, t. II, Paris, Minuit, 1974, p. 13-89, et Essais de sociologie, op. cit., p. 162-230.
28. Ernst Cassirer, The Myth of the State, New Haven, Yale University Press, 1946 (trad. fr. ultérieure au cours : Le Mythe de l’État, trad.
Bertrand Vergely, Paris, Gallimard, 1993).
29. Le livre a paru en 1946. Cassirer est mort en 1945 ; il a écrit The Myth of the State dans les dernières années de sa vie, après être parti en
1941 aux États-Unis.
30. « J’ai présenté un certain nombre d’exemples de méthodes “primitives” de classification dans Die Begriffsform im mythischen Denken,
“Studien der Bibliothek Warburg” (Leipzig, 1922). Voir également Émile Durkheim et Marcel Mauss, “De quelques formes primitives de
classification”, Année sociologique, VI (Paris, 1901-2). » (E. Cassirer, Le Mythe de l’État, op. cit., p. 33, note 1 ; The Myth of the State,
p. 16, note 15.)
31. Erwin Panofsky, Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, trad. Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, Paris,
Gallimard, 1967 [1939].
32. Id., La Perspective comme forme symbolique [1924], trad. sous la direction de Guy Ballangé, Paris, Minuit, 1976. L’autre titre publié aux
Éditions de Minuit avait été traduit par P. Bourdieu : Architecture gothique et pensée scolastique, op. cit.
33. « Erwin Panofsky m’a fait aimablement savoir que ce portrait de Roger de la Pasture (R. van der Weyden) par lui-même a aujourd’hui
disparu mais qu’une copie ancienne en a été conservée dans une tapisserie qui se trouve au musée de Berne. » (Ernst Cassirer, Individu et
Cosmos à la Renaissance, trad. Pierre Quillet, Paris, Minuit, 1983 [1927], p. 42, note 29.)
34. Pierre Francastel, Peinture et société. Naissance et destruction d’un espace plastique de la Renaissance au cubisme, Lyon, Audin, 1951.
35. Voir la leçon du 18 avril 1985.
36. Référence aux analyses que P. Bourdieu a consacrées à la révolution impressionniste dans la partie « séminaire » de son enseignement
tout au long de cette année 1984-1985.
37. Francis Haskell, « Les musées et leurs ennemis », Actes de la recherche en sciences sociales, no 49, 1983, p. 103-106.
38. P. Bourdieu reprendra ce problème dans Science de la science et réflexivité, op. cit.
39. Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte/Maspero, 1985.
40. Référence aux analyses d’Émile Benveniste que P. Bourdieu a évoquées plusieurs fois dans son cours. Sur la région, voir Pierre Bourdieu,
« L’identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 35, 1980, p. 63-72, repris in Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 281-292.
41. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., « Esthétique transcendantale », § 8, IV p. 89. P. Bourdieu avait déjà utilisé cette opposition
dans des cours précédents, le 25 avril et le 9 mai 1985.
42. « Aussi la société ne peut-elle abandonner les catégories au libre arbitre des particuliers sans s’abandonner elle-même. Pour pouvoir
vivre, elle n’a pas seulement besoin d’un suffisant conformisme moral ; il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut
davantage se passer. Pour cette raison, elle pèse de toute son autorité sur ses membres afin de prévenir les dissidences. » (É. Durkheim,
Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 24.)
43. P. Bourdieu reprend ici les analyses par lesquelles il avait ouvert son cours du Collège de France. Voir Sociologie générale, vol. 1, p. 37.
44. Ernst Cassirer, « Structuralism in modern linguistics », Word. Journal of the Linguistic Circle of New York, vol. 1, no 2, 1945, p. 99-120.
P. Bourdieu avait déjà parlé de cet article (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 490).
45. « La mythologie n’est pas allégorique : elle est tautégorique. Les dieux sont pour elle des êtres qui existent réellement, qui ne sont rien
d’autre, ne signifient rien d’autre, mais signifient seulement ce qu’ils sont. » (Friedrich Schelling, Philosophie de la mythologie, trad.
Samuel Jankélévitch, Paris, Aubier, 1945, I, p. 238.)
46. Référence au Dieu vérace qui s’oppose au Dieu trompeur et garantit notre connaissance. (René Descartes, Méditations métaphysiques,
Paris, Garnier-Flammarion, 1979, notamment « Cinquième méditation », p. 157-163.)
47. La phrase que P. Bourdieu emprunte à Ernst Cassirer (Langage et Mythe. À propos des noms de Dieux, trad. Ole Hansen-Love, Paris,
Minuit, 1973 [1953], p. 18) porte en fait sur le langage. P. Bourdieu la traduit ainsi : « L’homme appréhende les objets principalement –
en fait, on pourrait dire exclusivement puisque ses sentiments et ses actions dépendent de ses perceptions – comme le langage les lui
présente. Selon le même processus par lequel il dévide le langage hors de son être propre, il s’enchevêtre lui-même en lui ; et chaque
langage dessine un cercle magique autour du peuple auquel il appartient, un cercle dont on ne peut sortir qu’en bondissant dans un
autre. » (Wilhelm von Humboldt, Einleitung zum Kawi-Werk, VI, 60.)
48. Alfred Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans la société primitive, trad. Françoise et Louis Marin, Paris, Minuit, 1969 [1952].
49. Bourdieu consacrera deux années de cours (1998-1999 et 1999-2000) à l’analyse de la révolution symbolique inaugurée par Manet. Voir
Manet. Une révolution symbolique, op. cit.
50. Dans sa critique des philosophes critiques althussériens, P. Bourdieu montre qu’ils emploient les mêmes procédés rhétoriques que les
philosophes critiques visés par Marx. Voir « Le discours d’importance », art. cité.
51. P. Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », art. cité.
52. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887).
53. Par exemple : « La bureaucratie européenne s’est vue obligée de respecter officiellement la religion existante dans l’intérêt de la
domestication des masses. » Ou encore : « Les strates privilégiées ont intérêt à maintenir la religion existante en tant que moyen de
domestication [des masses] ; elles éprouvent le besoin de conserver les distances [sociales] et ont en horreur toute activité visant à éclairer
les masses, activité dont le résultat est de réduire leur prestige à néant. » (M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., respectivement
p. 234 et 280.)
54. Voir supra, p. 261-262, note 2, et M. Weber, « Le problème de la théodicée », in Économie et société, t. II, op. cit., p. 281-291.
55. Allusion notamment à Michel Foucault (qui emploie la formule par exemple dans Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard, 1976 ; rééd.
« Tel », 1994, p. 124).
56. Allusion à Pierre Legendre ( Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Minuit, 1976 ; L’Amour du censeur. Essai sur
l’ordre dogmatique, Paris, Seuil, 1974), et peut-être à Jean-François Lyotard. P. Bourdieu reviendra sur ces analyses l’année suivante.
57. Cette phrase citée (entre autres) par Nicolas de Cues figure déjà dans le célèbre texte de la philosophie médiévale composé de vingt-
quatre définitions de Dieu, dont celle qui pose que « Dieu est la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part »
(Liber XXIV philosophorum).
58. Lettre de Friedrich Engels à Conrad Schmidt du 27 octobre 1890, in Lettres sur « Le Capital », Paris, Éditions sociales, 1964, p. 366-372.
59. Friedrich Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, Paris, Éditions sociales, 1974 [1850].
60. Voir P. Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », art. cité.
61. L’humoriste Coluche avait annoncé en 1980 envisager de se porter candidat à l’élection présidentielle de 1981, ce qui avait déclenché des
réactions très virulentes de la part de responsables politiques et de journalistes. P. Bourdieu se joignit à Félix Guattari et Gilles Deleuze qui
soutenaient cette candidature à la candidature. Il a développé l’analyse évoquée ici notamment dans l’article « La représentation politique.
Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37, 1981, p. 3-24 ; repris in Langage
et pouvoir symbolique, op. cit., p. 213-258. Voir aussi Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 55-
56.
62. « Le magicien [malchanceux] expie parfois son échec par la mort. Vis-à-vis de ce dernier, les prêtres jouissent de l’avantage qu’en cas
d’insuccès ils peuvent en faire dévier la responsabilité sur le dieu. Mais leur prestige sombre aussi avec celui du dieu. À moins qu’ils ne
trouvent le moyen d’interpréter l’insuccès de façon si convaincante que la responsabilité de l’échec n’incombe pas au dieu mais au
comportement de ses adorateurs. […] Les croyants n’ont pas assez honoré leur dieu, ils n’ont pas suffisamment apaisé sa soif de sang
sacrificiel ou de soma, peut-être même l’ont-ils négligé en faveur d’autres dieux. C’est pourquoi il ne les exauce pas. » (M. Weber,
Économie et société, t. II, op. cit., p. 176.)
63. P. Bourdieu fait référence à la notion de « certificat » sur laquelle il s’était arrêté lors d’une leçon précédente, le 9 mai 1985.
64. Allusion peut-être à l’émergence, dans les années 1960 et 1970, d’une demande de la petite bourgeoisie nouvelle d’une « religion
personnelle » (P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « La sainte famille », art. cité, p. 35).
65. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit, t. II, p. 7-96
66. E. H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies, op. cit.
67. Voir le cours du 9 mai 1985.
68. La notion de « Dieu caché » se trouve dans la Bible (et se retrouve dans des pensées de Blaise Pascal).
69. Voir supra, p. 188, note 1.
70. Comme il le fait un peu pour cette année d’enseignement, P. Bourdieu conclura les Méditations pascaliennes en réhabilitant la citation de
Durkheim : « Durkheim, on le voit, n’était pas aussi naïf qu’on veut le faire croire lorsqu’il disait, comme aurait pu le faire Kafka, que “la
société, c’est Dieu”. » (Méditations pascaliennes, op. cit., p. 351.)
71. Surnom donné à Émile Combes (il avait été séminariste) qui, à la fin du XIX e siècle et au début du XX e siècle, occupa des fonctions
politiques de premier plan et fut l’une des grandes figures de la politique qui conduisirent à la loi de séparation de l’Église et de l’État.
72. Voir le cours du 8 mars 1984.
73. Comme il l’avait fait à d’autres reprises dans le cours, P. Bourdieu fait référence à l’origine du mot veredictum : « dire la vérité ».
ANNÉE 1985-1986
COURS DU 17 AVRIL 1986

Première heure (leçon) : récapitulation. – Le capital symbolique. – Connaissance et méconnaissance. – Le


pouvoir symbolique comme fétiche. – La socialisation par les structures sociales. – Une phénoménologie
politique de l’expérience. – La nostalgie du paradis perdu. – De la doxa à l’orthodoxie. – Retour sur le pouvoir
symbolique. – Deuxième heure (séminaire) : biographie et trajectoire sociale (1). – Le problème de l’unité du
moi. – L’unité du moi à travers les espaces. – Le nom comme fondement de l’individu socialement constitué. –
Curriculum vitae, cursus honorum, casier judiciaire, carnet de notes.

Première heure (leçon) : récapitulation

Je vais commencer par rappeler […] la ligne générale du cours, que je vais poursuivre aujourd’hui et qui, je
pense, entre dans sa dernière phase. J’avais développé successivement un ensemble d’analyses dans lesquelles je
confrontais la notion d’habitus et la notion de champ. Dans le premier cours, il y a quelques années, j’avais
explicité les présupposés théoriques de l’emploi de la notion d’habitus, les raisons pour lesquelles j’introduisais
cette notion par opposition aux philosophies finalistes ou mécanistes ordinairement employées pour rendre
compte de l’action. Ensuite, j’avais décrit ce que j’entendais par la notion de champ, en distinguant deux temps :
après une phase que l’on pourrait appeler physicaliste, qui consiste à analyser le champ comme champ de forces,
j’en suis venu l’an passé à une analyse de la notion de champ comme champ de luttes. Entre les deux, j’ai
considéré la relation entre l’habitus et le champ : le champ de forces devient un champ de luttes lorsqu’il est
constitué par des agents sociaux qui disposent de catégories de perception et d’appréciation et perçoivent ce
champ comme un terrain d’affrontement. J’avais montré que la structure du champ comme champ de forces est
définie à travers la structure de la distribution du capital : ce qui fait la structure d’un champ, c’est la
distribution des instruments constitutifs de ce champ, ce que j’appelle les espèces de capital. J’avais analysé les
différentes formes de capital, les différents atouts qui peuvent servir comme instruments de lutte dans un champ.
À ce moment-là, j’avais dit que je pouvais prolonger par une étude des rapports de force à l’intérieur de ce que
j’appelle le champ du pouvoir, espace où s’affrontent les différentes forces, les différents atouts, les différentes
espèces de capital. J’avais continué (c’était l’objet des leçons de l’an passé) par une sociologie de la perception
du monde social, à travers une analyse des confrontations entre les agents sociaux à propos du monde social.
J’avais indiqué que le monde social (c’est ce qui fait la différence entre un champ de forces et un champ de
luttes) n’est pas simplement un lieu où s’exercent des forces. Les agents sociaux ne sont pas seulement des
particules qui entreraient dans un champ comme champ de forces : ils sont dotés de catégories de perception et
d’appréciation ; du même coup, la représentation qu’ils ont du monde dans lequel ils sont insérés et dans lequel
ils subissent des forces contribue à définir leur action dans ce monde. Leur représentation du monde social
dépend, d’une part, de leur position dans ce monde et, d’autre part, des catégories de perception et d’appréciation
liées à leur expérience antérieure de ce monde qui est constitutive de leur habitus.
Cette sociologie de la perception m’avait conduit à une analyse des rapports de force symboliques et à une
analyse du monde social comme lieu d’une lutte pour la vision légitime du monde, ce que j’appelais le nomos, au
sens originel du terme (la loi), mais aussi au sens de principe de vision et de division ; cette lutte est donc une
lutte à propos du principe de vision et de division légitime, ou encore à propos du principe de distribution
légitime. Dans la dernière leçon, j’avais essayé de resituer cette analyse dans une sorte d’histoire des
représentations de la connaissance du monde social. J’avais rappelé à ce propos que, pour penser cette perception
du monde social qui n’est pas simplement un acte cognitif, mais inséparablement un acte cognitif et un acte
politique, il fallait intégrer en quelque sorte des approches ordinairement exclusives. L’approche que l’on
pourrait appeler kantienne ou néokantienne insiste sur le fait que le monde est appréhendé à travers des
structures cognitives universelles. J’avais montré qu’on pouvait faire la généalogie de ces structures cognitives
et, ensuite, que ces structures cognitives existaient à l’état objectivé sous forme de systèmes symboliques
structurés et structurants, tels que la langue, la culture, etc. Puis j’avais insisté sur le fait que ces systèmes
structurés et structurants sont, dans les sociétés différenciées, le produit du travail de spécialistes, agents
religieux, intellectuels, etc. Par conséquent, ce qu’on peut appeler, pour rapprocher deux notions antagonistes
dans la tradition philosophique, une « sociologie des formes symboliques 1 » passe par une sociologie des
champs de production spécialisés, dont le champ religieux est un exemple typique.

Le capital symbolique

Ayant resitué le propos que je veux tenir aujourd’hui, je voudrais maintenant essayer de dégager la logique de la
lutte symbolique. Les luttes symboliques ont une autonomie par rapport aux luttes orientées par des enjeux
matériels. Elles ont une logique spécifique, qu’il s’agisse des luttes symboliques quotidiennes dans lesquelles les
agents ordinaires sont engagés et que des traditions sociologiques comme l’interactionnisme ou
l’ethnométhodologie ont particulièrement bien décrites, ou des luttes entre professionnels, celles qui se
déroulent à l’intérieur des champs spécialisés (le champ religieux, le champ intellectuel, le champ
artistique, etc.).
Ces luttes symboliques sont des luttes politico-cognitives : elles ont des enjeux cognitifs impliquant des
conséquences politiques. S’y affrontent des agents sociaux inégalement armés pour ces luttes, l’arme spécifique
dans ces luttes étant ce que j’ai appelé le capital symbolique, notion que je dois maintenant essayer d’expliciter.
Lorsque j’avais, dans un cours précédent, analysé les différentes espèces de capital, j’avais réservé la définition
de la notion de capital symbolique dans la mesure où, selon la logique de ma démarche, je ne pouvais pas
l’introduire puisque je me situais dans une phase physicaliste et que je n’avais pas encore introduit le rapport des
agents au capital. Or, le capital symbolique, me semble-t-il, existe en quelque sorte dans la relation entre une
forme quelconque de capital et des agents sociaux qui l’appréhendent selon des catégories de perception
imposées par la forme du capital considérée, ou selon des catégories de perception organisées ou imposées par la
structure du champ dans laquelle ce capital fonctionne.
Je vais dire de manière plus concrète ce que je viens de dire très abstraitement. Au fond, le capital
symbolique, c’est le capital économique, culturel ou social lorsqu’il est perçu selon des catégories de perception
adéquates, c’est-à-dire conformes aux conditions sociales de production et de fonctionnement de cette espèce de
capital. On ne peut exclure par exemple – c’est une analyse célèbre de Russell – que le capital de force physique
pure exerce par lui-même une forme d’imposition symbolique lorsqu’il est perçu, non pas seulement comme
force brute, mais en fonction de catégories de perception et d’appréciation qui font de la force la manifestation
d’une légitimité, un pouvoir impliquant l’affirmation de sa propre reconnaissance 2. Ce qui est vrai dans le cas de
la violence physique pure – qui peut donc, lorsqu’elle est connue et reconnue, se transformer en violence
symbolique – l’est aussi de la force purement économique lorsqu’elle est perçue selon des catégories de
perception adéquates. On le voit lorsque le capital économique est reconnu, par exemple, dans la philosophie du
self-made man, comme une sorte d’élection temporelle, signe elle-même d’une élection dans l’au-delà. Dans
certaines philosophies puritaines, le capital économique lui-même peut être en quelque sorte constitué, à travers
la perception qui en est faite, en pouvoir symbolique. C’est encore plus vrai du capital culturel qui, comme je
l’ai montré longuement dans les cours précédents, est incorporé, inscrit pour une part dans la mémoire et les
dispositions les plus apparemment innées de l’habitus. Le capital culturel est particulièrement prédisposé à
fonctionner comme capital symbolique, comme charisme, comme don, dans la mesure où il est prédisposé à être
connu et méconnu.

Connaissance et méconnaissance

Cette notion de connaissance et de méconnaissance (je pourrais développer rapidement) est importante pour
comprendre le statut propre du capital symbolique. Le capital symbolique est une force qui s’exerce sur tous
ceux qui adoptent, pour le percevoir, les catégories de perception qui le constituent comme tel ; il y a donc une
sorte de circularité dans le capital symbolique. Il repose sur un acte de connaissance de la part de celui qui subit
[cette force] et cet acte de connaissance enferme une reconnaissance : reconnaissant un capital symbolique
comme tel, je lui accorde les catégories de perception selon lesquelles il demande à être perçu. Cette sorte de
circularité est au cœur du problème de la légitimité. J’ai dû le dire dans les années passées : il n’est pas de
pouvoir qui ne demande pas à être perçu selon ses propres normes de perception. Lorsqu’on réfléchit sur le
pouvoir dans la logique finaliste du complot, de la propagande, comme le font, par exemple, les philosophes dits
« critiques », comme l’École de Francfort 3, on tend à penser que le pouvoir impose, par une sorte de travail
intentionnellement opéré, la représentation de lui-même.
En fait, ce qui me paraît important pour comprendre les effets de domination symbolique, c’est que les
effets symboliques que j’évoque sont, en quelque sorte, constitutifs et s’accomplissent en dehors même de toute
intention de propagande, d’imposition symbolique. Il y a, dans la logique même des différentes formes de forces,
une propension à imposer les catégories de leur propre perception et, du même coup, à être simultanément connu
et reconnu, c’est-à-dire méconnu dans leur vérité de force. Et la définition du pouvoir symbolique que je propose
est une définition de la légitimité. La légitimité, dans cette logique, est une forme de reconnaissance fondée sur
la méconnaissance. Un pouvoir symbolique est un pouvoir qui se fait reconnaître dans la mesure où il se fait
méconnaître comme pouvoir. Il se fait reconnaître dans la mesure où il fait méconnaître l’arbitraire qui est au
principe de son efficacité. Cette sorte de méconnaissance, cette connaissance extorquée, biaisée, peut donc être
obtenue (ce n’est pas trivial du tout) indépendamment de toute intention de tromperie. Je pense même que les
formes de domination les plus subtiles s’exercent en dehors de toute intention de domination de la part du
dominant ; je reviendrai ainsi sur le cas du paternalisme, forme particulièrement subtile de domination dans
laquelle le dominant impose les catégories de sa propre perception en dehors même de toute intention perverse
de dominer et de tromper. D’une certaine façon, on pourrait dire que les formes les plus subtiles de domination
sont celles dans lesquelles le trompeur est lui-même trompé, et, au fond, ce que je suis en train d’expliciter sous
le nom de capital symbolique, c’est ce que Weber appelait « charisme » (khárisma, la « grâce 4 »), cette sorte de
grâce, dans tous les sens du terme, qui accompagne le pouvoir : cette grâce du pouvoir, cette beauté du pouvoir,
ce charme du pouvoir, c’est quelque chose que le pouvoir exerce eo ipso, par son existence même,
indépendamment de toute intention de justification. Pour autant, ces intentions de justification ne sont pas
nécessairement absentes. Elles peuvent redoubler les effets propres du pouvoir.
D’autre part, dire que le pouvoir symbolique suppose la connaissance et, de la part de ceux qui le subissent,
un acte de connaissance et de reconnaissance frôle certaines topiques de la philosophie contemporaine. Les
philosophes ont découvert le pouvoir dans les années récentes et ont parfois frôlé des analyses telles que celle
que je propose avec, me semble-t-il, des simplifications et des mutilations que je voudrais rapidement analyser
pour éviter de donner le sentiment que je reprends ces analyses. Il y a eu, vous le savez, des discussions sur le
« lieu » du pouvoir, sur la question de savoir si le pouvoir vient d’en haut ou d’en bas, et, par une sorte de
renversement dont on peut comprendre la logique sociale (mais non la logique intellectuelle), certains
philosophes ont été amenés à dire que le pouvoir vient d’en bas 5, qu’il y a une espèce d’amour du pouvoir, que
les dominés font en quelque sorte leur propre domination par une sorte de soumission perverse au charme du
pouvoir. Ces analyses, comme vous le voyez, sont assez proches en apparence de ce que je dis. En même temps,
elles en sont extrêmement éloignées. D’abord, la question du « lieu » du pouvoir est extrêmement naïve. Si vous
avez compris les analyses de la notion de champ que j’ai proposées, ou les analyses des relations entre la notion
de capital et la notion de champ, vous aurez compris que poser la question de savoir où est le principe du pouvoir
– ou, ce qui revient au même, où est le principe du changement du pouvoir, le lieu où se situerait la subversion
contre le pouvoir – est extrêmement naïf dans la mesure où c’est la structure du champ en tant que telle qui est le
lieu du pouvoir. Poser la question de savoir en quoi consiste le pouvoir de l’artiste qui, par sa signature, multiplie
la valeur d’une œuvre – ou le pouvoir du couturier qui par sa griffe multiplie la valeur d’une œuvre 6 –, c’est
escamoter la question de l’espace dans lequel se produit le pouvoir que le détenteur du pouvoir mobilise. La
question du pouvoir est, d’une part, la question des conditions sociales de production du pouvoir et, d’autre part,
la question des conditions sociales de mobilisation, par une personne ou par un groupe, du pouvoir accumulé.
C’est une première chose.

Le pouvoir symbolique comme fétiche

Deuxièmement, le pouvoir symbolique, tel que je l’ai défini, comme effet spécifique de toute espèce de pouvoir
lorsqu’il est reconnu, puisqu’il est le produit d’un acte de reconnaissance, suppose évidemment la contribution
en quelque sorte de ceux qui le subissent : il n’y a de pouvoir symbolique qu’avec la complicité, ou la
collaboration, ou la contribution de ceux qui le subissent. Parler de pouvoir symbolique, c’est donner peut-être
un sens plus rigoureux à la notion traditionnelle de fétichisme. Le pouvoir symbolique est, comme le fétiche, le
produit d’une projection subjective d’un acte subjectif de connaissance, de reconnaissance et de méconnaissance,
qui vit comme objectif le pouvoir qu’il produit par sa projection. Je viendrai tout à l’heure à une très belle
analyse que propose Benveniste de la notion de fides, où l’on voit très bien ce déplacement du subjectif à
l’objectif. En effet, dans sa définition la plus simple, le fétichisme, au sens propre, consiste dans le fait, pour le
créateur, d’adorer sa propre créature – c’est l’effet Pygmalion. Le créateur adore sa propre créature sur la base
d’une ignorance de sa contribution à produire les effets qu’il subit. [Il faut] comprendre cet effet de fétichisme
d’une manière non naïve pour éviter de retomber dans cette espèce de philosophie qui, cherchant un lieu du
pouvoir, risque d’être et d’apparaître comme une réponse à la question de savoir qui est responsable du pouvoir.
Je pense que l’une des grosses difficultés de la science sociale est que les questions de vérité (« Qu’en est-
il de… ? ») sont très souvent transformées en questions de responsabilité. Un des grands principes d’erreur en
sciences sociales, c’est le fait de se demander : « À qui la faute ? » Le responsable du pouvoir est-il le méchant
dominant ? Les pauvres dominés ne contribuent-ils pas à leur propre domination, ce qui serait une manière de
disculper les dominants ? Cette question, « À qui la faute ? », qui est sous-jacente à ces débats sur le lieu du
pouvoir, occulte la question simple de savoir comment fonctionne cette forme particulière de pouvoir qu’est le
pouvoir symbolique, qui ne peut s’exercer que dans une relation de connaissance entre dominés et dominants. Ce
n’est pas par une sorte de perversion que les dominés accordent au pouvoir – qu’il s’agisse de la force physique,
de la force économique ou de la force culturelle – une reconnaissance qui redouble le pouvoir primaire par un
pouvoir secondaire associé à la légitimité, c’est parce que, comme je l’ai dit tout à l’heure, les catégories de
perception que les dominés appliquent au pouvoir dominant, ainsi constitué en pouvoir symbolique, sont le
produit de l’exercice même de ces pouvoirs.
J’évoque l’exemple des schèmes de perception des œuvres d’art ou, plus généralement, des objets du
jugement esthétique tels qu’ils sont constitués sous forme de couples d’adjectifs. (J’ai souvent pris cet exemple
et je m’en excuse auprès de ceux qui l’ont déjà compris, mais il m’arrive de passer par le même point par des
trajectoires différentes.) Barthes, dans ses derniers écrits sur la musique, observait que la plupart des jugements
de goût sont des adjectifs 7 ; je pense qu’on pourrait dire que ce sont même des exclamations du type mana ! [en
Polynésie] ou wakanda ! [chez les Sioux]. Les ethnologues ont remarqué que ces concepts très généraux que l’on
trouve dans beaucoup de sociétés pour dire l’extraordinaire, le mana, le formidable, sont des adjectifs
fonctionnant comme des exclamations, comme des cris d’admiration. Lévi-Strauss, commentant le fameux texte
de Mauss [« Esquisse d’une théorie générale de la magie »], dit que cela ressemble au sifflement admiratif d’un
homme en présence d’une belle jeune fille 8. Les exclamations admiratives, souvent constituées sous forme
d’adjectifs, sont typiquement ce que, apparemment, produit le capital symbolique et qui, en fait, produit le
capital symbolique. Je ne veux pas pousser trop loin, mais ce n’est pas la belle jeune fille qui produit le
sifflement d’admiration, c’est le sifflement d’admiration qui produit la belle jeune fille dans la mesure où, pour
constituer la belle jeune fille comme belle jeune fille, il faut avoir des catégories de perception qui permettent de
la constituer en tant que belle jeune fille. Il y a des univers qui produisent à la fois ces catégories de perception
(comme « mince », « lourd »/« léger », « fin »/« pesant »), la belle jeune fille et l’admiration qui est le produit de
la relation entre la belle jeune fille et les catégories selon lesquelles elle est perçue.
Cet effet symbolique est lié, non pas à une espèce de violence intentionnelle, mais à une sorte de violence
constitutive inhérente au fonctionnement de certains champs, les systèmes d’adjectifs étant la cristallisation de
rapports sociaux fondamentaux. Par exemple, l’opposition entre le rare et le commun, si puissante dans les
jugements de goût (et particulièrement dans les jugements de goût en matière d’art savant), est évidemment la
transfiguration de l’opposition fondamentale entre ce qui est exclusif (qui, en fait ou en droit, est réservé à
quelques-uns) et les choses communes, vulgaires, répandues, etc. Les structures mentales selon lesquelles les
agents sociaux perçoivent le monde social sont donc pour une grande part le produit de l’incorporation des
structures sociales auxquelles ils appliquent ces structures mentales ; cette circularité est au principe de ce
redoublement symbolique des effets exercés par les différentes formes de capital, et au principe de cette
reconnaissance. On le voit, l’effet symbolique du capital s’exerce en quelque sorte automatiquement,
indépendamment de toute intention de la part des dominants, et la complicité que les dominés accordent au
principe de domination qui s’exerce sur eux, et qu’ils contribuent ainsi à produire, n’a rien d’une sorte d’effet de
trahison, de lâcheté, de démission comme le suggèrent certaines analyses post-soixante-huitarde ; c’est en réalité
un effet structural qui tient au fait que les structures de perception que nous appliquons au monde social sont
pour une grande part le produit de l’incorporation des structures du monde social.
Si, pour citer la fameuse phrase de Mauss, qui est une très belle définition du fétichisme, « la société se
paie toujours elle-même de la fausse monnaie de son rêve 9 », c’est-à-dire si nous sommes toujours plus ou
moins fétichistes lorsque nous percevons le monde social, si nous acceptons (de façon fétichiste) des tokens,
c’est-à-dire des jetons pour de l’or (c’est cela, le fétichisme), si nous acceptons de nous incliner devant des
statues que nous avons nous-mêmes produites, ce n’est pas par une sorte de démission qui serait abandonnée à
l’effet de la liberté individuelle, à l’effet du choix, à l’effet de la responsabilité individuelle, mais par une sorte
de domination structurale qui tient au fait que, par le fait d’appartenir à des champs sociaux, nous tendons à
incorporer et à intérioriser les structures mêmes du monde, en sorte que nous appliquons à ce monde les
catégories de perception qui lui conviennent.
La socialisation par les structures sociales

Tout pouvoir poursuit cet effet de circularité. Je disais en commençant que tout pouvoir a intérêt à imposer les
catégories de sa propre perception. Cette simple proposition permet, me semble-t-il, de comprendre le principe
de toute esthétique du pouvoir. Il y a une esthétique transhistorique des pouvoirs. La statue équestre, par
exemple, loin d’être un accident historique, est la manifestation de cette intention de tout pouvoir de se donner à
voir selon la manière qui lui est la plus favorable. De même, le principe de frontalité que l’on observe dans les
mosaïques byzantines et dans une foule d’autres représentations sociales est une sorte de stratégie de
présentation de soi qui convient au pouvoir et aux puissants dans la mesure où il tient les autres en respect, à
distance ; la présentation frontale appelle une révérence associée à la distance (l’objet représenté demande à être
regardé d’en bas, de front). Dans la plupart des cas, cette imposition de la bonne perception, du bon point de vue,
qui est inscrite dans l’intention même de dominer symboliquement, n’a pas besoin de s’exprimer explicitement.
Elle est obtenue par la logique même de l’effet d’inculcation inhérent à toute existence sociale. Je ne l’ai pas dit
(parce que je l’avais tellement dit dans les précédentes leçons….), mais ce qui est présupposé dans toute cette
analyse, c’est que tout ordre social exerce, par son existence même, un effet d’inculcation, un effet d’éducation.
Nous avons tendance à associer l’éducation à une action pédagogique explicite alors qu’il existe une forme de
socialisation qui est exercée par le fonctionnement même du monde social, et je pense que les formes les plus
puissantes d’éducation sont celles qui sont exercées par la structure même.
Il y a une sorte d’éducation structurale. Je l’ai montré à propos de la Kabylie : l’espace social étant
structuré, l’apprentissage de l’espace, du déplacement dans une maison ou dans un village, est par là même
l’apprentissage des structures selon lesquelles cet espace est structuré. On pourrait montrer la même chose pour
les jeux enfantins : il y a des structures immanentes à ces jeux et ce qui est appris à travers les règles du jeu, ce
sont aussi des structures […], par exemple la division du travail entre les sexes dans la société archaïque ou une
structure de domination 10. Ce que Sartre appelait la « violence inerte » des structures sociales 11 exerce un effet
pédagogique, en sorte que les structures de perception qui seront appliquées à la perception des actions à travers
lesquelles se manifeste la structure sociale tendent à être automatiquement ajustées à ces structures sociales.
Ainsi – c’est là, je crois, le paradoxe le plus étonnant qui découle de ces analyses –, le monde social tend à être
perçu comme allant de soi, comme évident.

Une phénoménologie politique de l’expérience

Je vais développer un petit peu ce point qui est une manière de rompre avec cette espèce de philosophie
culpabiliste selon laquelle le pouvoir viendrait d’en bas, et aussi avec certaines représentations post-
phénoménologiques de l’expérience du monde social comme monde qui va de soi. Ces représentations qui sont
notamment développées par l’ethnométhodologie tendent en quelque sorte à dépolitiser ou, du moins, à annuler
la dimension politique de cette perception. (Je m’exprime très mal et je vais redire différemment ce que je veux
dire.) Si je voulais faire des symétries scolaires, je dirais que ceux qui, comme Foucault dans certains de ses
textes 12, insistent sur le fait que les dominés contribuent à leur propre domination et que, par conséquent, il faut
chercher le pouvoir un peu partout, et pas seulement dans les lieux désignés de domination où l’on a l’habitude
de le chercher, politisent trop en quelque sorte et développent finalement une philosophie de la domination qui
me semble assez naïve. À l’inverse, ceux qui, comme ces « sociologues » américains que sont les
ethnométhodologues, ont prolongé des analyses phénoménologiques de Husserl et de Schütz sur l’expérience du
monde ordinaire et qui insistent sur le fait que l’expérience première du monde social est une expérience du
monde comme allant de soi dépolitisent trop dans la mesure où ils oublient les conditions sociales et historiques
de possibilité de ces expériences comme allant de soi. Formuler les choses de cette manière permet de situer le
débat, parce que mon propre raisonnement ne se développe pas dans le vide mais, comme tout raisonnement
scientifique, dans un espace de positions, une partie de sa valeur consistant à dépasser les oppositions. Je vous
dis ces oppositions pour que vous compreniez, et aussi parce que mon analyse risque de vous apparaître comme
évidente si vous n’avez pas à l’esprit les problèmes auxquels elle répond et les difficultés qu’elle essaie de
dépasser.
Je reviens maintenant à cette analyse : les phénoménologues, et spécialement Schütz, se sont donné pour
projet d’expliciter l’expérience première, spontanée – ou vécue, pourrait-on dire – du monde social telle qu’elle
se livre dans l’existence ordinaire. Pour eux, une caractéristique majeure de cette expérience est que le monde
apparaît comme évident, allant de soi, taken for granted. Ce n’est là qu’un développement de la fameuse analyse
de Husserl, selon laquelle l’expérience perceptive, par opposition à l’expérience imaginaire, par exemple, ou à
l’expérience du souvenir, est une expérience dont la modalité, c’est-à-dire le statut de croyance si vous voulez,
est une modalité doxique 13. Par conséquent, toute perception implique une adhésion, une croyance ou, pour
parler comme Husserl, une « thèse d’existence 14 », cette thèse d’existence n’étant pas posée comme telle : il
faut être phénoménologue pour apercevoir que la perception implique une thèse d’existence tacite, une thèse non
thétique. Le rôle de la phénoménologie est de rendre explicites ces présupposés implicites de l’expérience
ordinaire. Les ethnométhodologues prolongent ces analyses et décrivent les conditions dans lesquelles cette
expérience du monde se manifeste comme évidente. Mais leur objectif est de décrire une expérience et, pour eux,
la science sociale n’a pas d’autre objet que de décrire de manière méthodique l’expérience même du monde
social. Elle n’est en quelque sorte qu’un compte rendu méthodique des comptes rendus verbaux que les agents
donnent de leur expérience du monde social. Elle est dans un rapport de continuité (et non de rupture) par rapport
à l’expérience ordinaire du monde.
Ce n’est pas du tout ma vision : je pense que la science doit analyser à la fois cette expérience première du
monde et ses conditions sociales de possibilité, les conditions dans lesquelles elle s’accomplit, ce qui suppose
une rupture avec l’expérience première et la constitution des conditions objectives, par exemple des conditions
dans lesquelles les catégories de perception et les structures sont produites et dans lesquelles s’opère l’accord
entre les structures objectives et les structures cognitives. Il faut donc lever les yeux de l’expérience telle qu’elle
se vit pour comprendre complètement l’expérience ; il ne suffit pas de la décrire dans son propre langage, il faut
constituer les conditions de sa propre production et de son propre fonctionnement. Lorsqu’on reste dans la
perspective phénoménologico-ethnométhodologique, on se donne pour objet de décrire cette expérience et on
insiste sur cette sorte de rapport originaire au monde comme rapport d’évidence, comme rapport doxique. Je
veux simplement ajouter qu’il y a des conditions sociales de possibilité de cette expérience. Il en résulte que
cette expérience n’est pas universelle : il y a des situations dans lesquelles le monde cesse d’aller de soi ou de se
donner comme évident. Pour comprendre l’expérience du monde comme évident et l’expérience des crises de
l’évidence, les situations critiques dans lesquelles le monde bascule et cesse d’être évident, il faut comprendre
les conditions sociales de possibilité de cette expérience, c’est-à-dire les conditions de l’accord entre la
concordance et les structures de perception et les structures objectives, et les conditions de la discordance, les
conditions sans lesquelles cette concordance s’effondre.
Par conséquent, si on en revient à l’analyse du pouvoir, le monde social se livre comme évident beaucoup
plus largement que ne pourrait le croire une représentation politisée du monde social. Si l’analyse que j’ai
proposée est vraie, on comprend que, parmi les dominés, ceux qui subissent de la façon la plus brutale les
contraintes structurales des champs sociaux puissent percevoir comme naturel ce monde qui, perçu avec nos
catégories, peut paraître révoltant, choquant. Mon analyse rend donc compte du paradoxe selon lequel ce que
certains perçoivent comme scandaleux est perçu par d’autres comme naturel – comme non scandaleux. C’est que
les conditions sociales les plus révoltantes du point de vue, par exemple, des catégories de perception de
l’intellectuel français des années 1980 peuvent être vécues comme naturelles, comme allant de soi pour des gens
dont les catégories de perception de ces conditions sont le produit même de ces conditions. Il y a un exemple
commode parce que récent : les évidences que la dénonciation féministe a fait apparaître, rétrospectivement,
comme intolérables, impossibles, insupportables, peuvent continuer de fonctionner comme des évidences,
comme du cela-va-de-soi pour celles qui ont encore des catégories de perception ajustées à ces conditions. Les
révolutions symboliques, dont j’ai donné des exemples dans les années passées 15, sont des révolutions dans les
catégories de perception qui tendent à provoquer un décrochage entre les structures objectives et les catégories
selon lesquelles elles sont produites. Ce décrochage est extrêmement difficile parce que l’harmonie entre les
structures sociales et les structures mentales est génératrice de grandes satisfactions…

La nostalgie du paradis perdu

Je prolonge un tout petit peu cette analyse qui est simple en elle-même (je pense que vous pourriez tous la
prolonger), mais compliquée dans ses conséquences. C’est qu’elle touche, comme souvent en sociologie, à ce
qu’il y a de plus profond dans notre rapport au monde social, à des investissements sociaux élémentaires,
originaires, de sorte qu’on peut très bien comprendre abstraitement cette analyse sans la comprendre vraiment et
retomber, à la première occasion, dans les erreurs qui sont dénoncées par les analyses que je viens de faire.
Le charme des sociétés précapitalistes, que tous les ethnologues rapportent dans leurs carnets de terrain, est
en grande partie le produit de ce que je viens de dire. Si les sociétés précapitalistes, comme les sociétés
paysannes, exercent une telle fascination sur les imaginations agraires ou les pensées conservatrices, c’est parce
qu’elles donnent l’expérience du bonheur de l’évidence. Il y a de très belles analyses de Hegel sur la vie
préabrahamique 16, c’est-à-dire la vie dans un monde qui va de soi, où l’on fait l’expérience du bonheur cognitif
et en même temps politique qui consiste à connaître le monde comme il demande à être connu, à être dans le
monde comme un poisson dans l’eau, à ne pas sentir la pesanteur des contraintes sociales et la pesanteur des
structures, bref à se soumettre au monde tel qu’il est, d’une manière que l’on peut dire passive, dominée,
soumise, aliénée, et, en même temps, à être affranchi en quelque sorte de la soumission, de la domination, de
l’aliénation dans la mesure où l’on épouse en quelque sorte le monde. La métaphore du mariage n’est pas le fait
du hasard : en quelque sorte, on épouse le monde, on fait corps avec lui, ce qui se comprend bien s’il est vrai que
les structures du monde sont devenues des structures corporelles. Une fonction du concept d’habitus, c’est de
rappeler que les structures du monde social deviennent corps, et lorsque le corps est structuré selon les structures
du monde, il y a une espèce de rapport de corps à corps, de communication infra-conceptuelle, infra-thétique,
infra-consciente qui est une forme d’expérience du bonheur, bonheur de l’évidence, bonheur du cela-va-de-soi.
Il y a un très beau texte dans Les Plaisirs et les Jours où Proust décrit l’expérience d’un petit village dans
lequel on sait l’heure à laquelle le boulanger va ouvrir ses volets, où on reconnaît les bruits, où tout est prévu à
l’avance, tout est structuré. Cette expérience du rapport parfait au monde que décrivent la phénoménologie et
l’ethnométhodologie exerce une sorte de charme et je pense que c’est l’une des nostalgies politiques les plus
profondes. Pensez à toutes les nostalgies du retour aux origines, à ceux qui, après Mai 68, ont fait leur retour à
des mondes naturels 17, avec des rencontres bizarres, parce que les nostalgies du retour peuvent être fascistes ou
gauchistes (ce qui montre qu’il faut analyser ces choses-là de façon approfondie si on veut s’y retrouver ou ne
pas se retrouver avec des gens avec qui on ne voudrait pas se retrouver [rires de la salle]). Je crois que cette
nostalgie du paradis perdu (dans la notion de paradis, il y a l’absence de coupure entre le sujet et le monde), de
l’harmonie originaire, infra-consciente, entre le sujet et le monde, est l’un des fantasmes sociaux les plus
profonds qui hante évidemment les idéologies agraires ou agrariennes, mais peut-être la plupart des idéologies.
Au travers de cette analyse, je veux dire que cette sorte d’immersion du sujet dans le monde peut se trouver
dans des lieux où on ne l’attendrait pas. Qu’on la retrouve dans des villages paysans ou dans des sociétés
archaïque ne surprend pas trop, mais on peut aussi trouver aux usines Renault une forme d’expérience du monde
comme allant de soi et constitutive de l’effet que j’ai décrit tout à l’heure qui veut que les structures de
perception constituant le monde sont, pour une part, constituées par le monde qu’elles constituent. Du même
coup, l’expérience doxique est une expérience politique fondamentale.
De la doxa à l’orthodoxie

Mon travail consiste, au fond, à rapprocher deux choses que d’ordinaire on ne rapproche pas pour des raisons
simples. En effet, comme je le fais souvent remarquer (non pas dans ce cas-là pour faire valoir mes analyses,
mais plutôt pour exciter une forme d’imagination intellectuelle), une difficulté en science sociale tient au fait
que des positions (c’est dans la ligne de ce que je viens de dire) qui sont intellectuellement compatibles sont
sociologiquement difficiles à rendre compatibles : il y a des choses que nous avons du mal à penser
simultanément parce qu’elles sont très éloignées, voire opposées, dans l’espace des pensées possibles. C’est le
cas des deux choses que je viens de rapprocher : la réflexion sur l’expérience doxique du monde chez Husserl et
la réflexion sur la notion d’orthodoxie (et il ne s’agit pas simplement de rapprocher le mot « orthodoxie » de la
notion de doxa). Ce qui rend difficile le rapprochement de ces deux analyses, c’est qu’au fond, pour des raisons
historiques, la tradition phénoménologique tend à exclure la réflexion politique et la réflexion politique tend à
exclure la réflexion de type phénoménologique. De ce fait, on a du mal à faire une sorte de phénoménologie
politique de l’expérience politique originaire du monde comme dépolitisée. C’est à cela que je voulais en venir.
Dire, comme les ethnométhodologues, dans une logique complètement dépolitisée, que le monde se
présente comme allant de soi, c’est oublier que c’est un fait politique, et le dire sans expliciter les conditions
sociales de possibilité de cette harmonie entre les sujets et les objets qui rendent possible cette expérience, c’est
s’interdire de voir à la fois la généralité, l’extension de cette expérience et ses limites. Finalement, cela interdit
de poser la question des conditions sociales de possibilité (qui revient évidemment à poser la question des
limites : si vous dites « conditions de possibilité », vous dites implicitement que si ces conditions ne sont pas
remplies, ça n’existe plus). Poser la question des conditions sociales de possibilité de l’expérience doxique, c’est
donc poser la question politique des conditions dans lesquelles cette expérience doxique se déchire, se rompt, et
dans lesquelles apparaît une perception critique du monde social.
Tout cela peut se résumer dans l’opposition entre doxa, orthodoxie, hérésie. L’expérience doxique, c’est
l’expérience du monde comme allant de soi et je pense que, dans toute expérience de tout sujet social, une part
très importante est abandonnée au cela-va-de-soi. Simplement, la part du cela-va-de-soi varie selon les histoires
collectives et les histoires individuelles : la zone de ce qui est abandonné au cela-va-de-soi n’a pas toujours la
même importance par rapport à la zone de ce qui est constitué comme n’allant pas de soi, comme objet de
discussion sur lequel on peut retourner à la doxa – mais une doxa à laquelle on revient par choix n’est plus une
doxa, c’est une orthodoxie, c’est une doxa droite ou de droite, c’est une doxa choisie. J’ai évoqué cela en parlant
des nostalgies du retour : le retour au paradis perdu de la doxa est une idéologie conservatrice. L’orthodoxie est
séparée de la doxa par toute la distance entre le préconstitué, le préréflexif, et le réflexif, le conscient, le
constitué, tel qu’on ne peut pas dire orthodoxie sans penser hétérodoxie. L’orthodoxie est une hétérodoxie
surmontée, ce n’est donc plus une doxa. Selon la phrase très célèbre d’un philosophe arabe, « la tradition est un
choix qui s’ignore 18 ». La tradition la plus accomplie ne se perçoit pas comme tradition. Dès le moment où la
tradition se perçoit comme tradition, elle devient traditionalisme. Une tradition que l’on choisit comme tradition
ne procure pas le charme inépuisable de la tradition au premier degré, si tant est que celle-ci existe jamais, ce qui
est une autre question.
Je vais finir sur ce point. La doxa et l’orthodoxie sont séparées par l’acte de constitution qui fait de ce qui
est en question un objet de question, qui le constitue comme pouvant être autrement, et dès le moment où ce qui
allait de soi est considéré comme pouvant être autrement, deux possibilités s’affrontent, un espace de possibles
se constitue et toute position se définit dans un espace d’oppositions. Au fond, on est passé de la doxa comme
croyance immédiate, préréflexive, à l’opinion comme prise de position explicite et explicitement située dans un
espace d’opinions compossibles, d’opinions alternatives…
Retour sur le pouvoir symbolique

Ceci m’a éloigné de mon propos initial que je voudrais rappeler très vite. Le pouvoir symbolique est cette forme
de pouvoir qui s’exerce avec la complicité de ceux qui le subissent. En ce sens, c’est une forme de fétichisme.
Mais cette complicité n’est pas du tout une complicité consciemment accordée ou subjectivement extorquée ;
c’est en quelque sorte une complicité structurale qui tient au fait que les structures selon lesquelles le capital
concerné est produit tendent à se reproduire dans les structures de perception selon lesquelles ce capital est
perçu. Cette sorte d’harmonie structurale liée à l’effet de socialisation exercé par n’importe quelle forme de
pouvoir explique l’expérience du pouvoir comme pouvoir connu mais méconnu en tant que pouvoir, et explique
cette forme de fétichisme par lequel les agents sociaux apportent au pouvoir quelque chose de plus, c’est-à-dire
une reconnaissance du pouvoir, la reconnaissance la plus absolue étant la reconnaissance doxique puisque le
pouvoir n’est même pas connu comme pouvoir. Il est connu, puisqu’il y a un acte de connaissance, mais cet acte
de connaissance est déficient puisqu’il ne se perçoit pas comme choix ; il est un acte d’adhésion, qui ne se
perçoit pas comme adhésion, par rapport à d’autres possibles. Ce que la notion de pouvoir symbolique veut donc
compenser, c’est donc, non pas une mystification structurale (le mot « mystification » est très dangereux parce
qu’il fait aussitôt penser à des notions critiques très francfortiennes 19), mais une sorte d’aliénation symbolique
structurale.
Je m’arrête là. Dans la deuxième heure, je ne dérogerai pas à la tradition : pour sortir de ce discours suivi, à
cohérence dans le temps long, un petit peu fermé, total (un petit peu totalitaire diraient certains), je vais
proposer, comme je l’ai fait les années passées, des impromptus, des topos plus courts à échelle d’une ou deux
séances, sur des sujets divers, en général rattachés de près ou de loin au cours général, mais en même temps
indépendants. Je rappelle aussi que, comme par le passé, je reçois volontiers des questions écrites à l’entracte ou
en fin de cours, auxquelles j’essaie de répondre la fois suivante.

Deuxième heure (séminaire) : biographie et trajectoire sociale (1)

Je vais parler dans cette deuxième heure d’une technique utilisée très souvent, et depuis très longtemps, par les
ethnologues et les sociologues : la technique de l’histoire de vie 20. Le topo que je voudrais vous faire pourrait
s’appeler : « L’illusion biographique ». Si j’aimais les choses à la mode, je dirais que je vais déconstruire 21 la
notion de biographie. Dans un autre langage, que j’ai employé depuis très longtemps 22, je dirais que la
biographie ou l’histoire de vie est une notion préconstruite, c’est-à-dire une notion de sens commun qui est
devenue partie prenante du sens commun savant après être entrée en contrebande dans la science sans avoir été
soumise à un contrôle préalable. Ce contrôle préalable est constitutif de la démarche scientifique qui doit
commencer par soumettre à la critique ces théories populaires ou savantes qui entrent dans la théorie, ces folk
theories comme disent les ethnométhodologues. Mais, dans le cas particulier – et c’est là la différence avec
certains usages mondains du déconstructionnisme –, le travail de déconstruction n’est pas à lui-même sa fin. Un
danger de la mode déconstructionniste, en effet, c’est qu’elle aboutit volontiers à une sorte de nihilisme : on
s’amuse à déconstruire pour le plaisir de déconstruire et, en général, on s’arrête à moitié […]. La déconstruction
n’allant pas jusqu’au bout, elle ne produit pas d’effets scientifiques. Mon travail consistera au contraire à
analyser la notion de biographie ou d’histoire de vie pour essayer de voir quel en est le substitut dans une
démarche scientifique, et donc par quoi on pourrait la remplacer. Au fond, je pourrais intituler mon propos :
« Biographie et trajectoire comme objet préconstruit et objet construit ».
Je pourrais d’abord invoquer tout le roman moderne, en particulier le Nouveau Roman qui, d’une certaine
façon, peut être lu comme une réflexion sur l’impossibilité de l’histoire de vie. Comme cela arrive très souvent,
le champ artistique et le champ littéraire sont en avance sur le champ scientifique : ils soumettent à interrogation
des choses que le champ scientifique accepte comme allant de soi. Alors que le champ littéraire ne cesse pas de
mettre en question l’idée de narration, de « narrativité », de discours suivi ou linéaire, les sociologues ou les
ethnologues continuent, sans se poser le moindre problème, à écrire des discours suivis, des narrations.
Aujourd’hui, il est vrai que cette sorte de retour réflexif sur le discours arrive peu à peu dans les sciences
sociales, mais avec beaucoup de retard. Il n’y a rien de littéraire à se nourrir de l’expérience littéraire pour
essayer de faire des effets scientifiques.
Je commencerais par citer un texte de Robbe-Grillet dans son dernier livre, qui est un livre bizarre : c’est
une sorte d’autobiographie de quelqu’un qui conteste la possibilité même d’une autobiographie. Son livre reste,
d’une certaine façon, une biographie naïve, comme tous ses ennemis et les ennemis du Nouveau Roman l’ont
aussitôt remarqué. Mais il est obligé de se poser un certain nombre de questions ; son livre est une biographie
naïve à l’intérieur de laquelle la question de la naïveté biographique est néanmoins posée. Il écrit, à propos de ce
qu’il vient de raconter lui-même : « Tout cela, c’est du réel, c’est-à-dire du fragmentaire, du fuyant, de l’inutile,
si accidentel même et si particulier que tout événement y apparaît à chaque instant comme gratuit, et toute
existence en fin de compte comme privée de la moindre signification unificatrice. L’avènement du roman
moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d’éléments juxtaposés sans raison
dont chacun est unique, d’autant plus difficiles à saisir qu’ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de
propos, aléatoire 23. » Ce texte me paraît intéressant, pas tellement par le développement, mais par la phrase
centrale (« tout événement… unificatrice ») qui met en question le vieux problème de l’unité du moi à travers le
déroulement historique. Il est évident qu’on pourrait retrouver ce problème chez Proust, mais aussi chez Joyce,
chez Virginia Woolf. Toute la tradition du roman moderne se pose la question de la possibilité d’un récit de vie
s’agissant de quelque chose d’aussi discontinu qu’une vie : le romancier ne produit-il pas un artefact par le
simple fait de raconter comme un récit quelque chose qui n’a pas la structure d’un récit ?
La question posée est celle de la correspondance entre la structure de la vie, qui est discontinue, décousue,
sans queue ni tête (c’est le bruit et la fureur 24, etc.) et la structure du récit qui est linéaire (c’est la formule de
Saussure : la langue est linéaire, elle se déroule dans le temps, elle est vectorielle, elle va dans un seul sens, elle
a donc une cohérence, elle tend à être organisée en fonction d’une fin qui est à la fois un terme et un télos 25).
Autrement dit, n’y a-t-il pas un effet d’imposition de structure dans le simple fait d’adopter cette technique
simple du récit ?
Vous savez qu’à un certain moment certains romanciers ont fait des romans au magnétophone : ils
enregistraient puis reconstituaient. Le sociologue ou l’ethnologue qui met un magnétophone pour enregistrer son
enquêté et qui ensuite retranscrit le récit recueilli est parfait à l’aune d’une définition positiviste de la science :
qu’est-ce qui implique moins d’intervention que le simple enregistrement ? Mais l’on peut réfléchir sur le
simple mot to record : il veut dire « enregistrer », mais c’est le même mot que « records », et les records, ce sont
les choses qu’on enregistre parce qu’elles sont remarquables (les « records du monde », etc.). On n’enregistre
donc qu’une performance extraordinaire et c’est cela que je vais essayer d’analyser : qu’est-ce qu’une vie ? Une
vie, est-ce vraiment ce dont il est question quand on parle d’« histoire de vie » ? Une vie a-t-elle une histoire, et
en quel sens ? Au sens de Geschichte ou au sens d’Historie 26 ? Est-ce une histoire faite par celui qui la raconte ?
Une histoire dans le déroulement même ? D’autre part, le fait d’être l’historiographe de la vie des autres
n’implique-t-il pas une action par soi ?

Le problème de l’unité du moi

Cette question de l’unité de la vie, de la vie comme totalité, est une vieille question philosophique qui remonte à
Hume. J’évoque rapidement l’histoire du problème parce qu’il me semble sous-jacent aux interrogations
apparemment plus positives, plus historiques et sociographiques que je vais développer. Hume disait à peu près
qu’au fond on ne peut pas trouver de preuve de l’existence du moi (Condillac disait à peu près la même chose) :
on a beau faire, tout ce qu’on trouve, ce sont des sensations successives, des impressions, par exemple des
impressions de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine 27. Finalement, le moi sera
réductible à cette rhapsodie de sensations, à cette suite d’impressions sans queue ni tête.
D’une certaine façon, la philosophie de Virginia Woolf est très proche. Les romanciers ont pris acte de cette
sorte de philosophie empiriste de l’expérience vécue et renoncent à décrire des caractères, le caractère étant le
personnage totalisé, dont il y a un principe unificateur et générateur. C’est l’inverse de l’ambition des moralistes
du XVIIe siècle 28 qui cherchaient à rassembler toutes ces choses disparates, décousues, dans une unité qu’ils
constituaient, mais parce qu’elle est préconstituée : le « caractère », selon la vieille définition, est cette sorte
d’empreinte du dieu qui fait l’unité du divers sensible qui se livre à l’intuition ; le personnage agit, il fait toutes
sortes de choses, mais il y a une unité, ses attitudes sont marquées d’une empreinte, d’une unité que le moraliste
ressaisit et qu’il constitue dans le mot même (l’« atrabilaire 29 », etc.).
On connaît la réponse kantienne à cette contestation par la tradition empiriste de la possibilité de cette
unité 30. Je la retraduis en langage mondain : l’unité est du côté du sujet agissant […], du côté du moi comme
principe unificateur de cette diversité. En retraduisant dans un langage non mondain, on pourrait poser la
question de savoir s’il existe un principe actif qui soit irréductible à la série des perceptions positives. Kant
distingue au moins la direction dans laquelle on peut chercher : y a-t-il un principe unificateur actif qui dépasse
en quelque sorte les sensations décousues dans une sorte d’ambition de construire la vie comme unité ?
Dans une autre logique, on peut aussi s’interroger sur les situations qui, introduisant des crises, posent la
question de l’unité de l’existence ou de la vie en tant que tout. C’est le problème de la conversion qui a été
beaucoup réfléchi au XIXe siècle et qui serait extrêmement intéressant. Au passage, la notion d’habitus est, entre
autres choses, un effort pour répondre à ces notions : l’habitus est ce principe unificateur et générateur qui est à
la fois historique et le produit de l’histoire et qui, en même temps, constitue à chaque moment, de manière
active, l’histoire. Je n’évoque ce problème de l’unité du moi que pour mémoire, mais une tradition de la
philosophie morale, très en vigueur aux États-Unis, le pose très concrètement à propos de problèmes très
pratiques (des problèmes économiques comme le crédit, le contrat d’assurance, etc.). On débattra par exemple
pour savoir si souscrire une assurance aujourd’hui pour me voir garantir des bons de traitement dans le cas où je
deviendrais fou a un sens : le moi qui sera fou est-il le même que celui qui souscrit l’assurance contre la folie ?
Ces questions d’école ne sont pas aussi absurdes qu’elles en ont l’air parce que, là encore, elles obligent à poser
des questions en mettant en question le cela-va-de-soi. Autre remarque du même type qu’on peut faire : en
punissant un criminel pour vingt ans, on suppose qu’il sera le même dans vingt ans, mais celui qui a mérité la
punition et celui qui va la subir sont-ils la même personne ? Cela ne va pas de soi, et si l’on en développait toutes
les implications, on découvrirait toutes sortes de contradictions aussi bien dans les théories des défenseurs de la
peine que dans les théories des gens hostiles à ce genre de peine. La question de l’unité du moi à travers le temps
dans la succession est un problème difficile et je vais montrer que la société tranche d’une certaine façon.

L’unité du moi à travers les espaces

Si l’unité du moi à travers le temps pose problème, il en va de même pour l’unité du moi à travers les espaces.
La question est moins souvent posée, mais elle est importante. Une tradition actuelle de la philosophie
analytique l’aborde en repartant de la théorie leibnizienne des espaces possibles 31 et pose le problème de la
possibilité de généraliser des propositions à tous les espaces possibles. Ce problème qui, encore une fois, peut
paraître un problème d’école peut être retraduit dans le langage de la sociologie : en quoi une personne qui agit
dans des espaces sociaux différents est-elle la même personne ? C’est un problème qui se pose très concrètement
au sociologue : par exemple, devant un directeur des finances qui enseigne à Sciences Po, que faut-il coder 32 ?
Faut-il coder cette personne en tant qu’inspecteur des finances, en tant que directeur du cabinet du ministre des
Finances ou en tant que professeur à Sciences Po ? Ou alors faut-il créer une sorte d’identité multiple ? De
même, comment coder les personnalités multiples d’un professeur du Collège de France qui écrit dans Le Monde
et qui, par exemple, participe à un conseil d’administration de Beaubourg 33 ?
Quelle est finalement l’unité de ces personnalités multiples ? On dira que c’est l’individu, c’est-à-dire
l’individu biologique, le corps, qui est le porteur de ces significations différentes : c’est le même individu
biologique qui a ces différentes propriétés et qui existe dans ces différents espaces. Mais, en tant que sociologue
et en tant que je développe une théorie des champs, je rappelle que ce qui existe, du point de vue sociologique, ce
n’est pas l’individu biologique, c’est ce que j’appelle l’« agent », c’est-à-dire l’individu biologique en tant que
porteur de propriétés qui ont des effets dans un champ ; en un sens, l’individu biologique pur et simple, dépourvu
de propriétés, n’existe pas dans un champ. Il est l’intrus ou, mieux, « le chien dans un jeu de quilles », c’est-à-
dire qu’il est celui qui entre dans un jeu sans avoir les propriétés du joueur ; pour le jeu, d’une certaine manière,
il n’existe pas, ce n’est pas un agent. Il y aurait toute une analyse à faire de l’intrus et de l’intrusion, du gaffeur
et de la gaffe. En peinture, c’est l’exemple du Douanier Rousseau, c’est-à-dire du peintre naïf, qui entre dans un
jeu sans en connaître les règles et qui devient une sorte de peintre-objet. Il est peintre par les autres et pour les
autres, mais il n’est pas vraiment sujet de ce qu’il fait, il n’est pas agent 34.
Alors on va pouvoir dire que le même individu va être plusieurs agents : selon le champ dans lequel il va
intervenir, il sera différent. Dans la logique traditionnelle, on parle de « rôle », mot détestable à mes yeux parce
qu’il suppose l’idée d’un texte préalablement écrit qu’on développe, l’idée de quelque chose d’explicite, de
préconstitué. Ma proposition [développée dans d’autres leçons] selon laquelle l’agent va agir dans le champ
considéré à travers la relation qui va s’établir entre un habitus – et un certain nombre de propriétés associées à
cet habitus – et un champ n’a rien à voir avec un rôle : c’est une machine générative qui va se mettre en marche.
La même personne pourra produire des effets très différents dans des champs différents. De même que l’unité de
la personne à travers le temps se pose, de même le problème de l’unité de la personne à travers les espaces se
pose puisque le même habitus engendrera des choses différentes, voire contradictoires, dans des champs
différents. Les gens qui voient l’habitus comme une sorte de petite machine, de petit programme monté une fois
pour toutes, dont on pourrait déduire tous les comportements d’une personne, oublient que l’habitus est toujours
en relation avec un champ et que le même habitus peut produire des effets inverses, y compris dans un même
champ, lorsque celui-ci a changé.
Je cite toujours à ce sujet l’exemple des évêques : les évêques d’origine aristocratique qui, avant la guerre,
étaient l’incarnation du conservatisme religieux sont aujourd’hui l’incarnation du progressisme religieux 35 ; la
même origine sociale produit des effets intelligibles dans les deux états de l’espace, mais de sens inverse. De
même, dans la synchronie, le même habitus porté par le même individu biologique (par exemple un banquier
collectionneur d’art) pourra être, dans l’espace artistique, progressiste et avant-gardiste et, dans le champ
économique, novateur, mais d’une autre façon, et conservateur. Bref, le même habitus peut engendrer des choses
apparemment contradictoires. Le problème de l’unité de la « personne sociale » (le terme s’entendant par
opposition à l’individu) se pose.

Le nom comme fondement de l’individu socialement constitué

Maintenant, en m’aidant de ressources disponibles dans différentes traditions, je voudrais montrer comment le
monde social tend à trancher ces problèmes. Comment le monde social tend-il à constituer de façon durable
l’identité ? Au passage, il s’agit aussi, par un petit côté, d’une réflexion sur la notion d’identité. (Je crois que, si
on me donnait à réfléchir sur la notion d’identité, je serais, comme la plupart d’entre vous, embarrassé ; l’une
des stratégies intellectuelles que j’emploie dans ce genre de cas consiste à aborder de grands sujets par un biais
qui les rend abordables.) À travers cette réflexion sur la biographie, c’est une réflexion sur la notion d’identité
que j’esquisse en sachant bien qu’elle est partielle, imparfaite, incomplète 36.
Le monde social tend à préjuger – et à demander – l’identité. Cette phrase cependant, comme toutes celles
qui ont le « monde social » ou la « société » comme sujet, n’a pas de sens (si on les emploie cependant, c’est
parce qu’elles sont sténographiques, économiques, etc.). Disons donc plutôt que, parmi les attentes inscrites dans
les champs sociaux, il y a l’attente de constante (la constantia sibi, comme disaient les Latins), de constance à
soi-même, de fidélité à soi-même, à travers le temps et à travers les espaces. Une technique par laquelle le
monde social tend à produire cette constance est l’effet de nomination que j’ai analysé dans un autre contexte
l’an dernier. C’est l’effet de nom propre. Je me réfère ici rapidement à une tradition philosophique de réflexion
sur le nom propre qui peut être retraduite sociologiquement. Au fond, par la nomination, le monde social tend à
assurer cette sorte de constance du nominal qui est l’un des pièges tendus au sociologue. Je l’ai dénoncé
plusieurs fois ici : une erreur que commettent constamment les historiens et les sociologues – dès qu’ils font de
l’histoire –, c’est de croire que la constance des noms garantit la constance des choses. On s’autorise par
exemple du fait qu’on peut parler de « professeurs » au XIXe comme au XXe siècle pour faire des comparaisons
statistiques dans le temps, mais le mot pourrait être resté le même alors que la chose aurait changé. Ma critique
des catégories statistiques et des récits repose sur une critique de la constance du nominal […] qu’il faut voir à la
fois comme un obstacle à la connaissance scientifique et un effet social […] (c’est cela [i.e. le fait qu’il s’agisse
à la fois d’un obstacle à la connaissance et d’un effet social] que je disais en commençant à propos de la
déconstruction). La connaissance des préconstructions fait partie de la science à un double titre : comme obstacle
surmonté et comme contribution à la science.
Kripke propose une théorie du nom propre 37 divergente par rapport à celle de Russell dont j’ai déjà parlé
ici 38, mais intéressante pour le problème que nous posons. Kripke qualifie les noms propres de « désignateurs
rigides » (rigid designators) : ce sont des mots qui désignent le même objet dans tout univers possible. Par là, ils
diffèrent des noms communs. L’exemple le plus facile est la notion de groupe qui, en mathématiques, en
sculpture et en sociologie, désigne des choses différentes. La plupart des noms communs désignent des choses
différentes quand on change d’espace alors que le propre du nom propre est de désigner de manière rigide
toujours la même chose dans tous les espaces possibles. C’est important pour les questions que j’ai posées : le
banquier collectionneur d’art sera toujours désigné par le même nom, de même que l’inspecteur des finances
professeur à Sciences Po. Le nom propre est une sorte d’étiquetage qui assure la constance du nominal par-delà
tous les éclatements possibles du moi.
Dans un livre intitulé Semantic Analysis, un autre linguiste, Ziff, ajoute une chose très intéressante, en
passant – parce qu’évidemment il n’est pas sociologue. Il dit, en accord avec Kripke, que « le nom propre est un
point fixe dans un monde mouvant 39 » : le nom propre a cette espèce de constance à travers les changements.
Mais Ziff ajoute que la manière spécifique d’assigner des noms propres aux individus, ce sont les rites de
baptême (cela fait toujours plaisir quand les linguistes font de la sociologie, et de la bonne…). Les rites de
baptême représentent la manière adéquate, nécessaire et spécifique d’assigner des noms propres aux individus.
Les rites de baptême sont la forme par excellence de ce que j’appelle les « rites d’institution » (plutôt que « rites
de passage ») 40 : ce sont des rites par lesquels les groupes assignent aux individus une identité socialement
définie, une essence en quelque sorte socialement définie. On voit que le nom propre est en quelque sorte un acte
de naissance sociale. Ce n’est pas un hasard si, dans toutes les sociétés, l’octroi du nom propre est entouré de
rites.
J’ai montré dans le cas de Kabylie (et depuis, beaucoup l’ont trouvé dans d’autres sociétés) que, dans une
société où on s’appelle « Untel, fils d’Untel », l’attribution du nom, du prénom, est un enjeu de luttes et de
conflits, parce que s’approprier un nom, c’est à la fois avoir une identité fixée et assignée, mais aussi être situé
dans un espace symbolique et revêtu de plus ou moins d’autorité 41. Le nom est un capital. C’est une partie du
capital symbolique. Quand on dit de quelqu’un dans notre société qu’il a un grand nom, ou d’un artiste qu’il s’est
fait un nom, c’est une dimension du capital symbolique. De même, dans une société comme la société kabyle,
avoir un prénom identique à celui d’un grand-père prestigieux, c’est s’approprier le capital du grand-père, et il
peut y avoir des luttes entre les frères, c’est-à-dire les fils du même grand-père, pour donner à leur fils, c’est-à-
dire au petit-fils, le prénom du bon grand-père. Dans mon livre Le Sens pratique, j’ai analysé ces problèmes de
succession, c’est-à-dire de lutte pour l’appropriation du capital symbolique. C’est un cas où l’on voit bien que le
capital symbolique, ce n’est pas rien ; c’est quelque chose à propos de quoi on peut lutter, bien que ce soit
apparemment indéfinissable. Mais, pour lutter pour le prénom, il faut avoir les catégories de perception
correspondantes : il faut en effet accorder valeur au prénom, c’est-à-dire avoir pour structure de construction de
la réalité sociale la division selon les noms. Dans les sociétés où la division selon les noms n’a pas la même
structure, on ne luttera pas pour les prénoms. C’est une vérification de ce que je vous disais tout à l’heure [dans
la première heure].
Les noms sont donc des désignateurs rigides qui assurent une constance à travers le temps : M. X, depuis le
temps où il était à l’école primaire jusqu’au moment où il entre à l’Académie française, est toujours le même, et
on ne doute pas un instant que ce soit le petit enfant qui entrait à l’école primaire et qui entre aujourd’hui à
l’Académie française. Le rôle de la biographie est d’affirmer cette continuité. Évidemment, il y a toute une
construction ; si, comme André Chamson (dont vous pouvez relire la biographie) 42, tel biographié est entré à
l’école primaire d’un petite village de campagne, on dira : « C’est merveilleux, l’école libératrice l’a conduit
depuis le niveau le plus humble jusqu’au niveau le plus élevé » ; on construira cette identité cognitive qui sera la
base de toute une théorie. Par le simple fait de donner le même nom propre, le biographe reprend déjà à son
compte toute une construction théorique, et le modèle des biographies, ce sont les nécrologies. J’ai beaucoup
utilisé les nécrologies comme objet d’étude pour analyser les valeurs, ce qui a beaucoup choqué mes
collègues 43. Lorsque je prends pour objet des professeurs (je l’ai fait pour toutes les catégories sociales qui me
sont tombées sous la main), les nécrologies sont extrêmement intéressantes parce qu’elles se rapportent à une vie
qui a pris fin. On peut rappeler les topos sartriens ou la phrase de Malraux, « La mort transforme la vie en
destin » […] 44 : l’idée de la vie comme un tout s’affirme au moment où, précisément, c’est fini, et la nécrologie
est une espèce de constat totalisateur qui essaie de rassembler dans un discours unifiant l’unité objective d’une
existence exemplaire puisqu’il n’y a de nécrologie que pour des gens qui le méritent (mais c’est une autre
question…). […]
Les noms propres, en tant que « désignateurs rigides » comme dit Kripke, garantissent l’identité de
l’individu dans tous les mondes possibles, c’est-à-dire à travers le temps et, dans l’instant, à travers les espaces.
Le nom propre suit l’individu à travers tous les espaces possibles, donc à travers toutes les histoires de vie
possibles. On pense à ces romans modernes dans lesquels le même personnage vit plusieurs vies, mais avec le
même nom. Certains romans de science-fiction sont très intéressants de ce point de vue, le roman de science-
fiction pouvant être assez savant du point de la structure et se référer à des théories philosophiques comme celle
que je développe, la théorie des mondes possibles. Le roman moderne construit l’individu vivant dans plusieurs
mondes, un individu fonctionnel, fictionnel, composé de stades discontinus marqués par les changements de la
plupart de ses propriétés. Vous pouvez parler du même personnage à des stades différents. Cela avait commencé
avec L’Éducation sentimentale, où trente ans séparent la première présentation du personnage et la présentation
finale : l’unité fictionnelle est affirmée contre l’éclatement des états 45.
Les descriptions de chaque individu sont valables non seulement pour chacun des stades, mais aussi à
travers les différents stades, les différents mondes possibles, et c’est le nom propre qui assure cette identité. Je
me réfère ici à une analyse de l’usage du nom propre chez Proust par Eugène Nicole (« Personnages et rhétorique
du nom », Poétique, no 46, 1981, p. 200-216) qui observe que Proust emploie avec une fréquence inhabituelle des
noms propres précédés de l’article défini : « Le Swann de Buckingham Palace », « l’Albertine d’alors »,
« l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie » ; il fait précéder le prénom d’un article défini qui accentue le
fractionnement, l’éclatement de la personne, comme si le nom propre était le seul lien unitaire. Eugène Nicole
écrit que le nom propre précédé de l’article défini manifeste la « subite révélation d’un sujet fractionné,
multiple ». Par cet usage qui exprime à la fois l’unification (elle est produite par le désignateur universel –
« Albertine », c’est toujours Albertine) et la diversité (que rappelle l’article), Proust casse le désignateur
universel : il rappelle que ce désignateur universel désigne universellement quelque chose qui est quand même
particulier ; l’Albertine constante cache des Albertine des jours de pluie et des Albertine des jours de soleil. Au
fond, ce simple usage linguistique pose le problème que je voulais poser aujourd’hui.
Curriculum vitae, cursus honorum, casier judiciaire, carnet
de notes

Le nom propre, en tant que socialement constitué, en tant que nom de baptême socialement reconnu, connu et
reconnu, est l’un des fondements de l’individu socialement constitué qui prendra la forme d’agents différents
selon les champs (voir l’exemple du banquier collectionneur d’art). Avec le nom propre, on a donc déjà une
première constitution de l’identité. Il y a une deuxième constitution de l’identité – qui prolonge la première – à
travers toutes les institutions qui tendent à assurer la constance, en faisant le bilan des propriétés attachées à un
individu socialement constitué. Le paradigme en est le curriculum vitae, le casier judiciaire, le cursus
honorum 46 ou les biographies dans les dictionnaires biographiques. Les gens qui utilisent le Who’s Who comme
base de données statistiques devraient par exemple s’interroger sur les propriétés retenues dans le Who’s Who :
pourquoi certaines propriétés sont-elles retenues et d’autres pas ? Je me faisais une réflexion analogue à propos
des albums de famille sur lesquels j’ai travaillé longtemps à une autre époque : un album de famille étant le lieu
du consensus familial, il y a des photos que vous n’y trouverez pas. De même, il y a des événements et des
choses qui ne peuvent pas être recensés dans un curriculum vitae parce qu’un curriculum vitae est une biographie
officielle, en fonction des critères de pertinence dans l’espace social considéré.
Le monde social dispose de toutes sortes d’institutions de totalisation et d’unification de l’agent, des
institutions codées, codifiées qui ont une logique spécifique. C’est en fonction de critères sociaux que se définit
donc l’identité sociale. La carte d’identité, comme forme élémentaire du curriculum vitae, retient un certain
nombre de propriétés minimales qui peuvent d’ailleurs donner lieu à des discussions. Par exemple, actuellement,
dans les papiers que l’on remplit aux États-Unis pour devenir citoyen, il y a des questions qui font scandale pour
certains Américains : doit-on mettre black, chicano, « mexicain », etc. ? [Ces désignations renvoient à] toute une
taxinomie préconstituée, qui donne une définition implicite de l’identité. Finalement, il y a une préconstruction
de l’identité nationale à travers les taxinomies employées pour recenser les gens. Au niveau du recensement,
c’est la même chose : quelles sont les propriétés retenues comme constitutives de votre identité à travers ce que
l’on vous demande au recensement 47 ? Par exemple, en France, on ne vous demande pas votre religion ; aux
États-Unis, on vous la demanderait.
Ces questions sont, je crois, extrêmement importantes parce qu’elles font voir qu’il y a une idée de
l’identité qui est en vigueur dans un monde social déterminé, et cette identité est garantie à la fois par le nom
propre et par un certain nombre de recensements à travers lesquels sont assignées des propriétés déterminantes.
Je rappelle cette analyse, qui a pu vous paraître abstraite quand je l’ai faite dans le passé 48, selon laquelle le
census, qui est le recensement et la tâche du censor dans l’Antiquité romaine, assigne l’identité sur la base de
laquelle sera attribué l’impôt. C’est un classement à fondement juridique qui définira l’assiette de l’impôt, c’est-
à-dire votre valeur marchande du point de vue de l’État. Le censor, l’auteur du census, ou aujourd’hui le
détenteur d’une autorité statistique d’État (comme l’Insee) ont des propriétés différentes de celles du sociologue.
Je vous rappelle cette analyse que j’avais faite un peu abstraitement 49 : lorsque, dans Homo academicus, je
construis l’identité d’un professeur et que je fais un code dans lequel j’introduis une série de propriétés, les unes
déjà codifiées (comme « Agrégé de l’université »), les autres non codifiées (comme « A écrit plus de vingt-cinq
livres traduits en langue étrangère »), je fais un acte de censor, mais qui n’a aucune force de loi : on ne va pas
assigner des impôts ou des carrières dans l’Université en fonction du nombre de livres traduits en langue
étrangère (c’est peut-être dommage… [rires de la salle]), ça n’a aucune validité. Alors que si c’est un
statisticien de l’Insee qui le fait, cela pourra être porté sur les cartes d’identité ou être la base de calculs
d’impôts, d’avantages, de privilèges, d’exemption, de sanctions, etc.
Je reviens [à mon propos principal] : l’identité telle que la définissent le curriculum vitae, le cursus
honorum, le casier judiciaire suppose la constance du moi. Le casier judiciaire ou le carnet de notes qui suit
l’élève au cours de sa vie répondent sans hésiter à la question : « Est-ce que l’individu est le même ? » L’idée de
conversion, de rupture brusque, est, d’une certaine façon, exclue ; vos actes vous suivent. Il y a donc dans ces
institutions toute une philosophie de la constance du moi, et la construction de ce moi constant est opérée en
fonction des critères de pertinence caractéristiques d’une société déterminée : il s’agit de ce qui est intéressant
du point de vue de cette société, à savoir les propriétés efficientes, agissantes, toutes les autres se trouvant
exclues (par exemple, les titres scolaires seront pris en compte dans la mesure où ils peuvent être la base de
prédictions de conduites).
Je récapitule et annonce […] la suite de l’analyse. La vie, l’existence qui, dans sa vérité objective telle
qu’elle se déclare dans le roman ou dans l’expérience vécue, se donne comme quelque chose d’éclaté,
d’inconstant, de fragmentaire, est constituée comme tout unitaire par le monde social à travers des rites
d’institution sanctionnés par l’attribution de noms, par des nominations et ensuite par des institutions comme le
curriculum vitae qui est une sorte de développement du nom propre. Un curriculum vitae recense en effet les
différents actes de nomination associés à la nomination originaire : « Il a été nommé agrégé, professeur en telle
année, assistant, etc. » Ces actes de nomination successifs sont en quelque sorte le développement de cette
nomination initiale par laquelle un nom propre a été assigné à l’individu. Le monde social tend donc à postuler la
constance du nominal et à introduire une constance qui n’est pas nécessairement celle de l’expérience vécue.
Maintenant, on peut se poser la question suivante : le biographe ou celui qui demande à quelqu’un de
raconter sa vie devant un magnétophone, ne fait-il pas un acte de construction ? S’il fait un acte de construction,
quelle est [la ligne ( ?)] de son acte de construction ? Espère-t-il avoir une histoire de vie officielle à ce moment-
là, un curriculum ? S’il le fait, il faut qu’il le sache. Ou alors espère-t-il avoir une idée de cette vie éclatée que le
romancier reconstitue ? Et quel est le poids, dans l’acte de reconstitution qu’il opère, de la représentation que
l’enquêté peut avoir des différents actes, des situations sociales dans lesquelles on constitue son identité : le
procès ou l’examen par exemple, toutes les situations de genèse où s’engendre l’identité officielle, ou alors les
situations qui elles-mêmes sont socialement constituées où l’on produit sa propre identité – l’auto-éloge,
l’autobiographie, l’apologie, le discours par lequel on se produit dans ce que l’on prétend être en vérité, etc.
Autrement dit, l’acte d’enregistrement est-il innocent s’il se situe dans un espace d’actes d’enregistrement qui
sont codifiés, dont le collecteur lui-même a une représentation confuse et dont les enquêtés, de façon très
variable selon leur milieu, ont aussi des représentations confuses et par rapport auxquelles ils se situent qu’ils le
sachent ou non ?
La prochaine fois, ayant déblayé les présupposés implicites de l’acte de collection d’une identité,
j’essaierai de montrer comment on peut construire la notion de trajectoire comme quelque chose de tout à fait
différent.

1. P. Bourdieu avait expliqué, dans sa dernière leçon de l’année précédente (30 mai 1985), en quoi la formule de « sociologie des formes
symboliques » constituait un « barbarisme » : le concept de « forme symbolique » proposé par Ernst Cassirer (La Philosophie des formes
symboliques, op. cit.) s’inscrit dans une tradition néokantienne et se comprend comme une forme universelle, transhistorique.
2. P. Bourdieu a peut-être en tête les analyses des formes de pouvoir et d’influence (en particulier celles exercées par les « meneurs » sur les
« suiveurs ») développées par Bertrand Russell dans Power : A New Social Analysis, Londres, Allen & Unwin, 1938 (trad. fr. ultérieure
au cours : Le Pouvoir, trad. Michel Parmentier, Laval et Paris, Les Presses de l’Université Laval/Syllepse, 2003).
3. Au sein de l’École de Francfort, la notion de « propagande » est, par exemple, utilisée par Max Horkheimer et Theodor Adorno dans La
Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974 [1947], et par Jürgen Habermas dans L’Espace public.
Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978 [1962].
4. Le mot grec khárisma (χάρισμα) est souvent traduit par « grâce ».
5. Voir le cours du 30 mai 1985, p. 767.
6. P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Le couturier et sa griffe », art. cité.
7. « La musique, c’est, par pente naturelle, ce qui reçoit tout de suite un adjectif. […] Sans doute, des lors que nous faisons d’un art un sujet
(d’article, de conversation), il ne nous reste qu’à le prédiquer. » (Roland Barthes, « Le grain de la voix » [1972], in L’Obvie et l’Obtus.
Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 236.)
8. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. IX -LII.
9. « En définitive, c’est toujours la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve. » (M. Mauss et H. Hubert, « Esquisse
d’une théorie générale de la magie », art. cité, p. 119.)
10. Sur la relation structures sociales/structures mentales, voir P. Bourdieu, « La maison kabyle ou le monde renversé », art. cité ; sur la
relation structures économiques-dispositions économiques voir id., Algérie 60, op. cit., et Esquisses algériennes, op. cit. ; sur les effets de
la désintégration des structures sociales sur les structures mentales, voir id., (avec Abdelmalek Sayad), Le Déracinement. La crise de
l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.
11. Voir supra, p. 212, note 2.
12. Dans les leçons de cette année 1985-1986, P. Bourdieu fera plusieurs fois référence à ces analyses de Michel Foucault et à la formule « Le
pouvoir vient d’en bas » : « […] le pouvoir vient d’en bas ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme
matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas, et sur
des groupes de plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force
multiples qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions, servent de support à
de larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social. Ceux-ci forment alors une ligne de force générale qui traverse les
affrontements locaux, et les relie ; bien sûr, en retour, ils procèdent sur eux à des redistributions, à des alignements, à des
homogénéisations, à des aménagements de série, à des mises en convergence. Les grandes dominations sont les effets hégémoniques que
soutient continument l’intensité de tous ces affrontements. » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, I, op. cit., p. 124.)
13. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit.
14. Ibid., § 46, p. 151-152.
15. P. Bourdieu fait principalement référence à la partie « séminaire » de son enseignement qu’il avait intégralement consacrée, l’année
précédente, à l’analyse de la « révolution impressionniste ».
16. L’allusion pourrait renvoyer à L’Esprit du christianisme et son destin (1798-1799), où Hegel évoque « cette importante période dans
laquelle la barbarie qui suivit la perte de l’état de nature s’efforçait par des voies diverses de revenir à l’harmonie détruite » (trad. Jacques
Martin, Paris, Vrin, 1971 [1948], p. 3).
17. Un article sur ce thème avait paru quelques années auparavant dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales : Danièle Léger,
« Les utopies du “retour” » (no 29, 1979, p. 45-74).
18. S’il est difficile de déterminer à quel philosophe pense P. Bourdieu, il est possible qu’il évoque en réalité ses propres travaux sur l’Algérie,
bien que les phrases qui suivent la « citation » donnée dans cette leçon suggèrent une inflexion par rapport à sa formulation antérieure :
« L’ordre traditionnel n’est viable qu’à la condition d’être choisi, non comme le meilleur possible, mais comme le seul possible, à
condition que soient ignorés tous les “possibles latéraux” qui enferment la pire menace par cela seul qu’ils feraient apparaître l’ordre
traditionnel, tenu pour immuable et nécessaire, comme un possible parmi d’autres, c’est-à-dire comme arbitraire. Il y va de la survie du
traditionalisme qu’il s’ignore comme tel, c’est-à-dire comme choix qui s’ignore. » (P. Bourdieu, « La société traditionnelle. Attitude à
l’égard du temps et conduite économique », art. cité, p. 42.)
19. Allusion à l’École de Francfort que P. Bourdieu évoquait déjà au début de la leçon. Theodor Adorno et Max Horkheimer parlent par
exemple de « mystification des masses » dans La Dialectique de la raison, op. cit.
20. Les thèmes principaux abordés dans cette deuxième heure seront, quelques semaines après ce cours, en juin 1986, au centre d’un numéro
d’Actes de la recherche en sciences sociales, « L’illusion biographique » (no 62-63) et du bref article qu’y publiera P. Bourdieu sous le
même titre (p. 69-72).
21. Le terme et la démarche du « déconstructionnisme » se diffusent en philosophie et en analyse littéraire à la suite de la parution du livre de
Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit.
22. En 1968, les deux premières parties du Métier de sociologue par exemple sont consacrées à la « rupture [avec les objets préconstruits] »
et aux exigences de la « construction de l’objet ».
23. Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Paris, Minuit, 1984, p. 208.
24. P. Bourdieu développera dans le cours du 24 avril cette allusion très rapide qui, dans son esprit, renvoie au vers de Macbeth, mais aussi
au roman de William Faulkner (The Sound and the Fury, 1929).
25. Référence sans doute à ce passage du Cours de linguistique générale, op. cit., p. 103 : « Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule
dans le temps seul et a les caractères qu’il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et b) cette étendue est mesurable dans une
seule dimension : c’est une ligne. »
26. Allusion à la distinction qu’établit Heidegger dans Être et temps, op. cit., entre l’histoire vécue (Geschichte) et l’enquête historique
(Historie).
27. « […] nos perceptions particulières […] sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres, elles peuvent être
considérées séparément, et elles peuvent exister séparément et n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence. […] Pour ma part, quand
j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud
ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine. » (D. Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., livre I, partie 4, section VI :
« De l’identité personnelle ».)
28. Allusion au renouveau, au cours du Grand Siècle, du genre antique des Caractères, dont l’exemple le plus connu est l’ouvrage de
La Bruyère, Caractères, ou les Mœurs de ce siècle (1688).
29. L’exemple renvoie sans doute à la « comédie de caractère » de Molière, Le Misanthrope ou L’Atrabilaire amoureux (1666).
30. Par exemple : « J’ai donc conscience d’un moi identique, par rapport à la diversité des représentations qui me sont données dans une
intuition, puisque je les nomme toutes mes représentations et qu’elles n’en constituent qu’une seule. » (Critique de la raison pure, op. cit.,
« Logique transcendantale », 1re division, chap. II, 2e section, § 16.)
31. P. Bourdieu précisera plus loin les auteurs de ce courant, Saul Kripke et Paul Ziff, auxquels il pense. La « théorie des mondes possibles »
est exposée par Leibniz dans Essais de théodicée.
32. Le problème renvoie à la notion de « multipositionnalité » qu’avaient développée Pierre Bourdieu et Luc Boltanski au sujet des
« professeurs de l’Institut d’études politiques » dans « La production de l’idéologie dominante », art. cité.
33. P. Bourdieu a très probablement en tête le cas d’André Chastel, titulaire de la chaire « Art et civilisation de la Renaissance en Italie » au
Collège de France entre 1971 et 1984, chroniqueur au Monde pendant plus de quarante ans.
34. P. Bourdieu développera son analyse des peintres naïfs dans Les Règles de l’art, op. cit., p. 398-410.
35. Cet exemple est développé dans P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « La sainte famille », art. cité.
36. En 1980, un numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales (no 35) avait été consacré à la question de l’identité (le texte de Roger
Brubakers paraîtra sensiblement plus tard dans la même revue : « Au-delà de l’“identité” », trad. Frédéric Junqua, Actes de la recherche
en sciences sociales, no 139, 2001, p. 66-85).
37. Saul Kripke, La Logique des noms propres (Naming and Necessity), trad. Pierre Jacob et François Recanati, Paris, Minuit, 1982 [1980].
38. Dans le cours du 9 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 353 sq., et, dans ce volume, dans le cours du 8 mars 1984.
B. Russell, « On denoting » – « De la dénotation », art. cité.
39. P. Ziff, Semantic Analysis, op. cit., p. 102-104.
40. P. Bourdieu, « Les rites d’institution », art. cité.
41. Id., Le Sens pratique, op. cit., p. 285-287.
42. André Chamson (1900-1983) était un historien, essayiste, romancier, académicien, directeur général des Archives de France. Ses
mémoires avaient été publiés deux ans plus tôt à titre posthume : Il faut vivre vieux, Paris, Grasset, 1984.
43. Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin, « Les catégories de l’entendement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 3, 1975, p. 68-93 (l’analyse des nécrologies sera reprise dans La Noblesse d’État, op. cit., p. 64-72). P. Bourdieu évoque quelques
réactions suscitées par ce travail dans Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 60.
44. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 624-628. La phrase de Malraux est :
« La tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin, qu’à partir d’elle rien ne peut plus être compensé. » (André
Malraux, L’Espoir, Paris, Gallimard, 1937, p. 225.)
45. Voir P. Bourdieu, « L’invention de la vie d’artiste », art. cité ; Les Règles de l’art, op. cit., p. 19-81.
46. Le cursus honorum (« course aux honneurs ») définissait, dans la Rome antique, l’ordre dans lequel les différentes magistratures
publiques (dont l’accès était régi par des conditions d’âge très strictes) pouvaient être successivement occupées. Il ne fut formalisé qu’en
180 av. J.-C.
47. Jusqu’en 1999, l’ensemble des ménages résidant en France recevaient à intervalle régulier la visite d’agents recenseurs. Les principales
informations demandées étaient pour chaque membre du ménage le nom, le prénom, la profession, l’année de naissance, la position dans
le ménage, la nationalité.
48. P. Bourdieu avait utilisé le mot census l’année précédente (séances du 9 et du 30 mai 1985).
49. Voir, par exemple, le cours du 28 mars 1985.
COURS DU 24 AVRIL 1986

Première heure (leçon) : la fidēs, une réalisation historique du capital symbolique. – Une ethnologie de
l’inconscient. – Les exemples de l’ethnie et de la griffe. – L’habitus comme détermination et comme sensibilité. –
Deuxième heure (séminaire) : biographie et trajectoire sociale (2). – Importer une rupture littéraire. –
Constituer les constances. – L’espace des discours biographiques. – Du récit de vie à l’analyse de trajectoires.

Première heure (leçon) : la fidēs, une réalisation historique


du capital symbolique

La dernière fois, j’avais mis l’accent sur le fait que ce que j’appelle pouvoir symbolique ou capital symbolique
est une relation, et une relation cognitive. C’est, en effet, une puissance qui se constitue dans une relation entre
un agent ou, plus exactement, entre un habitus et un ensemble de propriétés disponibles dans une société
déterminée. Cette relation est, si je puis dire, constituée par les deux bouts : d’une part, par les propriétés
perçues ; d’autre part, par les catégories constituées. Comme toujours dans les relations, on peut accentuer l’un
ou l’autre terme et produire des théories opposées, objectivistes ou subjectivistes, et ceux d’entre vous qui ont
suivi mes enseignements depuis longtemps 1 savent que l’une des intentions centrales de mon travail est de
dépasser ces antagonismes fictifs entre l’objectivisme et le subjectivisme qui interdisent, me semble-t-il, de
comprendre les faits sociaux dans leur complexité.
Pour faire mieux entendre cette notion de capital symbolique, cette sorte de subjectif qui fonctionne
comme objectif, cette sorte de rapport entre un agent et une réalité objective qui tend à constituer dans
l’objectivité le produit d’un acte de constitution dont l’agent est responsable, cette noesis (pour parler grec après
Husserl) qui devient noema 2 et qui se perçoit comme le produit de son propre produit, en un mot ce fétichisme,
puisque c’est de cela qu’il s’agit, je voudrais me référer à une analyse de Benveniste dans Le Vocabulaire des
institutions indo-européennes à propos de la notion de fidēs. On pourrait dire que la notion de fidēs, telle que la
décrit Benveniste par une analyse à la fois linguistique et anthropologique, est une sorte de réalisation historique
de ce que j’appelle « capital symbolique ». Je vais donc me servir de cette analyse pour montrer ensuite les
dangers de ce qu’on peut appeler l’ethnologisme, c’est-à-dire le fait de transporter sans réflexion dans des
sociétés complexes, différenciées, des notions empruntées à des sociétés précapitalistes. La notion de fidēs va
fonctionner [dans cette leçon] de deux façons : d’abord, comme un adjuvant dans une réflexion sur la notion de
pouvoir symbolique et, ensuite, comme l’occasion d’une mise en garde contre ce genre d’importations qui sont
opérées souvent, un peu à la sauvette, par des demi-savants en anthropologie, les emprunts ethnologiques
permettant de faire des effets chics (je pense par exemple à certains historiens ou sociologues), avec toutefois
des contre-effets scientifiques.
Le sens le plus moderne, la traduction la plus naïve de la notion de fidēs, serait de type subjectiviste : fidēs
peut se traduire par « foi », « confiance », « fidélité », mots qui renvoient à un rapport subjectif à une institution
ou à une personne. Benveniste essaie de montrer que ce sens subjectiviste cache un sens objectiviste plus
archaïque : fidēs peut se traduire alors, non plus par « foi » ou par « confiance », mais par « crédit » ou
« crédibilité », c’est-à-dire quelque chose qui appartient à l’objet ou à la personne considérée et non plus au
sujet.
Je rappelle très vite l’analyse de Benveniste (p. 115 et suivantes, 121, 172-179, de son analyse du
Vocabulaire des institutions indo-européennes, volume 1). Benveniste rapporte la notion de fidēs à ses origines
lexicologiques. Il rapporte fidēs à peíthˉo (πείθω), peíthomaï, le verbe grec qui veut dire « obéir ». (Au passage :
tout le problème du pouvoir symbolique est le problème de l’obéissance. L’une des questions auxquelles j’essaie
de répondre par cette réflexion est la question de savoir, ce qui ne va pas de soi, pourquoi on obéit : qu’est-ce
qu’obéir à un ordre ? Ou, à l’inverse, qu’est-ce qui fait qu’un ordre est susceptible d’être obéi ?) La fidēs se
rapporte donc à peíthō qui veut dire, au sens actif, « persuader » et, dans sa forme moyenne 3, peíthomaï,
« obéir 4 ». Autres mots de la même famille : pístis (πίστις), qui veut dire « confiance » et « foi » (c’est le sens
subjectif), et pistós (πιστός), « fidèle ». Puis Benveniste passe au sens objectiviste à propos de la phrase « fidēs
est mihi apud aliquem 5 ». La traduction littérale de cette phrase est le point de départ de son analyse : « J’ai du
crédit auprès de quelqu’un », « Je lui inspire confiance » (et non pas « J’ai confiance »), « J’ai sa confiance »,
« Il met sa confiance en moi et j’en dispose ».
(Une petite parenthèse pour ceux qui se sont évertués ou qui s’évertuent à traduire du latin – la même chose
valant pour le grec : on voit que ce qui est souvent enseigné comme des expressions idiomatiques et des
bizarreries à apprendre par cœur pour ne pas faire de contresens, ce sont en fait presque toujours des réalités
anthropologiques, des modes de pensée différents. Si l’on enseignait le latin comme on enseigne l’ethnologie, les
gens comprendraient peut-être beaucoup mieux le latin… mais évidemment, cela enlèverait beaucoup de charme
à la notion d’humanité qui, supposant une sorte d’éternité, est antinomique à l’idée d’anthropologisation.)
La fidēs est quelque chose qui est déposée en quelqu’un, mais c’est un dépôt qui s’est en quelque sorte
oublié comme dépôt. Benveniste évoque alors une sorte de racine archaïque, la notion de kred 6. Il dit que
crēdere, « croire », « obéir », « avoir confiance », c’est « placer le kred en quelqu’un », c’est « déposer en lui le
kred » (d’où vient « crédit »), cette sorte de substance bizarre qui fait qu’il agit sur moi, qui fait que je lui fais
crédit. C’est parce que je le crédite que je lui fais crédit. C’est parce que je l’ai crédité de quelque chose que j’ai
oublié que je lui fais crédit.
(Je vais un peu lentement sur l’analyse de la fidēs, d’abord parce que c’est le début [du cours] et que les
débuts sont toujours difficiles, mais aussi parce qu’il faut opérer une sorte de conversion de pensée qui est
extrêmement difficile. Moi-même, lorsque j’évoquais cette analyse avant de venir faire ce cours, j’avais du mal
parce que, pour entrer dans cette analyse, il faut changer en quelque sorte sa perspective, ses modes habituels de
pensée. Le piétinement du philologue est, je crois, utile pour faire progressivement cette métanoïa [i.e. cette
conversion], ce changement de posture qu’est la démarche ethnologique. Pour comprendre le mérite de l’analyse
de Benveniste, il faut aller lentement : si on la reçoit comme un topo tout fait – c’est, malheureusement, le
propre de l’enseignement que de fournir du tout fait, souvent sans donner l’idée du processus par lequel on y est
arrivé –, elle paraît facile ; on va l’enregistrer en prenant en note que « Benveniste a écrit que la fidēs est une
propriété objective, c’est donner le kred », mais on n’a rien compris.)
La fidēs est la confiance et nous allons réunir les deux sens du mot, le sens subjectif et le sens objectif :
« La fidēs est la confiance que celui qui parle inspire à son interlocuteur et dont il jouit auprès de lui 7. » C’est
donc une garantie à laquelle il peut recourir. Du même coup, on peut identifier, comme le fait Benveniste, la
fidēs à la potestās (terme qu’on peut traduire par « puissance »). La fidēs, c’est la potestās ; avoir la fidēs de
quelqu’un, c’est être celui auprès de qui quelqu’un a déposé son kred et c’est avoir du pouvoir sur lui. Vous
voyez le retournement qui s’est opéré : la fidēs n’est plus la confiance que je fais à quelqu’un, mais l’autorité
que j’ai sur celui qui me fait confiance. Du même coup, cette autorité est « une protection sur celui qui s’y
soumet, en échange et dans la mesure de sa soumission 8 ». Ce type de rapport très subtil est, dans la plupart des
sociétés archaïques, la base des rapports de travail et des rapports de domination. C’est par exemple, dans
beaucoup sociétés, le rapport entre le maître et son métayer. Dans nos sociétés, c’est le rapport de domination
masculine (j’y reviendrai aujourd’hui ou une autre fois, car je pense que c’est tout le problème du rapport entre
les sexes qui est posé au travers de ce type de structure). Les rapports de type fidēs sont donc des rapports à
double sens (en prenant le mot « sens » en deux sens) : ce sont des rapports d’autorité qui sont à la fois
domination et protection ; ce sont des rapports d’autorité qui ne s’opèrent qu’avec la complicité de celui sur qui
ils s’exercent. Et ils peuvent toujours être décrits de deux manières, favorable ou défavorable, ce qui est
d’ailleurs un autre obstacle à leur compréhension.
Parmi les obstacles à la description de ce genre de rapports extrêmement complexes, il y a, outre la volonté
d’avoir un parti pris objectif ou subjectif que j’ai évoquée, la volonté de prendre position, c’est-à-dire d’être
pour ou d’être contre. C’est, je pense que vous l’aurez compris, l’un des obstacles élémentaires à l’analyse
sociologique. Je veux dire, non pas qu’on ne peut pas avoir une opinion sur le monde social, mais que l’opinion
première (du type : « Je suis pour », « Je suis contre », « Ce paternalisme est dégueulasse » ou « Ces rapports
enchantés sont formidables ») est l’obstacle majeur à l’analyse, parce qu’elle découpe ou, plus exactement (ce
serait trop beau si elle « découpait »…), elle saisit l’un des profils d’une réalité qui est essentiellement ambiguë,
essentiellement double, essentiellement duale. L’ambiguïté structurale de la notion de potestās, ou de fidēs, se
saisit dans le fait que c’est un rapport de domination qui est en même temps un rapport de protection. C’est un
rapport qui, du point de vue du dominant, peut donc être perçu comme un pouvoir, comme un droit ou une sorte
d’emprise et qui, du point de vue du dominé, peut être perçu comme obéissance, mais aussi comme sécurité,
comme assurance concernant l’avenir. En fait, on peut dire que, dans la plupart des sociétés archaïques, les
rapports de type fidēs étaient les seules formes d’assurance dans tous les sens du terme. En particulier, pour les
plus démunis, le fait d’avoir déposé son kred chez un bon garant, chez un homme de parole et de richesse (les
deux choses allant souvent ensemble), était la seule garantie concernant l’avenir, la misère, la disette, la
catastrophe, etc. C’est donc l’obéissance, mais aussi une assurance concernant l’avenir.
Je continue l’analyse de Benveniste. La fidēs, cette sorte de subjectif constitué en objectif, consiste dans le
fait de placer la confiance en quelqu’un, comme lorsque nous disons : « Il a ma confiance » (là, nous sommes du
côté subjectif, je pense). « Je lui fais confiance » signifie : « Il a ma confiance », « Il possède quelque chose que
je lui ai livré ». C’est donc une qualité propre à un être qui attire la confiance et qui s’exerce sous forme
d’autorité protectrice sur celui qui se fie en lui. Pour faire voir que cette analyse que je fais lentement n’est pas
si simple : la fidēs, c’est le charisme wébérien (vous y avez sans doute déjà pensé, d’autant que j’avais fait
l’analogie la dernière fois). Je rappelle pour ceux qui ne le savent pas (mais en fait personne ne le sait, bien que
ce soit lisible dans Weber) que, lorsqu’il expose la notion de charisma, Weber dit dans une parenthèse rapide :
« C’est la même chose que mana 9. » Quand on sait ce que voulait dire mana dans la pensée durkheimienne, cette
simple parenthèse est formidable par rapport à ceux qui s’amusent à opposer Weber et Durkheim, par exemple.
Charisma, c’est un pouvoir du type mana, baraka, c’est-à-dire quelque chose qui est déposé dans les gens, une
propriété que les agents (mais cela peut être aussi les institutions ou des agents agissant au nom d’une
institution) détiennent. Les propriétés de type mana sont des qualités propres à une personne. Elles semblent
inscrites dans leur corps, dans leur charme (charisma, « charisme », c’est la même famille que le mot
« charme »), dans leur prestance, dans leur présence, dans leur manière d’être, dans leur manière de se tenir.
Elles attirent la confiance et semblent donc produire un état objectif, alors qu’elles sont le produit d’un acte
subjectif.
Autre analyse de Benveniste : il dit que l’un des dépositaires du kred était le champion 10. Dans les luttes
homériques, le champion était celui qui se battait au nom de tout un groupe et qui devenait non pas seulement,
comme dans nos sociétés, le porte-parole d’un groupe, mais l’homme-lige [personne entièrement dévouée à Dieu
initialement et, par extension, à une cause ou un parti], le héros agissant au nom du groupe. Ce champion, divin
ou humain, est celui à qui l’on confie le kred, à charge pour lui de répandre, en contrepartie, les bienfaits qu’il
aura conquis par ses exploits sur ceux qui l’auront soutenu. Cela rappelle quelque chose si l’on pense aux formes
modernes de la politique : le champion est celui dont on est le supporter, que l’on soutient, à qui l’on fait
confiance et que l’on essaie d’aider. Les acclamations et, plus généralement, des tas de choses qui passent pour
des espèces d’expressions émotionnelles ont, me semble-t-il, un sens social : elles manifestent le contrat de
délégation. Être le supporter, soutenir, acclamer, c’est beaucoup plus que « donner le moral », c’est déposer le
kred (les gens se surpassent, etc.). Nous comprenons tout cela trop bien, ou pas du tout, ce qui revient au même
en général : comment se fait-il que les acclamations portent les gens à se surpasser et qu’il y ait presque un effet
psychosomatique de l’acclamation ? L’un des problèmes que je veux traiter est le mystère du pouvoir
symbolique : il agit sur les corps et il exerce des effets magiques. Il peut guérir, il peut parfois tuer, il peut porter
les gens à se surpasser, il peut créer le désir, la fureur, la peur, en partie parce qu’il agit directement sur le corps.
Pour comprendre qu’il agit sur le corps, il faudra que j’explique en quoi il suppose un rapport à l’habitus. Ce que
j’avais dit très abstraitement la dernière fois – à savoir que le pouvoir symbolique ne s’exerçait que sur des
agents dotés des structures conformes aux structures selon lesquelles il était constitué – va donc donner quelque
chose de très concret à travers ces analyses. L’analyse des acclamations est une première indication en ce sens.
Là encore, on aura pensé, en entendant ce que je disais, à l’analyse wébérienne du charisme : le chef
charismatique apporte les bienfaits, accomplit des exploits, des miracles au nom d’un groupe, et la condition de
sa perpétuation est qu’il fasse retomber du bonheur sur ceux qui se fient à lui : le chef charismatique est
condamné aux miracles, il doit prouver son charisme par ses exploits et par le bonheur, la baraka, la bénédiction,
le mana qu’il fait tomber autour de lui. Ce n’est pas un hasard si l’on parle du « rayonnement » d’un personnage
et si les représentations royales, par exemple, sont très souvent des représentations solaires. Il ne s’agit pas d’une
métaphore, au sens plat de nos esprits modernes, mais de quelque chose de très réel : le charisme, c’est un
ruissellement de bénédictions, de bonheur, de force, etc. Celui qui détient ou, plus exactement, qui concentre le
kred est le détenteur d’une sorte de force magique. Là, je suis toujours les analyses de Benveniste…
(Je peux préciser que l’ethnologie, pour moi, est aussi une manière d’authentifier des choses que je
n’oserais pas redire à mon compte, de peur de paraître délirant aux esprits un peu positivistes. L’analyse
anthropologique permet, en tout cas pour moi, de faire entendre des choses très profondes sur lesquelles
fonctionne tout le monde social, mais qui sont très difficiles à dire parce que la tentative pour les nommer est,
d’une part, disqualifiée par le fait qu’elles sont souvent dites par des amateurs, des demi-savants, des
ethnologues d’apparat, de gazettes et, d’autre part, d’avance discréditée par la lecture positiviste
malheureusement dominante dans les sciences sociales. Dire qu’entre les spectateurs et les joueurs d’un sport il
y a une communication magique, ou bien c’est une analyse chic pour Le Nouvel Observateur, ou bien c’est
quelque chose de très risqué, de très bizarre. Voilà l’une des raisons pour lesquelles je me sers de ce support de la
croyance qu’est l’analyse anthropologique. Je recours ce faisant à un argument d’autorité : je fais un coup de
kred, à propos du kred… Je dis cela, d’abord parce que ça fait marcher le coup, ensuite parce que ça permet de
s’en protéger.)
L’hypothèse qui sous-tend l’idée de charisme, de fidēs (tout cela est dans le livre de Benveniste) est que
chaque agent social est porteur d’une sorte de petit capital de force magique et que, sous certaines conditions, il
peut le placer dans un être supérieur qui opère une espèce de concentration du capital magique : des petits
porteurs de capital magique vont concentrer leur capital en la personne d’un champion, d’un héros. Si vous les
relisez, vous verrez que les fameuses analyses de Lévi-Strauss sur le sorcier et sa magie 11 sont un cas
particulier, une image partielle de ce que je viens de dire en m’appuyant sur Benveniste. Ce commentaire est un
peu dépréciatif pour Lévi-Strauss et je ne le fais pas pour le plaisir : l’analyse de Lévi-Strauss est l’une des
analyses qui a le plus circulé dans les sciences sociales, elle fait partie de ces choses qui, circulant facilement au
niveau superficiel, permettent de faire l’économie des analyses en profondeur et qui sont, je pense, un des
principes de ce que j’appelais en commençant l’« ethnologisme » et qui est à mon avis très funeste dans les
sciences sociales, spécialement chez les historiens.
J’en finis avec Benvensiste. Le kred qui, parfois, est matérialisé, donné (on le donne au champion avant le
combat), est donc « une sorte de “gage”, d’“enjeu” ; quelque chose de matériel, mais qui engage aussi le
sentiment personnel, une notion investie d’une force magique appartenant à tout homme et qu’on place en un
être supérieur 12 ». Pour résumer cette analyse : le kred est un gage et quelque chose qui engage ; placer le kred
en quelqu’un, c’est lui donner des gages, c’est lui donner barre sur soi, mais en lui donnant quelque chose. On
peut dire que le kred, c’est le fétiche : la relation que je viens de décrire longuement me semble être la relation
de fétichisme dans laquelle je contribue à produire un pouvoir qui agit sur moi. Il ne s’agit pas d’une opération
individuelle entre un agent singulier et un autre agent, ou entre un agent singulier et une institution, mais d’une
opération collective, l’effet de fétiche étant facilité par le fait que cette personne créditée d’un charisme reçoit ce
crédit d’un nombre considérable de personnes : il y a une sorte de transcendance du collectif par rapport à
chacun des actes individuels de crédit.

Une ethnologie de l’inconscient

Cette analyse était importante pour faire entendre ce qui me semble impliqué dans la notion de capital
symbolique, et même dans les formes les plus laïcisées du capital symbolique comme l’autorité d’un gendarme,
l’autorité d’un professeur, plus généralement toute forme d’autorité institutionnalisée, y compris l’autorité
sacerdotale. Ce serait encore une nuance à apporter à l’analyse wébérienne : Weber a raison d’opposer sacerdoce
et prophétie 13, mais – certes, il le dit 14 – il existe un charisme d’institution avec le charisme sacerdotal qui
fonctionne sur la base d’une délégation manifeste. Cela dit, il est important d’avoir à l’esprit que, même dans les
formes les plus routinisées, les plus banalisées ou, pour le dire en un mot, les plus bureaucratiques du charisme,
des mécanismes quasi magiques (au sens d’une « action à distance sur les corps ») interviennent et, je le dis tout
de suite, l’une des questions posées par le pouvoir symbolique est de comprendre comment il se fait qu’on puisse
agir à distance sur des corps et produire à distance des émotions. Comment se fait-il que certains personnages
soient capables de susciter des phénomènes somatiques par une simple action verbale ? Comment se fait-il
qu’une décision du pape puisse bouleverser les chrétiens ?
Cette analyse de la fidēs était importante pour débanaliser (c’est une fonction de l’ethnologie), en se
ressourçant en quelque sorte, en revenant à des expériences sociales originaires qu’il fallait faire ressortir. En
même temps, elle incline à une forme de réalisme. Or, je ne cesse de le répéter, la science a pour ennemies les
substances. La notion de kred est, au fond, la notion commune de pouvoir. La plupart des enquêtes sur le pouvoir
engagent des questions typiquement réalistes qui consistent à dire : « Où est le pouvoir ? » Il suffirait d’étudier
le discours primaire dans la presse – périodiquement, on dit dans la presse : « Où est le pouvoir aujourd’hui ? »,
« Qui sont les puissants ? ». Beaucoup d’enquêtes d’apparence scientifique sont du même type : Qui gouverne ?
est le titre célèbre d’un livre de Dahl sur le pouvoir aux États-Unis 15. On peut penser aussi à l’annuaire du Who’s
Who ?, à cette notion de who’s who ?, « qui est qui ? », étant entendu que « qui », ce sont les puissants. L’idée
même de pouvoir est une idée réaliste et implique la recherche d’une sorte d’objet localisé en certains lieux du
monde social. Or, je l’ai dit [dans la leçon précédente], les analyses du type « Le pouvoir vient d’en bas » sont
naïves, d’abord parce qu’elles localisent le pouvoir en bas, mais surtout parce qu’elles posent le problème du
pouvoir en termes de localisation.
L’analyse du kred est également importante comme objet d’une psychanalyse de l’esprit scientifique. Ce
que nous propose Benveniste, c’est une ethnologie de notre inconscient en matière de pouvoir. Nous pensons à
travers le langage, c’est pourquoi la philosophie du langage, quand elle est intelligemment menée, constitue, me
semble-t-il, un élément d’une enquête sociologique. Le malheur, c’est que, comme tous les philosophes, et
notamment bien des philosophes analytiques, méprisent les choses sociales, ils s’arrêtent quand cela devient
intéressant, souvent d’ailleurs parce qu’ils ne sauraient pas aller au-delà (ce n’est pas facile du tout d’aller au-
delà, comme je le montrerai tout à l’heure à propos du nom propre). Le langage est intéressant au sens où s’y
dépose, s’y cristallise notre philosophie implicite du monde social. La théorie du kred est une folk theory,
comme disent les ethnologues ; c’est une théorie populaire du pouvoir. Si vous voulez savoir quelle est votre
théorie du pouvoir (ou votre théorie de l’amitié ou de l’amour), regardez dans le langage ! C’est ce que nous
enseigne Benveniste, et l’ethnologie est une sorte de contribution à la psychanalyse de l’esprit scientifique.
La théorie spontanée du pouvoir nous piège parce qu’elle nous fait le mauvais coup de la substance : elle
transforme un système de relations en une substance, même si cette substance est indéfinissable. Tous les
ethnologues l’ont dit : le propre des substances du type pouvoir (mana, baraka, etc.), ce que ces notions ont en
commun, est d’être indéfinissables. Ce sont des interjections, des exclamations, des cris d’admiration, etc. Ce
sont des réalités difficiles à enfermer dans des mots, mais qui sont néanmoins très réelles. Pour sortir de cette
vision réaliste du pouvoir ou du capital symbolique, il faut en quelque sorte changer de terrain et reconstituer le
système de relations à l’intérieur duquel fonctionne le processus que Benveniste décrit.
Quelles sont les conditions sociales de possibilité de ces processus par lesquels un agent devient le sujet
d’un objet qu’il a constitué en fétiche ? Le sens de mon analyse est le suivant : on ne peut pas comprendre le
capital symbolique, et les effets symboliques du capital, sans réintroduire ce que j’appelle l’illusio. Comme j’en
ai parlé dans un cours très ancien 16, je vais rappeler l’essentiel. L’illusio nomme la relation fondamentale entre
un habitus et un champ, la relation fondamentale entre, d’une part, un agent socialisé qui a acquis, à travers son
expérience originaire du monde social, des catégories de perception et d’appréciation et, d’autre part, un espace
structuré. Cette relation que j’appelle illusio est une sorte d’adhésion immédiate des agents au monde tel qu’il
est, ce que j’évoquais la dernière fois sous la notion de doxa, mais avec quelque chose de plus : l’illusio est
certes l’adhésion immédiate au postulat immanent au monde social, au nomos ou à la loi fondamentale du monde
social, aux règles du jeu qui ne sont pas constituées en tant que règles, mais en même temps (c’est lié), c’est
l’investissement dans le jeu, et l’on pourrait traduire illusio par « intérêt » ou par « investissement ». L’illusio,
c’est ce qui fait que le jeu est vécu comme digne d’être joué.
Je fais ce détour par l’illusio, parce que le pouvoir symbolique est un cas particulier de l’illusio : il
s’exerce sur fond d’illusio, il est une dimension de l’illusio. Pour qu’un pouvoir symbolique s’exerce, il faut
qu’un agent ait été constitué en banque centrale des dépôts de capital symbolique, mais pour qu’un agent soit
constitué en banque centrale des dépôts de capital symbolique (pour qu’il soit devenu, par exemple, un « auteur »
dans un champ littéraire ou un couturier doté de la « griffe » dans un champ de haute couture 17), il faut que le
champ existe comme tel. Mauss qui est, je pense, le seul précurseur réel de la notion de champ, l’avait très bien
senti dans l’« Essai sur la magie 18 » : pour qu’un magicien soit devenu le détenteur d’un pouvoir réel d’agir sur
les corps, il faut que soit constitué un espace dans lequel des gens croient à la magie, dans lequel il y a des actes
magiques, des objets magiques, une concurrence pour la magie, des luttes entre les sorciers pour le vrai pouvoir
magique, etc. Dans tous les cas, pour que la concentration du capital soit possible, il faut que le champ de
production du capital existe. Il faut que le cosmos magique existe pour que le magicien et, du même coup, l’effet
magique soient possibles. Ce n’est donc pas simplement une relation de croyant à objet de croyance, une relation
de personne à personne, c’est un espace dans son entier qu’il faut prendre en compte.
Mauss, dans le fameux « Essai sur la magie » qui, lu comme je le suggère, change complètement de sens,
réfute successivement toutes les tentatives pour situer le principe de la magie quelque part 19. Il fait exactement
à propos du pouvoir magique ce que j’ai fait rapidement à propos du pouvoir dans nos sociétés. Il dit : « Vous
cherchez le pouvoir magique, vous allez le chercher chez le sorcier, dans des objets, mais vous ne le trouverez
pas, parce qu’il est partout et nulle part, parce qu’il est dans le champ lui-même. » Il en va de même pour le
pouvoir : vous pouvez aller le chercher chez les patrons, chez les évêques, chez tel patron, vous pouvez aller le
chercher chez les « cent familles » ou les « cent les plus puissants », vous ne le trouverez pas. La question est de
savoir ce qui fait la puissance des puissants ; comment, par exemple, est produite la croyance qui produit le
grand artiste comme détenteur d’un pouvoir de création ?

Les exemples de l’ethnie et de la griffe


L’analyse de la fidēs était importante dans la mesure où elle donne une image grossie de l’erreur substantialiste,
réaliste. La réduction de la fidēs à une relation personnelle, d’homme à homme, conduit à oublier les conditions
sociales de production de cette relation : pour que cette relation soit possible, il faut que tout un univers, tout un
cosmos soit constitué. Je peux paraître très abstrait, d’autant plus que j’utilise des mots latins, grecs, etc., mais je
pense à des choses extrêmement concrètes, et ce détour par le plus fondamental, si on ne l’opère pas dans une
perspective métaphysique du profond, est extrêmement important pour comprendre vraiment des choses tout à
fait triviales.
Je pense, par exemple, à la notion d’ethnie. C’est un problème sérieux : pourquoi, dans la plupart des
sociétés, certaines ethnies sont-elles dévalorisées, pourquoi certains groupes sociaux sont-ils stigmatisés ? Au
contraire, pourquoi y a-t-il une espèce de capital à appartenir à certains groupes, à avoir une certaine couleur de
peau, une certaine hexis corporelle ? On peut trouver des raisons historiques, mais si on pose vraiment ce genre
de questions, on pose en réalité toutes les questions que j’ai posées ce matin et [dans la leçon] précédente. Je ne
vais pas faire l’exercice, mais si vous faites fonctionner ce que j’ai dit à propos de la notion de « race » (je mets
le mot entre guillemets : je veux dire d’ethnie), vous verrez qu’on peut décrire la notion d’ethnie comme une
forme de capital symbolique, positif ou – dans le cas du stigmate – négatif, et je crois que ma double critique de
la fidēs comme substance et de la notion de fidēs comme simple projection prendra tout son sens.
Pensons par exemple à la fameuse analyse de Sartre dans la Question juive sur le rapport entre le raciste et
la race stigmatisée 20. Sartre, comme toujours, adopte une position subjectiviste radicale qui est à moitié vraie
ou, plutôt (parce qu’il n’y a pas de moitié de la vérité), ni vraie ni fausse. Il prend le côté subjectif du rapport de
fidēs : il considère que c’est le raciste qui fait le stigmate, lequel serait l’accumulation d’une série d’actes de
conscience par lesquels les sujets constituent une propriété qui n’existe que dans leur regard. Cela reviendrait à
dire : « Changez le regard et vous ferez disparaître l’ethnie. » Cette position peut conduire, comme très souvent
le subjectivisme, à une forme de volontarisme spontanéiste pour lequel l’action politique est une sorte d’appel à
la conversion : « Soyez gentils, ne soyez plus racistes, faites disparaître le regard raciste et la race maudite
disparaîtra. » Mais, en fait, pour faire disparaître le regard raciste, il faudrait presque faire disparaître le raciste.
Rappelez-vous en effet tout ce que j’ai dit tout à l’heure sur la notion de fidēs – vous pouvez remplacer le mot de
fidēs par « sacré », cela marche de la même façon : le sacré produit-il les actes de consécration ou est-il produit
par les actes de consécration ? C’est un problème éternel et le livre d’Otto sur le sacré 21, par exemple, tourne
autour de cette alternative (je pourrais développer longuement). Le regard raciste est le produit de conditions
sociales. Pour rendre compte de l’expérience du sacré, de l’expérience du kred, de l’expérience de la fidēs, de
l’expérience de la race maudite ou de la race élue, il faut prendre en compte, non pas seulement un rapport
subjectif et constituant, fétichiste au sens naïf, mais aussi la construction de l’espace qui rend possible le fétiche.
Ceci vaudrait aussi à propos de l’art. Je le dis méchamment à propos d’une phrase de [Walter] Benjamin
parce que cela m’énerve un petit peu : dès qu’un progrès est susceptible d’avoir été réalisé dans la recherche, on
s’empresse de le réduire en trouvant un prédécesseur. Il n’y a pas de mal à cela, mais les réactions du type
« C’est déjà dans Gramsci », « C’est déjà dans Benjamin » empêchent de voir le petit rien de nouveauté qui est
important, pas en tant que nouveauté, en tant que progrès (autrement dit, il s’agit d’un système de défense). La
phase célèbre de Benjamin au sujet du fétichisme de l’auteur ou, je ne me souviens plus bien, du nom propre en
art 22 renvoie au problème que je pose ce matin. Si le nom propre ou l’auteur est un fétiche, il ne s’agit pas d’un
acte fétichiste opéré par un croyant singulier, ni même par un ensemble de croyants ; c’est toute la structure du
champ artistique qu’il faut mobiliser pour produire le fétiche du nom propre. Il suffit d’avoir une vision
historique de la naissance du champ artistique pour voir qu’il a fallu cinq ou six siècles de travail collectif pour
construire par petites touches, bout par bout, le fétichisme de l’auteur au sens moderne du terme, lequel n’a pas
vraiment été constitué avant les années 1880, le processus ayant commencé dès le Quattrocento par inventions
successives (la signature du peintre, etc.) 23.
L’idée que l’on puisse (je m’exprime mal, mais c’est un problème difficile) réduire l’auteur au produit
d’un acte d’oblation subjective par lequel j’abdique ma liberté de constituer en oubliant le pouvoir de
constitution que j’ai exercé et en subissant dans la mauvaise foi (l’analyse sartrienne de la mauvaise foi serait
centrale 24) un pouvoir que j’ai moi-même produit est une analyse très naïve. La mauvaise foi collective, en
effet, n’est pas une sommation de mauvaises fois individuelles. Elle est d’un autre ordre, et la phrase magnifique
de Mauss que j’avais citée la dernière fois, « la société se paie toujours de la fausse monnaie de son rêve 25 »,
rappelle que le fétichisme, la concentration de capital symbolique, ne s’opère pas par des petites ruses
individuelles par lesquelles le sujet abdique en quelque sorte sa liberté de constituer comme dominants les
dominants. On voit au passage que la tradition sartrienne et ceux qui disent « le pouvoir vient d’en bas »
partagent l’idée qu’en dernière analyse les agents sociaux sont des agents responsables qui font le pouvoir qui
s’exerce sur eux, ce qui est vrai, mais pas du tout au sens où le disent les philosophes du sujet. J’ai du mal à
exprimer ces choses très difficiles… je pense que vous les avez déjà comprises mais je suis persuadé que, dans la
minute d’après, vous et moi commettrons des erreurs du point de vue de l’analyse que je viens de faire, cette
analyse évidente étant en même temps contraire à toutes nos tendances profondes de pensée.
La mauvaise foi collective, ce n’est pas une sommation de mauvaises fois individuelles.
L’institutionnalisation du pouvoir symbolique fait du pouvoir symbolique une sorte de substance, de réalité
omniprésente, insaisissable comme le mana, comme la baraka, quelque chose qui est partout mais que, sous
certaines conditions, certains peuvent mobiliser parce qu’ils sont reconnus comme dignes de mobiliser cette
énergie sociale qui est partout et nulle part. Pour comprendre le miracle de la griffe (je prends cet exemple parce
qu’il est sans doute le plus extraordinaire), à savoir qu’un couturier, par le simple fait d’écrire sur un objet sa
signature, en multiplie la valeur par mille, il ne s’agit pas d’invoquer le seul rapport entre la cliente, mystifiée et
se mystifiant (la mauvaise foi, etc.), et l’objet ; il faut reconstituer tout l’univers dont la cliente tout comme
l’objet sont les produits. Il faut reconstituer les conditions sociales de production de cet espace capable de
produire cette chose aussi formidable, aussi incroyable, aussi invraisemblable qui la conduit à sortir un chèque
de plusieurs milliers de dollars pour quelque chose qui, sans la griffe, vaudrait plusieurs milliers de fois moins.
Souvent, nous ne comprenons qu’à demi ce genre de mystères du monde social.
Je vous donne sans doute l’impression de mélanger des choses très différentes, mais je pense que le
problème de l’ethnie est de la même nature : les objets stigmatisés, exécrés (c’est-à-dire le sacré négatif),
fonctionnent selon la même logique que les objets sacrés, consacrés. Pour rendre compte du phénomène du
pouvoir symbolique négatif associé, par exemple, à l’ethnie, il ne suffit pas de saisir une relation qui serait
justiciable de la prise de conscience. Moi-même, la dernière fois, j’ai un tout petit peu laissé entendre que la
sociologie, en tant qu’elle dévoile, et donc dissipe, la méconnaissance, aurait une vertu critique, qu’elle
contribuerait par soi à neutraliser tant soit peu l’effet des mécanismes sociaux ; c’est un peu de l’utopisme
d’intellectuel (comme ce n’est pas mon vice le plus ordinaire, il faut que les impulsions soient fortes pour que
j’y aie cédé), ce qui se comprend : c’est la raison de vivre des intellectuels de croire qu’ils servent un tout petit
peu à quelque chose. L’illusion de la connaissance ou de la prise de conscience comme dissipant la
méconnaissance tient au fait que nous réduisons des rapports sociaux qui sont rendus possibles par une structure
à des rapports sociaux directs entre le fétiche et le sujet qui s’incline devant lui.

L’habitus comme détermination et comme sensibilité

Je vais essayer d’aller un peu plus vite maintenant. Ce que je voudrais montrer finalement, c’est que la condition
sociale de possibilité de ces rapports de type fétichiste qui sont fondamentaux dans l’existence même du monde
social est la relation entre, d’une part, l’habitus comme système de principes de perception des espaces sociaux
et, d’autre part, l’espace social. Si l’habitus est le produit de l’incorporation des structures sociales, s’il se trouve
inséré dans un espace social au principe de ses propres structures, la question du principe de l’action se pose de
façon très étrange. En effet, l’habitus étant le produit des structures du champ, on peut dire aussi bien que le
champ le détermine ou que l’habitus détermine les pratiques. On peut dire aussi que les agents « se
déterminent », en prenant l’expression au sens fort : les agents ne sont déterminés que dans la mesure où il existe
en eux un principe à travers lequel les déterminations virtuelles du champ peuvent s’exercer. Par exemple, pour
quelqu’un qui n’est pas sensible au jeu de l’art, les déterminations spécifiques que le champ exerce sur
quelqu’un qui est dans le coup seront sans effet. Le paradoxe de la forme propre que prennent les déterminations
sociales, c’est qu’elles passent par la collaboration (plutôt que par la « complicité », mot atroce qui n’a pas de
sens et a une connotation morale) de ceux qui subissent ces déterminations.
La prochaine fois, je me servirai ainsi du livre de Virginia Woolf, La Promenade au phare, pour essayer de
montrer qu’une différence fondamentale entre les hommes et les femmes, liée à la division du travail entre les
sexes, c’est que les femmes, du fait de la logique même du travail de socialisation, sont moins constituées que
les hommes pour être prises par l’illusio sociale : elles se laissent moins prendre aux jeux sociaux, ce qui en fait
selon le point de vue qu’on adopte des privilégiées ou des victimes. On pourrait dire de la même façon que les
dominés sont moins pris aux jeux sociaux de la culture. Les jeux sociaux de la culture les laissent froids, ce qui
est une façon de s’exclure quand il s’agit de jeux dominants, quand « il faut en être » : la pire des façons d’être
exclu, c’est d’être exclu de telle manière qu’on s’exclut, et la pire façon de s’exclure, c’est de ne pas s’intéresser
au jeu.
L’illusio est donc, me semble-t-il, ce qui s’engendre dans cette relation entre un habitus structuré selon les
structures d’un champ et ce champ. Dans cette relation, l’habitus se détermine ou il détermine le monde à le
déterminer. Il y a des déterminations qui ne s’exercent que sur des gens déterminés à les percevoir (d’autres ne
les percevraient même pas) et, les ayant perçues, à les ressentir. Il y a donc une sensibilité aux injonctions d’un
espace qui est le produit d’une relation particulière entre un habitus et un champ. À la notion simpliste
« stimulus-réaction », la notion d’habitus substitue une définition très différente du rapport entre le monde et les
agents sociaux. Le stimulus qui détermine, qui déclenche l’action, qui fait que quelqu’un agit ou n’agit pas est le
produit de la relation entre deux produits historiques : un champ qui est lui-même le produit de l’histoire (le
champ de la peinture aujourd’hui est ainsi le produit de toute une série accumulée de révolutions artistiques), et
l’habitus qui, comme incorporation des structures de ce champ, est aussi un produit de l’histoire. C’est dans cette
relation que se déclenche une détermination qui est apparemment immédiate, mais qui, en réalité, passant par les
structures cognitives de l’habitus, passe par toute une histoire.
Il faudrait ici analyser des choses très concrètes. On dit par exemple : « Les gens sont sensibles à… », ou
l’on s’interroge sur la sensibilité différentielle au désordre (M. Chirac parlait ainsi hier soir sur l’ordre et le
désordre 26). Quand on est sociologue, on sait d’avance qui entend plus ceci ou cela : il y a une sorte d’attention –
ou, au contraire, de surdité – élective, sélective. On pourrait dire que l’une des dimensions de l’habitus est une
sensibilité différentielle à ce qui est universellement proposé, par exemple l’ordre et le désordre. Si, comme le
fait François Bonvin 27, vous étudiez aujourd’hui l’évolution du succès différentiel des établissements religieux
et des établissements laïques, vous serez obligé de prendre en compte la sensibilité différentielle des familles
selon l’habitus – c’est-à-dire selon leurs positions dans le monde social, leur histoire, etc. – à l’ordre et au
désordre dans les établissements scolaires, et il apparaîtra (c’est un facteur capital) que la probabilité, toutes
choses égales d’ailleurs, d’envoyer les enfants dans un établissement privé est liée à une sensibilité plus forte à
cette forme de désordre.
Autre exemple : un travail que j’avais fait il y a quelques années sur la fertilité 28. Il est trop compliqué
pour que je puisse le raconter en détail (cela dit, il est maintenant partout, il est devenu un bien commun), mais
on peut montrer qu’un facteur important de la fertilité différentielle des différentes familles est la sensibilité
différentielle à la sécurité ou à l’insécurité : tout se passe comme si les agents sociaux, en fonction des pulsions
les plus inconscientes de l’habitus (et non pas en termes de calcul rationnel de l’avenir), saisissaient un ensemble
de facteurs très différents (les dangers de guerre, les menaces de crise, la valeur du franc, les allocations
familiales, la Sécurité sociale, etc.) qui contribuent à créer un contexte de sécurité ou d’insécurité. C’est cette
sensibilité à la sécurité (là encore, la relation se détermine par les deux bouts) qui est le véritable principe
déterminant des choix de fécondité. De même, les choix de devenir évêques, ou professeurs, engagent des
espèces de sécurité.
Je suis un peu désolé parce que j’ai peur que vous perdiez le fil qui est extrêmement important (j’essaierai
la prochaine fois de vous le faire sentir mieux). Je vais essayer de récapituler en quelques phrases. Pour
comprendre les phénomènes que j’ai évoqués, c’est-à-dire le fait qu’un pouvoir de type symbolique très bizarre
puisse s’exercer sur les gens, il faut prendre en compte cette relation fondamentale entre les agents sociaux et les
mondes sociaux dans lesquels ils sont, qui est une relation d’investissement, d’illusio, laquelle, si elle devient
illusion pour quelqu’un qui regarde le jeu du dehors, n’est pas du tout vécue comme illusoire par celui qui est
dedans – il n’y a rien de plus sérieux. Pour comprendre ces phénomènes de pouvoir symbolique, il faut revenir à
cette espèce de rapport originaire au monde social qui passe par le plus profond du corps et par lequel nous
sommes en quelque sorte domestiqués, appropriés (au sens actif et au sens passif) par le monde social que nous
nous approprions. C’est cette relation fondamentale, qui suppose la totalité du champ et ne se constitue pas au
coup par coup dans une relation personnelle entre un individu x et un individu y, qui est le principe de tous les
effets de pouvoir symbolique.
La prochaine fois, j’essaierai de développer cette relation obscure entre un agent et le monde social, en
prenant l’exemple des relations entre les sexes et en me servant de Virginia Woolf pour dire ce que je n’oserais
pas dire autrement.

Deuxième heure (séminaire) : biographie et trajectoire sociale (2)

Je réponds partiellement à une question [que j’ai reçue à la pause] : « L’analyse que vous avez présentée ce matin
peut-elle s’appliquer dans la vie quotidienne au capital symbolique acquis par une marque commerciale banale,
comme Pampers, La vache qui rit, Omo ? » Je pense que oui, même si, à l’intérieur de la classe du pouvoir
symbolique, les choses se spécifient, les formes se nuancent, les conditions sociales de possibilité varient. C’est
un grand problème pour les publicitaires : les capitaux symboliques fabriqués sont des fictions que l’on sait
fictives (le mot « fiction » dit bien ce qu’il veut dire : c’est quelque chose qu’on forge, qu’on fabrique 29), alors
que les illusions bien constituées, c’est-à-dire les illusions sociales, sont en général « de mémoire perdue »,
comme on disait dans les coutumiers – elles bénéficient en quelque sorte de l’amnésie de la genèse. Je pense que
le travail des publicitaires consiste à mimer tant bien que mal, le mieux possible, les grandes illusions sociales.
D’où le rôle de l’ancienneté. Ce n’est pas par hasard si, lors des fusions, des concentrations d’entreprises, on
négocie sur le nom, le problème du nom, de la marque se posant de façon très concrète : le capital symbolique de
firme existe et il est très fortement lié à l’ancienneté 30. Lorsqu’on dit « Maison fondée en 1832 », c’est bien sûr
une garantie d’honorabilité, de sérieux, de constance, mais il y a aussi l’effet d’ancienneté. On retrouverait le
lien entre l’ancienneté et la noblesse, ainsi que d’autres choses importantes (mais je ne peux les développer ici).
Je vais sauter d’un sujet à un autre. Il y a des jours où je suis content de changer de sujet, et d’autres où
j’aurais envie de continuer. Aujourd’hui, je suis dans un jour où j’aurais plutôt besoin de continuer pour essayer
de prolonger des tas de lignes que j’ai laissées en pointillés, mais je reviens à l’illusion biographique et à ce que
je disais la dernière fois à propos de l’usage de l’histoire de vie comme méthode.
Je rappelle très vite les grands thèmes. La notion d’histoire de vie repose sur des présupposés inconscients
qui fonctionnent, comme dans toute institution, indépendamment des chercheurs. Si elle a un certain succès
social parmi les sociologues, c’est parce qu’elle véhicule un énorme inconscient social qui est l’inconscient
collectif en la matière. J’évoque très vite cet inconscient collectif. Parler d’histoire de vie, c’est constituer la vie
comme une histoire, ce qui correspond à une propension socialement constituée et approuvée : la vie peut faire
l’objet d’un récit qui a un sens (au double sens de signification et de direction), d’un récit linéaire qui a un
commencement et une fin, une « fin de l’histoire ». Il y a une sorte de philosophie hégélienne molle derrière la
théorie de l’histoire de vie et de la vie comme histoire : le biographe se situe à la fin de l’histoire et, sachant
comment elle a fini, il raconte. L’illusion rétrospective, comme disait Bergson 31, est ainsi l’une des illusions
classiques du biographe. C’est l’illusion de celui qui connaît la fin et qui dit « déjà », « dès lors… », « dès ce
moment-là… », etc. – « Dès la prime enfance, il était doué pour la musique ». Il procède à une sorte de
finalisation de toute l’histoire. De même, les gens peuvent dire spontanément dans des interviews : « J’ai
toujours aimé la musique… » Les formules telles que « depuis le début » renferment une philosophie implicite,
selon laquelle la vie est une histoire, elle a un déroulement, et toutes les métaphores employées pour parler de la
vie sont des métaphores dynamiques : le « cours », le « cursus », le « parcours », le « chemin » entendu comme
chemin parcouru, comme le chemin que l’on a fait (opus operatum), ou comme cheminement, chemin en train de
se faire.
Le fameux titre [du premier roman (1883)] de Maupassant, Une vie, est intéressant parce qu’il renvoie aux
deux sens du mot « vie » : à la fois le raconté (ce qui est raconté, la Geschichte) et le récit du raconté
(l’Historie). L’histoire de vie implique le postulat qu’il s’agit d’une histoire cohérente : « Je vais raconter d’une
façon cohérente, chronologique. » Par exemple, dans le livre dont j’ai oublié l’auteur, Le Perroquet de
Flaubert 32, le deuxième chapitre, « Chronologie », est une sorte de biographie de Flaubert dans l’ordre. Nous
identifions donc l’ordre chronologique à une sorte d’ordre logique et postulons que l’ordre d’une vie, c’est
l’ordre chronologique. Si vous recueillez des biographies par des interviews, vous verrez tout de suite que celui
qui raconte sa biographie (il n’y a pas de mot en français, c’est embêtant ; les Anglais ont un mot, c’est bien
commode) raconte sa vie dans le désordre : il perd tout le temps son fil, il saute, il revient en arrière. Les
sociologues qui sont souvent un tout petit peu rigides (pour plusieurs raisons : il n’y a pas beaucoup de temps
pour faire l’interview, ils ne veulent pas revenir voir l’interviewé trente-six fois et puis il y a le magnétophone et
la cassette qui va s’arrêter [rires dans la salle]), remettent alors le biographé dans ses rails (« Voyons, on en était
en 1924, revenons à ce moment-là, etc. ») et lui réimposent l’ordre chronologique…
Bref, derrière cette notion toute bête d’histoire de vie, il y a une philosophie de l’histoire collective et une
philosophie de l’histoire individuelle qui, étant implicites, vont agir tout le temps. Le travail consistant à
l’expliciter, comme je le fais ici, n’est pas du tout un luxe ou un point d’honneur épistémologique de chercheur
qui veut avoir l’air malin ; c’est simplement la condition minimale pour savoir ce qu’on fait, ce qui est
simplement, comme je le répète toujours, la définition saussurienne de l’épistémologie 33.

Importer une rupture littéraire

Il y a donc d’abord une théorie de la vie comme histoire et ensuite une théorie de l’histoire comme discours
cohérent, linéaire, chronologique. Dès que vous procédez de façon chronologique, vous allez supposer
implicitement que B va être la fin de A (il a fait cela pour…) ou que A va être la cause de B. Vous allez créer des
relations, et les enquêtés ne vous contrediront pas en raison d’une espèce de point d’honneur anthropologique (je
pense qu’il y a des invariants anthropologiques) : tout homme veut donner sens à sa vie… Il ne peut pas vous
raconter sa vie comme un récit à la Faulkner. Il s’embrouille tout le temps mais, malgré tout, il met de l’ordre, il
choisit, il met en avant certaines choses et en cache d’autres, il crée des liaisons, des relations, il met du sens. Il
établit des relations de causes déterminantes à effets, des relations d’événements à causes finales. En gros, le
récit sera donc cohérent et ce n’est pas par hasard : les intérêts du biographant et les intérêts du biographé
coïncident, le biographant voulant lui aussi quand même un truc à peu près cohérent. Cette philosophie de
l’histoire ne le gêne pas, il a fallu attendre Faulkner pour dire : « La vie, c’est peut-être une histoire de fou. » Le
biographié et le biographiant sont complices. Ils collaborent sur fond d’une philosophie inconsciente de
l’histoire, au double sens de l’histoire comme histoire racontée et de l’histoire comme histoire racontante.
L’intérêt de Faulkner, en particulier du Bruit et la Fureur, est de rappeler que cette définition de la vie comme
histoire bien ordonnée est arbitraire. « Le bruit et la fureur » est emprunté à la fameuse tirade de la fin de
Macbeth : « Qu’est-ce que la vie ? C’est une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur,
mais vide de signification 34. »
Une toute petite chose : ce qui est très étonnant, c’est que les sociologues qui ne sont pas toujours incultes
peuvent lire du Nouveau Roman sans que cela affecte leur pratique. Étant donné que la science sociale se
constitue contre le littéraire et qu’on leur dit tout le temps : « Ce que vous faites, ce n’est pas de la science », ou
« Finalement, c’est très bien écrit, ce n’est donc pas de la science », ils sont obligés de se défendre. Ce que je dis
là résume des travaux de sociologie de la science. En particulier, ce que Lepenies dit de Buffon illustre très bien
cela : le fameux Buffon, qui était célèbre pour son style, a été, pour résumer, coulé scientifiquement parce qu’il
écrivait trop bien 35. Il existe aussi des travaux sur Kant : je ne sais pas si on y met une intention finaliste, mais
en tout cas on remarque qu’il écrivait très mal et que c’était un moyen de rompre avec le discours mondain et
d’affirmer une sorte de scientificité, de théoricité indépendante du littéraire.
Il faut rappeler que les sciences sociales sont les dernières venues des sciences et que, dans le champ des
disciplines, elles sont au plus bas de la hiérarchie des sciences, et aussi au plus bas de la hiérarchie des lettres.
Étant définies de façon doublement négative, elles ont un problème constant d’identité, et l’écriture n’est pas du
tout une question insignifiante. Il est donc dangereux pour elles d’aller chercher des références aux Éditions de
Minuit pour faire une critique de la biographie ; il faut avoir un capital symbolique avancé pour se le permettre
[rires de la salle]. Par conséquent, on a une espèce de double vie intellectuelle : on est très intéressé par le
Nouveau Roman, mais on continue de faire des biographies comme si de rien n’était. Il s’agit là d’un problème
très général : je pense que, pour des raisons historiques, le champ artistique, le champ littéraire ont fait toutes
sortes de découvertes importantes pour les sciences sociales et peuvent être en avance, même du point de vue des
sciences sociales, sur la théorie de la temporalité ou sur l’exemple que je prends aujourd’hui.
Un autre obstacle à la récupération de ces conquêtes, c’est que, très souvent, ces réimports sont le fait des
plus fumistes des spécialistes des sciences sociales, qui gâchent le métier et qui sont, eux, effectivement
« littéraires » (au mauvais sens du terme). C’est la même chose que pour les imports de l’ethnologie : si, tout à
l’heure, j’ai pris tant de précautions avant de réimporter des choses légitimes, c’est parce que je pourrais citer
quinze noms, surtout français d’ailleurs (parce que la France a la spécialité de ces usages sauvages des
disciplines voisines), qui ont mal fait ces réimports. L’emprunt est donc difficile pour toutes ces raisons. Je
pense que ce que je fais ici peut se généraliser. Le problème de l’écriture se pose dans les sciences sociales de
façon dramatique. Je connais un nombre considérable de gens qui ont des choses vraiment importantes à dire,
mais, n’ayant pas le langage adéquat et ne voulant pas constituer le problème du langage comme problème qui
mérite recherche (parce que c’est un truc de « littéraire » – [non pas intrinsèquement, mais au regard de la forme
que] le « littéraire » a prise depuis le XIXe siècle), ils peuvent être censurés par l’état actuel des langages
disponibles, par le type de langage qui leur est assigné, par la définition dominante du langage à un certain
moment. Je pourrais continuer, mais ce serait une trop grande parenthèse, utile peut-être pour certains, mais
inutile pour d’autres.
La littérature est un terrain sur lequel la rupture avec cette définition en quelque sorte hégélienne de la
biographie a été opérée, et sur les deux plans à la fois : avec l’idée de l’histoire comme récit linéaire, orienté, et
du même coup avec l’idée de la vie comme chose à raconter, comme histoire. Dans la mesure où beaucoup de
romans racontent une histoire qui est une histoire de vie (celle de l’auteur, celle d’un personnage), on ne pouvait
pas liquider la théorie de l’histoire au sens de discours sans poser la question de la liquidation de la théorie de la
vie comme discours. Faulkner, Virginia Woolf, Joyce, puis le Nouveau Roman ont posé la question, et la phrase
de Robbe-Grillet que je vous citais la dernière fois est une mise en question de l’idée de vie comme discours qui
combine à la fois le niveau du raconté et le niveau du mode de narration : « Tout cela, c’est du réel, c’est-à-dire
du fragmentaire, du fuyant, de l’inutile, si accidentel même et si particulier que tout événement y apparaît à
chaque instant comme gratuit, et toute existence en fin de compte comme privée de la moindre signification
unificatrice 36. » Robbe-Grillet passe donc de la mise en question du discours unificateur et totalisateur, du
roman comme totalisation, à une mise en question de la vie elle-même comme totalisable ou comme unifiable. Il
conclut à une sorte de philosophie de la vie comme absurde, comme dépourvue de sens et de cohérence.
On n’est pas obligé de conclure comme lui ; en tout cas, je ne pense pas que l’on puisse répondre à la
question dans les limites de la sociologie. Mais, en tant que sociologues, on est obligés d’entendre la double
mise en question : premièrement, un récit est-il un ordre cohérent et, deuxièmement, l’existence est-elle une
cohérence ? Si la vie se livre (quand on la saisit réellement) sous la forme d’un désordre, pourquoi la mettre en
ordre et, si la vie au contraire tend à se présenter comme un ordre, quels sont les principes sociaux générateurs
de cet ordre ? Comment le monde social s’y prend-il pour faire que la vie ait l’air d’un récit et que toutes les
formes socialement approuvées de récits de vie soient cohérentes ? Ce sont les exemples que j’avais donnés [lors
de la leçon précédente] : la carte d’identité, le curriculum vitae, la biographie officielle, les notices
biographiques du Who’s Who ? sont des choses cohérentes, orientées, homogènes. Toute les vies sont différentes,
mais elles se présentent toujours selon le même patron : il y a une carrière, c’est-à-dire un cursus, un mouvement
linéaire orienté, avec des étapes marquées (les études, les examens, etc.). Comment le monde social met-il de
l’ordre et pourquoi cet ordre ?

Constituer les constances

J’avais donné l’un des principes déterminants de cette sorte de totalisation-unification biographique : le nom
propre. Le nom propre est intéressant parce que, pour les logiciens, c’est un pont aux ânes, une croix : les
logiciens ne savent pas quoi faire du nom propre qui leur pose des tas de problèmes. C’est peut-être un peu
arrogant, mais cela me semble un cas typique où la sociologie, en s’appuyant sur les travaux des philosophes du
langage, peut résoudre un problème de logique qui est un problème de socio-logique, un problème de sociologie.
Je le dis de façon arrogante, je ne l’écrirai pas (quand vous lirez ce que je suis en train de raconter 37, vous
vérifierez que je ne dirai pas ce que je dis), mais je crois que c’est utile de le dire, pas du tout sur le mode du
faire-valoir, mais pour avoir à l’esprit que certains problèmes logiques sont peut-être des problèmes
sociologiques et que, s’ils peuvent trouver une solution sociologique, c’est qu’en réalité ils étaient sociologiques.
Cela ne signifie pas, loin de là, que le travail logique des logiciens soit inutile, et je peux dire en toute sincérité
et modestie que, sans le travail des logiciens, je ne me serais même pas posé le problème et que, par conséquent,
je n’aurais pas eu les éléments de construction nécessaires pour aller au-delà avec des problématiques
sociologiques.
Le nom propre est le désignateur rigide de Kripke que j’avais évoqué la dernière fois. Il est une manière de
désigner une personne de telle manière qu’elle sera toujours porteuse de cette désignation à travers le temps et à
travers les espaces sociaux (c’est moi qui ajoute « à travers les espaces sociaux », mais c’est en fait impliqué
dans certaines analyses des logiciens). Prenez l’exemple de Marcel Dassault 38 : en tant qu’agent, il est à la fois
membre de l’Assemblée nationale, constructeur d’avions, président de plusieurs filiales (ce qui fait déjà
plusieurs identités – pour un seul homme, c’est déjà beaucoup), producteur de films, directeur de journaux et
j’en oublie sans doute… Quelle est l’unité de Marcel Dassault ? C’est l’expression « Marcel Dassault », et puis
le corps de Marcel Dassault, l’individu biologique, mais l’individu biologique une fois qu’il est socialement
constitué par l’acte de nomination.
Ce que disait le linguiste Ziff est important : la nomination est un rite baptismal qui affecte à un individu
biologique un nom pour la vie, qui le constitue, une fois pour toutes, comme porteur d’une identité. La
nomination baptismale originaire va être le support de toutes les nominations ultérieures ; toutes les nominations
ultérieures (quand on dira : « Je vous nomme président », « Je vous nomme ministre », ou « agrégé »,
« professeur », etc.) s’appliquent apparemment à l’individu biologique, en réalité à la personne sociale, c’est-à-
dire à l’individu biologique socialement constitué, cette personne sociale étant irréductible à l’un de ses instants
et à l’un de ses états dans un des champs. Par exemple, un problème tout à fait concret : quand M. Dassault
voulait exercer son pouvoir économique dans la presse, il signait un chèque. Mais la signature, c’est encore une
propriété socialement constituée, c’est ce signe… Vous avez donc la signature, le signalement et le nom propre.
Le signalement, c’est encore autre chose si on y réfléchit.
(Ceux d’entre vous qui ne sont pas habitués au mode sociologique doivent se dire : « Mais il nous raconte
des petites histoires triviales, tout le monde sait ça… » Le problème est qu’on le sait tellement qu’on ne le sait
pas. Il n’est pas facile d’arriver à penser en même temps le nom propre, le signalement et la signature, parce que
les conditions sociales dans lesquelles on pense ces différentes choses sont étrangères ; ce sont des champs
différents et, si les logiciens s’arrêtent avant – je suis prêt à parier que dix siècles de logique ne produiront
jamais la relation entre le nom propre et la signature –, c’est parce qu’il y a des constitutions – j’ai toujours dit
qu’un champ, c’est une constitution, un nomos – qui, sans que cela soit explicitement affirmé, interdisent, dans
l’espace d’un champ, de penser certaines choses. Or il y a des foules de choses que l’on ne peut penser qu’en
sautant par-dessus les frontières des champs.)
La nomination inaugurale par laquelle un individu reçoit un nom propre est l’un de ces rites d’institution
par lesquels on vous dit : « Tu es cela » (et implicitement toujours : « Tu n’es que cela »). Les rites d’institution,
c’est l’affirmation d’une nature socialement reconnue assortie d’une limite ; « Tu es homme » veut dire : « Tu
n’es pas femme », « Fais attention, ne sois pas efféminé » – il y a toute une série de choses négatives, et
inversement, pour « Tu es une femme ». Cet acte de nomination inaugural transforme l’individu biologique en
personne sociale qui va être indépendante du temps. En effet, ce qui reste constant de la naissance à la mort,
c’est le nom propre et ce qui lui est attaché, à savoir tous les actes d’attribution successifs par lesquels cette
sorte d’être sans propriété qu’est le nom propre va être associée à des propriétés, au point d’être finalement un
peu comme la substance de tous les accidents, c’est-à-dire de toutes les propriétés qui vont arriver à un homme
au cours de sa vie.
Les analyses du nom propre s’accordent ainsi presque toutes pour dire que le nom propre, à la différence du
nom commun, ne peut pas être développé : il n’implique rien, ne contient aucune information, il ne fait que
désigner, que montrer du doigt. On le rapproche souvent des déictiques (« ici », « là ») qui pointent mais qui
n’apprennent rien. Je pense que, s’il en est ainsi, c’est précisément parce que le nom propre, comme produit de
l’application d’un rite d’institution, est une sorte de constitution, de thèse sans contenu, comme tous les actes
d’institution du type masculin/féminin, les rites de passage, la circoncision, par lesquels on crée une frontière
arbitraire de type quasi magique. Le nom propre ne véhicule aucune information : ce à quoi il se réfère (et c’est
là que ce que j’avais dit lors de la séance précédente sur Proust et Albertine reste vrai 39) reste une rhapsodie
anecdotique, une « histoire de fou » comme disait Faulkner, une série de choses sans queue ni tête qui ne sont
pas totalisables ou cumulables, c’est « l’Albertine d’alors », « l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie ».
Autrement dit, c’est un sujet fractionné et multiple, la seule constance étant cette sorte de constance du nominal
qu’institue le nom propre par une sorte d’abstraction originaire. Le nom propre est une sorte de décision de faire
abstraction de tout ce que le romancier disons post-faulknérien (il est plus difficile en littérature qu’en peinture
de faire des coupures) va essayer de ressaisir, cette espèce de divers sensible, intotalisable, impossible à unifier,
ce sujet fractionné.
Il va être le support de ce que nous appelons l’état civil, et l’état civil, en termes juridiques, c’est
l’ensemble des propriétés attachées à des personnes auxquelles la loi civile associe des effets juridiques. Ces
propriétés vont être la nationalité (il y a des effets juridiques à partir d’une nationalité : elle implique des
obligations, des devoirs, des interdits, etc.), le sexe, l’âge, la profession. Ces propriétés, ce qu’on appelle les
« actes d’état civil » (« acte de baptême », « acte de mariage », « acte de naissance », etc.), qui sont décrits
comme des constats (« On a constaté la naissance… »), sont en fait des institutions qui instituent sous apparence
de constater. Ce sont des performatifs qui constituent une personne comme masculine, comme française, et cette
identité transhistorique que le monde social constitue va être le support de toute la série des actes juridiques
d’attribution des catégorèmes sociaux par lesquels (je l’avais analysé l’an passé) la société dit de quelqu’un ce
qu’il est. C’est une série d’actes d’attribution associés au nom propre fonctionnant comme substance. Du coup,
le nom propre ne comprend pas d’informations, mais pourtant le monde social se débrouille pour [faire (?)]
tourner cette sorte de vide qui est lié à l’arbitraire de l’acte d’institution, en donnant une sorte de description
officielle de l’essence sociale transcendante aux fluctuations historiques que l’acte initial d’institution a
constituée.
Autrement dit, l’institution sociale donne une série de certificats (on certifie que cette personne a telle et
telle propriété) de capacité ou d’incapacité reposant tous sur le postulat qui était au principe même de
l’attribution du nom propre : le postulat de la constance du nominal par-delà le temps et les espaces. Je dénonce
constamment ce postulat dans le travail scientifique, mais si les historiens et les sociologues succombent à
l’illusion de la constance du nominal, c’est précisément que tout l’ordre social est fondé sur cet effort pour
constituer des réalités échappant au temps, c’est-à-dire des personnes responsible comme disent les Anglo-
Saxons, c’est-à-dire des personnes sur qui on peut compter par-delà le temps. Le postulat de constance est lié à
l’existence d’un monde social qui affirme sa permanence par son existence même. (Cela mériterait un long
débat, mais je fais juste une parenthèse, sans doute compréhensible pour les seuls professionnels : je pense que,
pour donner sens à son travail, le sociologue ou l’ethnologue postule une sorte de fonctionnalisme minimal,
c’est-à-dire le fait qu’un ordre social tend à assurer sa propre perpétuation, sa propre éternisation.)
Je pense qu’une part très importante des actes sociaux, en particulier les rituels, et en particulier cette
catégorie de rituels que j’ai appelée « rites d’institution », a pour fonction de constituer les constances. Dans un
univers de flux, les individus sont biologiques, ils sont mortels, les rois meurent et c’est l’un des grands
problèmes des sociétés. Pour pouvoir dire : « Le roi est mort, vive le roi », il faut (c’est le livre magnifique de
Kantorowicz 40) que le roi ait deux corps, un corps réel qui meurt et un autre qui survit. Cette sorte de principe de
constance est, je crois, constitutif de l’existence des sociétés (ce qui ne veut pas dire que les sociétés ne changent
pas). Ce postulat de constance est en quelque sorte spécifié, s’agissant des individus, par l’assignation d’identités
durables. Le fameux individu de l’« individualisme méthodologique » est un produit construit par le monde
social de mille façons, mais entre autres de la façon que je viens de dire.
Il y a donc l’individu et ensuite toutes ces propriétés que l’on suppose constantes, comme la propriété de
père de famille. Si l’on y réfléchit, cette propriété [i.e. la propriété de père de famille] est très variable : les
droits associés au fait d’être père de trois enfants, par exemple, disparaissent quand l’un des enfants atteint les
dix-huit ans. La propriété de père de famille est pourtant constituée une fois pour toutes, comme les propriétés
de fils, de mère, d’épouse, toutes propriétés qui sont constituées comme constantes, en général par des actes
d’institution qui sont des actes d’éternisation. Ces propriétés constantes sont associées à la plus constante des
propriétés constantes qu’est la personne socialement constituée à travers le nom propre. Voilà, je pense que j’ai
fini à peu près l’analyse critique de la notion de nom propre. Je ne veux pas m’étaler encore une fois là-dessus.

L’espace des discours biographiques

Cette critique des présupposés de la notion d’histoire de vie, et du même coup de la pratique qui consiste à
enregistrer l’histoire de vie de quelqu’un, a pour but d’essayer de comprendre ce qui se passe quand on recueille
une histoire de vie, c’est-à-dire ce que l’on fait sans le savoir. [Ainsi, on peut espérer comprendre] les conditions
sociales de production de cet artefact qu’est une histoire de vie. Car tout est récupérable scientifiquement. On
peut, par exemple, toujours faire l’analyse secondaire d’une enquête statistique catastrophique, à condition de
repenser les conditions sociales de construction de l’échantillon et des catégories d’analyse. De même, on peut
faire une analyse scientifique (en déplorant souvent beaucoup de choses) de la plus bête des biographies, à
condition d’avoir à l’esprit, autant que possible, les conditions sociales de production de cet artefact qu’est la
biographie. Bien sûr, l’histoire de vie est une méthode qui n’en est pas une. Il faut la jeter par-dessus bord, elle
est entrée en contrebande dans la science, comme tant de notions du sens commun (les bons sociologues rendent
un service éminent en jetant par-dessus bord toutes sortes de lest, de mauvais concepts, et ils sont obligés de
forger des mots savants pour jeter les mots communs qui véhiculent des philosophies ordinaires non analysées).
Cela dit, si les gens continuent à en faire, il peut arriver que les histoires de vie soient utilisables, à condition de
savoir qu’elles sont des artefacts.
Il faut aussi connaître les lois sociales de cet échange particulier qu’est la recollection d’histoires de vie. Il
n’est pas trivial de rappeler que les échanges dans lesquels se constitue l’information scientifique sont des
échanges sociaux (peu de sociologues le savent ; aujourd’hui, cela devient plus commun mais, il y a quinze ans,
je vous assure, il n’y avait pas foule). L’enquête comme relation sociale est elle-même soumise à des lois
sociales, notamment à la loi de la production des discours : un habitus, celui du biographié, est confronté avec un
marché et est donc soumis aux censures spécifiques du marché. Ces censures dépendent de la représentation que
le biographié a du biographiant, de sa représentation de la science, de sa représentation de l’idée de biographie,
de sa représentation de l’idée de vie. Elles dépendent aussi de l’image qu’il se fait de la situation et qu’il peut
penser par analogie avec celle de l’homme politique interviewé qu’il a vu à la télévision ou par analogie avec
celle de l’écrivain qu’on vient interviewer. Sans le savoir, le sociologue, s’il est bon, se sert de ces images. Le
problème du sociologue, c’est de faire parler et de faire dire aux gens des choses qu’ils ne diraient pas sans le
sociologue. Si le sociologue doit interviewer un écrivain, il dira qu’il fait une « biographie » (plutôt qu’une
« histoire de vie ») et il ne garantira pas l’anonymat (parce que cela cesserait d’intéresser les écrivains – cela
ramène au nom propre…). Tout cela, il le fait de manière semi-consciente, comme un agent social ordinaire qui,
si ça l’amuse, un jour, peut avoir envie de faire parler quelqu’un, de lui tirer les vers du nez comme on dit. […]
Au fond, une situation d’enquête se situe, à un bout, entre l’enquête de type officiel, de type policier (et
très souvent les enquêtes de sociologues sont des enquêtes policières douces, vécues comme impératives), et, à
l’autre bout, la confidence où l’on s’oublie, où on se laisse aller et où on se livre entre intimes. Ce sont deux
états possibles du marché. Ensuite, il y a les gens qui racontent leur vie : le roman d’Ernaux, La Place 41, l’œuvre
de Proust, etc. Il est rare que je donne des définitions, mais je peux donner une définition de la biographie. La
biographie recouvre toutes les formes de présentation publique, donc officielle (dès qu’il y a publication, il y a
officialisation), d’une représentation privée de sa propre vie, publique ou privée. Une biographie, c’est une
manifestation, c’est un rendre-public, un rendre-visible à la face de tous. Du fait de la publication, tout le monde
peut la lire, d’où des problèmes qui se posent : « Et si mon père lit la biographie ? Et si ma mère la lit ? Et si mes
voisins ou les gens dont je parle la lisent ? » Les sociologues ont ce problème tout le temps : doivent-ils indiquer
le nom propre des enquêtés, doivent-ils anonymiser ?
Une biographie est une présentation publique, donc officielle, officialisée, d’une image privée d’une vie
publique ou privée, mais ce que je livre, ce n’est pas ma vie, c’est ma représentation de ma vie, c’est ma vision
de ma vie. Or cela est socialement contrôlé : si vous avez entendu ce que j’ai dit précédemment, c’est une chose
que le monde social ne laisse pas faire par n’importe qui. Pour être historiographe du roi, il faut présenter patte
blanche ; Marin avait fait un très bel article sur un historiographe qui présentait sa candidature à Louis XIV et
qui essayait de le convaincre que son point de vue à lui était le bon 42. Le monde social contrôle les points de
vue, et en particulier le point de vue du sujet sur lui-même. Abandonner au premier venu le droit de livrer sa
biographie, ce serait (si vous vous rappelez la définition de Faulkner), une « histoire de fou ». Ce que le monde
social veut, ce n’est pas que des gens aillent raconter leur vie dans la rue, mais des curriculum, des cursus
honorum, des choses organisées selon les formes, c’est-à-dire mises en forme (en anglais, une formule
bureaucratique, c’est a form), ce qui veut dire soumises au formalisme juridique, à la censure des formes, la mise
en forme littéraire étant une forme. C’est une euphémisation (ce sont des analyses que j’ai faites dans le passé).
Recueillies par des sociologues ou par d’autres, les biographies que l’on pourra rencontrer constitueront un
espace de discours possibles qui varieront de façon très importante, pas seulement selon l’origine sociale de
l’enquêté, mais de façon beaucoup plus pertinente selon la nature du rapport entre l’habitus du biographié et la
situation de biographie, donc selon le degré de censure, la forme de censure, et donc le degré d’euphémisation, le
degré de codification. Tout permet de penser que, étant donné ce que sont les conditions sociales de production
des biographies les plus probables, la probabilité d’obtenir des histoires de vie conçues comme des histoires, et
donc des artefacts, sera forte. En d’autres termes, on aura, à des degrés différents, des biographies officielles ; il
est important de le savoir pour ne pas prendre des déclarations d’état civil pour des confidences. C’est une
première chose.
Du récit de vie à l’analyse de trajectoires

Par ailleurs, la critique que j’ai faite disqualifie-t-elle toute étude de la vie humaine considérée comme processus
se déroulant dans le temps ? Je pense que non. Il est évident qu’en sociologie on ne peut pas faire l’économie de
la prise en compte de l’existence humaine comme histoire cumulative impliquant une mémoire. La notion
d’habitus elle-même est le constat de cette réalité. Comme je l’ai dit tout à l’heure, l’histoire agit à chaque
moment du temps, à travers l’habitus qui en est en quelque sorte la forme présente dans l’instant ; on peut dire,
pour aller vite, que l’habitus, c’est ce qui mobilise de l’histoire à un moment donné du temps. Pour comprendre
cet habitus de manière non substantialiste, non réaliste, il faut donc le comprendre dans sa genèse, c’est-à-dire
par rapport au processus de constitution dont il est le produit ; et le comprendre dans sa genèse, c’est comprendre
la trajectoire dont il est l’aboutissement.
Le changement de mot [i.e. la substitution de « trajectoire » à « historie de vie »] est important. Pourquoi
dire « trajectoire » ? Parce que, ce faisant, on pense tout de suite à un espace : on ne peut pas penser à une
trajectoire sans penser à l’espace dans lequel elle s’opère. Or le paradoxe des gens qui parlent d’histoire de vie
(vous allez voir à quel point les effets d’import inconscients sont terribles), c’est qu’ils arrivent à penser
l’histoire de vie comme si elle se déroulait en dehors de tout espace. Cela revient à décrire un voyage sans dire
les pays traversés. C’est exactement cela. Dire « trajectoire », c’est dire « mouvement dans un espace » –
l’espace social.
Si vous voulez comprendre, par exemple, pourquoi Flaubert est Flaubert, vous avez à connaître les
événements de la vie de Flaubert. Mais si vous êtes Sartre 43, vous ferez tout à l’envers et vous raconterez une
histoire de vie avant de savoir l’univers dans lequel cette histoire de vie se déroule. Vous direz : Flaubert est né
dans une famille de notables provinciaux, son père était médecin à Rouen, il a vu des cadavres dans la cour dans
son enfance, il a eu une attaque d’épilepsie, etc. Vous aurez donc une histoire chronologique (et puis, dans le
deuxième volume, vous direz : « Bon, mais à l’époque, il y avait la bourgeoisie », etc.). Vous raconterez l’entrée
de Flaubert au lycée par exemple, mais à l’époque il y avait quoi à côté des lycées ? Est-ce qu’il y avait des
collèges ? Le lycée, c’est un point parmi d’autres. Si l’on situe le lycée dans un espace, on commence à
comprendre ce que signifie le fait d’entrer au lycée plutôt que d’entrer dans un collège de jésuites (en
l’occurrence, cela a d’ailleurs un rapport avec le papa médecin, plutôt non croyant, etc.). Autrement dit, il faudra
situer par rapport aux autres possibles chacune des bifurcations de l’histoire que les biographies ordinaires en
termes de cursus retiennent. (Au sujet des bifurcations, l’anti-histoire à la Virginia Woolf est intéressante parce
que, comme tous les commentateurs l’ont remarqué, elle fait disparaître complètement les crises. Je crois qu’on
ne s’aperçoit même pas de la mort de l’héroïne dans La Promenade au phare : on change de chapitre et on
s’aperçoit que ce personnage central a disparu, alors que, dans une biographie ordinaire, « la mort de
Mrs. Ramsay » serait toute l’histoire.) Ces événements cruciaux, eux-mêmes, n’ont de sens que dans un espace.
Je vais employer une métaphore pour faire comprendre : [les histoires de vie ordinaires,] c’est, en gros,
comme si on décrivait un trajet dans le métro sans connaître le plan du métro : on décrit des cheminements dans
un espace qu’on ne connaît pas, sans savoir ce que cela signifie que de passer d’un point à un autre puisqu’on ne
sait pas comment ces points sont situés les uns par rapport aux autres. On n’a pas la matrice de tous les
déplacements possibles qui est inscrite dans un plan de métro. Par exemple, pour comprendre ce que veut dire le
fait que Flaubert quitte telle revue pour aller écrire dans telle autre, il faut avoir l’espace des revues. Dans les
années 1950, quitter Esprit pour aller aux Temps modernes, c’était quelque chose de très important (c’était très
improbable d’ailleurs – et ça l’était encore plus en sens inverse). Il y a une hiérarchie entre les revues. Il y a un
espace des placements et un espace des déplacements, et, pour comprendre les déplacements, il faut comprendre
les placements, « placement » étant pris au double sens de placement financier et de placement dans un espace.
Dans les années 1950, Les Temps modernes est un bien meilleur placement qu’Esprit et, par conséquent, passer
des Temps modernes à Esprit est vraiment un contre-placement ; c’est un échec ou un ratage. La chose est très
intéressante quand elle arrive : celui qui passe des Temps modernes à Esprit n’a pas le sens du placement ; on va
alors regarder son origine sociale et s’apercevoir sans doute que c’est un provincial gascon qui n’a rien compris
au jeu parisien [rires de la salle], qui va à contre-sens, qui fait des contre-stratégies, des contre-finalités. On ne
peut comprendre les changements sans comprendre l’espace dans lequel ils s’opèrent.
Là, je tiens à faire valoir l’intérêt de mon analyse : il serait possible de parler pendant une année de la
notion de biographie sans que viennent à l’esprit les questions simples que je viens de poser. On peut raconter les
choix d’un évêque qui, dans les années 1930, après l’École normale, se convertit au catholicisme, entre dans le
mouvement Le Sillon 44, puis devient chef des Scouts de France. Cela se raconte sans problème, mais ça n’a
aucun sens. Et l’on peut écrire : « Dès lors, il était tourné vers un catholicisme progressiste qu’on retrouve
maintenant dans le fait qu’il est archevêque de Saint-Denis », mais l’on n’a rien expliqué du tout parce qu’on a
mis en relation le point initial dont on ne sait pas ce qu’il veut dire avec le point final dont on ne sait pas non
plus ce qu’il veut dire. Pour savoir ce qu’ils veulent dire, il faut avoir les deux espaces (en avoir fait l’analyse),
lesquels sont évidemment changeants. Une trajectoire, en effet, est un déplacement dans un espace qui change,
même si, bien sûr, il ne change pas tout le temps, et pas tout le temps à la même vitesse, et même s’il faut
distinguer les grands et les petits changements. (Au passage : la notion de génération est encore l’une de ces
notions catastrophiques de sens commun importées en contrebande. C’est une notion de type biologique et tout
le monde a fait cette réflexion de savoir quand commence une génération – comment couper, comment
découper ? Je n’insiste pas.)
Bref, il faut connaître l’espace pour comprendre les déplacements, leur signification et leur valeur, les deux
choses étant liées. Les déplacements ont des valeurs : l’espace étant orienté, il y a des déplacements vers le haut
et d’autres vers le bas 45 qui sont des échecs, des régressions, des faillites, des fiascos. La construction de ces
espaces est donc un préalable aux biographies. C’est un renversement complet de la démarche apparemment
scientifique que pratiquent tant de gens, y compris ceux qui, comme Sartre, croient faire de l’histoire sociale.
Sartre, en fait, continue à accepter implicitement la philosophie la plus naïve de l’histoire comme histoire. Je dis
une petite méchanceté, mais la notion de « projet originel 46 » est évidemment l’idéologie professionnelle du
biographe : c’est ce qui permet de dire « dès lors », « dès ce moment-là », etc. Cela dit, la démarche a un mérite,
parce qu’elle se fonde dans une philosophie du sujet, de la liberté, etc. L’intérêt des philosophes par rapport aux
historiens, aux historiens de la littérature, etc., est qu’ils font les bêtises ouvertement, moyennant quoi ils font
des progrès. (Ce n’est pas une boutade : les historiens paraissent toujours beaucoup plus scientifiques que, par
exemple, les sociologues, uniquement parce qu’ils font des bêtises scientifiques cachées et même pas
honteuses…) Il y a une grande vertu des erreurs triomphantes. Dieu sait que Sartre en a fait, et le « projet
originel » en est une.
Je finis. Cette substitution de la notion de trajectoire à la notion de biographie met en évidence la
différence entre le vieillissement social et le vieillissement biologique. Il va de soi bien sûr qu’il n’y a pas de
vieillissement social sans vieillissement biologique. Tout déplacement dans l’espace social prend du temps. Il
faut du temps. Comme disait Bergson, il faut « attendre que le sucre fonde 47 ». De la même manière, il faut
attendre pour faire carrière, et, comme je l’ai analysé plusieurs fois 48, les différences sociales se traduisent
souvent dans des différences en temps. Se déplacer dans l’espace social prend du temps et s’accompagne donc
d’un vieillissement biologique. De ce fait, on a tendance à confondre le vieillissement biologique avec le
vieillissement social qui sont un peu comme le recto et le verso d’une médaille. Mais si vous avez entendu ce
que j’ai dit, vous comprenez bien que le vieillissement social n’a rien à voir avec le vieillissement biologique.
Pour donner une intuition : une existence sociale, une biographie socialement constituée, un curriculum, c’est
une série de tournants imposés, obligés ; à chaque tournant, on vieillit socialement dans la mesure où des
possibles meurent à chaque bifurcation, et l’on pourrait dire que l’âge social, c’est le nombre de branches mortes
dans l’arbre des possibles.

1. Ainsi, dès 1965, dans l’introduction qu’il rédige dans Un art moyen, op. cit., P. Bourdieu n’oppose pas le subjectif à l’objectif, mais
explique que le sociologue doit travailler « à ressaisir l’objectivation de la subjectivité » ou encore que « la description de la subjectivité
objectivée renvoie à la description de l’intériorisation de l’objectivité » (p. 20).
2. Dérivés du même mot grec, les termes de noèse (νόησις) et noème (νόημα) renvoient, le premier, à l’acte de pensée, le second à son
objet. Edmund Husserl définit leur usage en phénoménologie dans Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit., chapitre « Noèse
et Noème », § 87-96.
3. Les verbes grecs peuvent, comme en français, prendre une forme active et une forme passive, mais également une forme « moyenne »,
qui se rapproche généralement de la forme pronominale en français, indiquant que le sujet du verbe en subit l’action.
4. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions européennes, t. I, op. cit., p. 115.
5. Ibid., p. 116.
6. Ibid., p. 121.
7. Ibid., p. 117.
8. Ibid., p. 119.
9. P. Bourdieu avait déjà attiré l’attention dans le cours du 3 mai 1984 sur ce passage d’Économie et société (reproduit supra, p. 352,
note 1).
10. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions européennes, t. I, op. cit., p. 176-177.
11. Claude Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie » (1949), in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 183-203.
12. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions européennes, t. I, op. cit., p. 179.
13. Par exemple : « Pour nous, l’élément décisif c’est la “vocation” personnelle. Voilà ce qui différencie le prophète du prêtre. En premier lieu
et avant tout, parce que le prêtre est au service d’une tradition sacrée, tandis que le prophète revendique son autorité en invoquant une
révélation personnelle ou en se réclamant d’un charisme. » (M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., p. 190.)
14. Max Weber parle de « charisme de fonction » (voir en particulier la traduction, ultérieure au cours, d’une partie d’Économie et société : La
Domination, trad. Isabelle Kalinowski, Paris, La Découverte, 2013, p. 312-315, 345-349).
15. R. A. Dahl, Qui gouverne ?, op. cit. P. Bourdieu avait déjà évoqué ce livre au début de la leçon du 7 mars 1985.
16. Voir le cours du 2 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., en particulier p. 314-321.
17. P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Le couturier et sa griffe », art. cité ; P. Bourdieu, « La production de la croyance », art. cité.
18. M. Mauss et H. Hubert, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », art. cité.
19. L’« Esquisse d’une théorie générale de la magie » commence par un examen des « éléments de la magie » (le magicien, les actes, les
représentations), au terme duquel est affirmée l’« unité du tout » : « L’unité du tout est encore plus réelle que chacune des parties. Car ces
éléments, que nous avons considérés successivement, nous sont donnés simultanément. Notre analyse les abstrait, mais ils sont
étroitement, nécessairement unis. » (Ibid., p. 80.)
20. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, « Idées », 1954 [1946]. Une formule est restée très célèbre : « C’est
l’antisémite qui fait le Juif » (p. 84).
21. Rudolf Otto, Le Sacré, trad. André Jundt. Paris, Payot, 1929 [1917].
22. Il s’agit peut-être de la phrase suivante : « Le fétiche du marché de l’art, c’est le nom du maître apposé sur l’œuvre. » (W. Benjamin,
« Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien », art. cité, p. 159.) P. Bourdieu avait déjà évoqué cette phrase l’année précédente, dans sa
leçon du 23 mai 1985.
23. C’est cette « anamnèse historique » que P. Bourdieu réalisera dans Les Règles de l’art, op. cit. : « Il s’agit de décrire l’émergence
progressive de l’ensemble des mécanismes sociaux qui rendent possible le personnage de l’artiste comme producteur de ce fétiche qu’est
l’œuvre d’art ; c’est-à-dire la constitution du champ artistique […] comme lieu où se produit et se reproduit sans cesse la croyance dans la
valeur de l’art et dans le pouvoir de création de valeur qui appartient à l’artiste » (p. 475).
24. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 82-107.
25. Voir supra, p. 823, note 1.
26. Jacques Chirac avait participé le mercredi 23 avril 1986 à une émission politique (l’émission de télévision « L’heure de vérité ») pour la
première fois depuis sa nomination, un mois plus tôt, comme Premier ministre. Il avait annoncé les deux priorités de son gouvernement :
l’« ordre social » et la sécurité.
27. François Bonvin, « Systèmes d’encadrement et demandes des familles dans l’enseignement privé. Deux collèges secondaires dans leur
marché », thèse de 3e cycle, Université Paris-V, 1978 ; « L’école catholique est-elle encore religieuse ? », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 44, 1982, p. 95-108.
28. Pierre Bourdieu et Alain Darbel, « La fin d’un malthusianisme ? », in Darras, Le Partage des bénéfices, Paris, Minuit, 1966, p. 135-154 ;
Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, vol. 15, no 1, 1974, p. 3-42.
29. Le mot « fiction » vient du verbe latin fingere qui signifie « inventer faussement », « forger de toutes pièces » mais, avant tout,
« façonner ».
30. P. Bourdieu reviendra sur le rôle du capital symbolique dans le champ économique dans P. Bourdieu, Les Structures sociales de
l’économie, op. cit.
31. P. Bourdieu a sans doute en tête des passages comme celui-ci : « Le fait capital des temps modernes est l’avènement de la démocratie.
Que dans le passé, tel qu’il fut décrit par les contemporains, nous en trouvions des signes avant-coureurs, c’est incontestable ; mais les
indications peut-être les plus intéressantes n’auraient été notées par eux que s’ils avaient su que l’humanité marchait dans cette direction ;
or cette direction de trajet n’était pas plus marquée alors qu’une autre, ou plutôt elle n’existait pas encore, ayant été créée par le trajet lui-
même, je veux dire par le mouvement en avant des hommes qui ont progressivement conçu et réalisé la démocratie. Les signes avant-
coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée.
Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n’étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n’étaient pas
encore des signes. » (Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant [1934], in Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 1265-1266.)
32. La traduction française de ce roman de Julian Barnes venait juste de paraître quand ce cours était donné (Le Perroquet de Flaubert, trad.
Jean Guiloineau, Paris, Stock, 1986 [1984]).
33. Voir supra, p. 775, note 2.
34. William Shakespeare, La Tragédie de Macbeth, V, 5.
35. Wolf Lepenies, « Der Wissenschaftler als Autor – Buffons prekarer Nachruhm », in Das Ende der Naturgeschichte. Wandel kultureller
Selbstverstandlichkeiten den Wissenschaften des 18. und 19. Jahrhunderts, Munich, Carl Hanser Verlag, 1976, p. 131-168, et,
ultérieurement au cours, Wolf Lepenies, Les Trois Cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Paris, Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 1990 [1985], notamment p. 2-3. P. Bourdieu avait plus longuement traité des questions de style et
d’écriture dans les sciences dans le cadre de son analyse de l’espace des disciplines lors de la deuxième année de son cours (Sociologie
générale, vol. 1, op. cit., p. 434-441 et 460-464).
36. A. Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, op. cit., p. 208.
37. « L’illusion biographique », art. cité, n’a pas encore paru au moment où le cours est donné ; il paraîtra en juin 1986.
38. Marcel Dassault était mort à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans quelques jours avant ce cours, le 17 avril 1986.
39. Voir supra, p. 848.
40. E. H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies, op. cit.
41. Annie Ernaux, La Place, Paris, Gallimard, 1983.
42. Louis Marin, « Pouvoir du récit et récit du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, no 25, 1979, p. 23-43.
43. Le passage qui suit fait référence à la démarche de Jean-Paul Sartre dans L’Idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, op. cit.,
livre inachevé dont les deux premiers tomes sont consacrés à l’enfance et à la jeunesse de Flaubert, les analyses consacrées à la société et
à la littérature du temps de Flaubert n’intervenant que dans le troisième tome. À cette démarche, P. Bourdieu a opposé sa propre analyse
de Flaubert (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 584-585 ; Les Règles de l’art, op. cit.), ainsi que son auto-analyse qui est une
illustration exemplaire de sa démarche appliquée à lui-même (voir Esquisse pour une auto-analyse, op. cit.).
44. Fondé en 1894 et dissous en 1910, Le Sillon était un mouvement politique d’inspiration catholique qui prônait le rapprochement entre
l’Église et la République, et se positionnait à l’égard des ouvriers comme une alternative à la gauche anticléricale.
45. Sur les déplacements (« verticaux » comme « transversaux ») dans l’espace social, voir P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., en particulier
p. 146.
46. On peut citer par exemple : « Cette unité qui est l’être de l’homme considéré est libre unification. Et l’unification ne saurait venir après
une diversité qu’elle unifie. Mais être, pour Flaubert comme pour tout sujet de “biographie”, c’est s’unifier dans le monde. L’unification
irréductible que nous devons rencontrer, qui est Flaubert et que nous demandons aux biographes de nous révéler, c’est donc l’unification
d’un projet originel, unification qui doit se révéler à nous comme un absolu non substantiel. » (J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit.,
p. 648.)
47. « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements.
Car le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde
matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine
portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. » (H. Bergson,
L’Évolution créatrice, op. cit., p. 11.)
48. Voir notamment P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., et La Distinction, op. cit., p. 123 et 408 (ainsi que l’ouvrage ultérieur au cours,
Les Règles de l’art, op. cit.).
COURS DU 15 MAI 1986

Première heure (leçon) : une solution dispositionnelle. – L’indépendance de l’habitus par rapport au présent. –
Prévision, protention et projet. – Le changement de l’habitus. – Le pouvoir. – Le rapport petit-bourgeois à la
culture. – Deuxième heure (séminaire) : La Promenade au phare (1). – Les champs comme pièges. – Un homme-
enfant. – Les hommes, oblats du monde social.

Première heure (leçon) : une solution dispositionnelle

Aujourd’hui, je voudrais prolonger les analyses que j’avais entreprises à propos des rapports entre l’habitus et le
champ, pour essayer de montrer la nature de cette relation. En effet, il arrive aujourd’hui qu’on se serve de la
notion d’habitus d’une façon un petit peu mécanique, en la réduisant à la forme traditionnelle qui était la sienne
chez Aristote, dans la tradition scolastique et chez bien d’autres ensuite 1, alors que je pense qu’il faut lui donner
toutes ses implications. Les analyses que je vais proposer aujourd’hui devraient montrer que le recours à cette
notion, loin d’être une coquetterie historique, permet d’échapper à toutes sortes de faux problèmes en sciences
sociales comme en philosophie. Au fond, l’une des questions que la notion d’habitus vise à résoudre est la
question soulevée par Wittgenstein : « Que signifie le fait de suivre une règle 2 ? » Si cette interrogation
wittgensteinienne a donné lieu à une immense littérature chez les philosophes, elle a moins inspiré les
sociologues ou les anthropologues, alors que le problème se pose à eux de façon directe. La notion d’habitus
représente, selon moi, l’une des solutions possibles à la question : « Qu’est-ce que je nomme la règle ? », à mes
yeux la seule bonne solution, qui est parfois envisagée par les philosophes sous le nom de solution
dispositionnelle, expression attachée au nom de Ryle. Je vais y revenir.
Dire que l’habitus est le principe des pratiques et que l’action se détermine dans la relation entre un habitus
et un champ, c’est dire que l’habitus se détermine à agir, ce qui devrait troubler ceux qui voient dans la notion
d’habitus un concept déterministe. L’habitus détermine ce qui, dans la situation, le détermine. En tant que
système de dispositions et de schèmes de perception et d’appréciation, il constitue la situation dans sa
signification sociale, il lui confère son sens. Il sélectionne à l’intérieur de la situation les traits qui sont
pertinents de son point de vue (l’habitus est en effet un point de vue socialement situé et durable). En quelque
sorte, il constitue l’événement, ou la situation, comme événement signifiant, et c’est cet événement signifiant
qui motive la réaction à la situation. C’est donc la relation entre l’habitus et le champ qui constitue le monde
social comme lieu de choses à faire (au sens où l’on dit : « C’était à faire », « Il a fait ce qu’il y avait à faire »,
« C’était la seule chose à faire », etc.) ou à ne pas faire, d’urgences, d’impératifs objectifs ou, pour parler comme
Weber, de potentialités objectives.
Dans cette mesure – je rappelle ce que j’avais dit il y a fort longtemps 3 –, considérer que le principe de
l’action réside dans la relation très obscure entre l’habitus et le champ permet d’échapper à l’alternative dans
laquelle les sciences sociales et les théoriciens de l’action s’enferment et qui oppose la détermination mécanique
de l’action selon le schème stimulus → réaction à l’action calculée, rationnelle et consciente (Weber, qui est un
des rares sociologues à avoir réfléchi sur ce que peuvent être les principes déterminants d’une action, appelle
réaction pure, bloß Reaktion 4 le schème stimulus → réaction).
La notion d’habitus relève de la logique parfois qualifiée de « dispositionnelle » et dont Ryle dans The
Concept of Mind, a élaboré philosophiquement la définition. Pour faire comprendre ce qu’il entend par une
réaction dispositionnelle, Ryle écrit (dans The Concept of Mind, p. 87, je traduis) : « Expliquer un acte comme
accompli à partir d’un certain motif, ce n’est pas la même chose que de dire que le verre s’est brisé parce qu’une
pierre l’a frappé, mais c’est la même chose que le jugement tout à fait différent, à savoir que le verre s’est brisé
quand la pierre l’a frappé, parce que le verre est cassable 5. » Autrement dit, pour comprendre une réaction, il
faut connaître les dispositions durables de l’agent produisant cette réaction : ces dispositions durables peuvent
être en quelque sorte sollicitées par une cause occasionnelle (dans le cas particulier, la pierre), mais le principe
véritable de la réaction réside dans les dispositions durables de l’agent considéré. C’est ce que je disais la
dernière fois lorsque j’utilisais la notion de sensibilité (« sensibilité au désordre », « sensibilité à l’ordre »,
« sensibilité à la sécurité », etc.) : cette « sensibilité à », ce genre de facteurs que les sociologues font
constamment intervenir pour expliquer, par exemple, les phénomènes de délinquance, est une propriété
permanente, différentielle des individus socialisés, inscrite dans les habitus. […]
J’ai rappelé l’alternative de l’action consciente et de la réaction mécanique dans laquelle s’enferme
traditionnellement la sociologie. En anthropologie (je l’ai montré il y a longtemps 6), Lévi-Strauss a échappé à
cette alternative en jouant sur l’ambiguïté du mot « règle », qui peut renvoyer à une règle transcendante, c’est-à-
dire à une norme explicitement posée, socialement constituée et éventuellement garantie par le droit (la règle
devient en ce cas une règle juridique, accompagnée de sanction), ou à une règle immanente au jeu, c’est-à-dire à
une régularité. Lévi-Strauss (je l’ai montré à propos de sa préface aux Structures élémentaires de la parenté)
échappe apparemment à l’alternative par une espèce de jeu de mots permanent sur les deux sens. La règle de
parenté peut en effet être traitée comme une forme explicite consciemment énoncée et édictée par des instances
(difficiles à définir dans ce cas particulier, puisqu’en général il n’y a pas de système juridique dans les sociétés
où l’on parle de règles de parenté – mais on peut toujours faire l’hypothèse…), et il est vrai que l’interrogation
anthropologique fait apparaître qu’il y a toujours une forme de mariage qui est dite préférable.
La règle de parenté peut aussi être entendue comme « modèle » : dans les années structuralistes, le mot
« modèle » était à la mode et l’on jouait avec les connotations physicalistes de la notion de modèle pour dire que
les agents sociaux mettent en œuvre dans leurs conduites matrimoniales (on ne parlait pas de « stratégies
matrimoniales » à l’époque) des modèles inconscients qui seraient inscrits dans la structure du cerveau, ou je ne
sais pas où (il y a des choses très étranges dans les écrits de Lévi-Strauss à ce sujet). Finalement, le double sens
du mot « règle » et l’alternative de la norme et du modèle physique représentent une autre forme de l’alternative
de la conscience et de l’inconscient, de l’action comme réaction mécanique et de l’action comme projet
explicite, rationnel, conscient.

L’indépendance de l’habitus par rapport au présent

C’est cet ensemble d’alternatives qu’il s’agit d’écarter pour rendre compte de cette chose très étrange quand on y
pense, mais qui s’impose comme évidente dès qu’on la prend en compte : les agents sociaux ne sont jamais
réductibles à la contemporanéité de leurs pratiques ; ce qu’ils font ou ce qu’ils pensent n’est jamais
complètement intelligible dans l’instantanéité de la synchronie, dans le présent immédiat. C’est cette sorte
d’instantanéisation des agents qu’opère le modèle behavioriste ou le modèle de la conscience calculante : le sujet
calculateur, l’homo œconomicus calculans, s’emparerait de l’univers des variables pertinentes pour déterminer
une action rationnelle et faire, dans l’instant, le bon choix, en agissant, comme on dit, en connaissance de cause.
Comme je l’ai dit une fois 7, il n’y a pas de différences au fond entre l’action en connaissance de cause et
l’action déterminée par des causes ; au fond, cela revient au même. C’est pourquoi, comme cela arrive très
souvent en sciences sociales, les deux positions antagonistes se renforcent mutuellement et les débats
scientifiques continuent à l’infini. (Il y a des tas de supports sociaux à cette reproduction indéfinie des faux
problèmes, à commencer – je le dis toujours – par le système scolaire qui adore les faux problèmes pour faire
des discussions en trois parties.)
Les agents sociaux ne sont donc jamais réductibles à leur instantanéité : ils sont histoire incorporée. Pour le
montrer, je vais prendre un exemple qui introduira à ce que je dirai dans la deuxième heure : l’exemple très
célèbre des digressions chez Virginia Woolf. […] Je pense que l’on comprend mieux les romans de Virginia
Woolf si on les voit comme une série de bulles que la disposition linéaire de l’écriture oblige à développer
successivement, mais qui sont contemporaines. Dans La Promenade au phare [1927], on est ainsi pendant
quelques secondes dans la tête de Mr. Ramsay, puis on passe dans la tête de Mrs. Ramsay : on a donc eu une sorte
de bulle, comme dans une bande dessinée 8, où s’est développée une série de pensées, et, pendant ce temps, il y
avait une autre bulle de pensée. La deuxième bulle était contemporaine de la première, mais, dans le roman, elles
se succèdent et, comme nous avons l’habitude de lire des choses qui sont écrites successivement et qui se passent
successivement, nous lisons comme successives des choses qui sont contemporaines. C’est pourquoi on ne
comprend pas bien ce genre de roman et qu’on perçoit comme une rupture avec le réalisme, avec la
vraisemblance, une chose qui est, en fait, beaucoup plus fidèle à la réalité que le déroulement balzacien classique
de l’ordre du récit. Ces digressions woolfiennes sont très intéressantes. (Je me sers un peu des romans pour dire
des choses que, n’étant pas psychologue, je ne suis pas habilité à dire et que les psychologues, à mon sens, ne
disent pas vraiment ; on trouve son bien là où on le peut…)
Dans ce livre magnifique qu’est Mimésis, Auerbach propose un célèbre et très beau commentaire intitulé
« Le bas couleur de bruyère 9 ». Il porte sur un passage de La Promenade au phare. Dans ce roman, il est
question d’une promenade au phare et de Mrs. Ramsay qui tricote un bas pour le petit garçon du gardien de
phare. Elle les essaie sur son fils qui attend avec impatience cette promenade et qui est très furieux contre son
père qui a dit qu’il allait pleuvoir et que la promenade n’aurait pas lieu (ces précisions sont importantes pour ce
que je vais vous raconter tout à l’heure). À propos de cette chose insignifiante, un bas, se développe une série de
pensées chez différents personnages, en particulier celles de Mrs. Ramsay à propos de ce que le père a dit, de la
peine du petit garçon, de sa vision du monde social, des pauvres, des orphelins qu’il faut aider… Tout cela est
développé dans une grande bulle.
De façon plus générale, chez Virginia Woolf, des événements insignifiants déclenchent des séries de
représentations qui s’éloignent constamment du présent, au sens chronologique et au sens public du terme, et qui
se déplacent dans la profondeur du temps ; et la pluralité des consciences, la pluralité des agents dotés d’habitus
s’expriment dans la pluralité des temporalités. Ces agents, apparemment contemporains (ils sont dans la même
pièce et ils peuvent même parler ensemble), sont en même temps séparés les uns des autres, leurs pensées se
développant dans des temps sociaux différents, dans des histoires différentes dont le principe générateur est
l’habitus. Au fond, c’est parce qu’ils ont des histoires différentes qu’ils ont des représentations temporelles
différentes, qu’ils sont dans des temporalités différentes. Cette analyse – qui n’est sans doute pas très originale
en matière d’analyse littéraire, mais qui le devient si on la rapporte au monde social ordinaire – est très proche
de ce que dit Heidegger dans la deuxième partie, non traduite, de Sein und Zeit 10, à propos du temps public et du
temps privé. La temporalité publique à laquelle les gens se plient en étant « à l’heure », en étant au moment
prévu avec d’autres, à l’endroit prévu avec d’autres, ce temps sur lequel on se met d’accord (se donner rendez-
vous, c’est se mettre d’accord sur les temps privés, c’est mettre les temps privés entre parenthèses pour
s’accorder sur une coïncidence, une synchronie dans le temps public), ce temps public, ce temps socialement
constitué, ce temps du calendrier 11, qui est une conquête historique très importante (les calendriers n’ont pas
toujours existé – les premiers ont été faits en général par des clercs qui s’efforçaient de synchroniser des fêtes),
nous masque les temps privés, les expériences privées du présent telles qu’elles sont constituées par des habitus,
eux-mêmes constitués dans le temps.
Ceci conduit à dire que cet habitus que l’on voit souvent comme une sorte de cage d’airain dans laquelle
les agents sont enfermés est aussi ce qui représente la liberté par rapport au présent. Par exemple, dans La
Promenade au phare, on a, comme je l’ai dit, une série de bulles, puis arrive le repas, moment où, dans la
logique du roman, toutes les bulles vont converger et les gens vont se trouver synchronisés. Ils avaient
développé, chacun dans leur coin, leurs petites histoires, à partir de leur histoire, et ils vont se trouver
simultanéisés, le temps du repas qui, dans une maison privée, est le moment public. C’est le moment où
l’héroïne du roman reprend son rôle officiel de « maîtresse de maison », comme on dit, de dominante. Et le
dominant dit l’heure ; il dit : « Vous serez à l’heure », et les gens sont à l’heure, les temps se synchronisent. Puis
les bulles recommencent à fonctionner.
Ce que je raconte peut vous paraître, selon votre humeur, gratuit ou un petit peu bizarre, mais c’est
important pour comprendre ce que fait réellement l’habitus dans le rapport avec un monde social. Les
représentations que les agents se font du monde social ou du champ dans lequel ils agissent ne sont liées au
déclenchement immédiat […] que par la médiation de l’habitus qui, lui, est indépendant du présent. Il y a une
sorte d’indépendance temporelle des représentations de la conscience, par rapport au présent, par rapport à
l’événement extérieur qui les a fait naître. Cette indépendance de l’habitus à l’égard du présent est le fondement
de ce qu’il faut connaître pour comprendre la réaction d’un agent et ce que contient le stimulus qui le fait réagir.
Dans l’exemple de Ryle, la pierre ne suffit pas ; il faut connaître la fragilité du verre. De même, l’événement
politique ne suffit pas ; il faut connaître la sensibilité différentielle et socialement constituée des différents
agents à l’ordre, au désordre, à la crise, etc. La réalité extérieure existe bien, mais elle n’est qu’un point de
départ, et les stimuli sont quelque chose entre le prétexte ou l’occasion et le déclencheur de la pratique ; ils ne
sont pas du tout, comme on pourrait le croire, déterminants (au sens mécanique du terme). L’analogie du ressort
est peut-être plus précise que celle qu’emploie Ryle : l’événement déclenche des ressorts qui lui préexistent, et
connaître les habitus, c’est connaître les ressorts qui permettent de réellement prévoir comment une personne
réagira à un événement.
(Au passage, on pourrait opposer Virginia Woolf et Proust. Proust, à qui on prête toujours une théorie très
complexe de la temporalité, est finalement beaucoup plus simpliste que Virginia Woolf. Je ne développe pas –
comme j’ai fait déjà mon petit morceau littéraire, vous trouveriez que j’exagère –, mais, au fond, Proust a
psychologisé la notion d’habitus. Il a dit des choses très intéressantes, mais elles ne sont pas là où on les cherche
d’habitude. Et ce n’est pas quand il croyait être profond qu’il l’était. Il me semble qu’il était beaucoup plus
sociologue que psychologue et que ses meilleures théories sont sociologiques plutôt que psychologiques 12 ; c’est
tout le contraire de ce qu’on dit d’habitude à son sujet, au nom d’une espèce de routine bergsonienne, de la petite
madeleine, etc. 13.)
L’habitus est donc cette sorte de structure incorporée qui oriente les perceptions. Ici, la notion d’habitus
appelle, je crois, une remarque importante. Je disais l’autre jour que le capital symbolique se constituait dans un
rapport de connaissance 14 en précisant que la « connaissance » ne se réduisait pas, comme on le pense
ordinairement, à la connaissance intellectuelle. Dans l’alternative de la réaction et de la conscience, on penche
en effet tout de suite du côté de la conscience ; on pense par exemple que la relation au capital culturel qui
constitue le capital culturel comme capital symbolique est une relation cognitive, intellectuelle, consciente,
thétique, qui implique la position consciente d’une relation. En fait, les rapports de connaissance peuvent être
d’un autre ordre que ce que nous mettons ordinairement sous le mot de connaissance. En associant le mot
« connaissance » à une philosophie intellectualiste et cognitive, nous oublions qu’existent des modes de
connaissance qui sont pratiques, infra-conceptuels, infra-thétiques (ils ne sont pas explicites et explicitement
constitués) et, au fond, corporels.
Cette connaissance que pratique, en quelque sorte, l’habitus, est quasi corporelle et les métaphores sont à
chercher du côté de la danse, du sport, des pratiques où les agents font ce qu’il faut faire sur le mode de la
gymnastique, et pas du tout sur le mode de l’algèbre. Je rappelle ici une analyse importante que j’ai présentée à
de nombreuses reprises : l’erreur structuraliste, en particulier en ce qui concerne le mythe ou le rite, consiste à
décrire comme une algèbre des rituels qui sont une gymnastique. Ce n’est pas parce qu’il y a une logique des
rituels et parce qu’on peut construire des systèmes d’oppositions (c’est la même chose que [ce qui a été dit supra
sur] les théories de la parenté) que cette gymnastique serait soit, comme le suggère Lévi-Strauss, un système de
modèles mathématiques inconscients enfoui dans le dualisme du cerveau (j’invente à peine), soit des normes
consciemment posées. En fait, l’habitus est précisément ce mode de connaissance pratique (c’est toujours la
métaphore du sens du jeu), qui peut maîtriser une situation en deçà de toute prise de conscience et sans qu’il
s’agisse pour autant d’une réaction mécanique.
Dans la relation entre un habitus et un champ se constitue ce qu’on appelle le sens du jeu, le sens de la
logique du jeu (« logique » s’entendant au sens pratique de : « Comment ça marche ? », « Que va-t-il se
passer ? », « Que va-t-il arriver ? », « Où va-t-il envoyer le ballon ? », « Où va-t-il placer la balle ? », etc.). Ce
sens pratique du jeu est une forme de connaissance qui se traduit par une anticipation, car il y a des prévisions
pratiques (le mot « prévision » est encore un de ces mots intellectualistes). Cavaillès disait très justement au
sujet de la science que « prévoir ce n’est pas voir à l’avance 15 » : la prévision scientifique n’est pas une
anticipation intuitive ; c’est une construction, une hypothèse théorique. Mais, dans la pratique, prévoir, c’est voir
à l’avance. Cavaillès a évidemment raison sur le terrain scientifique, mais sur le terrain pratique, prévoir, c’est
voir à l’avance.

Prévision, protention et projet

Là, il faut développer un peu ce dernier point, en s’appuyant sur une distinction célèbre de Husserl entre
protention et projet 16. On n’a jamais fait grand-chose de cette distinction, alors qu’on a davantage réfléchi à la
distinction complémentaire entre rétention et souvenir. J’explicite très vite. Husserl insiste sur le fait que
percevoir le présent, c’est toujours percevoir un au-delà du présent ponctuel, du présent immédiat. Il y a une
sorte de halo de non-présent autour de l’immédiatement présent, autour de ce qu’il appelle le « directement
perçu ». Il parle d’anticipations pré-perceptives et de rétentions qui ne sont pas posées en tant que futur.
L’anticipation pré-perceptive ou la protention n’est pas un projet. C’est un futur qui n’est pas posé en tant que
tel, mais qui fait partie du présent, qui est comme présent. Husserl prend l’exemple de la partie de la table que
vous ne voyez pas parce que les pieds sont cachés (c’est ainsi, les philosophes prennent toujours des exemples un
peu bizarres) : cette partie que vous ne voyez pas est à-percevoir, c’est un à-venir ; si vous faites le tour de la
table, vous allez la voir et elle se donne comme perçue, bien qu’elle ne soit pas perçue. Elle est une sorte d’à-
venir présent dans le présent. La rétention, de la même façon, n’est pas un souvenir, mais ce qui a été actualisé,
ce que vous avez présentifié à un instant t et qui, maintenant que vous regardez autre chose, est devenu inactuel
et déprésentifié. Cette analyse, qui peut paraître formelle, est, je crois, capitale. Elle est le fondement d’une
véritable théorie sociologique de la temporalité, dans la mesure où « se temporaliser », c’est passer d’une chose
à une autre… (Je ne cherche pas à produire un effet philosophique et le mieux serait d’exprimer cela de deux
façons [d’une façon philosophique et d’une façon plus concrète] parce que les deux façons sont justes et
importantes pour comprendre.)
La temporalisation, le processus par lequel je me temporalise, dirait un phénoménologue, c’est le processus
par lequel je m’intéresse successivement à des objets différents. Ce qui était actualisé à l’instant précédent
comme centre d’intérêt de ma pratique tombe dans le passé, dans la rétention, quand mon intention se porte sur
un autre actuel. Agir, c’est donc se temporaliser. J’engendre le temps par le simple fait de présentifier
successivement. J’engendre ainsi la dimension subjective de la temporalité. (J’avais développé ce qui concerne
la dimension objective – je le précise dans le cas où vous voudriez faire le raccord – dans un cours il y a deux
ans, à propos de l’opposition entre les jeux à accumulation et les jeux discontinus 17, mais je ne développe pas,
cela me conduirait à sortir complètement de ma ligne.)
Cette analyse de la temporalité me paraît importante pour comprendre la relation pratique au monde, la
logique pratique de l’anticipation impliquée dans le rapport entre l’habitus et le champ. Avoir le sens du jeu,
c’est avoir une maîtrise pratique de la logique du jeu (il faudrait placer le mot « logique » entre guillemets, car il
ne s’agit pas d’une logique logique, mais d’une logique pratique qui n’est d’ailleurs pas complètement logique et
qui n’est pas constituée comme telle par l’agent qui la maîtrise pratiquement). Le sens du jeu est une maîtrise
pratique de la logique du jeu, c’est-à-dire de ce dont le jeu est gros, des potentialités objectives du jeu comme
disait Leibniz 18. Avoir le sens du jeu, c’est comprendre immédiatement ce qui se passe et anticiper pratiquement
ce qui va se passer sur le mode, non de la prévision, mais de la protention : ce qui va se passer est inscrit dans le
présent comme un quasi-présent. Ce n’est pas un projet, c’est un « cela-va-de-soi », comme la pomme qui est
inscrite dans l’arbre (même si elle n’y est pas, c’est comme si elle y était déjà).
Ceci est très important pour comprendre des conduites comme les conduites de panique que Sartre a essayé
d’analyser 19 ou les conduites d’émotion ou de peur, où, finalement, j’agis à l’égard d’un futur comme s’il était
déjà là. C’est la fameuse phrase « Je suis foutu » ou « Je suis mort » : puisque je la prononce, c’est que je ne suis
pas encore écrasé. C’est, je crois, une vérification du statut ontologique de la protention qui n’est pas un projet,
puisqu’un projet est un futur contingent ; il peut arriver ou ne pas arriver. Le futur de l’action n’est pas un futur
contingent, mais un futur présent, qui est déjà là.
Comme je l’ai dit très souvent, la maîtrise pratique du champ, c’est le sens du placement, c’est-à-dire le
sens de l’endroit où il faut se placer, où il faut placer ses actions, où il faut investir, et qui peut s’opérer sur le
mode du cela-va-de-soi. On comprend dans cette logique que la connaissance dont je parle n’est pas du tout une
connaissance intellectuelle, théorique. Pour donner une idée de la forme intellectualiste de la théorie de la
perception, on peut citer la phrase d’Alain qui est très typique : « La perception est une science
commençante 20 », c’est-à-dire qu’au fond la perception serait une conduite cognitive du même type que la
conduite scientifique, mais simplement moins parfaite, moins bien. Il est vrai que la perception nous conduit à
faire des hypothèses, validées ou invalidées, à faire des corrections, mais cette formule est fausse : en fait tout se
passe comme si nous faisions des hypothèses ; constamment nous anticipons – on ne peut pas comprendre ce que
nous faisons en se référant seulement au présent immédiat, pas plus qu’au passé immédiat. Comme je l’ai dit
tout à l’heure, il faut faire intervenir plus que le présent pour comprendre ce qui se passe dans la tête des
personnages de Virginia Woolf. De même, pour comprendre ce que fait un joueur de tennis, il faut prendre en
compte beaucoup plus que le présent immédiat, ce « beaucoup plus » s’engendrant dans la relation entre un
habitus bien constitué qui a le sens de l’avenir du jeu et le jeu. Ce serait la même chose pour un spécialiste de la
haute finance ou pour un intellectuel bien constitué qui sait choisir le bon terrain d’investissement pour son
prochain article scientifique : les terrains les plus différents, je pense, obéissent à cette logique.
Comme je l’ai souvent dit, le fait qu’il s’agisse de stratégies pratiques, infra-conscientes, est extrêmement
important : il montre que les stratégies ne sont pas des stratégies, que les bonnes stratégies n’ont pas à être
constituées en tant que stratégies. Les gens bien nés, par exemple, sont innocents (c’est encore une analyse que je
répète, mais elle est fondée) : étant, dans le champ, comme des poissons dans l’eau, ils ne sentent pas les
contraintes et ils n’ont même pas à calculer pour aller là où il faut.

Le changement de l’habitus

Dans sa relation avec le champ, l’habitus anticipe, et c’est à travers ces anticipations qu’il se modifie. C’est
évident et impliqué dans l’usage que j’ai toujours fait de cette notion, mais je suis obligé de rappeler que
l’habitus n’est pas une sorte de destin ou de caractère intelligible, bloqué une fois pour toutes. C’est un système
de dispositions fortes, contraignantes (on ne peut pas faire n’importe quoi à partir d’un habitus), mais ouvertes,
en particulier à l’expérience qui est une quasi-expérimentation scientifique : constamment j’anticipe et ça
marche ou pas. Si ça marche, si « ça roule », l’habitus est renforcé, on reste dans l’ordre de l’inconscient. Plus ça
marche bien, moins il y a besoin de faire accéder les anticipations à la conscience, de les constituer en tant
qu’hypothèses. Si par contre ça ne marche pas, il peut y avoir crise. La crise est le décalage entre la logique
anticipée pratiquement par l’habitus et la logique objective du jeu, entre le temps subjectif et le temps objectif.
En cas de crise, de décalage, le retour réflexif ou la prise de conscience, par exemple, peuvent conduire à
substituer des stratégies conscientes aux stratégies inconscientes, les sujets sociaux n’étant évidemment pas
condamnés à l’habitus. De la même manière, lorsqu’on conduit, on est en pilotage automatique, mais, de temps
en temps, il y a un feu rouge et il faut freiner.
Ce sont aussi des choses évidentes, mais j’aurais peut-être dû les dire plus clairement pour anticiper sur les
critiques les plus bêtes : si Leibniz disait que « nous sommes empiriques dans les trois quarts de nos actions 21 »
(ce qui veut dire : nous sommes habitus dans les trois quarts de nos actions), il reste un quart de nos actions qui
correspond justement aux situations dans lesquelles l’habitus est pris à contrepied (la métaphore est, je crois,
pertinente). Dans ces cas-là, les attentes pratiques, corporelles sont déçues, et l’écart et la surprise critique
correspondante engendrent une réflexion, un changement de la nature du principe de l’action, qui pose la
question du changement de l’habitus (là, c’est beaucoup plus compliqué et je n’ai pas d’éléments pour en dire
plus). Autrement dit, là encore, nous sommes dans des structures très paradoxales que les alternatives habituelles
dans lesquelles nous pensons (cause-effet, etc.) empêchent de percevoir. On peut dire que c’est encore la
structure de l’habitus qui engendre les événements propres à changer la structure de l’habitus. C’est en effet en
fonction de mes structures de pensée que ceci ou cela va être étonnant. Tout le monde le sait, mais il faut en
prendre acte : ce qui sera étonnant pour l’un sera banal pour l’autre et ce qui fera événement pour un habitus, ce
qui sera de nature à lui poser des questions et donc à lui demander de se transformer, sera encore engendré selon
les structures de l’habitus. Autrement dit, c’est encore l’habitus (j’ai dit tout à l’heure, en commençant, l’habitus
se détermine) qui contribue à définir le principe de son propre changement, et donc les limites de ce changement.
Par conséquent, l’habitus change, bien sûr, mais toujours dans des limites.

Le pouvoir

Voilà pour ce premier ensemble d’analyses. Je voudrais maintenant montrer les effets de ces analyses sur le
terrain du pouvoir. J’ai évoqué plusieurs fois les problèmes de domination, la question de savoir si « le pouvoir
vient d’en haut ou d’en bas », l’alternative de la manipulation et de la soumission, ce que La Boétie, l’ami de
Montaigne, appelait la « servitude volontaire 22 » : la domination doit-elle être pensée dans la logique de la
propagande que les puissants exercent sur les dominés, par une sorte de manipulation ? Les philosophes tombent
souvent, du moins en tant que corps (ils peuvent être très subtils individuellement), dans les grandes alternatives.
[…] Ainsi, parlant brusquement du pouvoir (ils n’en parlaient jamais auparavant), ils tombent dans l’alternative
de la domination-manipulation (voir Althusser, la logique instrumentale, l’État manipulateur, diabolique, etc.) et
de la servitude volontaire. (J’exagère à peine – si j’étais méchant, je pourrais citer beaucoup de textes…)
Cette alternative me paraît fondée sur une erreur profonde en matière de théorie de l’action, sur une
mauvaise réponse à la question wittgensteinienne « Qu’est-ce que suivre une règle ? ». Elle reste finalement dans
une vision intellectualiste de l’action. Selon une erreur fondamentale qui est quasiment constitutive de la pensée
pensante (donc de la philosophie, mais aussi de la pensée pensante des anthropologues et des sociologues) ou du
statut de penseur, les penseurs mettent leur mode de pensée dans la tête des gens qui pensent. Quand ils pensent
ce que font les agents, une femme qui accomplit un rituel ou un homme politique qui prend une décision, ils ont
tendance à projeter leur mode de pensée, lié à des conditions sociales de possibilité très différentes de celles où
sont placés les agents sociaux et qui excluent précisément de faire un rituel ou de prendre une décision. J’ai
l’habitude de résumer cette erreur par une formule célèbre de Marx qui dit que Hegel « substitue les choses de la
logique à la logique des choses 23 ». Autrement dit, les penseurs mettent dans la pratique la logique qu’il faut
construire pour rendre compte de la pratique. C’est très clair dans l’exemple de la règle : les agents ne font pas
n’importe quoi (sans quoi il n’y aurait pas de sciences sociales…), il y a une logique dans les pratiques et on
peut supposer une sorte de constance des réactions des agents sociaux (en effet, un agent, stimulé de la même
façon à deux moments différents, réagit de la même façon).
Ce postulat de la constance est validé par l’établissement de régularités : en tant que sociologues, nous
établissons des régularités, nous savons que plus telle chose s’élève, plus telle autre diminue (par exemple, plus
on devient citadin, moins on a d’enfants). Mais, établissant une régularité, on ne s’interroge pas sur ce qu’elle
signifie. L’existence d’une relation régulière entre une situation et une action autorise-t-elle à dire qu’il est de
règle de faire cela quand on est dans cette situation ? Selon la très belle phrase d’un linguiste, Ziff, le fait que le
train arrive régulièrement en retard ne nous autorise pas à conclure qu’il est de règle que le train arrive en
retard 24. Tout le jeu lévi-straussien que j’évoquais tout à l’heure est dans ce glissement qui repose sur l’idée que
la régularité suppose la règle ou quelque chose comme la règle, c’est-à-dire le fait d’agir délibérément en vue du
résultat enregistré. On suppose toujours que ce que l’on enregistre a été le produit d’un calcul ou d’une
délibération. Du coup, on a une sorte de philosophie intellectualiste de la pratique. Ou alors on a la vision
mécaniste, les deux, d’ailleurs, pouvant coïncider, comme le montre la notion d’appareil 25. (Ce que je suis en
train d’analyser, en ce moment, c’est l’inconscient collectif de notre époque, c’est la philosophie de l’histoire
qui sous-tend implicitement notre pensée du monde social et ce que vous trouvez dans les journaux – par
exemple, quand on dit « Le Premier ministre a décidé que… », « La Russie va faire, etc. », « Le Parti
communiste réclame que… », c’est toute une philosophie du monde social, toute une théorie de l’action, que
nous acceptons de façon inconsciente.)
La philosophie mécaniste et son inverse finaliste ne sont pas aussi antagonistes qu’elles en ont l’air. Les
deux supposent en effet que le principe de l’action peut être explicité, isolé. Je prends l’exemple de la notion
d’appareil qui – la métaphore de l’appareil le dit – participe d’une philosophie mécaniste : pour ceux qui
utilisent la notion, les appareils peuvent avoir des fins, c’est même le propre des appareils ; quand, par exemple,
les « appareils idéologiques d’État 26 » sont méchants, manipulateurs, dominateurs, ils posent des fins. On ne sait
pas comment ils atteignent ces fins, mais c’est leur rôle de mécanique auto-réglée d’atteindre ces fins. Je ne
peux pas développer davantage de façon complètement improvisée. Il faudrait que j’aie des textes pour analyser
le langage, les métaphores, parce que ces raisonnements jouent beaucoup sur le langage, ils marchent très bien
lorsque, comme le disait Wittgenstein, « le langage tourne à vide », qu’« il est en congé » 27. Il n’y a qu’à laisser
faire le langage qui est mécano-finaliste.
Ce que la notion d’habitus et tout ce que j’ai dit mettent en question, c’est cette vision intellectualiste et
surtout l’alternative selon laquelle ou bien il n’y a pas de connaissance, et les agents sont des automates qui
réagissent au doigt et à l’œil à des stimuli mécaniques, ou bien ils sont conscients et ils savent ce qu’ils font, ils
posent des fins, etc. Dans les deux hypothèses, on ne peut pas rendre compte de ce qui est le plus subtil, le plus
profond et, me semble-t-il, le plus important dans les affaires de pouvoir, à savoir le fait que les agents se
déterminent à être déterminés. Il suffit de transposer l’analyse que j’ai faite toute à l’heure. On peut dire que les
agents se déterminent à obéir ou se déterminent à subir des déterminations, y compris les plus aliénantes, mais à
condition de préciser ce que signifie le « je me détermine ».
Je me réfère très vite à des analyses bien connues de Sartre. Ce n’est pas l’une de ces vieilles références
liées à mes années de formation : actuellement, les défenseurs de l’individualisme méthodologique 28 les plus
subtils (il y en a quelques-uns, à l’étranger surtout 29) se réfèrent beaucoup à Sartre. Je l’avais vu il y a dix ans et
je l’avais écrit dans un texte où je les attaquais en me défendant contre eux 30. Sartre, au fond, est celui qui a
donné la formulation la plus conséquente, et même ultra-conséquente, de ce que l’on peut appeler
l’« individualisme méthodologique », c’est-à-dire de l’idée selon laquelle les actions ont pour principe un sujet
individuel, anhistorique, instantané, qui se décide dans l’instant et qui se détermine même à être déterminé. Les
analyses de Sartre (par exemple, Sartre devant la montagne : la montagne n’est un obstacle que parce que je la
constitue comme telle 31) conduisent à constituer les phénomènes de domination comme des effets de la
mauvaise foi, et c’est à cela que je voulais en venir : si le sujet de l’action est un sujet sartrien, dire : « Je me
détermine », c’est dire que je trompe me, qu’il y a « mauvaise foi », c’est-à-dire un mensonge dans lequel le
trompeur est en même temps le trompé. Les analyses célèbres de l’émotion sont le cas le plus typique. Il faut
mettre en rapport deux analyses : l’analyse de l’émotion, dans laquelle Sartre dit que ce visage grimaçant qui me
terrifie, c’est moi qui le constitue comme terrifiant 32 (je me mets, en quelque sorte, en état de panique), et
l’analyse de la situation révolutionnaire – Sartre dit : « Les révolutionnaires sont sérieux, ce n’est pas parce que
le monde est révoltant qu’ils sont révoltés, c’est parce qu’ils sont révoltés qu’ils trouvent le monde
révoltant 33. » Autrement dit, c’est le « je » qui constitue le monde dans ses propriétés objectives.
Si maintenant on revient à la notion d’habitus et à tout ce que j’ai dit sur l’« anticipation » et ce rapport
quasi corporel entre l’habitus et un futur qui n’est pas un futur, mais qui est un déjà-présent, un déjà-là, on voit
bien que l’on fonde à la fois le sérieux de l’émotion et le sérieux de l’action. Il est vrai que je me détermine : si
j’avais un autre habitus, ce qui me paraît révoltant ne me révolterait pas du tout. Mais il reste qu’étant constitué
comme je le suis, le monde est vraiment révoltant. C’est tout à fait sérieux. Ce n’est pas quelque chose que je
pourrais changer par un acte de conscience qui me ferait prendre conscience du fait que je me libère librement de
ma liberté, que j’aliène librement mon pouvoir de suspendre toute aliénation, etc. Je crois que la même
philosophie est sous-jacente à toutes les théories du type « jouir du pouvoir » ou « le pouvoir comme étant ce
dont je me sers pour me faire des choses » (c’est une métaphore tout à fait d’époque 34).
À ces théories ultra-subjectivistes, j’oppose une analyse où des agents sociaux socialement constitués et
dotés de dispositions durables à constituer le monde d’une certaine façon s’affrontent à un monde qu’ils
produisent, mais pas en toute liberté, dans l’instantanéité d’un éclair décisionnel ; ils le produisent selon des
règles incorporées dont ils ne sont pas complètement maîtres et dont ils peuvent découvrir les effets, par
exemple à travers les contrecoups qu’ils subissent. Je pense que cette analyse était importante ; de façon
générale, je crois qu’il faut parfois faire des choses en apparence gratuites, théoriques, abstraites, philosophiques
(mots péjoratifs pour beaucoup de gens) pour démonter les mécanismes très concrets et très proches de
l’expérience. Dans la deuxième heure, je développerai, à titre d’illustration, l’analyse des rapports de domination
entre masculin et féminin que l’on peut tirer du roman de Virginia Woolf, et je crois que ces analyses [de la
première heure] un petit peu abstraites deviendront très concrètes.

Le rapport petit-bourgeois à la culture

Contre l’alternative de la soumission volontaire et de l’aliénation, il faudrait reprendre par exemple l’analyse des
rapports entre les petits bourgeois et les bourgeois dans le mécanisme d’accession à la culture. Je rappelle
simplement en quelques mots cette analyse que j’ai si souvent faite 35, pour que vous la fassiez fonctionner dans
la logique de ce que je viens de dire. Le rapport à la culture, du point de vue d’un habitus petit-bourgeois, est la
forme par excellence de ce que j’appelle l’illusio, c’est-à-dire cet investissement tout à fait sérieux dans quelque
chose qui peut paraître illusoire à quelqu’un qui le voit du dehors. C’est là une chose importante que je n’ai pas
dite et sur laquelle je reviendrai tout à l’heure à propos de Virginia Woolf : l’illusio n’est pas illusoire ; celui qui
est pris au jeu prend le jeu très au sérieux. La notion d’habitus a cette fonction – et c’est cela que je voulais dire
aujourd’hui – de rendre compte de ce sérieux extrême, de l’investissement dans des jeux qui peuvent paraître
dérisoires quand on les regarde à partir d’un autre habitus ou à partir d’un habitus engagé dans un autre jeu.
Le rapport petit-bourgeois à la culture est cette espèce d’aspiration à propos de laquelle on peut reprendre
toutes les analyses [développées dans cette première heure] sur l’aspiration, la temporalisation – « Je me
temporalise » –, l’avenir – « J’ai de l’avenir », « La culture est mon avenir », « Je veux monter [socialement] par
la culture », etc. On peut dire que cette sorte d’anticipation est ce par quoi le petit bourgeois est pris par le jeu, ce
par quoi il est happé par le jeu et, en quelque sorte, ce par quoi il se fait avoir (je reviendrai sur cette métaphore)
par le jeu, ce par quoi il se laisse prendre. Ce désir de s’approprier la culture, de monter par la culture qui est
l’un des principes de cette boulimie acquisitive qui définit souvent le rapport petit-bourgeois à la culture, cette
sorte d’anticipation se constitue dans une relation particulière entre un habitus particulier et un champ
particulier.
N’ayant pas le temps de développer cette analyse, je prendrai le cas limite de cette attitude que j’ai décrit
dans Homo academicus au travers de cette sous-catégorie (de la catégorie que je viens d’évoquer) que constituent
les oblats dans le système scolaire, les fils d’instituteurs qui deviennent professeurs à la Sorbonne. Ces gens
subissent, au plus haut degré, la domination de la culture et l’on peut dire (si l’on veut parler dans la logique des
victimes qui est sous-jacente à ce qu’on dit d’ordinaire, ce qui fait qu’on dit beaucoup de bêtises) qu’ils sont,
d’une certaine façon, les plus victimes de la domination par la culture : comme Cottard 36 dans À la recherche du
temps perdu, ils ne seront jamais vraiment cultivés… Chez Proust, ils sont toujours un peu ridicules, ils savent
les étymologies des noms nobles, mais ils ne se tiennent pas bien. Ces gens qui sont à la fois les plus dominés
par la culture et qui ne la dominent jamais complètement – puisque, pour la dominer complètement, il ne faut
pas avoir envie de la dominer – sont l’incarnation, me semble-t-il, d’un de ces rapports de domination que l’on
ne peut pas décrire selon l’alternative simple de l’instrumentalisme ou de l’automystification. C’est une sorte de
domination à laquelle on collabore, au point que cela peut être vécu comme l’un des grands accomplissements de
l’humanité. Je m’arrête là. Je reprendrai tout à l’heure à propos de la domination masculin/féminin où je crois
que les choses se voient de façon plus subtile.

Deuxième heure (séminaire) : La Promenade au phare (1)

Deux mots de commentaires sur ces références qui font le lien entre les deux moments de cette matinée. Les
études auxquelles je fais référence sont d’abord l’attribution theory 37. Cette théorie intéressante, qui se situe
dans la logique de ce que j’ai dit précédemment, consiste à établir une relation entre la représentation que les
gens se font des causes d’un événement et leurs manières de réagir à cet événement. Ce n’est pas aussi trivial
qu’on pourrait le croire : une tradition de psychologues et de sociologues étudie la naissance et l’évolution des
conflits, depuis le conflit qu’on peut dire « informel » (celui qui survient dans les relations de voisinage par
exemple), jusqu’au conflit juridiquement constitué sous forme de procès. Dans la discussion qui s’est
développée depuis une quinzaine d’années aux États-Unis autour du processus de constitution juridique d’une
dispute (comment une dispute devient un procès ?), des psychologues ont fait apparaître des choses dans la
logique, que je répète toujours, de katégorein, katégoreisthai 38, [verbe grec qui signifie] « attribuer », mais aussi
« accuser publiquement » : « Dis-moi qui tu accuses et je te dirai comment tu vas réagir. » Si, dans l’exemple
célèbre de Freud 39, je dis : « Oui, c’est ma faute, je n’aurais pas dû te prêter le chaudron, etc. », ou si je dis :
« Ils sont vraiment dégoûtants, ils m’ont rendu mon chaudron esquinté », la réaction est différente. Les
psychologues établissent très bien que la réaction à la chose varie selon la manière de constituer la chose. Ils
mettent en relation la propension à se blâmer ou la propension à blâmer avec le mode de réaction, ce qui est déjà
intéressant. Mais, étant psychologues, ils ne cherchent pas du côté de la genèse sociale des dispositions qui
portent à constituer l’événement d’une manière plutôt que d’une autre. En tant que sociologue, je poserais tout
de suite l’hypothèse que la propension à se blâmer ou la propension à blâmer ne se distribue pas au hasard entre
les sexes, entre les positions dans l’espace social et entre les trajectoires sociales.
Le deuxième ensemble de références porte sur les femmes battues 40. Les femmes battues ont fait l’objet
d’études féministes tout à fait intéressantes, mais après m’avoir entendu rabâcher longuement que l’habitus se
détermine, vous devez trouver évidentes des choses qui, pour beaucoup de gens, ne le sont pas. On observe par
exemple que les femmes battues retournent beaucoup plus souvent sur le lieu de leurs malheurs que ne le
supposeraient les conseillers, les travailleurs sociaux, etc. Cette sorte de propension des femmes battues à
retourner se faire battre paraît généralement inexplicable aux travailleurs sociaux qui, ayant un autre habitus,
jugent insupportables des choses que certains peuvent trouver supportables sous certaines conditions.
L’étonnement des conseillers est homologue de l’étonnement des gauchistes devant un certain type de
soumission des classes dominées. Des études établissent de même que plus on est riche, plus on est sensible,
sensitive, à l’injustice. En effet, quand on fait des statistiques et qu’on demande : « Combien de fois avez-vous
été victime de l’injustice dans votre vie ? », les gens riches dont on peut supposer qu’ils ont été moins exposés à
l’injustice se plaignent autant que les pauvres dont on peut supposer qu’ils ont été plus exposés, ce qui permet de
conclure qu’ils sont plus sensibles, les données étant la résultante de la sensibilité et de l’exposition à l’injustice.
Maintenant, deux livres de philosophie. Kripke 41 propose une longue discussion du problème posé par
l’expression « suivre une règle » et apporte une critique rigoureuse, difficile, un peu barbante, de l’explication
dispositionnelle (c’est dans cette catégorie que se situe la notion d’habitus). Si vous en avez le courage, il est
intéressant de lire cette critique très rigoureuse de la notion de disposition. L’article d’Engel 42 est peut-être
encore plus utile parce qu’il résume de façon très astucieuse et très subtile le débat autour de l’expression
« suivre une règle » depuis Wittgenstein, Ryle, Kripke, jusqu’à Davidson. Il propose une théorie qui, si j’étais
philosophe, serait la mienne. Elle est très proche au fond de ce que je dis sur l’habitus. Je l’ai lue tout récemment
et j’étais très content de trouver une confirmation de ce que j’avais proposé.

Les champs comme pièges

Maintenant, je passe à l’analyse de Virginia Woolf et des formes de domination subtiles telles qu’elles se
manifestent dans les relations entre les sexes. Comme vous vous en êtes sûrement aperçus, je m’accorde plus de
liberté dans la deuxième heure de cours qui est en principe plus un séminaire qu’un cours à proprement parler.
Ce que je vais dire ne sera pas d’une rigueur logique parfaite. Cela tient à la liberté que je m’accorde, mais aussi,
je crois, au fait que ce que j’essaie de dire là est assez compliqué, tout en nuances infinitésimales, et ne se
ramène pas facilement à des propositions brutales, simples et directes. Au fond, l’exemple des rapports
masculin/féminin me paraît être le terrain privilégié pour illustrer la théorie de la domination 43 que j’ai
proposée à travers l’analyse des rapports entre habitus et champ. Il permet de démentir les théories ordinaires de
la domination. En particulier, il fait, me semble-t-il, complètement disparaître l’alternative
« instrumentaliste/pousse-à-jouir ». Ce que je vais vous présenter devrait concrétiser ce que j’ai dû dire jusqu’à
présent de manière très abstraite.
L’une des raisons pour lesquelles la domination dans les relations entre les sexes est mal comprise, c’est
que la dimension sexuelle de la domination masque la dimension politique de la domination sexuelle. En même
temps, l’intérêt de cette forme de domination est de faire voir comment une domination politique peut passer par
le corps et par ce qui, dans le corps, est le plus incontrôlé, comme le désir, toutes ces choses dont on parle
beaucoup de façon très naïve. Au fond, en me servant de Virginia Woolf, je voudrais établir qu’il y a une
constitution sociale (j’ai beaucoup réfléchi sur le mot « constitution » dans les années passées 44) du corps dans
ses déterminations apparemment les plus profondes, les plus brutalement biologiques : ce qu’on met sous le nom
de désir, de libido, etc. La thèse centrale que je voudrais développer, en m’appuyant sur Virginia Woolf, est que
le monde social propose des jeux et que ces jeux ne peuvent être investis que par les gens qui sont disposés à y
investir. C’est donc dans la relation entre un habitus socialisé, constitué d’une certaine façon, et un jeu
objectivement constitué d’une certaine façon que se crée l’illusio comme illusion tout à fait sérieuse – c’est
toujours le paradoxe –, c’est-à-dire comme relation illusoire pour quelqu’un qui n’est pas dedans, mais très
sérieuse, insurmontable, indépassable pour quelqu’un qui est dedans.
Au risque de vous choquer (mais, après tout, j’ai pour moi l’autorité de Sartre qui disait : « Élections, piège
à cons 45 »), je voudrais montrer comment les champs sociaux fonctionnent comme des pièges à cons. J’ai hésité
à vous le dire sous cette forme, mais comme cela dit très bien l’idée centrale que je veux développer aujourd’hui,
la compréhension de ce que je vais dire en sera facilitée. Le monde social monte des pièges et ces pièges sont si
bien montés que les gens y tombent avec joie, avec bonheur. Il y a dans l’expression « pièges à cons » une espèce
de sourire amusé : on voit le jeu comme il est (c’est un piège) et on voit aussi qu’il y a quelque chose à la fois de
touchant et de dérisoire à tomber dans des pièges aussi naïfs (ce que je viens de dire, c’est au fond le regard
féminin sur les « pièges à cons » masculins) 46. En gros, je vais développer la thèse suivante : les grands jeux
masculins, dont le paradigme est la guerre (mais tous les autres jeux masculins en sont des formes dérivées, y
compris le jeu intellectuel), sont des « pièges à cons », qui ne piègent que ceux qui sont disposés à être piégés.
Par conséquent, les femmes ont le privilège de ne pas être piégées, mais ce privilège, quand les jeux sont
prestigieux, sérieux et apportent du pouvoir, est une privation, une mutilation (je signale à l’adresse de ceux qui
raisonnent en termes simples – « Est-ce qu’on est privilégié ou pas ? » – que l’on peut avoir le privilège de ne
pas être piégé à un jeu qui implique des privilèges…). Il me semble que les erreurs, même politiques, du
mouvement féministe ou du mouvement machiste – qui n’a pas besoin de s’organiser pour exister [rires de la
salle] – tiennent au fait qu’on ne voit pas cette espèce de contradiction qui est enfermée dans le mot « piège à
cons ». Voilà la thèse que je vais développer en détail, mais un petit peu dans le désordre, en m’appuyant sur
Virginia Woolf.

Un homme-enfant

Je commence par vous raconter l’histoire. Au début du roman intitulé La Promenade au phare, un petit garçon se
prépare avec sa mère à aller visiter le phare. Très excité, il est en train de faire des découpages tout en parlant
avec sa mère. Il dit : « On va aller au phare. » C’est le grand jour de sa vie, il y pense depuis des mois. Et puis le
père arrive et lâche : « Il ne fera pas beau. » C’est le verdict paternel et le petit garçon est renvoyé au néant (je
reviendrai un peu plus tard sur le rapport père/fils qui est homologue du rapport masculin/féminin). Mr. Ramsay
[c’est le nom du père], qui vient de faire cette déclaration péremptoire (c’est un grand philosophe qui a des
théories sur la nature, l’existence, etc.), on le découvre dans une situation tout à fait ridicule. Cela commence à
la page 24 dans l’édition originale de 1929 47 (l’indication des pages est importante parce qu’il faut prendre en
compte la logique de la succession). Ramsay est quelqu’un de très sérieux au point que, quand on lit pour la
première fois le roman, on ne comprend pas ce qui lui arrive : on ne peut pas imaginer, étant donné nos
présupposés sur ce que c’est qu’un homme, qu’un homme se mette dans une situation aussi ridicule. Il faudrait
faire une enquête, mais je pense que beaucoup de lecteurs qui ont lu le roman ne s’en sont pas aperçus. D’abord,
Ramsay pousse un hurlement – « Erreur, Erreur fatale ! » : « Soudain un cri violent semblable à celui d’un
somnambule à demi éveillé, dans lequel on distinguait quelque chose comme “sous les balles, sous les obus,
rafale ardente”, résonna dans son oreille… » (p. 24). Et puis, on perd ce monsieur, on retombe dans la tête de son
épouse, puis on le retrouve, de nouveau surpris par d’autres personnages, Lily Briscoe et son ami. On commence
à comprendre qu’il a été surpris dans une pose un peu ridicule. Ensuite, on le retrouve à la page 85 et on
commence à avoir la clé de ce qui s’était passé : « Et son habitude de se parler ou de se réciter des vers
grandissait, elle [i.e. sa femme qui, elle aussi, a entendu la scène et qui est un peu gênée] le craignait. Il en
résultait parfois des situations embarrassantes » (p. 87). Il a donc été dans une situation ridicule parce qu’il
faisait un récit de guerre dans lequel il se prenait pour le général et il s’était oublié : il avait crié à haute voix et
tout le monde l’avait surpris en état d’infantilisme. Un petit peu avant, pages 39-40, on dit son malaise quand il
se sent aperçu. Sa femme qui comprend qu’il a été aperçu et qu’il est malheureux, dit : « Toute sa vanité, toute la
satisfaction qu’il éprouvait à chevaucher […] avaient été […] détruites. » Alors il était outragé et torturé, etc. Et
un peu plus loin, page 42 : « … déjà honteux de la pétulance, de la gesticulation avec lesquelles il avait chargé à
la tête de ses troupes… ! » [rires de la salle].
[Selon le téléscopage ( ?)] de ces deux scènes qui a été vécu par le personnage principal, cet homme, ce
père terrible qui venait de tuer les rêves de son enfant, a donc été surpris en état de jeu. En quoi consistait ce
jeu ? Il jouait à la guerre qui est le « jeu par excellence », comme je l’avais écrit il y a très longtemps, à propos
des Kabyles 48. La guerre est le jeu le plus extraordinaire qu’ait inventé l’honneur, puisqu’on y joue sa vie. Il a
donc été surpris dans un jeu de guerre et il a, ce faisant – c’est le procédé qu’utilise Virginia Woolf –, livré sa clé,
c’est-à-dire sa privacy, ce qu’il avait de plus secret et qu’on ne peut pas communiquer autrement : il vit son
statut d’intellectuel dans l’illusio, il vit la vie intellectuelle comme une guerre. Après, cela va se développer : il
vient de découvrir qu’il a été vu dans ce jeu ridicule. C’est l’illusio vu par quelqu’un qui n’est pas illusionné. « Il
frissonnait ; il frémissait. Toute sa vanité, toute sa satisfaction qu’il éprouvait à chevaucher dans toute sa
splendeur, implacable comme un coup de tonnerre, traversant avec la férocité d’un oiseau de proie la vallée de la
Mort à la tête de ses hommes [c’est le côté western], avaient été mises en pièces, détruites. La mitraille s’abat
mais rien ne nous arrête [ça, c’est la vision masculine : “Je vais tomber droit sous les balles”], tous cavaliers
hardis et sûrs, lancés dans la vallée où la mort se tient prête – nous tombons sur Lily Briscoe et William
Bankes ! » Là, c’est devenu un procédé typique, le fondu-enchaîné de Virginia Woolf : « Nous tombons… sur
Lily Briscoe et William Bankes ! » Nous tombons de haut, quoi ! Nous sommes dans le rêve et nous tombons sur
quelqu’un qui nous voit en train de jouer comme des enfants. On pourrait dire que tout cela est un incident sans
importance (il radote, il raconte des vers), mais le regard féminin voit que c’est quelque chose de beaucoup plus
important : c’est tout le rapport à la carrière qui se dévoile, donc le rapport aux philosophes, aux disciples, c’est-
à-dire tout ce qu’il ne faudrait pas voir.
Ce serait trop long à lire, mais je vous renvoie aux pages 43-46 où est longuement développé le thème de la
guerre comme métaphore de l’aventure intellectuelle ou de l’aventure intellectuelle comme guerre. Je lis quand
même un tout petit peu. Il se revoit donc dans la vallée de la Mort : « Des sentiments point indignes d’un chef
qui, depuis que la neige a commencé à tomber et que le sommet de la montagne est couvert de brume, sait qu’il
lui faut s’étendre et mourir avant l’arrivée du matin, pénétrèrent en lui, pâlirent la couleur de ses yeux […]. »
« Mais il ne voulait pas mourir couché ; il trouverait quelque arête de rocher et y mourrait debout, les yeux fixés
sur la tempête et s’efforçant jusqu’à la fin de percer l’obscurité. » C’est déjà la métaphore intellectuelle. Puis on
va passer par transition de la métaphore guerrière à l’expérience de la vie intellectuelle : « Certes le chef d’une
colonne infernale peut se poser cette question et répondre sans trahir ceux qui le suivent : “Un, peut-être”. Un
dans une génération. [Là on pense : est-ce que je serai célèbre dans une génération ?] Doit-il donc être blâmé s’il
n’est pas celui-là ? [Il se demande s’il est le premier, s’il va rester célèbre, premier philosophe.] Pourvu qu’il ait
sincèrement peiné, donné tout ce qu’il pouvait, jusqu’à ce qu’il n’ait plus rien à donner ? Et sa renommée, elle
dure combien de temps ? Il est permis même à un héros de se demander en mourant comment après sa mort on
parlera de lui » (p. 45-46). Cela continue : il trouvera sa mort « en bon soldat », « chef de l’expédition
malheureuse », etc., et, après – ces phrases ne sont peut-être pas dans le roman dans cet ordre –, il va se
précipiter auprès de sa femme qui l’a surpris pour quêter sa sympathie : il a été dans le « piège à cons », il a
beaucoup souffert et il demande le repos du guerrier. Il va quêter la sympathie de celle qui a vu l’illusio, c’est-à-
dire à la fois la vanité et la réalité de la souffrance. Il va lui dire : « C’est affreux comme la vie est dure. » Il va
se faire pardonner d’avoir joué comme un enfant. C’est une magnifique description, un passage très beau.
Je suis déjà malheureux d’avoir raconté tout cela, mais je parle de façon métaphorique de choses tout à fait
réelles. Ce qui est dit de façon, me semble-t-il, métaphorique, c’est : Mr. Ramsay est un homme-enfant, il joue
comme un enfant et ce jeu de guerre n’est qu’une manifestation de ce qu’il fait d’habitude. Vous pouvez méditer
cette maxime : la différence entre un homme et une femme, c’est que l’homme est enfant quand il fait l’homme,
alors que la femme est enfant (on dit une « femme-enfant ») quand elle fait l’enfant. Je ne sais pas si je me fais
comprendre : les jeux sociaux auxquels les hommes se font piéger, les jeux de la virilité (manliness), les jeux de
la guerre, de combat (« Je mourrai debout »), l’illusio masculine sont un « jeu d’homme », un jeu digne d’un
homme, reconnu comme digne d’un Homme (avec un grand H), un homme par opposition à la femme ; ces jeux
dignes d’un homme sont des jeux d’enfants, mais, comme ce sont des jeux auxquels on attache le nom d’homme,
on ne s’aperçoit pas que ce sont des jeux d’hommes-enfants, et on ne dirait pas : « C’est un homme-enfant. » Au
fond, ce qui est donné à travers cette analyse, c’est l’idée que le dominant, dans le cas particulier celui qui entre
dans le rôle masculin, entre dans une sorte d’aliénation qui est la condition de son privilège. C’est parce qu’il est
pris au jeu qu’il domine les jeux pour la domination. Les jeux de libido dominandi lui sont réservés parce qu’il a
cette propriété d’être dressé à jouer à ces jeux.

Les hommes, oblats du monde social

Là, le début du roman devient intéressant. Le tout début du roman où on voit le petit garçon en train de faire des
découpages est suivi d’un passage où la mère décrit son petit garçon. Elle voit à travers sa personnalité apparente
de petit enfant l’homme qu’il va devenir et elle dit : « Ce sera un diplomate. » Elle dit encore (p. 12) : « Même
elle prenait sous sa protection la totalité du sexe qui n’était pas le sien [c’est le côté protecteur qui va se
découvrir après] et cela pour des raisons dont elle ne pouvait rendre compte […]. » « Elle ne pouvait en rendre
compte » : c’est son habitus féminin qui est constitué comme cela, son rôle est d’être protectrice, c’est-à-dire
d’avoir cette espèce de respect pour l’enfant qu’il y a dans l’homme et qu’il ne révèle jamais aussi bien que
quand il fait l’homme. « Elle prenait sous sa protection la totalité du sexe qui n’était pas le sien et cela pour des
raisons dont elle ne pouvait rendre compte… » : l’habitus, c’est le lieu des raisons dont on ne peut rendre
compte.
Cela revient un peu plus loin, à propos de son fils : « Elles [les femmes] avaient toutes dans l’esprit une
défiance muette de ce que représentent la déférence, la chevalerie, la Banque d’Angleterre, l’Inde impériale, les
doigts ornés de bagues et la dentelle, bien que, pour elles toutes, il y eût dans tout cela un élément d’essentielle
beauté qui faisait monter à la surface la virilité contenue dans leurs cœurs de jeunes filles et les faisait, ainsi… »
Il y a une description – je ne veux pas vous l’infliger, vous la lirez – des effets de la socialisation féminine
spécifique qui est une des conditions, non pas de la non-entrée des femmes dans le jeu, puisque le jeu est reconnu
comme un jeu masculin, mais de l’indulgence spéciale qu’elles accordent à ce jeu… Je pense que pour que les
jeux sociaux importants (la Banque d’Angleterre, la diplomatie, la haute fonction publique, etc.) marchent, il
faut qu’ils soient constitués comme masculins, c’est-à-dire qu’ils fonctionnent comme pièges pour les hommes
constitués d’une certaine façon. Mais il faut aussi qu’ils soient constitués comme masculins aux yeux des
femmes qui s’en excluent mais qui les reconnaissent et qui aspirent à y entrer par procuration. « Par
procuration », c’est-à-dire à travers le fils – puisque ça, c’est une imagination qu’elle développe à propos de son
fils – et aussi à propos du mari, c’est-à-dire du dépositaire légitime des aspirations vicariantes à maîtriser les
jeux, mais des jeux qu’on ne peut maîtriser que par procuration, par la médiation d’un homme. Cette espèce de
division de la structure des représentations, des habitus, est la condition du fonctionnement du mécanisme (là, on
voit aussi comment un mécanisme de domination n’est possible que s’il rencontre les dispositions
correspondantes). En ce sens, on pourrait dire que « le pouvoir vient d’en bas », mais ça n’a pas de sens : il s’agit
d’habitus, de déterminations obscures… je ne vais pas répéter.
Le dominant, dans le cas particulier Mr. Ramsay, est victime de sa domination : il s’est mis dans une
position ridicule, il a joué au « général », il souffre, il a été grossier, il a été très désagréable, il est malheureux
et, en plus, victime de son privilège, il vient demander la sympathie, qu’il obtient, puisque le « repos du
guerrier » fait partie de la définition traditionnelle de la division du travail entre les sexes. Au fond (vous pouvez
repenser à ce que j’ai dit [à la fin de la première heure du cours] sur la petite bourgeoisie), la fameuse phrase de
Marx, « Le dominant est dominé par sa domination », qui est l’une des phrases que les marxistes ont toujours
oubliées, dont ils n’ont tiré aucun parti, prend maintenant son sens. On voit, dans le cas particulier, comment on
ne peut pas comprendre le dominant si on ne comprend pas qu’en plus, dans certains cas, il souffre d’être
dominant et qu’il lui arrive même d’aller se jeter aux pieds des dominés. Si vous faites fonctionner l’analogie
avec bourgeois/petits bourgeois que j’ai évoquée très mal à la fin [de la première heure] parce que je n’avais pas
beaucoup de temps, vous verrez qu’il y a beaucoup de mécanismes du même type. Les hommes, en tant que
victimes par excellence de l’illusio, et étant dédiés dès l’enfance, sont des oblats du monde social, et cela
d’autant plus qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale. De même que les petits instituteurs sont les oblats du
système universitaire, de même, plus généralement (et c’est là la différence, me semble-t-il, entre les hommes et
les femmes), le monde social dédie très tôt les enfants-garçons aux grandes carrières, aux grandes ambitions.
Ce que j’appelle les rites d’institution 49, que l’on appelle généralement « rites de passage », sont, à mon
sens, réductibles dans 90 % des cas à des actes de nomination par lesquels on dit aux gens : « Tu es un homme »
et, du même coup, « Tu peux et tu dois entrer dans les jeux masculins », « Tu peux et tu dois être guerrier », « Il
faut que tu sois viril », c’est-à-dire « Il faut que tu affirmes tes droits aux jeux virils », « Il faut que tu t’affirmes
dans les jeux virils 50 ». Les rites d’institution sont donc des rites qui instituent dans l’héritier institué (ça, c’est
la loi générale des héritages) la propension à investir dans l’héritage. C’est l’un des problèmes de la succession
dans les familles princières. On pense toujours qu’il est agréable de recevoir un héritage, mais on oublie la
crainte de l’héritier indigne, c’est-à-dire de l’héritier qui ne veut pas « être hérité » et qui, ne voulant pas « être
hérité », répudie l’héritage. C’est l’un des thèmes de L’Éducation sentimentale de Flaubert 51. L’héritier indigne
ne se laisse pas « hériter » par l’héritage. Il ne fait pas ce qu’il faut faire pour être un héritier digne. C’est le fils
de roi qui fait des histoires pour devenir roi.
Dans la division du travail entre les sexes, les hommes héritent le sérieux social. Ils sont ceux qui doivent
jouer sérieusement les jeux sociaux (« jouer sérieusement », c’est une vieille référence philosophique 52 :
spoudaïos paizein [σπουδαῖος παίζειν] ; paizein, c’est « jouer », « faire l’enfant » – païs [παῖς], c’est l’« enfant »
–, et spoudaïos, c’est « sérieusement »). Ils doivent jouer sérieusement aux jeux que le monde social décrète être
sérieux. Ils doivent être socialisés en conséquence et investir dans les enjeux que proposent les différents
champs. La production de l’habitus investi est donc déterminante, et une part de la socialisation, dans toutes les
sociétés, consiste à faire intérioriser aux garçons la reconnaissance des enjeux sociaux, c’est-à-dire masculins,
des enjeux dont les hommes ont le monopole et que les hommes ne peuvent avoir que s’ils sont des « vrais
hommes », « vraiment hommes ».
(Je pense qu’on a commis une erreur énorme sur les rites de passage : on a toujours décrit les rites de
passage comme des rites destinés à favoriser le passage de l’enfance à l’âge adulte. C’est la théorie de Van
Gennep qui n’est que l’introduction, dans la science, de la représentation spontanée du monde social. En fait, ce
que cette fonction de passage masque, c’est que les rites d’institution ne s’appliquent qu’aux garçons et que la
chose importante est qu’ils distinguent ceux qui sont dignes de rites d’institution chez les garçons et ceux qui ne
le sont pas. Les rites de passage sont donc en fait des rites de discrimination – un rite exemplaire de ce type étant
la circoncision – qui séparent, par une différence sociale, statutaire, sanctionnée, les hommes vraiment hommes
et les non-hommes. La fonction la plus importante est ainsi cachée par une fonction apparente. C’était là une
parenthèse pour rattacher cette analyse à une analyse que certains d’entre vous connaissent déjà.)
Le problème des rites d’institution est de faire entrer les enfants dans le jeu puéril de la virilité, « virilité »
étant pris à tous les sens du terme, aux sens sexuel et social. Je pense que je développerai cela par la suite : la
notion de puissance, qui peut s’appliquer au terrain sexuel et au terrain social, est une articulation déterminante
du lien entre les mécanismes sociaux de la domination et les formes socialement instituées de la domination
sexuelle. En gros, si l’on suit la philosophie de Virginia Woolf, l’homme est cette sorte de grand enfant qui se
fait prendre à tous les jeux socialement désignés comme sérieux, celui qui prend au sérieux tous les jeux.
J’emprunte un exemple à la Kabylie, qui est simplement la limite des sociétés européennes, où
l’affirmation de l’opposition entre masculin et féminin est particulièrement éclatante, particulièrement nette :
pour les Kabyles, l’économie au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire l’économie dans laquelle on calcule, où il
faut rendre ce qu’on a emprunté (et à une échéance précise), est l’affaire des femmes. Les femmes, n’ayant pas
la charge de la virilité, de l’honneur, de l’indifférence au calcul, de la noblesse, de la dignité, de l’honneur, du
point d’honneur, etc., peuvent se permettre d’être sordides et de dire : « Tu me le rendras… » Si vous
réfléchissez, cette division du travail existe encore dans nos sociétés 53, sous des formes beaucoup plus douces :
« Tu lui diras… » [rires de la salle], etc. Les Kabyles n’ignorent pas du tout l’économie au sens moderne qui
implique calculs, intérêts, etc., mais cette économie, refoulée pour les hommes, peut devenir avouée pour les
femmes qui, par définition, n’ont pas de dignité ou n’en ont que par procuration. Je m’appuie sur des enquêtes
précises : elles ont du point d’honneur pour leurs maris, dans la mesure où elles doivent protéger l’honneur de
leurs maris. Les Kabyles sont donc une « image grossie » (Platon employait toujours cette métaphore de
l’« image grossie 54 ») de nos valeurs d’honneur ; si vous regardez le chapitre que j’ai écrit sur les structures de
la pensée mythique dans Le Sens pratique 55, vous aurez une psychanalyse de l’inconscient, de votre inconscient,
de notre inconscient et des structures profondes, socialement constituées, de l’opposition masculin/féminin dans
nos sociétés, avec toutes les connotations : le sec/l’humide, etc.
Dans cet exemple, on voit de nouveau que le privilège est le privilège de la tension. Les hommes ont droit
au censuré : ils ont une espèce de droit-devoir au refus de l’économie, à la dignité, au point d’honneur, ils ont le
droit-devoir de risquer leur vie, de se faire tuer pour un oui ou pour un non, ils ont le droit-devoir d’assumer tous
les risques impliqués dans cette haute idée de la dignité qu’on leur inculque, sous peine d’être une femmelette.
On voit que le droit, le privilège, implique une formidable tension : sur le plan de l’économie, ils ne peuvent pas
avoir le privilège des femmes qui est de parler simplement, sans histoire. La division du travail dans les
mariages 56, par exemple, obéit à cette logique : les femmes sont chargées de dire ce que les hommes ne peuvent
pas se dire ; elles incarnent donc la dimension réaliste dans la division du travail, le principe de réalité, alors que
les hommes représentent le principe de plaisir social qui suppose de formidables censures et de formidables
auto-répressions. Les femmes, dans la mesure où elles sont irresponsables, n’engagent qu’elles-mêmes, peuvent
toujours être désavouées, surtout quand elles sont vieilles. Les femmes peuvent donc assumer, en toute
simplicité, les rôles inavouables dont les hommes doivent se priver pour pouvoir accéder au statut d’homme.
Il faudrait continuer, mais, parce que vous vous dites que j’invente un peu, je vous lis un texte de Kant dans
l’Anthropologie traduit par Foucault (page 77) : « Les femmes ne peuvent pas plus défendre personnellement
leurs droits et leurs affaires civiles qu’il leur appartient de faire la guerre. Elles ne peuvent le faire que par
l’intermédiaire d’un représentant [« elles ne peuvent », c’est évidemment normatif, ce n’est pas une description
positive ; cela énonce une règle au sens, non pas de régularité, mais de norme] ; et cette irresponsabilité légale
du point de vue des affaires publiques ne les rend que plus puissantes dans l’économie de la maison : là, en effet,
joue le droit du plus faible, que le sexe masculin par sa nature se sent appelé à protéger et à défendre. Renoncer
soi-même [il s’agit de la femme] à sa capacité, malgré la dégradation que cela peut comporter, offre cependant
de bien grands avantages [ce qui n’est pas faux : le dominant voit toujours très bien les intérêts du dominé] ; et
naturellement, il ne peut manquer de chefs pour savoir utiliser cette docilité de la grande masse (car elle a de la
difficulté à former elle-même son unité)… » Là, vous le voyez, on est passé des femmes aux dominés.
L’analogie sexuelle est très importante pour penser la politique ; il faut penser la politique dans le sexuel pour
pouvoir penser le sexuel dans le politique – c’est cela ce que je voulais dire aujourd’hui. Comme dans Virginia
Woolf, on passe par un fondu enchaîné des femmes aux masses – qui sont féminines, bien sûr. La « grande
masse », comme la femme, ne peut pas penser, elle n’est pas synthétique et n’a pas d’unité ordinairement
synthétique a priori. [P. Bourdieu reprend la citation :] « [… il ne peut manquer de chefs pour savoir utiliser
cette docilité de la grande masse (car elle a de la difficulté à former elle-même son unité)] et pour savoir
représenter comme immense, comme mortel le danger de se servir de son entendement, sans être guidée par
quelqu’un [c’est bien la logique de la procuration]. Les chefs d’État s’intitulent pères de la patrie parce qu’ils
s’entendent mieux que leurs sujets à les rendre heureux ; le peuple cependant est condamné pour son bien à une
tutelle permanente 57. »
C’est dit ici de manière crue et brutale, mais, actuellement, l’un des grands débats chez les philosophes
politiques et les juristes aux États-Unis porte sur ce qu’ils appellent le paternalism 58, en un sens qui n’est pas le
même qu’en France. C’est le problème de savoir dans quelles conditions et jusqu’à quel point les gouvernants
peuvent faire le bonheur de leurs sujets malgré eux : est-il légitime (ce sont des discussions philosophiques,
éthiques de très haut niveau), au nom d’une compétence spécifique supérieure, d’une meilleure connaissance des
causes et des raisons, de contrarier en quelque sorte les dominés en leur imposant des choses qui sont dans leur
intérêt ? Ces débats partent de problèmes très concrets, qui sont des cas un peu limites comme la drogue ou le
suicide, puis se généralisent à l’ensemble des problèmes politiques. L’idée de faire le bonheur des dominés
malgré eux, qui se trouve déjà dans Platon et qui est constamment présente dans la réflexion politique, est à mon
sens tout à fait liée à la représentation de la division du travail sur un modèle dont la division du travail entre les
sexes donne le paradigme, à savoir le modèle de l’irresponsabilité et de la responsabilité, de la démission et de la
procuration. Pour ceux qui pensent que je suis dans des abstractions un peu lointaines, je rappellerais qu’encore
aujourd’hui, comme je l’ai établi dans des enquêtes, les non-réponses sont plutôt le fait des femmes que des
hommes 59. De même, lorsqu’on interroge des couples à la sortie d’un musée, il faut se battre pour que la femme
réponde et qu’elle ne dise pas : « Mais mon mari sait mieux 60… » Ces structures-là ne sont pas du tout des
structures anthropologiques, au sens où on les étudie au Laboratoire d’anthropologie sociale 61.
Il me semble que si vous avez fait le lien entre ce que je disais dans la première heure du cours et ce que
j’ai dit maintenant, vous pouvez développer de vous-même les conclusions de cette analyse. Le fameux thème du
désir du pouvoir, renversement chic de la vision ordinaire du pouvoir selon laquelle le pouvoir est en haut, dit
quand même quelque chose. Au fond, à travers cette théorie de la division du travail entre les sexes conduisant à
une sorte de rapport au pouvoir par vicariance pour les femmes en tant que dominées dans la division du travail
entre les sexes, on peut faire une sorte de théorie politique du désir et poser la question de savoir si on ne peut
pas interroger toutes les formes de désir masculin sur sa composition de volonté de puissance, les rapports entre
les sexes étant conçus sur le modèle de la guerre, de la bataille, de la chasse (on peut trouver des tas de
métaphores…) et interroger, du côté féminin, le désir comme désir de soumission élective, mais par procuration.
[…]
C’est difficile à dire dans des termes décents, en tout cas décents à mes yeux, parce que j’ai intériorisé
aussi des valeurs un peu archaïques comme celles que j’ai décrites ; il ne m’est donc pas facile de parler de ces
choses en des termes simples. Je dis donc simplement la chose suivante, et j’essaierai de réfléchir plus
précisément la prochaine fois aux mots que je pourrais employer : il faudrait réfléchir sur la notion de charisme,
de charme, en se demandant si le charisme, le charme masculin (c’est une chose triviale mais pas si triviale que
ça si on la pousse tout à fait au fond) n’a pas toujours quelques relations avec le charme du pouvoir ; et si la
beauté susceptible d’attirer le désir ou la concupiscence ne serait pas une forme spécifique de la perception du
pouvoir à travers des yeux socialement constitués pour aimer le pouvoir ?

1. Les principaux utilisateurs de la notion d’habitus sont en philosophie Aristote, des scolastiques (Thomas d’Aquin en particulier), Edmund
Husserl et, en sciences sociales, Émile Durkheim, Marcel Mauss, Norbert Elias.
2. « Qu’est-ce que je nomme “la règle d’après laquelle il [celui qui prononce une phrase] procède” ? L’hypothèse qui décrit de façon
satisfaisante son usage des mots que nous observons ; ou la règle à laquelle il se réfère au moment de se servir des signes ; ou celle qu’il
nous donne en réponse à notre question quand nous lui demandons quelle est sa règle ? – Mais si notre observation ne permet de
reconnaître clairement aucune règle, et que la question ne détermine rien à cet égard ? Car à ma question de savoir ce qu’il entend par
“N”, il m’a en effet donné une explication, mais il était prêt à la reprendre et à la modifier. – Comment devrais-je alors déterminer la règle
d’après laquelle il joue ? Il l’ignore lui-même. – Ou plus exactement que pourrait bien signifier ici l’expression : “La règle d’après
laquelle il procède ?” » (Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 155.)
3. Voir les cours de novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, en particulier p. 346 sq.
4. Max Weber évoque « une activité qui serait purement réactive dans son déroulement, parce que provoquée ou co-conditionnée par l’effet
de la simple situation » (Économie et société, t. I, op. cit., p. 53).
5. « I shall shortly argue that to explain an act as done from a certain motive is not analogous to saying that the glass broke because a
stone hit it, but to the quite different type of statement that the glass broke, when the stone hit it, because the glass was brittle. » (Gilbert
Ryle, The Concept of Mind, New York, Barnes & Noble, 1962 [1949], p. 86-87. Dans l’édition française, la traduction proposée est la
suivante : « Je montrerai qu’il n’y a pas d’analogie entre les énoncés “cet acte particulier est le résultat du motif x” et “le verre s’est cassé
parce qu’une pierre l’a heurté”, mais qu’une analogie existe entre le premier énoncé et “le verre s’est cassé quand une pierre l’a heurté
parce qu’il était fragile”. » (Gilbert Ryle, La Notion d’esprit. Pour une critique des concepts mentaux, trad. Suzanne Stern-Gillet, Paris,
Payot, 1978 ; rééd. 2005, p. 84.)
6. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 249-255.
7. Voir les cours du 2 et du 9 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, en particulier p. 322-333 et 342-349.
8. P. Bourdieu évoque les phylactères, c’est-à-dire ces bulles utilisées dans les livres de bandes dessinées qui sont destinées à indiquer ce
que dit ou ce que pense tel personnage du livre.
9. Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968
[1946], chap. 20, « Le bas couleur de bruyère », p. 518-548.
10. La première traduction intégrale d’Être et temps paraîtra en octobre 1986 chez Gallimard.
11. P. Bourdieu reviendra sur cette analyse du calendrier dans les cours qu’il consacrera à l’État (Sur L’État, op. cit., en particulier p. 19-23).
12. P. Bourdieu mobilise régulièrement le « Proust sociologue » dans La Distinction. Ultérieurement au cours, paraîtront, dans sa revue, un
article de Catherine Bidou-Zachariasen, « De la “maison” au salon. Des rapports entre l’aristocratie et la bourgeoisie dans le roman
proustien », Actes de la recherche en sciences sociales, no 105, 1994, p. 60-70, et, dans la collection « Liber », Jacques Dubois, Pour
Albertine. Proust et le sens du social, Paris, Seuil, 1997.
13. Nés à deux ans d’écart à peine, Bergson et Proust partagent un même intérêt pour la mémoire et le temps vécu, ce qui est à l’origine de
très nombreuses considérations sur l’influence que le premier aurait pu exercer sur le second, sur leurs convergences et leurs divergences.
14. Voir les deux précédentes leçons.
15. La citation est peut-être empruntée au passage suivant : « Prévoir, ce n’est pas voir déjà, nier l’événement en tant que nouveauté radicale,
le réduire à du déjà vu comme manifestation régulière d’une essence permanente. » (Jean Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la
science, Paris, Vrin, 1997 [1942], p. 80.)
16. Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. Henri Dussort, Paris, PUF, 1964 [1928].
17. Voir le cours du 29 mars 1984, p. 197.
18. P. Bourdieu cite souvent la phrase de Leibniz : « Le présent est gros de l’avenir » (par exemple, Essais de théodicée [1710], § 360).
19. J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., en particulier p. 400 sq.
20. « Le lecteur aperçoit peut-être déjà que la connaissance par les sens a quelque chose d’une science ; il aura à comprendre plus tard que
toute science consiste en une perception plus exacte des choses. » (Alain, Quatre-vingt-un chapitres sur l’esprit et les passions, Paris,
Camille Bloch, 1921, p. 19.) Renvoyant à ce passage, Maurice Merleau-Ponty écrit : « On pouvait bien dire que la perception est une
science commençante. » (Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 68.)
21. « Nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions. » (Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique et
monadologie, Paris, Vrin, 1974 [1714], § 28, p. 51.)
22. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Gallimard, 1983 [1576].
23. Voir supra, p. 115, note 1.
24. P. Ziff, Semantic Analysis, op. cit., p. 8.
25. Voir la leçon du 9 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, p. 349 sq.
26. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », La Pensée, no 151, 1970, p. 3-38 ; repris dans
Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 67-125.
27. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., § 132 et 38 (par « lorsqu’il est en congé », P. Bourdieu rend l’allemand « wenn
die Sprache feiert », traduit dans la première édition française par « quand le langage est en fête » et, dans les suivantes, par « lorsque le
langage est en roue libre »).
28. « L’individualisme méthodologique » est un courant sociologique qui étudie les phénomènes collectifs comme le résultat d’actions
individuelles. P. Bourdieu en traitera plus longuement dans le cours du 22 mai 1986.
29. P. Bourdieu pense peut-être notamment à James Coleman, avec lequel il dirigera l’ouvrage Social Theory for a Changing Society,
Boulder, Westview Press & Russel Sage Foundation, 1991.
30. Il pourrait s’agir de Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, vol. 15, no 1, 1974,
p. 3-42.
31. « Si le rocher, même, se révèle comme “trop difficile à gravir”, et si nous devons renoncer à l’ascension, notons qu’il ne s’est révélé tel
que pour avoir été originellement saisi comme “gravissable” ; c’est bien notre liberté qui constitue les limites qu’elle rencontrera par la
suite. » (J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 539.)
32. « Par exemple un visage grimaçant apparaît soudain et se colle à la vitre de la fenêtre ; je me sens envahi de terreur. […] Dans l’horreur
par exemple nous saisissons soudain le renversement des barrières déterministes : ce visage qui apparaît derrière la vitre, nous ne le
prenons pas d’abord comme appartenant à un homme qui devrait pousser la porte et faire trente pas pour arriver jusqu’à nous. Mais au
contraire il se donne, passif comme il est, comme agissant à distance. Il est en liaison immédiate par-delà la vitre avec notre corps, nous
vivons et subissons sa signification et c’est avec notre propre chair que nous la constituons […]. La conscience plongée dans ce monde
magique y entraîne le corps en tant que le corps est croyance. Elle y croit. » (Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris,
Hermann, 1948 [1939], p. 45-47.)
33. « II y a sérieux quand on part du monde et qu’on attribue plus de réalité au monde qu’à soi-même, à tout le moins quand on se confère
une réalité dans la mesure où on appartient au monde. Ce n’est pas par hasard que le matérialisme est sérieux, ce n’est pas par hasard non
plus qu’il se retrouve toujours et partout comme la doctrine d’élection du révolutionnaire. C’est que les révolutionnaires sont sérieux. Ils
se connaissent d’abord à partir du monde qui les écrase et ils veulent changer ce monde qui les écrase. » (J.-P. Sartre, L’Être et le Néant,
op. cit., p. 641.)
34. Allusion probable à P. Legendre, Jouir du pouvoir, op. cit.
35. Voir particulièrement La Distinction, op. cit., le chapitre « La bonne volonté culturelle », p. 365-461.
36. Le docteur Cottard, personnage de À la recherche du temps perdu, qui apparaît dans Un amour de Swann, fréquente le « petit clan »
Verdurin (le côté Guermantes des salons nobles). Il s’efforce, non sans difficultés et prudence, d’y tenir sa place, dans le domaine culturel
notamment.
37. Pendant la pause, P. Bourdieu a écrit cette référence au tableau : Harold H. Kelley et John L. Michela, « Attribution theory and research »,
Annual Review of Psychology, vol. 31, 1980, p. 457-501.
38. Sur ce point, voir notamment Sociologie générale, vol. 1, p. 35.
39. « A a emprunté un chaudron de cuivre à B. Une fois qu’il l’a rendu, B le fait traduire en justice en l’accusant d’être responsable du gros
trou qui s’y trouve maintenant et qui rend l’ustensile inutilisable. A présente sa défense en ses termes : “Primo, je n’ai jamais emprunté de
chaudron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l’a donné ; tertio, j’ai rendu le chaudron en parfait état.” Chacune
de ces objections prise séparément est bonne en elle-même, mais, envisagées toutes ensemble, elles s’excluent mutuellement. » (Sigmund
Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. Denis Messier, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988 [1905], p. 131.)
40. Les références que P. Bourdieu indique au tableau sont les suivantes : Irene Frieze, Perceptions of Battered Women, in Irene Frieze et al.
(dir.), New Approaches to Social Problems, San Francisco, Jossey-Bass Publishers, 1979 ; Leonore Waler, The Battered Women, New
York, Harper & Row, 1979.
41. Saul Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language : An Elementary Exposition, Oxford, Basil Blackwell, 1982.
42. Pascal Engel, « Comprendre un langage et suivre une règle », Philosophie, no 8, 1985, p. 45-64.
43. Sur ce point, comme sur plusieurs points abordés dans cette partie du cours (y compris le commentaire de La Promenade au phare), voir
Pierre Bourdieu, « La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, no 84, 1990, p. 2-31 ; La Domination
masculine, op. cit.
44. Voir en particulier la première année de l’enseignement de P. Bourdieu au Collège de France, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 9-
194.
45. Jean-Paul Sartre, « Élections, piège à cons », Les Temps modernes, no 378, 1973 ; repris dans Situations X. Politique et autobiographie,
Paris, Gallimard, 1976, p. 75-87.
46. Faisant écho au tableau de Courbet intitulé L’Origine du monde (1866) qui représente une femme nue allongée dont le sexe constitue le
centre du tableau, une artiste, Orlan, a réalisé en 1989 un tableau similaire mais qui représente un homme et qui est intitulé L’Origine de
la guerre.
47. Virginia Woolf, La Promenade au phare, trad. Maurice Lanoire, Paris, Stock, 1929 [1927].
48. Même si la formule ne s’y trouve pas, on pourra se reporter au passage que P. Bourdieu consacre à la guerre dans son analyse du sens de
l’honneur (Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 27-29).
49. Voir P. Bourdieu, « Les rites d’institution », art. cité. Pour de plus longs développements sur cette question, voir notamment le cours du
16 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., en particulier p. 393-398.
50. Cette analyse doit sans doute beaucoup au fait que Bourdieu a pratiqué le rugby dans sa jeunesse comme la plupart des enfants du Sud-
Ouest de la France et est resté toute sa vie passionné par ce sport « viril ». Il s’y réfère explicitement dans certains textes, notamment pour
illustrer métaphoriquement le « sens du placement ».
51. Voir l’analyse que P. Bourdieu propose de L’Éducation sentimentale dans le prologue des Règles de l’art, op. cit., en particulier la section
« La question de l’héritage », p. 30-49.
52. Voir le cours du 8 mars 1984, p. 88, note 1.
53. Au moment de la parution de La Domination masculine, P. Bourdieu fera référence à des observations recueillies lors de l’enquête sur la
vente de maisons (« Un contrat sous contraintes », in Les Structures sociales de l’économie, op. cit., p. 181-221) : « Nous avons pu
observer qu’à l’occasion de l’achat d’une maison, dans tous les milieux, les hommes ne s’abaissent pas à se renseigner, ils laissent aux
femmes le soin de poser les questions, de demander les prix, et si ça va, ça va. Si ça ne va pas, c’est elles qui ont tort. Par des milliers de
petits détails de ce genre, les femmes s’effacent ou sont effacées, et cela d’autant plus qu’elles sont de milieu plus modeste. L’origine
sociale redouble cet effet. » (« L’homme décide, la femme s’efface », entretien avec Catherine Portevin, Télérama, no 2532, 22 juillet
1998.)
54. Pour cette raison, P. Bourdieu intitulera « Une image grossie » la première partie de son livre La Domination masculine. La référence à
Platon renvoie vraisemblablement à La République, II, 368c-e, où, devant le constat que la nature de la justice serait écrite en « trop petits
caractères » dans l’individu, Socrate propose de l’étudier au niveau du « groupe social entier », car, comme « une société est quelque
chose de plus grand qu’un individu », « une justice de plus d’ampleur doit pouvoir exister dans ce qui est plus grand et dont il soit aussi
plus aisé de s’instruire. » (Platon, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 913.)
55. P. Bourdieu, « La maison ou le monde renversé », in Le Sens pratique, op. cit., p. 441-461.
56. Voir P. Bourdieu, « La parenté comme volonté et comme représentation », art. cité, p. 83-186.
57. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 77.
58. P. Bourdieu pense peut-être à des textes tels que Joel Feinberg, « Legal Paternalism », Canadian Journal of Philosophy, vol. 1, no 1,
1971, p. 105-124 ; Gerald Dworkin, « Paternalism », The Monist, no 56, 1972, p. 64-84 ; Bernard Gert et Charles M. Culver, « The
justification of paternalism », Ethics, vol. 89, no 2, 1979, p. 199-210.
59. Voir P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., notamment p. 469-473.
60. Référence à l’enquête sur les musées que Pierre Bourdieu et des chercheurs de son centre avaient réalisée en 1964 et 1965 (et qui avait
donné lieu à la publication de L’Amour de l’art, op. cit. en 1966).
61. Le Laboratoire d’anthropologie sociale est le centre de recherches qu’avait créé Claude Lévi-Strauss en 1960 au Collège de France et à
l’École pratique des hautes études.
COURS DU 22 MAI 1986

Première heure (leçon) : bilan des cours précédents. – Individu socialisé et individu abstrait. – Habitus et
principe du choix. – Structures mentales et structures objectives. – Adéquation magique du corps au monde. – Le
faux problème de la responsabilité. – Coïncidence des positions et des dispositions. – Amor fati. – Deuxième
heure (séminaire) : La Promenade au phare (2). – L’incorporation du politique. – Le pouvoir paternel et l’effet
de verdict. – La somatisation des crises sociales. – La Métamorphose et l’expérience originaire du pouvoir
originaire.

Première heure (leçon) : bilan des cours précédents

J’ai là une question à laquelle j’hésite à répondre tout de suite… Je préfère tout de même lever l’équivoque tout
de suite en deux mots : « “Les masses sont féminines”, avez-vous dit la dernière fois, et vous ajoutiez : “bien
sûr !” La question est la suivante : en quoi consiste cette féminité des masses dont vous parlez (votre phrase est
exactement : “Les masses sont féminines bien sûr”) ? » Je pense qu’il y a un affreux malentendu. Pourtant, je
suis à peu près sûr d’avoir dit à un certain moment que ce n’était pas moi qui parlais, mais que je faisais parler la
représentation collective. Je me rappelle avoir dit à propos du texte de Kant que je commentais que, dans la
logique que j’analysais, « les masses sont féminines bien sûr ». Ce n’est donc pas une phrase que je prends à mon
compte, ce n’est pas une phrase normative : c’est un constat. Cela dit, le malentendu est intéressant. Je l’ai
constamment analysé au cours de mes leçons successives : il tient au fait qu’on ne peut pas faire de constats sur
le monde social sans s’exposer à ce qu’ils soient pris pour des normes. Comme on ne parle ordinairement sur le
monde social que pour dire ce qu’il doit être, lorsque les sociologues font leur métier et essaient de dire ce qui
est, ils risquent d’être entendus comme disant ce qui doit être – ou ne pas être, ce qui revient au même. Il y a
donc là un malentendu typique que je voulais dénoncer tout de suite ; malheureusement, il doit être beaucoup
plus fréquent que je ne peux le savoir.
Je continue dans la lancée de ce que j’avais dit la dernière fois, mais comme je suis arrivé à peu près à mi-
parcours de ces leçons, je voudrais rappeler très rapidement la ligne générale pour que vous ne perdiez pas le fil.
Je m’efforce dans mes analyses de donner à chacune des unités temporelles une unité logique, mais j’essaie aussi
de donner à ces unités logiques un enchaînement au cours du temps et j’ai essayé de faire des leçons enchaînées
durant cinq années successives. J’imagine évidemment que la plupart d’entre vous n’ont pas suivi la totalité des
leçons et même ceux qui les ont suivies ont dû de temps en temps perdre le fil, même à l’échelle d’une année.
C’est parce que je crois que l’essentiel de ce que j’essaie de dire est peut-être à l’échelle de l’ensemble que je
fais parfois des récapitulations.
Un bilan très rapide : j’avais essayé l’année passée de décrire et d’analyser ce qu’est la perception du
monde social ; j’avais essayé de faire une sociologie de la perception du monde social, de montrer comment le
monde social était perçu en fonction des catégories constitutives des habitus. Dans le prolongement, j’ai essayé
cette année d’analyser la relation fondamentale entre l’habitus et le champ, de montrer en quoi elle consiste.
J’avais commencé par une analyse du capital symbolique comme ce qui s’engendre dans la relation entre un
habitus et un certain type de champ. C’est à ce propos que j’avais rappelé l’analyse de Benveniste à propos de la
notion de fidēs 1 : j’avais montré que le capital symbolique ou le pouvoir symbolique est un rapport cognitif qui
s’instaure dans une relation à l’intérieur d’un champ. L’expérience du capital comme capital symbolique,
l’expérience, par exemple, de la force physique ou du pouvoir économique comme pouvoir symbolique est un
cas particulier de ce phénomène fondamental qui caractérise, me semble-t-il, le rapport au social et que j’appelle
illusio, c’est-à-dire le rapport d’adhésion originaire au monde social, cette sorte de relation doxique qui
s’engendre dans la relation entre un habitus socialisé conformément à la structure d’un champ et le champ dans
lequel il est engagé.
J’avais pris au passage très rapidement l’exemple de la notion d’ethnie. J’avais indiqué – vous l’avez
sûrement oublié parce que je l’avais fait très vite – qu’en faisant l’analyse du capital symbolique j’avais, entre
autres, à l’esprit le problème qu’on nomme souvent à travers la notion de racisme, le problème de savoir ce
qu’est l’ethnie, cette propriété qui existe essentiellement à travers la perception que les autres en ont. Je crois
que les analyses que j’ai pu faire la dernière fois s’appliquent à ce cas particulier de manière particulièrement
pertinente. Si la notion d’ethnie ou de race – qui est l’expression la plus ordinaire de la chose – existe à travers la
perception que les agents en ont, cela ne veut pas dire que c’est une création subjective qui pourrait être
transformée par un coup de baguette magique, par une conversion éthique déterminée par une prédication morale
de quelque ordre que ce soit.
Une fonction de l’analyse de l’habitus que j’ai faite l’autre jour est précisément de montrer que l’illusio,
cette sorte d’adhésion fondamentale par laquelle les agents se trouvent impliqués dans le jeu social, n’a rien
d’une relation contractuelle, arbitraire, dans laquelle les agents s’engageraient délibérément et pourraient sortir
librement ; c’est une sorte d’enchaînement très fondamental dans lequel le corps, en particulier, est
profondément impliqué. Cela se comprend si on a l’esprit la définition de l’habitus que je n’ai pas cessé de
répéter : l’habitus, c’est la société faite corps et, lorsque j’ai l’habitus de l’ordre social dans lequel je suis inséré,
je fais corps avec cet ordre social qui, en quelque sorte, parle directement à mon corps, à travers par exemple
l’émotion, la peur, l’intimidation, le désir, etc. (Cela renvoie à ce que j’avais analysé la dernière fois en
deuxième heure à propos de Virginia Woolf et que je reprendrai peut-être tout à l’heure.)
La relation originaire au monde social n’est donc pas la relation entre un sujet connaissant et un objet
connu. J’en étais là. Finalement, une des fonctions de la notion d’habitus est de rompre avec cette vision
subjectiviste, cette philosophie du sujet, au sens de sujet transcendantal, qui constitue en fonction de catégories
universelles ce qu’il perçoit. L’habitus constitue ce qu’il perçoit, mais en fonction de catégories qui sont elles-
mêmes constituées historiquement. Elles sont le produit du monde social auquel elles s’appliquent et elles sont
très profondément incorporées, en sorte que la relation entre le sujet et le monde social est de l’ordre de ce que
certains philosophes en rupture avec la philosophie du sujet – Heidegger, par exemple – ont décrit comme le
rapport ontologique entre, d’une part, le Dasein – c’est un mot pour ne pas dire le « sujet » –, l’être que nous
sommes, l’existant, l’étant, l’habitus et, d’autre part, le monde, qui s’appelle « être ». Finalement, je pense
qu’ayant fait le travail que j’ai fait, on peut transférer des analyses classiques. On trouverait la même chose dans
le dernier Merleau-Ponty 2 : la relation entre ce qu’on appelle ordinairement le sujet et le monde n’est pas une
relation de connaissance dans laquelle le sujet, en tant que principe autonome, concevrait et constituerait la
réalité, mais une espèce de relation obscure, infra-conceptuelle, très peu conceptualisée (et qui se trouve
d’ailleurs altérée par le simple fait de la conceptualisation, ce qui fait la difficulté d’une analyse adéquate de
cette expérience), une relation très fondamentale, de corps à corps. C’est pourquoi les métaphores du sport que
j’emploie souvent 3 sont, je crois, très adéquates : le sport est, si je puis dire, le terrain dans lequel s’éprouve le
mieux cette sorte d’expérience immédiate, préréflexive, non thétique entre le « sujet » et un univers toujours
socialement constitué.
Cette relation fondamentale, ontologique, obscure ne se réduit donc pas à ce qu’en font les philosophies du
sujet dont le paradigme, la forme la plus exemplaire, la plus radicale – et logique [jusqu’]à l’absurde – est la
théorie sartrienne du sujet libre constituant librement le monde social et, du même coup, affronté au problème du
sérieux de monde. J’évoquais cela la dernière fois : est-ce que je trouve le monde révoltant parce que je suis
révolté ou est-ce que je suis révolté parce qu’il est objectivement révoltant ? C’est développé au début de la
dernière partie de L’Être et le Néant 4 et c’est une forme savante de la vieille question : est-ce que je l’aime
parce qu’elle est jolie ou est-ce qu’elle est jolie parce que je l’aime ? Cette question, qui est l’une des questions
qui divisent les philosophes, n’a pas de sens dans la problématique que je pose. (Si j’étais anglo-saxon, je
parlerais de « fallacy est-ce-que-je-l’aime-parce-qu’elle-est-jolie » et ce serait aussitôt cité dans tous les
manuels comme la « Bourdieu fallacy » [petits rires dans la salle], mais je pense important de faire parfois des
formules de ce type parce qu’elles frappent, elles se retiennent et sont ensuite des mécanismes de défense quand
des phraseurs viennent parler longuement autour de ce genre d’alternative ; l’une des fonctions de la sociologie
est de donner des mécanismes de défense contre la mauvaise pensée ; c’est pourquoi j’ai fait ce petit détour.)
L’alternative un peu ridicule entre le subjectivisme et l’objectivisme, entre l’idéalisme et le réalisme, que je
présente volontairement sous une forme dérisoire mais qui est très sérieuse et mobilise les énergies
philosophiques les plus puissantes, disparaît si l’on prend au sérieux la notion d’habitus, c’est-à-dire cette
relation entre la société faite corps et la société faite chose. Cette relation dans laquelle nous sommes pris à tout
instant fait que nous sommes comme des poissons dans l’eau dans le monde social puisque nous sommes l’un
des états du monde social.
Je l’ai répété cent fois, mais ce n’est pas inutile de le répéter encore : l’alternative individu/société que
nous avons tous dans la tête, peut-être parce qu’elle se constitue spontanément mais aussi parce qu’elle est
renforcée par le monde académique (c’est un sujet classique, un pont aux ânes : sous différentes formes, tout le
monde a disserté sur ce genre d’alternative), doit disparaître au profit de l’idée que la société existe à l’état de
corps et à l’état de chose. Plus exactement, l’institution s’institue de deux façons, dans les choses et dans les
corps 5, et (je me répète mais j’y suis obligé parce que c’est tout à fait central) cette existence sous deux formes
fait que, quand nous sommes en relation avec le monde social, c’est en quelque sorte le social qui communique
avec lui-même. Ce qui explique cette sorte d’expérience, c’est le caractère à la fois immédiat, obscur et très
profond de la relation de connaissance qui n’est pas une relation de connaissance au sens où on l’entend
habituellement, c’est-à-dire de connaissance consciente. Il faut donc avoir à l’esprit la nécessité de cette relation
ontologique de connaissance qui unit les agents sociaux au monde dans lequel ils agissent pour échapper à une
série d’erreurs que j’ai dénoncées au long de ces dernières leçons et qui ont toutes pour principe l’illusion du
sujet et l’illusion intellectualiste qui en découle.
En particulier, la question du pouvoir que j’ai évoquée – « Le pouvoir vient-il d’en haut ou d’en bas ? » –
est une variante de la question : « Est-ce que je l’aime parce qu’elle est jolie ? » Le pouvoir doit être pensé
comme pouvoir symbolique : il ne s’exerce que dans la mesure où il est méconnu en tant que pouvoir, en tant
que violence, mais reconnu par un acte de connaissance qui n’est pas un acte de connaissance intellectuelle,
accompli par un sujet libre, se posant la question de savoir s’il doit ou non reconnaître, mais qui est l’acte d’une
sorte de corps socialisé qui reconnaît en quelque sorte corporellement. Je donne un exemple que tout le monde
va comprendre : « Le pouvoir intimide », cela veut dire que le corps reconnaît le pouvoir, parfois malgré la
conscience, et le corps peut être révoltant pour la conscience qui ne le maîtrise pas. J’emploie l’exemple de
l’intimidation, mais j’aurais pu dire de même : « Le pouvoir se fait désirer. » Je ne le fais pas parce que c’est à la
mode 6 et que cela fait finalement aussi partie des représentations subjectivistes, idéalistes (et aussi biologistes
et naturalistes). Si le pouvoir se fait désirer dans la logique où je le dis, c’est parce que le désir est l’une des
modalités du rapport entre le corps socialisé et l’institution objectivée. Autrement dit, cette libido particulière se
constitue toujours dans une logique sociale : il n’y a de libido que socialisée. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait
pas une libido à l’état de pulsion pré-socialisée telle que la psychanalyse la présente, mais elle n’apparaît,
n’affleure à l’existence sociale que sous une forme socialisée, et ce désir du pouvoir dont on parle parfois
s’accomplit dans une relation entre un certain habitus et un certain pouvoir. Des pouvoirs désirables pour
certains ne le sont pas pour d’autres dans la mesure où le désir est une forme de la relation entre un habitus et un
certain champ dans lequel ce pouvoir s’effectue et se manifeste.

Individu socialisé et individu abstrait

Je l’ai évidemment suggéré, mais je voudrais au passage développer dans une parenthèse rapide les implications
de ce que je viens de dire à propos de la notion d’individu. Ce sont des choses que j’ai dites plusieurs fois (il
m’arrive de me répéter, comme aujourd’hui, mais le plus souvent de manière consciente je pense…), mais je le
redis parce que l’individu revient à la mode. (J’y reviendrai tout à l’heure : il y a malheureusement des
phénomènes de mode dans les sciences sociales, ce qui prouve qu’elles n’ont pas encore une autonomie très
prononcée. Il y en a aussi dans les sciences de la nature, mais dans les sciences sociales les modes sont plus
brutales, plus simples, orchestrées par les hebdomadaires, elles sont plus communes.) Comme l’individu revient
à la mode depuis quelques années 7, je suis obligé de faire cette remarque et de dégager des implications que
vous avez sûrement dégagées : pourquoi utiliser la notion d’habitus et comment la situer rapidement par rapport
à la notion d’individu ?
Sous ce rapport, l’habitus pourrait être caractérisé comme un individu réel par opposition à un individu
abstrait. L’individu biologique est un fait incontestable. La science sociale doit le prendre comme tel mais ce
qu’elle prend pour objet, ce n’est pas l’individu biologique qui est l’affaire des biologistes, c’est l’individu en
tant qu’il est socialisé, en tant qu’il est incorporation du monde social. À ce titre, il est différent de l’individu
biologique mais aussi de l’individu abstrait, universel, que se donne par exemple l’économie. L’individu
universel, abstrait, réduit à une capacité de calculer rationnellement le meilleur usage de certaines propriétés qui
sont indépendantes de lui, ne correspond à rien de réel scientifiquement. C’est l’individu de l’économie mais
aussi l’individu du droit : le droit et l’économie ont le même individu abstrait, universel, une sorte d’homme
sans qualités supposé invariant dans le temps – ce dont on parlait la dernière fois. À la limite, il n’y a pas de
différence entre les individus abstraits de l’économie et les individus sans qualités, donc égaux et
interchangeables, du droit alors que la notion d’habitus réintroduit le sujet réel avec toute son histoire, dont il est
la trace incorporée, et avec toutes ses propriétés incorporées. Comme je l’ai rappelé plusieurs fois, l’habitus,
pour la scolastique, c’était, d’une certaine façon, le capital, les propriétés (c’est là l’une des implications de la
notion d’habitus qui vient du verbe habeo, « avoir 8 »), ce qui dans un individu biologique fait la différence dans
la mesure où c’est la trace incorporée d’une histoire particulière. Le capital culturel, par exemple, comme je l’ai
dit dans un des cours du passé 9, fait partie de ces propriétés incorporées. C’était une remarque que je voulais
faire en passant.
Les tenants de ce qu’on appelle aujourd’hui l’« individualisme méthodologique » opposent individu et
totalité 10. Ils disent en gros : « Nous introduisons l’individu contre la pensée de type totalitaire, durkheimienne,
marxiste, etc., qui ignore les individus au profit des Tout. » En fait, c’est tout à fait dérisoire : l’opposition n’est
pas du tout entre individu et totalité, mais entre individu abstrait, formel, sans propriétés, et individu construit
conformément à la réalité – ce qui ne veut pas dire concret –, c’est-à-dire doté de propriétés. Je ne développe pas
davantage parce que ce n’est pas dans la logique de ce que je voulais dire aujourd’hui, mais je ne pouvais pas ne
pas marquer cela pour ne pas avoir l’air dans la lune et pour donner quelques éléments de réponse à ceux qui
parfois peuvent s’interroger sur les rapports entre ce que je fais et ce que d’autres disent de ce que je fais.

Habitus et principe du choix


L’essentiel de ce que je voulais dire était que la relation entre l’habitus et le champ s’accomplit en deçà de la
conscience et en deçà du choix libre au sens de la théorie intellectualiste telle que vous la trouvez chez Descartes
et tous les cartésiens, où il y a, par exemple, un travail de connaissance pour élaborer les termes de l’alternative
en présence et ensuite un travail de volonté par lequel on tranche entre les différents possibles pour les
accomplir. Les « choix » de l’habitus… J’écris toujours le mot « choix » entre guillemets, non pas pour dire que
les gens ne choisissent pas, mais pour dire qu’ils ne choisissent pas comme on croit qu’ils choisissent. Il est
évident qu’un joueur qui a le sens du jeu choisit (il n’y a qu’à voir la différence entre un bon joueur et un
mauvais joueur pour savoir que le bon joueur choisit), mais il ne choisit pas au sens où la théorie intellectualiste
dit qu’il choisit ; il ne choisit pas par un acte de connaissance libre et librement accompli. La question de la
liberté, qu’on me pose parfois, peut alors être en grande partie [ramenée (?)] à une question de définition de la
liberté. Si l’on entend par liberté un choix explicitement accompli entre des possibles techniquement constitués,
il est vrai que nous sommes très rarement libres. Nous sommes déterminés dans 99 % de nos actions s’il est vrai
que la définition de la liberté est celle-là.
En fait, je pense que c’est une question mal posée : les choix objectifs que les agents sociaux accomplissent
sont des choix dont ils ne sont pas les sujets, au sens de la théorie du sujet, dans la mesure où le principe de ces
choix n’est pas maîtrisé par celui qui les accomplit : le principe de ces choix, c’est un habitus qui choisit
effectivement entre des possibilités différentes, mais qui n’est pas choisi lui-même dans l’instant où il choisit. Je
crois que c’est là le cœur de la formule : l’habitus n’étant pas choisi dans l’instant où il choisit, il peut faire des
choses que, dans l’instant où l’habitus choisit pour moi, je ne choisirais pas si je choisissais au sens de la théorie
intellectualiste traditionnelle – voir l’exemple de l’analyse de l’indignation que j’ai faite tout à l’heure.
Le sérieux, la gravité des investissements, des choix des habitus – « Le monde est révoltant parce que je le
trouve révoltant » –, tient au fait que je ne choisis pas le principe de choix. C’est quelque chose qui se fait « en
moi sans moi », comme on dit dans la tradition philosophique : il y a une sorte de Ça historique, l’habitus, qui
choisit pour moi, et, du même coup, cette sorte de gravité que Sartre essaie désespérément de chasser du monde
tel qu’il le constitue disparaît. Vous vous rappelez les analyses de Sartre sur le sérieux 11 : Sartre, au fond, ne
peut jamais distinguer entre ce qu’il appelle l’esprit de sérieux, c’est-à-dire la mauvaise foi, et le sérieux. En
fait, la théorie de l’habitus est là pour rendre compte du fait que le rapport premier au monde est le sérieux, la
gravité. Dire que je prends le monde au sérieux, cela veut dire que, par exemple, quand j’ai peur, le terrifiant
m’apparaît comme inscrit dans l’objectivité ; je ne me perçois pas comme constituant le terrifiant par ma
démission libre, par l’abdication libre de la liberté de constituer le monde comme non terrifiant.
Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que ce principe qui est en partie subjectif du côté de l’agent, qui n’est plus
un sujet, qui contribue à la construction du monde comme terrifiant, n’est pas constitué dans le moment où il
opère son action de constitution. Du même coup, il peut, par exemple, constituer comme terrifiant quelque chose
qu’un autre autrement constitué ne constituerait pas comme terrifiant. Ce sont des choses extrêmement simples
et, en même temps, extrêmement compliquées, et je pense qu’il est important de rapprocher la théorie sartrienne
de l’émotion de la théorie sartrienne de la révolution – c’est exactement la même logique – pour comprendre ce
qui est en jeu dans la notion d’habitus. L’habitus, en tant qu’histoire singulière, incorporée, constituée à l’état de
corps, entretient avec le monde objectif une relation opaque à elle-même qui n’est pas immédiatement accessible
au regard réflexif, ni à l’exhortation à la prise de conscience, à la raison, etc.
Si vous repensez au problème du racisme 12, Sartre est là encore intéressant parce qu’il donne toujours à la
thèse subjectiviste sa forme la plus radicale et donc la plus intéressante. Il fait chic parmi les philosophes de dire
que Heidegger est un philosophe vraiment profond et que Sartre n’est qu’un épigone malheureux (les gens le
disent d’autant plus en France que, souvent, ils ne lisent pas l’allemand et qu’ils n’ont jamais lu Heidegger dans
le texte, cela fait partie des coquetteries), mais je pense que Sartre est extrêmement intéressant parce qu’il donne
une force absolument exceptionnelle, ultra-conséquente, ultra-logique. Merleau-Ponty l’avait d’ailleurs bien vu
dans le livre intitulé Les Aventures de la dialectique 13 où l’on pourrait trouver le fondement philosophique, s’il
en était besoin, de ce que je raconte. Sartre donne une forme ultra-conséquente à cette théorie subjectiviste et il
développe sur le problème du racisme une théorie en cohérence parfaite avec sa théorie de l’émotion et sa
théorie de la révolution : la race méprisée n’existe que dans le regard du raciste, elle est constituée par le regard
du raciste. Ce qu’il oublie, c’est que ce regard raciste n’est pas constitué par lui-même. Ce n’est pas un sujet : il
est déjà constitué et l’on pourrait dire que le racisme est une synthèse passive, une synthèse sans sujet. Le sujet
qui l’opère n’est pas passif pour autant – parce que d’ordinaire, quand on fait disparaître le sujet, c’est pour faire
disparaître la construction. Le paradoxe de l’habitus est d’être une disposition cognitive qui construit sans pour
autant être sujet. (Tout cela est difficile parce que je pense que cela vous brouille des alternatives fausses, d’où la
difficulté de l’expression pour moi, et ce sera le cas dans toute cette fin de cours, qui est au fond la fin de cette
espèce de synthèse que j’ai développée sur plusieurs années ; c’est le point où les différents fils que j’avais tissés
se trament et s’organisent, c’est donc le moment où je suis le plus satisfait de ce que je dis et, en même temps,
sans doute le moins satisfaisant parce que je pense que, dans beaucoup de cas, je dois à la fois faire éclater des
alternatives et parler par rapport à elles parce qu’elles continuent à exister dans vos têtes et aussi dans la
mienne.)
L’habitus est donc cette sorte de non-sujet qui agit comme on croit qu’agit d’ordinaire un sujet : c’est un
non-sujet qui construit, qui constitue, qui fait le monde, mais il n’est pas fait, il est déjà fait à faire le monde
d’une certaine façon. Cette fois-ci, je crois avoir dit à peu près l’essentiel.

Structures mentales et structures objectives

Ayant ainsi décrit la relation habitus/champ comme une relation de corps à corps, infra-consciente, on peut
mieux comprendre les effets de pouvoir symbolique qui sont parmi les effets les plus mystérieux du monde
social et donc parmi les mystères les plus difficiles de la science sociale. Vous connaissez le texte célèbre de
Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie 14 ». C’est un texte très maussien 15, dans la lignée de tous les grands
anthropologues qui ont eu l’intuition de cette sorte de pouvoir très mystérieux que, dans certaines circonstances,
le monde social, agissant à travers tel ou tel agent, pouvait exercer sur d’autres agents à distance par une espèce
d’action quasi magique. L’action symbolique est une action magique : dire à quelqu’un « Lève-toi ! » et [obtenir]
qu’il se lève, c’est extraordinaire, c’est un démenti aux lois de la physique (en physique, vous ne dites pas à une
pierre : « Lève-toi ! »). Il y a donc une sorte de miracle dans l’action symbolique et, au fond, c’est de ce miracle
que veulent rendre compte ceux qui posent la question : « D’où vient le pouvoir ? D’en haut ? D’en bas ? » Ils
ont tendance à dire : « Il se lève parce que celui qui a le pouvoir le fait lever » ou « Il se lève parce qu’il veut
bien se lever ». (Je simplifie des alternatives, mais si vous relisez après [mes enseignements] des gens que je ne
nomme pas pour ne pas avoir l’air de faire l’intéressant, vous verrez que mes alternatives simplistes disent la
substance d’alternatives savamment constituées, et même souvent non constituées justement, parce que, si elles
étaient constituées dans la forme explicite et donc un peu simpliste que j’énonce, elles disparaîtraient souvent en
tant que telles.)
Le pouvoir symbolique est une sorte d’action à distance qu’un certain nombre de philosophes ont évoquée.
Austin, que je rangerais volontiers dans les sciences sociales, que j’annexerais volontiers, a réfléchi sur ce
problème : comment se fait-il que dans certains cas les mots fassent des choses, que les mots produisent des
effets 16 ? Je pense que, pour comprendre cette efficacité spécifique du symbolique – du mot, de l’ordre, ou du
mot d’ordre –, il faut avoir à l’esprit cette philosophie de l’institution comme existant à la fois dans les corps et
dans les choses. L’accord étant institué entre les structures sociales et les structures mentales, entre les positions
institutionnelles et les dispositions, s’accomplit cette sorte d’adhésion magique et immédiate des dispositions
aux positions en sorte que les gens font en quelque sorte ce que la situation, ce que la position demande. C’est
donc parce que les structures sociales deviennent des postures corporelles, en quelque sorte, que l’exercice du
pouvoir symbolique est possible. Par exemple, si l’intimidation s’accompagne de changements corporels, c’est
en grande partie parce que le corps a été le dépositaire de toute une série d’impératifs politiques devenus hexis
corporelle.
Je ne vais pas développer, mais la division du travail entre les sexes, par exemple, se traduit dans toutes les
sociétés – c’est encore une fois particulièrement visible dans la société kabyle et dans la plupart des sociétés
archaïques – par un apprentissage quasi explicite de la manière différentielle de tenir le corps selon les sexes :
l’homme doit être droit, regarder en face. L’armée est l’un des lieux dans notre société où se perpétue
l’enseignement explicite des postures corporelles considérées comme légitimes : « Tiens-toi droit ! », « Regarde
en face ! » – le regard à l’horizon, la posture virile du faire-face, le garde-à-vous, etc. La notion de face, qui est
extrêmement importante, est liée à l’honneur : faire face, c’est regarder au front, c’est ne pas tourner le dos
(montrer le dos, c’est une offense – je pourrais développer très longuement), c’est aussi se tenir droit et le
« Tiens-toi droit ! » – vous allez penser que je fais un jeu de mots mais je vous assure que ce n’en est pas un –
cela a à voir avec le droit, avec le droit civil. Je pourrais le montrer, mais cela m’entraînerait dans une énorme
parenthèse qui vous ferait perdre complètement le fil – je vous le dis donc en attente et développerai par la suite.
Le corps est donc le dépositaire d’injonctions politiques – les injonctions concernant la différence entre les
sexes sont fondamentalement politiques – qui, ensuite, pourront être réactivées et être en quelque sorte –
j’emploie à nouveau cette métaphore – des ressorts sur lesquels pourra agir le pouvoir symbolique. Autrement
dit, si le pouvoir symbolique peut agir, c’est que le corps socialisé est le dépôt d’une quantité de petits ressorts
socialement constitués qui peuvent être réactivés ou pas selon les circonstances. Le « Tiens-toi droit ! » trouve
par exemple une réactivation par excellence dans la bravoure militaire – et, s’il n’y a pas de guerre, il ne sera
jamais réactivé. Je prends un exemple caricatural, mais il y a en chacun de nous des injonctions sociales
incorporées qui pourront servir ou ne pas servir, mais dont on doit supposer l’existence pour comprendre que ces
actions magiques – intimidation, désir de pouvoir, etc. – puissent s’exercer, pour que ce fait extraordinaire qu’est
l’obéissance (quand on y pense : pourquoi obéir ?) s’accomplisse.

Adéquation magique du corps au monde

Je crois qu’on comprend mieux maintenant que, comme je l’ai déjà dit, l’obéissance est un acte de croyance. Ce
n’est même pas : « Je crois que j’ai à obéir » ; c’est : « J’obéis avant de m’être demandé si j’avais à obéir ou à ne
pas obéir parce que l’obéissance allait de soi et que, d’une certaine façon, le corps socialisé a répondu à
l’injonction qui lui était adressée. » Je crois que cette représentation du corps comme une sorte de dépôt ou de
trésor d’actions virtuelles qui pourront lui être demandées, par une certaine relation entre lui en tant que corps
socialisé et un certain espace social, est extrêmement importante pour échapper à l’alternative entre
l’objectivisme et le subjectivisme. (Il est important parfois de redire les choses de différentes façons pour être
sûr de complètement les maîtriser…)
Cette analyse serait très compliquée et je ne sais pas si je peux l’entreprendre sur le mode de
l’improvisation, mais il y a une très célèbre analyse de Hegel sur le rapport au corps tel qu’il le conçoit, en
rupture avec la vision dualiste, cartésienne, kantienne du rapport au corps que nous avons tous plus ou moins
dans la tête puisque c’est la tradition judéo-chrétienne qui la développe. Hegel veut montrer que le rapport au
corps ne doit pas être conçu sur le modèle traditionnel du rapport entre une espèce d’angelus rector 17, une âme,
et une machine, mais comme une sorte de rapport magique, et il emploie l’image de la magie 18. Il prend
finalement les exemples du virtuose et de l’acrobate, et montre dans leur cas que le rapport entre l’intention et
l’exécution est une espèce de rapport magique et qu’au fond le corps est cette chose sur laquelle nous agissons
magiquement – c’est même la seule malheureusement : il suffit que nous le voulions pour qu’il bouge dans le
sens où nous le voulons, à condition d’être un corps bien dressé. Il appelle cela l’« habitude par dextérité », ce
qu’est l’habitus : l’habitus crée précisément ce rapport magique entre le sujet et son corps.
Le décalage entre l’intention et la pratique, l’inadéquation entre l’intuition et la pratique qui se fait dans le
raté, la maladresse, n’apparaissent jamais puisque le corps fait immédiatement ce qu’on lui demande. Cette
relation magique est le produit d’un certain type de socialisation, d’un certain type d’exercice, et elle est en
quelque sorte la récompense d’une socialisation accomplie. Je pense qu’il faut élargir cette analyse au rapport
entre le monde social et le corps : lorsque la socialisation est réussie, lorsque le travail d’incorporation des
injonctions sociales fondamentales (« Tiens-toi droit ! », « Sois un homme ! », « Regarde en face ! » ou, au
contraire, « Tiens-toi courbe ! », « Tiens-toi comme ça ! », etc.) est bien accompli, le rapport entre les
dépositaires légitimes de l’ordre social, les personnes autorisées à agir magiquement sur les autres, c’est-à-dire
les puissants, les hommes, les anciens, est du type de celui que Hegel décrit entre le sujet et son corps : c’est un
rapport tout à fait magique où l’ordre réveille une injonction en sorte que la question de savoir qui est sujet de
l’obéissance n’a pas de sens.

Le faux problème de la responsabilité

Je voudrais développer un peu ce point : l’un des grands obstacles à la position adéquate des problèmes de
causalité à propos du pouvoir, c’est qu’on pose constamment les problèmes de causalité en termes de
responsabilité. On se demande : « Dans le pouvoir, qui est responsable ? Est-ce que ce sont les dominants ou les
dominés ? » En fait, dire que le pouvoir vient d’en bas, c’est dire que c’est la faute des dominés : « Ils sont
dominés parce qu’ils aiment ça », « Ils sont dominés parce qu’ils se laissent faire ». Quand on pose la question
de la responsabilité, on répond dans la logique des romans policiers : is fecit cui prodest [« Le criminel est celui
à qui le crime profite »]. Par exemple, dans le rapport entre les sexes, comme le dominant profite de la relation
de domination, on suppose qu’il est le responsable ; ou bien on inverse en disant que le responsable est celui qui
subit et qu’il aurait dû se révolter. C’est un problème tout à fait réel : rappelez-vous les discussions à propos des
Juifs et des camps de concentration. Je parle de choses tout à fait concrètes à propos de problèmes
fondamentaux. Ce type d’analyse que je développe évacue cette sorte de moralisation de la question et fait
disparaître la question de savoir où est le principe. Au fond, la fonction du modèle que je propose est de faire
disparaître l’interrogation naïve en termes de responsabilité au profit du primat de la relation habitus-champ qui
est, comme je l’ai dit, opaque à elle-même et dans laquelle la question de savoir qui agit et qui n’agit pas n’a pas
de sens : les deux termes de la relation agissent à travers l’expérience de la relation comme nécessaire (« C’est
ce qu’il faut faire », « Il a fait ce qu’il fallait », etc.).
Cette analyse me semble donc nécessaire pour donner une juste réponse à la question du pouvoir et éviter
d’apporter une réponse de type subjectiviste qui tend finalement à responsabiliser les dominés de la domination
qu’ils subissent (c’est un effet important de la vision subjectiviste). On pourrait transposer ce que j’ai dit jusqu’à
présent au cas des valeurs : les valeurs sont-elles faites par les sujets sociaux, constituées par eux, ou sont-elles
découvertes comme préexistantes ? La question n’a pas de sens : la valeur se constitue dans la relation. C’est
parce que je suis constitué de telle manière que je reconnais une valeur comme valeur, qu’elle m’apparaît
comme n’étant pas créée par moi, comme existant vraiment. La même analyse vaudrait pour le sacré : le sacré
est-il fait par les actes de consécration ou est-ce le sacré qui provoque les actes de consécration ? Ce sont des
débats réels, le livre d’Otto sur le sacré balance autour de cette alternative 19. En fait, la réponse est toujours la
même : à un habitus socialisé de telle manière qu’il est préparé à constituer comme sacrées des choses qui lui
sont désignées comme sacrées dans le champ où il se trouve, le sacré apparaît, non pas comme quelque chose
qu’il constitue comme sacré et qu’il pourrait ne pas constituer comme sacré par une simple conversion de
l’esprit (« Libérez-vous ! », Aufklärung, etc.), mais comme quelque chose qui est réellement sacré, c’est-à-dire
fascinant et terrifiant, qui fait peur, qui fait dresser les cheveux sur la tête, qui fait pleurer.
Coïncidence des positions et des dispositions

Autre phénomène important qui correspond à mon avis à la même configuration : les relations entre les agents et
leurs positions. C’est un problème réel que rencontrent les sociologues, par exemple s’ils cherchent à expliquer
les conduites d’un petit fonctionnaire répressif, d’un haut fonctionnaire dilettante ou d’un médecin syndiqué :
faut-il expliquer les pratiques par la position que l’agent occupe, les intérêts corrélatifs et les potentialités
d’action inscrites dans la position qu’il occupe, ou par les dispositions inhérentes à l’agent qui occupe cette
position ? Toutes les fois – et, je l’ai dit plusieurs fois, c’est le cas le plus fréquent – où il y a coïncidence et
concordance entre la position et les dispositions de celui qui l’occupe, la question à la limite n’a aucun sens :
l’une des ruses de la raison sociale que le sociologue doit découvrir consiste à mettre dans une position des
agents qui sont, comme on dit, faits pour la position, de telle sorte qu’on n’a pas à leur donner explicitement des
consignes pour qu’ils ne fassent pas – ce qui est le plus important – ce qui est exclu de la position ; cela ne leur
viendrait pas à l’esprit.
Parfois on a des rêves, une espèce d’utopie du désespoir : « Qu’arriverait-il si un anarchiste était à la
présidence de la République ? » En fait, ça n’arrive jamais [rires de la salle] ! Le fait que quelqu’un fasse
quelque chose d’impossible étant donné la définition de la position est, sauf accident historique, impossible.
C’est plus compliqué que ça en a l’air… Il arrive que des gens soient, comme on le dit aujourd’hui, « mal dans
leur peau » – en fait, cela veut dire « mal dans leur position » : ils n’ont pas les dispositions normalement
prévues par la position et ils font craquer la position, ils la déforment. Il y a une espèce de lutte entre les
dispositions et la position : normalement, la position triomphe (on dit : « Il s’est bien adapté »), mais parfois les
gens peuvent transformer la position de manière à ce qu’elle soit conforme à leurs dispositions – et c’est un
facteur important de changement dans le monde social 20.
Le cas de la socialisation parfaitement accomplie que j’ai décrit est un cas limite : il n’est jamais
complètement réalisé, même dans les sociétés dites traditionnelles où le modèle s’applique le moins mal. Cette
sorte de relation de compréhension immédiate en quelque sorte entre le poste et celui qui l’occupe, entre la
position et les dispositions, fait le fonctionnaire heureux, celui qui est tellement adapté à la fonction, […] celui
que tout le monde célèbre, celui qui, étant en position importante, se sent important, fait l’important, a
l’importance de sa fonction, etc. Ce cas de figure est une illustration je crois assez claire de la théorie de la
relation entre l’habitus et le champ que je propose et on voit bien que l’alternative introduite quand on se
demande si la cause est la position ou l’individu est précisément ce que tous les mécanismes sociaux visent à
abolir ; ils visent à faire en sorte que cette alternative n’existe pas, qu’il n’y ait pas un sujet et une fonction.
Ce genre d’analyse peut, je pense, fournir un fondement à la théorie wébérienne du fonctionnaire qui est
tout à fait admirable mais n’est pas fondée, me semble-t-il, anthropologiquement. Un fonctionnaire accompli est
aboli en tant que sujet de sa fonction. C’est ce que dit Weber : le fonctionnaire accompli est un « on », il ne
répond jamais en tant que personne. C’est l’opposition entre le prophète qui répond en première personne et le
prêtre qui, comme fonctionnaire du culte, répond toujours en troisième personne : il est le mandataire d’une
institution, il ne fait pas de miracle, il n’est pas sujet, il est toujours impersonnel, il est la fonction. Un
fonctionnaire qui vous dit – par exemple parce que vous essayez de faire sauter un PV en disant : « Mais voyons,
soyez un homme, regardez, j’ai trois enfants, etc. » – « Le règlement, c’est le règlement » ne fait qu’énoncer la
définition fonctionnelle de sa fonction, c’est-à-dire : « Je ne suis que le règlement », « Je ne suis pas un “je” »,
« Je suis une fonction » ; le bon fonctionnaire est identifié à sa fonction. Cela est très important, par exemple,
dans les discussions sur la justice et les juges : un grand problème du droit est de passer de ce que Weber appelle
Kadijustiz 21, c’est-à-dire la justice dans laquelle le juge se permet d’avoir des opinions personnelles, à une
justice dans laquelle le juge, c’est le code (ou en tout cas dans laquelle on fait croire que le juge, c’est le code,
parce qu’en fait ça ne marche jamais complètement sans un import d’habitus). Le fonctionnaire fonctionnel est
tel qu’à la limite la distinction entre la personne et la fonction n’a pas grand sens.
Cela se voit en particulier au niveau de la parole, et le problème du porte-parole est extrêmement
important. On peut toujours imaginer, par exemple, un porte-parole qui perdrait le contrôle, un porte-parole qui
parlerait. Le problème a été posé depuis quelques années par la contestation gauchiste qui a fait découvrir de
manière sensible et intuitive cette sorte d’impersonnalité fonctionnelle du porte-parole. Le porte-parole doit
parler pour ne dire que ce qu’il est mandaté pour dire, il ne parle que comme parlerait sa fonction si elle
existait : ce n’est pas lui qui parle, c’est une position qui parle. Du même coup, la chose importante, c’est qu’il
est au fond la censure inhérente à la fonction qu’il occupe devenue corps, il est censure incorporée. Cela est
extrêmement important parce que le fait que la censure soit incorporée, encore une fois, est la meilleure garantie
contre le coup de folie. S’il s’agissait d’un contrôle conscient, s’il fallait à chaque instant, dans la logique de la
libre action volontaire, se dire : « Attention, est-ce que je parle aujourd’hui ou est-ce que je ne parle pas ? »,
« Est-ce que je me laisse aller ou ne me laisse pas aller ? », « Est-ce que je choisis selon le principe de plaisir ou
le plaisir de réalité ? », « Est-ce que j’optimise ou je maximise ? », ce serait une catastrophe du point de vue de
l’institution qui finirait par craquer. Alors que, s’il s’agit de censure incorporée, si l’on se donne comme
prédiction l’intuition que l’on a de l’habitus – son attitude globale, sa manière de se tenir : « Est-ce qu’il se tient
droit ? », « Est-ce qu’il a les cheveux en brosse ? », etc. –, on a une prédiction beaucoup plus sûre parce que ce
sont des indices des socialisations qu’il a subies, et donc du degré auquel il a incorporé la discipline, la meilleure
étant celle qui est incorporée. Il y aurait à discuter sur cette opposition entre discipline et censure incorporée.

Amor fati

En fait, une chose importante que je veux dire à travers ces analyses, c’est que, dans le cas limite de l’ajustement
complet des dispositions aux positions, la relation entre l’habitus et la position, c’est-à-dire le champ – la
position n’étant définie que dans un champ –, est une relation d’amor fati. C’est l’amour du destin : j’aime ma
position, j’aime mon métier et je fais tout ce que me demande le métier, et même au-delà, en toute liberté. Bien
que je puisse dire que j’ai fait des choses de mon plein gré, en fait ce n’est pas moi qui les ai faites, il ne faut
jamais l’oublier. C’est pourquoi le problème de la liberté est très compliqué. La notion d’habitus dit que je suis
formidablement libre : personne n’est plus libre que celui qui accomplit son habitus, il se vit comme totalement
libre ; simplement, il n’a pas produit son habitus.
Il peut être libre de s’aliéner : il y a des habitus qui sont faits pour en redemander en discipline. Je ne sais
pas si vous avez vu l’autre soir à la télévision (pour ceux qui n’ont pas d’expérience directe du monde social tel
qu’il est, la télévision donne parfois – très rarement – un tout petit contact du monde social) : il y avait des
interviews à 22 h 30 d’un certain nombre de gens (vous penseriez malheureusement que je sors des limites de
mes attributions, mais il y aurait beaucoup à dire sur ce genre d’interviews sauvages que pratiquent les
journalistes et qui sont à la fois utiles et terriblement dangereuses parce que c’est de l’exercice illégal de la
sociologie [rires de la salle] ; ils font des choses tout à fait monstrueuses du point de vue de la science – dans le
meilleur des cas, je ne parle pas de la routine…). Dans cette émission, un vieux bonhomme, un ouvrier d’une
fonderie, disait : « Les meilleures années de ma vie, ce sont les années que j’ai passées au service militaire »,
tout en disant : « Je n’ai pas eu de chance, j’ai fait cinq ans, j’ai été rappelé trois fois. » C’est comme le paradoxe
des femmes battues que j’évoquais la dernière fois : comment un être normal et bien constitué peut-il dire que
les jours les plus beaux de sa vie ont été ceux-là ? Comment peut-on aimer ça ? C’est simplement comme ça,
c’est un habitus qui trouve sa liberté dans la nécessité, parce qu’il a été constitué, voilà…
Je trouve un peu simple de poser le problème de la liberté en termes de : « Est-ce que je suis libre ou est-ce
que je ne suis pas libre ? » Les philosophes disent souvent que les sociologues sont simplistes, mais il faudrait
peut-être que les philosophes révisent leur définition philosophique des problèmes. Je finis donc simplement par
un texte de Marx, sûrement le texte le moins marxiste de Marx. Il m’a été transmis par un de mes amis : ce sont
les carnets ethnographiques de Marx, The Ethnological Notebooks of Karl Marx, édités en 1972. Il s’agit de
textes assez étonnants. Marx dit : « La loi coutumière n’est pas obéie comme la loi édictée est obéie. Quand elle
a cours sur de petites aires et dans de petits groupes naturels, les sanctions pénales sur lesquelles elle repose sont
partie l’opinion, partie la superstition, mais bien plus [ça c’est le côté Aufklärung], un instinct presque aussi
aveugle et inconscient que celui qui produit certains mouvements de notre corps. La contrainte effective qui est
exigée pour assurer la conformité à l’usage est extraordinairement faible 22. » Si l’action de socialisation, c’est-
à-dire d’incorporation du social, est bien réussie, on peut agir ensuite avec un coût en discipline très faible. Il
suffit de petites chiquenaudes : les gens étant dressés à aller droit, ils marchent droit, et ensuite, de temps en
temps, un petit coup à gauche, un petit coup à droite… Je pense que cette relation entre l’habitus et le champ est
absolument capitale pour comprendre pourquoi le monde social marche, pourquoi il n’est pas fou et pourquoi, au
fond, à si faible coût, il ne marche pas plus mal alors qu’on pourrait penser que toutes les raisons sont réunies
pour que les gens sortent de cette sorte de soumission à l’ordre. Disons que l’ordre n’est pas assez parfait, me
semble-t-il, pour qu’on ne s’étonne pas que les gens le trouvent si parfait, et la notion d’habitus est importante
pour comprendre cela. Je m’arrête là.

Deuxième heure (séminaire) : La Promenade au phare (2)

Par chance, ce que j’ai à dire maintenant est dans le prolongement de ce que j’essayais de dire tout à l’heure.
C’est heureux parce que, comme j’ai un fort sentiment de ne pas avoir vraiment réussi à bien dire ce que
j’essayais de dire, je vais peut-être, sinon rattraper, au moins compléter ce que j’ai essayé de dire tout à l’heure.
En effet, comme vous le voyez d’une manière très évidente, le cas particulier de la domination sexuelle est
sans doute le plus favorable au mode d’analyse que je propose. La plupart des analyses qui ont été proposées de
ce rapport masculin/féminin pèchent, je crois, par une grande naïveté, en partie parce qu’elles tombent dans les
alternatives qui naissent du fait qu’on pose le problème de l’explication en termes de recherche des
responsabilités et qu’on veut absolument assigner les responsabilités à l’une ou l’autre des parties. Dans le cas
particulier, le paradoxe, comme j’ai essayé de le montrer la dernière fois, est que le privilège peut aussi être un
piège, ce qui ne veut pas dire qu’il ne reste pas un privilège.
Parmi les jeux que propose le monde social – c’était peut-être le centre de ce que je disais la dernière
fois –, certains sont plus gratifiants, plus vitaux, plus profitables que d’autres, et, en raison de la socialisation
différentielle que la plupart des sociétés imposent aux personnes de sexe masculin et de sexe féminin, les
hommes et les femmes n’entrent pas de la même façon dans les jeux sociaux et, en particulier, dans les jeux les
plus générateurs de profits. Du même coup, on peut décrire la distance socialement constituée des femmes à
l’égard des jeux dominants comme une exclusion – et l’analogie avec les petits bourgeois et, a fortiori, avec les
dominés tout court serait parfaite en tant qu’exclusion impliquant une privation. Mais on peut aussi, et c’était là
l’ambiguïté du regard féminin porté sur l’infantilisation masculine, considérer cette privation comme un
privilège relatif, dans la mesure où l’entrée dans le jeu implique des coups, des risques, des sacrifices, des
déceptions.
Le phénomène ne peut donc se comprendre que comme un effet de cette relation d’illusio obscure entre le
joueur et le jeu qui constitue le jeu comme une chose formidablement sérieuse, même si le jeu n’est sérieux que
pour quelqu’un doté d’un habitus constituant le jeu comme valant la peine d’être joué. L’illusio est,
paradoxalement, à la fois illusoire et suprêmement sérieuse puisque, dans les jeux les plus masculins, on risque
l’enjeu limite, l’enjeu suprême : sa vie. Les jeux les plus sérieux n’existent comme sérieux que pour quelqu’un
qui a été constitué à les prendre au sérieux.
Une autre analogie est le rapport différentiel à la culture : selon les classes sociales, les agents sociaux sont
différemment socialisés et, du même coup, inégalement portés à constituer les jeux culturels comme jeux vitaux.
On pourrait faire un autre rapprochement avec l’opposition entre les artistes et les bourgeois telle qu’elle se
définit pendant tout le XIXe siècle. Ce qui rend les artistes structuralement homologues aux femmes, c’est qu’on
ne sait jamais si leur refus des jeux dominants, c’est-à-dire des jeux de pouvoir, est l’effet d’une exclusion
élective ou d’une exclusion subie. C’est une chose que Sartre, parce qu’il la ressentait très profondément lui-
même, a vue à propos de Flaubert 23 : le refus artiste des jeux bourgeois est-il subi ou électif ? Est-ce que je
refuse les jeux bourgeois uniquement parce que j’en suis exclu, est-ce que je dis ne pas vouloir la gloire, le
pouvoir, les honneurs, parce que, de toutes façons, je ne peux pas les avoir, ou s’agit-il d’un véritable refus (cf.
L’Idiot de la famille de Sartre) ? Il me semble que cette relation ambiguë entre l’artiste et les jeux de pouvoir
fait penser à la relation des femmes aux jeux de pouvoir et je pense que cette homologie de relation explique
l’alliance, très importante pour comprendre l’histoire de la littérature, entre les femmes bourgeoises et les
artistes, à travers le salon – je ne reprends pas ce thème que j’ai plusieurs fois développé 24. L’exemple de la
domination sexuelle est donc l’illustration par excellence des analyses que j’ai proposées tout à l’heure : c’est un
cas où l’on voit bien que l’illusio devient corporelle et que le sérieux de l’adhésion au dominant peut se
retraduire en expériences somatiques qu’on peut appeler désir, intimidation ou ce qu’on voudra. Autrement dit,
l’analyse du rapport de domination sexuelle comme rapport politique somatisé permet de comprendre, sans
recourir à d’autres explications comme les explications psychanalytiques, et sans pour autant les exclure, un
certain nombre de phénomènes fondamentaux des rapports entre les sexes.

L’incorporation du politique

Ce que j’essaie de dire ce matin, c’est qu’il y a toujours une somatisation du politique : les expériences de
pouvoir transforment profondément le corps, et la socialisation fait incorporer sous forme de dispositions
corporelles des prises de position politiques. C’était le sens du « Tiens-toi droit ! ». En raison de cette sorte de
somatisation du politique que produit la socialisation, l’expérience sexuelle elle-même tend à être pensée
politiquement. Les ethnologues parlent traditionnellement de division sexuelle du travail : dans beaucoup de
sociétés précapitalistes, la division principale du travail est la division du travail entre les sexes (les hommes
font certaines tâches, les femmes font d’autres tâches) ; cette division sexuelle du travail est fondamentale dans
ces sociétés et, devenant principe de division fondamental, principe de vision du monde, principium divisionis,
principe de classement du monde, elle devient le principe de division de toutes les choses.
Je crois l’avoir montré à propos du système mythique kabyle 25 : la division du travail entre les sexes, entre
le masculin et le féminin, est le principe commun à toutes les oppositions fondamentales du système mythique
ou mythico-rituel, à partir duquel on peut réengendrer toutes les autres oppositions entre le sec et l’humide, l’est
et l’ouest, la Lune et le Soleil, etc. Autrement dit, les divisions mythiques s’enracinent dans la principale
division politique de ces sociétés, c’est-à-dire dans la division du travail entre les sexes, en sorte que ce principe
de division objectif devenu principe de division subjectif, c’est-à-dire principe de vision des divisions
objectives, devient aussi le principe de vision de la division du travail sexuel (ce n’est pas la division sexuelle du
travail) ou de la division du travail dans l’acte sexuel. Il suffit de penser au rôle capital que joue l’opposition
dessus/dessous dans la plupart des systèmes mythiques et dans notre langage, et en particulier dans le langage de
la politique – c’est une opposition fondamentale : se soumettre, s’abaisser, se plier, se courber, avoir le dessus,
l’emporter, etc. Ces métaphores sont des métaphores politiques et sont aussi structurantes de la perception de la
relation sexuelle dans ce qu’elle a de corporel, pas seulement dans sa représentation idéologique. Autrement dit,
l’expérience sexuelle comme acte, et aussi, plus généralement, l’expérience des rapports entre les sexes, tend à
être pensée politiquement puisque pensée à travers des principes de division qui sont eux-mêmes des divisions
politiques. La relation entre les sexes est pensée de façon très générale en termes de dominants/dominés. La
vision des rapports entre les sexes qui s’exprime dans la métaphore tout à fait masculine de la conquête, de la
guerre, est, me semble-t-il, la généralisation inhérente au fait que le principe de construction universel a, à son
principe, une opposition politique qui est sexuelle.
Dans les sociétés comme la nôtre qui sont différenciées, et qui sont différenciées selon d’autres principes
que le principe de la division sexuelle du travail, le principe de la division sexuelle du travail reste l’un des
principes de la division du monde et des systèmes mythiques privés (par exemple, dans la poésie, les poètes étant
ceux qui conservent, ce sont des mythologues privés en quelque sorte). Dans ces sociétés où il n’y a plus de
mythologues collectifs, les principes d’opposition entre le masculin et le féminin restent très opérants pour
penser la sphère privée, mais aussi la sphère politique. Du même coup, cette expérience sexuelle vécue
politiquement (et chargée d’inconscient – pas seulement politique) devient l’un des principes de construction de
la sphère politique, l’un des principes à travers lesquels est analysé le monde politique. C’est un cas où l’on peut
citer Wittgenstein : il suffit de laisser jouer le langage ordinaire, de laisser parler l’ensemble des métaphores
enfermées dans le langage (j’ai pris l’exemple de « dessus/dessous », « se soumettre », mais l’on pourrait aussi
prendre les métaphores de la domination, de la force et de la faiblesse, etc.) pour voir l’import à la fois sexuel et
politique de la pensée politique, c’est-à-dire la contamination de la politique par une structuration politico-
sexuelle de l’expérience sexuelle.
Au-delà de cette remarque qui est proche de l’intuition ordinaire, je pense qu’on peut mieux comprendre
les phénomènes de charisme ou de charme que j’ai évoqués la dernière fois et l’on peut peut-être poser, comme
je le faisais, le problème du charme du pouvoir. Weber soulevait la question du charisme, mais ce n’était pas
dans son style de réveiller, dans la notion de charisme, la connotation de charme, de séduction. Ce n’était pas
non plus l’époque : Weber ne pouvait pas penser comme cela. Mais je pense qu’il n’est pas abusif de parler de
charme du pouvoir.
Au cours d’une série de séminaires, des professeurs du Collège de France 26 ont élaboré cette notion de
charme du pouvoir ou de beauté du pouvoir. Il est apparu que, dans des situations très différentes dans l’espace et
dans le temps (le Japon ancien, l’Assyrie, Babylone, l’Égypte antique, etc.), la notion de pouvoir – masculin,
bien sûr – était souvent entourée d’une série de connotations qui référaient toujours à la brillance, au brillant, au
lumineux, à ce qui éclaire, à ce qui éblouit, à ce qui se détache comme une forme sur un fond, à ce qui se
distingue finalement, à ce qui éclaire. Devant cette sorte de séduction spécifique de la brillance, Georges Duby
disait, avec beaucoup de prudence, que, dans le cas des civilisations médiévales qu’il étudie, on pouvait se
demander si l’amour courtois des jeunes prétendants pour la femme du prince n’était pas une sorte d’amour
vicariant pour le prince lui-même 27, sans qu’il soit nécessaire d’évoquer une homosexualité refoulée, parce que,
très souvent (c’est du moins ma position), cette sorte de sexualité sociale est beaucoup plus générale, beaucoup
plus englobante, plus abstraite finalement, tout en étant très corporelle. Elle n’implique pas du tout la sexualité
au sens ordinaire du terme, qui, d’ailleurs, il faut le rappeler, est une invention du XIXe siècle 28. En effet, la
sexualité ne s’est autonomisée, ne s’est constituée comme telle, comme opération pratique, technique,
indépendante des constructions sociales et politiques qui l’entourent normalement, que depuis très peu de temps,
et en particulier à travers la psychanalyse et sa diffusion. Il est extrêmement important de le savoir pour éviter
un contresens. Les ethnologues l’ont toujours dit, mais cela n’a pas encore atteint le grand public.
Le charme du pouvoir a donc quelque chose à voir avec cette sorte d’expérience émerveillée que des
individus socialisés à reconnaître un certain type de pouvoir éprouvent devant le pouvoir. C’est une expérience
qu’on pourrait dire érotique, à condition de bien avoir à l’esprit que, comme je viens de le dire, l’érotique n’est
pas du tout constitué en tant que tel. C’est une situation « érotique » au sens où je parlais tout à l’heure
d’« amour du destin » : l’amour du pouvoir est l’amour d’un destin social constitué comme tel pour des gens
constitués de telle manière qu’ils l’éprouvent et le découvrent. Voilà à peu près ce que je voulais dire.

Le pouvoir paternel et l’effet de verdict


Je reviens une seconde à cette mise en relation que Virginia Woolf opère, à mon avis très subtilement et de
manière quasi imperceptible, entre la soumission féminine au pouvoir masculin comme désir de pouvoir et la
soumission enfantine au pouvoir paternel. Comme je vous l’avais dit, le tout début du roman est la découverte du
verdict paternel comme verdict total et arbitraire par un jeune enfant. C’est la phrase dramatique, masculine, du
père qui tranche d’un coup, brutalement (l’homme est constamment comparé – c’est une comparaison très
kabyle – à un couteau qui tranche, qui pénètre violemment), toutes les aspirations un peu confuses de l’enfant
qui comptait aller au phare, dont sa mère était complice : « Mais, dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du
salon, il ne fera pas beau. » C’est un verdict, une parole énoncée avec autorité, qui concerne l’avenir ; elle est
une prévision, une prédiction, un jugement fatal. Le mot du père est fatal parce que, dit par lui, il se réalisera.
C’est le père comme détenteur du pouvoir symbolique, et du pouvoir symbolique par excellence, du pouvoir
symbolique originaire ; c’est le père-roi, le père tout-puissant, en particulier parce qu’il est capable de dire ce
qui est vrai dans la mesure où ce qu’il dit deviendra vrai. C’est extrêmement important : le père a le pouvoir de
faire que ce qu’il dit deviendra vrai puisque c’est lui qui décide.
Le problème de la prévision dans les sciences sociales est là tout entier : si je dis que demain il fera jour et
que j’ai le pouvoir de faire qu’il fera jour, il fera jour. Dans le monde naturel, celui qui dirait cela serait fou.
Dans le monde social, sous certaines conditions, celui qui dit cela peut être véridique, vérace ; si je suis roi et
que je dis : « Demain, la Cour se réunira », mon discours est un fatum, un verdict qui produit sa propre
vérification, qui est auto-vérifiant. C’est une self-fulfilling prophecy 29, une prophétie auto-vérifiée, qui se
confirme elle-même, qui ne peut pas être falsifiée. Je n’invente pas ; je cite Virginia Woolf : « Ce qu’il disait
était la vérité. C’était toujours la vérité. Il était incapable de ne pas dire la vérité [ça, c’est la limite du puissant :
il est victime de sa propre domination] ; il n’altérait jamais un fait, ne modifiait jamais un mot désagréable pour
la commodité ou l’agrément d’âme qui vive, ni surtout de ses propres enfants, chair de sa chair et tenus en
conséquence à savoir le plus tôt possible que la vie est difficile 30. »
La puissance masculine (le mot « puissance » a des connotations surdéterminées à travers le fait que le
paradigme de la puissance virile habite confusément la politisation de l’usage général du concept), la puissance
paternelle, comme on dit en droit, est une sorte de puissance totale. Là, on rejoindrait le sens freudien : c’est le
monopole de l’exercice de la puissance sexuelle (je réponds à une question qui m’a été posée à propos de la
famille) dans le champ relativement autonome que constitue la famille, celle-ci pouvant au fond être pensée, par
analogie, comme un système étatique avec un pouvoir, une idéologie, des dominants, des dominés, une division
du travail. Le détenteur de la puissance paternelle a le pouvoir de verdict, le pouvoir de vérité, en grande partie
parce qu’il dit toujours le vrai (cela fait partie de ses propriétés statutaires et il est lui-même contraint par cette
propriété), et il a en même temps le pouvoir de rendre vrai ce dire-vrai. On peut penser que son pouvoir de
rendre vrai le dire-vrai tient un peu au fait qu’il dit toujours le vrai. Il est tenu de faire croire qu’il dit toujours le
vrai, qu’il est vérace. Le thème du dieu vérace 31 et celui du père vérace seraient très proches. Si le père se
mettait à être perçu au moins comme n’étant pas celui qui dit toujours le vrai, il perdrait la spécificité même de
son pouvoir qui est le pouvoir symbolique par excellence, c’est-à-dire un pouvoir méconnu en tant que pouvoir,
le pouvoir reconnu par excellence, le pouvoir précisément incontournable puisque l’idée même que c’est un
pouvoir ne vient pas à l’esprit (« C’est pour ton bien »). Le modèle du paternalisme ne s’enracine pas par hasard
dans ce pouvoir originel : le pouvoir paternaliste n’agit que dans l’intérêt des dominés puisqu’il est important
qu’ils connaissent la réalité du monde.
Incarnant le principe de réalité, ce pouvoir ne peut dire que la réalité. Il est le dépositaire du principe de
réalité et il anticipe donc sur le monde. Le meilleur service qu’il puisse rendre, c’est de dire à l’avance ce que le
monde dira. Il est donc scientifique : c’est du socialisme scientifique. Il dit : « Ce que je te dis est vrai puisque je
le dis et que mon rôle est de te dire ce qui est vrai ; et je le dis pour ton bien puisque, de toutes façons, tu
découvriras que ce que je dis est vrai et il vaut mieux le découvrir trop tôt que trop tard. Mon rôle est de
t’apprendre à vivre, c’est-à-dire de t’apprendre ce qui est vrai, à savoir que le monde est dur. » Je ne fais là que
commenter ce qu’écrit Virginia Woolf : « […] ni surtout de ses propres enfants, chair de sa chair et tenus en
conséquence à savoir le plus tôt possible que la vie est difficile… »
C’est le principe de réalité contre le principe de plaisir. Dans ces conditions, le père ne peut pas obéir à son
bon plaisir : un dieu cartésien, un père cartésien qui, créateur des vérités des valeurs éternelles, peut s’amuser à
faire que deux et deux fassent cinq si cela lui chante, ce n’est pas vivable. Il faut que son discours soit conforme
au monde, c’est-à-dire constamment confirmé par le monde. Pour cela, il faut qu’il n’annonce que ce qu’il peut
faire. C’est le paradigme de Jean-Christophe qui donne aux nuages l’ordre d’aller dans le sens où ils vont 32 ! Les
pères qui veulent conserver l’autorité ont ce recours. Mais, dans d’autres cas, il peut aussi commander aux
nuages puisque, au moins dans l’ordre domestique, il a une certaine autorité. Je dis cela mal parce que c’est
difficile et que cela frôle constamment des choses qu’on a à demi pensées. Pour le dire vraiment bien, il faudrait
travailler des jours et des jours à changer chaque mot. Je veux donner une idée, c’est tout ce que je peux faire.
Au fond, on a là une sorte d’expérience politique originaire. Dans le cadre d’une phénoménologie de
l’expérience vécue du monde social, c’est, il me semble, ce genre de choses qu’il faut phénoménologiser ; il faut
repenser les fondements mêmes du pouvoir paternel comme paradigme de tous les pouvoirs. Le pouvoir paternel
n’est pas seulement ce à travers quoi on peut penser tous les pouvoirs, mais aussi ce à travers quoi il faut penser
tous les pouvoirs puisque, étant donné le caractère originaire de l’expérience du rapport au pouvoir paternel, le
rapport au père est l’une des médiations, l’une des expériences fondamentales à travers lesquelles se constitue ce
dépôt de dispositions fondamentales sur lesquelles, par exemple, les stratégies paternalistes pourront agir. Le
paternalisme est possible parce que tous les enfants ont eu des pères et, plus précisément, des pères à verdict, des
pères qui savent mieux que leurs enfants ce qu’il faut faire, des pères pour qui les masses sont femmes, des pères
pour qui les enfants ne savent pas leur bonheur, des pères qui aiment les enfants mieux qu’ils ne s’aiment eux-
mêmes et aussi des pères qui, pour toutes ces raisons, sont fondamentalement intimidants : que peut-on dire
contre un père sinon qu’il a raison (il a toujours raison…) ?
Les révoltes ne sont si dramatiques que parce que – c’est typiquement ce que je disais tout à l’heure – il y a
l’ordre de l’habitus qui obéit et la révolte qui désobéit. Je vais dire des choses qui ne sont pas de ma compétence,
mais je pense qu’à partir de mes analyses on pourrait décrire les révoltes adolescentes mieux qu’on ne le fait
d’habitude. Ce sont des révoltes, non pas contre le père, mais contre l’obéissance, contre le fait qu’on lui obéit
même quand on ne le voudrait pas. Ce qui est révoltant, c’est qu’on obéisse alors qu’on voudrait désobéir. Ce qui
est révoltant, c’est que le premier mouvement soit d’obéir, c’est que l’habitus tende à obéir alors que l’on
voudrait désobéir. La lutte avec le pouvoir est une lutte à propos de la vérité du pouvoir et de la capacité du
pouvoir de dire la vérité, étant entendu que, pour que ce pouvoir soit vraiment puissant symboliquement, c’est-à-
dire méconnu en tant que pouvoir reconnu, il lui faut apparaître comme véridique et donc avoir une forme de
réalisme. Ce n’est pas possible qu’il se fasse pouvoir fou. Un pouvoir paternel est un pouvoir réaliste : « Je fais
ton bonheur. Plus tard, tu comprendras. » Tout cela fait partie de la définition sociologique : on n’a pas besoin
d’aller chercher quoi que ce soit d’autre pour, en quelque sorte, déduire la définition sociologique de la
puissance paternelle.
Là où je voulais en venir, c’est que ce pouvoir qui est puissant symboliquement, royal, vérace, véridique,
quasi divin, prédictif (c’est cela qui est très important : « Je sais mieux que toi ce que tu vas faire et finalement,
tu verras que j’avais raison, tu feras ce que je t’avais dit et si tu ne le fais pas, tu regretteras de ne pas l’avoir
fait »), ce pouvoir de prédiction, prophétique, de fatalisation, est le pouvoir symbolique par excellence, le
pouvoir de faire faire librement ce qu’il y a à faire, l’exemple étant l’intimidation qui, comme on dit, paralyse,
cloue sur place, enlève tous les moyens, fait perdre contenance, tue l’esprit de répartie (« Je n’ai rien trouvé à
redire »). (Une raison pour laquelle le sociologue est structuralement détesté en tant qu’agent social, c’est qu’il
exerce un effet de verdict paternel ; il dit : « Vous voyez ce qui va arriver » – je ne prolonge pas, mais je pense
que c’est important pour faire de l’auto-analyse de certaines réactions.)

La somatisation des crises sociales


L’effet de Jugement dernier ne s’accomplit évidemment qu’avec la complicité de celui qui le subit et ce qu’il a
de terrible, c’est qu’il ne s’exerce que sur les croyants qui n’ont pas le choix de croire ou de ne pas croire : ils
sont constitués de telle manière que la question de croire ou ne pas croire ne se pose pas. Le drame du verdict
paternel est qu’il n’est pas un verdict comme les autres : c’est un verdict absolu – surtout s’il s’agit, comme dans
La Promenade au phare, d’un petit enfant de cinq ans. Se révolter contre ce verdict, c’est se révolter contre soi-
même, c’est se jeter dans le néant, dans le désespoir, dans l’athéisme. Hegel parlait d’« athéisme du monde
moral 33 » ; ici, ce serait l’athéisme du monde familial, le désespoir absolu. La Promenace au phare, c’est un
roman du désespoir absolu, c’est-à-dire de la découverte de la méchanceté de Dieu, du Dieu méchant qu’on ne
peut pas condamner comme méchant. Je ne développe pas – ce n’est pas mon travail d’analyser le côté roman –,
mais je pense que cela fait partie de la force de l’expérience originaire du pouvoir symbolique par excellence
comme pouvoir magique.
Je vais aller tout à fait au-delà des limites de ma compétence, mais c’est pour essayer de convaincre de
quelque chose que je crois, bien qu’on soit dans l’ordre des choses où les preuves sont difficiles à trouver. J’ai dit
tout à l’heure que la force des pouvoirs symboliques est d’agir directement sur les corps et de faire somatiser des
expériences politiques. Je pourrais citer les périodes de grande crise, comme celles que connaissent brusquement
des sociétés précapitalistes très intégrées où tout tourne bien, lorsqu’elles entrent en contact avec la civilisation,
avec la colonisation, et que les structures sociales se désagrègent. Le malheur, l’expérience pathétique de la
crise, s’exprime alors souvent, chez certains individus âgés par exemple, en termes somatiques, en termes de
désespoir corporel, de dégoût… Une métaphore est celle du vomissement : « Ce monde, je le vomis. » Cela peut
se retrouver dans notre société. Par exemple, [chez] des professeurs d’université qui étaient bien socialisés dans
un monde universitaire « parfait » qui ressemblait beaucoup à une société archaïque où les relations père/fils
sont sans histoire (c’était une espèce d’univers de reproduction simple, qui donne une expérience de complétude,
de finitude, de béatitude !), la crise de l’université liée au mouvement étudiant a déclenché des réactions quasi
somatiques de désespoir absolu, celles qu’on éprouve devant le tragique d’un monde qui s’effondre 34. Le fait
que je rapporte ces expériences, alors que je ne participe pas de l’habitus qui les fait éprouver, prouve qu’on peut
sympathiser, théoriquement, avec des choses qu’on ne ressent pas sur le mode de l’habitus, mais, pour les
comprendre complètement, et pour comprendre en particulier leur caractère dramatique, pathétique, les
phénomènes de dépressions nerveuses et les crises psychologiques provoquées par certaines crises de l’ordre
social, il faut avoir à l’idée que l’ordre social est en complicité avec le plus obscur de notre corps.
Autre parenthèse avant d’en venir à un autre exemple risqué que je vais vous donner : dans beaucoup de
sociétés primitives, les injonctions sociales ont des effets biologiques, il y a des meurtres symboliques (cela
existe – l’excommunication par exemple peut être mortelle). L’exclusion sociale peut provoquer des effets que
nous considérerions comme somatiques. Cela s’observe aussi dans un certain type de grands mouvements
modernes, comme les régimes qu’on appelle un peu vite « totalitaires », ceux qui agissent sur la totalité de la
personne. Les univers sociaux se servent de mécanismes dont ils n’ont pas la théorie. Autrement dit, il y a une
sorte de médecine psychosomatique, une théorie psychosomatique à l’œuvre dans un certain nombre
d’opérations sociales : la discipline, l’organisation en petits groupes sur-intégrés, les phénomènes
d’autocritique, etc. Les phénomènes d’exclusion (là, les exclus des partis [constituent les exemples ( ?)] les plus
proches de ce problème 35) entraînent des effets qui dépassent largement ce qui est contrôlé par la conscience. Je
dis tout cela très mal, mais c’est pour faire entendre ce à quoi je me réfère tout au long de cette analyse et faire
voir qu’on est dans un ordre des choses qui n’est pas contrôlable, clairement, par la conscience.

La Métamorphose et l’expérience originaire du pouvoir originaire


J’en viens maintenant à ce que j’avais en tête. Je passe de Virginia Woolf à La Métamorphose de Kafka. Je vais
dire brutalement ce que j’ai à l’esprit : La Métamorphose est finalement une métaphore de la puissance
paternelle, c’est-à-dire que c’est un verdict, et Dieu sait que Kafka est intéressé par le problème du verdict et
aussi par le rapport au père – vous avez tous lu, je pense, la Lettre au père 36. Je pense qu’il faut prendre La
Métamorphose comme une expression métaphorique de l’effet de verdict sur un enfant : il y a une sorte de
somatisation de « Tu n’es qu’une vermine », « Tu es un moins que rien » 37. Cette somatisation est exprimée de
façon hyperbolique. Mais je pense qu’on peut lire La Métamorphose comme une sorte d’expression symbolique
de cette propriété du pouvoir symbolique d’être un pouvoir magique qui, dans le cas du rapport père/fils, peut
conduire à une sorte de sur-intériorisation des propos paternels.
Il y aurait là une socio-analyse à faire. Ce sont des choses auxquelles les psychanalystes ne sont pas
attentifs (c’est normal, ce n’est pas leur métier), mais j’aimerais faire, par des interviews très approfondies, un
travail du même type que celui que le psychanalyste opère, une sorte d’anamnèse 38 des propos paternels
constitutifs 39, des propos paternels qui ont eu un effet extra-ordinaire de constitution. Ce n’est pas la première
chose que les gens diront qui sera significative ; il faut les aider à retrouver ces choses dont on dit : « Ça m’a
beaucoup marqué. » Je crois qu’on découvrirait un certain nombre d’effets de nomination créatrice, c’est-à-dire
tout ce que j’ai décrit l’an passé à propos de la nomination, de l’effet de nomination, de certification, de titres
scolaires, etc. L’effet de nomination peut être positif (comme effet de consécration) ou négatif (dans l’insulte ou
l’injure) et il se voit, me semble-t-il, dans sa forme par excellence dans le cas d’un pouvoir incontestable, sans
recours possible.
Une autre chose importante est la description, dans le roman de Virginia Woolf, de la situation impossible
de la mère qui serait le seul recours et qui voit que le père a, en quelque sorte, poignardé son fils qui ne sait pas à
quel saint se vouer… puisque c’est Dieu le Père. Virginia Woolf était considérée comme l’une des grandes
fondatrices du féminisme (il y a trois livres par jour écrits par les féministes américaines sur Virginia Woolf), et
elle est intéressante parce qu’elle sait que l’habitus continue à fonctionner, quoi que dise la conscience. La mère
est désarmée parce qu’elle ne veut pas contribuer à un drame qui serait peut-être encore plus dramatique, à
savoir le meurtre du père. Elle sait que le père paternel, c’est-à-dire vérace, est extrêmement important et que la
souffrance de l’enfant tient au fait qu’il a le choix entre une vérité détestable et la mort du prophète vérace. Elle
est bien embarrassée : on le serait à sa place.
Je crois que le paradigme de Dieu le Père, du père-dieu et du père comme paradigme du pouvoir absolu est
important pour vraiment comprendre ce que j’ai mis sous la notion d’effet de nomination. Quand je parle de
« titre scolaire positif », je ne dis pas que le titre rend les gens intelligents, mais ce certificat d’intelligence peut
leur donner au moins une espèce d’aptitude à adopter les signes extérieurs de l’intelligence [rires dans la salle] !
La même chose vaut pour un stigmate, une condamnation (« Tu es renvoyé », etc.). Les deux effets que je viens
de décrire peuvent avoir des effets de destin absolument terribles. Je voulais rappeler cet effet de la puissance
paternelle que Kafka décrit dans la métaphore de La Métamorphose : les enfants prennent au sérieux les
métaphores, ils prennent les mots au sérieux – « Tu n’es qu’une vermine » devient « Je suis une vermine ». La
remise de soi absolue, la fidēs 40 absolue de l’enfant à l’égard du père est la condition de l’exercice du pouvoir
absolu paternel comme pouvoir de nomination créatrice. Ce sont des mots qui font ce qu’ils disent, qui ont un
pouvoir de faire exister complètement ce qu’ils disent.
Il faut revenir à ces expériences originaires du pouvoir originaire pour comprendre, dans toutes leurs
forces, les pouvoirs symboliques dont le pouvoir originaire est la limite et pour comprendre aussi l’efficacité
ultérieure de tous les pouvoirs symboliques qui s’appuient sur les ressorts constitués par le pouvoir originaire. Il
y a de très belles pages de Freud sur le professeur comme substitut du père 41, et là je ne vois plus la différence
entre la psychanalyse et la sociologie. Le professeur exerce des verdicts créateurs, il a un pouvoir de nomination
créatrice – l’effet Pygmalion. Ses pouvoirs de nomination créatrice doivent une part de leur efficacité au fait
qu’il réactive des dispositions politiques somatisées qui ont été constituées dans le rapport originaire au pouvoir
ordinaire, paradigmatique, qu’est le pouvoir paternel. Pour comprendre, par exemple, les névroses à genèse
scolaire, les effets névrotiques à la suite de verdicts scolaires que les psychologues et les psychanalystes
rencontrent beaucoup actuellement, les analyses du type de celles que je propose sont, je crois, importantes :
elles permettent de connecter des choses que la division du travail entre les disciplines porte à séparer, les
analyses de type psychanalytique se constituant souvent contre la sociologie avec une espèce d’horreur dont je
parlerai la prochaine fois. La psychanalyse et la sociologie, au fond, parlent de la même chose, à condition que la
sociologie parle mieux et à condition que la psychanalyse écoute [rires dans la salle]. Je m’arrête.

1. Cette analyse avait été présentée dans le cours du 24 avril 1986 (et s’appuyait sur É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-
européennes, t. I, op. cit., p. 115 sq.).
2. Voir Maurice Merleau-Ponty, Résumés de cours. Collège de France (1952-1960), Paris, Gallimard, 1968 ; La Prose du monde, Paris,
Gallimard, 1969.
3. Voir par exemple le développement sur le « sens du jeu » dans le cours du 2 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit.,
p. 308 sq.
4. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 507 sq.
5. Voir le cours du 12 octobre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, p. 231.
6. P. Bourdieu a en tête Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Jacques Lacan qui, tous, ont développé sous des formes différentes des
réflexions autour du thème du désir ou/et du pouvoir.
7. Au milieu des années 1980, alors que le libéralisme économique regagne du terrain avec le maintien au pouvoir de Ronald Reagan aux
États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, le thème d’un retour de l’individu, d’un repli sur la sphère privée suite à un
épuisement des actions collectives, inspire beaucoup de sondages et d’articles de presse. Des essais sont publiés sur le thème : Gilles
Lipovetsky, L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983 ; Alain Laurent, De l’individualisme.
Enquête sur le retour de l’individu, Paris, PUF, 1985. En sociologie, le marxisme perd de sa force et certains commencent à parler d’un
« retour de l’individu » ou d’un « retour de l’acteur », en s’appuyant notamment sur les travaux de Raymond Boudon ou de Michel
Crozier.
8. Habitus est l’infinitif parfait passif de ce verbe, ce que P. Bourdieu rappelait dans le cours du 29 mars 1984 pour le définir comme un
« ayant été acquis ».
9. Voir le cours de l’année 1983-1984, notamment la leçon du 19 avril 1984.
10. L’« individualisme méthodologique » consiste à étudier les phénomènes collectifs comme le résultat d’actions individuelles. L’expression,
qui avait été employée par le philosophe Karl Popper ou l’économiste Joseph Schumpeter, connaît une nouvelle fortune dans la
sociologie française avec Raymond Boudon qui s’en réclame à partir des années 1970. C’est lui que P. Bourdieu semble avoir
principalement en tête dans le développement qui suit. L’individualisme méthodologique de R. Boudon est solidaire d’une critique des
sociologies durkheimienne et marxiste, perçues comme les incarnations d’une position « holiste » (terme formé sur le mot grec signifiant
« entier », « le tout »).
11. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit.
12. C’est dans le cours du 24 avril 1986 que P. Bourdieu avait soulevé le problème du racisme. Il se référait aux analyses développées par
Jean-Paul Sartre dans Réflexions sur la question juive, op. cit.
13. Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955. Ce livre écrit après que Merleau-Ponty a quitté la revue
de Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, renferme une discussion des positions philosophiques (et politiques) de Sartre.
14. C. Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », art. cité.
15. Allusion à M. Mauss et H. Hubert, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », art. cité.
16. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit. La formulation de P. Bourdieu est proche du titre original du livre : How to Do Things with
Words ?
17. L’angelus rector renvoie à l’idée, encore présente chez Kepler, selon laquelle un « ange guideur » préside au mouvement des planètes.
18. Par exemple : « Quand les activités du corps qui sont à exercer au service de l’esprit sont maintes fois répétées, elles obtiennent un degré
de plus en plus élevé d’adéquation, parce que l’âme acquiert une familiarité de plus en plus grande avec toutes les circonstances à
prendre alors en compte, qu’elle devient donc de plus en plus comme chez elle dans ses manifestations extérieures, ainsi qu’elle accède à
une capacité toujours accrue de la traduction corporelle immédiate de ses déterminations intérieures, et que, par conséquent, elle
transforme de plus en plus le corps en sa propriété, en son instrument utilisable ; de telle sorte que, par là, naît un Rapport magique, une
influence immédiate de l’esprit sur le corps » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III :
Philosophie de l’esprit, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2008, addendum au § 410, p. 513) ; « La magie la plus dépourvue de
médiation est, plus précisément, celle que l’esprit individuel exerce sur sa propre corporéité, en faisant de celle-ci l’exécutrice soumise,
non résistante, de sa volonté » (ibid., addendum au § 405, p. 467).
19. R. Otto, Le Sacré, op. cit.
20. Voir P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., et, dans le cours du 2 novembre 1982, le développement sur la lutte entre positions et
dispositions, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 299 sq.
21. Pour des développements, voir le cours du 10 mai 1984.
22. « Customary law… is not obeyed, as enacted law is obeyed. When it obtains over small areas and in small natural groups, the penal
sanctions on which it depends are partly opinion, partly superstition, but to a far greater extent an instinct almost as blind and
unconscious as that which produces some of the movements of our bodies. The actual constraint which is required to secure conformity
with usage is inconceivably small. » (The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Lawrence Krader [éd.], Assen, Van Gorcum & Comp.
B.V., 2e éd. 1974, p. 335.)
23. Voir J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, op. cit., t. III, passim. Jean-Paul Sartre y associe l’engagement dans l’art pour l’art à une névrose (et
à l’« échec radical d’ambitions sociales et esthétiques », p. 172).
24. Voir notamment le cours du 7 décembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 515.
25. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit.
26. Les annuaires du Collège de France n’ont pas permis d’identifier cette série de séminaires. D’après les indications que fournit P. Bourdieu,
on peut penser que pouvaient participer à ce séminaire, outre Georges Duby (chaire d’histoire des sociétés médiévales de 1970 à 1991),
Bernard Frank (chaire de civilisation japonaise de 1979 à 1996), Emmanuel Laroche (chaire sur l’Asie mineure de 1973 à 1985), Jean
Leclant (chaire d’égyptologie de 1979 à 1990), peut-être aussi Gilbert Dagron (histoire et civilisation du monde byzantin de 1975 à 2001)
et Jacques Gernet (chaire d’histoire sociale et intellectuelle de la Chine de 1975 à 1992).
27. « La femme était-elle autre chose qu’une illusion, une sorte de voile, de paravent […] ou plutôt qu’un truchement, un intermédiaire, la
médiatrice ? […] dans cette société militaire, l’amour courtois ne fut-il pas en vérité un amour d’hommes ? Je donnerais volontiers au
moins une portion de réponse : servant son épouse, c’était, j’en suis persuadé, l’amour du prince que les jeunes voulaient gagner,
s’appliquant, se pliant, se courbant. De même qu’elles étayaient la morale du mariage, les règles de la fine amour venaient renforcer les
règles de la morale vassalique. […] Discipliné par l’amour courtois, le désir masculin ne fut-il pas utilisé à des fins politiques ? » (Georges
Duby, « À propos de l’amour que l’on dit courtois » [1988], in Féodalité, Paris, Gallimard, « Quarto », 1996, p. 1420.)
28. Sur ce point, voir aussi Michel Foucault, qui, dans le premier volume de son Histoire de la sexualité, op. cit., analysait également ce
processus d’autonomisation de la sexualité au XIX e siècle.
29. Cette notion, généralement traduite par « prophétie auto-réalisatrice », a été introduite en sciences sociales par l’article de Robert
K. Merton, « The self fulfilling prophecy », Antioch Review, vol. 8, no 2, 1958, p. 193-210. P. Bourdieu la réfère toutefois à Popper (voir
supra, p. 476, note 1).
30. V. Woolf, La Promenade au phare, op. cit., p. 10-11.
31. Voir supra, p. 790, note 1.
32. R. Rolland, Jean-Christophe, op. cit., p. 34 (voir le cours du 15 mars 1984, p. 141, note 3).
33. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 33-34 (voir le cours du 8 mars 1984, p. 77-78, note 2).
34. Voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit.
35. Cette incise n’a pas pu être reconstituée avec certitude, mais il est probable que P. Bourdieu a en tête les procédures d’exclusion telles
qu’elles se pratiquaient en particulier au Parti communiste français dans les années 1950.
36. Dans le cours du 28 mars 1984, où il proposait une analyse du Procès, P. Bourdieu avait déjà fait allusion à cette lettre que Franz Kafka
avait écrite, sans la lui adresser, à son père en 1919 et qui fut publiée dans les années 1950 (voir Franz Kafka, Lettre au père, in Œuvres
complètes, t. IV, op. cit., p. 833-881).
37. Publiée du vivant de Franz Kafka (en 1915), la nouvelle avait été écrite en 1912 (à la même époque que la nouvelle intitulée « Le
verdict »). Son personnage principal est un jeune employé qui vit encore chez ses parents avec sa sœur. L’argument de la nouvelle est
contenu dans son célèbre incipit : « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable
vermine » (trad. Alexandre Vialatte).
38. Le terme grec anamnèsis (ἀνάμνησις) désigne l’action de rappeler à la mémoire. Platon l’emploie pour défendre sa théorie de la
réminiscence, selon laquelle « l’instruction n’est que remémoration » (Phédon, 72c) de ce que l’âme a contemplé dans le ciel des Idées.
Le mot est passé dans le vocabulaire de la médecine et de la psychanalyse (la cure vise à remémorer au patient un passé inconscient
refoulé). Dans les années 1990, P. Bourdieu utilisera beaucoup ce terme pour désigner la partie du travail sociologique qui s’attache au
passé collectif refoulé déposé à l’état inconscient dans notre vision du monde (Les Règles de l’art, op. cit., p. 473-481 ; La Domination
masculine, op. cit., chap. 2) ou au passé social du chercheur (Esquisse pour une auto-analyse, op. cit.).
39. P. Bourdieu mettra en route un projet d’enquête similaire dont les résultats seront publiés sous le titre La Misère du monde, op. cit.
40. Voir notamment la leçon du 24 avril 1986.
41. P. Bourdieu a peut-être en tête Sigmund Freud, « Un enfant est battu » (1919), in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973,
p. 219-243.
COURS DU 29 MAI 1986

Première heure (leçon) : la division du travail de production des représentations. – Une théorie de l’action. –
Les conditions de l’action rationnelle. – Il n’existe pas de problème en tant que tel. – La délibération comme
accident. – Un rationalisme élargi. – Alternatives et logique des champs. – Deuxième heure (séminaire) : le
champ du pouvoir (1). – Champ du pouvoir et différenciation des champs. – L’apparition d’univers « en tant
que ». – Le pouvoir sur le capital. – Le pouvoir et sa légitimation.

Première heure (leçon) : la division du travail de production


des représentations

Ce que je vais proposer aujourd’hui n’est pas très simple et je crains à l’avance de vous décevoir et de me
décevoir. Comme je vais me situer à un point de discussion en sciences sociales où se rencontrent différentes
théories de l’action et, plus généralement, de la pratique sociale, je vais évoquer de façon nécessairement
elliptique un certain nombre de positions auxquelles je référerai mes propres analyses sans pouvoir exposer
complètement ces positions et en supposant que certains d’entre vous connaissent au moins certaines d’entre
elles. La mise en relation de mes analyses avec des théories concurrentes est difficile (une présentation
rigoureuse de l’espace des possibles théoriques par rapport auxquels je situe mes propres analyses demanderait à
elle seule des heures de développement), mais elle me paraît indispensable pour mieux comprendre et contrôler
les analyses proposées. Si la théorie de la pratique, la théorie de l’action, me semble un enjeu très important de
la discussion scientifique, un autre argument est qu’on ne peut pas échapper aux alternatives obligées auxquelles
on se voit affronté dès qu’on aborde ce problème sans porter à la conscience la théorie de la pratique que l’on
engage dans sa pratique scientifique en sciences sociales. Or il me semble qu’il n’y pas d’autres manières
rigoureuses de rendre explicite la théorie de la pratique que l’on engage souvent de manière pratique que de la
situer par rapport à d’autres théories.
Si je devais résumer l’intention centrale des analyses développées dans les leçons antérieures, je dirais que
la science sociale doit supposer que les agents sociaux perçoivent le monde social, qu’ils le comprennent, qu’ils
le construisent, mais par des opérations qui, d’ordinaire entendues dans une logique intellectualiste comme des
actes de connaissance intellectuelle, peuvent rester des opérations pratiques, préréflexives, non thétiques,
implicites, n’impliquant pas de représentations au sens strict. Cette théorie de l’action, de la pratique, me semble
indispensable pour rendre compte adéquatement des pratiques sociales, mais aussi pour poser adéquatement l’un
des problèmes fondamentaux de la science sociale, le problème de la représentation. Comme je viens de le dire,
la forme commune ou ordinaire de la compréhension, de la connaissance du monde social n’implique pas la
représentation mentale, explicite, de la chose connue. En référence à la phrase de Leibniz selon laquelle « nous
sommes empiriques dans les trois quarts de nos actions 1 », on pourrait dire que nous engageons dans les trois
quarts de nos actions une connaissance du monde social qui reste à l’état pratique et qui n’implique pas de
représentation : les agents ordinaires, dans leur pratique ordinaire, investissent une connaissance sans
représentation.
Ayant posé cela, on peut s’interroger sur le statut des gens qui ont pour profession de produire des
représentations. C’est à condition d’avoir cette théorie juste de la pratique qu’on peut poser justement la
question théorique fondamentale de la division du travail théorique, de la division du travail de production des
représentations, qu’il s’agisse de représentations picturales, de représentations par le discours, de représentations
par la manifestation ou de représentations politiques au sens très large. Il faut prendre au sérieux le mot de
« représentants » souvent employé au sujet du personnel politique : les représentants représentent les groupes qui
les mandatent, ils donnent une représentation des représentations supposées de ceux qui les mandatent. En fait, si
le propre de la pratique sociale est d’engager une compréhension qui n’implique pas la représentation, on voit
que le passage entre la pratique et toute espèce de représentation implique une sorte de saltus, de saut qualitatif.
C’est l’une des raisons pour lesquelles il me paraît important d’avoir une théorie juste de la pratique, et c’est au
fond l’enjeu de l’analyse que je vais proposer aujourd’hui.

Une théorie de l’action

Je disais la dernière fois que c’est dans la relation entre un habitus et un champ que s’engendrent à la fois une
connaissance et une motivation. Il faudrait chercher le moteur de la pratique ou la cause de l’action (qu’est-ce
qui fait que les gens agissent ?), non pas du côté des agents ou du côté du champ, mais dans la relation entre un
habitus et un champ. Dire cela revient à employer la métaphore de l’énergie (qui, comme toutes les métaphores,
n’est pas sans danger) : l’énergie s’engendre si le courant passe entre l’habitus et le champ. Ce que j’ai essayé de
développer dans les analyses antérieures, ce sont les conditions auxquelles un habitus est constitué de manière à
ressentir les injonctions d’un champ et à faire exister ces injonctions en les percevant adéquatement. Quand
l’habitus est ajusté au champ, l’énergie s’engendre, il y a motivation, c’est-à-dire, non pas nécessairement
représentation, mais croyance, croyance que ça en vaut la peine, et, du même coup, investissement et
engagement dans la pratique. On pourrait dire que c’est dans la relation habitus/champ que s’engendre cette
forme fondamentale de « désir » (au sens de Spinoza, et non pas au sens restrictif qui lui a été donné dans la
philosophie récente 2) qu’est le désir de faire quelque chose, de s’approprier quelque chose. La sociologie
reconnaît l’existence de la libido qui s’engendre dans le rapport entre un habitus particulier et un champ
particulier : on parle de libido sciendi, de libido dominandi 3 ; il y a autant de libidines que de champs et de
relations entre des habitus et des champs.
On peut donc bien sûr supposer ce qui sous-tend la tradition Schopenhauer-Freud, à savoir une sorte de
libido, de pulsion fondamentale à persister dans l’existence, à persévérer dans l’être, une sorte de conatus 4
fondamental. Mais ce qui importe du point de vue sociologique, ce sont les différentes formes que prend cette
tendance à persévérer dans l’être. Par exemple, c’est toujours à l’intérieur de la logique d’un champ que se
définissent ce que j’appelle les stratégies de reproduction 5, ces stratégies qui ont pour principe la tendance des
agents sociaux à persévérer dans leur être social, c’est-à-dire dans la position qu’ils occupent à l’intérieur d’un
espace social. Cette sorte de conatus social, pour employer le langage spinoziste, qui est au principe de la plupart
des conduites économiques au sens très large du terme (le choix d’un bon établissement pour ses enfants, d’un
bon placement financier, le choix d’acheter un appartement au lieu de le louer, etc.), et en particulier de toutes
les stratégies de reproduction, s’engendre toujours historiquement, dans la relation entre un habitus historique et
un champ historique.
C’est important pour distinguer clairement cette théorie de la pratique ou de l’action, d’une ou peut-être de
la seule forme de théorie de la pratique ou de l’action qui soit actuellement explicitement constituée. Les
spécialistes de sciences sociales laissent paradoxalement presque toujours à l’état implicite la théorie de l’action
qu’ils engagent nécessairement (puisque l’une des fonctions de la science sociale est de rendre raison, de rendre
compte de pratiques sociales et d’actions sociales). Aujourd’hui, l’une des rares formes constituées de théorie de
l’action est ce qu’on appelle la « théorie de la décision 6 », qui est une forme explicite, plus ou moins codifiée, de
la théorie à l’œuvre dans la tradition économique. Cette théorie de l’action rationnelle ou du calcul rationnel est,
au fond, le paradigme antithétique ou antinomique de celui que je propose. Je vais essayer de référer rapidement
les deux modes d’analyse pour essayer de faire apparaître les fonctions de la théorie que je propose, en
opposition avec celle-là.

Les conditions de la décision rationnelle

Il me semble qu’une différence majeure réside dans le fait que la théorie de la décision rationnelle suppose
l’existence d’une sorte, disons, de « désir » préalable à l’action : l’action trouverait son principe dans une
opération antérieure à l’acte lui-même. Bizarrement, on retrouverait cette théorie aussi bien chez les néo-
marginalistes 7 que chez les marxistes, et l’une de ses expressions les plus typiques pourrait être la fameuse
métaphore de l’architecte et de l’abeille que Marx emploie pour caractériser l’action humaine. Selon cette
analyse célèbre, l’architecte et l’abeille se distinguent comme la conduite rationnelle et l’action instinctive 8 :
l’architecte construit un plan, une maquette préalable à l’exécution pratique de l’entreprise. Cette philosophie de
l’action, dont j’essaierai de montrer tout à l’heure qu’elle est une philosophie d’ingénieur dont le modèle est la
technique, suppose que l’action est précédée d’un dess(e)in (avec les deux orthographes), c’est-à-dire d’un projet
qui pose des fins explicites et par rapport auquel toute l’action, et en particulier le calcul des moyens les plus
adéquats, va s’ordonner. Le dessein prend souvent la forme d’un dessin, d’un plan, d’un schéma, d’un
diagramme, c’est-à-dire d’une objectivation pratique, visible, communicable, cette objectivation préalable étant
la condition du contrôle rationnel de la cohérence du dessein, de la cohérence du projet, et aussi de la cohérence
du projet avec les moyens employés.
La théorie de la décision est donc une théorie intellectualiste ou logiciste, selon laquelle la décision
rationnelle est précédée par une délibération rationnelle. Cette philosophie s’accomplit aujourd’hui dans
l’analyse mathématique des processus de décision ou dans la science du management, disciplines qui ont en
commun de supposer une division des moments de l’opération pratique. Que ces moments correspondent à des
positions différentes dans la division du travail n’est pas sans importance : la division du travail, bureaucratique
en particulier, repose sur l’opposition entre le moment de la conception, avec les concepteurs, les cadres qui
rédigent des « instructions » comme on dit (ou des circulaires, des modes d’emploi), et le moment de l’exécution
par les travailleurs, les ouvriers. La division en moments correspondant à une division sociale du travail, on peut
se demander (je n’approfondirai pas ce point) si l’illusion intellectualiste au fondement de cette théorie de
l’action ne tire pas une forme d’évidence du fait qu’elle est très fortement fondée dans les structures objectives
de la division du travail.
La décision rationnelle, telle que la définissent les partisans de cette forme de théorie de l’action, doit
procéder à plusieurs opérations successives. Premièrement, elle doit établir la liste complète des choix
stratégiques possibles. C’est l’une des conditions de l’action rationnelle : il faut que tous les possibles, tous les
choix substituables du choix qui sera effectué soient examinés. Deuxièmement, la stratégie de la délibération
rationnelle conduisant à une stratégie rationnelle doit examiner les conséquences complètes des différentes
stratégies et essayer de prévoir ce qu’entraînera en fait de coûts chacune des stratégies. Enfin, elle doit évaluer,
comparativement, ces conséquences en fonction de critères d’évaluation explicites. Au total, pour qu’une action
soit rationnelle, dans cette logique, il faut qu’il y ait un dessein prémédité, posé comme fin exclusive, et que la
conduite soit délibérément orientée vers la réalisation de ce dessein, explicitement et rigoureusement formulé.
L’action rationnelle a donc pour condition l’existence d’un dessein explicite, le mot « explicite » étant
important : la décision rationnelle commence avec la formulation dans le langage, l’explicitation, l’énonciation,
l’objectivation de l’intention. Vous le voyez : cela s’oppose à tout ce que j’ai pu dire sur le sens pratique ou le
sens du jeu comme réponse immédiate à un problème qui n’est pas posé en tant que problème.
Il existe une objection classique à cette vision de l’action rationnelle. Dans la logique même du paradigme
dominant, certains partisans de la décision rationnelle ont objecté qu’aucune des trois conditions n’est jamais
remplie dans la pratique : il est impossible de connaître toutes les possibilités, la connaissance des conséquences
est toujours fragmentaire et, enfin, il est impossible de connaître rationnellement les valeurs relatives des
différentes conséquences. Souvent cité à ce sujet, Herbert Simon développe cette critique dans son livre
relativement ancien, Administrative Behavior (aux pages 67-69) 9. Dans un ouvrage plus récent de 1972 10, il se
rapproche encore davantage du paradigme que j’ai proposé : « La solution d’un problème suppose la recherche
d’une solution dans un espace de solutions alternatives » ; mais il ajoute (je traduis) : « Avoir un problème
implique au moins qu’une certaine information est donnée à celui qui est chargé de résoudre le problème, une
information sur ce qui est désiré, une information sur “à quelles conditions le problème peut être résolu ? par le
moyen de quels outils et de quelles opérations ? et à partir de quelle information initiale et de quel accès à
quelles ressources ?” » 11.
Comme ceci est vraiment très mal traduit, je vais le redire de façon plus claire. Ce qui me paraît important,
si on développe complètement ce que dit Simon (dans ce texte de 1972 aux pages 70-73), c’est que la décision
rationnelle ne commence pas au moment décisif de la décision : la décision rationnelle se précède en quelque
sorte elle-même et présuppose toute une sorte de préalables minimaux, même du point de vue de la théorie de la
décision extrêmement abstraite et réduite qu’accepte ce paradigme. En effet, pour que le problem solver, le
résolveur de problème, puisse résoudre un problème, il faut qu’il sache ce qu’il veut, ce qui n’est pas rien. En
fait, il faut qu’il sache tout : il faut qu’il sache à quelles conditions il veut ce qu’il veut, ce qu’il est prêt à payer
(c’est immense : c’est toute l’histoire du sujet agissant qui est en question), quels sont les moyens acceptables et
inacceptables et (c’est peut-être l’essentiel) à partir de quelles informations et au moyen de quelles ressources
intellectuelles et pratiques il veut résoudre ce problème. Bref, il faut qu’il sache tout ce que j’ai mis dans
l’habitus : ce qui est réintroduit sous l’apparence de corriger les présupposés abstraits du paradigme, c’est tout
ce qui définit le paradigme antagoniste que je propose.

Il n’existe pas de problème en tant que tel

Simon est intéressant parce qu’il est, au fond, au paradigme de l’action rationnelle ce que Tycho Brahe 12 est au
paradigme copernicien : comme il se rend compte qu’un modèle de l’action rationnel aussi pur et parfait ne peut
être construit qu’au prix d’une abstraction fantastique, il essaie de corriger le paradigme tout en restant dans les
limites du paradigme, mais il le corrige jusqu’aux limites où le paradigme éclate. On voit bien que, sous
l’apparence de petites corrections, il bascule complètement dans un autre univers. Je développe ce qui est
impliqué dans la critique de Simon en rappelant très rapidement ce que j’ai dit précédemment, ce qui va amener
des répétitions, mais comme je vais le faire par référence à ce paradigme que je viens d’évoquer, cela prendra un
autre sens pour vous.
Simon dit en fait que l’idée même de problème, le problème en tant que problème, ne peut surgir que pour
un agent constitué de telle manière que la réalité fasse problème pour lui. Il n’y a pas de problème en tant que tel
qui se présenterait devant un sujet quelconque tout constitué, de telle sorte que le sujet n’aurait qu’à le prendre
comme tel et entreprendre de le résoudre. On pourrait reprendre dans ce contexte, mais en lui donnant un tout
autre sens, la phrase célèbre de Marx, « Les hommes ne se posent que les problèmes qu’ils peuvent
résoudre 13 » : il faut avoir les capacités théoriques et pratiques inhérentes à la solution d’un problème pour que
ce problème puisse exister comme problème. Il n’existe pas de problème en tant que tel, mais seulement des
problèmes pratiques. J’irais même plus loin : des problèmes pratiques sont-ils encore des problèmes ? Il n’existe
que des problèmes pratiques qui, comme un problème de sauce ratée pour un cuisinier ou un problème de
mathématiques pour un mathématicien, n’existent que dans la relation entre un habitus préparé à le résoudre et
les difficultés qui surgissent pour cet habitus. Le problème n’existe donc que pour quelqu’un qui est socialisé de
telle manière qu’en entrant dans un espace social il fait surgir, il fait lever (comme on fait lever des perdrix) les
problèmes qu’il est en mesure de résoudre. L’habitus fait lever des problèmes inscrits dans le champ. Il faut donc
avoir, en quelque sorte, les moyens de surmonter les difficultés qui sont posées en tant que difficultés, mais non
en tant que problèmes puisqu’elles sont résolues dès qu’elles sont constituées en tant que difficultés : c’est le
propre du sens pratique de résoudre, de surmonter les difficultés sans les constituer comme problèmes. La
participation, l’appartenance au champ, qui suppose l’habitus adéquat (c’est la condition d’entrée dans le
champ), fait surgir les problèmes qui, en quelque sorte, ne lui préexistent pas, qui sont engendrés dans la relation
entre l’habitus et le champ.
Cela conduit les théories de la décision rationnelle à l’erreur majeure que j’ai évoquée la dernière fois qui
consiste à donner pour principe à l’action soit la délibération rationnelle, soit (seule alternative possible) la
référence à une règle explicite. Au fond, le paradigme de la décision rationnelle n’admet que deux modes de
détermination d’une pratique : le calcul rationnel que j’ai évoqué, ou l’obéissance à une règle, à une norme
explicite, expresse. Les deux solutions sont interchangeables et reposent sur la même erreur, dans la mesure où
l’on peut dégager de la pratique une règle sans que la pratique ait eu cette règle pour principe. Je l’ai dit
plusieurs fois dans les leçons précédentes : le fait que les conduites aient une régularité, une structure, un
pattern, qu’elles soient organisées, et pas aléatoires, n’implique pas qu’elles aient pour principe la structure que
l’on peut dégager par une analyse de ces pratiques. L’erreur fondamentale de cette théorie de la pratique réside
dans le fait qu’on donne pour principe de la pratique la règle que l’on a dû construire pour comprendre la
pratique. C’est une erreur très classique dans les phases archaïques de la science : elle consiste à tirer par
l’analyse un principe de la pratique et à faire de ce principe dégagé ex post le facteur déterminant, la cause
déterminante de la pratique.
On pourrait, sur ce point, invoquer les difficultés qu’ont eues les théoriciens et les praticiens de
l’intelligence artificielle pour essayer de formaliser les connaissances d’experts. Certains d’entre vous
connaissent peut-être le problème des systèmes-experts, ces tentatives pour donner une forme rigoureuse,
codifiée, donc calculable, à des compétences pratiques : par exemple, celles du clinicien capable de faire un
diagnostic, ou celles du juriste capable d’appliquer une loi à un cas particulier 14 (ce n’est pas par hasard si ce
sont les deux domaines dans lesquels cette recherche de système-expert s’est appliquée). Lorsqu’on a voulu
construire de tels systèmes, on s’est aperçu très rapidement que les systèmes-experts pratiques tels que les
maîtrisent les agents sociaux échappent à la codification. On pourrait dire, dans une formule, qu’on ne
programme pas le sens pratique : le sens pratique du clinicien ne se laisse pas enfermer dans un programme
complètement explicite. Dans la logique que je propose, la réponse à la question de savoir si les ordinateurs sont
intelligents est celle-ci : ils sont intelligents, si l’on veut, mais d’une intelligence qui n’est pas celle de l’action
pratique. N’obéissant pas au paradigme que j’ai proposé, mais au paradigme de la décision rationnelle, ils sont
adaptés à la programmation de systèmes déjà formalisés comme les jeux (d’échecs par exemple) ou les
mathématiques : ils fonctionnent parfaitement sur du formel déjà formalisé. Mais, dès qu’ils essaient de mimer
les choix pratiques du sens pratique, et de l’intelligence pratique, ils apparaissent déficients, ce qui tend à
montrer que les formes dites inférieures d’intelligence sont supérieures aux formes dites supérieures
d’intelligence, puisqu’on n’arrive pas à enfermer ces formes inférieures dans les instruments les plus puissants
de l’intelligence supérieure.
Cette référence aux systèmes-experts, qui demanderait elle aussi un long développement, permet de
comprendre qu’il y a une sorte d’excédent de la pratique par rapport à l’ensemble de règles formelles dans
lesquelles on voudrait l’enfermer. Lorsqu’on met au principe d’une pratique un ensemble de règles formelles
(comme celles que l’on met dans un programme d’ordinateur), on ne peut plus réengendrer la pratique, même la
pratique la plus simple. Si l’on ne peut pas par exemple réengendrer la pratique du dialogue, ce n’est pas
seulement parce que la pratique du dialogue fait apparaître une infinité de possibilités, c’est aussi parce qu’elle
suppose l’enregistrement pratique d’une infinité d’informations non formalisables et de schèmes générateurs qui
n’ont pas la rigidité des schèmes formels.

La délibération comme accident

Cela met en lumière l’opposition entre la logique de la pratique et celle que supposent les systèmes formels de la
théorie de la décision rationnelle. Une autre différence, qui me semble très importante, c’est que, comme je l’ai
dit la dernière fois, si l’action quotidienne implique des choix entre des alternatives, le principe à partir duquel
sont opérés les choix n’est, lui, jamais choisi. Ce principe ne se laisse pas enfermer dans l’instantanéité de ce qui
est fourni par la situation ou par le calcul des possibles apparemment impliqués dans la situation. L’idée que la
pratique aurait un commencement assignable n’a pas de sens. Quand on entre dans le jeu, le jeu est toujours
commencé depuis longtemps. C’est un peu ce que disait Simon dans la phrase que j’ai citée tout à l’heure. Dans
le cas d’un problème scientifique, par exemple, c’est toute l’histoire du champ scientifique et toute l’histoire du
sujet savant pour qui un problème scientifique apparaît qui sont tout entières déjà présentes dans le monde de la
décision. En sorte que la décision que l’on doit dire raisonnable, et non plus rationnelle, est celle qui est
conforme aux régularités immanentes d’un champ et non pas aux règles formelles que l’on peut tirer de l’activité
accomplie conformément aux règles immanentes d’un champ.
Autre élément important : ces moments réflexifs et ces éléments déterminants du choix rationnel, selon la
théorie de la décision, que sont la réflexion, la délibération et la préméditation, sont liés (cela renvoie, par
exemple, à toute la théorie heideggérienne de l’insertion dans le monde 15) à des accidents, en quelque sorte, du
rapport immédiat entre l’habitus et le champ : la réflexion, la délibération, la préméditation apparaissent dans les
situations d’irrésolution où les automatismes de la connaissance pratique, empirique, sont en défaut. C’est dans
les moments critiques, c’est-à-dire par exception et par accident, que le recours à la délibération rationnelle
surgit, ce qui ne signifie pas que la délibération rationnelle des moments critiques soit une délibération
rationnelle conforme à la description des défenseurs du paradigme de l’action rationnelle.
J’évoque simplement la phrase de Sartre : « La délibération volontaire est toujours truquée 16 », mais il
faudrait revenir à des analyses de Proust, comme l’analyse célèbre de la décision du narrateur de rompre avec
Albertine 17. Il ne s’agit d’ailleurs pas par hasard d’une décision de rupture, et ce serait un autre argument
important pour marquer la différence entre la théorie de la décision et la théorie de l’habitus : du point de vue de
l’habitus, ce qui est naturel, c’est la continuité, c’est l’insertion normale du sujet dans le champ, dans l’univers
et l’expérience de la solution constante des problèmes ; alors que la délibération de la théorie de la décision
apparaît avec l’interrogation, la déception des attentes, et vise à restaurer la continuité en reposant les fins qui
sont posées d’avance. L’exemple de Proust est une sorte de parodie de la description de la délibération
rationnelle telle que la présentent les théoriciens de la décision : le narrateur décide de rompre et évoque, sur le
mode imaginaire et d’une façon quasi hypnotique et hallucinatoire, tout ce qui va arriver, toutes les
conséquences, évidemment très douloureuses, de cette rupture (il s’imagine accompagnant Albertine à la gare,
portant ses bagages, etc.), si bien qu’au terme de cette évocation il décide de ne pas rompre [rires dans la salle].
Je pense que c’est une belle contre-analyse réaliste de la relation réelle à la décision.
L’expérience ordinaire de l’insertion dans le monde est l’expérience de la continuité dans laquelle les fins
et les moyens sont posés avant même d’avoir été posés comme tels ; les problèmes sont résolus avant d’avoir été
posés comme tels et les régularités sont accomplies sans avoir besoin d’être posées comme règles : l’expérience
de la crise et l’expérience de la délibération sont, en quelque sorte, des accidents dans le cours normal de
l’expérience.

Un rationalisme élargi

Je voulais donc montrer en quoi l’analyse de l’action que je propose s’oppose à la théorie concurrente de l’action
qui soutient en particulier la théorie économique. Ce qui est en jeu dans cette opposition, c’est au fond une
définition différente du rationalisme. Ceux qui ont défendu une théorie de l’action proche de celle de l’habitus
l’ont souvent fait dans une logique irrationaliste et en réaction contre le modèle rationaliste dominant, contre la
philosophie du sujet, contre la philosophie de la délibération volontaire, contre toute la tradition cartésienne sur
le problème de la connaissance, la tradition kantienne sur le problème de la morale. Mais c’est au nom d’une
définition trop étroite de la rationalité que l’on peut constituer comme irrationaliste une définition juste de la
conduite raisonnable. Autrement dit, les irrationalistes (on peut citer Heidegger par exemple) s’accordent
finalement avec les rationalistes de l’École de Chicago 18 sur une définition trop étroite de la rationalité.
La théorie de la pratique que je propose à travers la notion d’habitus me paraît être, elle, le fondement d’un
rationalisme élargi dans lequel une action impulsive, une explosion spontanée, une éruption de colère, une
activité accomplie conformément à une règle, une activité « instinctive » comme l’action d’un joueur dans une
pratique sportive peuvent être considérées comme raisonnables, comme ayant une raison immanente, sans avoir
pour principe la Raison, cette sorte de faculté transcendante et universelle que l’on situe au principe des
pratiques dans la tradition rationaliste. On pourrait donc dire « raisonnables » ou même « rationnelles » toutes
les conduites qui sont conformes aux lois immanentes d’un champ sans être pour autant le produit d’une
intention rationnelle au sens de la tradition rationaliste. Quand on dit : « C’est bien joué », « C’est bien fait », ou
« C’était ce qu’il fallait faire », la raison, ou la rationalité, se mesure à ce qui a été fait, c’est-à-dire à la pratique
accomplie et à la conformité de cette pratique à la logique d’un champ, et non pas à ce au nom de quoi cela a été
fait. Faire de la délibération et du calcul explicite la condition de la rationalité, c’est donner une définition
tellement impossible de la rationalité qu’il faut conclure, comme Kant à propos de l’action morale, que jamais
une action rationnelle n’a été accomplie 19. Bref, l’alternative du rationalisme étriqué et de l’irrationalisme pur
repose, comme c’est souvent le cas en sciences, sur une complicité dans une définition commune de la
rationalité. C’est parce que, dans les deux cas, on fait de la construction théorique la condition d’une pratique
vraiment rationnelle qu’on peut soit proposer une définition de la pratique rationnelle telle qu’aucune pratique
rationnelle n’ait jamais été accomplie, soit dire, au nom de ce dernier constat, qu’il n’y a pas de pratique
rationnelle possible.
Le problème central est, au fond, celui des rapports entre la théorie et la pratique, entre la théorie comme
explicitation qui fait voir, dont on suppose qu’elle doit précéder l’action pour que l’action soit rationnelle et la
praxis orientée par l’habitus, vision tacite, silencieuse, implicite de ce qui se passe dans le monde. Le problème
se pose de manière particulièrement aiguë en sciences sociales où un enjeu est de savoir si, pour agir
correctement dans le monde, c’est-à-dire conformément aux lois immanentes des jeux sociaux dans lesquels ils
sont engagés, les agents sociaux ont besoin d’une théorie adéquate du monde social ou s’ils peuvent se contenter
d’un sens de la position dans le monde social (« Où je suis dans le monde social ? »), ce que Goffman appelle the
sense of one’s place 20. Encore une fois, c’est dans cette alternative d’apparence abstraite de l’inconscience qui
conduit à agir n’importe comment et de la conscience comme connaissance théorique de la vérité objective de la
condition que s’enferme, par exemple, la discussion marxiste à propos de la conscience de classe. Pour qu’une
conscience de classe mesurée à cette aune soit possible, il faudrait que chaque agent soit, en quelque sorte,
maître d’une théorie complète du monde social pour avoir une connaissance complète de sa position dans le
monde social.
L’analyse que je propose rend compte du fait que les agents ne font pas n’importe quoi sans supposer qu’ils
sachent ce qu’ils font. Ils obéissent à un sens pratique qui est une sorte de docte ignorance que, par définition, les
ignorants ne connaissent pas comme telle, mais que les savants ne connaissent pas non plus comme telle, parce
qu’ils ont toujours tendance à penser que la seule connaissance est la connaissance savante. Lorsqu’ils ne
retrouvent pas dans une connaissance les caractéristiques de la connaissance savante – explicitation, cohérence,
systématicité, etc. –, ils décrètent l’ignorance. La formule de Nicolas de Cues, qui reprenait un thème
platonicien 21, est importante pour rendre compte de ces connaissances intermédiaires, crépusculaires qui, sans
être explicites, réflexives, systématiques, sont suffisantes pour orienter la pratique et la compréhension adéquate
du monde.

Alternatives et logique des champs

Je voulais donc référer les analyses que j’avais proposées au paradigme de la connaissance rationnelle. Mais je
ne l’ai fait qu’autour de l’un des dualismes autour desquels les deux thèses s’affrontent. Une autre opposition
s’établit entre la vision qu’on peut appeler structuraliste et la vision qu’on peut appeler constructiviste. Elle lui
est presque – mais pas complètement – superposable. Une difficulté de la science en général, et de la science
sociale en particulier, est que l’espace des prises de position possibles est balisé par des dualismes qui divisent
l’ensemble du champ social et l’ensemble du champ scientifique à l’intérieur duquel se pense le monde social.
Ces oppositions sont relativement indépendantes les unes par rapport aux autres. Elles ont les mêmes propriétés
que les oppositions à l’intérieur d’un système mythique. Dans un système mythique, l’opposition entre le chaud
et le froid n’est pas exactement superposable à l’opposition entre masculin et féminin, mais, quand vous êtes du
côté du chaud, vous êtes plutôt du côté du masculin. Ici, de même, l’opposition entre paradigme de la décision et
paradigme de l’habitus, et l’opposition entre paradigme de la construction et paradigme structuraliste ne sont pas
réductibles l’une à l’autre, mais, ayant opté pour le calcul logique dans la première alternative, on a tendance à
opter pour la construction dans la seconde. Ces alternatives dans lesquelles s’enferme la discussion scientifique,
parce qu’elles sont structurantes de la pensée du monde social, ces « couples épistémologiques », comme aurait
dit Bachelard 22, sont fictifs et doivent être dépassés au prix d’un travail du type de celui que j’ai proposé sur les
fondements de la théorie de l’action.
Faute de pouvoir évoquer les différentes alternatives (cela supposerait que mon esprit soit plus vigilant et
plus agile), je vais énumérer simplement (et vous vous en débrouillerez…) une série d’oppositions qui sont à la
fois partiellement indépendantes et à intersections multiples. Il y a d’abord l’opposition entre objectivisme et
subjectivisme, ainsi que l’opposition entre réalisme (il y a un monde social objectif, qui existe) et idéalisme (le
monde social est ma construction, il n’y a pas de référent, le monde social est ce que j’en pense ; c’est, pour
transposer la formule de Schopenhauer, « ma représentation 23 »). Autres oppositions (les premiers termes de
mes oppositions sont à mettre en parallèle : objectivisme/subjectivisme, réalisme/idéalisme, etc.) : les
oppositions entre déterminisme et indéterminisme ou entre déterminisme et libéralisme. D’un côté de cette
opposition, le monde social est déterminé, soumis à des lois qui tendent à assurer la reproduction du monde
social tel qu’il est ; de l’autre côté, il est indéterminé, il est produit par les agents, il change tout le temps, il est
le produit de la concurrence.
Autre opposition : l’opposition entre scientisme/centralisme et spontanéisme/ basisme, qui s’organise
autour de l’idée qu’une connaissance scientifique est possible, que les savants connaissent vraiment le monde et
qu’à ce titre ils méritent, en quelque sorte, de gouverner le monde ; c’est le mythe du philosophe-roi qui, de
Platon à Lénine pour aboutir à Althusser 24, est un mythe récurrent du philosophe : le philosophe connaît le
monde tel qu’il est et il procède à une coupure avec la vision ordinaire du monde ; cette coupure, c’est la coupure
scientifique, qui sépare le professionnel du profane, et les profanes sont privés, en quelque sorte, de la vérité du
monde. Ce scientisme se rattache au centralisme, dans la mesure où il est important que ceux qui ont cette
connaissance gouvernent. À l’opposé, la vision spontanéiste considère que le monde n’a pas de lieu privilégié,
que le social est un cercle dont le centre est partout et nulle part, et que toutes les visions du monde se valent. On
pourrait parler aussi d’une opposition centralisme/perspectivisme, ou encore opposer (là, vous allez penser que
je mets sur le même plan des choses différentes, mais, si vous réfléchissez, il y a beaucoup d’interactions), d’une
part, collectivisme, reconnaissance de l’existence de collectifs, de croyances collectives, de volonté collective,
et, d’autre part, ce que certains appellent aujourd’hui l’« individualisme méthodologique 25 », c’est-à-dire le
refus de toute croyance collective, de toute représentation ou action transcendante au sujet individuel.
Comme je l’ai dit, ces différentes alternatives sont à la fois indépendantes et partiellement superposables,
et une analyse empirique de la manière dont les sociologues, par exemple, dans une société donnée à un moment
donné, se distribuent entre ces différentes alternatives serait très intéressante. Il faudrait aussi faire une enquête
empirique sur la manière dont les agents sociaux non professionnels de la connaissance du monde social se
distribuent entre ces différentes alternatives, et mettre en relation ces distributions avec des propriétés sociales,
voir comment ces distributions varient selon l’origine sociale, la position dans le monde social, etc. Je suis prêt à
parier qu’il y aurait des corrélations très fortes entre la prise de position sur ces alternatives et les positions
occupées dans le monde social.
Ces alternatives sont extrêmement fortes parce qu’elles ont des bases sociales. S’agissant par exemple de
cette fausse opposition « individualisme méthodologique »/« collectivisme », les individualistes
méthodologiques engendrent leur antagonisme sous la forme du collectivisme. S’ils le font, c’est parce que leur
structure mentale s’y prête, mais c’est aussi parce que, dans la réalité sociale, cette opposition est forte :
l’opposition entre socialisme et libéralisme est l’un des principes d’opposition forts des luttes sociales.
Existant à la fois dans la réalité sociale et dans les cerveaux, ces différentes alternatives font surgir des
constructions d’objets irréelles. Les phénomènes de changement obéissant aussi à la logique des champs, c’est-à-
dire à la logique des luttes, le mouvement scientifique se présente comme un mouvement pendulaire entre l’un
ou l’autre de ces pôles. On a tort à mon sens de décrire ce mouvement pendulaire, comme on le fait souvent, en
termes de mode : il est tout à fait logique, dans le fonctionnement d’un champ, que les nouveaux entrants
réagissent contre le modèle dominant de la période antérieure. Si les changements intellectuels prennent cette
forme pendulaire, si, après par exemple un triomphe de la position objectiviste, triomphe la position
subjectiviste, c’est que les nouveaux entrants, réagissant contre la position objectiviste, se trouvent renvoyés à la
position subjectiviste. Cette logique du fonctionnement en champ contribue à faire la force de ces oppositions
dans la mesure où la lutte même, à l’intérieur de ces oppositions, contribue à renforcer constamment ces
oppositions et à ne donner à ceux qui sont engagés dans le champ que le seul choix de balancer d’un pôle à
l’autre.
L’un des mécanismes sociaux les plus terribles, me semble-t-il, pour la connaissance scientifique, c’est
que, les couples épistémologiques étant incarnés dans des positions sociales antagonistes dans un champ
scientifique, ils sont vécus comme des destins théoriques tels qu’il est très difficile de penser un univers de
pensée qui ne serait pas structuré selon cette opposition. Du même coup, rien n’est plus difficile que de penser
ces oppositions […] dans leur relation avec des bases sociales et des intérêts sociaux, des enjeux sociaux et, du
même coup, d’affranchir, comme j’essaie de le faire aujourd’hui, sa pensée des structures inhérentes aux luttes,
aux enjeux, aux profits, etc.
(Je considérerai la prochaine fois que cette leçon, je le regrette, était une sorte de brouillon et j’essaierai de
vous la refaire de façon beaucoup plus elliptique, beaucoup plus rapide et beaucoup plus claire. Cela dit, je pense
que le produit que je vous ai offert tient en partie, je crois, à la difficulté objective de ce que j’avais à dire, et qui
m’a précédé toute la journée avant de venir [faire ce cours], parce que j’avais le sentiment d’avoir des choses
extrêmement difficiles à dire. Je pense que j’étais un peu écrasé par l’anticipation [rires de la salle], mais il y
avait donc tout de même une relation entre l’état subjectif dans lequel je suis et la difficulté objective de ce que
je voulais dire [rires de la salle].)
Une raison pour laquelle ces alternatives sont très puissantes, c’est qu’elles donnent l’impression de
renaître éternellement. On pourrait dire, bien sûr au prix de quelques simplifications, que les oppositions que j’ai
énoncées se trouvent déjà chez Platon. Évidemment, du point de vue d’une histoire de la philosophie rigoureuse,
on dira que ce n’est pas vrai, qu’on ne peut pas assimiler l’opposition entre [Gary] Becker et Bourdieu à
l’opposition entre les amis de la terre et les amis des Idées 26, que cela n’a rien à voir. Mais à l’échelle globale
des luttes scientifiques et, surtout, des luttes politiques, où ces oppositions sont souvent réduites à des
antagonismes relativement simples entre contenus mythiques extrêmement réduits (totalité/individu, etc.), je
pense qu’on est en droit de faire cette assimilation.
Les problèmes fondamentaux qui apparaissent comme des problèmes éternels et qui font le pain béni du
philosophe spécialiste de la philosophia perennis doivent leur éternité à la structure des champs dont les
structures sont relativement éternelles (il y a toujours orthodoxie/hérésie, etc.). Cette éternisation des problèmes,
du fait, finalement, de la logique répétitive des champs, est l’un des facteurs les plus terribles pour la
connaissance. Le travail que je voulais faire aujourd’hui consistait à essayer de montrer comment par
l’objectivation, l’explicitation d’un de ces antagonismes, on pourrait s’en donner une maîtrise, on pourrait
[toucher (?)] à la fois à sa vérité intellectuelle et à sa vérité sociale… Je crois cette sorte de travail absolument
indispensable pour arracher la démarche scientifique à la répétition compulsive dans laquelle elle est enfermée
et à laquelle contribuent des foules de facteurs. Par exemple, en proposant des formes de pensée consciemment
élaborées pour échapper à ces alternatives, vous vous exposez d’avance à être pensés constamment selon l’un ou
l’autre des termes de l’alternative (je peux le dire : cela m’arrive tout le temps…) ; on vous dira : « Oui, vous
êtes ci ; oui, vous êtes ça », selon la logique du « ou bien, ou bien ». Comme ces couples épistémologiques sont
enracinés dans des couples sociaux et donc dans des structures mentales, et compte tenu de cette sorte de
circularité et de fermeture du monde intellectuel, le travail scientifique consistant à faire éclater ces alternatives
est exposé à un malentendu permanent. Il me semble pourtant que le travail scientifique se doit de réaliser
d’autres combinaisons que la série que j’ai énumérée… Je vais m’arrêter là… très mécontent [rires de la salle] !

Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (1)

Ce dont je veux parler aujourd’hui, et cela ne sera pas avec une grande assurance et une grande certitudo sui car
je ne suis peut-être pas tout à fait dans un état favorable, alors j’espère que vous serez indulgents, c’est de cette
notion que j’appelle « champ du pouvoir 27 ». C’est quelque chose que je crois très important, mais dont je ne
suis pas sûr. C’est tout à fait en travail et une des fonctions d’un enseignement de recherche tel que celui que je
voudrais faire est de communiquer du travail in process. Cela dit, c’est pénible de communiquer lorsque, comme
ici, la situation de communication n’est pas très favorable. Ce serait beaucoup plus facile dans un petit
séminaire, devant une quinzaine de personnes assez familières avec la logique de la recherche pour comprendre
que la recherche n’est pas l’enseignement et que l’état pâteux est l’état normal de la recherche. Ayant dit cela
pour capter votre bienveillance, comme on disait dans la rhétorique classique, je vais essayer aujourd’hui de
poser le problème, pour aller plus à fond dans le détail.
Pourquoi avoir créé cette notion de « champ du pouvoir » et quelles fonctions remplit-elle ? Si j’ai eu
recours à cette notion, c’est d’abord pour des raisons négatives, parce que la notion de « classe dominante » qui
est communément employée ne me satisfait pas du tout. D’abord, elle fait intervenir la notion de classe avec
toutes les ambiguïtés (je reviendrai dans le cours sur ce point) et, d’autre part, elle tend à renforcer la
représentation réaliste du pouvoir que j’ai dénoncée plusieurs fois dans les cours précédents. Elle tend à
identifier le fait de la domination à une population de dominants. Autrement dit – je l’ai indiqué l’autre jour –,
on pourrait croire que, pour un sociologue, résoudre le problème du pouvoir consisterait à répondre à la
question : « Qui gouverne ? Qui a le pouvoir ? Qui sont les gens qui ont le pouvoir 28 ? » En parlant de classes
dominantes, on laisse entendre qu’il y a un certain nombre de gens qui sont les dominants et qu’en les décrivant
on rendrait compte de la logique du pouvoir. Cette logique substantialiste me déplaît. Même quand on parle de
fractions de la classe dominante, on reste dans cette logique réaliste : on peut opérer des partitions plus ou moins
rigoureuses à l’intérieur de la population et décrire, à partir de ces partitions, des relations entre ces populations,
des relations de domination à l’intérieur de la classe dominante, mais on reste dans une logique réaliste.
En parlant de champ du pouvoir, je veux dire que le pouvoir, ou plus exactement les différentes espèces de
pouvoir, ou plus exactement encore les différentes espèces de capital sont à la fois des instruments et des enjeux
d’une lutte entre un ensemble d’agents et d’institutions. En d’autres termes, le champ du pouvoir a les propriétés
générales des champs : c’est un lieu où on s’oppose, où on lutte, où on est en concurrence. Dans le cas
particulier, on est en concurrence par et pour les pouvoirs. On pourrait même dire qu’on est en concurrence par
un pouvoir pour l’imposition de ce pouvoir comme forme exemplaire, voire unique, du pouvoir. Ou encore on
pourrait dire que le champ du pouvoir est le lieu d’une lutte pour le monopole de la possession légitime d’une
forme déterminée de pouvoir, par rapport à d’autres pouvoirs.
Vous devez trouver ces choses abstraites et un petit peu irréelles, mais ce genre de construction fait
immédiatement voir son efficacité si on pense à des situations historiques : par exemple, les luttes de succession
à l’intérieur d’un type de régime déterminé que les historiens étudient, ce que l’on appelle l’histoire des régimes
ou la théorie comparée des régimes politiques, ou bien l’histoire des rapports entre les intellectuels et les
détenteurs du pouvoir économique, ou encore (ça commence à se faire un petit peu…) l’étude des différentes
fractions de la classe dominante à un certain moment du temps, ce que font les historiens aujourd’hui sous le
nom de prosopographie. En deux mots, la prosopographie est une « méthode » qu’employaient les historiens de
l’Antiquité pour étudier les élites : on essaie d’étudier, finalement par des méthodes généalogiques, les grandes
familles dominantes de chevaliers ou de sénateurs dans la Rome ou la Grèce antiques, pour essayer de
déterminer ce qu’était la population des dominants, quels rapports ces gens entretenaient entre eux, le degré
d’endogamie, les stratégies matrimoniales, etc. Pour éviter de se poser les problèmes théoriques que j’essaie de
me poser, les historiens disent : « Nous faisons de la prosopographie », c’est-à-dire « Nous étudions les
généalogies de l’élite en France à la fin du XIXe ou du XVIIIe siècle ».
Ces études concrètes qui, apparemment, échappent à tout reproche constituent à mon sens des réponses mal
formées et mal formulées au problème que j’essaie de poser en parlant de champ du pouvoir. Je veux dire qu’il
me semble que, en toute société relativement différenciée du point de vue des formes de pouvoir, il y a lutte à
propos du pouvoir entre les détenteurs de différentes formes de pouvoir ; et nombre de phénomènes que traitent
l’histoire de la littérature, l’histoire de l’art peuvent être compris comme des manifestations de cette
concurrence entre détenteurs de formes différentes de pouvoirs ou entre détenteurs d’espèces différentes de
capital.
Évidemment, cette notion de champ du pouvoir n’est pas transhistorique. L’une des questions à poser est de
savoir quand apparaît un champ du pouvoir, à quelles conditions il y a quelque chose comme un champ du
pouvoir, à quelles conditions une lutte entre différents pouvoirs peut apparaître. On comprend tout de suite que,
pour qu’il y ait champ du pouvoir, il faut qu’il y ait différenciation du monde social en champs différents et, du
même coup, apparition d’espèces différentes de capital ou d’espèces différentes de pouvoir. L’histoire comparée
des champs du pouvoir, dont j’espère qu’elle se fera, ne peut donc s’appuyer que sur une étude des sociétés
historiques relativement différenciées dans lesquelles on voit apparaître de manière structurée et permanente des
oppositions, une sorte de division du travail de domination, par exemple entre le pouvoir spirituel et le pouvoir
temporel.

Champ du pouvoir et différenciation des champs


Ce qui sous-tend cette notion de champ du pouvoir, c’est l’idée que les champs du pouvoir sont l’aboutissement
d’un processus de différenciation qu’il faut se garder de confondre avec un processus de stratification. Là, je me
référerai à Durkheim qui voit dans le processus de différenciation le processus majeur de l’évolution des sociétés
humaines, mais si ce processus de différenciation se rattache à un processus de stratification, il n’est pas
réductible à ce qu’on met d’ordinaire sous le processus de stratification. Dire qu’une société se différencie en
champs, ce n’est pas exactement la même chose que de dire qu’une société se différencie en classes sociales. Je
cite Durkheim, les pages 191-193 du cours Pragmatisme et sociologie publié par Cuvillier en 1955 chez Vrin 29.
En réaction contre ce qu’il appelle le « vitalisme unitariste » de Bergson, Durkheim s’inspire de Spencer pour
qui l’univers va toujours « de l’homogène vers l’hétérogène ». Il évoque l’évolution qui conduit de ce qu’il
appelle l’« état primitif d’indivision » à l’état différencié caractéristique des sociétés modernes. L’état primitif
d’indivision se caractérise par le fait que les diverses fonctions (la religion, le droit, l’art, etc.) sont déjà là, mais
« à l’état de confusion » : la vie religieuse, par exemple, mêle le rite, la morale, le droit, l’art, et même une
science commençante. L’évolution va de cet état primitif d’indivision à ce qu’il appelle la séparation progressive
de toutes ces fonctions diverses et pourtant primitivement confondues : « La pensée laïque et scientifique s’est
séparée de la pensée mythique et religieuse. L’art s’est séparé du culte, la morale et le droit se sont séparés du
rite 30. »
Je ne peux pas le faire ici, mais je pense qu’il vaudrait la peine de rendre complètement explicite l’une des
clés, l’un des points centraux de la philosophie de l’histoire de Durkheim : Durkheim considère que cette
confusion initiale des fonctions est un obstacle à la pleine réalisation de chacune d’elles ; c’est donc au prix de la
différenciation que chacune de ces fonctions s’est accomplie et la différenciation est un progrès. Donc,
« primitivement, toutes les formes d’activités, toutes les fonctions sont rassemblées, comme prisonnières les
unes des autres : elles sont donc des obstacles les unes pour les autres ; chacune empêche l’autre de réaliser
complètement sa nature 31 ». Cette idée peut être renforcée empiriquement. Je pense par exemple que des
remarques dans l’œuvre de Mauss s’inspirent de la même philosophie de l’histoire et regardent la différenciation
de l’économique et du religieux comme un obstacle à la constitution de l’économique en tant qu’économique.
Mauss décrit par exemple très bien les obstacles à la rationalisation, au sens de Weber, de l’économie, qui
sont inscrits dans le fait que les concepts économiques fondamentaux ne sont pas détachés du religieux et restent
connotés religieusement. Il s’ensuit une sorte d’instabilité conceptuelle – Mauss dit à peu près cela –, une sorte
d’instabilité qui fait que les sociétés précapitalistes indifférenciées demandent aux agents sociaux une sorte
d’énorme gaspillage d’énergie lié au fait que, précisément, les concepts économiques ne sont pas économiques,
que la purification, la spécification qui est corrélative de la constitution d’un champ autonome n’étant pas
opérée, les concepts économiques sont toujours surdéterminés religieusement, éthiquement 32. Ils ont donc une
sorte d’instabilité conceptuelle et pratique qui fait que les économies primitives (l’économie du don par
exemple, comparée à l’économie du donnant-donnant) sont terriblement coûteuses ; elles ne sont pas
économiques parce qu’elles demandent une espèce de gaspillage d’invention, d’énergie. Si l’on examine, par
exemple, la différence entre payer des honoraires et faire un cadeau, on voit tout de suite que le cadeau implique
un travail supplémentaire de gaspillage d’énergie. Mauss y fait allusion.

L’apparition d’univers « en tant que »

Cela dit, on peut prolonger l’analyse de Durkheim par une analyse wébérienne à laquelle j’ai fait allusion déjà
dans le langage que j’ai employé. Weber dirait que les différentes sphères n’ont pas été constituées en tant que
telles, et, finalement, la constitution d’un champ coïncide avec la constitution d’une axiomatique spécifique.
Autrement dit, on pourrait dire dans le langage de Weber (c’est un souvenir, je ne peux malheureusement pas
vous donner la référence, parce que je ne sais pas où Weber le dit, mais je suis à peu près sûr de l’avoir lu dans
Weber) que l’apparition d’un champ autonome différencié s’exprime par l’apparition du « en tant que » (als) :
l’économie en tant qu’économie, l’art en tant qu’art, le droit en tant que droit 33. Autrement dit, avec l’apparition
d’un champ autonome apparaît sur le mode explicite, constitué, la constitution fondamentale de cet univers, la
loi fondamentale de cet univers. On sait à quel jeu on joue, alors que les économies précapitalistes
indifférenciées sont des jeux très confus où on ne sait jamais si on joue à la marelle, au football, etc. : on peut
changer de règles – toutes les règles sont dans la rue –, ce qui fait que les stratégies rationnelles sont
extrêmement difficiles à mettre en œuvre. Dès le moment où l’économie est constituée en tant qu’économie,
avec l’axiome « les affaires sont les affaires », on sait que « en affaires, on ne fait pas de sentiment », le jeu est
clair. C’est le « en tant que 34 », même si – là, il faut faire attention de ne pas tomber dans l’erreur que j’ai
dénoncée dans la première heure – il y a des « en tant que » pratiques. C’est un lien avec ce que je disais tout à
l’heure. Il y a des « en tant que » pratiques, c’est-à-dire que la constitution d’une sphère de l’existence constitue
la loi fondamentale de l’univers.
Je prolonge par une thèse de Lukács : dans Histoire et conscience de classes, Lukács insiste sur la relation
entre l’apparition de théories pures (c’est tout à fait du Weber) du droit, de la science, de la langue etc., et
l’apparition de sphères d’activités séparées 35. Marx, dans un texte (là encore, je ne pourrai pas vous donner la
référence, il s’agit d’une lecture très ancienne), [parle de] « processus d’apriorisation », mot extrêmement
intéressant, pour désigner le processus par lequel l’univers se constitue comme autonome, c’est-à-dire comme
autofondateur : les principes mêmes de cet univers apparaissent comme a priori, sans autre fondement que
l’existence même de cet univers 36. Et Lukács insiste sur le fait que ce processus d’apriorisation,
d’autonomisation, par lequel l’univers s’apparaît à lui-même comme n’ayant pas d’autres lois que celles qu’il se
donne, serait la base sociale de l’apparition de théories pures, autonomes, refusant comme préscientifique toute
tentative, toute idée de totalisation, refusant même l’ambition totalisante comme préscientifique. Parmi les
présupposés du paradigme de Chicago que j’évoquais tout à l’heure, il y a évidemment – ils ne s’en doutent pas –
ce processus d’apriorisation et cette sorte d’affirmation qu’il y a une logique du calcul économique irréductible à
toute autre logique.
Weber insiste donc sur le fait que le processus de différenciation que décrivait Durkheim est inséparable de
l’institution d’univers sociaux autonomes, séparés, lieux d’une légalité spécifique qui se manifeste dans une
constitution spécifique, d’une loi fondamentale qui les constitue « en tant que ». Ce processus de différenciation
aboutit à l’existence de champs séparés qui, chacun, sont le lieu de concurrences et à l’intérieur desquels
s’engagent des formes spécifiques de pouvoir, dans la mesure où chacun des champs est le lieu d’une lutte pour
une espèce particulière de pouvoir à l’intérieur duquel il y a des distributions inégales de ce pouvoir spécifique.

Le pouvoir sur le capital

J’en viens à ce qui me paraît le deuxième moment de la construction de la notion de champ du pouvoir : le
champ du pouvoir me semble être le lieu de l’affrontement de différents pouvoirs à travers des agents et des
institutions détenant du pouvoir sur des champs différents. Cette phrase n’est pas claire du tout, je vais le dire
autrement. Le champ du pouvoir est le lieu de luttes entre des gens qui n’ont pas simplement un pouvoir, qui
n’ont pas simplement du capital culturel (ou du capital économique, du capital religieux ou du capital
artistique, etc.), mais qui ont suffisamment de telle ou telle forme de capital spécifique pour avoir du pouvoir sur
les autres détenteurs de cette forme de capital spécifique. Pour prendre un exemple : les intellectuels engagés
dans la lutte dans le champ du pouvoir ne seront pas des petits porteurs de capital culturel, mais des agents que
leur position dans le champ intellectuel, leur capital culturel, met en position d’exercer un pouvoir sur les autres
détenteurs de capital culturel. Autrement dit, le champ du pouvoir est un lieu de luttes entre, au fond, capitalistes
spécifiques, entre détenteurs de capital spécifique en quantité suffisante pour dominer des champs différents.
Autrement dit, pour penser le champ du pouvoir, il faut faire intervenir une distinction préalable entre la simple
possession du capital et la possession d’un capital conférant du pouvoir sur le capital, c’est-à-dire sur la structure
d’un champ et, du même coup, sur les taux de profit assurés par la lutte au sein d’un champ.
Par exemple, on peut se référer, dans le cas du champ économique, à une distinction classique qu’on
trouverait chez beaucoup d’économistes (chez François Perroux, chez François Morin, etc.) entre ce qu’on
appelle les « actionnaires de contrôle », qui ont une véritable propriété économique, et les petits porteurs, qui ont
une simple propriété juridique sur une certaine quantité de capital. De la même façon, en matière de culture, on
peut distinguer, par exemple, les simples possesseurs de capital culturel et ceux qui ont un capital suffisant pour
déterminer la conservation ou la transformation de la structure des chances de profit, par exemple dans le champ
scientifique, en maintenant le paradigme scientifique dominant auquel est attachée une certaine structure de la
distribution des chances de profit ou en le transformant radicalement 37. Je prends un exemple beaucoup plus
concret parce que ce que je vous dis là peut vous paraître abstrait : les auteurs consacrés, à un certain degré de
consécration, ont, outre une quantité importante de capital, un pouvoir sur le capital que leur donne cette quantité
importante de capital et qui se manifeste notamment dans le fait qu’ils sont en mesure de consacrer, par des
préfaces, en publiant ou en faisant publier d’autres auteurs. Autre exemple, le pouvoir des éditeurs, qui sont des
personnages complexes, qui, sur la base d’un capital économique et culturel, peuvent exercer un pouvoir
extrêmement important sur le champ intellectuel en contrôlant le passage à l’existence, par exemple, des
auteurs : ce sont eux qui, dans une certaine mesure, consacrent un auteur, qui le font exister ou le condamnent à
l’inexistence 38. Voilà des exemples de pouvoir du second ordre, si on peut dire. Ce n’est donc pas simplement la
possession d’un capital mais un pouvoir sur le capital. […]
(Je souffre en disant cela parce que j’ai le sentiment à tout instant de ne pas pouvoir complètement justifier
ce que je dis, parce que, d’une part, tout n’est pas complètement clarifié et, d’autre part, parce que c’est au
niveau de l’ensemble du schéma que ces choses qui peuvent apparaître comme un petit peu assénées,
assertoriques, se trouveront fondées. C’est au niveau de l’ensemble du schéma que des choses qui sont
péremptoires seront fondées par les conséquences que je pourrai tirer de ces affirmations qui peuvent apparaître
péremptoires. Le côté linéaire du discours est très pénible, parce qu’il m’oblige à dire successivement des choses
qui seraient plus convaincantes si elles étaient dites simultanément. J’éprouve un sentiment subjectif très pénible
d’arbitraire au moment où je dis ce que je dis.)
Cette distinction entre [la possession du capital et] le pouvoir que donne la possession d’un capital, même
en quantité restreinte, par rapport à ceux qui n’ont pas du tout de capital (c’est la distinction entre le pouvoir et
le pouvoir sur le pouvoir) me paraît importante parce que c’est à travers ceux qui ont assez de pouvoir sur un
champ pour être en mesure de mobiliser le pouvoir du champ dans les luttes contre d’autres champs que
s’accomplit la lutte entre les champs qui est constitutive des luttes inhérentes au champ du pouvoir.
Concrètement, on pourrait dire, si l’on voulait donner une définition rigoureuse de la classe dominante (c’est-à-
dire de l’ensemble des agents que l’on peut classer objectivement comme dominants, de la classe logique des
dominants), qu’elle est constituée par l’ensemble des agents qui possèdent une quantité de telle ou telle espèce
de capital suffisante pour dominer le fonctionnement des champs correspondants et pour dominer, du même
coup, le système de reproduction qui assure la reproduction de ce champ.

Le pouvoir et sa légitimation

Cela étant posé, il y a, me semble-t-il, des invariants de la structure du champ du pouvoir et des luttes à
l’intérieur de cette structure qui tiennent, me semble-t-il (là encore je suis très hésitant), à la logique même du
pouvoir, c’est-à-dire au fait que, comme je l’ai dit dans les leçons précédentes, le pouvoir ne s’accomplit
réellement que dans la mesure où il est reconnu, c’est-à-dire méconnu en tant que pouvoir. Le pouvoir ne
s’accomplit que dans une structure telle que celui qui l’exerce trouve la « complicité » objective de ceux qui le
subissent. Autrement dit, s’il y a des invariants des rapports de force à l’intérieur du champ du pouvoir, si on
trouve, dans des univers très différents, des variantes de la même opposition fondamentale, c’est parce que tout
pouvoir a à se légitimer, à se faire reconnaître pour pouvoir s’exercer durablement. Le pouvoir ayant à produire
la croyance dans sa propre légitimité, il y a donc place pour une division du travail de domination entre ceux qui
exercent le pouvoir politique, économique, militaire, etc., et ceux qui, consciemment ou inconsciemment,
contribuent à produire cette condition d’exercice du pouvoir qu’est la reconnaissance de la légitimité du pouvoir.
Je suis très embarrassé parce que j’ai l’air – et je crois que je le fais – de poser l’existence d’une sorte de nature
du pouvoir ; étant donné ma manière de penser, j’aimerais mieux ne pas avoir à faire ce postulat, mais cela tient
à mon langage : je ne peux pas réévoquer tout ce que j’ai dit dans les deux cours précédents sur les rapports entre
habitus et structure, sur le fait que la relation de domination est déductible de ce que j’ai décrit ce matin ; c’est
une relation dans laquelle les deux termes ne comptent pas, dans laquelle ce qui compte, c’est, précisément, la
relation elle-même.
Le champ du pouvoir trouve donc le principe de sa division dans le fait que, pour se maintenir
durablement, le pouvoir doit contribuer à sa propre légitimation, en sorte que le champ du pouvoir tend toujours
à s’organiser autour de l’opposition entre le pouvoir politique ou temporel – qui peut être, selon les conjonctures
et les époques, à dominante militaire, économique, politique, etc. – et le pouvoir culturel ou spirituel. C’est donc
cette propriété fondamentale, cette relation fondamentale entre le pouvoir et sa légitimation, qui fait que l’on
retrouve, me semble-t-il, partout les invariants de la division du travail de domination, c’est-à-dire, en gros, ce
que décrit la triade dumézilienne du pouvoir temporel, du pouvoir spirituel, complémentaires et opposés dans la
domination qu’ils exercent sur le troisième personnage de la triade, c’est-à-dire les dominés 39. Dans le langage
de Duby, qui applique le modèle dumézilien à un univers plus proche de notre expérience, c’est l’opposition
entre les bellatores, les détenteurs du pouvoir militaire, les oratores, c’est-à-dire ceux qui prient et ceux qui
parlent (et, en particulier, ceux qui parlent du pouvoir, ceux qui énoncent le pouvoir), et enfin les laboratores, les
dominés 40.
Pour dire les choses simplement : c’est parce que le pouvoir, quel qu’il soit, ne peut s’imposer durablement
qu’à condition de se faire reconnaître comme légitime en dissimulant l’arbitraire de la force qui est à son
fondement, que le pouvoir militaire ou économique, etc., est tributaire d’un pouvoir proprement symbolique,
d’un pouvoir proprement culturel, qui doit ajouter en quelque sorte sa force propre au pouvoir de fait pour que ce
pouvoir de fait puisse produire ses effets et pour [qu’il puisse assurer] une reproduction durable de ses effets.
C’est alors au nom de cette sorte d’axiome de la dépendance du pouvoir de fait à l’égard d’un pouvoir
symbolique de légitimation que l’on peut fonder l’opposition historiquement attestée dans des conjonctures,
dans des contextes différents, entre les deux pouvoirs et cette sorte de division du travail de domination, de
complémentarité antagoniste entre les deux pouvoirs.
Cela étant, en deux mots, je vais simplement annoncer ce que je voudrais dire dans les prochaines leçons.
J’ai dit : « complémentarité antagoniste ». Un des problèmes majeurs du pouvoir est qu’il ne peut s’exercer que
s’il est légitime (première proposition), mais qu’on ne se légitime pas tout seul (deuxième proposition). […]
(Je suis terriblement gêné parce que j’ai l’air de faire ce que je déteste en sciences sociales, à savoir une
sorte de genèse transcendantale du monde social. J’ai l’air de faire ce que fait Sartre dans la Critique de la raison
dialectique : je me donne deux ou trois définitions et je réengendre l’histoire. C’est terrible de procéder ainsi. En
même temps, quand on veut donner de la cohérence, c’est extrêmement difficile de ne pas faire ce genre de
choses, c’est-à-dire de ne pas donner un certain nombre de principes simples que l’on combine pour retrouver la
réalité. Quelle est la différence entre une sorte d’axiomatisation par ajustements à une réalité qu’on connaît déjà,
c’est-à-dire une fausse création transcendantale, et une sorte de construction historiquement fondée qui est ce
que j’essaie de faire ? J’ai peur, constamment, que vous ayez l’impression que je fais une fausse création
transcendantale.) […]
La question de la légitimité, c’est-à-dire de la reconnaissance, se posant à tout pouvoir et tout pouvoir ne
pouvant s’exercer durablement qu’à condition qu’il obtienne des dominés une sorte d’adhésion, de croyance
fondée sur la méconnaissance, le pouvoir, donc, appelle des instances de légitimation. Pourquoi appelle-t-il des
instances de légitimation ? C’est ma deuxième proposition. Parce qu’on ne se légitime pas tout seul. Le
paradigme que j’emploie pour faire comprendre, c’est le paradigme de Napoléon se couronnant lui-même 41.
C’est une tentation permanente pour un pouvoir de se consacrer lui-même, c’est-à-dire d’exercer lui-même le
travail de reconnaissance. Quand le Premier ministre dit à la presse qu’il faut dire du Premier ministre ce que le
Premier ministre veut qu’on dise du Premier ministre, ce n’est pas du tout accidentel, c’est inhérent au pouvoir :
il fait partie des conditions d’existence du pouvoir de vouloir imposer sa propre image et d’être en mesure de le
faire pour une grande part, depuis le portrait du roi jusqu’à la statue équestre 42. Cette tentation n’a rien de
psychologique : elle est inhérente au pouvoir si tant est que le pouvoir est bien ce que j’ai dit, à savoir quelque
chose qui réclame sa justification, sa reconnaissance, sous peine d’être menacé en tant que pouvoir. C’est donc
une condition d’existence reproductible [c’est-à-dire à la reproduction indéfinie du pouvoir]. Cela fait partie du
conatus de tout pouvoir, pour reprendre ce que je disais tout à l’heure, de vouloir persévérer dans l’être, de
vouloir se reproduire, se perpétuer et, du même coup, de produire une représentation du pouvoir impliquant la
continuation du pouvoir (première proposition).
Deuxième proposition : mais on ne se légitime pas tout seul. Si, comme le faisaient les surréalistes, je dis
que je suis le plus grand poète vivant – j’ai souvent pris cet exemple –, on voit trop à quel point j’ai intérêt à dire
que je suis le plus grand poète vivant pour que le mécanisme de méconnaissance fonctionne. Un des grands
problèmes du pouvoir est d’obtenir de gens aussi étrangers que possible au pouvoir qu’ils disent que le pouvoir
est légitime. Autre exemple simple pour donner l’intuition (je voudrais essayer de vous donner l’intuition avant
de proposer la formulation formelle) : j’évoquerai par exemple les cercles de légitimation courts que l’on voit
constamment dans la presse, dans les hebdomadaires comme Le Nouvel Observateur, etc. Quand vous êtes bien
informé, vous savez que tel écrivain-journaliste écrit toujours sur Untel qui écrit toujours sur l’écrivain-
journaliste en question. Pour quelqu’un qui est initié, l’effet majeur qui est la condition de la légitimation, c’est-
à-dire l’effet de méconnaissance, ne se produit pas : l’indépendance, l’indifférence, le désintéressement de celui
qui reconnaît à l’égard de ce qu’il reconnaît, n’est pas attestée, et la reconnaissance est en quelque sorte
disqualifiée parce qu’elle apparaît comme déterminée par le pouvoir, elle n’apparaît pas comme un acte de
reconnaissance libre et désintéressé.
On est très proche de la logique hégélienne, mais, je crois, repensée historiquement. Pour qu’un acte de
reconnaissance soit socialement efficace, indépendamment de ce qu’on peut penser des théories de la liberté, il
faut qu’il apparaisse comme non déterminé par l’efficace politique de celui qu’il reconnaît. C’est le soupçon qui
frappe les clubs d’admiration mutuelle si fréquents dans la philosophie, la littérature, la poésie. Le soupçon qui
frappe toujours les écrivains ou les journalistes de service s’inspire d’une thèse anthropologique fondamentale
concernant ce qu’est la légitimité.
Un acte de reconnaissance aura d’autant plus de chances d’être reconnu largement comme légitimant qu’il
sera plus reconnu comme légitime, c’est-à-dire plus méconnu dans la vérité de ses dépendances. Par exemple, la
célébration par la caste sacerdotale de César aura d’autant plus de valeur qu’elle sera plus autonome, le problème
le plus intéressant étant celui des rapports entre les juristes et les pouvoirs parce que c’est le cas où le problème
se pose en toute clarté. Historiquement (il y a beaucoup de travaux sur la question), le corps des juristes s’est
construit du fait de luttes très compliquées contre les princes 43. Les princes pensaient que personne ne pouvait
rendre la justice mieux qu’eux, ils ne voyaient pas de raison de déléguer et il y a eu une espèce de lutte
historique du corps des juristes, qui avait ses intérêts à l’autonomie, contre les princes, mais aussi avec ceux-ci,
le corps des juristes ayant intérêt à faire comprendre aux princes qu’il était de leur intérêt de respecter la liberté
des juristes, parce que, si les juristes rendent le même jugement que le prince en ayant l’air d’être libres à son
égard, leur jugement sera beaucoup plus puissant, symboliquement, que le self-service juridique du prince. De
même, si l’historiographe de Louis XIV parvient à se faire apparaître comme autonome par rapport à Louis XIV,
son discours sera beaucoup plus légitimant que les mémoires de Louis XIV, qui [relèvent] de l’autocélébration.
Au fond, ce que je voulais dire, c’est qu’un pouvoir doit se faire reconnaître, il doit obtenir la croyance,
c’est-à-dire la méconnaissance. Deuxièmement, en matière de pouvoir, l’axiome « on n’est jamais mieux servi
que par soi-même » est faux. S’il y a un cas où l’on est mal servi par soi-même, c’est la légitimation. On a
besoin d’un autre, au moins, mais d’un autre aussi éloigné que possible du point de vue des relations de pouvoir.
Ce sont ces deux axiomes qui expliquent que l’on trouve presque universellement une sorte d’atome élémentaire
de division du travail de domination, avec ceux qui dominent tout court et ceux qui contribuent à la domination à
travers un exercice spécifique, un exercice de la production d’un discours sur le monde social qui sert d’autant
plus à la perpétuation de la domination qu’il paraît plus indépendant du pouvoir qu’il consacre. Je reviendrai la
prochaine fois là-dessus. Merci.

1. Voir supra, p. 911, note 1.


2. Pour Spinoza, « le Désir est l’Appétit avec conscience de lui-même », l’Appétit correspondant à l’effort de l’homme pour « persévérer
dans son être » et n’étant « rien d’autre que l’essence même de l’homme » (B. Spinoza, Éthique, op. cit., p. 144-145). C’est sans doute la
psychanalyse et des auteurs diversement inspirés par elle (comme Gilles Deleuze et Félix Guattari) que P. Bourdieu a en tête lorsqu’il
évoque des usages récents du mot.
3. Concepts développés par saint Augustin dans La Cité de Dieu et repris par Pascal : « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la
chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de
malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent. » (Pascal, Pensées, éd. Lafuma 545.)
4. Le conatus (« effort » en latin) désigne le fait que « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être »
(B. Spinoza, Éthique, op. cit., partie III, proposition VI).
5. P. Bourdieu proposera en 1993 dans l’un de ses cours du Collège de France un « tableau des grandes classes des stratégies de
reproduction » (« Stratégies de reproduction et modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, no 105, 1994, p. 3-
12).
6. P. Bourdieu avait déjà traité, mais dans une perspective un peu différente, de la « théorie de la décision » lors de sa deuxième année
d’enseignement (cours du 9 novembre 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit.).
7. Le « marginalisme », entendu au sens strict, renvoie à l’introduction, à partir des années 1870, dans la pensée économique classique du
raisonnement à la marge et des concepts d’utilité et de productivité marginales. Le mot, ici, s’entend sans doute comme simple synonyme
d’« économie néoclassique », courant dominant en science économique et opposé, sous beaucoup de rapports, à l’économie marxiste.
8. « Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui
ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui
distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la
construire dans la ruche. » (K. Marx, Le Capital, op. cit., troisième section, chap. 7, section 1, p. 728.)
9. Herbert A. Simon, Administrative Behavior : a Study of Decision-Making Processes in Administrative Organization, New York,
Macmillan, 1947.
10. Allen Newell et Herbert A. Simon, Human Problem Solving, Englewoods Cliffs, Prentice Hall, 1972.
11. « To have a problem implies (at least) that certain information is given to the problem solver: information about what is desired, under
what conditions, by means of what tools and operations, starting with what initial information, and with access to what resources. »
(Ibid., p. 73.)
12. L’astronome Tycho Brahe (quasi-contemporain de Giordano Bruno qui est, lui, exécuté par l’Inquisition en 1600 pour avoir défendu
l’hypothèse héliocentrique de Copernic) est surtout resté célèbre pour le compromis qu’il a essayé d’établir de façon à sauver l’hypothèse
géocentrique tout en intégrant certaines objections adressées à celle-ci.
13. « Jamais une société n’expire, avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle était assez large pour contenir ; jamais
des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans
le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose jamais que les tâches qu’elle peut remplir : à mieux considérer
les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se
créer. » (K. Marx, « Avant-propos à la Critique de l’économie politique », op. cit., p. 273.)
14. P. Bourdieu a probablement en tête des travaux d’Aaron Cicourel sur les programmes experts en médecine ; un article avait été publié en
français, six mois avant ce cours : « Raisonnement et diagnostic : le rôle du discours et de la compréhension clinique en médecine »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 60, 1985, p. 79-89.
15. M. Heidegger, Être et temps, op. cit.
16. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 495.
17. M. Proust, Sodome et Gomorrhe, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 1112-1116.
18. L’appellation renvoie ici à la concentration dans le département d’économie de l’université de Chicago, à partir des années 1960,
d’économistes d’inspiration néoclassique : monétaristes, théoriciens des anticipations rationnelles, du public choice, etc. Gary Becker et
Milton Friedman sont les plus célèbres « membres » de cette École.
19. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., deuxième section.
20. E. Goffman, « Symbols of class status », art. cité, p. 297 ; La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I, op. cit., p. 161.
21. La formule de « docte ignorance » (que P. Bourdieu vient d’employer) est associée à l’ouvrage de Nicolas de Cues (De la docte
ignorance, 1440) qui explique « comment “savoir” est “ignorer” », en se réclamant notamment de Socrate qui « ne connaissait rien que
son ignorance ».
22. G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, op. cit., p. 4-8.
23. Allusion au livre d’Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit.
24. Platon développe la théorie du « philosophe-roi » dans le livre V de La République. Lénine réactive cette théorie au sens où il condamne
le spontanéisme et considère que le Parti doit guider les ouvriers, leur apporter les « connaissances politiques ». Le Parti communiste
français, notamment, reprochait en 1966 à Louis Althusser de ressusciter, avec la « coupure épistémologique », la figure du « philosophe-
roi ».
25. P. Bourdieu avait évoqué ce courant des sciences sociales lors du cours précédent, le 22 mai 1986.
26. Référence au « combat de géants » que se livrent le matérialisme (les amis de la terre) et l’idéalisme (les amis des Idées) selon Le Sophiste
de Platon (246a).
27. Cette séance de séminaire ainsi que les deux autres qui suivront, consacrées au champ du pouvoir, s’appuient sur un texte que
P. Bourdieu venait d’écrire et qu’il n’a pas publié de son vivant. Ce texte, retrouvé dans ses archives, a été publié après sa disparition :
« Champ du pouvoir et division du travail de domination. Texte manuscrit inédit ayant servi de support de cours au Collège de France,
1985-1986 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 190, 2011, p. 126-139.
28. P. Bourdieu évoque allusivement un courant de la science politique américaine, dont Robert Alan Dahl, auteur d’un livre intitulé, Qui
gouverne ?, op. cit., est un représentant emblématique.
29. Le cours avait été prononcé en 1913-1914 à la Sorbonne.
30. É. Durkheim, Pragmatisme et sociologie, op. cit., p. 192.
31. Ibid., p. 193.
32. P. Bourdieu pense à l’« Essai sur le don » (1923-1924) qu’il commentera plus longuement dans son cours de 1992-1993 consacré à la
genèse du champ économique. Dans ce texte qui se termine notamment par une « conclusion de sociologie générale et de morale »,
Mauss fait valoir, entre autres choses, que « les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs
individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre » (in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 278).
33. Peut-être s’agit-il de la section « L’éthique religieuse et le “monde” » de la « Sociologie des religions » dans Économie et société, t. II,
op. cit., p. 347-383. Max Weber y traite des tensions qui apparaissent entre la religion de salut lorsqu’elle se systématise et les
« institutions intramondaines » qui elles-mêmes sont « systématisées selon leur loi propre » (p. 349). On y trouve des formules évoquant
l’« éthique religieuse en tant que telle » (p. 349), l’« art en tant que tel », l’art qui « tend à se constituer en sphère propre » (p. 380) ou,
s’agissant de l’économie, un processus « d’objectivation […] sur la base de la sociation de marché [qui] suit absolument sa propre légalité
objective » (p. 356).
34. P. Bourdieu avait déjà insisté sur ces points dans le cours du 22 mars 1984.
35. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Minuit, 1960
[1923].
36. P. Bourdieu pense sans doute à une phrase de Friedrich Engels qu’il cite à d’autres occasions : « Le juriste s’imagine qu’il opère par
proposition a priori alors que ce ne sont pourtant que des reflets économiques » (Lettre de Friedrich Engels à Conrad Schmidt du
27 octobre 1890, in Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 366-372).
37. Voir P. Bourdieu, « Le champ scientifique », art. cité.
38. Dans un texte ultérieur au cours, P. Bourdieu évoquera l’éditeur comme un « personnage double qui doit savoir concilier l’art et l’argent,
l’amour de la littérature et la recherche du profit » et « qui a le pouvoir tout à fait extraordinaire d’assurer la publication, c’est-à-dire de
faire accéder un texte et un auteur à l’existence publique » (« Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 126-127, 1999, p. 3-28).
39. Par un travail de mythologie comparée, Georges Dumézil avance une théorie de la « trifonctionnalité » (religion, guerre, production). Voir
notamment L’Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, 1968 ; Les Dieux souverains
des Indo-Européens, Paris, Gallimard, 1977.
40. G. Duby, Les Trois Ordres, ou l’Imaginaire du féodalisme, op. cit.
41. P. Bourdieu avait déjà évoqué ce paradigme au cours de son enseignement (voir en particulier Sociologie générale, vol. 1, op. cit.,
p. 146-147).
42. Sur ce point, voir le cours du 9 mai 1982 (ibid., p. 55-56).
43. P. Bourdieu consacrera un cours entier à l’analyse du champ juridique (cours de l’année universitaire 1988-1989) ainsi qu’un article (« La
force du droit », art. cité).
COURS DU 5 JUIN 1986

Première heure (leçon) : d’éternels faux problèmes. – L’alternative du mécanisme et du finalisme, et les
conditions de la rationalité. – Oppositions scientifiques et oppositions politiques. – La maîtrise pratique des
structures. – L’imposition du point de vue du droit. – Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (2). –
L’exemple des capacités. – Système scolaire, numerus clausus et reproduction sociale. – La recherche de formes
stables de capital. – Les stratégies de reproduction selon les espèces de capital. – Sociodicée et idéologie.

Première heure (leçon) : d’éternels faux problèmes

[P. Bourdieu commence par demander à ne plus être enregistré et explique pourquoi :] La communication telle
que je la conçois suppose une forme de liberté qui est déjà difficile à instaurer dans une relation avec un public
aussi vaste, mais la situation devient impossible si on ajoute l’enregistrement avec ce qu’il implique
d’éternisation, d’objectivation. Entre autres facteurs, l’enregistrement contribue à rendre très difficile pour moi
l’expérience de l’émission [i.e. le fait d’avoir à m’exprimer] et je pense que, du même coup, la qualité de ce que
j’ai à dire en souffre beaucoup 1.
Comme je l’ai déjà dit dans le passé, l’enseignement tel que je le conçois doit être exposé (comme on dit
« faire un exposé »). Si les formes ordinaires de la communication pédagogique, comme la plupart des
productions scolaires, ont pour principe dominant d’obéir à un souci extrême de protection (depuis la
dissertation jusqu’à la thèse, l’un des impératifs principaux est de s’exposer le moins possible), il me semble que
la communication scientifique suppose au contraire que l’on prenne des risques ; du coup, on s’expose à des
ripostes, des critiques, des objectivations qui peuvent être pénibles. Comme j’essaie de le faire dans des
conditions qui sont très peu favorables, je ne peux pas franchir des seuils au-delà desquels cela deviendrait
intenable et si je ne veux pas que ces leçons deviennent une obsession, je suis obligé de vous demander de ne
plus enregistrer.
Je reprends en essayant de dire ce que j’avais essayé de dire la dernière fois. J’avais montré que les
sciences sociales sont affrontées à une série de couples épistémologiques, d’oppositions, d’alternatives entre
lesquelles les spécialistes se sentent obligés de choisir alors que ces alternatives doivent essentiellement leurs
forces à des raisons sociales. Ce sont des problèmes sociaux qui tendent à s’imposer comme problèmes
sociologiques ou même comme problèmes épistémologiques. Du même coup, il est important de les objectiver,
de les constituer comme tels. Pour bien faire, il faudrait les analyser, montrer comment les oppositions
constitutives de ces problèmes sociaux se distribuent dans l’espace social pris dans son ensemble ou à l’intérieur
du champ scientifique, voir comment les camps se constituent, sur quelles bases, quelles variables les
déterminent. L’hypothèse que je fais étant que les agents sociaux, dans le champ social aussi bien que dans le
champ scientifique, ne se distribuent pas au hasard entre les pôles de ces oppositions, il faudrait les analyser, les
objectiver pour se donner en quelque sorte la force de les dépasser. Ensuite, il faudrait essayer d’objectiver ces
schèmes qui, étant des structures objectives de l’espace social et du champ scientifique, tendent à devenir des
structures mentales, et donc à apparaître comme allant de soi, ce qui rend difficile leur démolition, leur mise en
question. Or, lorsqu’on les transfère dans le champ scientifique, lorsqu’on en fait – comme c’est souvent le cas –
des problèmes épistémologiques, ces problèmes sociaux, convertis en problèmes sociologiques, deviennent de
faux problèmes et bloquent la recherche, favorisant une sorte d’éternité fictive qui naît précisément de
l’historicisation éternellement répétée.
C’est un autre paradoxe simple qu’il faut avoir à l’esprit : les problèmes éternels sont souvent des
problèmes constamment historicisés. On peut prendre le schéma qui sous-tend le livre célèbre de Troeltsch sur
l’histoire du catholicisme : des origines à nos jours, le catholicisme n’a cessé de changer de sens et c’est cette
sorte d’historicisation permanente qui fait son éternité 2. De même, les problèmes philosophiques (ceux qu’on
appelle ainsi dans les écoles) sont éternels parce qu’ils sont éternellement reproduits à la faveur d’une
historicisation inconsciente. C’est ce que fait le professeur de philosophie : « La République de Platon nous
permet de comprendre l’opposition entre le RPR et l’UDF 3. » (Je plaisante pour ne pas être méchant, mais je
pourrais donner de vraies actualisations qui seraient cruelles…) Cette sorte d’éternité issue de la recréation
continuée fait aussi partie de la puissance sociale de ces problèmes. Les philosophes sont les gardiens des
problèmes éternels et, même si ce n’est pas du tout l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, je pense qu’ils fonctionnent
comme chiens de garde 4, en particulier à l’égard des sciences, autrefois à l’égard des sciences naturelles,
aujourd’hui à l’égard des sciences sociales qui les embêtent encore plus parce qu’elles leur prennent la plupart
de leurs objets et qu’en plus elles ont parfois l’imprudence de les objectiver dans leur travail d’éternisation.
Cette éternisation des problèmes trouve aussi son fondement dans la logique même du champ scientifique
qui, je l’ai dit cent fois, procède par grandes révolutions radicales à la Copernic ou par petites révolutions
permanentes comme dans les sciences très avancées, la physique par exemple. Souvent, ces révolutions prennent
la forme d’une opposition entre générations, simplement parce qu’elles opposent les nouveaux entrants dans le
champ scientifique, qui sont évidemment plutôt les plus jeunes, aux déjà entrés, aux déjà consacrés 5. Dans cette
lutte, les oppositions éternelles que j’évoquais sont bien utiles parce qu’on peut toujours revenir à la case
antérieure. Dans les sciences sociales par exemple, quand on sort d’une phase qui, à la fin des années 1960, a été
rudement (et à mon avis bêtement : à l’époque j’étais très mécontent contre cette tendance) objectiviste et
structuraliste, comme on disait à l’époque, les entrants qui veulent constituer leur identité, leur originalité,
tendent spontanément – le spontané étant socialement conditionné – à développer des théories que l’on peut dire
subjectivistes ou constructivistes. Ils veulent restaurer le sujet 6 et retombent sur les positions auxquelles les
structuralistes s’étaient opposés trente ans plus tôt. Et l’histoire recommence… Je pense qu’on pourrait (avec
quelques risques) prévoir grossièrement la prochaine mode (qui n’est pas une mode comme je l’ai dit la dernière
fois), étant entendu que les retours, si fréquents en matière d’art, ne sont jamais de purs et simples retours, sauf à
être complètement ignorants de l’histoire du champ, c’est-à-dire étrangers au champ – c’est ce qui définit le naïf.
On dit « retour à Condillac » ou « retour à Kant », ce qui a été fait tellement de fois que c’est étonnant que cela
puisse se faire encore en France 7, mais la France a ce privilège, fondé en grande partie sur l’inculture, qu’on
peut recommencer à zéro à chaque fois…
Les retours sont d’autant plus pernicieux qu’ils utilisent, qu’ils naviguent, qu’ils surfent sur une vague et
qu’en même temps ils autorisent toujours un petit rien de décalage qui fait l’originalité. La logique du champ
favorise des mouvements pendulaires qui permettent et expliquent ces retours, tout en contribuant à rendre
difficile le dépassement des faux problèmes. Comme je l’ai dit la dernière fois, ceux qui s’efforcent, ceux qui
parviennent – cela arrive – à dépasser ces alternatives sont constamment sommés par ceux qui restent enfermés
dans les problèmes sociaux de se situer par rapport à l’alternative qu’ils ont dépassée. Comme vous vous en
doutez, je pense évidemment à moi-même, mais c’est un cas très fréquent : on somme et on sommera
éternellement Marx, Weber, Durkheim et quelques autres de se situer par rapport aux alternatives qu’ils ont
dépassées dans leur travail. On fabrique ainsi le jeune Marx contre le vieux Marx 8 (on ne l’a pas encore fait pour
Durkheim, mais c’est à faire [rires de la salle] !), ou un Weber objectiviste et un Weber subjectiviste. Comme
une œuvre importante est grande [i.e. longue], elle comporte des époques et on peut toujours produire ce type de
distinctions. Évidemment – je le répète toujours –, l’homo academicus est déterminant dans ces processus : il a
besoin de classer, de s’y retrouver, de faire des cours avec des visions commodes et c’est bien utile d’opposer
dans un cours Durkheim et Weber, par exemple ; du coup on reproduit éternellement une alternative qu’ils
avaient en commun d’essayer de dépasser, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de vraies oppositions, mais
elles sont ailleurs, à un endroit où on ne les trouve qu’en sortant de ces débats.
C’était au fond ce que je voulais dire. C’est un peu embarrassant de dire des choses ainsi, mais comme
c’est le fond de la stratégie intellectuelle que je mets en œuvre depuis des années, je ne peux pas ne pas les dire à
un certain moment du développement de mon travail.

L’alternative du mécanisme et du finalisme, et les conditions


de la rationalité

Ces alternatives ne sont même pas des thèses, des antithèses qu’il faudrait dépasser au sens hégélien ; elles
doivent être déplacées, être complètement ignorées : il faut reconstruire complètement les questions qu’elles
posent. Je prends l’exemple, que j’ai développé cent fois, de l’alternative du mécanisme et du finalisme. Elle
renaît aujourd’hui avec ceux qui utilisent la théorie des jeux pour décrire les conduites humaines : il n’y a rien de
mal à cela, sinon qu’ils investissent la philosophie de type rationaliste et finaliste que j’ai critiquée la dernière
fois. Ils font l’hypothèse anthropologique fondamentale que les agents sociaux savent ce qu’ils font, en ce sens
qu’ils calculent, qu’ils posent des fins, qu’ils ont des desseins et qu’ils ont une maîtrise consciente non
seulement de ce qu’ils font, mais des modèles selon lesquels ils font ce qu’ils font. On pourrait transposer ce que
Leibniz disait de Dieu – Dum deus calculat mundus fit, « Dieu calcule et le monde se fait 9 » : les agents sociaux
calculent et ils agissent. À la lecture de certains travaux mettant en œuvre la théorie des jeux ou d’autres formes
de modèles savants, on a l’impression que, avant de prendre une décision stratégique élémentaire qui, en général,
doit être prise en un millième de seconde, les agents construisent des courbes d’offre et de demande, cherchent le
point de Schelling 10 et, s’ils ne le trouvent pas, se résolvent à décider sans savoir.
De son côté, l’hypothèse de la réaction mécanique fait comme si les agents sociaux étaient des automates
ou même des réalités physiques déterminées comme la limaille dans un champ. L’alternative très commode du
calcul rationnel et de la réaction mécanique peut durer éternellement. Elle rend difficile la position du problème
tel que je l’ai proposé, à savoir : les agents sociaux ne sont-ils pas, comme le disait Leibniz, « empiriques dans la
plupart de leurs actions 11 », c’est-à-dire mus par des déterminations qui ne sont ni du côté de l’objet ni du côté
du sujet, mais qui sont dans une certaine relation obscure – c’est le sens des analyses précédentes – entre
l’individu socialisé que j’appelle habitus et le monde social, l’un et l’autre étant structurés selon des formes
homologues ?
En posant le problème ainsi, on peut s’interroger sur les conditions sociales et historiques dans lesquelles
peut apparaître quelque chose comme une décision rationnelle. Quelles conditions sociales et historiques doivent
être remplies pour qu’on doive et qu’on puisse sortir de la routine des automatismes dans lesquels les problèmes
ne se posent pas en tant que problèmes (c’est ce que j’ai dit la dernière fois) et pour que soit explicitement posé
l’espace des possibles, l’univers des choix, les conséquences de ces choix, la valeur relative des différents
conséquences ? C’est bien sûr plutôt dans les situations critiques que se trouve rompue la continuité des
anticipations bien remplies par des attentes concernant le monde, par le devenir du monde : la crise, la rupture, le
décontenancement, l’étonnement obligent à interroger l’univers, ce qui ne veut pas dire que les conditions d’un
calcul rationnel soient remplies. Les conditions pour qu’un calcul rationnel soit possible sont la possession d’un
capital culturel (évidemment inégalement distribué), c’est-à-dire d’outils, d’instruments rationnels forgés par
l’histoire. C’est aussi une certaine posture globale à l’égard du monde qui s’acquiert lorsqu’on est placé dans des
conditions objectives telles que la rationalité a un sens.
Je reprendrai peut-être ce thème de la skholè. Ce vieux topique de la tradition universitaire repose, je crois,
sur quelque chose de vrai. Platon dit quelque part que les philosophes se distinguent des avocats, des gens
d’action par le fait qu’ils ont de la skholè (σχολή), c’est-à-dire du temps, du loisir, skholè étant à la base de
« scolaire », « scolastique », etc. 12. Je rattache cette analyse célèbre de Platon à ce qu’Austin dit quelque part en
passant : il dit qu’un certain nombre de problèmes que les philosophes adorent sont finalement le produit de ce
qu’il appelle la scholastic view 13, c’est-à-dire le point de vue scolastique. On peut s’en tenir au mot de skholè au
sens fort (« loisir »), mais Austin y met aussi d’autres choses : il y a une tradition académique, des problèmes
qui se posent parce qu’ils se sont toujours posés. Par exemple, pour Austin, un préjugé constitutif de la
scholastic view, c’est que le sens commun est toujours plus bête que le sens commun savant que développe le
philosophe. Or il démontre (et rend ainsi explicite l’une des thèses implicites de la philosophie analytique) que
le sens commun est souvent beaucoup plus savant que le sens commun savant et que les distinctions
philosophiques traditionnelles, même les plus sophistiquées, sont extrêmement simplistes par rapport aux
distinctions qu’on découvre dans le langage commun quand on sait l’analyser correctement. (C’est tout à fait
magnifique parce que c’est ma doctrine et quand un philosophe avoue, je lui en sais gré et je pense que c’est
important.)
La scholastic view est donc une posture particulière à l’égard du monde qui est rendue possible par le fait
de ne pas être engagé dans l’urgence du monde, d’avoir du délai, du temps. Il ne s’agit pas simplement de dire
que les actions de la vie ne souffrent aucun délai, qu’on n’a pas le temps de décider, qu’il faut décider dans
l’urgence. Cela, même les plus fanatiques défenseurs de la rational action theory l’accordent ; ils diraient qu’il y
a des cas, par exemple un général sur un champ de bataille, où on ne peut pas faire de calcul de maximisation et
où il faut bien décider. Ce n’est pas cela que je veux dire ; la chose importante, c’est que la posture rationnelle,
l’habitus rationnel, la propension à adopter une posture calculatrice devant les problèmes de la vie, par exemple
avant d’acheter un appartement ou avant de choisir un conjoint (c’est un exemple des théoriciens de l’action
rationnelle 14 ; ils ne reculent devant aucun sacrilège [rires de la salle] ! Ils l’envisagent très sérieusement,
même s’ils conviennent que, dans ce cas, manifestement, d’autres variables échappent au calcul…), est
tributaire, non seulement de la skholè immédiate, dans la situation de décision, mais aussi de la skholè
constitutive en quelque sorte, en tant qu’elle est la condition de la constitution d’une disposition à prendre des
distances, à adopter à l’égard du monde le regard distant, détaché qui est le préalable à l’idée même de calcul
rationnel. Évidemment, les deux choses, la disposition scolastique et la compétence rationnelle […], sont
généralement corrélées dans la mesure où, par exemple, l’une et l’autre sont la condition de l’accès et de la
réussite au système scolaire. Cette distinction de raison que je fais est importante parce qu’il y a beaucoup plus
dans la posture rationnelle que la propriété des instruments rationnels : l’appropriation d’instruments
mathématiques dans l’enseignement scolaire se heurte à un obstacle majeur chez les enfants venant de milieux
dans lesquels cette posture n’est pas commune, l’adoption de la posture étant la condition même de l’acquisition
des instruments dans lesquels s’accomplit la posture. (C’est la même chose pour la disposition esthétique : cette
disposition très générale à regarder des choses comme finalité sans fin est indépendante de la compétence
artistique spécifique tout en étant la condition de l’acquisition de cette compétence.)
Cette alternative de l’action rationnelle et de l’action déterminée par des causes disparaît donc
complètement dès qu’on se pose le problème des conditions réelles de l’adoption de la conduite rationnelle. On
découvre qu’il n’y a pas à choisir entre les deux termes de l’alternative et, ayant découvert qu’il y a d’autres
principes déterminants de la pratique que la contrainte mécanique ou le projet rationnel, on est amené à se
demander quelles sont les conditions structurales et occasionnelles pour qu’un agent déterminé obéisse à l’un ou
l’autre des principes de détermination de l’action. Autrement dit, alors que l’alternative conduit à une espèce de
monisme (des gens diront : « Je suis mécaniste ! » ou « Je suis finaliste ! »), une tentative scientifique pour
répondre au problème justement posé conduit à dire : quelles sont les conditions structurales et occasionnelles
qui rendent compte du fait que, dans une situation déterminée, un agent déterminé obéira dans sa pratique plutôt
aux contraintes mécaniques, plutôt au calcul rationnel ou plutôt – comme c’est le plus probable – aux
déterminations obscures liées à la relation entre son habitus et le champ dans lequel il fonctionne ?
À cette question-là, il n’y a de réponse qu’empirique, « empirique » ne signifiant pas, bien sûr, que la
théorie abdique : on construira des modèles avec un certain nombre de paramètres que l’on fera varier et l’on
verra dans des situations concrètes différentes la valeur que prendront ces paramètres, et du même coup la forme
concrète que le modèle prendra en chaque cas. On échappe donc à l’alternative pour aboutir à une espèce de
praxéologie pluraliste : il y a plusieurs principes de l’action qui ont des poids différents selon les agents sociaux
et selon les situations, et donc selon la relation entre les agents sociaux et les situations. C’est simple, c’est
décevant, mais on a tué un streit [« conflit »] éternel… enfin, on ne l’aura pas tué, parce qu’on va
malheureusement continuer à me demander : « Mais alors l’habitus, c’est une notion déterministe ou pas ? »… et
je répondrai.

Oppositions scientifiques et oppositions politiques

Une autre opposition importante actuellement dans les sciences sociales est, pour aller vite, l’opposition entre
structuralistes et constructivistes. Je terminerai l’ensemble de ces leçons sur ce problème parce que c’est une
division importante dans le monde social et que, dans ce cas-là, je pense possible de restructurer l’opposition de
manière à faire une véritable synthèse des deux positions antagonistes.
Je donne la position structuraliste dans une forme simpliste mais correcte : les tenants de la position
structuraliste dans l’usage social ordinaire du terme diront qu’il y a des structures objectives, que le monde
social a des régularités, qu’on ne fait pas ce qu’on veut dans le monde social. Ils s’opposeront à ce qu’ils
appelleront le « spontanéisme ». Lévi-Strauss, dans un texte, a récemment développé cette opposition, qualifiant
ceux qui mettent en question le structuralisme, dans le mouvement pendulaire qui tend à abattre sa domination,
de « spontanéistes » contestant toute régularité 15. Le mot « spontanéiste » qu’il emploie sciemment est très
intéressant parce qu’il a des connotations politiques. C’est une allusion à ces gens qui en 1968 bouleversaient les
structures sociales et voulaient mettre l’anarchie dans la rue. Le défenseur de l’un des pôles se sert donc – c’est
très classique dans les combats scientifiques – de l’import politique, toujours présent, mais à l’état refoulé, dans
les concepts qu’il utilise pour faire peur au sujet de la position qu’il combat : « Attention, sachez ce que vous
faites ; si vous tombez dans le spontanéisme, vous êtes du côté de ceux qui descendent dans la rue, qui sont pour
l’anarchie, qui font du sujet une espèce de créateur libre bouleversant les structures, brandissant le drapeau noir
et le drapeau rouge, ou les deux à la fois. » Le défenseur de la position structuraliste invente en fait une position
spontanéiste qui n’existe pas vraiment, mais qui pourrait être le principe réel des positions.
En l’occurrence, il s’agit de problèmes très techniques : les échanges matrimoniaux ont-ils pour principe
des modèles structuraux ou des stratégies, c’est-à-dire des actions dont les agents sociaux sont les « sujets » ?
Dans ce débat qui pourrait rester très théorique et se résumer à des confrontations de diagrammes de parenté sur
la cousine parallèle et la cousine croisée, on voit brusquement resurgir un problème politique qui a divisé la
génération. Et il est vrai que, pour la doxa – pas dans les livres récents qui mélangent tout et n’ont aucun
intérêt 16 –, les gens de la génération de 68 ont développé, contre le structuralisme et ses définitions objectivistes
du monde social comme structures dures, prisons, fermetures, une représentation du monde social comme
effervescent, dynamique, spontané, bondissant, etc.
J’évoque cela parce que, comme je l’ai dit cent fois, derrière les oppositions scientifiques, il y a presque
toujours des oppositions intuitives très confuses et souvent des métaphores. Je m’étais amusé par exemple, il y a
quelques années, à faire une analyse d’un certain nombre de textes de [inaudible] qui étaient très amusants pour
cette raison. Il y avait derrière au fond très peu de concepts, mais il y avait des métaphores : le jet d’eau, le
jardin à l’anglaise contre le jardin à la française, le jet d’eau contre la canalisation, canaliser, etc. Les
métaphores sont très importantes. Elles sous-tendent les prises de position sur les problèmes épistémologiques
et, quand je disais tout à l’heure que je faisais l’hypothèse de l’existence d’une relation significative, à la fois
statistiquement et intelligiblement, entre les positions sur ces grands problèmes et les positions dans l’espace
social ou dans l’espace scientifique, c’est ce que je voulais dire : je pense que ces métaphores sont la médiation
entre les positions et les prises de position sur ces problèmes. Ainsi, si vous êtes plutôt pour le jet d’eau, vous
êtes effervescent, spontanéiste ; si vous êtes plutôt pour le canal, vous êtes structuraliste… Vous voyez pourquoi
je ne veux pas qu’on enregistre [rires de la salle] ! Vous imaginez si des gens citent ça et mettent « (sic) » après
[rires de la salle]… Je n’aurais plus qu’à écrire : « Je n’ai jamais dit ça comme ça… »
Ayant dit ce qu’il faut dire pour donner l’intuition rapide qui tient lieu pédagogiquement – mais pas
réellement – d’une longue analyse, je dis très vite comment cette opposition socialement très puissante et
scientifiquement sans grand intérêt peut être à la fois reformulée et dépassée dans la logique proprement
scientifique. Dans la logique du mouvement pendulaire que j’évoquais tout à l’heure, on va évidemment passer
d’une phase structuraliste, où tout le monde cherchait de la structure partout, à une phase subjectiviste où on
s’efforcera de restaurer le rôle actif des agents en disant : « C’est affreux, le structuralisme a réduit les agents à
de simples automates » (ce qui est vrai et c’est ce que je disais à l’époque du structuralisme : la notion d’habitus
a été construite contre cette réduction des agents au statut de simples porteurs de la structure, de Träger 17,
comme disaient les althussériens par une sur-traduction de ce mot tout à fait banal qu’on trouve chez [Marx]).
En réaction, on va réhabiliter les sujets et on va revenir à une définition du sujet préstructuraliste, au lieu d’aller
au-delà et de se demander si ce sujet ne devrait pas quelque chose à l’effet structurant de la structure. Ce sujet ne
serait-il pas, comme je le suppose, construit en partie par l’incorporation de la structure ? Autrement dit,
l’alternative structure/sujet ne devrait-elle pas être abolie au profit de la double objectivation – que je n’ai pas
cessé de répéter ici – de l’institution sous la forme de structures objectives et sous la forme de structures
incorporées ? Au lieu d’aller dans cette voie, on va dire « retour au sujet » c’est-à-dire retour à la case départ, à
la phénoménologie. Comme Sartre n’est plus à la mode, qu’il est fini, dépassé, qu’il ne fait pas chic (même les
professeurs de philosophie s’en détournent), on cherchera dans les sciences sociales une forme rénovée. On
trouvera l’ethnométhodologie qui est un sous-produit de la phénoménologie, simplement passé par les États-
Unis, c’est-à-dire un peu formalisé et simplifié, et on la fera venir en France comme la dernière pointe de
l’avant-garde (au moment où elle est morte aux États-Unis), comme un instrument de lutte contre le
structuralisme dominant.
Vous voyez bien que ce mouvement que j’ai décrit en accéléré, ce n’est pas simplement de la mode. Pour le
décrire en détail, il faudrait décrire le champ, le rapport structural entre les champs de la sociologie française et
de la sociologie américaine ; il faudrait décrire la structure du choc des deux champs, la position de la tendance
empruntée dans le champ américain et la position des emprunteurs de cette tendance dans le champ français. Si
l’on décrivait tout cela, je pense que ce serait désespérant : les choses obéissent à des déterminismes d’une
brutalité décourageante s’agissant d’univers sociaux qui ont pour fonction d’étudier les déterminismes. Obéir
aux déterminismes dans ces univers, ce sont des fautes professionnelles (là, je ne sais pas si je me fais
entendre…) : il est malheureusement dans la logique des choses que les agents sociaux soient mus par des effets
structuraux, mais que ces effets extrêmement simples qui sautent à l’intuition et que l’analyse s’approprie
presque complètement s’exercent dans des champs scientifiques, c’est très dommage et je pense que cela justifie
ce que j’essaie de faire, avec plus ou moins de malaise, et qui consiste à objectiver les structures mentales dont
les professionnels de l’objectivation se servent pour objectiver.
Je pense qu’il faut absolument le faire et que l’objectivation à la fois sociologique et scientifique des
structures d’objectivation est la seule arme réelle dont disposent les sciences sociales pour échapper aux lois
qu’elles décrivent, pour les maîtriser, les contrôler. Autrement dit – je le répète toujours mais ça le mérite –, les
sciences sociales ont le moyen de briser un tout petit peu le fameux cercle de l’historicisme qu’elles font surgir
par leur propre existence : il faut qu’elles s’approprient autant que faire se peut les structures objectives dont les
actions des agents scientifiques peuvent être le produit, en particulier les structures objectives des champs dans
lesquels ces agents sont situés, c’est-à-dire les champs scientifiques et pas seulement le champ social dans son
ensemble. En effet – c’est une autre chose que j’ai dite cent fois mais je la répète aussi parce que je la crois
importante –, l’objectivation du champ social dans son ensemble et de la position des intellectuels dans le champ
social dans son ensemble […] est la stratégie d’évitement la plus commode pour échapper à l’objectivation du
champ spécifique dans lequel se situent les vraies déterminations, les vrais intérêts. Tout ceci pour expliquer que
je vais sur ce terrain, non pas pour régler des comptes avec des adversaires, mais parce que je pense que c’est la
condition majeure pour se donner un tout petit peu de liberté à l’égard des structures qui nous commandent.
Maintenant que j’ai objectivé ce débat (la structure récurrente, le mouvement pendulaire, les processus
sociaux, etc.), que peut-on faire avec ce problème social ? On peut le constituer en problème sociologique et se
demander – c’était le sens au fond de toutes les leçons de cette année – comment ces agents sociaux qui, sous un
certain rapport, peuvent être construits comme des particules dans un champ, comme englobés dans le monde et
soumis à des déterminations structurales, peuvent en même temps structurer le monde qui les structure.
Comment peuvent-ils avoir une perception, une construction, une représentation de ce monde et comment
peuvent-ils, à partir de cette représentation, contribuer à transformer ce monde, à changer les structures ? […]
Cela fait un très beau travail, encore une fois tout à fait éternel : on peut réactiver l’opposition
Héraclite/Parménide, la structure et la reproduction d’un côté, le changement permanent et l’émergence de
l’autre. On passe en effet très facilement d’une opposition à l’autre : dans l’opposition structure vs construction,
il y aura du côté de la structure l’éternité, la reproduction, l’absence de l’histoire, et du côté de la construction,
l’histoire, l’agent, le sujet, etc. On dira donc que les structuralistes durs « ne comprennent pas l’histoire » (ce qui
est vrai pour un structuraliste strict). La question est de savoir comment on peut poser le problème de l’action
sociale en échappant à cette alternative.
J’ai évoqué deux oppositions, mais j’aurais pu en prendre d’autres (ce serait très long…). En fait, comme
je l’ai dit la dernière fois, les différentes oppositions ont des intersections molles. Elles fonctionnent comme les
systèmes idéologiques qui ont une logique kaléidoscopique. Leur force, c’est leur capacité d’échapper à
l’analyse. Elles sont comme les systèmes mythiques, où chaque opposition prise en elle-même
(masculin/féminin, chaud/froid, est/ouest, etc.) n’est pas très forte, mais un ensemble d’oppositions faibles,
mollement liées entre elles dans un ensemble flou, donne quelque chose de très puissant, parce que, quand vous
passez d’une opposition à une autre, c’est un peu la logique du château de cartes : ça tient quand même. Derrière
l’opposition choix rationnel/[mécanisme (?)], il y a [libéralisme (?)]/collectivisme, socialisme. On pourrait
continuer et inventer : ce serait autant de sujets de dissertations…

La maîtrise pratique des structures

Je vais maintenant essayer de récapituler et de dire comment on peut répondre à ces questions reposées et bien
posées, constituées en tant que problèmes sociologiques, et non plus en tant que problèmes sociaux, et, dans les
deux prochains cours, j’essaierai de montrer, dans une espèce de synthèse, de clôture, comment on peut penser
l’ensemble du monde social en échappant à cette alternative et comment, en particulier, on peut résoudre ce
fameux vieux problème des classes sociales qui est tout à fait central pour les sciences sociales. Cela a l’air
arrogant, mais je pense qu’on peut résoudre le problème des classes sociales qui, aussi longtemps qu’il est dans
ces alternatives, est éternel. Le problème des classes sociales est très facilement au rouet, on peut tourner à
l’infini, alors que si on le reconstruit selon l’alternative réelle, il peut disparaître. C’est ce que je voudrais vous
montrer la prochaine fois.
Aujourd’hui, j’essaie seulement de répondre à la question que j’ai posée. Première proposition : les agents
sociaux sont vraiment des agents qui agissent. C’est pour cela que j’emploie le mot « agent » plutôt que le mot
« acteur », bien qu’il ne soit pas très beau à cause de l’agent de police. Il y a des connotations inconscientes et je
sais que beaucoup de gens trouvent le mot « agent » vulgaire. (C’est ainsi, la sociologie est souvent cataloguée…
J’aurais beaucoup de choses à dire sur l’évitement des mots vulgaires qui est un des obstacles à la construction
scientifique. Les philosophes, qui ont un grand souci de l’évitement des mots vulgaires parce qu’ils sont
constitués ainsi – j’ai moi-même été constitué de cette manière, j’ai l’intuition du sens du jeu et je sais très bien
les mots qu’il ne faudrait pas employer –, ne peuvent pas penser certaines choses parce que, précisément, ils ne
peuvent pas employer les mots qu’il faudrait pour les penser. Ce n’est pas du tout de ma part une méchanceté,
c’est de l’autocritique rétrospective.)
Les agents sociaux construisent donc le monde social, mais, dans la mesure où ils sont construits par le
monde social, c’est-à-dire structurés par leur expérience d’un monde structuré, ils ont à l’état pratique une
maîtrise pratique des structures de ce monde et donc ils s’y retrouvent – c’est la bonne formule –, ils
comprennent tout de suite, ils ont le sens du jeu. Bien sûr, cela n’est pas universel, cela vaut dans le cas où ils
sont dans un jeu où se sont constituées leurs structures. La proposition générale va donc se spécifier : dès qu’un
agent va être jeté dans un jeu dont il n’a pas incorporé les structures, il va se sentir déplacé, il va être en état de
malaise, en porte à faux. Ou bien il sera écrasé par les structures, ou bien il pourra poser des problèmes aux
structures. C’est un point important pour comprendre structuralement les changements de la structure : les
agents sociaux peuvent être plus ou moins ajustés aux structures du monde dans lequel ils agissent. Selon une
observation historique attestée, les créateurs de subversion ont souvent pour propriété d’être en porte à faux dans
la structure. Par exemple, dans le champ religieux, les agents sociaux de type prophétique qui proposent des
discours visant à constituer le monde autrement qu’il est constitué ont souvent pour propriété d’être dans ces
lieux incertains de la structure de l’espace social où, d’une certaine façon, tout est possible ; et lorsque des
agents sociaux mal structurés occupent une position peu structurée, ils peuvent être le principe de
restructurations. (C’est une alternative classique dans le monde social : ou bien la structure digère le facteur
perturbant, ou bien le facteur perturbant parvient à obliger la structure à se restructurer par rapport à lui. C’était
une parenthèse.)
Les agents construisent donc le monde social, mais ils sont construits par lui et c’est pour autant qu’ils sont
construits par lui qu’ils sont en mesure de le construire, le construire pouvant consister d’abord à le constituer
comme objet de perception par un acte de construction mentale (j’avais montré l’an passé que la perception est
une construction dont les principes sont des structures elles-mêmes sociales) ; construisant le monde social dans
leur perception, les agents sociaux peuvent aussi travailler à le construire autrement dans la réalité.

L’imposition du point de vue du droit

Je prends un exemple simple, en me référant à une tradition de la sociologie du droit qui s’est récemment
développée aux États-Unis : la dispute theory – la théorie des disputes 18. C’est un trend de gens qui étudient la
genèse des conflits juridiques : comment apparaît le phénomène du procès ? Ils se posent le problème de savoir
comment apparaît la perception de l’injustice. Un certain nombre de gens ne perçoivent pas comme injustes des
choses que d’autres perçoivent comme injustes. C’est trivial mais, par exemple, des Noirs peuvent ne pas
percevoir les agressions racistes comme injustes au même degré que des Blancs antiracistes. Comment passe-t-
on d’un grief inaperçu, ou subliminalement perçu, à un grief perçu, puis, le grief perçu étant constitué comme
tel, comment passe-t-on d’un grief perçu à un grief imputé (« C’est la faute à… ») ?
Je prends un exemple dans mon travail très ancien sur l’Algérie 19. Comme je l’ai mené en pleine guerre et
que je ne pouvais pas poser de questions trop politiques (la colonisation, etc.), je demandais aux gens : « Il y a
beaucoup de chômeurs, à quoi attribuez-vous le chômage ? » Il y a un premier problème : aussi étonnant que cela
paraisse, le chômage peut ne pas être perçu. Tout un travail statistique montrait que, dans les régions où la notion
de travail en tant que telle n’est pas constituée, où travailler, c’est remplir sa fonction d’homme (c’est-à-dire
aller à l’assemblée, parler avec les autres vieux, etc.), le chômage n’est pas perçu en tant que tel, alors qu’il était
constitué comme tel dans les régions où le travail est constitué en tant que tel (par exemple, la Kabylie qui
envoyait beaucoup d’émigrés en France avait une perception des formes modernes du travail). Le travail et le
chômage étant constitués, il faut encore constituer les principes de construction du chômage comme imputable à
telle ou telle cause. Toute une partie des gens pouvaient dire : « Il y a du chômage parce qu’il y a du chômage » ;
« Il y a du chômage parce que les gens n’ont pas de travail ». Certains disaient : « Il y a du chômage parce que
les femmes travaillent. Ce n’est pas normal que les femmes travaillent alors qu’il y a des hommes sans travail »
(en France, si l’on posait la même question, on pourrait entendre une réponse analogue : « Il y a du chômage
parce qu’il y a des immigrés 20 »). J’avais recueilli et analysé toute une série de causes, depuis des causes
complètement magiques, affectives, jusqu’à des explications en termes de causes structurales. Ce que je viens de
dire vaut de la même façon pour un grief dans la vie quotidienne : « C’est le chat de la voisine », « C’est la faute
aux balayeurs », etc. Les problèmes de causalité sont extrêmement complexes comme vous le savez ; les
philosophes y réfléchissent à juste titre depuis des générations. Dans la vie quotidienne, les hommes avaient des
théories relativement simples de la causalité, mais cela fait partie de la construction du monde.
Il y a donc perception et imputation à une cause du grief perçu. (Évidemment, c’est pour les besoins de
l’analyse que l’on décrit une progression linéaire ; cela ne se passe pas ainsi dans la réalité.) Ensuite, il y a tout
le travail de transformation du grief perçu et imputable en grief socialement constitué comme enjeu de luttes
juridiques. C’est le moment décisif où les professionnels vont intervenir. Pour transformer un « C’est ma voisine
qui a enlevé un piquet et sa chèvre a mangé mes salades » en « Je fais un procès au nom de… », il y a un nouveau
travail de constitution, de construction – les deux mots sont importants, le mot « constitution » étant à prendre au
sens juridique et au sens philosophique. Ce travail de constitution est lié à un travail de nomination imputative,
mais je pense que, quand on arrive au champ juridique proprement dit – c’est là que je diverge un peu avec cette
théorie des disputes –, il y a une espèce de seuil qualitatif : c’est toute la logique du champ, le nomos – comme je
dis tout le temps – du champ juridique qui va s’imposer au plaignant potentiel qui, de simple plaignant, va
devenir justiciable et va être lui-même constitué par le champ juridique en même temps que sa plainte sera
constituée comme plainte. Il y a donc là une lutte entre la constitution spontanée du grief et la constitution
juridique du grief. Cette lutte est dans toute la tradition de critique du système juridique (Les Plaideurs [de
Racine], etc.), mais elle n’a pas été analysée. Ce que doit faire la sociologie du droit, à mon sens, c’est décrire
cette sorte d’imposition d’une construction obligatoire.
Je vais en venir à mon deuxième point : les agents sociaux sont en lutte à propos du sens du monde, ils
construisent le monde social dans la mesure où ils sont construits par lui. Autrement dit, la structuration qu’ils
vont imposer au monde dépend de leur position dans la structure (c’est ce que j’ai dit les autres fois : le point de
vue commande la vision, etc.) ; ils auront du monde la vision que leur position dans le monde tend à leur
imposer. Ensuite, ayant des positions différentes dans le monde, ils vont avoir des points de vue divergents et
vont s’affronter, chacun essayant, comme on dit, d’« imposer son point de vue ». Là, je donne raison à Austin,
cela vaut la peine de réfléchir sur les mots ordinaires : on ne dit pas que l’on cherche à « imposer sa vue » mais
que l’on cherche à « imposer son point de vue ». Il faut tout prendre : il faut prendre la vue et il faut prendre le
point de vue. C’est ce qu’oublient les phénoménologues qui disent : « Il faut se mettre à la place », comme dans
les analyses célèbres de Husserl sur l’intercommunication subjective. Cela fait très bien de placer entre
guillemets « se mettre à la place », mais on ne se met pas à la place : si vous voulez la vue, prenez le point de
vue ! On parle d’ailleurs de « point de vue imprenable » [rires dans la salle]. […] Les gens travaillent à imposer
leur point de vue, c’est-à-dire à imposer la domination de leur point, de leur position dans l’espace social.
Mon histoire des disputes était amenée à propos : dans ces disputes, des gens ont une position particulière.
Ils sont professionnellement mandatés pour résoudre les disputes. C’est leur métier : ils ont un pouvoir
spécifique qui consiste à imposer la bonne manière de résoudre les disputes. Ils disent : « Laissez la violence,
cessez de vous battre, maintenant on va discuter, le code dit que… » Ils ont donc le pouvoir de constituer le point
de vue des disputants comme des points de vue de plaignants définis par le code, par les décisions antérieures,
les précédents, etc. On voit que, dans cette lutte sur (et entre) les points de vue, il y a un point de vue particulier :
le point de vue du droit, le point de vue droit. C’est la représentation droite (ce qui se traduit en grec par ortho-
doxie 21), la vision droite que l’on a quand on est au bon point, au point de vue d’État, pourrait-on dire. Cette
position droite est aussi une construction du monde qui s’accomplit dans une certaine logique sociale : dans la
lutte des points de vue, dans la lutte des classements, dans la lutte des visions du monde, il y a un arbitre
officiel : le champ juridique.
Comme j’ai été un petit peu vite à cause de mon exemple, je reviendrai la prochaine fois en arrière. Je dis
que les agents construisent le monde, mais la deuxième étape que j’ai un peu sautée dans mon raisonnement,
c’est que les agents luttent à propos du monde et il faudrait que je développe un peu plus ce point. Dans cette
lutte à propos du monde, la position juridique est tout à fait spéciale : elle est dans la lutte tout en se présentant
comme extérieure à la lutte. J’essaierai ensuite [la prochaine fois] de montrer comment l’autre alternative que
j’avais évoquée entre luttes pratiques et luttes intellectuelles se retrouve dans la division du travail.

Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (2)

J’avais abordé la dernière fois le problème de la structure du champ du pouvoir. Je voudrais commencer par une
sorte de retour critique sur ce que j’ai dit. Réfléchissant à ce que je dirai aujourd’hui, il m’est apparu – et je
pense que c’était une des causes de mon malaise – que j’étais allé à ce qui est actuellement pour moi le point le
plus intéressant et le plus difficile, mais en même temps le plus incertain, en omettant de rappeler d’une part le
cheminement par lequel j’étais arrivé à poser le problème du pouvoir et du champ du pouvoir dans les termes où
je le posais et, d’autre part, ce qui me paraissait relativement facile à faire admettre concernant ce problème.
J’avais donc un sentiment constant de décalage entre le sentiment de nécessité subjective que j’éprouvais à
propos de ce que je disais et le sentiment très aigu de l’irréalité objective et du fait que vous pouviez, à juste
titre, m’opposer une sorte de résistance que je sentais très fortement. Je vais donc essayer de revenir en arrière.
Cette deuxième heure est censée être une séance de séminaire alors que, vous le voyez bien, étant donné la
structure de l’auditoire, l’espace, il est très difficile de faire un véritable séminaire. Cela dit, je m’efforce,
malgré tout, de me donner les libertés réelles d’un séminaire dans lequel on n’est pas obligé de tout dire et dans
le bon ordre, dans lequel on peut dire quelque chose puis revenir en arrière, dans lequel on peut prendre un
exemple, où il y a moyen de dialoguer, etc. Autant de choses qui sont très importantes à la fois pour la qualité de
ce qui est dit et surtout pour la qualité de la communication de ce qui est dit. Je pense qu’un certain nombre de
choses vous frapperaient comme très nécessaires, en tout cas très éclairantes, très explicatives ou très subtiles, si
vous les voyiez surgir à propos d’un travail empirique par quelqu’un qui viendrait raconter son matériel et à
propos de qui je pourrais par exemple faire marcher ce que j’ai dit in abstracto ; vous verriez les choses tout de
suite tout à fait autrement. Une difficulté de ce genre de situation est donc que je dois produire à la fois l’offre et
la demande. En particulier, comme les conditions de crédibilité ne sont pas très facilement remplies,
l’expérience de l’émetteur devient parfois pénible.
Au fond, la dernière fois, j’ai essayé d’aller tout de suite au problème extrêmement difficile des invariants
de la structure du champ du pouvoir. C’était implicite dans les comparaisons que j’ai utilisées, quand j’ai fait la
référence à Dumézil, à l’opposition entre bellatores/oratores que je rapportais à des oppositions actuelles
comme, par exemple, entre patrons et intellectuels. J’ai d’emblée posé un problème très général, ce qui donnait
une allure axiomatique et déductive à mon propos : il y a des pouvoirs ; tout pouvoir doit obtenir une forme
quelconque de reconnaissance ; pour obtenir cette reconnaissance, il faut une division du travail de domination,
dans la mesure où, s’il y a une chose qu’un pouvoir ne peut pas s’accorder, c’est la reconnaissance du pouvoir
car la légitimité supposant la méconnaissance, la réflexivité parfaite n’est pas la forme idéale de la consécration.
Je le dis mal, mais c’est à peu près ce que j’avais dit. Pour le dire autrement : le pouvoir ne peut être reconnu et
ne peut pas se reconnaître sans un réseau de légitimité ; il faut donc une division du travail de domination qui
tend à présenter une structure invariante et on retrouve, dans des conjonctures historiques très différentes, des
oppositions ayant à peu près la même forme entre des détenteurs du pouvoir dominant (pouvoir économique,
pouvoir politique, pouvoir guerrier, etc.) et des détenteurs d’une forme de pouvoir plutôt dominée, à composante
culturelle, qui peut accorder au pouvoir dominant ce qu’il ne peut s’accorder, c’est-à-dire la reconnaissance
symbolique.
Comme j’étais allé beaucoup trop vite, j’interromps l’analyse. Normalement, j’aurais dû continuer dans
cette logique et décrire ce que me paraît être le réseau de circulation de la légitimité… Bon, je le dis tout de suite
parce que peut-être que j’oublierai de le dire (et je le dis aussi pour moi parce que c’est dans la logique de ce que
j’avais envie de dire). Je voulais décrire deux grandes structures de la division du travail de domination. En me
servant de la distinction durkheimienne entre solidarité organique et solidarité mécanique 22, je voulais opposer
deux grandes structures des classes dominantes ou des champs du pouvoir : dans les unes, le champ du pouvoir
rassemble des détenteurs de pouvoir qui, comme dans les sociétés segmentaires, sont simplement juxtaposés ;
dans les autres, il y a une division complexe du travail de domination, comme dans nos sociétés. J’avais à
l’esprit que, quand on parle du « dépérissement des classes sociales » (« Il n’y a plus, dans nos sociétés, de
classes sociales ») ou, plus subtilement, d’un passage à l’« ère des managers 23 », on oppose implicitement une
forme subtile de division du travail de domination à des formes plus anciennes du travail de domination, en sorte
qu’on croit à un dépérissement des formes de domination. Voilà, en gros, ce que j’avais à l’esprit, mais c’était
beaucoup trop compliqué et, surtout, sans préalable.

L’exemple des « capacités »

Je reviens donc en arrière. Je vais dire des choses beaucoup plus simples et un petit peu en désordre. La notion de
champ du pouvoir est très étroitement liée à la notion d’espèce de capital. Ceux qui ont suivi le cours avec
fidélité doivent se rappeler qu’il y a deux ans 24 j’avais développé les propriétés des différentes espèces du
capital. J’avais essayé de montrer comment chaque espèce de capital (le capital économique, le capital culturel
et le capital social) avait ses propriétés spécifiques et, en particulier, des formes particulières de transmission.
J’avais montré que le capital culturel se distingue du capital économique par le fait qu’il n’est pas facile à
mobiliser immédiatement et à transmettre. Il n’est pas héréditaire parce qu’il meurt avec son porteur. Il est
transmissible, mais dans des conditions très particulières, avec une déperdition considérable ; il peut être
transmis mais ne pas recevoir la sanction scolaire qui lui donne sa validité universelle. Il faut avoir cela à
l’esprit pour comprendre le fonctionnement du champ du pouvoir dans lequel ces différents pouvoirs vont
s’affronter : les différentes fractions que l’on peut découper à l’intérieur de la population des détenteurs de
pouvoir vont devoir une partie de leurs propriétés synchroniques et diachroniques aux propriétés de l’espèce de
capital principal sur lequel repose leur pouvoir.
Pour prendre un exemple : les détenteurs de pouvoir fondé sur un capital culturel, ce qu’on appelait au
XIXe siècle les « capacités » (c’est un magnifique mot), connaissent un ensemble de problèmes spécifiques que
les propriétaires, par exemple, de biens fonciers ne rencontrent pas. Au XIXe siècle, la terre peut se transmettre
d’une façon relativement simple. Comme l’accumulation est lente, les détenteurs de capital foncier sont aussi
très souvent détenteurs de capital social, ils sont anciens dans la classe dominante. Pour avoir beaucoup de
terres, il faut être ancien, il faut les avoir reçues par héritage ; on est souvent noble, on a souvent un réseau social
important, etc. Cela donne tout de suite un profil : les détenteurs de capital économique de l’espèce foncière
auront presque eo ipso des propriétés, en matière de capital culturel, en matière de capital social. Du côté des
capacités (les avocats, les médecins, les notaires, etc.), le problème est très différent. Les capacités auront des
propriétés qui sont personnelles parce que, même s’il y a transmission de capital culturel à travers la famille,
elles sont acquises dans la génération et elles ne sont pas directement transmissibles ; par exemple, la tentation
permanente des capacités d’instaurer l’hérédité des charges se heurte de plus en plus à des obstacles.
Une autre propriété des capacités est que le capital culturel permet de produire des services (des actes
médicaux, des conseils juridiques, etc.) dont la rareté dépend de l’importance de l’offre, ce qui est, je crois
extrêmement important. Autrement dit, les détenteurs de capital culturel, les capacités (il faut y ajouter les
professeurs), sont tributaires de l’État, ont partie liée avec l’État de plusieurs façons. D’abord, leur privilège,
leur contrôle du marché, dépend du contrôle de l’offre, c’est-à-dire de la production des producteurs et donc de
l’État en tant qu’il délivre les diplômes. Ce n’est pas par hasard si les capacités reviennent éternellement au
problème de l’inflation des titres scolaires ou, selon un thème qui revient périodiquement pendant tout le
XIXe siècle, de la hantise de la surproduction de bacheliers. Dès 1848, on dit que la révolution de 48 est le fait des
gens qui ont des titres scolaires, des ratés, des mécontents, etc. Cette obsession de la surproduction de diplômés
s’explique si l’on voit que la valeur du capital culturel garanti par les titres scolaires dépend de la rareté des
producteurs sur le marché, donc de la limitation de l’offre de services productibles à partir de ce capital (services
juridiques, etc.), donc du contrôle de la production des producteurs et donc du contrôle du système scolaire.
Encore aujourd’hui, lorsqu’on fait une enquête sur le système scolaire, on voit que ces catégories sont
spécialement concernées. Elles ont un taux de réponses élevé dans un échantillon spontané de répondants. Dans
une enquête que nous avions faite par voie de presse 25 dans laquelle on demandait : « Que pensez-vous du
système scolaire après 1968 ? », les gens pouvant répondre librement, les capacités étaient surreprésentées en
tant qu’elles se perçoivent comme des « ayants droit » du système scolaire. Elles justifient cela en disant
implicitement : « Étant détenteurs de capital culturel, nous avons notre mot à dire quand il s’agit de culture. »
Cette justification par la compétence n’est pas absurde. Elle a des apparences, si bien qu’il n’est pas facile de
voir ce qu’elle cache et qui est quelque chose de beaucoup plus important : « Nous avons besoin de l’État pour
nous aider à reproduire notre rareté, nous avons un monopole collectif qui est supporté, soutenu par l’État et qui
vaut aussi longtemps que l’État le soutient. »
Je vais prendre des exemples qui vont vous paraître bizarres mais qui sont importants : il y a eu des débats
aux États-Unis sur la question de savoir si l’anesthésie doit être donnée par les médecins ou pas. Goffman l’avait
très bien analysé 26 : c’est un enjeu, un problème de limite du groupe, en fait un problème de numerus clausus :
qui est habilité à [donner l’anesthésie] ? Autrement dit, c’est un problème de contrôle statutaire, juridique de
marché. Le système scolaire est sûrement l’instance sociale la plus monstrueusement stratifiée puisqu’on y
distingue les gens selon leurs titres, selon l’admissibilité, etc. Il y a une pléthore de distinguos absolument
fantastiques qui sont autant de manières de contrôler le marché, de limiter l’accès au marché. Dans le champ
juridique, on pourrait montrer la même chose. Par exemple, une étude américaine montre que l’accroissement de
la population scolarisée et du nombre de détenteurs de titres scolaires de type juridique a entraîné un
abaissement des revenus moyens, mais aussi toutes sortes de conséquences comme l’apparition de divisions très
importantes entre le haut de la hiérarchie qui parvient à conserver, sinon le monopole, une proportion si
importante du marché que sa position n’est pas menacée et, au contraire, des fractions inférieures des
professions juridiques qui se prolétarisent. En France, il y a un phénomène analogue à propos des médecins. La
surproduction de diplômés (« surproduction » ne veut rien dire dans l’absolu : c’est toujours par rapport à un
état) entraîne des effets globaux sur l’ensemble des détenteurs de titres comme droit d’accès privilégié,
monopolistique, à un marché, et aussi des effets différentiels qui ne peuvent être compris qu’à partir d’une
analyse de la structure du champ des détenteurs de titres donnant un monopole collectif aux membres du champ.
Dans des champs qui étaient plutôt des corps ou des ordres 27, comme l’Ordre des médecins, on voit des
ordres ou des corps tendre à fonctionner en champs. Par exemple, si vous lisez bien Le Monde (c’est-à-dire si
vous le lisez sociologiquement, ce qui est la seule manière de le rendre supportable), vous avez pu voir que,
récemment, on donnait les résultats des élections au Syndicat de la magistrature 28. Je vous raconte cela en deux
mots parce que vous pourriez penser que je parle en l’air alors qu’on peut aller dans le détail. On disait qu’il y a
trois syndicats (j’ai oublié les sigles)… Un syndicat [l’Union syndicale des magistrats, USM], qui a toujours
existé mais sous un autre nom [l’Union fédérale des magistrats], était une sorte d’association [professionnelle].
Tout le monde n’était pas syndiqué, mais tous ceux qui l’étaient étaient syndiqués dans ce « syndicat », ce qui est
le signe qu’on a affaire à un corps, à une sorte d’association, de fraternité comme disent les Anglo-Saxons. Ce
syndicat existe toujours. En mai 1968 s’est créé un nouveau syndicat, le Syndicat de la magistrature, qui a
produit une chose tout à fait imprévue. (D’une certaine façon, il y a eu des choses analogues dans le système de
l’enseignement supérieur, dans les facs de droit et de médecine. Je ne décris pas mais le dis simplement pour que
vous fassiez fonctionner les analogies structurales et que les choses qui peuvent vous paraître abstraites
deviennent beaucoup plus concrètes pour vous.)
Quand il apparaît, le Syndicat de la magistrature crée en quelque sorte un problème : il apparaît comme
politisant le corps des magistrats dont une propriété est d’être extrapolitique, neutre juridiquement, etc. Ce
champ pouvait donc être hors champ tout en étant dans le champ… Une condition était cette espèce de neutralité
juridique : « Nous sommes apolitiques, il est hors de question qu’un magistrat prenne une position politique. »
Simplement, quand il y a eu l’affaire de l’avortement 29, ils signent plus que la moyenne, mais à part ça « on ne
fait pas de politique »… on observe une espèce de neutralité. Le corps des magistrats se trouve donc clivé par
l’apparition de ce syndicat. Pendant des années, l’opposition se perpétue et, récemment, un syndicat de droite
[l’Association professionnelle des magistrats] apparaît et on a un espace polarisé avec l’ancien syndicat qui reste
dominant numériquement et qui occupe la position centrale, puis une droite et une gauche, c’est-à-dire un champ
dont on peut imaginer presque déductivement comment il s’organise. C’est là un effet d’une crise du mode de
reproduction des capacités qui est liée aux propriétés des capacités. Pour comprendre ce que je viens de dire en
quelques mots, il faudrait étudier tous les changements de la structure des modes de reproduction à l’intérieur de
la classe dominante.

Système scolaire, numerus clausus et reproduction sociale

Après cette série de parenthèses qui m’a fait dévier, je reviens au problème particulier des capacités. Les
capacités se distinguent donc des autres fractions, en particulier de celles qui reposent sur la possession de
capital économique : d’abord, leur capital, étant la propriété de l’individu, meurt avec lui ; ensuite, ce capital
doit fonctionner en tant que capital à sa rareté, c’est-à-dire à des conditions structurales qui dépendent en grande
partie de l’État. C’est là une chose que j’ajoute à ce que j’avais dit dans les analyses des propriétés spécifiques
du capital culturel : ce capital ne détient cette rareté que dans la mesure où l’accès à sa forme garantie est limité,
ce qui dépend donc en grande partie, par la médiation du système scolaire, de l’État. On pourrait montrer aussi
que ces capacités ont un rapport particulièrement intéressé à l’égard du système scolaire, dans la mesure où elles
se sentent partie prenante du système scolaire : elles défendent en quelque sorte leur peau en défendant le
système scolaire.
C’est une chose que les gens ne comprennent pas, mais si les querelles à propos du système scolaire
prennent souvent une violence extrême, si elles prennent la forme de luttes sur les valeurs ultimes, s’il s’agit au
fond des guerres de Religion de notre époque, c’est en grande partie parce qu’il y a des enjeux de reproduction
dans les luttes à propos du système scolaire : le système scolaire est devenu l’un des grands mécanismes
structuraux de reproduction des positions dominantes, en sorte que contrôler le système scolaire est la seule
manière de contrôler sa propre reproduction – et cela d’autant plus qu’on dépend plus du système scolaire pour
sa reproduction –, et, en reproduisant le système scolaire dont on est le produit, on reproduit l’excellence que
l’on s’attribue. Autrement dit, les guerres scolaires prennent des formes de guerres de Religion, à la vie à la
mort, parce que les enjeux sont en quelque sorte des enjeux absolus : ce qui est en jeu (je simplifie un peu, je
pourrais argumenter et nuancer, mais je veux simplement suggérer l’idée), c’est la reproduction de ce que je
suis, de ma valeur à travers la reproduction d’un marché sur lequel mon capital a valeur.
Si, par exemple, on supprime purement et simplement le latin – c’est une image que j’emploie souvent –,
les détenteurs de latin sont comme les détenteurs d’emprunts russes : du jour au lendemain, leur capital, c’est-à-
dire des années et des années de travail, est dévalué, sans valeur. De même les détenteurs de capitaux
linguistiques. Les commentateurs qui ont une vision un peu rationalistico-économiste des bases légitimes des
luttes décrivent souvent les luttes linguistiques comme irrationnelles, comme s’il y avait d’une part la raison,
d’autre part la passion. En fait, il y a aussi une raison économique dans cette affaire : si, par exemple, on change
le mode d’acquisition de la langue ou des langues en concurrence, c’est toute la structure de la distribution des
capitaux qui se trouve transformée. C’est, par exemple, le cas des pays anciennement colonisés où s’affrontent,
comme en Algérie, trois langues, le berbère, l’arabe et le français : changer le système scolaire, c’est changer les
rapports de force entre des petits porteurs ou des grands porteurs de capital linguistique. Du même coup, on voit
que les enjeux de lutte n’ont rien de passionnel. Plus exactement, ils sont passionnels, mais comme les luttes
économiques le sont. Ni plus ni moins. Ils ne sont pas irrationnels, ils sont raisonnables sans être rationnels.
Les détenteurs de capital culturel occupent une position spéciale, tout à fait bizarre, du fait de la
vulnérabilité particulière de leur capital. Ce capital ayant partie liée avec un certain mode de reproduction, avec
une certaine logique de reproduction, il est constamment menacé par une crise du mode de reproduction qui
pourrait entraîner la disqualification des détenteurs de la forme traditionnelle de ce capital. Du même coup, le
rapport au système scolaire devient déterminant, et aussi le rapport à l’État, comme capable de garantir la
stabilité du mode de reproduction en quelque sorte du mode successoral – on l’oublie, mais au fond le système
scolaire, c’est un mode successoral. De même que les uns protesteront contre l’impôt sur les grandes fortunes 30,
les autres protesteront à propos de toute réforme concernant le baccalauréat. Bien que cela ne saute pas aux yeux,
c’est dans la même logique, et je pense qu’une vertu de la construction rigoureuse est de rapprocher des choses
que le sens commun sépare et de séparer des choses que le sens commun confond 31. Les décisions
bureaucratiques d’État sont donc de grande importance en ce qu’elles peuvent affecter le monopole ; elles
peuvent, par exemple, étendre le nombre des gens qui participent au monopole ou, au contraire, le resserrer avec
le numerus clausus (le numerus clausus est absolument capital dans cette logique).
En laissant le nombre s’accroître par une sorte de laisser-faire pédagogique, on laisse s’engager un
processus de dévaluation des titres et des détenteurs de titres, un processus d’intensification de la concurrence
entre détenteurs de titres, avec tout ce qu’implique l’intensification de la concurrence : des conflits ouverts
qu’on pouvait ne pas voir (comme ceux qui apparaissent chez les magistrats), des formes de compétition
inavouables. Par exemple, il y a eu aux États-Unis beaucoup de discussions entre les avocats sur la question de
savoir s’ils pouvaient faire ou non de la publicité. C’est très intéressant parce qu’ils pourraient se proposer
d’étendre les droits juridiques, de donner des droits juridiques à tous (je ne sais pas si je me fais comprendre, je
voudrais faire comprendre à demi-mot…), ils pourraient militer, le militantisme pouvant être une forme
avouable de la conquête de marché (c’est cela que je voulais dire, mais je ne voulais pas le dire…). Il y a toutes
sortes de formes actuelles de militantisme dont il ne faut pas contester l’apport progressiste. Il peut être très
important de lutter pour que les Noirs aient une défense, pour qu’ils aient à leur disposition des formes gratuites
de défense contre les discriminations. Cela dit, cela a pour effet d’accroître la demande et, dans des périodes où
l’offre augmente beaucoup, il est important d’accroître la demande. L’imagination peut venir aux magistrats
quand l’offre augmente et que la demande décline, ce qui veut dire que les idées les plus nobles peuvent avoir
leurs principes dans des mécanismes qui ne le sont pas.
(Étant donné ma philosophie de l’histoire, je trouve cela très bien et je trouverais inquiétant que les
grandes valeurs surgissent d’illuminations ; c’est beaucoup plus sain de savoir qu’elles naissent d’intérêts, sous
certaines conditions, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient réductibles à ces intérêts. C’est une petite parenthèse,
mais je distingue deux grandes philosophies de l’humanité [l’une pour qui le progrès est le fait d’individus
exceptionnels de moralité et l’autre qui l’explique par l’existence de mécanismes proprement sociaux qui font
qu’il y a un intérêt à la morale 32].)
Pour revenir à mon analyse : les producteurs de services à base de capital culturel sont très fortement liés à
l’État, de plusieurs façons : à travers l’État, ils peuvent contrôler la production de producteurs, mais aussi (je l’ai
dit implicitement à travers l’exemple du militantisme) la création de la demande puisqu’ils peuvent parvenir à
imposer des mesures à travers lesquelles la demande s’accroît (si vous dites : « il faudrait une assistance
juridique à toutes les femmes battues », vous créez une demande juridique). J’ai développé longuement ce point
parce que c’est un bon cas, mais on pourrait faire la même chose à propos de chaque groupe défini par la
possession dominante d’une forme particulière de capital.
La recherche de formes stables du capital

Les capacités ont aussi une troisième raison de se sentir partie prenante de tout ce qui est public, étatique,
bureaucratique : c’est le fait que la fragilité de leur capital, liée à ce qu’il est viager (voilà, au fond, ce que je
cherchais depuis tout à l’heure : il est viager par opposition aux autres formes de capital), les oblige à appuyer
leur capital, pour le maintenir dans la durée, sur d’autres formes de capital. Le père de Flaubert, par exemple,
achète de la terre [il acquiert du capital économique sous la forme de biens fonciers], puis il pousse dans les
études son fils. Les capacités ont ces deux stratégies. Ou ils essaient de bien marier leurs filles. Au XIXe siècle,
par exemple, ces stratégies de perpétuation s’orientaient vers des éléments d’acquisition des formes stables de
capital, plutôt du capital foncier, car tout ce monde sait acheter de la terre alors qu’il est beaucoup plus difficile
d’acheter des entreprises. Cela reste vrai : quand j’ai étudié les structures d’épargne des différentes catégories
dominantes, [j’ai observé que] les capacités, comme au temps de Flaubert, ne savent pas se placer dans
l’industrie. Ils placent donc dans la terre, ce qui est sans doute moins bien adapté qu’au XIXe siècle, où la terre
procurait à la fois des revenus stables et du capital social, parfois des noms nobles, etc.
Pour assurer leur stabilité, une autre stratégie importante est la relation au champ bureaucratique, à l’État,
à la haute fonction publique et au champ politique. Ces détenteurs de capital culturel – et cela explique beaucoup
de choses sur notre vie politique la plus actuelle 33 – ont un droit d’entrée privilégié dans le champ politique et,
ainsi, un accès immédiat sur le champ bureaucratique de la haute fonction publique qui permet de contrôler
indirectement des tas de choses : à travers le pouvoir politique, on peut agir sur le pouvoir bureaucratique, donc
faire adopter un certain nombre de mesures, mais aussi s’approprier toutes sortes d’avantages, par exemple en
protégeant des gens, en se constituant des clientèles, ce qui est un des buts de tout pouvoir. […]
Je reviens en arrière : étant donné qu’une propriété générale de toutes les espèces de capital est de n’être
jamais autosuffisantes, on ne peut pas opposer des fractions de la classe dirigeante, comme on le fait parfois, à
partir de découpages simples, en détenteurs de biens fonciers, détenteurs d’investissements financiers, détenteurs
de capital culturel de telle ou telle espèce etc. En fait, je crois qu’une condition de l’appartenance légitime,
complète, à la classe dominante, est la possession de plusieurs espèces de capital (dans des propositions
différentes). Ce qui sépare les fractions, par exemple les artistes et les patrons de commerce, c’est – je l’ai dit
cent fois ici 34 – la structure du capital, c’est-à-dire la proportion relative du volume des différentes espèces de
capital dans le volume global du capital possédé. Cela dit, le détenteur d’une forme particulière de capital
générationnellement acquise doit ajouter d’autres espèces de capital pour être membre à part entière du champ
du pouvoir. Le parvenu ou le self-made-man qui a acquis son capital en une génération ne deviendra membre à
part entière de la classe dominante que lorsqu’il aura ajouté à ce capital [une autre espèce de capital], et cela
vaut aussi pour le capital culturel (il n’y a qu’à voir comment Proust, c’est-à-dire [le monde des] salons, parle
des universitaires…).
Une manière d’acquérir du capital social, et aussi quelque chose de plus, c’est le mariage. (J’hésite à dire
certaines choses parce que j’ai peur que vous le rabattiez sur le plan de l’intuition ordinaire.) Le mariage des
parvenus est un des droits d’entrée réels. C’est une des grandes garanties données à l’univers dominant que d’en
épouser une des filles (ou un des hommes, dans le cas – beaucoup plus improbable – de l’accession
intragénérationnelle d’une femme à la classe dominante) ; il faut donner des gages (je pourrai revenir sur ce
point si certains le souhaitent).
Étant donné les propriétés spécifiques du capital culturel, les détenteurs de ce capital, pour s’accomplir,
pour se perpétuer, sont terriblement tributaires de l’État, en tant qu’il peut contrôler le système scolaire (public
ou privé – il faudrait que je développe des heures sur ce point). Ils sont tributaires de l’espace bureaucratique et
de l’espace politique, en tant qu’ils peuvent fournir une forme reconvertie du capital culturel et, à travers lui, des
formes durables de capital. On a souvent constaté qu’en politique les avocats, les médecins et les professeurs
sont surreprésentés dans les instances représentatives. Ce sont des choses qu’on comprend trop vite. On évoque
le fait qu’ils savent parler, mais tous les gens qui savent parler n’ont pas envie d’aller placer leur parole sur ces
marchés-là… Quelles sont les raisons réelles qui expliquent cet intérêt pour la politique ? C’est un peu ce que
j’ai essayé de développer.
Les stratégies de reproduction selon les espèces de capital

Je récapitule. Comme j’ai développé très longuement cet exemple des capacités (ce que je ne comptais pas
faire), toute ma ligne est déséquilibrée. Je voulais dire que, pour comprendre ce que j’entends par « champ du
pouvoir » et la logique des luttes qui s’accomplissent à l’intérieur de ce champ, il faut avoir à l’esprit qu’il existe
des espèces de capital dotées de propriétés spécifiques. Ces propriétés spécifiques expliquent que les stratégies
de reproduction, les stratégies de perpétuation dans les positions dominantes sont très variables selon l’espèce de
capital possédée. Du même coup, les détenteurs des différentes espèces ont des rapports différents à leur propre
reproduction. J’ai lancé dans le désordre plusieurs idées : l’idée qu’on ne peut pas comprendre le champ du
pouvoir et ce qui s’y passe sans prendre en compte le fait qu’il ne cesse de se poser le problème de sa propre
reproduction – c’est presque un axiome –, l’idée que l’on peut comprendre la plupart des stratégies des agents
comme des stratégies de reproduction.
Par exemple, pendant tout le XIXe siècle, les capacités ont un taux de fécondité beaucoup plus faible que les
autres fractions de la classe dominante. Si vous m’avez entendu, cela s’explique immédiatement, surtout si vous
avez à l’esprit le lien que j’ai essayé d’établir ailleurs entre les différentes stratégies de reproduction d’un même
groupe 35. Le principe unificateur de ces différentes stratégies étant l’habitus, il y a un lien – je le dis très vite –
entre les stratégies de reproduction biologique et les stratégies de reproduction plus généralement, les stratégies
d’investissement, les stratégies successorales, les stratégies matrimoniales, etc. Toutes ces stratégies font
système et constituent un ensemble intelligible, au point qu’il n’y a presque aucun sens à étudier, par exemple,
les coutumes successorales sans étudier les stratégies de fécondité ou les stratégies matrimoniales 36. Les études
historiques qui ignorent ce système peuvent ne rien comprendre. Par exemple, une part des stratégies de
reproduction biologique peut avoir pour effet de compenser les difficultés des stratégies successorales ; ou, au
contraire, les stratégies successorales peuvent avoir pour effet de compenser les ratés des stratégies de
reproduction. Selon l’exemple que je prends toujours parce qu’il est simple, n’avoir que des filles dans un
système à droit d’aînesse est une catastrophe 37 ; il faut rattraper sur un autre terrain et avoir des stratégies
matrimoniales très subtiles pour essayer d’avoir, à travers les filles, ce qu’on aurait eu à travers le garçon.
La reproduction est une sorte d’impératif constitutif – on pourrait presque dire axiomatique… Une classe
dominante s’inquiète statutairement de sa propre reproduction, elle ne pense qu’à ça. Ce qui ne veut pas dire que
ce soit thématisé comme tel. Une phrase de Balzac que j’avais citée comme cela en exergue du premier travail
que j’avais fait sur la reproduction, dit d’ailleurs à peu près cela : « La reproduction est le problème de tout
pouvoir » ou « La durée est le problème de tout pouvoir » 38. Comment durer, comment se perpétuer ? Autrement
dit, la question politique majeure sur le problème du pouvoir est : « Comment durer ? » Les modes de durabilité
des différents pouvoirs sont l’un des grands principes de différenciation des différents pouvoirs. Poser le
problème du pouvoir, c’est donc poser le problème du mode de reproduction. Les différentes fractions de la
classe dominante, des différentes régions du champ du pouvoir, se distinguent par l’espèce de capital qui
constitue la part dominante de leur capital et, du même coup, par les rapports différents au système, aux
mécanismes de reproduction disponibles, et par des rapports différents au mode de reproduction dominant, en
entendant par « mode de reproduction » – je crois que c’est une définition à peu près rigoureuse – l’ensemble des
systèmes, des mécanismes de reproduction disponibles et le rapport que les différents groupes entretiennent avec
ces différents mécanismes de reproduction.
Autre exemple encore : pour la période récente qui va de 1880 à nos jours, un grand changement de la
classe dominante est le changement du mode de reproduction entraîné par l’accroissement du poids du système
scolaire dans le système des mécanismes de reproduction. Si bien que, aujourd’hui, même les fractions
dominantes économiquement doivent passer par le système scolaire, au moins pour légitimer leur mode de
reproduction et même pour l’assurer (je ne considère ici que ce mode de reproduction à composante scolaire – je
le précise parce que les gens simplifient et disent : « Bourdieu dit que c’est le système scolaire qui reproduit » ;
ce que je dis c’est que le système scolaire contribue à la reproduction). Comme j’ai essayé de l’établir pour le
patronat dans un article que j’ai publié il y a quelques années 39, même les fractions dont la position, dont
l’appartenance à la classe dominante, dont l’appartenance au champ du pouvoir, dépend de la position du capital
économique – capital plus aisément transmissible dans les limites des lois successorales et dans un certain
nombre de contraintes afférentes – tendent de plus en plus à se servir du système scolaire pour assurer leur
propre reproduction, partielle ou totale. Par exemple, les stratégies de reproduction que les familles bourgeoises
du XVIIIe siècle mettaient en œuvre pour assurer la reproduction de la famille, de la fratrie dans son ensemble –
l’un hérite de l’entreprise, l’autre devient évêque, le troisième militaire, etc. – se sont beaucoup transformées,
beaucoup diversifiées avec l’apparition de la nécessité/possibilité d’avoir recours au système scolaire pour la
reproduction de tout ou partie de la lignée.
En gros, il faut donc prendre en compte l’existence d’espèces différentes de capital et de rapports différents
aux mécanismes de reproduction. Brusquement, quand on a une bonne construction théorique, on comprend
autrement ce qui était banal. Je crois que, là, je vais faire un effet de ce type. Je l’annonce (au cirque, on fait un
roulement de tambour en pareil cas) parce que, quand on n’est pas complètement dans le champ scientifique, on
peut trouver triviales des choses en fait très étonnantes, et inversement. (Je crains constamment que vous vous
demandiez : « Pourquoi insiste-t-il si longuement sur tel thème qui va de soi ? » C’est souvent, me semble-t-il,
parce qu’il doit y avoir un décalage entre votre système de construction de l’objet et celui que je mets en œuvre
implicitement ou explicitement.)

Sociodicée et idéologie

Ce qui sépare des détenteurs de différentes espèces de capital ou, plus exactement, de structures de capital
dominées par des espèces différentes – il faut être précis –, ce sont des modes de reproduction différents, des
usages différents des différents instruments de reproduction. S’il est vrai que, comme je l’ai dit, toute classe
dominante tend à travailler, par son existence même, à sa propre reproduction en tant que dominant, on
comprend que, dans la lutte des classements que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire dans la lutte pour
l’imposition du point de vue légitime sur le monde social, dans la lutte politique, les dominants tendent toujours
à proposer ce que Weber appelle – c’est une formule magnifique – une « théodicée de leurs propres
privilèges 40 » ou, plus simplement, une sociodicée. J’explique en deux mots. La théodicée (chez Leibniz), ce
n’est pas le jugement de Dieu, c’est la justification de Dieu, c’est la tentative pour justifier Dieu d’exister 41 :
comment Dieu est-il possible si le mal existe ? Les idéologies, si l’on veut en donner une définition commode,
simple (si tant est qu’on veuille garder le mot…), sont des théodicées de privilèges, c’est-à-dire des discours
cohérents à prétention systématique, destinés à justifier un groupe social dominant de dominer, d’exister en tant
que dominant. Du même coup, elles ont toujours la forme de l’énoncé constatif masquant le performatif : « Les
choses sont ce qu’elles sont, c’est bien comme cela, et il faut qu’il en soit ainsi. »
Il découle de ce que j’ai dit que les théodicées vont varier selon le privilège. C’est à cela que je voulais en
venir : les dominants tendront à développer des théodicées de leurs privilèges qui seront fonction de la structure
de leur capital et de l’espèce dominante. Les capacités, dont j’ai parlé très longuement, trouveront ainsi leur
théodicée dans ce que j’appelle l’« idéologie du don 42 », c’est-à-dire dans une combinaison non cohérente, mais
sociologiquement très puissante, de méritocratie et, pourrait-on dire, de charismatocratie, puisque le don est un
charisme. En fait, l’idéologie professionnelle des professeurs est une combinaison d’idéologies du don (« élève
bien doué ») et d’idéologies du mérite (« travailleur »), le travail étant bien sûr un peu inférieur au don (« sérieux
mais pas brillant », « brillant… » 43). Cette idéologie professionnelle est en fait consubstantielle au système
scolaire.
Le mot « idéologie » n’est pas bon et je ne l’emploie jamais, sauf pour faire comprendre. Il fait penser à un
travail d’idées. Or ce qu’on appelle les « idéologies », ce peut être des pratiques, ce n’est pas nécessairement du
discours. C’est une idée d’idéologue, et même de professeur de philosophie, que de croire que, pour dominer, il
faut faire des discours et que les idéologies sont des idéologies. Les meilleures « idéologies » sont des
mécanismes. Le système scolaire est ainsi une formidable idéologie à l’état pratique ; il fait constamment de
l’idéologie du don, disant que les plus doués sont les meilleurs, que les meilleurs sont les plus doués. C’est
pourquoi j’emploie le mot « idéologie » avec des guillemets. Ce qu’il faut retenir, c’est que les détenteurs de
différentes espèces de capital tendent à se reconnaître dans des systèmes justificateurs différents. Néanmoins, il
existe des invariants. Dans tous les cas, il s’agit de dire que ce qui est est bien, que c’est ainsi et que c’est bien
comme cela : le propre de toutes les théodicées est de naturaliser. C’est la naturalisation comme forme
d’universalisation. Marx disait que « l’idéologie, c’est l’universalisation des intérêts particuliers 44 », et la
stratégie idéologique primaire consiste à dire : « Je suis ce qu’il faut être puisque ce que je suis est universel. »
L’universalisation des intérêts particuliers prend une forme particulièrement puissante lorsque l’universel est
une nature.
Dans le cas des aristocraties foncières, on a une idéologie de la terre et du sang (on pourrait conserver le
mot d’idéologie, mais seulement pour désigner la forme explicite de discours justificateurs qui apparaît lorsque
la reproduction est mise en question). Ces idéologies de la terre et du sang qu’on peut assigner à des auteurs
apparaissent en Allemagne dans les années 1830 45 quand les privilèges des Junkers [les membres de la noblesse
terrienne en Prusse] sont mis en question et qu’un certain nombre de processus automatiques de transmission
sont au moins contestés par les philosophes rationalistes, critiques. On a donc un discours constitué explicite,
produit par les professionnels de l’idéologie. C’est encore ce que je disais dans la première partie : une grande
division oppose les réponses en pratique et les réponses en discours produits par ce qu’on appellerait aujourd’hui
des intellectuels de droite, qui constituent un discours qui est la praxis justificatrice des dominants : la lignée, le
sang, etc. C’est de la logique pratique, c’est l’instrument et l’arme majeurs de groupes dont le pouvoir repose sur
la reproduction par la terre et par la lignée. Connaître sa généalogie, savoir si telle personne est un héritier ou
pas, c’est souvent capital. Ce qui est dans la généalogie va devenir la terre et le sang, et il y aura des discoureurs
de la terre et du sang.
Dans le cas d’une culturocratie, pourrait-on dire, des capacités, on aura des mécanismes pratiques de
légitimation, de justification, qui sont les plus puissants puisqu’ils reproduisent sans être vus ni énoncés. Ils
reproduisent en dissimulant leur contribution à la reproduction, et ils légitiment au regard de la définition que je
donne de la légitimité : la légitimité, c’est la méconnaissance de l’arbitraire. Le système scolaire, par exemple,
est une formidable « machine idéologique » entre guillemets, puisqu’il assure la reproduction de manière
invisible jusqu’à ce que les sociologues fassent apparaître ce qu’il fait en portant au jour sa contribution à la
reproduction sociale. Ainsi, l’idéologie du don a à peine besoin de se constituer et elle se constitue comme
réactionnaire. Il y a un débat rituel sur l’hérédité de l’intelligence : est-ce que c’est dans les gènes ou est-ce que
c’est dans la société ? Des gens se battent et il y a toujours un biologiste pour dire que rien n’est dans les gènes,
tout est dans l’histoire. C’est un très beau débat du type de ceux que j’évoquais tout à l’heure : il apparaît quand
l’idéologie du don en pratique est menacée. Sinon, il suffit d’écrire « brillant » dans les marges des dissertations
et cela marche tout seul : en fait, [écrire] « brillant » est un acte d’idéologie pratique absolument extraordinaire
(je pourrais développer cela).
Pour finir : les différentes espèces du capital prédisposent très inégalement aux différentes formes de
discours justificateurs du privilège, étant entendu que tous les discours justificateurs sont des discours
naturalisateurs. Finalement, on pourrait corriger un petit peu la très jolie formule de Weber : il s’agit d’une
sociodicée. On pourrait dire que les discours justificateurs sont des sociodicées par naturalisation : ce sont des
discours qui justifient des phénomènes historiques, des distributions inégales, par exemple, par la naturalisation.
Ils transforment du nomos en phusis 46 : ils transforment ce qui est par la loi, par la distribution, en chose qui est
par la nature. Ils transforment ce qui est arbitraire, au sens de contingent ou de produit par l’histoire, en
nécessaire, au sens de naturel. Cette logique générale, générique de la sociodicée s’appuie sur les espèces de
capital.
La prochaine fois, j’aborderai d’autres propriétés du capital, notamment les propriétés sur la structure du
champ du pouvoir.
1. Si, malgré cette demande, nous publions in extenso cet enregistrement de son cours qu’il avait fait faire pour son usage personnel,
P. Bourdieu utilisant les cours et séminaires moins comme occasions pour exposer du « déjà pensé » que comme incitation à poursuivre
sa réflexion en l’exposant, c’est parce que, outre l’intérêt en soi que présente cet exposé – qu’il est préférable de reproduire exactement
plutôt que restitué à partir de prises de notes partielles et imprécises –, les réticences qu’il explicite pour justifier cette interdiction auprès
de son auditoire dépassent le cas particulier et constituent une mise en garde qui vaut pour la manière de lire l’ensemble de ses cours,
insistant notamment sur le fait qu’il ne faut pas prendre « à la lettre » un texte qui est la retranscription d’un discours oral en partie
improvisé et inachevé.
2. Ernst Troeltsch, Die Absolutheit des Christentums und die Religionsgeschichte, op. cit. – Œuvres, vol. 3 : Histoire des religions et destin
de la théologie, op. cit., chapitre « Que signifie “essence du christianisme” ? ».
3. Le Rassemblement pour la république et l’Union pour la démocratie française sont les deux principaux partis de droite dans les années
1980.
4. Il s’agit peut-être d’une rapide allusion au livre de Paul Nizan sur les philosophes, Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1932.
5. P. Bourdieu, « Le champ scientifique », art. cité.
6. Sur ce point et sur d’autres aspects évoqués dans la suite de cette leçon, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, « Sociology and
philosophy in France since 1945 : Death and resurrection of a philosophy without subject », Social Research, vol. 34, no 1, 1967, p. 162-
212.
7. P. Bourdieu prend sans doute l’exemple de Kant parce qu’il est dans l’air du temps au milieu des années 1980 (Philippe Raynaud publie
par exemple dans Commentaire en 1985 un article intitulé « Le retour à Kant et la philosophie politique », no 30, p. 651-657).
8. Cette opposition fut notamment entretenue par Louis Althusser pour qui le « jeune Marx », idéologique, serait séparé du « vieux Marx »,
scientifique, par une « coupure épistémologique » intervenue en 1845-1846 (Pour Marx, op. cit.).
9. Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. C. I, Gerhard, Berlin, 1875-1890 ; rééd. Hildesheim, 1960-1961, vol. 7,
p. 191.
10. Notion de théorie des jeux proposée, sous le nom de « focal point », dans Thomas Schelling, The Strategy of Conflict, Cambridge,
Harvard University Press, 1960. C’est la solution (par exemple pour avoir la possibilité de se retrouver) sur laquelle tendent à converger
deux personnes qui n’ont pas la possibilité de communiquer.
11. Voir supra, p. 911, note 1.
12. « Les premiers [les philosophes] ont toujours présente cette chose que tu disais : le loisir (σχολή) et […] les propos qu’ils tiennent, ils les
tiennent dans la paix et à loisir […]. Il ne leur importe en rien que soit longue ou brève l’expression qu’ils donnent à leur pensée, à
condition seulement qu’ils atteignent le réel. Quant aux autres [ceux qui roulent leur bosse dans les tribunaux], c’est toujours dans
l’absence de loisir qu’ils parlent ! C’est que l’eau de la clepsydre se hâte de couler et que, au lieu d’avoir la permission de dire tout ce
dont ils auraient envie, ils ont en face d’eux, à son poste, la partie adverse, armée de la contrainte du règlement et de la plainte
antérieurement collationnée, […] en dehors de laquelle il est interdit de parler. » (Platon, Théétète, 172e-173a, in Œuvres complètes, t. II,
op. cit., p. 130.)
13. « My general opinion about this doctrine is that it is a typically scholastic view, attributable, first, to an obsession with a few particular
words, the uses of which are over-simplified, not really understood or carefully studied or correctly described ; and second, to an
obsession with a few (and nearly always the same) half-studied “facts”. (I say “scholastic”, but I might just as well have said
“philosophical” ; over-simplification, schematization, and constant obsessive repetition of the same small range of jejune “examples” are
not only not peculiar to this case, but far too common to be dismissed as an occasional weakness of philosophers.) The fact is, as I shall
try to make clear, that our ordinary words are much subtler in their uses, and mark many more distinctions, than philosophers have
realized ; and that the facts of perception, as discovered by, for instance, psychologists but also as noted by common mortals, are much
more diverse and complicated than has been allowed for. It is essential, here as elsewhere, to abandon old habits of Gleichschaltung, the
deeply ingrained worship of tidy-looking dichotomies. » (John Langshaw Austin, Sense and Sensibilia, Oxford, Clarendon, 1962, p. 3.)
14. Allusion à G. S. Becker, The Economic Approach to Human Behavior, op. cit., chap. 11, « A theory of marriage » ; A Treatise on the
Family, op. cit.
15. Claude Lévi-Strauss, « L’ethnologie et l’histoire », Annales ESC, vol. 38, no 6, 1983, p. 1217-1231. Il s’agit du texte de la conférence
Marc Bloch qu’avait donnée Claude Lévi-Strauss en juin 1983 ; P. Bourdieu s’était déjà exprimé sur cette conférence : Pierre Lamaison,
« De la règle aux stratégies : entretien avec Pierre Bourdieu », Terrains, no 4, 1985, p. 93-100 ; repris dans Choses dites, op. cit., p. 75-
93.
16. Allusion sans doute à l’essai de Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain qui avait paru en
novembre 1985 chez Gallimard.
17. Voir supra, p. 463, note 1.
18. Voir le numéro spécial « Dispute processing and civil litigation », Law and Society Review, vol. 15, no 3-4, 1980-1981 (P. Bourdieu citait
notamment, dans ce numéro, les articles suivants : Lynn Mather et Barbara Yngvesson, « Language, audience and the transformation of
disputes », p. 776-821 ; William L. F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat, « The emergence and transformation of disputes :
Naming, blaming, claiming », p. 631-654 ; Dan Coates et Steven Penrod, « Social Psychology and the emergence of disputes », p. 654-
680).
19. P. Bourdieu, A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel, Travail et travailleurs en Algérie, op. cit.
20. Les dix années qui précèdent le cours se sont caractérisées par une très forte augmentation du chômage en France et succèdent à une
période marquée par de nouveaux mouvements d’immigration (en provenance du Maroc et de Tunisie à partir des années 1960, et
d’Afrique subsaharienne un peu plus tard). Au moment du cours, le Front national, qui a remporté, en 1982 et 1984, de premières
victoires électorales, met en relation les deux phénomènes.
21. Le mot d’orthodoxie est formé sur deux mots grecs, orthos (όρθός), « droit », et doxa (δόξα), « opinion ».
22. Cette opposition est la thèse centrale de De la division du travail social, op. cit., de Durkheim.
23. Référence sans doute au type de thèses que défendait James Burnham dans L’Ère des organisateurs (1941), Paris, Calmann-Lévy, 1947
[1941], ou, dans les années 1960, John Kenneth Galbraith dans Le Nouvel État industriel. Essai sur le système économique américain,
Paris, Gallimard, 1968.
24. Cours du 3 mai 1984.
25. Cette enquête, menée en 1969, est notamment évoquée dans la conférence de Pierre Bourdieu intitulée « L’opinion publique n’existe
pas », art. cité.
26. « La différence est grande entre la façade présentée par une infirmière et celle que présente un médecin ; des infirmières peuvent accepter
un grand nombre de choses que des médecins jugeront être infra dignitatem. De l’avis de certains membres du corps médical, la tâche
d’anesthésiste serait au-delà des prérogatives d’une infirmière mais en deçà de la dignité de médecin : sans doute trouverait-on plus
facilement une solution à ce problème s’il y avait un statut intermédiaire entre celui d’infirmière et celui de médecin. » (E. Goffman, La
Mise en scène de la vie quotidienne, t. I, op. cit., p. 34-35.)
27. Sur la différence entre « corps » et « champ », et sur le passage de la logique du corps à celle du champ, voir P. Bourdieu, Manet. Une
révolution symbolique, op. cit.
28. B. L. G., « Politisation chez les magistrats », Le Monde, 29 mai 1986. L’article résume ainsi les résultats des élections professionnelles qui
avaient eu lieu en mai 1986 : « Baisse de l’influence de l’Union syndicale des magistrats (USM, modérée), progression du Syndicat de la
magistrature (SM, gauche), percée de l’Association professionnelle des magistrats (APM, droite). Tels sont les résultats […] qui
confirment la politisation de la magistrature. »
29. P. Bourdieu a peut-être par exemple en tête un manifeste de mars 1971 qui, peu de temps avant le « Manifeste des 343 », s’oppose à un
projet assouplissant la législation concernant l’avortement et est notamment signé de magistrats (aux côtés de médecins, de professeurs et
de militaires).
30. Il s’agit de l’impôt créé en 1982 par le gouvernement socialiste français et qui s’appelle « impôt de solidarité sur la fortune » depuis 1989.
31. P. Bourdieu a peut-être plus ou moins clairement en tête des formules souvent citées de É. Durkheim, Les Règles de la méthode
sociologique : « le savant distingue souvent ce que le vulgaire confond » ; un défaut des mauvais concepts consiste à « confondre les
espèces les plus différentes, à rapprocher les types les plus éloignés ».
32. Dans les années 1990, P. Bourdieu reviendra à plusieurs reprises sur la question de l’intérêt à la morale et au désintéressement, au travers
de son analyse de la genèse du champ littéraire (qui distingue la phase des « commencements héroïques » et celle où le désintéressement
est institutionnalisé dans le champ), dans son cours sur le champ scientifique (Science de la science et réflexivité, op. cit.) ou dans des
textes plus généraux (« Un acte désintéressé est-il possible ? », in Raisons pratiques, op. cit., p. 147-167).
33. P. Bourdieu pense sans doute à la surreprésentation, qu’il évoque explicitement un peu plus loin, des professions libérales et des
enseignants dans les instances politiques représentatives.
34. Voir P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., chapitre « Le sens de la distinction ».
35. P. Bourdieu fait allusion à ses travaux sur le célibat paysan (rassemblés dans Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, « Points Essais », 2002).
Dans le développement qui suit, il s’appuie sur ses travaux relatifs aux stratégies de reproduction qu’il a progressivement élargis à
d’autres groupes que la classe paysanne. Voir notamment Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Monique de Saint Martin, « Les stratégies de
reconversion. Les classes sociales et le système d’enseignement », Informations sur les sciences sociales, vol. 12, no 5, 1973, p. 61-113 ;
Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, vol. 15, no 1, 1974, p. 3-42 ; id., La
Distinction, op. cit., et, ultérieurement au cours, « Stratégies de reproduction et modes de domination », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 105, 1994, p. 3-12.
36. Voir l’article « Les stratégies matrimoniales dans le système des stratégies de reproduction », Annales, no 4-5, 1972, p. 1105-1127 ; repris
dans Le Bal des célibataires, op. cit., p. 167-210.
37. Ibid.
38. « L’autopréservation est le but de tout pouvoir. » Cette phrase du Médecin de campagne (1833) est citée par P. Bourdieu en exergue de
« Reproduction culturelle et reproduction sociale », Informations sur les sciences sociales, vol. 10, no 2, 1971, p. 45.
39. P. Bourdieu et M. de Saint Martin, « Le patronat », art. cité.
40. Voir supra, p. 261, note 2, et M. Weber, « Le problème de la théodicée », in Économie et société, t. II, op. cit., p. 281-291.
41. Le mot « théodicée » est formé sur deux mots grecs, théos (θεός) et dikè (δίκη), qui signifient respectivement « Dieu » et « jugement » ou
« action judiciaire » – il peut donc être aussi compris comme renvoyant au jugement de Dieu. Son origine se trouve dans le titre du livre
que Leibniz publie en 1710 : les Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal visent, contre « ceux
qui ont accusé la divinité ou qui en ont fait un principe mauvais », à « faire voir sa bonté suprême », à « concevoir une puissance réglée
par la plus parfaite des sagesses » (Essais de théodicée, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 29). Leibniz ne définit (ni n’emploie) le
terme de théodicée dans son livre, mais a pu écrire en 1715 qu’il signifiait « la doctrine de la justice de Dieu ».
42. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, op. cit. ; La Reproduction, op. cit.
43. Allusion aux analyses de P. Bourdieu sur les adjectifs utilisés dans les jugements scolaires (voir notamment P. Bourdieu et M. de Saint
Martin, « Les catégories de l’entendement professoral », art. cité).
44. Voir le cours du 1er mars 1984, p. 52, note 1.
45. Sur ces points, voir le cours de la deuxième année, in Sociologie générale, vol. 1, p. 617 sq.
46. Référence à l’opposition, dans la pensée grecque antique, entre la nature (phusis, φύσις) et la loi (nomos, νόμος) qui est, elle, d’origine
humaine.
COURS DU 12 JUIN 1986

Première heure (leçon) : espace des positions et espace des prises de position. – La représentation du monde
social comme enjeu. – Une construction collective. – Une lutte cognitive. – L’explicitation de l’implicite. – La
spécificité du champ scientifique. – Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (3). – Frontière des
champs et droit d’entrée. – L’exemple du champ littéraire. – Flux de capitaux et variation des taux de change. –
Instaurer un nouveau mode de reproduction. – Le démon de Maxwell.

Première heure (leçon) : espace des positions et espace des prises


de position

Aujourd’hui je vais poursuivre ce que j’avais commencé à propos de la notion de champ et récapituler en
quelque sorte les propriétés qui sont inscrites dans le fait que les champs sont des champs de luttes et pas
seulement des champs de forces. J’avais déjà dit qu’un certain nombre de ces propriétés se déduisaient du fait
que les champs sont des champs de luttes pour transformer le champ de forces, les différents agents ou
institutions ayant dans les luttes une force correspondant à leur position dans le champ de forces. Il faut tenir
ensemble cette double relation antagoniste : les agents ont une capacité à construire et à transformer une position
qui, elle-même, est construite par la position dans le champ.
Je pense qu’un des problèmes posés par les champs dont l’enjeu est un objet culturel (comme c’est le cas
des champs religieux, artistique ou scientifique) est qu’il faut à la fois prendre en compte l’existence d’un motus,
d’une propension à lutter, d’un principe de mouvement et de changement, et prendre en compte la direction de ce
changement. Sur ce point, je n’ai fait qu’indiquer la direction dans laquelle je cherche une réponse. Il me semble
que la distinction que j’ai proposée plusieurs fois entre l’espace des positions et l’espace des prises de position
est importante ici, l’espace des positions étant ce que j’appelle champ de forces et l’espace des prises de position
étant l’espace des stratégies que les occupants des différentes positions proposent dans leurs compétitions et qui
peuvent avoir pour enjeu de transformer l’espace des positions, cet espace étant homologue de l’espace des
prises de position. L’espace des prises de position, dans des champs comme les champs juridique ou scientifique,
est gros de toutes les luttes passées, en sorte qu’il définit l’orientation dans laquelle le champ va se diriger. Pour
dire les choses simplement : pour comprendre comment change un champ scientifique ou un champ artistique, il
faut bien voir que le moteur est dans le champ des positions et qu’une sorte d’angelus rector 1 le guide, ce qui
définit l’orientation étant dans le champ des prises de position. (Je reviendrai sur ce point parce que je crains
parfois que les questions que vous vous posez anticipent sur le moment où je vais donner ma réponse ; j’essaie
donc de répondre à l’avance, mais ce n’est pas toujours facile.)
Il faut donc tenir ensemble les deux choses : les agents construisent le monde social, mais à partir
d’instruments de construction qui leur sont fournis par le monde social, ces instruments de construction pouvant
être incorporés dans l’habitus sous forme de schèmes de perception. Les agents sociaux travaillent soit en
coopération, soit en opposition, à transformer la structure, mais c’est la structure qui détermine les prises de
position visant à transformer la structure. Autre manière de dire la même chose : les agents sociaux luttent à
propos du sens du monde – c’est cette lutte des classements que j’ai évoquée ; ils luttent non seulement à propos
de la signification du monde, mais aussi à propos du principe à partir duquel on peut construire le sens du
monde, et cette lutte cognitive sur les principes de la vision du monde trouve son principe dans des intérêts qui
ne sont pas cognitifs. Ceux qui insistent sur le fait que le monde social est construit oublient la dimension
matérialiste de cette construction : cette construction ne s’opère pas dans le vide, elle s’accomplit à partir d’une
certaine position dans le monde social.

La représentation du monde social comme enjeu

Le monde social est donc un enjeu de lutte ; il n’y a pas de champ social dans lequel la vérité ne soit pas à la fois
une arme et un enjeu de lutte. C’est, je crois, une présupposition anthropologique. Ce constat empirique, on peut,
comme le font Habermas et d’autres, le constituer en une sorte de présupposé transcendantal 2 et dire qu’il y a
une sorte de revendication universelle de validité, particulièrement dans les champs philosophique ou
scientifique. Je pense que [le fait de le constituer en constat empirique ou en présupposé transcendantal] est une
question de stratégie intellectuelle ou d’opinion philosophique. Ces deux façons d’exprimer la même chose sont
séparées par un univers philosophique sans que cela change grand-chose du point de vue qui m’intéresse, celui
d’une construction scientifique. On peut donc indifféremment dire qu’il y a une sorte de prétention universelle à
la vérité qui est engagée par tous les agents sociaux entrant dans un jeu, et en particulier dans le champ
scientifique, ou dire plus simplement qu’il n’y a pas de jeu scientifique dans lequel la prétention à la vérité ne
soit affirmée par les joueurs, dans lequel la vérité ne soit pas à la fois un instrument et un enjeu, au sens où celui
qui a la vérité pour lui a quelque chose en plus qui, dans certains champs, peut même représenter une force
sociale importante.
La vérité sur le monde social est un enjeu de lutte dans le monde social et le champ politique est
évidemment l’un des univers où cette lutte pour imposer son point de vue, pour faire voir, faire croire et faire
faire, prend sa forme la plus transparente. Il a une position particulière dans l’univers des champs possibles dans
la mesure où la dimension polémique y est éclatante. On peut prendre comme deux pôles extrêmes le champ
politique et le champ scientifique. Dans le champ politique (surtout quand la politique est de type machiavélien),
la lutte se déclare dans sa vérité alors que, dans le champ scientifique, la lutte est masquée par la logique même
des formes dans lesquelles elle doit se couler. Cela dit, tous les champs sont des champs de luttes. Il s’ensuit que
le monde social est une structure objective en quelque sorte prédonnée (c’est son côté durkheimien : la structure
impose des contraintes, exclut la liberté absolue des agents singuliers) et, en même temps, c’est un constructum
justiciable, à chaque instant, de transformations.
On pourrait donc dire que le monde est notre construction contre la tradition idéaliste pour qui le monde est
ma représentation. Certains courants de la phénoménologie sociale, il me semble, vont jusqu’à ce subjectivisme
radical. Chez Schütz, par exemple, le monde social tend à se réduire à l’expérience que les sujets sociaux en
ont 3 : il n’y a pas de transcendance du social, il y a une sorte d’antidurkheimisme radical. Tout ce courant s’est
en quelque sorte construit contre les idées durkheimiennes de « conscience collective », contre la prétention à
constituer la sociologie comme une science en objet irréductible à la psychologie, contre la conception qui donne
la contrainte pour critère de la réalité du social, contre l’idée que le monde social se présente et doit être étudié
comme une chose, etc. Toutes ces propriétés par lesquelles Durkheim a caractérisé le monde social pour le
constituer comme objet spécifique pour la sociologie sont révoquées par la tendance subjectiviste et radicale
dont la meilleure expression se trouverait à mon sens chez Schütz, mais qu’on trouverait aussi chez beaucoup
d’ethnométhodologues. Ces théories ont tendance à considérer le monde social comme une pure construction de
l’esprit et l’on pourrait paraphraser le titre du livre de Schopenhauer, Le Monde comme volonté et
représentation 4, pour dire que, pour ces théories, le monde social n’est pas autre chose que la représentation que
les agents s’en font : il n’existe que pour autant que les agents le perçoivent et [il n’existe que de la façon dont]
ils le perçoivent. J’étais obligé de rappeler les deux pôles de cette alternative pour marquer ce qu’on en reprend
et ce qu’on en rejette, quand on essaie de la dépasser.

Une construction collective

Le monde social n’est donc pas ma représentation, mais notre construction. Il est une construction collective,
c’est-à-dire le produit d’un travail collectif de négociations, de transactions (les ethnométhodologues seraient
d’accord jusque-là) qui est accompli sous contraintes (c’est là que se marque la différence avec
l’ethnométhodologie). Il est vrai que les agents sociaux négocient et qu’ils ont des stratégies antagonistes. Le
rapport pédagogique qui s’instaure dans une classe est ainsi le produit de négociations entre les élèves qui
chahutent ou pas et le professeur. Les sociologues interactionnistes ou les ethnométhodologues, surtout Goffman,
ont eu le mérite de montrer que les équilibres sociaux que l’on observe à l’échelle microsociologique d’une
simple classe (ou, autre exemple, dans le rapport malade/médecin) sont le produit d’un travail collectif ; ils ont
pour sujet une espèce de nous qui se réalise, sans que les agents sociaux en aient conscience, à partir de
stratégies de bargaining, de négociations.
Cette position cependant n’est que partiellement vraie (elle est donc fausse). Elle décrit en effet les
équilibres comme le produit de négociations qui se produiraient entre des sujets interchangeables (on ne
caractérise pas leurs propriétés), alors que ces négociations se jouent entre des individus socialement constitués,
dotés d’habitus, occupant des positions différentes et ayant des intérêts, mais aussi des forces, différents dans les
rapports qui s’instituent à l’occasion de telle ou telle négociation. Autrement dit, les équilibres qui s’observent
entre les conjoints dans les unités domestiques, entre les différentes branches d’une lignée dans une famille
étendue ou entre clans dominants et clans dominés doivent leurs propriétés objectives à la structure même dans
laquelle ils ont été produits et l’on ne peut pas imaginer de rendre compte de ces transactions et de ce travail de
construction du monde sans prendre en compte les propriétés incorporées de ceux qui font ce travail et les
conditions sociales dans lesquelles ils l’accomplissent.
On peut penser aux analyses des rapports de négociation dans une classe, par exemple celles que propose
Mehan 5 : sans même le savoir, les analystes réintroduisent les propriétés des habitus et des positions qui ne
figurent pas dans leur théorie (cela arrive très souvent : les gens, dans leur pratique scientifique, font mieux que
ce que dit leur théorie). Pour rendre compte des négociations, ils sont obligés de prendre en compte que le
professeur, femme au milieu d’élèves masculins, et séparé d’eux par un faible écart d’âge, a une marge de
manœuvre réduite, elle ne peut pas utiliser certaines stratégies (qui seraient accessibles par exemple à un
homme), etc. Bref, ils font intervenir toutes sortes de variables secondaires qui sont inscrites dans la structure
même à partir de laquelle s’opèrent les négociations, ces micromodifications de la structure étant au principe des
grands changements structuraux. Un des modes de changements, ce sont tous ces déplacements infinitésimaux à
toute petite échelle qui, cumulés, additionnés, intégrés, finissent par donner de grands changements, par exemple
par des effets de seuil. Dépasser l’alternative du structuralisme et du constructivisme, comme je n’ai cessé de le
faire, c’est aussi dépasser l’alternative entre structure et histoire qui est malheureusement dans les têtes de la
plupart des gens qui font des sciences sociales et qui est un triste topique de l’enseignement universitaire plaqué
sur la réalité scientifique.
Ces négociations à propos du monde social, ces actes ont pour fondement social un acte de construction
individuel, mais ces actes de construction font intervenir des agents singuliers insérés dans des relations qui sont
elles-mêmes structurées, en sorte que les constructions sont des constructions collectives. C’est pourquoi je
disais : « Le monde est notre représentation », ce qui n’est pas une très bonne formule ; il faudrait dire que les
agents sociaux travaillent collectivement, dans une collaboration (qui peut être dans le conflit, comme dans le
cas de la négociation) qui ne se pose pas comme telle, à transformer les structures qui sont au principe même de
leurs intentions transformatrices.

Une lutte cognitive

Autre proposition importante : comme je le disais tout à l’heure, les luttes à propos du monde social sont des
luttes cognitives. Il m’arrive souvent de dire sous une forme différente la même chose. Je pense – c’est un peu
pour justifier ma manière de faire – que le travail en sciences sociales exige ce travail sur les mots. Dans mon
expérience, il m’est arrivé très souvent de comprendre brusquement une chose que je disais depuis longtemps
parce que je me la disais autrement. J’espère produire le même effet dans le présent travail de communication et
que ceux qui n’auraient pas compris ce que je disais quand je disais que les luttes étaient des luttes
« symboliques » le comprendront brusquement si je dis qu’elles sont des luttes cognitives.
Dès que l’on dit « luttes cognitives », on pense, dans une logique intellectualiste, à des actes de
connaissance discursifs dans le sens fort du terme. Or, comme j’ai essayé de le dire, il y a des actes de
connaissance non discursifs. C’est le sens que je mettais sous l’expression de « logique pratique ». Une des
fonctions de la notion d’habitus, en tant que système de schèmes, est de rappeler que les agents sociaux peuvent,
sur le mode pratique, c’est-à-dire en deçà de toute conscience, connaître, construire le monde social, parce qu’il
y a une manière pratique de le faire. Ainsi, dans le cas des négociations dans une salle de classe que j’ai
évoquées, les agents sociaux qui s’affrontent peuvent n’avoir aucune idée explicite de l’enjeu cognitif qui est de
savoir ce qu’est un vrai maître aujourd’hui : est-ce qu’un maître ne cesse pas d’être un maître si c’est une
maîtresse ?
De temps en temps, il est vrai que les choses affleurent. Je me rappelle, par exemple, un débat très
pompeux, il y a quelques années, avec des sommités universitaires et les représentants les plus éminents du
monde économique (comme on dit dans les comptes rendus du Monde) : au moins 20 % du temps avait été
consacré à la question de savoir si le monde n’avait pas changé du fait que les enfants (en fait, ceux de la
bourgeoisie) n’avaient eu pour maîtres que des maîtresses… Il faudrait le talent de Flaubert pour pouvoir
raconter comment ces choses-là se disent concrètement dans la naïveté triomphante du discours bourgeois, mais
ce qui se disait était grossièrement : « Les hommes modernes très occupés que nous sommes étant rarement à
notre domicile, les enfants se trouvent livrés à des femmes aussi bien à la maison qu’à l’école ; est-ce que, dans
ces conditions, nous allons pouvoir reproduire la virilité qui est l’une des conditions de l’accomplissement des
hautes fonctions que nous occupons ? » [rires de la salle]. Voilà le genre de problème qui peut être très
savamment débattu par des gens très éminents… La féminisation est un processus qui progresse insensiblement
et elle devient visible à un moment donné (c’est le paradoxe du tas de blé) car il y a un effet de seuil, de prise de
conscience. Il y a alors un débat dans Le Monde. Il faudrait décrire concrètement comment les choses se
passent : Ménie Grégoire en parle un matin [rires dans la salle], puis il y a un éditorial d’Ivan Levaï, ensuite un
éditorial de July et, finalement, un article savant du Monde récapitule 6 [rires de la salle].
Bref, une série d’expériences discontinues, diffuses, devient un problème social et, évidemment, les
« sociologues » se précipitent sur ce problème social. (Un problème spécifique à la sociologie est qu’elle est
partie prenante de ce jeu. Quoi qu’elle fasse, le discours à prétention scientifique est immédiatement repris par
ce jeu, exploité en fonction de stratégies et d’intérêts. Les sciences de la nature ne connaissent pas cette
difficulté : elles n’ont pas à compter avec l’usage que les planètes font de leur discours. Un problème qui se pose
aux sciences sociales est que les jeux internes au champ scientifique, même très autonome, intéressent beaucoup
les autres agents sociaux ; du même coup, l’autonomie est toujours menacée. Je reviendrai sur ce point.)
La construction du monde social est donc collective, ce qui veut dire qu’elle est le produit d’un travail dans
lequel beaucoup de gens sont engagés, dans des rapports de force, avec des intérêts différents, etc. Je le précise
pour bien marquer la différence avec la philosophie dominante de l’économie néoclassique. Celle-ci pose des
individus isolés sans relations (autres que les relations de marché) et, du même coup, ne peut décrire les effets
collectifs que dans la logique de l’agrégation qui est une logique purement additive, physicaliste, statistique.
Dans la logique où je me place, les productions collectives ne sont pas obtenues par agrégation additive de
particules élémentaires interchangeables ; les individus ne sont pas isolés, ils sont insérés dans des relations
objectives, dans des espaces dont les structures commandent leurs actions. Dans un rapport de force très
dissymétrique, le collectif résultant pourra ainsi devoir 90 % de ses propriétés au dominant dans la structure et
l’on n’obtiendra jamais le résultat que l’on observe par simple addition des éléments en présence. Autrement dit,
dans toute interaction entre individus, quel qu’en soit l’objet, toute la structure est présente par les habitus des
agents. (J’explicite cela pour suggérer les conséquences de choses que je dis parfois un peu vite et que vous
pouvez finir par trouver banales alors qu’elles sont très différentes d’autres modes de pensée.)
Ces constructions collectives peuvent être des prises de position, des constructions cognitives,
gnoséologiques sans être pour autant des actes de connaissance au sens réducteur où nous l’entendons
habituellement. « Cognitif » ne signifie pas « intellectuel », car il y a des connaissances pratiques. C’est ce que
je voulais dire à travers l’exemple que j’ai un peu développé de la manière dont la féminisation avait mis en
question une image collective au fond de l’inconscient et fait apparaître une nouvelle image du maître d’école,
de la maîtresse d’école. On pourrait faire des analyses de ce qu’est la représentation collective commune d’un
certain nombre d’agents sociaux à un certain moment (l’agent de police, le maître d’école, le médecin, le
juge, etc.).
Ce travail collectif peut se faire en deçà du discours, ces représentations devant une part considérable de
leur force collective au fait qu’elles sont précisément infra-discursives, qu’elles restent implicites, qu’elles sont
souvent enracinées dans des expériences anciennes très émouvantes. Le fantasme originaire de l’univers éducatif
élémentaire dans lequel on a été formé et que l’on aime beaucoup se réveille dès que l’on parle d’éducation. On
peut voir les esprits les plus éminents régresser vers des modes de pensée infantiles quand ils parlent d’éducation
parce qu’ils se réfèrent à des complexes cognitifs et affectifs (l’odeur de la colle, le bruit de la craie, etc.). Je
disais la dernière fois pourquoi les luttes pédagogiques sont toujours dramatiques pour les catégories qui doivent
tout à l’école. Mais une autre raison qui explique le caractère pathétique et le climat de guerre de Religion des
discussions à propos du système scolaire tient au fait que les agents engagent dans ces discussions des
expériences originaires du monde social qui sont surinvesties à la fois socialement et psychologiquement,
comme l’expérience du monde scolaire ou l’expérience du rapport pédagogique comme forme transformée du
rapport au père ou à la mère. Il faudrait sur ce point reprendre tous les récits dans la littérature du XIXe siècle sur
la première arrivée à l’école. Ils contribuent d’ailleurs à un renforcement des expériences élémentaires parce
qu’ils sont renvoyés à l’école sous forme de morceaux choisis pour l’école primaire. Cela éclaire des choses que
j’ai dites plusieurs fois : l’éducation, l’apprentissage déposent en chacun de nous des petits ressorts qui pourront
ne jamais être réactivés mais que, à un certain moment, quelqu’un pourra réactiver. J’hésite à le faire mais je
peux prendre l’exemple de Chevènement qui, pour des raisons qui lui échappaient en grande partie (il est fils
d’instituteur, il a un gros inconscient scolaire), a été capable de réactiver tous ces petits ressorts et de faire
régresser toute une nation 7 [rires de la salle]. Voilà. Il s’agissait moins d’une parenthèse que d’une illustration
de choses que j’ai dites dans les leçons précédentes.
L’explicitation de l’implicite

Les luttes à propos du monde social sont donc des luttes cognitives, ce qui ne veut pas dire nécessairement des
luttes intellectuelles. Ce sont souvent des luttes pratiques dans lesquelles les agents engagent des constructions
pratiques infra-discursives susceptibles d’être portées à l’ordre du discours par le travail spécifique d’agents qui,
comme les écrivains ou les sociologues, se donnent pour tâche de rendre explicites ces constructions pratiques
(en disant, par exemple, ce qu’est un instituteur). Ces luttes cognitives peuvent aussi reposer sur des
constructions théoriques. Les luttes à propos du monde social engagent une sorte de division du travail dans
laquelle les agents ordinaires, ceux qui n’ont pas pour fonction de proposer des visions discursives du monde
social, se trouvent confrontés à des professionnels du discours sur le monde, et en particulier sur le monde
social.
Il existe en effet des champs spécialisés dans la production de discours sur le monde social, à commencer
par le champ juridique. Comme je l’avais dit la dernière fois, les juristes sont des professionnels qui ont été
mandatés ou, plus exactement (puisqu’il y a eu une lutte entre les princes et les juristes pour que les juristes
acquièrent le droit de dire le droit), qui se sont mandatés pour dire la vision droite, orthodoxe, pour dire
comment il faut voir le monde, pour le dire en discours et proposer un discours droit, constituant explicitement
une expérience prétendant, avec une chance raisonnable de succès, comme dirait Weber, à être reconnue comme
la vision légitime.
Il faudrait ici développer ce qui est impliqué dans le passage entre la construction pratique (par exemple la
petite maîtresse gentille des années 1980) et la construction théorique explicite en modèle social ou en portrait
social, en figure, en stéréotype. On pourrait prendre comme exemple l’image du juge. Il y a eu une série de
débats dans les années qui ont suivi Mai 68 autour des juges rouges 8. Un travail collectif, dans lequel les
journalistes jouaient un rôle considérable, a constitué une nouvelle image du juge, là où nous avons tous dans la
tête un fantasme de juge qui comporte un peu [des caricatures] de Daumier, l’image d’un monsieur avec un
bonnet sur la tête. À un certain moment, ce fantasme est collectivement travaillé. Des gens chahutent ces images
que d’autres défendent, ce travail pratique pouvant à un certain moment passer à l’ordre discursif, ce qui marque
une sorte de saut qualitatif. J’insiste sur ce point : il y a un véritable acte de création, et je pense que le passage
de l’implicite à l’explicite est un saut extrêmement important. C’est un pouvoir spécifique très important que
détiennent les gens qui contrôlent ce passage. Ils ont la capacité spécifique de transformer le pratique, le confus,
le flou, le vague qui constituent l’essentiel de notre expérience du monde social en discours explicite, constitué,
formalisé, codifié, homologué, tel que l’on soit d’accord sur les mêmes mots. Dans les sociétés différenciées, il
existe évidemment plusieurs formes d’explicitation de ce type, ce qui est plutôt heureux : en raison de la force
propre de l’explicitation, il serait terrifiant qu’une catégorie d’« expliciteurs » arrive à détenir le monopole de ce
travail d’explicitation.
Dans l’idéologie de ces professionnels de l’explicitation, ce travail est décrit comme « création ». On
pourrait parler de « producteurs », comme on le fait parfois s’agissant du champ artistique : cela produit un effet
d’aplatissement économiste qui a pour vertu de détruire l’idéologie professionnelle des professionnels de
l’explicitation, mais, dans un deuxième temps – il faut toujours se méfier des ruptures, elles sont souvent
excessives –, il faut reconnaître qu’il y a du vrai dans l’idéologie de la création. En fait, ce passage de l’implicite
à l’explicite n’a l’air de rien puisque ce qui est explicité était là avant : qu’est-ce que l’explicitation a apporté
puisqu’elle annonce quelque chose que nous savions déjà ? C’est l’effet prophétique typique : le prophète dit aux
gens quelque chose qu’ils savaient déjà mais qui n’arrivait pas à se dire. C’est une véritable conversion, un
changement de statut ontologique qui peut exercer une force d’imposition formidable. L’expérience implicite des
agents peut s’en trouver transformée : les agents peuvent avoir le sentiment de découvrir la vérité de ce qu’ils
vivaient dans une explicitation qui n’est pas l’expérience implicite dans laquelle ils vivaient.
C’est ce que j’appelle l’allodoxia, qui consiste en une erreur sur l’objet. Elle est possible du fait que
l’implicite est justiciable de plusieurs explicitations : il y a une indétermination qui est liée au flou de l’habitus,
lequel n’est pas le produit d’une règle précise, mais est toujours ajusté « en gros ». Cette indétermination
partielle des prises de position pratiques les rend vulnérables à l’explicitation forcée : pour qu’une explicitation
soit efficace, il faut que celui qui est explicité s’y retrouve ; on ne peut pas dire n’importe quoi. C’est ce que
montre Max Weber quand il parle des affinités entre les grandes traditions religieuses et tel ou tel groupe
social 9 : les religions paysannes ont beaucoup à voir avec une sorte de paganisme et avec le sentiment
d’impuissance du paysan traditionnel, et on aura du mal à prêcher à un paysan traditionnel une religion qui
conviendrait très bien à une bureaucratie confucéenne. Cela dit, la marge de tolérance est telle que cela peut
fonctionner. Il est vraiment important de voir que ce passage de l’implicite à l’explicite est déterminé et qu’en
même temps il y a une marge de liberté, de tolérance, d’indétermination qui permet, notamment en politique, des
explicitations allodoxiques.
Je prends l’exemple un peu brutal du débat permanent sur les opinions en politique des dominés, en
particulier des travailleurs manuels, de la classe ouvrière : comment expliquer que, selon les conjonctures, les
mêmes ouvriers puissent se reconnaître dans des messages de type matérialiste, communiste, et dans des
messages fascistoïdes, nationalistes, etc. ? C’est simplement que la même expérience pratique (avec des
variantes) est justiciable d’explicitations relativement différentes. Cela fait le pouvoir des producteurs
spécifiques de représentations discursives du monde social : ils ont le pouvoir de transformer les constructions
pratiques, de les représenter (le mot « représentation » est capital). Au fond, les professionnels ont le monopole
de la représentation et du passage à l’explicite qui est le passage à la représentation dans tous les sens du terme.
Cette autonomie relative de la représentation par rapport à l’expérience pratique est donc le point archimédien à
partir duquel et sur lequel peut s’appuyer le détournement politique.
Je dois corriger ce que je viens de dire car vous pourriez tirer de mon analyse une représentation
machiavélienne de la politique (« Tous les représentants sont méchants ») et penser qu’ils utilisent leur pouvoir
d’explicitation de l’expérience implicite du monde social à leur seul bénéfice. C’est en partie vrai, mais le saut
de l’implicite à l’explicite est tellement dangereux qu’il n’y a même pas besoin de vouloir détourner pour
détourner. Il est tellement difficile d’expliciter les expériences pratiques… Je pense que le travail d’explicitation
est l’équivalent du travail socratique ; il est même encore plus difficile. Le bon sociologue travaille à partir des
indices que fournit le discours des enquêtés, mais le discours que les individus tiennent sur eux-mêmes est
presque toujours un discours aliéné [c’est-à-dire déjà explicité par d’autres] 10. Il n’y a pas de littérature moins
ouvrière que la littérature écrite par des ouvriers. Il en est de même des textes sur l’école primaire écrits par des
transfuges des classes populaires qui font leur petit tour à Paris et qui retournent dans leur campagne faire du
populisme après avoir échoué sur la rive gauche parisienne 11. Cette littérature, ces morceaux choisis pour école
primaire reviennent dans la conscience commune. Les sociologues l’enregistrent naïvement, croyant enregistrer
l’expérience populaire alors qu’ils enregistrent le discours populiste réintégré par l’expérience populaire quand
elle est interrogée par un sociologue populiste qui veut avoir la vérité de l’expérience populaire [rires de la
salle]. (Et quand je dis ça, c’est moi qui ai l’air d’avoir des préjugés…)
La distorsion [entre l’implicite et son explicitation] va donc de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est le
véritable miracle qu’est l’explicitation vraie car elle nécessite tout un travail pour aider les gens, sans les
contraindre, à trouver les instruments pour dire ce que précisément ils ne peuvent pas dire parce que ils n’ont pas
les mots pour le dire et que les mots qu’on leur offre sont souvent des mots recueillis contre leur expérience.
Tout le langage spontanément disponible, comme les systèmes d’adjectifs que j’évoque souvent sont construits
contre ce qu’il y aurait à dire. Ce point est important : la déformation n’est pas le produit d’une malveillance,
d’une mauvaise volonté, mais des mécanismes sociaux les plus puissants, en particulier les mécanismes de
méconnaissance. « Méconnaissance » n’est pas le bon mot (j’en chercherai un meilleur… vous pourrez chercher
aussi). Cela dit, peut-être que tous les mots pour exprimer ce que je suis en train de dire sont faux : ils expriment
davantage le rapport des gens qui les ont produits à leur objet que l’objet en question. La « fausse conscience »,
par exemple, est un mythe : elle suppose qu’il y ait une [vraie] conscience ; elle suppose une théorie de la
conscience révolutionnaire ; elle suppose la prise de conscience et donc, finalement, des intellectuels qui
apportent la conscience à ceux qui ne l’ont pas. C’est un biais intellectualo-centrique typique : on suppose qu’il y
a des gens inconscients et d’autres qui vont leur apporter la conscience.
Ce qui se passe dans cette alchimie qu’est le passage de l’implicite à l’explicite est très obscur et les deux
parties contribuent à la mystification. Dans cette rencontre entre deux habitus, un élément important de la
mystification est l’habitus non analysé de l’analysant : que l’analysant aille au peuple (puisque c’est de cela
qu’il s’agit) avec des nostalgies populistes, avec une culpabilité de transfuge ou avec de la générosité à revendre,
son travail d’explicitation, dans tous les cas, exprimera beaucoup plus son rapport à cet objet que l’objet, et, par
là même, les effets allodoxiques seront favorisés. Les stratégies de condescendance que j’évoque très souvent 12
sont ainsi au principe de beaucoup d’erreurs sociologiques. Il y a des manières de parler des dominés (femmes,
paysans, ouvriers, etc.) très difficiles à rejeter pour ceux qui sont l’objet de cette condescendance puisqu’elle
témoigne de si bonnes intentions [rires de la salle]. Je voulais vous dire cela pour qu’on ne passe pas trop vite
sur une chose centrale du point de vue de la pratique scientifique, l’interview étant l’une des opérations
fondamentales de la science sociale (mais cela peut aussi valoir pour la lecture et l’analyse de documents).
Les champs spécialisés sont des lieux où se produisent des constructions du monde social qui ont la force
particulière de l’explicite : comme l’explicite est là, qu’il est en mots, on finit par croire que l’on vit ce que l’on
est censé vivre puisque quelqu’un le dit, et surtout le dit avec autorité. Je me rappelle (je le dis encore une fois
pour essayer de faire comprendre) que, quand je lisais certaines analyses phénoménologiques de Sartre, j’avais
toujours l’impression que c’était formidablement intelligent. C’était tellement bien tourné que l’on se disait :
« Ben oui, c’est comme ça que je le vis. » On avait bien le sentiment obscur que ce n’était pas vraiment comme
ça, que l’on n’avait jamais vécu une émotion comme Sartre la décrivait, mais la description était tellement forte
qu’elle pouvait avoir raison contre l’arbitre absolu qui est – Sartre le disant lui-même – le « Certain 13 », ce dont
j’ai l’expérience. Il pouvait donc avoir raison contre ce fameux vécu qu’il était censé expliciter. Le fait que des
sociologues et des ethnologues obtiennent l’approbation de leur enquêté ne signifie donc pas qu’ils ont raison. Le
fait qu’ils ne l’obtiennent pas ne signifie d’ailleurs pas non plus qu’ils ont tort, car il y a en effet une forme de
défense populiste du droit du peuple à se penser lui-même qui est absurde. C’est, par exemple, une réaction
classique dans les pays entièrement colonisés de dire que seuls les indigènes peuvent faire l’analyse des sociétés
concernées au nom d’une expérience participante mystérieuse. Vous le voyez : on est sur des terrains où les
enjeux politiques risquent constamment de masquer les impératifs cognitifs. Au fond, toutes ces analyses, peut-
être un peu longues, ont au moins l’avantage d’illustrer l’imbrication du cognitif et du politique dans le monde
social.

La spécificité du champ scientifique

Dans la lutte pour la connaissance légitime du monde social, qui est toujours une dimension des luttes politiques,
s’affrontent des expériences explicitées et des expériences implicites, du discursif et de l’infra-discursif, le
discursif ayant cette force spécifique qu’est la force de révélation ou de consécration. Dans cet espace, le droit a
une position particulière puisqu’il est investi de toutes les propriétés que j’ai attribuées au discours, en
particulier de cet effet d’auto-vérification qui appartient au discours quand il a en face de lui un implicite. Cet
effet d’autovérification est redoublé dans le cas du discours juridique puisqu’il s’accompagne de la contrainte (le
verdict est un discours qui sera exécuté, donc vérifié). En même temps, il faut faire une remarque (je la fais
parce que vous pourriez faire cette objection) qui renvoie toujours à l’axiome fondamental que j’énonçais en
début de leçon : le discours juridique, en tant que forme par excellence de l’efficacité symbolique associée à un
discours, ne se vérifie que dans la mesure où il consacre quelque chose qui lui préexiste. C’est le débat sur le
droit et les mœurs. Le discours juridique se vérifie dans la mesure où il annonce ce qui s’annonce, dans la
mesure où il impose quelque chose qui s’impose.
Je n’ai pas du tout dit ce que je voulais dire aujourd’hui [rires de la salle], mais je veux finir tout de même
sur un point. Les luttes politiques sur le monde social tendent à prendre deux formes très différentes selon qu’il
s’agit de luttes pratiques, sur le mode de l’habitus, comme les négociations cognitives du type de celles que j’ai
évoquées sur la maîtresse d’école, ou de luttes théoriques dans un champ savant, l’un des problèmes les plus
importants scientifiquement et politiquement étant la question de savoir comment s’établit la correspondance
entre les espaces autonomes (l’espace juridique, l’espace scientifique ou l’espace politique) et l’espace social. Je
ne fais que soulever le problème.
Je voudrais essayer de nommer un problème en finissant (c’était en fait l’essentiel de ce que j’aurais voulu
dire aujourd’hui…) et j’essaierai d’y revenir la prochaine fois. Dans cette analyse, une des choses qui peuvent
disparaître, c’est la spécificité du champ scientifique 14. Cette question est sans doute légitime, mais elle est
intéressée. Il faut toujours se soupçonner. N’est-ce pas parce qu’on appartient à un champ que l’on veut faire une
exception et que l’on veut le traiter différemment ? Ne risque-t-on pas d’être victime ici d’une représentation
officielle du champ scientifique et de l’idéologie professionnelle qu’il produit ?
Ce soupçon étant énoncé comme mise en garde, on peut s’interroger sur le fait de savoir si les lois
générales des champs qui ont été dégagées précédemment valent aussi pour le champ scientifique. Le champ
scientifique est-il le lieu d’une lutte pour imposer une vérité, dans laquelle chacun détient la force correspondant
à sa position dans les rapports de force ? Ces lois s’appliquent-elles au champ scientifique et, si c’est le cas,
n’est-il pas autodestructeur ou au moins paradoxal d’avoir énoncé tout ce qui précède comme marqué du sceau
de la vérité ? Autrement dit, est-ce que la science sociale, lorsqu’elle va jusqu’au bout de sa logique (c’est-à-dire
jusqu’à analyser l’univers social dans lequel elle est produite), ne s’anéantit pas en tant que science ? Les
sociologues, qui sont les plus visés par ce retour relativiste ou historiciste, peuvent-ils porter jusqu’au bout
l’analyse des champs sociaux savants sans détruire les fondements mêmes de leur prétention au discours
scientifique ? Ce problème est évidemment très ancien et a traîné dans toutes les classes terminales.
Aujourd’hui, de temps en temps, les gazettes reprennent ce problème comme le dernier cri de la pensée
philosophique alors que tout cela était déjà formulé dans les années 1880 par Marx (à qui évidemment on oppose
ce genre d’analyses).
J’essaie pour finir de mieux formuler le problème qui pourrait s’énoncer ainsi : la logique des mécanismes
de production de la vérité et des enjeux sociaux des luttes particulières qu’on appelle « scientifiques », c’est-à-
dire orientées vers la production de vérité concernant le monde social, contredit-elle la prétention des agents
engagés dans cette lutte à énoncer la vérité ? Ou y a-t-il des conditions sociales particulières […] dans lesquelles
la logique même du jeu tend à faire que les agents sociaux transcendent les limites sociales associées aux
conditions sociales de production des discours sur le monde ? Je reviendrai la semaine prochaine là-dessus.

Deuxième heure (séminaire) : le champ du pouvoir (3)

[…] Je vais essayer de récapituler ce que j’ai dit au cours des séances précédentes sur le champ du pouvoir et
essayer de mettre de l’ordre pour aller plus loin. J’ai dit que j’appelais « champ du pouvoir » un champ de forces
entre agents d’institutions détentrices de pouvoirs différents ou d’espèces de capital différentes, ce champ de
forces étant en même temps un champ de luttes pour transformer le rapport de force institué dans le champ,
c’est-à-dire des luttes pour le pouvoir entre détenteurs de pouvoirs différents. Quelles sont les limites de ces
champs et comment les construit-on ? À cette question tout à fait légitime, il n’y a pas de réponse théorique
absolue et universelle. C’est à la recherche historique de déterminer, pour chaque cas, qui fait partie du champ et
qui n’en fait pas partie, si les limites sont clairement tracées ou si elles ne le sont pas. Une des vertus d’un
schéma théorique est précisément de proposer un système de questions méthodiques à propos de la réalité, et
surtout à propos de réalités extrêmement différentes.
Le numerus clausus dont j’ai parlé la dernière fois renvoie justement à une question de limites. Il
n’apparaît, on le voit bien, que dans certains états critiques des luttes à l’intérieur d’un champ. Le recours au
numerus clausus (parfois je m’aventure un peu mais sachez que je le sais quand je le fais… je crois avoir assez
de repentirs et d’hésitations pour que vous en soyez convaincus) est un signe de crise et de faiblesse en ce sens
que, normalement, un champ du pouvoir est préoccupé par la reproduction de son existence. Presque par
définition, un champ du pouvoir est organisé en fonction de sa propre reproduction. Du même coup, dans un
champ du pouvoir heureux, dans un champ du pouvoir à l’état organique comme aurait dit Auguste Comte 15, la
question du numerus clausus n’a pas à se poser : les mécanismes de reproduction sont tels qu’il n’y a pas de
problème de mésalliance, par exemple, il n’y a pas de problème d’accès illégal à l’exercice de la médecine, il
n’y a pas de problème d’irruption de gens qui n’ont pas les propriétés conformes, etc. Le numerus clausus est un
recours juridique explicite, donc faible d’une certaine façon, puisque déclaré, alors que, si vous m’avez bien
entendu les fois précédentes, les mécanismes de reproduction, disons automatiques, comme par exemple le
système scolaire, sont beaucoup plus puissants puisqu’ils font ce qu’ils ont à faire mais sur un mode tel qu’on ne
voit pas qu’ils le font ; l’opération même de reproduction est incontestable puisqu’elle n’est même pas perçue.
Comme je l’avais dit la dernière fois, le mode de reproduction du système scolaire, dans sa phase euphorique et
triomphante (avant l’apparition des contradictions spécifiques dont Mai 68 est, me semble-t-il, une
manifestation), a donc cette propriété d’être un mécanisme « idéologique » qui à la fois remplit une fonction de
reproduction et dissimule qu’il remplit cette fonction, ou la remplit de telle manière que les choses n’accèdent
pas à la conscience.
Une faiblesse de toutes les théories des idéologies, à commencer par celle de Marx et de ses épigones, est
de décrire les mécanismes de domination comme orientés par des volontés, en quelque sorte : il y a toujours une
espèce de finalisme, de téléologie, individuelle ou collective. On pense la reproduction de l’ordre établi comme
le produit de volontés orientées vers la reproduction, dont la forme par excellence serait la propagande, la
publicité, etc. Il y a toute une forme de dénonciation simpliste qui a toutes les apparences de la vertu progressiste
et qui, en fait, est extrêmement naïve et laisse subsister l’essentiel. Du point de vue d’un analyste, elle peut, dans
une certaine mesure, être décrite comme une forme de complicité, parce que, quand on dénonce très fort quelque
chose qui existe à peine en gardant le silence sur quelque chose qui existe beaucoup, on peut détourner
l’attention, et, en ce sens, on remplit alors vraiment une fonction idéologique.
Beaucoup de dénonciations indignées, dont les intellectuels se sont faits un peu les professionnels, sont de
ce type : n’étant pas éclairées sur les mécanismes obscurs, elles ne se contentent pas de ne pas les éclairer, elles
les plongent dans l’obscurité. Le cas du système scolaire est typique, précisément parce qu’il s’agit de l’un de
ces mécanismes dont l’efficacité passe en partie inaperçue du fait qu’ils ne peuvent être saisis qu’à l’échelle
d’agrégations statistiques et qu’ils échappent à l’intuition indigène : tout le monde connaîtra une fille de
concierge qui est à Polytechnique – la probabilité doit être très faible, mais en cherchant bien, on trouvera
toujours. Ce sont les exemples qui sont opposés à l’analyse scientifique ; je pourrais donner des exemples
terribles d’analyses perçues comme des réfutations des analyses statistiques montrant une corrélation entre les
origines sociales et la réussite scolaire… !
Une propriété du mode de reproduction que je dis « à composante scolaire », ce mode de reproduction que
j’ai évoqué la dernière fois, et dans lequel le système scolaire joue un rôle très important, est d’être un mode de
reproduction statistique : il ne reproduit pas mécaniquement le fils du roi ; il reproduit statistiquement l’un des
fils du roi, ce n’est pas le roi qui le choisit, etc. La relation entre les générations, entre les tenants et les
successeurs est donc une relation statistique, et non pas une relation mécanique qu’on voit de façon évidente
comme quand il y a transmission du pouvoir avec le droit de primogéniture. (Dans de tels cas, la conscience
apparemment très éclairée, le côté École de Francfort 16, dénonciateurs critiques de la société moderne, passe à
côté des mécanismes les plus profonds qui font leur office sans parole, à l’état implicite, et l’on voit bien que
l’explicitation, tout de même, fait voir des choses complètement inaperçues. Je ferme la parenthèse.)

Frontières des champs et droit d’entrée


Un champ a donc des limites. En tout cas, la question des limites est plus ou moins en question selon le champ et
l’état du champ. Lorsqu’elle est confiée à des interventions juridiques, explicites, patentes, c’est, me semble-t-il,
que les mécanismes heureux, c’est-à-dire invisibles, de reproduction ne remplissent plus leur office, leur
fonction. D’une certaine façon, le recours au numerus clausus est un aveu de faiblesse, surtout dans les sociétés
qui proclament les valeurs d’égalité et de démocratie puisque le numerus clausus déclare une volonté de
reproduction qui ne peut s’affirmer que tacitement, sur le mode des cela-va-de-soi, par opposition par exemple à
la notion d’« égalité des chances » : l’égalité des chances étant une valeur quasi constitutionnelle, déclarer la
limitation autoritaire des chances est une sorte de contradiction.
Quoi qu’il en soit, la question des limites ne peut pas être posée a priori. Elle est en jeu et les limites – le
plus souvent statistiques – au-delà desquelles la force du champ ne s’exerce plus peuvent, dans certaines
circonstances, devenir des frontières assignées, c’est-à-dire des créations juridiques, les frontières étant un
découpage arbitraire dans un continuum : on trace une ligne qui fait la différence entre ce qui est en deçà et ce
qui est au-delà. Je l’ai sûrement déjà dit 17, mais au sujet des frontières sociales, il n’est pas inutile de rappeler
un exemple des humoristes. Alphonse Allais a beaucoup plaisanté sur le problème des frontières : « Imaginez le
père de famille qui sonnerait le signal d’alarme pour annoncer que son fils a passé trois ans et qu’il doit donc
payer un supplément puisqu’il avait bénéficié de la réduction pour les enfants de moins de trois ans 18 ! » On
plaisante de même sur les bagages de moins ou de plus de 30 kilos : il est évident que l’acte juridique institue
des frontières arbitraires qui ont précisément pour fonction d’annuler les conflits à propos des frontières ou des
limites. Cela rejoint ce que je disais à propos de la notion d’habitus : en l’absence de limite expressément fixée,
le douanier va juger un habitus. S’il est de mauvaise humeur, il vous dira : « 29,850 kilos : vous payez » ; s’il est
de bonne humeur, il vous autorisera à passer à 32 kilos. Ce mode de fonctionnement est générateur de conflits. Il
convient à des sociétés où on a du temps pour marchander, à des civilisations qui peuvent fonctionner à
l’habitus. Ce serait d’ailleurs important de voir le lien entre les formes de sociétés et le degré de codification. Le
rôle du droit consiste universellement à instaurer des frontières claires, tranchées, univoques, universelles, ne
donnant pas matière à discussion.
S’agissant des champs, il arrive que les frontières soient constituées. Par exemple, lorsque le champ des
professions médicales entre en crise, il y a, comme je l’ai évoqué la dernière fois, des débats pour savoir si
l’anesthésie est un acte médical ou pas. Au niveau du champ juridique, il y a des débats pour savoir quels actes
juridiques peuvent être accomplis par telle ou telle catégorie. Ce sont là autant de choses à observer
historiquement. Ce qui ressort du modèle théorique, c’est qu’il est question, en tout champ, de la reproduction du
champ, laquelle a souvent à voir avec le contrôle du droit d’accès au champ. Par exemple, le droit d’entrée est
moins contrôlé juridiquement dans le champ artistique que dans le champ universitaire. Le champ universitaire
est assez fortement contrôlé par des actes juridiques, des diplômes, etc. Le champ artistique – c’est ce qui
explique une partie des changements artistiques au XIXe siècle 19 –, lui, ne demande pas, comme le champ des
affaires, ce droit d’entrée qu’est le capital économique ou l’héritage, et il ne demande pas, comme le champ
administratif, ce droit d’entrée qu’est le diplôme ou (à l’époque où le champ administratif était moins soumis à
la codification scolaire qu’aujourd’hui) le patronage, la faveur, la protection d’un ancien. Le champ universitaire
a demandé, plus tôt que les autres champs, du titre garanti. Restait le champ artistique qui était un champ à
entrée ouverte : on pouvait y entrer sans diplôme, sans titre.
Dès que l’on étudie comparativement, comme l’ont fait par exemple Ponton ou Charle 20, les diplômes
comparés des différents milieux, on s’aperçoit que le champ artistique et littéraire se caractérise par une faible
possession collective de capital scolaire. Cet univers à droit d’entrée peu contrôlé sera du coup vulnérable au
phénomène d’afflux. C’est un univers dans lequel il n’est pas question de faire de numerus clausus : tout le
monde peut y entrer, les femmes, les Juifs, etc. Même dans les sociétés les plus ségrégatives, c’est l’un des
endroits où les Juifs pouvaient entrer, ce qui contribue à expliquer la surreprésentation des Juifs dans ces
univers. Le droit d’entrée n’étant pas contrôlé, les effets de la surproduction de diplômés dans le système
d’enseignement secondaire vont immédiatement réagir, et l’un des facteurs de transformation les plus puissants,
s’agissant du champ artistique, est l’effet purement morphologique de la croissance du nombre des producteurs
(artistiques ou littéraires) parce que, non seulement les à-coups de la surproduction ne sont pas freinés, mais le
champ artistique sert en quelque sorte de refuge à tout l’excédent de production ! Ce point qui est important pour
comprendre l’évolution du champ littéraire est toujours oublié dans l’histoire littéraire traditionnelle, parce qu’il
est difficile à saisir (il nécessite des travaux statistiques très compliqués), mais aussi pour des raisons
idéologiques : on ne veut pas savoir ce genre de choses qui menace l’image sublimée de l’artiste, de la vie
artistique, etc. Il y aurait matière à prolonger, mais je m’arrête là.
Je pense vous avoir montré, à travers ces deux ou trois exemples évoqués sur le mode de la digression,
comment on pouvait penser le problème des frontières à partir de la notion de champ. Après, on pourrait
s’interroger sur les moyens que les différents champs emploient pour contrôler les frontières. Des agents, des
gate-keepers peuvent contrôler les frontières, de façon formelle, à la manière d’espèces de douaniers qui font
payer un octroi à l’entrée, mais il peut y avoir des formes beaucoup plus subtiles d’exclusion, d’élimination : qui
joue alors ce rôle ? Est-ce que ce sont les éditeurs, les directeurs de galeries… ? On a donc un ensemble de
questions et de questions générales qui, par définition, se spécifient dès qu’on travaille empiriquement.

L’exemple du champ littéraire

Comme je l’ai dit, le champ du pouvoir est cette sorte de construction qu’on est obligé de se donner pour
comprendre un certain nombre de phénomènes. J’aurais peut-être dû commencer par là pour vous faire
comprendre : j’ai été amené à penser en ces termes en travaillant sur le champ littéraire ou, plus précisément, sur
l’apparition d’un champ littéraire autonome 21 et, plus précisément encore, à l’intérieur de ce champ littéraire
autonome, sur les défenseurs de l’art pour l’art, c’est-à-dire des écrivains qui se donnaient comme principe
même d’existence l’autonomie à l’égard du dehors. Il m’est apparu très vite que cette autonomie n’était pas,
comme les artistes le croyaient, l’autonomie par rapport au monde social dans son ensemble, mais plutôt
l’autonomie à l’égard de cet univers dans lequel les artistes sont englobés, ce qu’on appelle d’ordinaire la classe
dominante mais que – je l’ai dit la dernière fois – je préfère appeler le champ du pouvoir. J’ai été amené à parler
du champ du pouvoir pour rendre compte d’une propriété majeure du champ artistique et de ceux qui y sont
engagés. On ne peut pas saisir cette propriété si on ne resitue pas le champ artistique dans le champ du pouvoir.
Il s’agit du fait que ce sont des agents qui participent de la domination, qui ont un pouvoir, mais dans une
position dominée.
Un point de départ pour comprendre est un petit schéma [P. Bourdieu dessine au tableau le schéma ci-
dessous].
J’ai dessiné des limites aux champs mais, comme je viens de le dire, elles sont en discussion. Pour
simplifier, un champ littéraire ou artistique compte des dominants, des dominés et des gens qui, étant pour
l’« art pour l’art », sont en position centrale, ni dominants ni dominés. Les gens comme Flaubert, par exemple,
sont dans cette position centrale : ils se définissent à la fois contre ce qu’ils appellent l’« art bourgeois » (le
« théâtre bourgeois », etc.) et contre l’art social, l’art engagé. Ils veulent s’opposer des deux côtés à la fois.
Mais un certain nombre de propriétés fondamentales des écrivains ne peuvent pas être comprises à
l’échelle de cet espace qui est lui-même englobé dans l’espace plus grand que j’ai appelé le champ du pouvoir et
qui comporte, lui-même, des positions dominantes et des positions dominées, l’ensemble du champ artistique ou
littéraire étant situé dans une position dominée à l’intérieur du champ du pouvoir. […] Évidemment, il faut
imaginer un espace encore plus grand que le champ du pouvoir, l’espace social, avec un haut et un bas, un + et un
–, le champ du pouvoir étant situé dans les positions dominantes de l’espace social dans son ensemble.
Ce schéma est, comme tous les schémas, dangereux et simplificateur, mais si vous l’avez en tête, vous
comprendrez mieux – c’est pourquoi je me résous à vous le donner – l’ensemble de ce que je veux dire. Il permet
par exemple de comprendre un problème que j’ai évoqué ce matin : les gens qui explicitent ou prétendent
expliciter les expériences des gens qui sont [P. Bourdieu montre des positions dans l’espace social]. C’est
simple : est-ce que, quand ils parlent de ça [des positions dans l’espace social], ils ne parlent pas essentiellement
de ça [de positions dans leur propre champ] ? Ce que j’ai dit tout à l’heure abstraitement devient concret : est-ce
que, parlant des ouvriers, Leroux ne parle pas de son rapport à Flaubert ? Sous l’apparence de parler de
[P. Bourdieu désigne une position dans l’espace social], est-ce que Zola ne parle pas de son rapport à Mallarmé
ou à tel poète symboliste ? Cela ne veut pas dire qu’il ne parle pas aussi de ceux-là [la position désignée sur le
schéma] ou pour eux (avec l’ambiguïté du mot « pour »…).
Ce type de schéma conduit à se demander à travers quelles médiations se constitue cette relation qui est la
seule relation invoquée. Les porte-parole attirent l’attention de l’analyste, de l’observateur, du concurrent, sur la
relation directe avec ceux dont la parole est portée, avec les parlés, alors qu’en réalité la relation entre les porte-
parole est la médiation réelle, l’écran, entre le porte-parole et les parlés ; et le porte-parole parle plus ou moins –
là encore, il n’y a pas de loi générale, mais une question générale à propos de cette relation –, le porte-parole
peut toujours être questionné sur la part de sa parole qui est déterminée par son rapport aux autres porte-parole,
alors qu’il prétend toujours que sa parole est déterminée uniquement par son rapport à ses demandants. Je pense
qu’il était utile de vous donner le schéma pour vous faciliter la compréhension de ce que je vais dire.

Flux de capitaux et variation des taux de change

Le champ du pouvoir est donc cet espace dans lequel s’affrontent des détenteurs d’espèces de capital différentes,
de pouvoirs différents, un enjeu de leur affrontement étant de déterminer la hiérarchie entre les pouvoirs qui
s’affrontent. Pour employer des métaphores un peu dangereuses, on pourrait dire qu’à chaque moment les
différentes espèces de capital sont dans des rapports de force. Par exemple, dans le champ du pouvoir
aujourd’hui, le capital économique est l’espèce dominante de capital. Parmi les indicateurs dont on dispose pour
essayer de définir la hiérarchie entre les espèces de capital ou la hiérarchie entre les champs fondée sur le primat
de l’une ou l’autre espèce de capital, il y a les mouvements, c’est-à-dire les flux d’un champ à l’autre : par
exemple qui, au cours de sa vie, ou d’une vie à l’autre, passe du champ universitaire au champ administratif, du
champ administratif au champ politique, du champ politique au champ des affaires ? Ces flux sont des
indicateurs et on peut supposer que les agents sociaux indiquent, par leurs déplacements, le pôle dominant (ils se
dirigent vers ce pôle). Là, les choses sont simples : on met le champ des affaires, le champ économique au pôle +
et le champ intellectuel et artistique au pôle –. Un autre indicateur statistique réside dans les intermariages : la
circulation des femmes suit les mêmes directions et donne la même hiérarchie entre les champs que la
circulation des hommes au cours de leur carrière. À un certain moment, il existe donc une sorte de taux de
change entre les différentes espèces de capital, qui définit la structure des rapports de force entre les détenteurs
des différentes espèces de capital.
L’un des enjeux des luttes à l’intérieur du champ du pouvoir est de changer le taux de change. Par exemple,
une pétition du type « Dix scientifiques éminents protestent pour défendre… » est une lutte pour élever le taux
de change du capital scientifique contre des mesures qui visent globalement, structuralement, en se servant du
pouvoir administratif, politique, à l’abaisser. Quand on parle par exemple, comme dans les livres d’histoire,
d’une « République des professeurs 22 », cela veut dire que, structuralement, le taux de change du capital culturel
augmente : dans les luttes internes à la classe dominante, la même quantité de capital culturel permet d’obtenir
davantage que la génération avant n’aurait obtenu. Cette structure interne du champ du pouvoir est donc un état
du rapport de force entre les détenteurs de différentes espèces de capital qui, elles-mêmes, commandent des
luttes destinées à le transformer. Cette lutte pour l’imposition de l’espèce de capital dominant (ou pour la
revalorisation d’une espèce de capital) est déductible de ce que j’ai décrit tout à l’heure : elle prend la forme
d’un effort pour changer la représentation des différentes formes de capital, ce qui renvoie à ce que j’ai évoqué
la dernière fois sur la sociodicée du privilège et la discussion sur les raisons légitimes de dominer qui sont
l’essentiel des débats politiques internes à la classe dominante.
Pour le XIXe siècle, Charle décrit par exemple longuement la lutte pour codifier l’accès à la haute fonction
publique 23, c’est-à-dire pour remplacer des modes de transmission des charges très archaïques, hérités de la
royauté (avec les formes de patronage ou de quasi-succession, etc.), par des formes codifiées, médiatisées par
l’examen, le concours et perçues comme légitimes. Cette lutte divise les gens en fonction des propriétés qu’ils
détiennent. Je prends un exemple simple – la très bonne analyse de Charle illustre parfaitement ce que je disais
tout à l’heure : les gens qui luttent pour introduire des concours, des formes bureaucratiques de sélection, se
caractérisent eux-mêmes par un ensemble de propriétés qui les distinguent des autres membres de la classe
dominante. Ils sont plus protestants, ont eux-mêmes plus de diplômes universels, ils sont plus progressistes par
leur lignée, etc. Autrement dit, on a là l’illustration typique de ce que je disais tout à l’heure : les prises de
position visant à changer les rapports de force dans un champ sont déterminées par la position occupée dans les
rapports de force constitutifs de ce champ. Les gens qui prennent position, à peu près à la même époque, pour la
création de Sciences Po 24 ont des propriétés bien différentes : ils sont plutôt provinciaux, plutôt catholiques,
plutôt conservateurs… Évidemment, dans les luttes dans le champ du pouvoir, tout le monde ne se mobilise pas
directement. Les gens qui luttent pour l’introduction de concours et ceux qui, au même moment, luttent pour
instituer Sciences Po ne se sont peut-être jamais rencontrés. Pourtant, leur action ne prend sens que si l’on pense
l’ensemble de l’espace sur lequel ils veulent agir.
(Ce que je vous présente là, c’est un petit peu de la folie, j’allais dire que c’est subjectivement le sommet
de mon effort de pensée : c’est ce que j’essaie de faire de plus risqué, de plus difficile. C’est en rupture avec
l’intuition commune, à la fois très proche et très loin, et il y a une espèce de risque d’apparaître comme à la fois
dogmatique et irréel. Je pense qu’en développant complètement, on pourrait expliquer de façon assez lumineuse
des tas de choses qui, autrement, sont dispersées, décousues, sans queue ni tête… Je suis obligé de dire cela pour
ne pas vivre la chose de façon trop déchirée…)

Instaurer un nouveau mode de reproduction

Le champ du pouvoir est donc cette espèce de chose qu’il faut construire pour comprendre des phénomènes
comme celui que je vais énoncer (qui est, vous allez voir, le plus abstrait, le plus absurde, mais en même temps
il fait comprendre quelque chose de très fondamental). J’ai évoqué les luttes à propos de la création de nouvelles
écoles : entre 1880 et 1900, il y a tout un travail dans le champ du pouvoir pour transformer le mode de
reproduction dominant qui était le mode de reproduction familial (avec la transmission du patrimoine, etc.) et
instaurer un nouveau mode de reproduction dans lequel le système scolaire, avec sa logique statistique, devient
la médiation principale entre les générations (quand je dis « travail pour », c’est finaliste et complètement faux,
il faudrait dire « travail qui tend objectivement à », « travail dont le résultat objectif est de… », mais mes
phrases sont déjà assez difficiles…). Construire ce nouveau mode de reproduction n’est pas neutre, les différents
agents engagés dans le champ du pouvoir ayant inégalement intérêt à ce nouveau mode de reproduction… Les
types de Sciences Po, de Centrale, de Polytechnique ou de l’École normale sont extrêmement différents et n’ont
pas le même intérêt à cet égard. Ensuite, au second degré, ils ont très inégalement intérêt aux différentes
sanctions scolaires. Par exemple – on peut le vérifier très bien aujourd’hui par une étude sur les grandes
écoles 25 –, les différents membres de la classe dominante, définie comme je l’ai dit l’autre fois, ont très
inégalement intérêt aux différentes institutions d’enseignement supérieur. Pour aller vite : ce que demande
objectivement et ce que donne objectivement Polytechnique ou l’École normale est très différent de ce que
donne HEC ou Sciences Po.
Le filtre scolaire spécifique, c’est-à-dire le champ universitaire, impose inégalement sa loi spécifique selon
ses secteurs. Plus on va de Ulm-science vers HEC, plus la spécificité du filtre scolaire diminue. Du même coup,
ceux qui ont le plus intérêt à l’exercice complet de la spécificité du système scolaire, c’est-à-dire au critère
qu’on appellerait scolaire, scientifique, c’est-à-dire les profs, aujourd’hui les profs de sciences, ont donc
beaucoup plus intérêt à renforcer le secteur du système scolaire qui tend à favoriser leur reproduction, alors que
ceux qui, ayant moins de capital scolaire, et surtout de capital scolaire spécifique à dimension scientifique,
auront plus d’intérêt à renforcer l’autre pôle du champ, c’est-à-dire Sciences Po, l’ENA, etc. Or ce qui peut
paraître très abstrait et qu’on voit aujourd’hui, on le voit historiquement quand on étudie les gens qui ont
travaillé à renforcer, d’une part, le poids du critère scolaire parmi les conditions de reproduction et, d’autre part,
le poids différentiel dans le système scolaire du plus scolaire et du moins scolaire. Les gens comme [Émile]
Boutmy qui ont soutenu la création de Sciences Po se séparent, sous un tas de rapports, de ceux qui ont soutenu
le renforcement des écoles de type scientifique. Ils sont les uns aux autres ce que les institutions qu’ils défendent
sont les unes aux autres.
Ce n’est pas tout… L’une des choses les plus mystérieuses dans l’ordre social tel qu’on l’observe
aujourd’hui est que tout se passe comme si on avait un espace de positions dominantes, un espace de champs,
avec, en allant de droite à gauche, des dominants aux dominés, le champ des affaires, le champ administratif, le
champ universitaire puis le champ intellectuel et artistique. Et tout se passe comme si ce champ qui a une
structure globale liée à la valeur relative dans le rapport de force des espèces de capital correspondantes trouvait
sa reproduction par la médiation d’un champ d’institutions scolaires qui lui est homologue. En d’autres termes,
ce qui est reproducteur, ce n’est pas telle école (ce n’est pas l’École normale qui reproduit les professeurs,
l’École polytechnique qui reproduit les ingénieurs ou Centrale qui reproduit les patrons… quoique ce ne soit pas
faux, parce qu’on y trouvera un taux particulièrement élevé…), mais c’est l’homologie entre les deux systèmes
de différences.
Un problème est de savoir comment cela fonctionne, concrètement, dans la logique des choix individuels
(ce genre de modèles structuraux n’exclut pas du tout, au contraire, de comprendre comment les agents
fonctionnent). Cela donne le système de contraintes à l’intérieur desquelles les agents sociaux qui ne sont pas
des particules vont se promener. Ils vont passer des écrits, des oraux, ils vont présenter bien ou présenter mal, ils
vont être bons à l’écrit, pas bons à l’oral, ils vont aimer ceci ou aimer cela, ils vont avoir la vocation pour
Sciences Po ou pour l’ENA, ils vont être refusés à Sciences Po et renvoyés sur la licence de droit, etc. Il y aura
donc une série de constructions sociales, de transactions, comme je l’ai dit tout à l’heure, des négociations (un
examen, c’est une négociation, y compris un examen écrit : il y a captatio benevolentiae, il y a « faire valoir »,
« inflation », « bluff », « déflation », etc.). Les agents concernés, de part et d’autre, vont faire ce travail (ils vont
distribuer les notes, c’est-à-dire des prix de marché, etc.), évidemment dans l’inconscience de ces structures (il
me faudrait vingt heures pour expliciter complètement ces structures). Ils vont agir, en quelque sorte, comme
s’ils étaient les agents de cette structure.

Le démon de Maxwell

Les physiciens invoquent le fameux démon de Maxwell pour répondre à la question : « Mais comment se fait-il
que les particules les plus chaudes aillent d’un côté… » Le système scolaire marche ainsi 26. Tout se passe
comme si, quand on regarde les choses en bloc, les agents individuels, les fils des uns et des autres, arrivent
devant cet espace d’institutions avec une perception de l’espace qui, elle-même structurée par la position
occupée dans l’espace, prédispose à percevoir ceci plus que cela et à ne même pas voir certaines institutions qui
pourtant existent. Un fils de professeur de mathématiques a très peu de chances de voir HEC (ou, s’il voit HEC,
il ne verra pas une plus petite école de commerce). Les agents arrivent devant cet univers avec des inerties, des
impetus, des conatus, liés à la position de toute leur famille, à la trajectoire de leur famille qui est une espèce
d’élan à retomber ou à repartir plus haut. Ils vont être triés ou, plutôt (« être triés », c’est trop passif), ils vont se
trier (c’est la vocation) et être triés (c’est la cooptation), les deux opérations : se trier et être triés étant opérés en
fonction d’intuitions de l’habitus. Ainsi, dans les examens, sans parler des concours de recrutement, de
cooptation, il y a une part énorme de sympathie des habitus. Les agents vont être recrutés de telle manière qu’au
terme tout se passe comme si la structure globale de l’espace des positions dominantes avait trouvé sa
reproduction par la médiation d’une structure homologue des institutions scolaires.
Pour prolonger et pour reprendre l’analogie du démon de Maxwell : ce système très étonnant a pour effet
de mettre ensemble, dans des écoles, des gens qui ont beaucoup en commun. Tout se passe comme si le principe
de cette sorte de sélection (c’est là que l’image du démon de Maxwell est importante) était une espèce de
mécanisme, de processus (c’est très difficile à exprimer, il faudrait avoir d’autres mots à tout instant) tel qu’on
pourrait croire que ce processus a pour fin de mettre ensemble le plus possible de gens ayant le plus possible de
choses en commun : les mêmes goûts en peinture, en musique, une probabilité très forte d’avoir les mêmes
opinions en politique, etc. En tant que système de différences, vous aurez toujours : « Le polytechnicien est au
type de HEC ce que… », ce qui a des dizaines d’effets, par exemple l’effet de socialisation extraordinaire
qu’exercent les grandes écoles – elles constituent des affinités, des amitiés (et, maintenant qu’elles sont mixtes,
des mariages), des liaisons, socialement instituées ou non, pour la vie. Après leur sortie d’une grande école, les
gens ne retrouveront jamais plus un univers dans lequel ils aient auprès d’eux autant de gens avec qui ils ont tant
de choses en commun, et sans l’avoir voulu ou demandé. Il ne s’agit pas là de spéculations, cela repose sur des
analyses, des enquêtes. Les gens ne se sont jamais dit : « Mais mon coturne 27 ou mon copain d’escrime (cela
dépend de l’école) était-il fils de ceci ou de cela, était-il de la même religion ou pas ? » Si ce genre de questions
peut être complètement scotomisé, annulé, c’est notamment que le travail est fait par l’ensemble des
mécanismes. La force des adhésions, des cooptations inconscientes est redoublée par le fait, précisément,
qu’elles sont inconscientes. Ce sont des affinités électives non électives, d’où cette espèce de sentiment du
paradis perdu si frappant dans les récits d’anciens élèves d’Écoles normales ou de l’École polytechnique (« Les
plus belles années de ma vie ! »)… C’est un monde social rousseauiste, un monde sans résistance, sans aspérité,
puisque les gens ont le plus possible de choses en commun, avec bien sûr juste assez de différences pour ne pas
voir qu’ils ont tout en commun.
C’est à cela, qui est très important, que je voulais en venir, mais pour en venir à cela, il aurait fallu que je
passe par toutes les médiations. Encore une fois, je ne l’ai pas fait parce que je sentais un scepticisme rampant
dans l’assistance et, selon une stratégie qui n’est pas très rationnelle, j’ai sauté dans le plus incertain pour
essayer de convaincre un petit peu. Voilà. La prochaine fois, j’essaierai encore une fois de revenir… parce que
j’avais dit que je me permettrais, plus que jamais, dans cette deuxième heure [de mon enseignement] de ne pas
suivre un itinéraire linéaire.

1. Voir supra, p. 954, note 1.


2. J. Habermas, L’Espace public, op. cit. ; Connaissance et intérêt, trad. Gérard Clémençon, Paris, Gallimard, 1976 [1968].
3. Voir notamment les cours du 19 avril 1984 et du 7 mars 1985.
4. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit.
5. Hugh Mehan, Learning Lessons : Social Organization in the Classroom, Cambridge, Harvard University Press, 1979. Il s’agit d’une
ethnographie réalisée dans un cours élémentaire tenu par une institutrice (d’où les remarques de P. Bourdieu qui suivent).
6. Le problème en somme est peu à peu repris par les agents qui ont le plus grand pouvoir de consécration dans l’espace journalistique :
Ménie Grégoire était une animatrice de radio dont les émissions sur RTL avaient une large audience et portaient sur les problèmes de
société ou liés à la famille et à la sexualité ; Ivan Levaï, un journaliste qui, entre autres fonctions, a assuré de longues années, et
notamment au moment où le cours était donné, des éditoriaux et une revue de presse sur Europe 1 et sur France Inter ; Serge July était le
directeur de Libération et le principal artisan des transformations qui conduisent le journal, dans la première moitié des années 1980, à
rivaliser avec les grands titres de la presse quotidienne, Le Monde restant le plus puissant. Sur Libération, voir Pierre Rimbert, Libération.
De Sartre à Rothschild, Paris, Raisons d’agir, 2005, et, sur Le Monde, voir Patrick Champagne, La Double Dépendance, Paris, Raisons
d’agir, 2016.
7. Cette leçon a lieu un peu moins de trois mois après que la gauche a perdu les élections législatives et que le gouvernement socialiste de
Laurent Fabius a en conséquence démissionné. Jean-Pierre Chevènement avait été pendant près de deux ans ministre de l’Éducation
nationale dans ce gouvernement. Occupant cette fonction, il aura posé l’objectif consistant à « amener 80 % d’une classe d’âge au niveau
du baccalauréat » mais aussi pris des mesures marquées par une image de l’école liée aux débuts de la IIIe République (il rétablit par
exemple l’« instruction civique »).
8. Un article sur les « juges rouges » avait paru dans Actes de la recherche en sciences sociales : Pierre Cam, « Juges rouges et droit du
travail », Actes de la recherche en sciences sociales, no 19, 1978, p. 2-27.
9. Voir M. Weber, Économie et société, t. II, op. cit., § « Ordres, classes et religion », p. 223-281.
10. Dans l’enquête publiée en 1993 sous le titre La Misère du monde, op. cit., qui repose principalement sur un ensemble d’entretiens,
P. Bourdieu reviendra largement sur la relation d’enquête, en particulier sur l’entretien sociologique comme maïeutique, c’est-à-dire sur le
travail proprement sociologique d’explicitation de l’expérience implicite du monde social des enquêtés. Voir notamment la conclusion de
l’ouvrage intitulée « Comprendre ».
11. P. Bourdieu avait évoqué la trajectoire de ces transfuges dans les champs littéraire et artistique lors de sa deuxième année d’enseignement
(Sociologie générale, vol. 1, notamment p. 614, 681-685).
12. Voir notamment Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 551-552.
13. Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940, partie I.
14. P. Bourdieu a déjà publié un article sur ce thème lorsqu’il fait ce cours (« Le champ scientifique », art. cité). Il reviendra sur ce point dans
sa dernière année de cours au Collège de France, qu’il a publié sous le titre Science de la science et réflexivité, op. cit.
15. Auguste Comte, opposait les périodes « critiques » aux périodes « organiques » devant clore les révolutions passées (Cours de
philosophie positive, t. VI, Paris, Bachelier, 1842, passim). P. Bourdieu et J.-C. Passeron utilisaient cette distinction dans La Reproduction,
op. cit., p. 113-114.
16. Voir supra, p. 505, note 2.
17. Voir notamment le cours du 28 avril 1982, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 23.
18. Voir A. Allais, « Un honnête homme dans toute la force du mot », art. cité.
19. Voir les analyses que P. Bourdieu consacre aux révolutions artistiques du XIX e siècle dans le champ littéraire (Les Règles de l’art, op. cit.)
ou dans le champ de la peinture (Manet. Une révolution symbolique, op. cit.).
20. R. Ponton, « Le champ littéraire en France de 1865 à 1905 », art. cité ; « Naissance du roman psychologique », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 4, 1975, p. 66-81 ; Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman, théâtre, politique,
Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1979.
21. Sur le rôle qu’ont joué les travaux sur le champ littéraire dans la genèse de la notion de champ, voir notamment le cours du 11 janvier
1983, in Sociologie générale, vol. 1, op. cit., en particulier p. 580 sq.
22. « La République des professeurs » est une expression utilisée au sujet de la IIIe République, où une partie non négligeable des dirigeants
politiques importants, comme des députés de la gauche radicale et du socialisme, étaient enseignants (pour l’origine de l’expression, on
mentionne souvent le livre d’Albert Thibaudet, La République des professeurs, Paris, Grasset, 1927).
23. Christophe Charle, Les Hauts Fonctionnaires en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, 1980.
24. L’École libre de sciences politiques est créée en 1872. P. Bourdieu allait publier dans sa revue en 1987 un article sur la genèse de cette
institution : Dominique Damamme, « Genèse sociale d’une institution scolaire : l’École libre des sciences politiques », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 70, 1987, p. 31-46.
25. Voir P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit.
26. Pour des développements sur cette analogie avec le démon de Maxwell, voir Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin, « Agrégation et
ségrégation. Le champ des grandes écoles et le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, no 69, 1987, p. 17 et
P. Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 40-41.
27. Le mot appartient particulièrement à l’argot de l’École normale supérieure : pour un élève donné, le coturne (ou cothurne) est le
condisciple avec lequel il partage une chambre d’internat – la turne.
COURS DU 19 JUIN 1986

Luttes pratiques et luttes des théoriciens. – Les luttes des professionnels de l’explicitation. – Science de la
science et relativisme. – La science comme champ social. – Un relativisme rationaliste. – La vulnérabilité de la
science sociale. – L’effet Gerschenkron. – Le problème de l’existence des classes sociales. – La « classe » : une
fiction bien construite. – Classes construites et classes infra-représentationnelles. – Le moment constructiviste.

Luttes pratiques et luttes de théoriciens

Je vais étendre ce dernier cours sur les deux heures pour pouvoir donner une certaine unité et une clôture à ce
que j’ai dit cette année. Je vais essayer d’aborder, d’une part, le problème de la spécificité du champ scientifique
et, d’autre part, […] le problème de la confrontation entre les perspectives structuraliste et constructiviste à
propos du problème tout à fait central des classes sociales.
Dans le premier temps, je voudrais reprendre ce que je disais la dernière fois. Je distinguais deux formes de
luttes : les luttes pratiques qui n’impliquent pas nécessairement une représentation des enjeux, des objets ou des
occasions de luttes, et les luttes qui sont fondées sur la position explicite, objective. Cette distinction correspond
en gros à l’opposition entre les luttes qui s’accomplissent dans les champs spécialisés de production culturelle et
celles qui s’accomplissent dans l’existence quotidienne, ordinaire, dans le champ social dans son ensemble.
Comme je l’avais également dit, ces luttes peuvent, par ailleurs, prendre une forme individuelle ou collective ; je
reviendrai sur cette distinction quand je poserai le problème des classes sociales.
Ce que je voulais indiquer, c’est que le caractère pratique des luttes quotidiennes entraîne un certain
nombre de conséquences du point de vue de l’analyse à laquelle on peut les soumettre. Je pense qu’il existe une
erreur commune à ceux qui ont pris intérêt à ces luttes quotidiennes, en particulier les interactionnistes et les
ethnométhodologues qui ont été des sortes de sociologues de l’existence quotidienne. Se donnant pour projet de
faire une sociologie de l’existence quotidienne et de l’expérience quotidienne du monde social, ils ne pouvaient
pas ne pas rencontrer les stratégies, les luttes, les conflits, le bluff, bref, toutes les pratiques destinées, par
exemple, à grandir l’image subjective ou, comme le dit Goffman, à présenter le moi sous une forme
particulièrement favorable 1.
L’erreur fondamentale qu’ils me semblent avoir commise consiste à constituer comme stratégies
conscientes, comme luttes constituées, des luttes pratiques. Cette erreur découle de l’ignorance de la distinction
entre le pratique et le théorique (ou le représenté). Ceux qui la commettent tendent à mettre dans la conscience
des agents ce que l’analyste doit produire pour rendre compte des pratiques des agents. J’ai souligné de
nombreuses fois cette erreur anthropologique fondamentale. Les chercheurs en sciences sociales, pour rendre
raison – comme on disait au XVIIe siècle – des pratiques, doivent produire des constructions scientifiques ou au
moins des énoncés discursifs dont l’objectif est de rendre intelligibles des pratiques qui ne sont pas
nécessairement intelligibles pour elles-mêmes. Une erreur presque automatiquement inscrite dans la pratique
scientifique consiste à oublier que ces productions sont le produit du travail scientifique et à les constituer en
principes explicatifs objectifs, c’est-à-dire à constituer en principe anthropologique déterminant les pratiques du
dedans, ce qui est la construction du savant élaborée pour en rendre compte.
Il faut donc distinguer les luttes quotidiennes et les luttes telles qu’elles s’accomplissent dans le champ des
professionnels, dont les professionnels de l’analyse font partie. Les professionnels de l’explicitation oublient
paradoxalement le travail d’explicitation. C’est pourquoi j’ai insisté la dernière fois un peu longuement sur le
caractère assez extraordinaire, quand on y pense, du travail d’explicitation : le travail d’analyse fait subir une
sorte de transmutation à ce qu’il analyse. Paradoxalement, les analystes ignorent dans leur théorie de
l’expérience ordinaire ce qui fait l’ordinaire de leur expérience, c’est-à-dire la théorisation. Lorsqu’on vit dans
un univers théorique, si élémentaire soit-il, lorsqu’on vit dans un univers de discours, on oublie de constituer le
discours comme objet de discours. C’est un paradoxe élémentaire : pour constituer la pratique comme pratique,
il faut la constituer comme non théorique, c’est-à-dire comme non discursive, non réflexive. Et c’est le même
mouvement qui fait découvrir la pratique comme pratique et la théorie comme théorie.
Cette pratique particulière, qui est la pratique des agents de réflexion [qui sont des professionnels de la
réflexion] pourrait-on dire, doit être constituée comme telle pour éviter d’opérer cette espèce de projection qui,
d’ailleurs, s’inspire d’une sorte de bonne volonté humaniste et de générosité (les intellectuels pensent souvent
qu’on ne peut rien faire de mieux que de penser les autres à sa propre image) : on fait en quelque sorte cadeau
aux agents engagés dans la pratique d’un rapport à la pratique qui est exclu de la pratique. Ce cadeau me semble
générateur d’erreurs théoriques très importantes et interdit de poser les problèmes les plus fondamentaux de la
science sociale et de la vie sociale, le problème du passage à l’explicitation, qui est notamment le problème de la
politique, lequel n’existe, me semble-t-il, que si l’on marque fortement ce décalage entre la pratique et la
théorie.

Les luttes de professionnels de l’explicitation

J’ai dit tout à l’heure que l’opposition entre les luttes pratiques et les luttes théoriques correspondait « en gros »
à l’opposition entre l’action ordinaire dans le champ social et l’activité spécifique qui s’accomplit dans les
champs professionnels. J’ai bien dit « en gros » : il est évident qu’il n’y a pas une sorte de coupure initiatique
entre des agents ordinaires qui ne penseraient pas, qui n’analyseraient pas, qui n’auraient pas d’instruments
réflexifs, et des savants qui seraient réflexifs de part en part. Une preuve en est que, comme je viens de le dire,
les savants ne réfléchissent pas aux conditions sociales de leur réflexion, à l’ensemble des présupposés, à la fois
pratiques et théoriques, qui sont impliqués dans le fait d’avoir une attitude théorique.
Parler de « pratique théorique » comme le faisaient les althussériens 2, c’est recourir à une expression
terrible qui occulte tout ce que je suis en train d’essayer de rendre explicite. Elle a eu le succès de toutes ces
formules qui, comme l’« intellectuel organique » de Gramsci ou l’« intellectuel sans attaches ni racines » de
Mannheim 3, sont l’expression de l’idéologie professionnelle des intellectuels. Ces slogans d’autosatisfaction
pour intellectuels ont immédiatement eu un succès considérable alors que les analyses que j’essaie de proposer
sont désagréables pour ceux qui en sont l’objet (je le vois aux effets sociaux qu’elles produisent) et elles sont
immédiatement retournées contre leur auteur, suspecté d’oublier qu’il est lui-même l’objet de ces analyses
(comme si cela pouvait être possible…). Bref, les champs sociaux spécialisés sont le lieu d’une pratique tout à
fait particulière, qui a aussi son inconscient. Cela dit, si ces champs ont pour loi fondamentale de porter à l’ordre
du discours des pratiques, des pensées, des rapports au monde que les autres laissent à l’état pratique, cela ne
veut pas dire que les agents extérieurs à ces champs n’aient pas des « pensées » ; comme je le répète toujours,
des pensées non discursives peuvent avoir, dans certaines situations, une efficacité spécifique infiniment plus
grande que des pensées pensantes.
Les univers de la production spécifique de discours, les différents champs de production culturelle (le
champ religieux, le champ philosophique, le champ juridique, le champ politique, le champ scientifique, etc.)
sont donc autant de mondes dans lesquels il est question explicitement, en discours, de ce que c’est que d’être
dans le monde. Ils proposent des visions savantes du monde prétendant souvent à la cohérence, à la
systématicité, qu’il s’agisse de la quasi-systématicité des systèmes religieux, de la quasi-systématicité des
systèmes juridiques ou de la systématicité provisoire des systèmes scientifiques. Ces univers qui proposent des
visions du monde prétendant à la cohérence et, en tout cas, inscrits dans un régime permanent d’explicitation et
de discursivité sont multiples : on n’a pas un univers, mais un multivers (je crois que c’est très important). Et
l’on pourrait dire, si on voulait porter des jugements normatifs, qu’au fond une chance pour les dominés – c’est-
à-dire pour ceux qui, parmi l’ensemble des agents qui ne font pas profession d’expliciter, sont les plus dépourvus
d’instruments d’explicitation et des conditions sociales de possibilité de l’explicitation – réside dans la pluralité
des champs de production culturelle et dans l’existence de contradictions, ou en tout cas de tensions, entre ces
champs.
Comme je ne reviendrai pas par la suite sur le champ du pouvoir, j’en redis un mot pour boucler au moins
l’une des analyses que j’avais proposées. Le champ du pouvoir tel que je l’avais défini est le lieu de la
confrontation entre les agents qui dominent les différents champs de production culturelle. Il est le lieu, à la fois,
des tensions objectives et des luttes explicites entre les différents champs et ceux qui les dominent. La notion de
champ du pouvoir a notamment pour fonction de manifester clairement l’un des effets de l’analyse en termes de
champ : elle fait apparaître qu’il existe, à l’intérieur du monde social, des sphères d’existence, des univers, des
mondes autonomes et que ceux-ci ont des lois fondamentales et des systèmes d’intérêts différents. La notion
permet ainsi de comprendre l’un des facteurs de changement historique le plus importants, à savoir la tension
structurale entre les différents champs et les luttes explicites entre les dominants des différents champs, en
particulier les dominants des champs de production culturelle. Dans certains états du champ du pouvoir, ces
luttes peuvent prendre la forme de guerres de palais : lutte entre la science et la religion, lutte entre les juristes et
les sciences sociales, etc. Ces luttes sont extrêmement importantes : elles sont l’un des facteurs de la
transformation de la vision du monde et peuvent du même coup contribuer à transformer le monde si les visions
du monde transformées deviennent des forces sociales en devenant des idées-forces capables de mobiliser des
groupes sociaux.
Un autre effet important de la division en champs et des concurrences liées à la confrontation des champs
est que les luttes internes à chaque champ peuvent, sous certaines conditions, entrer en phase, pourrait-on dire,
avec les luttes plus générales, les luttes pratiques. J’explicite un peu ce point qui est relativement important.
C’est un vieux problème de la théorie politique, et en particulier de la tradition marxiste, que de savoir d’où les
dominés peuvent bien tirer les instruments nécessaires à la prise de conscience, pour parler le langage de la
tradition marxiste. C’est selon le terme de Kautsky, je crois, le problème de la « conscience de l’extérieur 4 » :
d’où peut venir cette fameuse prise de conscience (cette notion fictive à laquelle j’ai dit que je ne croyais pas du
tout 5) ? Comment les dominés peuvent-ils trouver les instruments de prise de conscience de leur position dans
l’espace social ? Cette question, qui intéresse beaucoup les intellectuels et qui titille immédiatement
l’intellectualo-centrisme, a donné matière à beaucoup de discours et c’est sur ce terrain que l’on retrouve toutes
les idéologies que j’ai évoquées tout à l’heure, de Gramsci à Mannheim, en passant par Sartre.
Je pense que la notion de champ et l’idée qu’il existe des champs autonomes ayant des enjeux spécifiques
et une structure indépendante de la structure du champ social dans son ensemble permettent de poser de manière
réaliste le problème. En effet, une propriété commune aux différents champs est qu’ils tendent à se polariser,
c’est-à-dire à s’organiser selon une opposition fondamentale, entre les détenteurs du capital spécifique et les
moindres possesseurs du capital spécifique. Même si elle prend des formes différentes selon les champs, cette
opposition se retrouve aussi bien dans le champ religieux que dans le champ de production culturelle, dans le
champ juridique : il y a donc encore, à l’intérieur de ces univers occupant des positions dominantes dans l’espace
social, une opposition entre des dominants et des dominés.
Ainsi, sur le petit schéma que j’avais proposé la dernière fois, s’il y avait un haut et un bas, un + et un –
dans le champ social, on retrouvait, à l’intérieur de l’espace situé dans la position dominante de l’espace social
pris dans son ensemble, des oppositions désignées par un + et un – entre les détenteurs de capital et les démunis
de capital spécifique. Vous voyez, je pense, à quoi je veux en venir : une chose difficile à comprendre dans la
logique traditionnelle, en particulier dans la logique marxiste traditionnelle qui ne connaît qu’une forme de
capital et qui ignore les effets de structure saisis par la notion de champ, est l’alliance que, par exemple, des
intellectuels (détenteurs, donc, d’une forme particulière de capital génératrice de profits d’un type particulier)
peuvent faire avec des démunis. Ce paradoxe de l’alliance entre des capitalistes et des démunis s’éclaire si l’on
voit qu’existent à l’intérieur des univers sociaux dominants des positions dominées. Les alliances qui ne peuvent
pas se comprendre sur la base d’identités de condition peuvent se comprendre sur la base de l’homologie de
position : le champ intellectuel et artistique dans son ensemble occupant une position dominée à l’intérieur du
champ du pouvoir, les agents sociaux qui y sont engagés sont globalement des dominants-dominés ; ce sont les
plus dominés parmi les dominants, et cela d’autant plus qu’ils occupent une position dominée dans cet univers
globalement dominé.
On peut alors comprendre que les occupants d’une position dominée dans l’espace dominant puissent, sous
certaines conditions, dans certaines conjonctures et sur le mode de la propension (car, évidemment, il s’agit de
lois probabilitaires, stochastiques [incertaines, aléatoires], pas du tout de déterminismes mécanistes), se trouver
objectivement inclinés à la sympathie pour les dominés tout court. Sur la base de cette analyse, certaines
alliances peuvent donc se comprendre et il devient possible de trouver une solution au fameux problème de
l’accumulation initiale du capital culturel qui est nécessaire pour passer, précisément, des luttes pratiques aux
luttes théoriques ou aux luttes fondées dans la représentation, ce qui est un problème important pour la
compréhension de la naissance des nouvelles formes de luttes qui apparaissent à partir du XIXe siècle dans les
sociétés industrielles.

Science de la science et relativisme

Ces différents champs de production culturelle qui ont en commun de prétendre à l’universalité (c’est une autre
de leurs propriétés : les religions sont universelles, le droit est un droit rationnel, la science est par définition
universelle, etc.), tous ces univers qui ont donc en commun de revendiquer l’universalité, de se proclamer
comme producteurs de vérités – de vérités spécifiques certes, mais de vérités néanmoins –, apparaissent, dans un
premier temps, comme des univers sociaux obéissant aux lois générales des univers sociaux, c’est-à-dire
organisés selon des rapports de force et animés par des luttes tendant à conserver ou à transformer ces rapports
de force. La question se pose alors de savoir si une science sociale qui constitue les univers de production de
vérité comme des univers sociaux ordinaires ne conduit pas elle-même au relativisme : n’anéantit-elle pas ses
propres fondements et son ambition de constituer les autres univers comme objets de connaissance
sociologique ? Cette proposition (que je formule peut-être de façon plus explicite qu’on ne le fait d’ordinaire) est
à la base d’une polémique incessante, récurrente et fatigante contre la science sociale et contre la sociologie en
particulier, surtout quand celle-ci, faisant son travail jusqu’au bout, pousse l’objectivation jusqu’à
l’objectivation des professionnels de l’objectivation. C’est là ce que la sociologie se gardait bien de faire et que
j’ai essayé de faire ; c’était peut-être ma contribution historique.
Vous pouvez chercher, vous ne trouverez pas beaucoup de sociologie des intellectuels chez Marx. Chez
Durkheim, il n’y en a pas du tout ; chez Weber, il y en a un tout petit peu 6. La sociologie des intellectuels, très
bizarrement, reste une sorte de chasse gardée qui se situe toujours entre une sociologie de la connaissance, une
théorie de la connaissance et une sorte d’autocélébration discrète des producteurs intellectuels. Très souvent, par
exemple, l’histoire des sciences, l’histoire des idées ou l’histoire des théories glisse vers l’hagiographie (qu’est
souvent l’histoire). Il m’est souvent arrivé d’assister à des colloques d’histoire des sciences où de vieux savants
faisaient l’histoire de savants encore plus vieux, avec l’idée qu’on ferait un jour leur propre histoire [rires de la
salle]. Cette remarque fait voir comment on peut faire dégénérer l’entreprise d’objectivation en entreprise de
célébration. Je ne pense pas qu’il faille à tout prix être l’« homme au marteau », comme disait l’autre
[Nietzsche] 7, mais il est parfois très utile de prendre le marteau pour casser les idées reçues, pour casser cette
espèce de satisfaction conformiste que tout univers scientifique tend à éprouver. La plupart des discours (les
nécrologies par exemple 8) sont des discours d’autocélébration par procuration ; toute une part de la vie
scientifique est une forme euphémisée, et donc autorisée, d’autocélébration.
L’homme au marteau peut être utile, mais l’intention iconoclaste suffit-elle ? Peut-on donner une fonction
scientifique à une science de la science, à une science sociale de la science et en particulier de la science
sociale ? Ou n’est-ce qu’un supplément d’âme pour chercheur démobilisé ? Très souvent, chez les scientifiques,
quand on ne peut plus faire des mathématiques, on fait de l’histoire des mathématiques. C’est tout à fait normal,
il faut que tout le monde vive… [Une science de la science] est-elle une deuxième carrière, une deuxième
existence, ou a-t-elle vraiment une fonction scientifique ? J’ai essayé de prendre au sérieux cette question et ce
que je vais essayer, sinon de démontrer, du moins d’argumenter aujourd’hui, c’est que, pour moi, la sociologie
de la science, l’histoire sociale des sciences sociales 9, est un élément fondamental de la science en général, et
surtout de la science sociale.
Le champ des sciences sociales est évidemment particulièrement vulnérable à cette sorte de retour réflexif,
à ce retour de bâton impliqué dans toute science de la science. Les sciences sociales (cela leur a été opposé dès
qu’elles ont constitué la production des idées comme objet de science) sont exposées à toutes les formes de
relativisme : l’historicisme (par lequel l’historien détruit ses propres fondements, les fondements de sa propre
science, en rappelant les fondements historiques de sa pratique scientifique), mais aussi le sociologisme,
l’ethnologisme, etc. Autrement dit, les sciences sociales risquent de se retrouver devant la situation du baron de
Münchhausen qui, détruisant en quelque sorte ses propres fondements, ne peut s’en sortir qu’en se tirant par les
cheveux pour se tirer de l’eau 10. Le baron de Münchhausen, pour moi, symbolise la solution transcendantale :
quand on est dans l’abîme, il reste à poser une conscience transcendantale qui pose ce qu’il fallait démontrer –
« La Raison, c’est la Raison… » Que reste-t-il si l’on ne se satisfait pas de cette solution münchhausenienne ?
Est-on condamné à l’historicisme radical ? Une analyse qui, comme celle que je propose dans Homo academicus,
objective le monde académique, et donc celui qui la produit, détruit-elle ses propres fondements et ses propres
prétentions à la validité scientifique ? Je pense que non et je vais essayer de le montrer.

La science comme champ social

De façon générale, les gens qui parlent des sciences, ou de sociologie de la science, oscillent entre deux positions
extrêmes qui ont été énoncées, ici-même, dans un colloque il y a quatre jours 11, sous une forme que j’ai trouvée
caricaturale, mais qui est après tout sociologiquement valide. Il y a d’abord une idéologie professionnelle des
savants, une idéalisation de la profession scientifique, selon laquelle les savants sont purs, désintéressés,
travaillent pour l’avenir de l’humanité, sont self-réflexifs, savent ce qu’ils font, contrôlent le sens de leurs
pratiques, de leurs méthodes, etc. Cette hagiographie scientifique, qui était particulièrement forte dans la période
Renan (L’Avenir de la science 12, etc.), tend effectivement à perdre de sa force sociale dans la période récente.
C’est que la science a révélé un certain nombre des propriétés qui étaient moins visibles dans les phases
triomphantes des commencements.
C’est aussi que les sciences sociales, qui se sont développées comme des sortes de rameaux honteux des
sciences de la nature, en se cachant d’ailleurs sous les sciences de la nature, ont développé des idées contre-
nature – et aussi contre les sciences de la nature : les sciences, y compris les sciences de la nature, ont une
histoire ; les concepts scientifiques ont une histoire ; il y a des définitions successives de la vérité qu’on peut
décrire de manière rigoureuse, historique ; il y a des états de l’histoire de la Raison et ce qui a changé, ce ne sont
pas seulement les vérités scientifiques mais, ce qui est beaucoup plus important, ce que Foucault appelait les
régimes de vérité 13, c’est-à-dire les modes de validation, les manières socialement reconnues de faire
reconnaître la validity claim, la revendication de validité inhérente à l’appartenance à la communauté
scientifique. Dans ces conditions, on peut et on doit (les historiens des sciences l’ont beaucoup fait) décrire ce
qu’étaient, à un certain moment, les exigences en matière de preuve, en matière de démonstration, en matière de
cohérence, en matière d’instrumentalisation, d’opérationnalisation, de la validation scientifique, etc.
Les sciences sociales ont donc, en quelque sorte, organisé une sorte de retour du refoulé scientifique, un
refoulement important qui représente, comme toutes les idéologies professionnelles, une mystification et, en
même temps, une mystification fonctionnelle, la vie scientifique ayant peut-être besoin, pour exister, de cette
illusion sur les fondements réels de la pratique scientifique. C’est là un des problèmes que pose la sociologie de
la science : le retour du refoulé peut produire des effets sociaux qui ne sont pas toujours contrôlés. La science
sociale, en effet, ne contrôle pas ses propres effets. J’ai dit implicitement que les sciences de la nature ont
montré qu’elles ne contrôlaient pas leurs propres effets, en particulier les usages sociaux des techniques qu’elles
inventent, mais c’est vrai aussi des sciences sociales. Je pense (je le crois vraiment) que les sciences sociales
exercent des effets sociaux beaucoup plus puissants qu’on ne le croit et qu’elles ne le croient, et qui sont
complètement inaccessibles au contrôle des producteurs de discours à prétention scientifique.
Parmi ces effets, il y a (je peux le dire parce que cela a été beaucoup dit contre moi) les effets de
« cynicisation » : même s’il peut y avoir, au principe de la lucidité particulière de certains chercheurs, une
indignation éthique (c’est-à-dire l’opposé absolu du cynisme) contre ce qu’ils décrivent, la science sociale peut
encourager un certain cynisme en faisant apparaître le refoulé, c’est-à-dire les enjeux véritables, les luttes
scientifiques, les « dessous » de cet univers pur et parfait que les savants présentent à l’extérieur et auquel ils
croient profondément, cette croyance faisant partie des conditions de fonctionnement du champ scientifique.
C’est un problème fondamental : le monde social pourrait-il encore fonctionner si le sociologue arrivait à
produire la vérité complète des univers sociaux et à faire croire, à faire connaître et reconnaître cette
représentation ? Dans la mesure où les univers sociaux marchent à l’illusio, la pratique scientifique qui fait
apparaître les conditions sociales de production de l’illusio pourrait tendre à dissoudre cette illusio. Je ne vais
pas aller au bout de cette idée parce que c’est évidemment une utopie, cela ne risque pas d’arriver, c’est très peu
probable et, par ailleurs, croire que l’analyse scientifique pourrait détruire l’illusio, c’est commettre l’erreur que
j’ai dite tout à l’heure du théorique et du pratique : l’illusio est une illusio pratique.
Une expérience savante de la vérité des pratiques et une expérience pratique de cette vérité peuvent tout à
fait coexister : on peut très bien savoir qu’un sport est un jeu qui a ses règles et s’investir de la façon la plus
naïve dans un sport ; sans cela, la vie des sociologues serait impossible [rires de la salle] ! J’ai posé ces
problèmes qui sont des problèmes naïfs, mais qu’en même temps les gens vivent comme fondamentaux. Ils me
sont posés comme s’il s’agissait de questions ultimes, par des maîtres à penser qui croient avoir découvert la
faille par où toute la sociologie va s’écouler dans le néant [rires de la salle]. J’ai évoqué ces problèmes en
quelques mots pour montrer qu’ils n’ont rien de métaphysique et qu’ils sont relativement abordables.
Tout cela étant dit, la science sociale fait découvrir que le champ scientifique est un champ qui obéit aux
lois ordinaires des champs : il y a des enjeux, des intérêts, des conflits, des luttes d’intérêts, des rapports de
force, des monopoles, des alliances, des combinats, tout ce que l’on peut imaginer… Un exemple entre mille, je
pense à un article typique paru dans Actes de la recherche en sciences sociales il y a quelques années où Michael
Pollak décrivait l’histoire de Paul Lazarsfeld, un sociologue qui a contribué à rationaliser la pratique scientifique
en sciences sociales. L’article était intitulé « Paul Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique 14 »
(l’analogie avec une multinationale est, je crois, tout à fait fondée) et visait à montrer comment cet homme, sur
la base d’un capital spécifique et d’une histoire personnelle, avait réussi à construire une sorte de multinationale
de pouvoir à la fois temporel et scientifique, à partir duquel pouvait se constituer une définition dominante de la
pratique scientifique telle que toutes les définitions antagonistes étaient disqualifiées. Une chose importante,
pour comprendre la logique du champ scientifique, c’est que ce champ, étant donné la structure des rapports de
force en son sein, a une forme spécifique. Ce qui est accumulé, c’est une forme de capital particulière qui
n’aurait pas cours dans un autre champ (même, par exemple, dans les disciplines scientifiques, où il y a une
hiérarchie des disciplines, le capital accumulé dans la discipline la plus haute ne se reconvertit pas
automatiquement dans une discipline de rang inférieur 15).
Il y a donc une spécificité des différents univers, et la possession d’un capital spécifique par un chercheur
ou une institution exerce une forme de domination spécifique : c’est toujours un pouvoir qui a un rapport à la
vérité. Celui qui parvient à concentrer, en quantité importante, des espèces sonnantes et trébuchantes de capital
spécifique est détenteur, non pas seulement d’un pouvoir de nomination ou de promotion, mais aussi d’un
pouvoir de promotion de la vérité et, du même coup, de censure de prétention à la vérité. Il fallait que je rappelle
ces choses extrêmement simples, qui ont été dites et redites dans l’histoire des sciences, pour que vous suiviez
bien ce que je voulais dire aujourd’hui.

Un relativisme rationaliste

Les champs scientifiques sont donc des champs de luttes dans lesquels il y a des enjeux spécifiques, ainsi que
des rapports de domination qui sont spécifiques mais qui restent des rapports de domination. Une question qui se
pose alors est : comment se fait-il que la vérité ait une histoire ? Si la vérité a une histoire, est-elle une véritable
vérité ? Il me semble que la manière adéquate de poser la question des rapports entre l’histoire et la vérité est la
suivante : quelles caractéristiques particulières revêtent ou doivent revêtir les luttes à l’intérieur d’un champ
comme le champ scientifique pour qu’à travers cette lutte s’impose un certain régime de vérité ? Il y a quelques
années, j’avais écrit un article qui était une tentative pour dépasser cette vieille alternative historique de la
Raison et de l’Histoire, et pour essayer de déterminer ce que doit être la logique sociale d’un champ pour que les
agents sociaux, en luttant, comme ils le feraient ailleurs, avec des intérêts temporels (triompher de l’adversaire,
être le premier à publier, etc.), contribuent, sans même avoir besoin de le vouloir explicitement, au progrès de la
Vérité, au progrès de la Raison. Je vous donne la référence de cet article parce que je vais le raconter très mal et
très vite (l’enseignement est une chose terrible parce qu’on ne peut pas raconter des choses qu’on a déjà écrites
et on a du mal à raconter celles qui ne sont pas écrites, sinon elles seraient déjà écrites [rires de la salle]…
Enfin, quand je dis « on », c’est « je » [rires de la salle]…) : « La spécificité du champ scientifique et les
conditions sociales du progrès de la raison », Sociologie et sociétés, vol. 7, no 1, 1975, p. 91-118 ; il a été repris
sous une forme beaucoup plus élaborée, beaucoup plus argumentée, en juin 1976 dans Actes de la recherche en
sciences sociales, no 2/3, p. 88-104.
Je vous lis la phrase initiale qui contient l’essentiel de ce que j’ai à dire, l’intention du texte, et que je
pourrais commenter : « Ayant essayé de décrire ailleurs la logique du fonctionnement des champs de production
symbolique (champ intellectuel et artistique, champ religieux, champ de la haute couture, etc.), on voudrait
déterminer ici comment ces lois se spécifient dans le cas particulier du champ scientifique ; plus précisément, à
quelle condition (c’est-à-dire dans quelles conditions sociales) des mécanismes génériques comme ceux qui
régissent en tout champ l’acceptation ou l’élimination des nouveaux entrants [P. Bourdieu précise :] (le contrôle
de l’entrée est un des facteurs déterminants de l’autoreproduction d’un champ) ou la concurrence entre les
différents producteurs peuvent déterminer l’apparition de ces produits sociaux relativement indépendants de
leurs conditions sociales de production, que sont les vérités scientifiques (je dis “relativement indépendants”).
Cela, au nom de la conviction, elle-même issue d’une histoire (c’est important : la conviction que je vais
développer a elle-même des fondements historiques), que c’est dans l’histoire qu’il faut chercher la raison du
progrès paradoxal d’une raison de part en part historique et pourtant irréductible à l’histoire 16. » Voilà. C’est le
dernier mot de ce que je pense sur la question et je vais essayer d’argumenter un petit peu. Au fond, la thèse qui
est avancée est une sorte de relativisme rationaliste ou de rationalisme relativiste, c’est-à-dire une tentative pour
dépasser, autrement que par un coup de force à la Münchhausen, l’antinomie, les antinomies liées à l’historicité
de la Raison.
Pour essayer de préciser un tout petit peu : pour triompher dans le champ scientifique, lieu de luttes
prenant une forme particulière, il faut avoir raison selon la définition historique de la Raison qui a cours, à ce
moment-là, dans ce champ historique. Dans le champ scientifique, la raison du plus fort tend à y être la raison du
plus raisonnable. Plus précisément, le champ scientifique est un univers dans lequel il y a plus de chances
qu’ailleurs que celui qui a le plus raison soit le plus fort, la raison de celui qui a le plus raison étant définie par
rapport à une norme historique de la Raison qui est elle-même le produit de l’histoire spécifique du champ
considéré. Cela dit, comment expliquer que les luttes prennent une forme qui n’est pas commune dans les autres
univers ? Comment se fait-il qu’apparaissent des univers qui ont pour raison pratique le dialogue, l’échange
scientifique que certains, Habermas par exemple 17, tendent à constituer comme impliquant une reconnaissance
tacite d’une revendication de validité rationnelle, donc comme impliquant une sorte de postulat münchhausenien
de la rationalité ? Comment se fait-il que des univers qui ont pour raison, pour nomos, la Raison puissent
apparaître et quelles en sont les propriétés ?
Je pense qu’il faut distinguer deux niveaux que les théoriciens des sciences ou de l’histoire des sciences ou
de la philosophie des sciences ignorent ou acceptent à l’état séparé. Il y a d’abord, me semble-t-il, le problème
du changement des champs scientifiques, le problème du moteur : comment et pourquoi se produit le
changement ? Si l’on reprenait les différentes théories en vigueur sur la question, on trouverait parfois une sorte
de forme transformée de la Selbstverwirklichung [« autoréalisation », « auto-accomplissement »] hégélienne :
une sorte de logique interne des idées scientifiques, artistiques ou philosophiques engendre ses propres
développements selon ses propres lois 18. On trouve cette théorie dans le domaine du droit, dans le domaine de
l’art. Cette théorie de l’autonomie automobile est finalement une dimension de l’idéologie professionnelle des
producteurs spécifiques. Certains, de manière plus subtile et apparemment plus réaliste, diraient qu’il y a une
sorte de sélection naturelle, de lutte entre les idées, et que c’est l’idée la meilleure qui est la plus forte. En fait,
ils oublient de poser la question des conditions qui doivent être remplies pour que l’idée la plus forte ait de la
force. En effet, la proposition de Spinoza, « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie 19 », reste vraie : pour
que l’idée vraie ait un peu de force, il faut que soient constitués des univers très spéciaux dans lesquels la
logique même du monde social soit telle qu’un argument puisse avoir de la force.
Je pense que, si on se place du côté du moteur du champ (comment le champ change-t-il ?), on ne peut pas
ne pas faire intervenir le niveau des pulsions, des passions de la libido sciendi, c’est-à-dire les motivations
externes à l’intention scientifique qui s’enracinent dans la logique des luttes et par lesquelles le champ
scientifique est, au fond, un champ comme les autres. Au passage, dans un texte paru dans les Cahiers pour
l’analyse dont je vous avais déjà parlé 20, Foucault exclut de façon explicite le niveau de l’analyse du
changement de la philosophie ou de la science. Il parle du « niveau doxique » et, pour lui, les stratégies sociales
qui ont pour enjeu des enjeux théoriques et transcendants ne font pas partie de l’objet de connaissance
rigoureuse 21. Il en résulte, à mes yeux, un discours sans moteur ; on ne voit pas pourquoi et comment ces
univers peuvent se transformer. Il me semble que le dynamisme des champs scientifiques réside dans la logique
des luttes mais que la forme spécifique que prennent les orientations de ce dynamisme ne peut pas être déduite
de la seule connaissance des intérêts et des enjeux sociaux tels qu’ils se définissent dans les luttes entre les
agents sociaux engagés dans les différents champs. Il faut donc faire intervenir un autre niveau, qu’on peut
appeler de différents noms. C’est au fond, je pense, ce que Foucault appelait l’« épistémè 22 », ce que j’appelle
« espace des possibles » (qu’on pourrait appeler aussi « problématique »), c’est-à-dire l’univers des questions
pertinentes, à un moment donné du temps, qui est évidemment inséparable d’un univers de contraintes et de
contrôle des moyens légitimes de répondre aux problèmes légitimes.
Cette sorte d’espace des possibles est un espace de potentialités objectives, de choses à trouver, de
directions dans lesquelles il faut s’engager. Une observation commune de l’histoire des sciences est qu’il y a des
moments où, pour reprendre la métaphore de la limaille dans un champ magnétique, se produisent des transferts
de toute la limaille : tout le monde se précipite sur un certain secteur de l’espace des possibles. Appartenir à un
champ scientifique ou à un champ artistique (sur ce point, il n’y a pas de différences), c’est avoir la connaissance
(d’ailleurs beaucoup plus pratique qu’explicite) de la « carte » des problèmes intéressants et pertinents, dont le
« naïf » en peinture 23 ou l’autodidacte en sciences est dépourvu. Cette connaissance des orientations est
inséparable d’une connaissance des modes légitimes d’appropriation et de validation, de l’ambition de résoudre
les problèmes posés.
Cet espace des possibles qui sont en même temps des potentialités objectives définit à la fois des choses à
faire et, plutôt que des choses qui seraient à ne pas faire, des choses qui ne peuvent même pas être pensées dans
les limites de cette problématique. Kojève insistait par exemple beaucoup là-dessus 24 : l’effet le plus puissant
d’un espace des possibles est de rendre impossibles un certain nombre de problèmes qui, rétrospectivement,
apparaîtront comme fondamentaux et feront apparaître ses limites. Une nostalgie de toute science réflexive est
de penser les limites de l’espace des possibles pour essayer, précisément, d’en sortir : une fonction de la
sociologie de la sociologie telle que je la conçois, c’est d’essayer de prendre conscience au plus haut degré de
l’espace des possibles dont les agents sont à la fois exploiteurs et victimes, et d’explorer en même temps, pour
essayer de les dépasser, les limites de l’espace des possibles. Ainsi, lorsque j’ai essayé, dans les dernières leçons,
de vous montrer comment la pensée du monde social était enfermée dans une alternative scientifiquement très
puissante parce que socialement très puissante, je tentais de penser la boîte dans laquelle les sociologues
contemporains sont enfermés.

La vulnérabilité de la science sociale

Je pense que la sociologie est spécialement vulnérable aux pressions sociales : parce que son objet est un enjeu
de luttes auxquelles personne n’est indifférent, on ne nous laisse pas l’autonomie qu’on laisse volontiers aux
astronomes. Quand les problèmes de théologie sont résolus, les scientifiques ont la paix, alors que les
sociologues n’auront jamais la paix, ce dont ils s’occupent étant beaucoup trop important. Qu’ils répondent qu’il
y a des classes ou qu’il n’y en a pas, il y a des tas de gens très contents et d’autres très mécontents. Leur
autonomie n’est jamais acquise, la pression des questions sociales qui poussent à la porte pour devenir des
questions sociologiques est très forte. Par conséquent, cet effort pour penser l’espace des possibles est
particulièrement important en sciences sociales. Mais si la sociologie est particulièrement vulnérable, elle est
aussi maîtresse de l’instrument d’objectivation le plus puissant et, par conséquent, elle peut, en retournant contre
elle-même cet instrument d’objectivation (ce n’est pas une façon de faire le coup de Münchhausen), avoir la
monnaie de la solution transcendantale (au sens où Malraux disait que « l’art, c’est la monnaie de l’absolu 25 » :
on ne peut plus avoir Dieu, alors on a la petite monnaie).
Je pense que la solution rationaliste-historiciste que je propose est un peu la monnaie de l’absolutisme
transcendantal : comment substituer à cette sorte de verdict absolutiste un peu prussien (il y a une solution
transcendantale, la Raison) une solution historique progressive et progressiste ? Comment opérationnaliser la
lutte rationnelle pour les progrès de la constitution de l’univers scientifique comme univers de vérité ? Les
chercheurs affectent toujours de dédaigner les luttes de politique scientifique, mais, selon une position telle que
celle que je défends, ces luttes de politique scientifique, ces luttes pour améliorer le régime de vérité sont
importantes. Cela paraît absurde parce qu’on n’a pas l’habitude de penser le champ scientifique comme un
champ social, on n’a pas l’habitude de le penser en termes de mouvement, de mobilisation à ce niveau-là ou, s’il
arrive qu’on y pense, c’est toujours, au fond, pour défendre des intérêts corporatistes plus ou moins
universalisés.
Ce que je propose peut permettre de sortir de l’alternative du tout ou rien, de la Raison raisonnante
constituée ou de l’historicisme triste qui sait que la Raison est historique et que ce qui est vrai aujourd’hui sera
invalidé demain. Je pense qu’on peut se servir de la connaissance des contraintes, et parfois des fatalités, qui
pèsent sur la production de la vérité pour accéder à la vérité de ces conditions et, du même coup, à une maîtrise
théorique, et peut-être pratique, de ces conditions. Un obstacle à une politique du type de celle que je défends est
qu’elle est immédiatement pensée dans la logique ordinaire. En effet, selon une loi des mondes sociaux, les gens
qui professent l’idéologie professionnelle du désintéressement (en l’occurrence, de la science désintéressée) ont,
inconsciemment ou explicitement, s’agissant des autres, la philosophie la plus sociologiste, la plus pessimiste, et
une difficulté de la science sociale des sciences sociales et des productions culturelles tient au fait qu’elle a l’air
de retrouver cette vision pessimiste que chacun des membres du champ a des autres.
Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire : la réduction à l’objectivation à prétention sociologique est
une arme de lutte dans tous les champs, mais en particulier dans le champ scientifique et dans le champ
sociologique où les gens sont, au moins en principe, des professionnels de l’objectivation. La sociologie des
intellectuels a été perçue de cette façon et il est vrai que le fameux livre d’Aron L’Opium des intellectuels 26, qui
est considéré comme un des classiques de la sociologie des intellectuels, est typiquement une stratégie d’un
secteur du champ intellectuel contre un autre : c’est la vision que l’intellectuel de droite a spontanément de
l’intellectuel de gauche. De même, à la même époque (je cite toujours cet exemple parce qu’il est très
typique 27), Simone de Beauvoir, dans « La pensée de droite aujourd’hui 28 », exprimait la vision classique que
l’intellectuel de gauche a de l’intellectuel de droite. L’un et l’autre avaient en commun d’omettre d’objectiver
les points à partir desquels ils prenaient ces vues croisées, c’est-à-dire le champ dans son ensemble, s’interdisant
ainsi de découvrir qu’ils avaient intérêt à voir ce qu’ils voyaient et à ne pas voir ce qu’ils ne voyaient pas et que
l’autre voyait d’eux-mêmes.
L’objectivation scientifique se heurte donc à une difficulté supplémentaire : elle rencontre constamment du
déjà objectivé (les ragots, etc.). Surtout, une partie de la production scientifique consiste elle-même soit en
objectivations partielles, soit en objectivations plus globales mais qui aboutissent à une sorte de nihilisme. Par
exemple, actuellement, un courant qu’on peut appeler ultra-subjectiviste, et qui est d’ailleurs notamment parti, je
pense, de l’article que j’ai cité 29, conduit à dire que la production scientifique n’est que rhétorique 30, et que,
finalement, les discours scientifiques se caractérisent par une rhétorique de vérité : comme les romanciers
produisent l’effet de réel, les savants produisent l’effet de vérité, et tout ce qui est important, à un moment
donné, c’est de bien connaître le régime de vérité et d’être en règle avec lui, c’est-à-dire de faire preuve de
conformisme scientifique, de savoir produire les signes extérieurs de la vérité. Ce n’est pas toujours faux : cela
correspond, dans le champ scientifique, à une stratégie possible qui est ajustée à certaines positions. Cela dit, je
pense que les fausses objectivations radicales sont, par leur excès même (ce sont les effets de polarisation que
j’évoque souvent), par leur irréalisme même, l’un des supports de la non-objectivation et elles sont complices de
l’autoreprésentation hagiographique. Voilà [pour la première heure].

L’effet Gerschenkron

([Le tout début de la deuxième heure n’a pas pu être reconstitué mais P. Bourdieu commence par répondre à des
mots qui lui ont été remis pendant la pause :] […] Entre ce qui est dans ma tête et qui s’énonce très clairement
avant de venir [faire cours] et ce qui sort de ma bouche quand je suis sur cette scène, il y a un très grand décalage
dont je souffre beaucoup. Je voulais vous le dire et remercier ceux qui m’ont gentiment [laissé des mots (?)], ce
n’était pas totalement inutile.)
Je finis avec ce que je disais. En un mot, j’ai voulu dire que si la position des sciences sociales et de la
sociologie, surtout quand elle se donne comme objectif de s’objectiver elle-même, est extrêmement vulnérable,
la sociologie peut tirer parti de sa vulnérabilité extrême à l’analyse sociologique pour mieux maîtriser les
déterminismes sociaux qui pèsent sur elle. Autrement dit, je pense qu’il faut tirer parti de cette faiblesse
constitutive de la sociologie [à l’argument (?)] historiciste ou relativiste pour tirer d’une connaissance
sociologique des conditions sociales de la production sociologique des instruments d’une plus grande lucidité sur
la pratique scientifique et, du même coup, une meilleure connaissance des limites de validité et des limites
d’utilisabilité de la production des sociologues.
Je ne devrais peut-être pas soulever un dernier problème qui est terrible en ce sens qu’il peut donner une
raison supplémentaire de douter de la scientificité des sciences sociales à laquelle nos adversaires ne pensent pas
– et Dieu sait qu’il y en a déjà beaucoup, mais si ma théorie de la vulnérabilité est vraie, plus nous serons
exposés à la critique, mieux cela ira pour nous – et qui est peut-être la menace la plus terrible qui pèse sur les
sciences sociales : c’est le fait que les sciences sociales sont les dernières venues des sciences. Or le retard de la
sociologie la rend vulnérable aux modèles des sciences dominantes. J’appelle cela l’« effet Gerschenkron ».
Gerschenkron est un très grand historien qui a montré que, si le capitalisme a pris une forme toujours un peu
bizarre en Russie, c’est qu’il s’est développé assez longtemps après le démarrage du capitalisme anglais ou
français 31. Ce décalage, ce retard, a eu des effets, entre autres choses, à travers la conscience que ce capitalisme
attardé pouvait avoir de son retard.
L’« effet Gerschenkron », pour moi, désigne toutes les perversions qui s’introduisent dans les sciences
sociales du fait de la domination symbolique qu’exercent sur elles les sciences dites « avancées ». En général, les
stratégies les plus puissantes socialement, celles qui permettent d’avoir beaucoup de profits à très faible coût en
économie, en sociologie et même en histoire, consistent à mimer la scientificité des sciences qui ont précédé les
sciences sociales, à se parer des signes extérieurs de la scientificité tels qu’ils sont constitués dans un certain
régime de vérité. La formalisation, l’utilisation d’outils mathématiques ou informatiques plus ou moins bien
maîtrisés, par exemple, permettent de produire les artefacts d’une pratique scientifique légitime. En quelque
sorte, je pense que les sciences sociales, qui sont parties en retard, n’arrivent pas vraiment à partir parce qu’elles
peuvent faire croire qu’elles sont déjà parties : elles peuvent se donner des airs post-galiléens, post-einsteiniens,
alors qu’elles sont souvent pré-galiléennes. On peut ne pas savoir ce qu’est un marché en économie et faire
croire notamment […], à la faveur de jeux d’équations, qu’on comprend les mécanismes économiques.
On pourrait dire que l’un des critères les plus indiscutables de la scientificité d’un univers est sa capacité
d’affirmer son autonomie contre les ingérences externes, sa capacité de réfracter, en quelque sorte, les pressions
externes et, par exemple, à transformer des problèmes sociaux en problèmes scientifiques. Dans le cas des
sciences sociales, même ce critère n’est pas facile à utiliser dans la mesure où, au nom d’une représentation
simpliste des sciences de la nature, on peut produire un artefact conforme à la définition dominante de la science
et mimer l’autonomie. C’est ce que j’appelle le phénomène de fausse coupure. J’ai montré, par exemple,
comment la rhétorique qu’emploie Heidegger dans Sein und Zeit peut être comprise comme objectivement
orientée vers la production de l’apparence d’une coupure entre les problèmes tels que se les pose Heidegger et
les problèmes qui se posent au-dehors dans l’Allemagne des années 1920 et 1930 : il se pose ces problèmes, mais
dans un langage tel qu’il a l’air de s’intéresser tout à fait à autre chose 32. Dans le domaine du droit, la rhétorique
de la fausse coupure est triomphante : le discours juridique est constitué sur cette intention de neutralisation qui
permet de transformer des conflits sociaux en confrontation d’arguments. Dans le cas des sciences sociales, ces
effets sont à l’œuvre et on ne peut donc même pas retenir ce critère, ce qui rend la science sociale vulnérable aux
arguments les plus débiles des philosophes les plus élémentaires. Par une sorte de politique de l’autruche, les
sociologues se réfugient souvent dans des applications […] positivistes ou, au contraire, théoricistes (ce qui
revient un peu au même : on peut faire allégeance à une théorie générale dont on n’a pas lu le premier mot…). Il
me semble que les sciences sociales ne s’en sortiront pas de cette manière ; elles doivent au contraire affronter
délibérément la conscience de n’être pas fondées […] et surtout d’être plus exposées que les autres sciences à
tous les facteurs d’hétéronomie.
(Je me suis rallié longtemps à la théorie qui consistait à refuser, avec une hauteur wittgensteinienne, la
question du fondement 33. C’était au fond ma stratégie que de répondre aux objections des philosophes : « Si cela
vous amuse… moi, je travaille… » Je pense que même cette stratégie – qui peut avoir des fonctions sociales,
parce que beaucoup de philosophes ne méritent pas mieux que ce genre de réponses – n’est pas bonne. Mais il est
vrai que, dans le fond de mon cœur, je m’impose de savoir que je suis sans fondement [rires de la salle]. Je ne
sais pas s’il faut le dire publiquement, mais, après tout, pour être cohérent avec ma conviction, je dois le dire.)

Le problème de l’existence des classes sociales

Malheureusement, j’avais encore une fois très mal évalué le rapport entre le tempo de mon discours et ce que
j’avais l’intention de dire. Je vais essayer de faire un survol très risqué de ce que j’aurais voulu vous montrer
pour finir. Le problème que j’ai posé un peu in abstracto de la validation des prétentions à la scientificité et de la
forme particulière que prend cette question de la validation dans le cas des sciences sociales se pose, très
concrètement, dès qu’un sociologue présente une représentation du monde social. Prenons l’exemple d’une
analyse telle que la description construite d’un univers social que j’ai présentée dans La Distinction. On peut
objecter ou invoquer le fait que cette description est en fait une construction : le savant engage dans son travail
une construction et, du même coup, sa construction est rapportée à des constructions concurrentes. On ne
manquera pas de trouver, dans le champ scientifique lui-même, des constructions opposées à celle qu’il propose.
Ces constructions concurrentes peuvent devenir inégalement efficientes en ce sens qu’un sociologue ou un
historien qui propose une représentation du monde social, peut trouver une validation dans les faits qui n’est pas
nécessairement une validation scientifique.
Par exemple, le marxisme étant devenu une force sociale et, à travers cela, s’étant incorporé en quelque
sorte à la réalité, nous obtenons, quand nous interrogeons des gens sur l’existence des classes sociales, la réponse
d’une réalité transformée par Marx. Cette validation n’implique pas que ces théories marxistes soient vraies pour
autant. Les propositions des sciences sociales peuvent devenir, en quelque sorte, des slogans moteurs
transformant la réalité en s’y incarnant. Les théories du monde social ont pour propriété de pouvoir s’incarner
dans le monde social, et certains en tireraient argument pour dire que les sciences sociales ne sont pas
scientifiques.
Les représentations scientifiques du monde social qui sont élaborées dans un champ, qui est un lieu de
luttes, sont donc à ce titre justiciables de toutes les relativisations que j’ai invoquées tout à l’heure, et, en plus
d’être en concurrence entre elles, elles sont en concurrence avec les représentations partielles (on ne peut pas
dire les « théories spontanées », c’est presque une alliance de mots contradictoires) que les agents proposent au
travers, disons (c’est difficile à dire : il n’y a pas de mot…) des images pratiques qu’ils mettent en œuvre dans
leur conduite. À la différence des autres savants, le sociologue voit ses constructions confrontées aux
constructions pratiques ou discursives des agents sociaux, et cela peut conduire à une sorte de nihilisme qui
s’exprime dans le débat autour du problème des classes sociales 34. Sur ce problème, on retrouve des discussions
qui ressemblent beaucoup aux vieilles querelles sur les universaux (qui d’ailleurs reviennent à la mode dans la
philosophie moderne 35) qui posent la question de la réalité des concepts : est-ce qu’une réalité quelconque
correspond à la notion de « chien » ?
Les philosophes contemporains qui réfléchissent sur ce problème de la réalité des universaux me semblent
faire des distinctions que l’on peut introduire utilement à propos du problème des classes sociales. En effet, ils
disent que la question de l’existence des universaux nous place devant l’alternative d’un platonisme, au fond, qui
donne de la réalité aux universaux, et d’un nominalisme qui n’accorde aucune réalité à ces universaux, sinon
d’être pensés par ceux qui les pensent. Ainsi, on dira des « classes sociales » soit qu’elles existent dans la réalité,
qu’elles existent réellement, soit que ce sont de pures fictions inventées par le savant. Un article célèbre de
Raymond Aron sur la notion de classe 36 est très typique de la seconde position : les classes sont des fictions
scientifiques commodes.
Les philosophes mettent en garde sur le fait que, lorsqu’on discute sur la réalité des universaux, on entend
deux choses différentes : on peut s’interroger sur la réalité de la réalité désignée par les universaux (les chiens
existent) ou la réalité du concept qui désigne cette réalité (le « chien » comme mot existe-t-il ?). Dès que l’on
fait cette distinction, le problème des classes se pose un peu autrement. S’opposeront ceux qui diront : « Les
classes ne sont qu’un artefact, une fiction, une construction nominale, et, une construction nominale en valant
une autre, on peut conclure à un relativisme », et ceux qui diront : « Les classes sont des constructions, dont le
corrélat objectif existe dans la réalité et à propos duquel on peut discuter. » Cela dit, il faut prendre en compte
que, quand on parle de classes sociales, les classes sont une exception dans la notion de classe… Le mot
« classe » est le concept par excellence… C’est extrêmement difficile à penser… Disons que la question que l’on
pose à propose du concept est de savoir si ce à quoi il correspond existe. La question peut être tranchée lorsqu’il
s’agit d’un concept quelconque. Si l’on se demande si le chien en tant que concept existe ou si l’ensemble
désigné par le concept « chien » existe, on voit clair. Mais quand il s’agit de classes et de classes sociales, c’est
beaucoup moins simple. Est-ce que la classe sociale existe ? Est-ce que la réalité conceptuelle « classe »
existe… ? Commençons par une autre question plus simple. Est-ce que la réalité désignée par la notion de classe
existe ? La réponse est oui (je vais y venir : on peut donner des arguments et montrer que ce que je construis
existe), mais est-ce que la notion « classe » existe dans la réalité et est-ce que le savant la trouve déjà constituée
dans la réalité ou est-ce qu’il constitue lui-même la totalité qu’il observe sous le nom de classe ? S’agissant de
cette classe particulière, si vous avez à l’esprit tout ce que j’ai dit par le passé, vous voyez que le problème se
pose autrement : il se peut que cette réalité existe vraiment dans la tête des gens et sous forme de groupes
constitués en classes réelles. L’alternative du nominalisme et du réalisme est donc plus difficile qu’elle ne le
semble. J’ai du mal à le montrer en cinq minutes : il s’agit d’un des problèmes les plus difficiles de la
philosophie puisque, à la limite, il s’agit de penser notre propre pensée. La notion de classes et du monde social
nous place devant une série de paradoxes qui sont, je crois, du type des paradoxes de Gödel. Ce sont des
antinomies indépassables qu’il vaut mieux constituer comme telles, pour éviter de balancer sans cesse d’une
position nominaliste à une position réaliste. Voilà. J’ai formulé à peu près la question.

La « classe » : une fiction bien construite

Maintenant, il est relativement facile de démontrer que ce que le sociologue désigne sous le nom de « classes »
existe dans la réalité, à condition de penser ce que j’appelle « classe », par exemple dans La Distinction, non pas
comme une classe qui existe en tant que telle dans la réalité, mais comme une construction du savant bien fondée
dans la réalité – cum fundamento in re, comme disait la scolastique. Une conception de la réalité fondée dans la
réalité n’implique pas une réalité de la conception. Au fond, le passage du concept de la réalité à la réalité du
concept, qui est le saut permanent de l’illusion logiciste, se pose dans le cas particulier avec une force
particulière. Je l’avais dit une fois et tout le monde avait ri ; je le redis donc, mais en connaissance de cause :
l’erreur de Marx est d’avoir considéré que la classe qu’il construit (à condition qu’elle soit bien construite, c’est-
à-dire cum fundamento in re) existe dans la réalité, c’est-à-dire dans la tête des gens, dans les habitus, dans des
institutions, des dispositions, des mouvements [politiques (?)], etc., alors qu’il est relativement facile de montrer
que la classe existe comme fiction bien construite, en quelque sorte, comme rassemblement théorique bien
constitué.
La construction d’un espace social et des divisions de cet espace social suppose la mise au jour des
principes de différenciation qui permettent de réengendrer cet espace, de le re-produire théoriquement, et une
théorie adéquate de l’espace social, telle que celle que j’ai essayé de proposer dans La Distinction, prend en
compte l’existence de différences dans le monde social. On peut constater dans le monde social une infinité de
différences : les gens diffèrent les uns des autres et d’un millier de façons différentes ; il y a des différences
objectives et puis des différences subjectives (les agents sociaux en rajoutent : ils sont déjà objectivement
différents et ils transforment leurs différences en distinctions). Prenant acte de ces différences, le sociologue se
demande comment il pourrait re-produire théoriquement (ce qui est le travail de la science) ces différences, mais
d’une manière économique (le géomètre ne fait pas une carte aussi grande que le pays…). Une certaine
sociographie, qui est utile par ailleurs, est tentée de proposer une description infinie des différences (« Parmi les
paysans, il y a les petits, les moyens, les gros, et puis il y a des modes de production différents… »). Construire
un espace social, c’est au contraire construire le modèle simple qui permet de réengendrer, à partir d’un petit
nombre de variables articulées entre elles, l’espace des différences, c’est-à-dire la structure des distributions.
C’est ce que j’ai essayé de faire [dans La Distinction] : il y a un espace social et les agents sociaux y sont situés
et définis par la position qu’ils y occupent.
Pour construire cet espace, il suffit de deux ou trois variables articulées : le volume global du capital
possédé et la structure de ce capital. C’est-à-dire que le poids relatif, dans ce volume global, des différentes
espèces de capital permet déjà de situer les gens dans les deux dimensions, la dimension verticale (le volume
global) et la dimension horizontale de l’espace (la structure du capital) 37. Une troisième dimension importante
est ce qu’on pourrait appeler l’histoire du capital ou, en d’autres termes, la trajectoire : comment le capital des
agents sociaux concernés a-t-il évolué dans son volume et sa structure au cours du temps ? Pour construire cet
espace, on se donne des indices élémentaires, un problème dans la construction de tout modèle étant la
construction empirique des paramètres et des indicateurs permettant de résumer, de condenser le plus
d’informations possible.
Ayant ainsi construit l’espace, on peut situer chaque agent social dans une région de cet espace, et sa
position dans l’espace donne une prévisibilité très forte concernant ses pratiques de consommation et toutes
sortes de pratiques. On a donc là affaire à un modèle réaliste et l’on peut, sur la base de cet espace, découper des
classes, c’est-à-dire des régions de cet espace, lequel – c’est trivial mais important – n’a rien à voir avec un
espace géographique : des gens très proches dans cet espace social peuvent être très loin dans l’espace
géographique 38, et inversement (voir aussi mon analyse des stratégies de condescendance 39 qui supposent la
distance dans l’espace social malgré la proximité dans l’espace physique). Pour découper des régions de cet
espace, je vais faire un rond avec un feutre, l’hypothèse que j’ai à l’esprit étant que plus mon cercle sera petit,
plus les gens insérés dans ce cercle auront en commun des propriétés, à la fois actuelles et potentielles. Les
classes théoriques que je vais construire, par découpage, correspondront à des ensembles d’agents dotés de
propriétés semblables, sur le mode actuel et potentiel, et permettront donc une bonne prévisibilité de leur
conduite future, d’autant que les classes que je découpe de cette façon sont des classes d’agents, définies par
l’occupation de la même position et par la possession de l’ensemble des propriétés pertinentes associées à cette
position, et donc notamment des dispositions qui sont tendanciellement le produit de cette position.
Si vous vous rappelez que la position, c’est à la fois le volume, la structure et le « passé » du capital, et si
vous avez à l’esprit que les structures objectives deviennent des structures incorporées, c’est-à-dire les habitus,
on peut dire que l’ensemble des agents appartenant à la même classe sera caractérisé par l’« appartenance » au
même habitus : les agents enfermés dans la même classe possèdent le même système de disposition. Je rappelle
que je considère, au risque de paraître très mécaniste et de donner des verges à ceux qui veulent fouetter le vilain
déterministe que je suis (il faudrait réfléchir là-dessus, mais la science n’est pas obligée de postuler, par
définition, le déterminisme, cela implique d’avoir des limites, tout le temps…), que l’habitus comme système de
dispositions est à la fois, dans le langage de Leibniz 40, lex insita, loi immanente, loi inscrite, et vis insita, force
immanente, force inscrite : l’habitus, comme le dit bien le mot « disposition », est une disposition à agir selon
certaines lois ; c’est à la fois une propension à agir (en ce sens, la connaissance des habitus donne une prévision)
et une propension à agir dans une certaine direction.

Classes construites et classes infra-représentationnelles


On voit bien que la classe ainsi définie (c’est-à-dire comme ensemble de propriétés pertinentes qui rendent
compte au moindre coût des différences constitutives d’un univers social) est une fiction, une construction très
différente des constructions ordinaires que les agents produisent dans leurs luttes quotidiennes. Les gens
produisent constamment des classes (la classe des « pédés », par exemple, que j’avais citée 41) : l’injure est
classante, la vie quotidienne est classificatrice. Ces classes prétendent toujours au fondement dans la réalité, la
revendication de validité étant, je pense, universelle dans les luttes sociales, et pas seulement dans les luttes
scientifiques. (Il y a, je crois, deux universaux historiques pratiques : la revendication de vérité dans les luttes
quotidiennes et la revendication de désintéressement dans les échanges quotidiens. Je parle de deux universaux,
mais ce n’est pas une façon de faire revenir le transcendantal par la fenêtre.) Mais ces classes quotidiennes dans
lesquelles les gens s’enferment les uns les autres sont évidemment d’un tout autre type que les classes du
sociologue : elles ne sont pas systématiques, cohérentes ; elles sont partielles, elles sont fondées sur la
construction d’une fraction de l’espace social, elles ne perçoivent pas l’espace dans son ensemble, etc. Les
classes que construit le discours scientifique peuvent se targuer d’obtenir le consensus des chercheurs en ce sens
qu’elles sont fondées sur la réalité et sur des opérations de construction reproductibles telles que tout chercheur
possédant les mêmes données retrouvera les mêmes résultats – c’est la validation classique de la science.
Cela dit, on est dans un univers très bizarre parce que ces classes construites avec fondement dans la réalité
ont déjà, à ce niveau, quelque chose de particulier. La notion de disposition implique notamment que des gens
identiquement disposés sont tendanciellement bien disposés les uns à l’égard des autres. Comme je l’ai dit tout à
l’heure, il s’agit de dispositions à agir et à percevoir. L’habitus associé à une classe de positions implique donc
que l’ensemble des agents situés dans la même région de l’espace vont avoir une propension à créer des liens
réels entre eux et à se constituer en groupes. Plus mon cercle sera fermé, mieux la classe sera construite, plus les
taux d’endogamie et l’ensemble des indices classiques de la construction de groupes réels seront élevés : le
concubium, le mariage, le commercium, bref tous les signes de communication et de coopération.
Les groupes construits par le savant auront d’autant plus de chances d’être des groupes pratiques qu’ils
seront mieux construits : si la construction est conforme aux présupposés théoriques que j’ai explicités, les
classes construites avec fondement dans la réalité devraient tendre à être des groupes pratiques. Ces classes
existent donc quand même un peu dans la réalité, à l’état pratique. Elles peuvent même exister comme groupes
semi-consciemment construits, sous la forme de ce que Weber appelait les « groupes de statut 42 », c’est-à-dire
des groupes qui redoublent les affinités ou les sympathies spontanées des habitus par l’évitement systématique
de la mésalliance et la recherche systématique de l’homogamie au sens général du terme, à travers tous les
mécanismes de cooptation rationnelle (les clubs, etc.) qui permettent au groupe de contrôler au maximum sa
propre reproduction.
On passe déjà là à quelque chose qui est compliqué. Avec les classes sociales, on n’est pas dans l’ordre des
sciences de la nature. Une classe sociale bien construite a des chances d’exister dans la réalité comme classe, ce
qui ne veut pas dire – et c’est une grande erreur d’opérer ce saut – qu’elle existe dans une conscience de classe.
Je pense que même si l’on disait que la lutte contre la mésalliance est une forme pratique de la conscience de
classe, ce serait déjà faux parce que « conscience de classe » suppose représentation, etc. La classe va donc
exister sur un mode infra-représentationnel comme un groupe réel, et on arrive alors à quelque chose de très
troublant. J’ai dit tout à l’heure que les dispositions sont prédictibles. Je peux prédire parce que je suppose que
les occupants de la même position ont les mêmes dispositions à agir, donc, [en référence au fait que les
dispositions sont à la fois lex insita et vis insita, les mêmes] propensions et orientations… Il y a dans la notion
de disposition quelque chose que les scolastiques énonçaient comme esse in futuro, c’est-à-dire une potentialité :
la disposition est une essence qui enferme son propre futur. (Attention, j’accentue le côté déterministe de mon
discours ; faute de temps, je vous laisse faire la correction vous-mêmes…)
Une classification bien construite est une classification prédictive : contrairement à une classification
descriptive au hasard, une bonne classification est telle que les gens rassemblés dans une même classe vont avoir
des tas de propriétés communes au-delà des propriétés qui ont permis de les classer. [En zoologie, si vous avez
rassemblé dans une même classe des animaux] qui, je ne sais pas, volent et mangent du grain, vous en déduisez
des tas d’autres choses. Une construction sociologique, c’est du même type : si elle est bien conçue, vous pourrez
déduire à partir de deux critères assez abstraits (volume global et structure du capital) ce que les agents
rassemblés dans une même classe aiment, c’est-à-dire des tas de choses qui ne sont pas intervenues directement
dans la construction des classes.
Mais la chose la plus paradoxale, c’est que vous pouvez déduire leur propension à se rassembler, à faire des
groupes, autrement dit leur propension à répondre à des actions visant à les construire en groupe. D’une part,
vous observez donc qu’un certain nombre des pratiques auxquelles ils sont disposés sont des pratiques
agrégationnelles, des pratiques de rassemblement, et, d’autre part, à travers l’analyse des dispositions, vous
saisissez quelque chose qui rend tentant de les considérer comme des « classes » au sens traditionnel, marxiste
du terme : vous décelez la probabilité qu’ils ont de se rassembler si quelqu’un cherche à les rassembler. Du coup,
vous faites l’erreur de Marx en croyant que c’est comme s’ils s’étaient déjà rassemblés, et vous dites : « Ce sont
vraiment des classes. » C’est très compliqué. Je reprends : dans un premier temps, vous les rassemblez, mais
vous vous dites : « Attention, je suis un savant, je sais que c’est moi qui ai produit le rassemblement, ils ne sont
pas une classe dans la réalité (le corrélat du concept de chien existe, mais le concept de chien n’existe pas dans la
réalité). » Et puis, dans un deuxième temps, comme vos classes sont bien construites, vous vous dites : « Mais,
finalement, elles existent beaucoup plus que je n’aurais cru, puisque non seulement, spontanément, [les agents]
se rassemblent dans des opérations qui sont très importantes pour la reproduction du groupe, mais qu’en plus,
parmi les choses que je détermine en les caractérisant correctement dans l’instant, il y a cette propriété
essentielle qui est de se rassembler ou de se mobiliser dans le cas où on les mobiliserait. » Du coup, vous passez
de la classe sur le papier construite par le savant, c’est-à-dire de la classe théorique mais bien fondée dans la
réalité (ce n’est pas la classe-fiction, qui ne serait pas sérieuse), à la classe réelle, et donc au prolétariat et à toute
la mythologie marxiste. De cette façon, vous escamotez le problème fondamental de la construction de la classe
comme classe, du travail qui fait passer de cette sorte de virtualité de classe, de propension à se rassembler, au
rassemblement du « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

Le moment constructiviste

Maintenant, je vais finir de façon très, très accélérée. Tout est tellement lié que je ne sais pas si je vais arriver à
expliciter. J’ai décrit jusqu’ici le moment objectiviste du travail scientifique, c’est-à-dire le moment
structuraliste où le savant peut se prendre pour Dieu le père. Un garde-fou contre cette tentation de se prendre
pour Dieu le père est l’objectivation de la probabilité de cette tentation. Celle-ci est inscrite dans le champ
scientifique, comme dans tous les champs dominants : une propriété de tous les champs que j’évoquais en
commençant la première heure (le champ religieux, etc.) est qu’ils sont fondés sur la skholè, sur le loisir, sur la
distance à la pratique ; ceux qui se trouvent engagés dans ces champs théoriques tendent à oublier la distance
entre la théorie et la pratique, et à commettre l’erreur que j’évoquais en commençant, en constituant leur vision
du monde social comme réalité du monde social, en mettant dans la conscience des agents leur représentation
(scientifique ou autre) de ces pratiques. On peut appeler cela l’« erreur théoriciste » ou l’« erreur de Marx ».
C’est une sorte d’ethnocentrisme de théoricien. On critique les sciences sociales en disant par exemple : « Tu es
fils de… », « Tu fais une sociologie bourgeoise » ou « Tu fais une sociologie de mandarin », c’est-à-dire qu’on
rapporte la production du discours aux propriétés sociales les plus générales du producteur de discours ; à un
degré un peu plus raffiné, on peut la rapporter aux propriétés spécifiques qu’il occupe dans l’espace de
production spécialisée du discours. Mais, dans les deux cas, on oublie une chose beaucoup plus fondamentale :
l’appartenance à l’espace de production de discours, c’est-à-dire à l’univers du théorique, du monde mental, qui
ment monumentalement, comme disait l’autre [Jacques Prévert] 43. Je pense que la tentation théoriciste divine
est liée à ce premier moment. Je vous le dis pour faire voir que la sociologie de la sociologie permet de maîtriser
certaines erreurs génériques associées à l’appartenance même à l’univers social dans lequel se produit la science.
Cette vision théoriciste conduit à disqualifier toute la sociologie classique qui est d’un objectivisme
triomphant : les savants ont la conviction qu’ils doivent construire la science contre ce que Durkheim appelait
les « prénotions » ou Marx l’« idéologie » 44. Cette prise de position objectiviste est en quelque sorte le point
d’honneur du savant. Vouloir être savant, c’est vouloir cette espèce de gratification que donne précisément le
statut de savant : « Vous êtes naïf, vous êtes trivial, j’ai sur vous une vérité que vous n’avez pas », « Je suis le
déchiffreur d’une énigme que vous êtes pour vous-même ». Chez les althussériens, il y avait ainsi un usage
initiatique de l’idée de rupture 45, la notion de rupture revêtant la fonction qu’elle a dans les philosophies
initiatiques. D’ailleurs, le mot « rupture » de Bachelard était devenu chez les althussériens « coupure », ce qui
est très surdéterminé. Cette vision agréable que le savant a de lui-même et qui est sans doute l’un des principes
de la vocation scientifique en sciences sociales conduit à l’erreur fondamentale du théoricisme qui consiste donc
à passer de la conception de la réalité à la réalité de la conception, passer de la classe construite à la classe réelle.
Mais ce n’est pas fini : ce faisant, on disqualifie les agents sociaux dans leur pratique concurrente de
construction du monde social. Plus un sociologue est débutant, désarmé, incertain de sa validité (ce serait la
même chose pour un psychanalyste ou un philosophe), plus il tendra à affirmer fortement sa coupure avec le
profane, et, dans cette défense de la self-esteem, il fera une foule d’erreurs scientifiques…
La disqualification de l’expérience ordinaire du monde social et de la contribution que les agents sociaux
apportent à la construction du monde social, qui est donc une des gratifications élémentaires du théoricisme,
empêche de dépasser cette phase objectiviste. Elle empêche d’abord de se poser la question de l’objectivation
des intérêts associés à cette démarche objectiviste (ce que j’ai fait en passant) et ensuite de dépasser cette phase
objectiviste pour s’interroger sur cet espace que j’ai construit. Cet espace que j’ai construit existe, je pense,
objectivement. Il existe indépendamment de la représentation que les agents en ont. Il existe aussi
indépendamment de la construction que j’en fais : il est indépendant de ma pensée, ce qui est un des critères de
la réalité. Cela dit, il est, en même temps objet de perceptions, il est enjeu de luttes, et la représentation
souveraine et divine que je prétends donner va elle-même devenir un enjeu de luttes : elle peut repasser à la
réalité. Si l’on interroge des milieux relativement cultivés sur la représentation de l’espace social, il y a de
bonnes chances que l’on retrouve grosso modo la structure que j’ai proposée dans La Distinction, d’autant plus
que cette structure a été reprise sous la forme des catégories de l’Insee 46. Autrement dit, une construction
scientifique est susceptible de passer à la réalité (des catégories issues d’un travail scientifique peuvent finir
inscrites sur les cartes d’identité) sans pour autant être validée.
Ce processus rappelle que ce que le savant construit, c’est un état des luttes à propos du monde social,
c’est-à-dire des luttes pour la construction du monde social. La phase structuraliste ou objectiviste doit donc se
dépasser vers une phase tout à fait constructiviste dans laquelle on rappelle que le monde social est enjeu de
négociations, que l’existence même des « classes » est un enjeu de luttes et que des visions différentes
s’affrontent : des agents peuvent s’opposer, d’abord, sur l’existence même des classes et, ensuite, s’ils acceptent
l’existence des classes, sur la manière de découper les classes, sur les principes de classification. Ces luttes ne
sont pas sans effet. Comme la solution scientifique elle-même, elles peuvent passer à l’acte.
C’est là que, pour accélérer (et pour en finir), je reviens à l’objectivisme. La science objectiviste doit se
dépasser dans une prise en compte des luttes à propos de l’objectivité dont, qu’elle le veuille ou non, la
description scientifique fait partie. Du même coup, la science du monde social doit inclure une théorie des luttes
fondée sur une théorie des rapports de force à l’intérieur desquels ces luttes s’accomplissent. On peut par
exemple poser que la force symbolique dans les luttes pour changer le monde social ou le conserver dépendra,
premièrement, du capital symbolique détenu par l’individu ou le groupe proposant une vision conservatrice ou
transformatrice du monde social et, deuxièmement, du degré de réalisme, c’est-à-dire de fondement dans la
réalité, de la représentation proposée. Entre deux visions du monde social qui s’affrontent, les deux principes de
différenciation seront donc, d’une part, l’autorité symbolique détenue par les deux parties et, deuxièmement, le
degré de réalisme, c’est-à-dire de prédictibilité, des deux visions qui s’affrontent. L’objectivisme est donc à
dépasser, mais il est, d’une certaine façon, indépassable : il faut passer par l’objectivisme, ne pas s’y arrêter,
mais il est indépassable. Faire le saut par-dessus l’objectivisme, c’est prendre acte que le monde social est
construit sans voir que ceux qui le construisent sont construits par lui et contribuent à sa construction en
proportion de la place qu’il leur accorde ; c’est se condamner à une sorte de relativisme et ôter toute réalité au
monde social.
Un dernier point : on voit bien que la classe va être un enjeu central de la lutte et que l’analyse que j’ai
proposée permet de faire surgir la question des conditions spécifiques du travail spécifique qui est nécessaire
pour passer de cette sorte de classe à l’état virtuel, would-be, à la classe mobilisée, si tant est qu’elle existe, ou à
un délégué, un mandataire, un porte-parole, un mouvement qui puisse dire : « Je suis la classe. » La question de
l’existence même de tout ce travail politique ne peut être posée que si on a fait le travail que j’ai essayé de faire.
Voilà… J’ai essayé de dire vite et mal ce que je voulais dire…

1. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit.


2. Voir notamment L. Althusser, Pour Marx, op. cit., où la formule est utilisée pour désigner une démarche philosophique.
3. Seule une traduction partielle de l’ouvrage de Karl Mannheim était disponible à l’époque du cours : Idéologie et utopie, trad. Pauline
Rollet, Paris, Marcel Rivière, 1956 [1929] ; une traduction intégrale, par Jean-Luc Evard, a depuis paru aux Éditions de la MSH en 2006.
La notion passée dans l’usage d’« intelligentsia sans attaches » est rendue dans cette dernière par « intelligentsia socialement
désancrée » : « Constamment [cette couche en apesanteur relative] a fourni leurs théoriciens aux groupes conservateurs auxquels leur
enracinement à la glèbe rendait très difficile d’enseigner les gymnastiques de la réflexion théorique. Mais elle a aussi donné ses
théoriciens au prolétariat, dépourvu, de par sa condition sociale, des prémisses de l’instruction exigée par les luttes politiques de l’époque
moderne. Quant à l’entente passée avec la bourgeoisie libérale, nous en avons déjà parlé. La capacité de s’identifier à toutes les positions
a rendu possibles aux intellectuels ces rapprochements à des groupes qui, en termes de classe, leur étaient étrangers ; pour eux et pour
eux seulement, il y avait une possibilité de choix, alors que des individus que leurs attaches de classe situent sans ambiguïté ne sont
qu’exceptionnellement à même de les dépasser pour agir » (p. 131). La notion d’« intellectuel organique », qui est mobilisée par
opposition à la précédente, est pour sa part tirée d’Antonio Gramsci : « Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction
essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches
d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais
également dans le domaine social et politique. » (Œuvres choisies, trad. Gilbert Moget et al., Paris, Éditions sociales, 1959, p. 429.)
4. Lénine utilise le terme dans Que faire ? en citant un texte de Karl Kautsky de 1901-1902 : « Or, le porteur de la science n’est pas le
prolétariat, mais les intellectuels bourgeois : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme
contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l’introduisent ensuite
dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du
dehors (Von Aussen Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément. » (Lénine,
Que faire ?, Paris, Éditions sociales, 1971 [1902], p. 40-41.)
5. P. Bourdieu avait plusieurs fois exprimé ses critiques à l’égard de la notion de « prise de conscience » au cours de son enseignement : lors
de l’année 1982-1983 (Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 99 sq.) et plus rapidement, lors de cette année 1985-1986 (dans les leçons
des 24 avril, 15 mai et 12 juin 1986).
6. P. Bourdieu pense sans doute principalement aux développements sur les « couches intellectuelles » (et par exemple les « intellectuels
prolétaroïdes ») dans la section « Ordres, classes et religions » de la sociologie des religions de Max Weber (Économie et société, t. II,
op. cit., p. 223-281).
7. Allusion au sous-titre du Crépuscule des idoles (1888), Wie man mit dem Hammer philosophiert, généralement rendu en français par
Philosopher à coups de marteau.
8. P. Bourdieu avait travaillé sur les nécrologies (avec M. de Saint Martin, « Les catégories de l’entendement professoral », art. cité), comme
il l’avait rappelé dans une leçon précédente, le 17 avril 1986.
9. Dans les années 1990, deux numéros de la revue Actes de la recherche en sciences sociales seront consacrés à « L’histoire sociale des
sciences sociales ».
10. Les Aventures du baron de Münchhausen est un conte allemand de la fin du XVIIIe siècle. On lit assez fréquemment l’épisode où le baron
sur son cheval s’extrait de sables mouvants en se tirant par les cheveux comme une sorte d’allégorie d’un raisonnement fallacieux.
11. Il s’agit du colloque « Science, la renaissance d’une histoire : colloque international Alexandre Koyré » organisé au Collège de France du
10 au 14 juin 1986 (les actes du colloques furent édités sous la forme d’un numéro spécial de la revue History and Technology en 1987).
12. Ernest Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, Calmann-Lévy, 1890.
13. « Chaque société a son régime de vérité, sa “politique générale” de vérité ; c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait
fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on
sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont
la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai. » (Michel Foucault, « Vérité et pouvoir », in Dits et Écrits II. 1976-1988, Paris,
Gallimard, « Quarto », 2001, p. 158-159.)
14. Michael Pollak, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 25,
1979, p. 45-59.
15. Sur ces points et, plus généralement, sur les développements consacrés dans cette première heure au champ scientifique, voir, outre les
deux articles que cite P. Bourdieu un peu plus loin, le cours qu’il donnera en 2000-2001, son dernier cours, publié sous le titre Science de
la science et réflexivité, op. cit.
16. P. Bourdieu, « Le champ scientifique », art. cité, p. 88.
17. P. Bourdieu avait évoqué ces analyses de Jürgen Habermas au cours de la leçon précédente, le 12 juin 1986.
18. Des développements avaient été consacrés à ce type d’analyses dans la leçon du 3 mai 1984.
19. « La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réduire aucune affection, mais seulement en tant qu’elle est
considérée comme une affection. » (Spinoza, L’Éthique, IV, proposition 14.)
20. Michel Foucault, « Réponse au Cercle d’épistémologie », Cahiers pour l’analyse, no 9, 1968, p. 10-40.
21. « Mais il y a illusion doxologique chaque fois qu’on fait valoir la description comme analyse des conditions d’existence d’une science.
Cette illusion prend deux aspects : elle admet que le fait des opinions, au lieu d’être déterminé par les possibilités stratégiques des jeux
conceptuels, renvoie directement aux divergences d’intérêts ou d’habitudes mentales chez les individus ; l’opinion, ce serait l’irruption du
non-scientifique (du psychologique, du politique, du social, du religieux) dans le domaine spécifique de la science. Mais d’un autre côté,
elle suppose que l’opinion constitue le noyau central, le foyer à partir duquel se déploie tout l’ensemble des énoncés scientifiques ;
l’opinion manifesterait l’instance des choix fondamentaux (métaphysiques, religieux, politiques) dont les divers concepts de la biologie,
ou de l’économie, ou de la linguistique, ne seraient que la version superficielle et positive, la transcription dans un vocabulaire déterminé,
le masque aveugle à lui-même. L’illusion doxologique est une manière d’élider le champ d’un savoir comme lieu et loi de formation des
options théoriques. » (Ibid., p. 37.)
22. Id., Les Mots et les Choses, op. cit. ; L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
23. Voir les analyses sur le Douanier Rousseau, in Les Règles de l’art, op. cit., p. 400-407.
24. Voir Alexandre Kojève, L’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, Paris, Le Livre de poche, 1990
[1932].
25. La Monnaie de l’absolu est le titre du troisième volume de la Psychologie de l’art d’André Malraux (Paris, Skira, 1949).
26. Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955.
27. P. Bourdieu l’avait notamment évoqué dès le début de son cours (voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 69-71).
28. Paru en deux parties dans Les Temps modernes en 1955 (no 112-113, p. 1539-1575, et no 114-115, p. 2219-2261), cet article (repris dans
Privilèges, Paris, Gallimard, 1955 ; rééd. sous le titre Faut-il brûler Sade ?, Paris, Gallimard, « Idées », 1972) répondait au livre de
Raymond Aron.
29. Il s’agit de l’article « Le champ scientifique », art. cité.
30. P. Bourdieu développera sa critique du « programme fort » en sociologie des sciences dans son dernier cours au Collège de France (voir
Science de la science et réflexivité, op. cit., p. 41-66).
31. Alexander Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 1962. Sur l’« effet
Gerschenkron », voir aussi Choses dites, op. cit., p. 51-53 ; « Le champ scientifique », art. cité, p. 101-102 ; Sociologie générale, vol. 1,
op. cit., p. 337 et 435.
32. P. Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », art. cité.
33. Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, « Tel », 1976 [1958].
34. Dès le premier cours, P. Bourdieu pose le problème des classes sociales à travers la problématique du classement (Sociologie générale,
vol. 1, p. 16-17). Il revient sur ce même problème dans cette dernière leçon pour mettre en évidence toute la complexité de l’analyse que
permet la mobilisation du système conceptuel qu’il a exposé au cours des années passées.
35. La « querelle des universaux » (souvent présentée, comme P. Bourdieu le fait ci-après, au travers des réflexions sur le concept de
« chien ») est un grand débat de la philosophie scolastique médiévale. Après avoir été marginalisée à la Renaissance et dans la
philosophie continentale pour plusieurs siècles, elle est réinvestie à partir de la fin du XIX e siècle par la philosophie analytique,
notamment par Bertrand Russell auquel P. Bourdieu empruntait l’exemple du « roi de France est chauve », mobilisé à plusieurs reprises
au sujet des classes sociales dans la deuxième année de son enseignement (voir Sociologie générale, vol. 1, passim).
36. Raymond Aron, « Classe sociale, classe politique, classe dirigeante », Archives européennes de sociologie, no 1, 1960, p. 260-281
(reproduit partiellement in Pierre Birnbaum et François Chazel, Sociologie politique. Textes, Paris, Armand Colin, « U2 », 1978, p. 103-
107).
37. P. Bourdieu a en tête le schéma de l’espace social publié dans La Distinction, op. cit., p. 140-141, et repris, sous une forme simplifiée,
dans Raisons pratiques, op. cit., p. 21.
38. Sur les relations entre, d’une part, l’espace social et, d’autre part, l’espace des interactions et l’espace géographique, voir La Distinction,
op. cit., p. 271-272 et passim ; La Misère du monde, op. cit., p. 159-167 ; Méditations pascaliennes, op. cit., p. 162.
39. Voir notamment Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 551-552.
40. P. Bourdieu avait développé et justifié cet emprunt à Leibniz dans la leçon du 15 mars 1984.
41. Voir Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 96, et supra, le cours du 28 mars 1985, p. 519.
42. M. Weber, Économie et société, t. I, op. cit., p. 391-400.
43. « Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les / allumettes / Parce que Messieurs quand on le laisse seul / Le monde
mental / Messieurs / N’est pas du tout brillant / Et sitôt qu’il est seul / Travaille arbitrairement / S’érigeant pour soi-même / Et soi-disant
généreusement en l’honneur des travailleurs / du bâtiment / Un auto-monument / Répétons-le Messsssieurs / Quand on le laisse seul / Le
monde mental / Ment / Monumentalement. » (Jacques Prévert, « Il ne faut pas… », in Paroles [1949], Paris, Gallimard, « Folio », 1972,
p. 219.)
44. Voir la première leçon de l’année 1984-1985.
45. Allusion à la notion de « coupure épistémologique » qui est introduite par Louis Althusser au début de Pour Marx, op. cit., et qui se veut
une radicalisation de la « rupture épistémologique » de Gaston Bachelard (La Formation de l’esprit scientifique, op. cit.).
46. En 1982, la refonte par l’Insee de la « nomenclature des catégories socio-professionnelles » avait notamment mobilisé les résultats de La
Distinction. P. Bourdieu avait développé ce point supra dans sa leçon du 28 mars 1985.
47. Leçon du 28 avril 1982, in P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 11.
48. Ibid.
49. « La notion d’habitus veut dire qu’il y a une sorte de capital informationnel, structurant et structuré, qui fonctionne comme principe de
pratiques structurées sans que ces structures que l’on peut trouver dans les pratiques aient existé préalablement à la production des
pratiques en tant que règles » (10 mai 1984).
50. Formule employée dans Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue, Berlin et New
York, Mouton/De Gruyter, 5e édition, 2005 [1968], p. 53-54.
51. P. Bourdieu aurait certainement remanié le texte comme il avait l’habitude de le faire, mais une incise (« D’ailleurs cela existe sous forme
de livre, ou existera, je l’espère, sous forme de livre », 25 avril 1985) et des indications ultérieures (« J’ai essayé de dégager les propriétés
générales de champs […] dans les cours que j’ai donnés au Collège de France de 1983 à 1986 et qui feront l’objet d’une publication
ultérieure » – Les Règles de l’art, op. cit., p. 300 ; voir aussi Sur l’État, op. cit., p. 439) indiquent qu’il a envisagé une (ou des)
publication(s). Le « Cours de sociologie générale » est peut-être l’un de ces enseignements qu’il n’a pas publiés faute de temps (sur ce
point, voir Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « L’esprit de la recherche », in Yvette Delsaut et Marie-Christine Rivière, Bibliographie des
travaux de Pierre Bourdieu, suivi d’un entretien sur l’esprit de la recherche, Pantin, Le Temps des cerises, 2002, p. 224). Méditations
pascaliennes (comme l’ouvrage qu’il avait quasiment terminé sur la « théorie des champs ») a pu être une occasion de publier certains
développements du cours.
52. Les réflexions proposées lors de cette année 1981-1982 devaient fournir la matière d’un article ultérieur important : « Espace social et
genèse des classes », art. cité.
53. « Et s’il m’arrive de sasser et de ressasser les mêmes thèmes, de revenir à plusieurs reprises sur les mêmes objets et les mêmes analyses,
c’est toujours, il me semble, dans un mouvement en spirale qui permet d’atteindre à chaque fois un degré d’explicitation et de
compréhension supérieur, et de découvrir des relations inaperçues et des propriétés cachées. » (Méditations pascaliennes, op. cit., p. 19.)
54. Voir P. Bourdieu et Y. Delsaut, « L’esprit de la recherche », art. cité, p. 193.
55. Cet incident explique que, comme cela a été rappelé plus haut, la première année publiée dans le précédent volume soit plus courte que
les quatre suivantes (et peut-être aussi que la deuxième année soit la plus longue : Bourdieu avait peut-être prévu un nombre de séances
plus important en 1982-1983 pour rattraper les heures qui n’avaient pu être données au printemps 1982).
56. P. Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, op. cit., p. 15.
57. Parfois, cependant, il s’en réjouit (voir, par exemple, la leçon du 2 mai 1985).
58. « […] les questions [me] sont très utiles psychologiquement parce qu’elles me donnent le sentiment de mieux connaître la demande »
(23 mai 1985).
59. Elle a pour conséquence que les cours publiés dans ce volume durent tous, à peu de chose près, deux heures, alors que, durant l’année
1982-1983, certaines leçons débordaient sensiblement le temps imparti.
60. Entre les deux heures, P. Bourdieu opère systématiquement une pause (ou un « entracte », comme il le dit un peu ironiquement, peut-être
pour rappeler le caractère objectivement un peu théâtral de la situation).
61. Pierre Bourdieu, « L’institutionnalisation de l’anomie », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 19-20, 1987, p. 6-19 ; « La
révolution impressionniste », Noroît, no 303, 1987, p. 3-18.
62. Id., Manet. Une révolution symbolique, op. cit.
63. Voir les indications fournies à ce sujet dans la leçon du 14 mars 1985.
64. P. Bourdieu, « L’invention de la vie d’artiste », art. cité.
65. Id., « Le hit-parade des intellectuels français ou qui sera juge de la légitimité des juges ? », art. cité.
66. Id., « Un jeu chinois. Notes pour une critique sociale du jugement », Actes de la recherche en sciences sociales, no 4, 1976, p. 91-101 ;
repris dans La Distinction, op. cit., p. 625-640.
67. « “Je suis un peu comme un vieux médecin qui connaît toutes les maladies de l’entendement sociologique.” Entretien avec Pierre
Bourdieu recueilli par Beate Krais (décembre 1988) », in P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue,
op. cit., p. XVI.
68. Ibid., p. XVI-XVII.
69. On peut signaler que c’est en 1985 que P. Bourdieu quitte la direction du Centre de l’éducation et de la culture.
70. De fait, Bourdieu fait soutenir moitié moins de thèses entre 1983 et 1997 qu’entre 1970 et 1983 (14 contre 29).
71. P. Bourdieu, « L’invention de la vie d’artiste », art. cité.
72. Bourdieu évoque plus rapidement Le Joueur de Dostoïevski (29 mars 1984). Il publie, dans ces mêmes années, un texte sur Francis
Ponge : « Nécessiter », in « Francis Ponge », Cahiers de L’Herne, 1986, p. 434-437.
73. P. Bourdieu, « La dernière instance », art. cité.
74. Id., Images d’Algérie. Une affinité élective, Arles, Actes Sud/Sinbad/Camera Austria, 2003, p. 42.
75. Les index des deux volumes de Sociologie générale le confirment : Marx, Durkheim et Weber sont les auteurs auxquels Bourdieu fait le
plus souvent référence (ils sont suivis par Sartre, Kant, Hegel, Flaubert, Lévi-Strauss, Platon, Goffman, Kafka, Foucault et Husserl). C’est
Weber qui est le plus cité (116 citations contre 86 et 81 pour Marx et Durkheim), particulièrement en 1983-1984.
76. Id., « N’ayez pas peur de Max Weber ! », Libération, 6 juillet 1982, p. 25.
77. En 1962-1963, Bourdieu, qui enseignait alors à Lille, avait consacré un cours à Max Weber et invitait ses étudiants à lire et à traduire des
passages d’Économie et société. Dans les années 1960, il avait ronéotypé à l’intention des étudiants et des chercheurs certains passages.
Ce n’est qu’en 1971 que paraît chez Plon une traduction partielle du livre.
78. P. Bourdieu, « La force du droit », art. cité.
79. Id., Sur l’État, op. cit.
80. Id., « La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, no 84, 1990, p. 2-31 ; La Domination masculine, op. cit..
81. Sur cette réflexion (précédée par « L’évolution des rapports entre le champ universitaire et le champ du journalisme », Sigma, no 23,
1987, p. 65-70) qui inclura une analyse du journalisme en termes de champ, voir principalement : « L’emprise du journalisme », Actes de
la recherche en sciences sociales, no 101-102, 1994, p. 3-9 ; « Journalisme et éthique » (Communication à l’ESJ Lille, 3 juin 1994), Les
Cahiers du journalisme, no 1, 1996, p. 10-17 ; « Champ politique, champ des sciences sociales, champ journalistique (Cours du Collège
de France, 14 novembre 1995) », Cahiers du Groupe de recherche sur la socialisation, Lyon, Université Lumière-Lyon 2, 1996 (repris
en anglais in Rodney Benson et Erik Neveu [dir.], Bourdieu and the Journalistic Field, Cambridge, Polity Press, 2005, p. 29-47) ; Sur la
télévision, op. cit. ; Contrefeux, Paris, Raisons d’agir, 1998, p. 76-92 ; « À propos de Karl Kraus et du journalisme », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 131-132, 2000, p. 123-126.
82. Patrick Champagne, « Sur la médiatisation du champ intellectuel. À propos de Sur la télévision », in Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick
Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 431-458.
83. Pendant la période correspondant aux cours, P. Bourdieu participe à deux émissions d’« Apostrophes » (pour Ce que parler veut dire puis
pour le rapport du Collège de France sur l’enseignement) et présente deux de ses livres (Ce que parler veut dire et Homo academicus)
dans des journaux télévisés (l’un « régional », l’autre « de la nuit »).
84. S’appuyant sur ses analyses des champs de production culturelle, il introduit une réflexion sociologique sur les thèmes de la désaffection
des « jeunes » pour la presse et sur les relations entre le journalisme et l’institution scolaire. Voir Philippe Bernard, « Exercice illégal de la
pédagogie », Le Monde, 16 mai 1985.
85. Voir Pierre Bourdieu & les médias. Rencontres INA/Sorbonne (15 mars 2003), Paris, L’Harmattan, 2004. Dans les années qui suivent le
séminaire (et donc le développement des chaînes privées en France), Bourdieu sera l’un des initiateurs du mouvement « Pour que vive la
télévision publique » (Pierre Bourdieu, Ange Casta, Max Gallo, Claude Marti, Jean Martin et Christian Pierret, « Que vive la télévision
publique ! », Le Monde, 19 octobre 1988).
86. Remi Lenoir, « Duby et les sociologues », in Jacques Dalarun et Patrick Boucheron (dir.), Georges Duby. Portrait de l’historien en ses
archives, Paris, Gallimard, 2015, p. 193-203.
87. « Propositions pour l’enseignement de l’avenir. Rapport du Collège de France », Paris, Minuit, 1985, plaquette de 48 pages (également in
Le Monde de l’éducation, nº 116, mai 1985, p. 61-68).
88. Sur les origines, la rédaction et la réception du rapport, voir les travaux en cours de P. Clément (pour un premier état : « Réformer les
programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire », thèse pour le doctorat de sociologie,
université de Picardie Jules-Verne, 2013, chap. 2, p. 155-240).
89. P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 102-107.
90. P. Bourdieu évoque cette cérémonie dans Manet. Une révolution symbolique, op. cit., p. 484.
91. P. Bourdieu, « Le plaisir de savoir », Le Monde, 27 juin 1984 ; « Non chiedetemi chi sono. Un profilo di Michel Foucault », L’Indice,
octobre 1984, p. 4-5.
92. Pour une analyse détaillée du champ philosophique au moment où sont donnés ces cours, voir Louis Pinto, Les Philosophes entre le lycée
et l’avant-garde. Les métamorphoses de la philosophie dans la France d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1987.
93. Voir aussi Pierre Bourdieu, « Sartre », London Review of Books, vol. 2, no 22, 1980, p. 11-12 (publié en français sous le titre « Sartre,
l’invention de l’intellectuel total », Libération, 31 mars 1983, p. 20-21 ; repris dans Agone, no 26-27, 2002, p. 225-232).
94. Cette reconnaissance intellectuelle s’étend dès cette époque aux universités américaines. S’agissant de Foucault, par exemple, une vague
de traductions a eu lieu en 1977 aux États-Unis. À ce moment, Bourdieu, qui un peu plus jeune et qui est le seul à ne pas se dire
« philosophe », est encore un peu en retrait sous ce rapport.
95. Voir P. Bourdieu, Homo academicus, op. cit., p. 140-148.
96. L. Ferry et A. Renaut, La Pensée 68, op. cit.
97. Sur ce point voir Benoît Peeters, Derrida, Paris, Flammarion, 2010, p. 369-380.
98. Ce modèle est celui de l’intellectuel cumulant une reconnaissance proprement intellectuelle et une notoriété auprès d’un public cultivé
assez large. Le début des années 1980 (qui correspond, par exemple, au moment où François Maspero vend sa maison d’édition) est une
époque où des éditeurs commencent à déplorer la raréfaction d’auteurs savants crédités de gros tirages, dans un contexte où la
spécialisation universitaire paraît s’accroître.
99. Collectif Les Révoltes logiques, L’Empire du sociologue, Paris, La Découverte, 1984.
100. On peut renvoyer aussi à sa remarque sur le caractère « un peu cubiste » de sa sociologie (9 mai 1985).
101. P. Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit.
102. Alain Accardo, Initiation à la sociologie de l’illusionnisme social. Invitation à la lecture des œuvres de Pierre Bourdieu, Bordeaux, Le
Mascaret, 1983 ; rééd. Marseille, Agone, 2006. Ce livre sera suivi d’un recueil de textes commentés par Alain Accardo et Philippe
Corcuff : La Sociologie de Bourdieu, Bordeaux, Le Mascaret, 1986.
103. Voir, sur l’opposition entre méthodologie et épistémologie, P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue,
op. cit., p. 13-14 ; sur le rapport de P. Bourdieu à l’entreprise de Paul Lazarsfeld, P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit.,
p. 97-98 ; et sur l’« impératif méthodologique » qui tend à réunir les différents moments de la sociologie de Raymond Boudon, Johan
Heilbron, French Sociology, Ithaca, Cornell University Press, 2015, p. 193-197.
104. Bruno Latour et Steeve Woolgar, Laboratory Life : The Social Construction of Scientific Facts, Londres-Beverly Hills, Sage, 1979 (trad.
fr. postérieure au cours : La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, trad. Michel Biezunski, Paris, La Découverte, 1988).
105. P. Bourdieu, « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », art. cité ; « Le champ
scientifique », art. cité.
106. Id., Science de la science et réflexivité, op. cit., p. 41-66.
107. Sur ses prises de position pendant cette période, voir id., Interventions 1981-2001, op. cit., p. 157-187.
108. Voir, par exemple, id., Contre-feux, Paris, Raisons d’agir, 1998, p. 46.
109. Id., Sur l’État, op. cit.
110. Id., Manet. Une révolution symbolique, op. cit.
111. Id., Science de la science et réflexivité, op. cit.
SITUATION DU DEUXIÈME VOLUME DU COURS
DE SOCIOLOGIE GÉNÉRALE DANS
SON ÉPOQUE ET DANS L’ŒUVRE DE PIERRE
BOURDIEU

Par Julien Duval

Ce deuxième volume poursuit et termine la publication du « Cours de sociologie générale » que Pierre
Bourdieu a donné lors de ses cinq premières années d’enseignement au Collège de France à partir de 1982. Il
réunit les cours délivrés, à raison de huit à dix séances de deux heures chaque année, durant les années
universitaires 1983-1984, 1984-1985 et 1985-1986.
Selon une expression que le sociologue avait employée lors de sa toute première leçon, le « Cours de
sociologie générale » constitue une présentation des « linéaments fondamentaux » de son travail 47. Dispensée
dans la foulée de sa leçon inaugurale prononcée en avril 1982, la première année, relativement courte, était
centrée sur la question de la classification, de la constitution des groupes et des « classes sociales ». Elle
s’apparente, au regard de l’ensemble du cours de sociologie générale, à une sorte de prologue. Lors de la
deuxième année, Bourdieu avait expliqué comment il concevait l’objet de la sociologie et développé des
réflexions sur la connaissance et la pratique, puis il avait commencé une présentation des concepts majeurs de
son approche sociologique, explicitant leurs présupposés théoriques ainsi que la fonction qu’il leur assignait
dans l’économie générale de sa théorie. Il avait consacré un ensemble de séances au concept d’habitus qui prend
en compte le fait que le sujet de la sociologie, à la différence de celui de la philosophie, est un sujet socialisé,
c’est-à-dire investi par des forces sociales, et il avait montré comment ce concept permettait de penser l’action
sociale en échappant à l’alternative du mécanisme et du finalisme. Il avait ensuite procédé à une première
approche du concept de champ, le présentant comme champ de forces (approche « physicaliste ») et renvoyant à
une étape ultérieure du cours l’analyse du champ dans sa dynamique, c’est-à-dire comme champ de luttes visant
à modifier le champ de forces.
La troisième année qui ouvre le présent volume est centrée sur le concept de capital. Bourdieu rappelle le
lien entre ce concept et le concept de champ, et développe ensuite les différentes formes de capital (qui sont liées
à la pluralité des champs), ainsi que les différents états du capital culturel. La codification, l’objectivation du
capital, fait l’objet d’une attention particulière : elle est désignée comme l’un des ressorts de la continuité du
monde social et comme un principe de différences important entre les sociétés précapitalistes et nos sociétés
différenciées. La quatrième année aborde le concept de champ en tant qu’il est un champ de luttes dans la
mesure où il est l’objet de perceptions par les agents sociaux, ces perceptions s’engendrant dans la relation entre
l’habitus et le capital. Dans cette quatrième année, Bourdieu développe le projet d’une sociologie de la
perception sociale, conçue comme un acte inséparablement cognitif et politique dans la lutte que se livrent les
agents sociaux pour définir le nomos, la vision légitime du monde social. La cinquième année prolonge ces
analyses, mais, s’apprêtant à conclure son cours, Bourdieu cherche aussi à réunir les deux aspects du concept de
champ (le champ comme champ de forces et comme champ de luttes) par la mobilisation simultanée des trois
concepts majeurs. Les luttes symboliques visent à transformer les champs de forces. Leur compréhension
suppose l’introduction de la notion de pouvoir symbolique, de capital symbolique ou d’effet symbolique du
capital, qui se constitue dans la relation d’illusio entre l’habitus et le champ. L’année se termine sur des
interrogations relatives à la position des sciences sociales dans les luttes symboliques qui visent à imposer une
certaine représentation du monde social et sur l’idée que les sciences sociales doivent réunir les perspectives
structuraliste et constructiviste pour étudier le monde social, celui-ci étant à la fois un champ de forces et un
champ de luttes destinées à transformer ce champ de forces mais aussi conditionnées par lui.

Une cohérence à l’échelle de cinq années

Ce cours, donné sur cinq ans, aura permis à Bourdieu d’opérer un retour sur le système théorique qu’il avait
progressivement construit. Peu de temps avant le début de cet enseignement, et antérieurement à son élection au
Collège de France, il avait publié deux gros ouvrages de synthèse : La Distinction (1979) pour l’ensemble des
recherches qu’il avait menées sur la culture et sur les classes sociales en France, et Le Sens pratique (1980) pour
ses enquêtes en Algérie et la théorie de l’action qu’il en déduisait. Le cours de sociologie générale couvre
simultanément ces deux ensembles de travaux et entreprend l’élaboration d’une théorie sociale qui vaille pour
les sociétés précapitalistes comme pour les sociétés fortement différenciées. Contre la division habituelle entre
anthropologie et sociologie, il manifeste à la fois la cohérence de ces différentes recherches et le projet de l’unité
des sciences sociales. En 1984-1985 et en 1985-1986 en particulier, le sociologue s’interroge sur le processus qui
conduit des sociétés précapitalistes aux sociétés différenciées, tout en mettant en valeur leur continuité. Plus
d’une fois, il désigne les sociétés précapitalistes comme des analyseurs de nos sociétés : elles livrent une
« image grossie » des relations entre les sexes, elles donnent à voir « en grand » la lutte symbolique, moins
perceptible mais toujours à l’œuvre, dans les sociétés différenciées (25 avril 1985) ; et il souligne par exemple ce
que ses analyses sur les classes sociales doivent à son travail sur les relations de parenté en Algérie (2 mai 1985).
L’effort de synthèse porte aussi sur les concepts. L’un des objectifs de son enseignement est en effet de
« montrer l’articulation entre les concepts fondamentaux et la structure des relations qui unissent les
concepts 48 ». À des fins de clarté, une partie du cours, lors des deuxième et troisième années, consiste à
présenter successivement les trois concepts clés, certaines leçons utilisant les premiers états des mises au point
théoriques généralement assez brèves que Bourdieu publie, notamment dans sa revue Actes de la recherche en
sciences sociales, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, sur les espèces et les états du capital, sur
les propriétés des champs, sur les effets de corps, etc. Mais, même dans cette phase du cours, les concepts restent
liés les uns aux autres. Le concept de capital, par exemple, est d’emblée introduit en relation avec le concept de
champ et l’habitus réapparaît lorsqu’est introduite la notion de « capital informationnel 49 ». La question de la
codification et de l’institutionnalisation, tout comme la notion de champ de pouvoir abordées respectivement
durant la troisième et la cinquième année, renvoient aux relations entre le capital et le champ ; et le problème de
la perception, au cœur de la quatrième année, implique directement la relation entre l’habitus et le champ.
Contre la tentation d’emprunts sélectifs à la sociologie de Bourdieu, ce « Cours de sociologie générale » rappelle
combien les concepts d’habitus, de capital et de champ ont été pensés comme des « concepts […] “systémiques”
[dont l’]utilisation suppose la référence permanente au système complet de leurs interrelations 50 ».
Si Bourdieu prend le temps (de plus en plus fréquemment à mesure qu’il avance dans son enseignement) de
récapituler son propos, c’est qu’il craint que son souci de « produire un discours dont la cohérence se dégagerait
à l’échelle de plusieurs années » n’échappe à son auditoire (1er mars 1984). À l’espacement dans le temps des
leçons et des années d’enseignement s’ajoute le fait que le sociologue s’adresse à un « public discontinu » (ibid.)
qui se renouvelle en partie au fil du temps. Sa manière d’enseigner, par ailleurs, ménage, à l’intérieur d’un
canevas préétabli, la possibilité d’improvisations et de « digressions » parfois assez longues. L’exposé, enfin, ne
peut suivre un ordre parfaitement linéaire : il consiste à circuler dans une sorte d’espace théorique qui autorise
différents cheminements. Lorsqu’il commence sa quatrième année d’enseignement, Bourdieu dit par exemple
explicitement avoir hésité entre plusieurs « embranchements » possibles (7 mars 1985).
Le cours n’était pas destiné à être publié, en tout cas tel quel 51, mais sa « cohérence d’ensemble » sera
peut-être plus apparente aux lecteurs des retranscriptions publiées ici qu’elle ne pouvait l’être aux auditeurs du
cours. Le temps de la lecture des cours publiés n’est pas celui de leur élaboration, ni même de leur exposé oral.
La lecture agit, pour le lecteur, comme une sorte d’accélérateur des processus de pensée à l’œuvre dans le cours.
La juxtaposition des deux volumes fera par exemple apparaître la « boucle » qu’opère très discrètement l’une des
dernières leçons du « Cours de sociologie générale » en revenant sur « ce fameux vieux problème des classes
sociales qui est tout à fait central pour les sciences sociales » (5 juin 1986), qui était au centre de la première
année d’enseignement (1982-1983). Ce retour au point de départ, ou ce qui peut paraître tel en première analyse,
témoigne de la cohérence de l’ensemble du cours. Il permettra au lecteur de mesurer le chemin parcouru et de
prendre conscience des questions qui auront été approfondies ou qui prendront une autre ampleur du fait des
développements proposés dans l’intervalle.
Il peut aussi suggérer une lecture du cours. La première année, au printemps 1982, se présentait comme une
réflexion sur la classification et les classes sociales. Les analyses proposées mobilisaient les acquis de
La Distinction, mais elles reposaient tout autant sur les travaux que le sociologue achevait alors :
particulièrement son livre sur le langage et les analyses consacrées à la nomination ou au pouvoir performatif
dont les mots sont investis dans certaines conditions sociales ; Bourdieu approfondissait ainsi notablement sa
théorie des classes sociales 52. Le mouvement du « Cours de sociologie générale » pourrait alors se comprendre
comme une façon d’amplifier, d’approfondir, de généraliser les thèmes exposés la première année au sujet des
classes sociales. Le sociologue fait un détour, les deuxième et troisième années, par son système théorique pour
poser, les deux dernières années, la question de la lutte symbolique autour des principes de perception du monde
social dont la division en classes est une sorte de cas particulier. La concurrence au sein du « champ de
l’expertise » et le pouvoir très particulier de l’État en matière de nomination, que le problème des classes
sociales oblige à soulever, sont, de façon générale, deux aspects majeurs de la lutte symbolique dans nos sociétés
différenciées.
Lu de cette façon, le cours n’opère pas un mouvement circulaire. Loin de rejoindre le point de départ dans
une volonté de fermeture, le retour final sur les classes sociales représente une ouverture et une progression
associée à une forme de généralisation. C’est moins une boucle qu’un mouvement en « spirale » qui aurait été
accompli durant ces cinq années. L’image de la « spirale 53 », comme celle de l’« éternelle reprise » de ses
recherches 54 que Bourdieu a également utilisée pour décrire sa façon de travailler, ne s’impose pas seulement au
regard de la structure d’ensemble du cours. Elle vaut aussi pour les très nombreux échos que les leçons
successives se font les unes aux autres. Parce qu’il craint de donner l’impression de se répéter, le sociologue
souligne parfois explicitement qu’il ne s’agit pas de « reprises » à l’identique : « Il m’arrive de passer par le
même point par des trajectoires différentes » (17 avril 1986) ; « Je l’avais dit dans un cours ancien, je reprends
aujourd’hui ce thème dans un autre contexte » (18 avril 1985) ; « J’avais développé ce qui concerne la dimension
objective – je l’indique dans le cas où vous voudriez faire le raccord – dans un cours il y a deux ans » (15 mai
1986). Des thèmes font des retours (par exemple, la discussion sur le finalisme et le mécanisme et la critique de
la théorie de la décision, toutes deux abordées en 1982, reviennent en 1986) et certains exemples sont parfois
convoqués pour illustrer des analyses différentes : ainsi la trajectoire des écrivains régionalistes du XIXe siècle
est évoquée à l’intérieur du champ littéraire dans lequel ils échouent (25 janvier 1983) et est rapportée plus tard
à l’espace d’où ils viennent et où ils retournent pour faire apparaître la contribution de ces écrivains à une
certaine mythologie scolaire (12 juin 1986).
Les « impromptus » de la deuxième heure

L’année qui commence ce volume correspond au moment où l’enseignement de Bourdieu au Collège de France
prend une forme qui se stabilise. Dès son entrée en fonction, au printemps 1982, le sociologue avait dû renoncer
à la formule qui consiste, dans cette institution, à délivrer un cours d’une heure et, à un autre horaire et dans une
salle plus petite, un séminaire de la même durée. Des chercheurs qui travaillaient à ses côtés se souviennent que
la toute première séance du séminaire tourna court, dans une atmosphère de grand désordre, la salle ne pouvant
accueillir le public venu en nombre 55. À la suite de cette expérience, Bourdieu décida, en 1982-1983, de donner
son enseignement sous la forme de séances de deux heures successives, où rien ne distinguait une partie
« cours » et une partie « séminaire ».
Il procède un peu différemment lors des années réunies dans ce volume. Comme il l’évoque régulièrement
au cours des leçons, la formule de l’enseignement magistral devant un public hétérogène, anonyme et réduit à un
rôle d’auditeur lui pose toujours problème. Il juge ce cadre mal adapté à ce qu’il cherche à transmettre (une
« méthode » plutôt que des savoirs proprement dits 56) et il refuse de s’y adapter totalement. Il ne résiste pas à la
tentation des parenthèses partiellement improvisées qui le conduisent à regretter 57 très fréquemment à la fin des
leçons de n’avoir pas dit tout ce qu’il avait prévu et à reporter certains développements à la séance suivante. À
intervalles réguliers, il continue également, comme il le faisait déjà les deux premières années, de répondre aux
questions qui lui sont remises sous forme de billets à la pause ou à la fin des leçons et qui lui permettent
d’entretenir un minimum d’échanges avec ceux qui viennent l’écouter 58. Mais il réintroduit, au début de l’année
1983-1984, une distinction entre ses deux heures d’enseignement 59 : celles-ci ont lieu le jeudi matin et, alors
que la première heure, de 10 heures à 11 heures, est consacrée à des « analyses théoriques » (1er mars 1984), la
seconde, de 11 heures à 12 heures, marque un changement de sujet et de ton 60.
Faute de pouvoir proposer, au Collège de France, un véritable séminaire, il cherche dans la deuxième heure
à « donner une idée de ce que serait un séminaire, en montrant comment on peut construire un objet, élaborer une
problématique, et surtout mettre en œuvre ces formulations et ces formules théoriques dans des opérations
concrètes, ce qui [est] le propre du métier scientifique, à savoir l’art de reconnaître des problèmes théoriques
dans les faits les plus singuliers, les plus banals de la vie quotidienne » (1er mars 1984). À quelques exceptions
près, la deuxième heure des leçons publiées dans ce volume est consacrée à du « travail in process » (29 mai
1986), des « essais provisoires, de[s] réflexions sur des sujets risqués » (26 avril 1984), des « impromptus »
(17 avril 1986). Bourdieu s’y « accorde plus de liberté » que dans la première heure (15 mai 1986), notamment
par rapport à un « itinéraire linéaire » (12 juin 1986) et un « discours suivi, à cohérence dans le temps long » qui
renferme le risque d’être « un petit peu fermé, total (un petit peu totalitaire diraient certains) » (17 avril 1986).
Dans la mesure du possible, une correspondance minimale est recherchée entre « les applications [de] la
deuxième heure [et] les analyses théoriques […] [de] la première heure » (1er mars 1984). Ainsi, la quatrième
année, les « analyses théoriques » portent sur la perception du monde social et la deuxième heure sur une
catégorie sociale, les peintres, qui, avec Manet, réalisent une révolution de la vision, de la perception (23 mai
1985) : les premières développent notamment la notion de nomos quand la seconde met en valeur
l’« institutionnalisation de l’anomie » qu’opère l’art moderne.
La deuxième heure est généralement consacrée à des travaux que Bourdieu présente pour la première fois.
En 1984-1985, il s’agit de la recherche menée avec Marie-Claire Bourdieu sur le champ de la peinture. Dans les
années qui suivront immédiatement le cours, il publiera les premiers articles à en être issus 61. À la fin des
années 1990, il lui consacrera intégralement deux années de son enseignement 62. Les cours donnés en 1985
donnent l’occasion de mesurer que ce travail, engagé probablement au début des années 1980 63, est alors déjà
bien avancé, même si manque encore, par exemple, l’analyse des œuvres de Manet qui sera proposée dans les
années 1990. En 1985, Bourdieu travaille parallèlement aux Règles de l’art, qui paraîtront en 1992, et l’objet de
cette recherche semble résider avant tout dans « une série d’analyses des rapports entre le champ littéraire et le
champ artistique » (7 mars 1985) : l’étude des relations entre les peintres et les écrivains occupe une place
centrale dans les exposés, et certains développements renvoient très directement aux analyses de l’« invention de
la vie d’artiste » entreprises dans le cadre du travail sur Flaubert et le champ littéraire 64. Le sociologue est très
attentif, à cette époque, à montrer que le processus d’autonomisation se joue à l’échelle de la totalité du champ
artistique et ne peut donc pas être entièrement saisi dans une recherche consacrée à un seul secteur (la peinture,
la littérature, la musique, etc.).
En 1983-1984 et en 1985-1986, la deuxième heure porte sur des travaux plus circonscrits qui n’occupent
généralement pas plus de deux ou trois séances successives. Le premier travail présenté est l’analyse, que
Bourdieu dit avoir « retrouvé[e] en fouillant dans [s]es notes » (1er mars 1984), d’un palmarès paru dans le
magazine Lire en avril 1981. Il s’est peut-être servi du cours pour rédiger le texte qui paraîtra sous forme
d’article quelques mois plus tard, puis en appendice d’Homo academicus en novembre 1984 65. Quatre ans plus
tard, il le rapprochera de l’analyse d’un « jeu chinois » qu’il avait proposée quelques années plus tôt 66. Il parlera
d’une sorte de « chef-d’œuvre, comme ceux que faisaient les artisans du Moyen Âge » et présentera ainsi sa
démarche 67 : « Je dirais : voilà le matériel ; vous l’avez sous les yeux, tout le monde a pu le voir. Pourquoi est-
ce mal construit ? […] Qu’est-ce que vous en feriez ? […] il faut questionner l’échantillon : qui sont les juges
dont les jugements ont conduit à ce palmarès ? Comment ont-ils été choisis ? Le palmarès n’est-il pas inclus
dans la liste des juges choisis et dans leurs catégories de perception ? […] Une enquête idiote, scientifiquement
nulle, peut ainsi livrer un objet scientifiquement passionnant si, au lieu de lire bêtement les résultats, on lit les
catégories de pensée inconscientes qui se sont projetées dans les résultats qu’elle a produits. […] il s’agit de
données déjà publiées qu’il s’agissait de reconstruire 68. » Toutefois, ce travail sur le palmarès n’est pas
seulement un exercice de méthode ou de style. Bourdieu y trouve aussi une occasion de réfléchir aux propriétés
du champ intellectuel, à sa faible institutionnalisation et à sa vulnérabilité face à une « action sociale » d’origine
journalistique. Le choix d’un matériel réduit et facilement accessible, mais aussi très bien choisi et exploité
intensivement, a peut-être un lien avec le fait que Bourdieu a certainement dû réfléchir, dans ces années, à la
manière dont il pouvait continuer à mener des recherches empiriques. Son élection au Collège de France
s’accompagne en effet de nouvelles obligations et réduit nécessairement sa présence dans son centre de
recherche 69, comme à l’École des hautes études en sciences sociales – une institution qui, contrairement au
Collège de France, offre à ses enseignants la possibilité d’encadrer des thèses 70. Sa disponibilité pour la
recherche, telle qu’il la pratiquait depuis les années 1960, s’est sans doute trouvée un peu plus limitée, même si
l’enquête sur la maison individuelle, commencée dans la première moitié des années 1980 (2 mai 1985), comme
La Misère du monde montrent qu’il est parvenu à engager de nouvelles recherches collectives importantes sur du
matériel de première main.
Parmi les autres travaux présentés dans la « deuxième heure », plusieurs ont la particularité de reposer sur
des textes littéraires, une démarche que Bourdieu n’avait pratiquée jusqu’alors que dans son analyse de
L’Éducation sentimentale 71. Il traite ainsi du Procès de Franz Kafka (22 et 29 mars 1984), de La Promenade au
phare de Virginia Woolf (15 et 22 mai 1986) et, un peu plus rapidement, d’En attendant Godot de Samuel
Beckett (19 avril 1984) et de La Métamorphose de Kafka (22 mai 1986) 72. Le sociologue semble prêter un
intérêt plus grand que par le passé à un matériel et à des analyses littéraires. L’analyse du Procès donne lieu à
une communication présentée, à la fin de l’année universitaire 1983-1984, dans le cadre d’un colloque
pluridisciplinaire organisé au Centre Pompidou à l’occasion du soixantième anniversaire de la mort de
l’écrivain 73. Il est possible que cet intérêt pour la littérature ait un lien avec la rédaction des Règles de l’art :
Bourdieu ne trouve pas seulement une forme d’allégorie dans Le Procès, il pratique aussi d’une certaine façon la
« science des œuvres » dont les principes seront développés dans le livre de 1992, en ce sens que la vision
« kafkaïenne » du monde est rapportée à l’incertitude qui caractérise le champ littéraire (et la position de Kafka
dans ce dernier) qui l’a produite. Il évoquera quelques années plus tard un léger changement de son rapport à la
littérature : il se libère peu à peu de la tentation, forte à ses débuts, dans un contexte où la scientificité de la
sociologie était mal assurée, de mettre à distance sa formation et ses goûts littéraires 74. Dans le « Cours de
sociologie générale », le souci de contenir la place des analyses littéraires demeure (« Je ne développe pas –
comme j’ai fait déjà mon petit morceau littéraire, vous trouveriez que j’exagère » – 15 mai 1986), mais les
auditeurs sociologues sont invités à réfléchir à leur rapport à la littérature. Exposant ses réflexions sur
l’« illusion biographique » qui mobilisent en particulier William Faulkner et Alain Robbe-Grillet, Bourdieu
attire l’attention sur la « double vie intellectuelle » des sociologues, qui peuvent lire, à titre personnel, des
ouvrages du Nouveau Roman sans en tirer de conséquence dans leurs pratiques professionnelles (24 avril 1986),
et il souligne ce que le refoulement du « littéraire » en sociologie doit à la position que celle-ci occupe dans
l’espace des disciplines ; la forme particulière prise par l’opposition entre les lettres et les sciences au XIXe siècle
fait écran à l’avance dont les écrivains disposent sur les chercheurs sur des questions comme la théorie de la
temporalité.

L’annonce de travaux ultérieurs

En mêlant aux retours sur des travaux passés la présentation de recherches en cours, le « Cours de sociologie
générale » est porté par une dynamique dans laquelle le lecteur contemporain voit se dessiner quelques-uns des
travaux que Bourdieu mènera dans la seconde moitié des années 1980, voire dans les années 1990.
C’est d’abord l’ensemble des enseignements que Bourdieu donnera au Collège de France de 1987 à 1992
qui s’annoncent. La leçon qui ouvre ce volume ne comporte pas par hasard une remarque incidente sur les
carences françaises de l’édition de Max Weber : cet auteur sera souvent convoqué durant cette année 1983-
1984 75. Quelque temps auparavant, Bourdieu a d’ailleurs publié dans le quotidien Libération un texte intitulé
« N’ayez pas peur de Max Weber 76 ! » qui ne semble pas avoir d’autre déclencheur que ses préoccupations du
moment. Dans ses leçons, Bourdieu commente des textes qu’il ne connaît qu’au travers des éditions allemande
ou anglaise d’Économie et société 77 et qui portent sur la codification, la notion de « discipline », ou relèvent de
la sociologie du droit. Les observations de Weber sur la Kadijustiz, les justices de Sancho Panza et de Salomon
deviennent au fil des leçons des références récurrentes. C’est probablement dans la période où ces cours sont
donnés que l’intérêt de Bourdieu pour Weber et la sociologie du droit se développe fortement. Le thème de la vis
formae, jamais mentionné au cours des deux années précédentes, l’est à diverses reprises au cours de l’année
1983-1984. L’article sur la « force du droit » sera publié en 1986 78, c’est-à-dire pendant l’année d’enseignement
qui clôt le présent volume et qui comporte des références à des recherches de sociologie du droit (15 mai 1986,
5 juin 1986), ainsi que des réflexions sur le champ juridique, lequel sera au cœur de l’enseignement donné en
1987-1988.
Ce n’est pas seulement le droit mais, plus généralement, l’État qui devient un objet de réflexion central. La
formule par laquelle Bourdieu élargit la définition que Weber donnait de l’État (« une entreprise […] qui
revendique le contrôle de la contrainte physique légitime ») revient souvent dans ses cours du début des années
1980. Sa critique, en 1983-1984, des interprétations linéaires du processus de rationalisation annonce les
réflexions qu’il développera quelques années plus tard dans son cours sur la genèse de l’État (29 mars 1984). Les
références à l’État sont très nombreuses dans les dernières séances de la quatrième année. Le thème principal de
la perception sociale appelle en effet celui de la perception homologuée dont l’État a le monopole. L’analyse du
certificat ramène également à l’État, alors défini comme un « champ de l’expertise, ou […] champ des agents en
concurrence pour le pouvoir de certification sociale » (9 mai 1985), et la dernière leçon de l’année se termine sur
le constat qu’une sociologie des luttes symboliques doit s’interroger sur cette « dernière instance » que
représente l’État. Bourdieu prend acte de ce que l’État est devenu un enjeu majeur de ses analyses avant même
de commencer, en 1989-1990, son cours sur l’État 79 : dès 1987-1988, il intitulera son enseignement « À propos
de l’État ».
L’article (1990), puis le livre (1998) qu’il consacrera à la « domination masculine 80 » s’esquissent
également dans le « Cours de sociologie générale ». Lors de l’année 1985-1986, plusieurs développements se
rapportent à la dimension politique de la domination masculine ou à l’« inconscient androcentrique » des
sociétés méditerranéennes. C’est aussi en 1985-1986 qu’il commente La Promenade au phare (référence
importante dans ses écrits ultérieurs sur les rapports entre les sexes) ; il s’y attache particulièrement à la vision
féminine de l’investissement masculin dans les jeux sociaux.
S’il est plus difficile de discerner dans le « Cours de sociologie générale » les signes annonciateurs des
travaux que Bourdieu publiera dans les années 1990, un lecteur contemporain ne peut pas ne pas penser, devant
les réflexions de méthode sur les difficultés de la restitution et de l’explicitation de l’expérience des agents
sociaux (12 juin 1986), au dispositif de l’enquête collective qui aboutira en 1993 à La Misère du monde. De
même, il est tentant de rapprocher le travail sur le « hit-parade » et les analyses que Bourdieu consacrera dix ans
plus tard à l’« emprise du journalisme 81 » : s’il n’emploie pas encore cette dernière expression en 1984, il voit
dans le palmarès le signe d’une transformation des rapports de force entre le champ intellectuel et le champ
journalistique au profit de ce dernier. Cependant, les médias et le rapport que Bourdieu entretiendra avec eux se
seront notablement transformés dans la dizaine d’années qui sépare l’analyse du « hit-parade » (que le
sociologue ne publiera que dans sa revue et en annexe d’un livre savant) et le petit livre d’intervention qui
paraîtra fin 1996 à destination d’un public élargi, Sur la télévision, qui est en partie un livre sur les
« intellectuels médiatiques 82 ». Pour aller à l’essentiel, on peut dire que les cours publiés ici sont légèrement
antérieurs au tournant qu’a représenté la privatisation en 1986 de la chaîne la plus regardée, TF1. Au début des
années 1980, l’esprit de service public hérité des débuts de la télévision reste assez puissant. Il arrive encore à
Bourdieu de participer ponctuellement à des émissions télévisées 83 ou de discuter publiquement avec des
journalistes en vue. En 1985, par exemple, il intervient dans un forum organisé par le Comité d’information pour
la presse dans l’enseignement 84 et, entraîné par son collègue du Collège de France Georges Duby, il commence à
participer au projet de « télévision éducative » qui débouchera sur la création de la chaîne « la Sept », laquelle
donnera naissance à Arte 85.

Le cadre du Collège de France

Pour comprendre l’espace dans lequel se situe Pierre Bourdieu dans ces années 1983 à 1986, il faut évoquer le
Collège de France. Georges Duby y est l’un des collègues dont il est le plus proche. Leur relation est ancienne :
Duby est l’un des fondateurs de la revue Études rurales dans laquelle Bourdieu avait publié un très long article
(de plus de cent pages) au début des années 1960, alors qu’il était encore presque inconnu 86. Dans les leçons de
1986 où s’élabore la notion de « champ du pouvoir », le sociologue cite souvent le livre du médiéviste, Les Trois
Ordres, ou l’Imaginaire du féodalisme (1978). Il s’y réfère aussi aux analyses des triades indo-européennes
développées par Georges Dumézil qui avait pris sa retraite en 1968 (il disparaît en 1986), après avoir enseigné
près de vingt ans au Collège de France. Les discussions des analyses de Claude Lévi-Strauss sont plus fréquentes
encore (Bourdieu, cependant, s’est, à toutes les époques de son œuvre, toujours beaucoup référé aux travaux de
l’anthropologue, même s’il avait cessé d’assister à son séminaire). Claude Lévi-Strauss prend sa retraite du
Collège de France en 1982, mais une conférence qu’il donne en 1983 marque un moment de tension entre les
deux hommes, dont une leçon de 1986 porte la marque (5 juin 1986). Les cours de Bourdieu contiennent
également des allusions rapides ou des discussions de travaux de plus jeunes professeurs du Collège de France :
Emmanuel Le Roy Ladurie (18 avril 1985), Jacques Thuillier (2 mai 1985) que le sociologue connaît depuis
l’École normale supérieure, ou Gérard Fussman (28 mars 1985).
Bourdieu participe à la vie de l’institution. Il fait référence à deux reprises à des séminaires ou des
colloques réunissant des intervenants venus des différentes disciplines historiques et littéraires représentées au
Collège de France (22 mai et 19 juin 1986). Il prendra part jusqu’à sa retraite à différentes manifestations de ce
genre. En 1984-1985, il incite les auditeurs de ses cours à assister aux conférences que Francis Haskell vient
donner au Collège de France (18 avril 1985, 2 mai 1985). Les leçons ne comportent pas de référence aux travaux
des « scientifiques du Collège », mais quand la droite revient au pouvoir, en 1986, Bourdieu signe avec plusieurs
d’entre eux (le biologiste Jean-Pierre Changeux, le physicien Claude Cohen-Tannoudji, le pharmacologue
Jacques Glowinski et le chimiste Jean-Marie Lehn) un « appel solennel » au gouvernement qui veut réduire les
crédits publics affectés à la recherche. Par ailleurs, les cours sont contemporains de la préparation des
« Propositions pour l’enseignement de l’avenir » que le président de la République demande en février 1984 aux
professeurs du Collège de France et qui est remis en mars 1985 87. Spécialiste de l’éducation, Bourdieu en est le
rédacteur principal, et même, dans une large mesure, l’initiateur 88.
Dans ces années, l’un des membres du Collège de France dont les cours sont les plus courus est Michel
Foucault. Bourdieu évoquera beaucoup plus tard ce qui le rapprochait et le séparait de Michel Foucault 89, dont il
avait suivi un séminaire à l’École normale supérieure. Dans les années 1980, Foucault et Bourdieu se retrouvent
dans des actions destinées à soutenir les syndicalistes polonais et interpellant le gouvernement français, mais les
leçons publiées ici témoignent bien d’un mélange d’estime et de distance. Si Bourdieu fait des références
explicites aux travaux de Foucault, par exemple à la notion d’épistémè, les quatrième et cinquième années sont
traversées par une critique des analyses du pouvoir développées par le philosophe : en particulier, la formule « le
pouvoir vient d’en bas » apparaît comme l’expression d’une pensée naïve, inspirée surtout par l’esprit de
contradiction (17 avril 1986). Fin juin 1984, lorsque Foucault décède, l’enseignement de Bourdieu est terminé
depuis un peu plus d’un mois. Le sociologue est, avec André Miquel, l’un des professeurs du Collège de France
qui assistent à la cérémonie parisienne précédant l’enterrement 90. Il publiera, deux textes d’hommage à « un
ami, un collègue », l’un dans Le Monde et le second dans L’Indice 91.

Le champ intellectuel dans la première moitié des années 1980

Au-delà du Collège de France, le cours porte la marque du champ intellectuel de l’époque 92. Il contient des
allusions régulières à de grandes figures des décennies précédentes, comme Jean-Paul Sartre et Jacques Lacan,
qui disparaissent respectivement en 1980 et en 1981, ou Louis Althusser, qui est interné en novembre 1980 à la
suite du meurtre de son épouse. Bourdieu fait allusion dans l’un de ses cours à la problématique journalistique de
l’époque qui consiste à chercher un « successeur » à Sartre 93. Les figures dominantes du moment qui cumulent
une reconnaissance intellectuelle 94 et une notoriété dans le public cultivé sont ces cinquantenaires dont
Bourdieu fait partie, avec, principalement, Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze (et Félix Guattari).
Ils se sont fait connaître dans les années précédant Mai 68 et partagent ce que Bourdieu appelle une « humeur
anti-institutionnelle » (2 mai 1985). Ces « hérétiques consacrés », selon une autre formule du sociologue 95, ont
pris des distances avec l’université et la philosophie traditionnelles. Dans la première moitié des années 1980, ils
se retrouvent souvent à signer les mêmes appels ou pétitions. De jeunes entrants commencent cependant à les
renvoyer au passé : à l’automne 1985, un essai très médiatisé prend pour cible la « pensée 68 anti-humaniste »
qu’ils représenteraient 96. Bourdieu fait une allusion dans une leçon à ce livre (5 juin 1986) et mentionne à
plusieurs reprises les thématiques du « retour à Kant » et du « retour au sujet » dont ses auteurs participent.
S’il n’évoque que de façon allusive (à propos de travaux de sociologie des sciences qui en relèvent et dont
il critique le relativisme) le développement du « postmodernisme » qui date de la seconde moitié des années
1970, il fait plusieurs références à l’apparition, grossièrement au même moment, des « nouveaux philosophes » :
« Dès le moment où quelqu’un surgit dans l’espace, même un “nouveau philosophe”, son existence fait problème
et donne à penser, fait penser et risque de faire penser de travers – sans parler du fait qu’elle risque de
consommer de l’énergie qui pourrait être mieux employée ailleurs » (18 avril 1985). L’attitude à adopter face à
ces concurrents d’un nouveau type, et plus généralement face aux menaces dont la « philosophie » semble être
l’objet à cette époque, suscite alors des débats ; plusieurs allusions dans les cours témoignent des réserves ou des
distances de Bourdieu à l’égard des déclarations (à ses yeux contre-productives) de Gilles Deleuze sur la
« nullité » des « nouveaux philosophes », ou des États généraux de la philosophie organisés par Jacques
Derrida 97. Son analyse du « hit-parade » montre cependant sa conscience des transformations structurales qui
s’accélèrent à cette époque 98 et du danger qu’elles représentent pour la perpétuation du modèle d’intellectuel
qu’il incarne.
En ce début des années 1980, son propre statut dans le champ intellectuel change, mais selon une logique
qui ne se laisse pas caractériser de façon univoque. Son élection au Collège de France, par exemple, ou le succès
rencontré par La Distinction, qui s’impose très rapidement, et au-delà d’un public de spécialistes, comme un
livre marquant, accroissent la reconnaissance de son travail, mais en font en même temps l’incarnation d’une
discipline et d’une pensée que beaucoup de courants intellectuels dénoncent comme un « sociologisme », comme
une pensée « déterministe », voire « totalitaire ». Au nombre de ces critiques et attaques diffuses (auxquelles les
leçons publiées dans ce volume font plusieurs fois écho), on peut mentionner, même s’il ne s’agit que
d’exemples parmi d’autres, celles qui émanent de collaborateurs ou d’intellectuels liés à la revue Esprit ou
l’ouvrage qui paraît en 1984, L’Empire du sociologue 99.

Le sous-espace de la sociologie

Cette ambiguïté se retrouve dans le sous-espace de la sociologie. Son œuvre étant déjà à un stade qui autorise les
regards rétrospectifs, Bourdieu entreprend parfois dans son cours de saisir et de formuler le sens général de son
entreprise : il peut insister sur l’effort qui aura été le sien pour mettre en lumière, contre l’« analyse économique
et économiciste », le « rôle déterminant du symbolique dans les échanges sociaux », « toutes ces luttes dont
l’histoire est pleine et dont les enjeux ne sont jamais réductibles à la dimension matérielle de ces enjeux »
(22 mars 1984 et 30 mai 1985) ; il lui arrive aussi de faire valoir que sa « contribution historique » aura été de
« fai[re] son travail [de sociologue] jusqu’au bout, [c’est-à-dire] jusqu’à l’objectivation des professionnels de
l’objectivation » (19 juin 1986) 100, ou d’« introduire un rapport très respectueux à tout ce qui pouvait contribuer
à aider à penser mieux le monde social (14 mars 1985) ». Par ailleurs, un travail de synthèse (dont le cours
participe) et de vulgarisation commence. Bourdieu se met à publier, parallèlement à ses ouvrages de recherche,
des livres destinés à donner un aperçu plus accessible de son travail : en 1980, pour la première fois, il a réuni
dans un volume des interventions orales données en diverses circonstances 101. En 1983, l’un de ses premiers
étudiants, Alain Accardo, fait paraître le premier livre qui entreprend de mettre à disposition d’un public
d’étudiants et de militants les grands concepts de sa sociologie 102. Sa notoriété internationale s’accroît
également. Ainsi, juste avant de débuter sa cinquième année d’enseignement, il a effectué un voyage d’un mois
aux États-Unis, au cours duquel il a donné une quinzaine de séminaires et de conférences dans des universités
américaines (San Diego, Berkeley, Chicago, Princeton, Philadelphie, Baltimore, New York University). Dans les
années qui suivront, il fera, dans d’autres pays, des voyages du même genre.
Cette consécration croissante ne signifie pas l’exercice d’un « magistère ». En sociologie, comme dans
l’ensemble du champ intellectuel, la reconnaissance croissante dont Bourdieu fait l’objet paraît générer des
formes de rejet qui redoublent d’intensité. Dans la première moitié des années 1980, plusieurs entreprises
s’emploient à décrire sa sociologie comme « dépassée », invoquant parfois un « retour de l’acteur ». C’est le cas,
notamment, de l’« individualisme méthodologique » qui entend expliquer les phénomènes sociaux à partir des
stratégies d’un homo sociologicus désocialisé. Son chef de file est Raymond Boudon qui, après avoir été dans les
années 1960 l’un des principaux importateurs en France de la « méthodologie » de Paul Lazarsfeld (à laquelle
Bourdieu opposait une réflexion épistémologique 103), a développé dans les années 1970 une analyse des
inégalités scolaires concurrente de celle qui s’était imposée à la suite des Héritiers et de La Reproduction. Si
Bourdieu, dans ses leçons, rappelle à plusieurs reprises ses critiques de l’« individualisme méthodologique », ou
se démarque de la vision que celui-ci tend à donner de ses travaux, c’est que ce courant qui progresse
parallèlement aux États-Unis est dans une phase particulièrement offensive. En 1982 a paru aux Presses
universitaires de France un Dictionnaire critique de la sociologie sous la direction de Raymond Boudon et de
François Bourricaud qui, dans son projet de « scrute[r] les imperfections, incertitudes et failles des théories
sociologiques, mais aussi les raisons de leur réussite », vise la sociologie d’inspiration marxiste ou structuraliste.
Les remarques de Bourdieu sur l’« ultra-subjectivisme » et le « radicalisme facile » qui se développent en
sociologie des sciences, répondent, quant à elles, à la parution en 1979 du livre Laboratory Life 104. Fondé sur
l’étude ethnographique d’un laboratoire de neuroendocrinologie, ce livre entend fonder une approche
explicitement différente des analyses que Bourdieu proposait depuis le milieu des années 1970 sur « le champ
scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison 105 ». Pour Bourdieu, cette démarche radicalise
jusqu’à un relativisme qu’il rejette la thèse selon laquelle les faits scientifiques sont socialement construits.
L’insistance sur la recherche de la crédibilité par les chercheurs et sur les instruments rhétoriques conduit à
négliger que, dans le champ scientifique, toutes les stratégies ne sont pas possibles (28 mars 1985 et 19 juin
1986). Une quinzaine d’années plus tard, alors que cette « nouvelle sociologie des sciences » se sera
considérablement développée, Bourdieu reviendra sur ces critiques 106.
Il est également question dans les leçons des importations qui se produisent en sociologie dans les années
1980. La période est marquée par une vague de traductions en France d’un contemporain allemand de Durkheim,
Georg Simmel, et par la « découverte » de l’interactionnisme et de l’ethnométhodologie, courants
« hétérodoxes » de la sociologie étatsunienne qui datent des années 1950 et 1960. À l’intersection de la
sociologie et de la philosophie, les travaux de l’École de Francfort, très peu connus en France jusqu’aux années
1970, sont eux aussi publiés en nombre au début des années 1980, particulièrement chez Payot sous l’impulsion
de Miguel Abensour. Au détour d’une leçon, Bourdieu propose une analyse de ces importations des années 1980
(5 juin 1986). S’il moque le provincialisme français qui conduit à traduire des travaux lorsqu’ils sont passés de
mode dans leur pays d’origine, il ne peut que s’irriter de ces importations lorsque, initiées par des concurrents
plus ou moins déclarés dans l’espace de la sociologie, elles sont présentées comme des nouveautés méritant une
attention exclusive. De fait, elles sont parfois explicitement opposées à sa propre sociologie, alors qu’il s’agit
d’auteurs qu’il avait lus de longue date, qu’il avait parfois contribué à faire connaître en France (l’essentiel de
l’œuvre de Goffman a été traduit dans les années 1970 et 1980 dans sa collection aux Éditions de Minuit) et que,
surtout, il avait intégrés à sa démarche.

Le contexte politique

Le souci de proposer un enseignement théorique qui ne soit pas coupé des réalités les plus concrètes inspire des
allusions fréquentes au contexte politique de l’époque, aux questions et aux problèmes constitués comme tels
dans les médias et dans le monde politique. Bourdieu trouve un exemple presque parfait de ses réflexions sur la
« science d’État » dans les chiffres du chômage publiés par l’Insee. Cet indicateur statistique devient en effet un
enjeu central du débat politique à l’époque : très faible jusqu’en 1973, le taux de chômage a crû continûment
jusqu’au milieu des années 1980. Entre autres choses, l’installation en France d’un chômage de masse contribue
à une reformulation de la question de l’« immigration » dont les scores électoraux enregistrés par le Front
national à partir de 1982 ne sont que la manifestation la plus spectaculaire. L’« actualité » illustre ainsi très
directement l’une des idées que développe Bourdieu : les principes de vision du monde social (et, en
l’occurrence, la question de savoir si la division entre immigrés et non-immigrés peut se substituer à la division
entre riches et pauvres) sont des enjeux de lutte. Dans la première moitié des années 1980, la stigmatisation
croissante des immigrés suscite des mobilisations en sens contraire auxquelles Bourdieu s’associe. Le
sociologue signe ainsi un texte de soutien à la Marche pour l’égalité et contre le racisme qui a lieu à l’automne
1983 107 et il participe à des initiatives de l’association, liée au Parti socialiste, SOS Racisme, qui est lancée en
1984. En novembre 1985, il participe par exemple à une rencontre avec l’association au cours de laquelle il met
en garde contre le risque d’un « mouvement éthico-magique » et dénonce l’analyse de l’immigration en termes
de différences culturelles qui fait écran aux inégalités économiques et sociales entre Français et immigrés.
Le cours comporte également des échos à la progression du néolibéralisme, dont l’accélération au début
des années 1980 est symbolisée par l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de
Ronald Reagan aux États-Unis. Les économistes de l’« École de Chicago », évoqués à plusieurs reprises par
Pierre Bourdieu, passent pour les inspirateurs de programmes économiques qui, à rebours des politiques
interventionnistes mises en œuvre dans les décennies d’après-guerre, considèrent, selon une formule restée
célèbre, que l’État (ou du moins sa « main gauche ») est « le problème, et non la solution ». Traitant à un
moment de la différence entre charité privée et assistance sociale (9 et 23 mai 1985), Bourdieu mentionne les
mises en question dont l’État-providence fait l’objet à l’époque. Dans la dernière leçon publiée dans ce volume,
le rapprochement qu’il opère entre le drame du Heysel qui vient de se produire et la politique de la « Dame de
fer » annonce le thème de la « loi de conservation de la violence » qu’il opposera aux politiques néolibérales
dans les années 1990 108. Le cours, par ailleurs, fait souvent écho aux événements et aux faits dont il est question
dans les médias français de l’époque, dans les pages consacrées à l’« étranger ». Bourdieu fait ainsi allusion à la
révolution iranienne ou au conflit irlandais et propose des éléments de réflexion à leur sujet sur la base de ses
analyses théoriques.
Au niveau national, la période correspond au premier mandat de François Mitterrand. Les leçons
comportent peu d’allusions aux événements de politique intérieure, en dehors de remarques critiques à l’égard de
la restauration de l’École de la IIIe République que propose et revendique le ministre socialiste de l’Éducation
nationale, Jean-Pierre Chevènement (12 juin 1986). La dernière année de son cours comporte quelques
références (anecdotiques) au retour de la droite au gouvernement qui résulte des élections législatives de
mars 1986. On peut cependant indiquer que, sans y faire allusion dans ses cours, Bourdieu prend, durant ces
années, des positions publiques sur certains aspects des politiques menées par les gouvernements successifs : il
signe plusieurs pétitions qui condamnent la position du gouvernement socialiste sur les événements en Pologne,
mais aussi un appel relatif à la situation dans les prisons et, après le retour de la droite au pouvoir en 1986, des
textes contre les restrictions budgétaires en matière de recherche ou contre le projet de suspension de la
construction de l’Opéra de la Bastille.

La leçon du 19 juin 1986 qui clôt ce volume met un terme au « Cours de sociologie générale » que
Bourdieu aura donné pendant cinq années et qui aura constitué la première introduction générale à la sociologie
proposée au Collège de France. L’année suivante, Bourdieu utilisera la possibilité qu’ont les membres de cette
institution de suspendre provisoirement leur enseignement. Il reprendra ses cours en mars 1988, sous un nouvel
intitulé : « À propos de l’État ». Ce sera le début d’un cycle de cinq années consacrées à l’analyse et à la
déconstruction de cette institution et, plus généralement, de la période où les cours de Bourdieu au Collège de
France porteront sur des thèmes spécifiques : après la sociologie de l’État 109, la sociologie du champ
économique, la sociologie de la domination, la sociologie d’une révolution symbolique en peinture 110 ; puis,
dans une sorte de conclusion de son enseignement, il analysera les travaux consacrés à la sociologie de la science
en général et à la sociologie de la sociologie en particulier 111, comme pour rappeler, contre un certain
relativisme radical, que, sous réserve de certaines conditions sociales, celles-là mêmes qui constituent le champ
scientifique, il est possible de produire des vérités qui ne soient pas réductibles au monde social qui les produit.
Annexes
RÉSUMÉS DES COURS PARUS
DANS L’ANNUAIRE
DU COLLÈGE DE FRANCE

1983-1984
Espace de relations objectives relativement durables entre des agents ou
des institutions définis par leur position dans cet espace, le champ est le
lieu d’investissements spécifiques (par exemple, dans le cas de
l’horlogerie, étudié par M. Eymard-Duvernay, des méthodes de
production, des procédés de fabrication, des modes de gestion de la main-
d’œuvre, des méthodes de valorisation du produit, etc.) qui supposent la
possession d’un capital spécifique et assurent des profits matériels et
symboliques (notamment, dans le champ économique aussi bien que dans
le champ de production culturelle, la « réputation », principalement liée à
l’ancienneté). Les stratégies des agents (entreprises, auteurs, etc.)
dépendent de leur position dans ce champ, c’est-à-dire de leur position
dans la distribution du capital spécifique qui s’y trouve mis en jeu, donc
de leur force relative dans la concurrence.
La question des limites du champ est toujours en jeu dans le champ :
par exemple, les entreprises de production économique ou culturelle
peuvent travailler à se différencier des entreprises les plus proches de
manière à réduire la concurrence et à s’assurer un monopole sur un sous-
champ. Seule l’enquête peut déterminer les limites des différents champs :
celles-ci ne prennent que rarement la forme de frontières juridiques (e.g.
numerus clausus), bien qu’elles soient marquées par des « barrières à
l’entrée » plus ou moins institutionnalisées. Les limites du champ se
situent là où s’arrêtent les effets de champ, et le passage d’un sous-champ
au champ qui l’englobe – par exemple d’un genre littéraire comme la
poésie au champ littéraire pris dans son ensemble – se marque par un
changement qualitatif.
Le principe de la dynamique du champ est dans la forme de sa
structure, et notamment dans l’écart entre les différentes forces
spécifiques en présence. Les dominés ont une force non nulle, au moins
potentiellement, cela par définition puisque faire partie d’un champ, c’est
être capable d’y produire des effets (par exemple de susciter des réactions
d’exclusion, d’excommunication, de la part des détenteurs des positions
dominantes). Les propriétés agissantes dans le champ – donc retenues par
l’analyste comme pertinentes parce qu’elles produisent les différences les
plus déterminantes – sont celles qui définissent le capital spécifique,
principe des investissements spécifiques. Le capital n’existe et ne
fonctionne qu’en relation avec le champ où il a cours : comme les atouts
dans un jeu, il confère un pouvoir sur ce champ, et notamment sur les
instruments matérialisés ou incorporés de production et de reproduction
dont la distribution constitue la structure même du champ, et sur les
régularités (mécanismes) et les règles (institutions) qui définissent le
fonctionnement ordinaire du champ ; et du même coup sur les profits qui
s’engendrent dans ce champ (e.g. le capital culturel et les lois de
transmission du capital culturel par l’intermédiaire du système scolaire).
On s’arrête ici à définir le monde social comme lieu de tendances
immanentes, d’une vis insita et d’une lex insita. Les jeux de hasard, la
roulette, donnent une idée d’un univers d’égalité parfaite des chances, sans
accumulation, où n’importe qui pourrait tout gagner ou tout perdre à
chaque moment. Le capital, en tant que capacité de produire des profits et
de se reproduire, identique ou augmenté, enferme une tendance à
persévérer dans son être qui fait que tout n’est pas également possible ou
impossible à tous, à chaque moment. On peut distinguer les sociétés,
notamment précapitalistes et capitalistes, selon le degré auquel elles sont
habitées par des mécanismes spontanés ou institutionnalisés propres à
produire des régularités, notamment dans les relations sociales entre les
agents : dans les sociétés précapitalistes, du fait de la faible objectivation
du capital dans des mécanismes économiques ou culturels, les relations
sociales ne peuvent avoir quelque durée – même entre parents – qu’au prix
d’un travail incessant de recréation ; dans les sociétés capitalistes, la
reproduction des rapports sociaux de domination est livrée à des
mécanismes, dispensant les agents (au moins dans la phase initiale) du
travail d’entretien des relations. De là, contre la vision évolutionniste de
Weber ou Elias, le fait que l’on trouve à la fois plus de violence brute,
physique ou économique, mais aussi plus de violence douce, euphémisée
(les relations « enchantées ») dans les sociétés précapitalistes que dans les
sociétés capitalistes, où la « violence inerte » des mécanismes
économiques et culturels dispense les dominants du travail
d’euphémisation de la violence (cf. le passage du domestique à l’ouvrier).
Cela au moins jusqu’à ce que le développement de la force propre des
dominés ne contraigne les dominants à recourir à des formes euphémisées
de domination et à toutes les ressources de la violence symbolique qui,
dans les sociétés précapitalistes comme dans les sociétés les plus
développées, s’exerce à travers un travail de mise en forme.
On vient ainsi à analyser les espèces et les états du capital. S’il y a
autant d’espèces de capital (d’atouts) qu’il y a de champs (d’espaces de
jeu), on peut distinguer deux espèces fondamentales, le capital
économique et le capital culturel, qui sont efficientes, à des degrés et sous
des formes différents, dans tous les champs sociaux. Laissant de côté le
capital économique, on s’attache à caractériser les trois états du capital
culturel – préalablement distingué du « capital humain » des
économistes –, l’état incorporé, l’état objectivé et l’état institutionnalisé.
Parlant, par une généralisation de la notion, de capital informationnel,
stock d’informations et de dispositions structurées et structurantes qui
permettent d’informer et de structurer l’information reçue, on examine
enfin le processus d’objectivation et de codification de l’information et,
notamment, l’effet propre de la formalisation, commun à la science et au
droit, à la formule mathématique et à la formalité juridique. On tente ainsi
de rendre raison de la vis formae qui est le fondement de la compétence
proprement bureaucratique et de comprendre la logique spécifique des
processus dits de « rationalisation ».
Dans la deuxième heure, on a examiné, sur la base de documents ou
d’enquêtes, une série de problèmes plus circonscrits : les rapports entre le
champ intellectuel et le champ journalistique – à propos d’un palmarès des
intellectuels –, les rapports entre temps et pouvoir – à propos du Procès de
Kafka –, la notion de crise – à propos de mai 1968 –, etc.

1984-1985
Ayant élaboré, au cours des années passées, les concepts d’habitus et de
champ, on peut entrer dans l’analyse des relations entre les deux notions et
dépasser ainsi la description purement physicaliste du champ comme
champ de forces possibles : les champs sociaux sont des objets de
connaissance pour les agents qui y sont engagés, et les déterminations
associées à l’occupation d’une position dans un espace ne s’exercent
jamais mécaniquement. Il s’agit donc de faire une sociologie de la
connaissance (ou de la perception) du monde social. La connaissance que
les agents ont du monde social fait partie de l’être et du devenir de ce
monde. Ceci contre la vision objectiviste qui tend à réduire les
représentations des agents à des illusions plus ou moins bien fondées
(sociologie spontanée, idéologie) que la science devrait seulement écarter
en instaurant le point de vue objectif. Mais aussi contre le perspectivisme
radical (ou le marginalisme) qui réduit le monde social à l’univers des
points de vue qui peuvent être pris sur lui. C’est dans le champ comme
champ de forces que réside le principe des visions différentes qui en font
un champ de luttes : ces visions sont directement liées à la position par
l’intermédiaire de l’intérêt spécifique qui est à leur principe et de l’habitus
qui est, pour une part, le produit des déterminations associées à la
position. Cette relation entre le monde perçu et les structures cognitives
permet de comprendre que le monde social se présente communément sur
le mode du « cela va de soi ».
Dans la mesure où les points de vue sont enracinés dans l’espace
même qu’ils appréhendent mais dans lequel ils sont pris, les visions du
monde social sont nécessairement différentes, voire antagonistes, et le
champ de forces est à la fois principe et enjeu de luttes concernant son être
et son devenir : la lutte pour la vision légitime et pour la connaissance
comme pouvoir, dans laquelle le savant, qu’il le veuille ou non, est lui-
même pris, contribue à transformer ou à conserver le champ de forces qui
est au principe des prises de position. Dans cette lutte, les détenteurs du
capital culturel, qui confère notamment la capacité d’expliciter, de porter
les visions du monde pratique à l’état objectivé, public, officiel, donc
quasi juridique (cf. le lien, observé par Benveniste entre dire et dire le
droit), détiennent un avantage considérable. L’effet de théorie comme
pouvoir de faire voir (et de faire croire) contribue à faire exister
pleinement, voire à créer, des réalités sociales (notamment des groupes),
par le pouvoir de nomination et de ratification. Du fait que le monde social
est objet de connaissance et de reconnaissance, exister socialement c’est
aussi être perçu, être vu et bien vu, « connu » (comme on dit d’un écrivain
ou d’un artiste) et reconnu, nobilis : c’est-à-dire différent (du commun,
des obscurs) mais d’une différence reconnue, pertinente, donc susceptible
d’être aperçue par les agents possédant la capacité de discerner les
différences reconnues comme pertinentes dans un univers social déterminé
(la bonne différence pouvant consister dans la discrétion – le gris
bourgeois – comme refus des différences socialement réprouvées, la
vulgarité ostentatoire du m’as-tu-vu). Le passage de la vision pratique,
silencieuse et obscure à elle-même, à la vision représentée, dans le
langage ou dans une forme quelconque d’objectivation (œuvre d’art,
monument, etc.), s’accompagne d’une transmutation de la chose
représentée (de là l’importance des questions de mots, ou d’euphémismes,
dans les luttes politiques). L’effet de théorie n’est jamais aussi visible que
dans l’usage politique de la prévision, comme tentative pour faire exister
la chose prévue en la faisant voir à l’avance.
On peut comprendre dans cette logique toutes les formes de la lutte des
classements, luttes visant à conserver ou à transformer les classements en
vigueur (en matière par exemple de sexe, de nation, de région, d’âge et,
bien sûr, de position sociale), notamment en transformant ou en
conservant les mots – qui sont souvent des euphémismes – destinés à
désigner les individus, les groupes ou les institutions. La sociologie
politique est ainsi une sociologie des formes symboliques de la perception
du monde social, et, par là, de la construction de ce monde ou, si l’on veut,
une contribution à l’analyse empirique des ways of worldmaking : c’est par
exemple tout le travail politique quotidien pour imposer son point de vue,
notamment sur soi-même (avec le travail de présentation et de
représentation – objectivée – de soi) ou sur son propre groupe, ou pour
imposer une vision des divisions, des proximités et des distances (avec les
processions, les cortèges, les manifestations où les groupes se donnent à
voir en tant que groupes, avec leurs divisions et leurs hiérarchies), ou pour
créer des liaisons ou des séparations réelles (mariage, divorce, etc.). Parmi
toutes ces formes du travail de constitution des groupes, il faut s’attacher
spécialement à celles qui conduisent à la production de corps constitués
(exerçant un effet de corps distinct de l’effet de position). Le monde social
est un enjeu de luttes entre des agents qui engagent dans ces luttes, d’une
part, le pouvoir, acquis dans les luttes antérieures, qu’ils détiennent dans
ce monde et, d’autre part, des structures cognitives qui sont le produit de
l’incorporation des structures mêmes de ce monde.
La lutte politique a pour enjeu le monopole de la violence symbolique
légitime, c’est-à-dire le nomos, comme principe de vision et de division
(nemo) légitime. Ce pouvoir symbolique s’incarne dans le droit et dans
toutes les formes de nomination officielle, garantie par l’État (titres de
propriété, titres scolaires, titres professionnels, etc.), qui assignent aux
individus leur identité sociale connue et reconnue. On voit au passage que
le sociologue n’est pas le nomothète qui tranche les conflits pour la vision
légitime (par exemple sur la région, la nation, la classe, etc.), mais celui
qui fait la science de la lutte pour le monopole de l’effet nomothétique (de
là l’antinomie entre le point de vue du juriste et le point de vue du
sociologue, qui n’oppose pas seulement au juriste un point de vue
concurrent, mais une sociologie du point de vue juridique).
Le discours juridique est essentiellement performatif, c’est-à-dire
magique : c’est un acte de constitution ou de consécration (des personnes
ou des choses) qui tranche les conflits et les négociations sociales sur les
mots et les choses sociales (avec par exemple l’état civil, qui fixe les
noms et les titres constitutifs d’une identité) : l’effet le plus typique de la
raison d’État est l’effet d’homologation (cf. homologein) ou de
codification (comme objectivation d’un consensus) qui s’exerce à travers
des opérations sociales aussi simples en apparence que l’octroi d’un
certificat. L’expert (médecin, juriste, etc.) est celui qui est socialement
mandaté pour produire un point de vue reconnu comme transcendant aux
points de vue singuliers (le certificat de maladie, d’invalidité, d’inaptitude
– ou d’aptitude) et qui, de ce fait, assigne à l’individu certifié des droits
universellement reconnus. Le système d’enseignement, à travers l’octroi
de titres scolaires, certificats d’aptitude garantis par l’État, exerce un effet
analogue, mais dont il faut analyser la spécificité. Les économistes et les
sociologues d’État (Insee), selon le modèle du censor romain, produisent
un census, un recensement, c’est-à-dire une vision homologuée, autorisée,
qui parvient à se faire reconnaître comme transcendante aux conflits entre
les visions concurrentes des divisions. L’État apparaît ainsi comme une
sorte de banque centrale, qui garantit tous les actes de garantie
(certificats) ; comme la dernière instance qui, par ses verdicts, met un
terme, sur un certain nombre de points décisifs, à la lutte de tous contre
tous pour l’imposition de la vérité sur le monde social.
Dans la deuxième heure, on a analysé un cas de révolution
symbolique : l’entreprise de subversion des structures sociales et des
structures mentales que Manet – et les impressionnistes – ont menée
contre l’art académique (ce travail fera l’objet d’une publication
prochaine).
1985-1986
La relation de complicité immédiate qui s’établit entre l’habitus et les
champs sociaux est une relation de connaissance, mais d’une forme tout à
fait particulière : le sens pratique qui oriente les pratiques ordinaires de
l’existence ordinaire (par opposition aux ruptures critiques) s’accomplit
dans une sorte de corps à corps avec le monde, en deçà de la conscience et
du discours, de l’objectivation et de la représentation. C’est l’habitus qui,
en tant que principe socialement constitué de la perception et de
l’appréciation du monde social, se détermine, qui détermine le monde à le
déterminer. Celui dont on dit qu’il a le « sens du jeu », paradigme de la
maîtrise pratique que les agents ont d’un jeu dont ils ont incorporé les
structures, « voit » les « choses à faire » (ou à dire) ; il lit dans le présent
du jeu l’avenir dont il est gros ; il enregistre les « potentialités
objectives » qu’il institue et qui déclenchent une riposte totalement
irréductible à la stratégie rationnelle d’une conscience calculatrice. (C’est
ainsi par exemple qu’on ne peut rendre raison des variations des pratiques
en matière de fécondité sans faire intervenir une sensibilité différentielle à
la sécurité ou à l’insécurité, ou les pratiques différentes en matière de
disputes ou de procès sans prendre en compte une sensibilité différentielle
aux griefs ou à l’injustice.) On peut dire que les agents font des choix,
mais à condition d’avoir à l’esprit qu’ils ne choisissent pas à chaque
moment le principe de ces choix. Il s’ensuit que l’interprétation des actes
de reconnaissance, d’obéissance, de soumission que suscitent les pouvoirs
symboliques ne peut se laisser enfermer dans l’alternative de la pure
réaction mécanique à une contrainte ou de la « servitude volontaire »,
fondée sur la « mauvaise foi » ou la « fausse conscience » d’un « sujet »
qui contribuerait librement à produire les instruments de son propre
asservissement.
Le pouvoir symbolique est bien un pouvoir qui ne s’exerce qu’avec la
collaboration de celui qui le subit ; mais cette complicité, loin d’être
concession consciente ou délibérée, donc révocable par une simple
conversion de l’esprit, trouve son principe dans l’investissement
fondamental – intérêt au jeu, illusio – qu’implique l’appartenance à un
champ, c’est-à-dire dans un habitus dont les structures sont ajustées aux
structures du champ. Toutes les formes de crédit ou de discrédit
symbolique n’existent que par et pour la croyance qui les constitue, mais
qui est elle-même le produit de toute une histoire, collective et
individuelle : le capital symbolique, qu’il s’agisse de la fidēs telle que
l’analyse Benveniste, du charisme wébérien, ou, plus généralement, du
charme du pouvoir et des puissants, est le capital, de quelque espèce que
ce soit, lorsqu’il est perçu selon les catégories de perception et
d’appréciation qu’il impose, donc méconnu dans ce qu’il peut avoir
d’arbitraire, et reconnu comme légitime. Comme le stigmate attaché à une
couleur de peau ou à une appartenance ethnique ou religieuse, il est fait
par le regard, mais pour changer le regard, il faudrait au moins – sans que
cela soit suffisant, en raison de l’hysteresis des habitus – changer les
conditions sociales dont le regard est le produit, c’est-à-dire la structure de
la distribution du capital.
Lorsque les structures cognitives qui sont au principe de l’expérience
du monde social sont le produit de l’expérience de ce monde, c’est
l’histoire qui communique en quelque sorte avec elle-même, en deçà du
discours et de la conscience. L’ordre social s’inscrit dans les corps, et la
magie du pouvoir symbolique, qui s’exerce au travers des ordres ou des
mots d’ordre, réside dans le fait qu’ils réactivent des dispositions
durables, véritables ressorts montés par la socialisation, qui sont la forme
incorporée, somatisée, de cet ordre, des régularités qu’il impose et des
interdits ou des injonctions qu’il inculque. On montre ainsi en passant que
la prégnance de l’alternative obligée de l’individuel et du collectif, qui
s’enracine au plus profond de la pensée ordinaire ou demi-savante,
enchaînée aux apparences et enfermée dans les oppositions, toujours
renaissantes, de la lutte politique – libéralisme et socialisme,
individualisme et collectivisme, etc. –, empêche d’accéder à la notion
adéquate d’un agent qui se définit précisément par le dépassement de cette
opposition : fort de toute son histoire, inscrite en lui sous forme de
propriétés incorporées, l’agent réel peut être défini, indifféremment,
comme collectif individué par l’incorporation ou comme individu
biologique « collectivisé » par la socialisation ; et il ne s’oppose pas
moins – quoique autrement – aux réalités collectives que l’individu
abstrait, totalement dépourvu de qualités sociales, de la tradition
économique et juridique, auquel tout l’oppose. En outre, en tant qu’il est
doté d’un système de dispositions génératrices, qui permet des inventions
infinies, mais dans les limites des principes implicites de l’habitus, cet ars
inveniendi pratique, il s’oppose aussi bien au simple « support » des
structures sociales qu’en ont fait certains structuralistes, qu’au sujet
constituant de la tradition idéaliste.
Rappeler que les agents sociaux construisent le monde social à travers
les schèmes de perception et d’appréciation socialement constitués qu’ils
lui appliquent et qui orientent leurs stratégies et, par là, la reproduction ou
la transformation des structures, ce n’est pas revenir pour autant à la
représentation intellectualiste de l’action et de l’agent qui porte à placer
dans la conscience des agents les constructions rationnelles ou les modèles
discursifs qu’il faut construire pour rendre raison de leurs pratiques. Le
travail de construction de la réalité sociale, auquel les agents sociaux
collaborent jusque dans et par leurs conflits et leurs négociations à propos
de la définition des réalités sociales (de leur existence ou de leur non-
existence, de la manière légitime de les désigner, de la valeur qui doit leur
être accordée, etc.), s’accomplit pour une grande part dans les actions
ordinaires de l’existence ordinaire, c’est-à-dire sur le mode pratique et
sans passer par la représentation et l’explicitation. Les définitions sociales
de la santé ou de la maladie physique ou mentale, de la délinquance ou du
crime, sont des constructions collectives auxquelles collaborent
l’ensemble des agents engagés dans le champ médical et les patients, ou
l’ensemble des agents engagés dans le champ judiciaire, policiers, avocats,
juges, et les justiciables. Ces constructions pratiques, qui s’élaborent au
travers des innombrables transactions, négociations, affrontements, des
interactions quotidiennes, et dont les plus typiques sont les notions
classificatoires, noms propres ou noms communs désignant des entités et
des identités collectives, clans, tribus, nations, régions, professions ou
classes sociales, se présentent à l’analyste comme un donné, tout préparé
pour une activité scientifique réduite à une tâche d’enregistrement. L’effet
d’imposition qui en résulte n’est jamais aussi visible que lorsque le
chercheur prend pour instrument d’analyse ce qu’il devrait soumettre à
l’analyse, acceptant la définition de l’objet qui est impliquée dans une
définition préconstruite de la population concernée (par exemple une liste
d’écrivains) ou engageant dans son analyse statistique des systèmes de
classement empruntés sans examen à l’univers analysé.
Les agents sociaux luttent à propos du sens du monde social et
contribuent par là à le construire. Parmi les luttes cognitives, il faut
distinguer celles qui ont pour enjeu l’énonciation des principes légitimes
de la vision du monde, comme le droit, et dans lesquelles s’affrontent des
professionnels de l’explicitation, orientés par les intérêts génériques et
spécifiques qu’implique l’occupation d’une position dans un champ de
production culturelle, champ juridique, champ religieux, champ politique,
ou champ scientifique. Ce qui contraint à poser au passage la question de
la spécificité de la vision scientifique du monde social et des conditions
sociales qui doivent être remplies, notamment dans la détermination
pratique des armes et des enjeux de la concurrence, pour que des luttes
dont le moteur et les mobiles sont sans doute moins purs que ne le veut
l’hagiographie parviennent à favoriser l’apparition de produits sociaux
relativement indépendants de leurs conditions sociales de production. Loin
de menacer la sociologie dans son fondement même, le fait qu’elle puisse
se prendre elle-même pour objet constitue le principe d’un travail
méthodique destiné à procurer une maîtrise réflexive des déterminants
sociaux de la pratique scientifique. La vulnérabilité assumée peut se
convertir en privilège. La science sociale, dans sa phase objectiviste, ou
structuraliste, enregistre les régularités objectives, indépendantes des
consciences et des volontés individuelles, où s’exprime l’effet des
contraintes structurales qui confèrent au monde social sa réalité
indépendante de la pensée. Ce faisant, elle réduit à l’état d’apparence,
d’illusion, les représentations que les agents se font de leur monde et
l’expérience même qu’ils en ont. La conscience des particularités de la
position du savant, homme de la skholè, porté à ce qu’Austin appelait une
« vision scolastique », conduit à opérer une seconde rupture avec la vision
née de la rupture avec la vision commune. De même qu’il avait fallu
transcender le point de vue particulier associé à une position particulière
dans le monde social pour accéder à la vision en survol qui permet
d’objectiver le point de vue premier sur le monde social, de même il faut
transcender la vision transcendante du moment objectiviste pour
réintroduire, comme faisant partie intégrante de la réalité objective du
monde social, les points de vue différents, contrastés, voire contradictoires
qui s’affrontent à propos de ce monde : la construction objectiviste qui
permet de constituer les différentes perspectives sur le monde social
comme des points de vue pris à partir de points bien déterminés de ce
monde, n’est aucunement démentie par l’analyse qui, s’élevant à un
niveau supérieur, appréhende les luttes à propos du monde et de son
objectivité, et leur restitue leur efficacité propre dans la construction
même du monde. Dépassant l’opposition fictive entre un structuralisme
objectiviste et un constructivisme subjectiviste, on peut ainsi se donner
pour objet de saisir à la fois la structure objective des univers sociaux (le
champ social dans son ensemble ou tel ou tel champ spécialisé) et les
stratégies proprement politiques que les agents produisent en vue de faire
triompher leur point de vue. Cela sans oublier que tout le travail de
construction, pratique ou théorique, individuel ou collectif, par lequel les
agents contribuent à produire des réalités sociales, notamment des groupes
institués (comme les corps), et à les inscrire dans l’objectivité durable des
structures, est orienté par la perception qu’ils ont du monde social et qui
dépend de leur position dans ces structures, et de leurs dispositions,
façonnées par les structures.
INDEX DES NOMS

Abel, Richard L., 1


Abensour, Miguel, 1
Accardo, Alain, 1, 2
Adam, Adolphe, 1
Adorno, Theodor, 1, 2, 3, 4
Alain (Émile Chartier, dit), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Allais, Alphonse, 1, 2
Allison, Graham T., 1
Althusser, Louis, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14
Amiel, Henri-Frédéric, 1, 2
Amselle, Jean-Loup, 1
Aristote, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Aron, Raymond, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12
Arrow, Kenneth, 1, 2
Auerbach, Erich, 1
Augustin d’Hippone, 1
Austin, John L., 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Bachelard, Gaston, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12


Bailbé, Joseph-Marie, 1
Bakhtine, Mikhail, 1
Bakounine, Mikhaïl, 1, 2
Balzac, Honoré de, 1, 2, 3, 4
Barnes, Julian, 1
Barthes, Roland, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
Bataille, Georges, 1
Baudelaire, Charles, 1-2, 3-4
Baudelot, Christian, 1, 2
Baumgarten, Eduard, 1
Baxandall, Michael, 1, 2
Bayet, Guy, 1
Beauvoir, Simone de, 1, 2, 3
Becker, Gary S., 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Becker, Howard S., 1
Beckett, Samuel, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8
Benjamin, Walter, 1, 2, 3
Benoist, Jean-Marie, 1
Bentham, Jeremy, 1, 2, 3
Benveniste, Émile, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-
14, 15, 16, 17, 18
Bergson, Henri, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Berkeley, George, 1
Berlioz, Hector, 1, 2, 3
Bernard, Jean, 1
Bernard, Philippe, 1
Bertalanffy, Ludwig von, 1
Billeter, Jean-François, 1
Birnbaum, Pierre, 1
Blacking, John, 1
Blanché, Robert, 1, 2-3
Blanchot, Maurice, 1
Boas, Franz, 1
Boime, Albert, 1, 2, 3, 4
Boltanski, Luc, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Bonaparte, Napoléon, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Bongard, Willi, 1
Bonvin, François, 1
Bony, Daniel, 1
Borel, Pétrus, 1
Boschetti, Anna, 1
Botz, Gerhard, 1
Boudon, Raymond, 1, 2, 3, 4-5, 6-7
Boulanger, Louis, 1
Bourdieu, Marie-Claire, 1, 2
Bourricaud, François, 1, 2
Boutmy, Émile, 1
Bouveresse, Jacques, 1-2, 3
Brahe, Tycho, 1
Braudel, Fernand, 1
Brod, Max, 1
Brubakers, Roger, 1
Brunetière, Ferdinand, 1
Bruno, Giordano, 1
Bruxelles, Sylvie, 1
Buffon, Georges-Louis Leclerc de, 1
Buridan, Jean, 1
Burnham, James, 1

Cachin, Françoise, 1
Calder, Alexander, 1
Cam, Pierre, 1
Camus, Albert, 1
Canguilhem, Georges, 1, 2, 3
Caravage, 1
Cassagne, Albert, 1-2
Cassirer, Ernst, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11
Casta, Ange, 1
Cau, Jean, 1
Cavaillès, Jean, 1-2, 3
Céard, Henry, 1
Cervantès, Miguel de, 1
César, Jules, 1
Cézanne, Paul, 1, 2-3
Chamboredon, Jean-Claude, 1, 2, 3, 4
Champagne, Patrick, 1, 2
Champollion, Jean-François, 1
Chanel, Coco, 1
Changeux, Jean-Pierre, 1
Chapsal, Madeleine, 1
Charle, Christophe, 1, 2, 3, 4
Chassériau, Théodore, 1
Chastaing, Maxime, 1
Chastel, André, 1
Chateaubriand, François-René de, 1
Chazel, François, 1
Chevalier, Louis, 1
Chevènement, Jean-Pierre, 1, 2, 3
Chirac, Jacques, 1
Christin, Olivier, 1
Cicéron, 1, 2
Cicourel, Aaron V., 1, 2-3, 4, 5
Clément, Catherine, 1-2, 3
Clément, Pierre, 1
Closets, François de, 1
Coates, Dan, 1
Cogniet, Léon, 1
Cohen-Tannoudji, Claude, 1
Cohn, Norman, 1
Cohn-Bendit, Daniel, 1
Coleman, James, 1
Coluche (Michel Colucci, dit), 1
Combarieu, Jules, 1
Combes, Émile, 1
Compagnon, Antoine, 1, 2-3
Comte, Auguste, 1
Condillac, Étienne Bonnot de, 1, 2, 3
Convert, Bernard, 1, 2
Copernic, Nicolas, 1, 2
Coppée, François, 1
Corcuff, Philippe, 1
Courbet, Gustave, 1, 2, 3, 4, 5
Cournot, Antoine-Augustin, 1
Couture, Thomas, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Crozier, Michel, 1
Culver, Charles M., 1

Dagron, Gilbert, 1
Dahan, Gilbert, 1
Dahl, Robert Alan, 1, 2, 3
Damamme, Dominique, 1
Daniel, Jean, 1
Daninos, Pierre, 1
Darbel, Alain, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Daudet, Léon, 1
Daumier, Honoré, 1
David, Jacques-Louis, 1
Davidson, Donald, 1, 2
Debray, Régis, 1
Degas, Edgar, 1
Delacampagne, Christian, 1, 2, 3
Delacroix, Eugène, 1, 2, 3, 4
Delaroche, Paul, 1
Deleuze, Gilles, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10
Deloffre, Frédéric, 1
Delon, Alain, 1
Delsaut, Yvette, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Derrida, Jacques, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10
Descartes, René, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13
Desrosières, Alain, 1, 2
Dessert, Daniel, 1
Doležel, Lubomir, 1
Domenach, Jean-Marie, 1
Dos Reis Nunes, Géraldo, 1
Dostoïevski, Fedor, 1, 2
Douglas, Mary, 1
Duby, Georges, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8
Duchamp, Marcel, 1, 2, 3-4, 5
Duchet, Claude, 1
Ducrot, Oswald, 1
Dumesnil, René, 1
Dumézil, Georges, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Dunning, Eric, 1
Durkheim, Émile, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-
14, 15, 16, 17-18, 19, 20, 21, 22-23, 24, 25-26, 27, 28-29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37-38, 39, 40, 41-42, 43, 44-45,
46, 47, 48, 49, 50, 51, 52-53, 54-55, 56, 57-58, 59, 60, 61,
62-63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72
Duseigneur, Jean, 1, 2
Dworkin, Gerald, 1

Eco, Umberto, 1
Elias, Norbert, 1, 2-3, 4, 5, 6
Engel, Pascal, 1
Engels, Friedrich, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11
Enthoven, Jean-Paul, 1-2
Ernaux, Annie, 1
Escarpit, Robert, 1
Ésope, 1, 2
Establet, Roger, 1
Eugénie (impératrice), 1
Eymard-Duvernay, François, 1, 2

Fabiani, Jean-Louis, 1-2


Fabius, Laurent, 1, 2
Faguet, Émile, 1
Farran, Jean, 1
Fauconnet, Paul, 1
Faulkner, William, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Faye, Jean-Pierre, 1
Fayolle, Roger, 1
Feinberg, Joel, 1
Felstiner, William L. F., 1
Ferry, Luc, 1, 2, 3
Feuerbach, Ludwig, 1, 2, 3-4, 5
Fichte, Johann Gottlieb, 1
Fidelius, Petr, 1
Finley, Moses I., 1
Flaubert, Gustave, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13,
14, 15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Foucault, Michel, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19-20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27
Fouquier, Éric, 1
Fourier, Charles, 1
Francastel, Pierre, 1
Frank, Bernard, 1
Freud, Sigmund, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Friedman, Milton, 1
Frieze, Irene, 1
Fromm, Erich, 1
Furetière, Antoine, 1-2, 3
Fussman, Gérard, 1, 2

Galbraith, John Kenneth, 1


Gallo, Max, 1, 2, 3
Gamboni, Dario, 1
Garfield, Eugene, 1
Garfinkel, Harold, 1, 2, 3
Gaulle, Charles de, 1, 2
Gautier, Théophile, 1, 2, 3, 4, 5
Gernet, Jacques, 1
Gérôme, Jean-Léon, 1
Gerschenkron, Alexander, 1, 2, 3-4
Gert, Bernard, 1
Ghirlandaio, Domenico, 1
Gide, André, 1, 2, 3, 4
Gilbert de la Porrée, 1
Gillispie, Charles C., 1
Giotto di Bondone, 1
Girard, Alain, 1
Girard, René, 1
Giraudoux, Jean, 1
Glaser, Barney G., 1
Gleyre, Charles, 1
Glowinski, Jacques, 1
Glucksmann, André, 1, 2, 3
Gödel, Kurt, 1
Godet, Jacques, 1
Goffman, Erving, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15-16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Goldmann, Lucien, 1
Gombrich, Ernst H., 1, 2-3, 4
Goncourt, Edmond et Jules de, 1
Goodman, Nelson, 1, 2-3, 4
Goody, Jack, 1, 2, 3
Gorbatchev, Mikhaïl, 1
Gouazé, Jean, 1
Gracq, Julien, 1
Gramsci, Antonio, 1, 2, 3
Greg (Michel Greg, dit), 1
Grégoire, Ménie, 1
Greuze, Jean-Baptiste, 1
Grotius, Hugo, 1
Grunchec, Philippe, 1
Guattari, Félix, 1, 2, 3, 4
Guibert, Bernard, 1
Guilbaud, Georges-Théodule, 1-2
Guillaume d’Ockham, 1
Guizot, François, 1, 2
Guth, Paul, 1

Habermas, Jürgen, 1, 2, 3, 4, 5
Hacking, Ian, 1
Hamilton, George Heard, 1-2, 3
Hammourabi, 1
Harding, James A., 1
Haskell, Francis, 1, 2, 3-4, 5, 6
Havelock, Eric A., 1, 2-3, 4
Haydn, Joseph, 1
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10,
11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19, 20, 21, 22, 23, 24-25, 26,
27
Heidegger, Martin, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-21, 22
Heilbron, Johan, 1
Helleu, Paul César, 1
Helvétius, Claude-Adrien, 1, 2, 3
Hennique, Léon, 1
Henri IV, 1
Héraclite, 1, 2, 3
Hésiode, 1
Hirschman, Albert, 1
Hitler, Adolf, 1, 2
Hobbes, Thomas, 1, 2, 3-4
Hobsbawm, Eric, 1
Hochschild, Arlie Russell, 1
Holbach, Paul-Henri Thiry, baron d’, 1, 2
Holtzapffel, Jules, 1
Homère, 1, 2, 3, 4
Horace, 1, 2, 3
Horkheimer, Max, 1, 2, 3, 4
Hubert, Henri, 1, 2, 3, 4, 5
Hugo, Victor, 1, 2, 3, 4
Huizinga, Johan, 1
Humboldt, Wilhelm von, 1-2, 3
Hume, David, 1, 2, 3, 4
Huret, Jules, 1, 2
Husserl, Edmund, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Huysmans, Joris-Karl, 1

Imamura, Shōhei, 1
Ingres, Jean-Auguste-Dominique, 1, 2
Isou, Isidore, 1

Jacob, François, 1
Jahoda, Marie, 1
Jean-Paul II, 1
Jésus, 1
Johannot, Tony, 1
Journet, Jean-Louis, 1
Joyce, James, 1, 2, 3
July, Serge, 1

Kafka, Franz, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-


15, 16, 17, 18-19, 20, 21, 22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38
Kahn, Jean-François, 1
Kant, Emmanuel, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11-12, 13, 14,
15, 16, 17-18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29, 30,
31, 32, 33, 34, 35-36, 37, 38, 39, 40, 41
Kantorowicz, Ernst Hartwig, 1, 2, 3, 4, 5
Karady, Victor, 1
Kautsky, Karl, 1
Kelley, Harold H., 1
Kemeny, Istvan, 1
Kepler, Johannes, 1
Khomeiny, Rouhollah, 1
Kojève, Alexandre, 1
Krazucki, Henri, 1
Kripke, Saul, 1, 2-3, 4, 5, 6
Kristeva, Julia, 1
Kuhn, Thomas, 1

La Boétie, Étienne de, 1


La Bruyère, Jean de, 1
La Fontaine, Jean de, 1, 2
Lacan, Jacques, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Laforgue, Jules, 1-2
Laganier, Jean, 1
Lagneau, Jules, 1
Lamaison, Pierre, 1
Lamartine, Alphonse de, 1, 2
Landelle, Charles, 1, 2
Langlois, Charles-Victor, 1
Lanson, Gustave, 1-2, 3, 4
Lanzmann, Jacques, 1
Latour, Bruno, 1
Laurent, Alain, 1
Laval, Pierre, 1
Lavoisier, Antoine, 1
Lazarsfeld, Paul, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Le Roy Ladurie, Emmanuel, 1, 2
Leclant, Jean, 1
Leconte de Lisle, 1
Lecourt, Dominique, 1
Lee, Rensselaer W., 1
Legendre, Pierre, 1
Léger, Danièle, 1
Lehn, Jean-Marie, 1
Leibniz, Gottfried Wilhelm, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12,
13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20, 21
Lénine, Vladimir Illitch, 1, 2, 3
Lenoir, Remi, 1
Léonard de Vinci, 1
Lepenies, Wolf, 1
Leroux, Pierre, 1, 2
Leroy, Louis, 1
Lesueur, Jean-François, 1
Lethève, Jacques, 1-2, 3
Levaï, Ivan, 1-2
Levenson, Joseph R., 1
Lévi-Strauss, Claude, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19-20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Lévy, Bernard-Henri, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Lévy-Bruhl, Lucien, 1, 2, 3
Lindon, Jérôme, 1
Lipovetsky, Gilles, 1
Liszt, Franz, 1
Locke, John, 1
Lop, Ferdinand, 1
Lord, Albert, 1
Louis XIV, 1, 2, 3
Louvois, François Michel Le Tellier, marquis de, 1
Louÿs, Pierre, 1
Lovejoy, Arthur Oncken, 1
Lukács, Georg, 1, 2
Luther, Martin, 1, 2
Lyotard, Jean-François, 1

Maggiori, Robert, 1
Mahler, Gustav, 1
Maldidier, Pascale, 1
Malemort, Jacques, 1
Malherbe, François de, 1-2
Malinowski, Bronislaw, 1
Mallarmé, Stéphane, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Malraux, André, 1, 2
Manet, Édouard, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14-
15, 16-17, 18-19, 20, 21, 22, 23-24, 25, 26-27
Mannheim, Karl, 1, 2
Marat, Jean-Paul, 1, 2, 3
Marcuse, Herbert, 1, 2
Marin, Louis, 1, 2, 3, 4
Marti, Claude, 1
Martin, Jean, 1
Marx, Groucho, 1, 2
Marx, Karl, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12-13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21-22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
31-32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41-42, 43-44, 45, 46-
47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61,
62, 63, 64, 65-66, 67
Maspero, François, 1
Massis, Henri, 1
Mather, Lynn, 1
Matheron, Alexandre, 1
Maupassant, Guy de, 1
Mauss, Marcel, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12-13, 14,
15, 16, 17-18
Maxwell, James Clerk, 1, 2-3
M’Bokolo, Elikia, 1
Mehan, Hugh, 1
Meillet, Antoine, 1
Mendeleïev, Dimitri, 1
Merleau-Ponty, Maurice, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Merton, Robert K., 1, 2
Michaud-Quantin, Pierre, 1
Michaux, Henri, 1
Michela, John L., 1
Mincer, Jacob, 1
Miquel, André, 1
Miró, Juan, 1
Mitterrand, François, 1, 2
Moffett, Charles S., 1
Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 1, 2, 3
Mondrian, Piet, 1, 2
Monet, Claude, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9
Montaigne, Michel de, 1, 2
Montand, Yves, 1
Moréas, Jean, 1
Morin, Edgar, 1
Morin, François, 1
Mosca, Gaetano, 1
Mounier, Emmanuel, 1
Mourousi, Yves, 1
Mozart, Wolfgang Amadeus, 1
Müller, Max, 1
Murger, Henry, 1-2, 3, 4
Musset, Alfred de, 1
Mussolini, Benito, 1

Nerval, Gérard de, 1


Newell, Allen, 1
Nicolas de Cues, 1, 2
Nicole, Eugène, 1
Nietzsche, Friedrich, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Nizan, Paul, 1
Nora, Pierre, 1

O’Boyle, Lenore, 1
Orlan, 1
Otto, Rudolf, 1
Panofsky, Erwin, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7

Pareto, Vilfredo, 1-2, 3


Parménide, 1
Parry, Milman, 1
Parsons, Talcott, 1
Pascal, Blaise, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Passeron, Jean-Claude, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Pauwels, Louis, 1
Peeters, Benoît, 1
Penrod, Steven, 1
Perroux, François, 1
Pétain, Philippe, 1
Pevsner, Nikolaus, 1
Peyrefitte, Alain, 1
Phocion, 1, 2
Picard, Raymond, 1, 2
Piero della Francesca, 1
Pierre (apôtre), 1
Pierret, Christian, 1
Pinto, Louis, 1, 2
Pivot, Bernard, 1, 2, 3-4, 5, 6
Platon, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Poe, Edgar, 1, 2
Pollak, Michael, 1, 2-3, 4
Ponge, Francis, 1, 2
Ponton, Rémy, 1, 2
Popper, Karl, 1, 2-3, 4, 5, 6
Post, Gaines, 1
Poussin, Nicolas, 1
Prévert, Jacques, 1
Prou, Suzanne, 1
Proudhon, Pierre-Joseph, 1
Proust, Marcel, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18
Puccini, Giacomo, 1

Quine, Willard Van Orman, 1-2


Quintilien, 1

Rabelais, François, 1
Racan, Honorat de Bueil de, 1
Racine, Jean, 1, 2, 3
Radcliffe-Brown, Alfred, 1, 2-3
Rawls, John, 1
Reagan, Ronald, 1, 2
Redon, Odilon, 1-2
Rémis, Anna, 1
Renan, Ernest, 1, 2
Renaut, Alain, 1
Renoir, Pierre-Auguste, 1, 2, 3, 4
Rewald, John, 1
Richard, Maurice, 1
Rimbert, Pierre, 1
Robbe-Grillet, Alain, 1, 2, 3, 4, 5
Robert, Louis Léopold, 1
Robespierre, Maximilien de, 1
Rogers, Maria, 1
Rolland, Romain, 1
Romilly, Jacqueline de, 1
Rosa, Jean-Jacques, 1
Rosanvallon, Pierre, 1
Rosen, Lawrence, 1, 2
Rossini, Gioachino, 1
Rotrou, Jean de, 1
Rouart, Jean-Marie, 1
Rougemont, Denis de, 1
Rousseau, Henri (dit le Douanier), 1, 2
Rousseau, Jean-Jacques, 1, 2, 3
Roussel, Louis, 1
Roustang, François, 1
Russell, Bertrand, 1, 2, 3, 4, 5
Ryle, Gilbert, 1-2, 3, 4

Sade, Donatien Alphonse François de, 1


Saint Martin, Monique de, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,
12-13, 14, 15, 16
Saint-Just, Louis Antoine de, 1
Salin, Pascal, 1
Salomon, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Samuelson, Paul A., 1
Sapir, Edward, 1-2
Sarat, Austin, 1
Sartre, Jean-Paul, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13,
14, 15-16, 17-18, 19, 20, 21-22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33-34, 35, 36-37, 38, 39, 40-41, 42, 43, 44, 45,
46, 47, 48, 49, 50
Saussure, Ferdinand de, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
13, 14
Savary, Alain, 1
Sayad, Abdelmalek, 1
Schelling, Friedrich, 1
Schelling, Thomas, 1
Schlegel, Friedrich, 1, 2
Schmidt, Conrad, 1, 2
Schmidt, Richard, 1
Schnapper, Dominique, 1, 2, 3, 4
Schopenhauer, Arthur, 1, 2, 3, 4, 5
Schorske, Carl E., 1, 2
Schramm, Percy Ernst, 1
Schücking, Levin Ludwig, 1, 2
Schultheis, Franz, 1
Schultz, Theodore W., 1, 2
Schumpeter, Joseph, 1
Schütz, Alfred, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13
Schwarz, Hermann Amandus, 1
Séguy, Georges, 1
Seignobos, Charles, 1, 2
Serres, Michel, 1
Servan-Schreiber, Jean-Jacques, 1
Sextus Empiricus, 1
Shakespeare, William, 1, 2
Sheridan, Richard Brinsley, 1-2
Simiand, François, 1
Simmel, Georg, 1, 2, 3
Simon, Herbert A., 1, 2, 3
Sloane, Joseph C., 1, 2, 3
Smith, Adam, 1
Socrate, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Sollers, Philippe, 1-2, 3
Sophocle, 1
Spencer, Herbert, 1
Spinoza, Baruch, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11
Staline, Joseph, 1, 2, 3
Stendhal, 1
Stéphane, Roger, 1
Strauss, Anselm L., 1
Sturm, Johann, 1
Suisse, Charles, 1

Taine, Hippolyte, 1, 2, 3, 4-5


Tarde, Alfred de, 1
Thatcher, Margaret, 1, 2, 3, 4
Thélot, Claude, 1
Thévenot, Laurent, 1
Thibaudet, Albert, 1
Thomas, Ambroise, 1
Thomas d’Aquin, 1, 2, 3
Thompson, Edward E., 1
Thoreau, Henry David, 1
Thuillier, Jacques, 1, 2-3, 4
Tiffon, Georges, 1
Tilly, Charles, 1
Tilly, Louise, 1
Tilly, Richard, 1
Titien, 1
Tournier, Michel, 1
Troeltsch, Ernst, 1, 2
Tylor, Edward B., 1

Unseld, Joachim, 1, 2

Valéry, Paul, 1, 2-3, 4, 5, 6


Van Gennep, Arnold, 1, 2
Veblen, Thorstein, 1, 2
Vernet, Horace, 1
Vico, Giambattista, 1
Vigny, Alfred de, 1
Villiers, Gérard de, 1
Volle, Michel, 1
Voltaire (François-Marie Arouet, dit), 1, 2

Wahl, Jean, 1, 2
Waler, Leonore, 1
Watt, Ian, 1
Watteau, Antoine, 1, 2
Weber, Max, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14,
15, 16, 17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24, 25-26, 27, 28-29, 30,
31, 32, 33-34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41-42, 43-44, 45, 46-
47, 48, 49, 50-51, 52-53, 54, 55, 56, 57, 58-59, 60, 61-62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74-75, 76, 77,
78, 79, 80, 81, 82, 83-84, 85, 86, 87, 88, 89-90, 91, 92,
93-94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102-103, 104
Weil, Éric, 1, 2-3
Wendel, François de, 1
Whorf, Benjamin Lee, 1-2
Willener, Alfred, 1
Willis, Paul, 1-2, 3
Wittgenstein, Ludwig, 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12
Wittkower, Rudolf et Margot, 1
Woolf, Virginia, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13,
14-15, 16, 17, 18, 19-20, 21-22, 23
Woolgar, Steeve, 1

Yates, Frances A., 1


Yngvesson, Barbara, 1
Yourcenar, Marguerite, 1

Zeisel, Hans, 1
Ziff, Paul, 1-2, 3, 4-5, 6, 7-8
Zinoviev, Alexandre, 1-2
Zola, Émile, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
INDEX DES NOTIONS

Académie
– des Beaux-Arts, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10-11
– française, 1
Académisme, 1, 2 ; voir aussi Pompier (art)
Acclamation, 1-2
Actes
– de connaissance, 1, 2, 3, 4, 5, 6
– d’enregistrement, 1
– de nomination, 1
– de reconnaissance, 1
– économiques de jugement, 1
Action
– de provocation, 1
– politique, 1, 2
– rationnelle, 1-2, 3, 4
– symbolique, 1, 2, 3, 4-5, 6
théorie de l’ –, 1-2
Adolescents, 1-2, 3, 4
Agent, 1, 2, 3, 4
Agrégation, 1
Algèbre, 1, 2-3
Aliénation, 1, 2, 3, 4
Alliances et mésalliances, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11-12,
13-14, 15, 16, 17, 18
Allodoxia, 1-2, 3, 4, 5
Amor fati, 1, 2, 3 ; voir aussi Destin
Amour
– courtois, 1
– du pouvoir, 1
– pur, 1-2, 3
Anachronismes, 1-2, 3-4, 5
Analyse
– componentielle, 1
– du contemporain et – du passé, 1, 2
– s factorielles, 1
– s abstraites et – s concrètes, 1, 2
– s d’essence, 1, 2, 3
– s internes vs – externes, 1-2, 3
– tautégorique vs – allégorique, 1
Analysis situs, 1, 2
Anamnèse, 1
Angoisse, 1, 2-3, 4, 5-6, 7
Anomie, 1, 2, 3, 4-5, 6-7
Antidurkheimisme, 1
Anti-intellectualisme, 1-2
Anti-utilitarisme, 1-2
Appareil, 1-2, 3, 4
– pascalien, 1
– s politiques, 1, 2, 3-4
Appropriation (matérielle et symbolique), 1-2, 3-4
Apriorisation, 1-2
Apriorisme vs aposteriorisme, 1
Arbitraire, 1, 2
– du signe linguistique, 1
– pur, 1
Art
– comme discours politique, 1
« – et société », 1
– pour l’ –, 1, 2
Artiste
– et artisan, 1, 2, 3, 4
– et bourgeois, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7
– et marché, 1, 2, 3-4
– saturnien, 1
– s et professeurs de dessin, 1, 2, 3
invention de l’– moderne et de l’art de vivre –, 1, 2, 3, 4-5, 6-7,
8
relation entre femmes bourgeoises et – s, 1
rôle de l’ –, 1
Artificialisme, 1-2
Ascétisme (et culture), 1
Asilisation, 1-2, 3, 4, 5
Aspirations (et manipulation des –), 1-2, 3-4, 5-6
Athéisme du monde
– familial, 1
– moral, 1, 2
Attribution theory, 1
Auctor vs lector, 1-2, 3, 4, 5
Authenticité (philosophies de l’–), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Autodidacte, 1, 2, 3, 4, 5
Auto-légitimation, 1
Autonomie
– automobile, 1, 2
– de la langue, 1
– de la peinture au XIXe siècle, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11
– de la représentation, 1
– de la sociologie, 1, 2, 3, 4-5
– du champ économique, 1, 2, 3, 4, 5-6
– du champ littéraire, 1, 2
– d’un champ, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13, 14
notion d’– relative, 1, 2, 3-4, 5
Avant-garde, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14
Avocats, 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8
Awareness context, 1
Axiomatique et axiomatisation, 1-2, 3, 4, 5

Bellatores, oratores et laboratores, 1, 2, 3, 4


Best-seller (ambiguïté du –), 1
Bifurcation, 1, 2, 3
Biographie, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8
– s et artistes, 1, 2
Bohème, 1, 2
Scènes de la vie de –, 1, 2, 3, 4
Bonheur de l’évidence, 1
Bourgeois ; voir Artistes, Petits bourgeois
Bureaucratie, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13-14, 15-
16, 17, 18-19

Cadres (comme catégorie sociale), 1, 2-3, 4, 5


Café (et artistes au XIXe siècle), 1, 2, 3
Calendrier, 1, 2-3
Calomnie, 1
Camps de concentration, 1, 2, 3, 4, 5
Canonisation (d’auteurs littéraires), 1, 2
Canonistes, 1
Capacités, 1-2
Capital, 1, 2-3, 4-5, 6-7
– constant, 1
– économique, 1, 2, 3
– et champ, 1, 2-3, 4, 5, 6
– et temps, 1-2
– humain, 1-2, 3, 4
– informationnel, 1-2, 3, 4, 5, 6
– social, 1, 2, 3
– spécifique, 1, 2, 3
concentration du –, 1, 2, 3, 4, 5, 6
différenciation du –, 1-2
grandes espèces de –, 1, 2, 3-4
objectivation du –, 1-2
pouvoir sur le –, 1-2
société sans –, 1 ; voir aussi Capital culturel, Capital symbolique,
Espèces de capital
Capital culturel, 1, 2, 3-4
– incorporé, 1-2, 3-4
– institutionnalisé, 1-2, 3
– objectivé, 1-2, 3-4
– prédisposé à fonctionner comme capital symbolique, 1
genèse de la notion de –, 1-2 ; voir aussi Capacités, Capital humain
Capital symbolique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12,
13, 14, 15
Caractère, 1
Case studies, 1
Casier judiciaire, 1, 2
Catégories
– de perception, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
– scientifiques et – officielles, 1-2
Causalité, 1, 2, 3, 4, 5
Célébration, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8
Census et censor, 1, 2, 3, 4, 5
Cercle
– de la représentation, 1
– herméneutique, 1
Certificat, 1-2, 3, 4, 5, 6
Césaro-papisme, 1
Champ, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8
axiomatique des – s, « en tant que (als) », 1, 2, 3, 4, 5-6
analyse en termes de –, 1
changement dans un –, 1
– comme « pièges à cons », 1
– comme lieu de lutte, 1-2
le – comme sujet, 1, 2, 3
– de production restreinte et – de production élargie, 1
– des – s, 1-2, 3, 4
– et capital, 1, 2-3, 4, 5, 6
– et différenciation, 1-2, 3-4, 5-6
– et habitus, 1-2, 3, 4
– et institution, 1-2
– et milieu, 1
– et système, 1-2
commencement d’un –, 1
construction et limites d’un –, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,
12, 13-14
degré d’institutionnalisation d’un –, 1-2, 3, 4
droit d’entrée dans les – s, 1, 2
échanges et circulation entre les – s, 1, 2
hiérarchie entre les – s, 1
individu dans un –, 1
théorie générale des – s, 1 ; voir Autonomie, Sous-champ
Champ administratif, 1
Champ de la peinture, 1, 2-3, 4, 5-6
– au XIXe siècle, 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9-10, 11-12, 13-14
Champ des entreprises, 1-2
Champ des professions médicales, 1
Champ du pouvoir, 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8
analyse comparée des – s, 1, 2, 3
– et « classe dominante », 1-2
– et espèces de capital, 1
– symbolique et – politique, 1
homologie du – et des grandes écoles, 1-2
Champ économique, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11
Champ intellectuel, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13,
14-15, 16, 17, 18, 19
Champ juridique, 1, 2-3, 4, 5, 6
Champ littéraire, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9
F. Kafka et le –, 1-2
relations du – avec le champ de la peinture au XIXe siècle, 1, 2-3, 4-
5, 6, 7-8, 9, 10, 11-12
Champ politique, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7
Champ religieux, 1-2
Champ scientifique, 1, 2, 3-4, 5-6
Champ universitaire, 1, 2
Champ(s) culturel(s), 1, 2
Champion, 1
Charisme, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
– d’institution, 1, 2
– et mana, 1, 2
Charité, 1, 2, 3-4, 5
Chômage, 1, 2, 3
Citations (de textes), 1
Classe
– dominante, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8
– s sociales et théorie des – s sociales, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9,
10, 11-12, 13-14
conscience de –, 1, 2
lutte des – s, 1
Clubs, 1, 2, 3
– d’admiration mutuelle, 1, 2
Codage (statistique), 1-2
Code et codification, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12,
13, 14, 15, 16, 17
Coincidencia oppositorum, 1
Colonisation et décolonisation, 1, 2, 3
Commande (aux artistes), 1, 2, 3, 4, 5
Communication (pédagogique), 1, 2, 3, 4, 5
Communisme culturel, 1
Comparative (méthode –), 1, 2, 3
Compétence, 1, 2, 3, 4, 5
Complicité, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Complot (philosophie du –), 1, 2, 3, 4, 5-6, 7
Conatus, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Concentration
– de la décision, 1
– du capital, 1, 2, 3, 4, 5, 6
– et État, 1
– parisienne, 1
Concours, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11-12
Confiance, 1-2, 3-4, 5, 6-7
Confidence
– et enquête, 1
fonctions de la –, 1
Conformité et conformisme, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Connaissance, 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Conscience
alternative de la – et de la réaction, 1, 2
– confuse des agents sociaux, 1, 2
– de classe, 1, 2
fausse –, 1
prise de –, 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11
Consécration, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14,
15, 16, 17, 18
Consensus, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12, 13, 14
Constance
attente de –, 1
– du nominal, 1-2, 3, 4-5
Constructivisme, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Contemporanéité, 1
Continuiste
caractère dis – de la perception, 1, 2
conceptions – s et dis – du monde social, 1-2, 3-4, 5
Contrat (et théories du contrat), 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11
Conversion, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12 ; voir aussi
Espèces de capital
Corps (biologique), 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13 ;
voir Somatisation, Incorporation
Corps sociaux, corps professionnels, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10
Cortèges et processions, 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8
Coup double, 1-2, 3-4
Couples épistémologiques, 1-2, 3-4
Critique
auto –, 1, 2
– de la faculté de juger de E. Kant, 1, 2, 3
– littéraire et artistique, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12,
13, 14, 15, 16-17
– scientifique, 1, 2, 3-4, 5
dimension – de la perception, 1-2, 3
l’écrit favorise la –, 1, 2, 3
situations – s, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15
sociologie et vision –, 1, 2, 3, 4, 5, 6
théorie – de l’École de Francfort, 1-2, 3, 4, 5 ; voir aussi Diacrisis
Cubisme, 1
Culturalisme, 1-2
Culture, 1, 2, 3-4
– académique, 1
dénonciation de l’in –, 1
fonctions de la – théorique, 1, 2
rapports à la –, 1-2, 3, 4 ; voir aussi Capital culturel, Champ
culturel
Cum fundamento in re, 1, 2, 3
Curriculum vitae, 1-2, 3
Cursus honorum, 1, 2, 3, 4
Cynisme, 1, 2

Danse, 1, 2, 3, 4, 5
Dasein, 1
Débat
– s dans les médias, 1
– s théoriques et académiques, 1, 2-3
position dans un –, 1
Décision, 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9-10
Déconstruction, 1, 2-3
Délégation, 1-2, 3-4, 5, 6
Délibération, 1-2
Délinquance, 1, 2, 3
Démographie ; voir Morphologie sociale
Déréalisation, 1-2
Dernière instance, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Désir, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
– et pouvoir, 1-2, 3, 4
Destin, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 ; voir aussi Amor
fati
Déterminisme, 1, 2, 3
Diacrisis, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15 ; voir aussi Critique
Diagnostic médical, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8
Dieu, 1, 2, 3
amor intellectualis de –, 1
– caché, 1
– cartésien, 1, 2, 3, 4, 5
– comme pouvoir absolu et comme dernier recours, 1, 2, 3
– comme pouvoir absolu, 1
– crée en voyant, 1, 2, 3
– détenteur de la vérité, 1
– doté d’ubiquité et d’omniscience, 1, 2, 3
– et justification d’exister, 1
– et théodicée, 1
– horloger, 1
– leibnizien, 1, 2, 3
– méchant, 1
mort de –, 1, 2
« la société, c’est Dieu », 1, 2, 3, 4-5
Différenciation
– du capital, 1-2
– du monde social et des champs, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10-11
principes de –, 1, 2, 3
Digressions (chez V. Woolf), 1-2
Discernement, 1, 2-3, 4
Discipline
(au sens de disposition et de règle), 1, 2-3, 4, 5, 6
(au sens de domaine d’enseignement à l’université), 1, 2, 3, 4, 5,
6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13
Discours
bonne leçon d’un –, 1
– bourgeois, 1
– des enquêtés, 1
– et enseignement, 1, 2
– juridique, 1, 2
– manifeste et – caché, 1
– sur la peinture, 1, 2
Disposition
– esthétique, 1, 2
– rationnelle, 1-2
– s vs règles, 1
explication par les – s, 1
réaction – nelle, 1
relation entre – s et positions, 1-2, 3
Dispute theory, 1
Distinction, 1, 2, 3
Division du travail
– de domination, 1, 2-3, 4
– entre les sexes, 1-2, 3, 4
– théorique, 1
Domination, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16
Don
échange de – s, 1, 2-3
idéologie du –, 1, 2-3
Doute radical, 1-2
Doxa, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Droit
– comme magie sociale, 1
– d’entrée, 1, 2, 3
– de juger, 1, 2, 3
– et frontières, 1
– et lutte pour l’identité, 1-2
– et pratiques, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7
– et sociologie, 1
– rationnel vs – coutumier, 1, 2, 3-4, 5, 6
point de vue du –, 1
Échantillon, 1-2, 3, 4, 5
Économie
– dans les champs autonomes, 1
– et religion, 1-2
pouvoir de rupture des analogies avec l’ –, 1-2
– s précapitalistes, 1, 2, 3 ; voir aussi Don, Champ économique,
Capital économique, Euphémisation
Économistes, science économique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10,
11-12, 13, 14, 15
Écrit
– comme objectivation, 1-2, 3-4, 5-6
– vs oral, 1-2
Écriture
– en sciences sociales, 1, 2
– et manipulations du lecteur, 1
Écrivains, 1-2, 3-4
– et école primaire, 1
– et journalisme, 1, 2
– et peintres au XIXe siècle, 1-2, 3-4
– et philosophes, 1-2
– et prostituées, 1 ; voir aussi Champ littéraire, Roman et romanciers
Éditeur, 1, 2, 3, 4, 5
Éducation
discours sur l’ –, 1 ; voir aussi Socialisation
– structurale, 1
Effet
– de nombre, 1
– de seuil, 1
– Don Quichotte, 1
– Gerschenkron, 1, 2-3
– Pygmalion, 1
– Zeigarnik, 1
Émotion, 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11
Empirisme, 1, 2-3
« Enfin », 1-2
Enseignement, 1, 2
question de la rémunération de l’ –, 1, 2
réflexions de P. Bourdieu sur son –, 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10-
11, 12-13
Entretien, 1-2
Épistémè, 1
Épochè, 1, 2, 3, 4, 5,
Épistémocratisme, 1-2, 3
Épistémologie du mélange, 1-2
Érotisme
– académique, 1
– et artistes, 1, 2, 3
– et pouvoir, 1
Espace
– des positions et – des prises de position, 1
– des possibles en science, 1, 2
– social, 1, 2, 3, 4
théorie des – s possibles, 1-2
Espèces de capital, 1-2, 3
conversion et taux de change entre les –, 1, 2, 3, 4
– et champ du pouvoir, 1
hiérarchie entre les –, 1
État civil, 1, 2
État, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10
analyses de l’– par les philosophes, 1
capital culturel et –, 1-2
caractère totalitaire de l’ –, 1
– comme champ de l’expertise ou de la certification légitime, 1-2
– et lutte pour l’identité, 1-2
– et monopolisation de la violence, 1, 2
– garant du cours des peintres, 1
philosophes ou savants d’ –, 1, 2, 3-4, 5
sociétés précapitalistes sans –, 1, 2 ; voir aussi Violence
(symbolique légitime)
Éternisation
– de l’ordre social, 1-2
– de faux problèmes, 1, 2-3
objectivation et –, 1, 2
Ethnie, 1, 2, 3
Ethnocentrisme
– cultivé, 1
– de l’universel, 1-2
– de la synchronie, 1, 2, 3, 4-5, 6
– de théoricien, 1
Ethnologie et ethnologues, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,
12
Ethnologisme, 1, 2, 3, 4
Ethnométhodologie, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11
Étymologie, 1, 2, 3
Euphémisation
– dans les champs culturels, 1, 2, 3
– de l’économie, 1, 2
– de la sexualité, 1
– de la violence, 1-2, 3
instruments d’ –, 1-2, 3
Évolutionnisme et schéma linéaire de la transformation des sociétés,
1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9 ; voir aussi Sociétés précapitalistes indivises
et sociétés différenciées
Exclusion, 1, 2, 3
Exécration, 1-2
Expectations, 1, 2, 3, 4-5, 6
Expérience
– de la temporalité, 1, 2
– doxique du monde social, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7
– populaire, 1-2
Expérimentation en sciences sociales, 1, 2
Expert et expertise, 1-2, 3-4
Explicitation, 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8

Famille
albums de –, 1
autonomisation de l’économie par rapport à la –, 1, 2, 3, 4
Église et –, 1, 2
– comme champ, 1, 2
– comme corps, 1-2
« nous sommes en – », 1
nom de –, 1
rapport à la –, 1, 2
transmission au sein de la –, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11,
12, 13 ; voir aussi Père, Mère, Parenté
Femmes
– battues, 1, 2
– bourgeoises et artistes, 1
regard des – sur les jeux sociaux, 1, 2, 3
Féminisation, 1-2
Féminisme, 1, 2, 3, 4
Fétiche et fétichisme, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
13-14, 15
Fiction, 1, 2, 3-4
Fidēs, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11
Finalisme
alternative du – et du mécanisme, 1, 2, 3, 4
analyses et vocabulaire marquées par le –, 1, 2, 3, 4
Folk theories, 1, 2
Fonctionnaire, 1-2, 3, 4, 5, 6
Fonctionnalisme
– en peinture, 1
– en sociologie, 1, 2, 3-4, 5
Forme
– s primitives de classification, 1, 2, 3
– s symboliques, 1-2
– vs fond, 1
mise en – et formalisation, 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12-
13, 14, 15, 16
Frontières, 1, 2, 3-4

Gauchisme, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Généalogies
– s comme objectivations, 1-2, 3, 4
– s intellectuelles, 1, 2
Générations, 1, 2, 3
Géométral (des perspectives), 1, 2, 3
Goût, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10
Grandes écoles, 1, 2-3, 4, 5-6
classes préparatoires aux –, 1, 2, 3, 4
Groupe, 1, 2, 3, 4, 5
– et mauvaise foi collective, 1
notion de – dans les sciences, 1
– s de statut, 1, 2
Guerre
– civile, 1
– comme jeu masculin, 1-2
– et discipline militaire, 1
– s de religion, 1
– s irréductibles à leurs enjeux matériels, 1
– s de palais, 1
– s scolaires, 1, 2

Habitus, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13-14, 15,


16-17, 18-19, 20, 21, 22
– et capital, 1, 2
– et champ, 1-2, 3, 4, 5, 6
– et institution, 1-2
Handicap et handicapés, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7
Hégélianisme (« mou »), 1, 2, 3, 4
Hérétique, 1, 2
doutes de l’ –, 1
exclusion de l’ –, 1, 2, 3, 4
– s et hiérésiarques, 1
stratégies de l’ –, 1-2
Héritage, 1, 2, 3, 4
Histoire, 1
– comme analyseur, 1
– de la littérature, 1, 2-3, 4
– de la philosophie, 1
– de la vérité, 1
– des idées, 1-2
– et sociologie, 1, 2
– s de vie, 1, 2, 3-4
ruses de l’ –, 1 ; voir aussi Philosophie de l’histoire
Historicisation et historicisme, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11,
12
« Hit-parade des intellectuels français », 1-2, 3-4
Homme-enfant, 1, 2
Homo œconomicus, 1, 2
Homologation, 1, 2-3, 4, 5
Homologie, 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8-9, 10
Honneur, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11
Hypocrisie, 1, 2-3, 4, 5

Idéalisme, 1-2, 3, 4, 5-6, 7


Identité, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
carte d’ –, 1, 2, 3, 4
corps comme – collective, 1
– officielle, 1
– s personnelles et – s collectives, 1
Idéologie, 1, 2, 3-4, 5-6, 7
– charismatique, 1
– s professionnelles, 1, 2-3, 4, 5 ; voir aussi Don
Ignorance (docte), 1
Illusio, 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19-20
Illusion
– bien fondée, 1-2
– biographique, 1-2, 3-4
– nominale, 1, 2
Impressionnisme, 1, 2 ; voir Champ de la peinture au XIXe siècle
Imprévisibilité
– absolue, 1-2
– de l’avenir, 1, 2
– du monde social, 1
– du pouvoir, 1
– du tribunal dans Le Procès de F. Kafka, 1
Incorporation, 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12
Index, 1
Indignation, 1-2, 3, 4, 5, 6
Individu
alternative –/société, 1
– et collectif, 1, 2, 3, 4-5
– construit et – réel, 1-2, 3
notion d’ –, 1-2
science de l’–el, 1
Individualisme méthodologique, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Influence, 1, 2, 3
Infrastructure vs superstructure, 1, 2, 3, 4
Injustice, 1, 2, 3-4, 5, 6
Insee, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8
Institution, 1, 2, 3, 4, 5, 6
amour-haine de l’ –, 1
arbitraire de l’ –, 1-2
– de doublage, 1
– de la mauvaise foi collective, 1
– et champ, 1-2
– et production académique, 1, 2-3, 4
– totale, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
enseignement et arbitraire de l’ –, 1-2
marques – nelles, 1-2
période, humeur anti-institutionnelle, 1-2
pouvoir psychosomatique de l’ –, 1-2
rapport à l’ –, 1
Institutionnalisation, 1, 2, 3, 4
– de l’anomie, 1, 2, 3
– du champ, 1-2, 3
– du pouvoir, 1
Intégrité cognitive, 1-2
Intellectualisme, 1, 2, 3-4, 5, 6
Intellectuels, 1, 2, 3-4
alliance des – et des classes dominées, 1
idéologie professionnelle des –, 1, 2 – et journalisme, 3, 4, 5, 6,
7, 8
– organiques, 1
– prolétaroïdes, 1 ; voir aussi Anti-intellectualisme, Champ
intellectuel
Intelligence, 1, 2, 3
Intentions objectives et subjectives, 1-2, 3, 4 ; voir aussi Complot
Interactionnisme, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Intérêt, 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10
Inter-légitimation, 1
Intimidation, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Intuitus derivatus vs originarius, 1, 2, 3
Invalidité, 1-2, 3, 4
Invention, 1-2, 3, 4

Jeu
– et collusion, 1
– et sérieux, 1, 2
analogie avec le – de la roulette, 1-2, 3, 4, 5
sortie du –, 1
théorie des – x, 1
Journalisme, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 ; voir aussi Intellectuels
Juge, 1, 2, 3
Juridisme, 1, 2, 3-4, 5
Juristes, 1 ; voir aussi Droit
Justice, 1-2
– distributive, 1-2
sentiment de –, 1

Kadijustiz, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Label et labellisation, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7


Laïcs (vs clercs), 1, 2, 3-4, 5
Laïcisation, 1-2, 3
Langage, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
Langue, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Latin, 1, 2, 3
Lector ; voir Auctor
Lecture
inconscient de la –, 1
– et biais du lecteur, 1-2
– toujours dans un espace, 1
– s comme tests projectifs, 1, 2
re – s des œuvres culturelles, 1, 2
Légitimation du pouvoir, 1-2, 3
Légitimité, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11
Lex insita, 1, 2, 3, 4, 5
Liberté, 1-2, 3, 4
Libido, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Littérature ; voir Champ littéraire, Sociologie (et littérature)
Logique et logicisme, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Luttes
– des classes, 1
– entre les champs, 1
– linguistiques, 1
– politiques, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13
– pour la vérité et sur le sens du monde, 1, 2, 3

Macro vs micro, 1
Magie, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Magistrats, 1-2, 3
Magnétophone, 1, 2, 3
Mai 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17
Main invisible, 1
Maison individuelle (enquête sur la), 1-2
Maître
– académique, 1-2, 3
– penseur, 1
Malédiction, 1-2, 3
Mana, 1, 2, 3-4
Management, 1
Mandataires, 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8
Manifestation, 1, 2-3, 4, 5-6
Manifeste artistique, 1-2
Manipulation
– de l’identité, 1, 2, 3-4
– de la temporalité, 1
– des biens de salut, 1, 2, 3, 4
– des chances, 1-2, 3-4, 5
– du lecteur, 1
– par le mandataire, 1
– vs soumission, 1
– s douces, 1, 2
règles comme enjeux de –, 1-2
Marché, 1, 2-3, 4-5, 6
artistes et –, 1, 2-3, 4, 5-6
entreprises et – s, 1-2
– de la peinture, 1, 2
– matrimonial, 1, 2
– scolaire, 1, 2, 3
– s du capital culturel, 1
– s du travail, 1, 2, 3, 4-5
mécanismes de –, 1-2, 3
Mariage, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14, 15,
16
– s théoriques, 1
Marxisme
distinction entre le mérite et les besoins dans le –, 1
effet de théorie exercé par le –, 1, 2, 3
– vulgaire des sociologues, 1
Max Weber et le –, 1, 2, 3-4, 5
morphologie durkheimienne et –, 1
« mort du – », 1
le symbolique dans la tradition du –, 1-2
théorie marxiste du reflet, 1
Masculin/féminin (comme opposition), 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8 ;
voir Division du travail, Sexualité, division et domination sexuelle,
Socialisation
Masses (« féminité des – »), 1, 2, 3
Matérialisme
drame du –, 1
limites du –, 1, 2
– des formes symboliques, 1, 2
– historique, 1
Mauvaise foi, 1, 2, 3, 4, 5
– collective, 1, 2-3, 4, 5-6 ; voir aussi Institution
Mécanisme ; voir Finalisme
Méconnaissance, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13-14,
15
Médecin, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
– de famille, 1
la – e dans l’espace universitaire, 1
– s et certificats, 1, 2
– es légales et illégales, 1
Ordre des – s, 1, 2, 3
rapport du malade et du –, 1-2
Médisance, 1-2
Mère (dans la relation entre le père et le petit garçon dans La
Promenade au phare), 1, 2
Métamorphose (La), 1-2
Métanoïa, 1, 2, 3, 4, 5
Métaphores, 1
Metaxu, 1, 2, 3
Militantisme, 1
Millénarisme, 1-2, 3
Mimèsis, 1, 2, 3
Modèle, 1, 2
Monnaie, 1, 2
garantie de la –, 1, 2, 3, 4
– de l’absolu, 1
– et illusion, 1, 2, 3, 4
mot de –, 1, 2
Morales de la sympathie, 1, 2
Morphologie sociale, 1, 2-3, 4, 5
Mots, 1, 2, 3, 4, 5, 6 ; voir aussi Langage, Polylogie
Mouvement pendulaire, 1, 2-3
Musée
droit d’entrée au –, 1
– comme invention historique, 1, 2
Musique, 1-2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13

Naïveté, 1, 2, 3, 4
Néant social (promotion du), 1
Nécrologies, 1-2, 3
Négociations, 1-2, 3
Neutralité
– axiologique, 1-2
– juridique, 1
Nom (propre), 1-2, 3-4 ; voir aussi Famille, Prénom, Pseudonyme
Nominal et réel, 1 ; voir Constance
Nominalisme vs réalisme, 1-2
Nomination, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15,
16-17, 18
Nomos, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21
Nomothète, 1, 2, 3, 4, 5-6
différence entre le sociologue et le –, 1, 2
Nostalgies, 1-2, 3
Nus picturaux, 1, 2, 3
Numerus clausus, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10
Obéissance, 1, 2, 3
Objectivation
– scientifique, 1
– sociale, 1, 2-3, 4, 5, 6 ; voir aussi Code et codification
Objectivisme, 1 ; voir Subjectivisme
Oblats, 1, 2, 3, 4
Obsequium, 1
Officialisation, 1-2, 3, 4
Ontologique, 1
relation – de connaissance, 1-2
saut –, 1, 2, 3, 4, 5
Opinion, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7
Oracle (effet d’–), 1-2
Orchestration, 1-2, 3, 4, 5
Ordre social, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Organique
état – vs état critique, 1 ; voir aussi Intellectuel
Orient, 1, 2
Origines sociales des peintres au XIXe siècle, 1, 2, 3
Orthodoxie, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7

Parenté, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12-13, 14, 15


Passion, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8
Paternalisme, 1-2, 3, 4, 5, 6
Pauvre
– té et redistribution, 1, 2, 3
politiques d’assistance aux – s, 1-2
reconnaissance de la – té, 1
rhétorique du –, 1, 2
Perception sociale, 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14-
15, 16-17, 18, 19-20, 21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28-29, 30-31,
32-33, 34-35, 36-37, 38-39, 40, 41-42, 43-44, 45-46 ; voir aussi
Catégories
Père, 1, 2, 3, 4-5
Performatif, 1, 2, 3, 4, 5
Périodisations, 1
Personne
la culture et la –, 1-2
manipulation de la – sociale, 1
personnalisme et révolte de la –, 1, 2
la – du peintre, 1, 2, 3
séparation de la – et de la fonction, 1
totalité de la –, 1
Perspective en peinture, 1, 2-3, 4-5
Perspectivisme, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13
Petite bourgeoisie, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8
Pétition, 1, 2-3, 4
Phénoménologie, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14
– de l’expérience ordinaire du monde social, 1, 2, 3-4, 5
– et sociologie, 1, 2
Philanthropes, 1, 2
Philologisme, 1
Philosophes, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Philosophia perennis, 1
Philosophie
« actualité » de la –, 1, 2, 3
intérêts à l’existence de la –, 1, 2
– analytique, 1, 2, 3, 4
– de l’histoire, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14
– et sociologie, 1, 2
utilité des références à la –, 1 ; voir aussi Scolastique, Sujet
Photographie, 1, 2-3, 4, 5, 6
Physicalisme, 1-2, 3, 4, 5, 6
Plan d’une ville, 1
Poète, 1, 2
critique des – s par Platon, 1-2, 3-4, 5-6
– dans les sociétés précapitalistes, 1, 2, 3, 4, 5, 6
– s au XIXe siècle, 1-2, 3
Poids et volume dans l’espace social
représentation par un agent de ses –, 1
Point de vue, 1-2, 3
concurrence pour le bon –, 1
– de Thersite, 1
– du savant, 1, 2
– du sociologue, 1
Polémique
fonction – des concepts, 1
– au sens de Bachelard, 1, 2
– s comme matériel, 1
– s ordinaires, 1, 2, 3
Politesse, 1, 2-3, 4, 5, 6
Politique
– et analogie sexuelle, 1, 2
rapport – somatisé, 1
sociologues durkheimiens et pensée de la –, 1 ; voir aussi Champ
politique, Champion
Polycentrisme, 1-2
Polylogie (changer de mots), 1, 2, 3
Pompier (art), 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10-11
Populisme, 1, 2, 3
Porte-parole, 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18
Positions, 1 ; voir Dispositions, Espace
Postmoderne, 1-2, 3
Pouvoir, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8
antinomie du – et de la théorie, 1
charme du –, 1, 2
critiques de conceptions existantes du –, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8,
9, 10-11, 12
deux formes de –, 1-2
esthétique du –, 1-2
lieu du –, 1, 2, 3, 4, 5, 6
– de l’Académie, 1
– et connaissance, 1
– paternel absolu et originaire, 1, 2, 3
– symbolique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
« le – vient d’en bas », 1, 2, 3, 4,863, 5, 6, 7, 8
temps et –, 1-2, 3-4, 5 ; voir aussi Champ du pouvoir, Légitimation
Préface, 1-2, 3, 4, 5, 6
Prénom, 1-2, 3, 4-5, 6
Prénotions, 1, 2, 3
Présentation de soi, 1, 2, 3
Prévisibilité, 1, 2
– du désordre, 1
Prévisions, 1-2, 3, 4, 5
Principe de réalité vs principe de plaisir, 1
Privé vs public, 1, 2, 3
Probabilité
manipulation des – s objectives et subjectives, 1-2
science sociale et –, 1
Problème, 1-2, 3
émergence d’un – social, 1
– scientifique, 1
– s d’école, 1
– s sociaux convertis en – s épistémologiques, 1
Procès, 1-2, 3, 4, 5-6
Le – de F. Kafka, 1, 2-3, 4-5
Procuration, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10
Professeur, 1, 2, 3, 4-5
enquête sur les – de l’Université de Paris, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8
ethnocentrisme et idéologie professionnelle de –, 1, 2, 3, 4, 5
philosophe et –, 1, 2, 3, 4, 5
– et charisme d’institution, 1, 2
– et chercheur, 1, 2
– et élèves, 1, 2-3
– et État, 1, 2
– et libido protestandi, 1
– et manipulation des aspirations, 1
– substitut du père ou de la mère, 1, 2
« République des – s », 1
– s vs artistes, 1, 2-3, 4
titre de –, 1, 2, 3, 4, 5
verdict du –, 1, 2, 3
Profession
– et brebis galeuse, 1, 2
– els vs profanes, 1
Projet originel, 1-2
Propension à (se) blâmer, 1
Prophète et prophétisme, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
13, 14, 15
Prosopographie, 1
Protention et projet, 1-2
Pseudonyme, 1, 2
Psychanalyse, 1, 2, 3, 4
– de l’esprit scientifique, 1, 2, 3, 4
– et sociologie, 1, 2, 3, 4
Psychologues, 1-2
Public
effet de – ation, 1, 2
prise de parole en –, 1 ; voir Privé
Publicité et publicitaires, 1, 2, 3, 4, 5
Publication, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11-12
Puissance, 1, 2, 3

Questionnaire, 1, 2, 3, 4, 5-6

Racisme, 1, 2, 3, 4
Radicalisme, 1, 2, 3
Raison suffisante (principe de –), 1, 2, 3
Rapport au travail, 1
Rationalisation, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16
Rationalisme
anti –, 1
– et ir –, 1-2
– historiciste, 1, 2
Réassurance, 1-2
Recherche (logique de la –), 1
Reconnaissance, 1, 2 ; voir Méconnaissance
Reconversion, 1, 2
Récupération politique, 1
Redistribution, 1, 2, 3-4, 5-6, 7
Réductionnisme sociologique, 1, 2
Réflexivité sociologique, 1, 2, 3
Refoulement, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Règles et régularités, 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-
14, 15, 16, 17, 18, 19
Réhabilitation (stratégies de – dans les champs culturels), 1-2, 3, 4-
5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12
Relation d’enquête, 1
Relationnelle (pensée –), 1, 2
Religion, 1-2, 3-4
– comme « opium du peuple », 1, 2, 3
– comme paradigme des productions symboliques, 1
– vs magie, 1, 2, 3 ; voir aussi Champ religieux
Remise de soi, 1, 2, 3
Représentation graphique (du monde social), 1-2
Reproduction
– d’un champ, 1
– des classes sociales, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9
– du monde social, 1
Responsabilité (question de la –), 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8
Ressentiment, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Révolte(s), 1, 2, 3, 4-5
Révolution
dimension économique des – s artistiques, 1-2
mythe de la –, 1
– culturelle, 1, 2, 3, 4, 5
– esthétique et – politique, 1-2
– partielle, 1, 2
– permanente dans un champ, 1
– s scientifiques, 1
– s spécifiques, 1, 2
– s symboliques, 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12
théorie sartrienne de la –, 1
Rex, 1, 2-3, 4, 5
Rhétorique, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Rire, 1, 2, 3
Rites d’institution, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Rôle, 1
Roman et romanciers, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7
Romantiques, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8
Rupture
– amoureuse, 1
– (ou coupure) épistémologique, 1-2, 3, 4, 5, 6

Sacré, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21
Salon
– des refusés, 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12
– s, 1, 2-3, 4, 5
Scandale, 1, 2
Scolastique, 1
philosophie –, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
point de vue –, 1, 2-3, 4
Science, 1
– d’État, 1, 2-3, 4
– de la science, 1-2
– des mœurs, 1, 2
– vs lettres, 1 ; voir aussi Champ scientifique
Sciences sociales
effets sociaux exercés par les –, 1
modes en –, 1
retard des –, 1, 2, 3-4
– et cynisme, 1 ; voir aussi Sociologie
Scolaire, 1
choix – s, 1
certificat –, 1
neutralisation –, 1, 2
névroses à genèse –, 1
programmes – s, 1
système –, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15,
16, 17, 18, 19 ; voir aussi Guerre ; Titre
« Se mettre à la place », 1
Secret, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8 ; Voir aussi Publication
Sécurité sociale, 1, 2, 3-4, 5
Self-fulfilling prophecy, 1, 2
Sémiologie, 1, 2, 3, 4, 5
Sens
– du jeu, 1, 2, 3
– du monde comme enjeu de luttes, 1
– du placement, 1, 2, 3, 4, 5
Sensibilité (à l’ordre, à la sécurité, à l’injustice, etc.), 1, 2, 3
Sérieux sartrien, 1, 2, 3
Sexualité, division et domination sexuelle, 1, 2-3, 4, 5, 6-7 ; voir
aussi Masculin/féminin
Sigillum authenticum, 1, 2
Signature, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8
– de l’artiste, 1, 2
Signification
impératif de la – en peinture et en littérature, 1-2, 3-4, 5
– ouverte de l’œuvre, 1-2
Sincérité, 1, 2, 3, 4, 5
Situations
– de guerre, 1
– de type révolutionnaire, 1, 2, 3 ; voir aussi Critique
Skeptron, 1-2, 3
Skholè, 1-2, 3
Socialisation, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
– différentielle selon le sexe, 1, 2, 3, 4
Sociétés précapitalistes indivises et sociétés différenciées
(comparaison et transition des unes aux autres), 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9,
10, 11
Socio-analyse, 1
Sociodicée, 1 ; voir aussi Théodicée
Sociologie
autonomie de la –, 1, 2, 3, 4-5
compréhension de la –, 1-2, 3, 4
difficultés de la –, 1
dimension critique de la –, 1, 2, 3
enseignement de la –, 1-2, 3
objet ou but de la –, 1, 2, 3
possibilité et vulnérabilité de la –, 1, 2-3
rapport aux devanciers en –, 1, 2, 3
séduction exercée par la –, 1, 2, 3
– comparée des civilisations, 1, 2
– de l’art, 1
– de la connaissance, 1, 2
– de la perception sociale, 1, 2, 3, 4, 5, 6
– de la science, 1
– des formes symboliques, 1, 2, 3, 4, 5
– des intellectuels, 1, 2, 3
– du droit, 1
– et certification d’État, 1
– et dénonciation, 1, 2, 3
– et ethnologie, 1
– et expertise, 1
– et histoire, 1
– et intérêts des sociologues, 1
– et jugements indigènes, 1
– et littérature, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12
– et philosophie, 1, 2, 3, 4, 5, 6
– et prétention à l’objectivité, 1
– et psychanalyse, 1, 2, 3, 4
– et sciences d’État, 1
– et théologie, 1, 2, 3, 4, 5, 6
– et trivialités, 1
– et utopisme, 1
– partie prenante du jeu social, 1
– politique, 1
– s américaines et européennes, 1-2, 3, 4
tentations dont la – doit se garder, 1, 2, 3, 4, 5
Solidarité sociale, 1, 2, 3, 4
Somatisation, 1-2, 3, 4-5
Sondages, 1, 2, 3
Sophistes, 1-2, 3, 4
Sorcier, 1, 2, 3, 4-5, 6
Souffrance, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7
Sous-champ, 1-2, 3-4, 5
Sous-prolétaires, 1, 2-3, 4, 5, 6
Spécialisation (dans le champ scientifique), 1, 2
Spontanéisme, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13
Sport, 1
Statistique
indépendance –, 1, 2
– en sciences sociales, 1
– et manifestations, 1
– spontanée, 1
Statue équestre, 1
Stigmate, 1, 2
Stimulus, 1
Stratégies
– de bluff, 1, 2
– de condescendance, 1-2, 3, 4
– de reproduction, 1, 2, 3
– de simulation, 1, 2
– matrimoniales, 1-2
Stratification, 1
Structuralisme, 1, 2, 3-4, 5, 6-7
Structures cognitives, 1, 2, 3-4, 5
Style, 1
Subjectivisme, 1-2, 3, 4
– vs objectivisme, 1-2, 3, 4, 5
– s radicaux, 1, 2, 3
Substantialisme, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Subversion, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Succession, 1, 2
Suicide, 1, 2, 3, 4, 5
Sujet
campagnes de presse sans –, 1
philosophies du –, 1, 2, 3, 4-5, 6
restauration du –, 1, 2
– de la décision économique, 1
– des politiques, 1
– historique dans la peinture académique, 1-2, 3-4
– transcendantal, 1, 2, 3, 4 ; voir aussi Subjectivisme
Superstructure ; voir Infrastructure
Surproduction de diplômés, 1-2, 3, 4
Symbolique, 1, 2, 3, 4, 5 ; voir aussi Capital symbolique,
Pouvoir symbolique, Violence symbolique
Syndicats, 1, 2, 3, 4-5
Système, 1-2
– des systèmes, 1
– s-experts, 1-2

Taux de change ; voir Espèces de capital


Taxinomies, 1, 2, 3, 4
Technologies, 1-2
Temporalité, 1-2, 3-4, 5-6
Temps, 1-2, 3, 4
capital et –, 1-2, 3
rapport au –, 1-2
– dans le rapport malade/médecin, 1
– et impuissance, 1-2
« le – ne s’accumule pas », 1
– public et – privé, 1 ; voir aussi Pouvoir
Théâtre, 1, 2, 3
métaphore du –, 1, 2
Théodicée, 1, 2, 3
Théoricisme, 1, 2
Théorie
– comparée des régimes politiques, 1
– de la pratique, 1-2
– du reflet, 1, 2, 3, 4
– s pures et apparition des champs, 1
effet de –, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7
Titre
– et État, 1, 2
– s positifs et négatifs, 1
– professionnel, 1, 2
– scolaire, 1, 2, 3-4, 5, 6
« Tout se passe comme si », 1
Tradition, 1
Träger, 1
Trajectoire, 1-2
Transgression, 1-2, 3
– et artistes, 1, 2-3
Travail
– d’explicitation, 1
– individuel vs – collectif, 1
– politique, 1
– théorique, 1-2
Travailleurs sociaux, 1
Trivialités, 1-2, 3, 4

Unicité de l’œuvre artistique, 1


Unité du moi, 1-2, 3
Universaux, 1-2, 3
Universel
cas particulier constitué en cas –, 1, 2
prétention des champs culturels à l’ –, 1, 2
stratégies pour s’approprier l’ –, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10,
11
– et codification, 1, 2, 3, 4
violence de l’ –, 1
Universitas, 1, 2
Usurpation
stratégies d’ –, 1, 2, 3
– des mandataires, 1, 2, 3

Variations imaginaires, 1, 2, 3, 4, 5
Verdict, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
attente du –, 1
légitimité du –, 1, 2, 3, 4, 5
révolte contre le –, 1, 2, 3
– catégoriel vs – individuel, 1
– d’expert, 1, 2, 3, 4
– des – s, 1, 2, 3, 4, 5
– étatique, 1
– paternel, 1, 2-3
– scolaire, 1-2
Vérité, 1
Vieillissement
– biologique et – social, 1
– des producteurs culturels, 1, 2
Violence, 1-2, 3
– inerte, 1-2, 3
– pure, 1, 2
– suscitée par Manet, 1
– symbolique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
– symbolique légitime, 1, 2, 3, 4-5, 6-7
Virtuosité, 1, 2, 3
Vis formae, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Vis insita, 1, 2, 3, 4, 5
Visibilité, 1, 2

Who’s Who in France, 1, 2, 3


Worldmaking, 1, 2

Вам также может понравиться