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1. Préliminaire
Le Moyen Âge a peu développé systématiquement de théories littéraires. Le
Prologue de Guillaume de Machaut, l’Art de dictier d’Eustache Deschamps, les
correspondances de George Chastelain et de Jean Robertet1 sont des cas assez
isolés où l’auteur réfléchit sur l’acte de création poétique. Les Arts de seconde
rhétorique2 constituent quant à eux plutôt des manuels pratiques expliquant
comment il faut « bien écrire ».
Ainsi, les auteurs français médiévaux n’ont pas donné de définition au
terme d’« allégorie », utilisé pourtant à profusion par les critiques contempo-
rains pour caractériser une bonne majorité de la production, et amenant
l’assimilation d’écritures aussi différentes que les bestiaires et les poésies
lyriques de Charles d’Orléans… Les carences de théorisation du phénomène
propre à la langue vulgaire médiévale amènent à mêler les vues d’un
Quintilien (l’héritage antique) et les conceptions de l’exégèse théologique.
L’étude du rapport entre l’allégorie (terme sous lequel on entend le
phénomène de création de fiction, de description, de dialogue allégoriques)
et l’allégorèse (phénomène d’interprétation) permet, dans une certaine
mesure, de pallier le manque. On a tendance à distinguer trop catégorique-
ment ces deux formes d’expression. En réalité, il s’agit bien de deux faces
A. Introduction
Pierre Abélard, dans son introduction à la théologie, répond à des critiques
que l’on pourrait lui adresser dans sa manière d’interpréter les sources non
bibliques. Il commence par justifier la lecture allégorique des textes d’inspi-
ration divine. Selon lui, les prophètes de l’Écriture sainte n’étaient pas
conscients des sens véhiculés par leurs paroles, issues d’une voix surnatu-
relle. Dès lors, ce n’est pas une erreur de dégager une multitude de signifi-
cations d’un même récit, pourvu qu’elles contribuent « à l’ornement de la
céleste Épouse ».
« Pour interpréter la sainte Écriture, on ne doit rejeter aucun sens s’il ne
contredit pas la foi. De même en effet que d’un seul lingot d’or les uns font
des colliers, d’autres des bagues, d’autres encore des bracelets, de même,
pour un seul verset de la sainte Écriture, on peut trouver des sens
innombrables. Et tous ces sens concourent à l’ornement de la céleste
Épouse3. »
3. PIERRE ABÉLARD, Introductio ad Theologiam, I, 20, éd. J.P. MIGNE, Patrologie latine,
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 597
t. 178, col. 1028, b-c : « In intellectu Sacrae Sripturae respui non debet quidquid sacrae fidei
non resistit. Sicut enim ex uno auro alii murenulas, alii annulos, alii dextralia ad ornamentum
faciunt, ita ex una Scripturae sacrae sententia expositiones etiam per innumeros intellectus,
quasi varia ornamenta componunt ; quae tamen omnia ad decorem coelestis sponsae
proficiunt ». Ipse praeterea Macrobius, ea quae de anima mundi a philosophis dicta
sunt, mystice interpretanda esse meminitus. Quod etiam juxta litteram exponi
veraciter aut convenienter nullatenus queant, ut supra meminitus, ipsa nos littera ad
expositionem mysticam compellit. Pluribus quoque testimoniis sanctorum
didicimus Platonicam sectam Catholicae fidei plurimum concordare […]. D.E.
LUSCOMBE, dans P. DRONKE, A History of Twelfth Century Western Philosophy, Cam-
bridge, 1988.
598 VIRGINIE MINET-MAHY
Cependant, les sens dégagés peuvent souvent dériver les uns des autres, de
sorte que l’effet de polysémie est relativement restreint. Dans le cas de l’Ovide
moralisé, les sens seconds attribués à une histoire peuvent fortement détonner
par rapport à la littera. On constate quelquefois de profondes contradictions
entre le signifiant-texte et ses signifiés, c’est-à-dire, ses différentes exégèses.
« Un moderne penserait qu’en se multipliant les interprétations se détruisent
les unes les autres. Pour les hommes du XIIe siècle elles témoignaient, par leur
multiplicité même, de la richesse du texte à commenter4. » Pour les hommes
du XIVe siècle également ?
Pour mieux comprendre les mécanismes de lecture et les associations
parfois surprenants à l’œuvre dans la moralisation des Métamorphoses
d’Ovide, il est intéressant de resituer le texte dans un contexte de « pensée
allégorique » plus large. L’auteur anonyme du texte en vers français hérite
effectivement d’une tradition d’exégèse et de « symbolisme » qui a déve-
loppé une certaine théorie de l’image et de la fiction. À travers l’analyse du
fonctionnement de l’allégorèse5, essentiellement par le biais des fables
d’Apollon et de Danaé, et de Myrrha on va tenter de mettre au jour quelques
ressorts de la pensée allégorique pour dégager de la « poésie6 » la plus impie
un maximum de signification.
beautés apparentes, la sublime sagesse des saints porte-parole de Dieu, qui nous fait
tendre vers les hauteurs, condescend aussi à (nous proposer) saintement des figures
déraisonnables et dissemblables, sans laisser pourtant notre tendance stagner pares-
seusement au niveau des viles images, mais en relevant au contraire la partie de l’âme
qui tend vers le haut et en la stimulant par la difformité des signes en sorte qu’il ne
puisse être ni permis ni vraisemblable, même pour qui incline trop au matériel, de
croire que les merveilles supra-célestes et divines ressemblent vraiment à ces images
si viles. » La théorie des « similitudes dissemblables » chez Denys l’Aréopagite est
particulièrement intéressante à souligner dans le cadre d’une étude sur l’allégorie.
Elle permet d’établir une sorte de pont entre une théologie de type symbolique, où il
s’agit d’appréhender Dieu par le sensible, et une théologie négative, pour laquelle
Dieu est Tout-Autre, absolument transcendant et insaisissable par les voies de
l’entendement humain. Dans le cas des images « déraisonnables », on saisit vraiment
en quoi le divin échappe complètement aux représentations humaines. Or, J.
HUIZINGA (L’Automne du Moyen Âge, trad. J. BASTIN, Paris, 1918) lorsqu’il condamne
l’imagination matérielle de l’allégorie comme une forme de profanation du sacré
semble mettre en avant une théologie négative où le transcendant est
irreprésentable… Mais, selon les théories dionysiennes, l’imaginaire sensible peut
viser et rappeler la transcendance absolue du divin.
12. Il suit d’ailleurs la voie ouverte par Isidore de Séville…
13. P. DRONKE, Fabula. Explorations into the uses of myth in medieval platonism,
Leyde-Cologne, 1974, p. 69-70.
14. L’iconographie des sirènes et Ulysse est déjà présente dans les catacombes.
On la retrouve également dans l’Hortus Deliciarum (HERRARD OF LANDSBERG, Hortus
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 603
18. Voir aussi n° 82, p. 316, l. 25 : Ceste fable peut este entendue en assez de manieres,
et comme les clercs soubtilz philosophes ayent muciez leur grans secrés soubz couverture de
fable, y peut estre entendue sentence appartenant a la science d’astronomie et autressi
d’arquemie […].
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 605
tion des mythes. Il parvient à distinguer l’allegoria in verbis, qui est plutôt
affaire de rhétorique et d’amplification, et l’allegoria in factis, qui correspond
à la notion de typologie et relie la lettre du texte à l’histoire, l’histoire sainte
en l’occurrence. La première caractérise plutôt l’allégorie païenne, tandis que
la seconde est propre à la pensée chrétienne médiévale. Cependant, cette
dichotomie n’est pas totale : la Bible use d’un langage métaphorique et
rhétorique et permet des interprétations secondes de valeur intemporelle,
spirituelle ou morale.
Face à cet « état des lieux » concernant l’allégorie théologique, quelle est
la position adoptée par l’Ovide moralisé ? Il ne peut évidemment pas être
question stricto sensu d’allegoria in factis. La moralisation doit compter avec
une matière fictive, tandis que les exégètes de la Bible sont assurés de
l’historicité, plus ou moins maquillée de rhétorique, du texte abordé. Cepen-
dant, on peut se demander comment l’auteur se situe par rapport à la littera ?
La condamne-t-il ? La moralisation consiste-t-elle en un commentaire privé
de rapport avec elle ?
Dans le corpus des Écritures saintes, un texte pose des problèmes assez
similaires à ceux de l’Ovide moralisé quant au rapport de la littera à l’histoire :
le Cantique des cantiques22. On propose d’établir trois parallèles entre
l’exégèse de ce texte biblique et l’Ovide Moralisé, à propos du statut du sens
22. On peut remarquer une série de convergences entre le texte du Cantique des
cantiques et la fable de Danaé et Apollon et poser même l’hypothèse que le texte
biblique et/ou ses commentaires multiples au Moyen Âge fonctionnent comme
« intertextes ». Au sein de la troisième glose où l’auteur expose sa conception de la
vraie virginité, on trouve une digression sur la parabole très populaire au Moyen Âge
des vierges folles et des vierges sages. La mention de cet épisode évangélique n’est
peut-être pas sans rapport avec le Cantique des cantiques tel qu’il est perçu dans la
sensibilité médiévale. Ce dernier a été intégré dans la liturgie, saint Ambroise
notamment lui accordait une place importante dans les offices de la Vierge. Dans un
essai de reconstitution d’une séquence liturgique liée au Cantique des cantiques,
l’ensemble Cantilena Antiqua a intégré au Cantique une série de compositions issues
de celui-ci, et parmi elles, une prose Virgines egregie (codex latin 1139 de saint Martial,
XIIe s., Paris, B.N.F.), élaborée sur le thème des vierges folles et des vierges sages. La
parabole est populaire en particulier au XIIIe siècle, si on en croit É. MÂLE (L’Art
religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1948, p. 377 et s.). On en trouve des représen-
tations iconographiques sur les portails des cathédrales de Amiens, Bourges, Notre-
Dame de Paris, Reims, Sens, Auxerre, Laon dans le cadre du Jugement dernier. Les
cinq vierges sages représentent les états de l’âme à l’égard de Dieu. « L’huile qui brûle
dans leur lampe est la vertu suprême, la Charité » (p. 377). On retrouve la lecture du
personnage d’Apollon, la charité qui doit être dans la virginité. Inversement, les
vierges folles représentent les cinq sens qui mènent à la perdition. On connaît par
ailleurs un drame liturgique hybride (latin et occitan) basé sur la parabole des vierges
folles et des vierges sages (Sponsus) et composé sans doute au XIe siècle.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 607
v. 2952-2965
Souvent avient, je n’en dout mie,
Que tez aide et conseille autrui
Qui ne set pas conseillier lui,
Et, puis qu’oms est d’amours espris,
Ja tant ne sera de grant pris,
De grant sens ne de bones mours,
Qu’il n’asotisse par amours.
Amours les amoureus assote :
Li plus sage n’i voient gote,
Si ne se sevent conseillier
Trop me puis d’amours merveillier,
Dont ce vient et ce que puet estre
Qu’amours fet les plus sages pestre,
Puisqu’il les tient pris en sa corde.
Cette incise du narrateur au sein de la fiction constitue une digression qui
mériterait d’être placée en exergue de l’œuvre entière : l’amour est une chose
incroyable qui provoque l’étonnement, la stupéfaction du narrateur. Le
terme « merveiller » est tout à fait parlant : son ambiguïté permet de traduire
à la fois la fascination et la terreur face aux histoires « tragiques » qu’engen-
dre l’amour. Cette fascination constitue-t-elle le moteur de la quête du sens
incarnée dans l’entreprise de moralisation ? Dans ce cas, la littera n’est pas à
dénigrer ou à considérer comme simple prétexte à l’enseignement moral ou
chrétien. Peut-être s’agit-il dans le chef de l’auteur d’un moteur de captation
du « public » et de questionnement… Dans son premier sermon sur le
Cantique des cantiques, saint Bernard évoque également la séduction due à
la poéticité du texte à commenter qui incite à en rechercher la signification
cachée :
« Voilà un aimable discours qui commence par un baiser et un certain
aspect séduisant de la sainte Écriture, un charme facile qui incite à lire plus
avant. Chercher son sens caché devient un plaisir, même si on peine à
l’ouvrage, et les difficultés rencontrées ne rebutent jamais, quand on est
sensible aux agréments de ce langage. » (Sermon sur le Cantique des
cantiques I, 525)
Par ailleurs, l’auteur accorde fréquemment à la fiction une valeur « histori-
que », souvent par le biais de l’évhémérisme. Il peut y avoir un sens Par istoire
acordable a voir (v. 3076, Danaé et Apollon). On ne se situe plus purement dans
pour este plus delitables mesmement aux rudes qui n’y prennent fors l’escorce, et plus agreable
aux soubtilz, qui en succent la liqueur […], p. 316, l. 30. Les derniers mots de Christine
font déjà penser à l’expression rabelaisienne : rompre l’os et sugcer la substantificque
mouelle (Prologue du Gargantua), FRANÇOIS RABELAIS, Gargantua, éd. M.A. SCREECH,
Genève, 1970.
25. SAINT BERNARD, Œuvres mystiques, trad. A. BÉGUIN, Paris, 1953, p. 88.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 609
26. Dans le Liv. I, v. 2139-2140 : La devine Page et la fable/ Sont en ce acordable, […] :
n’est-ce pas une bonne définition de cette nouvelle forme de typologie ?
27. Le texte biblique fait essentiellement l’objet de trois types de lecture médié-
vale : ecclésiale (l’Épouse correspond à l’Église et l’Époux au Christ, amour du Christ
pour son peuple), spirituelle ou mystique (l’Épouse est l’âme humaine qui cherche
Dieu et s’unit à lui : Bernard de Clairvaux) et mariale (amour de la Vierge pour son
Fils : Ambroise de Milan, Rupert de Deutz). Dans la quatrième glose du texte païen,
on retrouve des traces de l’interprétation ecclésiale et mariale : le Christ s’est incarné
par amour pour sauver le genre humain et la Vierge a été élue par Dieu. La lecture
mystique du Cantique des cantiques n’est pas explicitement présente dans la glose de
la fable de Danaé et d’Apollon, mais constitue le noyau exégétique de la fable de
Sémélé (t. 1, Liv. 3, p. 316 et s.) : Semelé signifie ame yvre/ Et plaine de devine amour
(v. 906-907).
28. C. LORD, The Ovide moralisé and the Old Testament, Tribute to Lotte Brand
Philip, art historian and detective, ed. W. CLARK, New York, 1985, p. 95-102. « The Ovide
moralisé would seem to be the first illustrated text in which Genesis is paralleled with
classical fables to explain Creation and the earliest life on planet. »
610 VIRGINIE MINET-MAHY
32. RABAN MAUR, Allegoria in Sacram Scripturam, P.L., t. 112, p. 991 : Luna est
Ecclesia, ut in Psalmis : Donec auferatur luna, id est usquequo transferatur Ecclesia ; ALAIN
DE LILLE, Distinctiones dictionum, P.L., t. 210, p. 842 : Eleganter autem per lunam figuratur
Ecclesia : quia, sicut luna mendicat lumen a sol, ita Ecclesia lumen justitiae a vero sole, scilicet
Christo. Dicitur Virgo Maria, unde in Cant : Pulchra ut luna.
33. Id., p. 947 : Sol proprie. Dicitur Christus, unde Johannes : vidi mulierem amicitam
sole, id est Ecclesiam illuminatam gratia, id est Virginem Mariam gloriosam. Il est important
de remarquer que les distinctiones ne limitent pratiquement jamais le sens allégorique
d’une occurrence biblique à une signification. Pour le soleil notamment d’autres
explications que celle du Christ apparaissent. C’est aussi les tribulations, le temps, le
don de la sagesse…
34. P. VERDIER, Le couronnement de la Vierge. Les origines et les développements d’un
thème iconographique, Paris-Montréal, 1980, p. 11. HONORIUS D’AUTUN, Sigillum Beatae
Mariae ubi exponuntur Cantica canticorum, P.L., t. 172, Speculum Ecclesiae, p. 1082 :
Transacta autem ista nocte verus Sol in virtute sua spendebit, cum Filius Dei splendor Patris
in majestate sua in judicium fulgebit. Tunc luna, scilicet Ecclesiam, de tenebris exemplam
aeterna claritate illuminabit, omnesque stellas in soliis gloriam commutabit. Tunc harum
vigiliarum excubitores remunerabit quando a judicio transiens in nuptiis Agni eis aeterna
dulcedine ministrabit […]. Ap, 21, 23 : « La ville peut se passer de l’éclat du soleil et de
la lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée. Les nations marcheront à sa lumière, et les
rois de la terre viendront lui porter leurs trésors […]. » Il faut remarquer que la Vierge,
l’Épouse du Cantique et la Jérusalem céleste (épouse de l’agneau dans l’Apocalypse)
sont souvent confondue dans les commentaires théologiques et dans l’iconographie.
612 VIRGINIE MINET-MAHY
für Ulrich Mölk zum 60. Geburtstag, éd. H. HUDDE et U. SCHÖNING, Heidelberg, 1997,
p. 81-93) pointe trois manuscrits qui ont conservé des gloses marginales : le manuscrit
de Rouen, B.M., 0.4 (A, v. 1480) ; le manuscrit de Paris, B.N.F., fr. 1380 (G1) et le
manuscrit de Copenhague, Kongelige Bibliotek, Thott 399 (G3, v. 1380). Ces ajouts
viennent renforcer la solidité du commentaire initial par des citations bibliques ou
religieuses, soit par de véritables gloses, comme la prose française sur le mythe de
Daphné qui rappelle l’allégorie des flèche d’Amours du Roman de la Rose dans un sens
christianisé. Les gloses marginales apportent un témoignage intéressant à propos de
la lecture de la fable de Daphné, signe du couronnement du Christ par la Vierge : elles
citent à l’appui du commentaire Ct, 3, 11 : « Venez contempler, filles de Sion, le roi
Salomon, avec le diadème dont sa mère l’a couronné au jour de ses épousailles. » Si
dans le chef du lecteur au XIVe siècle l’émergence des images glosées suscitent un
raccord dans le grand réservoir figuratif de la Bible et de ses commentaires, c’est parce
qu’il y est incité par la logique de l’entreprise herméneutique du texte qu’il a sous les
yeux.
44. 1, 13 « Mon bien-aimé est un sachet de myrrhe » ; 3, 6 (colonne d’encens et de
myrrhe qui s’élève dans le désert) ; 4, 7 « J’irai à la montagne de myrrhe » ; 4, 14 ; 5,1 ;
5, 5 (la myrrhe dans les doigts de l’épouse) ; 5, 13 (les lèvres de l’Époux distillent la
myrrhe).
45. ALAIN DE LILLE, Distinctiones dictionum, P.L., t. 210, col. 868-869 : Myrrha,
proprie, amaritudo ; unde in Cant. : « Fasciculus myrrhae dilectus meus mihi », qui Christi
passio Ecclesiae summa fuit amaritudo. Dicitur carnis mortificatio […]. l’article du pseudo-
Raban rejoint tout a fait cette glose. L’essentiel des sens attribués à la myrrhe se basent
sur des citations du Cantique des cantiques.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 615
46. Sur le Ct, 1, 3 « Ton nom est un parfum répandu », Origène glisse vers
l’évocation de l’onction de Béthanie (Homélies sur le Cantique des cantiques, I, 4).
47. Dans le sermon 22, Ct, 1, 3 « Nous courons à l’odeur de tes parfums »,
Bernard associe un des parfums de l’Époux, le parfum de justice à la figure de
Madeleine la pénitente.
48. ALAIN DE LILLE, Distinctiones dictionum, P.L., t. 210, col. 80 : Vadam ad montem
myrrhae et ad collem thuris. Vadam per carnis assumptionem et internam aspirationeme ad
montem myrrhae et ad collem thuris, id est ad gloriosam Virginem, quae est mons propter
virtutum celsitudinem, et myrrhae propter carnis mortificationem ; HONORIUS D’AUTUN,
Sigillum Beatae Mariae ubi exponuntur Cantica canticorum, P.L., t. 172, col. 506 : Veniam
cum multitudine angelorum advocare reginam coelorum, quae est mons myrrhae, id est
martyribus qui sunt myrrha, id est altitudo et collis thuris […].
49. Id., col. 506 : Quasi myrrha electa. Myrrha mortuorum corpora condiebantur.
Omnibus mundo renuntiantibus et Christo commorientibus iam saepe dicta Virgo et saepius
dicenda Maria, non solum myrrha exstitit, sed etiam electa, cum carnem suam mundi
illecebris crucifixit, et se jejuniis et vigiliis afflixit […].
50. P. RICOEUR, La Métaphore vive, Paris, 1975.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 617
52. M.R. JUNG, Ovide Metamorphose en prose (Bruges, v. 1475), A l’heure encore
de mon escrire. Aspects de la littérature de Bourgogne sous Philippe le Bon et Charles le
Téméraire. Études rassemblées par Cl. THIRY, Lettres Romanes, 1997, p. 99-116. Édition
du prologue (Épître de maître César) d’après le manuscrit S, p. 112, l. 128.
53. G. DAHAN, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval (XIIe-XIIIe siècle),
Paris, 1999.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 619
54. SAINT AUGUSTIN, La Trinité, Liv. VIII-XV, éd. P. AGAËSSE, Paris, 1955.
620 VIRGINIE MINET-MAHY
(v. 3277-3280 : Mes quant a l’effait et a l’œuvre/ Que sapience et amours œuvre, /
Et quant a nostre connoissance, / I Samble il avoir differance).
La littera que constitue la fable et la querelle entre Cupidon et Apollon
accentue donc l’idée de la distinction entre personnes au sein de l’unité
divine. Par ailleurs, il faut également noter que l’on ne trouve que deux
attributs, alors que traditionnellement, il est question de trois. À côté de
l’Amour (Cupidon) et de la Sagesse (Phébus), on aurait pu s’attendre à voir
s’incarner quelque part dans la fable et dans la glose la Puissance (la Toute-
Puissance). Or, celle-ci fait défaut… Il en est vaguement question au v. 3382 :
V. 3381-3384
Poi puet prisier sa sapience,
Sa dignité ne sa poissence
Quar sans vertu de charité
Sont tuit autre bien vanité.
La focalisation du discours sur l’opposition entre Amour et Sagesse, pour
laquelle la dispute entre Cupidon et Apollon offrait de riches potentialités,
pourrait toutefois traduire les prises de positions doctrinales de notre auteur.
L’anonyme de l’Ovide moralisé a quelquefois été assimilé à Philippe de
Vitry, puis à Chrétien Legouais de Sainte-Maure. Cornélis De Boer évoque
également l’idée d’un frère mineur. Cette hypothèse reste peu étayée55.
Cependant, le développement théologique opéré à l’occasion de la fable de
Danaé et Apollon à propos de la querelle des dieux permet, semble-t-il, de
rattacher la pensée de l’anonyme bourguignon à certains aspects de la
théologie franciscaine.
La victoire de Cupidon sur Phébus constate celle de l’amour sur la sagesse.
Le message de la fable transposé sur le plan de la doctrine chrétienne met
donc face à face deux conceptions de la déité : Dieu confondu avec la Sagesse
et l’Intelligence, et Dieu confondu avec l’Amour. L’Intelligence divine est
celle qui provoque la création : v. 3281-3282 : La sapience proprement / Fist home
et le monde ensement. Mais, sans l’Amour, Mieux venist qu’ains homs ne fust fais
(v. 3289). Autrement dit, sans l’acte d’Amour par lequel Dieu s’incarne pour
sauver l’homme du péché originel, l’acte de création est dénué de sens…
V. 3292-3301
L’amour Dieu, por home secourre,
Dou dars de bone amour ploia
Sapience, et l’envoia
55. Ovide moralisé, t. 1, introduction, p. 9-11. L’hypothèse est basée sur l’inter-
prétation le moindre des menors dont se qualifie l’auteur dans l’épilogue de l’œuvre qui
serait « une sorte d’allusion à cette qualité supposée de frère mineur ». C. De Boer se
demande à juste titre s’il ne s’agit pas simplement d’une marque de modestie, sans
marque d’appartenance doctrinale…
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 621
56. Devons fere le Dieu plesir, / Et lui sor toutes riens amer/ De fin cuer et pur, sans amer,
/ Com nostre pere et nostre mestre : / C’est le penons qui siet a destre. / L’autres que chascuns
doit son primes / Amer autant con soi meïsme, […] ceste flesche a non charité (v. 3346-3357).
57. 1 Jn, 4, 7 : « Biens-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est
de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas
n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour. En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour
nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. En
ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous
a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés… Si nous
nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est
accompli […] Dieu est Amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et
Dieu demeure en lui. »
58. G. DE BROGLIE, Art. charité, Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, t. 2,
1, Paris, 1953, col. 508-691.
622 VIRGINIE MINET-MAHY
62. Du moins d’Aristote filtré par la philosophie arabe, relais pour l’aristotélisme
latin. A. DE LIBERA, Penser au Moyen Âge, Paris, 1991.
63. C’est également le cas pour la fable de Myrrha, v. 1158 : En son cuer ont moult
grant bataille/ Folie et raison entreprise. La personnification Raison s’adresse à Myrrha,
la traite de folle et l’exhorte à revenir sur le droit chemin. V. 1208 : fole esperance. V.
1249-1251 : C’est grant folie et grant vilté, / Quant onques me vint en corage/ Si fole amour,
si fole rage […]
624 VIRGINIE MINET-MAHY
Phébus amoureux si vait pensant sa foloiance/ Par confort e vaine plaisance […]64.
L’amour (Cupidon) a rendu folle l’incarnation de la sagesse (Phébus).
Phébus accuse Danaé d’être folle de renoncer à ses avances, lui qui est
le Solaus qui tout enlumine : un être puissant et divin (v. 2927). Le narrateur
s’adonne ensuite à une digression sur le devoiement que provoque l’amour :
Amour les amoureus assote (v. 2959). Mais, dans la seconde interprétation,
Danaé est une pucele simple et sage (v. 3094) face à un homme vil qui veut la
déshonorer. Dans la glose suivante, Phébus retrouve un statut positif : le dieu
de sagesse ne peut esmouvoir a folour (v. 3120) la sagesse de la vierge pure. Suit
la parabole des vierges sages et des vierges folles. Ensuite, le commentateur
évoque la folie de l’homme qui l’a conduit à la chute, et la sagesse de Dieu,
rendue folle par amour pour sa création, qui descend sur terre pour la
Rédemption. Or, selon saint Paul, « Le langage de la croix, en effet, est folie
pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, il est force divine
[…]65. »
« Où est-il, le sage ? Où est-il le docteur ? Où est-il le disputeur de ce
temps ? Est-ce que Dieu n’a pas rendu folle la sagesse du monde ? Comme
le monde en effet, sous le régime de la sagesse de Dieu, n’avait pas
reconnu Dieu par la sagesse, Dieu s’est plu à sauver les croyants pas la
folie de la prédication. » (1 Co, 1, 20-21)
Comme saint Paul, l’auteur de l’Ovide moralisé n’a pas choisi le langage des
sages, mais veut peut-être confondre les sages par une œuvre originale de
prédication66.
La fable de Danaé et Apollon semble incarner subtilement le message
paulinien : la sagesse de Dieu est folie pour l’homme. Elle constitue une sorte
de clef pour la compréhension du projet de l’auteur anonyme, tellement
éloigné de nos sensibilités modernes très rationalistes. Puisque la sagesse de
Dieu est folie pour le sage, elle peut se révéler par le langage de la folie, la
fiction, voire même, la fiction scandaleuse. La fable accentue dans sa littera et
sa sententia la folie de l’amour du Christ et du salut de l’homme, manifesta-
tion de la Sagesse « Tout-Autre » qui transcende notre sagesse. L’incarnation
est un mystère, une énigme qui ébranle l’entendement humain. Peut-on
trouver meilleur véhicule que le scandale et la dissemblance des signes entre
le discours littéral et le discours figuré pour rappeler le caractère en définitive
impénétrable de la divinité chrétienne, de sa sagesse et de son amour ?
67. J. ENGELS, Les Commentaires d’Ovide au XVIe siècle, Vivarium, t. 12, 1974,
p. 3-13 ; A. MOSS, Ovid in Renaissance France, A survey of the Latin Editions of Ovid and
Commentaires printed in France before 1600, Londres, 1982.
68. JUNG, Ovide Metamorphose en prose, p. 99-116.
69. J. MIERNOWSKI, Literature and Metaphysics : Rabelais and the poetics of
misunderstanding, Études rabelaisiennes, t. 35, Genève, 1998.
70. Puis, par curieuse leczon et meditation frequente, rompre l’os et sugcer la
substantificque mouelle – c’est à dire, ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques –
avecques espoir certain d’estre faictz escors et preux à ladicte lecture. Car en icelle bien aultre
goust trouverez et doctrine plus absconce, que vous revelera de tresaulz sacremens et mysteres
horrificques, tant en ce que concerne nostre religion que aussi l’estat politicq et vie
oeconomicque. Croiez vous en votre foy qu’oncques Homere, escrivent l’Iliade et Odyssée,
pensast es allegories lesquelles de luy ont beluté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie et
Phornute, et ce que d’iceulx Politian a desrobé ? Si le croiez, vous n’approchez ne de pieds ny
de mains à mon opinion, qui decrete icelles aussi peu avoir esté songnéez d’Homere que d’Ovide
en ses Metamorphoses les sacremens de l’Evangile, lesquelz un frere Lubin, vray croquelardon,
s’est efforcé demonstrer, si d’adventure il rencontroit gens aussi folz que luy, et (come dict le
proverbe) couvercle digne de chaudron. Si ne le croiez, quelle cause est, pourquoy autant n’en
ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques, combien que, les dictant, n’y pensasse en plus
que vous, qui par adventure beviez comme moy ? FRANÇOIS RABELAIS, Gargantua, éd.
M.A. SCREECH, Genève, 1970.
626 VIRGINIE MINET-MAHY