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Quelques traces d’une « théorie du texte »

dans l’allégorèse en moyen français.


La fiction, moteur de la quête du sens ?

1. Préliminaire
Le Moyen Âge a peu développé systématiquement de théories littéraires. Le
Prologue de Guillaume de Machaut, l’Art de dictier d’Eustache Deschamps, les
correspondances de George Chastelain et de Jean Robertet1 sont des cas assez
isolés où l’auteur réfléchit sur l’acte de création poétique. Les Arts de seconde
rhétorique2 constituent quant à eux plutôt des manuels pratiques expliquant
comment il faut « bien écrire ».
Ainsi, les auteurs français médiévaux n’ont pas donné de définition au
terme d’« allégorie », utilisé pourtant à profusion par les critiques contempo-
rains pour caractériser une bonne majorité de la production, et amenant
l’assimilation d’écritures aussi différentes que les bestiaires et les poésies
lyriques de Charles d’Orléans… Les carences de théorisation du phénomène
propre à la langue vulgaire médiévale amènent à mêler les vues d’un
Quintilien (l’héritage antique) et les conceptions de l’exégèse théologique.
L’étude du rapport entre l’allégorie (terme sous lequel on entend le
phénomène de création de fiction, de description, de dialogue allégoriques)
et l’allégorèse (phénomène d’interprétation) permet, dans une certaine
mesure, de pallier le manque. On a tendance à distinguer trop catégorique-
ment ces deux formes d’expression. En réalité, il s’agit bien de deux faces

1. GEORGES CHASTELAIN, JEAN ROBERTET, JEAN DE MONTFERRANT, Les Douze dames de


rhétoriques, éd. D. COWLING, Genève, 2002 (1463-1464).
2. E. LANGLOIS, Recueil d’Arts de secondes rhétorique, Genève, 1974 (reprint de
l’édition de 1902).
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d’une même réalité. Les textes rattachés à la « pure allégorèse », l’Ovide


moralisé, l’Epistre Othea, le Livre des échecs amoureux… comportent des élé-
ments de fiction très importants de portée signifiante réelle, tandis que les
créations allégoriques souvent, et de plus en plus au fur et à mesure de la
tradition, connaissent un développement de gloses internes souvent dues à
l’auteur sur sa propre production.
Cette concomitance fréquente de l’allégorie et de l’allégorèse semble
constituer un témoin quant à la manière dont l’écrivain perçoit son acte
d’écriture comme réponse à une attitude de lecture. La création se trouve
éminemment liée à la réception dans un jeu de relance sémiotique. L’Ovide
Moralisé traduit une propension à considérer la fiction comme potentiel
d’interprétation.
Dans un premier temps, on s’attardera à expliquer l’émergence d’une
forme de lecture aussi surprenante que celle de l’Ovide moralisé et son impact
sur une conception plus large de la fiction et de l’allégorie comme cercle de
création-interprétation. Dans la seconde partie du développement, on ten-
tera de dévoiler la conjointure subtile entre allégorie et allégorèse, d’une part
par l’analyse des mécanismes de l’exégèse, en partie basés sur le rôle
herméneutique de la métaphore, d’autre part par la mise en évidence de la
richesse de l’Ovide moralisé, richesse sur le plan doctrinal.

2. Polysémie et dissemblance des signes


dans l’Ovide moralisé

A. Introduction
Pierre Abélard, dans son introduction à la théologie, répond à des critiques
que l’on pourrait lui adresser dans sa manière d’interpréter les sources non
bibliques. Il commence par justifier la lecture allégorique des textes d’inspi-
ration divine. Selon lui, les prophètes de l’Écriture sainte n’étaient pas
conscients des sens véhiculés par leurs paroles, issues d’une voix surnatu-
relle. Dès lors, ce n’est pas une erreur de dégager une multitude de signifi-
cations d’un même récit, pourvu qu’elles contribuent « à l’ornement de la
céleste Épouse ».
« Pour interpréter la sainte Écriture, on ne doit rejeter aucun sens s’il ne
contredit pas la foi. De même en effet que d’un seul lingot d’or les uns font
des colliers, d’autres des bagues, d’autres encore des bracelets, de même,
pour un seul verset de la sainte Écriture, on peut trouver des sens
innombrables. Et tous ces sens concourent à l’ornement de la céleste
Épouse3. »

3. PIERRE ABÉLARD, Introductio ad Theologiam, I, 20, éd. J.P. MIGNE, Patrologie latine,
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Le philosophe transfère ses réflexions sur la Bible à des textes de fiction ou


de philosophie. Même s’ils sont d’origine païenne ceux-ci participent du
même « logos divin » et dès lors sont susceptibles de véhiculer des sens sacrés
qui échappent à leur auteur. Il rejoint l’opinion de Clément d’Alexandrie ou
de Justin de Naplouse au temps de l’apologie du christianisme.
Les réflexions d’Abélard intéressent particulièrement les littéraires : elles
témoignent de l’application d’une méthode théologique, la lecture allégori-
que, à d’autres types de productions, plus ou moins païennes et laïques, et
cautionnent sa validité. Elles pointent au moins deux phénomènes
indissociablement liés au langage et, partant, à la relation entre signifiant/
signifié :
1) Il y a une possibilité de dissemblance entre signifié et signifiant. Autre-
ment dit la forme du signifiant est indépendante du signifié.
2) À un signifiant ne correspond pas un et un seul signifié. Autrement dit, le
langage est polysémique par essence.
Ces deux éléments peuvent passer, aux yeux des modernes, pour des
évidences. Cependant, il faut savoir que de nombreux commentateurs ont
voulu montrer que les médiévaux en général conçoivent le langage d’une
manière « cratylique », sans aucune intuition de ce que Saussure, entre
autres, appelle l’arbitraire du signe.
La poésie et les œuvres littéraires en général ne manquent certainement
pas d’incarner la propension essentielle du verbe à l’association surprenante
entre signifiant et signifié, entendus dans leur sens large, et à la polysémie.
On peut observer dans l’Ovide moralisé une large place accordée à de tels
phénomènes de langue. Une fable peut cacher une multitude de sens et
l’auteur de la moralisation n’hésite pas à faire jaillir les richesses significati-
ves du texte païen qu’il commente et christianise.
Le constat n’est certainement pas propre à ce texte du XIVe siècle. Depuis
l’Antiquité tardive, les exégètes grecs et latins, d’ailleurs nourris de leurs
précurseurs stoïciens, se sont livrés à des lectures plurielles du Livre Sacré.

t. 178, col. 1028, b-c : « In intellectu Sacrae Sripturae respui non debet quidquid sacrae fidei
non resistit. Sicut enim ex uno auro alii murenulas, alii annulos, alii dextralia ad ornamentum
faciunt, ita ex una Scripturae sacrae sententia expositiones etiam per innumeros intellectus,
quasi varia ornamenta componunt ; quae tamen omnia ad decorem coelestis sponsae
proficiunt ». Ipse praeterea Macrobius, ea quae de anima mundi a philosophis dicta
sunt, mystice interpretanda esse meminitus. Quod etiam juxta litteram exponi
veraciter aut convenienter nullatenus queant, ut supra meminitus, ipsa nos littera ad
expositionem mysticam compellit. Pluribus quoque testimoniis sanctorum
didicimus Platonicam sectam Catholicae fidei plurimum concordare […]. D.E.
LUSCOMBE, dans P. DRONKE, A History of Twelfth Century Western Philosophy, Cam-
bridge, 1988.
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Cependant, les sens dégagés peuvent souvent dériver les uns des autres, de
sorte que l’effet de polysémie est relativement restreint. Dans le cas de l’Ovide
moralisé, les sens seconds attribués à une histoire peuvent fortement détonner
par rapport à la littera. On constate quelquefois de profondes contradictions
entre le signifiant-texte et ses signifiés, c’est-à-dire, ses différentes exégèses.
« Un moderne penserait qu’en se multipliant les interprétations se détruisent
les unes les autres. Pour les hommes du XIIe siècle elles témoignaient, par leur
multiplicité même, de la richesse du texte à commenter4. » Pour les hommes
du XIVe siècle également ?
Pour mieux comprendre les mécanismes de lecture et les associations
parfois surprenants à l’œuvre dans la moralisation des Métamorphoses
d’Ovide, il est intéressant de resituer le texte dans un contexte de « pensée
allégorique » plus large. L’auteur anonyme du texte en vers français hérite
effectivement d’une tradition d’exégèse et de « symbolisme » qui a déve-
loppé une certaine théorie de l’image et de la fiction. À travers l’analyse du
fonctionnement de l’allégorèse5, essentiellement par le biais des fables
d’Apollon et de Danaé, et de Myrrha on va tenter de mettre au jour quelques
ressorts de la pensée allégorique pour dégager de la « poésie6 » la plus impie
un maximum de signification.

B. Accorder la fable et le message chrétien : un défi scabreux ?


Dans le premier livre de la moralisation des Métamorphoses, l’auteur traduit
la fable de Daphné7 et d’Apollon (v. 2737-3408)8. La jeune fille poursuivie par

4. É. JEAUNEAU, L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses


Guillaume de Conches, Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, t. 24,
1957, réédité dans Lectio Philosophorum. Recherches sur l’École de Chartres, Amster-
dam, 1973, p. 139.
5. A. STRUBEL, La Rose, le Renart et le Graal. La Littérature allégorique en France au
XIIIe siècle, Paris, 1989, p. 291 et s. La distinction mise au point par des critiques
allemands a fait l’objet de confusion notamment de la part de P. ZUMTHOR qui inverse
la signification des termes (Le Masque et la lumière : la poétique des Grands Rhétoriqueurs,
Paris,1978, p. 80 et 84).
6. Le terme « poésie » est particulièrement bien venu dans le contexte de ma
réflexion. Dans le lexique français médiéval, il désigne l’usage de la mythologie. Chez
JACQUES LEGRAND, dans l’Archiloque Sophie (Archiloque Sophie et Livre de bonnes meurs, éd.
E. BELTRAN, Paris, 1986, p. 149 et s.), Poetrie est science qui aprent a feindre et a faire fictions
en raison et en semblance des choses desquelles on veult parler […], Poetrie aussi ne monstre
point la science de versifier : car telle science ce appartient en partie a gramaire et en partie a
rhétorique […].
7. La graphie Danaé que j’emploie fréquemment n’est pas due à une confusion
de ma part avec un autre personnage mythologique, mais à la leçon du texte en moyen
français.
8. Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle, éd. C. DE BOER,
t. 1, Liv. 1-3, Amsterdam, 1915.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 599

le dieu épris d’amour pour elle se transforme en laurier aux pieds de la


rivière. Ce mythe ovidien fait l’objet de cinq explications.
Une première exégèse (v. 3065-3074) dégage une signification naturaliste.
La chaleur du soleil (Apollon) et l’humidité de la rivière (Peneüs, le père de
Danaé) font croître la végétation, en l’occurrence ici, le laurier.
Autre sentence i puet avoir, Par istoire acordable a voir (v. 3075-3076) : Danaé,
belle jeune fille, décide de garder sa virginité et refuse les avances dont elle
fait l’objet. Phébus requiert désespérément son amour, et tente finalement de
la violer. La jeune fille meurt en s’échappant et est enterrée sous un laurier.
Le passage regorge de termes relatifs au viol : 3081 sans violer son pucelage ;
3088 (Phébus) la tempta ; la cuida forçoier/ Et li tolir son pucelage, 3098 Et malgré
sien la desflorast ; 3101 Ains que cil l’eüst desflorer.
Dès lors, la transition vers la troisième exégèse de type moral (3108-3214)
est assez surprenante. En effet, Danaé y incarne le modèle de la virginité
sincère qui respecte la pureté du corps, mais surtout la pureté de l’âme. Le
choc sémantique s’opère sur la glose du personnage masculin. Apollon, qui
vient d’être reconnu violeur, désormais, c’est sapience et charité / qui doit estre
en virginité (v. 3131-3132) ! La quatrième glose renchérit sur la distorsion des
signes. Danaé y devient la Vierge choisie par le Tout-Puissant, représenté
dans la fable par Apollon…
L’auteur de l’Ovide moralisé ne cesse de compliquer les potentialités
significatives du mythe païen… Dans la même glose, Apollon représente
également Jésus épris d’amour pour la nature humaine pécheresse : 3234 : Si
se lessa navrer et poindre d’amoureuse pointure, / Pour l’amour d’umaine nature.
L’humaine nature est symbolisée par Danaé.
Enfin, la dernière « allégorie » aborde la querelle entre le dieu de sagesse,
Apollon, et le dieu d’Amour, Cupidon, comme une véritable question
théologique sur la nature de Dieu (on reviendra plus tard sur cette question).
Abordons une deuxième moralisation qui présente, par rapport à celle de
Danaé, une série de similitudes. Dans le dixième livre de l’Ovide moralisé9, ce
n’est plus une histoire de viol mais d’inceste dont il est question avec la fable
de Myrrha (v. 1120 à 1960 environ). L’auteur de la moralisation n’hésite pas,
à la suite d’ailleurs d’Ovide, à critiquer le crime odieux : Mar fust elle nee !
Miex fust qu’en l’eüst avortee ! (v. 1092-1093). La jeune fille follement éprise de
son père tente de se suicider pour échapper à une tentation pernicieuse. Sa
vieille nourrice arrive à temps pour l’en empêcher et finit par découvrir le
motif de sa profonde tristesse. Elle promet de l’aider à concrétiser son désir
interdit. Durant l’absence de la mère de Myrrha, pendant les fêtes de la
déesse Cérès, la nourrice arrange une rencontre entre Cynaras et une jeune
prétendante, qui n’est autre que sa fille. Cynaras est trompé par un breuvage

9. Id., t. 4, Liv. 10-13, Amsterdam, 1936.


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magique. De l’union est conçu le futur Adonis. Cynaras se rend compte de


la manipulation dont il a été l’objet et chasse sa fille. Celle-ci se repent du
péché commis et prie Dieu de changer « sa forme et son corps » (v. 1927). La
jeune femme est transformée en myrrhe.
Le sens littéral de la fable est pour le moins scandaleux. L’attitude de
Myrrha est qualifiée de « folie » (le lexique relatif à la folie est omniprésent
dans l’exposition de la fable), de desverie (v. 1848, 1873), de puterie (v. 1169),
de forsenerie (v. 1815). Et pourtant, même si la moralité de l’histoire se trouve
déjà fortement condamnée dans la traduction de la métamorphose, la glose
(v. 3678-3956) tout en réitérant le caractère honteux de la conduite du
personnage féminin n’hésite pas à l’allégoriser dans une voie qui contredit
totalement le sens littéral.
Quatre explications se succèdent et s’opposent. La première dégage un
sens naturaliste à l’histoire. Cynaras est assimilé au soleil qui fait croître et
fructifier l’arbre qui donne la myrrhe : La mirre engroisse et empreignist / Du
soleil, c’une gomme en ist / Qui douce oudour et souef rent. La suite de l’exposition
glisse vers une signification morale d’Adonis, le « fruit de la myrrhe ». Adonis
croi que signifie/Douce souatume ou delice (v. 3708-3709) qui donne l’appétit de
la luxure… Mais, Autre sentence i puet avoir / Mieudre et plus digne de savoir. La
mirre amere signifie / Notre mere, sainte Marie […]. Voilà la fille incestueuse
métamorphosée par la magie de l’allégorie en la Vierge. Marie est bien la fille
de Dieu à laquelle il s’unit charnellement et secrètement. L’amour coupable
et la tromperie de la fable deviennent charité, amour pur, détaché du monde :
La soie amour fu ferme et fine, / Si parfete et si enterine / C’onques si fine amour ne
fu […] (v. 3762-3764).
Par cele se joint charnelement 3780
Diex à sa fille voiremement,
Celeement et en emblee,
De cele sainte assamblee
Nasqui li douz, li delitables
[…]
Adonin, li sires dou monde, 3797
Li sauvierres et li garans
Incarnation de la luxure dans la première interprétation, Adonis est désor-
mais assimilé sans gêne au Christ. La suavité de l’odeur de la myrrhe ne cause
plus ici l’incitation à la débauche et au vice, elle purifie le péché du monde…
Les potentialités sacrées du mythe laissent place dans la troisième glose au
retour d’une signification en lien plus direct avec les signes de départ : Autre
sentence i puet avoir, / Qui assez est samblable à voir (v. 3810-3811). Myrrha la folle
signifie / L’ame pecheresse et honie de crestien […] (v. 3812) qui reçoit le corps de
Dieu en état de péché, sans s’être purifiée : Mes l’ame vilz et pecheresse /
Honiement de Dieu s’apresse. / Si le reçoit dapnablement (v. 3838-3840). La
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lumière de la sagesse divine lui montre alors sa folie et l’incite au repentir et


à la contrition par les larmes. Enfin, une quatrième glose relie le mythe de
Myrrha à l’exemplum de Marie-Madeleine. Dieu accepte le repentir des plus
grandes pécheresses et leur pardonne. L’onction de la componction (la
myrrhe) sauve du péché mortel…
Le cas des fables de Danaé et Apollon, et de Myrrha est loin d’être unique.
Le texte des Métamorphoses offre en effet une multitude de situations mettant
en scène les crimes les plus horribles. En ce début de XIVe siècle où la
catholicité est le terrain de conflits et de schismes, un « moderne » peut
légitimement se demander si l’auteur d’une œuvre aussi surprenante n’a pas
gardé l’anonymat pour éviter les flammes de l’Inquisition…
« Mais pour les mythographes et les défenseurs de la poésie, le caractère
énigmatique du mythe garantit au contraire sa signification et sa
profondeur : le sens en est voilé et équivoque, c’est pour signaler très
précisément sa profondeur et sa gravité, et l’absurdité apparente de la
fiction, son caractère scandaleux ou “déshonnête” sont précisément les
signes mêmes qui appellent la recherche du sens10 […]. »
Ces paroles de Fr. Graziani mettent bien en évidence l’enjeu du fonctionne-
ment de l’allégorèse dans le texte de l’Ovide moralisé. L’écart des signifiants
par rapport à leur signifié est déjà une question soulevée chez le Pseudo-
Denys. Selon lui, il n’y a pas de sacrilège à « nommer » Dieu par des attributs
très « dissemblables ». Au contraire, l’Aréopagite affirme la supériorité de
ceux-ci : la distance accrue entre l’image et la réalité spirituelle qu’elle est
censée représenter doit rappeler la transcendance infinie du spirituel et son
impossibilité à être saisie par l’entendement humain. Ainsi, l’incongruité
d’un attribut préserve des risques d’idolâtrie auxquels s’exposent les compa-
raisons utilisant des éléments nobles et beaux de l’univers matériel. L’image
du ver de terre pour symboliser Dieu convient donc parfaitement11…

10. F. GRAZIANI, Mythe et allégorie ou l’arrière-pensée des poètes, Mythe et


création, Lille, 1994, p. 151.
11. « Le pseudo-Denys est l’une des deux sources majeures de l’a réflexion
herméneutique de l’Occident médiéval », G. DAHAN, Saint Thomas d’Aquin et la
métaphore. Rhétorique et herméneutique, Medioevo, t. 18, 1992, p. 85-117. DENYS
L’ARÉOPAGITE, La Hiérarchie Céleste, éd. G. HEIL, trad. et notes M. GANDILLAC, Paris, 1970,
p. 79 et s. : « Que d’ailleurs les images déraisonnables élèvent mieux notre esprit que
celles que l’on forge à la ressemblance de leur objet, je ne crois pas qu’aucun homme
sensé en disconvienne, car il est naturel que les figurations plus élevées aillent jusqu’à
tromper certains, en leur faisant croire que les essences célestes seraient des figures
d’or et des hommes luminescents et fulgurants, magnifiquement drapés dans un
radieux vêtement, rayonnant un feu qui ne leur cause aucun dommage, et toutes les
belles images du même type dont a usé la Parole de Dieu pour représenter les esprits
célestes. Afin d’épargner ce péril à ceux qui n’ont rien conçu de plus haut que les
602 VIRGINIE MINET-MAHY

L’auteur de l’Ovide moralisé n’est donc pas, comme on pourrait le croire,


sacrilège. D’autres « mythographes » se sont livrés avant lui à l’exégèse de
fables païennes violentes ou scandaleuses comme allégorie d’un message,
voire d’un mystère chrétien. Dans ses gloses sur le Timée, Guillaume de
Conches propose également une interprétation des mystères bachiques
comme integumentum des mystères proprement chrétiens sans apparem-
ment devoir provoquer une accusation d’hérésie12. Le démembrement du
dieu païen Bacchus lors de la célébration des fêtes dionysiaques ne repré-
sente rien d’autre, sous le voile de l’integumentum, que le sacrifice du Christ
par lequel le péché humain est purifié. Par ailleurs, Guillaume de Conches lit
également derrière la fable de Bacchus un message d’ordre « philosophi-
que ». Bacchus, c’est l’âme du monde… Les géants qui mettent en pièces le
corps du dieu représentent les humains qui la reçoivent 13.
Par ailleurs, dans les édifices religieux, l’iconographie emprunte quelque-
fois des sujets à la mythologie. Ainsi, dans la basilique Sainte-Madeleine de
Vézelay, certains chapiteaux romans nourrissent leur inspiration à la source
païenne à côté d’autres qui historient sur la base de vitae de saints, de scènes
bibliques, d’allégories de vices et de vertus… Dans le narthex on rencontre
l’épisode d’Ulysse et des sirènes14, dans le bas-côté sud de la nef, la scène

beautés apparentes, la sublime sagesse des saints porte-parole de Dieu, qui nous fait
tendre vers les hauteurs, condescend aussi à (nous proposer) saintement des figures
déraisonnables et dissemblables, sans laisser pourtant notre tendance stagner pares-
seusement au niveau des viles images, mais en relevant au contraire la partie de l’âme
qui tend vers le haut et en la stimulant par la difformité des signes en sorte qu’il ne
puisse être ni permis ni vraisemblable, même pour qui incline trop au matériel, de
croire que les merveilles supra-célestes et divines ressemblent vraiment à ces images
si viles. » La théorie des « similitudes dissemblables » chez Denys l’Aréopagite est
particulièrement intéressante à souligner dans le cadre d’une étude sur l’allégorie.
Elle permet d’établir une sorte de pont entre une théologie de type symbolique, où il
s’agit d’appréhender Dieu par le sensible, et une théologie négative, pour laquelle
Dieu est Tout-Autre, absolument transcendant et insaisissable par les voies de
l’entendement humain. Dans le cas des images « déraisonnables », on saisit vraiment
en quoi le divin échappe complètement aux représentations humaines. Or, J.
HUIZINGA (L’Automne du Moyen Âge, trad. J. BASTIN, Paris, 1918) lorsqu’il condamne
l’imagination matérielle de l’allégorie comme une forme de profanation du sacré
semble mettre en avant une théologie négative où le transcendant est
irreprésentable… Mais, selon les théories dionysiennes, l’imaginaire sensible peut
viser et rappeler la transcendance absolue du divin.
12. Il suit d’ailleurs la voie ouverte par Isidore de Séville…
13. P. DRONKE, Fabula. Explorations into the uses of myth in medieval platonism,
Leyde-Cologne, 1974, p. 69-70.
14. L’iconographie des sirènes et Ulysse est déjà présente dans les catacombes.
On la retrouve également dans l’Hortus Deliciarum (HERRARD OF LANDSBERG, Hortus
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 603

d’enlèvement de Ganymède par Jupiter et l’éducation d’Achille par le


centaure Chiron. Or, il est difficile de réduire la fonction de l’imagerie
païenne à de la stricte ornementation, lorsque l’on connaît le rôle didactique
de l’iconographie religieuse, et particulièrement des chapiteaux, dans l’art
roman15.
La lecture allégorique de l’héritage classique, dépassant largement le
cadre de l’Ovide moralisé, met en lumière la richesse intrinsèque du discours
fictif et littéraire : sa polysémie et son symbolisme. La fable de Danaé et
Apollon concentre sous un voile charmant un donné chrétien et un enseigne-
ment théologique profond.
L’entreprise de l’Ovide moralisé marque donc un événement fondamental
pour l’histoire littéraire et pour l’écriture allégorique « généralisée » dans la
seconde moitié du Moyen Âge. Il (re)valorise, en langue vulgaire, la pensée
poétique et allégorique. Or, on connaît le succès énorme de cette œuvre et
l’influence qu’elle a exercée sur de nombreux auteurs du bas Moyen Âge
français, Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps, Christine de Pizan…
Certes, l’impact est grand quant à la transmission des figures exemplaires.
Mais ne l’est-il pas autant quant au statut de la fiction allégorique comme lieu
de quête de sens ?

C. Vers une conception de la fiction : potentiel herméneutique


et réservoir de polysémie
Un petit détour par l’Epistre Othea permet de poursuivre la démonstration
sur l’ébauche de théorie d’une texte découlant de l’allégorie. Christine de
Pizan16 franchit un pas de plus dans l’association entre fiction allégorique et
commentaire. L’auteur de l’Ovide moralisé, même s’il adapte quelque peu,
traduit et commente la matière d’un « autre17 ». Christine n’invente pas, mais
réécrit entièrement la matière poétique (les mythes antiques) mise à sa
disposition, et ensuite en tire une leçon d’ordre moral et politique, puis,
d’ordre chrétien.

deliciarum–Garden of delights, comm. et notes par A. STRAUB et G. KELLER, trad. A.D.


CARATZAS, New-York, 1977, p. 198-199 (Planche LVII)) à la suite de la psychomachie
et de l’échelle des vertus.
15. Exploitation de la mythologie dans l’iconographie des monuments sacrés.
Voir J. ADHÉMAR, Influence antique dans l’art du Moyen Âge français, 1939.
16. CHRISTINE DE PIZAN, Epistre Othea, éd. G. PARUSSA, Genève, 1999.
17. Il arrive cependant à l’auteur anonyme de commenter son propre texte,
lorsqu’il interprète des fables qu’il ne traduit pas d’Ovide ou qu’il ne reprend pas à
Chrétien de Troyes : Phrixus et Hellé, Héro et Léandre, Jason et Médée, les noces de
Pelée et de Thétis… (M.R. JUNG, Ovide, Texte, translateur et gloses dans les manuscrits
de l’Ovide moralisé, Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French
Tradition, éd. D. KELLY, Amsterdam, 1996).
604 VIRGINIE MINET-MAHY

Les caractéristiques de dissemblance dégagées de l’Ovide moralisé sont


moins prégnantes chez Christine. La « glose » (sens moral) et l’« allégorie »
(sens chrétien) proposent des interprétations « réduites » qui ne se contredi-
sent pas. En outre, le caractère scandaleux des fables reste assez mitigé.
On a également moins l’impression d’une profusion de sens, par rapport
à l’Ovide moralisé. Christine a le souci de donner à son texte une architecture
ordonnée (cent « moralisations » sur le même schéma : un quatrain, une
glose, une allégorie et, selon les manuscrits, une miniature) qui correspond
à son projet politico-pédagogique. Dès lors, au sein des riches potentialités
significatives que lui offrent les figures et les fables mythologiques elle doit
sélectionner les sens qui servent son discours. Cependant, la « réduction » de
la polysémie n’est pas à comprendre comme une conséquence du statut du
« signe », mais comme un choix d’auteur. Christine en effet est tout à fait
consciente que les figures et les fables qu’elle glose regorgent d’autres sens
possibles : Sus ceste fable peuent estre pris plusieurs entendemens, et mesme sus la
science d’astronomie, comme dient les maistres (n° 62, fable de Sémélé, glose, l. 27,
p. 287). Mais Christine ne s’attarde pas, comme l’aurait sans doute fait
l’auteur de l’Ovide moralisé, à développer plusieurs entendements : elle cible
l’interprétation profitable à son projet littéraire.
Ce genre de réflexion n’est pas rare dans l’Epistre Othea. Sur la fable
d’Antheon (Actéon) métamorphosé en cerf (n° 69, p. 296, l. 36) peuent estre
faites maintes diverses exposicions, mais a notre propos, pot estre. Christine
exprime clairement l’adaptation de l’allégorèse au propos, de même dans la
fable d’Orphée (n° 70, p. 298, l. 33) : ceste fable peut estre entendue en assez de
manieres ; et pot estre […]18.
Remarque de Christine encore plus intéressante : Et comme toutes telles
choses soient figurées, y peut estre mis assez d’entendemens ; mais a le prendre
en verité pour exemple : nul bon chevalier ne se doit délicter a autrui gaitier en choses
qui ne lui peut appartenir (Cephalus, n° 76, p. 307, l. 75). Une relation nette se
trouve établie entre le langage « figuré » et la pluralité des sens qui peut s’y
cacher.
Fondamentalement, l’écriture allégorique se voit reconnaître un pouvoir
de signifier multiple. Elle est susceptible de lectures polyphoniques, aussi
bien chez l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé (qui met en branle une
machine d’interprétation « totale » de la fiction, admettant le foisonnement
et même la « contradiction ») que chez Christine de Pizan (qui reconnaît la
richesse signifiante du verbe fictif, mais qui en use par sélection, en fonction
de son projet littéraire).

18. Voir aussi n° 82, p. 316, l. 25 : Ceste fable peut este entendue en assez de manieres,
et comme les clercs soubtilz philosophes ayent muciez leur grans secrés soubz couverture de
fable, y peut estre entendue sentence appartenant a la science d’astronomie et autressi
d’arquemie […].
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 605

L’attitude de juguler l’orientation signifiante de la fiction dans


l’allégorèse, alors qu’intrinsèquement les potentialités sont beaucoup plus
larges, mériterait d’être examinée au sein d’autres types de textes associant
allégorie-allégorèse. La création poétique n’est-elle pas perçue chez bon
nombre d’écrivains comme source de connotations symboliques multiples
que chaque projet littéraire actualise et oriente vers une ou plusieurs voies19 ?
Pour mieux se rendre compte de la portée hypothétique d’un texte tel que
l’Ovide moralisé sur la perception du langage allégorique, il est intéressant
d’ouvrir un autre type d’approche. En premier lieu, comment fonctionne la
lecture des mythes ? Quels sont les mécanismes de l’allégorèse ? Dans cette
perspective, on va tenter de montrer le rôle de la métaphore dans le processus
herméneutique. L’auteur établit en effet des concordances entre traditions
antique et biblique par le biais de motifs imagés communs. En second lieu,
il s’agira de mettre en évidence la richesse doctrinale qui sous-tend l’exposi-
tion de la fable de Danaé et d’Apollon et les subtiles associations établies par
l’auteur entre la fiction littéraire et le symbolisme sacré.

3. Prédication, théologie et fable :


un entrelacs subtil de lecture-écriture
L’hypothèse de l’Ovide moralisé comme œuvre de prédication a déjà été
formulée par M.R. Jung et à sa suite par J.Y. Tilliette20. L’objectif de ce chapitre
consiste simplement à étayer l’opinion en l’exemplifiant et par ailleurs, tenter
d’appréhender conjointement les motivations de l’exégèse patristique et de
l’allégorèse de l’Ovide moralisé, en apportant encore quelques éléments de
« théorie du texte ».

A. D’une méthode de lecture chrétienne au statut de la création


Dans sa vaste étude, H. de Lubac21 tente de définir les spécificités de
l’allégorie théologique mise en place pour la lecture des Écritures saintes et
l’allégorie philosophique déjà pratiquée par les Anciens pour l’interpréta-

19. Il suffit de penser simplement au motif de la fontaine, tantôt amoureuse,


tantôt « de componction » (voir Eustache Deschamps dans le Miroir de Mariage), soit
de vie !
20. M.R. JUNG, Aspects de l’Ovide moralisé, Ovidius redivivus. Von Ovid zu Dante,
éd. M. PICONE et B. ZIMMERMANN, Stuttgart, 1994, p. 149-172 ; J.Y. TILLIETTE, L’écriture
et sa métaphore. Remarques sur l’Ovide moralisé, Ensi firent li ancessor. Mélanges de
Philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, éd. L. ROSSI, coll. Ch. JACOB-HUGON et U.
BÄHLER, Alexandrie, 1996, p. 543-558.
21. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture, t. 4, Paris, 1964,
p. 125-148.
606 VIRGINIE MINET-MAHY

tion des mythes. Il parvient à distinguer l’allegoria in verbis, qui est plutôt
affaire de rhétorique et d’amplification, et l’allegoria in factis, qui correspond
à la notion de typologie et relie la lettre du texte à l’histoire, l’histoire sainte
en l’occurrence. La première caractérise plutôt l’allégorie païenne, tandis que
la seconde est propre à la pensée chrétienne médiévale. Cependant, cette
dichotomie n’est pas totale : la Bible use d’un langage métaphorique et
rhétorique et permet des interprétations secondes de valeur intemporelle,
spirituelle ou morale.
Face à cet « état des lieux » concernant l’allégorie théologique, quelle est
la position adoptée par l’Ovide moralisé ? Il ne peut évidemment pas être
question stricto sensu d’allegoria in factis. La moralisation doit compter avec
une matière fictive, tandis que les exégètes de la Bible sont assurés de
l’historicité, plus ou moins maquillée de rhétorique, du texte abordé. Cepen-
dant, on peut se demander comment l’auteur se situe par rapport à la littera ?
La condamne-t-il ? La moralisation consiste-t-elle en un commentaire privé
de rapport avec elle ?
Dans le corpus des Écritures saintes, un texte pose des problèmes assez
similaires à ceux de l’Ovide moralisé quant au rapport de la littera à l’histoire :
le Cantique des cantiques22. On propose d’établir trois parallèles entre
l’exégèse de ce texte biblique et l’Ovide Moralisé, à propos du statut du sens

22. On peut remarquer une série de convergences entre le texte du Cantique des
cantiques et la fable de Danaé et Apollon et poser même l’hypothèse que le texte
biblique et/ou ses commentaires multiples au Moyen Âge fonctionnent comme
« intertextes ». Au sein de la troisième glose où l’auteur expose sa conception de la
vraie virginité, on trouve une digression sur la parabole très populaire au Moyen Âge
des vierges folles et des vierges sages. La mention de cet épisode évangélique n’est
peut-être pas sans rapport avec le Cantique des cantiques tel qu’il est perçu dans la
sensibilité médiévale. Ce dernier a été intégré dans la liturgie, saint Ambroise
notamment lui accordait une place importante dans les offices de la Vierge. Dans un
essai de reconstitution d’une séquence liturgique liée au Cantique des cantiques,
l’ensemble Cantilena Antiqua a intégré au Cantique une série de compositions issues
de celui-ci, et parmi elles, une prose Virgines egregie (codex latin 1139 de saint Martial,
XIIe s., Paris, B.N.F.), élaborée sur le thème des vierges folles et des vierges sages. La
parabole est populaire en particulier au XIIIe siècle, si on en croit É. MÂLE (L’Art
religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1948, p. 377 et s.). On en trouve des représen-
tations iconographiques sur les portails des cathédrales de Amiens, Bourges, Notre-
Dame de Paris, Reims, Sens, Auxerre, Laon dans le cadre du Jugement dernier. Les
cinq vierges sages représentent les états de l’âme à l’égard de Dieu. « L’huile qui brûle
dans leur lampe est la vertu suprême, la Charité » (p. 377). On retrouve la lecture du
personnage d’Apollon, la charité qui doit être dans la virginité. Inversement, les
vierges folles représentent les cinq sens qui mènent à la perdition. On connaît par
ailleurs un drame liturgique hybride (latin et occitan) basé sur la parabole des vierges
folles et des vierges sages (Sponsus) et composé sans doute au XIe siècle.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 607

littéral ; du réinvestissement de motifs symboliques issus du Cantique et


enfin, autour du fonctionnement de la lecture allégorique comme quête du
sens.

Le statut de la littera. Vacuité signifiante ou moteur du sens ?


De même que dans le cas de la fable païenne, la signification première du
« chant d’amour de Salomon » pose des difficultés. Il s’oriente franchement
vers des connotations érotiques que l’exégèse a souvent voulu ignorer ou
condamner. Le Cantique des cantiques a même fait l’objet de controverses
sur sa canonicité dans le corpus biblique. Néanmoins, quelques théologiens
ont choisi d’assumer l’explication littérale du texte en y voyant par exemple
un épithalame composé à l’occasion du mariage de Salomon, auteur supposé
du poème et de la fille de Pharaon. M. Engammare23 note que cette prise en
compte de la littéralité du texte et de sa dimension historique surgit essentiel-
lement au XIIIe siècle, chez Pierre Auriol et Nicolas de Lyre notamment.
Honorius d’Autun également, au XIIe siècle, en plus de développer le sens
littéral, établit même une « typologie » : l’union réelle entre Salomon et la fille
de Pharaon dans l’Ancien Testament préfigure et annonce l’amour du Christ
pour son Église.
Si la lecture historique du texte érotique est possible chez les théologiens,
elle reste sujette à de nombreuses condamnations (Jean Olieu ou Pierre
d’Ailly). Elle n’atteint cependant pas le même degré de « scandale » que
l’interprétation historique de la fable de la métamorphose de Danaé en
laurier où le viol est indéniable. Dès lors, comment l’auteur anonyme
assume-t-il le sens littéral de son texte ?
Les commentaires du Cantique esquivent rarement l’effet de séduction
esthétique du texte et, comme on le verra plus loin, fondent l’explication
chrétienne sur une exploitation des ressorts poétiques, notamment sur la
métaphore. Plusieurs éléments permettent d’affirmer que l’auteur de l’Ovide
moralisé accorde également un intérêt à la littera, à la fiction et à sa poéticité,
que la glose ne constitue pas une réflexion philosophico-spirituelle atempo-
relle sans lien avec la lettre et qu’enfin, il parvient à relier la fable à l’histoire
du Salut.
Il faut tout d’abord mettre l’accent sur un passage de la glose de Danaé et
Apollon où l’on sent s’affirmer la fascination confuse de l’auteur pour la
fiction qu’il commente24 :

23. M. ENGAMMARE, « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ». Le Cantique des


cantiques à la Renaissance. Étude et bibliographie, Genève, 1993, p. 62.
24. L’effet de séduction de la fable et son caractère de génération de plaisir est
également notable dans l’Epistre Othea de Christine de Pizan : Et pour ce que la matiere
d’amours est plus delitable a ouÿr que d’autre, firent communement leurs ficcions sus amours
608 VIRGINIE MINET-MAHY

v. 2952-2965
Souvent avient, je n’en dout mie,
Que tez aide et conseille autrui
Qui ne set pas conseillier lui,
Et, puis qu’oms est d’amours espris,
Ja tant ne sera de grant pris,
De grant sens ne de bones mours,
Qu’il n’asotisse par amours.
Amours les amoureus assote :
Li plus sage n’i voient gote,
Si ne se sevent conseillier
Trop me puis d’amours merveillier,
Dont ce vient et ce que puet estre
Qu’amours fet les plus sages pestre,
Puisqu’il les tient pris en sa corde.
Cette incise du narrateur au sein de la fiction constitue une digression qui
mériterait d’être placée en exergue de l’œuvre entière : l’amour est une chose
incroyable qui provoque l’étonnement, la stupéfaction du narrateur. Le
terme « merveiller » est tout à fait parlant : son ambiguïté permet de traduire
à la fois la fascination et la terreur face aux histoires « tragiques » qu’engen-
dre l’amour. Cette fascination constitue-t-elle le moteur de la quête du sens
incarnée dans l’entreprise de moralisation ? Dans ce cas, la littera n’est pas à
dénigrer ou à considérer comme simple prétexte à l’enseignement moral ou
chrétien. Peut-être s’agit-il dans le chef de l’auteur d’un moteur de captation
du « public » et de questionnement… Dans son premier sermon sur le
Cantique des cantiques, saint Bernard évoque également la séduction due à
la poéticité du texte à commenter qui incite à en rechercher la signification
cachée :
« Voilà un aimable discours qui commence par un baiser et un certain
aspect séduisant de la sainte Écriture, un charme facile qui incite à lire plus
avant. Chercher son sens caché devient un plaisir, même si on peine à
l’ouvrage, et les difficultés rencontrées ne rebutent jamais, quand on est
sensible aux agréments de ce langage. » (Sermon sur le Cantique des
cantiques I, 525)
Par ailleurs, l’auteur accorde fréquemment à la fiction une valeur « histori-
que », souvent par le biais de l’évhémérisme. Il peut y avoir un sens Par istoire
acordable a voir (v. 3076, Danaé et Apollon). On ne se situe plus purement dans

pour este plus delitables mesmement aux rudes qui n’y prennent fors l’escorce, et plus agreable
aux soubtilz, qui en succent la liqueur […], p. 316, l. 30. Les derniers mots de Christine
font déjà penser à l’expression rabelaisienne : rompre l’os et sugcer la substantificque
mouelle (Prologue du Gargantua), FRANÇOIS RABELAIS, Gargantua, éd. M.A. SCREECH,
Genève, 1970.
25. SAINT BERNARD, Œuvres mystiques, trad. A. BÉGUIN, Paris, 1953, p. 88.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 609

l’allegoria in verbis qui ne signifie d’ailleurs pas nécessairement un dénigre-


ment de la lettre.
En outre, l’Ovide moralisé parvient à établir une « nouvelle forme de
typologie26 ». Dans le cas de l’exégèse théologique, la lecture typologique met
en relation des événements historiques de l’Ancien Testament avec d’autres
du Nouveau Testament, les premiers préfigurant les seconds. La dimension
historique qui tente de saisir l’événement dans la perspective du Salut trouve
un écho particulier dans l’entreprise de l’Ovide moralisé : la fiction (qui,
rappelons-le, peut aussi avoir une interprétation historique) peut préfigurer
l’histoire sainte : Apollon peut être un « type » du Christ et Danaé, un
« type » de la Vierge ! Dans le cas de cette fiction, on retrouve deux lectures
du Cantique des cantiques : la lecture mariale et la lecture ecclésiale27.
Le premier livre de la moralisation est en partie bâti sur une mise en
parallèle de la Genèse et de mythes païens : la création, le déluge, l’arche de
Noé (la colère de Dieu est pareille à la colère de Jupiter, Noé et son épouse
sont les artisans d’un nouvel ordre humain, de même que Deucalion et
Pyrrha…). Le programme iconographique du manuscrit de Rouen (Biblio-
thèque municipale, ms. 0.4) renforce la « typologie » entre textes mythologi-
ques et bibliques. Ce manuscrit, le plus ancien, est émaillé de miniatures
représentant des scènes de création : la création d’Adam, la construction de
la tour de Babel (illustrant l’épisode mythologique de l’âge de fer), la chute
de Lucifer (face au texte de la chute de Phaéton), l’Église et la synagogue,
etc.28. Cette typologie entre l’héritage païen et le dogme chrétien trouve un
ancrage ancien. L’assimilation entre Apollon et le Christ remonte à l’Anti-
quité. Augustin rejette celle-ci et témoigne du mélange de tradition en
refusant d’y adhérer. Certaines peintures funéraires de catacombes dépei-

26. Dans le Liv. I, v. 2139-2140 : La devine Page et la fable/ Sont en ce acordable, […] :
n’est-ce pas une bonne définition de cette nouvelle forme de typologie ?
27. Le texte biblique fait essentiellement l’objet de trois types de lecture médié-
vale : ecclésiale (l’Épouse correspond à l’Église et l’Époux au Christ, amour du Christ
pour son peuple), spirituelle ou mystique (l’Épouse est l’âme humaine qui cherche
Dieu et s’unit à lui : Bernard de Clairvaux) et mariale (amour de la Vierge pour son
Fils : Ambroise de Milan, Rupert de Deutz). Dans la quatrième glose du texte païen,
on retrouve des traces de l’interprétation ecclésiale et mariale : le Christ s’est incarné
par amour pour sauver le genre humain et la Vierge a été élue par Dieu. La lecture
mystique du Cantique des cantiques n’est pas explicitement présente dans la glose de
la fable de Danaé et d’Apollon, mais constitue le noyau exégétique de la fable de
Sémélé (t. 1, Liv. 3, p. 316 et s.) : Semelé signifie ame yvre/ Et plaine de devine amour
(v. 906-907).
28. C. LORD, The Ovide moralisé and the Old Testament, Tribute to Lotte Brand
Philip, art historian and detective, ed. W. CLARK, New York, 1985, p. 95-102. « The Ovide
moralisé would seem to be the first illustrated text in which Genesis is paralleled with
classical fables to explain Creation and the earliest life on planet. »
610 VIRGINIE MINET-MAHY

gnent le Christ sous une physionomie proche de celle d’Apollon, et quelque-


fois Jésus est vraiment représenté avec les attributs du dieu païen, sur le char
du Soleil29.

Le rôle herméneutique de la métaphore


Afin d’affiner la notion de « typologie » ou plutôt de translatio, on voudrait
tenter d’éclairer un de ses modes de fonctionnement mis en évidence par J.Y.
Tilliette : l’utilisation de mots clés issus des distinctiones. Ces distinctiones sont
des recueils souvent alphabétiques qui recensent systématiquement autour
d’une notion ou d’une image les occurrences bibliques et les commentaires
exégétiques des Pères et des Docteurs de l’Église. Ces textes élaborés à partir
du XIIe siècle, jusqu’au XVe siècle, synthétisent la tradition allégorique bibli-
que et servent fréquemment aux prédicateurs pour l’élaboration des ser-
mons30. Malgré la grande diffusion de ce genre littéraire théologique, on n’a
à l’heure actuelle accès qu’à peu d’éditions. On n’a donc pu consulter pour
cette étude que deux textes, un pseudo-Raban Maur du début du XIIIe et les
distinctiones d’Alain de Lille. La consultation de manuscrits inédits pourrait
peut-être révéler d’autres éléments intéressants que ceux qu’on mentionne.
Le texte de la fable assimile Apollon au soleil et Danaé à la lune31 :
v. 3116-3132
Danaé fu fille de froidure
Que l’en note par la riviere
Tant soit froide de grant maniere,
Que nulle naturel chalour
Ne puisse esmouvoir a folour.
Cele, qui chastement veult vivre,
Danaé voloit Dyane ensivre,
C’est la lune sans obscurité,
En nete vie et en purté.

29. On a retrouvé une représentation du « Christ-Hélios » notamment dans la


catacombe Pierre et Marcellin de Rome et dans un cimetière romain sous la Basilique
du Vatican. S. POQUE, Le Langage symbolique dans la prédication d’Augustin d’Hippone.
Images héroïques, t. 1, Paris, 1984, p. 390-391.
30. Pour plus d’informations, on consultera L.J. BATAILLON, Les instruments de
travail des prédicateurs au XIIIe siècle, Culture et travail intellectuel dans l’Occident
médiéval, Paris, 1981 ; ID., Intermédiaires entre les traités de morale pratique et les
sermons : les distinctiones bibliques alphabétiques, Les genres littéraires dans les sources
théologiques et philosophiques médiévales. Actes du Colloque international de Louvain-la-
Neuve, 25-27 mai 1981, Louvain-la-Neuve, 1982.
31. Le texte ne permet pas de trancher sur l’assimilation de Danaé ou de Diane
avec la lune… La continuité grammaticale entre Danaé, c’est la lune et Apollon l’ama
semble plutôt pencher en faveur de Danaé.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 611

Apollo l’ama longuement, […]


Solaus, qui art et enlumeine,
C’est sapience et charité
qui doit être en virginité
La figure solaire d’Apollon n’a en soi rien de surprenant. Mais il est intéres-
sant de remarquer qu’elle permet un rapprochement entre le couple païen et
le couple chrétien, le Christ et l’Église, par le biais de l’image du soleil et de
la lune.
En effet, dans le cas de ce motif, les recueils de distinctiones souvent utilisés
par les prédicateurs peuvent offrir des clés de lecture. Chez le pseudo-Raban
Maur (Allegoria in Sacram Scripturam) et chez Alain de Lille (Distinctiones
dictionum) la lune est allégorisée comme l’Église32 et le soleil, comme le
Christ33. Ces allégories peuvent très bien fonctionner dans le cadre du texte
de l’Ovide moralisé où le couple Apollon-Danaé fonctionne comme type du
Christ et de l’Église.
Les deux distinctiones évoqués synthétisent en réalité une tradition
exégétique également perceptible dans l’iconographie. Dans les discours
apocalyptiques, après sa victoire sur l’Antéchrist, Jésus illumine l’Église
(l’Épouse), symbolisée par la lune, il transforme en « gloire solaire l’éclat des
astres34 ». Sur le plat de la reliure du Graduel-Sacramentaire de Hainricus

32. RABAN MAUR, Allegoria in Sacram Scripturam, P.L., t. 112, p. 991 : Luna est
Ecclesia, ut in Psalmis : Donec auferatur luna, id est usquequo transferatur Ecclesia ; ALAIN
DE LILLE, Distinctiones dictionum, P.L., t. 210, p. 842 : Eleganter autem per lunam figuratur
Ecclesia : quia, sicut luna mendicat lumen a sol, ita Ecclesia lumen justitiae a vero sole, scilicet
Christo. Dicitur Virgo Maria, unde in Cant : Pulchra ut luna.
33. Id., p. 947 : Sol proprie. Dicitur Christus, unde Johannes : vidi mulierem amicitam
sole, id est Ecclesiam illuminatam gratia, id est Virginem Mariam gloriosam. Il est important
de remarquer que les distinctiones ne limitent pratiquement jamais le sens allégorique
d’une occurrence biblique à une signification. Pour le soleil notamment d’autres
explications que celle du Christ apparaissent. C’est aussi les tribulations, le temps, le
don de la sagesse…
34. P. VERDIER, Le couronnement de la Vierge. Les origines et les développements d’un
thème iconographique, Paris-Montréal, 1980, p. 11. HONORIUS D’AUTUN, Sigillum Beatae
Mariae ubi exponuntur Cantica canticorum, P.L., t. 172, Speculum Ecclesiae, p. 1082 :
Transacta autem ista nocte verus Sol in virtute sua spendebit, cum Filius Dei splendor Patris
in majestate sua in judicium fulgebit. Tunc luna, scilicet Ecclesiam, de tenebris exemplam
aeterna claritate illuminabit, omnesque stellas in soliis gloriam commutabit. Tunc harum
vigiliarum excubitores remunerabit quando a judicio transiens in nuptiis Agni eis aeterna
dulcedine ministrabit […]. Ap, 21, 23 : « La ville peut se passer de l’éclat du soleil et de
la lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée. Les nations marcheront à sa lumière, et les
rois de la terre viendront lui porter leurs trésors […]. » Il faut remarquer que la Vierge,
l’Épouse du Cantique et la Jérusalem céleste (épouse de l’agneau dans l’Apocalypse)
sont souvent confondue dans les commentaires théologiques et dans l’iconographie.
612 VIRGINIE MINET-MAHY

Sacrista conservé à la Pierpont Morgan Library de New York et provenant de


l’abbaye de Weingarten, le bas-relief en argent représente le couronnement
de la Vierge par le Christ. Les personnages sont surmontés du symbole
solaire mêlé à un visage d’homme et du symbole lunaire mêlé au visage
d’une femme35.
Le symbolisme de la lune et du soleil renforce par ailleurs les liens
d’intertextualité qui semblent unir le Cantique des cantiques et l’Ovide
moralisé. C’est sans aucun doute dans les commentaires de ce texte que les
distinctiones puisent l’assimilation Christ-Soleil ; Vierge-Église-lune. Alain
de Lille, dans le commentaire qu’il donne de l’Épithalame royale associe tout
d’abord la Vierge à l’aurore qui fait naître le Soleil de justice36, et ensuite à la
lune qui reçoit son éclat du vrai soleil37.
Il semblerait que, sur la base de motifs de valeur ambivalente, l’auteur
procède à des rapprochements entre textes païens et foi chrétienne. Les
« symboles » ou les « thèmes » signifiants, à la fois dans la tradition classique
et dans l’imaginaire chrétien, constituent un « lieu d’association d’idées38 ».
Le laurier par exemple, de même que le lierre, est un attribut facilement

À la fin des temps, le Christ couronne la Vierge-Épouse-Jérusalem, après le Jugement


dernier. L’assimilation mère-épouse opérée dans la moralisation de l’Ovide n’a donc
rien de choquant eu égard à la tradition exégétique et symbolique.
35. VERDIER, op. cit, planche 91.
36. Progreditur, inquam, de virtute in virtutem (Ps 83) quasi aurora, quia sicut aurora
solem super terram lucentem mundo inducit, sic Virgo Maria quasi coelestis aurora Solem
justitiae mundo parit. ALAIN DE LILLE, Elucidatio in Cantica canticorum, P.L., t. 210, col. 94.
37. Na sicut luna noctem irradiat, ita haec exemplo nos illuminat, Solem Justitiae
pariendo, tenebras nostrae ignorantiae eliminat. Et sicut luna illuminatur a sole, sic Virgo
illustratur veri solis claritate. Ibid.
38. Une certaine tradition d’exégèse théologique travaille sur base d’associa-
tions linguistiques. Pour dégager la signification voilée d’une image, d’une méta-
phore, le commentateur recense les occurrences du motifs à travers l’Écriture sainte.
En gardant toujours en mémoire le contexte de ces occurrences, il élabore ainsi une
lecture « synthétique ». La Bible est appréhendée comme un système cohérent. Cette
méthode est particulièrement mise en œuvre face au Cantique des cantiques, texte
éminemment poétique qui regorge d’images végétales et animales. A.M. PELLETIER,
Lectures du Cantique des cantiques. De l’énigme du sens aux figures du lecteur, Rome, 1989.
Origène, père fondateur de la lecture exégétique dévoile sa méthode dans sa première
Homélie sur le Cantique (ORIGÈNE, Homélies sur le Cantique des cantiques, éd. O. ROUSSEAU,
Paris, 1966 : « Annonce-moi, toi qu’aime mon âme, où tu fais paître, où tu reposes à
midi. Remarque avec attention les endroits où tu lis : midi. Dans l’histoire de Joseph,
c’est à midi que les frères prennent leur repas (Gn, 43, 16-25) ; les anges reçoivent à
midi l’hospitalité d’Abraham (Gn, 18, 1), et il y a d’autres mentions semblables.
Cherche et tu trouveras que la divine Écriture n’emploie pas chaque mot sans raison,
au hasard. »
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 613

assimilable à Marie, puisque son éternelle viridité représente la virginité.


Mais, il est possible de pousser plus loin les potentialités de l’assimilation des
traditions. En effet, on retrouve le couronnement de laurier39, symbole de la
gloire des poète dans la tradition gréco-latine, dans un hymne d’Ambroise de
Milan, appliqué à saint Jean, chantre de la révélation des mystères divin40 et
symbole du martyre.
Dans le De Trinitate, Augustin réfléchit sur les notions de personnes,
d’essences et de substances relativement à la Trinité divine. Il utilise des
exemples qui permettent de saisir concrètement le problème, notamment
celui de trois arbres différents, mais appartenant tous au genre des arbres.
« De même de trois lauriers on dira trois arbres, mais, un laurier, un myrte,
un olivier seront seulement trois arbres ou trois substances ou trois natures…
Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois, nous cherchons donc trois quoi et
ce qu’ils ont en commun41 ». Parmi les trois végétaux que le Docteur de la
Charité évoque, on retrouve le laurier. Faut-il voir là un signe du succès de
l’attribut païen de la victoire récupéré dans la tradition chrétienne pour
signifier la victoire sur la mort ? On retrouve en effet le motif de la couronne
de laurier sur un sarcophage de l’église Sant’Apollinaire in Classe à Ravenne.
Celle-ci encadre les agneaux et les paons et se trouve associée aux palmiers,
en signe du triomphe de la vie et de résurrection42. L’auteur de l’Ovide
moralisé use-t-il d’un signifiant-clé de la tradition chrétienne ainsi que les
auteurs de sermons43 ?

39. Les deux distinctiones consultés ne proposent pas d’entrée laurea.


40. Pour situer les références scripturaires relatives au laurier, on a consulté les
bases de données informatisées du Cetedoc (CLCLT : Cetedoc Library of Christian Latin
Texts 4). « Dans le principe était le Verbe/ Et le Verbe était auprès de Dieu, il était dans
le principe auprès de Dieu,/Et tout par lui a été fait. Qu’il se loue lui-même et se
chante, et le chef lauré de l’Esprit, Que couronnent ses écrits. » AMBROISE DE MILAN.
Hymnes, éd. et trad. J. FONTAINE, Paris, 1992, Hymne 6, Amore Christi nobilis, strophe 4.
41. SAINT AUGUSTIN, La Trinité, Liv. I-VII, trad. et notes par M. MELLET et Th.
CAMELOT, Paris, 1955, p. 530-531 : Ita tres aliquas lauros, etiam tres arbores dicimus, laurum
vero et myrtum et oleam, tantum tres arbores vel tres substantias aut naturas […] Pater ergo
et Filius et Spiritus Sanctus quoniam tres sunt, quid tres sint quaeremus, quid commune
habeant.
42. A.M. QUIÑONES, Symboles végétaux. La flore sculptée dans l’art médiéval, trad. fr.
G. GRENET, Paris, 1995, p. 139 et ill. 81. Le laurier est aussi symbole de purification
(purification d’Orestre après le meurtre de sa mère) et de vie éternelle. Encyclopédie
des symboles, sous la dir. de M. CAZENAVE, Paris, 1996.
43. Dans le jeu infini de la reprise et du gonflement du commentaire que la
méthode des correspondances imagées suscite, certaines gloses latines et françaises
ajoutées dans les marges de trois manuscrits témoignent de la logique herméneutique
amorcée par l’Ovide moralisée et qui incite la poursuite dans le chef du lecteur. M.R.
Jung (M.R. JUNG, L’Ovide moralisé glosé, Literatur : Geschichte und Verstehen. Festschrift
614 VIRGINIE MINET-MAHY

Les allégories de la fable de Myrrha renforcent l’hypothèse. Là encore, par


une sorte d’association d’images, l’Ovide moralisé marie l’héritage classique
et la tradition chrétienne par le biais d’un « motif ». Les sens traditionnelle-
ment attachés à la résine odoriférante dans le dogme et la liturgie chrétienne,
et plus particulièrement dans les commentaires du Cantique des cantiques
sont translatés dans la lecture du mythe. Dans le livre X des Métamorphoses
moralisées, la « conjointure » entre les fables de Pygmalion et de myrrha se
réalise en grande partie par le biais de l’intertexte du Cantique des cantiques.
Pygmalion, dans l’interprétation allégorique représente Dieu, qui, par sa
sagesse divine, crée l’humanité et en fait son Épouse. Celle-ci est également
l’âme qui conçoit, par grant devocion, voire mortificacion de char […] (v. 3667-
3669) et qui répand une odeur suave. On glisse insensiblement vers le sens
assigné à la fragrance de la myrrhe.
Celle-ci constitue un élément récurrent du langage végétal massivement
présent dans le poème biblique44. L’union Église/âme et Épouse ; Christ/
Époux se réalise par l’incarnation, manifestation d’un Amour surhumain.
Dans cet ordre d’idée, le motif de la myrrhe symbolise la passion, le martyre,
la souffrance purificatrice et rédemptrice. Les deux recueils de distinctiones
auxquels nous nous référons le confirment45. Transitant par tous les grands

für Ulrich Mölk zum 60. Geburtstag, éd. H. HUDDE et U. SCHÖNING, Heidelberg, 1997,
p. 81-93) pointe trois manuscrits qui ont conservé des gloses marginales : le manuscrit
de Rouen, B.M., 0.4 (A, v. 1480) ; le manuscrit de Paris, B.N.F., fr. 1380 (G1) et le
manuscrit de Copenhague, Kongelige Bibliotek, Thott 399 (G3, v. 1380). Ces ajouts
viennent renforcer la solidité du commentaire initial par des citations bibliques ou
religieuses, soit par de véritables gloses, comme la prose française sur le mythe de
Daphné qui rappelle l’allégorie des flèche d’Amours du Roman de la Rose dans un sens
christianisé. Les gloses marginales apportent un témoignage intéressant à propos de
la lecture de la fable de Daphné, signe du couronnement du Christ par la Vierge : elles
citent à l’appui du commentaire Ct, 3, 11 : « Venez contempler, filles de Sion, le roi
Salomon, avec le diadème dont sa mère l’a couronné au jour de ses épousailles. » Si
dans le chef du lecteur au XIVe siècle l’émergence des images glosées suscitent un
raccord dans le grand réservoir figuratif de la Bible et de ses commentaires, c’est parce
qu’il y est incité par la logique de l’entreprise herméneutique du texte qu’il a sous les
yeux.
44. 1, 13 « Mon bien-aimé est un sachet de myrrhe » ; 3, 6 (colonne d’encens et de
myrrhe qui s’élève dans le désert) ; 4, 7 « J’irai à la montagne de myrrhe » ; 4, 14 ; 5,1 ;
5, 5 (la myrrhe dans les doigts de l’épouse) ; 5, 13 (les lèvres de l’Époux distillent la
myrrhe).
45. ALAIN DE LILLE, Distinctiones dictionum, P.L., t. 210, col. 868-869 : Myrrha,
proprie, amaritudo ; unde in Cant. : « Fasciculus myrrhae dilectus meus mihi », qui Christi
passio Ecclesiae summa fuit amaritudo. Dicitur carnis mortificatio […]. l’article du pseudo-
Raban rejoint tout a fait cette glose. L’essentiel des sens attribués à la myrrhe se basent
sur des citations du Cantique des cantiques.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 615

théologiens et Pères qui ont commenté le Cantique, Bernard, Alain de Lille,


Honorius d’Autun, Bède, Apponius… la lecture remonte à Origène :
« Myrrhe signifie “amère” : elle désigne la correction, source de Salut
pour elle que l’Église a reçue en la personne du Christ : et lorsqu’elle
souffre pour son nom, dans ses divers membres, les amertumes diverses
des supplices, le Christ devient pour elle bouquet de myrrhe. L’arbre de
la myrrhe – qui produit un suc utile à bien des infirmités corporelles et qui
ressemble au saule par ses tiges très fines et tordues – porte en effet, au dire
de ceux qui ont décrit la nature des arbres, de petits rameaux en forme de
bouquet. » (Origène, Homélie sur le Cantique, II, 11)

La vertu de contrition, source salvatrice, connotée par la myrrhe sert la glose


de l’Ovide moralisé. Dans le récit du mythe déjà, l’auteur intègre la notion du
repentir ressenti par la pécheresse Myrrha après l’odieux inceste et la fuite :
Merci crie de son pechié (v. 1914)
[…]
Bien vueil penitance souffrir
Pour espeneïr mes pechiez.
Ma forme et mon cors me changiez (v. 1925-1927)

Cette idée de la pénitence revient en force dans la troisième et la quatrième


allégorie. Myrrha représente l’âme pécheresse qui, pour entrer en commu-
nion avec Dieu (v. 3823 et s. sur sa couche, comme dans le Cantique des
cantiques, dans une étreinte amoureuse), doit se mortifier :
v. 3861-3877
Lors fuit la lasse à sauvement
Par amere contriction
Et par voire confession.
Si vient à droite repentance
Et relenquist sa foloiance
Et fuit la sentence de mort
Par penitence où elle s’amort,
Si espurge sa mesproison
Par plours et par humble oroison,
Et se descombre du pechié […]
Et par plors se lave et racorde
Vers Dieu, plain de misericorde,
Et fet fruit plain de soautume
Qui en divine amour l’alume.

L’exemple de Marie-Madeleine vient ensuite tout naturellement. Elle in-


carne par excellence le modèle de la pécheresse convertie et purifiée par la
componction. Elle aussi est associée au registre des plantes odoriférantes
puisqu’elle a versé du nard sur les pieds du Christ. Dans les Homélies
616 VIRGINIE MINET-MAHY

d’Origène46 et les sermons de Bernard47 sur le Cantique des cantiques,


certains motifs végétaux et odoriférants font l’objet de rapprochement avec
les onctions de l’Évangile et la figure de Madeleine.
La deuxième allégorie du mythe offre une lecture peut-être plus particu-
lière au vu de la tradition exégétique : La mirre amere signifie/ Nostre mere sainte
Marie. La notion de purification intrinsèque à la myrrhe fonctionne certaine-
ment puisque Marie est celle par qui l’incarnation et la passion rédemptrice
ont lieu :
v. 3785-3789
Ce fu la pourveable vueille
Qui destrempa la poison fort
De salu plaine et de confort,
De quoi Dieu se vault enmurer
Pour touz reëmbre et delivrer.
Dans leur lecture mariale du Cantique, Honorius d’Autun et Alain de Lille
associent l’image de la myrrhe à la vierge. Aller « à la montagne de la myrrhe
et à la colline de l’encens » (IV, 6) signifie aller « vers la glorieuse Vierge qui
est une montagne de vertus très haute48 ». Une myrrhe choisie est née de la
Vierge Marie pour la Redemption du genre humain… Adonis-Jésus49.
La métaphore50 est depuis les théorie d’Aristote couramment définie
comme lieu de transfert de sens. Mutatis mutandis, cette définition trouve un
accomplissement assez surprenant dans l’œuvre étudiée. À partir d’un motif
commun à deux textes, en l’occurrence, les Métamorphoses et le Cantique, le
traducteur et glossateur français procède à une translation de la lecture
chrétienne vers le texte païen. La lettre du texte sert donc de tremplin à la

46. Sur le Ct, 1, 3 « Ton nom est un parfum répandu », Origène glisse vers
l’évocation de l’onction de Béthanie (Homélies sur le Cantique des cantiques, I, 4).
47. Dans le sermon 22, Ct, 1, 3 « Nous courons à l’odeur de tes parfums »,
Bernard associe un des parfums de l’Époux, le parfum de justice à la figure de
Madeleine la pénitente.
48. ALAIN DE LILLE, Distinctiones dictionum, P.L., t. 210, col. 80 : Vadam ad montem
myrrhae et ad collem thuris. Vadam per carnis assumptionem et internam aspirationeme ad
montem myrrhae et ad collem thuris, id est ad gloriosam Virginem, quae est mons propter
virtutum celsitudinem, et myrrhae propter carnis mortificationem ; HONORIUS D’AUTUN,
Sigillum Beatae Mariae ubi exponuntur Cantica canticorum, P.L., t. 172, col. 506 : Veniam
cum multitudine angelorum advocare reginam coelorum, quae est mons myrrhae, id est
martyribus qui sunt myrrha, id est altitudo et collis thuris […].
49. Id., col. 506 : Quasi myrrha electa. Myrrha mortuorum corpora condiebantur.
Omnibus mundo renuntiantibus et Christo commorientibus iam saepe dicta Virgo et saepius
dicenda Maria, non solum myrrha exstitit, sed etiam electa, cum carnem suam mundi
illecebris crucifixit, et se jejuniis et vigiliis afflixit […].
50. P. RICOEUR, La Métaphore vive, Paris, 1975.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 617

démarche herméneutique. Les images provoquent la recherche de concor-


dances et motivent la lecture. On pourrait multiplier les exemples de cette
mécanique à l’œuvre dans l’Ovide moralisé et ouvrir de nombreuses perspec-
tives de lecture quant à l’articulation de la fable et de ses gloses. Dans l’état
actuel de cette recherche, ne peut-on pas objectivement poser la question du
statut du langage imagé dans la création allégorique et son rapport avec
l’allégorèse ? N’y a-t-il pas fondamentalement interaction entre la propen-
sion du lecteur à chercher du ou des sens cachés et écriture poétique ?

Fiction-interprétation : la quête du sens


Le constant jeu d’intertextualité qui semble s’articuler entre l’exégèse du
Cantique des cantiques et l’Ovide moralisé, amène finalement à évoquer
l’étude d’A.M. Pelletier51. Celle-ci s’attache à analyser le fonctionnement de
l’herméneutique patristique et dégage une théorie de la lecture et de la
subjectivité tout à fait éclairante et qui rejoint, par certains aspects, l’analyse
de l’allégorèse comme phénomène de lecture vivifiant la lettre. Elle prend le
contre-pied d’études qui expliquent le processus d’explication allégorique
des Écrits saints comme une tentative de résoudre les contradictions internes
des différents textes, de l’Ancien et du Nouveau Testament, de « sauver la
lettre ». Il s’agit pour elle d’aborder le problème positivement. Or, si on se
place du côté du lecteur, l’herméneutique biblique semble fonctionner
comme une quête de sens. Dès lors, elle recouvre vraiment une valeur
d’itinéraire spirituel. Par la lecture, le chrétien est amené à grandir dans la
découverte des « mystères » :
« Dans de telles conditions, l’enjeu de la lecture ne peut pas être d’élucider
des obscurités ou de rattraper des contradictions. Il n’est même pas
d’abord de comprendre. Mais, il est de vivre une relation, en faisant
croître l’intelligence spirituelle de ce qui est tenu pour un mystère de salut
et de vie. » (p. 296)
Dans ce contexte de valorisation du travail subjectif de la lecture-écriture, la
structuration de l’exégèse selon des niveaux d’interprétation hiérarchisés
correspondrait à une « échelle spirituelle » gravie par l’exégète. Le lecteur
chrétien évolue dans sa compréhension du message divin en même temps
qu’il se perfectionne spirituellement.
L’allégorèse décrite comme quête de sens et comme expérience d’appro-
fondissement, de découverte semble rejoindre, mutatis mutandis, le fonc-
tionnement de l’Ovide moralisé. Les visées prédicatives de ce texte
correspondent d’ailleurs à celles de l’herméneutique patristique. Il s’agirait
dans les deux cas de faire progresser la lecture dans un cheminement
intérieur. Il y a constamment un approfondissement du sens dû à un

51. PELLETIER, op. cit.


618 VIRGINIE MINET-MAHY

réinvestissement des images. Ainsi la métaphore biblique se trouve investie


par la lecture « symbolique » scrutant toujours plus avant les réseaux de
correspondances au sein du grand système des Écritures et dévoilant les
mystères sacrés. Les images, classifiées, glosées dans les distinctiones servent
de matière à de nouveaux textes, sermons ou poème. L’histoire de l’allégorie
est bien celle de la quête du sens à travers ses métamorphoses…
L’Ovide moralisé en prose de Bruges (Ovide Metamorphose, v. 1475), même
s’il rejette l’allégorie religieuse qui fait le charme du texte en vers, continue
néanmoins à inciter le lecteur à partir à la recherche inlassable des significa-
tions cachées :
De pied doncques meur et grave voise qui l’entendement d’Ovide quiere a savoir
et son haultain corage benignement encline et flechisse a continuel estude, et
mette paine et diligence a ruminer et enquerre ce que ledit poete ou de nature ou
de meurs et aussi de choses gestes il devise et dispute52.
L’entreprise de l’écrivain-lecteur, de l’exégète ne s’entend plus dans cette
perspective, comme position de dédain à l’égard de la littera non satisfaisante
qu’il s’agirait de justifier ou de sauver par le recours à l’allégorie. La lecture
se fonde sur une exploitation subtile des images du mythe et met en branle
l’exégèse par « concordance53 » exploitée par les Pères de l’Église et les
théologiens. Dans ce cas, il s’agit de mettre en dialogue différents textes des
Écritures où apparaît une même métaphore afin de dégager des significa-
tions spirituelles. Dans le cas de l’Ovide moralisé, la méthode semble s’adapter
au texte commenté. La concordance s’établit entre des explications chrétien-
nes de motifs issus du corpus biblique et les images du mythe. La moralisa-
tion en question hérite d’une méthode de lecture fondée sur la métaphore et
ses potentialités herméneutiques. La création poétique (incarnée dans la
lettre du mythe) s’en trouve donc valorisée. Elle est source d’approfondisse-
ment du sens. On observe le transfert d’une conception de l’image propre à
la lecture de la Bible vers la lecture de la fiction. La métaphore est potentiel
d’interprétation multiple, en retour, la création poétique, truffée de méta-
phores, invite à la lecture. En quoi cette conception du texte proprement
chrétienne associant subtilement création-interprétation n’influence-t-elle
pas l’ensemble de la production littéraire ? Les auteurs n’ont-ils pas plus ou
moins conscience que leurs textes vont être livrés à un public rompu aux
méthodes exégétiques et attiré à rechercher du sens caché ?

52. M.R. JUNG, Ovide Metamorphose en prose (Bruges, v. 1475), A l’heure encore
de mon escrire. Aspects de la littérature de Bourgogne sous Philippe le Bon et Charles le
Téméraire. Études rassemblées par Cl. THIRY, Lettres Romanes, 1997, p. 99-116. Édition
du prologue (Épître de maître César) d’après le manuscrit S, p. 112, l. 128.
53. G. DAHAN, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval (XIIe-XIIIe siècle),
Paris, 1999.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 619

B. De l’amour humain à la doctrine de la charité


On a passé sous silence l’exposition du sens allégorique de la querelle entre
Phébus et Cupidon dans la première partie de ce travail et on la reprend ici,
parce qu’elle mérite vraiment une attention particulière. Deux enjeux essen-
tiels semblent se dégager de la glose du moteur de la fable, l’incident entre
deux dieux païens qui veulent tester leur supériorité.
Tout d’abord, la querelle et sa lecture seconde mettent en jeu des notions
théologiques très importantes relatives à la Trinité. Partant de là, il est
intéressant de voir comment l’auteur oriente le débat sur la nature de la
divinité trinitaire. Peut-on déceler des indices qui permettraient de rattacher
notre auteur à l’un ou l’autre milieu théologique ?
Dès les premières ères du christianisme, les Pères de l’Église ont assigné
aux trois personnes de la divinité des attributs particuliers qui varient plus
ou moins selon les auteurs. Chez saint Augustin notamment, des « images
trinitaires » sont reliées respectivement au Père, au Fils et au Saint-Esprit :
l’être (esse), le savoir (nosse), le vouloir (velle) ; la mémoire, l’intelligence, la
volonté ; la pensée (mens), le verbe (verbum), l’amour (amor)54… La question
est compliquée. La Charité par exemple est consubstantielle aux trois person-
nes, mais est plus appropriée au Saint-Esprit. Par ailleurs, les attributs
varient selon les théologiens. Plutôt que de se livrer à de longs développe-
ments sur la question, il vaut mieux s’intéresser directement à son implica-
tion dans le texte étudié ici.
Dans la glose de la fable d’Apollon et Danaé, l’auteur ramène la querelle
initiale entre les deux dieux, Cupidon et Phébus, à une question de doctrine
chrétienne :
V. 3269-3276
C’est : qui est de greignor vaillance,
Ou bone amours, ou sapience ?
Ces deus choses sont proprement
En Dieu, Qui sans devisement,
Sans discort et sans difference,
Est bone amours et sapience,
Quar quanqu’a en la deïté
Tout est un, sans diversité […]
Il est bien question de « théologie trinitaire » dans le passage qui nous
occupe : l’auteur ramène l’essence des deux dieux païens à l’amour et à la
sagesse, eux-mêmes constitutifs de la divinité chrétienne. L’unité malgré la
diversité des « personnes » se trouve affirmée : la différence entre celles-ci
n’est pas une distinction en essence, mais, relative à la connaissance humaine

54. SAINT AUGUSTIN, La Trinité, Liv. VIII-XV, éd. P. AGAËSSE, Paris, 1955.
620 VIRGINIE MINET-MAHY

(v. 3277-3280 : Mes quant a l’effait et a l’œuvre/ Que sapience et amours œuvre, /
Et quant a nostre connoissance, / I Samble il avoir differance).
La littera que constitue la fable et la querelle entre Cupidon et Apollon
accentue donc l’idée de la distinction entre personnes au sein de l’unité
divine. Par ailleurs, il faut également noter que l’on ne trouve que deux
attributs, alors que traditionnellement, il est question de trois. À côté de
l’Amour (Cupidon) et de la Sagesse (Phébus), on aurait pu s’attendre à voir
s’incarner quelque part dans la fable et dans la glose la Puissance (la Toute-
Puissance). Or, celle-ci fait défaut… Il en est vaguement question au v. 3382 :
V. 3381-3384
Poi puet prisier sa sapience,
Sa dignité ne sa poissence
Quar sans vertu de charité
Sont tuit autre bien vanité.
La focalisation du discours sur l’opposition entre Amour et Sagesse, pour
laquelle la dispute entre Cupidon et Apollon offrait de riches potentialités,
pourrait toutefois traduire les prises de positions doctrinales de notre auteur.
L’anonyme de l’Ovide moralisé a quelquefois été assimilé à Philippe de
Vitry, puis à Chrétien Legouais de Sainte-Maure. Cornélis De Boer évoque
également l’idée d’un frère mineur. Cette hypothèse reste peu étayée55.
Cependant, le développement théologique opéré à l’occasion de la fable de
Danaé et Apollon à propos de la querelle des dieux permet, semble-t-il, de
rattacher la pensée de l’anonyme bourguignon à certains aspects de la
théologie franciscaine.
La victoire de Cupidon sur Phébus constate celle de l’amour sur la sagesse.
Le message de la fable transposé sur le plan de la doctrine chrétienne met
donc face à face deux conceptions de la déité : Dieu confondu avec la Sagesse
et l’Intelligence, et Dieu confondu avec l’Amour. L’Intelligence divine est
celle qui provoque la création : v. 3281-3282 : La sapience proprement / Fist home
et le monde ensement. Mais, sans l’Amour, Mieux venist qu’ains homs ne fust fais
(v. 3289). Autrement dit, sans l’acte d’Amour par lequel Dieu s’incarne pour
sauver l’homme du péché originel, l’acte de création est dénué de sens…
V. 3292-3301
L’amour Dieu, por home secourre,
Dou dars de bone amour ploia
Sapience, et l’envoia

55. Ovide moralisé, t. 1, introduction, p. 9-11. L’hypothèse est basée sur l’inter-
prétation le moindre des menors dont se qualifie l’auteur dans l’épilogue de l’œuvre qui
serait « une sorte d’allusion à cette qualité supposée de frère mineur ». C. De Boer se
demande à juste titre s’il ne s’agit pas simplement d’une marque de modestie, sans
marque d’appartenance doctrinale…
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 621

Au monde en humaine figure,


Pour soi joindre a nostre nature.
Cupido, cil qui nous avoie
Et nous monstre la droite voie
De bone amour, a mon avis,
C’est Dieus, li rois de paradis,
Qui en amours nous endouctrine […]
L’auteur renchérit sur l’assimilation riche de sens de Cupidon et du Dieu
chrétien :
V. 3320-3322
Nostre Dieus, nostre Sauvaors,
Bien nous ama, bien nous ot chiers,
C’est Cupido, li bons archiers […]
Sur cette base se développe une doctrine de la charité qui enseigne qu’il faut
aimer Dieu et son prochain comme soi-même56.
Charitez est, se Dieus me voie,
La meillour et la plus certaine
Des fleches et la souveraine.
Qui ceste flesche a, bien le soi,
Il est en Dieu et Dieus en soi,
Quar Dieus meïsme est charité,
En tesmoing de l’auctorité,
Et cil cui ceste fleche faut
A de tous autres biens defaut.
Ce passage ne manque pas de rappeler les doctrines de saint Jean, sans aucun
doute un intertexte pour l’auteur de l’Ovide moralisé57. Mais il rappelle
également des développements théologiques à propos de l’une des vertus
théologales les plus fondamentales58. Chez de nombreux Pères et théolo-
giens, la charité incarne l’essence même de la foi chrétienne, la vertu par

56. Devons fere le Dieu plesir, / Et lui sor toutes riens amer/ De fin cuer et pur, sans amer,
/ Com nostre pere et nostre mestre : / C’est le penons qui siet a destre. / L’autres que chascuns
doit son primes / Amer autant con soi meïsme, […] ceste flesche a non charité (v. 3346-3357).
57. 1 Jn, 4, 7 : « Biens-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est
de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas
n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour. En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour
nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. En
ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous
a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés… Si nous
nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est
accompli […] Dieu est Amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et
Dieu demeure en lui. »
58. G. DE BROGLIE, Art. charité, Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, t. 2,
1, Paris, 1953, col. 508-691.
622 VIRGINIE MINET-MAHY

rapport à laquelle les autres se définissent et s’ordonnent59. Au XIIe siècle,


l’intérêt pour la vertu s’accroît, notamment dans le courant cistercien, chez
Bernard de Clairvaux, Guillaume de Saint-Thierry. Cependant, à côté de la
pauvreté, la charité est devenue pour les franciscains la base essentielle de
leur spiritualité.
Ce dernier élément ne manque pas de pertinence si on le situe dans le
contexte historique de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle. Deux grandes
écoles se partagent l’apanage de la théologie : d’une part les dominicains,
dont le maître à penser est Thomas d’Aquin, le Docteur Angélique ; d’autre
part, les franciscains représentés entre autres par Bonaventure, mais surtout
par Duns Scot. Or la définition de l’œuvre théologique et de la béatitude
diffère assez largement chez les deux ordres mineurs et apporte peut-être un
indice quant à l’appartenance de notre anonyme à une école particulière.
La pensée dominicaine est assez intellectualiste et rationaliste, même s’il
est évident que de nombreuses nuances peuvent être apportées. Écoutons
simplement comment Thomas, dans la Somme contre les Gentils reprend
l’Idéal aristotélicien du Philosophe, la contemplation du premier principe, la
« pensée de sa propre pensée », dans une perspective chrétienne60 :
« La fin ultime de chaque chose est celle que vise son premier auteur et
moteur. Or, le premier auteur et moteur de l’univers est une intelligence,
nous le verrons plus loin. La fin dernière de l’univers est donc bien de
l’intelligence. Ce bien, c’est la vérité. La vérité sera donc la fin ultime de
tout l’univers, et c’est à la considérer que la Sagesse doit avant tout
s’attacher […] Aussi est-ce pour manifester la vérité que la divine Sagesse,
après avoir revêtu notre chair, déclare qu’elle est venue en ce monde : “Je
suis né, et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la
vérité” […]61 »
Si l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé insiste sur la relation entre l’Amour
et l’incarnation, Thomas au contraire insiste sur le lien avec la manifestation
de la Sagesse.
Les théologiens d’obédience franciscaine définissent plus volontiers Dieu
comme Charité et Amour que comme Pensée, Intelligence ou Sagesse. La
béatitude consiste plutôt en un acte d’amour de Dieu, qu’en un acte de pure
contemplation intellectuelle. Remarquons à ce propos que les franciscains

59. Notamment chez saint Augustin, Docteur de la Charité.


60. Il ne faut cependant pas se méprendre. Thomas n’est pas un partisan de
l’idéal philosophique, tel que le définit Alain de Libera. L’idéal philosophique de la
conjonction de l’intellect possible et de l’intellect agent doit se réaliser dans la vie
terrestre. La béatitude philosophique prônée par Thomas, la vision du divin, la
contemplation du Premier Moteur ne peut se faire qu’après la mort de l’homme.
61. SAINT THOMAS D’AQUIN, Contra Gentiles, Liv. I, trad. R. BERNIEN, Paris, 1961,
p. 131-132.
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 623

orthodoxes se méfient assez d’Aristote62, chantre d’un idéal philosophique


de contemplation comme félicité humaine, idéal condamné par Étienne
Tempier en 1277, et se revendiquent plus ostensiblement de la pensée de
saint Augustin.
L’auteur de l’Ovide moralisé se fait-il l’écho, par l’intermédiaire de sa glose,
d’une querelle théologique qui oppose dominicains et franciscains sur la
nature de Dieu et de la béatitude chrétienne ? Quoi qu’il en soit, il parvient
très habilement à conjuguer le charme de la fiction et la profondeur d’une
discussion doctrinale, par des associations originales et surprenantes, voire
fascinantes. La fable n’est donc pas simplement support d’un développe-
ment doctrinal, en elle-même sans valeur intrinsèque, et inversement, la
moralisation ne constitue pas une forme de récupération de la matière
païenne, qui, à l’état brut, serait inassimilable à la pensée chrétienne. Il y a
véritablement une communion des deux types de discours pour faire sens
ensemble.

Articulation sagesse/amour : scintillement de l’intertexte paulinien


Le charme du texte, dû au mariage subtil de deux types de discours, est
encore perceptible à un autre niveau. Si l’interprétation de la fable permet de
faire concorder la fiction et l’histoire du Salut par le biais notamment de
motifs imagés, moteurs herméneutiques ; si le texte véhicule par ailleurs un
riche langage théologique et doctrinal, on voudrait enfin mettre en lumière
une sorte de scintillement continu, entre les lignes, de la dichotomie pauli-
nienne entre sagesse humaine et sagesse divine.
Du début à la fin du récit et de la moralisation de la fable de Danaé, le texte
est parcouru par les registres sémantiques de la sagesse et de la folie63, et cette
récurrence ne cesse de mettre en question la portée signifiante des notions.
Le lecteur (le lecteur moderne du moins) se trouve décontenancé de voir
constamment l’opposition entre « sagesse » et « folie » se poser en des termes
et des situations différentes, voir contradictoires, selon les points de vue
représentés.
Aux yeux de son père, Danaé ne se conduit pas rationnellement en voulant
garder sa virginité : sa beauté s’oppose à cette volonté de chasteté (v. 2851-
2852 : Mes grief chose est, si con moi samble, / Feme estre bele et chaste ensamble).

62. Du moins d’Aristote filtré par la philosophie arabe, relais pour l’aristotélisme
latin. A. DE LIBERA, Penser au Moyen Âge, Paris, 1991.
63. C’est également le cas pour la fable de Myrrha, v. 1158 : En son cuer ont moult
grant bataille/ Folie et raison entreprise. La personnification Raison s’adresse à Myrrha,
la traite de folle et l’exhorte à revenir sur le droit chemin. V. 1208 : fole esperance. V.
1249-1251 : C’est grant folie et grant vilté, / Quant onques me vint en corage/ Si fole amour,
si fole rage […]
624 VIRGINIE MINET-MAHY

Phébus amoureux si vait pensant sa foloiance/ Par confort e vaine plaisance […]64.
L’amour (Cupidon) a rendu folle l’incarnation de la sagesse (Phébus).
Phébus accuse Danaé d’être folle de renoncer à ses avances, lui qui est
le Solaus qui tout enlumine : un être puissant et divin (v. 2927). Le narrateur
s’adonne ensuite à une digression sur le devoiement que provoque l’amour :
Amour les amoureus assote (v. 2959). Mais, dans la seconde interprétation,
Danaé est une pucele simple et sage (v. 3094) face à un homme vil qui veut la
déshonorer. Dans la glose suivante, Phébus retrouve un statut positif : le dieu
de sagesse ne peut esmouvoir a folour (v. 3120) la sagesse de la vierge pure. Suit
la parabole des vierges sages et des vierges folles. Ensuite, le commentateur
évoque la folie de l’homme qui l’a conduit à la chute, et la sagesse de Dieu,
rendue folle par amour pour sa création, qui descend sur terre pour la
Rédemption. Or, selon saint Paul, « Le langage de la croix, en effet, est folie
pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, il est force divine
[…]65. »
« Où est-il, le sage ? Où est-il le docteur ? Où est-il le disputeur de ce
temps ? Est-ce que Dieu n’a pas rendu folle la sagesse du monde ? Comme
le monde en effet, sous le régime de la sagesse de Dieu, n’avait pas
reconnu Dieu par la sagesse, Dieu s’est plu à sauver les croyants pas la
folie de la prédication. » (1 Co, 1, 20-21)
Comme saint Paul, l’auteur de l’Ovide moralisé n’a pas choisi le langage des
sages, mais veut peut-être confondre les sages par une œuvre originale de
prédication66.
La fable de Danaé et Apollon semble incarner subtilement le message
paulinien : la sagesse de Dieu est folie pour l’homme. Elle constitue une sorte
de clef pour la compréhension du projet de l’auteur anonyme, tellement
éloigné de nos sensibilités modernes très rationalistes. Puisque la sagesse de
Dieu est folie pour le sage, elle peut se révéler par le langage de la folie, la
fiction, voire même, la fiction scandaleuse. La fable accentue dans sa littera et
sa sententia la folie de l’amour du Christ et du salut de l’homme, manifesta-
tion de la Sagesse « Tout-Autre » qui transcende notre sagesse. L’incarnation
est un mystère, une énigme qui ébranle l’entendement humain. Peut-on
trouver meilleur véhicule que le scandale et la dissemblance des signes entre
le discours littéral et le discours figuré pour rappeler le caractère en définitive
impénétrable de la divinité chrétienne, de sa sagesse et de son amour ?

64. Du v. 2864 au v. 2876, on trouve cinq occurrences relatives au registre de la


folie !
65. 1 Co, 1, 18.
66. 1 Co, 1, 27 : « Mais, ce qui est fou pour le monde, c’est ce que Dieu a choisi pour
la confusion des sages ; et ce qui est faiblesse pour le monde, c’est ce que Dieu a choisi
pour la confusion de la force. »
QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 625

À la Renaissance, les interprétations chrétiennes d’Ovide font l’objet de


controverses. Elles sont ridiculisées par Rabelais, Érasme, Luther et condam-
nées par l’Index à plusieurs reprises67. Avant cette remise en question
« humaniste », le texte de l’Ovide moralisé en vers a circulé dans certains
manuscrits sans les allégories chrétiennes. Une des deux mises en prose, celle
réalisée à Bruges aux alentours de 1480, supprime systématiquement les
gloses chrétiennes ainsi que les détails christianisés de la version versifiée68…
L’exégèse chrétienne de l’Ovide est un discours de fou, mise dans la bouche
de frère Lubin dans le Prologue de Gargantua. Rabelais ridiculise l’erreur de
lecture de frère Lubin qui va à l’encontre de l’intention d’Ovide. Mais, dans
un mouvement de paradoxe si caractéristique de son écriture et de sa pensée,
Rabelais invite son lecteur à « mal lire » (« misreading ») son texte comme
allégorie de vérités métaphysiques69.
Deux siècles après l’Ovide moralisé, Rabelais revendique-t-il le même droit
à la dissemblance des signes et à la folie de la lecture70 ?
L’opposition lexico-sémantique « sagesse »/« folie » est loin d’être pro-
pre au texte de l’Ovide moralisé. Elle parcourt en effet de nombreux écrits
médiévaux. En ce sens, l’influence paulinienne sur l’œuvre analysée ici doit
être relativisée. Cependant, l’intertexte paulinien, même s’il n’a qu’une
valeur rhétorique dans le discours, a le mérite de synthétiser avec force
l’hypothèse sur la théorie du texte, sur la valorisation de la fiction, folie aux

67. J. ENGELS, Les Commentaires d’Ovide au XVIe siècle, Vivarium, t. 12, 1974,
p. 3-13 ; A. MOSS, Ovid in Renaissance France, A survey of the Latin Editions of Ovid and
Commentaires printed in France before 1600, Londres, 1982.
68. JUNG, Ovide Metamorphose en prose, p. 99-116.
69. J. MIERNOWSKI, Literature and Metaphysics : Rabelais and the poetics of
misunderstanding, Études rabelaisiennes, t. 35, Genève, 1998.
70. Puis, par curieuse leczon et meditation frequente, rompre l’os et sugcer la
substantificque mouelle – c’est à dire, ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques –
avecques espoir certain d’estre faictz escors et preux à ladicte lecture. Car en icelle bien aultre
goust trouverez et doctrine plus absconce, que vous revelera de tresaulz sacremens et mysteres
horrificques, tant en ce que concerne nostre religion que aussi l’estat politicq et vie
oeconomicque. Croiez vous en votre foy qu’oncques Homere, escrivent l’Iliade et Odyssée,
pensast es allegories lesquelles de luy ont beluté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie et
Phornute, et ce que d’iceulx Politian a desrobé ? Si le croiez, vous n’approchez ne de pieds ny
de mains à mon opinion, qui decrete icelles aussi peu avoir esté songnéez d’Homere que d’Ovide
en ses Metamorphoses les sacremens de l’Evangile, lesquelz un frere Lubin, vray croquelardon,
s’est efforcé demonstrer, si d’adventure il rencontroit gens aussi folz que luy, et (come dict le
proverbe) couvercle digne de chaudron. Si ne le croiez, quelle cause est, pourquoy autant n’en
ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques, combien que, les dictant, n’y pensasse en plus
que vous, qui par adventure beviez comme moy ? FRANÇOIS RABELAIS, Gargantua, éd.
M.A. SCREECH, Genève, 1970.
626 VIRGINIE MINET-MAHY

yeux des hommes rationnels, et sur la subjectivité de la lecture. Le message


de l’Apôtre, comme dans une certaine mesure celui de l’Ovide moralisé, prend
le contre-pied de la glorification du discours rationnel et élève la folie comme
voie d’accès au divin. Dans la perspective de l’Ovide moralisé, la lettre de la
fable se trouve restaurée dans une certaine dignité et la lecture suit les
méandres de la quête du sens.
Ces réflexions permettent de conclure sur la complexité du texte de la
moralisation, souvent jugé comme une entreprise de seconde zone, en marge
de la « vraie littérature ». Dans la forêt encore mal comprise des legs médié-
vaux, voilà encore une œuvre à la fois surprenante et subtile dont on n’a pas
fini d’explorer les recoins.

Université Catholique de Louvain Virginie MINET-MAHY

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